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ALEXANDRE VINET
ÉTUDES.
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LITTÉR VTliRE FRANÇAISE Al NI Y SIÈCLE
TOME Ui'.t'XII'.MK
LAMARTINE
ET
VICTOR HUGO
TEXTE DE L'ÉDITION P(JSI'II (JMi: DE 1S;S
REVU ET COMPLÉTÉ D APRÈS LES DOCUMENTS tSUwiN. UX ET PRÉCÉDÉ D UXK PRÉFACE
PAJA
PAUL SIRVEN
jiroÉ»sseur à l'Université de Lai!.<iumi*.
l,A êS.\S:\E
GEORGES Htt[I)EI, à Gic
PAHIS
LIBRAIRIE F!SCHBACHER
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Plan de publication de la Société d'édition Vinet.
lre série : Critique littéraire (il volumes).
I. Les moralistes du 16e et du 17e siècle..... 2 volumes. II. Etudes sur Pascal ............ i » III. Les poètes du siècle de Louis XIV. i a IV. Etudes sur la littérature française au i 8e siècle .... 2 js V. Etudes sur la littérature française au 19e siècle:
- Tome 1er. Madame de Staël et Chateaubriand ... 1 »
Tome 2. Lamartine et Victor Hugo ......1 » Tome 3. Sainte-Beuve, Michelet, Quinet, etc.. , 1^ » VI. Etudes sur la langue et la littérature françaises (sujet-s généraux ; moyen âge et Réforme ; art dramatique) ,1 y VII. Etudes sur la Littérature et l'histoire suisses. »... i »
21 série : Philosophie morale et religieuse (4 volumes).
>4. Famille et éducation ..... "...... \ 1 volume. II. Philosophie morale et sociale (le socialisme, l'individualité,
etc. Cours inédit d'Encyclopédie des CQlÍlla:ssan.ces humaines) ............. T .2 » III. Philosophie religieuse. (Fragment du cours inédit de Phi- ' losophie du christianisme, problème du mal, rédemp-
• tion, etc.) ...... 1 »
3e série : Prédications et études bibliques (t) volumes).
I. Discours sur quelques sujets religieux'..... 1 volume. II. Nouveaux discours............ 1 '■ )) III-VI. Etudes et méditations évangéliques (avec plans de prédications, ctc.) .. 4 »
4e série : Ecclésiologie et théologie pratique (8 voluiiieg. -
I. Essai sur la manifestation des convictions religieuses.. i volume. II-IV. Discussion de la question ecclésiastique ...... 3
V. Théologie pastorale . 1 a VI. Homilétique ...... i » VII. Extraits des prédicateurs protestants français au 17e et au
18e siècle ............. 1 » VIII. Prédicateurs du 19e siècle. — Controverse religieuse .. i »
5e série (éventuelle).
Choix de lettres inédites 1 volume»
Un volume supplémentaire et final donnera un répertoire analytique des sujets traités par Vinèt, dressé par M. le professeur Alfred Schrœder. ~
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ÉTUDES
SUR LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE AU XIXE SIÈCLE
TOME SECOND
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ŒUVRES D'ALEXANDRE VINET
1-e sériel Critique littéraire.
V
Tome second.
Publication de la Société d'édition Vinet fondée le 23 avril 1908.
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ALEXANDRE VINET
ÉTUDES
SUR LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
AU XIXE SIÈCLE
TOME DEUXIÈME
LAMARTINE ET VICTOR HUGO
TEXTE DE L'ÉDITION POSTHUME DE 1848
REVU ET COMPLÉTÉ D'APRÈS LES DOCUMENTS ORIGINAUX ET PRÉCÉDÉ D'UNE PRÉFACE
PAR
PAUL SIRVEN
professeur à l'Université de Lausanne.
LAUSANNE
GEORGES BRIDEL & (X '
PARIS
UBK-AIRIE F1SCHBACHEK
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PRÉFACE
Voici le second volume des Etudes d'Alexandre Vinet sur la littérature française au XIXe siècle. Il diffère quelque peu pour l'ensemble et pour la distribution des matières du second volume des éditions antérieures du même ouvrage, qui a pour titre Poètes lyriques et dramatiques. Nous n'avons recueilli dans les pages qui suivent que les études ou articles d'Alexandre Vinet sur Lamartine et sur Victor Hugo. Nous réservons pour d'autres parties de notre publication les chapitres sur Le Brun, Casimir Delavigne, Béranger, Alexandre Dumas, Mme Desbordes-Valmore, Reboul, Ponsard, que nos prédécesseurs avaient joints dans leur second volume à ceux qu'on trouvera ici. Nous avons pensé qu'il était préférable de nous borner, et puisque aussi bien Lamartine et Victor Hugo ont fourni à Vinet la matière de plus de quatre cents pages, de donner un volume exclusivement consacré à ces deux grands poètes. Nous espérons que le lecteur nous saura gré de ce souci d'unité. Nous devons ajouter que nous avons fait entrer dans ce volume quelques morceaux qui ne figurent point dans le volumè similaire de l'édition de 1848, ou de celle de 1856, qui n'est qu'une réimpression. Ce sont :
10 l'étude sur l'opuscule de Lamartine intitulé Destinées de la Poésie ;
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2° un Post-scriptum aux articles sur Jocelijn ;
3° quelques pages sur les Girondins ;
4° quelques pages que l'auteur appelle modestement : Un mot sur une phrase de M. Victor Hugo.
L'article sur rAvenir de la poésie parut pour la première fois dans le Semeur du 23 juillet 1834 ; il reparut en 1837 dans les Essais, choix d'études publié par Vinet lui-même, et lorsque les éditeurs de 1848 eurent distribué la matière de ces Essais entre diverses parties de leur édition, il prit place dans le volume qu'ils baptisèrent Mélanges. Nous avons cru bien faire en l'hospitalisant ici.
Les trois autres articles susmentionnés n'avaient jamais été jusqu'à présent recueillis dans un volume quelconque des Œuvres de Vinet. Nous les avons extraits du Semeur1 où ils avaient vu le jour aux dates que le lecteur trouvera indiquées dans le corps de notre édition. Le présent livre contient donc tous ou presque tous les écrits de Vinet qui se rapportent à Victor Hugo ou à Lamartine. Je dis presque tous, car on ne lira point dans les pages qui suivent le travail que Vinet a donné dans ses Essais sous ce titre : De l'individualité, à propos de Jocelyn. C'est qu'aussi il n'y est pas question de Jocelyn, moins encore de Lamartine, mais seulement de « l'individualité. » C'est un article de pure philosophie religieuse. Je l'ai abandonné à mon collègue M. Philippe Bridel, comme étant — pour parler à la façon de Montaigne — beaucoup plus « de son gibier » que du mien.
Deux mots encore sur les transformations que nous avons
1 Sur le Semeur, voir Préface du volume sur Madame de Staël et Chateaubriand. Je profite de cette note pour corriger une affirmation trop hâtive de cette Préface. J'ai dit à tort que ce journal n'avait rien publié des leçons de Vinet sur Chateaubriand. Il en a tout de mème publié une on deux.
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fait subir au second volume de l'édition de 1848. L'article sur Ruy Blas a été complété. Nos prédécesseurs n'en avaient donné que les deux tiers environ. Enfin, comme nous l'avions fait dans notre premier volume, nous avons respecté la division en plusieurs articles des études que Vinet avait données au Semeur et qu'on avait cru pouvoir, en supprimant les transitions de l'un à l'autre, présenter comme n'en formant qu'un seul. Ce procédé n'était pas sans inconvénient. En rétablissant les pauses, nous rendons aux causeries du critique vaudois leur vie et leur mouvement naturel.
J'ai déjà eu l'occasion de dire (préface du précédent volume) que nous n'avions pour ainsi dire pas de manuscrits de Vinet. Les seuls que nous ayons pu découvrir1, touchant les matières du présent livre sont les suivants :
1° La dernière page de l'article sur les Burgraves, depuis : « Il est profondément touchant.... » jusqu'à la fin.
2° Une rédaction définitive d'un fragment assez étendu d'une étude sur Lamartine, celle qui forme le chapitre cinquième de notre recueil. Ce manuscrit commence ainsi : «Les Méditations poétiques (premier recueil de M. de Lamartine) parurent en 1821... » et prend fin sur ces mots : « La langue des vers parlée comme elle l'est dans les Harmonies, c'est un prodige qui ne peut pas se répéter. »
30 Un certain nombre de feuillets, une quinzaine environ, contenant des notes sur Lamartine ou sur Victor Hugo.
Je n'ai rien à dire du numéro 1. Il est exactement conforme au texte du Semeur.
1 Ces manuscrits appartiennent à la Faculté de théologie de l'Eglise libre du canton de Vaud, où ils font partie des « archives Vinet ».
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Je n'ai rien à dire du numéro 2. Il est de tout point semblable à l'article qui parut le 6 août 1845 dans le même journal. Les curieux de minuties seront peut-être tout de même bien heureux de savoir que Vinet, après avoir envoyé son article à M. Lutteroth, crut devoir ajouter quatre ou cinq lignes, et que celui-ci les intercala où il fallait. C'est du moins ce qu'on peut conclure du fait que l'addition marginale est de la main de M. Lutteroth. Les quatre ou cinq lignes dont je parle sont les suivantes : « Ce développement du talent de la forme.... » jusqu'à « Comme un courant limpide emporte ma pensée. »
Il y a plus et mieux à tirer du numéro 3. Et je vais même le transcrire intégralement, car sur certains sujets traités par Vinet dans les pages de ce volume il nous donne le sommaire de sa pensée, et sur d'autres sujets que Vinet n'a pas eu le loisir de développer, il peut tenir lieu d'articles complets.
Voici d'abord cinq ou six lignes sur Lamartine :
l
Abondance — flexibilité.
Magnificence orientale.
Courbe la langue sans la briser.
Sentiment de la nature plus que de l'humanité. Panthéisme involontaire.
Noblesse, innocence de sa muse (réponse à Barthélemi),
Notez, je vous prie, en passant cette « magnificence orientale » que Vinet attribue à Lamartine. Je ne sais si Jules Lemaitre avait beaucoup fréquenté Vinet ; mais il est intéressant de constater qu'il pensait comme lui sur l'orientalisme de la poésie lamartinienne. Quelques-unes des plus belles pages de ses études sur Lamartine sont sur ce thème que Lamartine est « un poète hindou1. »
1 Contemporains. Sixième série, page 146 et suivantes.
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Voici encore sur le même Lamartine tout un sommaire de leçon. Vinet fit en 1844 à Lausanne un cours sur les lyriques français du XIXe siècle, et c'est même la rédaction de quelques-unes de ses leçons qu'il envoya au Semeur et qui constitue la majeure partie de notre volume. Lisez maintenant le sommaire, je veux dire les quelques notes que le professeur avait sous les yeux quand il parlait :
Revenir sur une idée de mercredi.
Revue de ce qui a été dit.
Matière poétique : nature, humanité dans un sens général — affections de famille ; peu ou point de politique.
Philosophie et état moral ; ce n'est pas le scepticisme de Byron. '- Tristesse accidentelle, religiosité.
Caractères généraux de sa poésie : subjectivité — sensibilité — imagination de l'âme.
Talent éminemment natif, consubstantiel.
Magnificence du développement. Images nouvelles, bien observées, grandioses, fondues dans le corps du discours.
Mouvement flexible; rien du tendu de l'ode. (Harmonies, l, 35.)
Intime union de la pensée avec l'expression, corps et âme. Toute idée de travail disparaît. (Le Chêne.)
Vers plein, d'un seul jet.
Harmonie noble et gracieuse ; pas savante et technique. Courbe la langue avec, un empire plein de douceur. Rencontre quelquefois la simplicité de l'expression, le primitif :
Je n'ai pas étendu mon manteau sous les tentes, Dormi dans la poussière où Dieu retournait Job.
Noblesse, douceur, magnificence, plutôt que force ou invention, vague, monotonie, incorrection, images étranges, lieux communs de philosophie et de morale, diffusion surtout.
Chaque écrivain qui abonde dans son sens (Corneille) fait involontairement sa propre charge : miroir désobligeant qui grossit les défauts. (Voyez le Tombeau de David dans les Recueillements.)
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Néanmoins unique dans quelques-unes de ses qualités et dans leur ensemble.
C'est peu de chose, dira-t-on, que ces notes ; voyez pourtant comme tout s'y trouve et surtout le mot juste, précis, évoca- teur : imagination de l'âme, rien du tendu de l'ode ; Lamartine courbe la langue avec un empire plein de douceur, etc....
Et voici encore un sommaire de leçon, et de la première, évidemment, que Vinet ait faite sur Lamartine, puisqu'il y entre en matière, comme on verra, en rappelant qu'il vient de parler de Béranger, et que Lamartine, c'est un autre homme que l'auteur du Roi d'Yvetot.
Le sommaire que je vais transcrire diffère cependant du précédent, parce qu'il contient quinze ou vingt lignes qui forment un tout, et dont la rédaction est définitive. Il semble que sur un point le professeur n'ait pas voulu s'abandonner à l'improvisation. Il est vrai que ce point est important, puisqu'il s'agit de la religion de Lamartine. Aux yeux de Vinet la religion de Lamartine n'était pas sérieuse ; il revient souvent sur ce sujet, notamment dans son article sur Jocelyn.
Tandis que l'auteur du Roi d'Yvetot... un jeune homme... recueillait en silence les titres d'une gloire... et créait une poésie nouvelle.
De qui procédait-il? On procède toujours de quelqu'un. Chateaubriand ? Byron? Est-ce à dire que sans eux?... Ch. et B. ne sont eux-mêmes que des noms
Les éléments étaient là Les réunir ; en faire une unité vivante... servir de moule à ce métal en fusion.... Individualité... quelque chose qui s'appelle Lamartine.
La nature plus que la société... l'humanité plutôt que les hommes.
Génie bienveillant, expansif et rêveur.
Génie affirmatif à qui le doute pèse
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Poésie sceptique de Byron. — Végétation sur des ruines : aer cieco ; douleur (sa muse nous a paru sous le deuil).
Lamartine religieux ; mais comment.
« Il n'y a de religion véritable que celle qui jaillit des mêmes sources que la morale, et qui à son principe comme dans ses développements est une morale. La religion, c'est le devoir remontant à Dieu, rattaché à Dieu ; la religion véritable a donc son siège dans la conscience. Tout ce qui prenant le nom de religion, ne part pas de la conscience, n'aboutit pas à la conscience, usurpe le nom de religion ; c'est de la poésie purement et simplement ; ce n'est pas même de la poésie religieuse. Dieu perçu par l'imagination, adoré par l'imagination, servi par l'imagination, n'est pas Dieu. Un culte de poète n'est pas un culte ; et cette contemplation extatique à laquelle on donne le nom de culte, le mériterait tout autant et tout aussi peu, quand elle aurait pour objet, au lieu de ce que je ne sais quoi qu'on appelle Dieu : le ciel, les arbres, l'univers, la force centripète ou la force centrifuge. »
La religion, quand ce point d'arrêt, qui fait du fluide un solide lui manque, se résout en panthéisme latent ou découvert Ainsi de Lamartine On ne citerait pas trois de ses vers.... Tout est admiration, ravissement, éblouissements, extase.... courtisan du bon Dieu.... Dieu lui-même une idole sublime
La tendresse même manque souvent....
J'ai dit qu'aux yeux de Vinet la religion de Lamartine n'était pas sérieuse. Encore ici il me paraît intéressant de citer du Jules Lemaître. Non certes que Jules Lemaître ait un seul instant l'idée de reprocher à l'auteur des Harmonies son « panthéisme latent » et de faire de lui « un courtisan du bon Dieu », mais voici ce qu'il dit et où il reprend à sa manière ce que Vinet avait déjà laissé entendre :
« Lamartine est dans cet état de ravissement et d'allégresse divine où nous sommes tous entrés quelquefois, surtout parmi les paysages vastes et découverts, qui évoquaient en nous l'image de l'immensité et la beauté totale et la figure même de la planète, sur la montagne ou au bord de la mer lumineuse ;
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quand nous descendions dans l'air léger, presque délivrés du sentiment de la pesanteur, vers les vallées doucement bruissantes de l'invisible sonnerie des troupeaux : ou quand nous marchions l'été dans une grande plaine, par un grand soleil, tout enveloppés de rayons et d'odeurs végétales. Dans ces me- ments-là, on est à ce point envahi de sensations puissantes et suaves qu'on serait fort incapable de faire nettement le départ des effets et de la cause, et d'abstraire Dieu de tout ce «divin» où l'on est plongé, et qu'on ne discerne plus bien si Dieu est dans la nature ou si la nature est Dieu. Sentir se confond alors avec adorer1. »
Et c'est bien le « Tout est ravissement, éblouissements, extase », de notre auteur.
Mais les ravissements et les extases ne suffisent pas à Vinet. Il lui faut aussi le « repentir ». Le feuillet manuscrit que j'ai sous les yeux se termine par deux strophes de Sainte-Beuve qui expriment ce sentiment et que Vinet oppose aux strophes panthéistes de Lamartine. Sainte-Beuve traversait alors sa crise de christianisme :
Celui qu'invoquent nos prières Ne fait pas descendre les pleurs Pour étinceler aux paupières Ainsi que la rosée aux fleurs ;
Il ne fait pas sous son haleine Palpiter la poitrine humaine Pour en tirer d'aimables sons ;
Mais sa rosée est fécondante,
Mais son haleine immense, ardente,
Travaille à fondre nos glaçons.
Qu'importent ces chants qu'on exhale,
Ces harpes autour du Saint Lieu !
Que notre voix soit la cymbale Marchant devant l'arche de Dieu 1
1 J. Lemaître, Contemporains, sixième série, p. 152.
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Si l'âme trop tôt consolée Comme une veuve non voilée Dissipe ce qu'il faut sentir ;
Si le coupable prend le change, Et tout ce qu'il paie en louange S'il le retranche au repentir 1.
Les «Archives Vinet» contiennent quatre ou cinq feuillets sur Victor Hugo.
Les premiers nous donnent sans doute encore un plan de leçon en vue du cours de 1845. Ils compléteront utilement les articles sur les Odes et Ballades, Feuilles d'Automne que nous publions. Les voici :
SUITE DE VICTOR HUGO
Deux phases ou périodes dans la carrière lyrique de Victor Hugo.
Plus parfait, plus égal dans la première; plus personnel, intime, cordial dans la seconde.
Quels ouvrages appartiennent à l'une ; quels à l'autre. Comment il annonce ses odes sous le rapport littéraire et politique, p. V et VI 2.
Odes politiques, historiques, domestiques.
Artiste ; amoureux de la poésie.
(L'auguste infortuné que son âme dévore a).
1 Sainte-Beuve, Consolations, XXVIII.
2 Vinet fait ici allusion à la première Préface des Odes, celle de 18:22 : « Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, l'intention littéraire et l'intention politique. »
3 Victor Hugo, Odes, IV, 1 (Le Poète)
Qu'il passe en paix au sein d'un monde qui l'ignore, L'auguste infortuné que son àme dévore !
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Psychologue : Une fête de Néron.
Chaque fois que passait un grand nom 1"..
Progrès des premières aux dernières, du Poète dans les Révolutions aux Deux îles (1821-1825).
Invention des sujets — précision de l'expression — religion de la forme — puissance du rythme.
Ambition du langage :
Ses pieds éperonnés des rois pliaient la tête,
Et leur tête gardait le pli2.
Epigrammes éloquentes.
Ballades. Légendes, superstitions populaires.
Orientales. Idée qu'on doit s'en faire.
Préface, p. 5, 6. Boileau 3.
Nouvelle phase :
Les Feuilles d'automne.
Préface, p. 8, 9, 10.
Consolations 4.
Justement : Envisagé comme œuvre poétique, ce recueil a de grands défauts. On souffre à voir cette fuite affectée des voies communes, cette recherche perpétuelle de l'effet, cette
i Odes, III, 8.
2 Odes, III, 1.
3 Allusion au passage de la Préface des Orientales où Victor Hugo souhaite pour la France une littérature qu'on puisse comparer à une ville du moyen âge et non au château de Versailles ou à la rue de Rivoli. « Les autres peuples, ajoute-t-il, disent : Homère, Dante, Shakespeare ; nous disons : Boileau. »
4 Allusion aux Consolations de Sainte-Beuve, qui sont, elles aussi, de la poésie intime et recueillie. Vinet. fit-il dans son cours un rapprochement entre les deux œuvres? Il eût été d'autant plus justifié que l'influence de Sainte-Beuve sur Victor Hugo était très grande à l'époque des Feuilles d'automne. Toutefois, il n'y a point de trace de ce rapprochement dans les articles de Vinet tirés de ce cours qu'on trouvera plus loin.
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laborieuse naïveté, tant de vers chevillés, tant d'expressions impropres. — Les maîtres de la lyre sont exposés comme les maîtres du monde à prendre les coups d'état pour de la force 1.
On lira peut-être encore avec plus d'intérêt la page qui suit, puisqu'il y est traité de Cromwell que Vinet n'hésite pas à qualifier de laborieux enfantillage.
CROMWELL
Semble la parodie du genre qu'on voulait accréditer.
' Affectation de couleur locale — manque de vérité2.
Vérité morale ou humaine encore moindre.
Caractères sans unité.
Comique forcé et froid ; peu d'esprit.
[Exemple:] C'est pour moi vraiment que vous bridez?
— Oui, si j'étais l'enfer s.
Action sans unité.
Personnages inutiles. Incidents inutiles.
Affectation de profondeur. Trivialité des pensées.
Style sans véritable consistance.
Ce qui a remplacé les beaux vers :
A tous les cœurs bien nés, etc Qui m'aima généreux me haïrait infâme,
Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.
Je crains Dieu, cher Abner, etc.
Je ne me suis connu qu'au bout de ma carrière. Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne.
Je connais la fureur de tes transports jaloux.
1 Ce passage, moins la dernière phrase, est reproduit dans l'article sur les Feuilles d'automne.
2 Entre parenthèses: Cromwell, assassin, astrologue, fou 1 C'est le manque de vérité historique que Vinet a en vue dans cette note ; la ligne qui suit indique ce qu'il pense de la vérité morale ou humaine du drame en question.
3 Acte III, Scène IX.
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Aujourd'hui les vers pleins, les traits forts, les mots qui. en disent plus qu'ils ne sont gros.
Incorrections :
« Le roi fut de tout temps nommé législateur.
Lator, porteur, legis, de loi ; d'où je relève Qu'un prince est à la loi ce qu'Adam est jooarEve1.,. — Dévoré d'une soif que rien ne sèvre.... »
— W. Scott n'a que trop chargé l'histoire, et M. Hugo charge W. Scott.
— Laborieux enfantillage.
— Mais l'audace impose toujours, — et, il faut l'avouer, la conviction s'y joignait.
Enfin Hernani. — Les notes qui suivent comme celles que je viens de transcrire sur Cromwell comblent, en partie du moins, une lacune de notre volume. On aurait pu regretter que l'auteur des articles sur Ruy Blas, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, les Burgraves ne nous ait pas donné son opinion sur le grand drame manifeste qui s'appelle Cromwell et surtout sur le chef-d'œuvre du théâtre de Victor Hugo : Hernani. On verra qu'il n'est pas plus tendre pour Hernani que pour Cromwell, et que ces notes sont bien de la même plume qui devait condamner les Burgraves, Ruy Blas et d'une façon générale le drame romantique :
HERNANI
Intérêt qué présente l'examen de cette pièce. Sujet : l'honneur castillan. A quelle condition ce sujet est admissible. — Le général dans le particulier ; le constant dans l'immuable. — Comment cette règle est satisfaite dans le Cid. Ce que nous voulons voir, c'est l'homme.
L'auteur s'enferme dans l' espagnol et le primitif. Justifier ce dernier mot.
1 Acte III, Scène III.
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Caractères tout d'une pièce — sans nuances, sans demi- tons, sans gradations. Tous les mobiles, à l'exception d'un seul, supprimés. [Personnages] vivant tout entiers dans un seul sentiment ou dans une seule idée, inarticulés, massifs. S'ils changent (et il faut bien qu'ils changent) ils se tournent le dos à eux-mêmes.
Dans notre état actuel, l'homme, selon sa profession et son rang, fait plus ou moins abstraction du reste ; mais ce n'est pas à ce point.
L'homme des âges héroïques a quelque chose de cela : blocs de granit, agissant par leur poids, non par leur forme, ni autrement.
Mais ils n'ont pas de sentiments de convention. M. Hugo mêle le primitif à l'arbitraire.
Conversions subites, volte-face de Charles-Quint, de Gomez, de Hernani, des Conjurés.
Caractère de Donna Sol. Rien d'intéressant. Elle est aussi arrachée à coups de pic d'une masse granitique.
On a prétendu faire de l'histoire, on a fait de l'abstraction.
Il n'y a ici de l'histoire que le costume.
L'homme est réduit à quelques éléments singulièrement rudes.
Amour — le moral y est pour peu.
Impressions du spectateur : ni terreur, ni pitié, ni admiration t, mais étonnement et stupeur. L'inutile et l'énorme, non le grand et le beau.
Style également inarticulé ; il a une espèce de force brutale.
Nous avons groupé les différents articles dont se compose ce volume par ordre de matières et sans tenir compte de la chronologie. Nous devons donc, dans cette préface, attirer l'attention du lecteur sur le fait que des articles qui se suivent
1 Ici, en marge, au crayon, le mot hospitalite. Je suppose que Vinet songe à la scène des portraits qui, elle, provoque l'admirai ion, et i -V s titilil- un peu sa critique.
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appartiennent à des époques parfois fort éloignées l'une de l'autre de la pensée de Vinet. C'est ainsi par exemple que l'étude sur les Feuilles d'automne est de 1832, tandis que le Fragment d'un cours où l'auteur revient sur l'œuvre lyrique de Hugo est de 1844.
Il n'est peut-être pas inutile de donner ici quelques indications rapides sur les circonstances dans lesquelles Vinet fut amené à écrire ces études sur Lamartine et Hugo.
La création du Journal le Semeur ne détermina sans doute pas la vocation critique de Vinet, mais lui donna dès l'année 1832 l'occasion de se manifester et de s'entretenir. Vinet avait sa place marquée dans ce journal de tendance religieuse, mais où l'on pouvait être homme, nous dit-il, tout en étant chrétien. « J'ai la plus grande. envie d'être utile au Semeur, que j'aime de tout mon cœur 1, » Vinet écrivit dans le Semeur jusqu'à son dernier jour. Il ne signait pas, mais on reconnut vite ses articles et on les cherchait. « Vous avez la bonté de me chercher quelquefois dans le Semeur, disait-il à l'un de ses amis. Hélas ! Je sème peu ; de temps en temps je ramasse des feuilles sèches ; c'est moi qui ai ramassé celles de Victor Hug02, »
L'article sur les Feuilles d'automne fut son début littéraire au Semeur. (Juin 1832.) Il fut suivi, à quelques mois d'intervalle (février et mars 1833), d'une étude sur Lucrèce Borgia. Vinet s'y montre sévère pour le poète. A tel point même qu'il en éprouva quelque remords. Il s'accuse dans une lettre à M. Lutteroth d'avoir été « dur et irrespectueux » à l'égard de Hug03. Mais Hugo fut magnanime, comme il
1 A M. Lutteroth, 25 février 1833. Inédit.
- A M. Scholl, io septembre 1832. Lettres de Vinet, 1.
3 A M. Lutteroth, 25 février 1833. Inédit.
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l'était parfois. Ayant lu l'article, il écrivit au Semeur pour remercier. M. Lutteroth communiqua le « billet » du poète à son critique. Ce billet ne nous est malheureusement pas parvenu. Mais nous avons la lettre de Vinet à Lutteroth où il en est fait mention :
« La communication que vous avez bien voulu me faire du .billet de M. Hugo m'a vivement réjoui. En me rappelant les duretés de mes articles j'ai trouvé ce billet bien noble1 ; c'est une bien douce jouissance que d'aimer ceux qu'on admire ; c'en est une grande aussi que d'être assuré de leur sympathie ; j'ai éprouvé tout cela bien vi y ement 2.... »
En février 1834 parut l'article sur Marie Tudor s, puis deux mois plus tard parurent les deux articles sur Littérature et philosophie mêlées4. L'histoire ne nous dit pas ce que Victor Hugo en pensa. Je me borne à noter en passant que ces articles furent assez rapidement faits. L'Agenda de Vinet nous révèle qu'il ne consacra guère qu'une journée à chacun d'eux. Evidemment il avait de la facilité. Il avait même de l'esprit, et du meilleur. Ces sortes de feuilletons dramatiques — si l'on ose employer un mot si profane en parlant de quelques écrits de Vinet — sont vraiment bien « enlevés. »
Est-ce à cette période de sa vie qu'il faut rapporter les notes sur Cromwell, sur Hernani que j'ai fait connaître plus haut ? Il est possible. Nous n'avons aucune indication.
On voit combien Vinet suivait attentivement le mouvement littéraire de son temps.
1 C'est moi qui souligne. Je crois que Vinet n'y mettait aucune malice. -
2 A M. Lutteroth, 10 avril 1833. Inédit.
3 Agenda 3 janvier 1834 : Lu en société, chez moi, Marie Tudor de Victor Hugo. — Le 24 : Fait un article sur Marie Tudor.
4 1er mai 1834 : Fait un premier article sur Littérature et philosophie mêlées de M. Victor Hugo.
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Lamartine ne le préoccupait et ne l'occupait pas moins que Hugo.
L'article sur les Destinées de la poésie suivit de près ceux que je viens d'énumérer.
Au cours des années 1836 et 1837 les études sur Lamartine alternent avec les études sur Victor Hugo.
Janvier 1836 : Trois articles sur les Chants du crépuscule. Mars : Deux articles sur Jocelyn.
Décembre : Un article sur le Post-scriptum de M. de Lamartine à la Préface de Jocelyn.
Septembre et octobre 1837 : Deux articles sur les Voix intérieures.
En 1838 : Vinet n'écrit rien sur Victor Hugo ; en revanche il donne trois articles sur la Chute d'un ange (Juin).
En 1839 : un article sur Ruy Blas (Mars) et deux articles sur les Recueillements poétiques.
Dans les quatre années suivantes (1840-1844) Vinet est tout à Victor Hugo. En juillet 1840 il écrit deux articles sur les Rayons et les ombres, en mars 1842 deux articles sur le Rhin, en 1843 deux articles sur les Burgraves. En 1844 il publie un fragment de son cours de Lausanne sur l'œuvre lyrique de Victor Hugo, et quelques réflexions sur un discours académique du poète. (Il s'agit de la réponse de Hugo à Sainte- Beuve qui venait d'être reçu à l'Académie.)
Ces réflexions constituent le dernier écrit de Vinet sur l'auteur des Voix intérieures.
En 1845 il donna au Semeur un article général sur Lamartine, tiré également de son cours de Lausanne, et en 1847, déjà mourant, quelques lignes sur les Girondins.
Je ne reviendrai pas sur le cours que Vinet donna à Lausanne en 1844 et dont j'ai déjà parlé à propos du livre sur
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Mme de Staël et Chateaubriand. Je me bornerai à observer que les articles qu'il en a tirés nous donnent sa pensée définitive et lentement mûrie sur les deux poètes qu'il avait si constamment suivis.
J'ai dit un peu plus haut que Victor Hugo ne se désintéressait pas de ce que le Semeur pouvait bien penser de lui. Outre le billet — d'ailleurs perdu — de 1833, nous avons des témoignages plus précis de cette attention. Ce sont deux lettres qui ont été publiées dans le recueil des Lettres de Vinet.
La première est du 7 mai 1837. Je me demande toutefois si elle est bien datée, car elle fait allusion à deux articles sans doute récemment parus dans le Semeur. Or les derniers articles qu'à cette date du 7 mai 1837, Vinet avait donnés au Semeur sur Hugo remontaient au mois de janvier 1836 et étaient au nombre de trois (sur les Chants du Crépuscule). En revanche parurent en septembre et octobre 1837 deux articles sur les Voix intérieures. Faut-il substituer à la date 7 mai 1837, 7 novembre 1837 ? Peut-être.
« Je ne remercierai pas le Semeur pour les deux articles qu'il a publiés sur moi ; ce n'est pas un remerciement qu'a cherché l'auteur de cette critique si loyale, si désintéressée et si consciencieuse. Je lui dirai seulement que tout en différant d'opinion avec lui sur la question d'art proprement dite, j'ai, sous un autre rapport non moins important, lu ses deux articles avec intérêt et avec fruit. Bien des choses sont écrites là qui méritent d'être pesées. La critique contemporaine sortirait peut-être de l'abjection profonde où elle est tombée, si de pareils articles paraissaient plus souvent. Ce seraient pour qui voudrait les suivre des exemples de critique haute, digne et austère. Il serait à souhaiter que celle-là aussi fît école. »
Cette lettre était adressée « au Directeur du Semeur. »
La seconde est adressée à Vinet lui-même. Victor Hugo
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l'écrivit après avoir lu les deux articles de Vinet sur le Rhin, parus les 16 et 23 mars 1842.
Paris, mars 1842.
Nous n'avons pas le même point de vue, monsieur. Je n'en ai pas moins le vif désir de connaître l'homme qui a écrit sur mon livre les choses si remarquables que je viens de lire dans le Semeur. Si de votre côté le cœur vous en dit, je serais charmé de vous serrer la main. Je ne suis pas assez heureux, je le pense du moins, pour être clairement compris de vous et comme homme et comme écrivain ; c'est ma faute sans doute, mais il me semble qu'un peu de conversation cordiale éclairci- rait tout. La causerie commente ; un mot peut expliquer un livre ; ce qu'est l'homme dit ce qu'est l'oeuvre. Dans tous les cas je saisis avec empressement cette occasion d'exprimer ma vive estime à un esprit distingué1.
Victor Hugo croyait sans doute que son critique habitait Paris et qu'ils pourraient « se serrer la main » au premier jour. On n'a pas la réponse de Vinet.
Il ne semble pas que Lamartine ait jamais écrit à Vinet ni qu'il ait jamais remercié le Semeur des articles que Vinet y publiait sur son œuvre. Toutefois il trouva moyen de laisser en tendre qu'il n'acceptait pas toutes les critiques que l'écrivain vaudois faisait de son style. M. Lutteroth écrivait en effet en 1837 à Vinet quelques lignes que je vais transcrire et qui intéresseront sans doute non seulement les amis de Vinet mais aussi les fervents de Lamartine :
« J'ai vu l'autre jour M. de Lamartine pendant assez longtemps. Tout en s'adressant à un tiers il m'a paru qu'il était bien aise de dire certaines choses qui étaient à mon adresse, ou, plutôt, à la vôtre. Il a justifié le style de Jocelyn contre les journalistes qui l'ont critiqué. A l'en croire, il y a beaucoup
1 Lettres de Vinet, II, 174. Voir aussi Alexandre Vinet, par Eug. Rambert. Quatrième édition, Lausanne, 1912, Georges Bridel & O.
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de style dans Jocelyn, beaucoup plus de style que dans les Méditations. Jocelyn est beaucoup plus soigné, bien qu'on eût dit le contraire, et ce qu'on a pris pour des négligences ne sont rien moins que cela ; dans un poème de longue haleine il faut ménager les repos au lecteur.... »
Ainsi parla M. de Lamartine. Tous les critiques sont d'accord, encore aujourd'hui, que Jocelyn fourmille de négligences, mais ce qu'on ne savait pas, ce qu'on saura désormais, c'est que ses négligences sont ses plus grands artifices.
Encore deux ou trois extraits de Y l'A genda :
5 mars 1836 : Le jugement de Verny (un ami de Vinet) sur Jocelyn m'engage à faire à mon article une addition et des changements importants.
2 décembre : Essayé une réponse au Post-Scriptum de la Préface de Jocelyn. Je n'en suis pas tout à fait content.
29 mai 1838 : Commencé un travail critique sur la Chute d'un ange.
30 mai. Continué l'article.
31 mai. Visite d'adieu de M. Sainte-Beuve 1,
4 juin. Fait un second article sur la Chute d'un ange.
8 juin. Achevé et fait partir le troisième article sur la Chute d'un ange.
Et pour en revenir à Victor Hugo :
12 mars 1839 : Achevé l'article sur Ruy Blas; mais j'hésite à l'envoyer à cause de sa dureté.
Il l'envoya tout de même, et il fit bien.
PAUL SIRVEN.
1 Sainte-Beuve quittait Lausanne, où depuis le mois de novembre 1837 il avait professé.
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LAMARTINE
i
DE L'AVENIR DE LA POÉSIE1
Au moment où M. Nisard proclame que la mission littéraire de la France est consommée, et que la poésie s'en va ou plutôt s'en est allée, M. de Lamartine chante (cette brochure est bien un chant) l'avénement d'une poésie nouvelle, peu semblable, mais non inférieure à celle dont l'époque présente solennise les funérailles. Car M. de Lamartine veut bien reconnaître que quelque chose qui avait nom poésie est en train de s'en aller. Le premier de ces deux écrivains accorde « qu'il reste à la poésie, et à ceux qui ne peuvent pas se résigner à la croire morte, l'inconnu, l'avenir ». Pour le second des
1 Semeur, III, 23 juillet 1834. Ecrit à propos du petit ouvrage de Lamartine: Des Destinées de la Poésie (1834). (P. S.)
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auteurs que nous rapprochons, cet inconnu est dévoilé, et peu s'en faut que cet avenir ne soit .le présent. Le drame, l'épopée, l'ode elle-même n'ont plus de conditions d'existence au milieu de nous : il n'y a plus de place que pour les Méditations. Ce mot ne m'est point échappé; je l'emploie comme le seul qui résume la pensée de l'écrivain. Voilà deux idées bien opposées, et chacune bien recommandée par le nom de son garant.
C'est une présomption peu favorable à la thèse de M. de Lamartine, qu'il ait été obligé de la poser et de la démontrer. Il est clair, d'après cela, qu'on doute de la poésie; or le doute, en pareille matière, est déjà un symptôme fâcheux, la poésie nationale consistant bien moins dans la présence de quelques hommes de talent qui font de beaux vers que dans l'assentiment de tous à l'inspiration de quelques-uns; la poésie, chez un peuple, c'est la foi à la poésie; les poètes de profession sont les pontifes de cette foi; comme tous les pontifes, ils vivent de l'autel, ils vivent de la foi publique ; et quand cette foi se retire, peu d'entre eux veillent encore autour de l'autel solitaire ou profané, ou bien ils veillent, ils adorent seuls, objets de vénération pour quelques rares fidèles, objets de risée pour la multitude. Heureux encore quand leur foi ne meurt pas avec la foi du grand nombre !
Il semble que la poésie périclite quand il la faut prouver. Je ne vois pas qu'aux époques où elle a incontestablement fleuri, de semblables questions aient été jamais émues. De ce qu'aujourd'hui on les agite, n'y a-t-il rien à conclure? La poésie ne s'en va pas, dit M. de Lamartine, elle se transforme; et
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là-dessus il étale à nos yeux, par forme d'allégorie, quatre tableaux pleins de grandeur et de suavité. Certes, après les avoir lus, il faut bien convenir que la poésie est encore quelque part; l'exilée a trouvé chez l'auteur des Harmonies une magnifique hospitalité.
La poésie ne peut mourir: telle est la foi de l'auteur. C'est aussi la nôtre. La poésie est inhérente à l'âme humaine; elle en est un des éléments nécessaires, indestructibles.
Poésie 1! poésie! le plus vain de tous les mots ou le plus profond, la plus frivole de toutes les choses ou la plus sérieuse ! il me semble que c'est d'aujour- ' d'hui que je comprends tout ce que tu peux être. Arrivé à cette époque de la vie où pour tant d'hommes la poésie a cessé d'exister, je te sens plus voisine de moi, plus puissante sur ma vie, plus positive dans ma pensée que tu ne l'as jamais été. Je ne te confonds point avec ta vaine image; et telle que je te conçois, tu m'apparais comme la plus complète personnification de l'humanité, comme son vivant résumé; tu dis tout ce qu'elle est, ou plutôt tu es tout ce qu'elle est, tu en es la dernière et la plus intime expression; au-dessus, au-dessous de toi, il n'y a rien; tu es la vérité des choses, dont la prose n'est que le déguisement ; tu en renfermes le secret, que tu trahis sans le connaître; tu es le verbe de la nature déchue, et tes premiers chants s'exhalèrent aux portes du paradis, sous le glaive de feu du chérubin !
1 Depuis cet endroit jusqu'à « ..,et quiconque le fait n'est pas poète » (page 6), tout un développement qui ne se trouve pas dans le Semeur, et a paru pour la première fois dans les Essais. (P. S.I
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Il n'y avait pas de poésie dans Eden. Poésie, c'est création; être poète, c'est refaire l'univers: et qu'est-ce que l'homme d'Eden avait à créer, et pourquoi eût-il refait l'univers? Lorsque l'innocence en larmes se retira de notre monde, elle rencontra la poésie sur le seuil ; elles passèrent à côté l'une de l'autre, se donnèrent un regard, et poursuivirent leur chemin, l'une vers les cieux, l'autre vers l'habitation des hommes. « Mais, me demandera-t-on, qu'est-ce donc qui, avant le péché, occupait dans l'âme humaine l'espace qu'aujourd'hui remplit la poésie? L'âme avait-elle des régions vides? L'âme, qui n'est qu'action, recélait-elle une partie oisive? ou bien se serait-elle élargie depuis que l'homme est tombé? Que se passait-il auparavant dans cet intérieur obscur que nous ne pouvons nous représenter privé de poésie, et où cependant, si vous avez dit vrai, la poésie n'était pas? » Je ne me charge pas de répondre. Je ne sais qu'une chose, c'est que la santé ne se sent pas, c'est qu'un ordre qui n'aurait jamais été interrompu et qui ne serait point menacé de l'être ne se percevrait point. Même dans notre constitution actuelle, ce n'est pas la santé, c'est la convalescence qui est poétique. De même que certaines plantes ne rendent tout leur parfum qu'entre les doigts qui les froissent, certaines affections ne rendent toute leur poésie que dans l'état de souffrance. La poésie n'exprime pas toujours le regret, le désir ou l'espérance; il ne faut pas chercher ces sentiments à la base de tous les ouvrages poétiques; mais on les trouvera à la racine de la poésie prise en général. Alors même qu'elle est folâtre et gaie, son caractère essentiel dénonce son origine. Et
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pourquoi le malheur incommensurable qui a donné naissance à la vertu n'aurait-il pas donné naissance à la poésie? Cette généalogie ne la rend pas méprisable ; la perle, pour être le produit d'une maladie, n'en est pas moins perle; la poésie, cette perle de l'intelligence et de la vie, réfléchit sur notre front quelques pâles rayons de l'auréole qui en est tombée.
Mais quelque opinion qu'on adopte sur ce sujet, une chose du moins est certaine, c'est que la poésie, bien que créatrice, est si loin de se soustraire à la loi de la vérité, qu'elle est au contraire la vérité même. Elle est la vérité, car elle est l'homme, et l'homme dans ses sentiments les plus profonds et dans ses pensées les plus spontanées. La poésie est dans l'homme, et c'est lui qui la donne aux choses. Les objets extérieurs et les événements ne sont, si l'on peut parler ainsi, qu'une substance neutre. qui reçoit de notre âme sa couleur et sa signification. La poésie n'est point, comme on l'a dit, exagération, embellissement de la réalité; explication arbitraire et vague : le poète saisit les réalités dans leur idée, et cette idée il la porte en lui; il est impossible de rendre autrement raison de l'Apollon du Belvédère et de toutes les créations de l'art. La' nature a donné la réalité, l'homme donne l'idée. Par là l'humanité manifeste tout ce qui est en elle ; aussi peut-on considérer la poésie comme une révélation parfaite dans son genre, puisqu'elle n'est qu'un aveu involontaire. L'art vient ensuite, volontaire, conscient, réfléchi, qui se rend compte de ses moyens; mais la poésie, à son principe, à la prendre au point d'où elle jaillit, porte ce caractère d'inspi-
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ration et de spontanéité; elle naît, elle ne se fait pas, et quiconque la fait n'est pas poète.
Mais l'histoire de l'esprit humain ne nous laisse pas ignorer que les différentes facultés de cet esprit, toujours présentes, ne sont pas toujours combinées dans une même proportion, et que telle d'entre elles, suivant les temps ou les individus, peut languir dans un état de torpeur ou de nullité relative. L'équilibre existe rarement ; quand il existe, on a les belles époques de l'esprit humain ; mais ces époques sont séparées par de longs intervalles, où l'on voit l'imagination et la réflexion, la synthèse et l'analyse, s'enlever tour à tour la victoire, régner tour à tour avec absolutisme sur la pensée et sur le monde.
Ces alternatives ne sont pas fortuites; elles ont leurs causes dans les développements mêmes et les divers états de l'esprit humain, qui produisent les développements et les divers états de la société. Mais, s'il faut le dire, jamais la poésie ne fut si terriblement menacée par les faits qu'à l'époque singulière où nous vivons.,
La poésie, considérée comme une faculté de la nature humaine et comme une force répandue dans la société, n'est point à l'abri des influences du monde extérieur; et c'est toujours de deux manières à la fois que ces influences lui nuisènt ou la servent. Les mêmes circonstances qui lui retirent l'aliment dont elle subsiste nourrissent et fortifient les facultés qui la contrebalancent dans l'âme humaine; les mêmes circonstances qui lui rendent sa nourriture affaiblissent l'empire des éléments dont elle redoute la concurrence.
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Car ce n'est qu'à la dernière extrémité que la poésie se réduit à vivre de sa propre substance. Une douloureuse nudité peut seule la contraindre à se réfugier dans le monde invisible de l'âme. La colombe ne rentre dans l'arche que lorsque au dehors elle n'a pas trouvé où poser le pied ; et dans cette arche même, dans ce sanctuaire de l'âme, seul espace ouvert à son essor, si elle est quelquefois sublime, elle est ordinairement mélancolique. Placée entre le domaine des faits contingents et celui de la vérité abstraite, n'étant plus de ce monde et n'étant pas encore de l'autre, n'étant presque plus poésie et n'étant pas encore religion, nageant entre le ciel et la terre, entre le souvenir et l'espérance, dans une sorte d'éther subtil, pur, transparent, mais dont la transparence ne laisse arriver à l'œil aucune forme déterminée, poésie toute subjective, sans date et sans lieu. elle ne peut satisfaire longtemps ni ceux qui l'écoutent, ni elle-même.
Il faut donc, pour qu'elle vive de la plénitude de sa vie, que tout un monde se reconstruise autour d'elle. Se reconstruise est le mot ; car presque tout s'est écroulé. Le mouvement de la civilisation a renversé sur son passage mille réduits où la poésie avait son asile; ainsi l'on voit des nuées d'oiseaux s'envoler en criant des flancs et du sommet d'une vieille tour que l'on s'apprête à démolir. Le monde social, moins rationnel, moins abstrait que nous ne le faisons de nos jours, reposait davantage sur des habitudes, des souvenirs et des affections; il y avait plus de malheur, peut-être, et moins de sécurité; mais tout étant moins prévu, moins enchaîné, l'imagination liait, en se jouant, les effets à leurs
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causes, les causes à leurs effets. De merveilleux mystères environnaient l'existence, flottaient autour de la pensée ; libre à chacun de refaire le monde selon sa fantaisie, lorsqu'il en avait. La poésie était partout, parce qu'il y avait partout une disposition à croire. Les communications difficiles et dangereuses de peuple à peuple et de ville à ville faisaient suffire la plus faible distance à la production du merveilleux. Le globe était immense, ses mers inexplorées ; la poésie s'emparait de tout ce qui n'était pas connu, et le peuplait d'êtres selon son cœur. Elle faisait ce qu'elle voulait de ces îles soupçonnées ou entrevues dans le grand Océan, de ces forêts vierges dont elle seule savait couper les lianes entrelacées. Le demi-jour lui plaisait ; elle pouvait nommer, sans crainte d'en être démentie, les formes vagues qui s'y laissaient apercevoir ; la lumière, en affluant de tous les côtés dans cette chambrée obscure, en a fait disparaître mille magiques images. La science, l'industrie, la politique, s'enfonçant dans les plus sombres vallées, escaladant les plus hautes montagnes, ont partout foulé sous leurs pas cette fleur de poésie qui croît sur les plus arides rochers et dans les plus affreux déserts. J'attends le mo... ment où le cadastre impitoyable aura numéroté l'Himalaya, enregistré les Cordillères et retrouvé le Mont-Perdu. Bateaux à vapeur, canaux, chemins de fer, prose que tout cela, tête de Méduse pour la poésie, au moins pour la poésie du monde physique. En un mot, la vie poétique s'en va de ce monde-là. Y suppléerons-nous par notre excédent de vie propre, comme le magnétiseur dépense en faveur d'un être défaillant le superflu du
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fluide magnétique dont il est plus abondamment pourvu? Mais notre propre vie a souffert; nous- mêmes nous sommes appauvris; les mêmes causes qui ont dépouillé le monde nous ont dépouillés ; nous donnerons quand nous aurons.
Un regard superficiel pourrait faire espérer pour la poésie un fort grand secours de la part de la religion. On a tant dit que la religion est une poésie, et que la poésie à son tour est une religion ! Mais la religion dort chez les masses, et là où nous la voyons se réveiller, c'est avec un caractère très- peu poétique. La conscience est le point d'appui du grand mouvement religieux dont nous sommes témoins; et c'est le seul qu'il puisse avoir dans une époque telle que la nôtre, comme c'est aussi la seule base solide que la religion puisse obtenir. Ce n'est pas à dire que la religion ne soit que conscience, mais il faut qu'elle soit cela tout d'abord; c'est aussi ce que nous la voyons être aujourd'hui partout où l'Esprit de Dieu fait son œuvre; "or l'élément qu'elle agite n'est pas à beaucoup près le plus propre à la poésie, et l'on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'un peu de l'utilitarisme dont notre siècle fait profession se glisse, à peu près partout, dans le mouvement religieux, sous une forme très spirituelle , je l'avoue, très dégagée en apparence de toute mondanité, mais pourtant bien reconnaissable aux yeux attentifs; et cela est moins favorable encore à la poésie, l'un des éléments désintéressés de notre nature. Plus, tard la religion servira mieux la poésie.
Le monde moral est-il moins dévasté que le monde physique? Il l'est bien davantage. Les croyances
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morales se dissolvent. Ce n'est pas assez dire : on s'en joue comme de simples idées. Cette malheureuse manie de tout transformer en idées n'a pas enfanté, mais signalé la démission de la liberté morale, autrement l'indifférence. Or, le scepticisme peut avoir de la grandeur, mais l'indifférence n'en a pas. Que devient la poésie sous les auspices de l'indifférence? La véritable lyre du poète c'est l'homme, comme aussi l'homme est son principal objet. Mais toutes les cordes de cette lyre sont brisées ou détendues. La voix du poète, c'est-à-dire son individualité, a besoin, pour être soutenue, de se marier à la grande voix, aux ineffables accords de cette lyre immense qui chante depuis que l'homme existe. L'individualité sans la généralité n'est qu'un protestantisme absurde et sans conséquence; elle doit se fondre, sans s'annuler, dans le catholicisme de l'âme humaine. Mais où est ce catholicisme? et quel intérêt peut avoir pour tous une voix qui n'est la voix que d'un seul? Et que peut-on chanter avec espérance quand on est sûr de n'être pas compris? Le monstrueux, l'inexplicable, l'incohérent, l'impossible seront pendant quelque temps les conceptions favorites de cette littérature.
Il y a de beaux talents poétiques, dont chacun a sa force particulière; mais il y a très peu de poètes complets ; la désorganisation des idées et de la société n'en permet pas de pareils. Il ne peut pas y avoir de poésie sans société, ni de société véritable et vivante sans une foi commune. Une société sans symbole moral n'est qu'une fiction de société. La guerre est bonne à la poésie comme la paix; les discordes civiles ne la tuent pas; mais elle meurt
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dans le vide, et le vide pour elle, c'est l'incrédulité. Le scepticisme désespéré ou hautain des temps qui précèdent une telle période peut inspirer encore des chants que l'âme humaine ne désavoue pas ; mais quand le scepticisme se résigne, quand il se fait de toutes ses angoisses un chevet pour sa tête appesantie, quand la société est atteinte dans ses parties nobles, qui sont la foi et l'amour, la poésie a beau se débattre dans quelques beaux génies, il faut qu'elle se résigne au sommeil d'Epiménide. Et quand est-ce qu'Epiménide sortira de ses rêves? Quand les rayons d'en haut frapperont sa paupière. Le réveil de la société sera le réveil de la poésie.
Le mal a donc une cause intérieure. Les changements extérieurs ne le produiraient pas, sans le concours de l'esprit qui les accompagne et qui leur imprime son fâcheux caractère. C'est cet esprit qui empêche que les grandes choses qui se font ou qui se préparent, cette profonde révolution consommée sur la terre par la politique, les arts et les idées, ce mouvement unanime qui va faire de tous les peuples un peuple dans la communion d'une pensée, ces rapports nouveaux, inouïs, que les prévisions les plus hardies ne sauraient déterminer, que toutes ces choses ne deviennent, comme on voudrait le croire, la source d'une nouvelle poésie. L'esprit ne peut célébrer que l'esprit ; l'âme ne chante que l'âme. L'âme! et il n'y a bientôt plus dans le monde que des intérêts grossiers ou des passions factices!
La poésie sans doute a un avenir. Quel il sera, M. de Lamartine a essayé de nous le dire; mais « nous verrons bien. » Quoi qu'il en dise, je pense que l'épopée, l'ode et le drame, choses dont les
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formes sont infiniment diverses, auront encore leur place dans cette ère nouvelle, ne l'ayant pas perdue dans la nature humaine; mais les Méditations et les Harmonies y trouveront aussi la leur ; puisse alors ce genre ne pas porter indignement le titre sous lequel un superbe talent l'a rendu célèbre; et surtout puissent le vague et le scepticisme, qui de l'âme du poète se sont répandus dans ses chants, faire place à des convictions plus déterminées et vivantes dans leur précision !
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II
JOCELYN
JOURNAL TROUVÉ CHEZ UN CURÉ DE VILLAGE
2 volumes in 80. —
PREMIER ARTICLE '
Le travail que nous entreprenons aujourd'hui pour nos lecteurs eût gagné peut-être à quelque délai ; mais la célébrité qui s'attache d'avance aux publications de M. de Lamartine interdit aux journalistes des retards qui les accuseraient d'indifférence, et d'un autre côté, l'auteur, qui ne veut pas qu'on cherche dans son poème « une intention cachée, un système, une controverse pour ou contre telle ou telle foi religieuse2, » a bien réellement, quoique sans doute à son insu, écrit dans un système ; ce système, nous avons hâte de le signaler, d'en faire saillir les parties plus obscures et les conséquences moins prévues ; nous savons combien des consciences peu éclairées se prennent aisément au piège de la poésie; nous avons à cœur de les avertir; notre ambition irait même plus haut et plus loin; nous
1 Semeur, V, 16 mars 1836.
- Avertissement.
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voudrions avertir le poète lui-même, hélas! quoique nous sachions trop bien que la vérité arrive malaisément aux oreilles des rois ; et qui est roi, qui a hérité des dangereux privilèges de la royauté, si ce n'est le génie? Mais si le génie est beaucoup plus grand que nous, la vérité est plus grande que le génie : il n'est pas dispensé plus que nous de l'écouter et de lui rendre hommage.
Commençons nous-mêmes par rendre hommage à l'une des plus brillantes productions de la littérature contemporaine. Remercions M. de Lamartine de la fête splendide que vient d'offrir son opulence à tous les amis de la poésie. C'est à peine si lui-même nous avait préparés au plaisir qu'il nous donne. Ses précédents ouvrages ne nous avaient guère manifesté que le poète lyrique. A l'entendre lui-même, dans un opuscule peu ancien1, aucune poésie n'était désormais possible que celle des Méditations. Il vient de se donner un glorieux démenti. Jocelyn n'est pas enfermé dans le cercle des méditations et des harmonies, Il n'en est pas éloigné, sans doute; et le titre même d'épopée intime2, par lequel l'auteur caractérise son ouvrage, semble d'abord n'annoncer qu'un nouveau cadre à de nouvelles harmonies ou à de nouvelles méditations; mais il y a plus ici qu'un simple cadre: Jocelyn est une histoire; Jocelyn raconte une vie individuelle et des situations pour ainsi dire contingentes, où la destinée se fait sa part. Les monologues et les extases font place à un rapide échange de paroles passionnées ; l'homme répond
1 Des Destinées de la poésie. P{;\Í.
- Avertissement.
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à l'hmme; c'est le monde de la société, de ses passion, de ses conflits ; et lors même que la solitude reprnd tout entier le héros du poème. elle ne te së- parepas de ses souvenirs individuels; une histoire qui 'est qu'à lui donne à toutes ses pensées un ac- centparticulier, incommunicable ; ses douleurs, ses joies ses rêveries ont un nom propre; sur la monta gn, à la ville, aux marches de FauieL, cehn que nou: retrouvons toujours, c'est Jocelyn, c'est Fa- main de Laurence.
Et-il nécessaire de dire que nous y leUuuvuns poutant encore M. de Lamartine? Et pins q" ne faucait, quoiqu'il soit toujours bon à rencontrer. B ne identifie pas avec toutes les sthMnoM, encore mois (et c'est une remarque dont ses 1 mmm M on~ vraps nous ont déjà fourni FoceMMa), encore mois avec tous les âges. Il est regreMtHe. par exeiple, qu'au moment où Jocelyn se voue au servi cedes autels, le poète ait parlé lui-mém sons le non de son héros, et qu'il ait laissé ffliypii les beatés charmantes que lui offrait la pensée drm enfnt de seize ans, se définissant à nui infini, dans l'igDrance de son âge, la vie et les devoirs #ua prête. Mais comment ferait M. de ï nniilini, lpÍ- quede nature et d'inclination, pour se dhaarier -- mêie des sujets qu'il choisit ? Comment, par une fore irrésistible, les deux pensées, les deux vîeada pote et de son héros, venant à se toucher caauue deu gouttes d'une eau limpide, ne se mflri mtâ elle pas? Il ne faut donc point se faire dUnsHn? l'élment lyrique ou subjectif déborde ici le dnsne; mai la contagion est réciproque, et si Jocelyn afagf souent que M. de Lamartine, celui-ci à son tour
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entre quelquefois avec abandon dans la situation e dans les sentiments individuels de Jocelyn; en vrai poète dramatique, il se laisse prendre à une douleur, à des regrets, à des espérances dont il est l'inventeur; il s'abdique admirablement dans certains moments du drame, et satisfait alors aux conditions d'un genre qui ne semblait pas devoir jamais être le sien. Pour son talent comme pour nos jouissances, il a bien fait d'y entrer. Le drame est devenu pour sa poésie, draperie magnifique, mais ample et flottante, une ceinture qui en relève les plis. La précision, la rapidité ont prouvé qu'elles appartenaient aussi, dans le besoin, au talent de l'auteur des Harmonies. La magnificence des images a fait souvent place à la véhémence de la passion, autre magnificence. Et on ne sent jamais mieux toute la valeur de ce progrès que lorsque, par forme d'épisode, le poète retourne à la méditation; alors sa magnificence un peu profuse fait voir ce qu'il a gagné à tenter de nouvelles routes.
Au reste, si l'on y réfléchit un peu, on trouvera que les deux genres, les deux éléments, lyrique et dramatique, bien que séparés et distincts, ne sont pas aussi distants l'un de l'autre, pas aussi opposés, qu'un' premier coup d'œil voudrait nous le faire penser. La poésie lyrique est subjective, je l'avoue; c'est le moi, et le moi lui seul, retentissant sur la lyre; le poète, concentré en lui-même, paraît n'en point sortir. Mais qu'on y prenne garde, ce n'est pas son moi le plus profond, le plus personnel, qui est l'objet de ses chants; c'est, si l'on peut parler ainsi, un lnoÍ idéal, qui est en même temps en dehors et au dedans du poète, une personnalité épurée, à dis-
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tance de la passion, et n'en recevant pas les atteintes immédiates. Jamais la passion proprement dite ne fut lyrique t. La poésie vit d'émotions sans trouble. Elle se nourrit de la substance la plus pure des sentiments de l'âme. Elle s'abreuve d'un nectar sans lie. Le poète lyrique est un moi écoutant le moi personnel, et, tel qu'un écho sévère, ennoblissant les accents qu'il recueille. Ce qui s'exprime dans les chants lyriques, c'est moins la réalité immédiate, concrète, de nos impressions, que leur idéal. Il y a donc dans la poésie lyrique un commencement, une ébauche du drame. Il y a une transformation, une traduction; le poète prête sa voix à l'homme; le moi interprète le moi, de même que le poète dramatique nous transmet, après les avoir épousées, les émotions et les pensées d'un personnage qui lui est positivement étranger.
Faut-il prouver, faut-il rendre sensible cette distinction, subtile en apparence, des deux moi ? Eh bien! il est certain qu'il y a souvent dans le moi personnel des choses que l'autre se refuse à rendre; et je ne veux parler ici que des impressions trop poignantes pour être admises dans la région pure de la poésie. La poésie n'en accueille que le souvenir, l'écho, le parfum; elle laisse retomber dans le cœur ce qui est encore trop lourd pour monter jusqu'à elle; tout ce qui trouble l'âme, tout ce qui la déchire n'est pas de son ressort; la lyre peut moduler des gémissements, elle n'a jamais répété des
1 « Le pinceau de la poésie lyrique, dit Jean Paul, ne saurait être bien tenu ni bien conduit par une main où bat le pouls fébrile de la passion. »
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cris; elle n'a point de cordes pour les hurlements du désespoir ou les rugissements de la colère. Laissons même à l'écart ces effrayantes passions, et bornons- nous à une passion d'une autre nature, à quelque autre souffrance de l'âme, mais prochaine, accablante, et dans toute la pression de sa réalité. Une telle passion se refuse à la poésie. Qu'on essaie de l'y accommoder, on verra un singulier phénomène. L'imagination ne trouve alors que des accents froids et des paroles contraintes; la douleur, pour être trop forte, paraît fausse; elle brise de son poids les cordes les plus sonores de la lyre; elle n'en obtient que des sons sourds et sans vibration; une telle douleur, quand elle veut se chanter, n'arrivant jamais à son propre fond, se creuse péniblement elle- même, mais en pure perte; elle cherche en vain des accords, quand elle n'est pas même assez heureuse pour trouver des larmes ; il n'y a pas de poésie pour de tels moments; nous ne pouvons faire la poésie du malheur qu'à distance, c'est-à-dire lorsqu'il nous est personnellement étranger, ou que le temps nous à séparés de nos premières impressions. Si quelqu'un en doutait, nous le renverrions à un chant remarquable, inséré par les soins de l'éditeur dans le Voyage d'Orientt. Selon des idées superficielles, jamais l'auteur ne dut être plus inspiré; jamais il ne le parut moins; son mauvais succès, dans cette unique occasion, fait honneur à son urne et rend témoignage à sa douleur; et plus son langage dans ce morceau nous paraît torturé, plus nous sentons que son cœur l'était. Aussi la vérité, certes, ne man-
1 Gethsemani, ou la Mort de Julia.
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que pas au poème dont nous parlons ; mais cette vérité que la réflexion découvre, l'âme n'en est pas frappée, et l'art ne l'adopte pas.
Au reste, blâmez l'auteur, si vous voulez, d'avoir voulu donner une forme à un sentiment qui, pour lors, n'en pouvait accepter aucune; mais ne lui faites pas un reproche particulier d'avoir emprunté, pour l'exprimer, la langue des vers. La langue des vers! Eh! n'est-ce pas la sienne? lui est-elle moins proche, moins naturelle que celle que nous appliquons, vous et moi, à nos affaires et à nos besoins? La poésie n'est-elle pas son affaire, son besoin, la forme native de sa pensée et de sa vie? Ne sentez- vous pas en le lisant que vous le gêneriez en le débarrassant de ce que vous appelez la gêne du vers ; que votre gêne c'est sa liberté à lui, et que, semblable à l'oiseau, il appuie moins aisément son pied sur la terre qu'il ne déploie et ne balance son aile dans les cieux? Toute figure à part, depuis Voltaire, qui faisait des vers comme on fait de la prose (soit dit sans mauvaise intention), on n'avait pas vu de poète à qui le langage des vers parût plus inhérent et plus inné. Cette facilité, cette abondance, cette profusion magnifique, ce fleuve d'or qui s'élargit à mesure qu'il coule, et dont la source paraît grossir à mesure qu'elle s'épanche, cela est inouï, cela était sans exemple dans notre littérature. « Ecoute ton cœur battre, et dis ce que tu sens ' ! » Ces paroles de Jocelyn à Laurence, la nature les a dites à M. de Lamartine. L'imagination, chez lui, se confond avec l'âme. On ne sait si l'on doit dire de lui
1 Quatrième époque: 6 mai 1794.
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qu'il imagine avec l'âme ou qu'il sent avec l'imagination. Ne serait-ce point que dans des sujets touchants ou pathétiques, ce qu'on appelle imagination n'est, dans le fond, qu'une seconde âme, une âme en quelque sorte extérieure et concentrique à la première, ou, si l'on veut, quelque chose de moins que l'âme et quelque chose de plus que l'imagination? âme de poète et non d'homme, âme irresponsable, âme qui ne compte pas dans l'appréciation de l'être moral, et dont la nature, dont la valeur ne représente point toujours avec exactitude la nature et la valeur de l'âme véritable. Ce qui s'y passe n'est pas la vie, et pourtant est plus qu'une simple idée: cette âme s'émeut, elle aime, elle pleure ; elle est si près de nous qu'il nous semble que c'est nousmêmes ; et cependant il y a un point, il arrive des moments où la distinction, l'indépendance de ces deux âmes s'établit et se constate; où l'on reconnaît trop bien dans laquelle des deux réside la réalité humaine, lorsque l'une refuse de faire honneur aux engagements de l'autre, et où l'on se demande, hélas ! en gémissant, si ces émotions qui ont fait battre le cœur, qui ont mouillé les yeux, étaient les émotions d'un étranger, d'un tiers, que, par une inconcevable illusion, nous avions identifié avec nous-mêmes. Quoi qu'il en soit, en des sujets de sentiment, c'est cette seconde âme qui fait le poète, et nous nous empressons d'admettre que chez M. de Lamartine, la seconde âme est l'empreinte fidèle, quoique idéale, de la première. N'oublions pas toutefois qu'avec le même abandon, la même plénitude, il est tour à tour chacun des personnages qu'il a volontairement créés; et apprenons à distin-
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guer, sans aucune application à l'auteur de Jocelyn, entre la seconde âme et la première, entre le poète et l'homme, entre la poésie et la vie.
Oui, la poésie est essentiellement désintéressée; elle ne l'est que trop; elle dérobe ses ailes au contact froissant de la réalité; elle n'a de commerce qu'avec l'idée : mais, à l'abri des atteintes de la réalité, c'est avec d'autant plus d'abandon qu'elle se livre à l'idée; elle l'aspire et l'absorbe tout entière; elle s'enivre d'un calice d'où tous les sucs grossiers ont été retirés; elle va jusqu'au fond de chaque émotion; elle sent beaucoup moins dans un sens, et, dans un autre, beaucoup plus que l'âme aux prises avec la réalité ; plus superficielle sous un rapport, sous un autre elle est plus profonde ; la poésie, bien souvent, en dit plus que la vie, précisément parce qu'elle n'est pas la vie. Toutefois la vie n'abandonne pas tous ses avantages ; elle a des naïvetés, des cris de nature, dont le secret n'est guère qu'à elle.
Si ces idées ne nous étaient jamais venues, M. de Lamartine nous les aurait suggérées, tant la puissance de l'âme poétique est remarquable dans ses ouvrages, et surtout dans Jocelyn. Sa méditation, si puissante, paraît, quand on l'observe, ^quelque chose de passif: on dirait d'une plante vivante qui, pour croître et fleurir, irait successivement se placer sous les rayons du soleil et sous les gouttes de l'ondée. Un fait étant donné ou supposé, il se place volontairement sous l'action morale ou sentimentale de ce fait, il en reçoit l'impression, il en subit intérieurement toutes les conséquences, il s'abandonne à tout le courant d'émotions et d'idées que
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ce fait, par sa nature, est destiné à produire ; il s'enfonce dans tous les détours, dans tous les replis où ce sentiment, à la fois naturel et factice, l'entraîne avec empire ; il vit de toute cette vie empruntée; et de là naît ce mouvement continu qui semble tout créer à la fois dans sa poésie; chez lui les images et les idées paraissent un simple effet du mouvement; vous ne le voyez pas, de vers en vers, de strophe en strophe, s'arrêter pour appliquer l'image sur l'idée, l'harmonie à l'image: tout est d'un même jet, tout jaillit d'une même source; et nul n'a mieux compris ou du moins réalisé ce précepte de Voltaire : que, dans des morceaux de passion, c'est la passion qui doit fournir les ornements de style.
Ceux qui ont lu Jocelyn comprendront la difficulté de détacher des exemples à l'appui de notre jugement. C'est à peine si, sous ce rapport, une page quelconque l'emporte sur une autre. Peut-être serait-il plus utile de citer quelqu'un des passages où l'auteur ne pouvant, on le dirait, se rassasier de son sentiment, y pénétrer assez avant à son gré, creuse jusqu'au tuf, c'est-à-dire jusqu'à la métaphysique. Tel, entre autres, est l'endroit où Jocelyn décrit ses impressions au moment de la mort de sa mère 1. Mais nous ferons plus de plaisir au lecteur en transcrivant, dans une intention opposée, cette belle page où l'on voit Jocelyn, après les ennuis d'un long isolement, s'emparer avec transport des jouissances de l'amitié et de la vie sociale:
Je ne sens plus le poids du temps; le vol de l'heure D'une aile égale et douce en s'écoulant m'effleure;
1 Septième époque: 19 juillet 1800.
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Je voudrais chaque soir que le jour avancé Fût encore au matin à peine commencé;
Ou plutôt, que le jour naisse ou meure dans l'ombre, Que le ciel du vallon soit rayonnant ou sombre, Que l'alouette chante ou non à mon réveil,
Mon cœur ne dépend plus d'un rayon du soleil,
De la saison qui fuit, d'un nuage qui passe;
Son bonheur est en lui; toute heure, toute place, Toute saison, tout ciel, sont bons quand on est deux; Qu'importe aux cœurs unis ce qui change autour d'eux? L'un à l'autre ils se font leur temps, leurciel, leur monde ; L'heure qui fuit revient plus pleine et plus féconde; Leur cœur intarissable, et l'un à l'autre ouvert, Leur est un firmament qui n'est jamais couvert.
Ils y plongent sans ombre, ils y lisent sans voile; Un horizon nouveau sans cesse s'y dévoile;
Du mot de chaque ami le retentissement Eveille au sein de l'autre un même sentiment;
La parole dont l'un révèle sa pensée Sur les lèvres de l'autre est déjà commencée;
Le geste aide le mot, l'œil explique le cœur, L'âme coule toujours et n'a plus de langueur ; D'un univers nouveau l'impression commune Vibre à la fois, s'y fond, et ne fait bientôt qu'une; Dans cet autre soi-même, où tout va retentir,
On se regarde vivre, on s'écoute sentir.
En se montrant à nu sa pensée ingénue,
On s'explique, on se crée une langue inconnue; En entendant le mot que l'on cherchait en soi,
On se comprend soi-même, on rêve, on dit: c'est moi! Dans sa vivante image on trouve son emblème;
On admire le monde à travers ce qu'on aime;
Et la vie, appuyée, appuyant tour à tour,
Est un fardeau sacré qu'on porte avec amour1 !
N'est-il pas juste, dira-t-on, qu'une poésie toute d'effusion, et qui n'est telle qu'à condition de se
1 Troisième époque: 20 septembre 1793.
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préoccuper librement et sans distraction des sentiments qu'elle épanche, n'est-il pas juste qu'elle obtienne quelques immunités et qu'elle s'accorde quelques licences? On est d'abord tenté de le croire; en y pensant mieux, on se persuade plutôt le contraire. La pureté de la forme, loi générale de tous les écrivains, est surtout loi pour les poètes. La gêne spéciale qui naît pour eux du langage des vers leur crée moins de dispenses que d'obligations. La beauté intrinsèque et le charme de leurs ouvrages ne se passent point du mérite de la difficulté vaincue. La poésie se renie, elle s'abdique lorsqu'elle méconnaît cette loi: c'est, de sa part, se refuser la raison même de son existence; car elle n'existe qu'à la condition de transporter dans la forme des vers, avec tous les avantages qui lui sont propres, tous ceux du langage ordinaire. La perfection est sa grâce d'état; les exemptions qu'on réclame pour elle, c'est contre elle qu'on les obtiendrait. Et ce qui est vrai de la poésie en général est vrai à proportion , c'est-à-dire beaucoup plus, de celles de ses branches qui respirent le plus de liberté et supposent le plus d'élan. Plus l'imagination se donne de carrière, moins la langue et la versification doivent s'en accorder. Cette plus grande liberté est au prix d'une plus grande soumission. C'est dire que la poésie lyrique est tenue à plus d'exactitude que tout autre genre. Veut-on placer ailleurs le terrain des exceptions, et, renonçant à le chercher dans la distinction des genres, le cherchera-t-on dans celle des génies? Je le veux ; mais alors prenez-y garde: le frein, le joug doit être surtout imposé aux forts. S'ils ont droit, et plus que d'autres, à se plaindre
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du fardeau des règles arbitraires, ils sont doublement tenus à l'observation des lois fixées par la nature ou sanctionnées par la raison; car leur supériorité met en leurs mains la destinée de ces lois, et l'exemple du désordre est d'autant plus redoutable qu'il descend de plus haut. Quel prétexte, au surplus, leur serait laissé quand leurs chefs-d'œuvre les ont réfutés d'avance, et que leurs productions les plus parfaites quant à la forme paraissent aussi les mieux inspirées? Racine, constamment parfait, manque-t-il de grâce, d'entraînement et d'éloquence? Et si jamais M. de Lamartine approcha de cette perfection, est-ce dans les morceaux où l'on sent le moins la puissance de l'inspiration poétique?
Le bonheur de quelques génies naturels à qui la correction a manqué, et qui en ont payé l'absence par mille traits sublimes, est un précédent dont peu d'écrivains ont le droit de s'autoriser, et dont personne, dans le fond, ne devrait oser se prévaloir. En tout cas, il ne saurait faire méconnaître une vérité psychologique des plus simples: c'est que la pensée et la forme sont intimement unies, et sont en principe une même chose. Et pour prendre la même idée par un autre bout, la disposition d'esprit de l'artiste religieusement appliqué à l'expression est-elle contradictoire au respect et à l'amour de l'idée qu'il s'attache à exprimer ? Ne le voyez-vous pas s'éprendre, s'approcher toujours plus du fond par le soin de la forme? Et le mépris de la forme n'enferme-t-il pas secrètement le mépris de la pensée?
Il serait inutile de le dissimuler : M. de Lamartine
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s'est prévalu peu généreusement de son talent contre la loi commune. D'ouvrage en ouvrage on l'a vu jeter à la mer une partie de son lest. Il a fini par se poser comme un souverain, et par jeter au public ses vers comme des grâces royales. On dirait qu'il ne se permet pas de douter jamais de son idée: la première qui se présente est accueillie comme une inspiration; il ne connaît pas les ratures et les reprises; ce qu'il a écrit, il l'a écrit. Ce sont, pour tout dire, ses brouillons qu'il nous donne, brouillons admirables, il est vrai, et qui, de l'un à l'autre, faisant juger de ce que l'auteur était en état de faire lui préparent, dans l'histoire littéraire, un article conçu à peu près en ces termes : M. de Lamartine, admirable poète, et, s'il l'eût voulu, parfait écrivain. Je ne sais s'il est encore temps de le lui dire; mais je ne sais non plus ce qui pourrait nous imposer la loi de le lui taire. M. de Chateaubriand daigne soigner sa prose: à quel titre M. de Lamartine dédaignerait-il de soigner ses vers? D'ailleurs, il faut tout dire: son génie est à lui, mais la langue est à nous; la langue est notre sœur à tous; nous la tiendrions pour déshonorée des caresses même d'un roi ; s'il la veut posséder, qu'il l'épouse, et qu'elle soit sa compagne, son aide, et non pas son jouet. On n'exagère point en disant que le respect de la langue de tous peut être classé parmi les devoirs moraux, et que le mépris de la langue, si commun à notre époque, en est un des plus fâcheux symptômes. Il implique, à nos yeux, l'indifférence morale, le scepticisme, le désordre des idées et des mœurs, en un mot tout ce que nous voyons; et un temps comme celui-ci était nécessaire peut-être
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pour faire mesurer toute la portée de ces vers de Boileau :
Surtout qu'en vos écrits la langue révérée Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée...
Nous avons réclamé contre le mépris de la forme ; mais si l'occasion le demandait, nous nous élèverions avec autant de force contre le culte exclusif de la forme, contre la forme aimée pour elle-même, contre ce soin curieux du détail où l'inspiration première, distraite d'elle-même, se dissipe et se perd. Rien ne la supplée; elle seule est créatrice, et il n'est pas jusqu'aux beautés de détail qui ne lui doivent leur naissance comme les beautés plus générales. Le talent, tout d'âme, qui distingue M. de Lamartine, lui a fourni, sans qu'il se mît en peine de les chercher, une foule de ces menues beautés dont l'ancienne école était si curieuse, de ces jolis artifices de versification, de ces effets d'harmonie, de ces coupes de vers inusitées. Vous trouvez de tout cela dans Jocelyn, mais involontaire, et par conséquent transformé et rajeuni. C'est encore avec l'âme que M. de Lamartine sent les moindres détails pittoresques, et avec l'âme qu'il les exprime ou qu'il les figure; et cette versification, cette diction, qu'il ne tient qu'à nous d'appeler savantes, sont chez lui, comme tout le reste, choses de sentiment et d'intuition. Un poète élevé dans l'atelier de Delille aurait longtemps vécu sur la renommée d'un vers comme celui-ci :
Au murmure d'un lac flottant à petit pli1;
1 Troisième époque: 6 mai 1794.
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mais vraiment ce n'est pas la peine de le remarquer chez M. de Lamartine, qui en a mille pareils; il peut vous les céder à bon marché, car c'est à bon marché qu'il les obtient lui-même : ils lui coulent de l'âme comme tout le reste. Et, d'une autre part, l'âme seule, et non le métier, peut inspirer un vers comme celui-ci, que l'école pourtant serait si jalouse d'avoir trouvé :
Dans l'éclair du couteau je vis la mort me luire1.
Tout ce dont le métier se pique, l'âme le peut aussi bien ; et, dans ce même genre, elle trouve ce que le métier ne trouvera jamais. Je dis la même chose de la libre coupe des vers, des enjambements hardis, toutes choses dont l'école tenait registre ; l'auteur a appris de son nouveau sujet ces beautés qu'il avait moins pratiquées, ainsi que la familiarité de l'accent et la naïveté des détails populaires.
A la différence de plusieurs des poètes de notre époque, M. de Lamartine s'est peu préoccupé des systèmes littéraires. Il est le Vergniaud de la poésie, et pourrait dire, comme ce célèbre orateur: « Je n'ai pas besoin d'art, il suffit de mon âme. » Je ne sache pas qu'il ait beaucoup raisonné sur l'art ; ses préfaces ne sont pas des poétiques, et s'il se rend compte quelquefois de ce qu'il a fait ou de ce qu'il veut faire, c'est sous des rapports plus importants, plus sérieux qu'il envisage son œuvre ou son dessein. Un poème lui apparaît moins comme un ouvrage que comme une action; la poésie est à ses yeux une fonction sociale, le poète lui-même un
1 Cinquième époque: 6 août 1794, le soir.
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interprète des vérités tutélaires ou médiatrices. Et même il se garde bien d'affaiblir cette idée en l'exagérant; il la fortifie, au contraire, de ce qu'il lui refuse, et la poésie est pour lui d'autant plus digne et sérieuse qu'elle sait non-seulement se prêter à l'action, mais s'y subordonner.
« On ne doit, dit-il, donner à ces œuvres de complaisance de l'imagination que les heures laissées libres par les devoirs de la famille, de la patrie et du temps; ce sont les voluptés de la pensée ; il ne faut pas en faire le pain quotidien d'une vie d'homme. Le poète n'est pas tout l'homme, comme l'imagination et la sensibilité ne sont pas l'âme tout entière. Qu'est-ce qu'un homme qui, à la fin de sa vie, n'aurait fait que cadencer ses rêves poétiques, pendant que ses contemporains combattaient avec toutes les armes le grand combat de la patrie ou de la civilisation?... Ce serait une espèce de baladin propre à divertir les hommes sérieux, et qu'on aurait dû renvoyer avec les bagages parmi les musiciens de l'armée; il y a, quoi qu'on en dise, une grande impuissance ou un grand égoïsme dans cet isolement contemplatif que l'on conseille aux hommes de pensée dans les temps de labeur ou de lutte. La pensée et l'action peuvent seules se compléter l'une l'autre. C'est là l'homme 1. »
Ceci nous conduit au sujet de ce nouveau poème, ou de ce roman en vers; car c'est peut-être le nom du genre que M. de Lamartine vient d'introduire dans la littérature. Or le mot sujet, terme complexe, embrasse à la fois l'idée et l'action du poème ; et si l'action se découvre d'elle-même, l'idée, il faut la chercher. Le plus court ne serait pas toujours de la demander au poète; il n'est pas sûr qu'il en ait le secret, et quelquefois le but qu'il atteint le mieux
1 Avertissement.
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est celui qu'il aperçoit le moins. Nous n'avons pas pourtant la prétention d'apprendre à l'auteur de Jo- celyn ce qu'il a pensé, ce qu'il a voulu ; mais voici les idées qui nous paraissent la substance morale et comme la raison vivante du livre qu'il vient de publier. Jocelyn, c'est, à nos yeux, le dévouement récompensé par le dévouement, la charité distrayant, sans les consoler, d'inconsolables douleurs, la nature jetant ses magnificences comme un manteau de miséricorde sur l'humanité blessée, le prêtre vu en face de la société, la religion donnant un sens à l'énigme de la vie. Tels sont les éléments qu'il semble que l'auteur ait semés dans le terrain de sa fable ; mais l'idée qui la traverse de part en part est celle que nous avons indiquée la première: c'est le dévouement se payant de ses propres mains, la charité pour tous indemnisant l'amour de choix et de prédilection, une misère se soulageant à soulager d'autres misères. Cette idée a suscité la fable suivante ou s'en est emparée.
A l'âge de seize ans, à l'instant même des plus doux rêves que puisse enfanter cette saison de la vie, Jocelyn sacrifie au bonheur d'une sœur tout un avenir de gloire et d'amour. Pour qu'elle puisse épouser celui qu'elle aime, il se résout à devenir prêtre (ces choses ont lieu en 1786). Pendant six ans qu'il passe au séminaire, l'orage politique se forme, grossit, éclate enfin dans les horreurs de 1793. La religion est proscrite, ses asiles violés, ses ministres massacrés ou fugitifs. Jocelyn, qui n'est point encore prêtre, fuit dans les Alpes du Dauphiné ; un pâtre lui indique un asile secret et inaccessible, où il passe plusieurs mois dans la solitude, s'enchan-
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tant des merveilles de la nature, mais sentant s'irriter dans l'isolement ce besoin que l'homme a de l'homme, l'instinct de la société et de l'amour. Un événement simple autant qu'extraordinaire lui jette un compagnon, une âme pour répondre à son âme, une vie pour compléter sa vie. C'est, sous les habits d'un jeune homme de seize ans, une femme à l'âme tendre et puissante. Dès lors il y a dans ce désert deux voix pour louer ensemble le Dieu de la nature, deux cœurs pour réaliser au sein de la solitude tout ce qu'un innocent amour peut ajouter de touchantes merveilles à celles de la création. Lorsque la découverte inopinée du sexe de son compagnon ouvre à Jocelyn un avenir bien différent de celui que s'était créé sa dévotion printanière, un devoir sacré l'appelle pour un jour dans la prison où son ancien évêque se prépare au martyre. Demain il doit périr; aujourd'hui il veut se pourvoir pour sa nouvelle vie du breuvage et de l'aliment qu'un prêtre seul lui peut offrir. Pour remplir envers lui ce devoir, il faut que Jocelyn devienne prêtre, c'est-à-dire qu'il renonce à Laurence. Il oppose au vieux martyr ses innocentes espérances: le martyr lui oppose l'anathème; Jocelyn se dévoue; un instant, quelques paroles, quelques rites le séparent à jamais de Laurence. Chacun suit son chemin, l'é- vêque vers la mort, Laurence vers le monde, où elle porte un désespoir que ni la fortune, ni la dissipation ne consolent; Jocelyn vers la solitude, où il cherche dans les devoirs du prêtre et dans la méditation de l'éternel avenir l'adoucissement d'une intarissable infortune. C'est au milieu de ces soins, dont le tableau remplit une partie du poème, qu'une
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nouvelle douleur l'atteint au centre même de son ancienne douleur. Laurence, toujours à lui, mais fanée par le souffle impur du monde et presque avilie, vient expirer dans sa solitude où le hasard l'amène mourante; il lui creuse une fosse dans ces hautes retraites voisines du ciel, et où jadis leurs deux cœurs, unis dans l'innocence, ont cru goûter les félicités du ciel. Dès lors, et de loin en loin, quelques incidents tristes et beaucoup d'œuvres de compassion remplissent seuls la vie et le journal de Jocelyn. Puis, durant trente ans, trente ans de vieillesse anticipée, il se tait, il agit, il souffre, il aide à souffrir; le silence et l'ombre environnent sa vie et même sa mort; nous apprenons seulement qu'il a cessé de souffrir,, et que ses restes ont été déposés dans la tombe solitaire qu'il a creusée à Laurence.
En voilà assez sur l'œuvre littéraire. Il nous reste à considérer Jocelyn sous un rapport plus sérieux. Ce sera l'objet d'un second et dernier article.
DEUXIÈME ARTICLE t.
Il nous reste à examiner le système, le fonds d'idées sur lequel a travaillé M. de Lamartine. Avons- nous qualité à ses yeux pour aborder ces matières? Nous l'ignorons; mais parmi les motifs de récusation qui pourraient être allégués par lui-même ou en son nom, il en est un que nous ne voulons pas lui laisser. L'auteur de ces articles est né protestant, et n'est sorti ni ne songe à sortir de la communion où
1 Semeur, V, 23 mars 1836.
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il est né ; mais cette circonstance devient insignifiante dans les questions qu'il essaie d'agiter et dans le point de vue où le place forcément l'œuvre de M. de Lamartine. Né catholique, l'auteur de l'article ne dirait pas autre chose que ce qu'il va dire ; ses griefs contre le poète seraient absolument les mêmes, et rien n'empêche l'auteur de Jocelyn de se figurer que c'est un catholique qui se permet ici de le prendre à partie.
En effet, un catholique, j'entends un catholique chrétien, aurait doublement à se plaindre de M. de Lamartine. Narrateur et docteur, poète et philosophe, l'illustre écrivain est également en faute vis- à-vis du catholicisme.
Il n'est point de récit qui ne renferme un enseignement. Raconter, c'est juger. Avant tout, le choix des faits, et ensuite la couleur qu'on leur donne, énoncent la pensée ou les intentions d'un auteur. Nul doute même qu'entre toutes les manières de formuler sa pensée et de l'inculquer, la narration ne soit la plus énergique et la plus sûre de son effet. Tout le monde est plus touché des faits que des raisonnements, et montrer vaut toujours mieux que démontrer. C'est faute de savoir raconter qu'on disserte. Et si quelqu'un, ayant le choix, se décidait pour la dissertation, il ferait preuve par là de plus de bonne foi que, d'habileté. Ainsi donc toute fable renferme ou vaut une doctrine, et Jocelyn, si pathétique, si passionné, ne fait pas exception à la règle. Or, que voyons-nous dans Jocelyn?
M. de Lamartine aura bien des pages à écrire en faveur du célibat des prêtres avant d'effacer l'impression que laisse dans l'âme le malheureux Jo-
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celyn, victime de cette inexorable loi. C'est cette loi qui le sépare de la femme qu'il chérit, et cette femme elle-même du bonheur et de la vertu. Et plus le lecteur a été intimement associé par le talent de M. de Lamartine aux innocentes espérances de Jo- celyn, plus, au moment fatal, il s'associe à l'amertume de ses regrets. Fallait-il nous exposer à cette dangereuse tentation? Fallait-il surtout y exposer de jeunes prêtres, qui ont des souvenirs, peut-être des regrets, et cherchent à leur imposer silence, et qui, lisant Jocelyn, vont les entendre crier dans le fond de leur âme? On dira que le tableau des sacrifices faits au devoir ne saurait être banni de la poésie, que le sacrifice est la suprême beauté de la vertu, et que l'émulation ne se passe point de l'exemple. Je conviens de tout cela ; mais quand on veut sérieusement ce résultat, on s'y prend d'une autre sorte. On ne s'arrête pas avec complaisance sur des images d'amour ; on n'épuise pas son talent à peindre les délices d'une passion doucement livrée à sa pente naturelle ; on est plus sobre, plus circonspect, plus chaste peut-être; on donne au dévouement un motif plus impérieux, une occasion plus raisonnable ; on ne montre pas la nature si séduisante et la grâce si austère; on ne fait pas si mornes les joies du dévouement; en un mot, on n'écrit pas un livre dont l'impression générale est si peu favorable au but qu'on a semblé se proposer. Je reviendrai sur plusieurs de ces idées: il ne s'agit pour le moment que de rendre l'effet total de l'ouvrage, et j'ose bien assurer qu'un tel ouvrage n'affermira pas la vocation d'un seul séminariste, et ne sera pour la majorité des lecteurs qu'une diatribe éloquente contre le célibat des prêtres.
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Voici quelque chose de plus grave encore. Pourquoi Jocelyn devient-il prêtre? Sa vocation était anéantie dans son cœur ; il avait même contracté dans le désert des engagements incompatibles avec le sacerdoce; ils sont purs, ils sont sacrés, et nul engagement antérieur ne les a d'avance annulés. Moralement, Jocelyn est marié; un obstacle diri- mant, à prendre la chose dans le sens moral, s'élève entre lui et la prêtrise. Pourquoi donc, encore une fois, pourquoi donc Jocelyn devient-il prêtre? 0 poète imprudent ! quel fantôme vous élevez à la place du catholicisme! Jocelyn devient prêtre afin de pouvoir donner l'absolution, puis le pain et le vin de la cène, à un autre prêtre qui s'en va mourir. Que, dans la présence ou à la portée d'un prêtre, le vieil évêque ne se passe point des secours d'un prêtre, qu'il soit même tenu de les réclamer, je le veux; mais Jocelyn n'est point prêtre, mais Jocelyn ne peut le devenir; après comme avant son arrivée, l'évêque est seul dans sa prison, si l'on est seul avec Dieu. Cette ordination improvisée, forcée, consommée sous les tonnerres de l'anathème, est une véritable prévarication, que l'intérêt de l'éternité ne saurait excuser, car cet intérêt n'est point engagé. Personne n'oserait dire qu'un prêtre fidèle, qu'un homme pieux, perd ses titres à l'héritage céleste parce que, contre sa volonté et son vœu, il est mort loin des consolations de l'Eglise. Et quelle est, j'en appelle à la conscience humaine, quelle est la spiritualité d'une religion qui fait dépendre toute la vie d'un homme et le salut éternel d'un autre homme, de quoi, je vous prie? d'un morceau de pain et de quelques gouttes de vin ! C'est, direz-vous, le pain et le vin de la cène ; c'est, selon la foi catholique,
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Dieu lui-même s'incarnant de nouveau par miséricorde. Je réponds qu'après la consécration comme avant, c'est du pain et du vin pour quiconque ne les reçoit pas dans un cœur sanctifié; ou, parlons autrement, eh bien! oui! c'est le corps et le sang du Messie dépensés en pure perte. Dans la prison de Grenoble, ce pain et ce vin, c'est Dieu devenant la pâture de la superstition et du fanatisme ; le sacrifice de l'Homme-Dieu solennisant un sacrifice inutile et coupable ; Dieu présent en chair, absent en esprit; car « où est l'esprit de Dieu, là est la liberté 1 » : et quelle liberté que cet esclavage des formes et des rites; quelle liberté que celle d'un homme qui, prêt à sceller sa foi de son sang, ne s'estime point affranchi s'il n'a pris la cène, et, nouveau Thomas, ne veut croire à son salut qu'après avoir mis ses mains de chair dans la chair sanglante de son Sauveur! Quelle foi que celle d'une âme que la Parole n'a pu rendre certaine de son adoption, et qui mourrait désespérée si elle ne pouvait auparavant « connaître en la chair2 » celui que dès longtemps elle doit connaître d'une manière plus spirituelle et plus sainte! Et que sont donc devenus, mon Dieu! tous ces saints que le glaive a surpris, si l'on ose parler ainsi, à jeun de la nourriture eucharistique? Les avez-vous repoussés en dépit de votre propre Esprit « qui rendait témoignage à leur esprit qu'ils étaient pourtant vos enfants 3? » Certes, dans ce cas, il y a quelque douceur dans les lieux de la désolation ou des douleurs
1 2 Corinthiens III, 17.
2 2 Corinthiens V, 16.
3 Romains VIII, 16.
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expiatoires; les saints y abondent; ils y chantent, quoique en pleurant, vos immortelles'louanges ; ils y répandent autour d'eux le parfum de la grâce ; ils y transportent les délices du Paradis; mais^je crains bien, en vérité, que, quelque part qu'ils soient, l'évêque martyr ne soit pas avec eux. Sa piété est si dure ! sa foi si dénuée d'onction ! ses entrailles si peu chrétiennes ! Le fanatisme est beau en poésie; il a même, à parler relativement, son prix ailleurs encore; mais le poète^qui poursuit un but sérieux d'instruction ne doit pas laisser lieu de penser qu'il épouse les emportements du zèle aveugle et amer. C'est à mes yeux le tort de M. de Lamartine en cet endroit: tort qui nous paraîtra bien inconcevable quand nous l'aurons entendu formuler son catholicisme. Nous y arriverons tout à l'heure; mais d'abord concluons, des faits que nous venons de rappeler, que le poète, en tant que narrateur, a encouru les reproches de tout catholique sincère et prudent par la couleur odieuse qu'il a involontairement jetée sur deux institutions de la religion qu'il professe.
Qu'il professe! Avons-nous bien dit? Savons- nous bien quelle est la religion qu'il professe ? Les précédents ouvrages de M. de Lamartine, y compris le Voyage d'Orient, ont pu laisser ce point très indécis dans l'esprit d'un grand nombre de lecteurs. Catholique dans les vieux temples, panthéiste dans les vieilles forêts, abondant tour à tour dans le sens des rationalistes et dans le sens des orthodoxes, chrétien « parce que sa mère était chrétienne, » philosophe parce que son siècle est le dix-neuvième, acceptant les prophéties et renversant les miracles.
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sans prendre garde que les prophéties sont aussi des miracles; mais toujours, il faut l'avouer, ému de la beauté de Dieu, retentissant comme une lyre vivante au contact des merveilles de la création, répandant son cœur avec la simplicité de l'enfance et du génie devant l'Etre invisible dont la pensée tout à la fois l'oppresse et le ravit, M. de Lamartine nous avait mieux fait connaître ses sentiments que son système; mais aujourd'hui nous n'en pouvons plus douter, son système est de n'en point avoir. L'auteur de Jocelyn nous avertit lui-même « qu'on ne trouvera autre chose dans ce poème que le sentiment moral et religieux pris à cette région où tout ce qui s'élève à Dieu se rencontre et se réunit, et non à celle où les spécialités, les systèmes et les controverses divisent les cœurs et les intelligencest. »
A travers le vague de ce langage, ou plutôt à cause de ce vague même, la pensée actuelle de M. de Lamartine se démêle fort aisément. Sa religion est celle qui, admettant le moins possible d'éléments positifs, exclut par là même la controverse, ou la permet tout au plus sur une seule question, celle qui se débat stérilement entre les théistes et les athées. Sa religion n'est aucune des « spécialités qui divisent les cœurs et les intelligences ; » or, le christianisme positif est une spécialité. Il est vrai que Jocelyn est un prêtre chrétien, et très positivement chrétien, si nous en jugeons par la soumission qu'il a prêtée à deux institutions catholiques, dont l'une même se spécialise jusqu'à s'individuali-
1 Avertissement.
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ser; car on ne peut nier que ce qu'elle est dans la pensée et dans la volonté du vieil évêque ne soit le fait et le propre de son fanatisme individuel. Quoi qu'il en soit, Jocelyn, dans cette occasion, se manifeste comme catholique très spécial ; et néanmoins c'est lui que M. de Lamartine va prendre pour type et pour organe de cette religion libérale et pacifique qui repousse, au nom de la concorde, toutes les spécialités, tous les systèmes et toutes les controverses. Il y a là une dure inconséquence, et littérairement un défaut d'ensemble, une solution de continuité qui a dû frapper tout le monde, et par laquelle, si l'on peut ainsi parler, l'œuvre du poète est blessée au cœur. Sans doute il était psychologiquement possible que Jocelyn passât d'une religion à l'autre ; je dis seulement possible, car il est dans la nature humaine de s'attacher davantage aux idées auxquelles on a sacrifié davantage; et la vraie ressource de Jocelyn, victime d'un certain catholicisme, était de devenir catholique au même taux et selon la même norme; mais si, au contraire, sa religion se dilate indéfiniment, si les contours de son système se vaporisent et s'effacent, cette révolution, cette péripétie, devait être non seulement signalée, mais décrite, mais expliquée dans le poème dont elle devenait forcément le vrai nœud. L'auteur ne s'en est pas soucié; et ce n'est pas le seul trait qui accuse de superficialité, dans Jocelyn et ailleurs, la philosophie de M. de Lamartine.
Quoi qu'il en soit, voici Jocelyn devenu rationaliste, et non pas à moitié, enveloppé d'ailleurs de catholicisme comme d'une espèce de poésie sensible, catholique à l'extérieur pour lier le présent au passé,
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théosophe pour rattacher le présent à l'avenir. Ne me demandez pas les articles de son symbole ; il vous a déjà été récité ailleurs; c'est le thème de la plupart des Méditations et des Harmonies ; ramassez tout ce que vous pourrez de beaux vers de ces deux recueils, prenez à poignée ces magnifiques images du néant de la vie, de la poésie des ruines, de l'éternelle jeunesse de la nature, des mille voix de la création, du concert des sphères, de l'immensité de Dieu, de la réunion promise dans son sein à ceux qui s'aimèrent ici-bas t, ajoutez-y quelques allusions bibliques fort touchantes, et vous avez la religion de Jocelyn et de M. de Lamartine. Rien de moins, mais aussi rien de plus; car £n vain dans le nouveau poème vous chercherez l'élément vital, je ne dis pas du christianisme, mais de toute religion née ailleurs que dans un cerveau de poète, l'élément générateur de toute religion qui a exercé quelque empire sur les individus et sur les peuples; je veux dire l'élément de la conscience, l'idée de la loi, de la responsabilité, du péché, de la satisfaction; tout ce qui rend une religion sainte, tout ce qui l'élève au-dessus de la poésie, tout ce qui en fait autre chose qu'une manière de courtiser la divinité, tout ce qui lui donne un corps, une substance, une l'éalité: tout cela manque dans la religion désossée de Jocelyn. Je le crois bien, vraiment, que, dans une telle religion, on est à l'abri de la controverse; on n'en a pas même avec soi! ce grand débat de l'homme avec l'homme, ou plutôt de l'homme avec la loi, du pécheur avec Dieu, ce procès pathétique et solennel, dont la sainte Bible nous livre les pièces,
1 s'aimèrent, texte des Essais ; le Semeur donne l'aimèrent. [P.S.]
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et à l'étude duquel M. de Lamartine semble n'avoir appliqué que sa seconde âme, tout cela est absent de Jocelyn; et Jocelyn est un prêtre chrétien!
Chose inouïe, et pourtant trop naturelle, que M. de Lamartine ait deux fois, et de deux manières opposées, attaqué le catholicisme dans Jocelyn : une première fois en le dénaturant par des exagérations gratuites, une seconde en lui soutirant, par le rationalisme. toute sa sève et toute sa saveur! En possession d'une belle idée, que nous avons indiquée dans notre premier article, il l'a gâtée à plaisir; il l'a encadrée dans une contradiction, dans un non- sens; il l'a semée dans un champ stérile, où elle ne lèvera pas; son oeuvre, à parler même littérairement, est une œuvre manquée, dont il ne restera que quelques beaux morceaux et une foule de beaux vers. Car l'immortalité n'est acquise qu'aux idées complètes, aux œuvres conséquentes; c'est là le caractère des œuvres-modèles : la postérité ne range dans ce nombre que ce qui porte, dans le point de vue théorique ou pratique, le sceau de la vérité morale.
Mais j'oublie qu'il n'est plus question de littérature, et que je me suis constitué, contre M. de Lamartine, le défenseur, faible mais sincère, du catholicisme chrétien, disons mieux de la spécialité religieuse qui s'appelle christianisme. Or, excepté l'avantage d'écarter la controverse, je reprends à la théosophie sans nom de M. de Lamartine, et je rends au christianisme positif tous les avantages dont le poète a prétendu investir la religion de Jocelyn. Cette religion (et j'en tire la preuve de Jocelyn même) n'est ni intelligente, ni pratique, ni sociale, ni joyeuse comme le christianisme positif. Restera
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ensuite à évaluer le seul avantage que nous ne lui refusons pas.
Le christianisme est une pensée, une pensée de Dieu. Cette pensée, simple et grande, puisqu'elle est divine, se ramifie en une multitude de pensées qui se rejoignent par leurs extrémités à toutes les parties de notre existence morale. De Dieu à l'homme et de l'homme à Dieu, l'idée chrétienne communique et circule, par mille points, dans un mouvement régulier et continu. La vie divine et la vie humaine se fondent l'une dans l'autre, comme le sang des artères dans les veines et des veines dans les artères, sans qu'aucune goutte s'échappe et se perde. Cette pensée qui est toute à Dieu se révèle tout entière dans des faits. Modèle suprême des habiles poètes dont je parlais en commençant, l'éternelle Sagesse a moins enseigné qu'elle n'a raconté, ou plutôt agi. Elle a écrit sa pensée en faits éclatants dans la création du monde, dans les bénédictions et les malédictions du premier couple, dans le déluge, dans la vocation du père des croyants, dans l'œuvre de Moïse, dans le culte de Jérusalem. dans les miracles, dans les prophéties, dans la naissance et dans la mort de Jésus. Tous ces faits et mille autres intermédiaires sont, les uns avec les autres, et tous ensemble avec le dessein de Dieu, dans une liaison aussi organique, aussi intime, que la main avec le bras, la tête avec le corps. L'unité de pensée se révèle, dans cette grande œuvre, à l'esprit des uns, au cœur de tous, et se constate d'une manière irrécusable par l'unité qu'elle rétablit dans l'être humain; car il est impossible que ce qui produit l'unité manque d'unité. Tous ces faits consommés dans l'espace et dans le temps, tous, à les
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voir, contingents et concrets, étrangers en apparence à toute abstraction, n'en sont pas moins une philosophie, et, pour ceux qui la comprennent, l'unique philosophie. Ils sont, dans le temps, la réalisation de nécessités éternelles, et, dans l'ordre surnaturel, l'expression de vérités naturelles. Toutes choses y sont à la fois parfaitement divines et parfaitement humaines, union dont Jésus-Christ a été le type et la personnification ; et non pas humaines quoique divines, mais humaines parce qu'elles sont divines, et réciproquement. Riche et vivante philosophie, qui intéresse à la fois toutes les facultés, qui les exerce toutes, qui se proportionne à toutes les capacités, et qui l'a bien prouvé, puisqu'ayant été la nourrice des plus puissantes intelligences, elle est aussi l'instrument le plus énergique de la culture du peuple, et un infaillible moyen de réveil, de développement, pour les intelligences endormies t.
C'est sur ce tableau, où l'unité éclate dans l'immense variété des détails et des aspects, sur cette scène intellectuelle où toutes les pensées sont des êtres qui vivent et palpitent, où les idées respirent dans les faits, où l'histoire est une doctrine, où la pensée éclairée par le sentiment, le sentiment animé par la pensée, jouissent ensemble de l'unité de la grande œuvre qui leur est offerte, et du sentiment de leur propre unité; c'est sur ce tableau que M. de Lamartine étend l'uniforme et nébuleuse couleur d'une théosophie sans forme et sans contours, sans parties et sans organisme; c'est à cette parole vibrante et accentuée qu'il substitue un son vague et
1 On a donné le détail et les preuves de ce fait dans le Semeur, t. II, p. 52. [Le christianisme instituteur.]
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inarticulé, de même que, d'une symphonie lointaine, rien n'arrive à l'oreille que la basse sourde et continue sur laquelle se dessine la richesse du thème musical. Encore si c'était un système dans le goût de ceux de ces puissants rêveurs dont la dialectique inexorable est une autre fatalité ! Mais quelques belles pensées , flottant sur la fable de Jocelyn, comme les débris d'un naufrage, quelques pensées ou plutôt quelques élans, quelques cris de l'âme, quelques beaux aperçus de la vie humaine et des choses de l âme, ne sauraient donner à l'esprit ni une nourriture suffisante, ni une satisfaction véritable. Rien de lié, rien de compact, rien d'achevé; pas même le commencement d'un système. Ce mot est décrié: mais peu importe; on ne peut régler sa vie que sur un système; quiconque n'en a point vit au hasard ; un système n'est qu'un principe entouré de ses conséquences; et il est également insensé de prétendre vivre sans un principe ou sans les conséquences du principe qu'on a accepté.
Le vrai christianisme est pratique; tout en lui se hâte vers l'action; la morale y est si près du dogme qu'à peine les peut-on distinguer; d'entrée et d'intention le christianisme est une morale. Dieu ne s'y définit pas, ne s'y décrit point; sans autre préambule il prescrit et ordonne. La spéculation n'y vient que par occasion, et à la seconde ligne: la nature de Dieu s'y révèle dans sa volonté, ce qu'il commande nous enseigne ce qu'il est. Conciliation admirable de deux caractères qui, dans l'homme naturel, trop souvent se contredisent et se repoussent : le système religieux qui développe le plus la pensée pousse le plus à l'action; la pensée chrétienne réclame l'ac-
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tion, l'action chrétienne sollicite la pensée; la spéculation et l'action sont au profit l'une de l'autre; et le christianisme positif ne crée pas deux sortes de chrétiens, ceux qui pensent et ceux qui agissent; ainsi les forces de notre nature s'équilibrent, s'harmonisent et concourent; ainsi, connaître et agir, ces deux choses qui font tout l'homme, font par excellence tout le chrétien. Et ce n'est pas tout; le christianisme, œuvre d'un Dieu qui sait ce qui est dans l'homme, organise admirablement l'homme pour la vie telle qu'elle est, et pour toutes les parties de la vie; il ne laisse en friche aucun coin du champ de l'existence humaine; il fournit des penseurs à la science, des bras aux œuvres matérielles; il accepte la nature et ses données les plus diverses, la terre et ses plus différents séjours, la vie et toutes ses circonstances, l'homme, en un mot, tout entier, et partout l'autorise à l'action, l'y dispose et l'y pousse. C'est la religion de la réalité, de l'action, de la vie. C'est une sagesse aussi propre à l'homme que digne de Dieu. Elle stimule à la fois l'activité et la sanctifie.
M. de Lamartine, qui sait bien que la religion, comme la pensée, doit se traduire en action, nous a montré Jocelyn actif et dévoué. Il en était bien le maître; Jocelyn devait être ce que voulait son poète; mais ce n'est pas le christianisme de Jocelyn qui l'a fait ce que nous le voyons être. On peut être actif, et même utilement actif, sans avoir la foi; mais la foi de Jocelyn, si c'en est une, n'inspirera jamais l'activité. C'est le panthéisme de l'Orient transporté dans les hautes Alpes, le sirocco soufflant sur les glaciers. L'action n'a que trois ressorts, la
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foi, le devoir et l'amour: et qu'ils sont faibles tous trois dans une religion qui ne donne pour base à la croyance que la sensibilité, qui tient si peu de compte de la loi qu'elle méconnaît la nécessité d'une réparation, enfin qui donne à l'amour le même point de départ qu'ont choisi de tout temps le scepticisme et le désespoir, je veux dire la contemplation de la nature et de la vie ! Une vive impulsion vers l'action ne saurait être fournie à tous par une religion qui ne saurait être que celle du petit nombre, puisqu'elle vit de loisir, de rêverie et de contemplation. Si cette religion pouvait gagner les âmes, elle y jetterait l'engourdissement et le sommeil. Nous n'en sommes pas là sans doute, et nos industriels, s'ils lisent M. de Lamartine, ne prennent pas, je m'assure, son mysticisme au sérieux : l'action, ardente, infatigable, mais irréligieuse, est, plus que jamais, l'âme et la religion du monde civilisé ; et l'on a trop de foi aux merveilles de la vapeur comprimée pour donner beaucoup d'attention à cette autre vapeur, sans force parce qu'elle est sans limites, qui ondule et se perd dans l'horizon de la théosophie. Mais l'action, qui ne manquera jamais, l'action n'est pas une religion ; elle a besoin de la religion pour s'orienter et se sanctifier ; jamais le monde ne se passera de Dieu ; la preuve de cette vérité jaillit aujourd'hui de tous les esprits et de l'aspect de la société. Que ce besoin devienne de plus en plus impérieux, il se satisfera de quelque manière; mais jamais le monde, qui sent que sa vocation est à la fois de croire et d'agir, ne se contentera, ni n'essayera même de la religion de Jocelyn ; il a du temps pour la pensée, il n'en a pas pour les extases ; il demande des pré-
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misses, mais pour arriver à une conclusion : et la religion de Jocelyn n'en a point. Le monde est trop pressé pour s'accommoder d'un syllogisme perpétuellement suspendu.
Qu'un Jocelyn réel, muni de la seule religion qui se formule dans ce livre, coure des monts aux vallées et des vallées aux monts, pour remplir envers ses paroissiens les offices de la charité, qu'il use sa vie dans la pratique des plus pénibles devoirs, j'y consens, mais je le plains ; car s'il porte en lui le principe de l'action, il n'en porte pas les moyens. Il n'a prise que sur les souffrances matérielles ; mais les souffrances de l'âme se dérobent à son zèle. Je ne sais ce qu'il dit aux malades et aux mourants : leur parle-t-il du Christ ? j'en doute, car à nous il ne nous en parle jamais, et son journal intime est plein de tout autres choses. Il ne demande pas comme un autre poète à celui que figure le crucifix :
Pour éclaircir l'horreur de cet étroit passage,
Pour relever vers Dieu leur regard abattu,
Divin consolateur dont nous baisons l'image, Réponds ! que leur dis-tu 1 ?
Loin de redire les paroles du Consolateur, il ne les sait pas ni ne cherche à les savoir. Aux laboureurs qu'il veut encourager au travail, il n'allègue que les vérités ou les pensées de la religion naturelle et des considérations sociales, puissantes sur les âmes disposées par le christianisme à les recevoir, bien impuissantes, bien peu intelligibles pour un peuple que l'idée chrétienne n'aurait pas encore familiarisé avec l'universelle fraternité. Rassemble-t-il autour
1 Nouvelles méditations poétiques. Méditation XXII. Le Crucifix.
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de lui, pour les enseigner, les enfants de son village? Sous le nom de religion, c'est une leçon d'astronomie que leur donne le jeune prêtre, leçon qui se réduit au calcul de ce qu'il a fallu de force au bras de Dieu pour lancer dans l'espace ces globes lumineux infiniment plus pesants que le volant ou la balle lancée par la main de l'enfant. Nous n'ôtons rien à la valeur intrinsèque des arguments tirés de la religion naturelle; nous redisons seulement, sur la foi des siècles, que ce n'est point avec ce levier qu'on reportera la vie humaine au point d'où elle est tombée et où Dieu veut qu'elle remonte. De tels arguments s'adressent à l'homme sain et normal, lequel, d'ailleurs, n'aurait pas besoin que sur ce sujet on se mît pour lui en frais de logique et de démonstration ; car, ces arguments, il saurait bien se les adresser à lui-même. Mais un tel homme est un être de raison; avant d'agir sur lui, il faut le créer, et c'est vers cette création nouvelle, cette restauration, que tout l'Evangile est dirigé. Voilà le point d'intersection des deux routes, du christianisme et de la théosophie. Avec vos arguments tirés de l'histoire naturelle et de l'astronomie, vous n'apprendrez au cœur de l'homme que ce qu'il sait sans vous, vous ne lui ferez vouloir que ce qu'il veut d'avance, ni faire que ce qu'il fait déjà. Aucun changement fondamental ne peut résulter de l'emploi de tels moyens. Il faut fournir à l'homme un point de vue nouveau, et c'est là le propre du christianisme. La conviction du péché et de la déchéance, la découverte de l'absolue inviolabilité de la loi, l'offre généreuse d'un salut gratuit et inconditionnel, Dieu, lui-même payant, par la vie et par la mort du Christ, ce salut inespéré
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tous ces faits tombant coup sur coup dans l'âme, se fortifiant mutuellement, se servant les uns aux autres de complément, de vérification et de contrepoids, créant en l'homme non seulement un nouveau système, mais un nouveau sens moral, en renouvelant toutes ses notions, renversent à la fois toutes ses craintes et ses espérances, et laissent tomber dans son cœur, du milieu d'un sublime orage, l'impérissable semence d'une nouvelle vie. Avec une nouvelle vie éclôt dans son cœur ce que saint Jacques appelle admirablement « la loi de la liberté » ou « la loi parfaite t. » C'est la loi présentée par la grâce, la loi sanctionnée par le pardon, la loi fortifiée par l'espérance, la loi acceptée par la reconnaissance, la loi accomplie par l'amour et incessamment garantie par la joie intarissable de la réconciliation; la loi triomphant dans la liberté ; loi plus inflexible et plus douce, plus exigeante et plus facile, plus impérieuse et plus aimable, plus divine et plus humaine que celle dont auparavant nous lisions dans notre conscience les traits redoutables quoique à demi effacés. Doutera-t-on que la loi parfaite ne le soit à tous les égards, et qu'étant loi de liberté elle ne soit par là même, et par excellence, loi d'activité? Elle pousse à l'action, et elle y pousse sans relâche; l'obéissance chrétienne a son but au delà de tous les buts ; elle ne reconnaît de limite que celle du possible, et ne la trouve nulle part; elle paye toujours parce qu'elle se sent insolvable ; n'ayant rien à donner, elle se donne elle-même ; et toutes les prestations qu'elle se demande à elle-même, elle les con-
1 Jacques 1, 25.
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somme ou les remplace par l'amour. Chaque chrétien, nous l'avons déjà dit ailleurs, est un César, croyant n'avoir rien fait tant qu'il lui reste à faire. Une activité sainte et intarissable, tel est le caractère et la grâce du christianisme vivant t.
Que manque-t-il au christianisme, religion intellectuelle et pratique, que lui manque-t-il pour être social, si la charité, principe générateur de la vraie sociabilité, est précisément le caractère par lequel il se distingue et se nomme? On ne lui dispute pas ce caractère, je dirais presque qu'on le lui abandonne, se réservant peut-être de le lui emprunter au besoin pour vivifier les projets dont on attend le bonheur du monde. Malheureusement la charité ne se détache pas des faits qui lui ont donné naissance ; et, avec elle, il faut accepter ces faits, c'est-à-dire le christianisme tout entier. Cela n'empêche pas de former projets sur projets, et de construire de vastes mécanismes, sans s'embarrasser si, quand il s'agira de leur imprimer le mouvement, la force motrice ne manquera pas. Il n'est pas même sûr qu'on s'entende bien sur le mot ; peut-être ne voit-on dans la charité qu'une vertu de prêtre, de dévot ou de sœur grise, je ne sais quelle bénignité de sacristie, une habitude d'aumônes et d'oeuvres pies, et rien au- delà. On dirait que Jésus-Christ, le patron de l'humanité, de la civilisation, et de l'avenir, est venu fonder ici-bas, non pas un nouvel univers, mais un
1 « Amor Jesu nobilis ad magna operanda impellit... Amans volat, currit et laetatur. Amor modum saepè nescit... de impossibilitate non causatur. » (Imitation de Jésus-Christ.) « Le noble amour de Jésus pousse aux grandes actions... Celui qui aime vole, court et se réjouit... L'amour ignore souvent la mesure... il ne connaît point d'obstacle. » (P. S.)
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couvent sous le nom d'Eglise, et une secte sous le nom de religion. On se pare néanmoins des idées dont il a ensemencé les friches de la conscience humaine; que dis-je? on les lui oppose comme si elles n'étaient pas siennes, on les fait succéder à ses doctrines comme si ce n'était pas le faire succéder à lui-même ; on proclame (lisez la préface de Jocelyn) que « l'œil humain s'est élargi par l'effet d'une civilisation plus haute et plus large, par des religions et des philosophies qui ont appris à l'homme qu'il n'était qu'une partie imperceptible d'une immense et solidaire unité, que l'œuvre de son perfectionnement était une œuvre collective et éternelle. »
Soit, l'œil humain élargi a vu tout cela ; mais qu'importe qu'il l'ait vu, si le cœur ne s'élargit pour le sentir? ou plutôt, comment l'œil se serait-il jamais ouvert à ces idées, parfaitement étrangères au monde ancien, si l'homme n'avait été pourvu d'un nouveau sens, la charité universelle? Vraies ou fausses, ces théories dérivent d'une découverte qui n'est pas d'hier, qui n'a pu résulter des progrès de l'entendement et du savoir, mais d'une révolution opérée dans le cœur humain. Celui qui, du sein du nationalisme hébreu, en face de l'égoïsme romain, au fort des usurpations du moi individuel et politique, proclama de sa bouche, réalisa dans sa vie, consacra par sa mort le principe de la fraternité humaine, de la fraternité en Dieu, celui-là pour jamais a clos la carrière des découvertes et des conquêtes dans le monde moral. Tout ce qui se fera dans l'intérêt de l'humanité découlera du principe vivant qu'il a posé; tout ce qu'on voudra faire pour l'humanité hors de ce principe, hors de l'inspiration chrétienne, ou res-
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tera à l'état de simple pensée, ou verra s'effacer, dès les premiers pas, son caractère emprunté. Le cosmopolitisme est né avec le christianisme. De même que Christ a porté toute l'humanité dans son cœur, chaque chrétien porte dans le sien « ce noble fardeau du genre humain, » comme s'exprime Bossuet. Il ne faut pas que ceux qui ont inventé le grand mot d'humanitarisme (auquel M. de Lamartine a fait l'honneur de l'employer) s'imaginent avoir inventé la charité; et, parce qu'ils ont formulé à leur manière l'avenir de l'humanité, ils ne doivent pas se flatter d'avoir donné à cette notion d'humanité, dans la conscience humaine, une réalité qu'avant eux elle n'avait pas. L'important est de bien aimer; ce bon amour, la charité, est, de sa nature, expansif et universel. En me faisant aimer mon voisin, Christ me fait aimer tous les hommes; et s'il est vrai de dire : « Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment pourrait-il aimer l'humanité qu'il ne voit point? » il ne l'est pas moins de dire: « Celui qui aime son frère qu'il voit, comment n'ai- merait-il pas l'humanité qu'il ne voit point? » Le christianisme va du simple au composé, de l'individu aux masses : la marche inverse n'est pas admissible. Je me fierais peu à des religions et à des philosophies qui n'imposeraient pas à l'amour le nécessaire noviciat de la charité domestique ou privée, qui embrasseraient l'univers dans une étreinte idéale dont chaque individu à part pourrait être exclu, et qui, en nous commandant d'aimer en grand, nous laisseraient libres peut-être de haïr en détail. Je crains que, dans cet élargissement de l'œil humain, les objets les plus prochains n'échappent à son regard; je
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crains que la préoccupation du bien collectif ne nuise à celle du bien individuel; et tous ces moi personnels s'abdiquant et allant se perdre dans je ne sais quel moi universel sont des chiffres et non plus des hommes. Les philosophies du siècle tendent fortement à annuler l'individualité; ce serait le plus grand mal qui nous pût arriver; car l'humanité n'a point de cœur, et l'amour, la vie par conséquent, ne réside que dans l'individu.
Cela n'empêchera pas le christianisme de s'associer à toutes les idées, à toutes les œuvres qui embrasseront de vastes intérêts ou ceux de tout le genre humain. Le christianisme n'est ni économiste, ni publiciste; mais il se sert de tout, comme il sert à tout. Longtemps avant les âges modernes, il a créé des cosmopolites de profession dans la personne des missionnaires: Colomban, François Xavier, étaient-ils autre chose? Et, de nos jours, combien de leurs émules portent aux peuples lointains, entre les feuillets de l'Evangile, la civilisation, les lumières et la liberté! Mais le christianisme ne reconnaît à personne le droit ni le pouvoir de guérir sans lui l'humanité malade, et de reconstituer la société. Il ne croit pas à une charité qui n'a pas, sous ses auspices, subi une épreuve préalable, une halte, si vous voulez, dans l'exercice des dévouements quotidiens et obscurs. La charité politique avant la politique chrétienne lui apparaît comme une belle alliance de mots, une belle antithèse peut-être, et rien de plus. A la vue de cette philanthropie savamment formulée, et se mirant dans des écrits qui seront peut-être ses seules œuvres, le chrétien soupire; et le génie du mal, dont l'ombre sinistre s'allonge sur
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la société comme au déclin du jour l'ombre des monts sur les plaines, hausse les épaules et sourit. Ces illusions le réjouissent, ces méprises le rassurent, il airne de si « sages ennemis. » Ses craintes se portent d'un autre côté. « Je connais Jésus, dit-il, et je sais qui est Paul; mais vous, qui êtes-vous t? »
Quand on pétrit de ses mains une religion, rien n'empêche, ce semble, de la faire joyeuse, et les couleurs riantes ne manquent pas plus que d'autres à la palette de l'auteur de Jocelyn. Mais j'en appelle à tous les lecteurs: y a-t-il rien de plus morne que la religion du curé de Valneige, et l'impression qui reste de la lecture de Jocelyn n'est-elle pas une indicible tristesse? Quand vous arrivez à la fin du poème, vous croyez toucher aux limites d'une lande désolée que recouvrent, qu'étouffent des cieux gris et lourds. Il ne faut pas répliquer à cela que Jocelyn porte le fardeau des plus cruels souvenirs; l'auteur le devait faire malheureux; le triomphe de la vraie religion est de consoler, et elle étend sur l'âme du fidèle un ciel sans nuage où le tonnerre éclate dans l'azur. La défense tourne donc au bénéfice de l'accusation. Et cette accusation est grave; car une religion qui ne console pas ne saurait être vraie. Mais comment la religion de Jocelyn le consolerait-elle? Son Dieu est si loin de lui ! son Dieu est si impalpable! Sous les mains du poète, nous voyons ce Dieu se dissoudre dans l'espace, se fondre dans l'immensité; il est partout et nulle part; il est tout et il n'est rien. Pour le faire infini, le poète l'a fait inaccessible. Ame de la nature, sève de la végétation,
1 Actes des Apôtres XIX, 15.
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vie de ce qui respire, raison de toute existence, vérité de toute idée, je le trouve partout, je ne puis le toucher nulle part : il n'a pas des pieds que je puisse baigner de mes larmes, des genoux que je puisse embrasser, des yeux où je puisse lire ma grâce, une bouche qui puisse la prononcer: il n'est pas homme ! et j'ai besoin d'un Dieu homme ! Il est trop tard, après dix-huit siècles, pour se récrier à ce langage; ce qui n'eût été alors, de la part de l'imagination humaine, qu'une pensée aussi profane que téméraire, est devenu la vérité ! Dieu s'est fait homme pour le salut des hommes! L'éternelle essence s'est assujettie par amour aux conditions du temps et de l'espace ; disons tout ; une idée est devenue une personne; Dieu, pour ainsi dire, s'est localisé: la terre l'a connu en la personne de son Bien-Aimé ; le Dieu de l'éternité, le Dieu dont la pensée frappe de vertige, est devenu le Dieu familier, l'auguste mais intime ami de chaque âme; le morne désert de l'infini s'est animé ; l'avenir est devenu présent ; la vie a senti et savouré d'avance sa perpétuité ; nous avons distinctement aperçu les bords sacrés de la patrie, le seuil de la maison paternelle; nous avons salué du nom de Père l'Invisible, le Tout-Puissant, l'Infini; nous avons eu avec lui des rapports directs, détaillés et journaliers; nous lui avons parlé face à face comme un ami parle à son ami; nous lui avons confié, avec la certitude d'en être chaque jour entendus, nos besoins et nos peines de chaque jour; nous avons eu, en un mot, un commerce personnel avec un Dieu personnel, qui n'en est pas moins demeuré pour l'imagination le Dieu infini, pour la conscience le Dieu redoutable
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et saint. Ah ! si Jocelyn le connaissait, ce Dieu qu'il s'est chargé d'annoncer au monde, que son horizon serait éclairé, son air pur, sa vie sereine! Dans ces terribles insomnies qu'il a décrites et que remplit sans les abréger une seule et dévorante pensée, nous ne le verrions pas chercher sa consolation dans les , chants des bardes antiques ; les mieux inspirés, les plus religieux, Lamartine lui-même ne lui suffiraient pas : il chercherait plus haut le secours et le réconfort. Mais, précieux aveu! omission pleine d'instinct! Jocelyn, dans ces cruels moments, n'a recours ni à l'Evangile ni à la prière !
Ah! puisqu'il faut ici dire toute la vérité, nous avons cherché le Dieu de Jocelyn, et nous n'avons trouvé que Jocelyn lui-même; nous avons cherché son Sauveur, et nous n'avons trouvé que Jocelyn encore ! Il est son propre Christ, il est sa propre hostie ; il s'offre à lui-même le mérite de ses douleurs; quand il a, des années durant, « sué son agonie 1, » il n'invoque sur son avenir ni la sueur du Gethsémané, ni l'agonie du Calvaire ; l'homme a satisfait à l'homme; le pécheur a payé la rançon du pécheur, et c'est sa propre croix qu'il faut planter sur sa tombe !
Mais du moins, direz-vous, cette religion est au- dessus de la région des controverses. Savez-vous bien quel aveu vous faites, et qu'au lieu de dire au- dessus, c'est au-dessous qu'il faut dire !
Une religion au-dessus ou au-dessous de la controverse est une religion sans conséquence. Une religion qui ne trouve dans l'homme rien à contredire ni à enchaîner n'est pas une religion. Si la pré-
1 Cinquième époque: 15 août 1794.
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sence de la controverse n'est pas à elle seule le critérium de la vérité d'une doctrine, une doctrine qui ne suscite aucune contradiction manque d'un des caractères de la vérité. De même que le corps humain placé dans une température parfaitement égale à la sienne n'éprouve aucune sensation particulière, ne subit aucune impression ni bonne ni mauvaise, de même en est-il de l'âme à qui l'on donne pour milieu une religion identique à ses dispositions. Telle est la religion naturelle : elle laisse l'homme comme elle le trouve, et lui, à son tour, la laisse comme il l'a trouvée; l'accord est parfait parce que, réciproquement, l'action est nulle.
Que sont donc devenues ces belles amplifications sur le sort de toute vérité, sur le baptême de sang promis à toute sagesse, sur la couronne d'épines dévolue au front du génie? Ces douloureuses récompenses, dont la pensée fait courir un noble frisson sur le corps de l'homme généreux, sont-elles donc illusoires! ou bien, la plus haute des sagesses et la plus nécessaire des vérités seraient-elles seules destinées à ne rencontrer dans le monde aucune opposition? Certes le privilége n'est pas glorieux, et la promesse ressemble trop à une menace ! C'est diffamer une religion que de lui présager un paisible avenir; c'est dire qu'elle n'a rien à apprendre à l'homme, aucun sacrifice à lui demander, aucun hommage à en prétendre, ou bien, c'est faire à l'homme l'honneur exorbitant de le déclarer prévenu d'avance pour la loi de la perfection et tout prêt à l'accomplir; car je ne veux pas présumer que, puisque vous parlez de religion, vous avez en vue quelque chose de moins que la perfection.
C'est parce que le christianisme prétend de
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l'homme qu'il soit parfait, c'est-à-dire qu'il mette toute sa volonté au service de la volonté divine, que le christianisme a semé sur la terre plus de divisions et de controverses qu'aucune autre religion. Faites attention qu'en vous livrant ce fait, nous vous laissons libres sur le choix des conclusions ; mais vous n'avez le choix qu'entre deux: ou le christianisme est une religion de haine, ou le christianisme est une loi de perfection. A des effets immenses doit correspondre une cause puissante; or, les divisions dont le christianisme a été l'occasion ont été (tout le monde le sait, et Dieu nous garde d'en effacer le souvenir!) ont été fréquentes, universelles, terribles. Encore une fois, choisissez.
Quant à nous, nous avons choisi, si c'est choisir que de se décider pour l'évidence. Le christianisme est la religion de Dieu, tombant comme l'éclair au milieu des religions de l'homme, c'est-à-dire du moi humain diversement transformé et déguisé. C'est Dieu voulant se mettre dans le centre de l'homme à la place de l'homme. C'est la prétention la plus exorbitante, la plus énorme, si elle n'était pas divine. C'est une révolution fondamentale de l'homme demandée à l'homme. C'est le droit de Dieu posé en face des passions humaines, et l'homme mis en demeure de choisir entre ses passions et le droit de Dieu. Mais c'est autre chose encore, et qu'on y prenne garde: cette beauté a saisi tous les esprits; les uns l'adorent, les autres la repoussent; d'autres, et c'est le plus grand des malheurs, la repoussent intérieurement et s'en décorent au dehors. La religion, bien apprise, bien répétée, devient le manteau de l'ambition, de la cupidité et de la tyrannie. En
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un mot, à l'apparition du christianisme, toutes les passions s'élancent de leur repaire, et dans les sens les plus différents, tourbillonnent autour de ce soleil. Tout ce qui existait, en mal comme en bien, dans le cœur de l'homme, fait effort pour en sortir et se précipite dans la vie. Toutes les forces de la nature humaine se dilatent et s'emparent de l'espace. Siméon lisait au fond le plus intime du christianisme lorsque, tenant dans ses bras le divin fondateur de cette religion, il prophétisait qu'à son sujet « les pensées du cœur de plusieurs, » c'està-dire de tous, « seraient mises à découvert1. » Jésus connaissait son œuvre lorsqu'au milieu de sa carrière de paix et de charité, occupé tout entier à consoler et à bénir, il annonçait avec assurance à ses disciples étonnés « qu'il était venu apporter sur la terre, non la paix, mais l'épée, et qu'il lui tardait de voir allumer ce grand feu 2. » Hélas ! non pas seulement le feu de la charité ! Il disait vrai, et les siècles l'ont prouvé : le christianisme a été dans la vie du monde une crise qui a fait suer à la nature humaine toute sa méchanceté ; mais sous cette sueur, comme sous une rosée amère, la bénédiction a germé, et l'arbre du salut a poussé ses branches jusqu'au ciel, et a porté à Dieu dans son riche feuillage un parfum de sainteté et d'adoration tel que la terre n'en avait jamais exhalé.
1 Luc II, 35.
2 Matthieu, X, 34 ; Luc XII, 49.
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POST-SCRIPTUM
DE M. DE LAMARTINE A LA PRÉFACE DE JOCELYN 1
M. de Lamartine vient d'ajouter à la préface de Jocelyn un post-scriptum destiné à éclairer les lecteurs sur l'intention religieuse du livre.
Pour ce qui nous concerne, nous qui avons aussi examiné ce poème sous le point de vue religieux, nous n'avions pas besoin que M. de Lamartine prît la peine de justifier son intention, que nous n'avons ni attaquée, ni suspectée. Nous n'avons eu garde, surtout, de prêter à ce poème une intention polémique. Rien, dans ce que nous avons écrit au sujet de Jocelyn, ne permet de le supposer ; et si quelqu'un, en cette affaire, pouvait se plaindre de voir son intention méconnue, ce serait nous peutêtre.
Nous n'avons pas dû chercher ce qu'a voulu M. de Lamartine, mais constater ce qu'il a fait. C'est aussi de ce point de vue, uniquement, que nous pouvons accepter son explication. Nous n'y voulons voir que l'exposition d'un fait, savoir du caractère philosophique, des tendances religieuses du poème. Mais, après cela, qui nous expliquera l'explication de M. de Lamartine?
Nous nous plaignons d'y trouver, presque partout, le même vague que dans son poème. Ici comme là, en prose comme en vers, l'auteur enveloppe sa pensée dans un nuage, qui, pour être teint des re-
1 Semeur, V, 21 déc. 1836.
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flets les plus brillants, n'en est pas moins un nuage. Entrons dans le nuage.
L'auteur n'a pas eu pour but de rendre odieuses certaines institutions catholiques. Soit ; mais aussi n'est-ce point là la question ; il s'agit de savoir si son récit les rend odieuses ; et, d'accord avec la conscience de tous les lecteurs, nous disons encore une fois oui. Il en résulterait au moins que M. de Lamartine a fait ce qu'il n'a pas voulu, le contraire même de ce qu'il a voulu. Ce malheur peut arriver aux plus habiles.
On accuse encore le poème d'être peu favorable au Christianisme en général. M. de Lamartine répond « qu'alors même qu'il pourrait différer sur le sens plus ou moins symbolique de tel ou tel dogme de cette grande communion des esprits, il ne pourrait jamais, sans ingratitude et sans crime, être hostile à une religion qui fut le lait de son enfance, qui fut la religion de sa mère, qui lui a tout appris à lui-même des choses d'en haut, et souiller de sable ou de gravier ce pain de vie dont se nourrissent et se fortifient tant de millions d'âmes et d'intelligences ». Aussi personne n'a eu cette pensée. Personne ne dira que M. de Lamartine hait la religion de sa mère, par cela seul qu'il attribue aux dogmes de cette religion un sens plus ou moins symbolique ; c'est sur ce symbolisme précisément, mais uniquement, qu'on lui fait la guerre. On croit qu'il y a la distance de l'infini entre un christianisme symbolique et le Christianisme positif; on ne peut consentir aussi aisément que lui à échanger des faits contre des emblèmes ; on sent, pour soi-même d'abord et puis pour le monde entier, le besoin de ces faits ;
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on proteste contre la substitution ; et surtout on cherche à préserver les esprits peu mûrs, que de faux rapports pourraient égarer, que la magie du talent pourrait éblouir, et à qui, en indemnité d'une foi positive et articulée, il ne resterait que de la poésie. Parce que M. de Lamartine est le premier tombé dans le piège, il ne s'ensuit pas que ce ne soit point un piège.
On s'est plaint encore du silence de M. de Lamartine sur les points capitaux de la foi chrétienne. On en a conclu, à regret, que ce qui est capital, depuis dix-huit siècles, pour l'Eglise chrétienne, est accessoire aux yeux du poète. On ne pouvait s'expliquer autrement un silence qui, vu la nature de l'objet, ne peut absolument pas être d'omission ou de négligence. Dira-t-on que ce silence si grave est véritablement rompu par ces paroles du post-scriptum de M. de Lamartine :
« L'auteur n'a point à faire ici profession de foi ; mais il fait profession de vénération, de reconnaissance et d'amour pour une religion qui a apporté ou résumé tout le mystère de l'humanité; qui a incarné la raison divine dans la raison humaine, qui a fait un dogme de la morale et une législation de la vertu ; qui a donné pendant deux mille ans une âme, un corps, une voix, une loi à l'instinct religieux de tant de milliards d'être humains, une langue à toutes les prières, un mobile à tous les dévouements, une espérance à toutes les douleurs. »
Tout cela est aussi vrai que beau, mais rien de tout cela n'est en discussion entre Jocelyn et nous. Ce n'est point du caractère général du Christianisme, de son aspect, de ses résultats, qu'il est question, mais du principe de toutes ces choses, du fait qui leur a donné naissance, de la donnée de foi sur laquelle toutes ensemble reposent. La rupture
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consommée entre Dieu et l'homme par le péché, la réconciliation opérée entre Dieu et l'homme par la vie et la mort de l'Homme-Dieu : telle est la base historique et surnaturelle du Christianisme, sa définition même, son souffle de vie, la source d'où jaillit tout ce qu'il a de grand, de fort et d'unique ; et telle est l'idée que nous n'avons pas trouvée dans Jocelyn, et que nous avions droit d'y chercher, puisque le héros du drame est ministre d'une Eglise qui a cette idée pour base, et martyr dès le début, de l'autorité de cette Eglise; telle est l'idée, enfin, dont nous avons droit aujourd'hui de demander compte à M. de Lamartine. Certes, nous n'aurions garde de lui demander une profession de foi s'il ne nous l'avait pas promise; mais puisqu'il nous l'a promise, il nous la doit; et nous n'accepterons point en échange « une profession de vénération, de reconnaissance et d'amour », qui, de sa part, s'entend de soi-même et qui ne termine rien. Et remarquez bien que c'est au poète, non à l'homme, que nous demandons compte de sa foi ; c'est le symbole de Jocelyn que nous réclamons; c'est du silence de Jocelyn que nous attendons l'explication ; il s'agit essentiellement ici de critique littéraire et de logique ; il s'agit du serveiur ad imum qualis ab incepto processerit, et sibi constet 1. Jocelyn jetant son cœur et son avenir dans l'abîme d'une foi qui se résout à l'analyse en un pur rationalisme, c'est une fiction que la raison n'admet pas, parce que l'expérience n'a jamais présenté le fait qu'elle représente; c'est une incohérence de conceptions
1 Horace, Art poétique : Que votre personnage se montre jusqu'au bout tel qu'il s'est annoncé d'abord, et que jamais il ne se démente. [P. S.]
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dont tous les lecteurs attentifs, sans distinction de secte, ont pu être frappés, et dont le poète ne peut être absous qu'à condition de la reconnaître.
On l'a « accusé ou loué de panthéisme. » Il proteste aujourd'hui contre l'accusation et la louange. Mais si les adversaires et les partisans du panthéisme se sont accordés à le trouver dans Jocelyn, est-ce donc par hasard et gratuitement? Et ne faut-il pas croire que quelque chose, dans l'ouvrage, a donné lieu à l'erreur contre laquelle l'auteur réclame avec énergie? Même avant cette réclamation, dont la clarté aurait dû servir de règle à tout le post-scriptum, l'intention de M. de Lamartine était hors de cause. Mais s'il sait bien ce qu'il a voulu, qu'il apprenne ce qu'il a fait. Il a réjoui les panthéistes. Il les a involontairement aidés à se débarrasser de ce Dieu personnel, distinct de l'Univers, de qui la volonté pèse sur toute volonté, de qui la loi s'impose à toute conscience, duquel tout ne fait point partie intégrante, même le mal, et auquel on ne saurait attribuer l'indifférence morale et l'apathie ; Dieu, en un mot, et non la nature. Voilà ce qu'a fait M. de Lamartine, et ce qui lui a valu à la fois le blâme des uns et la louange des autres. Nous aimons à croire que, si le déplaisir des premiers n'éveille pas ses scrupules, la satisfaction des seconds éveillera ses regrets. Cela revient au même, et nous nous en contentons.
« L'intelligence aussi doit avoir sa charité », dit M. de Lamartine. Nous croyons précisément le contraire. L'intelligence, n'ayant affaire qu'à des idées, choses abstraites et insensibles, n'a point de charité à exercer. La charité, dans cette application, serait un suicide. L'intelligence, qui vit de vérité, ne peut
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se refuser cette nourriture sans mourir; et au profit de qui mourrait-elle, je vous prie? C'est l' homme qui est tenu à la charité ; c'est lui qui, en attaquant l'erreur, doit ménager les errants ; c'est lui qui, jusqu'à la dernière extrémité, doit croire à la pureté de leur intention; c'est lui qui doit compter sur leur bonne foi, et espérer leur retour dans le chemin de la lumière. Il est plus facile aujourd'hui que jamais d'accomplir ces devoirs, même sans charité. La tolérance des opinions est entrée dans nos moeurs ; il est entendu, dans l'intérêt du commerce intellectuel, qu'on ne doit jamais faire un tout indivisible d'un homme et de ses opinions ; et dans un temps où il n'y a plus d'hérésie parce que tout est hérésie, on se rendrait encore plus ridicule qu'odieux en criant à l'hérétique. Pour notre compte, nous sommes si éloignés de refuser aux opinions la faculté de se produire, que nous les y inviterions au contraire, à la seule condition de se dessiner nettement. Pour cela il faut d'abord qu'elles se rendent compte d'elles - mêmes. excellent moyen pour se juger. Si M. de Lamartine eût soumis les siennes à cette épreuve avant d'écrire son poème, probablement nous n'aurions pas Jocelyn ou plutôt (je me hâte de le dire pour la consolation des amis de la poésie), nous aurions un autre Jocelyn. Mais après avoir écrit un poème qui se rattache ouvertement, par l'ensemble et par les détails, à toutes les questions religieuses, il n'est plus temps de dire qu'« un si petit livre ne doit rien soulever de si lourd, ne doit rien toucher de si haut », ni de se refuser, par ce motif, à de plus complètes explications. Le « petit livre » a touché à tout, il a tout soulevé. Qu'a-t-il à mé-
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nager encore ? Que signifie tant de réserve après tant d'assurance? Est-il plus difficile de s'expliquer en belle prose qu'en beaux vers? Ou bien les croyances de M. de Lamartine seraient-elles de ces choses qui peuvent se chanter et ne peuvent se dire ?
Au reste, le post-scriptum de M. de Lamartine va faire sans doute le voyage de Rome. Si ces explications, qui nous semblent si vagues, ont pour résultat de faire rayer Jocelyn de l'Index, nous ne pourrons pas trouver mauvais qu'elles aient paru à d'autres yeux plus claires qu'elles n'ont paru aux nôtres.
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LA CHUTE D'UN ANGE
ÉPISODE
'2 volumes In-8". — 1838.
PREMIER ARTICLE 1
Combien de poèmes, et de poèmes peut-être fort divers, la première annonce de la Chute d'un ange n'a-t-elle pas fait germer dans les imaginations ! Inférieurs, la plupart, quelques-uns égaux, supérieurs peut-être, au moins comme germes, à ce que M. de Lamartine pouvait concevoir et enfanter sous ce titre si poétique et si sérieux. Car enfin aucune poésie écrite n'atteint à la hauteur de cette poésie de tous, à la fois audacieuse et timide, à qui l'expression, la voix a été refusée, qui n'éclôt jamais, qui n'obtient jamais une forme, qui n'enfante ni poèmes, ni vers, mais bien quelquefois une vie. La chute d'un ange ! Aucun poète ne réalisera au plein gré de personne l'idéal de ce sujet tel que le conçoit, vague, informe, mais immense, l'imagination populaire. M. de Lamartine ne l'a pas même tenté; et
1 Semeur, VII, 13 juin 1838.
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nous sommes obligé de dire, avant tout, qu'il n'est question, dans son poème, de rien aussi peu que de la chute des anges ; passé les premières pages, l'événement qui semblait justifier ce titre est parfaitement perdu de vue ; rien, dans la suite de l'ouvrage, et jusqu'aux dernières lignes, n'oblige le lecteur à s'en souvenir ; ce qui s'annonçait comme le fait générateur de la fable, n'a ni conséquence ni sens ; en le supprimant au début, on supprimerait quelques beaux vers, rien de plus; l'ensemble de la fiction ne s'en apercevrait pas; et, sous le rapport de la logique et de l'unité, l'œuvre y gagnerait.
Ainsi l'Eloa de M. de Vigny, menacé d'une redoutable comparaison, reste sans pareil ; M. de Lamartine l'a laissé quitte pour la peur, si tant est que l'auteur d'Eloa ait eu peur; on a respecté son droit de premier occupant ; et si nous pouvons nous fier à notre jugement, soit sur le mérite d'Eloa, soit sur la difficulté actuelle d'un semblable sujet, ce droit sera longtemps respecté. Mais voudra-t-on nous croire lorsque nous disons que le titre du nouveau poème n'est qu'une fausse étiquette? On pensera plutôt que nous avons mal compris le dessein de l'auteur, et méconnu la continuité du tissu de son œuvre. C'est possible; mais qu'on nous permette, si nous sommes dans l'erreur, de dire ce qui nous y induit. Un ange s'éprend de la beauté d'une femme. Notre mémoire nous tromperait fort si l'attrait auquel succombe Eloah dans le poème de M. de Vigny n'était pas d'une nature plus mystérieuse et plus spirituelle. C'est l'ange de M. de Lamartine qui devait être plus spirituel; car il a plu à l'auteur d'en faire un pur esprit; et sa chute précisément consiste
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à se revêtir d'un corps, d'un corps très physique, très consistant, à en juger par le premier usage qu'il en fait qui est de se jeter la tête en avant contre un géant ravisseur, et de lui enfoncer le diaphragme et les côtes; voilà donc un ange boxeur, boxeur de première force, presque avant d'être homme. Qu'on nous pardonne ici les mots, si l'on ne veut pas demander compte au poète des choses, auxquelles certainement aucune expression ne peut. ajouter du ridicule. Ce qui n'est pas plaisant, ce qui est très sérieux selon nous, c'est d'enlever à la nature de l'ange, créature historique, caractérisée par la Bible, les attributs qu'elle lui donne, et de le refondre au creuset de je ne sais quelle vague et froide mythologie. Ce que la poésie moderne a fait de ces êtres, si grands, si importants et si mystérieux dans la Bible, est, à nos yeux, d'une rare impertinence; je n'accuse personne; tout le monde s'en est mêlé; et l'on a si bien fait, que la haute et sérieuse poésie qui s'attache, dans la notion chrétienne, à ces nobles créatures, a fait place à la plus insipide et à la plus décolorée. Ce sont autant de Mercures sans caducée, à l'aile diaprée, au teint rose ou blême, des espèces de sylphes avec un nom biblique, flânant dans les cieux, s'oubliant parmi les étoiles, puis descendant sur la terre, d'un vol languissant et distrait, pour y bercer les petits enfants dans leur couche, ou, du vent de leur aile, sécher les larmes dans l'œil des femmes sensibles. De grâce, un autr.e nom pour vos fantômes! laissez le mot quand vous laissez la chose; et si vous ne partagez pas les croyances chrétiennes, du moins ne les blessez pas dans le cœur de ceux qui les ont
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embrassées. Je n'ai point ici en vue les anges de M. de Lamartine; ils sont moins indignes de leur nom; je demande seulement pourquoi, en leur conservant un nom biblique, il en fait ce qu'ils ne sont point dans la Bible, des êtres immatériels, des esprits purs. Mais venons à notre objection principale. Cet ange devenu homme perd instantanément tout souvenir de sa première essence; aussitôt que, par un acte de sa volonté libre, il a revêtu notre nature, il oublie ce qu'il fut, et d'où il vient; il sait à peine ce qu'il est; seulement il pense, il sent, il se conduit en homme; il est homme, ni plus ni moins, mais homme par excellence, pour la force, pour la taille et pour la beauté; aucune perfection physique ne lui a été refusée, comme aussi aucune supériorité morale ne le distingue des autres hommes ; il excite leur envie par ses avantages naturels, leur défiance par le mystère de sa naissance, sur laquelle il garde un silence forcé, très naturel, mais très suspect; c'est un de ces enfants trouvés dont M. de Lamartine vient de plaider si éloquem- ment la cause1; c'est un heimatlos du monde primitif, qui, ne pouvant produire aucun acte d'origine, devient l'esclave de la première tribu qu'il rencontre. Qu'il ait été autrefois un ange dans le ciel, il n'importe nullement à l'action ni à lui-même; ou plutôt il n'a point été ange puisqu'il ne s'en souvient pas; le lien est rompu entre ses deux vies; un ange est mort, un homme est né; la naissance de l'un peut nous intéresser, parce qu'elle a des
1 Allusion au Discours sur les enfants trouvés, lu par M. de Lamartine, le 30 avril 1838, dans l'assemblée générale de la Société de la Morale chrétienne. (Editeurs.)
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suites; la mort de l'autre nullement, parce qu'elle n'en a point. Je le demande donc: à quel propos M. de Lamartine a-t-il fait défaillir une des Vertus des cieux? Que fait cette chute à son dessein? Cet ange tombé est-il peut-être une image, un emblème de l'homme? Mais en parlant de l'homme, M. de Lamartine n'a-t-il pas écrit ce beau vers, que tout le monde se rappelle:
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux 1?
Cédar ne se souvient des cieux en aucun sens; il a moins de souvenir que l'homme.
Au reste, l'objection que nous faisons s'efface devant une autre plus grave. Homme ou ange, n'importe; Cédar devait avoir un caractère, et Cédar n'en a point. Peut-être n'en pouvait-il point avoir. Sans souvenirs, sans passé, enfant adulte dont la vie commence dans les passions des sens, rien n'a pu imprimer une forme à son âme; elle n'a que les attributs les plus élémentaires de l'humanité ; et la série d'événements que le poète lui fait traverser ne saurait l'individualiser ; c'est toujours le beau Cédar, comme Enée est toujours le pieux Enée; il aime, il défend son épouse et ses fils; il est amant, il est père, mais il n'est point autre chose; il sent beaucoup plus qu'il ne pense, ou plutôt il ne pense point; il pense si peu que je m'étonnerais qu'il parlât, s'il n'était pas trop visible que M. de Lamartine se sert de sa bouche comme de celle de tous les autres personnages de la fiction, pour s'exprimer lui-même. Or, il faut pour le moins
1 Méditations poétiques. Méditation Il. L'Homme.
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un peu de pensée pour constituer un caractère; la passion même n'y suffirait pas, si la passion ne faisait pas penser; et les événements ne modifient point notre individualité sans le concours de la réflexion. Il ne faut point se représenter Cédar comme le héros du poème; il en est, pour mieux dire, le patient; il est là pour donner prise aux événements sur une âme humaine, pour en concentrer l'intérêt, et individualiser leur effet général. L'instinct du poète, en ceci, ne l'a point égaré; les trois grandes scènes qu'il prétendait nous retracer devaient, en effet, retentir dans une âme; mais une âme n'est pas un écho passif et mort; sa réaction, différente de celle du rocher sur les sons que l'air lui apporte, est une réaction vivante; les événements, les choses du dehors doivent se traduire en elle, prendre sa forme, se teindre de ses couleurs; c'est ainsi que de la série de nos impressions résulte notre empreinte personnelle, notre moi propre et distinct; or, à peine pourrait-on indiquer dans ce poème un seul endroit où le caractère de Cédar sorte de la généralité vague ; rien ne le prononce, rien n'en affile le tranchant; tour à tour spectateur, confident et victime, il assiste aux phases de cette histoire, sans les comprendre, sans les répercuter avec son âme, sans en devenir l'interprétation vivante, sans qu'on puisse dire, comme il le faudrait, que toute cette histoire se passe en lui. On peut douter, après ce nouvel essai, que M. de Lamartine soit, en poésie, au nombre de ces Prométhées qui peuplent de figures distinctes et reconnaissables, de véritables hommes, les espaces de notre imagination ; sa création, son homme à lui, c'est lui-même; lui-
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même il est, sans le vouloir, le héros de ses chants; lyrique à son début, il le sera toujours : il est précisément ce que Cédar n'est point devenu sous sa main, un écho sensible et personnel de la nature et de la vie. Peut-être le génie lyrique, dans une certaine force, exclut le génie épique.
Alléguerait - on l'embarras d'une œuvre complexe? la difficulté de faire marcher de front deux desseins différents? Il y a, en effet, dans le poème de M. de Lamartine, deux sujets distincts, quoique entrelacés l'un à l'autre: les aventures de Cédar et de sa famille et le développement successif de trois états de l'humanité ; ces deux sujets créent deux intérêts, l'un plus purement poétique, plus simplement humain, l'autre plus intellectuel et plus philosophique. Ce double dessein, j'en conviens, donne naissance à une œuvre complexe. Mais quelle composition épique n'a pas porté ce double caractère? Quel grand poète n'a pas eu le même problème à résoudre? Chez tous quelque idée générale, quelque événement d'un intérêt national ou même universel, cherche et réussit plus ou moins à se personnifier dans un homme, lequel devient, sous le titre de héros du poème, le foyer où convergent tous les rayons de la fable. Tous ont donné à notre nature deux satisfactions qu'elle réclame à la fois: l'une qui naît de la sympathie personnelle, l'autre, plus contemplative et plus désintéressée, et qui a pour sensorium, si je puis me permettre ce terme, l'intelligence. Une œuvre épique n'est à la fois intéressante et grande que par ce double caractère. Qu'est-ce qu'a voulu célébrer Homère? La colère d'Achille ? ou le triomphe de l'Europe sur l'Asie ?
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ou bien, comme Horace a paru le croire, les multitudes sans unité, sans cohésion morale, sans moyens de se concerter et de s'entendre, devenant les instruments et les victimes des passions de quelques individus puissants : Quidquid déliant reges plectuntur Achiui?1 Quelque chose de plus vaste et de plus grand que Renaud et même que Godefroy, ne planait-il pas sur la pensée du Tasse lorsqu'il conçut le dessein de la Jérusalem? Le héros n'était-il pas même en seconde ligne dans sa pensée ? « Canto l'arme pietose e'l capitano. » — « Arma virumque, » dit aussi Virgile, bien moins habile d'ailleurs à personnifier l'ensemble d'une action. Le sceau du talent épique, c'est d'attacher un intérêt très vif à cette personnification, de ramener tout à ce point sensible et palpitant, de faire illusion ou plutôt de se faire illusion à soi-même, tant qu'enfin le moyen devienne le but, et que l'individu créé pour être le représentant du sujet paraisse le vrai sujet du poème. L'idée n'y perd rien, quand le personnage, le héros, a été bien conçu, quand c'est l'idée elle- même qui en a combiné les éléments et constitué le caractère. L'épopée ne s'accomplit pas à d'autres conditions ; et l'on voit que, malgré la prétention de notre siècle à donner pour support, pour motif à toute fiction quelque idée générale, la difficulté dont il s'agit n'est pas absolument nouvelle. En tout temps, tout grand esprit a vu en grand, a généra- ralisé ; mais en tout temps aussi, l'homme a eu besoin, pour recevoir l'impression vive d'une idée ou
1 Hor. Ep. I, 2 : C'est sur les Grecs que retombent toutes les folies des rois. [P. S.]
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d'un fait, d'en circonscrire l'espace, d'en réduire l'objet à sa propre mesure, afin de pouvoir l'embrasser, de voir ce fait se réfléchir, d'entendre cette idée retentir dans un être semblable à lui. La poésie ne vivra jamais d'idées pures et de généralités ; épique ou lyrique, n'importe ; le lecteur y cherchera toujours un individu, afin de s'y trouver soi- même. Quand on aura méconnu cette vérité, il y aura peut-être des vers encore : il n'y aura plus de poésie.
Il y en a beaucoup dans le poème de M. de Lamartine, mais éparse, brisée ; elle n'est pas toute d'une haleine ; elle se renouvelle de page en page plutôt qu'elle ne se continue ; et les caractères de Cédar et de Daïdha en sont l'occasion plutôt que la source. Au reste, je ne fais ici cette observation qu'en passant ; l'examen littéraire de cette grande composition viendra plus tard ; je n'ai pour but à présent que de dégager le vrai, l'unique sujet du poète, l'idée qui l'a engendrée.
Ce poème est né parmi les ruines de Balbek, que nous croyons tous avoir vues depuis que M. de Lamartine les a décrites. C'est à la vue de ces constructions gigantesques, qui auraient écrasé une imagination moins orientale, c'est là qu'il a senti la sienne se mettre à l'aise, et, si j'ose parler ainsi, le sens de l'immense ou du démesuré se développer en lui. Il s'est trouvé tout de suite au niveau du monde que ces ruines révèlent ; il a refait pour elles un passé, une humanité ; et toute la poésie qu'elles expriment a passé en lui. Alors peut-être est éclose dans son sein une vision du monde antédiluvien, monde où, par un contraste qui ne se renouvellera point, la
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vigueur et la décrépitude sont contemporaines ; monde rapidement épanoui et flétri, qui présente presque à la fois le tableau de la vie sauvage, de la société à peine ébauchée, et, tout auprès, celui des grandes agglomérations politiques, de la puissance tutélaire dégénérée en tyrannie, et d'une corruption sociale qui n'a point passé à travers la civilisation. Entre ces deux barbaries, l'une et l'autre séparées de Dieu, et par conséquent de la vérité, le poète devait faire apparaître la vérité, c'est-à-dire Dieu, en qui réside, et de qui découle, et par qui s'explique toute vérité humaine et sociale. Il a, selon sa pensée, satisfait à cette condition du sujet, non pas en créant une troisième société, ou un troisième groupe d'hommes, mais un seul individu en qui se réunissent le vrai culte, la vraie morale, la vraie civilisation, modèle des plus hautes vertus, dépositaire des arts les plus excellents, propageant, du fond de sa solitude, parmi les foules opprimées, les idées de Dieu et de liberté, et enfin, pour que rien ne manque à l'autorité de sa mission, martyr de la vérité qu'il a répandue.
Mais me sera-t-il permis de le dire ? Cette analyse est trop favorable à M. de Lamartine. Elle rend compte de son dessein plutôt que de son œuvre. Elle permet au lecteur de supposer à ce poème un sens et une marche qu'il n'a pas. Elle laisse prévoir une conclusion, un résultat final, et l'ouvrage n'en a point. Le croira-t-on ? La seule unité visible de cette composition est dans le titre de l'ouvrage, dans le personnage de Cédar, dans la liaison de sa chute première à la catastrophe qui termine sa carrière terrestre, quoique tout ce qui s'étend entre ces deux
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termes, l'action entière du poème, soit absolument indépendante de ce personnage, par qui elle n'est point modifiée, et qu'elle ne modifie point. Il naît à la vie humaine pour assister à ses différentes formes, il meurt après les avoir contemplées, à peine puis-je dire subies ; du reste, ce triple aspect du monde primitif, ce triple état de l'humanité dans une même époque et sous un même ciel, n'engendre rien dans le poème, historiquement, ni philosophiquement : ou si l'on veut, à toute force, que le poème ait une conclusion, cette conclusion n'est autre chose que le doute et le désespoir. Etait-ce là le dessein de M. de Lamartine? est-ce là ce qu'il a voulu ? c'est du moins ce qu'il a fait. Ce caput mortuum, que nous avons déjà reconnu au fond du poème de Jocelyn, nous le trouvons encore dans la Chute d'un ange, mais bien plus noir et bien plus fangeux; ce résidu infect est-il donc tout ce que le chantre des espérances chrétiennes offrira désormais à une génération altérée qui se presse autour de son banquet poétique, débordant naguère d'une immortelle ambroisie ?
Ces deux enfants du désert, Cédar et Daïdha, ces deux amants que l'auteur appelle deux époux, quoique rien de religieux, rien même de moral n'ait sanctifié leur union, nous apparaissent d'abord comme victimes de la tyrannie et des préjugés féroces d'une tribu nomade, où Daïdha a pris naissance, où Cédar est esclave à titre d'étranger. La grossière imperfection de cette espèce d'association politique ; le pouvoir paternel, base de ce système, montré dans toute son impuissance en l'absence des inspirations et des enseignements divins ; l'entendement humain per-
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verti, tordu, presque aussitôt que formé; les monstres de la superstition la plus bizarre penchant leurs têtes effrayantes sur le berceau du genre humain nouveau-né ; la nature déjà effacée dans ce prétendu état de nature ; la vigueur des corps contrastant avec la faiblesse des intelligences ; des instincts vrais et profonds cohabitant avec des préventions insensées ; enfin la liberté indéfinie aboutissant dès son premier pas à l'extrême tyrannie : tout ce tableau d'un peuple qui nous offre moins les données d'une civilisation future que les derniers restes de la divine civilisation et de la sociabilité vraie, instituées en Eden, tout ce tableau a, dans le poème de M. de Lamartine, de la grandeur, de la vérité, un éclat vif en même temps qu'une couleur sévère; et cette première partie de l'ouvrage en est peut-être la meilleure. Mais quelle position y prennent Cédar et Daïdha ? en quoi concourent-ils à donner à ce premier tableau un sens et une conclusion ? Si une moralité distinguée, ou quelque inspiration supérieure, les isolait d'abord de cette société imparfaite, puis les y arrachait par une fuite nécessaire, mais généreuse, d'un côté ils exciteraient un intérêt qu'ils sont loin d'inspirer, de l'autre leurs sentiments plus purs, leur instinct d'une société meilleure, traceraient, de l'erreur sociale vers la vérité sociale, un premier sillon de lumière qu'il ne tiendrait qu'à l'auteur de prolonger, soit dans leurs inspirations spontanées, soit dans un enseignement du dehors. Emportés loin des tentes de leurs tyrans par le seul intérêt de leur conservation, ils arrivent avec leur jeune famille dans la retraite d'un mystérieux vieillard, qui vit avec les aigles entre la terre et le ciel. Héritier de la sagesse
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des premiers jours, possesseur d'un livre qui la renferme tout entière, initié à tous les arts, à toutes les industries de la civilisation future, cet homme est l'homme par excellence, l'homme des derniers comme des premiers jours, si les derniers jours doivent éclairer le triomphe de toutes les vérités morales et la victoire la plus complète de l'homme sur la nature. Les deux fugitifs deviennent les catéchumènes du saint vieillard ; je dirai plus tard ce qu'il leur enseigne ; mais je suis fâché de dire qu'il ne leur apprend rien. On nous parle bien, et fort élo- quemment, de leur surprise et de leur ravissement à l'ouïe des grandes vérités qu'il expose; mais rien ne prouve, rien n'indique même qu'ils les aient comprises; et l'auteur nous réserve, pour la fin de son poème, la preuve positive de l'inefficacité de cet enseignement. Après leur séjour auprès d'Adonaï (c'est le nom que M. de Lamartine a trouvé à propos de donner à ce vieillard) ils sont exactement ce qu'ils étaient auparavant, aussi neufs, aussi purement instinctifs ; aucune vie supérieure à la précédente ne se manifeste en eux. C'est donc pour nous qu'est le catéchisme, et non pour eux; c'est pour le dix-neu- vième siècle qu'Adonaï dogmatise. Il semblait pourtant que, cette fois du moins, un développement important allait s'opérer dans l'âme de nos héros; que l'auteur allait les élever à toute la dignité d'homme, en ajoutant des principes à leurs instincts, en faisant intervenir la pensée dans leur vie morale; la pensée, élément nécessaire de la moralité et de la vertu. La poésie eût ainsi donné un riche commentaire à la grande parole de Pascal: « Toute notre dignité consiste dans la pensée.... Travaillons à
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bien penser : voilà le principe de la morale. » On pouvait supposer encore que les deux époux, jetés par la tempête, comme deux semences bénies, dans les sillons de la société humaine, allaient ètre les missionnaires de cette vérité sociale dont Adonaï est le martyr. On pouvait l'inférer, et de l'espoir exprimé par Adonaï, et de la place, autrement peu rationnelle, que le poète a donnée dans son ouvrage à l'épisode du vieillard. Toutes ces attentes sont déçues. Cet épisode, vraiment épisode, ne produit rien, excepté ce qu'il pourra persuader, comme j'ai dit, aux contemporains de M. de Lamartine. Les élèves d'Adonaï sont jusqu'à la fin le Cédar et la Daïdha * du désert. Et si, dans la suite, l'on voit Cédar, dans un accès de fureur, répandre parmi la foule les mots de son maître, si ces mots la soulèvent contre l'imposture et la tyrannie, c'est qu'apparemment elle comprend ces mots un peu mieux que celui qui les prononce, et qui n'en fait usage une fois que pour sa vengeance et sa sûreté personnelles. Ces mots trouvent de l'écho dans tous les cœurs, excepté dans le sien; du moins faut-il avouer que si alors il en comprenait le sens, il l'a bien complétement oublié plus tard, lorsque, victime, avec sa famille, d'une noire méchanceté, il renie la vérité devant laquelle il s'est prosterné, blasphème le Dieu qu'on lui apprit à adorer, et lui rejette en fureur la vie dont il ne veut qu'à d'autres conditions.
Ici, je suis tenté de venir en aide à l'auteur que je critique. En présentant ainsi comme profondément vaine la doctrine qu'il enseigne, le poète lui a rendu justice, le poète en a fait justice. Quelle est cette doctrine, et, pour tout dire à la fois, quel est
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actuellement le système religieux de M. de Lamartine? Un pur et franc déisme, qui essaye de se rafraîchir dans les formules du panthéisme. Quel est son système de morale? L'humanitarisme. Plus de trace de l'Evangile, excepté, je le veux bien, dans des sentiments de philanthropie et de liberté qu'il ne dépend de personne de répudier, et qui, enracinés dans l'âme de notre poète par une éducation chrétienne , lui sont inhérents et ne l'abandonneront jamais. Mais pour ce qui est du christianisme historique, et d'une religion révélée, vous n'avez qu'à l'entendre:
Hommes 1 ne dites pas, en adorant ces pages:
Un Dieu les écrivit par la main de ses sages. ................
Le seul livre divin dans lequel il écrit Son nom toujours croissant, homme, c'est ton esprit!
L'intelligence en nous, hors de nous la nature, Voilà les voix de Dieu, le reste est imposture 1
Si je dis que ce livre est de Dieu, dites : Non1 !
Ici, nous devons prier nos lecteurs de se bien redire l'époque où se passe l'action. Que ce soit peu avant ou peu après le déluge (et là-dessus l'auteur et son poème ne sont pas d'accord, le premier dit avant, l'autre semble dire après), toujours est-il que la doctrine d'Adonaï, cette religion sans physionomie et sans forme, n'appartient point à l'enfance du monde, moins encore ce panthéisme raisonné, et, si l'on veut bien me passer le terme, ce moralisme limpide, épuré jusqu'à l'insipidité dans les filtres de la philosophie. Or, sans en dire davantage pour le
1 Huitième Vision : Fragment du Livre primitif.
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moment, ce qui n'est pas né d'un temps n'agit pas sur ce temps.'Le langage d'Adonaï, inintelligible pour ses contemporains, doit être impuissant sur leurs âmes. En tout siècle, on peut annoncer aux hommes l'unité de Dieu; mais un Dieu sans nom propre, mais des dogmes sans date, mais une religion sans histoire, tout cela est un pur non-sens pour ces hommes du premier monde, à les prendre même tels que les a faits M. de Lamartine. Et, pour le dire en passant, que lui eût-il coûté, en quoi pouvait-il lui répugner de faire sa religion moins métaphysique, et de lui donner la nature d'une histoire, tandis qu'il ne se fait pas faute d'investir son vieillard d'une puissance surnaturelle? Est-il plus difficile de concevoir un livre envoyé de Dieu, que des miracles dont Dieu seul peut être l'auteur? Mais cette inconséquence est peu de chose au prix de l'erreur fondamentale professée par le poète. « Quiconque, nous dit-il, vous présentera comme venant de Dieu un enseignement écrit, tenez pour certain qu'il ment. » Avec non moins de décision que le solitaire du Liban, nous dirons: « Quiconque prétend tirer de la raison et de la nature le système vrai et complet des rapports de l'homme avec Dieu, quiconque ne nous présente pas la religion dans un livre émané de Dieu, s'abuse et nous trompe. » Oui, la vérité religieuse doit se trouver dans un livre, dans les monuments authentiques d'une révélation ajoutée ou substituée aux enseignements de la nature. On doit au moins écouter celui qui s'annonce comme porteur d'un livre de Dieu, on ne doit aucune confiance à celui qui ne produit rien de semblable; le préjugé raisonnable est en faveur du premier, le second ne mérite pas même un moment d'audience.
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Pourquoi ? parce que le premier est dans les termes d'une supposition vraisemblable, et que le second part d'une donnée gratuite que rien n'appuie, que tout dément.
Ceci n'est pas un paradoxe, mais une vérité de sens comrnun; et l'opinion contraire repose sur une méprise, dont il est aisé de se rendre compte. La nature semble avoir pour nous une voix, mais on ne songe pas qu'elle n'en aurait point si l'Evangile n'avait parlé. Elle nous parle à travers l'Evangile, et nous croyons qu'elle nous parle directement. Mais que dit-elle, qu'a-t-elle jamais dit à ceux que l'Evangile n'a pas convertis ou tout au moins modifiés? Qu'est-elle autre chose pour eux qu'une grande énigme, ou un autre nom de l'inflexible nécessité? Que leur dit-elle sur le caractère de Dieu, sur ses intentions, sur sa volonté à l'égard de l'homme, sur son système de gouvernement des créatures morales? Rien de distinct, rien de déterminant, rien qu'on puisse appeler une révélation. On croit que le monde nous fait un cœur pour expliquer le monde; on ne voit pas que c'est notre cœur qui nous interprète le monde, et que la nature de cette interprétation dépend d'une tout autre cause que la contemplation des phénomènes sensibles. On ne sait pas, au milieu des influences chrétiennes, faire la part de ces influences, la déduire de l'impression qu'on croit recevoir uniquement de la nature, et réduire la part de celle-ci à sa juste valeur, qui est nulle, s'il est question d'une valeur absolue, nulle, si par cette valeur on entend le pouvoir de combler l'abîme creusé par le mal, la puissance de constituer la vie, le gouvernement suprême de la volonté, enfin cette équation miraculeuse et pourtant nécessaire entre
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nos désirs et notre destinée. Ce qui fait attribuer à la nature une étendue et une vigueur d'enseignement dont elle est incapable, c'est qu'on est peu difficile sur cet enseignement; on le serait davantage si l'on y faisait entrer tous les éléments que nous venons d'indiquer. On sentirait alors très bien que Dieu n'est pas révélé, qu'il ne peut l'être que par un moyen subséquent ou superposé à la nature et à la raison, c'est-à-dire par un livre, par une bible; on reconnaîtrait que les notions pures et rationnelles qu'on avait cru se devoir à soi-même (première erreur), et qu'on jugeait suffisantes aux besoins de la vie humaine (erreur non moins grande), que ces notions, à moins qu'on ne les rattache étroitement à la révélation qui en est la tige, sont des effets, jamais des causes, qu'elles ont de la beauté, mais pas de vertu intrinsèque. Hélas ! la plus vulgaire superstition en a davantage, parce que, dans sa fausseté même, elle correspond à une vérité que nous portons en nous: la nécessité que Dieu parle, et l'impossibilité qu'il n'ait point parlé. Car c'est là l'hypothèse du genre humain, tout entier soulevé contre la supposition de M. de Lamartine. Le genre humain attend le Verbe, se jette sur tout ce qui lui en offre l'apparence, l'épelle et le récite dans ses imitations les plus grossières; le genre humain veut un Dieu-Homme et une religion historique : le genre humain ne fut jamais et ne sera jamais déiste.
Qui est-ce qui se trompe? Est-ce le genre humain ou quelques beaux esprits? Le genre humain n'a-t-il pas plus d'esprit que tous les beaux esprits ensemble? Est-ce donc à nous à donner à M. de Lamartine des leçons d'humanitarisme, à lui inspirer du respect pour cet homme collectif et perpétuel, en
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qui l'homme individuel doit se fondre et s'absorber par un acte de sa volonté individuelle qui ne s'exerce que pour s'abdiquer? Appartient-il à quelqu'un de s'inscrire en faux contre l'éternelle pensée de l'éternelle humanité? Mais parlons sérieusement, et convenons que rien n'est plus analogue à l'humanitarisme que la doctrine panthéiste, que si l'un est la vérité religieuse, l'autre est nécessairement la vérité morale, que ce sont, en un mot, les deux moitiés d'un même tout, les deux éléments d'une substance unique.
Il serait bien triste que M. de Lamartine, de progrès en progrès, ou de chute en chute, en vînt à résumer ainsi son symbole: Dieu impersonnel, et l'homme également impersonnel; le premier, par conséquent, sans providence, et le second sans responsabilité. Il n'en est pas encore à cette formule; mais l'inexorable logique l'y pousse, et rien ne le sauvera que l'inconséquence.
Et qu'on y prenne garde, il n'est pas besoin qu'une doctrine ait donné sa formule pour donner ses fruits ; la formule vient plus tard, quelquefois même elle ne vient point; peu d'idées ont obtenu leur dernière expression; mais une erreur ne tarde jamais à s'exprimer dans les faits ; ses conséquences la traduisent plus complètement que toute parole; le mal qu'elle produit est sa fidèle et redoutable formule. Or, c'est ce que nous disons du monstre à deux têtes que nous avons signalé. Ce que le panthéisme et l'humanitarisme ont de vrai (et qui peut leur nier leur portion de vérité?) reste sans force, je dis plus, perd sa vérité, étant séparé de ses racines; et par ses racines j'entends l'Evangile, qui, en reconnaissant l'humanité comme une réalité en
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soi, comme une unité, et en la recommandant comme telle à notre intérêt, considère encore plus un seul homme comme un monde complet que le monde entier comme un seul homme; l'Evangile, qui, en remplissant et pénétrant tout de la présence de Dieu, nous défend et nous rend impossible de transformer tout en son essence. Le vrai de ces doctrines disparaît donc, et par conséquent ne leur prête aucun effet bienfaisant; le faux demeure seul, et opère. Il opère comme négation du vrai, en extirpant de l'esprit humain les notions qui donnent à l'idée de Dieu sa vigueur, et à celle du devoir sa sanction. Il dissout peu à peu dans l'âme tout ce que ces idées y avaient de positif et d'utile. Il n'y laisse, si je puis ainsi dire, au lieu d'une substance solide, que des formes sans corps. Merveilleusement assorti à notre époque, il conspire secrètement avec ses tendances les plus décidées. Il relâche et délie, en prétendant l'élargir, le faisceau de nos convictions. Il fait évaporer le sentiment religieux, sous prétexte de l'épurer, et la loi morale sous prétexte de l'ennoblir. S'il n'était qu'un simple théorème philosophique, sans rapport avec l'état de la société, il agirait peu sur les mœurs; mais, ainsi que dans les hautes marées de l'Océan, il y a conjonction ; un astre concourt avec l'autre; et ce que la doctrine toute seule ne pourrait pas sur le siècle, elle le peut aidée par le siècle lui-même, et elle le fera infailliblement.
Cet article, déjà bien long, ne nous a pas conduit au terme de notre dessein, l'analyse du sujet de ce poème; nous renvoyons le reste à un second article, où nous tâcherons d'enfermer aussi l'examen littéraire de l'ouvrage.
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DEUXIÈME ARTICLE1.
Transportons-nous, avec Cédar et sa famille, des rivages encore solitaires de Tyr dans la contrée où s'étend sur le sol, comme un monstre couché sur sa proie, l'immense et maudite Babel; passons du désert dans la cité, et de l'asile de toutes les vertus au rendez-vous de tous les crimes. Là, des géants, en qui la terreur voit des dieux, écrasent de leur puissance une multitude avilie, qui cultive à leur profit tous les arts de la civilisation, et que ces arts n'ont pu élever à la dignité d'hommes. Tout ce que la tyrannie a d'exécrable, l'esclavage de dégoûtant, tout ce que les passions de la chair peuvent enfanter d'inouï, tout ce que le mal, dans sa dernière expansion, peut présenter de hideux, l'enfer, en un mot, dans la société humaine, Babel l'a recueilli dans l'enceinte de ses murs. Cédar et Daïdha sont envoyés dans cet enfer pour y troubler l'accord des démons, en excitant involontairement, l'un dans le cœur d'une femme perverse, l'autre dans les sens d'un de ces géants oppresseurs, la seule passion qui, dans des âmes de fange, puisse trouver place à côté de la volupté de détruire et de la soif du sang. De ces deux passions qui se croisent dans les ténèbres, et concourent sans le vouloir au même résultat, jaillit une péripétie, qui pousse, dans un sens très inattendu, le drame vers son dénouement; mais il est clair que l'auteur s'est surtout préoccupé des vastes tableaux qu'il voulait fixer sur ce léger cane-
1 Semeur, VII, 20 juin 1838.
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vas, et que son objet principal est dans la peinture de cette société pervertie, ou plutôt de cette hideuse dérision de la société humaine.
On doit lui rendre justice; il n'y a rien épargné. Nulle histoire, nulle fiction connue, n'approche de l'horreur de ces tableaux; tout un siècle de la nation la plus avilie n'égale pas une des journées de Babel. L'auteur ne s'est point borné à des traits généraux; il a multiplié les détails ; il a prodigué les inventions; il a représenté le crime dans toute la frénésie de son ivresse, et, si l'on peut dire ainsi, dans ses plus inconcevables fantaisies ; il s'est condamné à créer des monstruosités si extrêmes que leur rapport avec la nature humaine, prise dans ses plus mauvais éléments, échappe à notre regard ; en un mot, il a créé un sujet qui n'avait pas été traité; il est entré dans une carrière nouvelle, où nous espérons que personne ne le suivra.
Quelle espérance sérieuse a-t-il pu attacher à cette portion de son œuvre? quel fruit attend-il du supplice qu'il s'est imposé? Car sans doute c'en est un pour une imagination pure de se demander des traits et des couleurs pour ces horreurs dont la seule pensée fait pâlir; et je plains sincèrement M. de Lamartine de s'être cru obligé de rouler pendant si longtemps son beau génie dans cette fange. Mais bien loin qu'il y fût obligé, je pense que tout le lui interdisait. L'art tout premièrement, l'art, dont je parlerai ici sans scrupule d'anticiper, parce qu'ici se présente un de ces points de contact, plus nombreux qu'on ne pense, entre l'art et la morale, et que M. de Lamartine rencontrait, dans l'enceinte des théories littéraires, une indication sérieuse.
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L'art, en effet, répugne et même se refuse absolument à l'usage qu'on en fait dans la Chute d'un Ange; c'est lui faire violence dans ses principes mêmes que de le contraindre à ces détails; la poésie meurt dans cette région, comme une flamme s'éteint dans une atmosphère méphitique. Sans doute, en un sens, elle peut tout dire; et même elle seule dit tout; elle seule achève l'expression de l'âme humaine; mais elle ne dit pas comme la prose ; elle dit moins qu'elle n'exprime; son objet n'est pas tant de nous transmettre un<fac simile des objets que d'en extraire l'idée, d'en rendre l'impression, de les traduire à l'âme. C'est à cette hauteur qu'elle se maintient poésie; plus bas, c'est de la prose; et si alors vous lui conservez les formes extérieures qui sont affectées à la poésie, il y a contraste pénible entre l'essence de l'objet et sa forme; c'est de la prose déguisée, et mal déguisée; la vibration du rhythme et l'éclat des images ne font que mieux ressortir l'incurable prosaïsme du fond. C'est ici que se révèle une de ces connexions intimes, une de ces secrètes affinités de l'art, qui réfléchit la vie, avec la morale, qui doit la régler. L'un et l'autre ont reçu un même avertissement, ou plutôt la morale a conseillé l'art, et l'art a servi la morale. Et pourquoi voudrait-on, en effet, que ces deux objets, trop séparés l'un de l'autre dans leurs développements, n'eussent pas eu à l'origine un point de départ commun? pourquoi n'admettrait-on pas qu'avant de s'ébrancher, ils ont coulé dans le même lit, suivi un même cours, et qu'ils ont été, sous des points de vue et avec des moyens différents, la poursuite du meilleur en tout? C'est, à notre avis, la morale d'abord qui a interdit
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à l'art de reproduire en détail, et sous la forme la plus absolument concrète, ce qu'il y a de hideux dans les manifestations du mal moral ; c'est elle qui eût condamné en tout temps, et qui condamne aujourd'hui cette énorme accumulation d'horreurs sans nom, que, chez un autre que M. de Lamartine, nous appellerions, sans hésiter, !es orgies d'une imagination blasée et flétrie, mais qui ne sont chez lui qu'un effort douloureux et mal entendu pour caractériser un état social unique dans l'histoire de l'humanité.
M. de Lamartine aurait-il trop peu senti la valeur de certaines considérations morales, ou bien le secret des grands maîtres de l'art lui aurait-il échappé? La morale n'absout que l'intention des écrivains qui s'appesantissent sur les circonstances matérielles du vice ou du crime; elle les blâme de familiariser l'imagination avec des objets dont la vue peul réveiller dans l'âme les instincts sauvages, l'élément brutal qui n'y est jamais qu'endormi. La morale admet une autre pudeur encore que celle qu'on appelle exclusivement de ce nom; elle repousse, par respect pour la dignité humaine, les images sanguinaires et les scènes atroces ; elle veut bien sans doute que l'homme supporte, au même titre que ses douleurs personnelles, la vue des douleurs d'autrui; elle veut même qu'il aille, sur les pas de la miséricorde, à la rencontre des spectacles les plus déchirants ; mais ce qui représente sans nécessité, et d'une manière trop vive et trop crue, la perversité humaine, tout ce qui fait de cette perversité un spectacle et une pâture pour les sens, elle l'interdit également à la plume et au pinceau. Quand elle n'y
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verrait pas du danger pour l'âme, elle y verrait au moins une souffrance inutile pour le cœur. Car ces détails n'ajoutent à nos convictions aucune force, à notre vie morale aucun élément. Où donc en serait une âme à qui de telles sensations seraient nécessaires? Elle en serait à un point où l'enseignement moral perd toute application, à un degré d'abaissement qu'il ne peut pas même atteindre; à moins que ce ne soit par les nerfs que la conviction pénètre et que la conversion s'opère. Et en effet, toute cette physique du crime ne produit qu'une impression physique; elle n'arrive pas aux sereines régions de la pensée, au sommet de notre être moral; elle ne fait que promener le trouble et le désordre au pied de la montagne. Ceci nous conduit ù notre seconde question. M. de. Lamartine, ce grand artiste, a-t-il ignoré les vrais principes de l'art? L'art, aussi bien que la morale, dédaigne les impressions purement physiques; il s'adresse à l'âme; il traduit pour elle les choses des sens; ce principe le détourne des images qui rendent le mal trop présent et nous le font, pour ainsi dire, palper; il aime mieux le résumer en quelques traits énergiques et féconds, qui intéressent l'âme sans la troubler; car, on ne saurait trop le dire, le trouble est en dehors des effets légitimes de l'art comme des moyens légitimes de la morale; et, en général, c'est de l'impuissance que cette prétendue énergie admirée par le vulgaire dans des tableaux qui bouleversent l'âme. La véritable puissance du talent ne se montre point à ébranler les sens; qui ne sait combien cela est aisé? et qui n'en serait capable au besoin? La puissance éclate dans l'abandon volontaire de ces faciles moyens ; le
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talent, c'est d'arriver à l'âme, c'est d'y faire monter, à travers des images sensibles, bien choisies, l'idée de l'objet poétique, de l'y faire arriver pleine et forte, mais aussi pure de forme que nette de contours. Aussi, dans le sujet de la Chute d'un Ange, c'était des grands traits (je dis grands et non point vagues) qu'il fallait surtout faire usage. M. de Lamartine a-t-il méconnu cette règle? la force lui at-elle manqué pour la réaliser? ou bien serait-ce la méditation et le loisir? Ce qui est sûr, c'est qu'en se décidant pour une autre voie, M. de Lamartine s'est jeté dans le genre de la littérature facile, qui pourtant, on peut le croire, n'a pas été pour une imagination aussi noble que la sienne, celui de la littérature agréable.
Nous nous permettrons d'en juger par nous-même. Un sentiment que des ouvrages de M. de Lamartine semblaient ne devoir provoquer jamais, le dégoût, nous a saisi au milieu de cette série d'abominations, si laborieusement et si malheureusement inventées. Que sera-ce donc de celui qui les a inventées? Quelle tâche que celle de peindre ce qu'on répugne même à concevoir! de se faire une imagination impure et féroce! de ne l'arrêter, dans tout le cours d'un long poème, sur rien de doux et d'honnête! de ne se reposer de l'atroce que dans l'immonde ! Quelle tâche pour un esprit que toutes ses tendances poussent du côté opposé ! Sans doute il serait injuste de ne pas reconnaître la répugnance du poète pour les détails de son sujet; l'obscénité semblait commandée par le fond des choses; mais M. de Lamartine ne pouvait descendre jusque-là; il s'est interdit les teintes ardentes, il les a remplacées sur
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sa toile par je ne sais quelle couleur épaisse et mal fondue; il n'est pas impur, il est simplement matériel, charnel ; mais charnel jusqu'au point de saturer les plus avides. Dans les endroits mêmes où l'objet de son pinceau n'est pas moins honnête que son pinceau, on voit en plein ce dont le Voyage en Orient nous avait révélé les premiers symptômes, l'inclination à décrire et à détailler la beauté physique ; et je conclus à regret de ce rapprochement, que sur ce point M. de Lamartine a moins cédé aux exigences de son sujet qu'à celles de son goût personnel, ou de je ne sais quel système. Encore ici l'art est du parti de la morale, et leurs réclamations ne veulent pas être séparées. Ce n'est, en effet, que par son ensemble que la beauté d'un être peut intéresser l'âme, à qui toujours, je le répète, la poésie doit faire sa part dans la peinture des objets sensibles. Chose remarquable, tout ce qui la décompose la matérialise ; ce ne sont plus que les sens qui parlent aux sens, que la matière qui émeut la matière ; les saines théories de l'art ne disent-elles pas la même chose que la morale, et condamnent-elles moins sévèrement ces longs et indiscrets signalements, cette anatomie qui laisse, je le veux bien, la beauté vivante, mais ne la conserve pas humaine? Qu'avons-nous besoin, et quel besoin a le poète lui-même, de cette minutieuse autopsie ? N'a-t-il pas remarqué chez les poètes qui ont procédé comme lui, que toute cette portraiture est une peine perdue; que le lecteur ne voit point ce qui a été peint de la sorte; qu'il cherche en vain à former de ces traits ajoutés l'un à l'autre une seule et même image; que jamais il ne réussit à voir poser devant soi l'être décrit avec
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tant de labeur; et qu'il n'est donné qu'au pinceau de former une image à la fois détaillée et vivante, parce qu'il offre simultanément au regard les parties et l'ensemble, tandis que la parole, essentiellement successive, ne détaille qu'en divisant? Que d'efforts, que de soins pour me faire voir Daïdha! et je ne l'ai point vue; mais j'ai vu Elvire, comme j'ai vu Virginie, quoiqu'on ne m'ait décrit aucun de leurs traits; j'ai leur image dans mon cœur; je dirai si quelque image tracée par la peinture les représente fidèlement; je suis juge de la ressemblance; dans leur âme j'ai vu leurs traits, leur physionomie du moins; une description plus détaillée, au lieu de fixer en moi cette image, la ferait sûrement évanouir.
Après tant d'horribles ou de rebutantes visions, il semble que le poète devait une consolation à son lecteur; il ne devait pas moins une conclusion à son œuvre, un dénouement à son drame. Or, il n'y a, nous l'avons vu, de conclusion qu'à l'histoire de Cédar; et qui est-ce qui s'en soucie? Quant au monde, il reste en l'état où Cédar l'a trouvé; les oppresseurs de Babel ont été décimés, mais la puissance leur demeure; le ciel est resté muet, la Providence endormie; le lecteur se sent oppressé, haletant: et le poète, comme si tout ce drame n'était qu'un épisode dans la destinée de l'insignifiant Cédar, croit s'être acquitté envers nous en donnant un dénouement aux aventures de cet ange tombé; et quel dénouement ! nous l'avons vu. «Voilà ce que c'est, semble-t-il dire à Cédar, voilà ce que c'est d'avoir voulu être homme ! » La leçon est bonne pour les anges, à qui malheureusement l'apologue instructif de M. de Lamartine ne parviendra pas; mais que nous apprend-elle à nous qui ne sommes
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pas des anges? Rien, sinon qu'il est infiniment déplorable d'être homme, notamment par cette raison, que la société est inévitable, et qu'un bon état de société est impossible. Est-ce là la conclusion implicite du poème? Etait-ce là le dessein caché de M. de Lamartine, qui représente à la tribune l le parti social, le parti de l'espérance? Il est difficile de le croire; mais que croire? Rien du tout peut-être; ou ceci tout au plus: c'est que M. de Lamartine, depuis son voyage en Orient, avait encore sur sa palette un reste de couleurs qu'il a crues orientales, et dont il a voulu nous faire jouir. Jouissons-en comme on jouit d'un album, où l'on a essayé de mettre l'apparence de l'ordre, par égard pour les esprits qui cherchent partout quelque unité de conception et de dessein.
Quant à nous, s'il faut dire ingénument notre impression, nous sommes désappointé; un sujet grave nous faisait supposer un dessein sérieux, que nous avons cherché de bonne foi dans le nouveau poème, mais que nous n'y chercherons plus ; de plus habiles nous le révéleront peut-être; nous attendons; jusqu'alors l'oeuvre de M. de Lamartine, à l'envisager sous le point de vue philosophique et moral, reste pour nous une œuvre sans portée et sans valeur; si c'est accuser notre propre intelligence que de parler ainsi, nous le voulons bien. Nous n'avons pu nous résoudre à faire semblant de comprendre, ni, comme tant d'autres, inventer un sens pour une composition qui, à tort ou à raison, n'en a aucun dans notre esprit.
La vue du mal dont l'homme et les sociétés sont tourmentés est accablante pour l'âme. Elle se refuse à porter sans partage cette croix. Il faut que Dieu
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la porte avec elle. Fort de la pensée d'un Dieu rémunérateur et vengeur, d'un Dieu « qui surveille du lieu de sa demeure tous les enfants des hommes, et qui prend garde à toutes leurs actions1, » le croyant ne perd pas sa tristesse, dont le sujet subsiste, mais cette tristesse a cessé d'être de l'accablement. Tous les mystères ne sont pas éclaircis; mais, du lieu de sa demeure, Dieu regarde, Dieu veille, c'est assez. Dans le désordre universel, l'ordre parfait est garanti. Dieu lui-même est l'ordre. En lui, vers qui convergent toutes les existences, et qui, sans les annuler, les réunit dans la sienne comme un immense faisceau, en lui tout est paix, tout est lumière, tout est bon. Il sera trouvé juste et pur en toutes ses voies ; et, après cela, quelle objection, quelle plainte élever? Passez donc, torrent des iniquités humaines; allez, avec le sang des nations, avec les larmes des innocents, allez, avec le cri de vos victimes et le bruit de vos fureurs, vous perdre dans l'océan limpide et à jamais paisible de l'Essence divine ; vous ne rendrez ni moins calme ni moins pure cette mer que n'agita jamais aucune tempête. Sous l'empire du Dieu vivant, l'ordre, mais un ordre dont le secret échappe à notre vue mortelle, l'ordre peut être fermement espéré, prévu à coup sûr, goûté d'avance ; il existe déjà, entier, parfait, par cela seul que Dieu existe et que Dieu règne. Mais dans un monde sans Dieu, je veux dire sans un Dieu qui regarde et qui veille, dans un monde qui n'aurait d'autre dieu que le fantôme des panthéistes, quelle âme sérieuse ne serait
1 Psaume XXXIII, 14, 15.
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pas écrasée du seul aspect de l'humanité, et contrainte de choisir au plus tôt entre le désespoir, qui tue le corps, ou les consolations du matérialisme, qui tuent l'âme?
Il ne faut pas craindre de le dire, la pensée d'un monde sans un Dieu qui punit, est une pensée désespérante. La vue de ses vengeances console, parce que ces vengeances, c'est la justice, et que, sans la foi à la justice, l'âme humaine est aussi incomplète que le corps lui-même est incomplet sans l'âme. Les châtiments de Dieu n'effrayent pas seulement, ils rassurent; ils rassurent en effrayant; ils constatent la présence de Dieu; or, Dieu présent est le tout de l'âme. Aussi ce poème de M. de Lamartine, cette longue action où Dieu n'a point de part, cette histoire sans conclusion puisqu'un Dieu vengeur n'apparaît point au terme, l'impunité de tout un monde plongé dans le mal, cette impunité dont on se fait une douce idée, nous a paru une chose épouvantable, et nous avons éprouvé du soulagement à la lecture de ces paroles, où M. de Lamartine pouvait trouver le sujet et les idées capitales de son poème. Nous le répétons : elles nous ont soulagé; et pourtant écoutez-les:
« Or il arriva que, quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et prirent des femmes d'entre celles qui leur plurent. Alors Jéhovah dit : Mon esprit ne contestera pas perpétuellement avec les hommes au sujet de leurs égarements ; car ils sont chair ; que désormais leurs jours soient de cent vingt années. C'est le temps où il y eut des
géants sur la terre : et auSsf^^prçs que les fils de Dieu se furent joints avec les fl'Jstè» des horiamçs, elles leur enfan-
LAMARTINE
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tèrent des fils : de là ces héros qui, dès les temps anciens, ont été des hommes de renom. Et Jéhovah vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toute l'imagination des pensées de leur cœur n'était que mal en tout temps ; et Jéhovah se repentit d'avoit fait l'homme sur la terre, et il en eut du déplaisir en son cœur. Et Jéhovah dit : J'exterminerai de dessus la terre les hommes que j'ai créés, et avec les hommes les animaux, et jusqu'aux reptiles, et jusqu'aux oiseaux du ciel ; car je me repens de les avoir faits. Mais Noé trouva grâce devant Jéhovah 1. »
La première humanité exterminée, tout un monde, hommes et bêtes, enseveli dans les eaux! une seule famille épargnée! quelles effrayantes pensées ne suscite pas cet effrayant spectacle! Eh bien! pourquoi ne le dirions-nous pas? en comparaison de celui que nous offriraient le gouvernement absolu de la fatalité, le triomphe du mal et la sécurité du crime, ce spectacle console !
Quel poème était caché dans ce récit majestueux! Quelles étincelles, quelles flammes dans ce bloc de granit ! Quelle lumière prête à jaillir de ces ténèbres! Ah! si les réflexions des Herder, des Schlegel, des Stolberg, sur ce morceau des traditions sacrées, avaient pu avertir M. de Lamartine! Si ces grands esprits étaient venus en aide à cette belle imagination ! Serait-il donc trop tard, je ne dis pas pour écrire un autre poème sur ce même sujet, mais pour rentrer dans des voies abandonnées? Loin de nous des paroles d'anathème, ou seulement d'accusation. Non, nous n'accusons point. Nous savons avec quelle facilité les impressions s'effacent, les opinions périssent. Nous savons aussi quels sont, pour le
1 Genèse VI, 1-8.
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libre et pur développement de l'homme intérieur, les dangers de la vie publique et ceux de la gloire. Joignez-y, par une supposition générale, tant d'influences sociales dont l'action échappe à celui même qui les subit, et vous comprendrez trop bien la dérive du navire qui n'avait pas jeté son ancre au plus profond des eaux. Mais si nous n'avons pas le droit d'être sévère, nous ne pouvons nous dispenser d'être sérieux. Nous aurons à examiner dans un dernier article si le panthéisme a profité au talent de M. de Lamartine; en ce moment nous nous préoccupons d'un objet plus grave; nous nous plaignons de le voir devenu l'organe et l'apôtre d'une doctrine infertile et funeste ; nous souffrons de voir tarie en lui la source des inspirations qui lui dictèrent jadis des chants si élevés et si purs ; et nous lui renvoyons, comme un écho douloureux, ces beaux vers qu'il disait il y a vingt ans, hélas! et qu'il ne pourrait plus redire:
Roi des chants immortels, reconnais-toi toi-même ; Laisse aux fils de la nuit le doute et le blasphème ; .................. Viens reprendre ton rang, dans ta splendeur première, Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière,
Que d'un souffle choisi Dieu voulut animer,
Et qu'il fit pour chanter, pour croire et pour aimer1.
1 Méditations poétiques. Méditation II. L' Homme.
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TROISIÈME ARTICLE 1
Nous avons déjà fait, dans nos précédents articles, une partie de la tâche réservée à celui-ci. Comment aurions-nous pu manquer l'occasion de signaler quelqu'une de ces admirables harmonies entre le beau et le bon, entre l'art et la morale? Mais il s'en faut bien que nous ayons tout dit sur les caractères littéraires de l'ouvrage de M. de Lamartine ; et nous n'avons même cette fois ni la prétention ni l'envie de tout dire.
L'invention caractérise le poète; un poète est un inventeur. Mais il y a différentes sortes d'invention; on invente des faits, des caractères, des sentiments, des images. Une seule, bien avérée, donne droit au titre de poète ; toutes ensemble constituent ces rares génies, que, dans l'histoire littéraire, plusieurs siècles séparent les uns des autres. L'épopée est le champ le plus vaste ouvert à leur essor; champ périlleux, et de tous ceux de la littérature, le moins semé de palmes et le plus jonché de débris. Le premier lyrique de notre époque vient d'y entrer à son tour. Jocelyn était à peine une entreprise épique. Le petit nombre des personnages, à qui, d'ailleurs, sans invraisemblance, le poète a pu prêter son propre accent, la rareté des incidents, l'action à peu près nulle. toutes ces choses, qu'il ne faut point reprendre puisqu'elles étaient dans la nature même du sujet, n'ont pas permis que l'épreuve fût complète. Elle
1 Semeur Vif, 27 juin 1838.
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l'a été cette fois, et le résultat n'est point équivoque. M. de Lamartine s'est montré peut-être aussi riche que jamais, mais encore cette fois d'une richesse lyrique. Je me permets d'appeler aussi lyriques (et dans mon intention c'est une louange), ces trésors de poésie descriptive, que M. de Lamartine verse à pleines mains, sans y regarder et sans s'épuiser jamais; chez lui, en effet, la description est lyrique, et c'est bien lui qui peut dire sans métaphore, au début de tous ses ouvrages : Je chante. Et peut-être qu'en effet la poésie descriptive doit être lyrique, et n'est légitime qu'à ce prix, c'est-à-dire comme reflet de la nature dans une âme individuelle ; nous voulons que l'homme se retrouve partout; c'est lui, c'est-à-dire nous-mêmes que nous cherchons dans tous les sujets; et il faut que le poète, s'il ne met pas l'homme au centre de ses tableaux, s'y place lui-même, et devienne ce centre animé, je dirais volontiers ce cœur, de la composition descriptive.
Mais ici ce beau et rare talent ne suffisait pas ; et l'usage abondant, osons dire l'abus qu'en a fait M. de Lamartine, ne compense point ce qui manque à l'invention épique. Pour ne parler d'abord que des créations qu'on peut appeler morales, il y a des portraits vigoureusement tracés ; mais le vrai portrait d'une âme, dans l'esprit de l'art et de la poésie, est tracé par ses actions et par ses discours ; surtout par ses discours; car il est plus facile et moins méritoire, en poésie, de faire bien agir un caractère que de le faire bien parler; c'est dans l'épopée et da«s le drame qu'on peut, au rebours de la maxime ordinaire, dire que les paroles sont de véritables
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actions, et même les véritables actions; l'élément dramatique est la vraie sève de l'épopée. Dramatiser, c'est, pour le poète, se séparer, s'isoler autant que possible de sa nature lyrique, ou, pour dire la même. chose en d'autres mots, de sa poésie individuelle. Or, c'est dans cette poésie individuelle, dans ce moi lyrique, que retombe à tout coup M. de Lamartine. Son inspiration (qu'on veuille bien comprendre nos expressions) est trop égoïste; il a peine à sortir de soi, à s'abdiquer sans réserve ; il n'épouse pas les personnalités qu'il a créées; c'est dire, en d'autres termes, qu'il ne crée pas, puisque créer, c'est se renoncer momentanément, et déployer envers les êtres qu'on a enfantés en son esprit tout ce qui caractérise une paternité généreuse. Ici, nous ne pouvons nous empêcher de signaler, comme un signe du temps en littérature, l'absence de ce pouvoir d'abnégation. Rien de plus rare chez nos poètes, je dis chez les plus éminents; partout le lyrique déborde; chacun ne sait exprimer que soi-même; encore si c'était bien soi-même qu'on exprimât ! encore si ce lyrisme était sincère, si cet égoïsme était vrai! Il n'y a rien à reprendre à celui de M. de Lamartine; nous ne l'accusons que d'avoir imposé ce moi, si intéressant d'ailleurs, à tous ses personnages, à ceux qui diffèrent le plus de lui-même, et qui diffèrent le plus entre eux. On sourit quand un monstre des forêts, un sylvain velu et féroce, qui n'a de l'humanité que la forme extérieure, exprime en paroles suaves, et comme veloutées d'amour, son admiration pour Daïdha endormie, qu'il traitera, le moment d'après, avec la dernière brutalité. Chose singulière, et pourtant, nous le verrons, très naturelle! M. de
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Lamartine imagine les actes les plus sauvages, mais n'y fait jamais correspondre les paroles; il y a, quant à la forme, un intervalle immense entre les actions de ses héros et leur langage; ils sont eux-mêmes quand ils agissent; ils sont lui quand ils parlent. Cédar et son épouse, Lakmi la courtisane, le tyran Nemphed, Arasfiel la brute, ont un même style; l'expression de l'auteur ne prend pas, comme l'airain dans un moule, la forme de leur caractère ; un moment il s'efforce vers le but, on le voit bien ; mais la pente plus forte le ressaisit et l'entraîne. Toutefois, si elle n'était restreinte, cette critique serait injuste; à défaut des caractères proprement dits, les passions se peignent avec une vérité dramatique dans les discours de plusieurs des personnages; certains moments de l'âme y sont marqués avec un rare bonheur par l'âme même qui les subit; les idées et les sentiments s'y suivent, s'y propagent, de vers en vers, dans cet ordre psychologique et naïf qui est l'essence même de l'éloquence; c'est que là l'idée du sujet, la situation, a emporté l'auteur loin de lui-même; il s'est rendu propre l'émotion d'un autre; il s'est oublié! grand et rare talent ; en poésie, le secret du génie; en morale, celui de la charité.
Nous avons parlé de l'invention des faits; elle est plus facile, avons-nous vu, que celle des discours; mais il faut convenir qu'elle ne l'était pas dans le système de l'ouvrage. J'ignore si, dans ce même système , un talent plus spécialement narrateur aurait pu faire mieux; en sait que le don d'imaginer des situations, de varier les incidents, est un don à part, un don que les plus grands génies, même dans le genre épique, n'ont pas possédé toujours au même
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degré que de simples romanciers; ils l'ont même si rarement déployé, et, faut-il le dire, leurs compositions paraissent quelquefois si pauvres sous ce rapport comparées à d'autres ouvrages d'un genre et d'un mérite inférieur; concevoir avec grandeur et développer avec richesse un petit nombre de situations, se borner, dans la construction de leurs fables, aux moyens les plus directs et aux combinaisons les plus simples, semble tellement le caractère de leurs ouvrages et de leur génie, qu'on est tenté de faire moins de cas du talent qu'ils ont négligé ou qui leur a manqué. Mais. je le répète, le système de M. de Lamartine l'obligeait, dans la Chute d'un Ange, non seulement à l'invention, comme tout poète, mais à des inventions; il lui fallait les multiplier, puisqu'il a cru que c'était l'unique moyen de faire droit à son sujet et de réaliser sa pensée. Mais que ces inventions, hélas ! annoncent peu d'invention, ou plutôt combien vivement elles accusent chez le poète l'absence d'invention, de celle, au moins, dont son dessein sollicitait l'emploi! Je ne réponds pas qu'il n'y ait des gens frappés, au contraire, et du nombre et de la puissance de ces imaginations. J'avoue qu'elles sont prodigieuses, inouïes; mais c'est là précisément que la pauvreté se trahit; quand on est réduit à inventer de pareilles choses, il faut avoir la veine bien épuisée, ou un sujet bien indigent; or, ici, c'est au sujet qu'il faut s'en prendre, mais au sujet tel que l'a fait l'auteur; car il eût pu le concevoir autrement.
Il faudrait citer des exemples; à peine en a-t-on le courage. Comment raconter aux lecteurs le premier combat de l'ange devenu homme, et leur ap-
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prendre qu'après avoir fait de son crâne un bélier pour enfoncer la poitrine de ses adversaires, il vient à bout du dernier, en prenant par la jambe un des géants qu'il a tués, et se servant de ce corps comme d'une massue? Comment leur retracer cet autre combat où Cédar sans armes (car le poète ne lui en donne jamais) déchire à belles dents la poitrine d'un autre géant, rejetant de sa bouche les morceaux à mesure, jusqu'à ce qu'il ait trouvé le cœur, où une dernière morsure enfonce la mort? Comment leur montrer ses compagnons, lorsque, trop dignes de lui,
Dévidant de leurs dieux les sanglants intestins,
De cette chair fumante ils font d'affreux festins 1?
Peut-on retracer sans répugnance les menus plaisirs de la cour de Babel, et celui-ci, par exemple : les dieux (c'est-à-dire le prince et ses courtisans) se trouvant de loisir, font saisir dans sa demeure la seule famille honnête et pure de leur abominable cité. C'est un jeune couple tendrement uni, et un petit enfant, premier fruit de cette union. On les enferme dans la cour intérieure du palais. Après bien des souffrances (j'abrège cette horrible histoire), le jeune homme aperçoit une corde qui pend, comme par hasard, le long d'un des murs ; c'est un espoir de salut ; il attache autour de lui son enfant, se suspend à la corde, et monte. A moitié hauteur, une invisible main imprime au cable le mouvement d'un balancier; les oscillations, toujours plus grandes, portent bientôt jusqu'aux deux murs opposés la corde
1 Quinzième Vision.
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et son misérable fardeau : ces corps sans défense vont d'un côté, vont de l'autre, rebondir sur le marbre des tours ; l'homme, le petit enfant vainement protégé par son père, rougissent de leur sang les pierres de leur prison ; et pendant ce supplice, un autre supplice, plus cruel, est infligé à la jeune femme aux yeux de son époux brisé et mourant, et au bruit des rires obscènes qui sortent de toutes les parties de ce palais infernal. Je m'arrête, et j'aurais dû peut- être m'arrêter plus tôt. Le lecteur veut-il reposer son imagination ? Le poète va le conduire dans la salle où les dieux font leur méridienne ; salle sans pareille où des pilastres de chair sont adossés aux murs, où des cariatides vivantes, des jeunes filles sans voile figurent des colonnes et des arcs-boutants, et, pleurant de fatigue, de douleur et de honte, soutiennent au-dessus de leur tête des corbeilles de fleurs ; autour de la salle règne un divan formé, non du duvet des cygnes, mais des chevelures épaisses que des foules de femmes ont dû abandonner au ciseau, molles toisons encore chaudes de la vie dont elles s'abreuvaient sur ces têtes infortunées ; quant aux oreillers, ce sont des corps entassés d'enfants nus dont la chaleur animale, plus restaurante et plus suave à ces dieux assoupis que celle de la plume des oiseaux, les invite plus doucement au sommeil. J'espère que le lecteur, maintenant au fait de l'invention qui brille dans la Chute d'un Ange, se tiendra pour suffisamment informé, et n'en demandera pas davantage.
Et si je disais encore avec quelle impitoyable complaisance le poète détaille ces horreurs ! si je disais, par exemple, qu'il nous arrête, des pages entières,
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sur l'image d'une jeune fille (c'est Daïdha) prise dans les mailles de fer d'un filet que ses ravisseurs ont jeté sur elle, s'y débattant avec désespoir, égayant ces monstres de la vue de ses contorsions, teignant ce réseau de son sang, et y laissant des lambeaux de sa chair ; si je lui disais que tout ce qui est violent, atroce, dégoûtant, est traité con amore dans la Chute d'un Ange, qui voudrait croire que celui qui fut le chantre d'Elvire et le poète des saintes amours, se soit fait tout à coup le bourreau des imaginations et des âmes? ou si l'on me croyait pourtant, qui lui pardonnerait d'avoir accepté un pareil emploi ? Personne, je pense ; car personne ne s'avisera de dire : C'est de l'oriental, c'est du primitif ; non, ceci n'est d'aucun temps ; du primitif, de l'oriental ! c'est tout simplement de l'atroce ; et quand même quelque siècle ou quelque pays maudit aurait enfanté de telles horreurs, est-ce à la poésie de les mendier à l'histoire, et de se mettre sur la tête un diadème tressé de reptiles ? La poésie ! mais chez les nations les plus sauvages, la poésie la plus grossière a donné de tout autres exemples; est-ce au dix-neuvième siècle, est-ce à M. de Lamartine, à s'emparer comme d'une conception neuve de ce qui fit le rebut de l'art encore barbare, et à chercher la gloire en des inventions dont les sauvages rougiraient ? Je pourrais ajouter en des inventions dont les moins habiles sont capables ; car le tout n'est pas d'inventer ; en fait d'inventions, la folie même est plus féconde que la raison ; le point difficile, c'est d'inventer dans l'enceinte de certaines limites tracées par le bon sens, par la morale et la bienséance ; ces limites franchies, on est bien au large
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sans doute : on a pour domaine le vrai et le faux, le possible et l'absurde, le bon et le mauvais ; et je ne serais pas surpris que tel esprit médiocre et modeste, deux attributs qui se réunissent quelquefois, se fût dit, en lisant les étranges passages que j'ai indiqués : En vérité, j'en ferais bien autant, si je daignais !
Il est trop clair que nous ne parlons que de l'invention, non de l'exécution ; qui oserait, sur ce second point, se promettre d'en faire autant ? Et cependant, l'exécution elle-même est bien loin d'être parfaite ! L'exécution, qui n'est que l'invention du détail, embrasse de l'art tout ce qui n'est pas création des caractères et des faits les plus généraux. Il n'est pas facile de dire de quel côté le poète pèse davantage. L'invention générale est presque une abstraction, une chose dont il n'y a à dire ni bien ni mal, avant et sans l'exécution, qui lui donne quelquefois toute sa valeur. Ce n'est assez souvent qu'un cadre, qui vaut selon le tableau qu'on y met ; il est vrai aussi de dire qu'il y a des cadres si mal faits que rien n'y peut tenir. Nous avons dit notre pensée sur celui de la Chute d'un Ange ; il nous reste à parler des détails et des images qu'il renferme. C'est toujours la même abondance éblouissante, la même exubérance; nous n'osons pas dire la même richesse ; il nous semble qu'il y a du gaspillage, et le gaspillage, qui entame quelquefois les fortunes intactes, commence plus souvent encore dans celles qui ne le sont plus. Volontiers l'opulence est économe. Riche, d'ailleurs, on a de quoi choisir, et M. de Lamartine ne choisit plus, il n'assortit plus ; on sent l'encombrement, l'embarras ; les beautés ne concourent pas
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toujours ; souvent elles se nuisent réciproquement, elles s'étouffent en se pressant ; le lecteur ne pénètre qu'avec effort à travers cet épais fourré d'images ; il est obligé de fouler aux pieds, pour arriver au but, mille fleurs charmantes qu'il voudrait cueillir; enivré de leurs parfums, étotirdi de leur éclat, il en voit moins nettement l'objet principal que ces détails devaient légèrement décorer ; les sites ne se dessinent pas dans son imagination, les scènes s'y gravent confusément ; il lui reste le souvenir général d'une infinité d'impressions agréables, mais aucune empreinte vive et permanente. Ce n'est pas ainsi que procédaient les anciens maîtres, que M. de Lamartine semble étudier trop peu ; ils se contenaient ; c'est un des attributs de la force ; aujourd'hui, au contraire, se répandre, se prodiguer,, s'étaler dans tous les sens, paraît le triomphe de l'art ; tandis que cela même en est la perte et la négation même. Le talent de l'auteur des Harmonies s'était au moins signalé jusqu'ici par une fécondité sans effort ; une puissance calme , et par conséquent une parole pure , le distinguait jusque dans ses élans les plus élevés ; aujourd'hui, aux prises avec un sujet qui répugne à sa belle imagination, de même qu'on voit aux bras, au front du lutteur, les veines se gonfler, les muscles se contracter ou se tendre, ce noble et facile talent remplace de temps en temps la force par la violence; il a, en certaines parties de son sujet, quelque chose de haletant et de convulsif ; la fatigue se laisse voir dans l'exagération des efforts et des effets ; il semblerait quelquefois qu'effrayé de la tâche qu'il s'est imposée, il se défie de son génie, et n'ose pas s'abandonner; or l'abandon, l'instinct,
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est l'essence même de son génie; l'artifice et la combinaison ne lui conviennent pas, la violence bien moins encore. Cet état pénible a exercé son influence sur les parties mêmes de son sujet qui ne semblaient pas devoir la ressentir ; l'effort et par conséquent la froideur se remarquent dans les morceaux où le pathétique naissait de la situation même ; on est étonné quelquefois de n'être pas même touché de ce qui devrait déchirer ; la sympathie, la compassion meurent au moment d'éclore; la situation les appelait ; je ne sais quoi les refoule dans le cœur. Nous sommes bien loin, pourtant, d'attribuer ce caractère à tout l'ouvrage. Il renferme un bon nombre de morceaux d'une composition plus heureuse, qui réunissent la force et la grâce, la richesse et le choix, l'abondance et la netteté, et d'où l'émotion jaillit d'autant plus vive dans l'âme du lecteur que le poète semble avoir fait, pour l'exciter, moins d'efforts et moins de détours.
Néanmoins, prise en un sens général, notre remarque subsiste. Elle ne s'applique pas seulement aux grandes parties de la composition, aux masses; la diction même y donne lieu ; la langue est aussi torturée. Soit que, méconnaissant le véritable objet de l'art, l'auteur ait voulu parler plus directement aux sens, soit qu'il ait cru le devoir à la nature de son sujet, et qu'il ait tenté d'être primitif dans les formes de son langage, il a multiplié, comme à plaisir, les tons crus et durs, les représentations sensuelles, les termes spéciaux et techniques ; tout ce qui est usité lui a semblé usé ; les termes nobles lui ont paru vagues ; il n'a vu de force et de précision que dans ce qui matérialise les idées. Dès lors les
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larmes n'ont plus été que de l'eau, des gouttes d'eau, l'eau du cœur1; elles n'ont plus, comme autrefois, tout bonnement coulé, elles ont filtré 2, ce qui est sans doute plus touchant ; et quelquefois, ce qui a plus de grâce encore, on les laisse égoutter 3 ; le pied, devenu trop grand des neuf dixièmes, est supplanté par l'orteil', chargé de tout le poids du corps ; mais l'orteil à son tour se fait remplacer par le talon ; on ne porte plus un fardeau sous le bras, il n'est en sûreté que sous l'aisselle, et il repose bien mieux sur les hanches que sur les flancs ; ce n'est plus sur les lèvres, c'est sur les dents 5 que réside le sourire ; les sentiments intimes n'ont plus leur siège au ,fond du cœur comme jadis, mais dans les racines6 dont le poète a trouvé bon de le pourvoir ; le cœur est-il ému ? il ne suffit plus qu'il se répande ; ce n'est pas même assez qu'il déborde ; il faut qu'il s'eætravasei. Un baiser donné aux cheveux blancs d'un père n'est plus assez tendre ; il faut les mordre8 pour bien exprimer son amour ; mordre est
1 Et de toutes les eaux que son cœur put verser
Elle obtint quelques jours de plus à me bercer.
— De larme dans ses yeux il vit luire une goutte.
— Un peu d'eau de mon cœur qui se mêle à la tienne.
2 Le vieillard
A travers ses cils blancs laisse filtrer deux larmes.
3 Il laissait égoutter les pleurs de son amour.
4 De l'orteil aux cheveux l'horreur avait jailli.
— Leurs orteils contractés s'attachaient à la terre.
— Les rayons du soleil Fondaient leur tête nue et leur brùlaient l'orteil.
5 Des larmes dans les yeux, sur les dents un sourire
6 La racine du cœur en avait tressailli.
7 On y sentait l'ardeur et les bonds de l'extase Qui d'un sein débordant jaillit et s'extravase.
8 Mord de baisers secrets sa chevelure blanche.
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le symbole et l'expression de toutes les fortes affections f ; enfin, la beauté n'a plus d'irrésistibles attraits, mais des miasmes vainqueurs2. Si tout cela est essentiel au genre primitif, c'est sans doute au genre oriental qu'il faut rapporter les phrases d'une simplicité maniérée, dont la saveur doucereuse assaisonne ces crudités ; dans ce cas, on doit l'avouer, l'hôtel de Rambouillet était éminemment oriental, et Voiture eût été digne de chanter sous les saules de l'Euphrate et dans les plaines de Sennaar. Quelle Arténice du dix-septième ou du dix-neuvième siècle n'applaudirait pas à cette image d'une mère qui s'enorgueillit à la vue de son nouveau-né, et, fière, le suspend à son sourire en pleurs, ou d'une épouse donnée aux flancs d'un homme, ou d'un œil qui est amour et d'un bras qui est crainte, ou de la lune s'enveloppant d'amour, d'extase et de rayons, ou de ces petits enfants dont les yeux sont mon jour (le jour de leur mère), ou de cet homme qui, sur le point d'être englouti dans les eaux, comprend qu'il flotte dans sa mort ? Mais peut-être faudrait-il qu'Arténice fût de notre siècle pour bien sentir le charme de vers comme ceux-ci :
Est-ce toi, cher regard, vent de cheveux de femme? — Et s'il fermait les yeux Sous sa paupière ardente il enfermait la femme...
(pour dire qu'il la voyait dans ses rêves) ;
— Et l'éclair de ces yeux voilés par la paupière Dont la splendeur humide aurait fendu la pierre.
1 L'aspect de leurs enfants les secoue et les mord.
2 Jamais de la beauté le miasme vainqueur N'avait ainsi passé de ses sens à son cœur.
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— Sans lui dire un des mots dont sa pauvre âme est veuve.
— Sous ces toits convulsifs du palais endormi.
— Ses larmes, lait du cœur que les yeux font filtrer...
— Elle buvait des yeux ses traits ensanglantés.
et tant d'autres vers que nous pourrions citer.
Mais l'impropriété des termes et l'incorrection du langage ne sont pas des éléments de couleur locale ; le solécisme n'a rien d'oriental ni de primitif ; je ne vois donc aucun système, aucune théorie à laquelle on puisse rattacher des locutions et des termes comme ceux que je vais citer ; et notez bien que le poème en est rempli :
Heureux qui peut l'entendre en ces heures où Dieu Le rend contemporain et présent en tout lieu 1
Contemporain peut-il s'employer en sens absolu ? ou bien est-on contemporain d'un lieu ?
Nul souffle de nos sens
Qu'est-ce que des sens qui soufflent ?
— Que ses flancs élargis germaient une autre vie.
— Je reviendrai toujours t'agenouiller ma vie.
— Ces grands gémissements accentuant les plages.
— La voix de son amour (de son épouse) par l'agonie
— La débauche vivante y peignait l'horizon, [éteinte.
— La nuit, qui livre l'homme à ses réflexions,
Et qui laisse à son cœur mordre ses passions.
Qui est le mordu ? qui est le mordant ? La question ne peut se résoudre qu'à priori.
A quelle langue appartiennent les expressions suivantes ? Au moins n'est-ce pas au français : « Un arbre qui Dit innombrablement. » — « Un salaire que l'on compte faire. » — « Un homme sans parole » (pour un homme qui garde le silence). — « Des
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pieds entravés qui ont assez de liberté pour joncher les pavés. » — « Les fibres d'un élément. » — « Les grands pas » (pour les pas d'un grand homme ou d'un dieu) ?
Enfin, quelle syntaxe ou quelle analyse pourrait débrouiller l'écheveau de phrases comme celles-ci :
Lui dont l'étoile au ciel, d'où tombe la lumière, Briserait ses rayons pour être la poussière1 ?
voilà un dont bien embarrassant : s'agit-il de son étoile? Non, l'étoile ici n'appartient à personne, et se doit prendre en sens absolu. S'agit-il de sa poussière ? Mais comment une étoile deviendrait-elle la poussière d'un homme, un homme réduit en poussière ? C'est probablement la poussière de ses pieds; et l'auteur entend que l'étoile, dans son enthousiasme pour Cédar, consent à devenir la poussière que ses pieds foulent. Voilà pourtant que ces deux vers ont un sens ! Ce que c'est que de prendre un peu de peine : « J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine. » Mais voici une phrase où il faut bien, malgré moi, que je les laisse embourbés :
Pour charmer leurs festins, tuant par hécatombes,
La moelle des agneaux, la langue des colombes,
Tout ce qui broute, ou nage, ou vole sous le ciel,
A pour le vil palais de plus substantiel,
Composaient l'aliment de ces banquets célestes*...
S'en tire qui pourra ; quant à moi, j'y renonce.
J'ai scrupule d'aller plus loin, de parler de cette versification scabreuse, de ces rimes pour rire, telles que cèdres appareillé à célèbres, hymnes à cimes, al-
1 Treizième Vision.
' Dixième Vision.
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gues à vagues, etc., etc. Il est temps de s'arrêter; mais non pas avant de s'être demandé à quelle époque il faudrait remonter, vers quel écrivain redescendre, pour y trouver de telles habitudes de style et le système d'un pareil langage.
Car si ces barbaries ne dérivent pas une par une d'un système, toutes y ressortissent ; dans leur ensemble elles sont volontaires. Si ce n'est théorie, c'est du moins intention générale ; celle de galvaniser, par des conceptions, des scènes et des paroles également violentes , des âmes qu'on suppose engourdies; mais le calcul est faux ; si le sens poétique est mort dans ces âmes, ces violences ne l'y réveilleront pas ; s'il y a encore en elles de la vie poétique, c'est par la poésie qu'il faut la réveiller, par cette belle et pure poésie dont vous aviez, dont vous avez encore le secret. Ce que vous éveillez en nous, au moyen de ces funestes nouveautés, ne vous y trompez pas, ce n'est pas de la poésie ; que serait-ce, en effet, qu'une vie poétique dont le sommeil ou l'état de veille tiendrait à la différence d'un terme, à quelques pauvres variantes de verbes et de substantifs ? qui s'endormirait aux mots de larmes, de pieds et de bras, et se réveillerait, se sentirait revivre aux mots d'orteils, de talons, d'aisselles, de gouttes du coeur ? Je ne crains pas de revenir sur ce détail ; il donne l'idée, il est le symbole de tout le système poétique sur lequel repose l'ouvrage. L'insolite, l'incroyable, l'énorme, voilà les ressorts de toute cette œuvre. « N'ayant pu la faire belle, vous l'avez faite riche, » disait un peintre à son rival, auteur d'une Vénus parée : on est tenté de parodier ce mot si connu, et de dire à M. de Lamartine, et à
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bien d'autres : « N'ayant pu la faire belle, vous l'avez faite laide. » C'est une autre manière d'étonner, de frapper ; et lorsque frapper , étonner sera devenu l'objet de l'art, vous en serez les héros ; mais on n'étonne pas longtemps ; l'horrible et l'inouï sont bien vite épuisés, lassent plus vite encore ; il eût été plus sûr de rester dans les limites du vrai, du simple et du beau ; ceci ne s'épuise et ne lasse jamais, fallût- il même ne point rajeunir les choses par les mots, et s'en tenir pour toujours au vocabulaire consacré.
Que si la manière d'écrire qui domine dans la Chute d'un Ange n'est pas le résultat d'un système ou d'un dessein raisonné, alors il faut dire que l'auteur en est venu à un point d'insouciance ou de sécurité sur le succès, qui lui fait faire des poèmes avec plus de négligence qu'un ami n'écrit le matin à son ami un billet d'invitation pour le soir.
Mais quoi ! n'y aurait-il donc rien à louer, rien à admirer dans ce dernier ouvrage d'un poète à qui nous avons dû tant de jouissances ? Rien à louer, rien à admirer ? Mille choses, au contraire. N'y trouverait-on plus rien de cette grâce aimable des Méditations, des Harmonies, et même encore de Jocelyn? Lisez plutôt, dans la première partie, la scène des prétendants refusés par Daïdha ; lisez plus loin la fuite des deux amants à travers des solitudes embaumées. M. de Lamartine aurait-il perdu le secret de toucher ? Accompagnez ces mêmes époux dans le désert où ils expirent ; lisez et relisez l'épisode du pauvre chien tué par son maître qui le prend, dans la nuit, pour un animal féroce. Les beaux vers manqueraient-ils ? Les beaux vers manquer dans un poème de Lamartine ! Eh vraiment ! il n'y a que
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cela. S'il est rare (et j'en dois convenir) d'y rencontrer vingt vers de suite purement écrits, il y a çà et là quelques morceaux assez étendus, où presque rien ne heurte le regard, où presque tout le caresse et le retient ; ainsi, les extraits du livre d'Adonaï sont, pour la plupart, de la plus belle facture de M. de Lamartine ; c'est dire qu'il n'y a pas de plus beaux vers dans la langue moderne. Loin d'être ingrat pour ces beautés, nous sommes heureux de les signaler ; mais nos observations précédentes, notre jugement général sur l'ouvrage, n'en sont pas infirmés. Ce livre est l'erreur d'un grand talent, égaré à la fois par sa philosophie et par ses opinions littéraires.
Je laisse le premier point ; j'aurai peut-être l'occasion plus tard de montrer que le panthéisme humanitaire de M. de Lamartine est impropre à la poésie comme à la vie, et impropre à l'une parce qu'il l'est à l'autre. Je ne m'occuperai, et ce sera en peu de mots, que des paradoxes littéraires de l'auteur ; car il est impossible de ne rien dire de sa préface.
Jamais, à dater de Malherbe, qui mettait plaisamment sur la même ligne un bon poète et un bon joueur de quilles, jamais un poète ne parla de son art avec plus d'indifférence. Il en est à qui ce non- chaloir un peu superbe paraîtra de fort bon goût ; ils ne prendront pas garde qu'il est aussi facile à M. de Lamartine de traiter sans façon la poésie, qu'à un Montmorency de parler en philosophe de la vanité des distinctions héréditaires. Pour moi, j'aime qu'un poète se fasse de son art une très haute idée, dût-il même se l'exagérer un peu. C'est le moyen
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de l'estimer ce qu'il vaut, et de se respecter soi- même dans son art. Je ne prétends pas que l'art doive absorber tout l'homme ; mais il faut l'exercer en homme, il faut y faire entrer tout l'homme, le cultiver consciencieusement ou l'abandonner, lui donner une place élevée dans la vie ou l'en bannir, — et non pas même couronné de fleurs, comme le voulait Platon. Si ce mépris était affecté, il ne serait pas de bon goût ; et s'il était sérieux, j'en conclurais que cet artiste, si peu prévenu pour son art, n'est plus fait pour le cultiver.
D'ailleurs cette première thèse de M. de Lamartine l'achemine commodément, et de plain-pied, à son second paradoxe. Après avoir établi que l'art est peu de chose, on est bien venu à prétendre qu'il ne mérite que peu de soins. Mais il ne faudrait pas, cependant, prodiguer les paradoxes et donner aux faits les mieux connus un démenti trop fort. Il ne faudrait pas dire que « quelques pas chancelants et souvent distraits dans une route sans terme, c'est le lot de tout philosophe et de tout artiste 1. » La route est sans terme, oui, parce que la poésie est inépuisable de sa nature, et que de nouveaux temps, de nouvelles combinaisons sociales, de nouvelles individualités, la font elle-même incessamment nouvelle. Mais elle s'accomplit, elle se consomme en chaque vrai poète. Elle est en chacun d'eux un homme et un monde tout entier.' Que parlez-vous de pas chancelants et distraits ? Est-ce ainsi que l'ont entendu vos maîtres? Est-ce que Virgile, Milton, Racine, ont travaillé ou rêvé ? Un peu plus de respect, on vous en supplie, pour l'art que vous honorez. Dites-nous
1 Avertissement.
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plutôt, car c'est à vous à nous le dire, que l'art seul est en possession de créer des œuvres définitives. Nulle œuvre, dans cette sphère, n'efface et n'exclut l'autre. Il n'en est ainsi de rien autre, vous le savez. En science, en politique, chaque découverte n'est que la pierre d'attente ou l'appui d'une autre découverte. La gloire de quelques ouvriers demeure, leur œuvre s'absorbe ; on la raconte comme un fait historique, on la signale d'en haut comme un échelon sur lequel on a posé le pied, mais sur lequel on ne passera plus. Les œuvres de l'art sont les mille et mille éditions de la nature, éditions dont chacune est complète, en même temps que chacune sert à compléter les autres. C'est l'homme, c'est la vie, 'est la reproduction incessamment nouvelle et surprenante d'un mystère qui ne change point. C'est, 3n dehors des oracles de la sagesse inspirée, la révélation la plus complète et la plus profonde que l'homme puisse recevoir. Prenez la poésie par ces côtés, pour la relever dans votre propre estime. Répandez-la dans votre vie, si c'est une poésie sincère ; faites entrer à son tour la vie humaine dans votre poésie. Si l'une demande tout le sérieux de l'âme, l'autre réclame du moins tout le sérieux de l'esprit. Mais pourquoi redire à l'auteur ce qu'il a dit lui-même éloquemment ? Si le commencement de sa préface semble amoindrir un peu l'exercice poétique, plus loin, lorsqu'il nous fait voir le citoyen et le poète constituant à eux deux une existence complète, l'un et l'autre appelés à payer tribut, « les grands génies et les grands caractères touchant d'une main à l'idée, de l'autre à l'action, » il s'en faut bien que le poète nous apparaisse petit.
M. de Lamartine se confesse, mais en pénitent
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peu contrit, « des incorrections de composition et de style qu'on reproche généralement à ses ébauches poétiques. » Les premières éditions de ses poésies sont, dit-il, « de véritables improvisations en vers. » Cet aveu doit-il désarmer la critique ? Oui, sans doute, dira quelqu'un, charmé de la bonne volonté qui se joint à cette modestie ; car l'auteur promet de revenir un jour sur ces improvisations et de polir à froid, dans les jours de l'hiver, les œuvres de son printemps. A froid est un mot peut- être plus exact qu'il n'a pensé et qu'il n'a voulu. Au reste, la méthode est nouvelle ; les grands maîtres, sans doute, n'ont jamais renoncé à perfectionner leurs productions ; mais tous ont commencé par faire de leur mieux ; et qui commence autrement n'est guère fait pour perfectionner ; le mieux dérive du bien, le progrès naît du succès ; il n'est pas plus sûr en poésie qu'en morale de dire: Je pécherai, sauf à me repentir ; et si le fabuliste a dit : « D'abord il s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien, puis enfin il n'y manqua rien, » il entendait qu'en s'y prenant mal, on s'y prend pourtant du mieux qu'on peut, ce qui est l'essentiel. Au surplus, je ne vois pas, dans l'histoire littéraire, beaucoup de grandes œuvres remaniées à fond ; Delille, assure-t-on, n'a laissé subsister qu'un vers de sa première édition des Géor- giques ; mais il s'agissait d'une traduction, d'un ouvrage où le détail, où le fini était tout ; les productions originales des maîtres naissent adultes et toutes formées, comme Adam dans le paradis ; le fond et la forme ont été soignés ensemble, afin d'avoir ensemble de vives et d'intimes convenances ; on a profité de la première chaleur de l'inspiration pour les fondre
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l'un avec l'autre ; on eût risqué trop à vouloir les polir à froid. S'il est permis de rendre à M. de Lamartine image pour image, nous lui dirons qu'un poème qu'on désire voir porté un jour à son degré de perfection relative, ne doit pas être poli à froid, mais doré au fue.
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IV
RECUEILLEMENTS POÉTIQUES *
Un volume in-80. — 1839.
PREMIER ARTICLE1
Dans une préface en prose, qui peut passer pour un de ses plus charmants poèmes, M. de Lamartine nous explique le titre de ce nouveau volume. Ses recueillements poétiques viennent chaque matin à la suite de ses recueillements religieux. Écoutons-le parler :
«...A un tel spectacle, à une telle heure, dans un tel silence, au milieu de cette nature sympathique, de ces collines où l'on a grandi, où l'on doit vieillir, à dix pas du tombeau où repose en nous attendant tout ce qu'on a le plus pleuré sur la terre, est-il pos sible que l'âme qui s'éveille et qui se trempe dans cet air des nuits, n'éprouve pas un frisson universel, ne se mêle pas instantanément à toute cette magnifique
* Un court fragment de ce morceau, inséré par M. Vinet dans l'étude sur les recueils lyriques de M. de Lamartine comprise dans ce volume, en est le complément nécessaire. Cette citation abrégée (voir pages 188-190) ne pouvait tenir lieu du travail consacré par l'auteur à l'examen spécial des Recueillements poétiques ; aussi le donnons- nous ici tout entier. (Editeurs.)
1 Semeur VIII, 13 mai 1839.
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confidence du firmament et des montagnes , des étoiles et des prés, du vent et des arbres, et qu'une rapide et bondissante pensée ne s'élance pas du cœur pour monter à ces étoiles et de ces étoiles pour monter à Dieu ? Quelque chose s'échappe de moi pour se confondre à toutes ces choses, un soupir me ramène à tout ce que j'ai connu, aimé, perdu dans cette maison et ailleurs ; une espérance forte et évidente comme la Providence, dans la nature, me reporte au sein de Dieu où tout se retrouve ; une tristesse et un enthousiasme se confondent dans quelques mots que j'articule tout haut sans crainte que personne les entende, excepté le vent qui les porte à Dieu. Le froid du matin me saisit ; mes pas craquent sur le givre, je referme ma fenêtre et je rentre dans ma tour où le fagot réchauffant pétille et où mon chien m'attend.
» ... Je vais, je viens, je fais mes six pas dans tous les sens, sur les dalles de ma chambre étroite, je regarde un ou deux portraits suspendus au mur, images mille fois mieux peintes en moi ; je leur parle, je parle à mon chien qui suit d'unœilintelligentetinquiet tous mes mouvements de pensée et de corps. Quelquefois, je tombe à genoux devant une de ces chères mémoires du passé mort ; plus souvent, je me promène en élevant mon âme au Créateur et en articulant quelques lambeaux de prières que notre mère nous apprenait dans notre enfance et quelques versets mal cousus de ces psaumes du saint poète hébreu, que j'ai entendu chanter dans les cathédrales et qui se retrouvent çà et là, dans ma mémoire, comme des notes éparses d'un air oublié. Cela fait, et tout ne doit-il pas commencer et finir par cela ? je m'assieds près de la vieille table de chêne où mon père et mon grand-père se sont assis.
» ... Le coude appuyé sur la table et la tête sur la main, le cœur gros de sentiments et de souvenirs, la pensée pleine de vagues images, les sens en re-
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pos ou tristement bercés par les grands murmures des forêts qui viennent tinter et expirer sur mes vitres, je me laisse aller à tous mes rêves, je ressens tout, je pense à tout, je roule nonchalamment un crayon dans ma main, je dessine quelques bizarres images d'arbres ou de navires sur une feuille blanche ; le mouvement de la pensée s'arrête, comme l'eau dans un lit de fleuve trop plein , les images, les sentiments s'accumulent, ils demandent à s'écouler sous une forme ou sous une autre, je me dis : écrivons. Comme je ne sais pas écrire en prose faute de métier et d'habitude, j'écris des vers. »
On en croira aisément l'auteur sur tous ces détails ; il semble qu'on les ait pressentis, et que les vers de M. de Lamartine nous aient raconté leur propre histoire. Oui, c'est bien ainsi qu'ont dû sourdre et s'épancher ces mélodies suaves , ces flots brillants et doux, ce fleuve d'or, qui semble n'être que le trop- plein du cœur et de l'imagination les plus riches. M. de Lamartine est le premier des génies faciles ; nos souvenirs littéraires ne nous présentent, dans ce genre, personne à lui comparer. A quel prix pos- sède-t-on une si étonnante abondance, une si extrême facilité ? car enfin tout se paye. Nous en croira- t-on ? c'est au prix d'une vie plus intime ; ce qui manque à l'auteur des Recueillements poétiques, c'est le recueillement.
Le recueillement est une action, un exercice de la volonté ; mais ces deux éléments sont presque étrangers au talent de M. de Lamartine. Harpe d'Eole, il frémit, il vibre, il exhale des sons, il n'articule pas ; et son alphabet n'a que des voyelles. Ce qu'il y a d'exquis en lui, de vraiment rare, c'est la sensibilité,
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si l'on veut bien prendre ce mot dans son sens le plus général. L'invention de M. Daguerre est venue à propos pour caractériser le talent de notre poète ; il est précisément ce papier ou ce métal sensible sur lequel la lumière agit comme un pinceau, et qui, par sa seule sensibilité, reçoit et rend des images que l'œil ne pourrait saisir ni le pinceau reproduire. Il ne lui faut que le voisinage des objets ; ils se réfléchissent en lui avec les plus délicates nuances et leurs plus délicates intentions ; vous retirez de la chambre obscure la feuille de papier blanc, et cette feuille est un tableau.
Est-ce un poète, est-ce un poème, que cet homme si merveilleusement organisé ? En vérité, je ne sais. Ce qui du moins est sûr. c'est que le poète a fort peu agi sur lui-même. Il a reçu des impressions, il les a rarement transformées en véritables pensées. Il n'a pas résisté ; or la pensée est essentiellement une résistance, une réaction de la liberté intérieure contre les impressions du dehors ; et, qu'on le remarque bien, la pensée n'est pas donnée ici comme le contre-poids de la poésie ; la pensée aussi peut être poésie.
Émanations, retentissements, vibrations poétiques, voilà comme j'intitulerais ce volume de prétendus recueillements. La poésie, et même la poésie lyrique, ne comporte-t-elle rien de plus ? La poésie est-elle seulement un état? n'est-elle pas aussi une action? et l'élément de l'action se trouve-t-il dans une proportion assez forte chez M. de Lamartine? Le poète, l'homrne lui-même, ne seraient-ils donc que le lieu de certains phénomènes ? Le poète, l'homme lui- même, sont-ils faits pour réfracter ou pour réfléchir
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les rayons lumineux ? Et l'âme du poète, celle de l'homme, ont-elles accompli leur destination et répondu à leur nature, quand elles se sont laissé traverser par les impressions du monde extérieur ? Je doute que ce qui se passe dans le poète soit tout le poète, et que ce qui se passe dans l'homme soit tout l'homme. Et si cela n'était pas vrai de l'homme, comment cela pourrait-il être vrai du poète ? A moins que, de cette différence même, on ne tirât toute la définition de la poésie, et que le poète ne fût précisément l'homme livré à la merci de ses impressions.
Je soulève et je laisse retomber cette question, que de plus habiles, s'ils le jugent à propos, relèveront. Je suis pressé de remarquer que, s'il y a cette opposition entre l'homme et le poète, plusieurs des beaux talents de notre âge ne paraissent pas s'en douter. Tous prétendent au recueillement, je dis à celui de l'âme et de la conscience. M. de Lamartine est entré dans la carrière par des Méditations, et c'est sous le titre de Voix intérieures qu'a été publié le dernier recueil de M. Victor Hugo. La vérité morale n'est donc pas, pour ces messieurs, pure affaire d'impressions ; c'est de l'intérieur qu'elle naît ou dans l'intérieur qu'elle se constate ; c'est chose de réflexion, de méditation même. Ils ont raison; mais comment méditent ces deux poètes ? Comment M. de Lamartine se recueille-t-il en lui-même? Quelle est la part de la réflexion dans les doctrines auxquelles il prête le charme de son talent ? Cette part est si petite que cela fait peur.
Essayer de tailler un édifice dans un nuage, et un système dans le volume de M. de Lamartine, c'est
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une seule et même chose. Et ce n'est pas, certes, la matière qui manque, mais la solidité qui manque à la matière. Il ne tient pas à l'auteur des Recueillements, que nous n'ayons, après nous être recueillis avec lui, toute une encyclopédie des sciences morales. Mais quelle religion, quelle politique, et quelle morale que celles de ce nouveau volume! M. Jourdain, quand son maître de philosophie lui offre de lui enseigner la morale, lui demande : « Qu'est-ce qu'elle chante, cette morale?» M. de Lamartine insiste si vivement sur la différence entre chanter et parler, entre chanter et vivre, qu'on peut lui demander, sans l'offenser, ce que chantent sa morale, et sa religion, et sa politique. Il est vrai, si nous l'en croyons, que le moment du chant est, dans la vie, le moment suprême. Nous le voulons bien ; mais nous entendons que ce moment soit pris dans la vie, et non en dehors de la vie ; autrement il n'en saurait être le moment suprême ; et nous serions forcés d'appliquer ici le vieux dicton : Ce qu'il ne vaut pas la peine de dire, on le chante.
Il faut qu'en vers comme en prose, la religion, la politique et la morale soient de la religion, de la politique et de la morale. Elles ne peuvent pas, en passant d'une langue dans une autre, de la langue de la prose dans celle des vers, changer absolument de principes et de nature. Elles ne se rêvent pas ; elles se pensent, elles se raisonnent. On ne résout pas ces grandes questions avec des sensations, des émotions et des espérances. Il faut, du moins, à ces sensations, à ces émotions, à ces espérances, un noyau solide, un point qui résiste ; et ce point est donné par la pensée et par la conscience, éléments
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actifs et libres de notre vie intérieure. Il est, dit-on, des comètes dont la substance toute vaporeuse se laisse traverser par d'autres corps célestes. Ces comètes qui, pour manquer d'un noyau compact, n'en sont pas moins éblouissantes, sont une image trop juste de la morale, de la religion et de la politique de M. de Lamartine quand il chante. La pensée et la conscience n'y ont que très peu de part.
Toute pensée est exclusive, parce qu'elle est une pensée. Elle n'affirme pas une chose sans en nier une autre. Elle n'est pensée qu'autant qu'elle se définit à elle-même son objet. Elle est donc douée, comme la matière, d'impénétrabilité. Une pensée qui se laisse pénétrer par une autre pensée, n'est pas une véritable pensée. Tout système qui accueille tous les systèmes, n'est pas un système, mais plutôt, quelque apparence qu'il se donne et quelque prétention qu'il élève, il est la négation de tout système. Une religion qui ne tire point son caractère de son objet, mais son objet de son caractère, qui ne sent pas selon ce qu'elle croit, mais qui croit selon ce qu'elle sent, ne peut prétendre au nom de religion. Des impressions involontaires, un état involontaire de l'âme, n'accusent aucun objet distinct, et peuvent ressortir aux objets les plus différents. L'objet inconnu et voilé de ces émotions si diverses peut prendre tel ou tel nom convenu ; mais le nom ne fait pas l'objet. Sous le nom de Dieu, non défini, c'est à l'univers peut-être que je crois, à mes sensations, à moi-même. Tout se réduit en nuances, en simples • aspects dans ce syncrétisme religieux. Là où tout est symbole, où l'objet échappe toujours, l'objet même devient symbole, et Dieu n'est plus qu'un
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autre nom de l'univers. Et puis, tout en ne définissant rien, et par conséquent en accueillant tout, on ne laisse pas d'exclure ; on exclut par là même qu'on accueille; les doctrines positives ne se laissent pas ainsi accueillir ; elles veulent bien qu'on les nie, mais non pas qu'on les réduise à la valeur de pures formes ; c'est la politesse même qu'on leur fait qui les blesse ; et cette espèce de tolérance intellectuelle qu'on leur accorde les offense plus que la haine. Du sein de cette Babel des religions, où il semble avoir élu domicile, M. de Lamartine fait au christianisme d'inutiles avances, puisque le christianisme, en tant que croyance positive, qui se définit son objet, est nécessairement intolérant. Je ne connais pas le curé de campagne à qui M. de Lamartine adresse une des pièces de son recueil, et j'en veux penser tout le bien possible; mais c'est un mauvais curé s'il a pu être content des vers suivants :
Que t'importe si mes symboles Sont les symboles que tu crois,
J'ai prié des mêmes paroles,
J'ai saigné sur la même croix !
Quand l'agneau victime du monde,
Dont la laine a fait tes habits,
Aux flancs des collines sans onde Paissait lui-même les brebis,
Loin des piscines de son père Il n'écartait pas de la main La pauvre brebis étrangère Trouvée aux ronces du chemin,
Et quand il glanait en exemple L'épi laissé dans le buisson,
Et portait, humble enfant, au temple,
Les prémices de sa moisson,
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Il mêlait pour grossir la gerbe Qu'il offrait au père commun Des brins verdoyants de chaque herbe Et des tiges de tout parfum
Il me semble que le curé pourrait répondre: « Ce qui vous semble importer peu importe au contraire beaucoup, parce que ce qu'il vous plaît d'appeler les symboles de la vérité, c'est la vérité elle-même. Oui, c'est la vérité, ou bien c'est un mensonge; le milieu que vous proposez est chimérique. Vous n'êtes pas libre de respecter le prophète en rejetant l'oracle; si celui qui parle dans l'Evangile, si ceux qui parlent en son nom, ne disent pas la vérité, ce sont des imposteurs ; prenez - en votre parti et retirez vos hommages. Ou plutôt craignez de vous en imposer cruellement à vous-même en vous obstinant à prendre des réalités, les plus nécessaires des réalités, pour de simples emblèmes. Vous dites que cet agneau dont la laine a fait mes habits, c'est-à-dire, si je comprends bien, dont la religion m'a valu une prébende, n'écarte pas de la main la brebis étrangère trouvée aux ronces du chemin; et vous dites vrai: mais la brebis dès ce moment n'est plus étrangère, elle s'abreuve aux mêmes eaux, et se nourrit de la même pâture que l'Agneau divin. Vous dites que, pour grossir la gerbe,
Il offrait au père commun Des brins verdoyants de chaque herbe Et des tiges de tout parfum...
En vérité, s'il n'est venu sur la terre que pour consacrer, pour écrire avec son sang, le grand pêle-
1 IX. Réponse à un curé de campagne. — Voir Préface. [P. S.]
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mêle de la race humaine, et pour apprendre aux enfants d'Adam que rien n'est vrai et que tout est vrai; s'il a divinisé l'indifférence; s'il n'a été, sur la croix, que le martyr du scepticisme; si son sacrifice nous a acquis le droit de rompre tous les liens par lesquels nous nous sentions liés à la vérité, même en l'ignorant ; si cette négation de toute vérité est la vérité qu'il s'est chargé d'apporter à la terre, il est mort justement, et ses bourreaux ont eu raison; et je le dis sans crainte de blasphémer, car un tel Christ n'est pas le Christ.»
On a beaucoup dit que la religion de M. de Lamartine a changé depuis l'époque des premières Méditations. Non, elle n'a point changé; non, M. de Lamartine n'a rien abjuré. On n'abjure pas des sensations, on n'abjure pas des rêves ; et la première religion du poète n'avait pas plus de consistance que la dernière. Si elle avait eu de la consistance, si elle eût été enracinée dans les parties solides de l'être moral, elle ne se fût pas ainsi évaporée. Il n'y a de religion véritable que celle qui sort des mêmes sources que la morale, et qui, à son principe et dans ses développements, est une morale. La religion, c'est le devoir remontant à Dieu, rattaché à Dieu; la religion véritable a donc son siège dans la conscience. Tout ce qui, prenant le nom de religion, ne part pas de la conscience, n'aboutit pas à la conscience , usurpe le nom de religion ; c'est de la poésie, purement et simplement; ce n'est pas même de la poésie religieuse. Dieu, perçu par l'imagination, adoré par l'imagination, servi par l'imagination, n'est pas Dieu. Un culte de poète n'est pas un culte ; et cette contemplation extatique, à laquelle
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on donne le nom de culte, le mériterait tout autant et tout aussi peu, quand elle aurait pour objet, au lieu de ce je ne sais quoi qu'on appelle Dieu, le ciel, les astres, l'univers, la force centripète ou la force centrifuge.
On s'étonne du chemin qu'a fait M. de Lamartine. On devrait s'étonner qu'il ne l'eût pas fait. Il a, dit- on, dans ses courses errantes, perdu de vue le foyer; mais sa pensée a-t-elle jamais eu un foyer? a-t-elle jamais élu domicile quelque part ? Dans cette religion, en apparence plus sage et plus sérieuse, des premières Méditations, le poète n'était qu'en passage; c'était un mode qu'il essayait ; il en essaie aujourd'hui d'autres , en toute manière beaucoup moins heureux; mais il ne pouvait rester toujours sur le terrain qu'il avait d'abord choisi ; on en a bientôt fini avec des sensations; et à moins qu'un sentiment sérieux, ou, pour mieux dire, une conviction morale, une idée substantielle ne fût venue donner un corps à ces vapeurs poétiques, la religion de M. de Lamartine, privée d'un centre et d'un noyau, devait se dilater, se dissoudre, se vaporiser toujours plus; même ce qui était vrai dans ses premières poésies devait se dissiper, parce que cela n'était vrai qu'en soi et non dans le poète, parce que cette vérité n'était pas une partie de lui-même, mais un aspect des choses, aspect solennel et touchant auquel son âme de poète s'attacha pour un temps. Encore ne veux-je pas faire la part des premières amitiés du poète, du parti politique dans lequel il était engagé, et des inspirations du temps. De la religion qu'il avait choisie, le poète pouvait, avec plus ou moins de rapidité, sous le vent de l'opinion publique, être
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poussé vers les plages les plus désolées; cette religion pouvait, sans aucune solution de continuité, et même avec une sorte de nécessité logique, le conduire au déisme, au panthéisme, à l'impiété; elle était grosse de toute cela ; et peut-être que, dès les débuts du poète, on eût pu démêler dans les élans les plus touchants de cette piété à qui manquait le frein du positif, le point de départ des plus effrayantes aberrations de l'auteur des Recueillements. Quoi! M. de Lamartine s'est-il recueilli pour écrire les lignes suivantes :
Si je ne devais plus revoir, toucher, entendre,
Elle 1 elle qu'en esprit je sens, j'entends, je vois,
A son regard d'amour encore me suspendre, Frissonner encore à sa voix;
Si les hommes, si Dieu me le disait lui-même,
Lui, le maître, le Dieu, je ne le croirais pas,
Ou je lui répondrais par l'éternel blasphème, Seule réponse du trépas !
Oui, périsse et moi-même et tout ce qui respire,
Et ses mondes et lui, lui dans son ciel moqueur, Plutôt que ce regard, plutôt que ce sourire,
Que cette image dans mon cœur 1 !
Tout commentaire serait superflu et nous serait trop pénible.
La morale de M. de Lamartine (j'entends encore ici sa morale écrite, sa morale chantée) a le même caractère que sa religion; c'est-à-dire que ce n'est pas de la morale, mais de la poésie. Puisque la religion n'est qu'une morale avec Dieu pour objet, et la morale une religion avec la conscience pour
1 VI. A M. Wap, en réponse à une Ode adressée à l'auteur sur la mort de sa fille.
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objet, nous devons dire de la seconde comme de la première : elle ne se fait pas avec des impressions ; elle relève d'une idée, elle se subordonne à un principe, elle est l'épanouissement, en mille sens divers, de la loi de l'ordre et de la règle du juste. Elle doit sans doute devenir une affection pour devenir une vie ; mais elle n'est pas tout d'abord une affection ; l'amour séparé de l'obéissance ne réalise pas mieux la morale, que l'obéissance séparée de l'amour.
Tout ce que les hommes et les peuples ont jamais fait de grand, a porté le caractère de l'obéissance. C'est l'obéissance, c'est la soumission fidèle à une règle prise hors de nous, qui fait la dignité de la vie humaine. L'enthousiasme, le dévouement, l'aITlOUr, tirent de l'obéissance leur principale beauté. Détachés du principe du devoir, séparés d'une règle précise et positive, ces principes eux-mêmes n'ont aucun caractère moral. Le devoir est, pour la vie pratique, ce qu'est la raison pour la vie intellectuelle ; le devoir est la raison de l'homme moral ; et l'amour sans l'obéissance est aussi peu propre au gouvernement de la vie, que le serait au gouvernement de la pensée l'imagination sans la réflexion. Or, c'est ce caractère de moralité réfléchie et d'enthousiasme convaincu, ou, si l'on veut, de conviction enthousiaste, qui a marqué de son sceau toutes les époques et toutes les individualités qui ont honoré notre nature, et c'est ce caractère qui manque à notre époque. De toutes parts, aujourd'hui, on crie à l'égoïsme, on redemande l'amour ; mais on oublie combien l'amour, le désintéressement, le dévouement sont intimement liés à la conviction. Ce n'est pas de réflexion intellectuelle que nous sommes
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pauvres, c'est de réflexion morale. Dans cette sphère, il n'y a plus de règle positive, ni par conséquent de véritable volonté ; car, en dehors de la règle, on peut désirer, on ne veut pas. La volonté naît de l'obéissance ; c'est obéir qui donne la force de vouloir. C'est pour cela que notre époque qui aura peut-être tous les genres de grandeur, n'aura pas la grandeur morale, excepté dans quelques manifestations de l'élément religieux, qui se confond par un point avec l'élément moral; car la morale est, dans un sens très général, une religion ; car c'est un lien, c'est une obéissance, c'est une foi, la foi au devoir. Même dans l'absence du nom et de la pensée de Dieu, il y a plus de religion, si l'on donne à ce mot le sens que j'ai indiqué, dans le stoïcisme de certaines âmes que dans le panthéisme de M. de Lamartine. Chez les stoïciens, rien n'est Dieu ; chez l'auteur des Recueillements, Dieu n'est rien; ou, si mieux vous aimez, tout est Dieu, excepté Dieu lui-même. Oui, je le dis sans détour : les moralistes qui croient à la conscience, à la règle, à la loi, et qui refusent de la personnaliser, ces moralistes, comparés au poète des Recueillements, sont plus théistes, plus religieux que lui ; et nous le tiendrions quitte volontiers de sa religion, et nous ferions bon marché de son Dieu, et nous consentirions, après tout cela, à l'appeler religieux, si, ne parlant jamais de Dieu, il s'inclinait devant la loi. La loi est la moitié de la vérité religieuse ; et il est permis d'espérer que celui qui vouerait à la loi un culte sérieux, ne s'arrêterait pas à la loi, et s'élèverait tôt ou tard au législateur.
Il y a aussi de la politique dans les Recueillements ; nous ne dirons pas, avec dédain, de la politique de
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poète ; car nous ne pensons pas mal de la politique de poète : la poésie a ceci de commun avec la religion, qu'elle se mêle et s'unit à toutes choses, comme le son au mouvement, comme l'écho à la voix. Mais la politique du poète serait-elle si différente de celle de l'homme, qu'elle ne fût plus même de la politique? Doit-elle abdiquer tout ce que, dans l'homme, elle a de positif, tout ce que la réflexion et l'expérience ont pu lui enseigner, et faut-il qu'elle se réduise à de brillantes et vaines utopies? Quand M. de Lamartine caractérise de la sorte l'avenir définitif de la société humaine :
Pour élargir son héritage L'homme ne met plus en otage Ses services contre de l'or ;
Serviteur libre et volontaire,
Une demande est son salaire,
Et le bienfait est son trésor t,
parle-t-il sérieusement ? Alors, sans doute, il a ses preuves ; il connaît et peut indiquer la raison suffisante d'un si grand changement. Pourquoi donc ne la dit-il pas ? Il vaudrait la peine de nous apprendre à quels symptômes actuels on peut reconnaître que le temps approche, ou du moins se prépare, où l'homme, parfaitement dégagé d'intérêt, ne mettra plus en otage ses services contre de l'or, où une demande lui tiendra lieu de salaire, et où le bienfait qu'il aura dispensé sera son trésor et sans doute tout son trésor ? Comme il faut, pour réaliser ces relations, que le principe de la charité et celui de la confiance aient envahi tous les coeurs, on ne
1 XXV. Utopie.
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peut annoncer cet avenir qu'à très bonnes enseignes, c'est-à-dire en s'appuyant sur une révélation de Dieu, s'il n'y a pas dans les temps et dans le mouvement des esprits d'infaillibles augures, ou sur des signes irrécusables, si Dieu n'a point parlé. Or, M. de Lamartine n'a garde de s'appuyer sur les prophètes, et pour ce qui est de symptômes évidents qui promettent dans le présent cette gloire de l'avenir, ces symptômes, où les voit-il? Son imagination bienveillante lui a fait croire tout ce qu'elle a voulu ; mais des désirs ne sont pas des preuves ; et les plus magnifiques tableaux ne sauraient fonder ni une conviction véritable, ni une ferme espérance. Il appartient à la foi, mais il n'appartient qu'à elle, d'espérer au moins une partie de ce qu'espère l'auteur des Recueillements ; et elle ne l'espère que sur le témoignage de Dieu, et elle ne l'attend que de Dieu. Hors de là, des utopies comme celle de M. de Lamartine ne sont pas même intéressantes pour l'imagination, qui se prête à l'extravagant, au fantastique, mais jamais au faux ni au non-sens. Quand on veut enchérir sur les fictions de l'île Sonnante, et des terres découvertes par le doyen de Saint-Pa- trick, il n'y faut pas épargner le surnaturel ; le chimérique, pour être supportable, doit être merveilleux ; le merveilleux est le bon sens du chimérique ; l'entre-deux du rationnel et du merveilleux n'a point de nom, et n'existe pas. Je me prête de bon cœur aux explorations souterraines d'Aladin avec sa lampe, aux étranges aventures de Sindbad-le-Marin, aux périlleux élans d'Astolphe et de l'hippogriffe ; mais quand on m'annonce sérieusement, comme l'infaillible avenir de la société humaine, et comme le terme
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naturel de son développement, un ordre de choses pareil à celui dont le poète nous trace l'image, chimères pour chimères, je préfère celles qui ne sont pas sérieuses; et, s'il me faut absolument des contes, j'irai sous la fenêtre dtr bon M. Galland lui dire avec ces écoliers de Paris : « Monsieur Galland, si vous ne dormez pas, contez-nous encore un de ces beaux contes que vous savez. »
DEUXIÈME ARTICLE1
C'est être fort que de pouvoir beaucoup ; ne pas vouloir tout ce qu'on peut, c'est être fort deux fois. Cette seconde force est la plus rare dans toutes les sphères de l'activité humaine ; elle n'appartient, en littérature, qu'aux hommes du premier ordre, et ne les distingue pas même tous ni toujours. Il est difficile de ne pas user à tout moment de toute sa force ; mais toute qualité spéciale n'est qualité qu'à sa place et dans sa mesure, et n'est plus qu'un défaut dès qu'elle surabonde. Cette indiscrétion, trop commune, a perdu de fort beaux talents, à qui il a paru plus commode de se concentrer que de s'étendre. On peut néanmoins, sans nier les droits de l'individualité, et sans porter atteinte à ce vieil axiome :
La nature, fertile en esprits excellents,
Sait entre les auteurs partager les talents,
on peut affirmer que le talent le plus spécial a besoin de se généraliser; que rien d'exclusif n'est vrai ; qu'il doit se trouver dans chaque talent quelque
1 Semeur VIII, 21 août 1839.
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chose de tous les autres talents ; que le don particulier que chacun a reçu ne peut prospérer sans le concours des autres dons ; et si l'on objecte qu'il faut pour cela les avoir aussi reçus, nous répondons hardiment qu'on les a reçus, attendu qu'un esprit bien fait doit les posséder tous, quoique dans des proportions diverses. C'est là même, à notre avis, ce qui caractérise un esprit bien fait. Tout génie, sans doute, a ses côtés faibles; mais ces côtés le seraient davantage encore si on ne les fortifiait ; et quiconque demande toujours à son terrain les mêmes fruits s'expose à voir à la longue la plante qu'il cultive s'épuiser ou s'abâtardir. Il y a, pour l'esprit comme pour la terre, une méthode d'assolements.
Il est difficile de ne pas appliquer ces observations à M. de Lamartine. Il a abondé dans son sens. Il n'a pas su combien importe au plus riche terrain la variété des cultures. Il a cru se renouveler en essayant de nouvelles formes ; mais c'était lui-même qu'il s'agissait de renouveler, en évoquant des forces cachées qui, laissées sans emploi, finissent par s'annuler. L'inépuisable abondance de sa veine lui a fait illusion, et à d'autres aussi ; il n'a pas vu qu'il devenait peu à peu l'écho de lui-même, et qu'il finirait par n'être un jour que son meilleur disciple et son plus heureux imitateur. Mais la naïveté, la vérité de ses premières impressions a manqué aux dernières. On peut croire qu'il n'a plus ces étonne- ments de sa propre pensée, qui accompagnent toujours l'inspiration véritable. Il se souvient encore d'une première vision : il se souviendra un jour de s'être souvenu. Il en est du génie comme de l'oiseau ; une fois qu'une pensée l'a fécondé, il en a pour la
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vie ; mais les premiers œufs sont les seuls qui renferment un germe vivant, un futur habitant des airs ; ceux qui viennent après sont bien aussi des œufs ; mais le duvet maternel a beau les réchauffer, ils ne peuvent rien produire'de vivant ; ils ne multiplient pas l'oiseau : prolem sine pâtre creatam.
Parce que M. de Lamartine en a eu le sentiment, il a tourmenté dans tous les sens son beau génie. Vous rappelez-vous ces fées de nos vieux contes, soumises par quelque enchantement aux tyranniques et innombrables caprices de quelque maître barbare ? C'est ainsi que l'auteur des Méditations -en use avec sa fée. Il lui impose, sans pitié, les offices les plus durs et les plus avilissants ; et je ne sais quel accoutrement sauvage remplace, sur les épaules de la fée, cette robe couleur de l'air dont nous parle Madame Tastu dans sa singulière et noble parodie du vieux récit de Peau d'Ane. Nous attendons le coup de baguette qui doit rendre à la fée sa première beauté et ses purs vêtements ; mais le charme dure encore, si l'on en juge par les Recueillements, quoique ce livre nous montre souvent le poète revenant pas à pas sur des vestiges abandonnés, et retrouvant, sinon toute sa première inspiration, du moins cette manière pure et suave, et cette poétique intelligence du monde visible, cette union si intime avec la nature, qu'on ne saurait décider si c'est le monde qui devient homme ou l'homme qui devient monde.
On trouvera toujours chez ce Rossini de la poésie tout ce qui peut captiver ceux qui ne demandent qu'à s'éblouir d'images et à s'enivrer d'harmonie, et nous avouons qu'il est bien difficile, dans l'enchantement qu'on éprouve, de désirer une poésie plus in-
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tellectuelle et plus contemplative. Celle de M. de Lamartine ambitionne pourtant ce double caractère ; elle tend ses ailes vers les plus hautes régions de la spéculation humanitaire, et il s'en faut peu que, de si haut, elle ne prophétise ; mais, hélas ! qu'il fait froid sur ces sommets, et que l'humanitarisme est une triste muse ! Et comment voulez-vous que ce qui est faux ne soit pas froid ? Ce qui est faux, ce n'est pas d'aimer l'humanité ; à Dieu ne plaise ! ce n'est pas même de la concevoir comme une grande et sublime unité ; cela est, au contraire, bien beau ; et l'on s'en doute depuis dix-huit siècles, c'est-à-dire depuis l'avènement et la sanglante intronisation de Celui à qui seul « appartient l'assemblée des peuples1. » Ce qui est faux, ce n'est pas de convoquer dans de mêmes efforts et vers un même but tous les membres et tous les groupes désunis de la grande famille de Dieu ; mais ce qui est faux, et froid comme la mort, c'est de nier l'homme pour affirmer l'humanité, de transporter à l'humanité tous les caractères de l'homme, et d'enlever à l'individu toute valeur propre, toute sérieuse idée de liberté, et par conséquent toute responsabilité. Je m'étonne qu'un vrai poète n'ait pas, par instinct de poète, évité un piège pareil, mais je ne m'étonne pas que la poésie expire sur cette lande désolée. Oh ! que la doctrine du pur amour, qui a dû être condamnée à la fois par la religion et par la philosophie, est chaude et palpitante au prix de cet humanitarisme inhumain ! Le talent même de M. de Lamartine n'a pas pu communiquer la chaleur la plus tempérée à cette froide abstraction:
1 Genèse XLIX, to.
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on peut fondre, un glaçon, on ne le réchauffe pas.
Je ne nie pas au reste qu'à défaut de chaleur, il n'y ait quelque chose de piquant dans la manière dont le poète social encadre son système favori. Endoctriner sur l'humanitarisme un prêtre de l'Eglise romaine (et ce prêtre est M. de Genoude), et lui enseigner à donner in petto un sens tout nouveau à ses antiques symboles1; chanter sur l'air des psaumes de David un dithyrambe à Saint-Simon, c'est, j'en conviens, relever par des assaisonnements d'assez haut goût l'incurable insipidité de la nouvelle doctrine : mais après tout, cela reste froid, et le vrai style de ces idées, c'est la déclamation et l'emphase.
Ah ! il est heureux pour la poésie de M. de Lamartine, qu'il ait conservé un cœur, et un noble coeur ! Qu'on veuille y prendre garde : c'est par le cœur surtout que son talent se sauve et que le charme de sa poésie se conserve. La généreuse compassion qui a donné à son éloquence des tons à la fois si pénétrants et si purs, a aussi protégé sa poésie. Dans l'expression de la bienveillance et de la tendresse, on sent qu'il n'a rien perdu, qu'il est toujours lui-même. Pourquoi faut-il qu'il ait voulu être philosophe ? Je pourrais confirmer mes regrets par bien des éloges. Je ne parlerais pas peut-être du premier morceau du recueil , où l'on sent à la fois la profonde émotion du poète et son embarras ; médaille frappée en tremblant, et où la ressemblance de l'image tour à tour nous saisit et nous échappe ; hymne funèbre chanté dans une langue que la personne pleu- rée n'eût sans doute pas comprise; et pourtant hymne touchant, poésie et douleur naïves, où la critique
1 IV. A. M. de Genoude, sur son Ordination.
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peut-être ne doit pas toucher. Passons donc tout à côté, et cueillons en passant un rameau de cet arbre funèbre , un vers seulement, mais noble et religieux :
Pleurer la mort des saints, c'est la déshonorer11
Tout le monde a admiré les vers A une jeune fille poète. Je ne sais, quand je les lis, si c'est au talent du poète, ou à la délicate sensibilité de l'homme, que doit s'adresser mon hommage : tant l'inspiration poétique semble ici confondue avec l'inspiration du cœur. Ces vers de M. de Lamartine sont au nombre de ceux qui rassurent, en prouvant que tout ce que ses premiers ouvrages renferment de vérité, de grâce et de pureté, se conserve encore dans son sein. n'est point altéré, mais seulement offusqué par des vapeurs grossières :
Le front dans tes deux mains, pensive tu te penches, L'imagination te peint de verts coteaux Tout résonnants du bruit des forêts et des eaux,
Où s'éteint un beau soir sur des chaumières blanches; Des sources aux flots bleus voilés de liserons,
Des prés où, quand le pied dans la grande herbe nage, Chaque pas aux genoux fait monter un nuage D'étamine et de moucherons.
Sous la tente de soie ou dans ton nid de feuille Tu vois rentrer, le soir, altéré de tes yeux,
Un jeune homme au front mâle, au regard studieux ; Votre bonheur tardif dans l'ombre se recueille.
Ton épaule s'appuie à celle de l'époux,
Sur son front déridé ton front nu se renverse,
Son œil luit dans ton œil pendant que ton pied berce Un enfant blond sur tes genoux !
1 I. Cantique sur la mort de Madame la duchesse de B******.
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De tes yeux dessillés quand ce voile retombe,
Tu sens ta joue humide et ses mains pleines d'eau ;
Les murs de ce réduit où flottait ce tableau,
Semblent se rapprocher pour voûter une tombe ;
Ta lampe y jette à peine un reste de clarté,
Sous tes beaux pieds -d'enfant, tes parures s'écoulent, Et tes cheveux épars et les ombres déroulent
Leurs ténèbres sur ta beauté.
................
Nul ne verra briller cette étoile nocturne?
Nul n'entendra chanter ce muet rossignol?
Nul ne respirera ces haleines du sol Que la fleur du désert laisse mourir dans l'urne?
Non, Dieu ne brise pas sous ses fruits immortels L'arbre dont le génie a fait courber la tige ;
Ce qu'oublia le temps, ce que l'homme néglige,
Il le réserve à ses autels.
.................
Non, je n'ai jamais vu la pâle giroflée,
Fleurissant au sommet de quelque vieille tour Que bat le vent du nord ou l'aile du vautour,
Incliner sur le mur sa tête échevelée ;
Non, je n'ai jamais vu la stérile beauté,
Pâlissant sous ses pleurs sa fleur décolorée,
S'exhaler sans amour et mourir ignorée,
Sans croire à l'immortalité 1
Je me demande, en achevant de transcrire ces vers, si je ne suis pas bien ingrat, et si je ne dois pas effacer mes froides critiques, que cette imprudente citation ne manquera pas d'ailleurs d'effacer. Je me rappelle qu'il y a bon nombre de vers pareils dans ce même volume ; je me rappelle encore que c'est à leur auteur que j'ai dû, depuis vingt ans, les plus beaux et les plus doux de ces moments qu'on ne doit qu'à la poésie. Que de fois le poète des Aléditations et des Harmonies, l'auteur des pre-
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mières Méditations surtout, dont je pourrais, ou peu s'en faut, livrer l'exemplaire à quelque autre Lan- celot, s'il les croyait aussi dangereuses que Théagène et Chariclée, que de fois ce poète m'est venu relever sur la route poudreuse où me retenaient abattu la fatigue et l'ennui, et m'a emporté avec lui dans le monde de sa création, dans cette lumière ou plutôt dans cette splendeur mélancolique et sublime, plus belle que celle des soleils couchants sur les montagnes de mon pays ! Que de fois (car un grand poète est comme un paysage , comme un site, comme un horizon pour l'âme qui sait le sentir, ou comme une solitude enchantée dont l'âme, tous les jours, aime à reprendre le chemin), que de fois, fatigué de l'aspect des choses humaines et du bruit de la société, suis-je allé chercher la fraîcheur et la paix dans ses vers comme à l'ombre parfumée et fortifiante d'une forêt de sapins et de chênes ! Poètes de l'âme ! c'est votre privilège et votre bonheur : on s'abrite à votre ombre ; on s'enivre des bruits sublimes que propage le vent du ciel dans votre feuillage sonore ; on s'endort pour rêver des rêves qu'on ne raconte pas, parce qu'il faudrait, pour les exprimer, la langue merveilleuse que vous seuls possédez. Vous courbez au-dessus de nos têtes fatiguées un azur transparent et lumineux, vous créez de magiques lointains, vous donnez à l'âme des pressentiments divins, et l'invincible conscience de son immortalité. Il est impossible, tant que retentissent vos lyres , de se confondre avec la création, et de ne pas la dominer par la pensée. La passion se tait, la contemplation commence. Plus légers, un moment, que l'air où nous vivons, nous nous élevons sans effort, sans
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volonté même, jusqu'à l'éther qui ceint notre atmosphère morale. Ce pur éther, hélas ! ce n'est pas Dieu ; ces élans ne sont pas ceux de la piété ; cette poésie n'est pas de la religion : et peut-être à cette hauteur , qui nous paraît sublime , sommes-nous aussi loin de Dieu que jamais. Et toutefois, la poésie, qui est une espèce de spiritualité, serait, pour quiconque y voudrait réfléchir, une précieuse indication de notre nature et de notre destination. On en a fait une religion ; elle-même a fait des religions : mais la religion est une vertu ; et quoique la poésie soit de la même date que la vertu, elle ne procède pas du même principe. La poésie devait seulement nous avertir, nous rappeler notre dignité, jeter dans l'infini une des ancres de notre navire. Si la poésie a été si souvent une distraction de l'âme, n'est-ce pas notre faute plutôt que la sienne ?
Toutefois ma reconnaissance ne me fera rien effacer. Ce que j'ai dit est pourtant vrai. S'il y a dans l'âme de M. de Lamartine un fond de sensibilité généreuse d'où une poésie incomparable est sans cesse prête à éclore, si son bon naturel est le bon génie de sa lyre, il n'en est pas moins vrai que la source de ses premières inspirations est tarie ; que les affections de l'âme sont demeurées, mais que les idées de l'esprit, condition de toute poésie, se sont peu à peu dissoutes ; que sa pensée, privée de ses premiers points d'appui, agite dans le vide une aile fatiguée; qu'il n'est plus lui-même que par réminiscence ; et que c'est la conscience de cette espèce d'épuisement qui le jette depuis un temps dans cette étrange barbarie de style et de conceptions. A l'égard du style, ce qui lui arrive est bien remarquable. On dirait
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que les nouvelles inspirations de l'auteur ne comportent pas un langage pur, et que la forme de sa pensée sera d'autant plus vraie qu'elle sera moins correcte. Un désordre en appelle un autre ; et dans cette espèce de déroute de la pensée, les mots, on le comprend, se sauvent comme ils peuvent : à quoi bon assujettir à des formes régulières un esprit qui n'a plus de règle ?
Qu'importe, quand l'orage a soulevé les flots,
Que ta poupe soit peinte, et que ton mât déploie Une voile de pourpre et des câbles de soie ?
Mais l'image n'est pas juste ; car la voile est de pourpre et les câbles de soie ; mais ces câbles sont mal attachés et cette voile est déchirée en mille endroits. La parole, analyse de la pensée, semble s'être lassée de son rôle ; et la phrase, au lieu d'être un organisme, n'est trop souvent qu'une épaisse concrétion, une synthèse brutale, dans laquelle les idées ne se rejoignent qu'en se mutilant. Quelques-unes de ces phrases, mal dégrossies, font penser à ces hommes de Prométhée, moitié hommes, moitié limon, encore engagés par leurs extrémités dans la terre ou dans le roc. Le poète a-t-il laissé à sa pensée le temps de trouver et de revêtir sa forme lorsqu'il a écrit des vers comme ceux-ci :
Le génie et l'amour la conçurent d'un vœu Les palpitations de l'âme maternelle Au delà du tombeau se ressentaient en elle ..... Rapporter un rameau de pain et de refuge
Aux faibles qui doutaient du bord .....
La société des saints,
Où s'unira dans la gloire,
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Comme dans cette mémoire,
Génie, amour et beauté 1
Comme Paul à Tarsis prit l'œuf de la doctrine,
Et le portait éclore aux soleils d'autrefois2
Nous croyons bien apprécier la puissance et le charme des expressions synthétiques. Plusieurs des mots et des vers les plus célèbres que les poètes de tous les temps ont légués à notre mémoire portent ce caractère ; mais si toutes ces synthèses hardies sont des irrégularités, toutes les irrégularités que peut se permettre un écrivain négligent ne sont pas de ces poétiques synthèses, où l'âme, à défaut de la logique, se charge de lier les idées. Au reste, l'incorrection pure et simple n'est pas plus rare dans les Recueillements de M. de Lamartine que ces synthèses à l'aspect vague et farouche. Les phrases comme celles-ci n'y sont que trop fréquentes :
Le Verbe où s'incarna l'antique vérité
(Etrange méprise, qui fait de la venue de Jésus- Christ une incarnation à la seconde puissance, la vérité s'incarnant d'abord dans le Verbe, et puis le Verbe dans la personne du Fils de l'homme !)
Ces amours enlacés par mille sympathies,
Arrachés du sol tendre ainsi que des orties,
A l'heure où de leurs fleurs notre âme embaumerait......
Quelque soit la main qui me serre,
C'est un cœur qui répond au mien6.
Mais ce qui étonnera davantage, ce qui avertira mieux de la dérive de ce beau génie, c'est de le voir
1 Tous ces vers se rencontrent dans le même morceau : Recueillements poétiques. 1. (Editeurs.)
2 IV. — 3 IV. — * VIII. — 5 X.
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tomber à tout coup dans l'affectation et dans le bel- esprit. Chose remarquable ! il a dans sa maturité tous les défauts qu'on pardonne à la jeunesse et qu'on n'eut point à pardonner à la sienne. Il y a vingt ans que, sous la sauvegarde de son âge, il eût pu écrire impunément :
Mais pour chercher comme eux (le Tasse et Milton) l'ombre de ses autels, Il faut avoir commis leurs livres immortels 1
La cigale ....
Hymne vivant que le sable Darde au rayon de midi
0 femme 1 éclair vivant, dont l'éclat me transperce'....
Où deux cercueils passant sous les coteaux en deuil,
Et bercés sur des cœurs par des sanglots de femmes*....
Enfin, à quoi ressemblent les mignardises du morceau intitulé : Amitié de femme, et qui se termine par ces vers :
Non, jamais ma main ne repousse Ce symbole d'un sentiment (un serrement de main) ; Mais lorsque la main est plus douce,
Je la serre plus tendrement?
A quoi ressemblent ces vers :
Mais c'est que le Seigneur, ô belle créature !
Fit de toi le foyer des feux de la nature,
Que par toi tout amour a son pressentiment,
Que toutes voluptés dont le vrai nom est femme, Traversent ton beau corps ou passent par ton âme, Comme toutes clartés tombent du firmament ''?
1 XVIII. — 2 XXII. — 3 XXVI. — 4 XXVII. — 5 XXVI. La Femme.
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A quoi cela ressemble ? Nous n'essayerons pas de le dire ; mais certes, ce n'est pas à ces vers, que personne n'a oubliés, excepté leur auteur peut-être :
0 toi qui m'apparus dans ce désert du monde, Habitante du ciel, passagère en ces lieux !
0 toi qui fis briller dans cette nuit profonde
Un rayon d'amour à mes yeux ;
A mes yeux enchantés montre-toi tout entière ; Dis-moi quel est ton nom, ton pays, ton destin !
Ton berceau fut-il sur la terre ?
Ou n'es-tu qu'un souffle divin?
Vas-tu revoir demain l'éternelle lumière ?
Ou, dans ce lieu d'exil, de trouble, et de misère, Dois-tu poursuivre encor ton pénible chemin?
Ah ! quel que soit ton nom, ton destin, ta patrie,
Ou fille de la terre, ou du divin séjour,
Ah ! laisse-moi, toute ma vie,
T'offrir mon culte et mon amour !
Mais si tu prends ton vol, et si, loin de ces lieux, Sœur des anges, tu vas t
(la mémoire me fait défaut, et je n'ose suppléer) ;
Après m'avoir aimé quelques jours sur la terre, Souviens-toi de moi dans les cieux *.
Le sentiment qui a dicté ces vers n'est pas à l'abri de tout reproche ; mais il nous est impossible de n'en pas préférer l'inspiration, quelle qu'elle soit, à celle des vers que nous avons cités plus haut, vers où l'amour n'est plus qu'une sensualité très peu raffinée, et où se laisse trop apercevoir, non le culte de la beauté, comme on l'a dit par euphémisme, mais
1 Sur ces passages de Lamartine, inexactement ou incomplètement cités par Vinet, voir Préface. [P. S.]
2 Méditations poétiques. Méditation XVII. Invocation.
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le culte de la matière. N'est-il pas triste que l'homme mûr, l'homme grave, parle de la femme et des rapports des deux sexes avec moins de pureté, moins de spiritualité que n'en parlait le jeune homme? et que le côté purement physique de ces rapports le préoccupe tellement que, même dans l'hymne funèbre consacré par sa reconnaissance à la mémoire d'une sainte femme, il n'ait pu se refuser quelques accents à demi étouffés de cette poésie sensuelle dont l'atmosphère ardente et embaumée de l'Orient semble avoir imprégné son imagination ? A la vue d'une image de la Charité, il chante la volupté ! Cela scandalisera peu, je le suppose, ceux qui, sous un nom vénéré, ont renouvelé, dans notre âge chrétien et jusque dans nos temples, le culte de la beauté féminine, et qui viennent d'arranger, au beau milieu de Paris, un boudoir à la sainte Vierge1. Mais pour nous, jusqu'à ce que M. de Lamartine nous ait dit que sa religion est le culte de la nature, et tant qu'à travers les nuages de son langage panthéiste, l'idée d'un Dieu personnel et vivant se laissera encore discerner, tant que, sous un point de vue quelconque, il se permettra, en vers ou en prose , d'alléguer l'Evangile, nous lui demanderons compte, comme d'une déplorable inconséquence, de cette poésie sensuelle et matérialiste, si peu conforme à ses commencements, si peu en harmonie avec ses grands desseins de réforme sociale, si peu digne du caractère grave dont l'a revêtu la confiance de son pays.
1 Notre-Dame de Lorette.
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MÉDITATIONS — NOUVELLES MÉDITATIONS
HARMONIES — RECUEILLEMENTS
PREMIER ARTICLE i
Depuis si longtemps réduite aux allures compassées de l'Ode, la poésie lyrique venait de s'essayer à de nouvelles formes dans les Messéniennes de Casimir Delavigne et dans les Chansons de Béranger. Avait-elle pourtant, même dans les couplets du dernier de ces deux poètes, toute sa liberté, toute sa vérité ? On le crut peut-être : on cessa de le croire quand Lamartine eut chanté. Il semble que, s'il n'y eût pas eu de poésie lyrique dans le monde, Lamartine l'eût inventée, tant elle lui est naturelle, tant il est étranger aux traditions du genre, tant il ramène à leur sens primitif les anciennes formes quand il lui plaît de s'en servir. Il remonte au point de départ de la poésie, comme Descartes remonta au point de départ de la philosophie, et s'il se conforme, dans les conditions extérieures, aux règles universellement suivies, il obéit moins qu'il ne consent : c'est quelque chose de semblable à la rencontre de
1 Semeur XIV (25 juillet 184o).
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la philosophie avec le sens commun. Le genre, en un mot, n'existe pas pour lui ; il ne se soucie point, il ignore même à quel genre appartiennent ses compositions. Sterne disait un peu légèrement qu'il écrivait à la garde de Dieu : on peut dire de Lamartine qu'il écrit à la garde de son génie et de son émotion, et le vain souci de savoir le nom de ce qu'il fait ne l'inquiète pas un instant. Il se trouvera peut-être qu'il a créé un genre ; mais ce sera précisément pour ne l'avoir pas voulu , pour n'avoir rien voulu. Pour tant d'autres, la forme est le moule de la pensée ; sa pensée à lui sera le moule de sa forme. Aucun tiers importun, aucun arbitre sans mission n'est venu s'interposer entre le poète et son oeuvre : il l'a faite selon son cœur.
Cependant on procède toujours de quelqu'un ; le premier qui chanta procéda seul de lui-même. Les esprits s'engendrent, et chacun peut reconnaître dans tel ou tel de ses devanciers, sinon la cause, du moins l'occasion de ce qu'il est lui-même. Les plus indépendants sont ceux qui procèdent à la fois de tout le monde. Nul doute qu'en tout cas et en tout temps M. de Lamartine n'eût été quelque chose et même beaucoup; mais il est malaisé de dire ce qu'il eût été sans lord Byron et sans M. de Chateaubriand. Dire qu'il n'est qu'une combinaison des deux, ce serait mal parler, alors même qu'on commencerait par reconnaître qu'une combinaison dont le résultat est la vie n'a pu se consommer qu'au moyen d'un élément tiers, distinct et indépendant des deux autres. Lamartine, avant tout, est Lamartine ; il est du nombre de ces auteurs que leur nom seul peut nommer. Mais il n'y a point de talent, même parmi les
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plus naïfs, qui ne tire du dehors ce qui le complète ou le détermine. La littérature, qui ne réalise point, comme la science et la civilisation, la loi du progrès ou de la perfectibilité, présente au moins l'aspect d'une suite ou d'un enchaînement. Dans cette histoire pas plus que dans aucune autre, il n'y a des faits isolés. Les esprits les plus individuels relèvent d'un prédécesseur ou même d'un contemporain. C'est, pour le moins, une transition indispensable; à l'ordinaire, c'est plus encore. Eve ne fut pas prise autrement des flancs du premier homme que ne l'est chaque écrivain des flancs d'un autre écrivain, supérieur, égal ou inférieur à lui. Les riches, dans cet ordre, ont souvent emprunté aux pauvres. Ainsi s'accomplit la double loi de continuité et de solidarité que la Providence a imposée à l'esprit humain.
Ici les riches ont prêté au riche, les forts ont aidé au fort ; car, sans prétendre le moins du monde régler les rangs, on peut dire que ce poète que nous voyons procéder de Chateaubriand et de Byron est une individualité assez forte pour que beaucoup d'autres, à leur tour, et même des forts, puissent procéder de lui. Mais enfin, si glorieux qu'il soit, il ne peut renier sa glorieuse descendance : seulement, c'est un de ces rejetons imprévus autant que puissants, qui pouvaient bien ne point naître, et dont un énergique effort de la nature, un acte créateur, peut seul expliquer l'existence. Je ne m'arrête pas à démêler dans la poésie de Lamartine les traces d'une filiation qui n'est, à ce que je crois, révoquée en doute par aucun de ses lecteurs. Ne cherchons plus d'où il vient, mais seulement quel il est.
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Génie bienveillant, expansif et rêveur, Lamartine a pour naturel domaine tout ce qui dilate le cœur et l'imagination : la nature l'attire plus que la société, l'humanité plus que les hommes, la philosophie plus que l'histoire. Ecrivant à une époque agitée, pleine de craintes et d'espérances passionnées, Lamartine n'est d'aucun temps ; aucune allusion ne sert de date à ses Méditations ; aucun événement public ne retentit dans ses vers ; il laisse la politique faire invasion dans presque toutes les œuvres contemporaines ; les vagues de cette mer turbulente meurent au seuil de sa retraite. De tout cela, d'ailleurs, ce qui répugne à sa nature, c'est moins l'agitation que les limites. L'accident, l'histoire, le gênent ; la pensée elle-même, prise dans la rigueur de ses conditions logiques, resserre trop sa liberté. Il lui faut les deux immensités de l'âme et de la nature, et dans l'une et l'autre de ces deux sphères, le vague lui plaît par l'apparence de la grandeur. Le titre de Médita- tations poétiques qu'il a donné à ses premiers vers, celui d'Harmonies que porte son troisième recueil, mettaient à l'abri la liberté qu'il s'était réservée. Aucune des dénominations consacrées par l'usage n'eût aussi bien convenu à son dessein, qui était de mêler, selon leurs affinités naturelles ou au gré de quelque rapport accidentel, l'effusion et le raisonnement, la description et la rêverie, les idées générales et les souvenirs personnels, les tendresses du cœur et les ravissements de l'imagination, la contemplation et la douleur, l'univers et un nom. Les formes arrêtées , comme les limites précises, s'évanouissaient à souhait dans cette immensité.
Génie affirmatif, à qui le doute pèse, il a des im-
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pressions plutôt que des convictions, et se fie à l'intuition plutôt qu'à la preuve. Il peut nier, mais le doute lui est inconnu, et sur les vérités où le cœur trouve sa vie, il n'en veut croire que son coeur : « J'aime, il faut que j'espère1, » c'est la formule de sa foi ; il a traversé pourtant, mais à tire- d'aile, l'atmosphère ténébreuse, aer cieco, où flotte le scepticisme ; et si rien ne se dessine avec précision dans le monde de sa foi, ce n'est pas dans l'obscurité, mais dans une vapeur dorée, que se perdent pour lui les contours des objets. Le doute peut avoir sa poésie ; il est même toute la poésie de certains esprits, sur lesquels on la voit végéter et fleurir comme sur un édifice en ruines ; et, pour dire la vérité, la poésie tout entière est-elle autre chose qu'un manteau de verdure enveloppant des murs écroulés, qui, debout et entiers, n'eussent pas donné place à un brin d'herbe ? Néanmoins, c'est à de certaines conditions que le scepticisme est poétique ; ces conditions se rencontraient chez Byron, et l'imagination s'émeut comme le cœur en lui voyant décrire les orbes toujours plus resserrés et toujours plus profonds de l'effroyable spirale. Ce scepticisme douloureux et convulsif n'est pas l'inspiration de Lamartine : il a la douleur sans le doute ; or la douleur est une chose positive, une affirmation, et c'est par elle que le doute atteint à la poésie. Pourtant, il ne faut pas s'y tromper, la douleur, même celle qui naît de l'amour, a quelque chose de la mort ; elle se corromprait dans l'âme et l'infecterait si elle n'avait été soigneusement embaumée dans ces parfums de résignation et d'espérance qui
1 Méditations poétiques. Méditation V. L'Immortalité.
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coulent de l'arbre de la foi. Telle est la douleur du poète des Méditations ; il ne porte pas le deuil de la vie, mais celui d'un objet aimé, dont la disparition, comme celle du soleil derrière la montagne, laisse bien la nuit dans le ciel, mais une nuit consolée par la lueur d'un astre mystérieux. Il le faut avouer : la lumière de la lune n'est pas plus tremblante que celle de la foi de notre poète ; cette foi n'est, comme la lueur de « l'astre au front d'argent, » que le reflet d'un astre disparu :
Cette foi, qui m'attend au bord de mon tombeau, Hélas ! il m'en souvient, plana sur mon berceau.
De la terre promise immortel héritage,
Les pères à leurs fils l'ont transmis d'âge en âge. Notre esprit la reçoit à son premier réveil,
Comme les dons d'en haut, la vie et le soleil ; Comme le lait de l'âme, en ouvrant la paupière,
Elle a coulé pour nous des lèvres d'une mère ;
Elle a pénétré l'homme en sa tendre saison ;
Son flambeau dans les cœurs précéda la raison. L'enfant, en essayant sa première parole,
Balbutie au berceau son sublime symbole ;
Et, sous l'œil maternel germant à son insu,
Il la sent dans son cœur croître avec la vertu.
Ah ! si la vérité fut faite pour la terre,
Sans doute elle a reçu ce simple caractère ;
Sans doute, dès l'enfance offerte à nos regards,
Dans l'esprit par les sens entrant de toutes parts, Comme les purs rayons de la céleste flamme,
Elle a dû dès l'aurore environner notre âme,
De l'esprit par l'amour descendre dans les cœurs, S'unir au souvenir, se fondre dans les mœurs;
Ainsi qu'un grain fécond que l'hiver couvre encore, Dans notre sein longtemps germer avant d'éclore ; Et, quand l'homme a passé son orageux été,
Donner son fruit divin pour l'immortalité 1.
1 Méditations poétiques. Méditation XVIII. La foi.
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On le sent en lisant ces vers, la foi du poète, en ce qu'elle a de positif, n'est guère qu'un souvenir, le souvenir d'une impression ; elle est bien moins un fait en lui qu'une habitude, un tempérament de l'âme, un instinct; c'est lui-même qui l'appelle ainsi ; or, s'il est bon que la foi dont l'objet est révélé finisse par être une habitude et même un instinct, elle risque beaucoup à commencer par là ; on sait ce qui est advenu des croyances de M. de Lamartine, ou, pour mieux dire, à quoi elles ont paru bornées lorsqu'il a dû s'en rendre compte. L'élément moral, qui tient si peu de place dans sa dogmatique, est le seul qui, transformant un fluide vague en un corps solide, puisse opérer, pour ainsi dire, la cristallisation du sentiment religieux. Toute religion où la conscience ne joue pas le rôle principal n'est qu'une poésie ou un philosophème, et ne tarde pas à se perdre dans un panthéisme ouvert ou désavoué. C'est là qu'en définitive aboutit et s'abîme le christianisme de Lamartine, parce que, dès le principe, sa religion n'est guère que de l'éblouissement et de l'extase. Il est bien moins le serviteur que l'admirateur et le courtisan de Dieu ; et, dans sa préoccupation de l'image et du sensible, il devient idolâtre sans le vouloir, non pas en mettant une idole à la place de Dieu, mais en se faisant de Dieu lui-même une idole sublime. Mais, quoi qu'il en soit, on ne surprend pas dans la vie de notre poète le moment du doute ; il peut bien se séparer peu à peu d'une croyance, il peut oublier, ignorer : douter n'est pas en son pouvoir ; il ne sait qu'affirmer.
La subjectivité (car ce terme est nécessaire depuis qu'il existe) caractérise vivement la poésie de Lamartine. Rien, dans aucun de ses ouvrages, ne peut
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le classer parmi ces poètes que le titre de dramatiques désigne suffisamment, et dont le talent propre est de faire à volonté de la vie d'autrui la leur. Mais Lamartine est subjectif plutôt qu'intime ; il est sensible et jamais passionné. La sensibilité, qui est l'imagination de l'âme, de même que l'imagination n'est peut-être que la sensibilité de l'esprit, n'est pas plus le principe des passions fortes que le point de départ de la vertu. On peut, avec beaucoup de sensibilité, être peu propre à la passion ; peut- être l'est-on d'autant moins qu'on est plus sensible : ce qui nous répand ne nous concentre pas. Mais la sensibilité, qui n'est qu'un talent ou une grâce, a bien du charme sans doute et bien de l'affinité avec la poésie. Et chez qui fut-elle jamais plus facilement éveillée, chez qui plus exquise que chez M. de Lamartine ? Si l'on voulait définir et expliquer par là tout son talent, on nous étonnerait peu.
Quoiqu'on parle quelquefois de passions tendres, la passion n'est pas la tendresse, et l'exclut même quelquefois. D'un autre côté, les âmes dont on vante la sensibilité ne sont pas toujours les plus tendres. S'il n'est pas de poètes plus sensibles que l'auteur des Méditations, il en est, je crois, de plus tendres. J'effacerais ces mots s'ils pouvaient me faire accuser de méconnaître ce qu'il y a de touchant dans le Crucifix i, dans l'admirable élégie intitulé le Premier Regret2, et dans certaines pages de Jocelyn. Mais on aura compris que je ne refuse point la tendresse à Lamartine ; je dis seulement que d'autres, moins facilement émus peut-être, ont été plus tendres.
1 Nouvelles Méditations poétiques. Méditation XXII.
2 Harmonies poétiques et religieuses. Livre IV, Harmonie X.
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A ne considérer chez M. de Lamartine que le côté" littéraire, il n'est point de talent plus natif, aucun qui doive moins à l'étude, au travail, aux modèles. On n'a senti que peu à peu tout ce qu'il eût gagné à leur devoir quelque chose. A l'exemple de ce grand apôtre à qui un homme de Césarée se vantait d'être devenu citoyen romain à grand prix d'argent, il pourrait répondre aussi : « Et moi, ce que je suis, je le suis par ma naissance. » Remarquons-le bien à cette occasion : Lamartine est éminemment français. Tous nos bons écrivains, dira-t-on, ne le sont- ils pas ? Oui sans doute ; je demande seulement la permission de distinguer entre ceux dont on le dit et ceux dont on ne le dit pas. Voilà toute la différence ; mais elle n'est pas si petite, et peut-être qu'à une époque où toutes les littératures se mêlent, cet éloge ou ce jugement aura toujours plus de signification. Un écrivain français peut d'ailleurs n'avoir absolument rien d'étranger sans être aussi français qu'un autre ; car ce n'est point une qualité toute négative, et l'absence la plus complète des éléments exotiques n'est que le commencement de ce caractère. Il semble que M. de Lamartine ne se soit donné d'autre peine que celle de naître, tant sa facilité est grande et presque surnaturelle, tant brille, sans s'affaiblir un moment, ce que nous avons appelé l'incomparable félicité de son génie. Quoi qu'il en ait dit, quoi qu'on en ait pu croire, ce n'est pas de lui que parlent ces beaux vers :
Ainsi, quand tu fonds sur mon âme, Enthousiasme, aigle vainqueur,
Au bruit de tes ailes de flamme Je frémis d'une sainte horreur;
Je me débats sous ta puissance,
Je fuis, je crains que ta présence
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N'anéantisse un cœur mortel,
Comme un feu que la foudre allume,
Qui ne s'éteint plus, et consume Le bûcher, le temple, et l'autel !
Muse, contemple ta victime1 !....
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Non, non, jamais la muse n'a fait de lui une victime, et ce nom même de muse, si étranger à son langage, semble être là pour nous avertir de ne pas le prendre au sérieux sur ce point : il n'a jamais été la victime que d'un entraînement aussi doux qu'irrésistible ; et sans doute il est bien plus vrai lorsqu'il répond à ceux qui lui demandent : « Mais pourquoi chantais-tu ? »
Demande à Philomèle
Pourquoi, durant les nuits, sa douce voix se mêle Au doux bruit des ruisseaux sous l'ombrage roulant : Je chantais, mes amis, comme l'homme respire, Comme l'oiseau gémit, comme le vent soupire, Comme l'eau murmure en coulant.
Jamais aucune main sur la harpe sonore Ne guida dans ses jeux ma main novice encore ; L'homme n'enseigne pas ce qu'inspire le Ciel :
Le ruisseau n'apprend pas à couler dans sa pente, L'aigle à fendre les airs d'une aile indépendante, L'abeille à composer son miel *.
Au reste, ce que La Fontaine a dit de la Fortune, il eût pu le dire de la nature : « Elle vend ce qu'on croit qu'elle donne. » Nul n'a tous les talents. Celui de l'invention, dans le sens qu'on attache ordinairement à ce mot, l'art de la mise en scène, l'originalité, la profondeur de la pensée et du sentiment, le pathétique enfin, ne font pas partie du splendide héri-
1 Méditations poétiques. Méditation XI. L'Enthousiasme.
2 Nouvelles Méditations poétiques. Méditation V. Le Poète mourant.
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tage de Lamartine. Son charme principal (je ne parle point encore du style et de la versification) est dans la gracieuse liberté de ses mouvements ; sa fécondité ou son abondance est tout entière dans ses développements, dans la variété, la noblesse, la magnificence de ses images. A vrai dire, sa diffusion ne connaît point de bornes ; mais qui oserait lui en prescrire ? Qui prendrait sur soi de lui dire : C'est assez ? On suit sans fatigue une imagination qui ne se fatigue point ; car la diffusion qui, à l'ordinaire, trahit la lassitude ou la faiblesse, n'est ici que la prodigalité d'une intarissable opulence ; ce n'est pas diffusion, c'est profusion qu'il faut dire. C'est en mille et mille jets que jaillissent ces images neuves et naturelles, simples et grandioses, fondues dans le style, suscitées tout ensemble et entraînées par le flot du discours, jamais banales , jamais vagues, mais dont la vive précision trahit un coup d'œil observateur aussi juste que rapide :
Comme un faisceau d'acier il tombe sur l'arène ;
Son coursier bondissant qui sent flotter la rêne, Lance un regard oblique à son maître expirant, Revient, penche sa tête, et le flaire en pleurant1.
Unir, dans l'image, le plus haut degré de l'idéalité à la précision la plus pittoresque, est un des privilèges de ce grand poète. Voyez, dans des vers qu'il est inutile de louer,
La colombe, essuyant son aile encore humide,
Sur le bord de son nid poser un pied timide,
Puis, d'un vol cadencé fendant le flot des airs, S'abattre en soupirant sur la rive des mers 1.
1 Nouvelles Méditations poétiques. Méditation XV. Les Préludes.
1 Nouvelles Méditations poétiques. Méditation XIII. La Solitude.
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Contemplez encore, avec le poète, cet aigle
Qui des sommets d'Athos franchit l'horrible cime, Suspend aux flancs des monts son aire sur l'abîme.... Et là, seul, entouré de membres palpitants,
De rochers d'un sang noir sans cesse dégouttants, Trouvant sa volupté dans les cris de sa proie,
Bercé par la tempête, il s'endort dans sa joie 1.
Mais sans doute le caractère dominant de l'image chez Lamartine, c'est la grandeur ; elle est souvent extraordinaire. Quel poète, si l'audace de son esprit égalait celle de son imagination ! Sommes-nous bien loin du sublime dans ces vers de l'une des Méditations ?
Cependant la nuit marche, et sur l'abîme immense Tous ces mondes flottants gravitent en silence,
Et nous-même, avec eux emportés dans leur cours, Vers un port inconnu nous avançons toujours. Souvent, pendant la nuit, au souffle du zéphire,
On sent la terre aussi flotter comme un navire. D'une écume brillante on voit les monts couverts Fendre d'un cours égal le flot grondant des airs ; Sur ces vagues d'azur où le globe se joue,
On entend l'aquilon se briser sous la proue,
Et du vent dans les mâts les tristes sifflements,
Et de ses flancs battus les sourds gémissements ;
Et l'homme, sur l'abîme où sa demeure flotte, Vogue avec volupté sur la foi du pilote!
Soleils ! mondes errants qui voguez avec nous, Dites, s'il vous l'a dit, où donc allons-nous tous ? Quel est le port céleste où son souffle nous guide ? Quel terme assigna-t-il à notre vol rapide ? Allons-nous sur des bords de silence et de deuil, Echouant dans la nuit sur quelque vaste écueil, Semer l'immensité des débris du naufrage ;
Ou, conduits par sa main sur un brillant rivage,
1 Méditations poétiques. Méditation II. L'Homme. A lord Byron.
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Et sur l'ancre éternelle à jamais affermis,
Dans un golfe du ciel aborder endormis 1?
Le style tendu , inséparable compagnon du désordre arrangé, était le style convenu de l'Ode, qui peut bien passer elle-même pour un genre convenu. Rien de pareil dans Lamartine. L'effort que fait maint autre pour s'élancer, il l'emploierait à se contenir, s'il se contenait. L'extase, en bouillonnant, fait déborder son coeur ; mais le flot est trop abondant, trop irrésistible pour s'irriter contre ses rives ; il ne les emporte pas, il les recouvre ; sa marche n'est pas vagabonde ; il nous donne rarement lieu de nous étonner de l'espace qu'il a parcouru, des distances qu'il a franchies ; et si le désordre de Pin- dare est irrévocablement le type du lyrisme, Lamar tine n'est point lyrique ; car il nous fait faire peu de chemin, et le rivage, danscette heureuse navigation, ne disparaît pas un instant ; mais les divins hasards de l'inspiration le conduisent mieux que l'art et le système. Les écarts imprévus, les transitions hardies ont assurément leur beauté ; nous demandons seulement que la poésie lyrique ne soit pas réduite à cette seule forme, et qu'après les sauts périlleux du pindarisme, on apprécie la grâce, la simplicité en même temps que la puissance du mouvement dans ces compositions dont deux ou trois idées, naissant doucement l'une de l'autre, ont fait tous les frais. Cette marche de la pensée lyrique, chez Lamartine, mérite d'être étudiée ; nous ne prétendons pas, exclusif à notre tour, en faire l'unique forme du genre ; mais nous voudrions qu'on n'oubliât pas
1 Nouvelles Méditations poétiques. Méditation VIII. Les Etoiles.
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que ces grands espaces qu'il est beau de franchir sont des espaces intellectuels, et que tout écart qui n'est pas une preuve de puissance est un symptôme de faiblesse. La simplicité et la clarté de la composition, dans les Méditations et dans les Harmonies, me charment, je l'avoue ; et pour prouver que ces qualités n'excluent pas l'originalité , la nouveauté des tours, je pourrais renvoyer à bien des morceaux divers. Qu'on relise seulement ou qu'on se rappelle les Préludes, le Premier Regret, le Lac, l'Hymne du matin, le Passé, et bien d'autres encore1.
Ne rien dire du bonheur avec lequel, chez M. de Lamartine, se déroule en longues spirales la période poétique, ce serait une omission peu pardonnable, puisque, entre tous les talents qui le caractérisent, aucun ne lui est plus propre que celui-là. Racine est, dans notre langue poétique, le véritable inventeur de la période, et un second mérite, aussi grand peut- être que le premier, c'est d'avoir su l'introduire dans la poésie dramatique. Il y avait beaucoup à faire pour accommoder au naturel et à la vérité du dialogue scénique ces longues séries de vers alexandrins, ou pour mieux dire, ces courbes majestueuses qui, d'un seul et vaste contour, embrassent un si grand espace. La tâche de M. de Lamartine était sans doute plus simple ; mais à ce degré de perfection, le succès n'est guère moins admirable. Conserver, avec une clarté toute française, l'élasticité des
1 Voici la place de ces morceaux dans les différents recueils : Le Lac. (Méditations poétiques. XIII.) — Le Passé et les Préludes. (Nouvelles Méditations. 1 et XV.) — Hymne du Matin et le Premier Regret. (Harmonies poétiques. Livre 1, Harmonie III, et Livre IV, Harmonie X.)
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tours, la souplesse des mouvements, l'unité de la couleur et la simplicité de l'aspect dans la marche, ordinairement pesante et confuse de ces masses d'incidentes et de ces bataillons de mots, le tenter fort souvent, y réussir toujours, et si bien que l'art disparaît dans son triomphe même, c'est, parmi toutes les preuves qu'un poète peut donner de sa vocation, une des plus irrécusables : combien d'autres talents, en effet, celui-là ne suppose-t-il pas ! L'auteur ne semble-t-il pas nous en présenter une image aussi bien qu'un exemple dans ces beaux vers :
La cascade qui pleut dans le gouffre qui tonne, Frappe l'air assourdi de son bruit monotone ;
L'œil fasciné la cherche à travers les rameaux ; L'oreille attend en vain que son urne tarisse ;
De précipice en précipice,
Débordant, débordant à flots toujours nouveaux, Elle tombe, et se brise, et bondit, et tournoie,
Et du fond de l'abîme où l'écume se noie,
Se remonte elle-même en liquides réseaux,
Comme un cygne argenté qui s'élève et déploie
Ses blanches ailes sur les eaux 1.
Trouvera-t-on moins parfaits, dans le même genre, ces autres vers sur Rome ?
De tout ce qui naît grand ton ombre est la patrie 1 Et l'esprit inquiet, qui dans l'antiquité Remonte vers la gloire et vers la liberté,
Et l'esprit résigné qu'un jour plus pur inonde,
Qui, dédaignant ces dieux qu'adore en vain le monde, Plus loin, plus haut encor, cherche un unique autel Pour le Dieu véritable, unique, universel,
Le cœur plein, tous les deux, d'une tendresse amère, T'adorent dans ta poudre, et te disent : Ma mère * !
1 Harmonies poétiques. Livre I, Harmonie X. Poésie.
2 Harmonies poétiques. Livre 11, Harmonie III. La perte de l Anio.
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Enfin, le style périodique n'a-t-il pas l'air de se rire de toutes les difficultés dans ce passage étonnant de la huitième des Harmonies du second livre:
Les foudres portées Sur ces plis mouvants,
Au hasard jetées Par les quatre vents,
Entre elles heurtées,
Partent en tous sens,
Comme une volée D'aiglons aguerris Qu'un bruit de mêlée A soudain surpris,
Qui, battant de l'aile,
Volent pêle-mêle Autour de leurs nids,
Et loin de leur mère,
La mort dans leur serre,
S'élancent de l'aire En poussant des cris 1 !
Me trompé-je ? Après ce que nous avons dit, n'eussions-nous même rien cité, le reste se devine. La nature serait inconséquente, si l'on ne pouvait pressentir chez Lamartine une intime union de la pensée avec la parole. On ne verra pas l'âme, c'est- à-dire la pensée, se mettre avec plus ou moins d'angoisse à la recherche d'un corps ; le corps et l'âme sont nés ensemble, ou plutôt le corps et l'âme ne sont qu'un. Presque tous les vers de Lamartine eussent passé, à une époque précédente, pour des vers heureux, pour des vers trouvés ; chez lui l'exception devient la règle. On ne saurait dire avec quelle grâce facile ils éclosent en foule comme de
1 Harmonies poétiques. Livre II, Harmonie VIII. Jéhova.
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nobles lis, ouvrant l'un après l'autre aux rayons du jour la pure blancheur de leurs corolles. Ces vers aisés, pleins, sonores, admirablement rythmés, où la musique serait de trop, car ici la parole est toute une musique, n'ont pourtant pas été jetés dans le moule racinien ; et quoique le rapprochernent puisse surprendre, nous dirons que le vers de Lamartine, surtout dans le premier recueil, rappelle davantage la manière de Voltaire, dont les alexandrins que voici, et bien d'autres pareils, pourraient se trouver dans les Méditations sans que personne en fût étonné :
— Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
— Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.
— Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie.
— Vers des mondes nouveaux je sens que tu m'entraînes.
Cette manière de Lamartine, aisée, large et nonchalante, quelle qu'en soit la perfection, n'est pas celle de Racine ; mais pas plus que Racine, quoique en des sujets différents, Lamartine n'isole ses vers, ni ne procède par distiques, ni n'élève et n'abaisse tour à tour les hémistiches des deux côtés de la césure, comme les plateaux de la balance aux deux côtés du fléau. Il est, à sa manière, aussi souple, aussi articulé que le grand poète qu'il eût dû, à bien d'autres égards, prendre pour modèle. Peut- être même aucun poète avant Lamartine n'offre l'exemple d'une souplesse pareille à celle qu'on admire dans ces beaux vers :
Un gland tombe de l'arbre et roule sur la terre ; L'aigle à la serre vide, en quittant les vallons,
S'en saisit en jouant et l'emporte à son aire Pour aiguiser le bec de ses jeunes aiglons ;
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Bientôt du nid désert qu'emporte la tempête Il roule confondu dans les débris mouvants,
Et sur la roche nue un grain de sable arrête Celui qui doit un jour rompre l'aile des vents ;
L'été vient, l'aquilon soulève
La poudre des sillons qui pour lui n'est qu'un jeu, Et sur le germe éteint où couve encor la sève
En laisse retomber un peu 1
Le printemps de sa tiède ondée L'arrose comme avec la main ;
Cette poussière est fécondée,
Et la vie y circule enfin !
Et ces torrents d'âme et de vie,
Et ce mystérieux sommeil,
Et cette sève rajeunie Qui remonte avec le soleil ;
Cette intelligence divine Qui pressent, calcule, devine Et s'organise pour sa fin,
Et cette force qui renferme Dans un gland le germe du germe D'êtres sans nombres et sans fin !
Tout cela n'est qu'un gland fragile1....
Quelle versification passera pour savante si celle-là ne l'est pas ? Et qui songe pourtant à traiter de savante une versification si parfaitement aisée ? Ainsi en est-il de l'harmonie chez Lamartine ; elle n'est jamais technique, jamais imitative comme on disait jadis ; mais chaque vers palpite de l'émotion du poète, et cet accent, ce frémissement que l'âme distribue de syllabe en syllabe avec un art infini, ces coupures, ces pauses, ce nombre, qui font toujours image, composent une poésie des sons comparable ou supérieure à tout ce que nous avons de plus par-
1 Harmonies poétiques. Livre II, Harmonie IX. Le Chêne.
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fait dans ce genre. Que de fois n'avons-nous point répété avec charme ces vers délicieux de Quinault :
Le zéphir fut témoin, l'onde fut attentive Quand elle me jura de ne changer jamais ;
Mais le zéphir léger et l'onde fugitive Ont bientôt emporté les serments qu'elle a faits1.
Ces vers sont ravissants de grâce et de mélodie ; eh bien ! Lamartine n'en a presque pas d'autres, et à cet égard, plusieurs des plus heureux versificateurs de l'école actuelle relèvent de lui. Que de beaux vers dont il n'est pas l'auteur, sans lui n'eussent pas vu le jour !
Il courbe, avec un empire plein de douceur, la langue à ses volontés ; trop fort pour user de violence, quand il commande il semble obéir, quand il obéit on dirait qu'il commande ; il est hardi sans étonner, nouveau sans qu'on s'en doute, populaire et primitif dans la plus parfaite élégance du langage. C'est lui qui ose dire :
Je n'ai pas étendu mon manteau sous les tentes, Dormi dans la poussière où Dieu retournait Job !...
Ne nous trompais-tu pas? réponds : l'âme était-elle?... — Croyez-en ce sourire, elle était immortelle s.
Jocelyn, que je cite quoiqu'il n'appartienne pas à notre sujet, est tout rempli de ces merveilles.
1 QUINAULT. lsis. J'ai quelque honte de signaler chez des poètes médiocres et presque décriés les premières traces d'une facture de vers que l'exemple de Racine et de Boileau n'a pas consacrée :
Sacré flambeau du jour, n'en soyez point jaloux,
Vous parûtes alors aussi peu devant elle,
Que les feux de la nuit avaient fait devant vous.
1 Voyage en Orient. Adieu. — 3 La Mort de Socrate.
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Je me suis étendu sur les qualités de Lamartine, et je suis loin d'avoir tout dit : qu'est-il besoin maintenant de s'étendre sur ses défauts ? De chacun d'eux le nom suffit ; c'est sur le beau qu'on n'a jamais tout dit et qu'on est toujours incomplet ; et la raison en est peut-être que c'est dans le beau ou dans le positif que triomphe l'individualité, de laquelle toujours le sens intime nous échappe ; les défauts, au contraire, qui sont le côté négatif de l'écrivain, sont en quelque sorte un simple vide, qu'on mesure, mais qu'on ne dessine pas. Les défauts de Lamartine ne sont pas plus apparents que ses beautés ; toutefois chacun s'en rend compte plus aisément et les nomme sans hésiter. Au reste, je n'appelle point défauts chez un auteur les qualités qu'il n'a pas, mais celles qu'il devrait avoir; il ne faut pas confondre des lacunes avec des limites. Ne reprochons pas à M. de Lamartine de n'avoir pas réuni des talents qui, pour l'ordinaire, s'excluent ; mais reprochons-lui sans détour le vague et la monotonie, l'abus des lieux communs de philosophie et de morale, la bizarrerie de certaines images, les incorrections trop fréquentes, cette diffusion enfin, ou cette profusion, dont l'excès n'est égalé que par celui de la concision dans la phrase condensée et pour ainsi dire apoplectique du plus célèbre des chansonniers.
Chacun des écrivains qui abondent dans leur sens est condamné à faire sa propre charge : Corneille lui-même n'a-t-il pas fait plus d'une fois la sienne ? et combien de fois M. Victor Hugo ne s'est-il point parodié ! Quand le talent s'épuise ou se lasse, la manière s'empare de tout l'espace qu'il abandonne, et s'y prélasse comme le valet en l'absence de son maî-
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tre ; car les défauts habituels des auteurs sont des esclaves qui ont de temps en temps leurs saturnales. Il n'est pas toujours nécessaire, comme nous l'avons fait au sujet de M. Victor Hugo, d'aller chercher dans les productions des imitateurs serviles, le secret, jusqu'alors heureusement dissimulé, de leurs maîtres et de leurs modèles. Ce miroir désobligeant qui grossit tout, et qui serait funeste à la beauté la plus accomplie, bien souvent il nous est offert par quelque ouvrage du maître , par un ouvrage où il a mis beaucoup de sa manière et peu de son talent. Eh bien ! voulez-vous connaître, sans les chercher çà et là dans la totalité de ses écrits, toutes les faiblesses de Lamartine? prenez, dans ses Recueillements, la pièce intitulée le Tombeau de David. C'est là que tous les défauts qu'il caresse ou qu'il ménage se sont donné rendez-vous, se fêtent mutuellement, s'en donnent à cœur joie, et, si j'ose dire tout ce que je pense, se livrent sans contrainte à une bruyante orgie. Les esclaves sont déchaînés, et le palais profané retentit de leurs folles clameurs.
Unique dans quelques-unes de ses qualités, unique dans leur ensemble, M. de Lamartine, avec tous ses défauts, pourrait rappeler à la critique ce mot d'un roi de France à l'ambassadeur d'un prince étranger : « Votre maître n'est-il pas assez grand pour avoir quelques faiblesses ? » M. de Lamartine était assez grand pour en avoir, mais malheur à qui s'en applaudit au lieu de s'en excuser ! Il finira, s'il n'y prend garde, par échanger son talent contre sa manière et par prendre de bonne foi sa manière pour son talent, ce qui, pour plus d'un poète, a été la fin de la fin.
N'est-il pas admirable que de tous nos poètes mo-
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dernes, le plus noble, le plus idéal, soit aussi de tous le plus populaire ? Cela est admirable et non étonnant ; le fait est fondé en raison et nous aurons plus tard une occasion de le montrer1.
DEUXIÈME ARTICLE2
Les Méditations poétiques (premier recueil publié par M. de Lamartine) parurent en 1820. L'auteur, né en 1792, avait vingt-huit ans. Peu de poètes ont tardé autant à se révéler. A quelques égards ce fut un avantage. Si l'auteur eût comparu quelques années plus tôt devant le tribunal de la critique, alors que son tempérament littéraire n'était pas encore affermi, que sa forme était encore indécise, et son inspiration probablement moins personnelle, il eût difficilement, de cette épreuve redoutable, sauvé son indépendance. Alors qu'il naquit à la publicité, à la gloire littéraire, il était déjà lui-même, il avait trouvé le secret de son génie, et sans avoir atteint la perfection relative qu'il atteignit plus tard, il était maître de sa forme distinctive. Sous un rapport au moins, il ne pouvait plus faire fausse route. Reste à savoir si M. de Lamartine accepté, comme il le fut, sans aucune réserve, avec un enthousiasme qui semblait de la reconnaissance, a pu ne pas s'égarer, ne pas du moins abonder dans son sens, ne pas méconnaître la vertu du travail, l'autorité des modèles, ne pas se reposer trop sur la fertilité d'un sol heureux dont une culture savante eût pu varier les produits.
1 A propos de Béranger.
2 Semeur XIV (6 août 1845).
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Quoi qu'il en soit, les premières Méditations, où l'on trouve moins de richesses poétiques, un souffle moins puissant, une forme moins libre et moins flexible, un pinceau moins ferme et moins précis que dans les œuvres plus tardives de Lamartine, produisirent à leur apparition une sensation extraordinaire, et mieux que les œuvres déjà célèbres de Casimir Delavigne et de Béranger, elles marquèrent le commencement d'une ère nouvelle. Lamartine était, dans le langage des vers, ce que l'auteur d'A- tala avait été parmi les prosateurs ; mais, soit que Chateaubriand nous eût préparés à Lamartine, soit que ce dernier se fût permis de moins périlleuses nouveautés, il jouit d'un succès moins contesté et d'un accueil plus unanime. Il n'y a peut-être pas, si l'on veut 'tenir compte de tout, un autre exemple d'une pareille fortune. La critique, hors de garde, n'en appela point des applaudissements universels, n'essaya point de les modérer; elle parut avoir résigné ses fonctions :
Quin ipsae stupuere Eumenides, tennitque inhians tria Cerberus oral.
Aujourd'hui encore, ceux qui furent témoins de cet événement littéraire, ne peuvent s'empêcher de préférer les premières Méditations aux nouvelles et à tout le reste ; préférence dont s'étonnent probablement ceux qui, nés plus tard, ont lu de suite et tout d'un trait le premier recueil et les suivants. Pourtant cette préférence peut être comprise. La première œuvre d'un écrivain, si cet écrivain l'a pro-
1 Les Euménides elles-mêmes en demeurèrent stupéfaites, et Cerbère béant retint ses trois gueules. (Virgile, Géorg. IV, 480) rp. S.]
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duite dans l'âge de la force, a souvent, dans son imperfection, un charme que n'ont pas les œuvres plus tardives. La surprise que nous éprouvons, l'auteur l'a éprouvée avant nous ; il a été avant nous sous le charme ; et la fraîcheur de ses impressions a été toute semblable à la fraîcheur des nôtres. Ravi d'un premier succès, l'écrivain poursuit une veine épuisée peut-être ; il exprime des émotions, une situation morale qui lui sont devenues étrangères ; il profite jusqu'au bout d'une impulsion reçue ; il s'assujettit à sa première forme, et devient l'écho de sa propre voix. Quatre ou cinq ans plus tard, M. de Lamartine n'aurait pas débuté dans le même sens, et la teneur de toute son œuvre poétique serait, à quelques égards, différente de ce qu'elle est. Les premières Méditations n'en ont pas moins un caractère, un charme qui leur est propre. On y sent la naïveté d'un écrivain à qui l'on n'a pas encore, et qui lui-même ne s'est pas encore rendu compte de lui-même. En outre, le sentiment religieux paraît, dans les premières Méditations, occuper dans les pensées de l'auteur une plus grande place. Il paraît touché de Dieu et du christianisme. Il l'est sans doute ; il l'est, puisque, en le lisant, nous le sommes à notre tour. Enfin l'image, ou plutôt la pensée d'Elvire enveloppe d'un deuil attendrissant cette poésie qui semble avoir dû à la douleur son premier éveil. On est toujours crédule pour ce qui fait plaisir ; et jusqu'à ce que nous eûmes appris qu'Elvire elle- même était une création de la poésie, nous prîmes plaisir à croire à l'intime réalité de cette jeunesse en deuil ; nous plaignîmes sincèrement le poète ; aujourd'hui même qu'on nous a désabusés, cette
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Elvire dont le poète n'a tracé nulle part l'image, mais qui se réfléchissait dans la douleur du poète comme dans un miroir, Elvire n'a point cessé d'occuper dans notre imagination attendrie la place que le génie avait su lui conquérir. L'idée ne peut pas venir de comparer Elvire à Béatrix ; mais Laure est moins touchante qu'Elvire. Virginie est l'adorable création d'un prosateur, non d'un poète ; et l'idée d'un amour, non-seulement chaste comme le seraient ceux des anges, si les affections terrestres avaient une place dans le ciel, mais d'un amour tout idéal, mystique, semblable à l'adoration, cette idée n'avait pas même abordé un seul des élégiaques français. Elvire est une de ces figures muettes et voilées qui ne font que passer devant nous, ou même qui n'y passent point, et qui, de loin, se reflètent pour nous dans l'âme poétique qui les a chéries ou qui les a créées. Toute description est une limite, et toute limite répugne à l'enthousiasme ; l'ineffable seul est grand, parce que nous sentons que ce qui est vraiment grand doit être ineffable, et partout où le fini, comme fini, ne se révèle pas distinctement, nous croyons voir l'infini. Les vrais poètes le savent, et, en tout genre, ils expriment, ils indiquent plutôt qu'ils ne décrivent ; ils ouvrent l'angle, et n'en prolongent pas les côtés ; ils commencent une courbe que notre imagination aehève ; ils éclairent un coin du tableau et nous font rêver toute la scène qu'ils n'ont pas voulu dérouler. Où est Elvire dans les chants mélancoliques de M. de Lamartine? Nulle part et partout. D'elle, il nous parle peu ; mais à elle retourne incessamment sa parole ; ce n'est pas ce qu'il nous en dit, c'est ce qu'il lui dit, c'est la manière dont il lui parle qui nous la fait connaître ; ce
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qu'il éprouve pour elle, nous la révèle mieux que le plus fidèle des portraits; et, à vrai dire, le portrait d'une personne, le portrait d'une âme humaine, où le chercher sinon dans les impressions de ceux qui l'ont aimée? En tout genre, ce que nous demandons au poète, c'est bien moins la peinture des objets que la peinture de ce qu'il a éprouvé en présence et sous l'action des objets : ce n'est pas dans le ciel que nous cherchons l'arc céleste, mais dans l'œil du poète. Quelle description nous eût mieux fait connaître Elvire que cette invocation du poète à l'objet de ses immortels regrets :
0 toi qui m'apparus dans ce désert du monde, Habitante du ciel, passagère en ces lieux 1
0 toi qui fis briller dans cette nuit profonde
Un rayon d'amour à mes yeux ;
A mes yeux étonnés montre-toi tout entière,
Dis-moi quel est ton nom, ton pays, ton destin !
Ton berceau fut-il sur la terre ?
Ou n'es-tu qu'un souffle divin ?
Vas-tu revoir demaïn l'éternelle lumière?
Ou, dans ce lieu d'exil, de deuil et de misère, Dois-tu poursuivre encor ton pénible chemin ?
Ah ! quel que soit ton nom, ton destin, ta patrie,
Ou fille de la terre, ou du divin séjour,
Ah ! laisse-moi, toute ma vie,
T'offrir mon culte ou mon amour!
Si tu dois, comme nous, achever ta carrière,
Sois mon appui, mon guide, et souffre qu'en tous lieux, De tes pas adorés je baise la poussière.
Mais si tu prends ton vol, et si, loin de nos yeux, Sœur des anges, bientôt tu remontes près d'eux, Après m'avoir aimé quelques jours sur la terre, Souviens-toi de moi dans les cieux 1.
Et le Lac, comme il nous révèle Elvire
1 Méditation XVII. Invocation.
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Le caractère religieux est vivement prononcé dans ce premier recueil de Lamartine ; plusieurs morceaux considérables, dont le dessein premier paraît didactique, mais dont l'inspiration et l'accent sont lyriques, développent, sinon la théologie, du moins la philosophie religieuse de l'auteur. De ce nombre sont l'Epître à Lord Byron, la Méditation sur Dieu adressée à M. de La Mennais, celle au duc de Rohan sur la Prière, et les deux morceaux où la Providence est tour à tour attaquée et justifiée ' : on a trouvé généralement l'incrimination plus éloquente que l'apologie. La religion chrétienne, ou du moins le texte des Ecritures chrétiennes, a fourni au poète la matière de deux méditations, dont l'une intitulée La Poésie sacrée, est un des plus beaux morceaux du volume. Le début est magnifique :
Son front est couronné de palmes et d'étoiles;
Son regard immortel, que rien ne peut ternir, Traversant tous les temps, soulevant tous les voiles, Réveille le passé, plonge dans l'avenir !
Du monde sous ses yeux les fastes se déroulent ;
Les siècles à ses pieds comme un torrent s'écoulent; A son gré descendant ou remontant leur cours,
Elle sonne aux tombeaux l'heure, l'heure fatale,
Ou sur sa lyre virginale
Chante au monde vieilli ce jour, père des jours 1
L'empire que M. de Lamartine était destiné à exercer sur la langue se faisait pressentir dans cette imitation d'Ezéchiel , si hardie, si libre, si neuve d'expression :
L'Eternel emporta mon esprit au désert : D'ossements desséchés le sol était couvert ;
1 Méditations II, XXVIII, XVI, VII et VIII.
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J'approche en frissonnant; mais Jéhova me crie :
Si je parle à ces os, reprendront-ils la vie ?
— Eternel, tu le sais ! — Eh bien ! dit le Seigneur, Ecoute mes accents ! retiens-les et dis-leur : Ossements desséchés ! insensible poussière ! Levez-vous ! recevez l'esprit et la lumière !
Que vos membres épars s'assemblent à ma voix ! Que l'esprit vous anime une seconde fois !
Qu'entre vos os flétris vos muscles se replacent !
Que votre sang circule et vos nerfs s'entrelacent ! Levez-vous et vivez ! et voyez qui je suis 1
J'écoutai le Seigneur, j'obéis et je dis :
Esprit, soufflez sur eux, du couchant, de l'aurore ; Soufflez de l'aquilon, soufflez !... Pressés d'éclore, Ces restes du tombeau, réveillés par mes cris, Entrechoquent soudain leurs ossements flétris ;
Aux clartés du soleil leur paupière se rouvre,
Leurs os sont rassemblés et la chair les recouvre !
Et ce champ de la mort tout entier se leva, Redevint un grand peuple, et connut Jéhova
Cette espèce d'anthologie des prophètes se termine par des vers dont l'enthousiasme répond à l'ex- • tase du début :
Silence, ô lyre ! et vous, silence,
Prophètes, voix de l'avenir !
Tout l'univers se tait d'avance Devant celui qui doit venir.
Fermez-vous, lèvres inspirées 1
Reposez-vous, harpes sacrées,
Jusqu'au jour où, sur les hauts lieux,
Une voix, au monde inconnue,
Fera retentir dans la nue :
Paix à la terre et gloire aux cieux 21
On a moins remarqué, et l'on eût dû remarquer, au moins à titre d'exception, la charmante épître
1 Méditation XXX. La Poésie sacrée.
2 Méditation XXX. La Poésie sacrée.
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intitulée La Retraite. Horace tendre, Horace chrétien, ne l'aurait pas écrite autrement. Elle doit nous rappeler cette autre délicieuse épître (Le Retour) que le poète adressa plus tard à l'auteur du Lépreux 1.
Les Nouvelles Méditations, qui parurent en 1824, marquèrent, dans le style, dans la versification, et même dans la puissance de l'inspiration poétique, un progrès évident. L'auteur avait puisé dans un premier succès la conscience de sa force ; il disposait de ses moyens avec plus de hardiesse et d'empire ; sa langue parut plus riche, sa touche plus ferme, sa couleur plus variée, son rythme plus savant, sa phrase plus flexible et plus nombreuse, son art plus profond , plus consommé. Ce développement du talent de la forme avait été si rapide et fut si marqué qu'à bon droit l'auteur lui-même put partager la surprise du public, et c'est alors déjà qu'il eût pu s'écrier comme dans les Harmonies :
D'où vient qu'à mon insu, mariés à ma voix,
Les mots harmonieux s'enchaînent sous mes doigts, Et qu'en mètres brillants ma verve cadencée, Comme un courant limpide, emporte ma pensée 2 ?
Le demi-deuil avait succédé au grand deuil ; et çà et là le crêpe avait fait place aux fraîches guirlandes de roses. Pourtant les premières notes de ce nouveau concert sont tristes et graves. L'admirable élégie du Passé, un des chefs-d'œuvre de notre langue poétique, est dans le ton des premières Mé-
1 Harmonies poétiques. Livre III, Harmonie IV.
2 Harmonies poétiques. Livre II, Harmonie XII. Souvenir d'enfance.
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ditations. Les mêmes infinies perspectives y sont ouvertes à tous les veuvages du coeur :
Levons les yeux vers la colline Où luit l'étoile du matin.
Saluons la splendeur divine Qui se lève dans le lointain.
Cette clarté pure et féconde Aux yeux de l'âme éclaire un monde Où la foi monte sans efforts.
D'un saint espoir ton cœur palpite ;
Ami, pour y voler plus vite,
Prenons les ailes de la mort.
Ainsi, quand les vents de l'automne Ont dissipé l'ombre des bois,
L'hirondelle agile abandonne Le faîte du palais des rois :
Suivant le soleil dans sa course,
Elle remonte vers la source D'où l'astre nous répand les jours ;
Et sur ses pas retrouve encore Un autre ciel, une autre aurore,
Un autre nid pour ses amours.
Mais, dès le second pas que vous faites dans votre lecture, il vous arrive comme au moine de la légende ; vous passez de l'ombre funèbre des sapins et des ifs dans un bocage de myrtes odorants. Un nouvel amour a fleuri dans l'âme du poète, amour dont les parfums enivrent, amour qui n'est plus sanctifié par le deuil, et que la mort n'emporte plus dans les cieux. On distingue dans ce nouveau recueil l'élégie de Sapho, remarquable par la perfection du style ; le Poète mourant, d'une composition et d'un style moins irréprochables, mais où l'auteur a mis toute sa spontanéité, et naïvement répandu toute son âme de poète ; Bonaparte, dont l'exécution n'est pas
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à l'abri de toute critique, même dans sa forme actuelle, mais que quelques strophes extrêmement heureuses ont rendu l'un des morceaux les plus populaires entre ceux qu'a inspirés la mort de Napoléon ; les Etoiles, où l'auteur semble se replonger dans son atmosphère et avoir reconquis tout l'espace et toute la liberté que réclamaient ses ailes. Une supposition poétique donne lieu au poète de développer cette sensibilité dans laquelle nous n'avons voulu voir qu'un talent, mais qui sans doute est le premier des talents. L'auteur, prêtant une âme, une vie humaine à ces étoiles, suppose qu'il est devenu l'une d'elles, et, abandonnant à cette donnée étrange sa bienveillante imagination, il dit :
Dans le limpide azur de ces flots de cristal,
Me souvenant encor de mon globe natal,
Je viendrais chaque nuit, tardif et solitaire,
Sur les monts que j'aimais briller près de la terre; J'aimerais à glisser sous la nuit des rameaux,
A dormir sur les prés, à flotter sur les eaux,
A percer doucement le voile d'un nuage,
Comme un regard d'amour que la pudeur ombrage: Je visiterais l'homme; et s'il est ici-bas Un front pensif, des yeux qui ne se ferment pas, Uneâmeendeuil, un cœur qu'un poids sublimeoppresse Répandant devant Dieu sa pieuse tristesse,
Un malheureux au jour dérobant ses douleurs Et dans le sein des nuits laissant couler ses pleurs, Un génie inquiet, une active pensée Par un instinct trop fort dans l'infini lancée,
Mon rayon pénétré d'une sainte amitié,
Pour des maux trop connus prodiguant sa pitié, Comme un secret d'amour versé dans un cœur tendre, Sur ces fronts inclinés se plairait à descendre.
Ma lueur fraternelle, en découlant sur eux, Dormirait sur leur sein, sourirait à leurs yeux.
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Je leur révélerais dans la langue divine Un mot du grand secret que le malheur devine ;
Je sécherais leurs pleurs ; et quand l'œil du matin Ferait pâlir mon disque à l'horizon lointain,
Mon rayon, en quittant leur paupière attendrie, Leur laisserait encor la vague rêverie,
Et la paix et l'espoir ; et lassés de gémir,
Au moins avant l'aurore ils pourraient s'endormir.
Le talent de peindre et celui de sentir la nature s'élèvent bien haut dans l'hymne à la Solitude, où se succèdent, sans s'offusquer mutuellement, les plus grandes et les plus gracieuses images, auxquelles le moindre espace suffit pour devenir des scènes riches et animées. Lisez ces beaux vers ; jamais la magnificence de la nature ne vous apparaîtra plus riante, ni la majesté de Dieu plus sereine. Tout Lamartine se trouve dans le chant multiple, divers, incessamment brisé qu'il a intitulé les Préludes. Il s'y joue avec son incroyable facilité ; il y fait pleuvoir l'or sur la multitude comme dans une fête royale ; prêt à toutes les inspirations, il cède à chacune d'elles tour à tour, et chacun de ses préludes est un poème achevé et complet. Nous avons déjà parlé du Crucifix; quelques pages seulement le séparent de ce Chant d'amour, qui, même dans une version adoucie (car il y en a deux), est un chant de volupté. Ainsi ondoie une âme de poète, compréhensive bien plus qu'exclusive, sincère et vraie jusque dans ses contradictions, parce que si l'esprit ne rapproche que les semblables, l'âme unit les contraires, ou du moins se prête tour à tour aux impressions les plus diverses, comme la cire ou le métal en fusion subit toutes les empreintes. Quoi qu'il en soit, le Crucifix n'a que peu de taches, et
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mérite d'être compté parmi les chefs-d'œuvre de son auteur.
Est-ce que, après avoir joui sans scrupule et sans précaution de tout ce qu'il y a de ravissant dans les Méditations, nous avons encore le droit d'être sévères ? Et pourtant il faudrait oser dire qu'à tout prendre, cette poésie moins intellectuelle que sen- sitive (malgré ce titre de Méditations), n'est guère propre à tremper l'âme, et l'énerve peut-être. Vous rappelez-vous ces vers à la Mer :
Ah ! berce, berce, berce encore,
Berce pour la dernière fois,
Berce cet enfant qui t'adore,
Et qui, depuis sa tendre aurore,
N'a rêvé que l'onde et les bois !
Ce qu'il dit à la mer, il le dit à la vie, à la vie, cette autre mer, cet océan de passions et de pensées, fait pour nous porter et non pour nous bercer, et dont les graves murmures tiennent le navigateur éveillé, au lieu de l'endormir. La poésie de Lamartine est une sublime berceuse, une Dalila ; elle a des impressions plutôt que des pensées, et l'impression est la pensée à l'état d'évanouissement. Ce qui vous semblait de loin du marbre de Paros, c'était une couche de neige, qu'un regard du soleil va faire glisser sur la pente de la montagne, et fondre bientôt après :
As wreath of snow, on mountain-breast, Slides from the rock that gave it rest 1.
Que de fois, en lisant les Méditations, bercé pour ainsi dire par le vague des pensées et par le vague de la mélodie, le lecteur sérieux se réveille comme
1 WALTER SCOTT. The Lady of the lake.
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en sursaut, et s'écrie dans le langage que lui a fourni le poète lui-même :
Non, non, brise à jamais cette corde amollie1 !
Bien d'autres poètes provoqueraient la même exclamation. Le charme des plus distingués n'est-il pas trop souvent ce que l'italien a expressivement appelé morbidesse ? une douceur, une suavité maladives ; je ne sais quoi d'amorti, de languissant et de fondu ; quelque chose entre la pensée et le rêve, entre le néant et l'être; une voluptueuse défaillance de tous les éléments de la vie morale ? Peut-on croire qu'une telle poésie ne soit pas malsaine ? N'est-ce pas une chose bien dangereuse que cette mélancolie égoïste, cette personnalité attendrie, dont quelques- uns de nos plus charmants poètes sont tout pénétrés ? Et que peuvent ces molles rêveries sinon nous désapprendre à vivre ?
Cette mollesse de la pensée, si l'on peut s'exprimer ainsi, atteint, chez M. de Lamartine, la religion comme tout le reste. Sa religion offre trop peu de prise à la rétlexion pour prendre dans la vie la place qu'elle y devrait prendre ; elle nourrit trop peu la raison et la conscience pour nous restaurer ; ce n'est ni du pain, ni de la viande, c'est un blanc- manger délicat, parfumé, dont chacun est bien aise de goûter, dont personne ne pourrait vivre. Tout le monde n'en est pas convenu, mais tout le monde l'a senti ; et si M. de Cormenin est le seul qui se soit avisé de faire de la muse des Méditations une espèce de Libitine, qui hante les ossuaires et les caveaux funèbres, plusieurs ont remarqué que la poésie de M. de Lamartine respirait le découragement.
1 Nouvelles Méditations poétiques. Méditation XV. Les Préludes.
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Cela n'est pas vrai d'une manière absolue ; mais on doit avouer que le caractère mâle, énergique, positif du véritable christianisme, cette décision, cette verdeur, cette tendance pratique de la foi, se noient, chez lui, dans des flots de mélancolie, où leur vive couleur se délaie et disparaît. Cette religion, si l'on osait parler ainsi, ôte à l'âme ce qui lui reste de sa trempe native, au lieu de la tremper de nouveau.
Les Harmonies poétiques et religieuses appartiennent encore à la période de la Restauration. On y sent croître à la fois, et dans leur proportion soutenue, les qualités et les défauts du poète. Il s'épanche toujours davantage, il se contient toujours moins ; l'exubérance est à peu près partout, mais il approche de la perfection plus qu'il n'a jamais fait. Son christianisme, il faut le dire, se sépare toujours plus des sources bibliques et respire toujours plus l'ivresse du naturalisme, l'extase panthéistique. Les plus graves solécismes en fait de religion affligent le lecteur sérieux et convaincu. C'est là qu'on trouve cette strophe vraiment irréligieuse, qui, pour le dire en passant, sert d'épigraphe au premier volume des Harmonies :
C'est une jeune fiancée Qui, le front ceint du bandeau.
N'emporta qu'une pensée De sa jeunesse au tombeau ;
Triste, hélas 1 dans le ciel même,
Pour revoir celui qu'elle aime Elle revient sur ses pas,
Et lui dit : Ma tombe est verte !
Sur cette terre déserte Qu'attends-tu ? je n'y suis pas1 !
1 Livre II, Harmonie I. Pensée des morts.
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Un peu plus loin, dans le mème morceau, nous lisons ;
Etends sur eux (sur les morts) la main de ta clémence. Ils ont péché ; mais le ciel est un don !
Ils ont souffert ; c'est une autre innocence !
Ils ont aimé ; c'est le sceau du pardon !
Encore est-ce beaucoup que le poète nous parle ici de péché et de pardon ; il n'en fait pas coutume ; ces idées, l'idée même de devoir et d'obéissance , ne semblent pas faire partie de sa religion ; Dieu n'est pas pour lui, comme pour le Psalmiste, « dans le palais de sa sainteté, » et ce n'est jamais là qu'il le cherche :
Mais où donc est ton Dieu ? me demandent les sages. Mais où donc est mon Dieu ? dans toutes ces images, Dans ces ondes, dans ces nuages,
Dans ces sons, ces parfums, ces silences des cieux, Dans ces ombres du soir, qui des hauts lieux descendent, Dans ce vide sans astre, et dans ces champs de feux, Et dans ces horizons sans bornes, qui s'étendent Plus haut que la pensée et plus loin que les yeux 1.
Mais, il le faut dire, pour chanter ce Dieu, qui n'est qu'immensité , magnificence, vie et fécondité, la verve de M. de Lamartine est infatigable et son abondance sans nom. Il a raison de dire :
Mon âme est un torrent qui descend des montagnes Et qui roule sans fin ses vagues sans repos A travers les vallons, les plaines, les campagnes,
Où leur pente entraîne ses flots2.
Quinze ans, ou peu s'en faut, écoulés depuis la publication des Harmonies 3 n'ont point épuisé notre
1 Livre I, Harmonie X. Poésie.
2 Livre III, Harmonie I, Encore llll hymne,
s Écrit en 1845. (Editeur.)
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surprise ; la merveille de cette abondance et de cette facilité ne s'est point expliquée ; rien de semblable ne s'était vu, rien de semblable ne se verra. D'autres pourront, à la vue des merveilles de la création, éprouver la même ivresse, haleter sous la même extase, s'écrier avec lui :
Ah ! si j'avais des paroles,
Des images, des symboles,
Pour rendre ce que je sens I
Si ma langue embarrassée Pour révéler ma pensée Pouvait créer des accents 1 !
Ils pourront même, je le vois, trouver des accents plus forts, plus pénétrants, bouleverser les abîmes de l'âme ; mais ce flot large, continu, intarissable d'harmonie ; mais cet épanchement qui ne connaît ni obstacles ni limites, qui ne renverse rien, mais qui engloutit tout, cet empire tranquille, irrésistible de l'écrivain sur la langue, du poète sur la versification, en un mot, la langue des vers parlée comme elle l'est dans les Harmonies, c'est un prodige qui ne peut pas se répéter.
En 1839, M. de Lamartine rassembla ses plus récentes inspirations lyriques dans un volume intitulé : Recueillements poétiques1.
Le recueillement est une action , un exercice de la volonté ; mais cet élément tient peu de place dans le talent de M. de Lamartine. Harpe d'Eole, il frémit, il vibre, il exhale des sons, il articule peu, et
1 Harmonies poétiques. Livre II, Harmonie XIII. Désir.
2 Quelques passages des p. 188-190 se lisent déjà p. 124 et suiv. Voir la note de la page 122. [P. S.]
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son alphabet n'a guère que des voyelles. Il a reçu des impressions, il les a rarement transformées en véritables pensées. Il n'a pas résisté ; or, la pensée est essentiellement une résistance, une réaction de la liberté intérieure contre les impressions du dehors.
Essayer de tailler un édifice dans un nuage et un système dans le volume de M. de Lamartine, c'est une seule et même chose. Et ce n'est pas, certes, la matière qui manque, mais la solidité qui manque à la matière. Il ne tient pas à l'auteur des Recueillements que nous n'ayons, après nous être recueillis avec lui, toute une encyclopédie des sciences morales. Mais quelle religion, quelle politique et quelle morale que celles de ce nouveau volume ! Le bourgeois gentilhomme, à qui son maître de philosophie offre des leçons de morale, lui demande bourru- ment : « Qu'est-ce qu'elle chante, cette morale? » M. de Lamartine insiste si vivement sur la différence entre chanter et parler, qu'on peut lui demander sans offense ce que chantent sa morale, et sa religion, et sa politique. Il est vrai, si nous l'en croyons, que le moment du chant est dans la vie le moment suprême. Nous le voulons bien; mais nous entendons que ce moment soit pris dans la vie, et non en dehors de la vie ; autrement il n'en saurait être le moment suprême ; et nous nous verrions forcé d'appliquer ici le vieux dicton : Ce qu'il ne vaut pas la peine de dire, on le chante.
En vers comme en prose, il faut que la religion, la politique et la rporale soient de la religion, de la politique et de la morale. Elles ne peuvent pas, en passant d'un langage dans un autre, changer absolument de principes et de nature. Elles ne se rêvent pas, elles se pensent, elles se raisonnent.
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Une religion qui ne tire pas son caractère de son objet, mais son objet de son caractère, qui ne sent pas selon ce qu'elle croit, mais qui croit selon ce qu'elle sent, ne peut prétendre au norn de religion. Des impressions involontaires, un état involontaire de l'âme, n'accusent aucun objet distinct, et peuvent ressortir aux objets les plus différents. Sous le nom de Dieu, c'est l'univers peut-être qui est l'objet de votre foi, ce sont vos sensations, c'est vous-même. Tout se réduit en nuances, en simples aspects dans ce syncrétisme religieux. Là où tout est symbole, où l'objet échappe toujours, l'objet même devient symbole, et Dieu n'est plus qu'un autre nom de l'univers.
On s'étonne du chemin qu'a fait M. de Lamartine. On devrait s'étonner qu'il ne l'eût pas fait. Il a, dit- on, dans ses courses errantes, perdu de vue le foyer ; mais sa pensée a-t-elle jamais eu un foyer ? a-t-elle jamais élu domicile quelque part? Dans la religion des premières Méditations, plus positive en apparence, le poète n'était qu'en passage; c'était un mode qu'il essayait ; il ne pouvait rester longtemps sur un terrain dont la couche végétale est si mince : on en a bientôt fini avec des sensations. Du point de départ qu'il avait choisi, le poète pouvait, avec plus ou moins de rapidité, sous le vent de l'opinion publique, être poussé vers les plages les plus désolées; sa religion pouvait, sans aucune solution de continuité, le conduire dans la région de la négation absolue. Où l'a-t-elle conduit ? Qu'on lise les Recueillements. Les systèmes les plus négatifs ne seront pas mécontents.
Je cherche en vain dans la morale des Recueille-
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ments ce caractère de conviction réfléchie et d'obéissance raisonnée qui, pénétré d'amour et d'enthousiasme, a marqué de son sceau toutes les vies saintes. Je n'y trouve, en guise de politique, que de brillantes et vaines utopies. Quand M. de Lamartine décrit de la sorte l'avenir définitif de la société humaine :
Pour élargir son héritage L'homme ne met plus en otage Ses services contre de l'or :
Serviteur libre et volontaire,
Une demande est son salaire,
Et le bienfait est son trésor parle-t-il sérieusement ? Alors sans doute il a ses preuves ; il connaît et peut indiquer la raison suffisante d'un si grand changement. Pourquoi donc ne la dit-il pas ? Il vaudrait pourtant la peine de nous apprendre à quels symptômes actuels on peut reconnaître que le temps approche, ou du moins se prépare, où l'homme, parfaitement dégagé d'intérêt, ne mettra plus en otage ses services contre de l'or. Pour voir, dès cette heure, un tel avenir éclore, il faut avoir l'œil bon ou l'imagination belle.
La poésie des Recueillements ne s'en tient pas là. Elle tend ses ailes vers les plus hautes régions de la spéculation humanitaire, et il s'en faut peu que, de si haut, elle ne prophétise ; mais hélas ! qu'il fait froid sur ces sommets, et que l'humanitarisme est une triste muse ! Comment un vrai poète a-t-il pu l'invoquer ? Le talent même de M. de Lamartine n'a pu communiquer la chaleur la plus tempérée à cette
1 Recueillements poétiques. XXV. Utopie.
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froide abstraction : on peut fondre un glaçon, on ne le réchauffe pas. Le vrai style des idées humanitaires, c'est la déclamation et l'emphase. La langue même se corrompt dans un si dangereux commerce. Le livre des Recueillements ne l'a que trop bien prouvé. L'auteur , d'ailleurs, est magnifique comme toujours ; mais sa magnificence est d'un dissipateur effréné. A cette époque de sa carrière poétique, M. de Lamartine fait penser au Cléon de Destouches, qui jetterait son or par les fenêtres, s'il ne trouvait pas à qui le donner. Grande chère, grand feu, grand bruit, grande joie, et, sous un déguisement, la ruine assise au nombre des convives, et portant, avec un rire perçant, un toast au dissipateur. Et nous, convives aussi, nous contemplons avec effroi ces folles dépenses de notre hôte, et nous ne laissons pas de l'aider à manger son bien ; car il fait toujours bon à cette table opulente, et les reliefs même en sont exquis.
S'il faut tout dire en un seul mot, M. de Lamartine, qui a renouvelé ses formes, qui a renouvelé ses doctrines, ne s'est pas renouvelé lui-même. Le talent doit avoir une histoire : combien, dans notre époque, de beaux talents qui n'en ont point, et qui ne font que tourner sur eux-mêmes sans avancer dans l'espace! Ils mesurent seulement, dans tous les sens possibles, la longueur d'une chaîne qu'ils secouent sans pouvoir la briser. Cela s'explique, chez ceux d'entre ceux qui travaillent, par quelque idée fixe, opiniâtre, qui les fascine ; chez les autres, par l'absence de l'étude ou de la méditation ; car personne ne peut vivre uniquement de sa propre substance. L'inépuisable abondance de la veine de
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notre grand poète a pu, à cet égard, lui faire illusion, ainsi qu'à bon nombre de ses lecteurs ; il n'a pas remarqué qu'il devenait peu à peu l'écho de lui- même, et qu'il finirait par n'être un jour que son meilleur disciple et son plus heureux imitateur. Il se souvient encore d'une première vision, il se souviendra un jour de s'être souvenu.
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VI
LES GIRONDINS1
Nous ne sommes pas journaliste impunément, et nous n'avons pas éprouvé moins d'impatience que nos confrères de parler du grand événement littéraire du jour, la publication de Histoire des Girondins. Toutefois, nous avons résisté à la tentation, et nous y résistons encore. Que dirions-nous de ce livre qui ne fût prématuré et sujet à réforme? Tout nous assure que nous n'avons encore, ni nous, ni personne, le dernier mot de l'auteur. D'un volume à l'autre, le jugement ébauché malgré nous dans notre esprit, subit une rédaction nouvelle, qui, nous le sentons bien, n'est pas définitive. Si les impressions vives et diverses que nous fait éprouver cette lecture, nous pressent de parler, elles nous avertissent de nous taire ; et les articles de la plupart des journaux sont propres à nous confirmer dans notre réserve. Ainsi nous attendrons pour juger, selon notre conscience et la mesure de nos lumières, l'Histoire des Girondins, que l'ouvrage ait paru tout entier.
Tout ce que nous en voulons dire aujourd'hui, et nous le pouvons sans nous compromettre, c'est que
1 Semeur XVI, 21 avril 1847.
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cette œuvre d'un grand artiste élève le piédestal d'une statue, dont le marbre d'une blancheur éclatante, mais fortement veiné, a révélé l'existence et la richesse d'une carrière nouvelle et vierge. La statue semble grandir avec son piédestal. L'attitude, le geste, la physionomie ont insensiblement changé. Quelque chose pourtant d'immuable et de fondamental persiste; l'identité, la perpétuité s'affirment obstinément à travers les différences ; je ne sais quelle unité intime se retrouve après s'être dérobée ; et la poétique solennité de cette figure idéale augmente comme à vue d'œil. Bien des sévérités, et non pas toutes injustes, pourront tempérer l'admiration, qui doit, après les contemporains, entraîner la postérité vers le poète des Harmonies et l'historien de la Gironde; mais si la statue doit être précipitée de sa base, ce sera le même jour, jour inévitable ! qui précipitera dans l'éternel oubli tous les monuments de notre littérature, et dans la mort, hélas ! toutes nos immortalités.
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VICTOR HUGO
PREMIÈRE SECTION
VICTOR HUGO, POÈTE LYRIQUE
1
LES FEUILLES D'AUTOMNE 1
Un volume in-8°. — 1831.
On ne peut s'empêcher de sourire quand on lit dans certaines productions critiques du dix-huitième siècle que la barbarie est imminente et suffisamment annoncée par l'anarchie qui pénètre de toutes parts dans la littérature. En effet, quelle licence! Un genre, auquel Corneille ni Racine n'avaient jamais pensé, est venu se placer entre la tragédie et la comédie ; le drame, puisqu'il faut l'appeler par son nom, le drame, né de la double impuissance de faire abondamment rire et largement pleurer ! Voilà les génres confondus, les vieilles clôtures arrachées, toutes les licences introduites, le bon goût
1 Semeur I, 20 juin 1832.
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seul exilé. Ces plaintes, quarante ans après, trouvaient encore des échos, et tel d'entre nous a pu, dans la classique période de l'Empire, s'apitoyer très sérieusement sur les vieilles innovations de Diderot et de Beaumarchais. Ce temps est passé : vraiment il s'agit de bien autre chose en littérature, que de cette prétendue anarchie, qui consistait à donner une représentation libre et naïve à toutes les formes de la vie, et à mêler ce qu'elle mêle, sans souci du caprice des classifications arbitraires. Une autre anarchie a éclaté dans le même domaine, bien autrement grave et bien plus voisine de la barbarie.
Les beaux-arts, la poésie en particulier, sont une voix de l'humanité, l'expression, sous des formes muables, de ce qu'il y a d'immuable en elle, et, par conséquent, de commun à tous les êtres qui la composent. C'est pour savoir toucher avec force et justesse la lyre invisible qui résonne d'accord dans toutes les âmes humaines, qu'un poète est adopté par l'humanité même, dont il a dit la pensée ; car dans le poète, dans l'artiste, l'humanité ne cherche qu'un organe de ce qu'elle pense, un écho de ce qu'elle dit, une empreinte de ce qu'elle est. C'est pour cela aussi qu'un poète est connu de la postérité. L'humanité, qui ne meurt pas, s'attache à la vérité, qui ne meurt pas. Le talent, à son plus haut degré, n'est peut-être que cette vérité même ; du moins le talent n'a rien d'universel et de durable sans elle ; elle seule l'accrédite auprès de tous les hommes, de tous les lieux et de tous. les temps. Sans doute qu'il y a toujours dans les œuvres de l'art quelque chose d'accidentel et de temporaire qui ne résiste pas à l'épreuve des âges, quelques
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formes auxquelles il faut que les générations suivantes se prêtent avec une sorte de complaisance ; mais cette complaisance coûte peu lorsque, sous les formes d'un autre âge, on reconnaît des idées qui ne vieillissent point, et que sous un costume suranné on sent palpiter un cœur d'homme. C'est par le cœur, non par l'esprit, que toutes les nations sont concitoyennes et tous les âges contemporains. C'est par le cœur que se constate incessamment l'identité de la nature humaine.
L'esprit est habile à diviser; c'est du cœur que partent les pensées qui rallient les individualités. Ce sont aussi ces pensées auxquelles, sous peine de mort, doit se rattacher éternellement la littérature. Que penser d'une littérature qui les renierait ? Que penser de celle qui n'aurait d'idées morales d'aucune espèce? qui, soufflant successivement sur toutes ses lumières, promènerait ses lecteurs dans un sombre désert ou dans des régions fantastiques ? qui, en un mot, créant pour des natures humaines, se séparerait absolument de la nature humaine ? L'homme se prête à tous les écarts de l'imagination ; il consent à suivre sa nef aventureuse dans les plus dangereux parages ; mais sitôt qu'elle a rompu le fil qui la liait à la réalité, il cesse de la suivre ou la suit sans sympathie, avec impatience, avec anxiété.
Ce qui est demeuré dans le cœur de l'homme après sa chute malheureuse est pour lui une religion. Il s'attache à ces débris, qui sont du moins des débris de la vérité. Il conserve avec amour ces restes de son ancienne opulence. Il s'assied en pleurant sur ces ruines ; il ne veut pas qu'on les lui ra-
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visse. Peut-être sait-il que ces ruines sont la pierre d'attente du grand édifice qui doit un jour courber sur sa race consolée une voûte immense et tutélaire. Quiconque attente à ces ruines insulte à sa misère, dépouille son indigence. L'humanité ne fait pas si bon marché des faibles croyances qui lui restent ; elle dit anathème sur la main qui vient outrager des débris, et dans des ruines mêmes entasser de nouvelles ruines.
Il est impossible de jeter les yeux sur notre littérature, en émeute permanente, sans ressentir un douloureux effroi. Que parlez-vous d'anarchie littéraire et de vains débats d'école ? L'anarchie est dans les idées mêmes où l'humanité peut encore puiser quelque vie. Nous nous jetons hors de toutes les voies connues ; nous parlons un langage que l'humanité ne parle pas et que la postérité ne voudra pas croire qu'on ait jamais parlé. Les parties les plus élémentaires des convictions morales sont en proie à des Barbares d'une nouvelle espèce. Non du Nord ni du Midi, mais du fond entr'ouvert de notre Tartare intérieur, ils s'échappent par essaims pour dévaster notre nature. Est-ce que cette nOllvelle invasion de Barbares viendra, semblable à l'ancienne , renverser d'antiques lois pour préparer la place à l'ordre, et raser, dans les arts, une civilisation putride pour en élever une nouvelle sur cette infecte poussière ? Ah ! peut-être ; mais le remède est dans l'avenir; le mal est sous nos yeux, présent, palpable, hideux.
Ce manque de foi morale, qui restait à venir et qui devait venir en effet après le manque de foi religieuse, se révèle encore dans le caractère tout cri-
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tique de la littérature moderne. On ne dispute pas tant sur les formes et sur les moyens quand le fond est riche, quand la sève est abondante et pure. On ne cherche pas tant comment il faut créer: on crée. Le génie est peu rhéteur ; il agit pendant qu'on délibère; mais il n'agit qu'en tant qu'il a un fonds sur lequel il peut agir ; et la stérilité, en poésie, naît aussi bien de l'absence d'une foi commune que de l'insuffisance des capacités individuelles.
Poète, que t'avons-nous fait que tu ne t'adresses plus qu'à nos nerfs et à nos sens? N'y a-t-il plus en nous une âme à qui tu puisses parler? Le monde n'est-il plus que couleurs, formes et sensations ? N'y a-t-il plus de plaisirs que ceux de la chair? plus de douleurs que les douleurs physiques ? Voilà les émotions que l'art nous prépare : autrefois répandant l'esprit dans la matière, aujourd'hui animali- sant la meilleure partie de notre être; autrefois enchanteur, aujourd'hui empoisonneur et bourreau.
Le bel emploi de la poésie, vraiment, que de tirailler nos nerfs en tous sens et d'agir mécaniquement sur notre organisation ! Le beau progrès que d'atteindre aux dernières limites de l'obscène ou de l'horrible, et de nous promener successivement des lupanars aux gémonies ! Faut-il qu'on ne puisse supprimer tout à fait l'idée d'un rapprochement odieux ? L'expérience a prouvé que les excès d'une vie licencieuse conduisent directement aux habitudes d'une cruauté raffinée. Eh bien ! on nous donne l'image de ce fait dans la littérature : de la débauche et du sang, du sang et de la débauche.
On ne veut plus parler de l'âme, plus parler à l'âme, parce que le sensualisme, que des mains gé-
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néreuses avaient repoussé de la philosophie, rentre dans la littérature sous d'autres auspices ; parce que quand on ne croit plus aux choses divines, on ne croit plus à l'âme, qui est une chose divine; parce que, dès lors, le seul point de contact des êtres humains, c'est l'organisme, et que c'est sur ce point qu'on se flatte de trouver encore des sentiments communs et des sympathies.
Nous nous refusons à reconnaître, dans cet état de la littérature, l'empreinte exacte de la société; mais nous croyons au moins qu'il est la conséquence du scepticisme moral et de l'effrayante négativité dont la société est maintenant affligée. Chose bien remarquable! les meilleurs parmi les soutiens de la littérature actuelle, sont ceux qui gémissent et qui attendent. Le désir et l'anxiété sont les caractères les plus saillants de ceux que le matérialisme n'a pas absorbés; leur inspiration a quelque chose de maladif; leur intonation est plaintive; et, souvent aussi, disputés par deux tendances contraires, on les voit descendre vers la poésie athée, et se faire de leur siècle ou plutôt de leur moment.
M. Victor Hugo est de ce nombre; il appartient même, par moments, à cette classe peu nombreuse de poètes qui remontent, par l'escalier de la poésie, vers l'ancien culte et les anciennes traditions religieuses. Aussi rien n'est plus varié, plus contradictoire que M. Victor Hugo, et le talent est la seule doctrine à laquelle il soit toujours fidèle. Nous avons désiré connaître ses Feuilles d'automne; elles sont de différentes dates, de dates assez éloignées; il semble qu'il ait voulu ramasser de loin en loin, dans une vie agitée par les événements, les specta-
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cles et la pensée, les pages écrites sous l'inspiration des affections intimes. Le facteur, le chef d'école est trop souvent là: mais l'homme y est aussi. Je voudrais qu'il y fût plus entièrement: tout ouvrage vrai est moral. Nous opérons peu par les préceptes; les préceptes ne changent pas le monde : mais la vérité est toujours une leçon. C'est par là surtout que les plus grands poètes se sont trouvés les plus moraux : la connaissance du cœur, de la vie et du monde, tels qu'ils sont, est le premier pas vers la sagesse.
Envisagé comme œuvre poétique, ce recueil a de grands défauts. Le public a gâté ce beau talent. On souffre à voir cette fuite affectée des voies communes, cette recherche perpétuelle de l'effet, cette laborieuse naïveté, tant de vers chevillés, tant d'expressions impropres. Vis-à-vis du public, M. Hugo se gêne trop et trop peu.
N'a-t-il point quelque ami qui pût, sur ces matières, D'un charitable avis lui prêter les lumières ?
Mais il en est des rois de la pensée comme de tous les autres : ils n'ont point d'amis. L'adulation et la satire les gâtent également. Au milieu de tout cela, M. Victor Hugo est un grand poète; il est inspiré; il écoute! Il ne contraint pas son âme à dire ce qu'elle ne dit pas : il écoute! C'est bien cette âme poétique, et mieux que cette âme peut-être, qu'il entendait lorsqu'il était sur la montagne, assailli par les deux voix de la nature et de l'humanité. Il était bien loin de Paris, bien loin des journaux et de la poésie de convention, lorsque ces deux grandes voix ont retenti dans son âme. Nous
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ne saurions dire avec quel profond intérêt nous avons lu cet admirable morceau, d'un style si large, si fier et si magnifique, et surtout si plein du pressentiment d'une vérité que M. Victor Hugo ne connaît point encore :
Avez-vous quelquefois, calme et silencieux,
Monté sur la montagne, en présence des cieux? Etait-ce au bord du Sund ? aux côtes de Bretagne ? Aviez-vous l'océan au pied de la montagne ?
Et là, penché sur l'onde et sur l'immensité,
Calme et silencieux, avez-vous écouté?
Bientôt je distinguai, confuses et voilées,
Deux voix dans cette voix l'une à l'autre mêlées,
De la terre et des mers s'épanchant jusqu'au ciel,
Qui chantaient à la fois le chant universel ;
Et je les distinguai dans la rumeur profonde,
Comme on voit deux courants qui se croisent sous l'onde.
L'une venait des mers ; chant de gloire ! hymne heureux ! C'était la voix des flots qui se parlaient entre eux ; L'autre, qui s'élevait de la terre où nous sommes, Etait triste: c'était le murmure des hommes;
Et dans ce grand concert, qui chantait jour et nuit, Chaque onde avait sa voix et chaque homme son bruit.
Or, comme je l'ai dit, l'océan magnifique Epandait une voix joyeuse et pacifique,
Chantait comme la harpe aux temples de Sion,
Et louait la beauté de la création.
Sa clameur, qu'emportaient la brise et la rafale, Incessamment vers Dieu montait plus triomphale,
Et chacun de ses flots, que Dieu seul peut dompter, Quand l'autre avait fini, se levait pour chanter.
* L'autre voix, comme un cri de coursier qui s'effare, * » * Comme le gond rouillé d'une porte d'enfer,
Comme l'archet d'airain sur la lyre de fer,
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Grinçait .................. Qu'était-ce que ce bruit dont mille échos vibraient? Hélas ! c'était la terre et l'homme qui pleuraient1.
Il y a bien plus de christianisme dans les émotions involontaires de l'auteur que dans son christianisme appris. On a beaucoup loué sa Prière pour tous. Il y a de fort beaux endroits ; mais c'est, à notre avis, un morceau sans vérité. Il est digne de remarque que là où l'auteur est faux en religion, il est également faux en poésie. Il y a dans l'ensemble du morceau, et plus particulièrement dans certains passages, quelque chose d'efforcé, d'anhélant, de fatigué, une absence d'inspiration, de sincérité poétique. Regardez le poète au blanc des yeux, et demandez-lui si c'est dans son cœur qu'il a pris cette strophe :
Va prier pour ton père ! — Afin que je sois digne...
De quoi ?
De voir passer en rêve un ange au vol de cygne, Pour que mon âme brûle avec les encensoirs ! Efface mes péchés sous ton souffle candide,
Afin que mon cœur soit innocent et splendide.
Un cœur splendide! Mais vous allez voir que splendide signifie tout simplement pur; car l'auteur ajoute :
Comme un pavé d'autel qu'on lave tous les soirs !
Mais il nous est plus doux d'admirer. Nous dirons donc qu'il y a beaucoup de vérité et d'amour dans la pièce : Lorsque l'enfant paraît, une grande
1 Voir Ce qu'on entend sur la montagne.
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force de pensée et d'images dans la Rêverie d'un passant, un mélange heureux d'ingénieux et de naïf dans le Souvenir d'enfance, versifié avec cette énergie qui distingue l'auteur. Qu'il s'abandonne à son urne; qu'il ne cherche pas tant, qu'il se contente de ce qu'il trouve ; on n'est riche en poésie que de ce qu'on trouve (par la contemplation) ; qu'il ne fasse que rarement deux éditions de la même image; le second coup de marteau brise au lieu d'enfoncer. En disant, par exemple, dans sa dernière pièce' :
Quand un cosaque affreux, etc.
le poète avait osé tout ce qu'il pouvait oser. Pourquoi donner à cette image un horrible développement dans les deux vers qui suivent ? Ici l'auteur se laisse tenter à cette poésie matérialiste et cynique où son talent n'a pas besoin d'aller chercher de la force 2. En général, dans la jeune tête de M. Victor Hugo, le bouillonnement de l'âge n'est pas achevé; l'or y roule avec les scories ; la révolution, consommée dans son esprit, n'est pas assise; des émeutes
1 XL. Amis, un dernier mot.
2 Les maîtres de la lyre sont exposés, comme d'autres puissances de ce monde, à prendre les coups d'Etat pour du pouvoir, et la violence pour la force. La violence est l'apanage de la faiblesse. Aussi, nulle part M. Victor Hugo n'est moins fort que dans les endroits où il fait jouer l'artillerie des plus redoutables métaphores. Son dernier morceau est le plus faible de l'ouvrage, quoiqu'il s'y donne le plaisir d'éventrer une nation, d'en étrangler une autre, d'en pendre une troisième, etc., etc. Qui est-ce qui n'en saurait pas dire autant? En fait d'expressions révoltantes, la populace sera toujours plus habile que lui. Je ne parle pas de l'intolérable injustice de mettre le roi de Prusse sur la même ligne que Don Miguel, et de l'imprudence de crier anathème sur tous les rois ; c'est bien plus grave qu'une faute de goût, mais c'en est pourtant une aussi : quoi de plus suranné, au dix-neuvième siècle, que des déclamations contre les rois !
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fréquentes y troublent l'empire d'une loi pourtant reconnue. Puisse un talent si éminent appartenir un jour tout entier à la vérité morale, qui ne l'ennoblirait pas seulement, mais le réglerait aussi ! De tous les vœux enthousiastes, qu'ont formés pour M. Hugo les amis de son talent, le nôtre est le plus modeste et le plus magnifique.
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II
LES CHANTS DU CRÉPUSCULE
Un volume in-8°. — 1835.
PREMIER ARTICLE f.
Je me réjouis toujours quand M. Victor Hugo publie quelque nouvel ouvrage, mais je me réjouis toujours avec crainte. C'est que M. Hugo a un talent et une manière; un talent que j'admire, une manière qui me scandalise. Je suis à la fois du nouveau et de l'ancien régime en littérature ; j'applaudis aux hardiesses de l'un, j'aime et je regrette la pureté de l'autre. Qu'il me soit permis aujourd'hui d'appartenir à ce dernier ; c'est dire assez clairement que je m'occuperai surtout de style et de diction, et que, dans l'examen des Chants du Crépuscule, je ne pénétrerai point d'abord au delà de la surface; ensuite, si j'en ai le loisir, je donnerai mon attention au fond même, qui, certes, vaut bien aussi qu'on s'y arrête.
C'est une chose de mauvais ton, et presque passée de mode, que la critique des mots et des phrases. On la renvoie dédaigneusement au défunt Mercure et aux feuilletons de l'Empire ; mais j'ai déjà
1 Semeur V, 13 Janvier 1836.
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dit que j'appartiens à l'ancien régime; et puis, il ne m'est pas encore prouvé que cet épluchage, comme on l'appelle, ne puisse jamais, de nos jours, retrouver son à-propos; quelque conclusion générale peut sortir parfois de ces critiques de détail ; et je ne ferais rien qui ne fût dans l'ordre et dans l'usage, si de quelques vers isolés je déduisais un jugement sur M. Hugo tout entier, de ce jugement un aperçu de la littérature actuelle, de celle-ci une vue sommaire du siècle présent considéré sous le rapport religieux, philosophique, politique, économique, etc. Je serai bien réservé encore si je m'en tiens là. Il y a moyen d'aller beaucoup plus loin.
Mais quoi ! examiner le style avant la pensée ? — Oui, le style avant la pensée; car dans certains genres d'écrits, toute la pensée est dans le style. Et volontiers j'irais plus loin encore: j'essaierais de corriger la pensée en corrigeant le style, de rectifier le fond par la forme, en d'autres termes, d'attaquer le mal dans les symptômes du mal. Sur ce point, j'abonde dans le sens des médecins homéopathes. C'est, comme on le sait, à la branche malade qu'ils s'adressent pour guérir un mal qui lui vient du tronc; c'est dans les symptômes qu'ils poursuivent l'affection morbifique plus profondément enracinée dans l'individu. Qu'ils aient tort ou raison, j'en abandonne volontiers le jugement à d'autres ; mais eussent- ils cent fois tort, j'ai raison de faire comme eux. La migraine n'est peut-être pas identique avec le mal d'estomac ; mais le style est 'l'homme même, je dis tout l'homme ; dans le style, je trouve l'auteur tout entier; et lui-même s'y retrouvera, s'il veut être attentif et de bonne foi. Bien entendu que le mot de
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style désigne autre chose ici que les qualités grammaticales du langage. Observons cependant que si la correction grammaticale ne fait pas partie du style et ne peut par conséquent servir à faire connaître l'homme, il n'en est pas de même de l'incorrection du langage. Cette incorrection, quand elle est volontaire ou systématique, doit être comptée, aussi bien que le manque de pureté, parmi les caractères du style. Il est très naturel, quoique singulier au premier coup d'œil, que l'absence d'une qualité soit caractéristique dans une sphère où sa présence ne l'est pas.
Cela posé, examinons dans le style des Chants du Crépuscule les expressions, les images, enfin les sons ou l'harmonie. Tout cela n'est pas encore le style, à le prendre dans toute l'étendue de sa notion ; mais cela suffit à notre dessein.
Les images sont des expressions, et la moitié des expressions sont des images; la division que je fais peut donc sembler imparfaite, et présenter, si l'on veut, un terme oiseux; qu'on me la permette néanmoins : elle est commode, et ne laisse pas d'avoir sa réalité.
Il y a, dans l'art d'écrire, des lois immuables qu'il est moins aisé de nier que d'enfreindre, parce qu'elles tiennent à la base même de l'art d'écrire et à son but le plus immédiat. Les modes, en littérature, peuvent changer ; mais leur inconstance n'atteint jamais ces lois primitives. En tout temps, comme en tout pays, on est tombé d'accord que l'expression doit être claire, aussi claire que l'idée le comporte; et si l'idée ne le comporte pas, il n'est pas bien sûr qu'on doive l'exprimer. Il est reconnu encore que
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l'expression doit être propre, ce qui est une seconde clarté, et, pour ainsi dire, une clarté dans la clarté même. On veut encore généralement que l'expression soit pure, c'est-à-dire adoptée et consacrée par l'usage: qualité bien respectable, car la société repose sur le langage ; le langage est un système de signes arbitraires, dont le sens est fixé par le contrat le plus inviolable, parce qu'il est le plus nécessaire. Enfin l'expression, dans ses combinaisons diverses, est assujettie à la correction, qui règle les rapports, l'ordonnance et l'action réciproque des différents éléments de la phrase. Ces conditions lient également les poètes et les prosateurs ; car si les premiers, surtout dans certaines langues, jouissent de quelques priviléges, qu'assez mal à propos on appelle licences, ces priviléges eux-mêmes sont déterminés ; et, pareillement à ceux qu'on a institués dans les sociétés politiques pour l'avantage commun, ils ne donnent aucun lieu à l'arbitraire, ne se prêtent à aucun vague dangereux, et ne sont pas le moins du monde une déviation de l'ordre. Le poète, dans la sphère qui lui est assignée, est tenu, aussi bien que le prosateur, à la correction, à la propriété, à la pureté, à la clarté. Si jamais des poètes ont protesté contre ces lois, c'étaient de mauvais poètes ; les vrais talents n'ont jamais réclamé; M. Hugo ne réclamera pas. Je dis même davantage: les poètes sont plus liés par ces lois que les prosateurs eux-mêmes, et la plupart le sentent et l'avouent; les meilleurs sont prêts à convenir que, s'il était possible que la loi fût moins obligatoire pour une classe d'écrivains, ce serait pour les prosateurs; que quant à eux, poètes, qui tirent une partie de leur 1 gloire et de leur
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charme des difficultés vaincues, ils doivent, non pas les multiplier, non certes, mais les accepter toutes, les accepter dans leur rigueur; être d'autant plus corrects, plus purs, plus précis, plus clairs, qu'ils sont davantage exposés à être le contraire de tout cela; être, en un mot, d'autant plus sévères, que leur art, au premier coup d'œil, semble l'être moins. M. Hugo lui-même a rendu, sur un point particulier, un hommage remarquable à ce principe général. C'est lui qui a réhabilité la rime riche; aggravant. comme à plaisir un fardeau que tant d'autres auraient trouvé bien assez lourd sans cela. Il est vrai qu'il en a été bien payé ; nous aurons occasion de le rappeler; mais la gêne et le sacrifice n'en étaient pas moins réels. Répétons, sans autre digression, que la diction du poète, comme celle du prosateur, doit réunir la clarté, la propriété, la pureté et la correction.
Que M. Victor Hugo juge d'après cela les vers suivants que nous avons recueillis dans les Chants du Crépuscule :
Il est plus difficile et c'est un plus grand poids De relever les mœurs que d'abattre des rois 1.
Très bonne pensée, à l'expression de laquelle on voudrait que rien ne manquât. Mais que veut dire ici le mot poids ? S'il est synonyme de difficulté, le premier vers présente deux fois la même idée ; et le style de M. Hugo est bien loin, pour l'ordinaire, de cette lâcheté de tissu ; poids signifie donc importance; ainsi l'a voulu l'auteur; l'usage le veut-il de
1 XVII,
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même? Est-il même correct de dire « que c'est un poids que de relever les mœurs? »
Livre salutaire,
Dont le sens rebelle Parfois se révèle !
Pythagore épèle,
Et Moïse lit 1 !
La proposition double par où finit l'auteur ne devait-elle pas être rattachée à ce qui précède par le relatif où?
Encor si ce banni n'eût rien aimé sur terre !
Naguère on opposait sur terre à sur mer, et sur la terre à dans les cieux. M. Hugo, M. Sainte-Beuve et d'autres ne tiennent plus compte de cette distinction. Ce n'est pas au profit de la précision du langage ni de sa richesse.
L'aversion des grands qui ronge les petits8.
L' aversion des grands est-ce la même chose que l' aversion pour les grands ?
Quand la presse a battu l'unanime rappel *.
Unanime signifie animé d'un même esprit; or, un rappel n'a pas d'esprit; il fallait donc universel ou général.
Loin de la haute sphère où rit l'ambition
L'ambition rit-elle? Ne dites pas que vous parlez de l'ambition satisfaite. Je ne sais si la fortune est jamais parvenue à satisfaire l'ambition; mais je sais
1 xx. — 2 V. — 3 VII. - 4 XII. - 5 XI.
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bien que ces deux choses, le rire et l' ambition ne se peuvent souffrir.
Un fétide apostat, un oblique étranger 1.
Passe pour l'apostat fétide ; mais qu'est-ce qu'un oblique étranger ? Un être humain, soit indigène, soit étranger, peut-il être oblique? Je le conçois de ses regards, de sa démarche, de ses discours peut- être, de son origine encore; tout cela n'est pas lui- même; l'obliquité peut appartenir aux actes, aux manifestations de l'individu, à l'individu, non,
C'est ta mère, humble femme au dos lent et courbé *.
Un dos lent vaut l'oblique étranger. Quand l'esprit, qui est patient, consentirait à suivre la chaîne d'idées par laquelle on arrive à la lenteur d'un dos, l'imagination, qui veut être satisfaite sans délai, refuserait de comprendre ce que c'est qu'un, dos lent ; car elle ne comprend que ce qu'elle voit. L'auteur a trop souvent perdu de vue ce simple axiome.
Hors des desseins de Dieu', n'a point le même sens que « contre les desseins de Dieu ».
J'ai senti que rien d'impur Dans sa gaîté ne se noie (.
Il est évident qu'ici la rime a commandé. Se mêle était le mot propre, et même le mot unique. Noie apporte une idée de plus, qui est une idée de trop. Il serait très heureux que ce qu'il y a d'impur en nous se novât dans notre gaieté. Il est bien permis, et c'est même quelquefois un heureux artifice de langage, de ne laisser dire aux mots qu'une partie
1 X. — 2 XIII. — 3 XIII. — 4 XXXVI.
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de notre pensée, lorsque le lecteur peut l'achever de lui-même. Cette réserve a tour à tour de la grâce ou de l'énergie. Mais quand nous allons, par l'expression, au delà de notre pensée, la faute est sans excuse parce qu'elle est sans charme. Le goût ne supporte aucun défaut qui ne soit une beauté; c'est dire qu'il ne pardonne rien.
Songez-y, rois minés, sur qui pèse un passé
Gros du même avenir peut-être 1.
L'épithète minés conviendrait mieux aux trônes qu'aux rois. Il est vrai que miné se dit figurément des personnes, mais alors il ne s'emploie pas sans complément: miné par la maladie, par le chagrin, etc. L'auteur, j'en suis sûr, a voulu dire : rois dont le trône est miné ; mais l'ellipse qu'il substitue à cette phrase est terriblement dure. — Un même avenir ne peut jamais signifier un avenir semblable au passé mais pareil à un autre avenir, ou à l'avenir d'une autre personne.
C'est lui qui mit l'amour au bout de toute chose'.
Le bout, c'est le terme, l'extrémité. L'amour est-il au terme de toute chose? au terme du vice? au terme du malheur? du bonheur, de la science, de la vie? Ce qui est vrai, c'est que l'amour est au principe et au sommet de tout bien; mais le vers de M. Hugo ne dit pas cela.
Roses par avril fardées 3.
Cette épithète n'est pas heureuse. Celle-ci parai- tra-t-elle mieux trouvée :
Femme au cœur charmant 4.?
1 XV. — 2 XXI. — 3 XXVI. — 4 XXXIII.
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Mille choses venant du cœur peuvent charmer ; ce n'est pas le cœur qui charme.
Tout marche en eux au gré des choses qui viendront1. Heureux l'homme en qui tout marcherait ainsi, et dont le présent serait invariablement réglé sur l'avenir bien connu! Mais ces mots, au contraire, signifient, dans l'intention de l'auteur, au gré du hasard, c'est-à-dire au gré des choses qui viendront ou qui ne viendront pas. C'est ce qu'exprime, mais d'une manière étrange, le vers suivant :
L'action sans l'idée, et le pied sans le front.
L'action sans l'idée, soit; cela n'est que trop vrai pour la multitude, de même que l'idée sans l'action chez le petit nombre. C'est ainsi que, divisé en deux classes, marche le genre humain depuis la grande catastrophe. Mais qui vit jamais le pied marcher sans le front? Une métaphore pittoresque doit pouvoir être traduite par le pinceau; je le défierais bien de traduire celle-là.
Tes enfants de ton cœur pleins 2.
Ce vers est dur à l'esprit comme à l'oreille. Et cela est dur parce que cela est faux, parce que cela est contre la vérité conventionnelle ou relative du langage figuré. Selon cette vérité, le cœur, assimilé à un vase, à un réceptacle, peut se remplir, peut déborder même; il est tout passif dans cette affaire; mais mon cœur ne saurait me remplir, moins encore remplir un autre que moi. Je demande pardon pour la pédanterie de ces remarques ; elle est devenue nécessaire; si nous n'offrons pas nos preuves, on nous les demandera.
1 xxxv. — 2 XXXVI.
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L'auteur, s'adressant à la vérité, l'appelle
Œil calme et suprême Qu'au front de Dieu même L'homme un jour creva1.
L'événement qui signala entre tous les jours un jour terrible et béni, auquel le poète fait sans doute allusion, cet événement pouvait être exprimé par quelque autre image. J'ose à peine dire que ces vers m'ont transporté au milieu d'une scène de l' Oclyssée, qu'on me dispensera de citer. Mais je ne veux relever ici que l'impropriété de l'expression. Selon les notions communes, l'œil n'est pas l'objet de la vue, il en est l'organe; crever l'œil à quelqu'un, c'est lui enlever la faculté de voir, d'où il suivrait que l'homme, dans le jour dont il s'agit, aurait aveuglé son Créateur. Voilà l'idée folle que nous apportent les mots de M. Hugo, messagers infidèles d'une pensée qui est sage.
Je me borne, comme on le voit, à relever les dis- convenances , que j'aperçois entre les mots et les idées. J'en pourrais relever d'autres entre le caractère des idées et celui du style, et remarquer, en particulier, combien il est étrange qu'un véritable poète évite souvent l'expression poétique pour aller chercher celle qui n'a de rapport qu'aux sens, je dis aux sens tout nus, et point à l'âme. Pourquoi nous dire, par exemple :
C'était une humble église au cintre surbaissé2.
Ce détail architectural, dans un morceau tout de sentiment, est une vraie discordance. En général, je me réjouis d'entendre sonner le décès de la poésie
1 XIX. — 2 XXXIII.
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polytechnique. Le faible souffle qu'elle exhale encore ici ne me fait guère de peur : décidément elle n'en reviendra pas. Ce vers encore:
.... près de mon flambeau qui rayait les ténèbres 1, appartient aux débuts de M. Hugo et à l'époque de la mode du plastique en poésie. Les expressions les plus matérialistes, les couleurs les plus criantes étaient les plus goûtées dans cette poésie, qui ne rappelait pas mal les estampes rouge ponceau sur bleu de roi qu'on fabrique à Nuremberg. On en est revenu, on reviendra de bien d'autres choses.
Chacun sait que, de tous les poètes modernes, M. Hugo est le plus riche en métaphores frappantes et neuves. Il n'y a pas, il n'y jamais eu peut-être de style plus éblouissant que le sien. C'est, du reste, le style de l'époque; et le pauvre Paul-Louis Courier, qui, dans son effroi, mettait sur la même ligne le malin et le langage figuré, ne saurait plus aujourd'hui où donner de la tête. Tout le monde s'en mêle, tout le monde y réussit; et je connais, pour ma part, de bonnes gens qui, ne s'étant jamais avisés de ce style, en ont essayé pour voir, et s'en sont tirés comme si de leur vie ils n'eussent fait autre chose. Vous entendez bien que je parle du style figuré en général, non de celui M. Hugo; son style est l'arc d'Ulysse; parmi tant de prétendants, il n'appartient qu'à lui de le soulever et de le tendre. Mais on peut lui dire, à lui, comme à ses émules, que toute la poésie, que la meilleure part de la poésie, n'est pas là; que les plus grands poètes, à commencer par
1 XVII.
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Homère, à finir par La Fontaine, ont peu cultivé la métaphore; qu'il est incertain, dans beaucoup de cas, si la métaphore est autre chose qu'un trait d'esprit, et par conséquent une chose froide; et qu'après s'être réjoui à voir tourbilloner ces étincelles, il est encore temps de s'assurer si le foyer d'où elles partent est aussi ardent qu'elles semblent l'annoncer. La vraie poésie, celle des idées et des sentiments, peut manquer entièrement dans un ouvrage où les métaphores fourmillent; et bien souvent, cette poésie de détail, ce billon de poésie, n'est là que pour dissimuler l'absence de l'idée poétique, dont le souffle devait tout animer et suffire à tout. L'esprit qui a rencontré une idée vraiment poétique, ou plutôt, l'esprit qu'une telle idée a rencontré et saisi, est trop riche, trop heureux de cette rencontre pour arracher avarement toutes les menues fleurs qui peuvent s'offrir à son passage; il les porte avec lui; elles éclosent de son sujet et dans sa main; l'image naît spontanément de l'idée; le passage du langage propre au langage figuré, le retour du langage figuré au langage propre, est insensible et facile ; la métaphore s'élève doucement au-dessus du niveau général de la parole comme un flot sur une onde intérieurement émue; la beauté native de l'idée, écartant des ornements empressés, comme un vaillant prince, au champ d'honneur, écartait d'importuns courtisans qui le séparaient du danger, semble leur dire, comme lui, avec empire : « Faites-moi place, je veux paraître. » Et partout, au contraire, où l'on voit le style se charger coup sur coup et se draper de figures extraordinaires , on se rappelle involontairement le mot d'un artiste fameux à l'auteur d'une Vénus
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splendidement parée : « N'ayant pu la faire belle, vous l'avez faite riche. »
Il devrait être superflu, mais il ne l'est pas pourtant, d'ajouter encore qu'il en est de ces figures multipliées comme des fêtes du calendrier suivant le bon La Fontaine : « L'une fait tort à l'autre. » L'œil sollicité de toutes parts ne s'attache à rien, et peut-être ne jouit vivement de rien; et la fatigue qu'on éprouve au milieu de ce tumulte du langage, rend impossible l'espèce de recueillement que réclame toute jouissance littéraire.
Voilà des vérités bien communes, mais il est difficile de les supprimer; la littérature s'engage dans une fausse voie, et le danger est d'autant plus grand que les mauvais exemples viennent de plus haut. On croit avoir beaucoup fait, pour avoir répudié les antithèses de l'école de Delille; mais il se pourrait, si l'on n'y prend garde, qu'on n'eût fait que substituer à des jeux d'esprit d'autres jeux d'esprit ; et il n'y a rien d'absurde à supposer que la génération prochaine, plus calme et plus morigénée, s'étonnera de nos préoccupations littéraires, comme nous nous étonnons de celles de nos pères.
Il n'est pas même besoin d'attendre si longtemps: les lecteurs actuels trouveront déjà dans le style des Chants du Crépuscule quelques sujets de surprise et même de frayeur. Le poète y enchérit sur ses précédentes hardiesses; et si je n'ose pas dire qu'il se parodie lui-même, d'autres le diront à ma place. Tout le monde remarquera que les tropes de M. Hugo manquent trop souvent de cette vérité, de cette exactitude, qui, pour être conventionnelles, n'en sont pas moins impérieusement réclamées dans le style mé-
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taphorique comme dans le langage ordinaire. Le vrai n'est point exclu de la fiction ; « il doit régner partout, et même dans la fable. » Or, la métaphore n'est autre chose que la plus courte des fables et la plus rapide des fictions. On croit sentir que le style propre est devenu comme impossible à M. Hugo; qu'aucune idée ne se présente plus à lui sans image ; que la forme pure de la pensée n'est plus à sa disposition; il ne sait plus le vrai nom des choses, mais leur surnom seulement ; et dans l'étrange impuissance d'un génie qui, pouvant le plus, ne peut pas le moins, il se jette sur la première image venue, s'empare d'un rapport à peine aperçu, et en enveloppe à la hâte son idée dont la nudité lui est insupportable. On sent cette précipitation confuse dans des expressions comme celles-ci :
Et le monde sur qui flottent les apparences Est à demi couvert d'une ombre où tout reluit1.
— D'où vient que c'est vers toi que mon esprit retourne, Vers toi sur qui l'oubli s'enracine et séjourne 2 CJ
— Et tantôt c'est la mort,
Tantôt l'exil qui vient, la bouche haletante;
L'une avec un tombeau, l'autre avec une tente \
— Pourtant je n'ai rien fait à ce monde d'airain,
Vous le savez vous-même4.
— L'ombre en mon cœur s'est épanchée5.
— ...Le voyageur que vous avez connu,
Et dont tant de douleurs ont mis le cœur à nu6.
— Arbre Où chacun se penche,
L'un sur une branche,
L'autre sur le tronc 7.
1 Prélude. — 2 XII. — 3 IV. — 4 XXXIII. — 5 XXVI. — 8 XXXII. — 1 XX.
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Toute image poétique est un cachet, dont notre âme, comme une cire docile, doit fidèlement et nettement reproduire l'empreinte; mais l'image que nous venons de lire (je ne puis dire de voir) peut-elle susciter au dedans de nous une représentation quelconque?
Le poète représente quelque part ces êtres frivoles qui vivent « jour à jour » et « sans règle tracée au fond de leurs vœux » :
Quand ils pensent une heure, au gré des passions, Rien de lointain ne vient de derrière leur vie Retentir dans l'idée à cette heure suivie 1.
J'avoue que je comprends ceci ; quelque chose de lointain vient de derrière l'image retentir dans ma pensée; mais l'expression n'aurait-elle pu être moins vague? L'adjectif lointain, le substantif vie sont-ils les plus précis que pût permettre la nature de l'idée, indéterminée j'en conviens, mais non dans les éléments que ces deux mots représentent? Enfin, le rapport grammatical du mot suivie est-il assez clair?
Les images que j'ai rapportées me paraissent manquer de justesse et de netteté; et remarquez pourtant que la netteté, une précision de contours fortement tranchée, était un des traits les plus natifs du talent de M. Hugo.
Ces images toutefois pèchent d'une manière négative et par conséquent assez peu saillante. Il n'en est pas de même de quelques autres, dont les défauts ont l'avantage d'être plus éclatants, et risquent fort, vu le goût dominant, d'être pris pour des beautés. Je vais citer :
Toujours son ironie, inféconde et morose,
Jappait sur les talons de quelque grande chose2.
1 xxxv. — 2 XIII.
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Je ne haïrais pas ce verbe japper, appliqué à la haine indiscrète, à la médisance bruyante. C'est le fait du détracteur, du clabaudeur, de japper contre le mérite. Mais l'ironie froide, concentrée, amère, ne jappe point ; je ne dirai point comment s'appelle ce qu'elle fait, cela regarde M. Hugo, à qui une expression plus juste ne manquera point s'il la veut trouver.
Contemplant tour à tour
Et le tapis de fleurs et le plafond d'étoiles 1.
Est-ce le tapis qui a exigé le plafond? C'est possible ; mais il me semble qu'on peut bien appeler tapis un gazon émaillé de fleurs, sans se croire obligé d'appeler plafond un ciel émaillé d'étoiles. Ce n'est pas trop faire déroger une pelouse que de la comparer à un tapis; mais il ne faut pas chercher dans ces boîtes carrées que nous appelons nos salons, l'image d'un ciel azuré. Bien que le mot de voûte soit classique et partant réprouvé, je préfère au plafond d'étoiles de M. Hugo
Cette voûte des cieux mélancolique et pure d'un poète de l'ancien régime.
Je n'aime pas « l'écueil aux hanches énormes 2. » A quoi bon donner des hanches à un écueil? Qu'en peut-il faire? Je n'aime pas que le front d'une jeune femme qui pleure et qui prie se penche comme une nef qui sombre 3; les deux objets que cette comparaison rapproche sont d'un caractère trop différent. On peut faire la même remarque sur les « notes sonores qui ruissellent de l'orgue comme l'eau d'une éponge4, » et sur « la nappe du festin, qui est le linceul du chagrin blême5. » Une telle métaphore
1 XXXVIII. — 2 XXVI. — 3 XXXIII. — 4 XXXIII. — 5 XXXIII.
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blesse l'imagination, la raison même, comme un faux ton blesse l'oreille. Je n'aime pas davantage, mais par une raison différente, que le poète nous fasse porter dans nos cœurs
Le cadavre pourri
De la religion qui vivait dans nos pères1.
On pouvait trouver sans peine une image aussi juste et moins dégoûtante. Enfin, ce que j'aime moins que tout le reste, et ce qui révoltera, j'en suis sûr, tous les lecteurs chez qui le goût de l'horrible n'est pas devenu une seconde nature, ce sont quelques vers de la page 160, plus caractéristiques que tous ceux que j'ai cités, par le cynisme des expressions2. On se garde bien de s'arrêter à les critiquer, et l'on s'estime heureux de pouvoir se dispenser de les transcrire.
Je ne veux plus aujourd'hui que dire quelques mots sur la versification des Chants du Crépuscule. Dire qu'elle abonde en passages admirables, en effets d'harmonie aussi heureux que nouveaux, ce n'est rien apprendre aux lecteurs ; ils le savent d'avance. Ils s'attendent moins peut-être à trouver dans les chants de cet habile poète des vers faits, ainsi qu'on l'eût dit autrefois, pour effrayer les muses. M.Hugo se plaît depuis longtemps à confectionner de ces vers qu'on appelle pleins et substantiels, quand on les loue, mais qu'on appelle bourrés, quand on les juge, je dis bourrés de cailloux, de ces vers durs et lourds comme des ballots, et dont le bon Lemière a fourni le type dans le vers si connu où il appelle les marionnettes :
Opéra sur roulette et qu'on porte à dos d'homme.
1 XXXIII. — 2 XXXIII, II.
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Ce poète si magnifique (je parle de M. Hugo) se plaît aussi à des locutions d'une simplicité inélégante, d'une brièveté dure, où l'harmonie semble bravée à dessein. Enfin, ses enjambements (peut- être les lecteurs d'un certain âge savent encore ce que c'est que l'enjambement) sont souvent arbitraires, capricieux, effacent gratuitement le rythme, et fracturent le vers. Il faudrait remonter, non pas à Lemière, mais cent ans plus haut, pour trouver dans un poète de quelque renommée, bonne ou mauvaise, des vers comparables, pour la dureté des sons, la brusquerie des mouvements et le prosaïsme des tours, à ceux que je vais citer :
Car ce que nous chantons vient de ce que vous faites1. — Ce général choisi, qui déjà, vaine garde,
Sent peut-être à son front sourdre une autre cocarde*. — Faisons comme un tison qu'on heurte au dur chenet s.
— Oubliée au milieu des ruines de tout 4!
— Et le ravin profond débordant de feuillages
Comme d'ondes la mer 5.
— Puisqu'à mesure qu'on s'avance dans plus d'ombre, Dans plus d'ombre on se sent flotter6.
— Ce qu'au-dessous de vous dans l'ombre on foule aux
— Océan, ceinture [pieds 7. De tout sous le ciel8.
— Et tous ces beaux enfants, hélas ! trop tôt mûris, Qui ne connaissaient pas les hommes, — qu'à Paris Souvent un songe d'or jusques au ciel enlève 9.
— Si bien que les héros antiques, — tout tremblants, S'en sont voilé la face 10.
— Toujours les plus beaux fruits d'ici-bas sont offerts Aux belles dents du rire ".
— Usons ........
Du jour jusqu'au dernier rayon, — de la beauté Jusqu'au dernier sourire 12.
1 XII. — 2 XV. — 3 XXXIII. — 4 XXXIII. — 5 XXIV. — 6 XXIX. — 7 VI. - 8 XX. — 9 XIII. — 10 XVII. — 11 XXXIII. — 12 XXXIII.
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Si le système de pareils vers venait à être adopté, la prose et la poésie ne tarderaient pas à échanger leurs rôles entre elles. C'est chez la première qu'on demanderait la supériorité d'harmonie qu'on a jusqu'ici demandée à la seconde; en effet, la prose la moins soigneuse est plus harmonieuse que de tels vers, qui ne sont plus même des vers, et qui, généralement admis, enlèveraient à la poésie versifiée la raison suffisante de son existence.
On a loué avec grande raison M. Hugo d'avoir remis en honneur la rime riche. Louis Racine avait remarqué que la soin de la rime fait rencontrer plus d'idées qu'elle n'en fait sacrifier. Peut-être M. Hugo avait été frappé de cette observation ; ses vers la prouvent plusieurs fois par page. Mais dans la lutte charmante qu'il soutient contre la rime, si notre poète, souvent, se fait de l'obstacle un secours, il ne laisse pas d'être vaincu quelquefois. La rime ne lui apporte pas toujours l'idée dont il a besoin ; et bien qu'alors il fasse meilleure contenance que jamais, traitant l'épithète oiseuse comme le mot indispensable, accueillant le parasite comme un hôte de prédilection , il ne peut dissimuler toujours la contrainte qu'il subit, et, si l'on peut ainsi parler, le triomphe humiliant de la matière sur l'esprit. Citons des exemples. La voix de l'orgue est, selon le poète,
La seule voix qui puisse, avec le flot dormant
Et les forêts bénies,
Murmurer ici-bas quelque commencement
Des choses infinies1.
1 XXIII. Dans l'église de ***.
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L'épithète bénie est harmonieuse et douce; mais qu'est-ce que les forêts bénies ? et si elles sont bénies, en quoi consiste cette bénédiction, comment est-elle un privilège des forêts, et qu'a-t-elle à faire ici ? Il est trop sensible que ce mot s'est introduit à la faveur de la rime. Or, une épithète, fût-elle juste en sens absolu, n'est admissible que lorsqu'elle est nécessaire, ou que du moins elle concourt au dessein général du passage où elle se trouve, qu'elle renforce d'un trait le caractère de l'objet dépeint ou de la scène retracée, qu'en un mot elle fait corps avec l'ensemble. Ces conditions se trouvent-elles dans les forêts bénies ? — Autre exemple :
Au festin des joies mondaines
Tous mangent, tous ont faim, et leur faim les égaie1.
En bonne foi, si la rime du vers précédent ne présentait pas (c le vieillard qui bégaie, » le poète se serait-il avisé de faire de la faim une chose gaie ? Le dirons-nous à messieurs les poètes? il y a dans la fiction qui donne un vain son pour un fait de notre vie intérieure, une consonnance pour une conviction, quelque chose qui répugne à la parfaite droiture du caractère, à la fierté de l'âme. Les chevilles, soit en prose, soit en vers, devraient être justiciables de la morale.
1 IV.
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DEUXIÈME ARTICLE 1
Si le lecteur est las de cette guerre aux hémistiches et aux bouts de phrases, j'ai la présomption de croire que j'en suis plus las encore. Mais quand des fautes du genre de celles que nous avons relevées, au lieu d'être clairsemées, deviennent l'habitude constante et le caractère de l'écrivain ; quand il paraît s'y complaire et s'en applaudir ; quand on est convaincu, en outre, que ces fautes sont les symptômes extérieurs d'un mal plus profond, il est nécessaire de s'y arrêter, pour constater une bonne fois leur nombre, leur fréquent retour et leur gravité.
Ici je dirai ma pensée en deux mots, qui vont à l'adresse de toute la littérature actuelle. Cette langue et cette versification tourmentées n'annoncent pas une bonne conscience, poétique s'entend. Il y a plus de sérénité, moins d'agitation dans l'inspiration parfaitement sincère. On ne fait tant de bruit, on ne se donne tant de mal, que quand on a besoin de s'étourdir et d'étourdir les autres. C'est une route mal sûre que celle où on ne peut pas marcher, mais où il faut toujours sauter. Ce n'est pas la richesse bien liquide qui aime tant à s'étaler : l'ostentation n'est le fait que des fortunes équivoques et précaires.
Tant que nous en serons à chercher dans le langage l'éclair, dans la pensée le paradoxe, tant que le pain quotidien de la littérature sera l'étonnant et l'inouï, non le simple et le vrai, je croirai, quoi
1 Semeur V, 20 Janvier 1836.
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qu'on en puisse dire, que nous manquons d'idées, j'entends d'idées auxquelles nous ayons foi, nous et le public. Il y a une vérité dont je voudrais voir tous les écrivains convaincus, c'est que la beauté d'un écrit n'est pas toute dans les lignes, mais entre les lignes, moins dans ce qui est écrit que dans ce qui ne l'est pas, moins dans telle expression, dans telle image, que dans ce mouvement souple et continu qui n'a aucune expression visible, qui ne se manifeste que dans la succession plus ou moins rapide de la pensée, dans son tissu plus ou moins serré, dans les inflexions variées de son cours, mais qui n'en est pas pour cela moins sensible et moins touchant pour un esprit bien fait.
Cette partie du style, la plus importante, selon les maîtres, paraît aujourd'hui la plus négligée, et il est naturel qu'elle le soit. Elle est la plus immatérielle, elle tient du plus près à l'âme. Or, tel est le scepticisme de notre siècle, que la plupart des vérités immatérielles se sont peu à peu fondues dans l'âme ; les impressions matérielles y ont acquis d'autant plus d'empire, car le matérialisme est l'héritier ab intestat de la foi morale ; tout, dans l'art, doit tendre peu à peu aux impressions sensibles, seule réalité puissante dans l'être dépossédé de ses plus divins caractères ; et la poésie, à quelque sujet qu'elle s'attache, finit par n'être plus qu'un spectacle.
Quoique M. Hugo ait à s'appliquer une partie de ces réflexions, nous ne voulons pas dire que le matérialisme soit le caractère habituel de sa pensée; au contraire, elle fait noblement effort vers un monde meilleur; mais les impressions sont reçues, les habitudes sont prises; le matérialisme a pénétré dans
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le style et s'y est enraciné ; la couleur, l'image ont tout envahi ; le mouvement, signe le plus certain de la présence d'une idée, est rare à proportion ; le plus court poème de M. Hugo présente mille beautés, de vers en vers, de mot en mot pour ainsi dire; mais la beauté centrale, la beauté mère, celle qui résulte du cours heureux d'une idée féconde et simple , cette beauté s'y rencontre moins communément ; et il n'en est pas de ces morceaux, comme de ces belles productions de l'antiquité, lesquelles, tous les flambeaux éteints, toutes les métaphores effacées, paraîtraient poétiques encore. Plusieurs des ouvrages de M. Hugo ne soutiendraient pas cette épreuve; plusieurs ne brillent qu'aux lumières.
Or, est-ce que par hasard M. Hugo serait une nature peu poétique ? Oh ! ne le croyez pas : il est poète dans tous les sens et sur toutes les faces. Il a une source de poésie ouverte au plus profond de l'âme, dans ses penetralia. M. Hugo est tout entier poète ; et j'aime à croire que si je le connaissais, je le trouverais poète dans sa vie au moins autant que dans ses livres, poète dans son cabinet encore plus qu'à la Porte-Saint-Martin. Il n'est point poète pour le public seulement, mais pour lui-même et à part soi. Mais la route où il est entré est-elle la meilleure pour un poète? Je voudrais qu'il en doutât; je voudrais (pour reprendre ici ma première métaphore) qu'il hasardât de souffler sur ses flambeaux, qu'il éteignît cet incendie d'images, qu'il essayât d'un langage plus uni; ambitiosa recidat ornamentat; que,
1 Horace, Epître aux Pisons : « qu'il élague les ornements ambitieux. » [P. S.]
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comme un simple citoyen de la république des lettres, il se prescrivît bonnement d'être correct et pur, de n'employer que des expressions justes et claires, de respecter les lois les plus essentielles de la versification, c'est-à-dire dans la poésie la poésie elle- même. Il en résulterait deux choses presque inévitablement : la première, que le poète se verrait une fois en face de son idée, et pourrait à loisir la constater et l'évaluer; la seconde, que le soin donné aux mots réagissant sur les choses, le poète contracterait, sur les détails d'abord, puis peu à peu sur l'ensemble, l'habitude de compter avec soi-même, et à la fin, plus exigeant que le public, ne pourrait plus se résoudre à faire de chacun de ses sujets un canevas à métaphores; il renouerait des relations suivies avec son bon génie, le génie des méditations intimes, des pensées de l'âme; et c'est ainsi, comme je le disais dans mon premier article, qu'un remède appliqué aux symptômes de la maladie finirait par atteindre et par guérir la maladie elle-même.
Nous voudrions n'invoquer ici que les intérêts de l'art et non ceux de la gloire; et cependant, comment ne pas dire que la gloire elle-même y gagnerait ? Il y a dans toutes les formes singulières quelque chose qui est en dehors des inclinations fondamentales de l'esprit humain; il peut prendre tour à tour, suivant les impulsions qu'on lui donne, les directions les plus diverses, les plus excentriques; mais sa tendance essentielle est vers le vrai, « dans lequel, » dit Mademoiselle de Launay, « l'esprit, forcé à quelque détour, rentre aussi naturellement que le corps qui circule rattrape la ligne droite. » Une mode succède à une autre : la vérité succède à toutes les modes :
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on l'abandonne sans cesse, on lui revient sans cesse, tandis qu'on ne revient pas deux fois à la même erreur ; en un mot, l'esprit humain, travaillé par une fatale inquiétude, ne sait point rester à la maison, mais ce n'est que dans le simple et dans le vrai qu'il se sent à la maison.
Qui veut donc durer, doit s'établir dans le simple et le vrai ; c'est là que la postérité lui donne rendez- vous. Qui veut, par des formes extraordinaires, forcer l'attention de son siècle, y parviendra peutêtre, et plus vite même que par tout autre chemin ; mais ce qui lui donne le présent, lui enlève l'avenir. Il n'aura pas même besoin de revenir après sa mort pour en obtenir la preuve : vivant, il pourra assister à la mort de sa réputation, et suivre d'un pas solitaire *les obsèques sans deuil de sa renommée. Il ne piquera pas deux fois la curiosité par le même artifice ; un livre excentrique peut bien avoir plusieurs éditions, le genre qui lui a donné naissance n'en a jamais qu'une. Sterne l'éprouva à propos de son Tristram Shandy ; et à cette occasion, Walter Scott observe judicieusement « que toute popularité fondée sur l'exagération, soit dans la forme, soit dans l'invention, subit le sort des modes outrées ; les mauvais imitateurs s'en emparent, l'exagèrent encore, et la décréditent ; » à quoi j'ajouterais volontiers que, dans ce genre, chacun est mauvais imitateur de soi-même; chaque nouveau travail gâte la main, au lieu de l'exercer.
Des ouvrages remplis de ces défauts ont duré cependant ; ils ont suivi une marche triomphale à travers les siècles, dont chacun, à son tour, a déposé une couronne sur leur front ; et aujourd'hui comme
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jadis, nous honorons plusieurs d'entre eux comme les chefs-d'œuvre de l'art et les monuments du génie. Shakspeare abonde en subtilités, en allusions bizarres, en tropes du goût le plus faux ; les discours les plus passionnés et les plus sublimes sont souvent traversés de ces traits malheureux ; et Shakspeare n'en est pas moins Shakspeare. L'erreur (et cette erreur est trop commune) est de s'imaginer que c'est par ces endroits qu'il est Shakspeare. Non, ces endroits ne l'ont pas fait mourir, mais moins encore ils l'auraient fait vivre. C'est malgré ses défauts, non par ses défauts qu'il est grand. Nous l'acceptons tout entier, sans pouvoir le goûter tout entier ; des conceptions à la fois simples et profondes l'ont seules rendu immortel. Ainsi vivra M. Victor Hugo. Tout ce qui, dans ses écrits, respire une émotion vive et sincère, tout ce qui exprime une idée humaine et vraie, nu ou vêtu, sauvage ou paré, vivra; toute forme qui joindra la justesse à l'énergie, l'harmonie à la vérité, s'éternisera dans la mémoire. C'est assez dire que la gloire de M. Hugo est en sûreté. Sans parler de son théâtre et de ses romans, il y a dans ses poésies lyriques, depuis les Orientales jusqu'aux Chants du Crépuscule inclusivement, une foule de traits, de morceaux entiers que l'oubli n'atteindra que lorsqu'il aura atteint Corneille, La Fontaine, Racine. Il ne tient qu'à lui de remplir son portefeuille de ces traites sur l'avenir.
Puisque nous avons parlé d'idées, et que nous demandons des idéés au poète, disons que les Chants du Crépuscule sont, déjà dans leur ensemble, l'expression d'une idée. Nous ne chercherons pas querelle à l'auteur pour avoir enfermé dans un même cadre
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et caractérisé par un même titre, certainement très expressif, des morceaux qui semblent fort étrangers à ce cadre et à ce titre. Le Chant dicté après Juillet (et d'abord intitulé La Jeune France), l'Ode à la Colonne, l'Hymne pour la fête du Panthéon, et plusieurs autres morceaux du recueil, n'ont assurément rien de crépusculaire ; l'espérance très vive, l'enthousiasme, qui ont dicté ces chants jettent au milieu des ombres un éclat joyeux, que la réflexion seule, une réflexion tardive ont pu obscurcir dans l'àme du poète et dans celle du lecteur. Mais le recueil est, dans son ensemble, fidèle à son titre, et les Chants du Crépuscule sont bien, suivant l'intention du poète, les chants d'un scepticisme qui oscille entre l'espérance et le désespoir.
C'est bien là la pensée du siècle, si du moins un tel scepticisme est une pensée. Tout est brisé, dés- assemblé dans le monde de l'âme. Nous avons, en philosophie des fragments d'opinion, en morale des fragments de principes; encore est-ce trop dire peut- être. Tout est vrai, rien n'est vrai; l'esprit se prend à tout sans s'attacher à rien. On avait déjà connaissance d'un scepticisme effrayant parce qu'il est effrayé, qui n'est autre chose que la raison au désespoir; il ressemble à la foi; il suppose, il recèle une espèce de foi ; la foi, dirai-je, à la nécessité de la foi; il se débat contre les ténèbres, ou, vaincu par elles, il les maudit. Le scepticisme de nos jours n'a plus ce caractère ; on est tombé du désespoir à l'ennui ; et quand je parle d'ennui, ce n'est pas l'ennui d'Attila t. embarrassé du superflu de ses forces, et leur
1 Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? Qu'on leur die Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie.
CORNEILLE.
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cherchant un emploi ; c'est un ennui impotent et rachitique, qui n'a pas même le reste d'énergie nécessaire pour chercher à se sortir de soi : aucun désir assez vif, aucun élan assez passionné pour en rompre la monotonie, aucune douleur assez violente pour éveiller l'alarme ou la pitié. Le premier marchait sur des épines, celui-ci appesantit ses pas dans la boue.
Un tel scepticisme est-il poétique? Oui, si le néant peut l'être. Non, s'il n'y a pas de poésie sans idée, ou, à défaut d'une idée, sans un état déterminé de l'âme ; ce qui n'a point de nom, ce qui ne peut point en avoir, ce que l'âme elle-même ne saurait nommer, ne peut donner matière à la poésie ; l'assoupissement de l'âme n'est jamais poétique. Cela m'explique une certaine langueur qui, malgré l'éclat des images, se fait sentir dans les Chants du Crépuscule, comparés aux Feuilles d'automne. Depuis cette dernière publication, et même depuis les plus anciens des Chants du Crépuscule aux plus récents, on voit s'affaisser dans le poète plusieurs de ses idées, de ses espérances, et même de ses passions; sa clochel, recouverte d'un drap mortuaire, rend des sons amortis sous les coups, cependant toujours plus forts, du battant qu'elle enferme; toutefois, quand le talent de M. Hugo rencontre dans son cœur un de ces sentiments primitifs, une de ces affections naturelles qui sont les plus vivantes des idées, et où l'âme effrayée des froides ténèbres qui l'environnent, se réfugie et concentre sa dernière vitalité ; ou lorsque la conscience navrante de la misère du siècle et de la sienne, la saisit comme à
1 XXXII. A Louis B
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l'improviste, et lui cause en quelque sorte une extase de douleur, alors revit tout entière la magie de ce beau talent ; des accents émus, des notes sonores et vibrantes, s'élancent de sa lyre ; on sent de chaudes larmes couler avec ses vers, et la mélodie elle-même, le rythme, semblent moins des combinaisons de l'art que des inspirations de l'âme.
Pour mieux faire sentir tout le prix moral, toute la valeur pratique des morceaux de ce genre, nous avons besoin de nous permettre une digression.
La philosophie d'aucun siècle n'est fille d'elle- même: les systèmes naissent des mœurs, et la direction des intelligences s'explique par l'état de la société. Le scepticisme de spéculation serait moins inquiétant s'il n'était précédé et produit par le scepticisme moral; les sentiments reçoivent, à un certain point, l'influence des idées ; mais celles-ci subissent de la part des sentiments une influence bien plus directe et plus énergique; l'homme moral détermine impérieusement l'homme intellectuel : l'homme intellectuel a bien moins de prise sur l'homme moral ; aussi, lorsqu'il est question de reconstituer les doctrines morales, bien qu'alors les bons offices d'une saine philosophie doivent être acceptés avec reconnaissance, le secours qu'on peut en attendre serait bien insuffisant si quelque puissance plus vivante, plus liée avec le cœur de l'homme, n'intervenait encore pour relever et reconstruire l'édifice ruiné des croyances morales.
Les nations, comme les individus, ne peuvent être modifiées, à plus forte raison régénérées, que par des faits. Des raisons ne valent pas des motifs, des syllogismes ne valent pas des exemples, et la vraie
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conviction, dans ce genre, c'est la contagion. Au lieu d'établir, pièces en main, les droits d'une puissance déchue, montrez qu'elle n'est pas abandonnée, prouvez par ses bienfaits qu'elle ne méritait pas de l'être, faites apparaître les témoins actuels de sa dignité et de son excellence; qu'on vous voie, seul de votre personne, auprès de son étendard, le serrant dans vos mains affectueuses, l'élevant au-dessus de votre tête c'est là, croyez-moi, le raisonnement sans réplique, c'est là le gage de la victoire, c'en est le commencement.
On peut poser en fait qu'aucun moyen ne manque à la philosophie pour prouver la nécessité de tous les mêmes devoirs qu'impose la morale évangélique. Toutefois, pour les faire accepter et pour les faire accomplir, le Maître suprême des hommes et leur Éducateur divin a recouru à la puissance des faits. L'Évangile lui-même est moins une doctrine qu'un fait, et toutes les fois qu'on voudra ressusciter dans le cœur une conviction morale (je dis dans le cœur, car ailleurs que dans le cœur c'est un théorème, et rien de plus), il faudra se conformer à l'exemple que Dieu lui-même a donné. Il en est de la morale comme du mouvement; et à bon droit, puisque la morale est à l'âme ce que le mouvement est à la matière; le philosophe qui prouva le mieux le mouvement, fut celui qui, au fort de la discussion, se leva et se mit à marcher.
Au milieu du scepticisme ou plutôt du nihilisme moral de notre époque, M. Victor Hugo se lève et marche. Lorsque tout s'ébranle autour de lui et en lui-même, il embrasse les autels domestiques ; la société craque de toutes parts : il se réfugie au sein
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de la famille, qui est la société au berceau ; toutes les institutions sont discutées, tous les principes des devoirs analysés, c'est-à-dire niés : il cache sa tête au giron des affections naturelles ; l'homme se nie lui-même et se décompose : le poète, afin de rester homme, reste fils, époux, ami et père; époux surtout, époux avec un chaste ravissement. Aux blasphèmes d'une malheureuse femme contre la divine institution de la famille, il oppose des chants d'une tendresse inexprimable, où l'amour conjugal est presque une piété, où le respect sanctifie l'intimité, où l'hommage d'un homme à une femme aimée est aussi grave, aussi pur qu'il est tendre. Quelle protestation en faveur de la société, de l'ordre et de l'avenir, que cette apothéose d'un lien dont le relâchement expliquerait à lui seul tous nos maux et tous nos dangers ! Jamais le talent du poète n'avait eu des accents plus suaves :
Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la. C'est elle !
La sœur, visible aux yeux, de mon âme immortelle ! Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon recours !
Toit de mes jeunes ans qu'espèrent mes vieux jours !
La femme dont ma joie est le bonheur suprême;
Qui, si nous chancelons, ses enfants ou moi-même, Sans parole sévère et sans regard moqueur,
Les soutient de la main et me soutient du cœur;
Celle qui, lorsqu'au mal, pensif, je m'abandonne, Seule peut me punir, et seule me pardonne ;
Qui de mes propres torts me console et m'absout ;
A qui j'ai dit : Toujours ! et qui m'a dit : Partout !
Elle ! tout dans un mot ! c'est dans ma froide brume Une fleur de beauté que la bonté parfume !
D'une double nature hymen mystérieux !
La fleur est de la terre, et le parfum des cieux1 !
1 XXXIX. Date lilia.
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Et cet hommage est répété ailleurs et justifié par les plus touchants détails. (Voyez le chant XXXVI.) Si ce n'est pas la même femme, c'est du moins la même âme sous une figure de femme que le poëte nous fait apparaître de nouveau dans cette vieille église décrite avec tant de tristesse et d'amour :
Elle était triste et calme à la chute du jour,
L'église où nous entrâmes ;
L'autel sans serviteur, comme un cœur sans amour, Avait éteint ses flammes1.
C'est le doute et l'angoisse pénétrant dans un cœur de femme, en qui toutes les affections pures sont encore debout, mais que le bruit de la joie des méchants et le bruit des tempêtes qui sifflent autour de sa propre destinée, jettent dans le trouble et prosternent tremblante au pied de l'autel de ce Dieu qui sera toujours, dans ses voies, un Dieu caché jusqu'au jour où nous lui rendrons nos comptes, et où il nous rendra les siens : Quelqu'un répondra-t-il? dit cette voix gémissante,
Quelqu'un répondra-t-il ? Je prie, et puis j'attends !
J'appelle, et puis j'écoute !
Nul ne vient. Seulement par instants, sous mes pas,
Je sens d'affreuses trames.
Comme pour les enfants, pourquoi n'avez-vous pas
Des anges pour les femmes ?
Une voix d'homme, la voix du poëte, s'élève pour la consoler :
0 Madame ! pourquoi ce chagrin qui vous suit, Pourquoi pleurer encore,
Vous, femme au cœur charmant, sombre comme la nuit, Douce comme l'aurore ?
1 XXXIII. Dans l'église de ***.
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Qu'importe que la vie, inégale ici-bas
Pour l'homme et pour la femme,
Se dérobe et soit prête à rompre sous vos pas ?
N'avez-vous pas votre âme?
Votre âme qui bientôt fuira peut-être ailleurs
Vers les régions pures,
Et vous emportera plus loin que nos douleurs,
Plus loin que nos murmures !
Soyez comme l'oiseau posé pour un instant,
Sur des rameaux trop frêles,
Qui sent ployer la branche et qui chante pourtant, Sachant qu'il a des ailes.
Belles, douces paroles ! mais, hélas ! qui n'ont jamais consolé personne. Si elles le pouvaient, n'auraient-elles pas consolé le poète lui-même ; mais il pourrait dire, comme Ulysse dans Iphigénie :
Je vous donne un conseil qu'à peine je reçois.
Si, une fois, par inadvertance, ou par un mouvement aveugle du cœur, il nous parle de sa ,foi profonde, il nous entretient cent fois, dans ce volume, des doutes qui l'obsèdent, ou plutôt du chaos de son âme, où les éléments les plus opposés se heurtent et se confondent :
Je vous dirai qu'en moi je porte un ennemi.
Le doute, qui m'emmène errer dans le bois sombre; Spectre myope et sourd, qui, fait de jour et d'ombre, Montre et cache à la fois toute chose à demi !
Je vous dirai qu'en moi j'interroge à toute heure Un instinct qui bégaie, en mes sens prisonnier,
Près du besoin de croire un désir de nier,
Et l'esprit qui ricane auprès du cœur qui pleure !
Le doute ! mot funèbre et qu'en lettres de flammes,
Je vois écrit partout, dans l'aube, dans l'éclair,
Dans l'azur de ce ciel mystérieux et clair,
Transparent pour les yeux, impénétrable aux âmes 1!
1 XXXVIII. Que nous avons le doute en nous.
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Mais il fait beau le voir se débattre contre ce non- sens, contre ce néant de la nature morale, s'informer avec anxiété si ce demi-jour dont le siècle est enveloppé est le commencement ou la fin de la nuit ; enfin, dans l'admirable chant delà Cloche (à Louis B.), se révéler à lui-même l'état de son âme, pareille à un airain sonore, qui, chargé par le burin des passions de mille entailles grossières, de mille inscriptions profanes, n'en rendra pas moins, sous le marteau de Dieu, des sons graves, purs et dignes du ciel. Nous pourrions citer plusieurs autres morceaux, où se reconnaît ce même effort vers des croyances positives et vivantes. Il n'est pas jusqu'à la terrible invective contre l'homme qui a vendu une femme, qui ne pût nous servir d'exemple. Une bonne colère vaut une affirmation; et certes ici, la colère est bonne, même poétiquement ; l'auteur lui a dû un des plus beaux morceaux de son recueil, et, pour le dire en passant, un de ceux où il y a le plus de ce mouvement que je regrette ailleurs.
Ces efforts, ces élans sont-ils sincères ? Je n'éprouve aucune difficulté à le croire. Que le poète néanmoins souffre un avertissement. Nous vivons dans un temps où l'art s'est compromis en se prenant soi-même pour objet; se faisant absolu de relatif qu'il est et qu'il doit rester, oubliant que pour lui la beauté, la force, la dignité, consistent à relever d'une réalité sentie, il contemple de loin, je ne dis pas de haut, les affections et les croyances de l'humanité, et, de leurs formes rapidement aperçues, à moitié devinées, il compose le monde de ses créations. Le poète moderne saisit au vol les objets de la préoccupation générale, et, sans se les approprier, les approprie à ses desseins. Ce qui
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angoisse la société n'est pour lui qu'un thème plus ou moins heureux, plus ou moins fécond. Cette indifférence ne doit point être confondue avec le calme suprême dont le génie est constamment enveloppé, calme essentiel à l'acte de poésie, mais qui, bien loin de reposer sur l'apathie, naît du contraste d'une âme émue et d'un esprit paisible. Le propre du vrai génie poétique est de sentir plus intimement que tout homme, et de contempler comme s'il ne sentait pas. Nos habiles modernes ne vivent pas, quoi qu'ils en disent, dans cette région. Légers de vie et de caractère, ils abordent de préférence des sujets sérieux et même infinis. Le poète par excellence, l'humanité, laisse échapper jusqu'à eux sa grande poésie, qui est une profonde et vague rumeur; ils en recueillent quelques soupirs, quelques frémissements entrecoupés ; encore même n'est-ce pas immédiatement ; il faut d'abord que parmi les hommes quelque voix individuelle ait reproduit la grande voix ; alors, imitateurs d'une imitation, reflets d'un reflet, ils se mettent à chanter, et gaiement ils exploitent, sans autrement s'en soucier, et nos doutes, et nos angoisses, et notre ineffable malaise. Sont-ils atteints dans leur propre destinée par une des flèches de la Providence : telle est la force de la préoccupation, qu'alors même, artistes avant tout ou malgré tout, on les voit fouiller au fond de leur douleur pour y chercher de la poésie. Qu'un élan de désir ou d'espérance soulève le sein de l'humanité ; qu'un soupir universel s'élève vers le ciel ou vers la religion des aïeux ; c'est pour eux de la poésie encore ; je dis mal : ce sont pour eux des vers ; ils profanent, par des hommages sans tact et sans in-
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telligence, l'objet de leur culte passager ; leur adoration l'insulte ; ils prétendent le promener sur un char de triomphe ; qu'on s'en approche, ce char est une claie.
Nous ne faisons de ces observations aucune application particulière ; nous voudrions qu'on n'en pût faire aucune; surtout ce n'est pas à M. Victor Hugo que nous sommes tenté de les appliquer. Et quand nous aurions rêvé cette injure, qui voudrait y souscrire? Il y a dans la parole de M. Hugo, en dépit de tout ce qui trahit l'école et le système, une candeur d'expression que personne ne saurait méconnaître. Ce n'est pas assez de nous ôter le droit de suspecter sa sincérité, c'est-à-dire la réalité de ses émotions ; il nous en ôte le pouvoir. C'est ce que j'ai toujours éprouvé en le lisant, et ce qui m'attache plus à lui que tout son talent. Il y a des erreurs chez lui, mais il n'y a pas de fraude. Il croit à ses erreurs, il croit à ses doutes mêmes ; il est malheureux de bonne foi; qu'il me pardonne de le lui dire: je l'aime mieux malheureux de cette manière qu'heureux de toute autre.
TROISIÈME ARTICLE i.
Ne voir dans les Chants du Crépuscule qu'un recueil de poésies, c'est voir ce que M. Hugo sans doute a voulu faire, ce n'est pas voir ce qu'il a fait. Ce qu'il a fait, c'est un poème en trente-neuf chants, dont il est lui-même le sujet et le héros. C'est le poème de son âme; âme diverse, multiple, s'il en fut ja-
1 Semeur, 27 janvier 1836.
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mais, écho de tous les bruits, proie facile de toutes les impressions ; âme pour ainsi dire composée de toutes les âmes, exemplaire complet de la nature humaine. Quand vous le rencontrez sous une de ses formes, vous l'y trouvez si affectionné, si dévoué, que vous dites : c'est là sa vraie forme, c'est là qu'il a mis son amour; mais dans une forme opposée, à l'autre pôle de la poésie, vous le trouvez encore aussi complet ; il ne se partage pas, il se donne tout entier à tout objet. Chaque sujet à son tour peut se croire le sujet exclusivement préféré.
Ici, se montrait l'individu, solitaire, insoucieux et ignorant de tout ce qui n'est pas lui : tout à coup le Français, le citoyen du monde se lève et fait taire l'être individuel ; hier vous avez entendu l'homme : un autre jour vous entendrez l'enfant, et peu s'en faut que je ne donne à cette âme plus d'un sexe comme plus d'un âge ; aujourd'hui terrible et tragique, demain gracieux et suave; promenant une large brosse sur les fresques d'une coupole, et puis caressant de son menu pinceau les corolles d'une pâquerette ; se contredisant, se reniant lui-même, comme un écho se contredit, comme un miroir se renie; toujours différent, et toujours lui-même.
Si, comme on l'a pensé, la poésie est une enfance de l'âme, elle a dû appartenir, dans un sens tout particulier, à l'enfance des peuples et du genre humain. C'est alors que, libre encore de la connaissance des faits, l'esprit transfigurait le monde à son image ; la poésie n'est peut-être que la liberté illimitée, la souveraineté de la pensée; la poésie était tout alors dans le monde intellectuel, elle était la philosophie du jeune univers. Arrivé sous le climat
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de la science, accablé sous le glorieux fardeau des connaissances acquises, mais ayant toujours le même besoin d'air et d'espace, l'esprit humain cherche l'un et l'autre dans une autre région, celle des spéculations métaphysiques ; si la poésie fut la philosophie des premiers âges, la philosophie est peut-être la poésie de notre époque ; c'est une nouvelle manière de se ressaisir de la liberté, c'est peut-être une seconde enfance. Mais la première néanmoins persiste dans quelques âmes. A chaque génération, l'esprit humain, dans chaque homme, remonte à son point de départ; chaque nouvel homme est l'homme primitif ; l'éducation et l'exemple y mettent bon ordre ; mais la nature humaine résiste dans quelques hommes, peut-être jusqu'à un certain point dans tous les hommes. Ainsi reparaît de loin en loin la poésie primitive dans certaines âmes qui ont gardé, sauvé, une plus grande partie de leur enfance ; et M. Hugo paraît être du nombre de ces âmes.
La poésie, qui, dans tous les cas, est la plus haute et la plus intime expression de la nature humaine, n'exprime guère, en de telles âmes, qu'une vérité subjective, et ce lui est assez ; ce doit même en être assez pour nous, si nous ne cherchons dans les chants du poète que les différentes modifications de son âme, le résultat individuel d'un commerce individuel avec l'univers. Ce résultat, en lui-même, est digne de notre intérêt et de notre sympathie. Ce qui peint un homme peint l'homme, et l'on peut dire que, dans ce genre, les anecdotes valent l'histoire.
Ecoutez Corinne célébrant l'Italie :
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« Ailleurs, dit-elle, quand des calamités sociales affligent un pays, les peuples doivent s'y croire abandonnés par la divinité ; mais ici nous sentons toujours la protection du Ciel, nous voyons qu'il s'intéresse à l'homme, et qu'il a daigné le traiter comme une noble créature.»
Cela est-il vrai ? Non ; et ce n'est pas là non plus le souci du poète ; il vous a voulu dire ce qu'il sentait ; heureux est-il si vous sentez comme lui, et si cette illusion est, dans votre âme, une réalité.
« Peut-être, dit encore l'improvisatrice, un des charmes de Rome est-il de réconcilier l'imagination avec le long sommeil. On s'y résigne pour soi, l'on en souffre moins pour ce qu'on aime. Les peuples du midi se représentent la fin de la vie sous des couleurs moins sombres que les habitants du nord. Le soleil, comme la gloire, réchauffe même la tombe. »
Allez demander aux mourants si le dernier passage est en effet plus doux sous ce beau ciel. Vous recueillerez de leur bouche, de leurs regards, que ce n'est pas un fait, mais un rêve ; mais ce rêve, comme tel, est un fait ; comme rève, il est vrai : poétiquement cela ne vous suffit-il pas ?
Cette poésie subjective est éminemment celle de M. Victor Hugo. Sous le nom de mille objets, c'est toujours lui-même qu'il chante. Ne confondez pourtant pas sa poésie avec cette poésie tout ivre de personnalité, où un auteur se serre de près, ne se perd jamais de vue, ne se quitte jamais; poésie qui, dans son excès, finit par n'être plus de la poésie ; car sans le désintéressement de la pensée, il n'y a pas plus de poésie qu'il n'y a de vertu sans le désintéressement du coeur ; pour l'imagination comme dans la réalité, l'égoïsme toujours est ennuyeux et
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pauvre, et l'âme n'a de sublimes échos que pour les bruits sublimes.
La muse de M. Hugo est vastement sympathique. Mais ne serait-il pas possible aussi que cette sympathie même qui nous le fait aimer restreignît la sphère du poète ? On peut concevoir, et l'on connaît même par expérience une autre sorte de poésie, et c'est, je crois, celles des princes de l'art : une poésie engendrée d'une plus paisible, plus sereine et plus haute contemplation des choses humaines ; une poésie qui comprend tout, qui sent tout et que rien ne trouble ; qui devine tout et ne s'étonne de rien ; poésie prophétique, dont les accents, à proprement parler, ne sont pas ceux d'un homme, mais du genre humain ; qui ne dit pas ce qu'un individu a senti, mais ce qu'a senti la créature humaine depuis la chute qui a détruit la simplicité de son être, et qui, par ce fait même, a peut-être créé toute poésie ; enfin poésie qui, dans un sens humain et naturel, peut être envisagée comme une révélation, et dont les paroles, d'une portée probablement inconnue à la voix qui les proféra, doivent être recueillies avec sérieux et respect.
Est-il vrai que les dépositaires de cette poésie ont été, en général, en dehors de l'humanité, au- dessus peut-être, peut-être au-dessous ? Est-il vrai qu'ils ont prophétisé comme Balaam, et qu'il n'y avait dans leur poitrine, à l'endroit du cœur, que de la matière cérébrale ? Nous abandonnons cette question à d'autres; nous aimons mieux nous borner à répéter ce qu'a dit sur un de ces rois de la poésie un des poètes les plus vrais de notre époque :
Homère ! A ce grand nom, du Pinde à l'Hellespont, Les airs, les cieux, les flots, la terre, tout répond.
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Monument d'un autre âge et d'une autre nature, Homme ! l'homme n'a plus de mot qui te mesure ! Son incrédule orgueil s'est lassé d'admirer,
Et, dans son impuissance à te rien comparer,
Il te confond de loin avec ces fables même,
Nuages du passé qui couvrent ton poème.
Cependant tu fus homme, on le sent à tes pleurs !
Un dieu n'eût pas si bien fait gémir nos douleurs !
Il faut que l'immortel qui touche ainsi notre âme Ait sucé la pitié dans le lait d'une femme.
Mais dans ces premiers jours, où d'un limon moins vieux La nature enfantait des monstres ou des dieux,
Le ciel t'avait créé, dans sa magnificence,
Comme un autre Océan, profond, sans rive, immense 1...
Mais plusieurs des poètes de cet ordre ont commencé par être poètes à la manière de M. Hugo; ils furent jeunes, il l'est encore ; qui nous dit qu'il ne finira pas par ètre poète à leur manière?
En attendant, qu'il soit ce qu'il est ! qu'il continue à nous charmer par les accidents variés de cette poésie complexe, qui est lui-même et tout lui. Je le relirai, moi, quand je voudrai dans l'espace d'une heure vivre tour à tour de plusieurs vies, et voyager par toutes les zones et sous tous les climats de l'existence morale. Voulez-vous entreprendre avec moi, sur les traces du poète, cette course aventureuse ? Mais ne vous effrayez point aux premiers pas. Ils nous conduisent dans les longues ténèbres d'une voûte que pas un rayon du jour ne console ; je me trompe, un rayon la sillonne, mais quel rayon!
Seigneur ! est-ce vraiment l'aube qu'on voit éclore ? Oh ! l'anxiété croît de moment en moment.
N'y voit-on déjà plus ? n'y voit-on pas encore ?
Est-ce la fin, Seigneur, ou le commencement?
1 LAMARTINE, Le dernier chant "Il pèlerinage d'Hurold. XXII.
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Dans l'âme et sur la terre effrayant crépuscule !
Les yeux pour qui fut fait, dans un autre univers,
Ce soleil inconnu qui vient ou qui recule,
Sont-ils déjà fermés ou pas encore ouverts 1?
Au sortir de la voûte, un jour éclatant vous éblouit. Est-ce le soleil ? est-ce la flamme d'un volcan ? Le poète un moment a cru que c'était le soleil ; et vous le croirez peut-être avec lui, lorsque, le cœur débordant des émotions de la grande semaine, il s'écrie:
Oh ! l'avenir est magnifique !
Jeunes Français, jeunes amis,
Un siècle pur et pacifique,
S'ouvre à vos pas mieux affermis.
Chaque jour aura sa conquête.
Depuis la base jusqu'au faîte,
Nous verrons avec majesté,
Comme une mer sur ses rivages,
Monter d'étages en étages L'irrésistible liberté !
Vous n'avez pas l'àme embrasée D'une moins haute ambition.
Faites libre toute pensée Et reine toute nation 2.
Heureux si, les yeux tournés vers un autre soleil, vous pouvez vous écrier, non pas avec plus de sincérité, mais avec plus de droit que le poète :
Oh ! l'avenir est magnifique !
Saluez, en passant, le trophée d'un grand règne3, mais craignez de faire un dieu de cet homme dont l'image d'airain, du haut de sa colonne d'airain, domine la cité comme vos souvenirs. Adorez plutôt
1 Prélude. — 21. Dicté après Juillet 1830. — :î II. A la Colonne.
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avec le poète 1 cette mystérieuse Providence qui renverse deux générations de rois lentement préparées, brise deux sceptres forgés à grands coups retentissants sur l'enclume de la victoire, et, se jouant à la fois de sa propre œuvre et des prévisions humaines, éteint de deux souffles de sa bouche toute une dynastie.
Tous deux sont morts. — Seigneur, votre droite est ter- Vous avez commencé par le maître invincible, [rible !
Par l'homme triomphant ;
Puis vous avez enfin complété l'ossuaire;
Dix ans vous ont suffi pour filer le suaire
Du père et de l'enfant!
Passez rapidement sous ce Panthéon, où « tout est Dieu excepté Dieu lui-même » ; laissez mourir sous ses voûtes l'écho d'un hymne qui s'égare3, et pénétrez avec l'auteur dans le repaire brillant des favoris de la fortune4. Ils s'enivrent de vin, enivrez- vous de terreur à l'aspect de ces funestes convives,
Tous un sceptre à la main, tous une chaîne au pied ;
à la vue de ces mets prodigieux que le poète entasse sur leur table : des palais, des parcs, la guerre,
.... le canon tout gorgé de mitrailles,
Qui passe son long cou par-dessus les murailles;
Le régiment marcheur, polype aux mille pieds ;
La grande capitale aux bruits multipliés ;
Tout ce qui jette au ciel, soit ville, soit armée,
Des vagues de poussière et des flots de fumée ;
Le budget, monstre énorme, admirable poisson A qui de toutes parts on jette l'hameçon,
Et qui, laissant à flots l'or couler de ses plaies,
Traîne un ventre splendide, écaillé de monnaies....
1 Voir Napoléon II. — 2 Voir Napoléon Il. — 3 III. Hymne. — 4 IV. Noces et festins.
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Frémissez surtout lorsque dans l'instant même
Que les rires, les voix, les lampes et le vin Leur doivent faire en l'âme un tourbillon divin,
Et que l'œil ébloui doit errer avec joie De tout ce qui ruisselle à tout ce qui flamboie.... Quand le banquet hautain semble éclater de rire, Narguant le peuple assis à la porte en haillons, Quelqu'un frappe soudain l'escalier des talons, Quelqu'un survient, quelqu'un en bas se fait entendre, Quelqu'un d'inattendu qu'on devait bien attendre !
Ne fermez pas la porte. Il faut ouvrir d'abord,
Il faut qu'on laisse entrer ! Et tantôt c'est la mort, Tantôt l'exil qui vient La mort au pied pesant, l'exil au pas léger,
Spectre toujours vêtu d'un habit étranger !
Images, direz-vous. Images ? Voici une réalité. Suivez votre guide à cet Hôtel-de- Vale t, où la fête
Ce soir va resplendir sur ce comble éclairé Comme l'idée au front du poète sacré !
Ne direz-vous pas à ces heureux qui viennent, comme des pierreries animées, scintiller à l'éclat des flambeaux, qu'ils feraient mieux
De songer aux enfants qui sont sans pain dans l'ombre, De rendre un paradis au pauvre impie et sombre.
Que d'allumer un lustre et de tenir, la nuit,
Quelques fous éveillés autour d'un peu de bruit?
Et son cœur, le cœur du poète, le laisserez-vous saigner seul, lorsque, aux portes de ce palais où brillent de leur beauté et de leur parure ces femmes
.... à qui le bonheur conseille la vertu,
A qui jamais la faim, empoisonneuse infàme,
N'a dit: Vends-moi ton corps, — c'est-à-dire votre âme,
1 VI. Sur le bal de l'Hôtel-de-Ville.
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d'autres femmes se présentent, hélas ! « non moins que vous parées, » dit le poète aux heureuses du bal, non moins que vous parées,
Qu'on farde et qu'on expose à vendre au carrefour ; Spectres où saigne encor la place de l'amour ;
Comme vous pour le bal, belles et demi-nues;
Pour vous voir au passage, hélas ! exprès venues, Voilant leur deuil affreux d'un sourire moqueur,
Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine au coeur !
La tristesse de cette vue retiendra quelque temps captif sous son impression ce poète si mobile dont l'âme « vole à tout sujet. » Tout sujet, tout nom le repoussera vers les objets de sa préoccupation douloureuse. Qu'il se réjouisse de la bienfaisance du jeune héritier de la couronne 1, qu'il jette deux fois au delà des mers un poétique hommage au héros de Ténédos2, qu'il aille, pensif et morne, heurter contre la tombe de Rabbe 3, ou qu'il s'arrête consterné près des restes défigurés d'un suicidé4, toujours le mal de sa patrie, divers en ses formes, un dans son origine, attriste sa pensée, et prête à son vers je ne sais quelle austère et sinistre harmonie. Qu'il est poignant et amer, et combien de traits d'une vérité saisissante il a rencontrés dans la chambre où gît le cadavre encore chaud d'un jeune homme, assassin de sa propre âme, empoisonneur 'de son être moral longtemps avant d'en avoir volontairement déchiré l'enveloppe ! Que la décrépitude précoce du vice est bien retracée dans le portrait de cet infortuné « qui n'avait pas vingt ans » et qui avait abusé
1 XI. A M. le D. d'O. — 2 VIII et XII. A Canaris. — 3 XVII. A Alphonse Rabbe. — 4 XIII. Il n'avait pas vingt ans .....
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De tout ce qui peut être aimé, souillé, brisé...
Qui ne croyait à rien ; qui jamais ne rêvait...
Qui n'aimait pas les champs ; que sa mère ennuyait ! et que le poète achève de peindre en lui lançant ce dernier trait :
[ombre, Non, ce que nous plaindrons, ce n'est pas toi, vaine Chiffre qu'on n'a jamais compté dans aucun nombre...
C'est ton nom jadis pur...
C'est ton père expiré...
Ce sont tes serviteurs...
C'est ton chien qui f aimait et que tu n'aimais pas !
Un chien qui n'a pas cessé d'aimer celui qui n'aime plus rien! L'homme déchu de la hauteur morale où l'animal demeure !
Tout se tient dans le mal comme dans le bien; le poète l'a senti ; sa pitié va de l'individu à la société, de l'homme à l'Etat, de la misérable prostituée à la pensée humaine, à la liberté, autres prostituées, hélas ! Mais la sympathie de l'auteur est tendre surtout pour les femmes. Soit que, réclamant la compassion pour celles que le vice a perdues, il s'écrie:
Oh ! n'insultez jamais une femme qui tombe 1 !
soit qu'avec un tendre respect il se tourne vers celles que le bonheur a gardées, mais surtout vers l'être chéri qui réalise, sous son toit, tous les rêves de sa jeunesse, on sent qu'il a compris ce que la femme devrait être dans la société, ce que la mauvaise éducation de ce sexe nous apporte de maux, ce que leur meilleure culture nous apporterait de biens, et qu'enfin Eve, qui a failli la première, la première aussi doit être relevée. Ici viennent des peintures pleines
1 XIV. Oh! n'insultez jamais.
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» d'une grâce sérieuse; ici de doux contrastes, mais toujours tristes, entre ce que le poète découvre ou suppose dans l'existence intérieure d'une femme fidèle à son sexe, et les farouches agitations d'un esprit viril, que tourmentent à la fois le sentiment de sa faiblesse et l'opinion de sa force. Tout cela est admirablement rendu dans le chant qui commence par ce vers :
Chantez, chantez, jeune inspirée 1 !
Il y a, sans doute, de l'illusion dans l'image que se forme l'auteur d'une âme féminine sur la foi d'un visage gracieux, de douces allures, de chants mélodieux, toutes choses qui peut-être, hélas ! la révèlent moins qu'elles ne l'accusent. « Ha ! fol musart! » sommes-nous tenté de lui dire, comme Louis IX au bon Joinville, « fol musart ! vous y êtes déceu ! » Les femmes ne font-elles point partie de l'humanité ? N'est-ce pas pur madrigal que de leur dire, comme on l'a fait si souvent : vous valez mieux que nous ? Est-ce avec des madrigaux que nous les élèverons à la hauteur où les veut la Providence? Mais l'auteur, certes, n'est pas « déceu ; » on sent qu'il n'est que trop vrai lorsqu'il parle ainsi de lui-même :
La terre'me disait : Poète !
Le ciel me répétait : Prophète !
Marche ! parle ! enseigne ! bénis !
Penche l'urne des chants sublimes !
Verse aux vallons noirs comme aux cimes,
Dans les aires et dans les nids !
Ces temps sont passés. — A cette heure, Heureux pour quiconque m'effleure.
Je suis triste au dedans de moi ;
1 XXVI. A Mademoiselle J.
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J'ai sous mon toit un mauvais hôte ;
Je suis la tour splendide et haute Qui contient le sombre beffroi. ...............
A mesure que les années,
Plus pâles et moins couronnées,
Passent sur moi du haut du ciel,
Je vois s'envoler mes chimères Comme des mouches éphémères Qui n'ont pas su faire de miel !
Vainement j'attise en moi-même L'amour, ce feu doux et suprême Qui brûle sur tous les trépieds,
Et toute mon âme enflammée S'en va dans le ciel en fumée Ou tombe en cendre sous mes pieds.
• •••••«••••••a*
La nature grande et touchante,
La nature qui vous enchante Blesse mes regards attristés.
Le jour est dur, l'aube est meilleure.
Hélas ! la voix qui me dit : Pleure !
Est celle qui vous dit : Chantez1 !
Il n'y a pas moins de douloureuse effusion dans le beau chant de la Cloche, où le poète, après avoir lu sur l'airain sonore mille grossières inscriptions, gravées par de profanes visiteurs, fait un triste rapprochement de son âme avec cet airain. Nous ne citons, à regret, que quelques vers, mais qui renferment tout le motif de ce morceau si remarquable. L'auteur s'adresse à la cloche:
Sens-tu, par cet instinct vague et plein de douceur Qui révèle toujours une sœur à la sœur,
1 XXVI. A Mademoiselle J.
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Qu'à cette heure où s'endort la soirée expirante,
Une âme est près de toi, non moins que toi vibrante, Qui bien souvent aussi jette un bruit solennel,
Et se plaint dans l'amour comme toi dans le ciel !
Oh ! dans les premiers temps de jeunesse et d'aurore, Lorsque ma conscience était joyeuse encore,
Sur son vierge métal mon âme avait aussi Son auguste origine écrite comme ici.
Mais des passants aussi, d'impérieux passants,
Qui vont toujours au cœur par le chemin des sens,
Les passions, hélas ! tourbe un jour accourue,
Pour visiter mon âme ont monté de la rue,
Et de quelque couteau se faisant un burin,
Sans respect pour le verbe écrit sur son airain, Toutes, mêlant ensemble injure, erreur, blasphème, L'ont rayée en tous sens comme ton bronze même,
Où le nom du Seigneur, ce nom grand et sacré,
N'est pas plus illisible et plus défiguré 1 !
Il faut m'arrêter, je le sens. Si je voulais transcrire tout ce qui m'a frappé, charmé ou étonné dans ce volume, M. Eugène Renduel2 aurait droit de me poursuivre en contrefaçon. Laissons donc dans le
1 XXXII. A Louis B — Le début de ce chant nous a fourni l'occasion d'une observation générale, que d'autres sans doute auront déjà faite. On y sent quelque faiblesse de touche, comme si la main de l'auteur eùt tremblé. C'est qu'en effet devant une idée puissante que l'inspiration a jetée entre ses mains, le talent éprouve comme un tremblement de joie et de crainte. Au début de plusieurs morceaux de force, chez différents écrivains, on a pu remarquer de l'hésitation, de l'appréhension. Le génie, incertain et palpitant, tourne un instant autour de sa proie, avant de la dévorer. Le navire qu'on lance à la mer chancelle, comme ivre, sur les flots, jusqu'à ce que, soutenue par son propre élan, sa carène y creuse en courant une trace rapide, inflexible et profonde.
2 L'éditeur des Chants du Crépuscule.
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volume qui les renferme tant de beaux passages que le talent pittoresque, l'intimité de l'émotion, la charmante nouveauté du rythme, et bien souvent la terrible énergie de l'expression, nous tenteraient d'en extraire pour les livrer à l'admiration de nos lecteurs. Disons seulement, pour finir, que cette grande variété est dominée par une grande unité, celle de la tristesse ; d'une tristesse d'homme, à la vérité, mais qui, de plus en plus, penche vers l'abattement. Le doute peut-il conduire ailleurs ? « Aimer, dit le poète, c'est la moitié de croire. » Mais le doute, à la fin, détruit aussi l'amour ; et croire, croire en la vérité, c'est plus que la moitié d'aimer. Dieu n'a pas séparé, dans l'univers moral, la chaleur et la lumière; et, pour que la chaleur s'entretienne dans cet univers moral,
Il se fait — dit Vauteur — une nuit trop profonde Dans ces recoins du cœur, du monde inaperçus, Que peut seule éclairer votre lampe, ô Jésus 1 !
Poète, vous avez touché, les yeux bandés, au but où l'instinct vous ramène sans cesse, et d'où sans cesse le monde vous écarte, le monde si puissant dans votre cœur, qui se croit affranchi parce qu'il est dégoûté. Puisse-t-il, ce cœur, éclairé par tout ce qui se passe en lui et autour de lui, mais surtout par une Parole qu'il connaît encore trop peu, dire un jour avec conviction :
Que ta lampe, ô Jésus ! veille en notre demeure ;
Ta lampe, c'est le jour !
Rends au monde aveuglé, qui blasphème et qui pleure, La vue avec la foi, la vie avec l'amour !
1 XIII. Il n'avait pas vingt ans.
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Gardez-vous, en attendant, d'une double tentation. Amant de la poésie, ne caressez pas vos doutes comme de la poésie. Ne vous imaginez pas non plus que le doute soit un simple malheur; le doute est autre chose : pris à son principe, c'est du péché : le doute spéculatif est né de l'affaiblissement de la vie morale 1 et dans sa réaction sur la vie morale, il ne tient qu'à vous de trouver, par voie négative, la confirmation de cette parole profonde du Maître: « Si vous voulez faire la volonté de mon Père céleste, vous connaîtrez si ma doctrine vient de Dieu ou si je parle de mon chef!. » Voulez et vous croirez. Croyez, et vous voudrez. C'est sur ce double gond que tourne la porte étroite.
Je ne saurais finir sans relever une erreur de M. Victor Hugo. Dans la pièce adressée à M. le duc d'O., le poète, après avoir rappelé un bienfait dont il fut l'intermédiaire, s'arrête et dit : « C'est bien. C'est noble et grand. » Oui, c'est bien, mais ce n'est pas noble et grand. Il ne faut pas prodiguer ces termes. M. Hugo avait besoin de se grandir à lui-même cette action pour la rendre digne de la pensée qu'elle devait amener; ou plutôt cette pensée, qui d'avance était, dans son esprit, a réagi sur le jugement d'une action bonne, très bonne, mais simple et facile pourtant. Le poète avait à cœur de pouvoir dire en finissant :
Faites aux malheureux, sans cesse, nuit et jour, Verser sur vos deux mains bien des larmes d'amour ! Car Dieu fait quelquefois sous ces saintes rosées Regermer des fleurons aux couronnes rasées.
1 M. Sainte-Beuve a développé cette idée dans son roman Volupté.
2 Evangile selon saint Jean VII, 17.
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Cette pensée est de prédilection chez l'auteur ; ailleurs il dit encore :
Par la bonté des rois rendez les peuples bons,
Sous d'étranges malheurs souvent nous nous courbons ;
Songez que Dieu seul est le maître.
Un bienfait par quelqu'un est toujours ramassé.
Le cri reconnaissant d'une mère à genoux,
L'enfant sauvé qui lève entre le peuple et vous Ses deux petites mains sincères et joyeuses,
Sont la meilleure digue aux foules furieuses.
C'est un spectacle auguste et que j'ai vu déjà Souvent, quand mon regard dans l'histoire plongea, Qu'une bonne action, cachée en un coin sombre,
Qui sort subitement toute blanche de l'ombre,
Et comme autrefois Dieu qu'elle prend à témoin,
Dit au peuple écumant : Tu n'iras pas plus loin 1 !
Gardons, de ces pensées, la belle forme qui les revêt; mais renvoyons-les, pour le fond, aux amplifications de collège. Elles pèchent par une double erreur. La bienfaisance des particuliers est à la portée des rois; mais ce n'est pas la leur, dans le sens propre du mot. Un roi doit être bienfaisant en roi. C'est chez lui que « la charité générale, selon l'expression de Saint-Simon, doit l'emporter sur la charité particulière. » Le peuple tout entier est le pauvre du roi, le client du roi, et l'aumône qu'il lui doit, c'est la justice, la sécurité de tous les droits, la paix avec l'honneur (otium cum dignitate) ; ce sont les heures de son sommeil, c'est tout son temps, c'est toute son existence individuelle. Le roi est condamné à être roi exclusivement et sans cesse. Il ne
1 XV. Conseil.
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l'est qu'au prix d'une abnégation dont la pensée fait saigner le cœur. Le roi est une grande victime qui s'immole tous les jours. Les actes de bienfaisance privée, ainsi que les affections privées, ne sont que les délassements de ses rares loisirs. Sa couronne est d'épines ; son idéal sur la pourpre1 est le roi qui sua le sang dans les ténèbres de Gethsémané. L'époque où nous vivons crée visiblement cette vocation à tous les rois, et le temps n'est pas loin où leur tâche sera considérée comme le plus redoutable des labeurs et le plus noble des martyres, comme un mystère dans la destinée humaine. S'ils ne le comprennent pas, cette funeste méprise ne compromet pas leur trône seulement (ce serait peu de chose), mais les fondements de tout ordre. Et pour donner un exemple de la bienfaisance spéciale des rois, celui d'entre eux qui, se faisant juge en dernier ressort de toutes les causes capitales, et comptable à la fois aux criminels de leur vie, et à la société de sa conservation, s'impose la tâche austère et douloureuse d'étudier d'immenses et tragiques procès, celui-là est parmi les rois le vrai bienfaisant. Mais cette bienfaisance même le préservera-t-elle à jamais, lui, des fureurs populaires, et son pays du fléau des révolutions ? Ah ! un homme peut se souvenir, mais un peuple n'a pas de mémoire. Les révolutions sont sourdes. Leur demander du discernement, c'est demander des oreilles à la tempête et des yeux au tonnerre. Le peuple sou-
1 Tel est le texte du Semeur. Je crois qu'il faut corriger : « Son idéal sous la pourpre » ; son idéal est de ressembler sous la pourpre au roi qui sua le sang, etc. L'idée de comparer la pourpre royale au sang de Jésus-Christ est un peu « précieuse», mais Vinet donne parfois dans ce défaut. [P. S.]
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levé, ce ne sont plus des hommes, c'est le destin.Un gouvernement selon les lois et selon la raison peut prévenir l'éruption du volcan ; mais mille beaux souvenirs jetés dans son cratère n'en étoufferont point les flammes. — Du reste, que les rois, et que les génies, ces rois d'une autre espèce, ne l'oublient point: la parfaite idée de la bonté emporte celle du sacrifice; aimer, c'est se dévouer; et le martyre, en tout temps, fut la couronne et le sceau d'un amour sublime. Si la charité n'est pas toujours ainsi payée, c'est par dispense spéciale, et cette dispense vient de Dieu. Eh quoi ! M. Hugo lui-même se pare de la couronne d'épinesl, de sa poésie insultée et proscrite2, de la rage qui le déchire3, de la haine qui monte à son œuvre, comme un bouc au cytise en fleurs 4 ! Plaintes exagérées, selon moi, ou plutôt hommage prématuré du poète à lui-même : et il refuserait à une autre royauté ce qu'il décerne à celle de la pensée ! et il mettrait la bonté royale, la charité du trône, sous le bénéfice humiliant d'une dispense dont il est si peu jaloux pour lui-même ! Evidemment M. Hugo, en plongeant son regard dans l'histoire, aurait pu souvent y voir un spectacle tout opposé à celui qu'il pense y avoir vu; et personne mieux que lui ne peut donner à ce mystère humain et social l'expression et l'hommage que lui doit la poésie.
1 XXVI. A Jflle J. — 2 XXVIII. Au bord de la mer. — 3 XXVI. A Mlle J. — 4 XXVI. Au bord de la mer.
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III
LES VOIX INTÉRIEURES
Un volume m-80. — 18I17.
PREMIER ARTICLE i
Quoique nous venions après tous les autres payer à M. Victor Hugo le tribut que lui doit la critique, nous ne pensons pas que, parmi ses lecteurs habituels, aucun soit plus attentif à la marche de son talent, au développement de sa pensée, ni que personne attende l'apparition de chacun de ses ouvrages avec un intérêt plus plein d'anxiété. Ce dernier terme est convenable dans le point de vue plus moral encore que littéraire où M. Hugo nous a lui- même placé vis-à-vis de ses ouvrages. Il a si souvent et avec tant de force représenté son talent comme une mission, son œuvre comme un apostolat, son ambition comme un zèle saint, nous l'en avons si bien cru sur parole, nous sommes encore, à cette heure même, si pénétré de sa sincérité, que l'homme,
1 Semeur VI, 27 Septembre 1837-
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chez M. Hugo, s'est emparé de notre plus vif intérêt, sans que pour cela le poète ait cessé de nous attirer. Le poète, disait-il, a charge d'âme ; nous sommes, a-t-il dit tout récemment, nous sommes pasteurs des esprits ; graves paroles, qui, prises en elles-mêmes, ont déjà de la valeur et du poids ; car c'est un hommage rendu de très haut aux plus sérieux besoins du temps et de tous les temps; et l'art s'honore par cela seul qu'il confesse une si glorieuse vassalité.
C'est ramener la poésie à ses plus antiques voies; c'est être primitif de la façon la plus haute et la plus vraie. Les fables d'Orphée et d'Amphion sont la vérité même; elles nous reportent au point de jonction du bon et du beau, du réel et de l'idéal, et, l'on pourrait dire, à la vraie raison de la poésie. La poésie, en effet, a cet attribut complexe de chercher la vérité en dehors de la réalité, pour la mouler dans la parole humaine; dans la parole, qui, chose merveilleuse ! organe d'une race déchue, se prête néanmoins à exprimer toutes les idées antérieures à la déchéance. La vérité, ai-je dit, hors de la réalité; mais ces deux idées ne se détachent point, et l'une séparée de l'autre n'est point la poésie. C'est pourtant ce qu'ont paru croire ceux qui, par un instinct vrai mais vague, se sont élancés hors de la réalité, sans prendre leur essor vers la vérité; ceux qui ont mis à la place de la vérité un idéal ou arbitraire, ou relatif, ou partiel, qui ne faisait déployer à l'imagination ses ailes que pour la ramener par un détour au point d'où elle était partie. En général,
' Préface de Lucrèce Borgia.
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la poésie a cessé d'être une constitution du genre humain, un écho prolongé des vérités que l'humanité exilée avait sauvées de son grand désastre, et emportées du paradis dans l'exil; toujours vraie dans une certaine mesure, car autrement elle eût cessé d'être poésie, elle a monnayé son or, elle l'a subdivisé, dédoublé en vérités plus minces et de moins de poids, elle lui a fait subir un funeste alliage, elle s'est insensiblement rapprochée de la réalité qu'elle devait surmonter, elle est restée, par ce qui lui est demeuré de vérité, le charme et la consolation des imaginations élevées; mais ses hautes fonctions, sa mission prophétique ont cessé; elle domine moins la société que la société ne la domine ; elle ne peut plus rien constituer, elle ne détermine plus rien; l'intuition, qui est le vrai nom de son effet sur les âmes, l'intuition, cette autre conscience, est engourdie comme la conscience proprement dite ; et, si l'on remonte à la vérité des choses, en théorie et en application, c'est au moyen d'élans redoublés qui tendent, jusqu'à rompre, toutes les cordes de la pensée, c'est-à-dire de la raison médiate ou réflective.
Est-ce la faute des poètes? C'est celle de tout le monde. Dépend-il des poètes de se conférer de nouveau leurs antiques pouvoirs et de rentrer dans la plénitude de leurs attributions? Peuvent-ils faire autre chose que de remonter peu à peu vers la source, vers les idées primitives, qui constituent l'homme, la famille et la société avec un autre ciment que celui de la science et des lois? De longtemps la poésie ne soudera ensemble les fragments de son sceptre tombé; mais les débris en sont beaux, et chacun d'eux, au temps où nous sommes, peut
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faire un roi de qui saura le relever. Chose remarquable! le cercle que décrit la civilisation nous a amenés, d'analyse en analyse et de raffinement en raffinement, vis-à-vis du néant, et nous n'avons plus à choisir qu'entre lui et l'a b c du genre humain; nous n'avons plus rien à apprendre dans les académies, mais tout nous serait nouveau et frais sur les bancs d'une école de petits enfants; nous avons profondément oublié ce qu'on y enseigne; il n'est pas même bien sûr que là, sur ces bancs, on l'enseigne encore ; chaque génération ne recommence pas le genre humain, car on lui fait commencer la vie au point où la voyaient consommée les hommes des premiers âges ; les vérités du monde naissant se trouvent trop simples, trop élémentaires, c'est-à-dire trop fortes, même pour les enfants; leur forme du moins leur ôte leur première majesté ; elles n'apparaissent plus compactes, à l'état de synthèse immédiate; le tronc, mille et mille fois refendu, est devenu un faisceau adroitement lié : voyons si la poésie retrouvera ces formes larges et solennelles, cette simplicité propre aux vérités d'intuition; voyons si elle reproduira quelque chose de l'accent de la première humanité, et si cet accent sera reconnu par l'humanité actuelle et la fera tressaillir.
Si quelqu'un parmi nous a retrouvé cet accent, qui remonte par delà le national, le populaire et le rustique, jusqu'à la langue sacrée du monde enfant, si quelqu'un dis-je, a retrouvé cet accent, c'est M. Victor Hugo et, je pense, lui seul. C'est là sa marque, sa gloire; c'est ce qui restera de lui; et n'en eût-il recueilli que quelques notes détachées, l'humanité les conservera. Mais que l'auteur n'aille
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pas s'y tromper ; ce qu'il a fait, il ne l'a pas voulu ; ce qu'il a voulu, il ne l'a pas fait ; ou, pour nous exprimer plus doucement, c'est l'instinct, c'est la nature, c'est la candeur de l'intention jointe à la méditation de l'âme, qui lui vaut cette grande poésie ; il est bien moins grand, ce pasteur des esprits, lorsqu'il se revêt du costume de sa dignité, et qu'il entre formellement en exercice. Je ne dirai point (car cela serait fort injuste) qu'il est grand dans les petits sujets, et petit dans les grands ; le premier seul est vrai; mais je dirai bien que M.Hugo est moins grand, moins imposant, lorsqu'il se prépare à l'être, et que son sujet le lui a trop expressément commandé; il est aux ordres de son génie plus que de ses sujets; et lorsque, au milieu d'une composition, il n'a plus pour motif que l'obligation d'achever et de clore le cercle commencé, il arrive parfois au héros, qui juge avec raison le prix hors de question, de descendre de cheval et de faire à pied le reste de la course. M. Hugo est un homme d'inspiration qui veut être homme de système, Condé qui veut être Turenne. Il n'écrit pas une préface qui n'en rende témoignage; le titre même de ses recueils l'annonce. Ce sont des Chants du Crépuscule, ce sont des Voix intérieures ; mais on pourrait transporter à chaque recueil le titre de l'autre; ou, mieux encore, on pourrait effacer tous ces titres; ces poésies sont des poésies, voilà tout; de la poésie, ce qui vaut mieux encore; et je conseillerais à l'auteur, si le titre ne lui paraissait trop ambitieux, de mettre bonnement au frontispice de chacun de ses recueils: Poésie, tome F" ; Poésie, tome II, et bien des tomes encore.
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Jusqu'à nouvel ordre (et si cet ordre vient, il viendra d'en haut) M. Hugo ne peut pas .être pasteur des esprits dans le sens direct et positif où il l'entend. L'idée de pasteur renferme celle de guide; et pour montrer aux autres leur chemin, il faut être sûr du sien. Or, M. Hugo n'est sûr, pour ce qui le concerne, que de ces instincts profonds et vifs, qu'une heureuse éducation lui a conservés, et que d'heureuses relations ont perpétués dans son âme. Ces instincts, je le dirai plus tard, c'est beaucoup; et si c'est en les exprimant que M. Hugo espère devenir pasteur des esprits, s'il s'en tient là, s'il ne veut rien de plus, il a raison, et je me tais. Mais s'il prétend imprimer à son siècle une impulsion plus déterminée, s'il prétend donner des instructions avec des émotions, il n'est pas prêt encore, il n'est pas qualifié pour paître les intelligences.
D'abord, il y a trop de doute dans son esprit. Je dirais même, si je ne craignais de m'écarter, qu'il y en a trop pour la poésie. La poésie vit de foi, d'une foi quelconque ; et quand la foi lui manque, elle y aspire du moins; mais elle ne saurait se bercer dans l'incertitude sans s'y endormir bientôt ; et les poésies de M. Hugo me fourniraient des preuves de cette vérité. Mais ce n'est pas, pour à présent, de cela qu'il s'agit ; il est question de la conduite des esprits: comment leur montrer le chemin qu'on ne connaît pas? comment espérer leur confiance en leur disant qu'on ne le connaît pas? Ils pourront bien, là-dessus, estimer votre candeur; mais vous abandonneront- ils, pour cela, le gouvernement de leur pensée et de leur vie? Ces doutes, à coup sûr, sont graves; s'ils ne l'étaient pas, vous en parleriez moins; vous
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n'en feriez pas le sujet de vos vers les plus sérieux; mais, sans le secours de cette induction, nous pouvons bien affirmer que ces doutes sont graves; car, de fait, ils enveloppent les idées les plus fondamentales, celles à défaut desquelles la vie morale s'écroule, la vie sociale se dissout, et vos instincts mêmes s'évaporent. Encore une fois, pourquoi donc parler si complaisamment de ces doutes, dont l'aveu va si directement contre votre dessein ? Ne serait-ce point que vous vous êtes laissé tenter à la poésie qu'ils vous semblaient renfermer? Comment ne pas le croire un peu, lorsque, dans le même recueil, vous posez comme fait ce qu'ailleurs vous jetez en problème ? lorsqu'on vous voit, sur les mêmes sujets, douter à la page 249 et croire à la page 180 1 ? Ou est votre vraie pensée, votre vrai moi ? Est-ce à l'endroit où vous croyez, ou à l'endroit où vous doutez? Ou bien, avez-vous cru et douté tour à tour? Mais en quoi peuvent profiter au troupeau ces variations du pasteur ? Ou bien, l'une et l'autre fois, était-ce de la poésie? Alors, dites-le-nous, et, n'aspirant plus qu'à nous charmer, renoncez à nous conduire.
Je ne demanderai pas à celui qui prétend à la direction des esprits d'être bien au clair sur toutes choses, encore moins d'afficher son assurance. Que bien des choses soient encore en lui à l'état d'instinct, de soupçon, de pressentiment, j'y consens. Mais peut-il en rester là? Ne doit-il pas suivre ces lueurs, approfondir ces veines à demi ouvertes ? Et si c'est de l'or qu'il y soupçonne, quelle ne sera pas son ardeur! Or, M. Hugo ne s'enfonce pas dans la miner
1 XXVIFL. Pensnr, dudar. — V. Dieu est toujours là.
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alors même qu'il y entrevoit le plus précieux métal. Après avoir chanté une sorte de Te Deum au dix- neuvième siècle, au siècle des chartes et des chemins de fer, le poète sent sa joie réprimée par une pensée :
Parmi tous ces progrès dont notre âge se vante, Dans tout ce grand éclat d'un siècle éblouissant, Une chose, ô Jésus ! en secret m'épouvante,
C'est l'écho de ta voix qui va s'affaiblissante
Et certes, il a raison d'être épouvanté; car cette voix de moins, c'est la vérité de moins; Jésus de moins dans le monde, c'est la voûte des idées morales privée de sa clef, c'est la vie dépouillée de sa raison, c'est l'existence humaine, c'est la société, c'est le mouvement de la civilisation et de l'intelligence réduits à n'être plus qu'un effroyable non- sens, c'est, au-dessus des décombres silencieux de tout ce que nous avons fait, de tout ce que nous avons été, le dieu du mal élevant son ricanement infernal longtemps contenu, qui éclate enfin dans l'universelle désolation. Le poète a vu tout cela, ou n'a rien vu. Cette apostrophe à Jésus est une vaine et puérile politesse envers la vieille religion, si ce n'est pas le dernier mot de l'âme et s'il ne révèle pas la plus poignante de ses sollicitudes. Mais comment une telle sollicitude trouve-t-elle si peu de paroles? Cet instinct vrai, qu'un mot vient de nous révéler, pourquoi donc le poète ne l'a-t-il pas cultivé ? Pourquoi n'a-t-il pas rendu compte à ses semblables de ce profond besoin qui, parmi et pardessus tous les enivrements de la force humaine, lui fait chercher encore, comme unique sûreté, l'Ami
1 I. Ce siècle est grand et fort.
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des faibles et des humbles, humble lui-même et faible comme eux? Pourquoi si peu de passages dans ce volume nous servent-ils d'écho à ce premier cri? pourquoi tant d'autres le refoulent-ils en quelque sorte? Pourquoi, par-dessus ce linceul, dont il avait recouvert toutes nos gloires, le poète, comme s'il en avait honte ou regret, jette-t-il de nouveau, comme autant de voiles brillants et diaprés, les mille et mille illusions de nos espérances et de nos affections mondaines? Pourquoi, de ce mot qui pouvait être si fécond, n'avons-nous pas vu, de page en page, surgir, s'étendre et se courber en voûte sur notre passage, sinon tout l'Evangile, du moins de touffus et larges rameaux de sa cime auguste? Tout le monde ne fera pas ces questions; l'idée qu'on se forme du christianisme dans le monde est si superficielle, on lui accorde si peu de rigueur comme système, si peu d'exigence comme religion; on soupçonne si peu de quelle nécessité logique et morale il est à toutes les parties de l'existence humaine; on lui fait, dans la pensée et dans la vie, une part si vague, si inconcevable, que, bien loin de m'attendre à voir se manifester à son sujet quelque préoccupation sérieuse et obstinée, j'ai peine à m'expliquer à quel principe se rattachent les hommages qu'on lui rend encore. Mais moi, je pose, en homme et non plus en critique, ces questions à M. Victor Hugo; je l'adjure de les résoudre; et je lui demande compte, ou de son silence, s'il y persévère, ou de son cri d'angoisse, s'il ne se continue pas à travers tous ses écrits et toute sa vie.
Il appartient à un pasteur des esprits, non de révéler fugitivement quelques instincts vrais, mais de les approfondir, pour les élever à la dignité de vé-
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rités reconnues. J'ajoute encore qu'il lui convient surtout de ne pas tomber, dans son jugement des personnes, des choses et des temps, en de trop graves erreurs. Il est des erreurs d'une telle portée qu'elles rendraient sa mission douteuse. Il doit juger, d'après une règle sûre, les faits qui se passent sous ses yeux, et ces faits, avant tout, il faut qu'il les ait bien vus. Or, je ne sais si l'on peut bien voir à moins d'être bien orienté, et si les faits, pour être bien vus, même sous un rapport purement historique, ne demandent pas à être considérés de la hauteur de certains principes généraux. L'idée seule place le fait à son point de vue vrai. N'est-ce point faute de principes sûrs qu'un des traits les plus saillants de notre époque s'est entièrement dérobé au regard de M. Victor Hugo ? Comment, sans cela, concevoir qu'il ait pu écrire :
Le devoir, fils du droit, sous nos toits domestiques Habite comme un hôte auguste et sérieux 1 !
Ce qui caractérise notre époque, c'est l'affaiblissement de l'idée du devoir, presque partout absorbée par celle du droit. Jamais on n'a fait tant d'efforts, ni d'aussi déclarés, ni d'aussi ingénieux, pour se passer du devoir dans l'arrangement de la vie humaine et dans les rapports sociaux. C'est par là qu'un jour l'histoire philosophique caractérisera notre siècle, ou du moins la période où nous vivons. Et si M. Hugo veut y réfléchir, il se dira que rien 11e saurait être plus conséquent qu'un tel fait à cet autre qu'il a déploré avec tant de raison : l'écho de la voix du Christ s'affaiblissant dans les âmes,
1 1. Ce siècle est grand et fort.
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Qu'a-t-elle proclamé, cette voix du Christ, sinon le triomphe du devoir? Sans doute que le devoir correspond au droit, et le suppose, comme un pôle suppose un autre pôle ; proclamer le devoir, c'est sous-entendre le droit quelque part, ou chez quelque homme ou en Dieu; mais il n'est pas indifférent, quant à la culture de la moralité humaine, de parler à l'individu de son devoir ou de l'entretenir de son droit. Il y a un infini entre ces deux méthodes, ou plutôt entre ces deux systèmes; car ici la différence est entre les buts, non entre les moyens. La prédication du droit s'adresse à l'égoïsme, celle du devoir à la conscience. L'Evangile n'a parlé à l'homme que de ses devoirs ; nulle part des droits qu'il doit prétendre, mais seulement de ceux qu'il doit reconnaître et respecter en autrui ; et je ne sais même s'il se trouve nulle part dans l'Evangile un mot qui se puisse rendre dans notre langue par celui de droit, sinon dans un seul passage1 où ce terme est appliqué à Dieu, de qui seul, en un sens absolu, on peut dire qu'il possède des droits. Qu'on dispute tant qu'on voudra sur cette partialité du christianisme pour le devoir, sur cette étrange balance qui n'a qu'un plateau, sur ces relations où aucune réciprocité n'est promise ni supposée, sur cette loi qui ne parle que de sacrifices et n'assure jamais de compensations. On le peut; et je suis bien aise que ce caractère austère du christianisme soit dûment constaté; si cette religion doit être haïe, au moins qu'on sache pourquoi; cette haine lui vaut mieux qu'un amour sans portée comme sans motif; mais qu'on
1 Epître aux Romains 1, 32.
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ne chante pas simultanément et tout d'une haleine le triomphe du devoir et les deuils du christianisme; qu'on ne célèbre pas l'avénement du devoir quand le christianisme s'en va; ou s'il était vrai que l'idée du devoir pût devenir la maîtresse-idée d'un siècle qui ne serait pas chrétien, eh bien! qu'on ne s'épouvante pas du discrédit de la religion chrétienne, puisque le devoir, la seule chose sainte, nécessité suprême, le tout de l'homme, fait si bien ses affaires sans elle! Unir en un même chant des joies et des douleurs si disparates, c'est, pour un conducteur du siècle, être par trop de ce siècle même, qui, sur les choses de l'âme et de la vie, en sait trop et trop peu ; c'est avoir grand besoin soi-même des leçons qu'on voudrait donner. Erudimini qui judi- catis terram !
J'ai dit sans ménagement tout ce qui me paraît manquer encore à M. Victor Hugo pour satisfaire il la noble vocation qu'il s'est donnée. Il en a vivement saisi quelques conditions, je le reconnais avec plaisir; il a bien compris, et parfaitement exprimé, de quelle région haute et pure doit dominer son époque celui qui aspire à la gouverner: et sans doute il est remarquable que cette auguste sérénité qui fait le vrai législateur des âmes fasse également le grand historien et le grand poète. Mais ce calme imperturbable de l'esprit n'est habituel que dans la sphère de la vérité ; la sérénité est inséparable de la lumière ; l'orage est précédé par les ténèbres ; et la passion n'a que des éclairs. M. Hugo a-t-il atteint, ou comme homme ou comme poète, ces lumineux et tranquilles sommets, où la contemplation réside? Les bruits et la poussière de l'arène ne viennent-ils
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plus jusqu'à lui ? Approche-t-il du moins de cette paix de l'intelligence, qui donne à la parole de l'homme une autorité prophétique? Peut-être essayerons-nous de répondre à ces questions dans un second et dernier article où nous aurons encore à apprécier la valeur effective de cette publication nouvelle.
DEUXIÈME ARTICLE of.
En qualité de poète, M. Hugo veut ètre impartial; il a raison : l'impartialité est l'attribut de la grande poésie; et certes rien n'est plus beau que l'indépendance et la sérénité du jugement dans une âme où retentissent d'ailleurs avec force toutes les affections humaines; double condition de la poésie, dont la vocation est de tout sentir comme de tout juger. On n'a pas assez remarqué combien cet accord est difficile et beau ; mais tout le monde a dû s'assurer (car les exemples ne manquent pas) que le poète est dans l'homme et n'est pas tout l'homme : que l'homme ne résout pas toujours pour son compte le problème dont le poète est devenu vain- . queur; que l'homme reste souvent au pied de la montagne, d'où il ne voit qu'un ciel gris et orageux, et laisse le poète gravir seul sur ces hauteurs, d'où l'œil, en s'élevant, rencontre partout un limpide azur; en un mot, que, dans le même individu, le poète est impartial quand l'homme ne l'est pas. Décidément, le poète est toujours le meilleur de l'homme ; le poète est, momentanément et dans une
1 Semeur VI, 11 Octobre 1837.
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sphère toute contemplative, une espèce d'homme régénéré; il en est du moins l'image; et le véritable homme nouveau, l'homme une seconde fois créé par le souffle de l'Esprit de Dieu, peut à son tour être l'image du poète; car lui aussi, comme le poète, est l'homme réel élevé à la hauteur de l'idée pure, mais d'une idée qui devient à son tour une réalité, un fait ; d'une idée qui engendre une vie, et qui régénère tout l'homme. Sublime, adorable poésie, qui surpasse à la fois et accomplit toute poésie ! Véritable création, selon le vrai sens du mot poésie, mais création d'un homme tout entier, qui est à la fois pensée, amour, action, et d'un homme qui pense, aime et agit à la façon de Dieu !
Quoi qu'il en soit, le poète et l'homme ne sont pas, en M. Victor Hugo, séparés et distincts comme chez tant d'autres. Ils sont solidaires ; ils se communiquent l'un à l'autre leur faiblesse et leur force tour à tour; le premier donne la mesure du second; c'est une unité compacte et sincère. Cette conviction où nous sommes à l'égard de M. Hugo nous ôte la ressource de détourner sur le poète les reproches que nous pourrions adresser à l'homme ; mais elle nous vaut l'avantage d'appliquer à l'homme tout ce que nous trouverons à louer chez le poète en bons sentiments et en bonnes pensées, qui deviennent dès lors de bonnes actions. Ainsi l'impartialité de M. Victor Hugo est bien à lui, à lui tout entier ; et quelque valeur que cette impartialité, bien examinée, prenne ou conserve dans notre jugement, cette valeur entière est imputable à l'homme et non seulement au poète. L'homme en sera louable ou responsable, selon le cas. Qu'on ne s'étonne pas trop
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de cette alternative. L'impartialité est de deux sortes, parce qu'elle peut avoir deux principes ; ou, si l'on veut, il y a deux impartialités. Je laisse de côté l'impartialité de calcul et d'intérêt; il ne peut en être question à propos de M. Hugo ; mais elle n'est pas le seul homonyme de l'impartialité véritable. Celle-ci naît de la justice ; et la justice, dans une âme saine, est une affection positive, une passion. Elle ne porte pas seulement une balance, mais des palmes et un glaive. Elle ne juge pas seulement, elle hait et elle aime. Sa condition est d'être à la fois juge et partie, et tout ensemble partie passionnée et juge intègre. Elle suppose la foi au devoir et à l'éternelle valeur des faits moraux. Elle appartient à cette jeunesse de l'âme, qui ne dépend point de celle de l'âge, qui ne fleurit et ne se fane point avec les illusions des premières années, mais qui verdoie encore sous les glaçons de l'hiver. Telle est la vraie impartialité, que son nom ne nomme pas bien, si être impartial de cette façon, c'est être invariablement du parti de la vérité. L'affaiblissement des principes religieux et moraux a produit une impartialité bien différente, tout empreinte de la lassitude et de la paresse d'une âme à qui le doute a peu à peu soutiré sa sève ; son attribut, à elle, son âme, c'est un niveau; elle refoule tour à tour toutes les idées, tous les principes qui ont ensemble droit de cité dans l'esprit humain; les maintenir à une hauteur à peu près égale, c'est sa principale sollicitude ; elle relève ce qui s'enfonce, elle enfonce ce qui s'élève ; elle prévient les empiétements, ou plutôt (car on ne les prévient jamais), elle les réprime l'un par l'autre; semblable, dans
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ses perpétuelles oscillations, au pendule, si, comme le pendule, elle occasionnait le mouvement ; mais cela ne lui est pas donné ; force essentiellement négative, elle ne peut rien créer, et même elle ne conserve rien.
La première impartialité est bien dans l'âme de M. Hugo; je crains que son esprit ne le penche vers la seconde ; sans doute, et je l'en félicite, "il est capable de haine et d'amour; mais l'amour et la haine supposent un jugement, une décision de l'esprit; or, chez notre poète, le doute trop souvent absorbe les convictions les plus essentielles ; et son impartialité prend ce caractère indolent que nous venons de décrire. La politique des Voix intérieures, assez différente de celle des Feuilles d'Automne, a peut-être un peu trop cette teinte morte : elle est sincère, je n'en fais nul doute; mais la sincérité n'a de saveur qu'autant qu'elle est salée de haine ou d'amour. Heureusement, chez M. Hugo, l'acte du jugement a un autre instrument, qui, au besoin, remplace l'esprit ; notre poète juge avec le cœur, et alors excellemment. La conscience ou le sens moral, qui est la raison du cœur, lui dicte quelquefois, en travers ou à l'oppo- site des lourds jugements du vulgaire, des jugements, je devrais dire des sentences souveraines, qui glorifient ce que le vulgaire a flétri, et flétrissent ce qu'il glorifie. Il a retrouvé toute sa jeune ferc-eut, pour se porter le représentant de la France aux funérailles de son vieux roi banni, et rendre quelque solennité à ce trépas qui ne demandait pas des larmes, mais un moment, du moins, de recueillement religieux et grave1. Plus heureux encore, et
1 Il. Sunt lacrymœ rerum.
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ici, je dois le dire, toujours lui-même et toujours le premier, il a chanté ces saintes affections de la nature, dont sa pieuse espérance voudrait faire un des attributs de nos mœurs nouvelles :
Le respect des vieillards et l'amour des enfants 1.
Là il y a de la décision, et là aussi le poète se retrempe. Là, plus de ces dures métaphores, de cette phraséologie épaisse, de ces expressions inachevées et brutes, où certains sujets manquent rarement de le ramener. Lorsqu'il parle de ses enfants, de son frère, ou des pauvres, ne craignez point de mauvaise rencontre, n'attendez point de vers pareils à ceux-ci :
0 Seigneur, dites-nous, dites-nous, ô Dieu fort,
Si vous n'avez créé l'homme que pour le sort 2 1
Tout ce qui attendrit son âme assouplit son langage, et même enrichit son talent. Si l'on peut dire de Lamartine qu'il sent avec son imagination, peut-être on doit dire de Victor Hugo qu'il imagine avec son cœur. Voulez-vous le trouver abondant, frais, ingénieux? cherchez-le près de son foyer, au milieu d'un groupe de jeunes têtes blondes, ou sur le seuil de la maison de l'indigent, où il glisse un regard de tendre inquiétude et de respectueuse pitié, ou près de la tombe déjà ancienne d'un frère qui lui fut enlevé par deux morts successives, celle de l'intelligence et celle des sens. Là, l'expression intime, le mot nécessaire, le tour hardi et nouveau, l'harmonie savante, l'invention des idées et des formes, tout vient au-devant de lui, et se penche pour être cueilli.
M I. Ce siècle est grand et fort.
- III. Quelle est la fin de tout ?
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Les vers trouvés, ces vers qu'on croit avoir faits, et qui unissent intimement le lecteur à son poète , abondent dans ces morceaux, que la mémoire la plus ingrate s'étonne de retenir. Et c'est aussi dans cette voie que M. Hugo rencontre les grandes pensées, qu'il ne trouve pas toujours si bien quand il les cherche. C'est là que le poète redevient quelquefois prophète, et qu'un mot pénétrant, un mot magique, qui n'est qu'à lui, regrave profondément une vérité qui est à tous. Je ne sais si M. Victor Hugo a rien écrit de plus parfait, de forme et de style, que ses vers à des oiseaux envolés t. Quelques personnes aiment que les grandes idées naissent des grands sujets; mais je voudrais, auparavant, savoir ce que c'est qu'un grand sujet; et, tout en convenant qu'il y a des choses irrémédiablement petites, je voudrais qu'on m'accordât que toute grandeur absolue gît dans le cœur et dans la pensée, et qu'un sujet n'est absolument petit qu'autant qu'il se refuse à porter le poids d'une grande pensée. Eh bien ! supposez qu'un labeur poétique vous absorbe ; les jeux de vos enfants viennent vous distraire; vous vous fâchez d'abord ; puis la réflexion vous apaise ; vous vous prenez à comparer leurs jeux à vos jeux, votre sérieux au leur; vous vous effrayez de découvrir qu'au fond le plus enfant de tous, c'est vous peut- être, vous grave auteur; et que « l'enfance, » comme l'a dit un profond esprit2, « n'est pas un âge, mais un état. » Où est, en tout ceci, la petitesse? serait-ce dans l'occasion de vos réflexions ? Craignez
1 XII.
2 Madame Necker-de Saussure.
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alors de blâmer la Providence, qui, elle aussi, aime les petites occasions, et qui veut que chaque détail de la vie devienne sérieux pour le cœur sérieux. Quoi de plus sympathique, d'ailleurs, à la nature du poète que ces entraînements soudains et imprévus, ou cette insensible dérive, qui tour à tour le mène du familier au sublime, et le ramène peu à peu du sublime au familier? C'est dans cette voie de sincérité, où l'âme s'écoute, où l'esprit suit la pente naturelle et obéit à tous les contours de l'idée, c'est là que se ramassent, d'ordinaire, les diamants de la pensée. Le grand, le sublime a presque toujours quelque chose d'involontaire et d'imprévu. Plus, dans la création littéraire, nous nous élevons, plus il nous semble que nous nous effaçons et que nous ne disposons plus de nous-mêmes. Le médiocre, dans nos travaux, nous appartient en propre; nous le sentons à notre fatigue, à notre sueur ; le grand nous est donné, nous l'écrivons sous dictée; nous n'en savons pas la source ; nous n'en concevons pas la venue, c'est nous-mêmes, et ce n'est pas nous ; ce que nous sommes alors, nous le sommes par grâce; aussi tous les poètes ont parlé de leur inspiration, d'un Dieu en nous, d'un mens divinior. Remarquable témoignage, et trop peu médité ! Oh ! pourquoi l'homme, qui, dans sa vie d'artiste, croit si volontiers à la grâce et à l' Espi-it, pourquoi, dans sa vie morale, ne veut-il croire qu'à lui seul ' Pourquoi ne pas étendre l'aveu des poètes, et reconnaître en général que l'homme n'est pas la source, mais le canal et l'organe de tout ce qui s'élève au-dessus du niveau habituel de sa vie; qu'il n'est alors qu'un milieu, où le divin apparaît et disparaît tour à tour?
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S'il était permis à la critique d'entendre en confession les poètes, peut-être M. Hugo nous apprendrait qu'il a été surpris tout le premier de tel vers qui nous surprend parmi ses vers, et qu'il s'est senti enseigné au moment où il enseignait. Sans ces oiseaux envolés, après qui sa pensée aussi s'est envolée, aurait-il su qu'il est tout naturel
Que l'enfant, gai sans cesse,
Ayant tout le bonheur, ait toute la sagesse?
Aurait-il rencontré, autrement que d'occasion, cette vérité poignante et profonde:
Puis, on a dans le cœur quelque remords. Voilà
Ce qui nous rend méchants !
Respectons, en chaque homme, poète ou non, ce moment, si bien nommé, de l'inspiration, où il dit plus qu'il ne sait, où il fait plus qu'il ne peut, où il devient plus qu'il n'est ; ce moment mystérieux où il cesse de se comprendre, où il se prend à se respecter, non pas en lui-même, mais dans la parole qu'il vient de prononcer, ou dans l'acte qu'il vient d'accomplir; où, peut-être, il a peur de la hauteur imprévue où cet élan l'a placé, parce qu'il sent bien que sa propre force ne saurait l'y soutenir. C'est le Titan écrasé qui se soulève sous sa montagne, ou quelque Dieu opprimé qui soupire dans notre sein.
Le titre de Voix intérieures donné à ce recueil est-il assez justifié par ces traits et par quelques autres semblables? Nous n'oserions le dire. Ce titre fait espérer davantage. Ce qui est intérieur par excellence, c'est ce dernier fond de l'âme où personne presque ne descend, où nous vivons sans nous y sentir vivre, où s'engendrent, à notre insu, nos maîtresses-pen-
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sées, et par où nous valons tout ce que nous pouvons valoir. Scène obscure pour nous-mêmes des plus grands événements de notre vie! source primitive de ces faits que nous croyons primitifs et qui ne sont que secondaires! vie profonde, où n'atteint guère cette prétendue poésie intime, dont l'intimité se trouve à la portée des plus superficiels et au goût des plus frivoles ; mais où plonge immédiatement le rayon divin lorsque le mot de la seconde création a été prononcé sur nous, et d'où rejaillit, à tous les étages de notre vie, la vraie et pure lumière ! Cet abîme, tapissé de perles de grand prix, repousse, comme une eau trop dense, le plongeur trop léger ; et, de nos jours, quelques esprits seulement ont touché par moments à ce fond ténébreux, et en ont rapporté quelques perles. Quelques-uns ont remonté. le poil hérissé d'épouvante, ayant là-bas entrevu quelque forme vague de Dieu, dont la vue avait bouleversé toutes leurs notions et menacé leur sécurité. C'est qu'en effet là est le contact réel entre le fini et l'infini, entre l'âme et Dieu; là est tout le sérieux de la vie, le dernier fond de la personnalité humaine, le moi véritable ; là, par conséquent, et non dans je ne sais quelle menue et subtile psychologie, se trouvent les pensées intimes, la poésie intime, dont le nom aujourd'hui est tant prodigué. M.Victor Hugo est-il intime, parce que, de temps en temps, à notre sens du moins, il remonte jusqu'au primitif? Le primitif et l'intime ont des points de rencontre sans être essentiellement une même chose ; l'intime, en un temps tel que le nôtre, ne s'entr'ouvre guère qu'aux regards de la conscience émue; peut-être nos seules angoisses morales savent-elles le chemin de ces profon-
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deurs; peut-être n'y a-t-il de vraiment intime que les pensées du repentir, et Dieu ne se rend-il d'abord sensible qu'aux méditations du remords.
Il se pourrait que M. Hugo lui-même ne se rendît pas toute justice, et ne sût pas jusqu'à quel point son génie est influencé par ce bon et unique principe de la véritable intimité. Nous sommes porté à croire que tout ce qu'il a de plus profond en pensée, tout ce qui, dans ses chants, a le plus de portée et de signification, dérive de ce besoin, que nous appellerons franchement de sanctification et de salut, parce que c'est ce besoin, toujours, qui a ouvert aux personnes la dernière et la plus secrète porte de l'intelligence. Et c'est parce que ce besoin, chez lui, n'est pas encore le maître, que ses accents n'ont pas encore toute cette intimité, qui n'a pas appartenu sans doute à tous les génies chrétiens, mais qui n'a jamais du moins appartenu qu'à eux. Nous ne devons pas, pour cela, méconnaître ce que, dans un sens relatif, la poésie des Voix intérieures a réellement d'intérieur, tout ce qu'elle a tiré du cœur et des entrailles du poète. N'eût-il écrit que l'admirable morceau : Dieu est toujours là, nous dirions encore que parmi nos poètes à peine il en est un seul aussi cordial que lui, et aussi riche en paroles saisissantes. C'est une belle idée d'avoir fait du pauvre le favori de la nature et l'autel de la charité, et de l'avoir enveloppé de Dieu même manifesté sous ces deux nobles aspects. Le voile n'est pas levé, mais l'âme est soulagée; un peu de lumière la console; et elle s'abandonne sans réserve à cette poésie, si pleine, tour à tour, de grâce et de force, de profondeur et de naïveté. Tout le monde saura bientôt par cœur des vers comme ceux-ci, dignes de
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devenir les proverbes de l'humanité et de la compassion :
Sur un toit où l'herbe frissonne Le jasmin veut bien se poser. Le lis ne méprise personne, Lui qui pourrait tout mépriser ! .................
J'ai souvent pensé dans mes veilles Que la nature au front sacré Dédiait tout bas ses merveilles A ceux qui l'hiver ont pleuré ! ................ Toujours sereine et pacifique, Elle offre à l'auguste indigent Des dons de reine magnifique. Des soins d'esclave intelligent! .................
Cet ange qui donne et qui tremble, C'est l'aumône aux yeux de douceur, Au front crédule, et qui ressemble A la foi, dont elle est la sœur. .................
0 figure auguste et modeste, Où le Seigneur mêla pour nous Ce que l'ange a de plus céleste, Ce que la femme a de plus doux !
Au lit du vieillard solitaire Elle penche un front gracieux, Et rien n'est plus beau sur la terre, Et rien n'est plus grand sous les cieux.
Lorsque, réchauffant leurs poitrines Entre ses genoux triomphants, Elle tient dans ses mains divines Les pieds nus des petits enfants !
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Ils sont meilleurs que nous ne sommes !
Elle leur donne en même temps,
Avec le pain qu'il faut aux hommes,
Le baiser qu'il faut aux enfants ! .................
Puis pour eux elle prie encore La grande foule au cœur étroit,
La foule qui, dès qu'on l'implore,
S'en va comme l'eau qui décroît ! .................
Heureux ceux que son zèle entlamme !
Qui donne aux pauvres prête à Dieu.
Le bien qu'on fait parfume l'âme ;
On s'en souvient toujours un peu 1 !
Une vie littéraire est une marche continue, où chaque publication importante forme un pas; c'est à la critique à évaluer l'intervalle que chaque pas mesure; en d'autres termes, le progrès obtenu. En littérature, comme en morale, le progrès est inséparable de la vie; le progrès est la vie même. La vie est une naissance perpétuelle; insensible, si on la prend à des intervalles trop courts, elle se signale, de loin à loin, dans chaque existence, par tel acte qui donne la mesure et la forme de son agent; ces actes, dans la vie de l'écrivain, ce sont des livres; les moins importants peuvent venir les derniers; ce n'est pas de cela qu'il s'agit; mais dans les moins importants le progrès ou le développement doit se constater. C'est la règle: mais combien d'exceptions! combien de carrières irrégulières! combien d'espérances démenties! combien de routes faussées! combien de talents mystérieusement stationnaires !
1 V. Dieu est toujours là.
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combien de génies « ensevelis dans leurs triomphes ! » Il y a une éducation, une discipline du talent ; il serait bon de savoir si le talent est discipli- nable; quant à moi, je pense que toute la vie a sa logique, et qu'en dehors d'une vie logique, il n'y a pas de progrès possible. Quelle est la logique du talent de M. Hugo? je l'ignore; mais elle m'est suspecte, parce que le progrès m'est douteux. On oserait dire, si l'image était moins familière, d'un écheveau plein et fourni, qui, en se dévidant, est arrêté subitement à un nœud. Le talent est bien là, tout entier, mais immobile; immobile, si le mouvement suppose, d'espace en espace, un renouvellement d'idées et de formes, et plutôt des livres nouveaux sous des titres anciens, que des livres anciens sous de nouveaux titres.
Ce progrès, ou, pour mieux dire, cette progression, je ne la sens pas chez M. Hugo. J'y sens plutôt une vigueur sans direction, sans issue, ramenée à son point de départ par chacun des chemins qu'elle tente. Eh quoi! M.Hugo ignore-t-il que tout homme, et particulièrement l'homme de l'idée, le poète, est tenu de se continuer soi-même, de se succéder sans cesse à soi-même? Non, sans doute, il ne l'ignore pas; et les titres significatifs qu'il donne à chacune de ses publications, et qui pourraient, sans inconvénient, se transposer entre eux, comme je l'ai dit, font voir assez qu'il le sent. Mais qu'importe les titres? qu'importe même, au point de vue de la progression, quelques réformes heureuses apportées par le poète à sa manière précédente, des tours plus aisés, des métaphores plus justes et mieux suivies, un vers plus doucement articulé, et jusqu'à des
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rimes d'une sévérité moins farouche? J'estime ce progrès, j'en tiens compte; mais est-ce là tout le développement qui se faisait attendre d'une individualité si prononcée et d'un génie si actif? Et la plus grande poésie, chez un homme tel que M.Hugo, ne faudrait-il pas la chercher d'un de ses volumes à l'autre, dans le mouvement même qui le porte du précédent au nouveau, en un mot dans le poète lui- même encore plus que dans ses ouvrages ? Où est la raison du fait? Je crois la connaître. Il ne sait pas où est l'issue, mais il sait où elle n'est pas; il en sait trop peu ou trop: c'est dans plus de ténèbres ou dans plus de lumière qu'on se sent libre d'avancer ; la lumière montre les obstacles assez bien pour les éviter; les ténèbres les cachent tout à fait; le demi- jour effraye et rend indécis.
Ou je me trompe, ou ce génie ronge son frein et demande de l'espace. Et sur le théâtre et dans la poésie lyrique, il est las de tourner sur lui-même, et de se traduire sans cesse. Il ne lui suffit pas d'être accompli, souvent merveilleux dans les formes qu'il n inventées, et de se surpasser où il a surpassé tout le monde. Il sent que toute vie est un raisonnement, où chaque conclusion obtenue doit devenir le principe d'une autre conclusion; et je vous suis garant que, hors ces moments où « [son] âme s'épanche à torrents, » il ne jouit pas avec plénitude des plus magnifiques témoignages de sa force; de même que le voyageur, qui, pressé d'arriver, ne s'informe pas du temps qu'il fait, mais de la route et de l'heure.
Nos observations, si elles sont comprises, ne feront supposer chez M. Hugo ni déclin ni faiblesse au
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point de vue de l'art. Il est bien toujours cette incomparable imagination, qui éveille la mort, organise la matière, fait penser et vouloir ce qui n'a pas même l'attribut du mouvement ; il est toujours ce puissant écrivain, révélant à la langue étonnée une de ces forces qu'elle porte en elle à son insu, et dont quelques grands auteurs viennent, de loin en loin, lui découvrir la présence et lui enseigner l'emploi. Après tout ce qu'il a déjà produit dans un genre qui peut porter son nom, M.Hugo nous surprend encore par des vers comme ceux-ci, que nous ne pouvons nous refuser à transcrire:
Sombres canons rangés devant les Invalides,
Comme des sphinx au pied des grandes pyramides, Dragons d'airain, hideux, verts, énormes, béants, Gardiens de ce palais, bâti pour des géants,
Qui dresse et fait au loin reluire à la lumière Un casque monstrueux sur sa tête de pierre !
A ce bruit qui jadis vous eût fait rugir tous :
— Le roi de France est mort ! — d'où vient qu'aucun de Comme un lion captif qui secoûrait sa chaîne, vous, Aucun n'a tressailli sur sa base de chêne,
Et n'a, se réveillant par un subit effort,
Dit à son noir voisin : — Le roi de France est mort ! — D'où vient qu'il s'est fermé sans vos salves funèbres, Ce cercueil qu'on clouait là-bas dans les ténèbres?
Et que rien n'est sorti de vos mornes affûts,
Pas même, ô canons sourds, ce murmure confus Qu'au vague battement de ses ailes livides Le vent des nuits arrache à des armures vides?
C'est que, prostitués dans nos troubles civils,
Vous êtes comme nous fiers, sonores et vils ! ..........................
.... Mais non. C'est à nous, insensés,
Que le mépris revient. Vous nous obéissez. .......................
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C'est nous qu'il faut flétrir, nous qui, déshonorés, Donnons notre âme abjecte à ces bronzes sacrés.
Nous passons dans l'opprobre; hélas ! ils y demeurent ! Mornes captifs! le jour où des rois proscrits meurent, Vous ne pouvez, jetant votre fumée à flots,
Prolonger sur Paris vos éclatants sanglots,
Et, pareils à des chiens liés à des murailles,
D'un hurlement plaintif suivre leurs funérailles ! Muets, et vos longs cous baissés vers les pavés,
Vous restez là pensifs, et, tristes, vous rêvez Aux hommes, froids esprits, cœurs bas, âmes douteuses, Qui font faire à l'airain tant de choses honteuses !
Vous vous taisez. — Mais moi, moi, dont parfois le chant Se refuse à l'aurore et jamais au couchant,
Moi que jadis à Reims Charle admit comme un hôte, Moi qui plaignis ses maux, moi qui blâmai sa faute,
Je ne me tairai pas. Je descendrai, courbé,
Jusqu'au caveau profond où dort ce roi tombé;
Je suspendrai ma lampe à cette voûte noire;
Et sans cesse, à côté de sa triste mémoire,
Mon esprit, dans ces temps d'oubli contagieux,
Fera veiller dans l'ombre un vers religieux 1 !
Toutefois, nous le répéterons, entre tous les éléments dont la poésie se compose, M. Hugo s'attache encore trop exclusivement à l'image. Or la poésie, dans sa totalité, se tire de tout l'homme à la fois, de toute sa vie, et doit la représenter tout entière. Ou, s'il y a plusieurs poésies, le génie doit les embrasser toutes et les réduire à l'unité. Il y a une poésie de la pensée, une autre de l'imagination, une troisième du sentiment, une dernière de l'action. Celle-ci se produit en actes ; elle ne tient pas une lyre, mais tour à tour le glaive du soldat, la balance du juge, le bâton du pèlerin, la bêche du
1 II. Sunt lacrumse rerum.
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laboureur, la sonde du marin, le ciseau de l'artisan. Une telle poésie appartient à tous ; et souvent elle éclate en ceux-là surtout qui ne se piquent point de la posséder, et à qui même est inconnu le nom de poésie. Mais cette poésie de l'action est le type et l'indication d'une poésie écrite, supérieure à celle des couleurs, des images, des sens, et même des sentiments et des pensées. Si le verbe, malgré son excellence, n'a de valeur que par le substantif qui le porte, si le sentiment et la pensée n'ont tout leur prix que lorsque la vie les confirme et leur donne un corps, la poésie s'élève à mesure qu'elle ressemble davantage à l'action, à l'action, qui seule est la vie, et toute la vie, puisqu'elle en suppose tous les éléments, les concentre et les féconde. Il y a une année1, nous demandions à M. Hugo moins d'images et plus de mouvement ; c'est que le mouvement de la pensée est aussi de l'action, une sorte de drame intellectuel. Notre vœu se trouve accompli en plusieurs morceaux de ce recueil ; mais en général, dans la poésie de M. Hugo, le spectacle l'emporte encore sur le drame. Une ou deux citations, qui n'ont pas le seul avantage d'être courtes, interpréteront notre pensée, si elle en a besoin. Voici quelques vers de La Fontaine ; c'est une fable ; l'action, j'en conviens, est donnée par le but même de l'ouvrage ; et il n'y a là nul mérite assurément ; mais l'exemple n'en vaut que mieux; car on distinguera, comme deux courants dans une même eau. le drame donné par le sujet, et le drame de la pensée :
1 A propos des Chants du Crépuscule.
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Un bloc de marbre était si beau Qu'un statuaire en fit l'emplette.
Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?
Il sera dieu ! même je veux Qu'il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains, faites des vœux,
Voilà le maître de la terre 1 !
Tout commentaire serait superflu. On sent, du premier coup, le drame ajouté au drame, l'action à l'action ; et, si je ne me trompe, on sent aussi combien cette poésie l'emporte sur toutes les autres, parce qu'elle les renferme toutes, comme l'épopée est le poème des poèmes. Citons encore cette strophe d'un autre grand poète :
J'ai d'un géant vu le fantôme immense Sur nos bivouacs fixer un œil ardent ;
Il s'écriait : Mon règne recommence ;
Et de sa hache il montrait l'Occident.
Du roi des Huns c'était l'ombre immortelle ;
Fils d'Attila, j'obéis à sa voix ;
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle,
Et foule aux pieds les peuples et les rois *.
L'auteur de cette strophe, ou de ce drame, est l'auteur de mille drames pareils. Son exemple serait inutile à proposer à ceux qui n'auraient pas en eux de quoi le suivre ; mais le poète des Voix intérieures est fait lui-même pour le donner, lorsque sa vive préoccupation des couleurs et des formes se sera calmée dans l'âge plus mûr où les années l'entraînent. Mais puisse ce même âge lui enseigner une
1 LA FONTAINE. Livre IX, Fable VI. Le Statuaire et la statue de Jupiter.
- BI,RAN(;ER. Le chant du Cosaque.
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poésie plus haute que toutes celles que nous venons d'énumérer, la poésie de la vérité, la poésie de la foi ! Nous ne faisons point ici une métaphore ou un jeu de mots ; car, encore que nous souhaitions à notre poète beaucoup mieux qu'un progrès de poète, il est pourtant vrai qu'à la hauteur que nous indiquons, il rencontrerait la poésie avec la vie ; puisqu'il est impossible que la suprême vérité, sortant d'elle-même pour se revêtir de la parole humaine, ne devienne pas une poésie, et la plus pure, la plus parfaite, comme la plus vivante ; c'est à cette hauteur en effet que l'idée et la vie, la réalité et l'image, s'embrassent et se confondent ; c'est de là seulement qu'on peut dire de l'art quelque chose de mieux que ces mots d'ailleurs si vrais :
Je rêve à l'art qui charme, à l'art qui civilise,
Qui change l'homme un peu 1 !
C'est là que nos vœux poussent incessamment ces beaux génies que nous aimons tant, et au sujet de qui nous redisons, avec l'un d'eux, dans un de ses morceaux les plus sérieux :
Priez,
Priez pour ces hommes qui chantent * !
1 XXIX. A Eugène V'e H.
2 VI. Oh ! vivons, disent-ils.
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IV
LES RAYONS ET LES OMBRES
Un volume in-8». — PHO.
PREMIER ARTICLE1.
On aimait fort, avant le grand siècle, à donner aux recueils de vers des titres symboliques. A peine sur le seuil, le lecteur avait affaire à la métaphore ; tant le poète, ce semble, était pressé de se produire. Boileau mit bon ordre aux Montres, Miroirs d'amour et autres intitulés du même genre. Nous y sommes revenus ; tel titre est une image, une prosopopée, une plainte, un soupir ; le point admiratif ou interrogatif n'y manque pas toujours. Bientôt nous verrons l'épigraphe, sortant de son lieu, aller prendre la place du titre, et le titre devenir épigraphe. A la bonne heure. Notre avantage sur ceux que nous imitons à deux cents ans de distance, c'est que les titres de nos ouvrages sont mélancoliques, philosophiques et rêveurs. Un livre ainsi porte à son front les stigmates du siècle malade qui l'a produit ; et ceux qui, dans l'avenir, voudront nous connaître, pourront se contenter d'un regard jeté sur le frontispice de nos
1 Semeur IX. 15 Juillet 1840,
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poèmes: ils auront plus d'une raison peut-être de s'en tenir à ce procédé sommaire. Mais le livre qui, sur ce point, nous en a rappelé tant d'autres, leur ressemble d'ailleurs trop peu, leur est trop supérieur, et la pensée qui en a suggéré le titre est trop sincère ; le ridicule que nous jetterions sur ce détail retomberait sur nous. M. Hugo, en donnant à ses trois derniers volumes les noms de Chants du Crépuscule, de Voix intérieures, de Rayons et [d'] Ombres, n'a fait qu'obéir au principe fortement imprimé en lui, qui subordonne l'art à la pensée et le poète à l'homme. Sous la forme du vers et du chant, c'est son âme qu'il nous ouvre et qu'il nous explique ; et quiconque a lu une de ses préfaces sait bien qu'avec les moyens spéciaux du poète il croit remplir une mission sociale.
Nous respectons cette intention ; mais nous regrettons qu'un homme d'un aussi grand sens que M. Hugo ne se départe pas, une bonne fois pour toutes, de ce ton sentencieux et de ce style d'oracle, qui ne conviennent nulle part aussi peu que dans un exorde ou dans une préface :
« Un poète a écrit le Paradis perdu ; un autre poète a écrit les Ténèbres.
» Entre Eden et les Ténèbres il y a le monde ; entre le commencement et la fin il y a la vie ; entre le premier homme et le dernier homme il y a l'homme.
» L'homme existe de deux façons : selon la société et selon la nature. Dieu met en lui la passion ; la société y met l'action ; la nature y met la rêverie1. »
1 Préface du recueil Les Rayons et les Ombres.
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Oh ! que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse Qui, sans faire d'abord d'aussi haute promesse,
Me dit d'un ton aisé, doux, simple, harmonieux :
« Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j'ai le plus travaillée. Cependant j'avoue que le succès ne répondit pas d'abord à mes espérances : à peine elle parut sur le théâtre qu'il s'éleva quantité de critiques qui semblaient la devoir détruire. Je crus moi-même que sa destinée serait à l'avenir moins heureuse que celle de mes autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette pièce ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque bonté ; les critiques se sont évanouies ; la pièce est demeurée. C'est maintenant celle des miennes que la cour et le public revoient le plus volontiers ; et si j'ai fait quelque chose de solide et qui mérite quelque louange. la plupart des connaisseurs demeurent d'accord que c'est ce même Britannicus t. »
Il est bien vrai que Racine, dans ses préfaces, n'abordait point les grandes questions qui remplissent celles de M. Hugo; apparemment, parce que le dix-septième siècle croyait avoir déjà la réponse aux questions que le nôtre a posées de nouveau ; mais s'il eût cru devoir le faire, eût-il quitté pour cela le ton aisé, doux, simple, harmonteux, pour le style impérieux et la phrase napoléonienne de l'auteur des Orientales ? J'en doute par plusieurs raisons, ne fût-ce que par celle-ci, c'est qu'une préface est une préface, et qu'Horace, en disant : Neque semper arcum tendit Apollo, pensait surtout aux préfaces.
Que nous apprennent d'ailleurs les préfaces de M. Hugo? Peu de chose, il faut l'avouer. Quand M. Hugo dogmatise, il se trompe, nous le croyons,
Il Préface de Britannicus.
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sur sa vocation. Elle est différente, elle est plus haute. Sa vocation n'est pas de savoir, mais de voir. Sa faculté à lui, c'est l'intuition ; c'est ce don mystérieux qui semble s'éteindre dans les esprits, et ne se retrouve entier et puissant que dans des hommes très forts. Voir avec l'âme, comprendre avec l'âme, quoi de plus beau ! Ce talisman qui s'est brisé dans la main de tant d'autres, et qui s'est conservé dans celle de M. Hugo, c'est la poésie. Heureux serions- nous, si la nature nous faisait remonter à l'intuition du vrai et du bon, comme elle élève le poète à l'intuition de l'idéal ! Mais cette seconde naissance ou cette seconde vue de l'homme qu'on appelle poète est le fruit mystérieux d'un miracle pour l'homme qu'on appelle chrétien.
Sérieusement nous regrettons que M. Hugo attache tant de prix à ce rôle de penseur, dont le nom revient si souvent jusque dans ses vers. Est-ce un penseur que nous attendons, est-ce un penseur que nous demandons ? non, mais un poète, et certes, c'est bien assez. Et puis, à prendre ce mot de penseur dans le sens où le prend certainement M. Hugo, ce qu'on nous promet on ne nous le donne pas. Où donc est le penseur dans ces brillantes poésies, j'entends l'homme qui examine, qui compare et qui conclut? Je ne trouve qu'un homme qui doute, qui rêve et qui sent. Où est l'homme qui nous choisit notre route au carrefour embarrassant des systèmes? Je ne vois qu'un homme embarrassé lui-même sur le chemin qu'il doit tenir. Où sont les rayons ? Je ne vois que des ombres. Entendons-nous bien pourtant : si l'on veut appeler rayons ces sentiments instinctifs, ces affections naturelles, qui non seule-
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ment réchauffent notre vie, mais illuminent notre sentier, bien des doux rayons; Dieu merci, percent les ombres où le poète languit. Et nous ne saurions trop remercier M. Hugo toutes les fois qu'il prête l'appui de son talent à quelqu'une de ces vérités sociales avec lesquelles la société même s'en va. Mais de combien de nuages n'est pas voilée la première des vérités sociales pour celui que le théisme et le panthéisme réclament tour à tour, et qui n'a de Dieu même, lorsqu'il vient à parler de Dieu, que des idées si vagues, si indécises, si insuffisantes au gouvernement de la vie ? Nous le trouvons, pour notre part, bon philosophe où il ne s'en doute pas, et très peu philosophe alors qu'il songe à l'être.
Pour philosophe, au sens rigoureux du terme, on ne l'est pas à si bon marché, on ne l'est pas non plus à si haut prix. Il n'est pas besoin d'être poète, c'est- à-dire de porter sur son front une couronne, pour philosopher ; mais, d'un autre côté, il faut, pour philosopher, plus de patience, plus d'étude et plus de rigueur. Bénis soient, cependant, ceux qui viennent dans la vieillesse du monde marquer du sceau d'une poésie vraie ces vérités de tous les temps, ces nécessités de tous les lieux, l'ordre, le devoir, la liberté, la pitié, la famille ! Et pourquoi, poète, vou- driez-vous faire davantage, et ne seriez-vous pas content de votre lot ? Daignez nous en croire : de votre œuvre, déjà si imposante par la masse, et partout si éblouissante, c'est là ce qui restera. La postérité conserve toujours, humides et brillantes, les larmes qu'ont pleurées les vrais poètes; les ardeurs de l'infortunée Lesbienne ne se sont pas refroidies sur le chemin des siècles, et sans le secours de la
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pensée philosophique, elles vivent, elles brûlent encore :
Vivuntque commissi calores ^Eolise fidibus puellse1.
Les poètes dont on se souvient le mieux, dont on relit le plus souvent les vers, ne sont pas ceux qui ont le plus parlé de la poésie comme d une ,fbnetion, mais ceux qui ont été le plus ingénument poètes. Je propose à M. Hugo de faire une épreuve: qu'il s'informe quels sont les morceaux de ses œuvres que tout le monde cite lorsqu'il est question de lui, et surtout ceux que l'on récite, ceux en un mot dont les contemporains composent ordinairement son trophée. Jamais je n'aurais été plus trompé, si les pièces où il dogmatise n'étaient pas le moins souvent rappelées ; car, au philosophe, ou au poète qui veut philosopher, on demande une conclusion, et M. Hugo ne conclut jamais ; un système, et il n'en a point ; des pensées du moins, des aperçus nouveaux et frappants : il en a, mais en morale seulement ; il pense admirablement, mais en poète.
Qu'est-ce, d'ailleurs, qu'il peut apprendre au monde et en quoi remplit-il sa jonction doctorale, celui dont toutes les paroles, quand elles expriment quelque chose, expriment le doute, et dont les pensées, sans liaison les unes avec les autres, n'ont pas même toujours un objet précis et distinctement aperçu ; qui tantôt prête l'oreille aux voix les plus discordantes, Et les laisse accomplir ce qu'elles font en lui %
1 HORACE, Odes, livre IV. ode IX : « L'amour respire encore dans les tendres sons du luth de Sapho. »
:î IV. Regard jeté dans une mansarde.
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tantôt ramasse la tradition ,féconde qui couvre tout ce que le ciel peut bénir1 ; en un mot, dont la philosophie, comme système, se réduit. à rien, ce dont personne certes ne lui ferait un grief, puisqu'il n'est obligé à rien envers la philosophie, si chacune de ses préfaces, montrant du doigt dans ses vers l'endroit de la philosophie, ne montrait un vide à cet endroit ?
Encore voudrait-on bien que ce ne fût qu'un vide ; ce serait un sujet de louange plutôt que de blâme ; mais, outre que l'indifférence et le syncrétisme .qui se trahissent chez M. Hugo sont plutôt une mauvaise philosophie qu'une absence de philosophie, il y a, dans celle des Rayons et des Ombres, plus de maximes fausses, au moins par leur exagération, qu'on n'en permet à un philosophe de profession ; mais, chose singulière, le poète ne les eût pas dites, ces maximes, s'il eût voulu être simplement poète. Ce n'est pas le poète, mais bien le philosophe inexpérimenté qui a dit : que toute larme lave quelque chose ' ; c'est une philosophique boutade que cette hyperbole trop outrée pour être amère :
Moi j'ai toujours pitié du pauvre marbre obscur;
De l'homme moins souvent, parce qu'il est plus dur3.
J'accuse encore le philosophe plutôt que le poète de cette pensée :
D'une seule vertu (la bonté) Dieu fait le cœur des justes, Comme d'un seul saphir la coupole du ciel '.
1 XLIV. Sagesse. VI.
- Fonction du poète.
3 XXXIX. A L.
1 XXXVI. La statue.
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et je regrette que cette image, si admirable quand on l'applique à l'amour de Dieu, ait reçu du poète une application moindre et moins exacte. Enfin, comme la poésie, cette intuition de l'âme, a le coup d'œil plus sûr que la philosophie, ce n'est pas elle, mais plutôt la philosophie, que je tiens responsable de ces deux vers :
Car la poésie est l'étoile Qui mène à Dieu rois et pasteurs 1.
Ce n'est pas que la poésie ait, en général, une médiocre opinion d'elle-même, et on lui passe volontiers de se surfaire un peu ; mais depuis les temps où, non contente de célébrer les dieux, elle les faisait, où elle donnait à la religion son objet en même temps que son langage, il ne lui est plus permis de parler ainsi, et de fait elle ne s'en est plus avisée. M. Hugo sait très bien qu'au point où nous en sommes, il n'est pas vrai de dire du poète que
Dans notre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé2,
ni de penser que ses chants relèveront dans les consciences les autels du Dieu inconnu. La poésie, dans ce genre, ne créera jamais que de la poésie ; et à moins que le Dieu dont parle ici le poète ne soit un Dieu qu'on adore avec l'imagination, qu'on apaise avec des images, et qu'on encense avec de l'harmonie, la poésie ne fera jamais une œuvre si sérieuse ; il faudrait d'abord qu'on la prît au sérieux, et qui est-ce qui la prend au sérieux ? — Les poètes, pensez-
1 1. Fonction du ooe/e.
2 I. Fonction du poète.
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vous ? Les poètes moins que personne. Je ne dis pas cela pour M. Hugo, ni pour deux ou trois avec lui ; mais je le dis pour tous les autres. Si les poètes pouvaient nous donner un Dieu, je n'en voudrais point ; le monde serait riche d'une métaphore de plus, et cette métaphore serait un mensonge.
L'auteur des Rayons et des Ombres ne serait pas le premier qui, méconnaissant son génie, aurait méprisé en soi ce que d'autres y adorent. Il cherche sa force hors de lui-même, ou, si l'on veut, il se cherche lui-même où il n'est pas, dans le système et dans la théorie : disons-lui donc où il se trouvera toujours; c'est dans l'impression immédiate et naïve, c'est dans l'émotion solitaire et recueillie. Son point de vue poétique est excellent : c'est celui d'un puissant bon sens, d'une nature franche, d'un caractère fort; c'est là qu'il se place, ou plutôt que Dieu l'a placé pour voir et pour penser certaines choses infiniment simples, mais que leur simplicité même met au- dessus des esprits raffinés et usés. Dépouillez le poète de son manteau tout constellé d'étincelantes métaphores : il sera riche encore, car il a des idées poétiques, quelque chose qui ne court pas les rues, quelque chose de rare, quelque chose qui a fait marcher d'un même pas vers la postérité Sapho et Platon, Corneille et Spinosa ; car, à la hauteur du génie, tous les genres se touchent et tout le monde se trouve poète. Eh bien ! M. Hugo a des idées : je ne dis pas des sentences, quoiqu'il en ait de belles, et qui resteront; car ici son tic le reprend, et le ton d'oracle vient revêtir, sans les animer, des choses qu'il faut laisser nues parce qu'elles sont au-dessus ou au-dessous du style :
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Les actions qu'on fait ont des lèvres d'airain 1.
De nos maux, chiffres noirs, la sagesse est la. somme2.
Et beaucoup d'autres vérités du même genre. Non, ce que j'appelle idées, ce sont des vues, des aspects, des scènes, quelque chose que tout le monde a vu et que personne n'a regardé, et dont, en l'entendant, chacun s'écrie : Comment ne m'en suis-je point avisé? Ces idées ont souvent, chez M. Hugo, leurs moments distincts, leur développement gradué ; et c'est en quoi les Rayons et les Ombres me paraissent en progrès sur les recueils plus anciens de M. Hugo, où l'image scintillait partout, mais où manquait trop souvent le mouvement. Et quelle simplicité grandiose et charmante dans la conception de plusieurs de ces morceaux ! Lisez, par exemple, le Regard jeté dans une mansarde. Un seul personnage, point de paroles, point d'action, et tout un drame, une effrayante péripétie, qui, comme le marteau sur le timbre d'une pendule embarrassée, se soulève et ne retombe pas ; un dénouement demeuré dans l'ombre, et laissant le cœur serré par l'incertitude. Et quel est ce dénouement, ou plutôt quel est ce noeud ? Il s'agit de savoir si les doigts distraits d'une jeune fille ouvriront un vieux livre couvert de poussière; mais ce livre, second personnage de cette petite tragédie, c'est un volume de Voltaire. Adieu, avec lui, la foi, l'innocence, la résignation, la modestie, le bonheur !
L'église est vaste et haute. A ses clochers superbes L'ogive en fleur suspend ses trèfles et ses gerbes ;
Son portail resplendit, de sa rose pourvu ;
1 XX. Au statuaire David. — 2 XLIV. Sagesse.
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Le soir fait fourmiller sous la voussure énorme Anges, vierges, le ciel, l'enfer sombre et difforme,
Tout un monde effrayant comme un rêve entrevu.
Mais ce n'est pas l'église et ses voûtes sublimes,
Ses portes, ses vitraux, ses lueurs, ses abîmes,
Sa façade et ses tours qui fascinent mes yeux ; [cendre, Non; c'est, tout près, dans l'ombre où l'âme aime à des- Cette chambre d'où sort un chant sonore et tendre, Posée au bord d'un toit comme un oiseau joyeux.
Oui, l'édifice est beau, mais cette chambre est douce. J'aime le chêne altier moins que le lit de mousse;
J'aime le vent des prés plus que l'âpre ouragan ;
Mon cœur, quand il se perd sur les vagues béantes, Préfère l'algue obscure aux falaises géantes,
Et l'heureuse hirondelle au splendide océan.
Frais réduit ! à travers une claire feuillée Sa fenêtre, petite et comme émerveillée,
S'épanouit auprès du gothique portail.
Sa verte jalousie à trois clous accrochée,
Par un bout s'échappant, par l'autre rattachée, S'ouvre-coquettement comme un grand éventail.
Au dehors un beau lis ...........................
Et dans l'intérieur, par moments, luit et passe Une ombre, une figure, une fée, une grâce,
Jeune fille du peuple au chant plein de bonheur, Orpheline, dit-on, et seule en cet asile,
Mais qui parfois a l'air, tant son front est tranquille,
De voir distinctement la face du Seigneur.
On sent, rien qu'à la voir, sa dignité profonde.
De ce cœur sans limon nul vent n'a troublé l'onde.
Ce tendre oiseau qui jase ignore l'oiseleur.
L'aile du papillon a toute sa poussière.
L'âme de l'humble vierge a toute sa lumière.
La perle de l'aurore est encor dans la fleur.
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Sur son beau col, empreint de virginité pure,
Point d'altière dentelle ou de riche guipure ;
Mais un simple mouchoir noué pudiquement.
Pas de perle à son front, mais aussi pas de ride,
Mais un œil chaste et vif, mais un regard limpide.
Où brille le regard, que sert le diamant?
L'angle de la cellule abrite un lit paisible.
Sur la table est ce livre où Dieu se fait visible, ........................... Et dans un coin obscur, près de la cheminée,
Entre la bonne Vierge et le buis de l'année,
Quatre épingles au mur fixent Napoléon.
Cet aigle en cette cage ! — Et pourquoi non ? dans l'ombre De cette chambre étroite et calme, où rien n'est sombre, Où dort la belle enfant, douce comme son lis,
Où tant de paix, de grâce et de joie est versée,
Je ne hais pas d'entendre au fond de ma pensée Le bruit des sourds canons roulant vers Austerlitz.
Et près de l'empereur devant qui tout s'incline,
— 0 légitime orgueil de la pauvre orpheline! —
Brille une croix d'honneur, signe humble et triomphant, Croix d'un soldat, tombé comme tout héros tombe,
Et qui, père endormi, fait, du fond de sa tombe,
Veiller un peu de gloire auprès de son enfant.
...........................
Le matin elle chante et puis elle travaille,
Sérieuse, les pieds sur sa chaise de paille,
Cousant, taillant, brodant quelques dessins choisis ;
Et tandis que, songeant à Dieu, simple et sans crainte, Cette vierge accomplit sa tâche auguste et sainte,
Le silence rêveur à sa porte est assis.
Ainsi, Seigneur, vos mains couvrent cette demeure.
Dans cet asile obscur qu'aucun souci n'ettleure,
Rien qui ne soit sacré, rien qui ne soit charmant !
...........................
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Nul danger ! nul écueil !... Si! l'aspic est dans l'herbe ! Hélas ! hélas ! le ver est dans le fruit superbe !
Pour troubler une vie il suffit d'un regard. ...........................
Plein de ces chants honteux, dégoût de la mémoire,
Un vieux livre est là-haut sur une vieille armoire,
Par quelque vil passant dans cette ombre oublié ; Roman du dernier siècle ! œuvre d'ignominie !
Voltaire alors régnait, ce singe de génie,
Chez l'homme en mission par le diable envoyé. ...........................
Frêle barque assoupie à quelque pas d'un gouffre ! Prends garde, enfant! cœur tendre où rien encore ne 0 pauvre fille d'Eve ! ô pauvre jeune esprit ! [souffre ! Voltaire, le serpent, le doute, l'ironie,
Voltaire est dans un coin de ta chambre bénie!
Avec son œil de flamme il t'espionne, et rit.
Hélas ! si ta main chaste ouvrait ce livre infâme,
Tu sentirais soudain Dieu mourir dans ton âme.
Ce soir tu pencherais ton front triste et boudeur Pour voir passer au loin dans quelque verte allée Les chars étincelants à la roue étoilée,
Et demain tu rirais de la sainte pudeur !
Ton lit, troublé la nuit de visions étranges,
Ferait fuir le sommeil, le plus craintif des anges.
Tu ne dormirais plus, tu ne chanterais plus ;
Et ton esprit, tombé dans l'Océan des rêves,
Irait, déraciné comme l'herbe des grèves,
Du plaisir à l'opprobre et du flux au reflux.
Oh ! la croix de ton père est là qui te regarde 1
La croix du vieux soldat mort dans la vieille garde ! Laisse-toi conseiller par elle, ange tenté !
...........................
Laisse-toi conseiller par l'aiguille ouvrière,
Présente à ton labeur, présente à ta prière,
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Qui dit tout bas : Travaille ! — Oh ! crois-la I — Dieu, Fit naître du travail, que l'insensé repousse, [vois-tu, Deux filles : la vertu, qui fait la gaîté douce,
Et la gaîté, qui rend charmante la vertu 1 !
C'est également une seule idée, simple et saisissante, qui fournit toute la matière des morceaux intitulés le Monde et le Siècle, Spectacle rassurant, Rencontre. Ceux de nos lecteurs qui se rappellent (et certainement s'ils l'ont lu, ils se le rappellent) le morceau des Oiseaux envolés, dans les Voix intérieures, apprendront avec plaisir que le nouveau volume en renferme de pareils, l'un, dans la longue pièce intitulée : Sagesse (il a été cité, avec de justes éloges, dans un excellent article de la Revue des Deux-Mondes), l'autre sous le titre : Ce qui se passait aux Feuillantines en 1813. Il est loin d'être sans défauts, et l'idée même n'en est pas irréprochable ; toutefois je doute que l'écrivain puissant et l'habile versificateur se montre nulle part dans ce volume avec plus d'avantage.
J'eus dans ma blonde enfance, hélas ! trop éphémère, Trois maîtres : — un jardin, un vieux prêtre et ma mère. —
Le jardin était grand, profond, mystérieux,
Fermé par de hauts murs aux regards curieux,
Semé de fleurs s'ouvrant ainsi que des paupières,
Et d'insectes vermeils qui couraient sur les pierres; Plein de bourdonnements et de confuses voix ;
Au milieu, presque un champ ; dans le fond, presque un Le prêtre, tout nourri de Tacite et d'Homère, [bois. Etait un doux vieillard. Ma mère — était ma mère !
Ainsi je grandissais sous ce triple rayon.
1 IV. Regard jeté dans une mansarde.
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Un jour.... — Oh 1 si Gautier me prêtait son crayon, Je vous dessinerais d'un trait une figure Qui chez ma mère un soir entra, fâcheux augure ! Un docteur au front pauvre, au maintien solennel, Et je verrais éclore à vos bouches sans fiel,
Portes de votre cœur qu'aucun souci ne mine,
Ce rire éblouissant qui parfois m'illumine !
Lorsque cet homme entra, je jouais au jardin,
Et rien qu'en le voyant je m'arrêtai soudain.
C'était le principal d'un collège quelconque.
Les tritons que Coypel groupe autour d'une conque, Les faunes que Watteau dans les bois fourvoya, Les sorciers de Rembrandt, les gnomes de Goya, Les diables variés, vrais cauchemars de moine, Dont Callot en riant taquine saint Antoine,
Sont laids, mais sont charmants, difformes, mais remplis D'un feu qui de leur face anime tous les plis,
Et parfois dans leurs yeux jette un éclair rapide. — Notre homme était fort laid, mais il était stupide.
Pardon, j'en parle encor comme un franc écolier. C'est mal. Ce que j'ai dit, tâchez de l'oublier ;
Car de votre âge heureux, qu'un pédant embarrasse, J'ai gardé la colère et j'ai perdu la grâce.
Cet homme chauve et noir, très effrayant pour moi, Et dont ma mère aussi d'abord eut quelque effroi, Tout en multipliant les humbles attitudes, Apportait des avis et des sollicitudes :
— Que l'enfant n'était pas dirigé, — que parfois Il emportait son livre en rêvant dans les bois ; Qu'il croissait au hasard dans cette solitude ; Qu'on devait y songer ; que la sévère étude Etait fille de l'ombre et des cloîtres profonds ;
Qu'une lampe pendue à de sombres plafonds,
Qui de cent écoliers guide la plume agile, Eclairait mieux Horace et Catulle et Virgile,
Et versait à l'esprit des rayons bien meilleurs Que le soleil qui joue à travers l'arbre en fleurs ;
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Et qu'enfin il fallait aux enfants, — loin des mères, — Le joug, le dur travail et les larmes amères. Là-dessus, le collège, aimable et triomphant,
Avec un doux sourire offrait au jeune enfant,
Ivre de liberté, d'air, de joie et de roses,
Ses bancs de chêne noir, ses longs dortoirs moroses, Ses salles qu'on verrouille et qu'à tous leurs piliers Sculpte avec un vieux clou l'ennui des écoliers,
Ses magisters qui font, parmi les paperasses, Manger l'heure du jeu par les pensums voraces,
Et sans eau, sans gazon, sans arbres, sans fruits mûrs, Sa grande cour pavée entre quatre grands murs.
L'homme congédié, de ses discours frappée,
Ma mère demeura triste et préoccupée.
Que faire ? que vouloir ? qui donc avait raison :
Ou le morne collège, ou l'heureuse maison ?
Qui sait mieux de la vie accomplir l'œuvre austère : L'écolier turbulent, ou l'enfant solitaire?
Problèmes ! questions 1 elle hésitait beaucoup. L'affaire était bien grave. Humble femme après tout, A me par le destin, non par les livres faite,
De quel front repousser ce tragique prophète,
Au ton si magistral, aux gestes si certains,
Qui lui parlait au nom des Grecs et des Latins?
Le prêtre était savant sans doute; mais, que sais-je ? Apprend-on par le maître ou bien par le collège ?
Et puis enfin, — souvent ainsi nous triomphons ! — L'homme le plus vulgaire a de grands mots profonds : — « Il est indispensable ! — il convient 1 — il importe ! » Qui troublent quelquefois la femme la plus forte. Pauvre mère ! lequel choisir des deux chemins ? Tout le sort de son fils se pesait dans ses mains. Tremblante, elle tenait cette lourde balance,
Et croyait bien la voir par moments en silence Pencher vers le collège, hélas [ en opposant Mon bonheur à venir à mon bonheur présent.
Elle songeait ainsi sans sommeil et sans trève.
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C'était l'été : Vers l'heure où la lune se lève,
Par un de ces beaux soirs qui ressemblent au jour, Avec moins de clarté, mais avec plus d'amour,
Dans son parc, où jouaient le rayon et la brise,
Elle errait, toujours triste et toujours indécise, Questionnant tout bas l'eau, le ciel, la forêt,
Ecoutant au hasard les voix qu'elle entendrait.
C'est dans ces moments-là que le jardin paisible,
La broussaille où remue un insecte invisible, ..........................
Les cent fleurs du buisson, de l'arbre, du roseau,
Qui rendent en parfums ses chansons à l'oiseau,
Se mirent dans la mare, ou se cachent dans l'herbe, Ou qui, de l'ébénier chargeant le front superbe,
Au bord des clairs étangs se mêlant au bouleau, Tremblent en grappes d'or dans les moires de l'eau; Et le ciel scintillant derrière les ramées,
Et les toits répandant de charmantes fumées ;
C'est dans ces moments-là, comme je vous le dis,
Que tout ce beau jardin, radieux paradis,
Tous ces vieux murs croulants, toutes ces jeunes roses, Tous ces objets pensifs, toutes ces douces choses, Parlèrent à ma mère avec l'onde et le vent,
Et lui dirent tout bas : — « Laisse-nous cet enfant11 »
Ici nous entrons dans une de ces longues avenues de pensées vagues et de phrases sonores, où notre poète se complaît et s'attarde trop volontiers. C'est un long discours des fleurs, des montagnes, de l'horizon bleu, de l'onde et du vent, de toutes ces douces choses sur l'éducation qu'elles prétendent donner à l'enfant.
Je saute deux feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin,
1 XIX. Ce qui se passait aux Feuillantines vers i8i3.
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ou plutôt je reste dans ce jardin, que le poète m'a fait aimer, et je m'informe du résultat de cette délibération entre toute la nature et cette mère :
Ainsi parlaient, à l'heure où la ville se tait,
L'astre, la plante et l'arbre, — et ma mère écoutait. Enfants ! ont-ils tenu leur promesse sacrée ?
Je ne sais. Mais je sais que ma mère adorée Les crut, et, m'épargnant d'ennuyeuses prisons, Confia ma jeune âme à leurs douces leçons.
Dès lors, en attendant la nuit, heure où l'étude Rappelait ma pensée à sa grave attitude,
Tout le jour, libre, heureux, seul sous le firmament, Je pus errer à l'aise en ce jardin charmant, Contemplant les fruits d'or, l'eau rapide ou stagnante, L'étoile épanouie et la fleur rayonnante,
Et les prés et les bois, que mon esprit, le soir, Revoyait dans Virgile ainsi qu'en un miroir.
Après tout, et à prendre les choses au sérieux (non comme le principal d'un collège quelconque, mais comme un homme qui a observé et qui raisonne), il n'est pas bien sûr que cette méthode, quel qu'en ait été le succès avec un enfant comme Victor Hugo, soit la meilleure, ni même absolument bonne. Courir tout le jour, parmi le thym et la rosée, étudier le soir, quand le sommeil a rendu les paupières pesantes, et poursuivre une pensée à travers les mille images dont la dissipation de la journée a rempli sa jeune tête, c'est une méthode que je ne puis adopter qu'avec un amendement, et cet amendement, le voici : ne point étudier du tout. Du reste, ce qui se passait aux Feuillantines n'est que la paraphrase fleurie d'un passage de l'Emile :
« L'heure sonne, quel changement ! à l'instant son œil se ternit, sa gaieté s'efface; adieu la joie, adieu
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les folâtres jeux. Un homme sévère et fâché le prend par la main, lui dit gravement : Allons, Monsieur, et l'emmène. Dans la chambre où ils entrent, j'entrevois des livres. Des livres ! quel triste ameublement pour son âge ! Le pauvre enfant se laisse entraîner, tourne un œil de regret sur tout ce qui l'environne, se tait, et part, les yeux gonflés de pleurs qu'il n'ose répandre, et le cœur gros de soupirs qu'il n'ose exhaler t. »
J'engage le lecteur à chercher dans le Cours de littérature de M. Villemain publié en 1838 (l'un des livres les plus exquis, l'une des lectures les plus saines qui depuis longtemps aient été offertes au public français), quelques observations sur les collèges en réponse aux déclamations de J.-J. Rousseau. Peut-être nous apprendront-elles aussi à quel taux nous devons prendre le charmant paradoxe de M. Hugo. Tout ceci soit dit pour l'acquit de ma conscience ; voilà qui est fait ; après quoi il me sera permis de dire que je préfère cette poésie domestique à toute la métaphysique sociale de quelques autres morceaux. On se repose ici, parce qu'on sent que dans le jet même de sa verve l'auteur se repose aussi. Il y a là quelques-uns de ces mots qui, à notre avis, valent et surpassent les plus brillants météores de la langue figurée :
Ma mère — était ma mère 1 —
Laisse-nous cet enfant !
Je suis fort tenté de faire, de ces deux hémistiches, le texte de mon second article.
1 J.-J. ROUSSEAU, Emile, livre II.
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DEUXIÈME ARTICLE '
Nous sommes restés sur deux mots d'une simplicité touchante, et nous avons dit que nous en ferions le texte de notre second article.
Texte est bien le mot ; car c'est un sermon que nous prétendons faire. Nous voulons, du haut de cette tribune, qu'un journal nous prête, pour quelques instants, en remontrer, comme dit le peuple, il notre curé. Nous essayons de prêcher à M. Victor Hugo cette simplicité, ce laisser-aller, ce premier jet qui lui étaient naturels et qu'il a trop soigneusement étouffés. L'auteur des Rayons et des Ombres est un captif dont nous aimerions à briser les chaînes. Mais quoi ! étaient-ce des chaînes que les mille et mille filaments ténus, capillaires, dont les myrmidons de Lilliput avaient garrotté Y homme-montagne^. Il n'était pas moins fixé au sol par ce réseau qu'il l'eût été par une chaîne. L' homme-montagne de notre poésie a été capturé par les Lilliputiens, qui ne sont autre chose, dans notre sens, que les vaines superstitions de l'art. Il a fini par prendre pour l'art mille et mille petites rubriques, je ne sais combien de tours de force et de sauts périlleux, qui donnent un moment d'agréable effroi, et le sentiment plus ou moins complet de la difficulté vaincue, mais qui, toutes ensemble, ne valent pas un de ces tressaillements de la lyre, soit qu'un sanglot douloureux ou un rire naïf agite sur ses cordes les doigts inattentifs du poète. Il dépense dans cette palestre ou sur
1 Semeur IX, 30 juillet 1840.
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ce théâtre une force infinie, s'épuisant contre des obstacles qui n'existent pas, frappant d'estoc et de taille dans l'air qui n'en peut mais, se créant, pour les terrasser, des ennemis imaginaires, en un mot faisant, comme ces musiciens, de la difficulté en guise d'harmonie. M. Victor Hugo s'est approprié un ,faire merveilleux ; sa dextérité passe toute idée; il taille, perce, amenuise sa tour, se tenant par un bras, et l'on ne sait comment, à quelque aiguille dentelée, et de l'autre sculptant dans la sculpture ; c'est à vous faire frissonner de plaisir et de peur. L'image, nous osons le dire, est plus juste que singulière ; car la poésie des Rayons et des Ombres, donne bien moins l'idée d'une plante qui pompe dans le sol une sève, et la convertit en rameaux qui se penchent et se balancent sur la tige, que d'une construction architecturale, où tout est surposé, taillé et soudé, même ce qui semble s'élancer et croître de soi-même; ces tiges sont de la pierre, ces fleurs sont de pierre; la phrase a les voussures, les dentelures et le fouillé de la pierre ; tout cela n'est point semé, planté, mais bâti. Ce n'est pas que bien des idées heureuses, naïves, ne germent et ne poussent, mais elles se pétrifient en montant ; le tronc devient colonne, la branche devient ogive ; et il mesure que vous avancez, cette idée qui vous avait charmé, vous ne la reconnaissez plus, vous ne la retrouvez plus ;. vous voulez respirer cette fleur, et cette fleur est du marbre.
Je suis fâché de ne pouvoir rendre autrement mon impression ; bien plus fâché de n'en pas recevoir une autre. Le plaisir froid de la surprise est bientôt épuisé ; on veut passer au delà ; on veut en
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finir avec ces jeux bizarres de la phrase et du vers ; impossible : on en est perpétuellement offusqué ; l'impatience vous prend, et l'on devient facilement injuste. Nous ne pensons pas l'avoir été ; nous avons, de bon cœur, dans plusieurs morceaux, dans tous, pour mieux dire, reconnu et salué le poète ; mais, après cela, il faut dire que ce style, admirable si l'on n'y cherche qu'une dextérité puissante dans le maniement de la langue, est pourtant un style factice, pénible et maniéré. Si sa rocailleuse rudesse avait quelque chose de sauvage, si cette poésie Portait sayon de poil de chèvre Et ceinture de joncs marins,
à la bonne heure ; ce serait là un genre de vérité : le rapport des sons et des tours avec les idées; mais non, il est à la fois précieux et bourru, distendu et prolixe, concis sans parvenir à être précis, gratuitement offensant pour l'oreille; curieux, on le dirait, de cacophonies, si bien que beaucoup de vers, à qui les lit tout d'une haleine, rendent assez bien le râle des cailloux que le reflux de la vague rentraîne après elle de la grève dans la mer. Par esprit de contradiction, à ce qu'il semble, l'auteur applique un étouffoir ou une sourdine sur ses vers, ou plutôt brise, de temps à autre, une corde de sa lyre, sur quelque malheureuse désinence : « Philosophes dont l'esprit souffre \ » ceci est un vers; — « L'œil perdu dans l'ombre de tout2 ; » — « Sur le côté divin de tout 1 ; » — « Nous saurons le secret de tout4 ; » ce sont encore des vers ; et combien d'autres affronts tout aussi sensibles au bon goût et à l'harmonie !
11. — 2 1. — 3 xxvi. — 1 XL.
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Il lui faut des vers pleins, copieux, comme les appelle heureusement un célèbre critique ; il n'en veut pas d'autres ; et pour cela il faut que l'incidente entre dans l'incidente, comme un coin de fer dans un coin de bois, tant que le vers en craque et en éclate. Il lui faut des incidentes, dans la pensée comme dans la phrase ; des circonstances, non prochaines, contiguës, mais prises à l'horizon, à perte de vue, impossibles à prévoir, malaisées à rejoindre à l'idée principale, quoique à toute rigueur elles y aient une relation ; ainsi :
Car Gluck et Beethoven, rameaux sous qui l'on rêve1 ;
il faut que chaque vers forme, je ne dirai pas un tableau, ce serait bien, mais une masse compacte et dure, et pour cela les appositions les plus farouches, les chocs les plus meurtrissants, ne lui coûtent rien, et des vers comme ceux-ci ne lui donnent point de remords :
Pourvu que chacun de nous suive Un sentier ou bien un sillon ;
Que, flot sombre, il ait Dieu pour rive,
Et, nuage, pour aquilon2.
Cela ne touche-t-il pas à la barbarie, ou tout au moins au hiéroglyphe ? Et ceci ?
Où, mer qui vient, esprit des temps, nuée obscure, Derrière l'horizon quelque chose murmure 3.
Avec un pareil système, il n'est plus question de couleurs fondues, de transitions ménagées, de facilité, de grâce : tout cela est suranné. Pierre sur
1 XXXV. Que la musique date du seizième siècle.
2 I. Fonction du poète.
* Il. Le 7 août 12.9.
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pierre, sans ciment, mur cru, voilà la phrase de M. Hugo. C'est, vraiment, un style héroïque ; mais quand serons-nous à cette hauteur ? quand est-ce que tout cela nous semblera naturel? quand est-ce que ces vers couleront aussi doucement dans notre oreille qu'ils coulent facilement, je le suppose au moins, de la plume de l'auteur ? Nous espérons que ce progrès sera très lent.
Nous avons parlé de superstition d'artiste. C'en est une assurément que cette richesse pédantesque des rimes. Comment donc un poète a-t-il pu sérieusement se faire une loi d'une recherche si puérile, et se condamner si souvent à des hémistiches parasites, à des vers entiers de remplissage, à des épi- thètes d'une impropriété choquante, le tout pour qu'une rime soit deux ou trois fois plus suffisante qu'il ne faut ? Or, on peut affirmer que cette manie (c'est le mot) entraîne l'un des esprits les plus poétiques que la France ait possédés à des fautes de style et de langue qu'on ne pardonnerait pas à un novice. Souvent, je me représente un volume de M. Hugo tombant entre les mains de Boileau, le Mi- nos ou le Rhadamante de notre poésie :
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?
Je crois voir de tes mains tomber l'urne terrible;
Je crois te voir cherchant un supplice nouveau, Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Nous nous dispenserions volontiers de citer des exemples; mais il le faut bien; ceux qui n'ont pas lu le nouveau volume ne nous en croiraient pas. Riche ou seulement suffisante, est-ce la rime qui a déterminé l'auteur à changer une fois pour toutes l'acception de l'adjectif morose dans plusieurs vers, et notamment dans ces deux-ci :
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Dieu ! que Palestrina, dans l'homme et dans les choses, Dut entendre de voix joyeuses et moroses 1 ! ..........................
Et les mœurs, ce groupe mouvant,
Qui toujours, joyeux ou morose,
Sur ses pas sème quelque chose Que la loi récolte en rêvant2.
En rêvant ! Il y a des lois, j'en conviens, qu'on prendrait pour le fruit d'un mauvais rêve ; mais, à coup sûr, le poète a rêvé lui-même en cet endroit, si ce n'est pas la rime, l'impitoyable rime, qui l'a contraint de faire rêver la loi.
C'est elle encore qui lui impose ce vers au moins bizarre :
Le mal peut se montrer même aux clartés d'un cierge 3.
C'est encore à la difficulté de la rime, ou exagérée ou mal surmontée, qu'il faut imputer les vers suivants :
Tu ne dormirais plus, tu ne chanterais plus ;
Et ton esprit, tombé dans l'océan des rêves,
Irait, déraciné comme l'herbe des grèves,
Du plaisir à l'opprobre et du flux au reflux 4..
L'image est belle, la note fondamentale est pure, et les derniers mots y correspondent bien, mais ils s'y rattachent mal. Après ces mots : du plaisir à l'opprobre, ceux-ci : et du flux au reflux ne sont qu'une adjonction languissante.
Entends ces mille voix... qui toutes Te disent à la fois : Sois pure sous les cieux !
1 XXXV. Que la musique date du seizième siècle.
2 I. Fonction du poète.
3 IV. Regard jeté dans une mansarde.
IV. Regard jeté dans une mansarde.
5 Ibid.
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Et le poète ouvre la strophe suivante par ces mêmes mots : Sois pure sous les cieux, comme pour constater que ce complément : sous les cieux, avait bien, quoi qu'il en semble, une intention. Il en a rendu, par cette répétition, le vide plus sensible encore. Nous n'y saurions voir que du remplissage. Cherchez dans tout Racine des appendices aussi inutiles, vous n'en trouverez pas autant que dans une seule page de poésie moderne ; vous n'en trouverez pas un seul. L'auteur d'Athalie ne se fût pas pardonné une seule incidente, une seule épithète qui eût pu, à l'épreuve, ne pas sembler nécessaire. Que penserait-il de notre poésie ? Nous nous piquons d'être plus concis ; tâchons seulement d'être aussi précis. En étudiant l'histoire des littératures, on peut s'assurer que la recherche de la concision est presque toujours en raison inverse de la précision. Car ce sont bien deux choses. Le style de M. Hugo est plus serré, plus dru que celui de M. de Lamartine : il est tout aussi diffus. Chez l'un la phrase est diffuse ; la diffusion de l'autre consiste à accumuler des phrases concises.
Pour qu'on s'entre-déchire à propos de cent rêves ; Pour que le peuple, foule où dorment tant de sèves, Ait la brutalité pour dernière raison 1.
Les sèves qui dorment dans le peuple ont-elles une relation naturelle, prochaine, avec la pensée actuelle de l'auteur? Toute incidente, toute apposition était superflue en cet endroit ; il valait mieux aller tout droit du substantif au verbe ; ou si l'on voulait qualifier le peuple, ce devait être de manière à préparer
1 VII. Le Monde el le Siècle.
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ce dernier vers ; mais les sèves qui dorment dans le peuple ne nous préparent point à le voir prendre pour dernière raison la brutalité ; car une sève n'est pas nécessairement brutale. Ici, évidemment, l'artiste a été vaincu. Il l'est assez souvent ; il paye ses rimes fort cher ; et nous ne serions pas étonné de voir la critique de Boileau réduire d'un tiers ou de moitié plusieurs des pièces de ce recueil, rien que par la confiscation de ce que la rime a introduit en fraude.
Est-ce en fraude ou de plein droit que s'est glissée dans un style ordinairement si net et si palpable une expression comme celle-ci :
L'homme... sur qui le sort se pose 1 ?
Vit-on jamais image plus vague ? Et pourrait-on, autrement qu'à l'aide du nexe, deviner ce que c'est qu'un être sur qui le sort se pose? Et quand l'auteur nous dit :
Ce rhéteur aux lèvres flétries...
Qui jadis suivait votre étoile,
Mais qui depuis, jetant le voile Où s'abrite l'illusion,
A laissé violer son âme Par tout ce qu'ont de plus infâme L'avarice et l'ambition 2 ;
comprendra-t-on mieux, même avec le secours du nexe, l'intention de ce vers : Oit s'abrite l'illusion ? Quelle illusion? La vôtre ou la sienne? Ce ne peut être la sienne, c'est la vôtre apparemment ; mais cette illusion qui s'abrite, et qui s'abrite derrière le voile dont cet homme se couvre, est-ce naturel,
1 XXXIX. A L.
2 1. Fonction du poète.
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est-ce clair ? et si quelque chose doit être prompte- ment saisi, ne sont-ce pas ces incidentes, ces phrases complémentaires, dont l'objet principal est d'éclair- cir et de mieux déterminer le sens de la phrase générale ? Or, ces éclipses temporaires, ces moments d'embarras pour la pensée se renouvellent assez souvent dans l'écrivain le plus naturellement clair, et dont les procédés, pareils à ceux de la sculpture, rendent la forme par la forme, le corps par le corps, l'objet par l'objet tout entier, c'est-à-dire avec une franchise et une intégrité dont la peinture ne fait pas profession. L'écrivain qui n'a fait que se rendre justice en disant : « Sans méconnaître la grande poésie du Nord représentée en France même par d'admirables poètes, l'auteur a toujours eu un goût vif pour la forme méridionale et précise. Il aime le soleil1 ; » cet écrivain devient quelquefois obscur, non pas faute de comprendre ses propres idées, mais faute de les lier et de les assortir entre elles ; et s'il y manque, c'est que le mécanisme le préoccupe, et que le procédé le distrait de l'art. Cette cause d'obscurité n'est pourtant pas la seule. L'obscurité, l'embarras du moins, peut naître de l'encombrement ; et l'encombrement, dans la poésie de M. Hugo, est quelquefois prodigieux. Là même où rien n'est obscur, le regard, sollicité par trop d'objets, le regard ébloui se trouble, et la vision devient confuse.
Tout chef d'école ou de secte devrait, de temps en temps, regarder ses imitateurs, et voir ses propres défauts à travers leurs œuvres comme à travers un
' Préface.
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verre qui grossit. Il n'y retrouvera pas l'image distincte de ses beautés, car les beautés ne se transportent guère ; ce qui se transporte, c'est la manière, et la manière comprend tous les défauts habituels. Que M. Hugo se promène donc, par passe-temps, parmi les séides de son talent ; et quand il verra tel d'entre eux, accumulant dans un seul morceau comme dans un bazar en désordre, une profusion d'objets disparates, se perdre dans l'interminable et fastidieux inventaire des produits les plus divers de la nature et de l'art ; quand il aura rencontré quelqu'une de ces strophes soi-disant lyriques où les termes techniques s'entre-choquent et produisent à peu près la même harmonie que les pois secs dans la calebasse au bruit de laquelle danse le pauvre noir ; quand il sera sorti du milieu de cette quincaillerie poétique comme on sort, la veille du jour de l'an, des magasins de M. Alphonse Giroux, les yeux éblouis et la tête lourde ; quand il aura, comme un douanier littéraire, inspecté quelqu'un de ces coffres que nous avons la bonté d'appeler des odes, qu'il ne rie pas trop de cette poésie grotesque : elle n'est, à vrai dire, qu'une parodie, une caricature involontaire de la sienne, dont elle accuse très bien, en les exagérant, les formes de prédilection. Entre eux et lui, il n'y a que la différence du talent, différence énorme, je l'avoue ; mais la méthode est bien la même. N'est-ce pas lui qui a donné l'exemple d'énumérer sans fin, si bien qu'il laisse douter s'il a créé les détails pour l'ensemble, ou l'ensemble pour les détails? N'est-ce pas lui qui ne sait point s'arrêter? N'est-ce pas lui dont le manteau poétique est devenu raide et inflexible à force de broderies ? N'est-ce pas
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lui dont la pensée est comme obstruée dans son cours par ces obstacles brillants, qu'il a le malheur de prendre pour des moyens ? N'est-ce pas lui qui laisse sa verve se refroidir dans cette préoccupation infinie du détail et des accessoires ? Quand est-ce qu'il la laisse couler rapide et bouillonnante, sinueuse, je le veux, et par des méandres variés, mais toujours simple et toujours large ? Le vers, l'image, l'épisode, et dans l'épisode l'épisode encore, amusent cette poésie et l'interceptent sans cesse ; l'ensemble échappe, le but disparaît, le mouvement ne se sent plus. Nous avons, sous ce dernier rapport, rendu justice au poète, qui a imprimé à plusieurs des morceaux de ce nouveau recueil un mouvement rapide et vif ; mais le défaut est trop sensible encore ; on sent encore le curieux, l'homme amusé, qui ne sait pas résister à ses goûts, et qui, dans une vaste exploitation, ne voit jamais, comme l'herboriste, que la fleur qu'il rencontre en chemin, ou comme l'archéologue. que la médaille que le soc vient d'exhumer. Cela fait une poésie brisée, incohérente, un tourbillon d'atomes poétiques ; mais ce n'est pas une vraie richesse; et si l'on ne savait pas que M. Hugo est riche, et que ce sont là seulement des fantaisies d'homme opulent, ne croirait-on pas qu'il a cessé d'avoir foi en lui-même, et ne trouverait-on pas dans ce style haletant les symptômes de la fatigue, puisque, en thèse générale, cette manière d'écrire est le dernier enjeu d'une veine sans fécondité ?
M. Hugo a poussé, selon nous, la perfection du procédé aussi loin qu'elle peut aller ; mais, après tout, le procédé n'est jamais que le procédé ; le procédé n'est pas tout l'art; la dextérité n'est qu'une
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partie du talent. On sait bien que son adresse est merveilleuse, et que personne, de nos jours, n'a eu raison de la langue comme lui. Mais pourquoi vouloir le prouver toujours ? pourquoi toujours faire du moyen le but ? Il n'y a peut-être que M. Hugo qui soit en état d'écrire quelque chose comme le Carillon:
Le carillon, c'est l'heure inattendue et folle Que l'œil croit voir, vêtue en danseuse espagnole, Apparaître soudain par le trou vif et clair Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air.
Elle vient, secouant sur les toits léthargiques Son tablier d'argent plein de notes magiques, Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,
Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant ainsi qu'un dard qui tremble dans la cible ; Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et dansante, elle descend des cieux ;
Et l'esprit, ce veilleur fait d'oreilles et d'yeux,
Tandis qu'elle va, vient, monte et descend encore, Entend de marche en marche errer son pied sonore 1.
Convenons-en de bonne grâce, il y a plus ici qu'un mécanisme habile, plus qu'une merveilleuse facture : il y a de la poésie; mais sans prétendre qu'elle soit dépensée en pure perte, je me permets de préférer les morceaux où elle est mieux employée, et de mettre au-dessus de ce carillon au pied sonore (dont le nom caractériserait trop bien quelques-unes de ces énumérations bruyantes que nous avons reprochées à l'auteur), les strophes simples, mâles, énergiques, la poésie de l'âme, le mouvement libre et puissant du morceau à la duchesse d'Abrantès ! Là encore il y a des mots perdus et des vers de remplissage; mais, en général, c'est l'âme qui parle, et qui fait taire la fantaisie :
XVIII. Ert-i't sur la vitre d'une fenêtre flamande.
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Puisqu'ils n'ont pas compris, dans leur étroite sphère, Qu'après tant de splendeur, de puissance et d'orgueil,
Il était grand et beau que la France dût faire L'aumône d'une fosse à ton noble cercueil ; ...........................
C'est à nous cette fois de garder, de défendre La mort contre l'oubli, son pâle compagnon ;
C'est à nous d'effeuiller des roses sur ta cendre ;
C'est à nous de jeter des lauriers sur ton nom !
Puisqu'un stupide affront, pauvre femme endormie, Monte jusqu'à ton front que César étoila,
C'est à moi, dont ta main pressa la main amie,
De te dire tout bas : Ne crains rien ! je suis là !
Car j'ai ma mission ! car, armé d'une lyre,
Plein d'hymnes irrités ardents à s'épancher,
Je garde le trésor des gloires de l'Empire;
Je n'ai jamais souffert qu'on osât y toucher !
Car ton cœur abondait en souvenirs fidèles !
Dans notre ciel sinistre et sur nos tristes jours,
Ton noble esprit planait avec de nobles ailes,
Comme un aigle souvent, comme un ange toujours !
Car, forte pour tes maux et bonne pour les nôtres, Livrée à la tempête et femme en proie au sort,
Jamais tu n'imitas l'exemple de tant d'autres,
Et d'une lâcheté tu ne te fis un port!
Car toi, la muse illustre, et moi, l'obscur apôtre,
Nous avons dans ce monde eu le même mandat,
Et c'est un nœud profond qui nous joint l'un à l'autre, Toi, veuve d'un héros, et moi, fils d'un soldat !
Aussi sans me lasser, dans cette Babylone,
Des drapeaux insultés baisant chaque lambeau,
J'ai dit pour l'empereur : Rendez-lui sa colonne !
Et je dirai pour toi : Donnez-lui son tombeau 1 !
1 XII. A Laure, dnch. d'A.
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La franchise de l'accent, le mouvement parallèle du rythme et de la pensée, une sorte de grâce virile, distinguent ce morceau, que le cœur et la mémoire acceptent du premier coup. C'est de la peinture et de la musique; c'est toute la poésie.
Il y a encore un charme puissant de mélancolie, une grâce triste, et je ne sais quoi de communicatif et de pénétrant dans plusieurs des stances intitulées Tristesse d'Olympio. C'est le thème du Lac des Méditations, mais sur un mode plus triste. En lisant le Lac, on est peut-être plus charmé ; en lisant les stances de M. Hugo, on est peut-être plus ému ; le cœur se serre, et les larmes viennent dans les yeux.
Que peu de temps suffit pour changer toutes choses ! Nature au front serein, comme vous oubliez 1
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés ! ..........................
D'autres vont maintenant passer où nous passâmes. Nous y sommes venus, d'autres vont y venir;
Et le songe qu'avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir !
Car personne ici-bas ne termine et n'achève ;
Les pires des humains sont comme les meilleurs : Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve. Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs.
Oui, d'autres à leur tour viendront, couples sans tache, Puiser dans cet asile heureux, calme, enchanté,
Tout ce que la nature à l'amour qui se cache Mêle de rêverie et de solennité!
D'autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites. Ton bois, ma bien-aimée, est à des inconnus.
D'autres femmes viendront, baigneuses indiscrètes, Troubler le flot sacré qu'ont touché tes pieds nus ! ..........................
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qu'elle soit, n'échappera pas à la censure quand vous aurez admis, sur l'autorité d'un aussi habile écrivain, une définition comme celle-ci : Aimer
C'est se chauffer à tout ce qui bout *.
Il est vrai que c'est aussi pencher son âme
Sur le côté divin de tout2 ;
et, pour ceux qui ont étudié la manière de M. Huiio. ce dernier vers explique l'autre.
J'ai du regret à le dire, cette poésie, de laquelle jaillissent des éclairs du plus beau naturel, est pourtant une poésie factice. C'est un travail d'incrustation pénible. Cela est dur sans être solide. La liaison, la fusion, le libre épanchement se font trop souvent désirer. Et pourtant qui lira, je ne dirai pas ce volume, mais une seule des pages dont il se compose, sans reconnaître un talent extraordinaire, un talent qui, dans les qualités qui le caractérisent, n'a point encore d'égal, un génie mâle, fier, un inventeur en fait de versification et de style, un homme qui a fait faire un pas à la langue de son pays, un poète enfin, et ce mot dit beaucoup? Peut-être M. Victor Hugo, encore tout plein de sève et de force, mais ayant épuisé une première donnée, et n'ayant pas trouvé encore celle qui doit succéder, approfondit, creuse impatiemment ses anciennes traces, et, l'espace lui manquant, sonde et atteint le dernier fond de la manière qu'il s'est faite. Sa poésie, en attendant de se renouveler, se retraduit incessamment. Elle se renouvellera, mais comment ? Inventera-t-elle des
1 XXVI. Mille chemins, tin seul but.
2 Ibid.
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procédés nouveaux ? s'essayera-t-elle en de nouveaux genres ? Est-ce là un renouvellement ? Toute poésie est un point de vue. Les uns en changent à volonté, leur vie de poète étant parallèle, mais non subordonnée à leur vie d'homme ; pour les autres, plus subjectifs, il n'en est pas ainsi ; le renouvellement s'accomplit dans l'âme, et le style ne change que lorsque, pour eux, tous les aspects de la vie ont changé.
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L'ŒUVRE LYRIQUE DE VICTOR HUGO
FRAGMENT D'UN COURS1
Cette leçon fait partie d'un cours sur les lyriques français contemporains donné par M. Vinet à l'Académie de Lausanne en i8q,<Í. Quoiqu'elle ait été rédigée plusieurs années après les études sur les recueils lyriques de M. Victor Hugo postérieurs à 1830, elle peut servir d'introduction à ces études. Le professeur, qui n'avait encore rien écrit sur les recueils antérieurs à cette date, s'y occupe aussi des Odes et Ballades, publiées de 1822 à 1826, et des Orientales, qui parurent en 1828. Les Editeurs.
Nous le disions l'autre jour, Messieurs, ce qu'on a le moins dans les années de la première jeunesse, c'est une pensée à soi. On vit de la vie de tout le monde ; on a l'esprit de son temps, de son parti, de son école ; et quoiqu'on ait. plus qu'on ne l'aura jamais, l'agréable sentiment de ne relever que de soi, il est certain que cet âge n'est pas celui des inspirations vraiment personnelles. De là peut-être on doit conclure qu'il y a danger à s'offrir de bonne heure aux regards du public. Plus tard, la personnalité pourra se dégager, pour chacun, dans la mesure qui lui fut assignée ; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle s'était engagée, mêlée dans la masse
1 Semeur, XIII, 14 août 1844.
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générale, et qu'il faut qu'elle soit forte pour ressortir entière du fonds social. Cette force n'a pas manqué à M. Victor Hugo. S'il ne fut pas lui-même à l'époque où personne ne peut l'être, il ne tarda guère à extraire son génie de cet océan où, pour un temps, tous les génies se confondent ; il se commanda, avec énergie, d'être en effet ce qu'il était, d'être au moins ce qu'il désirait être; et s'il y eut, dans la forme qu'il imprima à son talent, quelque chose de prémédité, d'arbitraire, si, à certains égards, il employa sa personnalité réelle à se pourvoir d'une personnalité factice, toujours faut-il dire qu'il se créa lui-même tel que nous le connaissons, et qu'il sut en quelque sorte se conquérir sur son temps, sur la puissance des exemples, sur l'empire des traditions.
De tous les talents de M. Hugo, le plus éminent sans doute est la volonté ; rien ne le caractérise plus vivement que la foi au travail, que la puissance du travail. Supposez-lui la nonchalance de Lamartine, ce n'est plus Victor Hugo, ce n'est plus personne, ce n'est plus rien. Est-ce à dire qu'il doive tout au travail, rien au talent? Mais pour enfoncer plus avant dans les entrailles de la terre ses veines opulentes, une mine d'or en est-elle moins riche ? Il est des génies faciles ; il en est de laborieux. On ne reconnaît assez ni les bénéfices des seconds, ni les charges qui pèsent sur les premiers. Les premiers, les génies faciles, sont bornés par leur facilité même, dont ils ne font jamais tout l'usage qu'ils en pourraient faire. L'effort élance les seconds fort au delà des limites qui semblaient leur avoir été assignées. Je parle ici d'art et de perfection. Dans les affaires humaines, où la vitesse est un si grand point, les
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résultats sont souvent assurés au talent facile ; et d'ailleurs, il y a plus d'une sorte de travail ; Voltaire ne fut pas, à sa manière, moins laborieux que Rousseau ; s'il n'a pas, de sa main, transcrit neuf fois le Siècle de Louis XIV, il a compensé amplement l'intensité par l'étendue du labeur. De quelque côté qu'on envisage la question, le travail, l'activité si l'on veut, est un élément du succès, et l'on peut croire qu'à égalité de talent (puisque enfin la facilité n'est pas le talent), l'avantage sera toujours pour l'effort contre la facilité.
Je ne cherche point à appliquer cette maxime aux deux grands talents qui s'offrent à notre comparaison. Je ne prononce point sur leur valeur respective. Je dis seulement qu'assujetti à la condition du travail, l'auteur des Orientales et de Notre-Dame de Paris a satisfait admirablement à cette dure et bienfaisante loi de sa nature. Il n'a été tout ce qu'il est qu'à force de l'avoir voulu. Peut-être a-t-il voulu trop de choses : rnais il faut lui rendre la justice qu'il n'en a voulu aucune faiblement, ni aucune en pure perte. Nous avons reproché à l'auteur des Harmonies le tort d'abonder dans son sens ; l'auteur des Rayons et [des] Ombres mérite le même reproche, mais dans une nuance différente. Il y a plus de nonchalance dans l'un, plus d'obstination dans l'autre ; l'excès, la caricature de leurs dispositions respectives serait, d'une part la fatuité, de l'autre la pédanterie ; à quelque distance qu'ils soient restés de ces deux extrémités, ils sont, convenons-en, sur la ligne qui y conduit. S'ils étaient, l'un et l'autre, arrivés jusque-là, l'extrême préoccupation l'emporterait, dans notre estime, sur l'extrême sécurité, et nous
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honorerions, jusque dans ses abus, l'amour du travail et le respect de l'art.
Art, école, système, tout cela est bien loin de la pensée de M. de Lamartine ; la vie de M. Hugo est pleine de tout cela. De la poésie, l'un fait son déduit et l'autre son affaire. L'un récolte en se jouant les dons d'une terre opulente; l'autre, non moins heureux, non moins ravi, triomphe de la moisson dorée que ses sueurs ont fait mûrir, triomphe de ses sueurs mêmes. L'un est poète en attendant mieux, l'autre a dévoué ses jours à la poésie. L'art lui paraît sérieux comme art, et jusque dans ses moindres détails. Il a conçu la pensée d'une rénovation ; il se déclare, en littérature, contre l'autorité de la tradition, à laquelle il prétend substituer l'autorité des principes, c'est-à-dire de ses opinions. Sa vie est remplie par la double lutte du travail et de la propagande. Dans le poète à peine éclos le sectaire paraît déjà. Alors même qu'elle est le plus sincère, l'inspiration, chez lui, tourne au profit du système ; ses jeux mêmes sont des combats. Que veut-il ? mille choses à la fois. Le mot de romantisme les résume ; le mot de liberté les nommerait mieux encore. Liberté rigide, car si elle admet tout dans son enceinte, c'est pour tout soumettre à une même loi : la perfection de la forme. C'est l'asile de Romulus; y pénètre qui veut ; mais on y trouve avec la sûreté qu'on a cherchée, un joug mille fois plus dur que celui qu'on a brisé. C'est la Genève de Calvin, où tous les peuples sont représentés, où tous les accents de la terre se font entendre, où toutes les fortunes se rencontrent, mais où la règle austère des mœurs maintient l'ordre dans la diversité.
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Entreprenant, multiple, divers, infatigable, le talent de M. Hugo s'approprie le monde entier. Sa poésie est la poésie universelle. Tous les temps, tous les lieux, tous les aspects du monde physique et du monde moral, l'histoire et la spéculation, la méditation intime et le fracas des événements, les délices du foyer et les préoccupations de la politique, le gigantesque, l'imperceptible, le rationnel et le fantastique, le beau et le difforme, se donnent rendez-vous dans ses vers. Nil intentatum, c'est son programme. Quo non ascendam ? c'est son espérance. La vie, toute la vie, l'histoire, toute l'histoire, l'homme, tout l'homme, voilà son objet. Tout ce qui est a droit d'être ; tout ce qui a droit d'être a droit d'être chanté. Ouvrez à deux battants la porte à tous les sujets ; que l'art soit votre seul maître, mais que ce maître règne en despote.
Le passager, le contingent, l'histoire en un mot, voilà ce que M. Victor Hugo ajoute à ce domaine de l'abstrait, du nécessaire et de l'universel, cultivé par Lamartine. Victor Hugo n'est pas seulement un poète érudit, sa poésie elle-même est érudite. Emule de M. Dusommerard et d'Alexis Monteil, elle fait des collections, elle ramasse des débris. Le poète a bien voulu, dans un de ses plus charmants ouvrages, nous ouvrir son cabinet d'étude ; de même que ce cabinet, sa poésie est un musée où la barbarie est représentée comme la civilisation, où le magot de la Chine grimace à côté de l'Apollon, où le sublime et le hideux figurent au mème titre, comme deux formes de l'extraordinaire.
M. Hugo pourra se reprocher un jour d'avoir accrédité par son exemple, et un peu par ses maximes,
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ce vieux mot : Frappez fort, que Voltaire est accusé d'avoir prononcé le premier. Lorsqu'il a vu sur la scène, dans le roman, partout, cette règle mise en pratique, il a proclamé solennellement que l'art était à bon point ; il devait dire au contraire : l'art est mort. Quand un maréchal ferrant, avec son enclume et son marteau, peut se donner pour un artiste, assurément l'art est mort. Emouvoir sans troubler, intéresser le cœur en maintenant tout entière la liberté de l'esprit, consacrer, au sein même des plus vives impressions, l'empire des facultés contemplatives, c'est le problème éternel de l'art. Les grands poètes, il est vrai, n'ont pas craint de nous présenter de terribles spectacles ; ils n'ont pas eu pour notre sensibilité des ménagements pusillanimes ; mais leur action sur la pensée s'est toujours montrée plus forte que les plus fortes émotions qu'ils se sont permis d'exciter ; ces émotions n'ont jamais été leur dernier but; à travers l'homme sensitif, dont ils n'avaient pas peur de déchirer la fibre, c'est à l'homme intellectuel et moral qu'ils aspiraient. Une tendance inverse est celle que, malgré lui, M. Hugo a propagée; et il ne devait que trop bien y réussir à une époque où l'intelligence s'est mise gratuitement au service de la matière, et où, dans l'évanouissement des convictions, dans l'empire illimité du scepticisme moral, il n'y a plus rien d'évident que la sensation.
Parce que les représentants d'un prétendu classicisme avaient substitué l'étiquette à la vraie dignité, la périphrase à la poésie, les manières de cour aux bienséances naturelles, il ne fallait pas prendre le change, et attribuer au laid et au trivial un rôle lit-
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téraire qui ne leur appartient pas. M. Hugo ne parviendra pas à nous faire croire que la poésie soit en progrès quand elle se fait prose, et qu'il y ait dans l'amour du beau quelque chose d'efféminé. Le beau est l'objet propre de l'imagination, comme le vrai est celui de la raison. Le laid n'est, en poésie, qu'une ombre passagère. Le mal, sans doute, a sa poésie ; mais aussi c'est la poésie du mal, ce n'en est pas la prose que nous demandons au poète. S'il ne s'agit que de voir les choses dans leur réalité, et non de nous élever à leur idéal, il ne vaut pas la peine que le poète se dérange ; nous lui demandions des idées ; nous saurons bien sans lui nous procurer des sensations : nous n'avons qu'à descendre dans la rue, nous n'avons même qu'à rester chez nous.
Sous ce rapport, c'est M. de Lamartine qui est dans le vrai; ou pour mieux dire, il y était; car l'exemple, l'épuisement, le besoin de popularité, ont fini par l'entraîner, comme ils ont entraîné, de plus d'une manière, Chateaubriand et Lamennais. Lamartine aussi a voulu être réel, Lamartine aussi a voulu frapper fort ; il a aspiré à descendre : étrange ambition qui nous a valu la Chute d'un Ange.
Si cette tendance résumait Victor Hugo, nous n'aurions pas à nous occuper de lui ; car ce ne serait plus un poète, et nous ne nous amuserions pas même à chercher de quel nom il faut appeler, ne pouvant plus l'appeler poésie, cet art qui n'est autre chose que la négation de l'art. Mais Victor Hugo est poète, c'est-à-dire un adorateur de l'idéal. Tout son art n'aboutit pas à la sensation. Il domine par la pensée le monde sensible. La méthode du poète n'est pas celle du philosophe; mais nul n'est poète, comme aussi nul n'est philosophe, que par la pensée,
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et M. Hugo satisfait à cette condition fondamentale de l'art.
Faut-il même le dire? il ne pense que trop. Com- prenez-moi bien. Je veux dire que le raisonnement et le système ont trop de part dans la formation de sa pensée. Il est poète, il veut être philosophe. Il y a une philosophie du poète : vaut-elle moins, vaut- elle mieux que celle du philosophe? Je n'essayerai pas de le dire; mais j'oserais conseiller, et vous- même ne conseillerez-vous pas au poète de philosopher en poète? « Quiconque est loup, agisse en loup, » dit plaisamment La Fontaine ; et il ajoute : « C'est le plus certain de beaucoup. » Avec bien des excuses pour l'irrévérence du rapprochement j'en dis autant du poète. Qu'il agisse en poète; en d'autres mots, puisque son action est de la pensée, qu'il pense en poète. A d'autres le système, à lui l'inspiration. A d'autres l'analyse patiente et sagace, à lui la synthèse puissante. A lui la vue immédiate, l'affirmation naïve, la candeur profonde. Tout cela se trouve chez M.Victor Hugo ; mais ce qu'on y trouve aussi trop souvent, c'est la prétention philosophique et l'emphase doctorale. Le poète, nous dit-il lui- même dans une de ses préfaces, le poète est un pasteur des esprits ; le poète a charge d'âmes 1 ; le mot est beau, le mot est vrai; mais autre est l'enseignement du docteur, autre est celui du poète. M. Hugo n'enseigne jamais mieux que lorsqu'il y songe le moins. Et c'est ici le lieu de le dire : quoiqu'il ait un peu trop affecté le style primitif, il est primitif par la pensée et par le sentiment plus que pas un de ses contemporains. C'est son cachet peut-être,
Préface de Lact,èce Borgia.
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sa meilleure gloire, et c'est à ce titre qu'il est réellement instructif. Il n'a eu qu'un tort, c'est de prétendre à orienter les esprits, lorsque lui-même il n'était pas orienté. On ne lit point sans quelque impatience ces préfaces où l'on voit le poète s'embarrasser dans les longs plis de la robe du pédagogue, et où les prétentions du philosophe socialiste font concurrence à celles du novateur littéraire. Mais ce dernier du moins est convaincu, et le premier ne l'est pas. L'éclair des instincts et des affections naturelles sillonne seul pour lui la nuit du scepticisme. Ce n'est pas assez pour servir de guide à la société incertaine et désorientée.
Mais tout un ordre d'idées qui semble n'exister pas pour le poète des Méditations, occupe une grande place dans la pensée de l'auteur des Feuilles d'automne. Je parle de l'idée du devoir et de toutes celles qui, positivement ou négativement, s'y rattachent, la responsabilité, le remords, le repentir, la justice. Les lumières de l'auteur sur tous ces objets sont moins vives que le sentiment qu'il en a ; mais ce sentiment est une lumière. Ici la simple pensée a son prix, et qui sait interroger sait déjà beaucoup. Cette préocupation des idées morales communique à la poésie de M. Hugo une saveur amère et fortifiante, qui manque presque tout à fait aux vers de Lamartine. On serait heureux de voir un nuage troubler de temps en temps son incurable béatitude. On le remercierait d'un seul trait comme celui-ci :
Puis on a dans le cœur quelque remords. Voilà Ce qui nous rend méchants1.
1 Les Voix intérieures. XXII. A des oiseaii.,t.- envolés.
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On donnerait la plus belle des Méditations, la plus suave des Harmonies, pour les vingt vers que voici :
Oh ! dans mes premiers temps de jeunesse et d'aurore, Lorsque ma conscience était joyeuse encore,
Sur son vierge métal mon âme avait aussi Son auguste origine écrite comme ici1.
Et sans doute à côté quelque inscription sainte,
Et, n'est-ce pas, ma mère, une couronne empreinte ? Mais des passants aussi, d'impérieux passants Qui vont toujours au cœur par le chemin des sens ! Qui, lorsque le hasard jusqu'à nous les apporte, Montent notre escalier et poussent notre porte,
Qui viennent bien souvent trouver l'homme au saint lieu, Et qui le font tinter pour d'autres que pour Dieu ;
Les passions, hélas ! tourbe un jour accourue,
Pour visiter mon âme ont monté de la rue,
Et de quelque couteau se faisant un burin,
Sans respect pour le verbe écrit sur son airain, Toutes, mêlant ensemble injure, erreur, blasphème, L'ont rayée en tous sens comme ton bronze même,
Où le nom du Seigneur, ce nom grand et sacré,
N'est pas plus illisible et plus défiguré !
Je conviendrai, quoique à regret, que Victor Hugo n'est que trop, dans un certain sens, poète, artiste, homme de métier. A prendre l'ensemble de l'existence, c'est un mal sans doute. En général notre vie, à presque tous, est une abstraction; pour mieux être l'homme d'une certaine position, ou d'un certain rôle, chacun de nous cesse d'être homme ; l'espèce emporte le genre; l'artiste est artiste, le théologien est théologien, le politique est politique; il faudrait que, dans une certaine mesure, chaque homme fût tous les hommes à la fois. La vie humaine n'a de
1 Comme sur la cloche qui fait le sujet de ce poème. (Chants du Crépuscule. XXXII. A Louis B....)
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vérité qu'à ce prix 1. Mais si chez M. Hugo la préoccupation de l'artiste ressemble à une possession, l'homme est tout au moins le moyen de l'artiste ; il est même plus, beaucoup plus que cela; non seulement l'auteur exprime sa vie réelle, mais il l'approfondit ; il cultive, par l'admirable méditation du cœur, il amène au jour, il mûrit un état intérieur que la méditation n'a point créé, qui n'a rien de factice et d'imaginaire. Le talent de quelques autres consiste à imaginer; son talent à lui, c'est de vivre. Vie accélérée, en quelque sorte, redoublée, concentrée sur un point par un acte de volonté, mais qui n'en est pas moins, pour cela, sincère et native.
Permettez-moi. Messieurs, de vous conter une fable.
Le premier qui s'aperçut qu'une corde vibrante rendait d'agréables sons, en étendit plusieurs, d'inégale grosseur, sur un épais quartier de cèdre. Les fibres agitées résonnaient peu sur cette masse compacte, où leur son tombait lourdement et mourait. Quelqu'un vint, et dit : Creusez davantage sous les cordes; que l'air joue tout à l'entour; sacrifiez un peu de bois au plaisir que vous cherchez. — Faites mieux, dit un nouveau venu; percez, évidez le cèdre, ouvrez une cavité qui, amincissant le bloc, fasse de ses parois un écho pour vos mélodies; mais pourtant que l'instrument soit solide. — Non, dit un survenant; il faut opter; un instrument perd en harmonie tout ce qu'il gagne ou conserve en solidité; il faut que la lyre soit frêle pour être vraiment une lyre.
1 On comprend dans quel sens nous disons ceci, après avoir dit ailleurs (peut-être vous en souvient-il) qu'on ne peut être quelque chose dans ce monde qu'à condition de n'être pas tout.
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N'entendez-vous pas, à mesure que vous creusez dans le bois, l'écho de vos fibres d'airain devenir plus moelleux et plus sonore? Continuez; ne laissez de substance à ce réservoir d'harmonie que ce qu'il en faut pour qu'il demeure entier. Arrêtez-vous maintenant, ou le bois éclate. C'est bien: vous aviez une bûche pour votre foyer; vous avez une lyre pour vos fêtes.
Quelqu'un a joint à cet apologue le commentaire suivant :
« Comprendre vivement tous les sentiments humains, mais ne pas les éprouver trop profondément, voilà, ce semble, à quelle condition se sont formés quelques-uns des plus grands poètes, qu'on pourrait appeler grands hommes s'ils avaient été hommes. Ils se sont gardés de l'être ; une sublime indifférence a paru faire partie de leur génie; et, maudits comme la prophétesse d'Ilion, mais d'une autre manière, ils ont prophétisé pour tout le monde, excepté pour eux-mêmes ; on dirait qu'ils ont été envoyés parmi les hommes pour dire et non pour être, pour voir et non pour vivre ; lorsque, véritablement inspirés, ou subjugués par la vérité, ils jetaient à la multitude quelque idée saisissante, rien ne restait en eux de leur pensée, comme si en l'exprimant ils s'en étaient dépouillés. »
Le fait que rappelle ce commentaire est sans doute réel; il subsiste, Messieurs, et je ne veux pas l'affaiblir. N'en concluons pourtant pas qu'une vie morale très forte, très intime, soit un obstacle à la création poétique. Contemplée par celui qui en est le centre, cette vie, s'il est poète, deviendra de la poésie, et d'autant mieux qu'elle sera plus forte. La poésie et
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la passion se repoussent, je l'avoue, et quand je parle de passion, je n'exclus rien de ce qui asservit l'âme, de ce qui la subjugue ; qu'elle soit dans les serres de l'aigle ou dans celles du vautour, littérairement c'est la même chose. La poésie ne va point sans la liberté intérieure, et il n'y a pas de liberté dans la passion. Mais il est un moment où la passion elle-même devient pensée; à plus forte raison l'affection, le devoir, tous les éléments moraux, tous les actes moraux de la vie humaine. Tout cela n'est pas l'obstacle, mais le trésor, mais la condition de la poésie. Il faut au moins avoir deviné tout cela, pour pouvoir en faire la poésie. N'est-on pas plus sûr encore de comprendre tout cela quand on l'a éprouvé, d'exprimer cette vie quand on a vécu ? La divination poétique irait-elle plus loin, en saurait-elle plus que l'expérience personnelle? Et quoique le talent, à ce qu'il semble, ait ses entrées partout, n'y a-t-il pas des réduits sacrés où il ne pénètre que sous les auspices et sur les pas du souvenir?
Soit une intensité plus grande de la vie intérieure, soit une méditation plus forte des impressions reçues, soit l'un et l'autre peut-être, M. Hugo, lorsqu'il est touchant ou intime, nous paraît plus intime et plus touchant que M. de Lamartine. Sa sensibilité est moins continue, si l'on peut parler ainsi, moins également répandue dans ses compositions; mais elle paraît, dans les moments qu'elle se réserve, jaillir d'une plus grande profondeur. C'est alors que viennent les traits naïfs, les tournures à la fois originales et faciles, et ces vers qu'on appelle si justement des vers trouvés, des vers heureux. Le technicisme est si apparent, et, il faut bien le dire, si merveilleux chez
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Victor Hugo, que beaucoup de lecteurs ne voient guère autre chose; il n'en est pas moins vrai qu'on trouverait chez bien peu de nos poètes autant de vers partis du cœur.
Au reste, il faut distinguer entre les affections naturelles ou primitives et les affections politiques. Les premières, chez M. Victor Hugo, sont de véritables, de simples affections; l'imagination excitée est pour beaucoup dans les autres. Sans faire un crime à M. Hugo de ces variations, on peut les rappeler en souriant. On peut opposer à telle strophe des Odes telle strophe des Orientales : « Peuples, » s'écriait le poète dans son premier recueil,
Peuples, qui poursuivez d'hommages Les victimes et les bourreaux,
Laissez-le fuir seul (Napoléon) dans les âges : — Ce ne sont point là les héros !
Ces faux dieux, que leur siècle encense,
Dont l'avenir hait la puissance,
Vous trompent dans votre sommeil ;
Tels que ces nocturnes aurores Où passent de grands météores,
Mais que ne suit pas le soleill.
Ce qu'il a dit depuis, vous vous en souvenez; ce que le jacobite est devenu, vous le savez; on ne saurait avoir moins de consistance politique ; convenons seulement que la dignité de l'homme n'a pas péri dans ces transformations; laissons donc au poète sa politique toute de sensibilité et d'imagination; laissons, si vous m'en croyez.
Sa poésie en deuil aller longtemps encore
De Sainte-Hélène à Saint-Denis *.
' Odes. Livre 1er, Ode XI. Baonaparte.
2 Les Chants du Crépuscule. I. Dicté après Juillet i83o.
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Politique, novateur, homme de sytème, Victor Hugo est tout cela ; mais il est surtout poète ; et nous lui savons gré de faire cas d'un si beau titre. Il est poète; et je ne demande pas: quel est son rang, mais quelle est sa place parmi ses pareils? de quelle manière est-il poète ? comment définir son talent? Je n'ai pas dit: comment le nommer? nommer une âme est au-dessus de toute notre science, au-dessus de tous nos efforts, et l'on a beau dire, le talent est dans l'âme, le talent est une forme de l'âme. Oserai-je dire que le talent de M. Hugo, bien que lyrique ou subjectif jusqu'à l'excès, est un des moins passifs, un des plus volontaires de l'époque. Sans doute que chacun commence par l'état passif ; mais on peut s'y abandonner plus ou moins, et la réaction n'est pas, de la part de tous, également prompte, vive, soutenue. Victor Hugo laisse peu de temps à la pure impression; sa volonté se hâte d'intervenir; il couve avec une ardeur obstinée le germe qu'il a rencontré ; il s'y unit étroitement ; dans tous les sujets, même gracieux et tendres, il a mis sa force et sa liberté; c'est une voix qu'il nous fait entendre, une voix et non un écho. La réaction d'ailleurs est une des nécessités de sa nature; capable de sentiments profonds, il n'a pourtant pas, et peut- être à cause de cela même il ne peut avoir cette sensibilité superficielle, incessamment éveillée, sous l'empire de laquelle un état moral est du premier coup tout ce qu'il doit être. Victor Hugo est obligé, en quelque sorte, de se chercher lui-même, et il lui faut encore, après s'être trouvé, chercher la forme qui convient à son idée ; la pensée et la parole ne sont pas, chez lui comme chez Lamartine, absolu-
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ment contemporaines, et pour ainsi dire jumelles. Il en est résulté un avantage et un inconvénient ; l'avantage, c'est la force et l'intimité, souvent ; l'inconvénient, quelquefois, c'est que, dans ce travail, la première naïveté de l'impression, sa pureté même, sa vérité, s'altèrent, et qu'un élan trop fort fait dépasser le but 1. Au lieu d'un vêtement qui presse et dessine aussi doucement le corps que l'onde pourrait le faire, nous avons trop souvent une dure cuirasse qui l'enserre et le meurtrit. D'ailleurs, chez ce poète, l'inspiration lyrique et la curiosité du pittoresque se disputent le pas, et le passage quelquefois se trouve trop étroit pour deux. Ce soin ou cet amour du détail altère la juste proportion des éléments poétiques, distrait le lecteur, distrait l'auteur lui-même :
Une tête empanachée N'est pas petit embarras.
Le trop superbe équipage Peut souvent en un passage Causer du retardement 2.
Le retardement, s'il y en a, n'est pourtant pas de la langueur. M. Hugo est toujours fort de quelque manière; on le voudrait faible quelquefois; la force est son défaut. Erudit et intelligent barbare, il a, du barbare ou de l'enfant, l'amour du démesuré, de l'énorme ; il est spiritualiste et matérialiste à la fois; et si nous étions sûr d'être compris, nous dirions que nul, comme poète, n'a porté si loin la convoitise
1 Voyez un article de M. Sainte-Beuve dans le Globe du 9 janvier 1827.
2 LA FONTAINE Livre IV, fable VI. Le combat des Rats et des Belettes. [P. S.]
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des yeux. Il se complaît d'ailleurs à l'énorme dans le monde moral comme dans l'autre ; mais la vraie grandeur, dont l'énorme n'est que la parodie ou le symbole dérisoire, il la comprend, il en est ravi, il la célèbre avec émotion ; et l'on se demande, après cela, comment la fausse grandeur a pu lui extorquer des chants, et comment il a pu mêler si souvent le langage de la forfanterie à celui de l'enthousiasme sérieux.
Nous sommes fort loin, en littérature, du fanatisme iconoclaste. A mesure que la métaphore se retire de la vie civile, elle envahit le domaine de la poésie. M. Hugo s'est fait le grand prêtre de cette idolâtrie, dont la rapide propagation trahit, si je ne me trompe, l'affaiblissement de la vie poétique et peut-être celui de la vie morale. L'image a remplacé la pensée et le mouvement, non seulement chez les serviles imitateurs de ce grand poète, mais chez lui- même quelquefois, et toujours davantage. La magnificence, la nouveauté, la variété, l'énergie de ses figures, sous l'amas desquelles le style disparaît, sont une faible indemnité pour une si grande perte. Qu'est-ce qui peut remplacer, dans le style, la continuité, la proportion, la flexibilité, vrais éléments du discours, seules conditions de la force?
Gardons-nous d'être injustes. Si ce n'est pas tout le style, c'en est du moins une partie que cette hardiesse des tours, cette nouveauté dans l'emploi et dans l'association des mots, cette assimilation presque toujours heureuse des éléments les plus divers de l'idiome, ce rappel, pourrait-on dire, de tant de proscrits, cette évocation de tant de forces cachées, cette révolution, en un mot, dont on ne doit pas
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tout louer ni tout accepter, mais dont on ne peut s'empêcher d'admirer l'audace et le succès. C'est un débordement du Nil ; il faudra bien que le fleuve rentre dans son lit; mais les campagnes auront été fécondées. Il va sans dire que nous faisons nos réserves contre tant de métaphores sauvages, contre tant de formes bourrues, contre tant de vers durs et caillouteux, tant d'expressions d'une trivialité affectée ou d'un aspect farouche, qu'on a vus se multiplier dans les dernières productions de M. Victor Hugo ; le système, convenons-en, est devenu manie, et l'entêtement tient lieu trop souvent de l'inspiration. Un des héros favoris de M. Hugo, le dernier roi de la famille des Wasa, est, en politique, un type singulièrement juste de l'auteur des Orientales.
Le rhythme, cette autre langue, dont les mots sont d'invisibles accents, n'a pas moins d'obligations à M. Hugo. Si l'on en croit un savant compositeur, il est le seul, parmi les poètes modernes, qui ait compris toute la puissance et connu les vraies conditions de cette demi-musique, de ce cantus obscu- rior, qui donne des ailes à la poésie. Victor Hugo n'est pas plus harmonieux que Lamartine, à l'ordinaire peut-être il l'est moins 1 ; mais son art, en ce genre, est plus profond, et ses effets plus variés. La richesse de ses rimes est proverbiable ; elle a fait sourire quelquefois ; elle a semé dans ses vers
1 Il est même assez souvent âpre et sourd. « L'harmonie du style, a dit M. Sainte-Beuve, est soutenue chez Victor Hugo et même un peu redondante, non pas cette harmonie attentive qui lie habilement les mots entre eux, mais celle qui marque le mouvement de la pensée et cadence la période. »
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beaucoup de ces chevilles que Lamartine ne connaît point. Mais, exagération à part, elle complète chez M. Victor Hugo la perfection de la forme ; on sent que, sur ce point, une pratique moins austère serait une inconséquence de sa part. Ne craignez rien de ces ingénieuses rigueurs ; voyez plutôt ! En avez- vous trouvé
La ballade moins fraîche ! et dans le ciel grondant L'ode a-t-elle poussé d'un souffle moins ardent
Le groupe des strophes ailées 1 ?
Non sans doute, elles y ont profité l'une et l'autre ; et ne vous arrêtez pas trop à des vers comme ceux-ci :
Si tu fais ce que je désire,
Sire,
Nous t'édifierons un tombeau
Beau 2....
ni à bon nombre d'autres pareils. Ce sont là jeux de prince, ou fantaisies de la jeunesse, peut-être les exercices d'une force à qui les difficultés ordinaires ne suffisent pas. Peu de gens se croient sûrs d'avoir constaté leur droit, s'ils n'en ont pas abusé. Pardonnez au grand poète d'avoir été peuple sur ce point.
On ne peut suivre Victor Hugo jusqu'au terme actuel de sa carrière lyrique sans être saisi d'admiration et d'une sorte de respect. Il a essayé une étonnante variété de sujets et de formes; il a visité, la lyre à la main, tous les temps, tous les lieux, toutes les civilisations, toutes les religions, tous les sys-
1 Les Feuilles d'automne. XV. Laissez. — Tous ces enfants...
2 Ballades. XI. La chasse du Burgrave...
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tèmes; il a créé une multitude de sujets, nouveaux, ingénieux, frappants, et chacune de ses compositions, jusqu'à la plus petite, mérite le nom de poème ; moins idéal, moins noble que Lamartine, il a été plus énergique, et souvent plus grand ; il a montré moins de sensibilité, mais il a été plus tendre, plus voisin de l'humanité, plus semblable à chacun de nous ; ce génie altier, ce novateur fanatique, tiendrait, si Lamartine n'eût pas écrit, le sceptre de la poésie gracieuse ; et s'il n'a pas, comme son rival, répandu dans ses vers tout l'éclat et tous les prestiges de la création, s'il a emprunté aux arts plutôt qu'à la nature tous les reflets, tout le relief, qui sont le cachet de son style, la nature ne lui a pas été plus avare de ses confidences qu'à son brillant émule. Sans cesse occupés, l'un à savourer ses impressions, l'autre à les cultiver, tous deux exclusivement, et, je le crois, incurablement lyriques, ils ont été peu habiles à entrer dans les sentiments et dans la pensée d'autrui, c'est-à-dire qu'en général l'inspiration dramatique n'est pas éminemment la leur ; mais l'un a risqué l'aventure, et des succès partiels ont balancé de glorieux revers ; l'autre, évitant les hasards de la scène, a rencontré, et non pas impunément, le drame dans l'épopée. Et si, après tout, on demande quel est le plus populaire, de celui qui s'est approché de tout le monde, ou de celui qui s'est tenu à l'écart sur les sommets éthé- rés de l'idéal et de la rêverie, bien des gens, à votre grande surprise, prétendront que c'est le dernier. Quoi qu'il en soit, et pour finir, on ne peut dire de M. Hugo ni peu de mal ni peu de bien. Ses défauts, systématiques pour la plupart, ou corroborés par
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l'esprit de système, sont aussi graves que nombreux ; son épuisement ou, pour mieux dire, sa dégénération est visible; mais la dixième partie de son trésor lyrique suffirait pour faire vivre son nom aussi longtemps que notre langue et notre littérature. Pour la grandeur des idées et des images, pour la portée de l'élan, pour la verve soutenue, enfin pour l'invention lyrique, pour l'ensemble du moins de toutes ces choses, il n'a personne au-dessus de lui parmi ses contemporains. Il ne lui manque que ce qui manque à presque tous, et ce qui fait l'honneur des grands âges littéraires, la mesure dans la force, l'économie dans la richesse, l'harmonie à l'intérieur, la proportion au dehors, cette poétique sagesse, qui n'est pas purement individuelle, que certaines époques résument, et qui est le principe du beau comme elle est l'essence du vrai.
0 Virgile ! ô Racine ! que n'eût point été l'auteur des Orientales, s'il se fût pénétré de votre souvenir, s'il eût adoré vos vestiges ! Vestigia semper adora.
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SECONDE SECTION
VICTOR HUGO, POÈTE DRAMATIQUE
1
LUCRÈCE BORGIA1
Un volume in-81. — 1833
PREMIER ARTICLE
Le titre de ce nouveau drame nous avait fait une belle peur ! Que ne promettait pas, après Le Roi s'amuse, une pièce intitulée LucrèceBorgia.' Heureusement le scandale du sujet n'est pas proportionné au scandale du titre. Ce n'est pas à dire que nous en soyons quittes absolument pour la peur; mais s'il reste quelque chose à dire, et beaucoup peut-être, c'est surtout en considérant la pièce comme destinée à la représentation. Au théâtre, la pudeur publique est plus vivement offensée de certains détails, qui s'émoussent dans une lecture solitaire. Nous sommes encore à concevoir, il nous faut l'avouer, comment des femmes peuvent soutenir, sous les yeux des hommes, certains traits dont cette pièce
1 Semeur, II, 27 février 1833.
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est semée; mais comme les femmes ne manquaient pas sans doute à la représentation d'autres ouvrages bien plus alarmants pour la pudeur, nous devons supposer ou qu'elle s'est progressivement aguerrie, grâce à l'habileté de nos dramaturges, ou que la notion de bienséance s'est déplacée, comme le cœur chez ce médecin de Molière; peut-être nos refaiseurs de principes auront changé tout cela. Nous aurons soin de nous en informer; dans la solitude où nous vivons, les plus importantes innovations mettent du temps pour arriver jusqu'à nous.
M. Victor Hugo ne veut point être compté parmi les novateurs en morale. Les bons vieux principes lui suffisent, si nous l'en croyons ; et nous aimons à l'en croire. Sa préface, à cet égard, comme à bien d'autres, est digne d'être lue. Lisez-la donc; que les premières lignes ne vous rebutent pas ; c'est encore, ainsi que dans la préface de son avant-dernier drame, un réchauffé de Scudéry, pour la jactance et les bravades. Nous ne pouvons encore nous accoutumer à voir un homme aussi éminent que M.Hugo, prêter un si large flanc au ridicule. Serions-nous dans l'illusion ? Est-ce que véritablement M. Hugo aurait défendu quelque intérêt national ? Est-ce que réellement il aurait une vie politique? car il parle du drame Le Roi s'amuse comme devant faire un jour la principale date de sa vie politique ? Est-ce qu'il aurait fait, ces jours derniers, quelque acte d'opposition qui puisse compter ? Le Roi s'amuse ne fait opposition qu'aux bonnes mœurs, c'est-à-dire à la société, au pays, non au ministère. La vie de M. Victor Hugo n'a été jusqu'ici que littéraire; sa politique n'a été que de la littérature; il ne s'est occupé
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des événements que pour en extraire de la poésie, ee qui a pu s'appeler dans bien des occasions « tirer le doux de l'amer. » Dans ce domaine, M. Hugo est grand, admirable, je me plais à le dire; peut- être dans une autre sphère sera-t-il grand un jour ; mais il ne faut pas qu'il s'y trompe; ces explosions réitérées d'une puérile colère contre le pouvoir ne sont pas les symptômes les plus sûrs d'un véritable tempérament politique; et ceux qu'une réelle vocation appelle au maniement des affaires publiques ou à la défense des libertés nationales, font voir, dès leurs premiers pas, plus de sérieux, d'à-propos et de mesure.
Le reste de la préface est écrit d'un bien autre ton. Où M. Hugo est maître, il est modeste : c'est dans l'ordre; qui serait modeste, sinon ceux qui, ayant approfondi l'art, en connaissent les difficultés, et qui comparent incessamment leurs œuvres avec cet idéal que tout grand artiste porte dans son sein? Rien n'est plus parfaitement naturel et de meilleur goût que toute cette partie de la préface de l'auteur; et nous l'en félicitons. Nous le félicitons davantage encore d'avoir éprouvé le besoin de justifier ses dernières productions aux yeux de la morale, j'entends de l'ancienne morale ; car il y en a deux, depuis que les mauvaises mœurs se sont établies en système. Une idée morale a, selon l'auteur, donné naissance à ses deux derniers ouvrages. Il veut bien convenir que, dans le drame défendu, cette idée est cachée sous trois ou quatre écorces concentriques ; (sur quoi nous engageons l'auteur à se donner, à l'avenir, moins de peine pour cacher ce qu'il veut montrer) ; mais, dans Lucrèce Borgia, aucune écorce ne re-
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couvre l'idée ; elle se livre à nu, elle répond au premier regard; l'ouvrage entier n'est que cette idée mise en action. Montrer qu'il reste toujours dans l'être humain le plus avili ou le plus dépravé de quoi le faire apparaître, pour quelques instants, noble et beau; montrer une femme prodige de scélératesse, remontant à l'humanité par l'amour maternel; telle est l'idée de Lucrèce Borgia; et cette idée est intéressante. Nous accorderions même volontiers que c'est une idée morale, si nous ne savions l'auteur disposé à s'emparer de cette expression pour en tirer à son profit plus que nous ne voulons lui accorder. Qu'est-ce, aux yeux de l'auteur, qu'une idée morale dans un ouvrage de l'art? Voici quelques phrases qui, sans répondre directement à cette question, y répondent admirablement. « A ses yeux, il y a beaucoup de questions sociales dans les questions littéraires, et toute œuvre est une action... Le théâtre est une chaire... Le drame, sans sortir des limites impartiales de l'art, a une mission sociale, une mission humaine... L'auteur se sait respOllsable, et il ne veut pas que la foule de ses spectateurs puisse lui demander compte un jour (quel jour?) de ce qu'il lui aura enseigné. Le poète a aussi charge d'âmes 4. » Voilà un noble langage. Que M. Hugo le sache : nous enregistrons ses paroles; nous les retenons, avec le désir qu'il ne soit jamais nécessaire de les lui représenter et de lui en demander compte. Mais, pour le moment, nous nous contentons d'observer qu'elles donnent au mot d'idée morale, une très haute portée, si haute même que
1 Préface.
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nous ne savons comment l'appliquer à son dernier ouvrage. La vérité, dont ce drame est l'expression, nous frappe sans doute, et vaut plus d'un regard. Rien n'est si beau ni si mystérieux que ces sentiments ineffablement tendres que la qualité de mère peut éveiller dans un cœur qui est le repaire de tous les vices; on dirait l'aurore élevant ses douces clartés du milieu des flammes livides du Tartare. Mais c'est plutôt une vérité psychologique (d'autres diraient même physiologique) qu'une vérité morale, dans le sens élevé que l'auteur attache à ce mot. Qui tirera du drame de M. Hugo quelque conséquence pratique et salutaire? Le chrétien peut-être, mais le chrétien seul. La foule, élevée hors des principes du christianisme, y trouvera un contraste dramatique, et rien de plus. M. Hugo aura élevé à l'idéal, c'est-à-dire à sa plus puissante formule, un phénomène moral ; il aura donné un aliment à la contemplation; il aura réveillé le vieil étonnement qu'une telle opposition a excité de tout temps; mais je ne pense pas qu'il ait touché en quelque point à la noble tâche qu'il a si bien indiquée dans ces paroles: « Le poète a aussi charge d'âmes. »
Ne nous faisons point d'illusion. Ce trait qu'il a fait jaillir, dans Triboulet d'abord, et ensuite dans Lucrèce, c'est un instinct. Je ne le rabaisserai pas, tant s'en faut; cet instinct révèle l'âme de Dieu. La vie ne peut procéder que de la vie ; l'amour ne peut procéder que de l'amour. Il y a donc, au principe des choses, au sommet de l'univers, il y a un amour. Toutefois, le sentiment de Lucrèce, comme celui de Triboulet, c'est un instinct; et la religion seule en fait autre chose. C'est même un instinct commun à
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tous les êtres vivants ; c'est un attribut de l'animalité ; il n'a, à son principe, rien de moral; il n'est beau que de la beauté de Dieu. A cet état d'instinct, je le renvoie à l'histoire naturelle; la morale n'apparaît pour moi qu'avec la volonté, qu'avec la perception du devoir et de la liberté. Si M. Hugo eût pris dans cet autre domaine un sentiment quelconque pour en décorer l'abjection de son héroïne. l'effet, je le crois, eût été plus moral, plus conforme par conséquent au louable dessein du poète. On eût vu, avec intérêt et mélancolie, la nature humaine se débattant sous ses propres décombres, élevant du milieu de la poussière, en signe qu'elle vit encore, une main tremblante qui attend, pour la délivrance du corps entier, l'indispensable secours d'une autre main; d'un seul trait de générosité, de justice, ou de compassion, on eût conclu l'homme dans sa beauté primitive; on eût réfléchi sur cet effrayant contraste, on en eût cherché la solution ; et le christianisme, qui la connaît, l'eût donnée. Mais encore, quelles précautions une semblable combinaison exigerait pour être vraiment morale ! et, pour tout dire, quel public elle exigerait! Mais du contraste ottert dans la personne de Lucrèce, je ne sais point ce qu'on pourrait conclure; une louve l'offre également, et cela paraît dans la nature; on ne s'étonne pas qu'une louve, toute sanglante de carnage, vienne caresser ses petits ; on ne s'étonne pas que l'infâme Lucrèce aime son fils; c'est peut-être le contraire qui étonnerait; l'esprit n'est point sollicité à marcher plus loin; on reste immobile dans la contemplation, effrayé plus qu'instruit.
M. Victor Hugo a voulu rattacher à l'instinct de
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Lucrèce quelques sentiments moraux; il semblerait qu'il ait voulu faire voir que l'affection maternelle peut ramener à tous les sentiments vertueux. Je ne sais s'il a bien fait. Je ne sais même s'il n'a point par là endommagé l'idée-mère de son drame. Entre la mère et le monstre je ne conçois rien. Ces remords qui lui viennent à la vue de son fils, ces velléités de clémence, ces desseins de réforme qui étonnent si justement son confident, paraissent naturels, rattachés au dessein de gagner l'estime de son fils ; mais il nous semble que ce dessein se confond, dans le drame, avec un dessein plus purement moral, auquel Lucrèce, d'après M. Hugo lui-même, a dû être tout à fait étrangère. Si pourtant le poète ne s'est point trompé dans cette scène, il en résulte qu'il s'est trompé ailleurs. D'où vient qu'à Ferrare, au moment où son fils est sauvé miraculeusement, et où, ce semble, elle doit être toute pleine de la joie de cette délivrance, sa pensée se reporte tout entière sur des projets de vengeance, d'une vengeance, je l'avoue, la plus juste, la mieux motivée pour Lucrèce, car il s'agit de payer le plus sanglant des affronts, mais dont il semble que la pensée devait lui échapper un moment, et qui d'ailleurs va tomber, elle le sait, sur les amis de son fils? Où est ce soin de ménager dans le cœur de ce fils un reste d'estime pour elle? Où est la moindre trace des sentiments qui se laissaient entrevoir dans la première scène dont nous avons parlé? Nous n'insisterons pas sur cette critique, peut-être hasardée, et qui n'irait pas à moins qu'à couper par le milieu du tronc l'ouvrage de M. Hugo. Nous aimons mieux profiter de l'occasion qui se présente pour développer ce
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que nous entendons par idée morale dans un drame ou dans tout autre ouvrage de l'art.
Une idée morale est, en elle-même, une idée conforme à la vérité morale. C'est une idée de pureté, de paix, de force, de justice et d'amour. C'est une idée qui lie l'homme à Dieu, et l'homme à l'homme. Mais qui, d'après cela, se figurerait le drame dogmatisant ou prêchant, se tromperait fort. L'art ne veut pas être dénaturé; et courir au but avec impatience n'est pas le plus sûr moyen de l'atteindre. Que l'art se rattache, dans l'individu qui l'exerce, à de fortes convictions morales, à une vie saine du cœur, il sera toujours, sans se prescrire des règles plus particulières, suffisamment moral; et chacun de ses ouvrages, même sans expresse délibération , sera le développement de quelque idée précieuse à l'humanité. Ceci, nous le croyons, est exactement vrai. Quoique tout grand poète travaille sur un sujet, et non sur un texte; quoique, dans la plupart des cas, le sujet sorte tout concret, tout individuel, tout armé, du génie qui l'a conçu, je ne crois pas que le grand poète arrache aucun fait des entrailles de l'histoire ou du possible sans emporter la racine avec, je veux dire l'idée du fait, l'idée d'où le fait est sorti, l'idée que le fait représente. Que cela se fasse à l'insu du poète, il n'importe; les réflexions du génie sont voisines de l'instinct. On eût peut-être étonné Racine en lui disant que Phèdre était l'expression d'une idée ; car alors la philosophie des arts, du moins la philosophie réfléchie, était à naître; il croyait simplement avoir porté à notre point de vue et adapté à nos mœurs un des chefs-d'œuvre d'Euripide. Qu'avait-il fait cependant?
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Réalisé une idée chrétienne; attaché aux tourments d'une passion coupable un intérêt moral ; sollicité la plus intime compassion pour la plus profonde et la plus réelle des infortunes; effrayé l'homme de la faiblesse de l'homme et de la puissance du mal ; montré, suivant l'expression du pieux Arnauld, jusqu'où peut s'égarer la nature humaine, quand la grâce se tient éloignée. Cette interprétation de Phèdre écarte bien des critiques ; elle revêt cette tragédie de la plus haute moralité. Tout le monde n'a pas voulu en convenir ; mais ce n'est plus le temps d'en douter : nos drames modernes, qui dogmatisent en faveur de la passion; notre littérature qui, en dérision de la noble fiction des âges héroïques, démolit au son de la lyre, se sont chargés de l'apologie de Phèdre, et l'ont replacée, du moins comparativement. au premier rang de nos tragédies morales.
Mais qu'est-ce qui fait la moralité de Phèdre? C'est que les égarements de cette grande criminelle sont vengés dans son propre cœur ; c'est que la Né- mésis du christianisme, la conscience, plus puissante et plus terrible que la Némésis antique, marche sur les pas du crime, le harcèle, le met hors d'haleine, le punit dans la pensée même qui le conçoit, en sorte que nous voyons tour à tour la pitié corrigée par l'horreur, l'horreur tempérée par la pitié. Aujourd'hui l'on se tire à meilleur marché de ces hautes conditions de l'art. Un peu d'amour suffira pour purifier Marion Delorme; la paternité sanctifiera, non la difformité physique de Triboulet (car quel besoin en peut-elle avoir?) mais sa difformité morale; et cela s'appellera, au dire de l'auteur,
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faire circuler partout une pensée morale et compatissante 1 ! Et, à son dire encore, quand on aura fait circuler une telle pensée, c'est-à-dire quand on aura, aux ingrédients impurs dont est pétri le caractère d'un monstre, mêlé à faible dose quelque substance moins infecte, il n'y aura plus, dans aucun sujet, rien de difforme et de repoussant2 ! Tout cela est bien peu réfléchi, bien précipité, bien léger; et il vaudrait sans doute la peine d'élaborer davantage, avant de les jeter dans le public, des paroles qui doivent rester. Tout était confus dans la pensée de l'auteur, lorsqu'il a écrit les dernières lignes de sa préface. Il a vu en gros que les objets les plus hideux peuvent, sous de certaines conditions, être présentés par l'art ; mais passé cette première vue, il n'a rien perçu distinctement. Que de questions cependant! Comment tempérer, avec intérêt pour la moralité, l'horreur que cause un caractère abominable ? Sera-ce par un contraste tiré du dehors, ou par un trait pris dans ce caractère même? Dans cette seconde supposition. sera-ce par le remords, ou par le simple contraste d'un sentiment honnête avec l'ensemble du caractère? Dans ce dernier cas, n'y aurat-il aucune condition particulière à imposer à l'auteur? Sur tout cela M. Hugo n'a rien dit. Il y a plus: il n'a fait nulle distinction entre le hideux physique et le hideux moral, entre ce qui fait mal aux nerfs et ce qui révolte l'âme, ce qui le conduit au paralogisme le plus choquant : « A la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse, elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au gibet,
1 Préface. — - Ibid.
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vous aurez la croix. » D'où il faut conclure, dans la pensée de M. Hugo : Mêlez aux débauches d'une courtisane un peu de sensibilité morale, et vous aurez un spectacle saint et pur. Une crucifixion et une orgie sont deux spectacles qu'il faut éviter au même titre; l'un est dangereux comme l'autre; l'un peut être corrigé comme l'autre. La débauche purifiée par un peu d'amour, la croix sanctifiée par le Christ, vous concevez, c'est la même chose; mettez-vous donc à votre aise; rassasiez les yeux de la foule de tous les détails les plus pittoresques de la débauche, et ses oreilles de la faconde des mauvais lieux; vos spectateurs ne risquent plus rien : ce trait d'honnêteté ou de sentiment que vous avez jeté au milieu de ces horreurs les neutralise toutes ; les âmes de votre public sont gardées par ce contraste; car il est prouvé que l'âme humaine est beaucoup plus ouverte au bien qu'au mal, que l'imagination enduite de quelque impression honnête, devient inaccessible à toute autre; et que, entre le bien, présenté de face et fugitivement, et le mal offert en face et en plein, l'âme n'hésitera jamais. Voilà un optimisme étrange pour les temps où nous vivons; il me semble voir rire sous cape, non M. Hugo, mais bon nombre des amateurs de son système; car peu de gens aujourd'hui sont assez naïfs pour croire à i'efficacité du cordon sanitaire qu'il prétend tirer entre le public et les miasmes d'un spectacle licencieux; une haie n'est pas un rempart, et compter sur un tel moyen, c'est vouloir, comme au 10 août, retenir une foule furieuse derrière un ruban tricolore.
Nous comptons revenir sur ces questions. Pour le moment, nous ne voulons ajouter qu'un mot à nos
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réflexions sur l'introduction des idées morales dans les ouvrages de l'art. Un poète serait déjà moral à un certain point s'il était vrai; si la nature humaine, si la passion se montraient dans ses ouvrages, telles qu'elles sont; s'il exprimait, sans déguisement, le fort et le faible de chaque chose; s'il ne portait pas le roman dans la poésie; s'il nous fournissait, en un mot, à défaut de justes conclusions, du moins des données justes pour conclure nous-mêmes. Tous les grands poètes ont eu ce génie, et c'est par là que leurs écrits sont devenus si précieux à tous les âges; l'esprit peut faire vivre pour un temps, la vérité seule rend un ouvrage immortel.
L'analyse du drame que nous réservons à un second article, achèvera de dire notre pensée sur la moralité de Lucrèce Borgia.
DEUXIÈME ARTICLE '
Il y a encore, dans la génération dont l'éducation littéraire a précédé l'école de M. Hugo, des gens qui attachent du prix à la vraisemblance des fictions, et qui savent gré à Racine de la conscience qu'il apporte à la structure de ses drames. Les poètes de l'ancienne roche nous livraient, au moins sous ce rapport, de l'ouvrage bien fait ; mais il est vrai qu'il leur fallait du temps pour bien faire. Si l'on eût demandé à Racine la raison de tel incident, l'explication de telle rencontre, il était prêt à rendre compte de tout, parce qu'il avait, préalablement,
1 Semeur Il, H mars t 8a;\.
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compté avec lui-même, et si bien compté pour l'ordinaire, que les objections ne venaient point. On travaille aujourd'hui bien autrement; et quoiqu'on n'ait point encore, que je sache, érigé en théorie la négligence volontaire de ces anciens canons de la littérature, ce système paraît assez bien arrêté dans l'esprit de nos principaux auteurs. La conscience et la délicatesse intellectuelles ont beaucoup baissé dans ces derniers temps ; la fiction s'est défaite de ses anciens scrupules : le génie boude parfois le bon sens ; il semble que le poète, muni d'un pouvoir discrétionnaire, comme le président d'une cour d'assises, puisse faire comparaître à son gré les événements, les paroles, les pensées dont il a besoin, et uniquement parce qu'il en a besoin. Je vois à ses ordres un génie subtil, actif et impérieux, parcourant dans tous les sens le monde physique, intellectuel et moral, et tour à tour convoquant un personnage qui ne demanderait pas mieux que de rester où il est, éveillant une pensée, qui n'avait rien de mieux à faire qu'à dormir, appelant un sentiment fort étonné de ce qu'on lui veut. Que M. Hugo donne de peine à ce petit démon familier ! et qu'il lui doit d'obligations ! et nous aussi par contre-coup; car sans lui, sans ses soins officieux et empressés, Lucrèce Borgia n'existerait pas. Je vous prie d'observer qu'il est présent à toute l'action, qu'il ne désempare pas ; à peine les acteurs ont-ils commencé leur rôle, il est déjà tout occupé du sien ; il va, vient, s'agite, souffle aux uns ce que sans lui ils n'eussent point pensé à dire, fait aller ceux-ci où ils ne devaient point aller, suggère à ceux-là ce qu'ils ne devaient point penser, les harcèle tous de ses exigences, et lors-
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que, lassé de son importunité, on témoigne quelque hésitation: « J'ai mes ordres, dit-il; lisez mes ordres; ne sont-ils pas bien et dûment signés Victor Hugo ? Ce nom ne suffit-il pas? Que voulez-vous de plus?»
Que M. Hugo ne s'offense pas de ce puritanisme littéraire: il est cavalier, et moi tête-ronde; nous n'en pouvons mais ni l'un ni l'autre; et qu'il me permette de lui demander humblement s'il n'est pas vrai que, dans le cas où les déterminations de ses personnages seraient ordinairement ce qu'elles doivent être, l'édifice de son drame s'écroulerait par le beau milieu? Si nous n'osons pas là-dessus interroger le poète, nous interrogerons les lecteurs; la plus simple exposition de la marche de l'action les mettra en état de nous répondre. Mais nous ne voulons pas qu'on se méprenne à nos paroles. Si nous attachons du prix à des règles dont M.Hugo paraît se soucier trop peu, nous ne prétendons ni les mettre au-dessus du génie, ni condamner toute œuvre où elles seraient mal observées; nous aurions trop à faire, et ce serait , nous le craignons, un grand abatis de chefs- d'œuvre. Tant d'ouvrages immortels ont passé sur le corps à la vieille règle aristotélique du nécessaire et du vraisemblable, que tout ce que nous osons faire, c'est d'invoquer pour elle un peu de pitié. Les coups que lui porte la nouvelle école sont aussi par trop rudes, il faut en convenir; nous demandons grâce au moins pour la vraisemblance morale; celle-là. il faut qu'on l'épargne ; bouleversez le monde physique, forcez les événements, mais respectez la nature humaine, car la principale beauté de vos fictions sera toujours là.
Si vous en exceptez ces licences, si vous les ou-
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bliez (ce que le talent du poète vous rendra bien facile), vous admirerez la marche simple, lumineuse et rapide de l'action. Il ne faut pas de grands préparatifs à M.Hugo pour vous entraîner dans le cœur de son sujet : in medias res rapere. Dès la première scène (qui serait plus parfaite si l'un des personnages n'était pas obligé de s'entendre narrer ses propres aventures par un des interlocuteurs), tout l'horizon du sujet se développe à nos regards. C'est n Venise, une nuit de carnaval, sur la terrasse d'un palais où se donne une fête. Quelques jeunes gens s'entretiennent ensemble des crimes des Borgia, et surtout de ceux de Lucrèce, femme horrible, à qui chacun d'entre eux peut demander compte d'un ami ou d'un parent qu'elle lui a enlevé. Pendant ces récits, un jeune homme de leur compagnie, qui ne connaît que de réputation les Borgia et Lucrèce, s'endort profondément. Ses amis s'en vont sans le réveiller. Une femme masquée survient : c'est Lucrèce Borgia, épouse du duc Alphonse de Ferrare ; elle contemple avec attendrissement le jeune homme endormi ; comme si cette vue changeait tout son cœur, elle rêve, pour la première fois de sa vie, douceur, miséricorde, repentir; au prix de toutes ses passions, de tous ses ressentiments, elle voudrait conquérir un asile contre la haine universelle dans un cœur honnête et généreux; elle étonne de ses desseins de réforme son confident Gubetta, le surintendant de ses crimes, que nous avons vu tout à l'heure mêlé à ces jeunes seigneurs sous le nom espagnol de comte de Belverana. Il s'éloigne, et on la voit s'agenouiller devant Gennaro, encore endormi, lui adresser à voix basse les plus tendres
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paroles, et enfin déposer un baiser sur son front, tout cela sous les yeux de deux hommes masqués, dont l'un est le duc Alphonse, venu exprès de Fer- rare pour observer la conduite de sa femme. Cependant Gennaro, que le baiser a réveillé, surprenant Lucrèce à ses genoux, lui parle d'amour, l'oblige à se démasquer ; et nous écoutons un long entretien, qui nous apprend à nous, mais non pas à Gennaro, qu'il a sa mère devant lui, sa mère qu'il n'a jamais connue, mais qu'il sait malheureuse, pour laquelle il éprouve un amour enthousiaste, et dont il attribue l'infortune, au moins en grande partie, à Lucrèce Borgia. Ce qu'il dit de cette dernière, à plusieurs reprises, poignarde incessamment le cœur de la malheureuse mère; mais cette amertume n'est rien encore : les jeunes amis de Gennaro reviennent ; ils ont reconnu Lucrèce; ils la nomment à Gennaro, arrachent de sa bouche une exclamation d'horreur, insultent la malheureuse devant son fils. C'en est fait, tout déguisement est désormais superflu; elle ne pourra plus jamais, à la faveur d'un faux nom, recevoir personnellement des marques de tendresse ou d'estime de Gennaro ; l'amour même qu'elle vient de lui montrer, et dont il méconnaît la nature, accroît son horreur pour elle; en appliquant un nom sur ses traits, ses ennemis y ont apposé un sceau ineffaçable de réprobation. Ainsi se termine la première partie du premier acte.
A l'ouverture du second, nous sommes à Ferrare ; et la toile se lève sur Lucrèce et son confident, à qui elle confie ses desseins de vengeance. Les cinq jeunes gens qui l'ont insultée, et Gennaro avec eux, sont venus à Ferrare à la suite d'une ambassade que
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Venise envoie au duc Alphonse; et le comte de Belverana, qui se trouve partout, se trouve aussi là; ce qui n'étonne pas assez les jeunes gens. L'ambassade a eu son audience ; on peut repartir ; cela serait prudent; mais un souper où les cinq cavaliers sont invités chez la princesse Negroni, dont le palais touche à celui de Lucrèce, les engage, après quelque hésitation, à prolonger leur séjour. Une seconde fois, ils s'entretiennent de Lucrèce, apparemment pour donner à Gennaro l'occasion de prononcer contre elle de nouvelles imprécations, qu'elle entend de son balcon. Si elle y restait quelques moments de plus, elle verrait Gennaro, poussé par les discours de ses compagnons, redoubler de fureur et faire sauter, avec la pointe de son épée, la première lettre du nom de Borgia, qui se fait lire à la porte du palais ducal. Les amis se séparent ; Gennaro entre dans sa demeure en face du palais d'Alphonse. Deux hommes l'y viennent chercher, l'un de la part de la duchesse, l'autre de la part du duc, dans deux buts bien différents : la duchesse veut revoir son fils, le duc veut tuer son rival. Ces deux messages s'ac- cordant peu, les deux émissaires les jouent à croix ou pile, et le sort voulant que Gennaro soit pendu, c'est le messager du duc qui pénètre dans la demeure du jeune homme, accompagné de quatre sbires ; et le rideau tombe.
Nous voici dans une salle du palais d'Alphonse. Ce prince concerte sa vengeance avec un de ses serviteurs. Deux épées, un poison, sont préparés; il y aura choix entre deux genres de mort. Qui choisira ? Ce sera Lucrèce, à qui le duc croit devoir cette aimable attention. Elle paraît; elle vient, pleine de
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colère, demander vengeance de l'insulte faite à son nom par un inconnu. Cet inconnu n'en est pas un pour Alphonse, qui pourrait trouver dans l'attentat de Gennaro la preuve qu'il ne répond point à l'amour de sa femme, mais qui s'en gardera bien, parce que le poète lui a soufflé à l'oreille de n'en rien faire. Il s'empresse donc de promettre satisfaction à Lucrèce, et fait paraître le coupable ; coup de théâtre dont chacun peut mesurer la portée, mais qui eût pu accabler le poète qui l'a conçu, si ce poète était moins fort de reins. Notre admiration pour toute cette scène, pour tout le reste de l'acte, est sans réserve en ce qui concerne le talent dramatique. Qu'Alphonse, apprenant que Gennaro a sauvé la vie de son père, ne se laisse point détourner d'une vengeance dont l'attentat de Gennaro envers Lucrèce aurait déjà dû émousser le désir, cette froide et gratuite férocité, qui n'a pour motif qu'une jalousie assez difficile à concevoir, révolte à la fois, il faut le dire, le cœur et la raison ; mais ceci n'ôte rien au mérite de l'exécution ; l'éloquence dramatique est merveilleuse dans toutes ces scènes. Supplications, menaces, rien, de la part de Lucrèce, ne peut fléchir Alphonse; plus elle supplie, plus elle rend évidente son infidélité; elle pourra choisir entre le fer et le poison ; mais il faut que Gennaro périsse. C'est elle-même qui lui verse le poison; heureusement son époux s'éloigne aussitôt; elle a du contre-poison; elle presse Gennaro de le prendre ; il hésite par des raisons trop naturelles, qu'il ne dissimule point, et qui transpercent encore une fois le cœur de la malheureuse. Enfin, il cède; il est sauvé; non, il n'est pas sauvé; la fatalité d'un côté, Lucrèce de l'autre, vont resserrer le
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nœud mortel à l'étreinte duquel il était près d'échapper. Il rejoint ses amis, il se laisse persuader d'aller chez la princesse Negroni sans y être invité.
Nous l'y trouvons, à l'ouverture du dernier acte, spectateur indifférent d'une orgie à laquelle prennent part ses cinq amis, le faux comte de Belverana et quelques femmes. Au fort de cette débauche, et après que les femmes ont profité d'un prétexte pour s'échapper, un chant funèbre, venant du dehors, se croise avec les chants impies des convives de la princesse Negroni. Les voix se rapprochent ; les portes, verrouillées en dehors, se rouvrent ; une procession de pénitents noirs et blancs, des cierges à la main, pénètre à pas lents dans la salle, et se range sur les deux côtés. Lucrèce paraît; elle déclare aux convives qu'ils sont empoisonnés, leur fait voir, sur le seuil de la porte, cinq cercueils prêts à les recevoir; mais, se montrant soudain, Gennaro lui apprend qu'il en faut un sixième. Coup de théâtre, plus fort encore que le premier, plus redoutable pour le poète, et que son génie soutient avec la même vigueur. Lucrèce fait sortir tout le monde, défend que, sous aucun prétexte, on rentre dans la salle (précaution moins nécessaire à Lucrèce qu'au poète), et une seconde fois elle veut contraindre son fils à prendre du contre-poison. Il s'y refuse. Il ne veut pas survivre seul à ses amis lâchement assassinés; mais il veut les venger. Déjà le couteau brille sur la tête de la criminelle. L'horreur de la mort, l'horreur plus grande de mourir de la main de son fils, font faire à Lucrèce un pas vers la vérité ; elle avoue une relation de parenté avec Gennaro ; quelques paroles vraies, mais incomplètes, la lui présentent comme une sœur de
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sa mère; mais sa fureur en est redoublée: il voit en elle la persécutrice de sa mère; cependant il hésite encore; le couteau va lui tomber des mains, lorsque, de la salle voisine, une voix mourante et plaintive arrive jusqu'à lui; c'est la voix de Maffio, son frère d'armes; prêt à exhaler son âme, il demande vengeance... et il l'obtient. Lucrèce tombe, en poussant ce cri : « Gennaro, je suis ta mère. » Ici, nouveau Timante, M. Hugo a voilé le visage d'Aga- memnon; il s'empresse de faire tomber le rideau sur une douleur sans nom et sur un remords sans mesure; et le drame s'achève dans l'imagination épouvantée du spectateur.
Il n'est, après cette exposition fidèle, aucun de nos lecteurs qui ne soit en état de compter sur ses doigts toutes les offenses que reçoit, dans ce drame, la règle aristotélique dont nous avons fait mention en commençant. Lucrèce, qui essuie tant d'affronts dans cette pièce, n'en essuie pas autant que la vraisemblance. M. Hugo, qui les a tous sentis, a cherché à les dissimuler par maint artifice ingénieux; mais un artifice qu'on admire est un artifice qu'on voit, un piège qu'on évente ; et, en dépit de tout le ciment que l'auteur a jeté entre les incidents de sa pièce, -elle branle toute, eût dit quelque vieux critique. Ces cinq étourdis, qui, par un grand malheur pour eux et par un grand bonheur pour l'action, se trouvent faire tous partie de l'ambassade vénitienne; Gennaro qui les accompagne on ne sait pourquoi ; Gubetta présent partout; l'écharpe envoyée par Lucrèce à Gennaro; la colère qui naît de ce faible incident ; son insulte au nom de Borgia qu'il change en Orgia ; Alphonse, qui, voulant tuer Gennaro, fait avec lui les façons
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d'un vieux chat avec une souris ; la témérité avec laquelle ce prince, si inquiet de se brouiller avec Venise, laisse empoisonner par sa femme, le plus ostensiblement du monde, cinq membres de l'ambassade vénitienne ; la fatalité qui veut que Lucrèce ne puisse obtenir de son confident de protéger la vie de Gen- naro (car je n'admets point que cet homme puisse négliger, par une vaine piquerie, l'intérêt le plus vif de sa maîtresse) ; cette autre fatalité qui veut que Lucrèce ne sache, d'aucune autre part, que Gennaro est au nombre des convives ; enfin, et par-dessus tout, la persistance de Lucrèce dans un dessein de vengeance, dont l'idée devait lui échapper un moment, et dont l'exécution compromet sa plus chère espérance, tout cela tuerait un corps moins robuste que celui du nouveau drame, et s'il y résiste, c'est par une exécution pleine de génie, riche de beautés.
Voyez-vous, une chose suffirait à elle seule pour déconcerter la critique ; c'est cette combinaison si forte, et toute neuve peut-être, qui fait que Lucrèce ne peut, en aucun lieu de l'action, dire le mot qui la sauverait et qui sauverait Gennaro, en sorte que l'aveu de sa maternité se réserve pour un moment où il ne sera plus qu'un coup de foudre pour son malheureux fils. Cela est admirable et me le paraît davantage à mesure que je l'examine davantage. Et ce qui me frappe, c'est la nature des moyens par lesquels est obtenu cet effet; la nécessité en vertu de laquelle il a lieu, est une nécessité morale, une nécessité puisée au plus profond de la nature humaine. Et tout ce qui fait à Lucrèce un besoin de cette confidence, l'oblige encore plus impérieusement à ne la point faire ; et chaque effort qu'elle
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tente pour échapper au nœud fatal, le serre encore plus étroitement autour de son cœur. Ce serait déjà beaucoup qu'une telle conception ; l'exécution s'y proportionne entièrement. Y a-t-il un ouvrage, même de M. Victor Hugo, composé avec une verve plus soutenue? où l'unité de jet se fasse mieux sentir? où l'éloquence soit plus dramatique? où les discours de la passion, ces discours si difficiles à faire, lorsque la situation leur assigne une certaine étendue, soient plus d'une haleine, d'une teneur plus forte et d'un désordre plus beau? Aucun talent ne révèle davantage le grand dramatiste; aussi lorsque M. Hugo n'aurait rien écrit pour le théâtre avant Notre-Dame de Paris, l'endroit de ce livre où le transport de Gudule éclate à la vue du petit soulier qui lui fait retrouver sa fille dans Esmeralda, ce seul endroit signalait dans le romancier le maître futur de la scène. La diction, enfin, de Lucrèce Bor- gia nous paraît éminemment ce qu'elle doit être, à partir des données de l'auteur; il y a peut-être quelques passages à reprendre, où la verve spirituelle et la gaieté shakspearienne de M. Hugo auraient pu se modérer; mais à notre sens le style de la pièce est, en général, tout à fait dans la convenance du sujet.
Pourquoi M. Hugo n'applique-t-il pas toute cette puissance à des sujets plus beaux? Celui de Lucrèce Borgia renferme un élément tragique admirable, mais enfermé dans une enveloppe bien dure. La situation de Lucrèce, abstraction faite de son caractère, est déchirante ; mais à mesure que le malheur de cette situation augmente d'intensité, l'auteur prend peine à rendre son héroïne si hideuse qu'on dirait qu'il veut nous barder de fer contre les traits
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aigus qu'il se prépare à nous lancer; il fait deux œuvres contradictoires et rend, comme à plaisir, toute pitié impossible pour un moment dont la beauté doit sortir tout entière de la pitié. Je sais fort bien que la terrible originalité de la situation finale tient à cette espèce de contre-sens ; je sais que toute la tragédie est là; néanmoins, je dois le dire, le moment fatal arrivé, je n'ai plus d'entrailles pour le monstre dont la situation réclame mon intérêt ; mon cœur se refuse à toute sympathie avec elle; et pour me servir des expressions de Gennaro au commencement de la pièce, « je n'ai pas pitié de qui est sans pitié. » Je m'intéresse davantage à Gennaro. « plein de fatalité et plein de grâce, redoutable et doux, enfant et homme, modeste, sévère et terrible;» ces mots, dont M. Hugo se sert pour louer l'acteur, caractérisent très bien le personnage, véritable création, selon moi, individualité vague et pourtant ineffaçable; mais il ne connaît pas son malheur; il ne le connaîtra qu'au moment de mourir; nous ne verrons pas ses angoisses ; les vissions- nous même, la pitié serait engloutie dans l'horreur ; en sorte que, à parler exactement, M. Hugo n'a rien accordé à l'attendrissement ; tout son drame se balance entre le rire et l'épouvante; et le tonnerre qu'il a roulé dans son ciel poétique, éclate, brûle, brise, sans qu'aucune goutte d'eau tombe des nuages pour humecter le sol haletant et embrasé. Son drame est conçu dans l'idée de la fatalité antique, sans aucun de ces tempéraments que connaissaient les anciens, et sans que cette idée du destin paraisse, comme chez eux, à la tête de l'action, nue, terrible, mais sublime et érigée en religion. Ce drame n'est pas, à ce qu'il nous semble, l'expression d'une idée
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morale, mais une réponse, une satisfaction à ce besoin d'émotions fortes ou plutôt de commotions violentes qu'éprouve un siècle blasé. Il règne dans tout cet ouvrage une sécheresse morale étonnante ; on cherche en vain sur ce sol crevassé, semblable au cratère d'un volcan, quelque filet d'eau, un peu de verdure; à peine ça et là l'amour un peu romanesque de l'orphelin pour sa mère inconnue rafraîchit l'esprit du lecteur. La gaieté, loin de tempérer l'horreur, en fait partie ; elle est sinistre ; son rire éclate comme le craquement des arbres que brise la foudre : elle est satanique chez Gubetta, cynique chez tous les autres. Voilà pourtant ce qu'on aime, ce qu'on demande aux poètes : de l'horreur, toujours de l'horreur. Et que M. Hugo ne s'y trompe pas : les applaudissements qu'il a reçus ne sont pas tous donnés à son talent ; le hideux de son sujet, la nudité de ses tableaux, ce luxe d'empoisonnements et d'incestes, cette orgie prise sur le fait, en enlèvent une bonne partie. Ce n'est pas lui qui a fait son public; ce n'est pas lui tout seul qui le changera; mais il est digne de lui de ne le point flatter. Qu'il sorte de l'ornière du matérialisme de l'art ; qu'il marche sur la trace des poètes qui ont parlé à l'âme de l'âme ; qu'il entre pleinement dans la sphère des pensées morales; qu'il les fasse vivre dans ses drames; en un mot, qu'il contribue, pour sa part, à tirer la littérature , le public, sa nation, de leurs préoccupations matérialistes : il aura remporté un triomphe plus doux que des applaudissements ; et qui croira que l'applaudissement puisse manquer jamais à un génie tel que le sien ?
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II
MARIE TUDOR t
Un volume io-8o. — 1833.
Les journaux ont traité fort sévèrement la nouvelle pièce de M. Victor Hugo. L'auteur en aura été d'autant moins étonné que sa docilité aux conseils de la critique n'est pas exemplaire. Il est en état d'insurrection permanente contre les trois quarts au moins de ses juges. Il ne se fait pas faute de leur rendre, avec un peu de hauteur, les leçons qu'il en reçoit. Irriter un tribunal n'est pas un excellent moyen d'obtenir une sentence modérée. Mais qu'importe à l'illustre accusé ! Il ne veut ni grâce, ni mi- tigation, ni commutation de peine de la part d'un tribunal dont il décline la compétence. Il s'est fait à lui-même son juge ; il ne prétend relever que de sa conscience littéraire, et il paraît la croire suffisamment éclairée.
Sans rechercher, pour le moment, si les censures dont chaque pièce de M. Hugo renouvelle l'occasion, sont fondées ou ne le sont pas, je n'hésite pas à appeler comme d'abus de la position qu'a prise M. Hugo entre ses ouvrages et la critique. Je ne lui
1 Semeur, III, 5 février 1834.
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dirai point de prendre le goût d'autrui pour sa règle ; je ne lui ferai point, du beau dans les arts, une sorte de vérité relative et conventionnelle ; je lui concéderai qu'en littérature comme en morale il est noble d'oser déplaire; mais je crois que, dans l'une de ces sphères comme dans l'autre, il faut savoir écouter; et que lorsqu'il s'agit, non d'inspiration proprement, mais d'art et de méthode, personne n'a trouvé à lui seul toute la vérité. M. Hugo, d'ailleurs, était dans la meilleure de toutes les positions pour bien écouter ; un si haut talent est aussi peu fait pour inspirer la jalousie que pour la sentir ; il n'a pas d'envieux, il ne peut pas en avoir; il a, au contraire, parmi les littérateurs qui le critiquent , les meilleurs, les plus sincères de ses admirateurs, qui le loueraient de toute leur âme s'il voulait bien le leur permettre ; mais il les a mis presque tous dans la nécessité de ne lui dire que des vérités désagréables, et de garder par devers eux beaucoup de justes louanges, qu'il serait si naturel et si facile de lui donner; car il est évident pour qui lit ces différentes critiques, que le tort de leurs auteurs consiste bien moins à blâmer trop qu'à ne louer point assez.
On n'a point assez loué, à notre gré, l'admirable vigueur avec laquelle M. Hugo traite chaque situation, à mesure qu'elle lui arrive. On peut dire de lui qu'il se joue dans la tempête. Il en dispose comme s'il l'avait formée ; laissez-le créer une de ces positions violentes, excessives, surhumaines, pour ainsi dire, de douleur, de joie ou de rage; et vous entendrez des accents, des cris, dont vous n'aviez nulle idée ; c'est une incohérence, une confu-
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sion, une naïveté, une abondance admirable, une vérité qui étonne, un naturel qui confond. La voix de M. Hugo est un clavier à cent octaves, dont la dernière est aussi puissante dans les sons aigus que la première dans les notes tonnantes. Mais il faut le dire, il nous retient trop constamment dans la région de l'orage, il a peu de demi-tons ; la passion qui se repose, l'âme qui se recueille, n'ont pas de touches dans son clavier; je parle ici des caractères comme des situations, puisque l'une de ces choses dépend de l'autre. Et puis, ces situations, à quel prix sont-elles achetées ! Il faut bien le dire à M. Hugo : aucune de ses pièces ne forme un tout psychologique ; sa psychologie est fragmentaire ; elle ne connaît et ne révèle que des moments ; elle ne donne que rarement le tissu d'une vie et l'ensemble d'une âme. En sorte que si l'auteur persévère dans la voie où il est entré, il y a lieu de croire qu'il ne remplira pas toute sa vocation, et qu'il ne laissera sur le théâtre que des scènes et non des drames.
Voici qui va sembler un paradoxe. Les drames de M. Hugo seraient des systèmes, si ses préfaces n'en étaient pas. Chacun de ses ouvrages ferait bien plus l'impression d'un tout raisonné, si chacun de ses avant-propos n'était pas une théorie. M. Hugo parle beaucoup de la synthèse, qui est en effet la méthode ou le procédé poétique ; mais dans la pratique, il l'abjure. Il se préoccupe d'une abstraction, puis il lui cherche un corps. Nous n'avons pas l'honneur d'être poète ; mais nous avons quelque soupçon que les choses ne doivent point aller ainsi. Oserions-nous conseiller à un poète d'être plus
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naïvement et plus entièrement poète? C'est pourtant cela qui exprimerait toute notre pensée. Un peu moins d'observation, un peu plus de contemplation. Laissez faire aux critiques la métaphysique de vos pièces, ou faites-la vous-même après coup, si vous le voulez; mais quand vous êtes sur le trépied, respirez la vérité concrète, soyez votre premier lecteur, votre premier spectateur; voyez, écoutez, et dites-nous naïvement ce qu'ont vu vos yeux et ce qu'ont entendu vos oreilles. Je crois que l'instinct psychologique qui préside à toutes les créations du grand poète, le guide mieux que l'analyse, qu'il y a plus d'unité dans l'œuvre qui a coulé dans le moule à bouillons ardents que dans le pénible agencement de toutes ces pièces recousues une à une par l'analyse. C'est l'âme seule qui devine l'âme, la vie seule qui révèle la vie; et soyez sûrs de la cohérence d'un caractère lorsqu'il aura été conçu dans la profondeur de votre être moral.
Je ne sais pas même si les idées théoriques de M. Hugo sont toujours suffisamment nettes. Celles que renferme la préface de son dernier drame m'ont donné quelque peine à démêler. Il s'agit de l'association du vrai et du grand ; le vrai pour la foule, le grand pour l'élite des lecteurs; le vrai qui donne la popularité, le grand qui décerne l'immortalité, et, pour formule vivante de cette idée, Marie Tudor, « vraie comme une femme, grande comme une reine 1. » Mais cet exemple nous déroute ; de quelle sorte de grand est-il donc question ? Que Marie Tudor trouve admirable d'être reine quand on est
1 Préface.
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femme, parce que la puissance de la reine accomplit toutes les fantaisies de la femme, c'est un sentiment fort naturel, mais sans grandeur à ce qu'il me paraît ; si une folie plus démesurée et une violence plus furibonde ajoutent à une passion un caractère de grandeur, ce mot est singulièrement placé. L'exemple, je l'avoue, ne me paraît pas correspondre à la thèse, laquelle aussi n'a pas reçu l'expression la plus convenable. L'objet du poète, sa tâche, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, c'est de combiner l'extraordinaire avec le vrai ; car le vrai sans l'extraordinaire n'est pas poésie ; et l'extraordinaire sans le vrai n'est pas nature. C'est là, soit à leur insu, soit qu'ils s'en rendent compte, l'ambition de tous les poètes ; mais l'extraordinaire des événements ne peut leur suffire, ni même l'extraordinaire d'une passion qui déborde parce qu'elle ne rencontre pas de barrière dans les circonstances. C'est autre chose encore; c'est une passion ou un caractère élevé, s'il était possible, au niveau de son idée ; qu'est-ce en effet que le poète, sinon le révélateur de l'idée de chaque chose et de chaque être ? Et qu'a-t-il à faire que de donner à chaque caractère, comme à chaque passion, un type où la nature se reconnaisse en s'étonnant d'elle-même ?
Nous applaudissons à une plus noble ambition de M. Hugo. Il aspire à faire triompher sur la scène la vérité morale. Touché de la persistance avec laquelle il poursuit ce but sacré, nous voudrions, si nous en étions capable, lui aider à le mieux démêler. Aujourd'hui nous lui dirons qu'il est porté à confondre, en morale, le beau avec le bon. Le beau peut résulter immédiatement des sentiments, des affections ; le
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bon est inséparable de l'idée du devoir. La vérité morale n'est réalisée et complète que chez l'homme qui, par le chemin du bon, arrive jusqu'au beau, c'est-à-dire par le sentiment du devoir au sentiment de l'amour. Or, dans les pièces de M. Hugo, et par exemple dans cette dernière, il n'y a que du beau, car le devoir n'y paraît pas. Mais bien l'amour, dira- t-on. Je réponds que l'amour qui ne veut relever que de lui-même, qui n'obéit qu'à lui-même, l'a- mour-instinct, l'amour qui n'a pas traversé le défilé de la conscience, l'amour qui vient avant le devoir, ne constitue pas, dans son intégrité, un être moral ; pas plus au reste que le devoir qui ne se résout pas en amour. Il faut les deux éléments, et dans l'ordre que j'ai dit. Mais dans Marie Tudor, je ne sais voir que des instincts, les uns beaux, les autres hideux, mais tous sans règle. Les caractères qui nous intéressent le plus dans cet ouvrage ne font point exception. Quoi de plus touchant, de plus délicieux, que la scène où Jane supplie Gilbert de se laisser sauver par elle ! C'est un beau mouvement d'une intéressante nature; mais elle ne comble pas le vide que je signale ; et, je le répète encore, dans les pièces de M. Hugo, la vraie vertu, le devoir fait amour, n'a point de représentant. Peut-être il comprendra mieux un jour en quoi consiste, et de quels éléments inséparables se compose la vraie beauté morale de l'être humain. Mais alors songera-t-il encore à consommer sur le théâtre cette réforme salutaire dont un journal vient de faire honneur à M. Dumas f ?
' L'article qu'on lira dans un autre volume, intitulé Angèle, fait suite à celui-ci.
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III
RUY BLAS t
Un volume in-8o.— 1838.
Toute vie bien ordonnée est un acte logique, où chaque fait est la conclusion d'un raisonnement et la prémisse d'un autre. Les actions, dans une vie ordinaire, les ouvrages, dans une vie d'artiste ou d'écrivain, ne s'ajoutent pas seulement les uns aux autres, mais s'engendrent les uns les autres. Le germe ou la raison de chacun d'eux est dans celui qui l'a précédé ; et s'il n'y a pas nécessairement progrès de l'un à l'autre, il y a évolution ; et pourquoi ne dirions-nous pas progrès? L'esprit a fait un pas; bien ou mal, il a conclu, et, en concluant, posé la base d'un développement nouveau ; il a fait usage de sa liberté; il a exercé sa spontanéité; il a vécu de sa vie; et sous ce rapport, telle chute constate le progrès à la conscience de celui qui l'a subie aussi bien et mieux que tel triomphe.
Une série de succès ne serait pas toujours une preuve sûre du progrès. Le vrai progrès consiste à
1 Semeur, VIII, 20 mars 1839.
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se renouveler. Tout esprit qui s'arrête dans sa victoire n'a vaincu que pour les autres et non pour soi. Je me trompe : il n'a pas même vaincu pour les autres. Le public a aussi sa conscience, qui l'avertit qu'il n'y a pas progrès, qu'il n'y a pas vie, là où il n'y a pas renouvellement; et je ne doute pas que l'élite des connaisseurs ne démêle quelquefois un symptôme de progrès et de vie, là où le vulgaire ne voit qu'une chute et un revers. Ces connaisseurs savent qu'il y a des chutes nécessaires entre deux succès, et. dans la chute même, le progrès ne leur échappe point. En revanche, ils démêlent l'immobilité et un principe de mort dans une suite de succès trop semblables les uns aux autres.
Il ne faut pas se laisser tromper par les renouvellements de la forme. Quand ces renouvellements ont été dictés par les variations du goût public et que la liberté de l'écrivain n'y est pour rien ou pour peu de chose, le progrès n'est qu'apparent. Cette logique dont nous parlons, et qui doit caractériser toute vie véritable, manque ici. C'est un globe réduit à son mouvement de rotation ; il a des jours et des nuits, mais point de saisons. L'esprit tourne sur lui-même, et n'avance pas.
D'autres talents, en apparence plus indépendants, sont immobiles, non point par complaisance, comme ceux-là, mais, à ce qu'il semble, par obstination. Ils reçoivent peu du dehors, mais non pour recevoir davantage du dedans. Ils paraissent et se croient plus libres : mais c'est une erreur. Quelque chose en eux arrête et tient suspendu le jeu logique de la vie. Ils sont esclaves à leur manière ; leur talent est sous les scellés : mais comme l'obstacle ne vient pas
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du dehors, on fait honneur à la volonté de ce qui n'est qu'un autre genre d'impuissance.
Lorsqu'un écrivain, au beau milieu de sa carrière, ne se renouvelle pas d'un ouvrage à l'autre, j'entends un écrivain qui a du talent, il est intéressant d'en rechercher les causes ; car il est naturel au talent de se transformer d'ouvrage en ouvrage. Plus tard, l'explication n'est que trop aisée ; la vieillesse, excepté dans des génies très vigoureux, est soumise à se répéter; toutefois cette décadence vient plus tard pour les génies logiques et libres. Mais il est des époques où le talent naît vieux, pour ainsi dire, et où, après quelques élans, il s'arrête et se met à tourner sur lui-même. Je ne pense pas que ce phénomène ait jamais été aussi commun qu'il l'est à présent. Aucun âge littéraire n'a présenté autant de ces talents échoués, engravés, que la vague vient périodiquement battre et soulever à moitié, mais qu'elle ne peut remettre à flot.
On cite souvent l'exemple de Corneille, qui, bien loin encore de la vieillesse, comme si la baguette d'un enchanteur l'eût touché, se vit en quelque sorte enchaîné à ses premiers travaux, incapable dès lors de mesurer plus d'espace que n'en mesurait sa chaîne. Si, de nos jours, le génie de Corneille est rare, son malheur ne l'est pas.
Un tel malheur, arrivé à un tel homme, doit faire présumer que ce n'est pas absolument parce qu'on a moins de talent qu'on a moins de liberté. Le talent est une liberté ; tout talent vrai se renouvelle ; mais le talent ne suffit pas à se préserver lui-même de cette déchéance. Elle n'est point fatale, elle n'est point une infirmité de tel ou tel génie; et personne
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ne doit s'y résoudre. Personne ne doit se dire : Je ne puis désormais faire que ce que j'ai fait ; « pour bien faire, Néron n'a qu'à se ressembler. » Se ressembler est le fait de la nécessité ; se renouveler est du domaine de la liberté; il faut que la liberté sub'siste à côté de la nécessité.
Celui qui fait toujours bien, mais jamais mieux, et surtout jamais autrement, ne saurait manquer de s'en apercevoir et d'en souffrir. Les plus éclatants succès ne lui paient pas la torture de ce cauchemar intellectuel qui retient toutes les facultés dans une même position et dans une même direction. Il y a bien peut-être un progrès dans la forme extérieure, que les myopes remarquent et dont ils vous tiennent grand compte ; mais quand tout le monde s'y tromperait, ce qui n'est pas possible, vous ne vous y tromperiez pas : vous êtes votre meilleur juge, votre plus sincère public, votre plus superbe critique; vous savez bien, vous sentez douloureusement que vous n'avez que le mouvement qui vous reste d'une première impulsion ; vous profitez, jusqu'à ce qu'il s'épuise, de la pente où vous fûtes placé ; mais ce mouvement ne vous appartient pas; vous vous imitez vous-même, et vous ressemblez à ce coursier de Roland, qui, lancé dans la carrière, ne s'arrête plus, quoique mortellement blessé ; « il allait, il allait, mais il était mort. »
Voilà, nous l'avouons, une sinistre préface à la critique du nouvel ouvrage de M. Victor Hugo. Est- ce donc à lui qu'on peut appliquer le vers de l'Arioste : « Il va, il va, mais il est mort ? » Dans ce cas, dira-t-on, en citant un autre poète, « les morts vont vite; » car les ouvrages de M. Hugo se suivent
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à peu d'intervalle, et cette mort n'a pas mal les caractères de la vie. Ne pensez pas railler; oui, en effet, « les morts vont vite, » et je ne sais si l'histoire littéraire ne prouve pas que les ouvrages, assez volontiers, se multiplient dans ces années de la vie où le génie mord son frein et fait jaillir du pavé de vaines étincelles. Le génie en progrès est moins impatient ; le génie arrêté, en proie à je ne sais quelle espérance douloureuse, multiplie ses élans, essaye à tout coup de rompre le charme, et se répète dans l'espoir de se renouveler.
Il faut bien l'avouer, avec respect, mais avec franchise: M. Victor Hugo n'est plus, dans ses drames, que le disciple de lui-même. Tout homme de génie a une idée fixe qui se mêle et se mêlera toujours à tout ce qu'il fait ; quelque mélodie qu'il chante, un même motif court et murmure à travers l'œuvre musicale, tantôt distinct, tantôt voilé ; la vie entière, soit de l'artiste, soit de l'homme, qu'est-elle qu'une variation plus ou moins riche sur un motif donné ? Mais à mesure que le génie s'appauvrit ou s'embarrasse, l'idée fixe se met davantage en saillie, le motif ressort davantage ; et ces mille et mille intentions musicales qui l'enveloppaient comme un feuillage flexible et touffu, s'éclaircissant peu à peu, le laissent paraître seul dans sa roideur et sa monotonie. Théodore et Pertharite étaient profondément cachés dans le Cid ; je ne sais si quelque œil mieux armé que les autres n'eût pas pu les y découvrir d'avance ; au moins ce discernement devenait moins difficile de chef-d'œuvre en chef-d'œuvre; c'étaient bien toujours des chefs-d'œuvre, mais taillés dans une voie étroite, où Corneille ne pouvait être que profond, les
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autres dimensions lui étant plus ou moins refusées par la donnée qui l'avait captivé. Mais au moins était-ce une idée forte dans son étroitesse que l'idée qui le dominait; s'il n'eut pas le bonheur d'avoir plusieurs genres d'esprit, celui qu'il eut se trouva du genre le plus noble et le plus haut ; et si quelqu'un, ce que j'ignore, put entrevoir dans les beautés du Cid, d'Horace et de Cinna les défauts de Théodore et de Pertharite, ce même homme, dans Pertharite et dans Théodore, put démêler le génie qui avait inspiré les premiers chefs d'oeuvre de Corneille, et dont ses derniers ouvrages offraient l'exagération et la parodie.
M. Hugo ne pouvait se soustraire à la loi commune ; il a eu son idée fixe ou son motif ; pas tout à fait d'aussi haute nature que celui de Corneille ; sans le définir, nous dirons que ce motif gagnait à être enveloppé ; il eût fallu le réprimer sans cesse ; il n'était fait que pour un rôle secondaire ; bon à son rang et dans sa mesure, il était mauvais dès qu'il en sortait; il ne fallait pas en faire la base de toute une vie littéraire, il fallait se garder de l'ériger en système; bâtard de roi, mais bâtard pourtant, il n'était pas né pour le trône, où son père l'a fait monter. Tout s'est écarté peu à peu pour faire place à une idole favorite ; on ne voit plus qu'elle ; rien ne la déguise ; et l'on sait à présent tout ce que contenait le germe à moitié enfoui dans les premières productions de M. Hugo : c'est le fantastique appliqué au monde moral, c'est-à-dire la forme la plus impardonnable du faux. Il n'y a dans tout Ruy Blas qu'une chose vraie, et le malheur veut que cette vérité soit cherchée assez bas : c'est la passion de
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Marie de Neubourg. Ce ne sera peut-être pas l'opinion de tout le monde; mais si l'on prend la peine d'entr'ouvrir « ce tombeau d'or et de soie, » on verra comme nous ce qu'il renferme.
Quant à l'invention dramatique, si elle était de bon aloi chez M. Hugo, pauvre Racine ! dirions- nous, et pauvre dans toute la vérité du terme ! car il y a dix fois moins d'inventions dans Racine que dans M. Hugo. Que les tragédies du premier sont chose unie et toute nue en comparaison des drames du second ! Quelle pénurie ! quelle indigence ! En général toute la littérature actuelle l'emporte, sous le rapport des inventions, sur celle du dix-septième siècle; le progrès, si c'en est un, est immense. Mais si je ne me trompe, on n'invente (dans le sens de M. Hugo et de toute la littérature actuelle) que faute de savoir mieux faire ; et je crois qu'en définitive l'avantage de la vraie invention reste à nos classiques. Tous les chefs-d'œuvre, dans toutes les langues, sont pauvres d'invention, à prendre ce mot dans le sens et dans la mesure modernes. Même dans les genres où la multiplicité et la complication des éléments sont à leur place et sur leur terrain, même dans le roman, le génie a pour sceau la simplicité des moyens avec la richesse' des effets. N'en doutons pas d'ailleurs : le bon sens, l'amour de la vérité, resserrent le champ de l'invention ; et notre opulence actuelle rappelle trop ces fortunes nées du pillage, de la concussion, ou, tout au moins, de l'abus du crédit. L'homme qui se sentirait capable de concevoir un caractère vrai et profond, et de traiter en maître une situation capitale, se soucierait peu de multiplier les surprises et les coups de
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théâtre; il aimerait mieux émouvoir qu'étourdir; et une seule création, mais caractéristique et impérissable, aurait plus de prix à ses yeux que les jeux infinis de ce kaléidoscope que tournent rapidement dans leurs mains le romancier et le dramaturge modernes.
Il est permis de croire que M. Hugo a atteint les dernières limites du genre ou plutôt du caprice qu'il cultive depuis quelques années. L'application qu'il en fait dans Ruy Blas est une véritable réduction ù l'absurde. Quand on nous dirait que, sous le rapport au moins des vers, Ruy Blas est une plaisanterie, une parodie faite par un autre que M. Hugo de la versification de M. Hugo, nous le croirions sans difficulté. Ruy Blas est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en faire ici une analyse ou une critique détaillée. Cette tâche d'ailleurs nous serait pénible. D'autres ont dressé avant nous ce fâcheux procès- verbal. Nous aurions même supprimé volontiers les réflexions générales qui précèdent ; notre respect pour un si grand talent, les égards que commande une si haute renommée, nous ajouterions, s'il nous était permis, cette amitié qui ne manque jamais de lier un lecteur à l'écrivain dont il admire le génie et dont il honore la personne, nous auraient déterminé au silence ; mais à ce compte tout le monde eût dû se taire ; et si, comme l'a dit un orateur éloquent, « le silence du peuple est la leçon des rois, » avec les rois de la pensée et les maîtres de l'art, le silence ne suffit pas. Il ne faut pas laisser se prescrire, à leur égard, le droit de remontrance, de doléances tout au moins; ce droit est l'appui de leur autorité et le garant de leur gloire.
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Nous dirons donc avec regret, mais avec franchise: il n'y a pas d'idée, il n'y a pas d'inspiration, il n'y a pas d'intérêt dans le nouveau drame de M. Hugo. C'est le produit d'une imagination énergique, mais captive, qui a déjà fait mille lieues dans l'enclos d'une lieue carrée. Il s'épuise, faute d'espace, en inventions bizarres. Il n'est pas simple parce qu'il n'est pas vrai. Et parce qu'il n'est pas vrai, il n'avance pas. Voici tantôt dix ans consumés à être toujours le même. Comptez que, quand on est toujours le même, on n'est pas vrai ; car le vrai est flexible et fécond ; le vrai, c'est cette route royale, qui rend maître du pays quiconque a su la trouver. Le faux est une impasse, dont on ne trouve l'issue qu'en revenant sur ses pas. Mais, remarquez-le bien, le vrai, dans une âme, c'est la foi au vrai ; c'est l'assentiment vif et spontané aux grandes vérités morales. On a beaucoup trop conclu des succès de quelques écrivains sceptiques ou indifférents. Le doute est un état de l'âme, un fait humain et vrai, dont l'expression est intéressante à certaines conditions; et il a été donné à certains génies indifféren- tistes de s'identifier avec le vrai par l'intelligence. En thèse générale, il faut partir de la vérité pour faire vie qui dure. La littérature, dont l'objet est l'homme lui-même, ne peut pas plus que la morale, pas plus que la politique, faire abstraction de la vérité humaine ; la littérature, pas plus que la vie, dont elle est l'empreinte, ne peut se passer d'une conviction morale, d'une foi; il n'y a, pour elle, hors de cette condition, ni développement ni progrès. Or, de ce que M. Hugo a si bien retracé les tourments du doute, il ne s'ensuit pas, tant s'en
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faut, qu'il soit propre à représenter sur le théâtre une vie véritablement humaine ; il faudrait pour cela que le doute n'altérât point sa tranquillité intérieure et qu'il se fût élevé à ce désintéressement ou à cette indifférence suprême, à travers laquelle certains génies contemplatifs voient la vie et l'humanité comme à travers un milieu glacé, mais pur et limpide comme l'éther.
J'essaye d'expliquer cette immobilité inquiète, cet état singulier, où l'on marche et où l'on se fatigue sans avancer, comme dans certains rêves. Il y a peut- être d'autres causes, que je ne sais pas voir. D'autres pourront les indiquer. Je tenais surtout à constater un des caractères de notre littérature ; littérature féconde, active, affairée ; littérature bien assortie à cette époque d'entreprise et de spéculation ardente, et néanmoins stationnaire, surtout dans ses plus illustres représentants. Qu'on se retrace, après cela, la vie d'un Racine. Quelle vie ! que d'histoire dans cette vie ! quelle logique dans cette succession de chefs-d'œuvre! Si l'on peut trouver dans notre monde littéraire quelque vie semblable à celle-là, chose singulière ! ce n'est pas chez les chefs de la littérature actuelle, chez les plus fameux de nos écrivains, qu'il faut la chercher, mais, en général, un peu au-dessous.
L'écrivain dont nous parlons n'en est pas moins, et toujours, Victor Hugo, l'un de ceux qui ont fait à leur siècle les plus grandes promesses, et livré les gages les plus éclatants. C'est déjà de la gloire que d'avoir excité tant d'espérance. On n'a pu faire tant espérer, sans avoir donné beaucoup. Nous ne serons ni ingrat, ni absurde. Nier un si grand talent,
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obscurcir un si beau nom, qui l'oserait? Solem quis dicere falsurn Nous ne signalons pas un déclin ; toute la force primitive est là; l'homme est debout; chaque œuvre l'atteste ; mais l'espace manque. Et quand nous cherchons pourquoi l'espace manque, il nous est impossible de ne pas remarquer la frappante coïncidence de cette immobilité forcée avec le caractère moral des productions de ce grand écrivain. Décidément le ferme terrain des convictions morales s'est écroulé devant ses pieds. Il ne comprend plus ni la vie, ni le cœur, que dis-je ? il ne comprend plus même la passion. Son imagination peuple de chimères le vide obscur qui s'est ouvert sous ses pas. Qui donnera des ailes à ce génie pour s'envoler par-dessus cet abîme, et poser le pied sur cette rive céleste où se retrouve toute la fraîcheur et l'évidence des convictions premières, et où l'âme revêt, sous l'influence d'un air divin, une seconde et immortelle jeunesse?
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IV
LES BURGRAVES
Un volume in-8°. - 1843.
PREMIER ARTICLE 1
Il y a procès, depuis longtemps, entre M. Victor Hugo et la critique. Ce n'est pas le talent de l'écrivain qui est en cause ; nul ne le conteste, tout le monde l'admire : on lui demande seulement d'en faire un meilleur usage. Or, c'est précisément sur ce point que l'illustre poète regimbe contre l'aiguillon. Chaque ouvrage de M. Victor Hugo est un nouveau défi jeté à la critique ; chaque intervention de la critique est une nouvelle protestation. De ces deux contendants, lequel finira par céder ? Aucun, nous le craignons ; car chacune des parties a le public pour elle. Le public adhère aux jugements de la critique ; le public afflue aux drames de M. Hugo. Tant que le poète s'obstinera dans la route où nous le voyons engagé, le public donnera raison à la critique ; tant que le poète fera de si beaux vers, qu'il aura une langue si magnifique, et des élans de cœur
' Semeur, XII, 3 mai 1843.
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et de pensée si hardis, chacun de ses drames sera un événement. Il est incommensurable, il est puissant dans ses erreurs comme dans ses beautés ; la grandeur, la force, la nouveauté, la grâce ne lui sont jamais infidèles, et chaque fois il paye une si magnifique rançon qu'il est toujours sûr de se racheter. Mais cela doit-il suffire à M. Hugo, cela peut-il suffire au public, qui, tous les deux, ont le droit d'être difficiles? cela suffira-t-il à la postérité, qui n'adopte, remarquons-le bien, que ce qui est tout ensemble extraordinaire et vrai ? C'est parce que M. Hugo est l'un et l'autre en un bon nombre de ses productions, que l'avenir, un avenir très éloigné, retentira de son nom ; mais il est à craindre que la postérité ne relise pas ses drames, parce que, si l'on a pu dire que le style fait vivre les ouvrages, on n'a sans doute entendu parler que des ouvrages marqués au coin d'une sévère et haute raison.
Nous souffrons à prononcer un tel jugement, et nous désirons de bonne foi que l'événement nous démente. En attendant, il faut qu'à nos risques et périls nous rendions nos arrêts aussi péremptoirement que s'ils étaient sans appel. La critique subit à son tour les jugements de la critique; je me trompe: son sort est plus rigoureux encore ; elle n'est point critiquée ; elle est tout simplement oubliée lorsqu'elle fut injuste : ou si, à force d'injustice, elle obtient un souvenir passager, ce souvenir est de l'ignominie. Le destin du censeur infortuné ne serait que trop bien rendu par ces vers (si une telle application ne les profanait pas) :
Il voit la gloire qui l'opprime
Et tombe enseveli dans l'éternel abîme.
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J'ouvre le volume de M. Victor Hugo, où, dès le premier aspect, tout m'impose. Qu'est-ce d'abord que cette longue liste qui fait face au titre de l'ouvrage? celle des cinq derniers siècles de l'ère chrétienne, y compris le siècle dans lequel nous avons le bonheur de vivre. Cette série se complique des noms des principaux Etats européens : la France, l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie. Toute cette chronologie et cette géographie n'est pourtant que le cadre des travaux littéraires de M. Hugo, ou, pour parler plus exactement, ces travaux eux-mêmes ne sont autre chose qu'un cours d'histoire de l'Europe durant les cinq derniers siècles. Eh bien ! à la bonne heure. Je ne demande certes pas mieux que de manger mon brouet dans de la vaisselle d'or, c'est-à- dire d'étudier l'histoire dans des romans, des odes et des drames étincelants de beautés, et je suis charmé d'avoir trouvé une nouvelle raison de recommencer, dans l'ordre et dans le point de vue qu'on m'indique, une si attrayante lecture. Il est donc entendu que c'est dans ce but, que c'est sur ce plan que le poète, dont nous avons aujourd'hui le secret, travaille depuis quinze années, et ses ouvrages ultérieurs seront la suite ou le complément de cet enseignement. Quelque jour même, l'auteur s'expliquant tout à fait, « on saisira mieux, dit-il. l'ensemble des ouvrages qu'il a produits ; on en pénétrera la pensée; on en comprendra la cohésion t. » Pour aujourd'hui, bornons-nous à chercher la pensée particulière qui a donné naissance à la trilogie des Burgraves. Ce mot de trilogie, juste ou
Préface.
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non dans son application, a lui-même quelque chose d'imposant. Il éveille dans l'esprit l'idée d'un rapprochement qu'on peut d'autant mieux se permettre que M. Hugo n'a pas cru devoir l'éviter. C'est lui qui, dans des pages admirables de sa préface, a prononcé le nom redoutable d'Eschyle, a même tracé un parallèle entre les sujets traités par cet illustre ancien et le sujet moderne des Bur graves ; et, il faut bien l'avouer, certains passages de ce drame rappellent glorieusement, par leur majesté triste, par leur « morne sérénité t, » le souvenir de l'auteur de Prométhée et des Choéphores.
L'idée des Burgraves est double, c'est M. Victor Hugo qui nous l'apprend, et l'on peut se la représenter sous l'image de deux cercles concentriques, dont l'un est beaucoup plus grand que l'autre. « Reconstruire par la pensée, dans toute son ampleur et dans toute sa puissance, un de ces châteaux où les Burgraves, égaux aux princes, vivaient d'une vie presque royale, voilà la première partie, et, pour ainsi parler, la première face de l'idée qui vint à l'auteur. » L'autre, nécessaire, selon lui, à la moralité de l'œuvre, consiste dans la manifestation de « deux grandes et mystérieuses puissances, la fatalité qui veut punir, la Providence qui veut pardonner 2. » On ne peut assurément méconnaître le premier dessein de l'auteur : en sera-t-il de même du second ? Et si M. Hugo ne prenait la peine de nous le déclarer, découvririons-nous aisément dans la trilogie des Burgraves, cette fatalité qui veut punir et cette providence qui veut pardonner ? Cette idée ressort-elle
1 Deuxième partie, scène III. — 2 Préface.
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vivement, spontanément de l'action ? Laissant pour un moment la fatalité qui veut punir, demandons- nous si cet empereur que la légende, ou plutôt que le poète fait sortir de son tombeau vingt ans après son décès, éveille naturellement dans l'esprit l'idée de la Providence, si l'on sent ici une autre providence que celle du poète, et si la pensée religieuse qu'il a prétendu mettre en relief, ne ressortirait pas beaucoup mieux d'un enchaînement naturel de circonstances que de cette espèce de Deus ex machina ? A notre faiblesse, à notre incrédulité naturelle, il fallait le secours des miracles, et Dieu ne nous l'a pas refusé : mais si tout était miracle , si l'aiguille de l'horloge n'avançait que sous le doigt qui la pousse, on ne parlerait plus de Providence, et vraiment il n'y en aurait plus ; car exercer une providence, c'est prévoir non moins que pourvoir. Et puis, qu'est-ce que laProvidence qui veut pardonner ? La Providence ne pardonne point ; la Providence pourvoit ; elle prépare, elle dispose toutes choses selon le dessein de Dieu, qui, je l'avoue, est de pardonner et d'écrire son pardon dans notre coeur ; la miséricorde a marqué le but, la Providence a soin des moyens ; elle n'est que la prudence et l'attention que Dieu apporte à l'exécution de son œuvre. M. Hugo réduit tout le rôle de la Providence à pardonner; mais qui est-ce donc qui punira? Sera-ce quelque autre que la Providence? ou bien n'y a-t-il du tout point de punition, même sur la terre ? Point de punition ! l'auteur n'a garde de le croire ; mais selon lui, c'est la fatalité qui punit. On dirait que le bandeau posé par les artistes sur les yeux de la Justice antique, a donné le change à l'auteur, et qu'il a pris Thémis pour la
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Destinée. Elles sont aveugles toutes les deux, mais non pas de la même manière ; au fond la justice voit clair, sans quoi elle ne serait pas la justice. La fatalité, qui ne connaît pas, qui ne sent rien, frappe et ne punit point ; elle n'est pas le synonyme, mais bien plutôt le contraire de la justice. L'auteur sépare ce qui est nécessairement uni ; l'être seul peut punir, qui peut seul pardonner: et celui-là seul est en état de pardonner, qui avait le droit de punir. Le seul Dieu que nous puissions honorer comme Dieu, « c'est le Dieu qui punit, c'est le Dieu qui pardonne ; » la fatalité n'a rien à voir en cette affaire, ni en aucune autre ; la fatalité n'a rien à partager avec la Providence ; la fatalité n'est qu'un mot. Ce n'est pas pour M. Hugo que nous épelons d'aussi triviales vérités ; il ne les ignore pas et n'a point prétendu les désavouer ; non, c'est pour tant de personnes à qui les beaux mots imposent, et qui semblent toujours prêtes à dire à l'écrivain qui les enchante : « Monsieur, je ne compte pas après vous. » Or, il est des occasions, il est des sujets où, mettant la politesse de côté, il faut savoir compter, même après le génie. Soyons donc, cette fois, tout simplement vrai, et disons qu'il n'y a aucune idée juste à extraire de l'antithèse que nous avons citée; mais ajoutons que l'auteur, en revanche, pouvait dire en toute vérité qu'on verrait dans sa trilogie les desseins de la haine déconcertés par la bonté, laquelle, en cette occasion, tire toute sa puissance d'elle-même ; car l'empereur ne termine toutes choses au gré des intéressés et du spectateur, que parce qu'il est bon et non parce qu'il est empereur. J'estime que M. Hugo s'est fait tort à lui-même en ne disant pas cela ou
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quelque chose de pareil. Mais enfin, ce n'en est pas moins la moralité de la pièce; et qu'il l'ait déclarée ou non, on doit lui en tenir grand compte. On n'a peut-être jamais mis en scène une plus noble pensée.
Il faut voir maintenant par quel chemin l'auteur arrive à son but. Mais remarquons, en passant, que les trois grands pas qui divisent sa route ne constituent point une trilogie. Une trilogie, ce sont trois drames complets, dont chacun n'a nul besoin des autres, bien que, réunis, ces trois drames forment un tout. Rien de semblable ici. L'action est suspendue après le premier drame, après le second, et n'a son terme qu'au troisième. Ce sont donc des actes et non des drames, c'est une tragédie et non une trilogie. Peu importe après cela que chacun des actes porte un titre particulier; je me fais fort d'intituler aussi chacun des actes d'Iphigénie : le Père, la Fille, l'Amant, la Famille, la Victime.
Quoi qu'il en soit, le premier acte, ayant pour titre les Esclaves, s'ouvre par une chanson bachique ou, pour mieux dire, satanique, dont les sons à peine affaiblis arrivent du dehors sur la scène. Ce sont les burgraves en gaieté, qui, entre autres belles choses, vocifèrent celle-ci :
Nargue à Satan, burgraves,
Burgraves, nargue à Dieu 1 !
Quoique le moyen âge ait eu ses esprits forts, ceci ne me paraît pas dans le style du temps, non plus que cette autre chanson qu'on entendra plus tard :
Belzébuth, qui frappe à ma porte,
M'attend avec tous ses démons. —
Aimons, qu'importe !
Qu'importe, aimons 2 !
1 Première partie, scène I. — 5 Première partie, scène V.
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Il me sernble que la débauche de la pensée était moins commune alors que celle des mœurs; une superstition, plus ou moins imbécile, s'accommodait avec des passions brutales, et ce trait ne disparaissait pas tout entier, même dans les orgies. Au reste, M. Victor Hugo sait son moyen âge, et je n'ai garde d'insister. Passons donc. Une vieille esclave, vêtue d'un sac. et portant une chaîne qui descend de son col à sa ceinture et de sa ceinture à ses pieds, écoute ces abominables chansons, puis, dans quelques vers d'un laconisme sublime, nous donne la statistique morale du burg :
Les princes sont joyeux. Le festin dure encore.
Les captifs sous le fouet travaillent dès l'aurore.
Là, le bruit de l'orgie ; ici, le bruit des fers.
Là, le père et l'aïeul, pensifs, chargés d'hivers,
De tout ce qu'ils ont fait cherchant la sombre trace, Méditant sur leur vie ainsi que sur leur race, Contemplent, seuls, et loin des rires triomphants, Leurs forfaits, moins hideux encor que leurs enfants. Dans leurs prospérités, jusqu'à ce jour entières,
Ces burgraves sont grands. Les marquis des frontières, Les comtes souverains, les ducs, fils des rois goths, Se courbent devant eux jusqu'à leur être égaux ;
Le burg, plein de clairons, de chansons, de huées,
Se dresse inaccessible au milieu des nuées ;
Mille soldats partout, bandits aux yeux ardents, Veillent, l'arc et la lance au poing, l'épée aux dents. Tout protège et défend cet antre inabordable.
Seule, en un coin désert du château formidable, Femme et vieille, inconnue, et pliant le genou, Triste, la chaîne au pied et le carcan au cou,
En haillons et voilée, une esclave se traîne Mais, ô princes, tremblez ! cette esclave est la haine 1 1
1 Première partie, scène 1.
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La vieille se retire, et l'on voit entrer une troupe d'esclaves, qui ne sont autre chose que des bourgeois de divers lieux et de diverses professions, arrachés par la violence à leurs foyers, assujettis dans le burg aux plus durs travaux, et dont la vue, certainement, est la définition la plus éloquente de l'état politique de l'Allemagne au treizième siècle. Cette entrée en matière est originale et hardie, et elle sauve un peu la fatigue de l'exposition, la plus longue et la plus compliquée dont nous ayons souvenir. Une exposition doit éveiller une attente, poser une question: celle-ci ne fait rien de pareil. Ce sont des histoires sans liaison apparente, et entre lesquelles rien ne nous invite à chercher, rien ne nous aide à saisir un rapport. Les esclaves parlent tous à leur tour de leurs misères, de cette sorcière que nous venons de voir, de ses allées et venues mystérieuses; ils parlent de ces deux vieillards dont elle-même a parlé, et qui, dans un donjon silencieux, se reposent de leurs exploits, c'est-à-dire de leurs crimes. Le plus vieux, qui est centenaire, s'est vu ravir, il y a vingt ans, par des vagabonds, un fils qui venait de lui naître; un jeune aventurier, de l'âge qu'aurait aujourd'hui ce fils, habite le burg sans qu'on sache bien pourquoi, ni d'où il vient; et il y a aussi dans cet horrible repaire une jeune fille charmante, parente et pupille des Burgraves : on devine aisément qu'elle aime le jeune aventurier et qu'elle en est aimée. Puis il est question, mais à voix basse, d'un cachot dont la fenêtre, à pic sur un torrent, montre des barreaux écartés par force et tordus. Puis, la conversation va d'un saut à l'empereur Barberousse, mort, selon les uns, dans le Cydnus il y a vingt ans, mais, selon les autres,
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endormi tout ce temps-là dans une caverne, d'où on le verra sortir un jour pour venger l'Allemagne de ses mille et mille tyrans. A ce propos, on nous apprend que Barberousse, confié dans sa jeunesse, sous le nom de Donato, à un burgrave nommé Fosco, qui, né de la même mère, ne le connaissait ni pour son frère utérin, ni pour l'héritier de l'empire, devint l'objet de sa jalousie, et percé de coups par Fosco, puis jeté mourant dans les eaux d'un torrent, en réchappa pourtant et fut l'empereur Barberousse, tandis que la jeune fille qu'il aimait fut vendue à des aventuriers et livrée à tous les opprobres. Afin de la recouvrer, Donato, devenu empereur, fait la guerre aux burgraves, les combat corps à corps, remporte d'une de ces luttes avec un adversaire inconnu la marque d'un fer chaud sur son bras, mais ne retrouve rien, ni sa maîtresse, ni son ennemi, ni le burg même, je crois. Ce n'était que juste, car n'avait-il pas promis à son père mourant de ne se révéler à son coupable frère et de ne chercher à se venger de lui que quand ce frère aurait cent ans ? — « C'est-à-dire jamais, » observe judicieusement un des personnages. Mais ce personnage ne sait pas, ne peut pas savoir ce que nous saurons, nous, tout à l'heure, c'est que, sans cette périphrase bizarre, adieu une rencontre à peu près miraculeuse, une reconnaissance in extremis, en un mot tout le merveilleux d'un dénoûment unique. Si le vieil empereur avait simplement dit : Jamais, tout était manqué ; vous voyez donc qu'il ne faut pas le chicaner sur son style, et qu'il a eu, à tout prendre, une heureuse idée.
Si je n'ai pas éclairci cette exposition, je l'ai du
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moins beaucoup abrégée. Quels préparatifs, quelle mise de fonds, quelles combinaisons, dont on ne peut pas même pressentir l'objet ! Que de données inouïes pour serrer le nœud et préparer la catastrophe ! Cent ans de vie à celui-ci, à peu près autant à celui-là, un sommeil de vingt ans, une vie deux fois sauvée par un miracle, un guerrier combattant avec un fer chaud, pour la plus grande commodité du poète et du dénoûment, ce vieux burgrave devenant père à quatre-vingts ans et séparé aussitôt de son fils par des bohémiens... il fallait tout cela, rien de moins, et même quelques prodiges encore (nous les verrons plus tard) pour que la suite eût une raison, pour que la pièce marchât, pour que la machine pût avancer; elle est si lourde cette machine, elle pèse tellement sur ses roues qu'il faut tous ces leviers pour la pousser, pour la mouvoir; il faut demander force prodiges au ciel et force monstres à la terre : pourquoi? pour que le jeune page Otbert épouse la jeune comtesse Régina, pour que Fosco reçoive le pardon de Donato, car c'est là le produit net de cette énorme dépense, et s'il y a d'autres résultats, elle n'y contribue en rien.
Il y aurait de l'injustice à ne pas convenir que la force des combinaisons, la multiplicité et l'entrelacement des données ont leur place et leur prix dans l'art. C'en est une forme, mais elle a ses conditions. Il faut rester dans les limites du vraisemblable, qui n'exclut pas l'extraordinaire. Il faut préférer les données de l'ordre moral aux données de l'ordre physique. Il faut enfin que le profit soit proportionné à la dépense, les résultats aux moyens. A ces conditions seules on permet un échafaudage qui, sans cela,
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rentre dans le commun des inventions romanesques. Le poète dramatique, petite providence d'un monde fictif, doit prendre pour modèle la vraie et réelle Providence, dont l'art merveilleux étonne bien plus par le résultat que par les moyens, et nous élève à de sublimes hauteurs par une pente à peu près inaccessible. Après tout, les plus illustres chefs-d'œuvre de l'art dramatique ne sont pas ainsi échafaudés, et s'ils étonnent, c'est surtout par la simplicité des ressorts. Il y a quelque matérialisme dans le procédé que M. Hugo paraît préférer. Jusqu'à un certain point, nous ne saurions nous en plaindre: la matière a son rôle dans les choses de l'humanité; et l'imagination, ou, pour mieux dire, la fantaisie, demande aussi sa nourriture ; mais cette satisfaction est la moins élevée de toutes, c'est à l'âme surtout qu'il faut parler; c'est la faculté contemplative qu'il faut surtout mettre en jeu ; et je ne puis assez m'étonner qu'un poète que nul ne surpasse aujourd'hui, et que bien peu ont égalé dans l'expression naïve et intime du sentiment, fasse si fréquemment excès, j'allais dire orgie, des images et des idées absolument lnatérielles ; je ne puis concevoir qu'il donne souvent plus de place, parmi les éléments qui déterminent la destinée humaine, à la chose qu'à la personne.
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DEUXIÈME ARTICLE1.
La tragédie classique, que nous avons vue succomber sous les coups du drame moderne, était soumise à des règles minutieuses, dont l'exacte observation ajoutait à tous les autres mérites d'un chef-d'œuvre dramatique celui de la difficulté vaincue. Ainsi, point d'entrée ni de sortie à moins qu'elle ne fût motivée, et le personnage devait toujours être prêt à répondre à cette double question : Que venez- vous faire ici? et pourquoi vous en allez-vous? Il est assez connu que nous avons changé tout cela. Ce n'est donc pas la peine de remarquer qu'on ne sait pourquoi les esclaves sont réunis dans cette galerie, et pourquoi les burgraves y viennent boire. Quoi qu'il en soit, les esclaves cèdent la place aux burgraves, ce qui est tout à fait dans l'ordre ; mais auparavant la jeune Régina, qui s'est glissée du banquet, se rencontre dans la galerie avec Otbert, le jeune archer. Elle se traîne avec effort; car, dévorée par un mal inconnu, elle n'a plus que peu de jours, peut-être peu d'heures à vivre ; elle regrette la vie, elle regrette Otbert, et fait à Otbert et à la vie de douloureux adieux. Otbert, demeuré seul, voit paraître Guanhumara, la sorcière, que l'on rencontre partout. La vieille Guanhumara n'est autre que cette jeune fille victime autrefois de la jalousie de Fosco, et Fosco n'est autre que le vieux Job; Otbert est le fils de Job; Guanhumara le sait, car c'est elle qui
1 Semeur, XII, 10 mai 1843.
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l'enleva jadis à son père, afin de faire un jour assassiner le père par le fils, car en fait de vengeance elle a le goût exquis. Après une attente de soixante années le jour est venu. La sorcière tient déjà sa proie; Otbert, à qui elle promet de rendre en un clin d'œil la santé à sa maîtresse, veut bien à ce prix poignarder un inconnu qui tout à l'heure sera désigné à ses coups. Ne trouvez-vous pas ce jeune premier fort aimable, et digne de tout votre intérêt ? Mais il faut dire qu'il accepte sans hésiter, et sans doute que cela vaut mieux. Et maintenant vpici les bur- graves et leurs hôtes qui viennent devant nous achever leur débauche. Tandis que tous, à qui mieux mieux, se vantent de leurs forfaits, une porte, élevée de trois ou quatre marches au-dessus du sol de la galerie, s'ouvre sans bruit, et nous découvre deux vieillards, l'un le père et l'autre le fils, tous deux bardés de fer, en grand costume de guerre et de cérémonie, et l'un des deux coiffé de la tête d'un loup. Derrière eux, des écuyers non moins vieux, aussi habillés de fer, lance en main, bannière flottante, se tiennent debout et immobiles comme des statues. C'est dans cette attitude et dans ce costume un peu incommodes, ce me semble, que ces deux vieillards « soupirent en repos l'ennui de leur vieillesse. » Le moins âgé sort de son silence pour réprimander le cynisme bavard de cette jeunesse débauchée, pour rappeler avec amertume l'ancienne indépendance des burgraves, et pour maudire Bar- berousse qui les a tous humiliés. Pendant ce discours, un mendiant se fait voir sur le sentier tortueux qui conduit au burg. Hatto, le petit-fils, maître du château pour l'heure, commande qu'on chasse ce
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misérable. Son père Magnus, le plus jeune des deux vieillards, le reprend vivement et retrace en vers pompeux l'ancienne hospitalité du burg, où les mendiants étaient accueillis avec autant d'honneurs que des princes. « Jeune homme, taisez-vous, » lui dit le centenaire Job, qui n'a point parlé encore; et il se met à décrire les mœurs de son propre temps ; à coup sûr c'était l'âge d'or de la mendicité ! Ecoutez plutôt :
De mon temps, dans nos fêtes,
Quand nous buvions, chantant plus haut que vous encor, Autour d'un bœuf entier posé sur un plat d'or,
S'il arrivait qu'un vieux passât devant la porte,
Pauvre, en haillons, pieds nus, suppliant; une escorte L'ai lait chercher; sitôt qu'il entrait, les clairons Eclataient; on voyait se lever les barons;
Les jeunes, sans parler, sans chanter, sans sourire, S'inclinaient, fussent-ils princes du saint-empire;
Et les vieillards tendaient la main à l'inconnu En lui disant : Seigneur, soyez le bienvenu 1 !
Tout ce tableau redevient une réalité à la voix de Job. Les burgraves se rangent, les bannières se déploient, les clairons sonnent, et Job accueille l'étranger par un discours un peu plus long que modeste, dont le pauvre besacier ne doit pas être moins ébahi que de tout le demeurant : « Etranger, as-tu entendu parler du burg de Heppenheff, où ceci s'est passé, et cela, et cela encore? As-tu entendu parler de Job-le-Maudit, qui a fait ceci, qui a fait cela (l'énumération est longue) : eh bien, tu es dans ce burg, et tu vois cet homme. » On comprend que le mendiant n'a rien à objecter à cela, et qu'il
1 Première partie, scène VI.
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n'aurait même rien à répondre si on ne le pressait de parler. Il parle donc, et, à ce qu'il me semble, plus judicieusement que son hôte. Il prêche bien un peu, et le prend sur un ton bien haut; mais que ne peut-il pas faire, ayant été ainsi reçu? D'ailleurs si vous saviez quel est ce mendiant ! Les jeunes gens qui ont déjà subi deux sermons sur l'hospitalité, en essuient de sa part un troisième. C'est beaucoup, mais on peut se faire écouter quand on parle comme lui :
Donc, jeunes gens, si fiers d'être puissants et forts, Songez aux vieux ; et vous, vieillards, songez aux morts ! Soyez hospitaliers surtout! C'est la loi douce.
Quand on chasse un passant, sait-on qui l'on repousse? Sait-on de quelle part il vient? — Fussiez-vous rois, Que le pauvre pour vous soit sacré! — Quelquefois, Dieu, qui d'un souffle abat les sapins centenaires, Remplit d'événements, d'éclairs et de tonnerres,
Déjà grondant dans l'ombre à l'heure où nous parlons, La main qu'un mendiant cache sous ses haillons1 !
Le mendiant, qui n'est autre que Frédéric Barbe- rousse, ouvre le second acte par un monologue qui nous instruit de ses desseins ; ils sont fort grands, il s'agit de sauver l'Allemagne. N'oubliez pas, je vous prie, que c'est pour cela qu'il s'est réveillé de son mystérieux sommeil et qu'il se trouve aujourd'hui dans le burg de Heppenheff. Cela dit, il s'en va, n'étant venu que pour le dire. Voici venir (toujours sans motif indiqué) Régina, mais cette fois radieuse de santé et de joie; Guanhumara l'a guérie. Quoi ? sitôt! avant qu'Otbert se soit acquitté? cette sorcière, en vérité, est bien confiante; rien n'empêche-
1 Première partie, scène VII.
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rait Otbert de s'enfuir avec sa maîtresse rajeunie ; mais cet honnête adolescent a trop de conscience pour s'en aller sans avoir tué son homme ; il a juré. et Guanhumara a pris acte du serment :
0 vastes cieux, ô profondeurs sacrées! Morne sérénité des voûtes azurées !
0 nuit dont la tristesse a tant de majesté !
Toi qu'en mon long exil je n'ai jamais quitté,
Vieil anneau de ma chaîne, ô compagnon fidèle,
Je vous prends à témoin; — et vous, murs, citadelle, Chênes qui versez l'ombre aux pas du voyageur,
Vous m'entendez, — je voue à ce couteau vengeur Fosco, baron des bois, des rochers et des plaines, Sombre comme toi, nuit, vieux comme vous, grands chênes1 !
Or, celui même qu'Otbert doit tuer, le vieux Job arrive, et surprend les amants au plus beau moment de leurs transports ; il s'y associe, il paraît le plus heureux des trois, et, séance tenante, il offre à ce jeune homme, dont il ne sait pas l'origine, et qui lui-même l'ignore, la main de sa pupille la comtesse Régina. Si vous êtes surpris, vous ne l'êtes pas plus que les deux jeunes gens, qui ne s'étaient pas même doutés que le vieux Job eût soupçonné leur amour. Mais c'est pourtant tout naturel ; car je dis (c'est le vieillard qui parle)
Que passer sa journée
Près d'un pauvre vieillard, face au tombeau tournée,
Du matin jusqu'au soir vivre comme en prison,
Quand on est belle fille et qu'on est beau garçon,
Ce serait odieux, affreux, contre nature,
Si l'on ne pouvait pas, dans cette chambre obscure, Par-dessus le vieillard, qui s'aperçoit du jeu,
Se regarder parfois et se sourire un peu.
1 Deuxième partie, scène III.
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Je dis que le vieillard en a l'âme attendrie,
Que je vois bien qu'on s'aime, — et que je vous marie 1 !
Le bonhomme (car Job-le-Maudit est pour le coup un bonhomme, et devient même attendrissant lorsqu'il parle de son enfant, que le jeune Otbert lui rappelle) dispose tout pour le mariage clandestin et pour la fuite des amants; car il n'est pas précisément le maître dans sa maison, quoiqu'il en fasse les honneurs aux mendiants avec tant de libéralité. Régina et Otbert se disposent à fuir bien vite ; celui- ci, à la vérité, se rappelle ce qu'il a promis, mais très à propos il se souvient, ou plutôt il s'avise pour la première fois, que ce qu'il a promis est un crime. Guanhumara, instruite je ne sais comment de ce qui se passe, et craignant à bon droit que l'intérêt ne réveille la conscience d'Otbert après l'avoir si bien endormie, amène en ce lieu Hatto, le petit-fils de Job, et le prétendu de Régina. Il arrive, traînant à sa suite tous les burgraves et même son père Magnus. Que viennent-ils faire là? Ils n'en savent rien. ni vous non plus; mais ils le sauront tout à l'heure, et vous aussi. Hatto veut faire saisir et enchaîner Otbert ; Otbert le défie et lui jette son gant, que Hatto dédaigne de relever; et en effet comment lui, burgrave, entrerait-il en lice avec un homme sans naissance ; alors le mendiant de quatre-vingt-douze ans reprend, pour son compte, le défi d'Otbert. Est-ce donc ainsi que Barberousse prétend sauver l'Allemagne ? et ce cartel est-il une chose bien sensée? Aussi n'est-ce, à ce qu'il paraît, qu'une transition pour arriver naturellement à décliner son
' Deuxième partie, scène IV.
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nom et sa qualité. A cette terrible révélation, aux terribles paroles que fulmine le grand empereur, tout tremble à l'exception d'un homme ; mais cet homme se tait, et laisse Frédéric parler tout à son aise, et même un peu longuement. Nous avons entendu Magnus se vanter, Job se vantait bien davantage, mais Barberousse, sur ce point, est leur maître à tous les deux :
Vous m'entendiez jadis marcher dans ces vallons, Lorsque l'éperon d'or sonnait à mes talons.
Vous me reconnaissez, burgraves. — C'est le maître. Celui qui subjugua l'Europe, et fit renaître L'Allemagne d'Othon, reine au regard serein;
Celui que choisissaient pour juge souverain,
Comme bon empereur, comme bon gentilhomme, Trois rois dans Mersebourg et deux papes dans ROllle, Et qui donna, touchant leurs fronts du sceptre d'or, La couronne à Suénon, la tiare à Victor ;
Celui qui des Hermann renversa le vieux trône ;
Qui vainquit tour à tour en Thrace et dans Icône, L'empereur Isaac et le calife Arslan;
Celui qui, comprimant Gênes, Pise, Milan,
Etouffant guerres, cris, fureurs, trahisons viles,
Prit dans sa large main l'Italie aux cent villes ;
Il est là qui vous parle. Il surgit devant vous!
J'ai SI1 juger les rois, je sais traquer les loups.
Erreur ! il n'y entend rien, et c'est lui qui va être traqué.
Tout à coup, dans l'antre inaccessible, Le vengeur indigné, frissonnant et terrible, Apparaît; l'empereur met le pied sur vos tours Et l'aigle vient s'abattre au milieu des vautours 1.
Quand on parle ainsi, et qu'on est seul d'ailleurs et désarmé, il faut être deux fois sûr de son fait.
1 Deuxième partie, scène VI.
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Or, Magnus, qui a bien reconnu l'empereur au trèfle imprimé sur son bras par le fer rouge de Job, ne feint point de le méconnaître ; il le salue par son nom; mais il l'insulte, et commande à ses gens d'élever un gibet pour y pendre haut et court l'aventureux monarque. Les burgraves, terrifiés d'abord à la voix de Frédéric, reprennent courage à la voix de Magnus ; ils se rangent autour de ce dernier avec les soldats du burg, sur qui l'empereur avait compté, et qui n'ont point répondu à son appel. Je ne puis m'empêcher de penser que le vieil empereur est assez embarrassé de sa personne ; il ne dit rien d'ailleurs; que dirait-il en effet? et je ne vois pas ce qui le sauverait de la potence, si le vieux Job, faisant taire une seconde fois le jeune homme, ne remettait d'un mot toutes choses dans l'ordre, et ne prosternait burgraves, soldats et lui-même aux pieds de son empereur, qu'il hait, mais qu'il révère. Dociles mannequins, le peloton des burgraves fait une troisième évolution ; il est heureux pour Frédéric que Job n'ait point de père, autrement la piété filiale de Job jouerait peut-être un mauvais tour à ce malheureux prince, qui tout à l'heure paraissait disposer de toutes les destinées, et qui à présent n'est pas maître seulement de la sienne. Job, qui est la conséquence même, fait enchaîner les burgraves avec les fers des captifs du premier acte ; lui-même se fait mettre au cou un collier de fer, et, au nom de tous, demande à Frédéric de les mener, ainsi enchaînés, à la guerre contre les infidèles. En attendant, il envoie tous les princes dans les cachots du burg, et se prépare à les y suivre, lorsque l'empereur le retient, détache ses fers, le regarde en face en l'ap-
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pelant Fosco, et lui donne rendez-vous pour le soir dans ce caveau sinistre, témoin, il y a soixante ans, d'un double crime, que le coupable Job y va déplorer chaque nuit.
C'est là que commence le troisième acte. Job est seul. Ce nom de Fosco prononcé par l'empereur a ébranlé tout son être. Après soixante ans, le jour de la vengeance est-il arrivé ? Hélas ! depuis soixante ans, il est venu tous les jours, sous la forme du remords :
C'est ici, sous ces murs qu'on dirait palpitants,
Qu'en une nuit pareille... — Ohl voilà bien longtemps, Et c'est toujours hier!...
Le monde m'a cru grand ; dans l'oubli du tonnerre, Ces monts ont vu blanchir leur bandit centenaire; L'Europe m'admirait debout sur nos sommets ;
Mais, quoi que puisse faire un meurtrier, jamais Sa conscience en deuil n'est dupe de sa gloire1.
Mais cela ne suffit pas ; la justice éternelle doit éclater aux yeux de tous; elle a déjà frappé par la main de l'empereur ; la déchéance est venue avant la mort : « Adieu ! » dit le vieux Job,
Adieu, la lutte immense ! adieu, les noirs assauts ! Adieu gloire ! Demain, j'entendrai, si j'écoute,
Les passants me railler et rire sur la route,
Et tous verront ce Job, qui, cent ans souverain,
Pied à pied défendit chaque roche du Rhin,
— Job qui, malgré César, malgré Rome, respire, — Vaincu, rongé vivant par l'aigle de l'empire,
Et, colosse gisant dont on péut s'approcher,
Cloué, dernier burgrave, à son dernier rocher2 !
Paroles plus naturelles toutefois dans la bouche d'un jeune homme que dans celle d'un centenaire qui doit
1 Troisième partie, scène I. — 2 Ibid.
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depuis longtemps avoir dit adieu à la lutte immense aux assauts et à la gloire. Mais le remords l'emportant sur le regret, le vieillard implore avec un cri d'angoisse le pardon de Donato. Pour toute réponse, le nom de Caïn retentit trois fois sous la voûte. On se doute bien de quelle bouche il est sorti. Bientôt en effet, couverte d'un voile, Guanhumara paraît.
Aussi implacable que le remords, elle raconte à Job l'ancien forfait de Job, dans ce lieu même où il fut commis; puis elle se dévoile; elle lui annonce qu'il va périr ; son fils longtemps pleuré est retrouvé, c'est l'archer Otbert, et c'est lui qui assassinera Job; c'est ainsi qu'elle rend l'un à l'autre le père et le fils. Rien ne peut conjurer cet affreux parricide ; Otbert, en effet, ignore que Job est son père, et s'il ne le tue pas, Régina doit mourir ; un philtre nouveau (la sorcière les connaît tous) a plongé dans une profonde léthargie la jeune comtesse, qu'on apporte dans un cercueil, afin que Job n'en puisse douter. Le vieux burgrave, qui veut bien mourir pour son fils, mais non de la main de son fils, s'abaisse alors aux supplications, sans pouvoir obtenir d'autre grâce que celle de mourir voilé. Otbert, à qui l'on a aussi fait boire un philtre, mais un philtre qui donne une âme corse, entre alors et s'avance vers l'inconnu. Avant de le frapper, c'est bien le moins, assurément, qu'il lui fasse quelques excuses ; il sent qu'il en vaut la peine ; il ne sera même content que lorsque la victime aura fait connaître, par un mot, qu'elle comprend les raisons de son bourreau, ou, comme nous disons aujourd'hui, qu'elle entre autant qu'elle peut dans son point de vue. Cette candeur d'assassin, ou plutôt la seule voix d'Otbert, fait une telle impres-
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sion sur le vieux Job, qu'il arrache tout à coup son voile, ce qui rend un peu plus difficile la tâche d'Otbert, puisque enfin, à tout le moins, Job est son bienfaiteur. Il faut que Job, à force de suggestions et d'instances, lui fasse rentrer dans le sein son âme corse qui s'en allait. Job, aux dépens de sa vie, fait le personnage du serpent; il pousse son propre fils au crime, au parricide, seulement pour que ce jeune amoureux puisse épouser sa maîtresse : en un mot, c'est un père Goriot haut de vingt coudées ; et à l'instant de mourir, savourant avec une véritable ivresse le bonheur d'être père, dix fois il appelle Otbert son fils, tout en protestant qu'il ne l'est pas; protestation qui en dirait assez à un homme un peu moins préoccupé que ne l'est Otbert. La préoccupation du jeune homme jointe sans doute à la vertu du philtre, est si forte qu'à la fin il lève le poignard, et pour le coup c'en serait fait de Job, si Barbe- rousse, qui, pour le dire en passant, aurait bien fait d'arriver plus tôt, ne retenait à point nommé le bras du parricide. Il se fait connaître pour Donato ; il pardonne ; quand il a pardonné (en qualité de Providence), Guanhumara (ou la fatalité,) ne peut plus se venger, mais comme elle a juré qu'elle ou Job sortirait sans vie du souterrain, en femme de parole, elle s'empoisonne ; Otbert et Régina sont rendus l'un à l'autre, et Frédéric Barberousse, à qui l'on a appris tout à l'heure que son petit-fils vient d'être élu empereur, jugeant avec raison qu'il ne peut y avoir deux soleils sur l'horizon et qu'il est désormais de trop en Allemagne, retourne dans sa caverne, d'où il ne sortira plus. Après tout, quoique les affaires publiques se soient accommodées sans
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lui, ce n'est pas tout à fait pour rien qu'il s'est dérangé, puisqu'il a pu remettre la paix dans l'âme de Fosco ; il se flatte d'ailleurs, mais je ne vois pas bien pourquoi, d'avoir remis la paix dans l'Empire, et il termine par ces vers :
Job, avant de mourir courbé devant la croix,
J'ai voulu seulement, une dernière fois,
Etendre cette main suprême et tutélaire Comme roi sur mon peu pie, et sur toi comme frère. Quel qu'ait été le sort, quand l'heure va sonner, Heureux qui peut bénir!
JOB
Grand qui sait pardonner1 !
Il a fallu analyser cette pièce, parce que plusieurs de nos lecteurs (et peut-être le plus grand nombre) ne l'ont point lue; et d'ailleurs nous serions bien trompé si cette analyse n'était pas déjà un jugement; non des détails, sans doute, ni du style, mais du sujet, de l'action, du plan, des caractères. Cette analyse pourrait suffire, j'ajouterai pourtant quelques réflexions.
Quand M.Victor Hugo devrait se dire qu'il a erré comme le grand Corneille, l'aveu ne serait pas trop humiliant. Or, c'est bien cela. Corneille a pris quelquefois le colossal pour le grand ; autant en fait aujourd'hui le talent le plus cornélien de notre époque. Mais il faut bien avouer que M Hugo enchérit sur Corneille. Celui-ci comptait pour peu la grandeur et la force matérielle, l'auteur des Burgraves a l'air d'en faire grand cas. Ses héros doivent être des géants ; car si les hommes de l'Iliade enlèvent et
1 Troisième partie, scène IV.
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lancent des quartiers de roche, les burgraves enjambent les rivières dont on a coupé les ponts. Le poète met en scène deux vieillards, l'un de quatre-vingt- douze ans, l'autre centenaire, et leur donne à tous deux le feu et la vigueur de la jeunesse. Passions et crimes, tout est à l'avenant, c'est-à-dire gigantesque. La méchanceté n'est pas humaine, mais satanique ; le dérèglement de la pensée va du premier bond au blasphème. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des Titans, et nul reflet de la piété ou du moins de la superstition du moyen âge n'éclaire et n'adoucit ces farouches et fantastiques figures. Les personnages de Corneille se vantent souvent un peu plus que de raison ; mais que dire de ceux de M. Hugo? Comment concilier avec une grandeur réelle des fanfares aussi bruyantes et surtout aussi prolongées? Il faut remonter jusqu'aux matamores de la vieille comédie pour trouver de telles rodomontades; c'est à tel point qu'on croirait parfois (n'était la rare beauté des vers) lire, au lieu des Burgraves, une parodie des Burgraves. C'est peut- être de la couleur locale; j'ai pourtant peine à croire que les hauts barons du treizième siècle, les princes, les empereurs, eussent, en général, une si bruyante et si verbeuse vanité. Au milieu de toutes ces grandeurs, on cherche la grandeur morale : on ne rencontre guère que l'insolence et l'audace ; si quelque idée d'un ordre élevé, celle par exemple de l'hospitalité, veut se faire jour, elle devient, en s'exagérant, sa propre parodie; c'est l'orgueil sous la forme de l'hospitalité. Dans une pièce consacrée à la gloire de la Providence, la pensée de Dieu, le nom de Dieu, ne se trouvent que dans l'esprit et dans la bouche
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des blasphémateurs. Aucun rayon d'en haut ne perce la profonde horreur de cet antre où vivent ramassées tant de créatures humaines. La paternité de Job, touchante, je l'avoue, n'est guère qu'un instinct animal ; l'amour n'a rien d'idéal et de spi- ritualiste. Corneille a créé, dit-on, la tragédie de l'admiration; ce n'est pas l'admiration, c'est l'éton- nement qui semble être la muse de M. Hugo. Il nous confond, il nous écrase, il ne daigne pas nous relever et nous faire respirer avec lui du côté du ciel. Le cachet du matérialisme est empreint sur son oeuvre ; on se rappelle involontairement ces colosses d'un monde évanoui, « ces monstrueuses déjections de l'antique limon, » en qui la matière opprimait la forme ; on croit assister à l'exhumation de quelque mastodonte ou de quelque megatherium du monde moral ; grandiaqueejfossis mirabitur ossa sepulcris t : mais la sympathie expire ou plutôt refuse de naître à la rencontre de ces créations qui n'ont aucun rapport, ou du moins aucune proportion avec nous. Le remords seul, incessant, éternel, implacable, fait planer au-dessus de ce monde pervers une espèce de Némésis toute païenne ; mais ce remords même, qui ne s'avise d'aucune expiation et qui ne déconseille aucun crime, n'est pas du temps qu'a voulu retracer le poète, et ne saurait consoler le lecteur attristé. Si quelque chose élève l'âme jusqu'au sentiment de l'admiration, c'est la piété filiale dans la personne de Magnus, et la piété monarchique dans la personne de Job.
1 nll contemple, d'au œil étonné, de gigantesques ossements dans des sépulcres entr 'oat,,ei-ts. Viroile, (iéorgiques, 1, 498. [P. S.
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On aura beau idéaliser le sujet d'un drame : l'intérêt pour une idée n'est pas dramatique ; l'homme cherche l'homme ; le spectateur veut qu'on l'attache il certains personnages ; il veut les aimer, les plaindre s'ils sont malheureux, les féliciter s'ils prospèrent. A qui puis-je m'intéresser dans cette trilogie? à Job uniquement; à Job, courbé durant soixante années sous le fardeau du remords et s'écriant an terme de ses jours :
Oh ! voilà bien longtemps,
Et c'est toujours hier 1 !
Il fallait orienter le lecteur en intitulant cette pièce : Joble-Maudit et non pas les Burgraves. Job est le vrai sujet, le vrai héros du drame ; le titre de la pièce devait le dire, la pièce elle-même pouvait le dire mieux. Son amour paternel est aussi une chose touchante; mais, je l'ai dit, cet amour n'est qu'un instinct, et la peine qu'il prend pour se faire tuer par son fils inspire plus d'horreur que d'admiration. Néanmoins Job est une figure tragique, une grande création, et tout ce que la pièce renferme de pathétique et de vrai se rattache à lui, quoique tout ce qui se rattache à lui ne soit point pathétique et vrai.
Les amours d'Otbert et de Régina ont de la grâce ; mais quand on a dit cela, on a tout dit. Régina n'est pas un caractère ; c'est une belle jeune fille qui voudrait bien ne pas mourir et ne pas épouser un homme qu'elle déteste; ce n'est rien de plus; et il est clair que le jeune archer ne l'aime que pour sa beauté ; on y consent volontiers, mais c'est tout ce qu'on doit à Régina. Quant à Otbert, qu'on veut nous rendre
' Troisième partie, scène I.
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aimable, il n'est qu'insipidement odieux, et c'est grand dommage que la sorcière, au dernier acte, ne lui fasse pas avaler, au lieu d'un philtre, un poison. Il se fait assassin pour sauver sa maîtresse, et cela sans hésiter, sans demander sur qui doivent tomber ses coups; lorsque dans sa victime il reconnaît son bienfaiteur, après quelques façons, il consent à tuer encore ; s'il venait à découvrir que Job est son père, il ferait quelques façons de plus, et le tuerait bel et bien. Voltaire, tant accusé d'avoir mieux aimé frapper fort que juste, y mettait plus de ménagements. Séide tue le vieillard Zopire; Palmire, il est vrai, lui est promise à ce prix, mais Séide est fanatique, et croit faire une action méritoire en commettant un crime contre lequel d'ailleurs son cœur proteste avec énergie; et à peine le meurtre commis, il meurt du poison que Mahomet lui a fait prendre d'avance; trois fois puni alors, car avant de perdre la vie et Palmire, il apprend qu'il a tué son père. C'est déjà assez horrible comme cela ; on prétendit même que Voltaire avait passé les bornes; nous les avons reculées.
Quant à Frédéric Barberousse. on pardonnera difficilement à l'auteur d'avoir rendu ridicule un aussi grand homme. Barberousse dit, dès l'entrée, et fort au long, qu'il est sorti de son tombeau pour sauver l'Empire aux abois, et vous verrez qu'il s'en retournera sans avoir rien fait ; tout s'est arrangé sans lui, en sorte qu'il n'est revenu de l'autre monde que pour en recevoir la nouvelle. Au fait, méritait- il de réussir ? Il vient se jeter au beau milieu de ses ennemis. Il compte, il est vrai, sur la majesté de son nom et l'autorité de sa parole ; mais on peut dire
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littéralement qu'il a compté sans son hôte. Magnus le lui fait bien voir. et sans le loyalisme exalté de Job. il est évident que Barberousse passerait mal son temps. Cette péripétie très inattendue le rend maître du burg et des burgraves ; mais c'est un événement domestique qui n'influe en rien sur l'arrangement des affaires de l'Allemagne. S'il était venu tout simplement pour absoudre Job, eh bien, cela valait la peine du voyage ; mais il a annoncé autre chose, et. il faut en convenir, Frédéric Barberousse. l'empereur d'Allemagne. ne pouvait pas revenir pour si peu dans le monde des vivants. Il pardonne: c'est bien, c'est beau, mais ce n'est plus l'empereur, c'est Donato, et Donato nous intéresse fort peu.
Quant à Guanhumara. que voulez-vous que j'en dise ? Ce grossissement inouï de toutes les passions humaines la sort tout à fait de l'humanité et la range parmi les êtres fantastiques. Guanhumara n'est pas la vengeance personnifiée, car Guanhumara n'est pas une personne ; c'est plutôt la vengeance idéalisée. C'est une abstraction. Sur ce pied, je lui passe tout. Autrement, de combien de choses ne faudrait-il pas lui demander compte ! Mais si jamais la vengeance a parlé, elle n'a pu parler plus dignement, et personne n'a mis dans sa bouche de plus admirables vers.
J'ai plusieurs fois parlé des vers de cette tragédie ; mais ce serait une injustice étrange que de ne voir dans cet ouvrage de M. Hugo qu'une longue suite de beaux vers. Déjà l'on a pu s'assurer que je ne réduis pas tout son mérite à cela. Cette tragédie a des beautés tragiques. A quelques pages près, le rôle de Job est hautement tragique. Il l'est même dans le calme de sa situation première, avant qu'aucun inci-
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dent ne l'ait compliquée. Il l'est par la profondeur de ses remords, et par cette tristesse morne qui s'attache avidement au reflet de l'innocence et du bonheur, comme le prisonnier au rayon timide qui se glisse une fois chaque jour dans l'épaisse nuit de son cachot. Il l'est bien davantage lorsque, terrassé par la puissance d'un nom, il attend dans les ténèbres d'un lieu maudit le tardif et terrible envoyé de la Providence, et lorsque, comme présage de son sort, le nom de Caïn arrive trois fois à son oreille. Il est tragique au plus haut degré, ou, pour mieux dire, il est profondément touchant lorsque, retrouvant son fils et dans son fils le ministre de la vengeance, la tendresse paternelle appelle sur ses lèvres ce mot de fils qui le sauverait peut-être, tandis que cette même tendresse étouffe chaque fois l'aveu commencé :
OTBERT
Monseigneur! Monseigneur! si j'étais votre enfant!
JOB
Mais ne va pas au moins croire cela, par grâce !
J'eus la preuve... — 0 mon Dieu ! que faut-il que je fasse — Que des Juifs ont tué l'enfant dans un festin.
Son cadavre nie fut rapporté. Ce matin Je te l'ai dit.
OTKKRT
Non.
Joli
Si, rappelle ta mémoire.
Non, tu n'es pas mon fils, Otbert! tu dois m'en croire. Sans les preuves que j'ai, c'est vrai, je conviens, moi, Que l'idée aurait pu m'en venir comme à toi!
— Certe. un enfant que vole une main inconnue... —
Je suis même content qu'elle te soit venue Pour pouvoir à jamais J'arracher de ton cœur!
Si, quand je serai mort, quelqu'un, quelque imposteur,
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Te disait, pour troubler la paix de ta pauvre âme,
Que Job était ton père... Oh ! ce serait infâme!
N'en crois rien 1 Tu n'es pas mon fils 1 non, mon Otbert! Vois-tu, quand on est vieux, le souvenir se perd ;
Mais la nuit du sabbat, tu le sais, on égorge Un en Lan t. C'est ainsi qu'on a tué mon George.
Des juifs... J'en eus la preuve. Otbert! rassure-toi,
Sois tranquille, mon fils!... — Eh bien, encore! Vois,
Je t'appelle mon fils. Tu vois bien. L'habitude! —
Mon Dieu ! crois-moi, la lutte à mon âge est bien rude,
Ne garde pas de doute, obéis-moi sans peur!
Vois, je baise ton front, je presse sur mon cœur Ta main qui va frapper el qui restera pure!
Toi, mon fils 1 — Ne fais pas ce rêve! — Je te jure...
— Mais voyons, réfléchis, toi qui penses beaucoup,
Toi qui trouves toujours le côté vrai de tout,
Je me prêterais donc à ce mystère horrible?
Il faudrait supposer... — Est-cè que c'est possible?
— Enfin, j'en suis bien sûr, puisque je te le dis! —
Otbert, mon bien-aimé, non. tu n'es pas mon fils 1!
En résumé, si les Burgraves étaient une erreur littéraire, toujours faudrait-il avouer qu'il est grand, qu'il est fort celui qui a pu la commettre. Mais cet - aveu, qui est dans toutes les bouches, cette admiration inféodée, pour ainsi dire, au talent de M. Hugo, ne peuvent suffire à un esprit comme le sien. Il serait digne de lui de protester intérieurement contre des éloges sans restriction : serait-il moins digne de lui de faire droit à des critiques fondées? Attendra- t-il pour se rendre que la critique lui vienne de ses pairs ? Mais on n'est pas jugé par ses pairs, et M. Hugo n'en a guère. Il faut prendre son partie en littérature, de déférer quelquefois à des inférieurs. Le bon sens est à cent lieues du génie ; mais jusqu'à
1 Troisième partie, scène lit.
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un certain point le bon sens est juge du génie. Il appartient donc à la critique de dire en toute humilité à ce grand poète : que ses études favorites et l'idée exclusive de l'art pour l'art l'ont trop préoccupé d'un des aspects de la grandeur et d'une des formes de la poésie ; que l'élément de la vérité morale a cédé la place, dans ses écrits, à celui de la force et de la grandeur matérielle; que ses hommes ne sont plus des hommes ; que la juste mesure des choses et de l'expression lui échappent de plus en plus ; que tout périclite par les délais; et qu'il ne faut pas laisser plus longtemps Frédéric Barberousse dormir et rêver dans sa caverne inaccessible. Le poète est décidément sous l'empire d'une espèce de fascination. Les idées et les sentiments conventionnels le cernent et l'obsèdent. Ce n'est qu'au centre et au point de départ de la vérité morale qu'il retrouvera, en tout genre, le don des appréciations justes et des impressions vraies. Qu'il soit le premier à revenir au logis; le premier, dis-je, car presque toute la littérature de ce temps est engagée, loin du chemin de la sagesse, dans une route sans issue.
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TROISIÈME SECTION
ŒUVRES DIVERSES DE VICTOR HUGO
I
1819-1834
LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES
2 VOLUMES io-Sn, — JS:H.
PREMIER ARTICLE1
Cet ouvrage, annoncé depuis longtemps, m'a quelque peu trompé dans mon attente. N'ayant pas pénétré d'avance le dessein de l'auteur, j'attendais autre chose qu'une réimpression ; et ces deux volumes ne sont guère autre chose. Ils n'en sont pas moins intéressants; mais il eût fallu les intituler simplement : Victor- Hugo, 1819-1834. Le titre eût été plus vrai, eût mieux répondu à l'intention de l'auteur, eût mieux dirigé l'attente des lecteurs. Pour moi, je sais gré à M. Victor Hugo de cette galerie composée d'un seul portrait, multiplié par les différents âges du modèle. Il me plaît, comme à lui, de « chercher dans ce qu'un enfant balbutie, les rudiments de la pensée d'un homme 2. » Non pas
1 Semeur III, 7 mai 1834.
2 Tome Ier. But de cette publication.
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qu'à mon avis l'homme soit déjà là tel qu'il doit demeurer, définitif, arrêté, teres atque rotundus. La pensée de M. Hugo n'a pas fait, tant s'en faut, tout le chemin qu'elle doit faire ; j'entends sa pensée morale, sa conscience de lui-même et de la vie. S'il croit être arrivé, il est bien loin de compte. Il y a dans son esprit les conditions de cet imrnense désa- busement, à travers lequel toute âme arrive à sa maturité. Il n'a pas encore haussé les épaules sur assez de choses; mais il y viendra; il faudra qu'il y vienne; car si le désabusement n'est pas la fin de la sagesse, il en est le commencement; et déjà, si je ne me trompe, il a commencé pour notre poète.
Au nombre des choses dont M. Hugo se désabusera, je ne m'avise pas de compter l'art. Je ne le prévois ni ne le souhaite. Cesser de croire à l'art ne serait point un pas vers la vérité. L'art en lui-même est vrai. Il peut bien, chez mainte âme d'artiste, se voir enveloppé momentanément dans ce doute universel. déluge mystérieux au-dessus duquel quelques sommités chenues à peine s'élèvent encore. Celui qui doute à la fois de tout peut bien aussi douter de l'art. Mais cette submersion de toutes les croyances est une crise que tous les esprits n'essuient pas. Ces eaux, d'ailleurs, qui couvrent la vérité et ne la dissolvent point, sont destinées à s'écouler; l'art alors se retrouvera intact, si plutôt il n'a point été. comme il était juste, recueilli dans l'arche. Laissons donc à M. Hugo un amour et une foi que nous partageons nous-même. Il n'y aura, sur la valeur et les droits de l'art, aucun dissentiment entre nous et lui. Il y en aura peut-être sur les formes de l'art et sur ses applications.
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Ne parlons aujourd'hui que des formes. Tout le inonde sait avec quel empire M. Victor Hugo dispose de la langue française; comme il l'a profondément labourée, et de quelle végétation forte et drue il l'a couverte partout. Depuis Rabelais (que je ne rapproche de lui que sur un seul point) la langue n'avait pas trouvé cette luxuriante exubérance. On est confondu, en lisant le curé de Meudon, de cette richesse inattendue de l'idiome. Moindre fut l'éba- hissement de l'écuyer de Don Quichotte aux noces de Gamache. Il est vrai que Rabelais puise à pleines mains dans un fonds de réserve, dans un argot que M. Victor Hugo ne parle pas, bien qu'il nous en ait ouvert, dans la Cour des Miracles 1, une veine assez abondante. La langue des honnêtes gens suffit à notre auteur ; avec elle il est encore d'une prodigieuse richesse. C'est une chose digne d'observation que cette facilité à évoquer, des limites les plus reculées de la langue et de la pensée, des nuées d'expressions, connues, si l'on veut, et consacrées par l'usage, mais que la plupart des auteurs ont peine à mander de si loin. Elles accourent, elles se pressent tumultueusement au seuil de l'esprit de M. Hugo, se poussent, se culbutent pour entrer, entrent avec fracas, nous étourdissent, nous éblouissent et nous enchantent. Pour ma part, faible tête que je suis, je ne soutiens pas très longtemps la fatigue de tant de plaisir. Après un feu d'artifice, l'œil fermé voit voltiger, se croiser, se confondre devant lui mille ondoyantes lueurs. C'est ce que j'éprouve après avoir lu quelques pages de M. Hugo. Ces mille et mille images exécutent devant moi
.Votre-Dame de Pa,./s,
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comme une danse enflammée; et mon esprit, ébloui pendant la lecture, l'est encore par le souvenir.
Je ne veux pas, certes, protester contre mon plaisir; et j'avoue de bon cœur qu'il est grand. Mais en convenant que personne n'a poussé si loin que M. Hugo la puissance et la magie de la métaphore, je ne dois point m'abstenir de lui présenter ici quelques réflexions.
C'est une admirable chose que cet hymen mystique de la nature avec elle-même, ces rapports qui, dans notre esprit, unissent étroitement les plus diverses parties du grand tout, l'animé avec l'inanimé, le visible avec l'invisible; la matière et l'âme, et dans chacune de ces sphères, un être avec un autre être. Cette unité, cette panharmonie, oserais-je dire, est révélée d'instinct à tous les esprits ; mais quelques-uns (et Aristote prétend que ce sont les esprits justes) en sont plus vivement frappés et sont aussi plus vivement portés à la réaliser dans le discours. Ont-ils produit une pensée, ils cherchent avec empressement des langes pour ce nouveau-né, c'est- à-dire une image pour leur conception ; ils n'ont pas de repos qu'ils ne l'aient trouvée; il faut qu'elle se trouve, car elle existe; la nature n'a pu manquer à y pourvoir. Il y a même plus : il est des esprits ion dit que Jean-Paul fut du nombre) qui font l'inverse, et vont cherchant une pensée pour une image; je ne sais quel instinct les avertit que cet habit doit aller à quelque taille et rencontrer son homme, que quelque nudité, qu'ils ne connaissent pas encore, demande à être vêtue ; et je me tromperais fort si quelques-uns des plus heureux rapprochements n'ont pas dû le jour à ce singulier procédé.
En fait d'images hardies et frappantes, un seul
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poète a surpassé M. Victor Hugo, mais l'a surpassé de beaucoup. Ce poète, c'est l'humanité. C'est à elle, non à tel ou tel de ses membres, que sont dues ces métaphores de génie que rien n'égalera jamais. Aujourd'hui elles traînent inaperçues dans le langage vulgaire comme les descendants méconnus d'une race royale. Ce premier élan de langage métaphorique fut immense. Toutes les plus grandes images furent enlevées d'un seul coup. Ce fut lorsque l'homme, après avoir nommé les objets physiques, découvrant en lui-même un monde invisible, resta muet devant lui. Dans son impuissance il n'osa essayer d'attacher à ces objets invisibles des noms qui leur fussent propres; sa timidité fit sa hardiesse : il maria par des dénominations physiques ces deux univers, appliquant au second les nomenclatures du premier. Le dictionnaire de l'âme fut profondément matérialiste ; il l'est encore aujourd'hui ; nos termes les plus abstraits, ramenés à leur étymologie, sont des termes physiques. Mais l'âme n'a pas tardé à rendre ce qu'elle avait reçu ; le monde moral prête son vocabulaire au monde des sens ; l'esprit s'est communiqué à la matière, l'invisible au visible, la vie à la mort. A ces deux procédés inverses répondent deux poésies de style. La tendance du monde primitif domine sensiblement, et peut-être un peu trop, chez M. Hugo ; sa métaphore est trop souvent matérialiste. Il est intéressant de le comparer sous ce rapport avec un autre talent de l'époque, M. Michelet4 ; chez celui-ci la métaphore est habituellement spiritualiste ; quand il ne peut verser l'âme dans la
1 Dans son Histoire ele ¡¡l'am'".
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matière, il y verse du moins la vie; aussi l'effet de son style, presque aussi fortement imagé que celui de M. Hugo, est-il singulièrement différent de l'effet général du style de ce grand poète.
Il est curieux d'observer, dans l'ouvrage qui nous occupe, le mouvement ascendant du langage métaphorique. De 1819 à 1834 quelle moisson, quel progrès! Je ne parle ici que des images; que ne dirais-je pas du nerf de la diction, de son élasticité, de sa promptitude, du mouvement qui l'anime, de la sève ardente qui la pénètre ! Quant aux images, je ne me charge pas de dire celles qu'il faudrait retrancher ; qu'on prenne un autre que moi pour cette cruelle opération; mais décidément il en faut retrancher quelques-unes. Il faut éclaircir ce fourré trop épais afin d'y pouvoir passer ; ces branches sont admirables; mais à tout moment elles vous donnent dans les yeux, et l'on arrive aveuglé1. L'auteur n'a-t-il pas remarqué que les joailliers ne montent jamais leurs pierreries dans l'or? Ils choisissent un métal d'une couleur moins riche; quant à M. Hugo, il incruste le diamant dans le diamant; c'est méconnaître l'heureux effet des repos et des contrastes.
Mais ce qui est plus grave, c'est qu'inévitablement cette grande préoccupation de l'image nuit plus ou
1 Voici un passade où les figures sont telles et si nombreuses, qu'il en devient vraiment hiéroglyphique. L'auteur veut dire que le développement d'une idée qui s'offre à lui serait trop gêné dans une préface : « De quelque façon que nous nous y prissions, il y aurait toujours des afférences latérales sur lesquelles il faudrait s'expliquer... des conséquences tronquées qui se ramifieraient trop à l'étroit ; en un mot, des tangentes et des sécantes dont les extrémités dépasseraient les limites d'une préface. » (Tome [el'. Bat de celte publication.)
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moins à la pensée. En éblouissant les autres, on s'éblouit soi-même; on croit avoir dit une chose frappante et neuve parce que l'expression dont on s'est servi est neuve et frappante. Il se pourrait qu'à la fin on n'eût fait que du style quand on croit avoir fait de la philosophie. Sans appliquer ceci à M. Hugo, je ne m'empêcherai pas de lui dire que bien des pensées, même de son temps le plus moderne, perdraient beaucoup en perdant leur magnifique vêtement. Or, il ne faut parer que ce qui est beau. Elle est bien digne d'attention cette pensée de Vauvenar- gues, où, pour le dire en passant, on trouve réuni le double mérite de l'idée et de l'image : « Lorsqu'une pensée est trop faible pour porter une expression simple, c'est « la marque pour la rejeter. »
Prenons les mots, expression, image, dans un sens plus général, plus étendu, nous trouverons encore que, dans ce sens, M. Hugo sacrifie trop à l'expression, à l'image. Dans ses fictions diverses, la situation, espèce d'expression compliquée et vaste, image à grandes proportions, absorbe l'intérêt de notre poète, et le détourne de prendre une direction plus sérieuse. Il faut pourtant qu'il la prenne, cette direction; il faut que le coloriste fasse place au peintre; que le poète apparaisse tout entier, c'est-à-dire avec le philosophe caché au dedans de lui. Y a-t-il ces deux hommes chez M. Hugo, et dans le livre qu'il vient de nous donner? Je le crois. Seulement il se pourrait qu'il fût plus philosophe quand il croit l'être le moins, et réciproquement.
Ceci nous amène au second objet de cette critique. Jusqu'à présent il ne s'est agi que de la forme de l'écrit de M. Hugo : il est temps de nous occuper du fond.
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DEUXIÈME ARTICLE J.
La nouvelle publication de M. Victor Hugo n'est, à quelques exceptions près, qu'un recueil des articles qu'il a jetés dans différents recueils périodiques depuis l'an 1819, c'est-à-dire depuis l'âge de seize ans. C'est dire assez peut-être qu'une sorte d'intérêt biographique fait la principale valeur d'un bon nombre des morceaux de ce recueil. L'étude de la formation progressive de ce beau talent intéressera plus ou moins tout le monde. On remarquera surtout avec surprise que, dans les essais presque enfantins par lesquels s'ouvre cette collection, le style, sans avoir acquis encore toutes ses qualités, se distingue déjà par la fermeté du dessin et une précision de contours bien rare à cet âge. D'une année à l'autre le jeune talent se charge, pour ainsi dire, de plus d'électricité, dégage plus d'étincelles et de flammes, jusqu'à ce que, dans certains morceaux du second volume, particulièrement dans la seconde diatribe contre les démolisseurs et dans le dithyrambe sur Mirabeau et enfin dans la préface, qui est la réimpression d'un article récemment inséré dans l' Europe littéraire, l'ardeur des mouvements et la véhémence des images2
1 Semeur IN, 14 mai 1834.
2 J'emploie à dessein cette expression. Il est remarquable que les métaphores de M. Hugo semblent lui être fournies par la passion plus encore que par l'imagination ; du moins elles ne se contentent pas de parer son discours, elles l'embrasent. Je ne puis m'empêcher de citer en preuve une page de l'essai sur Mi*rabeaii : « Chose singulière ! il ne raisonnait jamais mieux que dans l'emportement. L'irritation la plus violente, loin de disjoindre son éloquence dans les secousses qu'elle lui donnait, dégageait en lui
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mêlent à l'admiration du lecteur quelque chose qui tient du vertige. De quel éclat, de quelle puissance l'auteur arme son Mirabeau ! car il est bien à lui ; c'est bien son Mirabeau, qui, par la magie du peintre, va devenir aussi le nôtre. Quoi que nous fassions, nous ne pourrons plus le voir autre que cette plume ne nous l'a fait ; s'il ne fut pas ainsi, c'est ainsi qu'il " dut être; le Mirabeau de l'histoire n'est pas Mirabeau tout entier ; celui-là seul qu'a refait notre poète est le vrai, le complet Mirabeau. Ce que nous disons là n'est pas un jeu de mots, encore moins une ironie. Chaque être donné par la réalité est le porteur d'une idée, la forme donnée à cette idée. Aucune idée n'est complètement réalisée dans la vie. Que fait le poète? Il s'empare de ces lignes inachevées, les prolonge dans tous les sens jusqu'à leur dernier terme, n'ajoute rien d'ailleurs, n'invente rien arbitrairement, mais achève seulement d'arracher la statue au bloc où plusieurs de ses parties restaient encore engagées.
une sorte de logique supérieure, et il trouvait des arguments dans la fureur, comme un autre des métaphores. Soit qu'il fît rugir son sarcasme aux dents acérées sur le front pâle de Robespierre, ce redoutable inconnu qui, deux ans plus tard, devait traiter les tètes comme Phocion les discours ; soit qu'il mâchât avec rage les dilemmes filandreux de l'abbé Maury, et qu'il les recrachât au côté droit, tordus, déchirés, disloqués, dévorés à demi et tout couverts de l'écume de sa colère ; soit qu'il enfonçât les ongles de son syllogisme dans la phrase molle et flasque de l'avocat Target, il était grand et magnifique, et il avait une sorte de majesté formidable que ne dérangeaient pas ses bonds les plus effrénés. Nos pères nous l'ont dit, qui n'avait pas vu Mirabeau en colère, n'avait pas vu Mirabeau. Dans la colère, son génie faisait la roue et étalait toutes ses splendeurs. La colère allait bien à cet homme, comme la tempête à l'océan. »
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Mais y a-t-il dans les différents morceaux de ce recueil, si brûlants et si brillants, y a-t-il une force de pensée proportionnée à la force de l'expression ? Pourquoi l'impression, si vive durant la lecture, ne se soutient-elle pas après? Pourquoi n'est-on pas, après qu'on l'a lu, persécuté par ses souvenirs? Pourquoi l'esprit ne s'aperçoit-il pas qu'aucune pensée saisissante se soit élevée dans l'esprit à l'occasion de celles de l'auteur ? Pourquoi ne se surprend-il pas à créer lui-même, à l'essayer du moins? C'est à ces marques qu'on reconnaît les lectures substantielles ; et ces marques, ces indices m'ont manqué après avoir fermé ce livre ; ce n'est pas qu'il n'y ait bien des pensées intéressantes ; cependant jusqu'ici le talent de M. Hugo me paraît moins intellectuel que sensitif. Il comprend moins ses personnages qu'il ne les sent. S'identifier avec eux, vivre de leur vie, emprunter leur cœur, se dépouiller de sa propre individualité pour en revêtir une étrangère, merveilleux talent que peu de personnes possèdent au même degré que M. Hugo et M. Manzoni. Aussi longtemps que notre poète parle de Mirabeau, il est lui-même Mirabeau. Mais la puissance de cette faculté, essentiellement affective, nuit peut-être chez M. Hugo à l'élément spéculatif; et nous nous réservons de montrer une autre fois comme cette faculté complète le poète, et contribue puissamment à la moralité de ses œuvres.
M. Hugo n'ignore certainernent pas que la masse et la valeur des idées sont en raison directe des connaissances, et que le génie est proportionné à la mémoire. Il en a fait l'expérience dans Notre-Dame de Paris, où des études spéciales l'ont si bien servi.
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Pourtant je crois qu'il étudie trop exclusivement dans le point de vue de l'art; et peut-être que, même dans l'intérêt de l'art, il faudrait étudier d'une manière plus désintéressée, ou attacher à l'étude un intérêt plus général. « Pétrarque, dit Mme de Staël, éprouva que connaître sert beaucoup pour inventer, et son génie fut d'autant plus original que, semblable aux forces éternelles, il fut présent à tous lés temps. »
Au reste, en avouant que nous aurions çà et là désiré plus de substance, et qu'en particulier le Journal d'un révolutionnaire de 1830 a, sous ce rapport, trompé notre espérance, nous avons du plaisir à reconnaître que les opinions saines, modérées par conséquent, paraissent avoir une affinité remarquable avec l'esprit de M. Hugo ; il a un bon sens distingué. Je ne sais quel prix d'autres attachent à un tel éloge; j'en mets, pour ma part, un fort grand. En des temps comme les nôtres, il y a peut- être peu de mérites plus significatifs que le bon sens, quand il se joint à une grande puissance d'imagination et de sentiment ; il caractérise un esprit non seulement droit, mais fort. Le bon sens peut quelquefois être sublime. Le bon sens, bien souvent, a été du génie; et, dans certains cas, la modération suppose la puissance.
Je me hâte vers une remarque plus sérieuse. M. Hugo a courageusement rapproché dans ce recueil deux périodes de sa vie. On y voit figurer, à quelques feuillets de distance, le jacobite et le révolutionnaire. « C'est une œuvre de probité, » dit-il avec raison ; c'est aussi, à plusieurs égards, une œuvre d'abnégation. Et cependant, si tout le monde
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en a été affecté comme nous, M. Hugo reconnaîtra avec satisfaction qu'il ne pouvait pas plaider plus efficacement la cause de sa sincérité. On n'aura pas de peine, si l'on est d'aussi bonne foi que lui, à reconnaître l'élément commun qui unissait dans une même jeune âme le jacobite et le révolutionnaire, et qui, dans le cours des temps, a fait sortir le second du premier. Une anecdote racontée par M. Hugo jette une lumière assez vive sur le secret de cette transformation. « Dernièrement, écrit-il (c'était en 1820), je venais de soutenir ardemment, en présence de mon père, mes opinions vendéennes. Mon père m'a écouté parler en silence, puis il s'est tourné vers le général L **** qui était là, et il lui a dit : Laissons faire le temps. L'enfant est de l'opinion de sa mère, l'homme sera de l'opinion de son père. »
Mais la transformation politique en a produit une autre, ou du moins s'est opérée en même temps qu'une autre. Le jacobite est chrétien, le révolutionnaire ne l'est plus. Le jacobite tonne contre les adversaires du christianisme : à ses yeux Voltaire « a tourné contre le ciel cette puissance intellectuelle qu'il avait reçue du ciel; on doit imputer à cet infortuné une grande partie des choses monstrueuses de la Révolution; » Voltaire et Marat sont dans le rapport de la cause à l'effet; enfin, les écrivains du dix-huitième siècle sont « ces vieux et effrontés coupables qui osent réclamer notre admiration. » Le jacobite est plein de sympathie pour les défenseurs du christianisme : à ses yeux, M. de La Mennais est « aidé dans sa force par la force d'en haut; » ils doivent se confier en la sainteté de leur entreprise, ceux qui apportent aux nations enivrées
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la véritable nourriture de vie et d'intelligence ; les peuples désabusés se presseront autour d'eux, et leur diront comme Jean à Jésus : « A qui irions- nous? vous avez les paroles de la vie éternelle » Ainsi parlait le jacobite ; chez le révolutionnaire, pas la moindre trace de ce langage et de ces opinions. Encore s'il les reniait ! s'il se rétractait expressément, s'il se réfutait lui-même ! Nous le voudrions, parce qu'alors nous pourrions croire que sa conviction a changé, ce qui supposerait qu'il en avait une. Mais qu'est-ce que cette religion qui tombe sans mot dire, et s'esquive furtivement avec le système de politique auquel elle faisait compagnie? En était-elle donc une dépendance? Etait-ce affaire de costume, affaire de poésie peut-être, manteau brillant qu'on avait jeté à la hâte sur un corps décrépit, et qui, n'ayant plus d'épaules à recouvrir, s'en va honteusement à la friperie? Jésus-Christ, selon les paroles du jacobite, « avait les paroles de la vie éternelle : » ne les a-t- il donc plus ? Sa charte a-t-elle aussi disparu à titre d'octroyée 9 Que M. Hugo nous pardonne de le presser de questions : quelle était donc la valeur de sa conviction, et quels en étaient les fondements ? S'il croyait véritablement trouver en Jésus-Christ les paroles de la vie éternelle, s'il se croyait réconcilié avec Dieu par Jésus-Christ, a-t-il pu cesser de le croire? Et s'il le croit encore, comment peut-il cesser d'en parler, et d'offrir avec instance la croix de l'Homme-Dieu aux orgueilleuses misères du monde? S'il ne croyait pas cela, que croyait-il donc? quel était le sens de ses paroles, leur portée,
1 Jean VI, (;8.
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leur valeur ? Il y a là matière à bien des réflexions que nous abandonnons à la candeur de M. Hugo.
Nous parlions tout à l'heure de ce procédé du poète qui prolonge et achève dans chaque être des lignes commencées et réalise ainsi l'idée entière d'un objet donné. Il y a aussi chez M. Hugo des lignes commencées dont la prolongation ferait de lui nn chrétien. Il y. a dans son esprit des vues, des échappées qui appartiennent à l'horizon de la vérité; des idées qui, poussées vigoureusement vers leurs conséquences, atteindraient enfin, non le christianisme (aucune idée humaine ne saurait l'atteindre , mais ce point où il faut l'embrasser pour avoir la conclusion des prémisses que l'âme s'est posées, la raison des contrariétés qu'elle a reconnues en elle et dans la vie, le dénouement rationnel de ce drame intérieur dont notre pensée a serré le nœud. M. Hugo n'en est plus à ignorer que ce qu'il appelait christianisme en 1820 n'était que de la poésie. Qu'il sache maintenant que pourtant, en dehors de ce christianisme, il y en a un autre ; que les premières données de celui-ci gisent profondément dans toute âme d'homme; que, sous ce rapport, le christianisme, tout surnaturel qu'il est dans son histoire, est, sous d'autres rapports, une chose éminemment naturelle; qu'il ne faut que s'examiner avec candeur en face de l'infini, pour être poussé de conséquence en conséquence vers la nécessité de la religion chrétienne; et que tout esprit sincère arrivera par cette roule à un point de vue d'où tous les détails du christianisme lui apparaîtront dans une coïncidence si parfaite avec tous les besoins de son âme, avec toutes les données de la nature, que, comme Thomas, à la vue
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des stigmates divins, il se prosternera en s'écriant : « Mon Seigneur et mon Dieu 1 ! »
Nous désirons vivement que M. Hugo honore de quelque attention les réflexions que nous venons de lui présenter.
Des critiques particulières auraient, pour à présent, assez mauvaise grâce ; il en est une pourtant que nous ne pouvons nous résoudre à supprimer. Plusieurs personnes auront lu avec peine cette phrase du second volume : « Cette charretée de charlatans qui a fait tant de bruit sur le pavé du dix-huitième siècle, Necker, Beaumarchais, Lavater, Calonne et Cagliostro '2. » Je laisse à d'autres le soin de tirer M. Necker du tombereau ; je ne me charge que de Lavater. Quelque jugement qu'on porte de son système physiognomique, ce systèrne qui reposait sur une base vraie, fut « une œuvre de probité » comme le livre de M. Hugo. Lavater serait mieux placé parmi les saints que parmi les charlatans ; et c'est au nombre des premiers peut-être que M. Hugo serait tenté de le mettre si je pouvais lui raconter ici les détails d'une des plus belles vies et d'une des plus belles morts. Laissons à Dieu le soin de faire et de proclamer les saints, mais rendons justice humaine à nos semblables. Lavater reçut de Dieu tant de générosité, de candeur et de zèle pieux. que M. Hugo, s'il le connaissait, ne pourrait s'empêcher de l'aimer beaucoup.
Jean XX, 28.
- Sur .If il'oheal/ .
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II
LE RHIN'
LETTR ES A UN AMI
2 volumes in H". — 1842.
Il est des écrivains qu'on ne peut juger avec trop de réserve. Je ne parle pas de ceux dont les travaux ont pour base de profondes méditations ou de profondes recherches; il va sans dire que, dès l'entrée, se mettre à l'aise avec eux, ce serait manquer tout à la fois d'équité et de gravité. Je parle des écrivains qui débutent, de ceux-là surtout qui, faisant concevoir des espérances, n'en conçoivent eux-mêmes que de fort timides. Dans l'intérêt même de la science ou des lettres, il faut craindre de les contrister. Il en est autrement de ceux dont la fortune est faite, et qui comptent sur leur fortune. La crainte d'ébranler leur piédestal serait présomptueuse ; la crainte de les décourager le serait peut-être davantage encore. La critique peut dire de ces écrivains ce que Montesquieu disait d'Alexandre : « Parlons-en tout à notre aise. »
Sur un point seulement, l'auteur de ces lignes ne se mettra pas à l'aise, mais à l'étroit. Il se retranchera le droit de l'éloge. A quoi bon dire à nos lec-
1 Semeur XI, 16 mars 1842.
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teurs que M. Victor Hugo a toujours son incontestable mérite de linguiste, qu'il remue jusque dans ses profondeurs le sol de l'idiome national, et qu'il convoque le ban et l'arrière-ban des vocables français avec une puissance et une autorité toute rabelaisienne? A quoi bon répéter que M. Victor Hugo est toujours le héros et le parangon du langage métaphorique, que la fière audace de son expression étonne toujours de nouveau, que son ciseau (car dire son pinceau, ce serait dire trop peu) fouille si profondément dans le marbre qu'il fait faire à notre œil le tour de l'objet presque entier, et que rien ne peut être comparé, dans aucun style, à la netteté absolue, à la vigueur des contours du sien? Enfin, à quoi bon déclarer que l'auteur sait beaucoup de choses, beaucoup de choses que savent peu de gens, au moyen de quoi il donne à chaque être son nom, à chaque nom son accent, et ne rend nul objet semblable qu'à lui-même? On sait depuis longtemps tout cela, et le reste; il est vrai qu'on sait tout aussi bien les défauts chéris de M. Hugo; mais 011 conviendra peut-être que, sur ce second point, il ne faut pas craindre de se répéter.
Mais quoi, direz-vous, est-ce donc purement une œuvre d'art et de style que cet ouvrage intitulé Le Rhin? N'est-ce pas un voyage? N'est-ce pas même un livre de politique? Parlez-nous donc. d'abord de ce que dit l'auteur ; vous pourrez nous apprendre ensuite comment il l'a dit. Voilà qui est fort raisonnable, je ne saurais le nier; mais, cher lecteur, vous m'embarrassez fort. Je me suis laissé prendre, en passant, au langage, aux mots, si vous me permettez de le dire humblement ; je me suis laissé piper aux
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métaphores; M. Hugo a voyagé, je le crois, sur les bords du Rhin, et moi j'ai voyagé à travers le livre de M. Hugo; c'est mon Rhin à moi ; et j'en ai trouvé les bords si curieux, les flots si vifs, si brillants et si turbulents, que le livre m'a fait presque oublier le sujet du livre. Et puisque me voilà en train de me confesser, ne vous avouerai-je pas qu'il me semblait d'abord que M. Hugo n'avait pas fait un livre parce qu'il avait vu le Rhin, mais qu'il avait vu le Rhin afin de faire un livre? Voyez-vous bien, l'auteur de Notre-Dame de Paris est artiste avant tout el partout; il n'y a dans ce livre même aucune page qui n'en fasse foi ; sa préoccupation (et certes il en est de plus vulgaires) est de convertir en poésie tout ce qu'il trouve sur son passage ; une ville ou un château, une politique ou une philosophie, une tempête ou une révolution, le présent ou l'avenir. c'est un thème, c'est un motif ; les choses ne sont pas là pour elles-mêmes, et l'écrivain pour elles ; les choses sont là pour devenir un livre ; et notre auteur sans doute accepterait volontiers cette devise d'Horace : Et mihi res, non me rébus submittere conor1.
Après tout, M. Hugo a décrit le Rhin, les cités qui animent ses bords, les monuments qui décorent ses cités ; il a rappelé beaucoup de faits, il en a présagé beaucoup d'autres ; bref, son livre a une substance; je dis seulement que l'art, la forme, sont tellement en saillie que j'ai vu d'abord et trop exclusivement la forme et l'art ; il y a certainement autre
1 Je m'efforce de maîtriser les circonstances au lieu ¡fI' m'en laisser :mbjugll"l'. (Horace, Epîtres 1, i.) [P. S.]
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chose; après une seconde lecture, j'en pourrai parler ; moins ébloui, j'aurai mieux vu. Je ne dirai donc que sous réserve de pouvoir m'en dédire que l'auteur me paraît trop artiste, l'écrivain trop écrivain, et que naturellement l'écrivain même y perd. Je ne sais, au milieu de toutes ces magnificences, parmi ces fantaisies si diverses, quel vide pénible se fait sentir; il en est à peu près comme d'un site opulent, mais désert ; on cherche l'homme et une pensée humaine; on ne trouve trop souvent que l'artiste et une pensée d'artiste. L'art n'y gagne point ; il s'ensevelit dans son triomphe ; car ce que Dieu lui-même a uni. l'art et la vie, on ne le sépare point impunément. Je ne suis pas bien sûr que la beauté matérielle ne soit pas la forme, l'expression inconsciente de la beauté immatérielle; je ne suis pas sûr que le Parthénon n'exprime pas une pensée ; toutefois, je comprends qu'on puisse parler du Parthénon comme M. Hugo parle des cathédrales, mais non pas qu'on parle des cathédrales comme il le ferait du Parthénon. La cathédrale est autre chose que belle ou n'est pas simplement belle ; pour l'admirer il faut tenir compte de l'idée qui l'a élevée. Cette idée ne semble pas exister pour l'auteur du livre que nous annonçons ; il s'élève contre l'impiété des restaurations modernes ; pour les flétrir, il attache à sa lyre des cordes d'airain; jamais prédicateur ne tonna contre le péché comme M. Victor Hugo tonne contre le badigeon ; mais ces temples, vides pour lui de souvenir et surtout d'infini, de quoi lui parlent-ils? Les restaurations d'un âge d'incrédulité effacent l'idée qui créa ces monuments ; mais quelle était donc cette idée? Si vous l'ignorez, vous ne l'apprendrez pas en
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lisant Le Rhin : cette idée, l'auteur l'a constamment sous-entendue.
Il n'y a peut-être dans tout le livre (la conclusion mise à part) rien de plus sérieux ou de plus sérieusement traité que ce malheureux badigeon. Je l'ai en horreur aussi, sans m'y connaître ; on le met aujourd'hui sur tant de choses ! Le culte des vieux monuments religieux, cette poésie équivoque de cloîtres, d'ogives et de vitraux, ne serait-elle point elle-même du christianisme badigeonné? Après tout, il n'y a rien de sacrilège à appliquer une couche d'ocre sur une pierre grise : c'est la religion même, c'est la vérité qu'il ne faut pas barbouiller. Au reste, cela n'empêche pas que l'indignation de M. Victor Hugo ne soit légitime, et que ses observations sur les monuments n'aient beaucoup de prix, dont je laisse juges de plus habiles que moi. Il est probable que cette revue critique des monuments anciens et modernes qui s'élèvent sur les bords du Rhin, a une grande valeur sous le point de vue de l'art ; les artistes nous le diront : ce n'est point mon affaire.
Quant au surplus de la matière de ces deux volumes, il est trop divers pour se laisser résumer en peu de mots. Au fait, c'est un voyage ; ce sont des lettres comme on en écrit, ou du moins comme M. Victor Hugo en écrit à sa femme et à ses amis. On aimera toujours ce genre d'ouvrages ; le plus inhabile des narrateurs pourrait dire à l'avance sans trop de présomption :
Mon voyage dépeint
Vous sera. d'un plaisir extrême;
et l'on comprend qu'une scène d'auberge ou une aventure de diligence, quand M. Victor Hugo daigne
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les raconter, ont quelque chose de plus que leur valeur intrinsèque. Quelques-uns de ces épisodes sont retracés par cette plume illustre avec une bonne humeur charmante; il y a des pages de cette gaieté d'écolier qui est la meilleure de toutes; et quelquefois, mais trop rarement, le cœur a sa part du régal. On trouvera, je ne sais plus où, la description d'une cuisine d'auberge qui peut passer pour un modèle dans ce genre. Et puis, le voyageur étant quelquefois de loisir dans son hôtellerie, se met à conter d'autres aventures que les siennes. Où les a-t-il ramassées? je ne sais. Il est clair qu'il savait son Rhin par cœur avant de le visiter, il moins qu'à chaque station, le génie du lieu ne soit venu lui souffler à l'oreille les souvenirs populaires et les légendes du pays. Celle du beau Pécopin est presque un livre, et un livre fort travaillé. Il faut avouer que les correspondants d'un tel écrivain ne sont pas malheureux : M. Victor Hugo, semblable à Bias, porte tout avec lui. même, dirait-on, sa bibliothèque, et en tout cas son imagination rapide et sa prodigieuse facilité ; bien des hommes de talent demanderaient un mois pour écrire la légende de Pécopin, fruit capricieux d'une journée pluvieuse, que d'autres auraient passée à bâiller contre les vitres de l'hôtel.
Il y a beaucoup d'anecdotes ornées de leur date précise, beaucoup d'allusions à des événements qu'on ne connaît pas à moins d'en connaître une infinité d'autres ; il y a des détails de mœurs curieux et piquants : mais il ne paraît pas que l'auteur ait prétendu écrire (sauf ce qui regarde les monuments) un livre positivement instructif. Après tout, rien dans ce livre n'est plus curieux que le livre lui-
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même, et le style, du moins pour moi, demeure au premier plan.
Ce style, on le connaît sans avoir lu Le Rhin. Et puisque, d'avance, j'ai supprimé l'éloge, je tiens à être bref sur la critique. Une phrase de M. Jourdain fera mon affaire. Quand son maître de philosophie lui propose d'apprendre la physique, il demande d'abord : « Qu'est-ce qu'elle chante, cette physique? — La physique, lui répond le maître, est ce qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés des corps... ce qui nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la grêle, les vents et les tourbillons. — Il y a trop de tintamarre là-dedans, dit M. Jourdain, trop de brouillamini.» — Il y a, dans le livre de M. Hugo, le brouillamini de moins ; car son style est d'une clarté merveilleuse ; mais pour le tintamarre, c'est autre chose : tintamarre de métaphores, tintamarre d'antithèses : on n'est pas seulement ébloui, comme je l'ai été, on est étourdi. C'est de plus une masse énorme de mots inconnus ou étranges, un vrai bazar de vocables. C'est une phrase qui ressemble moins à un cours d'eau flexible et rapide, qu'à une lame fourbie et damasquinée. C'est la saillie et le relief partout ; c'est une surprise après une autre surprise; les beautés, au lieu d'éclore comme des fleurs, éclatent comme des pierreries ; on parlait autrefois, dans les rhétoriques, du style fleuri, époque heureuse et naïve ! il faut dire aujourd'hui le style incrusté; c'est le style d'une école qui reconnaît à bon droit M. Hugo pour son chef : ses fleurs à elle sont des topazes. Un tel style a peu de rapports
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avec l'âme, avec toute la nature humaine ; il ne saurait, en général, servir d'organe et d'expression à une pensée sérieuse : c'est un style de décadence, un splendide couchant. La notion du beau est effacée, le goût est perdu quand un langage pareil vient à prévaloir. Le procédé fleurit, l'art est déjà bien loin. Quand le style devient un spectacle, quand une expression simple n'a plus de force, quand les excitants seuls provoquent un signe de vie, les facultés sont-elles saines, la vie a-t-elle sa plénitude, les âmes se portent-elles bien? Il se peut que l'écrivain qui applique ces procédés soit très fort; mais la génération à qui on les applique est-elle forte? on en peut douter.
En prenant ce livre comme on nous le donne, comme un recueil de lettres destinées aux seuls regards de l'intimité, on peut se dispenser de relever des traits qui sont fort bons, fort réjouissants dans une lettre, mais qui, dans un livre in-8°, ne font pas si bonne figure. Disons-nous donc bien que, pour le moment, ce n'est point un livre que nous lisons, mais de simples lettres que le facteur vient de nous apporter. Autrement, c'est-à-dire en prenant notre illustre correspondant sur le pied d'écrivain, nous serions obligé de dire que l'auteur de Notre-Dame de Paris a fait une station un peu trop longue dans la place des truands et qu'à force d'étudier en archéologue ce dialecte bi/arre, il lui en est resté quelque chose. Il y a du sauvage et de l'enfant dans ce noble esprit ; on dirait quelquefois d'un génie mal élevé ; et comme en mème temps et toujours c'est une imagination très forte, la dimension de toutes choses doit s'en ressentir ; il est trop grand
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pour avoir de petits défauts : je m'imagine que, si Polyphème avait une verrue, cette verrue était gigantesque. Il faut avouer que les plaisanteries que je vais transcrire sentent passablement leur moyen âge ; l'auteur a pu les recueillir de la bouche de Pierre Gringoire :
« Comme j'allais sortir de l'Hôtel-de-Ville, un homme traversait la cour. Le concierge me l'a fait remarquer. Cet homme est un poète, qui vit de ses rentes dans les cabarets, et qui fait des épopées.... Cet homme est d'une saleté rare. Je n'ai vu de ma vie un drôle moins brossé. Je ne crois pas que nous ayons en France rien de comparable à ce poèteépic.
» Dans une jolie petite ville dont j'ignore le nom, j'ai fort admiré quatre magnifiques voyageurs assis, croisées ouvertes, devant une table pantagruélique encombrée de viandes, de poissons, de vins, de pâtés et de fruits; buvant, coupant, mordant, tordant, dépeçant, dévorant, l'un rouge, l'autre cramoisi, le troisième pourpre, le quatrième violet, comme quatre personnifications vivantes de la voracité et de la gourmandise. Il m'a semblé voir le dien Goulu, le dieu Glouton, le dieu Goinfre et le dieu Gouliaf, attablés autour d'une montagne de mangeaille. »
Il y a plus que le talent d'un habile sculpteur de la parole humaine, il y a de la verve, une véritable humeur 1, un grand art de mise en scène, une abondance d'imaginations plaisantes, dans plusieurs des histoires dont ce livre est parsemé : celle des ours
1 Je m'autorise de Corneille: «Il a de l'humeur,-» dit-il quelque part en parlant d'un homme spirituel et jovial.
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est classique dans son genre; l'auteur, ce me semble, n'a jamais été plus sincèrement gai ni meilleur enfant : la forme ici fait tout valoir, et ne se montre pas. Je suis bien aise de dire aussi que les lambeaux de vieux gaulois, les gaietés pantagruéliques, n'offensent jamais, ou presque jamais, que le goût. Je me suis ravisé, et j'ai dit presque. à cause d'un chapitre de la légende de Pécopin, où la plaisanterie, sans blesser ce qu'on est convenu d'appeler les mœurs, n'en est pas moins détestable ; je ne trouve pas d'autre mot. Il ne semble pas nécessaire, pour s'interdire de pareilles jovialités, de se souvenir qu'après tout on a un fauteuil à l'Académie.
L'auteur, il faut bien le dire, n'a pas besoin de s'en souvenir pour écrire des pages superbes, dignes d'être placées à côté de celles des maîtres. On en trouverait plusieurs dans la seule Conclusion du livre, sans parler d'une quantité de vues nettes et justes rendues avec la concision la plus énergique. Il y a des mots qui resteront ; et quant à nous, celui-ci nous reviendra souvent à l'esprit : « Cette chose aveugle qu'on appelle la logique » : il est impossible, ce nous semble, et de rnieux voir et de mieux dire. Dans le voyage même, on s'arrêtera devant tel paragraphe comme l'auteur lui-même s'arrête devant tel monument. Telle est, par exemple, toute la lettre IIe, dont nous voulons transcrire quelques lignes. Il s'agit de cette idée : Rien n'est plus divers, rien n'est plus un que l'histoire :
« Et au milieu de ce chaos il y a des lois. Le chaos n'est que l'apparence, l' ordre est au fond. Après de longs intervalles, les mêmes faits effrayants qui ont déjà fait lever les yeux à nos pères, revien-
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nent, comme des comètes, des plus ténébreuses profondeurs de l'histoire. Ce sont toujours les mêmes embûches, toujours les mêmes trahisons, toujours les mêmes naufrages aux mêmes écueils ; les noms changent, les choses persistent.... Toujours César adopte Brutus ; toujours Charles Ier empêche Crom- well de partir pour la Jamaïque ; toujours Louis XVI empêche Mirabeau de s'embarquer pour les Indes ; toujours et partout les reines cruelles sont punies par des fils cruels ; toujours et partout les reines ingrates sont punies par des fils ingrats. Toute Agrippine engendre le Néron qui la tuera ; toute Marie de Médicis enfante le Louis XIII qui la bannira. »
J'ai supprimé une phrase qui m'aurait coûté à transcrire. Il est des rapprochements irrespectueux, profanes, dont nous repoussons avec effroi la plus lointaine idée. M. Hugo est bien malheureux de pouvoir se les permettre. Le reste est fort beau. Mais quand l'auteur appelle tout cela de l'ordre, ou plutôt l'ordre même, n'est-il pas cruellement ironique? Cet ordre, qu'il oppose au chaos, est encore le chaos, ou, si c'est de l'ordre, ce n'en est qu'un rudiment, un obscur présage. L'auteur n'en connaît- il donc point d'autre ? On est presque forcé de le croire. Car l'accomplissement de ces lois inférieures, transitoires, c'est ce qu'il appelle exclusivement la Providence.
Quand on s'appelle dix-neuvième siècle, ou quand on s'appelle Victor Hugo, on fait les ilivres comme on veut. On écrit, par exemple, un voyage artistique, pittoresque, humoristique, sentimental, auquel on attache, sous le titre de Conclusion, une dissertation politique, dont les prémisses ne sont nullement dans
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ce qui précède. En conséquence, M. Victor Hugo a tiré des conclusions ; il a conclu de ce que l'antique et le moderne se heurtent dans la ville de Cologne, de ce que les vieux électeurs trônaient sur des sièges de pierre à Kaisersstuhl, de ce que les bateaux à vapeur ont succédé sur le Rhin à de gigantesques radeaux (toutes choses d'ailleurs admirablement racontées), et même de ce que le beau Pécopin trouva, à son réveil, la belle Bauldour moins jeune de cent ans, il en a conclu, dis-je,que les Allemands doivent céder aux Français la rive gauche du Rhin. Cette conclusion, qui a plus de deux cents pages, est remarquable à plusieurs égards. Pour cette fois, laissons le style, où brillent des beautés de premier ordre. Ne voyons que le fond des choses. Ce morceau, ou ce livre, commence par une statistique politique de l'Europe, telle que la trouva le commencement du seizième siècle. Les détails abondent, et il y en a de fort curieux, L'auteur, assurément, sait tout ce qu'il faut savoir, puisqu'il sait par le menu ce qu'on peut se passer de connaître. Il est impossible de ne pas apprécier cet esprit de recherche, ce besoin de précision, et de ne pas applaudir à la maxime de l'auteur : on ne connaît une chose que quand on en connaît les détails. Il ne faut pas exiger d'ailleurs que cette érudition soit exacte autant qu'elle est minutieuse; sur un si grand nombre de particularités, il doit y en avoir, et il y en a effectivement d'erronées. Les Suisses (M. Hugo a des lecteurs en Suisse) ne lui pardonneront pas son Wolfenschiess tuant des femmes à coups de hache. Quoi qu'il en soit, l'exposé de l'auteur se résume à ceci : L'Angleterre est aujourd'hui, essentiellemen
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ce qu'était l'Espagne; la Russie, ce qu'était la Turquie. L'Espagne et la Turquie ont succombé à des causes de dissolution qui travaillent également l'Angleterre et la Russie. Tout se correspond, tout se répète du midi au nord dans le sens perpendiculaire, et même, de loin en loin, dans le sens de la diagonale ; tout, jusqu'aux événements les plus contingents, les plus indépendants des causes générales, les plus dépendants du caprice individuel. Il y a même des rapports, et tout aussi singuliers, dans la direction de l'est à l'ouest, entre l'Espagne et la Turquie, entre la Grande-Bretagne et l'empire des Csars. (Quiconque attribuera quelque valeur à ces rapports, et refusera, en principe, d'admettre dans l'histoire du monde l'intervention miraculeuse de Dieu, quiconque, les affirmant, niera la providence spécialissime, sera à notre avis le plus inconséquent des mortels.) Or, ces puissances excentriques, dont le poids, tout ramassé aux quatre coins de l'Europe, l'entraîne et la déchire, portent dans leur sein le germe d'une mort prochaine ; la vie va se porter au centre; la France et l'Allemagne, deux sœurs, vont disposer des destinées de l'Europe et du monde; il faut qu'elles se préparent à ces grandes destinées ; mais, pour cela, il faut d'abord qu'elles s'entendent; et elles ne s'entendront, elles ne seront unies, que lorsque l'Allemagne aura cédé à la France la rive gauche du Rhin.
L'auteur du présent livre n'est pas le premier, sans doute, à élever cette réclamation ; mais il espère s'y prendre mieux que ses devanciers. Ceux qui en ont discouru avant lui pensaient bien, mais ils ont mal parlé : l'auteur nous apprend ce qu'il eût fallu dire.
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Oserons-nous avouer que cette grave discussion nous a remis en mémoire un passage d'une des meilleures comédies de Picard ? Le laquais de M. de Vauglas a renvoyé des solliciteurs qui demandaient audience ; le valet de chambre, autorité supérieure, survient; appel unanime au valet de chambre. Celui- ci réprimande le laquais qui a osé dire à ces messieurs que son maître ne les recevrait point et qu'il était inutile d'attendre. « N'apprendrez-vous jamais à être poli ? dit le valet supérieur au valet subalterne. Messieurs, dit-il alors aux solliciteurs, M. de Vauglas ne peut pas vous donner audience, et vous ferez mieux de vous retirer. Voilà, dit-il alors au laquais interdit, voilà comme on parle. » On sait à peu près ce qu'ont dit sur la question du Rhin les patriotes français aux patriotes allemands. Voici maintenant ce que leur dit M. Victor Hugo : « Chers frères, le Rhin est à nous.; vous en conviendrez pour peu que vous soyez raisonnables; cédez-nous donc le Rhin, afin que nous soyons les meilleurs amis du monde ; du reste, si vous ne le cédez pas, nous sommes décidés à le prendre. » Nous n'oserions essayer de faire sentir la différence qu'il peut y voir entre ce langage et celui qu'on avait tenu jusqu'à présent de ce côté du Rhin. Quant aux raisons que l'auteur propose à ses chers frères les Allemands, nous nous déclarons incompétents pour les peser ; nous ne sommes pas même très sûr de les avoir bien saisies. Nous avons conçu quelques doutes quand l'auteur allègue les sympathies des habitants du territoire contesté. Les preuves alléguées ne nous suffisent pas. Nous croyons volontiers que l'auteur a bien observé, et qu'on lui a parlé à cœur ouvert, d'autant
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plus, nous dit-il, qu'il a voyagé, « anonyme comme s'il était quelqu'un, et incognito comme s'il était quelque chose. » Mais qu'a-t-il vu, et que lui a t-on dit ? Tiendrons-nous grand compte du témoignage des murailles (j'entends des murailles d'auberge), qui, sur la rive droite, sont couvertes des images du grand Frédéric, et sont tapissées, sur la rive gauche, de celles de Napoléon? Parlerons-nous toujours des barrières physiques et jamais des barrières morales, des fleuves et jamais des langues, de la géographie et jamais de l'histoire ? Il y a des nécessités géographiques, je le veux ; il y en a bien d'autres dans la vie des individus comme dans celle des nations; mais il n'est pas toujours honorable aux nations ni aux individus de s'empresser de les reconnaître. Un cours d'eau, une enclave, ne doivent pas sitôt prévaloir contre un fait de l'ordre moral ; et une nation, si nous ne nous trompons, est un fait de cet ordre-là.
Il se pourrait que les Allemands ne sussent pas à M. Hugo tout le gré possible de la modération et de l'aménité de son langage ; ce n'est pas en ces matières que la forme emporte le fond, et les Allemands sont susceptibles. Pour nous, qui ne sommes pas Allemand , nous lui en tenons compte. Mais si nous étions Allemand? Oh! nous ne répondons de rien. S'entendre dire à soi, grande nation, « que, pour le monde, ce qui ne s'est pas fait en France ne s'est pas encore fait; — que les Allemands ont la liberté de la rêverie, et que les Français ont la liberté de la pensée;— que vivre noble, grave, sérieux, le corps dans la fumée, l'esprit dans les chimères, c'est la liberté de l'Allemand ; — que la littérature française
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n'est pas seulement la première, qu'elle est la seule ; — que quatre cents enfants de Paris, silencieusement amoncelés comme les mouches d'octobre dans les angles noirs de la vieille Porte Saint-Martin, et piétinant sur le pavé pendant trois soirées (trois soirées, c'est trop peu, et l'auteur est modeste), troublent plus profondément l'Europe que tout le sauvage vacarme des élections anglaises, » etc. — Supposez- vous Allemand pour un instant, n'est-ce pas un peu mortifiant, s'il vous plaît? Et,quand ce ne serait pas mortifiant, ne serait ce pas... — comment dois-je dire?... — un peu autre chose que persuasif ! Nousmême, nous avons quelque peine à nous accoutumer à ce ton-là. Il sent son Empire et son Napoléon d'une lieue. Et à propos de Napoléon, pour amener les Allemands à saluer en lui le bienfaiteur méconnu de leur nation et de l'Europe, n'y faudrait-il pas un peu plus de façon? Tout cela, nous l'avouons, ne nous paraît point assez pesé, point assez sérieux ; si la thèse de l'auteur n'est pas bonne, ces ornements ne la rendront pas meilleure ; et si elle est bonne, ils la font paraître mauvaise.
En résumé, c'est une production brillante que celle dont nous avons tâché de donner une idée ; c'est l'ouvrage d'un talent extraordinaire; mais nous souffrons à voir, d'une publication à l'autre pour ainsi dire, la forme, le langage, les signes envahir tout, et la substance s'amoindrir. On se tromperait, je l'espère, en supposant qu'il n'y a plus, dans l'esprit de cet illustre écrivain, que la place de ces grandes idées qui, seules, donnent du prix à la vie et une vraie force à la pensée. Mais, nous le répétons, quand l'auteur des Orientales écrit, il n'est
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plus qu'artiste. L'être si exclusivement, c'est ne l'être point assez; nous ne l'aurons jamais assez répété. Mais il va sans dire que cet amoindrissement de l'art n'est pour nous qu'un symbole ou un symptôme, et que l'art ne fait pas notre premier souci. Il y a là comme un charme fatal qu'il faut que l'artiste s'efforce de rompre, un nœud qu'il faudra qu'il déchire,
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
Le vide devient toujours plus parfait; l'imagination, et encore seulement une espèce d'imagination, y trouve sa nourriture ou son amusement; on juge, çà et là, par d'excellentes et fortes pensées, par des mouvements heureux de l'âme, tout ce que, bien gouverné, ce talent pouvait devenir ; et l'on se dit avec douleur, en le suivant des yeux dans la route d'erreur où il est engagé : il se peut, après tout, qu'il n'en revienne pas.
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III
UN MOT SUR UNE PHRASE DE M. HUG01
Deux discours remarquables ont été prononcés, il y a peu de temps, à l'Académie française. C'était un jour de deuil et de fête. Cette compagnie ouvrait ses rangs à l'ingénieux écrivain qui a renouvelé parmi nous l'art de la critique, et qui, en poésie, a découvert, sous des ombrages discrets et parfumés, des sentiers inaperçus ; et en même temps elle consacrait, par des louanges funèbres, le souvenir d'un de nos poètes les plus parfaits et les plus aimés. M. Sainte-Beuve a rempli ce pieux devoir avec cette mesure parfaite, ces justes nuances, ce bon sens délicat et cette pénétration sympathique, dont l'effet est si doux et si sûr. L'éloge ou l'appréciation du poète auquel il succède a suffi à son talent ; il n'a pas un instant abandonné son sujet, dans les limites duquel une affectueuse préoccupation semblait le retenir ; et si nous en jugeons par notre impression, personne, dans son auditoire, n'a dû songer à s'en plaindre. M. Victor Hugo, qui est venu après, a renouvelé l'attention, et l'a entraînée où il a voulu. De cime en cime il nous a fait faire le tour d'un monde, et à mesure que du pied il en touchait, ou que du doigt il en indiquait une, on la voyait étinceler.
1 Semeiii-, XIV, H. 12 mars 1845.
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Pourtant quelques-uns de ces jets de feu s'en sont allés en fumée : fumum ex fulgore.
Nul n'exprime avec plus d'énergie, avec plus de bonheur que M. Hugo les vérités universelles. Ce sont autant de médailles, incomparables pour la netteté, pour la vigueur de l'empreinte. Mais ce balancier qui va toujours ne rencontre pas toujours à point nommé le disque d'or, et n'y laisse quelquefois qu'une empreinte imparfaite. Il est des sujets où M. Hugo n'est pas heureux, parce qu'une moitié de vérité n'est qu'une erreur, et que sur plus d'une question, le grand poète n'est en possession que de la moitié de la vérité.
J'en trouve un exemple dans ces lignes qui suivent l'éloge de. Port-Royal, et dont le Semeur a déjà dit un mot :
« Nous ne sommes plus au temps de ces grands dévouements à une pensée purement religieuse. Ce sont là de ces enthousiasmes sur lesquels Voltaire et l'ironie ont passé. Mais disons-le bien haut, et ayons quelque fierté de ce qui nous reste, il y a place encore dans nos âmes pour des croyances efficaces, et la flamme généreuse n'est pas éteinte en nous. Ce don, une conviction, constitue aujourd'hui comme autrefois l'identité même de l'écrivain. Le penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire, je le répète, à la patrie, à l'intelligence, à la poésie, à la liberté ! Le sentiment national, par exemple, n'est-il pas à lui seul toute une religion ? »
Ce paragraphe brillant, je me permets de le traduire ainsi : Nous avons cinq ou six religions pour une. La traduction peut paraître un peu brutale; il s'agit de savoir si elle est fidèle. Si ce passage ne signifie pas cela, vous plaît-il de me dire ce qu'il signifie ?
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Après tout, il n'est pas bien sûr que l'auteur désavouât cette interprétation. Peut-être cette pensée ne lui fait-elle pas plus de peur qu'à bien d'autres. Peut-être même, en un sens, est-elle vraie.
L'instinct de la religion n'est pas éteint dans la nature humaine. L'homme a besoin d'adorer. La foi à l'infini est la loi de son être ; il cherche l'infini partout, et plutôt que de s'en passer, il le suppose où il n'est pas. La pensée, la science, l'amour, la patrie, l'humanité, gratuitement revêtues de cet attribut, deviennent les objets de sa religion, deviennent pour lui des dieux. Il croit pouvoir, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, se prodiguer sans mesure, se dévouer sans partage ; chacun tour à tour devient pour l'homme un abîme où il précipite sa vie. Le fond de cet abîme, qui devait être sans fond, est bientôt atteint.
Quoi qu'il en soit, toutes ces religions, pour autant qu'elles sont sincères, sont une aspiration de la nature humaine vers la sphère de l'invisible, et autant de témoignages de sa primitive grandeur. Et leur présence dans le monde atteste que l'âme humaine n'est pas morte et qu'elle ne peut mourir. Mais ce ne sont, au fond, que des emblèmes; elles ne font que marquer dans l'âme la place de la religion; elles dessinent le vide et ne le remplissent pas. Tous ces cultes divers ne sont pas des religions : ce sont des admirations, qui, portées au comble, prennent le nom d'adoration. La religion est une obéissance. La religion, ayant Dieu pour objet, prosterne devant lui l'être créé, anéantit devant lui l'homme pécheur. Toutes les autres religions élèvent l'homme, la religion vraie l'humilie et l'abat. C'est pour le relever sans doute, mais en qualité de pénitent et de servi-
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teur : ces deux titres font toute sa gloire. Descendre pour monter, tout est dans ces deux mots. Il y a donc bien plus qu'une énorme distance entre les religions diverses dont M. Hugo fait la monnaie du vraie culte, et ce culte lui-même ; il y a, par un certain côté, opposition directe, mutuelle négation. Obéir, voilà la grandeur, la beauté, la force de l'homme. Obéir, non pas à soi-même, non pas à une loi qu'on se sera faite, non pas à une idée, mais à une personne, à la personne de Dieu, voilà l'essence de la religion. Cela ne se remplace point. Voltaire ni l'ironie ne peuvent vieillir les vérités éternelles, ni forcer l'âme humaine à se rabattre sur des fantômes, ou à se nourrir d'elle-même. Obéir est la loi, l'impérissable loi de notre nature morale, et il faut répéter à ce siècle, ivre de liberté, que la seule liberté digne de ce nom, c'est l'obéissance dans l'amour.
La société est fondée sur le respect; quand le respect s'en va, la société s'en va. La loi réclame le respect des citoyens, le gouvernement a besoin du respect des gouvernés, le père a droit au respect du fils, un sexe doit respecter l'autre, l'homme doit respect à l'homme. L'homme qui ne respecte rien n'est pas un être sociable. Les sociétés qui exagèrent le principe de la liberté, ou qui remplacent la loi du droit par la loi du nombre, ou de la force, périssent ou se déshonorent par l'absence de tout respect; les états despotiques, où l'homme, en tant qu'homme, n'est pas respecté, et où le pouvoir l'est d'autant moins qu'il est craint davantage, commettent la même faute et subissent le même châtiment. Mais tous les respects sont liés au respect de Dieu, qui est le respect suprême. Religion et respect c'est
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une même chose, et, dans toutes les sphères, l'un des termes peut remplacer l'autre. Il est inconséquent de respecter quelque chose quand on ne respecte pas Dieu, et cette inconséquence, possible comme exception individuelle, est impossible dans l'ensemble. Tout v.rai respect est aboli dans une société où Dieu qui est la raison même ou le principe du respect, n'est pas respecté ; j'ajoute : ce que l'homme y respecte le moins, y méprise le plus, c'est l'homme, et il a raison. Mais cela est terrible autant que raisonnable ; de la part d'un être qui se respecte, il y a encore, quoi qu'il ait fait, quelque chose à espérer; il y a tout à craindre de la part d'un être qui se méprise à fond ; et comment l'homme séparé de Dieu ne se mépriserait-il pas ?
Les hommes peuvent bien, faute de mieux, ériger en divinité leurs idées ou leurs passions, et avoir ainsi des religions de rechange. Mais la racine du respect faisant défaut, l'arbre doit tomber. L'enthousiasme se termine au dégoût, et l'admiration aboutit au mépris. Car toutes ces choses, c'est l'homme, et comment l'homme se respecterait-t-il jusqu'au bout, quand il ne respecte pas son origine? Nous n'acceptons donc pas les cinq ou six religions de M. Hugo, et nous croyons que si, comme il le dit, le temps des dévouements religieux avait fini, c'est que le temps de l'humanité elle-même aurait fini. Mais grâces à la miséricorde qui protège l'humanité, la
source n'est pas tarie, ejt-ie-saint amour qui naquit
avec vous, ô Jésus,
1
N'est pas mort aveid?vou^au rocher du Calvaire.
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TABLE DES MATIÈRES
""" \ j Pages PREFAC¡': .. / V
II
LAMARTINE ET VICTOR HUGO
Lamartine.
I. De l'avenir de la poésie 1 II. Jocelyn. Premier article 13 Deuxième article 32 Post-scriptum de M. de Lamartine à la préface de Jocelyn 60 III. La chute d'un ange. Premier article .... 67 Deuxième article 87 Troisième article 100 IV. Recueillements poétiques. Premier article . 122 Deuxième article 138 V. Méditations. — Nouvelles méditations. — Harmonies. — Recueillements. Premier article .. 152 Deuxième article 173 VI. Les Girondins 194
Victor Hugo.
PREMIÈRE SECTION — VICTOR HUGO LYRIQUE
I. Les Feuilles d'automne 197 II. Les Chants du crépuscule. Premier article . 208 Deuxième article 228 Troisième article . 243
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Pages III. Les Voix intérieures. Premier article .... 262 Deuxième article 274 IV. Les Rayons et les Ombres. Premier article .. 293 Deuxième article 312 V. L'oeuvre lyrique de Victor Hugo 330
SECONDE SECTION — VICTOR HUGO POÈTE DRAMATIQUE
I. Lucrèce Borgia. Premier article 351 Deuxième article 362 II. Marie Tudor 375 III. Ruy Blas 381 IV. Les Burgraves. Premier article 392 Deuxième article 404
TROISIÈME SECTION — ŒUVRES DIVERSES DE VICTOR HUGO
I. Littérature et philosophie mêlées. Premier article 424 Deuxième article 431 II. Le Rhin 439 III. Uu mot sur une phrase de M. Hugo .... 456
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La Société d'édition Vinet
se propose de publier une édition nouvelle et complète des oeuvres d'Alexandre Vinet, suivant le plan dont on trouvera le détail à la seconde pag'e de la couverture du présent volume.
On peut, en tout temps, devenir membre de la Société d'édition Vinet en prenant une ou plusieurs « parts de 100 francs. Adresser les versements au trésorier, M. le professeur Ph. Bridel, avenue de Morges, 15, Lausanne (Suisse).
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Chez Georges Bridel & Cie éditeurs à Lausanne
Essai-sur la manifestation des convictions religieuses et sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat envisagée comme conséquence nécessaire et comme garantie du principe. — 1 vol. in-81 . 3 fr. Lettres d'Alexandre Vinet et de quelques-uns de ses correspondants. — jI. yol. in-8°, ensemble 10 fr. Lettres d'Alexandre Vinet à Isaac Secretan, avec notes d'HENR SXGRETAN. - 1 vol. in-12 ... 50 cent. Morceaux choisis d'Alexandre Vinet, précédés d'une étude par -ARMAND V AUTIER. — i vol. in 8o illustré ...... 3 fr. 50
Alexandre Vinet. Histoire de sa vie et de ses ouvrages, par EUGÈNE RAMBERT. Quatrièmes édition, illustrée et augmentée d'une préface -et de notes par Ph. Bridel. — 1 vol. in-85" 10 fr. Qui était Vjnet? Portrait populaire, par HENRI SECRETAN. — Brochure In-8" avec o gravures. 50 cent. L'actualité de VÍnet, par A. CHAVAN. — Brochure in-81 .. 50 cent.
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Texte de la deuxième édition revue et corrigée par l'auteur, a< 'conl p&!,'né des variantes et précédé d'une préface par A. Ghayan.
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Tome 1. Mill!' de SlaëL et Chateaubriand.
Un volume in-80. — Prix : 8 fr.
Tome II. Lamartine et Victor Hurj o.
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PHILOSOPHIE MORALE ET SOCIALE
Recueil d'essais, d'articles d de fragments publiés d'âpres Je,:; éditions originales et les lJ1auuscrits par Prr. BRIDEL, avec la collaboration de Pau. [l'O-',NARD.
I )im r. — Un volume in-8". — Prix : 6 fr.
Tome Il. — Un volume in-8" (va paraître).