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LES MAITRES DE L'AMOUR
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Choadart-Desforges
Mémoires du Poète libertin (1798)
INTRODUCTION, 'ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE
PAR
B. DE VILLENEUVE
Ouvrage orné d'un Portrait et d'une Gravure hors texte
PARIS BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX 4, RUE DE FURSTENBERG, 4
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h'ŒUVRE DE CHOUDART-DESFORGES
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= Il a été tire de cet ouvrage = 10 exemplaires sur Japon Impérial
(1 à 10)
25 exemplaires sur papier d'Arcbes
(11 à 35)
Droits de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.
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LES MAITRES DE L'AMOUR
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Chcudart-Desforges
Mémoires du Poète libertin (1798)
INTRODUCTION, ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE PAR
B. DE VILLENEUVE
Ouvrage orné d'un Portrait et d'une Gravure hors texte
PARIS BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX 4, RUE DE FURSTENBERG, 4
MCMXII
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INTRODUCTION
« Un des plus beaux magasins de Paris était, il y a cent ans environ, le magasin de porcelaines situé rue du Roule et ayant pour enseigne : Au balcon des deux Lions blancs.
Cette maison, dont le chef jouissait d'une réputation de loyauté et de bonhomie incontestable, devait donner le jour à l'un des plus aimables libertins du xvme siècle, Pierre-JeanBaptiste Choudart-Desforges, qui fut un poète et un romancier toutes les fois que l'amour lui en laissa le loisir. Son histoire peut se raconter derrière l'éventail, et ceux de nos contemporains qui voudront bien y prêter l'oreille souriront peut-être à ce récit considérablement abrégé des folies d'un autre âge et d'une autre littérature (i). »
Ainsi débute une très curieuse et très piquante étude écrite par Charles Monselet sur notre auteur. Il faut la lire en entier pour bien connaître Desforges. Toutefois, Desforges lui-même nous a fourni les éléments de sa biographie avec une verveuse abondance de détails, que lui ont parfois reprochée les moroses et pudiques critiques.
La Décade philosophique (7e année, 1er trimestre, pp. 4084i6), au cours d'un article consacré à cette autobiographie romanesque, exprime son étonnement que l'auteur « ait osé se montrer à son siècle dans toute la nudité d'un libertinage dont on ne dissimule aucun détail, dont on n'omet aucune circons-
(1) Charles Monselet. Les oubliés et les dédaignés, ifgures littéraires de la fin du XVIII" siècle. Alençon, Poulet-Malassis et de Brosse, 1857, tome II, p. 1.
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tance ». Le livre, ajoute le critique outré, est rempli de détails « qui feraient rougir une prostituée si on l'obligeait d'en soutenir la lecture ».
Que voilà bien une délicate exagération, celle du réquisitoire partial, qui nous met très à l'aise pour déclarer notre sentiment. L'autobiographie de Desforges est d'une sincérité un peu crue sans doute ; mais elle n'a rien qui puisse choquer la susceptibilité de ceux que le xvne siècle appelait des « honnêtes gens » et que nous appellerons, si vous le voulez bien, des gens sensés. 11 est vraiment puéril, quelque peu suranné, de décréter scandaleux tout écrit qui détaille avec quelque complaisance les voluptés amoureuses. Cet ostracisme n'a aucune raison d'être et nous priverait de chefs-d'œuvre que nous ne saurions nous accoutumer à rayer de la littérature.
Ce n'est pas que nous rangions absolument les mémoires de J.-B. Choudart-Desforges parmi ces chefs-d'œuvre : l'auteur lui-même n'eût pas songé à le faire. Mais c'est une œuvre sincère, d'une sincérité un peu naïve même; c'est une confession sans les réticences coutumières, et qui nous permet de vivre quelques instants dans l'intimité la plus complète avec un homme qui n'est pas indifférent. Ses amies furent nombreuses, appartinrent aux milieux les plus divers, dans lesquels nous pénétrons avec elles, non sans intérêt.
La naïveté de l'écrivain se révèle, dès les premières pages des Mémoires, dans un portrait physique et moral, assez bien enlevé, et fort curieux au demeurant.
« Qu'on se représente donc, au physique d'abord, un blond un peu châtain, d'une taille moyenne, assez bien proportionnée, d'une figure fraîche, colorée, douce et assez significative, très svelte, très vif, très agile, et passablement adroit.
« Dans ma jeunesse j'ai réussi aux jeux d'exercice, où la souplesse me tenait souvent lieu de force, quoique je ne fusse pas dépourvu de cette dernière. Ajoutez à cela une complexion vigoureuse, une constitution ferme, le tempérament sanguin dans toute la force du terme, une santé que mes écarts même ont eu bien de la peine à altérer quelquefois, et qui surnage au moment où j'écris. Voilà à peu près mon existence physique.
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« Voyons un peu mon moral. C'est ici le beau côté de la médaille : or écoutez et jugez.
« Enfant, je fus malin comme un singe, espiègle comme un page, colère comme un dindon, friand comme un chat, fougueux comme le tonnerre, étourdi comme un hanneton, paresseux comme une marmotte, vaniteux comme un paon, pleurant, riant, m'affligeant, me consolant, me fâchant, m'apaisant, tout cela en moins d'une seconde, vindicatif du moment, mais sans rancune ; franc, gai, loyal, sensible à l'excès, facile à m'attacher, et ne me détachant presque jamais, même pour de fortes raisons. »
La plus étrange des naïvetés — à moins que ce ne soit une suprême habileté — de Desforges est peut-être encore dans ses prétentions philosophiques, voire même morales. Il est admirable lorsqu'il écrit : « Personne ne respecte les mœurs plus que moi : personne n'en sent plus que moi la nécessité dans l'ordre social. On le verra par la suite de ces mémoires. On verra que, lorsque fidèle à l'engagement que j'ai contracté de raconter de bonne foi tout ce qui m'est arrivé, je serai obligé d'entrer dans quelque narration un peu délicate ; on verra, dis-je, que je serai le premier à m'accuser si j'ai tort. Je ne prétends pas que ce livre soit un recueil apologétique de mes fredaines ; je veux, au contraire, en les avouant avec humilité, essayer d'en préserver ceux qui se seraient un jour exposés aux mêmes tentations. »
Nous n'avons pas à raconter la vie mouvementée de notre auteur ; il s'en charge beaucoup mieux et plus explicitement que nous ne pourrions le faire. Toutefois, comme il arrête son récit au moment où il est heureux avec son épouse Angélique, il nous reste à ajouter quelques mots sur ses tribulations.
La douce Angélique étant très jalouse et assez ignorante de la poésie, que Desforges se flattait de cultiver avec succès, le ménage ne fut pas longtemps uni. Desforges traduisit sa pensée en une comédie en vers : La Femme jalouse (1785), « chef-d'œuvre de chagrin et d'amertume, qui obtint un succès considérable ». Cette comédie est dédiée au docteur Petit, le père adultérin de l'auteur.
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Angélique, que les almanachs du temps présentent comme « superbe femme, talent médiocre », passa bientôt de la Comédie-Italienne au Théâtre-Français.
Pendant ce temps son mari écrivait pour la scène inlassablement. En dix-huit ans il fit représenter une trentaine de pièces, parmi lesquelles une parade curieuse, Le Sourd ou l'A uberge pleine, hilarante, remplie de quolibets et de calembourgs.
Cependant, dès que la loi autorisa le divorce, Desforges en profita et célébra son bonheur par une comédie, sa dernière, Les Epoux divorcés. Puis il se remaria avec une veuve pour laquelle il soupirait depuis longtemps, et avec laquelle il connut enfin le bonheur. Il mourut, le 13 octobre 1806, à Paris.
L'œuvre dont nous présentons les passages les plus intéressants parut pour la première fois en 1798, en 4 volumes in-12, sous le titre : LE POÈTE. Mémoires d'un homme de lettres écrits par luimême. Hambourg (Paris).
Elle reparut, en 1799, en huit volumes in-18, ornés de huit figures.
Une nouvelle édition, comprenant une notice bibliographique, la clef des principaux personnages, un portrait et 4 figures, fut publiée, en 1819, en 5 volumes in-12. Elle fut mise à l'index par mesure de police en 1825.
Enfin, Gay et Doucé publièrent à Bruxelles, en 1881, une dernière édition du Poète, en 5 volumes in-8, avec une eauforte de Chauvet en frontispice de chaque volume.
L'année qui suivit celle de l'apparition du Poète, soit en 1799, Desforges publia un ouvrage de même caractère : Les Mille et un souvenirs, ou les Veillées conjugales, recueil d'anecdotes véritables, galantes, sérieuses, bouffonnes, comiques, tragiques, nationales, étrangères, merveilleuses, mystérieuses, etc. C'est en quelque sorte le complément de l'autobiographie que nous publions en ces pages.
Cet ouvrage fut également mis à l'index, par mesure de police, en 1825. Nous aurons sans doute l'occasion de le faire connaître à nos lecteurs.
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Les quelques lignes suivantes de Monselet seront la meilleure des conclusions :
« Desforges représente complètement la décadence du XVIIIe siècle. Il est le produit sans ampleur de la Régence et a en lui le sang mélangé du duc de Richelieu et de Mme Michelin.
Il est le type accompli d'une société qui se déprave à chaque étage. Il porte très haut une tête sans cervelle, et il traîne très bas un cœur généreux. Tous les sentiments ne lui arrivent que sophistiqués par l'impure philosophie de Du Laurens et du curé Meslier ; ce qu'il nomme sensibilité n'est que de la débauche ; il a cette candeur dans le vice qui ne voit qu'une faiblesse dans une faute, qu'un oubli dans un crime. Du reste, beau, brillant, ferrailleur, tantôt rusé par boutades comme Guzman d'Alfarache, tantôt naïf comme la rue Gréneta. Tels étaient et tels devaient être en effet ces bâtards de la Régence, qui tranchaient à la fois sur la bourgeoisie et sur la noblesse.
On conçoit que de tels beaux-fils ne pouvaient guère faire autre chose que des comédiens ou des auteurs de deuxième ordre (i). »
(i) Ch. Monselet. Les oubliés et les dédaignés, tome II, p. 43.
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L'AUTEUR A SES CONTEMPORAINS
Minuit sonne. Le 15 septembre expire. Ma cinquantedeuxième année commence. C'était l'époque que j'avais fixée au travail que j'entreprends aujourd'hui (i).
Quand on a vécu un demi-siècle, surtout quand on a beaucoup vu, beaucoup observé, beaucoup senti, on peut parler savamment de la vie, et l'on n'a plus grand temps à perdre pour écrire la sienne.
Mais pourquoi écrire la sienne? me dira-t-on peut-être. Ah !
pourquoi? Ma réponse à moi, et pour mon propre compte, est que cela me fait plaisir. La puérile ambition d'aller à la postérité, cette gloriole enfantine qu'on attache à ce qu'on dira de nous quand nous ne serons plus, ne m'ont point mis la
plume à la main. La prétention d'instruire et de sermonner les hommes encore moins. Je sais à quoi aboutissent ces grandes et augustes entreprises.
J'ai voulu tout simplement réunir sous mes yeux, et dans un môme cadre, mes plaisirs et mes peines passés, mes malheurs, mes erreurs, mes passions et leurs suites; le bien et le mal que j'ai fait et que j'ai reçu ; les variations de ma destinée, et les causes de ces variations : en un mot, j'ai voulu avoir ma
(i) Que le titre de cet ouvrage n'induise point en erreur et que le lecteur ne s'attende pas à être fatigué par une multitude de poésies, qui, en général, refroidissent prodigieusement un ouvrage anecdotique et sentimental. L'auteur a intitulé celui-ci Le Poète, parce qu'en effet il court la carrière poétique; mais son genre est le théâtre, et la collection de ses ouvrages dramatiques, qu'il se propose de faire, réalisera le nom qu'il a donné à l'histoire de sa vie. (Note de l'auteur.)
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vie devant mes regards, comme on y met son portrait fait à différentes époques de son existence. Voilà pourquoi j'ai entrepris cet ouvrage.
D'après cet aveu, on me demandera encore pourquoi je ne le garde pas pour moi et quelle est ma raison pour le mettre au jour.
A cela je réponds que c'est mon secret. Le devine qui pourra; me lise qui voudra; je n'en irai pas moins mon chemin; et, dans le cas où j'aurais quelques lecteurs, je vais leur dire un tout petit mot de cet ouvrage.
Lecteurs bénévoles, Il s'agit ici d'une histoire vraie, et non pas d'un roman. Je dois faire sentir la différence immense qui existe entre un romancier et un historien.
Le romancier se crée un héros ou des héros, une héroïne ou des héroïnes, qu'il promène au gré de son imagination partout où cette magicienne voudra les conduire.
Les héros ou les héroïnes de l'historien sont tous créés et ne peuvent se promener ailleurs que dans le cercle de leur véritable existence.
Le romancier, pouvant fabriquer les événements, les place suivant le besoin qu'il en a : il les agrandit, il les atténue à sa volonté pour ralentir ou fortifier l'intérêt.
L'historien trouve les événements tout faits; il ne peut ni les arranger, ni les modifier, ni les placer, ni les déplacer à son gré. Il doit en suivre régulièrement la série. Tout doit être vrai, quand même tout ne serait pas vraisemblable.
Le romancier se débarrasse de ses personnages quand il n'en sait plus que faire, et termine son roman où et quand il lui plaît.
L'historien ne peut tuer ni faire vivre personne à sa fantaisie.
Il lui faut les extraits de baptême, ainsi que les certificats de vie et de mort de tout son monde.
Enfin, jusqu'au style, qui est à la disposition du romancier, devient une entrave pour l'historien, ainsi que la morale. Le premier donne à ses acteurs les principes, le sentiment, le caractère, le langage qui lui conviennent le mieux. L'autre,
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qui ne peut rien inventer, est contraint de suivre ses modèles comme un peintre dont la tâche est de faire des portraits ressemblants.
Il résulte de ce que je viens de dire qu'une histoire telle que celle-ci ne doit point être lue de la même manière qu'un roman, par la raison qu'elle n'a pu être faite de même. Ceci ne s'appelle point demander ni faveur, ni indulgence ; c'est tout naturellement faire observer que ce n'est point un roman, mais ma véritable histoire que je mets au jour, et que je ne dois être jugé ni sur l'invention, ni sur le style, parce que je ne saurais avoir le mérite de la première, et que la plus grande naïveté, la simplicité la plus frappante doivent présider à l'autre qui devra souvent être prolixe, minutieux, et même faible suivant les sujets.
Que si dans le grand nombre des aventures sentimentales que contient ce livre, il s'en trouve quelques-unes tracées avec un peu de chaleur et un peu d'abandon, je ne m'en accuse ni ne m'en justifie. Les retrancher ou les modifier blessait également les lois imposées à l'histoire, dont le premier devoir est d'être fidèle.
Que si l'on me disait durement qu'il vaut mieux blesser la fidélité historique que les mœurs, je répondrais hardiment : Brûlez donc Suétone, la Nouvelle Héloïse, les Confessions de Jean-Jacques, etc. Brûlez donc les trois quarts de ce qui a été écrit : brûlez Montaigne lui-même, et renouvelez l'incendie d'Alexandrie.
Que si l'on s'obstine inquisitorialement à me faire un crime énorme de mes petites esquisses de boudoir, je dirai philosophiquement : Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in ignem.
OVID.
Livret, brùle sans moi, fort peu je m'en soucie.
Mais non, nous n'en viendrons pas là. Mes contemporains, aussi sages que moi, et dont un grand nombre me reconnaîtra sans doute, diront qu'elle est bien peu de chose la morale qu'on voudrait puiser dans les livres; que les sources de la morale
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sont dans le cœur et dans la raison ; qu'enfin mon livre, qui ne saurait être dangereux, sera passable, si l'on y trouve de l'aliment pour la curiosité, de l'intérêt pour le sentiment et de la gaieté pour l'esprit.
Il me reste à parler de sa distribution. Dans les premiers volumes, on me verra enfant, adulte et jeune homme. J'y serai tour à tour écolier, étudiant en médecine, élève de peinture, et puis rien du tout, excepté amoureux. J'arriverai ainsi jusqu'à l'âge de vingt-deux ans, époque de mon entrée au théâtre.
Les derniers m'offriront comme comédien, voyageur, auteur, époux, etc. Mais toujours soumis à l'empire de ma passion favorite, de l'amour qui se rit de mes cheveux blancs, et qui, grâce à la compagne qu'il a dit à l'hymen de lier à mon sort, a juré par le Styx de ne désemparer mon cœur qu'à mon dernier soupir. Encore, quand je fixe mon épouse, je l'entends, ce dieu, dire tout bas que cela n'est pas bien sûr : Que la mort quelquefois n'éteint pas son flambeau, Et qu'on peut soupirer par delà le tombeau.
NOTA. — Beaucoup de portraits d'hommes célèbres, ou dignes de l'être; une galerie assez piquante de femmes de tous les âges, de tous les caractères; une foule d'anecdotes de tous les genres; du sérieux, de l'enjouement, du comique, du tragique, de la morale, du sentiment ; une variété infinie, surtout des vérités, dont une grande partie de mes contemporains pourront reconnaître la trace; tels sont les événements qui entrent dans la composition de cet ouvrage entrepris dans un dessein dont le lecteur ne tardera pas à saisir l'objet et peut-être l'utilité.
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LE POÈTE LIBERTIN
CHAPITRE PREMIER
URSULE
Né à Paris le 15 septembre 1746, Desforges se déclareT conformément à l'usage légal : Pater is est quem nuptise demonstrant, le jlls d'un digne homme, honnête bourgeois de Paris, marchand de profession, et d'une femme peu jolie, mais parfaitement aimable, très bien faite et fort spirituelle.
En réalité, Desforges ne nous laisse pas ignorer qu'un certain médecin, familier de la maison de son père, le docteur Petit, n'était pas étranger à sa naissance.
Élevé à la campagne par les soins d'une nourrice qui dut reconnaître son propre lait comme insuffisant, il suça celui d'une bonne chèvre, prénommée Jeanne, qui fit de lui un garçon robuste et bien constitué.
A deux ans, il rentre à Paris, auprès de ses parents, et à cinq ans et demi on l'emmène à la pension Maltor.
Si j'écrivais un roman, je glisserais sur une foule de détails du jeune âge, pour arriver à la fulminante époque des passions. Mais je suis historien. C'est ma vie entière que j'écris.
Je l'écris de préférence pour moi. Mon but est de me rendre à moi-même le compte le plus fidèle possible de tout ce qui
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m'est arrivé dans le cours d'une existence très tourmentée. II est probable que j'aurai peu de lecteurs; mais il est sûr que je me lirai souvent moi-même, pour revivre, s'il m'est permis de parler ainsi, dans ma vie passée, et composer mes derniers instants du souvenir des premiers.
D'après cela, il est essentiel que je donne un peu de latitude au récit de mes jeunes aventures. Je n'abuserai pourtant pas, si je puis, de la permission que je m'accorde, et je vais parcourir, en bref, l'espace qui sépare les grands événements des petits, par un exposé succinct de ces derniers.
La pension de M. Maltor, à la barrière du Trône, était belle; la maîtresse à la grande dent, bonne ; le maître, son mari, brutal; des deux précepteurs, l'un était imbécile et méchant, et l'autre ivrogne et bon diable. Les élèves en grand nombre étaient aussi différents de caractère que de figure. On buvait de l'abondance, on ne mangeait pas toujours suivant son appétit. On jouait avec ardeur. On travaillait avec nonchalance, souvent grondé, quelquefois corrigé.
Les écoliers se réfugiaient machinalement de cette vie assez peu agréable au fond, dans l'insouciance de leur âge, dans leurs espiègleries, dans le sommeil et dans la santé, inséparable compagne de la tempérance, de l'exercice et de l'innocence. Du reste, on était très proprement entretenu, passablement nourri, assez doucement traité, mais faiblement instruit.
Ce n'était qu'un passage, une préparation à une éducation plus mâle, plus développée, et il n'en fallait guère davantage alors.
Le portrait que je viens d'esquisser est à peu près celui de toutes les pensions consacrées à cet intervalle qui mène de l'enfance à l'adolescence. Enfin m'y voilà installé.
Commencements pénibles, regrets tardifs du séjour paternel, habitudes lentes à se former, et enfin résignation totale, telle fut ma marche ; telle sera, je crois, celle de tous les enfants à cette époque.
Supposez que, dans ce chaos de volontés, de contrariétés, dé tourments et de jouissances de tous les genres analogues à mon âge, j'ai atteint six ans et demi.
Supposez que je suis assez gentil, frais, gai, amusant, pas
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plus bête qu'un autre, avide de m'instruire, dévorant le latin comme un bonbon, brûlant à mon insu d'un certain feu intérieur qui se manifestait d'une manière significative quoique enfantine à l'aspect d'une petite personne qui ne me voyait pas de travers avec ses jolis yeux de douze ans, et vous voilà déjà au tiers du chemin d'un grand événement.
C'est ici que je suis vraiment dans la crise, et la petite anecdote qu'on va lire porte un cachet de singularité qui pourra n'être pas sans intérêt, ne fût-ce que celui de la bizarrerie.
Je décris cette aventure avec d'autant moins de scrupules que la plus pure innocence y présida de mon côté et que l'instinct puissant d'une nature précoce en fit les frais de part et d'autre à coup sûr. Voici le fait tel qu'il s'est passé : C'était vers la fin d'avril 1753. Le soir était fort beau. Nous nous étions tous promenés après souper au lieu de jouer comme à l'ordinaire dans les classes. Nous avions beaucoup parlé des revenants, du diable, conversation favorite et dangereuse de tous les enfants.
On monte se coucher. Le dortoir était vaste. De deux rangs de lits en face les uns des autres, l'un était adossé au mur, l'autre était disposé de façon qu'il se trouvait entre chaque lit une croisée qui donnait sur la cour. Le mien était le dernier de la ligne et le premier, quand on entrait dans le dortoir qui avait deux issues par la chambre du maître de pension, dans laquelle on descendait par trois marches, et qui restait ouverte toutes les nuits du côté du dortoir. L'autre porte de cette chambre du maître, en face de la porte du dortoir, était sur l'escalier qui conduisait dans le reste de la maison, et la clef y restait presque toujours.
Cette description un peu longue était nécessaire pour l'intelligence de ce qui va suivre.
Un de mes camarades avait deux dés ; et quand tout le monde est couché, quand les lumières sont éteintes, il se relève, fait rouler ses deux dés sur le carreau, tout près de mon lit, en disant, d'une voix effrayante, que, si les deux dés ont amené treize, le diable viendra emporter, cette nuit même, celui sous le lit duquel ils seront.
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La frayeur me saisit. Sans réfléchir que deux dés ne peuvent pas amener treize, je saute à bas de mon lit. Je me traîne à terre ; je rampe, je cherche partout dans les environs les maudits dés. Bref, je les trouve, j'ouvre la fenêtre voisine de mon lit, je les jette dans la cour; je me recouche tout à fait rassuré, et je m'endors d'un sommeil de six ans et demi.
Qui ne croirait que le diable ne viendra pas m'emporter?
Hélas! je le croyais bien moi-même qu'il n'aurait jamais cette audace-là, puisque quand même les dés auraient amené treize, ils n'étaient plus sous mon lit. Mais le diable est bien malin.
Écoutez et frémissez. Voici sa première niche, et je puis vous assurer que ce ne sera pas la dernière du même genre.
J'étais dans les premiers moments de ce sommeil si profond, qu'on nomme vulgairement le premier somme. Tout à coup je sens comme un fardeau extrêmement pesant, mais ambulant, qui se traîne de mes pieds jusqu'à ma poitrine et s'y étend avec un râle sourd et continu qui me remplit d'épouvante. Je fais un mouvement que j'accompagne d'un signe de croix, fermement persuadé que c'était le diable qui venait me saisir.
Le mouvement fait reculer le diable jusqu'à mes pieds, avec lesquels je soulève violemment la couverture. Le diable tombe à terre en miaulant.
C'était un gros chat de la maison qui, mal reçu sur mon lit, alla sans doute chercher dans le dortoir quelque hôte plus complaisant.
Plus tranquille sur le compte du diable, je me rendors pai-
siblement, et c'était là où le diable m'attendait, et c'est ici qu'il faut frissonner, fût-on de marbre.
J'avais renoué le fil de mon premier rêve, je ne sais pas même si je ne ronflais pas bien fort quand je me sens tirer tout doucement, tout doucement, hors de mon lit. Je n'ai pas besoin de dire que pour cette fois il n'y eut plus moyen de douter que ce fût vraiment le diable qui m'emportait. L'effroi glaça tous mes sens, enchaîna ma voix et toutes mes facultés, et je passai du sommeil de la nature à celui de l'évanouissement. Je ne sais pas trop combien dura ma défaillance, mais ie sais bien qu'à mon retour à la connaissance je me sentis
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caressé, serré, réchauffé, baisé avec ardeur par toutes les parties de mon corps et surtout celles qui prononçaient mon sexe.
Extrêmement sensible et très délicat, je ne sortis d'une extase que pour entrer dans une autre, car la manière dont on m'électrisait m'avait rendu, non seulement à la vie, mais même à la plus irrésistible volupté. On s'était emparé de mes menottes que l'on promenait amoureusement sur des petits monticules placés les uns à la partie supérieure, les autres à l'inférieure et du côté opposé. J'ai reconnu depuis que ces deux jolis globes, si doux au toucher, pouvaient bien être ce qui se nomme, en langue un peu vulgaire, des. Je crois qu'on me devine.
Quoi qu'il en soit, on ne s'épargnait point pour me rendre la chaleur que la frayeur m'avait ôtée, et l'on choisit, pour y parvenir, un petit asile où l'on me plaça dans une charmante attitude, en serrant et agitant mes jeunes reins par des mouvements délicieux que l'on partageait, et dont le résultat me sera toujours présent. Le jeu fut continué jusqu'au moment où la fatigue d'un exercice bien neuf pour un enfant de six ans et demi me replongea dans un sommeil presque léthargique, à la fin duquel je me trouvai seul dans mon lit.
Je ne doute pas qu'on ne soit un peu curieux de savoir quel était le diable qui m'avait emporté, comme je viens de le décrire. On n'attendra pas longtemps. La pension dans laquelle j'étais renfermait, outre les paysans de l'un et de l'autre sexe, car ma sœur y fut quelque temps avec moi, des enfants plus ou moins âgés, mais toujours des filles que la commisération de la dame à la grande dent y recueillait avec bonté.
On leur donnait le nécessaire et quelque éducation élémentaire, à condition qu'elles rempliraient dans la maison quelques petites fonctions concernant le linge, la propreté des chambres, etc., etc.
Une d'entre ces élèves de la bienfaisance, âgée de douze ans, fraîche comme une rose, ronde comme une boule, blanche comme la neige, gaie comme un pinson, agile comme un cabri, douce comme un agneau, vive comme un poisson, sensible comme une tourterelle, ardente comme. vous voudrez
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l'imaginer, était le charmant lutin qui m'avait fait tant de peur et tant de plaisir dans cette incroyable nuit.
A peine fus-je réveillé — il était tard, — que je vis arriver auprès de mon lit le précepteur, ivrogne et bon enfant, qui, ne m'ayant vu ni à la prière ni à la classe du matin, venait s'informer de moi à moi-même. La petite Ursule, — c'est le nom de mon lutin, — l'accompagnait. L'abbé me demande ce que j'ai.
— Il est malade, dit Ursule; je le vois bien. Tenez, ce pauvre petit homme, voyez comme il est changé.
— C'est vrai, dit le bon précepteur.
Et c'était vrai, car j'étais horriblement fatigué tant de la frayeur que des suites de l'enlèvement.
— Eh bien ! continue l'abbé, d'où cela vient-il, mon ami?
— Du diable qui m'a.
— C'est un enfant, interrompt Ursule ; il a peur du diable.
Tenez, monsieur l'abbé, il faut le laisser se reposer; je crois qu'il en a besoin.
— Et je le crois de même. Allons, repose-toi mon petit homme, et ne t'amuse pas à avoir peur du diable, entends-tu '?
Ursule dit qu'elle allait dans un instant m'apporter un bouillon. En effet, quelques minutes après, elle revint. Il n'est sorte de caresses que cette chère enfant ne me fît. Notre conversation fut courte, et sa singularité veut que je la rapporte.
C'était l'heure de la classe du matin ; tout le monde était occupé; nous étions absolument seuls. Ursule va fermer les portes et me dit ensuite, en me baisant bien tendrement, bien amoureusement : — Qu'est-ce qui t'est donc arrrivé cette nuit, mon petit homme ?
Je lui racontai tout ce que l'on vient de lire avec la plus enfantine naïveté. La petite espiègle me fit insister sur les détails, me força à répéter, à peindre mes- jeunes sensations, et, pour compléter l'interrogatoire, se glissa dans mon lit, où sûre d'être seule avec moi, sans crainte d'être interrompue ,elle entama une seconde représentation de la scène nocturne et se livra à des développements qui me firent connaître à fond le joli démon auquel j'avais eu affaire.
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Ah! j'en demande bien pardon aux rigoristes. Je sais que cette anecdote n'est pas du genre le plus édifiant; mais j'ai promis d'être exact et vrai. Peut-être même aurai-je quelques envieux quand je soulèverai le voile bien blanc qui cachait des attraits de douze ans plus blancs encore, quand je dirai avec quelle ardeur d'innocence et d'instinct je baisais ces formes si fines, si délicates. Je ne sais pas si mon cœur ne palpite pas encore à ce doux souvenir.
0 ma bonne petite Ursule ! que tu étais donc ferme, potelée, agile, industrieuse et caressante ! C'est toi, petite amie, qui m'as donné la première leçon d'amitié. Va, je ne l'ai pas oubliée, et la suite de mon histoire en donnera de fréquentes preuves.
Bref, nous voilà bien convenus de nos faits.
— Dors toujours tranquille, mon bon petit ami; et, si la nuit il prend fantaisie à quelque lutin de venir de temps en temps te réveiller, n'aie plus peur du diable, je t'en prie.
Après mille baisers, mille jolies caresses plus friandes les unes que les autres, il faut se séparer. Ursule me conseille de faire le malade, et se charge d'avoir bien soin de moi pendant ma maladie, qui peut devenir dangereuse.
La petite friponne la fait durer trois grands jours et autant de nuits. Il faut être juste : je ne me rappelle pas d'avoir en toute ma vie eu de semblables jouissances. J'ai sans doute été depuis plus longtemps, plus savamment,, plus complètement heureux, mais ce fut d'un autre bonheur que celui que je viens de retracer et qui n'a jamais pu sortir de ma mémoire. Hélas!
il ne dura qu'un an ; mais je passai cette benoîte année dans le paradis.
Ursule, active et intelligente, adorée de la maîtresse à la grande dent, était en même temps la bonne amie de la fille de la maison, jeune personne toute aimable, qui se reposait'sur elle des soins confiés à elle-même par sa mère. Ces soins étaient la garde des fruits, des liqueurs, des confitures, des biscuits, de toutes les friandises; et Dieu sait combien le dépôt de toutes ces douceurs fut souvent écorné et violé pour moi !
Qu'on ne croie pas que l'imprudente et trop éveillée Ursule exigeât de moi rien qui surpassât mes forces ; nos entrevues
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n'étaient pas si fréquentes qu'on pourrait se le persuader. Je ne sais même s'il n'était pas temps que mes parents me retirassent; car, vers la fin de l'année, Ursule commençait un peu à s'attiédir, et cela vraisemblablement parce que j'étais, comme tant d'autres qui ont plus de sept ans, remplacé par quelque substitut que je ne connaissais pas. Au reste, mon heureuse étoile me sauva les tourments de la jalousie, les dégoûts du refroidissement, et l'humiliation d'être quitté.
Un beau matin, au moment où je m'y attendais le moins, le docteur Petit et ma mère viennent me chercher et m'annoncent, en m'embrassant gaiement, qu'il faut faire mes adieux à la barrière du Trône et à ma pension.
Cette nouvelle ne me causa pas la moindre peine. Je fis d'un air jovial ces derniers adieux au maître, à la maîtresse, à mes camarades et à Ursule, qui, sentant peut-être qu'elle allait pourtant perdre en moi quelque chose, ne put retenir une larme. Je l'essuyai, sans la partager, avec le baiser de la reconnaissance et le sentiment calme d'un doux souvenir. Mon paquet est fait, attaché derrière la voiture, dans laquelle je monte avec ma mère et le docteur, et me voilà en chemin vers la maison paternelle.
Mon destin ne fut jamais d'y faire de bien longs séjours ; car une huitaine au plus après mon arrivée, on me signifia que j'allais entrer chez M. Aupy, maître de pension, rue Mazarine, et commencer ma sixième au collège des Quatre-Nations, ou Mazarin.
J'aime et respecte trop mes lecteurs pour leur faire avaler l'ennui que me causèrent les Aupy, les leçons des manœuvres pédants et des pédants en chef. Je leur sauverai le détail nauséabond des aventures de cette émétique année.
Un seul fait remplira l'intervalle qui s'est écoulé entre ma courte apparition au collège Mazarin et mon entrée à celui de Beauvais, l'année d'ensuite. Le fait que je vais rapporter ne m'est pas personnel, mais il n'est point étranger à mon histoire et peut servir d'exemple et de leçon à ces maîtres corrompus dont le nombre était immense à cette époque. Je tâcherai de couvrir mon récit d'un voile qui en cache la trop révoltante nudité et me sauve des reproches de l'oreille chaste.
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J'en étais là de ma narration. Un ami entre, me surprend au travail, veut voir ma besogne, m'arrête, et me dit, après avoir entendu de vive voix le sujet dont j'allais occuper ma plume : — Que vas-tu faire, mon ami? Salir ce papier par le tableau hideux de scènes trop connues, trop multipliées, et sur lesquelles l'œil honnête ne saurait se fixer sans frémir.
Crois-tu apprendre à quelqu'un que ces collèges, prétendus sanctuaires des vertus et des mœurs, qui devraient l'être du moins, sont des cloaques impurs de la plus dégoûtante corruption? Ne sait-on pas que c'est dans leur enceinte empoisonnée que des millions de jeunes gens ont respiré l'air infect de la dissolution la plus effrénée et la plus faite pour épouvanter la raison et la nature? Ignore-t-on encore que d'infâmes gardiens de l'innocence et de la pureté des élèves confiés à leurs soins, sont ceux-là mêmes qui ont perverti les esprits, incendié l'imagination, dégradé les cœurs, souillé les corps, gangrené les âmes ?
Ne trempe point tes pinceaux dans les odieuses couleurs de la prostitution collégienne; ne nous fais pas entrer dans les convulsions de l'indignation, à l'aspect hideux de ces satyres déhontés qui ont méphytisé la nature dans leurs sales orgies, et métamorphosé en rage infernale le plus doux et le plus céleste des plaisirs.
C'est ainsi que mon sage ami exhala sa sainte colère. Je sen- tis combien il avait raison. Je me fais en conséquence un devoir et un plaisir d'épargner au lecteur la repoussante description que j'allais entamer.
11 est extrêment vraisemblable que la pureté la plus absolue ne sera pas la partie dominante de mes aventures ; mais je fais ici deux serments auxquels je serai fidèle. Le premier est de ne plus reporter ma plume vers ces anecdotes scandaleuses, dont le nombre est malheureusement si grand, et qui m'inspirèrent toujours une profonde horreur.
Autant d'Ursules que l'on voudra, à la bonne heure. Il n'y a rien de joli comme une Ursule ; mais fuyez, fuyez loin de moi, Ganymèdes et Gitons, Encolpes et Ascyltcs modernes ; fuyez pour jamais. Ce ne sera point moi qui profanerai mes crayons en les condamnant à tracer vos écarts inconcevables et vos
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plaisirs aussi révoltants que faux. Assez d'autres peintres, indignes d'être cités, ont fait rougir la toile de ces honteuses et inexcusables obscénités.
Voilà mon premier serment; il s'adresse aux deux sexes et à la société entière.
C'est spécialement aux dames que je dois le second. Je leur promets et me promets à moi-même de ménager tellement les nuances, de respecter tellement dans l'expression ce qui sera un peu hasardé dans le fond, qu'on finira par convenir que tout Je monde peut supporter la lecture de ces mémoires, s'y attendrir souvent, et y sourire quelquefois.
Je n'aurai pas toujours neuf ans. Je marche pas à pas vers ma croissance ; je grandis imperceptiblement, et quelques chapitres me verront bientôt de toute ma hauteur.
Terminons celui-ci par trois mots. Mon professeur de sixième, au collège Mazarin, veut me faire perdre une année à doubler cette première classe; —il avait ses raisons. — Je les soupçonnai d'après des aperçus peu douteux. J'en fis part à mes parents.
Le docteur Petit, leur guide ordinaire, conseilla le collège de Beauvais, rue Saint-Jean-de-Beauvais, et à la rentrée des classes, je me vis installé dans cette maison.
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CHAPITRE II
MANON
Au collège, où il va rester neuf ans, Desforges mène une existence sans heurts. Le principal, M. Hamelin, digne successeur des Rollin et des Coffin, était un homme complètement aimable ; le professeur Trégnier accablait les écoliers de pensums; le maître de quartier Duclos était la meilleure pâte d'homme, et c'est lui qui a donné à notre « poète » le goût du merveilleux,. M. Maltor lui a enseigné les règles de la versification française. M. Génien, excellent homme ; l'abbé Delille, de glorieuse mémoire; l'éloquent philosophe Thomas, contribuèrent respectivement à meubler son esprit et sa mémoire.
Mais j'ai promis le commencement d'une grande aventure, et me voici au moment de tenir parole. Pour mettre de la clarté dans ma narration, il faut nécessairement que je parle de deux choses essentielles.
La première concerne mon père et son état ; la seconde, moi-même et les progrès de mon tempérament, que j'ai annoncé très sanguin, c'est-à-dire très ardent et surtout très précoce.
Ceci, cher lecteur, semble vous préparer à quelque petite anecdote un peu guillerette. Ëh bien ! pourquoi pas ? Me suis-je interdit la gaîté, le sentiment, l'aveu de mes jeunes secrets ?
Ne vous ai-je pas promis de me confesser bien loyalement à vous ? Lisez, lisez, qui que vous soyez, jeune ou vieux, homme
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ou femme et souriez, en lisant, au souvenir de vos plaisirs et peut-être à vos propres faiblesses.
On pensera de moi tout ce qu'on voudra, mais je proteste que je n'ai pas connu, sur la terre, de plus grand bonheur que celui d'aimer et d'être aimé. Je vais plus loin. Je soutiens qu'il n'en exista jamais ici-bas de plus vrai, et je vous invite à fermer sur-le-champ ce livre, ô vous qui ne seriez pas de mon avis ; car il sera long, il sera volumineux et ne contiendra presque que le récit de toutes les époques de ma vie, qui furent signalées par les peines ou par les plaisirs de l'amour.
Mais ne le fermez pas, ô vous, mes divinités sur la terre, ô vous, femmes charmantes et sensibles, adorables dispensatrices des unes et des autres! A chaque page, vous verrez que vous fûtes aimées presque autant que vous êtes aimables et que mon encens n'a point cessé de brûler sur vos divins autels.
On saura que mon père joignait à un très brillant commerce de porcelaines et de bijouteries un immense magasin de fleurs artificielles, tant pour les modes que pour les desserts.
Ces deux branches réunies étaient extrêmement fructueuses et valurent à mon père une fortune qui n'éblouit quelques instants mes yeux que pour me plonger, en disparaissant, dans les ténèbres de la détresse la plus entière. Mais n'anticipons point et marchons à ma grande aventure.
Elle est grande, en effet, puisque, à l'âge de moins de quatorze ans, on va me voir figurer comme père sur la scène du monde.
Je crois avoir laissé entrevoir que la nature avait mis en moi un foyer d'amour excessif pour les femmes, et je dois ajouter qu'elle se hâta un peu de faire jaillir les premières étincelles de ce feu créateur qui me brûle encore et qui ne s'éteindra vraisemblablement qu'avec moi.
J'étais peu avancé dans ma treizième année quand je m'aperçus, non sans quelque étonnement, mais à ma grande satisfaction, au moyen d'un songe du matin, que j'étais élevé à la dignité d'homme fait pour aspirer à en produire d'autres.
.cette découverte, en me comblant de joie, me livra cepen-
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dant sur-le-champ à une secrète inquiétude, à une mélancolie tourmentante et continuelle, qui influa prodigieusement sur mes travaux et mes études. Le besoin de communiquer cette nouvelle richesse à l'être auquel elle appartenait de droit me poursuivait en tous lieux, et j'oubliais ou négligeais tout pour ne penser qu'au moyen de le satisfaire.
Voyons un peu comment je m'y pris.
L'atelier où se fabriquaient les fleurs artificielles de mon père était composé d'une trentaine d'ouvriers, tant hommes que femmes. Il y en avait de tout âge dans les deux sexes, et il s'y trouvait surtout des fillettes fort jeunes et fort jolies.
Tous les mercredis, sans faute, j'allais passer la journée à la maison. C'était un des congés de la semaine. Mon grand plaisir, après le premier baiser donné par la tendresse filiale à l'amour de mes parents était de monter à l'atelier de ces bonnes gens, qui étaient enchantés de ma présence et de ma douce familiarité. Je leur faisais à tous mille amitiés, surtout aux jeunes filles que j'embrassais en tout bien, tout honneur, et qui se trouvaient infiniment flattées des caresses de monsieur petit homme.
Ces attentions du fils de la maison, ma gaîté, mes complai-
sances me préparaient le chemin des cœurs où je devais un jour essayer d'entrer ; mais je fus longtemps sans projets, parce que je fus longtemps sans désirs.
Aussitôt après l'illumination subite que je reçus de mon songe du matin, ce fut toute autre chose. De gai que j'étais, je devins rêveur ; je ne folâtrais plus comme un enfant avec les fillettes ; je les embrassais toujours, mais avec une expression sérieuse, et ces baisers portaient dans mes sens un trouble que je ne savais trop à quoi attribuer.
Dans le nombre des adolescentes qui embellissaient l'atelier, il y en avait une que je ne ferai connaître que sous son nom de baptême. Je tairai celui de sa famille, non que je croie Manon bien coupable, mais elle peut vivre encore, et si ce livre tombe un jour sous sa main, elle me saura gré de ma discrétion. Revenons.
Cette jeune personne était véritablement une charmante fleur naturelle qui en faisait d'artificielles, lesquelles, à coup
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sûr, ne la valaient pas, quelque talent qu'elle y mît. J'ai peu vu de figure plus fraîche, plus douce, plus virginale. De beaux cheveux d'un blond cendré tombaient en désordre sur un front blanc et ouvert, qui surmontait deux grands yeux bleus d'une sérénité angélique. Le nez fin, la bouche petite et meublée de perles, le menton à fossette ainsi que les joues couleur de rose, tout cela formait une tête charmante posée sur un corps bien découplé, auquel quinze ans avaient assigné des formes délicieuses et que tapissait une peau éblouissante ; et tout cela, la tête et le corps, faisait de Mlle Manon un petit individu vraiment digne d'une préférence marquée, que je ne manquai pas de lui accorder.
Il n'y avait plus qu'une petite difficulté, qui n'était pas de faire connaître à Mlle Manon que je la préférais ; la petite friponne avait dans son intelligence enfantine tout ce qu'il fallait pour me deviner, et j'eus lieu de croire, sans vanité, qu'elle me rendait bien un peu le sentiment qu'elle m'inspirait. Mais la difficulté était de tirer de nos découvertes un parti satisfaisant pour tous deux.
Il est inutile d'observer que nos cœurs, ou nos sens, comme on voudra, n'avaient d'autre connaissance que celle de l'instinct naturel qui nous portait l'un vers l'autre.
Depuis longtemps Ursule avait fui de ma mémoire, et l'ébauche très imparfaite de mes premières sensations dans un genre qui veut des organes plus prononcés que ceux de deux enfants comme nous l'étions alors, Ursule et moi, ne m'avait laissé qu'un souvenir terne qui ne me donnait pas de grandes ouvertures sur le grand œuvre auquel je me sentais appelé.
Tout ce que je sais de plus clair, c'est que dans ma têLe j'arrangeais assez bien les positions; et que les tableaux que m'en présentait mon imagination allumaient dans mon être un incendie auquel il était vraiment temps de remédier.
Enfin il me vient une idée. Je m'y attache, et plus j'y songe, plus je m'aperçois qu'elle doit me conduire au succès.
J'avais une bonne gouvernante aussi aimable que laide. Ma mère n'a jamais aimé les jolies femmes de chambre : chacun a son goût.
Çatherine était folle de ma mère et, par contre-coup, de
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petit homme. C'était Catherine qui venait me chercher au collège; c'était Catherine qui m'y ramenait. Catherine, tous les samedis sans faute, m'apportait mon linge blanc et reprenait celui qui m'avait servi ; Catherine m'achetait en cachette toutes les chatteries dont j'étais friand ; Catherine, enfin, était ma confidente unique et discrète. Si la pauvre fille aimait bien petit homme, petit homme le lui rendait bien, et tout le monde y trouvait son compte.
Ce fut d'elle que je m'avisai de me servir pour mettre ma grande aventure à fin ; mais je ne voulais pas qu'elle s'en doutât. Le hasard commença, l'adresse acheva.
Un samedi, au lieu de Catherine qui venait ordinairement le soir à l'heure de notre souper, c'est-à-dire à sept heures un quart, je vis arriver une autre messagère qui était une des ouvrières de l'atelier, assez jeune, mais laide à faire reculer.
Le mercredi d'ensuite, arrivé à la maison, je demande à Catherine pourquoi elle n'est pas venue samedi dernier.
Ma mère l'avait occupée ; c'est fort bien. De fil en aiguille, je lui dis : — Écoute, ma bonne, il ne faut pas te gêner. Il y a loin de la rue du Roule au collège, et il faut te ménager, car maman ne te donne pas beaucoup de relâche.
— Oh ! monsieur, je me mettrais au feu pour elle et pour vous.
— J'en suis persuadé, et je t'en remercie pour ma part ; mais encore une fois ne te gêne pas. Pourvu que j'aie mon linge, voilà tout ce qu'il faut ; que ce soit toi ou une autre qui me l'apporte, cela revient au même : cependant quand tu me l'enverras, ne choisis plus cette guenon de Claudine : elle est si sale qu'elle me dégoûte.
— Je ne l'ai pas choisie, je l'ai trouvée sous ma main. Au reste, soyez tranquille, dorénavant je vous le porterai toujours moi-même.
— Mais non, ce n'est pas cela que je te dis. Je veux absolument que tu te reposes le samedi, c'est bien assez que les mercredis tu fasses deux fois le chemin d'aller et de venir. Encore une fois, il y a loin, et tu as plus de courage que de force. Il y
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a à cet atelier des jeunesses qui ne demandent qu'à courir : c'est léger comme des papillons. Cette petite Manon, par exemple; elle est alerte celle-là; ce n'est pas comme cette Claudine qui est d'une lenteur ; et puis, tiens, Claudine, je crois, qu'elle a au cou. as-tu remarqué, hein? comme des humeurs fr. Ah ! le cœur me bondit quand je la vois ; d'ailleurs cette petite folle de Manon dit qu'elle voudrait bien voir un collège, pour savoir comment c'est fait. Elle me persécute ; elle m'en parle tant qu'elle m'en fait tourner la tête.
— Ah ! la petite étourdie, je la reconnais bien là. Tenez, la voilà qui descend les escaliers quatre à quatre, au risque de se casser le cou ; elle chante comme un pinson. Tenez, l'entendezvous? Ah ! mon Dieu, l'heureux âge!
Écoute donc, folichonne; tu serais donc bien aise de voir comme c'est fait un collège ?
Manon rougit.
— Il ne faut pas rougir pour çà. Monsieur petit homme dit que tu en as bien envie.
— N'est-ce pas, ma petite Manon ? dis-je en lui prenant la main.
— Monsieur, c'est pour rire que j'ai dit cela.
— Pour rire ou pour tout de bon, ma fille, dit Catherine, tu iras samedi, à sept heures, porter le linge blanc de monsieur petit homme, à son collège, et tu verras ce que c'est qu'un col- lège. Dame, il y a bien des garçons là ; prends-y garde, mon enfant, il n'y a que cela.
Et Catherine riait.
— Oh ! mais ! s'il y en a tant aussi.
— Va, va, dis-je, n'aie pas peur, ma petite Manon ; ils ne te feront pas de mal.
Et un coup d'œil expressif et un serrement de main, et Manon de rougir encore, mais d'aise, et de dire à Catherine, les yeux baissés : — Eh bien, comme il vous plaira, mademoiselle Catherine, je suis à vos ordres.
— Allons, voilà qui est arrangé, à samedi.
Manon poursuit son chemin ; je lui demande si elle allait
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revenir ; elle me dit que oui. Je lui promets d'aller lui dire bonsoir à l'atelier, avant de retourner au collège, et la faire souvenir de sa parole pour le samedi suivant; et je retourne ensuite auprès de ma mère passer le reste du jour en atten- * dant l'heure de mon départ.
Quelques minutes avant, supposant Manon revenue, je monte à l'atelier, de l'aveu de ma mère, qui savait que ma coutume, les jours que je venais à la maison, était d'aller toujours dire bonjour et bonsoir à ces braves ouvriers. Ils n'en aimaient que mieux mes parents et moi.
Je dis à Manon tout bas de me suivre sur l'escalier au moment où je m'en irais, ce qu'elle ne manqua pas de faire. Je lui dis alors en l'embrassant bien tendrement : — Écoute, ma belle amie, ne manque pas de venir samedi à sept heures et un quart juste. Trouve-toi un peu plus tôt, si tu veux, près du collège. Tu ne tarderas pas à entendre une cloche. Tu lui laisseras achever son carillon. Un instant après tu entreras et tu me demanderas.
Alors le portier viendra me chercher. Tu me donneras mon linge blanc, et je te donnerai l'autre. Sans adieu, ma petite.
Je baise encore une fois et plus, je crois, ma petite Manon, dont le cœur battait au moins aussi fort que le mien. Elle rentre. Je descends. Je vais dire adieu à mon père et à ma mère. Je prends ma bonne Catherine sous le bras, et nous nous acheminons assez gaîment vers ce cher collège, que je revis ce soir-là avec un peu moins d'ennui qu'à l'ordinaire.
Il était écrit de toute éternité que l'un des plus beaux jours de ma vie serait cet adorable samedi, dont mille et mille années d'existence ne m'ôteraient jamais le doux souvenir.
C'était un jour de simple congé. Le soleil avait annoncé à
son lever une journée des plus brillantes ; nous touchions au milieu du mois de mai, et les promenades alors avaient un charme fait pour être senti plus particulièrement par de pauvres écoliers, qu'une captivité habituelle rendait infiniment amoureux du beau temps dans leurs courts moments de liberté : aussi en jouissions-nous avec des transports impossibles à décrire ; et, si l'on veut bien se rappeler la manière dont
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devait finir pour moi cet aimable congé, on croira sans peine que, cette fois du moins, je dus être à peu près complètement heureux.
Mais un bonheur imprévu vint encore se joindre à la masse de ma félicité et de la joie générale.
A peine étions-nous entrés en classe le matin, comme à l'ordinaire les jours de petit congé, que tout à coup la cloche sonne. Une grande fermentation se manifeste dans tout le collège. Les portes des classes s'ouvrent, et un envoyé, qui valait bien pour nous celui des dieux en ce moment, vient nous annoncer grand congé, attendu que monseigneur le recteur de l'Université, soit pour affaires, soit par amitié, est venu voir monsieur le principal et est présentement avec lui.
Tout le monde sort en foule des classes; tout le collège retentit des acclamations les plus bruyantes, et des cris redoublés de : — Vive monsieur le recteur! Vive monsieur le principal!
Et les externes de débarrasser le collège, et les pensionnaires de grimper à leurs quartiers, dans l'ivresse d'une joie d'autant plus grande que le motif en était plus inattendu.
Ce petit événement me fait faire aujourd'hui une réflexion que je crois sage.
Quelle est donc cette méthode d'enseigner, me dis-je à moimême, qui a si peu d'attraits pour les élèves, que la moindre interruption dans leurs travaux est pour eux la source d'une allégresse qui va presque jusqu'à la démence? Est-ce l'influence d'un âge frivole et peu ami de l'étude ? Est-ce le genre du travail ? Est-ce enfin le mode dont on se sert pour l'enseignement ? J'incline à penser que c'est cette dernière raison, et ce n'est pas d'aujourd'hui que je crois, non seulement qu'on ferait aimer le travail aux jeunes gens, en le leur présentant sous la forme de l'amusement, et en le dépouillant de sa rebutante aridité ; mais même qu'il est très possible d'en trouver le moyen, si l'on voulait se donner la peine de le bien chercher.
Quoi qu'il en soit, voilà un grand congé de plus. Que le Ciel comble monseigneur le recteur de toutes ses grâces ! Le dignehomme les a bien méritées!
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Notre ami l'abbé Lagrange (i). n'avait pas encore fini sa chère petite toilette quand le torrent, sorti de la classe, vint avec fracas inonder le quartier.
— Qu'est-ce qu'il y a donc de nouveau, mes amis ? Est-ce que vous êtes tous chassés de classe ?
- Oui, l'abbé, crions-nous tous ensemble.
- Et par quelle aventure ?
- Par l'aventure d'une visite de monseigneur le recteur à monsieur le principal, et d'un grand congé qui en est la suite.
— Ah ! ah ! dit-il en souriant, oui, cela est de règle. Quand un souverain se montre dans quelque partie de ses États, cette heureuse portion du royaume devient à l'instant le théâtre d'une fête universelle pour ses habitants. Eh bien ! mes enfants, tant mieux. Ah çà! mais qu'allez-vous devenir ? Moi, qui ne m'attendais pas à cela, j'allais sortir comme à mon ordinaire ; et, justement, c'est que j'ai des affaires indispensables.
— Eh bien ! va à tes affaires indispensables, va, mon bon petit abbé, lui dis-je en lui sautant au cou, avec la précaution de ne pas déranger sa frisure, qui était très soignée et qui l'occupait sérieusement trois bons quarts d'heure tous les jours; va, ne te gêne pas ; reste jusqu'au dîner si tu veux, tu peux nous laisser sur notre bonne foi, nous ne ferons pas de bruit.
— D'ailleurs, dit un de nos camarades, il est possible qu'on nous fasse descendre pour jouer dans la cour ; car nous faire sortir de classe pour nous remettre à l'étude dans nos quartiers, il n'y aurait pas le sens commun.
— Il a raison, dit Lagrange. Ainsi donc vous me permettez de sortir ?
— Oui, lui dis-je ; allez, allez, aimable petit fripon, et surtout soyez bien sage, et ne vous crottez pas, entendez-vous, monsieur? Allons, achevez votre toilette, et dépêchez-vous.
Il me donne en souriant un petit soufflet, prend son miroir, se regarde quelques secondes en se rengorgeant, et passant le
(i) Maître de quartier du jeune Desforges, l'abbé Lagrang-e était très soigneux de sa parure.
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doigt entre son col et son petit collet, empoigne la vergette, so brosse du haut en bas, par devant et par derrière, avec une précision, une grâce infinie, donne aussi un petit coup à son chapeau, le met sous son bras, ferme la porte de son cabinet, nous rend mon prudent soyez sages, passe les deux mains dans sa veste, et part sur la pointe du pied, avec l'air de ne pas toucher à terre. Bon voyage !
Nous voilà les maîtres à la maison, petit bon Dieu ! C'est bien le cas, ou jamais, de dire : Quand les chats ne sont pas au logis, les rats dansent.
Comme le bruit commençait à devenir un peu fort entre vingt-deux gaillards qui, de leur vie, n'avaient jamais eu moins de souci, je me crus obligé, en conscience, de leur représenter notre promesse de laquelle je m'étais rendu caution.
Bah ! ils m'écoutèrent comme les Troyens écoutaient Cassandre ; et je vis bien qu'il fallait finir par faire autant de tintamarre qu'eux. Je crois même que déjà j'étais en train d'en faire davantage lorsqu'arriva ce que notre camarade avait prévu.
La cloche sonna et nous appela dans la cour, où le sousprincipal, vulgairement nommé chien de cour, nous annonça que monseigneur le recteur allait descendre, et nous enjoignit de ne pas manquer à le remercier de la faveur qu'il venait de nous accorder : il parut en effet.
Je ne crois pas que, depuis que le monde est monde, jamais reconnaissance ait fait tant de bruit ; et, si le bon recteur ne se boucha pas les oreilles, assurément c'est qu'il était bien poli.
Je ne sais pas si mon lecteur s'aperçoit de mon artifice et des détours que je prends avant de le conduire jusqu'à Mlle Manon. S'il n'y a pas pris garde, je m'en aperçois bien, moi, et il faut que je lui fasse ma sincère confession à ce suj et.
Je brûle du désir de raconter cette tant délicieuse aventure, et je tremble d'en entamer le récit. Oh ! rien que d'y penser, un feu dévorant s'allume dans mes veines et parcourt tous les conduits les plus secrets et les plus délicats de mon ardent individu.
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Mon imagination, aussi fraîche, aussi vive qu'au moment même de cette scène inoubliable, m'en retrace jusqu'aux moindres détails avec une vérité, avec une expression qui porte le désordre leplus enchanteur dans toutes mes facultés.
0 célestes objets que je voudrais à la fois découvrir et cacher ! 0 volupté vraie et pure de l'innocence aux prises avec toutes les puissances de l'amour !
Huit lustres et plus se sont entassés sur ma tête ; la neige de l'âge avancé a presque entièrement couvert mes cheveux, et mon cœur, ressuscité, rajeuni par le souvenir de ce moment.
de félicité céleste, retrouve en lui toute l'ardeur dont il fut embrasé à cette époque de mon aurore amoureuse.
Saisissons cet instant favorable pour en tracer le fidèle tableau. C'est Manon elle--mêmee sont ses quinze ans qui m'inspirent. Oh ! que mon coloris sera frais, s'il ressemble à celui de ses joues transparentes qui vont être couvertes de baisers de flamme ! Que de grâce aura la copie, si je parviens à lui donner la millième partie de celle de l'original ! Et si c'est une faute dont je vais m'accuser, combien d'êtres sensibles voudraient l'avoir commise, quitte à s'en confesser après, comme j'ai promis, et comme je vais le faire.
Commençons par nous débarrasser en bref de tout ce qui se passa jusqu'à l'heure si ardemment désirée et si impatiemment attendue.
Monseigneur' le recteur parti, nous restâmes à jouer dans la cour jusqu'à onze heures. Le dîner fut avancé d'une demiheure, afin que nous eussions tout le reste du jour, jusqu'au souper, à consacrer à la promenade. Notre bon ami Lagrange revint à l'heure juste, aussi propret, aussi bien arrangé que s'il fût sorti d'une boîte.
Après dîner, tandis qu'il changeait de toilette pour la promenade, il fut question de choisir l'endroit où nous porterions nos pas.
Je n'aurais pas aimé à aller bien loin, pour deux raisons très puissantes : la première, de peur de me trouver trop fatigué ; la seconde, plus forte encore, de crainte de manquer l'heure.
On se décida pour les Champs-Elysées, non pas encore à
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cette époque tels qu'on les admire aujourd'hui, mais très convenables à nos exercices. Je fus enchanté de ce choix : le lieu n'était pas trop éloigné, et d'ailleurs il était infiniment agréable. Arrivés là, mes camarades proposent les barres, suivant la coutume.
Moi, qui avais mes raisons, je prétexte quelques vers à faire pour maman. J'avais pris un livre amusant. J'avertis Lagrange de mon arrangement, qu'il approuve. Je m'enfonce dans les contre-allées des Champs-Elysées, et je me mets, en effet, à composer quelques vers. Dieu sait combien le temps me durait.
Enfin, six heures sonnent à toutes les horloges, et à cet heureux signal tout le monde se réunit pour retourner au collège, où j'arrivai frais et dispos, et à mon grand contentement avant sept heures, muni, non sans raison, d'un bon goûter. J'avais prévu que je souperais peu.
Ce n'était pas sans raison que j'avais choisi cette heure favorable : elle me promettait la plus entière liberté dans l'exécution de mes projets, bien confus à la vérité, bien embrouillés dans ma pauvre petite tête en fermentation ; mais enfin je sentais que mon entrevue avec Manon, dans une solitude absolue, devait avoir un résultat quelconque ; et sans bien savoir ce qui devait arriver, je soupçonnais qu'il arriverait quelque chose.
Or quelle heure plus commode pour cette énigmatique entrevue que celle où deux cent cinquante affamés, tant maîtres qu'écoliers, arrivent tout trempés et n'en pouvant plus de la promenade, aspirant après le son de la bienheureuse cloche du souper !
Que si Manon a l'adresse de bien suivre la marche que je lui ai indiquée et qu'arrivant juste à sept heures un quart, comme nous en sommes convenus mercredi dernier, elle me fasse demander pour aller donner mon linge, quel est l'individu dans tout le collège qui voudra perdre un coup de dent pour aller voir mon mémoire de la blanchisseuse ? Il n'y a pas d'apparence que personne se dérange de sa tranche de gigot et de sa bonne petite salade pour me suivre dans mon quartier et fouiller avec moi dans ma cassette pour m'aider à en tirer mon linge sale.
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Ainsi, ma bonne petite Manon, tu peux venir en sûreté, va ; mais dépêche-toi, et viens donc ; car voilà que je m'impatiente furieusement. Il est vrai que je craignais qu'elle n'arrivât trop tôt. Tout le monde était dans la cour : si Manon se présente au milieu de toute cette garçonnaille, sans en excepter messieurs les maîtres, tous ces gaillards-là sont d'une friandise, et Manon est si jolie ! Ah ! Manon ! laisse sonner la cloche, et ne te montre que quand tout le monde sera à table.
Elle sonne enfin, cette benoîte cloche, et c'est dès le premier coup qu'il faut voir nos faméliques essoufflés, malgré toute leur fatigue, se précipiter vers le réfectoire, se heurter, se culbuter, se presser tellement au passage qu'ils s'empêchent mutuellement d'entrer. C'est comme une représentation de par et pour le peuple.
Quelle différence, grand Dieu ! quand il est question d'entrer en classe ! La porte alors serait un trou de souris, elle serait toujours assez grande. C'est pourtant à ces observations minutieuses en apparence que l'on reconnaît le vrai caractère de ce grand enfant, pompeusement décoré du nom d'homme.
Pour moi, l'attente de Manon m'occasionnait une distraction assez puissante, pour me permettre de laisser courir les plus pressés. Je m'acheminais lentement à ma place, où je fus encore, selon moi, beaucoup trop tôt.
Je me suis souvent demandé, depuis cette aventure, pourquoi personne autour de moi ne s'apercevait de l'étrange agitation dans laquelle j'étais. Je croyais, moi, que tout le monde était dans ma confidence et mon terrible embarras en redoublait.
La vraie réponse à cette question est : 10 que personne n'était dans ma confidence et n'avait intérêt d'y être ; 20 que tout le monde était trop occupé de son appétit et du soin de le satisfaire pour penser à Manon et à moi, quand même on eût soupçonné notre rendez-vous.
Arrivera-t-elle enfin, cette paresseuse Manon ? 0 cher lecteur, si elle vous impatiente autant que moi. Mais viens donc!
mais viens donc ! Voilà déjà deux minutes au moins qu'on est à table. Nous n'aurons jamais le temps. Que je suis donc malheureux !
A quoi sert de le dissimuler ? Ces courts moments d'attente
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ont été, en vérité, les plus pénibles que je puisse me rappeler à cette époque de ma vie. 0 le cœur humain ! le cœur humain !
il est inexplicable.
Un moment. La porte du réfectoire s'ouvre. Un bon vieillard encore assez vert se présente. Il a sur la tête un vieux gazon roussi par l'âge. Il a une bonne et longue veste de vieille ratine gris-jaune, croisée sur la poitrine ; une bonne et large culotte de panne rouge, pelée sur les genouillères ; de bons gros bas gris drapés ; de bons gros escarpins ferrés à triple couture et carrés comme les épaules d'un cordelier.
Il se promène lentement entre les rangs avec l'air de chercher quelqu'un. Le cœur me bat d'une force prodigieuse. Je le suis des yeux. Je voudrais l'avertir que c'est moi qu'il cherche.
Je ne le perds pas un instant de vue : le bourreau passe à côté de moi. Sa veste de vieille ratine gris-jaune frotte mon habit de drap de Silésie bleu de ciel. Je me retourne de son côté : il n'y voit goutte, repasse de l'autre côté, et dit enfin bêtement : — Eh mais ! est-ce qu'il n'y est pas, donc, ce petit garçon ?
— Qui? lui répond-on.
— C'est le petit Desforges.
— Eh ! le voilà devant vous !
— Ah ! eh bien ! venez donc ; voilà qu'on vient chercher votre linge. Allons vite, allons.
Le cœur est aux anges, ma bouche murmure. Je me lève lentement en m'essuyant les lèvres qui n'avaient encore rien touché, et je dis en grondant : — Voilà une belle heure pour venir ! Eh ! qu'elle attende, ajoutai-je en me remettant à demi à ma place.
— Oh oui ! qu'elle attende, dit le bon Moreau, le sousportier, car c'était lui, elle a ben le temps d'attendre trois quarts d'heure !
— Mais encore, faut-il que je soupe ?
— Eh bien ! vous souperez après. Donner son linge, voilàt-il pas un beau venez-y-voir ? Faut-il donc tant de temps pour cela ?
— Enfin, il faut plus de temps que tu ne penses.
— Allons, va donc, dit Lagrange; depuis que tu batailles là, tu serais déjà revenu.
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Alors jouant toujours la mauvaise humeur, je pars avec Moreau, qui me disait en me suivant : — C'est ben heureux : vous voilà décidé enfin. Ces chiens d'enfants, quand ils sont une fois à casser la croûte, il n'y a pas moyen de leur faire entendre raison.
— Le v'là, mam'zelle, le v'là! dit-il de loin à Manon, assise sur un banc au bas de l'escalier de mon quartier.C'était elle-même, c'était Manon ; mais plus belle que je ne puis vous la peindre, mais endimanchée, quoique ce ne fût qu'un samedi ; mais propre, mais ragoûtante, mais un petit ange du ciel descendu sur la terre tout exprès pour M. PetitHomme.
Oh! que devint M. Petit-Homme en voyant l'adorable Manon! Oh ! que devint Manon en voyant M. Petit-Homme !
— Allez, allez, mam'zelle, ce n'est pas sans peine que je l'ai tiré d'auprès de sa salade.
Ne voulait-il pas vous faire attendre jusqu'après le souper, cet étourdi-là ?
Ainsi dit le sage Moreau. Après ces mots, il rentra dans sa loge, et Manon et moi nous grimpons à mon quartier.
Nous y voilà donc enfin «parvenus à ce moment de crise!
Quallons-nous devenir ? bon Dieu ! qu'allons-nous devenir ?
Ayez quelque pitié de nous, cœurs sensibles et compatissants ; ne jugez pas trop sévèrement deux pauvres enfants qui ne savent ce qu'ils sentent et qui bientôt ne vont pas savoir ce qu'ils font.
Figurez-vous que Manon a quinze ans à peine, et que son complice est encore loin de quatorze. Souvenez-vous que leur âme est aimante, mais pure. Songez qu'ils sont tous deux assez tentants pour être tentés. Songez qu'ils ne connaissent aucun artifice ; que la bonne foi, la candeur sont leurs vertus et leurs guides, que si ces guides sont prêts à les égarer, c'est par l'impulsion irrésistible d'un instinct plus fort qu'eux, par l'ordre tout-puissant de la nature qui leur commande de lui obéir et qui leur en prodigue tous les moyens. Songez qu'il n'y a ici ni plan arrêté, ni complot fait. Songez à la distance infinie qui sépare les tendres voluptés de l'innocence adolescente et sensible, des plaisirs convulsifs du liber-
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tinage et de la corruption réfléchie. En un mot, si vous ne sentez pas l'indulgence que sollicite un couple électriquement frappé des sensations les plus entraînantes et les plus impérieuses, sautez sans balancer sur ce qui suit ; fermez, sur le tableau le plus suave, l'œil d'une sévérité déplacée, et que les rideaux sous lesquels nous allons abriter notre bonheur ne s'entr'ouvrent que pour les regards du philosophe aimant et délicat, qui veut que les lois premières de la nature aient leur inévitable effet et qui sait que cette bonne mère n'en a point fait de plus douce que celle que nous allons suivre.
— Te voilà donc, ma petite Manon ?
— Oui, monsieur.
— J'avais bien peur que tu ne vinsses pas.
— J'ai bien pensé ne pas venir.
— Pourquoi donc?
— C'est que j'avais peur aussi, moi.
— De quoi? De tous ces garçons dont Catherine t'avait parlé ?
— Oh! non.
— De quoi donc?
— Je ne sais pas.
— De moi peut-être?
— Mais.
— Ah! méchante! c'est bien mal à vous, ça, mademoiselle.
Allons, embrassez-moi à cause de cela.
— Oh! non.
Et je jette mes bras autour de son cou d'albâtre; ils environnent sa jolie tête, dont j'approche la mienne ; et Manon se défend.
— Non, non, laissez-moi.
Et ma bouche se trouve, je ne sais comment, sur la sienne; et quel feu dévorant s'allume dans toutes mes veines ! 0 mes yeux! quel nuage se répand sur vous? Que fais-tu Manon?
Ta langue a voulu prononcer un mot, elle n'a pu que s'unir à la mienne. Tes paupières se ferment ; tu pâlis, mon amie ; ta tête ne se soutient plus et flotte sur tes épaules. Cependant ta poitrine se gonfle, ton sein s'enfle et palpite. Étendons-la
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sur ma couche vierge. Ses lacets interceptent sa respiration, elle va suffoquer.
Les lacets n'y sont plus ; l'air arrive plus facilement jusqu'à elle. Mais ses yeux sont toujours fermés; son cœur bondit et soulève avec force ma main qui l'enveloppe. Un peu d'eau.
Ciel! son bras s'enchaîne au mien, il m'arrête, il me fixe près d'elle. Son sein. la neige du sommet des monts. Ou suis-je?
Ses deux bras vivent encore et. m'enchainent à elle. Transport! délire! Ame de mon âme, est-ce bien vrai?.
Une autre région s'ouvre pour moi. C'est le ciel ; c'est plus que le ciel, c'est. Quels soupirs redoublés! quelle ardeur inconnue! Je brûle, elle brûle avec moi. d'un feu! Non, ce n'est point une erreur; non, je ne puis plus la distinguer de moi, je ne puis plus me distinguer d'elle; nous ne faisons plus qu'un. Quels mouvements précipités! quelle douleur! quelle volupté! et quel cri, grands dieux! il a ébranlé les voûtes antiques d'un séjour où sans doute il fut rarement entendu.
Ma bouche se colle à celle de l'adorable mourante et ferme le passage à un second cri, s'il doit encore chercher à se faire entendre.
Mais non ; les palpitations s'apaisent, les mouvements décroissent, comme on voit les flots de la mer se calmer peu à peu après une violente tempête. Une douce extase s'est emparée de tout l'être de mon amie. Elle semble plongée dans un sommeil demi-léthargique et qui n'offre aucun symptôme dangereux.
Laissons reposer un moment ce cher ange, et profitons de ce moment pour jeter un coup d'œil sur des objets qui doivent naturellement attirer ma curiosité.
Ciel! que vois-je? Du sang! du sang en abondance! Il a ruisselé de son sein ; il coule de moi-même ! De la douleur ! Douleur étrange qui me rappelle à ma frénésie. Je me précipite sur ce sang; je voudrais. Ah! que ne voudrais-je pas?
Mon délire se renouvelle; je me replonge à la source de ce .sang précieux, qui, pour la première fois, est arraché par l'inIllocence des veines les plus virginales. Plus de cris; de longs ,et profonds soupirs, des mouvements spontanés et enivrants, .enfin un double, un triple échange non interrompu de nos deux
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existences, tellement identifiées, tellement confondues que rien ne semble désormais avoir la puissance de les séparer. Et l'heure sonne, et un quart d'heure à peine s'est écoulé dans cette étonnante transmigration de la terre aux délicieuses régions du ciel.
J'ai encore une demi-heure à peu près pour fixer ma belle : nous avons encore le temps de nous interroger sur ce qui vient de se passer. Causerons-nous? Le croyez-vous, vous qui connaissez le cœur humain? Hélas! que dirions-nous et que pourrions-nous dire?
Manon est assise sur mon lit; je tiens une de ses mains dans les deux miennes; elle a les yeux baissés, son teint est un peu enflammé, son air est un peu embarrassé. Je la fixe, je lui demande un regard. Elle soulève sa longue et humide paupière et se plonge tout entière dans mon sein avec un soupir parti du plus profond de son cœur, pour aller jusqu'au fond du mien.
Il est aisé de concevoir que si j'avais mille pages à remplir, les détails de cette scène céleste les occuperaient toutes. Mais l'heure s'avance, il faut penser à se séparer de Manon : se séparer de la vie est à peu près la même chose ; il le faut pourtant.
— Mon linge tout sanglant.
— Je l'emporte : je le laverai en cachette.
— Le tien?
— Il y a des raisons qui me tranquillisent. C'est justement demain.
J'avoue bonnement que j'ignorais encore les causes de sa tranquillité et de ce demain tout juste. A treize ans et demi, on ne peut pas tout savoir.
Manon va partir ; sept heures trois quarts sonnent : encore un quart d'heure. On se rapproche, on se couvre de baisers.
Encore un petit mot, il n'en sera ni plus ni moins; on brûle de se le dire, ce dernier mot. Courte et délicieuse conversation !
que de plaisirs tu nous donnas! Mais que de peines, hélas!
sont toutes prêtes à les suivre.
— Sans adieu, ma belle Manon; à toi, à toi pour la vie; à
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mercredi, cher amour. Pense à moi, ah! pense à moi, mon cher ange; songe que je ne vis plus que pour toi.
— Et pour qui vivais-je depuis si longtemps? me dit la douce et tant intéressante Manon.
Nous descendions un cinquième étage. A chaque marche un baiser; mais quel baiser! Enfin Manon est partie. Je l'ai regardée aller à travers la grille. Je la crois bien loin ; je la retrouve dans mon cœur, dans la cour, au réfectoire, partout. Charmante enfant, ah! je ne te perdrai pas sitôt de vue!
Me voilà revenu à table.
— Tu as été bien longtemps.
— Bah! je ne sais combien de choses à recoudre, et j'en avais besoin pour demain dimanche, et je ne pouvais pas la laisser seule.
Cela passe. Oh ! j'avoue que, quoique ennemi déclaré du mensonge, je ne me suis jamais reproché ceux-là, ni ceux du même genre, que de semblables occasions m'ont soufflés par la suite.
Le bon ami Lagrange me laisse le temps de souper, après que tout le monde est sorti de table ; et en conscience j'avais un peu besoin de me refaire : on le croira sans peine.
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CHAPITRE III
SOPHIE, LA SŒUR DU POÈTE
Le père de Desforges fait de brillantes affaires dans son superbe magasin de porcelaines de la rue du Roule : « Au Balcon des deux lions blancs »; mais, très fastueux, il achète une maison à Passy, qu'il installe luxueusement, à côté précisément d'un immeuble habité par M. de Senneval.
Chez ce dernier, qui était le père d'un ami de notre héros, se rencontrent un jour le jeune Senneval et la sœur de Desforges. Et voilà un roman qui s'ébauche.
Ma sœur, nommée Sophie, avait douze ans et quelques mois au moment dont j'entretiens mon lecteur. Dès l'âge de neuf ans, la nature lui avait imprimé un cachet de maturité dont on ne reçoit ordinairement l'empreinte dans nos climats qu'à quatorze, quinze ans, et quelquefois plus tard. Il est aisé de juger de l'effet d'une telle précocité sur un tempérament de la trempe du sien. Il en résulta, au physique, qu'à douze ans elle était formée comme une fille de dix-sept ; que rien ne paraissait manquer en elle à tout ce qui constitue une parfaite nubilité; et, au moral, qu'elle nourrissait intérieurement un vif désir de mettre à profit, le plus tôt possible, les facultés hâtives que la nature avait développées en elle.
Sa taille était moyenne, mais bien prise; sa figure ardente et spirituelle; point de traits, mais un charmant ensemble, des cheveux châtain clair, bien placés et en abondance; la bouche assez petite et très bien meublée, mais de grosses lèvres ; le front ouvert, l'œil ni grand ni petit, mais pénétrant comme
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celui des lynx; le nez joli ; le menton en pomme un peu forte, et avancé ; beaucoup de gorge, de beaux bras, la main bien, la peau un peu animée, effet du tempérament sanguin qui était le sien ; une démarche aisée ; le maintien décidé, même un peu libre; voilà ce qui composait son extérieur.
Un babil spirituel et intarissable ; de la causticité, du despotisme social, c'est-à-dire de l'entêtement dans ses opinions, flatteuse, insinuante; douée à volonté du précieux don des larmes, et modèle parfait de l'égoïsme.
Voilà ce qu'on pouvait apercevoir de son moral à l'âge où je la peins ; et tout bien pesé, tout bien calculé, il est encore très possible qu'elle ait exercé sur les hommes à passions un long et puissant empire. La suite nous en donnera quelques exemples assez frappants.
Commençons par le premier qui est venu, sans que je m'en doutasse, à ma connaissance, et reportons-nous un moment à notre retour au collège, en sortant de chez M. de Senneval.
Suivant ma coutume, j'avais pris le bras de son fils, et nous cheminions ensemble; mais, contre la sienne, il était d'une taciturnité dont rien ne pouvait le tirer. J'eus beau lui en demander la cause avec l'opiniâtreté de l'amitié, il m'opposa l'entêtement d'un homme qui veut se taire, et il se tut en effet.
Comme je l'aimais sincèrement, sa mélancolie, qui sembla s'accroître les jours suivants, me causa de véritables alarmes.
J'allai jusqu'à lui reprocher, en pleurant, un refroidissement que j'étais sûr de n'avoir point mérité. Il était trop sensible pour tenir plus longtemps contre mes instances, et je puis dire ma douleur.
— Ce soir, me dit-il, après le souper, tandis que tout le monde jouera dans la cour, nous nous glisserons dans la petite cour des boursiers, où il n'y a personne à cette heure-là ; et c'est là que je te dirai tout, puisque tu le veux si absolument. Prends garde seulement, toi qui me reproches mon refroidissement, de te refroidir toi-même quand tu m'auras entendu.
— Impossible.
— Nous verrons.
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— Mais si l'on nous voit ensemble, dans ce maudit pays où l'on voit tout en noir et où l'on fait des crimes affreux des liaisons les plus innocentes ?
— Alors, me dit-il, nous prétexterons, d'après les fêtes réciproques que nos parents nous donnent, que nous arrangeons entre nous quelques remerciements en vers dignes de leur être présentés.
— Fort bien imaginé, voilà qui est dit.
Nous ne manquons pas, après le souper, de nous rejoindre comme nous l'avions projeté. Après nous être placés dans un endroit commode et point suspect, je pris la main de Senneval, en attachant mes yeux sur les siens qu'il tenait baissés et dont les longues paupières noires se baignaient insensiblement de larmes involontaires. Très attendri moi-même, je le presse de soulager son cœur en le versant tout entier dans le mien.
— 0 mon ami! me dit-il enfin, après un long silence et d'une voix entrecoupée, pourquoi ton père est-il venu chez le mien ces jours passés !
Ce peu de mots devait me dire bien des choses; mais j'étais encore loin du secret que j'allais apprendre.
— Est-ce que sa visite imprévue t'aurait fait de la peine?
lui dis-je avec inquiétude.
— Au contraire, mon ami, elle ne m'a fait que trop de plaisir; mais je crains bien que ce plaisir ne soit bien longtemps et bien cruellement fatal à mon repos.
— Je ne te comprends pas.
— Ah! tant pis : j'aimerais mille fois mieux être deviné que forcé de parler moi-même.
— Eh ! qu'as-tu donc à me dire de si alarmant ? lui dis-je tout ému.
— Écoute, me répondit-il avec une sorte de fermeté, nous n'avons qu'un instant à causer ensemble, profitons-en. Était-il seul, ton père, quand il est venu nous visiter?
- Il était avec ma sœur.
- Et tu ne devines pas sur-le-champ que je n'ai pu voir ta charmante sœur sans éprouver un sentiment absolument neuf pour moi?
— Tu serais amoureux de Sophie, mon ami?
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— Je l'adore, je ne vis plus que pour elle. Vois si l'amant de la sœur ne doit plus être l'ami du frère.
— Eh ! pourquoi donc, mon cher Senneval ? m'écriai-je en l'embrassant avec transport; que pouvais-tu craindre de moi?
Le penchant qui t'entraîne vers elle n'est-il pas un lien de plus entre nous?
- Digne ami!. Mais ce penchant sera-t-il partagé? Il ne suffit pas que le frère me pardonne, il faut que la sœur m'aime.
— Il est possible, lui dis-je, que la même sympathie qui me parla pour toi se fasse entendre aussi à un cœur formé du même sang que celui de ton ami. Au reste, c'est demain mercredi : je dois, suivant ma coutume, aller dîner chez mon père.
Elle demeure maintenant à la maison : je la verrai; je lui parlerai, de la dernière fête, et je tâcherai de pénétrer adroitement dans sa pensée.
Senneval ne trouva pas de voix pour me répondre; il-ne put que se jeter à mon cou et me serrer étroitement contre son cœur. J'entendis ce langage, je lui rendis la pareille; et la crainte d'être remarqués absents nous força à nous séparer.
Nous rentrâmes l'un après l'autre dans la grande cour, et l'on ne s'aperçut de rien.
Il m'engageait à lui pardonner, ce sensible jeune homme; il ignorait que je l'avais devancé dans la carrière de l'amour.
Oui, malgré notre intimité, il est très vrai que je n'avais jamais osé lui parler de Manon.
La raison de ce silence étrange, dans l'âge surtout de l'indiscrétion, ne m'a jamais été bien connue. J'avais eu bien souvent envie de le rompre; je ne sais quoi, au moment de parler, m'avait toujours retenu ; et cependant, je l'avoue à ma honte, mais il est de fait que, dans un âge plus avancé, la discrétion ne fut pas toujours au rang de mes vertus, quoique je sentisse malgré moi qu'elle était un de mes premiers devoirs; mais, comme je n'ai pas à reprocher à ma loquacité d'avoir fait beaucoup de victimes, je demande grâce pour un péché trop commun de nos jours pour que je ne puisse pas m'assurer que je suis comme perdu dans la foule des pécheurs.
Quoi qu'il en soit, maître du secret de mon ami, je continuai
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quelque temps encore à l'être du mien, et le nom de ma jeune amie ne fut prononcé que lorsque nos malheurs me firent sentir le besoin d'un confident.
Le lendemain, je vis dans ses yeux plus calmes que sa nuit avait été moins agitée que les précédentes : le baume de l'espoir avait coulé dans ses veines et rafraîchi son sang.
0 doux espoir! précieux et peut-être seul consolateur de l'homme dans toutes les adversités qui l'assiègent sans cesse et sous toutes les formes, c'est en amour surtout que ton charme céleste se fait sentir, et l'amant qui espère le bonheur pourrait bien être plus heureux que celui qui l'a déjà obtenu.
Nous trouvâmes facilement le moyen, dans la matinée, de nous entretenir de la grande affaire. Senneval ne croyait jamais avoir assez dit, et mon amitié ne se rebutait pas de l'entendre répéter mille fois la même chose. Les amants ont grand besoin de cette complaisance, et je regarde comme une espèce de crime de la leur refuser.
Enfin, à onze heures, ma bonne Catherine arrive et remet un billet à Lagrange, qui, après l'avoir lu, répond : — Cela suffit, ma bonne ; bien des respects à madame et à toute la chère famille.
Il aimait beaucoup la famille, l'abbé Lagrange.
Je demande en chemin à Catherine ce que c'était que ce billet ; elle me dit qu'elle n'en savait rien ; mais qu'elle croyait pourtant que c'était pour demander à mon maître la permission de me garder à la maison jusqu'au lendemain au soir.
Je ne fus nullement fâché de l'aventure, et lui demandai le pourquoi. Elle l'ignorait, et je cessai mes questions d'autant mieux qu'ayant l'air instruite, elle avait en même temps celui de quelqu'un qui se tait parce qu'on lui a recommandé le secret.
— Vous le saurez à la maison, me dit-elle; on vous le dira, soyez tranquille.
J'étais doublement content de cette prolongation de séjour.
D'abord, je le dis franchement, j'ai toujours mieux aimé la maison paternelle que le collège, et ensuite je sentais que j'aurais plus de temps pour causer avec ma sœur.
Tout en cheminant, je fouille dans ma poche et j'y trouve
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un papier que je ne savais pas y être. Je l'ouvre : c'était l'écriture de Senneval. Dans une lettre non cachetée, adressée à ma sœur, était un petit billet pour moi, conçu en termes très laconiques ; les voici tous deux : « Mon ami, je suis un imbécile d'user de subterfuge pour te donner cet écrit; mais je suis amoureux, c'est tout dire. Fais de l'épître l'usage que tu jugeras convenable. Ton ami S. »
Il avait adroitement glissé son chiffon de papier dans ma poche en m'embrassant au moment de mon départ, plutôt que de me le donner courageusement. Puisque je lui promettais mes soins auprès de Sophie, je pouvais bien me charger d'une lettre.
Mais c'est une vérité qu'après les gens d'esprit, il n'y a rien de si bête que les amoureux. Voyons le style du nôtre à son adorable : « Adorable Sophie — adorable : tout juste, je m'y attendais — j'avais cru jusqu'ici que mon cœur n'était fait que pour l'amitié ; votre aimable frère — bien sensible à votre politesse, monsieur l'amoureux — votre aimable frère le possédait tout entier à ce titre. J'ai vu sa charmante sœur un seul instant, et cet instant m'a convaincu que mon cœur était fait pour l'amour. C'était dans la même famille qu'il était destiné à trouver l'emploi de tous les sentiments dont il est susceptible.
Puisse la même sympathie qui parla pour moi à l'âme du frère faire entendre aussi sa voix à l'adorable sœur. Mon ami paraît approuver un amour qu'il eût en vain combattu. Il veut bien être mon confident; consentirez-vous à en faire le vôtre? C'est de son retour et de votre réponse que j'attends la vie ou la mort. « S. »
Je ne fus pas très mécontent de cette épître, quoique épître d'amoureux. Elle me débarrassait d'un aveu assez pénible. Je n'avais qu'à la cacheter et la remettre à son adresse, sans avoir l'air d'en savoir le contenu. D'elle-même elle conduisaità une explication et sollicitait une réponse dont je devais seul être chargé. Je m'arrêtai à ce parti. Me voilà donc armé d'un joli petit caducée. Ah! que ne ferait-on pas pour une sœur et un ami !
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Desforges remet donc la lettre à sa sœur, avec la plus grande discrétion ; et celle-ci, dès le lendemain, lui confiait une réponse.
Je sortis enfin de l'espèce de stupeur où Sophie m'avait laissé, et je me mis à examiner le papier qu'elle m'avait remis.
J'avais pensé d'abord que c'était la lettre même de Senneval qu'elle me rendait après l'avoir lue, très offensée de sa témérité. Bon Dieu ! que j'étais loin de compte ! Je reconnais sur la suscription l'écriture de ma sœur et le nom de mon ami. Le cachet n'était que volant, ce qui me semblait me donner la permission de lire : c'est ce que je fis, en m'enfonçant dans le bois de peur de surprise. La lettre était conçue en ces termes curieux :
« Monsieur, ce début est trop froid, cher amant ; vous ne l'êtes pas encore : eh ! qui sait si vous daignerez l'être jamais !
0 vous donc, jeune homme charmant, je ne puis vous refuser ce nom sans outrager mon jugement et la vérité, apprenez un secret que je n'ai pas eu un seul instant le dessein de vous taire. Je vous ai vu et je vous aime. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment ; et que pourrais-je vous dire de plus?
Ce mot je vous aime ne contient-il pas tout ce que vous avez besoin d'entendre, si vous vous sentez disposé à me payer de retour ? N'en dit-il pas mille fois trop, si votre cœur est resté aussi froid à ma vue que le mien s'est rempli de flamme à la vôtre ? C'est ce que votre réponse apprendra à la sensible et impatiente SOPHIE. »
Je vous laisse, cher lecteur, à penser quel effet fit sur moi cette singulière épître : la tournure en était neuve et hardie ; elle peignait merveilleusement le caractère décidé de ma sœur, qui ne connaissait dès lors et ne connut jamais aucun obstacle impossible à franchir quand elle eut une passion quelconque à satisfaire.
Quoi qu'il en soit, je fus enchanté de me voir possesseur de cet écrit expressif qui allait combler mon ami de joie ; et malgré le plaisir, doublement grand pour moi, d'être loin du collège et dans une maison charmante, je sentis quelque
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impatience d'être de retour, pour pouvoir annoncer cette bonne nouvelle à Senneval.
J'avais à peine serré la précieuse déclaration dans ma poche qu'une apparition subite et délicieuse pensa me faire tomber de mon haut de saisissement et de plaisir.
Quelle apparition ? Ah ! celle de ma ehère petite Manon qui descendait au jardin avec mon père, auquel elle parlait, en souriant, d'un air animé et charmant. Mon père la prit doucement par-dessous le menton et la baisa au front. J'avoue franchement que ce baiser ne fut nullement de mon goût. Un fils jaloux de son père ! Jaloux de tout le monde quand on aime ; et vrai, là, bien vrai, oh ! j'aimais beaucoup Manon.
D'abord, elle était charmante ; ensuite c'était ma première inclination, et c'était elle qui m'avait initié aux tant doux mystères de l'amour, car il ne faut pas compter mon enfantillage avec Ursule.
Au reste, la question était de savoir ce qui pouvait amener la jolie enfant si matin au nouveau Sans-Souci; il était à peine six heures ; je hâtai ma marche pour aller embrasser mon père, à qui je demandai ensuite la permission d'embrasser aussi Manon, qui rougit de tout son pouvoir. Oh! que tu étais donc jolie, ma chère petite amie !
— Embrasse, embrasse, dit mon père, à qui je ne donnai pas la peine de répéter ; c'est une bonne fille, qui a voulu venir elle-même apporter des graines dont j'ai besoin ce matin, car Niboreau (c'était le nom du jardinier) ne pourrait pas travailler sans cela, et nous avons de la besogne. Ta mère a donc bien voulu te laisser venir, ma petite ?
— Aussitôt que ma mère a su qu'il s'agissait de quelque chose qui faisait plaisir à monsieur, elle n'a pas fait la moindre difficulté ; et ce matin elle a eu elle-même l'attention de m'éveiller. Elle avait, dès hier, acheté toutes les graines, et je n'ai pas perdu un instant pour venir les apporter à monsieur.
— Tu as bien trouvé le chemin ?
— Tout d'un coup et sans demander ; monsieur l'avait si bien expliqué.
— Bon ! Mais comme tu as chaud, mon enfant ! Petit homme, va donc la faire rafraîchir.
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— Oh ! non, monsieur, dit Manon, en s'essuyant le front avec son tablier, il faut que je m'en retourne tout de suite à l'atelier ; si je tardais trop, M. Usidor me gronderait, et je serais piquée de tout le temps que j'aurais manqué.
— Ah çà ! dit mon père, qui est le maître de M. Usidor ou de moi ?
— C'est monsieur, dit Manon en levant ses beaux grands yeux bleus, et les baissant tout de suite en souriant et jouant avec le bout de son tablier qu'elle tenait dans ses doigts.
— Eh bien ! puisque c'est moi, dit mon père, je veux que tu restes ici toute la journée; — ô mon père, vous êtes un dieu descendu sur la terre ! — tu t'en retourneras ce soir avec petit homme et Catherine. — 0 mon père, mon père ! — Petit homme aura soin de toi ; il te fera voir toute la maison, vous vous promènerez dans mon jardin, dans les champs ; vous goûterez ensuite ensemble, et puis il te donnera le bras, et vous vous en irez tranquillement comme une paire d'amis. —
0 mon père, n'ajoutez pas un mot, ou la joie va me faire expirer à vos pieds.
— Monsieur est bien bon ; mais ma journée. ma mère.?
— J'écrirai un mot que je te donnerai pour ta mère, et un autre pour Usidor. Quant à ta journée, combien gagnes-tu ?
— Trente sous, monsieur.
— Voilà un petit écu : c'est pour ta peine de m'avoir apporté mes graines, et j'aurai soin que ta journée ne te soit pas retenue. Mais j'aperçois Niboreau qui me cherche. Allez, mes enfants : et toi, petit homme, aie soin de la faire bien déjeuner, et ensuite fais-lui voir le local ; montre-lui bien tout, entendstu? Mais pas de bruit du côté de ta mère et de ta sœur, qui dorment. Adieu, mes enfants.
Qu'on se représente, s'il est possible, la millième partie du bonheur qui va marquer pour moi toutes les minutes de cette céleste journée ! Tranquille sur le sort de mon ami, n'ayant à mon retour que des consolations à lui apporter ; maître, pour ainsi dire, absolu de mon charmant petit trésor, de mon adorable Manon ; libre comme l'oiseau des champs, dans une maison où je trouve tout en abondance, et où je suis comblé de toutes les caresses qu'aime tant à prodiguer la tendresse
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maternelle à un enfant chéri, quand j'aurais eu le choix de mon sort, je n'aurais pu en rassembler les circonstances heureuses, comme elles s'arrangeaient d'elles-mêmes.
Qui m'eût dit que quelques gouttes d'un fiel bien amer allaient se mêler au nectar dont la fortune avait semblé prendre plaisir à remplir la coupe séduisante qu'elle m'offrait !
Mais nous nous affligerons assez tôt ; commençons par le nectar ; et que le fiel reste encore quelques instants au fond du vase.
Il ne faut pas être bien malin pour deviner quelle fut ma marche avec Manon. Il n'était que six heures ; ma mère et Catherine dormaient. La jardinière était à travailler au jardin avec son mari sous les yeux de mon père, qui n'était pas homme à quitter ses bienheureuses graines. Ma sœur était enfermée dans sa chambre, occupée à coup sûr à relire la lettre de mon ami et à lui faire réponse. Nous étions donc seuls au monde entier, ma petite amie et moi.
Pour obéir à mon père, je la conduisis à l'office, et je la forçai de prendre un bon verre de vin. Ensuite, après lui avoir fait remarquer la belle vue que l'on découvrait de dessus la grande terrasse ; après lui avoir montré, par manière d'acquit, à travers les grilles de bois qui l'entouraient, la bassecour, dont les habitants, éveillés depuis longtemps, faisaient un concert effroyablement discordant, et pourtant point désagréable ; après l'avoir promenée, non sans une impatience secrète qui me tourmentait bien fort, dans la serre, dans la petite cour de ma bonne danoise, qui la combla des plus tendres caresses comme par instinct, je la conduisis enfin dans ma chambre.
C'était là où vous nous attendiez, n'est-ce pas, mes bonnes amies ? Eh bien, nous y voilà ; soyez bien contentes et redoublez d'attention : ce qui suit renferme peut-être quelque chose d'assez utile pour vous.
— Tiens, vois-tu, ma petite amie, voilà ma chambre ! de laquelle, en disant cela, je retire doucement et prudemment la clef.
Manon s'en aperçoit, baisse les yeux, rougit et devient belle comme un astre.
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— Comment la trouves-tu, ma chambre ?
— Bien jolie.
— Elle donne sur le jardin ; tiens, regarde.
— Oui, c'est une fort belle vue.
Et sa voix était entrecoupée, et mes lèvres tremblantes articulaient à peine, et mes yeux seuls continuaient une conversation qui tombait à chaque syllabe.
Tout à coup, en jetant un regard sur mon lit défait et encore tiède, il me vient une idée, dont le charme porte un désordre subit et un feu dévorant dans tous mes sens. Mon œil s'allume; j'ai des éblouissements ; je prends Manon dans mes bras avec une espèce de fureur ; je l'enlève et la porte sur le lit, où, lui fermant la bouche avec des baisers de flamme, je lui dis en palpitant : — 0 mon amour, mon ange ! ne me refuse pas la faveur que je vais te demander. Tu es mon amante, tu es ma charmante petite maîtresse ; je suis ton tendre et bien fidèle amant.
Oh ! soyons plus encore, ma belle ; soyons, ah ! soyons époux !
Manon ne répond rien. Je cours à la fenêtre ; j'en ferme précipitamment les rideaux ; je reviens à Manon, qui était dans un tel affaissement qu'elle n'opposa presque aucune résistance à mes ardentes entreprises. Les épingles de son tablier, de son mouchoir de cou sautent en un clin d'œil. Les cordons d'une jolie jupe bien blanche et bien propre, la seule que la saison permît de porter, sont rapidement dénoués.
Le petit corset est respecté ; il ne pouvait pas nuire prodigieusement : j'en desserre seulement un peu le lacet. Je soulève l'immobile Manon, qui, dans son étonnement, ne pensait même pas à arrêter les progrès de mon amoureuse témérité.
Le lit s'ouvre pour recevoir ce corps d'albâtre façonné par les Grâces.
J'emploie un moment à me débarrasser du peu de vêtements que j'avais pris le matin, et je me précipite comme un éclair dans ce lieu de délices, où, pour la première fois de ma vie, j'allais connaître complètement, et sans contrainte, tous les doux mystères de l'amour et de l'hymen.
Mes bonnes amies ne s'attendent pas sans doute à une description bien détaillée de cette scène de voluptés ineffables.
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Quand je le voudrais, comment pourrais-je peindre ces transports, ce délire, ces extases, ces ivresses qui enlèvent et rendent la vie tour à tour et sans relâche ?
J'avais connu quelque chose de mon adorable Manon : je n'avais pas connu Manon tout entière.
Oh! que devins-je, grands dieux! lorsque, sans aucun intermédiaire, je sentis ce corps si délicat, si frais, s'unir étroitement au mien, qu'embrasaient toutes les flammes de l'amour, de la jeunesse et de la vigueur ! Qui rendra ce que j'éprouvai quand ma main brûlante put à son aise parcourir, dans toute leur étendue, des charmes de quinze ans, que tapissait le satin le plus blanc et le plus velouté ? Quelle pureté ! quelle finesse dans les contours ! Quelle délicatesse, quelle élégance dans les formes !
Oh ! il est certain qu'une jeune fille de quinze ans, douée de tous les charmes que réunissait Manon, est le chef-d'œuvre de la nature. Mais à tous ces attraits, dont la peinture fidèle est impossible même au talent le plus exercé, Manon joignait des qualités bien plus précieuses. Si le corps était achevé, que dirai-je de l'âme ! Quelle candeur ! quelle naïveté ! quelle innocence ! quelle sensibilité! Je crois pouvoir oser le dire : dans ces instants d'abandon où Manon, qui m'adorait, aurait voulu multiplier son être et ses charmes pour multiplier mes plaisirs, je suis certain que le foyer de la jouissance de Manon était plus dans son âme que dans ses sens. Qu'ajouterai-je enfin? Vais-je t'offenser, ô mon Dieu ! Si cela était, pardonne-moi généreusement d'avance, car je ne puis m'empêcher de penser et de dire que la douce union de deux enfants bien aimants et bien sensibles, tels que nous, était un spectacle digne peut-être du regard et du sourire de ta bonté paternelle.
Deux heures entières s'écoulèrent comme deux minutes, dans cette série non interrompue de sacrifices offerts à l'amour par l'innocence.
Je ne sais combien ils furent répétés par la déesse du sanctuaire, qui ne dédaignait pas de s'immoler elle-même, comme j'ai tout lieu d'en être sûr; mais je sais bien que, dans cet espace de temps, mon encens brûla cinq fois l'autel qui me consumait et me dévorait moi-même.
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La touchante cérémonie avait commencé à six heures et demie à peu près. La demie de huit heures, que j'entends sonner à l'horloge du couvent de Popincourt, m'avertit qu'il était temps de reparaître sur l'horizon. Les toilettes furent bientôt achevées.
J'avais de la poudre dans ma chambre; j'en mis un œil sur les beaux cheveux de ma jolie épouse, que la sueur du chemin qu'elle avait fait pour venir, et celle de la route que nous venions de parcourir ensemble, avait mis passablement en désordre. Cela fait, tout étant réparé de manière que l'œil le plus fin n'aurait pu trouver la place d'un demi-soupçon, je fis sortir Manon de ma chambre et lui dis d'aller au-devant de la jardinière, que je voyais revenir de ma fenêtre, et que neuf heures, qui venaient de sonner, ramenaient à la maison pour préparer le déjeuner de son mari.
Les deux bonnes amies, car elles l'étaient depuis Passy, s'embrassent, se font mille questions et rentrent ensemble à la cuisine. Moi, bien tranquille sur tous les événements ultérieurs, je fais un petit bout de toilette du matin, et je passe chez ma mère qui venait de se lever et qui envoyait Catherine chercher ma sœur pour déjeuner.
Après les premiers compliments et les premières questions du matin, ma mère me demande comment j'avais trouvé mon lit.
— Excellent, lui dis-je en rougissant jusqu'au blanc des yeux et bien malgré moi.
On ne s'en aperçut pas, par bonheur.
— Oh! dit ma mère, tous les couchers ici sont délicieux; c'est moi qui ai présidé à cela : je ne connais rien de tel qu'un bon lit.
— J'en fais grand cas aussi, moi, maman, et je suis bien content de l'essai que j'ai fait du mien.
J'étais un grand vaurien, je l'avoue, d'oser risquer une semblable plaisanterie; mais j'étais si plein de ce qui venait de m'arriver dans ce cher lit que je ne pus la retenir; et puis, quel mal ! Personne n'y comprit rien.
Le déjeuner arriva porté par Catherine qui amena Manon.
Ma mère aimait cette belle enfant ; et qui ne l'eût pas aimée !
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Elle la vit avec grand plaisir, la reçut très bien, et la força de déjeuner avec elle; car, pour boire et manger, il fallait toujours la forcer un peu. Elle allégua le verre de vin pris en arrivant. Je lui dis en souriant que cela ne suffisait pas après le chemin qu'elle avait fait. Elle rougit, suivant sa coutume, et prit sa tasse de café avec ma mère, qui ne cessait de lui dire mille choses charmantes sur sa fraîcheur, sa propreté, son air de décence, et finissait toujours par la très sérieuse recommandation d'être bien sage.
C'est une bien drôle de chose que ce que les mamans entendent par être bien sage. Je ne puis m'accoutumer à penser que Manon et moi nous avons cessé d'être sages pour nous être aimés.
Dans l'après-midi, le jeune amoureux se retrouve en tête à tête avec sa Manon.
Un bon déjeuner, un bon dîner m'avaient rendu les forces nécessaires pour fournir à un petit entretien ; et Dieu sait quelle envie j'avais de jaser encore un peu. Il était question de faire une main à fond; et, vu la rareté des occasions, rien ne semblait plus juste.
Mais que devins-je, grands dieux ! lorsque, après s'être laissé doucement conduire dans ma chambre, que je ferme avec le même soin et dans la même intention que le matin ; après s'être laissé mollement asseoir sur ce lit dont la vue seule m'embrasait et qui n'était pas fait encore, au moment où je veux en faire de nouveau le trône de mon bonheur et du sien, Manon me repousse sans rudesse, puis se plonge tout entière dans mon sein, en cachant dans ses deux mains ses beaux yeux baignés d'un torrent de larmes.
— Eh! qu'as-tu, mon amie? m'écriai-je avec effroi.
— Ah! monsieur Desforges ne m'interrogez pas; par pitié, ne m'interrogez pas ; je suis une fille perdue !
— Perdue, ma tendre amie?
— Ah ! perdue, à tout jamais.
Et les sanglots de redoubler.
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— Au reste, continua-t-elle, je ne vous en veux pas ; je conviens que c'est ma faute, et ne m'en prends qu'à moi.
— Mais achève donc, je t'en supplie : tout ce que tu me dis ne m'apprend rien et me désespère.
— Hélas ! mon Dieu ! comment puis-je avoir la force de vous dire que je suis.
— Que tu es ?. achève donc, tu me fais mourir.
— Que je suis. enceinte !
— Tu es enceinte ! dis-je avec un cri de joie si bruyant que Manon met promptement sa main sur ma bouche.
— Mon Dieu, voulez-vous donc que tout le monde le sache ! Vous voulez donc achever de me perdre !
— Non, non, mon amie; non, mon ange, dis-je tout hors de moi, en la couvrant des plus ardents baisers et des plus tendres caresses; non, je ne sais plus où je suis. Quoi! tu vas être mère, ma bonne petite amie ! Oh ! comme il sera joli ton enfant ! Oh ! comme je l'aimerai! Comme j'en aurai soin et de sa charmante petite maman !
Je sautais et je me frottais les mains comme un insensé, et je revenais à elle, et je l'étouffais dans mes bras ; enfin j'étais dans un délire complet. Non, je ne crains pas de le dire, le moment où je fus averti que j'étais père désorganisa tous les ressorts de ma raison.
Cette idée me donna subitement à mes propres yeux une taille gigantesque; il me sembla que mon front superbe s'élevait jusqu'à la voûte du ciel et touchait le firmament. Oh! c'est un enthousiasme, une sensation neuve que j'essayerais en vain de peindre, et qui s'est gravée en traits de flamme dans ma mémoire pour ne s'en effacer jamais.
Je reviens à Manon, toute stupéfaite de me voir si joyeux de ce qui lui causait tant de douleur.
— Vous êtes donc bien content d'être l'auteur de ma perte?
me dit-elle d'une voix attendrissante et en me jetant, à travers ses larmes, un regard qui eût fendu les rochers.
— Non, tu n'es point perdue, mon amour : non, tu te retrouveras dans mon cœur, dans ma tendresse, dans le bonheur qu'elle te promet, qu'elle t'assure, et qui ne périra jamais.
— Mais enfin, que vais-je devenir?
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- Crois-tu donc que je t'abandonne? Je dirai tout à mon père, à ma mère : ils sont bons, ils m'adorent, ils te chérissent, ils nous pardonneront. Que dis-je, ils nous pardonneront! Et quel crime avons-nous donc commis, grands dieux? Non, ils nous presseront contre leur sein, ils t'appelleront leur fille, seront fiers d'avoir un enfant né de leur fils et de toi. Sois tranquille, mon ange, ils nous rendront heureux.
Je parlais comme un enfant que j'étais. Manon, plus raisonnable et sentant bien que mes parents ne nous rendraient pas heureux comme elle l'entendait, c'est-à-dire en nous unissant l'un à l'autre, me dit : - Non, monsieur, non, je ne me flatte pas du bonheur dont vous me parlez ; la pauvre Manon n'est pas faite pour y prétendre. Aussi n'est-ce pas dans cet espoir que je vous ai confié mon triste secret; c'est pour que nous cherchions ensemble les moyens, ou de le cacher, s'il est possible, à ceux qu'il intéresse et qui s'en offenseraient, ou d'en rendre les suites moins dangereuses s'il vient à être connu, comme cela me paraît inévitable.
— Tu as raison, ma belle amie, lui dis-je en l'embrassant tendrement ; mais tu conviendras avec moi que ce n'est guère dans ce moment de trouble que je puis trouver le remède à ce que tu appelles un mal ; je suis trop plein de bonheur de me voir père, trop enchanté de devoir à tout ce que j'idolâtre ce titre si précieux, que je ne sens que ma joie. Écoute, ma bonne amie; la foudre n'est pas encore prête à tomber sur nos têtes : nous avons du temps devant nous, et il doit s'en écouler encore beaucoup avant que ton état soit bien visible.
— Juste ciel ! mais il ne me faut pas attendre ce moment : c'est bien alors que tout serait perdu.
-7 Ce n'est pas non plus mon projet. Écoute : je te répète que je ne saurais sur-le-champ prendre un parti dans une affaire, que toute ma joie d'avoir un petit fanfan joli comme toi ne , m'empêche pas de regarder comme très délicate. Je veux dire seulement que je demande le temps de la réflexion, et que nous l'avons ce temps-là. Je n'abuserai pas même de ta patience.
C'est aujourd'hui jeudi, n'est-ce pas? Eh bien! tu viendras samedi au collège comme à l'ordinaire; Là, je te promets de te
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dire la résolution que j'aurai prise pour te tranquilliser et nous tirer tous deux de ce mauvais pas. Embrassons-nous.
Comme, dans les cas difficiles, deux avis valent mieux qu'un ; que Senneval, âgé de deux ou trois ans de plus que moi, était un garçon très sage et très prudent, enfin qu'une communauté d'intérêts de cœur allait s'établir entre nous, je me proposai de le consulter sur cette importante affaire; mais je me gardai bien de faire part à Manon de ce projet, qui l'aurait fait trembler pour son grand secret, qu'en effet elle avait raison de vouloir tenir caché tant qu'il serait possible.
Quand je la vis un peu rassurée par la promesse que je venais de lui faire, je pensai de lui donner de nouvelles preuves de mon amour et à ratifier cette promesse par de nouveaux serments.
D'abord elle m'opposa une petite résistance, me représentant qu'elle était bien assez malheureuse comme cela, sans risquer de nouveaux accidents.
Tout novice que j'étais, je ne pus m'empêcher de sourire de ses petites craintes, et la serrant contre mon sein, je l'assurai que tout le mal qu'elle pouvait redouter étant fait, il n'y avait plus de danger pour elle ; que le bonheur dont l'occasion nous permettait encore de jouir était, au contraire, une espèce de dédommagement de toutes lesl peines que nous avions à prévoir ; en un mot, qu'elle n'avait plus rien à refuser au tendre père de son enfant.
Ce dernier argument de ma jeune logique la fit tressaillir : elle me pressa elle-même sur son cœur ; ses yeux s'allumèrent en me fixant; sa bouche se colla brûlante sur la mienne, et nous ne tardâmes pas à nous plonger dans une mer de délices, de ces enivrantes voluptés qu'on n'a qu'à peine la force de sentir sans y succomber, qui entraîneraient la dissolution de l'individu si elles duraient une seconde de plus, et que jamais expression, plume ou pinceau mortel ne pourront parvenir à rendre.
0 délicieuse enfant! avec quelle bonne foi cette charmanteamie se livrait au plaisir d'être adorée! comme elle me rendait, pleine d'âme et d'amour, les caresses ardentes dont je l'accablais, les baisers de feu dont je la dévorais !
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— Ah ! s'écria-t-elle dans un accès de délire, — et je m'en souviendrai toute ma vie, — ah ! si ce n'était pas ainsi que je suis devenue mère, ce serait comme cela que je voudrais mourir !
J'avoue que, malgré l'occupation très sérieuse qui absorbait en ce moment toutes mes facultés, je ne pus m'empêcher de réfléchir à la bonté de cette divine nature, qui faisait déjà sentir à cette innocente amie le besoin de vivre pour le dépôt d'amour renfermé dans son sein.
J'avais retrouvé des forces incroyables, et dans les restaurants que j'avais pris, et dans l'énergie de mon tempérament, et dans mon âge, et dans les charmes si séduisants de Manon, et dans l'attrait du plaisir même. Je ne paraissais pas avoir combattu le matin dans la même lice ; et je ne me lassais pas d'entasser hommages sur hommages, lorsque j'entendis la voix de Catherine qui, de bien loin encore, et presque du fond du jardin, appelait M. Petit-Homme à tue-tête.
Je ne sentis que trop ce que cela voulait dire. Je me hâtai d'achever mon dernier sacrifice : j'obtins une dernière libation. J'ouvris la porte à ma charmante victime et lui conseillai de descendre, de traverser la cuisine et la serre et de monter par l'escalier de la salle à manger sur la terrasse.
Quant à moi, je me mis à la hâte en état de paraître et de partir, et je vins à la rencontre de Catherine.
— Ah! comme tu cries, ma bonne! lui dis-je en l'embrassant.
J'étais encore tout tendre, tout caressant.
— Dame, me dit-elle, c'est qu'il se fait tard. Est-ce que vous ne comptez pas goûter avant de partir ?
— Parbleu si, lui dis-je; il y a deux lieues d'ici à ton maudit collège, et je serais mort de faim avant d'y arriver.
— Eh bien! appelons Manon. Manon! (elle appelle.) La pstite se montre sur la terrasse et demande ce qu'on lui veut.
— Descends, mon enfant, viens goûter avec moi, lui dis-je, et puis nous reprendrons tout doucement le chemin de Paris.
J'entre dans la salle à manger ; j'ouvre l'office, où, grâce à Dieu, rien ne manquait pour une ample et délicieuse collation
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Je me mets à l'ouvrage en écolier qui a gagné en jouant un vigoureux appétit. J'excite ma petite joueuse à bien manger elle-même.
Catherine retourne au jardin dire adieu à Niboreau et à sa femme. Dès qu'elle est un peu loin, nous nous donnons la becquée, Manon et moi; nous buvons dans le même verre, nous nous baisons, nous nous caressons, nous ne pouvons nous rassasier d'être ensemble, de nous regarder, de nous serrer les mains; enfin, je ne dis rien de neuf à ceux qui ont aimé.
Moments célestes, mais bien fugitifs, vous offrez pourtant une consolation aux cœurs sensibles, c'est qu'ils ne vous oublient amais.
Nous avons bien goûté; mes poches sont pleines; car il ne faut pas perdre la tête. J'ai forcé la timide Manon à faire aussi quelques provisions. Catherine est revenue avec les jardiniers, qui ne voulaient pas nous laisser partir sans nous dire adieu ; et nous voilà en route.
Je tenais Manon sous le bras ; Catherine marchait quelques pas derrière nous, et nous parlions de manière à ce qu'elle ne pût nous entendre. De temps en temps, cependant, nous l'admettions dans notre conversation, afin qu'elle ne soupçonnât rien d'une part, et de l'autre pour lui témoigner des égards, dont la bonne fille était vraiment digne.
C'est dans cette conférence en route que je demandai à Manon depuis quand elle croyait être dans l'état qu'elle m'avait avoué : elle remonta à l'époque même de notre première entrevue.
Continuant mes questions, je m'informai de ce qui l'avait avertie de sa situation.
Elle rougit d'une force incroyable et me dit que je devais bien savoir à quoi elle avait pu connaître ce qu'elle s'obstinait à appeler son malheur.
Je lui jurai que je l'ignorais absolument, et rien n'était plus vrai : mes grandes connaissances n'allaient pas jusque-là.
Elle fut donc obligée de m'apprendre les secrets périodiques du beau sexe et ce fut alors que se compléta mon instruction dans une matière où il était décent qu'à mon âge, et tout près d'être père, je n'ignorasse absolument rien. Elle me com-
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muniqua l'embarras dans lequel elle s'était trouvée lors de l'absence imprévue et subite de ce signe indispensable de nubilité, qu'elle n'avait vu disparaître que parce qu'elle était trop nubile. Elle me fit trembler en me parlant de l'inspection sévère que sa mère faisait, aux époques connues, des vêtements, des linceuls, etc.
Elle ajouta que, par le plus grand bonheur, elle couchait avec Fanchonnette, sa sœur aînée et sa meilleure amie, qui était, comme elle, en apprentissage chez mon père ; qu'elle lui avait communiqué son embarras ; que cette bonne sœur, qui était soumise aux mêmes épreuves à peu près dans le même temps, l'avait tirée de peine, relativement à l'inquisition maternelle, en portant son vêtement de corps les nuits, et changeant alternativement de place dans le lit qu'elles occupaient toutes deux, et que, grâce à ce sage expédient, rien n'avait encore transpiré.
Un premier événement de cette nature ne se manifeste pas si promptement, et nous pouvions encore être quelques semaines tranquilles ; mais il n'en fallait pas moins penser à prévenir, par quelque moyen prudent, une explosion dont l'effet serait terrible.
Tout près d'arriver au collège, nous scellâmes nos adieux par les plus doux baisers et les plus tendres serments de nous aimer plus que jamais; et nous eûmes bien de la peine à cacher nos larmes à la bonne Catherine, qui n'attribua les miennes qu'au chagrin que ne manquait jamais de me causer la porte du collège.
Quant à celles de Manon, elles eurent pour cause toute naturelle le penchant qui porte un enfant à pleurer quand il en voit pleurer un autre.
La chère gouvernante nous consola; et après avoir encore embrassé Manon et lui avoir répété trente fois à samedi, je rentrai au collège à l'heure juste du souper, m'étant arrangé pour cela, par la raison que je ne me souciais pas de me remettre à l'étude pour terminer une journée passée comme je viens de le décrire.
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Il s'agit pourtant de se tirer d'affaire avec la pauvre Manon. Senneval conseille à Desforges d'avoir recours à son père, qui proposera une indemnité convenable à la mère de la jeune fille, une dot suffisante permettant de la caser avantageusement. Mais Manon ne veut pas de celle solution humiliante. Alors on tente de la placer chez une tante de Desforges, qui faisait un gros commerce de miroiterie et de fleurs artificielles pour dessert. La tante accepte, mais le projet ne fut pas exécuté.
Sur ces entrefaites, la bouillante Sophie fait des siennes: amoureuse du danger, romanesque et vicieuse, elle veut jouir de son amant dans la propre maison du père Desforges. Voici comment elle s'y prend: Ma mère, à laquelle il fallait, comme de raison, un appartement complet, occupait tout le premier sur le devant. La chambre d'ami, sur le même carré, devait être celle de Catherine et de Manon ; mais outre que le lit était trop petit .pour deux, ma sœur, dont j'ai dit que la chambre, au second sur le devant, était enclavée dans l'appartement de mon père, se récrie et supplie ma mère de vouloir bien permettre que Catherine couche avec Manon dans le lit de mon père, qui était plus grand, parce qu'elle mourrait de peur si on la laissait toute seule dans ce grand local.
Ma mère, qui, la nuit, pouvait avoir besoin de Catherine, insistait pour la chambre sur son carré : elle avait une sonnette qui y donnait. Comment faire?
Ma sœur, maligne comme. comme elle-même, se met à dire, avec une naïveté qui aurait trompé la ruse elle-même : — Eh mais ! il n'y a rien de si simple, si maman y consent.
— Qu'est-ce que c'est ? dit ma mère.
— Manon couchera dans le lit de papa, moi dans le mien ; les chambres se touchent ; nous nous enfermerons, et nous n'aurons peur ni l'une ni l'autre, étant si voisines.
J'étais à mille lieues de soupçonner ce qu'il pouvait y avoir de mystérieux dans cet arrangement. Je l'approuve de toutes mes forces, par la seule raison qu'il me paraît convenable. Ma mère finit par n'y rien trouver à redire.
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On fait encore un tour de jardin à la fraîche, et l'on pense, vers les dix heures, à s'aller mettre au lit.
Je reconduis ma mère, ma sœur, Manon ; j'embrasse tout le monde; et avant de me retirer, je vais visiter ma danoise, qui était en liberté, et à laquelle je dis en riant de bien prendre garde aux voleurs.
Tout le monde est couché et endormi ; du moins la chose est probable. Quant à moi, après avoir un peu boudé contre mon étoile, qui ne m'avait pas permis de trouver un seul instant dans la journée pour souhaiter la fête à Manon, après avoir un peu murmuré contre l'éloignement des lits, je m'assoupis, et bientôt je dors de tout mon pouvoir.
Je ne peux pas bien dire au juste combien dura ce premier sommeil; tout ce que je sais, c'est que j'en fus tiré par une voix douce qui me dit tout bas : — Dors-tu, mon frère?
Je m'éveille en sursaut et m'écrie assez haut : — Qui va là ?
Ma sœur — car c'était elle — me ferme la bouche avec un baiser et me dit : — Ne fais pas de bruit : tandis que tu dors, je veille pour tes intérêts. Va vite trouver Manon, qui t'attend avec impatience.
Moi, je vais me coucher dans ton lit ; et demain, avant le jour, j'irai reprendre le mien.
— Comment! lui dis-je tout étonné, Manon m'attend.
— Oui; j'ai deviné vos petits secrets; j'ai tant fait que la chère enfant m'a tout avoué. Je me suis mise à votre place, mes pauvres amis ; hélas ! les occasions d'être heureux sont si rares! Je lui ai dit que j'allais t'envoyer sans bruit auprès d'elle.
D'abord elle a voulu m'opposer quelque résistance ; enfin je suis venue à bout de la persuader, et la bonne petite amie t'attend. Va vite, va, et remercie ta sœur : tu vois qu'un service ne perd jamais sa récompense.
A ces mots, elle me baise encore et me presse de passer dans son appartement.
Je m'y détermine, fort content d'une part, mais assez fàché de l'autre que Manon eût confié notre intelligence à ma sœur,
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de la discrétion de laquelle il m'était encore très permis de douter.
Cependant je me rassure en pensant que si elle avait notre secret, j'avais aussi le sien, et je me glisse bien doucement dans la chambre où je croyais trouver Manon éveillée.
J'en referme la porte sans bruit et m'approche en tâtonnant du lit de mon père, vers lequel me dirigeait la respiration forte et élevée de quelqu'un qui dort profondément.
Je soulève la couverture et me place avec bien de la précaution près de mon innocente amie, que, malgré tous mes soins, je tire de son sommeil et qui dit d'une voix étouffée par la frayeur : — Mon Dieu ! qui est-ce qui est donc là ?
— C'est ton ami, ma belle, c'est moi ; ne crains rien.
— Ah ciel! c'est vous, méchant? Oh! quelle peur j'ai eue!
Eh ! comment avez-vous donc fait ? Si mademoiselle votre sœur vient à vous entendre?
— Ma sœur, dis-tu ? Eh ! ma sœur est dans mon lit ; c'est elle qui m'envoie ; elle m'a dit que tu lui avais confié nos secrets et que tu m'attendais avec impatience.
— Ah ! grand Dieu ! nous sommes perdus ! Il n'y a pas un mot de vrai ; nous sommes perdus ! Allez-vous-en bien vite : si elle allait réveiller quelqu'un de la maison et nous faire surprendre ensemble !
— Oh! de ce côté-là, sois tranquille; j'ai de fortes raisons pour être sûr qu'elle n'en fera rien. Quoi, vraiment, tu ne lui as donc rien dit ?
— Absolument rien. Elle m'a fait coucher la première dans le grand lit de monsieur votre père. Quand j'y ai été, elle est venue en riant m'embrasser; elle a passé ses mains sous la couverture, et m'a parcourue depuis la tête jusqu'aux pieds avec beaucoup d'amitié, - et j'imitais ma sœur. — Finissez donc. Ensuite elle a dit : cc Comme elle est gentille, cette petite Manon ! que j'aimerais bien une jolie sœur comme cela? »
Après quoi elle m'a souhaité une bonne nuit et s'est retirée dans sa chambre.Pour moi, je n'ai pas tardé à m'endormir, et j'étais dans le
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fort de mon premier somme quand je vous ai senti vous glisser auprès de moi. Oh ! allez-vous-en ; je vous en prie, allezvous-en.
— Je m'en garderai bien, cher amour. As-tu oublié que je ne t'ai pas souhaité ta fête ?
— Oh! laissez-moi, laissez-moi; je meurs de peur.
— Je te répète que tu peux être tranquille. Ma sœur est trop occupée de ses propres affaires, pour penser à déranger les nôtres : sois-en bien certaine.
— Bien vrai?. Ah! mon ami! mon bon ami! c'est que.
si. on venait à savoir. vous sentez bien. Ah! mon ami !.
dites-moi bien. que nous. n'avons rien à craindre. Je. je.
tremble. Dieu! Dieu!. Oh! oh! non. non. ne nous séparons. jamais. jamais.
Et un grand silence entrecoupé des plus brûlants soupirs.
Il est certain qu'en ce moment nous ne prenions guère le chemin de nous séparer et quiconque l'eût essayé aurait eu forte affaire.
Grand Dieu ! quand j'y pense ! quelle source intarissable de voluptés la nature complaisante avait daigné mettre en nous !
Quel âge fortuné ! comme les jouissances de l'âme et des sens se succèdent, s'appellent, s'entrelacent, et se renouvellent l'une par l'autre! Qu'elle est délicieuse la conversation qui suit le silence de l'amour heureux ! Qu'il est céleste le silence qui remplace l'entretien de deux cœurs qui palpitent l'un contre l'autre !
Minuit sonne à Popincourt : nous allions prendre un moment de repos devenu nécessaire, quand tout à coup j'entends ma danoise aboyer de toutes ses forces. J'écoute un instant.
J'avoue franchement que je ne me souciais guère de descendre m'informer de ce qu'elle pouvait avoir. La chienne aboie encore un peu, ensuite elle se tait. Je n'entendais aucun bruit dans la maison, si ce n'est que, selon ce que je présume, ma sœur ouvrit la porte de ma chambre, où l'on sait qu'elle était, et ne tarda pas à la refermer. Tout devint calme dans la maison ; je le devins moi-même; et, pour me rassurer entièrement, Manon me fit souvenir que, le soir, la jardinière avait dit de ne pas s'effrayer si on entendait Stoupille aboyer ; que, restant dans.
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la maison toute la nuit, parce qu'elle n'avait que sa petite cour et la serre de libre, elle aboyait lorsque quelqu'un passait dans la rue et ne se taisait que quand les passants étaient loin. Si je m'étais rappelé cet avis plus tôt, cela m'aurait sauvé un assez pénible moment d'inquiétude. Enfin, bien tranquilles désormais, Manon et moi, sur le train que pouvait faire notre sentinelle, nous causâmes encore un instant du plaisir que nous aurions quand elle serait installée chez ma tante, et petit à petit nous nous endormîmes bien paisiblement dans les bras l'un de l'autre et dans une position facile à imaginer.
Rien ne troubla le reste de cette délicieuse nuit, qui ne fut interrompue qu'une ou deux fois par des songes assez semblables à la réalité. Il fallut que ma sœur frappât un peu fort pour me réveiller à l'heure convenue. Je m'arrachai avec bien du regret d'auprès de ma chère petite épouse. Ma sœur rentra dans sa chambre, moi dans la mienne, et l'ordre fut entièrement rétabli.
Quand je fus seul, je me mis à réfléchir sur le mensonge de ma sœur, qui devait avoir une cause, ainsi que sa démarche : je ne devinai rien. L'heure n'était pas venue où je devais apprendre de grandes choses; mais elle n'était pas loin. Au reste, comme ma sœur savait toute mon intrigue avec Manon sans que nous lui eussions rien dit ni l'un ni l'autre, je me décidai à lui confier franchement tout et à lui faire promettre la plus entière discrétion.
Ce sage parti pris, je me sentis un tel besoin de repos que je me rendormis profondément.
Il y avait longtemps que tout le monde était debout dans la maison, et mon sommeil durait toujours. Il n'aurait pas cessé, je crois, de sitôt, sans une visite à laquelle je m'attendais bien peu et qui me causa la plus grande joie. C'était celle de Senneval qui, entr'ouvrant brusquement mes rideaux, me cria de toute sa force : — Holà! ho, l'ami! est-ce aujourd'hui qu'on se lève, oui ou non ?
— Ah, te voilà, mon ami ! bégayai-je en bâillant et en me frottant les yeux ; par quel hasard ?
— Ce n'est parbleu pas un hasard, c'est bien un fait exprès.
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— Eh ! mais, quelle heure est-il donc ?
— Onze heures dans la minute seulement.
— Ah, bon Dieu ! comment a-t-on pu me laisser dormir comme cela?
— Allons, allons, lève-toi, habille-toi, et dépêchons-nous, j'ai besoin de toi.
- Ah ! parle, mon ami, me voilà prêt.
- Je descends et je t'attends.
Il sortit : ma toilette fut bientôt faite, et je ne tardai pas à le suivre. Je trouvai tout le monde dans la salle à manger ; tout le monde, excepté Manon, et mon cœur se serra.
* C'est quelque chose de bien déraisonnable que le cœur d'un amant, et d'un amant de mon âge. Je n'eus pas l'esprit de me dire qu'il fallait bien que la pauvre enfant retournât à sa besogne de bonne heure; que ce jour-là était samedi, jour du paiement de la semaine ; enfin qu'elle avait sûrement été fâchée autant que moi de partir sans me dire adieu, etc. Non. J'eus un moment de tristesse, qui allait devenir visible sans ma sœur qui, s'en apercevant et devinant la cause, me dit : — Tu es bien poli, mon frère, de ne pas seulement t'informer de cette pauvre petite Manon, qui, après s'être donné tant de peine hier, a été obligée de s'en aller ce matin à sept heures.
Je l'ai remerciée pour tout le monde ; je l'ai embrassée pour maman qui reposait et pour toi qui aurais dû être levé le premier et l'accompagner un bout de chemin. Elle m'a rendu mes baisers : voilà ma commission faite, dit-elle en nous embrassant ma mère et moi.
Elle me prit la main qu'elle serra. J'entendis à merveille : mon cœur se dilata, et la gaieté me revint.
— Maintenant, dit Senneval, que de ma vie je n'avais vu si rayonnant, qu'il me soit permis de faire aussi ma commission, car j'en ai une très importante.
Mesdames, je suis député par mon père, qui est pénétré de reconnaissance ainsi que moi, pour vous inviter à venir demain passer la journée à sa maison de Belleville, non loin d'ici, comme vous pouvez le voir de votre terrasse.
Ce n'est pas pour s'acquitter brusquement de la dette contractée si agréablement hier : c'est que demain est le jour choisi
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pour célébrer, en grand, la fête de ma mère, fête qui n'en serait pas une si nous étions privés de vous avoir.
Ma mère répondit comme elle le devait à cette politesse et s'excusa sur l'ignorance des projets de mon père pour le lendemain.
— Il est à Paris, ajouta-t-elle ; il faut que mon fils aille le prévenir, et s'il consent, je suis prête.
— J'ai pris exprès une des voitures, dit Senneval ; nous all-ens à Paris, Desforges et moi ; nous espérons pouvoir vous rapporter un consentement formel dans deux heures au plus tard.
Voilà qui est arrangé. Je mange un morceau à la hâte, et nous partons.
Je ne concevais rien à la joie incroyable de Senneval. Sans être triste, il était naturellement un peu sérieux, et la situation d'esprit dans laquelle je le trouvais devait avoir une cause qui m'était inconnue : elle ne me le fut pas longtemps.
— Comment as-tu passé la nuit ? me dit-il en souriant.
Je rougis ; il s'en aperçoit, et continue : — Si tu as à rougir de cette nuit-là, mon ami, rougissons donc tous deux; car.
Je n'avais pas besoin d'en entendre davantage.
— Quoi, Senneval ?
— Oui, mon cher Desforges, oui, mon frère; je puis à présent te donner ce doux nom. Oh ! l'adorable Sophie ! Elle voulait te laisser ignorer mon bonheur; je lui ai représenté que cela était injuste et même impolitique, vu les services que tu nous avais rendus et ceux que tu pouvais nous rendre encore.
Un des plus grands vices de ma sœur, c'était l'ingratitude
qu'on me pardonne cette réflexion amère que son procédé m'arrache.
— Quoi ! ma sœur m'a envoyé avec Manon.
— Pour être seule avec moi.
— Quoi ! tu es revenu ?
— A minuit.
— Quand la chienne a aboyé ?
— C'était après moi.
— Comment l'as-tu fait taire ?
— Elle s'est tue quand elle n'a plus entendu de bruit.
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— Et ma sœur?
— Et ta sœur m'attendait et m'a reçu avec un transport bien partagé, je t'assure.
— Oh ! je ne suis pas en peine de cela. Quelle adresse et quelle hardiesse ! Mais comment t'es-tu dérobé de chez toi ?
— J'ai fait semblant d'avoir besoin de repos ; je l'ai dit à mon père, qui m'a permis de me retirer. Tout le monde était occupé à la petite fête. J'ai un passe-partout, avec lequel je suis sorti et rentré sans être vu de personne. Pour le chemin, tu sais qu'il n'est pas long- ; de Belleville ici, il n'y a qu'un pas.
— Et pour t'introduire ici?
— Ta sœur m'avait donné la double clef de la petite porte du jardin : elle l'avait demandée à ton père, en cas de besoin pendant son absence, et elle l'avait obtenue sans peine : comment se serait-il douté ?
— Oh ! bien difficile, pour ne pas dire impossible. Je n'en reviens pas, en honneur ; comme tout cela est préparé, conduit !
— Est-ce que cela te fâche ?
— Du tout, — je mentais, — seulement je suis un peu piqué du secret que ma sœur me voulait faire : je croyais avoir quelques droits à sa confiance.
- Oh ! maintenant tu l'as tout entière.
Ici nous arrivâmes à la maison. Senneval expose sa commission ; mon père accepte, veut nous retenir à dîner ; nous alléguons notre promesse de revenir sur-le-champ près de ma mère ; il nous laisse aller. Nous retournons à la Haute-Borne ; nous dînons; ensuite nous reconduisons Senneval, ma sœur et moi. La voiture nous ramène.
Le lendemain arrive ; on vient nous chercher : c'est Senneval lui-même.
Un repas superbe nous attend avec la meilleure compagnie.
Nous recevons de tous le plus obligeant accueil. On dîne, puis on joue, on se promène; puis l'heure de se retirer venue, on se sépare, non sans quelques projets clandestins.
C'était lundi, c'est-à-dire, le lendemain, le jour solennel de la distribution des prix. Les deux familles se rendent au collège chacune de leur côté. L'assemblée était considérable. La cérémonie commence par les fanfares : l'exercice est intéres-
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sant et se termine par la distribution, dans laquelle Senneval obtient un prix et moi deux. Grande joie de nos parents, qui nous emmènent.
Nous voilà dès ce moment en grandes vacances. Comment vont-elles se passer? Je doute que tous les instants en soient heureux : c'est ce que la suite nous apprendra.
L'imprudence des amants fut de tous temps la cause de leurs malheurs : Senneval et ma sœur ne tardèrent pas à l'éprouver. J'ai déjà dit et démontré que celle-ci ne doutait de rien et que des plaisirs faciles n'avaient aucun attrait pour elle.
Comme elle ne vivait, pour ainsi dire, que d'imagination, il fallait des aliments à cette faculté dévorante qui, chez elle, absorbait les autres. Qu'aurait-elle fait d'une liaison paisible, qui aurait ressemblé ignoblement à toutes les intrigues ordinaires ; d'un bonheur sans mélange de nuances romanesques, sans aventures bizarres, inventées, conduites et dénouées par elle? La singularité, tel était son élément : les plus fâcheuses disgrâces, telles en furent les suites.
Ce n'était pas assez d'avoir trouvé le secret d'introduire Senneval dans sa chambre, environnée de surveillants, dont une profonde sécurité et le peu d'apparence de manœuvres inquiétantes avaient endormi la vigilance. C'était peu pour Sophie d'avoir joui impunément de ses amours sous les yeux de sa mère ; il fallait encore que la maison de son amant fût témoin de ses folies amoureuses; il fallait que le père lui-même la conduisît jusqu'au lit de son fils : c'est ce qu'elle projeta, c'est ce qu'elle exécuta.
Je crois avoir dit plus haut qu'il existait entre elle et moi une ressemblance presque parfaite : elle se manifestait dans les traits, dans la taille, dans les manières et jusque dans le son de la voix. Ce fut sur cette parité complète qu'elle établit ses moyens de succès.
Il est bon, avant d'entamer le récit de cette bizarre aventure, de donner, en peu de mots, l'idée de l'ordre habituel qui régnait alors dans la maison de campagne de mon père.
Nous y étions à demeure, ma mère, ma sœur, Catherine et moi. Mon père, occupé toute la semaine des affaires de son
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commerce, y venait souvent coucher les samedis, y passait la journée entière du dimanche avec les bons amis, et s'en retournait le lundi matin de bonne heure.
Sophie, dont la chambre, comme je l'ai expliqué, était enclavée dans la sienne, n'avait plus peur en son absence.
Elle s'était aguerrie au point de se moquer la première de son ancienne imbécillité et poussait le courage jusqu'à se promener seule dans le jardin très avant dans la nuit. La rusée intrigante avait, par ce moyen, acquis une liberté dont personne n'avait le moindre soupçon qu'elle fût capable d'abuser.
Quoique sa mère ne fût pas très rassurée sur son compte, encore fallait-il quelques prétextes vraisemblables à sa méfiance; et puis pourquoi ne pas avouer tout d'un coup et de bonne foi que sa mère, à qui j'en demande très bien sincèrement pardon, n'avait jamais eu pour sa fille un grand fonds de tendresse ?
Pourquoi ce palliatif encore, et quelle raison m'empêcherait de dire la vérité ?
Semblable à bien d'autres mères, que je suis loin d'excuser, la nôtre, non seulement n'aimait point sa fille, mais son cœur nourrissait pour elle une secrète aversion, dont la cause, sans doute, était dans l'espèce de rivalité qui, de jour en jour, s'établissait entre elles à son désavantage.
Ma mère avançait dans sa carrière : ma sœur entrait dans la sienne. Ma mère n'avait jamais été très bien, quoique aimable; ma sœur était fort jolie et devenait une compagne dangereuse pour une femme dévorée du désir de plaire ; et c'eût été un bonheur pour elle de s'en voir délivrée sans qu'il parût qu'il y eût de sa faute.
Patience, chère maman, Sophie va bientôt vous procurer ce bonheur, et ce ne sera assurément pas vous qu'il faudra en .accuser. Il résulte de cet éloignement de ma mère pour ma sœur que l'une avait une insouciance dont l'autre profitait.
Sûre que Sophie ne sortait pas de la maison, Mme Desforges .s'embarrassait fort peu de ce qu'elle y faisait le jour et moins encore la nuit, où tout semblait motiver sa sécurité. Ajoutez à cela que ma mère n'était point une femme à croupir dans une maison de campagne, et à y périr d'ennui du matin jusqu'au
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soir, entourée d'un jardinier qu'elle ne voyait pas, d'une jardinière qu'elle n'aimait pas, pour raisons ; d'une fille plus embarrassante, plus incommode qu'agréable, et de toute la société bruyante et sale de la basse-cour.
Ce n'était point là le train de vie qui lui convenait. En conséquence, comme elle avait infiniment de connaissances et d'amis à Paris, qui tous étaient enchantés de la voir, elle partait tous les jours, quelquefois à pied, quelquefois en cabriolet, quelquefois avec Catherine, quelquefois seule : elle allait dîner tantôt dans une maison, tantôt dans une autre; revenait vers le soir, nous tenait un moment compagnie, allait se reposer, et recommençait le lendemain.
Une pareille surveillance n'était pas bien gênante pour ma sœur : elle ne tarda pas à mettre cette espèce d'abandon à profit.
Tandis que je passais mes jours à la campagne de la HauteBorne, Senneval passait les siens à celle de Belleville. Nous nous visitions réciproquement. Nos confidences s'étaient considérablement refroidies ; nous n'avions plus rien de neuf à nous apprendre; mais notre amitié était toujours la même. De temps en temps j'entendais la chienne aboyer un peu les nuits; mais j'étais au fait et je me rendormais, assez mécontent néanmoins d'une conduite qu'il n'était plus en mon pouvoir d'empêcher, et à laquelle je me reprochais tout bas d'avoir donné lieu.
- Dix ou douze jours s'étaient écoulés sans que rien ne troublât le calme de nos vacances, lorsqu'un matin, ma mère, impatiente de ne pas voir descendre ma sœur pour déjeuner à l'ordinaire, envoie Catherine la chercher dans sa chambre, qu'elle trouve fermée. Elle frappe plusieurs fois, elle appelle : point de réponse. Elle redescend, toute effarée, dire à ma mère que la porte de mademoiselle est fermée et que personne ne répond. Grande alarme.
Nous montons tous, les uns après les autres, pour constater le fait. Quel est le fait? Est-elle absente? Est-elle morte subitement la nuit? Il n'y a que cette alternative. Un serrurier seul peut détruire cette incertitude.On court en chercher un dans le voisinage, où par bonheur
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il n'en manque pas. Il arrive; un rossignol nous ouvre le passage. On entre, on visite dans les lits, sous les lits, partout ; point de Sophie. On fait de chambre en chambre la plus exacte recherche. Tout est ouvert, tout est interrogé ; on s'informe dans le voisinage ; on regarde dans les puits, dans les endroits les plus secrets. Point de Sophie. Qu'est-elle devenue?
Je tremblais et n'osais rien dire ; un terrible pressentiment m'agitait; et celui-là ne m'annonçait que trop la funeste vérité.
On se consulte pour savoir si l'on doit envoyer à Paris instruire mon père de cet accident. Après une assez longue discussion, l'on convient d'attendre jusqu'au soir. Peut-être reviendra-t-elle; sinon il sera bien assez temps le lendemain matin d'aller enfoncer le poignard dans le cœur paternel.
Ma mère, qui avait un dîner indispensable à Paris, calcule que sa présence, dans tous les cas, est inutile à la campagne.
De deux choses l'une : ou Sophie reviendra, ou elle ne reviendra pas. Si elle ne revient pas, elle aura perdu son temps à s'ennuyer de l'attendre. Si elle revient, on la verra au retour de Paris ce soir. Le dilemme était clair, il répondait à tout ; et maman part, en nous recommandant une grande discrétion sur une chose que savait déjà tout le canton.
J'étais pour mon compte dans une affreuse perplexité. Je me doutais de quelque coup hardi de ma sœur, et, profitant de l'absence de ma mère, je monte à ma chambre pour m'habiller, avec le projet de m'esquiver et de me rendre chez Senneval, où m'entraînaient tous mes soupçons.
Que devins-je, grand Dieu! en ouvrant ma commode et en voyant qu'il me manquait un habit complet ! Je vais à la planche où étaient mes souliers : une paire de moins. Il ne m'en fallut pas davantage pour tout deviner et me mettre au désespoir. Cet habit était neuf : c'était celui avec lequel j'avais été à Belleville le jour de la fête de Mme de Senneval. J'entrevis et le projet et l'exécution, et je restai anéanti sous le coup.
Revenu un peu à moi-même, je sentis bien toute la grandeur du mal, mais je n'aperçus pas le moindre remède. Que dis-je ?
hélas ! je ne fus frappé que de la part que j'allais avoir à tout eela. Je me vis compromis, convaincu de complicité, et la rai-
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son pensa m'abandonner, au point que je me livrai un instant à l'idée de fuir de mon côté, sans attendre une explication dangereuse. Je ne conservai pas longtemps cette idée extravagante, qui, mise à exécution, n'aurait fait que doubler le mal et m'accuser davantage.
Que faire cependant? Que devenir? A mon projet d'évasion succéda celui de me rendre chez Senneval, comme j'y avais pensé d'abord ; mais je réfléchis que venir chercher ma sœur justement dans l'endroit où elle était, c'était dire hautement que j'étais dans sa confidence, et certes il n'y avait rien de plus faux. Enfin je m'en tins au parti le plus sage, celui de ne rien dire. Je passai une journée horrible, et l'on n'aura pas de peine à me croire.
Ma mère revint, à dessein sans doute, beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire; fort excusable en cela : il est toujours temps d'apprendre une mauvaise nouvelle et très naturel d'en reculer le moment le plus que l'on peut.
A peine était-elle dans son appartement, occupée à changer de toilette, qu'un carrosse s'arrête à la porte. Il était presque nuit. On frappe.
Une voix, que je crois reconnaître, demande si madame est à la maison, et, dans ce cas, si elle est visible. Sur l'affirmative, la personne descend avec une autre et demande à parler seule à ma mère, qui répond qu'on se donne la peine de monter.
Les deux étrangers s'avancent : j'étais sur le perron. L'un d'eux me reconnaît et me dit à haute voix : — Venez, venez, monsieur, vous ne serez pas de trop.
Mon sang se glaça dans mes veines. C'était M. de Senneval père, qui ramenait Mlle Sophie, habillée en homme.
Il entre chez ma mère, qu'il invite à faire retirer tout le monde. L'ordre est donné et nous restons tous les quatre dans un silence qui ne fut pas de longue durée. M. de Senneval le rompit en ces termes : — Voici, madame, une brebis égarée que je vous ramène et dont le bercail a besoin d'être à l'avenir un peu mieux barricadé.
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- Quoi! mademoiselle!. dit ma mère stupéfaite; et elle se tut.
— Madame, continua M. de Senneval, j'ai une étrange aventure à vous raconter; elle veut des détails : je vous supplie de vouloir bien les écouter sans m'interrompre.
Un signe de tête de ma mère promet son silence. On n'avait pas besoin de l'exiger de moi : j'étais plus mort que vif.
— Vous saurez, madame, que, contre ma coutume, hier il me prit envie de venir coucher à la campagne de Belleville, où j'ai eu l'avantage de vous recevoir et qu'habite monsieur mon fils pendant ses vacances.
J'arrive assez tard. Mon fils n'avait pas encore soupé. Nous nous mettons à table tête à tête et nous causons comme amis, suivant l'usage. Je ne voyais rien dans Senneval qui annonçât la moindre altération : il me paraissait et était réellement dans son assiette ordinaire, quand tout à coup nous entendons frapper.
Il pouvait être dix heures et demie approchant. On ouvre, et l'on vient nous annoncer l'ami de Senneval, M. Desforges fils.
« Qu'il soit le bienvenu, qu'il entre ! » Je vois paraître un fort joli cavalier que je reconnais. Moi, dans la bonne foi, vous sentez bien que je ne vais pas penser. J'ai vu, ou pour mieux dire, entrevu ces enfants deux ou trois fois à la passade. Et puis, qui diable va s'imaginer ?.
— Approchez donc, jeune homme, me dit-il en s'interrompant. Mais c'est que c'est étonnant comme ils se ressemblent : on jurerait en honneur. Ah! en y regardant de près pourtant, il y a bien quelques petites différences; mais au fait j'y ai été pris, et bien d'autres auraient été dupes comme moi.
Pour revenir donc, nous embrassons le nouveau venu.
« — Qui vous amène si tard ? »
« — Il vient de se former, dit l'espiègle (dit mademoiselle) sans se déferrer, une petite partie pour demain. Ma mère arrive presque à l'instant de Paris et compte avoir demain notre bon maître Lagrange à dîner. Nous avons tous pensé que cela ferait grand plaisir à Senneval d'être de la fête. Convenu que je partirai demain pour le prévenir.
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« Mais, ai-je dit, demain il ne sera peut-être plus temps : pourquoi pas ce soir? Il fait une soirée superbe; j'arriverai de bonne heure encore. On voudra bien me donner un lit chez M. de Senneval, et demain, son fils et moi nous reviendrons ensemble.
« Encore quelques difficultés de la part de ma mère : la nuit, les chemins, les voleurs.
« Je suis brave, je n'ai pas peur ; il n'y a qu'un pas ; il n'est pas tard.
« Ma bonne maman me gâte un peu ; elle a vu que cela me faisait tant de plaisir qu'enfin elle a consenti, et me voilà avec un petit billet d'elle tracé à la hâte. »
On me donne le billet que voici.
Ma mère lit, mais dit avant : — C'est mon écriture.
« Mon étourdi d'enfant gâté veut absolument, monsieur, « aller vous importuner ce soir : voudrez-vous bien, pour cette « nuit, lui accorder l'hospitalité ? Je suis, etc. »
— Vous concevez bien, madame, continue M. de Senneval, qu'il faudrait être Dieu, ou le contraire, pour ne pas tomber dans un piège aussi adroitement tendu.
— Quel monstre!. murmurait ma mère, en lançant sur ma sœur des regards qui échappent à l'expression, et que je ne saurais peindre.
— Nous achevons tous trois de souper, car' mademoiselle voulut bien se rafraîchir. Ensuite, moi, qui étais à mille lieues de la trame, je dis bonnement à Senneval qu'il n'y a qu'à faire arranger la chambre à deux lits, qu'ils jaseront ensemble pour s'endormir, et que le lendemain l'un réveillera l'autre.
Mademoiselle rejette cette idée, prétend qu'elle est fatiguée, qu'on passera la nuit à causer, qu'on ne dormira pas, et qu'au jour on ne pourra pas se tirer du lit ; mais qu'il y a peut-être une chambre à côté de celle de mon fils, et que pour celle-là elle l'accepterait volontiers.
Justement il y en a une. L'arrangement est adopté; les chambres se préparent ; nous faisons tous trois un tour de promenade. Je conduis mademoiselle dans sa chambre, mon
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fils dans la sienne ; je les embrasse en les quittant ; je leur souhaite une bonne nuit, et je vais me coucher.
Mille pardons, madame ; l'histoire est un peu longue, mais ce n'est pas ma faute : il n'y a pas ici un détail dont vous ne deviez être instruite. Je poursuis.
Nous sommes, comme vous savez, dans la belle saison. Mon bonheur est, quand je suis à la campagne, de me lever de bon matin et d'aller dans le jardin jouir des approches de l'aurore et du réveil de la nature. Je cède aujourd'hui à ce doux penchant ; mais il me vient à l'idée de partager ma jouissance avec nos jeunes gens. Pour cet effet, je passe à la chambre de mons. de mademoiselle. Je frappe : on ne répond point.
La clef était à la porte, soit par oubli, soit par raffinement.
J'entre : personne. Mon jeune homme m'a prévenu ; il est au jardin avant moi : voilà ma première pensée. Éveillons mon fils.
Point de clef à la porte. Je frappe : mot. J'insiste : — Ouvrez donc, monsieur.
— Tout à l'heure, mon père.
On me fait attendre : je presse, je prends le ton convenable pour me faire obéir. Monsieur mon fils m'apparaît dans un embarras impossible à cacher.
— Qu'est-ce que cela signifie ? Vous n'êtes pas seul.
Je cherche, et je trouve enfin mademoiselle dans un cabinet que je me fais ouvrir de force et où elle ne put entièrement me dérober la connaissance de son sexe.
Tout autre à ma place aurait fait grand bruit : rien n'eût été plus maladroit. Je l'invite d'abord à passer dans sa chambre, où elle avait laissé la majeure partie de ses vêtements ; ensuite j'ai cru plus prudent d'aller les chercher et de les lui apporter moi-même. Cela fait, j'ai appelé les deux complices, j'ai commencé un assez long interrogatoire, que je vous passe, et dont voici le résultat.
Mademoiselle s'avoue seule coupable dans cette affaire : elle proteste que mon fils ignorait absolument son projet.
— Et je le soutiens encore, dit froidement ma sœur.
— Mon fils voulait s'accuser lui-même pour innocenter sa belle.
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Superbe combat de g-énérosiié. Bref, voici le parti que j'ai pris, et pour lequel je compte sur votre approbation ; J'ai conduit mes deux imprudents à Paris, sans que mes gens se soient doutés de rien. J'ai remis mon fils auprès de sa mère ; j'ai enfermé mademoiselle dans mon appartement, où par mes soins elle n'a manqué de rien. Ensuite, à la chute du jour, j'ai cru devoir vous la ramener moi-même et la remettre entre les mains de sa mère, qui maintenant disposera d'elle comme bon lui semblera.
Mais je vous recommande, monsieur, — à mon tour, — qui n'a pas de honte de se prêter à de pareilles incartades.
— Moi, monsieur ? dis-je tout effrayé.
— Oui, vous. N'est-ce pas là votre habit ?
— Ma sœur peut dire.
— Je n'ai besoin de personne pour m'aider ni me conduire; monsieur, mon frère est innocent ; et vous n'auriez pas si beau jeu avec moi, si je l'avais cru. C'est assez d'une coupable : puisque aimer est un crime, c'est le mien, et j'en fais gloire, et je le commettrai sans remords jusqu'à mon dernier jour.
Votre fils n'a point trempé dans mon complot : il m'en eût détournée. Il est aimable votre fils, aimant même ; mais il manque d'énergie. Mon frère en a encore moins. Je renonce à jamais à de pareils associés.
Pour vous, madame, dit-elle à ma, mère, toujours avec le même flegme, voilà votre victime : vous l'attendiez avec impatience. Elle a hâté le moment du sacrifice. Je suis prête à tout, et je sais depuis longtemps ce qu'une mère telle que vous peut faire d'une fille telle que moi.
Ce qu'éprouva ma mère à ces terrassantes paroles, loin de pouvoir s'exprimer, ne peut pas même être conçu. M. de Senneval en fut tellement étourdi qu'il resta muet, les yeux fixes et la bouche béante; quant à moi, le néant s'était ouvert sous mes pas ; je n'étais plus à l'existence.
— Sortez, dit ma mère hors d'elle-même, et la jetant à la porte, qu'elle ouvrit en fureur : Catherine !
— Madame ?
— Montez vite.
— Me voilà.
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— Menez cette mégère dans sa chambre et enfermez-la à double tour.
— Madame, la serrure ce matin.
— Dans la vôtre, et qu'elle soit sévèrement surveillée.
Ma sœur, en sortant, me lança un regard où était écrit en toutes lettres : silence ou tremble.
On m'interrogea, comme elle l'avait prévu, mais sans rigueur, et avec le ton de la confiance. Je dis l'exacte vérité, parce que je ne pouvais, en la disant, compromettre que moi.
J'avouai donc que j'avais rendu des lettres, mais que j'avais vu ce qu'elles contenaient, que ce n'était que les expressions toutes naturelles d'un attachement vif et réciproque ; que du reste on ne m'avait mis dans la confidence d'aucun projet, et qu'on avait bien fait, parce qu'à coup sûr je ne me serais prêté à rien, ce qui était vrai ; que je les avais même avertis tous deux bien des fois d'être prudents, et que j'étais bien innocent de tout ce qui venait de se passer, puisque sans cet esclandre je l'ignorerais encore.
Mon air de candeur et de sincérité n'eut pas de peine à persuader mes juges de mon innocence. On me permit de me retirer, en me conseillant de ne me mêler jamais à l'avenir de semblables intrigues qui, comme je le voyais, finissaient toujours mal ; que d'ailleurs il y avait un vernis humiliant attaché à de semblables complaisances. On me pardonna, on m'embrassa même, et je sortis fort content d'en être quitte à si bon marché, mais tremblant pour ma sœur.
Ce n'était pas sans raison. La vengeance que l'on tira d'elle fut terrible : je ne la connus que longtemps après et j'en frémis encore.
Le lendemain ma mère se leva de bonne heure et partit avec ma sœur pour Paris, où elle resta deux jours, au bout desquels elle revint seule. Sophie avait disparu : mes parents.
seuls savaient ce qu'elle était devenue, et leur secret fut longtemps gardé. Je ne l'apprendrai à mes lecteurs que lorsque je serai arrivé à l'époque où je le sus moi-même : j'ai dans cet intervalle assez de choses qui me concernent à rapporter.
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CHAPITRE IV
LA DÉVOTE ET JULIETTE
La disparition de ma sœur, les absences continuelles de ma mère, le silence absolu de Senneval, dont j'ignorais même le sort depuis la fatale catastrophe qui coupa si brusquement le fil de ses naissantes amours ; la privation des visites de Manon, qui n'était point entrée chez ma tante ; tout cela réuni me rendait bien ennuyeux le séjour de la campagne.
Il est vrai que, quand elle était à la maison, ma mère était d'une joie qui ne se démentait point ; mais la cause même de cette joie, cause que je ne devinais que trop, me forçait à des réflexions tristes et chagrinantes. Il n'y avait donc guère que les dimanches, où l'affluence de la société, la gaieté des bons amis, la bonne chère, la belle humeur de mon père, venaient un peu faire trêve à ma mélancolie.
Un incident, auquel j'étais loin de m'attendre, vint à mon secours et me procura une distraction qui me rendit la campagne plus agréable, mais qui dura peu.
Un matin que j'étais monté dans les greniers, pour y chercher quelques petites planches dont j'avais besoin, je ne sais pourquoi, j'entends dans un grenier voisin des gémissements, des sanglots redoublés. Je distingue quelques paroles .telles que : « — Mon Dieu ! Mon Dieu ! que je suis donc malheureux !
Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! »
Et tout cela était entrecoupé de soupirs et de larmes qui paraissaient bien amères. La voix semblait celle d'un jeune ,garçon à peu près de mon âge.
La pitié que cet enfant demandait à Dieu s'empara sur-le-
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champ de moi. Je m'approchai de la porte de communication, qui était condamnée, mais à travers laquelle on pouvait s'entendre, et même se voir un peu par quelques trous.
J'aperçois, en effet, un jeune garçon assis à terre, tout en pleurs, mal vêtu et contrefait, dont la figure cependant était spirituelle et assez intéressante. Je frappe à la porte; je lui demande ce qu'il a.
Il me demande lui-même qui est-ce qui lui parle. Je le lui dis et je continue mes questions sur ce qu'il fait là.
Le pauvre petit a peur que je ne sois un espion et me le dit franchement.
Je le détrompe, en l'assurant qu'au contraire je voudrais pouvoir le consoler, si cela m'était possible.
Il me raconte alors qu'il est le fils de Mme De., femme du propriétaire qui nous louait et qui logeait au fond de la cour; que sa mère, qui l'avait eu d'un premier mari, n'avait jamais pu le souffrir; qu'elle l'avait tellement maltraité, dès son enfance, qu'il en était incommodé pour le reste de ses jours; et m'ayant demandé si je pouvais le voir par la serrure, sur réponse affirmative, il se leva.
Je vis alors qu'il était bossu, que ses cuisses et ses jambes étaient torses, enfin dans un état affreux. Ce spectacle me fit saigner le cœur. Je me mis à pleurer avec lui et voulus savoir ce qu'il avait fait à sa mère.
— Rien, me dit-il, que je sache. Elle ne saurait me voir et m'enferme tous les jours ici, au pain et à l'eau.
Je ne l'avais jamais entendu, parce que c'était la première fois que je montais au grenier.
— Laissez-moi faire, lui dis-je, et consolez-vous ; je vais aller trouver madame votre mère, et je lui demanderai votre grâce avec tant d'insistance qu'elle ne pourra me la refuser.
Il me remercie beaucoup et me dit que si je l'obtenais je serais plus heureux que son beau-père, homme sensible, qui avait de l'amitié pour lui et qui ignorait les trois quarts de ce qu'on lui faisait souffrir.
— Comment, lui dis-je, il ne sait pas qu'on vous enferme tous les jours ici, au pain et à l'eau?
— Non, il ne le sait pas tous les jours : on lui dit quelque-
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fois que je l'ai mérité; alors il prie pour moi; on fait semblant de lui céder, en m'accablant d'injures et de menaces; mais cela n'est que différé.
— Mais est-ce qu'il ne voit pas que vous n'êtes point à la maison ?
— Il n'y est presque jamais lui-même; il est, je crois, quelque chose dans le change, et ses affaires le retiennent presque continuellement à Paris.
— Allons, dis-je, ne perdons pas de temps. Soyez tranquille, mon petit ami ; je cours chez madame votre mère, et je ferai tant que je viendrai à bout de la fléchir.
Cela dit, je pars.
Je n'étais point effronté, pas même hardi; cependant ce pauvre enfant m'avait tellement ému que je m'armai de courage et me fis annoncer à madame, comme ayant quelque chose de pressé à lui communiquer. On me fit entrer. Madame était seule sur un sopha, et me reçut parfaitement bien.
Il faut, avant de rendre compte de notre conversation, que je dise un mot de cette mère que je venais essayer d'attendrir.
Mme De. était une femme d'environ trente-six à trente-huit ans, d'un blond fade, mais d'une blancheur éblouissante. Elle était de la taille ordinaire de son sexe et d'un embonpoint vraiment attrayant. Propre à l'excès et d'une recherche de dévote dans sa toilette : aussi était-elle dévote, avec tout le raffinement qu'on peut mettre à cette pieuse momerie.
Elle avait dans l'œil quelque chose de fixe et de si pénétrant qu'il était impossible d'en soutenir longtemps le regard. Sa figure n'était point mal au détail; mais l'ensemble offrait quelque chose de sévère, même de barbare, qui resserrait le cœur et inspirait un éloignement involontaire. Du reste, plus d'apprêts et de jargon que d'esprit, plus de grimaces pudiques que de véritable pudeur, et plus d'ostentation que de sincérité dans sa dévotion : voilà ce que j'ai pu voir par la suite.
Son logement était un vrai boudoir : je n'ai jamais vu rien de si élégant, de si adroitement distribué, de si précieusement meublé. En y entrant, on se sentait comme enveloppé dans une atmosphère suave : il n'y régnait jamais qu'un demi-jour voluptueux qui se trouvait artistement dirigé sur la chaise
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longue qu'elle ne quittait point, même pour saluer, — un léger coup de tête en faisait l'affaire; — et cette douce clarté donnait à sa peau, déjà très belle, un éclat dont il était fort difficile de ne pas être ébloui.
Aussi mes quatorze ans furent-ils électrisés par ce charmant aspect, et j'en oubliai presque le sujet qui m'amenait.
— Approchez, mon enfant, me dit-elle avec une voix de sirène.
Je m'approchai avec plus d'embarras et de timidité que je ne croyais. Je ne perdis cependant pas contenance, au contraire : un coup d'œil tout à fait encourageant me raffermit, et me voilà prêt à parler.
— Vous avez donc quelque chose à me communiquer, mon petit voisin ?
— Oui, madame, et de bien important.
— Voyons, bel enfant, de quoi s'agit-il?. Mettez-vous donc là.
Elle me faisait une petite place à côté d'elle sur la chaise longue. J'allai m'asseoir au bout contre ses pieds. Elle insista, et il fallut prendre place auprès d'elle, si je voulais être écouté.
J'allais commencer, lorsqu'il lui prend fantaisie de jouer avec mes cheveux que j'avais assez beaux.
— Quel âge avez-vous, mon ami?
— Quatorze ans dans quelques jours, madame.
- Ah ! ah ! vous êtes donc du mois de septembre ?
- Je suis né la nuit du 15 au 16.
— Cela est particulier : je suis du 18 du même mois.
- Madame, j'ai pris la liberté de venir vous interrompre.
- Vous ne m'interrompez pas, mon voisin. Je suis seule, absolument seule, et votre visite ne peut que me faire plaisir.
Vous dites donc que?
- Je dis, madame.
- Ah! petit fripon, voulez-vous bien mettre une épingle à votre jabot, — j'avais le col ouvert et je n'y pensais pas ; mais une dévote pense à tout. — Attendez que je vous attache l'épingle moi-même, — et je sens ses doigts potelés se promener doucement sur mon cou et sur ma poitrine, et le cœur me bat. — Que je suis étourdie! il a raison, le cher ami, de rester
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à son aise : il fait une chaleur assommante. Voyez un peu comme il est en sueur, ce pauvre enfant !
Et la dévote me passait pieusement la main sur le sein, en descendant jusqu'aux hanches, pour s'assurer des progrès de la chaleur.
J'étais alors fort sensible aux chatouillements le long des côtes, siège ordinaire d'un chatouillement qui provoque le rire convulsif.
La main de Mme De. fit son effet dans sa promenade et me procura des sensations qui lui persuadèrent que j'étais chatouilleux. Très certainement, j'étais au moins dans une émo-
tion dont il fut très facile à la dévote de s'apercevoir, et je n'eus pas de peine à voir moi-même qu'elle était aussi très agitée.
— Comme il est blanc! comme il est frais ! disait-elle.
Et je ne sais pourquoi j'aurais voulu pouvoir dire aussi savamment : — Comme elle est fraîche ! comme elle est blanche !
Avec tout cela je ne trouvais pas encore le moyen de placer un mot en faveur de mon protégé, et je ne savais plus comment m'y prendre pour y arriver, tant la dame m'avait dépaysé. J'allais enfin prendre mon élan et la supplier tout de bon de m'écouter, lorsqu'on fit du bruit à la porte.
— Qui est là ?
— C'est moi, madame.
— Que voulez-vous?. C'est mon jardinier, me dit-elle tout bas.
— J'vouderions ben dire un mot à madame, avec sa permission.
— Un instant.
— Ça suffit.
— On ne peut pas être un instant tranquille. Êtes-vous seul chez vous, mon petit ami ?
— Oui, madame.
— Si vous étiez bien aimable, vous viendriez sans façon manger une côtelette avec moi. Je suis seule aussi je m'ennuie, et je ne courrais pas ce risque-là avec vous.
— Mille grâces, madame.
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— Et puis vous avez à me parler.
— Oui, madame.
— Eh bien ! après le dîner, nous aurons tout le temps. Promettez-vous? Allons, oui; je vous attendrai à une heure et demie au plus tard, n'est-ce pas?
— Madame, c'est trop de bonté.
Je l'aide à se lever de dessus la chaise longue ; et elle approcha sa main si près de mes lèvres que je ne pus m'empêcher de les y porter, même un peu fort : - elle avait la main superbe.
Un joli petit soufflet, bien caressant et accompagné d'un : — Qu'est-ce que vous faites donc, jeune homme? Ah çà, à une heure, entendez-vous, sans faute.
— J'obéirai, madame.
Elle ouvre, joint son jardinier, et moi je grimpe lestement vers mon prisonnier, et j'eus la présence d'esprit de lui dire que des importuns survenus m'avaient empêché de m'expliquer avec madame sa mère ; mais qu'elle avait bien voulu me faire l'honneur de m'inviter à dîner, que j'avais accepté et que nous étions convenus qu'après le repas elle entendrait ce que j'avais à lui dire; qu'en conséquence j'espérais, dans quelques heures, lui porter de bonnes nouvelles.
En attendant, je m'étais aperçu qu'il y avait une chatière bouchée et facile à rouvrir à la porte de communication condamnée. Je l'en avertis. Il poussa de son côté, j'opérai du mien, et, en un instant, la chatière fut ouverte. Je profitai de cette facilité pour lui faire passer quelque chose de plus nourrissant que du pain et de l'eau : ce qui fut fait en deux petits voyagés.
Je ne puis rendre les mille et mille bénédictions que me donna ce pauvre garçon, et je le quittai au moins aussi content de lui avoir fait un peu de plaisir que lui d'avoir trouvé un consolateur au moment où il s'y attendait le moins.
Je me suis consulté longtemps pour savoir si je mettrais au jour mon aventure avec la dévote. Si d'un côté je me disais : j'ai promis la vérité ; de l'autre je me répondais : toutes vérités peuvent n'être pas bonnes à dire. Enfin, entraîné par la singularité de l'anecdote, le piquant de la série des faits, je me suis
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déterminé à écrire, et voici mon dernier mot sur ce genre d'aventure : Il faut regarder mon livre comme un vaste jardin où se trouvent rassemblés des fleurs et des fruits de toute espèce.
Chacune de ces productions a son étiquette. Voyez, choisissez celles qui conviennent et laissez celles dont vous ne vous accommoderez pas : on ne vous induit point en erreur; vous êtes avertis ; maintenant c'est votre affaire.
Cette première conversation du matin, ces éloges, ces caresses, ce ton mielleux, ces charmes assez entrevus pour inspirer l'envie de les connaître mieux, tout cela, convenons-en de bonne foi, plus encore que le désir d'obliger mon jeune captif, — désir qui subsistait néanmoins toujours, — tout cela, dis-je, avait mis un certain trouble dans mes idées et répandu dans mes sens, naturellement irritables, une agitation inquiète, dont j'aurais en vain cherché à me défendre.
J'attendis l'heure indiquée avec une vraie impatience; je m'occupai, dans l'intervalle, à soigner ma toilette avec une petite satisfaction intérieure, mêlée cependant d'un peu de défiance. Je sentais un secret besoin de plaire, et j'avais peur de ne pas assez réussir.
« — 0 Manon, pauvre Manon ! » s'écrie déjà quelque âme charitable qui voit venir la dévote et qui tremble du fatal dîner.
Hélas! il est bien vrai que Manon court de gros risques.
Qu'on est malheureux, à quatorze ans, d'avoir du sang bouillant, impétueux, et de se trouver aux prises avec toutes les tentations de l'enfer, présentées sous l'aspect enchanteur des bienfaits du ciel.
0 Manon, ma chère Manon! pourquoi es-tu absente? Pourquoi n'es-tu pas là pour te défendre et me sauver de moi-même ?
Laissons des regrets superflus. Ne t'inquiète pas, va, ma petite Manon ; quoi qu'il arrive, sois bien sûre que je t'aimerai toujours.
Enfin l'heure sonne. Je me présente timidement. On me rassure par l'accueil le plus obligeant ; on m'accuse en riant de coquetterie sur l'élégance de ma parure. Bref, on me trouve charmant, et l'on se met à table.
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— Pourquoi donc, étant si voisins, nous voyons-nous si peu?
me dit d'un ton affectueux Mme De.
— Hélas ! madame, je l'ignore ; du reste, mon père, comme monsieur votre époux, est toujours à Paris occupé de ses affaires, ma mère ne reste guère à la campagne, qui paraît, quand elle y est seule avec moi, ne pas lui plaire extrêmement. Elle n'a pas comme vous le goût de la solitude, et tout cela s'oppose sans doute à un rapprochement qui cependant ne pourrait nous être qu'infiniment agréable.
Mme De. semblait m'écouter avec une attention mêlée de plaisir. Je m'apercevais qu'elle me fixait avec une sorte d'intérêt. Je baissais les yeux, je rougissais, et il se passait en moi je ne sais quoi d'indéfinissable. Je mangeais peu, elle de même, la conversation tombait presque à chaque mot, et nous avions vraiment l'air d'être peu à notre aise.
Enfin, pour la renouer, je m'avise de lui demander la permission de lui expliquer les raisons qui, le matin, m'avaient conduit vers elle; elle me l'accorde. Je lui raconte ingénument ce que j'avais vu, et je lui demande avec ardeur la grâce de son malheureux fils.
Je l'observais pendant mon discours. Son visage changeait à chaque mot d'une manière étrange. Tour à tour elle fronçait le sourcil, se mordait les lèvres, pâlissait, rougissait, et s'agitait violemment sur son siège. Enfin, après un assez long silence : — Ce misérable vous a dit sans doute bien du mal de moi?
— Aucun, madame : il se plaint seulement de ne pas avoir eu le bonheur de mériter votre tendresse.
— Vous ne savez pas quel est le monstre pour qui vous vous intéressez. Au reste, votre démarche prouve la bonté, la candeur de votre âme, et à votre considération je pourrai ralentir les effets d'une trop juste colère; mais c'est à des conditions.
Vous, qui venez solliciter une grâce, sachez que j'en ai quelques-unes moi-même à vous demander.
— Madame, serais-je assez heureux?.
— Achevons de dîner : vous saurez tout.
Tout est curieux, tout est digne de remarque chez les dévots, parce que tout est frappé chez eux à un coin de mysticité qui a quelque chose d'imposant et de stimulant. Ils ne font rien,
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ne disent rien comme les autres. Leurs appartements sont des oratoires, des sanctuaires ; leurs moindres actions des cérémonies religieuses en apparence ; leurs plus simples discours des inspirations. C'est toujours l'esprit d'en haut qui les dirige; c'est à son souffle seul qu'ils obéissent ; en un mot, c'est toujours au ciel qu'ils empruntent tout ce dont ils ont besoin pour tromper et subjuguer la. terre.
Des armes de cette trempe, dans les mains d'une femme adroite et exercée au pieux manège, devaient avoir une grande action sur un enfant simple, crédule et sans expérience ; aussi, comme on va le voir, la béate Mme De. fit-elle de moi tout ce qu'elle voulut, à sa grande satisfaction et, disons la vérité, à la mienne.
Mortels profanes, je ne devrais peut-être pas vous initier à des mystères qu'on m'avait fait jurer de couvrir du voile impénétrable d'un éternel silence. Mais je suis emporté loin de mon serment par une puissance supérieure à celle qui l'exigea de moi. Rien ne me force plus à me taire, et tout m'invite à parler.
Il en est peut-être encore de ces êtres audacieux qui, sous le manteau de la dévotion, savent allier tous les contraires ; qui semblent ne s'être dépouillés de toutes les passions que pour les satisfaire avec plus de sûreté, plus de tranquillité, plus de raffinement ; de ces êtres si bien peints d'un seul trait par ces vers d'un de nos plus grands poètes parlant de l'hypocrisie :
Le ciel est dans ses yeux : l'enfer est dans son cœur.
Et s'il en existe encore, il ne sera pas inutile de les peindre si fidèlement qu'il soit impossible, en les rencontrant, de ne pas les reconnaître.
Le dîner fini, Mme De. me propose un tour de promenade dans son jardin ; mais, avant d'y entrer, n'oublions pas de dire que ce dîner, très délicat et très recherché, avait été composé de choses extrêmement échauffantes et terminé par une tasse de café très fort et un verre d'une liqueur de dévote, c'est-à-dire faite pour incendier le corps le plus froid et le plus engourdi.
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Hélas, mon Dieu! avais-je donc besoin de cela? 0, madame De. ! mes quatorze ans et vos charmes ne suffisaient-ils pas ?
Mais on voulait être sûr de son coup.
Ceci dit, nous voilà dans un charmant jardin. On a pris mon bras, car on ne marche pas facilement. La chaleur, un certain embonpoint, le peu d'exercice, tout cela me rend un peu pesant. Nous faisons quelques tours en silence, main dans la main.
Je sens la mienne serrée de temps en temps ; j'ose répondre au doux signal, non sans une palpitation, une émotion qui se fait remarquer. Enfin un bosquet extrêmement touffu, garni de toutes sortes d'arbrisseaux odorants, nous offre, avec son ombrage, un lit de gazon bien frais et bien commode.
C'est ici qu'il faut redoubler d'attention pour écouter les pieux mensonges que l'insinuante dévote va prodiguer pour arriver à son but par des chemins à elle, chemins un peu plus longs, mais qui rendent aussi la fin de la carrière si délicieuse qu'il faut être vraiment devenu plus qu'un mortel pour en supporter l'enchantement et les ravissantes douceurs.
— Voyez, mon bel ami, si personne ne nous écoute ou ne peut nous entendre : j'ai de grandes choses à vons confier.
Je sors et je reviens sans tarder.
— J'ai jeté un coup d'œil sur le jardin, madame, je n'ai aperçu que votre jardinier, qui travaille fort loin.
— A merveille. Approchez-vous bien de moi, là comme cela; donnez-moi votre main.
J'obéis : elle la prend dans les siennes, me fixe, soupire et me parle en ces termes : — Vous croyez sans doute tout simple, tout naturel ce qui arrive aujourd'hui entre nous, n'est-ce pas, mon enfant?
.- Je n'y vois rien d'étonnant, madame, que l'excès de vos bontés, desquelles j'étais loin de me croire digne.
— Charmante ingénuité ! dit-elle en me baisant au front.
Ecoutez-moi bien, jeune homme. Vous n'ignorez pas sans doute qu'il est au ciel un être tout-puissant dont le regard et la bonté s'étendent sur tout ce qui respire, embrassant tout l'univers, et sans l'ordre et la permission duquel rien n'arrive sur la terre ?
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— Non seulement je ne l'ignore pas, madame, mais quand même, dès l'enfance, on ne m'aurait pas enseigné ces grandes vérités, mon cœur me les aurait apprises de lui-même ; et dès que j'ai pu me connaître, j'ai senti le besoin de ce père universel ; ses bienfaits renaissants m'ont convaincu de son existence, m'ont pénétré de reconnaissance, et je lui renouvelle entre vos mains le serment de l'adorer jusqu'à mon dernier soupir.
Je m'interromps un moment pour dire en bref que telle fut, telle est, telle sera constamment ma profession de foi.
— C'est un ange, s'écria Mme De. en me fixant avec plus d'ardeur que jamais : mon songe ne m'a point trompée.
— Votre songe, madame!
— Oui, mon enfant : cette nuit vous m'êtes apparu en songe.
Laissez-moi poursuivre sans m'interrompre.
Le rusé serpent qu'une dévote !
— Pour bien me faire comprendre, il faut que je vous raconte bien des choses qui sont absolument inconnues : soyez attentif et n'en perdez pas un mot.
Je devins tout oreilles.
— D'abord vous me connaissez peu : je dois vous apprendre ce que je suis. Elevée par une mère extrêmement pieuse, j'ai sucé les principes et l'amour de la religion avec le lait. J'avais même formé le projet de me consacrer entièrement à Dieu dans une de ces maisons qu'habitent ou que doivent habiter la paix et l'innocence. Je le désirais d'autant plus que je ne pouvais me dissimuler que j'étais née avec des ennemis inséparables de moi et que je ne pouvais dompter que dans le silence des cloîtres et dans l'exercice habituel de la pénitence. Ces ennemis intérieurs n'étaient rien autre chose que mes passions que j'eus toujours brûlantes, et dont le monde et ses vains plaisirs ne faisaient qu'attiser le feu dévorant.
Mais, avant de céder à mon penchant, il fallait obéir à ma mère. Des raisons d'intérêt, de convenance, que sais-je, moi?
la déterminèrent à me marier. J'étais fille unique. Victime de l'autorité maternelle et de la soumission filiale, je me laisse conduire à l'autel. Le ciel sans doute n'approuva pas ce premier lien dont le seul fruit, bien amer, fut ce petit misérable auquel vous ne vous intéressez que parce que vous ne le con-
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naissez pas. Bref, en m'enlevant mon premier époux, le Ciel, pour m'éprouver, me laissa ce fléau : je me soumets.
Je ne fus pas longtemps dans cet état heureux du veuvage que j'avais souhaité, je l'avoue. Ma mère revint à la charge, me présenta un nouvel époux; c'est celui que vous connaissez, homme doux, plein de probité, mais dont les penchants sont tellement contraires aux miens qu'à force de représentations j'ai obtenu de lui qu'il ferait de Paris son séjour ordinaire et me laisserait à la campagne vaquer en paix aux exercices de ma religion et au soin de mon salut.
- Pardon, madame, il a donc de bien grands défauts ?
- Le ciel me préserve de dire le moindre mal de lui ; je n'ai qu'un reproche à lui faire, et vous êtes si jeune que je ne sais comment vous expliquer cela.
— Essayez, madame.
— Mon Dieu! je cherche. Savez-vous à peu près ce que c'est que le mariage?
— Non, pas trop, madame.
Il fallait mentir là, ou jamais.
— Eh bien ! voyez-vous, voilà la difficulté.
Et ses yeux s'allumaient, et sa poitrine se haussait, se baissait avec une agitation incroyable, et elle me serrait la main très fortement.
— C'est, en deux mots. tenez. oui, c'est cela, un mari a le droit d'être sans cesse avec sa femme, la nuit comme le jour.
- Ah ! ah !
- Oui; et la nuit, si un mari veut rappeler à sa femme les engagements qu'elle a pris en s'unissant à lui, elle ne peut s'y refuser. Or ce sont de très singuliers engagements qu'on fait prendre aux femmes dans le mariage : vous saurez cela un jour. Au fait, ils s'accordaient très peu avec la pureté qu'exige le commerce sublime de la créature avec son créateur.
M. Beaucousin était un homme terrible, exigeant au dernier point; pas un instant de relâche avec lui. Je me suis crue obligée en conscience de lui faire mes observations, de lui faire entendre que c'était ici l'histoire de Pénélope, qu'il défaisait la nuit ce que j'avais tant de peine à faire le jour, que mon salut devait lui être plus cher qu'une satisfaction passagère.
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Enfin il a entendu raison, et nous vivons ensemble dans la plus grande union et ne nous voyant presque jamais. J'avais pour me conduire dans l'épineux chemin du ciel un saint religieux de l'ordre de saint François.
— Ah! oui, madame, je sais; n'est-ce pas ce père capucin que je voyais venir assez souvent chez vous ?
— Lui-même.
— Il était bien laid.
— On n'a pas besoin d'être beau pour servir Dieu, mon enfant. Cet homme était un ange sur la terre, il m'avait habituée à certaines pratiques de religion, à certains exercices de pénitence que je ne puis plus continuer depuis son départ. Il vient d'être élu gardien d'un des couvents de son ordre en province ; il me défendit de faire aucun choix jusqu'à ce qu'il m'eût donné de ses nouvelles : ce bon père ne me les a pas fait attendre.
— Il vous a écrit, madame?
— Il n'est parti que d'hier, il n'aurait pas eu le temps; non, mon ami. Ce saint homme m'est apparu cette nuit en songe ; et voilà ce que j'avais d'essentiel à vous raconter, puisque la chose vous regarde personnellement. C'est ici que vous allez reconnaître le doigt de Dieu.
Un grand silence, un grand soupir plein de componction, un saint regard lancé vers le ciel, et ensuite le songe mystérieux que vous allez entendre.
— Vous concevez sans peine, mon enfant, que la perte de mon sage directeur m'affligea beaucoup. La promptitude de son départ ne lui avait pas permis de me donner les dernières marques de sa bonté paternelle en vaquant à nos pieux devoirs.
Je me suis mise hier au lit, l'âme affaissée, l'esprit inquiet, la conscience agitée, et le sommeil si doux, si facile et si pur dont je jouis ordinairement se fit très difficilement passage jusqu'à moi.
Je m'assoupis enfin de fatigue et d'abattement. A peine mes yeux étaient-ils fermés qu'une vision inattendue me présente le père Théotime qui, dans un nuage brillant et entouré de l'auguste auréole des saints, paraît descendre vers moi du haut du ciel entr'ouvert, et s'arêtant devant moi à une distance convenable me tint ce discours dont je n'ai pas perdu un mot :
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« — Fidèle à ma parole, je viens, ma fille, vous indiquer le nouveau compagnon que vous devez vous associer dans la route où je ne dois plus vous servir de guide. Le nuage qui m'environne le couvre de son ombre; mais fixez les yeux sur ce nuage. »
J'obéis. Les vapeurs condensées qui le formaient se divisent, et je vois dans son centre découvert un bel enfant qu'aucun vêtement ne voilait à mes regards et tel qu'on nous peint les anges : c'était vous, mon ami, c'était vous-même. Saisie d'étonnement, je m'écrie : — Un enfant, mon père !
« — Un enfant, répond le saint homme. Il faut être pur, ma fille, pour suivre la carrière où le ciel vous a fait la grâce d'entrer et pour y marcher avec vous ; mais il est deux sortes de pureté : celle qu'on acquiert par la renonciation absolue aux vains plaisirs du monde. Cette pureté est celle que vous et moi avons essayé d'obtenir, après avoir payé longtemps le tribut à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. L'autre pureté est celle d'un être innocent qui, dans un âge encore tendre, n'a pas été souillé par le contact impur des vices et de la corruption du siècle. Tel est l'enfant que je vous désigne. »
— Mais où le rencontrer, mon père?
« — Pour vous prouver qu'il ne faut point ranger cette vision dans la classe des songes ordinaires, l'enfant viendra demain s'offrir à vous de lui-même. Croyez à mes paroles.
Initiez-le aux grands mystères, et que la barrière du silence le plus impénétrable s'élève entre le monde et vous. Obtenez de l'enfant le serment d'un secret inviolable : il le fera et il le gardera. Tel est l'ordre d'en haut. Obéissez tous deux, et des plaisirs ineffables seront votre récompense. Craignez tout, au contraire, si vous manquez de foi, d'obéissance et de discrétion. »
A ces mots, le nuage se dissipe ; mon œil ouvert ne distingue plus rien, et mon esprit reste dans une extase qui ne m'a quittée qu'aux premiers rayons du jour.
Maintenant, mon cher enfant, jugez de ma surprise et de ma joie lorsque ce matin, de votre propre mouvement, vous êtes venu demander à me voir, et que j'ai reconnu en vous celui
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que j'avais vu en songe. D'après cela, vous devez expliquer sans peine l'accueil caressant que je vous ai fait et les témoignages d'affection que je vous ai donnés.
Vous savez tout ce qu'il m'importait de vous apprendre jusqu'à ce moment; mais pour que je puisse passer outre et vous associer à moi, j'ai besoin du serment qu'a exigé le père Théotime : consentez-vous à le faire et à le garder si vous le faites ?
— Quel est ce serment, madame ?
— Il est bien simple, mon ami, et consiste à promettre le secret le plus inviolable sur tout ce que vous verrez, sur tout ce que vous entendrez, et sur tout ce qui pourra se passer entre nous. Théotime vous promet des plaisirs ineffables si vous obéissez : il fait de sévères menaces dans le cas contraire. Vous êtes encore le maître de consentir ou de refuser. Je vous laisse le temps de la réflexion. Je vais m'enfermer un instant dans mon oratoire. Dans un quart d'heure je reparaîtrai à cette porte que vous voyez d'ici.
Dès que vous me verrez, vous vous avancerez vers moi, et je vous introduirai dans un sanctuaire, si vous êtes disposé à faire le serment exigé. Si vous croyez devoir vous y refuser, vous vous éloignerez en me voyant ; je saurai ce que cela voudra dire : je me renfermerai, et vous serez libre de retourner à votre demeure, où vous aurez soin de ne rien révéler de ce qu'une puissance supérieure m'a ordonné de vous confier.
A ces mots, elle se lève, me baise au front, sur les deux yeux, et colle ses lèvres brûlantes sur les miennes. Je crus même sentir quelque chose d'actif qui les entr'ouvrait, et je pensai perdre connaissance.
Elle s'éloigna, se retourna vingt fois avant d'arriver à cette porte, qui était justement en face du bosquet où elle me laissait, s'y arrêta encore un instant à me regarder, m'envoya quelques baisers avec la main, et enfin disparut à mes yeux.
Avec un peu plus de calme et d'expérience, il m'eût été facile de j uger la pureté et les intentions de la pénitente du père Théotime. Mais j'étais très novice en dévotion d'une part, et très ému de l'autre par ces baisers, par ce songe angélique, par ces plaisirs ineffables si affirmativement promis. Eh conséquence, j'employai le quart d'heure de réflexion qui
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m'était accordé à convenir avec moi-même que je ferais le serment.
Les épreuves auxquelles j'allais être soumis ne'devaient pas être mortelles, puisqu'on me faisait jurer de n'en rien dire après les avoir subies. Dès que j'en reviendrai, voilà qui va le mieux du monde. Il me semblait que ce n'était pas tout à fait pour me tuer que l'on m'avait tant caressé. Mes jeunes expériences avec Manon m'avaient bien souvent fait désirer de me trouver tête à tête avec d'autres femmes aimables. Mon sang était dans une fermentation habituelle que la belle peau, les attouchements, les discours singuliers de ma dévote, avaient singulièrement augmentée.
Je pris donc le parti de m'abandonner à mon sort, et je commençais même à sentir de l'impatience, lorsque Mme De.
se montra sur le seuil de la porte.
Sur-le-champ je me mis en marche, et je hâtai même le pas pour arriver plus tôt à elle. Cet empressement lui sembla apparemment de-bon augure, car elle ne put tenir en place et fit elle-même quelques pas au-devant de moi. Nous entrâmes ; la porte se ferma ; j'entendis le cri aigre des verrous ; je dis j'entendis, car je me trouvai dans la plus profonde obscurité.
— Suivez-moi, me dit à voix basse Mme De.
Elle me prend la main et m'entraîne après elle. Je sentis que nous marchions sur des tapis extrêmement doux. Nous faisons quelques pas dans les ténèbres ; une odeur forte d'encens remplissait et parfumait cette solitude : c'en était une absolue pour nous. Le monde avait disparu ; un silence imposant et profond nous environnait et le mystère semblait nous recevoir dans le plus secret et le plus religieux de ses asiles.
Ma conductrice s'arrête enfin et me dit d'une voix douce et pénétrante : — Vous venez donc en ce sanctuaire avec la résolution d'y faire le serment qu'on exige ?
— Oui, madame, dis-je en tremblant.
— Pourquoi trembler ? Faites ce serment solennel ; qu'il vous soit à jamais sacré. Il ne vous arrivera aucun mal.
— Daignez me le dicter, repris-je avec un peu plus d'assurance.
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A peine eus-je prononcé ces paroles, que je me trouvai seul dans la nuit la plus épaisse. J'y restai quelques instants, fort incertain de la suite de cette aventure et passablement inquiet.
Tout à coup j'entends à une certaine distance, comme venant d'en haut, les sons harmonieux d'un orgue qui paraissait très habilement touché.
Ces sons angéliques de l'instrument que j'aime encore le mieux et qui, à cet âge, me transportait, sans exagération, au quinzième ciel, me plongèrent dans une extase voluptueuse, dont j'essayerais en vain de donner la plus légère idée.
Que devins-je lorsqu'une voix flûtée, vaporeuse, une de ces voix qui vont à l'âme, se mêlant au jeu de musette de l'orgue, me fit entendre, sur un noël qui courait alors, les paroles suivantes :
Si notre ardeur est mutuelle, Enfant charmant (i), Je te promets d'être fidèle, Et fais serment De te chérir toute ma vie Si tendrement, Que tu n'auras jamais l'envie D'être inconstant.
Assurément ces paroles, qui, dans le temps, couraient les rues, n'étaient pas merveilleuses. Je les savais par cœur comme tout le monde, et je n'y avais jamais attaché une grande idée. La circonstance me les rendit, non seulement toutes nouvelles, mais même tout à fait intéressantes. L'air me parut ce qu'il est réellement, plein de grâce, d'onction, et de la plus touchante simplicité, comme de l'harmonie la plus analogue à la partie du chant : il est vrai qu'il était parfaitement exécuté.
J'étais tout à mon émotion, lorsque l'orgue et la voix se turent un instant ; mais l'instant d'après j'entendis : — Si cet air et ces paroles vous sont connus, répétez-les sans crainte : voilà tout le serment qui vous est demandé.
(i) Il y a dans le texte : Mon cher amant. La dévote changea ces mots en faveur de mon àge.
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A ces mots, j'oublie les ténèbres qui m'environnent ; toutes mes inquiétudes s'enfuient, et, faisant place à la plus douce confiance, me laissent la faculté de chanter comme on l'ordonnait, avec quelques changements que je joins ici, et que l'on reconnaîtra sans peine :
Ah ! si d'une ardeur mutuelle, Objet charmant, Vous désirez qu'un cœur fidèle Fasse serment, Je le fais pour toute ma vie Bien tendrement, Et je perds à jamais l'envie D'être inconstant.
On sera moins surpris de cette parodie subite quand on saura deux choses : la première, que dès l'enfance j'étais un versificateur impitoyable; la seconde, que j'étais véritablement inspiré par la situation mystérieuse, par l'orgue, mon instrument favori, par les désirs violents que me faisaient éprouver des charmes réels et par l'impatience, en un mot, de voir finir cette étrange aventure.
A peine avais-je prononcé mon serment que la voix me commanda de le répéter. J'obéis. Que l'on juge de mon ravissement lorsque je m'entendis accompagner en duo par la voix et avec la flûte d'orgue. Je ne me rappelle pas d'un enchantement pareil dans tout le cours de ma vie.
Ce délicieux concert terminé, une porte s'ouvre devant moi.
Je vois un appartement éclairé d'un jour extrêmement doux et presque égal; mais on ne faisait que distinguer la lumière, sans apercevoir où était son foyer. Ses rayons annonçaient seulement qu'elle venait d'en haut. Je restais immobile à la porte, lorsque la voix me donna l'ordre de m'avancer jusqu'à une espèce d'alcôve fermée de rideaux de taffetas bleu céleste, qui était au fond, en face de la porte.
— Promettez-vous la plus entière soumission aux ordres que vous allez recevoir ?
— Oui, s'ils n'offrent rien d'impossible.
— Soyez sans inquiétude. Tournez vos regards à gauche;
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au-dessous d'un tableau qui représente la Madeleine, vous verrez une clef qui vous indique une armoire.
— Je la vois.
— Ouvrez l'armoire : la première chose qui va frapper vos yeux est un instrument de pénitence.
— Ciel! une discipline !
— Armez-en courageusement vos mains pieuses, pour en faire l'usage qui va vous être prescrit : que rien ne vous effraye, que rien ne vous arrête ; soyez sans pitié, et souvenez-vous que c'est par les plus grandes peines qu'on arrive quelquefois aux plus grands plaisirs.
J'hésitais et gardais le silence.
— Vous ne répondez rien, continue la voix, — car je ne voyais encore personne.
— Madame !
— Allez-vous, dès le premier pas, manquer à votre promesse ? Prenez garde aux suites de votre désobéissance.
— Mais, madame, que faudra-t-il donc que je fasse de cette arme effrayante ?
— Rien que de juste. Est-elle dans vos mains ?
— Je n'ose.
— Obéissez, ou frémissez.
La voix douce devint un peu sévère en prononçant ces mots.
— Êtes-vous armé ?
— Oui, madame, puisque vous le voulez absolument.
— Il suffit. Avancez près de ces rideaux : ils vont s'ouvrir.
Frappez impitoyablement le premier objet qui se présentera devant vous.
A ces paroles, les rideaux, enlevés par une mécanique invisible, se séparent et me laissent voir. Ah ! grand Dieu ! comment peindre, quelles expressions rendront fidèlement le trouble, le délire où me plongea tout à coup le désir le plus imprévu !
Figurez-vous, au bas d'un prie-Dieu, une créature céleste à genoux, la portion supérieure du corps vêtue et inclinée jusqu'à terre, sur laquelle sa tête était posée, et le reste de ce corps d'albâtre exposé sans aucun voile à mes regards, et se présentant, dans l'attitude la plus commode et la plus enchan-
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teresse, aux coups de l'arme terrible dont mes mains s'étaient chargées à regret.
— Point de pitié, point de faiblesse, me dit avec fermeté Mme De. Frappez cette chair impure, frappez ce corps immonde et coupable qui ne mérite aucun ménagement.
— Qui, moi? Juste ciel! m'écriai-je en jetant avec indignation loin de moi rodieuse discipline; que ma main barbare profane et meurtrisse le chef-d'œuvre le plus parfait de la nature ! Oh ! que tous les abîmes s'entr'ouvrent à la fois pour m'engloutir si jamais j'obéis à des ordres aussi cruels; cédons, cédons plutôt à la voix de cette nature divine, qui me crie impérieusement d'adorer ce qu'elle fit de si adorable. Ce ne sont point des instruments de supplice qui doivent tourmenter ces membres délicats, ce sont des baisers de flamme, ce sont les plus ardentes caresses qu'on doit leur offrir en hommage et dont je vais les accabler avec tout l'amour qu'ils ont allumé dans mes sens.
Je ne m'en tins pas à de vaines exclamations ; j'étais hors de moi ; tout ce que le désir a de feux dévorants était passé dans mes veines. Je me précipite sur ce corps enchanteur qui, dans une parfaite immobilité, restait en proie à mon délire : mes yeux, mes mains, ma bouche ne pouvaient se rassasier de contempler, de palper, de savourer tant de charmes.
Enfin, n'étant plus maître de mes transports, profitant de la délicieuse position que gardait mon adorable pénitente, je me prosterne moi-même à genoux devant cet autel de volupté ; et, entraîné par une fureur d'amour qui m'enlevait à moimême, je cherche un sanctuaire ; je le trouve; j'ose y pénétrer ; l'encens s'allume, le sacrifice s'achève, et deux victimes frappées du même coup perdent ensemble la connaissance et le sentiment dans une extase dont la source ne peut être que céleste.
Cet anéantissement délicieux fut suivi d'un réveil plus délicieux encore. J'avais été vraisemblablement plus longtemps que Mme De. à reprendre mes sens, car à mon retour à la vie je me trouvai dans ses bras qui me serraient étroitement. Sa bouche était collée sur la mienne, et c'est à la nature des baisers voluptueux qu'elle me prodiguait que je dois attribuer la
fin de ma douce léthargie.
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Je ne fus pas plus tôt rendu à moi-même que je me sentis impérieusement le désir de me rendre à elle. Par un moyen fort simple qu'elle m'expliqua, le prie-Dieu s'était changé en une espèce d'estrade qui formait un lit de repos très commode : mais ce ne fut point le repos que nous y cherchâmes. Les flambeaux de l'amour ne tardèrent pas à se rallumer, et ma sensible dévote ne dut pas être peu surprise de trouver tant de zèle et tant de ressources dans un sacrificateur de quatorze ans pour la célébration répétée des mystères d'amour.
La prudence et la politique vinrent enfin à mon secours.
Mme De., connaissant le prix de la nouvelle acquisition qu'elle venait de faire, crut, en femme économe, devoir m'arrêter après la quatrième libation, malgré mes instances pour ne pas interrompre sitôt d'aussi charmantes cérémonies.
— Nous ne nous disons pas un éternel adieu, me dit-elle, mon cher enfant ; nous allons même nous occuper des mesures nécessaires pour rendre aussi fréquents qu'il sera possible des rapprochements dont je sens trop vivement le besoin pour pouvoir consentir jamais à m'en voir privée. Maintenant, mon bel ange, il faut penser à réparer un peu vos forces, et nous avons ici tout ce qu'il faut pour cela.
En effet, elle ouvrit une armoire où se trouvait abondamment de quoi faire une excellente collation. Une table fut bientôt dressée, et la douce lumière qui éclairait cette pièce répandit sur notre petit repas un demi-jour tout à fait voluptueux.
L'amour fait en peu de temps beaucoup de chemin avec les dévotes. Mme De. voulait partager avec moi tout ce que je mangeais, tout ce que je buvais, avec l'attention de choisir les endroits où mes lèvres s'étaient posées.
Enfin, quand nous eûmes assez complètement satisfait nos appétits, qu'avait stimulés la scène active de la discipline, Mme De. me proposa un tour de promenade.
J'aurais bien voulu reprendre le chemin du prie-Dieu plutôt que celui du jardin, mais on s'y opposa formellement, en m'accordant néanmoins les plus doux baisers et la permission de parcourir encore quelques instants des beautés dont le souvenir n'a pu s'effacer de ma mémoire.
Elle-même ne dédaignait pas de prodiguer d'aimables
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caresses à quelques parties très sensibles de mon jeune individu : mais, s'apercevant que ce jeu innocent rallumait réciproquement un incendie qu'elle ne se proposait pas d'éteindre comme je l'aurais désiré, elle y mit un terme en m'embrassant tendrement et s'échappant doucement de mes bras.
— Soyons sages, mon cher enfant, me dit-elle.
Et elle se hâta d'ouvrir la porte du jardin.
Il était à peu près six heures : la soirée était belle et conséquemment la promenade. Je portais sur ma nouvelle amie des regards enchantés. Les délices dont elle venait de s'enivrer avaient répandu sur tout son être je ne sais quoi de rayonnant.
Son teint, en général peu animé, s'était revêtu de couleurs vives et fraîches, qui contrastaient merveilleusement avec l'extrême blancheur de sa peau.
Sa démarche, sans perdre de sa noblesse, avait plus de légèreté, sa taille quelque chose de plus svelte; une ardeur pénétrante brillait dans ses yeux; enfin, je commençai dès lors à m'apercevoir de ce que l'expérience m'a souvent confirmé depuis, qu'une belle femme devient réellement cent fois plus belle quand elle a pu boire à longs traits le doux nectar d'amour.
Après avoir joui quelques instants du plaisir de la contempler dans ce nouvel éclat, dont j'avais le petit amour-propre de penser que j'étais un peu la cause, je crus qu'il était temps de parler de mon prisonnier.
— Nous allons faire un tour, me dit cette mère toujours sévère, mais un peu apaisée; ensuite vous pouvez être sûr que je l'enverrai délivrer à cause de vous; car c'est un monstre que je ne saurais trop punir.
— Sans oser, lui dis-je, vous demander aucun détail sur ses torts envers vous, je me bornerai à vous proposer un moyen tout simple pour n'avoir plus sous les yeux un objet qui les blesse.
— Et ce serait?
— De le mettre au collège ou dans quelque pension.
— J'y avais déjà songé, mais comme cet enfant n'est point de M. De., qui n'est pas grand ami de la dépense, j'ai craint, par délicatesse, de lui en faire la proposition; cependant je
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sens que vous avez raison, et je lui en parlerai à son premier voyage.
Pour ne plus revenir sur cette pauvre victime de la haine maternelle, je dirai en peu de mots qu'en effet elle le délivra, le traita un peu moins mal pendant quelques jours qu'il resta encore à la maison, et qu'elle obtint sans peine de son mari, le meilleur des hommes, de le mettre en pension je ne sais où; mais, quelque part que ce fût, je crois toujours lui avoir rendu un grand service en l'éloignant d'une mère qui l'avait tellement pris en horreur qu'il aurait fini tôt ou tard par succomber aux mauvais traitements dont elle l'accablait. Quoi qu'il en soit, je ne l'ai jamais revu, ni à la maison, ni ailleurs.
En suivant le cours de notre promenade, Mme De., curieuse de savoir l'effet de tous ses procédés successifs avec moi, jalouse de pénétrer si j'étais dupe ou non de son père Théotime, de sa vision et de sa dévotion, me fit mille questions plus insidieuses les unes que les autres. On ne sera peut-être pas fâché d'avoir un échantillon de ce très singulier entretien.
— Que pensez-vous de tout ce qui m'arrive aujourd'hui, mon jeune ami ?
— Je pense, madame, que vous devez être bien heureuse si tout ce qui vous est arrivé aujourd'hui vous a fait le même effet qu'à moi.
— Charmant! Convenez que ce songe a dû vous étonner un peu.
— Beaucoup, madame. Je vous assure, continuai-je en souriant, que je ne me serais guère douté que le père Théotime me connût assez d'une part pour me désigner si bien, et de l'autre me voulût assez de bien pour me conduire ainsi, en un instant, au comble du bonheur.
— Cette réponse, me dit-elle, en rougissant un peu, mais en souriant aussi, m'annoncerait que vous doutez un peu de la vérité de mon songe.
— Nullement, madame.
— Il est vrai, mon enfant, ce songe expressif, et je vais vous en dévoiler le mystère. Au point où nous en sommes, ajoutat-elle en me baisant ardemment, après avoir regardé autour
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de nous si quelque regard indiscret n'était pas à portée de la voir; au point où nous en sommes, je vous dois quelques aveux qui vont servir à vous expliquer bien des choses. Le premier, qui m'eût été pénible il y a quelques jours, devient maintenant tout simple : c'est que je vous ai aimé dès l'instant que je vous ai vu.
— Que de bonté, madame! dis-je en lui baisant tendrement la main.
— Je ne fus que juste. Souvenez-vous de la première fois que vous vîntes nous faire la visite d'usage avec vos chers parents.
Vous ne remarquâtes pas l'impression que me firent votre petite mine écolière et fraîche, votre air vif, gai, et pourtant annonçant beaucoup de sensibilité; votre petite tournure aisée, votre œil doux et malin, surtout votre conversation spirituelle et fine. Je me disais tout bas en vous fixant avec une ardente attention : Combien d'hommes faits, de galants à prétentions, qui se croient merveilleux, n'ont pas pour plaire la millième partie des grâces naïves, des charmes naturels et sans apprêts de cet aimable enfant!
— Vous vous disiez cela tout bas, madame?
— Oui, mon bel ange, et j'ai bien du plaisir à pouvoir enfin vous le dire tout haut. Ajoutez à tout ce que je vous trouvais d'agréable ce joli soin de votre petite personne, cette toilette si propre, si élégante dans sa simplicité; ces beaux cheveux châtains arrangés sans art, mais avec tout plein de goût — c'est une de mes folies à moi que les beaux cheveux ; — enfin tout votre ensemble intéressant me frappa au point que, depuis ce jour, je vous confesse que je n'ai cessé de m'occuper de vous.
Quelques-unes de mes fenêtres donnent, comme vous savez, sur votre jardin ; mon bonheur était d'y rester constamment à épier l'heure où vous y viendriez jouer. Je vous adressais même quelques paroles sur vos amusements, sur la beauté du temps, sur le charme de la campagne : vous en souvenez-vous?
— Parfaitement, et avec bien de la reconnaissance, madame.
— Vous me répondiez toujours avec une extrême politesse ; et je me retirais, désolée de ce que vous n'étiez que poli, et cherchant en vain les moyens de vous attirer à la maison.
J'avais envoyé souvent des fruits à vos parents, dans l'espoir
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qu'un jour ou l'autre ils vous chargeraient de m'apporter leurs remerciements; non, ils m'envoyaient d'autres fruits par leur jardinier : j'étais au désespoir.
Enfin, pas plus tard qu'hier, ayant appris que le temps des vacances s'écoulait et que vous pourriez bien retourner au collège sans que j'eusse le plaisir de vous voir, hier j'avais formé la résolution de vous écrire sur votre jolie voix que j'entendais souvent dans le jardin et de vous inviter à venir chanter avec moi. C'était le prétexte assez naturel auquel je m'étais arrêtée, lorsqu'un heureux hasard vous a envoyé ce matin vers l'amie sensible qui ne craindra pas de vous répéter ni de vous prouver tout ce qu'elle vient de vous dire.
A présent vous concevez sans peine que, toujours occupée de vous, j'ai dû souvent rêver de vous; et tous mes autres aveux relatifs à ma conduite tenant immédiatement au premier que vous venez d'entendre, vous ne devez plus être surpris de tout ce qui est arrivé et de la manière dont cela est arrivé.
Une flamme dévorante avait circulé par tout mon corps pendant ce discours si flatteur, le jour était absolument tombé : nous étions près du bosquet qui nous avait déjà prêté son ombre. J'y entraîne ma belle en silence ; et, malgré toutes ses observations, toute sa résistance, je la contrains à recevoir deux fois encore les adieux brûlants du plus ardent amour ; ensuite nous nous séparons, et rendez-vous au lendemain.
Le lendemain, après une nuit troublée par un songe sanglant, je me promenais assez tristement dans le jardin, lorsque tout à coup je vois rouler devant moi une boule blanche, qui s'arrête après quelques bonds. Je regarde de tous côtés autour de moi d'où elle peut venir. Je ne vois personne : je me détermine à ramasser la boule.
C'était une de ces grosses dragées blanches de Verdun, enveloppée dans un morceau de papier qui me parut écrit. Je soupçonnai quelque mystère, et je ne me trompais pas. Voici ce que contenait l'enveloppe de la dragée : « Je pars demain pour Paris, où je serai forcée de rester quelques jours. Je reviendrai seule, et. je ne vous en dis pas davantage. Déchirez sur-le-champ ce chiffon. Du reste, point d'inquiétude. »
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Je n'eus point d'inquiétude, mais bien la plus mauvaise humeur possible contre cet importun mari qui venait m'enlever sa femme au moment même où nous venions d'entamer une douce liaison. Oh ! j'enrageais de grand cœur, je l'avoue; et si tous les démons ne s'en sont pas emparés, ce n'est pas ma faute ; car je le leur ai donné mille et mille fois de bien bon cœur.
Je déchirai la lettre, je mangeai la dragée, je pestai encore un peu ; et puis, réflexions faites, je pris le sage parti de me consoler et d'attendre.
Le lendemain dimanche, je guettai, toute la matinée, le moment où Mme De. partirait, pour avoir au moins le plaisir de la voir en passant. A l'âge que j'avais, il n'y a rien d'extraordinaire qu'un jeune homme s'amuse dans une cour ou sur le pas d'une porte. Je pris mon texte de là. Vers les dix heures je vis le jardinier sortir en disant : — Oui, monsieur, je vas en amener eune dans la minute.
— Une voiture, Guillaume? lui dis-je en sautant.
— Oui, nout' voisin, j'allons à Paris pour eun' noce.
— Ah ! ah ! une noce ! tant mieux : bien du plaisir et bon voyage!
Et je rentre à la maison, bien sûr à présent de voir ma belle, parce que l'arrivée de la voiture m'avertira.
Guillaume tint parole et ne tarda pas. Je me mis à mon poste sur le pas de la porte. Je vis paraître ma dévote plus radieuse à elle seule que tous les anges du paradis, dont elle cherchait et m'indiquait si joliment le chemin. J'éprouvai à sa vue un trouble impossible à rendre. Elle-même ne laissa pas d'être saisie d'une petite émotion dont personne, au fait, ne put s'apercevoir que moi.
— Vous nous enlevez donc notre aimable voisine, monsieur?
dis-je en rougissant et souriant à M. De.
— Ah! ah! pas pour longtemps, mon petit voisin.
— Tant mieux, monsieur, on ne saurait la revoir assez tôt.
Et comme on marchait vers le carrosse, j'osai offrir mon bras à la dame pour y monter.
— Il est tout à fait galant, notre jeune homme, dit en riant d'un gros rire le bon demi-financier. Allons, voyons un peu
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comment il s'y prendra. Fort bien, ma foi; quand il n'aurait fait que cela toute sa vie. Ah ! ah ! mon bon ami, vous m'avez l'air d'un petit fripon qui fera un jour son chemin avec les dames. Hein ! qu'en dis-tu, madame De.?
Mme De. me regarda, sourit, et ne répondit rien.
— Juliette, dit-elle à sa femme de chambre, soyez ce soir à Paris à six heures au plus tard, et n'oubliez rien de tout ce que vous devez m'apporter.
— Non, madame.
— Sans adieu, Juliette, dit lourdement le mari.
Et les voilà partis.
— Vous avez une bien aimable maîtresse, dis-je très poliment à Mlle Juliette.
— Cela est vrai, monsieur, me répond-elle, en soulevant une superbe paupière noire qui se rebaisse à l'instant; aussi je lui suis bien sincèrement attachée.
— Ah! et moi aussi, m'écriai-je involontairement sur-lechamp.
Je sentis mon imprudence. Je devins rouge comme le corail et ne savais comment réparer mon étourderie, quand Juliette me répond en souriant : — Elle vous le rend bien, monsieur.
— Que dites-vous, ma chère Juliette?
— La vérité. Mais, parlant bien bas, ce n'est pas ici la place de parler de cela. Pouvez-vous venir un instant à la maison ?
— Tout mon temps est à moi.
— Eh bien ! venez dans un petit quart d'heure. Je vais me débarrasser de Guillaume pour toute la journée, et nous serons seuls.
— Il suffit.
Et nous nous séparons. Guillaume, les bras croisés, assis sur la borne en dehors de la porte cochère, regardait niaisement aller la voiture. Juliette l'appelle et rentre avec lui.
Puisque je vous tiens, mademoiselle Juliette, disons quelques mots de votre appétissante personne : elle en vaut, en vérité, bien la peine.
Mlle Juliette, affligée de dix-huit à dix-neuf ans, était ce qu'on peut appeler une charmante brune. Un œil noir, su-
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perbe et décidé, sans être trop hardi; une bouche riante et fraîche, un peu grande, mais richement meublée; un nez mutin, dont la pointe s'élevait un peu vers le ciel ; un joli menton; des joues rondes, rosées et fraîches comme une belle pêche ; de très beaux cheveux d'un noir de jais ; des bras forts, fermes et bien conformés, terminés par des petites mains potelées; beaucoup de gorge, mais qui semblait taillée dans le marbre; le corps singulièrement bien dessiné, enrichi de ces contours si précieux aux vrais amateurs de la belle nature ; en un mot, une peau dont la blancheur pouvait être plus grande, mais de ces peaux un peu animées, qui annoncent la bonne constitution, la santé, et surtout la chaleur du sang. Voilà, des pieds à la tête, le détail de toutes les parties qui composaient l'ensemble de Mlle Juliette.
On en rencontre de plus laides, dira sans doute quelque nouveau Jean Bart ; je suis parfaitement de son avis.
— Souviens-toi qu'il faut que je sois avant six heures à Paris ; ainsi ne va pas me faire attendre : sois ici à cinq heures précises, entends-tu, Guillaume?
— C'est dit, mam'selle Juliette; j'y s'rons, foi d'homme.
— Et surtout ne te grise pas.
— Ah! pour c'qui est en cas d'ça, vous n'avez qu'faire d'avoir peur ; j'nons pas assez d'argent ; ainsi vous voyez ben.
Et, tout en marmottant encore quelques fagots, le bon Guillaume enfile la porte et disparaît. Je me montre, Juliette me fait signe ; je me glisse dans la maison qu'elle ferme à double tour, et nous voilà seuls. Quatorze et dix-huit ! Joli tête-à-tête !
Voyons, écoutons les petites confidences de l'aimable femme de chambre.
Avant tout, je ne puis m'empêcher de la prendre fortement dans mes bras et de lui donner un baiser significatif qui, à ma grande satisfaction, me fut énergiquement rendu. Oh ! cet encouragement me mit tout d'un coup au fait de ce qui allait arriver, et d'avance j'en tressaillis de plaisir.
Nous nous tînmes quelques instants serrés ainsi debout dans les bras l'un de l'autre, nous fixant langoureusement, nous baisant les yeux fermés, les rouvrant pour nous regarder et les refermer encore.
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Ce joli petit jeu devait avoir des suites ; mais le moment n'était pas encore arrivé. En l'attendant, ou pour le préparer, Juliette, avec laquelle j'avais passé dans le salon, et que je tenais assise sur mes genoux, me racontait de l'inclination de madame De. pour moi ce qu'elle-même m'en avait dit l'avantveille. Elle me parla de ses combats, des conseils qu'elle Juliette lui donnait, et qu'elle était enfin sur le point de suivre, quand j'avais, par hasard, demandé le premier à paraître vendredi dernier.
Je lui demandai à mon tour ce qu'elle pensait de ce vendredi, — question faite pour savoir si Mme De. l'avait mise dans sa confidence.
Juliette, sans me répondre, se lève, me prend par la main, me conduit dans la chambre à coucher, écarte un petit rideau au fond de l'alcôve, soulève une petite planche qui était derrière ce rideau, passe sa main en dedans par l'ouverture de la planche soulevée, et ouvre une petite porte si étroitement jointe avec le reste du mur qu'il était impossible de concevoir le moindre soupçon de son existence. C'était la porte de l'oratoire, que Juliette referma après m'y avoir fait entrer avec elle.
Cet oratoire, ou plutôt ce boudoir, que je n'avais vu qu'imparfaitement, était un recueil friand de toutes les recherches de la volupté mystérieuse. Il recevait le jour par un petit dôme en forme de lanterne.
C'était en petit ce qu'on voit en grand dans quelques églises.
La nuit, une lampe à plusieurs branches, mais enveloppée dans un étui de fer-blanc très poli, qui reflétait la lumière, éclairait doucement ce saint lieu, de manière qu'on jouissait de la lueur sans en voir le foyer.
En entrant par la petite porte de l'alcôve, on trouvait, à main gauche, un petit conduit circulaire et de plain-pied qui menait à la première chambre carrée dans laquelle j'étais resté, le vendredi, au milieu des ténèbres ; à droite, un petit escalier circulaire aussi, parce qu'il embrassait le sanctuaire de l'oratoire, qui, comme je l'ai dit, était de forme ronde. Au milieu de cè petit escalier se trouvait le charmant buffet d'orgues qui m'avait fait tant de plaisir ; et l'escalier redescendu de l'autre
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côté conduisait au sanctuaire même au milieu duquel s'élevait le bienheureux prie-Dieu, duquel on a vu le doux et mystérieux usage, ainsi que l'ingénieux et simple mécanisme.
Pour lui donner la forme de prie-Dieu, on le soulevait sur deux fortes branches de fer, dont le crochet passait dans un petit anneau de fer aussi. En détachant ces branches de l'anneau, le prie-Dieu, que rien ne soutenait plus, descendait mollement se former en couchette ; et comme il était moelleusement matelassé, ouaté partout, il offrait un lit de repos extrêmement agréable. Le jour du dôme, qui tombait perpendiculairement dessus, donnait aux objets qui s'y rencontraient un charme plus aisé à sentir et à imaginer qu'à rendre.
Il est vraisemblable que cette heureuse distribution de la lumière, dans certains actes de la vie, où tous les sens, jaloux les uns des autres, veulent rivaliser de jouissances, il est vraisemblable, dis-je, que l'entente, l'intelligence dans la disposition de cette lumière qui, répandue sur des objets plus que divins, en multiplie, en centuple les attraits, est un bienfait de quelque pieuse et bien fervente dévote.
L'escalier était soutenu sur un joli péristyle de petites colonnes cannelées, de bois peint en couleur bleu de ciel, chapiteaux et piédestaux couleur de rose, le tout à filets d'or. L'intervalle de colonne en colonne se formait en portiques : un divan ou banc circulaire régnait tout autour sous la petite voûte de l'escalier.
Chaque entre-colonnade était voilée d'un rideau, derrière lequel pouvait encore se nicher quelque dévot mystère.
La porte en face du prie-Dieu était à deux battants, cintrée et peinte, comme les colonnes, en bleu de ciel et rose, avec filets d'or. Elle ouvrait sur la chambre carrée, qui donnait ellemême sur le jardin.
Cette chambre carrée n'avait rien de remarquable. Deux petites fenêtres, une de chaque côté de la porte, lui donnaient le jour suffisant pour ce qui s'y passait : quelques entretiens, des collations y nécessitaient un meuble, une table, des armoires, et tout cela y était fort propre, mais fort simple. Il y avait quelques tableaux et estampes de dévotion, ainsi que dans les intervalles de la voûte de l'oratoire, ce que j'avais oublié de dire dans la description que je viens d'en faire, et j'avais eu
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tort, car on verra bientôt que ces tableaux mystiques n'étaient véritablement pas sans mystère.
Quand Juliette m'eut bien fait parcourir toutes les commodités, tous les agréments de ce religieux séjour, je me disposai à entamer une conversation qu'il lui tardait de commencer ellemême : elle ouvrit une des fenêtres de la chambre carrée, me fit asseoir sur le sopha à côté d'elle, repoussa doucement mes petites tentatives animées, me dit, en me caressant le menton et me baisant le front, que tout viendrait en son temps et que je devais avant tout commencer par l'entendre. J'obéis, non sans quelque peine, et Juliette s'expliqua ainsi : — Ma confiance en un jeune homme que je connais à peine ne serait nullement excusable si elle n'avait pour motif un sentiment qui excuse tout. Je ne sais à quoi l'attribuer, mais il est certain que j'ai éprouvé pour vous le même penchant que madame, et en même temps qu'elle. Cet aveu ne doit pas vous donner beaucoup d'amour-propre; la conquête de la femme de chambre est bien peu de chose quand on a fait celle de la maîtresse.
Mille baisers l'interrompirent et lui prouvèrent que sa conquête pouvait encore faire grand plaisir au conquérant.
Encouragée par l'enthousiasme vrai de mes caresses, Juliette me les rend et continue : — Je ne suis peut-être pas tout à fait à ma place, dans l'état de servitude où m'ont réduite les malheurs d'une famille jadis plus fortunée; mais j'ai réfléchi sur mon sort et, le sentant plus fort que moi, je me suis décidée à plier sous lui.
Le hasard me fit rencontrer M. De. chez une dame comme il faut, à laquelle j'étais adressée pour entrer à son service.
Elle me loua sur mon air d'éducation et de décence, se récria que je sentais mon bien, me demanda si je savais lire et écrire, apprit avec joie que j'étais même forte dans ces deux parties; que le linge, la dentelle, les petits talents nécessaires aux jeunes personnes, je les avais cultivés avec soin ; elle me félicita beaucoup et termina par me dire qu'il lui était impossible de me prendre, mais qu'elle me chercherait parmi ses connaissances une place qui, à coup sûr, me conviendrait.
M. De., qui avait écouté très attentivement tout l'entretien,
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le menton appuyé sur sa canne et ses gros yeux immobiles fixés sur moi, prend tout à coup la parole et dit : — Mais, sans aller si loin, si mademoiselle veut, j'ai une condition toute prête à lui offrir, et je la crois convenable à tous les égards.
— Ah ! ah! voyons, dit la dame.
— Eh mais ! je donnerai mademoiselle à ma femme; cela n'est pas plus fin que cela.
— Comment ? dit la dame ; mais je n'y pensais pas, ou, pour mieux dire, j'ignorais. Est-ce que Mme De. a besoin d'une femme de chambre ?
— Eh! mais assurément. Vous ne savez donc pas une chose?
Elle m'a chassé de chez moi, ma femme, c'est-à-dire de la campagne. Elle m'a confiné à Paris, et cela vous ne devineriez jamais pourquoi; parce que. oh! c'est trop risible. parce que. elle trouve toujours — riant à se tenir les côtes, — elle trouve. que je suis. que je suis trop. trop. je ne sais en vérité pas comment diable vous tourner cela. elle trouve que je suis trop. trop mari, là, puisqu'il faut vous le dire.
— Comment, trop mari! dit la dame d'un air sérieux et pincé. Qu'est-ce que cela signifie, trop mari ?
— Cela signifie trop jeune homme, trop sémillant, trop exigeant, là, tranchons le mot : hein! Vous l'entendez à présent ?
— Pas beaucoup, je vous assure.
— Enfin, que vous l'entendiez ou non, cela n'en est pas moins vrai. Et vous, ma belle enfant, l'entendez-vous ? Elle rougit et elle sourit. Allons, c'est une brave fille, je vois qu'elle est au fait. Ainsi donc, ma chère, si ma proposition vous plaît, j'ai une voiture là-bas, nous allons partir sur-le-champ, et je vais vous présenter, Je consultai les yeux de la dame, qui m'assura que je ne pouvais rien faire de mieux. En conséquence, je partis avec M. De. pour cette maison, où j'eus le bonheur de plaire également, et dans le même sens, au mari et à la femme.
— Également et dans le même sens ! répétai-je tout étonné.
— Oui, mon cher monsieur, également et dans le même sens. Cela vous paraît singulier, mais vous allez le comprendre.
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Quelques jours après mon entrée ici, madame m'envoya à Paris chez monsieur, pour lui porter les légumes, les fruits et toutes les provisions dont les maisons de campagne fournissent ordinairement les maisons de la ville.
M. De. sentit une joie extrême en me voyant. Il me prit gaiement dans ses bras, m'appuyant un gros baiser, badina un peu lourdement avec mon fichu, voulut rire sérieusement, fut vivement repoussé, entra en pourparlers, fit des propositions, me représenta la conduite de sa femme qui le trouvait trop mari, me fit sentir le besoin qu'il avait d'une petite consolation comme moi, en vint à des offres réelles, me tenta et m'arracha un demi-consentement que je promis tout entier après deux jours de réflexion, c'est-à-dire jusqu'à mon premier voyage.
Content de ma promesse, il me laissa partir, et je revins toute rêveuse à la maison. Madame s'en aperçut et m'en demanda la cause avec beaucoup d'intérêt. Je me gardai bien de la lui dire; mais je remarquai, pour la première fois, que madame me regardait avec des yeux extrêmement animés et que son sein palpitait violemment. Ignorant absolument ce que cela voulait dire, je ne pouvais demander aucune explication et je devais attendre qu'elle vînt d'elle-même.
Elle ne me fit pas languir. Apparemment que la bonne dame ne pouvait plus y tenir; car, dès l'après-dîner de ce jour, elle me fit passer dans l'oratoire où nous sommes, me tint cinquante discours plus bizarres, plus embrouillés les uns que les autres, sur la dévotion, sur l'amour du prochain, sur l'indulgence et les secours qu'on se devait mutuellement.
Elle accompagnait son sermon de baisers sur mes joues, sur mon cou, sur le haut de ma gorge ; vantait mes charmes, risquait des attouchements que je souffrais par timidité d'une part et par plaisir de l'autre; prenait ma main, la posait sur son sein, etc. En un mot, elle parvint tellement à me mettre en feu que si elle n'eût pas procédé très vite d'elle-même au dénoûment de cette brûlante scène, j'étais fille à en faire les avances.
Elle m'épargna cette démarche embarrassante, se saisit de la discipline, m'entraîna, passionnée, dans l'oratoire ; me fit
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mettre à genoux au prie-Dieu ; me souleva mes vêtements jusqu'à l'endroit favorable à ses désirs ; se jeta sur les parties qui s'offraient sans voile à ses yeux; les dévora de baisers, de caresses si enivrantes qu'épuisée de volupté je perdis la force de me soutenir.
Je tombai sur le côté ; elle se hâta de détendre le prie-Dieu; se débarrassa de ce qui l'incommodait le plus; vint s'étendre auprès de moi ; donna à ses mains tout l'essor qu'elle voulut ; permit aux miennes les mêmes libertés avec elle ; eut la bonté de les guider dans leur route ; et nous passâmes plus d'une heure dans un tel état de délire, dans des convulsions si ravissantes, si multipliées, que l'extase se changea en léthargie et que nous tombâmes sur le sein l'une de l'autre dans un état tout à fait semblable au néant.
Je ne sais combien j'y restai ; je sais seulement qu'elle en sortit la première et je me réveillai, la trouvant occupée à me faire, pour me rendre à la vie, ce qu'elle avait fait pour me la faire perdre : elle réussit aussi bien à l'un qu'à l'autre ; et enfin, nous étant levées, nous cherchâmes à nous donner mutuellement les secours nécessaires pour réparer le désordre eflroyable de notre ajustement ; ensuite nous eûmes recours à des restaurants, dont je confesse n'avoir jamais eu de ma vie plus grand besoin.
Vous comprenez bien que, depuis ce moment, madame et moi nous fûmes inséparables et les meilleures amies du monde. Il s'est établi entre nous une confiance illimitée. Elle sait toutes mes affaires, et je connais toutes les siennes. Elle m'a avoué son penchant pour vous et m'a tellement fait votre éloge depuis avant-hier que je l'ai contrainte à m'avouer votre initiation dans nos mystères. Je n'ai rien laissé voir que beaucoup de joie de son bonheur, mais j'ai pris tout bas une petite résolution. Il ne sera pas dit que Mme De. sera heureuse toute seule; et peut-être son joli petit ami ne dédaignera-t-il pas d'être le mien.
A ces mots, elle cache son charmant visage dans mon sein, en me liant tout le corps de ses deux beaux bras.
Il y avait une heure que le démon d'amour s'agitait et fermentait dans mes veines embrasées. N'étant plus maître d'une
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effervescence dont j'avais craint un résultat prématuré et inutile, au moins pour l'un des deux, je m'empare de Juliette, qui ne fait nulle résistance ; elle-même court se placer à l'autel, y courbe sa tête en victime résignée et attend, avec un doux frémissement, le trait qui va la pénétrer. Elle est bientôt atteinte de ce trait, qui ne s'est pas plutôt perdu dans ce charmant abîme que toute la rosée d'amour s'élance bouillante jusqu'au fond du calice enflammé. Elle s'y mêle à grands flots au nectar impatient qui n'attendait que sa présence pour rompre les digues qui retenaient son brûlant essor.
— Ah ! dit Juliette en revenant à elle et poussant un profond soupir, l'heureuse Juliette n'a plus rien à envier à son heureuse maîtresse.
L'heureuse Juliette ne perd pas son temps. Extrêmement curieuse, excessivement caressante, elle s'empresse de me débarrasser de tout ce qui pouvait gêner sa vue amoureuse : elle dépouille son jeune ami. A chaque découverte, un éloge, un baiser, une caresse pénétrante ; tous les petits présents que je tenais de la nature passèrent en revue tour à tour et reçurent tour à tour un touchant hommage.
Que si l'aimable et sensible Juliette s'occupait avec quelque satisfaction à détailler ainsi le bien qu'elle venait de conquérir, je prie mes bonnes amies de croire que je n'étais ni moins curieux, ni moins occupé à voyager qu'elle.
Oh ! que de charmes au-dessus des éloges et du pinceau ! Ici c'est une gorge dont la forme donne une idée de celle de Vénus ou d'Hélène : son élasticité seule disait qu'elle n'était pas de marbre : elle en avait tout le poli et toute la fermeté.
Je m'embarquerais dans une entreprise trop difficile si je voulais décrire ce corps charmant dans tous les détails de ses perfections : elles étaient innombrables, et jamais la nature n'avait été si libérale de ses divins trésors.
Je m'arrêterai, avec la permission de mes lecteurs, sur une seule de ces beautés, que le ciseau et le pinceau se sont plu à retracer de tout temps avec une espèce d'acharnement érotique et de défi mutuel, à qui l'emporterait dans le rendu de cette portion si séduisante du corps des femmes.
Je veux parler de ces délicieux contours de reins, des
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hanches et de tout ce qui forme le prodige connu sous le nom de Vénus Callipyge. Si ce chef-d'œuvre eût été à refaire dans le temps dont je parle, je puis affirmer hardiment que Juliette en eût offert l'admirable modèle; et malgré cet amour singulier de Mme De. pour une jeune fille, amour qui, je l'avoue, arrivait avec peine jusqu'à mon intelligence, j'ai pourtant fini par concevoir que, de quelque sexe que l'on fût, il était en quelque façon impossible de ne pas rendre hommage à des charmes d'une nature aussi supérieure?
Aussi, reprenant tous deux le cours d'une cérémonie brusquée, et plus ardents que jamais, nous épuisâmes, depuis onze heures jusqu'à une, le calice des plus inexprimables voluptés.
Nous arrivâmes au dernier degré de l'anéantissement, à l'extinction absolue des forces, mais non pas à celle du désir ; et nous nous promîmes bien de renouveler des entretiens dont le charme s'augmentait à nos yeux par celui de l'innocence; car, en bonne foi, nous ne voyions pas le moindre mal à tout cela ; et dans le fait y en avait-il beaucoup ?
Nous nous aidâmes mutuellement à nous rétablir dans un état un peu présentable, et je me glissai chez moi pour aller faire ma toilette, car c'était dimanche.
Juliette allait à Paris le soir et comptait revenir le lendemain lundi au matin. Cette aimable fille avait eu la précaution de me donner un grand verre d'un certain vin de l'oratoire qui, en me rendant quelques forces, m'avait rendu aussi cette gaieté que l'on perd ordinairement avec elles : de sorte que, jusqu'à près de trois heures que la compagnie se rassembla et que l'on se mit à table, j'avais recouvré un extérieur assez ferme pour en imposer sur mes nombreuses fredaines du matin; ma mère observa seulement que j'avais l'air un peu tiré.
Le lendemain je comptais sur le retour de Juliette, et mon attente ne fut pas trompée. Elle parut vers les dix heures du matin. Je la guettais de la terrasse. Nous nous fîmes des signes qui nous indiquèrent l'instant de la réunion.
Ma mère était prête à partir et ne tarda pas à reprendre le chemin de son cher Paris.
Mon père partait, comme je l'ai dit, dès la pointe du jour,
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et je me trouvai bientôt dans cette douce liberté qui avait tant de charmes pour moi. J'en profitai, sans tarder, pour me rendre auprès de Juliette qui m'attendait. Elle n'avait qu'un instant à me donner et devait repartir sur-le-champ avec des vêtements, des chiffons que Mme De. voulait mettre ce lundi même, qui était le lendemain des noces. Madame devait revenir le mardi pour faire préparer un grand festin fixé au jeudi suivant, et auquel toute la noce devait assister.
Telle était la marche des opérations. jusqu'au jeudi, et il. me sembla qu'elle contrariait prodigieusement la mienne. Je ne voyais pas, au milieu de tous ces embarras, le moindre jour à une pauvre petite entrevue avec l'une au moins de mes deux belles.
Je fis part de mon inquiétude à Juliette, qui en rit beaucoup et me consola en me disant qu'il y aurait moyen de s'arranger, et que personne n'était plus que moi d'humeur de perdre un moment de bonheur.
Comme nous n'en avions pas beaucoup de ces doux moments, je fis sentir à Juliette qu'il serait prudent d'en profiter. C'était son intention. Je l'aidai à la hâte à faire le paquet de madame; ensuite nous passâmes à l'oratoire, où Juliette me dit en riant qu'elle comptait sur ma sagesse, et que ma ferveur de la veille suffisait pour lui en répondre.
— Commencez seulement, belle pénitente, par vous souvenir du lieu dans lequel vous êtes. Voici l'arme, — c'était la discipline ; — préparez-vous à subir l'épreuve accoutumée et mettez-vous dans la position indiquée par le recueil des mystères de ce séjour.
Elle obéit et me demanda si elle devait elle-même écarter les voiles qui la dérobaient à mes regards. Je lui répondis que cela devrait être fait, qu'elle savait les règlements. Alors elle souleva d'une main prompte tout ce qui formait un intermédiaire importun, et je revis ce que la nature avait pris plaisir à mouler de plus parfait.
L'orgasme de l'amour le plus fougueux s'empara de moi à cet aspect enchanteur. Je ne voulus cependant pas précipiter un instant qui n'arrive toujours que trop tôt et amène le regret avec lui.
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Je me jetai avec impétuosité sur les charmes divins qui m'étaient si libéralement présentés ; je les couvre de baisers calcinants ; j'excite chez l'ange qui se livrait à moi les sensations les plus vives ; je me plais à jouir du désordre que je fais naître ; je suis tous les mouvements, je recueille tous les soupirs, je laisse mon athlète succomber quelquefois dans la carrière et y mourir pour y ressusciter.
Enfin, quand j'ai savouré avec transport le spectacle de ceux que mes ingénieuses caresses avaient provoqués, je pense à payer à mon tour le doux tribut qu'attendait impatiemment ma sensible compagne. Je lui conserve son adorable attitude ; je m'élance dans le temple d'amour; et, malgré mes efforts pour retarder le sacrifice, il fallut permettre à mon âme de s'enfuir de moi pour aller se rejoindre à celle de mon agissante victime qui accorda délicieusement encore un nouvel hommage à la volupté.
Ainsi nous employâmes le peu de temps qui nous était accordé. Il fallait que Juliette retournât sur-le-champ près de sa maîtresse.
— Quel dommage, me dit-elle, que nous ne puissions pas rester ensemble davantage ! je vous aurais fait voir bien de jolies choses.
— Plus jolies que celles que je viens d'admirer ? lui dis-je.
— Dans le même genre ; mais elles manquent de la vie qui animait celles dont vous parlez.
— Ah! voyons donc, ma chère Juliette.
— Non, non, impossible, il est trop tard ; une autre fois quenous aurons plus de moments à nous.
— Mais qu'est-ce enfin ?
— Ce sont des images, bel enfant.
— Ah bien ! voyons-en une seule.
— Méchant ! vous serez cause que je serai grondée ; je m'en veux à présent de vous en avoir parlé.
Tout en disant cela elle détacha un de ces tableaux de sainteté qui tapissaient l'oratoire. Elle tira du bord supérieur un petit morceau de bois qui se glissait dans une rainure. Un petit anneau de faveur rose se fit voir : elle tira avec lui le carton qui couvrait le derrière du tableau, et le carton ôté laissa
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voir l'estampe la plus expressive, la plus nue que j'eusse amais vue.
C'était seulement la chaste scène où le père Girard, fameux jésuite, transporte la belle Toulonnaise la Cadière au ciel par un chemin vraiment céleste, quoique très terrestre (i).
Rien n'était comparable à la perfection de cette gravure incendiaire. Les formes superbes de la béate, le lascif de son attitude, la vérité de son extase, l'action énergique, l'ardeur luxurieuse du moine imposteur, tout était rendu avec un art bien fait pour obtenir le suffrage flatteur d'une connaisseuse, c'est-à-dire d'une dévote.
J'étais à l'âge où ces sortes de peintures jettent dans tous les sens un trouble involontaire et de profondes racines dans l'imagination. Je ne connais rien de plus dangereux ; et ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que l'impression une fois reçue reste à jamais ineffaçable.
Juliette, pressée de se rendre à son devoir, m'arracha des mains la vénéneuse estampe, et la raison faisant entendre enfin sa voix tardive, je permets à Juliette de partir, couverte de mes plus tendres baisers.
Le lendemain madame revint, comme il était convenu. L'entrevue fut ce qu'elle devait être de part et d'autre. Après quatre mortels jours de jeûne pour elle, il est clair que ses besoins étaient grands ; mais par bonheur mes forces ne le furent pas moins ; et d'ailleurs elle m'apprit elle-même le secret, dont je me doutais déjà, de les ménager, sans nuire pour cela au plaisir ; et même ce secret ne pouvait que l'augmenter en reculant l'instant.
Il parut doux à ma belle dévote de passer une nuit entière dans mes bras, et voici ce qu'elle imagina pour y parvenir : rien n'était plus simple.
Après une délicieuse séance à l'oratoire, où elle se doutait bien peu que Juliette et moi avions fait deux stations mémorables, elle m'invita à faire un tour de jardin. Quand nous fûmes arrivés à la petite porte qui donnait sur la campagne, —
(i) Voir Thérèse philosophe, par le marquis d'Arg-cns. (Réimpression, Paris, Ign.)
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car chacun des trois jardins voisins avait ce petit débouché, — elle m3 demanda en riant si je serais bien aise de passer une nuit avec elle. Je ne sais quel feu subit parcourut tout mon corps à cette question.
— Est-ce une plaisanterie ?
— Non.
— Si vous ne plaisantez pas, belle dame, pouvez-vous douter de mon bonheur en pareille circonstance ?
— Eh bien ! dit-elle, ce sera cette nuit même. Pouvez-vous sortir de chez vous la nuit ?
- Rien ne m'en empêcherait en cas de volonté.
— A quelle heure se couche votre maman ?
- A dix heures et demie au plus tard. Elle revient de Paris, elle est fatiguée ; moi, quand je lui ai souhaité le bonsoir et qu'elle s'est renfermée, ou je me couche moi-même, ou je vais me promener au jardin.
— C'est bon. Et vous avez la clef de la petite porte ?
— Elle reste toujours en dedans de la serrure.
— A merveille. Vous ne prévoyez pas d'obstacle 'pour cette nuit ?
— Aucun que je sache.
— Eh bien ! voilà la clef de cette porte-ci : vers onze heures je vous attends à l'oratoire, que je laisserai ouvert et sans lumière. Si vous pouvez venir plus tôt, tant mieux. Vous voyez comme ces deux portes sont voisines : vous n'avez pas six pas à faire. Ainsi je vous attends. Demain, un peu avant le jour, vous vous en irez par le même chemin. Surtout vous prendrez garde de faire du bruit.
J'étais trop ému, trop enchanté pour pouvoir répondre; je me contentai de la fixer avec la larme du bonheur dans mes yeux satisfaits. Je reçus en silence la clef bienheureuse. Nous fimes encore un tour ou deux, presque sans parler. Nos cœurs étaient trop pleins, et, s'il faut le dire, l'espoir enchanteur de nous réunir bientôt au centre de la plus complète félicité semblait exciter secrètement en nous le besoin de nous quitter pour un moment. C'est ce que nous fîmes après bien des regards, bien des serrements de mains, et quelques baisers, mais modestes et presque froids.
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Nous ne voulions rien dérober de leur charme à ceux que nous promettait une nuit entière de libre jouissance.
Je rentrai rêveur, accompagné de ma fidèle imagination qui, cette fois, malgré toutes ses exagérations et sa prodigalité, vit se réaliser tous ses rêves, quelque brillants qu'ils eussent été.
Ma mère, plus fatiguée que de coutume, se retira à dix heures, et, le silence le plus profond s'étant emparé de toute la maison une demi-heure après, il me fut permis de voler où l'amour m'attendait.
Essayer de décrire la nuit d'une dévote avec un jeune homme de quatorze ans qui respire la volupté par tous les pores, c'est une entreprise que je n'aurai pas l'audace de tenter. Je dirai seulement que le lit est le vrai trône de l'amour et le digne théâtre de ses plaisirs. Cette nuit seule m'a dispensé de toute instruction, de toute leçon ultérieure. C'est là que j'ai appris à connaître jusqu'aux plus délicats raffinements de l'art de la jouissance; car, il ne faut pas s'y tromper, c'en est un.
La nature préside à l'union des sexes et peut y présider seule ; mais j'ai appris, dans cette délicieuse nuit, que la nature livrée à elle-même se trouverait réduite à bien peu de chose sans les ressources offertes, ou pour mieux dire imaginées par ces prêtres ingénieux de Vénus, qui trouvent le secret de tenir toujours tendus des ressorts prêts à se relâcher, et d'entretenir dans une veille voluptueuse un corps que l'excès même de la volupté semble forcer au sommeil.
Oh ! que de mystères m'ont été révélés ! 0 dévote adorable !
dis-moi, dis quelle est la partie de ton individu ou du mien qui n'a pas reçu les divins stigmates de l'amour! Est-il une seule retraite où sa flamme dévorante n'ait pénétré ? Tes doigts de rose ont-ils assez parcouru et titillé mes membres jeunes et sensibles ? Mes mains ont-elles respecté aucun de ces asiles, de ces nids d'amour où j'aurais voulu m'absorber tout entier?
Quelle est la place de ces deux corps, qui n'en faisaient plus qu'un, où nos bouches n'ont pas laissé la trace et l'empreinte de nos baisers dévorants? Oh! cette source embrasée, comme elle était inépuisable ! Oh ! cette fournaise de volupté, comme
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elle était ardente et ces entretiens qui remplissaient les intervalles d'un bonheur, trop surnaturel pour être longtemps soutenu, comme ils étaient suaves ! Les corps se reposaient : c'était le tour de la jouissance des âmes. 0 nuit, mémorable nuit !
ton délicieux souvenir arrêtera mon dernier soupir sur mes lèvres glacées; grâce à toi, je vivrai quelques instants de plus.
La fatigue enchaînait mes sens et les livrait enfin au repos ; la prudence rouvrait mes yeux qui se fermaient machinalement, et ma belle, qui avait encore bien plus de ménagements à garder que moi, m'avertit qu'il fallait penser à nous séparer.
Ce ne fut pas sans nous munir tous deux de bons restaurants qui étaient tout préparés et sans nous promettre que cette nuit ne serait pas la dernière.
Il était près de dix heures du matin, le jeudi suivant, lorsque M. D. arriva à la campagne en voiture. Il apportait une foule de choses exquises et de première nécessité dans un repas qui devait être splendide. Je n'ai jamais été gourmand; je ne dissimulerai pas cependant que je convoitai un peu toutes ces denrées succulentes, ces pâtés, jambons, langues fourrées, dindes aux truffes, que je voyais passer sous mon nez qu'ils embaumaient, et je me disais tout bas : — Oh ! qu'on est heureux d'être de noce !
Comme j'étais sur le pas de ma porte à voir débarquer tout cela, M. D., qui présidait au transport, faisait gaiement la belle conversation avec moi, mais ne me disait pas que j'en aurais ma part. Le cher homme n'en savait pas grand'chose lui-même : un coup d'œil joyeux et significatif de Juliette, qui allait et venait pour porter tout, avec Guillaume, de la voituré à la maison, me dit bien quelques petites choses, mais pas assez pour que je comprisse tout. C'était un signe de tête, comme qui dirait : « Venez à la maison. » Ce n'était pas cela; ce signe voulait dire : « Vous viendrez à la maison. »
Quand tout fut déballé, les denrées, les vins, les liqueurs, etc., je rentrai au logis et trouvai ma mère qui se disposait à partir. Elle me disait en effet adieu, lorsqu'on annonce M. De.
qui, après les politesses d'usage, dit à ma mère avec beaucoup d'empressement :
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— Madame, j'ai une grâce à vous demander au nom de ma femme et au mien.
— En quoi, monsieur, serais-je assez heureuse pour vous obliger ?
— Il s'agit, madame, de vouloir bien nous accorder monsieur votre fils. Il y a aujourd'hui grande compagnie à la maison : votre aimable jeune homme, dont nous avons parlé à nos convives, est généralement désiré; et si vous voulez bien nous le confier, soyez sûre, madame, que nous en aurons tout le soin imaginable.
Il ne faut pas demander l'état de mon cœur à cette charmante invitation : il était si plein de joie que je restai muet et que ma mère fut obligée de me dire : — Eh bien ! mon ami, est-ce que vous n'entendez pas l'honneur que vous font M. et Mme De. ?
Je retrouvai la parole et assurai M. De. et son obligeante épouse de toute ma reconnaissance, ajoutant que ce jour serait un des plus beaux de ma vie si ma mère consentait à me laisser profiter de l'honneur qu'on voulait bien me faire.
Ma mère répondit en femme spirituelle, donna son consentement, me recommanda ma toilette et la sagesse, fit sa révérence à M. De. et partit.
Celui-ci me prit la main, me baisa sur les deux joues et me dit que Juliette viendrait me chercher quand il serait temps.
Oh ! pour le coup, j'avoue que cette bonne fortune imprévue pensa me tourner la tête. On m'aurait pris pour un fou à voir les sauts, les gambades, les contorsions que m'arrachait la joie; et dans la vérité, le plaisir que je me promettais n'était pas de la classe ordinaire des plaisirs d'un enfant.
J'allais dîner avec qui et peut-être à côté de qui ? d'une femme adorable devenue la mienne par sa bonté et son indulgënte complaisance. Quinze ou vingt personnes, et pas une seule dans la confidence ! Un bon mari qui va combler d'attentions, d'éloges et de caresses le petit serpent qui s'est glissé dans le sanctuaire conjugal et s'est emparé de tous ses droits.
Oh! en vérité, en vérité, je vous le dis, tout cela me parais-
sait bien drôle; et notez que je n'y entendais point ou peu. dé malice. Heureux âge que le mien ! A portée de toutes les jouis-
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sances, à l'abri de tous les soupçons, conduit au bonheur par ceux mêmes que ce bonheur eût pu offenser, parce qu'on était regardé comme sans conséquence.
Ainsi, M. De. m'amenait de lui-même à sa femme et ne se doutait guère du plaisir qu'il lui ferait. Elle m'a avoué que c'était la première fois qu'elle avait éprouvé pour lui un sentiment de reconnaissance.
Or c'était à la fine et spirituelle Juliette que nous devions, Mme De. et moi, la douceur de cette réunion inattendue.
La friponne, qui avait bien plus de crédit sur M. De. qu'elle n'avait voulu me l'avouer et qui avait payé ce crédit-là ce qu'on sent bien qu'il devait valoir pour un homme de sa trempe, lui avait dit en riant : — Savez-vous, monsieur, que vous devriez faire une chose bien faite?
— Quoi donc, mon enfant ?
— Et qui, j'en suis sûre, fera plaisir à madame.
— Ah ! ah ! Et qu'est-ce que c'est, voyons ?
— Ce serait d'inviter notre jeune voisin à être du repas de noces : il est tout aimable ; il est très poli, très bien élevé; il a de l'esprit ; il chante comme un ange, et je suis sûre que madame, ainsi que toute la compagnie, serait charmée de l'avoir.
— Eh mais ! tu as raison, ma fille, tu as, ma foi, raison ; c'est un enfant charmant tout à fait, en vérité; il est gai, il est gentil ; il m'amusera beaucoup. Allons, voilà qui est dit ; je m'en vais demander à madame si cela lui fera plaisir.
— J'en réponds, monsieur ; ménagez-lui plutôt le plaisir de la surprise, elle vous en saura plus de gré.
— Fort bien ! En ce cas, je m'en vais donc le demander à madame sa mère.
— Oui, et ne perdez pas de temps, car je crois qu'elle ne tardera pas à sortir.
Ce qui fut dit fut fait. C'était un plan concerté entre Mme De. et Juliette. La maîtresse, qui brûlait de m'avoir, n'osait pas prendre sur elle de faire la demande : elle avait chargé sa femme de chambre de la commission, et celle-ci, de son côté, charmée de l'aventure, s'en était acquittée à merveille.
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J'espère qu'on n'est pas inquiet du soin que je mis à ma toilette : c'était le cas ou jamais du vers de Sang-aride ; et ce jour était, en effet, un grand jour pour moi. Une justice à rendre à mes parents, entre autres, c'est le soin qu'ils avaient que mes vêtements fussent toujours, non seulement très propres, mais même distingués.
Je me rappellerai toujours de mon costume de ce jour-là ; et je l'ai souvent renouvelé depuis, à différentes époques de ma vie. Ce sont des minuties, mais presque nécessaires. On décrit bien l'accoutrement d'un héros ou d'une princesse dans un roman et dans une grande occasion ; on peut bien, dans une histoire véritable et un jour de repas de noces, parler de l'habit qu'on avait ce jour-là.
Voici donc comme j'étais arrangé: D'abord ma queue, très épaisse et très longue, était proprement couverte d'un beau ruban de soie noire à gros grains, par ma bonne Catherine : cette partie de ma toilette étant exclusivement de son attribution. Mes cheveux, que je roulais tous les soirs, n'étaient confiés qu'à moi, et je puis dire que, par un goût naturel et sans art, je les arrangeais de manière à ce que le plus habile perruquier n'aurait pas réussi à me coiffer mieux.
Un joli escarpin tout neuf, de peau de chèvre bien luisante, était attaché à mon pied, que j'avais très petit et qui s'est conservé tel, par une brillante boucle de diamants, — c'était la mode alors. — Ma petite jambe, bien formée et assez robuste pour mon âge, était enfermée dans un beau bas de soie blanc bien tiré, où mon jeune mollet se plaisait beaucoup. Une superbe étoffe de soie, connue alors sous le nom de hollandaise, me faisait un haut-de-chausses couleur de chair, parfaitement tendu sur ma cuisse passablement ronde et potelée, et ne faisait pas le plus petit pli. J'ai toujours beaucoup surveillé cette partie de l'habillement masculin. Une belle chemise de demihollande, avec de très jolies valenciennes, ne gâtait rien à l'ensemble que complétait une veste de cannelé blanc de crème, brodée en point de chaînette et excessivement propre, laquelle veste était recouverte par un habit de gourgouran bleu de Prusse, couleur très distinguée et très à La mode. Un col de mousseline à gros plis était attaché avec une boucle ovale de diamants ; et
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me voilà de pied en cap, sous les yeux du lecteur, tel que je fus bientôt sous ceux de la compagnie qui ne tarda pas à se rassembler.
Dès que tout le monde fut à peu près arrivé, Juliette vint me chercher. J'étais seul, à me mirer, dans la salle à manger. La belle, en entrant, recula deux pas, ouvrit de grands yeux, se croisa les mains, et s'écria : — Ah ! mon Dieu, comme il est joli!
Après cette exclamation, la petite folle vint se jeter dans mes bras, me couvrit de baisers, me mangea de caresses et m'emmena en marmottant tout bas : — Ah ! que madame va donc être contente ! Ah ! que madame est heureuse !
J'oubliais de dire que j'avais fait faire un beau bouquet que je laissais comme un étourdi; je courus vite le reprendre et rejoignis Juliette, qui se hâta de m'introduire et resta un instant à la porte pour être témoin de la réception qu'on me ferait.
Elle fut telle que mes amis et moi pouvions la désirer. Après avoir salué modestement toute la compagnie, qui s'était levée,je m'avançai avec mon bouquet vers Mme De., à qui je dis, en regardant une jeune et charmante personne qui me parut être la mariée : — Daignerez-vous, madame, assurer le succès de mon hommage, en veuillant diriger mes pas vers l'aimable personne à laquelle il me tarde de l'offrir ?
Mon petit compliment fit son effet. Je fus présenté à la jeune mariée, qui accepta mon bouquet et le paya d'un baiser. Je passai de main en main. Toutes les dames m'embrassèrent, ainsi que Mme De., qui se garda pour la dernière et me fit asseoir à côté d'elle. Jamais je ne l'avais vue si radieuse ; elle me questionnait sur des choses délicates, semblait se plaire à mes réponses, et paraissait fière de son petit oratorien.
Quelques moments après mon arrivée, on avertit qu'on était servi. Tout le monde passa à table, où M. De. exigea que je fusse à côté de son épouse, pour raisons à lui connues; disait-il.
Or ces raisons étaient que, comme nous devions chanter au
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dessert de jolis duos à la mode, il était essentiel que je me trouvasse à côté de ma chanteuse. Cela était merveilleusement vu, et pour mon compte j'en fus fort aise, tant pour le plaisir d'être si près d'une belle femme toute à moi que pour les attentions, les petits soins et les bons morceaux qui allaient m'être prodigués.
Un coup d'œil rapide sur la compagnie composée de dix-sept personnes, y compris M. et Mme De. et moi, dont je ne dirai rien : nous sommes connus tous les trois.
Je commence par la mariée, jeune femme de seize ans environ, grande, bien faite, figure de vierge, un peu pâle, œil doux, ensemble plein de candeur. Elle parlait peu et bien, et tout son maintien respirait la bonne éducation et l'innocence.
On pouvait parier pour le bonheur de son époux.
Cet époux paraissait avoir vingt-sept à vingt-huit ans : il était d'une moyenne taille, bien tourné, l'air très posé et très décent. L'amour le plus tendre et le plus délicat semblait être le sentiment qu'il avait voué à sa jeune compagne. Il ne la perdait pas de vue : on l'avait placé à côté d'elle, en faveur de la nouveauté de leur lien. Il interrogeait ses yeux, ses moindres gestes, voulait deviner tous ses besoins ; et c'est bien là où j'ai pu connaître ce qu'on appelle les petits soins. Cet aimable couple semblait être fait l'un pour l'autre, et il est vraisemblable qu'au moins cela aurait fait un exemple de plus des mariages heureux.
Ils avaient chacun les papas, les mamans, les oncles, les tantes, plus quelques amis, tous bonnes gens, qui étant, à ce qu'il me parut, dans les affaires, en avaient l'opulence et le ton, c'est-à-dire pas grand esprit, de la gaieté un peu lourde, et au total de la bonhomie.
Le dîner fut superbe. La somptuosité, cette fois, se trouva réunie à la grâce, à l'élégance. Tous les mets étaient fins et recherchés ; les vins exquis et de tous les pays comme de toutes les couleurs.
Enfin on arriva au dessert, c'est-à-dire aux bienheureuses chansons. Chacun paya son tribut comme il put : personne n'en fut exempt. Mais quand ce fut le tour de Mme De. et le mien, comment peindre le ravissement de toute la société, et
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surtout celui de Juliette, cachée dans un coin de la-salle à manger, mais pas assez pour échapper à mes regards furets ?
Il courait en ce temps deux duos charmants, qui mériteraient bien encore aujourd'hui la vogue prodigieuse qu'ils avaient alors. Ils étaient un peu scabreux pour une dévote, mais la circonstance donnait à l'un des deux surtout un piquant tel que Mme De. ne put se refuser à les chanter avec moi.
Le premier était ce joli duo entre deux jeunes nonnes, dont l'une croit voir souvent rôder près du dortoir un moine noir.
Il commence par ces mots : Ma chère Ursule, J'ai du scrupule, etc.
Nous le chantâmes, à la grande satisfaction des auditeurs et de notre amour-propre, qu'on enivra d'applaudissements.
Le second, plus analogue aux mystères de l'oratoire, était ce fameux duo parodié d'un charmant motet de Clérambault : Est-il endormi, Ton maudit mari ? etc.
Si le premier nous avait fait honneur, oh ! celui-ci emporta tous les suffrages; et quoique un peu long, il nous fallut consentir à le répéter. Mais, ce qu'il y avait de plus plaisant, c'était M. D. qui s'extasiait vers la fin, à ces mots :
Quel enchantement, Quel ravissement Pénètre mon âme !
Suspends, ah! suspends.
Non, il n'est plus temps.
Partag-e ma flamme.
Il est vraisemblable que je mettais beaucoup de vérité dans ces passages ; car mon bon mari, se tenant les côtes à force de rire, criait à tue-tête : — Bravo, bravissimo ! En foi d'honnête homme, on dirait qu'il y est. Ah ! le petit gaillard ! comme il entre dans la passion ! Ah bien, ah bien ! laissez-le faire, allez : il ira loin, c'est
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moi qui vous en réponds, je m'y connais; car à cet âge-là.
Enfin suffit.
Il faut convenir que, pour ceux qui étaient dans la confidence, les exclamations et les réflexions du patron étaient vraiment comiques. Mme De. me serrait le genou avec le sien, et nous avions bien de la peine à nous empêcher de rire, ainsi que Juliette qui, dans son petit coin, ne perdait pas un iota de cette scène burlesque.
Enfin on leva le siège très tard. Quelques personnes proposèrent la danse, et nous frémîmes, ma belle et moi ; mais d'autres, plus sensées, représentèrent la fatigue d'une maîtresse de maison qui a fait les honneurs à une nombreuse compagnie et le besoin qu'elle devait avoir de repos ; ensuite les affaires du lendemain et quelques autres bonnes raisons qui déterminèrent tout le monde à se retirer peu de temps après.
Chacun composa ses voitures : M. De. sévit dans la nécessité d'en envoyer chercher une, dans laquelle il se chargea de reconduire quelqu'un. Il prit Juliette à part, pour lui demander sans doute de venir le lendemain de bonne heure à Paris.
Tout le monde partit et je restai enfin seul avec mes deux belles amies.
La femme de chambre se retira après quelques mots sur la fête et sur la manière dont elle s'était passée.
Comme je la regardais aller avec une sorte de complaisance, Mme De., qui m'observait, me dit malignement : — Elle est assez bien, la petite Juliette ; qu'en pensez-vous, mon ami?
.- Mais, répondis-je nonchalamment et me doutant du piège, elle ne me paraît pas mal.
— Et serais-tu bien aise de t'assurer de ce qui en est ? me diton dans le tuyau de l'oreille.
- Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie-là?
— Ce n'est pas une plaisanterie. Juliette est une jolie fille; mais elle est bonne fille aussi. Je m'aperçois qu'elle est folle de toi : je l'aime beaucoup moi-même, et, pas plus tard que cette nuit, nous pourrions défier l'univers entier en bonheur.
A peine pouvais-je croire ce que j'entendais : un baiser bien amoureux sembla me confirmer la vérité de la promesse, et
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tous les tableaux que mon imagination s'était déjà faits de cette double et simultanée jouissance que j'avais osé espérer se retracèrent à mon esprit avec tant de charmes que déjà je franchissais, par la pensée, l'espace qui me séparait du fortuné moment.
Ce qui me flattait le plus, c'est que le repos absolu du mercredi et les excellents aliments dont j'avais prudemment usé pour remonter mes fibres au ton convenable m'assuraient que je serais digne du bonheur qui m'était offert.
Seul contre deux athlètes qui ne manquaient à coup sûr ni de forces ni de courage, un autre peut-être se fût défié de lui et eût craint d'entrer en lice. Non pas moi ; il me tardait que cette charmante lice fût ouverte, et je me promettais bien de m'y comporter de manière à ce que mes deux jolies adversaires ne perdissent rien de la bonne idée qu'elles avaient jusqu'alors pu concevoir de moi.
Que je connaissais mal les projets de Mme De. et les femmes !
Il était décent que je me retirasse auprès de ma mère. Il nous tardait également, à elle de savoir des nouvelles du jour, et à moi de lui en donner. Je rentrai donc et m'avançai pour l'embrasser : mais, comme Juliette, elle recula deux pas et me dit en souriant : — 0 mon bon ami ! comme te voilà beau !
On dira tout ce qu'on voudra, le petit amour-propre maternel n'est pas fâché de pouvoir trouver juste matière à ses petites jouissances. Ma mère m'embrassa avec une tendresse qui me pénétra jusqu'au fond de l'âme : elle me toisait des pieds à la tête.
— Très bien, disait-elle. T'a-t-on trouvé bien arrangé ?
- On a eu cette bonté-là, maman.
— Baise-moi, mon petit homme. Il est certain que si tu veux, tu seras un jour un assez joli garçon.
- — Oh! je ne demande pas mieux, ma bonne maman; et comment faudra-t-il faire ?
— Joindre un bon cœur à une jolie figure, un fond de douceur et de sagesse à un extérieur aimable, et tu verras que tes jours seront heureux, parce que tu seras à la fois aimé et estimé.
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Ainsi parlait à son fils cette tendre mère, qui méritait d'être mieux écoutée. Je lui tins compagnie à souper. Je mangeai peu, et je la reconduisis à son appartement.
Il faut avouer que j'étais dans un âge bien dangereux et bien exposé. L'amour-propre, la passion des femmes, la crédulité, l'irréflexion, l'inexpérience m'environnaient ensemble, ou tour à tour, de mille écueils, contre lesquels je devais échouer et me briser à chaque instant. Par exemple, n'allais-je pas me perdre cette nuit-là même, si une lueur de raison, venant subitement à m'éclairer, ne m'eût découvert le précipice au moment même où j'allais y tomber.
Emporté par l'ardeur de mon tempérament et l'exaltation d'une imagination délirante, je me figurai la possibilité du trio projeté pour cette nuit dangereuse; je ne voyais que des charmes à palper, des jouissances à varier, à raffiner, des plaisirs à accumuler ; et ma tête, qui, depuis quelque temps, avait pris une certaine tournure érotique, ne se remplissait plus que de chimères amoureuses, d'illusions voluptueuses; les femmes étaient tout pour moi : le nombre non seulement n'effrayait pas ma délicatesse, mais provoquait même mes désirs effrénés, et j'étais en bon train de prendre absolument le change sur les plus doux plaisirs de la vie, en les avilissant au point de n'y admettre que les sens et d'en écarter l'âme, qui, seule peut leur donner leur véritable prix.
Enfin, cette lueur de raison venant à me frapper sur l'exécution de ce projet nocturne, voici ce qu'une voix secrète me fit entendre : « Insensé que tu es, comment as-tu pu croire à la sincérité de la promesse de Mme De. et au sérieux de sa proposition ?
Comment n'as-tu pas vu le piège qu'elle te tendait en te parlant de Juliette? Ne conçois-tu pas qu'alarmée par quelques regards indiscrets que tu auras laissé tomber sur cette jeune fille vraiment jolie, elle ne t'a fait cette proposition que pour voir jusqu'à quel point elle pouvait compter sur toi ? Tu connais bien peu les femmes si tu les crois capables de se familiariser ainsi avec l'idée d'une rivale, encore moins de l'admettre en tiers dans des plaisirs dont elles n'ont pas trop pour elles seules ; et en supposant que, dans un moment de frénésie amoureuse,
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Mme De. fût femme à réaliser le rêve qu'elle a offert à ta concupiscence, qu'en résulterait-il ? Que ce serait une femme indigne d'un seul de tes regards et dont le souvenir, quand tu serais excédé de -luxure, te ferait soulever le cœur.
« Ainsi, crois-moi, puisque ces deux aimables femmes te plaisent et que tu leur plais, offre-leur ton hommage, mais séparément et discrètement. Juliette sait tes secrets avec Mme De., mais Mme De. ne sait pas où tu en es avec Juliette : qu'elle l'ignore. Si Juliette est en effet de la partie, observe à Mme De., tout bas, que ce partage te répugne et fais-toi un mérite de vouloir n'être qu'à elle seule. Si Juliette ne parait pas, n'en dis pas un mot ; et si l'on t'en parle, tourne la chose en plaisanterie, ou même plains-toi amèrement d'avoir été cru capable de pareille folie. »
C'est ainsi que mes quatorze ans, déjà un peu exercés par quelques aventures qui semblaient n'être plus de leur portée, commençaient à se raisonner. C'était cela qui m'occupait sérieusement en attendant l'heure de me rendre à la petite porte.
Cette heure arriva enfin et, sans plus de difficulté que la première fois, j'arrivai à l'oratoire, où je fus reçu de même et conduit en silence à l'autre sanctuaire.
Mme De., très sérieuse, m'observa avec une attention qui me confirma dans les résolutions sages que je venais de prendre, et j'attendis de pied ferme le premier choc, bien résolu à le repousser un peu mieux qu'un écolier.
— Vous êtes surpris de me trouver seule, mon ami? me diton avec une voix insidieuse.
— J'aurais été surpris de vous trouver en compagnie, répondis-je d'une voix très altérée ; je ne suis qu'un enfant, madame, mais ma candeur, ma franchise sont ou doivent être ma sauvegarde contre les pièges qu'on pourrait se plaire à me tendre.
— Vous tendre des pièges, mon ami ! Eh ! qui donc, grand Dieu ?
— Qui ? Vous-même, madame ; oui, vous. Vous vous rappelez fort bien la proposition que vous m'avez faite, et la preuve, c'est que vous me demandez si je ne suis pas surpris de vous trouver seule. Eh ! qui puis-je vouloir avec vous, madame ? Ne
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me tenez-vous pas lieu de tout ? Avez-vous pu porter la défiance au point de me croire si prompt à former de nouveaux désirs?
Avoir abusé de mon âge et de sa faiblesse pour m'exposer à un crime que ni vous, ni moi, ni personne n'aurait pu me pardonner ! Eh ! où en étais-je, grand Dieu ! si je n'avais eu que des sens? Où en étais-je, si mon âme, toute à vous, se fût laissé égarer dans le labyrinthe des illusions de la volupté, qu'on suppose apparemment la seule idole d'un jeune amoureux de quatorze ans ? Oh ! cette épreuve, cette opinion m'humilient à un point que je ne saurais rendre. J'ai pensé de ne pas venir ; mais j'ai réfléchi que si je ne venais pas, je ne pourrais pas soulager mon cœur du fardeau qui l'oppressait : j'ai donc préféré une explication à une bouderie. Je me suis échappé, je ne vous en veux plus ; mais, ajouté-je avec une larme de comédie, je croyais avoir mérité un peu plus d'estime et de confiance.
Mme De., enchantée au fond du cœur, m'avait laissé aller jusqu'à extinction.
— Avez-vous fini ? me dit-elle.
— Oui, madame.
— Aimable et généreux enfant, ah ! viens, viens recevoir le prix de ta délicatesse. Oui, je t'ai tendu un piège, j'en fais l'aveu ; mais ma ruse tourne contre moi. Viens, mon ange, viens sur ce cœur qui t'adore et qui se serait flétri sans retour si ta faiblesse avait succombé !
Il y avait bien des choses à dire là-dessus. Pourquoi la stimuler, cette faiblesse ? Je crus plus prudent de m'abandonner à mon sort, fort content de m'en être tiré avec tous les honneurs, et je courus au champ de bataille avec une ardeur qui me présageait une ample moisson de myrtes, seul arbuste qui croisse dans ces champs de bataille-là.
Cette nuit se passa plus délicieusement encore que la première. La certitude d'être uniquement aimée donnait à Mme De. une tendresse dont elle souffrait de ne pouvoir inventer de plus fortes preuves ; et cependant que pouvait-elle ima-
giner de plus ?
Je reviens toujours à ma première idée sur ce genre de volupté : c'est qu'abandonné à la seule bonhomie de la nature, pour me servir de cette expression, ce plaisir, le premier de
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tous, rentrerait dans la classe des plaisirs ordinaires, tels que celui de manger quand on a faim, de boire quand on a soif.
Tout cela fait grand bien, mais ne conduit point à l'extase. De même le plaisir d'amour n'aurait qu'un éclair de délire, étant restreint dans le cercle du vœu de la nature. Mais ce plaisir est tel et l'impression qu'il laisse est si profonde que l'idée une fois conçue par l'expérience ne s'efface plus. On passe sa vie à chercher, après avoir joui, comment on jouira davantage : l'imagination s'allume, on fait de ses recherches en volupté une étude sérieuse ; c'est surtout celle des dévotes ; et l'art des raffinements venant sans cesse au secours d'une nature prête à faiblir, on se crée un ciel factice qui vous donne un avant-goût des plaisirs du véritable : on quitterait même bien difficilement le premier pour l'autre, quand une fois on y est ; et voilà ce qui tue.
Pour cette fois, nous poussâmes la douce plaisanterie si loin que le grand jour nous trouva dans les bras du sommeil et sur le sein l'un de l'autre.
Nous nous réveillons tout tremblants. Que faire? que devenir ? Beau mystère ! Je ne doutais de rien. De quoi doute-t-on à quatorze ans ?
— Le grenier peut s'ouvrir par chez vous ?
— Oui.
— En deux minutes je suis chez moi. Ma chambre est audessous.
— A merveille.
— Nous avons encore le temps?
— C'est assez.
— Le baiser d'adieu ?
— Méchant !
— Paix !
— Ah ! cher ange !
— Adieu, ma belle. adieu. et puis adieu.
Je me jette à bas du lit, je m'habille en deux temps ; j'ai la clef du grenier.
— On vous verra dans la journée ?
— Oui.
Je m'esquive. Le grenier s'ouvre ; je suis chez moi. Tout le
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monde dort encore, excepté le jardinier. Je prends le parti d'en faire autant une couple d'heures. Cela me fit grand bien, et je parus frais et dispos au lever de ma mère.
Le voyez-vous ce nuage noir qui s'avance lentement du fond de l'horizon et semble se diriger vers nous ? Il porte dans ses flancs le désespoir, la trahison, les larmes, la vengeance et la fin de notre bonheur.
Vous vous rappellerez sans doute ce père Théotime, ce capucin que Mme De. avait chargé du soin de sa conscience, qui était parti pour être gardien en province dans un couvent de son ordre, et qui avait bien voulu se déranger tout exprès de son chemin pour apparaître à sa pénitente et me désigner pour son successeur.
Eh bien ! apparemment que ce bon père Théotime se repentit de son choix, car il ne fut point gardien dans un couvent de province et revint tout exprès à Paris pour renverser l'édifice de l'oratoire et en dévoiler tous les mystères.
Il était à peu près trois heures de l'après-midi, le vendredi, lendemain du repas de noces, lorsque je me présente chez Mme De. que je croyais seule. Guillaume m'ouvre sans me rien dire. J'entre gaîment et même familièrement, à mon ordinaire, et dès l'antichambre, sans voir encore personne, je me mets à dire : — Belle dame, je vous apporte.
Je ne sais plus quoi, car je restai immobile comme une statue en voyant ce dégoûtant capucin qui était assis de manière qu'il tournait le dos à la porte. Sa subite apparition me parut de si mauvais augure que mon sang se glaça dans mes veines.
— Ah ! madame, dis-je en m'éloignant, vous êtes en affaires; je me retire.
Et, en effet, je m'en allai. Je retournai la tête quand je fus à la porte, et je vis cet infâme cafard me lancer un regard où l'enfer était tout entier.
Je rentrai chez moi dans une agitation mortelle. Je sentais un frisson involontaire parcourir tout l'intérieur de mon individu, et je jugeai dès ce moment que nous étions perdus.
J'étais abîmé dans les plus inquiétantes réflexions, lorsque
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Juliette vint me prier de la part de madame de passer chez elle.
J'arrive ; je la trouve à peu près dans le même désordre que moi.
— Eh bien ! me dit-elle, vous l'avez vu ?
— Que trop.
— Savez-vous ce qui vient de se passer entre nous ?
— J'attends de votre bonté que vous m'en fassiez confidence.
Nous étions seuls.
— Il n'est plus temps de vous dissimuler, mon ami, les droits que j'ai laissé prendre sur moi à cet homme.
— J'ai toujours soupçonné votre liaison, et — pardon — j'ai cru qu'il jouait un grand rôle dans les mystères de l'oratoire, auxquels vous avez bien voulu m'admettre.
— Cela n'est que trop vrai, dit-elle en rougissant.
— Je n'ai rien à vous dire, mais je me demanderai toujours avec surprise comment une femme adorable comme vous a pu se laisser profaner par un monstre aussi hideux, aussi sale, aussi repoussant que cet infâme capucin ?
— Ah ! mon ami, vous ne savez pas par quels détours adroits, par quelle marche insidieuse il a su parvenir à son but. Vous ignorez les arguments infernaux dont il s'est servi pour me persuader que le ciel n'avait pas défendu à sa créature l'usage des dons qu'il lui a prodigués ; que le tout était d'en mériter la jouissance par des actes de pénitence, et surtout d'envelopper son bonheur des ombres les plus épaisses et les plus impénétrables.
Vous êtes trop jeune pour connaître la logique de ces scélérats qui se jouent de tout ce qu'il y a de plus saoré pour satisfaire leurs penchants déréglés, et qui sont d'autant plus sûrs du silence et de l'impunité qu'ils rendent leurs malheureuses victimes encore plus coupables qu'eux, par tous les sacrifices honteux qu'ils en exigent. Tout enfant que vous êtes, vous avez la raison convenable pour m'entendre et je me fais un devoir de vous prémunir pour la vie contre ces monstres sacrés qui vous conduisent aux abîmes de l'enfer par le chemin auguste du ciel.
Au reste, ce n'est pas pour m'étendre sur ce triste sujet que
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j'ai désiré de vous voir. Le misérable paraît avoir deviné notre secret. Il a voulu me parler de nos anciennes habitudes : je l'ai repoussé avec un mouvement d'horreur dont je n'ai pas été la maîtresse. Il est sorti dans un silence farouche; et tout me persuade qu'il va s'occuper sans délai d'une vengeance digne de sa scélératesse.
— Eh! que peut-il vous faire?
— Tout révéler.
— A qui ?
— A mon mari.
— Serait-il assez crédule ?
— Les hommes croient volontiers tout le mal qu'on veut leur dire des femmes, et mon mari surtout, que j'ai éloigné de moi sous des prétextes dont l'exacte vérité n'est pas la base.
— Eh bien ! que faire en cas d'explosion ?
— Vous armer de courage et d'une discrétion à toute épreuve.
— N'est-ce que cela ? Soyez bien tranquille et croyez que, tout enfant qu'il est, votre petit ami saura se comporter en homme.
Elle m'embrassa tendrement et ajouta : — Le monstre ne pourra dévoiler ce qui s'est passé entre lui et moi sans se perdre lui-même ; ce sera donc sur vous seul qu'il fera tomber les soupçons. Arrangez-vous en conséquence.
— Tout est arrangé ; soyez sans inquiétude.
Nous nous embrassâmes assez tristement, et je me retirai.
Deux jours se passèrent : rien de nouveau. Nos séances étaient discontinuées, et la terreur avait effarouché l'essaim des amours qui avait pris sa volée pour ne plus revenir.
Le troisième jour, Juliette était allée à Paris le matin comme à son ordinaire. Vers les trois heures, comme j'étais à causer après dîner avec Mme De., elle arrive effarée, plus morte que vive, et s'asseoit vite sur une chaise voisine, sans quoi elle allait tomber à la renverse. Son apparition subite dans cet état de désordre nous surprit et nous alarma étrangement. Je m'empresse de lui faire prendre quelque chose : elle revient enfin à elle et retrouve la faculté de parler.
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— Ah ! madame, tout est perdu 1 dit-elle. J'étais chez monsieur depuis un instant : il était habillé, prêt à partir, et n'attendait plus qu'un de ses amis qui devait venir le chercher pour une affaire importante, lorsqu'on lui apporte une lettre.
Exécrable lettre ! puisse l'enfer engloutir son abominable auteur !
Monsieur en lit quelques lignes : il pâlit, il frissonne, il fronce le sourcil; sa main tremble en tenant le papier.
« — Ah! grands dieux ! est-il possible ! » dit-il avec un cri d'effroi.
En ce moment on sonne ; c'est son ami qui entre gaiement : « — Qu'as-tu donc ? »
« — Rien. »
Et il pose la lettre ouverte sur la cheminée.
Il cherche à reprendre son air naturel. Je lui donne son épée et son chapeau ; il me dit d'attendre son retour et part avec son ami, laissant la fatale lettre. Je m'en saisis, je la lis avec horreur, et sans perdre un instant j'en fais à la hâte une copie que voilà.
Je me précipite sur le papier, et de l'aveu de Mme De. je lis ce qui suit : a Aveugle et stupide époux, jusqu'à quand dormiras-tu du sommeil de l'imprudence et d'une confiance imbécile ? Ouvre tes yeux trop longtemps fermés par l'artifice d'une femme criminelle et porte le flambeau dans les sales ténèbres de sa conduite impure. Homme insensé ! tandis que tu crois ta compagne en commerce avec les anges, tandis que tu la supposes toute occupée des choses du Ciel, l'infâme se livre à toutes les souillures, à tous les excès de la plus infernale impudicité. Ton lit est le trône de ses lubriques orgies. Son oratoire est le temple de la luxure, et les tableaux saints en apparence qui le décorent recèlent les images les plus lascives, les plus obscènes, offrant à ses regards effrénés tout ce que la corruption du libertinage le plus raffiné a pu inventer de plus monstrueux. Si tu veux t'assurer de la vérité de ce qu'on te dit ici, va surprendre ta dévote ; fais surtout une recherche exacte, et tu ne tarderas pas à être convaincu que cette femme, que tu croyais dans le chemin du ciel, te joue et te déshonore en se livrant journel-
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lement à tout ce que l'enfer a vomi sur la terre d'infamies et d'impudicités. »
Il me fallut tout mon courage pour achever la lettre de cet abominable écrit dont il ne nous fut pas difficile de deviner le scélérat auteur. Mais il fallait penser à parer le coup. On ôta sur-le-champ toutes les estampes, et après quelques combats il fut décidé qu'elles seraient brûlées. Comme c'était là le seul indice convaincant, que ce qui était fait était fait et n'avait point eu de témoins, Mme De. pouvait être tranquille et attendre son mari de pied ferme.
Il vint en effet dès le lendemain, et sans bruit, sans esclandre, emmena sa femme que je n'ai jamais revue depuis. Juliette fut instituée concierge de la maison et je sus par elle que M. De., détrompé à peu près sur le compte de sa femme, dont l'esprit l'avait merveilleusement servie dans cette crise, vivait paisiblement avec elle ; mais plus d'espoir de retour à la campagne.
Telle fut la fin de ma liaison sentimentale avec Mme De., femme vraiment aimable en certains points, mais dont la société ne m'eût pas convenu longtemps. Son âme était sèche, et conséquemment tout le contraire de la mienne. L'aimable Juliette me consolait de temps en temps de sa perte, jusqu'à ce qu'enfin elle fût rappelée elle-même à Paris ; et tout finit là.
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CHAPITRE V
HERMINIE
r- •
'.-. Voici que Desforges songe à la pauvre petite Manon. On jfétait aperçu en effet de son état de grossesse. Alors tout • ïimplement on la marie à M. Usidor, chef de l'atelier de ---:e-ars du père Desforges. La morale est sauve.
D'autre part, M. de Senneval, ayant appris que Sophie, la maîtresse de son fils, a été mise à l'Hôpital général, par ardre de ses parents, supplie ceux-ci de la faire relâcher.
JSt comme elle manifeste un goût très vif pour le dessin et Ja peinture, elle devient élève de Mme Vien, la femme du célèbre peintre,Pendant ce temps, le cœur de Desforges, désœuvré, ne vit que de souvenirs. Cela ne peut durer.
Une nuit il entend la voix d'une femme qui semblait partir d'une maison située vis-à-vis les fenêtres du dortoir de sa pension : cette femme chantait de façon enchanteresse. Le lendemain, il prend connaissance des lieux et des êtres : une jeune dame habite là, avec une gouvernante de soixante-dix ans et un domestique sexagénaire. Désforges parvient à voir la femme : elle a une vingtaine d'années, elle est exquise. Aussitôt le voilà amoureux.
La nuit suivante, il va à une fenêtre voisine et répond mezzo voce à la chanson de la voisine. Loin de s'effaroucher, la dame réplique de la même façon. Ce manège dura quelques nuits. Puis, dans la journée, la jeune femme se montre dans le jardin, à l'heure où lui-même parait à une fenêtre.
Échange de regards éloquents.
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Enfin Desforges écrit une lettre et la lance dans une carte à jouer:
« Qui que vous soyez, ange du ciel qui êtes venu au secours.
d'un cœur né pour la tendresse et qu'engourdissait une morne indifférence, jetez l'œil de l'indulgence sur le cœur enivré de vos charmes et digne peut-être de voir agréer l'hommage qu'il ose leur offrir.
« Il est bien pur du moins cet hommage d'une âme neuve qui s'ouvre, pour la première fois, au délicieux et pénible sentiment de l'amour; cet amour triomphant a pénétré en moi par tous les sens à la fois. Votre voix enchanteresse lui avait frayé un passage de mon oreille jusqu'à mon cœur. J'ai eu le bonheur inexprimable de vous voir, mes yeux ont achevé l'ouvrage et m'ont enchaîné à vous pour la vie.
« Ne dédaignez pas un amant de quinze ans ! Que mon extrême jeunesse ne soit point un titre contre moi! Si j'ai su, à cet âge, sentir tout le prix de vos talents et de vos charmes ; si je suis assez grand pour vous aimer, je n'ai pas besoin de quelques années de plus pour vous plaire. L'ingénuité de mes aveux vous peint la candeur et la vérité de mon amour. Veuillez, ah! veuillez me répondre. Ne replongez pas dans les ténèbres un être longtemps privé du jour, auquel votre célesteaspect vient de rendre la lumière.
cc P. S. — Mille pardons, madame ; un de mes camarades, en jouant, a fait voler ma balle dans votre jardin. Puis-je espérer que vous voudrez bien la faire rendre au collège de Beauvais, et en mains propres, à votre bien importun, mais bien respectueux serviteur Desforges, au quartier de rhétorique.
« Demain à quatre heures et demie précises, si vous voulez bien. »
Le lendemain, le factotum de l'aimable voisine rapporte la réponse au jeune amoureux, qui en profite pour demander quelques renseignements précis.
C'était une dame de vingt ans, très riche et très comme il
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faut ; elle était de Rennes en Bretagne. Elle avait eu dans son pays une inclination sortable. Son amant était sur le point de l'épouser, lorsqu'il avait eu une , querelle aux États avec un gentilhomme comme lui ; il s'était battu et avait été tué.
Mlle de Kailec avait été inconsolable; mais, pour comble de chagrins, ses parents, gens durs et absolus, l'avaient forcée de se marier à un homme d'un certain âge, dont tout le mérite était d'être fort riche. C'était un avare et un jaloux; il n'y avait point de supplice qu'il ne lui eût fait souffrir. Elle en avait pourtant eu un enfant, et c'était un bonheur, car le vieux tyran étant venu à mourir, elle s'était fait nommer tutrice de son fils, âgé de deux ans, et jouissait d'une fortune immense, presque toute en maisons à Paris, de laquelle ville était le défunt.
Cependant quelques collatéraux lui ayant intenté un procès qu'elle gagnerait à coup sûr, disait le bonhomme, elle était venue à Paris pour le soutenir, et, de toutes ses maisons, elle avait choisi celle qu'elle habitait, comme la plus retirée et la plus convenable à son goût pour la solitude. Elle ne sortait jamais que pour voir ses gens d'affaires, n'avait d'autre société que la leur, et cela de loin en loin Du reste, elle s'occupait de la musique, qu'elle aimait beaucoup et où elle était forte; de la lecture et du plaisir de le rendre heureux, lui et sa vieille gouvernante qui n'avait pas voulu la quitter et qui ne pouvait presque plus se traîner.
Quant à l'épître, voici ce qu'elle contenait ; c'est une des plus intéressantes que j'aie jamais reçues dans le cours de mes aventures galantes : « Oh ! qu'avez-vous fait, cruel et trop intéressant jeune homme? Pourquoi venir troubler la paix qui commençait à renaître dans un cœur longtemps malheureux, par cet amour que vous cherchez à réveiller en lui ?
« C'était donc en vain que j'avais fait le serment d'un divorce éternel avec ce dangereux ennemi de mon repos. Je ne sens que trop qu'il a repris tous ses droits sur une âme qui n'était plus disposée à les lui rendre. Et je vais être encore malheureuse ! et ce sera votre ouvrage ! et ce qui me fait trembler davantage, c'est que vous serez malheureux vous-même ;
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car quel espoir de bonheur pouvons-nous raisonnablement nourrir, en contemplant les barrières insurmontables qui sont élevées entre nous?
« Cependant, à quoi sert de le dissimuler? Si c'est un malheur d'aimer, eh bien ! ce malheur est complètement le mien.
Je ne sais comment l'amour a fait pour retrouver le chemin d'un cœur qui eût dû lui rester à jamais fermé; mais il est trop certain qu'il le remplit tout entier ce cœur que le vôtre a attaqué avec trop d'avantage. J'aime à m'appesantir sur le charme et la réalité de cette sympathie qui, sans doute, est la véritable et la seule base des sentiments que nous éprouvons.
Ma voix vous a flatté, la vôtre a pénétré jusqu'au fond de mon âme. Mon aspect a paru ne pas vous déplaire, le vôtre m'a enchantée. Vous voyez, ô mon jeune ami! que je suis aussi franche, aussi expansive que vous : c'est encore un trait de ressemblance qui ne peut que resserrer nos liens.
« C'est au sein du religieux silence de la nuit que je me livre à la douceur d'un aveu que la fausseté seule ou l'indifférence pourraient vous faire attendre. Hélas ! le mot j'aime est si doux à prononcer quand on est sincèrement pénétré du sentiment qu'exprime ce mot enchanteur ! Apprenez donc, ô mon ami ! apprenez que je paye du plus tendre retour cet amour que vous peignez si bien : apprenez que mon existence est tellement liée au nouveau nœud qui m'attache à vous qu'il faut, en attendant un rapprochement plus intime, qu'une correspondance non interrompue nous mette, pour ainsi dire, en présence continuelle l'un de l'autre; et voici le moyen que j'ai imaginé pour nous passer de tout secours étranger et nous suffire à nous-mêmes, ce qui sera infiniment plus sûr. Puisque vous pouvez, la nuit, vous mettre à la fenêtre et répondre à mes chansons, vous pouvez aussi facilement vous munir d'une corde assez longue pour être jetée dans mon jardin avec une pierre bien solidement attachée au bout; près de la pierre, vous mettrez vos lettres dans un nœud coulant; je les prendrai et le même nœud recevra mes réponses, qui, par ce moyen, vous parviendront sur-le-champ.
« Voyez, d'après cette proposition faite par moi-même, si vous êtes tendrement et sincèrement aimé ! Votre âge, que
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vous semblez craindre, est un nouveau motif pour moi de m'abandonner tout entière au penchant qui m'entraîne vers vous. Je ne m'aperçois pas que ma lettre ne finit point. Sans adieu, ô mon aimable ami ! J'attends cette nuit de vos nouvelles et vous promets des miennes. Mille et mille. j'allais dire. mille et mille baisers. »
Le commerce de lettres continue ; mais commencé sur un ton aussi passionné, il ne devait pas tarder à donner des résultats pratiques. Les vingt ans de l'aimable veuve et les quinze ans du jeune Desforges aspiraient à autre chose qu'à une littérature épistolaire.
Enjln notre « Poète » réussit un jour, sous un prétexte plausible, à quitter la pension pour quelques heures.
Il était midi et demi. Le cœur, à chaque pas que je faisais, me palpitait d'une force étonnante; et ce fut bien pis quand j'arrivai à la porte cochère. Je ne savais si je devais heurter ou non. Qu'avais-je à craindre, cependant? Pourquoi ce nuage sur mes yeux ? Pourquoi ces battements de cœur ? Pourquoi mes genoux fléchissaient-ils sous moi ? Ah ! pourquoi ? Hélas !
mes amis, c'est que j'aimais..
Je soulève cependant enfin ma timide paupière; j'aperçois mon ange à la tonnelle, qui me dit en souriant : — Je vais vous faire ouvrir.
Oh ! pour cette fois, je ne sais ce que je devins. Un trouble si grand s'empara de tout mon être, que je ressemblais plutôt à une machine qu'à une créature animée. Le vieux portier vint alors m'ouvrir et j'avais encore bien de la peine à reprendre mes sens lorsqu'il me rappela à moi-même en me disant : — Donnez-vous donc la peine d'entrer, monsieur. Ah ! ah !
monsieur ne m'avait pas dit qu'il était le fils d'un des juges de madame.
Je compris sur-le-champ l'intention de ma belle amie : je ne pus qu'applaudir tout bas à sa prudence; et, s'il se peut, je l'en aimai davantage.
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Le bon portier me conduisait en parlant toujours et moi répondant avec économie par monosyllabes, lorsque Mme de Kailec vint me recevoir au bas de l'escalier.
— Vous nous ferez dîner de bonne heure, Lebrun, entendezvous?
— Quand il plaira à madame.
— Quelle heure est-il ?
— Midi trois quarts, madame.
— Eh bien ! à une heure et demie, si ce n'est pas trop tard pour monsieur.
J'eus bien de la peine à trouver : — Mon heure sera absolument la vôtre, madame.
Et Lebrun se retira.
Nous passâmes avec ma charmante veuve sous le berceau, dont l'ombrage impénétrable nous eût cachés à tous les yeux jaloux si nous en avions eu à craindre. 0 grand Dieu ! comment peindre ce qui se passa en moi à la vue immédiate de celle qui avait si justement conquis tous les sentiments de mon cœur! Quelle différence de la voir à une distance telle que celle qui nous avait séparés, ou de la contempler, face à face, dans toute la plénitude de sa beauté ! J'en fus tellement ébloui que, ne pouvant résister à mon enthousiasme, je me précipitai à ses pieds et lui saisissant une main qu'elle abandonna à l'ardeur de mes baisers, je m'écriai : — 0 madame ! que vous êtes belle ! et si je suis aimé, que je suis heureux !
Assurément cela n'était pas spirituel, mais c'était l'élan du cœur et mon ange fut satisfait. Cependant elle me releva et me mettant sa belle main sur la bouche : — Oh ! parlez bas, mon ami, dit-elle ; je tremble qu'on ne nous entende.
J'étais dans un désordre complet : elle s'en aperçut en le partageant, et me prenant par la main : — Quittons le jardin et suivez-moi, dit-elle.
A ces mots, nous passâmes dans un charmant cabinet qui donnait dans la tonnelle, du côté de la maison. Ce voluptueux réduit était tellement arrangé qu'il était aisé de voir que.
c'était le sanctuaire préparé pour les doux mystères qui,
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comme on s'y attend sans doute, devaient être célébrés dans cette mémorable journée.
On sentait, en y entrant, l'odeur suave d'une grande quantité de belles fleurs, dont la présence dans des vases de cristal et de porcelaine faisait autant de plaisir aux yeux que leur parfum en causait à l'odorat. Le parquet même était couvert de roses effeuillées sur le tapis qui le couvrait. Au fond de ce cabinet, en face du jardin, était un large et magnifique sopha de pékin peint fond blanc, à gros bouquets d'une fraîcheur voisine de celle de la nature.
Ce sopha, garni de ses coussins et de beaux carreaux avec leurs glands, était enfermé dans une profonde alcôve que voilaient, quand cela était nécessaire, deux immenses rideaux de fort taffetas rose, en ce moment rattachés et élégamment drapés. Une belle glace au fond, au-dessus du sopha, répétait le berceau dans toute sa longueur.
Une cheminée à gauche et un secrétaire en face à droite, avec de riches glaces dessus ; un meuble pareil au sopha ; deux encoignures de laque de la Chine avec des vases de fleurs dessus, ainsi que sur le secrétaire et sur la cheminée ; enfin, la porte à grands carreaux qui s'ouvrait sur le jardin, et dont les rideaux étaient pareils à ceux de l'alcôve; tout cela faisait de cette pièce le plus charmant boudoir que j'eusse encore vu, sans en excepter l'oratoire. J'oubliais de parler de quelques tableaux et de quelques estampes érotiques, à la vérité, mais dont les sujets n'étaient ni dévots, ni obscènes.
— Tu perds à nous faire cette belle description, me dira quelqu'un, un temps précieux qui pouvait être mieux employé avec ton ange, comme tu l'appelles.
Vous avez raison ; mais je n'aurai pas tort quand vous saurez que j'étais seul et que mon ange m'avait quitté en me disant : — Ne vous ennuyez pas, je suis à vous dans la minute.
En effet, elle revint, et me dit en fermant la porte du jardin : — Pardon si je vous ai laissé un moment seul : j'ai été dire à Lebrun que je sonnerais quand nous voudrions nous mettre à table. Comme il vous croit fils d'un de mes juges, il croit aussi sans peine que nous allons parler procès ; et quelle que soit
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notre conversation, ajouta-t-elle en baissant ses beaux yeux et en rougissant, nous sommes sûrs de n'être point interrompus.
A ces mots, elle tiré les rideaux de la porte qu'elle venait de fermer, en prétextant la chaleur et la clarté trop vive du soleil.
Comme j'étais agité pendant tous ces préparatifs, dont je n'avais pas de peine à deviner le but ! Quand tout cela est fait, la tendre amie me prend les deux mains, me les serre tendrement, me fixe avec une ardeur pénétrante ; et, soit pour m'enhardir, soit qu'il lui fût impossible de tenir plus longtemps à sa situation, elle penche sa tête charmante sur mon épaule et me dit avec un soupir qui de son âme s'élança dans la mienne: — Te voilà donc, mon aimable Lindor! te voilà donc, toi que je brûlais de ,voir, de serrer contre mon cœur et d'accabler de toutes les preuves de l'amour incompréhensible que tu m'as inspiré! Parle, mon jeune ami, ah ! parle à celle qui t'adore ; dis-lui que ton cœur la paye bien tendrement des sentiments brûlants du sien.
— 0 mon ange ! répondis-je en la serrant étroitement dans mes bras, âme de mon âme ! que veux-tu que ma bouche t'exprime, quand tout mon être est livré au bonheur de te sentir 1 Nous étions debout : un mouvement spontané nous entraîna vers le sopha ; je m'y précipitai avec ma brûlante veuve. Nos bouches, dévorées de la soif d'amour, s'unirent par ces baisers incendiaires qu'inventa sans doute Vénus en proie à tous ses feux pour Adonis. Le charme était trop fort : ma belle le sentit, et, tremblante de voir le plus doux moment, le plus vrai plaisir de la vie s'évaporer isolément en fumée, elle ne balança pas à guider elle-même mes mains tremblantes de volupté et à faire des siennes un usage devenu absolument nécessaire.
Étonnée de trouver dans une espèce d'enfant des proportions qu'elle n'eût jamais soupçonnées, son ardeur en prit de nouvelles forces, et, se composant elle-même une délicieuse attitude qui pût ménager sa coiffure et ses vêtements, elle me permit l'adorable aspect de la terre promise et ne dédaigna pas de diriger elle-même mes pas, qu'elle croyait encore abso-
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lument novices. Oh ! qu'elle était délicieusement pénible, l'entrée de cette terre adorable !
Ce ne fut pas sans arracher quelques gouttes d'un sang pur, et sans en répandre moi-même, que je parvins à en faire la conquête ; mais ces douces plaies trouvèrent leur guérison dans le lieu même où elles avaient été reçues et ne firentqu'irriter le courage de deux jeunes combattants disposés à mourir sous les coups l'un de l'autre.
Après une privation absolue et extrêmement longue ; après avoir nourri pendant près de six semaines des désirs qui avaient incroyablement allumé mon sang et exalté mes facultés, je n'étais pas homme à désemparer sitôt la charmante forteresse où je venais de planter l'étendard. Ma compagne, ou, pçur mieux dire, mon autre moi-même, conservant cette position qui mettait sa parure à l'abri du désordre, sentit bientôt qu'une nouvelle existence me rendait à elle plus digne de mon bonheur que jamais.
Pour cette fois je marchai d'un pas moins rapide au terme de la volupté. Je m'arrêtai de temps en temps pour observer le terrain où je voyageais.
Grand Dieu, grand Dieu ! que de charmes ! quelles proportions ! quelle richesse de taille ! quelle éblouissante blancheur !
le satin le plus doux n'approchait pas du velouté de cette peau fine et délicate, dont le tissu gazait des formes d'une pureté, d'une élégance au-dessus de l'expression.
Un sage embonpoint lui donnait cette fermeté, cette élasticité qui vont si bien à ces belles parties offertes sans voile à l'avidité de mes regards et à l'ardeur de mes désirs. Tandis que mes yeux dévoraient ces globes éclatants comme la neige et de la plus excitante mobilité, mes mains se promenaient amoureusement sur deux autres globes d'albâtre que soulevait une respiration fréquente, et dont les boutons de rose avaient pris sous mes doigts caressants une consistance qui annonçait leur sensibilité. Enfin, tant d'objets enchanteurs vus, contemplés ou palpés ; les plus doux baisers qu'en détournant un peu la tête ma belle trouvait le charmant secret de me prodiguer, tout ce concours de jouissances inexprimables nous conduisit au délire extatique de la dernière, et je crois fermement que jamais
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deux âmes ne se sont rencontrées si juste dans le moment de l'explosion amoureuse.
Revenus de ces fougueux transports qui enlèvent absolument l'homme à lui-même, nous ne pûmes résister au désir si naturel de consacrer par nos caresses tout ce qui venait de l'être par nos plaisirs ; et celui-là n'est pas le moindre de tous.
Rien -d'intéressant comme l'éloge de tous ces charmes si ravissants, assaisonné par un baiser à chaque exclamation qui échappe. Les seuls vrais amants connaissent cet art, qui n'en est point un, de prolonger et d'étendre la jouissance au delà des bornes qu'un éclair de délire semble lui avoir assignées.
Cependant l'heure s'avançait sans que nous sussions seulement s'il y avait des heures au monde. Ma belle amie, jetant les yeux sur sa montre suspendue à la cheminée, aperçut une heure et demie.
— Bon, dit-elle, il n'y a pas de temps de perdu ; nous avons été bien sages.
Oh ! comme elle avait raison ! Nous n'eûmes pas de peine à réparer le petit désordre de notre ajustement. Quand cela fut fait, l'aimable veuve sonna. Nous rentrâmes au jardin. Lebrun ne tarda pas à venir dire que madame était servie. Je donnai le bras à madame : nous nous rendîmes dans la salle à manger, où nous attendait le plus joli petit couvert du monde, et nous nous mîmes à table en face l'un de l'autre.
— Ayez bien soin de ma bonne, Lebrun, entendez-vous?
— Madame, la bonne de madame est déjà servie depuis longtemps : elle a pris la liberté de boire à la santé de madame et m'a chargé de le lui dire.
— Je suis sensible à son attention.
Ensuite, m'adressant la parole : — C'est une digne femme qui m'a élevée avec une tendresse de mère et qui veut absolument finir sa carrière auprès de sa fille : c'est ainsi qu'elle m'appelle.
Lebrun n'était plus là, et je pus répondre : — Ah ! je conçois que l'être sensible qui a eu le bonheur de vous connaître n'a plus d'autre vœu à former que celui de ne vous quitter qu'à la mort.
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On me tendit une main charmante sur laquelle j'imprimai un baiser accompagné d'une larme bien douce. La main fut retirée bien vite et portée aux lèvres à l'endroit de la larme.
Je n'ai pas besoin de dire que l'amour lui-même avait présidé à l'ordonnance de ce joli festin. Le goût et la délicatesse se manifestaient dans le choix des mets : les plus succulents n'avaient pas été oubliés, et il régnait une prodigalité bien pardonnable. Les vins surtout étaient exquis ; et tout annonçait l'opulence et son emploi bien dirigé.
Les fréquentes allées et venues de Lebrun, jusqu'au dessert, gênaient considérablement notre conversation et jusqu'à nos regards. Je crois devoir profiter de cet instant de contrainte pour faire le portrait d'une des plus aimables femmes que j'aie jamais vues.
Mme de Kailec, ou plutôt Herminie, — c'était une espèce de nom de baptême qu'elle avait adopté — Herminie donc, âgée de vingt ans, était, comme je l'ai supposé, de la riche taille des femmes. Droite comme un jonc, souple comme un roseau, cette taille, supérieurement proportionnée, avait un jeu, une flexibilité qui donnait à ses moindres mouvements une grâce et une aisance infinies.
Son port était noble et avait même quelque chose d'imposant et de majestueux. Ses mains et ses bras étaient moulés et d'une blancheur dont le bleu de ses veines faisait ressortir l'éclat. La gorge, parfaitement bien placée, était juste de ce volume qui plaît tant aux artistes lorsqu'ils ont besoin d'un modèle pour donner à cette partie si intéressante d'un beau corps le charme que lui accorde la nature et qui s'évanouit en général si promptement. On ne peut rien ajouter à la perfection des objets dont l'amour m'avait confié la connaissance avant le dîner.
Je passe à la figure. Un ovale parfait en était la base ; audessous d'un front ouvert, uni et blanc comme le front de Diane, s'ouvraient deux grands yeux noirs admirablement bien fendus et surmontés d'un sourcil arqué et très fourni, sans trop d'épaisseur. Le partage de ces beaux yeux ornés de longs cils bien noirs et bien distribués était l'esprit, l'âme, la dignité et la plus touchante expression. Un nez d'une juste
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proportion et un peu aquilin dominait une bouche d'une extrême petitesse, dont les lèvres vermeilles, en s'ouvrant au sourire, laissaient voir deux rangées de perles — puisqu'on n'a pu encore trouver d'autre comparaison pour donner une idée des belles dents. — Un joli menton formé en petite pomme, que creusait une charmante fossette, terminait cette adorable figure qu'accompagnaient de superbes cheveux artistement arrangés, dont le noir d'ébène formait un contraste enchanteur avec la neige de la peau du visage et d'un cou parfaitement dessiné. Les joues, que j'avais vues un peu décolorées, avaient repris leur fraîcheur et leur incarnat.
Telle était, au physique, la consolatrice que m'envoyait l'amour ; et de tous les dons que j'en ai reçus, j'affirme hautement que celui-ci fut un des plus précieux.
Quant au moral de cette belle Bretonne, le voici à peu près : un esprit vif et juste, une douceur angélique, un penchant inné à la bienfaisance, un goût passionné pour les arts et pour les sciences même les plus sérieuses, une âme aimante, une sensibilité sans exemple et sans bornes, un caractère égal, mais un peu ami de la solitude et tourné à la mélancolie, un dévouement absolu, mais plein de délicatesse à l'amour qui était un besoin impérieux chez elle, en un mot, une douce chaleur de sang qui lui en rendait les plaisirs extrêmement agréables ; telles étaient les dispositions morales, intellectuelles et sentimentales de cette femme charmante, qu'une liaison assez suivie m'a mis à portée de bien connaître.
L'impatience qui éclatait dans nos yeux, et dont la cause n'est pas difficile à pénétrer, abrégea un peu le repas, et nous quittâmes les plaisirs de la table, bien sûrs de ne pas perdre au change avec ceux qui nous rappelaient au boudoir.
Cependant, pour mettre à tout un vernis de décence et de bienséance, ma prudente veuve me conduisit au second étage de sa maison, séjour habité par sa vieille gouvernante, à laquelle elle me présenta comme fils d'un de ses juges qui prenait, ainsi que son père, un grand intérêt à son affaire, de laquelle j'étais venu lui parler.
Après bien des compliments de la vieille que je reçus comme je le devais, ma belle amie la laissa avec Lebrun, auquel elle
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dit qu'ayant à parler avec moi de son procès, elle n'y était pour personne, et qu'il ne vînt que quand elle sonnerait. La vieille, qui ne pouvait pas quitter son fauteuil ni se soutenir, voulut essayer de se soulever pour me faire honneur. Sa maîtresse la gronda doucement, l'engagea à se tenir tranquille, lui dit adieu et m'emmena.
J'ai omis une petite particularité; mais il est encore temps d'y revenir. Elle concerne le soin réciproque que nous avions pris de notre toilette. Un mot terminera cette grande affaire : c'est que le désir de plaire y avait présidé, et qu'à coup sûr nous avions trouvé le secret de nous rendre dignes des regards l'un de l'autre.
Nous voilà rentrés dans le temple d'amour, où l'on se doute bien que la volupté est là à nous guetter. Elle a bien juré que nous ne lui échapperions pas. La divinité complaisante s'est promis en même temps de nous prodiguer tellement ses faveurs que nous parvenions à tout oublier et à nous oublier nous-mêmes au sein de sa délicieuse ivresse.
La chaleur naturelle de notre sang, un peu stimulée par les aliments substantiels et l'esprit ardent des vins et des liqueurs que nous avions pris, quoique modérément, ne tarda pas à faire renaître dans tous nos sens ce désir irrésistible qui dirige toutes les idées, toutes les facultés, d'un être sensible vers le but de l'union la plus intime avec l'objet adoré.
Un silence expressif, une respiration entrecoupée, des regards humides et fixement attachés sur cet objet divin, tels sont les avant-coureurs des doux combats qui vont se livrer : telle était notre situation. Mais un peu moins pressés par le temps, conséquemment un peu plus économes de nos plaisirs, nous crûmes devoir accorder quelques instants à des préliminaires dont bien des connaisseurs préfèrent le charme à celui de la jouissance complète. Sans décider la question, je me borne à dire que chaque chose a son temps, et que je trouvai très bien employé celui que nous donnâmes à ces intéressants préludes.
L'extrême liberté dans laquelle nous étions, la douceur actuelle de la saison — c'était au commencement de mai — tout nous invita à ne rien refuser à nos attouchements et
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à nos regards. L'heure de l'étiquette de la toilette était passée; et d'ailleurs, nos vêtements déposés avec soin auprès de nous, ne couraient plus le risque d'être victimes de nos transports.
Qu'ils ont donc d'attraits, grand Dieu! ces transports eni- • vrants que nous fait éprouver la vue de tous ces trésors secrets qui font d'une belle femme l'ouvrage le plus digne de la puissance céleste? Comment suffire à cet enthousiasme délirant qui double, triple, centuple les désirs et les facultés ! Oh !
qu'elle est heureuse la bouche qui peut parcourir à son aise tous ces appas qui semblent se disputer la préférence des caresses, et qui sont tous dévorés sans distinction par les baisers incendiaires du frénétique amant qui les possède!
Non jamais, jamais les facultés de l'homme ne pourront être au niveau de cette incommensurable félicité; jamais la force humaine n'égalera celle du désir : l'une se fatigue et se tarit; l'autre est sans cesse renaissante, et toujours inépuisable.
0 bel ange! ô toi qui t'es plongée avec moi dans cet océan de délices incompréhensibles ! toi qui partageas si franchement, si ardemment les transports de ton jeune ami! dis, ah! dis au nom de la vérité, si après trois heures entières d'abandon absolu, après les nombreuses preuves que je venais de te donner de mon insatiable amour, dis si tu n'as pas vu le désir infatigable se soutenir encore, pour ainsi dire, dans sa majesté, et mes efforts devenir enfin tout à fait impuissants pour le satisfaire? Ta bonté, ton indulgence vinrent à mon secours, et tu daignas croire, après tant d'épreuves courageusement soutenues, que le moment du repos était arrivé. Ta main généreuse daigna tresser sur mon front la couronne de myrte et de roses, et tu convins avec une candeur ravissante que ce jour avait été le seul de toute ta. vie jusqu'alors qui t'avait fait croire à ton existence ou du moins au bonheur d'exister.
Nous avions quitté la table à trois heures; trois heures s'étaient écoulées depuis; mais, malgré le son grave et appuyé de l'horloge des Carmes, nos plus proches voisins, nous avions été transportés par l'amour à une telle distance de la terre que rien de terrestre n'avait pu se frayer un passage jusqu'à nous. C'était par le délire même que devait cesser le délire;
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son excès en amena la fin, et nous fûmes assez rendus à nous pour pouvoir compter les coups pesants du marteau qui tomba six fois de suite sur le métal retentissant.
De nouvelles et douces étreintes, de nouveaux baisers accompagnèrent les secours mutuels que nous nous donnâmes pour sortir un peu décemment du jardin d'Éden, où nous avions représenté au naturel les tête-à-tête de nos premiers parents.
Tant de transports, tant d'abandon, tant d'intimité, tant de frénésie dans une première entrevue! cela paraît étrange, n'est-il pas vrai ?
0 vous qui connaissez le cœur humain, ce n'est pas de vous que j'attends cette froide et puérile réflexion!
Vous direz avec nous que cet abandon, ces transports, cette frénésie, tout fut involontaire, tout arriva spontanément ; rien ne fut cherché, rien ne fut calculé. Il ne nous vint pas même à la pensée — ce qui eût été pourtant bien excusable — de nous dire : — Jouissons complètement de cette première entrevue ; hélas !
elle sera peut-être la dernière. Au reste, j'ai été heureux, et très heureux; tant pis pour ceux qui ne le sont pas et qui ne veulent pas que les autres le soient; ce qui est encore pis.
Six heures venaient donc de sonner. J'avais encore une belle heure devant moi. Nos vêtements frais et garants irrécusables de notre conduite nous redonnèrent bientôt l'assurance de nous montrer au jardin.
Mon ange sonna. Lebrun parut. Une collation un peu nécessaire fut apportée sous la tonnelle, et le bon Lebrun ne put s'empêcher de maudire les procès qui avaient été cause que nous nous étions privés du plaisir de la promenade si agréable au mois de mai.
Nous ne pûmes nous empêcher de sourire de la naïve réflexion du bonhomme; mais il fallut se contenir et affecter une gravité dont son absence finit par nous débarrasser.
— Songe, mon amour, que je veux que cette nuit entière soit consacrée au repos que je t'ai rendu nécessaire.
— Songe, mon amour, que ne fût-ce que deux mots, je les attends de ta main, et que tu les recevras de la mienne, à onze heures.
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— Tu le veux?
— Je l'exigerais, si j'osais.
— 0 mon ami, exige, ordonne. Je ne suis plus à moi. je t'appartiens tout entière.
Il est des situations dans la vie dont l'influence est telle qu'elle se répand, bien longtemps encore après l'époque, sur toute l'existence et sur toutes les opérations ultérieures.
Vous avez souvent jeté une pierre au milieu d'un large bassin; vous avez vu partir de l'endroit où la pierre est tombée des petits flots dont les ondulations, s'agrandissant et s'affaiblissant de lame en lame, vont s'éteindre au bord du bassin où elles éprouvent même encore une légère réaction.
Telle est l'image, à peu près juste, des suites d'une forte impulsion donnée au moral ou au physique, ou à tous deux ensemble.
Il faut dire la vérité: je me sentais un peu affaibli; mais jamais je n'ai vu ma charmante veuve plus belle et plus rayonnante; ce qui me confirme la vérité de ce que j'ai dit, je crois, plus haut, dans l'histoire de ma dévote, que les bienfaits de l'amour sont au beau sexe ce que les pleurs de l'aurore sont à la rose.
Après avoir réparé par les aliments les plus restaurants le déficit bien peu regretté de nos forces, nous nous promenâmes hors des berceaux formés en terrasse dans le jardin, dont le sol était plus bas.
Je grondai agréablement ma belle de la négligence de son jardinier, ou de la sienne; je lui dis qu'elle avait tort de craindre les fleurs, et qu'il n'y en avait pas une, sans exception, qui osât soutenir la comparaison avec elle. Je convins en souriant que ma galanterie était surannée, mais que son objet suffisait pour la rajeunir; enfin je me mis à faire de l'esprit; et, comme de raison, je n'eus pas le sens compiun : mais tout fut trouvé charmant et j'en fus bien aise. Cependant j'eus la sagacité de sentir ma fadeur et je me détournai vite de cette mauvaise route.
Il fut bien plus naturel et bien plus aimable de songer aux moyens de renouveler des entrevues aussi délicieuses. Je ne lui avais pas caché celui dont je m'étais servi cette première ;
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fois. Elle avait frémi d'abord en apprenant qu'une de ses lettres avait été vue; mais je l'avais cette lettre : d'ailleurs elle ne contenait ni son nom ni son adresse ; et puis Lagrange n'était pas un enfant, et, eût-il été notre confident, n'aurait offert aucun motif de crainte. Rassurée entièrement à cet égard, ma belle en revint à chercher des expédients. Le même pouvait se renouveler à huitaine, mais il fallait pour cela que notre malade le fût encore, ce qui était fort incertain, et il n'était pas charitable de le désirer.
Tout en nous promenant et en causant, je remarquai au bas de la terrasse qui soutenait le berceau sur la rue une porte moitié pleine, moitié à claire-voie, qui était assez large et semblait être celle d'une espèce de caveau. Je demandai à mon amie ce que c'était que ce souterrain ; elle me répondit que c'était une serre. Je proposai d'y entrer.
J'avais déjà mesuré de l'œil qu'elle était tout juste en face de la fenêtre de mon dortoir, et il me vint sur-le-champ des idées que fus je bien aise d'éclaircir.
Herminie ne voulut pas d'abord me permettre d'y descendre, alléguant la fraîcheur du souterrain, et son danger pour ma santé. Quelques mots que je hasardai obtinrent son consentement. Elle fit venir Lebrun et lui demanda une bougie qu'il apporta sur-le-champ. Nous descendîmes tous trois.
La serre était profonde et était formée en arceau sous la rue des Carmes, qui, comme on sait, est une montagne assez haute.
J'observai qu'au fond de cette serre il y avait une porte condamnée. Sous prétexte qu'il venait un vent terrible par le trou de la vieille serrure de cette porte, j'y enfonçai un morceau de bois qui devait dépasser et dépassait en effet beaucoup de l'autre côté. J'en fis autant à quelques trous que j'aperçus à cette porte, dont ni ma belle, ni Lebrun, installés depuis peu dans cette maison longtemps déserte, ne connaissaient l'usage ni la communication.
Nous sortîmes de la serre. Sept heures vinrent à sonner. Je n'avais pas un instant à perdre. Lebrun alla se préparer à m'ouvrir la porte. Je rentre au boudoir prendre mon chapeau.
Mille baisers scellèrent nos adieux. Il fallut qu'un verre de malaga fut le vin de l'étrier.
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J'assurai mon Herminie qu'elle aurait cette nuit de mes nouvelles ; mais, bientôt après, de plus intéressantes et auxquelles elle était loin de s'attendre. L'ange me reconduisit jusqu'au perron et se transporta vite à la tonnelle où elle resta, me suivant des yeux, et souvent saluée par les miens, jusqu'au détour de la rue des Noyers, où je m'arrêtai un instant encore.
Cependant la porte de la serre tourmentait prodigieusement mon imagination. J'avais remarqué au bas de l'escalier, qui de notre dortoir donnait dans la petite cour, une porte de cave, qui, comme toutes les autres caves du collège, restait toujours ouverte. On ne tenait fermées que celles qui contenaient le vin, et celles où se serrait le bois n'avaient que des grilles aussi de bois qui n'avaient pas même de loquet.
Un secret pressentiment m'avertissait que la porte condam-
née de la serre de ma belle veuve communiquait à cette cave.
C'était pour m'assurer du fait que j'avais enfoncé des morceaux de bois dans tous les trous que j'avais trouvés. Mais le difficile était de vérifier la chose. Quel moment choisir? Je ne pouvais risquer ma descente à la cave que la nuit. Une découverte fort heureuse, que je fis presque par hasard, m'aplanit au moins les trois quarts des difficultés.
Il est une foule de choses qu'on aurait constamment ignorées si leur besoin ne se fût jamais présenté. Par exemple, je n'aurais jamais pensé à m'informer si l'escalier, qui de notre dortoir donnait dans la cour, était praticable ou non, sans cette aventure. Sur le palier de cet escalier était le vase destiné à satisfaire, dans le cours de la journée, les légers besoins des écoliers. Le garçon de salle avait la facilité de descendre par cet escalier pour entretenir dans le quartier la propreté nécessaire.
Dès le lendemain de mon entrevue avec la belle Herminie, je descendis quelques marches de l'escalier, et j'en trouvai la porte qui ne fermait, à ma grande satisfaction, qu'avec un morceau de bois pointu attaché par une ficelle à un clou plantédans la porte, et que l'on enfonçait dans un piton vissé dans le montant du chambranle.
Je laisse à penser combien je fus joyeux de cette facilité. Je fis aller et venir la porte sur ses gonds, et je vis avec grand
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plaisir qu'elle faisait peu de bruit et qu'avec quelque précaution elle n'en faisait point du tout.
C'était déjà quelque chose, mais ce n'était pas tout. Il fallait descendre à la cave et vérifier ma conjecture.
Je songeai d'abord à me munir d'une lanterne sourde ; mais il fallait attendre au mercredi suivant, et c'était bien long.
Enfin le démon d'amour, qui me lutinait, ne me laissant pas un instant de repos, je me décide dès le soir même à risquer le tout pour le tout. Pendant la récréation de l'après-souper, je prétexte le besoin de descendre aux lieux secrets.
Je prends la grande lanterne du quartier ; je mets un bon bout de chandelle dedans, et cachant la lumière sous ma robe de pensionnaire (i), quand je suis dans la cour, je me rends en hâte à la cave sur laquelle je fondais tout mon espoir.
Je descends avec précaution.
Ces caves, en général, étaient superbes. Les escaliers de pierre très dure étaient très faciles, et je parvins bientôt, sans accident, dans le caveau que je trouvai absolument vide. Il y avait longtemps qu'on ne faisait plus de feu, et la coutume de messieurs les écoliers est de ne pas laisser, à la fin de l'hiver, de quoi faire une allumette.
Je parcourus la cave, qui était très vaste, en m'orientant de mon mieux. Quelle fut ma surprise et ma joie en découvrant la bienheureuse porte du fond de la serre, qui, comme je l'avais soupçonné, donnait dans cette cave, et en trouvant les bâtons que j'avais enfoncés dans les trous ! Il ne fut plus question que de savoir si cette porte, qui allait devenir pour moi celle du
paradis, pouvait s'ouvrir facilement.
Il y avait de ces longs et gros verrous fonds en haut et en bas. La rouille m'empêcha d'abord de les faire jouer; mais avec du suif je vins à bout de les faire couler à volonté. Il y avait encore une vieille serrure fermée ; mais le plâtre qui .environnait la gâche étant extrêmement humide, je n'eus pas
(i) La coutume, dans les collèges, était que les pensionnaires portassent des robes de calmande rayée qui leur couvraient le dos, et descendaient jusqu'à terre : cette robe les distinguait des externes.
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grand'peine à ébranler cette gâche déjà mal affermie, et je parvins avec quelques efforts à la déraciner tout à fait.
Cela fait, la porte, en la tirant, devait naturellement venir à moi. Elle résista cependant, et je me souvins alors qu'elle était verrouillée du côté de la serre. Il ne s'agissait que d'en prévenir ma belle amie, et la communication n'était plus douteuse.
L'excès de ma joie n'est comparable à rien qu'à elle-même.
Je crus voir le ciel ouvert et toutes les béatitudes ensemble se réunir pour m'élever au-dessus des félicités permises à l'espoir des faibles mortels : je remontai avec la même précaution, et je rentrai au quartier sans que personne se doutât de rien.
La première chose que je fis fut d'écrire à mon Herminie et de lui faire part de ma découverte. Je l'ajournais, ou je Vannui-, tais, pour mieux dire, au mercredi suivant, ayant une certaine quantité de petites provisions à faire, dont je ne pouvais confier l'achat qu'à moi-même. Je l'avertissais que la porte était absolument libre de mon côté, mais que des verrous la retenaient du sien : je lui faisais un détail circonstancié de mes moyens pour arriver la nuit du mercredi jusqu'à elle. Je devais me munir d'une lanterne sourde et d'une bougie. Mais pour allumer cette bougie, comment faire? car je ne pouvais conserver ni trouver de la lumière dans le quartier, passé une certaine heure.
Je lui contai donc que j'achèterais des allumettes et de l'alun de plume, bien hermétiquement enfermé dans une petite fiole de verre; que, moyennant un grain de cet alun exposé à l'air, je pourrais allumer ma bougie, et que ma lanterne sourde serait l'astre radieux qui me conduirait à ses pieds.
Sa réponse se ressentait de la satisfaction que lui causait cette nouvelle si intéressante pour nous. Notre correspondance jusqu'au mercredi fut dictée par le délire le plus enfantin. Nous ouvrions devant nous une perspective si riante, si variée, nos nuits allaient devenir si ravissantes que la réalité même aurait beaucoup à faire pour l'emporter sur le charme de nos jolis rêves.
Ainsi se passa le temps jusqu'au moment fortuné qui devait nous rendre les jouissances du dernier samedi. Le mercredi
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matin, Catherine vint me chercher comme à l'ordinaire pour passer la journée auprès de mes parents. Je fis devant elle toutes mes petites emplettes que je motivai sur cent contes en l'air que j'inventai. Pour lui faire voir ce que c'était que l'alun, je lui en mis un grain dans le creux de la main par-dessus son gant. Le gant fut brûlé, un peu la main aussi, et Catherine me prit pour un sorcier.
Sûr du succès de-mon expérience, je hâtai pour la première fois par mon impatience le moment de retourner au collège.
Les allumettes que j'avais remises à acheter en revenant me parurent inutiles, parce qu'un grain d'alun mis sur du papier l'enflammait sur-le-champ, et que je pouvais y allumer à l'instant ma petite bougie.
D'après toutes ces précautions bien soigneusement prises, je devais réussir, et je réussis en effet complètement. J'ouvris sans bruit la porte de l'escalier, quand tout le monde fut endormi.
J'allumai ma lanterne avec la plus grande facilité. Elle me conduisit à la porte de la serre, à travers les trous de laquelle j'aperçus des rayons de lumière. Je la tirai à moi, elle céda surle-champ, et je me trouvai dans les bras de mon Herminie, où le plaisir pensa me ravir à l'usage de mes sens. Quelques baisers me rendirent à moi-même et à ma tendre amie, qui, me prenant par la main, m'entraîna doucement et sans résistance au charmant et mystérieux sanctuaire témoin des premiers élans de notre ferveur amoureuse.
Une chose que je n'ai conçue que très tard, c'est l'assoupissement du désir qui, dit-on, est la suite nécessaire de la jouissance. C'est une bien triste nécessité que celle-là, et l'adorable Herminie a été bien loin de me la faire sentir. Je vais risquer une comparaison bien simple, tirée de ma propre expérience.
Jamais je n'ai vu sans un doux épanouissement, sans une aimable dilatation de cœur les rayons bienfaisants du père de la lumière. Dans la saison rigoureuse, je n'ai jamais approché du feu sans un sentiment agréable et toujours nouveau.
La femme, l'être le plus charmant qu'ait pris plaisir à former l'auteur de la nature, n'est-elle donc pas le soleil de tout cœur sensible, et le feu dont elle vous pénètre quand elle nous admet dans le cercle de sa régénérante atmosphère peut-il perdre de
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son action ou même la voir se ralentir, à moins qu'il n'y ait une cause. Or la voici selon moi.
Je pense que la tiédeur du désir annonce la fin de l'amour.
Je pense que tant que cet amour subsiste, il vivifie toutes les facultés dont il est l'âme, et sur lesquelles il exerce un empire absolu ; et, par une conséquence naturelle, j'admets que dès qu'il a disparu, tout ce qui tenait à sa présence disparaît avec lui.
Qu'on ne vienne donc pas me dire que la jouissance éteint le désir et que l'amour peut survivre et se passer de jouir. C'est la plus grande hérésie que je connaisse dans la région d'amour.
On dira cent fois plus vrai en disant que la jouissance peut éteindre l'amour et avec lui le désir.
Je me suis permis cette discussion, à laquelle je pourrai trouver occasion de revenir, parce que j'étais près d'un objet dont les charmes ne me laissaient pas même entrevoir, dans le sombre crépuscule de l'avenir le plus éloigné, l'instant où je pourrais cesser de leur rendre hommage.
Nous commençâmes par nous féliciter de notre heureuse découverte et des facilités qu'elle offrait à la fréquence de nos rendez-vous. Toutes les nuits! quelles délices! toutes les nuits nous pouvions nous réunir au sein de l'amour et du mystère ; toutes ces nuits fortunées nous pouvions les ajouter à nos jours dans les bras du plaisir et redoubler ainsi la durée de notre identique existence.
J'allais essayer de donner à mon bonheur toute l'étendue qu'il pouvait avoir lorsque Herminie, se débarrassant doucement de mes bras qui la serraient étroitement, s'éloigne de quelques pas, et prenant un grand air sérieux, dont je fus d'abord un peu étourdi, prononça gravement ces paroles : — J'ai accordé à l'amant digne de mon choix ce que le plus tendre amour lui destinait et n'avait plus la force de lui refuser.
Mais pourquoi, quand on le peut, ne pas donner à son bonheur toute la pureté dont il est susceptible? Ce n'est plus seulement un amant que je veux recevoir dans mes bras; c'est un époux.
Consens-tu, jeune homme, à t'unir à moi par l'indissoluble nœud d'un hymen auquel rien ne peut mettre obstacle? Le veuvage a rompu mes premiers liens et m'a rendue maîtresse
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absolue de moi-même. Je me donne à toi : une égale liberté est ton partage; consens-tu à te donner à moi?
Interdit, embarrassé, je fis attendre ma réponse.
— Tu balances, reprit Herminie ; tu hésites à former avec ton Herminie une union éternelle. Tu n'étais donc pas sincère quand tu m'accablais des témoignages du plus ardent amour et quand tu m'en prodiguais tous les serments ?
— Je n'étais pas sincère, grand Dieu! m'écriai-je; ah! pardonne au saisissement involontaire que m'a causé ta proposition imprévue. J'en cherche en vain la cause, mais, quoi qu'il en soit, je consens à tout. Ami, amant, époux, je veux être tout pour toi ; et s'il est encore quelque nom plus sacré, quelque titre plus doux, ne tarde pas à me le donner : le recevoir de toi, le porter à jamais, fera mon bonheur et ma gloire.
— Je reconnais mon fidèle Lindor, dit, en conservant son airgrave, la malicieuse Herminie. Approche.
Je lui obéis.
— Mets-toi à genoux devant moi.
Cela ne fut pas difficile. A peine étais-je dans l'attitude ordonnée qu'elle la prit elle-même et s'agenouilla devant moi.
Ensuite, prenant dans sa poche une jolie petite boîte d'or, elle en tira deux anneaux du même métal.
— Prends un de ces anneaux, me dit-elle, et passe-le dans mon doigt, tandis que je passerai l'autre dans le tien. Pendant cette cérémonie, qui doit plaire à ton cœur, s'il est tel que j'aime à le croire, tu prononceras tendreement ces mots : « Pour la vie, tout à mon Herminie. »
Je suivis de point en point ce qui m'était prescrit, et tandis que je prononçai, en lui donnant l'anneau : « Pour la vie, tout à mon Herminie », elle prononça elle-même : « Pour la vie, toute à mon Lindor » ; et l'autre anneau fut fixé à mon doigt.
Alors elle jeta ses bras autour de moi, me donna le baiser le plus affectueux; et, m'aidant à me relever, en se relevant.
elle-même, elle dit avec un soupir bien profond : — Ah ! je suis satisfaite, Lindor est mon époux.
Elle alla ensuite tirer le cordon des rideaux qui voilaient l'alcôve, et qui, se formant en draperie, me laissèrent voir, à la
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place du sopha, un superbe lit du goût le plus recherché et de la plus grande élégance.
Herminie lut ma surprise dans les yeux, et sans paraître y faire attention : — Voilà, dit-elle, ô ami, le trône de l'amour conjugal ; ne tardons pas à y prendre place : et que ce lit, dressé pour le plus doux hyménée, soit le témoin et le garant de nos serments solennels ! Que ces serments augustes y soient consacrés par l'innocente main des plaisirs les plus vifs et les plus purs, et que cette première nuit de délices sans mélange soit le symbole et le présage heureux de toutes celles qui doivent suivre.
En achevant ces mots, elle se mit en devoir de se mettre réellement au lit et m'invita de ne pas tarder à en faire autant.
Voyant que rien n'était plus sérieux que cette charmante plaisanterie, je pris le parti de m'interdire toute réflexion et de me mettre promptement en état d'aller me placer auprès de mon adorable épouse. Les rideaux furent baissés ; quelques bougies restèrent dans le boudoir, car il fallait me retirer avant le retour de l'aurore ; et cette fâcheuse nécessité fut un motif de plus pour m'encourager à faire du moins un bon emploi du temps.
Oh ! qu'elle fut enchanteresse la première nuit de ces noces imprévues ! que de charmes divins livrés sans réserve à la fureur de mes désirs ! Ah ! ce n'est pas sans raison que le lit est nommé trône de l'amour ! C'est bien là qu'il exerce en effet tous ses droits et tout son empire ! Comment ne pas se croire transporté dans le séjour des anges, quand on en serre un véritable dans ses bras ; quand une main avide et insatiable peut errer sans contrainte sur une foule d'appas plus ravissants les uns que les autres ; quand il n'est plus une seule parcelle des corps qui ne soit le siège d'une parcelle de l'âme V C'est bien alors qu'il faut renoncer à cette idée chimérique que l'âme est invisible.
0 ma belle Herminie, mon âme était sur mes lèvres quand elles savouraient le parfum de ta douce haleine et se desséchaient au feu de tes baisers ! Mon âme était dans chacun de
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mes doigts, lorsqu'ils se promenaient si voluptueusement sur ces mille et mille beautés si variées qui composaient le céleste ensemble de ton corps d'albâtre ; mon âme était dans chacun des soupirs brûlants qui s'échappaient de mon sein oppressé d'amour, pour aller se confondre avec les tiens. Herminie, ô ma tendre épouse, mon âme était tout entière en toi, lorsque ne pouvant plus nous séparer, nous distinguer l'un de l'autre, nous sentions s'ouvrir toutes les cataractes du ciel d'amour, et jaillir en nous toutes les sources embrasées de l'existence et de la volupté !
Arrêtons-nous un moment : le souvenir ineffaçable de tant de félicité me rend si présents ces instants trop tôt évanouis qu'une espèce de délire s'empare de moi et cherche à vouloir conduire ma plume.
Je dois lui défendre de tracer des tableaux qui, malgré leur vérité et même leur innocence, pourraient blesser certains yeux qui veulent être crus chastes et dont je ne veux point voir le regard s'armer de courroux contre moi.
A son goût, bien naturel et bien pardonnable, pour le plus grand des plaisirs de la vie, celui d'aimer et d'être aimé, mon Herminie joignait une délicatesse exquise. Elle s'aperçut bien vite, dès cette seconde séance, que la sincérité de mon amour d'une part, et de l'autre la réalité enivrante des charmes qu'elle mettait en ma possession attiseraient tellement le feu de mon tempérament, dont elle avait éprouvé la renaissante ardeur, qu'infailliblement avant peu mes forces et ma santé finiraient par succomber.
Pour obvier à ce très dangereux inconvénient, elle saisit un de ces intervalles que la fréquente célébration d'un nouveau mariage rend indispensables et me confia le petit code amoureux qu'elle avait projeté. Quelle jolie place, pour écouter un sermon, que le lit conjugal!
— Mon ami, me dit cette charmante femme, il est bien certain que l'amour et ses plaisirs sont les bienfaits les plus précieux que l'homme ait reçus de l'auteur de son être ; mais il est prudent, et même essentiel, de ne pas user l'un en abusant des autres. Outre l'intérêt de la conservation de ce feu sacré, seul aliment des cœurs sensibles, un autre intérêt, presque aussi
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délicat, se présente à ménager, c'est celui de la santé. La volupté a sans doute un attrait presque irrésistible ; mais elle mène, par son excès, à deux dangers également effrayants : ou au refroidissement du cœur, ou à l'épuisement du corps, et quelquefois à tous deux.
Voilà, cher petit mari, ce qu'il faut prévenir, et en voici le moyen bien simple ; surtout ne va pas te récrier. C'est un parti pris par la raison, c'est une loi dictée par la prudence. Rien ne peut les changer, et il faut me promettre d'avance d'y souscrire.
— Ne suis-je pas entièrement à toi, m'écriai-je en la serrant contre mon cœur, et tes moindres volontés ne sont-elles pas pour moi des ordres absolus ?
Un doux baiser fut la récompense de ma résignation, et ma belle continua en ces termes : — Je suis bien contente de mon sage petit époux, et je l'aimerais davantage à cause de sa docilité, si la chose était possible. Ce que je vais te proposer, mon ami, est capable de faire durer notre innocente liaison aussi longtemps que nous-mêmes, et est à l'abri de toute espèce d'atteintes. Il s'agit de consentir à mettre deux jours d'intervalle entre nos rendez-vous, et à ne nous réunir que le troisième.
Un frémissement involontaire fit tressaillir tout mon corps ; Herminie, qui me tenait étroitement embrassé, s'en aperçut, et me pressant plus amoureusement : — J'avais prévu ce frisson, cher enfant, me dit-elle, et je suis bien loin de le condamner ; il est trop flatteur pour ton Herminie. Mais un instant de réflexion te prouvera la sagesse et la nécessité de cette conduite.
D'abord, mon ami, il n'est pas douteux que nous nous reverrons avec plus de plaisir après ce court moment d'absence. La passion fait dire le contraire, mais la passion exagère, et la nature qui n'outre rien, quand elle est bien dirigée, dit vrai : c'est elle qui atteste par l'expérience que tous les plaisirs dont on a été sevré quelque temps ont un charme de plus et une sève cent fois plus délicieuse quand on les retrouve.
Ajoute à cette vérité que par ce moyen prudent tu donnes à tes facultés, ainsi qu'aux miennes, le temps nécessaire pour se
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régénérer et reprendre la consistance dont l'intérêt de notre amour conjugal leur fait un besoin.
Mais ce n'est pas tout encore. Songe bien, mon bel ange, que la fréquence de tes absences nocturnes pourrait faire naître des soupçons, qui, bientôt changés en certitude, détruiraient de fond en comble l'édifice de notre bonheur, et. je n'ose m'arrêter à cette affreuse idée qui flétrit tout mon cœur. 0 mon ami ! mon ami, que deviendrions-nous si, par malheur, nous étions un jour découverts !
Cette idée affreuse, en effet, nous affecta tellement que nous nous plongeâmes dans le sein l'un de l'autre, en répandant un torrent de larmes ; enfin nous parvînmes à écarter le sombre nuage de la crainte, et les larmes, comme on sait, disposant merveilleusement à la tendresse, nous scellâmes le traité proposé par les plus doux baisers et les plus tendres caresses. Si notre mariage était un peu nul, ce n'était pas par le défaut de consommation.
Ensuite ma belle me donna le mot de l'énigme du lit dressé dans le cabinet.
— J'ai fait entendre à Lebrun que les chaleurs commençant à se faire sentir, je serais bien aise de coucher dans le cabinet du jardin, pour jouir de la fraîcheur des nuits et de la promenade du matin. Le brave homme a trouvé cela très naturel et a tout disposé suivant mes désirs.
J'admirai la finesse d'esprit de ma belle, et, après un petit médianoche ou réveillon bien succulent, je repris le chemin de mon lit, où j'arrivai sans accident.
Je ne me suis nullement proposé de faire assister mon lecteur à toutes mes entrevues nocturnes. Il lui suffira de savoir que nous passâmes, à dater du 10 mai jusqu'au 22 août suivant, les momnets les plus délicieux.
Les ministres qui desservaient le temple de notre bonheur furent constamment l'amour le plus tendre, la candeur, la bonne foi et les plaisirs assaisonnés par la délicatesse et la prudence. Jamais un nuage ne s'éleva entre mon Herminie et son petit mari, comme elle se plaisait à me nommer ; jamais un instant de bouderie, de refroidissement même. La volupté la plus pure présidait à nos étreintes conjugales ; la raison et
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le sentiment s'entrelaçaient dans nos conversations et embellissaient les moments du repos.
Amie des arts et même des sciences, Herminie m'instruisait, et ses leçons sans faste, sans prétention, jetaient de profondes racines dans mon intelligence. Un de mes grands moyens de lui plaire était mon application à mes devoirs, mes progrès et mes triomphes sur mes condisciples.
Une pareille liaison était, certes, plus profitable que dangereuse, et j'ai pu connaître par moi-même ce que pouvait l'émulation quand elle est bien stimulée par le désir de mériter les bienfaits de l'amour. Aussi cette année fut-elle la plus fructueuse de toutes mes études et fut-elle couronnée par cet exercice solennel dont j'ai parlé plus haut.
Le soir de la distribution des prix, après avoir recueilli les joies de ses triomphes d'écolier, il demanda à ses parents la grâce de coucher encore cette nuit au collège, afin de pouvoir arranger le lendemain toutes ses affaires et dire adieu à ses maîtres et à ses camarades. La permission lui fut accordée.
On se doute bien du motif qui me faisait rester encore cette nuit au collège. J'avais reçu bien des prix, mais le plus flatteur je ne l'avais pas encore.
Je ne fus pas longtemps sans courir vers celle qui devait mettre le comble à ma gloire et à mon bonheur.
Tous mes camarades couchés depuis longtemps, et munis d'une copieuse provision de bons aliments, dormaient d'un profond sommeil. Duval, qui, comme on va le voir, était depuis quelque temps dans ma confidence, ne mit aucun obstacle à mon allure qui lui était connue, et je me vis bientôt dans les bras de l'adorable amie qui m'attendait avec la plus flatteuse impatience.
Pour cette fois, le laurier se mêlait au myrte et à la rose, dans la couronne que m'avait préparée l'ingénieux amour.
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J'aurais tort aux yeux de tout le monde et aux miens si j'avais la vanité de répéter tout ce que m'adressa la plus aimable bouche.
Je me bornerai à dire qu'il est vraiment difficile de réunir plus de motifs de satisfaction et qu'il faut que les habitants du ciel soient bien heureux s'ils le sont la moitié autant que nous le fûmes, mon Herminie et moi, dans le cours de cette délicieuse nuit. Jamais nos cœurs n'avaient été plus tendres, jamais je n'avais vu mon amie plus rayonnante de joie et de beauté ; car la joie embellit la beauté même. Nous avions l'air d'être fiers l'un de l'autre, et nous l'étions vraiment.
Après les plus doux épanchements et les préliminaires les plus séduisants, nous pensâmes à chercher le repos dans le sein l'un de l'autre; le sanctuaire de l'amour et du sommeil nous reçut, et les ardents transports du premier nous conduisirent insensiblement au calme rafraîchissant de l'autre.
Oh ! comment oublier, comment passer sous silence le mot sublime et prophétique de mon Herminie, dans un de ces moments d'ivresse où l'homme, divinisé par l'amour, n'a plus aucune communication avec la terre ?
— Cher ange ! s'écria-t-elle avec un élan d'âme impossible à rendre, chère moitié de moi-même! Qu'elle serait heureuse l'amante qui deviendrait mère dans ce moment de triomphe et de gloire ! A quelles vastes et brillantes espérances n'aspirerait pas l'être formé sous de tels auspices !
Un cri de volupté lui échappa en achevant ces paroles ; elle me serra plus étroitement qu'elle n'avait fait encore. Je ne sais moi-même ce qui se passa d'extraordinaire en moi; tout ce que je sais, c'est que l'apothéose fut complète, que jamais l'amour ne s'était fait plus énergiquement sentir à nous, et qu'une espèce d'engourdissement léthargique, mais doux et de courte durée, succéda à ce mélange intime et à cet échange absolu de nos âmes.
— Serait-il bien possible, dit mon adorable compagne, avec un long et pénétrant soupir: l'amour m'aurait-il entendue?
La nature m'aurait-elle exaucée? 0 mon ami!
Et alors elle m'enlaça de ses bras caressants, rapprocha son - cœur du mien pour en confondre les palpitations, dévora mes
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lèvres de ses baisers enflammés et fut si supérieure à ellemême par les preuves enivrantes de tendresse dont elle m'accabla que je ne pus m'empêcher de croire qu'il s'était passé quelque chose de mystérieux en elle.
Ce ne fut que longtemps après qu'il me fut connu, le bien intéressant mystère; mais je ne doute pas qu'il ne soit déjà deviné par la majeure partie de mes lecteurs. La marche des événements me défend d'anticiper, et tout viendra successivement en son lieu.
Nous ne nous séparâmes pas sans prendre des arrangements pour nous revoir au moins quelquefois pendant les vacances.
Je jouissais chez mon père d'une liberté sans bornes. J'allais, je venais, je rendais les comptes que je voulais et quand je voulais, car on ne m'en demandait pas. Les jours que je ne dînais pas avec ma belle épouse, je les passais volontiers à la campagne qui était achevée et à son point de perfection. Herminie en avait l'adresse, et c'était là qu'elle m'envoyait ses lettres par un commissionnaire bien payé qui lui portait les miennes. Ainsi, quelque part que je fusse, mon Herminie avait exactement tous les jours de mes nouvelles, et moi de celles de mon Herminie.
Il s'en passa cependant un presque tout entier sans que je visse arriver ce que j'appelais avec raison mon pain quotidien ; car cette précieuse correspondance était vraiment l'aliment de mon âme. Mille idées plus sombres les unes que les autres venaient s'entrechoquer dans ma tête inquiète et tourmentée.
Le foyer de ce tourment était mon cœur, qui passait de frayeur en frayeur et craignait tour à tour ou un accident ou un refroidissement. Il faut avoir bien véritablement aimé pour se faire une idée de ma pénible situation.
Le soleil achevait de cacher son disque derrière le rideau de l'horizon ; l'impatience commençait à faire place au désespoir ; mon cœur se serrait, et son angoisse augmentait à chaque minute, lorsque le bruit d'une voiture qui se fait entendre d'un peu loin dans la rue me fait voler à la terrasse.
J'entends une voix douce que je crois reconnaître, et qui dit au cocher : — La première maison à gauche. 1
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Il était clair que c'était la nôtre ; mais nous ne l'habitions pas seuls. La visite était-elle pour nous, et dans ce cas quelle était cette visite ?
A tout hasard je reste sur la terrasse, et comme la voiture passait dessous, je me vois saluer par un charmant jeune homme qui avance en souriant la tête hors de la portière. Mon cœur palpite d'une violence extrême : j'ai un pressentiment ; je me précipite dans le degré, je me trouve à la porte de la rue au moment où le carrosse s'y arrêtait.
J'ouvre la voiture avec empressement et j'offre mon bras pour descendre à un charmant cavalier qui me dit gaiement : — Bonsoir, mon cher camarade ; je parie que vous ne m'attendiez pas ce soir ?
Quelle fut mon ivresse quand sous ce joli costume je reconnus mon adorable Herminie. 0 vous, cœurs aimants et sensibles, vous prendrez part à mon ivresse et à mon bonheur, surtout si vous avez vu comme moi succéder une félicité aussi grande qu'imprévue à des heures de chagrin et d'anxiété !
Le cocher, très bien payé d'avance, demanda si le lendemain il fallait venir reprendre sa pratique et à quelle heure? La même lui fut indiquée pour le lendemain au soir, et je pus dès lors calculer toute l'étendue des plaisirs qui m'étaient préparés. Il partit en donnant sa parole et adressant mille remerciements au joli voyageur.
Nous entrâmes. J'étais absolument seul avec le jardinier et sa femme, qui étaient ensemble dans la cuisine.
— Mes enfants, leur dis-je transporté de joie, voici un de mes compagnons d'études qui me fait l'amitié de venir passer un jour et peut-être deux avec moi. J'espère, mes bons amis, que vous allez m'aider à le bien recevoir.
Il est bon de savoir que l'étais alors parfaitement bien avec la femme qui s'était aperçu que son meilleur parti était de m'avoir pour ami. Quant au mari, très bon humain, il aurait été pour moi au bout du monde.
On fit le détail de ce que nous pouvions avoir à souper ; notre maison, par bonheur, était toujours parfaitement garnie et nous avions bien d'autres besoins que celui de manger. On nous dit d'être tranquilles, que rien ne nous manquerait. Il
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fut convenu que l'on donnerait à mon ami l'ancien appartement de mon père, dans lequel ma chambre était enclavée, afin que nous eussions l'agrément d'être près l'un de l'autre.
Mon joli camarade sourit, et ce sourire voulait dire que quand ces bonnes gens auraient été dans la confidence, ils n'auraient pas mieux arrangé les choses.
En attendant qu'on préparât le souper, nous passâmes au jardin, qu'un beau soleil couchant rendait infiniment agréable; mais la douce fraîcheur du soir ne pouvait rien sur l'ardeur secrète qu'on n'aura pas de peine à supposer en nous.
Comme je connaissais les endroits du jardin où cette ardeur pouvait recevoir quelque soulagement, je me hâtai de conduire mon charmant compagnon dans le petit labyrinthe dont je crois avoir parlé quelque part. Quand nous n'eussions pas été absolument seuls, sa construction et la hauteur de la charmille le rendaient impénétrable.
Pour cette fois, ce fut Thésée qui en donna le fil à la tout aimable Ariane, dont le travestissement, ne pouvant l'embellir, donnait à ses charmes, plus en vue, plus développés, je ne sais quelle physionomie agaçante, à laquelle l'insensibilité même aurait été contrainte de céder.
Dieux !. dieux! comme elle était jolie, quelle tournure piquante! Ce costume lui allait d'autant mieux qu'elle était d'une riche taille, parfaitement proportionnée, et faite au moule. Elle ressemblait à un beau jeune homme de quinze ans. Ses cheveux superbes, flottants sur ses épaules et pliés en catogan, faisaient un admirable effet. Sa jambe et sa cuisse, d'une perfection achevée, irritaient le désir de voir tous leurs adorables entours, et, ne pouvant résister au charme qui m'entraînait, je pensai sérieusement à mettre à fin cette voluptueuse aventure.
Mon Herminie, peu familière avec son accoutrement cavalier, était fort embarrassée ; mais, un peu plus au fait qu'elle, j'eus bientôt pris les arrangements convenables.
Qu'aucune réflexion déplacée ne vienne profaner celle que je ne puis m'empêcher de faire, et qui semble sollicitée par la circonstance. Je ne crois pas avoir, de ma vie, éprouvé une sensation aussi neuve, aussi singulière que celle qui naquit pour 1
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moi de cette jouissance amphibie pour me servir de cette expression. Je chercherais en vain à la définir; car en amour et en volupté tout est véritablement indéfinissable.
La posture indispensable qu'avait commandée la forme des vêtements, ce mélange du costume mâle avec les charmes de l'autre sexe, les derniers rayons de la lumière crépusculaire qui venaient avec douceur éclairer une peau dont ils faisaient ressortir l'éclat et la blancheur, un je ne sais quoi, enfin, qui échappe à toute explication, à toute analyse, tout cela m'enivra d'une volupté si extraordinaire, si nouvelle pour mes sens incendiés que je demeurai fixé à l'autel où je sacrifiais, sans que la nature m'avertît, par aucun signe de faiblesse, qu'il était temps de m'éloigner du sanctuaire.
Temple, prêtresse et victime à la fois, Herminie supportait courageusement une cérémonie dont la prolongation avait son charme, mais qui devait avoir aussi son terme. Il arriva enfin ce terme auquel on. pardonne, parce que la force du plaisir enlève celle de murmurer.
Nous reprîmes l'usage de nos sens, et presque celui de notre raison. Ce fut dans cet intervalle lucide que, sortis du labyrinthe et nous promenant fraternellement en bons camarades dans le reste du jardin, ma belle déguisée me conta ce que je brûlais de savoir sur sa visite.
Elle avait trouvé doux de venir me surprendre à la campagne; mais comment s'y prendre? Je pouvais n'y pas être seul. L'apparition d'une femme qui vient familièrement voir un jeune homme peut être suspecte même à des domestiques.
— Il me vient alors, continue mon ingénieuse amie, l'idée assez bizarre en apparence de me travestir en homme. Je fais venir ma couturière, qui me prend d'exactes mesures qu'elle se charge de donner à un habile tailleur de sa connaissance. Elle me l'envoie pour choisir les étoffes et les couleurs. Je lui dis mon jour et mon heure : le brave homme a été exact. J'ai dit à Lebrun que j'allais passer un jour ou deux à la campagne, chez une de mes amies, et que je prenais ce costume comme excessivement plus commode. Le bonhomme a été me chercher une voiture à la place Maubert et me voilà heureusement arrivée à un séjour que je voudrais ne plus quitter.
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— Charmante amie, que de bonté ! que de délicatesse ! Ma vie entière, fût-elle de la plus longue durée, suffira-t-elle à ma reconnaissance?
L'ange céleste se jette à ces mots dans mes bras et s'écrie en versant une larme partie du cdeur sur ma joue que pressait son beau visage : — 0 mon ami, je te défie d'oublier jamais ton Herminie !
Elle a gagné. Le plaisir avec lequel j'en parle aujourd'hui prouve assez combien son souvenir me fut et me sera toujours cher.
On vint nous avertir que le souper était servi. Notre jardinière avait fait des merveilles, et, dans le fait, elle était excellente cuisinière. On conçoit que ce repas impromptu pour deux personnes aurait suffi à huit; mais les honneurs furent bien faits; et, dans une maison comme celle de mon père, il était d'étiquette que les étrangers fussent traités de manière à en prendre et à en propager la plus haute opinion. Les meilleurs vins furent apportés sans que je les demandasse. Nos gens avaient la clef de tout : ils étaient les maîtres ; et alors, non seulement cela m'était bien égal, mais j'en étais bien aise, car ils ne pouvaient pas décemment me refuser ce qu'ils ne se refusaient pas à eux-mêmes.
Herminie me fit sentir que ce n'était pas pour manger seulement qu'elle était venue. Nous levâmes le siège. On nous conduisit à notre appartement qui était supérieurement arrangé : on nous souhaita le bonsoir et une bonne nuit. Rien n'avait été oublié; car, dans une grande armoire de ma chambre, je trouvai tout ce qu'il fallait pour un excellent déjeuner ou autre repas impromptu, ce qui me rappela ce qu'avait dit Mme Niboreau en arrangeant nos couvertures et montrant l'armoire, geste auquel je ne fis pas attention dans le moment : — Si ces messieurs veulent demain déjeuner de bonne heure, ils trouveront tout là.
Enfin nous voilà seuls derrière nos verrous.
— Ferons-nous deux lits ? dis-je en souriant.
— Comme il vous plaira, mon cher époux, répondit très respectueusement ma très soumise compagne.
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— S'il en doit être ce qui me plaira, mon ange, ah! couchons-nous bien vite.
— Ah! couchons-nous bien vite, dit l'écho du cœur d'Herminie par sa charmante bouche qui vint m'appuyer un. bien suave baiser.
J'eus l'honneur d'être son valet de chambre, et la toilette de nuit fut un peu longue.
Cependant, comme il faut qu'une chose finisse pour qu'une autre commence, je parvins à la mettre au lit.
Elle n'avait rien apporté qu'un serre-tête et un ruban. J'avais en linge tout ce qu'on pouvait offrir au sexe qu'elle embellissait sans en être. Je souhaite aux cœurs sensibles les douceurs de la nuit bien imprévue que je dus à mon Herminie.
Les plaisirs des amants sont toujours no .veaux ; le récit de ces plaisirs ne l'est pas. Il y a mille façons d'en jouir; il y en a à peine une supportable de les peindre. Je m'abstiendrai donc de risquer des tableaux trop au-dessous d'une adorable réalité.
Un mot suffira.
Herminie et Lindor, infatigables d'amour, parce que l'un rendait sans cesse à l'autre les facultés qu'ils perdaient tour à tour, passèrent cette nuit comme les précédentes, à mourir et à renaitre successivement ; mais, toujours guidés par le flambeau de la raison qui brûlait sans rivalité à côté de celui de l'amour, ils trouvèrent le secret de rendre hommage à l'une, sans cesser de tenir embrassés les autels de l'autre. Écoutons Herminie : — Tu crois que l'amour seul m'a conduite ici ; et, certes, je n'avais besoin que de lui pour y voler. Ce ne sera jamais que pour me réunir à toi que je ferai usage de ses ailes. Mais mon x ami. personne ne peut-il nous entendre?
--- Le silence et la nuit sont nos seuls confidents, et ils seront discrets.
— Eh bien! mon ami, je pourrais avec sécurité. Que ne puis-je retarder l'instant qui doit faire couler tes larmes ! —
mon cœur se gonfle — les voilà déjà prêtes à jaillir de ton cœur qui frémit et repousse en palpitant ma tremblante main.
Si tu crains de m'entendre, je me tais.
— Ah ! tu en as trop dit pour ne pas achever.
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— Promets-moi le courage. Songe que j'en ai besoin plus que toi, peut-être, et que c'est de toi que j'ai droit d'en exiger l'exemple.
— Parle.
— Deux nouvelles à la fois m'ont conduite auprès de toi, au nom de l'amour, que tu reconnaîtras sans peine pour mon premier guide. J'ai gagné mon procès.
— Grands dieux !
— Mais j'ai perdu mon père, et je reste seule de ma famille avec le fruit de mon premier lien. Le gain de mon affaire et la perte de l'auteur de mes jours me rappellent également dans ma patrie. Il m'est affreux de venir en personne t'annoncer notre prochaine séparation, mais de quoi une lettre eût-elle pu te consoler? Je sens bien que je viens te blesser; mais j'ai cru que j'apportais avec moi le mal et le remède.
Un torrent de larmes bien amères répandues dans le sein de mon amie fut la seule réponse possible à ma douleur. Ne plus voir mon Herminie, après quatre mois passés dans les douceurs de la plus intime liaison ! Oh ! l'abîme du néant s'ouvrait pour moi à cette violente pensée. Enfin, quand mes sanglots apaisés me permirent de pouvoir articuler quelques mots, je dis avec un accent plaintif : — 0 mon amie! quand la nuit du désespoir doit-elle remplacer pour moi le jour du bonheur ? Quand partez-vous ?
— Ta douleur me déchire, ô toi que j'aime et que j'aimerai toujours ! Essaye, par pitié, de m'en dérober une partie : je ne suis pas assez forte pour supporter à la fois ton affliction et la mienne. J'ignore encore le moment de mon départ ; tout ce que je sais, c'est qu'il est nécessaire. J'ai cru devoir t'en prévenir un peu de temps d'avance. J'ai senti que le coup reçu trop brusquement.
— Il eût été mortel, m'écriai-je avec amertume.
— Je l'ai craint. Combien as-tu encore de vacances?
— Environ quinze jours.
— Eh bien ! mon ami, je crois que je ne pourrai guère partir avant ce temps-là. Il me faut rassembler toutes les pièces de mon procès, et avec la justice les opérations ne sont pas rapides.
Aussi donnons de ces quinze jours tout ce que nous pourrons
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au tendre amour dont nous sommes si sincèrement pénétrés tous deux.
Elle m'accorda en ce moment un baiser si délicieux, que l'aurore naissante éclaira de ses premiers rayons les transports qui en furent la suite.
C'est une chose bien singulière que le cœur de l'homme ; il est toujours, et sera encore longtemps, une énigme inexplicable. L'idée de me séparer d'Herminie m'avait ouvert le tombeau : l'idée d'avoir encore quinze jours à la posséder le referma.
Les nuages de la douleur se dissipèrent et l'auréole du plaisir vint environner mon cœur presque consolé. A quoi attribuer cela? A une chose fort simple : à la magie de l'espérance. Un malheur entrevu dans un certain éloignement perd sa teinte funeste, ou, pour mieux dire, se perd lui-même et disparaît devant l'idée consolante qu'il est encore loin et qu'il pourra ne pas arriver.
Nous ne quittâmes pas le lit conjugal sans avoir bien pris toutes nos petites dimensions pour ce jour même et les suivants: Il fut décidé que nous partirions après déjeuner pour aller nous promener dans les environs, que nous dînerions tête à tête dans quelque bonne auberge de Belleville ou de Ménilmontant, et que, vers le soir, nous reviendrions à la maison à l'heure où le cocher devait revenir prendre Herminie, qui le remettrait sans faute au lendemain matin, jour auquel nous nous en irions ensemble et que nous passerions chez elle.
Ce charmant arrangement acheva de chasser toutes les idées noires auxquelles la triste confidence du départ m'avait livré bien justement.
Je fus encore le valet de chambre de mon joli compagnon de chambrée. Oh ! qu'une semblable toilette est délicieuse à faire? Il n'y a rien d'aimable comme les milliers d'enfantillages qu'elle entraîne. Il faut tout caresser, tout palper, tout baiser ; et le temps a bien tort, s'il s'imagine qu'on pense à lui dans ces innocentes et badines occupations.
Il fallut absolument que ma belle acceptât une de mes chemises, et je fus fier de porter la sienne toute la journée. Elle n'était pas si dangereuse, mais elle était au moins aussi incendiaire que celle du Centaure : son effet pour moi fut seulement
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de m'inspirer l'ardeur et de me donner presque les forces d'Hercule.
Comme tous ces mille et un riens-là sont charmants ! Mais il faut aimer véritablement, je le répète, il faut aimer comme Herminie et moi pour en connaître et en_ savourer le prix. Ses beaux cheveux trouvèrent en moi un habile architecte ; et, accoutumé à me coiffer très bien moi-même, je n'eus pas de peine à tirer un bon parti d'une tête charmante et d'une chevelure aussi belle que docile.
Nous rîmes beaucoup quand nous fûmes aux deux écueils ordinaires des femmes travesties en hommes. Cette gorge superbe, ces hanches de la plus belle proportion ne pouvaient manquer de trahir son sexe aux yeux de nos jardiniers. La veille il était tard, et l'illusion avait pu avoir lieu; mais il était bien difficile qu'elle se soutînt au grand jour. Ma charmante androgyne eut d'abord quelques craintes, mais je la rassurai en lui contant tous les petits secrets de la maison, et je lui démontrai que le pis-aller n'était nullement dangereux.
Elle était supérieurement vêtue, et je me piquai aussi d'élé,gance dans mon ajustement pour n'être pas trop indigne d'elle.
Tout fut exécuté comme nous l'avions projeté. Nous commençâmes par très bien déjeuner. Nos gens étaient éblouis de l'extrême beauté de mon jeune camarade, et, ayant eu occasion d'aller un moment à la cuisine pour chercher quelque chose, Mme Niboreau me dit avec un sourire malin : — Vous n'êtes pas malheureux, monsieur, d'avoir comme cela de jolis compagnons d'études.
— N'est-il pas vrai, ma bonne amie, lui dis-je en lui sautant au cou et en l'embrassant bien fort; il est bien joli, comme tu vois : eh bien ! il est encore meilleur.
— Oh! je vous crois bien; elle a. il a la douceur peinte sur la figure.
— Allons, allons, dit le mari, ils sont bien gentils tous deux, et un collège tout composé d'écoliers comme ceux-là, ça ferait une fort jolie chose à voir.
— Ce n'est pas le tout que votre ami soit beau, il est, comme vous le dites, meilleur encore si c'est possible. Voyez, me dit-
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elle en me montrant un louis d'or, ce qu'il m'a donné pour - avoir arrangé sa chambre hier au soir.
— Et à moi pour avoir servi à table, dit le mari en m'en montrant autant.
Je leur serrai la main, plein de joie et même d'attendrissement. Ces bonnes gens avaient les larmes aux yeux. Je leur fis, en mettant le doigt sur ma bouche, un signe qu'ils comprirent fort bien; ils y répondirent par un autre qui voulait dire : — Soyez bien tranquille.
Je rejoignis ma belle, qui me gronda tout joliment de ce que je l'avais laissée si longtemps seule. Je la grondai de même de ce qu'elle avait fait.
— Ah! je suis trahie, dit-elle.
— De toutes façons, mon ange; ainsi nous n'avons plus besoin de nous gêner ; et tu as trouvé d'ailleurs un excellent secret pour que le nôtre ne coure aucun risque.
En disant cela, je l'embrassai de toutes les forces de mon âme. Après le déjeuner — il était de bonne heure et le temps était superbe, — nous entrâmes au jardin que mon Herminie n'avait pu bien voir la veille : nous revîmes le bienheureux labyrinthe.
La chère enfant rougit en se retrouvant au centre où nous nous étions égarés le soir précédent : nous nous lançàmes dans les bras l'un de l'autre, et les plus doux baisers furent les garants de la douceur du souvenir. Nous sortîmes de ce mystérieux asile, en nous promettant tacitement de n'en pas oublier le chemin. Mon aimable compagnon ne put s'empêcher d'admirer l'ingénieuse distribution du terrain dans un aussi petit espace.
La salle creusée au milieu du bois de marronniers .lui parut charmante, et, dans le fait, il était fort difficile de rien voir de plus agréable. Ces gazons frais qui formaient un siège circulaire et très commode ; le sable rouge qui tranchait avec la verdure; le dôme de treillage, qui venait apporter sur la statue de l'amour l'ombrage odorant de tous les arbustes qui serpentent et s'entrelacent, tels que le chèvrefeuille, le jasmin, le seringa, etc. ; la volière, peuplée d'une foule d'oiseaux de plu-
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mages et de ramages différents, tout cela était vraiment digne de l'attention et n'était pas commun dans des maisons de particuliers.
En général, mon père avait un goût réel et un génie à lui pour ces sortes d'embellissements, et je jouissais pour lui de la satisfaction de mon Herminie, dont le suffrage, à coup sûr, était infiniment flatteur.
Du jardin nous revînmes à la maison, dont les détails furent du goût de mon amie; mais ce qui l'enchanta, ce fut la salle de billard, celle de jeu, et le nouvel appartement de mon père.
Il est certain que l'architecte, dont il a été parlé plus haut, avait parfaitement rempli l'objet, et cet agrandissement avait donné à la maison un air de dignité et d'opulence qui me plaisait beaucoup à moi-même et faisait, suivant les esprits, des admirateurs ou des envieux.
La visite faite, il fut question d'une autre bien intéressante.
Laquelle ? Ah ! laquelle ? Et ma danoise donc, et ce bon animal qui avait sauvé la vie à son jeune maître, est-ce qu'il n'est pas bien digne d'une caresse de la sensible Herminie? J'avais raconté l'aventure à mon aimable amie, et il lui tardait de voir ma libératrice, qu'on n'avait mise en liberté la veille qu'après notre retraite.
Nous entrâmes donc dans son corps de logis.
La bonne Stoupille se réveilla, se détira, bâilla, sortit de sa loge et vint jusqu'à nous de la longueur de sa chaîne, en donnant carrière à toute l'éloquence de sa formidable queue.
D'abord Herminie eut peur de ce monstrueux animal, car Stoupille était de la plus forte taille des chiens ; mais ma belle ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle obtenait de cette bonne bête un sentiment de faveur et de prédilection. Il n'est sorte de caresses qu'elle ne fît à cette belle amie : en honneur, elle semblait deviner le tendre attachement qui nous unissait l'un à l'autre ; et qu'on ne prenne pas ceci pour une plaisanterie, des observations fréquentes m'ont prouvé ce que je viens de dire.
Quoi qu'il en soit, après bien des amitiés, bien des caresses réciproques, nous prîmes congé de la danoise et nous pensâmes à notre excursion dans les environs, que tout le monde 1
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sait être extrêmement attrayants : ils offraient une jouissance toute neuve à ma belle Bretonne, qui, depuis son arrivée à Paris, avait été presque absolument sédentaire.
C'est ici qu'il faut que je m'arrête un instant pour demander au lecteur une complaisance qu'il n'aura, j'espère, aucune répugnance à m'accordera Je le supplie d'abord de vouloir bien se souvenir que dans quinze jours je vais perdre mon Herminie; je l'invite à se rappeler, par les détails précédents, que jamais amour ne fut plus vif que le nôtre ; que cet amour, depuis plus de quatre mois, à dater de notre première entrevue, et depuis près de six depuis notre connaissance, fait la base et l'aliment de notre existence morale ; qu'il va se voir briser, pour jamais sans doute, ce lien si doux qui nous attachait si délicieusement à la vie.
Quand on se sera bien pénétré de la situation où nous allons être, en la comparant à celle où nous étions, je suis sûr qu'on ne dédaignera pas de nous suivre et de nous accompagner, pas à pas, jusqu'au jour douloureux où le voile noir de l'absence doit s'étendre sur nos cœurs déchirés; jusqu'au moment terrible où cette désespérante séparation doit élever entre nous une barrière que nos soupirs seuls auront le triste pouvoir de franchir, et qui va devenir à jamais insurmontable pour nos yeux, dont le partage ne sera plus que l'amertume des larmes et l'abattement de l'impuissant regret.
On voudra donc bien me pardonner de ne pas quitter d'un instant mon adorable épouse ; de m'arrêter sur toutes les circonstances, même les plus minutieuses, de ce qui s'est passé entre nous jusqu'à l'époque désastreuse. Rassuré par la sensibilité des âmes aimantes, je vais me livrer avec confiance à tous ces épanchements si nécessaires à l'amour qui va cesser d'être heureux.
Si je m'appesantis trop sur ces détails qui peuvent n'être intéressants que pour moi, on me fera grâce en faveur du malheur qui m'attend : on sentira combien j'ai de peine à m'arracher de mon Herminie ; combien il lui en coûte à ellemême pour laisser à Paris une moitié d'elle-même déchirée par la même douleur qui brise l'autre moitié qu'elle emporte dans sa patrie ; on se pénétrera de nos souffrances ; on nous
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plaindra, et je parviendrai peut-être à n'être point lu sans quelque intérêt par ceux qui ont connu les peines et les plaisirs de l'amour.
Peu accoutumée à marcher longtemps de suite, et surtout avec une chaussure qui lui était étrangère, Herminie avait besoin d'être menée lentement dans de jolis sentiers qui fissent disparaître pour elle la fatigue du chemin. Heureusement ces cantons nous offraient les promenades convenables à la circonstance.
Nous sortîmes par la porte du fond du jardin, dont j'emportai la clef : le jardinier en avait une double. Nous nous égarâmes dans la campagne; nous gagnâmes la hauteur de Ménilmontant ; et, après trois heures de marche très lente, coupées par de fréquents repos, nos montres et notre appétit, stimulé par le grand air, nous avertirent qu'il était temps de
chercher un asile contre la fatigue et la faim.
L'agrément du lieu d'une part, sa proximité de la maison de l'autre me déterminèrent pour l'hôtel Saint-Pierre, situé à mi-côte de Ménilmontant. J'y étais assez connu pour être sûr d'y être bien servi.
On nous reçut avec cet air caressant qu'on prodigue toujours à ceux qu'on voit dans le dessein et en état de faire de la dépense. On nous donna un charmant pavillon isolé au fond et à l'un des angles de la cour. Je le connaissais déjà, et je l'avais demandé en cas qu'il fût libre.
Ce cabinet était presque un appartement complet. Il s'ouvrait à l'est et au midi, et l'on découvrait, de la croisée du midi, le plus majestueux point de vue imaginable. C'était Paris tout entier en perspective. Dans l'intérieur, il y avait une petite chambre à côté de la salle à manger où se trouvaient un canapé et toutes les commodités désirables pour le repos, etc.
Une cloche dont le bruit retentissait par toute la maison était à la porte en dehors ; et en tirant du dedans le cordon qu'on avait à sa portée, on faisait venir les gens pour apporter ce dont on avait besoin. C'est là que, loin de tous les yeux, nous nous disposâmes à faire un joli repas, dont la généreuse et un peu opiniâtre Herminie voulut à toute force être l'amphitryon. Nous le prolongeâmes par mille petits amusements
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innocents; nous éloignâmes les idées tristes. Nous chantâmes les jolis airs à la mode, et, après une charmante journée, nous fûmes rappelés par un beau soir au labyrinthe, devenu le confident discret de nos entretiens les plus intimes.
Il nous reçut avec le mystère que nous attendions de lui.
Nous le rendîmes encore une fois témoin du tendre épanchement de nos âmes ; et les mêmes plaisirs de la veille, qui semblaient s'y être donné rendez-vous, ne tardèrent pas à nous transporter sur leurs ailes de feu du séjour grossier de la terre au céleste temple de la plus pure volupté.
Les mêmes cérémonies accompagnèrent Le même sacrifice, et toute la différence fut que le charme nous parut plus fort, le nectar plus enivrant que la veille.
Après une station assez prolongée dans ce mystique reposoir, où le mouvement valait mieux que le repos, nous fîmes encore un tour de jardin jusqu'au souper, qu'on vint nous annoncer à neuf heures précises. Il était tellement composé et si succulent que, malgré notre résolution de ne pas même y toucher, nous fûmes comme forcés de l'entamer, et nous finîmes par y faire singulièrement honneur, au grand contentement de la cuisinière, qui, par le choix malicieux des mets, annonçait une secrète intention analogue à sa découverte. C'était parfaitement bien à cette femme un peu connaisseuse, et en mon particulier je fus fort reconnaissant de sa délicate attention.
Je ne m'attendais à rien, lorsque Herminie, plus belle qu'elle-même, s'il se peut — elle sortait du labyrinthe — demanda gaiement un couvert de plus.
— Pour qui? dis-je en souriant.
— Et notre bonne danoise, est-ce qu'elle ne soupera pas bien avec nous? Si monsieur veut bien, dit-elle à Niboreau, il ira la prier de nous faire cet honneur-là.
Niboreau alla en riant la détacher, et mon héroïne, ne se possédant pas de joie, vint s'élancer sur nous avec tant de véhémence et de tendresse qu'elle pensa culbuter tout, et la table et les convives.
Je parvins à la calmer, et mon Herminie, après avoir interrogé les jardiniers sur ce qu'ils désiraient conserver pour leur
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souper, ayant reçu pour réponse qu'on pouvait disposer de tout sans scrupule, mon Herminie, dis-je, servit de sa belle main blanche tout ce qu'elle trouva de convenable à Mlle Stoupille qui, certes, de sa vie n'avait fait un repas si bon ni si honorable.
J'ai promis quelques détails minutieux. Ce dernier en est un sans doute; mais je l'ai risqué, parce qu'il renferme un trait de caractère, et j'aime à croire qu'Herminie, aimant l'animal qui m'a sauvé, n'en deviendra que plus chère à mes lecteurs.
Nous nous retirâmes de bonne heure. Un doux sommeil, provoqué par quelques instants d'un entretien plus doux encore, vint fermer nos paupières et porter le calme dans nos sens. L'attitude dans laquelle nous nous assoupissions, l'enlacement étroit de tous nos membres, le charme de nos sentiments, celui de nos souvenirs, tout semblait nous promettre les songes les plus voluptueux et les plus riants.
En partant, Herminie remet à son amant un papier cacheté, qu'il doit ouvrir deux jours après son départ, et une cassette très lourde, marquetée d'ébène et d'ivoire, dont elle devait lui indiquer le secret dans une de ses prochaines lettres.
Le pli cacheté contenait ces mots, signés du sang d'Herminie :
« Je soussignée, Herminie de Kailec, m'engage à ne pas prendre d'époux si je n'obtiens pas du ciel, devenu favorable à mes vœux les plus sincères, celui qu'a choisi mon cœur et qui, seul sur la terre, est dépositaire de mon serment. Je prends à témoin de ce serment tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes ; et j'appelle sur ma tête toutes les vengeances du ciel si jamais il me vient la plus légère pensée de le trahir.
« C'est avec le sang le plus voisin de mon cœur que.
j'aime à le ratifier et à le signer.
« HERMINIE DE KAILEC. »
Durant qu'il suivait d'insipides cours de philosophie, Des-
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forges eut une longue aventure avec un noble campagnard breton </ui, par des manœuvres frauduleuses et lâches, essaya de brouiller les deux (Ill/ants, afin de pouvoir épouser Ilerminie ; puis, fou de son insuccès, voulut poignarder notre héros, qui le tua. Mais blessé lui-même, il garda le lit quatre mois en danger de mort.
Pendant ce temps, sa lJure faisait appel aux bons sentiments d'Ilerminie pour la décider à abandonner ce jeune homme de seize ans et à cesser de correspondre avec lui.
Ilerminie se rend aux supplications maternelles et révèle à son jeune a/ni le secret de ta cassette : elle contenait un trésor (iui, dans la suite, fut d'un grand secours au « Poète ».
Enjln Desforges achève sa classe de philosophie, et, à 'ï ans, reçu maftre ès arts, il sort du collège.
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CHAPITRE VI
SAINTE-AGATHE
Durant une année entière, Desforges n'a pas d'aventure sentimentale, mais il va se rattraper. Le voici subitement amoureux d'une novice du couvent de Popincourt, qu'il a remarquée pendant la messe. Or, coïncidence étrange, sa sœur Sophie veut précisément prendre le voile à oe couvent. Aussitôt Desforges, qui ne se fait pas grande illusion sur la sincérité de sa sœur, lui adresse une épitre en vers, en apparence pour la féliciter de sa vocation, en réalité pour la prévenir qu'il compte sur son concours pour parvenir jusqu'à la novice.
ÉPITRE A MA SŒUR, NOVICE AU COUVENT DE POPINCOURT La grâce a donc trouvé le chemin de ton cœur!
Plus le monde a d'attraits, plus tu le crois trompeur.
Aimable en ses leçons, simple dans sa doctrine, Des vrais biens cette grâce est la source divine.
Deux trésors sont ici : l'innocence et la paix; Novices, goûtez bien des plaisirs si parfaits.
Tes jours vont, ô ma sœur! s'écouler auprès d'elles; Compagnes de ta vie, à la vertu fidèles, Est-il un plus grand bien que de leur ressembler?
Adorée à ton tour, on va te contempler. Ton zèle ardent et pur au ciel marque ta place : Secours inattendu que tu dois à la grâce, Ou plutôt noble élan d'un cœur qui veut enfin Mourir en servant Dieu pour renaître en son sein. 1
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On trouvera sans peine, en rassemblant les premiers mots, le sens suivant : La plus aimable des deux novices, tes compagnes, est adorée. Ton secours, ou mourir.
Sophie a compris. Et dès le surlendemain son frère reçoit une réponse.
C'était une lettre dont la lecture faite de suite dans toute l'étendue de la ligne formait un sens, et faite jusqu'à la moitié de la ligne en formait un autre tout contraire.
MON CHER FRÈRE,
Je ne saurais vous exprimer Combien la sœur Sainte - Agathe a été sensible à toutes vos expressions si naïves, si touchantes, qui semblent partir d'un cœur bien sincère. Le sien partage votre tendresse. Elle me charge de vous dire qu'elle se croirait très heureuse d'avoir la facilité de vous voir. Je' ferai mon possible pour vous procurer la certitude d'être aimé d'une bien tendre amie Donnez-moi toujours des conseils dont l'exécution soit facile, et vous pouvez compter sur la docilité
ma joie et ma reconnaissance.
mon amie m'a félicitée ! Comme elle preuves de tendresse fraternelle, aux qui la peignent si bien, et rempli de sentiment, et surtout la douce satisfaction que me cause de vous en assurer, et je m'empresse riche d'avoir un pareil frère, et bien ma jouissance, qui est celle de pour répondre à votre amitié et que vous avez droit d'exiger de moi plus encore que d'une sœur.
Il me sera bien doux d'en recevoir dans ce cas bien intéressant pour nous de votre bien affectionnée sœur.
Cette lettre ingénieuse, dont un geste de ma sœur, en me la donnant, me fit comprendre le mystère, me combla d'une joie dont la douceur m'était inconnue depuis longtemps.
De tous les biens dont j'ai pu jouir dans le cours de ma vie, j'atteste que l'avantage d'être aimé a toujours été le plus grand pour moi. Le bonheur de plaire à sœur Sainte-Agathe me présageait celui de la posséder, si je trouvais le secret d'un rapprochement, comme l'indiquait la lettre. J'appliquai dès lors toutes mes facultés inventives, je tendis tous les ressorts de mon imagination pour tâcher de m'ouvrir un chemin jusqu'à mon idole. Pouvoir sacrifier et m'immoler en holocauste à son
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charmant autel, quelle perspective! quel stimulant! J'y rêvais à tous les instants du jour et de la nuit.
Les lettres allaient leur train. La supérieure ne surveillait ni nous ni notre correspondance. Je n'avais pas d'autre mercure que moi-même, et souvent de la main à la main ma sœur me glissait des papiers importants. J'en faisais autant quand le cas l'exigeait. Quelquefois sœur Sainte-Sophie entraînait sœur Sainte-Agathe au parloir. Ah! quel trouble! quels regards!
combien je jouissais! combien je souffrais! Enfin sœur SainteAgathe en vint jusqu'à m'accorder des lettres pleines d'âme et de tendresse. Ma sœur me les rendait et se chargeait de mes réponses.
Mais soit que je visse mon ange derrière la grille du chœur ou derrière celle du parloir, c'était toujours l'incommode amour à l'espagnole. Je n'imaginais rien, lorsqu'enfin l'amour à la française eut pitié de moi et vint m'inspirer une idée dangereuse, mais qui pouvait réussir. Ce n'était ni à mon âge, ni avec ma passion que je pouvais penser à des suites. Je ne voyais que le moment du bonheur, et si je l'obtenais une fois, que m'importait le reste!
Une après-midi que j'étais sur la terrasse de la maison à regarder, ou plutôt à dévorer l'espace qui me séparait inhumainement de ma belle, je pense tout à coup à toiser de l'œil la hauteur des murs du malencontreux jardin. Je m'aperçois qu'ils n'étaient pas, comme tout le monde le sait, d'une élévation inexpugnable. Il me vint alors en tête que je n'étais pas le premier amant qui eût escaladé des murailles.
Tous les romans que j'avais lus, et qui sortirent en foule de tous les coins de ma mémoire, me prouvèrent, jusque par delà l'évidence, que les murs des couvents de religieuses n'avaient été créés et mis au monde que pour être escaladés par l'amour justement indigné des barrières posées par le fanatisme entre lui et la beauté. Bien convaincu que l'amour et les romans avaient raison et que les murs seuls avaient tort, je me proposai de ne pas tarder à les franchir, et je courus écrire à ma sœur pour l'instruire à mots couverts du beau plan que je méditais. Ma lettre est inutile ici, Voici le précis de la réponse :
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« Les chiens sont loin, les jardiniers encore plus. Leur sommeil est celui de la fatigue. Il est lourd et durable. Les berceaux du côté du mur désigné sont autant de temples convenables. On prendra la nuit prochaine toutes les précautions nécessaires pour s'y rendre en sûreté. Minuit précis. Les matines favoriseront l'entreprise. Courage, et tout ira bien. On a fait quelques objections. Elles sont toutes détruites. Sans adieu. »
Pour le coup, rien n'était plus positif. Il ne restait qu'une petite diffficulté, c'était de pouvoir escalader le mur. Prendre l'échelle du jardinier, cela était fort bien pour monter ; mais une fois sur le chaperon du mur, comment faire pour descendre ?
Je n'ai de mes jours été dans une semblable perplexité.
Manquer le rendez-vous le plus délicieux et le plus désiré, il eût mieux valu cent fois se pendre. Écrire l'impossibilité de s'y trouver, mille fois pis encore. Cela aurait annoncé une sécheresse d'invention, une mollesse de courage tout à fait propres à donner de moi une fort humiliante opinion. Le vin était versé, il fallait le boire ; mais comment ? Ma sœur, mon incompréhensible sœur était encore la magicienne dont le pouvoir devait m'aider à mettre à fin cette périlleuse aventure.
Voici de ces coups imprévus qui véritablement étonnent par la hardiesse du projet, la justesse des combinaisons et le brillant du succès.
Il était déjà cinq ou six heures du soir. Je me désespérais de ne trouver aucun moyen probable de franchir le malheureux mur. J'étais sur le point de jeter, comme on dit, le manche après la cognée lorsqu'on frappe à la porte. Je me promenais au jardin en me grattant le front et me rongeant les ongles.
La jardinière s'avance, conduisant vers moi un grand jeune homme de vingt-huit à trente ans, très bien vêtu, très bien fait, d'une figure heureuse et spirituelle, et surtout extrêmement poli.
— C'est un monsieur qui vous demande, dit la jardinière.
— Moi ou mon père?
— Monsieur a demandé M. Desforges le fils.
Et elle s'en va.
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— Soyez le bienvenu, monsieur, dis-je à l'étranger; voulezvous bien venir vous reposer au salon?
Et j'allais lui en montrer le chemin.
— Nous sommes parfaitement bien ici, monsieur, si toutetois cela vous convient.
— Comme il vous plaira, monsieur.
Alors il me présente une lettre. L'écriture était contrefaite ; mais je ne tardai pas à reconnaître l'écrivain : c'était de ma sœur.
L'étranger était son amant. La lettre lui donnait, avec le rendez-vous pour cette nuit, l'ordre de venir me prendre, muni des secours nécessaires pour franchir le mur. L'amante cloîtrée indiquait la marche, les points de ralliement; rien n'était oublié. Elle disait que ce qui la rassurait beaucoup
dans cette aventure était que nous serions deux et conséquemment en état de nous opposer avec succès au danger, s'il s'en présentait quelqu'un, ce qu'au reste elle ne présumait pas.
Enfin elle se faisait une fête de la charmante partie carrée et me recommandait aux soins de son preux chevalier, qui me combla en effet des marques les plus touchantes d'un vif intérêt. Je reçus comme je le devais ces affectueux témoignages d'un attachement dont ma sœur me valait le contrecoup flatteur.
Ce jeune homme, qui paraissait très bien né, avait une politesse aisée, garant d'une éducation distinguée ; et nous fûmes bientôt, vu les circonstances un peu étranges, dans une extrême activité.
Que si quelque censeur veut se fâcher contre la nature des services que nous étions prêts à nous rendre, ma sœur et moi, je n'ai rien à répondre à sa mauvaise humeur. Ma sœur était amoureuse et moi aussi. Je venais au jardin avec son amant; elle venait au jardin avec ma maîtresse. La partie était carrée ; mais elle était égale. Ce n'est pas de l'avoir faite qu'on pourrait me blâmer, ce serait peut-être de la raconter ; mais encore une fois c'est ma vie que j'écris.
Cette aventure se trouve dans ma vie ; je ne vois pas pourquoi elle ne se trouverait point dans mon livre. Au reste, est-ce que je m'en vante ? Moi ! au contraire, je m'en accuse. C'est ici
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une confession publique comme celle de. de. de. tant d'autres pénitents qui demandent l'absolution en faveur de la sincérité de leurs aveux ; ainsi, messieurs les censeurs, qu'avezvous encore à dire ?
Ce petit paragraphe contient toutes mes raisons pour les faits ultérieurs et me dispense' à l'avenir de répondre à tous les si et les mais de la critique.
Je reviens à mon compagnon d'armes, qui de plus en plus, par le bon ton de sa conversation et de ses manières, me fit tacitement approuver le choix de ma sœur. Il eut la délicatesse de s'abstenir d'en parler. Il venait chercher le bonheur et non pas me lire la gazette.
Nous soupâmes très gaiement et très bien. La nuit promettait, d'après la soirée, d'être, quoique belle, assez obscure pour favoriser nos galantes entreprises. Il était muni d'une superbe échelle de corde double, avec un fort crampon au milieu, qui, jeté sur le chaperon du mur, devait l'envelopper et s'y affermir par le poids même du corps de celui qui monterait. Je devais passer le premier, lui me tenant l'échelle jusqu'à mon arrivée au bas du jardin; et, à mon tour, je devais lui rendre de l'autre côté le même service. Tout cela bien convenu, nous attendîmes impatiemment l'heure.
Elle arriva enfin. Toute la nature semblait, par son calme et son silence, conspirer pour l'amour. Ma danoise, bien instruite par mes signes, crut que l'étranger était un autre moi-même. La porte de la serre fut ouverte sans bruit et refermée de même.
Le plus profond sommeil enchaînait mon jardinier et sa femme dans les bras l'un de l'autre. La rue était plus déserte encore que de coutume, s'il est possible. Le crampon fut habilement jeté et mordit fortement la crête du mur. Je montai avec un courage égal à la circonstance, et bientôt le sol du jardin sacré me reçut, ainsi que mon compagnon, dont l'escalade et la descente furent aussi heureuses que les miennes. Nous crûmes pouvoir laisser l'échelle au mur du jardin, mais mon beaufrère avait retiré le côté qui pendait dans la rue, de crainte d'accident.
Nous voilà donc deux profanes, avec des desseins qui nous ressemblaient beaucoup, dans une enceinte religieuse que
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jamais aucun mondain n'a souillée de sa présence impure. La lettre de ma sœur était notre boussole, et nous dirigeâmes nos pas, d'après l'indication, vers les berceaux, le long du mur à gauche. Nous ne fûmes pas longtemps en marche, sans voir venir à nous une femme seule. Nous la joignîmes. C'était ma sœur, qui, saisissant le bras de son héros, me dit à voix basse : — Dans le second berceau à gauche : victoire complète, ou tout est perdu.
Et elle s'éloigna ensuite à grands pas avec son compagnon.
J'avais fort bien entendu le peu de mots qu'elle m'avait dits, et je m'armai de toute ma résolution. Je ne tardai pas à retrouver le mystérieux bosquet qui allait être le théâtre de ma honte ou de mon triomphe. Si les rayons du soleil pouvaient à peine
y pénétrer en plein jour, que l'on juge de son obscurité au milieu d'une nuit déjà sombre. Entré dans cet asile ténébreux, j'étends les mains, je cherche l'astre de mon bonheur, et je cherche quelque temps en vain.
Une respiration haletante et entrecoupée m'appelle vers un des angles. J'étends encore mes mains avec précaution, et je saisis un bras qui me repousse mollement. Je ne le quitte point, et je presse enfin cette main charmante, que je n'eus pas de peine à reconnaître, malgré le voile épais que la nuit étendait sur mes yeux et sur elle.
Sœur Sainte-Agathe, c'était elle-même, était assise sur un banc de gazon et paraissait, autant que je pus me figurer son attitude, avoir la tête appuyée sur une de ses mains. L'autre était au pouvoir de son amant à ses genoux et baignée des larmes du plus ardent amour. Elle ne faisait plus d'efforts pour la retirer. Elle commença à reprendre un peu de calme, me releva avec bonté, me fit asseoir à côté d'elle et me demanda la plus grande attention pour ce qu'elle allait me dire. Je promis sans quitter sa main, et voici notre entretien : — Que voulez-vous de moi, jeune homme ?
— Amour pour amour.
— Osez-vous prononcer ce nom dans le lieu où vous êtes ?
— J'ose prononcer le nom d'amour devant celle qui m'embrase de tous ses feux.
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— La connaissez-vous bien ?
— Je la connais pour le plus bel ouvrage de l'auteur de la nature.
— Savez-vous qu'il la réclame?
— Je sais qu'on veut la forcer de se donner à lui.
— On vous a mal instruit. C'est de mon plein gré que je m'enchaîne aux autels. Mon sort est décidé, et je n'ai consenti à vous voir cette nuit que pour détruire une illusion qui, trop prolongée, ne pourrait que vous rendre malheureux.
Une sueur glacée se répandit par tous mes membres ; le silence de la mort fut ma réponse. Sœur Sainte-Agathe s'en aperçut.
— Qu'avez-vous, mon ami? me dit-elle.
A ce mot, mon ami, mot qu'elle accompagna d'un tendre serrement de main, mes larmes purent couler, mes sanglots purent trouver un passage, mais leur éclat était dangereux.
— Calme-toi, bon jeune homme, me dit une bouche adorable en venant s'unir à la mienne pour la fermer ; calme-toi, ta douleur nous perdra.
— Pourquoi la causer, cette douleur? 0 mon ange! peux-tu bien vouloir ma mort, toi dont une seule parole peut m'enivrer de toutes les douceurs de la vie? Peux-tu bien vouloir ma mort? Car, ne t'y trompe pas, ô mon amie ! j'ai juré de ne pas survivre au malheur de n'avoir pu te plaire.
— Ah ! tu ne me plais que trop. Si nous nous fussions rencontrés dans le monde, quel eût été mon bonheur de me livrer tout entière à toi !
En achevant ces mots qui m'éblouirent de volupté, elle jeta ses beaux bras autour de moi et me serra énergiquement contre son cœur. Oh ! c'est alors que, lancé hors de moi-même, ne pouvant rester dans le cercle trop resserré de mon existence, je sentis le besoin irrésistible de la confondre avec la sienne.
Je la pressai à mon tour contre mon sein haletant. ma bouche alla porter et pomper le feu dévorant de nos cœurs sur la sienne.
L'ange veut résister. vains efforts. Quelques cris. étouffés par des baisers redoublés. quelques mots expirants sur des lèvres entr'ouvertes et desséchées d'amour et de volupté.
quelques tentatives. impuissantes pour éloigner l'âme de
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l'âme. quelques mouvements. plus favorables que nuisibles.
quelques soupirs. d'extase. en un mot, victoire complète, défaite adorable. Le ciel s'est ouvert, et son sein nous a reçus.
Religieux silence qui suit le sacrifice ordonné et consommé par la nature à l'autel céleste de la beauté sensible, laisse-moi jouir un moment de ton charme inexplicable.
Elle est dans mes bras, l'autre moitié de moi-même, ou plutôt dans mon tout. Sa tête penchée ne tourne plus sur son pivot vertical. Ses yeux sont fermés. Elle ne dort pas. elle soupire de temps en temps. elle n'a pas perdu la vie. Ma main est sur son cœur. son cœur palpite. Ma bouche est sur sa bouche entr'ouverte ; sa douce haleine me parfume. D'où vient donc cet assoupissement si semblable à la mort? Que dis-je ! quel feu se rallume et circule dans mes veines! Ah! c'est l'amour qui m'avertit de la rendre à l'existence, dût-elle la reperdre encore. Avec quel ardeur je t'obéis! Amour, dieu de tout mon être!. Où suis-je? s'écrie ma renaissante épouse. Où suis-je ?
m'écriai-je moi-même, et bientôt nous ne sommes plus. 0 Dieu!. grand Dieu!. quels moments!
Non, le torrent des siècles roulera sur ma tête; l'abîme sans fond de l'éternité s'ouvrira pour moi ; tous les objets passés, présents et à venir s'évanouiront comme une ombre devant ma mémoire; un seul objet y restera pour ne s'en effacer jamais : ce sera l'adorable Sainte-Agathe anéantie dans mes bras et mourante à la fois de son amour et du mien.
Insensiblement la vie, quelque temps exilée par une puissance supérieure à elle, cherche à rentrer dans son séjour accoutumé. Les organes, détendus par une crise violente qui semble avoir brisé leurs ressorts, en retrouvent par degrés le jeu un moment suspendu.
L'âme recommence à sentir et l'esprit à penser. L'amour va diriger l'une, la raison va vouloir se faire entendre à l'autre.
Quel sera le résultat de cette intéressante lutte? Tremblant devant mon bonheur, inquiet de sa suite, j'attends dans un pénible silence le premier mot qui va sortir d'une bouche adorée, mais souveraine. Ce mot peut encore être mon arrêt, et l'amant heureux peut se voir traiter en criminel.
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Un long et profond soupir annonce que les facultés sont ressuscitées. Je tiens une main que je couvre d'ardents baisers.
On me la laisse. On y joint l'autre, et, de ces deux mains adorables, on serre la mienne que l'on porte de son cœur à sa bouche.
— Que fais-tu, mon ange?
— Je baise la main du souverain de mon être, de celui qui vient d'usurper sur moi une puissance que Dieu seul dût avoir.
- Ton souverain n'est et ne sera jamais que ton esclave.
- Ah ! je n'ai plus même le droit d'oser espérer qu'il daignera n'être que mon égal. Ne nous faisons point illusion, mon ami. J'ai trop présumé de mes forces ; je devais ne point venir. Puisque je t'aimais, je devais succomber ; c'est ce que j'ai fait.
— Ah! c'est moi dont les coupables efforts.
— Je suis aussi coupable que toi. Au reste, notre crime t'a rendu maître de moi. Je suis à toi et ne peux plus être qu'à toi. Que vais-je devenir?
— Ma compagne, mon inséparable compagne.
— Comment? Quels nœuds?
— Les plus sacrés, les plus indissolubles.
— Tu penses ce que tu dis, j'en suis certaine, et je t'en aime davantage. Nous sommes encore trop émus tous deux pour prendre une résolution. Ta sœur revient. Nous nous reverrons ici. ici même. Une autre aurait joué la fureur, les larmes, le désespoir : rien de tout cela. Je suis et plus franche et plus juste : je suis vaincue, je m'y attendais ; j'en avais un pressentiment, et je n'ai aucun reproche à te faire. C'est à toi, ou plutôt à l'avenir, à m'apprendre si je dois pleurer ou non ma défaite. Ta sœur approche. Tu me seras toujours cher. Taisons-nous.
Ma sœur nous rejoignit en effet. Il était temps de nous retirer, si nous voulions avoir autant de bonheur dans notre retraite que dans notre escalade. On ne se dit pas un mot. Un serrement de main, un baiser, deux mots : on s'écrira, on se reverra, tels furent les adieux des acteurs de la partie carrée.
Nous n'éprouvâmes pas plus de difficultés dans le retour que
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dans l'arrivée, et deux heures sonnèrent que nous étions en paix derrière nos verrous.
Aucune question, aucun mot relatif à ce qui venait de se passer dans l'enclos des vierges du Seigneur ; et nous allâmes chercher dans le sommeil un délassement que j'eus pour mon compte le bonheur d'y trouver.
Des songes riants voltigèrent autour de moi pendant ces instants de repos. Le lendemain, mon discret beau-frère me quitta de bonne heure en me laissant l'échelle de corde et me faisant entendre qu'avant peu nous en ferions usage.
Pour moi, quand je fus un peu revenu de cette brûlante ivresse si naturelle à un cœur vraiment passionné, je me mis à réfléchir sur l'état de ce cœur encore palpitant de volupté. Je vis que, de toutes les femmes qui avaient eu des droits sur lui, cette dernière était celle qui lui avait le mieux fait sentir le charme de l'amour heureux ; et je vins à bout de m'en donner des raisons satisfaisantes.
Il est certain d'abord que, pour les perfections extérieures, sœur Sainte-Agathe l'emportait de beaucoup sur quelques-unes.
Herminie seule pouvait lutter avantageusement avec elle; mais Herminie avait été mère, et sœur Sainte-Agathe venait, pour la première fois, de courir le risque de le devenir. Tout ce que la rose virginale a de fraîcheur, tout ce que son épine même a de délicieux, je venais de le trouver en ravageant le jardin charmant de cette jeune et sensible novice ; mais ce n'était pas tout encore.
Il est dans la nature de l'homme une certaine bizarrerie qui, toutes choses d'ailleurs égales, lui fait attacher plus de prix à ce qui lui a coûté davantage.
La possession douce et tranquille de Manon ne m'avait exposé à aucun danger. Le pire de l'aventure avait été de me piquer à l'épine de la charmante fleur dont je parlais à l'instant, et ce petit malheur-là était ce que j'avais trouvé de plus heureux. Quant au charme de la jouissance, il était, pour ainsi dire, pur, innocent et chaste comme elle. Point de grands transports, point de convulsions, point de ces accès frénétiques dont ses jeunes sens n'auraient pu supporter le délire. Tout était doux, d'une volupté paisible et langoureuse. C'était une
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jolie petite victime qui se prêtait au sacrifice, en souriant ingénument au sacrificateur.
Le bonheur d'arriver au sanctuaire de la dévote ne m'avait non plus coûté aucune démarche pénible, ni fait courir aucun risque. Ce sanctuaire, très beau dans le fait, mais semblable à ces monuments de riche structure qui avancent dans la carrière du temps, s'était ouvert de lui-même, et aucun obstacle ne m'avait empêché de m'y introduire.
Les cérémonies qui s'y pratiquaient étaient presque des orgies, et c'était là que, pour la première fois, j'avais pu prendre une forte et juste idée des écarts et des emportements de l'amour. J'en dirai autant de mes rares séances avec la jolie et brûlante Juliette. Ces deux femmes avaient des sens dont la voix impérieuse faisait taire celle de leurs cœurs.
Aussi ni l'une ni l'autre n'arriva jusqu'au mien ; elles ne l'effleurèrent même pas ; et voilà pourquoi, à l'exception de quelques regrets physiques, leur perte brusque et presqne simultanée me fut très peu sensible.
Il n'en fut pas de même de la belle et généreuse Herminie.
Celle-ci entra dans mon âme en souveraine digne de la place qu'elle venait occuper. La majesté, la perfection de ses charmes, la douceur affectueuse de son caractère né tendre et vraiment sensible, la délicatesse de son amour et de ses procédés, la grâce toujours nouvelle de toutes ses manières, la richesse de son esprit juste et cultivé, le mérite de ses talents nombreux, tout cela faisait de cette femme adorable un trésor qu'un petit avorton d'écolier, à peine sorti des langes de l'enfance, était sans doute bien peu digne de conquérir et de posséder ; mais ce n'est pas ainsi que l'amour raisonne.
Son premier signal pour s'emparer des cœurs est, à n'en point douter, la sympathie, et dès qu'elle s'est manifestée, l'amour, qu'elle tient pour ainsi dire par la main, entre presque en même temps qu'elle dans les âmes qui ont senti son influence. Voilà en peu de mots l'histoire de ma passion pour Herminie et de son attachement pour moi.
Voilà aussi la cause de leur durée : jamais Herminie et moi nous ne penserons avec indifférence l'un à l'autre, parce que les effets de la sympathie sont indélébiles, parce que les sub-
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stances homogènes auront toujours une étroite affinité, parce que l'aimant attirera toujours le fer.
Pour les plaisirs secrets, aliments nécessaires à l'amour, quoi qu'en disent Platon et ses sectateurs — qui ne se sont pas gênés pour les goûter mystérieusement quand ils l'ont pu je ne puis bannir de ma mémoire le charme qu'Herminie ajoutait à leur charme déjà si puissant. Je ne saurais même en donner une idée exacte. Il est certain d'abord que tout en elle appelait et stimulait le désir ; mais dans les instants délicieux de l'union la plus intime, comment peindrai-je ce soin délicat de veiller au bonheur de son amant et d'en faire le complément du sien même, cet abandon absolu qui n'excluait pas une certaine pudeur, ces transports où l'âme semblait disputer le plaisir aux sens, cette volupté sans emportement, ce délire sans démence, cette ivresse sans frénésie et ces extases apothéotiques qui ressemblaient aux effets d'un commerce réel avec la divinité.
Après avoir perdu, sans doute pour toujours, une compagne aussi accomplie, il semblait qu'en même temps j'aurais dû perdre jusqu'à la pensée de me rengager dans de nouveaux liens, sûr, comme je devais l'être, qu'ils ne m'offriraient jamais la même somme de bonheur et ne pourraient que perdre infiniment à la comparaison. Mais avec quelque connaissance du cœur humain on se convaincra bientôt du contraire.
Il faut regarder ce cœur comme une véritable éponge. On peut bien tarir, en la pressant fortement, le fluide dont elle est imbibée ; mais transportez-la dans un autre fluide, ou versez-le à grands flots sur elle, elle s'en imprégnera et s'en gonflera aussitôt sans que rien puisse y mettre empêchement.
Il en est absolument de même du cœur. Un concours d'événements forcés, ou mille autres causes inutiles à déduire peuvent bien faire quitter la place à tel ou tel objet qui remplissait ce cœur ; mais ses pores ne sont que vides et restent ouverts, tout prêts à recevoir le premier objet qui se présentera avec les qualités nécessaires pour l'occuper de nouveau.
D'après cette théorie fort simple et constatée par l'expé-
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rience de tous les temps et de tous les hommes, il ne paraîtra nullement étonnant que sœur Sainte-Agathe, sans inconstance de ma part, sans usurpation de la sienne, soit venue naturellement se placer dans un cœur qu'Herminie n'occupait plus et ne pouvait plus occuper tout entier. Car ce serait encore une erreur de croire que l'amour peut subsister longtemps sans la présence de l'objet aimé, ou du moins sans l'espoir de le retrouver. Ma mémoire était toujours mariée avec Herminie, mon cœur commençait à en être veuf ; et telle est, au vrai, la marche de la nature.
Je passe à la déduction des raisons pour lesquelles sœur Sainte-Agathe m'avait, à ce qui me semblait, fait mieux sentir que les autres le charme de l'amour heureux. Ces raisons ne seront que des illusions. Mais, hélas ! qu'est-ce que l'amour lui-même ? Quelles qu'elles soient, j'ai promis de les dire, et je tiens parole.
Je me suis expliqué sur les charmes extérieurs de sœur Sainte-Agathe. Moins grande qu'Herminie, mais, comme elle, parfaitement bien proportionnée, elle avait un peu de fraîcheur, et sa blancheur égale était pourtant autre et plus rosée, pour ainsi dire, à en juger du moins par son visage et par ses mains ; car les voiles jaloux de la nuit m'avaient défendu de juger le reste, même lorsqu'il n'en avait plus pour moi.
Il me fut du moins possible de prendre une idée des formes et des contours, et c'est ici qu'échappe le crayon. Pour cette fois, tant de charmes ne sont pas une illusion, et quoi qu'en pensent bien des gens de goût, que je respecte infiniment, je persiste à dire que tous les chefs-d'œuvre de l'art disparaissent devant celui de la nature.
Sœur Sainte-Agathe en était un, et de ce côté mon enthousiasme avait une base solide. Mais il y avait encore bien d'autres choses qui s'élevaient en sa faveur. On va rire et me taxer d'enfantillage. A la bonne heure : je n'en achèverai pas moins.
Connaître une religieuse, escalader les murs d'un couvent pour voir soulever ces voiles sacrés qui semblaient devoir me dérober à jamais des attraits célestes ; jouir des derniers soupirs de la chasteté monastique expirante sous les efforts brûlants d'un amour profane ; oser en quelque façon disputer à
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Dieu sa conquête et la lui enlever, tout ce romanesque avait fortement agi sur mon imagination déjà très ardente.
Le succès avait complété l'enchantement, et tant de circonstances ou agréables ou glorieuses se réunissant dans ma tête en faveur de Sainte-Agathe, il ne faut plus être surpris si cette charmante fille devint la plus précieuse idole de mon cœur et si presque tous les charmes du passé disparurent à peu près devant les voluptés et les prodiges du présent.
Hélas ! en parlant de mon bonheur avec tant de complaisance, je lui donne plus de durée qu'il n'en eut réllement. La foudre se balance sur nos têtes, et bientôt elle va éclater.
Il est bien vrai que ce ne fut point Dieu qui l'alluma pour revendiquer le cœur de sœur Sainte-Agathe. Ce cœur pur ne l'avait jamais tant aimé qu'au milieu des douceurs de l'amour.
Non, ce ne fut point le vrai Dieu, le Dieu bienfaisant, père de la nature et de l'humanité, ce fut le dieu des couvents qui se mit en colère : c'est dire en deux mots que ses effets furent terribles.
Les coups cependant n'atteignirent que l'innocente et adorable Sainte-Agathe, et c'était elle seule qu'ils auraient dû épargner, car à coup sûr elle était la moins coupable. Elle ne l'était que de faiblesse ; nous l'étions, ma sœur et moi, de séduction. Mais toutes ces réflexions oiseuses, quoique justes, ne peuvent rien sur le sinistre événement qu'il est temps de raconter.
De nouveaux avis nous ramenèrent, mon beau-frère et moi, dans l'enclos où le même bonheur nous accompagna en tout.
Seul sous le berceau avec sœur Sainte-Agathe, je la trouve si tendre, si docile aux douces volontés de mon amour que je demandais au ciel encore une âme pour pouvoir la lui donner.
Oh ! quelle source inépuisable de sensibilité ! oh ! comme j'eus la facilité de m'enivrer à la source pure des félicités célestes !
Qu'il est ardent le feu qui couve sous la cendre des cloîtres !
Il faut que les peintures hyperboliques que les nonnes font sans cesse à leurs élèves des voluptés ineffables des élus dans la plénitude de leur gloire et de leur béatitude électrisent et incendient ces jeunes et combustibles cerveaux.Ne reposant jamais leur imagination que sur des tableaux
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enchanteurs, ne rêvant que d'anges d'une beauté ravissante, que du commerce pur et divin qu'elles auront avec eux devant le trône de l'Éternel, leurs sens s'allument, leurs cœurs s'ouvrent à la volupté en même temps qu'au sentiment ; un désir inquiet et brûlant les consume sans relâche, et dans cette disposition, bien favorable à l'amour, quand elles deviennent sa conquête et sa proie, elles réalisent pour leur amant toutes les jouissances de ce ciel dont elles ont si longtemps caressé l'image et dont leurs sens embrasés leur ont exagéré les délices.
Ce n'est absolument qu'à cela que je puis attribuer la science étonnante de la bien pure Sainte-Agathe dans l'art de prendre et de donner le plaisir. Quoi qu'il en soit, ce plaisir exalta tellement son imagination et la mienne qu'il n'est point de forme sous laquelle nous n'ayons essayé de le reproduire.
Entraînés par un pouvoir supérieur à nous, nous marquâmes nos pas nombreux dans la carrière amoureuse par tous les raffinements que nous pûmes inventer.
Chacun des charmes de mon amante fut un autel. Je ne sais comment nous pûmes suffire à tant de sacrifices ; et ce qui paraîtrait surprenant sans ce que je viens de dire, c'est que c'était la brûlante Sainte-Agathe qui mettait la première tous ses soins à rallumer le flambeau de l'amour quand il menaçait de s'éteindre ; c'est elle qui offrait à mes caresses, à mes baisers, à mes transports, tous les trésors de son incomparable beauté. En un mot, il est certain que l'amour et la volupté nous identifièrent tellement que nous ne vivions plus -que confondus ensemble et dans la ferme disposition de mourir ainsi, si l'amour l'ordonnait.
0 nuit ! délicieuse nuit ! était-ce par un pressentiment secret de l'avenir qui nous menaçait que ton ombre mystérieuse nous invita à profiter de son voile pour jouir sans contrainte de tout ce que l'amour a de plus enivrant? je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que nous fîmes parfaitement bien d'épuiser la .coupe du bonheur. Nos lèvres ne devaient plus en approcher.
Le rempart inexpugnable du cloître allait élever sa formidable barrière entre mon idole et moi.
Des vœux bien autres et bien moins doux que ceux de nos
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cœurs allaient séparer pour jamais sœur Sainte-Agathe du monde et de son malheureux amant. Ah ! n'avançons pas l'épouvantable catastrophe, elle viendra trop tôt.
Entre deux ou trois heures du matin, la prudence nous avertit qu'il est temps de songer à la retraite. Ma sœur en quittant son compagnon lui dit tout haut : — Soyez tranquille ; faites ce que je vous ai dit : nous nous reverrons tous quatre plus tôt que vous ne pensez.
Mêmes adieux, mêmes succès dans notre retour à la maison.
Pas le moindre accident.
Le partner de ma sœur accepta encore un asile pour le reste de la nuit dans une maison que sa présence n'honorait pas infiniment ; mais je n'étendais pas bien loin mes réflexions sur la conduite de ma sœur, et, tranchons la difficulté, je n'en faisais, à proprement parler, de sérieuses sur rien que mes amours.
Le lendemain, cependant, ce jeune homme, dont les manières distinguées ne s'étaient pas un instant démenties, rompit un peu la glace et me dit avec un sourire de confiance : — Jusqu'à présent, monsieur, nous avons observé tous deux une réserve qui vous a sans doute paru aussi convenable qu'à moi; mais, au moment de nous quitter — pour peu de temps, j'espère — je me fais un devoir de vous prévenir qu'on travaille secrètement à mettre le sceau à notre bonheur et que bientôt nous n'aurons plus de murs à escalader ni vous ni moi.
Après cette confidence, à laquelle je ne répondis que par des souhaits vagues et des monosyllabes insignifiants, il me prit la main et s'éloigna avec l'air de la plus grande satisfaction.
Seul, je réfléchis au sens de ces paroles et ne pus parvenir à leur en assigner aucun raisonnable. Que veut dire « nous n'aurons plus de murs à escalader ni vous ni moi?)) Est-ce que les portes du couvent vont s'ouvrir pour nous laisser pénétrer librement jusqu'à nos belles? Ou bien va-t-on les forcer, ces portes redoutables, pour ravir deux victimes aux rigueurs du cloître et aux engagements affreux d'une vocation contrainte?
Cette dernière idée était plus vraisemblable que l'autre ; mais
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le mot de l'énigme resta encore impénétrable pour moi. Attendons.
Quelques jours se passent; point de nouvelles. Quelques jours encore ; même silence. L'inquiétude commence à me saisir tout de bon, lorsque je vois arriver un matin, à la maison, un domestique à livrée qui me remet la lettre suivante; elle était de ma sœur : « Hâte-toi, mon frère, d'acquérir des renseignements sur la destinée de sœur Sainte-Agathe, que son peu de courage ou un accident ont sans doute perdue.
« En deux mots, tourmentée d'un grand projet que j'allais mettre à exécution, je le lui confie et l'engage à profiter de la circonstance et de mon audace pour se soustraire à des vœux qu'elle devait craindre plus que jamais. J'arrache enfin sa parole de m'accompagner dans ma fuite préparée pour l'avantdernière nuit.
« Une corde, qu'en furetant par tout le couvent j'avais trouvée dans un vieux clocher sans cloche, devait faciliter notre évasion. Le comte de F. — que tu connais sans le connaître — nous attendait dans la rue, à l'endroit indiqué.
« Tout allait bien. J'étais heureusement descendue et en sûreté, dans la voiture du comte. Nous attendions toujours sœur Sainte-Agathe, lorsque tout à coup la corde accrochée au mur disparaît et retombe en dedans du cloître. Nous entendons en même temps un gémissement qui nous persuade que sœur Sainte-Agathe est tombée. Il était impossible de franchir du dehors le mur qui la séparait de nous. —
« Après bien des consultations inutiles, nous prîmes le parti prudent de nous éloigner en grande hâte, de peur d'un accident irrémédiable, mais non sans une mortelle inquiétude sur le sort de ta malheureuse amie. Fais tous tes efforts pour découvrir ce qu'elle est devenue. Le même domestique qui te rend la présente, et auquel tu remettras l'échelle de corde devenue inutile, viendra tous les jours à Sans-Souci, plutôt deux fois qu'une, pour savoir s'il y a quelque chose de nouveau.
« Brûle ma lettre aussitôt qùe tu l'auras lue. »
C'est, en effet, ce que je crus prudent pour elle et pour moi.
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Je la brûlai ensuite. Mais je restai muet et sans mouvement après la lecture de cette funeste épître. Le domestique me tira de mon engourdissement, en me demandant s'il y avait réponse. Je cherchai mon équilibre, que j'eus beaucoup de peine à trouver : j'allai chercher l'échelle; je la lui remis en silence et il partit.
Il n'était pas encore loin quand je vois arriver à la maison une nuée de gens de justice avec quelques femmes du couvent.
On me demande si ma sœur n'est pas cachée dans le logis.
Rassuré par cette question, je réponds avec un feint étonnement : — Est-ce que ma sœur n'est pas au couvent ?
— Elle n'y est plus depuis l'avant-dernière nuit. On l'a cherchée hier dans tout le monastère. La sœur Sainte-Agathe a été trouvée évanouie au pied d'un mur avec une corde à côté d'elle qui annonçait un projet d'évasion. On lui a donné des secours qui l'ont rendue à elle-même. On l'a interrogée. Elle n'a rien répondu de positif ni de satisfaisant. Elle garde le silence le plus opiniâtre, et sa mère, que la supérieure a fait avertir, doit se rendre au couvent ce matin même, pour tâcher d'obtenir les aveux qu'elle refuse.
Chaque mot était un coup de poignard pour moi. Il fallut cependant dévorer ma douleur et cacher mon trouble. Je demandai pourquoi on venait faire à la maison une perquisition si tardive : — Car, ajoutai-je, ou ma sœur s'est réfugiée ici et vous lui avez donné le temps d'en sortir, en ne paraissant qu'aujourd'hui, ou elle n'y est point venue, et alors votre démarche est inutile. Au reste, vous voilà dans la maison ; vous pouvez la visiter partout. Si elle y est, vous la trouverez; mais à coup sûr, ce serait à mon insu.
La stupide cohorte ne manqua pas de fouiller jusque dans les paillasses et mit tout sens dessus dessous pour ne rien trouver. Ils ne manquèrent pas non plus de faire un beau et ennuyeux procès-verbal, qui constatait juridiquement leur imbécillité, et me débarrassèrent enfin de leur odieuse présence.
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Quatre jours après cette romanesque évasion, Desforges recevait de sa chère Sainte-Agathe une lettre écrite en caractères de sang.
« Ne t'effraye pas, mon ami, ce sang est le mien ; mais il n'épuisera malheureusement pas mes veines. je m'en sers faute d'encre. Il coule d'une blessure peu dangereuse que m'a faite ma mère. Celle de mon cœur est plus profonde. L'une se guérira ; l'autre est incurable.
« Je me trouve heureuse de me sentir plus calme. J'en aurai plus de force pour te raconter tout. Oui, tout ce qui m'est arrivé d'affreux.
« Ta sœur — je lui pardonne — ta sœur m'a perdue en voulant me sauver, disait-elle : elle n'en avait que l'envie, mais non les moyens. La visite faite chez toi a dû t'instruire de bien des choses. Voici ce que probablement tu ignores : « Retrouvée sans connaissance, secourue, ressuscitée, absolument rendue à moi-même, j'ai cru devoir prendre le parti du silence. On a eu recours à ma mère pour me le faire rompre : elle est venue. Non, je ne pourrai me faire l'effort de dire toute la vérité, même à toi. Qu'il me reste du moins la consolation de l'avoir respectée, malgré son injustice et son peu de tendresse !
« Comment te cacher cependant que, ne pouvant rien obtenir de moi sur mon projet prétendu d'évasion (nous étions dans le parloir intérieur), elle s'est élancée en fureur sur moi, a déchiré mes vêtements, mon visage ; m'a ensanglantée, terrassée, écrasée sous ses pieds, en appelant sur moi toutes les vengeances de la terre et du ciel avec des imprécations. »
La lettre me tomba des mains. Je la repris en frémissant et j'ai pu l'achever!
« Si la supérieure et d'autres professes, témoins de cette violence, ne m'eussent arrachée de ses mains, j'expirais sous ses coups et tous mes maux étaient finis.
« Enfin, elle a exigé que je me déterminasse sur l'heure à prononcer mes vœux dans huit jours au plus tard. Je n'ai pu rien opposer à sa volonté tyrannique. Dans huit jours ton épouse sera celle de Dieu.
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« Ne sois point jaloux, ô mon ami! ce que je vais lui offrir n'est plus que le reste d'une existence à moitié dévorée par des douleurs dont l'atteinte est mortelle et que ce Dieu de miséricorde ne tardera pas à reprendre.
« Oh! si jamais un tendre sentiment te parla pour la malheureuse victime qui t'adore, oh! ne me refuse pas une grâce, bien terrible, je le sens ; mais j'ai besoin que tu me l'accordes.
Mon ami, mon unique ami, viens dans huit jours au temple ; viens voir, pour la dernière fois, celle qui ne connut la vie que du moment où tu lui devins cher ; qui ne l'eût aimée que pour te la consacrer, et qui brûle de la perdre en ta présence.
« Souviens-toi que mon dernier soupir t'attend. »
Huit jours plus tard, durant la cérémonie de prise de voile, Sainte-Agathe tombait subitement morte.
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CHAPITRE VII
THÉRÈSE
Cinq semaines plus tard, Desforges commençait ses: études de médecine. Mais, entraîné par une vocation irrésistible, il écrivait bientôt une petite pièce pour le ThéâtreItalien : L'Orpheline ou la Voix du cœur.
Pourtant son goût pour les aventures d'amour n'était ni éteint, ni même diminué. Il lui valut même un léger désagrément.
Un dimanche que j'entendais la messe basse à Saint-Sauveur et qu'il faisait, par parenthèse, un temps abominable, je me trouve à côté d'une jeune fille de dix-sept ans environ, qui paraissait être de la classe commune, mais d'une fraîcheur, d'un éclat et d'une propreté achevés. Si le Créateur voulait que je n'eusse pas de distraction, il ne fallait pas que, par son ordre ou sa permission, une si jolie créature se trouvât si près de moi. Je lui transportai toute ma dévotion, toute ma ferveur, et les vœux que je fis tout bas furent ceux de voir de plus près et plus longtemps une aussi charmante enfant.
Pour cette fois la messe basse me parut beaucoup trop courte, et quand elle fut finie, je pris au moins le parti de suivre, de bien près, la jolie blonde — car c'était sa couleur — et de tâcher adroitement, en marchant sans affectation sur ses pas, de découvrir le lieu de sa demeure.
Un événement, un peu fâcheux pour elle, mais bien heureux pour moi, m'épargna la lenteur d'une opération difficile et peut-être impossible.
J'ai dit qu'il faisait très mauvais. Il avait plu. Les marches par lesquelles on arrivait, en ce temps, à Saint-Sauveur
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étaient fangeuses et glissantes. La belle petite rose, qui me précédait, tenait ses vêtements un peu relevés pour ne pas balayer les degrés avec le bord, lorsque tout à coup, je ne sais par quel accident, elle fait un faux pas et tombe en avant si malheureusement que toute la partie postérieure de son corps se trouve à découvert.
Oh ! messieurs les amateurs ! quelle aubaine ! quelles formes !
quelle blancheur ! quelle propreté ! Cependant tout mon cœur s'émeut, je me précipite vers elle; je répare, en hâte, le désordre occasionné par sa chute, je l'aide à se relever et je lui offre mon bras, en imposant silence d'un ton assez menaçant à une foule de polissons qui l'accablaient avec une grossièreté stupide de tous les quolibets usités en semblable occurrence parmi la canaille. Les honnêtes gens m'approuvèrent ; les autres se turent en m'entendant dire avec fermeté : — Venez, mademoiselle, prenez mon bras, et soyez sûre que je ne souffrirai pas que personne vous insulte.
Elle accepta, en effet, un secours dont elle avait vraiment besoin. Un jonc d'une grosseur remarquable, comme on les portait alors, et que j'agitais d'un air passablement méchant, fut un porte-respect pour les clabaudeurs de la lie du peuple. Les gens comme il faut facilitèrent notre retraite et je me vis bientôt en liberté de lui demander où elle désirait être conduite.
Elle dit, d'une voix oppressée, qu'elle demeurait rue du Renard, petite rue très peu éloignée du lieu de la scène. Arrivés à sa porte, je lui demandai la permission de l'accompagner jusque dans son logis, désirant ne pas la quitter que je ne l'eusse vue au moins un peu remise de la secousse violente qu'elle venait d'éprouver. Elle crut me devoir trop pour me refuser, et nous montâmes.
Un joli petit logement, aussi propre qu'elle, nous reçut dans son étroite et fraîche enceinte habitée par elle seule et par plusieurs vases de fleurs qui décoraient sa cheminée. Une chambre à alcôve, celle où nous entrâmes, et deux jolies petites chambres derrière celle-là, c'était tout son local ; mais tout cela était si soigné, si bien arrangé, qu'on se plaisait tout d'un coup dans cette aimable cellule.
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Avant tout, je crus devoir m'informer si elle ne s'était point blessée.
— Nullement, me répondit-elle.
Et en effet, je conçus que le monde qui était devant elle au moment de sa chute, n'étant pas assez serré pour l'empêcher entièrement de tomber, avait du moins rompu le coup. Ses genoux et une de ses mains seuls avaient porté : elle ne s'y sentait aucune douleur.
Elle me demanda à son tour la permission d'aller changer de vêtements, les siens ayant été en grande partie souillés par la fange, si commune dans Paris quand il fait mauvais temps surtout.
Resté seul, tandis qu'elle était passée dans le cabinet voisin, je ne pus m'empêcher de songer aux avantages de la dévotion et au bonheur d'entendre une messe basse tous les dimanches.
Enfin, n'avais-je pas eu celui de rendre une espèce de service à une jeune et jolie personne qui, malgré les charmes de son visage et ceux bien intéressants qu'un accident fâcheux avait dévoilés, n'en aurait peut-être pas été moins embarrassée, sans la chaleur et le zèle empressé avec lequel j'avais volé à son secours?
Pendant que je m'occupais de ces réflexions qui me conduisaient à d'autres et m'ouvraient déjà la perspective d'un riant avenir, ma jeune protégée revint plus jolie, plus fraîche et mieux ajustée qu'avant sa chute. Je ne pus la voir sans une vive émotion.
C'était vraiment une charmante fille. Sa taille svelte, élancée était complètement formée ; elle ne laissait plus rien à faire à la nature, ni rien à désirer à l'amour. Je l'invitai timidement à m'accorder un baiser, qu'elle ne crut pas devoir refuser à son protecteur et qu'elle reçut en rougissant comme une belle pêche. Ensuite elle m'engagea très poliment à m'asseoir.
Comme il n'était pas tard et que je n'étais qu'à deux pas de la maison, je résolus de profiter de l'occasion pour obtenir d'elle, sans indiscrétion, quelques renseignements sur son état, sur son séjour à Paris et les moyens de lui être utile, si la chose m'était possible.
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Ce dernier objet fut même bien véritablement ce qui me détermina à risquer des questions ; j'en obtins facilement les réponses. La jeune personne se nommait Thérès Sa.court.
Elle était Picarde et des environs de Montdidier. Sa famille .étant trop nombreuse, son père, honnête laboureur, s'était décidé à se priver d'un de ses enfants pour pouvoir subvenir aux besoins et à l'éducation des autres. On avait parlé de tirer au sort entre ceux qui étaient en état d'aller à Paris et d'y trouver à se placer.
Tant filles que garçons, il s'agissait d'entrer en service : cela lui avait paru humiliant. Elle avait prié qu'on ne tirât pas au sort et qu'aucun de ses frères ou sœurs ne quittât la maison paternelle, où le pain était blanc, pour aller manger du pain bien noir chez les autres ; ajoutant qu'elle savait le métier de dentellière, où elle avait été élevée ; qu'à Paris, sans se mettre en maison, elle pourrait vivre en raccommodant les dentelles, et mettre encore quelque chose de côté, ou pour son mariage, ou pour celui d'une de ses sœurs; que son père et sa mère avaient consenti; qu'on lui avait fait un beau trousseau pour longtemps et qu'elle était partie avec la bénédiction de ses parents et une assez bonne somme pour vivre encore quelque temps à Paris en attendant de l'ouvrage; qu'elle y était depuis un mois à peu près ; qu'un pays, vieux marchand de pigeons, de ceux qu'on appelle coconniers dans le canton, et ami de sa famille, lui avait trouvé le logement qu'elle occupait, où elle se trouvait fort bien, n'entendant pas plus de bruit, ni jour ni nuit, dans la maison qu'elle n'en faisait elle-même, et ayant -déjà, par la grâce de son hôtesse, quelques pratiques qui la mettaient à même de ménager le sien.
Cette confidence simple et naïve, bien marquée du cachet de la vérité, m'inspira sur-le-champ un projet simple comme elle, dont l'exécution ne devait souffrir et ne souffrit en effet aucune difficulté.
Je ne lui communiquai point mon idée ; je me bornai à lui demander la permission de revenir le soir même pour lui faire part de quelque chose d'important. Elle rougit beaucoup, ne sachant pas trop ce qu'elle devait répondre. Je la déterminai -en l'assurant qu'il était question de ses intérêts et que, dès ce
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moment, j'allais tout employer pour lui donner des preuves de mon zèle. Rendez-vous entre sept et huit. Je me retire en lui baisant tendrement la main, baiser respectueux qui m'en valut un sur les feuilles de rose dont ses joues fraîches étaient tapissées.
Tout en m'en allant, j'avais beau faire, je ne pouvais éloigner l'idée des charmes que le hasard m'avait fait voir de si près. Ces contours si purs, cette peau si éblouissante, ces formes si heureuses, ce linge si propre, tout cela ne me donnait pas de l'amour, mais ce qui lui ressemble tant et si souvent, des désirs, oh! des désirs qu'il fallait éteindre à tel prix que ce fût.
J'avais vu de l'ingénuité, de la naïveté même, donc il y avait un germe de confiance. J'avais vu des larmes de reconnaissance rouler dans ses jolis yeux bleus, donc il y avait de la sensibilité dans le cœur. J'avais vu en tout et partout une extrême propreté, un soin poussé jusqu'à la recherche dans sa simplicité, donc il y avait un certain désir machinal de plaire; car je veux bien qu'on fasse une infinité de choses de ce genre-là pour soi-même, pour sa propre satisfaction, mais quand on en fait tant, on travaille aussi un peu pour les autres.
Toutes ces réflexions me conduisirent jusqu'à la maison, où m'attendait à l'ordinaire un très bon repas. Après le dîner, au lieu d'aller par quatre chemins, je pris le plus bref et, me trouvant seul avec ma mère, je lui racontai franchement mon aventure de la messe, en omettant seulement les détails trop nus de la chute, dont je parlai comme d'une chute pure et simple, et en passant sous silence ma visite à la jeune infortunée.
Je dis seulement que j'avais appris de son hôtesse, entre les mains de qui je l'avais laissée, tout ce que je savais de sa propre bouche, et, insistant assez fortement sur le besoin qu'elle avait de pratiques, je décidai ma mère à lui donner la sienne, qui certes en valait plusieurs à elle seule. Ma mère était extrêmement curieuse de cette parure et en était richement fournie.
Il fut conclu que j'irais dans la soirée dire à l'hôtesse d'envoyer Mlle Thérèse à notre adresse, que je lui portais gravée
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avec vignette, et qu'elle eût à venir dès le lendemain dans la matinée.
Du reste, ma mère me loua beaucoup de mon action charitable et me promit bien qu'elle ne resterait pas sans récompense. 0 ma bonne et chère maman ! quand et comment s'accomplira votre prophétie ? Nous verrons. Patience et courage.
Pour la patience, Thérèse ne mettra ni la mienne, ni celle du lecteur à une bien longue épreuve. Quant à mon courage, oh !
c'est autre chose. Voyons, voyons un peu ce que tout cela va devenir.
Bien entendu que je retourne à l'heure dite chez Thérèse, et même beaucoup avant; bien entendu que je fais ma commission ; bien entendu que Thérèse vient le lendemain matin ; qu'elle apporte de son ouvrage, que ma mère en est fort con-
tente et lui en donne une forte pacotille; bien entendu encore que tous les soirs il est convenu que j'irai passer un moment avec Thérèse que je préfère à présent à la comédie, ou pour qui je partage mon temps avec le spectacle.
— De tous ces bien entendu-là, s'il allait naître un malentendu, ah! ah! cela serait bien plaisant.
- Pour vous ; mais pas si plaisant pour moi.
- Au reste, je badine.
- Non, non, soyez tranquilles, soyez tranquilles, je vous dis ; vous verrez qu'il n'arrivera rien.
Huit jours se passent, dimanche pour dimanche tout juste.
J'ai tellement avancé mes affaires, j'ai tellement électrisé l'âme reconnaissante de Thérèse, que ce beau dimanche-là on me laissa voir, de tout cœur et de bien bonne volonté, ce qu'on avait montré il y avait huit jours, avec bien du chagrin et de mauvaise humeur.
Un pareil triomphe en aussi peu de temps ! ah ! la reconnaissance est une si belle chose ! son empire est si puissant sur les âmes bien nées! Allons, la défaite de Thérèse est un peu prompte, si vous voulez, mais elle est naturelle. Sa première chute, où je l'avais si bien secourue, devait en amener une seconde entre mes bras ; et tout compté, tout rabattu, Thérèse s'est bien comportée là comme une bonne et brave fille ; et honni soit qui mal y pense.
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Tout ce que je vous puis attester, mes amis, c'est que depuis que le monde est monde, onc n'avez vu et palpé cuir si blanc et tant poli ; onc n'avez rencontré formes plus pleines et relevées, tant de haut que de bas ; onc vos yeux n'ont miré tant de mignardises d'amour éparses çà et là, dans ce beau, grand, joli petit chef-d'œuvre de la nature, du tout parfaitement en bon point. Ajoutez manœuvre gente et douce, membres souples et agissants, reins lestes et mobiles, et diversité merveilleuse de gestes tendants à grand'liesse et volupté.
Une chose à laquelle je ne pus m'empêcher de faire attention, c'est que les obstacles que j'avais rencontrés chez Manon et sœur Sainte-Agathe me parurent infiniment moindres ; et cependant, de mon côté, à mon âge, je n'avais pu que croître et embellir. Au reste, je ne m'arrêtai pas longtemps à cette idée.
Ce que Thérèse m'inspirait était loin de ressembler même à la millième partie de ce que j'avais senti pour Manon. Deux facultés étaient en moi : l'une morale, l'autre physique. Tandis que la première goûtait le repos qui lui était nécessaire, l'autre était en doux et plein exercice, et il ne m'en fallait pas davantage.
Au bout de quinze jours à peu près d'une jouissance paisible, j'étais à causer au coin du feu avec Thérèse ; on frappe à la porte : cela m'étonne ; elle ne recevait personne. Elle-même est surprise.
— Qui va là?
— Ouvre ; c'est ton frère Toussaint.
— Ah! Dieu ! vrai Dieu ! c'est toi, frère Toussaint !
Et elle ouvre, et les voilà bras dessus bras dessous, et ils jargonnent à n'en plus finir leur maudit picard, et je prends le parti, après quelques demi-politesses, de laisser là le frère Toussaint et la sœur Thérèse. A demain, à demain.
L'apparition de ce frère Toussaint, au demeurant grand drôle, jeune, fort et bien bâti, ne me surprit pas beaucoup.
Thérèse m'en parlait sans cesse, et son arrivée me parut toute simple ; mais voici ce qui ne me le parut pas, c'est qu'il était presque toujours là et que je n'avais plus avec Mlle Thérèse que de très rares particularités ; cela dura à peu près six
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semaines, au bout desquelles frère Toussaint décampa et retourna au pays, à ma grande satisfaction.
J'avais cru ne devoir rien dire à Thérèse au sujet de Toussaint. Au fait, c'était son frère ; je n'avais aucun droit de l'empêcher de le recevoir. Toussaint parti, nous reprimes nos anciennes allures, et pendant quelque temps tout alla fort bien.
Un soir, comme je sortais de chez elle, elle me dit, en m'embrassant, que le lendemain elle ne serait pas chez elle ; qu'en conséquence, je ne me donnasse pas la peine de venir; elle me fit une histoire, très bien arrangée, qui motivait cette sortie.
Nous nous reverrons après demain : tout est dit.
Le lendemain, à l'heure accoutumée, quelque chose me dit d'aller chez Thérèse, malgré son avertissement de la veille. Je monte bien doucement son mauvais escalier, que par bonheur je connaissais bien. J'arrive sans bruit à la porte. J'écoute, en retenant mon haleine, et j'entends : — Il n'y a pas à barguigner, ma petite; dès demain, faut aller dire à la mère, puisqu'all' s'est aperçue que t'étais grosse, qu'c'est son fils qui t'a fait c't'enfant. Fallait en v'nir là tôt ou tard, puisque tu me l'avais écrit toi-même au pays. Comm' çà, les parents payeront la façon, et not' enfant s'ra choyé encore par-dessus l'marché.
Ainsi parlait Toussaint.
Ensuite : — Finis donc !
— Laisse-moi faire ; il y manque peut-être encore queuqu'petite chose, à c't'enfant.
— Ah ! du train dont tu y vas, il sera au moins le double d'un autre. Ah! mon ami!. Mais qu'est-ce que tu me fais donc?
— Tiens, comme c'est donc joli comme ça. Je n'te fons pas mal, n'est-ce pas?
— Ah ! Toussaint !
Je crus pouvoir me dispenser d'en entendre davantage : la rage me suffoquait. Il était de bonne heure. J'allai tout conter à ma mère : elle partagea ma fureur. De là, suivant une idée qui me vient, je cours au spectacle; j'y cherche et je trouve l'inspecteur de police qui était de nos amis.
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Je lui raconte le fait ; je l'invite à souper ; il accepte ; il vient.
— Demain, mes amis, au saut du lit, vos coquins seront pris.
D*", je viendrai vous chercher, soyez prêts.
Il tient parole. Il a avec lui quatre cavaliers. Nous marchons ; nous arrivons.
En bas : — Silence! dit-il.
Nous montons : — Ouvrez, de par, etc.
Le frère et la sœur étaient fraternellement au lit ensemble.
Thérèse marcha à l'hôpital, Toussaint je ne sais où. Ainsi se termina l'histoire. Méfions-nous des sœurs Thérèse et des frères Toussaint (i).
- (i) L'enquête de la police prouva que Toussaint et Thérèse n'étaient point frère et sœur.
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CHAPITRE VIII
ADÉLAÏDE
Le « Poète » va se retremper dans des amours virginales.
En se rendant aux Écoles pour avoir l'air de travailler la médecine, il aperçoit, dans une vaste et superbe boutique de soieries et de dorures, une jeune et jolie personne dont il tombe sur-le-champ amoureux. Or, par une nouvelle coïncidence surprenante, — il y en a quelques-unes comme cela dans sa vie — son père se met à faire des affaires avec le père de la jeune beauté. Et bientôt des relations suivies s'engagent ; on dîne les uns chez les autres, les jeunes gens font de la musique ensemble. Adélaïde — la jeune victime désignée — prie Desforges de lui apporter un jour la copie d'un duo plein d'âme.
J'arrive à l'heure convenue, l'après-midi de la petite fêteDieu. La bonne Geneviève était à prendre l'air sur le pas de la porte, à demi ouverte, parce que c'était une demi-fête.
Monsieur était allé dîner en ville et ne devait revenir que le soir ; madame, exacte à tous les exercices de la religion, en avait pour longtemps avec les vêpres et le sermon, y compris le salut ; mademoiselle, seule dans son charmant appartement à l'entresol et toùrmentée d'une migraine qui l'avait empêchée de suivre madame sa mère à l'office, était à son clavecin pour essayer de se distraire, et elle avait dit, dans le cas où je viendrais, qu'on me fît monter.
Tel était l'ordre, et tel fut le compte rendu par Geneviève de l'état actuel de la maison, dont les habitants se bornaient à
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trois : Adélaïde, la gouvernante et moi. Les commis et garçons de boutique étaient allés chacun de leur côté. Quelle disposition! quelle solitude! 0 amour! je te vois en sentinelle; tu guettes malignement tes victimes, et déjà tu glisses furtivement une main perfide dans ton carquois, pour y choisir et en tirer le trait dont tu vas les percer toutes deux.
Je me rends auprès d'Adélaïde. Je la trouve seule, dans le plus séduisant négligé possible, avec un de ces jolis bonnets ronds qui donnent un air si intéressant à une malade de seize à dix-sept ans qui ne l'est guère.
Un déshabillé d'une blancheur éblouissante, mais moins blanc qu'elle, dessinait, sans la gêner, une taille céleste que les corps, dont on avait alors la détestable et funeste habitude, n'avaient pu parvenir à gâter. Enfin, il était impossible, quand on n'eût pas déjà brûlé pour elle du plus ardent amour, de ne pas en être embrasé sur-le-champ, en la voyant dans le délicieux abandon de cette toilette si fraîche, si simple et si élégante. Aussi me sentis-je tellement saisi, quand elle se leva pleine de noblesse et de grâce pour me recevoir, que je perdis contenance un moment.
Elle-mêm3 vint à mon secours, en me disant obligeamment : — Voilà, monsieur, une exactitude dont je vous sais bien bon gré.
— Et de laquelle vous ne m'avez sans doute pas fait l'injure de douter?
- Oh ! non ; j'ai des preuves de votre complaisance.
- J'ai appris avec bien du chagrin que vous étiez incommodée.
— Un peu de migraine, mais cela ne sera rien ; je me sens beaucoup mieux.
Après un entretien de ce genre, dont je crois le récit inutile, mais qui, par degré cependant, monta la fibre des cœurs, il fut question de chanter le duo. Adélaïde se vanta de le bien savoir, ainsi que la chanson que j'y avais jointe. Elle me demanda, en rougissant, si elle était de moi.
— Et bien nouvellement faite encore, j'ose en répondre.
— Sans doute, — en s'efforçant de sourire, — pour quelque objet de. pré.férence?
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— Pour un objet adoré, qui depuis bien long-temps m'est cher, qui me le sera toujours, et sans lequel il me sera désormais impossible de vivre. ,
Et j'étais à ses genoux, où la violence d'un amour que je ne pouvais plus contenir m'avait précipité, et je tenais une de ses mains charmantes, que j'arrosais de larmes de feu, et tout mon cœur m'avait quitté pour aller s'unir à elle, vivre d'elle, et ne plus se séparer d'elle.
- Oh! levez-vous, par grâce, levez-vous.; si quelqu'un., si ma bonne.
Elle regardait la porte, que j'avais soigneusement fermée, et que précédait celle de l'antichambre, dont le bruit, en cas qu'on l'ouvrît, suffisait pour avertir à temps.
Rassurée sur ce point, Adélaïde ne l'était ni sur moi ni sur elle-même. Ses beaux yeux n'avaient pu voir les miens baignés de larmes si tendres sans être mouillés à leur tour. Elle daignait serrer doucement mes mains dans les siennes, que je tenais ; et l'émotion réciproque commençait à devenir bien expressive.
— Allons chanter le duo.
— Volontiers.
— Je vais trembler.
— Ma voix ne sera pas très sûre.
— Essayons, essayons.
— C'est à vous à commencer.
— Quelques notes de ritournelle.
- Il n'y a qu'un accord.
- La première phrase du chant.
- Ah! bon.
- Y sommes-nous ?
- Je suis prête.
Et nous commençons le fatal duo, qui, pour une première fois, alla passablement.
Adélaïde, ne l'ayant entendu qu'avec ma voix seule, n'avait pu s'en former qu'une légère idée, assez agréable cependant pour lui faire désirer de le connaître entièrement; mais à cette première exécution, quoique encore imparfaite, elle fut telle-
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ment électrisée qu'à peine se donna-t-elle le temps de se reposer un peu, dans son impatience de recommencer.
Duo charmant et bien dangereux, à qui je dois tant de bonheur et tant de tourments! je ne t'oublierai jamais; je te bégayerai encore à mon dernier soupir, mais je te dénonce à tous les êtres sensibles qui craindront de trop se livrer au charme d'une volupté qu'on paye souvent bien cher. Qu'ils se méfient de toi ! qu'ils profitent de mon expérience ! Tu as égaré la plus vertueuse, la plus pure des vierges ; tu l'as conduite par des sentiers de fleurs jusqu'au bord d'un abîme où tous ses efforts n'ont pu l'empêcher de tomber. Qu'ils tremblent et qu'ils ne se permettent pas le téméraire orgueil de croire qu'ils auront ou plus de vertu ou plus de fermeté qu'elle.
Nous ne nous lassions point de répéter l'insidieux morceau.
Il allait porter le trouble et la flamme dans tous les plis et replis de nos cœurs. Il les forçait à des palpitations étranges.
Il tirait de nos âmes des larmes douces que nos yeux répandaient brûlantes.
J'étais debout derrière Adélaïde assise, ma tête avancée sur son sein haletant. Une de ces larmes tombe bouillante d'amour sur ce sein, qui déjà respirait à peine. La goutte d'huile de la lampe de Psyché. L'amour, contenu par un reste de timidité, brise son frein, force toutes les barrières qui l'avaient arrêté jusque-là.
Je retombe aux pieds d'Adélaïde, je me relève, je me jette dans ses bras. Machinalement elle m'entoure des siens. Nos bouches s'unissent, se collent l'une à l'autre. Un baiser perfide et dévorant qui lui était inconnu achève d'éclipser sa raison et de lui ravir ses forces. Languissante, elle est transportée dans mes bras, forts de ma passion, comme une colombe par un avide épervier. Rien n'arrête mes incendiaires entreprises, rien ne suspend ma course, rien ne s'oppose à mes rapides progrès, qu'un obstacle presque invincible qui me reste à surmonter. Il me force à lutter longtemps contre lui. La résistance m'irrite, je redouble mes attaques. Enfin un cri douloureux, que j'étouffe sous un déluge de baisers, m'annonce la fin du combat et devient le signal de la victoire.
Quelle victoire, grand Dieu ! Voilà donc le beau nom que la
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jeunesse aveugle, impétueuse, irréfléchie, et marchant en insensée à l'immoralité et à la corruption, ose donner, dans sa grossière ivresse, à ce triomphe sans gloire, puisque c'est celui de la force sur la faiblesse, et du crime sur la vertu. Quelle victoire, grand Dieu ! que celle qui condamne l'innocence vaincue à des larmes éternelles, et l'odieux vainqueur à d'éternels remords, pour peu toutefois qu'il lui reste une étincelle d'âme.
0 mon Adélaïde ! ô bel ange profané par les transports d'un barbare indigne de t'approcher, qui te rendra le trésor qui vient de t'être enlevé ? Qui tarira la source des pleurs que sa perte te force à répandre ? Ainsi le calme d'une conscience pure, ainsi le bonheur de l'existence entière sont à la merci d'un instant de faiblesse et d'erreur!
Cependant Adélaïde a vu tomber le voile épaissi sur ses yeux fascinés par la magie de l'amour. Elle ne rouvre la paupière que pour mesurer en frémissant la profondeur de l'abîme où mon égarement vient de la plonger. Elle lève et promène autour d'elle un œil atone qui ne voit rien. Elle veut quitter le théâtre de son malheur ; elle retombe sans force sur ce sopha témoin de mon heureuse et insolente audace.
Elle m'aperçoit enfin à travers le nuage qui enveloppe encore sa vue incertaine : elle me tend les bras, veut prononcer quelques paroles ; sa voix se roule et se perd au milieu des sanglots.
Sa poitrine se dégage enfin et laisse échapper une foule de soupirs qui l'oppressaient ; enfin son cœur comprimé peut se dilater; il peut envoyer des larmes à ses yeux. Elles coulent en torrent débordé. Je les reçois dans mon sein, les miennes se confondent avec elles. Nous avons pu pleurer ! ah ! nous allons pouvoir nous entendre.
« — Fuis, monstre ! fuis, infâme séducteur ! dérobe au moins à ta malheureuse victime l'insupportable aspect de son bourreau. »
Voilà ce qu'eût dit une autre peut-être ; mais cette autre n'aurait rien prouvé, par ce grand courroux, qu'une habitude bien contractée de succomber et de crier à l'incendiaire après avoir mis elle-même le feu à la maison.
Ce n'était point là mon Adélaïde. Son malheur — car c'en était un — avait centuplé sa sensibilité. Après avoir, en quelque
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-sorte, épuisé dans mon sein le trésor toujours pur de ses larmes toujours virginales, elle soulève sa longue paupière, me fixe avec attendrissement et me dit, d'une voix semblable à celle du zéphyr qui se plaint dans les roseaux : — Oh! mon ami! qu'avons-nous fait?
— Qu'avons-nous fait ! céleste créature ! C'était : 0 malheureux ! qu'as-tu fait? qu'il fallait dire!
J'étais à ses pieds : sa main gauche était sur mon épaule, et sa tête reposait sur cette main. De la droite elle serrait encore les deux miennes, elle les serrait encore, l'innocente, l'adorable amie, et cette main droite était couverte de mes larmes et de mes baisers.
— Oh ! mon malheur est-il sans remède ?
Quand la mort se glisse dans un cœur, elle n'y répand pas un froid plus terrible que celui que je sentis dans le mien à cette question. Comment y répondre ? L'anéantissement me gagnait. J'étais dans une angoisse sans doute interminable, quand la porte de l'antichambre roule sur ses gonds : nous nous élançons au clavecin, et nous feignons de continuer à chanter dans la même attitude qui un moment auparavant.
C'était la bonne Geneviève qui avait fermé la boutique, inquiète de savoir comment allait sa chère maîtresse, qu'elle appelait à bon droit son enfant. Comme elle avait cessé d'entendre la musique, elle craignait qu'il ne nous fût arrivé quelque chose.
On l'assura qu'il n'était rien arrivé; mais ayant remarqué que nous avions tous deux quelque émotion et les yeux unxpeu gros, nous lui dîmes — sans mentir — que c'était ce duo qui nous avait mis dans cet état-là, et qu'il nous avait forcés à quitter le clavecin pour reprendre un peu haleine.
— Il est donc bien tendre? dit la vieille.
— Oh ! excessivement.
— Si sans vous fatiguer, mes enfants. Oh! dame, moi, j'aime tant ce qui est sensible. Adélaïde le sait bien. n'est-ce pas, ma petite?. Quand je dis ma petite, j'espère que. Comme elle est grandie. Lève-toi donc, Adélaïde. Tenez, voyez-vous cette taille-là. Eh bien! je l'ai vue; bah! et puisque c'est moi qui l'ai reçue. J'ai entendu son premier cri. A propos de ça,
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j'ai entendu là-bas comme un cri. J'ai eu envie de monter ; mais j'ai dit : C'est peut-être dans la musique; car elle crie quelquefois qu'elle s'en égosille. Eh bien! ce duo; cela se peut-il?
voyons.
Il n'y avait que ce moyen-là de la faire finir : nous le chantâmes. Le souvenir nous arrache de nouvelles larmes. La bonne vieille y mêla les siennes ; elle reconnut le cri, nous remercia bien de notre complaisance, jura que nous étions faits l'un pour l'autre, qu'on devrait nous marier, et que si on faisait ce chef-d'œuvre-là, je pouvais être bien tranquille, que je trouverais sûrement un trésor bien entier; et qu'enfin, bref, elle allait nous servir la collation que, disait-elle, nous avions bien méritée.
Et elle partit, revint promptement avec d'excellentes choses, nous souhaita bon appétit, nous engagea à ne pas trop nous fatiguer, et enfin redescendit à sa chère boutique pour ne remonter, lui dit Adélaïde, que quand on l'appellerait.
A travers tout son bavardage, la pauvre Geneviève avait cependant glissé, sans s'en apercevoir ni s'en douter, le mot consolateur.
« On devrait nous marier », avait-elle dit.
Cette idée, qui n'avait pu manquer de me venir, mais que j'étais bien loin de trop caresser avant ce qui venait de se passer, répandit en ce moment dans mon cœur bien malade un baume d'espoir que je crus devoir faire passer dans celui de mon inconsolable amie.
Nous nous assîmes près de la collation avec aussi peu d'envie l'un que l'autre d'y toucher. Nos âmes, absorbées dans leurs tristes pensées, laissaient bien loin de nous les besoins de nos corps.
Après un silence pénible et assez long, je reprends la main chérie d'Adélaïde en me remettant à ses genoux, et je cherche en ces termes à ramener quelque tranquillité dans son cœur : — Vous me demandez, ô mon adorable Adélaïde, si votre malheur est sans remède? Non, chère âme de ma vie, non, il n'est pas sans remède : la bonne Geneviève, sans le savoir, vient d'indiquer le seul convenable.
— Que dites-vous, mon ami? et lequel?
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- Notre union.
- Est-elle possible ?
- Adélaïde, si vous n'êtes pas à moi, à qui voulez-vous être ?
— Cruel que vous êtes ! à personne.
Elle se jette dans mon sein en sanglotant.
— Vous serez à moi, Adélaïde ; notre état est le même, j'entends celui de nos parents. A en juger par ce que je vois, la fortune de mon père est assez considérable; nos âges, c'est-àdire le mien, pourrait former un obstacle, mais léger et facile à vaincre. J'étudie la médecine sous le premier maître connu.
IL me veut du bien ; je suis son favori. Je puis, par son moyen, avoir déjà une belle fortune avant l'âge marqué pour le doctorat. Votre bon père paraît m'accorder quelque amitié : luimême a quelquefois souri à l'idée de notre union. Pourquoi fermerions-nous nos cœurs à une si consolante espérance, et pourquoi ne ferions-nous pas, dès ce moment, le serment solennel de n'être jamais que l'un à l'autre?
Avez-vous vu ces nuages sombres qui avaient obscurci l'or du soleil pendant l'orage se dissiper par degrés et rendre, en fuyant, à l'astre du jour le ciel et son éclat ? Eh bien ! tel fut l'effet de mon discours sur l'aimable et naïve Adélaïde. Nous le prononçâmes, ce serment. Que dis-je? le croira-t-on? Déjà, nous figurant que nous étions époux, nous le scellâmes du plus ardent amour à l'autel même de l'hyménée, et nous crûmes de bonne foi notre union aussi sacrée qu'indissoluble.
0 amour, ce n'est pas sans raison qu'on t'a fait le dieu des hommes et le souverain des dieux!
Les douleurs physiques et morales d'Adélaïde s'évanouirent ensemble, les unes devant l'amour, les autres devant l'espérance ; et nous nous quittâmes dans la ferme persuasion que nous étions époux, par la raison qu'en effet il ne nous manquait plus pour l'être que le prêtre et le notaire, sur lesquels nous comptions bien, quand il en serait temps.
Les voilà cependant, les rêves de la passion, les illusions de l'amour, qui veut jouir et avoir droit de se croire encore vertueux. La sage et chaste Adélaïde en avait vraiment besoin pour soutenir l'idée de ce qui s'était passé et se réconcilier avec
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elle-même. L'appât était grossier, mais la chose était possible, et nous n'avions pas le choix des consolations.
Quoiqu'il ne soit pas nécessaire de motiver les faits, puisqu'il suffit de leur existence pour les constater, quelque étranges qu'ils puissent paraître, je veux cependant chercher la cause de la prompte défaite d'Adélaïde, et je n'irai pas bien loin pour la trouver : elle aimait.
J'ai su de sa propre bouche que le premier jour de mon extase devant elle avait été celui de la fin de son indifférence ; que le penchant qui, dès ce moment, l'avait entraînée vers moi s'était accru chaque jour à chacune de mes apparitions dans sa rue; qu'elle les attendait avec impatience; que le jour du dîner avait absolument décidé du sort de son cœur qui, depuis ce moment, n'avait cessé de fournir lui-même des aliments au feu secret dont il était consumé; que mon silence lui avait fait une peine réelle, en ce que, malgré les preuves non équivoques que je lui donnais de mon amour, elle conservait toujours un doute fatigant, qui ne pouvait disparaître que quand j'aurais dit positivement: «Adélaïde, c'est vous que j'aime; » qu'une déclaration directe l'avait comblée de joie; et que, de ce moment, elle avait cru ne faire plus avec moi qu'un seul et même individu.
Ajoutons à cela qu'Adélaïde, de la plus belle taille des femmes, forte et bien constituée, jouissant de la plus brillante santé, devait avoir et avait en effet en elle un foyer brûlant, dont une sagesse austère modérait l'ardeur, mais ne l'éteignait pas, et qui devait naturellement s'enflammer aux rayons électriques du flambeau de l'amour; nous conviendrons alors que rien n'est plus simple et plus vraisemblable que l'abandon absolu de cette adorable fille aux transports fougueux d'un amant hors de lui, malheureusement déjà trop familier avec le commerce des femmes, et dont la précoce expérience ne pouvait être que funeste à l'inexpérience de sa victime.
Voilà ce que dit la connaissance du cœur humain, dont on a pu s'apercevoir jusqu'ici que j'ai constamment suivi la marche.
Ce sera toujours ma boussole dans tous mes écrits. Avec elle, je suis sûr de bien peu m'égarer.
Au moment d'une séparation qui ne pouvait manquer d'être i
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bien pénible, nous convînmes d'une correspondance et des moyens de l'entretenir sans danger. Cela n'était pas difficile ; mais ce qui l'était pour moi surtout, c'était de consentir à la privation totale de ces plaisirs célestes, sans lesquels je ne pouvais plus vivre, après en avoir dégusté l'ineffable douceur.
Dans toutes mes lettres je rappelais à ma belle Adélaïde qu'elle était mon épouse, ma légitime épouse, et je réclamais avec ardeur mes droits d'époux.
On me répondait que mes désirs étaient sincèrement partagés; que les moyens seuls manquaient à la volonté. On m'exhortait à la patience, en me représentant combien on en avait besoin soi-même.
Cette tournure adroite et délicate me calmait pour un moment; mais bientôt je renouvelais mes importunités, et je les poussai si loin qu'enfin mon Adélaïde, à laquelle j'avais sérieusement recommandé la lecture de la tant morale Nouvelle Héloïse, qui alors incendiait l'univers, qu'Adélaïde enfin se décida à prouver la vérité de ce que Julie avait fait pour SaintPreux en le risquant elle-même pour moi.
C'est ici que la description de son appartement trouve naturellement sa place. A côté de l'immense boutique de son père était une allée large et claire qui conduisait droit à un bel escalier, dont toutes les marches, jusqu'à l'entresol, étaient de pierre.
Qu'on veuille bien observer qu'il n'y a pas un seul de ces détails, minutieux en apparence, qui soit sans une bonne et x valable raison que je ne laisserai point ignorer. Il s'agit ici d'une aventure très peu commune sur laquelle je ne veux rien laisser à désirer.
L'entresol offrait trois portes : la première à gauche contre la dernière marche de l'escalier était celle du cabinet de M. La Roque. Il était très bien distribué : ses bureaux occupaient le devant qui donnait sur la cour ; et son arrière-cabinet, séparé des bureaux par une porte vitrée, dominait un joli petit jardin appartenant à la maison. Le dessous des bureaux était occupé par la cuisine et autres pièces consacrées à serrer les provisions.
La porte à droite de l'entresol, en face de celle du cabinet,
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était la porte de. l'appartement d'Adélaïde qui correspondait à tout l'emplacement de la boutique et était conséquemment très vaste.
Sa distribution était vraiment charmante. D'une assez grande antichambre, qui aurait au besoin pu servir de salle à manger, on passait dans le salon du clavecin et du sopha. Le meuble en était on ne saurait mieux choisi : la richesse et le goût s'y trouvaient mariés et y faisaient le plus agréable ménage.
Le salon conduisait dans la chambre à coucher, arrangée comme le sanctuaire virginal d'une fille adorable et adorée. On y respirait le baume de la candeur et de l'innocence. Cette chambre recevait un jour doux de la cour, sur laquelle elle avait vue, et aux deux côtés de l'alcôve se trouvaient deux cabinets, dont l'un de toilette, et l'autre consacré au dépôt des vêtements et aux usages connus. Ce dernier donnait dans la chambre de la bonne Geneviève, qui, par ce voisinage, se trouvait près de sa chère enfant pour lui rendre tous les services dont elle pouvait avoir besoin et pouvait aller et venir de l'appartement dans la maison sans la gêner, au moyen de l'autre porte de sa chambre qui donnait sur le palier et était la troisième porte de l'entresol dont j'ai parlé.
Je crois que le lecteur connaît à présent le local aussi bien que moi-même.
Le premier de cette belle maison était occupé par de riches et immenses mag-asins ; le second par les appartements du père et de la mère ; au troisième encore des magasins : les commis, garçons de boutique et autres gens attachés à la maison logeaient au quatrième.
Quant à mon domicile, dont la connaissance est nécessaire aussi, en voici la description en bref. C'était de même un entresol, mais infiniment plus bas. Mon père l'avait pris dans une vaste écurie dépendante de l'appartement qu'il avait loué rue Française. Il avait coupé cette écurie par la moitié au moyeu d'un plancher.
Ses ateliers occupaient la partie inférieure, et son cabinet ainsi que mon appartement, composé de trois jolies petites pièces, se trouvaient enclavés dans la partie supérieure. Il avait fait scier les grandes barres de fer qui grillaient les fenêtres
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de l'écurie depuis les croisées du cabinet et de ma chambre jusqu'à l'endroit où ces croisées s'unissaient à celles de l'atelier. Mais les barres de fer étaient conservées à ces dernières et descendaient jusqu'à terre.
Ces barres étaient liées de distance en distance par des traverses horizontales aussi de fer qui formaient des anneaux à chaque barre pour l'entourer, et ces anneaux saillants formaient comme autant d'échelons, par le moyen desquels on conçoit combien facilement je pouvais descendre dans la rue et remonter de même, en laissant ma croisée tout contre.
Par ce secours je n'avais pas besoin de passe-partout si je voulais sortir les nuits, et je ne me suis que trop bien servi de cette dangereuse commodité.
Maintenant que nous voilà bien instruits de la disposition des lieux, marchons à l'événement qui fut préparé par un autre inattendu, quoiqu'il eût pu se prévoir, d'après le duo de la petite fête-Dieu.
Une lettre déchirante m'avertit, au bout de quinze jours écoulés depuis cette fête, qu'il n'est que trop probable que le plus grand de tous les malheurs est arrivé; qu'un accident sans remède va attirer sur elle tout ce que le courroux maternel a de plus terrible ; qu'on n'a plus d'espoir qu'en moi, et que si je ne trouve pas les moyens les plus prompts de parer l'épouvantable coup dont on est menacé, il faut renoncer à une existence dont la honte et l'infamie rendraient désormais le fardeau insupportable. Enfin tout ce que le délire de la douleur a de plus effrayant avait dicté cette désolante épître. Elle finissait par ces mots qu'avait tracés le désespoir : « Souviens-toi que puisque je suis mère il faut que je sois épouse ou que je meure : il n'y a pas de milieu. »
Alors, au milieu du désordre affreux dans lequel cette lettre me plongea, il me vint une idée bien digne de l'égarement qui la faisait naître, et dont je ne tardai pas à épouvanter mon Adélaïde.
Je lui écrivis : « Tu n'as pas, ô mon amie, le choix du parti que tu dois prendre. La nécessité terrible, mais impérieuse, nous condamne à ce parti violent, mais décisif. Il faut te confier à ta bonne.
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Tu sais qu'elle est capable de tout entreprendre pour te soustraire aux dangers aussi nombreux qu'effrayants qui t'environnent. Ta confidence est donc indispensable.
« Geneviève seule peut te donner les moyens de dérober ce qui t'arrive aux yeux clairvoyants et surveillants d'une mère qui, accoutumée à descendre jusqu'aux moindres détails qui te concernent, ne manquerait pas en s'apercevant de la suspension d'une loi reconnue générale, et qui doit être ou jamais en vigueur chez toi, d'en chercher la cause dans la cause même.
Alors, ô mon amie, quelle puissance assez forte pour te sous traire aux fureurs d'une vengeance qu'elle croirait légitime !
Je frémis à la seule pensée. L'industrieuse et compatissante Geneviève est donc la seule qui puisse tromper l'œil maternel par des moyens innocents et faciles à trouver comme à em-
ployer.
« Mais ce n'est pas assez : il faut qu'elle aille plus loin, ta bonne gouvernante : il faut qu'elle nous procure les moyens de nous voir et de nous concerter : nos secrets ne sont pas de nature à être confiés à une correspondance qui ne peut en admettre ni l'importance ni les développements : il faut donc absolument nous voir. Hier l'amour le demandait; aujourd'hui la raison l'ordonne. Songe que notre bonheur à venir, ton honneur, tout ce qui doit nous être cher en dépend, et qu'il n'y a pas un moment à perdre. Ce ne peut être que la nuit. Je sens tout ce que ce mot seul a d'effrayant au premier coup d'œil.Mais réfléchis que nous n'avons que ce moyen. Que dis-je?
eh! qui sait si une surprise. Je n'ajoute plus rien. Tu m'as entendu. Si tu m'aimes, ne me fais pas attendre ta réponse. »
Je portai cette lettre moi-même et je sortis vite en disant : — A demain.
J'allai en effet le lendemain chercher la réponse, et voici celle que je reçus : « Le conseil est terrible, mais il est suivi. Ma bonne sait tout. Oh! mon ami, tout notre sang ne paiera jamais ce que fait et fera pour nous cette généreuse et compatissante protectrice.
« La nuit entière s'est écoulée dans un entretien déchirant et consolant tour à tour. Oh ! dans quel cœur tu m'as conseillé de j
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chercher un asile ! c'était le seul, mon ami, c'était le seul au monde. Je suis plus tranquille. Mon autre mère — car quel nom lui donner si j'écoute ses bienfaits et ma reconnaissance — m'a solennellement promis de me servir de tout son pouvoir dans tout ce qui dépendrait d'elle. Elle a juré de mourir avant que je perde un cheveu de la tête. C'est son énergique expression. Elle a déjà trouvé ce matin le moyen d'en imposer à ma mère, et de ce côté je pourrais être ma vie entière sans inquiétude.
« Enfin, pour comble de bienveillance, elle t'attend à minuit aujourd'hui même. Elle sera elle-même à cette heure bien précise à la porte de la rue pour te recevoir. N'y manque pas, je t'en conjure. Tu n'auras pas besoin de frapper : tu tousseras doucement trois fois ; la porte s'ouvrira, et notre ange tutélaire te conduira près de moi par sa chambre.
« Sois bien reconnaissant, mon ami, la bonne Geneviève t'aime presque autant que moi, et elle persiste à jurer que nous sommes faits l'un pour l'autre. Hélas ! mon tendre ami, elle parle d'après mon cœur et sûrement d'après le tien. 0 toi que j'aime, que j'aimerai toujours, à quelles extrémités nous voilà réduits ! Qu'allons-nous devenir ? Nous causerons cette nuit des moyens d'accélérer une union devenue indispensable.
« Je t'attends avec l'impatience d'une épouse amante. 0 moitié de moi-même ! unissons-nous, unissons-nous : il le faut.
Nous n'avons plus d'autre vœu à former, d'autre destinée à attendre; vivre ou mourir ensemble, voilà désormais notre devise et notre sort.
« P. S. — Je crois inutile de te recommander l'exactitude. A tout hasard, ma bonne désirerait bien un déguisement : les habits de mon sexe par exemple. Ton visage ne porte pas encore le signe distinctif du tien. Vois et fais ce qui te paraîtra le plus convenable. A minuit. »
Je ne dis rien de l'effet de cette lettre sur un jeune insensé, aveuglé par une passion effrénée et qui ne voyait plus rien qu'à travers le microscope d'une imagination en délire. Mais où trouver des habits de femme? Je concevais l'avantage de ce travestissement ; la difficulté était de me le procurer.
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Enfin, à force de rêver, je me souvins d'une grosse et grande ouvrière qui avait été chez mon père, et qui depuis peu de temps était mariée à un corroyeur nommé Boin, demeurant près de chez nous, rue Beaurepaire, tout à côté du jeu de paume.
Cette brave femme, qu'on appelait Claudon à l'atelier, m'avait toujours témoigné beaucoup d'attachement. Sa taille haute et puissante m'assurait que ses vêtements m'iraient bien ; car, quoique je ne fusse pas très grand, j'avais en femme beaucoup plus d'apparence. J'allai donc chez elle. Je lui confiai que nous avions fait, quelques-uns de mes amis et moi, pour la nuit, une petite partie de plaisir, où je devais me déguiser en femme, et je la priai de me prêter des habits.
La bonne Claudon voulut me donner tout ce qu'elle avait de plus beau ; je me contentai d'un déshabillé propre, et après m'être assuré qu'il m'irait bien, je l'emportai sous mon bras et j'allai vite le déposer dans ma chambre jusqu'au moment d'en faire usage.
Dieux ! que ce moment me parut long à venir ! Il arriva enfin. Je me retire après souper. Je m'ajuste de mon mieux. Je descends par ma croisée, de la manière que j'ai détaillée plus haut. Je me rends à la porte : on m'ouvre. Je suis doucement mon guide, et me voilà dans la chambre de mon Adélaïde, avec mon Adélaïde, qui, malgré ses chagrins, ne put, non plus que Geneviève, s'empêcher de donner un sourire à mon déguisement.
Il est vrai de dire qu'à cet âge, avec une figure assez pleine, un teint fort uni, et sans avoir mis encore le rasoir à l'épreuve, je ressemblais assez à une jeune fille. Ma taille mince et élancée ajoutait encore à l'illusion, mais ce n'était pas pour savoir si j'étais bien ou mal avec ces vêtements que j'étais venu. Des affaires d'un intérêt majeur étaient à discuter. Le jour, qui paraissait de bonne heure en ce temps, ne nous en laissait pas à perdre.
La bonne Geneviève fut quelque temps de la conversation et conseillait toujours de trancher la difficulté en avouant notre amour et ses suites au père, dont la tendresse excessive le rendait capable de tout faire pour le bonheur de sa fille. Mais
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cette démarche précipitée, dont le résultat pouvait être diamétralement contraire à ce que nous en aurions pu espérer, effraya Adélaïde autant que moi; et il fut convenu que nous chercherions des moyens moins brusques et plus préparatoires.
— Cherchez donc, nous dit la bonne en bâillant ; moi je vais essayer de dormir un moment : je n'en peux plus, et il faut que je vous fasse sortir avant le jour.
Adélaïde voulut la retenir ; mais Geneviève, après avoir dit entre ses dents que sa présence était devenue fort inutile, se retira dans sa chambre. Il était alors près d'une heure.
Nous essayâmes de continuer notre consultation; mais des distractions fréquentes annonçaient le trouble de nos idées.
La lumière était dans le cabinet de toilette. La chambre à coucher ne recevait presque point de clarté. La nuit, le silence, la nouveauté de la situation, le travail intérieur de nos âmes aimantes, tout concourut à suspendre les dissertations, pour laisser parler d'autres sentiments dont la voix impérieuse commençait à se faire entendre. Les noms d'époux et d'épouse tendrement prononcés, fréquemment et ardemment répétés, nous firent apercevoir que le lit conjugal était tout près de nous.
Que dirai-je? Ce lit nous appelait trop éloquemment pour qu'il nous fût possible de résister à ce qu'il semblait exiger.
Un hymen anticipé, mais déjà consacré par nos cœurs et par nos volontés, nous y précipita. Ce fut dans cet asile du bonheur des élus sur la terre que nous nous pénétrâmes de la nécessité d'être désormais inséparables; ce fut dans des torrents de voluptés célestes que nous multipliâmes les serments embrasés de vivre ou de mourir ensemble.
Oh ! qu'ils étaient sincères ! oh ! qu'elle était belle celle qui les reçut et dont l'adorable bouche les répéta! 0 trop parfaite, trop divine Adélaïde ! c'est dans cette nuit de délices sans nom que j'ai véritablement connu le jour d'amour, et c'est là que j'ai dit avec Saint-Preux : — « Ah! mourons! mourons, ma douce amie, mourons!
etc. »
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De tous les genres de bonheur qui donnent des ailes au temps, il n'y a pas un moment de doute que c'est le bonheur d'amour qui les rend le plus rapides. Cependant la prudence ne fut pas tellement écartée qu'elle ne pût reprendre ses droits quand son heure fut arrivée. Je me rhabillai à la hâte avec l'aide d'Adélaïde. Pendant ma toilette, nous convînmes que je ferais des démarches initiatives auprès du docteur Petit, c'est-à-dire que je sonderais le terrain pour m'assurer s'il serait à propos de le mettre dans la confidence.
Il fut en outre arrêté que nos conférences sur une si importante affaire ne devant pas se borner à une seule, nous nous re joindrions au même lieu, aussitôt que j'en recevrais l'avis de mon épouse bien-aimée. Les plus tendres caresses scellèrent nos adieux.
J'allai réveiller Geneviève, qui dormait tranquillement sur son lit, et je quittai la maison d'Adélaïde en lui laissant mon âme et en emportant la sienne. J'arrivai sain et sauf avant l'aurore dans ma cellule, où j'achevai délicieusement la nuit dans les bras d'un sommeil encore tout parfumé du souvenir suave de mon amante et de ma félicité.
A mon réveil un peu tardif, je pensai aux habits de Mme Boin et au moyen de les garder encore quelque temps. Un amant n'en est pas à cela près d'un mensonge.
Je passai chez elle dans la journée : c'était un déshabillé blanc qu'elle m'avait prêté. Je lui dis que nous avions pris goût à la petite fête de la nuit, mes amis et moi, et que nous nous proposions de la renouveler incessamment; en conséquence,
que si elle y consentait, je garderais encore le déshabillé et que je le lui rendrais blanc. Grande contestation. Il fallait le lui rendre tel qu'il serait ; tout ce qu'elle possédait était à mon service. Enfin sa politesse me donna la certitude que je pourrais faire la fille aussi longtemps que je le voudrais.
Ce qui rend extrêmement dangereux le premier succès d'une tentative amoureuse, c'est qu'il encourage à de nouvelles entreprises par l'espoir du même bonheur. Il arrive souvent, en effet, que ce bonheur se soutient pendant quelque temps ; mais pendant ce calme perfide, l'orage couve en silence, il se grossit sourdement et imperceptiblement. Tout à coup l'explosion
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arrive, et la foudre tombe sur l'imprudent et l'écrase d'un coup d'autant plus terrible qu'il a été moins prévu.
Il y avait près de trois mois que, nous étourdissant sur toutes les réflexions pénibles qui auraient pu affliger notre amour et altérer un peu notre bonheur, nous jouissions, dans une sécurité parfaite autant qu'indiscrète, de la douceur de nous voir une fois tous les huit jours au moins, sous mon déguisement femelle.Une seule fois, une espèce de manant, pris de vin, m'accosta un peu grossièrement dans la rue et voulut badiner avec mes appas d'emprunt. Il en fut récompensé par un vigoureux coup de poing qui le coucha tout de son long dans un lit de fange, où il dit assez plaisamment pour me faire rire : — Je parie bouteille que cette fille-là c'est un garçon, et un vigoureux encore.
C'était là le cas de la vérité dans le vin.
Une félicité si grande l'était trop pour être durable. Geneviève, toujours complaisante et toujours attentive, avait couvert jusqu'alors nos entrevues d'un voile impénétrable. La machine avait reçu le mouvement, et rien ne semblait devoir en deviner ou en arrêter le jeu, lorsqu'une nuit, par un de ces coups du hasard qui n'arrivent pas une fois en mille ans, qui démontent les têtes les plus fermes et les mieux préparées, dans le moment où l'amour, tout entier à son objet, s'enivrait de lui-même et avait oublié toute la terre, la porte s'ouvre ; on marche doucement vers le lit, on entr'ouvre les rideaux.
Adélaïde ouvre les yeux, jette un grand cri, s'abîme dans mon sein et perd connaissance. C'était son père.
Le frisson de la mort m'a saisi. Qu'il me soit permis de respirer.
Oh! quel pinceau essayera de rendre cette effrayante scène.
Méduse a pétrifié le père et l'amant. Le froid de la mort a glacé la malheureuse amante. Tout est immobile; tout est mort comme dans les tombeaux.
Un profond soupir, suivi d'une violente convulsion, annonce le retour d'Adélaïde à la vie : elle tourne un œil égaré vers l'auteur de ses jours, étend les bras, s'écrie douloureusement : « 0 mon père ! » et retombe en palpitant dans les miens,
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— 0 ma fille ! dit ce bon père en posant sa lumière.
Il se penche sur elle, il la presse contre son cœur.
- 0 mon Adélaïde ! lève les yeux sur moi, console au moins par un regard l'âme que tu viens de déchirer.
— Monsieur, c'est moi seul !
— Ma fille, reprend cet infortuné père sans me répondre, ah! regarde-moi, ne fût-ce que pour lire dans mes yeux le pardon que je t'accorde.
— Le pardon ! indigne que je suis !
— Oui, le pardon ; reviens à toi pour en recevoir le serment de la bouche paternelle.
Adélaïde se retourné alors vers lui, se jette dans ses bras.
Leurs larmes, leurs sanglots se confondent; et moi, moi je ne puis pleurer. Mon cœur est fermé, mon œil est sec et atone, ma bouche est entr'ouverte et muette ; une pâleur mortelle couvre mon front, ma tête est enveloppée de nuages, tout mon corps est dans un engourdissement stupide; assis dans une attitude de désespoir et de honte, qui, un instant avant, avait été le trône de l'amour et du bonheur, j'entends les sanglots du père et de la fille, comme on croit entendre dans un songe quelque bruit sourd et lointain. Je les vois dans les bras l'un de l'autre sans rien sentir qu'une oppression pénible dont je ne puis soulever le fardeau. Oh! je crois la mort cent fois préférable à l'affreux état que je viens de peindre à l'aide d'un souvenir confus.
Enfin, j'aurais succombé sans doute à cette suspension absolue de toutes mes facultés, si l'apparition subite de Geneviève, accourue pleine d'effroi, ne m'eût tiré de cette dangereuse léthargie.
A son aspect, je retrouvai la vie avec la honte et le remords.
Je me précipite hors du lit fatal et cherche derrière les rideaux un asile, que je ne trouve pas, contre la douleur et le repentir. Je me couvre à la hâte de quelques vêtements, et je me disais à sioi-même : — Ton père te pardonne, ô mon Adélaïde ! mais moi, grand Dieu! qui me pardonnera?
Je restai cependant derrière mon rempart, incertain de ce qui allait m'arriver, et dans les angoisses les plus cruelles,
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lorsque j'entends ces paroles, dont des milliers d'années d'exis, tence n'affaibliraient pas en moi le souvenir : — Point de bruit, imprudente Geneviève; que votre crime, car c'est le vôtre, demeure enseveli entre ses déplorables victimes.
Et Geneviève, que j'entrevoyais, était assise, sanglotante, dans l'humiliante attitude d'une coupable.
— Retenez vos larmes, Geneviève; n'allez pas, par l'éclat d'un tardif repentir, ébruiter un secret qui doit mourir entre nous.
Geneviève retient ses soupirs en essuyant ses pleurs.
— Hélas ! continue ce bon père, un travail important m'avait, contre ma coutume, retenu très tard dans mon cabinet; j'en sortais pour aller goûter un repos dont je commençais à sentir le besoin, un repos dont je ne jouirai plus.— Mon père, ô mon père !
- Pardon, eh bien! pardon, mon Adélaïde! — il l'embrasse tendrement et continue : — En me retirant je vois la clef de Geneviève à sa porte; un mouvement de tendresse bien naturel me fait désirer de voir mon Adélaïde dans les bras d'un sommeil aussi doux qu'innocent. J'ouvre sans bruit, je pénètre, sur la pointe du pied, dans le sanctuaire où je crois que ma fille repose solitaire, et.
Ici les larmes inondent le visage de ce respectable père; sa fille y mêle l'amertume des siennes, et tous deux, confondus dans les embrassements l'un de l'autre, semblent prêts à y laisser la vie.
Enfin le digne père de famille soulevant sa tête vénérable et fixant sur Adélaïde un doux regard où se peignaient ensemble la douleur et la tendresse lui prend la main, qu'il porte à son cœur, et dit avec une expression impossible à rendre : — C'est là, c'est là, ma fille, que le coup a pénétré. La blessure est bien profonde : c'est une main bien chère qui l'a faite. Mais c'est aussi là qu'est ma fille tout entière, et en s'attaquant elle-même dans cet asile paternel, elle n'a pu ni s'y détruire, ni s'en bannir. Viens donc dans mes bras ; viens, pauvre victime d'une erreur bien funeste, mais irrémédiable; viens; tu t'es fait assez de mal à toi-même sans que ton père y ajoute
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encore. A quoi servirait un courroux qui déchirerait ton cœur sans soulager le mien? Ah! que le baume du pardon coule dans ton âme affligée! que les larmes du repentir tombent de tes yeux dans la mienne, et que cette première faute, couverte sous l'aile de l'indulgence, me soit à jamais le garant qu'elle ne sera suivie d'aucune autre.
Il reprit dans ses bras sa fille gémissante sous le poids de sa bonté, et j'entendis la voix entrecoupée d'Adélaïde, qui laissait échapper en tremblant quelques mots.
— 0 mon père! je ne suis pas la seule qui ait besoin du pardon.
— Ah! ma fille! est-ce eh ce moment qu'on trouvera une trace de fiel dans ce cœur qui ne le connut jamais?
— Oh ! quelque part que vous soyez, venez tomber aux pieds
de mon père.
Je m'élance à ces mots dans le désordre où j'étais ; je me précipite à genoux, la tête jusqu'à terre, appuyée sur mes deux mains jointes, en attendant mon arrêt sans pouvoir proférer une parole. 0 mon âme! où étais-tu?
— Levez-vous, monsieur, me dit ce dieu de bonté en me tendant la main — oui, le père offensé qui pardonne est la plus parfaite image de la divinité — levez-vous.
J'obéis et me tiens dans une attitude qu'on se représentera sans peine : la tête courbée sur la poitrine, les yeux attachés à la terre, les bras réunis par les premières phalanges croisées de mes mains, immobile et respirant à peine.
Adélaïde dans le lit, éclairée par la bougie posée sur la table voisine du chevet, se soutenant sur son coude, un mouchoir sur les yeux, et soupirant fortement de temps en temps.
Geneviève, toujours assise, les yeux agrandis par la curiosité, le cou allongé, les coudes sur les genoux, et les deux mains croisées, tenant à la hauteur de son menton le mouchoir qui avait essuyé ses justes larmes.
Enfin, le respectable père debout, demi-penché vers moi, une main élevée, et de l'autre me montrant son Adélaïde en pleurs.
Tel était le tableau fidèle de cette triste et touchante scène.
Après un moment de silence, il me dit sans amertume et d'un ton de voix pénétré :
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— Je paye aujourd'hui bien cher l'accueil obligeant que je crus devoir vous faire, et dont vous m'aviez paru digne ; mais n'attendez pas de moi des reproches inutiles; puisque vous avez pu séduire mon Adélaïde — et sa voix s'altéra — il faut que vous ayez un cœur sensible : à votre âge, je ne saurais le croire faux.
Je voulus parler, je l'indiquai par un geste véhément.
— Ne m'interrompez pas, je n'ai plus qu'un mot à dire. Si donc votre cœur est sensible, il vous fera les reproches que je vous épargne. Je ne puis cependant m'empêcher, afin de vous rendre plus circonspect à l'avenir, de vous présenter le tableau effrayant des effets de votre imprudence. Vous avez flétri la fleur de l'innocence dans une âme pure, qui l'est encore malgré son égarement, mais qui reste ouverte à jamais au remords rongeur, au repentir inutile, et à la douleur d'avoir affligé un père désormais inconsolable. Vous avez porté la honte et le trouble dans une famille paisible qu'habitaient l'honneur et les vertus.
Vous avez violé les droits sacrés de la sainte hospitalité ; vous avez substitué l'ingratitude à la reconnaissance, les orages du désespoir au calme de la félicité domestique, les angoisses du regret et du remords à la paix d'une conscience pure ; en un mot, vous avez transporté l'enfer et toutes ses horreurs dans un lieu comblé naguère de tous les bienfaits et de toutes les faveurs du ciel. Voilà vos crimes ; ils sont bien grands.
Je vous les pardonne : puissiez-vous vous les pardonner à vousmême.
— Non, m'écriai-je en me replongeant à terre et frappant le parquet de mon front hérissé, non, jamais ; c'est ici que je veux, que je dois mourir.
— Point d'éclat, ou tout est perdu. Relevez-vous et ne mourez point : le repentir vaut mieux que la mort, qui ne répare rien. Je n'ai pas besoin de vous indiquer votre devoir ; vous sentez que vous vous êtes interdit à vous-même l'accès d'un séjour qui gémira longtemps de vous avoir reçu.
J'exige encore, pour le prix du pardon que je vous accorde, que vous me promettiez de ne point chercher, par une coupable correspondance, à nourrir dans le cœur de ma fille des senti-
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ments qui ne peuvent plus que la rendre aussi malheureuse que criminelle, et dont la constance insensée achèverait de porter la mort dans l'âme de son père, en le forçant à devenir juge, de consolateur qu'il veut être.
L'heure est peu favorable pour votre retraite. Mon épouse" inquiète de ma trop longue absence, pourrait sortir de son appartement pour chercher la cause mon retard. Que cette mère vertueuse et tendre, mais rigide, ne pénètre jamais .ledouloureux mystère ! c'est alors que tout espoir serait détruit pour la fille infortunée et pour le malheureux, père. Je me hâte de la rejoindre : avant le jour, je viendrai vous prendre et assurer moi-même votre sortie. Geneviève, vous resterez près de ma fille.
Profitez des instants qui vous restent à tous deux pour vousdire courageusement un éternel adieu ; et, quand vous aurez mesuré de l'œil de la réflexion l'abîme où vous êtes plongés, appelez sincèrement à votre secours la vertu, que vous avez.
trop oubliée, et méritez désormais, en vous dévouant entièrement à elle, que sa main pure et bienfaisante le ferme à jamais sous vos pas.
A ces mots, il jette un regard de tendre commisération sur sa fille absorbée, et nous laisse en proie à tout ce qu'un morne désespoir a d'effrayant et de sinistre. Nos yeux, qui, deux heures auparavant, se cherchaient avec le plus avide empressement ; nos yeux, où nous aimions à puiser la vie du sentiment si délicieux d'amour, restaient fixés comme ceux d'une statue sur un objet qu'ils ne voyaient pas.
Immobiles dans la même attitude où nous avait laissés le départ du généreux père, nous invitions à douter si nous avions.
encore quelque part à l'existence. Des soupirs rares et étouffés en naissant étaient le seul indice que la source de la- vie n'était pas tarie en nous ; et Geneviève taciturne, inanimée comme nous, semblait aussi avoir perdu l'usage de toutes ses facultés.
Ce fut elle cependant qui le retrouva la première. Mais à quoi servirait de s'appesantir sur les détails désespérants qui n'ont déjà peut-être que trop navré les âmes sensibles! Toujours des douleurs, toujours des larmes, et toujours l'hor-
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reur du présent rendue plus affreuse par la perspective de l'avenir.
Disons en peu de mots que Geneviève s'accuse d'avoir laissé sa porte ouverte et maudit sa négligence ; qu'ensuite elle trouve que ce qui vient d'arriver est peut-être un mal pour un bien, parce que c'est le moment ou jamais de déclarer à monsieur l'état embarrassant où se trouve sa fille ; que pour cette confidence il faut que je demande un entretien dans la matinée même à monsieur, lorsqu'il viendra me chercher pour me faire sortir ; enfin que voyant qu'il n'y a pas d'autre remède que le mariage à un accident comme celui-là, il sera bien forcé de consentir au nôtre.
Eh bien ! le croira-t-on, cette logique très simple et très spécieuse nous rendit l'espoir avec tous ses charmes. Nous nous confirmâmes dans l'idée que, pour mille raisons, ma demande ne pourrait être rejetée ; et une illusion suffit pour nous ramener à la paix intérieure qu'une crise aussi terrible avait si justement fait disparaître.
Nous ne nous occupâmes plus que de cette décisive entrevue.
Je fis une espèce de programme de tout ce que je devais dire ; j'entends que je répétai devant Adélaïde à peu près ce que je me proposais de dire à son père. Elle promit de se tenir derrière la porte vitrée, pour paraître et venir m'appuyer quand elle croirait le moment favorable. Ensuite je repris mon déguisement, duquel, pour la première fois, je sentis en rougissant le ridicule.
A l'heure convenue, le bon père vint suivant sa promesse.
Étonné de ne voir qu'une fille, il cherchait des yeux, et, devinant enfin, il dit en soupirant et faisant un mouvement de pitié sans fiel : — 0 jeunes gens ! jeunes gens !
Ensuite il me reconduisit. J'osai dans l'allée lui demander l'entretien en question.
— Qu'avez-vous à me dire ?
— De grâce, ne refusez pas de m'entendre.
— Eh bien ! je vous attendrai à onze heures dans mon cabinet.
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La porte s'ouvrit, et j'allai porter chez moi mon infortune et ma douleur.
Hélas! le père d'Adélaïde refuse impitoyablement de donner sa fllle en mariage au coupable, et lui apprend en même temps que son père est ruiné. Il se charge d'ailleurs de veiller sur sa fllle jusqu'à son accouchement et de la protéger contre les conséquences de sa faute.
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CHAPITRE IX
LA SIGNORA LUPA ET MORISSE
Desforges, dégoûté de touf, renonce déjlnitivement à la médecine et entreprend un instant l'étude du dessin chez M. Vien. Mais bientôt enfin il devient comédien : il a dixneuf ans. Il va dès lors vivre de ses propres ressources.
Logé et nourri chez Mme de La Mothe et sa fille, à raison de 600 francs par an, il traduit en français quelques ariettes italiennes pour se procurer un peu d'argent, et réussit à se faire engager dans les troupes qui jouent sur les nombreux théâtres particuliers des grands.
Son cœur, après l'aventure d'Adélaïde, garda longtemps le silence. Il eut seulement quelques passades sans conséquences avec des actrices de société, tantôt ici, tantôt là; le temps de se convaincre que dans les châteaux règne cc le libertinage, la dépravation des êtres et des goûts, et la soif du désordre, plutôt que l'amour du plaisir ».
Enfin un jour, appelé au chevet de son paternel ami, le docteur Petit, il y renconlre une belle dame, Mme Gayot, qui n'était pas de la première jeunesse, mais restait encore fort désirable. D'ailleurs ce fut elle qui fit les avances, en engageant Desforges à venir chez elle visiter un chat malade.
On [m'attendait sous les armes. L'heure indiquée était six heures du soir. On me demanda si mon temps était à moi. Je répondis affirmativement, et, sans autre préambule, il fut décidé que j'accepterais une collation en forme de souper, et qu'après avoir mangé un morceau, on me renverrait de bonne heure.
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Je vis le chat : il était beau, mais incurable. La fracture de ses reins le forçait à garder le lit, où il faisait une très bonne figure. Du reste, bien soigné, bien nourri, il pouvait vivre longtemps malgré son accident. Nous soutînmes quelques instants une conversation plaisante sur M. Bibi ; mais il tardait à sa maîtresse de la tourner sur un autre sujet un peu plus intéressant pour elle. Comment faire ?
On commença par les lieux communs. Je fus interrogé sur mes amours : je protestai que je n'en avais point; on n'en vou'lut rien croire. On me questionna sur ma virginité ; on assura que depuis longtemps ce fardeau ne m'incommodait plus, et puis comment je m'y étais pris, comment j'embrassais mes belles, si c'était comme cela, et l'on m'embrassait, et le jour tombait, et la femme de chambre, Mlle Morisse, avait ordre de ne paraître que quand on sonnerait, et l'on me promenait une main curieuse sur mon genou, et cette main faisait du chemin, et le diable est bien malin; et en fin de compte, au lieu d'un chat, ce fut une assez jolie chatte que je me vis dans la douce obligation de médicamenter.
Par bonheur, je portais avec moi d'habitude toute la pharmacie convenable à ce genre de maladie. Mais comme elle est violente chez les Génoises! — la chatte en était une. — Oh!
.quelle chaleur de sang ! quelles convulsions ! quel délire !
J'avoue que je n'avais rien vu jusqu'à ce moment. Je n'avais été qu'un navigateur en eau douce. Pour cette fois je pus me former une idée des bourrasques de la mer agitée.
Observons que la signora Lapa, nom italien qu'elle me dit .être son nom de famille, et qui, en bon français, signifie louve, observez, dis-je, que la signora ne s'embarquait que pour des voyages de long cours; que la voile devait toujours être déployée, la manœuvre toujours en activité, et que ce né fut qu'après une course double des courses ordinaires qu'il me fut permis de relâcher au cap Tranquille.
Contente de mes talents pour son genre de navigation, la patronne du bâtiment que je venais de monter sonna et fit venir une collation commandée en connaisseuse. Un pâté aux truffes, des artichauts à la poivrade, de l'excellent roquefort, -des vins d'Espagne, bien chauds, bien nourrissants, tout cela
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annonçait des desseins, et leur exécution devait avoir lieu avant mon départ. Je m'en doutai et opérai en conséquence.
Morisse, fort jolie chambrière, d'une vingtaine d'années, paraissait être au mieux avec sa maîtresse. Elles se faisaient des signes d'intelligence dont le fin mot n'était pas difficile à deviner; car c'était toujours moi qu'on regardait en souriant.
L'une disait : — Êtes-vous contente?
L'autre répondait : — Oui.
Quand Morisse crut qu'il était décent de se retirer, elle desservit, laissa sur une console du vin de Madère avec quelques pâtisseries et disparut.
Ce fut alors qu'il fut question de se renj-barquer ; mais je trouvai doux de laisser la dame faire elle-même toute la manœuvre préliminaire. Je me prêtai à tout de la meilleure grâce du monde. On me débarrassa de ce qui m'était incommode, on mit en évidence ce qui devait y être; des caresses brûlantes furent de la partie, et, à dire la vérité, ce petit jeu me donna des forces pour la traversée.
Tout se passa le mieux du monde. La signora Lupa était, comme je l'ai dit, de petite taille, mais bien proportionnée.
Elle n'avait ni trop ni trop peu d'embonpoint. Sa peau était fine et blanche. En total, c'était sous ces rapports une femme désirable, et son extrême soin d'elle la rendait encore plus appétissante. Mais son véritable charme était dans cette ardeur inextinguible qui ne vous donnait pas .un moment de relâche.
Elle était tellement à ce qu'elle faisait que la foudre tombant à ses côtés ne l'aurait pas dérangée d'une ligne.
Tout en jouissant de cette pétulance de passion, je me disais en moi-même : « — Cela sera bon de temps en temps ; mais il ne faudrait pas en faire une habitude. »
Enfin l'heure de se séparer arriva, et, quoique j'eusse besoin de repos, ce ne fut pas sans regret que je quittai mon amoureuse chatte. Il fut convenu que je continuerais mes visites à M. Bibi; que je ferais mes ordonnances pour lui, et que j'appliquerais les médicaments à madame; mais que j'avertirais
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des jours, afin qu'on pût se tenir prête à me recevoir. Me voilà parti et réfléchissant en route sur cette nouvelle aventure si brusque, si imprévue, et dont les commencements avaient quelque chose d'engageant.
En effet, jusque-là tout allait bien. Je ne voyais rien que de fort joli à visiter de temps en temps une femme toute aimable, qui se livrait tout entière à moi, qui me faisait manger de bonnes truffes, boire d'excellents vins d'Espagne, qui me prodiguait mille caresses, mille friandises d'amour, qui m'offrait des charmes tout à fait séduisants, et en un mot qui me comblait de toutes les voluptés ensemble.
Elle était, si vous voulez, un peu hardie, mais de bonne foi ; ce n'est pas dans certains moments qu'on se souvient beaucoup des principes de la pudeur. Elle était exigeante, oui; mais c'était à moi à m'arranger de façon à ne pas outrepasser mes forces, ce que je pouvais, soit en ne rendant pas nos entrevues trop fréquentes, soit en me ménageant dans ces petits rendezvous. Tout bien calculé, cela me faisait une fort jolie petite intrigue, hein ! n'est-ce pas ?
Cependant la licence effrénée qui accompagnait les élans amoureux de la brûlante Italienne n'étaient pas toujours de mon goût. J'ai constamment pensé qu'un peu de délicatesse ne gâtait rien dans ces moments de volupté, où l'abandon ne doit pas aller jusqu'à l'oubli brutal de soi-même.
Ce qui me déplaisait le plus, c'était l'obscénité grossière de ses propos. Au lieu d'être dans un sanctuaire de Vénus, desservi par les Grâces, je me trouvai transporté dans un lieu de débauche et dans les bras d'une crapuleuse bacchante. Mon courage y perdait, et conséquemment mes forces. Une pareille liaison ne pouvait pas durer, car il fallait des forces à la louve et je voulais une autre sensibilité que la sienne : or elle m'ôtait les unes, et je ne pouvais pas lui donner l'autre.
J'aurais cent fois préféré sa jeune suivante Morisse. Son air était doux et décent, sa taille bien plus haute que celle de sa maîtresse, aussi blanche, quoique brune ; elle avait des formes bien autrement prononcées, et j'avouerai franchement qu'elle m'inspirait de vifs désirs. Hélas ! faute de s'entendre, on perd souvent des moments bien doux. Ce n'était pas là mon défaut ;
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quand je voulais, je voulais bien, et j'allais droit à mon but, persuadé qu'au pis-aller je ne risquais qu'un refus qui ne me chagrinerait pas à en mourir.
D'après ces principes, et très curieux de me défatiguer un peu de l'avide maîtresse au risque de me fatiguer avec la fraîche et appétissante soubrette, je lui dis bien bas, un soir qu'elle me reconduisait : — Est-ce que je n'aurai jamais le plaisir d'être un instant, un seul instant, tête à tête avec l'aimable Morisse ?
— Si vous voulez venir après-demain dans l'après-midi, madame va à la campagne, je serai seule.
Nous étions en ce moment près de la porte. J'éteignis la lumière, je donnai un baiser, oh! très significatif à la jolie et docile Morisse, qui me le rendit avec usure. Mes mains prirent de délicieux acomptes, et je m'en retournai cent fois plus satisfait, avec l'espoir de posséder bientôt la suivante, que je ne l'étais de la jouissance complète de l'insatiable dame et maîtresse. Rendez-vous à quatre heures.
Morisse ne me fit pas languir à la porte qui se referma précipitamment sur nous et fut verrouillée d'importance. Le temps, qui était très beau, nous invita à descendre dans un charmant jardin dont je n'ai point encore parlé, et qui était le plus agréable ornement de cette maison, que Mme Gayot appelait son ermitage.
jJne superbe allée, impénétrable aux rayons du soleil, et, ce qui vaut mieux, aux regards des voisins, nous offrait son ombre fraîche et mystérieuse. Elle était terminée à chaque bout par un berceau extrêmement touffu, où les bancs de gazon, placés sans doute par des mains prévoyantes, n'avaient pas été épargnés.
Ce fut sous l'un de ces berceaux que le premier baiser fut donné et rendu, mais sans autre conséquence. Un peu de conversation préliminaire en nous promenant, main dans la main, nous occupa quelques instants.
Morisse, femme de chambre et, partant, confidente d'une Italienne qui avait souvent de singuliers secrets, ne pouvait guère être d'un scrupule bien imposant. Elle avait eu soin de
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se mettre en habit de combat, et son joli costume bien frais, bien blanc, mais bien léger, annonçait qu'elle avait pensé à tout.
En effet, après quelques phrases insignifiantes et quelques tours de promenade, je crus devoir faire sentir que, venant d'un peu loin, j'avais besoin de m'asseoir un moment, et nous entrâmes sous le berceau dont l'abri nous parut le plus favorable.
L'entretien commença sans que les paroles fussent prodiguées. Un autre langage, au moins aussi intelligible, s'était emparé de la conversation, à laquelle cependant la bouche, les lèvres et l'organe même de la parole prenaient, ainsi que les mains, une part très animée et fort touchante; les mains surtout : que de charmantes découvertes on leur permit de faire!
quelle fermeté ! quelle fraîcheur ! quel velouté ! J'en suis fâché pour la signora Louve, mais sa femme de chambre valait mieux dans son petit orteil qu'elle dans la réunion de tous ses membres; et je ne conçois pas quelle était sa politique d'offrir à ses amis une comparaison à laquelle elle devait si peu gagner.
Quoi qu'il en soit, forte et robuste, pleine de sève et de santé, brûlante de désirs secrets qui couvaient longtemps sans se sastifaire, et dans l'âge nerveux qui donne, avec l'envie du plaisir, l'énergie nécessaire pour le bien goûter, Morisse ne recula pas l'instant de s'y livrer avec un jeune homme qu'elle convoitait tacitement depuis longtemps, comme me le dit son premier mot au moment de mon premier triomphe : — Vous voilà donc enfin dans les bras de cette pauvre Morisse qui vous aime tant !
Je défie toutes les déclarations d'amour, tant fleuries, tant brillantes soient-elles, d'approcher de l'éloquence et de la naïveté de celle-là ; aussi la sensation qu'elle me fit éprouver eut-elle assez de puissance pour me conduire au but plus tôt que je ne l'eusse voulu; mais à mon âge rien n'était plus réparable. Je me gardai même de quitter la place pour deux bonnes raisons : la première, c'est que je m'y trouvais bien; la seconde, c'est que la conquête de cette place, quoiqu'elle n'en fût pas à son premier assaut ni à sa première capitulation,
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m'avait assez coûté pour me faire désirer de m'y maintenir quelques instants.
Morisse était loin de se donner pour une enfant qui vient de naître ; mais elle m'offrit vraiment de ces difficultés précieuses qu'un preux chevalier, vu la rareté, ne rencontre jamais sans plaisir. Le mien fut extrême, et je le savourai avec toute la friandise d'un gourmet délicat et exercé qui sait ce que vaut la chose.
Le temps que je mettais à l'examen ne déplaisait pas plus à ma compagne qu'à moi et ne l'ennuyait pas davantage.
Cependant une agitation involontaire, des mouvements plus pressés annoncèrent au gourmet que l'ivresse devait succéder à la dégustation, et cela arriva. Cette ivresse, comme on sait, ne dure qu'un moment, grâce à la bienfaisante nature, qui n'a pas voulu que l'homme trouvât la mort dans le plaisir ; mais les moments qui suivent ne sont pas perdus pour qui les sait employer.
Avec la maîtresse, une fois le voyage terminé, rien n'invitait prodigieusement à parcourir, à observer le pays. Avec la suivante c'était toute autre chose; tout était bon à voir et à détailler. Le berceau qui nous voilait à tous les yeux me laissait l'usage des miens, et je me mis avec transport à en profiter.
Jamais topographie ne fut plus intéressante que celle-là. La complaisante Morisse, bien sûre de n'y rien perdre, me laissait promener mes regards et mes mains par tout le terrain, et, à chaque pas, j'y découvrais de nouveaux charmes. Les lieux les plus secrets étaient ceux qui en offraient davantage et l'hommage des plus ardents baisers en accompagnait toujours la contemplation. La taille de Morisse, extrêmement cambrée, donnait à la chute de la colonne qui soutient le corps une grâce, une tournure si agaçante que, ne pouvant résister à l'ardeur que tant de charmes allumaient en moi, je la disposai de manière à ce que je pusse revenir à mon premier poste par ce joli chemin couvert, dont l'entrée est masquée par deux montagnes de neige dont la forme, l'éclat, l'élasticité embrassent les sens et centuplent la volupté.
Ma compagne faisait les honneurs de chez elle avec un
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empressement, un zèle bien dignes de toute ma reconnaissance.
Il n'y avait pas de mouvements qu'elle ne se donnât pour me convaincre qu'elle connaissait les devoirs de l'hospitalité, et jamais hôte ne fut mieux traité. Il est vrai de dire que tant de soins, tant de complaisances étaient généreusement reconnus et loyalement payés avant de quitter le délicieux asile, et il résultait de cette réciprocité de bons procédés une satisfaction et une confiance mutuelles dont on ne tardait pas de se donner de nouvelles preuves. Les heures s'écoulent comme des moments dans ce petit jeu ; jeu, comme dit le bon ami La Fontaine :
Qui lasse un peu plus qu'il n'ennuie.
Il fallut cependant songer à prendre plus que du repos. Le moment de la collation était arrivé, et l'aimable Morisse, maîtresse absolue dans la maison, en l'absence de la dame, n'avait eu garde d'oublier un article aussi important.
Nous fîmes donc, dans sa jolie chambrette, où tout était préparé avec une grâce, une propreté charmantes, le plus aimable petit repas qu'aient jamais fait deux tourtereaux bien fatigués de plaisirs et d'amour.
Mais, en bonne conscience, était-ce à vingt ans, auxquels je touchais alors, qu'on est longtemps fatigué d'amour et de plaisir ! Les bonnes choses que je dévorai, le bon vin dont je me restaurai, les baisers multipliés dont j'assaisonnai la douce collation m'eurent bientôt rendu des forces et celles-ci rendent bien vite le courage. Le petit lit élégant et presque vierge de Morisse nous appelait d'une manière si séduisante que nous nous y laissâmes entraîner.
Je remis ma jolie victime sur ce nouvel autel. Rien ne nous pressait : je mis au sacrifice tout le temps qu'il fallait pour que le moment de sa consommation fût le complément de toutes les félicités célestes.
J'ai vu bien des temples d'amour dans ma vie; j'ai bien souvent été grand prêtre de ces temples. Dans tous, les cérémonies du sacrifice ont été différentes, quoique le sacrifice fût intrinsèquement le même, et cela dépendait entièrement des victimes.
Les unes douces, languissantes, plus à l'âme qu'aux sens, se
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laissaient immoler avec une touchante et intéressante résignation; les autres, ardentes, impétueuses, provoquaient les coups, volaient au-devant du trait et s'en perçaient ellesmêmes. Morisse tenait le milieu entre ces deux genres et en donnait alternativement les plaisirs.
La nuit, qui s'approchait, me fit craindre le retour de la Padrona. Nous nous séparâmes à regret et, comme on pense bien, avec la promesse de nous revoir aussitôt que cela serait possible. Je donnai ma véritable adresse à Morisse, en cas qu'elle pût une fois par hasard disposer d'un moment, ou m'écrire un mot d'avis.
J'en reçus en effet un cinq jours après; mais il était de la signora, qui m'invitait à souper. Mon dessein, ni celui de Morisse, n'était nullement que je rompisse avec elle. Je répondis donc, avec un feint empressement, que je me rendais à l'ordre bien flatteur que je recevais. C'était un dimanche; ce jour, qui fait époque dans ma vie, me sera éternellement présent, et l'on va voir s'il m'a été possible de l'oublier.
Arrivé à l'heure indiquée, je fus reçu avec le plus grand enjouement. Il était assez tard; la soirée était superbe. Il fut arrêté que nous souperions sur-le-champ, et qu'après souper nous descendrions au jardin.
Ce qui fut dit fut fait : le repas fut délicieux, et j'avoue que, pour abréger du moins les suites indispensables de la promenade, je le prolongeai le plus qu'il me fut possible. Les propos furent d'une gaîté qui passa les bornes de la plaisanterie ordinaire; les jeux mêmes s'en ressentirent. L'effrénée Italienne alla jusqu'à exiger de la complaisante Morisse qu'elle fît avec elle, sous mes yeux, une comparaison détaillée de ses charmes les plus secrets.
Morisse s'en défendit beaucoup; mais, démêlant dans mes regards une certaine ardeur impatiente de revoir ce que j'avais déjà vu avec tant de plaisir, stimulée par sa lubrique maîtresse, qui lui disait qu'elle faisait l'enfant, que nous étions seuls, qu'il n'y avait pas de mal à rire un petit moment, que cela n'offensait personne et valait mieux que de déchirer son prochain, et autres belles raisons de cette force-là, Morisse, dis-je, se résigna.
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Son beau corps fut mis en évidence, tourné, retourné en tous sens par l'effrontée Messaline, qui s'exposait elle-même à l'impudique examen. Quelle pouvait être la politique de cette femme inconcevable, en me présentant de semblables tableaux? Elle était digne d'elle, mais sûre.
Depuis quelque temps, elle s'apercevait que mes premiers feux s'étaient visiblement ralentis. Son caprice, comme parlent ces femmes à parties licencieuses, n'était pas encore passé. Elle avait imaginé, pour me ranimer, de m'offrir des images incendiaires qui reportassent la vie et la sève amoureuse dans mes sens attiédis. Certes, elle ne pouvait mieux faire pour réussir que de choisir Morisse et de l'engager de me laisser parcourir des yeux ces charmes enchanteurs dont je n'avais encore joui qu'une fois, c'est-à-dire assez pour me pénétrer du désir impatient d'en jouir encore.
La dame, qui m'observait, ne tarda pas à s'apercevoir de l'effet de sa ruse : mon trouble l'avertit qu'il était temps de descendre au jardin, où elle m'entraîna. Là, sans scrupule et sans cérémonie, elle chercha elle-même le ministre des secours dont elle avait besoin. Ses attouchements soutinrent mon courage, sa main me conduisit rapidement au lieu qu'elle avait aussi rapidement préparé. La chaleur de ce brûlant asile, la présence encore récente des charmes de Morisse, les transports très actifs de ma compagne agile, et enfin l'imagination, la grande souveraine de tout ce qui respire, tout concourut à me plonger dans un tel délire, et ma dévorante Louve en prit tellement sa part que nous fûmes contraints d'avouer tous deux que jamais nous n'avions éprouvé de sensations plus délicieuses ni de plus enivrante volupté.
Pour mon compte, rien n'était plus vrai : qu'on juge du bonheur de la signora. Un torrent d'expressions de son genre, et que je me garderai bien de répéter, un raffinement de caresses plus singulières les unes que les autres, et qui se portaient avec une fureur sans frein sur toutes les parties de mon corps indistinctement, tout annonça que, pour cette fois du moins, un mortel était parvenu à contenter une femme qui souvent avait défié les dieux de la satisfaire.
Quel triomphe pour un enfant ! c'est le nom mignard qu'on
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accorde aux jeunes gens qui n'ont pas encore vu quatre lustres entiers : ce fut celui qu'elle me donna, en m'assurant que j'étais un joli enfant, et qu'elle était bien contente de moi.
On croira sans peine que, dans la disposition où nous étions tous deux, nous n'en serions pas demeurés là, si Morisse ne fût accourue, tout essoufflée, avertir madame que monsieur venait d'arriver et l'attendait dans son appartement. Madame me quitte précipitamment en me disant de ne pas m'ennuyer, qu'elle ne tardera pas à revenir.
Je reste seul avec Morisse. Une courte question sur le monsieur est suivie d'une courte réponse. C'était l'ami de madame, mais leur liaison était un secret, ainsi que le nom du monsieur, qu'elle avait ordre exprès de ne jamais dire à moi ni à d'autres.
Comme j'étais extrêmement peu jaloux, ou, pour miçux dire, point du tout, je n'insistai pas, et, très satisfait d'être avec ma jolie Morisse sans crainte d'être interrompu, je laissai monsieur bien tranquille avec madame.
Je remerciai la belle enfant de la complaisance qu'elle avait eue pour moi, plus que pour sa maîtresse, de se prêter à son caprice pendant le souper. Elle me jura bien que, sans moi, elle n'aurait jamais consenti; que madame avait des penchants et des goûts singuliers ; que tout était bon pour elle dans ses accès de frénésie amoureuse, qui étaient fréquents ; mais qu'elle avait montré sa répugnance une bonne fois pour toutes; que, malgré ses refus, madame la gardait parce qu'elle savait toutes ses affaires, et qu'elle restait parce que, d'ailleurs, c'était une excellente condition.
Après cette petite explication, je ne tardai pas à offrir à Morisse l'hommage d'une ardeur qu'elle-même avait allumée, et le berceau hospitalier fut encore le théâtre d'une scène bien autrement douce pour moi que la précédente, malgré le charme que j'y avais trouvé.
La séance de l'appartement se prolongeant, celle du jardin se prolongeait aussi, et nous ne pensions guère à compter les heures, lorsqu'une voix du dedans se fit entendre et appela Morisse.
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Elle me dit : — Ah ! madame m'appelle ; c'est sûrement pour recondnire M. le docteur.
Et elle échappe rapidement à mon dernier baiser, qui s'arrêta de lui-même à ce mot imprévu, monsieur le docteur.
Je ne sais pourquoi mon cœur se contracte tout à coup. Je suis assez vite Morisse, qui était partie en courant. J'arrive près de la porte du jardin qui était en face de celle de la rue, et je me poste de manière à pouvoir, sans être vu, voir quel était ce docteur qui allait sortir. Funeste curiosité !
On descend, et l'on parle dans l'escalier. Je reconnais une voix familière à mon oreille depuis mon enfance. Mon sang commence à se glacer. Morisse paraît avec un flambeau au bas du degré et ouvre la porte. à qui, grands dieux !. au docteur Petit lui-même, qui embrasse tendrement la Louve infernale, sort et remonte dans sa voiture que j'entends s'éloigner l'instant d'après.
C'est alors que je tombe dans un état dont je n'ai jamais bien pu me rendre compte. Toutes mes facultés morales et physiques furent enchaînées. Je ressemblais parfaitement, je crois, à ces idoles d'Égypte si bien peintes dans les livres saints, et je serais resté longtemps dans cette étrange stupeur sans l'arrivée de Morisse qui, allant fort vite et me heurtant brusquement, me fit tomber et partagea ma chute, heureusement peu dangereuse. Ce petit accident me rendit à moi-même ; mais la réaction de cet engourdissement fut terrible.
Elle venait me chercher de la part de madame. Je monte en fureur.
— Tu t'ennuyais.
— Monstre!
— Qu'est-ce qu'il dit donc?
— Femme perfide!
— Est-ce qu'il est fou ?
— Je ne le suis plus.
— Plus que jamais, à ce qu'il me paraît.
— Quel est l'homme qui sort d'avec vous ?
— Qu'est-ce que cela te fait?
— Épargnez-moi ce toi, cette odieuse familiarité, qui n'es
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plus de mise entre nous. Quel est l'homme qui sort d'ici?
Répondez.
— Mais je voudrais bien savoir de quel droit ce grossier personnage ose me faire des questions. Dis donc, Morisse, a-t-on jamais rien vu de pareil ?
— Morisse, plus honnête que vous, me dira que c'est le docteur Petit.
— Quoi, Morisse, vous avez dit?
— Pas un mot, madame.
— La prudente Morisse n'a point trahi votre infâme secret : c'est moi qui l'ai découvert ; c'est moi qui viens de voir le docteur Petit sortir de chez vous.
— Ah ! ah ! monsieur espionne ! Eh bien ! M. Petit est mon médecin ; est-ce qu'il ne m'est pas permis de voir mon médecin à présent ?
— Il est votre ami, femme sans honneur et sans foi ; il est le mien, je suis le sien ; je n'ai rien sur la terre de plus sacré, de plus cher que lui ; et c'est lui dont vous m'avez fait le rival ; c'est lui que vous m'avez forcé à trahir en me tendant les plus coupables pièges. Oh! que n'ai-je perdu la vie au moment où j'ai mis le pied sur le seuil de cette maison infernale !
— Mais voyez donc le bruit qu'il plaît à cet extravagant de faire, parce que j'ai eu la bonté de me compromettre avec lui !
Morisse, mets-moi cet écervelé à la porte, et que je ne le revoie de ma vie ni de mes jours.
— Femme vile et méprisable, je n'ai pas besoin qu'on m'ouvre la porte de chez toi — j'étais au comble de la fureur — je la pulvériserais si elle refusait de me faire un passage; je ne puis être trop tôt loin de toi. Mais je te déclare que je vais de ce pas chez le docteur lui avouer mon crime involontaire, lui détailler toutes les circonstances, toute la noirceur du tien, et mourir à ses pieds d'une honte qui est la tienne, et d'un remords que tu n'éprouveras jamais. Adieu !
— Adieu donc. Écoute encore un mot avant de partir. Tu as un méchant talent pour faire de méchants vers. Puisque tu prends la chose au tragique, fais-moi de cela une bonne tragédie, bien noire, bien épouvantable; il y a de quoi, le sujet prête, et tu pourras l'intituler : le Fils rival de son Père.
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- Que dit-elle ?
- Comment ! que dit-elle ? est-ce que tu ne sais pas que tu es le fils du docteur? tu ne t'es donc jamais miré?
A ces mots écrasants, la terre sembla tourner autour de moi ; mes cheveux se dressèrent sur mon front ; mon sang se coagula dans mes veines ; je chancelai un instant, et j'allais tomber de mon haut sur le parquet, si Morisse, qui s'en aperçut, ne m'eût saisi le bras et placé sur un siège voisin, où je restai sans pouls, sans voix et sans mouvement.
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CHAPITRE X
LOUISON
A peine l'émotion de cette aventure était-elle calmée que la mère de Desforges vint lui apprendre une déplorable nouvelle. Son père légal, qui avaitfondé à Saint-Cloud une manufacture de porcelaine, avait échoué dans son entreprise et se trouvait acculé à la misère. Il essaye vainement de trouver quelque argent chez des amis, et, découragé, il échoue pour dîner chez un traiteur achalandé, où il était servi parfois par une jeune et jolie fille nommée Louison.
Celle-ci le voit soucieux, lui fait avouer son embarras et met aussitôt dans sa main cent écus.
Mais voici qu'en ouvrant la fameuse cassette d'Herminie, il y trouve une fortune. Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, il gagne au jeu de paume cent louis. Il confie alors une partie de cette somme à Louison, se hâte d'aller arranger les affaires de son père, puis rentre chez lui, où il a, au matin, rendez-vous avec la bonne fille du restaurant.
Exacte au rendez-vous, Louison vint réaliser par sa présence les songes couleur de rose dont cette douce espérance m'avait bercé. A sept heures et demie précises, je la vois arriver fraîche, svelte, dans un costume agaçant et, des pieds à la tête, appelant l'amour et le désir.
L'agrément de ma chambre de quatre francs, quelle que fût -d'ailleurs sa physionomie mesquine et misérable, était une solitude absolue et un très commode éloignement de tout voisinage. Relégué sur le derrière de la maison, je m'appartenais .en propre, je ne dépendais de personne, et tout mon monde
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dépendait de moi. Il n'y a pas de mal sans un peu de bien. Au reste, comme ce n'était pas pour ma chambre que Louison était venue, peu nous importait à tous deux qu'elle fût grande ou petite, ronde ou carrée, bien ou mal meublée.
Le grand point était d'y être à son aise et en sûreté, et nous y étions. J'avais, dès la veille, avant d'aller à la comédie, fait préparer un bon petit déjeuner à la hussarde. Ma Louison n'était pas de ces poupées à café, à thé, à chocolat, et à toutes ces niaiseries dont les femmes ne reviendront jamais, quoique très sûrement elles fassent plus de mal que de bien.
D'excellent vin blanc et rouge, dont on boit modérément, mais qu'il est bon d'avoir, un pâté de jambon de chez Lesage, que j'avais envoyé chercher par un affidé, du saucisson de Bologne, du beurre de Gournai, du fromage de Brie et de Roquefort, des biscuits de Savoie et des confitures, une demibouteille de malaga, voilà le menu de notre déjeuner dont la description seule suffit pour donner de l'appétit. Mais il était bien matin, et cet appétit n'était pas encore venu. Comment faire pour l'éveiller? Il règne dans ma cellule un joli demi-jour bien doux : mon lit, que j'avais fait changer, n'était plus un méchant grabat, mais une belle couchette avec de bons matelas et de beaux rideaux ; tout cela me faisait venir des idées bien gentilles.
Mais il faut mettre de l'ordre à tout. D'abord Louison, en dépositaire fidèle, me rend mes cent louis, que je serre dans ma commode. Je ne puis décemment me dispenser de l'embrasser pour lui prouver ma reconnaissance du service rendu ; mais mon baiser étant de la même nature que ma reconnaissance et tout semblable à un baiser d'amour, la prunelle de Louison, en le recevant, s'enfuit sous sa paupière.
Nous sommes debout près de mon lit, mais les genoux de Louison fléchissent, et c'est fort heureux que le lit se trouve si voisin, car, qui sait? Louison aurait bien pu tomber par terre.
Je vois bien que c'est une défaillance ; il est si matin, le grand air, c'est très naturel; je m'empresse à la secourir, c'est tout naturel; mais ce qui n'est pas si naturel, à l'âge et dans la profession de Louison, c'est qu'en appliquant les secours où le besoin réel existait, je trouve une résistance à laquelle, malgré
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toute la bonne opinion que j'avais d'elle, je ne me serais, je l'avoue, jamais attendu.
Cette charmante découverte, en doublant mon amour et mon bonheur, double mes forces et mon courage. La victime a beau gémir et palpiter sous le couteau sacré, l'instant est marqué ; il faut que le sacrifice s'achève, il faut que le sang pur de l'intacte innocence coule arraché par les efforts brûlants de l'amour devenu cruel. Que dis-je cruel ! l'obstacle presque invincible le rendait furieux. Jamais il ne m'avait fallu tant d'énergie, tant de tenue dans mes idées. Enfin mon opiniâtreté d'une part, la résignation de l'opprimée de l'autre, les secours qu'elle ne dédaignait pas d'accorder au forcené sacrificateur, tout s'unit pour le faire enfin triompher; et le cri déchirant de la défaite annonça l'instant de la sanglante victoire.
Il faut être de bonne foi. Je l'avais payée cher, cette victoire précieuse, j'étais presque aussi blessé que l'intéressante immolée. Mais quelles délices! comme je buvais amoureusement les perles de ses larmes ! comme j'étanchais délicatement la fraîche et souffrante blessure ! Elle souriait et pleurait en même temps, la douce amie; elle me passait son joli bras autour du cou, approchait sa tête de la mienne, me prodiguait mille baisers et me disait, avec une naïveté faite pour exciter le sourire : — Il est donc bien vrai qu'il faut finir par là quand on aime.
— Hélas ! oui, ma belle ! en es-tu fâchée ?
— Oh ! non, mon ami, non, — en me baisant bien fort, — mais j'ai tant souffert, oh! j'ai tant souffert, que, si c'était à recommencer, tiens, je ne sais pas si j'aurais le même courage, et je t'aime bien pourtant.
— Sois tranquille, bonne amie, nous recommencerons, mais alors les épines ne seront plus que des roses.
Un examen scrupuleux de toutes mes nouvelles possessions suivit cet entretien. Je portai mon attention sur tous les entours du champ de bataille pour voir et constater le ravage du combat. Dieux ! grands dieux! que de charmes ! quelle peau !
quelles proportions ! toutes les glaces du nord viendraient se fondre auprès de tant d'appas. Que de réflexions me faisait naître ce charmant spectacle !
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Voilà donc, me disais-je en couvrant de mes baisers de flamme tout ce corps adorable, voilà donc ces -femmes que l'opinion dédaigne ! ces femmes qu'on dit faire une classe à part, une classe subalterne! 0 reines du monde! je vous ai déjà prouvé par une action héroïque la supériorité de l'âme de Louison sur les vôtres.
Faites tomber les vêtements fastueux qui vous couvrent ; paraissez comme Vénus sortant des flots à côté de Louison, dans le même appareil, et l'on verra quelle sera la Vénus, de Louison ou de vous.
Nous avions assez bien gag-né notre déjeuner pour y penser enfin. Nous nous mîmes en train, et nous y fîmes complètement honneur. Les caresses les plus tendres, les discours les plus aimables l'assaisonnaient. J'avais osé exiger de ma nouvelle amie qu'elle quittât, en déjeunant, le voile importun qui me cachait sa gorge. C'était une de ses perfections ; et pour la consistance, et pour la blancheur et la finesse, j'en ai très peu vu qui lui fussent comparables ; aussi mes yeux, ma bouche et mes mains ne pouvaient s'en détacher. L'amour faisait de moi un grand enfant et me remettait à la mamelle. Oh ! qu'ils sont jolis ces déjeuners de tourtereaux où l'on se donne la becquée en se becquetant, et que l'on assaisonne de toutes les petites friandises d'amour! Mais comme leur suite est plus douce encore !
Cet amour pétillait dans nos yeux étincelants. Nos sens, disposés par la douleur même à la volupté, brûlaient de voler à une seconde jouissance, qui promettait plus de douceur que la première, qui n'avait été qu'une impétueuse irruption.
Il tardait à Louison autant qu'à moi de voir l'effet de cette nouvelle expérience, et nous fûmes bientôt disposés de manière à pouvoir la tenter. J'avais, pour mille raisons, choisi un autre arrangement dont nous ne tardâmes pas à sentir le bienfait.
Je mentirais si je disais que mon retour dans ma conquête fut exempt de douleur; mais des précautions, des liniments, des efforts infiniment moindres, l'avantage de la position, tout nous mit en pouvoir de goûter le bonheur d'amour dans sa plus délicieuse extension.
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Ce fut alors que Louison m'avoua qu'elle connaissait la douceur d'aimer et d'être aimée ; elle m'avoua qu'elle sentait par tout son individu comme un baume céleste qui circulait dans tous ses membres et qui, la brûlant, dans certains lieux surtout, lui faisait croire qu'elle ne touchait plus à la terre et que quelque chose de divin se passait en elle. Ce n'était pas tout à fait là les expressions de Louison — qui parlait bien d'ailleurs, — mais c'était le sens de ses idées.
Ce fut ainsi que nous employâmes les deux heures dont cette bonne amie pouvait disposer. Nous fîmes les plus jolies conventions du monde, et nous nous arrangeâmes pour donner à notre douce liaison de la durée et de la consistance. Il fut résolu que je changerais de logement, et c'était bien mon projet; que ce serait le plus tôt possible, mais dans mon quartier actuel, qui était celui de mes affaires ; que Louison viendrait m'y voir le plus souvent qu'elle pourrait; que, de mon côté, j'irais le plus fréquemment possible à son auberge; mais qu'il y aurait une rupture prompte et irrévocable si jamais je parlais de reconnaissance et surtout d'argent. Telle était l'âme noble et élevée de cette prétendue fille d'une classe subalterne.
J'osai cependant parler d'un petit présent de pure amitié que je ne voulus point spécifier. Après des contestations, il fut arrêté que, quand je le présenterais, on verrait si l'on pouvait le recevoir.
Ensuite Louison se retira bien contente de bien des choses, et surtout de la promesse que je lui fis d'aller dîner chez elle ce jour même.
On se doute bien de la tendresse et de la forme de nos adieux.
Rien n'y fut oublié. Resté seul à dix heures à peu près, j'écrivis à Herminie pour lui rendre compte de ma conduite; et, après ce qui venait de se passer, ma lettre n'en fut que plus tendre.
Le lecteur expérimenté ne s'embarrasse plus de ces espèces de contradictions. Je sors des bras de Louison, et j'écris une lettre tendre à Herminie. Tout cela se contrarie au premier coup d'œil ; mais en faisant attention que le sentiment indélébile que je conserve pour Herminie n'est plus de l'amour, mais une amitié profondément établie sur les bases d'une ancienne
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et violente passion, d'une estime et d'une reconnaissance sans bornes, tout se conciliera, et l'on trouvera tout simple qu'Herminie et Louison habitent chacune et ensemble dans mon cœur la partie de ce cœur qui convient aux sentiments différents qu'elles m'inspirent.
La liaison avec Louison dura une année, au bout de laquelle la jeune fille fut rappelée dans son pays, à Berney en Normandie, pour se marier.
Ce nouveau veuvage remplit encore un instant de dégoût l'amoùreux insatiable. Son cœur ne pouvait longtemps rester vide.
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CHAPITRE XI
CAMILLE
Dans le temps de Pâques, Desforges fréquentait, en compagnie de Mme et Mlle de la Magdeleine, les concerts spirituels.
Dans le nombre des chanteuses des chœurs, il y en avait de vieilles et laides, et de jeunes et jolies, ou approchant.
Une de ces dernières, amie de Mlle de la Magdeleine, et que je reconduisis avec elle après le concert, était une nommée Camille Louis, grande brune de seize à dix-sept ans, fort bien faite, très mince, très haute en couleur, peau un peu bise, assez beaux cheveux, de belles dents, l'œil vif et spirituel : au total, ce qu'on appelle la beauté de la jeunesse ou du diable était la sienne.
Je m'amusais assez de son babil, qui était toujours gai et souvent un peu méchant ; mais dans ce dernier cas, je me permettais de lui en faire l'observation. Elle prenait bien mes remontrances. Sûre de me trouver toujours chez les dames de la Magdeleine, qui demeuraient en face de sa maison, elle y faisait de plus fréquentes visites. Enfin il paraissait démontre que j'avais eu le bonheur, comme on dit, de lui donner dans l'œil.
Il y avait encore un autre concert, nommé des Associés, rue des Déchargeurs. Ces dames en étaient des piliers ; j'en devins un comme elles, et je ne sais comment cela se fit, mais je me trouvai, sans m'en être douté, le tenant de Mlle Camille Louis.
Tout le monde se le persuada, si bien que je finis par le croire moi-même : je veux cependant être le dernier des hommes
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s'il m'était jamais arrivé de lui dire sérieusement en toutes lettres : « — Mademoiselle, je vous aime. »
Pour bien entendre ce qui va suivre, il faut des renseignements que je vais donner.
Comme cette aventure est précisément celle qui a décidé ma destinée à se prononcer ; comme c'est elle qui m'a conduit à la place que j'ai occupée dans le monde, il paraît assez naturel de désirer beaucoup de clarté dans tous les détails, et je vais satisfaire à cet égard une juste curiosité.
Mlle Camille Louis était fille d'un des premiers secrétaires de la police, alors entre les mains de M. de Sartines. M. Louis en était aimé, parce qu'il connaissait bien sa partie et remplissait convenablement ses fonctions. La famille de cet homme utile était composée de son épouse et de cinq enfants, dont un garçon élevé au collège de Louis-le-Grand, autrefois Beauvais, le même où j'avais étudié, et quatre filles.
L'aînée, petite brune, courte, ramassée, très en chair et très fournie de sourcils, de cheveux, même d'un duvet qui semblait appeler le rasoir sur son menton, était d'un esprit médiocre, d'un sang très ardent, et capable d'accorder beaucoup à ses sens impétueux.
La seconde, bègue, sourde, borgne, attaquée d'un vice scrofuleux, bavarde, méchante par imbécillité, dévote par ennui, était la pourvoyeuse de la maison, et aurait, au besoin, pu devenir dans quelque couvent la servante d'une sœur con verse.
La troisième était Mlle Camille, dont j'ai esquissé ci-dessus le portrait assez ressemblant.
La quatrième était Mlle Angélique, assez bêtement jolie : grands yeux atones, figure d'étonnement, des formes passablement heureuses ; mais gauche, mais décontenancée, mais si stupide, qu'elle dégoûtait les amateurs de lui donner de l'esprit.
Quant à la mère, que j'ai gardée pour la dernière, et pour raisons, c'était une femme qui avait dû être bien dans sa jeunesse et qui avait encore de la tournure ; mais l'extrême com plaisance qu'elle avait pour ses passions, que je borne à deux,
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Bacchus et l'Amour, avait tellement échauffé son sang que son visage, couperosé, ressemblait à ceux sur lesquels la nature inattentive a laissé échapper ce qu'on appelle des taches de vin ou de mûres.
Cela ne la rendait rien moins que belle. Aussi, conservant une forte dose de coquetterie et ne pouvant plus guère se montrer à Paris, elle avait été contrainte de se retirer à une petite masure que le père Louis avait à Chevilly, près Gentilly; et là, elle trouvait la satisfaction de ses deux goûts favoris, soit à table, soit au boudoir, avec le très respectable vicaire de la paroisse, chez qui ces deux goûts se rencontraient précisément au même degré.
Le père avait à son bureau le département de ces nombreuses demoiselles dont les charmes et les vertus sont à la portée de tous les possesseurs d'un petit écu, plus ou moins, et le district des spectacles, approbations de pièces, querelles comiques et tragiques, boulevards, danseurs de corde, mendiants, etc., etc., etc.
Il partait de grand matin pour son bureau, dînait et soupait plus souvent chez les demoiselles ci-dessus ou ailleurs que chez lui, rentrait fort tard, se couchait tout de suite, ne s'informait de rien, et ne disait pas à ses enfants quatre paroles en huit jours.
Ainsi donc, la mère à la campagne et le père menant ce train de vie, il est aisé de voir que c'était une maison à l'abandon, et que la liberté qu'on laissait à nos quatre jeunesses pouvait, sans nulle difficulté, dégénérer en licence. C'est aussi, mes bons amis, ce qu'elle ne manqua pas de faire.
Mlle Camille avait pris une habitude à laquelle je m'étais prêté assez facilement : c'était de faire, toutes les après-midi, avec ses sœurs et autres, tant jeunes hommes que jeunes demoiselles qui composaient cette édifiante société, des collations nourrissantes. C'était du jambon, du pâté, des langues fourrées, toutes sortes de denrées de ce genre, et force bon vin, dont la cave ne manquait pas.
Il est bon d'observer que la place de M. Louis le mettait dans la dure nécessité de recevoir une prodigieuse quantité de présents de toute espèce, et surtout de celles dont je viens de par-
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1er. Les honnêtes filles que le commissaire de leur quartier avait menacées d'une neuvaine à Saint-Martin ou à la Salpêtrière n'avaient rien de plus pressé que d'envoyer à M. Louis quelque bon cadeau friand pour parer le coup. Nos jeunes filles recevaient tout cela, en parlaient ou n'en parlaient pas à leur père, et faisaient, dans tous les cas, leur profit de toutes ces provisions peu chères.
Ce fut le jour d'une de ces appétissantes collations que chacun s'en étant donné à cœur-joie, il sembla à Mlle Camille qu'elle avait besoin de se reposer. Pour cet effet, elle passa dans sa chambre, fort éloignée de la salle du festin, et je pris la liberté de l'y conduire; je pris ensuite la liberté de fermer la porte au verrou, et de liberté en liberté, je pris enfin la liberté de lui faire un enfant.
Je dois à la vérité d'affirmer que je la trouvai enfant ellemême, ce qui me persuada deux choses : la première que les plus grandes rieuses ne sont pas toujours pures; et la seconde, qu'il entrait dans la conduite de Mlle Camille avec moi quelque chose de l'attachement qu'avait proclamé la voix publique. En effet, depuis ce moment, je ne puis m'empêcher d'en convenir, jusqu'à l'époque que j'indiquerai, je reçus d'elle toutes les preuves qu'on peut désirer de l'amour le plus vif, en même temps le plus délicat, au point que je crus l'aimer moimême.
Comme les événements se pressent maintenant dans leur cours, il faut que je les presse moi-même sous ma plume.
La grossesse constatée, il fut question de prendre un parti.
On me fit entendre qu'il n'y avait rien de plus poli et de plus décent que d'épouser une jeune personne honnête à qui l'on avait fait un enfant. Allons, pour prouver ma politesse, je promets d'épouser la jeune personne honnête qui s'est laissé faire un enfant. C'est fort bien.
— Mais à qui s'adresser, demandai-je spirituellement, pour épouser la fille honnête ?
On me répond spirituellement : — Au père.
Je me présente au père : — Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer.
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— Monsieur, votre serviteur très humble. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service ?
— Monsieur, c'est que j'ai eu le malheur.
— Eh bien! quel malheur, voyons? dépêchez, je suis pressé; il faut que j'aille à mon bureau.
— Monsieur, mon bonheur est entre vos mains.
— Bonheur ! malheur ! qu'est-ce que c'est que ce galimatias-là ?
— Monsieur, c'est que Mlle Camille.
- - Ma fille?
— Elle-même, monsieur.
— Eh bien !
— Monsieur, c'est que je.
— Ah çà! finissez-vous, ou je vous plante là?
Il était très vif, le petit M. Louis.
- Monsieur, c'est que mademoiselle est. est grosse.
- Ah! voilà le grand mot lâché. Elle est grosse!. Ah! je la reconnais bien là!
— Comment, monsieur ! est-ce que Mlle Camille serait dans l'habitude?.
— Qu'est-ce que vous venez me chanter, dans l'habitude ! Je dis que c'est une étourdie, et que je me suis toujours bien douté qu'elle y serait pincée. Et c'est de votre façon sans doute, ce beau chef-d'œuvre-là?
— On le dit, monsieur, et je conviens que j'ai fait.
— Ce qu'il fallait pour cela, n'est-ce pas? C'est fort agréable à savoir. Ah çà ! qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse moi, voyons ?
— Monsieur, on m'a dit qu'il était de la politesse, en pareil cas, de vous demander Mlle Camille en mariage.
— Monsieur, vous êtes bien poli assurément : je vous l'accorde et de grand cœur ; mais cela ne dépend pas entièrement de moi ; Mlle Camille a une mère qui est ma femme et que je respecte infiniment. Je ne puis donner mon consentement que vous n'ayez obtenu le sien. Ainsi, monsieur, allez la trouver ; elle est à la campagne, à Chevilly. Vous lui conterez le fait ; vous lui direz qui vous êtes, et si elle dit oui, je ne dirai pas non.
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— Bien sensible, monsieur, j'y vais de ce pas, et je serai de retour ce soir.
— C'est fort bien, en ce cas je reviendrai souper, et je vous attends. De tout mon cœur, votre humble et obéissant.
Et voilà le père parti. Il s'agit maintenant d'aller trouver la mère. Les demoiselles avaient écouté aux portes et avaient entendu toute la conversation.
On tint conseil : tout ce tracas-là m'ennuyait beaucoup.
Enfin, on propose d'aller l'après-midi, après avoir bien dîné s'entend, Mlle Louis l'aînée, Mlle Camille, Mlle Angélique et moi, dans un vénérable sapin, jusque chez la très honorable mère, pour lui faire la demande en mariage de Mlle Camille, dans l'espérance qu'ainsi que le père elle me trouverait très poli.
Nous dînons, nous partons, nous arrivons.
Il était encore d'assez bonne heure. Nous trouvâmes la maman au logis, où le jardinier nous dit qu'elle faisait la collation avec M. le vicaire. Les deux innocentes se chargèrent d'aller annoncer les deux coupables. On leur accorda la permission de comparaître au tribunal maternel : il était présidé par l'indulgence en personne.
La bonne maman, avant de rien entendre de ce qu'elle savait déjà, nous fit boire un coup. Je dis de ce qu'elle savait déjà, car j'ai su depuis que tout cela était un jeu arrangé pour se débarrasser au moins d'une des quatre filles. Mlle Camille était celle qui était le plus de défaite ; et puisque, après avoir eu la gaucherie de lui faire un enfant, j'avais la politesse de la demander en mariage, on n'avait garde de me refuser.
Tout se passa à miracle, et nous retournâmes gaiement à Paris.
M. Louis se trouva à la maison, suivant sa promesse, et n'eut pas plus tôt appris l'heureux succès de la négociation dont il n'avait eu aucun doute, qu'il me sauta au cou, m'appela son gendre, son fils ; me dit qu'il connaissait beaucoup ma famille et m'installa sur-le-champ dans la sienne, en se félicitant de la belle acquisition qu'il venait de faire.
On soupa splendidement : ce fut une espèce de repas de noces, qui, s'étant prolongé assez avant dans la nuit, commença à donner quelque inquiétude sur le danger de me retirer trop
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tard, quoique assurément les rues fussent bien tranquilles et Paris bien gardé. Cependant un accident est bientôt arrivé : il s'agit ici d'un gendre, et un gendre qui n'est pas un homme ordinaire.
Le père, homme de tête et de bonne composition, se lève en disant : — Parbleu, voilà une belle difficulté !
Il sort et revient un moment après avec une feuille de papier timbré, une plume et de l'encre.
— L'ami, dit-il, va nous griffonner là un bout de promesse de mariage pur et simple, et cela fait réciproquement, parce que madame voudra bien en faire une pareille, je ne vois nul inconvénient à ce que l'ami passe la nuit avec sa femme.
C'est que vous le croirez si vous voulez, mais rien n'est plus vrai. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Nous griffonnâmes les promesses du mariage.
Nous tînmes table encore quelque temps, joyeux comme des nouveaux mariés ; et moi, comme tel, après le souper, après avoir reçu la bénédiction paternelle, après avoir essuyé les baisers vineux de toute la nouvelle parentaille, qui s'était un peu grisée pour célébrer plus dignement mon mariage, j'allai chastement prendre place au lit nuptial, aux chastes côtés de ma chaste épouse.
Dès ce moment, je ne gardai ma chambre, qui était dans la même rue du Four-Saint-Honoré, à l'hôtel du Pavillon-Royal, que pour me conserver un peu de liberté ; car la maison de mon beau-père devint absolument la mienne : j'y buvais, j'y mangeais, j'y couchais, j'y. faisais absolument comme chez moi.
Il est vraisemblable que M. Louis prit de l'amitié pour moi.
Mon caractère gai avait beaucoup d'analogie avec le sien ; mais nos esprits différaient, en ce que le sien avait une certaine causticité que je n'étais nullement fâché de ne point partager.
Du reste j'étais devenu son favori; il ne pouvait plus se passer de moi.
Il avait obtenu de M. de Sartines que je serais surnuméraire dans son bureau, où je le soulageais, entre autres besognes peu ragoûtantes, du signalement des pauvres qui venaient en foule
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demander des passeports, pour avoir le droit d'aller étaler par toute la France le hideux spectacle de la mendicité qui dévorait Paris.
J'étais dédommagé de cette rebutante corvée par mes entrées à tous les petits spectacles et par tous les dîners et soupers agréables auxquels monsieur son gendre se trouvait prié-né.
Certainement ma société, quelle qu'elle fût, devait avoir un certain prix pour un homme isolé, en quelque façon, au sein de sa famille, avec laquelle il communiquait bien peu ; mais je puis dire qu'il me témoignait une certaine considération qui ne s'est pas démentie un instant, jusqu'à des époques dont il sera question par la suite.
Ce fut dans ce temps que, m'ennuyant un matin dans mon bureau, je me mis à faire une petite pièce en un acte. Quoique le temps ne fasse rien à l'affaire, il y fait quelque chose ici : la pièce, commencée à huit heures, fut finie à midi. Le fameux Nicolet arrive en ce moment : — Tiens, lui dit M. Louis, prends cette pièce (i) et joue-moi cela tout de suite.
Il n'y avait pas de réplique. Nicolet l'emporta, la joua dans la huitaine, en retira un argent immense, et moi pas un sou.
Me voilà donc chez M. de Sartines, ne gagnant rien, mais m'amusant beaucoup.
M. de Sartines le recommande alors au maréchal de Richelieu, de qui dépend le sort des comédiens, et qui lui remet un ordre de début à la Comédie-Italienne. Il avait alors vingt-deux ans. Là une directrice de province l'engage dans sa troupe. Il part pour Amiens, le samedi, veille de Quasimodo de 1769, après avoir différé sine die son mariage avec l'intrigante Camille.
(1) A bon chat, bon rat, pièce jouée il y a trente ans chez Nicolet avec un succès désespérant pour les bons ouvrages.
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CHAPITRE XII
GABRIELLE ET SA TANTE
A Amiens, Desforges était logé chez M. Lepage, habile et respectable pâtissier, possesseur d'une femme jeune et jolie et d'une nièce plus jeune et plus jolie encore, qui tenait à la maison le rôle de chambrière. On devine aisément ce qui va arriver, mais peut-être pas complètement.
Un soir que le démon qui ne me quittait guère — et l'on devine ce démon-là — me faisait sentir son aiguillon plus puissamment qu'à l'ordinaire, je vois arriver Gabrielle — ainsi se nommait la nièce — pour arranger mon lit, suivant la coutume. Je ne sais si elle avait depuis longtemps des desseins; mais je commençai à m'apercevoir qu'il était temps que j'en eusse.
J'allai à elle, après avoir mis un doigt de verrou à la porte, et je lui témoignai bien évidemment une très grande bonne volonté. Elle eut beau m'objecter le ravage que je faisais à mon lit, j'avais autre chose à faire que de lui répondre, et je me mis tout entier à un ouvrage suspendu depuis longtemps, que, par bonheur, je n'avais pas oublié.
Gabrielle me prouva, par une action habile et soutenue, que cet ouvrage ne lui était point tout à fait étranger, et je dois avouer qu'il est difficile de mettre plus d'accord, plus de zèle, plus d'intelligence que nous dans ce genre de travail qui porte avec lui la récompense de la peine qu'il donne.
Tout le monde sait combien le sang picard est beau.
En général, le jeune sexe de ce pays est charmant et surtout d'une fraîcheur on ne saurait plus attrayante. Mais ce beau
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sang a encore un mérite plus grand : c'est qu'il est d'une chaleur pénétrante, et je ne sais pas, après de longues et nombreuses expériences faites dans bien des pays, si je ne donnerais pas la préférence en amour aux Picardes. Ce qu'il y a de certain, c'est que, jeune comme le printemps, brillante comme la rose du matin, blanche comme le lis, ferme comme le gland, moulée comme une nymphe, veloutée comme du satin, agile comme un écureuil, voluptueuse comme un moineau ou moi, la jolie Gabrielle me fit désirer de prolonger l'entretien, et je la déterminai sans peine à venir, quand elle aurait fini tout son petit ménage, passer le reste de la nuit avec moi.
En fille honnête et délicate, Gabrielle tint parole. Elle s'était mise dans un charmant costume de nuit, et je puis dire que, toute chambrière qu'elle était, bien des gens très comme il faut, très voisins à la même heure de dames aussi très comme il faut, ne possédaient peut-être pas le quart des charmes que la nature champêtre mettait en ce moment à ma disposition.
Rien ne m'a jamais paru si séduisant qu'une jeune villageoise fraîche éclose et que le souffle impur des villes n'a pas encore trop tourmentée. Il est vrai que c'est une fleur bientôt fanée.
Tandis que notre douce intelligence se soutenait à l'aide et à l'ombre du mystère, l'amour, qui me traitait si favorablement en apparence, m'apprêtait en secret aussi un tour de sa façon, auquel ni le lecteur ni moi nous ne nous attendions guère.
M. Lepage, ce digne pâtissier mon hôte, vivait très maritalement avec sa femme, dont il était passablement jaloux. Le jour, il ne la quittait pas plus que son ombre; la nuit, le même lit les recevait. Jamais la pauvre petite femme n'était montée chez moi qu'un instant à la dérobée; et moi, trop bon chrétien pour chercher à troubler l'union conjugale, je m'étais borné, dans ces rares et courtes visites, à l'embrasser bien respectueusement, ce qui l'avait fait prodigieusement rougir et un peu soupirer.
Il ne fallait pas être bien malin pour deviner qu'une petite femme fort gentille, de vingt-deux à vingt-trois ans, aurait mieux aimé un jeune gaillard toujours riant comme moi qu'un mari toujours renfrogné, toujours de mauvaise humeur,
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qui n'était pas vieux à la vérité, mais fort maussade, fort bête et fort laid.
Quant à moi, je les laissais s'arranger et je ne prenais pas garde à eux. Content de ma Gabrielle qui n'avait point de mari et qui surpassait de beaucoup sa tante, quoique très désirable, je m'en tenais à mes plaisirs et n'en convoitais point d'autres.
Les choses en étaient là, lorsque le mari reçoit de Noyon, sa patrie, une lettre cachetée de noir qui lui annonce la mort de son père et la nécessité indispensable où il est de se rendre sur-le-champ au pays. Comme M. Lepage, sa femme et Gabrielle, à eux trois, n'auraient guère pu déchiffrer trois mots de cette lettre, je fus prié, à mon retour de la comédie, de leur rendre le service de la lire.
Si la femme fut contente d'un héritage et d'une absence, cela ne se demande pas ; si le mari, que l'héritage flattait un peu, fut très affligé de la nécessité de s'éloigner, cela se demande encore moins.Néanmoins le temps pressait ; il n'y avait pas à reculer, il fallait partir. Notre mari, placé entre l'avarice et la jalousie, était dans un très grand embarras et ne savait trop à quoi se résoudre, lorsqu'il lui vint une idée sublime qui arrangea tout à miracle. Or quelle était cette merveilleuse idée ?
Comme je n'étais pas là quand elle fut mise sur le tapis, vous la saurez cette nuit, quand Gabrielle viendra me la raconter; ce qu'elle ne manqua pas de faire à l'heure accoutumée.
— Je viens vous faire mes adieux, me dit la petite amie très sérieusement.
— Comment, tes adieux? Est-ce que tu as reçu aussi une lettre qui t'annonce la mort de ton père ?
— Non, Dieu merci, dit-elle; mais monsieur, qui est bien le plus vilain jaloux qu'il y ait au monde entier, a trouvé superbe de m'ordonner de coucher avec sa femme pendant tout le temps de son absence. Ma tante ne voulait pas d'abord ; elle disait mille bonnes raisons : que c'était bien assez de n'être jamais seule, ni jour ni nuit, tandis qu'il était à la maison; qu'elle serait bien aise de dormir au moins quelque temps tranquille :
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que nous nous gênerions toutes deux; que, que, que, etc. Le jaloux a tenu bon et il a fallu consentir; ainsi vous voyez bien qu'il faut se dire adieu.
— Je ne vois pas cela du tout, mon enfant ; si ta tante avait bien fait, elle aurait consenti tout de suite, et même elle l'eût proposé, puisque cela aurait ôté toute défiance au maussade personnage, et que, lui une fois parti, vous en auriez fait ce que vous auriez voulu.
Au reste, il n'y a pas encore grand mal : puisque ta tante a montré de la répugnance, dès que son mari aura tourné les talons, il faut, de toi-même, lui dire qu'elle ne se gêne en rien, que tu ne prétends pas lui faire de la peine, et qu'elle peut rester bien à son aise toute seule dans son lit. Alors tu verras ce qu'elle te dira : vous vous promettrez mutuellement le secret, que vous garderez, et nous ne serons pas obligés de nous dire adieu.
Le mari partit le lendemain. Gabrielle suivit mon conseil.
Mme Lepage, qui avait des projets, fut enchantée que la proposition ne vint pas d'elle ; et la nuit suivante, Gabrielle, restée libre, vint, à son ordinaire, au rendez-vous.
Il n'y avait pas longtemps que nous étions ensemble lorsque j'entends frapper doucement à ma porte. Je demande qui peut venir chez moi à cette heure : une petite voix me répond d'ouvrir. J'insiste pour savoir qui c'est, quoique je m'en doutasse bien. On se nomme enfin.
C'était Mme Lepage, qui me prie instamment « de lui pardonner son importunité, mais qu'elle meurt de peur, toute seule comme elle est, et m'invite à la recevoir dans ma chambre, où elle passera la nuit sur un fauteuil ».
Jamais je ne me suis trouvé dans un plus plaisant embarras.
Il n'y avait pas de danger; mais la crise avait sa difficulté.
Comment cacher Gabrielle?
Elle me dit de ne rien craindre et d'ouvrir ; qu'elle allait se glisser dans la ruelle, par bonheur très voisine de la porte que je laisserais ouverte, et que, pendant que je recevrais sa tante, elle s'esquiverait dans l'obscurité sans être aperçue.
— Mais qu'en ferai-je?
— Ce que vous voudrez.
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Je lui obéis. Elle n'eut pas de peine à faire son paquet; car elle ne faisait pas beaucoup de façons pour venir me trouver.
J'allai donc ouvrir, et tandis que j'entraînais Mme Lepage dans le milieu de ma chambre, Gabrielle se sauva adroitement.
Quand je la crus hors de danger, j'allai fermer la porte, après avoir fait asseoir ma visiteuse nocturne sur le bord de mon lit. Je lui proposai d'allumer ma bougie — on nous en donnait alors au théâtre pour nous habiller; — elle m'objecta la crainte d'être vue par les voisins, et nous restâmes dans les ténèbres.
Je m'étais assis à côté d'elle; je lui tenais la main; je l'invitai à se placer dans mon lit, en lui représentant que décemment je ne pouvais pas me recoucher comme elle m'y engageait, en laissant une aimable peureuse dans un fauteuil.
Enfin je vis bien qu'il fallait trancher dans le vif, et je consentis à me remettre au lit, à condition qu'elle consentirait à y prendre place, que sans cela le lit resterait vide le reste de la nuit.
On pense bien que c'était tout ce que voulait la timide veuve.
Par cet arrangement, elle était bien sûre de n'avoir plus si peur. Elle remplaça donc Gabrielle, et, ma foi, j'avoue que je ne tardai pas à la prendre pour elle. Mme Lepage était fort jolie, très agréablement faite, et n'avait pas encore été mère.
Je travaillai de mon mieux pour lui procurer cette douceur; et Gabrielle m'ayant dit de faire de sa tante ce que je voudrais, j'en fis sans trop de scrupule ce qu'elle voulut ellemême.
Vers le matin, un peu avant le jour, elle pensa à se retirer; mais je ne lui demandai pas si elle aurait encore peur la nuit suivante, et elle n'osait pas m'assurer elle-même que ses frayeurs nocturnes dureraient tant que son mari serait absent.
Elle avait réellement des charmes, et je ne me sentais nullement affligé du contretemps qui m'avait fait faire connaissance avec eux. Mais Gabrielle était bien jolie aussi; mais Gabrielle n'avait aucun tort avec moi; mais il n'y avait pas de raison pour que j'abandonnasse brusquement Gabrielle.
Enfin la petite veuve, désirant de ne pas se séparer de moi
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sans savoir à quoi s'en tenir, se servit d'un expédient adroit, et pourtant tout simple. Sans faire aucune question, elle s'en alla en me disant : — A ce soir.
Ce petit mot bien court disait tout. Il lui épargnait la petite honte de me dire : — Viendrai-je? ne viendrai-je pas?
Et cette promesse de revenir le soir était une espèce d'ordre de l'attendre. Il fallut bien se résigner et prévenir Gabrielle, ce à quoi .je ne manquai pas, quand elle vint arranger mon ménage. La friponne me demanda comment j'avais passé la nuit. Je ne fis pas le fin avec elle et je la trouvai pour mes aveux d'une indulgence assez étonnante, et, le dirai-je? me fortifia un peu. Voilà pourtant notre injustice.
Je venais de lui faire une infidélité, oh ! bien complète ; il est vrai que je n'avais pas cherché l'occasion, mais l'infidélité n'existait pas moins. Eh bien ! le maudit amour-propre se cabrait. J'aurais voulu que la victime fût jalouse, et sa tranquillité me piqua par l'idée que j'étais faiblement aimé, quoique de mon côté je n'aimasse guère davantage; je voulais qu'on fût jaloux, comme si j'eusse été vraiment amoureux. Il y a bien des gens qui, s'ils veulent être de bonne foi, tant hommes que femmes, se reconnaîtront là.
Gabrielle me dit que sans doute je serais encore le médecin des frayeurs de sa tante. Je lui répondis que j'avais entendu de sa bouche : « A ce soir, » et que j'avais gardé le silence.
— Vous pouvez la recevoir, me dit-elle d'un air très dégagé.
Je voulus prendre quelques libertés innocentes. On me repoussa, sans dureté, mais on me repoussa ; je ne pus même pas obtenir un baiser. On se dépêcha de tout arranger dans l'appartement et l'on sortit sans me dire une parole.
Ce fut alors que je reconnus la jalousie, et j'en fus fort aise.
Je me promis de garder mon sérieux avec Gabrielle; mais elle avait aussi promis de garder le sien ; de sorte que de la journée nous n'eûmes l'air de prendre garde l'un à l'autre.
La nuit arriva enfin, et Mme Lepage avec elle. Je la reçus
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avec empressement, et je commençais à oublier, dans son aimable société, la froideur ou l'humeur de Gabrielle, lorsqu'on frappa à ma porte.
Il n'y avait que trois personnes dans la maison, dont deux étaient ensemble : il est donc clair que la troisième ne pouvait être que Gabrielle. Je ne tardai pas à sentir le coup ; et j'avoue que je n'entrevis même pas d'apparence de me tirer heureusement de ce mauvais pas. Mme Lepage était dans des transes mortelles. Gabrielle redoublait et m'appelait très haut.
J'osai lui demander enfin ce qu'elle me voulait à pareille heure. Elle me répondit : cc Qu'elle avait une peur effroyable; qu'elle avait été frapper à la porte de sa tante, pour la prier de permettre qu'elle se réfugiât dans sa chambre n'osant pas rester seule dans la sienne, mais que Mme Lepage dormait si fort qu'elle ne l'avait pas entendue et n'avait point répondu; qu'alors sa frayeur augmentant et ne sachant où trouver un asile, elle avait pris sur elle devenir implorer ma pitié; aimant mieux, quoi qu'on en pût dire, passer le reste de la nuit dans la chambre d'un homme que de mourir seule de peur dans quelque coin de la maison. »
Que faire ? qu'opposer à cette perfidie ? Mme Lepage ne voulait absolument pas que j'ouvrisse; et, quoique nous parlassions fort bas : — Ah! ah! dit Gabrielle, je vois bien pourquoi vous ne voulez pas m'ouvrir; j'entends parler : vous avez compagnie avec vous ; quelqu'une de vos demoiselles de théâtre, que vous aurez fait entrer ce soir par l'allée sans qu'on s'en aperçût.
Oh! pour le coup, je m'en vais réveiller ma tante; elle sera enchantée de voir la conduite que vous menez dans sa maison.
Elle fit semblant de s'en aller; mais j'étais bien sûr qu'elle resterait à écouter. Alors je dis tout bas, sous la couverture, à Mme Lepage le moyen qu'elle avait à prendre pour s'esquiver.
C'était le même qu'avait employé Gabrielle. La pauvre petite femme, toute tremblante, s'y résolut.
Je demande à haute voix s'il y avait encore quelqu'un à la porte.
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— Oui, me répond Gabrielle : ma tante ne se réveille pas, et j'espère enfin que vous aurez pitié de moi.
— Attendez un moment, je vais ouvrir.
J'y vais en effet; mais la malicieuse Gabrielle n'est pas plus tôt entrée qu'elle se met entre la porte et la ruelle et ferme la première si rapidement, en me repoussant en dedans, que la pauvre Mme Lepage, accroupie dans la ruelle, n'a pas le temps de sortir et reste prise au trébuchet.
Gabrielle n'était pas au terme de sa vengeance, ni nous à la fin de nos inquiétudes. Quand elle est dans ma chambre, dont elle avait pris la clef, elle change de ton et me parle dans ces termes : — Que vous ai-je donc fait, mon ami, et par quelle raison m'avez-vous si cruellement refusé l'entrée de votre appartement? Comment, après m'avoir si obligeamment accoutumée à venir causer avec vous toutes les nuits depuis près d'un mois, vous avez la barbarie de me repousser aujourd'hui? Pour quelle raison ? Seriez-vous fàché de ce que je n'ai pas pu venir la nuit dernière? Hélas ! cela m'a été bien impossible. Je n'ai même pas pu vous en prévenir. Je suis restée très tard près de ma tante, qui, se voyant seule pour la première fois dans sa chambre, avait des frayeurs épouvantables. Je ne l'ai quittée que quand je l'ai vue un peu rassurée. Vous reposiez sans doute profondément alors; et, d'ailleurs, je ne serais pas venue, parce que ma tante pouvait avoir besoin de moi la nuit, et si elle ne m'eût pas trouvée, cela aurait fait un fort mauvais effet. Ainsi, je mérite bien ma grâce, comme vous voyez : accordez-moi-la donc et ne restons pas comme cela au milieu de la chambre ; il ne fait pas très chaud.
Je ne répondais rien, parce que je ne savais que répondre.
— Est-ce que vous ne vous couchez plus aujourd'hui? dit Gabrielle avec impatience.
Même silence.
— Ah! je ne me trompe donc pas! vous avez quelqu'un avecvous; mais je verrai qui c'est, j'en jure.
Elle va à tâtons vers la cheminée, prend le briquet, dont elle connaissait la place, puisqu'elle l'y posait elle-même, et se met en devoir de le battre.
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On concevra sans peine le trouble et l'effroi que son action me causa. Je lui enlevai des mains l'instrument fatal qui allait nous trahir; elle devint furieuse et répéta à haute voix : — Oui, il y a ici quelque malheureuse. Je veux la voir ; je la verrai; je vais chercher partout.
Elle s'y dispose en effet. Je la prends entre mes bras, et comme elle se débattait pour m'échapper, je fus contraint d'user un peu de ma force. Elle me menaça de crier et d'ameuter les voisins : je ne savais plus que faire; Mme Lepage était sans doute plus morte que vive dans sa ruelle. Enfin il me vint une idée : — Eh bien ! oui, dis-je à Gabrielle, il est vrai qu'il y a quelqu'un ici. Je veux bien vous l'avouer ; mais ce n'est pas qui vous pensez. Pour le prix de mon aveu, accordez-moi une grâce.
- Qu'est-ce que cette grâce?
- Je vais ouvrir la porte à cette personne. Promettez-moi de la laisser sortir sans chercher à la voir.
— Allez, infidèle, je n'ai pas besoin de la voir pour la connaitre : c'est Mme Lepage ; c'est ma tante.
Quel coup de foudre !
— Sortez, ma tante, sortez, continue Gabrielle, vous devez être fort ïriâl à votre aise dans cette ruelle; je le sais par moimême, car j'y étais à pareille heure la nuit dernière, quand il vous a plu de venir me déplacer.
Pas un mot qui ne soit un coup de poignard pour Mme Lepage et pour moi.
— Allons, madame, dis-je à cette pauvre petite femme, en allant la tirer de la ruelle, tout est découvert : il est inutile de dissimuler. Gabrielle, je ne vous croyais pas si vindicative.
— Monsieur, je ne vous croyais pas si ingrat, et madame si imprudente.
Mme Lepage, sortie de la ruelle, était assise sur le lit et se cachait dans les rideaux, quoiqu'il fût nuit noire, tant les ténèbres sont nécessaires aux coupables !
— Si vous aviez eu quelque amitié pour ma tante et pour moi, monsieur, auriez-vous agi comme vous l'avez fait ? Ne voyez-vous pas bien qu'elle se perdait? Quand même vous
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n'auriez pas eu de liaison avec moi, n'était-il pas de votre devoir de lui représenter le tort qu'elle se faisait par une démarche aussi inconsidérée ? Ne deviez-vous pas lui dire que vous n'étiez pas venu dans sa maison pour y mettre le trouble et le désordre?
En lui parlant doucement raison, vous auriez fini par la lui faire entendre; en faisant votre devoir, vous l'auriez remise dans le sien ; mais non : vous avez mieux aimé être un homme galant qu'un galant homme. Je suis bien loin de me regarder comme innocente; mais, à coup sûr, je suis la moins coupable des trois ; car enfin, quand j'ai fait la folie de me donner à vous, je pouvais disposer de moi ; je n'appartenais à personne qu'à moi-même ; au lieu que ma tante appartenait à son mari, et vous, monsieur, vous m'apparteniez.
C'est vous qui m'avez provoquée; il est vrai que j'ai faiblement résisté ; mais si la cause de cette faiblesse était l'amour que vous m'inspiriez, et l'amour le plus désintéressé, comme vous n'en pouvez douter, c'était une raison pour me traiter avec plus de ménagement.
Voilà donc le fonds qu'une femme sensible doit faire sur un homme honnête en apparence, et voilà la confiance que les maris doivent avoir dans leurs compagnes ! A peine M. Lepage est parti. Mais je me tais. ma tante est assez punie. D'ailleurs elle est moins coupable que vous à mon égard ; elle ignorait et devait ignorer notre liaison.
Quant à son crime envers son mari, c'est un bourru, un jaloux insupportable, qui le rendrait excusable à la rigueur; mais ce n'est pas à sa nièce à la juger : son cœur lui suffira.
Vous me reprochez d'être vindicative, monsieur ; vous allez voir comme je tiens à la vengeance. Je pourrais la pousser plus loin ; vous m'en avez bien donné le droit : je pourrais instruire M. Lepage de la conduite de sa femme ; mais c'est une horreur de laquelle je suis incapable et qui ne servirait qu'à me mettre mal avec moi-même. Aussi, ma tante, soyez sans la moindre inquiétude. Votre secret est entre nous trois. Que monsieur soit aussi muet que moi, — la probité le lui ordonne — et je vous promets qu'il est enseveli pour toujours. Un moment d'erreur vous coûte assez cher; il ne doit point avoir des suites plus
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fâcheuses. Mais si vous m'en croyez, nous nous unirons ensemble pour faire sentir à monsieur combien peu il méritait notre attachement ; et dès ce moment nous renoncerons à lui pour jamais.
— J'en fais le serment, dit alors Mme Lepage, sortant de dessous les rideaux et se jetant à tâtons dans les bras de Gabrielle; sortons, ma bonne amie, sortons de ce lieu où je n'aurais jamais dû entrer.
— Eh mais ! la fin de tout cela, mesdames, dis-je ennuyé à l'excès du sermon de Mlle Gabrielle — sermon qu'on me pardonnera bien d'avoir un peu arrangé, en conservant le fond des choses, — qui est-ce qui vous a priées d'y venir? Comment faut-il donc s'y prendre pour vous contenter? Vous venez la nuit frapper à la porte d'un homme ; s'il vous ouvre, c'est un homme immoral pour qui tout est bon ; s'il ne vous ouvre pas, c'est au moins un être grossier, indigne du regard d'une femme honnête !
Quel parti, femmes honnêtes, voulez-vous donc qu'on prenne avec vous ? Le proverbe ne dit-il pas qu'il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée ?
Mme Lepage, au reste, mérite en ceci ma reconnaissance et ma discrétion ; elle peut compter à jamais sur l'une et sur l'autre. Je luis en fais le serment solennel ; mais Mlle Gabrielle, qui s'avise un peu tard de faire la prude et de remontrer leur devoir aux autres, quand il est possible qu'elle ait un peu oublié le sien, elle me force à lui dire des vérités que j'aurais à jamais renfermées en moi-même; qu'elle apprenne donc que malgré ses charmes, auxquels je rends justice, je n'avais nullement fait vœu de me lier intimement à elle, que le reste de l'univers dût entièrement disparaître pour moi devant sa précieuse existence ; qu'elle sache que je crois fermement que, dans tout ceci, sa grande colère ne vient que d'avoir été gagnée de vitesse, et que je n'ai peut-être l'avance que d'un jour ; en conséquence, que sa foudroyante menace de renoncer à moi ne m'a pas tellement terrassé que je ne me sente encore bien ferme sur mes pieds ; et qu'elle, qui donne aux autres de si belles leçons de conduite, doit à l'avenir jeter un œil un peu plus attentif sur la sienne.
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Adieu, mesdames, vous pouvez partir. Vous sentez que je pourrais faire un fort joli petit roman de cette aventure. Je l'intitulerais : les Visites nocturnes, et il pourrait être au moins aussi piquant que le tour de l'ingénieuse Mlle Gabrielle ; mais j'ai juré d'être discret, et je tiendrai mon serment. Comme il ne me paraît ni décent ni amusant pour personne que je reste davantage dans cette maison, je prie Mme Lepage de vouloir bien me faire mon compte pour demain. Je tâcherai, dans la journée, de trouver un logement que je puisse habiter le soir même.
Bonne nuit, mesdames. Je ne vous offre pas de lumière : vous verrez assez clair ; vous connaissez les êtres.
A cette dernière méchanceté, la clef tourna dans la serrure, et les deux rivales partirent sans souffler mot. J'allai refermer la porte et me renfonçai dans mon lit, veuf, où je m'abandonnai à mes réflexions sur cette bizarre aventure.
D'abord ma solitude m'effraya un peu, et je me repentis presque de la sévérité de ma réponse, qui, selon toute apparence, de deux femmes ne devait pas m'en laisser une. Je ne dissimule pas que je regrettais assez vivement Gabrielle, qui, à l'avantage de n'avoir point de mari, comme sa tante, joignait celui d'être infiniment mieux. J'étais maintenant dans le cas de pouvoir comparer. A la fin, je me déterminai avoir venir le mémoire, sans en reparler le premier, et je m'endormis, résolu d'attendre bien philosophiquement la tournure que prendrait la chose.
Il n'était pas encore bien tard quand Gabrielle se présenta chez moi. Je lui ouvris, fort étonné de la revoir, et j'allai me recoucher ; car il était à peine sept heures du matin. Elle me dit d'une voix très basse et les yeux fixés en terre : — Puisque monsieur ne se lève pas encore, je reviendrai faire sa chambre dans une heure.
— Il me semble, dis-je, que, puisque je sors aujourd'hui, c'est une peine fort inutile.
Et ce peu de mots fut prononcé très froidement. Gabrielle, le coude sur la cheminée et le front appuyé sur sa main, se mit à fondre en larmes. C'est un spectacle que je n'ai jamais pu soutenir que celui d'une femme qui pleure, quelle qu'elle soit
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jugez quand elle est jolie. Mon cœur se brisa sur-le-champ, et je dis d'une voix altérée : — Eh bien ! qu'avez-vous qui puisse vous affliger si fort ?
Vous m'avez fait une loi de renoncer à vous ; c'était m'imposer celle de m'éloigner. — Les larmes redoublent et je continue.— Vous comprenez bien, mon enfant, que vous me fûtes trop chère pour qu'il me soit possible de demeurer ici avec vous sur le ton de l'indifférence. Il vous a paru très facile, à vous, de briser notre lien ; mais la même facilité n'existe pas pour moi : je vous ai trop aimée.
— Vous m'avez trop aimée, homme cruel !
Et l'on vient se plonger dans mes bras, en sanglotant, sans pouvoir ajouter un mot. Je la presse contre mon cœur : — Oui, je vous ai trop aimée pour me voir désormais avec vous sous le même toit, comme un étranger.
— Eh ! qui vous y force ?
— Vous-même. Votre parti n'est-il pas pris de renoncer à moi ?
— Ah ! je le devrais peut-être ; mais le puis-je ?
— Soulevez donc vos beaux yeux, que je les voie du moins remplis de ces larmes que vous arrache sans doute le repentir du chagrin que vous m'avez fait.
— Et moi, je n'en ai pas eu, peut-être?
— Vous l'avez un peu cherché ; mais tenez, ma chère Gabrielle, n'entrons pas, croyez-moi, dans une explication inutile et pénible. J'ai bien des choses à vous dire. Vous n'avez pas grand'chose à faire : madame sait que vous êtes ici ?
— C'est elle qui m'envoie.
— Eh bien ! reprenez votre place à côté de moi; nous avons au moins deux bonnes heures à causer ensemble ; et tout ce que nous dirons, dans cette aimable salle d'audience, en aura cent fois plus de valeur.
On fit quelques petites minauderies ; mais on finit par retrouver un chemin qu'on n'avait pas pu oublier en si peu de temps.
La conférence intime, comme on peut bien le croire, amena une explication semblable à elle.
C'était en effet sa tante qui l'envoyait pour me supplier de
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ne pas quitter la maison ; que cela donnerait l'éveil à la curiosité des méchants, dont les villes de province abondent, et à la jalousie de son mari, qui ne manquerait pas, à son retour, de faire les rêves les plus bizarres sur le subit abandon que j'aurais fait de sa maison ; que, de plus, aussi avare que jaloux, il regretterait de ne m'avoir plus, parce que je faisais assez de dépense, et que, de toutes ces passions en jeu chez lui, il résulterait pour elle de très grands chagrins ; qu'en outre, elle me conjurait d'oublier son impardonnable erreur, ou du moins de la condamner au plus profond silence; ajoutant que, rendue à elle-même, et bien pénétrée de tous ses torts, elle voulait en mériter le pardon, en les abjurant d'une part, et en me laissant, de l'autre, l'entière liberté de suivre mon penchant, sans rien faire pour le traverser en aucune manière.
— C'est-à-dire qu'elle me rend ma Gabrielle, sans restriction et sans réserve.
— Oui, mon ami.
— Eh bien ! je reste, et j'en fais le serment le plus doux à l'autel qui seul est digne de le recevoir. J'ai bien rarement jugé avec autant de plaisir; et j'incline à penser qu'il n'y a pas sur la terre de volupté comparable à celle qui accompagne un traité de paix que l'Amour vient de faire.
Pour ne laisser à Gabrielle aucun doute sur ma bonne foi, je répétai le serment le plus qu'il me fut possible. Sans changer le fond, j'en variai tant que je pus l'expression et la tournure.
L'autel charmant sur lequel je le consacrais avait un. nombre infini de faces dessinées de main de maître; et il tournait à volonté sur un pivot d'une bien favorable mobilité.
Oh! comme cette manière de jurer est délicieuse! quel malheur qu'il n'en résulte que des parjures! Mais, au fait, n'est-ce pas la plus grande imprudence que de se lier dans de semblables moments? N'est-ce pas le vœu du matelot pendant l'orage ? N'est-ce pas, à proprement parler, écrire sur le sable ?
Nous ne tardâmes pas à l'éprouver, Gabrielle et moi. Notre aventure nocturne avait déposé dans nos cœurs un levain de défiance, qui troublait, par une fermentation involontaire, le charme de nos entrevues.
Au bout de sept ou huit jours, il n'y avait plus guère qu'une
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fausse honte qui nous réunissait : Gabrielle venait plus tard ; je la traitais moins splendidement ; elle se retirait plus tôt ; enfin la quinzaine n'était pas écoulée qu'un joli garde du corps qui n'était point de la garnison, mais qui était venu visiter ses camarades, enleva Mlle Gabrielle à sa grande satisfaction, et je puis dire à la mienne. Il me rendait un grand service pour mille raisons dont voici la première, c'est que je ne l'aimais plus. Me voilà dispensé des autres, n'est-il pas vrai? Point du tout. Ce ne sera pas par une capricieuse échappatoire que je m'en tirerai.
Je ne l'aimais plus, d'abord parce que je ne l'avais jamais aimée que comme on sait et pour ce qu'on devine, et que ce goût était parvenu à s'user un peu, en m'usant beaucoup moimême; ensuite, que je la voyais toujours prête à m'accabler du poids de sa tante, par des reproches assurément fort inutiles et encore plus insupportables. Je fus donc extrêmement content d'être débarrassé du sien, sans qu'il y eût de ma faute; et son escapade me mit en droit de penser à convoler sans scrupule à de nouvelles noces, ce qui ne tarda pas.
Je conservai mon logement chez Lepage, à cause de sa femme qui avait quelques droits sur moi. Ce qu'elle avait fait en ma faveur était un titre à ma reconnaissance, et, sa nièce une fois partie, elle trouva le secret d'y en ajouter d'autres de loin en loin. Mon état m'occupait beaucoup, et ma liaison avec cette petite brune ne m'occupait pas assez pour m'en détourner. Son mari, facile à tromper, comme tous les jaloux, bêtes et mêmes spirituels, ne nous donnait pas la moindre inquiétude.
Le vilain n'avait pas voulu prendre une autre domestique après l'évasion de Gabrielle, qu'il ne payait pas. Sa femme était chargée de tout le détail de la maison. Je me plaignais toujours d'elle devant lui. Il l'envoyait refaire ma chambre en la grondant : je montais avec elle, pour lui montrer comment je voulais que mon lit fût arrangé, et nous l'arrangions convenablement ensemble.
Le ladre, pendant ce temps-là, était à son feu qu'il ne voulait pas quitter. Ainsi nous faisions à peu près la même besogne, chacun de notre côté. Le temps s'écoulait de la sorte, sans peine comme sans grand plaisir pour moi.
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CHAPITRE XIII
MADEMOISELLE BORTHEAU
Depuis l'équipée de Gabrielle, les heures des repas m'étant devenues extrêmement fastidieuses chez moi, je m'étais mis en pension, avec un certain nombre de mes camarades qui y étaient depuis l'ouverture du théâtre, chez une nommée Mme Rollot, femme d'un violoncelliste très habile, attaché à notre spectacle.
Cette dame avait infiniment d'esprit, et surtout celui de se plier aux goûts et aux opinions de tout le monde. Jamais on n'avait tort avec elle, et cette politique, jointe à celle de donner fort bien à manger, lui avait procuré un grand nombre de convives. Comme elle avait la bonté de me désirer depuis longtemps, le jour de mon installation fut une espèce de fête où Mme Rollot déploya un peu de luxe de bonne chère, ce qui ne fit de peine à personne et me valut la faveur des gourmands nombreux qui m'en étaient redevables.
Amiens, comme on sait, est un pays où l'on vit bien et, dans le temps dont je parle, à très bon compte. Je fus donc fort satisfait, et pour assez peu d'argent.
Un beau soir, samedi, veille du dimanche d'avant la Pentecôte, — je mets les dates pour cause, — je venais, je crois, de jouer le Colin du Maréchal, qui, certes, n'est pas un rôle merveilleux, mais que je jouais avec beaucoup de soin, par cette raison-là même; un de mes camarades accourt me dire qu'une jeune dame, qui vient d'arriver, désire me parler, et qu'elle m'attend aux secondes loges, où il s'offre à me conduire.
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Je lui observe que je suis encore tout habillé.
— C'est justement comme cela qu'on te veut, me dit-il.
Et nous marchons.
Chemin faisant, je me demandais quelle pouvait être cette jeune dame ; et comme de ma loge aux secondes il n'y avait pas loin, je n'eus pas le temps de me faire beaucoup de questions.
J'arrive. J'entends Mme Rollot qui dit : — Tiens, le voilà.
A ces mots, une dame, fort jeune en effet, se retourne et me salue par ces paroles remarquables : — Est-ce vous, monsieur, qui venez de jouer Colin ?
— Oui, madame.
— Ah! oui, je vous reconnais : j'ai voulu vous voir de près, parce que d'ici vous m'avez paru assez bien. Désolée de vous avoir dérangé, vous êtes mieux au théâtre qu'à la ville.
Et après cette burlesque réception, elle se retourne vers Mme Rollot, comme si de rien n'était, sans la moindre politesse, sans le moindre mot d'usage même. J'avoue que je ne pris pas la plaisanterie en philosophe, car saisissant la dame assez ferme par le bras, je la fis retourner de mon côté, et quoiqu'elle me dît très haut : — Comme vous me serrez, monsieur, vous me faites mal.
— Qui que vous soyez, lui dis-je, il est vraisemblable que vous n'êtes pas faite pour me juger ni à la ville ni au théâtre.
Je m'en allai sans attendre sa réponse, et je demandai à mon camarade s'il connaissait cette impertinente créature : oh !
j'étais vraiment piqué. Il me dit que non, qu'elle arrivait à l'instant et qu'on la croyait engagée pour aimer à la suite de la troupe.
Ce mot aimer à la suite de la troupe me parut singulier.
J'en demandai l'explication ; et l'on me répondit que notre directrice, habile spéculatrice, avait pour habitude et pour politique d'engager, sans appointements, quelques jolies filles ou femmes, qui paraissaient, en cas de besoin, dans les pièces où il fallait des comparses ; que ces dames n'avaient d'autre emploi que de ne pas quitter les coulisses, d'y jouer le rôle duquel seul elles étaient capables, celui d'étaler leurs appas et
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d'en faire une enseigne attrayante, qui pût amener les chalands à la boutique; que celle-ci était probablement de ce nombre.
D'après cette instruction, je me calmai et me déshabillai en paix, ne trouvant pas l'objet digne d'une plus longue colère.
Du théâtre, je me rendis à souper chez Mme Rollot. La première personne que je vois est cette grossière nouvelle venue, à laquelle je ne fis pas la moindre attention. On me fit la méchanceté de me placer à côté d'elle, malgré mes efforts pour m'en défendre ; et le premier mot qu'elle me dit fut : — Voyons, monsieur, si je serai digne au moins de vous juger à table.
Je voulais garder mon sérieux et le silence ; mais le torrent de plaisanteries dont elle m'inonda me contraignit enfin à cesser de bouder, à rire avec elle et à me prêter de bonne grâce à la circonstance. Quand j'en fus à ce point, je m'attachai à la regarder plus attentivement que je n'avais fait jusque-là. Quel fut mon étonnement en voyant un des plus charmants objets possibles!
Mlle Bortheau, c'était son nom, était alors dans sa dix-neuvième année à peu près. Je ne me rappelle pas d'avoir vu dans aucune femme une fraîcheur plus éclatante que la sienne. Il n'était pas question de traits ; elle n'en avait aucun. Front bas, œil gris et enfoncé, nez trop gros, bouche assez petite; mais de très fortes lèvres, menton lourd et un peu trop long, voilà sa figure en détail ; mais l'ensemble, mais la peau surtout, la peau la plus éblouissante, les formes robustes, mais pleines et correctes, tout cela était si entraînant qu'il n'était pas possible d'y résister.
Nous fîmes la paix à des conditions très douces : elle n'exigea rien autre chose de moi que de la choisir pour ma dame et de devenir exclusivement son chevalier, c'est-à-dire d'être pour elle à Amiens ce que sont les sigisbés en Italie.
Je fus donc chargé de l'aller chercher pour chaque repas, après lequel je devais la reconduire chez elle, ou la mener à la promenade; enfin ne la pas quitter qu'au moment où rester près d'elle m'aurait été le plus doux.
J'acceptai cet arrangement qui m'ouvrait la porte à de
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grandes espérances, et je me promis bien de ne pas trop attendre pour les réaliser.
- Afin donc de ne pas perdre trop de temps, je mis dans mes intérêts une espèce de demi-comédienne, nommée Hennery, qui jouait des bouts de rôle et était assez bonne princesse. Sa complaisance, dans bien des circonstances délicates, lui avait procuré l'amitié de tout le monde, et elle était bienvenue de toute la troupe. Je lui confiai mon projet, qui était d'épouser Mlle Bortheau la nuit du samedi, veille de la Pentecôte, huit jours juste après son arrivée ; qu'elle serait elle seule, Hennery, prêtre, parents, notaire, et tout, et que, pour cela faire, il fallait qu'elle m'aidât à obtenir à souper, pour ce soir-là, de Bortheau, qui ne me refusait que par la crainte prétendne de se trouver tête à tête avec moi.
Cela s'arrangea. Quand Bortheau vit qu'Hennery serait du .souper, elle consentit à me traiter; ce qu'elle fit fastueusement.
Nous n'étions que nous trois. Nous poussâmes le plaisir de la table un peu avant dans la nuit. Hennery, feignant tout à coup de s'apercevoir qu'il était tard, s'élance à la porte, dont la clef était restée, par ses soins, en dehors, nous enferme à double tour, et nous souhaite le bonsoir à travers la serrure, en nous promettant, foi d'honnête fille, de venir nous ouvrir le lendemain matin de bonne heure. Pour le coup, j'espère que nous voilà dans la crise.
— Ah! ça, mais c'est une plaisanterie apparemment? dit Bortheau.
— Assez mauvaise, dis-je.
— Oh! sûrement; mais elle va revenir, il n'est pas possible que cela soit sérieux.
— Qu'elle revienne si elle veut; je vais toujours me coucher -en l'attendant.
— Comment, vous coucher?
— Eh ! oui, me coucher.
— Où donc, s'il vous plaît?
— Là : est-ce que ce n'est pas un lit. cela?
— Comment! vous aller vous coucher dans mon lit?
— En avez-vous un autre ? Cela m'est égal, pourvu que je me
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couche et que je dorme. J'ai joué ce soir un rôle fort; je suis las et j'ai besoin de repos.
— Mais je crois, Dieu me pardonne, qu'il se déshabille. —
Elle avait raison je me déshabillais. — Sur mon honneur, il se couche. — Elle avait raison je me couchais. — Ah bien! celuilà est neuf, par exemple. Ah çà! monsieur Desforges, j'espère que c'est assez plaisanter comme cela ; vous allez vous lever et vous en aller !
— Ah çà! mademoiselle Bortheau, j'espère que c'est assez déraisonner comme cela. Je ne veux pas me lever, parce que je ne peux pas m'en aller; vous allez venir vous coucher ou vous taire et me laisser dormir.
— J'en ai bien vu dans ma vie, mais pour celui-là il me passe.
— Vous en avez bien vu dans votre vie, à votre âge? Eh bien ! encore celui-là ; un de plus ne doit pas vous faire peur.
- Vous êtes un insolent.
- Laissez-moi dormir.
Elle murmura encore, je ne sais combien de temps, à voix basse par respect pour les voisins. Je me mis à dormir, mais très sérieusement ; et je ne sais pas combien mon sommeil aurait duré si je n'avais pas senti quelqu'un se fourrer brusquement auprès de moi, en disant de mauvaise humeur : — Avec tout cela, je ne me soucie pourtant pas de passer une nuit blanche, moi.
Et on me repoussa rudement, et on me tourna le dos, et je n'en fus pas fâché et l'on se retourna en tous sens et je n'en fus pas fâché; et on voulait pincer, mordre, et je le rendais impitoyablement, tant et tant qu'enfin cela se termina comme il convenait, et que personne n'en fut fâché.
Les preuves, non pas de tendresse, mais de frénésie amoureuse que m'arrachèrent les appas de cette nouvelle divinité furent si multipliées que le sommeil avait fui devant la volupté et que la complaisante Hennery nous parut arriver encore trop tôt, en venant nous rendre la liberté à plus de dix heures du matin.
Ce jour était celui de la Pentecôte, et comme il n'y avait point
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de comédie, nous le consacrâmes à visiter les environs de la ville. La fête se passa dans les plaisirs de la table, de la promenade, etc. Le soir, de retour à Amiens, je comptais bien ne pas plus quitter ma conquête cette nuit-là que l'autre. Je me trompais dans mon calcul. La demoiselle jugea à propos de m'éconduire très sérieusement. Mais elle se trompait dans le sien. Elle s'était imaginé que ce caprice doublerait mon amour, et c'était une double erreur : premièrement, je n'avais point d'amour; et, en second lieu, quand j'en aurais eu, je détestais le caprice, et ma fierté n'eut pas de peine à triompher de cette puérile épreuve. Je quittai la quinteuse Bortheau à minuit, et j'allai fort paisiblement me reposer chez moi.
A parler franchement, j'en avais quelque besoin. Je n'entrerai dans aucun détail sur mes hauts faits. Je sais que l'on accorde peu de créance à de semblables prouesses, et je n'écris pas pour lutter avec Hercule. Je dirai seulement que, doué d'un penchant très vif pour les dames, assez fortement organisé, armé d'un courage qui me rendait souvent des moyens, et faisant agir à mon gré les ressorts d'une imagination brûlante, je dus me trouver plus énergique encore, étant électrisé par des charmes qui surpassaient l'expression, et surtout par un manège dont je n'avais eu jusque-là qu'un très faible aperçu.
Les perfections physiques de cette Lais étaient telles que j'ai cherché vainement, dans les chefs-d'œuvre connus du pinceau et du ciseau, quelque chose qu'on pût leur comparer. La gorge, quoique d'une blancheur et d'une consistance rares, était peutêtre un peu volumineuse ; mais toute la partie opposée, depuis la racine des cheveux jusqu'au calcaneum, était si ravissante, que la raison faisait place au délire à l'aspect de tant de beautés réunies, et la complaisance fougueuse avec laquelle tous ces trésors étaient prodigués était vraiment faite pour l'éterniser.
Les livres les plus instructifs sur le mécanisme des positions que permet la souplesse du corps humain ne contiennent pas la moitié des leçons aussi claires que variées qu'on pouvait prendre dans une seule séance du cours érotique de cette illustre professe. Il n'est donc pas étonnant qu'un art aussi profond étant venu au secours de mes dispositions et de mes
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facultés naturelles, je sois un peu sorti du cercle des exploits ordinaires.
Je goûtais donc seul, entre mes rideaux, le repos balsamique que mes douces fatigues m'avaient rendu si nécessaire, quand, vers les sept heures du matin, on vient le troubler en frappant violemment à ma porte. Je m'éveille en sursaut, et je demande, de fort mauvaise humeur, quels sont les importuns qui me viennent interrompre si mal à propos. Je reconnais une voix enrouée, semblable à celle de ces femmes qui, par état et par goût, réveillent le matin leurs organes engourdis au moyen d'une liqueur extrêmement forte.
J'en demande bien pardon à Mlle Bortheau, mais, malgré tous ses charmes, elle avait cette voix rauque et voilée qui, à coup sûr, n'en était point un. Mais ce qu'il y eut de moins charmant encore, c'est que cette voix désagréable lui servit à prononcer de fort sales expressions qui m'affermirent dans la résolution de ne pas ouvrir ma porte.
Un peu plus poli qu'elle, je lui répondis que je ne savais pas ce qu'elle venait faire chez moi, après la manière dont elle m'avait exilé de chez elle ; que si son caprice était passé, moi, qui ne connaissais point les caprices et qui les avais en horreur, je la suppliais de croire que toute communication était interrompue entre nous. Elle se retire avec son amie, Mme Rollot, qui probablement l'avait accompagnée dans le charitable dessein de nous rapatrier et de tirer de tous deux un honnête salaire du loyal service qu'elle voulait sincèrement nous rendre.
Son espérance, toute pure qu'elle était, fut cruellement trompée; car, dès le jour même, je quittai sa pension et je me remis à prendre, comme auparavant, mes repas chez mon pâtissier et mes ébats avec sa femme qui, ne conversant avec moi que de loin en loin, n'avait pu s'apercevoir de la nuit infidèle que j'avais passée chez la maladroite Bortheau. Il n'en avait pas même été question, mon passe-partout me donnant l'entière liberté d'aller et de venir les nuits qu'elle passait conjugalement auprès de son hideux époux.
Mais Mme Rollot fut plus sévèrement punie encore que par ma désertion ; car quelques jours après, comme je m'obstinais tou-
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jours à fuir Bortheau, elle prit sur elle de m'aborder et de me demander mon bras pour la conduire à la belle promenade du Haut-Toit.
J'aurais bien voulu pouvoir refuser pour continuer à la mortifier ; mais pourquoi se mentir à soi-même ? Malgré tous ses défauts, ses caprices, ses vices même, Bortheau m'avait paru, et était vraiment si belle, qu'au fond de l'âme je regrettais, non son amour, dont je ne voulais pas parce que je n'y croyais pas, et que je n'en avais pas moi-même, mais sa jouissance, dont le souvenir était resté profondément gravé dans mon ardente imagination. Je consentis donc assez froidement à l'accompagner et nous gagnâmes la promenade en silence.
Quand nous y fûmes, la dame prit la parole enfin et s'expliqua en ces termes : — Je vois à présent, monsieur, quelle espèce d'homme vous êtes.
Ce mot espèce me parut un peu grotesque ; mais, vu le personnage, je me résolus de n'y pas regarder de si près.
— Vous aimez à être prévenu. Je suis sûre qu'on ne nous aurait jamais revus ensemble, si je n'avais pas été assez bonne pour vous faire une avance.
— Cela est vrai.
— Vous auriez même été assez grossier pour vous promener avec moi sans rien dire, si je n'avais pas pris le parti de vous parler la première.
- Grossier ou non, cela est vrai.
- Eh ! pourquoi tout cela, s'il vous plaît ?
- Comment ! vous osez le demander ? Mais c'est une explication que vous voulez, et moi je n'en veux pas.
— Et moi j'en veux une, et je l'aurai malgré vous : vous ne m'empêcherez pas de parler peut-être, et je ne vous crois pas assez malhonnête pour vous boucher les oreilles.
— Parlez, je vous écoute.
— Ne m'interrompez pas, entendez-vous !
— Vous pouvez être bien tranquille.
— Vous m'en voulez beaucoup de ce que je vous ai renvoyé de chez moi le jour de la Pentecôte?
— Au contraire, vous m'avez rendu service.
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— Ne m'interrompez donc pas, je vous en prie. Quoi que je dise, laissez-moi achever; je ne finirais pas sans cela.
— Je me tais.
— Vous m'en voulez parce que vous supposez que c'est de mon propre mouvement que je vous ai fait cet affront. Détrompez-vous : c'est votre tendre amie, Mme Rollot, qui, mécontente de ce que je vous avais fait assez languir, m'a conseillé de vous traiter de la sorte, pour vous enchaîner plus fortement ; mais il me paraît qu'elle vous connaît mal et que vous n'êtes pas de ces gens qu'on enchaîne par les moyens qu'elle m'a indiqués.
— Puis-je parler?
— A votre aise : j'ai tout dit.
— Pour m'enchaîner, mademoiselle, les charmes ne suffisent pas : ils commencent l'ouvrage ; mais c'est à la douceur, c'est aux procédés à l'achever et à le maintenir. Le caprice, surtout, est si révoltant pour moi qu'il rendrait Vénus même insupportable à mes yeux. Vous dites que l'affront dont il vous a plu de me gratifier ne vient pas de vous ; je vous crois et je dois vous savoir gré du soin que vous voulez bien prendre de vous justifier; mais, avec votre permission, vous n'êtes pas une enfant, et vous pouviez fort bien repousser le mauvais et très mauvais conseil qu'on vous donnait.
Cela est fait, au reste, et je m'en applaudis. J'allais peut-être rentrer dans une carrière que j'ai toujours trouvée hérissée d'épines, et j'ai résolu de ne plus m'exposer aux secousses dont l'amour m'a trop tourmenté jusqu'à ce jour. Je n'ai point un cœur comme un autre : je fais la folie de m'attacher sérieusement, et, quand j'en suis là, je deviens le plus malheureux des hommes. Je garde donc ma précieuse liberté, et je vous réitère mes remerciements de m'avoir fait apercevoir à temps du danger qu'elle courait.
— Pas tant de reconnaissance, monsieur; ce n'est point du tout là mon compte. Si vous avez repris votre liberté, moi j'ai perdu la mienne. Vous voyez à quel point je m'abaisse, puisque je conviens que je vous aime, dans le moment où vous m'assurez que vous ne voulez point m'aimer; mais je suis dans une position qui m'excuse, il ne sera pas dit que vous aurez triomphé de moi de la manière la plus burlesque; que le
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bruit 4e cette bizarre aventure se sera répandu, et que j'en serai pour avoir eu l'honneur sublime d'être une seule nuit la favorite d'un sultan tel que vous.
« Non, monsieur, non; outre un certain sentiment de préférence que vous ne méritez guère, mais que j'ai la faiblesse de vous accorder, j'ai encore l'intérêt de mon honneur à considérer, et cet honneur veut que vous soyez mon amant. »
Ici j'avoue que je pensai éclater de rire. L'honneur de Mlle Bortheau, qui voulait que je fusse son amant, me parut une chose si bouffonne que j'eus toutes les peines du monde à me retenir, surtout en voyant le sérieux qu'elle y mettait.
Cependant je parvins à prendre le mien, et je lui dis que si son honneur voulait qu'elle eût un amant, elle était trop belle pour en manquer; mais que sans parler de mon honneur qui n'en valait guère la peine, ma raison ne voulait pas que j'eusse de maîtresse; que je sentais combien peu j'étais digne d'elle, et que, quant à la nuit dont elle parlait, j'aimais à croire que c'était un mystère impénétré ; en un mot, que mon parti de vivre seul était irrévocablement pris.
Elle ne me répondit rien et me pria seulement de la reconduire chez elle : j'y consentis. Je ne voulais pas monter, elle me fit tant d'instances que je finis par céder.
Quand nous sommes dans son appartement, elle en ôte précipitamment la clef, qu'elle remet en dedans, et m'enferme à double tour avec elle. Je me doutai des nouveaux assauts que j'allais avoir à soutenir, et je commençai à sentir chanceler mon courage. Allons rapidement. D'abord douces et insinuantes sollicitations; ensuite désespoir, fureurs, auxquels succédèrent les prières et les larmes ; vinrent après de plus puissants moyens, les caresses, les baisers, etc. Tout cela faisait des progrès; ma défaite avançait : mais un dernier trait inouï la décida.
Cette femme singulière ayant remarqué mon faible dans notre nuit d'essai, passe dans un petit cabinet, s'y enferme, et peu de moments après reparaît comme Vénus sortant des flots tenant un couteau à la main, me le présentant pour l'en frapper, et me menaçant, à mon refus, de s'en percer elle-
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même. Je vis bien que tout cela n'était qu'un jeu; mais c'était un jeu bien dangereux pour moi.
Enfin je lui arrache le couteau, et l'adroite comédienne, pour achever son rôle, s'échappant de mes bras qui l'avaient enlacée, va se précipiter, le visage caché de ses deux mains, sur le bord du lit, où elle se courbe comme pour verser à son aise de feintes larmes, et me présente, dans toute sa beauté, cette portion de son corps d'albâtre, et de la perfection de laquelle je me suis déjà plu à tracer une fidèle peinture : c'était son dernier argument; mais elle savait bien qu'il était irrésistible.
En effet, l'espèce d'amour qu'elle m'inspirait ayant à cette vue incendiaire repris tout son empire, je courus comme en fureur à ce voluptueux autel où je n'obtins la permission de brûler un grain d'encens qu'après avoir promis tout ce qu'on voulut; tant il est vrai que les résolutions les plus sages et les plus fermement prises disparaissent et se fondent devant le flambeau de l'amour, comme les brouillards légers du matin s'évanouissent au printemps devant celui du soleil.
Je signai et resignai le traité avec une ardeur qui ne se ralentissait point. Enfin la raison, plus encore que la nature, mit un terme à la longue et délicieuse conférence. Vénus alla remettre sa ceinture. Je sortis un instant pour aller faire préparer un repas un peu plus que frugal, et la soirée, ainsi que la nuit, se passèrent dans un cercle non interrompu des plus ravissants plaisirs.
Dès le lendemain nous nous occupâmes de bonne foi du soin de remplir les conditions du traité. Bortheau alla payer la très officieuse et très surprise Rollot. J'allai de mon côté chercher un logement plus vaste et un peu plus orné que ceux que nous occupions séparément, ma sultane et moi.
J'en trouvai un rue des Trois-Cailloux, non loin de la Comédie; et dans la matinée même tous nos effets y furent transportés. J'allai ensuite faire marché avec un bon traiteur.
Je ne quittai pas Mme Lepage sans quelque regret; mais le plaisir de ne plus voir son vilain mari l'eut bientôt dissipé. En un mot, dès le soir même, je me trouvai, pour la première fois de ma vie, ce qui s'appelle en ménage; car il ne faut pas compter le temps passé dans la famille Louis. La manière dont
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j'y vivais n'avait point de nom; c'était une existence amphibie à laquelle, certes, ife présidaient ni l'ordre, ni la décence, ni même le plaisir; au lieu qu'ici l'ordre y régna quelque temps, la décence n'en souffrait pas dans l'opinion reçue.
Ces mariages de théâtre étaient tellement communs qu'ils étaient presque regardés comme légitimes, et cela était juste, puisque, grâce aux prêtres, les comédiens alors ne pouvaient pas se marier. Quant au plaisir, on peut présumer que sa source fut longtemps inépuisable : mais tout finit.
Desforges passe un mois à Amiens, en ménage avec Bortheau: puis il part pour Compiègne, où sa troupe avait le privilège d'occuper le théâtre de la ville pendant le voyage de la Cour.
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CHAPITRE XIV
EUGÉNIE
A Compiègne, Desforges est remarqué par une jeune fille de vingt-deux ans, Eugénie de Dumay, qui, accompagnée de sa gouvernante, Mme Dessenne, suivait la Cour dans tous ses déplacements. Elle fit demander au comédien des leçons de chant qui ne lui furent pas refusées, car elle était exquise. Cette aventure eut sa terminaison normale à Versailles, où la troupe avait suivi la Cour.
A la veille d'un duel que Desforges avait engagé pour une autre maîtresse, la Bortheau, il eut la délicatesse de se servir de ce prétexte pour obtenir les dernières faveurs d'Eugénie.
Je louai à Paris une chambre rue du Four-Saint-Honoré, à l'hôtel Saint-Pierre. J'écrivis ensuite à cette charmante amie que je l'attendais dans ce domicile, très commode pour mes desseins.
Elle me répondit en m'y donnant un rendez-vous pour le lendemain après-midi. Elle n'y manqua pas. Mme Dessenne l'accompagnait; mais c'était une amie, et point du tout une surveillante. De sorte qu'ayant dit tout bas à Eugénie que j'avais de fortes raisons pour désirer d'être seul avec elle, cette aimable femme ne se fit pas prier pour dire qu'elle allait faire quelques visites dans le quartier et qu'elle reviendrait à la nuit tombante chercher sa pupille.
Quand nous fûmes seuls, l'idée de mon prochain duel réveillant en moi celle du danger que j'allais courir de perdre pour jamais tant d'attraits sans les avoir possédés me fit répandre un torrent de larmes dans le sein de la sensible
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Eugénie, qui se mit à les partager sans en savoir la cause.
Que devint-elle quand je l'en instruisis! mais que devint-elle encore quand je lui fis entendre ce que j'osais espérer d'elle !
Je crois que peu de femmes se sont trouvées dans une position aussi critique. La force de mes arguments était telle qu'il n'y avait guère de possibilité d'y répondre d'une manière satisfaisante. Jamais ma logique n'avait été plus pressante, ni mon éloquence plus entraînante. Je parlais avec un feu qui m'étonnait moi-même.
— Daignez, lui dis-j e, ô mon amie, daignez accorder quelque attention à mes raisonnements. L'amour n'est pas toujours conséquent, dit-on; voyons si cette fois je pourrai le sauver de ce reproche. D'abord, vous avez eu la générosité de convenir de bonne foi que votre cœur était uniquement à moi. Vous avez paru désirer que le mien fût entièrement à vous. Nous devons être satisfaits l'un de l'autre à cet égard ; mais en même temps nous ne pouvons pas nous dissimuler que ces cœurs, dont nous avons fait le doux échange, ont encore à voir combler des vœux inséparables de l'amour véritable, et qui n'en détruisent point la pureté. En m'accordant votre tendresse, nous n'avez pas prétendu, sans doute, me refuser éternellement le prix, l'ineffable prix de la mienne.
Si vous voulez être franche, et vous le voudrez sans doute, vous conviendrez qu'au fond de votre âme vous avez entrevu le moment où les plaisirs célestes de l'amour heureux n'en feraient plus qu'une avec la mienne. L'amante qui me dirait le contraire ou trahirait la vérité ou ne serait pas digne du nom d'amante.
Ainsi donc, adorable Eugénie, vous ne pouvez ignorer qu'un jour vous devez être tout entière à moi. Maintenant, quel jour plus convenable pour cette délicieuse union que celui-ci même? Le malheur de mon aventure — et c'en est un bien grand, puisqu'en mettant ma vie en danger, il m'expose à l'horreur de vous perdre pour jamais, — ce malheur, dis-je, vous fait en quelque manière une loi de ne pas différer mon bonheur.
Il vous paraîtra sans doute étrange que, pour triompher de vous, je vous présente le tableau de ma mort prochaine; et si,
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au contraire, les faveurs que j'implore, et que vous deviez m'accorder tôt ou tard, sont les garants de mon triomphe, ou du moins de ma vie ! Eh bien ! rien n'est plus certain.
Ne me les accordez pas, ces faveurs inestimables ; ne m'en laissez qu'un espoir éloigné, c'est-à-dire incertain, je défendrai avec tiédeur une existence qui ne tiendra pour ainsi dire à rien ; mais faites-moi connaître ces délices inexprimables, ces voluptés célestes, partage du véritable amour couronné par la beauté sensible ; laissez-moi puiser dans vos bras la source brûlante de ces plaisirs dont vous seule pouvez m'enivrer et que je suis peut-être le seul digne d'obtenir de vous ; ô mon ange ! vous me faites puiser à la source vivifiante d'une nouvelle et impérissable existence.
Qu'ils viennent tous attaquer les jours de l'amant dont mon Eugénie aura consommé l'apothéose : comme je les défendrai ces jours devenus précieux! comme je combattrai pour conserver l'ouvrage d'Eugénie et mon bonheur ! Quel est le fer qui osera seulement approcher d'un cœur plein de l'adorable image de mon épouse? car vous serez mon épouse, Eugénie, et vous ne l'êtes point encore. Oh! ne dédaignez pas ce nom, cet auguste nom, qui sanctifie l'amour et lui imprime un cachet sacré autant qu'inviolable.
Eugénie, mon Eugénie, ma vie et ma mort sont entre vos mains. C'est à vos pieds que j'attends mon arrêt : défavorable, c'est à vos pieds qu'il faut que je meure sans retour : sinon, c'est dans tes bras qu'il faut que j'expire pour renaître.
A ces mots, je la prends et l'enlève dans les miens.
L'autel n'était pas loin; la victime, émue et défaillante, n'était pas en pouvoir de se défendre ; les colonnes d'albâtre du temple, la porte de rose et de corail opposent en vain quelques résistances aux efforts du sacrificateur. Il les combat de toute sa puissance. Le triomphe sera-t-il longtemps douteux? Non.
Un long gémissement se fait entendre : une volupté délirante se fait sentir ; l'asile céleste est pénétré. L'extase du ravissement succède à la violence de l'irruption, et le prêtre et l'idole, victimes tous deux, ont laissé pour un moment la vie dans les
brûlantes profondeurs du sanctuaire d'amour.
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Elle est à moi, mon Eugénie, elle est à moi; et sa défaite est le présage de ma victoire. Non, son amant heureux n'a plus rien à redouter. Il se présentera au combat, entouré d'Eugénie et de ses faveurs. Son sang pourra couler; mais la mort le respectera. Il vivra pour Eugénie, il vivra pour s'enivrer longtemps encore dans ces divins plaisirs, dont il vient d'obtenir un céleste avant-goût, dans les bras de la plus tendre et de la plus sensible des femmes.
Puis la Cour s'étant transportée à Fontainebleau, Desforges dut l'y suivre.
Notre troupe en était, ainsi que l'aimable solliciteuse Eugénie, que je quittai bien peu tout le temps qu'il dura, et avec laquelle je passai des moments délicieux. Sa fidèle Mme Dessenne ne l'avait pas abandonnée. Or comme Eugénie lui avait laissé ignorer l'intimité qui existait entre nous, cette digne et compatissante femme, ayant pitié de nos tourments, voulut y mettre fin et donna lieu à l'anecdote qui suit.
Eugénie était très bien logée à Fontainebleau, dans la grande rue, maison d'un riche serrurier. Ce n'était pas une chose facile à trouver que les logements commodes en cette ville, pendant les voyages.
J'en avais un très beau moi-même, mais il était rue des Vachers, au bout de la ville, et voisin de la forêt ; de sorte que tous les soirs, après la comédie, comme il m'eût été dur, en sortant de souper avec ma belle et noble amie, de retourner au canton des Vachers, je restais chez elle et je passais la nuit dans la chambre et dans le lit de sa gouvernante, avec laquelle, par ce moyen, elle couchait elle-même.
Nous trouvions bien le secret de nous dédommager de cet arrangement dans la journée : Mme Dessenne n'était pas toujours en tiers avec nous.
Enfin une belle nuit, j'étais paisiblement couché et dans la pesante léthargie de mon premier sommeil; tout à coup j'entends tirer mes rideaux ; je me réveille et je me frotte les yeux.
Quel spectacle se présente à moi !
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Vous rappelez-vous d'un charmant tableau de Vouet, dont le sujet est une jeune fille à demi nue, dont l'œil est modestement baissé ; dont la figure est virginale, dont les formes sont charmantes, et qu'un vieux satyre de grand prêtre amène devant la statue en gaine de Priape, qui sourit avec lubricité à la victime offerte?
Eh bien! à l'exception que Mme Dessenne n'était point un grand prêtre et que je n'avais pas la divinité de Priape, la scène était exactement la même. L'amie intéressante, surtout, ressemblait, et pour la figure, et pour les formes, et pour l'attitude, et pour le costume, à la vierge du tableau.
Ma contemplation ne fut pas longue. Je me mis sur mcn séant, j'ouvris mon lit, je jetai mes bras autour du joli corps presque nu de mon Eugénie, je l'attirai doucement à moi, elle se plaça timidement à mes côtés; Mme Dessenne ferma les rideaux et nous dit fort ingénument : — J'espère que vous y voilà, cette fois. Vous ne vous désolerez plus de ne pas coucher ensemble; mais surtout soyez sages, entendez-vous, soyez sages.
Après ces paroles remarquables, elle se retira, nous enferma, et nous laissa en liberté de nous livrer à toute la sagesse dont deux amants de vingt-trois ans sont capables.
Oh ! si la sagesse est de bien aimer et de donner à ce qu'on aime les preuves les plus brûlantes et les plus fréquentes de sa tendresse, quel est le sage de la Grèce ou de quelque pays que ce soit qui pourra m'être comparé?
C'était la première fois que le même lit offrait à notre amour son asile commode et paisible.
Vous avez tous remarqué sans doute que le calme et le silence de la nuit sont en quelque sorte la mesure du trouble et de l'éloquence des amants ; non pas cette éloquence qui s'évapore en paroles, mais l'éloquence active dont les arguments sont bien autrement touchants et pénétrants. Je possédais enfin toute mon Eugénie, et c'était un abrégé de tout ce que les grâces ont de plus parfait. Ce fut elle qui, la première, me fit connaître la reconnaissance d'amour.
Je m'explique. Pour ne pas avoir à essuyer ou à se faire à elle-même le reproche d'ingratitude, Eugénie me rendait fidè-
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lement et avec usure les caresses qu'elle recevait à l'endroit même de mon corps qui, chez elle, avait été l'objet des miennes.
Les experts dans ce genre de connaissance délicieuse concevront facilement le chemin que j'ai pu lui faire faire, et j'entendais trop bien mes intérêts pour ne pas parcourir toute la carte du charmant pays que j'avais à ma disposition, puisque chacun des voyages de ma bouche m'en valait un semblable de la sienne.
Et qu'on ne croie pas qu'Eugénie fût familière avec les jeux lascifs. Sa délicatesse seule lui inspirait sa conduite. C'était tout simplement qu'en fait de témoignages d'amour, quels qu'ils fussent, elle ne voulait pas se donner le tort d'être en reste avec moi. Aussi quelle nuit ! grand Dieu ! comme elles sont irritantes, toutes ces provocations passionnées ! comme l'imagination s'allume! comme les forces s'agrandissent!
comme la volupté renaît en se variant, et comme elle se varie pour renaître !
Nos grands écrivains anciens n'ont rien laissé à dire à leurs descendants. J'atteste que je n'ai rien laissé à faire à mes successeurs auprès d'Eugénie, et depuis elle aucune femme ne m'a procuré les mêmes jouissances, ou du moins avec le même charme.
Enfin un sommeil d'épuisement vint s'emparer de nous, et à mon réveil, qui n'eut lieu que/vers la moitié du jour, je me trouvai seul dans le lit, témoin et théâtre de mes plaisirs.
Un excellent dîner m'attendait, et j'en avais besoin. Il fut, comme on pense bien, assaisonné de tout ce que l'amour complètement heureux mêle ordinairement de grâce et de gaieté à un festin ordonné pour lui. C'est à ces repas délicieux que l'on se nourrit vraiment de nectar et d'ambroisie; et je n'ai jamais bien conçu pourquoi les fictions ingénieuses des poètes étaient souvent taxées d'exagération et d'hyperbole, quand j'ai réfléchi qu'elles étaient encore un million de fois au-dessous de la réalité des plaisirs dont l'amour venait de me combler.
Le voyage de Fontainebleau m'offrant chaque jour de nouvelles fêtes dut me paraître bien court, et je trouvai en effet que son terme arriva trop tôt. Nous quittâmes ensemble ce
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séjour de bonheur, et nous éprouvâmes, en approchant de Paris, un tel serrement de cœur qu'il nous fut aisé de sentir que nous ne pouvions plus vivre l'un sans l'autre.
Comment faire pour échapper à une séparation désespérante?
Il me vint une idée.
— Mais, dis-je à mon Eugénie, puisque l'importance de tes affaires exige que tu suives la cour, pourquoi ne viendrais-tu pas te domicilier à Versailles, qui est le domicile de la cour?
Ce peu de mots fut un trait de lumière. Dès le lendemain on mit la main à l'œuvre ; et le maréchal de Richelieu fit inscrire Mlle de Damay sur la liste des protégées de Sa Majesté, suivant la cour. Elle y vint sans délai, choisit un petit appartement assez commode pour elle et sa compagne rue du Vieux-Versailles, hôtel de Modène, et nous y établîmes le plus joli petit ménage dont il ait jamais été fait mention dans les annales de Cythère.
Voici le tableau de la vie bien égale et bien simple que nous menions : Tous les soirs je me rendais chez mon amie, après la comédie, où elle avait loué une loge grillée; mais je ne l'accompagnais pas, pour les raisons déjà déduites, la crainte des propos. Nous soupions tous trois avec la bonne Mme Dessenne.
Nous nous mettions au lit de bonne heure. Le lendemain je la quittais, après déjeuner, pour aller à la répétition. Je revenais dîner. J'allais chez moi, car j'avais toujours ma chambre; je faisais ma toilette ; j'allais jouer, et, le spectacle fini, je retournais près de ma charmante épouse.
Maintenant je le demande à tous les gens sensés, est-il sous le ciel, et en aucun pays du monde, un ménage plus rangé, une conduite plus sage, et deux individus plus heureux, avec moins de bruit, à si peu de frais, et surtout moins de scandale ?
Excepté l'honnête Jean, brave domestique, exclusivement chargé de nous servir, et que de légers bienfaits, avec beaucoup de témoignages de bonté, nous avaient attaché, personne, dans la maison même, ne nous connaissait et n'entendait parler de nous. Je passais auprès du maître pour un homme de confiance du maréchal de Richelieu, qui avait souvent des conférences
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avec Mlle de Damay, relativement à l'affaire qu'elle suivait à la cour.
Cette qualité d'emprunt, dont je n'aurais pas voulu réellement, me fut fort utile un dimanche matin que le frère de ma - belle entra brusquement chez elle, un quart d'heure à peine après notre lever.
J'étais heureusement habillé et prêt à sortir. Je déjeunais sur le coin de la cheminée. Cet homme fier me salua à peine. Il ignorait que j'avais l'honneur d'être son beau-frère, et personne ne se pressa de l'en instruire. Eugénie me présenta comme valet de chambre du maréchal, ce qui me valut deux demimonosyllabes et un quart de salut; après quoi et quelques mots d'affaires dits sèchement à sa sœur, le gourmé gentilhomme disparut.
Onc depuis n'ai eu l'avantage de le voir, et bien m'en suis passé.
Il nous laissa pourtant une petite inquiétude.
Je jouais le soir le chevalier Robert dans la Fée Urgelle.
Le chevau-léger pouvait venir à la comédie et avoir quelque peine à comprendre comment le maréchal de Richelieu permettait à son valet de chambre de jouer le chevalier Robert dans la Fée Urgelle, sur le théâtre de Versailles.
Mais notre bon ange détourna le coup, et le chevau-léger quitta la cour aussi légèrement qu'il y était venu.
Mes jours s'écoulaient dans une paix bien douce, mes nuits dans des plaisirs plus doux encore. Mais ni la paix ni les plaisirs ici-bas ne sont inaltérables. L'innocence et le mystère de ma félicité semblaient devoir en garantir la durée.
Le 25 janvier 1770, au soir, la veille du jour où Eugénie, rappelée par sa mère, devait quitter Versailles, Desforges, au sortir du Théâtre, fut arrêté par ordre du roi et conduit à la prison du Fort-l'Évêque.
C'était une vengeance du père de l'intrigante Camille, lequel avait usé de ses relations policières pour obtenir l'ordre d'écrou. Desforges avait, en effet, rompu toute liaison avec cette jeune personne ; car il avait été discrètement
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prévenu qu'elle avait mené, depuis leur éloignement, une existence des moins orthodoxes.
Grâce à la protection de sa sœur, qui s'était gagnée de puissantes relations à l'Opéra, Desforges put sortir de prison au bout de quelques jours, pendant lesquels, d'ailleurs, il avait pu recevoir à son aise ses amis et même ses amies.
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CHAPITRE XV
MIles CLAIMERADE ET VIVIANE
A peine sorti de prison, Desforges se reconnaît amoureux d'une de ses camarades de coulisses, artiste dans la même troupe, Mlle Claimerade, qui, jusqu'alors, avait dédaigné les invites de Desforges, mais sans jamais le désespérer.
Précisément, à ce moment, elle est très malheureuse : dangereusement malade à la suite d'un accouchement anormal, elle est abandonnée par son amant. Desforges la réconforte, l'aide de ses conseils et ne demande rien en échange ; il attend que se produise l'occasion inévitable.
C'était le dimanche ier avril de l'année 1770. Il y avait toujours autour de nous, dans les coulisses, un brave homme nommé M. de Bois-Roger, qui n'était pas un aigle, à beaucoup près, mais bon humain, fort gai, s'entend d'une grosse gaieté, et fort riche d'une grande richesse.
Il était fournisseur de l'habillement des troupes de la maison du roi. La sienne était belle, sa table était bonne, son humeur franche et joviale, sa femme digne et gourmée, sa nièce jolie et timide, parce que la tante était sévère; et toute sa maison, en général, bien montée. Son grand bonheur était de pouvoir accrocher quelques-uns de nous, tantôt l'un, tantôt l'autre, pour dîner ou souper chez lui.
Le soir de ce bienheureux dimanche, il vint à son ordinaire dans les coulisses pour tâcher de faire recrue. Claimerade était ce soir-là d'une tristesse dont j'essayais en vain de la distraire.
Je ne savais plus guère comment m'y prendre, quand le divin Bois-Roger, passant près de nous, nous regarde de son bon
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ceil — il en avait un margrarisé, — nous reconnaît et nous invite à souper : Claimerade s'en défend longtemps. A la fin, je lui donne de si bonnes raisons qu'elle se laisse aller.
La voiture de l'honnête amphytrion doit nous prendre à la comédie et nous ramener. Lecoutre, un nommé Lahaye et un autre ami étaient de la partie. Nous arrivons; la dame nous reçoit bien, mais du haut de sa grandeur. Il était tard.
On a servi : nous nous mettons à table autour d'un excellent souper, auquel Claimerade et moi nous fîmes peu d'honneur.
Minuit sonne ; nous remontons en voiture, nous remettons nos camarades chez eux, et Claimerade me permet de lui donner la main jusqu'à son appartement.
Qu'on devine, si l'on veut, ce qui va suivre : je ne prétends pas le nier, puisque c'est pour le raconter que j'ai pris la plume; mais je commence par attester qu'il n'y avait pas le moindre arrangement de ma part, de la sienne encore moins, et que la scène qui va se passer naquit absolument toute seule de la manière la plus inattendue.
La santé de Claimerade, quoique rétablie presque entièrement, exigeait encore des soins et des ménagements. Je crus donc, après une conversation extrêmement sentimentale, devoir prendre congé d'elle et la laisser en liberté de se reposer. Je suis descendu : la bonne Perrotte, sa gouvernante, m'a éclairé jusqu'au bas de l'escalier : je suis prêt à sortir, je me fouille et ne trouve point mon passe-partout, sans lequel, à l'heure qu'il était, je ne pouvais absolument rentrer chez moi.
J'avertis Perrotte de ce contre-temps ; elle m'assure que madame voudra bien permettre que je passe la nuit dans son appartement, sur son canapé, avec quelques oreillers. Je remonte, Perrotte en fait la proposition qu'on accepte, non sans me faire apercevoir un petit soupçon que c'est un jeu joué, soupçon que détruit bien vite ma candeur; car, je le répète, en honneur, ce moyen ne m'était pas même venu dans la pensée.
Bref, du canapé je passe sur le fauteuil auprès du lit ; et, tout en disant que nous ne voulons pas causer, nous ne faisons que cela. On m'abandonne une main que je dévore de baisers.
On trouve que je suis mal sur le fauteuil. On voudra bien me souffrir tout habillé sur le lit, qui est fort grand ; ensuite :
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— Vos habits vous gênent ; vous feriez mieux.
J'obéis. Enfin, pourquoi tant de mystère?. Le lit, le lit de ma bien-aimée s'ouvre, et avec lui le ciel de toutes les voluptés.
J'ai pu rendre un compte assez exact de tout ce qui s'est passé dans les autres circonstances semblables à celle-ci où je me suis trouvé ; mais ici la plume m'échappe : c'est tout un autre genre de bonheur ; et si je voulais essayer de le peindre, je perdrais mon temps et mes couleurs.
On peut donner une idée assez juste des charmes d'une belle femme ; on peut approcher de la fidélité en peignant les plaisirs des sens et les transports qu'ils font naître; mais les jouissances de l'âme sont insaisissables et se dérobent à l'expression.
Ce fut de ce genre de délices incalculables que m'enivra Claimerade dans cette nuit fortunée. Ce fut alors que je fus convaincu qu'elle est toujours la plus belle des femmes celle que l'on aime véritablement.
Certes ma nouvelle amie avait des attraits physiques ; mais elle venait d'être douloureusement mère, et son corps, tourmenté par des souffrances matérielles, avait encore cruellement pâti des peines de son cœur. Ce corps n'était donc pas dans cet état de beauté où je l'ai vu depuis, quand l'âme plus tranquille et le cœur plus heureux ont réparé l'édifice endommagé par tant et de si violentes secousses. Ce n'était donc pas dans sa possession seule, toute délicieuse qu'elle était, que résidait tout le charme de ma félicité. Au reste, je ne chercherai pas à analyser les sensations enivrantes qui m'ont transporté hors de moi dans cette première audience amoureuse : je me bornerai à dire que je ne crois pas qu'un mortel, en pareille circonstance, ait jamais été plus heureux.
Nous voilà donc liés, mon adorable Claimerade et moi, par un nœud que nous regardâmes dès l'instant, et de bonne foi, comme indissoluble ; mais pour en assurer la durée, il fallait au moins être engagés ensemble.
Ceci changea beaucoup les dispositions déjà faites pour la destination des deux troupes. Je n'avais pas encore voulu me rengager, et nous sentîmes, mon amie et moi, que ce serait une chose impolitique d'ébruiter notre liaison avant que j'eusse signé un engagement à mon avantage. La directrice elle-même
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vint à notre secours. Elle dit à Claimerade, avec laquelle elle était très liée : — Vous devriez bien me rendre un service.
— Comment?
— Oui, vous devriez écouter cet entêté de Desforges, qui est amoureux fou de vous et qui, d'ailleurs, est gentil garçon.
— Qu'en résulterait-il ?
— Il en résulterait qu'il s'engagerait avec moi et que tous mes embarras finiraient.
— Mais, sans l'écouter pour cela, ce qui est un peu vif, je puis lui en parler. Cependant je sais qu'il a quelque plaisir à jouer la comédie avec moi. Si j'obtiens qu'il s'engage, il ne faudrait pas nous séparer.
— Qu'à cela ne tienne, je vous placerai ensemble où vous voudrez.
— Oh ! bien ! je lui parlerai dès aujourd'hui.
Ce qu'elle ne manqua pas de faire.
Dès le lendemain, tout s'arrangea à ma satisfaction. J'obtins mille francs d'appointements de plus, au lieu de six cents livres qu'on avait voulu me diminuer; et comme Claimerade avait des raisons pour se soucier peu de rester à Versailles, il fut décidé que nous suivrions la troupe voyageuse, qui, cette année-là, se trouva supérieurement composée, même en accessoires, tant dans la comédie que dans l'opéra. Quand tout cela fut bien cimenté et bien irrévocable, nous ne fîmes plus un mystère de notre union, qui ne fit pas rire tout le monde.
En compagnie de sa nouvelle maîtresse, Desforges part, le mercredi de Pâques, pour Caen avec sa troupe qui, après un court séjour, se rend à Tours; de là chez le duc de Choiseul, à Chanteloup, et puis à Nantes, à Rennes, de nouveau à Nantes, enfin à Marseille, où la troupe fit son entrée le jour de Quasimodo de 1771.
Déjà Claimerade était moins aimante. Elle ne tardait pas à être surprise en flagrant délit d'infidélité. Mais ellemême, soit pour se faire pardonner, soit pour éloigner d'elle son amant, le jette dans les bras d'une jeune Marseillaise de 20 à 21 ans, fille de parents extrêmement aisés,
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et qui déjà s'était fait une jolie réputation pour son amour de l'amour. Un soir Desforges se rend chez celle jeune personne, qu'il nomme Viviane, sous prétexte de chercher Claimerade qui n'y était pas.
Viviane, pour me mettre à mon aise, commença par m'avouer qu'elle connaissait tous mes chagrins et me demanda comme une faveur le titre et l'emploi de ma confidente.
Henriette, sa jeune sœur, s'était éloignée sous je ne sais quel prétexte. Sa consolante sœur, assise à mes côtés sur un sopha, me serrait la main dans les deux siennes, me fixait avec ardeur, mêlait ses larmes aux miennes, et m'invitait, avec la plus touchante éloquence, à l'espoir d'un plus heureux avenir.
Je crus reconnaître alors la vérité de ce que m'avait dit Claimerade. Je ne sais quelle main bienfaisante vint subitement débarrasser mon cœur du fardeau qui l'écrasait depuis longtemps. Il me sembla qu'on m'en délivrait en un instant avec la plus étonnante facilité. Je sentis que je respirais plus librement. Enfin, il se fit en moi une métamorphose inattendue et si douce que tous mes tourments précédents me parurent un songe.
Je fis part de ce que j'éprouvais à l'aimable Viviane, et je n'eus pas de peine à lui persuader que c'était à elle que je devais cette résolution subite et salutaire. Sans me répondre, elle alla éteindre précipitamment la bougie, et impatiente sans doute de jouir des preuves de ma reconnaissance, elle revola dans mes bras avec une ardeur qu'il me fut bien impossible de ne pas partager à l'instant même.
Non, je ne crois pas avoir de ma vie éprouvé de sensations plus neuves, plus brûlantes, plus délicieuses. L'imprévu de cette aventure avait donné tant d'énergie à mes facultés et à mes organes qu'il ne fut pas difficile à l'impétueuse Viviane de me prendre pour un de ces êtres extraordinaires dont la fable a fait des demi-dieux.
Ma voluptueuse confidente fondait entre mes bras, comme le miel à l'ardeur du soleil au midi d'un jour d'été.
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Moi-même je ne me reconnaissais plus; j'étais absolument un autre homme, ou plutôt je n'étais plus un homme : la supériorité de mes forces me plaçait à côté des athlètes les plus fameux dans la lutte d'amour. Oh ! combien ma fougueuse adversaire paraissait enchantée d'être aux prises avec un combattant si digne d'elle! avec quelle complaisance elle se prêtait à mes transports ! avec quel feu elle me tenait tête ! dans quel océan de délices, sans cesse renaissantes, elle me tint plongé pendant un espace de temps, si long et si court en même temps que je n'ai pu en calculer la durée !
Oh! si quelqu'un sur la terre a jamais bien connu et a su faire connaître le plaisir d'amour, à coup sûr C'est l'adorable Viviane. Je crus, pour la première fois, être initié à ces célestes mystères, et le charme de cette jouissance inespérée effaça jusqu'à la trace la plus légère de tous mes maux passés.
La veine amoureuse se referma enfin, mais d'épuisement : la volupté non interrompue d'un combat si prolongé l'avait tarie.
Viviane avait été réduite à demander grâce. Quel triomphe pour son vainqueur! Sans amour-propre, je crois que c'était pour la première fois ; et, d'après la connaissance que cette entrevue me donna de ses moyens, il me semble que peu de guerriers ont obtenu cette gloire. Elle alla rallumer la bougie, revint avec sa sœur, et nous commençâmes tous trois le plus agréable souper que j'eusse fait depuis bien longtemps.
L'innocente Henriette, qui m'aimait de bonne amitié, ne se possédait pas de joie de me voir si gai, après m'avoir vu si triste. Elle s'extasiait sur l'éclat des yeux de sa sœur, qu'elle n'avait, disait-elle, jamais vus si brillants. Son aimable ingénuité ajoutait à notre bonheur un charme d'une espèce nouvelle et qui vraiment allait à l'endroit le plus délicat de mon cœur. Nous nous tirâmes du repas somptueux qui nous fut servi en convives qui ne se mettent pas à table pour la forme.
Dans une maison financière, les mets les plus recherchés, les vins les plus exquis étaient d'étiquette en tout temps et à toute heure. Aussi la table que je partageais passait-elle avec raison pour la meilleure de Marseille, où pourtant on en citait
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un grand nombre de bonnes. Après avoir copieusement satisfait des appétits aiguisés par les moyens que j'ai détaillés, nous convînmes de nos faits. Je fus invité pour le surlendemain à dîner, et je me retirai tout plein de mon bonheur.
La promptitude de ce bonheur inattendu a pu surprendre un peu mon lecteur; mais son étonnement cessera s'il veut bien se rappeler que premièrement j'ai annoncé Viviane pour une héroïne déjà fameuse dans les annales de Cythère, et en second lieu, que depuis longtemps elle nourrissait l'ardent désir de voir mon encens fumer sur ses autels.
Quant aux ressources que j'ai trouvées moi-même à cette délicieuse époque, rien de plus naturel. Depuis longtemps j'avais fait divorce avec ce genre de plaisir ; les réservoirs de la volupté avaient eu la facilité de s'enrichir pendant cette longue inaction, et l'événement qui la fit cesser était, de sa nature, assez stimulant pour que; toutes mes forces se réveillassent avec ardeur et se soutinssent avec énergie.
Il faut être juste, les appas fins et mignons dont on fit la proie de mes transports valaient bien ces courageux hommages, et la généreuse reconnaissance avec laquelle ils étaient reçus ne pouvaient que m'aider à les multiplier.
Viviane était un abrégé de tout ce qu'il y a de plus joli dans la nature. Tout dans cette miniature charmante était fini. La grâce, l'élégance, le je ne sais quoi si facile à sentir, si difficile à rendre, avaient concouru à la composition de ce petit Amour féminin ; et le feu d'un tempérament, venu sans doute de la zone torride, donnait à la poupée enchanteresse une vie, une agilité, un mouvement capables d'animer le Xénocrate le plus stoïquement engourdi, de fondre les glaces du nord, et de ramener l'existence au sein des tombeaux.
C'était précisément l'être dont j'avais besoin dans l'état vraiment déplorable dans lequel j'étais tombé. Une femme ordinaire ne m'eût occasionné qu'une faible distraction. C'était par la sécante, comme la pierre s'échappe de la fronde, que je devais sortir du cercle de mes douleurs.
Claimerade, l'adroite Claimerade l'avait bien senti, et c'était bien pour cette raison qu'elle m'avait préparé les voies pour arriver, sans trop de difficulté, à un bonheur qui allait m'em-
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pêcher de troubler désormais le sien. En effet, elle reçut ma première confidence; elle devint un intermédiaire, non seulement utile, mais même nécessaire, entre ma nouvelle conquête et moi. En un mot, le croira-t-on? nous redevînmes amis, et d'amante qu'elle avait été, elle descendit au rôle de confidente. Je fus bien loin d'avoir la même complaisance ; mais Viviane l'eut pour moi : ce sont des services que des femmes seules peuvent se rendre entre elles.
Au fait, la paix reparut après une assez et trop longue guerre. Personne n'y perdit, et il eût été à souhaiter que le calme dont nous commencions à jouir durât plus longtemps.
Quelques jours plus tard, Desforges était surpris par la mère de Viviane dans le lit de la jeune fille. Mais le scandale fut aisément étouffé, et les entrevues amoureuses continuèrent toujours, grâce à l'entremise de Claimerade, jusqu'au jour où le comédien, appelé par un engagement, dut partir pour Bordeaux.
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CHAPITRE XVI
MADEMOISELLE PEZÉ
A Bordeaux, Desforges constate qu'il lui survint beaucoup de petites anecdotes de boudoir, fort agréables, fort amusantes, mais point de grandes passions.
Après une année de séjour dans cette ville, il retourne à Marseille, où, dès son arrivée, il va retrouver une romanesque aventure.
Il n'était bruit depuis quelque temps, dans le monde comédien, que d'une jeune chanteuse nommée Mlle Pezé. Après avoir joué les amours à l'Opéra, elle était venue jouer à l'OpéraBouffon à Lyon, d'où l'on avait eu la maladresse de la laisser partir pour aller à Marseille. Le roman de cette jeune personne fut court ; mais il eut de l'intérêt, et surtout celui de la bizarrerie.
Je ne dissimule pas que, sachant depuis longtemps, à Bordeaux, que je devais l'avoir pour camarade à Marseille, j'avais déjà arrangé quelques projets. J'étais convenu avec moi-même que je l'aimerais, avant de savoir si elle était aimable, et que je tâcherais de m'en faire aimer, avant d'être au courant de ses affaires de cœur, et ce qu'il y a de singulier, comme elle me l'a avoué mille fois depuis, c'est que la même chose s'était passée en elle à mon égard. Sans doute notre impatience ne venait que de notre curiosité; mais chacun, de notre côté, nous brûlions d'envie de nous voir et de nous connaître.
Il arriva enfin ce moment tant désiré, et, de quelque cause que l'effet vienne, le premier coup d'œil nous fut également favorable. Je la trouvai tellement à mon gré que de ce moment
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son image ne me quitta plus, et ses bontés ultérieures m'ont prouvé que je n'avais pas eu le malheur de lui déplaire.
Ce fut de fenêtre à fenêtre que se donna et se rendit le premier salut. On m'avait retenu un logement en face de chez elle; et il n'y avait pas deux heures que j'étais à Marseille que nos yeux avaient déjà fait connaissance. Je dois à mon lecteur le portrait de cette charmante fille, et je vais le faire avec toute l'impartialité dont je suis capable.
Mlle Pezé était âgée, à l'époque dont il s'agit, de dix-sept ans et quelques mois. Elle était de la taille ordinaire des femmes, et plus petite que grande. Elle avait un défaut dans une épaule, mais si léger qu'il était presque insensible quand elle était en négligé, et ne paraissail absolument plus dès qu'elle était habillée.
Je fais ce détail pour répondre à ceux qui ont osé affirmer qu'elle était contrefaite.
Par un contraste enchanteur, elle avait les cheveux du plus beau jais possible et la peau de la blancheur la plus éblouissante. Son œil noir et bien fendu était couronné par un sourcil de la même couleur, arqué comme avec le pinceau et d'une épaisseur convenable ; le nez un peu en l'air, la bouche un peu grande, mais le sourire agréable et les dents belles, les lèvres fraîches et fortes, le menton rond, les joues très colorées, le front ouvert et fort uni : tel était l'ensemble de sa figure riante et animée. La gorge en petite quantité, mais-très blanche et bien placée; des bras et des mains un peu forts, des formes jeunes et d'heureux augure: voilà ce qu'était son corps; et, au total, c'était un objet fort désirable que Mlle Pezé. Elle avait une mère dont je n'essayerai pas de donner l'idée.
Cette femme, qu'une maladie de poitrine tuait avant l'âge et qui en périt sous mes yeux, très peu de temps avant mon arrivée, ne disait pas un mot qu'elle ne l'accompagnât dequelque parole grossière. Elle ne voulait pas qu'on regardât sa fille, qu'elle tenait toujours à côté d'elle, et je ne sais comment je fis pour avoir le bonheur de l'apprivoiser.
Elle me prit tellement en amitié qu'avant de mourir elle me fit appeler pour me recommander sa fille ; elle ne pouvait -certes la remettre en meilleures mains, et j'ai fait de mon
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mieux pour être, de ce côté, un fidèle exécuteur testamentaire.
Elle avait, en outre, un frère premier danseur, très borné ainsi que sa sœur, qui était loin de briller par l'esprit, mais qui, à la rigueur, pouvait s'en passer avec les autres charmes qu'elle possédait.
Ce frère avait la réputation de vivre un peu plus que fraternellement avec sa sœur. Je n'ai jamais bien pu éclaircir ce fait, et j'en suis bien aise ; car, quel que fût mon amour, une telle conduite m'aurait furieusement donné à réfléchir. Mais allons progressivement et commençons par débuter.
Mlle Pezé, qui n'était pas grande actrice, et qui le savait bien, eut la sagesse de demander pour le début le Tableau parlant, où le rôle doux, mais joli à chanter, d'Isabelle ne l'exposait à rien de fâcheux du côté du jeu. Elle débuta, précédée d'une réputation qu'il fallait soutenir : mais dieux! à
peine eut-elle chanté deux phrases de son premier air qu'un enthousiasme inconcevable s'empara de toute la salle. Il se communiqua aux comédiens, et je crus, pour mon compte, être le jouet de quelque enchantement. J'avais bien entendu des voix jusqu'alors. J'avais passé toute ma jeunesse à Paris, fréquentant l'Opéra, les Italiens, tous les concerts particuliers, le concert spirituel, et j'avais entendu tout ce qu'il y avait eu en France de virtuoses, tant nationaux qu'étrangers.
Je n'avais rien entendu. Je suis encore sous le charme au moment où j'écris, et je ne puis plus m'empêcher de rappeler ici ce que je dis dans mon délire : que si l'Être suprême donnait quelquefois des concerts aux élus dans le séjour céleste, à coup sûr c'était de semblables voix qu'ils étaient composés.
Dès ce moment, la victoire de Mlle Pezé sur moi ne fut plus incertaine. Son triomphe fut complet, et je recommençai sérieusement à aimer. Mais combien je devais souffrir encore avant d'atteindre le but ! Malheureusement les ressources que le cœur peut trouver dans l'esprit devenaient pour moi de toute nullité.
La nature, en comblant Pezé de mille dons précieux, lui avait refusé celui qui les couronne tous quand on les a, ou qui les supplée en grande partie quand on ne les a pas. Son intelligence était aussi voilée que l'organe de sa voix était pur, et
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quand je voulais me consoler de ce qu'elle disait ou de ce qu'elle avait dit, je la priais de chanter.
Quelle voix angélique, grand Dieu ! quelle netteté ! quelle facilité! quelle fraîcheur ! quel moelleux ! quelle franchise ! on n'aurait pas dit qu'elle eût un gosier humain ; son organe avait l'air d'un instrument vaporeux, aérien, qui ne fatigue nullement, qui rend les sons sans s'en douter.
Enfin, pourquoi chercher à peindre ce qui échappe au pinceau? Elle a produit sur tous ceux qui l'ont entendue le même effet que sur moi, et le tombeau qui s'est ouvert pour elle, à l'âge de vingt-deux ans, n'a pas pu parvenir et ne parviendra pas à dévorer sa mémoire.
Marseille, qui a joui longtemps de son rare talent et qui est dépositaire de sa cendre, lui a élevé un monument impérissable dans le souvenir qu'elle conservera, d'âge en âge, de cette charmante et infortunée Philomèle, et si mon livre survit, on y trouvera, dans ce chapitre, un autre monument d'amour, d'admiration, de regret et de reconnaissance.
Comme tout est singulier dans mon aventure avec cette nouvelle amie, je me permettrai d'entrer dans quelques-uns des détails les plus bizarres.
Par exemple, elle m'avait promis qu'aussitôt que sa mère serait morte, elle exécuterait sa dernière volonté et se remettrait entre mes mains. Elle perdit sa mère, et en même temps le souvenir de sa promesse.
Je ne fis pas semblant de m'en apercevoir. Cette politique me réussit parfaitement et la contraignit à me dire un jour que j'avais bien soin des enfants que me léguaient leurs parents au lit de la mort. Je lui répondis que je respectais infiniment la volonté des morts, mais encore plus les ordres des vivants, et que j'attendrais les siens ; et je la quittai sans ajouter un mot.
Quelque temps après, ayant su que je faisais le portrait en miniature d'une de nos camarades extrêmement jolie, elle commença à sentir vivement l'aiguillon de la jalousie et me fit des reproches peu ménagés. Je lui dis qu'une explication verbale ne me convenait point et que je lui écrirais.
Je lui écrivis en effet, mais une lettre qui devait ou me faire
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gagner ou me faire perdre la partie, et ce dernier résultat était beaucoup plus vraisemblable que l'autre ; j'allai jusqu'à lui dire, dans cette originale épître, que les bruits scandaleux qui couraient sur la liaison avec son frère m'avaient éloigné d'elle pour jamais; qu'il était odieux qu'elle se permît de vivre seule avec lui, depuis la mort de sa mère, dans une intimité aussi suspecte, et qu'il valait mille fois mieux être ouvertement moins que la femme d'un 'autre qu'en d'encourir le soupçon d'être secrètement la maîtresse de son frère.
Cette lettre me fut renvoyée avec ces paroles au bas : « Avant peu, vous serez content de moi et vous me rendrez justice. Vous m'avez fait pleurer ; mais je vous aime, et je vous pardonne. »
Cela me parut plus fort qu'elle, et je me ressouvins de la Chercheuse d'esprit. Je repris courage et j'attendis avec beaucoup de tranquillité ; mais son dessein n'était pas de me faire languir, comme on en pourra juger par ce que je vais raconter. La chose est assez étrange pour paraître incroyable ; mais tout Marseille en fut témoin.
Il était environ deux heures après-midi. J'étais à dîner tête à tête avec un jeune homme de Paris, fils d'un des anciens amis de ma famille, lorsque j'entends frapper assez fort à ma porte.
— Qui est-ce ?
- Ouvrez.
Un son de voix argentin et bien connu de mon cœur m'annonce Mlle Pezé. Je m'élance à la porte, j'ouvre ; elle entre, elle salue et dit : — Ah! ah! vous êtes en compagnie?
— Vous voyez.
— C'est égal, monsieur n'est pas de trop. Vous aurez la complaisance de faire porter, après votre dîner, tout ce que vous avez ici chez moi. Vous payerez ce que vous devez pour votre appartement, et dès ce soir vous n'en aurez plus d'autre que le mien.
— Est-ce une plaisanterie ?
— Je ne plaisante point, rien n'est plus sérieux : nous verrons si vous serez content une fois dans votre vie..
— Mon cher amour !
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Et je l'embrasse à l'étouffer.
— C'est bon; dépêchez-vous seulement de m'envoyer toutes vos malles, tous vos effets, afin que j'aie le temps de tout ranger jusqu'à ce que vous veniez.
Et elle m'embrasse elle-même, fait une courte révérence à mon convive et part.
— Mais votre frère?
— Il est où il aurait dû être depuis longtemps; soyez tranquille.
Elle descend quatre à quatre. Nous demeurions porte à porte : le transport des effets ne devait pas être long. Mon jeune homme ne pouvait pas revenir de cette scène imprévue, et je partageais son ctonnement. Jamais Pezé, dans son déshabillé de petit deuil, n'avait été si éblouissante, et mon convive ne pouvait se lasser d'admirer mon bonheur. J'avoue que je ne le croyais pas si prochain; et je jouissais intérieurement plus que je n'ai jamais pu l'exprimer.
Nous achevâmes notre dîner; le jeune homme partit. Je fis monter des garçons de théâtre, qui eurent bientôt transporté toutes mes affaires. Je fis avertir mon propriétaire, que je payai; et, tout bien arrange, tout bien en ordre, je me rendis auprès de l'adorable enfant, dans le séjour nouveau où l'amour m'attendait avec tout ce qu'il a de charmes.
Pour bien se représenter la douceur de ces premiers moments, il faudrait avoir craint, comme moi, de ne jamais y parvenir, et pouvoir en même temps se peindre fidèlement l'objet.
Lorsque après un fort joli souper, mais qui ne fut pas long, il fut question d'aller se réunir, pour la première fois, dans le mystérieux asile préparé par l'amour pour le plaisir, je ne sais quel nuage de volupté se répandit sur mes yeux.
Une ivressse anticipée s'empara de tous mes sens. J'avais précédé ma jolie compagne dans le sanctuaire; là, appuyé sur mon coude, je suivais tous ses mouvements, je la voyais ceindre le bandeau nocturne dont elle enveloppait ses cheveux ; je voyais ses vêtements la quitter pièce à pièce : elle fut bientôt enfin dans l'état où la voulaient mes transports. La lumière s'éteignit, et. je serrais dans mes bras la charmante amie, qui ne tarda pas à devenir un autre moi-même.
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0 volupté ! toi qui seule as le droit enchanteur de transformer en dieux les faibles mortels, ne pourront-ils donc que te goûter, que te sentir, sans pouvoir te définir jamais ! S'ils en avaient la faculté, de quelles couleurs brûlantes j'animerais le tableau des délices dont cette nuit céleste m'a enivré I Oh ! quel était donc l'ange adorable que la faveur céleste avait envoyé près de moi ! Quelle fraîcheur dans tout ce corps délicat, riche de tous les trésors de la jeunesse et des grâces ! Pezé n'avait pas à m'offrir le bouton de cette fleur précieuse à laquelle on attache une si grande idée; mais elle était si peu épanouie qu'il semblait qu'on n'avait fait que débarrasser la rose de son épine, afin que je pusse la cueillir sans m'y blesser.
Quel bonheur pour une main voluptueuse de pouvoir se promener sur des contours revêtus du satin le plus fin et le plus velouté ! Comme ils étaient purs ! comme ils étaient élastiques !
comme ils repoussaient le doigt caressant qui les palpait et les pressait avec amour ! Comme elle palpitait sous mes baisers, cette gorge de marbre dont le bouton incarnat semblait s'offrir de lui-même à mes lèvres brûlantes ! Mais si ma bouche volait de ce bouton charmant se réunir à la sienne, oh ! quels traits de feu s'élançaient de ce foyer embrasé ! et avec quelle rapidité ils pénétraient jusqu'au fond de nos cœurs ! le plus doux, le plus suave, le plus perfide, le plus incendiaire de tous les baisers, l'amour n'eut et n'aura jamais d'arme plus triomphante que toi !
Je me complais tellement dans la description des charmes divins dont j'étais l'heureux possesseur que je ne voudrais plus quitter un aussi riant sujet. Comment, en effet, se lasser de peindre, de retracer des moments, les seuls de la vie qui soient vraiment dignes de notre souvenir.
Quand l'immensité des siècles serait le partage de mon existence, me serait-il possible d'oublier jamais la tendre reconnaissance dont ma voluptueuse compagne payait mon ardeur et mes doux efforts pour lui plaire ?
Pourrais-je effacer de ma mémoire l'effervescence de ses transports, la rapidité de ses élans, l'agile souplesse de tous ses membres, devenus autant d'organes d'amour et de ministres de Vénus ; le délire de ses paroles sans suite, la fureur enchan-
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teresse de ses caresses emportées, ses convulsions, ses palpitations, ses morsures qui faisaient un mal délicieux; enfin, cet abandon absolu de tout son être, qui prouvait qu'elle était destinée à vivre et à mourir athlète infatigable, et victime satisfaite dans la lice d'amour : ce qui lui arriva véritablement à l'âge de vingt-deux ans dans Marseille, où elle expira en lui sacrifiant.
Mais-un tempérament aussi extraordinaire dans une jeune personne qui n'avait encore que dégusté, pour ainsi dire, la coupe du plaisir n'était pas seulement une annexe de sa constitution brûlante, quoique ce fût une cause première; à celle-là s'en joignait une autre qui centuplait l'ardeur de son sang embrasé : elle avait la poitrine attaquée et portait en elle le germe de sa fin prématurée.
Tout le monde sait que ceux qui sont atteints de cette maladie incurable sont tourmentés sans relâche de désirs exagérés, qu'ils trouvent dans leur mal même les moyens et la force de satisfaire. La fougueuse Pezé m'en fournit un exemple dont l'authenticité m'est personnelle, et il est très vraisemblable qu'une plus longue liaison avec elle m'eût entraîné dans le même tombeau.
Malgré les ressources que la nature m'avait accordées pour soutenir avec fermeté les assauts amoureux, il est certain qu'elles n'étaient pas inépuisables; et lorsqu'au bout de six mois d'union très intima, les circonstances disposèrent de nous en sens contraire, malgré mon regret de m'en séparer, je dois avouer qu'il était temps. Dans le cours de ces six mois l'exigence de ma compagne fut telle que, sans nulle interruption, même celle que semble motiver la nature, il fallut que nous fussions régulièrement trois fois par jour, elle victime et moi sacrificateur. Cette régularité-là, en me procurant d'une part des plaisirs inexprimables, me faisait faire de l'autre bien des réflexions.
Semblable à Antée, Pezé n'avait pas plus tôt touché la terre de volupté qu'elle s'en relevait plus forte, plus robuste qu'avant ; mais moi, qui n'étais pas de la famille du géant ni de celle d'Hercule, j'aurais infailliblement fini par succomber dans une
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suite de combats que chaque jour n'aurait pas manqué de rendre plus inégaux (i).
Un certain nombre de Marseillais, jaloux des succès galants de Desforges, manifestent, le mercredi 20 mars 1775, à la représentation théâtrale, de telle façon que le comédien est obligé de quitter Marseille.
(1) Dès qu'il eut remplacé cette insatiable maîtresse, Desforges s'avoua et confessa à ses lecteurs qu'il ne ressentit aucun scrupule à lui être infidèle. Il avait en effet reçu de Marseille des lettres édifiantes au sujet de la fougueuse Pezé : « Quand j'ai parlé de son ordinaire réglé de trois sacrifices par jour à la volupté, je n'ai pas dit que les jours de fête, qu'elle trouvait le secret de rendre nombreux, il fallait doubler et quelquefois plus que doubler les tributs d'amour apportés à ses autels. Je ne dis rien qui ne soit de la plus exacte vérité.
« Pezé n'avait que des sens et des sens extrêmement difficiles à contenter. Dans l'orgasme du plaisir, cette jeune et jolie furibonde ne tenait plus à terre : l'univers entier n'était pas assez vaste pour la contenir, elle et ses fougueux transports. Ce n'était pas la jouissance de l'amour, c'en était la fièvre, c'en était la rage; et l'on peut juger quel fonds il y avait à faire sur une énergumène pareille pour une liaison sentimentale et durable.
« J'avais même appris que le dimanche des Rameaux, jour même de mon départ de Marseille, jour où je l'avais quittée à cinq heures du matin, accablée du poids brûlant des caresses les plus ardentes et les plus multipliées, elle avait envoyé chercher, vers le soir, un de nos camarades pour prendre ma place dans son lit, auquel elle n'avait pas même donné le temps de se refroidir. »
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CHAPITRE XVII
ANGÉLIQUE
Desforges part pour Nantes, où il arrive le 24 mai 1775.
Il va y trouver la terminaison fatale de toutes ses aventures, l'hymen, sous les traits d'une beauté peu vulgaire.
Mlle Angélique Erlement entrait dans sa quinzième année quand j'arrivai à Nantes, où elle jouait les jeunes rôles dans l'opéra-bouffon et dans la comédie. Il serait bien difficile de rencontrer souvent des êtres auxquels la nature ait accordé à la fois autant de bienfaits. A une figure angélique comme son nom, elle joignait une taille de déesse.
A quatorze ans et trois mois, elle était déjà de la grandeur des femmes que la richesse des hautes proportions distingue.
Un bel œil bleu, une bouche si petite que l'envie essayait de lui en faire un défaut, des lèvres fraîches et bien bordées., des dents perlées que làissait voir un sourire charmant, un menton rond et potelé, des joues pleines et rosées comme celles de Flore, un front blanc, uni et bien ouvert, les plus superbes cheveux blonds cendrés qu'il soit possible de voir : toutes ces beautés frappantes ne laissaient pas le temps de remarquer que son nez, quoique très bien fait, était peut-être un peu long; mais ce ne pouvait être un grand défaut dans une figure jeune et pleine.
La voir, et me sentir saisi de ce frisson précurseur de l'amour fut l'ouvrage d'une seconde ; mais combien l'accueil obligeant qu'elle m'accorda facilita encore son entrée triomphante dans mon cœur, duquel Pezé lui fit sur-le-champ les honneurs, en se retirant doucement dans un petit coin pour lui faire place.
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Logé, par les soins de Mlle Angélique elle-même, dans la même maison que la famille de cette charmante comédienne, Desforges en tombe subitement amoureux. C'est assez dans ses habitudes!
Les détails de cette dernière aventure, qui termine ma carrière amoureuse par le mariage, m'ont paru faits pour être circonstanciés; et je supplie le lecteur bénévole de vouloir bien consentir à ce que je n'en oublie aucun. Il y trouvera peut-être assez d'intérêt pour n'avoir pas à se repentir de sa complaisance, et, comme les objets existent présentement sous ses yeux, ce récit fidèle lui donnera la facilité de les bien apprécier.
La sensibilité de la jeune Angélique, mise en jeu par la manière dont j'avais joué Azor, parut dans les compliments raisonnés qu'elle m'en fit. Je vis qu'elle savait remonter à la cause qui avait fait couler ses larmes, et je m'applaudis de cette découverte.
Il fut décidé que je lui donnerais des leçons de chant et de déclamation, et que, pour cet effet, elle descendrait, aux heures qui me seraient commodes, dans l'appartement de son nouveau maître. Ceci offre un trait de ressemblance assez frappant de l'histoire d'Héloïse et d'Abeilard avec la nôtre. Mais mon union conjugale avec la belle élève y met une forte différence. Les moyens de la former, cette douce union, me furent du moins laissés, et je rends encore tous les jours grâces au ciel de n'avoir pas subi le sort du sensible et malheureux fondateur du Paraclet (i), dont j'habitais la patrie précisément en ce temps.
Tous les jours, après son dîner, mon impatiente amoureuse descendait chez moi, et, pendant qu'elle me voyait achever le mien, nous faisions la belle conversation. Elle roulait en général sur le théâtre, sur les moyens d'acquérir du talent dans cet art enchanteur dont je lui démontrais les principes simples,
(i) Pierre Abeilard naquit en 1079, d'extraction noble, au bourgdu Palais, à quatre lieues de Nantes.
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mais d'une pratique épineuse. J'étais secondé par une intelligence nette et rapide, et les progrès suivirent de près ces entretiens, dont Angélique tirait chaque jour beaucoup de fruit.
Il y avait déjà quelque temps que cela durait. Mon amour croissait à chaque instant. Celui d'Angélique couvait, sans qu'elle s'en doutât, dans son cœur enfant. Je m'étais aperçu que de vieux et immondes Crésus marchandaient les charmes de la fille avec la misère cupide du père. Il se préparait un coup, le plus funeste qui pût m'être porté, dans les dispositions aimantes où je me trouvais.
Comment faire pour faire avorter les complots que le libertinage impur de jeunes et vieux débauchés tramait contre cette pauvre et innocente enfant, de concert avec l'avarice d'un père et d'une mère tout près de consentir à se nourrir du pain du déshonneur, et dont le dessin était de prostituer avant peu leur fille à un financier, vétéran des troupes profanes de Lampsaque, que je nommerais s'il n'avait pas payé le tribut à la nature.
Je voyais tous les soirs des allées et venues de certains émissaires très suspects chez les parents d'Angélique, que je ne perdais pas de vue, tant que je pouvais.
Enfin l'heure de l'infamie était prête à sonner, lorsqu'un jour qu'Angélique étant, suivant sa coutume, descendue près de moi, je me hasardai à lui tenir ce discours : — Savez-vous bien, ma chère enfant, qu'il est temps que je vous avertisse du danger que vous courez en venant ainsi familièrement me voir?
— Eh ! quel danger, s'il vous plaît ?
— Celui de donner à penser que je suis votre amoureux..
— Est-ce donc que vous ne l'êtes pas ?
— Ah ! certainement je le suis ; mais on pourra en même temps vous croire mon amoureuse.
— Eh bien ! quand on le croirait, où serait le mal ?
— A la rigueur, il n'y en aurait point ; au contraire, ce serait peut-être un bien grand bonheur. -
— Comment donc cela ?
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— Oh ! c'est mon secret. Pour que je puisse le dévoiler, il faudrait que vous fussiez réellement amoureuse de moi.
— Qui est-ce qui vous a dit que je ne l'étais pas ?
— Personne ; et, si vous voulez que je sois sincère, je crois sérieusement que vous l'êtes.
— Cela se pourrait bien au moins.
— Cela est.
— A quoi cela se connaît-il ?
— Je vais vous le dire franchement.
— Voyons ; je vous dirai franchement, aussi, oh ! là, bien franchement, si ce que vous pensez est vrai.
Je lui fis alors le détail de tous les symptômes de l'amour ; elle les reconnut tous et se félicita ingénument d'être amoureuse.
— Mais, ajoutai-je, ma chère Angélique, cet amour que nous éprouvons l'un pour l'autre ne doit pas se modeler sur les intrigues peu honnêtes dont vous n'avez que trop d'exemples sous les yeux, au théâtre. Je vous aime infiniment ; mais je vous respecte au moins autant. Ce n'est point une maîtresse que je veux faire de vous, c'est une épouse. Me permettez-vous de vous demander en mariage à vos parents ?
— Je ne demanderais pas mieux ; mais comment pourriezvous m'épouser : vous êtes marié à Marseille.
— Qui vous a fait ce conte-là?
— Mais tout le monde ; vous avez épousé Mlle Pezé, et on ne l'appelle que Mme Desforges.
— J'ai eu des raisons pour faire croire à ce mariage, qui n'existe point et n'existera jamais.
En disant cela, j'allai à mon secrétaire et j'en tirai un papier que je lui montrai.
— Tenez, lui dis-je, ma belle enfant, voici un ban que j'avais fait publier à Saint-Ferréol, à Marseille, et voilà le cas que j'en fais.
Je le déchirai, après le lui avoir expliqué; je lui dis ensuite les motifs qui m'avaient engagé à feindre un mariage avec Pezé, qui n'avait nullement le goût de ce lien trop sérieux et qui ne s'était même donnée à moi qu'à condition que je ne lui en parlerais jamais.
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Alors Angélique, transportée, sauta par la chambre comme une enfant, courut chercher son père, en criant comme une petite folle, le long de l'escalier : — Papa, il n'est pas marié !
Le père descendit : je lui demandai sa fille. Il me dit qu'il ne demandait pas mieux; mais qu'il avait écrit à mon insu à Marseille, pour savoir la vérité de mon mariage, à tout hasard ; qu'il attendait une réponse, et qu'il ne pouvait s'engager à rien avant de l'avoir reçue.
Je lui dis alors, d'un ton imposant, et même sévère, que j'espérais qu'il aurait pour agréable de ne s'engager à rien non plus, avec des gens dont les intentions n'étaient pas, à coup sûr, aussi pures que les miennes ; que mes vues honnêtes sur Angélique me donnaient quelque droit d'avoir l'œil sur elle, et que je veillerais de manière à ce qu'on n'accomplît pas les projets étranges dont j'avais entendu parler.
Cet homme, qui foncièrement n'était pas corrompu, mais que son caractère faible ou, pour mieux dire, nul, mettait au moins aussi près du mal que du bien, me donna sa parole d'honneur que jamais il n'acquiescerait à aucun traité de la nature de ceux que je soupçonnais, et je crois bien qu'il désirait de bonne foi de n'être pas obligé d'en venir là. Mais la misère est si puissante sur les âmes sans ressort et sans énergie qu'il était temps que j'arrivasse au secours de la pauvre Angélique, irrévocablement perdue sans moi.
7I1 était dressé l'infâme traité ! Le vieux Midas avait déjà envoyé des étoffes pour arrhes. On avait déjà choisi des robes pour Angélique. Enfin, les indécents articles de cet acte d'iniquité étaient tous venus à ma connaissance, et je crois devoir faire grâce à mes lecteurs des détails de cet obscène contrat.
Enfin la réponse de Marseille arrive : elle est conforme à mon propre récit. Je ne suis point le mari d'Angélique. C'est ellemême qui vient seule, après dîner, m'apporter la lettre marseillaise, et je me complais à la voir se réjouir de ce qu'il n'y avait plus d'obstacle à notre union. Mais elle n'était pas encore où elle comptait être.
On m'avait raconté des aventures très scandaleuses arrivées
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à ma future à La Rochelle. Il y en avait de fort alarmantes et, malgré les mille et une raisons qui plaidaient en sa faveur, la matière était assez délicate pour que j'y regardasse à deux fois. Dans cette perplexité, je ne savais trop quel parti prendre.
Enfin, après bien des irrésolutions, je m'arrêtai à celui qu'on va voir.
Comme elle s'en allait courant et sautant à son ordinaire, avec la légèreté d'une grande enfant de quatorze ans et demi, à qui la nature n'avait imprimé que depuis trois mois à peine le cachet de la maturité de son sexe, je la rappelle d'un air sérieux. Je l'invite à s'asseoir auprès de moi et à m'écouter avec toute l'attention dont elle est capable.
— Je ne puis, lui dis-je en lui pressant la main dans les miennes, vous marquer trop de reconnaissance du penchant qui vous entraîne vers moi et du désir vif que notre union vous inspire. Mais je ne suis point un amant ordinaire, et je ne veux pas être un époux comme tous les autres. Ce que vous allez entendre va vous paraître bien étrange; mais c'est à cela que tient notre mariage. Ne vous scandalisez donc point de ce que je vais dire; et quand j'aurai parlé, vous verrez ce que vous aurez à répondre et à faire. Songez seulement que ce que je vais vous communiquer est un parti pris.
Ici je lui baise tendrement la main et je continue en ces termes : — Vous ne me connaissez pas encore beaucoup, ma belle et chère enfant; il est juste que je me fasse connaître. Je suis né fier, mais d'une fierté délicate et noble. Par exemple, ce n'est point du mariage, c'est-à-dire du devoir attaché à ce nœud sacré; c'est de vous-même, de votre propre aveu, de votre volonté seule que je veux vous obtenir tout entière.
— Mais c'est de mon propre aveu, c'est de ma volonté seule que je me donne tout entière à vous.
— Vous ne m'entendez pas, ou vous ne voulez pas m'entendre.
Je vais m'expliquer clairement. Il existe chez les femmes un trésor, regardé avec raison par le véritable amour, comme infiniment précieux. Ce trésor, dont je ne doute pas que vous ne soyez riche, est encore à vous ; vous êtes encore la maîtresse d'en faire celui de l'amant en le lui accordant, et alors vous
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acquerrez un droit éternel à sa reconnaissance, ou vous le conserverez pour l'époux qui ne vous en aura aucune obligation, puisqu'en le lui donnant vous ne ferez que payer une dette.
Je désire donc l'obtenir comme amant, plutôt que d'avoir droit de l'exiger comme époux. Je désire que ce soit un don fait à l'amour, et non pas un tribut payé à l'hymen. L'amour seul a droit à cette fleur, par la raison qu'il n'y a point de droit, et l'hymen le perd, par la raison qu'il l'a. Au reste, telle est ma condition ; elle vous paraît bizarre sans doute ; mais j'y tiens, et rien ne peut me faire changer de résolution. Souvenez-nous, au reste, que la condescendance que je sollicite vous assure ma main, bien loin de devoir vous faire craindre de la perdre.
Souvenez-vous que je ne suis point un amant ordinaire et que si vous m'accordez le témoignage de confiance que je vous demande, le ciel et l'enfer s'uniraient pour m'empêcher d'être à vous, malgré le ciel, malgré l'enfer, vous serez mon épouse.
Votre cœur palpite, vos larmes coulent; je n'exige pas de votre bouche qu'elle me fasse une réponse dont je sens l'embarras pour elle; mais voici ce qui me reste à dire : Cette nuit, à onze heures, ma porte et mon cœur seront ouverts. Adieu, ma belle, adieu, mon ange; je vous laisse réfléchir. Vous en avez besoin; songez que du résultat de vos réflexions dépend le bonheur éternel de deux individus que le ciel semble avoir faits l'un pour l'autre, et qu'il serait peutêtre dangereux de contrarier le vœu du ciel.
A ces mots, je lui baise encore ardemment la main. Elle relève sa tête que son autre main soutenait sur le coin de ma table. J'avais vu, pendant mon discours, ses larmes descendre à travers ses doigts et serpenter autour de son beau bras.
J'avais remarqué sa poitrine se gonfler; j'avais suivi tout le travail intérieur de cette âme naïve et sensible en observateur intéressé et je ne pouvais, d'après ces symptômes, refuser d'ouvrir la mienne à quelque espérance.
L'adorable enfant se lève, se traîne plutôt qu'elle ne marche vers la porte; elle l'ouvre en silence, fait un pas pour s'éloi-
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- £$pr, se retourne, jette sur moi son bel œil bleu mouillé de .,f.rs, le soulève vers le ciel, soupire et sort.
,:;;f\5i'. j'avais placé Angélique dans une pénible position, la mienne n'était guère moins inquiétante : je venais de risquer un grand coup, ou, pour mieux dire, la partie tout entière.
Gagnerai-je ? perdrai-je? Le temps qu'on trouve ordinairement si rapide, me parut se trainer sur un char de plomb. Je ne savais à quoi le passer.
Par malheur, je ne jouais pas ce jour-là. Je crus qu'onze r --- heures n'arriveraient jamais. Enfin le bruit cessa au-dessus de ma tête; ce qui m'annonça que toute la famille d'Angélique était couchée. Mon impatience alors devint plus vive.
C'était la lutte terrible et interminable entre la crainte et l'espoir. J'allais, de seconde en seconde, écouter à ma porte ; je sortais sur l'escalier. Le moindre bruit que j'entendais était interprété pour ou contre moi. Je séchais ; je me mourais.
Oh ! de toutes les positions de la vie, l'attente est bien certainement la plus cruelle, et je me sens encore mal à mon aise en écrivant tout ce que j'ai souffert en cette circonstance.
Cependant je ne perds point courage. La nuit était extrêmement obscure. Je me hasarde à sortir encore sur le palier.
J'entends comme une respiration oppressée. J'étends les mains autour de moi, et, dans l'angle de ma porte, contre l'escalier, je saisis un bras tout tremblant. C'était celui de ma pauvre petite Angélique. Je l'attire doucement à moi, elle résistait, mais faiblement. Je m'empare d'elle, je l'entraîne mollement dans ma chambre, dont je pose sans bruit la porte tout contre.
Je dirige les pas de ma timide colombe vers mon lit, où je l'étends, en la soulevant comme une plume, et, en un clin d'œil, j'y suis à côté d'elle.
- A qui maintenant emprunterai-je des pinceaux pour ébaucher seulement celui de cette nuit, absolument neuve pour moi? Comment peindrai-je la millième partie de ces charmes que la nature semblait avoir pris plaisir à perfectionner et à multiplier? Je ne tenterai même pas cette entreprise, au-dessus des forces d'un mortel.
Je dirai seulement que mes mains, avides et curieuses, ne parcoururent pas un seul endroit de ce jeune corps moulé par
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les Grâces sans rencontrer une beauté achevée. La gorge d'Hélène dut être celle d'Angélique.
Que dirai-je de toutes ces parties remarquables par la rondeur des formes, la pureté des contours, la fermeté l'élasticité de la peau, sa fraîcheur et sa finesse, le moelleux et le potelé d'un sage embonpoint, la belle proportion des membres, la correction, en un mot, d'un des plus beaux individus qu'il ait plu à la nature de façonner à son gré, dans un de ces moments heureux dont elle n'est pas prodigue ? Et cette ravissante fleur de jeunesse, ce parfum suave de l'âge du printemps et de la bonne santé, tout, tout dans l'adorable Angélique, demandait impérieusement des autels et l'encens du dieu charmant dont elle était bien véritablement la céleste image.
Mais ce n'est pas assez que mes mains fortunées palpent tant d'appas sans obstacle; il ne suffit pas que ma bouche brûlante les couvre des baisers les plus dévorants : c'est une épouse qu'il me faut. C'est au sanctuaire de l'hymen que je dois apporter le plus doux et le plus précieux hommage de l'amour. Il est bien en ma puissance, ce sanctuaire des délices les plus pures ; mais pour les goûter, il faut y pénétrer. Quel dieu m'en donnera le moyen?
Déjà je me suis présenté courageusement au portique; un choc violent a fait trembler la voûte intérieure du temple; mais l'accès demeure toujours fermé. Les heures se succèdent, les tentatives redoublent. L'aurore va paraître; le désespoir me saisit; je rassemble toutes mes forces, que tant de résistance n'avait fait qu'irriter, et me recommandant à l'Amour, par une dernière et brûlante prière, je heurte si violemment l'inaccessible porte qu'enfin elle se brise et me permet l'accès du mystérieux asile, où je me plonge tout entier en vainqueur sanglant, meurtri, déchiré, et pouvant à peine étouffer sous mes baisers innombrables les cris douloureux de la vierge qui vient de cesser de l'être.
Oh! ce fut bien alors que je reconnus l'atrocité perfide de la calomnie. Ce fut alors que ma charmante 'et sanglante victime reçut le baiser sacrè de son époux. Ce fut sur l'autel même du long et pénible sacrifice que j'achevai le serment solennel déjà
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commencé dans mon cœur, et je me glorifierai éternellement d'y avoir été fidèle.
Une lutte aussi prolongée et aussi fatigante fut suivie de quelques instants de calme. Je procurai à ma souffrante amie tous les soulagements dont je pus disposer. Je lui indiquai les moyens d'adoucir les cuisantes douleurs que devaient lui causer encore quelque temps les suites de ce terrible combat, et l'heure nous contraignit enfin à nous séparer.
Je ne donmai point sujet à Angélique de se repentir de sa confiance en ma probité. Je ne tardai pas à m'occuper sérieusement de notre union ; mais elle n'était pas prête encore à se former.
La première crise passée et les premières douleurs oubliées en peu de jours, nos entrevues nocturnes se suivirent avec autant d'exactitude que de bonheur, et pendant plus de trois mois rien ne troubla des plaisirs si doux. Leur charme nous consolait tous deux des ridicules difficultés que m'opposait le père, qui m'avait promis sa fille en présence de toute la troupe et qui consentait bien à me la donner; mais il voulait me la faire payer et retrouver dans l'honnête lien proposé et en mariant sa fille ce qu'il aurait gagné en la vendant et en la prostituant.
J'avais offert une pension de cent pistoles. Cela ne suffisait pas à la cupidité de ces parents sans délicatesse ; et comme j'avais toujours le temps de me décider à faire un plus grand sacrifice, puisque Angélique, à leur insu, était toujours mon épouse, je ne me pressais pas d'acquiescer à leurs avares demandes.
Mais il était écrit dans le livre de mes destinées que les pères et les mères viendraient toujours se lancer entre mes plaisirs nocturnes et moi.
Déjà une fois, en remontant chez elle, Angélique avait trouvé sa porte fermée. Une ruse fort adroite de son invention m'avait prouvé plus évidemment que jamais la présence d'esprit des femmes et nous avait tirés d'embarras; voici comment. J'avais, par son conseil été frapper à la porte du père, et feignant une incommodité j'avais demandé un peu d'eau-devie, supposant n'en avoir pas chez moi. Le père avait ouvert sans lumière; la fille, dans l'obscurité, s'était glissée dans sa
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chambre, était rentrée dans son lit, et de là avait fait semblant de se réveiller au bruit que nous faisions, son père et moi.
Le tour avait parfaitement réussi; mais, pour cette fois, il n'y eut pas moyen de parer le coup. Angélique était assoupie dans mes bras, après m'avoir enivré de ces plaisirs divins dont elle commençait à partager la douceur.
Nous étions dans cette charmante attitude qui de deux individus n'en font qu'un, et quoique l'inaction eût succédé aux aimables travaux d'hyménée, je n'en étais pas moins resté très étroitement uni à ma belle compagne, quand tout à coup deux fantômes s'avançant à la lueur d'un bout de chandelle, qu'ils tenaient chacun dans leur main, entr'ouvrent nos rideaux et nous font voir le père et la mère d'Angélique.
Quelle apparition! quel réveil pour la pauvre amie! La frayeur lui ôta entièrement l'usage de la voix. Quant à moi, accoutumé à ces scènes désobligeantes, je pris bien fermement le parti de gronder avant de l'être.
Je serrai Angélique dans mes bras et je leur dis d'un ton imposant : — Qui que vous soyez, de quel droit venez-vous, à pareille heure, troubler le repos de deux époux que vous auriez dû respecter ?
Cette tournure était neuve ; mais avec ces personnages elle était nécessaire.
- Deux époux, disait l'imbécile de père, et depuis quand?
- Depuis que vous m'avez promis solennellement votre fille, en présence de tous nos camarades.
— Belle promesse !
— Vous la tiendrez.
— Je ne la tiendrai pas.
— J'aurai votre fille.
— Vous ne l'aurez pas.
— Malgré vous.
— Malgré moi! ah! nous verrons.
— Allons, allons, venez madame la mariée, disait la fielleuse mère; ah! je te marierai, va; tu vas voir.
— Pas de mauvais traitements, ou vous m'en répondrez.
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- Marchez, marchez devant moi.
- Si j'entends un cri, si une seule égratignure., je ne vous en dis pas davantage : tremblez.
Et la pauvre victime, entraînée par sa brutale mère, suit le père, qui portait gravement son bout de chandelle devant sa compagnie, et je vois tout ce cortège grimper l'escalier ; j'entends la porte se refermer sur mon Angélique pour ne plus se rouvrir, du moins à pareille heure; et je referme la mienne, et je me remets au lit solitaire, n'ayant plus pour toute société que de bien tristes réflexions.
Il est temps d'arriver au dénouement de cette dernière aventure. L'intervalle depuis cette époque jusqu'à notre mariage n'est rempli que de choses fastidieuses dont je n'occuperai ni ma plume, ni mon lecteur. J'accordai douze cents francs de pension, et l'on m'accorda ma belle.
Nous étions comédiens, donc nous ne pouvions pas nous marier : simplement nous pouvions profaner les mœurs en vivant publiquement ensemble sans lien ; mais nous ne pouvions pas profaner le sacrement. Quelle absurdité ! quelle barbarie ! Mais puisque l'Église se trompait, il fallait bien prendre le parti de la tromper; c'est ce que nous fîmes : la clef d'or ouvrit les portes du temple.
Après mille pénibles démarches, l'honneur et l'amour conduisirent Angélique à l'autel, et la possession paisible de ce précieux trésor finit par me consoler de tout.
Le mariage fut consacré dans la nuit du 24 octobre 1775, à la chapelle de la Vierge, dans l'église paroissiale (le Saint-Léonard, au bas des petits murs, à Nantes.
Après cinq mois de séjour, marqué par un bonheur sans nuages, le ménage part pour Bordeaux, où Desforges mit au jour son premier grand ouvrage dramatique.
Au commencement de mai 1779, le mari et la femme se rendent à Saint-Pétersbourg, où ils ont un engagement pour trois ans à raison de 20,000 francs d'appointements par an. Desforges eut l'honneur d'approcher là la grande Catherine II.
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Il repart pour la France le ig février 1782 et arrive le 24 mars à Paris, où il trouve sa mère mourante : il assiste à ses derniers moments.
Quelque temps après, le Théâtre-Italien jouait son premier ouvrage.
Desforges arrête là ses confidences, non sans avoir, avec quelque scepticisme, résumé ses- intrigues amoureuses.
Si le lecteur veut se donner la peine de me suivre dans le dédale amoureux où j'ai égaré les premières années de ma vie, il verra que je n'ai pas eu de liaison avec une seule femme qui n'ait été ou accompagnée de quelque disgrâce, ou terminée d'une manière plus ou moins fâcheuse. En voici le détail exact et rapide.
J'ai été puni de ma liaison Avec Manon, par son mariage avec un autre et la perte de mon enfant ; Avec la dévote et Juliette, par le regret d'avoir participé aux orgies de ces deux bacchantes ; Avec Herminie, par le préjugé qui se mit entre l'hymen et nous, et me priva de la mère et du fils; Avec Sainte-Agathe, par sa mort effrayante et prématurée ; Avec Thérèse, par la honte d'avoir été la dupe et le jouet d'une petite débauchée; Avec Adélaïde, par tous les tourments dont mon amour accabla cette adorable et malheureuse amie, par sa mort volontaire au monde, et encore par la privation du fruit innocent de notre tendresse; Avec la signora Lupa, par le dégoût et l'indignation (je ne parle pas de Morisse, que je n'ai connue qu'un instant) ; Avec Louison, par l'arrivée de son père et le regret de sa perte ; Avec Camille, par la prison et les persécutions de toute espèce ; Avec Gabrielle et sa tante, par le silence de mon cœur au milieu du tumulte de mes sens ; Avec Bortheau, par le chagrin et l'humiliation que j'éprou-
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vais en moi-même, et en réfléchissant sur le peu de délicatesse d'une semblable intrigue ; Avec Eugénie, par le remords d'avoir abandonné et trompé une femme vraiment digne de tout mon attachement ; Avec Claimerade, par tout ce que l'infidélité, la perfidie peuvent faire souffrir de plus cruel à un cœur véritablement épris ; Avec Viviane, par sa mère et par ma destinée, qui sembla, dans le temps de notre intimité, m'avoir pris pour le jouet de tous ses caprices; Avec Pezé, par son insuffisance morale et sa trop grande énergie physique ; Avec Angélique enfin, avec mon épouse, par l'hymen luimême.
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TflBliH DES MATIÈRES
Introduction. 1 1/auteur à ses contemporains 7 Chapitre I. - Ursule n - Il. — Manon. 21
- III. — Sophie, la sœur du Poète ko w - IV. - La Dévote et Juliette. 78 - V. - Herminie. 137 - VI. — Sainte-Agathe. 182 - VII. - Thérèse. 203 - VIII. - délaïde. 212 - IX. — La Signora Lupa et Morisse. 237 • - X. - Louison. 251 - XI. — Camille. 257 - XII. — Gabrielle et sa tante 265 — XIII. — Mlle Bortheau 280 — XIV. - Eugénie. 292 — XV. - Mlle Claimerade et Viviane. 3oi — XVI. - M"e Pezé 309 — XVII. — Angélique. 318
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DEUXIÈME SÉRIE L'œuvre libertine de Nicolas Chorier 7 fr. 50 L'œuvre libertine des Poètes du XI Xe siècle., 7 fr. 50 Le Théâtre d'amour au XVIIIe sièéle 7 fr. 50 L'œuvre du Divin Arétin (II). 7 fr. 50 Le Livre d'amour de l'Orient (1) 7 fr. 50 L'œuvre libertine des Conteurs italiens (I) 7 fr. 50
1 TROISIÈME SÉRIE L'œuvre de John Cleland (Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir) 7 fr. 50 L'œuvre de Restif de la Bretonne (I). 7 fr. 50 L'œuvre libertine des Conteurs italiens (II) 7 fr. 50 L'œuvre libertine de l'Abbé de Voisenon 7 fr. 50 Llœuvre libertine de Crébillon le Fils 7 fr. 50 Le Livre d'amour des Anciens. 7 fr. 50
QUATRIÈME SÉRIE L'oeuvre du Chevalier Andrea de Nerciat (II) 7 fr. 50 L'œuvre libertine des Conteurs russes. 7 fr. 50 L'œuvre libertine de Corneille Blessebois (Le Rut). 7 fr. 50 Le Livre d'amour de l'Orient (II) 7 fr. 50 L'oeuvre de Choudart-Desforges (Le Poète libertin). 7 fr. 50 L'oeuvre de F. Delicado (La Lozana Andalusa) 7 fr. 50
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