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PAUL ADAM
LA LITTÉRATURE
ET
LA GUERRE 1
COLLECTION BELLUM
GEORGES 'CfÜ:S & C"\ ÉDITEURS 116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 7, RAMISTRASSE, ZURICH t -
MCMXVI
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ET
/LA GUERRE
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DU MÊME AUTEUR (CHEZ GEORGES CRÈS ET O.)
DANS L'AIR QUI TREMBLE (Nouvelle collection des Proses).
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PAUL ADAM
sM LITTÉRATURE
ET
'LA GUERRE
COLLECTION BELLUM GEORGES CRÈS & Cie, ÉDITEURS 116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 7, RAMISTRASSE, ZURICH
MCMXVI
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
25 exemplaires japon impérial (dont 5 hors commerce) numérotés de 1 à 20 et de 21 à 25.
COPYRIGHT BY GEORGES CRÈS ET Cie.
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
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LA LITTÉRATURE ET LA GUERRE
1
Chacune des plus terribles guerres
a, par le fer et par le feu, tracé des limites qui divisent l'histoire de notre civilisation occidentale en ères très différentes. Au lendemain de ces cataclysmes, les pensées changent, et les coutumes.
Tantôt des peuples las abdiquent; ils cessent de créer, pour illustre qu'ait paru leur génie d'autrefois :
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tels les anciens Grecs après l'emprise romaine. Tantôt, mêlant aux mœurs des vaincus ses façons, la race dominatrice oblige à une vie nouvelle la patrie conquise ; vie différente des deux vies antérieures à la lutte qui les confondit : témoin l'existence hellénisée de l'Égypte, après la victoire d'Alexandre, sous la domination des Ptolémées.
Il arrive aussi que l'intelligence vigoureuse des faibles asservit à ses principes la mentalité de l'envahisseur et l'assimile : ainsi l'Église latine baptisa les Barbares. Du cinquième au onzième siècle, elle en fit ses paroissiens, ses fidèles, sa chevalerie, ses moines, ses croisés. Elle les imprégna de sa littéra-
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ture évangélique. Goths, Vandales, Francs, Lombards, Allemands, tour à tour, devinrent les sujets féaux, les armées loyales des évêques, des saints et des papes. Pareillement, Byzance absorba les Bulgares, les Scythes et les Arméniens dont elle fit ses légions orthodoxes, après avoir subi leurs attaques.
Sans doute l'Islam se put substituer à la séduction de Constantinople et à la diplomatie des Basileis. Néanmoins les sultans gouvernent, depuis quatre siècles et demi, selon la politique des Sébastocrators. Aujourd'hui encore dans l'art de Byzance, dans la piété de Byzance, dans l'autocratie de Byzance, parmi les icônes, la
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musique, les costumes même de Byzance, l'immense Russie encadre cent races d'Europe et d'Asie que la liturgie du Synode unifia. Slaves, Normands, Finnois ou Mongols, tous les sujets du Tzar, successeur du César jadis associé à l'empire du Comnène ou du Paléologue, se sentent frères par ce qui domine, en eux, de la pensée byzantine, de sa littérature religieuse, de ses usages, de ses luxes, de sa philosophie néoplatonicienne.
De plus, les grandes guerres dévient les courants intellectuels, ou les rompent. Surtout l'évidence tragique des batailles impose une mesure plus précise à la vérité de chacun qui sait les désastres, les
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massacres et les triomphes, la qualité de la force. Le fait reprend toute sa puissance parmi les sentiments des foules. Les illusions des partis se dissipent. Les calculs des théoriciens sont contredits.
Les spéculations des philosophes se démodent. La guerre corrige la table des valeurs. Pour ces motifs, les conflits les plus sanglants divisent en époques la courbe de l'évolution humaine.
Ainsi les invasions barbares, survenues aux premiers siècles, séparent, dans notre esprit, le monde antique du moyen âge byzantin. A l'influence d'Aristote, de Sénèque, de Plutarque, de Marc-Aurèle, du rude stoïcisme païen et chrétien,
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d'autres pensées succèdent pour régner sur les élites. De nombreuses, de subtiles métaphysiques sont échangées par les hérésiarques et les Pères de l'Église. Les moines paraphrasent heureusement les légendes évangéliques. Les évêques en controverse dissertent. L'école néoplatonicienne d'Alexandrie divulgue son œuvre par l'entremise de mille et mille disciples, semblable à l'exégète du sixième siècle surnommé « Denys l'Aréopagite », en souvenir du premier évêque d'Athènes. Les saints en apostolat content les miracles bellement. Toute la littérature du merveilleux chrétien se déploie. Les annalistes disent les événements des cours, et les
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destins des peuples. La morale de la charité, la morale de l'altruisme, persuade la foule qui se convertit.
La foule, les faibles, les malheureux, le nombre. Par ses contrastes même avec la naïveté brutale des envahisseurs, cette littérature fraternelle les surprend. Elle les enchante, Germains, Scandinaves, Asiatiques, ils s'arrêtent pour entendre le sermon du diacre. Ils écoutent le son des cloches. Ils respectent les monastères. Par les soins de l'Église, l'empire des Constantin, desThéodose, des Justinien, des Nicéphore et des Alexis enrôle tous les Barbares dans ses légions.
Il les déguise en centurions. Il les travestit en citoyens de municipes.
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Il les incorpore parmi ses fonctionnaires. Il en fait des comtes, des patrices, des évêques, des ducs, des exarques, des empereurs, plus tard des papes.
Une littérature a créé un monde.
Le poème épique célébrera les paladins du christianisme qui combattent les infidèles. Charlemagne, sacré par le pontife, domptera la Germanie, pour baptiser les Saxons. Roland, Turpin l'archevêque, seront chantés comme Agamemnon le fut par Homère, comme Énée le fut par Virgile.
La geste va naître. Dans l'Église, les invasions barbares sont fixées définitivement par le prestige des orateurs, des écrivains, des mora-
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listes catholiques. En passant, le tumulte des Barbares ouvre l'ère des Saints meneurs de peuples, et ferme l'ère des Césars organisateurs des nations. La volonté des hommes s'oriente autrement.
Les biographies des Saints, la vie de Saint Léger, la vie de Saint Alexis sont, dès lors, les fables que se disputent les lecteurs afin de recueillir quelques succès en les contant, de mémoire, autour d'eux.
Les romans grecs, avec leurs aventures, celles de Théagène et Chariclée, par exemple, sont délaissés.
La chanson de Roland et les autres gestes émerveillent la société féodale. Épique et mystique, à la fois, la littérature, nécessairement, pré-
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pare l'état d'esprit qui va devenir l'élan des croisades. D'ailleurs, les récits des pèlerins au retour de Jérusalem intéressent. Les prédications des moines exaltent. Les contes des navigateurs méditerranéens éveillent des cupidités. Les chansons de guerre scandées par les jongleurs retentissent sur les parvis des églises romanes, dans les salles des donjons, dans les cours des abbayes, sur les marchés des bourgs, sur les places des villes.
Ce qui persuade moines, seigneurs, villageois, artisans. L'éloquence de Pierre l'Ermite enivre des âmes prêtes. Elles ont trop connu les invocations passionnées à la vertu des saints. La souffrance de Jésus et
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de Marie obsède. La pitié soulève les cœurs. L'éloge des paladins donne confiance. Des cris unanimes jaillissent des cités.
La littérature encore fait les croisades.
Et voici que les chevaliers bataillent. Leurs écuyers, archers, coustiliers se ruent vers l'Orient biblique. Ils gagnent, outre le SaintSépulcre, des royaumes grecs, syriens, égyptiens.
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II
Au logis, cependant, les fileuses abandonnées imaginent la consolation de la romance. Unies à celle du rouet, leurs voix fredonnent les premiers rondels. L'amour hante les maisons. Les jeunes gens s'occupent de leur cœur. Ils choient leurs désirs. Ils exagèrent leurs peines. Ils s'émeuvent de soi. La passion engendre le double égoïsme
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qui la veut satisfaire en dépit de tous. Oublieux du reste, Tristan et Iseult se sacrifient à leur délire, dans le poème breton. Bientôt Alexandre, Enéas, ceux de Troie ressuscitée raffineront la galanterie dans les romans à l'antique, très naïfs, filandreux et délicieux.
Au loin, de son côté, la chevalerie se fatigue parmi les hasards et les tourments que lui prodiguent deux siècles d'algarades en contrée sarrazine. Si la Chanson d'Antioche, si la Chanson de Jérusalem consacrent les hauts faits de la conquête première, et le partage des principautés, tout à l'heure, le Turc va reprendre aux Croisés beaucoup de leurs apanages. La complainte,
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dans les rues, s'apitoiera sur les barons. Déjà, la satire y perce.
L'ironie dugallo-romain s'amuse.
Il raille « sesducset rois couronnés» mis en terre, car « ne leur sert plus ni châteaux ni cités ».
A quoi bon, dès lors avoir tant acquis par efforts, peines, violences?
Là-bas, les Croisés battus se lamentent. Dans l'humiliation ils prennent conscience de leur individualité. Ils l'expriment en vers. Ils reviennent troubadours. Comme les Chevaliers du Temple, d'autres, initiés à la magie des Syriens, rentrent alchimistes, architectes, argentiers. Les corporations maçonniques substituent l'ogive à l'arc roman. Dans le ciel de brume, les cathédrales
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s'élancent avec l'ardente oraison de l'homme déçu. En Italie, en Flandre, s'essayent les peintres d'ex-voto, réalistes impitoyables pour le physique des pieux donateurs et des personnages divins. Lettres et arts consolent, en son repos, la rancœur du vaincu. Las d'imaginer les prouesses que Wace énumère dans le Roman de Brut, dans le Roman de Rou, et Chrestien de Troyes dans la Charrette, au moment où la noblesse perd la Terre sainte, Jérusalem, tout le commun des Français s'analyse. Il se juge en ses premiers fabliaux. Les bourgeois s'y dépeignent rusés, loquaces, paillards, dupeurs, malins, et souvent meurtriers. Ils n'ignorent pas que tel
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baron paie les poètes afin que son nom figure dans lageste qui retrace les exploits de quelque chevalerie.
Cette publicité indigne, égaye à la fois. De même aujourd'hui. Les ambitions égoïstes suggèrent la verve du dramaturge. En une rue d'Arras, le Jeu de Saint Nicolas attire les badauds vite épris de théâtre. Devant le porche et sur le parvis de l'église la Croisade est, par Bodel, représentée. Les Sarrazins sont évoqués. Le miracle est joué, l'enfer vu, le paradis aperçu, la taverne entendue avec ses criailleries de vilains et de larrons en liesse. La foule s'amasse là ; puis ailleurs. Elle adore déjà les tréteaux, le décor, les diables pam-
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phlétaires et burlesques, l'Adam niais, l'Ève trompeuse, passive, pécheresse. Notre passion nationale pour l'adultère de théâtre s'empare des spectateurs médisants. Le public se plaît à l'observation du laid, du vicieux sur la scène du « Jeu » paroissial, comme sur les gargouilles à forme humaine de la cathédrale que les francsmaçons édifient. Plaute a sa descendance.
L'observation, le goût du naturel, pour hideux qu'il se montre, la recherche de la vérité hargneuse, voilà des facteurs importés, avec l'individualisme, par la suggestion de la défaite en Orient. « Connaistoi toi-même », a dit le sage de la
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Grèce. L'université de Paris étouffe, dans ses quartiers trop étroits, les escholâtres nominalistes, réalistes.
Afin de se savoir plus clairement ils se battent entre « nations » rue du Fouarre.
Cependant,rimés en l'honneur de Guillaume au Court Nez, de ses preux qui dispersèrent autrefois les Sarrazins près d'Arles, les Aliscans réveillent l'enthousiasme des châtelains. La geste des Lorrains, le Perceval imaginé par Chrestien de Troyes, proposent leurs exemples héroïques aux ennuyés du donjon. Une élite s'exalte à ces chants de guerre. Elle endosse la cotte de mailles. Elle coiffe le heaume. Elle se passe l'écu au col.
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Elle enfourche les destriers. Elle chevauche. Elle s'embarque. Baudoin de Flandre va substituer, dans Constantinople prise, sadomination à celle des Basileis, tandis que ses chevaliers se distribueront les marquisats de Corinthe et les comtés de Thèbes. Prudent et diplomate, Villehardouin rédigera la chronique de cette épopée, en termes précis, en couleurs franches, nettes, descriptives.
Les bourgeois demeurent en leurs bonnes villes prospères. Enrichis par un négoce plus actif avec l'Orient grec et arabe, ils continuent à se gausser de l'humaine nature, de ses appétits et ambitions. Le scepticisme narquois et bonasse qui fera
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la renommée de La Fontaine anime le Roman de Renart. Au début du treizième siècle, il a déjà toute sa vogue parmi les farceurs en chausses collantes, les humeurs de piot au bonnet de travers, les escholiers de toutes langues, les clercs en haillons, les conteurs de fariboles qui se dodelinent sur l'escabeau. Le savoir universitaire a libéré les esprits. Il délie les langues. Au cœur des cités maritimes reviennent les négociants et les chevaliers. Ils ont beaucoup appris dans les ports, dans les camps, sur les nefs. Le commerce avec l'Orient se décuple.
Ce qui rend le bourgeois très audacieux. Voyageur, il apprend. Au cours de ses trafics il éprouve les
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lois, les coutumes, les usages, les caractères des races. Son négoce unit, à travers la Méditerranée, les civilisations de l'Asie et de l'Afrique à celles de l'Europe. Il propage ses idées dans l'intérieur. Il les communique à sa clientèle. Grâce à l'intelligence des artisans, partout, les corporations, mieux instruites récupèrent, pour la ville, son importance de vieux municipe latin.
Les marchands gagnent ici et là. Ils chevauchent sur tous les chemins.
Ils résistent aux pillards du baron et de l'éveque. Ils en appellent à Philippe-Auguste. Ils arment leurs compagnons. La commune obtient ses privilèges, franchises, armoiries et bannières.
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A Bouvines, enfin, elle déploie ses belles compagnies. Archers, piquiers, coustiliers, bien fiers de soutenir le roi, crossent l'empereur des Allemagnes aussitôt obligé de fuir en déroute avec sa lourde chevalerie teutonique et toute sa féodalité rapace. Renart a dispersé les aigles. Ysengrin se gratte. L'esprit est plus puissant que la force.
La bourgeoisie, une à une, ressaisit ses libertés gallo-romaines. Elle en use. Partout la littérature se multiplie, innombrable et protéenne.
La satire en vers, en prose cingle, de ses mots ardents, le riche, le prélat, le comte, les gens de la Rome papale. Telle la complainte de Jérusalem. Hérault de la haine popu-
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laire, le grimaud n'épargnera personne. Nobles, bourgeois, artisans, manants, lisent, content, écoutent.
La littérature surgit de la chaumière, du cabaret, du donjon. Les genres les plus divers se développent parallèlement et sans se confondre. Si le Roman de Renart, en exaltant la malice de Le Goupil, dilate l'hilarité critique et frondeuse du bourgeois, du peuple, le Roman de la Rose charme profondément dames et demoiselles sentimentales, pages et chevaliers fidèles. Tout entière, la bonne société se voue à la religion de l'amour abstrait. Entre leurs tresses, les châtelaines apprécient le symbolisme des vertus et des vices figurés par Guillaume de Lor-
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ris, en son art difficile. Les lectrices suivent ses prescriptions d'élégance alambiquée, compliquée, plus même que ce ne sera au temps des Précieuses et du Grand Cyrus.
Le Roman de la Rose, la geste intitulée Quête du Graal, le Lancelot de Badon influencent alors les caractères de la noblesse triste dans ses châteaux après les chasses au héron, les tournois rares, les passages des jongleurs et des musiciens. A la suite de Louis IX, elle part vers Damiette afin de reconquérir Jérusalem.
Las ! Voilà ces féaux vaincus, capturés, rançonnés. Aussitôt la vie de l'université s'active. La jeunesse recherche avec plus d'ardeur une
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certitude qui conseillera mieux.
Commentant Aristote, établissant les principes d'une morale fixe, expliquant la valeur du monde sensible, ébauchant une métaphysique, saint Thomas d'Aquin rassemble attentifs les intellectuels sur la montagne de sainte Geneviève que, jadis, la bestialité d'Attila dut fuir. D'aucuns riment les versets de la Bible et les combats des Macchabées.
Les Bulgares, puis Michel Paléologue rendent intenable, pour notre chevalerie, le pays byzantin. Elle revient ruinée, honteuse, encline à ne plus vouloir que des joies proches, les joies sensuelles et les plaisirs de la moquerie. Pour la
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distraire, Adam de la Halle lui montre, dans Arras, le Jeu de la Feuillée. Tentative initiale de notre opérette, de notre féerie, et la plus accorte, la plus hardie. L'auteur, dur satiriste, y présente les compères de sa ville. Il les marque d'infamie. Est-ce assez là pour consoler de si gros déboires? Non. Car saint Louis, embarqué pour Tunis, mourra, chimériste et pur, entre les bras du sire de Joinville.
Echappe-t-il, pour cela, aux critiques de sa bourgeoisie réaliste?
Point. Le ménestrel de Paris, commensal des écoliers, buveur des tavernes, mari trompé, père miséreux, gueux, plaintif et rebelle crie l'indignation publique contre la cupi-
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dité des moines pullulants, les exactions de la prévôté brutale, le dol des marchands aigrefins, la paresse des ouvriers larrons. Bien que pieux, Rutebeuf se montre anticlérical acharné. Il reproche amèrement à saint Louis trop de munificence envers la gent portefroc, trop d'obéissance au pape. Le satiriste veut exclure le clergé des écoles. Mais cet anticlérical est militariste. Il pousse à l'entreprise de croisades nouvelles. C'est déjà presque le « patriote » de la Révolution, qui veut ses Valmy, ses Iéna, et le triomphe des« Latins », comme, dans Constantinople, on appelle les Croisés.
Au Roman de la Rose, toujours
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en vogue, Jean de Meung, vers 1277, les croisa des ayant échoué, ajoutera, en un supplémenttrès copieux, maintes digressions morales, sociales, théologiques, mythologiques, scientifiques, maintes ironies contre le magistrat, l'argentier, le baron, les femmes, le chevalier, le moine et le monarque, « car sa force ne vaut deux pommes contre la force d'un ribaud ». Même ce poète préconisera le retour à l'état de nature, « de qui toute beauté dérive ». Et cela comme le Rousseau du Discours sur l'inégalité, comme le Voltaire de l'Ingénu. Cinq siècles auparavant, Jean de Meung formule la protestation des Encyclopédistes, avec moins d'égards pour l'admi-
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nistration royale, et beaucoup plus d'érudition. Il ignore peu de l'antiquité. Il en invoque le témoignage à chaque vers. Autant que ses prédécesseurs le répétèrent dans le Roman de Renart, autant que Rutebeuf vient de le proclamer, autant qu'Adam de la Halle l'essaya, en faisant repousser le chevalier par Marion qui lui préfère Robin son pastoureau, Jean de Meung défend l'individu contre l'arbitraire de l'autorité. Le devoirsocial lui semble trop mal observé par les grands, les riches, les prêtres qui, le recommandant, se gardent de lui sacrifier leurs appétits. Pourquoi les humbles sacrifieraient-ils les leurs?
Malice, critique acerbe, vénéra-
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tion pour l'amour vainqueur de la mort, dévotion envers le courage, c'est l'esprit de la Nation qui se constitue; et au total.
Demain les argentiers obligeront le souverain à convoquer les États généraux de 1314, s'il veut puiser dans les coffres des boutiques, dans les trésors des abbayes, dans les châteaux des nefs à l'ancre, dans les sacs des juifs. Et ces subsides lui seront accordés sous condition, celle de remplir les devoirs du prince, les devoirs de haute justice, de défense nationale, d'administration centralisatrice. L'impôt est « consenti ». Déjà la révolution latine vit au cœur des cités laborieuses et créatrices, légataires de l'idéal ro-
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main invétéré dans le sol où le préteur sut, autrefois, tracer le camp de la légion.
Cette métamorphose est principale au cours de notre histoire.
L'élan des Croisades ferme l'ère de l'Église. Il ouvre l'ère des Communes.
Et l'ère des communes, des municipes latins ressuscités, c'est l'annonciation de l'ère encyclopédiste.
Adam de la Halle, Rutebeuf, Jean de Meung commencent le procès que plaideront ensuite La Boëtie, Rousseau, Voltaire, Diderot, Raynal. Procès que jugeront les Conventionnels. Samson exécutera la sentence en faisant rouler, sur l'échafaud du 21 janvier 1793, la
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tête du dernier Capétien, du dernier roi franc, aux origines germaniques, coupable, lui et ses nobles, d'avoir convié leurs parents d'outreRhin à l'invasion de la patrie galloromaine, où s'affaisse le trône, où les fiefs des leudes sont menacés par le peuple des municipes, par les communes des grandes villes, de Paris. Contre cet appel à l'étranger, à l'adversaire teuton d'abord vaincu dans Bouvines, par les communes de 1214, les amis de Caïus Grachus Ba bœuf, le premier communiste, s'indigneront. Ilscondamneront à mort le roi de France, qui ouvre aux Germains le territoire des Gaules. Puis ils partiront, avec l'idéal romain de la Loi, pour
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chasser, de Jemmapes à Friedland, les fils de ces Teutons que Marius a jadis immolés.
Cela, Rutebeuf, Jean de Meung, Adam de la Halle l'ont pressenti au treizième siècle, au siècle de Bouvines.
Pourtant des sots n'ont-ils pas soutenu que le moyen âge était une époque d'obscurantisme, de servilisme? Ce temps où les satiristes ébauchaient l'encyclopédie, où les cathédrales s'édifiaient, somme de tous les arts, où les communes imposaient au prince la réunion des États généraux, où les moines défricheurs réalisaientle socialisme conventuel !
Donc les Croisades déterminent
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la formation du caractère national.
Caractère très différent de l'esprit ecclésiastique et féodal qui dominait dpeuis les invasions barbares. Caractèrepeu différent del'espritgalloromain soumis à l'influence des Césars, avant l'apparition première des Francs.
Du Christ mort sur la Croix une foi s'exhale qui jette vingt siècles à genoux devant l'effigie du Torturé. Chaque grande guerre où tant de « fils » souffrent, par milliers, par millions, engendre une force spirituelle aussi, et qui change les mœurs, les conceptions des peuples.
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III
Par ailleurs, les grandes guerres elles-mêmes procèdent presque toujours des idées faites par les conflits antécédents.
L'opulence de Rome qui triomphait, celle des pays administrés par les talents de ses proconsuls vainqueurs allécha les barbares nordiques las de leurs forêts, de leurs troupeaux, de leurs lourds chariots
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en files, de leur plaisir pastoral et guerrier. Ils se ruèrent vers la douceur créatrice de la Méditerranée. Ils souhaitèrent les cités de temples, de statues, de fontaines, de palais heureux parmi leurs jardins. La renommée des rives latines, de leurs villas luxueuses et commodes ont attiré les Cimbres dans la douceur de l'air provençal.
Tout ce que le goût des Augustes, desAntonins, des Flaviens, deConstantin et de Théodose sut ajouter au faste de villes italiennes, tout ce que les chrétiens exposèrent dans leurs églises en l'honneur du Jésus fraternel et de la Vierge accueillante, excitèrent la cupidité des Goths, des Vandales, la jalousie
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dévastatrice de l'Islam. Les fruits de la victoire attirent l'invasion.
L'Église latine qui sut, conquise par eux, séduire les imaginations naïves des Germains, qui les installa dans ses diocèses,dans ses paroisses, qui les travestit en ses soldats et en ses chevaliers, bientôt les lança vers le Saint-Sépulcre, les fit chevaucher deux siècles, vers l'Orient arabe et grec de la Méditerranée. La conscience de la force obtenue par sa puissance intérieure persuada l'Église d'agir au loin.
A visiter l'Orient, à en goûter les fruits et les épices, à toucher les somptueuses étoffes et les orfèvreries byzantines, à boire les vins grecs, à dérouler les manuscrits des
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monastères syriens, à heurter les brillantes cavaleries sarrazines, à traiter avec les émirs, à baiser les murs du Saint-Sépulcre et les chemins foulés par Jésus, une intelligence neuve s'est composée dans les cerveaux de nos ancêtres.
Et cette intelligence, au retour, s'est manifestée par une superbe efflorescence des lettres. Joinville a décrit la chevauchée lointaine, et d'autres le Combat des Trente, et d'autres ont rimé Cent Ballades, et la foule des grammairiens tenta ses prosodies compliquées. Pétrarque venu chez nous, en 1361, y rencontre une multitude d'écrivains, d'humanistes. L'éloquence de Gerson groupe les foules. Chris-
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tine de Pisan présente son livre de la Vision. Eustache Deschamps va proposer l'amour de la patrie en pleurant sur le malheur de Calais, sur la mortde Bertrand Du Gue sclin. Froissart et Charles d'Orléans diront la lutte pour cette patrie désormais faite par notre volonté d'indépendance individuelle et de justice.
Jeanne d'Arc exprimera, de son élan spontané, ce vœu des municipes et des corporations, le vœu du Forum, et de la civilisation latine opiniâtre pour reconstituer sa force.
Fatalement notre esprit critique formé au retour des Croisades, dans le sein des communes, des
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universités, des abbayes, n'acceptera point de subir la suprématie britannique en Aquitaine, ni les chevauchées des bandes anglaises, leurs pillages, les manières hautaines de leurs chefs et barons.
Rebelle à la domination de nos princes, notre orgueil tolérera moins encore l'orgueil des maîtres étrangers. Le litige, entre deux maisons royales, pour une question de divorce, et pour un procès d'apanage dotal, deviendra très vite la guerre de la nation. Jeanne d'Arc incarnera l'espoir qui vivait unanime et latent déjà parmi ceux des communes, parmi ceux des campagnes, parmi ceux des moustiers.
En ses beaux travaux sur l'héroïne
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d'Orléans et de Reims, M. Hanotaux a pertinemment, définitivement, révélé le sens national, antérieur à la jeune Lorraine qui, de son geste, exprima la personnalité enfin adulte de la France.
Jeanne d'Arc n'entendit pas seulement les voix célestes, mais aussi les voix du peuple que Villehardouin, Adam de la Halle, Rutebeuf, Joinville, Jean de Meung avaient inscrites et fixées.
En sorte que l'efflorescence de la littérature et de l'esprit français apparue durant l'essor des Croisades a prolongé la guerre cent ans, l'a rendue possible et victorieuse, comme elle avait rendu possible la chance de Bouvines. Près
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de Jeanne, avaient discouru les conteurs de la veillée, certainement instruits par les échos de toute la littérature épique, rustique et satirique si miraculeusement féconde durant trois siècles. La France ne s'ignorait plus. Elle se savait cohésive, rebelle à l'intrusion du voisin. La bonne Lorraine s'en alla vers Reims avec le souffle de toute la nation dans sa bannière, de toute la nation qu'enchantaient, alors, les mystères, les poèmes, les « miracles de NotreDame ».
Après l'ère de l'Église, après l'ère des Communes, la guerre de Cent ans et la prise de Constantinople déterminent l'ère de la Renaissance.
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C'est le temps des navigateurs découvrant les Amériques, le temps des arts et de l'érudition, le temps où l'intelligence de l'homme se complète à l'excès par tous les savoirs exhumés, répandus, restaurés. Brillamment, chez nous, les Essais de Montaigne l'attestent.
Livre de toute la vie méditerranéenne, étude d'analyse individuelle, synthèse des idées hellénolatines, ce beau roman psychologique, culmine sans doute, avec le Saint Antoine de Flaubert, sur l'ensemble de la littérature française.
La Boëtie publie Contr'Un, le traité de la Servitude volontaire, préambule de nos doctrines libé-
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raies, préface aux Droits de l'Homme.
L'humanisme, la magnifique érudition de la Renaissance invitèrent les maîtres et leurs élèves à comparer les textes, tant modernes qu'anciens. Cette confrontation des idées antagonistes valut du scepticisme au penseur. Il écouta trop de plaidoyers contraires. Un moine augustin, à Rome, se laissa convaincre par les disciples de Savonarole. A son tour, Luther attaqua l'Église, la papauté, ses luxes, les faiblesses du clergé. Pour injuste qu'elle fût, groupant autour de ses drapeaux les époux enclins au divorce, les ratés, les ignorants, les réfractaires, les prêtres et les moi-
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nés désireux de prendre femme, les claque-dents, les reîtres, mille ambitieux hostiles à l'autocratie de la papauté, cette hérésie organisa une force barbare capable de rallier les multitudes souffrantes, haineuses, belliqueuses, sous promesse d'abolir la richesse et la puissance enviées des prélats. Les guerres de religion se succédèrent. Elles s'étendirent pour le scepticisme de Montaigne et de ses amis. Les patries se divisèrent à l'infini. Les adversaires, partout, s'opposèrent sous les étendards des factions au combat.
Au nom de leurs divergences en matière de religion les provinces économiquement rivales se fermèrent leurs territoires. Les bûchers
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flambèrent dans les villes, puis les villes elles-mêmes. Les ennemis des arts décapitèrent les saints de granit au tympan des cathédrales.
Des iconoclastes crevèrent les tableaux sacrés. On se tua dans les Allemagnes, en France où Montluc l'a conté, en Angleterre, dans les Hollandes, jusqu'à la paix d'Utrecht, parce que la manie critique des érudits avait gagné les gens médiocres. Calamité de l'Europe, les protestants se croyaient, à tort, capables de juger, dignes de commander, et même sages en détruisant l'espoir catholique d'internationalisme, l'espoir d'unir les hommes par la pratique d'une seule langue, le latin, parle respect d'un
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arbitrage, celui du pontife. Cet espoir de paix s'effondra.
Les guerres de religion, celle de Trente ans menée par Richelieu et Mazarin, celles de Hollande que Louis XIV prolongea, changent encore profondément les élites. On s'accoutume à lutter pour l'indépendance de l'esprit, l'indépendance des états, l'indépendance du citoyen, que vont revendiquer Rousseau, Voltaire, tout à l'heure. Ces guerres closent l'ère de la Renaissance. Elles ouvrent l'ère de l'Encyclopédie. La plus glorieuse pour la France, quoi qu'on en puisse dire. Car son influence, en deux siècles, transformera la vie sociale du monde.
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A commencer parcelle des Yankees. Soldats de Franklin et de Washington, ils rompent le joug de l'absolutisme hanovrien, avec le secours des disciples que l'Encyclopédie a formés: La Fayette, Rochambeau, ce Miranda, l'ami futur des Girondins, le général de la Convention, le libérateur du Venezuela, le précurseur de Bolivar et de ceux voués à la délivrance des Amériques latines.
La Révolution ayant réussi à Yorktown, La Fayette en rapporta la torche dans Paris. Danton, Robespierre la saisirent, et aussi Lavoisier, Monge, Laplace, Berthollet, apôtres de la Science qui capture la foudre, lance les ballons,
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maîtrise la vapeur. Le monarque franc appelle les Teutons à son secours. Et, pour cette trahison qui met en Champagne les Prussiens guidés par les nobles de l'émigration, le dernier Capétien meurt condamné par le tribunal des « patriotes ». Eux s'élancent par le monde, en agitant le flambeau de la nouvelle lumière. Les princes germaniques prétendent interrompre l'élan. Sous les aigles de Bonaparte la Nation les refoule, acclamée par tous les libéraux de l'Italie, des Allemagnes, de l'Autriche.
Ils l'accueillirent. Ils facilitèrent la tâche de ses armées jusqu'au jour où Napoléon se voulut tel que les tyrans par lui vaincus. Son erreur
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souleva contre la France ceux qu'elle avait affranchis. C'est le prêche de Fichte, et la défection de la Saxe à Leipzig, et l'orage de 1814.
Elles aussi, les grandes guerres de la Révolution, de l'Empire ouvrent une ère d'idées. Le Chateaubriand d'Outre-Tombe, Stendhal, Vigny, Balzac, Hugo, Lamartine livrent leurs chefs-d'œuvre à l'avenir. Auguste Comte établira la philosophie positive. L'individualisme romantique, fatale conséquence du libéralisme encyclopédiste, fait le mal de René, de Julien Sorel, de Rubempré, de Rastignac, d'Olympio, de Rolla,ces « Enfants du Siècle ». Leur goût de triompher les incite aux efforts ambitieux.
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Alors la chimie, la physique, la mécanique céleste secondent le développement prodigieux de l'industrie, de la navigation, du commerce. Les savants métamorphosent leurs laboratoires en usines.
Les ingénieurs les relient, par les voies de fer et par le télégraphe électrique, aux ports, aux mers, à la vitesse des paquebots.
Avides autant de paraître, les romantiques, fils intellectuels de Rousseau, les classiques, fils de Corneille, les demi-soldes, les carbonari, toute la « Jeune-Europe » luttent pour les nationalités chères aux élites que méconnaît l'arrogance tudesque de l'Autriche guidant la Sainte Alliance. Pepe, Riego,
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naguère instruits dans les rangs des armées françaises, suscitent les révolutions de 1820 à Naples, à Madrid. Hugo chante les Orientales.
La Grèce est délivrée de l'absolutisme ottoman à l'heure où les Amériques latines achèvent de s'émanciper, à l'heure où l'absolutisme franc, comme en 1790, succombe, avec Charles X, devant Blanqui et les classiques de 1830.
La royauté constitutionnelle succombe, avec Louis-Philippe, en 1848, comme en 1792. Après cette lutte entre les romantiques royalistes et les classiques libéraux, Lamartine organise la République intelligente. Par son prestige, il l'impose aux monarques anxieux.
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Elle émeut toutes les capitales de l'Europe. L'on s'y bat aussitôt pour obtenir des princes une constitution latine, selon le dogme des encyclopédistes. Des rois se soumettent aux prétentions de la littérature française invoquée tout à l'heure par les Silvio Pellico dans leurs cachots du Spitzberg. C'est l'ère des nationalités; l'ère des nations qui s'ouvre au lendemain de 1815, etqui vit autant, par l'esprit des lettrés, que l'ère de l'Église, l'ère des Communes, l'ère de la Renaissance et l'ère de l'Encyclopédie.
Un Bonaparte, près de Solférino, a repris la tâche interrompue en 1813. Il attaque les Germains encore pour affranchir les Latins. Il
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sauve le génie de la Méditerranée, que va chanter Gustave Flaubert en ajoutant à l'Odyssée et à l'É- néide une aussi belle épopée, en ressuscitant avec Salammbô, toute la vie de la mer heureuse où naquit la beauté de Vénus-Uranie, où naquirent toutes les idées civilisatrices de l'Egypte, de la Phénicie, de la Grèce, de Rome, où toutes les cités maritimes engendrèrent, avec leurs dieux, les philosophies, les sciences, les arts, le droit.
Cette victoire rend la Germanie frémissante. Il faut lire, dans les excellents ouvrages de M. Goyau, quel fut l'émoi politique et religieux des Allemagnes à cette époque, et la colère trop audacieuse des curés,
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des évêques, des pasteurs, des princes redoutant d'autres Austerlitz, d'autres Iéna. La pensée de Fichte et de Hegel, la pensée de 1812, sort du tombeau, avec la théorie de l'État, symbole de la force nationale, de son droit, de son devoir. Unifier les Allemagnes pour que leur force cohésive s'oppose aux Latins, c'est l'œuvre de Bismarck. A Sadowa, il soumet l'Autriche rivale, cause de divisions intestines. On sait comment il arrêta les généraux prussiens comptant profiter jusqu'au bout de la déroute, comment il supplia le roi Guillaume d'offrir bientôt la paix, comment, sur le refus des généraux, Bismarck courut jusqu'à sa
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chambre, se jeta sur le lit, poussa des hurlements de douleur tels que le roi fut le trouver, redescendit convaincu. Quatre ans plus tard, l'Autriche n'ayant pas répondu à l'appel de Napoléon III, c'était Sedan. A Versailles, au mois de janvier 1871, retentit la proclamation de l'empire et de l'unité germaniques. Une nation se massait formidable et féroce.
A cette même date, selon le vœu formulé en 1820 par la Jeune-Italie, la prise de Rome compléta l'unité italienne. L'unité de l'Allemagne, l'unité de l'Italie, la République française, ces trois souhaits de la Jeune-Europe inscrits dans son manifeste de 1820, se
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réalisaient en même temps. Et l'empire libéral, en ayant appelé au peuple de la déchéance de 1815, succombait, comme la royauté absolue en i83o, comme la royauté constitutionnelle en 1848.
Les littérateurs de l'Encyclopédie et leurs disciples, les classiques de 1830, les voltairiens de 1840, avaient encore provoqué les événements.
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IV
Une suite d'idées littéraires nées depuis 1870 sut-elle, de manière latente, accroître, parmi les différentes classes de notre nation, le sens de l'héroïsme nécessaire, au point de ressusciter, en un jour, chez le peuple le plus déchiré par ses luttes intestines et le plus rebelle aux atrocités de la guerre, un seul élan de patriotisme non pareil, ca-
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pable d'exploits et de prouesses sans nombre, même d'un effort sévère sous les pluies, au fond des tranchées de boue que les obus écrasent et bouleversent, que l'ennemi nocturne approche et foudroie?
En 1871, parmi les contes et romans d'Alphonse Daudet qui enchantaient la bourgeoisie, plusieurs nouvelles patriotiques saisirent le cœur de la jeunesse et de l'enfance.
Il en est une, fort belle d'ailleurs, qui décrit la dernière classe du maître alsacien obligé de céder la place à l'instituteur allemand. Il en est une autre, très spirituelle, qui dit l'influence de la pendule française dérobée par un soldat prussien , transportée dans sa ville
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natale où la sonnerie gracieuse, cristalline et frivole émoustille la famille germanique du lourd guerrier, puis les voisins, les gens du quartier, ceux de la région tout entière.
Sur les âmes ce genre de nouvelles agit de manière durable.
L'espoir de la revanche s'implanta dans le cœur des enfants, des écoliers, des lycéens. Aussitôt ils étudièrent l'allemand pour entrer à Saint-Cyr, et faire, comme officiers, les guerres de reprise. On les estimait prochaines, successives. Bien qu'il eût négocié fort mal avec Bismarck, et perdu la Lorraine qu'un plus habile eût su garder, Thiers jouissait alors d'une
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renommée profuse. L'avènement de la République valait à son Histoire de la Révolution, à son Histoire du Consulat et de l'Empire, un prestige que justifiait en partie l'excellence des chapitres consacrés aux batailles, aux armées, aux généraux de la Convention et du Directoire. Lecture passionnante pour des républicains. Ils luttaient alors contre les entreprises politiques des légitimistes et des orléanistes. Parallèlement, le culte des études grecques et latines restait en honneur. Puisque nous avions été « battus par l'instituteur allemand », il seyait d'obtenir la suprématie intellectuelle sans conteste.
L'antiquité latine fut comprise.
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On enseigna le principe romain de la Loi consentie par le peuple, et que le Forum avait su, grâce à l'effort des légions, propager dans les Gaules comme chez les Numides et les Scythes, ailleurs. Fustel de Coulanges professait, à la Sorbonne, ses idées précieuses sur la cité antique, sur l'administration de la Grèce par les procurateurs.
Nos maîtres expliquaient la miraculeuse persistance des municipes latins et de leurs libertés dans les villes construites autour des camps romains, presque toutes nos villes des Gaules; et cela malgré les invasions successives des barbares, malgré le féodalisme germanique de Francs. On évoqua, par le livre,
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par la leçon, cette vie fervente des édilités anciennes autour de la place où d'abord siégeait le prêteur, où s'édifia, dans la suite, l'église du saint évêque, de ses clercs savants, de ses moines éloquents. On évoqua les esprits des échevins et des prud'hommes revendiquant les privilèges de la commune, pour ses corporations en armes sous leurs bannières, et prêtes à s'allier, avec le roi, contre l'avidité du baron voisin. On évoqua leur adresse pour déléguer aux États généraux leurs argentiers bailleurs d'impôts consentis en échange de franchises reconnues.
L'histoire qui doit être celle des villes à travers les âges, et de leur
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évolution politique, plutôt que celle des princes et de leurs batailles, l'histoire commença de tout éclairer. Augustin Thierry et Michelet nous passionnèrent pour les tragédies des temps primitifs, pour la beauté du monde latin, de ses arts italiens, de son architecture gauloise, de sa législation justinienne opposée par les clercs aux caprices des barons francs.
Dans les vieux ouvrages de Sismondi, nous étudiâmes les destins des républiques italiennes. Taine, en ses philosophies de l'art, expliquait l'influence du milieu naturel sur les instincts, les sentiments, les idées sociales, esthétiques. Il serrait ainsi le lien unissant la terre
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de la patrie aux conceptions qu'elle enfante par l'entremise de ses fils nourris d'elle, aptes à la penser, à l'exprimer le mieux. Parurent les Origines de la France contemporaine, jugement impartial, si dur pour l'ancien régime, comme pour les Jacobins, et qui condamnait, à nos yeux, Louis XVI par la seule publication de son absurde journal écrit à Versailles durant les semaines terribles de la Révolution naissante. Les Girondins de Lamartine, nous la firent armée, tragique, mais grandiose. Nous cédâmes à l'enthousiasme communicatif de Michelet pour les armées de la Révolution, pour leur entreprise gigantesque et réussie, malgré Waterloo,
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puisque le principe constitutionnel domine, aujourd'hui l'univers. Et notre génération qui avait vu la lumière, au lendemain de Solférino qui avait, marmots, déchiré les images relatives à la prise de Pékin et à l'expédition du Mexique, qui avait épelé les inscriptions fulgurantes effacées par la brise du 15 août sur les pylones des Champs-Élysées, au soir des fêtes impériales, notre génération qui avait vu les régiments de Bismarck envahir, après ceux de Brunswick et de Blücher, le sol de la nation libératrice, notre génération arrivait à l'adolescence avec le sens de sa mission latine et le goût de la République. En nos cœurs de 1880, Brutus et Marius
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fréquentaient Danton, Carnot, Hoche, Bonaparte, Murât, les armées de Valmy, d'Austerlitz, de Wagram dont un sabre au moins, celui du grand-père, était pieusement pendu sous un portrait de soldat énergique et franc, sous les insignes un peu fanés de la première Légion d'honneur. Alfred de Vigny nous disait Servitude et grandeur militaires.
Après le conflit de 1870, se révèle le génie du financier. Il augmente les trafics internationaux. Il objective, en industrie, les miracles précipités de la science. Il engendre mille forces productrices. Il fait la politique des États. Il les guide vers la paix, vers la guerre. Il civilise. Il
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outille des portions encore vierges de la planète. Il agglomère les foules autour des usines. Il crée des villes.
Il transforme le monde en puissance de sa volonté. Il permet l'espoir d'empires nouveaux à ceux qui vont affranchir de la tyrannie esclavagiste, en Afrique, les peuples du Soudan ; vingt millions d'hommes arrachés, en vingt ans, à la terreur , à la dévastation périodique, à la mort toujours imminente que leur promettait un million de pillards.
Hostile à cette autorité de l'argent, la littérature naturaliste instruisit alors le procès d'une bourgeoisie trop injuste. Il la démasqua.
Il la montra en ses égoïsmes iné-
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luctables, en ses hypocrisies obligatoires. Sévères comme les moines de l'Inquisition, Zola et ses disciples vouaient, un peu naïvement, à l'infamie les petites faiblesses du banquier, les menus vices du magistrat, du ministre, du marchand.
La force du grand écrivain qui parmi tous ses émules, composa, sur la vie de la Rome moderne, le plus beau livre entre ceux tant de fois entrepris et manqués, cette force d'évocation et de synthèse sociale, formula d'impitoyables réquisitoires. Au total, cette sorte de littérature instaurait une morale de l'équité, une morale de la franchise, bien qu'elle attribuât aux appétits sexuels trop d'effets sur la plupart
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des hommes, bien qu'elle méconnût les résistances de la pensée, celles de l'éducation et du caractère ferme, bien qu'elle ne voulût rien entendre de la vertu réelle si parfaitement fixée dans l'Armance de Stendhal ou le Dominique de Fromentin.
De plus, et surtout, le roman naturaliste ajoutait aux incomparables synthèses sociales de Balzac, à sa Comédie Humaine, des chapitres équivalents. Après Fabrice et Julien Sorel, après les amis de Rastagnac et de Rubempré, d'autres types survenaient dignes d'une admiration pareille; Eugène Rougon, le ministre et sa séquelle, les foules prodigieuses et vraies de l'Assommoir, de Germinal, de la Terre. Nous
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connûmes l'ensemble de la Nation.
Au roman d'analyse intérieure, triomphe de Montaigne, de Racine et de Stendhal, le roman de synthèse s'ajoutait, triomphe de Balzac, de Flaubert et de Zola. Madame Bovary, si mal interprétée d'ordinaire, mérite sa réputation, non pour l'historiette sentimentale , mais pour la vie sociale de la France entière concentrée dans le bourg d'Yonville, avec ses types essentiels, la libre pensée du pharmacien, l'égoïsme noceur du hobereau, la médiocrité laborieuse et bornée du brave médecin, l'ambition infertile de la petite provinciale, les vues courtes et intéressées des pauvres gens, l'éloquence officielle du sous-
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préfet. A ce déploiement de la vie publique, si restreinte qu'elle apparaisse dans ce magnifique raccourci, comparons un chef-d'œuvre de l'analyse, Une Vie de Maupassant.
La différence semble énorme. Madame Bovary, c'est une explication de la France. Une Vie, c'est le constat d'un caractère.
Depuis 1870, notre littérature se distingue des tentatives antécédentes par la tendance à la synthèse.
Comme Michelet, Fustel de Coulanges, Taine, Renan avaient élargi notre conception du monde celtolatin, ainsi Balzac, Flaubert, Zola, élargissaient notre conception de la société française. Flaubert, par ailleurs se ralliait aux historiens en
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ressuscitant la Carthage de Salammbô, toute la vie économique et guerrière de la Méditerranée, tous les caractères de ses races riveraines accourues, l'arme au poing, vers la riche proie que leur semblait la ville phénicienne des Didon, des Barcas, des Hannon, des Hamilcar. Sauf l'Odyssée et l'Énéide, je ne sais rien d'approchant, en aucune autre littérature, et qui fasse ainsi comparaître, à nos yeux, l'énergie totale d'une époque, de ses peuples. Certains pédants ont énuméré, avec une risible furie, leurs critiques de détail. Ils agirent de même à l'égard de Michelet, de Taine. Une fois admises telles minuscules rectifications, le merveil-
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leux ensemble de ces trois œuvres resplendit comme trois mondes lumineux dans le ciel des idées latines.
La Tentation de saint Antoine demeure le seul poème qui puisse être préféré au Faust de Gœthe, le seul qui puisse être, sans crainte, vanté par uous, devant toute œuvre émule des esprits germaniques, slaves, scandinaves, hellènes. Mieux que Corneille l'héroïque simpliste, mieux que Racine le sentimental délicat, Flaubert, par la très intelligente complexité de ses thèmes, exprime l'ampleur de notre esprit, sa faculté d'évocation, le nombre de sa science, et son aptitude à la synthèse.
De même qu'il en advint pour le
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plus parfait monument de la poésie française, les Trophées de Heredia, tels esprits légers se laissent éblouir en lisant Salammbô et la Tentation, par les couleurs du style, par les hautes splendeurs du décor. La faiblesse d'une raison vite lasse, empêche maintes et maintes gens d'apercevoir, au delà, les temples profonds et solides qui furent construits avec une somme d'idées historiques, philosophiques, ethnographiques sans pareille. Quiconque parcourt les bords du Nil, ceux du Sénégal et du Niger, s'arrête parfois stupide en admirant ses souvenirs de Saint Antoine, de Salammbô. Au réel s'appliquent exactement les images de notre
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mémoire, les citations du texte si miraculeusement véridique.
Le rayonnement de Flaubert ne commença de pénétrer les esprits qu'après 1880. Je crois bien que ma préface au Mystère des Foules fut, dixansplus tard, une des premières entre les déclarations que suggéra cette reconnaissance du poète sans doute égal, dans l'histoire de la civilisation helléno-latine, aux évocateurs de l'Odyssée, de l'Énéide, de l'Enfer, des Essais, de Candide, chefs-d'œuvre de synthèse dédiés à la vie créatrice de la Méditerranée, à ses idées fatalistes et sceptiques.
A Salammbô et à la Tentation de saint Antoine, joignez la Légende
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des Siècles, la Vie de Jésus, Saint Paul, les Trophées. Car Hugo, Renan, Heredia n'ont pas moins contribué à répandre, parmi nos élites, cette adoration du génie méditerranéen, de toutes ses pensées qui modifièrent, qui règlent l'existence présente des nations. Ces grands hommes nous firent exclusivement les disciples d'Éphèse et de Rome.
Dans les milieux universitaires, Gaston Boissier affirmait le même culte des idées aïeules. Il en fut le pontife vénéré. Les études esthétiques de Courajod sur les origines byzantines de la Renaissance, sur les sources de l'art roman, ses autres travaux nous familiarisèrent davantage avec les arts des Giotto,
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des Botticelliet des Luini, du Vinci, du Tintoret, d'Antoine de Messine, des maîtres qui fixèrent, sur leurs toiles ou sur leurs pierres immortelles, les visages de la vie latine, et qui lancèrent au zénith les pinacles de ses cathédrales.
LesParnassienset les Symbolistes maintinrent le respect de cette tradition trop honni par les militants du naturalisme. Heredia fixe les grandes époques de notre civilisation dans les sonnets des Trophées, symboles sans défaut des temps et des ères. Verlaine, Laforgue, Mallarmé, Villiers del'Isle-Adam,Mendès, Maindron lèguent les pages insignes de Jadis et Naguère, de Sagesse, des Moralités légendaires, du Phé-
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nomène futur, d'Akedysséril, de l'Ève future, de Gog, de SaintCendre. Moréas a rythmé la plus glorieuse de ses cantilènès : la Détresse.
Et, surtout, M. Henri de Régnier, le classique du temps contemporain, en présentant l'Homme et la Sirène, les Médailles d'Argile, la Sandale ailée, la Cité des Eaux, frappait le sceau magnifique et indélébile qui définitivement unit la tradition helléno-latine à l'idéal français.
Cependant Albert Sorei recherchait, classait les documents, confrontait les témoignages qui lui permirent de publier, entre 1887 et 1904, ses huit livres, l'Europe et là
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Révolution française. Par son ampleur magistrale, cette œuvre étendait encore les vues des lettrés par delà les limites de la veille. Elle montrait l'action des idées encyclopédistes sur le vieux monde. Et elle le montrait avec une science probe, respectée, dans tous les pays, par la jeunesse studieuse, avec dévotion.
Le rôle de la nation libératrice apparaissait clairementaux peuples.
Il nous pénétrait d'un juste orgueil.
Albert Sorel me l'a dit : nos peines de 1870, surtout, l'avaient décidé à l'entreprise de cet énorme labeur qui devait certainement absorber son existence entière. Lui et ceux de son entourage, les professeurs, les historiens, les politiques, avaient
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cru nécessaire d'enseigner à la descendance ainsi le pouvoir de notre génie, ses effets sur le monde. Ces apôtres souhaitaient aussi dicter, par là, ses devoirs à l'avenir de la République. Le gigantesque et noble travail fut mené à ses fins. Sa perfection n'est plus contestable. La tâche achevée, l'historien s'endormit aussitôt dans les bras reposants de la mort.
« Les Français,—professe Albert Sorel, en sa célèbre introduction de 1887, — avaient placé dans les armées l'âme de la République.
Elle y resta. Rome ressuscitée enfanta César. Bonaparte se présentait à la France et à l'Europe comme l'instrument de la Révolu-
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tion. La France le crut : c'est ce qui explique l'enthousiasme dont elle se prit pour lui. L'Europe tenta de lui résister: il la dompta par la politique autant que par la force. En 1808,la Révolution ne comptait sur le continent que des vaincus ou des associés. En même temps que par l'œuvre de ses armées, la France rapprochait ainsi les hommes, elle leur enseignait, par les écrits de ses penseurs, qu'il n'y a rien pour les nations de plus beau que l'indépendance, que pour l'obtenir, il n'est rien de plus sûr que l'union, que les nations enfin sont souveraines et que le premier usage qu'elles doivent faire de leur souveraineté, c'est de se rendre
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libres. Les peuples comprirent aisément ce langage ; ils comprirent aussi l'exemple que la France leur avait donné en 1792. »
Dans sa conclusion de 1904, Albert Sorel constatait : « Ainsi, les idées, les passions, les forces que la Révolution française a jetées dans le monde lui survivent, subsistent et se transforment suivant le génie et les traditions des peuples. Un si formidable débordement d'hommes et de pensées a imprimé au monde des impulsions irrésistibles, déchaîné des courants,creusé dans le sol de nouveaux lits aux grandes eaux. Pendant vingt-trois années, les souverains de l'ancienne Europe ont lutté contre ce déluge et tenté
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de le refouler. Ils ont échoué. »
Le lendemain de ce manifeste, la Révolution russe de 1905 gagnait, aux sons de notre Marseillaise, les garanties constitutionnelles et l'appel de la Douma permanente. Bientôt la Jeune-Turquie, la Perse, la Chine suivaient le même exemple au son français du même hymne.
L'Orient asiatique intronisait à son tour les idées encyclopédistes que Franklin et Washington, Mirandaet Bolivaravaient intronisées dans l'Occidentaméricain, en 1777 eten 1819.
La coïncidence de ces faits importants et de la thèse nationale présentée par Albert Sorel, confirmée par les travaux illustres d'Albert Vandal sur Alexandre et Napo-
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léon,sur le 18Brumaire,détermina, dans les esprits de l'élite, un renouveau d'admiration pour la tâche des Danton, des Carnot, des Moreau, des Bonaparte. Le sens de la civilisation méditerranéenne, de son ampleur universelle, de ses conséquences évidemment séculaires rendit nos intelligences plus latines, par conséquent plus hostiles au germanisme. Il y eut un élan de toutes les curiosités pour les choses des guerres impériales. Les mémoires de Marbot, de Ségur furent avidement parcourus, puis cent autres mémoires relatifs au temps des conquêtes révolutionnaires et impériales. Cela remplit les imaginations, les esprits, les cœurs.
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Après la tentative d'internationalisme qui, de 1890 environ à 1904, avait occupé les philosophes soucieux de tenter une fois encore loyalement l'union des Européens, brusquement on inclinait à la vénération de nos œuvres libératrices.
Ceux de droite vantaient Napoléon. Ceux de gauche louaient le génie de Danton, la stratégie de Moreau, l'influence de l'Encyclopédie, l'audace de la Convention. Au Maroc une querelle d'Allemands nous inquiétait.
Semblable à l'Iliade, l'Énéide et la Chanson de Roland, une épopée plus complète, plus véridique, la Guerre et la Paix de Léon Tolstoï, avait par son gigantesque embras-
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sement de l'humanité souffrante et militante, séduit nombre de lecteurs. Le roman reprenait enfin son rôle primitif. Il donnait la synthèse sociale d'une époque fervente et tragique. Tels, autrefois, le Roman de Brut, et le Roman de Rou, les romans de la Table ronde, mais singulièrement accrus par la faculté d'évocation, par la puissance de synthèse, par l'étude analytique des caractères, par l'attachement à la vérité. La Guerre et la Paix c'est l'un des quatre ou cinq miracles littéraires qu'aient manifestés les élites des grands peuples.
Comparez la trop fameuse bataille entre Francs et Romains,dans les Martyrs de Chateaubriand
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Comparez la charge des cuirassiers, si factice et décorative, de Victor Hugo contant Waterloo dans les Misérables. Comparez même le Waterloo de Stendhal aperçu très étroitement par le Fabrice de la Chartreuse. Comparez. Jugez. La Guerre et la Paix vous semblera sans rapport possible avec ces fragments. Un titan a soulevé un monde en ruée, et le fait voir qui crie, qui rit, qui s'égorge, qui pleure.
Les poètes, l'analyste perspicace qui s'essaient à de l'éloquence, à de la minutie, sont auprès de ce démiurge, insuffisants. Pour cela, du moins. La lecture de la Guerre et la Paix fortifia nos âmes que la persistance de la République avait
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convaincues de leur caractère méditerranéen, encyclopédiste et libérateur, de leur caractère gallo-romain.
Ce livre nous vouait à l'admiration d'un immense élan national, celui du peuple russe soulevé mystiquement contre le Napoléon de 1812, contre ses armées portugaises, polonaises, autrichiennes, bataves et danoises, franchissant le Niémen à l'ordre des maréchaux.
Ceux qui,dans leur enfance, avaient connu fiévreusement le Conscrit de 1813 rappelé par Erckmann et Chatrian, ceux qui possédaient, dans leur mémoire, les antiques, les splendides batailles de Salammbô entre mercenaires et Car-
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thaginois, assistèrent, autant que leurs aïeux de Borodino, à la campagne de Russie. Ce que nos ancêtres soldats avaient, à notre sang, légué d'émotions belliqueuses, nous obséda la pensée. Assaillis par mille publications, par les mémoires et biographies de la Révolution, de l'Empire, nous vécûmes, depuis 1900, dans une sorte de transe.
Je me souviens, pour ma part, d'avoir écrit sous l'influence de cette longue obsession, la Force, la Bataille d'Uhde, Combats, et, naguère encore, la Ville inconnue. Je voyais les marches, les rencontres, les escarmouches décrites par mon aïeul à mon père qui me les avait, huit ans, contées, les yeux humi-
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des, lorsque, après 1870, les souvenirs d'Austerlitz, de Wagram et de Smolensk nous consolaient un peu de Sedan.
Cette sorte de transe posséda peu à peu toute l'élite studieuse et lettrée, puis les journalistes, leurs lecteurs, les causeurs, tous les bavards. Le culte de l'ère encyclopédiste, républicaine et impériale grandit vite, même parmi ceux au discernement froid, et qui surent répartir sur les généraux, sur les armées jacobines de Bonaparte, sur le génie législatif de Cambacérès, sur l'intelligence de Fouché, de Talleyrand, sur les libertaires étrangers favorables à notre élan révolutionnaire, toute la formidable
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somme de vertus, et de chances conquérantes attribuées, par le vulgaire, très naïvement, au mérite unique de l'empereur latin.
D'ailleurs M. Frédéric Masson continuait l'œuvre d'Albert Sorel et d'Albert Vandal, en reliant, par un labeur fabuleux, du plus noble scrupule, mille documents exacts, relatifs aux groupes et aux milieux qui, successivement formèrent Bonaparte, l'éduquèrent, secondèrent, au début, sa destinée, le portèrent au pouvoir, l'aidèrent, général, consul, empereur, triomphateur, le trahirent vaincu, l'assistèrent captif et moribond. D'année en année, grâce à cette série d'études, la société de 1760 à 1815, toute son in-
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terpsychologie, reprenait vie. Elle nous initiait à ses misères, à ses désirs, à ses espoirs, à ses passions, à son génie, à sa grandeur, à ses faiblesses. Nous écoutâmes battre le secret de ces cœurs. Nous reçûmes intimement l'afflux de la Nation complexe et forte. Elle combla nos individus. Elle déborda. Elle noya nos égoïsmes. Elle les emporta. Et nous fûmes elle-même, au lieu de rester nous-mêmes.
Ainsi la littérature reformait un peuple de Latins, en opposition inéluctable avec les Germains.
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v
Voilà, sans doute, le phénomène social qui pourvut d'énergie l'héroïque jeunesse de 1914; celle à qui les fils du général Margueritte avaient enseigné la vaillance malheureuse de 1870, la vaillance des Braves Gens trahis par un impitoyable destin.
Quand je succédai au prince Pierre d'Arenberg dans la prési-
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dence de l'Académie des sports, il y a quelque dix ans, je fus immédiatement étonné de la promptitude avec laquelle se répandait parmi nos sociétés de province le goût de l'entraînement physique.
Au moindre signe, partout, la jeunesse couvrait les arènes. Était-ce l'espoir de la force et de la revanche? Cyclistes, automobilistes, gymnastes, tireurs, aviateurs, pugilistes se multipliaient à l'envi. Je pus constater, durant un voyage aux États-Unis, que nos foules donnaient aux sports plus d'ellesmêmes que n'offraient celles d'outre-océan. Aux derniers matches de boxe, nos ouvriers apprécièrent en connaisseurs les péripéties du ring.
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Cette énergie, de plus en plus générale s'exprimait par vingt livres de guerre qui resteront entre les meilleurs essais de nos talents contemporains. Maurice Barrès écrivait Au service de l'Allemagne, et les pages impérissables sur le Mont de Sainte-Odile, cœur de l'AlsaceLorraine. On vivait dans le monde aïeul avec les personnages des Contes romains que M. Jean Ri- chepin ressuscita. On lisait avidement les grands livres que sont le Soleil des Morts, l'Orient vierge de Camille Mauclair. On recherchait la profonde émotion de l'esprit que suscitent les Civilisés, la Bataille de Claude Farrère. On suivit ardemment le Barnavaux
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de Pierre Mille. On partit A travers l'Afrique avec le colonel Baratier.
On aima les Terres de Soleil et l'Appel aux Armes d'Ernest Psichari, mort au feu de 1914. Mort également à l'ennemi, le commandant Cornet, l'auteur étonnant des : impressions reçues au Tchad, et pendant la Conquête du Maroc, où se déploie si merveilleusement la bataille de Marrakech. Mort aussi le capitaine Détanger-Nolly dont la Revue de Paris a publié les récits coloniaux et guerriers si remarquables. Par là se révélaient à l'observateur attentif les vrais sentiments de la nation, de son élite.
Elle pensait à « Servit », comme
l'en priait, aw théâtre, avec tant /,","\$' r L"
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d'éloquence et de foi, M. Henri Lavedan.
Cet esprit latin, libérateur et guerrier, dirigeait la presse. Tous les journaux qu'on lisait, depuis la Dépêche socialiste jusqu'au Gaulois royaliste, avertissaient le Parlement de la nécessité militaire devant une Allemagne chaque jour plus offensive, plus injuste, plus arrogante. A la deuxième conférence de La Haye, le baron Marschall de Bieberstein n'avait-il pas menacé de partir, si les ambassadeurs des quarante puissances désirant l'inscription de l'arbitrage obligatoire à l'ordre du jour persistaient dans leur requête, malgré l'avis des quatre puissances inexo-
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rablement belliqueuses ? Les avertissements se multipliaient, chaque jour. M. Jules Huret achevait de larges études sur la vie des Allemagnes et sur les caractères soigneusement observés de leur évolution industrielle, agricole, militaire, morale. De même, M. Goyau, ajoutant à ses travaux sur l'histoire du catholicisme allemand, nous enseignait les raisons lointaines de sa haine politique et religieuse à notre égard, pendant la deuxième partie du dix-neuvième siècle.
Prophète, M. Marcel Prévost publiait Monsieur et Madame Moloch, cette brillante analyse de la psychologie allemande, singulier
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tableau de mœurs à la façon des maîtres de la Renaissance. Bientôt, l'auteur du Scorpion et des Lettres à Françoise nous signalait le redoutable espionnage de l'ennemi, servi même par les Anges Gardiens, ces institutrices étrangères qui trahissaient nos foyers latins, où elles étaient admises trop franchement pour notre confiance.
Malgré ces avertissements de nos littérateurs écoutés, et même de nos grands historiens, M. Lavisse et M. Hanotaux, la majorité parlementaire s'obstinait dans son aveuglement fanatique. Inspirant de la crainte aux comités techniques eux-mêmes, elle obtenait d'eux qu'ils restreignissent leurs de-
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mandes de crédits militaires, malgré l'effort de l'Allemagne pour augmenter les siens monstrueusement.
De 1895 à 1914 elle a dépensé seize milliards pour ses troupes, nous en avons dépensé onze. Cela suffit pour expliquer nos échecs du début, alors que nous étions si capables de victoires. Les médiocres du parlement ont commis cette erreur funeste. Les littérateurs se montraient plus clairvoyants.
Qui donc, parmi les bravos des fous, criait à M. Ribot, alléguant les difficultés extérieures, peu de jours avant la mobilisation: « Quelles difficultés?. Il n'y en a pas. Ne jouez pas de la panique. Ceux qui prétendent défendre la France lui
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rendent un bien mauvais service en semant de pareilles inquiétudes! » Et, là-dessus, la majorité se composa pour éconduire, après quelques heures d'existence, le ministère qui n'oubliait pas les lettres anxieuses de notre ambassadeur à Berlin, le ministère qui se proposait d'obtenir les crédits nécessaires à la multiplication de notre artillerie, de ses projectiles, de l'outillage militaire, seules possibilités de la victoire immédiate et définitive.
Elle nous eût été assurée après la bataille de la Marne, dès le 15 septembre, si nous eussions possédé, en abondance, les munitions, et, en nombre, des batteries lourdes.
Étant les plus riches, nous devions
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tenir la supériorité de l'armement.
Tant d'écrivains l'avaient demandé dans leurs journaux, dans leurs revues, dans leurs livres. Les partis « unifiés » ne le voulurent point.
L'histoire condamnera sans pitié leur ignorance absolue des choses extérieures.
Comme Chateaubriand avait prédit aux ministres de Charles X, par des articles, au Journal des Débats, l'erreur où ils s'engageaient, et qui précipita la Révolution de 1830 ; comme Lamartine et Victor Hugo avaient prédit aux députés de i85o leur folie de substituer l'empire de Napoléon III, la fatalité de Sedan à leur République sociale et savante; de même, ce sont
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les littérateurs de notre temps qui eurent raison ; et non pas les parlementaires de notre temps. A compulser les journaux, les livres de nos cinq dernières années, cette évidence s'impose.
Gabriele d'Annunzio n'eut-il pas raison contre les timides et les hésitants de l'Italie? Le peuple a suivi sa voix. Lorsque, dans son vol d'aviateur, le poète de La Nave plana sur Trieste, en lui jetant un poème d'espoir libérateur, n'eut-il pas raison, ce Persée apparu dans le ciel au-dessus de la ville enchaînée?
Si la Chambre et le Sénat avaient entendu les littérateurs, la République, déjà, tiendrait la victoire.
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Les événements ont surgi. Ils ont décidé entre l'aveuglement de la majorité politique et la clairvoyance des littérateurs ; comme ils ont décidé à toute époque et dans le même sens. Et nunc, cives, erudimini qui jttdicatis terram.
D'ailleurs est-il un Français intelligent pour ne pas regretter que, de 1860 à 1880, son pays ait été gouverné par les Rouher, les Ollivier, les Gambetta, quand il eût pu l'être par les Michelet, les Taine, les Renan, les Albert Sorel? Il suffit de feuilleter les discours des uns et les œuvres des autres, après les chapitres douloureux de nos annales.
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VI
S'il en est de cette guerre comme il en fut de ses pareilles, elle fermera l'ère des nationalités enfin reconnues. Elle ouvrira une ère autre. Laquelle? Dans la littérature encore il convient de chercher les indices. Ne les demandons point aux imitateurs du passé, aux disciples opiniâtres de Racine, de Voltaire et de Chateaubriand. Répétant
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la leçon du collège pour les bravos d'un public timide, sûrs ainsi de ne se point tromper, peu capables de création, soumis à la hantise du pastiche, caractéristique des littératures au déclin, ces auteurs ne peuvent apercevoir l'avenir. Laissons-les remplir leur rôle, d'ailleurs utile et respectable, de nécrophores. D'autres esprits se sont annoncés. Au lieu de s'alanguir sur les tombeaux de nos morts illustres à l'encontre même des préceptes encyclopédistes, une jeunesse regarde par-dessus les murs du vieux cimetière classique. Curieuse de savoir plus, elle ouvre la grille humide et rouillée. Son geste dissipe l'obsession de glorieux fân-
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tômes trop acharnés sur ses pas.
A l'exemple de Pierre Loti, de M. Chevrillon, quelques autres écrivains ont mesuré l'ampleur du monde. Revenu du Congo, Ernest Psichari, dans un livre de haut style, nous conduisit vers les Terres de Soleil, ce gracieux, ce riche pays de la Sangha livré par l'ignorance de la majorité parlementaire, en 1912, à la voracité du Teuton afin d'obtenir une paix qui fut seulement une trêve précaire. Ernest Psichari fit comprendre la beauté de l'Afrique. Avant de mourir héroïque, à Virton, en août 1914, il a dit le charme de ces peuples demeurés antiques parmi les civilisations survécues, ici, de
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l'Iliade, et là, de Salammbô. La rencontre de ces âmes et du voyageur moderne qui tâche de les concevoir, cette rencontre d'époques si distantes en deux êtres actuels, quel sujet de poème !
M. Claude Farrère dressa parmi les Civilisés, dans la Bataille, avec une puissance d'évocation remarquable, quelques types de raffinés européens en contact avec l'Asie lointaine. L'étonnante, la captivante révélation ! Ce vieux sage Chinois d'un scepticisme si profond, l'Américaine du Nord instruite et hardie, le Nippon frénétiquement patriote, et l'artiste français qui se coudoient dans les chapitres japonais de la Bataille,
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qui heurtent leurs esprits divers, leurs tempéraments hétérogènes, leurs origines sans rapport, leurs traditions particulières, leurs tendances opposées : voilà le drame nouveau, le drame poignant du vingtième siècle. Certes, il ajoute plus à notre connaissance, en une page, que les meilleures répliques de Bérénice, de René ou d'Adolphe, si propices, par ailleurs, au maintien de notre filiation latine. NollyDétanger avait, de même, ravi notre attention en nous introduisant dans la mentalité simple et passive de ses bateliers annamites, avant de nous présenter les Gens de guerre au Maroc et leurs marches périlleuses propres à la démons-
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tration de nos énergies nationales, de notre culte pour le devoir militaire, auquel l'auteur a sacrifié franchement son être.
Il est un livre précieux encore et que la Revue de Paris nous sut offrir: c'est le Kilomètre 83 de M. Daguerche. Tragédie hautaine du génie humain qui lutte contre les éléments, contre la matière d'une nature homicide pour la transformer en puissance de sa volonté ; cela malgré les meurtres que, sournoise, elle additionne, les démences qu'elle suscite. Cette conquête d'un terrain délétère dans les marais du Cambodge, par une équipe d'ingénieurs poussant le rail à travers la jungle, et y sacri-
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fiant leurs amours, leur santé, leurs existences, pour une sorte de mysticisme scientifique, pour une sorte d'honneur obscur, mais d'autant plus noble, et jusqu'hier inconnu : l'admirable chant à la gloire de l'esprit contemporain !
Nous avons foulé, derrière les Explorateurs de M. Robert Randeau, les pistes sablonneuses de la Mauritanie. Regardons peiner, rire, vaincre et mourir, les civilisateurs de la mystérieuse Afrique, perdus avec leurs colonnes de tirailleurs dans les espaces nus et fourbes. Écoutons le scepticisme narquois de ces hommes railler, à chaque seconde, leurs dévouements prodigués, leur savoir ré-
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pandu, leurs habiletés victorieuses de l'astuce maure, de la vieille astuce carthaginoise, de la punica fides soupçonnée par les Romains, de la trahison numide. Quel thème émouvant, et non moins qu'un conte sentimental, fût-il parfait comme l'Immoraliste ou la Porte étroite d'André Gide.
Est-ce à dire qu'il faille oublier la présence de l'amour impérieux dans nos cœurs latins, dans nos cités méditerranéennes ? Point.
Mais autour de l'émoi passionnel, il semble que la littérature en éclosion veuille faire sentir la splendeur de l'action humaine domptant, par le courage et le génie, ces démons éternels qui reculent le
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seuil des paradis espérés, ces démons qui se nomment l'Espace et le Temps. Autour de la lutte pour l'amour, il y a la lutte pour la vie, pour celle des individus, des groupes, des sociétés, des nations. Synthèse de forces qu'il faut enseigner. Nos compatriotes sont trop enclins à ne connaître que le simplet, le facile, le clair, sans effort d'intelligence pour saisir la vérité, c'est-à-dire : le complexe.
Vérité pour laquelle M. Marcel Barrière composa le Monde noir et M. Louis Bertrand le Sang des Races, deux évocations grandioses, aux perspectives africaines. Pour la même vérité, les Rosny décrivirent Vamireh, l'anthropoïde qui,
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près de mourir dans la forêt de la préhistoire, sent l'appétit des bêtes affamées venir à son corps, à la proie. Page sublime de notre littérature contemporaine. Ils dirent l'ivresse meurtrière qui, selon la vitesse accélérée de la course, s'empare du braconnier poursuivant sa femme dans les champs où elle travaille pour ses petits, et qu'il va pouvoir dépouiller encore s'il n'est contraint, par sa vitesse en délire, de la tuer. Ils dirent le legs cruel consenti par Daniel Valgraive près de sa fin et dédiant son épouse trop adorée à l'amant malgré la jalousie qui torture cette longue agonie. Ils dirent ces reprises de l'homme par les bestialités
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ancestrales, et ces luttes de son esprit actuel contre les forces dévoratrices de la nature primitive. Les Rosny jalonnèrent le chemin devant la pensée de la jeunesse.
Pour la même vérité, Maurice Barrès nous fit mieux savoir la vie profonde de l'Espagne, Du sang de la volupté et de la mort, puis l'âme funèbre et luxueuse de Venise conçue dans l'Amori et Dolori Sacrum.
L'ère qui s'ouvrira au début du vingtième siècle, après cette guerre de nations, sera probablement l'ère des civilisateurs. L'ère de ceux qui, dans les forces de la science et du génie financier, embrasseront les peuples demeurés, avant ce jour,
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au stade antique ou médiéval de l'évolution, demeurés faibles, esclaves de tyrans féroces et de bandes pillardes. En Amérique, en Afrique, en Asie, il faudra les affranchir, leur apprendre à tirer, de sols fertiles, les fruits de l'agriculture intensive, les matières premières de l'industrie, les denrées d'exportation. Il siéra d'enrichir ces races pauvres, de les transformer en clientèles aisées du vieux monde. Aux fondateurs de villes retentissantes et d'empires nouveaux, appartiendra le prochain temps. Ils continueront, sous les tropiques, la tâche commencée par les Égyptiens, les Phéniciens, les Grecs et les Romains autour de
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la Méditerranée. Ils métamorphoseront en puissances de leurs volontés les régions vierges et les peuples passifs. Telle sera l'œuvre prochaine, celle désignée par les chefs-d'œuvre de la littérature nouvelle, et par les motifs de la guerre présente, c'est-à-dire par les controverses franco-allemandes nées, au Congo comme au Maroc, autour des sociétés d'exploitation, et, en Serbie, par les discussions économiques des Autrichiens visant à la maîtrise sur le chemin de fer, sur le port de Salonique, route terrestre et maritime de la Syrie, de l'Égypte, des Indes.
Or la littérature des romans a pour fin sociale d'enseigner à
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l'homme une science des milieux parmi lesquels il doit agir, lutter, réussir, fonder une famille, procréer une descendance. Selon ces lectures de jeunesse, il se propose d'égaler les apôtres des Écritures, les princes de l'histoire, les personnages des chansons, des drames, des feuilletons, des contes. Stendhal et Balzac nous apprirent à nous débrouiller dans la société de M. de la Mole et d'Eugénie Grandet, à fuir les ambitions dangereuses qui perdirent Julien Sorel comme Rubempré. Ils nous firent apprécier les nobles scrupules d'Octave et d'Armance. Corneille auparavant nous avait offert l'exemple d'Horace, de Polyeucte. Racine
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nous avait mis en garde contre la passion criminelle de Phèdre, contre la furie d'Hermione. Ainsi la littérature forme les caractères des élites lettrées. Elle dicte aux descendants les règles de la morale, et les justes espoirs. Julien Sorel, Rastignac et Rubempré sont les guides légendaires de ceux que l'on appelle, à présent, les arrivistes.
Marbot dut mener bien des adolescents à l'École de Saint-Cyr. Jadis Plutarque et Rousseau ont conduit les volontaires de la Révolution, et tous les émules de Bonaparte à l'assaut d'Austerlitz, d'Iéna.
L'héroïsme inouï de notre jeunesse en armes, les dévouements des mères et des femmes pour leurs
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fils, pour leurs maris au feu, les dévouements de ces sublimes Associées prévues par l'observation de Lucien Muhlfeld, contredisent le scepticisme des écrivains qui faussement dépeignirent une société généralement vicieuse, égoïste, lâche, éprise uniquement de ses appétits individuels, curieuse de ses filouteries, de ses adultères, et de son ignominie politique. La manière va certainement changer.
Finie la « comédie rosse ». Finie, peut-être, cette centralisation littéraire de la vie française autour de l'épouse infidèle, de sa banale aventure répétée cent mille et une fois en cent mille et un romans divers, mais identiques sans que
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s'en aperçoive notre public grivois et malin. A cet attrait trop humble, la vision de la grande guerre substituera d'autres attraits. Qu'un amant soit trompé ou non; qu'une amante pleurniche ou non, ça n'a vraiment pas l'importance attribuée à ces balivernes, presque exclusivement, par les romanciers, par les poètes de trois siècles. Très probablement l'amour sera remis à sa place étroite dans la vie que fixera, demain, la littérature. Oui, l'amour est un moment intense de l'être ; mais on n'agit pas seulement par l'instinct sexuel, ou par les émotions du cœur. On agit autant par la pensée savante, par l'idée créatrice, sur la collectivité,
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le milieu social, le milieu professionnel, le milieu ethnographique auxquels on appartient.
Le génie poétique de Mme de Noailles n'a-t-il pas fait comprendre mieux l'universel?
Tête d'or et la Connaissance de l'Est n'ont-ils pas accru nos possibilités d'embrassement par l'idée, comme le voulait M. Paul Claudel ?
N'ai-je pas fait comprendre aux lecteurs du Trust, la grandeur du génie industriel et financier encerclant le monde, d'une idée forte modifiant les foules américaines, françaises, égyptiennes, qu'elle pénètre, et dont elle reçoit aussi l'empreinte?
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Sauf celle des sots, notre existence comprend des ambitions légitimes, des vœux sociaux, des efforts pour la conquête du vrai, du beau, du bien, et des biens. A l'analyse constante des passions individuelles, les romanciers nouveaux avertis par la catastrophe, par l'évidence de ses causes lointaines et de ses effets futurs, substitueront la synthèse interpsychologique des caractères en lutte dans un milieu, dans une foule qu'émeut une idée commune. Si d'obstinés copistes élisent encore pour modèles la Princesse de Clèves, Adolphe, la Faustin, d'autres, je crois, et non moins intéressants, cherchent dans la Légende des
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Siècles, Salammbd, la Tentation de saint Antoine, Germinal, Guerre et Paix, les principes suggestifs d'une inspiration originale. La psychologie de l'individu, ou du couple, le cédera souvent à l'interpsychologie du milieu.
« Le grand roman social à écrire maintenant que les rangs et les castes sont perdus doit représenter la lutte ou plutôt la fusion de la barbarie et de la civilisation » inscrivit Flaubert sur un carnet.
« La scène doit se passer au désert et à Paris, en Orient et en Occident. Oppositions de mœurs, de paysages et de caractères, tout y serait, et le héros principal devrait être un barbare qui se civilise
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près d'un cultivé qui se barbarise. »
Prophétie !
Récemment de jeunes écrivains s'essayèrentavec bonheur dans cette voie difficile, et, pour cela, condamnée par les apôtres du moindre effort qui se contentent de narrer, en un petit volume, les déboires des amoureux. M. Jules Romains donna l'exemple en réussissant la Mort de quelqu'un, heureux essai sur la survie d'unpauvre homme dans les mémoires de ceux qu'il fréquentait.
Construire une œuvre d'ampleur qui embrasse, avec l'étude minutieuse, concise et serrée de quel ques individus-types, la connais sance des forces nécessitant leurs destinées, la connaissance des effets
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prochains qui suivent leurs gestes volontaires; c'est une tâche ardue.
Quiconque a des lettres se pique justement d'écrire son aventure sentimentale de façon passable, voire son autobiographie. Il est infiniment plus rare d'ébaucher l'Odyssée, l'Énéide, Faust, Saint Antoine, Salammbd, Guerre et Paix, Germinal et de faire entendre l'universel à la frivolité du lecteur.
Aussi le commun des littérateurs atténua toujours ses éloges devant ces magnifiques ensembles, trop intangibles à la plupart, pour couronner avec emphase les petites choses que chacun s'estime capable de réussir, moyennant de la grâce.
De là cette injustice qui fausse la
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table des valeurs, qui place sur le même plan un récit comme Adolphe, et la parfaite évocation d'un monde comme Salammbô.
Déplorable erreur d'une opinion plus militante qu'impartiale. Elle risquerait de corrompre le goût des élites. La guerre actuelle immense, dans le temps par ses causes profondes, ethnographiques, historiques, et, dans l'espace, par ses causes immédiates, les données de l'économie mondiale, et encore, dans le temps, par ses effets sur les destins indéfinis des peuples, toute cette ampleur, toute cette complexité devenues évidentes, enseigneront aux arbitres une mesure plus exacte.
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La guerre aura développé singulièrement les intelligences, par le spectacle de ces forces diverses et ruineuses quotidiennement mises en action, développées, aidées par les miracles nouveaux de la science qui, dans les usines, forge les canons de toutes sortes, invente des alliages plus résistants, des explosifs plus féconds en catastrophes, des avions plus aptes à la victoire dans le ciel, des télégraphes inconnus, des submersibles énormes et foudroyants sous la surface des mers. Excitée, depuis vingt mois, par ces problèmes de toutes sortes, qu'elle voit résoudre, et par ceux de la diplomatie, de l'histoire en évolution, notre intelligence s'agran-
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dira nécessairement. Le public et les lecteurs ainsi transformés exigeront des épopées ou des romans une évocation de ces vérités naguère mal entrevues et qui dépassaient trop souvent le pouvoir spirituel de foules inconstantes et frivoles. L'intelligence sera plus répandue, et ses appétits plus avides, et ses goûts plus épris de connaissances profondes.
Cette guerre définira la valeur du complexe et du multiple, la moindre qualité du simple, du net, de l'individuel trop différents de la vérité apparue dans ce conflit général des nations. Cette guerre, une fois de plus, prouvera que les littérateurs d'une génération font les idées, les
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mœurs d'une génération suivante, et même que leur savoir encyclopédiste prévoit les événements trop méconnus par l'ignorance des majorités politiques de leurs chefs.
M. Henri de Régnier n'aura pas, en vain, gravé les vers illustres: Cet équestre héros que sacre un laurierd'or, Souviens-toi, quand plus tard, tu le verras [encor, Que son sang a rougi le sol de la Patrie, Et que, muet présage à tes jeunes destins, Il a levé sur toi à l'aube de ta vie
Le geste glorieux de son ombre d'airain.
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ACHEVÉ D'IMPRIMER LE VINGT-SIX JUIN MIL NEUF CENT SEIZE PAR ARRAULT, A TOURS POUR GEORGES CRÈS ET C"
4*4°
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PRIX : 1 FRANC 75.