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HISTOIRE LITTÉRAIRE
DU
SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION JUSQU'A NOS JOURS
PAR
HENRI BREMOND
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LA CONQUÊTE MYSTIQUE
***
L'ÉCOLE DU PÈRE LALLEMANT ET LA TRADITION MYSTIQUE DANS LA COMPAGNIE DE JÉSUS
PARIS BLOUD ET GAY, ÉDITEURS 3, RUE GARANCIÈRE, 3
i 9 a « Tous droits réservés
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HISTOIRE LITTÉRAIRE DU ,
SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION JUSQU'A NOS JOURS
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LA CONQUÊTE MYSTIQUE *** L'ÉCOLE DU PÈRE LALLEMANT et LA TRADITION MYSTIQUE DANS LA COMPAGNIE DE JÉSUS
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
LA PROVENCE MYSTIQUE AU XVIIe SIÈCLE. Antoine Yvan et Madeleine Martin (Plon).
L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE. Ira série. Aubes et lendemains de conyersion (Perrin), 6e édit. Ouvrage couronné par l'Académie française.
L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE. 2E série (Perrin), 4e édit. Ouvrage couronné par l'Académie fi-ancaise. lb AMES RELIGIEUSES (Perrin), 3° édition. "- APOLOGIE POUR FÉNELON (Perrin). 2E édition.
NEWMAN. Essai de biographie psychologique (Bloud), 6° édit. Ouvrage couronné par l'Académie française.
LE BIENHEUREUX THOMAS MORE (Lecoffre), 3e édition.
L'ENFANT ET LA VIE (Téqui). (Épuisé.) SAINTE CATHERINE. L'Art et les Saints (Laurens.) LE CHARME D'ATHÈNES (Sansot).
BOSSUET. 3 vol. Bibliothèque française (Plon).
NEWMAN. Le développement du dogme chrétien. 8e édition. Pensée chrétienne (Bloud.) NEWMAN. Psychologie de la Foi. 8e édition. Pensée chrétienne (Bloud.) NEWMAN. La Vie chrétienne. 8e édition. Pensée chrétienne (Bloud.) GERBET. Pensée chrétienne (Bloud). 3e édition.
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HISTOIRE LITTÉRAIRE
DU
SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION JUSQU'A NOS JOURS
PAR
HENRI BREMOND
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LA CONQUÊTE MYSTIQUE
***
L'ÉCOLE DU PÈRE LALLEJIANT ET LA TRADITION MYSTIQUE DANS LA COMPAGNIE DE JÉSUS
PARIS BLOUD ET GAY, ÉDITEURS 3, H U LÎ G A II A X CI i: 1IE. 3
I () O Tous droits réservés.
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
5 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LA MANUFACTURE IMPERIALE DU JAPON, NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE, I A 5
II EXEMPLAIRES SUR VERG DE HOLLADE A LA FORME, DE VAN GELDER-ZONEN, NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE I A II
Nihil obstat :
Ferdinand CAVALLERA, Professeur à la Faculté de Théologie de l'Institut catholique de Toulouse.
Toulouse, 19 mars 1918.
Imprimatur: H. ODELIN, v. G.
Parisiis, die 21 Maii 1918.
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CHAPITRE PREMIER
LA DOCTRINE SPIRITUELLE DE LOUIS LALLEMANT
1 Lallemant et son école. — Pierre Champion et la tradition de l'école. Louis Lallemant. — Son curçicnlum vitve. — Ses épreuves. — Lallemant et les supérieurs de la Compagnie. — Ses disciples et leurs premières résistances. — « Pas d'autre maître que le Saint-Esprit ». — Lallemant, Balthazar Alvarez et les mystiques dans la Compagnie. — Principaux caractères de l'école.
II. A La seconde conversion. — La troisième année de noviciat chez les jésuites. —Trop de bon sens. — Les deux conversions. — Le salut dépend de la seconde. — Le « bon Père » des Provinciales. — Prétendues infiltrations jansénistes dans la Compagnie. — Les non-convertis. —
Plus en danger que les séculiers. — Le monde au couvent. - Antinomies résolues par saint Ignace. — Les religieux et l'orgueil. —: Le palliatif des « bonnes intentions ». — Néant du zèle naturel. — « Franchir le pas ». — Facilité d'une transformation soudaine et totale. — Caract tère nettement mystique de la seconde conversion.
B. La critique de l'action. — Les jésuites et l'action. — « Le principal, qui est l'intérieur ». — Qu'une vertu solide et pratique ne suffit pas à un Ordre actif et qu'il faut aller jusqu'au mysticisme. — Nulle initiative « fort peu d'action au dehors ». —Dosage de l'action. — L'action « pour la vie intérieure ». — Primauté de l'obéissance. - « Par manière de divertissement ». — Que l'apostolat n'a pas à souffrir de cette doctrine. - Instrumentum conjunctum cum Deo. — Critique du a moralisme ». — L'action et la prière; qu'il n'est pas nécessaire dans l'oraison de tout « rapporter à l'action ». — « L'essence » des vertus. — Ne pas mettre « le but de toutes les » inspirations divines, « en l'action et en la pratique ».
- C. La aar'de du cœur. — « Purgation » et « garde » du cœur. — « Ce n'est pas l'examen de conscience ». — « En sentinelle ». — Difficulté et nécessité de cet exercice. — Entraînement à l'analyse morale. — Pratique de la garde du cœur. — Les sacrements « exercices principaux de la perfection ». — « La pureté du cœur, plutôt que l'exercice des vertus».— Alphonse Rodriguez et la doctrine contraire. — L'avocat de Marthe. —
La présence de Dieu « moyen pour bien faire.nos actions ». — Ascé-
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tiques et mystiques. - Ascèse plutôt négative deLallemant, et qui conduit à « l'union divine ».
D. La conduite du Saint-Esprit. — Principe fondamental et clef de tout le système. — S'abandonner, « se lier » au Saint-Esprit. — « Dieu l'instruit lui-même ». — « A peu près comme nous avons la lumière du soleil ». — Le P. Lallemant et Go l'esprit intérieur » des calvinistes. —
Et le vœu d'obéissance. — « Prudence humaine » des supérieurs qui traitent cette doctrine d'illusion. — L'obéissance ne dirige que « pour le regard de l'extérieur ». — La direction du Saint-Esprit et les cas de conscience. — Et la vie spirituelle. — Et les divers ministères. —
L'oraison est « la principale préparation pour la chaire ». — Les dons du Saint-Esprit. — Lallemant et Newman. — Don d'intelligence ou de réalisation. — Sagesse et science. — Le discernement des esprits. —Revanche des mystiques sur les moralistes. — Casuistique surnaturelle.
— Les « lumières subites ». — « Assurances certaines » du don mystique. — ContemplatiQn ordinaire et extraordinaire. — « Un lion en peinture. un lion vivant ». — « La vraie sagesse ». — Contre la timidité des directeurs. — « Plus de vertu et plus tôt » que par les voies communes. — « Sans la contemplation, on n'avancera jamais beaucoup dans la vertu ». — « On criera ». — La vie mystique et la nécessité de « l'application » à Jésus-Christ. — Dieu unique souverain de l'intérieur
- « L'intérieur qui est sans bornes ». — « Après l'Incarnation, nous ne devons rien admirer ». ,-
I. Plus une, plus originale, plus sublime vingt fois et > vingt fois plus austère, plus dure que Port-Royal, l'école que nous allons étudier a fait peu de bruit. Les contemporains l'ont à peine. soupçonnée : nul Sainte-Beuvë n'a parlé d'elle et pour la plupart des catholiques d'aujourd'hui, elle n'est qu'un nom. Son fondateur, le jésuite Louis Lallemant, est mort en 1635 sans avoir rien écrit. ¡,' Parmi les disciples de ce grand homme, un seul, le P. Surin, a connu la gloire, mais une gloire combattue, longtemps suspecte, infiniment douloureuse. Du moins laissait-il après lui une œuvre immortelle. Mais de l'école elle-même et de sa tradition presque souterraine, le souvenir achevait de s'éteindre, lorsque vers la fin du XVIIe siècle, le P. Champion entreprit de le réveiller.
Pierre Champion de La Mahère était né près d'Avranches en 1632, trois ans avant la mort de Louis Lallemant, et il avait fait ses études chez les jésuites de Caen. Avranches, Caen, cette Normandie était alors un centre mystique des plus actifs, comme nous l'avons entrevu déjà quand nous
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parlions du p. Eudes et comme nous le montrerons mieux encore dans notre prochain volume. Jésuite en 1651, Pierre Champion demande à partir pour les missions de l'Extrême-Orient; « on les lui fait espérer ; mais en attendant, on l'applique à renseignement de la grammaire.
Rennes., Quimper. Dans cette dernière ville, il se met en rapport avec le vénérable P. Maunoir, l'apôtre et le thaumaturge de la Basse-Bretagne. » Remarquons ce trait. Le jeune régent est déjà curieux de sainteté. Il veut connaître de tout près et il sait bien trouver les citoyens de « l'empire mystique » — cette alliance de mots, alors peu banale, est de lui L. Ainsi plus tard, dans cette même Bretagne, il ira droit à un autre saint et lui dérobera son beau secret. « Maunoir aurait voulu en faire son successeur, mais Pierre Champion ne savait pas le breton », et rêvait d'aller missionner beaucoup plus loin. Une fois prêtre, il sollicite de nouveau l'Orient. « On l'envoie à Rouen se préparer au départ. puis on l'avertit de venir.
à Paris, de se tenir prêt. C'en est donc fait, il va parti r.
Mais voici qu'un professeur de grammaire au collège d'Eu tombe malade et le P. Pierre prend sa place. » Tant mieux, car il faut qu'il reste en France et qu'il apprenne, mais à la perfection, cette « exactitude et. pureté du style que l'on recherche si fort dans le siècle où nous sommes » 2.
C'est encore lui qui parle. En 1666, il touche enfin au terme de ses vœux. « Déjà Pierre a quitté Paris pour se rendre à Marseille ; il voyage à pied. sans avoir égard à la saison dont les chaleurs sont déjà brûlantes. Il arrive à Marseille, mais épuisé. Une défaillance le saisit à la veille du départ et les médecins s'opposent à son embarquement. » Heureuse et providentielle défaillance. On peut
(1) Il dédie sa vie du P. Rigoleuc à la Sainte Vierge, parce que, dit-il, oe livre « traite d'un des plus dignes sujets de cet empire mystique oii vous régnez sur les âmes qui, se dégageant parfaitement des créatures, n'ont plus d'autres occupations que de s'unir intimement à Dieu ». La Vie du P. J. Rigoleuc., Paris, 1686.
(2) la Vie du P. J. Rigoleuc..préface.
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dire, sans la moindre exagération, que ce départ manqué est un événement de toute première importance dans l'histoire du mysticisme français.
Après cela, de vaillants travaux qui ne doivent pas nous occuper : « missions urbaines et rurales. missions navales, à la suite du comte d'Estrées, sur les vaisseaux du Roi ». Quelques naufrages. Nous savons bien qu'il ne sombrera pas. Enfin « il est envoyé à Nantes. et. il emploie au bien des âmes les vingt dernières années de sa vie » (1680-1701)1.
De Nantes, son ministère appelait souvent le P. Champion en Bretagne. C'est là que semblait l'attendre pour lui passer le flambeau, un jésuite septuagénaire, le P. Vincent Huby, disciple et héritier spirituel du P. Jean Rigoleuc, qui l'avait été lui-même du P. Louis Lallemant. Cette généalogie mystique, cette « suite » si intéressante pour nous, est nettement marquée par le P. Champion.
La doctrine spirituelle du P. Lallemant, écrit-il
a été fidèlement recueillie par le P. Jean Rigoleuc, né en 1595 et mort en 1658, qui, loin de lui rien ôter de sa force ni de son onction, lui en a plutôt ajouté. Le recueil qu'il en avait fait a été gardé par un autre saint homme, que la reconnaissance demande que nous fassions connaître à son tour.
C'est le P. Vincent Huby qui, par le pouvoir qu'il avait sur mon esprit, m'a engagé à entreprendre les petits ouvrages auxquels je donne le peu de temps que mes occupations me laissent libre2.
(1) Letierce, Etudes sur le Sacré-Cœur, Paris, 1891, t. II, pp. 48-52.
(2) La doctrine spirituelle du P. Louis Lallemant. précédée de sa vie. Avertissement. Je citerai de ce petit livre, plusieurs fois réimprimé, l'édition la plus récente (Paris, Lecoffre-Gabalda, 1908). Cette édition a, je crois, été faite sur l'édition publiée chez Méquignon en 1843. Je retrouve dans l'une et dans l'autre les mêmes fautes d'impression, parfois très graves. Ainsi plusieurs Font pour Sont. Voici la plus énorme de ces coquilles. Champion avait écrit : « Méditer sur l'enfer, c'est voir un lion en peinture ; contempler l'enfer, c'est voir un lion vivant ». Beau texte et très important. Les deux éditions modernes corrigent ainsi « méditer dans l'enfer, c'est voir un lion en peinture » ! ! Méquignon, p. 297 ; Ga-
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Ces « petits ouvrages » sont d'abord la Vie du P. Rigoleuc. avec ses traités de dévotion et ses lettres spirituelles, qui parut chez Etienne Michallet en 1686, deux ans avant les Caractères1 ; ensuite, la Doctrine spirituelle du P. Lallemant, qui ne fut publiée qu'en 1694. Curieuses dates!
- L'heure semblait en effet assez mal choisie pour des traités de ce genre. Ridiculisés, harcelés par les jansénistes, les mystiques battaient en retraite. La querelle du quiétisme commençait. Le Saint-Siège, alarmé par les excès de Molinos, se montrait sévère, même à des spirituels éminents qui avaient jusque-là joui de l'estime universelle. Canfeld, Bernières étaient condamnés en même temps que les faux mystiques. Condamné lui aussi, pour son Catéchisme spirituel, un élève de Louis Lallemant, et quel élève, le P. Surin ! D'où l'on peut conclure que les supérieurs de la Compagnie auront soumis les deux livres du P. Champion à une censure plus que rigoureuse. Mais Champion était la sagesse, l'orthodoxie même. Je ne crois pas qu'il y ait moyen de le prendre en faute. On a essayé peut-être ; certainement on n'aura pas réussi. Prudent, mais plein de courage, tant s'en faut qu'il ait peur de la vérité, qu'il cherche à minimiser la précieuse tradition dont il est dépositaire et qui, sans lui, allait se perdre. Nous ne savons pas quelle est au juste la part qui lui revient dans l'œuvre commune. Bien que très étroitement docile aux deux maîtres qu'il édite, il use de ses documents avec assez de liberté. « Je n'ai jamais rien changé » à leur « pensée », nous assure-t-il.
On doit le croire sans hésiter. Sont de lui pourtant le
baldà, p. 431. A cela près, ces deux éditions reproduisent le texte primitif.
La plus récente n'a pas d'autre originalité que de supprimer la précieuse dédicace à l'évêque de Nantes, Gilles de Beauveau.
(1) Il est amusant de voir se rencontrer dans la boutique — ou sur les rayons — de Michallet, mystiques et moralistes, ces frères ennemis. La Bruyère écrira bientôt ses Dialogues sur le quiétisme. En 1684, Michallet avait publié la grande édition in-folio des œuvres complètes du P. Guilloré.
Bien que très combattus, les mystiques étaient encore de bonne vente.
Eux aussi, ils auront arrondi la dot de la « petite amie » de La Bruyère,
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choix, l'ordre et le style. C'est plus que nous ne voudrions aujourd'hui, mais il faut nous contenter de ce qu'on nous donne et qui peut-être vaut mieux que ce que nous regrettons. Champion disait tantôt qu'à nous être présentée par le P. Rigoleuc, la doctrine du P. Lallemant n'avait rien perdu et tout au contraire. Je croirais volontiers-qu'il en faut dire autant de ces deux pensées formulées à nouveau par le P. Champion. Celui-ci n'avait reçu du P. Huby que des feuilles détachées, il nous a laissé deux livres, deux vrais livres et qui ne passeront pas.
« Le Père Louis Lallemant naquit en Champagne, à Châlons-sur-Marne en 1578. Il était fils unique du bailli de la comté de Vertus, qui a été autrefois un apanage des filles de France. Son père l'envoya dès ses plus tendres années à Bourges, pour y commencer ses études au collège des Pères de la Compagnie de Jésus. Dieu lui avait donné toutes les dispositions de la nature et de la grâce, qui étaient nécessaires pour l'accomplissement des grands desseins qu'il avait sur lui ; un esprit éminent et capable de toutes les sciences ; un jugement pénétrant et solide ; un naturel doux, franc et honnête; beaucoup d'amour pour l'étude ; une horreur extrême du vice, et principalement de l'impureté ; une haute idée du service de Dieu et un attrait particulier pour la vie intérieure.
Tout enfant qu'il était, il pratiquait le recueillement intérieur, sans le connaître : Il faut, disait-il, que je demeure toujours chez moi. Il n'en faut jamais entièrement sortir. Cette maxime. était gravée si avant dans son cœur, qu'il avait dès lors une continuelle attention sur lui-même, ne fuyant rien tant que de s'épancher au dehors1. » 1
Jésuite en 1605, le P. Lallemant fait son noviciat à Nancy et ses études à Pont-à-Mousson. Puis il enseigna « en divers lieux les sciences spéculatives : trois ans la
(1) La Doctrine., pp.
pp. 7- 1 »
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philosophie ; quatre ans les mathématiques ; trois ans la théologie morale et deux ans la scolastique à Paris.
Ensuite il fut quatre ans recteur au noviciat et maître des novices ; trois ans directeur du second noviciat — c'est la grande époque de sa vie — préfet des hautes études et quelques mois recteur du collège de Bourges », où il meurt le 5 avril 1635. « Il était d'une taille haute, d'un port majestueux : il avait le front large et serein, le poil et les cheveux châtain, la tête déjà chauve, le visage ovale et bien proportionné, le teint un peu basané, et les joues ordinairement enflammées du feu céleste qui brû- lait son cœur; les yeux pleins d'une douceur charmante, et qui marquaient la solidité de son jugement et la parfaite égalité de son esprit. On ne pouvait voir un homme ni mieux fait de corps, ni plus composé dans tous ses mouvements, ni d'un extérieur plus dévot et plus recueilli1. » Les Jésuites, ses contemporains, et notamment les supérieurs de l'Ordre ont bien connu l'exceptionnelle valeur du P. Lallemant. Les hautes charges qui lui furent confiées le montrent assez 2.
Nous savons néanmoins, par quelques lignes discrètes mais très significatives de son biographe, qu'il n'eut pas
(1) La Doctrine., pp. 9-10 ; 46-47.
(2) Il lut particulièrement lie avec quelques-uns des hommes les plus considérables de la Compagnie à cette époque. Le P. Julien Hayneufve « qui a mérité par ses écrits et ses héroïques vertus l'estime et la vénération de tout le monde, étant recteur du noviciat de Rouen, pendant que le P. Lallemant y était directeur., voulut être un des disciples de ce maître accompli, assistant comme les novices à toutes les exhortations où il trouvait, disait-il, des lumières et UlW onction qu'il ne rencontrait point partout ailleurs » La Doctrine., p. 31. Champion nous donne aussi comme l'un des « plus intimes amis de L. Lallemant », le P. Jean Bagot.
Celui-ci était plus jeune et je ne vois pas bien à quelle époque ils ont pu se lier ainsi, mais je m'en rapporte. C'est le fameux Bagot, directeur de la « Société des bons amis », qui fut comme le noyau des missions étrangères, d qui recommence à faire parler d'elle, à cause de ses rapports avec la Cabale des dévots. Un des congréganistes de Bagot, le breton Vincent de Meur, était en correspondance avec le P. Surin. Par là s'expliquerait — s'il y a erreur — l'erreur de Champion. Cf. sur Jean Bagot une foule de précieux détails que donne le P. de Rochemouteix : Les Jésuites et la .Ynrll'l'lle France, Pat'is, 1896, II, pp. 240-275.
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toujours à se louer de ses frères. « Dieu permit. assez souvent, écrit le P. Çhampion, que quelques-uns de ceux qui devaient avoir pour lui, ou plus de bonté, comme ses supérieurs, ou plus de respect et de soumission, comme ses inférieurs et ses disciples, s'oubliassent un peu à son égard et lui fissent de la peine1. » Encore vivants et douloureux, plus d'un demi-siècle après la mort du P. Lallemant, de tels souvenirs donnent à penser. Manifestement il ne s'agit pas ici des menues épreuves de la vie commune ; un homme aussi grave que Champion ne parlerait pas de ces riens. Il y a donc eu souffrance, et sérieuse et sans doute prolongée. J'imagine qu'on aura trouvé sa direction un peu trop mystique et, de ce chef, légèrement contraire à l'esprit de la Compagnie. Il paraît du reste que les jeunes Pères qu'on envoyait à son école et dont la plupart bientôt ne juraient plus que par lui, commençaient par lui résister, ce qui laisserait croire qu'ils lui arrivaient plus ou moins prévenus contre sa doctrine.
Nous ne remarquions jamais aucun empressement dans le P. Louis Lallemant, écrit le P. Rigoleuc, bien qu'au commencement nous ne fussions pas tous également dociles et soumis à ses sentiments ; mais il nous charma tous par sa douceur et sa condescendance et par une humilité si rare et si obligeante qu'il n'y en avait pas un seul de nous qui n'avouât qu'il n'avait jamais vu un tel supérieur. Enfin avant trois mois il avait absolument gagné tous les cœurs 2.
On nous dit encore que « dans la théologie mystique », il n'eut pas d'autre maître que le Saint-Esprit. « Il ne l'apprit point des hommes ; et quoiqu'il eût eu pour directeurs des religieux d'une grande vertu et capacité, il n'avait point trouvé en eux les avantages que » ses propres disciples, « le P. Surin et le P. Rigoleuc, trouvèrent en
(1) la Doctrine., pp. 28-29.
(2) La vie du P. Jean Rigoleuc, p. 495. Il ne dit pas « tous les esprits ».
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lui1 ». Il aurait été « entre les jésuites de France ce que le P. Alvarez fut entre ceux d'Espagne. » Rapprochement qui en dit long. Tout le monde sait en effet que le P. Balthazar Alvarez fut violemment et d'ailleurs très injustement accusé de vouloir introduire dans la Compagnie une spiritualité nouvelle et tendant à l'illuminisme 2. « Il est certain, con- tinue le P. Champion, qu'il joignait éminemment, comme cet illustre directeur de sainte Thérèse, la connaissance et la pratique de la théologie mystique, et qu'il eut comme - lui pour disciples, les hommes les plus spirituels et les plus intérieurs que la Compagnie ait eus parmi nous. On a remarqué jusqu'ici que tous ceux qui avaient fait sous • lui leur premier ou leur second noviciat, se sont communément distingués des autres, par une conduite religieuse qui répondait aux excellentes leçons qu'ils avaient apprises de lui, et surtout par l'amour du recueillement et de la vie intérieure3 ». Pour toutes ces raisons, et pour d'autres encore il faut, je crois, regarder le P. Lallemant et son école comme formant, non pas, ce qu'à Dieu ne plaise, un état dans l'état, une faction plus ou moins suspecte ou indépendante, mais un groupe assez nettement distinct, une extrême droite spirituelle, une élite un peu singulière, que les supérieurs n'ont pas essayé de disputer à la grâce et qu'ils ont approuvée, sans toutefois l'encourager très activement. Ils ne les désavouent pas, de beaucou p s'en faut, mais ils refusent de s'identifier avec eux.
Aux mystiques, la Compagnie, dans son ensemble, préfère les ascètes : aux Lallemant, aux Surin, aux Guilloré, les Bourdaloue, les Ravignan, les Olivaint, modèles
(1) La Doctrine., p. 34.
(2) Cf. La vie du P. Baltazar Alvarez., par le P. Dupont (traduite par R. Gaultier), Paris, 1618 ; chap. XL : « D'une grande bourrasque qui s'éleva lors de sa manière d'oraison et de l'héroïque humilité et patience dont il supporta ce mépris » ; chap. XLI : « Des raisons de cette bourrasque et qu'il répondit aux difficultés qu'on lui opposa contre l'oraison de quiétude et de silence. »
(3) La Doctrine., pp. 27, 28.
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moins brillants, mais plus sûrs, qui lui paraissent réaliser excellemment l'idéal sobre, volontaire, méthodique, immédiatement pratique, sur lequel un fils de saint Ignace doit se régler lui-même et régler les âmes dont il a la charge. On pense bien qu'un simple historien n'a pas à se prononcer entre ces deux tendances. Il suffit que nous les distinguions une fois de plus, car de cette distinction vient en grande partie l'extrême intérêt du présent chapitre. C'est précisément parce qu'ils sont jésuites que le témoignage du P. Lallemant et de ses disciples a pour nous une force particulière, le milieu qui les a formés n'ayant pu que nourrir chez eux l'amour des voies communes et la crainte de l'illusion. D'un autre côté, ils n'ont pu triompher des sages résistances que leur opposait ce même milieu, qu'en se montrant eux-mêmes plus jalousement fidèles à la tradition ascétique de la Compagnie, et, si l'on peut dire, plus jésuites. Tout mysticisme orthodoxe exige une abnégation totale, mais ceux-ci insistent plus que d'autres, et plus en détail sur les dures exigences, sur l'envers crucifiant de la vie mystique. Psychologues, moralistes, comme tout vrai jésuite doit l'être, et biefi davantage, ils poussent, jusqu'à l'excès parfois, comme nous le voyons dans l'œuvre de Guilloré, l'inquiète pénétration de leurs analyses, la pressante etjmpitoyable sévérité de leurs conseils. Peu de couleur, nul lyrisme.
Leur sublime se devine certes, mais n'éclate que rarement. J'ai même peur qu'on ne les trouve ternes. La joie leur manque et l'esprit des enfants. Ils ont hésité, lutté longtemps avant de s'abandonner à la grâce : ils ont pesé le pour et le contre dans les balances d'une théologie rigoureuse ; même après s'être enfin rendus, ils restent constamment sur leurs gardes, se défiant, non pas certes de Dieu, mais de leur propre misère. Qu'importe! Nous les préférons ainsi. Les mystiques d'avant-garde ne nous manquaient pas. Derrière eux, pour modérer leur impé- tuosité et pour couvri r leur retraite, il nous fallait cette
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petite armée de jésuites, lente à s'émouvoir, prudente, pesante, sans panachés, sans musique, mais invincibles.
II. Dans l'exposé que nous allons faire des principes de cette école, nous nous en tiendrons aux deux textes fon-
damentaux, je veux dire : i" aux leçons du P. Lallemant qui nous sont connues par les notes du P. Rigoleuc ; 2° aux petits écrits spirituels qui sont l'œuvre personnelle de ce même P. Rigoleuc. Publiés l'un et l'autre, et plus ou moins remaniés par le P. Champion, ces deux textes, en réalité, n'en font qu'un. Ce sont, pour ainsi dire, les deux états d'une seule et même pensée. Nous consulterons aussi les importants ouvrages de Surin, disciple immédiat de Lallemant, comme Rigoleuc. Mais Surin a son originalité propre : il paraît d'ailleurs moins sûr et moins unanimement approuvé par les supérieurs de son Ordre. De toute façon, il mérite d'être étudié à part, ce que nous ferons tout à l'heure. Quant à la doctrine des premiers, on peut la ramener me semble-t-il, à ces quatre chefs : A. La seconde conversion ; B. La critique de l'action; C. La garde du cœur; D. La conduite du SaintEsprit. ---
A. — La seconde conversion.
Pour bien réaliser et le pittoresque moral et l'importance véritablement historique de ce qui va suivre, il ne faut jamais perdre de vue que le P. Lallemant parle à des jésuites. Non à des novices, à des commençants, mais à des prêtres mûris par quinze ou vingt ans de vie religieuse.
« Pères du troisième an », comme on les appelle dans la Compagnie, ces prêtres, leurs études enfin terminées, sont venus se recueillir pendant une année entière, avant de prononcer leurs derniers vœux et de se consacrer pour toujours à l'apostolat dont ils ont du reste déjà fait l'apprentissage1. Avec de tels hommes on peut traiter libre-
(1) Je ne sais pas le nombre exact des « tertiaires » qui ont eu le P. Lallemant pour maître. Il y eut, comme je l'ai dit, trois promotions.
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ment, et sans peser tous les mots. On n'a pas à craindre de les troubler, de les rendre scrupuleux, de les décourager par une direction trop haute, ou de les détraquer par des discours imprudents sur les voies mystiques. Ils sont d'âge à se défendre, moins exposés à l'illuminisme qu'à l'excès contraire : trop de sagesse, ou plutôt une sagesse trop humaine, trop raisonneuse, fermée aux inspirations de l'Esprit.
On ne se conduit, écrit le P. Rigoleuc, que par la prudence humaine, déguisée sous le nom de bon sens. On rapporte tout à la règle de ce prétendu bon sens. C'est même selon cette fausse règle que l'on juge des choses spirituelles, des opération divines et des merveilles de la grâce, n'en approuvant que ce qui s'accommode à son caprice. Suivant cette règle, on se fait un système de la vie spirituelle, avec la même liberté que les philosophes et les mathématiciens imaginent leurs systèmes du monde et des globes célestes. On ménage les grâces de Dieu en soi et dans les autres selon les maximes de la sagesse humaine, et par un étrange aveuglement qui est la juste punition des esprits superbes, on croit ne suivre que la raison et le bon sens, lorsqu'on s'éloigne davantage de l'esprit de Dieu
1 Et le P. Lallemant :
La plupart des religieux, même des bons et des vertueux, ne suivent dans leur conduite particulière et dans celle des autres, que la raison et le bon sens ; en quoi plusieurs d'entre eux excellent. Cette règle est bonne, mais elle ne suffit pas pour la perfection chrétienne. Ces personnes-là se conduisent d'ordinaire par le sentiment commun de ceux avec lesquels elles vivent et comme ceux-ci sont imparfaits, bien que leur vie ne soit pas déréglée, parce que le nombre des parfaits est fort petit, jamais elles n'arrivent aux sublimes voies de l'esprit : elles vivent comme le commun 1.
Chacune devait compter de 10 à 15 personnes. En 1639, c'est-à-dire, peu d'années après le 3e an des PP. Rigoleuc et Surin, lorsque le P. Maunoir fit son 3° an à Rouen, sous la conduite du P. Ayrault, il n'y avait, dans cette promotion que huit tertiaires. Cf. le status donné par le P. Séjourné.
Histoire dit V. S. de D. Julien Maunoir, Paris, 1895, I, p. 402.
v
(1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 85, 86.
(2) La Doctrine., pp. 187, 188. ,
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Justement l'heure de la grâce a sonné pour eux, l'heure de sortir du « commun », de s'orienter décidément vers « les sublimes voies », en un mot, l'heure de la seconde conversion.
Il arrive d'ordinaire deux conversions à la plupart des saints, et aux religieux qui se rendent parfaits ; l'une par laquelle ils se dévouent au service de Dieu, l'autre par laquelle ils se donnent entièrement à la perfection. Cela se remarqua dans les Apôtres, quand Nôtre-Seigneur lés appela et quand il leur envoya le Saint-Esprit ; en sainte Thérèse et en son confesseur le P. Alvarez, et en plusieurs autres. Cette seconde conversion n'arrive pas a tous les religieux et c'est par leur négligence. Le temps de cette conversion, à notre égard, est communément le troisième an de noviciat1.
Cette seconde est-elle seulement, pour ainsi parler, une conversion de luxe ; le P. Lallemant ne le pense pas.
Le salut d'un religieux est, inséparablement attaché à sa perfection 2.
Dure parole et qu'il ne faudrait pas trop presser. Lallemant veut dire sans doute que, dans la vie religieuse, il est toujours infiniment grave de renoncer, par un acte formel, non pas à tel ou tel point de perfection, mais à la - perfection en elle-même. Remarquons-le en passant, dans le huis-clos de leur chapitre, ces jésuites ont une singulière façon de s'entraîner à la morale relâchée. Le « Bon Père » des Petites lettres était là sans doute, ou quelqu'un des siens. Il n'a pas bronché cependant. On répète que la vraie réponse aux Provinciales, c'est Bourdaloue. Sans doute, mais ses frères ne l'avaient pas attendu ; ils n'avaient même pas attendu l'attaque de Pascal, lequel ne doit paraître que plus de vingt ans après la mort de Lallemant. Qu'on ne dise pas non plus, comme on l'a fait hier encore, que si les spirituels de cette école frôlent parfois
(1) La Doctrine., pp. 113, 114.
(2) Ib., p. 91.
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d'assez près le rigorisme, la faute en est au jansénisme, dont ils ont respiré « l'atmosphère lourde ». En 1630, le jansénisme n'était pas né. Déjà néanmoins Lallemant inclinait à nous présenter sous des couleurs trop noires la corruption originelle ; la « malice infinie » qui est en nous et « que nous ne voyons pas ». Ainsi faisaient de leur côté les maîtres de l'école française, les Bérulle, les Condren, comme nous l'avons déjà rappelé1.
Le P. Lallemant partage donc le monde religieux en deux classes : d'une part le petit groupe des convertis, des « intérieurs », des « parfaits », des « contemplatifs », auxquels nous viendrons tantôt ; d'autre part, les nonconvertis, les médiocres, qu'on va voir qu'il ne flatte guère. Il y en a de deux sortes : Les premiers ne refusent rien à leurs sens. Ont-ils froid?
Ils se chauffent. Ont-ils faim? Ils mangent. toujours déterminés à se satisfaire sans presque savoir eu pratique ce que c'est que de se mortifier. Pour leurs fonctions, il les font par ( manière d'acquit, sans esprit intérieur, sans goût et sans fruit.
Entendons-le bien. Sommeiller au coin d'un pauvre feu, dévorer trop avidement la Gazelle, le P. Lallemant n'attache pas à ces innocentes faiblesses une importance
(1) On peut lire dans le très brillant « discours sur l'histoire universelle » qui termine le Christus, les lignes suivantes « L'influence du Jansénisme. fut profonde. Plusieurs, et des plus nobles parmi les champions de l'Eglise, sans avoir jamais partagé les dogmes de la secte, en respirèrent l'atmosphère lourde ». Le texte vise notamment Bossuet, mais la note reconnait loyalement qu « il y a jusque chez les ascètes jésuites de la seconde moitié du siècle une sévérité et une exagération dont le jansénisme est responsable ». Christus, nouvelle édition, 1916, p. 1206.
Je ne pense pas me tromper en croyant qu'on fait ici allusion à quelques- uns des disciples de Lallemant, à Surin, entre autres. Au reste, je ne trouve pas les ascètes jésuites de la 2e moitié du XVII8 siècle, sensiblement plus sévères que leurs prédécesseurs immédiats. Ai-je besoin d'ajouter que ni les uns ni les autres ne sont jansénistes ? Si rigorisme il y a, leur rigorisme est surtout mystique, ainsi que nous l'avons remarqué plus haut. Cf. 2e partie, ch.. II. S'ils tendent à exagérer les effets de la corruption originelle, ce n'est pas sur le dogme de la chute qu'ils fondent les exigences de leur dure doctrine. Alors même que la fomes peccali.
ne troublerait pas notre intérieur, il nous faudrait travailler à nous « vider » de nous-mêmes et de la misère « qui nous est naturelle comme à des créatures tirées du néant. » La Doctrine., p. 135.
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démesurée. Ce qui l'inquiète chez ces braves gens, c'est le parti-pris, peu conscient, mais solide, que leur attitude révèle, c'est leur pli bourgeois, le « profond oubli d'euxmêmes », c'est leur cœur « enivré par le tracas des choses extérieures » et toujours « absent ». Voilà qui dégrade, épuise et menace enfin d'atrophiep leur conscience.
Ceux-là sont en danger de péché mortel, et même quelquefois, ils sont effectivement en péché, bien qu'ils ne s'en aper- çoivent pas.
Les séculiers, sachant bien qu'ils tombent quelquefois dans le péché mortel, se défiènt d'eux-mêmes et leur crainte leur donne de la précaution. Mais ceux-là se confiant en leur état et s'appuyant sur cette fausse présomption que, dans la religion, il est rare qu'on pèche mortellement, vivent dans une trompeuse sécurité qui les fait tomber sans qu'ils s'en donnent de garde l.
La seconde classe, celle qui, d'après le P. LaleHlanf, représenterait la moyenne des religieux, mène une vie plus mortifiée, plus noble et, en apparence, plus sainte, mais en réalité, aussi peu intérieure et aussi mondaine.
(1) La Doctrine., pp. 88-91. Le P. Lallemant revient à plusieurs reprises sur cette psychologie que la casuistique orthodoxe n'admet pas sans réserves et que lui-même, très certainement, il ne proposerait pas telle quelle à des scrupuleux, à des ignorants. « Ils ne s'aperçoivent pas de leur chute » p. 90. Or il n'y a pas de péché qui ne soit voulu, et nil volitum nisi cognitum. « Il est impossible que vivant de la sorte (c'est-àdire ne s'inquiétant pas des fautes vénielles) il ne tombe quelquefois dans le péché mortel, même sans le connaître. Mais il ne laisse pas d'être coupable des péchés qu'il commet dans cette ignorance, parce qu'elle est comme affectée » p. 139. La clef du problème est sans doute dans ce dernier mot. Ces péchés que l'on finit par commettre, sans les connaître et par suite, sans les vouloir expressément, on les a comme connus et voulus en bloc, le jour où par une sorte de renonciation formelle à la vie parfaite, on s'est résolu à tout se permettre sauf les péchés graves. Sans doute, mais cette renonciation elle-même, presque personne ne la fait en une fois et d'une façon quasi solennelle. Elle est impliquée dans une foule de menues capitulations qui ne sont elles-mêmes que des péchés véniels.
Or les théologiens n'admettent pas la coalescence des péchés véniels.
Additionnés, 20 et 100 de ceux-ci ne font pas un péché mortel. Reste qu'il faut prendre tout cela d'une manière morale et non pas en rigueur de théologie.
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Car, dans la religion, il y a un petit monde, dont les éléments sont l'estime des talents humains, des emplois, des charges et des lieux considérables; l'amour et la recherche de l'éclat et de l'applaudissement. Voilà de quoi le démon fait comme un jeu de marionnettes pour nous amuser et nous tromper. Il remue tout cela à nos yeux de telle manière que nous nous y arrêtons et nous laissons séduire l.
N'allons pas nous scandaliser de ces aveux. La tentation
qu'ils nous révèlent est des plus subtiles. Qu'on songe en effet au paradoxe pratique que saint Ignace a voulu réaliser en fondant sa Compagnie. L'esprit de cet Ordre « join t ensemble des choses contraires en apparence, comme la science et l'humilité, la jeunesse et la chasteté, la diversité des nations et une parfaite charité, etc. ». « Le dernier. point de la plus haute perfection » que ces religieux doivent se proposer, « est le zèle des âmes ». Or, pour former ce zèle, il faut un certain tempérament qui ne se rencontre qu'avec peine et qui résulte du mélange des choses contraires. Il faut, par exemple, mêler dans notre vie une grande alfection aux choses surnaturelles avec l'étude des sciences et avec d'autres occupations naturelles ; or il est fort aisé de se jeter trop d'un côté. On peut avoir trop de passion pour les sciences et négliger l'oraison :J,
ou inversement. On doit vouloir le succès et ne pas goûter la gloire qu'il traîne, d'ordinaire, après lui. Que d'anti-
(i) La Doctrine., pp. 3oi, 302.
(2) Ibp, 477. Ceci est pris dans le résumé des conférences de Lallemant, fait par le P. Surin et ajouté par le P. Champion à la fin du volume.
Au reste, je ne vois pas bien que la difficulté dont parle ici le P. Lallemant soit propre à la Compagnie de Jésus. Tous les théologiens, tous les prédicateurs ont la même antinomie à résoudre. Après le texte qu'on vient de citer, en vient un autre, assez malheureux, me semble-t-il, et qu'on ne devrait pas laisser sans explication dans les éditions populaires de la Doctrine. « L'esprit de Dieu a donné à saint Ignace une lumière particulière pour joindre ensemble ces choses-là, dans notre Institut. D'autres qui n'avaient pas cette lumière, se éont tellement attachés à la solitude, à la pénitence, à la contemplation, qu'ils semblent avoir porté jusqu'à l'excès le mépris de tous les talents humains ». Ib., p. 478. Qui vise-t-il ? Les chartreux, je pense, ou d'autres Ordres contemplatifs. Mais ces Ordres, quel besoin ont-ils de tant cultiver les « talents humains » ?
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nomies à résoudre ! Est-ce merveille que seule, une élite peu nombreuse atteigne un tel idéal?
Mais enfin cet idéal, il faut qu'on le rappelle sans cesse à des hommes d'étude qu'attendent ou de si hautes joies intellectuelles, ou des échecs si douloureux; à des prédicateurs qui demain transporteront leur auditoire ou qui feront le vide autour de leur chaire. Il faut qu'on leur dise que le grand mal, celui qui les guette constamment, c'est l'orgueil, Nous faisons en un jour plus de cent actes d'orgueil1; et qu'on leur répète que cet orgueil n'est même pas raisonnable.
La sagesse divine est une folie au jugement des hommes et la sagesse humaine est une folie au jugement de Dieu. C'est à nous à voir auquel de ces deux jugements nous voulons conformer le nôtre. Si nous goûtons les louanges ou les honneurs nous sommes fous. et autant que nous prenons de goût à être estimés et honorés, autant avons-nous de folie. C'est unmonstre que, même dans la religion, il se trouve des personnes qui ne goûtent que ce qui peut les rendre considérables aux yeux du monde ; qui ne font tout ce qu'elles font pendant les vingt et les trente années de la vie religieuse, que pour avancer au but où elles aspirent; n'ont presque de joie ni de tristesse que par rapport à cela, ou du moins sont plus sensibles à cela qu'à tout autre chose. Tout le reste qui regarde Dieu et la perfection, leur est insipide, elles n'y trouvent point de goût. Cet état est terrible et mériterait d'être défloré avec des larmes de sang 2.
Rigoleuc, toujours sous l'inspiration de son maître, mais aussi, toujours personnel, reprend et achève cette ébauche émouvante :
L'orgueil est le sujet le plus ordinaire de tous les mécontentements des religieux. Le plus grand obstacle à la perfection,
(1) La Doctrine., p. 143.
(2) Ib., p. 215.
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et ce qui les empêche de suivre la conduite du Saint-Esprit, de s'adonner à la vie intérieure. c'est l'esprit de vanité qui les enchante sous divers prétextes, qu'il sait artificieusement colorer. D'abord on se laisse éblouir par l'éclat des talents extérieurs, de l'esprit, de l'éloquence, du savoir, que l'on entend sans cesse louer dans ceux qui les possèdent. On se remplit l'esprit de l'idée de ces avantages qui effacé insensiblement celle que l'on avait conçue de la perfection. On ne parle que de ceux qui se distinguent par la connaissance des belles-lettres et par leurs ouvrages, ou de prédicateurs qui ont la vogue.
On voit bien que tout ceci est pris sur le vif. Nulle aigreur du reste chez le P. Rigoleuc. Libre à lui, s'il l'eut voulu, de se faire un nom parmi les humanistes du temps.
Pendant ses années de régence, « les mieux versés en la connaissance de la langue latine, le P. Gabriel Cossart.
par exemple, préféraient ses compositions à celles du fameux P. Pétau, soit pour le tour d'éloquence, soit pour la politesse du style » Mais continuons : On veut aussi paraître. On en cherche les occasions et pour acquérir de la réputation, l'on se porte à l'étude avec excès, jusqu'à étouffer le peu de dévotion qu'on avait. L'on fait des veilles indiscrètes. On néglige ses exercices spirituels pour en donner le temps'à des lectures et à des compositions où l'on épuise toutes les forces de son esprit. On veut l'emporter par dessus ses égaux,' et l'on regarde leurs succès d'un œil de jalousie. On tâche de les rabaisser, et on n'en parle que froidement. On ne peut souffrir le moindre mépris et quand on se voit postposé aux autres, on en est inconsolable. On aime l'éclat, le grand monde, les visites, l'applaudissement et les louanges. On porte ses désirs aux premières chaires, aux emplois éclatants. On aspire à la ville capitale, comme au centre de son ambition, et pour y arriver, pour s'y maintenir et pour venir à bout de ses prétentions, que ne fait-on pas ? On prend un esprit d'intrigue, de politique et de flatterie. On se fait des amis et des patrons au dedans et au dehors. On s'attache aux personnes de qui l'on espère de la faveur et de l'appui, aux
(1) La vie du P. Rigoleuc, pp. 6, 7
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considérables de l'Ordre, aux grands du siècle. On devient courtisan, et l'on n'est plus religieux qu'en apparence. Devant Dieu l'on est tout séculier. Voilà où la vanité mène peu à peu des religieux. et voilà ce que j'estime la souveraine misère 1.
Pour se tranquilliser eux-mêmes, pour satisfaire tout ensemble et à leur amour-propre et à l'Evangile, invoqueront-ils, avec le jésuite de Pascal, notre grande méthode de diriger l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserai quasi la comparer à la doctrine de la probabilité 2 ?
Non. Ce compromis ne servirait de rien et le P. Lallemant Je condamne sans pitié.
Pour nous flatter dans notre aveuglement, nous pallions de mille beaux prétextes la passion qui nous aveugle. Nous nous forgeons une bonne intention, et après cela nous passons pardessus tous les mouvements de la grâce3.
Ou encore : 1 Ils forment un dessein suivant leur inclination ; puis ils cherchent des motifs de vertu pour colorer leur choix et justifier leur conduite 4 ; et, reprend le P. Surin qui ne fait ici que répéter les paroles de son maître, pour se pouvoir vanter de ne rien faire que pour Dieu, ils lui en font une offrande superficielle disant : Mon Dieu, je vous offre cela. Cette façon sèche de rapporter à Dieu ce qui n'est pas véritablement pour lui, n'est pas l'intention des âmes sérieusement parfaites. A quoi bon dirai-je que je réfère mes actions à Dieu, si avec cela je repais mon amour-propre, me délectant en la vanité et sensualité ou, en mes autres appétits. Il faut que
(0 La vie du P. Rigoleuc., pp. 83-86.
(i) VII. Provinciale.
(3) La Doctrine., p. 138.
(i) fb„ p. 90.
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j'éloigne dans le fond de mon cœur le goût bas, humain et corrompu que j'ai
Qu'ils ne se consolent pas non plus en pensant à la plus grande gloire de Dieu, qu'aura du moins procurée leur zèle :
Soyons bien persuadés que dans nos fonctions nous ne ferons de fruit qu'à proportion de notre union avec Dieu et H de notre dégagement de tout intérêt propre. Un prédicateur, quand il est bien suivi ; un missionnaire, quand il fait un grand fracas ; un confesseur, quand il voit son confessionnal entouré d'un grand nombre de pénitents; un directeur, quand il a la vogue. tous se flattent de faire beaucoup de fruit et à en juger parles apparences, on le croirait. Le monde les loue, l'applaudissement les confirme dans la bonne opinion qu'ils ont de leur succès. Mais sont-ils unis à Dieu par l'oraison?
Sont-ils parfaitement dégagés d'eux-mêmes ? Qu'ils prennent garde de se tromper. On se propose la gloire de Dieu et le bien des âmes ; mais oublie-t-on sa propre gloire et ses petits intérêts ? On s'emploie aux œuvres de zèle et de charité ; mais est-ce par un pur motif de zèle et de charité ? N'estce point parce qu'on y trouve sa satisfaction et qu'on n'aime ni l'oraison ni l'étude, qu'on ne peut demeurer dans sa chambre ni souffrir le recueillement ?
Tant d'agitation est en pure perte, puisque seule « la sainteté de vie » nous rend « propres à procurer le salut des âmes3 ».
C'est une chose prodigieuse de voir les hommes appelés à la vie apostolique, porter l'ambition et la vanité dans le sacré ministère de la prédication. Quel fruit peuvent-ils faire? Ils ont obtenu ce qu'ils poursuivaient depuis six ou sept ans. Ils en sont venus à bout, aux dépens d'une infinité de péchés et d'imperfections. Quelle vie ! Quelle union avec Dieu ! Comment Dieu se servira-t-il de tels instruments 1 ?
(i) OEuvres spirituelles du P. J. Surin, publiées par le P. M. Bouix, Traité inédit de l'Amour de Dieu, Paris, s. d., pp. 183, 184, 196.
(2) La Doctrines.., p. 3i6.
(3) Ib., p. ia3.
(4) Ib., pp. 125, 126.
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« Souveraine misère » d'un cœur ainsi partagé, stérilité presque absolue d'un zèle tout naturel, pour n'avoir pas voulu se décider à la seconde conversion, on manque sa vie, et, comble d'amertume, on sait bien qu'on la manque.
Nous passons les années entières, et souvent toute la vie, à marchander si nous nous donnerons tout a Dieu. Nous ne pouvons nous résoudre à faire le sacrifice entier. Nous nous réservons beaucoup d'affections, de desseins, de désirs, d'espérances, de.prétentions, dont nous ne voulons pas nous dépouiller pour nous mettre dans la parfaite nudité d'esprit qui nous dispose à être pleinement possédés par Dieu. Nous combattons contre Dieu des années entières et nous résistons aux mouvements de sa grâce qui nous poussent intérieurement à quitter une partie de nos misères en quittant les vains amusements qui nous arrêtent, et nous donnant à lui sans réserve. Mais accablés de notre amour-propre, aveuglés de notre ignorance, retenus par de fausses craintes, nous n'osons franchir le pas ; et de peur d'être misérables, nous demeurons toujours misérables1.
« Franchir le pas », cette image résume l'idée très curieuse que le P. Lallemant se fait d'une seconde con-
(1) LrL Doctrine., pp. 65, 66. Toutes ces peintures du religieux moyen ne paraîtront forcées qu'aux profanes. Après tout, Lallemant ne fait ici que développer quelques-unes des règles fondamentales de saint Ignace.
Son auditoire le sait bien et ce n'est pas sur ces points-là qu'il songeait à lui résister. Je pourrais citer vingt maîtres spirituels qui parlent de même. En voici un qui figure, je crois, parmi les disciples lointains du P. Lallemant. S'adressant aux personnes « qui aspirent même à la plus haute perfection », « d'où vient, leur demande le P. Nepveu, qu'avec quantité de pratiques très bonnes qu'elles observent, avec des mortifications et des austérités quelquefois excessives. avec des oraisons fort assidues et,ce semble même fort élevées., d'où vient, dis-je, qu'elles rampent néanmoins toute leur vie, avançant très peu dans la vertu, croupissant honteusement dans des fautes considérables, telles que sont un orgueil secret et une immortification très grande. de sorte qu'elles ne viennent jamais à acquérir, dans un degré considérable, aucune des vertus évangéliques, comme sont une humilité profonde, une douceur inaltérable, un grand mépris du monde, un grand détachement d'elles-mêmes » ? Fr.
Nepveu, s. j. De l'Amour de N.-S. Jésus-Christ, 1692. Pourquoi d'ailleurs ne pas rappeler ici l'épigramme de Pascal? « Les saints subtilisent pour se trouver criminels et accusent leurs meilleurs actions, et ceux-ci (les jésuites) subtilisent pour excuser les plus méchants. » Pensées, III, pp. 347, 348.
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version. Il semble supposer en effet la possibilité, la facilité d'une transformation quasi-soudaine et totale. On se donnerait à Dieu, « sans réserve, sans remise », et pour toujours, comme on se résout à distribuer son bien aux pauvres, ce qui peut se faire en quelques minutes.
Il ne faut donc que renoncer une bonne fois à tous nos intérêts et à toutes nos satisfactions, à tous nos desseins et à toutes nos volontés, pour ne dépendre plus désormais que du bon plaisir de Dieu1.
L'étrange chose! Que peut bien être cette renonciation, capable de transformer ainsi, et je le répète, pour toujours, l'âme qui l'a consentie? Il ne s'agit pas de ces « directions d'intention » dont le P. Lallemarit critiquait tantôt le caractère irréel et factice, la pauvreté, le mensonge. Il ne s'agit pas davantage d'un ferme propos ordinaire, d'une résolution à la manière d'Epictète, d'une de ces règles de vie que les personnes pieuses se fixent à la fin d'une retraite. De telles décisions, utiles, recommandables, ne modifient pas immédiatement l'intérieur de qui les a prises. Cherchons autre chose. Consultons le P. Surin :
D. — Qii appelez-vous âmes de bonne volonté?
R. — Ce sont celles qui de tout leur cœur cherchent à faire le bien et ce qui est de la perfection, en quoi plusieurs personnes qui s'estiment dévotes n'ont pas quelquefois fait le premier pas.
D. — Croyez-vous que toutes les personnes religieuses puissent être ainsi nommées ?
R. — Nenni; car bien souvent plusieurs, faisant profession d'une vie religieuse et qui seront docteurs et prédicateurs, n'ont pas fait ce premier pas, pour autant qu'il ne suffit pas pour cela de faire plusieurl choses estimées bonnes, mais il faut entrer dans un certain ordre et chemin de perfection.
D. — Quel est le premier pas ?
R. — C'est une volonté déterminée de laisser tous les;
(1) La Doctrine., p. 66.
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empêchements à la sainteté et de renoncer aux propres satisfactions, pour demeurer en la présence de Dieu et opérer en sa lumière le bien qui sera connu, sans lui rien refuser. Or peu de personnes se mettent dans cet ordre et chemin, voilà pourquoi elles ne sont pas pour parvenir à ce bienheureux état ; et quoiqu'elles fassent beaucoup de bonnes choses, elles demeurent pourtant en arrière et ne peuvent être dites véritablement parfaitesi.
Ces passages nous donnent la clef de l'énigme. « Franchir le pas », c'est prendre un « chemin » nouveau; c'est pénétrer dans un « certain ordre » différent de l'ordre commun que l'on n'avait pas encore quitté ; c'est, en un mot, passer la frontière du monde mystique. Non pas que l'aventure héroïque où l'on est invité, se présente d'abord sous ce jour. Il n'est pas question de changer d'ordre, de monter plus haut. Mais simplement, l'on est pressé de « renoncer une bonne fois », à tous les intérêts, à toutes les volontés propres ; de « faire le sacrifice entier » ; de se « mettre dans une parfaite nudité d'esprit ». De cette perte de soimême, on ne voit pour l'instant que l'horreur presque infinie ; on hésite devant le vide affreux qui va se faire et l'on n'imagine pas la plénitude qui doit suivre, si l'on accepte, si l'on s'abandonne, si l'on « franchit le pas ». Et l'on sent aussi que ce drame intime est du dernier sérieux, que si l'on a le courage de ne pas reculer, on sera pris au mot, que l'on se perdra pour de bon. C'est une toute autre angoisse que celle qui précède les résolutions ordinaires de la vie chrétienne. Celles-ci caressent toujours plus ou moins l'amour-propre, elles enchantent l'imagination. Après tout, on ne change pas de maître ; , on reste le « capitaine de son âme », comme dit un poète anglais. Ici, au contraire, on doit, on va livrer tout son être, le plus cher, le plus profond..Dans la première conversion, l'on ne cède que l'usufruit, dans la seconde, on cède la propriété de.son âme; dans l'une, les fleurs et les
(i) Surin. Catéchisme spirituel (M. Bouix), Paris, s. d., 1, pp. 2.57,2.58.
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fruits, dans l'autre, l'arbre tout entier. Mais quoi ! à la prendre du côté de l'homme, la vie mystique n'est pas autre chose. L'homme a tout donné. Dieu fera le reste ; l'homme ne vit plus et Dieu vit en lui. Telle est, me semble-t-il, la seçonde conversion dont le P. Lallemant a voulu parler. En vrai jésuite qu'il est, il présente d'abord presque uniquement l'aspect moral et psychologique de cette divine histoire. De ce point de vue, nulle illusion n'est à craindre. On n'entraîne pas une âme à l'illuminisme en lui disant de se renoncer.
B. — La critique de l'action.
Par «action», on doit entendre ici l' « action extérieure », les divers exercices du zèle : prêcher, confesser, écrire, diriger, enseigner, discuter avec l'hérétique, soigner les malades, visiter les pauvres, travailler dans les missions lointaines au salut des infidèles. De l'action ainsi comprise, le P. Lallemant affirme sans relâche qu'elle n'est presque jamais le plus grand bien, qu'elle est presque toujours dangereuse et souvent mauvaise. Ce disant, il ne s'arrête plus, comme tout à l'heure, aux tares accidentelles, je veux dire aux intentions, auxarrière-désirs intéressés, coupables - esprit de vanité, de domination, d'avarice, par exemple — qui vicient naturellement les œuvres les plus saintes; non, il prend l'action en elle-même et comme telle, il la compare aux activités intérieures, à la contemplation. D'un côté, Marthe qui se dévoue de bon cœur à un ministère excellent et qui ne s'en fait pas accroire ; de l'autre, Marie.
Et il s'adresse, ne l'oublions pas, à des religieux, qui ont pour devise : Ad majorem Dei gloriam, à des jésuites frémissants de zèle, impatients de donner enfin libre carrière à une activité qui depuis quinze ou vingt ans, s'entraîne aux diverses formes de l'action.
Comment prendront-ils la chose ? Ils sont très intelligents pour la plupart. Ils savent que le P. Lallemant n'est
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pas devenu fou. Nul d'entre eux n'ira croire qu'on lui conseille de laisser là toutes les œuvres de zèle et de s'abîmer dans un nirvana quiétiste. Aussi bien la doctrine ne leur est-elle pas si imprévue. Jamais néanmoins, on ne l'a présentée devant eux avec tant de force et si peu de précautions. Pour la première fois, on les oblige à la réaliser vivement. Ils résisteront, je le crois, j'en suis même sur, à voir l'insistance de leur maître. Lallemant tourne et retourne sa maîtresse thèse avec l'opiniâtreté du vieux Romain. Oh ! pas d'éloquence. Ils sont du métier. Ni Bérulle ni Bossuet ne viendraient -à bout de ces raisonneurs. Ils ne se rendront qu'à la scolastique. Il leur faut un logicien, un géomètre. Le voici : Nous devons imiter la vie intérieure de Dieu en ce qu'il a au dedans de soi une vie infinie. Ensuite de quoi, il agit au dehors selon son bon plaisir, par la production et par le gouvernement de l'univers, sans que cette action extérieure cause aucune diminution ni aucun changement dans sa vie intérieure, de sorte que pour le regard de celle-ci, il agit au dehors comme s'il n'agissait pas.
Voilà notre modèle; nous devons avoir, premièrement au dedans de nous, et pour nous-mêmes, une vie très parfaite par une continuelle application de notre entendement et de notre volonté à Dieu. Puis, .nous pourrons sortir au dehors pour le service du prochain, sans préjudice de notre vie intérieure. Notre principale occupation sera toujours la vie intérieure1.
Autant dire : jésuites, s'il y a moyen et en courant, pour ainsi parler, mais d'abord chartreux? Non, rien que jésuites: Notre premier soin et notre principale étudé doit être notre perfection, qu'il faut préférer à toutes choses. Quiconque fait autrement, peut s'assurer que, bien qu'il porte l'habit de la Compagnie, il n'en a nullement l'esprit, notre règle et notre profession nous obligeant de faire plus de cas des moyens de »
(1) La Doctrine., pp. 293, 294.
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perfection qui nous unissent à Dieu, comme instruments-à la cause principale dont nous devons recevoir le mouvement, que de tous les autres exercices. C'est ainsi qu'il faut modérer tout le reste selon le principal qui est l'intérieur 1.
Mais dans cet intérieur, il y a du plus et du moins. Une vertu solide et pratique doit suffire à un ordre actif.
Exigez-vous que, dans son ensemble, la Compagnie de Jésus aille jusqu'au mysticisme? Mais oui et sans aucune espèce de doute : 10 Si nous nous jetons tout au dehors et que nous donnions tout (ou du moins le principal) à l'action, nous demeurerons indubitablement dans les derniers degrés de la contemplation, qui sont une oraison commune et les autres exercices de piété pratiqués d'une manière basse et imparfaite 2.
Il suppose donc que tout religieux, loin de se contenter d'une « oraison commune », doit tendre aux plus hauts ! degrés de la contemplation. Tel doit être le souci constant et qui règle tous les autres. Peu d'action, aussi longtemps que l'intérieur ne sera pas tout à Dieu. Jusque-là, nous ne devons sortir au dehors pour le service du prochain, que faisant des coups d'essai. Il faut être comme des chiens de chasse qu'on tient encore à demi en laisse. Quand nous en serons venus à posséder Dieu (par la contemplation), nous pourrons donner utie plus grande liberté à notre zèle 3.
« Après nos fonctions envers le prochain » — ces coups d'essai — qu'on se retire vite « à l'oraison », comme « l'aigle qui s'envole en l'air sitôt qu'il a pris sa proie »4.
Qu'on ne cède pas aux démangeaisons du zèle, qu'on ne prenne pas l'initiative de telle ou telle œuvre : Ce n'est pas à nous à faire le choix de nos emplois. De nous-mêmes nous ne devons penser qu'à nous, si l'obéissance,
(i) La Doctrine., p. 92.
(2) Ib., 9. 3i4.
(3) Ib., p. 61.
(4) Ib., p. 315.
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ne nous applique aux fonctions qui regardent le prochain.
Tandis qu'elle nous laisse en repos, demeurons-y volontiers.
C'est une grande témérité de nous ingérer de nous-mêmes au gouvernement des âmes 1.
Ou encore : Jusqu'à ce qu'on ait acquis une vertu parfaite, on ne doit prendre que fort peu d'action au dehors 2.
Il y a plus : Quand nous nous trouverons trop chargés d'occupations, demandons au supérieur d'en être déchargés, au moins d'une partie pour un temps. Quittons celles qui ne nous sont pas commandées3.
Mais voici les supérieurs dans l'embarras. Tant de ministères à remplir et si peu de monde ! A eux de voir et aux inférieurs d'obéir. « Que si les Supérieurs en donnent trop, on peut se confier que la Providence » y pouryoira. Quoi qu'il en soit les principes restent et nul Ordre religieux ne spuffûra de les appliquer.
Il faut joindre ensemble de telle sorte l'action et la vie extérieure avec la contemplation et la vie intérieure, que nous
(i) Doctrine., p. 3x8.
(2) 1bp. 317.
(3) Ib. Le « trop » est expliqué par les textes que nous avons déjà donnés. -
(4) Ib., p. 317. Il ne faut pas prendre ce mot pour une défaite. Du point de vue surnaturel, le religieux reconnaît Dieu lui-même dans la personne du supérieur qui lui donne un ordre, qui lui conlie tel ou tel ministère.
D'où il suit que nul ministère ne doit, ne peut sérieusement éloigner de Dieu, celui qui n'entreprend ce ministère que pour obéir. On répondrait d'une manière analogue à une objection plus spécieuse, basée sur l'antinomie apparente entre le devoir de la v ie intérieure et celui de la charité.
« Il nous faut toujours rester unis à Dieu ; mais si nous sommes chargés de quelque soin pour le service du prochain, nous devons regarder ce travail comme la meilleure prière. » C'est Tauler qui parle. Et encore : « Un homme serait-il élevé à une contemplation aussi sublime que celle de saint Pierre. s'il vient à apprendre qu'un pauvre malade demande une soupe ou tout autre chose, qu'il serve en toute charité ce pauvre malade, et il fera ainsi un acte plus vertueux que s'il poursuivait sa contemplation ». J'emprunte ces deux textes à l'excellente traduction de l'Imitation de la vie pauvre de N.-S. Jésus-Christ, publiée par le R. P. Noël, Paris, 1914,
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donnions à celle-là à proportion que nous aurons plus ou moins de celle-ci.
Pesante école, disions-nous tantôt. On voit que je ne les calomniais pas. Leur poésie est business; même quand - ils volent, ils semblent marcher. Ce mélange de sublime et de positif est bien remarquable. C'est du reste par là que les mystiques de la Compagnie rejoignent les spirituels moins éminents de leur Ordre, les Rodriguez et les Bourdaloue. Mais aussi de là vient leur solidité. Achevons cette page de « grand livre » : Si nous avons beaucoup d'oraison, nous donnerons beaucoup à l'action; si nous ne sommes que médiocrement avancés dans la vie intérieure, nous ne donnerons que médiocrement aux occupations de la vie extérieure; et si nous n'avons que fort peu d'intérieur, nous ne donnerons RIEN DU TOUT à l'extérieur, à moins que l'obéissance n'ordonne le contraire l.
pp. 2a5, 226. Le P. Lallemant ne touche pas ce point. S'il le faisait, il dirait, j'en suis sûr, la même chose, et il ajouterait, je crois, que l'action charitable ainsi entreprise, n'interrompt pas la coûmplation d'un homme vraiment intérieur. Puisque j'effleure ce délicat sujet qu'on me permette une autre citation. Je l'emprunte aux Lettres chrétiennes sur la nécessité de la retraite dans chaque état du P. Louis Le Valois, s. j. 2e partie, Paris, 1684.
L'auteur veut décider à la retraite une dame dévote qui donne le meilleur de son temps aux bonnes œuvres « Vous devez plus à votre âme qu'à tous les pauvres du monde. La charité bien réglée veut que vous préfériez non seulement votre salut, mais même votre perfection spirituelle au soulagement, à la consolation et à la satisfaction de tous les hommes », pp. 342.
343. Dans le sens contraire, cf. les deux chapitres de Rodriguez qui ont pour titre : Que nous devons prendre garde de ne pas tomber dans une autre extrémité qui est de nous retirer entièrement du commerce du prochain, sous ombre de nous appliquer à notre salut.— De quelques remèdes contre la timidité de çeux qui n'osent s'engager dans les emplois de la charité, de crainte de n'y pas faire leur salut. Pratique de la perfection chrétienne et religieuse par le P. Alphonse Rodriguez. Traduction nouvelle par M. l'abbé Régnier Des Marais, Paris 1688, t. III, 3e partie, Ier Traité, ch. vi et VII. Non moins surnaturel que celui de Lallemant, son argument de fond est que Dieu, ayant « institué » la Compagnie pour le service des âmes, doit lui donner la grâce nécessaire pour que cette fin soit obtenue. Citons enfin le mot de Lallemant : « Plus une âme a.
d'amour de Dieu, plus elle est sensible aux intérêts du prochain » au lieu que la dureté de cœur <t est extrême dans les grands du monde, dans les riches avares, dans les personnes voluptueuses, et dans ceux qui n'amollissent point leur cœur par les exercices de la piété 9. La Doctrine.,p. 249.
Cf. Guilloré, Maximes svirituelles, Paris, 1853. Livre IV, maxime VII : Que les commençants, « ne doivent pas sitôt se produire au dehors ».
(1) La Doctrine., pp. 314, 3i5.
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Ce « rien du tout », sec, froid, morne, terre-à-terre, prenez-y garde, il soulèverait le monde des âmes. Chez les métaphysiciens et chez les poètes de la mystique, vous ne trouverez rien de plus fort. Et le moyen en vérité de prétendre qu'un tel homme se paie de mots! Au reste, il ne demande pas seulement, comme on pourrait le croire, que la contemplation anime, protège, sanctifie l'action ; il veut encore que celle-ci ne soit entreprise que dans la mesure où elle « sera une aide pour la vie intérieure Il faut que parmi les travaux Extérieurs de la vie active, nous jouissions toujours du repos intérieur de la contemplation et que , nos emplois ne nous empêchent point de nous unir à Dieu ; mais plutôt qu'ils servent à nous lier plus étroitement et plus amoureusement avec lui, nous les faisant embrasser en luimême, par la contemplation, et dans le prochain, par l'action.
Il subordonne ainsi, mais tout a fait, la seconde à la première. Les œuvres de zèle, non seulement si elles interrompent l'oraison, mais encore si elles ne la nourrissent point, on devrait y renoncer. Dans tous les cas, pour ceux qui n'ont pas reçu cet excellent don, il est dangereux de s'épancher trop dans les fonctions qui regardent le prochain. On ne doit s'y employer que par manière d'essai, si ce n'est qu'on y fut engagépar l'obéissance s.
Il disait tantôt cela pour les novices, maintenant pour les parfaits. Il ira même plus loin et trop loin peut-être, lorsqu'il invitera ces derniers eux-mêmes et avec eux tous les apôtres à ne s'appliquer « aux fonctions extérieures que comme par manière de divertissement, pour ainsi dire » Les missions du Canada, les in-folio de Suarez,
(i) La Doctrine., p. 3i7.
(2) Ib., p. 230.
(3) Ib., p. 43O.
(4) Ib., p. 294. On se rappelle le mot de Pascal : « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement ». Pensées, II, 52.
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les sermons de Bourdaloue, un « divertissement » plus ou moins comparable au jardinet des chartreux ! Encore une fois il ne s'adresse pas à des sots, mais on avouera que la pauvre Marthe n'a jamais été si fort malmenée 1.
Et qu'on ne dise pas qu'hypnotisé par son idée fixe, il finit par oublier une des fins essentielles de son Ordre, à-savoir le salut des âmes.
Je réponds que c'est tout le contraire et qu'il est certain qu'un homme d'oraison fera plus en un an qu'un autre en toute sa vie 2.
Un homme intérieur fera plus d'impression sur les cœurs par un seul mot animé de l'esprit de Dieu, qu'un autre par un discours entier qui lui aura coûté beaucoup de .travail, et où il aura épuisé toute la force de son raisonnement 3.
Quoi de plus évident pour un chrétien ? Les règles de la Compagnie définissent l'homme apostolique — et du reste, il n'y a pas d'autre façon de le définir: Instrumentum conjunctum cum Deo; un instrument uni à Dieu. Plus étroite sera cette union, et plus abondante la grâce qui, par l'intermédiaire de l'apôtre, touchera les âmes.
Nous ne faisons point de fruit parce que nos fonctions ne sont point animées de l'esprit de Dieu, sans lequel, avec tous nos talents, nous ne pouvons parvenir à la fin que nous prétendons, et nous ne sommes que comme « un airain sonnant et une cymbale retentissante
Malgré son égoïsme apparent, le contemplatif n'est pas moins zélé que l'homme d'action, et son zèle a plus d'efficacité. Tauler l'avait déjà dit, le dominicain avant le jésuite : Ce désir de jouir de la contemplation divine fait que l'homme intérieur voudrait être toujours seul pour ne pas être
(i) Rappelons, au passage, que le P. LaUemant avait supplié les supérieurs de le laisser partir pour le Canada.
(a) La Doctrine., p. n5.
(3) Ib., p. 304.
(4) Ib., p. 304.
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détourné des communications célestes. Il omettra, par suite, certaines pratiques extérieures de charité ; mais ce qu'il perdra de ce côté, il le retrouvera de l'autre et d'une manière bien supérieure, car il a la charité essentielle qui opère tout en Dieu l.
Ce qui est vrai du zèle l'est également des autres vertus.
L'homme intérieur, le parfait, le contemplatif, les possède, les pratique toutes d'une façon éminente, pour parler comme les théologiens, et sans passer par les voies ordinaires de l'ascèse, ou du moins sans trop s'attarder, sans trop peiner dans ces voies. Théorie fort délicate, mais d'un tel intérêt et si curieuse sous la plume d'un jésuite, que nous devons nous y arrêter quelques instants.
Un des chapitres de la Doctrine spirituelle a pour titre : En quel sens l'oraison de la Compagnie doit être pratique?
Et Lallemant de répondre : En deux manières : premièrement en ce qu'elle sert à rendre la volonté meilleure et à régler les autres puissances de l'âme; secondement en ce qu'elle produit divers actes intérieurs, et donne le mouvement aux actions extérieures, pour, les faire selon le modèle qu'on se propose.
Dardons toute notre attention sur la belle stratégie que ce début nous annonce. L'action, l'action, l'action, avec ses préjugés et ses chaînes, le P. Lallemant vient de la découvrir comme blottie dans la prière elle-même. Blottie et qui plus est, triomphante, menaçante. Il la poursuivra jusque-là. non pour la déloger de cet asile suprême, mais pour lui montrer qu'elle ne doit pas y régner en maîtresse.
Eh ! sans contredit, est excellente l'oraison qui « donne le mouvement aux actions vertueuses » ; mais il y a une
(x) Tauler, op. cit., p. 297. Cf. aussi, dans la Doctrine, pp. 428 sq., tout un chapitre : que la contemplation est nécessaire pour la vie apostolique, bien loin de lui être opposée.— Comment le contemplatif n'aurait-il pas autant et plus de zèle que personne, lui qui réalise plus vivement et pleinement que personne, a) la valeur infinie des âmes, lesquelles sont « capables de posséder Dieu » par la contemplation ; b) les droits du Christ sur les âmes ; c) la laideur du péché.
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autre oraison, et plus excellente et non moins « pratique » : L'oraison propre de la Compagnie est pratique en ces deux sens et qui prétendrait qu'il ne suffit pas qu'elle soit pratique au premier et qu'il faut qu'elle le soit au second, aurait tort ; parce qu'il .s'ensuivrait que la contemplation (qui ne se tourne pas à l'action) ne serait pas à l'usage de la Compagnie; ce qui est faux.
On voit qu'il a pris son armure scolastique : preuve que la circonstance est grave. La suite, vive et légère, va nous reposer.
,, C'est une erreur dans l'oraison que de se gêner pour la rapporter toute à l'action. Nous nous. inquiétons pour voir comment nous ferons en telle ou telle occasion, quels actes d'humilité, par exemple, nous pratiquerons. Cette voie des vertus est fatigante et capable de donner du dégoût. Ce n'est pas qu'il ne soit bon de s'exercer ainsi dans l'oraison, de prévoir les occasions et de s'y préparer; mais cela se doit faire avec liberté d'esprit, sans rebuter le simple recueillement de la contemplation, lorsqu'on s'y sent attiré. Car alors Notre-Seigneur donnera à une âme, par une seule oraison, une vertu et même plusieurs. dans un plus haut degré qu'on ne les acquerrait en plusieurs années par ces moyens extérieurs. Saint Paul ermite avait la vertu de patience et celle de charité envers le prochain, bien qu'il ne les exerçât pas. On doit (donc) tenir pour oraison pratique, et non purement spéculative (ou comme nous dirions aussi, platonique) celle qui affectionne l'âme à la charité, à la religion, à l'humilité, etc., bien que cette affection demeure dans l'âme et qu'on n'en vienne point à des actes extérieurs1.
Qu'il se présente une occasion de pratiquer telle ou telle vertu, l'âme, unie par la contemplation au modèle de toutes les vertus lequel est aussi la source de toutes les grâces, l'âme se trouvera prête. Quant aux vertus dont nous n'aurons pas l'occasion, nous. (en) aurons -l'esprit et, pour ainsi dire, l'essence, ce que Dieu recherche principa-
(1) la Doctrine., pp. 96. 97.
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lement ; car on peut faire quelque acte de vertu sans en posséder l'esprit et l'essence 1.
Sainte Thérèse
ne cherchant que Dieu en toutes choses., ne se souciait pas même des vertus, quand il s'agissait de Dieu, de sa présence et de sa jouissance. et il n'y a point en cela d'illusion; car, que pouvons-nous avoir sans Dieu, et si nous l'avons, quelles vertus nous peuvent manquer 2 ?
Mais le « moralisme », mais l' « activisme » — qu'on me pardonne ces mots, — mais tous les systèmes qui redou- tent le repos mystique, veulent au moins une concession.
L'amour-propre a tant de plaisir à palper, à compter nos actes. Il veut donc que l'on ordonne aux contemplatifs de mettre à profit, pour le perfectionnement moral de l'âme, toutes les inspirations de la grâce. — A quoi bon apporter de l'eau à la mer ? La plante que l'on veut mettre sous verre, a déjà donné sa fleur : Quand Dieu nous donne quelque lumière, DÈS LA que nous l'avons reçue, elle opère incontinent l'effet que Dieu prétendait, parce qu'elle' a disposé l'âme à ce que Dieu voulait, savoir à être plus capable de l'union divine, à quoi tout aboutit. Il ne faut donc pas mettre, comme font quelques-uns, le but de toutes les lumières en l'action et en la pratique, de sorte que nous tenions pour vaines celles qui ne nous portent point à agir. Il suffit qu'elles disposent' peu à peu
(1) La Doctrine., p. 133. Cf. Tauler : « Il faut que (l'homme) opère vertueusement, non pas une fois en passant, mais en quelque sorte, par essence ; non pas en se multipliant, mais dans une parfaite unité ». Il parle aussi de « l'homme transformé en la substance de la vertu ». Cf. op. cit., pp. 33, 34 et la savante note du R. P. Noël, pp. 33-36.
(2) La Doctrine., p. 457. Il dit ailleurs sur « la meilleure manière de pratiquer la vertu » : « Quelques-uns s'arrêtent trop aux objets formels des vertus lesquels ne sont que naturels. Il vaudrait mieux agir par un principe qui nous élevât droit à Dieu, comme fait l'amour divin. Il est vrai que toutes les vertus nous y mènent par leurs motifs propres ; mais c'est plus lentement et avec moins de perfection ». « L'acte de tempérance.
qu'on pratique pour imiter Notre-Seigneur et pour lui plaire, est bien plus excellent que celui qu'on fait précisément pour garder la modération que la tempérance prescrit » Ib., pp. 321, 322 ; cf. p. 71 ; cf. aussi p.p. 407, 408.
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notre âme à s'unir a Dieu, qui est la fin même de toutes nos œuvres l.
Quelque jugement que l'on porte sur cette doctrine, on avouera qu'elle se tient. Pour peu que l'on ait le goût, je ne dis pas de la mystique, mais simplement des choses de l'intelligence, on me pardonnera de m'attarder ainsi aux pieds d'un tel maître. Abstraction faite du fond des choses, Spinoza et lui nous donnent des plaisirs de même nature. Ce qui nous reste à dire, loin de modifier cette impression, la rendra plus vive
C. — La garde du cœur 3.
Les deux éléments de la vie intérieure sont la purgation du cœur et la direction du Saint-Esprit. Ce sont là les deux pôles de toute la spiritualité
(1) La Doctrine..pp. 158, 159. Il ajoute une observation qui intéresse également les mystiques et les profanes : « Quand les lumières et les sentiments sont passés, nous ne devons faire aucun effort pour les rappeler.
Si toutefois Dieu nous les remet en mémoire, le souvenir n'en est pas mauvais, mais il n'y a guère que les commençants qui les doivent écrire ».
Voilà pour éclairer la psychologie du « Journal intime ». — Quant aux lumières qui « opèrent incontinent », cf. une thèse toute voisine, développée par le P. Rigoleuc : « Il suffit de contempler, par un simple regard, Jésus-Christ, ses perfections, ses vertus. Tout ce qui est en J.-C. n'est pas seulement saint, il est encore sanctifiant et il s'imprime dans les âmes qui s'appliquent à lui, si elles sont bien disposées. Ses. vertus s'impriment dans ceux qui les contemplent, ce que l'on peut faire sans aucune réflexion sur soi-même ». La vie du P. J. Rigoleuc, p. 187. On reconnaît là un des articles de la méthode oratorienne. Cf., dans notre précédent volume, le chapitre sur la doctrine de Bérulle.
(2) Sur les tendances décidément mystiques de cette critique de l'action, cf. un texte important de Rigoleuc : « Mortifier le plus qu'on peut son activité, sa précipitation. retirer (son entendement) doucement de toutes les connaissances distinctes,, non seulement des créatures, mais de Dieu même et le tirer uniquement ken Dieu par un simple regard et une connaissance confuse et universelle de cet Être des êtres ». La vie du P. Rigoleuc, p. a5a. Nous retrouverons cette « connaissance confuse » dans les écrits de Surin. Leur maître à tous, saint Jean de la Croix en parle souvent.
(3) Lallemant parle surtout de la « pureté », Rigoleuc de la « garde » du cœur. Ils pensent du reste exactement de même sur ce point. Si je préfère ici la manière de parler de Rigoleuc, c'est pour éviter une équivoque.
On pourrait croire que le P. Lallemant donne à « pureté » le sens de « chasteté ».
(4) La Doctrine., p. 180, 181.
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Simplification lumineuse, trait de génie, comme nous le montrerons bientôt.
La pureté de cœur consiste à n'avoir rien dans le cœur qui soit tant soit peu contraire a Dieu et à l'opération de la grâce.
Tout ce qu'il y a de créatures au monde, tout l'ordre de la nature et celui de la grâce1, toute la conduite de la Providence, tend à ôter de nos âmes ce qui est contraire à Dieu
A nous donc de collaborer pour notre part à ce travail, à ce déblaiement.
La garde du cœur, écrit le P. Rigoleuc, n'est autre chose que l'attention qu'on apporte aux mouvements de son cœur et à tout ce qui se passe dans l'homme intérieur, pour régler sa # conduite par l'esprit de Dieu.
Ce n'est pas « l'examen de conscience » : L'examen se fait en certains temps réglés; la garde du cœur se pratique à toute heure et n'a point de temps limité. L'examen est une revue des actions passées et de plusieurs actions ensemble., la garde du cœur est une vue des actions présentes et une application d'esprit aux diverses parties d'une action, à mesure qu'on la fait. L'examen envisage les choses plus en gros et plus superficiellement ; la garde du cœur les considère en détail et d'une manière plus distincte et plus intime3.
Elle nous tient
sans cesse comme en sentinelle, dans un petit retranchement intérieur, pour observer les mouvements de notre cœur +.
(1) Qu'on remarque cette concession importante à l'humanisme dévot.
Si donc le P. Lallemant nous parait exagérer parfois les suites de la faute originelle, il ne va pas jusqu'au jansénisme, lequel dirait plutôt que tout « l'ordre de la nature » tend à remplir nos âmes de ce qui est contraire à Dieu.
(2) La Doctrine., p. i3o.
(3) La vie du P. J. Rigoleuc, p. 2-25, aa6.
(4) Ib., p. 24a.
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Nous voyons assez du reste, par notre expérience propre, qu' entre tous les exercices de lac vie spirituelle, il n'y en a point à quoi le démon s'oppose (davantage). Il nous laissera faire quelques actes extérieurs de vertu, nous accuser en public de nos fautes, servir à la cuisine, aller aux hôpitaux et aux prisons, parce que nous nous contentons quelquefois en cela, et que cela sert à nous flatter et à empêcher les remords intérieurs. mais il ne peut souffrir que nous jetions les yeux sur notre cœur, que nous en examinions les désordres, et que nous nous appliquions à les corriger. Notre cœur même ne fuit rien tant que cette recherche et cette cure qui lui fait voir et sentir ses misères 1.
Il s'agit donc de réaliser, non par de vagues affirmations générales sur « la corruption naturelle du cœur humain », mais par une surveillance minutieuse et de tous les instants, la « malice infinie » qui est en nous ; il s'agit d'assister les yeux bien ouverts à ce drame intérieur « où le démon et la nature jouent d'étranges personnages, pendant que nous sommes tout absorbés dans le tracas et dans l'empressement des occupations extérieures » Car il est certain qu'à moins que nous n'ayons fait de notables progrès dans la grâce, notre cœur n'est presque jamais sans dérèglement; qu'il n'agit d'ordinaire que dans le trouble et dans l'impureté de l'amour-propre et qu'il s'oppose incessamment à l'esprit de Dieu. Outre que son inconstance naturelle lui fait changer de face à toute heure, qu'il prend les différentes couleurs des divers événements de la vie et que les diverses impressions qu'il reçoit du dehors le tiennent dans une perpétuelle vicissitude de sentiments contraires, il est encore sujet à une fièvre continue de quantité de passions qui, pa'r la violence de ses accès, l'empêche de demeurer dans le juste tempérament où il doit être pour jouir d'une parfaite santé. Sa délicatesse et sa sensibilité sont extrêmes. Les moindres atteintes le blessent. Il est plein de détours et de
(1) La Doctrine., p. i33.
(2) Ib., pp. 131, 307, 3o8.
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déguisements. Il aime les illusions qui le flattent, et, pour comble de ses maux, il ne fuit rien tant que de se connaître et
il se jette au dehors par toutes les voies qu'il rencontre, pour n'être pas obligé de rentrer en lui-même.
On ne saurait croire combien le démon prend d'empire sur un cœur ainsi abandonné ; comme en la présence ou même à la simple idée des objets, il y excite quelle passion il lui plaît; comme il y étouffe les bonnes inspirations ;. comme, dans les plus fortes impressions de l'esprit de Dieu, il y fortifie tantôt les inclinations, tantôt les répugnances de la nature; comme il y renouvelle les vieilles habitudes, il y rallume les affections éteintes, il y réveille les sentiments assoupis, il y remue les semences et les idées des péchés passés ; comme il y traverse les desseins de Dieu.
Ainsi le cœur demeurant ouvert aux objets étrangers, exposé aux surprises de l'ennemi, troublé par la guerre intestine de ses passions ; dans la faiblesse et la corruption de la nature où nous vivons ; dans le commerce du monde qui est si contagieux ; dans l'embarras des affaires qui se succèdent les unes aux autres ; parmi une foule de soins qui partagent notre attention ; parmi les amorces du péché qui se rencontrent partout, il n'est pas concevable de combien de défauts il se remplit, combien il se souille, combien de plaies il reçoit sans presque s'en apercevoir. De là nous pouvons juger quel besoin nous avons de veiller sans cesse sur nous-mêmes1.
Veiller en simple curieux, et à la manière de Montaigne, manifestement ne suffirait pas. Mais nos maîtres s'adressen,t à des religieux dont la bonne volonté leur est assurée. Qu'ils se connaissent à fond, qu'ils décou-
(1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 227-230. cf. les pensées de Pascal sur le divertissement. Je n'ai pas besoin de faire remarquer la virtuosité de ces pages. Qui devons-nous admirer ici, du P. Rigoleuc lui-même, ou du P. Champion, son éditeur ? Le premier, dira quelqu'un, puisque la doctrine de Lallemant, éditée aussi par le P. Champion, est rédigée avec moins de soin. Preuve insuffisante. N'avons-nous pas déjà rappelé que la doctrine du P. Lallemant ne nous était connue que par les notes du même Rigo- leuc ? Or il est tout naturel que résumant la pensée d'autrui, une série de discours, on néglige tout à fait la forme. N'oublions pas que Champion avoue qu'il a « changé » le style de son auteur qui lui paraissait manquer de pureté et d'exactitude. Il y a là tout un problème de critique assez délicat. Pour moi j'inclinerais à croire que le P. Champion a collaboré beaucoup plus activement aux écrits de Rigoleuc lui-même qu'aux résumés de Lallemant donnés par Rigoleuc.
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vrent tout ce qui se cache en eux « d'idées fausses., de jugements erronés, d'affections déréglées, de passions.
de malices », et la « purgation » suivra presque d'ellemême1. Aussi voyons-nous Lallemant, et plus encore peut-être, Rigoleuc, insister de préférence sur le côté « spectaculaire » de la méthode, si l'on peut ainsi parler.
Nous découvrirons au dedaas de nous-mêmes un nouveau monde caché à ceux qui n'ont des yeux que pour admirer la figure de ce monde visible. ; une autre vie, inconnue à ceux qui se laissent charmer aux plaisirs de la vie présente. Nous y verrons comme un grand théâtre, où trois sortes d'esprits, celui de Dieu, celui de la chair et le malin esprit paraissent sans cesse, ou tous ensemble ou séparément ; comme un champ de bataille, où ces trois esprits combattent sans trêve pour la conquête de notre âme. Nous remarquerons cent fois le jour, dans ces spectacles et ces combats intérieurs, les faiblesses de la nature, les ruses du démon, les artiifces et les détours de l'amour-propre plus redoutable que le démon, les conduites amoureuses de l'esprit de Dieu et les ressorts admirables de la grâce 2.
Admirez comme ils restent de leur Ordre et de leur siècle, vrais jésuites et contemporains de l'auteur des • Maximes, je veux dire passionnée pour l'analyse morale.
Chose singulière, cette analyse, ils en font une partie intégrante de leur doctrine mystique et ils la poussent plus avant que les auteurs ascétiques de la Compagnie.
Ceci qui paraît assez déjà, nous frappera davantage quand nous étudierons le P. Guilloré.
Pour la pratique de cette garde du cœur, le P. Rigoleuc nous conseille de marquer « par écrit nos fautes plusieurs fois par jour, » ce qui est de si grande importance que sans cela tout le reste ne servira pas beaucoup.
(1) La Doctrine., p. 131. cf. aussi p. 149, où Lallemant suppose le cas d'un religieux qui ayant reconnu en lui-même la présence d'une « pensée inutile », travaille tout un jour à s'en affranchir.
(2) La vie du P. J. Rigoleuc, p. 241.
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Exactitude « un peu gênante », mais à laquelle on se condamnera plus volontiers, si l'on considère que nos péchés étant des caractères de confusion, marqués sur le front de nos âmes et lisibles à toute éternité, à moins que la pénitence ne les efface, il est bien juste de les écrire du moins sur le papier, afin que les lisant, nous soyons excités a les pleurer'
De son côté, le P. Lallemant voudrait que l'on prît l'ha- , bitude de se confesser tous les jours 2.
C'est que dans sa doctrine si fortement organisée, si jalousement, si intégralement, pour ainsi dire, et si hum- blement catholique, les Sacrements, un peu négligés par d'autres spirituels, tiennent une place considérable.
Les principaux exercices de la perfection spnt les Sacrements. et cependant chose étonnante, c'est ce qu'il semble qu'on néglige le plus. Les sacrements donnent des grâces qui tendent à produire en nous les effets qui leur sont propres
Or, la grâce propre du sacrement de Pénitence étant « la pureté de conscience », « plus on se confesse, plus on se purifie3 ». Nous parlions tantôt de « moralisme », visant par ce mot les spirituels à la Sénèque. Ils sont beau- » coup plus nombreux que l'on ne pense. Or vous ne trouverez pas chez eux des phrases comme celle-ci : « Les principaux exercices de la perfection sont les sacrements ».
11 n'y a guère que des banalités de ce genre dans le petit livre du P. Lallemant. Est-ce pour cela qu'il nous paraît tout ensemble et si riche et si nouveau ?
Banale aussi à première vue, je l'avoue, cette doctrine sur la « purgation », la « garde du cœur ». Elle est, semble-t-il, partout. Rare, néanmoins, et profonde, et
(1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. a35, 236.
(2) La Doctrine., p. 67, 68. « Il y a une démonstration morale, que rien ne contribue davantage au progrès des âmes que la confession et la communion journalière. »
(3) La Doctrine., p. 119. Sur l'Eucharistie, cf. un texte important, Ib,, P. 456.
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originale, pour trancher le mot, dès qu'on la médite de plus près. Remarquez combien étroitement elle se rattache à cette belle « critique de l'action » qui nous occupait tantôt.
La voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à la perfection, c'est de nous étudier à la pureté de cœur, plutôt qu'à l'exercice des vertus i.
Voilà qui n'est certainement pas dans tous les livres et qui modifie, d'une étrange sorte, la stratégie ordinaire des ascètes chrétiens, de saint Jean Climaque, par exemple, ou d'Alphonse Rodriguez. Le texte que je vais citer de celui-ci ne se rapporte pas immédiatement au sujet que nous traitons, mais il montre bien l'esprit de l'école, ses prédilections essentielles et ses répugnances.
Ce qu'il y a surtout de considérable et ce qu'il faut principalement remarquer, c'est que, lorsqu'on se constitue en la présence de Dieu, CE N'EST POINT POUR EN DEMEURER LA ; mais c'est afin que cette présence nous serve d'un MOYEN pour bien faire toutes nos ACTIONS. Car si nous nous contentions de la simple attention à la présence de Dieu, et que du reste nous vinssions à nous négliger dans nos actions et à y commettre des fautes, cette attention ne serait point une dévotion utile, ce serait une illusion préjudiciable. On doit donc faire état que, tandis que l'on a un œil attaché à contempler Dieu, il faut se servir de l'autre pour regarder à bien faire toutes choses pour l'amour de lui ; en sorte que la considération que nous sommes en sa présence, nous soit un moyen pour nous obliger à mieux faire tout ce que nous faisons 2.
(1) La Doctrine., p. 132
(2) Pratique de la Perfection., Ire partie, VIe) traité, chap. v. J'ai cité la traduction de Régnier-Desmarais qui est entre toutes les mains depuis plus de deux siècles, mais voici la vieille traduction de Duez qui sur ce point là parait moins ridicule, plus décente, bien que le sens foncier du passage reste le même dans les deux cas : « La troisième et principale et à laquelle il convient ici bien prendre garde, c'est que la présence de Dieu n'est pas seulement pour s'arrêter en icelle, mais nous doit servir de moyen pour bien faire les actions que nous faisons : partant si nous nous contentions d'être seulement attentifs et attachés à Dieu qui est présent et que pour cela nous négligeassions nos œuvres et y fissions des fautes, ce ne serait point une bonne dévotion, mais une illusion ». Pratique de la
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Il faudrait tout souligner de ce plaidoyer pour Marthe.
Au reste, je ne discute pas le raisonnement de Rodriguez dont les prémisses louchent quelque peu — c'est bien le cas de le dire. Car enfin, le plus pressé de quitter la présence de Dieu peut bien, lui aussi, apporter de la négligence dans ses actions et y commettre des fautes. Qui sait même si Marthe n'en commettra pas de plus graves que Marie? Mais on voit ce qu'il veut dire et je n'abuserai pas de ces maladresses de forme qui ajoutent encore je ne sais quelle épaisseur roturière à la sagesse du fond.
Nous retrouverons plus tard Rodriguez et nous le traiterons avec les égards qu'il mérite. Je ne le cite en ce lieu que pour rendre sensible — mais jusqu'au pénible — la différence entre deux écoles également orthodoxes. Mani-
festement, ces deux fils de saint Ignace, Rodriguez et Lallemant n'habitent pas tout à fait le même monde ; ils n'ont pas tout à fait la même langue. On ne leur apprend rien, ni à l'un ni à l'autre en parlant ainsi.
Elles sont chrétiennes l'une et l'autre, ces deux écoles, elles reconnaissent la nécessité de la grâce et la primauté de la prière, mais à cela près, la première se rapproche davantage du moralisme et de l'ascétisme stoïcien1. Ils veulent nous faire acquérir les vertus par un effort immédiat, direct, personnel. Effort d'ailleurs dispersé, puisqu'il doit s'appliquer tour à tour à l'humilité, à la douceur, à la
perfection et des vertus chrétiennes et religieuses, composée en espagnol par le R. P. A. Rodriguez. traduite en français par le P. Paul Duez.
Dernière édition, Rouen, 1643, p. 291. La 1re édition (celle que Lallemant a dû lire) est de 1621.
(1) Il n'est peut-être pas mauvais de rappeler ici le curieux texte de Galien « Les chrétiens observent une conduite digne des vrais philosophes,.. Il y en a. qui, dans le gouvernement et la maîtrise de l'âme et dans la recherche passionnée de l'honnêteté, sont allés aussi loin que les vrais philosophes » ; cité par F. Martinez. L'ascétisme chrétien vendant les trois premiers siècles de l'Eglise, Paris, 1913, pp. 47, 48. Ceci peut indiquer à de jeunes travailleurs les 'recherches et rapprochements sans nombre auxquels donnerait lieu l'étude attentive de nos mystiques français. Ainsi nous remarquions tantôt (p. 40) l'attitude « spectaculaire » de Lallemant et de ses disciples. Cela ne fait-il pas penser à l'ascétisme alexandrin ? cf. Martinez, op. cit., pp. 109-169).
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patience et aux autres vertus. L'échelle de saint Jean Climaque a trente-six degrés ; la Pratique d'Alphonse Rodriguez, vingt-quatre traités. Chacun de ces derniers commence par célébrer l' excellence et par montrer la nécessité de la vertu particulière dont il traite. Viennent ensuite les avantages qui résultent de ces vertus bien pratiquées, les moyens de s'entraîner à cette pratique, et ainsi du reste.
Dans les principales, on distingue plusieurs degrés, trois presque toujours, et parfois, dans chaque degré, trois ou quatre échelons. L'autre méthode nous prépare « un chemin plus droit, plus court, plus aisé, dit lé P. Rigoleuc », plus sûr, ajoute le P. Lallemant, « pour parvenir à la sainteté », c'est-à-dire à la perfection de toutes les vertus1, Un seul « exercice », « la garde du cœur » tiendra lieu des exercices presque infinis qu'exige Rodriguez. Quoi de plus simple : Dieu est .prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n'y mettions point d'obstacle. Or c'est en purifiant notre cœur que nous retranchons ce qui empêche l'opération de Dieu. De sorte que les empêchements ôtés, il n'est pas concevable combien Dieu opère en nous d'admirables effets 2.
Programme presque tout négatif. Du positif, Dieu se charge. On n'a qu'une seule consigne, à savoir « le commandement exprès que Notre-Seigneur nous fait de veiller incessamment, en attendant sa venue ». On est « la sentinelle du lit de l'Epoux3 ». Nul quiétisme d'ailleurs. Il est vrai qu'une sentinelle se donne moins de mouvement qu'un tirailleur; mais dans son immobilité même, elle déploie une activité moins mêlée, moins agitée et par suite plus intense. Pierre, tout « action » quand il s'agit de chercher des armes — besogne facile et vaine — n'a pas la force de veiller une heure auprès de son Maître.
(1) La vie du P. Rigolellc, p. 238.
(2) La Doctrine., p. 132.
(3) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 237, 238.
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La première méthode est belliqueuse ; elle nous sort de 5 nous-même, et par là nous trouble, nous dissipe toujours plus ou moins. On sait bien que Dieu aidera, mais on se tourmente, on se démène comme si l'on était seul.
La seconde, toute ramassée, attend paisiblement les (t lumières » divines, dont le P. Lallemant nous parlait tantôt et qui, ne l'oublions pas, « opèrent incontinent l'effet que Dieu » prétend d'elles. La première, quand l'ordre de ses multiples exercices invite l'âme à « se constituer en la présence de Dieu », répète avec Rodriguez, que « ce n'est point pour en demeurer là », mais, uniquement, « afin que cette présence nous serve d'un' moyen pour bien faire toutes nos actions. » Le P. Lallemant estime au contraire que l'on n'est jamais aussi bien que « là », que l'on n'y demeure jamais trop, et que l'on « fait » d'autant mieux « toutes ses actions » que l'on y demeure davantage. Rien qu'à suivre cette méthode, une âme peut arriver à un degré de pureté où elle ait un tel empire sur son imagination et sur ses puissances qu'elle n'auront plus d'exercice que dans le service de Dieu. Elle ne pourra rien vouloir, ni se souvenir de rien, ni penser à rien, ni rien entendre, que par rapport à Dieu, de sorte que, dans les conversations, si l'on vient à tenir des discours vains et inutiles, il faudra qu'elle se recueille sur elle-même, faute d'espèces ou d'images pour comprendre ce qui se dit ou pour en conserver la mémoire 1.
Qu'est-ce à dire enfin, sinon que par une suprême originalité, la méthode est tout ensemble ascétique et mys- tique? « C'est proprement en cet exercice que consiste l'essence de la vie purgative. C'est par la garde du cœur que l'on commence la carrière de la vie spirituelle » 2. C'est aussi par elle que l'on est conduit normalement « à l'union
(1) La Doctrine., p. 135.
(2) La vie dit P. Rigoleuc, pp. 237, .239.
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divine et l'on n'y arrive point d'ordinaire par d'autres voi^s 1 ». 1 D. — La conduite du Saint-Esprit.
Le but où nous devons aspirer. c'est d'être tellement possédés et gouvernés par le Saint-Esprit que ce soit lui seul qui conduise toutes nos puissances et tous nos sens, et qui règle tous nos mouvements intérieurs et extérieurs, et que nous nous abandonnions nous-mêmes entièrement par un renoncement spirituel de nos volontés et de nos propres satisfac- tions. Ainsi nous ne vivrons plus en nous-mêmes mais en JésusChrist par une fidèle correspondance aux opérations de son divin Esprit2.
Toute la doctrine du P. Lallemant se ramène à ce principe. C'est pour en venir là qu'il critique sans pitié les curiosités, les empressements et la suffisance orgueilleuse de l'action humaine; c'est pour le même but que, sans la détendre, il simplifie l'ascèse commune, ne lui prescrivant qu'un seul exercice et presque tout négatif. Dans notre sanctification, l'Esprit agit plus que nous, et notre activité, en cela du reste moins paresseuse, plus intense que toute autre, doit uniquement s'accommoder, se livrer à celle de Dieu. De notre part tout l'effort spirituel consiste 4 à remarquer les voies et les mouvements de l'Esprit de Dieu en
(1) La Doctrine., p. 132. A la définir en termes mystiques, la garde du cœur n'est autre chose que la retraite vers le centre de l'âme. Quant à l'aspect plus immédiatement ascétique de cet exercice, cf. une remarque importante du P. Lallemant « Vous verrez quelquefois des gens qui feront, disent-ils, l'oraison de simple vue, ou qui prendront les perfections divines pour le sujet de leurs méditations, et cependant qui seront tout pleins d'erreurs et d'imperfections grossières, parce qu'ils ont monté trop haut sans avoir auparavant purifié leurs cœurs. Et après tout, il faut les remettre aux premiers éléments de la vie spirituelle, c'està-dire, à la garde du cœur », car « Dieu établit le fondement avant que de bâtir l'édifice et ce fondement est la connaissance de nous-mêmes et de nos misères ». La Doctrine., pp..232, 233. Mais aussi l'édifice dont on nous parle étant d'ordre mystique, il suit que le fondement lui-même appartient d'une certaine façon à cet ordre.
(2) La Doctrine., p. 183.
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notre âme, et à fortifier notre volonté dans la résolution de les suivre1 ;
en d'autres termes, à nous lier au Saint-Esprit et à nous tenir attachés à lui 2. C'est un fait certain : Quand une âme s'est abandonnée a la conduite du SainEsprit, il l'élève peu à peu et la gouverne. Au commencement, elle ne sait où elle va, mais peu a peu la lumière intérieure l'éclairé et lui fait voir toutes ses actions et le gouvernement de Dieu en ses actions, de sorte qu'elle n'a presque autre chose à faire que de laisser faire à Dieu en elle et par elle, ce qu'il lui plaît; ainsi elle avance merveilleusement3.
Et encore, et, du reste, à chaque page : Quand une âme est parvenue à une entière pureté de cœur.
Dieu l'instruit lui-même ,
et non pas seulement par les lumières de la foi, mais par les dons du Saint-Esprit qui, par des principes plus relevés, sans discours, sans perplexité, nous montrent ce qui est le meilleur, nous le faisant voir dans la lumière de Dieu, avec plus ou moins d'évidence, selon le degré où nous le possédons 5.
Les vrais spirituels ont cette lumière du Saint-Esprit, à peu près comme nous avons la lumière du soleil pour voir les objets qui se présentent à nos yeux6.
Les commençants ont beaucoup de belles pratiques et font quantité d'actes exté-
(1) La Doctrine., p. 182.
(2) Ilb., p. 176.
(3) Ib., p, 174.
(4) Ib., p. 124.
(5) lb., p. 199, 200.
(6) Ib., p. 167, 168.
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rieurs de vertu : ils sont tout dans l'action matérielle de la vertu.
Cela leur est bon, mais il est d'une bien plus grande perfection de suivre l'attrait intérieur du Saint-Esprit et de se conduire par son mouvement 1.
Mais où nous mène-t-on ? Ne serait-ce pas « à l'esprit intérieur des calvinistes? » Non, pas du tout, répond le P. Lallemant : y Les calvinistes veulent tout régler par leur esprit intérieur, lui soumettant même l'Eglise et ses décisions, et ne connaissant point d'autre règle de leur foi. au lieu que cette conduite que nous recevons du Saint-Esprit. suppose la foi et l'autorité de l'Eglise, les reconnaît pour règle, n'admet rien qui leur soit contraire.
Même réponse au sujet de « l'obéissance qui est due aux Supérieurs » et qu'un jésuite aurait moins que personne le droit de mettre en péril : Comme l'inspiration intérieure de la grâce ne détruit point la créance qu'on donne à la proposition extérieure des articles de la foi, mais plutôt incline doucement l'entendement à croire, de même la conduite. du Saint-Esprit, bien loin de détourner de l'obéissance, en aide et facilite l'exécution. (Et puis) toute cette conduite intérieure et même les révélations divines, doivent toujours être subordonnées à l'obéissance ; ils se doivent entendre avec cette condition tacite que l'obéissance n'ordonne point autre chose.
Ce n'est pas à dire pour cela que les Supérieurs religieux soient toujours guidés par une lumière surnaturelle.
On peut craindre au contraire qu'ils ne suivent quelquefois trop la prudence humaine et que, sans autre discernement, ils ne condamnent les. inspirations du
(I) La Doctrine., p. 182. Lallemant ajoute ces mots très significatifs : « Il est vrai que dans cette manière d'agir, il y a moins de satisfaction sensible, mais il y a plus d'intérieur et plus de vertu » -
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Saint-Esprit, les traitant d'illusions et de rêveries, et ne prescrivent des bouillons à ceux à qui Dieu se communique par ces sortes de faveurs1.
Que faire en ce cas ? Obéir.
Mais Dieu saura bien un jour corriger l'erreur de ces esprits téméraires et leur apprendre à leurs dépens à ne pas con-, damner ses grâces sans les connaître et sans être capables d'en juger2.
Aussi bien le P. Lallemant n'est-il pas de ceux qui demandent à l'autorité de les dispenser de toute initiative, de toute responsabilité morale; — conception plus ou moins formaliste et, en quelque façon, quiétiste.
Mes Supérieurs, mes règles, les devoirs de mon état, peuvent bien me diriger pour le regard de l'extérieur, et me marquer ce que Dieu veut que je fasse en tel temps et en tel lieu, mais non pas m'enseigner la manière avec laquelle Dieu veut que je le fasse 3.
Pour obéir au son de la cloche, il faudrait quitter l'ex- tase même, mais les actions dont la cloche donne le signal ne sont après tout qu'extérieures. Perinde ac cadaver, mais à la condition de ressusciter ensuite. Il en va de même pour les ordres du Supérieur et pour les diverses prescriptions de la règle. Qui leur obéit docilement, comme il le doit, est bien loin d'épuiser son devoir. Reste « l'intérieur » que Dieu veut régler, « aussi bien que l'extérieur » ; reste « la manière » qui n'est pas moins
(I) Lallemant dit ailleurs que « ceux qui no se conduisent que par la prudence humaine, sont infiniment timides ». « Ce défaut est fort ordinaire aux Supérieurs et fait que de peur de faire des fautes, ils ne font pas la moitié du bien qu'ils pourraient faire ». La Doctrine., p. 268. Cf.
aussi une curieuse page sur le danger pour les supérieurs subalternes ou « de trop » ou de ne pas assez obéir, p. 240.
(2) La Doctrine., pp. 177-179.
(3) Il va sans dire que tout acte d'obéissance est « intérieur ». Le P.
Lallemant suppose cette évidence. Cf. sur le même sujet, Guilloré, Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, Paris, 1853, pp. 381-397.
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importante que « la substance de l'action ». De cette ( action, Dieu veut gouverner jusqu'aux moindres circonstances, et sa Providence s'étend à diriger toutes mes puissances et tous les mouvements de mon cœur ; sans cela il y aura du vide dans mes actions ; (bien que réglées par l'obéissance), elles ne seront pas pleines de la volonté de Dieu. Le meilleur n'y sera pas, qui est l'intérieur.
Mais cette volonté de Dieu, « où pourrai-je donc » l'apprendre ?
C'est dans mon intérieur et au fond de mon cœur où Dieu fait luire sa grâce pour éclairer au dedans de moi. Je marcherai dans sa lumière qui me fera voir ce qu'il désire de moi et les moyens de l'accomplir, et la perfection intérieure qu'il veut que je pratique en cela
Et puis, si étroite qu'on l'imagine, l'obéissance ne peut, ni ne veut du reste, et tout prévoir et tout régler.
En dehors d'elle, un religieux se heurte chaque jour à des cas de conscience qu'il ne peut décider « sûrement que par la direction du Saint-Esprit » :
Les vertus morales dégénèrent en vices quand on les prend
(I) La Doctrine., pp. 297-299, cf. p. 168. « Quand tout ce qu'il y a d'esprit et de bon sens répandu dans tous les hommes serait ramassé en un, celui-ci ne saurait juger en telle et telle rencontre ce qui nous est le meilleur et ce qui est dans l'ordre de la Providence à notre égard. Les anges mêmes ne le sauraient dire, car qui peut savoir ce que Dieu veut de nous, où il nous mène et par où il veut nous mener, les voies intérieures des justes étant aussi différentes que leurs visages ». Et qu'on n'aille pas prendre le P. Lallemant pour un jésuite plus ou moins indépendant ou en marge de l'Ordre. Il était lui-même d'une obéissance parfaite et recommandait singulièrement cette vertu à ses novices. Il semblait que « saint Ignace lui avait donné son esprit, et lui avait obtenu de Dieu le pouvoir de le communiquer à ses enfants ». Ainsi parle le P. Champion, La Doctrine.
pp. 26, 27, 35, 36. Au reste, il se faisait de la Compagnie une idée toute divine, estimant qu'elle ne doit se conserver et perfectionner que par des « moyens surnaturels ». Ainsi, disait-il, « nous ne devons pas désirer que nos Pères soient cardinaux et confesseurs des rois. Ce serait faire injure à Notre-Seigneur que d'appuyer sur le crédit des Princes un-ouvrage dont il est si visiblement l'auteur ». La Doctrine., p. 104. Il disait encore magnifiquement : « Maintenir l'autorité de la Compagnie dans les classes et dans les autres emplois, sans vouloir souffrir aucune humiliation, c'est ruiner la Compagnie ». lb., p. 103.
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hors d'un certain point, qui n'est pas toujours le même, la moindre circonstance du temps, du lieu, des personnes étant capable de le changer. C'est le Saint-Esprit qui apprend à trouver infailliblement ce milieu et à s'y maintenir quand on l'a trouvé 1. -
A plus forte raison le Saint-Esprit enseignera-t-il à ses fidèles « la science de la vie intérieure. »
C'est d'en haut que vient l'onction et la lumière qui l'enseigne.
Une âme pure en apprendra plus en un mois par l'infusion de la grâce que d'autres en plusieurs années par le travail et l'étude 2.
Aussi notre plus grand soin doit être, non pas tant de lire les livres spirituels, que de donner beaucoup d'attention aux inspirations divines qui suffisent avec peu de lecture3.
Il parle ici des livres spirituels, qui « sont partie de la grâce et partie de la nature », mais pour le livre tout divin qu'est la Bible, on ne le lira jamais trop : C'est un moyen pour recevoir le Saint-Esprit et pour être conduit par sa direction que de lire souvent l'Ecriture sainte.
C'est un grand abus de tMit lire les livres spirituels et si peu l'Ecriture sainte. Il faut la lire même avant les Pères, d'au-
(1) La Doctrine., p. 166, cf. p. 128. « Dans la décision des cas de conscience, il faut faire plus de fond sur les lumières du Saint-Esprit.
que sur le raisonnement humain ». Ne dirait-on pas, encore une 'fois, qu'il a prévu les Provinciales ? Chose assez piquante, le P. Lallemant tire de ces considérations, un argument contre ce qui sera demain le jansénisme.
Puisque la vertu est « in medio », et que seul le Saint-Esprit nous « apprend à trouver infailliblement ce milieu », « il faut conclure : 1° que hors de la vraie Eglise, on ne peut avoir aucune vertu morale en sa perfection ; 2° que ce qui est bien en un temps ne l'est pas en l'autre, et qu'ainsi plusieurs choses qui étaient autrefois en usage dans la discipline de l'Eglise, ne le Sont plus à présent ; que plusieurs canons des conciles n'ont plus maintenant de vigueur à cause des changements qui sont arrivés de siècle en siècle ; qu'on ne peut pas pour cela blâmer l'Eglise de relâchement comme font les novateurs » oubliant « que le même Esprit qui gouvernait autrefois l'Eglise, la gouverne aujourd'hui et qu'il accommode sa conduite aux temps et aux différentes dispositions des fidèles », pp. 166-167. Par où éclate à nos yeux. une fois de plus, l'anti-mysticisme foncier du jansénisme.
(2) La Doctrine., p. 233.
(3) Ib., p. 185.
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tant que, par la pureté de cœur, on entre peu à peu dans les divers sens qu'elle contient 1.
Même consigne pour les divers emplois de la vie apostolique. La conduite du Saint-Esprit est le chemin « le plus court et le plus aisé pour faire du fruit dans les âmes » ; « le vrai moyen. d'avoir de quoi remplir un ser, mon, une exhortation, un entretien spirituel ». Quand le prédicateur s'est fait un bon style, il ne doit plus penser qu'à faire en sorte que la grâce anime en lui l'art et la nature et que l'Esprit de Dieu règne dans son discours, comme l'âme fait dans le corps 2.
La principale préparation pour la chaire, est l'oraison et la pureté de cœur. Dieu se fait quelquefois un peu attendre pour vous éprouver, mais ne vous ennuyez point. Il viendra enfin et ne manquera pas de répandre en vous sa lumière 3.
L'étude « dessèche l'esprit de dévotion », elle n'apprend pas « à parler au cœur des auditeurs ».
Mais nous ne pouvons nous défaire de notre propre suffisance, ni nous abandonner à Dieu
«
Il n'y a rien là du reste, qui doive le moins du monde surprendre un croyant. Lorsqu'il parle avec une si paisible assurance de ces lumières surnaturelles, le P. Lalle- !
mant ne fait que prendre à la lettre les enseignements communs de la foi.
Il est de foi que sans la grâce d'une inspiration intérieure, en quoi consiste la conduite du Saint-Esprit, on ne peut faire aucune bonne œuvre 5.
(I) La Doctrine., pp. 219-220. Lallemant lui-même relisait constamment la Bible et en revanche, il semble avoir peu lu les mystiques. Rigoleuc, bien davantage, quoiqu'il se réduise à deux ou trois, Surin, au contraire, cite une foule d'auteurs.
(2) Ib., p. 123-125.
(3) Ib., p. 228.
(4) Ib., p. 124.
(5) Ib., p. 177.
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Il est donc certain que ces inspirations, Dieu ne les refuse jamais à qui les demande. Mieux encore, tout bon chrétien en est, pour ainsi dire, comme « enveloppé », la grâce sanctifiante fortifiant les puissances naturelles et les rendant « souples aux mouvements » de l'Esprit, par certaines « habitudes ou qualités permanentes », c'est-àdire par les dons du Saint-Esprit1. On peut le dire, je crois, sans rien exagérer. La plupart des fidèles, et même nombre d'écrivains prétendus spirituels, ignorent pratiquement cette doctrine. On a bien vu dans le catéchisme qu'il y avait sept dons du Saint-Esprit. On y croit sans doute comme à tout le reste, mais enfin on ne s'y intéresse pas beaucoup plus qu'à ces Agnus Dei, si chers à la dévotion de nos pères. Pour le P. Lallemant, au contraire, rien n'est plus sérieux, plus réel, ni de plus de conséquence2
On s'étonne, dit-il par exemple, de voir tant de religieux qui, après avoir vécu en état de grâce des quarante et cinquante ans, disant la messe tous les jours et pratiquant tous les saints exercices de la vie religieuse et par conséquent ayant les dons du Saint-Esprit dans un degré physique fort élevé.
on s'étonne, dis-je, de voir que ces religieux ne font rien paraître des dons du Saint-Esprit dans leurs actions et dans leur conduite ; que leur vie est toute naturelle ; que, quand on les blâme, qu'on les désoblige, ils en marquent leur ressentiment ; qu'ils témoignent tant d'empressement pour les louanges. Il n'y a pas sujet de s'en étonner. C'est que les péchés véniels qu'ils commettent continuellement, tiennent les dons du Saint-Esprit comme liés ; de sorte que ce n'est pas mer-
(I) La Doctrine., p. 196.
(2) Je note en passant que, même aujourd'hui, la doctrine des dons du Saint-Esprit tient une grande place dans la spiritualité des vrais maîtres, et par exemple dans les écrits mystiques de M. le chanoine Saudreau, lequel, du reste, suit le P. Lallemant de très près. D'après Lallemant, « entre les dons du Saint-Esprit, celui de piété semble être le partage des Français. Ils le possèdent plus avantageusement qu'aucune autre nation.
Le cardinal Bellarmin étant venu en France, fut charmé de la dévotion qu'il y remarqua partout et il disait depuis qu'à peine les Italiens lui semblaient-ils catholiques, quand il les comparait en piété avec les Francais ».
La Doctrine., p. 248.
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veille qu'on n'en voie point en nous les effets. Si ces religieux s'étudiaient à la pureté de cœur. les dons du SaintEsprit éclateraient en toute leur conduite i.
Dans le volume où les PP. Rigoleuc et Champion ont résumé la doctrine spirituelle de Lallemant, près de cent pages — un cinquième de l'ouvrage — sont consacrées aux dons du Saint-Esprit. Ce ne sont pas les moins remarquables2. Un simple curieux, et même incrédule, ne les lirait pas sans plaisir, comme du reste le livre tout entier.
On y trouverait, par exemple, à propos du don d'Intelli- gence, de Sagesse et de Science, des vues qui s'accordent fort heureusement avec la fameuse grammaire de Newman et qui la complètent.
Ce que la foi nous fait simplement croire, le Don d'intelligence nous le fait pénétrer plus clairement et d'une manière qui, bien que l'obscurité de la foi demeure toujours, semble rendre évident ce que la foi enseigne; de sorte qu'on s'étonne que quelques-uns ne veuillent pas croire les articles de notre créance,.ou qu'ils en puissent douter.
Ceux dont l'office est d'instruire les autres, les prédicateurs, les directeurs doivent être remplis de ce don. Il a éclaté dans les Pères 3.
On reconnaît là ce real assent, cette réalisation que Newman oppose à une adhésion toute notionnelle, abstraite et de surface. Le Don de Sagesse nous rend capable d'une réalisation plus intime et plus ardente. Goût spirituel et « délicieux, qui s'étend même quelquefois jusqu'au
(I) La Doctrine..pp. 205, 206. Ainsi de la grâce sacramentelle (cf.
plus haut) présente, mais liée et relativement inopérante chez ceux qui négligent la garde du cœur. « C'est cette absence de chez nous et cette nonchalance à régler notre intérieur qui sont la cause que les dons du Saint-Esprit sont en nous presque sans effet et que des grâces sacramentelles qui nous sont données en vertu des sacrements que nous avons, reçus ou que nous fréquentons, demeurent inutiles », p. 308.
(2) Un illustre contemporain de Lallemant, le P. J.-B. Saint-Jure traite le même sujet encore plus longuement, mais, me semble-t-il, d'une manière moins originale. Cf. L'Homme spirituel, Paris, 1901, 1. 1, pp. 394568.
(3)'La Doctrine., p. 219.
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corps. façon de connaître plus relevée 1 ». Le Don de Science plus intellectuel, si j'ose dire, et moins immédiatement réalisateur, est une lumière du Saint-Esprit pour connaître les choses humaines et pour en porter un jugement certain par rapport à Dieu.
Don de décision appliqué surtout aux choses morales.
De lui relève « le discernement des esprits » - Par lui nous voyons promptement et certainement tout ce qui regarde notre conduite et celle des autres.
Un prédicateur connaît par ce don ce qu'il doit dire à ses auditeurs et comment il doit les presser ; un directeur connaît l'état des âmes qu'il a sous sa conduite, leurs besoins spirituels, les remèdes de leurs défauts. ce que Dieu opère en elles2.
Lumière bien supérieure à celle que donne la seule expérience des ascètes, même chrétiens. Grâce à un tel don, les vrais spirituels prennent leur revanche sur les moralistes :
Ils voient des merveilles dans la pratique des vertus. Ils y découvrent des degrés de perfection qui sont inconnus aux autres. Ils voient d'une simple vue si les actions sont inspirées de Dieu et conformes à ses desseins. Sitôt qu'ils s'écartent tant soit peu des voies de Dieu, ils s'en aperçoivent. Ils
(I) La Doctrine., pp. 208, 225. Notons encore ce très curieux parallèle entre Sagesse et Science : « Toutes deux font connaître Dieu et les créatures ; mais quand on connaît Dieu par les créatures et qu'on s'élève, de la connaissance des causes secondes à la cause première. c'est un acte de la Science. Quand on connaît les choses par le goût qu'on a de Dieu et qu'on juge des êtres créés par les connaissances qu'on a du premier Etre, c'est un acte de la Sagesse ». Ib., p. 224, 225. En tout ceci le P. Lallemant suit de très près la Somme de saint Thomas, mais quoi qu'il emprunte aux anciens maîtres, il renouvelle tout, et cela, par une prodigieuse puissance de « réalisation ». Cf. à ce suj et des mots étonnants : « Le miracle des espèces séparées de leur sujet dans la Sainte Eucharistie, est inouï », ib., p. 370. « La dignité de Mère de Dieu est quelque chose de si grand que la sainte Vierge ne la comprend pas elle-même », ib., p. 337.
(2) La Doctrine., pp. 224, 223.
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remarquent des imperfections où les autres n'en peuvent reconnaître 1. Quand on leur propose des difficultés de conscience, ils les résoudront excellemment. Demandez-leur la raison de leur réponse, ils ne vous diront mot parce qu'ils connaissent cela sans raison, par une lumière supérieure à toutes les raisons 2.
Mais enfin cette casuistique surnaturelle, ni rien de ce qui s'ordonne directement à la formation de l'apôtre, n'est le principal de la vie intérieure. Les plus fréquentes communications de l'Esprit nous ramènent au centre de nousmêmes, non pour nous occuper de notre chétive personne, mais pour nous habituer à ne plus penser qu'à Dieu.
Lorsque nous sommes parvenus à la direction du Saint-Esprit, parfois. Dieu nous représente en un moment l'état de notre vie passée, de la façon qu'il nous sera représenté au jugement. Il nous fait voir tous nos péchés, tout notre bas âge3 ; d'autres fois, il manifeste toute l'économie du gouvernement de l'univers ; ce qui produit en l'âme un parfait assujettissement à Dieu
« En un moment ». Qu'on y prenne garde : il ne s'agit plus ici des lumières naturelles, de celles dont Bossuet,
(1) « Quand Dieu a fait entrer une âme dans la contemplation, elle découvre en elle-même des défauts et des imperfections qu'elle ne voyait point auparavant : comme d'arrêter les yeux sur le visage d'une personne bien faite, se trouver et s'entretenir volontiers avec cette personne, l'aimer à cause de sa bonne grâce ». La Doctrine., p. 428.
(2) La Doctrine., pp. 226, 227. Je pensais à cette dernière phrase dont le début se trouve mot à mot dans Newman — lorsque je disais plus haut que la doctrine de Lallemant sur les dons du Saint-Esprit, complète la philosophie de Newman. Elle en dégage le mysticisme latent. Quant au discernement des esprits, il va sans dire que le Don de Science achève une formation déjà commencée par les exercices dont il a été question plus haut. « Ceux qui se sont appliqués durant trois ou quatre ans à veiller sur leur intérieur. savent déjà traiter avec dextérité beaucoup d'affaires, et sans jugement téméraire, pénètrent comme naturellement le cœur des autres, et en voient presque tous les mouvements par la connaissance qu'ils ont de leur propre intérieur et des mouvements naturels de leur cœur ». La Doctrine.., p. 310, cf. La vie du P. Rigoleuc, p. 241.
(3) Il faut remarquer ici d'une part le retour à la pensée des fins dernières — le jugement — d'autre part l'origine surnaturelle attribuée par le P. Lallemant à l'évocation plus lumineuse des « souvenirs d'enfance et de jeunesse ». -
(4) La Doctrine., p. 310.
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par exemple, disposait, quand il écrivait le. Discours sur l'Histoire Universelle. Tout cela
'se fait sans peine par des lumières subites que Dieu communique à l'âme. Pour lors elle n'est pas loin de la contemplation et elle a comme des assurances certaines des grands dons que Dieu lui va faire1.
Texte décisif entre tous et qui nous révèle l'arrièrepensée constante, l'aboutissement normal de cette longue dialectique. Seconde conversion, critique de l'action, conduite du Saint-Esprit, le terme où l'on veut insensiblement nous conduire c'est la pleine vie mystique, la « contemplation ».
Une âme qui, par la mortification, s'est bien guérie de ses passions, et qui par la pureté de cœur s'est établie dans une parfaite santé, entre en des connaissances de Dieu admirables, et découvre des choses si grandes qu'elle ne peut plus agir par ses sens '2.
Dans cette vie mystique, le P. Lallemant distingue deux degrés.
La contemplation ordinaire est une habitude (ltabitus) surnaturelle par laquelle Dieu élève les puissances de l'âme à des connaissances et à des lumières sublimes. Il y a une autre sorte de contemplation plus relevée qui est dans les ravissements, dans les extases, dans les visions et dans les autres effets extraordinaires.
Mais la seconde n'est que le développement de la première; « celle-là conduit à celle-ci;) ».
« La contemplation est une vue de Dieu, ou des choses divines, simple,, libre, pénétrante ». « Elle les fait voir distinctement et comme de près ». Elle « les fait toucher,
(I) La Doctrine., p. 232.
(2) Ib., p. 210.
(3) Ib., p. 420.
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sentir, goûter, expérimenter dans l'intérieur ». Réalisation aussi parfaite qu'il est possible ici-bas.
Méditer sur l'enfer, par exemple, c'est voir un lion en peinture ; contempler l'enfer, c'est voir un lion vivant1.
Elle « montre à l'âme un monde nouveau dont la beauté la ravit ». Par elle « une âme pure découvre sans peine et sans effort des vérités qui la font pâmer2 ». La méditation lasse et fatigue l'esprit et ses actes sont de peu de durée ; mais ceux de la contemplation, même de la commune, durent des heures entières, sans travail et sans ennui ; et dans les âmes les plus pures, la contemplation peut durer aisément plusieurs jours de suite, au milieu même du monde et dans l'embarras des affaires. Elle ne ruine pas la santé ni les forces 3.
La contemplation est la vraie sagesse. C'est ce que les livres de la Sagesse, de l'Ecclésiaste et de l'Ecclésiastique recommandent tant. Ceux qui la dissuadent font une grande faute.
Elle n'est point du tout dangereuse, quand on y apporte les dispositions requises, bien qu'il puisse y avoir quelque « danger d'illusion dans les ravissements et dans les extases4.
(I) La Doctrine., p. 43o, 431 ; cf. p. 433. « Ceux qui disent. que l'objet de la contemplation n'est proprement que Dieu seul, se trompent ». Ainsi pense du moins le P. Lallemant, mais, comme on le sait, tous les théologiens mystiques ne sont pas de cet avis.
(2) Ib., p. 426.
(3) Ib., p. 425, 4a6. ,
(4) Ib., p. 424. Sur l'analyse théologique de ces expériences, cf. ib., p. 432 « Suarez tient que l'acte de contemplation est un acte de foi ou d'un raisonnement théologique; mais il semble que ce soit un acte de ces habitudes surnaturelles qu'on appelle Dons du Saint-Esprit, et qui perfectionnent la foi et les autres vertus infuses ». Les plus sûrs parmi les maîtres modernes, et notamment le chanoine Saudreau, sont de cet avis. Pour les ravissements et les extases, le P. Lallemant est un des premiers, je crois, à dire nettement qu'ils « marquent. quelque sorte d'imperfection.
comme de n'être pas encore entièrement purifiés ou accoutumés aux grâces extraordinaires ». La foule est surtout frappée par ces apparences, mais « à mesure qu'une âme se purifie, l'esprit devient plus fort et plus capable de porter les opérations divines, sans émotion ni suspension des sens, comme faisait Notre-Seigneur et la sainte Vierge » La Doctrine., p. 210. « Quand l'âme étant parfaitement forte et habituée aux plus rares communications de la grâce, n'est plus sujette à être ravie hors d'elle-
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« Peu spirituels ou trop timides », la plupart des directeurs ont peur de ces grâces : Maintenant, si quelqu'un aspire à quelque don d'oraison un peu au-dessus du commun, on lui dit nettement que ce sont là des dons extraordinaires que Dieu ne donne que'quand et à qui il lui plaît et qu'il ne faut ni les désirer ni les demander ; ainsi on lui ferme pour jamais la porte de ces dons. C'est un abus 1.
On ne songe pas que par cette voie, l'âme « acquiert plus de vertu et plus tôt » que par les voies communes.
Sans la contemplation, jamais on n'avancera beaucoup dans la vertu et: l'on ne sera jamais bien propre à y faire avancer les autres. On ne sortira jamais entièrement de ses faiblesses et de ses imperfections. On sera toujours attaché à la terre et l'on ne s élèvera jamais beaucoup au-dessus des sentiments de la nature humaine. Jamais on ne pourra rendre à Dieu un service parfait. Mais avec elle, on fera plus, et pour soi et pour les autres, en un mois, qu'on ne ferait sans elle, en dix ans 2.
On peut croire qu'un homme si grave, si paisible, qu'un théologien aussi exact, aussi « littéral » pèse tous ses mots quand il parle de la sorte. Il a pleinement conscience de l'attitude qu'il prend dans un débat qui ne finira sans doute jamais. Il a entendu toutes les objections et il sait le poids de ses adversaires. Mais il n'ignore pas non plus qu' « on voit des esprits éminents qui sont néanmoins très aveugles dans les choses spirituelles 3 ». Il n'aura pas le nombre pour lui, mais cela lui importe peu.
Au reste, quiconque fait état de mener une vie intérieure et d'être solidement spirituel et homme d'oraison, doit s'attendre f
( même, elle a sans ravissement, les effets du ravissement. Les impressions de la grâce sont alors purement spirituelles et n'agissent plus sur le corps, comme quand il n'était pas parfaitement soumis à l'esprit ». Ib., pp. 436-437.
(1) La Doctrine., p. 425, cf. pp. 421, 128.
(2) Ib., p. 421, 429.
(3) Ib., p. 142, cf. p. 222. « Le vice opposé au Don d'intelligence est la grossièreté a l'égard des choses spirituelles ».
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qu'étant arrivé à un certain degré, on criera contre lui, qu'il aura des ad versaires et d'autres traverses, mais qu'à la fin, Dieu lui donnera la paix et fera réussir le tout à son avantage et au progrès de son âme1.
On parle toujours comme si les illusions étaient le propre des contemplatifs. La vie active n'a-t-elle pas aussi les siennes, et en grand nombre, et moins faciles à démasquer? S'il y a de faux mystiques, n'y a-t-il pas de faux dévots? Quoiqu'il en soit, la mystique moderne, instruite par l'expérience du passé, dispose d'une pierre de touche infaillible. Lui est suspect quiconque, sous prétexte de s'élever à de plus « sublimes pensées de Dieu » cesse de « s'appliquer à Jésus-Christ » 2.
Quelques-uns dans leur oraison, laissant la sainte humanité, volent à la contemplation de la divinité. Cette conduite est ordinairement téméraire et mauvaise, et, si l'on sonde ces personnes jusqu'au fond de leur cœur, on trouvera qu'elles sont pleines d'imperfection, d'attache à leur sens, d'orgueil et d'amour-propre 3.
Jésus-Christ « est la porte et la voie ». « Dieu ne nous aide qu'en » lui.
(I) La Doctrine., p. 299.
(2) Ib., p. 288. Je n'ai pas besoin de montrer que la méthode du P. Lallemant réduit autant que possible les chances d'illusion. Qui a plus insisté que lui — parmi les mystiques — sur la « garde du coeur » ? Qui est moins tenté que lui de brûler les étapes de l'entraînement mystique ? Cf.
p. 417. « Chacun doit se tenir fidèlement à l'oraison propre du degré et de l'état où il est dans la vie spirituelle. La méditation ou l'oraison de discours convient aux commençants », etc. Nous avons vu ce qu'il pensait des directeurs anti-mystiques ; il n'approuve pas davantage les exaltés qui « portent indifféremment tout le monde (à la contemplation) et ne parlent que d'oraison de simple vue, que de grâces extraordinaires, que de paroles intérieures, que de visions, que de révélations et d'extases ».
Ib., pp. 421-22. Il n'admet pas non plus le paradoxe d'une quiétude absolue: ,« On dit que dans cette sorte d'oraison, on ne fait point d'actes.
Cela n'est pas vrai à la rigueur, car on en fait toujours quelques-uns, mais d'une manière plus relevée, plus simple et comme imperceptible.
1 Une entière suspension de tout acte est une pure oisiveté très dangereuse ».
Ib., p. 421. 1
(3) n., p. 416. On aura remarqué le mot « ordinairement » qui sauve tout.
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Ainsi nous ne parviendrons jamais à une grande perfection, sans une grande dévotion à Notre-Seigneur. Mais quand une âme s'est bien exercée dans l'amour et dans l'imitation du Verbe incarné, Dieu l'attire aux degrés les plus éminents des vertus et des communications divines; et quand il a une fois pris possession de l'intérieur. de là il gouverne tout l'homme. l'esprit, le cœur, l'imagination, l'appétit, les yeux, la langue, tous les sens. Plus Jésus-Christ est au dedans, plus il paraît au dehors, l'extérieur se revêtant des perfections de l'intérieur, ou plutôt la grâce intérieure rejaillissant jusque sur le corps 1.
Jésus-Christ « est le Roi des cœurs et de la vie, intérieure! » 2. En lui et par lui nous atteignons notre fin qui « consiste en notre assujettissement à Dieu ». En effet, il n'y a que Dieu qui ait droit de souveraineté sur les cœurs.
Ni les puissances séculières, ni l'Eglise même, n'étendent point jusque-là leur domaine 3. Ce qui s'y passe ne relève point d'eux. Dieu seul en est le roi. C'est là proprement son royaume. C'est en ce règne intérieur que consiste sa gloire.
Dieu s'applique plus au gouvernement surnaturel d'un cœur où il règne, qu'au gouvernement naturel de tout l'univers, et qu'au gouvernement civil de tous les empires. Dieu ne fait état
(I) La Doctrine., pp. 366-367- Celte doctrine s'accorde sans peine avec ce qui a été dit plus haut sur le Saint-Esprit. « Notre Seigneur. conçu du Saint-Esprit. a voulu être conduit dans toutes ses actions, non seulement par la personne du Verbe, mais encore par celle du Saint-Esprit, pour nous apprendre que, comme ce divin Esprit est le principe de notre régénération spirituelle dans le Baptême, il doit être aussi le principe de notre conduite, qu'il doit nous gouverner en toutes choses. puisque les membres doivent être animés du même esprit que le chef ». La Doctrine., pp. 342-343. J'ai déjà dit la place que tenaient les sacrements, et plus particulièrement celui de l'Eucharistie, dans le système du P. Lallemant, cf.
ib., pp. 456-457. Ainsi pour la Sainte Vierge. Cf. un très beau chapitre, Ib., pp. 357-363. Tout cela va de soi, mais il n'est pas inutile de souligner, dans les écrits de Lallemant et de son école, les preuves d'une dévolion toute spéciale à saint Joseph, devenu, surtout depuis sainte Thérèse, le pa- tron de ]a vie intérieure. Cf. La Doctrine., pp. jn-24.
(2) La Doctrine., p. 338.
« (3) Cf. Un beau mouvement analogue dans la méditation sur le Jugement dernier: « Maintenant tout se gouverne par les puissances établies de Dieu. Mais alors cessera l'exercice de toutes les puissances humaines, angéliques, diaboliques. Il n'y aura plus de papes, d'empereurs. tous seront vassaux d'un seul souverain seigneur. Les hommes n'auront plus le pouvoir de remettre les péchés aux hommes et d'offrir à Dieu le sacrifice d'un Homme-Dieu »., pp. 354-355.
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que du cœur ; pourvu qu'il le voie assuj etti à son pouvoir, pourvu qu'il le possède, il est content 1.
Un spirituel de l'école théocentrique, de l'école française, arrêterait là son hymne à l'intérieur 2. Lallemant poursuit. Royaume de Dieu, l'intérieur est aussi le royaume de l'homme :
Le plus grand malheur d'un homme de notre profession est d'être tout entier et d'action et d'affection dans la vie extérieure, n'en connaissant presque point d'autre. S'il ne s'attachait point à une misérable petite portion de la vie extérieure, s'il se donnait solidement à l'intérieur qui est sans bornes, il y trouverait des espèces comme infinies de grâces, de vertus et de perfection, où son àme serait pleinement rassasiée3.
« L'intérieur qui est sans bornes ! » Mais notre ambition est si courte, si vite épuisée !
Nous avons le cœur infiniment petit. Si Dieu nous donne la moindre consolation, une larme de dévotion, nous en prenons' sujet de nous élever merveilleusement à nos yeux.
(I) La Doctrine., pp. 54-55.
(a) M'appuyant sur des observations déjà données dans le volume précédent (ch. II), j'ai déjà attiré l'attention du lecteur sur ce qu'on peut appeler l'anthroprocentrisme du P. Lallemant et du milieu spirituel qui l'a formé. Tendance que je ne présente pas du tout comme répréhensible, qui est au contraire parfaitement conciliable avec la devise des jésuites A. M. D. G.
mais enfin qu'il est intéressant de constater. La voici nettement formulée.
La sainte âme deN.-S. Jésus-Christ n'a été créée que pour l'amour de nous ; son sacré corps n'a été formé que pour nous ; son humanité n'a été unie à 1 a Personne divine du Verbe que pour les hommes. (La Doctrine., p. 326).
Il n'y a pas de mal à parler ainsi. Bérulle néanmoins, en tant que Berulle, ne l'aurait pas fait, ni Condren, ni M. Olier, ni Fénelon. Le P. Lallemant n'en admet pas moins, comme tous les mystiques, le principe de l'amour * désintéressé si fort combattu par Bossuet. Que faisons-nous pour le Christ, se demancfe-t-il quelque part ?
Nous ne l'aimons que pour notre intérêt. Nous ne cherchons la dévotion que pour contenter notre goût. Nous ne désirons la perfection que par le motif de notre propre excellence. Il n'y a que fort peu d'âmes qui aiment et qui servent Dieu purement, sans retour sur elles-mêmes. Nos œuvres sont pleines de propre intérêt. Il faut sortir de cette misérable servitude de nos intérêts et servir Notre-Seigneur purement pour l'amour de lui. (La Doctrine., pp. 333-334).
Même doctrine chez le P. Rigoleuc, chez le P. Surin.
(3) La Doctrine., pp. 3o5-3o6.
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Qu'est-ce pourtant que cela? Ce n'est pas la millième partie de ce que Dieu veut nous donner 1.
Pourquoi nous arrêter « à si peu de chose? Dieu nous garde bien d'autres faveurs » 2. « Plusieurs n'arriveront jamais à une grande perfection, parce qu'ils n'espèrent pas assez »3. Le sublime de la vie mystique à laquelle nous sommés appelés, nous fait peur. Cela serait trop beoi^ Lents à espérer, parce que nous sommes encore plus lents à croire.
Nous avons peine à croire certaines grâces extraordinaires , que nous lisons dans les vies des saints. Qui croit la faveur que Dieu a faite aux hommes en se faisant homme, n'en doit trouver nulle autre incroyable ou surprenante. Toutes les communications que Dieu peut faire après celle-là, ne sont rien.
*
Ainsi répond-il d'un mot à l'incrédulité des adversaires de la mystique, rabattant du même coup la vanité des faux mystiques.
Toutes ces communications ne sont rien. Après l'Incarna- tion, nous ne devons rien admirer
Faute de place, je dois arrêter sur ces fortes paroles, une.
analyse déjà trop longue, encore beaucoup trop rapide néanmoins, mais qui, je l'espère, aura laissé entrevoir la simplicité lumineuse et profonde, et, plus encore, la cohésion, la solidité de cette doctrine. On s'explique maintenant que, derrière ce rude granit, près de trois siècles de mysticisme aient pu s'abriter. Nous avons des contemplatifs plus sublimes que le P. Lallemant, je n'en connais pas de plus réfractaire à l'esprit d'aventure, de mieux équilibré, de plus sage, de plus sûr. D'autres ont plus de
(I) La Doctrine., p. 148.
(2) Ib., p. 157. -
(3) Ib., p. 73.
(4) Ib.., pp. 326-325.
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génie, ou plus de charme, un je ne sais quoi ou de plus humain ou de plus noble, mais peut-être inspirent-ils à l'ensemble de la communauté catholique une confiance moins absolue, soit que leur théologie paraisse moins exacte ou moins précautionnée, soit qu'on les trouve plus spéculatifs que pratiques, soit enfin qu'ils aient peu ou prou négligé, non pas certes d'accepter pour eux-mêmes, mais d'enseigner explicitement les principes dë l'ascétisme. Sur tous ces points, la doctrine spirituelle de Lallemant défie la critique. On ne l'a jamais suspectée, bien 1 qu'elle ait été publiée en 1694, c'est-à-dire à l'heure même où les mystiques semblaient en déroute, à l'heure où Ni- cole triomphant déclarait « immondes » les écrits du jésuite Guilloré et où mille censeurs, au premier rang desquels figuraient les théologiens jansénistes, ajoutaient chaque jour un nouveau nom à la liste des précurseurs ou des disciples de Molinos. Scolastique dans les moelles et jusqu'à un littéralisme qui parfois nous gêne un peu; jésuite, et plus fidèle que personne aux leçons de saint Ignace, Lallemant a toujours gardé une autorité devant laquelle tout le monde s'incline. Inconnu des profanes, le modeste livre que nous venons d'étudier n'en reste pas moins l'un des trois ou quatre livres essentiels de la littérature religieuse moderne. Comme grammaire de la mystique, comme manuel d'initiation à la vie contemplative, rien ne peut lui être préféré : Ruysbroeck, Tauler, Suso, Thérèse, Jean de la Croix, François de Sales et les autres, Louis Lallemant n'égale certes pas ces incomparables, mais il faut commencer par lui1. Et on lui revient
(1) Lallemant est avant tout ce que l'on appelle un mystique expérimental. Il ne dit rien qu'il n'ait étudié sur lui-même et il se contente de maximer, pour ainsi parler, son expérience. Il y aurait néanmoins un utile travail à faire sur les sources de sa doctrine. Il ne cite qu'un très petit nombre d'auteurs, parmi lesquels, saint Laurent Justinien. En dehors de l'Ecriture sainte à laquelle il revient toujours, il devait lire fort peu, très différent en cela du P. Surin. Peut-être a-t-il étudié d'assez près le Tractatus de vita svirituali de saint Vincent Ferrier. Voici du moins un texte de ce dernier qui résumerait excellemment la Doctrine svirituelle.
§ 5. Quomodo ad unionem divinam anima, jam purificata, ascendit
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toujours, car, mieux que personne, il enseigne les principes essentiels de la mystique et sa divine simplicité.
Generabitur in te. humilitas quœ interiores oculos aperit ad Dei conspectum, cor humanum ab omni superflua cogitatione purgando. (Cette chasse aux pensées inutiles occupait fort le P. Lallemant). Nam dum homo in suam resilit parvitatepi. suant nihilitatem considerando, sibi ipsi intentissime displiceiido. in tanlum circa propria negotia occupatur, quod omnis alia inutilis cogitatio evanescit. Et sic, dum anima omnia alldita, visa. a se repellit. incipit ad seipsam redire, et modo admirabili in seipsa convalescit, et sic ad originalem justitiani et cœlestem Pllritatem appropinquare incipit SIC DUM IN SEIPSA REFLECTITUR, CONTEMPLATIONIS OCULUS DILATATUR, ET IN SE SCALAM ERIGIT, PER QUAM TRANSEAT AD CONTEMPLANDUM ANGELICUM SPIRITUM ET DIVINUM. R. P. Fages, OEuvres de saint Vincent Ferrier, Paris, 1909, I, p. 22. J'entends bien que cette doctrine n'a rien de propre à Vincent lui-même, cependant un disciple de Lallemant, le P. Surin disait du Tractatus « Celui qui le possédera pourra dire avoir toute la science de la vie de l'esprit » Fages, op. cit., p. 3.
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CHAPITRE II
JEAN RIGOLEUC, JULIEN MAUNOLR ET LES MISSIONS BRETONNES
I. La parole vivante du P. Lallemant. — Ses principaux disciples. Ecole discrète, à peine sensible au dehors, mais très active. — Carrière obscure de Jean Rigoleuc. — « Moins considéré que les autres ». - Le vieux serviteur et son mauvais petit cheval. — Vie errante.
II. Premières impressions pieuses. — Comment il arrive à « la parfaite composition de son âme ». — La seconde conversion. — La « sainte indétermination ». — Toujours la critique de l'action. — Que la grâce n'est pas sensible. — Rigoleuc et Pascal. — « Il ne faut pas même le chercher, mais nous persuader qu'il nous a trouvés ». — Élévation aux états mystiques. — Les épreuves : pendant six ans, il se croit damné. —
Propagande mystique dans les couvents et parmi les jésuites. — Barthélemy de Fumechôn et « la vraie spiritualité ».
III. La réévangélisation de la Bretagne au XVIIe siècle. — Caractère particulier de ces missions bretonnes. — Le biographe du P. Maunoir.
— La peur du miracle. — Voyage du P. Boschet en Bretagne. — Les missions bretonnes et l'église primitive. — Les miracles. - « L'Iniquité de la Montagne. » — Génie des deux fondateurs des missions, Le Nobletz et Maunoir. - Renan, les missions bretonnes et la centralisation catholique.
IV. Entreprise essentiellement catéchétique. — Les « cartes peintes » de le Nobletz. - La baguette blanche. — La carte des conseils et le canal de Panama. - La carte du chevalier errant. — La bouline. - Les cahiers de le Nobletz. — L'Humanisme dévot et Bunyan. - La carte des malades. — M. Nigot et les doléances du Vilain. — Les tableaux vivants et la grande procession. — Les cantiques de le Nobletz et de Maunoir. — Le Nobletz et les cantiques de l'île d'Ouessant. — Les femmes catéchistes. — Utilité de cette innovation et opposition qu'elle soulève. — Grandeur et faiblesse de Michel le Nobletz.
V. Maunoir, moins original, peut- être plus grand. — Il organise la légende et le culte de le Nobletz. — Les supérieurs de Maunoir. — La « Confédération » des missionnaires. — La mission dans la mission. — Les missions bretonnes et la renaissance mystique.
I. Si dans le sec résumé qui nous la présente, la doctrine du P. Lallemant nous frappe si fort, on imagine
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aisément l'impression plus profonde et plus durable qu'a dû faire la parole vivante du maître sur les religieux dirigés par lui. Après avoir rencontré un de ces hommes extraordinaires à qui le monde surnaturel paraît plus réel que l'autre, on n'est plus le même. Le grand problème s'est posé : on a dû prendre parti pour ou contre la vie intérieure, se décider ou se refuser à « franchir le pas ».
Il est probable qu'une élite seule, parmi cette élite religieuse, aura suivi le P. Lallemant. Mais il n'en faut pas davantage pour établir un courant mystique, pour former une école. Plus d'un demi-siècle après la mort de Lallemant, le P. Champion, dans une notice qui serait lue par la plupart des jésuites français de ce temps-là, constatait, nous l'avons déjà rappelé, l'existence de cette école et le prestige qu'elle avait longtemps gardé. Louis Lallemant, disait-il, « eût. pour disciples les hommes les plus spirituels et les plus intérieurs que la Compagnie ait eûs parmi nous », et « l'on a remarqué jusqu'ici que, tous ceux » qui ont passé par ses mains; ont conservé son empreinte, « et se sont communément distingués des autres » 1.
Quelques-uns de ces religieux nous sont connus : ainsi les Pères Paul Le Jeune et Paul Ragueneau, fameux l'un et l'autre dans l'histoire de la Nouvelle France 2. Les chroniques de l'Ordre nous disent du premier « que toutes les personnes qui étaient plus attachées à lui étaient très intérieures » 3 et le P. Champion assure du second que la Providence lui adressait une foule de bonnes âmes et surtout de celles « qui étaient conduites par des voies extra-
(1) La Doctrine spirituelle du P. Louis Lallemant., p. 32.
(2) Sur Le Jeune (1591-1664) et Ragueneau (1608-1673) cf. R. P. C. de Rochemonteix, Les jésuites et la Nouvelle France, Paris, 1895, t. I. et Il passim, notamment I, p. 190 et II p. 70. On a publié jadis et republié depuis les Lettres spirituelles de Le Jeune, qui sont des plus belles, cf. Lettres spirituelles par le R. P. Pauli Le Jeune. revues (et précédées d'une notice biographique) par le R. P. Fressencourt, Paris, 1875. Du reste nous retrouverons ce grand homme, dans notre prochain volume, auprès de Marie de l'Incarnation.
6
(3) Notice du P. Fressencourt déjà citée, p. 21.
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ordinaires 1. Un des auteurs spirituels les plus féconds du grand siècle, le P. Jacques Nouet figure de même parmi les plus chers disciples de Louis Lallemant et peut-être aussi le vénérable P. Julien Maunoir2. Il y en eut beaucoup d'autres, de moins brillants, ou d'une sainteté moins haute et qui néanmoins restèrent fidèles aux principes essentiels de la doctrine3. Font encore partie de ce même groupe un certain nombre de jésuites qui dépendent moins directement du fondateur de l'école, mais qui pensent comme lui. D'où que vienne leur inspiration première, ils se ressemblent tous, ils sont unanimes et cela seul nous importe4. Le P. Lallemant est pour nous un programme beaucoup plus qu'une personne. Il représente.
(1) La Doctrine., p. îj.
(2) Trop jeunes tous les trois pour avoir pu faire leur troisième an sous la direction du P. Lallemant, Ragueneau, Nouet et Maunoir l'ont eu comme préfet des études (1633-1634) puis comme recteur (1634, avril 1635) au collège de Bourges. Dans cette dernière année. Nouet était professeur de théologie, Ragueneau et Maunoir, étudiants en théologie. (L'insigne P.
Philippe Labbe était professeur d'humanité), cf. le status collegii Bi turicensis, exeunte anno 1634 dans l'Histoire du V. S. de Dieu, Julien Maunoir parle P. X. A. Séjourné, Paris, 1895, I, pp. 396-397. On range assez communément le P. Maunoir parmi les disciples de Lallemant, mais je ne vois pas que les documents permettent de rien affirmer sur ce point. On peut dire toutefois qu'il est infiniment vraisemblable, que les deux saints, ayant vécu près d'un an dans la même maison, ont dû se lier très étroitement. En revanche, nous savons par le P. Champion que le recteur de Bourges prit « un soin particulier » de Nouet et de Ragueneau cf. La Doctrine., pp. 23, sq., et l'ouvrage du P. Séjourné sur Maunoir, I, p. 49.
(3) Je n'avais pas à faire ici l'histoire critique de l'école. Il y faudrait des recherches infinies, prendre un par un, les novices et les tertiaires du P. Lallemant. (4 promotions de novices, 3 de tertiaires); un par un, les jeunes Pères qui l'ont eu pour professeur ou pour recteur; reconstituer l'histoire intime de ceux d'entre eux qui paraîtraient s'être distingués par leurs vertus et de ceux qui ont écrit sur les choses spirituelles : bref un long travail et qui ne donnerait probablement que des résultats médiocres.
D'autant que, dans bien des cas, la similitude foncière des doctrines ne prouverait pas nécessairement une dépendance directe. Après tout le P.
Lallemant n'a rien innové. Il n'a fait que réunir dans un système très fortement lié et que présenter avec une autorité particulière des idées connues de tous.
(4) Pour des raisons qu'il serait trop long de déduire ici, je ne retien drai, dans le présent chapitre et dans ceux qui suivront, que cinq ou six jésuites : Rigoleuc et Surin, formés de première main par le P. Lallemant; Huby, tormé par Rigoleuc; Guilloré, Crasset et Maillard sur la première initiation desquels je suis mal renseigné, mais qui représentent,.
plus ou moins modifiée au gré de leur expérience personnelle ou de leur
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et résume excellemment la tradition commune des mystiques adaptée aux tendances particulières de la Compagnie de Jésus. Ecole, disons-nous, mais au sens le plus discret, le moins officiel de ce mot. Aucune organisation ; rien de sensible ; pas de bannières déployées, pas de cri de guerre. Si la plupart de leurs confrères préfèrent s'en tenir, comme ils disent, à une spiritualité plus « pratique », si quelques-uns haussent volontiers les épaules quand ils parlent des mystiques et de leur jargon, ces divergences ne séparent pas en deux camps nettement distincts les jésuites de cette époque. Du reste les vrais contemplatifs aiment le silence. Au lieu de publier leur doctrine, ils se contentent le plus souvent de la vivre et de se régler sur elle dans leur ministère. C'est au confessionnal surtout, c'est à voix basse que se transmet normalement la tradition mystique. Honteuse ? non pas, et tout au contraire, très catégorique à maintenir les droits souverains de l'Esprit, mais très attentive, en même temps à empêcher que le divin secret s'affadisse, qu'il devienne simple amusement de curiosité pour les uns, d'orgueil pour les autres.
La carrière du P. Jean Rigoleuc nous aide à prendre sur le vif ces mouvements presque insensibles dont l'historien pressent l'importance, mais qu'on a tant de peine à connaître1. Carrière obscure. Tout semble conj uré pour écraser cet humble personnage, pour le réduire aux rôles insignifiants. Pendant sa troisième année de noviciat, à Rouen, il se dépouille en quelque manière de toute per-
génie, la même tradition que les autres. Je dois laisser de côté le P. Nouet, le P. Nepveu, etc., etc. Ainsi avions-nous fait pour la plupart des spirituels de l'école française.
(1) Né à Quintin, diocèse de Saint-Brieuc, en 1595, mort à Vannes en 1638. Cf. l'ouvrage du P. Champion, déjà cité : La vie du P. Jean Rigoleuc., avec ses traités de,dévotion et ses lettres spirituelles, Paris, 1686.
Les contemporains écrivaient Rigoleuc. Depuis on a laissé tomber le c final, qui pourtant rappelle l'origine bretonne du Père et qui atténue un peu le ridicule de ce pauvre nom. Rigoleuc, Guilloré, Surin, Crasset, il faut avouer que les héros de notre 3° partie sont assez malheureusement nommés.
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sonnalité, il se revêt de la pensée de son maître, Louis Lallemant. Désormais, soit qu'il parle, soit qu'il écrive, on ne sait trop s'il faut admirer son propre génie, ou seulement la pieuse, docilité de sa mémoire. Ajoutons à cela l'étonnante splendeur du théâtre où les circonstances l'ont 1 fait vivre. C'est la Bretagne de Michel Le Nobletz et de Julien Maunoir, une terre où le miracle est de toutes les heures, où chaque village a son extatique. Comment s'intéresser à ce chétif que les Jésuites eux-mêmes ont laissé volontairement dans l'ombre ? « Un si excellent homme, écrit le P. Champion avec sa franchise ordinaire, devait être autant distingué par les emplois qu'il l'était par ses rares talents d'esprit, de science et de vertu. Cependant quelque mérite qu'il eût au-dessus des autres, Dieu permit qu'il fût moins considéré que les autres. Et par là il eut ce bonheur inestimable d'être. jusqu'à la mort appliqué seulement aux emplois où il y a peu d'éclat selon le monde et beaucoup de fruit selon Dieu. » 1 L'a-t-on jugé médiocre, ou bien trop mystique ? N'était-il pas plutôt de ces invin- ciblement modestes qui parviennent sans peine à se faire oublier, de ces dévoués qu'on trouve toujours prêts à remplir n'importe quel poste. Il aimait beaucoup sa Bretagne, où il faisait grand bien. On l'envoie à Orléans. « Il obéit sans réplique, bien qu'il prévît dès lors ce qu'il reconnut depuis par expérience, comme il écrit dans une de ses lettres à Marie de Sainte-Barbe 2, qu'il pouvait faire plus de fruit en un mois, dans les missions de Bretagne, qu'en plusieurs années dans celles de France. » Il obéit de même lorsque l'obéissance le retira des missions pour l'appliquer à enseigner la rhétorique à Quimper, quoique âgé de cinquante-deux ans, et fort infirme. Enfin les
(1) La vie., p. 19. On se rappelle une plainte analogue au sujet du P. Lallemant, cf. plus haut, p. 326. Il est significatif qu'un homme aussi grave que le P. Champion ait cru devoir conserver de tels détails.
(2) Converse ursuline que dirigeait le P. Rigoleuc. On trouvera sur elle une courte notice dans Les vies des saints de Bretagne. par Dom Lobineau (éd. par l'abbé Tresvaux), Paris, 1837, t. IV, pp. 111, seq.
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dernières années de sa vie, quoiqu'il eût éprouvé combien les emplois sédentaires étaient préjudiciables à sa santé et qu'il eût tant d'attrait pour ses chères missions, il s'en laissa néanmoins encore arracher par l'obéissance pour demeurer attaché au collège de Vannes, à y enseigner la théologie morale, et bien qu'il connût assez lui-même par sa propre expérience que l'air de cette ville lui était fort contraire, et que le médecin l'assurât qu'il hasardait sa vie s'il y passait encore un hiver, il se contenta d'( en) écrire au R. P. Provincial. et sa lettre n'ayant eu aucun effet, on peut dire qu'il est mort (car il y mourut en effet) pour s'être sacrifié à l'obéissance. » 1 C'est un religieux qui parle ainsi. La foi chez lui domine, mais n'étouffe pas les sentiments naturels. Homo sum, béni soit qui nous oblige à redire le texte magique ! Pour nous, pouvionsnous hésiter à recueillir ces humbles traits de plume qui évoquent si vivement la physionomie classique du vieux serviteur, bon à tout et bon à rien, qui se regarde luimême comme une chose de nulle valeur et qui se laisse manier en conséquence. Une touche de pittoresque et le tableau sera parfait. « Il faisait ses voyages à peu de frais, se traitant mal et vivant comme les pauvres. Pendant qu'il travaillait à l'établissement de notre séminaire de Vannes.
allant à une métairie proche de Ploërmel, il ne portait ordinairement point d'autre provision qu'un petit sac de farine, dont on lui préparait à manger à la façon des paysans de Bretagne. (Plus tard) ne pouvant plus aller à pied à cause de sa mauvaise jambe et de ses autres indispositions, il fit acheter, avec la permission du R. P. Général, un méchant petit cheval qui ne lui coûta jamais beaucoup à nourrir. On le laissait vivre comme à l'abandon et il ne se ressentait que trop de la pauvreté de son maître.
C'était un proverbe dans le pays pour exprimer la misère des serviteurs mal nourris, de dire qu'ils .étaient traités
(i) La viepp. 49, 5o.
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comme le cheval du P. Rigoleuc1. » Vers ce même temps l'imagination bretonne ajoutait chaque jour quelque nouvelle merveille à la légen4e du P. Maunoir. Pour le P. Rigoleuc, elle retiendra surtout ce petit cheval de bohémien, aussi maigre et d'aussi pauvre apparence que son maître.
Et cependant je crois que le P. Champion n'exagère pas lorsqu'il vante le mérite exceptionnel de Jean Rigoleuc.
Celui-ci, disions-nous, ne fait que répéter Louis Lallemant. Sommes-nous bien sûrs qu'il ne lui ait pas prêté du sien ? En tous cas, il s'est assimilé la forte doctrine d'une manière très personnelle. Il a plus d'imagination, plus de tendresse que son maître et plus d'éloquence 2. Quant aux supérieurs du saint homme, en le déracinant sans cesse, ils n'ont pas cru si bien faire. Comme jadis les Apôtres de synagogue en synagogue, il a porté de maison en maison, la bonne nouvelle, je veux dire, les principes de son école. C'est par là surtout qu'il nous intéresse et qu'il tient une télle place dans l'histoire que nous racontons.
II. Sur l'ardente piété de ses débuts, on nous a conservé « un mot qui lui échappa un jour dans un voyage qu'il fit à Quintin (sa ville natale) quelques années avant sa mort. Etant dans une chambre de la maison paternelle avec trois de ses nièces, et les exhortant à se- donner tout à Dieu, pour les toucher par son exemple, il leur dit dans la ferveur de son discours : « Pour moi, mes nièces, lorsque je demeurais autrefois ici pendant ma jeunesse, je crois avoir plus aimé Notre-Seigneur que jamais personne n'a aimé d'un amour humain aucune créature ».
« Dans cette chambre » ! Voilà pour émouvoir notre sensibilité d'aujourd'hui, mais Champion, qui est d'un autre v âge, va droit à la substance de cet aveu. « Parole consi-
(i) La vie., pp. 43, 44-
(2) Comparaison d'ailleurs conjecturale. J'ai déjà dit que nous ne connaissions Lallemant que par le résumé de ses conférences que nous a laissé le P. Rigoleuc, et qu'a publié le P. Champion. Je rappelle aussi que d'après le même Père, Rigoleuc, « loin de rien ôter (à Lallemant) de sa force et de son onction, lui en a plutôt ajouté » La Doctrine., pp. 5, 6.
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dérable, conclut-il, dans la bouche d'un homme aussi sage et aussi réservé à parler de lui qu'il était. » 1 « Dans cette chambre », le bon vieillard apaisé, maté par la grâce 'et par la vie, avait retrouvé pour quelques secondes, l'extrême vivacité de sa jeunesse et la chaleur d'une nature qui ne s'était pas soumise, sans d'étranges peines, à la discipline mystique. Le plus grand obstacle que le Saint-Esprit devait « trouver en lui. venait de son tempérament bilieux et mélancolique, n'étant pas trop aisé de réduire ces sortes d'esprits à l'état passif et à une manière d'agir dégagée de l'imagination et purement intellectuelle » « D'une humeur prompte et colère », d'un « courage à ne se rebuter de rien », têtu, fier, concentré, presque violent, faible aussi dès que « sa mélancolie lui resserrait le cœur » on a de lui des confidences effrayantes. « Allant au noviciat, il lui semblait aller à la mort. Il y entra cependant généreusement à Rouen (1617) à l'âge de vingt-deux ans, et durant l'espace de quinze jours il fut tourmenté d'une soif si ardente qu'il lui semblait que toute l'eau de la Seine n'aurait pas été capable de l'étancher. » 4 La seconde conversion et le programme de sainteté que lui proposera plus tard le P. Lallemant lui causeront d'abord les mêmes angoisses ; mais généreux, volontaire, il « franchira le pas », il arrivera, par une transformation, sinon tout à fait soudaine, du moins très rapide, à « la parfaite composition de son âme » ¡¡. Qu'on remarque la force et l'imprévu de ce dernier mot. Pour eux, répondre « une bonne fois » à l'appel mystique, c'est enfin se plier à l'ordre et se posséder.
Quand on « s'est une fois bien établi » dans la vie intérieure, écrivait-il peu après cette seconde conversion, on se trouve au-dessus de toutes les craintes humaines, on
(1) La vie., pp. 4, 5.
(2) Ib., p. 94.
(3) Ib., p. 94, 13.
(4) Ib., p. 5, 6.
(5) Ib., pp. 53; 12-19.
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n'appréhende plus ni la pauvreté ni aucun des maux de la vie présente, ni ceux de l'autre vie, et l'on demeure toujours dans la même situation d'esprit, toujours immobile en Dieu.
On ne perd jamais la présence de Dieu et, dans le commerce du monde, dans l'embarras des affaires, parmi la foule des occupations, l'on conserve toujours la solitude du cœur et l'on ne sort point de cette montagne mystique de l'oraison, où l'on a été introduit par le Saint-Esprit.
De tout ce que l'on voit ou que l'on entend, on prend occasion de s'élever aussitôt à Dieu, et l'on convertit en Dieu toutes les créatures, s'il est permis de parler ainsi. On ne voit que Dieu dans les créatures, de même que ceux qui ont longtemps regardé le soleil, quelque objet qu'ils regardent ensuite, s'imaginent toujours voir le soieil. Enfin, un homme intérieur rendra plus de services à l'Eglise en une heure que ceux qui ne le sont pas ne sauraient lui en rendre en plusieurs années : d'autant que celui-là est intimement et sans entre-deux uni à Dieu et que n'apportant pas d'obstacle aux opérations de la grâce, Dieu peut l'employer comme il lui plaît pour l'exécution de ses desseins i.
Il n'est déjà plus disciple, il ne répète pas une leçon apprise et parle certainement d'expérience 1 0 mon Dieu! qu'une personne qui pour l'amour de vous et pour se donner toute au recueillement intérieur, se sépare entièrement du monde, trouve dans le fond de son âme un monde bien plus grand que celui qu'elle quitte ! 0 qu'elle trouve au fond de son cœur, dans cette solitude mystique, des espaces bien plus vastes que n'est l'étendue de toute la terre 3.
Il opposait ces libres espaces de l'intérieur aux couloirs étroits de l'action : Suivez librement l'instinct de la grâce, écrira-t-il plus tard à une religieuse, et laissez aller votre cœur là où il est
(1) La vie., p. 71-73.
(2) Avec ses notes du troisième an, Rigoleuc avait pour « principales règles de sa conduite », un « abrégé » qu'il avait fait de la doctrine dé saint Jean de la Croix, et un autre « du traité du cardinal de Bérulle, de l'abnégation intérieure », cf. La vie., p. 41. Il devait bien connaître aussi Canfeld et Tauler qu'il conseille à ses pénitents, cf. IJ., pp. 388, 4^2.
(3) La vie., p. 82, 83.
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attiré, sans limiter et déterminer votre actiori, si l'instinct que vous sentez n'est pareillement déterminé. Je veux dire que si l'attrait de la grâce vous porte à quelque bonne œuvre en particulier, vous devez suivre cet attrait,,et faire le bien particulier qui vous est proposé. Mais si vous ne vous sentez portée à rien de particulier, vous devez demeurer dans cet attrait général pour toute sorte de bien, sans vous déterminer et vous borner vous même à quelque action particulière; et comme d'ordiN naire, rien de distinct n'est représenté à votre entendement, et que votre volonté ne sent aucune inspiration particulière, tenez-vous hardiment dans cette sainte indétermination, et dans cette disposition générale au bien, laquelle n'excepte rien et embrasse tout, n'embrassant rien en détail. C'est là une espèce d'immensité qui imprime à l'âme un excellent caractère de celle de Dieu. Plus nos actes sont universels et ont d'étendue, plus ils sont parfaits. L'imperfection vient de la limitation1..
C'est bien toujours la « critique de l'action », mais curieusement, intrépidement poussée et par un maître.
Pour cette « sainte indétermination » qui pourrait effaroucher certains « actifs », en réalité rien de plus agissant, de plus méritoire. Elle entraîne du reste une résignation absolue à toute souffrance.
L'image de nos derniers martyrs du Japon nous donne une belle idée d'une parfaite patience. Ils sont pendus à un poteau les pieds en haut et la tête en bas, sur une fosse où les bourreaux les descendent avec une poulie et les en retirent comme il leur plaît, pour leur faire souffrir un tourment inconcevable. Voilà comment nous devons être dans le renversement de toutes choses et de nous-mêmes, sans autre mouvement que celui de notre abandon à la disposition de ceux qui voudront nous faire souffrir 2.
Nous avons vu la piété affective de ses jeunes années.
Désormais là n'est plus son idéal :
Vous mesurez encore les profits de vos communions par les
(1) A la sœur Catherine de Saint-Bernard, ursuline; La vie., pp. 386, 387. Les quarante lettres de Rigoleuc recueillies par le P. Champion sont toutes adressées à des ursulines.
(2) La vie., pp. 91, gï.
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effets sensibles de la grâce. C'est une faute grossière. Ne savez-vous pas que la grâce est une chose spirituelle et par conséquent infiniment élevée au-dessus des sens? Ce que l'on ressent de la grâce n'en est que le marc et la lie : quand à la grâce, on ne la ressent point, parce qu'elle n'est pas sensible 1.
Et il dit ailleurs avec plus de force encore : Ne vous étonnez point de ne connaître rien de bon dans votre état. On peut aimer parfaitement Dieu sans savoir qu'on l'aime. L'amour caché, fort et constant est un précieux trésor.
Mon Dieu! ma chère sœur, quel avantage que de faire le bien sans attrait et sans sentiment, dans la pureté de l'esprit :J.
Au reste, dit-il encore dans son journal, il ne faut point chercher Dieu loin de nous puisqu il est auprès de nous. Il ne faut point le chercher avec effort, puisque nous le pouvons trouver sans effort. Il ne faut point le chercher par notre action, puisqu'il est avec nous indépendamment de notre action. Il ne faut point chercher de le sentir ni lui ni son opération, puisqu'il est un pur esprit et que ni lui ni son opération ne sont point sensibles. Il ne faut pas même le chercher, mais il faut nous persuader qu'il nous a trouvés 3.
Ce n'est pas là tout à fait ce que Pascal écrira plus tard dans le Mystère de Jésus. Ou plutôt c'est bien la même pensée, mais transposée et réalisée dans l'ordre mys; tique, et par suite plus vraie, plus profonde. Pascal cherche, désire et d'un désir affectif, sensible dont la ferveur même le tire d'inquiétude. « C'est le posséder que le désirer ». Dans cette recherche, dans ce désir, il y a encore trop d' « action », et les assurances que donne l'action restent capricieuses, changeantes, comme l'action elle-même. Que tout sentiment cesse, que toute lumière s'éteigne, Pascal ne pourra plus dire qu'il a trouvé. Les
(1) La vie., p. 390.
(2) Ib., p. 474.
(0) Ib., p. 97.
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mystiques, au contraire, dans la nuit la plus noire, dans la sécheresse la plus désolante, continuent à croire non pas qu'ils ont trouvé Dieu, mais que Dieu les a trouvés, et qu' « on peut aimer parfaitement Dieu sans savoir qu'on l'aime ».
« La troisième année après son second noviciat », le P. Rigoleuc «fut mis dans cet état que les mystiques appellent passif et il obtint ce don d'oraison infuse-et de présence de Dieu surnaturelle qu'il avait tant désiré »1. Il a fort bien décrit les souffrances étonnantes qui accompagnent d'ordinaire ce passage d'un ordre à l'autre, cette agonie où le sens achève de mourir « à toutes les choses créées », et l'esprit « à toutes ses opérations ».
Dieu fait à l'âme à peu près ce que les nourrices font aux enfants qu'elles veulent sevrer. Elles mettent sur leur mammelle du jus d'absinthe ou quelque autre suc amer pour empêcher l'enfant de têter. Ainsi Dieu voulant purifier l'âme. il détruit, ou plutôt il suspend la correspondance naturelle qui est entre l'esprit et le sens, entre les puissances spirituelles et les matérielles. Il détache l'esprit de l'action et du plaisir des sens. L'imagination est dans le trouble; l'entendement dans une captivité qui l'étonné ; l'appétit, dans une insensibilité pour toutes sortes d'objets; la volonté, dans une aridité où elle ne peut goûter ni les créatures ni Dieu, et se trouve sans désir, sans affection, sans mouvement. On craint tout et on doute de tout. Ce ne sont que ténèbres affreuses, gémissements profonds, douleurs pénétrantes, tristesses inconsolables, impuissance générale pour tous les actes sensibles des vertus. L'âme se croit perdue, et cependant, dans son fond, elle demeure tranquille en la présence de Dieu, lui laissant faire en elle, et permettre à son égard et à l'égard de tous les autres êtres, tout ce qu'il lui plaît.
Ainsi Dieu achève de purifier l'âme, lui ôtant sa manière d'agir naturelle et humaine, pour lui en donner une surnaturelle et toute divine. Ensuite de quoi la mémoire et l'imagination, vides de cette confusion d'objets qui les remplissaient, ne sont plus occupées que de la seule vue de Dieu, et des
(i) La vie.,., p. 98.
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choses qu'il faut faire par son ordre et qui ne se présentent à elles qu'à mesure qu'il les faut faire ; l'entendement, affranchi de ses réflexions et de son activité, reçoit paisiblement les effusions de la lumière incréée; la volonté, entièrement libre et parfaitement pure, se transforme et s'écoule avec plaisir en celle de Dieu. L'appétit sensitif, élevé au-dessus de sa nature, devient tout spirituel et tout divin, n'agissant plus que par le mouvement de l'esprit de Dieu. Enfin l'âme se trouve si changée qu'elle ne se connaît plus elle-même. Il lui semble qu'elle n'est plus de ce monde. Elle traite si familièrement avec Dieu, elle a de si étroites habitudes avec la Cour céleste, qu'on peut dire qu'elle est déjà en quelque façon domestique de Dieu et associée à la vie des bienheureux1.
Vie presque céleste, mais que traversent parfois les pires épreuves. Rencontre singulière, les deux disciples les plus insignes du P. Lallemant, les PP. Surin et Rigoleuc, le premier pendant plus de vingt ans, le second, pendant six ans, se crurent damnés.
Hélas! écrivait celui-ci à une religieuse, si vous étiez réduite au point où quelqu'un de ma connaissance s'est vu, durant bien des années; si vous aviez une continuelle vue de votre réprobation ; si vous entendiez prononcer à tout moment à l'oreille du cœur, la sentence de votre damnation éternelle ; si vous portiez partout l'idée et le sentiment de l'enfer, imprimés au fond de votre âme, sans vous en pouvoir défaire, que-serait-ce ? 2 Il parlait certainement de lui-même.
Je sais quelqu'un, écrivait-il encore, qui, dans cet état de peines, se mit à s'étudier uniquement à la pureté de cœur, à se donner aux œuvres de charité et à marcher tête baissée dans le service de Dieu,
tant qu'enfin « ses peines devinrent ses délices » et qu'il retrouva la paix3.
(1) La vie., pp. 267-269.
(2) Ib., p. 452. Dans cet état, il trouvait quelque consolation à relire le sermon de Tauler pour le quatrième Dimanche d'après Pâques. Ib., P. 94.
(3) Ib., p. 457, 458.
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C'est ainsi que Jean Rigoleuc fut introduit « dans les plus profondes solitudes de ce recueillement intérieur où l'on vit dans l'oubli des créatures », et conduit « aux plus hauts degrés de cette vie intérieure, qui est si peu connue de ceux mêmes qui en pratiquent extérieurement les exercices et qui ne cessent d'en parler » 1. Dès lors il n'aura pas de plus chère ambition que.de découvrir à d'autres les sublimes vérités qui l'ont transformé luimême. Bien que très prudente, et peut-être plus discrète que celle du P. Surin, sa direction n'en sera pas moins toute mystique.
La dernière fois que je vous vis, écrivait-il un jour à une religieuse, je m'étonnai que Notre-Seigneur ne vous menât point encore parla voie des mortifications surnaturelles. Mais, grâce à sa miséricorde, vous y voilà entrée 2.
Il l'attendait là et il aurait été fort déçu de la voir à jamais fixée dans les voies communes.
Ce n'est pas, disait-il, que je blâme la méditation. Elle est excellente, et les âmes à qui Dieu ne donne autre chose, s'en doivent contenter. Mais celles que Dieu attire à l'oraison de simple union, se font un tort extrême si elles résistent à cet attrait, arrêtant par force leur esprit à une multiplicité de considérations, d'affections et de résolutions étudiées. Car sans tous ces efforts, Dieu a, dans la simple voie où il les appelle, des inventions admirables pour leur faire connaître les véritésr qn'il veut qu'elles sachent, et il les leur fait entendre avec des paroles si claires. qu'elles en demeurent incomparablement mieux instruites qu'elles ne l'auraient été par plusieurs méditations selon la méthode ordinaire3.
Qu'il ait rencontré, dans-sa Bretagne surtout, beaucoup d'âmes prêtes à le suivre jusqu'à ces hautes régions, nous le dirons bientôt, mais ce qui doit nous intéresser davan-
(i) La vie., p. 93, 94.
(2) Ib.,,p. 467.
(3) Ib., pp. 409, 410.
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tage c'est de le voir répandre sans bruit sa doctrine parmi ses confrères. « Le P. Barthélemy de Fumechon disait hautement qu'avant qu'il eût eu le bien de vivre et de converser avec lui, il n'avait qu'une connaissance grossière de la vie intérieure, mais que pendant l'année qu'ils demeurèrent ensemble à Orléans, il apprit dans les conversations familières, qu'il eut avec lui en quoi consiste la vraie spiritualité. De quoi il se tenait obligé à Dieu comme d'une des plus grandes faveurs qu'il en eût reçues. Ce Père était un homme de grand mérite. Il avait l'esprit éminent, une grande disposition pour toutes les sciences, une rare connaissance des langues savantes et de la langue sainte, un talent extraordinaire pour les controverses, une humeur aimable et insinuante, une douceur qui gagnait tout le monde et surtout les hérétiques. » 1 Sous une apparence presque banale, c'est là un document de premier ordre. J'avoue que ce jésuite inconnu, faisant les cent pas dans une cour de collège, en compagnie de Jean Rigoleuc, n'a rien de très excitant. Quand on nous parle mystique, notre imagination s'allume, elle rêve de quelque sainte, enthousiaste ou candide, Gertrude, Thérèse, dans un cadre de roman. Mais ce Fumechoii avec son hébreu, son génie pour la controverse et sa bonhomie paternelle !
Une fiche, tout au plus, qui fera nombre dans un dossier, mais qui ne dégage pas un atome de poésie. J'entends bien, mais que néanmoins on y prenne garde. Plus il nous paraît prosaïque, gris, j'allais dire, quelconque, et plus un Fumechon mérite l'attention de l'historien, car il rèpré- sente cette moyenne de qui dépendent l'extension et la vitalité des mouvements religieux. Que serait-il advenu de l'œuvre du Christ, s'il n'y avait jamais eu de chrétien que les apôtres et qu'un petit groupe de hauts mystiques ?
Remarquez d'ailleurs que jusqu'au jour où il « eut le bien » de rencontrer un disciple de Lallèmant, le P. de Fume-
(1) La vie., p. 133. Le P. de Fumechon était né à Rouen où sa famille tenait un « rang fort considérable » et où il mourut en 1662.
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chon avait passé pour un religieux exemplaire. Tiède et négligent, son histoire n'aurait plus d'intérêt que pour lui-même. Ce serait la conversion commune, la première conversion. Mais non : dans ses entretiens avec le P. Jean Rigoleuc, ce jésuite déjà mûr, tout formé et d'une régularité parfaite, soudain s'aperçoit qu'il n'a de la vie intérieure « qu'une connaissance grossière », qu'il ne sait pas encore « en quoi consiste la vraie spiritualité ». Pour nous, cette confidence vaut les effusions les plus lyriques d'un contemplatif de génie. Remarquez encore qu'une seule conquête de ce genre en amènera plusieurs autres.
Directeur lui-même, le P. de Fumechon ne se taira pas sur la découverte qu'il vient de faire. Son autorité dé savant, son « humeur aimable et insinuante », promettent de nouvelles recrues à l'école de Lallemant. Après Fumechon, le P. Champion cite plusieurs jésuites pleinement d'accord avec Rigoleuc. C'estle P. Jean de la Cour, « homme d'un rare mérite » ; c'est « le P. Simon de Lessau, qui était lui-même un homme des plus éclairés dans la vie mystique et si possédé de l'amour de Dieu qu'il en brûlait d'un feu sensible 1 ». D'autres enèore sans doute, mais de moins d'éclat. C'est enfin et surtout le fameux P. Vincent Huby, mais celui-ci mériterait à lui seul autant de pages que le P. Rigoleuc, son maître, et nous ne pourrions le célébrer dignement sans nous engager dans cette grande histoire des missions bretonnes que nous avons à peine le droit d'effleurer 2.
(i) La vie., pp. 132, 133. Le P. Champion avait dessein de faire connaître le Père Jean de la Cour « par un petit recueil de sa vie et de ses écrits » - Il s'était fait ainsi l'historiographe officiel de toute l'école. Sans lui, je l'ai dit, nous ne connaîtrions ni le P. Lallemant, ni le P. Rigoleuc, ni le P. Huby. Nous lui devons beaucoup de reconnaissance. Il songeait aussi à publier des inédits de Surin. Il aurait voulu qu'on publiât les lettres de Ragueneau. cf. La Doctrine., p. 25.
(2) Vincent Huby, né à Hennebont en 1608, mort à Vannes en 1693, après avoir travaillé pendant plus de trente ans aux missions bretonnes et dérigé la maison de retraite dont nous parlerons plus loin. Cf. Œuvres soirituelles du P. Huby. revues et corrigées par M. Vabbé X. , Paris 1758. Je n'ai pu me procurer que cette édition ; Vie du P. Vincent Huby par le P. Champion, Lille, 1886
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III. Il est surprenant que personne, jusqu'ici, n'ait raconté, dans une œuvre savante et de grande allure, la reévangélisation de la Bretagne au XVIIe siècle1. Les quelques biographies que nous possédons là-dessus 2, ne remplacent d'aucune façon et rendent au contraire plus dé'sirable le travail d'ensemble qui nous_, permettrait d'apprécier les mérites respectifs de chaque personnage, de suivre la préparation, les étapes, les résultats de ce magnifique ravivai qui a gardé toute son intensité pendant plus de'cinquante ans et qui rappelle par tant de côtés, l'histoire des origines chrétiennes. Il y a eu chez nous, vers la même époque, beaucoup d'autres missions : en Normandie, avec le P. Eudes; en Lorraine, avec saint Pierre Fourier; dans le Limousin, le Languedoc et la Provence, avec le P. Lejeune ; dans le Velay et le Vivarais, avec saint François Régis; à Paris même, avec M. Olier et
(i) Plus surprenant encore de voir le peu de place que tient dans cer-- taines histoires de l'Eglise, un épisode aussi remarquable. Tel de ces ouvrages consacre à Maunoir une note d'une ligne. Le Christus ne parle ni de Maunoir rii de Le Nobletz. Nul parti pris, certes. Mais bon gré mal gré, et même en protestant contre lui, on reste fidèle au préjugé qui voit dans le jansénisme l'événement capital'du xvnc siècle religieux.
(2) Voici les principales de ces monographies : H. Le Gouvello. Le vénérable Michel Le Nobletz (1577-1632), Paris, 1898. La source principale est une vie, encore manuscrite, de Le Nobletz par le P. Maunoir. Le Père Verjus, un des biographes les plus irritants du XVIIe siècle, avait publié en 1666, une vie du même personnage.
H. Le Gouvello, Le Pénitent breton, Pierre de Kériolet, 3e édit., Paris, 1910. Blanche de Rosarnoux, Marguerite Le Nobletz, Paris, 187J. Le parfait missionnaire ou la vie du R. P. Julien Maunoir., par le R. P.
Boschet, Paris, 1697. X.-A. Séjourné, s. j. Histoire du vénérable serviteur de Dieu, Julien Maunoir, Paris, 1895. J'ai déjà cité la vie de Rigoleuc par le P. Champion; Vie du P. Vincent Huby., de Jfi:'; de Francheville, de M. de Kerlivio, grand vicaire de Vannes, par le Père Champion. réé- ditée par le P. Watrigant, s. j., Lille, 1886; Paul Debuchy, s. j. La vénérable Catherine de Francheville, initiatrice des retraites de femmes (Bibliothèque des Exercices), Enghien, s. d. (1908) ; Le Triomphe de l'amour divin dans la vie d'une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicol'as, décédéeVan de N.--S. 1671, fidèlement écrite par une religieuse.
(ursuline) de Vannes (Jeanne de la Nativité) (2e édit.), Paris, 1683 ; Le Gouvello, Une mystique bretonne au XVIIe siècle, Armelle Nicolas, dite la Bonne Armelle. 1606-1671, Paris, igi3. Dom Lobineau, Les vies des saints de Bretagne. nouvelle édition. par M. l'abbé Tresvaux (t. IV et V), Paris, 1637. On trouvera dans l'ouvrage du P. Séjourné la liste des biographies écrites par le P. Maunoir (P. Bernard, Amice Picard, etc.) et dont aucune n'a été publiée.
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ses compagnons; un peu de tous les côtés avec les disciples de saint Vincent de Paul; mais aucune de ces entreprises, sauf peut-être à certain jour, les missions de Normandie, ne présente le même intérêt que les missions de Bretagne; aucune, je le crois du moins, n'a eu le même succès. Beaucoup de zèle certes, et des conversions innombrables ; pour nous toutefois, rien d'imprévu. Ce sont des missions plus ou moins semblables à celles de notre temps. Au génie près, M. Combalot doit à peine différer du P. Lejeune. François Régis, Vincent de Paul, héroïques, originaux comme tous les saints, paraissent presque tout modernes : ils nous étonneraient à peine, si nous les rencontrions aujourd'hui. Une expérience facile permetLra de contrôler la justesse de cette impression. Que l'on prenne par exemple et qu'on lise du même trait, d'une part la vie de Vincent de Paul par M. Maynard et celle de François Régis par M. Vianey, d'autre part la vie de Dom Michel Le Nobletz par M. Le Gouvello et celle de Julien Maunoir par le P. Séjourné1. Si les dates n'étaient pas là, croirait-on que ces deux groupes de missionnaires appartiennent. à la même époque, presque au même pays? Le Nobletz et Maunoir sont plus jeunes de huit ou neuf siècles. Ils se meuvent dans le miracle, avec autant d'aisance que saint Pol ou saint Corentin. Nous avons du reste à ce sujet un témoignage peu suspect, celui du P. Boschet, jésuite, qui fit paraître en 1697, la première vie du P. Maunoir. Sa préface est très amusante et ( d'un homme de sens, tout ahuri à la pensée des 'choses extraordinaires qu'il lui faudra raconter. Il des choses extraordinaires qu'il lui fau d ra raconter. Il habitait je ne sais où, mais pas en Bretagne, et il entendait bien finir son livre sans se déplacer. « On m'envoya, dit-il, une copie du Journal que le P. Maunoir a écrit lui-même.
et de plus un gros volume de ses miracles. Je trouvai en cela des faits si merveilleux que je soupçonnai presque
(1) Saint-François Régis (1697-1640) par J. Vianey (Les Saints), Paris, 1914.
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le copiste d'avoir embelli les choses pour relever la gloire du saint homme ». Ensuite, lui viennent d'autres mémoires, « encore plus surprenants que les premiers ». Alors enfin n'y tenant plus et ne pouvant se résoudre à travailler sur un fond qui lui semblait incertain, « je fis, continuet-il, un voyage en Basse-Bretagne, pour m'instruire parfaitement dé mon sujet ». Nous aurions commencé par là.
Une fois sur les lieux, et l'air de Bretagne stimulant sans doute chez lui le sens historique, je commençai à voir que le fond sur lequel j'avais à bâtir était plus solide que je ne pensais ; Remarque naïve et plus profonde qu'il ne le croit.
et personne ne pouvant mieux savoir ce qui regardait le Père que lui-même, je crus que je devais m'en tenir à son Journal.
Mais avant que de mettre en œuvre de si bons mémoires, je voulus éclaircir quatre sortes de faits surprenants.
1. La conversiou de certains grands pécheurs qui s'étaient abandonnés aux derniers excès et que Dieu a tirés de leurs désordres par des secours extraordinaires, tels que sont de fréquentes apparitions. sans parler d'un don particulier que le P. Maunoir avait d'entrer dans des.onsciences si cachées1.
2. Plusieurs effets qui sont arrivés contre le cours ordinaire des causes inférieures et dans le moment même qu'on en avait besoin (pluies succédant soudain à de longues sécheresses ; tempêtes apaisées, etc.).
3. Les fruits prodigieux que les missions avaient produits (villages entiers instruits et pleinement convertis en peu de temps par deux ou trois missionnaires).
4. Un grand nombre de guérisons miraculeuses que le Père a faites dans le cours de ses missions.
Ces choses n'étaient pas sans « faire de la peine » au P. Boschet. Il interrogea donc tout ce qu'il y avait en
p) L'esprit critique nous a rendus beaucoup moins lents à croire. Un historien d'aujourd'hui ne songerait pas une minute à mettre en doute les conversions qui paraissaient impossibles au P. Boschet. Même attitude vis-à-vis de ce « don particulier ». Je m'attarde peut-être plus qu'il ne faudrait, mais cet examen de conscience d'un hagiograplie jésuite, vers la fin du XVIIe siècle, me paraît d'un extrême intérêt.
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Bretagne de savants hommes, parmi les survivants et les témoins de tant de merveilles.
Je courus jusque bien avant dans l'évêché de Léon, de peur qu'un vieux missionnaire, homme de mérite, qui avait blanchi dans le service du prochain, ne m'échappât. J'écrivis aux ecclésiastiques que je n'avais pu voir, et j'en reçus des réponsés fort instructives. Plusieurs me firent l'honneur de me venir trouver à Quimper. Je les priai de me dire ce qu'ils pensaient sur les quatre sortes de faits merveilleux dont je demandais confirmation.
L'excellent homme a-t-il assez peur du miracle ! Enfin il se fait une raison. Pour les grandes conversions et les apparitions qui les ont précédées, il en laissera « l'exacte discrétion. à quelque autre » — « de peur de grossir trop son ouvrage ». Mais il dira vaillamment le reste, sauf à le minimiser quelque peu. Après tout, se dit-il, pourquoi s'étonner que la foi chrétienne soit rentrée en Bretagne, par les mêmes voies qu'elle s'était introduite dans. toute la terre au commencement de l'Eglise'.
Voilà enfin le mot. juste et qui donne la clef de toute cette miraculeuse histoire. Les chefs des missions bretonnes ont comblé, pour ainsi dire, par la candeur et par l'ardeur de leur foi, l'abîme qui les séparait de l'âge d'or.
Ils se racontaient les uns aux autres, « comment saint Corentin et six autres évêques avaient rendu chrétienne.
la Basse-Bretagne, comment saint Vincent Ferrier était venu plusieurs siècles après, renouveler l'ancienne piété »2.
(1) Avertissement (non paginé) vassim. La fin de cet avertissement est tout à fait curieuse : « Je puis ajouter que, dans le temps où nous vivons (1697) il n'est pas permis aux écrivains de la Compagnie de Jésus de précipiter une édition. Dès qu'un livre sort de leurs mains, on le critique sans pitié. J'avais encore à prendre plus de précautions qu'un autre, car, en écrivant la vie d'un jésuite, je devais compter que ceux qui veulent faire passer ces religieux pour des corrupteurs de la morale chrélienne, ne verraient pas volontiers que, dans cette prétendue source de corruption il se forme des saints »é
(2) P. Boschet, op. cil., p. 37.
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Pourquoi ne pas remonter plus loin encore et jusqu'à la source du fleuve chrétien? Racontant une de ses missions, il nous sembla voir, écrit le P. Maunoir, quelques effets de ceux qui arrivèrent à Jérusalem, lorsque les Apôtres y publièrent l'Evangile 1.
Aux prises avec n'importe quelle forme du mal, l'idée du miracle facile et comme diraient les Anglais, matter of course, est la première qui leur vient à l'esprit. Ils n'attendent pas que ce peuple breton, croyant et créduley les devance. Un des précurseurs immédiats de Maunoir, le P. Thomas, jésuite lui aussi, cherchant un jour dans la campagne. de petits pâtres pour les instruire, et en ayant trouvé une troupe parmi lesquels il en aperçut un qui était aveugle, il s'informa de ses compagnons s'il n'avait jamais vu et comment il s'appelait. Ceux-ci répondirent que l'enfant se nommait Pierre et qu'il était né aveugle. Sur quoi le Père sans balancer lui dit : Petre, l'espice in nos, et aussitôt l'enfant ouvrit les yeux et regarda les Pères (le P. Bernard était là). Ce qui étonna tellement tous ses camarades que, ravis en admiration, ils se récrièrent : Des yeux!
des yeux ! des yeux ! 2 C'est leur premier mouvement, à plus forte raison se prêteront-ils aux supplications des foules.
Ils nous amenaient leurs malades, écrit le P. Maunoir, et quoique nous sussions bien qui nous étions, c'est-à-dire des hommes faibles et sans pouvoir, il fallaitles toucher; autrement on ne nous aurait point donné de repos. Nous les touchions donc et Dieu, pour récompenser leur foi, en guérissait plusieurs Ils ne se refusaient que faute de temps. Dans une mission particulièrement absorbante, « le P. Maunoir rapporte
(i) Boschet, op. cit., p. 99. x
(2) Ib., p. 35. La substance du fait ne paraît pas douteuse. Cf. Le même miracle répété par le P. Maunoir, ib., p. 101. « Nous lui disons (à une fille aveugle) ces mots bretons : Sellit ou zomp, qui signifient : regardez-nous, et elle nous regarde en effet ».
(3) Boschet, op. cit., p. xoo.
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qu'il ne toucha qu'un enfant qui se mourait d'une esquinancie et que Dieu guérit à l'heure même » i. Je ne dis rien des pluies soudaines suspendues ni du miracle contraire. Presque chaque mission assistait à des prodiges de ce genre et c'est là même, on s'en souvient, une des choses qui faisait le plus de peine au biographe parisien du P. Maunoir. Il s'en tire comme il peut et d'assez bonne grâce. Un jour, écrit-il, que les missionnaires s'en revenaient de l'île Molène, avec nombre d'enfants qui allaient recevoir la confirmation sur la terre ferme, (
dès que la troupe fut en mer, ils entonnèrent les cantiques et les rochers réfléchissant la voix, les échos formèrent comme plusieurs chœurs. Ainsi la mer retentit des louanges de Dieu et comme si elle eût été sensible à ces pieux concerts, on prétend qu'elle se calma et que depuis, les marées se sont trouvées plus douces en cet endroit-là, et la navigation plus aisée 2.
D'autres manifestations surnaturelles rendaient encore plus étroit le commerce des missionnaires et de la foule avec le monde invisible : Il n' y avait point de confesseur à qui il ne vînt des pénitents qui rapportaient des circonstances surprenantes de leur conversion. Les moindres apparitions dont ils faisaient le récit, étaient d'âmes du purgatoire ; les plus communes étaient du bon ange et du saint dont les pécheurs portaient le nom. Il y en avait aussi de la Vierge.
Cela n'allait pas sans embarrasser quelques-uns des missionnaires. Comment croire à tant de visions! Une fois qu'ils discutaient entre eux ce problème délicat, l'évêque de Tréguier, missionnaire lui aussi et qui présidait la réunion, les rassura d'une manière ingénue et charmante : Moi comme vous, leur dit-il, j'ai d'abord « attribué ces particularités si nouvelles à la crédulité d'un peuple
(1) Bosclict, op. cit., p. 154.
('2) n., pp. 108, 109.
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très simple, porté à prendre de purs songes pour de véritables apparitions ». Mais depuis, il m'est venu à moimême « des choses si singulières, et de si différente espèce et si fort au-dessus de l'imagination humaine », que j'ai dû reconnaître « que le doigt de Dieu était là ».
Dans toute l'histoire des Pères du désert, je ne vois rien de plus savoureux que cette anecdote, le bon évêque s'avouant pris, avec presque tout son diocèse, dans le merveilleux engrenage. Après tout, concluait-il, pourquoi s'étonner que le « Tout-Puissant sauve par de vrais miracles ceux que le démon voulait perdre par de faux prestiges » l.
Car l'on croyait aussi que le démon, alors plus que jamais, faisait rage. Guidé par un mystérieux manuscrit que lui avait légué Michel Le Nobletz, son maître, et plus encore par son expérience du confessionnal, Maunoir était arrivé à se convaincre qu'il existait en Bretagne une vaste affiliation diabolique, répandue par toute la province, et dont beaucoup de prêtres faisaient partie. C'est ce qu'il appelle dans ses écrits « l'Iniquité de la montagne ». Son premier biographe, moins courageux que prudent, a reculé, mais en bon ordre, devant ce chapitre.
Ce serait ici le lieu, dit-il dans une splendide période qu'hélas, je dois abréger — de donner une connaissance parfaite, soit du cruel empire que le démon exerçait sur ses malheureux sujets. soit des prodiges qui se faisaient pour empêcher les hommes de se ,laisser séduire aux artifices du démon. soit de la violence avec laquelle il s'opposait à leur conversion. soit des règles que (le P. Maunoir) avait prescrites pour saper les fondements de cette monarchie infernale ; soit des combats furieux. Mais nous vivons dans un siècle si délicat sur les choses extraordinaires (1697) pour ne pas dire si incrédule, que la plupart prendraient tout cela pour des illusions. Ainsi, laissant à quelque autre écrivain, plus hardi ou plus heureux que moi, à mettre en œuvre cette partie la plus surprenante de mes mémoires, pour en faire
(1) Boschet, op. cit., pp. 225, 226.
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une histoire a part, et pour la produire, lorsque la disposition des lecteurs aura changé, je ne rapporterai rien maintenant qui puisse choquer la délicatesse du siècle1.
Nous ferons comme lui, car ni le démon ni ses adeptes ne sont de notre sujet. Nous explorons une autre montagne. Qu'il nous suffise donc d'avoir indiqué par ces divers traits le caractère particulier des missions de Bretagne et le milieu tout pénétré de convictions et d'émotions surnaturelles qui a favorisé un si prodigieux développement.
Il ne faut pas croire du reste que les missionnaires aient abandonné passivement leur entreprise à l'intervention du ciel. Leur zèle, leur sainteté personnelle, n'auraient pas suffi non plus, et l'entreprise n'aurait eu que des résultats médiocres, si pour la fonder et l'organiser il ne s'était rencontré deux hommes d'un véritable génie, Michel Le Nobletz et Julien Maunoir. A parler humaine- ment, cette rencontre explique tout. Ces deux grands hommes avaient besoin l'un de l'autre. Malgré les ressources inépuisables de son industrie, Le Nobletz, un peu bizarre et au point de passer pour fou, plus habile à concevoir qu'à réaliser, et d'ailleurs voué sans défense à la persécution d'un clergé dont il troublait l'inertie, n'aurait laissé derrière lui que les ruines d'un trop beau rêve.
Plus solide, plus tenace, mieux équilibré de toutes façons,
du P. Mauno i r, (1) Boschel, op. cit., pp. 193-195. Le récent biographe du P. Maunoir, le P. Séjourné a eu moins de timidité. Cf. op. cit., I, ch. xviii. ÎSIniquité de la montagne, et t. II, p. 223, où il est question du manuscrit de Maunoir : La montagne, seu de magis. Les règles dont parle le P. Boschet ont fait l'objet de longues discussions. La question portée en Sorbonne fut résolue dans un sens favorable à Maunoir, sur un rapport de L. Bail lequel a inséré dans son De triplici examine. Paris, 1668, les règles données par Maunoir aux « confesseurs des adeptes du démon ». Cf. Séjourné, I, 302. Le P. Rigoleuc parle dans ses lettres d'un jésuite qui « mourut dernièrement de la vexation d'un esprit follet qui l'empêcha de dormir six mois entiers », et il nous apprend qu'un des grands spirituels de son Ordre, le P. A. Le Gaudier « fut toujours persécuté d'un démon depuis qu'il l'eut chassé de la maison d'un gentilhomme du pays de Liège qui entretenait un commerce familier avec ce démon » La vie.
pp. 438,439.
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d'un autre côté, beaucoup moins original, assez lent, Maunoir, livré à ses inspirations personnelles, aurait sans doute suivi, soit au Canada, soit en France des routes héroïques, mais battues. C'est Michel Le Nobletz qui lui a préparé les voies, qui lui a révélé sa vocation et les moyens de la 1 remplir1.
, Dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Renan
(1) Michel le Nobletz, d'une des plus anciennes familles du Léon (les Kerodern) né à Plouguerneau en 1577, mort au Conquet en 1632. Fait ses études dans le sud-ouest, en partie chez les jésuites (Bordeaux, Agen, Bordeaux), commence à missionner vers 1610, avec le dominicain Pierre Quintin. Missions aux îles d'Ouessant, de Molènes, de Baz, à Landerneau, à Quimper, à l'île de Sein et un peu partout. Insensiblement se fixe à Douarnenez, puis au Conquet. Son histoire est en somme très mal connue.
Le livre déjà cité de M. Le Gouvello, bien que très supérieur aux autres vies de Le Nobletz, ne me semble pas, et du reste ne prétend pas répondre à toutes les exigences de la critique. On est d'ailleurs fort gêné.
Presque pas de documents contemporains. Il faut s'en tenir à la vie manuscrite de Le Nobletz par le P. Maunoir, texte infiniment précieux, mais qui, malgré tout, ne peut suffire. C'est l'œuvre d'un saint. D'où le respect particulier que nous lui devons. Mais a) Maunoir tient toute sa science de Le Nobletz. b) Celui-ci, très imaginatif, n'était plus jeune lorsqu'il racontait à son ami et sa jeunesse et les autres événements de sa vie. c) Beaucoup de ces confidences ont trait aux nombreuses persécutions qu'a subies M. Le Nobletz; ainsi tous les détails sur son passage orageux chez les dominicains. En bonne critique, il faudrait pouvoir entendre alteram partem. Ainsi l'ex-voto de la chapelle, lacéré par le fougueux novice, était-il aussi indécent qu'on veut bien le dire ? Le couvent était-il en aussi mauvais état ? Cf. ce que nous avons déjà dit (L'Invasion mystique, pp. 394, seq.) au sujet de la réforme des couvents ; d) Enfin le P. Maunoir a laissé couler plusieurs années avant de rédiger ses souvenirs.
M. Le Gouvello semble estimer qu'il faut prendre à la lettre à peu près tout ce qu'a écrit le P. Maunoir. Très certainement l'Eglise nous laisse plus de liberté. Même canonisé, Maunoir historien resterait discutable.
Ce disant, je pense peut-être surtout à l'effrayant tableau que Le Nobletz et Maunoir nous tracent de leur Bretagne. Foi, mœurs, tout n'est plus qu'une ruine. M. Le Gouvello a trop de sens critique et il connaît trop bien la Bretagne pour ne pas soupçonner là-dessous quelque exagération.
Il s'incline pourtant devant les affirmations catégoriques du P. Maunoir.
Pou'r nous, cet acte de foi serait impossible. Cf. pourtant l'excellente note de la p. 223. L'histoire même des missions bretonnes, bien loin de confirmer ces outrances, nous montre au contraire à quel point la Bretagne de ce temps-là, malgré tout, restait chrétienne. Des saints partout, et des familles de saints. Ainsi les Bernard, les Huby, etc., etc. Maunoir trouvera quand il le voudra, un millier de collaborateurs : j'ajoute que les exemples qu'on nous apporte ne prouvent quasi rien. Qu'au fond d'une île perdue ou que même dans un village du continent, les missionnaires, interrogeant la foule, aient rencontré de bonnes gens qui, soit bêtise, soit timidité, soit même ignorance totale, n'aient pas su leur dire s'il y avait un, deux ou quatre dieux, en vérité que conclure de là sur la situation religieuse d'une province ? Qui ne sent du reste, que soit l'histoire générale de ces missions bretonnes, soit même la biographie des deux grands
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résume en deux mots l'histoire des missions bretonnes.
« Au XVIiC siècle, dit-il, notre Bretagne française fut tout à fait conquise par les habitudes jésuitiques et le genre de piété du reste du monde. Jusque-là la religion y avait eu un caractère absolument à part. »1 Il aimait ces rac-
missionnaires, devrait s'ouvrir par un tableau de la Bretagne catholique à la veille des missions ?
Julien Maunoir, né en 1606, à Reintembault, évêché de Rennes (entre Fougères et Pontorson), mort à Plévin, évêché de Tréguier (près de Guincamp) en 1683. Reçu dans la Compagnie par le P. Coton, alors provincial (1625), lequel P. Coton avait autrefois décidé M. Le Nobletz à entrer dans les ordres. Novice en même temps que les PP. Huby et Paul Ragueneau.
Régent au collège de Quimper (1630-1633). C'est là que vient le voir M. Le Nobletz, qui avait déjà prédit que le jeune jésuite lui succéderait; là encore que sur les instances du P. Bernard, il se décide à apprendre la langue bretonne. Théologien à Bourges, professeur d'humanités à Nevers, où Jean Rigoleuc était alors préfet des études. Ses missions de Bretagne commencent en 1640 avec Quimper comme point d'attache. Il les continuera jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant quarante-trois ans, parcourant toute la Bretagne de l'ouest à l'est, du midi au nord. Il a publié quelques livres en breton et laissé un nombre considérable de manuscrits. Nous avons déjà parlé de son premier biographe, le P. Boschet (Saint-Quentin, 1642; La Flèche, 1699), une des bonnes plumes de son Ordre. Le P. Boschet me semble s'être formé sur le P. Bouhours qu'il cite volontiers, mais si, pour le style, il n'a presque rien à envier à son maître, il le dépasse de beaucoup comme hagiographe. Cette vie de Maunoir est un livre délicieux. Cf. notamment le récit des premières missions dans les îles d'Ouessant, de Molènes et de Sein. Le récent biographe de Maunoir, le P. Séjourné suit le P. Boschet d'aussi près que possible et le plus souvent il le démarque, d'une façon qui ne me paraît pas très heureuse. On trouve pourtant chez lui et plus d'exactitude et nombre de détails nouveaux. Le prudent P. Boschet avait omis certains points plus délicats et, par exemple, parlait peu des difficultés que Mauhoir, puissamment encouragé du reste par les généraux de la Compagnie, avait rencontrés auprès de ses supérieurs immédiats. Le P. Séjourné dit loyalement tout ce qu'il sait. On peut néanmoins regretter qu'il s'en tienne à une conception archaïque et toute statique de l'histoire. Pensée directrice, méthode et le reste, il ne montre pas assez le développement du P. Maunoir. De même il néglige trop de « situer » cette histoire particulière dans l'histoire générale. Cf. pourtant de précieux renseignements sur le rôle de Maunoir et des missionnaires pendant la grande révolte de 1675 (t. II, pp. 172-190; le sujet méritait plus de vingt pages). Maunoir, pour le dire en passant, admirait fort le duc de Chaulnes. « Je compris, dit-il a son sujet, que Dieu communiquait le don de conseil à ceux qu'il destinait au commandement ». Cf. ib., p. 185 et Lavisse, Htstoire de France, VII, I, pp. 352-358. Bref on a presque tous les éléments d'un travail d'ensemble sur les missions bretonnes, mais ce livre reste à faire.
(1) Souvenirs d'enfance et de jeunesse. Saint Renan. Ce que Renan reproche le plus à cette centralisation, est d'avoir systématiquement négligé le culte des saints locaux. « Le clergé ne fait que les tolérer ; s'il le pouvait, il les supprimerait ». Plus attentif à des phénomènes qui auraient dû l'intéresser davantage, Renan aurait compris qu'à la longue et même assez vite, nombre de dévotions populaires s'éteindraient, même
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courcis despotiques et n'y regardait pas de si près. Tout le monde admet que depuis la Réforme et Trente, le catholicisme tend à une centralisation de plus en plus étroite, mais ce mouvement n'est pas plus sensible en Bretagne qu'ailleurs, l'est peut-être moins et dans tous les cas ne parait pas avoir contrarié beaucoup l'instinct religieux de ces peuples. Le « cachet absolument à part » que Renan leur prête, n'avait gêné d'aucune façon le grand apôtre de la Bretagne au XVe siècle, saint Vincent Ferrier, un Espagnol. Quant aux jésuites, Bretons pour la plupart, qui ont évangélisé au XVIIe siècle les ancêtres de Renan,
en Bretagne, si, d'une façon plus ou moins artificielle, le clergé ne travaillait à les maintenir. Il faut même, et souvent, qu'on les relève de leur ruine et c'est là précisément ce qu'ont dû et voulu faire les jésuites du XVIIe siècle en Bretagne. Une cérémonie prélude aux missions de Maunoir ; le vœu de la ville de Quimper à saint Corentin, pendant la peste de 1639. De ce vœu, le jésuite Bernard, qui sera demain le compagnon de Maunoir, a eu seul l'initiative. Sur ses instances, les reliques du saint font retour à Quimper, la fontaine du saint est restaurée, etc., etc. De là est venue l'idée de placer les missions sous le patronage de saint Corentin et d'associer ainsi la Bretagne légendaire à la renaissance qui se préparait.
Cf. Séjourné, op. cit., I, p. 77, seq. Maunoir a composé plusieurs cantiques en l'honneur de saint Corentin, et il a écrit, en vers bretons, la vie de saint Corentin. Au même saint, il dédie son livre du Collège de Jésus.
« Ça été, lui dit-il, à la faveur de la langue armorique, o grand saint, que vous avez planté la foi dans la Cornouaille, avec des bénédictions., qui donnent une vénération à l'idiome dont vous vous êtes servi. Dieu vous a mis comme un chérubin à la porte de ce paradis terrestre pour empêcher le retour du serpent infernal. Il y a treize siècles qu'aucune espèce d'infidélité n'a souillé la langue qui vous a servi d'organe pour prêcher Jésus-Christ et il est à naître qui ait vu un breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique ». Séjourné, II, pp. 215-217. Renan aurait goûté ce beau texte, bien qu'il ne s'accorde pas avec telle autre affirmation des Souvenirs. « Il n'eût fallu que quelque circonstance favorable pour que les Bretons de France fussent devenus protestants comme leurs frères, les Gallois d'Angleterre ». Souvenirs, ib. Ceci encore est peu solide, où a-t-il donc vu chez les Gallois une telle hâte de se faire protestants ?
Sur la romanisation totale et profonde du catholicisme gallois. Cf. l'ouvrage classique de Lloyd, History of Wales, le savant livre du Rév. Hartwell Jones, Celtic Britain and the Pilgrim Movement, cités dans un article de H. Thurston, The Ancient Church of Wales (The Month, mars 1893).
De ce que je viens de dire sur le rôle du clergé dans la conservation, et des missionnaires, dans la restauration des cultes locaux, voici un exemple : Le recteur de Mür, voulant bâtir une nouvelle chapelle, « au tombeau de saint Eloüan, où il avait recouvert deux fois la santé, invita le P. Maunoir, qui l'avait fort porté à cet édifice, de se trouver à la cérémonie ». Discours de Maunoir, qui « renouvela tellement l'ancienne dévotion qu'on avait eue autrefois à saint Eloüan. que son tombeau. négligé depuis plusieurs années, fut bientôt aussi célèbre que jamais ». Boschet, op. cit., p. 201.
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aidés en cela par un millier de prêtres bretons, ils n'ont fait qu'appliquer et avec une entière docilité, les méthodes apostoliques, imaginées par un breton bretonnant, s'il en fut jamais, par Michel Le Nobletz, le dernier des bardes.
IV. Ce n'étaient pas des sermons à la Bridaine. Il s'agissait avant tout d'apprendre aux foules, en huit, quinze ou trente jours, les éléments de la foi et de la science des saints. Entreprise essentiellement catéchétique, où les allocutions émouvantes, bouleversantes, figuraient sans doute, mais au second plan1. Du programme assez chargé qui réglait cette sorte d'université populaire ambulante, nous retiendrons seulement les trois articles principaux, ceux qui furent alors traités d'innovations dangereuses, les cartes peintes, les cantiques et le concours féminin.
a) Dom Michel avait imaginé « de grandes cartes allégoriques, peintes sans art, mais en couleurs vives, sur bois ou parchemin, et ingénieusement composées pour l'instruction religieuse » 2. Nous avons la liste de ces cartes dont il ne reste qu'une faible partie. « Il y en avait au moins quarante — je cite l'aimable et savant biographe de Le Nobletz. — On pourrait partager cette collection en deux catégories : dans la première et la moins nombreuse,
(i) Quand il missionnait avec le P. Quintin, le Nobletz se réservait la partie catéchétique et laissait 1 éloquence à son compagnon qui paraît avoir été une façon de tribun religieux. Il me semble que pendant les dernières années de Maunoir, on aura fait plus de place à l'éloquence. Le but premier des missions était atteint dans une large mesure, la Bretagne mieux instruite de sa foi. Restait donc à entreteni r les bonnes résolutions, et à nourrir la dévotion de l'auditoire. La mission tournait à la retraite — comme nous verrons — mais dans la retraite même, on gardait plusieurs des procédés de la mission, notamment les cartes peintes. Inversement on peut remarquer dès le début l'orientation ascétique des exercices. Les pécheurs qu'on tâche d'instruire et de convertir, pn veut du même coup, les conduire à la sainteté. Cette évolution serait très intéressante à suivre.
Je ne trouve malheureusement rien de bien clair là-dessus dans l'ouvrage du P. Séjourné.
(2) Le Gouvello, op. cit., p. 119. Il faisait peindre les cartes par des artistes populaires, notamment par un employé du fisc, Alain Lestobec.
Celles qui nous restent sont des « feuilles de parchemin qui mesurent environ 1 mètre de hauteur sur 0,60 de largeur. Mais il existait probablement des tableaux plus grands en bois et montés sur châssis » Ib., pp. 188, 189.
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il y a des sujets très simples el compréhensibles au seul énuméré des titres : le tableau de la Passion, les cartes du Pater Noster, du Saint-Sacrement, des Sept Péchés mortels, de l'Enfant prodigue, de l'Enfer, Vie de Notre Seigneur, de Notre-Dame, etc. ; dans la seconde, le plan est complexe, artificiel, symbolique et emblématique à outrance parfois, et les titres singuliers ou même bizarres l'indiquent déjà : le Chevalier errant, les Six Cités du Refuge, la carte des Trois Arbres, etc. Les personnages, les emblêmes, les figures de toutes sortes, y sont groupés très diversement, mais toujours très méthodiquement et demandent des explications que la plupart du temps, on ne saurait trouver soi même à première vue. » Les cahiers manuscrits de Dom Michel, transmis au P. Maunoir en même temps que les cartes, contenaient la clef de toutes ces énigmes, et par bonheur, quelques-uns de ces cahiers nous ont été conservés.
« Tantôt, reprend M. Le Gouvello, c'est un panorama, où l'on ne distingue rien d'abord qu'un mélange confus d'images accumulées ; tantôt ce sont des cercles concentriques, des rangs de cases superposées régulièrement, une échelle de petits motifs ou des compartiments découpés comme le dessin d'un parterre français ; il y a même une ou deux cartes géographiques, animées par des figures qui nous donnent des leçons de théologie. Le détail des choses n'est pas moins varié ni moins artificiel, il est quelquefois minutieux, étrange, alambiqué; le mauvais goût de l'époque s'y fait sentir 1. » Peu importe le goût. Toutes ces complications devaient enchanter la foule. Résoudre des charades, saisir des symbolismes, c'est la joie des peuples enfants. N'oublions pas du reste, que l'auditoire des missionnaires était composé en grande partie de marins et que les marins ont de bons yeux.
Muni d'une longue baguette, le missionnaire désignait
(1) Le Gouvello, op. cit., p. 189.
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tour à tpur chacune de ces figurines, et, le commentaire aidant, on arrivait à les voir1.
A propos de cette baguette dont il avait religieusement conservé l'usage, le P. Maunoir consigne dans son journal, le souvenir d'une aventure tellement curieuse et belle que je dois la rapporter. La scène se passe à Mûr en Cornouaille, où le saint vient d'ouvrir la mission. Après un premier contact avec le public,
voyant qu'on l'écoutait volontiers, il produisit un de ces tableaux mystérieux dont nous avons parlé et en montra les figurer - avec une baguette blanche ; circonstance que je rapporte parce qu'elle causa dans les plus considérables de l'auditoire une joie subite, dont ils ne furent pas maîtres et qui éclata.
Le P. Maunoir, en sortant de chaire, demanda la cause de cette joie si extraordinaire. On lui dit qu'un des anciens recteurs de la paroisse, nommé Dom Briant, grand homme de bien. rebuté de ce qu'on profitait si peu. (de ses) prédications. avait conclu de la sorte un de ses derniers sermons.
« Ne changerez-vous donc jamais de vie? » Et qu'en homme inspiré, se répondant à lui-même, il avait ajouté : « Non, vos cœurs, à présent plus durs que la pierre, s'amolliront enfin comme la cire. Il viendra après moi des prédicateurs qui catéchiseront avec des baguettes blanches ;ils représenteront sur la terre les anges et la félicité du ciel ; ils apporteront Rome à votre porte et alors vous vous convertirez ».
Ensuite, on dit au Père que ce qui réjouissait tout le monde, c'était de voir que la prédi'ction de Dom Briant venait de s'accomplir à la lettre, puisque enfin l'on avait un prédicateur
(1) Le P. Maunoir se servait aussi de la baguette « pour désigner les enfants qu'il voulait interroger, et réprimer leurs petites saillies. Quand il aura associé à son œuvre une légion de missionnaires, chacun aura sa baguette blanche. Dès les premiers jours de la mission, les enfants du catéchisme se seront fait un bonheur de la leur a pporter. elle servira encore a aligner les foules. On y suspendra les chapelets, le jour où s en fera la bénédiction solennelle ». Séjourné, op. cit., I, p. 239. Il est possible qu'une fois l'habitude prise, les missionnaires aient gardé leur baguette même dans les parloirs ou les chapelles de couvents. J'appuie ma conjecture sur le trait suivant que j'emprunte à la vie de Rigoleuc.
Après sa mort, celui-ci apparaît à une religieuse : « Il me commanda de me mettre à genoux pour l'écouter. et levant une baguette qu'il tenait en sa main comme pour me frapper : Je verrai, dit-il, si ,vous profiterez de ma réprimande et si vous y manquez, je reviendrai et je vous frapperai de telle sorte qu'il vous en souviendra ». La vie., pp. 124, ia5.
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qui catéchisait avec une baguette blanche ; qu'on avait vu des enfants à la procession (d'un village voisin) représenter les anges et la joie du paradis; et que, de publier, comme on avait fait, la bulle par laquelle le Pape accorde indulgence plénière en faveur de la mission, c'était apporter Rome à leur porte1.
J'emprunte à M. Le Gouvello qui d'ailleurs cite luimême les « cahiers » de Le Nobletz, la description et le commentaire de quelques-unes de ces cartes-sermons.
Dans celle des Conseils est dessinée
une partie de l'Amérique du Nord, l'Amérique centrale tout entière avec le fameux isthme de Panama, l'Amérique du Sud complète. Vous remarquez d'abord, non sans surprise, deux 1 groupes de petites bonnes gens aux culottes courtes qui travaillent bravement, avec de larges pelles, à creuser le canal des deux mers, dans deux endroits différents : les uns au sud du Mexique, a travers l'isthme de Tehuantepec, les autres par l'isthme du Panama. Des navires de toute dimension. et de toute couleur sillonnent l'Océan atlantique et l'Océan pacifique. Ils se dirigent vers des îles mystérieuses, inconnues en géographie, ou vers un continent immense, où le Père éternel, en robe de pourpre, couronné d'une tiare d'or.
trône au milieu d'une gloire. Ici, un bâtiment sombre sur un écueil; là, de malheureux naufragés s'échappent à la nage, soutenus par des épaves. Des échelles et d'autres signes énigmatiques sont tracés sur mer et sur terre.
Tout cela est figuratif. L'isthme de Panama représente le grand obstacle qui nous empêche d'arriver plus vite et plus sûrement aux rives éternelles. « Il vaut mieux prendre peine à couper cette terre » que de suivre un autre itinéraire beaucoup plus long et plus dangereux en contournant l'Amérique du Sud, « par le détroit de Mégaillan (Magellan) où il arrive de fréquents naufrages. »
Bref creuser le canal de Panama, c'est prendre le raccourci des conseils évangéliques : mépris de soi, pauvreté, mortification. Néanmoins Le Nobletz ne conseille pas à
« (1) Boschet, op. cit., pp. 176, 177. Au point de vue style et récit, cf.
Séjourné, I, p. 238-241.
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tous de jeter l'ancre dans l'île du Haut Conseil, c'est-àdire, d'entrer au couvent.
Le Chevalier errant. a suivi les grands chemins du vice où dame Volupté lui a coupé les cheveux, comme autrefois Dalila à,Samson, et l'a dépouillé de ses armes. Il s'est rendu a Babylone, dont les sept tours sont les sept péchés mortels, et il. a séjourné dans le château du roi Charnel et de la reine Sensualité, qui ont neuf filles : Libertinage, Oisiveté, etc. Il habite aussi le château de la Prospérité mondaine où règne le roi Amour mondain et la reine Prospérité; en compagnie de leurs filles : Gourmandise, Avarice, Orgueil. « Leur nourrice est Négligence. Il y a un petit chien dit Passe-temps. » Le chevalier errant est enfoncé dans la boue du péché, mais la Grâce divine le touche d'une verge d'or et il l'invoque. »
L'épreuve et l'expiation viennent pour lui. « Il tombe malade de plusieurs fièvres, qui sont coutumes vicieuses ». Un ange le guérit, lui découvre sa faute et le conduit au château de Pénitence, « qui est sur une montagne fort aspre. Grâce divine l'aide pour monter, lui présentant une couronne. Il y a une dame devant la porte, fort triste et déplorée, dite Contrition, qui lui montre un serpent pénétrant entre deux pierres pour quitter sa vieille peau : la porte se dit Vérité et la clef Miséricorde. » Enfin le chevalier errant. devient le Désirant de l'Amour de Dieu.
Ce qui fournit le sujet d'une nouvelle carte, où seront énumérés les divers échelons de « la vie purgative et illuminative ». Il avait oublié « la contemplative » ; mais de rares symboles, peints sur la marge de la carte, corrigent subtilement cette omission. Par où l'on voit une fois de plus que ces missions ne se contentent pas de convertir les pécheurs, et qu'elles s'ordonnent vers la plus haute perfection. Elles contiennent comme en germe l'œuvre des retraites spirituelles ; elles préparent d'humbles recrues à l'école mystique de Lallemant et de Rigoleuc.
D'autres tableaux ne présentaient à l'auditoire que des images familières : La carte dite Harboulin se rapporte à une manœuvre et à un terme de marine bretonnisé. La bouline est un cordage amarré
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par le milieu, de chaque côté d'une voile carrée, pour prendre le vent de biais : aller à la bouline, c'est tenir le plus près du vent, en mettant les voiles de côté, par le moyen des boulines, quand on ne peut naviguer autrement. « Cette carte est faite, écrit le missionnaire, pour déclarer familièrement aux jeunes apprentifs l'art de la navigation, et après, pour leur donner par mesure, quelques instructions, conformément à leur profession. »
Dans les « cahiers » trop peu nombreux qui nous restent, Le Nobletz indique les sources littéraires de chacune de ces cartes, ici le P. Binet, là un jésuite italien, ou encore le F. Jean de Carthey, de l'Ordre des Carmes.
Nous aurions pu lui faire une place parmi nos humanistes dévots. Pendant ses longues années de formation religieuse, de solitude et de vie errante, il avait beaucoup lu, mais en poète, recueillant de tous côtés une abondante provision de symboles. Son originalité est sans doute beaucoup moins dans l'invention du détail que dans l'ordonnance de ces vastes compositions. Elle est aussi dans ce mélange singulier de simplicité pieuse, de poétique subtilité et de zèle. Ajoutez à cela la verve des libres prêcheurs et une sorte d'humour que l'on retrouvera plus tard dans le chef-d'œuvre de cette littérature allégorique — le Pilgrim's Progress de Bunyan. Qu'on en juge sur un fabliau macabre, probablement de son invention, et où il fait la satire d'à peu près toutes les conditions sociales, particulièrement des hommes de loi. C'est la Carte des malades, malheureusement perdue, mais que l'on peut reconstituer sans effort.
Il y avait, disent les cahiers, un certain homme de qualité honorable, selon le monde, dit M. Nigot, de la ville de Jéricho, qui avait acquis de grands moyens en peu de temps, et entre autres ménageries, avait bâti un manoir au champ dit oubli de soi-même, parce qu'il avait oublié le devoir du chrétien.
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Ses parents l'avaient envoyé aux écoles pour en faire « un fameux avocat, mais parce qu'il était par trop libertin. ou selon autres, il était grossier d'esprit, il ne put parvenir à telle vocation, tellement que tout ce qu'il pût faire fut être procureur en la ville de Jéricho, ville capitale de la province de Confusion, située au royaume de Toute-Injustice.
Bpman de la Rose ou Carte du Tendre, oui, mais ici l'inspiration est si vive, si directe que Le Nobletz laisse bientôt ces abstractions qui le gênent. Ainsi avaient fait les auteurs de la Ménippée. Nigot tombe malade; arrive « un apothicaire, nommé Boul, puis le curé, et, sur leurs pas, mille personnages.Suivent les discours très édifiants et instructifs, les doléances, les conseils, les requêtes, les ordonnances de tout ce monde, qui accourt au chevet du malade, par charité, affection, curiosité ou intérêt. C'est le curé Pastor bonus qui exhorte son paroissien à se préparer au trépas ; ce sont ses proches et ses amis qui s'efforcent de le consoler et lui donnent des conseils pratiques pour mettre ordre à ses affaires ; ce sont les parents pauvres, les mendiants, moines ou autres, et les nécessiteux qui désirent tirer bon parti de la situation ; ce sont des dévotes qui engagent le mourant à gagner les indulgences plénières, « parce qu'il était de la confrérie du chapelet et du sacre et portait le scapulaire et le cordon » ; c'est, et nous voici en plein drame social, c'est un pauvre homme, « vêtu comme un mendiant tout .pied nu » ; tenant « un contrat d'une main et un sac plein de papiers de l'autre, lequel s'est venu plaindre des injustices, extorsions et effronteries de maître Jean Nigot, procureur de la ville de Jéricho, et Seigneur, voisin de sa maison, qui l'a ruiné par des procès fort injustes et par longues chicaneries. »
Et bientôt ce comparse, ce chétif remplit la scène. Il souffre en silence depuis quarante ans et pour une fois qu'il ose enfin crier sa misère, il ne s'arrêtera plus. Les exactions de M. Nigot : un simple épisode dans cette vie
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douloureuse. Il est l'éternel exploité, le vaincu, le maudit, celui qui a toujours tort, à qui rien ne réussit.
Il se plaint « de son recteur, des ministres de la justice, des médecins et de la mort » elle-même qui lui a ravi sa chère femme, et il condamne ainsi tout le monde par ces aphorismes caustiques.
L'Eglise prend le vif et le mort ; La mort saisit le faible et le fort ; La justice, le droit et le tort, Le Juge tire, L'Avocat mire, Le procureur vise au sac, Le Greffier happe, Le Clerc attrape, Et chacun nous mène au bissac.
Encore quelques années, ou lui, ou son fils, les deux peut-être, mèneront la bande des bonnets rouges à l'assaut des manoirs et même des presbytères. Le Nobletz avait-il peint sur sa carte quelques-uns de ces arbres dont parlera plus tard le duc de Chaulnes? « Les arbres commencent à se pencher sur les grands chemins du poids qu'on leur donne ? » Je ne sais, mais il me paraît probable que, dès avant la révolte affreuse et si affreusement réprimée de 1675, le jésuite Maunoir aura discrètement abrégé l'explication de ce tableau1. Revenons au lit de mort de M. Nigot.
Une foule de visiteurs ou « légats » de personnes qui ne peuvent venir, se succèdent sans interruption dans la chambre du malade. Les uns exigent des restitutions, les autres sollicitent des legs, les fabriques réclament des arriérés, les fermiers leurs quittances et les domestiques leurs salaires.
Ils demandent au mourant de prendre ses dernières dispositions. Maître Nigot ne sait auquel entendre. Pour surcroit de peine, son apothicaire Boul l'accable de remèdes, à tuer l'homme le mieux portant. Maître Nigot succombe et meurt désespéré, sans pouvoir faire son testament ni restituer. Mais
(1) Cf. la révolte résumée dans Lavisse, op. cit., VII, I, pp. 352-358.
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l'agitation générale continue autour du défunt et la chicane qu'il a tant exercée lui-même, poursuit le procureur dans son cercueil. Deux curés contestent ensemble au sujet de sa sépulture. Des gentilhommes admonestent brutalement et finissent par rosser le sacristain qui a sonné les glas avec trop de pompe. « Viens ça, coquin, pourquoi as tu sonné les cloches en cette façon? Tu savais bien qu'il n'était pas noble. » La veuve, hélas! se réjouit intérieurement de la mort de son mari qui était fort violent « et prend un taffetas qui descend jusqu'au bout du nez pour cacher la joie de son visage 1 ».
« Tu savais bien qu'il n'était pas noble », ce beau mot ::,de comédie, je ne suis pas sûr non plus que Maunoir l'ait répété, lorsqu'il expliquait à son tour la Carte des malades.
D'un caractère moins rugueux que son maître, et pour tout dire, moins excentrique, aimable au contraire, doux liant et « d'humeur gaie », d'ailleurs ancien professeur d'humanités, jésuite enfin, et c'est tout dire, il dut hésiter parfois devant les hardiesses du vieux barde. Pourtant il ne faudrait jurer de rien. Maunoir tenait Dom Michel et avec raison, pour un très grand saint. Il s'était comme moulé sur lui et n'aspirait qu'à le reproduire. Jusqu'à la fin de sa vie, il est resté fidèle aux cartes, à la baguette et à tout le reste. Une de ses inventions personnelles, les fameuses processions, ne font que développer la méthode des cartes peintes. Après les tableaux inanimés, les ta- • bleaux vivants 2.
Cette procession était l'action la plus éclatante de la mission, et l'on peut dire en quelque sorte qu'elle en était l'âme, le Père s'en servant pour exciter la ferveur et pour animer tous les exercices. Comme l'on y représentait beaucoup de mystères au naturel, c'était à qui aurait les plus beaux personnages. Or le Père ne les donnait qu'aux plus assidus et aux plus fervents.
(1) Le Gouvello, op. cit., ch. XIX, pp. 187-109. Cf. aussi, Ib., pp. nq121.
(2) C'est bien Le Nobletz qui a conseillé au P. Maunoir d'établir les processions, mais je ne crois pas qu'il en ait imaginé le détail. Cf. Le Gouvello, op. cit.,. 325.
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On s'arrangeait à quelque distance de l'église, dans une place publique ou à quelque endroit de la campagne qui eût du rapport au jardin de Gethsémani, et là commençait la première station.
Un prêtre, revêtu d'une robe violette, représentait le Sauveur ayant avec lui trois ecclésiastiques qui faisaient les trois apôtres, Pierre, Jean et Jacques, donnait.., une représentation fidèle de tout ce qui s'était passé dans le jardin des Olives.
Cela bien exécuté tirait les larmes des yeux et faisait pleurer ceux-là même qui étaient venus pour en rire.
Cette station finissait par la prise de Notre-Seigneur. et cependant la procession marchait dans l'ordre suivant : Paraissaient d'abord les Prophètes, « représentés par de
vénérables vieillards, vêtus à la juive » ; saint Jean-Baptiste; les apôtres et les soixante-douze disciples ; « après cela une troupe de jeunes garçons marchaient deux à deux, tous portant quelque instrument de la Passion.
Le premier. portait une croix de la main droite et des balances de la main gauche, pour avertir les assistants que leurs actions seraient pesées au poids du sanctuaire ».
Puis. deux troupes de Vierges et deux troupes de Martyres.
L'habit des Vierges était blanc : elles portaient de grands voiles de toile fine qui avaient beaucoup d'éclat : car dans la Basse-Bretagne tout le linge, même des paysannes, est d'un blanc à éblouir.
Pour le P. Boschet que je cite, les voyages étaient une grande affaire. Mais une fois parti, il sait regarder.
Les martyres avaient aussi de grands voiles blancs, mais le reste de leurs habits étaient rouges et elles portaient par-dessus le voile une couronne d'épines sur la tête, ce qui avait aussi sei grâce.
Enfin le clergé, d'ordinaire très nombreux, car on y venait de tous les coins de l'horizon, le Saint-Sacrement, puis le peuple, marchant « deux à deux autant que cela se pouvait ». Il se faisait diverses stations. ({.Dans l'une, on
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voyait Notre-Seigneur. à la colonne ; dans l'autre, Pilate montrait le Sauveur au peuple ; dans un troisième, on trouvait Notre-Seigneur couronné d'épines. chargé d'une pesante'croix, et alors se joignant à la procession, il marchait portant sa croix.
Après un quart d'heure de marche, la Véronique venait essuyer la face du Sauveur, et ce n'était pas sans besoin.
Un peu plus loin, on trouvait sur le chemin la sainte Vierge et les filles de Jérusalem.
Le Sauveur leur tenait le discours qui est rapporté dans les Evangélistes. Ensuite elles prenaient leur rang après les trois Maries et suivaient la procession, le voile baissé, ayant un mouchoir à la main, qui était nécessaire à la plupart.
Au terme de la procession, se trouvait « un théâtre tout dressé, sur lequel était un autel où l'on devait poser le Saint-Sacrement, et une chaire pour le prédicateur : car il n'y avait point. d'église qui pût contenir » ces foules immenses. « Le P. Maunoir, qui avait marché à, la tête de tout, étant arrivé le premier, arrangeait toutes les bandes autour du théâtre. » Alors commençait le sermon, au milieu duquel Maunoir « faisait paraître sur le théâtre, le prêtre qui avait représenté Notre-Seigneur. Celui-ci tout épuisé, ne pouvant se soutenir, tombait sous la croix sans pouvoir se relever ». Après un premier saisissement, le sermon reprenait, mais pour être interrompu bientôt par les sanglots et les cris de l'auditoire. « Le Père descendait de chaire, et se remettant à la tête de la procession, il la ramenait dans le même ordre dans lequel elle était venue. (Mais) durant cette seconde marche, l'on n'était guère occupé du spectacle ; chacun s'en retournait, baissant la tète et pensant sérieusement à son salut. » 1 On
(1) Boschet, op. cit., pp. 296-303. On trouvera plus de détails dans Séjourné, I, pp. 216-231 et alibi, passim. On ne s'en tenait pas exclusivement aux mystères de la Passion, on représentait aussi quelquefois les mystères de l'Enfance, l'Annonciation, la Crèche, le massacre des Innocents, la fuite en Egypte, etc. I
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se serait cru sur la pente du Calvaire, au soir du premier Vendredi saint. La remarque est de Maunoir lui-même. Il va d'ailleurs sans dire que, malgré les fruits éclatants et durables de ces exercices, les missions ne plaisaient pas à tout le monde. Saint Vincent Ferrier avait été dénoncé, pour la même cause et par notre grand Gerson — petit quelquefois — aux Pères du Concile de Bâle, Gerson, mystique lui-même et qui avait préludé à la guerre contre les mystiques. Saint Vincent Ferrier passa outre. Ainsi put faire le P. Maunoir, solidement défendu par l'épis copat breton
b) Les cantiques. — « Une autre innovation de Michel Le Nobletz fut le chant des cantiques qu'il mit ou remit en usage. » Il en composa plusieurs « sur les points principaux de la doctrine chrétienne et enseignement compris es tableaux énigmatiques qu'on avait expliqués ». De ces cantiques, plusieurs lambeaux traînent sans doute dans les recueils modernes à l'usage des catholiques bretons, mais transformés et méconnaissables, aucune littérature peut-être n'étant moins protégée que les chants d'église contre les interpolations et les retouches. Un seul, paraîtil, est d'une authenticité certaine. Son allure très personnelle l'aura sauvé. « Ce sont, dit encore M. Le Gouvello, les impressions originales du missionnaire, le chevalier
(1) L'usage de ces processions dramatiques a dû se conserver jusqu'à la fin du XVIII0 siècle. Le P. Séjourné cite un curieux programme rédigé par un curé breton en 1754. La loi naturelle, Adam., Noë. Les Patriarches, la Loi écrite ; les Prophètes ; la Vie cachée de N.-S. (avec scènes et dialogues) ; la Vie active (curieusement, une seule scène, le baptême de Jean); les Apôtres, y compris Judas; la Vie souffrante de N.-S. (ici figurent Catherine de Sienne et Marie l'Egyptienne) ; la Vie glorieuse.
On donne, sur le chant des cantiques, une direction que nous aurons à nous rappeler plus tard, quand nous étudierons la sensibilité religieuse au xvin6 siècle : « Pourvu qu'ils ne chantent rien. de la mort, du jugement, de l'enfer, du péché, ni d'autres semblables qui altèreraient la joie de cette solennité et qui pourraient causer du scrupule à quelqu'un ».
Séjourné, op. cit., I, pp. 420-423. On voudrait plus de détails sur la participation des hautes classes à ces exercices. Mme de Sévigné a-t-elle assisté à une de ces processions, a-t-elle même soupçonné ce que c'était que mission ? Au reste, les Rochers ne sont pas en Basse-Bretagne. La Haute a eu ses missions, mais peut-être moins nombreuses, ou moins éclatantes, ou moins « bretonnes ».
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de la Vierge Marie, l'apôtre du mépris du n" mant de la pauvreté et de l'humilité, le zélateu iin.. *ble — j'ajoute, le solitai; 3, le suspect, le persé uté -. il s'est peint lui-même bien ressemblant dans cet t --sic bretonne d'un caractère si profondément et ~itimement religieux. »
J'ai choisi une Maîtresse, Une Dame et une Reine, Mon cœur est ravi En contemplant sa beauté.
C'est la sainte Vierge.
Chaque matin, à mon lever Devant mon Dieu, je rougis de honte.
Mon Dieu, mon Sauveur béni, Pardonnez-moi ma jeunesse, Car je vous ai offensé gravement.
Seigneur Dieu, regardez-moi, Et donnez-moi ce que je désire; Donnez-moi la grâce du mépris du monde Et la grâce de vous aimer parfaitement.
Pour entendre médire de moi Je ne suis pas contristé.
Parmi tous les hommes en ce monde, Je demande seulement Un homme pour prêcher le monde, Dieu veuille en donner toujours !
Plusieurs sont étonnés Parce qu'ils ne peuvent pas dire, Parce qu'ils ne peuvent pas comprendre Quelle vie est la mienne.
La vie que j'ai choisie, C'est catéchiser le monde, Et la vie de tous les apôtres Amis du Roi céleste.
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Lucifer enrage En me voyant parcourir le monde, , Pour empêcher les âmes » De courir à leur perdition
Et toi pécheur endurci et obstiné Sors de la fange de ton péché, Sors bien vite de ta fange, De ta vie infâme et mondaine. 1
Bien qu'ils perdent fatalement leur séduction, en passant d'une langue dans une autre, ce désordre passionné, ce personnalisme intense et douloureux, ces brusques ressauts de ferveur paraissent bien d'un vrai poète, savant tout ensemble et primitif, tendre et farouche. On pense à Fra Jacopone et l'on s'étonne de trouver ce breton du XVIIe siècle moins artificiel, moins latin que saint Colomban. Poète lui aussi, le P. Maunoir ou plutôt, versificateur héroïque, ce qui, dans la circonstance, est tout aussi rare. Haut-breton, presque normand, le génie lui manquait ou, du moins, le génie celtique. De vive force, il se le donne, si l'on peut ainsi parler. Les cantiques bretons étant un des articles essentiels du programme de son maître, Maunoir, dès ses débuts de missionnaire, se mit à composer des cantiques bretons, mais si tendres et sur des airs si touchants que « tous pleuraient de joie en les chantant, particulièrement M. Le Nobletz » 2. Celui-ci
(1) Le Gouvello, op. cit., pp. 210-215.
(2) Boschet, op. cit., p. 136. De certains passages de nos chroniques, on pourrait conclure ou que Le Nobletz avait la voix moins belle ou qu'il était moins expert que son disciple à donner des leçons de chant. Au Conquet et devant le propre logis de Dom Michel, la foule prie le P. Maunoir « de chanter les cantiques. dont on ne savait le chant que très imparfaitement ». Ib., p. 136. Pour les cantiques de Maunoir, cf. Séjourné, passim. « Il avait composé un cantique (très longtemps populaire en Bretagne) sur les tourments de l'enfer. C'est un dialogue instructif et pathétique, où les hommes qui sont encore sur la terre interrogent ceux qui souffrent dans les enfers. » « Les enfants qui devaient faire les interrogations au nom des vivants », étaient sur un théâtre et « sous le théâtre ceux qui devaient faire les réponses des damnés ». « Voix lugubres » qui semblaient sortir « du fond de l'abîme ». Boschet, op. cit., pp. 164-165.
Comme on le voit, cette imagination n'est pas moins italienne ou française (
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racontait à ce sujet qu'un jour « entendant sur le bord de la mer plus de mille insulaires d'Ouessant et de Molènes chanter les cantiques (pendant une des premières missions de Maunoir), il s'était mis à genoux et tout baigné de larmes, avait dit à Dieu : « Seigneur, je suis content de mourir à présent que votre saint nom est glorifié partout »1. Le vieux poète, à genoux, sur la plage du Conquet, entendantou croyant entendre, mêlées au bruit des vagues, les ondes dernières des cantiques d'Ouessant, cette histoire vaut tous les cantiques et de Le Nobletz et de Maunoir.
c) Les femmes catéchistes. En ce temps-là, d'après Michel Le Nobletz, « la plupart des recteurs bretons se contentaient de dire leurs grandes messes, chanter leurs oiffces, prendre leurs dîmes, négligeant le principal, qui est d'instruire leur peuple, sans leur demander denier ni maille » Anima satiata calcabit favum, continuait-il avec le prophète, la doctrine de Jésus-Christ, le catéchisme, est un rayon de miel. Les âmes des docteurs, remplis et rassasiés de l'estime et amour d'eux-mêmes, en font litière. Ils ne daignent s'abaisser à enseigner ni les mystères. ni les prières et le reste des devoirs d'un bon chrétien. Les petits enfants ont crié à la faim.
Qui leur distribuera le pain de l'âme ?
Ne sachant de quel bois faire flèche, j'ai été contraint d'inventer des moyens extraordinaires : de mettre le catéchisme en vers bretons qui se puissent chanter; « de réduire en peintures et enseignes spirituelles nos instructions ». Mais à quoi bon tableaux et cantiques, s'il n'y a personne pour expliquer les uns à la foule et
que celtique. Séjourné cite le cantique du P. Martin sur la vie et la mort de Maunoir, II, pp. 393, seq. Je ne puis juger du texte breton, mais la traduction donne l'idée d'un pastiche, d'ailleurs assez habile.
(1) Boschet, op. cit., p. 136.
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pour lui apprendre les seconds? Le Nobletz était seul avec deux ou trois collaborateurs d'aventure, bientôt découragés, soit par l'immensité de la besogne, soit par l'hostilité de leurs confrères. Pourquoi ne pas s'adjoindre quelques « honnêtes dames », ainsi qu'avait fait saint Paul? Des religieuses? Non pas nécessairement ni de préférence. Car celles-ci, munies d'une façon de doctorat, « ont liberté de dire ce qu'il leur plaît ». « Si elles bronchent en quelque point », personne « qui les puisse redresser ». -1 Il avait donc choisi pour cet office d'abord sa propre sœur, Marguerite Le Nobletz — aimable, vaillante et sainte figure, — puis « deux veuves recommandables », chargées de recruter à leur tour et de prendre sous leur conduite « quelques demoiselles de qualité ». Initiées par Le Nobletz aux mystères des cartes peintes, les catéchistes « ont ordre d'expliquer la signification de chaque peinture, en termes prescrits, sincères, simples, sans permission d'interposer aucune glose ». Elles récitaient, j'imagine, les curieux cahiers dont nous avons donné quelques extraits1.
Leur mission était aussi de s'insinuer dextrement parmi la foule, pendant le catéchisme des missionnaires, et là, « de donner courage aux jeunes gens d'apprendre et de répondre à leur exemple »2, en un mot, de les entraîner.
Lors des premières missions de Maunoir dans les îles, « M. Le Nobletz, prévoyant la peine qu'auraient les insulaires d'Ouessant à répondre au catéchisme, y fit passer du Conquet une petite fille fort instruite de nos mystères ; le Père l'interrogea publiquement, il loua ses
(1) Tous ces passages sont tirés d'une longue et forte lettre apologétique où Dom Michel répond aux difficultés — souvent très orageuses — que suscita cette innovation, cf. Le Gouvello, op. cit., pp. 217-227. Les deux saintes veuves dont il parle, Domnat Rolland et Claude le Bellec, et avec elles, Anne Keraudret, jouent un rôle très important dans l'histoire dès missions bretonnes, cf. Le Gouvello, op. cit., p. 176, sqq. Dom Lobineau, op. cit., IV* donne la vie des deux premières. Sur Marguerite Le Nobletz, cf. l'ouvrage déjà cité de Mme de Rosarnoux. ",
(2) Le Gouvello, op. cit., p. 219.
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réponses et il lui donna un chapelet. Cela inspira de l'émulation et de la hardiesse aux autres enfants » 1. Ce sont là, je l'avoue, des inventions bien simples, mais qui en préparent et qui bientôt en appelleront de plus éclatantes. De l'œuvre des catéchistes, naîtra l'œuvre des retraites, dont nous dirons un mot à la fin de ce chapitre.
MUu de Francheville, Mlle du Houx et avec elles d'autres grandes dames succèderont aux pieuses villageoises qui ont aidé M. Le Nobletz à réaliser une partie de ses rêves, « bretonnes au cœur tendre », pour parler avec le poète, qui auront tant de fois consolé par leur humble dévouement, « ce breton au cœur amer » V. Mais quelque originales, hardies et fécondes que nous paraissent les conceptions de Michel Le Nobletz, l'œuvre personnelle de ce grand homme fut en somme beaucoup moins considérable qu'on n'est tenté de le croire lorsqu'on lit les historiens des missions bretonnes. Il ressemble à ces inventeurs pauvres et seuls, qui doivent laisser à d'autres plus heureux la gloire et le profit de leurs inertes brevets. Pour moi, du moins, plus je médite sur cette belle aventure si pleine de leçons et plus je me persuade que si le P. Maunoir n'était pas venu, personne aujourd'hui ne parlerait de Dom Michel. Ce disant je ne crois pas diminuer ce dernier. Ici-bas réussir n'est rien. Il a fait infiniment mieux, lui qui, après avoir été à la peine, consentit d'une âme si généreuse à ce qu'un autre fût à l'honneur et triomphant récoltât ce que luimême il avait semé dans l'obscurité et dans les larmes.
« Il faut qu'il grandisse et qu'insensiblement je dispa-
(1) Boschet, op. cit., p. cp. Cette petite fille que le P. Boschet rajeunissait un peu, était Jeanne Le Gall, tète dure, mais que Domnat Rolland avait admirablement formée. Son histoire est aussi bien curieuse. Cf. Le Gouvello, pp. 293 seq. et passim. Pendant ses dernières années, Le Nobletz eut Jeanne Le Gall à son service.
(2) On connaît les vers délicieux de Ch. Le Goffic : Les bretonnes au cœur tendre — Pleurent au bord de la mer — Les bretons au cœur amcrSont trop loin pour les entendre. — Comment ne pas se rappeler ces vers, auprès de Dom Michel entendant, du Conquet, les cantiques d'Ouessant ?
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raisse » ; personne peut-être, depuis le Baptiste, n'a réalisé plus à la lettre cette héroïque devise. Poète, orateur, génie original et très conscient de sa force, apôtre dévoré de zèle, Michel Le Nobletz n'a vécu, en quelque sorte, que pour le P. Maunoir, attendu plus de trente ans, prophétisé, accueilli, façonné par lui avec l'orgueil et la tendresse d'une mère. De tous ses miracles, celui-là est assurément le plus émouvant, le plus décisif. Une fois, le P. Maunoir et son compagnon, revenant de l'île de Sein, abordent « sur la côte, à minuit, par un temps noir, ne sachant trop comment trouver leur chemin », mais bientôt ils rencontrent M. Let Nobletz, «qui ne pouvait avoir appris leur arrivée par aucune voie hunaine » et qui se rendait au-devant d'eux, une lanterne à la main. « Le saint prêtre salua gaiement le P. Maunoir avec les paroles de l'Ecriture. « On a dit : voici l'Epoux qui vient, allez au-devant de lui » et je suis venu 1 ».
(1) Boschet, op. cit., p. 135 et Le Gouvello, op. cit., p. 332. Je ne donne ici que des conjectures, mais enfin on a l'impression fort nette que l'œuvre de Le Nobletz était encore très rudimentaire lorsque parut le P. Maunoir. Il y a chez les biographes du premier une tendance, non pas à minimiser le second, mais à le faire plus disciple, plus simple continuateur qu'il ne le fut en réalité. Même tendance, en sens inverse chez les biographes de Maunoir. Encore une fois, l il nous manque un travail critique sur toute cette histoire, et l'édition de tous les manuscrits de Maunoir. On discernerait, je crois, chez celui-ci, trois dispositions principales vis-à-vis de Dom Michel. D'abord et surtout, une vénération égale au sentiment qu'inspirait saint Martin à Sulpice Sévère ; ensuite une modestie extrême qui le porte à s'effacer devant son maître ; enfin le désir de se couvrir de l'exemple et de l'autorité d'un thaumaturge, d'un saint. Car Maunoir lui aussi fut longtemps discuté. Si l'œuvre de Le Nobletz avait paru florissante, si l'on avait pu soupçonner l'avenir qui l'attendait, les supérieurs des Jésuites auraient-ils hésité, comme ils l'ont fait, à recueillir la succession que leur offrait le vieux missionnaire ?
En fait, on allait à l'inconnu. Il fallait un acte de foi et difficile. Il semble bien du reste que depuis 1625 — Maunoir ne viendra qu'en 1640 — Michel Le Nobletz soit resté sous la tente, ait pratiquement abandonné le ministère, sauf quelques catéchismes. Infirme ? Découragé ? L'un et l'autre sans doute, cf. Séjourné, op. cit., II, pp. 69-70. On indique, malheureusement on ne cite pas, un mémoire du saint homme intitulé : « Raisons pour lesquelles je ne prêche plus depuis vingt-cinq ans ». Autre indice qui me semble appuyer nos conjectures : le petit nombre de documents contemporains où il soit parlé de M. Le Nobletz. Sans le manuscrit de Maunoir, que saurions-nous de lui? S'ils avaient vécu l'un et l'autre au temps de saint Martin, les hypercritiques d'aujourd'hui pourraient soutenir, non sans quelque apparence, que Le Nobletz n'exista jamais que
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Mais, de son côté, Maunoir n'est pas moins grand. Il a cru à ce rêveur, à ce méprisé, à ce vaincu ; il l'a pris pour guide et pour chef ; il s'est laissé former par lui comme un enfant ; publiquement et par des démarches sans nombre, il a rejeté sur lui tout le mérite de ses propres conquêtes ; enfin il a veillé avec une dévotion filiale sur les deux dernières années de son héros. C'est lui qui a créé et organisé, du vivant même de Dom Michel, sa légende et son culte1. Et comme il fallait que tout dans cette histoire concourût à montrer le triomphe de l'esprit chrétien sur les petitesses humaines, voici que la Compagnie de Jésus cède en quelque sorte à ce chétif prêtre séculier, sa propre juridiction sur Julien Maunoir. Il est vrai que les missions bretonnes deviendront plus tard et jusqu'à un certain point œuvre jésuitique, pour parler comme Renan, mais au début, les deux jésuites qui s'y consacrent, Maunoir et Bernard, bien que soumis, cela va sans dire, à leurs supérieurs, reçoivent leur consigne et leurs directions principales du seul Michel Le Nobletz.
On n'a pas consenti sans répugnance à cette aventure qui semblait assez douteuse, pour ne pas dire, chimérique.
On n'encourage pas la tentative de Maunoir, mais enfin on la tolère et c'est tout ce qu'un jésuite pouvait raisonnablement demander dans les circonstances. On le regarde faire, les uns avec un peu d'ironie, les autres avec une
dans l'imagination de Maunoir. Notons en passant que M. Grandet, angevin et si curieux de toutes les gloires sacerdotales de son temps, ignore Le Nobletz. Il cite à plusieurs reprises le « fameux Maunoir », cf. Les saints Prêtres au XVIIe siècle, (édit. par M. Letourneau), Paris, 1897, I, passim.
Il ne s'agit pas de comparer génie à génie. De ce point de vue, la supériorité de Le Nobletz est écrasante, mais, dans l'ordre de réalisation pratique, Maunoir, d'ailleurs admirablement secondé par des hommes du premier ordre — l'emporte de beaucoup.
(1) En 1663 — onze ans après la mort de Dom Michel — Maunoir obtient, non sans peine, qu'une chapelle soit édifiée, à Douarnenez sur l'emplacement de la maison longtemps habitée par le missionnaire, cf.
Séj ourné, II, pp. 39, seq. ; 55, seq. Il a travaillé de même et très activement pour que fussent bientôt canonisés avec Le Nobletz, les autres héros des missions bretonnes, le P. Bernard, son compagnon, M. de Trémaria Amice Picard, Catherine Daniélou. C'est pour ce but qu'il avait écrit leur vie à tous.
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admiration confiante : parmi ceux-ci, au premier rang, le chef de notre groupe mystique, Jean Rigoleuc et son disciple, Vincent Huby1, qui du reste vont bientôt rejoindre le P. Maunoir et travailler avec lui, accélérant ainsi, pour leur bonne part, l'essor prodigieux qu'allaient prendre les missions bretonnes.
« M. Le Nobletz avait presque toujours travaillé seul, et si quelque religieux de Saint-Dominique, comme le P. Quintin, l'avait aidé dans ses missions, c'avait été sans engagement et pour peu de temps. Dieu réservait au disciple de ce saint missionnaire, l'avantage d'assembler d'fcs ouvriers évangéliques et de les unir par une espèce de confédération pour exterminer le vice de la Bretagne et pour y faire régner la vertu. Cette sainte alliance » est sans contredit l'événement capital, le plus grand et l'essentiel miracle de cette merveilleuse histoire. En 1640, lorsque le P. Maunoir commence, ils étaient deux missionnaires ; en 1683, à la mort du P. Maunoir, ils seront mille, et l'on ne sait en vérité ce qu'il faut admirer davantage ou du jésuite qui a su réunir cette multitude et la plier à ses propres volontés, ou de tant et tant de prêtres allègrement soumis à la discipline que le jésuite leur imposait, l'un et les autres confondant par là « ceux qui ne pouvant souffrir de compagnons dans l'exercice de la charité, feraient volontiers eux seuls tout le bien qu'il y a à faire, comme
(1) Le témoignage des catalogues est ici instructif et émouvant. Status collegii Corisopitensis exeunte anno 1640. Seul, dans le catalogue, Maunoir paraît avec le titre : missionnarius. Jésuite in partibus, et dont le vrai centre n'est pas Quimper, mais le Conquet. En 1641 et 1642, deux missionnaires, Maunoir et Bernard. De 1644 à 1648, les catalogues sont perdus, mais dans l'intervalle, s'est accompli le miracle que nous allons raconter, le ralliement d'une élite de jésuites au P. Maunoir, bientôt suivi du ralliement de tout un clergé. En 1648, quatre missionnaires à Quimper ; Rigoleuc, Bernard, Thomas, Maunoir et un missionnaire à Vannes, V. Huby. — Notons une curiosité du catalogue de Quimper, 1640-1. On y trouve un personnage historique : P. Nicolaus Caussinus, exsul. Exilé de Richelieu, singulière position sociale, singulier status comme disent les jésuites. Il y aurait beaucoup à philosopher sur ce mot que les jésuites d'aujourd'hui n'emploieraient certainement plus, l'idée de regarder une résidence quelconque — fût-ce Tombouctou, fût-ce Quimper — comme un lieu d'exil, étant en effet d'une religion un peu grossière.
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s'il n'y avait que leurs services qui fussent agréables a Dieu et utiles au prochain1 ».
« L'on voyait avec beaucoup d'édification, non seulement dejeunes prêtres, mais d'anciens ecclésiastiques, (1) Boschet, op. cit., pp. 206, 203. En véritable historien, Boschet a très bien saisi que cette confédération était le fait capital. Malheureusement ni lui, ni le P. Séjourné ne nous font connaître les préparations, les débuts, les tâtonnements, les progrès de cette aventure. Fidèles à l'ancienne méthode, ils prennent le mouvement à son point d'arrivée et de perfection, que je placerai très approximativement, vers 1670. Voici, me semble-t-il, les principales étapes. A. En 1646, les jésuites Rigoleuc, Huby, Thomas et quelques autres rejoignent Maunoir et donnent avec lui la mission dans les environs de Vannes, secondés par une dizaine de séculiers. Dès lors paraît très grande et très féconde, l'initiative personnelle du P. Rigoleuc et du P. Huby. Bien que très unis au P. Maunoir, ils vont l'un et l'autre transformer l'œuvre des missions. « Dans les paroisses bretonnes où il était moins occupé au confessionnal, ne pouvant entendre que ceux qui parlaient français (Rigoleuc) s'appliquait davantage à CULTIVER LES ECCLÉSIASTIQUES. à gagner à Dieu les personnes dont les bons et les mauvais exemples sont de plus grande conséquence, comme les Recteurs des paroisses, la Noblesse. et à établir les moyens qu'il jugeait les plus propres pour conserver le fruit de la mission. » La vie du P. J. Rigoleuc., pp. 30, 31. Il s'était donné « tout aux prêtres. » « Ils les assemblait et leur faisait des conférences », les formait à l'enseignement du catéchisme et à la prédication. Dès leur rhétorique, il exerçait au ministère les écoliers « qui avaient dessein dt se consacrer aux autels, trouvant le moyen d'apprendre aux Bretons à prêcher en leur langue qu'il ne savait pas luimême ». « Avec le secours des ouvriers qu'il avait formés,.. il entreprenait lui seul de grandes missions, et ces missions réciproquement lui servaient pour former les prêtres dans leurs fonctions », etc., etc., cf. ib., p. 20-30. - Après cela, on trouve moins surprenante la « confédération» qui nous occupe. De son côté, le P. Huby agit dans le même sens. En 1651, il fonde à Quimper — et bientôt après à Vannes, l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement qui depuis s'étendra dans l'Église universelle. C'était là une « association » et qui multipliait les points de contact entre les ecclésiastiques zélés, cf. Vie du P. Rigoleuc. pp. 31, 32. Après cela, il reste sans doute fort beau et même miraculeux, mais enfin il est moins étonnant que la « confédération » du P. Maunoir ait pu se fonder. Le plus difficile était déjà fait, grâce au P. Rigoleuc et au P. Huby. - B. En 1651.
le recteur de Mür, Galerne et cinq ou six prêtres se donnent au P. Maunoir. Cf. Boschet, op. cit., p. 101 ; Séjourné, op. cit., I, pp. 317, seq.
C. En 1655, Maunoir convertit un conseiller au Parlement de Bretagne, M. de Trémaria — lequel après un an d'études théologiques à Paris, est ordonné prêtre et devient comme le vicaire de Maunoir. Sa conversion et son apparition au milieu des missionnaires eut un immense retentissement et la plus heureuse influence, notamment sur le clergé. Il ne faut pas séparer de Trémaria, son gendre, M. de Kérisac (1641-1679) qui, après la mort de Mmo de Kérisac (1675) se donne lui aussi aux missions, cf.
Séjourné, passim; Grandet, op. cit., I, pp. 126, seq. ; Lobineau, op. cit., IV, pp. 4b9, seq. — De ces trois étapes, quelle est la plus importante ?
Pour ma part, je n'hésite pas : c'est la première et de beaucoup. Pour moi, Rigoleuc et Huby sont des personnages de premier plan dans l'histoire des missions bretonnes. Telle était certainement la pensée du P. Champion.
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des recteurs considérables, des personnes de qualité, des savants, des bacheliers et des docteurs de Sorbonne1, des abbés, des officiaux, des grands-vicaires2, se faire les compagnons d'un simple missionnaire de la Compagnie de Jésus et ne vouloir agir que par sa direction; des évêques assister aux missions du Père, se mêler parmi ses compagnons, travailler avec lui, l'obligeant à leur distribuer aussi leur tâche3. Tous les missionnaires, également contents de l'emploi que le Père leur avait assigné, s'en acquittaient avec la même ponctualité, que s'ils avaient fait vœu d'obéissance.
« Le nombre de ces ministres du Seigneur allant jusqu'à mille, et ne pouvant pas servir tous ensemble, ils le faisaient successivement chacun à son tour, selon qu'ils étaient mandés et se rendaient à jour nommé dans les lieux qui leur avaient été marqués par une simple lettre du Père4 Lorsque de divers endroits de la Bretagne, ils étaient arrivés au rendez-vous, trente ou quarante et quelquefois
(1) Parmi eux, Vincent de Meur (1628-1668) premier supérieur des missions étrangères de Paris, cf. De la Villerabel, V. de Meur, missionnaire breton, Saint-Brieuc, 1885; Séjourné, op. cit., II, p. 37. seq. ; Lobineau, op. cit., IV, p. 354, seq. ; Grandet, OD. cit., I, p. 133, seq. : il y a là de précieuses notes; Launay, Histoire de la Société des missions étrangères, Paris, 1894. Vincent de Meur avait appartenu à la congrégation du P. Bagot (cf. plus haut, 315). Notons en passant que le P. Bagot fut en quelque sorte l'agent parisien de l'œuvre des missions bretonnes.
(2) Notamment M. de Kerlivio, vicaire général de Vannes, l'alter ego du P. Huby, cf. sa vie, par le P. Champion, à la suite de la vie du P. Huby.
(3) La protection des évêques de Bretagne était naturellement la condition sine qua non. Ils furent vraiment admirables, sinon dans leurs rapports — souvent tendus — avec Le Nobletz, du moins vis-à-vis des PP. Maunoir, Rigoleuc et Huby. Les trois principaux seraient l'évêque de Cornouailles, René de Louët ; l'évêque de Vannes, Charles de Rosmadec, grand ami de Rigoleuc et de V. Huby; l'évêque de Tréguier, Balthazar Grangier, cf. Séjourné, passim.
(4) Voici la formule de ces invitations : « Monsieur, le maître de la moisson vous dit. Levez les yeux, et voyez des campagnes couvertes de grains prêts à couper. La mission commencera le. du mois de. Venez donc nous aider. Le maître de la moisson vous appelle : voici ce qu'il vous promet : Celui qui moissonne, reçoit la récompense de son travail et amasse des fruits pour la vie éternelle. Vous serez bien payé. J'attends une réponse favorable et je suis. Julien Maunoir. » Cf. Boschet, op. cit., p. 274.
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cinquante tout à la fois, ils passaient un mois ensemble dans la même concorde que tous les bons anges d'une même ville. C'est là ce que j'appelle un des plus beaux endroits du P. Maunoir, si ce n'est pas le plus beau. Car de toutes les bonnes œuvres qu'il a faites, celle-ci me paraît la plus admirable et la plus utile à l'Eglise 1. »
Comme plus d'un lecteur le devine, c'était là faire d'une pierre deux coups, et deux missions d'une seule; une Pour la foule, l'autre pour les missionnaires eux-mêmes.
Le P. Maunoir l'entendait bien de la sorte. Il imposait à ses collaborateurs une vie toute monacale. Les moindres minutes libres lui appartenaient. « En quelque saison que ce fût, les missionnaires se levaient à quatre heures et le Père qui était toujours le premier levé, allait, la clochette à la main, éveiller ces messieurs. (avec) quelque mot de l'Ecriture. comme : Signum magni Régis est, alleluia !
(1) Boschet, op. cit., pp. 266, 267. Le P. Champion écrit de son côté : « L'Esprit saint qui les avait liés voulut donner en leurs personnes, aux Réguliers et aux Ecclésiastiques, un modèle de l'union qu'ils doivent avoir ensemble et un exemple des bénédictions que cette union attire sur leurs travaux. Cette union, qui est si rare parmi les ouvriers de la vigne du Seigneur, la Bretagne l'a vue régner avec une merveilleuse édification.
entre M. Le Nobletz et le P. Quintin.,. entre le même M. Le Nobletz et le P. Julien Maunoir. entre le P. Maunoir et ses illustres missionnaires, M. de Trémaria, M. de Kérisac et les autres prêtres, ses disciples et les compagnons de leurs travaux ; entre le P. Rigoleuc et les prêtres qu'il avait formés pour travailler au salut des âmes. Mais j'ose dire que la liaison du P. llùby et de M. de Kerlivio a été plus étroite et a produit.
des fruits d'une plus longue durée ». Qu'on remarque les derniers mots, Champion, Vie du P. Huby., Paris, 1886,1, p. 5. Le P. Boschet montre aussi fort bien comment l'oeuvre, parvenue à ce point de perfection organisée, n'a plus cessé de s'étendrt-. « Les Recteurs, jaloux des avantages d'une paroisse étrangère où ils venaient de travailler, menaient souvent les missionnaires dans la leur, ou les y appelaient peu de temps après. D'autres, retournés qu'ils étaient chez eux, se liaient avec quelques Recteurs circonvoisins et faisaient eux-mêmes des missions dans leurs cantons. Quelques-uns. s'associaient des ecclésiastiques et se faisaient leurs chefs, instruisant le peuple. chacun dans son diocèse, sans que cela les séparât d'avec le Père, parce qu'ils étaient toujours prêts à le rejoindre au premier signe de sa volonté. De là sont venues les diverses bandes des missionnaires que nous voyons en Bretagne (1697). Que si toutes ces bandes n'ont pas avec les jésuites qui ont succédé à l'emploi du P. Maunoir et avec la nombreuse troupe d'ecclésiastiques qui sont demeurés attachés ;', ces Pères, la même liaison qu'elles avaient avec le P. Maunoir même l'ol, ne peut pas dire pour cela qu'il y ait de guerre entre elles. Au contraire elles s'entreprêtent la main et toutes, animées du même espoir disent sincèrement: Plût à Dieu que tout le monde prophétisât ! », ib., pp. 271, 272.
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Voici le signal du grand Roi, réjouissons-nous !. Un quart d'heure après, le Père retournait dans les chambres pour voir si personne ne s'était laissé vaincre au sommeil. Le dernier levé était condamné à lire durant la table ou à servir. Mais tout ceci se faisait en riant. » Puis l'office et la méditation en commun. Alors ils se rendaient en procession à l'Eglise, récitant à deux chœurs le Veni creator.
Même appareil pour le retour après les prédications et les confessions de la matinée. « En sortant de table on faisait une conférence par manière de récréation. Tout roulait sur le sacrement de Pénitence », et cela durait au moins une heure. La nuit venue, on récitait l'office à deux chœurs; « l'on soupait ensuite, écoutant la lecture en silence et à la sortie du souper, le Père faisait une conférence, qui tenait lieu de récréation et qui, véritablement en était une », car « il avait l'humeur gaie. Tout son but était d'instruire les prêtres et de leur apprendre à exercer dignement cet emploi formidable de juge et de médiateur entre Dieu et les hommes ». Ainsi entraînés, les exercices mêmes de leur apostolat et parfois aussi les rôles qu'ils avaient à tenir pendant la procession générale, achevaient de les décider à une vie sainte. « Les prêtres qui avaient représenté Jésus souffrant pour la rédemption des hommes, voulaient avoir part à ses souffrances et à sa charité : ils se consacraient d'ordinaire pour toujours au salut de leurs frères ». Enfin et peut-être surtout, « la concorde et la bonne intelligence de tant de missionnaires, outre l'édification qu'elle donnait à tout le monde, apprenait aux prêtres d'une même paroisse à vivre bien ensemble et à s'unir pour les bonnes œuvres1 ».
Comment s'étonner après cela qu'au bout de vingt ou de trente ans, les missions aient renouvelé la Bretagne?
Maunoir n'était pas une intelligence supérieure. Nous savons que dans ses discours il ne disait rien que d'assez
(1) Boschet, op. cit., pp. 273-285; 305, 270.
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commun. On semble avouer aussi qu'il se montrait peutêtre un peu crédule. En revanche, il avait beaucoup de sens, un rare génie organisateur, l'art de commander et le caractère le plus aimable, pour ne rien dire de ses dons surnaturels. Un des rares mérites de ce missionnaire est de n'avoir pas trop cru au « missionnaire », je veux dire, au prêtre de passage qui, pour quelques jours, fixe la curiosité et remue la sensibilité des foules. On oublie vite l'éloquence d'un étranger, on oublie jusqu'à ses miracles.
Mieux inspiré, Maunoir a voulu faire des prêtres de paroisse autant de missionnaires perpétuels, de la vie paroissiale une mission ininterrompue. Au reste, il parut au bon moment. Qui fut ou sera jamais heureux comme lui?
Tout un clergé, évêques en tête, à ses ordres et qui se laissent mener, c'est le cas de le dire, à La baguette ! Elle n'était donc pas aussi croupissante que les biographes de Le Nobletz et de Maunoir le prétendent, l'église bretonne de ce temps-là. Renaissante au contraire depuis de longues années et en pleine fermentation religieuse, je n'en voudrais d'autres preuves que ces quelques centaines de prêtres, qui, sur un billet du jésuite Maunoir, partent gaiement, prêts à mener de front, pendant trois ou quatre semaines, le travail écrasant du missionnaire et les exercices du novice. Mais déjà nous savions que, bien avant l'apparition de Maunoir en 1640, la Bretagne était gagnée à la contagion sainte qui se répandait alors par toute la France. Les mystiques ont précédé les missionnaires et leur ont frayé la voie, comme nous allons le montrer.
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CHAPITRE III
JEAN RIGOLEUC ET LA BRETAGNE MYSTIQUE
I. Le P. Surin et le coche de Rouen. — Les mystiques bretons. —
Armelle Nicolas et l'école du P. Lallemant. — « Les voies intérieures ne furent jamais si connues » qu'au XVlle siècle. — Difficultés particulières que présentait la « spiritualisation » d'Armelle. — Les premières places ; besoin maladif de changement. — Les Le Charpentier du Tertre. — Première initiation. — Les rues teintes de sang. — Tentations et càuçhemars. - La compagne d'Armelle. — Persécution. —
La scène du bain. - Le manoir de Roguédas. — Armelle et les jésuites de Vannes. - La servante. — Le Seigneur de Roguédas et la Bonne Armelle.
II. Développement spirituel. - « Chassée d'elle-même ». — Le centre de l'âme. — Jeanne de la Nativité. — L'esprit devenant plus fort, le corps lui-même reçoit « moins d'incommodités ». — Présence presque habituelle de Dieu. — Les dons naturels. — Divine solution de la controverse quiétiste. - « Dame et maîtresse de toutes choses ».
III. Catherine Daniélou et Marie-Amice Picard. — L'œuvre des retraites.
— Les jésuites et l'évolution du sentiment religieux. — Mme du Houx et ïtes progrès du féminisme chrétien. — Le mariage de Jeanne Pinczon.
— Mme du Houx envoyée par son évêque à Loudun, pour étudier Jeanne des Anges. — « Elle crut presque toujours que cette religieuse était dans l'illusion ». — Mme du Houx et le P. Surin. — Vocation extraordi- naire de Mme du Houx. — L'abbaye de La Joie. — Mission dans le diocèse de Tréguier. — La mission de Vannes et l'œuvre des retraites.
- Mme du Houx et le P. Huby.
I. Nous avons déjà cité, dans un des volumes précédents, la très curieuse lettre où le P. Surin raconte à son maître, le P. Lallemant, la rencontre qu'il vient de faire d'un « jeune homme merveilleusement éclairé dans la vie spirituelle » :
Au sortir de Rouen. je me trouvai placé dans le coche, auprès d'un jeune homme, d'environ dix-huit ans, simple et fort grossier en tout son extérieur, et particulièrement en sa
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parole, qui ne savait ni lire ni écrire. mais, au reste, rempli. de dons célestes si relevés, que je n'ai encore rien vu de pareil1.
Si, vers la même époque (1630), le P. Surin avait parcouru les couvents, les villes et les villages de Bretagne, il aurait eu maintes fois la même surprise. Les mystiques abondaient en effet dans cette province, bien avant les missions du P. Maunoir, comme déjà suffirait à le montrer l'histoire des Saints de Bretagne par Dom Lobineau.
A côté des grands hommes dont nous avons déjà parlé, Jean de Saint-Samson, Philippe Thibaut, il y avait là toute une élite obscure et insensiblement rayonnante, qui préparait la renaissance prochaine et qui devait collaborer, d'une façon très active, à l'œuvre des missionnaires2.
Il se trouve, dans la vie séculière, écrivait Rigoleuc à une ursuline de Pontivy.
des âmes ferventes qui par le recueillement intérieur qu'elles pratiquent, s'unissent si fortement à leur principe, que tous les discours et tout le bruit du monde qui retentit sans cesse à leurs oreilles, ne fait non plus d'impression sur leur esprit que le souffle du vent ou le bruit des eaux. Il y a ici (Vannes) une servante, et, proche d'ici, un bon villageois qui sont dans cet état, et bien au delà. Ce dernier est si abîmé en Dieu, qu'il lui arrive quelquefois, lorsqu'il garde ses bœufs et ses vaches, que voulant les suivre, il va sans y penser d'un autre côté
De ce villageois nous ignorons tout, mais la servante nous est bien connue et les Bretons d'aujourd'hui l'invoquent encore sous le nom que lui avait donné l'affec-
(1) Lettres spirituelles du R. P. Surin., Avignon, 1721, I, pp. 1, 2.
(2) Voici, par exemple, une menue rencontre qui nous fait toucher du doigt la continuité de la tradition. L'extatique Gilette de la Cornillière (16001647), carmélite de la maison de Vannes et de Ploërmel, est favorisée, dit Lobineau « d'une apparition du V. F. Jean de Saint-Samson qui venait de mourir et qu'elle vit porté dans les airs, revêtu d'une chape très blanche et bénissant le couvent ». Dom Lobineau, op. cit., t. IV, p. 104.
(3) La vie., pp. 405, 406. 1
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tueuse vénération de leurs pères : c'est « la bonne Armelle ». Ó
Armelle Nicolas (1606-1671) intéressante à bien des titres, l'est surtout parce que les jésuites bretons de l'école Lallemant - Rigoleuc, Huby, Simon de Lesseau, Adrien Daran, Guilloré — l'ont, en quelque manière, adoptée, estimant qu'elle réalisa, mieux que personne, l'idéal mystique de leur école1. Le P. Rigoleuc ne venait jamais à Vannes qu'il ne la vît, raconte l'ursuline Jeanne de la Nativité, confidente et biographe d'Armelle, « et m'a dit plusieurs fois que si Dieu l'eût retirée de ce monde avant lui, qu'il eut fait ses efforts pour que son cœur eut été enterré près de son confessionnal, pour s'animer à la vue de ce sacré dépôt, à l'amour de Notre-Seigneur ».
Le P. de Lesseau écrit de son côté :
Cette âme est un trésor que Dieu a tenu caché dans son Eglise, lequel s'il eut voulu manifester, je ne doute pas que l'on fut venu à Vennes — c'est ainsi qu'on disait à cette époque — de toutes parts, pour y voir une si rare merveille, comme on allait autrefoi s à Paris des derniers coins de l'Orient, pour y voir sainte Geneviève. Son intérieur est si magnifiquement orné des plus rares et des plus exquises beautés du saint Amour, que tous ceux qui en auront la connaissance,
(1) La vie d'Armelle a été écrite, sous l'inspiration et, très probablement, sous la direction du P. Huby, par une ursuline de Vannes, Jeanne de la Nativité, qui s'était liée intimement avec la voyante, celle-ci ayant passé trois ou quatre ans chez les dites ursulines. L'ouvrage publié chez Michallet, presque au lendemain de la mort d'Armelle, a pour titre : Le Triomphe de l'amour divin dans la vie d'une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas., par une religieuse du monastère de SainteUrsule de Vannes. Je cite la seconde édition (parisienne) qui est de 1683, chez Michallet. M. Le Gouvello a cité une deuxième édition, datée de 1678, et.publiée à Vannes. L'ouvrage eut un grand succès et fut plusieurs fois réédité. C'est un texte mystique de tout premier ordre. Détail important, et moins bizarre qu'il ne paraît, la plupart de ces 713 pages ont été lues à l'héroïne elle-même et approuvées par elle. (Cf. la très curieuse préface).
L'auteur avait dû laisser dans l'ombre quantité de précisions biographiques dont plusieurs étaient de nature à gêner certains contemporains d'Armelle, notamment les deux familles qui l'avaient eue à leur service. Cette lacune se trouve comblée dans l'ouvrage récent du vicomte Le Gouvello : Armelle Nicolas, dite la Bonne Armelle, Paris, 1913. Le ministre Poiret, dont nous aurons à parler plus tard, a publié de son côté en 1704 une vie d'Armelle.
Cf. aussi l'excellent résumé donné par Dom Lobineau. Les vies des saints de Bretagne (édit. Tresvaux), IV.
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jugeront que ce n'est pas sans raison que son Époux l'a qualifiee du titre de Fille de l'Amour : car elle en a ressenti des effets prodigieux et des plus nobles d'entre ceux que les Mystiques décrivent dans leurs livres. J'en puis parler avec certitude1.
Guilloré, plus difficile en ces matières, ne parle pas autrement. Elle m'a été, dit-il, « un spectacle du martyre d'amour des plus signalés que bien des siècles aient porté.
(ma joie) serait. bien exquise, si je savais qu'elle eût quelque souvenir de moi dans le ciel » 2. Et proclamant, une fois de plus, à l'occasion de cette vie, les principes de Louis Lallemant, Dieu, à la vérité, disait le P. Huby, ne fait plus tant de miracles pour la guérison des corps, comme à la naissance de l'Eglise; mais, pour les merveilles de la grâce dans les âmes, il en opère tous les jours. Il ne faut, que lui être fidèle, et comme les articles de la foi sont plus éclairés qu'ils ne furent jamais, aussi les voies intérieures et mystiques de l'esprit ne furent jamais ni si connues, ni si expliquées qu'elles le sont maintenant3.
La dévotion particulière que tant de spirituels éminents ont vouée à la bonne Armelle est infiniment touchante et montre à quel point ces grands mortifiés méprisaient les bagatelles. L'humble voyante n'a rien en effet qui flatte la chair ni le sang. Pauvres et sans lettres, Marie de Valence, Catherine de Jésus et tant d'autres l'étaient bien aussi ; mais elle manque, ou du moins, me paraît manquer de charme. Peu de grâce, point d'élégance, une imagination chaude, mais sans ailes ; une intelligence, moyenne à la vérité, mais simple, massive et comme tendue. Que parlons-nous de bagatelles? L'auteur de tout bien ne nous permet pas ce mot. L'ordre de la sainteté peut certes s'ac-
(1) Le Triomphe., pp. 692, 693.
(2) Ib., pp.- 694, 695.
(3) Ib., Témoignage - non paginé — de son directeur, à la fin de la 2e édition.
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commoder de telles lacunes, mais il en souffre, bien loin de les exiger. Plus une âme est naturellement délicate, exquise, affinée, mieux elle est prête au travail divin qu'on dirait qu'elle appelle. Ainsi de l'albâtre, flexible, même dans la résistance qu'il offre au ciseau. Armelle ressemble à une pierre de lave. Ce n'est pas chez elle la volonté consciente qui lutte contre Dieu, mais, en quelque manière, la vigueur épaisse de l'être profond.
Qu'on me pardonne ce premier crayon maladroit. Je tâche de rendre, comme je peux, une impression vive et persistante, et par là de mettre en relief la haute signification de cette vie. Tirer d'une pierre un fils d'Abraham, cela est beau, mais combien davantage, une contemplative que les bons juges égalent aux plus sublimes.
A vingt ans, Armelle Nicolas quitte sa pauvre famille et les travaux de la campagne pour se gager chez une vertueuse personne de Ploërmel. Elle se dégoûte bientôt du service et reprend le chemin de son village. Au bout de quatre mois, la voici de nouveau à Ploërmel, dans une autre place qu'elle fuit trois semaines après, « parce qu'elle s'y trouvait trop bien, » affirme son dernier biographe, le vicomte Le Gouvello. « Partout où elle allait il fallait qu'elle en sortit, quel désir ou volonté qu'elle eût d'y demeurer, ce qui lui causait bien de la peine.
Elle sortit ainsi de trois ou quatre maisons, ne sachant pas ce qu'elle voulait, mais cherchant autre chose1. »
Longue, maigre, d'ailleurs robuste et dure à la peine, un vague ennui la tourmente; désordre que les médecins connaissent et qu'il n'y a pas lieu de canoniser. Nul doute d'ailleurs, me semble-t-il, qu'Armelle ne souffre déjà quelque chose de divin. Une autre, plus vive, le soupçonnerait confusément; elle, non. Cette inquiétude ne s'associe pas, dans sa pensée, à l'action des puissances invisibles.
Elle est sans doute pieuse, mais assez machinalement;
(1) Le Gouvello, op. cit., pp. 20, 21. Le Triomphe., pp. 13, 14.
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elle réalise mal les quelques vérités religieuses qu'elle peut connaître. Malgré l'agitation sourde et maladive que l'on vient de voir, elle reste une paysanne lente, pesante et fermée. Dès l'âge de raison, la plupart des contemplatives, Catherine de Jésus, sainte Thérèse, Jeanne d'Arc, nous étonnent par leur précocité. Enfants des villes, filles de nobles races ou naturellement toutes spirituelles, je ne les dis pas plus saintes que notre Armelle, elles peuvent avoir au contraire plus de malice, mais enfin chez elles, ce que les mystiques appellent fine pointe ou centre de l'esprit est, pour ainsi parler, à fleur d'âme.
Dès que Dieu commence à les façonner, elles le sentent présent.
Une carmélite de Ploërmel lui propose un emploi de bonne d'enfants chez sa sœur, Mme Le Charpentier du Tertre. Armelle accepte et là s'éclaire enfin la crise obscure et laborieuse de sa vocation.
La coutume, dans cette maison, était que tous les soirs, après le souper, on faisait la lecture dans la Vie des saints ou autre livre spirituel. Cette bonne fille y prenait un singulier plaisir. Ensuite de cela, il lui vint un désir ardent et violent d'imiter les saints. jour et nuit, elle ne pouvait penser à autre chose. Mais. ces violentes ardeurs ne furent que de petits acheminements aux excès qui lui arrivèrent par après.
Car, comme elle eut pris goût d'entendre les lectures et que celles qu'on faisait le soir, ne la satisfaisaient pas pleinement, - f
sans doute parce qu'elles supposaient connu l'Evangile qu'Armelle ignorait encore, elle pria une des filles de la maison. de lui lire quelque chose de fois à autre. et Dieu permit qu'un jour elle lui lût un livre qui traitait de la Passion de Notre-Seigneur. Ce fut ceci qui servit d'hameçon. Son âme demeura si navrée et enflammée d'amour, qu'elle était toute hors de soi, et au même instant, toute idée ou pensée de quoi que ce soit fut bannie de son esprit, ne lui restant autre objet que celui des souffrances de son Sauveur,. ce qui lui causait une telle dou-
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leur. qu'elle flétrissait et séchait de déplaisir, tant par les tourments qu'il avait soufferts qu'à raison que ses péchés en avaient été la cause. De sorte qu'elle ne savait que faire, ni devenir, car l'ardeur et la détresse intérieure étaient si grandes qu'il lui était avis qu'elle était dans un feu consommant, qui tous les jours s'accroissait de plus en plus.
A ces vues des tourments de Notre-Seigneur, fut jointe une autre, très particulière et très sensible de son sang précieux, de sorte que, quelque part qu'elle allait, ou quoi qu'elle fit, elle se voyait toujours comme baignée et arrosée de ce précieux sang. Quand elle prenait sa réfection, il lui semblait que tous ses morceaux étaient trempés dans le divin sang, quand elle buvait, c'était comme si elle eût avalé cette précieuse liqueur, et lui semblait qu'effectivement cela se passait de la sorte. Elle ne pouvait voir de sang, ni de couleur rouge, qu'avec des ressentiments si vifs qu'elle en perdait presque la parole; marchant par les rues, souvent elles lui paraissaient toutes teintes de sang, ainsi que celles de Jérusalem, au temps de la Passion. ce qui lui saisissait le cœur d'une telle manière qu'elle était plus mourante que vivante.
- Ces détails ardents et crus que Jeanne de la Nativité a écrits sous la dictée d'Armelle, nous montrent sur le vif l'épanouissement impétueux d'une âme, puissante à la vérité, mais endormie et presque inerte pendant de si longues années. Plus tard, et devenue divinement sage, Armelle reconnaîtra « bien du mélange de nature. en ces excessives ardeurs ». Pour l'instant, cette brusque révélation d'elle-même et du monde surnaturel l'éblouit, l'entraîne et tout ensemble lui fait peur. Elle demande conseil à un Père carme qui d'abord devine tout et qui la pacifie, mais avec une rare prudence, je veux dire, sans jamais l'assurer que ce fût Dieu qui opérât directement en elle. Et ce fut par une spéciale providence de Dieu que ce bon Père ne lui donna pas une entière connaissance que le tout provenait de lui; car si elle l'eût su et qu'elle se fût entièrement laissée emporter aux sentiments qu'elle avait, elle en fût probablement morte. Sa nature n'était pas encore capable de porter de si puissants efforts de la grâce; mais, comme elle doutait toujours, ce doute faisait qu'elle se retenait et
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cette crainte servit à la conservation de sa vie, ainsi qu'elle disait d'ordinaire, quand elle parlait des premières années que l'Amour se rendit maître de son cœur1.
Puis ce fut une réaction terrible, la revanche presque fatale d'une vigoureuse nature encore mal domptée, « une haine et aversion de Dieu, avec un certain mépris et ennui de toutes sortes de bonnes œuvres, si grand et si extrême, que la moindre chose qui regardait la pratique du bien, lui était insupportable ». « Il lui semblait ressentir comme un certain mouvement de joie de ce qu'elle avait offensé Dieu. » Déjà trop spiritualisée pour revenir à la morne vie d'autrefois, elle ne retenait du monde invisible que les images de terreur. « Une rage et désespoir de son salut la saisit d'une si étrange façon qu'elle croyait sa perte aussi assurée, comme si déjà elle eût été en enfer et son désespoir s'accrut d'une telle manière qu'elle était continuellement tentée de se tuer et ne se soucier plus de sa damnation. Il lui était comme impossible de dormir la nuit, à cause des spectres épouvantables dont les diables la travaillaient ». Elle avait avec elle, dans sa chambrette, une autre servante qui l'assistait de tout son pouvoir : Une fois qu'elle et cette autre fille se furent retirées pour dire quelques prières avant de se coucher, cette pauvre créature se trouva en un moment si excessivement travaillée de ces suggestions diaboliques, qu'il semblait que tous les démons eussent entrepris de la renverser de fond en comble. Elle avait perdu la parole, et faisant des gestes et des actions d'une vraie démoniacle, l'autre fille demeura transie de la voir en ce\ état. (Mais) comme elle était au plus grand excès de ses peines, sa compagne vit des yeux du corps comme la figure de Notre-Seigneur, lequel d'une façon douce et amoureuse, s'approcha de sa chère Epouse et la couvrit du manteau dont il était revêtu, en signe de ce qu'il la prenait en sa sainte protection, ce qu'ayant fait, il disparut; et au même temps, celle
(1) Le Triomphe., pp. 17-27.
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qui avait vu ceci, s'écria à l'autre : « Courage, ma chère sœur, ne craignez point, car je viens de voir présentement NotreSeigneur, qui vous a prise en sa sauvegarde. » Pour ce qui était d'elle, elle ne s'était aperçue de rien, mais au même moment que Notre-Seigneur lui avait fait cette grâce, son cœur se trouva purifié1.
L'épreuve qui avait duré sept mois, allait en effet bientôt finir. A quelques jours de là, un dimanche, dans l'église des Carmes, « il lui sortit du cerveau une fumée noire et épaisse », d'une puanteur insupportable, « et alors son cœur se trouva. changé » Ici encore, comment ne pas remarquer le contraste que nous indiquions tantôt. L'autre servante, la douce guérisseuse, montera sans doute moins haut que la bonne Armelle, mais, grâce et nature, l'esprit domine chez elle et sans effort. Vraie fille de Dieu, souple, délicate et lumineuse. Non seulement, elle ne succombe pas à la contagion de ces cauchemars et de ces gestes, comme l'auraient fait tant de femmes, comme le feront demain les religieuses de Loudun, mais encore, au lieu des spectres maudits, elle ne voit que Notre-Seigneur. Remarquons aussi en passant que la vie chrétienne en Bretagne n'était pas tombée si bas que le prétendent le P. Maunoir et les biographes de ce grand homme. On nous dit expressément qu'Armelle n'a servi que chez de bons chrétiens. Or elle a traversé bien des maisons. Dans la dernière, que vo yons-nous : la prière du soir et une lecture spirituelle ; des enfants de quinze ans qui ont à leur disposition des livres pieux et qui volontiers en lisent à leur bonne de longs passages ; à côté d'Armelle, une autre servante, demain religieuse et déjà toute céleste. Faut-il une direction à cette paysanne ignorante ? le premier confesseur qu'elle rencontre est un spirituel des plus éclairés. Tout ceci dans l'enceinte ou aux environs
(1) Le Triomphe., pp. 31-35.
(2) Ib., p. 59.
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d'une petite ville, et vers 1630, c'est-à-dire, bien avant les missions du P. Maunoir.
La maîtresse d'Armelle, Mm0 Le Charpentier n'était pas une méchante personne, mais, comme elle n'entendait goutte au discernement des esprits, elle prenait pour stupidité ou paresse l'accablement que la pauvre fille ne parvenait pas à dissimuler. Ces yeux battus par l'insomnie et les larmes, cette démarche languissante, ce manque absolu d'entrain, exaspéraient la vive châtelaine. Elle le lui fit bien voir et ce fut une persécution de tous les instants, M. Le Charpentier désapprouvant tout bas, comme un mari de Molière, les cruautés de sa femme. Armelle se consolait en elle-même et disait : « Non, non, je ne suis plus folle, à présent que j'ai trouvé mon divin Amour. c'était autrefois, que je cherchais mon Dieu hors de moi que j'étais vraiment folle »1. Néanmoins, au bout de trois ans, raconte Jeanne de la Nativité, « sa bonne" maîtresse reconnut ce qui était vu de tous, à la réserve d'elle, ce qui arriva de cette man ière, comme je l'ai appris de la bouche de cette demoiselle », entendez de Mme Le Charpentier. L'anecdote est menue, mais pittoresque et révélatrice à bien des égards : Un jour d'été, étant aux champs, il prit envie à sa maîtresse de se baigner, et ayant mené avec soi cette bonne fille, étant au bord de l'eau, elle l'aperçut en un instant toute recueillie et renfermée au dedans d'elle-même, sans dire aucune parole; de quoi la reprenant, elle lui dit : « Eh bien, grosse étourdie, à quoi rêves-tu encore? » Et comme si on l'eût réveillée d'un profond sommeil, lui dit, avec une grande douceur et simplicité, qu'elle pensait aux extrêmes angoisses. qui avaient pénétré le cœur du Fils de Dieu, passant le torrent de Cédron dont cette eau l'avait fait souvenir. Elle lui répliqua : « Qui est-ce qui t'a appris que le Fils de Dieu a passé le torrent de Cédron? » — « Je ne sais, lui dit-elle, mais je suis assurée que cela est ainsi », et disant ces paroles, son visage commença de s'enflammer de grande ardeur et ses yeux
(1) Le Triomphe, p. 59.
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jetèrent des larmes en grande abondance. Ce qui toucha fort le cœur de sa maîtresse, qui dès lors changea de sentiment1, et qui plus tard disait gaiement : « Si on la canonise, c'est' à moi qu'elle le devra ». Nous avons vu M. Acarie penser de la sorte. Quoi qu'il en soit, Armelle, en paix de ce côté-là, mais reprise de la bizarre inquiétude dont nous avons parlé, résolut de quitter le plus tôt possible « une place qui ne lui plaisait plus, depuis qu'elle était une place de faveur »2.
« La Providence, continue M. Le Gouvello, ne tarda pas d'offrir à l'héroïque servante l'occasion. de quitter un emploi où elle se trouvait trop bien. Elle avait pour lors de vingt-neuf à trente ans (1636). La fille aînée de la maison, Françoise Le Charpentier du Tertre, épousa Gabriel du Bois de la Salle, écuyer, seigneur de Roguédas, qui habitait le manoir de ce nom, aux environs de Vannes, dans la paroisse d'Arradon. » La jeune fille désira prendre Armelle à son service et celle-ci accepta.
Le manoir de Roguédas, qu'allait sanctifier pendant plus de trente ans la présence d'Armelle, « était situé au bord du golfe (de Morbihan), sur l'emplacement de la grande villa actuelle, en face de l'île d'A rz et de l'île aux Moines, qui s'allongent paresseusement dans la mer, avec leurs verdures (leurs pins, si je ne me trompe), et leurs groupes de maisons blanches; d'autres îles, plus petites, surgissent çà et là. On aperçoit plus loin l'entrée de la rivière d'Auray, semée de petites barques noires, et du côté de la terre ferme, le bourg et le clocher de Séné, plus loin encore la presqu'île de Rhuys et le pays de Sarzeau dont les contours bleuâtres ferment l'horizon »3. En
(1) Le Triomphe., p. 66. La scène se passe, dit M. Le Gouvello, sur les bords de l'Etang-au-Duc, près de Ploërmel.
(2) Le Gouvello, op. cit., p. 66.
(3) Le Gouvello, op. cit., pp. 66-75. Dans cette même commune d'Arra-
don, saint Vincent Ferrier aurait demeuré plus ou moins longtemps. On sait qu'à Vannes, il était descendu dans la maison Dreulin; c'est là qu'il 1
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juillet, au soleil levant, cet arehipel minuscule est un des paysages les plus doux que je connaisse.
A l'époque de son arrivée à Roguédas, l'initiation douloureuse d'Armelle n'était pas encore terminée. Il semble en effet que la grâce ne l'ait pleinement maîtrisée et paisiblement possédée que pendant les vingt-cinq ou trente dernières années de sa vie. Nous n'avons pas à donner ici le détail de ces terribles épreuves. Au reste ses biographes n'ont pas tout dit. A travers leurs réticences ou leurs distractions, l'on entrevoit, l'on devine bien des scènes tour à tour humiliantes ou effrayantes, et un excès de misère physique qui dut amener les maîtres d'Armelle à se séparer pour un temps de la pauvre fille1. Une seule peine, et la plus cruelle de toutes, lui fut épargnée. Jamais ses directeurs n'ont douté d'elle et de sa vocation merveilleuse. Roguédas n'est pas loin de Vannes où la bonne Armelle allait, plusieurs fois par semaine, « faire ses provisions et ses dévotions », comme dira plus tard son maître2. A Vannes, elle avait rencontré un jésuite dont le nom n'a pas été conservé et qui, bien qu'un peu rigide — plus tard on l'aurait appelé janséniste — sut la conduire avec autant de bonté que de sagesse 3. Il l'admirait fort et
est mort. Ces Dreulin avaient leur maison de campagne, le manoir de Truhelin, dans la commune d'Arradon. Roguédas était sans doute voisin.
Cf. R. P. Fages, Histoire de saint Vincent Ferrier, 2e édit., Paris, 1901, II, p. 267. Armelle avait beaucoup de dévotion pour le grand saint. En 1657, elle obtient de lui la guérison d'une grave maladie. Cf. Le Gouvello, op.
cit., p. 238.
(1) Son confesseur l'avait fait transporter à Vannes « chez une fort vertueuse veuve, afin de la faire traiter. Etant là, il en prit grand soin et la fit voir aux médecins. Une fois. un chirurgien ayant été appelé pour la soigner et l'ayant vue dans les ardeurs assez ordinaires que lui causait la véhémence de son amour, il en conçut une mauvaise opinion et ne la voulut pas même soigner » Le Triomphe., pp. 97, 98. Il semble que les Roguédas avaient été sur le point de la congédier.
(2) Il devait y avoir plus d'une lieue de Roguédas à Vannes. Cf. Le Gouvello, op. cit., pp. 98, 99.
(3) « Afin d'éprouver sa vertu, il alla même jusqu'à (la) priver de la sainte communion pendant des semaines entières ». Le Gouvello, op. cit p. 87. On vient de voir dans la note précédente les soupçons du chirurgien qui refusa de la soigner. Croirait-on que ce même confesseur eut l'étrange idée de faire connaître à la pauvre fille « la mauvaise estime qu'on
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« ne voulant jouir seul du contentement qu'il recevait dans la conversation de cette sainte fille, (il) la fit connaître » au P. Rigoleuc et au P. Huby. On ne saurait dire le soin et l'assistance que lui rendaient ces Pères, et l'amour qu'ils lui portaient. Ils avaient une singulière consolation de l'entretenir ». Ainsi protégée et guidée par les disciples de Lallemant, « elle s'arrêta toujours à leur conduite, spécialement à l'un d'eux (le P. Huby), envers lequel, dès la première fois'qu'elle lui parla, elle se sentit intérieurement émue et connut que c'était celui qui l'aiderait le plus à s'acheminer à la perfection » 1. Vers 1643, son confesseur qui trouvait le service de Roguédas trop rude pour elle, la fit entrer comme tourière chez les Ursulines de Vannes. Elle y fut heureuse et y reprit des forces, mais au bout de trois ou quatre ans, Dieu lui montra « qu'elle se trompait de vocation. Les passions humaines qui semblaient mortes en elle, se réveillèrent tout à coup, l'amour divin s'attiédit, les appétits naturels reparurent et je ne sais quelle vague inquiétude la saisit de n'être pas où Dieu la voulait». Consulté par elle, le P. Rigoleuc qui traversait Vannes sur ces entrefaites, lui « ordonna, au nom du Saint-Esprit, de retourner chez ses anciens maîtres » où l'on avait grand besoin d'elle2. Armelle s'en revint donc à Roguédas qu'elle ne devait plus quitter.
« Il y avait grande vie et hospitalité dans ce manoir où les châtelains recevaient volontiers parents et amis, toujours plantureusement servis. Les serviteurs étaient nombreux ». Armelle, exerçait au milieu d'eux, une sorte d'obscure surintendance, « mais en mettant la main à tout, à
avait eue d'elle ». Il fit plus, il feignit d'avoir les mêmes sentiments.
C'était une rude et grossière époque, ,ne l'oublions pas. Quant à la bonne Armelle, elle « conserva pour ce chirurgien un tel esprit de reconnaissance qu'elle m'a souvent dit avoir bien de la peine, quand elle le voyait, des'empêcher de se jeter à ses pieds, pour le remercier des sentiments qu'il avait eus d'elle ». Le Triomphe, pp. 99, 100.
(1) Le Triomphe, pp. 101,102.
(2) Le Gouvello, op. cit., p. 115-117.
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la cuisine, aux approvisionnements et au reste, comme une simple servante »1. « Dieu nous donna cette fille, témoignera plus tard le seigneur de Roguédas, pour gouverner notre ménage, ma femme n'ayant pas été élevée à prendre ce soin, et d'ailleurs elle était toujours malade (comme du reste, un des enfants).
Elle vaquait infatigablement à tout le ménage, soit en ville, soit aux champs, et était si diligente à faire ses dévotions et ses provisions, quand elle venait en ville (à pied, d'ordinaire) qu'on ne s'apercevait presque pas qu'elle sortit de la maison. Elle avait une douceur et une patience admirables et quoique les autres serviteurs lui donnassent souvent de la peine et que nous nous prenions à elle de tout et que nous la querellions parfois rudement, jamais. je ne l'ai vue s'émouvoir ni se mettre en colère2. ce que j'admirais quelquefois, et me faisait de la confusion de voir que je me fâchais si facilement, et elle qu'elle n'en témoignait aucun déplaisir. Elle. élevait nos enfants avec grand soin et charité, leur apprenait, sitôt qu'ils savaient parler, à donner leur cœur à Dieu et autres petites prières, et les aimait tendrement et eux-mêmes ne pouvaient se passer d'elle. Durant un grand procès que j'eus, elle me consolait et fortifiait par ses bons discours. Sa modestie était admirable et la faisait respecter même des personnes de qualité qui venaient chez moi ; que si parfois ils s'échappaient en quelques paroles trop libres en sa présence, ils lui en faisaient excuse et la respectaient tant que souvent j'en étais surpris. Enfin c'était une bonne et vertueuse fille, où je n'ai vu aucun défaut.
Le digne homme parait un peu confus, embarrassé, contrit. Cette Armelle dont les Pères jésuites parlent comme d'une sainte à miracles et dont la ville de Vannes se dispute
(1) Le Gouvello, op. cit., p. 75.
(2) Une fois seulement, mais ce n'est pas M. de Roguédas qui nou s l'apprend. Elle avait fait vœu de pauvreté et ne recevait plus rien de ses maîtres qui lui donnaient, ou devaient lui donner le nécessaire. Un jour « ayant besoin de quelque petite chose pour son entretien et n'ayant rien pour la payer, elle le dit en la présence de son maître qui ne lui fit aucune réponse, de quoi elle se sentit un peu touchée. Dans ce sentiment, elle dit à une de ses compagnes de service : « De quoi est-ce que Monsieur croit que je m'entretienne, depuis le temps que je n'ai plus de gages ? ». Le Triomphe., p. 298.
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les reliques, n'avait été longtemps pour lui qu'une vieille bonne, très sûre, paisible et dévouée. Il ne soupçonnait guère qu'une extatique eût ainsi vécu si longtemps sous le même toit que lui. Il avait bien remarqué chez elle d'étranges accidents, mais sans les approfondir :
Elle avait souvent des maladies que nous ne connaissions point. Cela la prenait d'ordinaire vers les bonnes fêtes et celles des martyrs, et était souvent quatre et cinq jours ainsi et se sentait toute moulue et brisée, et n'entendait à rien de ce qui était nécessaire pour le ménage; on la saignait de fois à autre pour la soulager1.
Maintenant tout s'expliquait. Armelle était donc semblable aux saints dont on parle dans les livres ou dans les sermons. Bien mieux, à peine morte, on préparait un gros livre sur elle. Un jour peut-être, l'humble chambre qu'elle occupait au plus haut du manoir, deviendrait une chapelle.
On imagine sans peine les émotions diverses de ce bon seigneur ruminant de telles pensées et les associant aux souvenirs de sa propre vie. Dévotement, humblement, le vieux gentilhomme inaugurait lui-même ce pèlerinage domestique, priant dans la chambre vide d'Armelle, et demandant un miracle à la bonne de ses enfants. Il écrit encore :
J'étais travaillé de grandes douleurs dans les reins, causées par la gravelle, et ne pouvais me coucher sur un côté ni marcher qu'avec peine. Environ huit ou dix jours après la mort de cette bonne fille, étant une fois plus tourmenté qu'à l'ordinaire, je pris un petit morceau d'une de ses côtes qu'on lui avait ôté, lorsqu'on l'ouvrit pour avoir son cœur et me l'appliquai sur l'endroit de ma douleur. Au même instant, mes douleurs cessèrent et me couchai sur ce même côté. et fus quinze jours sans en ressentir, au bout desquels j'en eus encore quelques légères atteintes ; mais depuis je n'en ai pas eu 2.
(1) Le Triomphe., pp, 697-700.
(2) Ib., pp. 701, 702.
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II. Transparent aux uns, longtemps caché à la plupart, quel était donc le secret d'Armelle? Nul autre que celui de Mm0 Acarie, de Marguerite d'Arbouze, en un mot de tous nos mystiques. Mais ce rare secret, toujours merveilleux, le paraît peut-être ici davantage.
Nous avons vu les chaudes poussées de sève, les orages, les tristes averses de son printemps lourd et tardif. Ce n'était alors qu'une simple fille des champs et que l'on aurait pu croire assez insignifiante. Très innocemment, elle s'opposait, si j'ose dire, de toute sa masse peu subtile, à la spiritualisation presque totale que préparait en elle celui auprès de qui l'être même des anges semble grossier.
De là ces longues ténèbres, coupées de quelques éclairs; ces défaillances d'une chair très pure, mais fatalement rebelle ; ces phénomènes morbides, qui bien loin de mériter nos admirations, ne sont au contraire qu' « un tribut payé par les mystiques à la fragilité humaine » 1. Il
(1) Cf. le R. P. de Grandmaison, cité dans l'Invasion mystique, p. 5yi.
Il ne faut pas nous lasser de le répéter ; prises en elles-mêmes, ces manifestations pathologiques, ces à-côté de l'extase, n'ont rien de céleste.
J'en veux donner deux exemples que je prends dans la vie d'Armelle et parmi les moins pénibles à contempler. « Il me souvient, raconte Jeanne de la Nativité, qu'une fois, étant. dans notre maison et occupée à boulanger, ce Dieu d'amour se manifesta si clairement à elle. qu'elle pensa tomber en défaillance, tant elle se sentit vivement pénétrée d'amour, et ne sachant plus quelle contenance tenir, elle fut contrainte de sortir les mains toutes pâteuses et s'aller cacher en quelque coin. » Le Triomphe., p. 404. Elle dit encore : « Il y avait dans la maison, un domestique libertin qui lui donnait souvent sujet d'exercer sa patience. un jour, la curiosité le porta à voir ce qu'elle faisait dans la cuisine, au travers des fentes, de la porte. Il la vit donc, tenant en main un chapon qu'elle avait pris pour larder, élevée de terre de trois à quatre pieds, toute entourée de lumière et le visage enflammé d'ardeur divine ». Le Triomphe., p. 340. Disons-le sans hésiter, Jeanne de la Nativité aurait dû taire ces détails qui trop visiblement la ravissent et qui néanmoins n'ont rien que de laid. Quand donc les biographes de nos mystiques comprendront-ils qu'il est malsain de proposer de telles scènes, je ne dis pas à la raillerie des sceptiques, mais à l'ignorante candeur cle's âmes pieuses. Imagineraient-ils cela de la sainte Vierge, reine des mystiques ? Il ne s'agit pas seulement de goût. Disons mieux, ici, comme en beaucoup d'autres circonstances, notre goût naturel rejoint aisément des intuitions d'un autre ordre. Il y a eu, dans la vie de la charmante Catherine de Jésus des accidents beaucoup plus pénibles, mais la divine décence de Madeleine de Saint-Joseph s'est bien gardée de les reproduire. « Et sur ce sujet, dit-elle, il s'est passé tant de choses que cela ne se doit ni se peut dire ». (Invasion mystique, p. 340). Voilà qui est parler d'or.
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ne s'agissait de rien moins, comme elle le dit énergiquement, que d'être chassée d'elle-même et cela ne pouvait se faire sans des peines incroyables; docile néanmoins et géné- reuse, elle finit par se plier, non seulement sans résistance, mais encore avec une joyeuse souplesse, à cette expulsion.
Perdant la vue d'elle-même et de toutes ses opérations, elle ne s'envisageait plus comme agissante en aucune chose, mais seulement pâtissante et souffrant l'opération que Dieu faisait en elle et par elle ; de sorte qu'il lui semblait bien avoir un corps, mais ce n'était que pour être mue et gouvernée par l'esprit de Dieu.
D'autres nous ont déjà décrit cette même expérience, mais n'oublions pas qu'on nous donne ici les impressions d'une servante longtemps bornée.
Ce fut dans cet état qu'elle entra, lorsque Dieu lui eut fait ce commandement si absolu de lui céder la place. Quand elle considérait son corps et son esprit, elle ne disait plus mon corps, ni mon esprit., ce mot de mon était entièrement banni d'elle, et disait que tout était à Dieu.
Il me souvient de lui avoir ouï dire que du commencement que Dieu se fut rendu si absolument maître d'elle-même, qu'elle s'en vit chassée, aussi bien qu'autrefois elle avait chassé les autres choses. Elle fut un assez long temps qu'il lui était avis que son esprit se voyant ainsi chassé, et qu'il ne lui était plus permis de voir et de connaître ce que Dieu opérait dans l'intime de son âme, ni y mêler son opération, comme à l'ordinaire, il lui semblait, dis-je, qu'il (son esprit) se tenait tout recueilli et ramassé à la porte de ce centre, où Dieu avait libre entrée, et la, comme un laquais ou un valet, il attendait les ordres. de son maître. Et ne se trouvait pas seule en cette posture, mais il lui semblait parfois qu'une infinité d'anges lui tenaient compagnie, demeurant autour. de cette demeure de Dieu, de peur que rien n'y entrât1.
« Chassé » « ramassé à la porte », même élevée au rang des princesses, elle garde les métaphores d'une servante et cela est mieux ainsi.
(1) Le Triomphe., pp. 409-411.
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Mon esprit, disait-elle encore, est semblable à un serviteur qui, sachant que son maître est retiré dans son cabinet, pour y traiter d'affaires sérieuses, n'ose entrer dedans pour s'informer de ce qui s'y fait, ni remuer ou faire du bruit, crainte de
l'interrompre. Voilà comme j'ai été quelque temps, mais il ne fut pas longtemps ; Analyse lucide et qui suit, pas à pas, le progrès d'une évolution aussi délicate ; car après que mon divin Amour eut accompli son œuvre, il me la découvrit peu a peu, me faisant parfois voir si clairement les perfections de sa divinité peintes dans mon âme, qu'il me semblait qu'elle fût comme un miroir qui me les représentait : et de là en avant, je ne les pouvais voir ni trouver si bien en aucune chose, comme dans le centre de mon âme, qui me paraissait être comme sa vraie image, autant qu'une chétive créature comme moi le peut être.
Remarquez aussi avec quelle sûreté la sœur Jeanne comprend, s'assimile et reproduit les confidences d'Armelle.
D'abord que Dieu lui eut fait cette grâce que de lui découvrir ainsi sa divine présence en la manière susdite, ce ne fut que de fois à autre et par intervalle. Et ceci l'affaiblit de telle sorte, et minait si fort sa santé, que jamais cela ne lui arrivait qu'elle ne fût malade. Je l'ai vue souvent me dire qu'elle se portait bien, et à peu de temps de là, me dire qu'elle n'en pouvait plus, étant contrainte de s'appuyer la tête contre la grille ou autre part, et lui demandant la cause d'un si subit changement, elle me répondait d'ordinaire que c'était cette si grande présence de Dieu qui se faisait voir si clairement au fond de son âme qu'elle n'était pas capable de soutenir une si forte lumière, et son corps ressentait de grands maux et des brisements universels par tous les membres.
Néanmoins, ceci est admirablement vu et dit,
comme elle allait tous les jours se perfectionnant davantage, et que l'esprit devenait plus fort par tant de faveurs, son corps aussi en recevait moins d'incommodité.
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Qui lui a fait comprendre ces choses qu'après tant et tant de recherches nos savants commencent à peine d'entrevoir ?
De sorte qu'elle ne tarda guère que cette présence de Dieu, si sublime. ne fût habituelle, de manière qu'elle ne se détournait presque jamais. En quelque lieu qu'elle fût, aussi bien en plein marché, au milieu des rues, travaillant ou conversant.
ou en quelque part qu'elle allait, jamais elle ne se départait de ce divin objet, ou si parfois elle s'en détournait tant soit peu, au même instant elle était rappelée à son premier état.
Un de ses directeurs., s'étonnant comme cela se pouvait faire qu'elle contemplât toujours ainsi Dieu présent, parmi tant de diverses occupations. « Mon Père, lui dit-elle, si à présent que je suis à parler avec vous, il venait quelqu'un pour me dire quelque chose, je ne vous tournerais pas le dos et ne vous quitterais pas, pour aller à cette personne ; tout ce que je ferais, serait de tourner un peu la tête pour l'entendre, et au même temps, je la détournerais pour continuer le discours que vous ou moi aurions commencé, et ne serait point de besoin de réflexion ou de raisonnement pour me faire détourner ; ce me serait assez de savoir que vous êtes là, pour le faire naturellement et sans y penser1.
Ici nous touchons au point culminant de cette spiritualisation magnifique. Finesse, grâce, encore un peu tendue, mais charmante, à force de s'abandonner à l'autre grâce, elle a conquis tout cela. Un spirituel à courte vue, un de ceux qu'obsède la peur du quiétisme, pensa la troubler : En ces mêmes temps — vers 1660, il est intéressant de le signaler — elle fut abordée d'une personne religieuse avec qui elle n'avait jamais eu d'entretien que celui-ci, qui fut tout fondé sur les abus où les âmes tombent par des façons nouvelles et
(1) Le Triomphe., pp. 413-416. Cf. les paroles de Dieu à Jeanne de Matel : « Ce que j'ai fait ce soir, c'est la séparation de l'esprit ou des puissances supérieures d'avec l'âme et les puissances inférieures. Dès à présent. tu ne laisseras pas de traiter avec tous des choses nécessaires, et de recevoir mes grâces sans être divertie de l'attention que je désire de toi. Tu pourras me voir et jouir de moi sans être extasiée, ni dans les peines que les ravissements donnent au corps ». Vie de la R. M. Jeanne Chézard de Matel., par la R. M. Saint-Pierre de Jésus, Fribourg, 1910.
pp. 49, 50.
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particulières de se conduire vers Dieu, dont quelques personnes traitent maintenant, et que cela ne sert que pour tromper les âmes, qu'il faut agir et opérer et non point demeurer oisif et inutile.
Mais le lendemain, agitée par les méchants scrupules que ce maladroit lui avait donnés, Notre-Seigneur lui dit intérieurement ces quatre paroles : « Ma fille, tant que tu me regarderas, tu m'aimeras ; tant que tu me regarderas, tu me serviras ; tant que tu me regarderas, tu me suivras, et quand tu ne me regarderas point, tu ne me suivras point. » Et dans ce moment cette lumière divine lui pénétra l'âme, par laquelle elle reconnut que véritablement c'était dans ce seul regard que consistait toute sa perfection et sainteté.
Qu'elles viennent du ciel ou de la terre, ces « quatre paroles » expliquent et défendent d'une manière vraiment merveilleuse la doctrine du pur Amour.
Et est à noter que. Notre-Seigneur. ajouta cette parole : quand elle ne le regarderait pas, elle ne le suivrait pas. Par où elle apprit que dans ce peu de temps qu'elle s'était amusée à réfléchir et considérer si elle était dans l'état qui agréait à Dieu, elle avait manqué de le suivre et aimer de toute la force et l'étendue de son âme, puisqu'elle en avait employé une partie dans cette vue, et que tant qu'elle se considérait elle-même, elle avait perdu son Bien-Aimé Pour ces deux chétives, Jeanne et Armelle, la psychologie — surnaturelle et naturelle — n'a pas de secrets.
Ce ne fut là du reste chez Armelle qu'une hésitation de quelques instants, et rien de sérieux ne semble avoir troublé la sereine allégresse de ses vingt à vingt-cinq dernières années. « On eût dit que Dieu avait peur, s'il est loisible de parler ainsi, qu'elle entrât en quelque défiance de sa bonté, tant il était soigneux d'éloigner d'elle » toute cause d'appréhension 2.
(1) Le Triomphe., pp. 417-420.
(2) Ib., p. 344.
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Elle disait quelquefois, en se divertissant, qu'il lui semblait être comme ces fols qui s'imaginent qu'en quelque lieu qu'ils soient, ils sont sur leurs terres, et que tout ce qu'ils voient leur appartient; qu'aussi sachant bien que tout appartenait à son Père, il lui semblait être comme Dame et maîtresse de toutes choses 1.
Elle mourut à Vannes le 24 octobre 1671, vénérée de toute la ville. « Les RR. Pères de la Compagnie de Jésus, désirèrent d'avoir son cœur et il leur fut accordé comme à ceux de qui, après Dieu, elle avait reçu plus d'assistance, pour s'avancer dans les voies du divin Amour» 2.
III. Le P. Rigoleuc, le P. Huby, le P. Bernard, le P. Maunoir et les autres directeurs des missions bretonnes ont 1 rencontré sur leur chemin et ont eu quelquefois pour collaboratrices, d'autres extatiques, Amice Picard, par exemple, et Catherine Daniélou, l'une et l'autre beaucoup plus extraordinaires que la bonne Armelle, si extraordinaires même que leur vie à toutes deux écrite avec candeur par le P. Maunoir et pleine de détails étranges, ne sera sans doute jamais intégralement publiée 3. Mais
(1) Le Triomphe., pp. 341, 342.
(2) Ib., p. 315.
(3) Sur Marie-Amice Picard (1599-1653) et sur Catherine Daniélou (1618 ?-1677) cf. Les vies des saints de Bretagne, par Dom Lobineau, t. IV et V ; l'histoire du P. Maunoir,par le P. Séjourné, passim ; et celle de la Bonne Armelle, par M. Le Gouvello (pp. 246-289). On n'a, je crois, pas d'autres sources que les deux manuscrits du P. Maunoir, l'un de 300, l'autre de 800 pages. (Cf. Séjourné, op. cit., II, pp. 225-227). « Pages impossibles à publier, écrit M. Le Gouvello, tellement elles sont naïves et étranges ». Ces vies peuvent paraître étranges à notre siècle, écrit de son côté, le P. Séjourné, « nos idées modernes ne sont plus faites à de pareilles épreuves ; nous sommes tentés de rejeter a priori ces merveilleuses singularités » ; op. cit., II, p. 227. La remarque ne me paraît pas tout à fait juste. Ce qui est beau et divin le demeure toujours et le siècle de Lourdes ne paraît pas si réfractaire au miracle. Les catholiques éclairés d'aujourd'hui admettent sans peine, et peut-être plus facilement que leurs pères, la réalité des manifestations extraordinaires — stigmates et autres — que l'on rencontre dans l'histoire d'Amice Picard, mais ils sont fort heureusement et seront de plus en plus persuadés que de tels phénomènes ne constituent ni l'essentiel, ni le plus surnaturel de la vie mystique : ils savent que ces phénomènes qui, d'ailleurs, peuvent avoir, pour la plupart, des causes toutes naturelles, ne font, même chez les saints, qu'exprimer, que traduire plus ou moins gauchement, une merveille uniquement céleste, à savoir l'action de Dieu au profond des âmes.
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Armelle doit nous suffire et de nouveaux épisodes nous distrairaient de notre sujet principal. Pour le même motif, nous n'étudierons non plus ni les Retraites d'hommes, œuvre du P. Huby et de M. de Kerlivio, ni les Retraites de femmes, organisées sur le modèle des premières, par Catherine de Francheville et Marguerite de Kerderf 1.
Rassembler chaque année pendant quelques jours, un certain nombre de chrétiens ou de chrétiennes ; les amener à rentrer en eux-mêmes, les confirmer dans la pratique du devoir commun et ainsi les acheminer à une vie spirituelle plus haute, cette œuvre, qui eut un succès prodigieux et qui s'étendit à d'autres provinces, prouverait à elle seule ce moderne triomphe de la méditation, dont nous avons déjà parlé tant de fois. Les retraites sont une des gloires de la Compagnie de Jésus. Par un contraste singulier, l'Ordre qui a le plus travaillé à la centralisation des forces catholiques, aura de même très activement développé cet individualisme religieux qui est un des traits caractéristiques du catholicisme moderne, comme aussi bien de tout progrès intérieur. Je sais que ce mot d'individualisme sonne mal à certaines oreilles et que plusieurs le font synonyme de protestantisme et de t ousseauisme. Mais quoi ! L'auteur des Exercices spirituels n'est-il pas aussi le fondateur de la Compagnie de Jésus, c'est-à-dire de l'Ordre le plus hostile à l'idolâtrie da jugement privé ou du sens propre, et le plus discipliné qui fut jamais ? Mais cette philosophie n'est pas non plus de notre compétence. A nous, de choisir et de présenter aussi vivement que possible, les figures les plus rares et tout ensemble les plus représentatives de notre histoire religieuse ; à d'autres, les considérations générales. Une de ces figures nous retiendra en Bretagne encore quelques instants et nous montrera la part de plus en plus considé-
(1) Sur les retraites d'hommes, cf. La vie du P. Huby, par le P. Champion, et sur les retraites de femmes, celle de Mlle de Francheville par le P. Debuchy, citées l'une et l'autre au commencement de ce chapitre.
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rable que la première moitié du XVIIe siècle faisait à la femme dans la conduite des grands intérêts religieux. Ce n'est pas là, si je ne me trompe, une des moindres originalités de ce temps-là.
Jeanne-Marie Pinccon du Hazay (1616-1677) appartenait à une famille noble de Bretagne Malgré son attrait pour la vie religieuse, il lui avait fallu épouser Hilarion de Forsan, seigneur du Houx. C'était un galant homme, très doux, nous dit-on, bien que furieusement porté à la jalousie, « d'un génie élevé et d'une grande pénétration pour les sciences ». Jeanne « fit d'abord de la résistance : ne pouvant se résoudre enfin à désobéir à son père (qui voulait ce mariage), elle crut qu'elle pourrait porter M. du Houx à se désister de sa recherche, si elle lui décla rait ses infirmités (notamment une tumeur au genou).
M. du Houx lui répondit, avec autant de sincérité que de politesse, que quand elle n'aurait qu'un pied ou qu'un œil, il n'aurait jamais d'affection que pour elle. M0110 du Hazay avait vingt ans quand elle épousa M. du Houx. La cérémonie se fit le premier jour d'avril et tout s'y passa fort chrétiennement. Mme du Houx, selon la coutume du pays, se fit une couronne, où elle affecta de n'employer que des fleurs de la couleur du ciel, où était le seul objet de son amour : mais elle cacha sous ces fleurs une couronne d'épines qu'elle s'enfonça si avant, le jour de ses noces, que tout le reste de sa vie, elle sentit de très grandes douleurs à la tête, jusqu'à répandre quelquefois le sang à grosses gouttes »2. Ainsi Dom Lobineau, aimable et savant homme, que je me plais à citer.
« Après la mort de M. du Houx, elle eût repris son premier dessein, si ses directeurs ne l'eussent empêchée de borner à l'enceinte d'un cloître les services qu'ils pré-
(1) Je n'ai pu me procurer sa vie, par le chevalier d'Espay, imprimée à Paris en 1713 et je m'en tiens au résumé, sans doute excellent, que Dom Lobineau a fait de ce livre.
(2) Les vies des saints de Bretagne, IV, pp. 426, 427.
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voyaient qu'elle devait rendre à Dieu dans le monde. Le Saint-Esprit lui suggéra un tempérament propre à réunir la vie solitaire et la vie active, en s'associant à l'Ordre de la Visitation (dans le couvent de Rennes) sans s'assujettir à la clôture » 1. Elle avait alors trente ans et était déjà fort avancée dans les voies de l'esprit, d'ailleurs presque toujours souffrante et très éprouvée par les peines intérieures. Un carme, le P. Valentin, la dirigeait. C'est lui, sans doute, qui aura fait connaître aux spirituels et aux évêques de la province les dons merveilleux de la jeune veuve. Quoi qu'il en soit, nous voyons, à quelques années de là, Mme du Houx entourée d'une vénération et d'une confiance tout à fait exceptionnelle. Revenons à Dom Lobineau.
« La Mère Jeanne des Anges, religieuse de Loudun, ayant été informée du mérite et des talents de Mrae du Houx voulut faire liaison avec elle, mais elle ne savait comment s'y prendre. Elle écrivit par hasard au P. Valentin pour quelques affaires, et le Père, qui n'avait pas le temps de répondre, pria Mme du Houx de faire la réponse pour lui. Elle obéit; la Mère des Anges fut charmée de sa lettre ; et depuis ce temps-là elles s'écrivirent toutes deux et contractèrent. une sainte amitié. Le point sur lequel la Mère des Anges. insistait le plus dans ses lettres.
c'était de la porter à travailler au salut des âmes. M. de La Motte-Houdancour, évêque de Rennes, exigeait la même chose de Mme du Houx, et prenant occasion. de la liaison qu'il y avait entre elle et la Mère des Anges, il voulut en profiter pour satisfaire une curiosité, louable en lui, c'est-à-dire, pour approfondir un peu ce que c'était que cette Mère des Anges qui faisait tant de bruit dans le monde. Il pria Mme du Houx de faire un voyage à Loudun, pour y examiner cette religieuse si extraordinaire. »
(1) P. Champion cité parle R. P. Debuchy, La vénérable Catherine de Fraticheville, p. 4$.
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Ces premiers détails sont déjà bien curieux. Pour la fameuse possédée de Loudun, bientôt nous la retrouverons au chapitre du P. Surin, mais, d'ores et déjà, nous devons rappeler que l'Eglise ne s'est jamais expliquée ni sur la possession ni sur l'oraison de Jeanne des Anges.
Deux problèmes qu'il importe de distinguer.
Chargée par son évêque d'examiner ce cas difficile, Mme du Houx partit au mois de juin 1654, « et fut accompagnée des dames Budes, de Catelan et de Launay-Comatz, d'une sœur tourière et d'un ecclésiastique. Elle alla d'abord à Notre-Dame-des-Ardilliers à Saumur, passa ensuite par l'abbaye de Fontevrauft et se rendit enfin à Loudun, où elle demeura trois mois pour avoir tout le loisir de conférer avec la Mère Jeanne des Anges 1. » Ici, je dois avertir que nous avons affaire à un esprit des plus critiques.
Dom Lobineau, qui n'a certes rien d'un rationaliste, s'apprête à peser froidement les textes dont il dispose. C'est son droit et c'est le nôtre, de le suivre avec amitié, si d'aventure nos impressions personnelles s'accordent avec les siennes. « Elles eurent plusieurs conférences secrètes » et l'auteur de la Vie de Mme du Houx, sans nous instruire si elle fut bien persuadée de tout ce qui se publiait à l'avantage de la Mère Jeanne, se contente de dire que cette religieuse reconnut tout le mérite de Mme du Houx.
Il dit même plus dans la suite, et parlant d'un second voyage que cette femme si éclairée fit à Loudun. il assure « que pendant six mois qu'elle y fut, elle crut presque toujours, que cette religieuse était dans l'illusion », et si, par quelque considération dont nous ne voulons pas pénétrer le motif, il ajoute au même endroit, « que Dieu fit enfin connaître à Mm0 du Houx, la sainteté de la Mère des Anges », son témoignage ne se soutient pas, lorsque,
(1) Il y aurait tout un livre à faire sur les voyages des personnes de piété au XVIIe siècle et snr le protocole, presque invariable — notamment la présence d'un ecclésiastique — qui les réglait. De ce livre nous avons donné la plus belle page au chapitre de Marguerite d'Arbouze.
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parlant du troisième voyage de P"o du Houx à Loudun, pour assister la Mère des Anges à la mort, il fait voir que.
(cette dame* « si éclairée ») n'eut jamais assez de confiance en la Mère des Anges, pour lui faire confidence de ses peines intérieures, quoique la Mère des Anges lui découvrît toutes les s iennes avec un grand épanchement de cœur. Après tout) si cette fille a eu des partisans, elle a eu aussi bien des adversaires. L'évêque de Rennes avait raison de s'adresser à une personne aussi éclairée que Mme du Houx pour s'instruire à fond de ce qui regardait ce problème 1 ».
Pendant qu'elle était à Loudun, continue Dom Lobineau, « elle fit la connaissance du P. Surin. qui sut bientôt apprécier le mérite » de cette femme étonnante. Depuis « il entretint avec elle une édifiante correspondance » 2.
Elle partit de Loudun le.3 octobre. et à peine fut-elle de retour à Rennes qu'on la demanda en plusieurs maisons religieuses. Dès qu'on sut dans la ville qu'elle était rentrée au Colombier (Visitation de Rennes), ce fut un concours de toutes sortes de personnes qui la demandaient sans cesse au parloir. Elle (leur) disait. ce qu'elles avaient de plus caché dans le cœur, leur découvrait leurs péchés les plus secrets. leur apprenait sou- vent ce qui se passait dans leurs maisons, leur prédisait les choses à venir ». Nous avons déjà vu bien des
(1) Il est clair que le biographe de Mm0 du Houx cité par Lobineau, ne parle pas à la légère lorsqu'il affirme que « pendant six mois », elle a cru Jeanne des Anges « dans l'illusion »; aveu que seuls ont pu lui imposer des documents décisifs, aveu qui le gène et qu'il tâche, par la suite, d'atténuer. On entend bien, du reste, que Mme du Houx n'est pas infaillible et l'on sait que sainte Chantal eut une impression toute contraire. Mais la sainte n'avait pas à discuter les « états » et les miracles de Jeanne des Anges.
Elle s'est rangée docilement à l'opinion de personnes considérables.
Mme du Houx au contraire, a fait une véritable enquête et qui semble l'avoir beaucoup occupée, sans néanmoins la tirer de doute. Cf. Dom Lobineau, op. cit., pp. 446-449.
(2) Nous avons plusieurs lettres du P. Surin, toutes très belles, à Mme du Houx et aux visitandines de Rennes qui, sans doute, s'étaient adressées à lui par l'entremise de cette dame. Cf. Lettres spirituelles du P. Surin, II, pp. 167, sq.
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parloirs assiégés de sorte. Ce qui suit nous surprend davantage.
, « De toutes parts on demandait cette sainte directrice dans les maisons religieuses, à Rennes, à Nantes, à Vannes, à Saint Brieuc, à Tréguier, à Quimper, à Hennebont, à Pontivy, à Dinan et même dans les provinces voisines. Les supérieures ne purent la refuser à tant d'instances, et il fallut que Mme du Houx allât visiter toutes ces maisons, malgré ses répugnances et ses infirmités qui s'augmentaient tous les jours. » D'un autre côté, « la calomnie la représentait comme une hypocrite, une trompeuse, une sorcière même ». La noble femme laissait dire et elle entreprit « de faire les visites de tous les monas- tères où elle était appelée ». -.
« Elle commença par l'abbaye de La Joie, près de Hennebont. La dissension régnait depuis longtemps dans cette maison. Les évêques, les lieutenants généraux de la province, les membres du Parlement, s'étaient inutilement employés pour y mettre la paix. Ce grand ouvrage était réservé à Mme du Houx. L'abbesse (pùe Le Coigneux) lui en écrivit. et l'évêque de Rennes l'obligea de se transporter sur le lieu. Elle partit le 4 décembre 1659. Avant de rien commencer, elle se mit en retraite, où elle eut infiniment à souffrir de ses maux de tête. Après cela, assistée des conseils du P. Huby. elle employa de si vives persuasions auprès des religieuses, qu'elles ne pensèrent plus qu'à se réunir. Elles s'assemblèrent dans une grande salle par où devait passer leur abbesse. Dès qu'elle parut, toutes se jetèrent à ses pieds, et lui protestèrent qu'elles voulaient désormais vivre dans une parfaite union. Mme du Houx, qui accompagnait l'abbesse, leur parla avec son éloquence ordinaire. (et) dressa un acte qu'elles signèrent sur le livre des Évangiles. Ensuite on chanta le Te Deum, tandis que les religieuses s'embrassaient les unes les autres, pour marque d'une éternelle réconciliation. Après cette cérémonie, elles
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entrèrent en retraite, où Mmo du Houx leur rendit de très grands services. La retraite finie, elle prit congé de la communauté, où elle avait demeuré deux mois. »
Cependant « l'évêque de Tréguier(B. Grangier). voulut l'avoir dans son diocèse, pour y mettre la ferveur partout1. Il fit tant qu'il l'obligea de venir à Tréguier. Sitôt qu'elle y fut arrivée (1663), il la conduisit lui-même aux Ursulines où. elle ménagea si bien les esprits qu'elle engagea les quatre maisons de cet Ordre qui étaient dans ce diocèse à garder entre elles une parfaite uniformité.
Après un mois de séjour aux Ursulines, elle entra aux Hospitalières., retourna ensuite aux Ursulines où elle fut deux mois. De là elle se rendit aux Ursulines de Guingamp ; elle alla ensuite à celles de Saint-Brieuc, de Lamballe, et de Pontivy ». D'autres couvents et d'autres couvents. De retour à Rennes, « elle apprit que la Mère des Anges la désirait à Loudun, pour qu'elle l'assistât à la mort. Elle y alla promptement et demeura neuf mois auprès d'elle. » Encore un voyage à Tréguier, où « elle travailla, par l'ordre de Mgr l'évêque. à faire des mémoires sur ce qu'elle savait de la Mère des Anges ». Œuvre malheureusement perdue, je le crains, et peut-être parce qu'elle ne plaisait pas à tout le monde.
A la fin de 1674, elle vient à Vannes, où l'appelaient le P. Huby et Mlle de Francheville. Elle organise, elle inaugure les retraites de femmes, parlant trois ou quatre heures par jour à cet auditoire et le tenant sous le charme. « Enfin après treize mois passés à Vannes dans la direction des femmes, elle vit s'aggraver ses infirmités et revint au Colombier de Rennes. » On gardait encore l'espoir de la rappeler et le P. Huby lui écrivait en 1677 : M. de Kerlivio et moi jugeons qu'il est de la gloire de Dieu
(1) Sur cet admirable évêque, t 1679, cf. la notice de Dom Lobineau (Vies des saints de Bretagne, IV, pp. 464, sq.), et La vie du P. Maunoir.
par le P. Séjourné, passim.
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que vous nous reveniez voir. Nous avons besoin de vos conseils et nous savons par expérience que Dieu vous a donné grâce pour cela. Votre peu de santé vous suffira, quand même vous n'auriez ni pieds ni mains. Nous n'avons besoin que d'un bon sens, d'une bonne volonté et d'une langue comme la vôtre, conduite par le Saint-Esprit. Vous pourrez demeurer dans le lit et n'en plus sortir, comme nous savons que vous faites. Au reste, vous ne pouvez mieux finir votre vie que dans un si saint emploi1.
L'aimable, la cruelle, la magnifique et sainte lettre!
Mais Mme du Houx était arrivée au terme de sa course. Elle mourut chez les visitandines de Rennes, le 26 septembre 1677, « âgée de soixante et un ans,. femme en qui Dieu avait renfermé plusieurs grands trésors de la nature et de la grâce. Elle avait le corps assez bien fait et un certain air de majesté sur le visage, qui inspirait du respect à tout le monde. Sa complexion était vive et ardente, son humeur gaie; ses manières étaient aisées. Naturellement elle eût été fière, vive et orgueilleuse, si la vertu n'avait corrigé ses défauts. Dieu lui avait donné une âme forte et généreuse, un esprit sublime et capable des plus grandes choses, un jugement solide, beaucoup de discernement et de belles inclinations pour la vertu.
Voilà ses qualités naturelles. Pour ce qui est des dons surnaturels, son attrait principal était la solitude et la souffrance. Elle était toute morte au monde et à elle-même ; toujours unie à Dieu par une oraison continuelle et toujours occupée par le prochain » 2. Ainsi parle Dom Lobineau avec une émotion que n'arrive pas à voiler la grave sobriété de son style. En achevant de résumer ces quelques pages, si courtes et si pleines, on ne sait vraiment ce qu'il faut admirer davantage ou de Mme du Houx ellemême, ou des hauts personnages, au grand cœur et à l'esprit large, qui ont accepté, qui ont exigé la collabora-
(1) Debuchy, La vénérable C. de Francheville, p. 47.
(2) Les vies des saints de Bretagne, IV, pp. 421-458.
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tion d'une femme ; ou enfin des catholiques français — « peuple ingrat! » - dont l'indifférence a laissé mourir une telle gloire 1.
(1) On s'attendait peut-être à trouver ici mention du fameux pénitent, Pierre de Kériolet. Mais, encore une fors, je uis obligé dc choisir et condamné de ce chef à bien des sacrifices qu'il serait trop long de justi- fier. Cf. Le Pénitent breton; Pierre de Kériolet, par le vicomte Hippolyte Le Gouycllo (3e édit.), Paris, 1910.
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CHAPITRE IV LA FORMATION ET LES DÉBUTS DU P. SURIN
I. Les démons ligués contre Surin, même après sa mort. - Il n'a pas encore de biographe et ses œuvres sont introuvables. — La composition de ses livres. — Editions subreptices et plus ou moins suspectes.
— Le P. Champion. — Le P. Surin au XVIIIe et au XIXe siècles. — Sous le boisseau. — Possession et aliénation mentale du P. Surin. — Que tous ses inédits ne doivent pas être publiés. — La réaction anti-molinosiste et le P. Surin à l'Index. — Défauts et mérites qui expliqueraient la réserve que les jésuites font paraître à l'endroit du P. Surin.
II. Famille pieuse et noble. — Egards particuliers qu'on aura plus tard pour le P. Surin. — Ses villégiatures. — Un gentilhomme. — La famille du P. Surin fascinée par le Carmel. — Sa sœur et sa mère carmélites. — Le jeune Surin et Isabelle des Anges. — Panégyrique du Carmel. — Sainte Thérèse et la Compagnie de Jésus. — Noviciat ; études ; troisième an. 4 III. Marennes et la Saintonge mystique. — La famille de Saujon. —
* Marthe de Saujon. — De l'attachement aux charges. - Marguerite de Saint-Xavier. — Vocation mystique de Marie Baron. - « Il semblait que son élément fût le feu ». - La boutique des Du Verger. — Le « magnifique » M. Du Verger. — Mort et obsèques triomphales de Marie Baron. — Madeleine Boinet et la succession mystique de Marie Baron. —
Sa conversion. — Institutrice. — Vie intérieure de Madeleine Boinet.
— La veille du départ pour Loudun.
I. Une étrange fatalité pèse, dirait-on, sur le P. Surin1.
Les démons qui ont tourmenté Ct grand homme pen-
(1) On trouvera dans Sommervogella bibliographie complète. J'indique seulement les éditions dont je me suis servi.
Œuvres spirituelles du P. Jean-Joseph Surin., publiées par le P. Marcel Bouix, Paris, s. d.
I. Traité inédit de l'Amour de Dieu.
II. Catéchisme svirituel contenant les principaux moyens d'arriver à la perfection. (2 vol.).
Cette édition reproduit, semble-t-il, l'édition originale que je n'ai pu me procurer.
Catéchisme spirituel de la perfection chrétienne, composé par le R. P.
J.-J. Surin. nouvellement revu et corrigé pur le P. T. B., F. de la m. c.,
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dant plus de vingt années, semblent aujourd'hui encore ligués contre lui. Ceux de ses fidèles qui se promettaient de travailler à sa gloire sont toujours arrêtés dans leur entreprise ; un je ne sais quel sortilège les poursuit.
Membre d'un Ordre où ne manquent ni les écrivains ni les mystiques, Surin n'a pas encore de biographe, alors que tant de personnages, très inférieurs à lui, ont fait l'objet de nombreuses publications. Pour connaître son histoire, si curieuse, même aux profanes, nous en sommes réduits au vague panégyrique, insuffisant, irritant, que nous a laissé le Vénérable M. Boudon, insigne contemplatif, mais brouillé avec le temps, l'espace et les autres catégories de l'humaine curiosité. Les diverses éditions, toutes d'ailleurs introuvables, que l'on a données de ses œuvres, paraissent assez inquiétantes. Jusqu'aux dernières années de sa vie, ses supérieurs qui le croyaient fou, ne lui auraient permis de rien publier. Il écrivait cependant ou
(Thomas-Bernard Fellon) Paris, 1738. C'est la réimpression du Catéchisme, modernisé. La permission du Provincial (Jean Croiset) est du 2 décembre 1729.
Les Fondements de la vie spirituelle, tirés du livre de l'Imitation de Jésus-Christ, composé par J. D. S. F. P. (Jean de Sainte-Foi, prêtre), Lyon, 1682 (réimpression de l'édition originale publiée par Cramoisy en 1667).
Les Fondements de la vie spirituelle, par HO. Nouvelle édition, revue par le P. B. J. (Brignon s. j.), Paris, 1720 (réimpression du texte modernisé, publié en 1697).
Lettres spirituelles du R. P. Surin. Nouvelle édition, Avignon, 1721, ce doit être la réimpression des deux volumes publiés à Paris en 1696.
Cantiques spirituels de l'Amour divin., par le R. P. Surin. Nouvelle édition, Paris, 1731. J'ai eu jadis entre les mains le recueil des mêmes cantiques, publié en 1664. Entre les deux éditions, j'ai remarqué certaines différences, mais assez menues. Ainsi le cantique 56° de l'édition de 1731 servait de préface au recueil de 1664.
Le Triomphe de l'Amour divin ou l'histoire abrégée de la possession des ursulines de Loudun et des peines du P. Surin, ouvrage inédit, faisant suite à ses œuvres, Paris, 1830.
En fait d'études biographiques ou critiques, sur le P. Surin, j'utilise surtout : Vie du P. Jean-Joseph Surin., publiée par le P. MarcelBouix, Paris, 1876. C'est un ancien résumé d'un ouvrage de M. Boudon.
Sœur Jeanne des Anges. autobiographie d'une hystérique possédée.
d'après le manuscrit inédit de la bibliothèque de Tours, annoté et publié par les Drs Gabriel Legué et Gilles de La Tourette, Paris, 1886. (On connaît aussi l'ouvrage du même Dr Legué : Urbain Grandier et les possédées de Loudun, documents inédits de Charles Barbier, Paris, 1880). De Bonniot: Le miracle et ses contrefaçons. 5° édit., Paris, 1895, pp. 385-422.
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dictait beaucoup. On se disputait les nombreuses copies de ses traités et de ses lettres. Le prince de Conti notamment les admirait fort. De là aux presses il n'y avait qu'un pas, si bien qu'en 1660, un certain Docteur, qui s'appelait Jacques-Bénigne Bossuet, demandait à la Faculté de Théologie l'autorisation d'approuver un ouvrage, qui d'abord aurait eu pour titre : Catéchisme spirituel composé par un contemplatif. — M. de Cambrai n'oubliera pas cette approbation. — C'était le fameux Catéchisme spirituel, œuvre maîtresse du P. Surin. L'autre approbateur s'appelait Boudon. Le génie et la sainteté, voilà de nobles parrains, mais qui ne nous rassurent pas sur l'authenticité absolue d'une édition plus ou moins subreptice. Bien avant cette publication, Surin écrivait à son ami, M. Lanier, abbé de Vaux : (Je vous remercie) du soin que vous eussiez voulu prendre pour l'impression du Catéchisme spirituel. Ce livre ne m'est échappé que par la facilité que j'ai eue à en donner des copies à quelques personnes de piété qui l'ont mis en l'état où vous l'avez vu. Les autres parties de cet ouvrage sont à Loudun, entre les mains de la Mère Jeanne des Anges1.
« Mis en l'état » nous ennuie. Où s'est arrêtée la colla- boration de ces « personnes de piété » ? 2 Le même brouillard enveloppe les autres ouvragès de Surin. Qu'on m'excuse de m'attarder à ces détails. Surin compte parmi nos classiques du premier rang et il n'est pas indifférent de savoir que d'aucun des textes qui lui sont attribués nous ne pouvons assurer qu'il reproduit exactement le manuscrit de l'auteur.
(1) Lettres spirituelles du P. Surin, Avignon, 1721, I, p. 181. L'approbation du Catéchisme par Bossuet est de 1660, pour le t. 1; de 1663, pour le t. II. L'ouvrage était déjà en librairie, publié, semble-t-il, en 1658, puis en 1659. Comme nom d'auteur, les initiales : J. D. S. F. P., c'est-à-dire : Jean de Sainte-Foi, prêtre: pseudonyme qu'exigeaient soit la modestie, soit les scrupules de Surin. Du fait de cette publication, il se trouvait en effet dans une situation fausse vis-à-vis des Supérieurs. Très obéissant, il n'avait d'ailleurs rien fait en vue d'obtenir l'impression de son œuvre.
Mais comment l'aurait-il empêchée, à cette époque surtout ?
(2) Nous savons le nom d'un des collaborateurs. Les registres de la Faculté de Théologie, nous apprennent en effet qu'à la date du Ier juillet
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La réaction contre les mystiques avait déjà commencé.
Il n'est donc pas étonnant que l'ensemble des jésuites ait montré peu de zèle à répandre les écrits de leur confrère.
Néanmoins les débris trop clairsemés de l'école Lallemant n'abandonnaient pas la partie. Vers la fin du XVIIe siècle, c'est-à-dire au plus vif de la querelle quiétiste, le P. Champion, à qui nous devons de connaître et le fondateur et plusieurs autres représentants de cette glorieuse école, écrivait à une pieuse personne : Le P. Surin. est un des grands saints du paradis et l'homme de ce siècle le plus éclairé; l'un de mes meilleurs amis du ciel à qui j'ai mille obligations. Je vais desormais travailler uniquement à mettre ses écrits en état de voir le jour. J'ai des merveilles sur sa vie et l'on m'en envoie de tous côtés1.
Que s'est-il passé ? Les supérieurs ont-ils jugé l'heure mal choisie pour une semblable entreprise, ou bien le sortilège que nous avons dit a-t-il réussi par d'autres moyens à paralyser ce bon travailleur? Quoi qu'il en soit, rien n'est venu jusqu'à nous de l'œuvre si allègrement commencée, sinon un recueil des lettres spirituelles de Surin, publiées en 1696, par le P. Champion 2.
Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, bien moins hostile au mysticisme que la seconde du xvne, Surin eut
1660, Bossuet avait fait demander l'autorisation d'approuver cet ouvrage a revu et remis en ordre parle Prieur de Saint-André, prêtre, conseiller et aumônier du Roi ». Cf. Correspondance de Bossuet, Paris, 1909, I, p. 502. Les reviseurs et ordonnateurs des livres de Surin devaient se gêner d'autant moins que l'étrange maladie de l'auteur semblait leur donner plus de droit sur des pages dictées entre deux crises d' « extravagances ». Nous savons d'ailleurs positivement que telle lettre de Surin, souvent recopiée, avait subi, en cours de route, des interpolations considérables.
(1) Texte cité par le P. M. Bouix : Œuvres spirituelles du P. J.-J. Surin.
Traité inédit de l'Amour de Dieu, Paris, s. d., pp. XIV, XV.
(2) N'exagérons rien. Champion obtint sans peine, parait-il, l'imprimatur de la Compagnie pour les œuvres de Lallemant et de Rigoleuc.
En 1697, le P. Brignùn, qu'on peut aussi, je le crois, rattacher à la même école, publie et avec l'assentiment des supérieurs, une édition modernisée du Fondement de la vie spirituelle. C'est le même P. Brignon qui s'est donné le ridicule de traduire en français l'Introduction a la vie dévote.
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encore beaucoup de lecteurs. Les journalistes de Trévoux le reconnaissent: « Il y a, disaient-ils en 1730, peu de livres de piété qui aient été reçus du public avec un empressement aussi constant que ceux du P. Surin 1 ».
Cet empressement s'est à peine ralenti depuis lors.
Seulement on aura de plus en plus de peine à le satisfaire.
Les éditions de Surin publiées sous la Restauration, sont épuisées depuis fort longtemps. Un nouveau P. Champion, le P. Marcel Bouix, tenta bien, lui aussi, de rééditer ces précieux ouvrages, mais, pour une raison ou pour une autre, il perdit cœur bien avant d'avoir achevé son entreprise, et, chose plus déconcertante, les trois ou quatre volumes de Surin publiés par lui, sont déjà devenus rares.
Enfin l'on put croire que cette sorte de proscription allait cesser. Nous avons vu de nos yeux, il y a vingt ans, et poursuivi de nos questions, hélas trop discrètes, un vénérable jésuite qui, après avoir occupé les hautes charges de son Ordre, consacrait ses derniers loisirs à écrire la vie et à publier les principaux inédits de Surin. Le travail était même si avancé que le P. Sommervogel l'annonçait dans sa Bibliographie monumentale. Mais une fois encore, nous devions être déçus. Il y eut d'autres tentatives du même genre, plus récentes et qui n'ont pas réussi davantage. Le hasard seul n'expliquerait pas tant de traverses, un zèle toujours renaissant et toujours brisé. Or il s'agit ici, je le répète, non pas d'un vieil auteur, démodé et dépassé comme le P. Richeome, mais d'un maître et qui a, pour nous, dans l'ordre spirituel, la même importance que Boileau, dans l'ordre classique. Pour que l'on se désintéresse à ce point d'une telle gloire, pour que l'on hésite à répandre les œuvres du P. Surin et qu'on les tienne, ou pour qu'on les remette sous le boisseau, l'on doit avoir de graves raisons.
Une de ces raisons se devine aisément. Dès ses pre-
(1) Boudon-Bouix, op. cit., p. XIX.
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miers exorcismes de Loudun (décembre 1634 ou janvier 1635), le P. Surin, soit qu'il eût obtenu du ciel, par une prière héroïque, cette humiliation suprême, soit que ses nerfs déjà fort ébranlés n'aient pas pu résister à l'affreux spectacle qui lui était donné chaque jour et pendant de longues heures, le P. Surin, disons-nous, paraît possédé lui-même. On le laissa néanmoins continuer ses exorcismes et l'on mit beaucoup de temps à comprendre que sa place n'était pas auprès de Jeanne des Anges, ou n'y était plus. Sur l'ordre des supérieurs, il quitta donc Loudun, mais dans un état lamentable et qui depuis ne fit qu'empirer. Nous n'avons pas à rechercher ici les causes naturelles ou surnaturelles de ce mal étrange. Il semble qu'autour de lui, on ait cru plutôt à une aliénation mentale qu'à une possession véritable, mais quoi qu'il en soit, le malheureux ne devait redevenir lui-même qu'à la fin de sa vie. Jusque-là, c'est-à-dire, pendant plus de vingt ans, il fallut barrer les fenêtres de sa chambre et, pour le reste, le surveiller comme un enfant. Les choses étant ainsi, l'on s'explique sans peine que la Compagnie de Jésus encourage médiocrement la publication intégrale des papiers du P. Surin. A côté de pages ou parfaitement raisonnables ou même sublimes, il s'en trouve sans doute d'assez équivoques et dont l'incohérence échapperait aisément à un éditeur enthousiaste. En ces délicates matières, où plusieurs prennent souvent le change, attribuant à l'inspiration divine les rêves d'un cerveau blessé, on ne saurait user de trop de précautions ni refréner trop sévèrement la fureur de l'inédit.
Bon nombre de ces papiers traitent de la possession de Loudun et nécessitent de ce chef une revision plus impitoyable. Surin voyait dans toute cette affaire un des beaux triomphes de la puissance divine. Le souvenir de ces deux années d'exorcismes le hantait. En particulier, en public, en chaire même, il y revenait sans se lasser, comme un vétéran aux campagnes de sa jeunesse. Dans
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ses écrits il nous donne à ce sujet, et avec une complaisance redoutable, les détails les plus fâcheux, les plus propres à détraquer la cervelle de certains lecteurs, et à diriger l'imagination de certains autres sur des chemins peu décents. Dans les aventures de ce genre, le diable n'est édifiant que lorsqu'il se décide à quitter la place.
Gestes et paroles, aussi longtemps qu'il résiste, il fait tout le mal dont il est capable et met à profit la maladresse des exorcistes. Raison de plus pour refroidir le zèle inconsidéré de tel ou tel éditeur, bien qu'ils deviennent fort heureusement de moins en moins nombreux parmi nous, les naïfs qui font leurs délices de ces relations malsaines et qui s'emploient à les répandre. Et c'est encore, j'imagine pour la même raison, qu'on ne se hâte pas de donner au public une histoire vraiment critique du P. Surin.
Ce travail exigerait, en effet, une théologie très sûre, une sérieuse connaissance de la médecine, une délicatesse infinie, et, sans doute aussi, quelque expérience de l'exorcisme.
Restent les œuvres purement didactiques du P. Surin, le Catéchisme spirituel, les Fondements de la vie spirituelle, les Dialogues, le Traité de l'amour de Dieu et quelquesunes des Lettres. Ces textes, admirés sans réserve et depuis trois siècles bientôt, par les contemplatifs les plus éminents, pourquoi les disputer, en quelque sorte, à l'avidité du peuple chrétien? La question est embarrassante, pénible par certains endroits, mais on peut, je crois, la discuter librement et sans froisser aucune bienséance.
Avouons-le donc. Vers la fin du XVIIe siècle, l'Èglise qui traversait alors une passe difficile et qu'épouvantait jusqu'à l'apparence de l'erreur molinosiste, a cru devoir placer au catalogue de l'Index, le Catéchisme spirituel du P. Surin, comme elle avait fait pour les œuvres semblables de Benoît de Canfeld et de Jean de Bernières — Mais,
(1) Les disciples de Lallemant faisaient profession d'admirer beaucoup ces deux maîtres, Canfeld et Bernières. Le P. Rigoleuc recommande le premier aux personnes qu'il dirige (cf. La Vie., p. 388) et pour le second,
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pour ne pas rappeler ici que les décisions de Y Index n'engagent d'aucune façon l'infaillible autorité du SaintSiège, il est-certain que par les décrets particuliers que l'on vient de dire, la Sacrée Congrégation n'a pas voulu discréditer à jamais la doctrine de trois des plus grands mystiques1. Moyennant quelques notes explicatives et quelques modifications de peu d'importance, un pieux et docte évêque de notre temps a obtenu l'autorisation de publier à nouveau Jean de Bernières 2; d'autres viendront qui rendront le même service à Canfeld et à Surin, en attendant une réhabilitation plus complète qu'il n'est pas chimérique de tenir pour assez prochaine3. On sait du
voici quelques mots du P. Surin. « J'ai trouvé ici entre les mains de Mme de Rasac, le livre qui a pour titre : l'Intérieur chrétien (c'est bien le Chrétien intérieur de J. de Bernières). Je vous assure que je le trouve tellement à mon gré que je ne juge plus que le Catéchisme spirituel que je croyais auparavant fort utile, soit maintenant nécessaire. Si j'eusse vu celui-là plutôt, je n'eusse point cru qu'il eût fallu donner celui-ci au public.
Car on trouve dans ce livre tout ce que je désire que l'on sache pour la vie spirituelle ». Lettres spirituelles, I, p. 217. Il écrit encore : « Ce que vous dites du. Chrétien intérieur, me semble très bien fondé. Il est, à mon avis, très excellent. J'ai dit et je dis encore que si je l'eusse vu, avant de composer le Catéchisme spirituel, j'eusse cru que mon travail n'était pas nécessaire. Car je trouve que ce livre dit ce que je voulais dire, quand je me déterminai à écrire, et je vous assure que si je l'avais pour le lire, j'en ferais la nourriture ordinaire de mon âme, tant il me semble bon et solide ». Ib., I, pp. 467, 468. Je n'ai pas besoin de souligner l'extrême importance de ces deux textes. Sur Canfeld, cf. Catéchisme spirituel (Bouix) II, 201.
(1) « Il est bien vrai qu'il entre dans les attributions du Saint Office de s'occuper des matières de foi. mais il n'entre pas dans l'intention du Souverain Pontife, quand il approuve ces opérations diverses de prononcer un jugement ex cathedra. » Ainsi parle un des théologiens les plus autorisés en ces matières, Mgr Baillès: La Congrégation de l'Index mieux connue et vengée, par l'ancien évêque de Luçon, Paris 1866. Hier encore, un rédacteur des Etudes s'exprimait ainsi : « Il faut. abandonner le fol espoir d'innocenter les Congrégations romaines ; elles se sont trompées en condamnant Galilée. Qu'importe encore une fois, au point de vue doctrinal. puisque leurs sentences ne sont pas infaillibles, irréformables », Etudes, 5 juillet 1904, p. 73. On sait aussi que jadis l'Index prohibait, en bloc, « la lecture des ouvrages ascétiques ou de piété, écrits en langue vulgaire ». Cf. Baillès op. cit., pp. 535, seq.
(2) C'est Mgr Doney, cf. à ce sujet M. Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1918, pp. 282-297.
(3) A ce sujet, je puis citer, me semble-t-il, la lettre que m'écrivait récemment un savant religieux dont l'autorité, en ces matières, n'est pas médiocre. Il y a quelques années, me dit-il, « j'étais en instance près de
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reste que le Catéchisme spirituel a été réédité par les jésuites du XVIIIe siècle, puis tout dernièrement encore, par le P. Marcel Bouix et que personne aujourd'hui n'oserait élever l'ombre d'un doute sur l'orthodoxie foncière du P. Surin 1. Ceux-là même qui n'aiment pas à le célébrer très haut, l'admirent, j'en suis assuré, autant que nous pouvons le faire. Seulement ils craignent de lui voir prendre trop d'influence et sur trop de monde, car ils le trouvent, si j'ose dire, trop mystique, opinion que je ne partagerais pas, s'il me convenait d'en avoir une, mais qu'il faut néanmoins comprendre. Mystique, le P. Surin ne l'est ni plus ni moins, pour le fond des choses, il ne l'est pas autrement que le P. Lallemant, que sainte Thérèse. Il n'a rien d'un novateur. Sa doctrine, de tous points s'accorde avec les principes des maîtres, mais peut-être l'expose-t-il de manière à effaroucher certains esprits. Ce disant, je donne moins mes propres impressions que je ne cherche à saisir celles d'autrui. Peut-être donc y a-t-il chez lui un je ne sais quel éclat, une insistance qui semblent tenir de la fièvre ou de l'idée fixe. Lallemant, déjà téméraire ou excessif aux yeux des mêmes censeurs, montre du moins plus de sérénité, plus de discrétion. Il maintient aussi rigoureusement que personne les droits du mysticisme, mais il amplifie à peine, il n'appuie jamais.
Surin est plus abondant, plus pressant, et, comme nous verrons, un peu agressif. Il avait beaucoup souffert, non
Rome, pour faire tirer le P. Surin de l'Index. Le cardinal archevêque de Lyon (le saint cardinal Coullié) travaillait vigoureusement dans le même sens. Mais il est plus facile d'entrer à l'Index que d'en sortir. Depuis, et bien que l'affaire parût en bonne voie, je n'ai entendu parler de rien, sinon qu'un personnage important m'a fait dire, « d'agir comme si le P. Surin était tiré de l'Index et d'en permettre la lecture à tous ceux qui m'en parleraient ». — Je sais que l'on a fait de Rome la même réponse à d'autres personnes.
(1) La traduction italienne du Catéchisme spirituel, prohibée, au XVIIe siècle, par un décret, non pas de l'Index, mais du Saint-Office, figurait et figurait seule, jusqu'en 1900, au catalogue de l'Index. Le texte français du même ouvrage n'est interdit que dans la dernière édition de l'Index (1900). Ceei ne suppose pas du reste qu'à cette époque on ait examiné de nouveau l'ouvrage du P. Surin.
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pas certes de passer pour fou, mais à la pensée que cette opinion qu'on avait de lui rejaillirait fatalement sur les saines et saintes idées qui lui étaient chères. Les accidents nerveux qui l'humiliaient ne prouvaient naturellement rien contré sa doctrine, pas plus que la folie du Tasse ne compromet l'excellence de la Jérusalem délivrée.
Mais toutes les raisons sont bonnes à qui veut se con- * firmer dans ses propres préjugés, et le cas du P. Surin servait à merveille les adversaires du P. Lallemant. Il s'en rendait clairement compte et d'autant plus qu'on ne se faisait pas faute d'argumenter contre lui. — N'oublions pas que nos pères du XVIIe siècle, je dis les meilleurs, gardent, en dépit de leur raffinement, un fonds de grossièreté, presque brutale, laquelle paraissez, entre autres indices, à leur façon de traiter les anormaux1. — Ajoutez à cela, chez le P. Surin, non pas le délire de la persécution, mais une inquiétude assez voisine. Bref, pour mieux se défendre contre des ennemis qui n'étaient pas imaginaires, il prend souvent l'offensive. Dans ses livres, les pages contre les théologiens ne se comptent pas. Elle est de lui, cette strophe suavement belliqueuse : Que tous les hommes m'attaquent, Je n'en puis être en souci; Que tous leurs canons se braquent Contre mon cœur; le voici 2!
et cette autre que nous connaissons déjà:
Je vois un Docteur qui s'avance, Et d'un accent plein de terreur M'avertit, me presse, me tance, Disant que je suis en erreur :
(r) Pirot, si admirable auprès de Mme de Brinvilliers, est une exception quasi-miraculeuse. L'avoir choisi entre mille pour un tel ministère, rien ne fait plus d'honneur à Lamoignon. Cf. F. Funck-Brentano, Le Drame des poisons, passim.
(2) Cantiques spirituels, p. 76.
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Il se forme une épaisse nue, Dont mon âme serait émue.
Je suis au pouvoir de l'Amour Je lui servirai nuit et jour1.
Ces Docteurs l'entendent bien comme il faut l'entendre.
, Après tout, il est docteur, lui aussi. Mais ils n'aiment pas qu'on invite imprudemment les âmes simples a décrier le Doctorat.
Enfin les mérites mêmes du P. Surin se tournent aussi contre lui. Il a beaucoup plus d'onction que le P. Lallemant, plus de génie que le P. Rigoleuc, une expérience exceptionnellement riche et, à un degré très éminent, le don de convaincre. Autant de motifs pour que redoutent quelque peu sa propagande ceux qui, non sans de graves raisons, ne permettent qu'à un petit nombre de privilégiés l'accès du jardin mystique.
Non nostrum inter vos. Éternel conflit, d'ailleurs pacifique et salutaire, que nous n'avons pas à juger. Il suffit à l'historien d'en illustrer les phases diverses, d'exposer tour à tour les mérites respectifs des principaux chefs.
Tout mystique avec le P. Surin, plus tard, avec le P. Bourdaloue, il se fera prudent, jusqu'au terre-à-terre, timide, positif, et, comme ils disent, pratique2.
II. Jean-Joseph Surin, « concitoyen » de saint Paulin de
(1) Cantiques spirituels, p. 40.
(2) Sur l'attitude des jésuites modernes à l'endroit des PP. Lallemant et Surin, voici un curieux témoignage rapporté par M. le chanoine Saudreau. « Je possède, écrit celui-ci, une note qui me fut donnée en 1900 par un savant théologien, le R. P. Ory, jésuite, dans laquelle il me disait qu'un directeur qui encouragerait le désir de la contemplation « engage« rait certainement sa conscience ». Il ajoutait cette affirmation qui, je le crois bien, quoiqu'elle s'accorde avec d'autres témoignages de la même époque, était alors exagérée et qui, en tous cas, ne serait plus exacte Aujourd'hui : « Chez nous, les PP. Lallemant et Surin sont disqualifiés ».
(Le mouvement anti-mystique en Espagne au XVIe siècle et l'altération de la doctrine traditionnelle, par A. Saudreau, Revue du Clergé français 1er août 19171. Je dois ajouter que, pour ma part, ayant rencontré beaucoup de jésuites, je n'ai jamais rien entendu de leur bouche qui ressemblât, même de loin, à cette boutade indécente. J'ai connu, entre autres, un jésuite éminent à qui les supérieurs de l'Ordre avaient confié la direction spirituelle des jeunes religieux de sa province. Or celui-ci ne parlait des
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Nole et d'Ausone, — il le rappelait volontiers 1 - est né à Bordeaux, en 1600 (?), d'une excellente famille. Noble?
je ne sais, mais riche, princièrement généreuse et très affinée, trop peut-être. Son père était conseiller au Parlement. Nous retrouverons bientôt sa mère. On les voit liés avec le meilleur monde, même de la Cour. Ils font d'abondantes largesses, aux jésuites par exemple et aux carmélites2. Cette situation explique sans doute l'étrange liberté qu'on laissera plus tard au P. Surin pendant les longues années de sa maladie. C'est Bordeaux qu'on lui donne pour résidence. Je ne dis pas qu'on l'ait soigné comme nous voudrions, de beaucoup s'en faut3. Mais il va où il veut, visite la meilleure noblesse du pays ; il a sa chambre toujours prête dans plusieurs châteaux, et il en profite à son aie. Il s'en trouvait d'ailleurs le {llieux du monde. Il écrit, par exemple, d'un de ces châteaux : Jouissant de l'air libre de la campagne, il en faut prendre occasion de donner à notre esprit la liberté de s'élever à Dieu et de parler de Dieu. J'en trouve le sujet en deux choses, qui, bien qu'elles paraissent contraires, ont un parfait rapport ensemble; l'un est le recueillement, l'autre, la dilatation du cœur; deux mouvements opposés, mais qui tendent à une même fin. Le recueillement vient de la solitude et de l'éloignement de ce que les hommes appellent aflaires et que l'on ne peut éviter dans le séjour des villes. La dilatation vient de cette libre étendue de l'air qu'on respire à la campagne, laquelle semble communiquer à l'âme une pareille disposi- tion4
PP. Lallemant et Surin qu'avec la plus grande vénération. Il s'inspirait constamment de leur doctrine, il les citait souvent et ne permettait pas qu'on les prétendit contraires à l'esprit de sa Compagnie. oi, 1 ]
(1) Cf. Lettres spirituelles, I, p. 239. 1
(2) D'après le P. Lelasseur, Mme Surin « avait fondé le collège de la Compagnie de Jésus à Bordeaux ». Mémoires de Rapin, II, p. 150.
(3) Un des frères coadjuteurs, chargé de veiller sur lui, si cela n'eût dépendu que de moi, je l'eusse fait bâtonner et mettre en prison. On sait d'ailleurs qu'au XVIIe siècle, les fous étaient deux fois malheureux.
(4) Lettres spirituelles, I, pp. 235, 236. Cf. à la fin de cette même lettre : « Je vous écris à la campagne, dans ce grand air, entre les deux mers », ib., p. 239.
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Comme il eût été facile de le guérir beaucoup plus tôt! Néanmoins les supérieurs ont eu pour lui des égards particuliers que son mérite seul, hélas ! éclipsé, ne lui aurait pas obtenus. Il avait du reste les instincts naturels d'un homme bien né. En tout, il voit noble et grand. Sa doctrine spirituelle, quoique des plus mortifiantes, est encore d'un gentilhomme.
J'entrai chez M. l'Abbé de Saint-François. On me dit que dans ce logis il y a une chambre que M. l'Abbé veut faire toutè dorer. Je vois en cela jusqu'où le luxe conduit un esprit pour se satisfaire, savoir à se loger et à s'ensevelir dans l'or; et je remarque après tout que ce luxe est, en quelque manière, une imitation de la gloire, pour laquelle Dieu nous a créés. Car quand nous suivons nos instincts naturels, il arrive, ce que dit saint Augustin, que, dans le mal même, nous cherchons Dieu sans y penser, puisque nous cherchons une chose qui ne se trouve qu'en Dieu. Ainsi, dans l'amour et dans la recherche de ce que le monde a de plus éclatant et de plus charmant, on suit la pente de cette inclination noble et divine que nous avons naturellement pour le souverain bien1.
Recueillons, sans pruderie, un autre indice, mais en nous rappelant que notre jésuite vivait sous le règne de Louis XIII, fils d'Henri IV. Ce n'était pas l'âge d'or de la propreté. Perclus de tous ses membres, le P. Surin s'est « couché, plus de vingt ans tout habillé », mais, comme il tient lui-même à le dire, « sans avoir. aucune vermine ».
Il parle aussi de la peine excessive qu'(il) avait eue à changer de linge, tous les samedis, où (il) passait toute la nuit à le faire avec des douleurs insupportables, qu' (il) subissait néanmoins dans le désir de conserver la netteté2.
Fils unique, Jean-Joseph n'avait que deux sœurs, dont l'une « se maria et mourut trois semaines après ». La
(0 Lettres spirituelles, I, pp. 237, 238.
(2) Le Triomphe de l'Amour divin., pp. agi, iga.
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seconde entra, fort jeune, semble-t-il, chez les carmélites de Bordeaux 1. Ce jeune Carmel fascinait toute la famille :
J'ai entendu dire souvent à ma mère, raconte à ce sujet le P. Surin, une chose fort remarquable. Après que le monastère des carmélites fut bâti à Bordeaux, chacun Fallait voir, avant que les religieuses y demeurassent. Elle y alla aussi avec mon père, qui lui demanda, en visitant les cellules, laquelle serait la sienne, quand elle serait religieuse. Elle lui en marqua une, qui en effet fut celle où on la mit depuis. Etant dans le chœur, il lui demanda encore pour se divertir, où serait sa place et on lui donna effectivement celle qu'elle avait marquée.
En effet, dès qu'elle en eut le pouvoir, elle alla rejoindre sa fille.
Au moment que mon père fut mort, ma mère me dit que toute sa vie elle avait voulu être carmélite et qu'il lui semblait avoir une secrète expérience que cela pouvait bien se faire.
Elle était « âgée de cinquante-six ans et fort infirme ».
Tout le monde trouvait ce projet peu raisonnable, à l'exception de son fils dont « elle avait résolu de suivre le sentiment ». « Je prêchai à sa prise d'habit » nous dit-il encore (1637). — A cette époque, les épreuves du P. Surin avaient déjà commencé. — Dieu donna « la force de faire exactement toute la règle » à cette grande dame, âgée, délicate et qui avait eu jusque-là « quatre filles pour la servir, qui étaient encore assez occupées ».
Après son noviciat, elle fit sa profession, sans vouloir user d'aucune dispense d'austérités.
(1) Le Triomohe., p. 345. Elle mourut en 1639. « C'était une personne de grâce, dit l'abréviateur de Boudon, une fille d'oraison, appliquée d'une manière extraordinaire aux trois divines Personnes. Le jour de sa profession ayant été différé pour plusieurs raisons, le ciel ne put souffrir ce retardement. Celui qui en est le grand roi, lui apparut. et lui prenant les mains, lui fit faire ses vœux. Elle vécut peu de temps, ces âmes angéliques étant plus propres pour le ciel que pour la terre ». Boudon-Bouix, p. -2.
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à quoi elle aurait eu droit, en sa qualité d'insigne « bienfaitrice de la maison ».
Ma sœur, qui était religieuse avant elle, dans la même maison, lui montra à lire dans le latin et elle eut (bientôt) la douleur de voir mourir cette chère fille (1639). Elle eut aussi la consolation de la voir, après sa mort, dans une grande gloire; et en même temps, elle sentit une odeur très suave, comme de parfum exquis. Elle a vécu (dans ce monastère) quatorze ans, sans aller à l'infirmerie. Elle ne laissa pas cependant de souffrir beaucoup, étant dans un grand dénuement de tout secours.
Dieu a voulu qu'avant sa mort, je sois tombé dans les grahds maux. (que l'on connaît), et je n'en suis sorti qu'après son décès. Elle est morte, âgée de 70 ans (I652). Comme elle désirait me voir dans l'extrémité de sa maladie, j'en obtins la permission, mais j'étais trop mal, moi-même. Ainsi, elle mourut dans la douleur de me savoir dans une extrême calamité 1.
Ce même Carmel avait initié le P. Surin à la vie mystique. Tout enfant, vers douze ou treize ans, il y allait prendre les leçons d'Isabelle des Anges. C'était, comme nous l'avons dit plus haut, une des premières et des plus saintes filles de sainte Thérèse 2. Bérulle l'avait choisie pour fonder le monastère de Bordeaux. Elle avait « une vertu héroïque et. une grâce extraordinaire. Le P. Surin, dans une de ses lettres, dit qu'il la reconnaît pour sa mère spirituelle, que ses paroles avaient des effets précieux de grâce, qu'elles opéraient la vivacité de la foi, l'élévation aux choses éternelles et la mortification à tout l'être créé » 3. Plus tard le P. Surin, qui excellait dans ce genre d'analyse, décrira merveilleusement et l'esprit de sainte Thérèse et le charme du Carmel : Sainte Thérèse a une force invincible. Rien ne peut lu résister, semblable à la foudre qui renverse tout pour aller
(1) Le Triomphe., pp. 341-346, passim.
(2) Cf. L'Invasion mystique. Les origines du Carmel français, passim
(3) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 4, 5.
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son but. Généreuse dans ses projets, forte à les exécuter, forte à se vaincre elle-même, forte à surmonter les oppositions, forte à souffrir.
Avec cette force, il paraît dans l'esprit de Thérèse, une douceur charmante qui, comme un baume céleste, parfume.toute l'Eglise. Cela se sentait dans sa conversation, dans ses entretiens, dans toutes ses manières. Sa douceur faisait une partie de sa force. Rien, n'est plus doux que ses Cantiquea. Ses écrits sont remplis d'une onction de grâce qui fait de merveilleuses impressions dans les âmes. 1 La suavité de son esprit a passé à ses filles, aussi bien que sa force. De là vient que les âmes lâches, les esprits timides ne sont point propres pour la forme de vie qu'elle a prescrite.
Il n'y a que les grands cœurs qui puissent la pratiquer et la comprendre. De là vient cet air de dévotion que respirent partout les maisons de sainte Thérèse, cette odeur de sainteté qu'elles répandent partout. De là vient enfin cette joie dans la pénitence et cette sainte gaîté qui semble être naturelle aux carmélites et sans laquelle on ne saurait vivre dans cet Ordre si austère.
) Il écrivait ainsi à une carmélite, et ajoutait ces paroles, très significatives sous la plume d'un disciple de Lallemant :
La doctrine de sainte Thérèse m'est infiniment chère et je l'associe à celle du saint fondateur de la Compagnie de Jésus, à laquelle il a plu à Dieu de m'appeler, dès mes plus tendres années. J'étais alors, pour ainsi dire, entre les bras de sainte Thérèse, et cette sainte mère me nourrissait de son lait quand je commençai d'aimer et de goûter l'esprit de ce grand zélateur de la gloire de Dieu. Oserai-je dire que son Ordre et le vôtre sont frères, non par la ressemblance de la vie extérieure, mais par celle des fondements de la doctrine et de l'esprit 1. i
Ce fut encore dans ce Carmel, « que, environ à l'âge de treize ans, il reçut des grâces fort particulières ; car un jour, y assistant aux vêpres, tout à coup son cœur se
(1) Lettres spirituelles, II. pp. 488-492. Cf. ib., pp. 492, seq., une autre lettre, également belle sur « l'esprit de sainte Thérèse ». « Thérèse est un feu qui ne s'éteint jamais. » -
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trouva inondé d'une joie céleste qui l'obligea de s'asseoir, son corps ne le pouvant supporter. Pour lors, il eut une lumière surnaturelle qui lui découvrit d'une manière ineffable, les grandeurs. de l'Être de Dieu; tous les attributs divins lui furent manifestés d'une manière très haute. Cette opération surnaturelle était si élevée qu'elle contenait, par avance, comme l'abrégé de toutes les grâces intérieures qui depuis lui ont été communiquées » Après ce que nous avons raconté de sa mère et de sa sœur, l'extraordinaire précocité de cet enfant ne doit pas nous surprendre. Spiritualisé dès avant sa naissance, il entre de plain-pied dans l'ordre mystique, bien différent en cela de la Bonne Armelle. Ce sont là deux cas extrêmes que j'abandonne à la méditation des savants.
Remarquons néanmoins que, dans l'un et dans l'autre,.la « nature » aura beaucoup à souffrir; ici déjà trop réduite et trop docile, là, trop vigoureuse.
Jean-Joseph Surin avait de quinze à seize ans lorsqu'il entra chez les jésuites, au noviciat de Bordeaux. « Au bout de deux ans, il fut envoyé à La Flèche, pour étudier en philosophie et en théologie. Ayant beaucoup d esprit, jl réussit parfaitement dans ses études, et il paraissait avec éclat dans toutes les occasions2. Ses études.
achevées, on l'envoya à Rouen pour y faire la troisième année de probation. Ce fut dans cette année de retraite que Jésus-Christ, lui parlant un jour hors de l'embarras des créatures, il se trouva merveilleusement fortifié dans l'esprit de mort qu'il avait reçu au saint baptême ». Il se résolut à « ne vivre plus que de la mort, disant un adieu éternel à toutes les créatures. Il communiqua les
(i) Boudon-Bouix, op. cit., p. 6. Cf. Le Triomphe., p. 326.
(a) Il aima d'abord lui aussi, la bagatelle littéraire, Balzac peut-être.
Il écrira plus tard à un de ses frères : « Je crois que vous n'êtes plus d'humeur à écrire des lettres polies et pleines de gentillesses. Pour moi, je vous assure que mon goût est extrêmement changé. je ne puis plus ni rien priser, ni rien goûter que cette simplicité affectueuse qui porte le cœur à Dieu. Tout le reste me lasse et me fait souffrir. » Lettres, I, 115.
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desseins d'une si grande et si longue séparation de l'être créé au P. Louis Lallemant. Comme c'était un homme de grâce, il l'éprouva beaucoup » '.Je cite M. Boudon qui, semblable à presque tous les biographes, tend à exagérer l'originalité de son héros. Il paraît bien que le P. Surin arrivait au 3" an, beaucoup plus éclairé et avancé que son confrère, le P. Rigoleuc, mais il n'en était que plus apte à s'assimiler la forte et souple doctrine du P. Lallemant, ce qu'il fit d'ailleurs à la perfection.
III. De retour dans sa province, on l'envoie à Marennes - (1632), où il restera un peu plus de deux ans 2. Je recommande au futur biographe du P. Surin, ce très beau chapitre dont je vais donner la première ébauche, et que, pour ma part, je préfère à ceux qui viendront ensuite. Le cadre seul est déjà pour nous séduire. A l'horizon se devine La Rochelle, récemment vaincue. Tout autour un ensemble de fortifications mystiques : à Marennes, une résidence de jésuites ; à Saintes, les carmélites et une vieille abbaye bénédictine qui a pour abbesse une amie intime de la Mère Agnès. D'autres maisons de prière ; pas de dragons. Dans La Rochelle même, on vient de consacrer un ancien temple huguenot à saint Joseph, « le patron de presque toutes les grandes âmes de ce siècle »3. Pour le P. Surin, maître déjà reconnu malgré sa jeunesse, il est bien accueilli de tous. Ses lettres font le tour de ce petit monde spirituel. Du reste, il a bientôt fait de découvrir les contemplatifs de la région.
Dans la petite ville voisine de Saujon, il visitait sou-
(1) Boudon-Bouix, op. cit , pp. 7, 8.
(2) On venait de fonder à Marennes une maison du 3° an pour la province de Guyenne. (Rouen, où le P. Surin avait fait son 3e an, appartenait à la province de France). A Marennes, Surin avait, semble-t-il, pour mission principale de seconder le P. Anginot, recteur de la nouvelle maison.
Mais il lui restait du temps pour le ministère extérieur. Je regrette de ne pouvoir donner de dates plus précises, ce qui serait facile en temps de paix. Mais présentement les archives et les anciens catalogues de la Compagnie sont inabordables.
(3) Cf. Lettres spirituelles, II, p. 134.
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vent « l'illustre et pieuse famille » des seigneurs du lieu.
Les de Campet de Saujon avaient été huguenots, et venaient à peine de se convertir. Il y avait là une enfant, Marthe de Saujon, qui plus tard, religieuse hospitalière à La Rochelle, essaiera de reprendre contact avec le P. Surin, alors malade. Les lettres qu'elle recevra de lui sont charmantes et nous renseignent sur la période qui nous intéresse présentement.
Bordeaux, 16 février 1637. Visitant mes papiers, je viens de trouver une lettre que vous eûtes la charité de m'écrire, il y a quelques années. Il est vrai que je considérais M. et ,Mme de Saujon comme des âmes qui m'étaient extrêmement chères.
J'ai depuis conservé les mêmes sentiments de tendresse pour toutes les personnes qui leur appartiennent et si la Providence me présentait l'occasion de marquer à Mesdames vos sœurs le zèle que j'ai pour leur service, je le ferais de tout mon cœur1. Pour vous, ma chère sœur, je vous assure qu'encore que je ne vous aie vue que fort petite, ayant appris la grâce que Notre-Seigneur vous a faite, j'en eus une grande joie.
Lorsque je reçus votre lettre, il y a près de neuf ans, j'eus bien du regret de ne pouvoir y répondre. J'ai été vingt ans dans l'im puissance d'écrire 2.
Cette réponse tardive est déjà bien touchante. Marthe semble l'avoir trouvée un peu cérémonieuse.
Je condescends à votre désir de vous qualifier du nom de
(1) Une de ses sœurs n'est-elle pas Anne Campet de Saujon, fille d'honneur de la Duchesse d'Orléans? « Son directeur, l'abbé de la CroixChrist, regardant les attentions que le Duc d'Orléans avait pour elle comme un motif impérieux de la tirer de la Cour, la conduisit brusquement, en 1649, aux Carmélites de- la rue Saint-Jacques. Le prince irrité obtint un arrêt du Parlement pour l'en faire sortir ». M. Olier, qui devint son directeur vers le mois de mai 1 631, ne douta pas qu'elle ne fût dans sa véritable vocation (en restant au service de la Duchesse). Il comptait beaucoup sur elle, notamment pour la fondation de la Communauté des filles de l'Intérieur de la Sainte Vierge. Nous avons plusieurs des lettres qu'il lui écrivit. Cf. Lettres de M. Olier, Paris, 1885,1, pp. 566, 567; Port-Royal, VI, p. 285. A cette famille appartenait un baron de La Rivière, d'abord très lié avec le P. Surin, mais qui peu à peu cessa de le voir. Cf. Lettres spirituelles, II, 93. La Comtesse de Boufflers, l'amie du prince de Conti et de Hume, est sans doute une petite-nièce de Marthe de Saujon. Cf. Nouveaux Lundis, IV.
(2) Lettres spirituelles, II, pp. 92,93.
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* fille, contre mon inclination et coutume. Mais considérant que je vous ai vue petite, que je vous chéris tendrement en Jésus-Christ, et que je suis assez vieux, je veux bien désormais vous appeler ma fille1.
Il ne la traitera pas plus mollement pour cela. Seulement, au beau milieu d'une remontrance plutôt rude, il s'attendrira soudain au souvenir de la toute petite fille qu'autrefois il a vue jouer dans le salon de Mme de Saujon.
Votre dernière lettre, lui écrit-il, m'apprend que vous êtes déchargée de la supériorité de votre maison, de quoi vous marquez beaucoup de joie. Toutes les personnes qui dans une pareille rencontre, témoignent de
la joie, ne l'ont pas toujours dans le cœur. Quoique la supériorité soit en effet une charge. cependant on y trouve de la douceur, et on se plaît naturellement à gouverner les autres et à vivre dans l'indépendance. On dit qu'on tient un rang dont on n'est pas capable; on se plaint du fardeau qu'on porte ; on l'appelle croix. et quand on sort de charge, on dit qu'on va respirer. Ce langage est à la mode. Prenez garde.
la nature est si maligne, si rusée que, cherchant l'élévation, elle veut paraître ne pas l'estimer. Parce que les saints s'affligent quand ils sont élevés aux dignités. et que pour cela on les admire, l'orgueil secret de notre esprit nous porte à une imitation apparente des saints. Nous parlons le langage de leur modestie. Cela mérite bien que vous y fassiez d'autant plus de réflexion que vous êtes moins âgée. Car me souvenant du temps que vous étiez à Saujon cette petite Marthon si chérie, il me semble que vous devez être encore jeune. Or les personnes jeunes aiment à commander2.
Là-dessus il reprend son sermon, mais '- désormais il peut tout dire. Puisque l'occasion s'en présente, citons au sujet'de ces contrefaçons dévotes, le charmant témoignage d'une des trop nombreuses saintes que nous sommes obligés de sacrifier. Marguerite de Saint-Xavier
(1) Lettres spirituelles, II, p. 107.
(2). Ib., II, pp. 103-105.
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(1603-1647), ursuline de Dijon, vient d'être élue supérieure :
En ce moment, écrit-elle, notre directeur déclara mon élection. Ma superbe commença à se réveiller. me faisant voir que je passerais pour une ambitieuse, si je ne pleurais comme les supérieures bien humbles. Je voulus essayer de donner quelques larmes, mais aussitôt je connus ma faute, et elle s'arrêta court de pleurer 1. Mais cette « petite Marthon si chérie », nous a déjà trop retardés. Revenons aux mystiques de Marennes et de la région des Santones.
Le P. Surin écrivait de Saintes en 1632 :
Le troisième jour d'octobre de cette année 1632, mourut à Saujon en Saintonge, une grande servante de Dieu, nommée Marie Baron, femme de M. Du Verger, marchand de Marennes.
Arrivé lui-même à Marennes, pendant l'été de 1632, c'est merveille qu'il ait pu en si peu de temps deviner cette mystique, se lier avec elle, et « découvrir ce qu'il y avait de plus saint dans ses dispositions. secrètes ».
Marie Baron, continue le P. Surin, avait passé vingt années entières en de perpétuels travaux d'esprit. Une crainte démesurée de s'éloigner de ce qu'elle devait à la Majesté divine, la tourmentait incessamment. Ce n'était point l'appréhension de l'enfer. Cette crainte ne fit jamais beaucoup d'impression sur son cœur. C'était seulement la crainte de ne pas rendre à Dieu ce qu'il méritait.
Un jésuite éminent, le P. André Baiole qui, lui aussi, mériterait une plus longue mention, l'avait tirée de peine.
Ses ténèbres se dissipèrent et depuis lors elle mena une vie toute céleste.
Jamais elle ne perdait de vue la Majesté de Dieu. Elle sentait Dieu qui l'environnait comme une certaine grandeur où elle se
(1) La vie de la V. M. Marguerite de Saint-Xavier, religieuse ursuline du monastère de Dijon., par le R. P. Jean-Marie (de Vernon), Paris, 1665, p. 142. L'auteur de ce livre est insupportable, mais l'héroïne, très attachante, et comme on vient de le voir, très vraie.
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trouvait absorbée. Son expérience lui faisait connaître que plus elle donnait d'attention à cette lumière intérieure, plus elle avait de capacité pour agir dans les choses extérieures.
Si elle eût perdu seulement pour quelques minutes la présence de Dieu, il lui eut semblé, me disait-elle, que son âme se fût renversée. Ce qui me faisait souvenir de ce que disent quelques philosophes, que si le soleil s'absentait, pour peu que ce fût, il arriverait dans le monde de grandes altérations.
Comme tant d'autres mystiques, elle avait une facilité merveilleuse à discerner ce qui se passait en elle et à le décrire.
Ce feu d'amour divin qui la possédait, s'étendait jusque sur le corps. Il se faisait sentir à elle de deux manières bien différentes. La première était fort douce. C'était comme une chaleur vitale qui se répandant délicieusement dans toutes ses facultés et dans tous ses membres, lui donnait toute la force qu'elle avait pour agir. Car ses grands travaux, ses jeûnes.
ses autres macérations et ses infirmités la rendaient si faible qu'elle n'eût pu subsister sans ce feu céleste qui la restaurait et soutenait, la rendant a* vigoureuse qu'elle se sentait disposée à entreprendre de longs voyages à pied. pour le service de Dieu. La deuxième manière de ce feu était véhémente et impérieuse. L'excès en venait quelquefois jusques à ce point qu'il semblait qu'elle allât expirer. Son cœur était comme une fournaise. Ses yeux étincelaient et son visage paraissait enflammé comme un charbon ardent. Quelquefois, entrant dans l'église, elle voyait sortir du tabernacle, des brandons qui la venaient saisir et embraser. Il semblait que son élément fût le feu.
Mais elle n'étalait pas ses extases. « Ses manières étaient communes et elle avait tant d'adresse pour se cacher, que ceux même qui avaient le plus d'habitude avec elle, ne pouvaient presque rien découvrir des richesses de son âme. » Hélas, quand plus tard le P. Surin magnifiera si fort les dons de Jeanne des Anges, comment l'idée ne lui viendra-t-elle pas d'opposer à la bruyante ursuline, la très humble et vraiment sainte Marie Baron?
Dans son domestique, la petite marchande de Marennes
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était prudente, paisible, extrêmement vigilante : ayant l'œil à tout, sans empressement et pourvoyant à toute une grande famille, où il y avait beaucoup à faire : parfaitement soumise à son mari, et si condescendante à toutes ses inclinations qu'elle ne lui répugnait jamais ; aimant ses enfants avec des tendresses incroyables, mais sans attache ; pleine de bonté pour ses serviteurs.
Avec cela « fort magnifique et libérale, incomparablement au-dessus de l'ordinaire .des personnes de sa condition », elle donnait aux pauvres « tout ce qu'elle pouvait donner. Elle était leur vraie mère, et l'organe de toutes sortes de bonnes œuvres ». Aussi, et bien que la foule ne pût qu'entrevoir le plus haut secret de cette rare mystique, « un chacun la regardait comme une personne extraordinaire dans la grâce. Les Huguenots même la respectaient grandement ». Son mari jouissait lui aussi de l'estime universelle. Ici je prie le lecteur de peser tous les mots du P. Surin ; il savait sa langue : M. du Verger était un homme des plus signalés en piété, en zèle, en courage, en magnificence, pour tout ce qui regardait les affaires de Dieu et de la religion. qu'il y eût peut-être en France.
Surin ne fait pas l'oraison funèbre d'un grand, mais d'un homme du commun et qu'il avait vu de près.
De quoi je puis rendre témoignage pour l'avoir pratiqué et pour avoir su les sentiments que plusieurs personnes même des plus remarquables avaient de lui.
Les détails nous manquent sur le dévouement de ce couple « magnifique », sur les œuvres qu'ils paraissent diriger, sur les services considérables qu'ils rendent à la « religion », mais les épithètes superlatives du P. Surin donnent beaucoup à réfléchir, surtout si l'on se rappelle qu'il s'agit ici de simples marchands de province et non pas de hauts bourgeois parisiens, comme les Hélyot, par exemple, dont nous parlerons bientôt ; si l'on se rappelle
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aussi que nous sommes au temps de Louis XIII. Que saurions-nous de ce trait de mœurs si le P. Surin n'eût pas séjourné à Marennes pendant les années qui suivirent le siège de La Rochelle, et si la lettre où il nous parle de Marie Baron eût été perdue ?
M. le baron de Saujon et madame sa femme qui désiraient passionnément la voir (surtout depuis que le P. Surin leur parlait d'elle), avaient instamment prié M. du Verger, son mari, de lui permettre de leur accorder cette satisfaction, et comme il savait son monde, la considération qu'il avait pour ces nobles personnages l'obligea de leur mener lui-même sa chère épousé,. Mais elle ne fut presque pas plutôt arrivée, qu'elle se trouva saisie de la maladie dont elle mourut dans peu de jours.
Il semble que la Providence en disposa ainsi, afin que son corps, étant rapporté à Marennes, y fût reçu comme en triomphe. Tout le peuple alla au devant. C'était une procession perpétuelle. Le chemin, jusques à deux lieues de la ville, était rempli de monde qui allait lui rendre honneur, aussi bien les hérétiques que les catholiques. Un témoin digne de foi, assure qu'il vit pleurer plus de deux mille personnes. Surtout les pauvres jetaient des cris qui perçaient le cœur de tout le monde. Le saint corps fut porté d'abord en la halle, pour satisfaire à la dévotion du peuple. Il y avait sept à huit mille âmes, qui entendirent avec une grande attention et avec beaucoup de larmes, l'oraison funèbre, prononcée par le R. P. Supérieur de la Résidence de la Compagnie de Jésus (François Penot) qui avait été son directeur, et qui fit le récit des choses les plus illustres qu'il savait des vertus héroïques et des grâces extraordinaires de cette sainte femme. Son corps fut enterré dans l'église de la même compagnie à Marennes — comme le cœur de la Bonne Armelle chez les jésuites de Vannes — où sa mémoire sera en vénération, tandis que les fidèles en conserveront le souvenir1.
Le plus incrédule aura senti, j'en suis assuré, la
(1) lettres spirituelles, 1, pp. 113-142, passim. Le P. Surin dit, dans cette lettre-notice, qu'on préparait une vie de Marie Baron. J'ignore si ce livre a été publié.
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beauté de ce triomphe et la sobriété pathétique de ce récit.
Avec des mots tout spirituels — un seul excepté, mais très heureux : la halle — Surin nous fait voir ce qu'il a vu et nous gagne à ses propres émotions. Ce mystique n'ignorait pas l'art d'écrire et ne jugeait pas frivole le souci d'une composition harmonieuse. Sans la terrible maladie qui le guette, que de chefs-d'œuvre et d'une justesse parfaite, ne nous aurait-il pas donnés ! Hélas ! à l'heure même où s'éteignait la sainte de Marennes, une autre ville, moins heureuse, commençait à parler beaucoup d'une autre femme. Si le P. Surin ne connaissait pas encore le nom de Jeanne des Anges, il ne tarderait pas à l'apprendre. Bientôt même de mystérieux pressentiments lui donneraient à penser que sa propre destinée était comme liée à celle de cette malheureuse, mortelle à plusieurs, dangereuse à tous. Aux tristes combats qui l'attendent, une autre mystique de Marennes va le préparer. Uno avulso, non deficit alter. Après Marie Baron, voici venir Madeleine Boinet.
Celle-ci nous est connue par u précieuse relation, insérée dans la correspondance du P. Surin et que j'attribuerais volontiers au P. Champion. Si ma conjecture se trouvait fondée, nous aurions là un fragment de cette vie du P. Surin que préparait, nous l'avons dit, l'insigne historien de l'école Lallemant, et qui ne parut jamais.
« Marie Baron laissa comme par héritage, son esprit à une jeune fille, nommée Madeleine Boinet. Cette fille était née en Saintonge, de parents hérétiques et de basse con-
dition. Son père était un chaudronnier qui demeurait à Saintes. La nature lui avait donné tous les avantages de l'esprit et de grandes disgrâces de corps. Elle était petite et mal faite, mais elle avait l'esprit bon, le jugement très solide, un courage et une grandeur d'âme extraordinaire, toutes les dispositions naturelles qu'on demande pour le recueillement intérieur et pour l'oraison. » A cette phrase si bien conduite, à ce rare mélange de profondeur, d'aisance et de lucidité, on voit que la
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notice n'est pas du premier venu. Le lecteur ne veut pas sans doute que je le fatigue ainsi de mes dévotions privées, mais ces écrivains de l'ancienne école s'annoncent si peu, y vont si bonnement et d'un tel air de n'y pas toucher qu'il n'est pas toujours inutile de souligner leur maîtrise.
« Bien qu'élevée dans l'hérésie », Madeleine Boinet « ne fut jamais véritablement hérétique, une lumière intérieure lui fit toujours connaître les vérités de la foi, et dans son cœur, elle les croyait, invoquait les saints, aimait tendrement la Sainte Vierge, goûtait la retraite et le silence et possédait la présence de Dieu dans une douce paix.
« Ce qui la détermina à se déclarer ouvertement catho- lique, fut une faveur qu'elle reçut de la Sainte Vierge, un jour comme elle était au prêche. Cette reine des vierges lui apparut dans une vision intellectuelle, l'appelant amoureusement et lui marquant une bonté de mère.
Elle lui manifesta le glorieux privilège de son Immaculée Conception, lui imprima une haute idée de l'admirable union que Dieu a faite en elle de la virginité avec la maternité, et lui fit faire réflexion sur le peu d'estime et d'amour que les Huguenots témoignent pour la virginité. » — Au point où nous en sommes de nos' enquêtes, plus rien ne doit nous surprendre. Cependant une Bernadette protestante, sous Louis XIII et à deux pas de La Rochelle, qui l'aurait imaginé ?
« Madeleine était en la vingtième année de son âge, quand elle fit publiquement profession de la religion catholique. Sa demeure à Marennes lui procura la connaissance et la conduite du P. Surin. Elle lui ouvrit son cœur et le Père y reconnut ces précieux trésors de grâce qui étaient demeurés jusqu'alors cachés. Il marque dans quelques-unes de ses lettres l'estime qu'il faisait de cette belle âme et les avantages qu'il tirait de ses entretiens.
Ce fut lui qui la donna à Mmo de Saujon pour avoir soin
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de l'éducation de ses filles. » Non pas simple bonne d'enfant, comme on pourrait croire de la fille d'un chaudronnier. Qu'on lise plutôt la lettre où le P. Surin lui propose de venir à Saujon : M. et Mme de Saujon m'ont témoigné un grand désir de vous avoir pour élever mesdemoiselles leurs filles. Voyez si cela vous accommode. Cet emploi serait à la gloire de Dieu. Ce sont des personnes d'un grand mérite et d'une grande vertu. Mandez moi là-dessus votre sentiment et si, au cas que vous ne voulussiez pas vous engager tout à fait, vous ne pourriez pas leur donner du moins trois mois de ce printemps. Madame doit faire un voyage à Paris pendant lequel elle voudrait bien laisser ses filles entre vos mains 1.
On aimera sans doute ce jésuite gentilhomme, traitant une fille « de basse condition » comme il ferait une grande dame.
« Elle demeurait (mais non pas encore, je le crois du moins, comme gouvernante) dans cette illustre et pieuse maison, lorsque Mme du Verger mourut. Elle la servit pendant sa maladie et l'assista au lit de la mort. Ce fut pour elle une source de bénédictions. Cette sainte femme en mourant jeta sur elle un regard ferme dont elle fut si pénétrée qu'en ce moment elle se sentit comme toute changée, avec un attrait pour la vie intérieure et de grands mouvements de pénitence. L'esprit de Marie Baron passa dans l'âme de Madeleine Boinet, et celle-ci se trouva investie des mêmes grâces et des mêmes dons que l'autre avait possédés. »
(1) Lettres spirituelles, pp. 155, 156. La lettre est datée du 28 décembre 1632. Le printemps dont il est question serait donc le printemps de 1633. Bien qu'il y ait dans l'édition des Lettres, plusieurs erreurs de dates, cette dernière me paraît probable. Néanmoins comment l'accorder avec l'affirmation de l'éditeur qui veut que Madeleine ait été gouvernante chez Mme de Saujon au moment de la mort de Marie Baron (octobre 1632) ? Voici comment je résoudrais la difficulté. Madeleine, très attachée à Marie Baron, sera venue à Saujon, en octobre I632, dès qu'elle aura su la grave maladie de son amie. Les Saujon qui la connaissaient déjà par le bien que le P. Surin leur en avait dit, auront alors vu de leurs yeux ce qu'elle valait et auront désiré la prendre chez eux. Du reste aucun doute n'est possible sur la scène capitale qu'on va lire.
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Et de même, détail charmant, Madeleine hérita des enfants de Marie Baron. « Quelques mois après, la Providence l'attira de la maison de Mme de Saujon en celle de M. du Verger, pour y avoir soin de ses deux filles 1. Elle les éleva si saintement qu'on peut dire qu'elle leur rendit en quelque manière cet esprit intérieur qu'elle avait reçu de leur sainte mère. Toutes deux quittèrent le monde et se firent carmélites au monastère de Saintes où elles sont mortes en réputation de sainteté. » Après l'entrée en religion des deux petites du Verger, elle « demeura en divers lieux et partout elle donna des preuves d'une solide perfection. Elle passa ses dernières années à Bordeaux au service de MUe Du Sault qui lui confia l'éducation de ses filles, emploi dont elle s'acquitta si heureusement qu'elle en gagna deux à Dieu, leur ayant inspiré le mépris du monde et la vocation pour l'Ordre des Carmélites. Elle avait reçu de Dieu des grâces fort extraprdinaires, un éminent don d'oraison, un rare don de prophétie, de discernement et de lumière surnaturelle sur toutes sortes de choses. Mlle Du Sault, qui priait souvent avec elle, a témoigné que, pour empêcher les extases qui lui arrivaient dans l'oraison, elle se levait du lieu où elle était à genoux et se mettait à courir par la chambre, mais qu'à la fin ne pouvant plus résister à l'attrait intérieur, elle s'asseyait sur un petit banc où elle demeurait plusieurs heures immobile, dans un profond ravissement, le visage tout enflammé.
« La dévotion qu'elle avait pour la Sainte Vierge était conforme à sa disposition intérieure de recueillement.
Elle ne consistait point à faire en son honneur diverses pratiques, ni à lui donner, mais plutôt à recevoir d'elle et à l'honorer par un respectueux silence. Madeleine se tenait devant la majesté de cette auguste Reine, dans une simple attention d'esprit, sans lui rien dire, ni lui faire
(1) Il est probable que ne voulant pas l'éloigner longtemps de Marennes elle n'aura accepté l'invitation des de Saujon que pour le printemps de 1633.
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des offrandes ou des demandes, se contentant de la regarder avec respect, avec amour et avec confiance et de demeurer ainsi exposée à ses yeux, admirant sa grandeur, s'abandonnant à son pouvoir et attendant les effets de sa bonté. » Elle mourut le 19 octobre 1650. « Son corps fut apporté à Bordeaux et enterré dans l'église de SaintSiméon où il est conservé avec le respect qu'on a coutume de rendre aux personnes qui ont vécu et qui sont mortes en odeur de sainteté. » Mais revenons à Marennes que nous ne quitterons que trop tôt.
Quelques mots du P. Surin, dans ses lettres à Madeleine, nous montrent l'estime qu'il faisait d'elle. Absent, il voulait qu'elle entretînt ou relevât la ferveur des âmes qu'il dirigeait.
Aidez franchement M. Ebrard à mortifier ses activités et à s'affermir dans le recueillement intérieur sans cette multiplicité qui embarrasse l'esprit. Adieu, ma sœur1.
Ou encore : 1 Adieu, ma sœur, dites à Denise qu'elle persévère à tenir son cœur paisible et qu'elle s'affranchisse de la servitude des créatures, n'agissant non plus par leur considération que s'il n'y avait que Jésus-Christ et elle au monde 2.
M. Ebrard, Denise, un hasard nous permet de saluer ces ombres pieuses. Il y en avait d'autres et Marennes pourtant n'est pas une capitale.
Les démons persécutaient Madeleine « en diverses manières. mais elle se moquait d'eux et les mettant en fuite avec le signe de la croix, elle leur reprochait leur faiblesse et leur lâcheté ». Rien néanmoins qui ressemblât le moins du monde à une possession. Toutefois la « persécution devint bien plus cruelle et plus importune, depuis qu'elle eut entrepris d'assister de ses prières et
(1) Lettres spirituelles, II, p. 160.
(2) Ib., II, p. 162. Denise est peut-être une des filles de Marie Baron.
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de ses pénitences le P. Surin dans l'emploi que l'obéissance lui donna d'exorciser les religieuses possédées de Loudun. Il était à Marennes lorsqu'il reçut cet ordre (à la fin de 1634, cinq mois après le supplice d'Urbain Grandier). Il le déclara à Madeleine qui, dans l'entretien qu'il
eut avec elle sur ce sujet, connut par une lumière d'en haut ce qui lui devait arriver dans cet emploi et le regardant d'un œil fixe, lui dit : « Mon Père, vous aurez beaucoup à souffrir. Vous souffrirez des maux extrêmes, mais n'importe, il faut prendre courage ». Il partit donc. Nous allons le suivre. « Un jour, nous dit-on encore, le P. Surin, venant de recevoir de Marennes une lettre que Madeleine Boinet lui avait écrite, après l'avoir lue, il s'en alla aux Ursulines. Il trouva la Mère Supérieure actuellement possédée. et tirant de sa poche la lettre, il lui demanda de qui elle était. « De ta dévote », répondit le démon. Le Père lui commanda de la nommer.
Alors le démon lançant le pied de la possédée contre lui, pour le frapper : « C'est, dit-il, de ta Boinette ». Il n'y avait nulle apparence que la Mère sut rien de tout cela, n'ayant jamais ouï parler de Madeleine Boinet1. » Jamais, est-ce bien sûr? Mais quelle que soit la puissance malfaisante qui possède Jeanne des Anges, il ne nous déplaît • aucunement que le seul nom de Madeleine la mette en fureur.
(1) Letti-es spirituelles, II, pp. 142-153, passim.
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CHAPITRE V LE PÈRE SURIN ET JEANNE DES ANGES
I. L'Eglise et les interventions surnaturelles. — Devoirs et droits des historiens catholiques. — Obscurités de l'histoire de Loudun. — Erreur manifeste des exorcistes de Loudun. — L'ancienne tradition et la pratique moderne de l'Eglise condamne leur méthode. — Les exorcismes publics et les dangers qu'ils présentent. — Les exorcistes au service de l'Etat et non de l'Eglise. — Aveugle confiance donnée au « Père du mensonge». — Excuses des exorcistes. — Nicole Aubry etla conversion des protestants. — Evolution moderne et regrettable de l'exorcisme. —
Le rituel négligé. — Bavardages et interrogations curieuses. — Saint Hilarion et saint Jérôme témoins de la tradition. — Le public admis à conférer avec les démons. — Influence désastreuse des livres consacrés à l'histoire des possessions. — Sébastien de Michaelis. — L'affaire de Loudun, calquée sur l'affaire d'Aix. — Loudun et l'opinion. — Les supercheries.
II. Le P. Surin à Loudun. - Peines d'esprit et santé chancelante. —
Opposition de son supérieur. — Surin s'offre à « être chargé du mal » de Jeanne des Anges. — La règle de saint Ignace. — L'exorciste exor- cisé. — L'héroïque sacrifice est accepté. — Maladie du P. Surin.
III. Jeanne des Anges. — Une malade et qu'il ne convient pas d'assimiler aux saintes authentiques. — Mimétisme spirituel. — Enfance et jeunesse de Jeanne. — « Penchants déréglés ». — Personne ne l'aime et elle n'aime personne, — Ses débuts dans la vie religieuse. — Premiers essais de cabotinage spirituel. — Travail parallèle de la grâce. — Elle intrigue pour être envoyée à Loudun. — Premiers succès au parloir. —
Prieure. — Le couvent divisé. - « Affections déréglées ». — Les commérages du parloir. — L'affaire de Loudun et la demi-responsabilité de Jeanne. — Christi bonus odor sumus ; Dieu jaloux de la réputation des vrais mystiques.
IV. Vues du P. Surin sur la possession et sur l'exorcisme. — Possession et vocation mystique. — Transformation de l'idée de possession.
— Méthode nouvelle. — La direction spirituelle du possédé, préférée à l'exorcisme. — Jeanne des Anges peu pressée de voir la fin de sa possession. — Lutte contre le P. Surin. — Celui-ci aura le dessus. — Délicatesse de sa direction. — L'esprit bouffon. — Discours en latin sur la vie intérieure. — Premiers pas dans l'oraison. —Sincérité de Jeanne
— Son héroïsme. — Erreur du P. Surin : il encourage, à son insu, la secrète vanité de Jeanne. — Vers l'idée fixe. — Le petit parloir dans
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un grenier. — Suggestions mystiques. - Les supérieurs éloignent le P. Surin.
Y. Il pouvait partir, Jeanne en sait assez long désormais pour le rôle qui lui reste à jouer. — Les stigmates. — Nouvelles absurdités. — La grande guérison de Jeanne et le baume de saint Joseph. - Le voyage triomphl. * — Les exhibitions. — Richelieu et la Cour. — Critique de la relation de Jeanne. — Est-ce là le style des saints? — Prestige spirituel de Jeanne. - Elle se mêle de diriger le P. Surin. — Le « bureau d'adresse ». - Troubles persistants. - Expiation suprême.
- Mme du Houx et Jeanne des Anges.
S
I. L'église n'a pas coutume d'imposer à notre créance et sous peine d'anathème, les faits surnaturels qui se sont produits depuis la fin des temps apostoliques. Ni le Labarum, ni Lorette, 1 ni Paray-le-Monial, ni Lourdes ne comptent parmi les articles de notre foi. Il en va de même, à plus forte raison, pour les possessions diaboliques. En dehors de celles que rapportent nos Saints Livres et que nous devons croire les yeux fermés, on ne nous commande à ce sujet que de reconnaître l'existence des démons et l'incessante possibilité des possessions ellesmêmes. Au reste, l'attitude de l'Eglise, en face des interventions surnaturelles, vraies ou prétendues, varie beaucoup. Plusieurs ne lui disent rien de bon ; d'autres l'émeuvent sans la convaincre tout à fait; d'autres enfin lui tiennent au cœur. Ces dernières, Lourdes par exemple, elle les sanctionne par des actes solennels ; elle désire que les fidèles aient à leur endroit plus que de la déférence, elle ne permettrait pas une discussion téméraire et de nature à troubler les âmes. Loudun ne la touche d'aucune façon.
(1) Je suppose l'histoire connue. En 1632, la supérieure des Ursulines de Loudun, Jeanne des Anges, et bientôt comme elle, les religieuses de ce couvent paraissent possédées. Le nom d'Urbain Grandier, curé de SaintPierre de Loudun, ayant été prononcé en pleine crise par une d'elles, toutes se mirent à proclamer que Grandier était l'auteur de la possession.
Peu à peu cette légende s'organise, s'amplifie; on sait pourquoi Grandier a voulu se venger des religieuses : c'est que Jeanne des Anges l'aurait empêché de devenir supérieur de la maison ; on sait par quel sortilège il a déchaîné la possession, un bouquet de roses jeté par dessus les murs du monastère. En 1633, Laubardemont passe par Loudun. On le met au courant de l'affaire et bientôt il reçoit de Richelieu mission de commencer le procès. Grandier est condamné et brûlé le 28 août 1634, La possession con-
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Grandier fut-il magicien ? A-t-il déchaîné la possession par le moyen d'un bouquet de roses jeté dans l'enceinte du couvent des Ursulines? Les religieuses furent-elles de véritables possédées ou de simples hystériques,,? Jeanne des Anges a-t-elle fait des miracles? L'Eglise l'ignore : elle n'a pas jugé Grandier, elle n'a pas canonisé Jeanne des Anges ; elle abandonne ces détails, après tout secondaires, aux libres recherches des théologiens lesquels ont tout ensemble et le droit et le devoir d'inviter au débat soit la vieille critique historique, soit la jeune science des névroses1.
L'histoire n'est pas claire. Les témoins ne s'accordent
tinue et ne prend fin qu'en 1638. Aujourd'hui nul historien sérieux ne met en doute l'innocence de Grandier. La plupart des auteurs catholiques, je le crois du moins, semblent admettre qu'il y eut à Loudun plusieurs cas de possession, mais nul, je veux l'espérer, ne songe plus à en rendre responsable le curé de Saint-Pierre. Et pour juger ainsi nous n'avons pas attendu les précieux documents publiés en 1880 par le Dr Légué (Urbain Grandier, etc.). Parmi les contemporains, Grandier eut beaucoup de partisans. En 1720, le jésuite d'Avrigny croit à son innocence. Enfin en 1861, l'abbé Lecanu s'exprime ainsi : « On ne saurait dire que Grandier fut un prêtre estimable, mais il faut convenir aussi qu'à part les affirmations des démoniaques qui n'articulèrent pas un seul fait susceptible de preuves, il ne se trouve dans les volumineux dossiers de cette affaire ni une preuve, ni un commencement de preuve, ni un indice qu'il eût jamais entretenu quelque commerce avec Satan ou qu'il fut pour quelque chose dans la possession ».
Histoire de Satan, Paris, 1861. pp. 380, 381.
(1) Citons à ce sujet un contemporain dont l'autorité est grande en ces matières, le P. de Bonniot. « L'histoire de Loudun, dit celui-ci, est un arsenal où on espère trouver sans peine de bonnes armes. Les amis de Grandier, les protestants et quelques esprits forts de ce temps, n'ont-ils pas affirmé bien des choses qui permettent de battre en brèche la réalité de la possession des Ursulines ? Ce point obtenu, ne sera-t-il pas naturel de conclure de la fausseté de cette manifestation diabolique à la fausseté de toutes les manifestations analogues ? De conclure ensuite de la fausseté de toutes les manifestations diaboliques à la non-existence des puissances infernales ? à la fausseté même de la religion qui inscrit l'existence des démons parmi ses dogmes ? Nous n'avons pas à montrer la faiblesse de ce raisonnement où la passion anti-religieuse remplace la logique. Pour nous, la réalité de la possession de Loudun est le plus mince de nos soucis. La religion et ses dogmes ne dépendent pas d'un événement de cette nature, ni de ce que des religieuses et des moines s'y trouvent mêlés.
Qu'on prouve, si l'on peut, que ces moines étaient des fanatiques et ces religieuses des folles. Qu'importe ? » Au reste « la culpabilité ou l'innocence de Grandier ne font rien à la question. Les religieuses de Loudun ont fort bien pu se trouver possédées, sans l'intervention du curé de Saint-Pierre. ». De Bonniot, s. j. le miracle et ses contrefaçons, 5 édit., Paris, 1895, p. IY92. Pour le P. de Bonniot, la réalité des possessions de Loudun ne fait aucun doute. Cf. Ib., pp. 408-431.
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pas. Plusieurs d'entre eux donnent des signes manifestes d'hallucination, plusieurs manquent de franchise, et ni les uns ni les autres n'entendent rien à la médecine.
Aussi les théologiens d'aujourd'hui paraissent-ils peu pressés de conclure. Ils multiplient les distinctions ; ils font de longues visites aux docteurs de la Salpètrière.
C'est qu'ils savent, comme le dit fort bien le R. P. Poulain, que l'on a scientifiquement décrit de nos jours « plusieurs maladies bizarres qui présentent des ressemblances avec la possession », et que « le médecin seul peut réduire à leur vraie valeur certaines circonstances physiologiques que les profanes croient surnaturelles » 1.
Ils savent encore que, « même si la possession est réelle, il peut se faire qu'elle soit associée à des maladies nerveuses qui en sont comme le support », et que « ce fond pathologique semble assez évident dans la Mère Jeanne des Anges » et chez le P. Surin. Enfin, « sans vouloir contester que l'attaque diabolique fut réelle à Loudun, pour telle ou telle personne », ils reconnaissent tout uniment « que pour plusieurs, il y avait seulement un état nerveux, gagné à la façon des maladies contagieuses 2 ».
Voilà ce que les exorcistes ont appris chez les médecins.
Les historiens, race défiante, auront aussi quelques mots à leur dire 3 Quoi qu'il en soit, la discussion reste ouverte,
(1) « Il est utile d'interroger les médecins, écrit de son côté M. Saudreau, mais il faut bien se souvenir qu'on en rencontre un certain nombre, même parmi les croyants, qui, a priori, veulent tout expliquer naturellement et que leurs préjugés empêchent de porter un jugement sur et droit ».
Les faits extraordinaires de la vie spirituelle, Paris, 1908, p. 368. M. Saudreau se montre un peu plus rigoureux sur ce point que le R. P. Poulain.
Docti videant.
(2) R. P. Poulain, Les grâces d'oraison, Paris, 1906, pp. 4^7 > 428. Cf.
le chapitre de M. Saudreau sur la possession dans Les faits extraordinaires de la vie spirituelle, Paris, 1908, p. 341, seq.
(3) Soit, par exemple, la scène qui tantôt nous occupait : Le P. Surin montre à Jeanne des Anges la lettre qu'il vient de recevoir. — De qui est-elle ? —
De ta Boinette. Or, ajoute le P. Surin, Jeanne ignorait tout de Madeleine Boinet. D'où il conclut à l'intervention manifeste du démon. Là-dessus les médecins pourront parler d'hallucination auditive, ou de transmission de pensée. Sans aborder ces problèmes plus délicats, un simple historien se demandera si, dans la circonstance, le P. Surin n'affirme pas plus qu'il ne
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et comme elle échappe à ma compétence, je ne m'y arrêterai pas plus longtemps.
Il est beaucoup moins difficile de juger ces exorcistes de Loudun, parmi lesquels notre Surin vient de prendre place. Ils se sont lourdement trompés. L'Église elle-même les condamne sans appel, opposant à leurs imprudences la chaste délicatesse de son esprit et la prudence de sa discipline. Quelle Église? Celle d'aujourd'hui, sans aucune espèce de doute, mais encore celle de leur temps. De tout son pouvoir qui malheureusement, sous Richelieu, n'allait pas très loin, l'archevêque de Bordeaux, Henr y de Sourdis, métropolitain de Poitiers, tenta de sauver Grandier et d'arrêter le scandale de Loudun1. Grandier ayant eu
sait. Lui, certes, le digne et saint homme, il n'a jamais parlé de Madeleine à Jeanne des Anges. Mais celle-ci, curieuse, jalouse, qui s'entretient avec tant de monde, et que passionne tout ce qui touche au P. Surin, comment n'aurait-elle pas essayé de se renseigner sur les dévotes de son exorciste? C'est assurément une des premières questions qu'elle s'est posées. Or, plusieurs jésuites de Marennes étaient à Loudun. Il y avait aussi d'autres personnes qui connaissaient le P. Surin. Fiez-vous à Jeanne pour cela : elle aura, tiré d'eux tout ce qu'elle aura pu. Conjecture ? Sans doute, mais l'affirmation de Surin est-elle autre chose ? - Voilà ce que nous aurions dit a priori. Et justement voici que l'autobiographie de Jeanne nous prouve que la piste était bonne. Lorsque Laubardemont lui eût annoncé l'arrivée prochainé de Surin ; « Je pris dit-elle, la résolution d'étudier l'humeur de celui à qui je serais donnée ». Légué, op, cit., p. 86.
Elle à donc mené son enquête et naturellement auprès de ceux qui pouvaient lui donner des renseignements exacts. Ceux-ci, auront saisi l'occasion de célébrer le nouvel exorciste, bon moyen de flatter et d'apprivoiser Jeanne. Il est très probable qu'il lui auront parlé des illustres voyantes dirigées par le Père et qui faisaient sa gloire, de Marie Baron, de Madeleine Boinet. Autre exemple : l'abbé Leriche (Etude sur les possessions en général et sur celles de Loudun en particulier, Paris, 1859) prétend que Jeanne fut « élevée en l'air ». Ainsi le veut d'ailleurs la légende de Loudun. Or il est certain que cette élévation n'a jamais eu lieu. C'était bien là en effet un des « signes » que les exorcistes avaient demandés au démon.
Mais celui-ci refusa ce signe, comme l'affirment catégoriquement et le P. Surin et Jeanne. Cf. Légué, op. cit., pp. 203, 204.
,(1) S'il n'eût tenu qu'à l'évêque de Marseille, Turricella, Louis Gaufridy, le prétendu magicien des Accoules, n'eût jamais été brûlé. Il faut d'ailleurs avouer que l'inquisiteur Michaelis eut sa grosse part de responsabilité dans cette affaire et que Turricella fut assez faible pour s'incliner devant l'arrêt du parlement de Provence, présidé par Guillaume du Vair, lequel, dit un récent historien, « ne devait point être fâché. d'établir une fois de plus la suprématie de la justice laïque ». Cf. Lorédan, Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle, l'abbé Gaufridy et Made- leine de Demandolx (1608-1670), Paris, 1912, p. 202. Nous reviendrons à Michaelis.
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recours à lui, « ce prélat envoya à Loudun son médecin, qui déclara que les religieuses n'étaient pas possédées ; puis, il défendit à Mignon (le supérieur des Ursulines et le metteur en scène du drame) d'exorciser, « ainsi qu'à tous autres de s'immiscer aux exorcismes, sur les peines de droit ». Ces sages mesures mirent fin comme par enchantement aux convulsions des religieuses et pendant plusieurs mois le calme fut rétabli » 1. Alors paraît JeanMartin de Laubardemont, agent de la couronne, et l'archevêque n'a plus qu'à se taire. Laubardemont choisit, il dirige, il stimule ses exorcistes, et la possession reprend de plus belle. Ils étaient prêtres, je le sais bien et je sais aussi que beaucoup, sinon la plupart de leurs confrères, n'auraient pas montré plus de sagesse. Mais on prouverait aisément que d'autres, Gondren, par exemple, résistaient dès lors à cette contagion malheureuse. En tous cas, l'Eglise est depuis longtemps décidée à empêcher, par tous les moyens dont elle dispose, le retour de pareilles mœurs. Un prêtre qui voudrait recommencer Loudun, serait immédiatement dirigé sur une maison de santé ou mis, d'une autre façon, dans l'impossibilité de nuire.
Aujourd'hui, quand il se présente un cas de possession, les supérieurs ecclésiastiques confient l'examen et le traitement du malade à une personne, choisie entre mille et qui, plus eticore peut-être que sainte, doit être discrète.
Les choses se passent dans le plus grand secret. « Si l'on fait des exorcismes, écrit le R. P. Poulain, il est bon d'éviter la publicité ; car il y a là une cause d'excitation pour les nerfs et l'imagination 2 ». A cette raison, déjà plus que décisive, s'en ajoute une autre qui ne l'est pas moins.
Je l'ai déjà dit, le démon, harcelé par l'exorciste, se permet
(1) G. Legué, Sœur Jeanne des Anges, pp. 18, 19. L'ordonnance de Sourdis est du 27 décembre 1632. D'Avrigny n'a pas eu cette pièce entre les mains, mais ce qu'il dit revient au même. « L'archevêque de Bordeaux, ayant nommé d'autres exorcistes. les démons parurent assez tranquilles. » Mémoires chronologiques, II, p. 42.
(2) Les grâces d'oraison., p. 428.
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beaucoup, il peut imposer à ses possédés les paroles, les attitudes les plus inconvenantes, et il s'en priverait d'autant moins, qu'au lieu d'un ou deux vieillards, émaciés par une longue vie de pénitence, il aurait pour spectateurs une foule quelconque, prompte à revêtir les pensées, les sentiments et les sensations de cette catégorie spéciale qui encombre les cours d'assises ou qui se presse à l'exécution des condamnés. De semblables scènes veulent le huis clos. Que l'on se rappelle, par exemple, et pour ne donner que ce détail, que l'on se rappelle les songes impurs qui avaient préludé à la possession de Jeanne des Anges. Est-il imaginable que ces turpitudes aient été livrées à la curiosité de toute une ville, de tout un pays '?
C'est là pourtant ce que l'on a fait et le reste fut à l'avenant. Après le récit partout colporté, vint la reproduction dramatique. La salle, une église, était grande ouverte; le spectacle, annoncé chaque fois et légitimé par une procession solennelle où figuraient les possédées et leurs exorcistes ; les spectateurs, au nombre de plusieurs milliers ; la durée moyenne de chaque séance, de six à sept heures.
En vérité, c'est à n'y pas croire. La plupart des exorcistes étaient cependant des prêtres fort recommandables et par leur science et par leur vertu. Auprès d'eux se trouvaient quelques prélats éminents, qui les encourageaient de leur présence, qui les approuvaient sans réserve et qui parfois même luttaient de leur personne contre les démons. Or si de tels hommes peuvent se tromper, leur erreur unanime n'est pas de celles que suffisent à expliquer l'atmosphère d'une ville délirante ou la psychologie des foules.
Au lieu de les inj urier, comme faisaient les savants incrédules d'il y a quarante ans, ou de leur tresser des couronnes,
(1) Sur les songes dont il vient d'être parlé, on trouve de fâcheux détails dans certains livres destinés au public pieux, aux couvents, aux pensionnats, cf. par exemple, Le Pénitent breton, Pierre de Kériolet, par le vicomte Le Gouvello, Paris, 1910, p. 67., cf. à plus forte raison le Triom- phe de l'amour divin. Ce dernier livre est fort heureusement épuisé depuis de longues années — ces livres-là ne restent pas longtemps chez le marchand — plaise au ciel qu'on ne le réédite plus !
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à l'imitation de certains apologistes également démodés, nous devons rechercher les raisons de leur conduite, les causes lointaines de leur illusion. Ces raisons, ces causes, les voici, je crois.
Redisons-le tout d'abord, ils étaient vis-à-vis de l'Église, et par suite de la vérité, dans une situation fausse, mais prescrite depuis si longtemps qu'ils n'en sentaient plus ni le ridicule ni le danger1. Les exorcistes se trouvaient en effet au service et sous les ordres de l'État, lequel avait enlevé à l'autorité spirituelle la connaissance des causes diaboliques. C'étaient de simples fonctionnaires, comi > nos médecins légistes d'aujourd'hui, mais, au lieu qu* es derniers imposent, d'ordinaire, à la justice civile, les conclusions de leurs expertises, les exorcistes avaient fini par accepter docilement les idées de l'État sur les démons et sur les moyens empiriques de reconnaître sa présence.
Aux principes élémentaires de la foi chrétienne et du droit canon, on avait substitué peu à peu une démonologie laïque, plus absurde encore, s'il est possible, que barbare, et contre laquelle on ne voit pas que ces théologiens prévenus aient eu la pensée de se révolter. Ainsi, par exemple, le menteur éternel dont nous parlent les saints Livres et toute la tradition, était devenu, aux yeux de ces étranges tribunaux, un témoin de premier ordre. Sommé de désigner l'auteur du maléfice qui pèse sur Madeleine de Demandolx ou de Jeanne des Anges, que le démon
(1) Il y avait là six capucins, trois carmes, deux oratoriens (J .-B. Gault et Viguier), plusieurs chanoines et prieurs, onze jésuites (Ronceau, Surin, Anginot, Bachellerie, Bastide, etc.). Ce Bastide est un homme de cœur et de tête, un des seuls, plus tard, qui aient su traiter le P. Surin comme il convenait. Trois évêques, venus là en simples curieux : Montchal, archevêque de Toulouse; Bertrand d'Eschaux, archevêque de Tours; le très éloquent et pieux évêque de Nîmes, Cohon, qui semble avoir fait de longs séjours à Loudun pendant cette affaire qui le passionnait.
L'évêque de Poitiers, La Rocheposay, l'ami de Saint-Cyran, y était aussi.
Loudun et Grandier dépendaient immédiatement de lui. Au reste, son autorité personnelle est médiocre. Dès le début et assez étourdiment, il avait pris parti contre Grandier, estimant donc, dit le P. d'Avrigny, qu'un mauvais prêtre doit faire un excellent magicien. Il était, de ce chef en délicatesse avec son métropolitain, Sourdis, de qui nous avons dit les sentiments contraires.
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nomme Louis Gaufridy ou Urbain Grandier, la cause est entendue, Gaufridy et Grandier brûlés sans retard. Le jésuite d'Avrigny l'a dit avec sa malice ordinaire : « Grandier fut condamné sur le témoignage constant et uniforme du père du mensonge » 1.
D'autres motifs, et plus spécieux, inspiraient aussi leur conduite. Une belle possession, et brillamment vaincue, leur paraissait un moyen très efficace de confondre et de convertir les incrédules. Le démon donné en spectacle et sensible aux nerfs d'une foule, démontrerait la réalité du monde invisible ; le démon, forcé d'obéir au prêtre catholique, démontrerait la divinité de l'Eglise. Cette idée d'utiliser ainsi l'exorcisme, un évêque du XVIe siècle l'avait eue un des premiers, semble-t-il, et surtout, avait su la mettre en pratique et l'organiser. En 1566, Nicole Aubry, de Vervins, priant un jour sur la tombe de son père, croit voir
(1) Mémoires, II, pp. 43, 44. Sur cette théologie d'Etat, on trouvera de nombreux détails dans l'ouvrage de l'abbé Lecanu. « Les magistrats avaient perdu le sens, de même que le public. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur les traités de jurisprudence relatifs à cette question. Quelle déraison ! Quelle cruauté dans la magistrature !
L'Eglise, à qui on avait enlevé le droit de juger, n'était que trop vengée ».
Voici ua exemple. Les magistrats en étaient venus à faire peser les accusés ; en effet, d'après leur doctrine, « un sorcier, étant rempli de la substance satanique, qui est légère et tend à s'élever pareillement à la flamme, doit être plus léger qu'un honnête homme ». Puis on les baignait, « car il se trouvait une seconde considération des plus importantes : ils doivent être déjà plus légers que l'eau, et de plus, l'eau est une substance pure, elle a horreur de ce qui est impur », etc., etc., Histoire de Satan.
pp. 347-349 -
(2) Ces vues, sur l'évolution des exorcismes ne s'appuient que sur une documentation très superficielle. Une chose me paraît certaine et d'une importance capitale, à savoir la transformation radicale qu'a subie la pratique de l'exorcisme et la notion de l'exorciste lui-même. Voilà qui mériterait d'être étudié pièces en mains, ce qui peut-être a été déjà fait, sans que j'en sache rien. Comme points extrêmes, d'une part, les exorcismes de l'Evangile, ou ceux de saint Hilarion, loués par saint Jérôme (comme on le verra plus loin; mais cet exemple même laisse deviner que déjà s'insinuaient des tendances contraires) ; d'autre part, Loudun. Après quoi, il y a régression. L'Eglise et l'Etat s'aperçoivent enfin qu'on fait fausse route et l'on revient, autant que possible, à la pratique et surtout à l'esprit des premiers temps. A quel moment la déviation s'est-elle accusée d'une manière inquiétante ? je l'ignore. Cela s'est fait peu à peu et je ne prends le cas de Nicole Aubry que comme un exemple éclatant de l'esprit nouveau. Il faudrait suivre le progrès des prières rituelles, comparer les diverses relations. Parallèlement, il faudrait tracer la courbe : a) des maladies nerveuses; b) de l'effet produit
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le fantôme du mort sortir de terre. Bientôt il lui semble que le revenant s'empare d'elle, qu'il la possède, qu'il parle par sa propre bouche. Nicole passe par des convulsions terribles, mais en revanche elle acquiert des facultés nouvelles ; elle entend les langues étrangères, elle voit à distance, elle lit la pensée d'autrui, préludant de la sorte aux prodiges, que les Ursulines de Loudun accompliront soixante ans plus tard. L'évêque de Laon, Jean Dubourg, visite Nicole, l'exorcise, conclut à la possession. L'histoire jusqu'ici est assez banale, elle va néanmoins déterminer un développement — je ne dis pas un progrès — de toute importance dans l'évolution des mœurs religieuses. Très préoccupé par les progrès de la Réforme, une inspiration soudaine traverse l'esprit de l'évêque. Cette femme et ces démons, il serait si simple de les faire servir au triomphe de la foi romaine ! Il conduirait Nicole dans sa ville épiscopale, il l'exorciserait lui-même en public et avec un grand appareil; Dieu aidant, il la délivrerait sans doute, et avec elle nombre d'apostats, décidément rebelles aux arguments des controversistes. Un théâtre est alors dressé par son ordre dans la cathédrale de Laon ; on accourt de tous les points de la France et même de l'étranger au spectacle promis. Au bout de trois mois d'exorcismes, les démons quittent la place et en effet, un grand nombre de protestants se convertissent, parmi lesquels Florimond de Rémond, le célèbre auteur de l'Histoire de l'Hérésie. Enfin, et ce der-
* , sur les foules par le spectacle de ces maladies. Il me paraît que l'on était jadis beaucoup plus accoutumé à ces contorsions. On n'était peut-être pas beaucoup plus troublé par la rencontre d'un possédé qu'on ne l'est aujourd'hui de voir un mendiant à la porte de l'Eglise. D'où la simplicité relative de l'exorcisme ; d'où le peu d'importance de l'exorciste. (Il suffit pour exorciser d'avoir reçu un des ordres moindres). Avec le temps, et surtout peut-être depuis la Renaissance (XVIe, XVIIe siècles) a) les maladies d'apparence hystérique semblent émouvoir beaucoup l'opinion; b) l'exor.
ciste devient un personnage plus considérable ; on compte moins sur l'action rituelle ex opere operato que sur le mérite personnel, je ne dis pas sur la sainteté, car ceci est de tous les temps, mais sur l'ingéniosité, la vigueur et le génie de l'exorciste. Ainsi à Loudun, on est persuadé que si le P. Surin s'en allait, l'exorcisme réussirait beaucoup moins. Encore une fois, je parle ici à vue de pays et je donne ces conjectures pour ce qu'elles valent.
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nier détail n'est pas le moins significatif, un ecclésiastique de Laon, compose de tous ces faits une relation qui se trouve bientôt répandue sur tous les points du pays et traduite en plusieurs langues. Après avoir lu ce petit livre, combien de prêtres zélés n'auront-ils pas résolu d'imiter Jean Dubourg, à la première occasion qui s'offrirait à eux de le faire ; combien n'auront-ils pas inconsciemment désiré de voir naître cette occasion 1 !
Si naturelle qu'elle nous semble, cette innovation éclatante et justifiée en apparence par les résultats, modifiait profondément ou plutôt elle renversait les principes traditionnels en matière d'exorcisme ; elle faussait les ressorts de cette délicate machine. Jusque-là, en effet, ces rites, d'une antiquité si vénérable, avaient pour fin première la délivrance du possédé. On n'attendait pas de celui-
(1) Peu après Laon, Soissons a ses grands exorcismes (1582), immédiatement racontés par un chanoine de la ville, Gervais de Tournay ; cf.
Divina quator energumenorum liberatio facta apud Suessones, Paris, 1583. Ce livre a bientôt passé la Manche et l'Angleterre donne à son tour. Le P. Pollen s. j., rattache, en effet, aux exorcismes de Soissons, l'affaire de Denham (Bucks) (cf. Supposed cases of diabolical possession in 1585-6, The Month, mai 1911). A Denham. pendant cet hiver 1585-1586, une douzaine de prêtres, parmi lesquels un jésuite, Weston, et deux futurs martyrs, R. Dibdale et Cornelius, sont fort occupés à exorciser quelques prétendus possédés. (Le P. Pollen ne croit pas à la possession.) La chose fit aussi beauçoup de bruit, amena de nombreux visiteurs à Denham et détermina un très grand nombre de conversions au catholicisme, plusieurs centaines. Néanmoins ce que le P. Pollen appelle « the older catholic clergy », puis bientôt la grande majorité des catholiques sérieux blâment ce mouvement. Et ce fut, en somme, la faillite. Cette attitude du catholicisme anglais est très significative. Je cite, dans le texte, à cause de son pittoresque, l'aveu d'un des exorcistes : « When we ourselves that were aclors in those matters, thought we had won our spurs, yet divers ancient priests. hearing the course we held, did shake their heads at it, and showed their great dislike of it. Likewise the graver sort, that were then imprisoned. were greatly offended therewith.and said that howsoever for a time we might be admired, yet in the end we would thereby mar all, and utterly discrédit both ourselves and our calling. whereupoit we, the younger sort of Seminarie priests. thought. that they did but envy at the commendation which they saw we daily gained, themselves being no actors amongst us. But I now see that the said ancient Fathers had been acquainted of likelihood with such devices beyond the seas and were greatly grieved to have them brought into England. » Pollen.
op. cit. pp. 460, 461. Ajoutons un joli détail : c'est dans les relations des exorcisés de Denham que Shakespeare aurait fait connaissance avec les fameux diablotins de son théâtre, Flibbérdigibbet, Wilkin, Hob, Habberdidaunce, etc., etc. Un des diables de Loudun avait pournom : Allumette.
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ci une démonstration de la foi chrétienne, on ne lui demandait que de se laisser guérir. Il importait assez peu du reste que l'on eût affaire à de simples hystériques ou à de véritables démoniaques. Si d'aventure ils n'atteignaient pas le démon absent, ces rites graves et discrets avaient chance d'apaiser le malade, en fait l'apaisaient souvent.
Du moins ils n'augmentaient pas son mal. A la vérité, la cérémonie était publique, mais non pas solennelle ; toute simple au contraire, prévue, banale, en quelque sorte, elle se déroulait sans fracas. Sous le nouveau régime, heureusement éphémère, le possédé passe au second plan. Sa délivrance, toujours poursuivie sans doute, semble n'être plus une fin, mais un moyen. Elle doit convertir le libertin ou l'incrédule. D'où il suit que le malade n'aura presque plus le droit de n'être pas possédé. S'il ne l'était pas, le syllogisme en action, sur lequel on fondait de vastes espérances, perdrait une de ses prémisses. Bon gré mal gré, la victime devra s'adapter à la démonstration qu'on désire d'elle. On croit vite ce que l'on désire. Voilà donc l'exorciste fort tenté d'oublier la sage recommandation du rituel : ne facile credat aliquem a dœmonio obsessum esse : qu'il ne croie pas facilement que quelqu'un est obsédé Il se trompera bien des fois. Prise en ellemême, cette erreur aurait peu d'importance, mais d'elle vont découler fatalement de graves abus. On harcèlera, un malheureux, jusqu'à ce que le démon que l'on veut qui le possède, ait enfin consenti à se dénoncer. Pos, sédé lui-même par son idée fixe, l'exorciste, non seulement néglige son rôle de médecin, mais encore il le trahit, prolongeant, exaspérant les crises, en provoquant chaque jour de nouvelles. Le jésuite qui me remplaça auprès de Jeanne des Anges, écrit le P. Surin, « se plaisait à la rigueur des exorcismes, voyant le bien que cela faisait au peuple, qui était fort ému par ces spectacles. En
(1) Cf. Poulain, op. cit., p. 427.
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effet plusieurs se convertissaient à la vue des choses extraordinaires que disaient et faisaient les démons. C'est ce qui engageait ce Père à pousser plus loin ces exorcismes, quoique fort pénibles pour la Mère. Il vint un jour une célèbre compagnie à qui le Père désira faire du bien par le moyen de ces exorcismes. Il le témoigna à la Mère, qui le pria de lui donner du repos, vu qu'elle se trouvait indisposée. Le Père lui dit de prendre courage. ensuite il la mena à ce travail, qui fut si grand qu'il lui en prit une grosse fièvre, avec une pleurésie »'.
Aussi voyons-nous qu'à partir de ces méthodes nouvelles, les possessions, autrefois relativement courtes, n'en finissent plus. A Loudun, le démon met six ans a se rendre. « Il finit par se retirer, écrit l'abbé Lecanu, quand on ne s'occupa plus de lui : sa cause était gagnée, puisqu'il avait produit un scandale immense2 » et détraqué bien des têtes.
Ce n'est pas tout. « Le rituel, écrit encore le P. Poulain, interdit aux exorcistes « les bavardages et les interrogations curieuses, surtout sur les choses futures ou cachées».
Le seul but licite de l'exorcisme est de chasser le démon.
Ce serait une naïveté de croire que cet esprit menteur et haineux se mettra humblement à notre service en nous fournissant des renseignements vrais ou utiles, n'ayant pas de rapport à la délivrance du possédé. En dehors de ce que l'Eglise autorise, on sera berné par ses réponses 3 ».
Ainsi parlent l'Eglise, la théologie et le sens commun.
Les exorcistes d'Etat ne peuvent plus les écouter. Ils sont condamnés, par la logique même de leur système, à des bavardages, à des niaiseries. Il leur faut en effet par tous les moyens, rendre évidente aux plus incrédules la
(I) Le Triomphe., p. 181. Jeanne des Anges avoue de son côté : « Ce maudit esprit témoignait ne se soucier de rien ; car, après quatre ou cinq heures d'exorcismes, il résistait autant qu'au commencement et même il me jetait en de plus grandes violences ». Legué, op. cit., p. 147.
(2) Lecanu, op. cit., p. 467. L'auteur croit, sans hésiter, à la possession.
(3) Poulain, op. cit., pp. 428, 429.
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présence actuelle du démon, et pour cela imaginer, toujours aux dépens de leur victime, des expériences démonstratives, soit, par exemple, mille questions subtiles auxquelles une femme ignorante paraît incapable de répondre. Et pour que tout soupçon de supercherie s'évanouisse, on invitera les assistants eux-mêmes à interroger, aussi longuement qu'il leur plaira, l'infernaf convertisseur. Une fois en train, pourquoi s'arrêter? On obligera donc le démon à s'expliquer sur tel ou tel dogme., à louer la Sainte Vierge, à faire le panégyrique de la chasteté 1. Il grimace, il écume et se tord de rage, mais il obéit. Peu lui importe, il ne s'en va pas. Une fois, raconte naïve- ment le P. Surin, le démon Zabulon ayant promis de quitter enfin la Mère Prieure, « comme chacun espérait voir des merveilles en cette sortie, on arrêta que le jour de Noël, à midi, on ferait une procession solennelle. et que la fille possédée serait menée dans l'église du château, où elle serait placée dans un lieu éminent. Chacun faisait effort pour avoir une bonne place, afin de voir le signe que le démon avait promis. Toute l'après-dinée se passa en prières, en chants, en exorcismes ; on attendit jusqu'à cinq heures du soir et Zabulon ne sortit point. On ne savait que dire, sinon que les démons étaient des vrais menteurs »2. On aurait pu s'en douter plus tôt. Si l'on
(I) Le Triomphe., p. 108.
(2) Donnons quelques exemples. A Aix, l'exorciste ordonne à une des possédées de montrer aux assistants « la façon des séraphins adorant Dieu ». Elle refuse, puis s'exécute. Alors elle « étendit de toutes ses forces ses deux bras, ainsi que les oiseaux meuvent leurs ailes en volant, montrant quelques mouvements d'un grand amour intérieur ». « Et les Trônes ». — « D'une grande vitesse », elle « se jeta à terre tout du long du corps, tenant ses bras étendus ». Cf. Lorédan, op. cit., pp. 290-291.
Mais Loudun dépasse tout. C'est là vraiment que le. démon prend ses grades, et remplit, à l'édification de tous, les rôles multiples de prédicateur, de docteur, de directeur, etc., etc. Le dialogue entre lui et l'exorciste dure pendant des heures. Il est souvent belliqueux ; « Nous continuâmes tous les deux à nous diré cent choses, et à nous faire un défi général et une déclaration de combat à toute outrance » (Le Triomphe.
p. 113); mais souvent aussi paisible. Un salon, une académie, un parloir de religieuses. « Comme. on ne pouvait pas toujours crier contre les démons, nous les ehtretenions SOUVENT comme tête à tête, et ces entre-
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nous demande, reprend à ce sujet l'abbé Lecanu, pourquoi les exorcismes de cette époque « ne produisirent pas toujours leur effet — ou ne le produisirent qu'après d'innombrables et scandaleuses séances — nous dirons que ce fut, selon toute apparence, par la faute des exorcistes, qui, au lieu de commander sévèrement au démon (et en quelques mots), appelèrent trop souvent sa présence et lui demandèrent des signes, pour prouver aux incrédules ce qu'ils entreprenaient dè prouver, croyant en lui, recevant sa parole comme l'expression de la vérité et s'en servant comme d'un témoignage juridique, s'amusant à converser avec lui en toutes langues et sur toutes sortes de questions.
Ils le laissèrent se jouer de leur bonne foi. Saint Jérôme
tiens FAMILIERS étaient toujours fort utiles. Car souvent Dieu les forçait à nous donner de grandes lumières, pour réussir contre eux-mêmes dans nos ministères. Ils nous découvraient aussi quelquefois des vérités excellentes,.. », Ib. pp. 34, 35. Les démons découvrent, à l'exorciste vraiment pieux, « de grandes vérités et de grands secrets qui peuvent l'aider beaucoup et lui donner des lumières pour conduire les âmes dans les voies intérieures ». Ib., p. 35. Suit un chapitre qui a pour titre : Discours d'un démon sur les choses spirituelles (p. 36, seq). Mais pourquoi le démon ne s'appliquerait-il pas aussi à la conduite particulière d'une âme chrétienne ?
Il n'y manquera pas. Un jeune homme s'étant converti aux exorcismes, « C'ÉTAIT UNE CHOSE ADMIRABLE DE VOIR LE SOIN QUE PRENAIT LE DÉMON D'AFFERMIR SA CONVERSION. Après l'avoir retiré du vice et du libertinage.
il le détachait avec beaucoup d'adresse des créatures. en lui faisant voir que le souverain bien de l'homme en cette vie est de mourir à soi-même et de s'attacher purement à Dieu. Le jeune homme faisait quelquefois des voyages en son pays, pendant lesquels le démon mettait tout eu œuvre pour le. décourager ; ce qui l'obligeait à revenir promptement à Loudun, ou LE TENTATEUR SE CHANGEAIT EN UN VRAI DIRECTEUR ET CE JEUNE HOMME AVOUAIT QU'IL N'AVAIT DE CONSOLATION QU'AUPRÈS DU DÉMON ». lb., pp. 73, 74. Bref, un vrai « maître Jacques », ange gardien à Loudun, diable ailleurs. Cela continue pendant de longues pages. Mais quoi ? Ne va-t-on pas s'étonner « de ce qu'on fait fonds de ce que les démons ont dit, vu qu'ils passent pour menteurs ? » Réponse : « Il est vrai que ce sont des fourbes. Cependant, on a TOUJOURS OBSERVÉ que, quand on les a obligés par l'autorité de l'Eglise à dire la vérité, ils n'y ont jamais manqué. DE PLUS, QUAND ILS JURENT QU'ILS ONT DIT VRAI, IL EST SUR QU'ILS NE MENTENT PAS ». Ib., p. 88. — Là-dessus, je le demande aux prêtres qui me lisent : concevez-vous qu'en plein XIXe siècle, alors que depuis longtemps déjà l'Eglise avait fait connaître qu'elle désapprouvait cette façon de pratiquer l'exorcisme, concevez-vous qu'on ait publié, non pas à l'usage des savants, mais pour l'édification des fidèles et notamment des communautés religieuses, de pareilles bizarreries ? Le Triomphe de l'amour divin que je viens de citer, a été édité en 1830, par\un libraire de propagande pieuse, en même temps que les œuvres de saint Alphonse de Liguori.
Ces mauvais « bons livres » provoquent-ils aujourd'hui la réprobation de tous? On voudrait le croire.
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raconte, dans la vie de saint Hilarion, qu'un serviteur de l'empereur Constance qui avait de fréquents accès de possession, ayant été conduit à ce saint ermite, le démon se mit à lui exposer, en plusieurs langues, les raisons et les causes pour lesquelles il possédait cet homme. Mais Hilarion, l'interrompant, lui dit sévèrement : « Je ne te demande pas pourquoi tu es venu, je t'ordonne de t'en aller. Et le possédé fut guéri à l'instant » 1. L'évolution a de ces surprises et il est piquant de voir un Hilarion, un Jérôme beaucoup moins « superstitieux », beaucoup plus « spirituels » que ces théologiens du XVIIe siècle. Les deux premiers représentent l'ancienne tradition catholique ; les autres nous feraient plutôt revenir aux mages de Pharaon.
Ils ont du moins un rare mérite, ils sont logiques.
Puisque ces exhibitions leur semblent éminemment bienfaisantes, puisque, d'un autre côté, chaque ville n'a pas la chance de tenir sous la main une, et encore moins, plusieurs possédées, puisque enfin ne peuvent assister aux exorcismes que trois ou quatre milliers de spectateurs, il va de soi qu'on devra répandre, aussi loin que possible, le récit détaillé de ces hauts faits. Nous avons déjà vu un prêtre de Laon fixer toutes chaudes les impressions que lui avaient laissées la délivrance laborieuse de Nicole Aubry. Bien avant lui, vers 1515, le Père Adrien de Montalembert, après avoir, non sans peine, expulsé les démons qui occupaient le monastère de Saint-Pierre, à Lyon, avait raconté l'aventure dans un livre « aussi effrayant que ce qu'il avait vu, et aussi peu raisonnable que ce qu'il avait entendu de la bouche des possédés.
Et ce livre, dramatique et émouvant (avait été) répandu et dévoré, comme objet de piété, dans tous les monastères, où il prédisposa par la peur les imaginations à recevoir
(1) Lecanu, Op. cit., p. 304, cf. à ce sujet un chapitre fort intéressant du P. de Bonniot. « Les démons aux premiers siècles de l'Eglise » dans Le miracle et ses contrefaçons, pp. 424-457.
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la contagion démoniaque » 1. Il est probable qu'à l'époque de Loudun, ces vieilles relations, fatiguées par tant de mains, ne se trouvaient plus que chez les bibliophiles.
Mais pn avait beaucoup mieux. On avait, par exemple, les robustes in-quarto de de l'Ancre 2. On avait surtout, on savais par cœur l'ouvrage classiqoe de Sébastien de Michaelis, l'Histoire admirable de la possession et conversion d'une pénitente, séduite par un magicien, la faisant sorcière et princesse des sorciers, au pays de Provence ; c'est l'histoire de Madeleine de Demandolx (la Palud) et de Jacques Gaufridy (1610-1612), relatée dans tous ses détails par l'acteur principal de ce triste drame 3.
Or ce livre a eu des conséquences incalculables. Composé par un théologien de mérite, par un saint religieux, il a semé l'épouvante dans les couvents et avec elle les ferments de ces épidémies lamentables qui désoleront la première moitié du XVIIe siècle'. Lu, médité par nombre de
(1) Lecanu, op. cit., p. 371.
(2) Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons, où il es amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, par Pierre de Lancre, conseiller du roi, au Parlement de Bordeaux. Maleficos non patieris vivere, Exod, 22, Revu, corrigé et augmenté., Paris, Nicolas Buon, 1613. C'est la seconde édition, la seule où se trouve l'estampe. D'où son prix. L'incrédulité et mescréance du sortilège plainement convaincue où il est amplement et curieusement traité de la vérité ou illusion du sortilège, de la fascination, de l'attouchement, du scopélisme, de la divination, de la ligature ou liaison magique, des apparitions et d'une infinité d'autresrares et nouveaux sujets, par P. de L'Ancre., à Paris, chez Nicolas Buon, 1622. — Comme sa correspondance nous l'apprend, Jansénius fut prodigieusement intéressé par la lecture de ce livre.
(3) Après avoir résumé cette histoire, l'abbé Lecanu conclut ainsi : « Le P. Michaelis avait fait de toutes ces choses un livre affreux comme elles, qui fut répandu tout de suite dans les communautés et y jeta l'épouvante ». Histoire de Satan, p. 375. On trouvera de nombreux extraits de l'Histoire admirable dans le volume, déjà cité, de M. Lorédan. Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle, livre que je ne conseille à personne, en dehors des théologiens et des savants. Pour le lire sans danger il faut avoir cinquante ans et une foi solide. Ce qu'il présente de terrible, ce sont moins les commentaires de l'auteur que les documents euxmêmes.
(4) Sébastien Michaelis, né à Saint-Zacharie (près de la Sainte-Baume) vers 1543, mort à Paris en 1618. C'est lui qui a inauguré chez nous la réforme des Frères-Prêcheurs, cf. de nombreux détails sur cette réforme apud. R. P. Mortier, Histoire des maîtres généraux de l'Ordre des FrèresPrêcheurs, VI, 1913, pp. 16-30; 100-122 ; 209-231. L'auteur ne parle ni du
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prêtres, il est devenu la charte, le formulaire idéal, le dormi secure des exorcistes. Que le démon paraisse, on saura désormais quel accueil lui faire ; on aura, point par point, les règles de la stratégie merveilleuse qui doit tôt ou tard le vaincre et le réduire à prêcher l'Évangile. Bref Michaelis est l'ordonnateur, le metteur en scène du spectacle qui va se donner en tant de lieux. On dépassera le maitre, mais en l'imitant, et pour ne parler que de celle-ci, l'affaire de Loudun, sera calquée exactement, minutieusement sur l'affaire d'Aix. Le P. Surin et ses collègues de Loudun n'ont pas imaginé de leur grâce une méthode nouvelle. Ils ont suivi une tradition déjà ancienne, récem- ment renouvelée et amplifiée par les doctes leçons de Michaelis.
Reconnaissons enfin que les circonstances où ils se trouvaient étaient particulièrement affolantes. A Aix, nulle passion étrangère ne se mêlait au débat. Les agents du pouvoir, Du Vair et les autres ne semblent avoir écouté que leur conscience. Il n'en va pas de même à Loudun, quoique la grande majorité des juges reste au-dessus de tout soupçon. L'affaire est louche. Elle semble avoir été organisée par des hommes, qui dès avant la première attaque de Jeanne des Anges, voulaient mal de mort à Urbain Grandier ; elle a été instruite et poursuivie par un personnage, au moins douteux, Laubardemont, qui paraît ou se conformer aux volontés de Richelieu ou les prévenir, en tout cas très assuré qu'on ne lui reprochera pas d'avoir étalé trop de zèle. Il lui faut tenir une possession évidente, indiscutable. Or on la discute beaucoup. Les esprits ont fait du chemin depuis 1611. « Chacun s'en moque », dit en propres termes le P. Surin 1. Les gens de cette époque nous
fameux procès, ni des trois ouvrages de Michaelis sur les démons. Au reste, il ne faut pas croire que ces « affreux » livres aient été unanimement approuvés par les théologiens de l'époque. Dans le 31, Michaelis répond en effet aux difficultés qu'on lui avait faites.
il) Le Triomphe., p. 49. Ailleurs il écrit pourtant : « On ne saurait dire combien de personnes sont sorties de l'exorcisme, convaincues de la
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ressemblent peu. Ils rient de ce qui nous indignerait. Mais ils rient de bon cœur et d'autant plus, qu'après le supplice de Grandier, les démons, bien loin de quitter la place, comme on croyait alors qu'ils auraient dû faire, comme ils avaient fait à Aix, continuaient à tourmenter les religieuses. Et nos sceptiques de murmurer de plus belle qu'on avait affaire à des folles ou à des fourbes, que les démons ne s'en allaient pas pour la simple raison qu'ils n'étaient jamais venus. C'est alors que Laubardemont, sentant grossir l'orage et d'ailleurs forcé de reconnaître la faillite des premiers exorcistes, songe à réquisitionner les jésuites, lesquels n'avaient pas encore paru 1. Leur autorité était considérable : ils sauveraient la situation, ils obtiendraient bientôt de tels prodiges par leurs exorcismes que les moins crédules, forcés de se rendre, cesseraient de chansonner le cardinal et d'entretenir une agitation dangereuse. Car c'est toujours à cette considération qu'on doit revenir, si l'on veut s'expliquer la seconde phase du procès. Grandier, ennemi de Richelieu, avait été brûlé, comme auteur de la possession des ursulines ; il fallait donc à tout prix démontrer que les ursulines étaient dûment possédées. On n'en disait pas si long au P. Surin et à ses frères, trop honnêtes gens pour se prêter à de telles manœuvres. Mais enfin on voulait des « signes », des « signes ». On n'en aurait jamais assez pour réprimer les railleries des frondeurs et pour justifier la condamnation de Grandier. A ce jeu, qui ne comprend que les exorcistes, harcelés d'un côté par Laubardemont, désolés, stimulés de l'autre, par la résistance de tant d'incrédules qu'ils s'étaient promis de convertir, avec cela, cernés nuit
vérité de notre religion, qui y étaient venues très peu catholiques, elles sont un nombre infini (?) qui ont pris le dessein de changer de vie. » Ib., pp. 80, 81.
(1) Probablement parce qu'on les savait en bons termes avec Grandier, leur ancien élève, et dit-on, leur protégé. En dehors de cette raison, je croirais volontiers qu'ils se souciaient assez peu d'intervenir. Les jacobins, sans doute, pas davantage. Je n'en vois qu'un à Loudun.
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et jour par des hystériques en pleine crise, qui ne com prend, dis-je, qu'ils en soient venus à ces extravagances qui nous déconcertent, et que finalement plusieurs d'entre eux aient perdu la tète ? « Toutes les églises de Loudun étaient occupées par les exorcistes, nous dit le P. Surin, et le concours des peuples était prodigieux pour voir ce qui se passait : il n'y en eut pas un seul qui ne fût obsédé et je le fus moi-même tout le premier' ».
II. Le P. Surin acceptait en effet, non pas toutefois, comme nous dirons, sans quelques scrupules, la bizarre conception que bon nombre de théologiens se faisaient alors du rôle de l'exorciste : il ne prenait pas garde aux résultats désastreux que pouvait entraîner une aussi grave dérogation à la lettre et plus encore à l'esprit du rituel romain.
Erreur innocente, mais dont il devait souffrir autant que personne. Il arrivait à Loudun, travaillé par une névrose qui inquiétait depuis quelque temps les plus clairvoyants de ses amis. Nous avons déjà dit que Madeleine Boinet ne le voyait pas partir sans appréhension. « Depuis quelques années, confesse-t-il lui-même, il était accablé de grandes peines de corps et d'esprit qui le rendaient presque incapable de toutes sortes de travaux. Il avait le corps si faible qu'il ne pouvait s'appliquer à aucune chose sans sentir beaucoup de douleurs et ne pouvait faire la moindre lecture à cause de maux de tête continuels ; d'ailleurs son esprit était plongé dans des peines et pressures si extrêmes qu'il ne savait que devenir, le tout par un ordre qui lui était inconnu et par des causes où il ne pouvait mettre du remède. Ces angoisses le tenaient particulièrement depuis deux ans que son âme était tellement obscurcie, affligée et serrée, et son corps si gêné et angoissé en toutes manières qu'il ne pensait pas être capable de vivre longtemps en cet état2. » --,
(1) Le Triomphe., p 109.
(2) Ms du P. Surin (Bibl. Nat. F. Fr. 25-253) cité par Legué, Jeanne des Anges, p. 31. De ce texte il existe diverses copies et sur une de ces
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On est pris d'angoisse à lire ces tristes aveux, pour peu du moins que l'on songe à la fatigue écrasante que l'école nouvelle d'exorcistes, l'école athlétique, si l'on peut dire, imposait à ses adeptes. Même alors néanmoins, il y avait des sages. Le choix du P. Surin « parut étrange et ne se fit pas sans difficultés. Il fallut en effet toute l'insistance du Provincial de Guyenne, Arnault Boyre, pour obtenir » que le supérieur de Marennes consentît au départ du P. Surin1. Nous avons déjà rencontré le P. Boyre et nous avons parlé de cet oublié avec une vive sympathie.
C'est lui qui fit preuve de tant de tact et d'humanité dans le traitement d'Agnès de Langeac. Sans nul doute, il aura pensé que le supérieur de Marennes s'exagérait la faiblesse nerveuse du P. Surin. Laubardemont lui ayant demandé ce qu'il avait de plus éminent, il avait mis en tête de liste le nom de ce jeune Père — trente-quatre ans — déjà célèbre par sa rare vertu et par sa connaissance des choses surnaturelles. Et de fait, bien qu'entouré d'hommes de mérite, le P. Surin paraît avoir été le plus en vue de toute l'équipe. On lui réserve la part du lion, les démons supérieurs qui possèdent Jeanne des Anges.
Il partit donc, martyr de l'obéissance, et préparé depuis longtemps aux pires sacrifices qu'il plairait à Dieu de lui demander. Bien plus, il allait joyeusement à la rencontre de l'humiliation suprême : Un jour, écrit-il, comme je priais, je ne pus m'empêcher de m'offrir à la divine Majesté pour être chargé du mal de cette religieuse (Jeanne des Anges) et éprouver toutes ses sensations,
copies a été faite l'édition du Triomphe de l'amour divin, édition que je cite le plus souvent, faute de mieux et bien que l'éditeur ait supprimé, j'en suis assuré a priori, nombre de passages. Je n'ai pas collationné les deux textes, ce que j'aurais dû naturellement faire si j'avais entrepris un travail critique sur le P. Surin. Mais je n'ai pas et je ne pouvais avoir cette prétention. Pour une première synthèse comme celle-ci, force m'est bien de me contenter le plus souvent des textes imprimés, sauf à tenir compte, dans mon for intérieur, des suppressions, des interpolations et des atténuations que je crois deviner.
(1) Legué, op. cit., pp. 30,31.
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jusqu'à être possédé du démon, pourvu qu'il plût à sa divine bonté de lui faire la grâce d'entrer solidement dans la pratique
de la vertu, ne souhaitant rien avec tant de passion que de déli- vrer cette âme de la captivité du démon.
Ce n'était pas là chez lui une ferveur passagère. Je ne crains pas, dit-il ailleurs, de passer pour fou : Il y a longtemps que je me suis donné à Notre-Seigneur pour cela et pour avoir à mon chapeau ce beau bouquet que tout le monde rejette, à la suite d'une méditation de nos règles, où notre père saint Ignace veut que nous soyons disposés à être tenus pour fous, sans en donner pourtant aucune occasion criminelle.
Comme j'avais eu ce désir fortement imprimé dans mon cœur, je m'étais figuré cet état comme un grand bonheur qui devait me rendre semblable à Jésus-Christ chez Hérode. L'occasion s'en étant présentée, Notre-Seigneur m'a fait la grâce de prendre ces rebuts et ces mépris publics avec quelque douceur, ne souhaitant rien avec tant de passion que de délivrer cette âme de la captivité du démon1.
Le reste n'est pas de mon sujet. Quatre ou cinq mois après son arrivée à Loudun (semaine sainte 1635) il eut sa première grande attaque, bientôt suivie d'une foule d'autres.
On n'avait jamais vu que les démons possédassent un ministre de l'Eglise pendant les exorcismes ; mais comme je les tourmentais d'une manière nouvelle. et que je ne me rendais point à toutes leurs prières, Léviathan eut permission de Dieu de me posséder publiquement2.
Qu'en cet état, et exorcisé lui-même à son tour, il ait continué l'exorcisme commencé, qu'après deux crises de ce gene, l'idée n'ait pas sauté aux yeux des supérieurs qu'il fallait immédiatement le séparer de Jeanne des Anges et l'envoyer à Marennes, voilà ce
(i) Le Triomphe. pp. 106,223.
(2) On avait vu l'équivalent à Loudun, et plusieurs fois, mais, paraîtil, en dehors de l'exorcisme.
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qui paraît difficilement explicable à un homme d'aujourd'hui et au plus croyant. Mais, justement, on croyait que de sa présence à Loudun dépendait la fin prochaine de la possession. Dans ses longs entretiens avec « Léviathan », le P. Surin s'était persuadé, et depuis, il avait aisément persuadé aux autres que le démon ne désirait rien tant que de le voir partir. C'est pour cette fin qu'il l'humiliait ainsi devant tous :
Il espérait que mes supérieurs, en étant avertis, me retireraient de ce lieu.
Illusion, je le veux bien, mais, par certains endroits, infiniment touchante, héroïque même : Ce qui causait de l'admiration à tout le monde, c'est que le démon quittait tout d'un coup le corps de la Mère, pour entrer dans le mien ; alors la Mère devenait fort paisible et moi.
(je cessais de l'être). Cela arriva un jour que M. le duc d'Orléans, frère du roi, était à l'exorcisme ; car il vit que la Mère étant délivrée pour quelque temps, je fus. (possédé à sa place). Pendant que j'étais ainsi tourmenté, un des assistants parlait à la Mère qui était fort tranquille, et l'exorciste ayant commandé au démon de me quitter, le visage de la Mère changea aussitôt. Me voyant soulagé, je me relevai pour aller poursuivre mon ennemi qui occupait la Mère, et l'ayant chassé pour quelque temps, nous demeurâmes paisibles tous les deux.
Les larmes viennent aux yeux quand on rencontre de tels passages, et le sourire aux lèvres, quand on arrive à ce qui suit, mais un sourire d'amitié : 9 Les démons de la Mère me disaient mille insolences, et croyaient triompher, en attendant l'heure qu'on me retirerait de
cet emploi, à cause de la grande impuissance où j'étais réduit.
Mais le Père Provincial étant venu lui-même à Loudun pour voir mon état, les démons qui avaient résolu de me tourmenter cruellement en sa présence, furent bien trompés. Car le Père Provincial, se trouvant à l'exorcisme que je faisais à la Mère, et le démon me menaçant de. (s'emparer de moi).
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il le lui défendit par le droit que sa charge lui donnait sur moi; si bien que depuis il n'arriva rien de semblable devant le peuple.
C'est charmant de candeur et de foi. Mais hélas, on se hâte de couper court aux émotions douces : , Ainsi le Père Provincial me'laissa continuer les fonctions d'exorciste; ce qui causa aux démons un dépit incroyable, et qu'ils firent assez paraître1.
Laissons-leur cette proie innocente. Pas un cheveu de sa tête ne tombera sans la permission du Père céleste. Laissons tous ces diables. C'est leur faire trop d'honneur que de parler d'eux et ils ne demandent que cela. Aussi bien, à Loudun, ils ne sont pas tout. Derrière le fâcheux spectacle qu'ils donnent au grand public, se déroule, dans le secret, un autre drame beaucoup plus intéressant. On y voit le P. Surin, tout à fait lui-même, quittant son étole d'exorciste, faire le siège d'une âme qu'il entend conduire aux sommets de la vie contemplative. A-t-il bien connu cette âme? J'estime que non et je dirai librement pourquoi. Mais son entreprise n'en resterait pas moins d'une belle et sainte hardiesse. Qu'elle doive ou non réussir, il nous sera très profitable d'en connaître l'inspiration et d'en suivre le progrès.
III. C'est une femme, c'est une malade. Bien que la sincérité ne fut pas sa vertu maîtresse, on ne la classerait pas, sans commettre une grave injustice, parmi les aventurières de la vie dévote2. Elle a vécu, elle est morte dans
(1) Le Triomphe., pp. 122-125.
(2) Jeanne de Belcier, née au château de Cozes, en Saintonge, le ■2 février 1602, entre chez les Ursulines (congrégation de Bordeaux, fondée par Françoise de Cazères) à Poitiers d'abord, puis à Loudun où elle est bientôt nommée prieure. C'est en 1632 que commencent ses attaques.
On la croit possédée et avec elle toutes les religieuses de la maison.
Exorcismes ; condamnation et supplice de Grandier; nouveaux exorcismes.
La possession est terminée à la fin de 1638. Elle meurt à Loudun, le 29 janvier 1665, peu de mois avant le P. Surin (21 avril 1665). Les Ursulines de Loudun, ou un de leurs amis, ont rédigé un Abrégé de la vie de la Mère J. des Anges que l'on trouvera dans le Triomphe de l'Amour divin, pp. 92-
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la crainte de Dieu ; elle a voulu davantage et elle a eu souvent plus que les dehors de la sainteté. De toute façon, nous lui devons indulgence, pitié, respect. Mais qu'on ne nous demande pas d'aller beaucoup plus loin. Après tout, elle appartient à l'histoire. J'ignpre si jadis l'on essaya d'introduire, en cour de Rome, la cause de sa béatification. On peut affirmer néanmoins et sans crainte d'être jamais démenti par l'événement, que c'eût été peine perdue. Mais pourquoi, dira-t-on, soumettre cette ombre agitée à de nouveaux interrogatoires qui lui rappelleront les exorcismes d'antan ? D'abord parce qu'elle ne souffre plus et qu'elle a cessé de convoiter une auréole qu'elle sait bien maintenant qu'elle ne méritait pas. Ensuite et surtout.
parce qu'il nous est insupportable que l'on assimile cette névrosée à nos saintes authentiques, à celles dont je com-
104. Biographie passe-partout, aggravée de plusieurs contre-vérités, ce travail ne compte pas. Mais nous avons sur Jeanne des Anges, deux textes fort riches : 1° son autobiographie, publiée par Legué, précédée d'une longue notice biographique et accompagnée d'un commentaire médical ; 2° les souvenirs du P. Surin, publiés aussi dans le Triomphe. Ces deux textes dépendent étroitement l'un de l'autre et il semble que le P. Surin aura eu l'autobiographie sous les yeux quand il composait ses propres mémoires. Historiquement exacte, ou à peu près, la notice de Legué manque par trop de sérénité. L'annotation n'est pas plus calme. Il eût été pourtant bien facile à l'auteur de remplir tout son devoir d'éditeur, d'historien et de critique médical sans blesser les sentiments des catholiques.
Il censure et avec raison certains écrivains religieux, notamment l'abbé Leriche, pour leur incompétence en matière de névroses. Mais lui-même, il parle à son tour et très cavalièrement de choses qu'il ignore. Ainsi quand il rencontre le P. Saint-Jure, écrivain universellement estimé : « Pour s'en faire une idée, écrit Légué, il suffit de lire dans la Bibliothèque., du P. de Backer, la fastidieuse nomenclature de ses ouvrages », pp. 43, 44.
Fastidieuse ! Pourquoi ? Le principal ouvrage de Saint-Jure a pour titre : De la connaissance et de l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; je comprends que M. Legué n'ait pas lu ce livre, mais de quel droit le déprécier ainsi ? Rien n'est moins scientifique. Ailleurs, il déclare fastidieux, bien entendu, mais avec cela « incompréhensible », le passage suivant d'une lettre de Jeanne à son directeur : « Il y a sept ans et demi que je fis le vœu de la plus grande gloire de Dieu. Lorsqu'il se présente quelque chose où je ne vois pas bien clairement la plus grande gloire de NotreSeigneur. j'embrasse celle où je sens le plus de difficultés naturelles.
C'est une matière qui me cause souvent des scrupules. je voudrais bien qu'il vous plût me faire voir comme quoi je me dois comporter ». Ib., pp. 261, 262. Qu'ya-t-illà de si obscur ? —Pourquoi ce ton? Il éprivait en 1880, c'est-à-dire aux débuts de la campagne anticléricale. Grâce à Dieu, cet état d'esprit paraît aujourd'hui préhistorique à tous les savants, croyants ou non.
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promettrais en quelque manière la gloire humaine si l'on me voyait courir d'un pas étourdi aux autels douteux.
Mme Guyon, qui lui est de beaucoup supérieure, quand nous aurons à la juger, pense-t-on que nous irons l'égaler à Mme Acarie, à Marguerite d'Arbouze, à la Bonne Armelle?
Enfin nous sommes ici pour nous instruire et sur des exemples vivants ; pour apprendre à ne pas confondre la haute contemplation avec ses contrefaçons dangereuses; pour nous expliquer l'illusion des faux mystiques et de ceux qu'ils ont séduits.
L'histoire critique de Jeanne des Anges est encore à désirer. Les documents ne manqueront pas slir une femme qui a tant fait parler d'elle et pendant et après les possessions. Pour moi, je dois me contenter des deux textes principaux, les mémoires de Surin que nous avons déjà cités bien des fois et l'autobiographie de Jeanne1. C'est un écrit fort curieux, fiévreusement et adroitement sincère, d'une rare lucidité. Les nosographes y trouvent, disait Charcot, « un luxe de détails instructifs que l'on chercherait souvent en vain dans les observations médicales les plus modernes » 2. — Ai-je besoin de rappeler que nous ne la lisons qu'en moralistes ? — Elle n'hésite pas à publier quelques-unes de ses fautes. Car elle connaît les règles et les modèles du genre. Ici, comme toujours, je dis toujours, elle imite quelqu'un. Le mimétisme spirituel paraît en effet le caractère le plus saillant et de sa névrose et de son génie. Aussi ne devons-nous pas être surpris que la candide loyauté du P. Surin se soit laissé prendre à l'ingénuité volontaire et savante de Jeanne des
(1) La pièce a été certainement revue ou par le P. Surin, ou par le P. Saint-Jure qui a dirigé la prieure de Loudun pendant quelques années.
Aux critiques de l'examiner.
(a) Préface du livre de Legué sur Jeanne des Anges, p. II ou encore : « Nous nous trouvons tout simplement mis en rapport direct avec une malade d'une certaine culture, quoiqu'illettrée (??), qui s'est minutieusement et intelligemment ohservée », ib., p. 11. Les médecins trouvent beaucoup moins exactes et cohérentes les descriptions que le P. Surin nous donne d'expériences presque identiques à celles de Jeanne.
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Anges. Elle avait beaucoup d'intelligence, ou du moins, de finesse. Elle n'écrit que ce qu'il lui plaît de dire et s'il lui échappe parfois des aveux d'une exceptionnelle gravité, c'est que, dans son ignorance de certains sujets, elle n'a pas prévu les interprétations que soit la clinique, soit le confessionnal, donneraient un jour à ses paroles. Et puis elle n'a pas toujours présent à la pensée tout ce qu'elle a dit. Quand elle raconte que saint Joseph l'a guérie d'une maladie mortelle au moyen de cet onguent céleste dont elle promènera le parfum en tant de lieux, ou bien elle oublie qu'elle nous parle ailleurs de beaux onguents qu'elle aimait à composer elle-même pour le soulagement de ses sœurs, ou bien elle n'imagine pas que l'idée vienne jamais à personne de rapprocher ces deux anecdotes et d'éclairer la première par la seconde. Je ne choisis pas cet exemple parmi les plus significatifs.
Dans ces confessions elle ne parle pas de son enfance, qui sans doute ne lui avait pas laissé de bons souvenirs; rien de sa famille, rien de l'abbaye de Saintes où elle avait été élevée, de dix à quinze ans, et où une de ses tantes était prieure. « J'ai passé, dit-elle, les premières années de ma jeunesse, dans un état assez indifférent selon la manière des filles de ma condition. » Il semble en effet que sa bizarre nature ait mis beaucoup de temps à se dessiner. Malingre de naissance, elle avait les épaules inégales et la taille de travers. Plus tard son esprit, sa langue preste, ses yeux étincelants ou railleurs, lui feront, par moments, une sorte de beauté. Boudon, qui l'a vue peut-être ou qui résume les notes du P. Surin, indique assez curieusement l'intermittence de cet éclat. « Le diable, écrit-il, ajoutait (à son esprit) en certaines occasions, une beauté charmante. » Et le P. Surin qui hésite aussi : « Son visage parut d'une rare beauté, mais affectée et avec des attraits et des rayons dans ses yeux » 1. Quoi
(1) Légué, op. cit., p. 12.
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qu'il en soit, petite pensionnaire difforme, mal épanouie et sans charme, elle n'inspirait guère que la pitié. A cette disgrâce dont elle a beaucoup souffert, s'ajoutaient les aspérités d'un caractère intraitable. Il est difficile de démêler ses premiers instincts, mais elle en avait apparemment moins de bons que de mauvais. L'abbaye de Saintes dut la congédier avant le temps. On nous parle de « penchants. déréglés » qui auraient causé de graves inquiétudes soit aux bonnes moniales, soit à ses parents.
Qu'y avait-il donc ? Son médecin et biographe, le Dr Légué, pour qui l'avenir n'a pas de mystères, croit à une perversité précoce, aux premiers désordres d'une sensualité morbide. Bref il diagnostique l'hystérie et dans le sens que l'on donnait à ce mot, il y a cinquante ans 1. Pour moi, je ne vois pas que nos maigres documents nous permettent de rattacher ainsi aux attaques de Loudun l'indiscipline et les caprices d'une jeune fille en guerre avec tout le monde, comme il y en a tant. Au reste ce qui dominera
Ib (1) Surtout depuis les travaux de M. P. Janet (Etat mental des hystériques, Paris, 1892, 1894) ces connotations spéciales du terme hystérie sont regardées comme excessives et tenant du mythe. Jadis — et encore du temps de Legué — ce nom seul semblait suggérer, comme dit le baron de Hügel « things fit only for discussion in medical reviews », tandis qu'aujourd'hui, « this malady is well known. to have no special relation to things of sex at ail ». Par suite de cette erreur initiale aujourd'hui abandonnée, « this disorder was supposed to predominantly come from, or to lead to moral impurity ». Or sur 120 cas étudiés par le Dr Janet, quatre seulement présentent ces tendances particulières. A la vérité Jeanne des Anges aurait été ajoutée à ces quatre, si elle avait passé par la clinique du Dr Janet. Mais il ne m'est pas démontré du tout que son hystérie aurait suivi fatalement cette direction, si Jeanne elle-même, par une série d'actes, je ne dis pas criminels, mais imprudents et d'ailleurs parfaitement libres, n'avait pas elle-même aiguillé sa maladie de ce côté-là. Et de même, hystérie était jadis synonyme d'insincérité. Or M. Janet affirme sur bonnes preuves, que le mensonge ne règne pas moins chez les personnes saines que chez les hystériques. L'exemple de Jeanne est encore intéressant à ce sujet. Je la crois simulatrice au premier chef, mais elle l'était, nous le montrerons, bien avant ses premières attaques. L'erreur de M. Légué me paraît donc être de vouloir expliquer Jeanne des Anges par des causes exclusivement pathologiques. Nous, sans nier certes la névrose de cette possédée, sans nier davantage la réalité de sa possession, nous prétendons que Jeanne appartient aussi et linut-être surtout aux moralistes. Nous ne lui défendons de visiter ni le médecin ni l'exorciste, mais soit avant soit après ces visites, nous l'invitons au confessional. Cf. Fr. v. Hugel, The mystical element in religion as studied in saint Catherine of Genoa, London, 1908. II, pp. 22, 23.
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plus tard chez Jeanne des Anges, ce n'est pas tel autre penchant que l'on pourrait croire, c'est la vanité. Il y a chez elle un appétit, d'ailleurs peu noble, d'excellence, auquel tout le reste est subordonné. Avec cela il est bien curieux que personne ne la trouve aimable, que, sournoise pourtant, elle ne songe pas à plaire, elle qui se montrera si caressante dans le parloir de Loudun. Infirme, nièce de la Mère Prieure, les bénédictines de Saintes ne demandaient qu'à la choyer, qu'à lui voir toutes les vertus.
Pour décourager leur tendresse, il faut qu'elle ait été singulièrement fermée et rugueuse. Elle ignorait ses propres moyens dé séduction ou, plutôt, elle n'en disposait pas encore, tant sa croissance fut lente. Peu de cœur; en aura-t-elle jamais? Peu ou pas de dévotion ; sans quoi les moniales auraient eu quelque prise sur elle. Peu de scrupules. Laissons-la croître. C'est une enfant de qualité morale médiocre, mais non prédestinée au mal. Elle ne manque pas de ressources : elle a de l'intelligence, de la souplesse, de la volonté. Que la ferveur se développe chez elle et Jeanne pourra faire une religieuse, sinon héroïque, du moins convenable.
A dix-huit ans, quand elle entre chez les ursulines de Poitiers, suivait-elle un attrait de grâce ou simplement un nouveau caprice ? Là-dessus nous ne savons rien, sinon qu'elle, scandalise bientôt la communauté1. La pensionnaire de Saintes, n'avait fait que changer d'habit. Elle était riche, les ursulines pauvres. On songe pourtant à la renvoyer. Elle-même, parlant dé cette époque : Si l'obéissance me le voulait permettre, dit-elle, je décrirais avec un singulier plaisir — qu'on souligne ces deux mots par le menu toutes mes malices, hypocrisie, duplicité, arrogance, propres estimes et recherchès de moi-même, avec tous mes autres vices, afin d'obliger ceux qui pourront voir cet écrit à crier miséricorde à la divine jutice pour moi qui l'ai tant de milliers de fois offensée. J'ai donc passé ces trois années en
(1) Elle fit profession en 1623.
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grand libertinage (d'esprit), en sorte que je n'avais aucune application à la présence de Dieu. Il n'y avait point de temps que je trouvasse si long que celui que la Règle nous oblige à\
passer a l'oraison.
Compris comme ils doivent l'être ces aveux n'ont rien de très alarmant. Dans le lexique des couvents, « malice », « vices », ne désignent d'ordinaire que des fautes vénielles.
Et, pour le dire en passant, je suis à peu près sûr que Jeanne, ni à cette époque, ni depuis n'est allée jusqu'aux mortelles. Elle se sert aussi d'autres mots dont elle ignore le sens et qu'elle a recueillis de ses longs entretiens avec les savants, « libertinage » par exemple qu'elle explique d'ailleurs aussitôt. En somme elle nous présente ici le portrait d'une religieuse tiède, indolente, bien plutôt que sensuelle — je tiens à le répéter — qui regimbe contre la discipline conventuelle et qui s'ennuie à la prière. Voici beaucoup mieux : Je m'appliquais à la lecture de toutes sortes de livres (mystiques) ; mais ce n'était pas par un désir de mon avancement spirituel, mais seulement pour me faire paraître fille d'esprit et de bon entretien et pour me rendre capable de SURPASSER LEs AUTRES EN TOUTES SORTES DE COMPAGNIES.
A cet effet je m étudiais, autant qu'il m'était possible, à faire agréer mon humeur à tous ceux avec qui je conversais.
Qu'on note ce tournant décisif, cette conversion. Jusque-là son tempérament rebelle et peu affectueux la poussait à contrister son entourage beaucoup plus qu'à le séduire.
Et comme j'ai une facilité naturelle à faire ce que je veux, facilité qu'elle ne se connaissait pas encore, je m'en servais, employant mon esprit pour gagner l'aflection des créatures et particulièrement de celles qui avaient quelque autorité sur moi, afin d'avoir plus de liberté de suivre mes inclinations, et encore pour avoir les emplois de la commu-
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nauté qui m'étaient les plus agréables, en sorte que je ne fusse pas si sujette aux règles extérieures. J'avais une telle estime de moi-même, que je croyais que la plupart des autres étaient bien au-dessous de moi; c'est pourquoi je les méprisais souvent en mon cœur. JE M'ÉTUDIAIS AUTANT QU'IL M'ÉTAIT POSSIBLE A DONNER BONNE OPINION DE MOI-MÊME AUX PERSONNES SPIRITUELLES avec lesquelles je pouvais avoir quelque communication
Qu'elle se calomnie quelque peu, lorsqu'elle parle de la sorte, j'y consens volontiers. C'est la loi du genre. Elle tient du reste à couper les ponts entre ses désordres passés et la sublimité de ses états présents. Mais enfin, à le prendre dans son ensemble, qui n'admirerait la finesse et qui ne sentirait le prix de ce témoignage ?
En apparence du moins, le fond n'a presque pas changé.
C'est bien toujours la même nature vulgaire, fermée aux inspirations généreuses. Elle le dit elle-même un peu plus bas : « Je cherchais, autant que ma condition me le voulait permettre, à me donner du plaisir, quoique je n'en trouvasse en rien » 2. Pour l'instant ce plaisir est en effet médiocre. Elle veut mener une vie fâcile. molle, indépendante, en échappant autant que possible à la discipline du couvent. Mais, pour atteindre ce but, au lieu que jusque-là elle avait eu recours soit à la révolte ouverte, soit à des cachotteries de pensionnaire, elle tâchera désormais de capter l'estime et par là d'endormir la vigilance des supérieures. Elle vient à peine d'achever sa croissance laborieuse : ses dons de femme si longtemps enveloppés, même à ses propres yeux, lui sont enfin révélés. Elle sait qu'elle possède « une facilité naturelle à faire. agréer son humeur ». Elle a pris conscience de sa faculté maîtresse, l'art de simuler et de séduire. Elle en usera. Nul doute d'ailleurs qu'elle n'envisage aussi le terme heureux où son manège promet de
(1) Légué, op. cit., pp. 55, 56.
(2) Ib., p. 57.
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la conduire. Se faire bien voir de ceux qui l'entourent, se donner les airs d'une grande spirituelle, n'est pour elle qu'une étape, au bout de laquelle l'attendent la pleine liberté et les autres privilèges d'une supérieure.
En s'appliquant à ce rôle, elle espère bien, sans doute, se procurer, avec moins de risques, les adoucissements dont nous avons parlé, mais elle satisfait en même temps son intime désir, plus profond peut-être, de « surpasser les autres », et d'établir sa propre excellence. A l'amourpropre rageur de la petite fille peu jolie, difforme et toujours grondée, a succédé un orgueil féminin, encore mal assuré, mais déjà menaçant. Que sont après tout les maigres plaisirs qu'elle se promettait d'une vie sans contrainte, mais enfin régulière et cloîtrée, que sont-ils auprès de la gloire qui lui vaudra la vénération attendrie de tout un couvent, de toute une ville, et, pourquoi pas, de plusieurs provinces ? Elle se rappelle tant d'autres femmes, ses contemporaines, visitées, consultées et célébrées par les grands spirituels du royaume. Elle apprend leur langue, elle médite leurs extases. Prendre un jour sa place dans ce cortège mystique, c'est déjà pour elle, ou du moins, cela ne tardera pas à être le souverain bien.
Il n'y a rien là du reste qui doive beaucoup nous surprendre et qui nécessite l'intervention du médecin. Le cabotinage spirituel, aussi répandu que l'autre, n'est pas, tant s'en faut, un indice d'hystérie. Jeanne ne calcule et n'agit pas comme une exaltée. Un bon confesseur aur rait chance de guérir ou d'atténuer, par les médications ordinaires, ce désordre presque tout moral. Telles com- plications morbides que l'on aurait pu craindre ne se présenteront pas. Nulle idée fixe non plus. La comédie qu'elle se met à jouer a de longs entr'actes. La grâce parle souvent à cet esprit partagé, à ce cœur mobile.
Notre-Seigneur, dit-elle, ne m'abandonnait point. Toutes les fois que je me présentais devant lui pour faire l'examen de ma conscience, je me trouvais en des bouleversements si
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grands que je ne les saurais exprimer. J'étais si infidèle à la bonté divine que j'aimais mieux me résoudre à porter ma peine que de changer d'inclination et de mœurs. Il me prenait souvent des appréhensions de ma damnation, mais je les étouffais par quelque récréation et ainsi le temps se passait.
sans que. je voulusse me résoudre à changer mes habitudes vicieuses.
Quand elle parle sur ce ton, elle nous intéresse et nous touche plus que dans le récit de ses visions ou de ses miracles. Elle est dans sa vérité et à sa place, je veux dire, loin de l'élite, parmi ces innombrables chrétiens qui ne peuvent se résigner ni au vice ni à la vertu. Son cas est de la dernière banalité. Qu'on se garde bien de la prendre en grippe, qu'on n'aille surtout pas la comparer aux grandes orgueilleuses de l'histoire ou aux intrigantes de hautvol. Un bizarre concours de circonstances a servi et magnifié les ambitions de cette chétive. Sans quoi elle aurait vécu et serait morte insignifiante. Quant à ce qu'elle appelle ses habitudes vicieuses, la pauvre fille !
elles ne sont pas sans excuse. De très petites choses se cachent sous ces grands mots. Paresse, mollesse, frivolités, perfidies, tout cela fourré de mensonges. Le sommeil du matin rafraîchit ses nerfs malades : mais elle n'accepte qu'en minaudant, mais elle a l'air de subir très à contre-cœur l'ordre qu'elle s'est fait donner de rester au lit. Fourmi gourmande, elle entasse dans le carton aux agnus, les confitures que lui glissent dextrement ses amies du monde : c'est qu'elle a souvent grand'faim aux heures où le réfectoire n'est pas ouvert. Entre deux phrases dévotes, elle darde le trait acéré qui la vengera de cette sœur trop jolie ou qui ruinera le prestige d'une autre rivale. Somme toute néanmoins, pour une religieuse sans vocation bien assurée et que fatigue la prière, elle ne se tient pas trop mal. Surtout elle a le mérite de n'être pas satisfaite d'elle-même. Mais, beaucoup plus que ces menues défaillances, chez elle, ce
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qui m'inquiète, ce sont les cordes absentes. Quand les femmes se mêlent d'égoïsme, elles l'emportent même sur nous. Jeanne des Anges ne pense qu'à soi, ne s'oublie jamais. Ni sa famille, ni son couvent, ni ses relations mondaines, ni le prêtre qu'elle a vu conduire au bûcher, rien ne l'intéresse qu'elle-même. Quand elle parle du P. Surin qui s'est héroïquement dévoué à la guérir, qui a tant souffert pour elle, il ne lui vient pas un mot de tendresse, pas même de pitié. Nous savons assez qu'elle a, ou plutôt qu'elle aura des sens. Il ne paraît pas qu'elle ait eu du cœur.
En 1626, les ursulines ayant décidé de s'établir à Loudun, je demandai, nous dit-elle, avec grande instance d'être une de celles qui seraient envoyées pour faire la fondation, m'éloignant en cela de la pratique des bonnes religieuses. On me fit quelques difficultés, je ne me rendis à aucune; au contraire, j'usai de toutes sortes d'inventions pour venir à bout de mon dessein. J'y réussis. ,;
Pourquoi ce désir et ces intrigues? S'il faut l'en croire, elle se persuadait que « changeant de demeure », elle pourrait « plus aisément se convertir » « dans une petite maison. que dans une grande ».
Mais, hélas ! je me trompais bien, car, au lieu de travailler à la mortification de mes passions et à la pratique de mes règles, je m'appliquai à reconnaître les humeurs des personnages du pays, à faire des habitudes avec plusieurs. Je cherchais à passer le temps dans les parloirs en des discours fort inutiles. Je pris soin de me rendre nécessaire auprès. de la Supérieure. je la trompais par mille petites souplesses d'esprit. Je sus si bien m'accommoder à son humeur et la gagner qu'elle ne trouvait rien de bien fait que ce que je faisais et même elle me croyait bonne et vertueuse. Cela m'enfla tellement le cœur que je n'avais pas de peine à faire beaucoup d'actions qui paraissaient dignes d'estime. Je savais dissimuler, j'usais d'hypocrisie pour que ma supérieure conservât les bons sentiments qu'elle avait de moi et qu'elle fût favorable à mes incli-
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nations et volontés. Aussi elle me donnait toutes sortes de libertés dont j'abusai et comme elle croyait que j'avais dessein d'aller à Dieu avec perfection, elle me conviait souvent de converser avec de bons religieux, ce que je faisais pour lui complaire et pour passer le temps ; ajoutons, et pour mieux apprendre mon rôle1.
Sous toutes ces dissimulations, elle garde et gardera toujours une confuse droiture qui ne lui permettra pas de jouir paisiblement du fruit de ses longs manèges. Bien différente en cela du cabotin normal, elle n'arrivera pas à se prendre à son propre jeu, à se voir telle qu'elle veut que le public la voie. Jusqu'à son dernier jour, bien que l'esprit brouillé par la névrose et tant de visions, elle doutera de ses « états » prétendus mystiques. Une retraite qu'elle fit peu après son arrivée à Loudun aiguisa de nouveau son inquiétude. Elle pleura beaucoup; elle prit s de bonnes résolutions qu'elle tint pendant trois ou quatre mois, mais pour revenir ensuite aux anciennes habitudes.
Sur ces entrefaites, elle fut nommée prieure (1627. ou 1628). Pour son propre malheur et celui de beaucoup d'autres, sa tactique avait réussi.
Si jeune — elle avait vingt-cinq ans — de santé si faible et sainte de si fraîche date, on a peine à comprendre un pareil choix. L'avis de la Prieure de Loudun qu'elle allait remplacer et qui ne voyait que par elle, aura fait taire les résistances du Conseil. Et puis ce nouveau couvent avait des débuts difficiles. On était pauvre ; sans l'appui des grandes familles de Loudun, on végéterait lamentablement; Jeanne avait déjà fait ses preuves au parloir. Fort habile du reste, et comme toujours à moitié sincère, elle se déroba, tant qu'elle put : Je voyais bien, dit-elle, qu'il faudrait que je fusse beaucoup dépendante des humeurs des religieuses ; outre que j'appréhendais la charge de leur conscience 2.
(1) Légué, op. cit., pp. 58, 59.
(2) Ut., p. 61.
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Ces derniers mots lui font grand honneur, mais souli- gnons aussi les premiers. Ils nous révèlent peut-être un des ressorts du drame qui se prépare. Pour craindre ainsi « les humeurs » de ses religieuses, Jeanne a ses raisons.
Elle sait pertinemment que plusieurs ne l'aiment pas ; que telle ou telle a vu clair dans son jeu et que subie sans allégresse, elle sera critiquée sans bienveillance. On pense bien que je ne dois pas ces lueurs au Ménologe des ursulines. Jeanne elle-même nous invite à ouvrir les yeux.
En arrivant au pouvoir, elle a bien pris la « résolution.
de travailler par toutes sortes d'inventions humaines à gagner l'esprit et le cœur de ses sœurs, afin de leur faire agréer toutes ses volontés », mais elle n'a pas réussi. La maison est divisée, jusqu'au jour où une commune démence les mettra plus ou moins d'accord. Il y a une oppo- t sition contre la Prieure, des murmures, d'aigres discours.
Dieu, écrit-elle encore, permettait assez souvent qu'il arrivât des c hoses, qui me faisaient beaucoup de peine de la part des créatures, afin de m'obliger d'avoir recours à lui, mais je n'en faisais rien. Au contraire, j'allais passer mon temps au parloir, et par là je charmais mes petits ennuis l.
On ne saurait êLre plus clair. Ces créatures qui l'irritent portent le même voile que Jeanne. Celle-ci ne règne en paix qu'à l'extrême frontière de ses états. Au reste ce goût du parloir était déjà pour elle une vieille et chère habitude. Simple religieuse, elle y passait « les journées toutes entières ». Prieure, elle eut encore plus de liberté.
Parloir maudit! C'est là surtout, si je ne me trompe, qu'a été couvée, pour ainsi parler, la folie de Jeanne des Anges.
Ce nouveau chapitre est mal éclairé. Nous avons bien les confidences de Jeanne, mais la fine ou l'inconsciente Prieure excelle, innocemment peut-être, à déplacer les
(1) Légué, op. cit., pp. 62, 63.
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perspectives; elle ne dirige-pas notre curiosité sur les points les plus importants. D'une part elle en dit trop et avec une éloquence trop imitée de saint Augustin, d'autre part elle dissimule, ou, si l'on veut, elle ignore, elle oublie le plus grave.
« Pour comble de son malheur, nous dit-elle, (Jeanne s'était liée) d'affections déréglées, à certaines personnes sous prétexte de piété », celles-là même qui charmaient au parloir ses « petits ennuis ». Et elle continue avec éloquence. Suivons-la, mais sans oublier que son lexique n'est pas le nôtre : Je voudrais que l'obéissance me voulût permettre de dire ici toutes les fautes que j'ai faites et que j'ai fait faire dans ces conversations qui n'étaient point nécessaires et l'on verrait le danger qu'il y a d'exposer si aisément des jeunes filles aux grilles, quoique les entretiens paraissent spirituels. 0 Seigneur, quand je pense à tout ce qui s'est passé dans ces conversations. je ne peux me lasser d'admirer votre bonté de m'avoir Qttendue si longtemps et supportée avec tant de douceur. Je vous bénis de ce que vous ayez permis que j'aie trouvé tant d'amertume en l'amour des créatures. Vous m'aviez donné, ô mon Dieu, un naturel assez capable de votre amour. Mon cœur ne pouvait demeurer sans s'attacher par amour à quelque objet; cependant vous n'avez jamais permis que j'aie eu un seul jour de contentement en toutes ces attaches 1.
Faisons comme doit faire en pareil cas un bon confesseur et ne perdons pas la tête. Rien n'est sérieusement compromis. « Amour », « attaches », « amertume », une religieuse, et plus vaniteuse que tendre, ne donne pas à ces mots le sens que leur donnait saint Augustin, Jeanne avait là de bonnes amies : elle tenait fort à leur affection, je veux dire, à leur estime, à leur docilité.
Comment celles-ci l'ont-elle déçue? Je ne le sais pas.
Ces humbles tragi-comédies du couvent et du parloir se
(1) Légué, op. cit., pp. 62, 63.
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nouent et se dénouent de tant de façons ! De sa liaison avec l'aristocratie de Loudun, l'ambitieuse Prieure s'était promis beaucoup pour la prospérité de son couvent.
Néanmoins la situation, quoique assez améliorée, restait peu brillante. On causait, on riait volontiers avec cette femme de tant d'esprit : plusieurs se bornaient là et ne lui offraient ni leur bourse, ni leurs enfants. Je crois aussi que Jeanne avait, ou dans ses allures, ou dans la voix, ou dans le regard, quelque chose de déplaisant.
D'un autre côté, si elle régnait au parloir, elle ne pouvait empêcher les autres sœurs d'y venir aussi. Elles n'étaient pas les premières venues. Claire de Sazilly avait pour cousin Son Éminence le Cardinal Duc; Jeanne d'Escoubleau de Sourdis, l'archevêque de Bordeaux ; les autres portaient aussi de beaux noms, avec cela, charmantes peutêtre, et d'un charme plus ingénu que celui de Jeanne des Anges ; pieuses et d'une piété plus spontanée. Bref, chacune retrouvait au parloir ses bonnes amies, plus ou moins nombreuses et qui ne faisaient pas vœu de fidélité. Des deux côtés de la grille, la partie n'était pas égale. Mariées ou à la veille de l'être, la plupart des visiteuses ne cherchaient qu'à se distraire ; Loudun est petit. Les religieuses prenaient la chose plus au sérieux, les unes dans une pensée de zèle, les autres cédant au penchant naturel et candide qui, si peu d'années auparavant, passionnait leurs amitiés de petites filles dans les abbayes du voisinage. D'où les complications que l'on imagine : triomphe à peine discret de celles-ci, rancunes de celles-là; l'une faisant mille grâces pour s'enchaîner ses conquêtes récentes, l'autre manœuvrant pour ressaisir les amies perdues. Puis un sermon, une lecture pieuse, une retraite les faisaient rougir de ces « attaches ». Le scrupule s'en mêlait parfois, chez Jeanne en particulier, trop constamment dissimulée pour avoir la conscience tranquille. Voilà, me semble-t-il, les causes de l' « amertume » qu'elle dit que lui a laissé « l'amour des créatures », voilà le vrai ca-
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ractère de cet « amour ». A-t-elle commis des imprudences plus graves ? La chose manifestement n'est pas impossible, mais je la crois très peu vraisemblable. On me dispense de dire pourquoi 1.
Je n'ai pas non plus le droit de développer ici les autres raisons, beaucoup plus sérieuses, que Jeanne des Anges aurait eues de maudire ce parloir fatal. Deux mots suffiront. En 1632, un nom, un seul nom obsède la Mère Prieure et après elle, et par elle, tout son couvent. Contagion hystérique, disent d'un commun accord les méde- cins et les théologiens; attaques, reprennent ces derniers, mais qui ont préparé et facilité les possessions qui vont suivre. Or il est constant qu'à cette époque, Jeanne
(1) Ce serait trop long et cela demanderait une légèreté de plume qui me manque. Qu'il me suffise de dire ceci : un moment vient où bon gré mal gré, Jeanne nous livre ses plus noirs secrets. C'est pendant la période des grandes attaques. Or à ce moment, un seul être l'occupe, je dis un seul.
Et cet être. Grandier, Jeanne des Anges ne l'avait jamais vu, ni au parloir, ni ailleurs. Mais alors, demandera-t-on, comment expliquer, de la part de Jeanne, des remords si vifs et si précis ? Laissons la vivacité qui me touche peu. Qu'elle parle en pécheresse pénitente ou qu'elle exprime d'autres sentiments pieux, elle n'est jamais pleinement sincère. Pour le reste, voici comme l'on pourrait se représenter la chose. Distinguons trois périodes : soit A, celle des drames enfantins dont je viens de parler dans le texte. Comme personnages, Jeanne, ses sœurs et les autres « créatures » avec lesquelles on perd son temps au parloir : soit C, la période des grandes attaques et de la possession, qui commencent en 1632. Les « créatures » de A, ont complètement disparu. Il n'est plus question d'elles.
Tant il est vrai que les sentiments qu'elles avaient pu inspirer à Jeanne étaient peu profonds., Entre A et C, plaçons B, période de transition, toute noyée dans A, mais que trouble déjà le voisinage de C. Les créatures : de A paraissent encore sur le théâtre, mais elles s'effacent de plus en plus devant le personnage nouveau qui remplira C. C'est l'époque des tentations violentes. Le détraquement s'annonce mais le libre arbitre subsiste, assez du moins pour que Jeanne puisse s'inquiéter des pensées qui l'agitent. A et B ont laissé dans la conscience de Jeanne des ferments de remords. Dix ans après, quand elle évoquera tout ce bloc, n'aura-t-elle pas confondu tous ces remords et projeté, si l'on peut dire, sur A les souvenirs les plus pénibles de B ? Confusion que je crois inconsciente, mais cependant insensiblement volontaire. Présentons maintenant la chose d'une au'tre façon. Jeanne a des remords. Voilà un fait qu'elle n'oa pas d'intérêt à nous cacher et qui, au contraire, s'adapte le mieux du monde à tout son système autobiogiaphique. D'un autre côté, ce même système exige qu'Urbain Grandier ne figure pas au nombre des « créatures » dont le souvenir réveille nécessairement ces remords. Dans tout ce qu'elle a pu sentir, penser, dire au sujet de ce personnage, elle ne doit avoir aucune responsabilité. Les sept démons ont tout fait. Conclusion logique : on antidatera les fautes commises dans les périodes B et C. On les situera dans la période A.
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des Anges n'avait jamais vu Grandier, constant que Grandie, ne s'était jamais soucié de la Prieure. D'où le connaît-elle donc, d'où sait-elle, et par le menu, ce que l'on peut craindre de lui? D'où, sinon de ses amies du parloir qui jour par jour, pendant deux ou trois ans, non sans l'exagérer, l'ont mise au courant du scandale que donnait ce prêtre. Je m'en tiendrai là, mais'le peu que j'ai dit, me permet d'affirmer qu'un grave préjugé pèse sur Jeanne des Anges. Qu'elle ait été possédée par le démon, cela nous gênerait peu. Marie des Vallées et le P. Surin ont connu les mêmes épreuves, et nous ne les traitons ni l'un ni l'autre de visionnaires. Mais ni de l'un ni de l'autre la mémoire n'est associée à quoi que ce soit de coupable, tandis qu'aussi longtemps que l'on parlera d'Urbain Grandier, plusieurs évoqueront sans amitié le nom de la fameuse Prieure. Que l'on réduise autant que possible la part que la malice humaine eut dans cette histoire, que l'on fasse de la condamnation du prétendu magicien une simple erreur judiciaire, il n'en resterait pas moins surprenant et pénible de rencontrer une sainte parmi ceux qui furent mêlés à pareille catastophe. Au reste il s'est passé là et aux yeux de tous, de vilaines choses, certainement contraires à la loi divine. De ce qu'il y eut de pire je veux que Jeanne soit innocente, je la veux tout à fait irresponsable des accusations formelles et indéfiniment répétées qu'elle a proférées dans son délire, d'ailleurs plus lucide.qu'on ne pourrait croire. Est-elle pareillement innocente de l'orientation particulière qu'a pris ce délire, innocente, si l'on peut ainsi parler, des objets et du nom qui l'ont rempli? Malade avant d'être possédée, elle a mille excuses, mais nul casuiste ne soutiendra que les accès intermittents de sa maladie commençante aient entièrement paralysé le libre arbitre de Jeanne des Anges.
Elle savait et elle voulait ce qu'elle faisait, quand elle s'amusait au parloir, écoutant avec une curiosité au moins imprudente, ces éternels commérages. Ce faisant, elle
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avait trop d'esprit et un esprit trop inquiet pour ignorer qu'elle manquait à son devoir. Elle l'a bien senti ellemême confusément lorsqu'elle a écrit Si je me fusse bien étudiée à la mortification de mes passions, jamais les démons n'eussent fait tant de désordre chez moi V
Eh! sans doute, religieuse exemplaire, Dieu pouvait aussi bien permettre au démon de la tourmenter : sa crise aurait tout de même éclaté peut-être, mais peutêtre aussi, avec moins de violence et nourrie d'images moins précises. Le P. Surin, d'une pureté d'enfant, a eu lui aussi des tentations analogues, mais qui n'ont allumé le bûcher de personne. Si Jeanne des Anges avait été, je ne dis pas une sainte, mais simplement une bonne religieuse, il paraît bien probable que le procès d'Urbain Grandier n'aurait pas eu lieu. D'où je conclurais volontiers, d'ores et déjà, qu'il est, a priori peu vraisemblable que Dieu ait choisi cette femme pour la combler de ses dons les plus sublimes, et cela, dis-je, au lendemain même des évènements de Loudun. Nous n'avons pas l'impertinence de fixer à la grâce des conditions ou des limites, mais c'est le distributeur de cette grâce qui, par l'ordre habituel de sa Providence, nous montre avec quelle jalousie il s'intéresse à l'honneur de ses mystiques, avec quelle sollicitude il les préserve d'associations infamantes. Il faut que chacun d'eux puisse dire : Christi bonus odor sumus Deo ; devant Dieu, sans doute et avant tout, mais aussi devant les hommes. Voyez plutôt le P. Surin. Sa grâce ne lui a épargné ni les assauts des démons ni l'humiliation de passer pour fou, mais elle ne l'amène à Loudun que cinq mois après le supplice de Grandier. Je sais bien que la con- damnation de cet innocent a dû lui paraître juste et que s'il eut été là il eût partagé la conviction des premiers V
« (1) Legué, op. cit., p. 69.
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exorcistes. Mais enfin Dieu n'a pas permis qu'il fut là.
Que si l'on trouve ces raisonnements trop mystiques, on avouera néanmoins qu'ils nous permettent de ne pas croire, sans une critique sérieuse, à l'éminente contemplation, aux miracles de Jeanne des Anges. Pour effacer les cendres qui souillent les mains de cette malheureuse, il faudra des stigmates bien authentiques et d'une origine indiscutablement céleste.
IV. Le Pr Surin avait sur la possession diabolique des vues très belles, très optimistes, mais que peut-être il exagérait un peu. Que les démons, pensait-il, paraissent « une même chose » avec les personnes qu'ils possèdent, qu'ils deviennent en quelque manière « l'âme de leur âme », cela ne doit pas nous troubler. Comme en effet ils n'ont aucun pouvoir sur la volonté de l'homme pour y faire entrer le péché, on peut dire que Dieu permet cette union, afin que le démon fasse le supplice de ces personnes et qu'elles fassent aussi le supplice du démon. Car c'est une conduite assez ordinaire (?) de Dieu dans les voies de la grâce de permettre au démon de posséder ou d'obséder les âmes qu'il veut élever à une grande sainteté. Nous en avons eu beaucoup d'exemples dans les derniers siècles et encore dans celui-ci.
Cela est vrai dans bien des cas particuliers, mais il ne faudrait pas généraliser ces observations. L'Eglise n'a jamais regardé l'ensemble des possédés comme une race choisie. Elle les plaint, elle tâche de les guérir, mais elle ne s'attend guère à les voir s'élever au-dessus des vertus communes, trop heureuse si, après leur guérison, ils ne reprennent pas la vie pécheresse ou du moins très vulgaire, qu'ils ont menée jusque-là. En d'autres termes, l'Eglise n'admet pas que la possession soit par elle-même l'indice normal et régulier d'une haute vocation mystique.
Telle n'est pas du reste la pensée du P. Surin. Il entend ne parler que des « grandes âmes » : Toutes les horreurs de l'impureté, des blasphèmes et de la haine de Dieu que (les démons) inspirent à ces âmes malgré
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elles, n'y font aucune tache, et Dieu donne un si bon tour aux choses, qu'elles en portent autant d'humiliation que si ces horreurs leur étaient naturelles et volontaires, ce qui les établit dans un fonds admirable d'humilité Les démons opèrent dans l'intime de l'âme (d'élite) des désolations si amères, des agonies et des douleurs si cuisantes que ces personnes en mourraient mille fois, si Dieu ne les soutenait, et c'est là le creuset qui purifie jusqu'au fond des entrailles et jusqu'à la moelle des os, tout l'amour-propre.
Humilité d'abord, puis ruine totale et mort de l'amourpropre, après cela que reste-t-il sinon le pur amour et par suite l'union mystique? Ainsi, pendant que les démons « parlent et agissent de manière qu'on dirait qu'ils sont maîtres absolus » d'une âme, Dieu, non content de leur interdire les suprêmes retraites de cette âme, s'apprête, lui-même, commence à envahir et à occuper ces retraites.
Bref, il donne « un si bon tour aux choses », qu'à la possession diabolique, vaine parade impuissante, succède la possession divine, infiniment plus étendue, pénétrante et souveraine que la première.
Il faut observer que Dieu ne met pas sous la main des démons une âme qui lui est si chère, sans se réserver le pouvoir d'y travailler de ses propres mains par des opérations si fortes, si insinuantes et si ravissantes qu'on peut bien dire que cette âme est un des plus beaux ouvrages de sa miséricorde.
Toutes ces opérations différentes élèvent les âmes en peu de temps à la consommation de la sainteté : car elles sortent de ces tempêtes. si épurées de l'amour d'elles-mêmes, des créatures et de tout ce qui est humain, qu'on les prendrait pour des habitants de l'autre monde, tout leur étant égal et indifférent pourvu qu'elles aiment Dieu2.
(1) L'expression n'est pas tout à fait juste. Il faudrait dire : « qu'elles en portent presque autant d'humiliation, etc. ». Car enfin l'humilité ne consiste pas à s'avouer coupable d'un crime que l'on n'a voulu d'aucune façon. Les saints qui passent par ces épreuves, s'humilient, non pas de ce qu'ils ont fait, mais de ce qu'ils ont vivement senti qu'ils auraient pu faire si la grâce n'était pas venue à leur secours. Ils seraient, pensent-ils, pires que Judas si Dieu les abandonnait à leur mauvaise nature.
(2) Le Triomphe., pp. 56-58.
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Et voilà, transformée, purifiée, spiritualisée, je voudrais pouvoir dire anesthésiée, par le noble génie des mystiques, voilà ce qu'est devenue la possession d'autrefois, objet d'horreur et de pitié, cruel symbole de la puissance infernale, occasion de tant d'abus. Elle a perdu son aiguillon, et le jour viendra bientôt où les théologiens se demanderont s'il faut permettre aux spirituels d'ambitionner pour eux-mêmes ces épreuves qui doivent les conduire par le plus court à la sainteté. C'est ainsi que les mystiques accélèrent le progrès de la pensée chrétienne et par là de la civilisation elle-même. Ils sont de leur temps et ils le dépassent. Le P. Surin approuve les exorcismes publics et tapageurs qui font, sans aucune espèce de doute beaucoup plus de mal que de bien ; au rebours de la tradition catholique, il trouve juste que, sur l'unique témoignage du « père du mensonge », un accusé soit condamné à périr par le feu ; mais, en revanche, fort des sublimes idées que nous venons d'exposer, il inaugure, pour le traitement des possédés, la méthode nouvelle que nous allons dire, méthode parfaitement saine, infiniment bienfaisante et qui s'imposera peu à peu aux exorcistes de l'avenir.
Avant que d'entrer dans mon ministère d'exorciste, je voulus voir comment s'y prenaient ceux qui l'exerçaient actuellement. La première fois que j'y assistai, je connus clairement que la possession était réelle, et Dieu me donna une si grande compassion de l'état de ces possédées que je ne pus retenir mes larmes.
Moins banales qu'on ne pouvait croire — nous sommes en 1634 — ces larmes déjà paraissent de bon augure, elles nous promettent que le P. Surin se préoccupera surtout, non pas de torturer les démons ou d'impressionner les spectateurs des exorcismes, mais de soulager et d'aider, par tous les moyens, les possédées elles-mêmes.
Je considérai attentivement la manière dont se faisaient les exorcismes qui étaient extrêmement laborieux, en sorte que je
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ne croyais pas pouvoir faire plus d'un jour cet exercice sans perdre courage. Néanmoins je m'abandonnai à l'obéissance.
Encore une fois ne lui demandons pas de rompre surle-champ avec des usages établis. Félicitons-le plutôt de sentir confusément l'erreur qui dirige ces expériences « laborieuses ». Il ne condamne pas ces pratiques et il suivra lui-même trop docilement l'exemple de ses devanciers, mais il pressent qu'il y a beaucoup mieux à faire. Déjà il a trouvé : Je me déterminai plus que jamais, continue-t-il, à suivre l'idée que Notre-Seigneur m'avait donnée, avant mon départ de Marennes, de m'y prendre par la voie de la pénitence et de l'oraison, en portant ces pauvres religieuses à servir Dieu avec plus de ferveur que jamais. On me confia la Mère Prieure, et regardant son âme comme m'étant donnée de la main de Dieu, je sentis pour elle une grande charité. Voyant les belles dispositions qu'elle avait, je résolus de la conduire avec le secours de la grâce à une sainteté éminente'.
Prenez-y garde : c'était là une trouvaille de génie, toute bonne et qui allait peu à peu corriger l'idée fâcheuse qu'on se faisait alors du rôle de l'exorciste. Nous l'avons dit plus haut, l'erreur des modernes était de grossir démesurément ce rôle, d'imposer à qui le tenait de violents, d'interminables corps à corps avec les démons, un héroïque et vain surmenage très au-dessus, des forces moyennes. Même vainqueur, il sortait fourbu et parfois dément de sa victoire. Le possédé lui aussi payait cher une délivrance que les simples rites du premier temps assuraient ou plus rapide, ou moins accablante. Le vrai progrès est toujours lent et mêlé. L'exorciste, selon le P. Surin, garde encore beaucoup de l'athlète, mais il n'attache plus la même importance qu'autrefois aux dangereuses prouesses qui, depuis cent ans, lui semblaient être et son devoir et sa gloire. Désormais il se double d'un directeur
(1) Le Triomphe., pp. 104. 105.
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spirituel et comme tel il s'applique à des devoirs plus humains tout ensemble et plus divins1. Dans l'intervalle des exorcismes, loin du regard de la foule et des excitations d'une séance publique, il pacifiera ce malheureux, cette malheureuse qui ne seront plus pour lui que des âmes comme les autres, disons mieux, plus dignes de ménagements que toutes les autres ; il ne luttera plus de vigueur ou de finesse avec le démon qui les tourmente, mais, au contraire, il tâchera doucement de les acheminer, d'abord à la pratique des vertus communes, puis, si Dieu veut, à la perfection. Et pour mieux réussir dans cette mission nouvelle, l'exorciste-directeur, au lieu de s'enfiévrer à la lecture de Michaelis et des autres démonographes, donnera toutes ses heures de loisir à 1 , ( la prière.
Je résolus d'être sans cesse en oraison, pour demander à Dieu la conversion parfaite de cette âme 2.
1 La tâche était difficile et le P. Surin trop candide, trop confiant peut-être, pour la mener tout à fait à bien. Non seulement Jeanne des Anges ne songeait pas à se convertir, mais encore elle n'avait aucune hâte à se voir délivrée de ses démons. La vanité des êtres médiocres se nourrit de tout :
Le diable, écrit-elle, me trompait souvent par un petit agrément que j'avais aux agitations et autres choses extraordinaires qu'il faisait dans mon corps. Je prenais un extrême plaisir d'en entendre parler et j'étais bien aise de paraître plus travaillée que les autres.
(1) Peu après son arrivée à Loudun, le P. Surin diminua de moitié le nombre des exorcismes. Je me persuadai, écrit-il, « que le Saint-Esprit.
allumerait un incendie dans (le) cœur (de Jeanne des Anges), par le moyen du Saint-Sacrement, si elle le recevait tous les jours. Commedepuis deux ans la Mère communiait à peu près comme aurait fait une bête, je pris à cœur que Dieu eût une digne réception dans son âme. je résolus DONC de ne plus faire d'exorcismes le matin, mais d'employer ce temps à préparer la Mère à la sainte communion». Le Triomphe., p. 118.
(a)^ £ e Triomphe., p. 105. -
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Au besoin, elle aurait déterminé ou aggravé ses propres crises, ravie qu'elle était de remplir ainsi le théâtre.
Le plus souvent je remarquais très bien que j'étais la cause première de mes troubles et que le démon n'agissait que selon les entrées que je lui donnais Aussi craignait-elle fort de rencontrer enfin un exorciste plus clairvoyant que les autres. Les jésuites notam- ment, race avisée et peu crédule, lui faisaient peur : Je n'avais point d'exorciste arrêté depuis la mort du P. Lactance. J'allais tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Mgr de Laubardemont demanda des jésuites. Un jour il m'en parla. Je pris résolution de n'être point sous leur conduite, et en effet, je fis adroitement ce que je pus pour les éviter. Dieu, par sa bonté, ne permit pas que j'y réussisse. Je pris résolution d'étudier l'humeur de celui à qui je serais donnée, et de me comporter avec lui avec le moins d'ouverture qu'il se pourrait, sans lui donner aucune connaissance de l'état de mon âme. Je ne fus que trop fidèle à cette résolution.
Mais quoi ! Ce que l'amour-propre pouvait perdre d'un côté, ne le retrouverait-il pas de l'autre ? Travaillée, lui avait-on dit, par une élite de démons, après tout elle était flattée d'avoir affaire à un spirituel aussi fameux que le P. Surin.
C'était un homme très pieux et très savant : il avait de grandes communications avec Dieu.
Dès avant de l'aborder, elle l'avait bien « étudié » ; elle s'était munie de tous les renseignements qu'elle avait pu se procurer sur lui et quand ils furent en présence l'un de l'autre, elle eutbientôt fait de connaître le fort et le faible du P. Surin. Entre les deux, la partie n'était pas égale : J'entretenais volontiers ce bon Père des grands travaux que les démons me donnaient à l'intérieur, mais je ne prenais pas plai-
(T) Legué, op. cil., pp. 76, 77.
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sir qu'il voulût pénétrer dans mon intérieur. Plus il me parlait et plus mon âme était troublée et. je résistais autant que je pouvais aux mouvements que Dieu me donnait d'entrer dans les sentiments du Père. J'évitais autant que je pouvais de lui parler 1.
Ainsi, des deux côtés, on se met à humaniser, si j'ose dire, le drame de Loudun. Les démons quittent le devant de la scène. Toujours un peu jouées et à demi-volontaires, les convulsions de la possédée ou de l'hystérique nous dérobent de moins en moins l'agitation d'une âme assiégée par la grâce. Au surnaturel diabolique succède le surna- turel divin, le seul qui mérite de nous passionner.
J'avais une forte pensée que je n'étais pas comme Dieu me voulait, mais j'avais de la peine à me résoudre de mettre la main à l'œuvre pour me décharger des troubles de ma conscience2.
Le plus dur pour elle était la franchise : avouer une bonne fois la comédie spirituelle qu'elle avait donnée jadis au parloir de Loudun; avouer que, pendant ces deux années d'exorcisme, il lui était arrivé parfois, souvent peut-être, de contrefaire la possédée. Voilà ce qu'il aurait fallu dire au P. Surin et ce qu'elle ne lui aura jamais dit qu'à mots couverts, heureuse ou de ne pas être comprise de lui, ou de ne pas réussir à le convaincre. Ou plutôt c'est lui qui aurait dû tout deviner. Un des mérites du confesseur est d'entendre le silence de ses pénitents et de leur épargner des confidences héroïques. Mais celui-ci connaissait mal les chrétiens vulgaires. Quoi qu'il en soit, gardonsnous d'accabler cette pauvre femme. La dissimulation lui - était devenue si naturelle qu'elle se perdait elle-même dans son propre jeu. Et puis, qu'est-ce. que la vérité, je ne dis pas abstraite et dogmatique, mais la vérité particulière d'une âme? Toute humaine franchise reste menteuse
(1) Légué, op. cit., pp. 85, 87.
(2) Ib., p. 80.
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par quelque endroit et il y a de la sincérité dans bien des mensonges. Moins rigide que nous parce qu'elle est plus clairvoyante, la grâce divine s'adapte aux misères essentielles de la créature. Qu'il s'exagère ou non les « belles dispositions » de Jeanne des Anges, le P. Surin va' faire auprès d'elle l'œuvre de Dieu. Il ne la guérira jamais de son inclination au cabotinage mystique, il ne l'élèvera pas aussi haut qu'il se l'est promis, mais il fera d'elle une religieuse à peu près fervente, il la sauvera.
Comme Dieu veut être servi par amour, que lui-même nous y engage par la douceur et les attraits de sa grâce, je crus devoir prendre la même voie pour conduire cette âme. Je m'appliquai donc à reconnaître les mouvements de l'EspritSaint en elle, et, par de fréquents discours, je la portais à y être docile. Mon principal dessein était d'établir cette âme dans une volonté solide de la perfection intérieure, sans lui proposer rien de particulier, lui laissant une entière liberté.
Jamais je ne lui disais : Faites cela; car, voyant que Dieu avait pris l'empire sur son cœur, je ne doutais pas qu'il ne la portât à ce qu'il désirait d'elle. Lorsque je souhaitais quelque chose d'elle, je l'y disposais de loin et l'y portais doucement sans qu'elle s'en aperçût1.
Ceci est d'un maître. Plus tard, devenue maîtresse à son tour et passablement suffisante, Jeanne des Anges l'approuvera, mais noh sans réserves.
Cette conduite, dira-t-elle. est fort bonne, mais, néanmoins, je pense qu'elle ne serait pas utile à toutes sortes de personnes. Il ne me voulait point donner connaissance d'aucune chose qu'il ne vît auparavant que Dieu m'en donnait quelques ouvertures, afin de suivre entièrement la conduite que Dieu tiendrait sur moi plutôt que de la prévenir 2.
Son jugement à elle nous importe peu, mais il est piquant de constater qu'une fois orientée vers la perfection,
(1) Le Triomphe., pp. 117, 118.
(2) Légué, op. cit., pp. 115, 116.
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Jeanne aura voulu brûler les étapes. Dès lors, continue Surin, elle sentait de forts attraits pour la pénitence ét me pria de lui en prescrire. Mais j'attendais que cet attrait se fût encore plus déclaré et que Dieu lui donnât des mouvements pour les pénitences qu'il voulait qu'elle fît. Je lui fis donc différer ses austérités, et, en attendant, je tâchais de lui inspirer un amour pour Dieu qui la rendît capable de soumettre entièrement sa volonté à celle de son directeur, espérant que si une fois elle s'engageait ainsi, n'agissant plus à son choix, LES DÉMONS NE POURRAIENT PLUS SUBSISTER AVEC ELLE, et que cette soumission la rendrait sainte. Mais je désirais que cela se fît dans la douceur de la grâce.
Insinuante, souple et peut-être aussi, comme le veut le P. Surin, illuminée par le Saint-Esprit, l elle ne tarda guère à me déclarer qu'elle s'abandonnait entièrement à ma conduite et que je disposasse d'elle comme je jugerais à propos1.
Nous n'avons pas encore indiqué un des traits caracté-
ristiques de cette bizarre nature. La prieure de Loudun n'était pas mélancolique. Elle l'était si peu que, même devant le grave P. Surin, elle n'arrivait pas toujours à maîtriser ses libres saillies. Le Père attribuait ce travers à l'action de quelque diable : Je m'aperçus d'abord que la Mère avait une certaine gaieté et liberté de nature qui la portait à rire et à bouffonner, et que le démon Balam entretenait cette humeur. Je vis que cet esprit était tout à fait opposé au sérieux avec lequel on doit prendre les choses de Dieu et qu'il nourrissait en elle une certaine vivacité qui détruit la componction de cœur nécessaire pour se convertir parfaitement à Dieu. J'observai qu'une heure de cette gaîté détruisait tout ce que j'avais édifié en plusieurs jours. et (je) lui fis concevoir un grand désir de se défaire de cet ennemi 2.
(1) Le Triomphe., pp. 129, 130.
(2) Il)., pp. 13o, 131.
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Aussitôt youlu, aussitôt fait. Elle avait une énergie surprenante et prenait à son gré tous les visages. Pendant longtemps elle s'était beaucoup amusée à déconcerter les exorcistes par le comique de ses propos. Désormais elle ne badinera plus et se montrera constamment décente, grave, un peu solennelle. C'est ainsi que revenant à ses feintes d'autrefois, elle se remettait à faire les gestes de la sainteté. Son modèle n'était pas loin. Elle l'étudiait tout le long du jour et se façonnait sur lui. Elle commence par l'extérieur, bientôt nous la verrons prier comme lui.
La méthode enveloppante, patiente et paisible du P. Surin favorisait curieusement ce mimétisme. Si différents l'un de l'autre, ils poursuivaient en réalité le même but sans s'être donné le mot. Ç'avait été d'abord une sorte d'initiation quasi machinale, comme dans les écoles enfantines :
J'eus. le mouvement de faire des discours en latin sur la vie intérieure, à l'oreille de la possédée, et sur les biens qu'on goûte dans l'union divine. Je disais cela d'une voix fort basse devant le Saint-Sacrement; ce qui tourmentait beaucoup plus le diable que les autres exorcismes On imagine sans peine l'effet profond que cette pédagogie encore plus naïve qu'ingénieuse, ne pouvait manquer de produire sur une personne aussi impressionnable que Jeanne des Anges. Habituée aux objurgations des exorcistes qui depuis longtemps ne l'effrayaient plus du tout, la tendresse de ce murmure latin l'aura d'abord surprise, dépaysée, irritée même sans doute, mais bientôt elle aura cédé au charme de ces paroles mystérieuses et de la paraphrase limpide qu'en donnait l'attitude céleste du P. Surin. Insensiblement elle se sera mise à l'unisson. Elle suivra le même rythme lorsque, faisant
(1) Le Triomphe., p. 110.
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un pas décisif, le P. Surin essaiera de l'unir plus intimement à sa propre prière.
Je lui. parlai un jour (de faire oraison); il plut à Dieu de donner tant de force à mes paroles qu'elle regardait cette manière de prier comme un lieu de délices. Les démons commencèrent à s'en railler, comme d'une proposition ridicule, disant qu'être possédée et faire oraison ne s'accordaient pas.
On se rappelle que la vraie prière avait toujours été pour elle un supplice. D'où ces premières résistances parfois très violentes.
Je crus que pour la soutenir il était à propos que nous tissions notre oraison ensemble, afin d'arrêter la violence des démons qui viendraient la troubler. Je lui dis donc que je ferais à son oreille tous les points et les colloques conformes à son besoin. Je ne cherchais ni art, ni méthode,.. mais je m'abandonnais entièrement à l'esprit de Dieu.
Nous commençâmes au lieu même de l'exorcisme. La Mère était liée sur un banc (selon l'usage.).. J'étais à genoux auprès d'elle. Je pris pour sujet la conversion du cœur à Dieu et le désir de se consacrer entièrement à lui. Je fis trois points que j'expliquai d'une manière affective, formant tous les actes pour la Mère,
et malgré les incidents que l'on devine, l'oraison put s'achever. On recommença le lendemain et les jours suivants, à la grande rage des démons. Pour « éviter le bruit » qu'ils faisaient, je fus contraint de prendre à la main le Saint-Sacrement qui était dans une boîte d'argent. Au commencement de l'oraison, je le mettais sur le cœur de la Mère qui en recevait une grande dévotion; d'autant plus qu'étant à genoux, je prononçais à son oreille ce qu'il plaisait à Dieu de m'inspirer. Elle était fort attentive à ce que je lui disais et était plongée dans un profond recueillement. L'effet de la grâce dans ce cœur fut si grand qu'au moment qu'elle se mettait sur le banc pour faire oraison, les larmes lui coulaient des yeux jusqu'à ce qu'elle fût finie1
(1) Le Triomphe. pp. 135-137,cf. les passages parallèles dans Legué, op. cit., pp. 110-111. 0 -
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Ne lui demandez pas si elle est sincère et définissez plutôt si vous le pouvez, la sincérité religieuse du chrétien ordinaire, c'est-à-dire de celui qui veut tout ensemble mais qui ne veut pas être à Dieu. Ou bien demandez à Pascal pourquoi, même avant de croire, il est bon de prendre de l'eau bénite. Il y a encore du mensonge chez Jeanne des Anges et il y en aura toujours. Néanmoins, je la crois beaucoup plus vraie, beaucoup plus sérieusement remuée que peut-être elle ne le croit elle-même. La grâce la presse et déjà la convertit. Au reste, elle ne s'en tient pas aux paroles et aux sentiments ; elle a les œuvres : Nous convînmes donc, la Mère et moi, qu'il fallait qu'elle réformât en elle tout ce que nous trouverions de contraire à la perfection. Elle s'offrit de m'obéir bien volontiers. et me pria même de n'avoir aucun égard à son peu de santé et à la faiblesse de sa complexion, disant qu'elle voulait tout de bon s'adonner à la pénitence. Elle me pressa si fort que je lui permis de coucher sur la dure et sur des ais, elle qui auparavant ne pouvait dormir que sur la plume, et enveloppée d'un linceul chaud, comme on enveloppe les enfants.
Depuis sa conversion sincère. elle eut presque toujours la haire sur les épaules; elle ne s'approcha presque jamais du feu. elle prit la discipline presque tous les jours, et enfin elle se leva toutes les nuits pour faire une heure d'oraison.
Elle fit mieux et tâcha même de vaincre son orgueil, qui était sa passion dominante, soutenue par Léviathan. Il l'avait accoutumée à prendre une certaine gravité d'abbesse qui veut maintenir son pouvoir. Elle se mettait fort proprement, parlait bien, recevait toutes les compagnies de fort bonne grâce, et contentait tout le monde. Le démon lui avait mis aussi dans la tête des desseins de vanité sous prétexte de quelque bien, afin de l'engager dans la complaisance et l'amour-propre 1.
A ces desseins qu'elle abandonna peut-être, n'en substituera-t-elle point d'autres, plus subtils et d'apparence plus saints ? Quoi qu'il en soit, elle acceptait d'excellente humeur
(1) Le Triomphe., pp. 150, 152.
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les humiliations, souvent très pénibles, que lui proposait le P. Surin et elle se conduisait en tout comme une excellente religieuse. Quelques mois d'une direction douce, ferme et toute surnaturelle, avaient obtenu ce merveilleux changement.
Je connus bien, pouvait alors conclure le P. Surin, que la voie directe des exorcismes de l'Eglise était un excellent moyen pour chasser les démons. Mais il faut avouer que la voie indirecte de la mortification et de l'oraison mentale est infaillible, leur ôtant la nourriture et ce qui leur donne droit sur l'âme. La Mère ayant aussi connu cette vérité, fut poussée par l'esprit de Dieu à ne plus regarder les démons comme les auteurs des actions déréglées qu'elle faisait, même dans la possession; mais à se les attribuer et à s'en humilier, comme de choses dont le principe était en elle. L'expérience le fit voir, car à mesure qu'elle travaillait à vaincre ses inclinations, les démons devenaient plus faibles et moins capables de l'agiter.
De sorte qu'à la fin, elle fut presque libre, au lieu qu'avant de se mortifier, elle était quelquefois si terrible et si troublée qu'elle en était insupportable à ses sœurs, les frappant et les tourmentant quoiqu'elle reçut de fréquents exorcismes ; ce qui n'arriva plus après qu'elle eut travaillé sérieusement à se vaincre1.
L'avoir décidée à « se vaincre», lui avait donné le goût d'une humble prière, avant de songer à étendre ce premier succès, on aurait dû l'éprouver et l'assurer davantage. Et le caractère de Jeanne des Anges, et sa maladie et la rapidité même de sa transformation commandaient beaucoup de prudence. Consciemment ou non, cette experte simulatrice n'aurait-elle pas, une fois de plus, affecté des sentiments qui ne répondaient qu'en partie à sa propre vérité profonde ? Non que je lui reproche une hypocrisie nouvelle et plus subtile que l'ancienne. En somme, elle avait raison de s'adapter, autant que possible, à l'idéal que lui proposait le P. Surin et de calquer, pour ainsi dire, l'image de sainteté qu'il était lui-même. C'était à lui bien plutôt de proportionner la suggestion de ses
(1) Le Triomphepp. 148, 49.
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paroles et de ses attitudes, aux ressources présentes, à la qualité encore assez médiocre de son élève. Il avait affaire à une vaniteuse dont jusque-là tout le manège avait été de paraître sainte. Au lieu de l'entraîner avec lui vers les sommets de la perfection et de la mystique, il aurait fallu la traiter longtemps comme la dernière des novices, lui proposer uniquement les vertus communes de son état et la prière des commençants, la tenir petite à ses yeux, la cacher aux yeux des autres. Eh ! sans doute, elle s'humiliait volontiers, mais à sa manière extrême et suspecte. Elle s'offrait à faire des confessions publiques, à descendre au rang des converses : parades éclatantes plus propres à nourrir l'amour-propre qu'à le réduire. Et sans doute encore, elle recueillait avec une avidité passionnée les secrets de la vie intérieure que lui prodiguait le P. Surin, elle se dilatait aux sublimes perspectives qui lui étaient soudain découvertes ; elle y courait déjà de tout son élan. Mais à ces ambitions déréglées, un directeur moins candide que le P. Surin, et plus sage, aurait opposé un sourire, un haussement d'épaules.
Quand elle aurait enfin renoncé à faire parler d'elle, quand elle égalerait en humilité, en mépris de soi, la Chananéenne de l'Evangile, on lui donnerait le pain des enfants. Les règles élémentaires de la thérapeutique morale, le simple bon sens dictaient cette consigne au directeur de Jeanne des Anges. Mais depuis Loudun, l'intelligence du P. Surin n'était plus entière. Il n'en maîtrisait, il n'en surveillait même plus les impulsions maladives. Vaincre, torturer le démon, en élevant sa victime à une perfection suréminente, littéralement il ne pensait plus qu'à cela. C'était là chez lui une idée fixe au sens que les médecins donnent à ce mot.
Ecoutez-le plutôt lui-même : Pendant sept ou huit mois. je n'eus pas un quart d'heure à moi pour penser à autre chose. Il me semblait que j'avais à conduire toutes les affaires du monde. J'entendis cependant plu-
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sieurs personnes murmurer et dire : que peut faire ce jésuite tous les jours avec une possédée?
Car il ne la quittait pas. Il « me recherchait à toute heure », dit Jeanne des Anges1.
Je leur répondais en moi-même : vous ne savez pas la grande affaire que je traite et de quelle importance elle est. Je croyais voir clairement le ciel et l'enfer en ardeur pour cette âme, l'un par amour, l'autre par rage, s'efforçant chacun de l'emporter. Je contemplais les voies que prenaient ces deux compétiteurs. Les grandes choses que je remarquais en cette affaire me faisaient oublier toute la terre et je m'y appliquais si sérieusement que je croyais être hors du monde.
Ce n'était du reste pas sans profit pour lui et pour nous : Il me semblait aussi que ce que je voyais chaque jour des vérités éternelles aurait suffi pour m'occuper le reste de mes jours dans un désert. Le Seigneur a voulu dans sa bonté que A cette grande tragédie me donnât une science extraordinaire pour instruire les âmes dans les voies intérieures2.
En effet, il vivait sa vie mystique devant cette femme, et il la vivait tout haut, observant pas à pas le travail d'assimilation qui se faisait chez son élève. Ainsi d'un grand écrivain, essayant d'infuser à un disciple, ses propres dons, son expérience, sa manière. Il ne réussirait sans doute pas à transformer cet apprenti en un autre luimême, mais il pénétrerait par cet effort les derniers secrets de son art.
Au commencement, je me contentais de faire faire à la Mère Prieure une heure d'oraison ; mais, peu de jours après, je lui en fis faire encore une heure l'après-dinée. Et voyant les effets admirables que cela produisait, je crus qu'il nous fallait un lieu plus retiré que pour les exorcismes. Nous trouvâmes donc le moyen de faire un petit parloir dans un grenier, où nous ordonnâmes qu'on mît une grille, et nous continuâmes
(1) Légué, op. cit., p. 87.
(2) Le Triomphe., pp. 162, 163.
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d'y faire l'oraison ensemble, chacun de son côté, nous proposant de faire de ce lieu une demeure de prière, et une école de contemplation.
En effet, on ne pourrait jamais dire les grâces que nous y reçûmes ; car c'était la maison des anges et un paradis de délices.
Nous étions, dans cet ermitage, aussi séparés de toutes les créatures que si nous eussions été dans un profond désert ; les larmes coulaient de nos yeux en abondance, sitôt que nous étions à genoux; nos esprits étaient dans une grande récollection.
La fête de la Purification (1635) approchant, je lui dis que nous devions nous attendre à recevoir quelque faveur de la Sainte Vierge. L'état de la Mère changea entièrement la veille de cette fête, car les larmes, les tendresses et toutes les douceurs sensibles s'évanouirent tout à coup. je lui dis que c'était le don de la Sainte Vierge qui l'avait retirée de l'enfance spirituelle, pour lui donner une nourriture plus solide : Elle entre aussitôt dans les dispositions qu'il lui suggère et la voici déjà qui fait le docteur : Mon Dieu, mon Père, s'écria-t-elle, que d'imperfections dans les larmes! Que d'amour-propre dans ces tendresses ! Que de recherche de soi-même dans ces douceurs sensibles ! Il est vrai que mes larmes étaient très sincères,
Pourquoi le dire ? Est-ce lui ou elle qu'elle veut rassurer?
mais mon âme y trouvait un grand appui par les sens.
L'état où je suis maintenant est bien meilleur et je n'ai plus envie de pleurer; je sens. une fermeté qui me met au-dessus de toutes les suavités passées.
0 Et lui, sans se douter qu'il se décrit lui-même et que ce vivant miroir qu'il a sous les yeux ne lui renvoie que sa propre image, je remarquai aussi moi-même en elle. un esprit plus grand, plus pur et plus dévot. Elle recevait — et de qui? — de grandes lumières sur les souffrances du Seigneur. Un jour, je
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lui donnai pour sujet de son oraison, Jésus-Christ méprisé de tout le monde dans sa passion, pris pour un fou. je lui faisais voir, en premier lieu. Ensuite je lui fis comprendre.
Comme je disais cela avec feu, Notre-Seigneur fit tomber la Mère dans un ravissement. Lorsqu'elle en fut revenue, elle dit qu'elle s'était approchée de Dieu de si près qu'elle avait reçu comme un baiser de sa bouche adorable. Cette faveur produisit de grands effets dans son âme1.
On a de la peine à critiquer un si grand homme et une méthode qui appliquée avec mesure serait excellente, mais enfin qui ne voit que le P. Surin ne s'appartient plus? Possédé par son idée fixe, il a bien tout « oublié », comme il le disait tantôt lui-même. Ce grenier, ces longues heures de surexcitation pieuse, tout cela n'était pas raisonnable, et les jésuites ne pouvaient permettre indéfiniment la continuation d'un pareil désordre. On avait patienté longtemps, mais enfin il fallut se rendre à l'évidence et commander au P. Surin de quitter Loudun.
Il obéit, mais la mort dans l'âme et ce fut, je crois, la plus vive douleur de toute sa vie. Dix ans, vingt ans après, il parlait encore de cette décision avec un peu d'amertume. On ne l'avait pas compris ; on avait gêné l'œuvre de Dieu si heureusement commencée.
Comme la conduite que Dieu m'avait inspirée de faire sortir les démons de la Mère, en travaillant à sa sanctification, était à la fois très efficace et très mortifiante pour les démons, Léviathan entreprit de me la faire quitter et même de m'obliger à sortir de Loudun. Il me dit un jour : Je te prépare une fusée et tu seras un habile homme, si tu peux la développer. La chose se déclara d'elle-même peu après : tout le monde se souleva contre moi, sur ce que je n'agissais pas comme les autres, qui, par les exorcismes, travaillaient à délivrer les possédées. On me décria auprès du R. P. Provincial. il prit aisément une mauvaise opinion de moi20
(1) Le Triomphe., pp. 139-142.
(2) Ib., pp. 164, 165.
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Comme il va de soi, Jeanne des Anges ne parle pas autrement :
On désapprouvait bien fort la conduite qu'il tenait sur moi, et principalement de ce qu'il ne voulait pas que je regardasse le diable comme auteur de mes troubles et encore de ce qu'il ne me faisait pas beaucoup d'exorcismes. Le supérieur du P. Surin fut averti que j'étais en péril, et que la conduite qu'il tenait sur moi était extraordinaire et dangereuse1.
Ils n'ont compris, ni l'un ni l'autre. Le P. Surin faisait encore assez d'exorcismes pour satisfaire les plus exigeants.
Ce que les supérieurs lui reprochaient, ce n'était pas, je le crois du moins, la méthode toute morale qu'il avait imaginée, c'était bien plutôt les imprudences, les étrangetés où il se laissait aller dans l'application de cette méthode.
1 On approuvait qu'il travaillât de préférence à la sanctification de la Mère, mais on ne pouvait pas tolérer les extravagances d'un zèle qui ne connaissait plus de règles.
Ces deux malades n'étaient restés que trop longtemps en tête à tête, il était urgent de les séparer2.
(1) Légué, op. cit., p. 155.
(2) Sur la vraie cause du départ du P. Surin, cf. Legué, op. cit., p. iôi162. L'auteur est très catégorique et doit avoir eu en mains des documents que j'ignore. Mais, en l'absence de tout document, il suffit de connaître l'esprit de la Compagnie pour arriver aux conclusions que l'on vient de lire. D'après Légué, ce serait le P. Bastide, un très honnête homme et grand admirateur du P. Surin, qui aurait fait, au nom des autres exorcistes jésuites, de pressantes démarches auprès du provincial, le saint et savant P. Jacquinot. Le Dr Legué s'explique à ce suj et d'une façon déplaisante, cf. p. 110. Plus libre d'esprit et plus objectif, il aurait souligné le témoignage décisif que Jeanne des Anges rend, sans même y penser, à la parfaite, à la transparente innocence du P. Surin. Dans une de ces nombreuses hallucinations qui troublaient son sommeil, Jeanne avait cru voir s'approcher d'elle M. de Laubardemont et le P. Surin. « Le P. Surin demeura auprès de mon lit, me prit la main, me la serra. je fus un peu étonnée. Il passa sa main sur mon visage.je fus étonnée de ce procédé qui était contre son ordinaire ». Puis la vision s'évanouit « avec un tremblement et une pesanteur ». Cf. Légué, op. cit., p. 97.Le P. Surin a dû quitter Loudun vers le mois de décembre 1635. Il y revint plus tard et avant la fin de la possession (1637). De fait, on aurait bien voulu le conserver comme exorciste, car dans ces fonctions, il réussissait, disait-on, mieux que tous les autres. Qu'il ait eu, de ce chef, quelques jaloux ; ou bien que d'autres, plus fidèles que lui à l'ancienne méthode, lui aient reproché d'avoir diminué le nombre des exorcismes, cela est fort possible, mais encore une fois, ce n'est pas pour ces raisons là qu'on dut
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V. Au reste, il pouvait partir. Pendant ces dix mois d'entraînement, il avait passé toute sa doctrine spirituelle à Jeanne des Anges, et celle-ci n'était pas femme à oublier 1 ces riches leçons. Désormais elle traitera ex professo ces difficiles sujets avec une compétence indiscutable. Elle avait une excellente mémoire, un jugement vif et solide, plus de finesse que son maître. Aux personnes trop nombreuses qu'elle va se mettre à diriger, elle n'aura guère donné que des conseils excellents. Quant à sa propre vie intérieure, je renonce, pour ma part, à en déchiffrer le mystère. Depuis sa conversion, elle restera très convenablement fervente. Elle sera même beaucoup plus sincère que par le passé, et s'il lui arrive encore de vouloir en imposer à ceux qui l'entourent, elle se trompera plus ou moins elle-même en trompant les autres. Dans ce qu'elle raconte de ses expériences mystiques, tout n'est pas feinte ou psittacisme ; elle ne joue pas ses ravissements, elle n'invente pas ses visions, bien que peut-être elle ne se refuse pas toujours — oserai-je le dire? — de donner le coup de pouce. Ainsi, par exemple, de ses mains stigmatisées, qu'elle étalera bientôt avec tant de complaisance.
N'aurait-elle pas imaginé quelque moyen naturel d'entretenir, de renouveler et de rendre plus saillantes ces empreintes glorieuses? Qu'on ne dise pas que je persécute cette malade : je ne lui veux au contraire que du bien et je suis d'ailleurs quasi persuadé que ses dissimulations, jusqu'au bout très douloureuses pour elle, ne lui ont jamais fait perdre l'état de grâce. Qu'on ne dise pas non plus que je m'expose à contrister l'esprit divin qui travaillerait en elle. Non, en l'étudiant, je tâche plutôt de suivre les directions de ce même Esprit telles que l'histoire des saints authentiques nous les fait
l'obliger à quitter Loudun, quoiqu'en dise à ce sujet le compilateur du Triomphe de l'amour divin, cf. pp. 204, 205. Celui-ci avoue du reste que peu à peu tous les exorcistes jésuites s'étaient ralliés à la méthode du P. Surin, cf. Ib. ; ib.
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connaître. Dociles au conseil de l' Imitation, tous les vrais contemplatifs ont voulu cacher leurs dons merveilleux : ama nesciri. Jeanne, qui aurait eu tant de raisons de disparaître, ne songe qu'à se montrer.
Au moment du départ du P. Surin, la possession, bien qu'elle eût diminué d'intensité, durait encore. Un seul * démon, mais très redoutable, tenait bon en dépit de tous les exorcismes et, à en croire la Prieure, il ne devait se décider à la retraite que sur un théâtre nouveau et plus éclatant.
J'avais ouï, écrit-elle, une voix intérieure qui me marquait que je serais délivrée au tombeau du bienheureux François de Sales, et ce même démon avait dit qu'il ne sortirait que dans ce lieu.
Absurde exigence, mais bien dans la logique de l'absurde système auquel s'étaient fâcheusement ralliés les exorcistes de Loudun. Il est inouï en effet que le démon traite de puissance à puissance avec les ministres de l'Eglise, qu'il parlemente, qu'il pose ses conditions.
Annecy? Et pourquoi pas Rome ou Jérusalem? Dans les exorcismes tels que la tradition primitive les comprenait, les démons n'ont pas droit à la parole; leur affaire est d'obéir. Même à Loudun on commençait à s'en rendre compte.
Cela ayant été manifesté à Mgr l'évêque de Poitiers, aux Pères exorcistes, à leurs supérieurs et même à la Cour, on trouva de grandes difficultés à entrer dans ce dessein. Il fallait que toutes les puissances spirituelles et temporelles en donnassent la permission. On opposait la grande dépense qu'il fallait faire pour ce voyage1 ; qu'il fallait se défier de cette voix intérieure et de ce qui venait du démon et ainsi qu'il fallait persister à faire les exorcismes (sur place) et presser le démon de sortir, sans s'arrêter à ce qui m'avait été promis 2.
(1) Tous les frais des exorcismes y compris l'entretien des religieuses étaient à la charge de la Cour, mais on n'avait pas prévu que cette aventure durerait plusieurs années et l'on menaçait de couper les vivres.
(2) Légué, op. cit., pp. 185, 186.
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Mais elle veut ce voyage qui souriait aussi à la naïve dévotion du P. Surin, et elle l'aura. Il ne se fera que plus tard. Déjà néanmoins elle le prépare, elle en repasse dans son esprit le bel itinéraire — Annecy, via Paris et Lyon. Elle en fait en quelque manière la répétition, elle cherche à en agrémenter le programme. Vers ce même temps des signes étranges avaient commencé de paraître; parfois sur le front et plus souvent sur les mains de Jeanne des Anges — des marques sanglantes, des mots entiers, nous dit-on. Ce n'est pas ici le lieu de discuter ce point sur lequel aucune enquête sérieuse n'a été faite, mais quoi qu'il en soit, les foules de Loudun avaient pu contempler à loisir les traces mystérieuses et, sans doute, le'S villes que l'on traverserait pendant le voyage, ne se montreraient pas moins empressées 1 Aidée par un bizarre concours de circonstances, Jeanne trouva mieux encore.
Dans les premiers jours de 1637, elle était tombée gravement malade. Pleurésie, disent les médecins de l'époque : « congestion hystérique », propose-t-on aujourd'hui 2. On la crut bientôt « en état d'extrémité » et on lui donna les derniers sacrements. Peu après les avoir reçus, elle « sentit un penchant à se reposer » et s'endormit en effet.
Lors, dit-elle, j'eus la vue d'une grande nuée qui environnait le lit où j'étais couchée. Je vis au côté droit mon bon ange, qui était d'une rare beauté, ayant la forme d'un jeune homme de l'âge de dix-huit ans. Il avait une longue chevelure blonde et brillante, laquelle couvrait le côté droit de l'épaule de mon confesseur. Cet ange avait un vêtement blanc comme neige, tenant en main un cierge allumé.
Un manuscrit du P. Surin nous donne au sujet de cet ange un détail pittoresque et troublant. Au dire de Jeanne
(1) L'abbé Lecanu croit à une supercherie. Mais il ne semble pas que cette explication, bien que vraie partiellement, suffise à expliquer ces phénomènes.
(2) Cf. Légué, op. cit., pp. 197, 198. -
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elle-même, il ressemblait à François de Vendôme, duc de Beaufort, le futur roi des Halles et un des curieux de Loudun1.
Je vis aussi saint Joseph. ayant le visage plus resplendissant que le soleil, avec une grande chevelure. Sa barbe était à poil de châtain. Il me parut avec une majesté bien plus qu'humaine, lequel appliqua sa main sur mon côté droit où avait toujours été ma grande douleur. Il me semble qu'il me fit une onction sur cette partie, après quoi. je me trouvai entièrement guérie.
Il n'y a lieu, jusqu'ici, de crier ni au miracle ni à l'imposture. Simple hallucination, vision authentique? Aux experts de décider. Si Jeanne ne souffrait en réalité que d'une congestion hystérique, ce beau rêve a pu déterminer une réaction bienfaisante; mais, d'un autre côté, atteinte plus gravement, un remède surnaturel a pu la guérir. Ce qui suit est plus inquiétant. Í
Grand nombre de personnes vinrent me visiter,
ce qui certainement ne lui déplut pas.
Deux jours après — il se passe beaucoup de choses en deux jours — je me souvins que je n'avais essuyé l'onction qui m'avait guérie qu'avec ma chemise.
Avant-hier, plus ou moins hypothétique, l'onction est devenu certaine.
J'appelai la Mère sous-prieure et la priai de venir en ma chambre pour visiter l'endroit où l'onction avait été faite.
L'ayant fait, nous sentîmes l'une et l'autre, une admirable odeur. Je quittai cette chemise ; on la coupa à la ceinture. Nous trouvâmes cinq gouttes assez grosses de ce baume divin qui jetait une excellente odeur. Cette merveille étant connue, il n'est pas croyable combien grande fut la dévotion du peuple vers cette sacrée onction et combien Dieu opéra de miracles par elle.
(1) Cf. Legué, op. cit., p. 196.
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Pourquoi, bien avant cette date, avait-elle dit qu'elle excellait, dans sa\ jeunesse, à la confection des onguents?
Avant de percevoir ces effluves odorants dont la source était si près d'elle, pourquoi attendre deux jours? Pourquoi telles autres particularités gênantes que je n'ai pas besoin de signaler davantage? Dans les visions et dans les premiers miracles de Lourdes, il y a bien sans doute une part de mystère, mais tout y est vierge comme de l'eau de source. Ici tout nous embarrasse. L'on songe, malgré soi, à une contrefaçon trouble et grossière des œuvres de Dieu. Ce n'était pas néanmoins un simple roman, mais une histoire assez naïvement retouchée.
Jeanne aura, semble-t-il, amalgamé les divers incidents de cette aventure avec une certaine bonne foi. La guérison était certaine ; très sincèrement, Jeanne l'aura crue miraculeuse. Enjoliver de quelques détails plus saisissants un miracle aussi manifeste, ne tirait pas à conséquence. Que l'onction ait été faite par l'infirmière ou par la malade, Dieu n'avait-il pas sanctifié en l'achevant cette médication naturelle ? Familiarisée depuis cinq ans avec l'extraordinaire, affaiblie par trois ou quatre semaines de médecines, encore toute à l'éblouissement d'une vision magnifique, enfin encouragée par la pieuse crédulité de son entourage, Jeanne aura vu s'évanouir assez vite les quelques scrupules qui d'abord l'avaient assaillie. Aussi bien la demilégende qui s'était formée presque toute seule, le ciel luimême paraissait l'autoriser par d'autres miracles.
(Le premier) fut en la personne de Mme de Laubardemont qui était à Tours, malade à l'extrémité, ne pouvant être délivrée de sa grossesse. M. son mari. ayant appris la merveille de ma guérison, obtint. que la chemise où était l'onction fut promptement apportée à Tours. On l'appliqua sur la malade, laquelle, en peu, fut délivrée d'un enfant mort1.
Rendus à leurs dispositions normales, Jeanne et les
(1) Légué, op. cit., pp. 194-199-
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autres auraient reconnu, dans ce miracle sordide, la griffe méchante et maladroite du démon, car enfin les vrais croyants n'ont pas l'habitude de se réjouir sur la tombe d'un enfant mort sans baptême. Mais on respirait à Loudun la superstition et la sottise. Tout le monde fut ravi et Jeanne plus que personne. Munie du précieux onguent, le voyage auquel elle pensait toujours, serait un triomphe.
Ce qu'elle veut, elle le veut bien. Elle partit donc, un an après (avril 1638), pour le tombeau de saint François de Sales1. Son heure était venue enfin, mais ce n'était pas l'heure de Dieu.
A Tours, où elle descend chez les ursulines, « il venait par jour, au monastère, jusqu'à sept mille personnes », pour regarder « attentivement, nous dit-elle, la figure et la beauté des caractères si bien marqués sur la peau de ma main » 2. Chez l'archevêque, « on voulut savoir de moi les opérations que les démons qui possèdent un corps font sur les facultés spirituelles. je me sentis obligée. d'en dire quelque chose. et la compagnie parut contente de mes réponses.
Gaston se trouvait là. Il lui donna rendez-vous à l'archevéché.
r Je m'y rendis. M. le duc d'Orléans vint au-devant de moi jusqu'à la porte de la salle. Il me fit beaucoup d'accueil : il me congratula de ma délivrance et me dit : « J'ai été autrefois à Loudun, les diables qui étaient en vous me firent grand peur ; ils m'ont servi à me corriger de l'habitude que j'avais de jurer, et là, je pris des résolutions d'être plus homme de bien. Il
(1) En principe, la démon ne devait la quitter qu'au tombeau de François de Sales Mais Jeanne des Anges, ayant fait le vœu d'aller à Annecy, fut entièrement délivrée de sa possession, le 15 octobre 1637. Cf. Le Triomphe, pp. 186, 187.
(2) Ces caractères ne se lisaient que sur la main gauche de Jeanne.
Quatre noms superposés : Jésus, Maria, Joseph, François de Slcs.
« Le nom de Jésus avait un plus grand caractère que le nom de Maria », et celui-ci, plus grand que celui de Joseph, plus grand lui-même que celui de François de Sales.
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voulut voir ma main où les sacrés noms étaient imprimés. Ils avaient été depuis peu renouvelés (fort à propos).
Nous connaissons le style des saints. Pas une ligne qui nous le rappelle dans ce journal où s'épanouit béatement la vanité irrassasiée de Jeanne des Anges.
A Amboise, il fallut tenir le parloir ouvert jusqu'à onze heures de nuit.
Quelques personnes entrèrent dans les jardins par-dessus les murailles. Il fallut m'en aller à eux pour leur faire voir mes mains.
A Blois, les portes de l'hôtellerie furent enfoncées par ceux qui voulaient voir mes mains.
Paris, Paris enfin!
Nous arrivâmes à Paris. le II de mai, dans le carrosse de M. de Laubardemont (qui était venu les prendre t Orléans).
Nous allâmes d'abord à l'église Notre-Dame. Nos Mères ursulines et plusieurs autres communautés religieuses eurent la charité de nous offrir leur maison, mais M. de Laubardemont voulut nous avoir dans sa maison et on le trouva a propos.
Grand nombre de personnes de qualité : conseillers d'Etat, maîtres des requêtes, docteurs de Sorbonne, religieux de tous les Ordres, plusieurs médecins, vinrent me visiter. Ces messieurs, ayant regardé attentivement les noms imprimés sur ma main, en portèrent de divers jugements, les uns pour et les autres contre. J'entendais tous leurs discours et j'avais besoin d'une grande patience pour n'être pas troublée.
Grave, recueillie, condescendante, modeste, elle se tenait fort bien, ce qui fut pour beaucoup dans le succès du voyage. Cependant, comme la foule assiégait, de plus en plus nombreuse, l'hôtel de Laubardemont, on fut contraint de m'exposer au public, depuis les quatre heures du matin jusqu'à dix heures du soir, aux flambeaux L'on me mit dans une salle basse où il y avait une fenêtre à
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hauteur d'homme qui répondait à une cour de la maison.
J'étais assise, le bras sur un oreiller, hors de la fenêtre, pour être vue du peuple. Les personnes de la première qualité ne purent entrer dans cette salle parce que le peuple en occupait les avenues. On ne me donnait pas le loisir d'èntendre la messe (!) ni de prendre mes repas. Il faisait extrêmement chaud (mai-juin) et la foule. augmentait tellement la chaleur que je tombai en défaillance et même en pâmoison sur les carreaux.
L'on parlait à peine jusque-là de l'onguent miraculeux.
La savante progression de la mise en scène le voulait ainsi; pour la foule, les stigmates suffisaient. Ne convenait-il pas de réserver cette primeur à M. le Cardinal et à la famille royale? Je recommande aux biographes de Richelieu la page suivante : Mgr le cardinal de Richelieu s'était rendu notre protecteur et il nous avait rendu de bons offices dans la possession. Il était absent lorsque nous arrivâmes à Paris. (mais) il manda de Compiègne, où il était, que nous n'en sortissions pas et que nous l'y attendissions.
Audience lui fut donnée à Rueil, le mercredi de la Pentecôte.
Mgr le cardinal ayant été saigné ce jour-là, toutes les portes du château de Ruel furent fermées, même aux évêques et aux maréchaux de France. Cependant - nous fumes introduites. On
nous conduisit par son ordre dans une salle où le dîner était préparé. Il était magnifique et nous fûmes servis par ses pages.
Sur la fin du dîner, Mgr le cardinal fit appeler M. de Laubardemont et lui demanda s'il n'y avait point d'indécence qu'il nous saluât étant au lit, craignant que cela nous fît de la peine.
Il l'assura que non ; il nous vint quérir de sa part.
Nous allâmes proche de son lit ; nous nous mîmes à genoux pour recevoir sa bénédiction. Je demeurai dans cette posture pour lui parler. Il ne le voulut pas. me fit donner un fauteuil et m'y fit asseoir.
Il lui dit mille bonnes paroles, « avec une grâce ravis-
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sante et beaucoup de douceur ». Elle répondit fort bien, moitié grande dame, moitié humble religieuse. Il me fit approcher de lui pour voir ma main de plus près ; l'ayant regardée avec beaucoup d'attention, il dit ces paroles : « Voilà qui est admirable ! »
Là-dessus, M. de Laubardemont prit la parole et parla de l'onction que saint Joseph avait faite sur moi, dont j'avais été guérie. On lui fit voir le morceau de la chemise sur laquelle la dite onction avait été faite. Avant que de la prendre en ses mains, quoiqu'il fut malade, il découvrit sa tête, il la flaira et baisa par deux fois, disant : « Cela sent parfaitement bon ».
Elle eut plus de difficultés à parvenir jusqu'à Saint-Germain. La reine était grosse de six mois et l'on craignait pour elle les émotions trop vives. Richelieu lui-même ne savait que décider. Enfin après de longues tractations, la visite fut décidée. Et ce fut charmant. Jeanne s'excusant de n'être pas venue plus tôt, sur « les craintes que plusieurs avaient que Sa Majesté ne reçût quelque incommodité de sa présence », la Reine répondit en riant : « Ce n'est pas moi qui ai eu peur, mais le Roi ».
Ce joli rire fait plaisir à entendre.
La Reine, m'ayant fait asseoir, me fit plusieurs questions : et sur ce que je lui racontais ce qui s'était passé dans la possession de plus effroyable, la Reine les entendait avec plaisir, disant : « J'ai de la joie à entendre ces choses : je n'en ai pas de peur. H Longue harangue, très habile et où rien d'utile ne fut oublié, pas même la détresse temporelle du couvent de Loudun. « Voilà, madame, un petit crayon de ce que nous avons souffert. » Entre le Roi. Nouvelle conversation d' « une bonne heure ».
Il alla lui-même chercher dans la chambre de la Reine quelques personnes qui s'étaient depuis longtemps déclarées
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ennemies. de la vérité de la possession, jusqu'à nous faire passer. pour des trompeuses et des magiciennes. Le Roi pour les détromper, prit ma main. « Que dites-vous à cela? »
Ces gens ne voulurent pas se rendre. Je n'ai jamais déclaré le nom de ces Messieurs par un principe de charité 1
Entre « ces Messieurs » et les autres, plus nombreux, semble-t-il, qui s'inclinaient pieusement devant la merveille, j'ai déjà dit que nous ne chercherions pas à décider. Comment d'ailleurs pourrions-nous le faire, en l'absence de tout document sérieux ? Nous ne savons pas au juste quelle apparence présentait la main gauche de Jeanne des Anges et, pour les miracles, attribués à la « relique de saint Joseph », je ne crois pas qu'ils aient été soumis à une enquête canonique. Mais ces questions sont pour nous tout à fait secondaires. Devons-nous classer Jeanne des Anges parmi les vrais, ou parmi les faux mystiques, cela seul nous intéresse dans ce présent chapitre et, si je ne me trompe, la relation que Jeanne nous a laissée de sa tournée triomphale confirme à ce sujet nos inductions, ou si l'on veut, nos impressions antérieures. Même convertie, cette femme'nous demeure suspecte. Nous ne l'accusons pas d'imposture. Nous remarquons simplement qu'elle n'est pas humble, qu'elle n'a pas l'accent des saints. Ajoutons qu'on semble avoir pris à tâche de canoniser, pour ainsi dire, son illusion. De Loudun en Savoie par Paris, Lyon, Grenoble et Cham-
(î-) Dans l'entourage de Richelieu, il y avait eu des scènes du même genre. « Quelques-uns de la cour proposèrent à M. le Cardinal de faire envelopper ma main dans un gant et de la cacheter de son sceau, ce qu'il désapprouva, disant « ce serait tenter Dieu » (Legué, op. cit. p. 224).
Plusieurs aussi « désapprouvèrent cette onction, disant qu'il ne venait rien de sensible et de réel du côté du ciel ». A quoi l'on répondait parl'épée de Jérémie et par la sainte ampoule. Cf. de curieux détails sur les expériences tentées par de savants chirurgiens sur l'ordre de Laubardemont (pp. 238239). A Lyon, le cardinal Alphonse de Richelieu « voulut effacer les noms imprimés sur ma main avec des ciseaux. Je pris la liberté de lui dire : « Monseigneur, vous me faites souffrir », et il fit appeler un chirurgien pour faire raser ces noms. Je m'y opposai et lui dis : « Monseigneur, je n'ai point ordre. de mes supérieurs de souffrir ces é preuves ». Mgr le cardinal me demanda qui étaient ces supérieurs. Je lui répondis : « Monseigneur, c'est M. le cardinal de Richelieu, votre frère. », p. 243.
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béry; d'Annecy à Loudun, par Roanne, Moulins et Paris; évêques, docteurs, religieux de tous les Ordres, Mme de Chantal en Savoie, Mme de Montmorency à Moulins, Jeanne s'est vue admirée, caressée, écoutée, vénérée par toute la France. A pareille épreuve, une beaucoup moins vaniteuse que la Prieure de Loudun, aurait perdu l'équilibre.
Étrange histoire qui, de la première à la dernière page, semble un défi au bon sens et au sens chrétien. Deux siècles plus tard, les catholiques de tous les pays rediront avec dévotion et tendresse le nom d'une autre voyante, mais quand les innombrables pèlerins arriveront au bord du Gave, Bernadette de Lourdes ne sera pas là pour les recevoir.
Après Rueil et Saint-Germain, la relation de ce féerique voyage devient moins pittoresque. C'est toujours le même empressement de la part des foules, et de la part de Jeanne, la même fatuité sereine. Entraînée par ce tourbillon de gloire, et incapable, pour l'instant, de réfléchir sur elle-même, de sentir le vide et le demi-mensonge d'un tel éclat, elle aura été, pendant ces quelques mois, pleinement heureuse. Peu à peu l'affaire de Loudun passa de mode.
La Prieure sut néanmoins conserver et administrer son prestige, d'ailleurs toujours et de plus en plus discuté.
Bien des sages s'étaient ressaisis. On se rappelle cet évê- que breton confiant à une contemplative authentique, Mme du Houx, la mission d'examiner sérieusement la douteuse sainteté de Jeanne des Anges. Mais celle-ci gardait encore nombre de fidèles, surtout parmi ceux qui pouvaient la voir de près. A distance, et par lettres, elle avait moins de puissance. Elle avait bien pu apprendre à la perfection les gestes des saints, elle ignorerait toujours leur style. Et puis, l'âge venu, il lui arrivait de commettre des maladresses. Trop sûre d'elle-même, elle se mêlait de diriger tout le monde et jusqu'à ses propres maîtres. Le P. Surin, croyant avoir à se plaindre du P. Bastide, Jeanne intervient.
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La Mère des Anges, écrit-il, qui savait mon angoisse, me manda que je devais quitter ce directeur et en prendre un autre, qu'elle avait consulté son saint ange i.
Dans sa candeur aveuglée, il trouvait cela tout simple, mais d'autres levaient les épaules et trouvaient cette ancienne possédée bien outrecuidante. On tâchait d'ouvrir les yeux au P. Surin, mais celui-ci la défendait de son mieux. Nous avons de lui à elle sur ce sujet une lettre curieuse.
22 janvier 1659. Un ecclésiastique constitué en dignité, s'est plaint à moi de votre conduite, ma très chère fille, que vous tenez comme un bureau d'adresse ouvert à tout le monde, où l'on vient demander ce qu'on désire savoir par le moyen de votre bon ange; que vous le consultez sur toutes sortes de choses, et même sur les mariages, sur les procès et les autres affaires temporelles, et que vous débitez ensuite les réponses que vous en recevez. On dit que cela est contraire à l'ordre que Dieu a établi pour notre conduite ordinaire, à quoi la raison et la foi suffisent, et parce qu'on a dit que je n'approuvais point cela, j'ai répondu qu'à la vérité je ne m'étais point adressé à vous, pour savoir rien en particulier de votre saint Ange2; mais que je n'avais point appris que vous eussiez fait aucune chose contraire à ce qui se peut légitimement faire, il commence à faiblir, à biaiser un peu, et que j'estimais, que sans choquer les règles de la foi, on pouvait en de certaines occasions tirer lumière des voies extraordinaires dont il paraît que Dieu est l'auteur.
Je vous prie, ma chère fille, d'avoir soin qu'au regard des demandes que vous pouvez faire à votre saint ange, il ne se fasse rien qui semble satisfaire la curiosité de l'esprit humain, ni qui puisse préjudicier à la loi commune de tous les chrétiens.
Il est vrai que le Père Bastide m'a souvent voulu persuader qu'il serait bon de rompre le commerce que vous avez avec votre saint Ange; mais je trouve que ce bon Père. pousse dans l'excès sa doctrine de résister aux choses extraordinaires.
(1) Le Triomphe., p. 313.
(2) Il avait bien prié Jeanne de consulter son bon ange, mais non pas de lui demander des prophéties.
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Pour moi, je pense que par elles Dieu fait souvent de grands biens aux âmes et que c'est une voie qu'il a établie à l'égard de quelques-unes et qui leur est très avantageuse1.
Et il continue, effaçant ainsi la timide observation qu'on l'avait prié de faire. La réponse de Jeanne est d'une belle dextérité. Elle remercie « de la grande miséricorde » qu'on lui fait de l'avertir, elle proteste qu'elle observera fidèlement tout ce que le P. Surin daignera lui prescrire.
Ce disant, elle sait bien qu'elle ne s'engage pas beaucoup.
Quant au passé, je vous dirai simplement comment je me suis comportée à l'égard des choses qu'on m'a priée de recommander à mon saint ange. J'ai tâché, lorsque j'en ai eu le souvenir,
elle attache si peu d'importance à ces choses, elle les oublie si vite!
de lui présenter les besoins des personnes qui s'étaient adressées à moi et je l'ai prié, selon les volontés de Dieu, de leur donner lumière. Quelquefois il a eu la charité de répondre en peu de mots ce qu'ils devaient faire. D'autres fois, il m'a semblé que je recevais quelque lumière qui me donnait jour à l'affaire proposée, et j'ai donné la réponse comme un sentiment que j'avais eu. Quelquefois on m'a témoigné que Dieu n'avait pas agréable de répondre.
Je n'ai jamais rien proposé que sous le bon plaisir de Dieu et avec un esprit très indifférent. Je ne sache pas l'avoir fait touchant des mariages et des procès, qu'en trois ou quatre occasions, et si vous jugez qu'il ne le faille pas faire, je ne le ferai jamais ni pour l'un ni pour l'autre.
Si le Père Anginot, le Père Bastide et vous. jugez à propos que je m'oppose aux visites de mon saint ange et au renouvellement des saints noms que je porte sur ma main, je suis toute prête à le faire.
Elle sait bien qu'il ne lui demandera jamais rien de pareil.
(I) Lettres spirituelles du R. P. Surin, I, pp. 346-348.
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Oui, mon bon Père, je vous assure que je suis toute disposée.
car mon Dieu sait que je ne veux que lui et que tout le reste ne m'est rien.
Voyez donc avec ces bons Pères ce que le Saint-Esprit vous inspirera. Voyez si je dois m'abstenir de prier ce bienheureux esprit en faveur des personnes qui s'adressent à moi pour le bien de leur âme,
qui lui parle de cela ?
et si je dois rompre tout commerce avec lui.
Il avait déjà répondu à toutes ces questions. Mais, à la vérité, la lettre de Jeanne était pour un autre, moins accommodant et qu'il s'agissait de gagner.
Il y a longtemps que je n'ai écrit au très cher Père Anginot, je ne laisse pas de penser à lui devant Dieu. J'ai cru que vous lui pourriez communiquer de ce que je vous mande des dispositions de mon âme 1.
Malgré d'éminentes vertus, elle gardait jusqu'au bout un je ne sais quoi d'équivoque et elle le sentait bien. Trop lucide pour vivre sans remords ou du moins sans inquié- tude, elle ne distinguait plus exactement ce qui chez elle était illusion et ce qui venait de la grâce. Lassée de tant de feintes, les paroles rassurantes de ceux qu'elle avait si profondément séduits, du P. Surin par exemple, redoublaient sa peine. Elle avait soif de franchise et elle ne savait plus être franche. Seule une femme pouvait maintenant déchiffrer l'ancienne simulatrice devenue visionnaire, l'expliquer à elle-même, l'habituer à regarder sa propre vérité bien en face et à remettre ce lourd passé confus entre les mains de la divine miséricorde. Jeanne des Anges n'avait pas mortellement péché contre la lumière. Pour l'assister dans ses derniers troubles, Dieu lui envoya une âme lumineuse, Mm0 du Houx. Ce fut l'expiation, le rachat suprême.
Avec celle-là, Jeanne eût bientôt vu qu'elle ne réussirait
(1) Lettres spirituelles du R. P. Surin., I, pp. 351-355.
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pas à contrefaire la sainte. Les autres, prêtres, religieux, lui parlaient de ses victoires sur les démons et du baume de saint Joseph; avidement ils contemplaient ses glorieux stigmates; ils lui confiaient leurs plus intimes secrets.
Mmo du Houx ne fit rien de semblable et ne vit en elle qu'une pauvre âme à guérir de l'illusion, à pacifier, à sauver. La fausse mystique eut le rare courage d'accepter la direction de la vraie sainte ; elle l'appela souvent à Loudun où elle la gardait aussi longtemps que possible.
Neuf mois avant de mourir, elle lui fit signe et dès lors Mme du Houxne la quitta plus. Grâce à elle, Jeanne des Anges, enfin détachée de sa gloire d'emprunt et revêtue d'une parure infiniment plus solide, put dire, de tout son esprit et de tout son cœur, l'humble et confiante prière que lui dictait de loin le vieux compagnon de ses illusions évanouies.
Que votre créature mourante, vous rende, ô mon Dieu, une parfaite obéissance; qu'elle n'ait pas le moindre mouvement de vie que selon l'ordonnance que vous avez prononcée dans votre conseil éternel. Quelque rigoureuses que puissent être les ordonnances de Dieu, j'ai un refuge assuré dans la personne adorable de mon sauveur Jésus-Christ.
Ainsi, par l'ordre de mon Créateur, je mets mon âme entre les mains de mon Rédempteur, afin qu'ayant été lavée dans son sang, je devienne agréable aux yeux de celui qui m'a tirée du néant. je le supplie très humblement de ne me considérer plus - selon ce que je suis en moi-même, ni comme revêtue de mes couleurs naturelles, mais selon ce que je suis en son Fils unique, et comme revêtue de ses mérites, de son innocence et de sa justice. Qu'il oublie ce que je suis et qu'il ne regarde en moi que Jésus-Christ. C'est là, mon Seigneur et mon Dieu, le seul titre en vertu duquel je veux paraître devant vous, n'étant de moi-même que péché et qu'abomination et n'ayant de mon fonds que la misère et que le néant1.
(I) Lettres spirituelles., pp. 433, 434. Après avoir pris connaissance de ce chapitre, un théologien très expert en matière d'exorcisme, veut bien m'assurer que la réalité des possessions de Loudun ne fait aucun doute.
Comme je le dois, je m'en rapporte. Je n'avais pas du reste à discuter cette question.
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CHAPITRE VI LE PÈRE SURIN ET LE MORALISME MYSTIQUE
I. L'agonie du P. Surin. — Les « deux âmes ». — « Dieu occupant un étage et le démon l'autre ». — Il se croit damné. — Ses confesseurs et ses supérieurs. — Surin et François de Sales. - « Il suffit que Dieu soit Dieu ».
II. Il continue son apostolat malgré cette épreuve. — Le sermon chez les carmélites. — Son œuvre littéraire. - La dictée du « Catéchisme ».
- La main à la plume. — Vers la guérison. — L'esprit d'enfance. Dernières extravagances. — Le beau soir d'un triste jour. — Surin et le prince de Conti.
III. Surin et les adversaires du mysticisme dans la Compagnie. — Un mystique de combat. — Que dans ses ouvrages il fait trop de place à la controverse. — Origines lointaines de cette opposition aux mystiques ; la libido sciendi qui fait perdre le sens de Dieu. — « L'effort de l'entendement » et « la voie de l'amour ». — Le Saint-Esprit. — ; « Dilatation surnaturelle » de l'intelligence. — Les intellectualistes et
leurs « formes ». — La vraie mission du théologien et les limites de son domaine. — Les raisonneurs et les « visites de Dieu ». — De l'inintelligence au persiflage. — Saint Ignace et la « loi intérieure » de charité. ,- L'obscurité et l'apparente insignifiance des ouvrages mystiques.
- Non licet homini loqui. — Dabitur nosse cui dabitur experiri. Les adversaires du P. Surin et leur excuse. —Nul homme sensé « qui ose blâmer l'usage de la contemplation ». — Surin et l'indolence des faux mystiques.
IV. Surin et le style jésuite. — Emploi constant des termes les plus « ordinaires ». — Dangers du phébus prétendu mystique. — La pratique des vertus. — La bénignité. — La crainte et « le style de Dieu ». Pratiquer les vertus communes, mais en les dépassant, en leur donnant « le goût général » du pur amour. — « Le motif divin. assujétissant à soi tous les autres motifs ». — « L'ordre inférieur » et la perfection de l'amour. — L'envers ascétique de la contemplation. — Dénùment absolu. - Le dénûment et l'initiation mystique. — « Laissez opérer cette grandeur qui vous absorbe ».
V. La vie mystique elle-même tout abnégation. — La contemplation et « l'universelle vérité ». — De la métaphysique du pseudo-Denis à l'ascétisme. — La lettre à la vicomtesse de Roussille. — L'humanisme dévot et l'oraison aisée. — Paradoxe sur les distractions. — Toujours « la notion universelle » et le « goût confus » de Dieu. — Confusion apparente
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entre méditation et contemplation. — « Ne s'arrêter qu'aux raisons générales ». — Du brouillard à la lumière. - Lumen de caligine. —
La vie mystique offerte aux plus humbles. - Liberté et joie du mystique. — Surin et Saint-Cyran. — Le moralisme mystique. — La névrose et le génie du P. Surin.
1. « Représentez-vous un homme dont les tourments surpassent ce que l'on en peut penser; qui a enduré presque toute sa vie. qui a été crucifié au corps et à l'esprit, dans sa vie naturelle, civile et spirituelle; qui a souffert de la part des hommes, des démons et de Dieu même : voilà l'état du Père Surin, état qui renferme l'assemblage de toutes les croix 1. » Il a décrit lui-même, dans une lettre, devenue classique, les prodromes de cette agonie qui devait durer plus de vingt ans. En mai 1635, c'est-à-dire après avoir passé quatre ou cinq mois à Loudun, il mandait à son ami, le P. Doni d'Attichy, jésuite : • Il n'y a guère de personnes à qui je prenne plus de plaisir à raconter mes aventures qu'à Votre Révérence qui les écoute volontiers. Depuis (ma) dernière lettre. je suis tombé dans un état bien éloigné de ma prévoyance, mais qui est entièrement de la conduite de Dieu sur moi. Je suis. à Loudun. en perpétuelle conversation avec les diables. Les choses en sont venues si avant que Dieu a permis, comme je pense, à cause de mes péchés, ce qu'on n'a peut-être jamais vu dans l'Eglise, que, dans l'exercice de mon ministère, le diable passe du corps de la possédée dans le mien : Il ne dit pas que sa charité avait demandé cette substitution redoutable.
Je ne puis vous exprimer ce qui se passe en moi. et comme cet esprit s'unit au mien, sans m'ôter ni la liberté ni la connaissance de mon âme. Il se fait néanmoins comme un autre moi-même, en sorte que je suis comme si j'avais deux âmes, dont l'une est privée de l'usage de ses organes et se tient à l'écart, regardant faire celle qui a pris possession du corps, et
(I) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 158, 159.
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l'autre agit dans le corps comme si elle y était la maîtresse.
Je sens que l'esprit de Dieu et l'esprit du démon ont mon corps et mon âme comme champ de bataille, et que chacun y fait ses impressions. De la part du démon, ce sont des rages et des aversions de Dieu, qui me donnent un désir impétueux de me séparer de lui pour jamais; et en même temps, j'éprouve une grande douceur, une paix profonde, une joie céleste. D'un côté. il me semble que je souffre la damnation et que je suis percé des pointes d'un désespoir éternel, mais en même temps je me trouve plein de confiance en la bonté de JésusChrist.
Les tremblements qui me saisissent, lorsque le Saint-Sacrement m'est appliqué, (comme on le faisait alors pour les possédés) viennent, ce me semble, de l'horreur de sa présence. et en même temps d'une douce et cordiale révérence.
Ces deux mouvements me paraissent égaux et il est hors de mon pouvoir de les retenir. Je ne trouve jamais l'oraison plus facile et plus tranquille que pendant ces agitations1.
Mais tout cela n'était pour lui « qu'un jeu » en comparaison des peines qui l'attendaient. Pendant cette première période, en effet, (t son âme était comme retirée à l'écart dans la partie supérieure, regardant ce qui se passait dans l'autre et jouissant d'un profond repos dans la suprême région de l'esprit. Pour lors (donc) il éprouvait bien que sa volonté ne consentait pas à ce qui se passait dans sa partie inférieure, soit raisonnable, soitsensitive ». Ce n'était donc pas « la guerre cruelle » dont parle Racine, ces
(I) Le Triomphe. pp. 337-339. Cette analyse étant de première importance, en voici une autre version, citée par le P. de Bonniot (Le miracle et ses contrefaçons, p. 405) d'après les manuscrits de Surin : « Je distinguais pour lors fort clairement la différence des opérations de Dieu dans l'intérieur et du démon à l'extérieur. Par l'extérieur je n'entends pas le corps, mais la partie comme superficielle de l'âme, qui a des impressions souvent fort contraires à ce qui se passe au dedans, Dieu occupant un étage et le démon, l'autre. Tous les jours j'expérimentais ces deux états différents, l'âme passant de l'un dans l'autre, et parfois elle les avait tous deux ensemble. Parfois le démon jetait des cris d'une profonde douleur et du plus profond de l'âme venait un cri de joie et de résignation, et souvent un même cri venait des deux principes contraires, et un bras repoussait le Saint-Sacrement quand on me l'approchait, ne le pouvant souffrir par l'opération du démon, et soudain l'autre bras l'embrassait comme l'unique objet de son amour et de son respect ».
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« deux hommes », ces deux volontés entre lesquelles la victoire demeure incertaine. Bien que le mal l'enveloppât, l'obsédt et le pénétrât de toutes parts, le P. Surin était sensiblement convaincu, du moins à certaines heures, que Dieu ne l'avait pas abandonné, certitude qui aurait suffi à lui faire trouve douces de plus affreuses tortures.
Mais peu à peu cette lumière disparut. Il ne pouvait plus distinguer ces deux régions de son âme et il se croyait formellement coupable de toutes les imaginations, de tous les désirs qui occupaient ses puissances inférieures.
Il en vint à penser, mais sans relâche, qu'il était réprouvé de Dieu « et qu'il était tombé dans cet état par quelques péchés secrets Les démons ne se contentèrent pas de le tourmenter de cette peine par leurs impressions malignes; l'un d'eux lui apparut, sous la forme de NotreSeigneur, lui prononçant sa sentence de réprobation.
Quelle étrange peine dans cet état ! Il était tout pénétré d'une haute et divine notion de l'amabilité de Dieu dans son fond; quoiqu'il ne s'en aperçût pas, il portait une inclination très puissante à l'aimer, et en même temps, il croyait qu'il ne l'aimerait jamais : c'est ce qui le faisait fondre en larmes. A peine cette tentation le quittait-elle, soit le jour, soit la nuit. Il en était poursuivi jusqu'à être tenté de se tuer 1. » Avec cela, muet pendant des semaines entières, paralysé de tous ses membres, « à peine avait-il l'usage de ses mains. Il fut pendant quinze ans (?) qu'il ne pouvait pas regarder distinctement les choses et réduit à être de cette sorte dans une chambre. Les démons lui faisaient faire toutes sortes d'extravagances extérieures qui donnaient un juste sujet de croire qu'il était fou. Et l'usage parfait de la raison, qui lui est demeuré, ne servait qu'à le rendre plus misérable, par la connaissance qu'il lui donnait des mépris et des rebuts que l'on avait pour lui. Il souffrait, non seulement des personnes sans
(I) « J'ai porté sept ou huit ans, dit-il lui-même, l'impression de me tuer. »
Le Triomphe. p. 341.
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vertu ou d'une vertu commune, mais, ce qui est une des plus grandes peines, il souffrait des plus grand s serviteurs de Dieu, qui ne connaissaient pas ses états 1 ».
J'étais toujours après mes supérieurs et les autres jésuites, écrit-il lui-même, pour leur rebattre les oreilles de ce que j'avais dans l'âme et j'éprouvais la vérité de ce que dit sainte Thérèse, qu'il n'y a point de peine plus grande ni plus insupportable que celle de tomber entre les mains d'un confesseur timide et trop prudent2.
Si clairvoyants, si prompts à découvrir l'illusion chez les faux mystiques, il est déconcertant que la plupart des jésuites de cette époque aient pris au serieux les vaines terreurs de ce faux damné.
Un (Père) de grande autorité (le célèbre et saint Père Jacquinot) voulut entendre toute ma confession. Je me rompais la tête à force de rechercher et d'éplucher ma conscience, n'étant point capable en ce temps-là d'application à cause de la faiblesse de mon cerveau. Le pis est que je n'avais confiance qu'en ceux qui prenaient ainsi les choses de travers. Véritablement c'est une terrible chose. car l'âme, ainsi affaiblie, parle comme si elle était dans le sens le plus sérieux du monde et le confesseur, qui ne peut discerner le principe qui la fait agir, au lieu de la guérir de ses misères, l'y enfonce encore davantage. -' Il n'y avait qu'un Père qui eût connu mon état durant tout le temps de ma peine (le P. Bastide), et se moquant de ce que disaient les autres, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me fortifier. Mais le croyant dans l'illusion, je le fuyais. et me défiais de lui comme d'un trompeur.
Cet (autre) Père dont j'ai parlé et à qui j'avais fait ma confession générale. me confirma tellement dans mon imagination qu'après ce qu'il me dit, je ne faisais nul doute que je ne fusse damné. A la vérité, il ne me le dit pas absolument, mais croyant que les choses étaient telles que je les lui avais confessées, que j'avais vécu en péché mortel depuis plus de vingt ans. il me plongea dans une mer d'angoisse. Tous ceux à
(I) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 159-163.
(2) Le Triomphe. p. 257.
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qui j'avais recours, m'en disaient autant et un d'eux, homme grave et fort avancé, soutenait qu'il y avait dans mon fait un secret jugement de Dieu, qui m'avait voulu abaisser, parce que j'avais voulu trop m'élever. D'autres ajoutaient que je n'avais pas l'esprit de la (Compagnie). et qu'ayant voulu prendre des ailes de contemplatif, Dieu avait permis que je fusse humilié dans cette route spirituelle où tant de gens se perdent. Le seul Père qui connaissait mon état, n'ayant aucun crédit sur mon esprit, mon mal était sans aucun remède humain, afin que tout dépendît de la divine miséricorde Il ne faut pas que le disciple soit mieux traité que le Maître. Et cum iniquis reputatus est. Comme Jésus devant les princes des prêtres, le P. Surin passera longtemps auprès de plusieurs de ses frères pour un blasphémateur et pour un maudit. Et sans doute, à l'heure même où ils n'osent pas l'absoudre, ils le croient fou; mais dominé par les cruels préjugés de cette époque, sa folie même le condamne à leurs yeux. C'est Dieu qui châtie par là quelque faute secrète et qui veut humilier un spirituel orgueilleux.
L'Assemblée provinciale s'étant tenue à Bordeaux, le Recteur de Saintes (P. Bastide) s'y trouva. C'était ce Père dont j'ai parlé, qui soutenait devant tous et contre tous que mon état n'était qu'une épreuve de Dieu par les opérations des démons, que ce mal passerait et que je jouirais un jour de la paix. Comme il était un des consulteurs de l'Assemblée, il y prit mon parti hardiment et sans respect humain, selon sa coutume, quoiqu'on se moquât de lui, comme d'un homme .qui ramenait tout au surnaturel et qui faisait mystère de toutes choses 2.
Si les élites jugent de la sorte, et le plus innocemment du monde, que sera-ce de la foule ? Ainsi va, constamment hâtée par l'esprit divin, constamment retardée par la sottise des hommes, cette lamentable et merveilleuse chose que nous appelons le progrès. Paraisse aujourd'hui un
(I) Le Triomphe. pp. 257-209.
(2) Ib., p. 263.
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nouveau Père Surin, il ne se trouverait plus, je l'espère, qu'un nombre infiniment petit de directeurs, capables de rudoyer ce pauvre malade et de condamner ce vrai saint.
D'autres Pères, plus sensés mais d'une égale maladresse, le fatiguaient de leurs arguments :
Quand le Père Martinot me disait qu'il avait prouvé dans ses écrits qu'on ne peut être damné dans cette vie, ou que quelque autre docteur me le soutenait, toutes leurs raisons me semblaient de paille1.
Ces prêtres si distingués, si vertueux, avaient encore beaucoup à apprendre. Tant il est vrai que la direction est le plus rare, le plus difficile de tous les arts! Lorsqu'un homme est ainsi torturé par une idée fixe, au lieu de discuter avec lui, il faut entrer dans son jeu, si l'on peut ainsi parler et faire concourir à sa guérison ses hallucinations elles-mêmes. La grâce n'agit pas autrement.
Le jeune François de Sales se croit-il prédestiné à l'enfer, une invitation céleste l'invite à s'incliner généreusement devant cette sentence, d'ailleurs illusoire. S'il doit glorifier la seule justice de Dieu par sa damnation, il accepte de plein gré la fin qui lui est assignée dans les décrets éternels, d'autant plus décidé à « servir Dieu de toutes ses forces durant sa vie et avec d'autant plus d'affection qu'il lui semblait qu'il n'en aurait pas le pouvoir pour l'éternité 2 ». Ainsi fera le P. Surin. Il ne peut plus prétendre à aucun bien pour lui, de quelque côté qu'il jette les yeux, soit vers le ciel, soit sur la terre : tout est perdu pour lui, à ce qu'il s'imagine. Mais il suffit à cette âme héroïque que Dieu reste. « Tous nos intérêts sont perdus, dit-il, il n'y a plus rien à faire; mais l'intérêt de Dieu subsiste, il faut travailler pour le divin intérêt. Mes péchés ont mérité que je sois condamné aux enfers où il n'y a plus d'amour. » Et là-dessus, les torrents de
(I) Le Triomphe. p. 251.
(2) Cf. Humanisme dévot, pp. 86-91. 1
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larmes lui coulaient des yeux. « Mais non, poursuivaitil, cela ne m'ôtera rien. du service que je dois à mon grand Maître. Si nous ne le pouvons aimer, travaillons le reste de nos jours à le faire aimer. » Et il a laissé par écrit « que jamais il n'a eu un plus grand désir que Dieu fût honoré et aimé1. » « Il suffit que Dieu soit Dieu, s'écriaitil encore, pour qu'il soit digne de nos services2. » C'est ainsi que Dieu fait tourner à sa gloire jusqu'aux extravagances des saints. Assurément le P. Surin déraisonne lorsqu'il se voit à jamais exclu du ciel, mais il redevient homme dès que, s'oubliant lui-même, il veut magnifier son juge autant et plus que ne le firent jamais ceux que stimule l'espoir d'une récompense éternelle. Il n'y a pas trace d'illusion dans ce pur amour qui se fonde, en quel- 'j que sorte, sur une illusion. Bossuet lui-même l'a reconnu 3.
, II. On aura bien deviné qu'il faut lire avec précaution les plaintes du P. Surin. Il est tout à fait sincère, mais, sans le vouloir, peut-être romance-t-il plus ou moins la conduite de ceux qui l'ont fait souffrir et qui ne sont plus là pour se défendre. De ses vingt années de détresse, il n'a retenu que les heures les plus noires. Nulle rancune chez lui et pas le moindre soupçon d'amertume. Il veut seulement et à bon droit que cette douloureuse expérience éclaire les directeurs de l'avenir. Ne lui demandez pas néanmoins de peser froidement le pour et le contre et de maîtriser ses impressions. Je' croirais de même assez volontiers qu'il exagère quelque peu, sinon l'acuité, du moins la continuité de sa longue épreuve. Parfois, souvent peut-être, son état diminuait de violence. Il devait alors se gouverner à peu près comme tout le monde et jouir en paix des nombreux privilèges que lui accordait la bienveillance des supérieurs. Des religieux moins considérables auraient eu moins de liberté. En dehors de ses
(I) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 119, 120.
(2) Bouix, préface du Traité inédit.
(3) Bossuet-Lachat, t. XIX, pp. 448, 449.
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crises, il sortait beaucoup, il allait où il voulait. Connu, aimé, vénéré de tous, malgré les innocentes bizarreries qui lui échappaient, il continuait à diriger les âmes comme si de rien n'eût été.
Il se présente à nous, écrit-il, des troupes de voyageurs pour être conduits au pays du pur amour. Mais nous ne choisissons que des personnes déterminées à tout souffrir 1.
Il écrivait régulièrement à une foule de personnes. Il catéchisait les enfants et les villageois; « une de ses visites ordinaires était aux hôpitaux »2. Pour tout dire en un mot, on lui permettait de prêcher.
« Durant trente ans (?), ce lui fut une grande préparation que l'espace d'environ un demi-quart d'heure pour monter en chaire. Un jour, étant de retour à Bordeaux, la veille du premier dimanche de l'Avent, il fut prié, dès qu'on le sut, de prêcher les dimanches et les jeudis dans une paroisse de la ville, et le reste de la semaine dans quatre monastères. Dans un pareil engagement et si prompt, il voulut lire quelque chose des discours qu'il avait composés autrefois. Mais ils ne lui servirent de rien, ce qui lui fit mettre sa confiance en Dieu, et par un mouvement de l'esprit de Notre-Seigneur, il jeta tous ses sermons au feu.
Dans ce moment, il se trouva dans une grande dilatation de cœur et rempli de grands desseins et d'une abondance de pensées animées par quantité de mouvements.
« Une autre fois, dans le temps qu'il était accablé de ses peines, étant dans l'église des Carmélites le jour de l'Épi- phanie, il se trouva un grand concours du beau monde à cause d'une princesse (Mme de Longueville) qui y était venue pour entendre le sermon qu'un abbé devait faire.
Lorsque (celui-ci) devait monter en chaire, il manda qu'il ne pouvait prêcher. On achevait vêpres ; les carmélites, l'ayant appris par une tourière du dehors, se trou-
(I) Lettres spirituelles,II, 4.
(2) Boudon-Bouix, p. 11S.
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vèrent fort en peine ; mais la tourière leur ayant dit que le P. Surin était à l'église, elles l'envoyèrent prier de suppléer le prédicateur, ce qu'il accepta sans difficulté. Il monta en chaire, n'ayant point d'autre temps pour se préparer que celui de prendre le surplis. Quoiqu'il eût l'esprit abîmé dans un océan de peines, il se trouva tout à
coup rempli du dessein de faire voir la petitesse des grands et l'abaissement qu'ils doivent porter aux pieds du saint Enfant Jésus. Il fit un sermon admirable, dont la princesse fut très édifiée, ainsi que le reste de l'auditoire 1. »
Cependant ces divers ministères ne suffisent pas à son zèle. « C'est à toutes les âmes et de siècle en siècle qu'il voudrait faire connaître et aimer Jésus-Christ et, dans ce but, au milieu du martyre le plus cruel, il compose ses ouvrages 2. »
Comme je brûlais aumilieu de toutes mes peines de contribuer en quelque chose à la gloire de mon Créateur, je ruminai fortement en mon esprit le moyen de faire connaître aux hommes la méthode de procéder à son service, suivant l'expérience que j'en avais eue dans la conduite des âmes possédées. C'est pourquoi, avant que de penser à rien faire mettre par écrit, parce que j'en avais perdu la facilité et que depuis plusieurs années je ne pouvais assez ordinairement faire le signe de la croix, je composai dans mon esprit le livre intitulé : Catéchisme spirituel. Après l'avoir composé et mis par ordre, je me sentis pressé de le dicter à quelqu'un. Je le dictai enfin à un prêtre qui venait me trouver un quart d'heure tous les jours, sans pouvoir presque m'en empêcher, et je le dictai mot à mot, comme je l'avais conçu dans mon esprit.
Il n'avait, assure-t-il, aucun dessein de publier cet ouvrage, et du reste, aucun espoir d'obtenir les approbations nécessaires.
Mais il fut bientôt imprimé, à mon insu, à Lyon, en Bretagne, à Paris et ailleurs.
(I) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 126, 128
(2) Bouix, préface du Traité inédit.
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Ce qui est remarquable. c'est que je le dictais tout entier au milieu des horreurs d'un homme qui souffrait comme s'il eut été en enfer; mais avec une telle vigueur de sens et une mémoire si heureuse, qu'il ne me souvient pas dans ma vie d'avoir fait une action avec plus de facilité. Quoique j'y parle de toutes les voies mystiques et même des peines intérieures par où j'avais passé, je ne m'imaginais pas que cela me regardât ni que je fusse un de ceux qui expérimentaient ces choses et passaient par ces états comme venant de Dieu. A présent même j'ai bien de la peine à me le persuader.
Activité sublime et douloureuse. On imagine sans peine la banale psychologie du prédicateur ou de l'écrivain religieux qui ne croient pas ce qu'ils enseignent. A celui-ci, plein de foi, manquait l'espérance. Comment, se demande M. Boudon, « comment un homme, tout obsédé du démon, qui lui liait l'imagination, et n'étant rempli que de pensées noires de l'enfer et de sentiments qu'il était damné, a-t-il pu parler si dignement des peines surnaturelles et donner des avis si judicieux à ceux qui les souffrent?
Comment ne se les appliquait-il pas à lui-même ? Il en donne la raison dans une lettre. Il dit « que la doctrine du Catéchisme spirituel coulait en lui comme un petit filet d'eau à travers un torrent de soufre ». Et de vrai, c'était une chose merveilleuse de lui voir dicter, dans l'état où il était, tant de saintes vérités, et garder même de l'ordre, comme il est aisé de voir par toutes les divisions qu'il fait 1 ».
Il remarque toutefois lui-même — et cela est aussi fort intéressant — que ce travail « causait dans son esprit quelque dilatation et quelques ouvertures pour les bonnes choses qui sont dans ces trois petits volumes » du Catéchisme. Qu'est-ce à dire sinon que, l'âge venu, il touchait à la fin de son épreuve? Dieu aidant, la composition de ces livres lumineux aura fini de le pacifier et de le guérir.
(1) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 128, 129.
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Après le Catéchisme il se mit à composer ses Dialogues spirituels.
Je dictai le premier (volume), comme j'avais fait mon catéchisme et mon esprit se dilatait dQ plus en plus. Je dictais plus longtemps. Sentant un jour une grande chaleur dans mon esprit pour produire mes pensées et souffrant de ce que mon écrivain tardait à venir, je pris avec impétuosité la plume, et quoique depuis dix-huit ans j'eusse si peu écrit que cela pouvait passer pour rien, j'écrivis deux ou trois pages, avec de tels caractères néanmoins qu'ils ne me semblaient pas formés de la main d'un homme, tant ils étaient confus. Dans ce même temps, un de mes amis m ayant mené chez lui à la campagne, je pris une plume qui était sur la table où nous avions dîné et, poursuivant mon ouvrage, j'écrivis sans discontinuer jusqu'au souper. Ainsi furent achevés les quatre, volumes de Dialogues spirituels qui seront ce que Dieu voudra 1.
Ces différents ouvrages ont dû être écrits ou dictés entre 1652 et 1658 ou 1659, date approximative de sa délivrance définitive2. Celle-ci fut immédiatement précédée par une singulière expérience que le P. Surin a fort bien décrite :
Entre les grandes faveurs que j'ai reçues de la divine bonté après mon état de peine, je compte celle de l'état de la sainte enfance. Car Jésus-Christ m'a donné cette impression d'innocence et de simplicité chrétienne, avec tant d'abondance, qu'ayant plus de (cinquante) ans, j'avais toutes les manières d'un enfant de trois ans. J'agissais envers Dieu comme un enfant agit avec son père. 0 J'avais surtout une si grande tendresse pour l'image de l'enfant Jésus que, quand j'en rencontrais de celles que l'on
(I) Le Triomphe. pp. 284, 287.
(2) Les dates précises nous manquent. Il y en a bien quelques-unes dans la correspondance, mais discutables. Ou l'éditeur n'a pas su lire tous les chiffres du manuscrit, ou l'imprimeur s'est permis plusieurs coquilles.
Voici néanmoins la courbe probable. La tentation de suicide qui a dû commencer vers 1636 ou 1637, a duré de dix à onze ans, mais la violence de cette obsession a dû décroître insensiblement. On peut en dire autant de la paralysie quasi générale. Les premiers indices de détente ont dû paraître vers 1649 ou 1650. C'est alors que le P. Surin se remet à catéchiser, à prêcher, puis à composer ses ouvrages.
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fait en bosse, je les caressais et les baisais d'une manière qui aurait dû m faire honte. Mais je n'y faisais point réflexion, agissant par une douce et ravissante impétuosité. Tout cela était absolument contraire à mon humeur qui est extrêmement sérieuse et à mon esprit qui s'occupe presque toujours de pensées profondes. De là on peut juger de l'étonnement où étaient.
nos Pères, quand ils me virent faire ces actions. Car comme la mélancolie de l'état précédent m'avait fait faire des choses ridicules (mais d'un ridicule sombre et sinistre). ils furent bien surpris de me voir en apparence dans une folie tout opposée à la première 1.
Cette nouvelle expérience fut du reste assez courte. Le Père la juge fort bien : Il y avait sans doute beaucoup de l'opération de Dieu dans cette enfance. Mais comme j'étais encore obsédé. le démon poussa les choses si loin que, ne pouvant retenir au dedans cet esprit de simplicité, il me faisait faire beaucoup d'enfances qui ne conviennent pas à la qualité de prêtre et de prédicateur.
Comme je n'avais pas la tête assez forte, je ne pouvais faire le discernement des deux esprits qui agissaient en moi ; et comme je ne trouvais point d'autre inconvénient, en suivant cet attrait, que de passer pour fou, à quoi j'étais accoutumé, en ayant depuis longtemps la réputation, je m'y abandonnais entièrement. Mais j'ai connu depuis que j'ai fait une grande faute et qu'il faut absolument se maintenir à l'extérieur dans les règles que prescrit la sagesse, et croire que l'esprit de Dieu a toujours une conduite judicieuse et ne veut rien de déréglé, surtout d'un homme obligé par état à travailler au salut des âmes.
Q D'où il tire un avis « très important » pour les personnes « à qui Dieu fait des grâces extraordinaires » : C'est de croire que le démon se mêle toujours dans les opérations qui ne sont pas ordinaires, et qu'il faut toujours en arrêter l'excès, parce que le démon pousse plus loin que la grâce ne veut, afin de jeter l'âme en quelque péril.
(I) Chez les oratoriens de Londres et notamment chez le P. Faber, il y eut, pendant les premières années de leur conversion, une crise analogue. Réaction contre le froid et la sécheresse de l'anglicanisme de ce temps-là.
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Le P. Surin oubliait jadis ce grand principe, lorsqu'il encourageait les folles exhibitions de Jeanne des Anges.
Car j'aurais pu agir avec Dieu dans cet esprit d'enfance qu'il lui avait plu de me donner, étant dans mon particulier. Je crois que c'était lui qui m'y portait ; mais ce fut le démon qui me porta à ne prendre aucune mesure. Pendant l'espace de plusieurs mois, je me suis senti pénétré de cet esprit de sim- plicité et dans la petitesse d'un véritable enfant. Cette grâce est ravissante ; elle tient l'âme dans un goût de Dieu si céleste, que la sagesse humaine est bien éloignée de le comprendre.
Mais ce bien, encore un coup, est un de ceux qu'on doit le plus cacher, conservant toujours au dehors une sagesse divine et humaine1.
Enfin délivré, les dernières années de sa vie ne furent qu'une longue extase. « Il écrit «que la joie du Seigneur venait à lui comme une mer qui se décharge dans un petit vaisseau et qu'ainsi il en regorge; en sorte que, si auparavant les flots de la colère de Dieu l'avaient comme submergé, pour lors il se trouvait tout inondé de ses divines consolations ». Il disait même « qu'il ne savait pas comment sa joie et sa paix pourraient s'augmenter sans en mourir ». Et écrivant dans une entière confiance à la Mère des Anges, il lui mande : « Il n'y a rien en moi que Dieu ne convertisse en l'attrait du pur amour, par cette joie qui est inexplicable et incompréhensible ; la vue. de la moindre chose..; me trans- porte. » S'il se mettait en retraite, il semblait que 1 tout le paradis lui tombait. Voici ce qu'il en écrit : « .Dès que je me suis présenté devant Dieu, il me sembla que les cataractes du ciel étaient ouvertes. Mon âme s'est trouvée toute blessée d'amour et. liée à Notre-Seigneur. Le mouvement qu'il me donne est bien fait pour me laisser abîmer en Dieu et y demeurer., comme perdu ». Il semblait qu'il était sorti d'une espèce d'en-
(I) Le Triôinohe pp. 353-355.
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fer pour entrer en paradis. Dieu, tout bon, prenait plaisir quelquefois à revêtir tous les objets qui se présentaient à ses yeux d'une beauté ravissante et à lui faire entendre des voix angéliques. Il a eu le don de prophétie. Il s'est vu investi de flammes sacrées et tout environné de clartés célestes qui paraissaient sensiblement aux yeux du corps. Enfin il lui semblait être dans la gloire 1. »
(I) Boudon-Bouix, pp. 172-175. Pour être complet je devrais étudier ici les principaux correspondants du P. Surin et, entre autres, la première présidente de Pontac. Mais ceci nous divertirait trop de l'essentiel de notre sujet. Je crois néanmoins devoir donner quelques renseignements sur les relations entre le P. Surin et le prince de Conti, lequel encombre, en quelque manière, l'histoire religieuse de ce temps-là.
Cependant son histoire propre est encore assez mal connue. Ce qu'en dit Sainte-Beuve (Port-Royal, V) ne suffit pas, Ce qu'en dit le récent biographe de Pavillon, pas davantage. (Et. Dejean, Un prélat janséniste au XVIIe siècle, Nicolas Pavillon., Paris, 1909). D'ailleurs c'est à peine si grâce à M. Auguste, la lumière commence à se faire sur l'abbé de Ciron à qui Pavillon avait confié la direction de Conti. La prochaine Histoire des Filles de l'enfance que nous promet M. Auguste ne pourra manquer de compléter l'histoire de Conti lui-même. A nous de rappeler que ce prince, cher aux jansénistes, fut intimement lié avec plusieurs jésuites, notamment avec Surin.
Les deux hommes ont dû se rencontrer, pour la première fois, pendant la fronde bordelaise. Conti s'installe à Bordeaux en avril 1652 et il y reste jusqu'au 24 juillet 1653. (Cf. une lettre du comte de Cosnac à M. Le Gouvello, le Pénitent breton, Pierre de Kériolet., Paris, 1910, pp. 4o4-4o5). A cette date le P. Surin n'était pas encore guéri, Conti, pas encore converti. Ils se virent pourtant. Il faut lire à ce sujet deux ou trois pages curieuses et quasi fantastiques du P. Rapin (Mémoires, II pp. 148151). Il nous parle « d'assemblées secrètes de dévotion », tenues dans le parloir du Carmel de Bordeaux, autour de Mme Surin, et où assistaient, avec un certain nombre de moines ligueurs, le prince de Conti, la duchesse de Longueville, la duchesse de La Rochefoucauld (Andrée de Vivonne, femme de l'auteur des Maximes), etc. Le prince y aurait introduit trois jésuites de ses amis, Surin, Baiole et Herbodeau. A l'insu de ces derniers et de Mme Surin, le vrai but de ces réunions aurait été d'organiser la fronde bordelaise et de fomenter le jansénisme. Ainsi présentée et malgré la part de vérité qu'elle contient, c'est une histoire à dormir debout et qui nous rappelle le roman de Bourgfontinc.
On nous dit expressement que les conjurés avaient un autre local pour leurs réunions. Alors pourquoi ce parloir ? Mme Surin aimait les jésuites.
Ni le P. Surin ni le P. Baiole n'ont eu d'intelligences avec le parti et le P. Herbodeau (plus tard provincial de Guienne) si peu que rien. Aux historiens de voir. Il y a là toutefois une piste intéressante. « La personne de confiance de qui j'ai su c)^ détail, écrit le P. Rapin, prétend que c'était là ce qu'il y eut de plus secret dans l'affaire de la guerre de Bordeaux ». Pour nous, seule doit nous occuper cette académie de dévotion qui servait « d'amusement à la curiosité du Prinee ».
A cette époque, le chef de la fronde bordelaise n'en était pas encore au cilice et à la campagne contre Molière. Cependant, au cours d'une grave maladie qu'il fit alors (juin-juillet 1652) il avait pensé à se convertir,
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III. Pour bien comprendre les ouvrages du P. Surin, pour en excuser les quelques outrances et pour ne rien perdre des plaisirs divers qu'ils nous promettent, il faut se rappeler que, jésuite lui-même jusqu'aux moelles, l'auteur, en écrivant, a presque toujours devant les yeux tels ou tels jésuites de sa connaissance et qui lui résistent, J'ai déjà dit qu'à l'intérieur de la Compagnie, et là plus
peut-être sous l'influence de Kériolet (cf. Le Gouvello, op. cit., pp. 246249). L'alerte passée, il avait repris son train de vie ordinaire, peu édifiant, comme l'on sait. Mais au siècle de Tartufe, il n'était pas inouï qu'au lendemain d'une orgie, on allât causer perfection chrétienne dans le parloir d'un couvent. Dilettantisme, travail secret de la grâce ? Quoi qu'il en soit, Conti, en pleine guerre de Bordeaux, a trouvé le temps de s'entretenir plusieurs fois avec les deux spirituels que nous avons nommés, les PP. Surin et Baiole. J'imagine que l'histoire de Loudun piquait sa curiosité et qu'il aura volontiers saisi l'occasion de questionner le héros de cette affaire. J'imagine aussi que la conversation de Surin n'aura pas manqué d'impressionner assez profondément cette conscience inquiète. Par là peut-être aura commencé la conversion de Conti, achevée deux ans plus tard par l'évêque d'Aleth. Nous savons du reste que le prince fera publier en 1660 le Catéchisme spirituel dont le manuscrit lui avait été communiqué ou par les fidèles de l'auteur, ou par le P. Surin lui-même. Le seul fait de cette communication indiquerait des relations assez intimes. Mais voici pins curieux. Dans sa dédicace à la princesse de Conti, l'éditeur d'une œuvre posthume de Surin — les Fondements de la vie spirituelle — s'exprime ainsi : « J'ai vu, madame, le grand et très pieux prince que le ciel vous a ôté, passer doucement trois heures entières à écouter ce serviteur de Dieu (Surin) qui parlait le langage des anges plutôt que des hommes. J'ai vu cet admirable' prince. ravi d'un entretien si divin, ne se pouvoir lasser d'en parler avec estime et très soigneux d'en pratiquer les conseils. « (Les Fondements, a. iiij.).
A quelle date placer cet entretien ? Très vraisemblablement* après la conversion du prince? Le comte de Cosnac et M. Le Gouvello qui ont discuté ce problème, au sujet d'un entretien plus ou moins analogue que le prince aurait eu avec Kériolet, disent qu'à partir de juillet 1653, Conti n'a plus séjourné à Bordeaux (cf. lettre du comte de Cosnac, citée plus haut). Ceci n'est pas tout à fait exact. D'après l'Inventaire sommaire des Registres de la Jurade, publié en 1916, le prince de Conti fit son entrée à Bordeaux, le 3 juin 1658 et il en repartit le 8 juillet, pour se rendre dans le haut pays. Sans quitter Bordeaux, Surin aurait pu voir le prince, pendant ces quatre ou cinq semaines. Il a pu aussi quitter Bordeaux et lui rendre visite. Il semble d'ailleurs' qu'ils se soient rencontrés plus d'une fois. Le P. Surin écrit le 17 mai 1662 (?) : « Il court ici depuis peu un bruit que (le gouvernement) de Guienne va ê redonné à Son Altesse (Conti). Ce nous serait une grande consolation. »
Il ajoutait en finissant : « Je ne sais si les domestiques de Son Altesse qui sont de ma connaissance, sont avec vous. Obligez-moi de leur faire mes très humbles recommandations, surtout à MM. Bertaud. Souffrez aussi que M. Le Picard trouve ici des marques de mon souvenir. Si Son Altesse repasse par Bordeaux, en s'en retournant à la Cour, nous aurons la satisfàction de voir tous ces Messieurs et ce nous sera une grande joie. » Lettres spirituelles, I, pp. 195-200. Précieu texte qui nous
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qu'ailleurs peut-être, le P. Lallemant et ses disciples se voyaient fort discutés. On se défiait de leur mysticisme, source possible d'illuminisme et d'anarchie. « On criera », laissez crier, avait dit le P. Lallemant. Mais Surin, bouillonnant de zèle, et dont l'esprit fermentait sans relâche, n'était pas homme à laisser crier. Il dut y avoir, il y eut certainement entre lui et ses frères d'interminables disputes. Seul dans sa cellule, il y retrouvait ses adversaires et les poursuivait à nouveau de ses arguments.
Ils l'entouraient, l'obsédaient encore, lorsqu'il dictait fiévreusement ses livres, destinés en partie à les convaincre. De là vient le caractère impétueux, agressif de plusieurs de ses chapitres. Les circonstances ont fait de ce débonnaire un mystique de combat. Pour l'historien et pour le profane, c'est tout bénéfice. Un peu de passion fait toujours notre affaire et plus encore dans ces sortes d'ouvrages. La relation sur le quiétisme n'est pas le moins lu des livres de Bossuet. Comment d'ailleurs pourrait-on se désintéresser d'un duel où se trouvent aux prises d'une part la majorité solide, pratique, d'autre part l'extrême droite, les mystiques de la Compagnie. Aussi bien, qu'on n'espère pas ou qu'on ne redoute pas de véritables violences. Surin est tout ensemble un gentilhomme et un saint. Toutefois, bien que très charitable, son insistance défensive et offensive me paraît assez fâcheuse. Les livres de Surin s'adressent aux communautés religieuses, au grand public, au sexe dévot. Est-il bon de révéler, à
montre Surin au mieux avec le petit monde qui gravite autour de Conti. Il dirigeait plusieurs de ces Messieurs, entre autre, le marquis de Fénelon.
Voilà qui peut-être le montrerait en relation avec la Compagnie du Saint-Sacrement. Il est amusant de voir qu'il ne s'entendait pas toujours avec le marquis. Subtil, comme sera plus tard son neveu, Fénelon soutenait qu'on peut se sanctifier à la Cour. Surin n'était pas de cet avis (cf.
Lettres, I, pp. 195-200). La lettre est de 1662. Trois ans plus tard, Surin fait allusion à ce débat. Il écrit à Mme de Pontac : « La maison où l'esprit du monde fait son séjour, c'est la Cour, et les vrais partisans du monde, quoi qu'en dise M. le marquis de Fénelon, sont les courtisans. »
(Lettres, I, p. 269). Si je me suis permis cette longue note, c'est pour montrer qu'en dehors de l'histoire de Loudun, une étude critique sur la vie du P. Surin présenterait beaucoup d'intérêt.
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ceux qui l'ignorent, que les vérités fondamentales de la vie spirituelle ne rallient pas tous les suffrages? Les apprentis mystiques n'ont déjà que trop de pente à se prendre pour des êtres d'exception. Ne leur apprenez pas qu'ils sont aussi des combattus, des suspects, des prédestinés au martyre. Quelques distinctions, glissées - dextrement d'ici et de là, auraient suffi à rassurer les doctes sans risques d'émouvoir les simples. Mais enfin, je dois le redire, le P. Surin ne se possède pas tout à fait. Il exagère une opposition d'ailleurs réelle. On sent chez lui une certaine impotentia, pour parler latin, et une tendance à l'idée fixe.
A Dieu ne plaise que je lui reproche quoi que ce soit. Nous montrerons bientôt que dans l'ensemble il reste merveilleusement sage. Il ne faut pas néanmoins que la sympathie que nous inspirent sa personne et ses idées, nous cache les menues imperfections de son œuvre.
Il ne s'étonne pas de voir un certain nombre de ses frères rebelles aux vérités mystiques. Leur égarement, qui vient de loin, s'explique sans peine. C'est pendant leurs longues années de formation qu'ils ont pris insensiblement le pli fatal et qu'ils se sont habitués à pécher contre la lumière. Cicéron et Virgile d'un côté, Aristote de l'autre, peu à peu les ont perdus : Dans l'étude des lettres, trouver goût à quelque auteur, par exemple, lisant Virgile, goûter la naïveté, le bon - sens et l'éloquence de cet auteur, n'est pas s'enfoncer dans l'étude avec désordre, mais. avoir une pensée ardente ; n'avoir repos jusqu'à ce qu'on ait le livre entre les mains ; passer les jours entiers, et souvent une partie des nuits; être pressé et tenté de quitter ses exercices de dévotion pour cela, c'est avoir un goût déréglé, incompatible avec le goût de Dieu. On verra parfois un homme ami de l'étude, quoiqu'il soit d'une profession sainte, aller avec grande ardeur vers sa chambre, marcher avec précipitation, fermer sa porte sur soi, puis s'en aller vers son cahier ouvert et se plonger dans la lecture avec une merveilleuse effusion. Les lignes qui suivent et que je souligne, ont effarouché
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la censure des jésuites. On ne les trouve que dans les éditions subreptices publiées du vivant du P. Surin et sans l'aveu de la Compagnie.
Vous diriez que cest comme quand un animal a aperçu Vabreuvoir : il redouble le pas et y étant arrivé, il se plonge dedans jusqu'aux yeux. Cette avidité si grande ne peut qu'ôter du cœur l'actuelle présence et goût de Dieu 1.
S'il n'y avait que cela, le mal ne serait pas sans remède, une sérieuse retraite leur aurait bientôt rendu la ferveur première. Le troisième an de saint Ignace n'a pas d'autre but. Malheureusement cette avidité, cette libido sciendi a vicié chez eux jusqu'au sources de la vie spirituelle. Elle leur a fait perdre, non pas seulement le goût, mais encore, si l'on peut dire, le sens de Dieu, atrophiant en quelque manière les délicates antennes qui donnent aux hommes le moyen d'atteindre le monde invisible et de correspondre avec lui. Cette faculté, la plus précieuse de toutes, ils en ont perdu l'usage ; bien plus, ils la tiennent désormais pour une maîtresse d'illusion, ils la critiquent, ils la raillent en conséquence. Cette inspiration dont parlent les mystiques est un leurre. Pour eux ils ne connaissent que la raison. C'est par elle seule qu'ils entendent prendre contact avec Dieu. Aristote règlera jusqu'à leur prière.
Nous voici au vif du débat.
Il arrive souvent que plusieurs, même des plus doctes, parce qu'ils SE SONT ACCOUTUMÉS A CONNAITRE LA VERITE PLUS PAR 'L'EF- FORT DE L'ENTENDEMENT QUE PAR LA VOIE DE L'AMOUR, il arrive,
(I) Catéchisme, II, pp. 364, 375. Cf. édition corrigée par le P. Fellon.
II, VII, XIII. Quand je citerai le Catéchisme, je renverrai souvent aux éditions correspondantes, je soulignerai parfois, dans le texte, les passages supprimés ou atténués. Ainsi ferai-je pour les Fondements, réédités par le P. Brignon. Cette comparaison curieuse au point de vue de l'histoire du goût, est tout à fait instructive au point de vue doctrinal. Les reviseurs ou plutôt les adaptateurs poussent jusqu'au ridicule l'horreur des images roturières et du mot propre. Mais c'étaient des hommes très intelligents - le premier du moins — et que la querelle du quiétisme avait rendus circonspects. Rien qu'à méditer les corrections du P. Fellon, l'on appren-
drait la théologie mystique.
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dis-je, qu'ils soupçonnent et tiennent pour imagination les instincts de la grâce et les touches du Saint-Esprit. Mais ils devraient considérer que c'est le Saint-Esprit qui conduit les cœurs, non tant par le raisonnement que par les simples lumières et instincts qu'il ne veut (du reste) pas être pris sur leur simple autorité mais. accompagnés d'humilité et de dépendance.
Il prévoit naturellement l'objection que des jésuites ne pourraient manquer de lui faire : que deviendra l'autorité des supérieurs ecclésiastiques ou religieux?
Le Saint-Esprit ne veut pas que ceux qu'il régit, si ce n'est en des occasions fort extraordinaires, lesquelles il rend toujours assez acceptables et qu'il manifeste à la fin comme étant de lui, il ne permet pas. qu'ils se passent de l'obéissance.
Mais nonobstant qu'il les soumette, il demeure au dedans le PRINCIPAL DIRECTEUR RÉGISSANT L'AME PAR SES MOUVEMENTS 1.
Oui ou non, croyez-vous au Saint-Esprit? Ou mieux
encore, pensez-vous qu'il ait abdiqué, abandonnant à nos facultés raisonnantes la régence de son Eglise ? Telle est, nette, franche, lumineuse, inexpugnable sa position de combat. On se rappelle que le P. Lallemant ne procédait pas d'une autre manière.
Pour entendre ceci, il faut savoir qu'il y a deux voies pour parvenir à la connaissance des choses que l'on appelle science.
La première voie est l'étude. Lire beaucoup, écouter les maîtres, prendre grand travail, par ce moyen les hommes se rendent véritablement savants. L'autre voie est en délaissant et se séparant de toute affection aux choses créées, s'approchant de Dieu et s'adonnant à l'oraison. Par là, insensiblement, l'âme.
se trouve instruite d'en haut, élevée à une haute connaissance de Dieu et des mystères de notre religion2.
(I) Traité inédit., pp. 188, 189.
(2) Il dit ailleurs : « Il y a quatre moyens, suivant la doctrine de saint Ignace, pour savoir la volonté de Dieu en ce monde. Le premier est la foi ; le second, l'obéissance ; le troisième, l'inspiration ; le quatrième la raison. L'inspiration est la lumière du Saint-Esprit. Lavoie de l'inspi- ration est plus noble que celle du raisonnement ». Il parle ici de la connaissance pratique, c'est-à-dire des différentes lumières qui peuvent nous
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Même les choses humaines et naturelles sont souvent découvertes, avec éclaircissement des secrets que les hommes estiment1. C'est pourtant chose rare que Dieu donne de telles connaissances naturelles à ceux qui sont entièrement ignorants aux choses humaines, quoiqu'il les instruise pour les choses surnaturelles. Car on voit des personnes idiotes et des femmelettes qui entendent fort bien les choses de Dieu par l'oraison. Mais communément cette lumière abondante se donne à ceux qui ont quelques ouvertures et commencements2. Ces personnes, par l'abnégation parfaite d'ellesmêmes, et par l'oraison, viennent à augmenter si fort leurs connaissances qu'elles sont dans les véritables notions des choses, tant naturelles que surnaturelles, et ont comme une fontaine de lumières sur toutes choses, qu'ils n'auraient pas sans le secours de Dieu, sans l'oraison et délaissement des créatures.
éclairer, lorsqu'il s'agit de « résoudre une affaire ». C'est pour cela qu'il mentionne « l'obéissance ». — Ce texte se trouve dans un petit livre intitulé : Pensées chrétiennes sur divers sujets de piété, par M. l'abbé de Choisy, Paris, 1690, pp. 93, 95. Or voici ce que dit Choisy dans sa préface : « J'ai tiré la plus.grande partie de ces Pensées, des manuscrits du P. Surin, jésuite, celui-là même qui a composé le Catéchisme spirituel et Les Fondements de la vie spirituelle, ouvrages dont un prince (Conti), plus grand encore par son esprit et par sa piété que par sa naissance, s'est servi si heureusement dans les derniers moments de sa vie, pour arriver à ce degré sublime de vertu où. etc., etc. » C'est vraisemblablement par les familiers de Conti et peut être par la princesse de Conti, que Choisy aura eu communication des manuscrits dont il parle. Il continue : « J'avoue qu'en lisant les ouvrages d'un si saint homme, j'ai été touché. j'ai pris la liberté d'y ajouter d'autres Pensées ». Celle que je viens de citer est manifestement de Surin, mais retouchée.
(1) « D. Comment se fait cette communication dans l'entendement ?
R. Par une participation que l'homme a de l'intelligence de Jésus-Christ, sentant bien, quand il se veut appliquer à quelque chose, qu'il se fait une communication de lumière, avec abondance de sagesse et de connaissance, même souvent pour les sciences naturelles. Si bien que l'homme sent, quand il est question de parler, qu'il se fait en son esprit une ouverture, comme d'un gros tuyau qui dégorge science et connaissance quasi sans limite, quoique cela se limite dans l'usage. Cette abondance est expliquée par ce qui est dit dans l'Ecriture : Tanquam imbres mittet eloquia sapientiæ suæ; et par ce que dit Notre-Seigneur : Qui credit in me, flumina de ventre ejus fluent aquse vivæ. » Catéchisme, I, p. 472 (VII, VIII).
(2) L'adaptateur des Fondements, le P. Brignon, fait ici, me semble-t-il.
un contre-sens. « Ces lumières, écrit-il, ne se donnent qu'à ceux qui ont pour cela quelque ouverture d'esprit et qui ont déjà commencé à goûter les choses de Dieu », p. 101. Il ne s'agit pas de cela, mais de « commencements » dans l'étude. Surin avait terminé assez rudement sa phrase sur le mot : commencement. Brignon a voulu plus d'harmonie. En général ses corrections sont beaucoup moins intéressantes que celles du Catéchisme spirituel par le P. Fellon.
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Ainsi, par exemple, les saints docteurs, Bonaventure, Thomas et peut-être Albert le Grand, ont plus pénétré dans le secret des sciences, au pied du Crucifix et par la dilatation surnaturelle de leur entendement, que pour avoir feuilleté les livres : car quoiqu'ils les lisent, ils ont, par l'infusion de la grâce, une intelligence plus forte que celle que la nature leur pourrait donner.
En revanche, le pur « intellectuel », j'allais dire le rationaliste, n'aura pas pour le regard des choses de Dieu la vraie lumière qu'il faut avoir. Il dira bien ce que l'école en dit et fera plusieurs discours qui donneront de l'admiration : mais il ne goûtera jamais les vérités. Pour les choses relevées et mystiques de la grâce, il les prendra à contre-sens et jugera bas et extravagant ce qui est très haut et très divin. Il appellera erreur tout ce qui ne peut entrer dans son intelligence.
Ainsi, quoique nous ne blâmions pas la philosophie, qui est très bonne, ni les philosophes, qui font fort bien de l'enseigner, néanmoins nous disons que, s'ils prétendent enfermer dans leurs formes tous les sentiments que le Saint-Esprit met dans les âmes saintes, ils se trouveront trompés1.
Ils parlent de ce qu'ils ignorent et la compétence leur manque, aussi longtemps du moins qu'ils ne se seront pas mis en état de recevoir « l'instruction d'en haut par l'infusion de l'esprit de Dieu. 2 » Ceux qui possèdent les sciences acquises, les ont par leur travail et par l'exercice de leur entendement, et se servent, s'ils sont théologiens, de la foi, à laquelle ils joignent leur raisonnement, et ainsi tirent des conclusions qui servent vraiment beaucoup à l'Eglise, qui se soutient par les docteurs,
(1) Les Fondements,.., pp. 85-90. Dans ce chapitre, le P. Surin commente les mots de l'Imitation : « Plus didicit in relinquendo omnia quam in, studendo subtilia ». Remarquons la traduction, peut-être tendancieuse que l'adaptateur Brignon donne de ce texte : « On profite davantage en quittant tout pour l'amour de moi qu'en étudiant et examinant à fond des questions curieuses ». Surin avait dit tout bonnement : « Il a plus appris en quittant toutes choses qu'en s'appliquant à l'étude des questions subtiles ».
(2) Ib., p. 295.
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desquels Dieu « guide les raisonnements. quand il est question du bien général de l'Église et des décisions de la foi ». C'est la part des théologiens, elle est assez belle et nul ne songe à la réduire. Le P. Surin pourrait ajouter mais cela va de soi — que les mêmes théologiens ont aussi le droit et le devoir de corriger, dans les écrits des mystiques, tout ce qui de près ou de loin s'opposerait à la foi chrétienne.
Mais, hors de là, le jugement de chaque docteur en particulier, quand il est question des choses de spiritualité, n'a pas grand fond pour illuminer et conseiller les âmes,
ce que « la science seule » donne en ces matières étant « fort peu de chose. au prix de l'intelligence donnée par les dons du Saint-Esprit ».
Cependant nous voyons que plusieurs savants prétendent qu'en vertu de leur science acquise, ils sont juges nés de toutes les choses spirituelles et mystiques et que ce qu'ils ne comprennent pas par leur science, ne peut être que des chimères1.
Ils ressemblent à un paysan qui, n'ayant jamais vu de microscope, nierait l'existence du monde microbien.
Ces gens de qui nous parlons, un peu trop, je le répète,
et à qui nous répondons, croient que toutes ces unions mystiques ne sont que des goûts de femmelettes, qu'elles ont avec
(I) Les Fondements., pp. 295-297. Le P. Surin ne dit pas assez nettement que toutes les formules employées par les mystiques, restent soumises au jugement des théologiens, experts jurés en matière de foi. Mais autre chose est telle ou telle formule, prise en soi, autre chose l'expérience que cette formule tâche de traduire. De l'inexactitude, même grave, de la formule, il ne suit pas nécessairement que l'expérience soit illusion.
D'où il suit qu'un théologien, à qui les choses mystiques sont étrangères, ne doit pas-se hâter de condamner ces expériences, lorsqu'elles sont rapportées par une personne sérieuse et sainte. Mutatis mutandis, c'est un peu le conflit entre le Cid et l'Académie. Puisque, à tort ou à raison, l'on admet un code poétique, l'Académie a qualité pour redresser les infractions commises contre les règles. Mais la poésie, en tant que poésie, lui échappe.
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quelques larmes de dévotion, et que sous des mots pompeux et illustres, on cache des sentiments vulgaires qu'ils ont euxmêmes. (mais) qu'ils ne font point valoir comme les mystiques, qui ont des beaux mots pour dire des choses communes. Mais ils se trompent prodigieusement. Car les unions surnaturelles. sont des participations très hautes de Dieu, ce sont ces plénitudes dont parle saint Paul : Ut impleamini in omnem plenitudinem Dei1. Ce sont des biens de grâce et de vérité qui remplissent l'esprit d'autres lumières que celles que donne l'Ecole ; d'autres goûts et sentiments que Dieu donne communément aux imparfaits. Ce sont les vraies faveurs qui mènent à la sainteté
et qui en découlent2. Ayant mis le doigt sur le point sensible, il va débrider la plaie. Avant de ridiculiser les contemplatifs, que leurs adversaires s'examinent euxmêmes :
(Ils) sont de bonne conscience en plusieurs choses. mais ont grand' appui en leur doctrine et raisonnement, et pour cela ne sont pas dans le goût de Dieu et ne participent à ses visites. Ce sont des gens qui font grande estime de leurs lumières et croient que pour bien approcher de Dieu. il n'y a que de raisonner comme les philosophes. Ils trouvent toujours à
(I) Le P. Surin revient sans cesse à cet argument : « Le principal instinct de cette loi est de chercher Dieu en tout et de remplir sa vie de lui, conformément à cette parole de saint Paul aux Ephésiens : ut impleamini in omnem plenitudinem Dei. Il serait bon d'écouter le texte entier. «. Je fléchis les genoux devant Dieu. afin que selon les richesses de sa gloire, il vous communique la vertu pour vous fortifier dans l'homme intérieur, afin que Jésus-Christ habite par la foi dans vos cœurs, et qu'étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la longueur et la largeur, la hauteur et la profondeur. afin que vous soyez remplis de Dieu avec toute plénitude ». Ceux qui ont tant de peine à souffrir les termes extraordinaires des mystiques, que peuvent-ils dire à ceux-ci? Je ne fais point état de rendre raison en particulier de tous les mots de ce passage, mais on voit qu'il élève les chrétiens à être fortifiés par l'Esprit de Dieu en l'in- térieur ; — que cela veut dire des choses grandes et hautes — et à remplir l'homme de Dieu en toute plénitude. Il semble que cela dit que par la force de l'esprit dans la vivacité de la foi, on entre en Dieu et on s'applique de telle façon à lui qu'on se remplit totalement de lui, que l'on ne fait rien que pour lui, ne laissant de place en soi que pour lui seul ». Traité inédit, pp. 191, 192.
(2) Les Fondements., pp. 273, 274. Au lieu de ce magnifique : « Ils se trompent prodigieusement », le P. Brignon écrit : « Il y a en cela bien de l'erreur et de l'ignorance », p. 311.
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redire aux spirituels. et croient que leur bonté et tendresse vers Dieu les rend crédules et faciles à être trompés ; d'où, en bons logiciens, implicitement et secrètement, ils croient que d'être moins tendres vers Dieu, rend l'âme plus ferme. Comme ils se voient secs en leurs dévotions, ils attribuent cela à une certaine force, disant qu'ils ne sont pas comme des femmelettes et que Dieu ne les traite pas comme des novices ; que, quand ils étaient enfants, ils avaient des attendrissements, que maintenant, ils découvrent , par raisonnement ce qu'ils ont à faire.
Ainsi « leur théologie, du biais qu'ils la prennent», les ancre dans l'illusion et canonise jusqu'à leurs défauts.
Et cependant. nous savons que saint Ignace perdait les yeux à force de pleurer, pensant à Dieu et s'embrasant à son amour.
Le duel devient pàthétique, jésuites contre jésuites.
Vieux compagnons de piété, d'étude tel: d'apostolat, ils se connaissent de part en part.
D'où vient donc que ces théologiens n'ont point de pareilles visites? C'est qu'ils n'en font pas assez d'estime. Ils se plaignent quelquefois et disent : notre métier est misérable. Nous traitons toujours des choses spéculatives et cela dessèche notre affection.
Mauvaise raison. « L'application aux matières de doctrine » n'a pas desséché saint Bonaventure. Ce qui les éloigne « des visites célestes », c'est leur intellectualisme orgueilleux : C'est cette grande confiance. qui leur fait. faire grande estime de ce qui est purement moral et humain ; faire des risées de la vie suréminente. et des autres termes des mystiques ; prendre à partie Denis le Chartreux et Joannes a Jesu-Maria et autres saints personnages très' capables, pour ce qu'ils n'ont pas mis de définitions avec les règles d'Aristote ; dire que saint Bernard s'est trop laissé aller aux lumières de son oraison ; qu'on a trop déféré à sainte Catherine de Sienne.
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Aucun de ces traits n'est imaginaire : tout cela lui a été dit.
Cela les fait parler définitivement, en prononçant des oracles sur tout. C'est ce qui empêche que l'âme ne reçoive des visites célestes et, faute de telles visites, on tombe dans des aveuglements, on dispute pour des charges, on montre des passions honteuses, on se rit des opérations de Dieu exprimées par les saints. en termes vénérables qu'on traduit bassement pour en faire des moqueries.
Jeu facile qu'on est en train d'inventer et qui aura la vogue trente ans plus tard, lorsque les chansons ou les calembours du gros public accompagneront la retraite des mystiques.
Cela est vraiment avoir confiance en soi-même, attaquer des docteurs et des saints dignes de respect, pour rendre méprisables et ridicules des objets qui donnent piété et sentiments de Dieu aux hommes. On ne voit jamais ces choses partir des personnes que l'esprit de Dieu gouverne. mais seulement de celles qui mettent leur force dans leur science. Les hommes saints font autrement1.
* V Au fond cela revient à dire : Etes-vous donc si pleinement satisfaits de votre prière morne et raisonneuse, qu'il vous paraisse ridicule d'imaginer, de désirer une religion moins distante, plus intime et plus lumineuse? Et sans doute l'argument ne convaincrait pas un pharisien, mais le P. Surin s'adresse à des religieux qui ont le désir inquiet du bien, que la sainteté assiège de toutes parts, à qui tout prêche la vie mystique. Ils se flattent bien d'appartenir à un Ordre raisonnable, positif, pratique. Saint Ignace est l'ennemi mortel de l'illuminisme ; les Exercices, un manuel quasi aristotélicien d'intellectualisme pieux. Mais quoi? Dès la première ligne de ses Constitutions, le fondateur de la Compagnie ne se rallie-t-il pas au mysticisme : Les Saints Pères et les docteurs spirituels font un très grand
T (1) Les Fondements., pp. 134,137.
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poids sur cette attention et sujétion que l'âme doit rendre aux mouvements de Dieu. Mais plusieurs doctes rejettent cela et mettent les mouvements intérieurs au rang des chimères, ne voulant rien que leurs raisonnements. Mais je leur demande l'explication de ce que saint Ignace. a mis au commencement de ses Constitutions : « que la loi intérieure de la Charité que le Saint-Esprit a coutume d'écrire et de graver dans les cœurs, doit aider la Compagnie plus que les règlements extérieurs » ; je leur demande quelle est cette loi intérieure de Charité et en quoi elle consiste? N'est-ce pas dans les mouvements intérieurs de la grâce et dans les touches du Saint-Esprit, auquel tous les saints ont déféré après les avoir légitimement examinés? Or c'est souvent ce qu'ignorent ceux qui ne suivent que la route des sens et de la raison pure. Cette loi est perpétuellement parlante ; mais comme elle est fort douce et fort profonde, elle est écoutée de bien peu. Ceux-là seuls qui sont intérieurs, dégagés et mortifiés, qui sont habitués à chercher Dieu en tout, l'écoutent, l'estiment et se conduisent par elle, 1 sans aucun préjudice de l'obéissance l.
Et qu'on n'objecte pas contre cette inspiration ellemême, l'étrangeté, le ridicule, l'insignifiance des termes qui essaient de la traduire. Comment, se demande le P. Surin, comment se peut faire que (les mystiques) en parlant de ces mystères (de la contemplation) n'ont point de paroles extraordinaires et ne disent point chose trop nouvelle ou correspondante à cette lumière ?
R. C'est que ces sentiments qui donnent à leur entendement tant de connaissances, n'ont point de paroles qui leur soient proportionnées : tout de même qu'une personne qui viendrait des Indes, ayant goûté les fruits de ces pays-là, ne pourrait aucunement expliquer la différence de tels fruits, bien qu'elle en eût une notion très parfaite ; parce qu'il n'y a point de paroles propres à telles choses. Même ici celui qui voudrait expliquer à un autre la différence d'entre le muscat, l'abricot et le melon, serait bien en peine et ne pourrait que par geste, ou par quelque ton dadinii-atioiz, expliquer sa pensée, quoiqu'au dedans la connaissance qu'il a d'un de ces fruits pour le
(1) Traité inédit., pp. 189, 190.
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distinguer de l'autre, ait en soi-même une grande étendue. Ainsi pour les choses surnaturelles. Non licet homini loqui. C'est pourquoi sainte Thérèse, en parlant des choses qu'elle expérimentait, s'indignait de la faiblesse des termes, n'y voyant aucune proportion avec ce qu'elle voulait dire 1.
1 Et encore : Les mystiques ne disent rien. Ils allèguent de beaux termes : qu'ils ont des touches divines, des blessures extérieures. On leur demande ce que c'est; ils sont incontinent à bout et après qu'ils vous ont parlé, vous n'en savez pas davantage que devant.
C'est pourquoi quelques-uns font des. risées de leurs discours.
A cela je réponds que plus les choses sont divines. moins elles s'ont faciles à expliquer. Voyez saint Paul qui dit qu'il a été élevé au troisième ciel où il a ouï des choses étranges, priez-le de vous dire ce que c'est; il vous dira que non licet homini loqui. Saint Jean dans l'Apocalypse parle tout de même du « caillou blanc » qui sera donné au victorieux, « sur lequel sera écrit, un nom nouveau que nul ne sait que celui qui le reçoit ». Vous direz donc de même à ces deux Apôtres qu'ils vous en ont fait accroire. Saint Bernard sur ce même sujet dit : Dabitur nosse cui dabitur experiri, et saint Bonaventure vous dira : Si quæris quomodo fiant hæc, interroga gratiam, non doctrinam, desiderium, non intellectum, Sponsum, non magistrum.
Le docteur scolastique ne se contentera pas de cela; il voudra une claire explication, et à moins de cela, il dira que je fais des contes. Cependant je ne puis dire autre chose sinon que le chemin pour arriver à la connaissance de ces choses n'est pas le même que la route des autres sciences; qu'effectivement les âmes pures et simples. éprouvent des choses très véritables, très solides, très divines, mais pour lesquelles nous .n'avons pas de termes et que les saints qui les ont voulu déclarer, comme saint Denis, ont parlé d'une façon qui est ridicule au monde et comme enveloppant contradiction. Car il dit « qu'il faut s'élever à la divine notion sans notion 2. »
(1) Catéchisme., I, pp. 320, 321 (IV, VII). Au lieu des Indes, l'adaptaeur parle « d'un pays éloigné ». Il supprime les fruits de France
2) Traité inédit., pp. 295, 297.
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Concluons donc, non pas seulement avec Surin, mais avec tous les Pères, mais avec Pascal et Newman : C'est quelque chose étrange quand on va dans la vie spirituelle par raisonnement. La spiritualité s'en peut bien servir, mais la plus grande partie et la principale de la vie spirituelle se gouverne plus par impétuosité d'amour ou par les lumières que donne cet amour, que par ce qu'Aristote enseigne en ses trois figures. Ce n'est pas que l'Amour divin ne soit très sage et savant quand il faut, mais c'est qu'il est simple, fervent et ardent. < Et quelle est cette science propre des saints ? C'est de surpasser par ardeur leur intelligence, et concevoir que l'amour, en ce qui est de Dieu, passe notre entendement et ses raisonnements1.
Mais quoi, demandera-t-on, y avait-il alors des jésuites pour se refuser à de pareilles évidences ? Non certes, mais pour les négliger pratiquement et ne les réaliser que d'une manière craintive, lointaine et inopérante. Ils croyaient au Saint-Esprit, et ils l'invoquaient tous les jours : 0 Lux beatissima — Reple CORDIS intima — Tuorum fidelÍzlln; néanmoins quand on leur parlait de son activité incessante sur les esprits et sur les cœurs, ils ne disaient pas, mais ils pensaient, ou plutôt ils vivaient comme s'ils pensaient que ces choses étaient vraies surtout pour les premiers temps de l'Église, pour l'époque des charismes, et que depuis le septième jour de cet âge d'or, l'Esprit se repose, abandonnant son Église aux sûres lumières de la foi. Avec cela, plus ou moins semi-pélagiens, non pas de doctrine, quoi qu'en aient dit leurs bons amis de Port-Royal, mais de sentiment, mais de conduite. « Aide-toi », était la chère et ,', saine devise de leur ascétisme volontaire et généreux jusqu'à l'héroïsme. Ils ne contestaient pas les derniers principes du P. Surin, mais, comme il arrive parfois entre docteurs, dans leur discussion avec lui, ils regardaient d'un autre côté. Ce qui les frappait au point de leur faire oublier
(1) Traité inédit., pp. 242, 243.
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tout le reste, c'était le danger de l'illusion en ces matières, l'anarchie intellectuelle, morale et religieuse qu'entraîne ¡ fatalement l'illuminisme. Si leur contradicteur vantait ces rares lumières que Dieu accorde à des femmelettes et qu'il refuse à bien des savants, plus d'un, j'imagine, songeait aussitôt à Jeanne des Anges ou à quelque autre déséquilibrée. Puis la chaleur croissant et la confusion, ils en venaient à prétendre qu'après tout, Catherine de Sienne aurait peut-être bien fait de rester chez elle ; ils en venaient à rejeter la « contemplation, comme le repos des lâches et
des fainéants, qui, pour se dispenser du travail, se font un sommeil mystérieux d'une oisiveté naturelle et font reposer leurs passions, au lieu de les combattre et de les détruire ».
Mais quand tout est dit, continue le spirituel éminent que je viens de citer, le P. Grasset, avec qui nous ferons bientôt connaissance, Je ne crois pas qu'il y ait un homme sur la terre, pour peu qu'il ait de bon sens et de raison, qui ose. blâmer l'usage de la contemplation, puisque les philosophes même païens se la sont proposée pour le dernier terme de la raison et le comble de la félicité humaine. Les saints Pères et les Docteurs de l'Eglise en ont parlé comme de l'état le plus parfait et le plus heureux de la religion. Les théologiens la défendent et l'autorisent dans leurs écrits. Tous les saints, ou l'ont connue par leur expérience, ou ont désiré passionnément de la connaître.
Toutes les personnes dévotes la recherchent avec ardeur.
S'il y a des savants qui s'emportent contre ces sortes d'oraisons et qui les traitent d'illusions ou d'oisivetés criminelles, ce n'est pas la véritable contemplation qu'ils condamnent, mais la fausse,. celle qui cherche le repos sans avoir travaillé et qui endort ses vices au lieu de les combattre et de les mor- tifier 1.
Le P. Surin n'a jamais encouragé ce niais et faux mysticisme. « En même temps qu'il travaille à enfler le cœur
(1) Crasset, La vie de Madame Hélyot, 2e édition, Paris, 1683, pp. 108, 112.
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de ceux qu'il instruit et à nourrir leur esprit au grand par les idées magnifiques qu'il leur donne de la perfection, il prend un soin particulier de retenir leur courage dans de justes bornes en leur mettant devant les yeux leur propre faiblesse, et en leur découvrant les illusions où il est aisé de tomber quand on prend l'essor avant le temps et qu'on s'écarte des routes battues pour donner dans une fausse élévation. Il ne fait point de grâce à cette espèce d'orgueil qui engendre l'amour des voies extraordinaires, et il saisit toutes les occasions qui se présentent de recommander la fidélité à s'àcquitter des devoirs d'état, à se borner aux pratiques reçues, à préférer les vertus obscures à celles qui sont éclatantes et à suivre tellement l'attrait de la grâce qu'on le soumette toujours à la loi extérieure de la foi et de l'obéissance. De sorte que si l'on voulait faire un précis. de (sa) doctrine, en ce qui regarde la pratique et la correspondance de l'homme aux desseins de Dieu, on n'en tirerait guère que l'attachement inviolable pour les devoirs et les obligations communes, le soin de se recueillir, de se vaincre, de s'humilier, de se renoncer en tout, de ne rien refuser à Dieu et de se défier de ses lumières pour dépendre de celles d'autrui m1. Ainsi parle un des jé&uites qui ont le plus étudié le P. Surin et l'on ne saurait mieux dire.
Fidèle, en cela, comme en tout le reste, aux principes du P. Lallemant, ce grand mystique est aussi le plus impitoyable des moralistes et le plus crucifiant des ascètes.
Nous l'aurons bientôt montré.
1 IV. Sa langue seule nous l'indiquerait déjà. Surin n'a pas plus de goût que le commun de ses frères pour cette phraséologie excessive, équivoque et bizarre qu'affectionnent d'autres spirituels et qui a si fâcheusement contribué à discréditer la mystique. Tout se tient. Comme leur doctrine spirituelle, la littérature moyenne des
(1) Avertissement du Catéchisme spirituel, pp. VIII, IX,
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jésuites fuit l'outrance, adore le raisonnable, le sensé, le positif. Trop de sublime lui fait peur. A tout prendre, ils préféreraient l'atticisme sans doute, mais tout le monde n'étant pas allé à Corinthe, du moins un prosaïsme élégant et lucide. C'est là, du reste, une des causes principales de leur succès. Je viens de citer coup sur coup deux des leurs, le P. Crasset et le P. Fellon. Quelle sagesse, quel équilibre, quelle force calme ! Comme on sent que ces hommes savent exactement ce qu'ils veulent dire et savent le dire ! Il y a chez eux moins de génie peut-être que chez tel autre de leurs rivaux, mais aussi moins de brouillamini et moins de phébus. Leurs mystiques eux-mêmes se sont formés sur les lettres de Cicéron et sur Térence. Ils parlent la langue des honnêtes gens.
Soit par exemple, écrit le P. Surin, saint Alexis qui a demeuré chez son père, méprisant le monde et domptant sa nature propre. Au lieu de dire cela en termes ordinaires. (on) dira que ce saint a perdu son être propre dans l'être divin1.
Il ne conteste pas la justesse de cette traduction ou transposition métaphysique, mais celle-ci lui paraît inopportune, obscure, dangereuse. Conseillez à une femme ignorante de se perdre dans l'être divin. Elle ne saurait pas comment s'y prendre. Proposez-lui tel sacrifice particulier; elle com prendra, elle acceptera et, ce faisant, elle se perdra dans l'être divin. Non pas qu'on puisse toujours éviter les termes abstraits, mais il faudrait choisir les moins ambitieux, les plus simples, les plus pratiques.
Ce que les mystiques appellent anéantissement parfait, transformation, deïformité, n'est autre chose que. (1') entière application à Dieu, par laquelle on meurt à toutes choses et à soi-même et l'on ne vit uniquement que pour Dieu2.
(1) Catéchisme, I, p. 356.
(2) Lettres spirituelles, I, p. 59.
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Et de même, ce sublime état d'union que sainte Thérèse appelle mariage spirituel de l'âme avec Dieu n'est autre chose qu'une application perpétuelle sur les attraits de grâce qui émanent de la vue des personnes divines'.
Leçon de goût, mais plus encore de prudence et d'humilité. Pour affecter le langage des grands spirituels, beaucoup se croient exemptés déjà des obligations com- munes. Leur psittacisme mystique leur tient lieu d'initiation. C'est du reste souvent la faute des directeurs. Certains, 1 parce qu'ils sont spirituels, ne parlent à ceux qu'ils gouvernent que d'élévations. D'abord qu'ils voient certaines personnes avoir quelque goût de Dieu, ils ne les entretiennent que de l'état passif et mystique, sans considérer si Dieu les y appelle.
D'où vient que telles âmes prennent un essor et un vent si haut, que la teinture de la présomption est toute visible.
Elles disent que c'est à Dieu à faire tout ; que la créature ne peut rien ; qu'à leur égard tout est un. Si on leur parle de leurs obligations nécessaires vers leurs familles, et autres choses de leur devoir, elles répondent qu'elles ne peuvent rien si Dieu ne le fait en elles, et ne marchent point avec le contrepoids nécessaire aux âmes solides, qui est de revenir par leur mouvement aux choses communes aux autres chrétiens, ne s'oubliant jamais de leur propre misère.
Ces âmes folles, avec plus de jeunesse que de vérité, ne parlent que d'amour, que tout est amour ; sont comme oublieuses de toutes choses, donnant prise au diable de les élever en complaisance et en mépris d'autrui et autres sottises, dont se garantissent celles qui marchent avec la défiance et chaste crainte de Dieu, qui n'empêchent jamais les saintes élévations que l'Esprit divin peut faire en elles, mais les rendent plus solides, plus pures et plus véritables2.
Commençons par les vertus les plus humbles, par
(1) Lettres spirituelles, II,p. 3gi.
2) Catéchisme, II, pp. 117, Ils (III, II).
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celles qu'un directeur superficiel ne croirait pas d'ordre mystique: D. A (quelle vertu) spécialement entre toutes faut-il que s'applique une personne spirituelle? -
R. C'est principalement à la bénignité. L'exercice de cette vertu est un grand ressort dans l'intérieur de l'homme. Dans la douceur bien pratiquée et dans la suavité et bénignité d'esprit, s'enveloppe l'humilité, l'orgueil étant vaincu el atterré par les réparties douces et débonnaires. Ainsi l'âme ornée de cette vertu est inclinée à faire du bien à tout le monde. Généralement toutes les vertus se nourrissent à la mamelle de la bénignité, prenant force de ses attraits et de sa douceur1.
Bons, bienveillants, tendres envers le prochain et sévères à nous-mêmes :
J'estime qu'un des points fondamentaux de la vie spirituelle, est d'avoir une continuelle douleur de ses péchés. Une des raisons pourquoi les âmes font d'ordinaire si peu de progrès, et pourquoi il y en a très peu qui parviennent à la sainteté, c'est que l'on s'acquitte trop superficiellement des devoirs de la vie purgative. L'on quitte trop tôt les douleurs et les larmes de la pénitence parce qu'elles sont amères et désagréables à la nature. Ainsi l'on n'affermit pas assez le fondement d'humilité dont les principales pierres sont le souvenir et la contrition des fautes passées 2.
L'on doit « faire toujours état de la crainte », mais à la manière des humanistes dévots : C'est le style de Dieu et une vraie marque de son esprit que de conduire ses plus chers et ses plus fayoris à une expérience de sa crainte. Non pas peut-être qu'il les trouble. mais qu'il les engage à une réflexion et appréhension qui les fait penser à eux plus sérieusement, aimer la pénitence, désirer uniquement d'être conduits de lui en tout, et en effet craindre de mal faire3.
(1) Catéchisme, I, pp. 141, 142 (II, IV). Au lieu de « bénignité », le P. Fellon met « douceur ».
(2) Lettres, I, pp. 87, 88. Ni. janséniste, ni même rigoriste. Il s'agit uniquement 0 de ne perdre jamais la VUE CONFUSE de ses péchés » jh p. 89.
(3) Traité inédit,., pp. 207,208.
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Pas de sans-façon avec le Très-Haut : Car quoique Dieu soit excessivement bon et bien meilleur que ne sont les pères et les nourrices les plus tendres à leurs enfants, néanmoins il est pur en soi, il est la sagesse même et ne peut supporter les manières d'agir indiscrètes et licencieuses des âmes folles et légères qui ne savent pas marcher dignement en sa présence et lui rendre les devoirs de ses très humbles créatures qui ne sont de leur être que néant. Il est abîmant en ses miséricordes étonnantes, en ses douceurs et familiarités, mais il se retire des pensées sans entendement, et la moindre présomption de l'âme provoque son indignation ; et il se rend formidable en ses jugements quand une âme se veut émanciper et se dispenser des lois qu'il a prescrites, et c'est ce qui arrive facilement aux âmes qui se retirent de la crainte L.
11 en va de même pour les autres vertus que propose l'ascétisme chrétien. D'aucune d'elles le P. Surin ne dispense qui que ce soit. Mais bien que pratiquées avec le dernier scrupule, il entend qu'on les dépasse, qu'on les sublimise, pour ainsi parler, et qu'on les pousse à un degré d'héroïsme qu'elles n'exigeraient point d'elles1 mêmes.
Le propre caractère des vrais spirituels est, en pratiquant les vertus, de les revêtir et de les consommer par la charité ; en sorte que l'amour divin est le goût général qu'ils donnent à toutes choses et aux vertus distinctes qu'ils font passer en la sainte uniformité, donnant à tout le goût du bon plaisir divin 2.
On ne saurait mieux définir ce que je voudrais appeler le moralisme mystique, ni rassurer plus complètement et en moins de mots ceux qui reprochent aux contemplatifs de rompre avec l'ascèse traditionnelle. La haute mathématique respecte les quatre règles, mais elle ne s'en tient pas là. Les vrais spirituels ne négligent et à plus forte
(1) Traité inédit. pp. 208, 209.
(2) Ib., p. 213.
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raison ne méprisent aucune vertu, mais « pour s'adonner à tout bien. ils n'ont plus besoin d'autre motif au monde.
que le seul intérêt de Dieu qui demande cela d'eux » t, « le motif divin emportant et assujettissant à soi tous les autres motifs avec un pouvoir dominant, comme celui auquel seul il appartient de reposer en souverain dans les cœurs »2.
Ainsi pour servir Dieu dans la perfection qu'il mérite, il ne faut admettre dans nos actions. aucune autre vue que celle du bon plaisir ou de la gloire de Dieu. Il faut que tous nos désirs et toutes nos prétentions soient de contenter Dieu, mettant en oubli tout le reste. Soit que nous fassions pénitence de nos péchés, soit que nous travaillions à nous défaire de quelque vice ou à acquérir quelque vertu. il faut qu'en tout cela rien ne nous meuve que la vue ou le dessein, ou d'obéir à Dieu, ou de nous rendre des sujets capables de le contenter et de procurer sa gloire. (comme) s'il n'y avait que Dieu seul au monde.
Non que je n'avoue qu'il y a d'autres intentions bonnes et louables qui ne sont pas si relevées ; ni que je sois de l'opinion de ceux qui veulent que, hors de ce pur regard de Dieu, tout soit mauvais: je prétends seulement parler ici du parfait service de Dieu, auquel les actes de vertu les moins parfaits ne laissent pas de servir de disposition, et je dis que la perfection demande qu'on agisse par le motif pur et désintéressé que je propose3.
Fénelon lui-même est moins catégorique sur le pur amour, mais Fénelon, moins moraliste que mystique, au moins dans les Maximes des Saints, donne trop à la spéculation, à la théorie ; il néglige un peu de mettre en lumière l'envers pratique, ascétique et mortifiant de cette doctrine.
Ce n'est pas, reprend Surin, qu'il n'y ait plusieurs choses bonnes dans l'ordre in férieur à cet excellent amour. Et telle est même la méthode que Dieu tient communément. Trouvant l'homme plein de soi-même et voyant que son instinct naturel t
(1) Traité inédit., p. 172.
(2) Lettres spirituelles, I, p. 58.
(3) Ib., 1, pp. 58, 59.
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le porte à procurer son bien, il l'excite par son propre intérêt à se convertir tout à Dieu ; il lui donne la crainte de ses jugements qui lui fait faire de grandes diligences pour se retirer du péché; et pour se faire bon, il lui propose de grandes récompenses et des biens éternels à posséder. Le Saint-Esprit même cause les mouvements de crainte et d'espérance, pour acheminer l'homme à la justification ; il lui propose la douceur et la beauté de la vertu. Mais il est vrai qu'après tout cela, il conduit droitement l'homme à cet état de n'avoir en vue et en considération que l'intérêt de Dieu, et où, soit qu'il craigne, il craint de déplaire à Dieu., soit qu'il espère, il met son espérance en Dieu. Ainsi il travaille toujours à déraciner du cœur de l'homme le motif des choses passagères, humaines et basses de ce monde, et le réduit peu à peu au seul souvenir de Dieu, jusqu'à ce que, par l'attrait du saint amour, il n'agisse plus que pour faire plaisir à Dieu. Alors on peut dire, quand l'homme a banni. toute vue des créatures, toute pensée d'elles et pour elles-mêmes, qu'il ne se sent touché et ne veut être touché que de l'affection d'honorer, de contenter et de satisfaire son Dieu, et qu'il vient enfin à ne penser non plus a soi-même que s'il n'avait jamais été ; on peut dire vraiment qu'il aime Dieu de tout son cœur et de la totalité de sa puissance, parce qu'il ne reste rien en sa faculté d'aimer qui ne soit rempli et occupé du motif de Dieu, Dieu lui suffisant en tout. Et voilà proprement ce que c'est qu'être une personne spirituelle ; cela s'appelle être homme de Dieu, c'est là aimer Dieu de tout son cœur l,
S'oublier, mais à la lettre. Le mystique « se comporte en son endroit propre comme une personne dont il ne fait aucun état », ayant à son propre endroit « ce que l'on a naturellement pour une personne que l'on méprise, que l'on ne voudrait pas pour cela tuer, ni lui causer aucun dommage, mais pour qui l'on n'a aucun empressement » 2. Telle est cette suppression du moi, cette « nudité », dont tous les mystiques nous entretiennent et le P. Surin, plus encore peut-être que les autres.
Je n'eusse jamais pensé, écrivait-il en 1634, c'est-à-dire
(1) Traité inédit. pp. 172, 174. Cf. Lettres, I, pp. 74, 7^>-
(2) Ib., p. 239.
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après sa troisième année de probation. en quelle nudité Dieu veut nous réduire, en quel désert il nous veut mener, pour nous faire arriver à la pureté de sa grâce. En un mot, il faut que l'âme ne sente rien des choses de cette vie, ni de ses propres opérations et qu'elle ne se sente pas elle-même. Il faut qu'elle vive dans une obéissance qui lui renverse tous les mouvements, bons, indifférents et mauvais; dans une pauvreté qui ne lui laisse pas même l'usage de ses facultés libres ; dans une 1 pureté , qui ne lui permette pas de prendre plaisir en aucune chose créée; qu'ainsi dénuée de tout, et devenue comme sauvage dans ce désert, étrange et splendide 1 comparaison !
elle puisse s'apprivoiser à Dieu et se rendre familière avec lui ; que, revenue dans la simplicité de notre nouvelle origine, ayant pris une nouvelle naissance, elle soit méconnaissable à ellemême et aux autres, n'ayant plus de vie ni de mouvement que pour servir un Homme-Dieu1.
»
Et qu'on ne dise pas que dans tous ces passages, le P. Surin ne fait que répéter, avec la conviction émouvante du poète et du saint, l'enseignement commun des ascètes sur le renoncement, l'oubli de soi, l'abnégation. Que l'on soit mystique ou simplement moraliste, on ne peut définir un même objet que d'une même manière. L'abnégation des uns est identiquement celle des autres. Mais de cet objet le moraliste n'envisage, pour ainsi parler, que j l'envers humain, le seul qui se présente à ses analyses.
L'abnégation est pour lui une vertu, un exercice, un i entraînement volontaire et laborieux. Aidée par la grâce, elle produit en nous ses effets naturels et surnaturels, réduisant peu à peu nos lâchetés instinctives et décuplant nos puissances d'héroïsme. Le mystique pénètre plus avant. Derrière l'effort humain que l'on vient de dire, il aperçoit l'activité divine, Dieu lui-même se hâtant de couvrir cette « nudité », de remplir ce « vide », de peupler ce désert et de « déifier » ce « néant ».
(i) Lettres spirituelles, I, pp. 118, 119.
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Quand l'homme ne fait jamais rien en vue de soi-même, qu'il fait profession ouverte de ne plus s'arrêter à soi, alors et automatiquement, en quelque sorte, il entre dans la véritable vie mystique et dans la vraie union l.
Pour faire comme tout le monde, nous avons parlé souvent d'initiation mystique. Le mot est impropre, car il éveille quasi nécessairement l'idée d'une leçon transmise et péniblement apprise. Ainsi, dans les traditions or- phiques, l'initié reste après tout l'acteur principal. A lui de mériter communication de la doctrine ésotérique, à lui de s'assimiler cette doctrine. L'initiation mystique est au contraire toute passive du côté de l'homme. Il n'y a pas d'art de contempler. Nulle ascèse ne peut nous introduire par elle-même dans le saint des saints. C'est Dieu qui fait tout, substituant en quelque manière sa propre vie aux diverses activités de l'initié. L'homme s'oublie, il abandonne « sa propre opération, tâchant de n'agir jamais.
par soi-même » ni pour soi-même ; en un mot, il se quitte et Dieu prend sa place2.
Vous devez, ma chère sœur, pour le regard de tout ce qui vous touche, revenir en quelque manière dans votre néant.
Dès le moment que vous vous sentirez vous-même, et votre être corrompu, vous serez comme une damnée. Perdez-vous donc entièrement.
Tout à l'heure, il condamnait cette expression comme trop alambiquée. Force lui est bien d'y revenir.
(1) Traité inédit. p. 218.
(2) Les Fondements. p. 325. Qu'on veuille bien se rappeler le texte cité plus haut. « Ce que les mystiques appellent anéantissement parfait, transe- formation, déiformité, n'est autre chose que cette application de l'âme à Dieu, par laquelle on meurt à toutes choses et l'on ne vit uniquement que pour Dieu ». Lettres, I, p. 39. La formule est équivoque, mais le contexte l'éclairée Du côté humain, il s'agit ici d'une application négative, c'est-à-dire, du travail ascétique par lequel on meurt à soi-même. Ainsi réduite à néant, ce' n'est pas l'âme qui s'applique à Dieu, mais Dieu qui s'applique à l'âme.
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Laissez opérer cette grandeur qui vous absorbe ; ne vous entremettez de rien avec empressement, mais abandonnez-vous à cet être dominant, qui vous conduira par amour, purifiant votre âme, l'illuminant et la transformant toute en soi. Gardez-vous bien de reprendre le soin de vos intérêts et de diminuer la disposition de simplicité où la grâce vous réduit.
Mourez à toutes réflexions sur vous-même et à toute envie de voir comment tout va chez vous. Votre Epoux et votre Roi veut mettre fin à vos misères et vous transférer dans les délices de son royaume, pourvu que vous le laissiez faire.
Comme si vous étiez tout à fait insensible, recevez tpus les divers événements, soit de faveur, soit de rigueur, sans y rien contribuer de votre part, qu'un très simple consentement.
Toute l'activité de l'âme se réduit à ce consentement, 1 * mais c'est là une activité intense, héroïque.
V f Vous n'avez plus droit. de désirer aucune chose. Demeurez seulement abandonnée à la discrétion de l'amour 1.
V. Et cette vie mystique, repos apparent, est elle-même toute abnégation. Nous touchons ici aux derniers abîmes et si je n'écoutais que mon incompétence personnelle, je ne m'aventurerais pas dans la carrière vertigineuse que nous ouvre le P. Surin. Je dois néanmoins aux philosophes les beaux textes qu'on va lire et qui les enchanteront. Au reste la métaphysique sublime qu'exposent ces textes n'est pas nouvelle. Le P. Surin ne fait que traduire le maître des maîtres, l'aigle, l'Aréopagite légendaire, le pseudo-Denis.
Mais, en le traduisant, il le transforme et l'enrichit, et peut-être, il le corrige. Sur cette vénérable tige, il greffe d'une part la tradition ascétique de la Compagnie de Jésus, et d'autre part lh philosophie de l'humanisme dévot.
D'où résulte une synthèse étonnante, séduisante, éblouissante, que je n'ai pas le droit de juger, mais qu'ont approuvée certainement nombre de théologièns, Bossuet entre autres.
(1) Lettres spirituelles, II, pp. 9, 10.
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Il s'agit d'expliquer l'inexplicable, de décrire l'indescriptible, à savoir l'acte mystique par excellence, la contemplation.
La contemplation est une opération par laquelle l'âme regarde l'universelle vérité. Le propre de cette opération est d'être fort simple, fort peu distincte, mais qui repose avec paix en quelque chose qui est beaucoup plus inconnue et cachée que découverte et connue. Plus elle est haute, plus elle est confuse ; et quand même par des notions surnaturelles l'âme connaît des choses distinctes et clairement manifestées, il y reste quelque chose d'inconnu et de caché, dont elle fait plus de cas et qui est le meilleur objet de ce qui la touche.
(Les hommes) ne prisent d'ordinaire que ce qu'ils possèdent distinctement et. de leur nature sensible sont portés aux choses particulières et limitées : de façon que quand Dieu les attire à cette opération sublime et regard universel, ils ne le prisent pas comme il faut et en sortent pour chercher quelque chose déterminée. Cependant il est certain que la vraie science de l'esprit et la lumière d'en haut se puisent par cette voie, et par ce moyen l'âme s'enrichit des dons de la sagesse divine.
C'est cette tant vantée ignorance très sage, recommandée par les mystiques, appelée ignorance, parce que, ne se terminant à rien de particulier dont l'entendement demeure instruit, il semble que l'homme n'y apprend rien. C'est néanmoins une grande sagesse : car l'esprit élevé à une haute notion de la vérité éternelle, en revient avec de merveilleux goûts et des impressions de grand prix et profit, qui ne se connaissent pas tant en elles-mêmes que dans leurs effets ; d'autant qu'un homme, accoutumé à ces opérations, est fécond en lumières et en vertus, même pratiques. Et il ne saurait dire par où, ni comment elles lui sont communiquées. C'est donc en cela.
que consiste la contemplation, et non dans la multitude des raisons et des notions dont l'entendement se remplit. laquelle à la vérité ne se peut enseigner par préceptes, ni acquérir par art, mais pourtant peut être assez facilement rencontrée par ceux qui savent ôter les empêchements. entre lesquels est celui de s'attacher fort au discours et prendre une grande confiance en la méditation et travail de l'entendement'.
(1) Catéchisme, I, pp. 107, 109 (II; II). Et un peu plus bas (p. 110).
« Cette douce contemplation. cave obscure à cause de l'universalité et de l'indistinction de l'objet. est cette nuée où Moyse fut introduit qui est
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Jusqu'ici la métaphysique, la divina caligo, le divin brouillard du pseudo-Denis. Mais qu'y a-t-il là dont un moraliste puisse faire son profit ? Cette contemplation qui nous parait toute spéculative, comment sera-t-elle aussi t un exercice ascétique? Écoutons encore : Par cette procédure, l'âme atteint à la perfection évangélique, non seulement par suite des bons mouvements qui sont donnés, mais comme formellement, dans lé même acte de contemplation. Car l'homme occupé de Dieu en cette manière, renonce par une vraie abnégation à ses opérations propres, les plus sublimes qui soient dans son entendement. En cet état, son âme étant noyée. dans cet obscur abîme de la vérité universelle, elle ne sait où se prendre et ne se satisfait en nul objet qui puisse naturellement lui plaire. Elle s'élance en Dieu, et par une dévote volonté se plonge elle ne sait où, car elle ne voit rien de particulier où elle s'arrête et ne reçoit le goût d'aucune chose distincte, soit sensible, soit spirituelle, soit naturelle, soit surnaturelle. Ainsi sevrée de tout appas, conduite par la seule foi, elle se précipite dans la Vérité incréée, où elle demeure confondue et perdue.
Puis de cette manière de prier suit, en la pratique, la parfaite abnégation de soi en toutes choses, grandes et petites: vu que l'âme, apprise à se séparer de toutes choses distinctes et particulières en l'oraison, ne s'attache plus à aucune, ne distingue plus les conditions des objets créés, pour en avoir sentiment.
Elle n'est touchée ni de la douceur, ni de l'amertume. Le haut et le bas lui sont tout un ; elle ne tend qu'à la Vérité qu'elle connaît et en la façon qu'elle la connaît, c'est-à-dire universelle, dépouillée de ses qualités individuelles ; ce qui la maintient en une parfaite pureté et lui donne une éminente sagesse pour discerner de toutes choses, n'étant imbue du goût d'aucune, d'autant que sa pratique est de se dépouiller et de se déssaisir sans cesse de tout ce qu'il y a d'individuel, de limité et de particulier, et se porter à ce qui est innommable et impénétrable. Elle sacrifie au Dieu inconnu qui est plus grand que le Dieu connu, car ce qu'on connaît de Dieu n'est
appelée par saint Denis, divina caligo. Ce n'est pas qu'elle n'ait grande lumière, mais c'est qu'on ne l'aperçoit pas et l'œil de la raison demeure ébloui à cause de l'éclat qui le remplit et l'occupe ». Il va sans dire que la comparaison entre le texte primitif et le texte revu est ici tout à fait intéressante.
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rien au prix de ce qu'on ne connaît pas. Et ainsi l'esprit, par la contemplation et par l'action, cherche ce qui est par dessus sa portée et se perd dans un admirable chaos 1.
Comment ne pas admirer l'émouvante lucidité d'une telle page, sa richesse, sa plénitude? Vit-on jamais la métaphysique et la morale se rencontrer, s'embrasser, se fondre l'une dans l'autre avec plus d'aisance? Tout cela paraît si beau qu'il ne peut pas ne pas être vrai. Plus belle encore et plus pleine, une longue lettre où le P. Surin adapte cette même doctrine non plus seulement à la contemplation du mystique, mais encore à l'oraison bégayante et laborieuse des imparfaits. Il s'adresse à la vicomtesse de Roussille, et sa lettre est, à mon avis, une des merveilles de notre littérature religieuse 2.
On y retrouvera sans peine la transparence de Male- branche, la souplesse de Fontenelle, la poésie, le charme de Fénelon et l'humanité de François de Sales. J'ajoute que lorsqu'il écrivait cette lettre, vers 1662, semble-t-il, la vie du P. Surin n'était plus que joie et lumière : Une âme qui aspire à la perfection chrétienne et qui veut goûter les avantages qui se rencontrent dans le parfait service de Dieu, doit faire tous ses efforts pour s'adonner à l'oraison.
Sans l'oraison elle ne sera qu'à demi bonne et n'aura que la moitié du bien spirituel qu'elle pourrait avoir.
C'est pourquoi.
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w (1) Catéchisme, I, pp. 110-112 (II, II). Chose extraordinaire, le traducteur a maintenu ce « chaos » !
(2) La vicomtesse de Roussille s'appelait aussi Mme de Barrière. Une de ses filles, Madeleine, dite Madeleine du Saint-Sacrement, fut, à plusieurs reprises, prieure du Carmel de Bordeaux. « C'est à elle, dit l'éditeur des Lettres, que nous sommes obligés de cette excellente lettre, dont elle a eu la bonté de nous envoyer une copie » (I, p. 296). Une autre fille de Mme de Barrière, Anne-Marie de Taillefer de Roussille, avait épousé, en 1655, Jean-Isaac de Ségur, baron de Pontchat, dont il sera aussi question dans la lettre du P. Surin. C'est à cette Mme de Pontchat qu'est adressée par l'abbé de Chantérac, son parent, la lettre sur l'incendie du palais de Fénelon (cf. Bossuet, Correspondance, t. VIII, pp. 511-5 14). Dans le texte imprimé de la lettre, et dans les notes, s'est glissée, je crois, une erreur.
A la page 296, on parle deux fois de M. et Mme de Pontac c'est probablement Pontchat qu'il faut lire.
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Ici intervient brusquement, impérieusement, la logique de l'humanisme dévot : l'oraison étant nécessaire au plein épanouissement de l'âme, doit être facile.
C'est pourquoi ce saint exercice, étant un des points qui sont de nécessité de bienséance. il importe extrêmement de se le rendre aisé. Et puisque c'est la nourriture de l'âme, il faut que l'usage ne nous en soit pas plus difficile que celui de la nourriture du corps.
Dieu, par une sage disposition de sa Providence, a mis de la facilité et du plaisir en tout ce qui est nécessaire à l'entretien de la vie et IL N'EST POINT DE LA DOUCEUR DE SA CONDUITE QU'UNE CHOSE DE LAQUELLE ON NE SE PEUT PASSER, DEVIENNE LABORIEUSE ET PÉNIBLE.
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C'est, comme on le voit, la formule même de l'humanisme dévot.
On doit aller à l'oraison comme à un repas. Quelques âmes ferventes y vont avec la même ardeur et le même plaisir que les mauvaises vont à un festin, ou à un bal : ce qui est une grâce fort singulière.
On trouve l'oraison aisée quand on la regarde, non comme.
un travail d'esprit, mais plutôt comme un divertissement agréable. Pour cela, il faut approcher de Dieu familièrement, et user de la sainte liberté que nous donne la qualité d'enfants de Dieu. Il est notre créateur, il est notre père. Nous pouvons donc, sans choquer la bienséance, aller à lui avec la même franchise et la même simplicité que les enfants vont à leur père et a leur mère.
Pourquoi donc nous rendre l'abord et la conversation de Dieu difficile, comme font ceux qui apportent à l'oraison tant d'artifice et tant de travail ? On s'y gêne et on s'y tourmente.
On en fait une étude ou du moins une affaire. Il est vrai que les enfants ont quelquefois des affaires,à traiter avec leur père ; mais quand ils sont petits et dans la simplicité de leurs premières années, leur principale affaire est le plaisir qu'ils prennent à* voir leur bon père, à demeurer auprès de leur bonne mère.
Cela fait une partie de leur vie et de leur contentement. Nous devrions aller à Dieu de la même façon, simplement, amoureusement, avec une confiance filiale, ne troublant point par
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de fausses idées la paix et la douceur qui se rencontrent dans la conversation divine.
Ne dirait-on pas d'un saint François de Sales, attendrissant, dénudant, et, si j'ose dire, désintellectualisant, ad usum Delphini, à l'usage des enfants de Dieu, la méthode plus austère et, en apparence du moins, plus compliquée de saint Ignace ? Passons maintenant au pseudo-Denis, lequel n'était sans doute attendu de personne. Le génie a de ces bonds.
Dieu veut que nous agissions avec lui selon les conditions de notre nature. Or nous sommes tellement faits que notre imagination est libre et par son mouvement, va d'un objet à l'autre, comme un oiseau qui a la liberté de voler d'arbre en arbre. La contrainte de l'imagination et la violence qu'on lui fait pour l'arrêter est ce qui rend l'oraison fâcheuse.
Si, dans mon oraison, je pouvais souffrir cette liberté de mon imagination, sans préjudice du respect que je dois à Dieu, mon âme ne serait point gênée ; elle serait en paix.
* A ce point, comment ne pas froncer le sourcil? Où nous mène-t-il ? N'a-t-il pas l'air de préparer un coup d'état?
Jusqu'ici l'on nous avait dit de tenir la bride serrée à notre imagination. Saint Ignace propose de menues recettes, destinées à enchaîner cette faculté volage, la com- position de lieu, par exemple. Ce jésuite osera-t-il briser les chaînes traditionnelles, rendre à l'imagination la liberté de ses caprices? Oui certes, mais appuyé sur la métaphysique du pseudo-Denis.
Or je dis que cela se peut faire, parce que Dieu est un être universel, le créateur et le principe de tous les êtres, qui nous a mis en ce monde au milieu d'une infinité d'objets, dans lesquels il est par essénce, par puissance et par présence.
Notre bonheur serait si ces objets, au lieu de nous détourner de Dieu, nous portaient à lui; et notre mal est que dans l'oraison, ces objets se présentent à nous ; l'imagination s'y amuse, et c'est là ce qui nous cause des distractions. Mais si parmi tout cela, si dans tous ces objets, nous regardions tou: jours Dieu par cette notion confuse d'être universel, tout ce
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qui serait devant nos yeux, tout ce qui se présenterait à
notre esprit, nous élèverait à Dieu et nous n'aurions point de distracti on.
Quand je me retranche dans une idée particulière, une autre idée particulière est une distraction à l'égard de la première.
Mais si je m'occupe d'une idée universelle, l'idée particulière qui me viendra, ne me distraira point. Or Dieu est un être universel que je puis atteindre par une notion générale et par un goût général; et pourvu que je conserve en moi cette disposition d'esprit, cette vue et ce goût de Dieu dans cette étendue immense d'être universel, quelque objet particulier et distinct qui vienne se présenter à moi, il ne me sera point un sujet de distraction, et par ce moyen, l'oraison me sera douce et aisée ; je dois seulement prendre garde que les idées distinctes que j'ai, ne soient point (telles qu'elles s'offrent à moi) hors de Dieu. C'est pourquoi je dois envisager toute chose con- JI fusément en Dieu.
Les gens d'esprit, les fidèles de Platon et de Male- branche, avoueront qu'ils ont rarement rencontré un pareil et si aimable mélange de' subtilité et de candeur; les sots diront qu'il canonise la distraction ; les amis de Dieu reconnaîtront qu'il n'y a qu'un saint pour parler ainsi.
Il y a des âmes à qui l'idée de Dieu se rend si universelle et si familière que presque rien ne les distrait. Elles trouvent Dieu partout et l'être universel se présente à elles dans tous les êtres particuliers. Ainsi rien ne lés éloigne de Dieu. L'oraison leur est facile, parce qu'elle est générale et non pas limitée.
Il en va-ici à peu près comme quand on joue du luth : la grosse corde qu'on touche du pouce, a un ton général qui soutient les divers tons des petites cordes, de sorte qu'ils sont bons et agréables, pourvu qu'ils s'accordent avec le premier ton. De même l'idée de Dieu, quand elle est générale, soutient l'oraison : si bien que quelque pensée qui vienne dans l'esprit, pourvu qu'elle s'accorde avec cette notion universelle de Dieu, elle n'est point une distraction, mais une vraie partie de cette oraison, qui est d'autant plus haute, plus douce et moins gênante qu'elle est plus universelle.
Il n'y a donc qu'à se familiariser avec Dieu, ce qui est permis à l'âme innocente ou pénitente. C'est assez qu'elle se soit affranchie de tout attachement criminel et qu'elle n'ait rien à se
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reprocher qui la puisse mettre mal avec Dieu. Quand elle se trouve ainsi disposée, sans tant examiner son état, elle n'a qu'a s'humilier devant Dieu, et puis s'abandonner à cette idée générale de Dieu et faire ainsi son oraison, sans s'inquiéter des pensées vagabondes qui se présentent, tâchant seulement de les réduire à cette idée universelle de Dieu. Pourvu qu'elles s'y accordent, l'oraison sera toujours bonne. Il ne faut point se bander l'esprit par une contrainte gênante 1 ; il suffit de le ramener doucement au ton de cette première corde qui entonne Dieu par un son d'autant plus pur, qu'il est plus haut et plus libre 2.
Également remarquable, mais d'un autre style, la fin de cette lettre rappelle tel Post-scriptum des Épîtres de saint Paul. Bien que le P. Surin s'adresse à Mme de Roussille, il écrit en réalité pour toute la famille, y compris « l'hôtesse », chez laquelle ils se trouvaient tous réunis et qui ne nous est pas connue. Une grande dame certainement et un peu frivole. Ils ont dû lire en commun et à haute voix l'encyclique de leur saint ami. Conquête mys- tique, dit le titre du présent volume. On voit, une fois de plus, que cette métaphore n'a rien d'outré.
Voilà, madame, à quoi je vous invite. Vous trouverez si vous voulez, dans cette oraison, la source de tous les biens et un avant-goût du Paradis. Mme de Pontchat y trouvera sa joie, sa paix et la tranquillité de son cœur : elle verra même qu'il n'y a rien de tout ce qui se rencontre dans sa condition qui ne lui aide à faire oraison, si elle sait prendre son étendue dans cet esprit de liberté divine qui compatit avec tout ce qui n'est point péché et qui se sert de toutes sortes d'objets pour élever et conduire les âmes à Dieu. Tout se peut accorder avec Dieu, hormis le péché. Otez le péché, je dis que l'exercice de l'oraison est si doux, si raisonnable, si conforme au bien naturel de l'homme que, non seulement Mllo de Roussille, qui va se faire
(1) Il avoue néanmoins « qu'au commencement il faudra un peu se contraindre, pour empêcher les extravagances de l'imagination », mais, ajoute-t-il, « cette peine et ce travail passera insensiblement ».
(2) « Je connais des personnes fort sujettes au mal de tête qui trouvent du soulagement dans l'oraison. (Lui-même sans doute). C'est cette )lOn universelle de Dieu qui produit le bon effet, portant avec elle la paix, la joie, la consolation de toutes sortes de bien. »
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carmélite, mais encore M. de Pontchat, peut aussi bien que -» M. de Renty, faire l'oraison l'épée au côté, allant à la chasse, rendant visite et s'acquittant des autres devoirs de son état ; et que Madame votre hôtesse ne peut légitimement se dispenser de ce divin entretien, qui lui donnera du dégoût pour tout ce qui ne plaît point à Dieu, sans excepter ce jeu dont il lui semble qu'elle ne se peut passer. La douceur de l'oraison lui fera changer ce divertissement du jeu en un autre plus saint, qui est le jeu de la Sagesse incréée, où elle prend ses délices à converser avec les hommes et où les hommes trouvent leur félicité à converser avec elle 1.
(1) Lettres spirituelles, I, pp. 287-297. Je m'étais amusé à réunir tous les textes où le P. Surin traite de cette « notion universelle.» et de ce
« goût confus de Dieu ». De toutes ses idées, c'est là peut-être celle qui lui est le plus chère, qui le résume le mieux. Voici encore : « Je ne vous saurais dire combien de richesses sont renfermées dans cette notion universelle de Dieu connu en silence et en paix ; combien il y a d'excellence et de grandeur dans l'idée confuse de ce silence divin, dans ce nuage indistinct de paix, dans ce désert et privation de toutes choses pour Dieu. Je voudrais vous expliquer l'harmonie de cette parole secrète qui se dit au cœur, sans aucun bruit de paroles sensibles et distinctes, sans expression d'aucune chose créée ». Lettres, II, p. 375. —
Encore une fois, ce n'est pas là une idée propre au P. Surin. Les plus grands mystiques la répètent depuis le pseudo-Denis. Mais l'originalité du P. Surin est d'avoir, pour ainsi dire, annexé cette métaphysique à l'as- » cétisme. Après les paroles que je viens de citer, il continuait : « Le chemin pour arriver à cet heureux terme est la vraie humilité ». Il écrit à Mme du Houx : « Voyez dans le Catéchisme spirituel le chapitre : De l'ac- tivité naturelle. J'y ai mis. un remède efficace pour modérer ce grand embarras de pensées et de mouvements qui nous occupent l'esprit. De là vient que l'âme se brouille et que la paix se perd. L'esprit de votre saint fondateur (Mme du Houx était affiliée à la Visitation) est. d'une douceur qui est plus dans le fond de l'âme que dans le sens (parole très remarquable). L'âme l'acquiert en se calmant en la présence de Dieu, ramenant peu à peu ses pensées au simple regard de Dieu, arrêtant le sens au bien en général, le vidant d'inquiétude et d'une multitude de choses qui troublent ». (Lettres, II, pp. 196, 197. j Dans les Fondements, il se demande : Qu'est-ce que Déiformité ? et il répond: « C'est. une. disposition. qui s'établit dans le cœur, lorsque l'âme, accoutumée de ne considérer que cette raison générale, par laquelle elle voit toutes choses d'une même couleur, se trouve entièrement en Dieu, .ne voyant plus rien qu'en Dieu même. Ayant aboli par un long usage les notions des créatures, pour le moins dans l'impression qu'elles peuvent faire en sa volonté, elle n'a que la seule intention, et le seul regard de Dieu en tout ». Fondements, p. 321. Cette discipline mystique nous « ôte t ces goûts particuliers des choses qui. peuvent causer de l'ennui », et il donne des exemples tirés de la vie religeuse. Fondements, pp. 167, 168.
a Il remarquait, écrit M. Boudon, que l'âme arrive quelquefois à une oraison où elle n'a plus qu'une notion générale qui rend une grande gloire à Dieu ; qu'une marque que cet attrait vient d'un principe divin, c'est qu'il purifie notre esprit et le rend simple. que ceux qui troublent les personnes qui sont dans cet état ont tort et que si ces personnes se troublent
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Les experts auront sans doute remarqué l'équivoque, infiniment savoureuse, qui fait de cette lettre un long paradoxe, brillant et hardi. De quelle oraison le P. Surin pense-t-il ici nous entretenir? Manifestement de celle des commençants. Ni Mme de Roussille, ni sa fille, Mm0 de Pontchat, ni encore moins leur aimable hôtesse, qui aime les cartes, ne sont encore élevés à l'état mystique.
C'est néanmoins à de telles personnes que le P. Surin propose la doctrine éminemment mystique du pseudo- Denis. Confondrait-il les deux ordres ? Il en est bien incapable. Mais sans doute veut-il nous montrer dans la simple méditation elle-même, comme une ébauché de la haute contemplation. Bien qu'il y ait un abîme entre l'une et l'autre, la prière commune devrait en quelque sorte se modeler sur la prière mystique. La méditation est un exercice volontaire de l'intelligence et du cœur, essayant tous deux d'atteindre l'invisible comme ils peuvent, c'està-dire par le moyen d'idées ou de « notions » distinctes
elles-mêmes par le recours à des actes distincts, elles ne font autre chose que de se retirer de leur vrai repos ; et que cette notion générale tient l'âme attentive à Dieu où à Notre-Seigneur Jésus-Christ par une vue confuse. » Boudon-Bouix, pp. 102, 103.
La difficulté saute aux yeux. Ne donner pour objet à la prière que cette notion universelle, n'est-ce pas perdre le bénéfice de toute la révélation chrétienne ? Un Dieu sans « distinction » de personnes, sans attributs « distincts », un Christ sans histoire? Ecoutons Surin.
« Vous me parlez d'une bonne âme. dont la disposition intérieure est une simple attention à Dieu. Vous me dites qu'on trouve mauvais qu'elle ne s'applique pas à Jésus-Christ. et à ses mystères. Je ne vois rien là que de bon. Elle n'exclut pas positivement la sainte humanité. mais son attrait l'élève à Dieu. » Lettres, II, pp. 183, 184. Il s'adresse à une personne éminente et qui le comprend. D'autres mystiques, plus grands que Surin, parlent tout de même. Il n'en est pas moins vrai qu'on aurait Ie plus grand tort de proposer une telle doctrine au premier venu. Elle n'est valable que pour de hauts états mystiques auxquels Dieu élève qui il lui plaît et dans lequel Dieu agit presque seul. Quoi qu'il en soit, hâtons-nous de dire que le P. Surin fait lui-même et veut qu'on fasse de la saiute huma- nité l'objet constant de la prière chrétienne. Bien plus, il voit dans l'application à Jésus un moyen court d'arriver à cette contemplation de l'Etre universel, dans la tendresse « particulière » pour Jésus une des formes du « goût confus » de Dieu. Ceci est extrêmement subtil mais les notes ne s'adressent qu'aux savants. « Ce qui me touche le plus en vous parlant d'un sujet si tendre, c'est que par cette double résidence de Jésus en nous et de nous en lui, nous acquérons. ce goût universel de Dieu * dans une simplicité parfaite. Tout ne se trouve que dans cette notion
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— comme sont toutes nos idées — et de tendresses particulières, comme sont toutes nos tendresses. La contemplation établit un contact plus direct entre le tout de l'homme et le tout de Dieu. De l'une à l'autre, le moyen de jeter un pont? Rien de plus simple, nous dit le P. Surin. Ce pont est tout trouvé. C'est l'abnégation, laquelle règle, brise, éteint peu à peu nos activités désordonnées, égoïstes, et qui prépare ainsi, autant que cela peut se faire du côté de l'homme, la substitution de l'activité divine à l'exercice ordinaire de nos puissances.
Renoncez aux nugis nugarum, plaisirs, honneurs; renoncez aux curiosités particulières, relitique curiosa, et cette ascèse vous prédisposera, autant du moins qu'il est possible, à l'état mystique. Dieu ne manquera pas de faire le reste.
D. Quelle préparation faut-il apporter-à l'oraison?
t R. On peut réduire à deux. points la préparation éloignée.
Le premier est de se garder de s'appliquer fortement à quoi que ce soit, mais procéder en toutes ses actions sans presser
universelle, et dans ce goût confus de Dieu. Car les mots distincts et particuliers ne disent pas tout. Les attributs même divins, qui sont les plus hautes notions dont l'esprit humain soit capable, ont une signification (quoad nos) singulière et limitée. Mais le goût général de Dieu qu'on a dans la contemplation atteint proprement la notion divine qui, dans une vaste étendue et une immense infinité de Dieu, donne tout à l'âme. Car comme ce goût universel de Dieu comprend éminemment les biens distincts et particuliers des perfections divines, et de toutes les choses qui appartiennent à l'Homme-Dieu, l'âme ne peut en être pénétrée qu'elle ne se sente parfaitement rassasiée. Or de toutes les notions distinctes qu'on peut avoir sur Jésus-Christ, la plus désirable et la plus touchante est celle de sa Passion et de sa mort. Car, quand l'esprit s'y applique, il ne tombe pas dans la limitation qui nous vient des objets distincts. » Lettres, I, pp. 420, 421. Je ne dis pas que l'explication soit de la dernière clarté. Au reste, cette apparente antinomie est proprement la croix de la mystique. Je ne puis discuter ici un pareil problème et je me contente de donner deux principes de solution. I. En fait, le Dieu des mystiques n'est pas le Dieu des déistes ; il est le Dieu en trois personnes et une de ces trois personnes s'est incarnée sans rien perdre de sa divinité. C'est entre ce Dieu ainsi défini et l'âme que la contemplation établit des relations tellement intimes que celui-là seul qui en a eu l'expérience peut s'en faire une idée. II. Ces relations diffèrent essentiellement de la simple connaissance intellectuelle et de l'amour dont l'homme est naturellement capable. D'où il suit que ces mots : « NOTION universelle », « GOUT confus », sont foncièrement impropres. D'où il suit enfin qu'on ne peut discuter la doctrine du pseudo-Denis et l'adaptation que Surin en a fait sans discuter, du même coup, tout le problème mystique. Cf. Lettres, II, p. 411.
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son intérieur : car telle occupation véhémente met et laisse.
une obscurité dans l'âme, qui émousse la pointe du SaintEsprit.
La seconde est de se garder de multiplicité ou connaissances distinctes et particulières des choses, autant qu'il est possible.
Par exemple, quand on converse avec des personnes, ne s'arrêter qu'aux raisons générales de leur état chrétien. sans considérer leur humeur, l'âge, sexe. ; porter une pensée élevée. aux objets généraux et universels, ne discernant pas beaucoup les circonstances menues et individuelles des choses. touchant et appréhendant seulement les notions con- fuses. D'autant que telles distinctes notions charrient force fatras d'images, de fantômes et causent un abaissement, lassitude, langueur et impureté dans l'esprit, qui préjudicie à la vigueur qui lui est nécessaire et à la simplicité qu'il doit apporter à la conversation divine
C'est là tout ce qu'il proposait à Mme de Roussille, sachant bien du reste que celle-ci ne parviendrait jamais d'elle-même au « simple regard », à la « notion universelle » et au « goût confus » de Dieu. Mais quoi, demanderat-on, est-elle donc bien à plaindre de ne pouvoir s'élever si haut ? Définir, avoir des idées claires, et par suite, distinctes des choses, n'est-ce pas là l'objet premier de toute culture ? De vagues universaux, un « génie confus », , quel enrichissement peuvent-ils bien nous promettre ?
Régler, pacifier notre activité, la tendre vers de beaux objets dignes d'elles, tout cela est bon. Encore faut-il des objets clairs et solides qui rassasient notre besoin et de connaître et d'aimer. Étrange renversement que condamnent les épithètes péjoratives que force vous est bien d'employer. Indistinct ! Confus! Vous nous parlez aussi de brouillard, de nuée obscure. Divina caligo! Pour exalter le privilège de vos parfaits, vous avez recours aux mots, aux images qui nous servent à dépeindre les com- mençants. Telle est la grande, l'éternelle objection que les non-mystiques font aux mystiques, redoutable en appa-
(1) Catéchisme, I, p, 97, 98 (II, II)..
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rence, enfantine en réalité, puisqu'elle repose sur un jeu de mots. Leur « universel », Dieu lui-même, l'être des êtres, celui qui est, n'a rien de commun avec nos « universaux », et nos « distinctions » les plus nettes sont confuses auprès de leurs « confusions ».
?
Il y a (une lumière) indistincte, générale et confuse, éclairant l'âme sans spécifier aucune chose particulière, mais la remplissant avec grande paix et accroissement des puissances, sans y rien laisser qu'une idée générale de Dieu, avec un goût amoureux de sa bonté, contenant néanmoins en vertu les vérités distinctes, qui, dans les occasions et besoins, viennent à se produire ; si bien qu'il arrive souvent qu'en l'oraison l'âme est remplie de la lumière céleste, sans notion particulière de quoi que ce soit, sinon de Dieu qu'elle adore au sommet de son intelligence; mais l'esprit en sort plein de force, de recueillement et de science, sans pouvoir dire spécialement ce qu'il connaît. Mais en toute rencontre, ce même esprit est aidé surnaturellement par la vertu de cette lumière parfaite et tranquille qui lui a été communiquée, et il produit de son trésor quantité de connaissances, quand il faut parler de Dieu ; et son trésor a été puisé dans cette lumière qui semblait, n'être rien, pendant qu'elle lui était départie, mais qui se trouve en effet toutes choses, comme dérivée du principe universel de tout bien l.
fIls disent'ainsi et leur œuvre elle-même prouve bien que ce ne sont pas là des assurances chimériques. Après
(1) Catéchisme, I, p. 171 (II, VI). « Quoique l'âme ne semble point agir, n'ayant qu'un simple regard, LES EFFETS néanmoins font connaître qu'elle est dignement occupée. » Ib., p. 172. Quand la contemplation est passée et que les âmes « reviennent à leur pauvreté naturelle, elles se trouvent dans la foi nue, qui leur présente des biens à la vérité très grands, mais dont la possession dans l'état de foi n'empêche pas l'expérience qu'elles ont de leur disette. IL LEUR DEMEURE NÉANMOINS UN ÉTAT HABITUEL QUI A DE LA PROPORTION AVEC LES PRÉCÉDENTES OPÉRATIONS DE LA GRACE. » Lettres, II, p. 412. Ou encore : « Cette âme connaît-elle toujours le bien qu'elle possède en cette oraison ? » « Souvent, il arrive qu'elle l'ignore, ne s'apercevant pas de cette lumière, tant elle est simple, < et croyant que les autres sont mieux partagés, pouvant dire ce qu'ils ont connu, et ne sachant d'où lui viennent les biens qu'elle éprouve hors de là, et qui pourtant émanent de cette source de son oraison de repos. Mais c'est au directeur de connaître le trésor qu'elle porte et de ne point empêcher l'opération de la grâce par une conduite contraire à celle de l'Esprit de Dieu. » Catéchisme, 1 p. 172 (II, VI).
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les beaux textes que nous venons de transcrire, trouvet-on que le P. Surin ait l'air d'un pense-petit..
Ne croyez pas du reste qu'ils méprisent la foule, condamnée à cheminer par le chemin ténébreux des «notions» distinctes. L'ineffable privilège qui les élève à de nouvelles façons de connaître ou plutôt de vivre, leur paraît merveilleusement approprié à notre nature et offert à tous :
Je dis encore que vous, âme qui lisez ceci et qui vous sentez toute pleine du monde et de vous-même, pouvez par l'étude et par la correspondance de votre volonté, vous trouver dans quelques années si différente de vous-même et si élevée au-dessus de ce que vous êtes, que cela serait capable de vous faire pâmer d'étonnement, tant la coopération de la' grâce est pressante quand l'âme s'y détermine tout de bon l.
Il suffit de « franchir le pas » comme disait le P. Lallemant.
Mais bien qu'ils ne constituent pas une famille de surhommes, une caste fermée, celui que sa propre médiocrité empêche de les rejoindre n'a pas le droit de traiter avec les mystiques sur le pied d'égalité ni encore moins de les protéger comme d'inoffensifs visionnaires. Dans la cité de Dieu, ce n'est pas nous qui sommes les princes ; dans l'école du ciel, ce n'est pas nous qui sommes les maîtres.
S'ils avaient moins d'indulgence, nous leur paraîtrions encore plus ridicules qu'injustes, quand nous nous permettons de les censurer. Même dans l'ordre moral, ils
(1) Traité inédit., p. 206. Dieu sans doute prévient quelquefois par des grâces extraordinaires, mais, il faut « croire fermentent » que, pour parvenir à l'état mystique, « outre cette voie de prévention, il y a celle de la foi ordinaire ». Il serait janséniste d'en douter. Même en « travaillant à froid » et dans une sécheresse constante, « on arrachera, comme par force.
des mains de Dieu, les douceurs. les onctions, les flammes délicieuses qu'il était comn 3 résolu de ne pas donner. » Ib., p. 924-223. « Il y a deux voies pour arriver à la contemplation. L'une est de pure prévention de grâce, et l'autre de notre effort, non pas qu'on donne de méthode pour contempler, ni qu'on le puisse montrer directement, mais il y a une voie indirecte qui est de s'adonner à la mortification. Cela est non une méthode, mais un chemin ». Fondements, p. 265, 266.
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nous dépassent, disposant d'une liberté dont nous ne pouvons même pas nous faire une idée. Cette liberté consiste en une certaine franchise, en un large et une amplitude, dans laquelle l'homme s'étend sans aucune appréhension à l'égard des choses dans lesquelles il agissait auparavant avec plus de retenue. Par exemple, on voit que ces personnes consommées 1 en vertu, quoiqu'elles soient très exactes dans le bien, font librement des choses desquelles elles s'abstenaient au commencement, et dans lesquelles il est très dangereux de se laisser aller avant que d'être parvenu à cet état. Parfois elles parlent des dons et grâces qu'elles ont reçus de Dieu, comme l'on voit que saint Paul parle de soi-même : Abundantius illis omnibus laboravi ; ce qui vient de ce que ces personnes n'ayant que Dieu en vue, parlent d'elles-mêmes sans considérer que lui seul qui est auteur de tout bien. On voit aussi qu'elles mangent franchement, ayant seulement égard aux affaires qu'elles ont pour Dieu. En un mot, elles font tout ce qu'elles veulent, qui est la vraie liberté des enfants de Dieu.
Comme elles sont tout à fait éloignées du mal, elles n'ont aucune volonté pour aucune chose mauvaise, ni même imparfaite, parce que c'est une pure captivité. mais dans le bien if elles ont large campagne et se laissent mouvoir au SaintEsprit : voilà pourquoi elles ne savent ce que c'est que se contraindre. Comme ces personnes sont dans l'amour, elles font ce qu'elles veulent ; elles disent librement ce que d'autres n'osent avoir pensé, parce qu'elles ne craignent rien. Ils n'ont aussi aucun désir. Ils sont comme les oiseaux du ciel, placés en haut, c'est-à-dire en Dieu, ce qui fait qu'ils n'ont aucune limitation. Ubi spiritus Domini, ibi libertas1.
Aussi bien, que leur importeraient nos critiques ? Ils n'en soùffrent que pour nous, eux qui savent seuls par une expérience bienheureuse ce que c'est que la véritable paix.
« Quand l'âme a été longtemps dans les peines. Dieu la fonde dans la paix. Cette paix vient comme un fleuve dont le cours allait dans un pays et qui est détourné dans l'autre, comme par la rupture d'une chaussée. Cette paix entrant fait
(1) Catéchisme, I, p. 529-530 (VIII, VII).
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ce qui ne lui est pas propre, c'est-à-dire des impétuosités très grandes et il n'appartient qu'à la paix de Dieu de faire cela.
C'est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l'espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugissement, quoiqu'elle soit tranquille ; l'abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur.
La mer en sa plénitude vient visiter la terre et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magnificence. Ainsi vient la paix dans l'âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu'il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, qui porte avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, a aussi ses avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ce sont les visites des. anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l'autre vie, avec un son de l'harmonie céleste, , et avec une telle raideur que l'âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance. Cette abondance ne fait aucune violence, sinon contre les obstacles de son bien, et tous les animaux qui ne sont pas pacifiques fuient les abords de cette paix, et avec elle viennent tous les biens qui sont promis à Jérusalem. comme la casse, l'ambre et d'autres raretés sur son rivage ; ainsi cette divine paix vient avec abondance et opulence de biens et de richesses précieuses de la grâce1.
N'oublions pas que ce brouillon sublime, comme du reste la plupart des pages que l'on vient de lire, a été , dicté ou écrit par un malade, par un désespéré qui se croyait voué à l'enfer.
On quitte à regret un si grand homme. On craint de n'avoir pas su justifier l'admiration intense qu'a fait naître une longue familiarité avec lui. On voudrait le citer encore.
Mais l'espace nous manque et Port-Royal nous surveille.
Il ne permet pas que l'on donne au plus grand des mystiques de la Compagnie en France, plus de place qu'à
, (1) Traité inédit., p. 281, 282.
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M. de Saint-Cyran. Nous , n'affligerons pas non plus les jansénistes par une comparaison entre ces deux malades.
Le parallèle éclate assez de lui-même. Laissons la sainteté personnelle que Dieu seul connaît, et ne retenons que le génie. Saint-Cyran n'a que des vues disjointes et qui souvent se contredisent; il n'a que des lueurs intermittentes et qui ne servent qu'à rendre plus noire l'étrange et trou-
blante nuit dans laquelle il se cherche lui-même sans jamais parvenir à se trouver. Beaucoup plus atteint que lui, c'est à peine si quelques frissons de fièvre, vite calmés, nous rappellent la terrible humiliation du P. Surin.
Il ne dit que l'exacte vérité, quand il nous parle de ses # « deux âmes » dont l'une habite la pleine lumière, pendant que d'intolérables délires tourmentent l'autre, « Dieu occupant un étage et le démon l'autre ». Ordre, fermeté, puissance, profondeur, tout. chez lui porte la marque d'une pensée de premier ordre. Lucide et subtil dans l'analyse, solide, harmonieux, sublime dans la synthèse, il possède tous les dons essentiels de l'esprit. Nous ne, savons pas ce que veut Saint-Cyran. Chaque ligne du P. Surin nous ramène à un seul et même système, fortement lié et d'une fécondité merveilleuse.
A ce système, esquissé déjà par le P. Lallemant, nous avons essayé de donner un nom. Moralisme mystique, f disons-nous, voulant désigner par là l'union, la fusion réalisée par ces maîtres entre l'ascétisme le plus mortifiant et la plus haute mystique, entre saint Ignace et le pseudo-Denis.
Il disait un jour, avec un peu trop d'émotion, mais, à cela près, magnifiquement : Les docteurs qui sont enflés de leur science, se croient en droit de juger de tout. Mais sainte Thérèse dit que leur devoir est de décider des points de foi et des cas de conscience, et nullement de ce que Dieu communique au fond dû cœur.
J'avoue qu'il faut beaucoup de patience avec eux, car ils tranchent et coupent avec une liberté entière, comme s'ils étaient
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tout-puissants. Je crois que ce mal durera dans l'Église jusqu'au jugement. Dieu veuille leur ouvrir les yeux et leur faire goûter combien il est bon ! C'est le seul moyen de les tirer de leurs erreurs. Si une fois ils avaient la connaissance et l'expérience des voies intérieures et qu'avec leur science, ils fussent hommes d'oraison, comme sainte Thérèse le souhaite. la moitié du monde se convertirait par leurs exemples et leurs prédications et toute la terre s'en ressentirait1.
( S'il est aujourd'hui moins que jamais chimérique d'espérer la pleine réconciliation des « docteurs » et des mystiques, le P. Surin aura beaucoup fait pour hâter ce beau miracle. De ses précieuses leçons toute la terre s'est ressentie. Malgré les contradictions qu'il a dû subir, soit avant, soit après sa mort, d'innombrables disciples lui sont venus de tous les côtés. Il n'est certes pas comparable aux Ruysbroeck, aux Tauler, aux Jean de la Croix, en un mot à ces grands lyriques du mysticisme que le dilettantisme contemporain rougirait de ne pas connaître.
Simple, clair, tendu vers la pratique, il règne incontesté sur la foule des saints inconnus. Les plus humbles le comprennent. Il les éclaire sans les éblouir. Il règne de même sur les maîtres de ce petit monde. Le plus insigne contemplatif du XVIIIe siècle français, Nicolas Grou, n'est guère qu'un second Surin, mais, si l'on peut dire, repensé et traduit par un nouveau Fénelon. Enfin, et pour ne citer que ce dernier nom, l'un des principaux chefs de la renaissance mystique, à laquelle nous assistons aujourd'hui, M. le chanoine Saudreau s'inspire constamment du Catéchisme spirituel, des Fondements et des Lettres.
Après cela, que nous importent les infirmités du P. Surin ! Névrose, ou obsession démoniaque, ou les deux ensemble, ce nuage n'enveloppe, n'atteint même, ni sa vertu ni son génie. Demandez plutôt, non aux théologiens, mais aux philosophes, mais aux médecins, à ceux-
(1) Le Triomphe., p. 364. 1
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là, dis-je, qui ne partagent pas notre foi. « L'hypothèse pathologique explique-t-elle la totalité ou du moins l'essentiel des états mystiques » ? se demande M. Delacroix. Et il répond : « Il nous paraît incontestable que l'hypothèse pathologique explique beaucoup de choses. D'abord, parmi les mystiques d'ordre inférieur (entendez, parmi les faux mystiques). beaucoup ne sont guère que des malades qui groupent leurs symptômes autour d'une idée religieuse et que leur entourage voit au faux jour d'un merveilleux théologique : bonnes âmes, peut-être, mais dont les convulsions sont banales, comme est banal leur esprit. »
Voilà pour Jeanne des Anges. Nous ne lui ferons pas d'autres adieux. Voici maintenant pour son directeur : « Il y a, très loin d'eux, les héros du mysticisme, les grands mystiques, grands par l'intelligence et par la puissance de vie. Or il est à peu près indéniable (nous dirions plutôt : or il arrive plus ou moins souvent) que leur autobiographie nous les montre comme des nerveux, souvent même de grands nerveux, que certaines modalités de leur mysticisme se rapportent à la névrose dont ils sont atteints (ou paraissent contaminés, imprégnés par elle). Mais. (sous les divers phénomènes d'origine morbide) les descriptions des mystiques permettent d'apercevoir. de grandes intuitions de caractère intellectuel et affectif, qui vont s'approfondissant et se répandant, et — je souligne parce que ceci est particulièrement vrai du P. Surin — une grande impulsion continue, cohérente avec elle-même et tenace, qui dispose la vie (et le travail de l'esprit) comme un inflexible et clair vouloir. En d'autres termes, nous (pouvons). dégager dans les phénomènes nerveux et les névroses qui les commandent, UN ÉTAT MENTAL INDÉPENDANT, à peu près comme le génie est indépendant des états névropathiques qui le compliquent parfois. L'hypothèse d'une névrose et d'une dégénérescence peut bien expliquer, dans ces deux cas, certains accidents et certaines modalités de la production géniale et de l'invention mys-
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tique1 ; elle n'est pas exhaustive. Car s'il n'y avait pas sous la névrose un état mental particulier, il n'y aurait pas de génie artistique pas plus que de génie religieux.
L'hystérie à elle seule et en elle-même n'explique(rait) pas sainte Thérèse, pas plus que l'aliénation mentale ou une névrose déterminée n'expliquent cette longue série de génies et de talents chez qui l'on en a montré les symptômes » 2.
(1) Il va sans dire que, du point de vue chrétien, le mot d'invention mystique est impropre. Le mystique reçoit, il n'invente pas. D'où il suit que l'assimilation que M. Delacroix semble établir entre génie littéraire et génie mystique n'est pour nous qu'un simple rapprochement.
(2) Delacroix, Etudes d'histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908, p. 342, 343. M. Delacroix qui n'est pas des nôtres, mais qui n'a certes rien d'un sectaire, voudra bien me pardonner si je me suis permis d'orthodoxiser son texte.
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CHAPITRE VII LES HELYOT ET LE PÈRE JEAN CRASSET
I. Le portrait de Mme Helyot. — « La plus aimable personne du monde. »
— Jean Crasset. — Une femme de qualité et sa maîtresse de lecture.
— Mariage de Marie Hérinx. — La famille Helyot. - Ménage mondain. — Conversion de la jeune femme. — Un ballet au Louvre. Excès de ferveur. — Complaisance de M. Helyot.
II. Vocation mystique de Mme Helyot. — De la méditation à la contemplation.— Le P. Crasset et les adversaires des mystiques. — « Elle.
voyait l'être de Dieu », — « Dieu seul, dans l'anéantissement de toutes les conceptions ». — Le coup de sifflet du berger. — Critique des biographies religieuses. — Beaucoup de paroles, peu d'actions. — Coutre les autobiographies. — Les années de silence. — L'apostolat. - Les mouches. — Chez les pauvres. — Les bouquetières du vieux Paris. —
« Appuyez-moi de fleurs. parce que je languis d'amour ».
III. Le mari d'une sainte. — Un ménage mystique. — M. Helyot imite sa femme et la « surpasse ». — « Travesti en gueux ». — Inventions charitables de M. Helyot. — Les petits ramoneurs. — A l'enterrement d'un homme de métier. — Encore la contemplation et l'état passif. —
Ecrits de M. Helyot. — « L'aurore de la grâce » et le cantique du jeune amour. — Les silences de l'amour. — Le pur amour. — M. et Mme Helyot. — Le portrait de Mme Helyot.
I. La vie de Mme Helyot par le P. Jean Crasset, jésuite, est un des beaux textes religieux du XVIIe siècle et doit nous retenir de préférence à beaucoup d'autres ouvrages du même genre. A la vérité l'héroïne de ce livre, morte à trente-sept ans, paraît bien chétive auprès de Mme Acarie et des fameuses mystiques de l'époque. En dehors de sa paroisse, le monde religieux ne l'a pas connue. Ce n'est pas non plus qu'elle nous ait laissé quelques pages sublimes. Ni autobiographie, ni lettres spirituelles; le peu qu'elle écrivait, elle l'a détruit. Mais elle avait, mais elle garde une je ne sais quelle grâce toute particulière
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et que je renonce à décrire. Qu'on regarde plutôt le
ravissant portrait que nous donnons d'elle. Il expliquera, j'espère, que son biographe, homme d'un goût classique et qui n'aimait pas les superlatifs, ait pu l'appeler « la plus douce, la plus humble et la plus aimable personne du monde 1. » Elle allait souvent faire sa retraite annuelle chez les Filles de la Croix, dit encore le P. Crasset, « mais c'était toujours à condition qu'elle mangerait seule et que personne ne. lui parlerait, non pas même après le repas. On le lui promettait pour la posséder; mais lorsqu'elle était dans la maison, c'était un empressement de toutes les sœurs à qui lui porterait à manger, et après le repas, à qui demeurerait un moment avec elle. Ces saintes filles étaient ravies de sa modestie, de sa douceur et de sa dévotion et toute la maison est encore à présent embaumée de l'odeur de sa sainteté. C'est assez à celles qui l'ont vue, pour se recueillir et pour avoir de la dévotion, que de se, souvenir de Mme Helyot. La plupart l'ont devant les yeux comme si elle était encore vivante et les charmes qu'elle avait pour gagner les cœurs ont fait une telle impression sur leurs esprits qu'elles ne peuvent encore se consoler de sa perte »2. On sent bien qu'il est lui-même de ceux qui ne se consoleront pas. « La douceur était tellement peinte sur sdn visage qu'il n'y avait qu'à la regarder pour calmer ses passions 3. » « On ne pouvait lui parler sans concevoir un grand désir de changer de vie. Une jeune demoiselle ayantune grande passion de la voir, ses parents l'en empêchèrent craignant qu'elle ne
(1) La vie de Mme Helyot, seconde édition, Paris, 1683, p. 42. Jé citerai d'ordinaire cette édition. — L'auteur de ce livre, le Père Jean Crasset (1618-1692) dirigea pendant plus de vingt ans la Congrégation des Messieurs à la Maison professe de Paris. On a de lui nombre d'excellents ouvrages souvent réédités. cf. Sommervogel. La comparaison entre la 1re éditionde cette vie et les suivantes, offre beaucoup d'intérêt, le P. Crasset ayant cru devoir céder sur plus d'un point aux réclamations de quelques raffinés, cf. à ce sujet, en tête du livre, les Remarques sur la vie de Mme Helyot.
(2) La vie., pp. 26, 27.
(3) Ib., p. 81. 1
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devint trop dévote ; car elle était très bien faite et ils la
destinaient au mariage : mais une personne à leur insu lui ayant procuré un entretien avec elle, la demoiselle s'en retourna si touchée qu'elle entra aussitôt dans un monastère 1. » « Elle avait tous les avantages du corps que les femmes désirent avec tant de passion. je veux dire la beauté, la grâce, le port, la taille avantageuse et la modestie. Dieu, ce semble, avait bâti ce beau palais pour y loger une belle âme : car elle avait un esprit vif, fort et pénétrant, un jugement solide. un naturel sincère, honnête, obligeant, qu'elle rendait aimable à tout le monde.
par un accès aisé, par une gaieté de visage toujours serein et content, et par une démonstration d'amitié qui inspirait le respect en même temps qu'il gagnait les coeurs 2. » La tendresse de ces lignes nous fait aimer non seulement Mme Helyot, mais aussi le P. Crasset. Le digne homme ne songeait certes pas à nous occuper de sa propre personne. Il s'efface, il voudrait disparaître le plus possible. Nous ne le lui permettrons pas.
« Mme Helyot naquit à Paris le sixième du mois de mai de l'année 1644. Son père se nommait Jean Hérinx, parent fort proche de messire Guillaume Hérinx, évêque d'Ypres, qui est mort depuis peu en réputation de sainteté, et sa mère, Elisabeth Olivier, tous deux riches et puissants en biens dont ils faisaient un très bon usage.
Elle reçut. le nom de Marie. et fut élevée partie dans la maison de ses parents, partie dans un couvent de SainteClaire, nommé vulgairement les Petites Cordelières, près l'hôtel d'Angoulême3. » Je transcris volontiers ces jolis riens. Avec le P. Crasset, nous ne sommes jamais dans les nuages, nous ne quittons pas le terrain solide du vieux Paris. Sachez du reste qu'aux Petites Cordelières, on ne formait pas de futures « femmes savantes ». Plus tard
(1) La p. 85.
(2) Ib., p. 2.
(3) Ib., pp. 1, 2.
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cette jeune femme, riche et intelligente aura presque besoin qu'on lui apprenne à lire correctement et à écrire de même. « Une jeune maîtresse d'école » venait lui donner des leçons. « Elle se mettait devant elle dans la posture d'un enfant ». Toutefois, « elle ne voulait pas quand elle lisait, adoucir les mots rudes et les prononciations gauloises, parce que c'était, disait-elle, s'écouter parler et que cela sentait la vanité ; comme aussi afin qu'on la crût ignorante ». C'est le témoignage de sa maîtresse, dûment questionnée par le bon P. Crasset 1.
« On parla de la marier à l'âge de dix-huit ans. Elle qui était dans la dernière innocence et qui eût cru s'opposer aux desseins de Dieu, si elle eût résisté aux volontés de ses parents, se soumit à tout ce qu'ils voudraient faire d'elle. Le premier parti qui se présenta et qui fut agréé de la famille fut M. Helyot, conseiller du Roi en fia Cour des Aides de Paris. »
La famille de ce dernier « tire son origine d'Angleterre, d'où Jean Helyot, son bisaleul, sortit dans le temps du changement de religion qui se fit dans ce royaume et vint s'établir à Paris. Il a laissé une nombreuse postérité qui est devenue considérable par ses biens, ses emplois et ses alliances et qui a produit plusieurs personnes recommandables par la sainteté de leur vie, comme Dom Ambroise Helyot, de la Chartreuse de Paris, oncle de M. Helyot, décédé en odeur de sainteté en l'année 1667.
Que ne pouvait-on pas attendre d'une Catherine Helyot, décédée à l'âge de douze ans, au monastère de Longchamp en 1661, puisque dans un âge si tendre, elle avait déjà fait des actions de vertu si éclatantes qu'on jugea à propos de les mettre par écrit. On peut encore ajouter le R. P. Jérôme Helyot, frère de M. Helyot qui en se faisant religieux au troisième Ordre de saint François, au couvent de Picpus, à l'âge de quarante-cinq ans, ne relâcha
(1) La vie., pp. 199, 200.
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rien, pendant trente ans, des austérités de la règle, jusqu'à sa mort qui arriva en 1687. »
« M. Helyot naquit à Paris l'an 1628 (il avait donc seize ans de plus que Marie Hérinx) et reçut le nom de Claude. Il eut pour père Pierre Helyot, écuyer, conseiller-secrétaire du roi et pour mère, Françoise du Bray.
Il fit ses études d'humanité dans le collège des PP. jésuites de La Flèche. Il vint ensuite faire sa philosophie à Paris et étudia même trois ans en théologie, ayant pris là le dessein d'embrasser l'état ecclésiastique. Après avoir achevé ses études, il fit un voyage en Italie; c'est là qu'il apprit à peindre, car il avait pour ce bel art beaucoup d'inclination. Il s'y occupait après le repas. » N'oublions pas ce détail. « On n'a pu savoir pourquoi il changea le dessein qu'il avait pris d'être d'Église, pour s'engager dans le mariage. Il épousa Mlle Olivier (tante maternelle de Marie Hérinx) en premières noces, laquelle étant morte dans ses couches, il rechercha M110 Hérinx en mariage. Ses parents y consentirent volontiers, mais parce qu'elle était nièce de sa première femme, il fallut avoir dispense du Saint-Siège. Ce fut le sujet du second voyage qu'il fit à Rome où il fut six mois et employa auprès du Pape le crédit de l'ambassadeur de France et de plusieurs cardinaux qui lui obtinrent enfin la dispense qu'il désirait1. » Un si grand voyage et de six mois!
Tantæ molis erat. Au reste Claude Helyot était-il peutêtre de ceux qui ne se pressent jamais. Son portrait nous manque. Je l'entrevois bonhomme et placide, plein d'attentions pour la délicieuse enfant qu'il vénérera bientôt comme une sainte. Nous lui reviendrons quand elle ne sera plus là. 1 Ils aimaient tous deux le luxe. Ce « tous deux » chiffonnerait le P. Crabset qui la veut parfaite depuis toujours.
« Comme les femmes, dit-il, se font un devoir de plaire à
(1) Les œuvres spirituelles de M. Helyot, Conseiller du Roi en la Cour es Aides de Paris avec un abrégé de sa vie, Paris, 1710, pp. 1-4.
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leurs maris, Mme Helyot prit tous les ajustements qu'elle crut pouvoir être agréables au sien, mais avec une.
(pleine) indifférence pour ces vanités1. » Il sait bien qu'il a tort de charger ainsi le mari. Plus loin, il sera plus franc, mais quel aimable tour ne donnera-t-il pas à son doux reproche! « De tous les péchés de la Madeleine, Mm0 Helyot n'avait commis que celui de la vanité, ayant été bien aise de paraître, au commencement de son mariage et d'être richement vêtue 2. »
Très pieuse néanmoins et tout près d'être « dans la grande dévotion », mais comme une enfant très pure, à qui tout le monde sourit et qui ne soupçonne pas la souffrance. « Dix-huit mois après son mariage, Dieu lui donna un fils qui était beau comme un ange. Elle l'aima avec toutes les tendresses que peut avoir une mère pour le premier de ses enfants et pour un fils unique qui n'avait guère de semblable en beauté. Comme Dieu voulait être maître unique de son cœur et le posséder sans partage, il lui enleva ce cher enfant à l'âge de quatre ans, dont elle fut touchée si sensiblement qu'après en avoir fait un sacrifice à Dieu, au plus fort de sa douleur, elle prit résolution de se retirer entièrement du monde, de renoncer à toutes les visites actives et passives (celles que l'on fait et celles que l'on reçoit), et de vivre en continence avec son mari, ce qu'ils ont observé inviolablement jusqu'à la mort, d'un commun consentement. » On aura remarqué ce « sans partage », assez dur pour le mari. Et sans doute, elle l'aimait bien, lui aussi, mais toujours un peu comme un oncle, plein de gâteries et qui ne sait rien refuser.
« Une dame de piété qui était sa voisine et sa bonne amie ne contribua pas peu à sa conversion. Voici le récit qu'elle m'a fait de sa connaissance. » Récit délectable,
(1) La vie., p. 9.
(2) Ib., p. 6S.
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pittoresque et que je n'ai pas le droit d'abréger. Je ne sais pourquoi, ceux qui nous parlent d'elle ne sont jamais ennuyeux. Hélas, toutes nos saintes n'ont pas eu le même bonheur ! Dieu lui a fait la grâce de mettre en fuite les
démons du lieu commun.
Au mois de mai de l'année 1667, je connus Mme Helyot et dans sa première visite, je fus surprise de sa manière modeste, qui ne convenait pas avec les ajustements dont elle était parée, ce qui me donna lieu de croire qu'elle n'avait point d'autre défaut qu'un attachement secret à ces vains amusements du siècle. Notre conversation qui dura longtemps ne fut que de Dieu. et je vis bien qu'on n'aurait pas beaucoup de peine à retirer son esprit de la bagatelle, qui se portait de lui-même à tout ce qu'il y a de grave, de modeste, d'honnête et de saint.
Il n'y avait que la lecture des bons livres qui ne lui plaisait pas alors. Non pas qu'elle en lût de méchants, ou qu'elle eût peine à entendre parler de Dieu, car c'était tout son plaisir : mais parce que les livres de dévotion lui faisaient mal à la tête. Il faut croire que c'était une tentation, puisque le reste de sa vie, tout son plaisir était de lire ces sortes de livres et d'en donner aux autres. Quelque répugnance qu'elle m'en eût fait paraître, je lui en présentai un. Elle l'accepta par honnêteté, car personne n'a eu plus de douceur et de complaisance. Au bout de quelques jours elle me le renvoya, et lorsque je la vis, elle m'avoua sincèrement qu'elle ne l'avait point lu, qu'elle serait ravie d'entendre parler de Dieu et de la vertu, mais que la lecture l'incommodait.
On se rappelle qu'elle savait à peine lire et quelle prendra bientôt une institutrice.
Nous nous liâmes d'amitié. Nous avions été mariées toutes deux presque en même âge et en même temps et la ressemblance a une vertu secrète de lier les cœurs.
Sa convertisseuse est toute jeune comme elle. Une dévote d'âge mûr nous aurait un peu gâté le tableau.
Je fus à la campagne au mois de juillet et je n'en retournai qu'en décembre. Pendant ce temps elle perdit son fils qui lui fut une plaie très sensible, mais qu'on peut appeler le coup
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de son salut. A mon retour je la trouvai fort tranquille et dans de bonnes résolutions de ne voir que des personnes qui fussent tout à Dieu. Un jour néanmoins qu'on dansait un ballet au Louvre, où tout Paris allait, elle fut tentée d'y aller comme les autres. Je me rencontrai chez elle lorsqu'elle partait et je lui témoignai la peine que cela me faisait. Elle m'allégua plusieurs raisons tant bonnes que mauvaises, et pour me contenter, m'assura qu'elle fermerait les yeux dans le temps du spectacle et qu'elle dirait son chapelet. Mais Dieu qui ne voulait p&s qu'elle eût cette satisfaction, permit que le ballet ne fût point dansé. Elle fut de là aux Tuileries par un temps assez froid, où elle gagna un gros rhume. L'ayant appris, je fus la voir et je la trouvai fort gaie de ce que Dieu n'avait pas permis qu'elle allât à ce divertissement mondain et de ce qu'il l'avait punie de sa légèreté. Elle fit en même temps résolution de ne jamais voir aucun spectacle et de ne plus rechercher que ce qui pourrait la porter à Dieu. Elle choisit pour cela un confesseur aux Pères jésuites (P. Crasset). Comme c'était le mien aussi depuis quelques années, je l'attendis après la confession pour lui parler et je la trouvai extraordinairement rêveuse. Deux jours après, qui fut le jour de saint Joseph, je fus surprise de la voir se confesser au même Père et lui en ayant demandé la cause, elle me dit en souriant qu'elle avait pris son parti et qu'elle voulait être toute à Dieu.
C'est toujours le même sérieux profond, voilé par une grâce enfantine ; nul effort apparent, nulle grimace. On n'imagine pas plus de droiture, plus d'allégresse.
Depuis ce temps elle a travaillé sans relâche à l'étude de la perfection. Chaque jour de communion, elle retranchait quelque chose des vanités du monde. Elle commença par se défaire du carreau ; ensuite, elle ne se fit plus porter la robe dans l'église, puis en aucun lieu i.
Une retraite qu'elle fit peu après acheva la transformation. « Elle se coupa les cheveux, complète le P. Crasset, pour ne perdre point tant de temps à se coiffer. de sorte qu'elle n'avait qu'un simple bonnet sous sa coiffe, au grand étonnement des personnes de son sexe. Ensuite
(1) La vie., pp. 9-13.
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elle se défit de tous ses bijoux, de ses perles et de ses diamants et n'eut point de repos que son mari, pour la contenter, n'eût ôté les couleurs à ses laquais, qu'il n'en eût retranché le nombre, jusqu'à se contenter d'un seul, et ensuite qu'il ne se fût défait de son carrosse et de ses chevaux. Elle allait trouver de temps en temps son directeur et lui demandait tantôt s'il était nécessaire qu'elle portât un collier de perles ; tantôt si elle ne pouvait pas quitter un crochet de diamants et une montre qu'elle avait; tantôt si elle ne ferait pas bien de ne porter plus que du linge uni ; tantôt s'il ne voulait pas bien qu'elle quittât la soie pour prendre des habits de laine.
Son directeur répondait à toutes ses demandes, qu'il n'était point nécessaire d'être si bien parée. mais qu'elle ne devait rien faire sans le consentement de son mari. »
Là n'était pas le plus difficile. Elle courait aussitôt chez M. Helyot, « lequel, désirant la contenter et se sentant luimême pressé de changer de vie, lui accordait volontiers tout ce qu'elle lui demandait, quoiqu'il vît bien que ces changements lui feraient des affaires auprès de ses parents ». Il redoutait surtout sa belle-mère, Mme Herinx, abasourdie et irritée plus encore par cette révolution. Il y avait bien d'ailleurs dans tout cela un peu d'impétuosité naturelle. La jeune convertie en était venue à se vêtir « comme les femmes d'artisans. Mais ayant appris qu'un extérieur si austère faisait peur à plusieurs dames de qualité et les empêchait de prendre le parti de la vertu.
elle se vêtit d'une manière plus propre, quoique toujours modeste et laissa croître ses cheveux. Et. c'est alors, disait-elle en riant, qu'elle devenait coquette pour gagner les âmes à Dieu1 ».
II. La vocation mystique d'une âme aussi merveilleusement souple aux mouvements de la grâce, aussi fraîche, aussi dégagée, était assez évidente. Un disciple du P. Lal-
(1) La vie., pp. 15-17.
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lemant ne pouvait pas s'y tromper. Mme Helyot avait alors vingt-quatre ans, mais on lui en aurait donné quinze. Bien que pieuse, elle ignorait tout ou presque tout de la vie intérieure. Avec elle, comme avec tout le monde, il fallait commencer par le rudiment, je veux dire par les Exercices de saint Ignace : il fallait aider le travail divin sans le prévenir. Le P. Surin lui-même n'agissait pas autre- ment.
« Ce fut donc en l'année 1668 qu'elle prit un père jésuite pour son confesseur. Dès lors que le Père eut connu l'état de son âme etles desseins que Dieu avait sur elle, sans lui parler de réforme ni de changements d'habits (menus sacrifices qu'elle s'imposerait bientôt d'ellemême), il l'exhorta à faire oraison et lui en enseigna la méthode, lui proposant à méditer les grandes vérités de notre religion, etles exemples de vertu que nous a donnés Notre-Seigneur Jésus-Christ. A peine eut-elle goûté cette manne céleste qu'elle en fut charmée. elle entra dans le sanctuaire de la Divinité, par la contemplation et par l'amour de son humanité sainte qui en est la porte.
et trouva là des pâturages excellents, des fontaines d'eau vive et des sources intarissables de plaisirs1. »
« Tant qu'elle trouva du goût à ruminer ces vérités, il ne la tira point de cette pratique. Mais enfin, après quelques années, elle lui ayant déclaré que son esprit ne pouvait plus s'occuper d'aucune chose et que son cœur ne trouvait plus de goût ni de saveur dans ces douces vérités qui l'avaient charmée autrefois, il jugea qu'il était temps de la faire passer du travail de la méditation au repos de la contemplation2. »
Arrivé à ce point de son récit, le P. Crasset hésite. Il n'aime pas à traiter en public de ces délicates matières.
(1) La vie., p. 14.
(2) « La faire passer » n'est pas l'expression juste. Ce n'est pas Je directeur qui fait passer l'âme d'une voie à l'autre, mais la grâce. Au directeur de connaître si cette invitation à monter plus haut vient ou non de l'Esprit de Dieu.
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mais à l'heure où il écrit cette vie (1682), on commençait à faire rage de tous les côtés contre les mystiques. Il doit, il veut les défendre. Il compte du reste parmi* les spirituels les plus éminents de Paris. Il dirige à la maison professe, la Congrégation des Messieurs; son autorité est grande. Il pèsera donc tous ses mots. Ajoutez à cela que l'expérience qu'il décrit, il l'a observée lui-même pendant sept ou huit ans, et avec quelle attention affectueuse !
Pourrais-je souligner davantage l'importance exceptionnelle du texte que je vais transcrire.
Pour comprendre ce mystère d'amour et pour satisfaire à la curiosité de plusieurs personnes de piété qui m'obligent contre mon inclination de parler de ces matières, il nous faut déclarer ce qui se passait dans l'esprit et dans le cœur de cette sainte femme, lorsqu'elle était en oraison.
Dès lors qu'elle commençait son oraison, elle s'élevait par une vue transcendante au-dessus de tout ce qui est créé et contemplait la Divinité sans forme et sans figure, sachant bien
que Dieu n'est rien de ce qui tombe sous les sens et qu'étant infini et incompréhensible de sa nature, il est impossible à l'esprit humain de le renfermer dans ses connaissances. Elle entrait dans un aMme de ténèbres qui environnent le trône de la Divinité et qui le rendent inaccessible à tous les esprits créés s'ils ne sont éclairés et fortifiés par la lumière de la gloire.
Comme Dieu n'est que lumière, il est impossible qu'il y ait des ténèbres dans son palais; mais ce grand abîme de clarté est à notre esprit qui n'en peut supporter l'éclat, un abîme de ténèbres qui l'éblouissent, qui l'aveuglent et qui lui dérobent la connaissance des créatures.
Après qu'elle avait fait s'évanouir toutes les images dont la nature a tant de peine à se défaire, qu'elle s'était plongée dans ces ténèbres mystérieuses qyi font tant de frayeurs aux âmes qui n'ont point marché dans ces routes, elle se trouvait tout à coup élevée dans la Jérusalem céleste, où il n'y a ni lune ni soleil, parce que c'est l'agneau de Dieu qui en est la lumière. Elle se voyait comme plongée dans ce grand et vaste océan de la Divinité où elle se perdait heureusement. Elle voyait l'être de Dieu sans pouvoir rien comprendre de sa nature que sa grandeur immense. Son esprit, pénétré comme un globe de cristal, de cette lumière substantielle, demeurait tout ravi de se trouver
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dans Dieu, sans pouvoir dire ce qu'il voyait et par cette perte heureuse de sa raison, elle arrivait jusqu'à ces obscurités lumineuses qui surpassent toutes nos vues et toutes nos intelligences.
Un fleuve est toujours fleuve, tandis qu'il est resserré et bordé de deux rivages; mais dès lors qu'il a quitté ce lit de terre et qu'il s'est déchargé dans la mer, il cesse d'être fleuve et devient mer.par le mélange et la confusion de ses eaux avec celles de l'océan. Il en est de même de notre âme; elle se resserre et se rétrécit en quelque façon dans elle-même, tant qu'elle est bornée par ces espèces créées et ces images sensibles, mais dès lors qu'elle s'est plongée dans Dieu. elle se transforme en quelque manière en lui, non pas par la perte de son être qu'elle conserve toujours, mais par un écoulement dans celui de Dieu et une union sacrée qui des deux n'en fait qu'un 1.
Mme Helyot ne lui en avait pas dit si long. Il ne faut pas croire néanmoins que le P. Crasset romance le moins du monde les confidences qu'elle lui a faites. Simplement il les traduit, il les explique à la lumière de ses lectures et, je le croirais volontiers, de ses propres souvenirs intimes. Tous les mystiques se ressemblent et, par suite, ils se comprennent à demi-mot. Sans qu'elle s'en doutât, cette jeune femme sans lettres exposait à son directeur une expérience, jadis analysée par le pseudo-Denis et hier encore par le P. Surin. Ce qui suit me paraît fort beau : Je ne puis mieux exprimer l'état où se trouvait quelquefois
(1) Voici, et toujours du P. Crasset quelques précisions techniques : « Quelqu'un me dira : comment est-ce qu'elle pouvait aimer, si elle ne voyait rien, puisque l'amour dépend de la connaissance ? Pour répondre.
il faudrait examiner cette grande question qui est entre les théologiens scolastiques et mystiques, si la volonté peut aimer sans connaissance.
Les premiers disent que cela est impossible et se fondent sur la raison ; les seconds soutiennent que cela est possible et se fondent sur la raison et l'expérience. il me semble qu'on peut les accorder en disant qu'on peut aimer Dieu sans connaissance intellectuelle ; mais qu'on ne le peut aimer sans une connaissance du moins expérimentale, par laquelle Dieu se fait sentir à l'âme, sans la participation de l'entendement. Quoi qu'il en soit, il est certain que les Pères et les docteurs de l'Eglise, qui ont traité de la contemplation, demandent tous une élévation d'esprit au-dessus de tous les fantômes (images), de tous les discours et de toutes les conceptions les plus pures. Mme Helyot s'élevait. au'dessus de tous les êtres créés .pour s'unir immédiatement à l'être incréé de Dieu. » La vie., p. 118.
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cette sainte âme, qu'en représentant un homme qui serait tout d'un coup transporté dans ces espaces infinis qu'on s'imagine être au-dessus des cieux et qu'on appelle pour cela imaginaires.
Quel étonnement le saisirait, se voyant en un lieu où il n'y aurait ni Ciel, ni terre, ni feu, ni eau, ni lumière, ni couleur, ni montagne, ni vallée, ni campagne, ni prairie, ni homme, ni bête, ni créature aucune qui lui tint compagnie ; mais un vaste désert et un certain vide infini, invisible, incompréhensible, éternel et immuable qui n'aurait point de bornes ! Quel serait, dis-je, l'étonnement de cet homme de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien goûter, de ne rien toucher et de n'avoir rien pour s'appuyer ! Il serait là comme suspendu entre l'être et le non-être. C'est dans cet état et dans ces déserts inconnus à la nature et dans ces vides mystérieux et dans ces néants de tout ce qui est créé que se trouvait quelquefois cette sainte âme, et c'est là qu'elle voyait Dieu seul. dans l'anéantissement de toute ses conceptions.
Toutes les créatures s'évanouissaient de sa pensée, comme la terre disparaît à un vaisseau, à mesure qu'il cingle en haute mer. Dieu liait toutes ses puissances et les empêchait d'agir, soit par un débordement impétueux de lumière qui éblouissait son entendement; soit par une soustraction de concours qu'il retirait, ou d'objets qu'il lui cachait, ou d'espèces qu'il faisait évanouir ; soit en empêchant la mémoire de fournir des images à l'esprit pour former des connaissances.
Quelquefois Dieu ramassait toutes ses puissances intellectuelles autour de son âme, comme un berger d'un coup de sifflet ramasse ses brebis autour de soi. Ce qui se fait ou par une voix intérieure, ou par un doux attrait, ou par le souffle du Saint-Esprit, ou par une odeur de paradis qui pénétrant les sens intérieurs et extérieurs, fait fondre l'âme en douceur et la fait tomber en défaillance.
Il hésite encore : il connaît son siècle moqueur, prude avec Dieu seul.
On n'ose parler comme les saints. La pudeur passe à présent pour une vertu rustique et sauvage qui n'est plus du beau monde, et cependant on ne peut souffrir qu'un écrivain parle des unions sacrées de l'âme avec Dieu. Donnons quelque chose à leur délicatesse véritable ou apparente et passons sous silence la plus grande de toutes les faveurs que Dieu ait faites à la personne dont j écris la vie.
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Je dirai seulement ce qu'il est nécessaire de savoir, que lorsque cette opération divine se passe dans le cœur, toutes les puissances spirituelles courent à l'odeur de ces parfums et s'assemblent autour de ce palais de la Divinité, sans pouvoir entrer dedans, parce que la porte leur en est fermée. Mais quoiqu'elles ne voient rien. de ce qui s'y fait, elles sont néanmoins dans une espèce de ravissement par la part qu'elles prennent au plaisir du cœur. Et c'est là ce silence mystérieux qui se fait dans le ciel supérieur de l'âme. Et c'est dans ces ombres du Saint-Esprit qu'elle devient féconde en bonnes œuvres et qu'elle conçoit quantité d'enfants spirituels qu'elle donne ensuite à Jésus-Christ son époux 1, A ces expositions, trop savantes peut-être et trop littéraires, plusieurs préféreraient sans doute les bégaiements confus de Mme Helyot elle-même. Pour moi, je l'aime beaucoup mieux silencieuse. Regardez-la de nouveau et vous avouerez que sa grâce n'était pas d'enseigner. Pour nous aussi elle a quinze ans. Ne croyez pas du reste que son admirable directeur l'ait invitée à s'expliquer longuement sur ce qui se passait en elle. Bien au contraire, mettant « sur son esprit le voile sacré de la foi (il) lui défendait de faire aucune réflexion sur les opérations de la grâce » :!.
C'était du reste sa pratique ordinaire au confessionnal. Il écrit excellemment :
La vie des saintes femmes qu'on met au jour en ce temps, est plutôt un récit de ce qu'elles ont dit que de ce qu'elles ont fait; car' elle est remplie ou de visions et de révélations qu'on ne peut apprendre que de leur bouche, ou d'entretiens de dévotion qu'on aura eus avec elles ; ou c'est un ramas de leurs lettres et de leurs écrits, qui contiennent les grâces que Dieu leur a faites et qu'on les a obligées de mettre sur le papier.
Je ne sais qui a introduit cette coutume qui n'était pas en usage dans les siècles passés. Peut-être que c'est la curiosité de quelques directeurs qui, pour se rendre savants dans la conduite des âmes, se rendent disciples de leurs pénitentes et les obligent à faire elles-mêmes le commentaire de leur vie. Peut-
(1) La vie., pp. 114-124.
(2) Ib., p. 119.
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être que c'est le profit et la satisfaction que reçoit le public, • d'apprendre des personnes saintes les voies que Dieu a tenues sur elles.
Je serais imprudent et téméraire, si je voulais condamner une pratique qui a souvent de très bons effets, mais je ne puis dissimuler que j'aurais de la peine à permettre à une personne de se copier elle-même et de faire le portrait de ses mœurs, à moins qu'elle ne fût aussi sage, aussi humble et aussi obéissante qu'une sainte Thérèse. Et si l'on me permet de dire mon sentiment, je n'estime rien de plus dangereux à un saint que de lui faire connaître sa sainteté et de lui marquer l'estime qu'on fait de sa vertu ; principalement si c'est une femme, parce qu'il y en a peu qui soient capables de soutenir une grande réputation, et qui puissent sans vanité faire la leçon à ceux dont elles doivent la recevoir1.
Toute la direction du P. Crasset était inspirée par le même esprit. « Il est vrai, dit-il encore, que dans le moment qu'elle renonça au monde, elle (Mme Helyot) parut une personne parfaite. néanmoins comme tout ce qui est jeune a besoin de nourriture pour croître et se fortifier, celui qui la gouvernait, la voyant dans les commencements prévenue de grâces extraordinaires, attirée à une sublime oraison. surtout remarquant dans elle un esprit de silence, de retraite et de solitude. il crut qu'il la fallait encore tenir cachée et la laisser puiser des grâces en abondance ; mais ayant reconnu après plusieurs années, tant par ses grandes unions avec Dieu que par sa profonde humilité qu'on pouvait l'exposer au grand jour sans crainte de vanité ; voyant aussi le crédit qu'elle s'était acquis et l'opinion que le monde avait conçue de sa sainteté ; surtout étant informé du désir empressé que chacun avait de la voir et de lui parler et les effets merveilleux que sa parole commençait à produire dans les cœurs ; tout
(1) Discours général sur la vie de Mme Helyot, La vie., pp. I,ij ; I,iij. Cf. le P. Guilloré, dont les écrits, si je ne me trompe, ont fait une grande impression sur le P. Crasset. Maximes spirituelles (Paris 1858) max. IX du livre VI : « Il ne faut pas facilement permettre aux personnes éclairées d'écrire leurs lumières. »
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cela lui fit croire que Dieu voulait mettre cette lumière sur le chandelier et qu'il était temps de la manifester au monde. Il lui permit donc de recevoir des visites et d'en faire quelques unes, si elle espérait y faire du bien ». Peutêtre songeait-il à faire d'elle une seconde Mme Acarie.
Mais le chandelier n'était pas pour elle. Dieu la voulait cachée et silencieuse. Elle se gouvernait de manière à ne recevoir que très peu de visites, « et en faisait encore moins, principalement aux personnes riches, car elle ne les visitait pas volontiers » 1. Toutefois, « elle faisait tout son possible dans les rencontres pour les détacher du monde », mais sans rien précipiter. « Elle attendait que le fruit fût mûr pour le cueillir, sans vouloir l'arracher par la violence.
Elle visitait souvent une dame du grand monde qu'elle voulait. porter à la dévotion; mais comme elle avait le cœur porté à la bagatelle, ses instructions n'avaient pas grand effet. Elle avait surtout une passion extrême pour ses mouches dont elle ne pouvait se défaire et en conservait toujours sur son visage. La bonne amie de Mm Helyot lui ayant représenté qu'elle perdait sa peine, et la pressant de dire à cette dame qu'elle devait ôter cette mouche, elle lui répondit sagement : « Ne l'arrachons point, mais laissons la tomber d'elle-même » 2. Délicieuse parole qui vaut tout un « ramas de lettres et d'écrits », comme dit le P. Crasset. J'imagine d'ailleurs qu'elle avait plus de charme que d'autorité : c'est une grâce de plus.
En revanche « son plaisir était d'être parmi les pauvres.
elle les visitait et les recevait chez elle avec beaucoup de satisfaction » Son biographe rapporte à ce sujet quantité d'anecdotes pittoresques et touchantes. De nos biographies celle-ci, merveilleusement concrète, est une des plus riches en renseignements sur les mœurs de l'époque et sur la figure du vieux Paris. On a pu déjà s'en rendre compte.
(1) La vie., pp. 28, 29.
(2) Ib., p. 82.
(3) Ib., p. 29.
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On nous dit encore, par exemple, que la victoire la plus considérable que Mme Helyot eut à remportera sur la délicatesse de son corps. fut de s'accoutumer à marcher à pied. Elle y eut tant de peine d'abord qu'elle ne pouvait presque faire cinquante pas sans avoir la fièvre » 1. Un peu chinoises de ce côté-là, nos aïeules n'en étaient pas moins portées sur leur bouche. Avant sa conversion, Mme Helyot se croyait obligée de « manger à toute heure », « ce qui allumait un feu étrange dans son corps ». Consulté par elle, le P. Crasset lui dit rondement « qu'elle mangeait trop et qu'elle devait commencer par s'abstenir de rien prendre entre les deux repas» 2. « Au commencement de sa vie pénitente, après avoir renoncé à la pompe de ses beaux habits, elle allait par un esprit d'humilité, déguisée en gueuse, demander l'aumône par les rues et dans les églises, sans crainte d'être prise par les archers de l'hôpital : au contraire elle le désirait avec une passion extrême pour être quelque temps renfermée avec les pauvres. Elle eût continué de mener cette vie si son confesseur ne l'en eût empêchée»3. « Pour la trouver dans une église, il fallait l'aller chercher ou parmi les pauvres, ou dans un coin secret où elle demeurait, les coiffes baissées. Jamais elle n'a communié au dedans des balustres.
Elle prenait rarement une chaise pour entendre le sermon, et quand elle en avait une, elle n'avait point de repos qu'elle n'en eutaccommodéquelqu'un. Souvent même elle en gardait pour la première personne incommodée qu'elle rencontrait et la forçait doucement de la prendre. Elle n'y pouvait voir des religieux debout, mais leur faisait apporter des chaises qu'elle payait. Pour elle, elle entendait le sermon à genoux ou debout, ou s'en allait s'asseoir sur les degrés du balustre parmi les pauvres gens, où je l'ai vue souvent moi-même qui écris, avec admiration,
(1) La vie., p. 18.
(2) Tb" p. 19.
(3) Ib., 203.
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quoique toujours cachée et dans un coin pour ne pas paraître humble en pratiquant l'humilité ». Cachée, mais il savait bien l'apercevoir. « Quand elle se voyait. en un lieu passant où elle ne se pouvait cacher, comme lorsqu'elle allait se confesser, alors elle ne manquait presque jamais de lever sa coiffe et de lire dans ses Heures avec des lunettes pour déshonorer son visage»1. « Elle portait sur soi tout ce qui pouvait être utile à ceux qu'elle rencontrait, comme des Heures pour prier Dieu, de petites bougies dont elle faisait présent dans les églises à ceux qui en avaient besoin et d'autres grosses qu'elle donnait aux femmes âgées et incommodées qu'elle rencontrait le soir dans la rue. Sa couturière porte encore à présent une de ses jupes où il y avait six grandes poches. Elle ajoute qu'elle lui en a vu une où il y en avait huit qu'elle remplissait de biscuits, de linge et autres choses dont elle faisait des charités aux malades, lorsqu'elle allait à l'HôtelDieu»2. N'admirez-vous pas le P. Crasset, ce mystique, ce philosophe de tantôt, écrivant maintenant ces humbles détails sous la dictée d'une couturière? Du reste il avait oublié de montrer son manuscrit au P. Bouhours3. Encore une ou deux vignettes du même genre et j'aurai fini.
« Elle ne laissait échapper aucune occasion d'exercer son zèle. Elle faisait entrer dans son logis des laitières, des bouquetières et autres femmes de très vile condition, et après avoir acheté leur marchandise qu'elle payait au
(1) La vie., pp. 208, 209.
(2) Ib., pp. 96, 97.
(3) Aussi le livre fit-il un petit scandale, ce qui nous a valu les Remarques sur la vie de Mme Helyot qui figurent dans l'ouvrage, à partir de la 2e édition. L'on reprochait au P. Crasset d'avoir rapporté des choses petites, des choses incroyables, des choses basses. Il se défend, avec beaucoup d'esprit, sur tous ces points. « Je mentirais si je disais que je n'ai pas été choqué moi-même de quelques faits que j'ai rapportés : mais je n'ai pas cru les devoir omettre, tant pour le respect que j'ai pour tout ce qu'a fait cette vertueuse dame que parce que les mémoires m'en étaient fournis par plusieurs personnes. qui ont beaucoup de discernement.
Outre que j'étais en doute si ce qui n'était pas à mon goût, ne le serait pas à celui des autres. » Toutefois il fit quelques concessions à la délicatesse du siècle et supprima un certain nombre de passages.
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double, elle les instruisait de leur créance. Comme elle passait presque tous les jours par le petit Saint-Antoine, trouvant dans l'allée des vendeuses de bouquets, elle ne manquait jamais de leur parler. » Le P. Crasset n'a pas négligé d'aller consulter ces bouquetières. « Une d'entre elles dit que depuis douze ans qu'elle la connaissait, elle lui avait fait mille biens et pour l'âme et pour le corps ; qu'elle lui apprenait son catéchisme. et qu'après cela elle la priait de porter deux beaux bouquets de jasmin ou de tubéreuses à la chapelle de la Vierge et devant une de ses images qui est vis-à-vis la porte de cette église ; qu'elle lui payait toujours au delà de ce qu'elles valaient et qu'elle était toujours assurée d'avoir le débit de sa marchandise lorsque Mme Helyot passait par là » 1.
« Elle était ravie d'avoir les couronnes de fleurs qu'on met sur le soleil (l'ostensoir) aux fêtes solennelles. Le prêtre de la paroisse qui lui donnait la communion, m'a dit qu'il lui en faisait souvent présent d'une après l'avoir communiée et qu'elle la mettait aussitôt sous sa coiffe, la cachant comme un riche trésor. Une demoiselle qui était dans sa chambre, lui ayant dit qu'elle était sujette à un grand mal de tête, elle tira de dessus la sienne une couronne du Saint-Sacrement qu'elle portait presque toujours et la lui donna en disant : «. Si vous avez de la foi, elle
(1) La vie., pp. 100, 101. Voici un autre détail sur le vieux Paris.
« Lorsqu'elle passait par le petit Saint-Antoine, au lieu de faire sa prière au bas de l'église, comme font ceux qui passent- (c'était un raccourci) — elle ne manquait jamais. de. traverser (toute l'église) pour aller à la chapelle de la Vierge qui touche le chœur. » La vie. p. 68. Une pauvre femme du faubourg Saint-Antoine a raconté au P. Crasset une aventure bien étrange. Mme Helyot aurait prédit que la fille de cette femme ne passerait pas dix-sept ans et mourrait par le poison. On avait entendu poisson. En conséquence, on conseillait fort à la jeune personne « de n'aller jamais sur l'eau ». « Un an après cette jeune fille rencontra dans le faubourg.
une femme boiteuse. qui la pria de lui donner la main et de la conduire chez elle. A son retour, elle sentit des douleurs extraordinaires dans le bras » et mourut peu après, empoisonnée par cette boiteuse, laquelle serait « la du Faux qui était la grande confidente de Coton » et qu'on arrêta peu après comme empoisonneuse. Cf. La vie., pp. 369-371.
Le P. Crasset raconte, et avec force détails curieux, d'autres miracles attribués aux prières de Mme Helyot.
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vous guérira. » Elle mourut (1er mars (?) 1682) « couronnée d'une de ces couronnes de fleurs qui lui fut présentée dans sa dernière maladie et qu'elle reçut avec un contentement extraordinaire. A la voir mourir, ayant reçu demiheure auparavant son Époux dans son cœur, et portant cette sacrée guirlande sur la tête, il semblait qu'on voyait l'Epouse des Cantiques et qu'on l'entendait dire à toutes les dames qui étaient autour de son lit : « A ppuyez-moi de fleurs, environnez-moi. de fruits, parce que je.languis d'amour»1.
III. Ce que le mari d'une sainte peut faire de mieux, après tout, c'est de l'imiter. Bien que certains et M. Acarie par exemple s'en dispensent volontiers, plusieurs prennent ce parti. La chose, en petit du moins, se voit tous les jours,
mais depuis le temps lointain de saint Elzéar de Sabran et de sainte Delphine, l'histoire de Mme et de M. Helyot nous offre l'exemple le plus signalé que je connaisse d'un ménage tout mystique, je dis mystique au sens propre de ce mot.
M. Helyot écrivait un jour au P. Crasset qu'il avait aussi pour directeur et qui devait aussi écrire sa vie : Ma femme va toujours son chemin, mais à plus grands pas que moi et quoique Dieu nous conduise à peu près par les mêmes voies, je ne vais pas néanmoins avec tant de diligence qu'elle 2.
N'en croyez pas son humilité. Au dire du P. Crasset, du P. Crasset lui-même, M. Helyot n'a pas seulement
(1) La vie., pp. 273, 274.
(2) Les œuvres svirituelles de M. Helyot, Conseiller du Roi en la Cour des Aides de Paris avec un abrégé de sa vie, Paris, 1710, p. 13. Cette notice biographique dont il est ici question résume probablement un travail plus considérable qui aurait été fait par le P. Crasset, lequel survécut plusieurs années à M. Helyot et prépara l'édition des papiers intimes de son ami. Cette édition n'a été publiée pourtant qu'en 1710 Le P. Crasset était mort en 1692. Peut-être la notice imprimée n'est-elle que l' « abrégé » d'un ouvrage plus considérable composé par le P. Crasset. — La vie de Mme Helyot avait été publiée en 1683, un an après la mort de cette dame et du vivant de M. Helyot qui mourut en 1686. De là vient que dans cet ouvrage il est à peine parlé de M. Helyot. Le P. Crasset s'explique longuement à ce sujet dans le discours préliminaire.
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imité sa femme « dans toutes ses actions héroïques,.
mais il l'a encore surpassée »1. Quoi qu'il en soit de cet éloge dont nous ne pouvons contrôler la justesse, l'intéressant pour nous est de savoir que ces deux époux ont suivi la même voie spirituelle, et qu'ils ont vécu dans une intimité parfaite, se communiquant tous leurs secrets.
Très honnête homme, sans doute, mais peu fervent, sa conversion avait suivi de près celle de sa femme (1669).
Tout aussitôt, et par je ne sais quelle endosmose merveilleuse, il avait éprouvé les mêmes attraits. Comme elle, et sans plus attendre, il commence par quelques excès. « La dernière année de sa vie, il eut un scrupule d'avoir fait des pénitences à l'insu de son confesseur. Entre autres, il s'accusa de ce qu'au commencement de sa conversion, il avait été le soir nu-pieds par les rues de Paris, travesti en gueux et d'autres fois en paysan, demandant l'aumône2. »
C'était chez l'un et chez l'autre, le même zèle, la même façon d'entendre la charité. Il répandait ses aumônes « à pleines mains par toute la terre, sur les infidèles, sur les pauvres de l'Hôtel-Dieu, du Canada, de la Flandre, des Pays-Bas et de toutes les provinces de ce royaume. Il était accablé de pauvres honteux qui venaient en foule chez lui. Lorsqu'il rentrait l'hiver dans son logis, il amenait toujours quelques pauvres avec lui, qu'il faisait chauffer et les renvoyait avec une bonne aumône.
« Il entretenait plusieurs jeunes gens dans les études ; il faisait apprendre à d'autres un métier. Il habillait plusieurs pauvres pendant l'année, principalement à Noël et à la Saint-Martin. Il revêtait à Noël une famille, la mère en l'honneur de la Sainte-Vierge, l'enfant en l'honneur du petit Jésus. Il retirait des prisons ceux qui y étaient détenus pour dettes. Il recevait dans son logis de pauvres religieuses qui viennent demander l'aumône pendant le
(1) Les oeuvi-es., p. 2.
(2) Ib., p. 8.
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carême et leur faisait à leur départ de grosses charités.
« C'est pour assister les pauvres qu'il a quitté le carrosse, qu'il s'est dépouillé de ses meubles les plus pré cieux, et qu'il ne se servait à table que de vaisselle de terre, s'étant défait presque de toute son argenterie. Il a employé. à ces œuvres de charité près de deux cents mille livres du fonds de son bien de patrimoine.
« Il ne se contentait pas de soulager les corps, mais il s'appliquait avec beaucoup de zèle à sanctifier les âmes ; c'est pour cela qu'il avait destiné sa maison pour faire des retraites spirituelles, pour les personnes qui ne voulaient ou ne pouvaient pas les faire dans les communautés. C'est cette même charité qui le fit consentir à être un des administrateurs de l'Hôpital de la Miséricorde. Il a dressé de nouveaux statuts qui y sont observésà présent, et on ne peut dire le bien que lui et Mme Helyot ont fait à cette maison.
« Il a fait venir à son logis pendant plusieurs années quantité de petits ramoneurs. Comme le nombre de ces petits enfants croissait de jour en jour et que cela faisait beaucoup d'éclat dans le voisinage, il fut obligé d'interrompre cet exercice de charité et prit la résolution de recevoir chez lui, au lieu de cas enfants, de pauvres personnes qui voudraient faire des retraites et d'autres qui venaient des provinces pour quelques affaires, qu'il assistait de ses biens et de ses conseils. Il allait le soir très souvent à l'hôpital Saint-Gervais où les pauvres se retirent pour passer la nuit, et il faisait là des instructions chrétiennes aux petits et aux grands1. »
Pleinement d'accord avec sa femme, il avait rompu, lui aussi, avec tous les préjugés de leur caste. Il écrivait un jour par exemple, au P. Crasset : Le monde ne m'étonne presque plus et le respect humain ne fait plus qu'une légère impression sur mon esprit. Il y a
(1) Les oeuvres., pp. 14-26.
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quelque temps qu'ayant reçu un billet d'enterrement d'un homme de métier, Dieu m'inspira de me mettre à la suite du convoi et d'accompagner le corps jusqu'à l'église, de la même façon que je l'eusse fait pour une personne riche et de qualité. Je ne doute point que plusieurs personnes qui étaient aux fenêtres ne s'en soient diverties, mais je cherchais à m'humilier et non pas à leur plaire.
Je rencontrai dans les rues une personne de condition qui me vint joindre; mais je ne quittai pas mon rang pour cela et , je poussai la cérémonie jusqu'au bout, sans revenir à la maison qu'après lui avoir donné de l'eau bénite avec les autres.
J'aurais passé sous silence une action si légère qui passera aux yeux des hommes pour folie et devant Dieu tout au plus pour une puérilité et un trait d'enfance spirituelle, n'était qu'ayant besoin de votre conseil, je ne dois pas omettre les moindres choses 1.
t Pour l'intérieur, l'histoire du mari et de la femme est encore toute semblable. Ils s'épanouirent presque en même temps à la vie mystique. Plus raisonneur, M. Helyot résiste naturellement davantage à l'action divine, mais il ne tarde pas à céder. Il écrivait encore au P. Crasset : J'ai bien de la peine à me tenir dans la contemplation après la communion ; car il me semble toujours que si l'esprit et les autres puissances de l'âme ne trouvent de quoi discourir, c'est perdre le temps inutilement. Néanmoins je puis vous dire que le jour de Pâques-fleuries, Dieu me fit la grâce de m'en faire comprendre quelque chose, si je ne me trompe. Car m'étant recueilli quelque temps après, j'entrai dans un si grand repos que toutes les facultés qui ont coutume d'agir en pareilles occasions d'une manière si distinguée et si sensible me parurent comme liées et sans action.
Il m'ariva quelque temps après cette grâce sensible dont
(1) Les œuvres., pp. 12-13. Après avoir lu cette lettre et les autres extraits que je citerai bientôt, on ne méditera pas sans étonnement la remarque curieuse que fait l'éditeur dans sa préface. « On n'a pas même voulu, dit-il changer quelques expressions qui ne se ressentent pas de la pureté de notre langue et qui pouvaient être en usage lorsque M. Helyot composait ses discours ». Dès 1710, époque de la publication du livre s'annonçait le purisme excessif du XVIIIe siècle, mais nous avons aujourd'hui quelque peine à saisir ce que les hommes de ce temps-la reprochaient au style de M. Helyot.
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j'ai eu l'honneur de vous entretenir quelquefois et dont j'avais été sevré il y a plus de trois mois, que je ne puis vous mieux représenter que par un vaisseau qu'on vide et que l'on remplit , aussitôt d'une autre liqueur. Car il me semblait que c'était un silence de ces mêmes puissances qui facilitait l'entrée à quelque chose de plus noble et de plus grand ; et ayant été près d'une demi-heure en cet état, je sentis un mouvement intérieur, comme une voix douce qui me disait au cœur que je devais servir Dieu dans la personne des pauvres.
Sur quoi le P. Crasset et son commentaire est presque aussi précieux que le texte : Il y a. quelque chose de remarquable dans cette lettre qui demande un peu d'éclaircissement. La première est cet état de contemplation où il se trouvait après la communion. Son directeur lui conseille de se taire en la présence de Dieu, après avoir reconnu qu'il était puissamment attiré à ce mystérieux silence et que le Saint-Esprit l'y avait disposé par beaucoup de larmes et de pénitences, de fervents désirs et de recherches amoureuses. Nul ne peut douler qu'il ne fût en sûreté, voyant qu'il ne s'était pas ingéré dans ces états, qu'il craignait même d'y entrer et qu'il n'avait rien fait que par l'ordre de son confesseur. Ce sont là les marques assurées d'une vocation divine et d'une conduite exempte d'illusion. Je ne dis pas — ceci est charmant — qu'il faille une vocation extraordinaire pour entendre parler Notre-Seigneur après la communion : tout le monde le peut faire sans crainte, et même avec profit, pourvu qu'il n'y ait point de curiosité et qu'on ne prenne pas ses propres pensées pour des réponses de Dieu. C'est au directeur à en faire le discernement, mais ce n'est pas cet état passif dont il est parlé dans la lettre1;
Et comme il n'avait aucun doute sur cette vocation particulière, le sage P. Crasset n'hésitait pas à conduire M. Helyot par les voies les plus sublimes : Pendant l'espace de deux ans entiers (le démon) l'éveillait toutes les nuits et aussitôt il se sentait saisi d'une frayeur
(1) Les œuvres., pp. 15-17. « Il est difficile, écrit encore le P.,Crasset d'excuser la témérité de quelques personnes qui osent blâmer ces voies, dont ils n'ont point, disent-ils, l'expérience », p. 17.
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horrible comme si on l'eût traîné dans les enfers. Ayant passé quelques nuits dans ces appréhensions mortelles, il en fit le récit à son directeur. pour savoir de lui de quelle manière il se devait conduire. Il fit exactement ce qui lui fut ordonné : il sacrifiait tous les jours et toutes les nuits son corps et son âme, sa vie et son salut, à la justice de Dieu et acceptait ces tourments comme dûs à ses crimes. De sorte qu'il descendait toutes les nuits vivant dans les enfers et il sentait une partie des peines des damnés avec cette différence qu'il souffrait avec une parfaite soumission de cœur et d'esprit ce que les réprouvés ne souffrent que par force 1.
M. Helyot n'avait aucune prétention doctorale, mais il aimait à fixer sur le papier ses impressions et ses réflexions. Nous avons déjà dit l'attrait, la grâce contraire de sa femme. Peut-être écrivait-il, à l'usage exclusif de l'un et de l'autre, leurs expériences communes. On a publié quelques-unes de ces pages intimes. Quelquesunes me paraissent vraiment remarquables par leur sagesse paisible, leur noblesse, et par une je ne sais quelle poésie qui n'est pas vulgaire. Voici par exemple sur les cantiques et sur les silences de l'amour : Il y a une aurore de la grâce qu'on pourrait appeler des irradiations célestes. Ce sont de certains rayons qui ne sont ni la nuit ni le jour, qui entrent dans l'âme comme à la dérobée et qui excitent les pécheurs à la pénitence. C'est le point du jour, c'est une lumière naissante qui dirige leurs ténèbres, qui fait naître et allume dans leur cœur le feu de la sacrée dilection.
Quand une âme a reçu ces premières blessures, grand Dieu, que de soupirs, que de sanglots!.. Elle gémit, elle soupire, elle croit qu'il n'y a point ni de pénitence assez longue, ni de ruisseaux de larmes suffisants pour les effacer. mais la grâce sanctifiante ayant pris possession de cette âme. Dieu change incontinent tous ces regrets en des chants d'allégresse.
(1) Les oeuvres., pp. 8,9. Voici comment prit fin cette épreuve. L'idée vint un soir à M. Helyot « de mettre sous le chevet de son lit le livre des Evangiles que les Pères des premiers siècles mettaient sur la tète des malades, comme remarque saint Augustin. Il ne l'eût pas plus tôt fait que les démons s'enfuirent et la tentation cessa entièrement », p. 9.
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N La campagne n'est jamais si belle qu'au lever de l'aurore, lorsque le ciel est pur et sans nuage. Toute la nature nage dans la joie ; l'air est serein et transparent, la terre riante de verdure, l'eau brillante de lumière. Là des fleurs s'épanouissent qui n'étaient qu'en bouton ; ici les fruits changent de couleur, qui, le jour précédent, paraissaient éloignés de la maturité. Il en est ainsi de l'amour dans l'âme qui. en a reçu les premières atteintes. Le cœur se dilate, s'épanouit; c'est une terre qui devient féconde.
Ainsi chante le jeune amour. Laissez-le croître et vous ne l'entendrez plus.
Que toute chair se taise en la présence du Seigneur. Ce sont les paroles d'un Prophète : paroles en apparence directement contraires au sentiment du Psalmiste, qui ne cesse d'exhorter toute la nature à chanter les louanges de son Auteur. Mais il est facile de les accorder. Ceux qui le cherchent, empruntent la voix des créatures pour chanter ses louanges. Ceux qui le trouvent, perdent la parole et gardent le silence. Les uns lui rendent un culte extérieur, les autres l'adorent en esprit et en vérité. Quand Jésus est entré dans un cœur, il faut se taire par respect et puis jouir en paix de sa divine présence. Lui-même quelquefois nous met dans le silence sans que nous y pensions, à la façon d'un doux et délicieux sommeil dont on ne peut se défendre. Les bonnes âmes en ont fait l'expérience : elles étaient dans un oratoire, méditant la Passion de Jésus-Christ, ou lisant quelque livre de piété, lorsque tout à coup elles sont demeurées muettes, restant comme interdites aux pieds de leur Epoux, sans pouvoir discourir davantage, ni continuer leur sainte lecture. C'est qu'ayant entretenu quelque temps le doux Jésus, il leur parle à son tour, prenant plaisir à les instruire et à leur communiquer sa science. Or la suavité de son discours imprime du respect et fait perdre la parole. D'abord que mon Bien-aimé a parlé, dit l'Epouse des Cantiques, je me suis évanouie et mon âme s'est fondue comme la cire. Alon Dieu, mon tout, saint François en demeurait là. 0 amour! disent les autres, amour, amour! et ne peuvent dire autre chose. Quand l'amour est jeune, il parle beaucoup, mais à mesure qu'il croît, il devient grave et sérieux. Il y a temps de parler et temps de se taire. Tout ce bruit de paroles, ces cantiques et ces louanges, ne sont pas toujours la marque de la plus ardente charité.
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L'âme après sa conversion est comme une jeune fiancée, curieuse de connaître les rares qualités de son Amant, ses perfections adorables, les secrets de sa Providence, les ouvrages admirables de sa main toute-puissante, les conduites de sa grâce, les secrets de sa science. Bref, elle n'a point de repos, elle est dans un mouvement perpétuel. Mais Dieu lui ayant ouvert les yeux, elle voit clairement que c'est témérité de le vouloir comprendre, qu'il vaut mieux en être compris ; se perdre dans cet abîme et s'y ensevelir que d'en sonder le fonds.
Elle s'écoule donc dans un océan de perfections pour y garder un silence profond. C'est ainsi que le ruisseau murmure contre les cailloux; mais ce bruit cesse et ne s'entend plus, dès qu'il est entré dans la mer. O Dieu, quelle suavité dans le cœur, lorsque les créatures ne font plus de bruit ! Secret, amour, silence, c'est la devise de l'Epoux.
Je trouve aussi beaucoup de pénétration, de charme et de justesse dans la réflexion sur le pur amour opposé à la ferveur impétueuse des commençants : Le cœur humain en veut à toutes les créatures. La Cour, le beau monde, les spectacles, les cérémonies, bref tout ce qu'il y a de curieux, le charme incontinent. Il ne serait pas content si le moindre plaisir lui était échappé ; mais pour le cas qu'il ait renoncé aux choses caduques et périssables, que Dieu lui ait fait la grâce de rompre ses liens, il se passionne aussitôt pour les vertus, il désire la perfection avec une ardeur incroyable et, quand il y trouve de la difficulté, cela le chagrine, l'inquiète et lui fait de la peine. Or le pur amour veut qu'on meure à tous ses désirs et qu'on soit fixé et arrêté dans la volonté de Dieu, qu'on ne sorte jamais de ses voies, qu'on ne s'engage dans aucun emploi sans une vocation divine, Votre sainte volonté, ô Jésus, est notre sanctification qui agit par ce motif à ce pur amour. Dieu le veut, ce doit être la devise d'un chrétien ; cela fait évanouir tous les bouillons et toutes les saillies de la propre volonté, modère les passions et rend une âme extrêmement tranquille.
Il n'y a pas de mouvement plus vif ni plus inquiet que celui d'un petit ruisseau qui bat le pays. Ce sont des eaux qui roulent par la campagne, qui arrosent les prairies ou qui bondissent contre les rochers. Enfin, étant las de courir, il entre dans les eaux plus s pacieuses et plus étendues, où il demeure en
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paix, n'ayant plus de mouvement que le cours majestueux d'une grande rivière. 0 l'heureux état que celui d'une âme qui s'écoule de la sorte, qui calme ses désirs et qui les fait reposer dans le sein de la Providence ! Elle s'y éclaircit aussitôt, elle y perd toutes ses ordures. Enfin, ce n'est plus elle qui agit, mais Dieu seul, qui en a pris possession, comme ce n'est plus ce petit ruisseau qui dispose de lui-même, mais un grand fleuve qui s'en est rendu le maître.
Ainsi le pur amour est une vaste solitude, où l'on ne trouve aucune créature. Un prophète levant les yeux au ciel, n'y découvrit aucune lumière et les abaissant vers la terre, n'y voyait qu'un grand vide. Voilà ce qui arrive à l'âme qui tend au pur amour. Il ne faut pas qu'elle espère voir au ciel et sur la terre autre chose que Dieu seul1.
Citons encore un billet de trois lignes que l'on a trouvé dans ses papiers. Il est moins travaillé et, par suite, je ne dirai c.ertes pas plus vrai, mais plus émouvant.
Vues. Dans une oraison du matin, j'ai vu l'amour écrit sur toutes les créatures ; les hommes le portaient sur le front, les arbres sur leurs feuilles, les maisons sur leurs murailles ; de quelque côté que je me tournasse, je ne voyais qu'amour, amour, amour. Voyant l'amour dans toutes les créatures, je les aimais toutes dans l'amour 2.
« Toutes », mais une d'entre ces créatures, plus chèrement, plus uniquement que les autres. Ce portrait de Mme Helyot, dont nous parlions tantôt, nous n'avons pas dit que nous le devions à la tendresse fidèle de son mari.
C'est lui, écrit le P. Crasset, qui a « dessiné le portrait qui est à la tête de ce livre (celui-là même que nous avons essayé de reproduire), et les traits qu'il lui a donnés en sont si beaux et si justes qu'on peut dire qu'il l'a fait revivre après sa mort. C'est toutefois le sentiment de tous ceux qui l'ont connue qu'elle était plus belle que n'est cette figure qui la représente 3 ». M. Helyot le savait
(1) Les oeuvres., pp. 110, 1 II.
(2) Ib., pp. 18, (9.
(3) La vie de Mmo Helyot, p. 337.
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mieux que personne, aussi essayait-il de retoucher cette gravure, de la rendre un peu moins indigne du modèle. « Il gagna sa (dernière) maladie, étant chez un graveur où il prenait soin de faire tirer des images de Mme Helyot.
Comme il fut longtemps dans un grenier exposé à l'air, il fut saisi de froid et retourna avecle frisson à son logis 1. »
« Il fit paraître une joie extraordinaire la veille de sa mort, lorsque le Père (Crasset) lui dit ce que sainte Basilisse disait à saint Chrysostome dont on faisait ce jour-là la fête : « Jean, mon frère, le jour de demain nous unira ensemble dans le ciel. » Mme Helyot, ajouta le Père, vous dit la même chose. On le vit à ces paroles saisi d'un contentement extraordinaire qui parut sur son visage et dans l'agitation de son corps. » Il mourut le 20janvier 1686, quatre ans après la mort de sa femme. « Il était d'une riche taille et d'un port majestueux. Son visage marquait son esprit, sa douceur et sa prudence, car il avait les yeux vifs et brillants, le nez aquilin, les joues un peu abattues, la bouche médiocrement fendue. Le tour du visage était beau, juste et proportionné et on peut dire que c'était un homme bien fait 2. »
i.
(1) Les œuvres., p. 32.
(2) Ib., pp. 35, 37.
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CHAPITRE VIII
LOUISE DU NÉANT ET LE PÈRE FRANÇOIS GUILLORE
I. Louise du Tronchay et l'école du P. Lallemant. — Histoire ou roman.
— Les de Bellère du Tronchay. — Hérédité morbide. — Premières épreuves et première solitude. — Eclosion tardive, mais éclatante. —
Les adorateurs de Louise. — Etrangetés de ses parents. — Crise de mondanité. — Rêves héroïques. — Départ pour l'inconnu. - Louise du Néant.
II. La communauté de Charonne. — Délire et extravagances. - La Salpêtrière. - Le grand siècle et le traitement des fous. — Les cachots. —
Commencement de guérison. — M. Guilloire et la confession d'une prétendue sorcière. — Louise reste à la Salpêtrière, peut-être en observation. — Fille de salle. — Sa journée. — Elle veut paraître folle. — Le beau monde en visite à la Salpêtrière. — Extases. — La correspondance de Louise. — Liberté et primesaut. — « Il faut vous faire rire ». —
« Frère l'âne ». — Restes d'exaltation. - Les cris. — Madeleine. — « Je le tiens aussi bien que vous ! »
III. Mort de M. Guilloire. -. Le P. Guilloré et M. Briard le remplacent.
— Nécessité d'une direction plus ferme et plus suivie. — Guilloré et les illusions de la vie spirituelle. — Son premier jugement sur Louise : une Catherine de Sienne. — Il envoie ses dévotes à l'école de Louise.
— Rudesse de sa direction. — Que plus une âme est élevée et plus elle doit être éprouvée. — Les faux mystiques et leur habileté à séduire.
— Des directeurs qui se laissent éblouir par leurs pénitents et qui les montrent comme « des pièces de ciabinet ». — Le mépris, unique moyen de discernement. — Indulgence aux « âmes communes ». — Direction « impitoyable ». — « Il ne faut point de consolation sur la terre. Périssez ». — Critique de cette direction.
IV. Louise quitte la Salpêtrière, mais garde ses habits de folle. — Attitude étrange de ses directeurs. — Indépendance et docilité de Louise.
— Vie errante dans Paris. — Abris de fortune. — Humiliations et apostolat. — Le plan du P. Guilloré. — Les grands directeurs et la direction. — Louise au pinacle. — Retour à une existence normale.
V. Chez les pénitentes du P. Guilloré. — Mlle de Ténery. — Louise à l'hôpital de Loudun. — Via media entre le couvent et le monde. —
Louise dans son vrai cadre. — Sa correspondance à cette époque. —
L'hôpital de Parthenay. — La journée d'une hospitalière. — Paix et
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silence. — « Saint-Paul défend aux filles de prêcher ». — Le don des miracles. — Mort de Louise. — La publication de sa vie et de ses lettres.
I. De tous les saints personnages du XVIIe siècle qu'ont dirigés les mystiques de la Compagnie de Jésus et qui, par suite, auraient droit à une place dans le présent volume, je n'en connais certainement pas de plus extraordinaire que Louise de Bellère du Tronchay, communément appelée sœur Louise et qui se nommait elle-même, Louise du Néant. Nous finirons par elle ce que nous avions à dire de l'école du P. Lallemant, laissant aux spécialistes le soin d'étudier les autres spirituels de cette école 1.
(1) Après les PP. Lallemant et Surin, le plus remarquable des écrivains de cette école est le P. François Guilloré, moraliste et directeur incomparable. Il reparaîtra bientôt dans le présent chapitre nous le connaissons déjà, et nous le retrouverons plus tard quand nous aurons à étudier la réaction anti-mystique. -Après lui, je signalerai le P. André Baiole (1608- 1660) contemporain et émule du P. Surin. Son livre, De la vie intérieure où il est traité de trois entretiens de l'âme avec Dieu et des adresses pour la conduire jusqu'à la plus haute perfection (Paris, 1649) a beaucoup de valeur et mériterait d'être réimprimé. Comme Surin, le P. Baiole réfute à l'occasions les adversaires de la mystique et leur oppose des autorités qu'illeur serait difficile de mépriser, à savoir saint Ignace lui-même, le P. Aquaviva, le P. Alvarez de Paz et le grand Suarez. (Remarquons en passant que M. le chanoine Saudreau s'appuie lui aussi bien souvent sur le P. Suarez). Cf.
notamment le chap. xxv de la 1re partie de la Vie intérieure « Le passage d'un entretien (c'est la méditation) à l'autre (oraison affective, puis contemplative) autorisé par les Docteurs de notre Compagnie. On ne sera sans doute pas fâché de trouver ici une curieuse page du P. Baiole sur les illusions de l'action : « Pour ce qui est de l'activité, c'est un défaut qui n'est pas si dangereux que l'oisiveté, mais aussi il est plus ordinaire et il y a peu de contemplatifs qui n'aillent donner contre cet écueil. La douceur qui se fait sentir dans ce degré d'oraison et l'excellence des v choses qu'on y goûte, emportent les âmes dans des ferveurs, souvent indiscrètes, et les pressent de faire des choses qui sont au delà de leur santé et de leurs forces. (Cette dernière remarque ne va pas au fond du sujet, ce qui suit vaut mieux). Je ne saurais mieux expliquer ce défaut que par l'amour-propre que les maîtres de la vie contemplative appellent le père d'un fils et d'une fille de qui cette activité prend sa naissance. Le fils s'appelle : Désir de vivre, la fille se nomme : Crainte de mourir. Le désir de vivre tient toujours l'âme en faction, afin de s'établir et de se conserver dans son être ; il la jette dans un continuel empressement de s'avancer, de fortifier et de croître. Sa nature est si aimée d'elle-même qu'elle se cherche partout et ne quitte qu'avec peine. les moyens de se satisfaire. La fille qui est la crainte de mourir et de se perdre, rend l'âme défiante et qui s'alarme de toutes choses. Elle veut que nous reconnaissions tout ce qui se passe en nous et nous empêche de nous mettre entièrement à la discrétion de Dieu et de sa sainte conduite. Elle nous fait faire insensiblement une réflexion curieuse sur tout ce qui est en nous, ou de la part de Dieu
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Est-ce une histoire, est-ce un roman ? Le biographe de sœur Louise, le jésuite Jean Maillard, a bien senti que cette question viendrait à l'esprit de plusieurs et qu'il devait y répondre dès les premières lignes de son livre1.
ou de la nôtre. Et quoi qu'il semble que nous nous fions en Dieu et à nous, il faut pourtant avouer que nous n'avons pas une entière confiance en lui ni en nous, puisque de peur d'être surpris, nous faisons réflexion aussi bien sur lui que sur nous-mêmes. Nous voulons être assurés de notre état (assurance qu'on demande fatalement à une activité plus empressée) et de tout ce qui le regarde ; du lieu où nous faisons oraison, du temps que nous y employons, du progrès ou du retardement en la vertu, des sentiments de notre cœur et de toutes les opérations intérieures et extérieures. Et cela ne peut être qu'au préjudice de cet abandon général et de cette entière perte que nous devons faire de nous-mêmes dans l'abîme de la Providence de Dieu à qui nous devons donner tous les intérêts de notre âme et de notre corps, pour le temps et pour l'éternité.
Je n'en aurais jamais fait si je voulais déclarer exactement les maux que cette crainte cause à la contemplation ; je n'en dis que deux mots : la crainte multiplie les actes de la contemplation et diversifie son objet. etc., etc. » De la vie intérieure, pp. 524, 526. Après Baiole, il conviendrait de parler des P. P. Nouet, Nepveu et des autres, et parallèlement, des personnes que ces jésuites ont dirigées Cf. à ce sujet les intéressantes déclarations du même P. Baiole « Outre le secours que j'ai tiré des théologiens et des Pères, je dois encore ce respect à la vérité, et confesser avec un célèbre directeur des consciences, que, dans l'école et dans la science des saints, les disciples apprennent quelquefois de belles choses à leurs maîtres. La Providence de Dieu m'a donné la conduite de quelques âmes d'une vertu éminente. J'avoue qu'elle m'a donné des ouvertures pour mon dessein et que j'ai trouvé dans leurs expériences, plusieurs vérités de ma spéculation et de ma lecture » (Dessin de l'auteur).
(1) Jean Maillard (1618-1702). C'est l'un des mystiques les plus convaincus de la compagnie. Il a traduit les œuvres de saint Jean de la Croix. Signalons aussi un autre de ses ouvrages : La vie de la Mère Marie Bon, religieuse ursuline de Saint-Marcellin en Dauphiné où l'on trouve les profonds secrets de la conduite de Jésus-Christ sur les âmes et de la voie intérieure, Paris, 1686. Curieux livre et que sa date rend plus curieux encore. Il est fâcheux que Fénelon ne l'ait pas connu. A vrai dire, Marie Bon (1636-1680), telle que le P. Maillard, nous la présente, n'est qu'un fantôme voilé. Elle est la contemplation même, la vivante réalisation de ce que les théoriciens de la mystique ont décrit de plus sublime. De son côté, le P. Maillard n'essaie aucunement de réduire les expériences ou d'atténuer les expressions de cette âme trois fois éminente. Dieu, écrit-il par exemple, a l'obligea de garder le silence intérieur, c'est-à-dire de ne plus faire d'actes formels, exprimés au long et avec des sentiments différents. et voulut qu'elle l'écoutât sans interruption, puisqu'il lui parlait sans cesse et c'est ce qu'elle appelle sa contemplation ou oraison passive.
Il est (d'ailleurs) certain, continue-t-il, que la personne qui est ainsi prévenue et occupée de Dieu exerce plusieurs vertus d'une manière simple.
Car elle regarde Dieu toujours présent et ce regard est un acte de foi.
On en sera persuadé lorsqu'on lui demandera ses dispositions ou ses sentiments : elle avouera qu'elle sent actuellement en son cœur toutes ces sortes de vertus et d'actes, quoiqu'elles ne les développe pas et ne les explique pas d'une manière sensible et continue ». Jésus-Christ « lui ordonne de n'aimer pas les dons de Dieu afin qu'elle aime Dieu plus pure-
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« La vie de MlIe de Bellère, écrit-il, est un enchaînement continuel de souffrances extraordinaires et une constante pratique de vertus héroïques. Comme la plupart des choses qu'elle contient se sont passées à la vue de
ment » (p. 185, 187). « Dans l'état de ce dépouillement, elle ne sentai aucun désir formel et distinct de la perfection » (pp. 195-196). « Elle aimait Dieu et le servait d'une manière désintéressée et sans regarder nulle récompense» (p. 16). Voici plus délicat : Je pourrais,, écrivait-elle, me représenter Jésus-Christ « par l'effort de l'imagination, mais je m'éloignerais aussi de la pureté avec laquelle Dieu veut que je reçoive sa grâce.
11 est vrai qu'il ne tient qu'à moi de jouir de la douceur qui coule de cet adorable Sacrement, (Eucharistie) mais mon âme se prive ici aussi bien que dans les autres exercices spirituels de toute consolation parce que cette douceur ne sert qu'à m'éloigner de la pureté que Dieu me demande » (pp. 124, 133). Toutefois, « un vendredi saint, après que le prêtre qui faisait l'office divin eut consumé l'hostie, elle ressentit si fort l'absence de Jésus-Christ qu'elle en pensa mourir sur l'heure » (p. 31). Notons en passant un précieux texte sur la dévotion au Sacré-Cœur : « Il lui sembla qu'elle était attachée au côté de Jésus-Christ et unie à son cœur d'où elle recevait les flammes d'un amour plus tendre qu'elle ne l'avait (encore) expérimenté » (pp. 43, 44). Ceci a été écrit en mai 1661, avant les révélations de Paray. J'aurais pu cueillir un texte semblable dans les écrits de M. Helyot « je vis Jésus. son cœur était un brasier ardent, etc. » Les Œuvres sprituelles de M. Hélyot. p. 21.
Le confesseur des ursulines de Saint-Marcellin n'entendait pas grand' chose à la vie intérieure ; la communauté, pas davantage. Marie Bon doit donc être ajoutée à la liste des autodidactes, ou plutôt des théodidactes, n'ayant eu pendant longtemps d'autre directeur que le Saint-Esprit.
Cependant en 1665, elle rencontre un vrai directeur. C'est M. Courbon, grand-vicaire de M. de Villars, archevêque de Vienne, puis vicaire général de Lyon et supérieur de tous les monastères de filles dans cet archevêché. Détail important. Ce Courbon est lui aussi un mystique. Il écrivait de Marie Bon : « Il y en a une infinité que (Dieu, par elle) a élevés à ces état d'abandonnement où elle était et à cette oraison où le cœur a plus de part que l'esprit et où il n'y a souvent que l'âme et Dieu» (p. 303).
Marie Bon exerçait en effet autour d'elle une grande influence et toute mystique. « Une comtesse de Piémont lui écrivit.. La supérieure (elle l'était à ce moment) la satisfit et répondit avec tant d'onction que cette dame en fut charmée et continua trois ans d'entretenir un saint com- merce. Elle alla à Saint-Marcellin et passa huit mois dans le monastère.
Le comte, son beau-frère, avait fait deux ans auparavant le même voyage ; il passa une année à Saint-Marcellin, afin de visiter souvent cette sainte religieuse. A son retour, il se fit prêtre. Il a dirigé de vive voix, et par ses lettres et ses écrits une infinité de personnes, suivant les principes qu'il avait reçus de sa savante directrice » (pp. 257, 258). Qui ne sent le prix de tous les renseignements ! Courbon « lui avait fait écrire un traité sur l'oraison ». Cet ouvrage, dont il y eut de nombreuses copies malheureusement « tomba entre les mains d'un prédicateur », déjà prévenu contre l'apostolat de la mère Bon. « Il prit occasion de là de déclamer en ses prédications contre elle et de soutenir qu'il y avait des erreurs dans ce traité. Il osa même dire que l'Alcoran et les livres d'Agrippa n'étaient pas plus abominables que cet ouvrage.Le fracas obligea la comtesse de faire examiner à Turin par l'inquisiteur le traité de l'oraison que sa directrice lui avait donné. Il l'approuva et le fit approuver. ensuite
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Paris, j'aurai d'autant moins de peine à les persuader, qu'il en reste encore aujourd'hui plusieurs témoins oculaires. On y remarquera des traits particuliers de la Providence divine qui a rompu toutes les mesures de la prudence humaine, pour faire éclater l'esprit de l'Evangile dans cette généreuse demoiselle 1. »
« Louise Agnès de Bellère du Tronchay appartenait à une noble maison de cette partie de l'Anjou qui confine à la fois au Bocage vendéen, au Saumurois et au Poitou.
la sacrée Congrégation permit qu'on l'imprimât en italien ') (pp. 262, 264).
Fureur du prédicateur. Lui et ses amis « firent courir des feuilles volantes où ils avaient marqué plus de vingt hérésies ». De son côté, l'archevêque de Vienne fait examiner sa doctrine et l'approuve tout à fait. La persécution ne continua pas moins pour cela.
Voici encore une belle anecdote : « Un jour Notre-Seigneur lui montra un pasteur qui gardait ses brebis dans une prairie le long d'un ruisseau.
Deux se tenaient proche de lui, pendant que les autres s'en éloignaient en paissant l'herbe. Il lui fit connaître qu'elles figuraient deux religieuses qui s'attachaient à lui plus étroitement que les autres. et il lui dit qu'elle était l'une de ces deux. Elle comprit aussitôt ce mystère et sans se mettre en peine de connaître l'autre religieuse, elle se tourna toute vers son Sauveur » (pp. 58, 59). Si l'on connaît la vie de couvent ou simplement le cœur féminin, on avouera qu'une si entière et paisible victoire sur les démons de la curiosité dévote a quelque chose de miraculeux. Il n'en faudrait pas davantage pour canoniser Marie Bon. Je n'ai pu me procurer le texte italien dont il a été parlé plus haut, mais mon savant ami, l'abbé Joseph David possède et a bien voulu me communiquer un manuscrit qui a pour titre : Traité de la direction ou de quelle manière les directeurs instruits des règles que ce livre propose doivent conduire les âmes dans la vie spirituelle jusqu'au comble de la plus haute verfection. par L. R. M. M.
B. D. L. R. V. S. M. (c'est-à-dire, la R. Mère Marie Bon de l'(Incarnation) religieuse ursuline de Saint-Marcellin). Il est bien curieux qu'un des anciens possesseurs du manuscrit ait écrit sur la page : Attribué à M. de Guion (Guyon). Mais enfin ce qui doit le plus nous intéresser, est que la vie de la M. M. Bon a été écrite par un Jésuite.
I) Triomphe de la pauvreté et des humiliations ou la vie de Mademoiselle de Bellère du Tronchay appelée communément sœur Louise (par le P. Maillard) Paris, 1732. Louise de Bellère étantmorte en 1694 et leP. Maillard en 1702, il suit que l'ouvrage a été composé entre ces deux dates. J'ignore pourquoi son impression fut retardée jusqu'en 1732. Cela vient peut-être de la défaveur où étaient tombées les mystiques pendant les dernières années du XVIIe siècle. On eut moins de timidité en 1732; c'est là peut-être un indice intéressant. Le savant M. Usureau me signale plusieurs copies de l'ouvrage du P. Maillard qui ont dû circuler avant 1732, une par exemple à la Bibliothèque de Tours. Cette dernière copie contiendrait quelques notes qui ne se trouvent pas dans l'édition. De ces notes et de quelques autres documents a dû profiter le R. P. Dom Chamard pour la notice qu'il a consacrée à Louise de Bellère dans le t. III de ses Vies des saints personnages de l'Anjou, Paris, 1863. Mais cette notice n'est en somme qu'un résumé du livre du P. Maillard.
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(Elle) était fille de messire Pierre de Bellère, écuyer, seigneur de la Ragoterie et du Tronchay, et de Marguerite de Sarausseau, fille de Messire Guy de Sarausseau, seigneur de la Roche-de-Luseau, près de Thouars en Poitou.
Louise Agnès vint au monde, au mois de septembre 1639, dans le petit manoir du Tronchay, situé à un quart de lieue environ de Martigné-Briant, et dont les ruines, converties en habitation rurale, attestent encore aujourd'hui l'antique splendeur. Louise n'était que le sixième enfant d'une union féconde. Son frère aîné devint plus tard Messire César de Bellère, chevalier, seigneur de la Ragoterie et du Tronchay ; le second, Messire François de Bellère, chevalier, seigneur du Cazeau, près du May, fournit dans le métier des armes une brillante carrière. Parmi les cinq filles. les deux aînée. se marièrent, une troisième mourut presque au berceau, et la plus jeune. entra comme religieuse dans l'illustre abbaye du Ronceray à Angers. On sait que pour faire partie de cette communauté, il fallait donner des preuves d'une noblesse de quatre générations au moins du côté paternel et maternel à la fois1. » Il convenait d'étaler ces pompeuses bagatelles au début d'une histoire saintement sordide, comme celle où nous entrons.
La première partie de cette histoire est bizarre, mal éclairée et peu cohérente. Ne nous cacherait-on pas bien des choses ? A trente-sept ans, Louise du Tronchay quittera sa famille pour servir les pauvres et presque aussitôt il faudra l'enfermer dans une maison de fous. Du désordre mental qui devait nécessiter pareille mesure, on croirait à lire son biographe qu'elle n'avait jusque-là rien laissé paraître. Est-ce bien sûr? Et ce mal terrible, Louise ne l'aurait-elle pas hérité de quelqu'un des siens? Le père, la mère, je ne sais. L'un ou l'autre pour le moins. Si l'on n'admet pas cette hypothèse, on aura quelque peine à se
(1) Chamard, op. cit., pp. 331, 332.
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reconnaître dans le milieu plus que singulier où s'est formée notre héroïne et sur lequel on nous a donné de curieux détails.
De très bonne heure, les parents prennent cette enfant en grippe1. Impressionnable, nouée, lente à s'épanouir et peut être encore sujette à certaines crises qui, d'après moi, ne devaient que médiocrement surprendre les châtelains du Tronchay, on ne témoigne que rudesse à cette petite, on l'oblige à se réfugier chez les domestiques, lesquels lui apprennent « à mentir et à dérober dans la maison de quoi manger avec eux ». Diverses « personnes du dedans et du dehors semblaient conspirer à lui donner du chagrin. elle était méprisée et traitée avec indifférence par ceux-même qui lui devaient plus d'estime et de tendresse, et on la traitait souvent de bête ». Pour fuir ces ennuis, elle s'était aménagé une sorte de cellule où elle passait le plus de temps possible et « si régulièrement qu'on ne l'appelait que la religieuse ». Un beau matin l'idée leur prend de l'envoyer à Angers, en pension chez une dame de la bourgeoisie, « pour apprendre à danser, à chanter et à jouer de divers instruments ; on lui enseigna aussi la philosophie française, la géographie, l'arithmétique, le blason, l'histoire sacrée et profane et la langue italienne ».
Quand elle fut de retour, à dix-neuf ou vingt ans, ce fut une révélation pour tous les siens. « Ses qualités naturelles, qui avaient été jusque-là fort obscurcies, commencèrent à éclater et à donner de l'admiration : on
(1) Voici l'anecdote absurde qu'on nous conte à ce sujet.' « A l'âge de huit ans, dit Maillard, (ou de dix-huit mois, cqrrige dom Chamard), une servante lui ayant donné à boire. un verre de vin, elle jeta de si grands cris que monsieur son père, n'en sachant pas la cause, les attribua à un mauvais naturel et la châtia sévèrement. L'impression que cette aventure fit sur l'esprit du père et de la mère les porta à la traiter avec beaucoup de rigueur dès ses plus tendres années ». Le Triomphe. pp. 3, 4: Dom Chamard accepte des deux mains cette explication qui manifestement ne tient pas debout. Mais on n'a inventé ni ce « verre de vin », ni encore moins ces « grands cris ». Ces derniers, hélas, nous aurons souvent à les entendre, et si, mon hypothèse est vraie, le château du Tronchay les avait entendus dès avant la naissance de Louise.
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s'aperçut bientôt qu'elle avait l'esprit vif et pénétrant.
Elle avait une éloquence si naturelle, si persuasive et donnait un tour si délicat à ses pensées qu'elle obtenait sans peine tout ce qu'elle prétendait de ceux qu'elle entreprenait de faire entrer dans ses sentiments. Comme elle avait la voix très douce et beaucoup de grâce, elle parlait de philosophie, d'histoire et de toutes choses d'une manière si agréable qu'elle charmait tout le monde. Elle avait le corps bien fait et fort adroit ; sa beauté ajoutait une grâce merveilleuse à ses actions. elle était enfin d'une douce humeur, humble, complaisante, libérale, obligeante, honnête, religieuse, généreuse, engageante au delà de ce qu'on peut imaginer. »
- Un peu confus d'en avoir dit si long, le P. Maillard s'en excuse aussitôt : « Je ne serais pas descendu dans ce détail, si je ne l'avais cru nécessaire pour découvrir la cause des recherches empressées que tant de gens ont fait de sa personne et pour donner lieu d'admirer les étranges changements qui lui sont arrivés dans tout le cours de sa vie. Le bruit de son mérite se répandit bientôt dans le voisinage et les gentilshommes charmés de ses attraits, commencèrent à se rendre assidus auprès d'elle ; plusieurs la demandèrent au père et à la mère pour la posséder dans un légitime mariage. Il y en eut d'assez insolents pour s'efforcer de lui gâter l'esprit et le cœur par des paroles libres et dangereuses ; mais loin de les écouter, elle n'en conçut que de l'horreur. Les dames prirent pour elle une amitié si grande, que chacune voulait l'avoir pour amie. Une de ces dames, riche de vingt mille livres de rente, lui offrit la plus grande partie de ses biens pourvu qu'elle voulût passer le reste de ses jours avec elle. Et parce que le monde ne semblait pas assez fort pour la vaincre, le démon lui suscita des ennemis plus redoutables. Une magicienne, qui avait épousé un homme par la force d'un sortilège, proposa le même moyen à cette âme innocente pour la faire entrer dans l'alliance de ceux
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qui lui plairaient le plus ; des demoiselles, trop curieuses en ces matières, lui enseignaient aussi des pactes avec le malin esprit, pour connaître celui qui lui devait faire un établissement considérable. »
Au milieu de tout cela, on se demande à quoi pensaient le père et la mère de Louise. De la mère, pas un mot. Elle vivait encore cependant. De M. du Tronchay, une anecdote, mais fâcheusement significative. Craignant que la fermeté de sa fille « ne fût pas à l'épreuve de tant de poursuites, (il) en voulut faire l'essai, pour avoir l'occasion de la faire rentrer dans son devoir, si elle tombait en quelque faiblesse. Un jour il renversa brusquement une petite table qui soutenait deux flambeaux allumés et il lui porta la main sur le visage. « Est-ce donc pour cela, ditelle en colère qu'on a éteint les flambeaux ? », et sans le connaître, elle lui déchargea un soufflet. Le père se retira dans l'obscurité fort content de la conduite de sa fille et n'eut garde de lui faire aucun reproche du soufflet qu'il avait reçu ». Par bonheur, son frère aîné avait plus de sens, et « bien instruit des artifices de tant de gentilshommes passionnés, (il) contribuait par ses avis à la maintenir dans les Bornes que la conscience et l'honneur lui prescrivaient ».
Cette existence bizarre et sur laquelle, je le répète, on nous en dit ou trop ou trop peu, se prolongea pendant plus de quinze ans. Pourquoi ne pas se marier? Y auraitil eu quelque empêchement que Louise elle-même n'aurait pas soupçonné ? Ces offres magnifiques dont on nous parlait tantôt et que nous ne connaissons que par de tardives réminiscences, étaient-elles bien sérieuses ? Ou encore gardait-elle quelque chose de l'attrait qu'elle aurait eu jadis pour la vie religieuse? Il y a là, me semble-t-il, bien du mystère. A trente ans, ses velléités de vocation semblent se ranimer. Elle fait demander à l'abbesse du Ronceray une place dans l'abbaye. Elle est reçue, elle entre déjà quand surgit « Madame sa mère» qui la ramène
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« au Tronchay, sous prétexte d'éprouver sa vocation pendant quelques mois, mais sans dessein de la lui laisser exécuter. au contraire» ; et comme si elle avait tout ignoré des incidents qu'on vient de dire, « elle l'envoya en Poitou, chez une dame de ses parentes, fort attachée aux divertissements du monde », et où Louise eut bientôtfait d'oublier sa pieuse résolution. Elle se mit, nous conte le P. Maillard, « à aimer la conversation des hommes et chercher les moyens de leur plaire. Il y avait aussi des femmes mondaines qui lui enseignaient les moyens de se faire aimer et d'entretenir et conserver sa beauté. Elle devint peu à peu sensible aux injures qu'on lui faisait; colère, passionnée pour sa réputation, pour l'honneur et pour les biens de la terre;. tendre sur son corps, esclave de toutes les passions et même susceptible d'attachement; (tous les mots, dictés par elle, sont à noter) enfin les maximes du monde lui pervertirent l'esprit. Elle ne rejetait plus les flatteries des jeunes gens. qui mettaient tout en usage pour venir à bout de leurs pernicieux desseins ; mais elle ne leur accordait jamais rien. « N'est-ce pas là, continuet-elle en parlant à son confesseur (et biographe) une vie effroyable?.. Il est vrai que par la miséricorde de Dieu, je n'ai jamais rien fait contre la pureté du corps et de l'âme, quoique je me sois trouvée souvent dans des dangers surprenants où je devais faire naufrage. néanmoins je résistais lorsque je venais à penser que les hommes se moqueraient de moi, s'ils triomphaient de ma faiblesse. Je craignais enfin de mourir en faisant le mal et de subir en ce mauvais état le redoutable jugement de Dieu ».
Au milieu de cette dissipation qu'elle exagère sans doute, elle donnait encore d'assez longues heures, — prières ou rêverie — au recueillement : Ah ! Chère solitude que j'ai aimée toute ma vie, écrira-t-elle plus tard, ne te posséderai-je jamais ? Non, malheureuse Louise.
tu en as fait un trop mauvai s usage. Souviens-toi que tu la cherchais autrefois pour t'y divertir avec quelque instrument
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qui te charmait l'oreille, avec le ramage de quantité d'oiseaux que ton chant attirait. Tu y passais la moitié du jour et tu t'occupais à lire et pleurer, cherchant le souverain bien. Hélas, que de temps perdu1 !
« Pendant qu'elle marchait dans tous ces égarements, la peine que lui donnaient ses passions lui était insupportable. et son esprit lui. suggérait mille desseins pour se délivrer de ses chagrins et des compagnies qui la fatiguaient; elle pensait tantôt à se vêtir en villageoise, pour garder les troupeaux d'un monastère de filles qui était à sept lieues du Tronchay, tantôt à vivre d'aumône dans quelque province éloignée., tantôt à servir les pauvres dans un hôpital ». Pourquoi ne pas l'avouer ? Ces variations, ce tumulte, annoncent une crise prochaine. La déraison n'est pas loin. Qu'importe? Dieu qui a choisi Louise du Tronchay pour l'élever à la sainteté la plus haute, saura bien ajuster sa grâce à cette misère innocente. Enfin, notre « grande victime » se décide ; elle « quitte son pays, ses parents, ses amis. pour obéir à la voix. qui l'appelle à un grand sacrifice ; mais ne sachant en quel lieu il doit se faire, elle se laisse conduire à la Providence qui d'abord lui inspira d'aller à Tours voir si elle pourrait s'établir à l'Union chrétienne. communauté nouvellement établie par le R. P. François Guilloré. (et) dont Mlle de Meuvrezé était supérieure. Elle (y) souhaitait passer le reste de ses jours », mais une autre sainte personne (MIle Desbordes) lui persuada « d'aller à Paris avec elle, l'assurant qu'elle trouverait ce qu'elle désirait dans la communauté (de l'Union chrétienne) qui est à Charonne » 2. Louise de Tronchay avait alors trente-six ans (1676), désormais elle
(1) Le Triomphe., p. 208 (Lettre écrite de la Salpêtrière en 1680).
(2) Je ne trouve mentionnée nulle autre part cette communauté de l'Union chrétienne fondée par le P. Guilloré. Cette maison de Tours dépendait probablement de l'Union chrétienne, fondée par Anne de Croze et M. Le Vacher. A cette dernière congrégation appartenait la maison de Charonne.
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cachera son nom à tous. Elle signera bientôt ses lettres: Louise du Néant1.
II. Le bon P. Maillard ne veut pas que Louise ait jamais perdu la raison. Il la préfère possédée. Mais la pauvre fille n'avait peur ni de la chose ni du mot. Une fois guérie, elle écrira par exemple : Je me sens, par la miséricorde de Dieu, si disposée à tout ce qu'il voudra, que si je devenais encore aussi folle que je l'ai été, je l'en bénirais2.
Pour moi, il me semble que la question ne se pose pas.
Disons la vérité comme elle est. La terrible maladie qui menaçait Louise du Tronchay depuis son enfance a éclaté peu après la réception de la novice au couvent de Charonne et s'est manifestée, à l'état violent, pendant une année entière, pour se calmer ensuite insensiblement et sans plus laisser de traces. Il est vrai du reste qu'une direction sage et vraiment chrétienne aurait pu ou prévenir ou du moins atténuer cette crise lamentable. Louise
(1) Le Triomphe., pp. 1-51 Passim. J'ai dû négliger une foule d'incidents, pour la plupart assez obscurs. Voici un des plus curieux. Nous avons dit plus haut que Louise du Trouchay avait été sur le point d'entrer à l'abbaye du Ronceray. Après la longue crise de dissipation que l'on vient de rapporter, elle était de nouveau sur le point de suivre cette première vocation, lorsque l'idée lui vint d'offrir à sa jeune sœur cette place fort convoitée, semble-t-il, et difficile à obtenir. Mais la chose n'alla pas toute seule. Soit que la vertu de cette sœur parût mal assurée, soit pour d'autres raisons, l'abbesse du Ronceray mit tout en œuvre pour se défaire de la postulante. Il fallait des lettres royales pour entrer dans cette abbaye « Les dames du Ronceray employèrent plusieurs d'entre leurs proches.
de la première qualité et même cinq maréchaux de France, pour prévenir le roi d'une manière désavantageuse sur cette demoiselle ; elle répondit à tout ce qu'on lui objecta avec tant d'esprit, d'éloquence et de piété qu'on fut convaincu à la Cour (!) de la bonté de sa vocation.
Le R. P. de la Chaise en parla enfin à Sa Majesté qui ordonna par une lettre de cachet qu'on lui donnât l'habit. » Le Triomphe., pp. 46,47.
Tout cela, peut-être fort simple, paraît néanmoins singulier. D'où viennent ces résistances ? Ne confirmeraient-elles pas l'hypothèse que nous avons proposée au sujet de la famille de Tronchay ? Il est vrai que l'abbaye avait reçu Louise, mais cette acceptation remontait à quelques années Dans l'intervalle la famille n'aurait-elle pas fait parler d'elle ? Le secret de la tare physiologique ou morale qui la marquait, n'aurait-il pas transpiré ?
(2) Le Triomphepp. 197, 198.
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tomba par malheur entre les mains d'un prêtre qu'on soupçonne de jansénisme, mais qui peut-être manquait seulement d'intelligence et d'humanité. Dès sa première confession générale, elle fut perdue 1.
« Il lui semblait sans cesse entendre la sentence de réprobation, et les démons, sans relâche, lui disaient : Il n'y a point de Dieu pour toi; va-t'en aux flammes éternelles. Ils paraissaient autour d'elle en des formes hideuses et avec des cris effroyables, de sorte que la Communauté (de Charonne) étant fort effrayée de voir et d'entendre des choses si épouvantables, il fut conclu qu'elle en sortirait ». Une sainte personne, « MUa Chandenier, qui la connaissait, la mit chez une dame de qualité qui avait dans sa maison des lits pour des filles malades qu'elle servait elle-même par charité ». Mais là non plus, on ne put la garder longtemps. « Les filles de la Providence s'en chargèrent. On ne peut assez admirer leur charité et leurs soins à l'égard d'une telle malade, dont le mal était comme infini. Aussi faisait-elle jour et nuit des cris effroyables. Dieu permit pour pousser plus loin son humiliation que, quelquefois elle s'échappait des fers où on l'avait attachée et qu'elle allait dans les rues, suivie d'une multitude de démons en forme de chats ; ce qui fit croire à tout le monde qu'elle était sorcière et qu'elle allait au sabbat. Toute la canaille du menu peuple, courant après elle, l'appelait magicienne et criait qu'on la brûlerait.
Il se trouva même une fois dans cette mêlée un laquais qui avait demeuré chez M. son père et qui avait toujours du ressentiment contre elle, de ce qu'elle s'était opposée au dessein qu'il avait de débaucher une servante; de sorte que, ravi d'avoir trouvé occasion de s'en venger, il assembla d'autres laquais qui vinrent avec lui danser autour d'elle ; et le refrain de ces chansons était : « Tu seras brûlée, sor-
(1) C'est Dom Chamard qui porte contre le couvent de Charonne et contre le confesseur de Louise, l'accusation de jansénisme. J'ignore à quelles enseignes. Cf. pp. 340, 341.
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cière, tu seras brûlée ». Tous ces détails nous viennent en droite ligne de Louise elle-même qui les a racontés, dix ans plus tard, à son biographe, je les donne comme celui-ci nous les transmet.
« On la venait voir de tous côtés, car ses cris attiraient tout le monde. Il y venait même des prêtres et des religieuses qui portaient tous un mauvais jugement d'elle, la regardant comme une grande pécheresse que poursuivait la colère divine ». Elle-même leur donnait raison, quand le calme lui revenait. Pour faire pénitence de son orgueil, elle avait demandé à Dieu, elle lui demandait encore de passer pour folle. Ainsi avait fait avant elle le P. Surin.
Enfin présentée « à Messieurs les administrateurs de l'Hôpital général », Louise fut enfermée à la Salpêtrière dans le courant de 1677 (?). Lugubre séjour sur lequel le P. Maillard, bien que très réservé, nous a laissé force détails plus répugnants les uns que les autres. C'est ainsi que nos anciennes biographies religieuses, si longtemps dédaignées par les érudits, nous apprennent tout ensemble jusqu'où peut s'élever notre humanité misérable et jusqu'où elle peut descendre. Un cachot et la compagnie d' « une vieille folle couverte d'ulcères et de vermine, si horrible à voir qu'elle effrayait tout le monde », on ne trouva rien de mieux à offrir à cette fille noble et délicate qui laissait néanmoins paraître beaucoup de raison, de décence et de douceur dans ses heures de lucidité. Il y a pire. Le siècle de Louis XIV, de Bossuet, de Racine s'offrait volontiers, paraît-il, la distraction d'une visite aux recluses de la Salpêtrière. Spectacle deux fois délectable à une société non moins superstitieuse que grossière. Cette ménagerie (c'est le mot propre et il faut l'écrire) était aussi pour eux comme l'antichambre de l'enfer. Sachons voir nos pères dans toute leur vérité.
« Dans ce temps-là même, on fit une mission à cet hôpital, qui dura six ou sept semaines : tous ceux qui y assistaient
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allaient en foule voir cette sorcière quifaisait tant de bruit.
Ils lui disaient tous les jours mille outrages. Il y avait même des ecclésiastiques qui ne l'épargnaient pas. Un, là voyant couchée sur un bouchon de paille toute pourrie, lui dit : Sœur Louise, regardez, voilà un bon feu de paille qu'on vous prépare. Elle ressentit si vivement cette confusion qu'elle se cacha le visage de sa paille. Ce qui la faisait mourir de frayeur est que les gens qui venaient les soirs ôter la paille des cachots, pour en mettre de fraîche, en faisant brûler ce qu'ils avaient oté, criaient : Voilà le feu allumé pour la sorcière, voilà les gens de Justice qui la vont brûler » 1. Chaque fois que je passe devant la Salpêtrière, j'évoque, malgré moi, ces horribles scènes. Avec plus d'éloquence que le cercueil de Louis XIV, elles me disent que Dieu seul est grand et surtout que Dieu seul est bon.
J'en passe. Le temps approchait du reste, où la Providence « avait arrêté la délivrance de cette âme ». Louise commençait « à ne crier pas si haut ni si souvent. (Dieu) permit encore que, sous un soupçon trompeur, l'on amenât à la Salpêtrière une fille qu'on croyait folle et qui ne l'était pas. (Dieu ayant voulu) augmenter par là son mérite; et il avait aussi dessein qu'elle travaillât au soulagement de notre demoiselle, à qui on donnait permission de la visiter.
Elle lui parlait toujours de Dieu, et toujours elle la trouvait en prières, ce qui la ravissait. Elle disait : «Cette âme > est une vraie prédestinée et moi, hélas,. une réprouvée.
Si je pouvais prier Dieu comme elle, je serais ravie ».
« Cette sainte fille et la sœur de la Croix, (c'était la supérieure de la Salpêtrière, et Louise avait toujours eu à se louer d'elle) faisant réflexion sur ses paroles et remar-
(1) Pendant ou après cette mission, il vînt même « un prêtre zélé (qui) voulant inspirer l'horreur du péché à tous les pauvres de l'hôpital, ne crut pouvoir mieux leur faire voir les malheurs qu'il attirait après lui, qu'en leur représentant l'état pitoyable où était réduit cette pauvre créature. il assurait en public qu'elle était réprouvée. Tout le monde en jugeait de même, et on ne doutait point qu'elle ne serait la victime des flammes éternelles ».Triomphe., p. 76.
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quant que sa disposition avait beaucoup changé, pour contribuer à son parfait rétablissement, elles lui laissèrent une entière liberté de sortir de son cachot, et de passer les jours et même les nuits dans celui de sa compagne, où elles faisaient de continuelles oraisons.ce fut ainsi que notre sœur Louise fut peu à peu affranchie de ses peines ».
Puis l'on eut l'idée de faire venir un prêtre qui achèverait la guérison et tout ensemble la conversion de la malade. Car, elle aussi, la supérieure croyait Louise encore plus criminelle que folle, ou plutôt folle en punition de ses crimes. D'où, pensait-elle, la nécessité de choisir « un confesseur d'une science et d'une expérience singulière et même qui eût pouvoir d'absoudre » les péchés les plus énormes. Le choix se porta sur M. Guilloire, « docteur de Sorbonne, chanoine et sous-pénitentier de Notre-Dame de Paris » 1. Celui-ci accourut aussitôt, mais très ému et s'attendant aux pires résistances. A peine arrivé à la Salpêtrière, il s'enferma « dans la chapelle de l'Ange gardien.
On le vit au travers de la porte qu'il avait fermée, pros-
(1) Et le P. Maillard, et Dom Chamard lui-même écrivent : Guillouard.
C'est Guilloire qu'il faut lire, comme me l'apprennent MM. Levesque et Urbain, qui seront une fois encore toute mon érudition. Les registres du chapitre de Notre-Dame (Archives nationales LL 242) nous révèlent l'existence de Charles Guilloire, prêtre du diocèse de Paris, qui occupa la stalle auparavant possédée par un ami de Richelieu, Michel Le Masle, prieur des Roches. Ce chanoine Guilloire (ou Guilloyre) avait une sœur â Sainte-Catherine et deux frères, dont l'un, Claude, fut contrôleur général de l'extraordinaire des guerres et épousa Françoise de la Chaize, et l'autre fut secrétaire de la Grande Mademoiselle (et non son médecin, comme le disent les annotateurs de Mme de Sévigné et de Bussy-Rabutin)
Avant de faire partie de la maison de Mlle de Montpensier, ce Guilloire avait été longtemps employé pour les affaires du roi en Allemagne, en qualité de commissaire général et « s'en était acquitté avec beaucoup d'honneur et de fidélité ». Il fut disgracié en même temps que Segrais, parce qu'on (l'archevêque de Paris) rapporta à Mademoiselle qu'ils blâmaient son mariage avec Lauzun. Mme de Sévigné nous apprend qu'en renvoyant Guilloire, Mademoiselle lui donna 50.000 francs (Lettres du 3 avril et du 20 mars 1671. G. E. II, pp. 142, 123). Bussy écrit aussi, le 3 mai 1671 : « J'ai bien du déplaisir de la disgrâce de MM. de Segrais et Guilloire' parce qu'ils sont de mes amis » (Cheruel, III, p. 179; IV, pp. 265, 26^ Son portrait a été publié à la suite de la Relation de l'Ile invisible Ces Guilloire, selon toute apparence étaient nés de Claude Guilloire secréaire du roi, maison et couronne de France, et de Marie Mandat
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terné le visage contre terre devant l'autel ; il y fit une longue prière, et animé de l'esprit de Dieu, il vint » droit au monstre, je veux dire à notre Louise, « et, lui parlant par le guichet de son cachot, il lui demanda d'abord : Qu'avez-vous, ma pauvre sœur? — Ah! Monsieur, lui répondit-elle, ne savez-vous pas que je suis damnée? Non, non, dit-il, je vous en assure, vous êtes en état de vous sauver — Est-il possible, dit-elle ?. Mais, monsieur, je suis mal avec mon maître. Pourriez-vous me remettre bien avec lui ? Ceux qui me sont venus voir m'ont dit qu'il n'y avait rien à faire, mais je vois bien à votre air que vous me tirerez de ce malheur. — Oui, ma sœur, je le ferai de tout mon cœur. Eh bien. voudriez-vous vous confesser et je vous ferai communier ? — Comment, monsieur, cela se peut-il que l'on fasse communier une si abominable créature? Ce n'est pas tout de bon que vous le dites; cependant vOUf n'avez pas la mine de vous moquer de moi, comme ont fait tous ceux qui sont venus me voir. »
« La bonté et la douceur de ce grand serviteur de Dieu commencèrent à donner un grand soulagement à la sœur Louise, de sorte que dès ce moment, elle cessa absolument de crier. - Croyez-en moi, continuait-il, Dieu veut bien vous recevoir en ses bonnes grâces - Mais, mon bpn serviteur de Dieu. avez-vous les cas réservés pour me confesser ? — Oui, dit-il, j'ai le pouvoir de remettre les plus grands péchés. Qu'avez-vous donc fait? — Elfe répondit fort simplement. Quoi, monsieur. y a-t-il quelqu'un qui ne sache pas que je suis sorcière et que j'ai fait un pacte avec le diable?. Il faut bien que cela soit vrai, puisque toutes sortes de personnes me le disent, et même des ecclésiastiques. Ces gens-là voudraient-ils mentir?. —
Mais, ma Sœur, comment êtes-vous devenue sorcière, et quelles marques avez-vous que vous l'êtes? — Point d'autres marques, sinon qu'on a vu, autour de moi, jour et nuit, près de deux ans, des chats en grand nombre qui ne me quittaient point. Tout le monde a jugé de là que
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j'étais sorcière et enfin on me l'a persuadé à moi-même1.
— Mais, ma sœur, n'y a-t-il que cela?. Voulez-vous me croire ? Vous n'êtes ni sorcière, ni magicienne, vous ne serez pas brûlée, je vous en réponds et l'on a tort de vous en avoir donné l'alarme.
« Le lendemain, M. Guilloire entendit sa confession. Il fut étonné de son innocence et de sa pureté inviolable. Il lui donna ensuite le corps de Jésus-Christ, qui fit dans son âme des effets admirables. Dès ce moment, elle fut entièrement délivré de la violence qui la poussait à faire de si grands cris, et tout d'un coup, elle passa dans un état très élevé, jouissant de la présence de Dieu par un don de contemplation, et pratiquant toutes les vertus du christianisme, d'une manière à surprendre tout le monde, comme on le verra dans la suite »2. Ses biographes semblent dire qu'elle aurait pu dès lors quitter la Salpêtrière et qu'elle n'y demeura que de son plein gré. Je crois plutôt qu'on ne la regardait pas encore comme tout à fait guérie et qu'elle n'eut pas à choisir, acceptant d'ailleurs avec une joie héroïque et sa honte et son cachot3. Au bout de six mois, « on la mit dans la salle des femmes qui ont été folles et qui ont recouvré l'usage de la raison 4 ». Puis on lui confie le soin des « vieilles femmes qui étaient atteintes de diverses maladies : flux de sang, scorbut, pourpre, lèpre» 3. Insensiblement elle n'était plus là qu'une simple fille de service, libre par conséquent de partir quand il lui plairait. De toute façon, elle ne quittera la Salpêtrière que vers 1681. Elle aurait certainement pu s'en aller beaucoup plus tôt.
(1) J'imagine qu'on intervertit l'ordre des facteurs. Persuadé que l'on avait affaire à une sorcière, on voyait ou l'on disait voir des chats auprès d'elle, et l'imagination de Louise, ainsi orientée, les voyait enfin.
(2) Triomphe., pp. 53, 84, passim.
(3) Le P." Maillard dit expressément : « On continuait cependant à la traiter de folle ». Ib., p. 89.
(4) Triomphe., p. 94.
(5) Ib., p. 103.
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« Hors le temps qu'elle donnait au service des pauvres folles, qu'elle appelait ses compagnes, elle demeurait dans son cachot, absorbée en Dieu, où ce Père de consolation lui disait des choses ravissantes et lui donnait ses divines leçons ». Voici quel était son règlement de vie tel qu'elle le soumettait à son directeur: Je me lèverai à minuit, pour prier jusqu'à une heure; je me lèverai à troi s heures, je ferai l'oraison jusqu'à quatre heures.
Je dirai mes petits Offices depuis quatre heures jusqu'à cinq ; ensuite, je nettoierai les cachots de mes maîtresses (c'est-àdire des folles et des pauvres) et je viderai leurs bassins ; à six heures, j'assisterai à la prière qui se fait dans le dortoir et j'irai ensuite à la sainte messe; à sept heures et demie, je reviendrai pour aider à porter à déjeuner à mes maîtresses; à huit heures, je les ferai prier Dieu ; à neuf heures, je me retirerai dans mon cachot, pour écrire ou pour lire; à dix heures, je dînerai et je demeurerai quelque temps avec mes compagnes, les folles, pour leur donner un peu de récréation ; à onze heures, je servirai mes maîtresses (peut-être entend-elle aussi par là les religieuses) ; à midi, j'irai à l'église pour dire mes prières vocales; à une heure, je lirai ou j'écrirai ; à trois heures, je ferai oraison ; à quatre heures, je ferai le catéchisme à vingt filles que l'on m'a données à instruire ; à cinq heures, je servirai mes maîtresses.; à six heures, le souper; à sept, la prière, après quoi je déshabillerai mes maîtresses pour les coucher et à huit heures je (me) coucherai 1.
Avec cela des mortifications incessantes. Mais le plus dur pour elle était de continuer à passer pour folle.
Beaucoup de gens qui m'estimaient fort lorsque j'étais dans la salle Sainte-Hélène, ayant changé de sentiment, disent main-
(1) Triomohe., pp. 97, 98. Elle donne aussi la liste de ses mortifications dont quelques-unes sont indicibles. Haire, discipline. « Je mangerai des herbes crues toutes les fois que j'aurai dit des paroles inutiles ». Un de ses confesseurs, M. Briard lui reprochait ce défaut. « Je vous prie, lui écrit-elle. de ne vous pas rebuter de la dissipation de mon esprit et du grand flux de paroles que vous avez remarqué en moi ». Triomphe., p. 197. Volubilité peut-être caractéristique. Je dirai plus tard que dans les premières années de sa guérison, Louise gardait encore quelques tràces de sa maladie. « Je boirai dans une tête de mort. je n'aurai en tout temps ni draps à mon lit, ni bas à mes jambes; je n'userai point de pain blanc, mais je le changerai pour le pain noir de ma maîtresse ».
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tenant que je suis encore folle. On observe mes actions pour juger de mon état 1.
Et on la traitait comme telle avec la barbarie de ce "fi temps-là : Des messieurs et des dames fort ajustés, vinrent se moquer de nous autres pauvres folles. J'en fus horriblement mortifiée et je me disais à moi-même : Ah ! la du Tronchay, te voilà dans un beau rang !. Que fais-tu là. couchée sur un bouchon de paille dans un lieu malsain, où tu ne dors point, parmi des créatures qui font jour et nuit des cris horribles, toi qui te ferais servir et qui ferais ton salut dans un lieu où tu n'aurais le soin que de prier Dieu2.
Mais loin de renoncer à une résolution presque surhumaine, elle prolongeait elle-même et s'appliquait à justifier la cruelle erreur de son entourage.
x Après que je vous eus quitté vendredi dernier, mon bon Père — elle écrit à M. Briard dont nous parlerons bientôt — je me renfermai dans mon cachot à dessein d'y continuer mes extravagances, parce que messieurs les administrateurs vinrent examiner mes compagnes les folles, pour renvoyer celles à qui la raison était revenue. Je me proposai de leur parler d'une manière à leur persuader que je suis encore plus folle que les autres. Pour y réussir, je me décoiffai ; mais quoique je fusse bien résolue à faire ce coup, la nature en souffrit à l'extrémité et grondait très fort. Cependant il faut que cette vilaine meure malgré elle 3.
Si fort que nous gênent de pareilles mortifications, ne nous hâtons pas de les juger indécentes. Après tout, Louise ne fait ici que pousser logiquement à l'extrême une pratique assez ordinaire. A l'occasion ne pas m ontrer son esprit, soit pour ne point aigrir un débat, soit pour laisser aux autres la joie de briller, c'est ce que
(1) Triomphe., p. 244.
(2), Ib., p. 238.
(3) Ib., p. 259.
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nous faisons, ou que nous devrions faire tous les jours. Ou bien nous ne répondons pas à des calomnies infâmes, assurés d'ailleurs qu'auprès du grand nombre, notre silence passera pour un aveu. Y a-t-il plus d'inconvénients à paraître fou que libidineux? N'oublions pas du reste l'exemple de Jésus devant Hérode. J'entends bien que, dans le cas présent, Louise ne se contente pas d'accepter sans rien dire la fâcheuse opinion que l'on aurait d'elle ; cette opinion, elle la provoque, la nécessite en quelque manière. Mais quoi, les livres saints ne nous reconnaissent-ils pas le droit de compléter, de parfaire la passion du Christ? Nous savons encore que des saints admirables, Philippe de Néri par exemple, ont contrefait ou la stupidité ou la déraison. Louise a sur eux cet avantage qu'elle se trouve comme invitée par la Providence à jouer ce rôle. Folle authentique pendant de longs mois, elle prolonge maintenant de sa propre initiative le martyre que Dieu avait d'abord choisi pour elle. Enfin elle n'agit en tout ceci qu'après avoir consulté ses directeurs et ceuxci la laissent faire : nous dirons bientôt pourquoi.
Mais quoi qu'elle put imaginer, elle n'arrivait pas à cacher la prodigieuse métamorphose qui s'était opérée en elle. A son agitation d'autrefois avaient succédé de fréquentes extases. « Elle avait quelquefois les bras étendus et si raides qu'on ne pouvait les plier. Son confesseur avait ordonné qu'on lui donnât quelques coups pour la faire revenir et qu'on lui fit beaucoup de confusion ; mais tout cela était inutile, car quoiqu'elle entendît quelquefois ce qu'on disait et qu'elle vit même ce qu'on faisait, elle ne pouvait sortir de cet état. Ses ravissements étaient si fréquents et si longs qu'on était contraint de la traîner hors de l'église comme un cadavre sans mouvement ; quelques-uns versaient des larmes de joie, de la voir si favorisée de Dieu; il y en avait qui coupaient de ses habits pour les garder comme des reliques ». Dans ce Paris, si grand tout ensemble et si petit, déjà courait le
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bruit qu'une sainte nouvelle faisait miracle à la Salpêtrière. Aussi, l'austère et prudent M. Guilloire, « appréhen- dant que ces extases lui fussent préjudiciables, soit en épuisant ses forces, soit en l'excitant à la vanité. la faisait tourmenter par les officiers lorsque ces ravissements lui arrivaient; il la menaçait même de l'enfermer dans une prison si elle s'abandonnait à ces transports.
Mais cela ne dépendait pas d'elle, Dieu les opérait et elle ne pouvait y résister. C'est pourquoi elle le pria si souvent et avec larmes de l'en délivrer, qu'il consentit enfin à ses désirs. Ainsi toutes ces extases cessèrent après dix-huit mois ; toutes les grâces furent resserrées dans l'intérieur et il ne parut plus rien que de commun dans sa conduite extérieure1». C'était là du moins que tendait notre humble mystique ; elle n'y arrivera que peu à peu.
Il me faut bien le dire en effet, puisque je le pense, et que la chose n'a rien qui doive surprendre un lecteur raisonnable, ou encore moins le scandaliser. Bien que guérie, et pour toujours, à l'époque où nous arrivons, Louise n'était pas encore parfaitement calmée. Ses lettres de la Salpêtrière respirent une exaltation et renferment des confidences qui peut être dépassent quelquefois la juste mesure. Sublimes lettres d'ailleurs; plus d'un ne s'expliquera pas les timides réserves que je viens d'insinuer et non sans une sorte d'angoisse. Qui sommes-nous donc pour critiquer le style des saints?
Sans la moindre application, elle écrit fort bien. Très humble et très déférente avec ses directeurs, elle garde néanmoins une ingéniosité vive, un primesaut, un sansfaçon qui ne sont pas d'une servante.
Si vous me commandez, mon cher Père, de vous écrire tout ce qui se passe dans mon intérieur, vous aurez besoin d'une boutique de papier pour m'en fournir : mais à quoi bon.
(1) Triomphe., pp. 109-115; pp. 128, 129.
(2) Ib., p. 312.
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Elle s'amuse volontiers de ce qui lui vient à la plume, et elle veut qu'on s'en amuse. Cela est vrai surtout des nombreux passages où elle parle de ses mortifications. A force d'entrain et même d'enjouement, on dirait qu'elle veut se faire pardonner les détails souvent pénibles qu'on lui ordonne de dire.
Puisque vous avez la charité, mon très cher Père, d'envoyer savoir comment je me porte, je vous dirai que je suis mieux, grâce à Dieu qui a inspiré à votre bonne fille, la Sœur de la Croix, de me rendre tous les services possibles. Mais, mon Père, que dites-vous de cela? Etes-vous d'avis qu'on traite si bien une misérable, qui ne devrait vivre que de cendres détrempées dans ses larmes? Sincèrement, mon Père, il n'y a point de pénitence que je ne doive faire. et néanmoins on me la défend. J'espère pourtant que, quand vous viendrez nous voir, vous me donnerez des moyens de faire aller ce vilain frère l'âne, à grands coups de bâton, comme vous lui avez promis. Je suis résolue de lui en donner tout son saoul; je vous supplie donc de ne pas le flatter. Pendant que je fais engraisser ma bête, mon âme maigrit. Je veux être un holocauste vivant devant la Majesté divine ; mais, mon Père, demandez lui pour moi sa très sainte grâce. J'espère qu'il ne vous refusera rien, parce que vous êtes son intime ami. Je ne saurais vous en dire davantage, parce que je vous écris entre deux agonisants : il faut que je quitte à tout moment pour crier à droite et, à gauche. Je suis. De la Salpêtrière le 7 février 1680 1.
A quelques mois de là (octobre 1680) elle écrit encore : Mon Dieu, mon bon Père, que je suis mécontente de moi !
Je dors souvent trop longtemps et qui est-ce qui prie et qui loue mon Epoux pour moi pendant mon sommeil. Vous m'avez permis de me lever la nuit pour faire une heure et demie d'oraison. Donnez m'en, s'il vous plaît, deux heures et demie ; cela ne vous coûtera rien et n'ayez pas peur que frère l'âne perde sa part. Le pauvre animal a trop soin de lui-même. Il faut vous faire rire, il a été battu et a reçu beaucoup d'injures
(1) Triomphe., pp. 203, 204. La plupart de ses lettres de la Salpètrière sont adressées à M. Briard, qui avait remplacé auprès d'elle, M. Guilloire, mort vers 1679 ou 1680, et dont nous parlerons bientôt.
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depuis qu'il ne vous a vu et si on ne fût venu à son secours, on l'aurait mis en très mauvais ordre. Je crois que vous en serez bien aise aussi bien que moi, parce qu'il faut que son maître soitvengé de toutes ses friponneries. Je m'en vas bien le faire marcher, car il y a longtemps qu'il se repose. Il m'est arrivé de me faire battre une seconde fois ; on me voulut défendre, mais je me jetai entre les bras de celle qui me frappait, afin qu'elle redoublât ses coups et je disais tout bas : Bon, ma chère, frappez plus fort1.
Elle se donne d'autres noms que notre délicatesse a plus de peine à écrire. Un jour, « de bonnes servantes de Dieu.
(lui) ont dit des choses si humiliantes. que la nature en a été touchée sensiblement et toute prête à pleurer. Cela l'a fait un peu rêver. Que tu es bête de rester » en un pareil lieu ! Mais aussitôt elle se ressaisit.
Ah ! mon Dieu, ne m'épargnez pas. Je suis une chienne qui mérite bien d'autres peines ; vengez-vous de cette infâme.
Aussitôt je revins me faire dire encore des injures. Ensuite j'allai me faire battre par une de mes compagnes les folles, qui m'égratigna toutes les mains, de sorte qu'elles m'enflèrent beaucoup. Je les mis dans de l'eau chaude où l'on avait lavé la vaisselle, pour me punir de ce qu'auparavant je n'avais pas voulu les y mettre, de peur qu'elles ne deviennent noires. Ne serez-vous pas surpris de voir une vieille laide, une gueuse folle, avoir encore un peu soin d'elle, dans un hôpital23 Je ne dis pas que ces détails soient d'une lecture agréable mais je dis qu'il faut réaliser le sentiment de celle qui les écrit. La bonne humeur de Louise n'est pas feinte, pas même forcée ; elle est toute spontanée et, prise en soi, toute saine. Par là s'humanise et se purifie le reste qui nous plairait moins3. Quant aux brûlants
(1) Triomphe., pp. 306-308.
(2) Ib., pp. 270, 271.
(3) Ce mot de « chienne » qu'on vient de citer m'autorise et m'invite à faire ici une observation, assez délicate et plus encore pénible à formuler mais utile. Aussi bien un historien n'a-t-il pas le droit d'escamoter si j'ose dire, les difficultés de son sujet. Non sans avertir discrètement de cette suppression, j'ai dû taire une des mortifications ordinaires de Louise
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transports qui vont suivre, je laisse au lecteur la joie ou la peine de les juger. Il y a là peut-être, en certains endroits du moins, un peu de mélange. Plusieurs trouveront que cette admirable fille atteint parfois et franchit peut-être les bornes que la divine sagesse nous a prescrites. Lui aussi, le P. Surin convalescent se laissait aller, comme nous l'avons dit, à des outrances qu'il a condamnées plus tard. Je plaindrais fort toutefois les trop raisonnables que ces extraordinaires confidences ne parviendraient pas à émouvoir.
Vous me demandez compte de mon oraison, mon cher Père.
Elle n'est pas toujours égale : quelquefois, par une simple vue de foi, je regarde Dieu en mon cœur et je demeure là sans agir. sans savoir bien distinctement ce qu'il opère en mon âme, car il ne me dit rien d'une manière sensible; je sors néanmoins de cet état avec plus de force et d'ardeur pour son service, ce qui me fait croire qu'il a eu la bonté d'agir en moi et de me communiquer ses grâces.
C'est leur refrain à tous, bien qu'ils ne se soient pas donné le mot ; c'est par là qu'ils justifient leur oisiveté prétendue.
D'autres fois, et cela m'arrive souvent, le bon Jésus me fait de grandes caresses spirituelles. Je suis si perdue en lui que je ne sais où je suis. Ce n'est que feux et flammes dans mon cœur. Je ne puis me retenir, je cherche à me décharger le
du Tronchay, en quoi j'imitais un de mes prédécesseurs que nul, je crois, ne soupçonnera de minimisme religieux; c'est Dom Chamard, l'historien des saints de l'Anjou. Nous mettons lui et moi les. aux mêmes endroits du texte. Mais voici un fragment de lettre où, sans rien perdre de leur horreur, les mortifications dont je parle sans en parler, sembleront moins paradoxales. « Nous avons dans notre hôpital une fille à qui on voulait couper la jambe. Son mal était horrible à voir : j'en fus si touchée (touchée de compassion, entendez-la bien), qu'il me prit envie de la., parce que j'ai ouï dire que la langue des chiennes est bonne à lécher les plaies. Peut-être, disais-je en moi-même, je guérirai celle-ci ; mais comme j'étais prête à le faire, j'eus peur qu'on ne me vit ; ainsi je restai là. Le lendemain, je le voulus encore faire ; je ne pus; j'étais fort affligée de ma lâcheté ; enfin la pensée me vint de demander au chirurgien quel onguent il y mettait ; il me dit que c'était de l'eau chaude vive et du sublimé. Je reconnus en cette rencontre la bonté de Dieu qui m'avait empêché de faire cette mortification. » .Triomphe., pp. 360, 361.
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cœur ; je cours vers mes maîtresses et je leur crie qu'il faut aimer Dieu. Cette ardeur me porte à engager celles qui en sont capables à faire l'oraison. Nous avons en cette salle six grandes filles qui aimaient tellement leur liberté qu'on n'en pouvait rien faire de bon. Grâce au Seigneur, elles sont présentement dans la résolution de se donner tout de bon à Dieu.
Elles pleurent lorsque je leur parle des choses divines ; elles courent après moi ou elles viennent dans ma cellule pour s'instruire de leur devoir ; elles font chaque jour une demiheure de méditation sur la venue du Saint-Esprit 1.
Trouve-t-on qu'elle excède ? Elle-même nous a préve- nus :
M. Renault (?) m'est venu quereller dans ma cellule, parce que je me laisse mourir de faim. je me tins à genoux pendant ces réprimandes. Le jour prlcédent, j'avais fait de grandes extravagances devant lui, car je courais par la maison comme une folle en criant : Que mon bien-aimé est aimable ! Aimezvous mon Epoux, M., aimez-vous mon Epoux? j'en eus une extrême confusion devant plusieurs personnes2.
Elle sent bien que son confesseur n'approuve pas ces démonstrations, qui d'ailleurs ne dépendent pas de sa volonté
Je vous prie de me dire si vous me permettez de crier partout : Amour, Amour ! Car je ne puis plus durer ici, parce que mon Jésus n'y est pas assez aimé ; c'est trop souffrir sans mettre fin à mes peines 3.
Ou encore :
Je ne sais, mon cher Père, si vous ne vous fâcherez point de ce que je tombe dans ces ravissements, mais je n'en suis pas la maîtresse et je sens bien qu'il n'y a pas du mien 4.
(1) Triomphe., pp. 230-232.
(2) Ib., p. 3o8.
(3) Ib., p. 254.
(4) Ib., p. 301.
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En septembre 1680, elle tâche de fixer ses impressions d'une retraite qu'elle vient de faire dans son cachot.
Je ne puis vous dire ce qui se passa pendant ces trois heures (d une de ses premières méditations). Il me semblait que mon âme s'était envolée dans le sein de la Divinité et que j'étais en paradis. Lorsqueje commençai à revenir à moi, je demandai aux séraphins comment ils pouvaient supporter leurs embrasements, puisque moi qui sois une créature toute corrompue, j'étais contrainte de prier Dieu de cesser ses ardeurs. Je tombai dans de si violents transports d'amour que je fis de grandes extravagances. Je criais tout haut : Aime-t-on mon Amour? J'étais seule et je parlais aux créatures sans raison et je leur demandais si elles aimaient mon Jésus. Quelle folie ! - - Dans le moment, on me vint avertir que trois filles du R. P.
Guilloré demandaient à me parler.
C'étaient de saintes personnes que le très sage et très défiant P. Guilloré ne craignait pas d'envoyer à l'école de cette bienheureuse folle.
J'en fus surprise, car je pensais qu'il n'y avait plus de créatures sur la terre et qu'il n'y avait que mon divin Epoux et moi.
Je ne pus répondre que ces trois paroles : je ne veux que mon Epoux, je ne connais que mon Epoux. Je demeurai seule avec lui dans un abîme où je ne voyais ni fond ni rive.
Et elle continue sa lettre:
Mais, mon bon Père, je suis souvent interrompue en vous écrivant et je ne puis dire avec aucun ordre mes petites affaires ; cependant l'amour de mon Jésus me presse et me brûle et il est. cause en partie de ce quéje ne sais ce que je vous écris.
et je dis : Ah! mon cher Epoux, cessez pour un peu de temps ; donnez-moi un peu de relâche ! Mais il ne m'écoute pas et il faut que je crie : Amour, amour.
Après plusieurs élancements de cette sorte, je reprends mon papier pour écrire promptement, pendant que l'Amour divin me laisse un petit moment libre.
On ne peut imaginer une représentation plus vive, ni surtout plus vraie, plus ingénue de ces divines poursuites.
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Ah! mon bon Père, où suis-je et qu'est-ce que je vous puis écrire dans les transports où je suis. Ah ! que mon Epoux est aimable!. Dites-moi donc ce que je ferai pour lui plaire.
Aimez-le donc, mon bon Père, et criez incessamment partout qu'il est aimable, qu'il est plein d'amour pour les pécheurs. Ah !
je n'en puis plus. Permettez-moi d'aller crier par les rues et d'amasser tout le monde pour leur parler de mon Epoux sacré.
A quoi sert ma langue, si ce n'est pour publier ses divines perfections? Allumons donc dans tous les cœurs l'amour de mon Jésus.
Anathème à tous ceux qui ne (1') aiment pas. 0 mondains, ô mondains, si vous aviez goûté de son amour, vous ne voudriez plus vivre que de lui. Ah ! mon Souverain. que je suis toute perdue en vous pour toute l'éternité ! Grand Dieu ! mon bon Père, qu'est-ce que tout ceci et qu'est-ce que je vais écrire!1.
On aura sans doute remarqué ce perpétuel dédoublement, et comme chez elle, ce que nous appelons raison parvient à garder une sorte de maîtrise, d'ailleurs toujours menacée. Délire, si l'on veut, mais non pas démence. Voici un dernier texte : on comprendra que je l'aie gardé pour finir.
Dimanche et lundi, je fis de grandes extravagances. Je me sentis tout embrasée de l'amour de Dieu. Tandis que j'étais dans un confessionnal pour être plus recueillie, je vis l'image de sainte Madeleine qui embrassait les pieds de mon Jésus. Il me prit une si grande jalousie contre elle, que je me mis à crier, par un transport qui vous paraîtra une vraie folie. « Donnez moi votre place, lui dis-je, il y a assez longtemps que vous (êtes là). » Ce n'est pas la première fois que ces sottises me sont arrivées. Quand je vis qu'elle ne se retirait pas, je pris mon crucifix, je lui embrassai les pieds et je lui disais (à Madeleine) : Je le tiens aussi bien que vous. Je le regardais fixement et les larmes me vinrent aux yeux. Je lui fis mille protestations de faire pénitence comme la Madeleine, afin de lui être aussi agréable qu'elle. N'êtes-vous pas surpris de ma hardiesse, mon cher Père?. Mais est-il nécessaire que je vous écrive toutes ces choses, pour vous informer de tout ce qui se passe dans mon âme et de toutes mes folies 32.
(1) Triomphe., pp. 298-305.
(2) Ib., pp. 306-308.
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« Sottises », « extravagances», « folies », dans les conditions où Louise se trouve et avec les souvenirs qui pèsent sur elle, ce vocabulaire ne lui viendrait que trop naturellement à l'esprit ; mais prenez garde qu'en l'employant ainsi avec une insistance marquée, Louise entend se mettre à l'unisson de ses directeurs qui, loin de lui épargner de tels mots, les lui répètent sans pitié, les relevant au besoin par d'autres aménités du même ordre.
Caprice ? Cruauté involontaire? Non; système, et ceci n'est pas le trait le moins singulier de notre mémorable aventure.
III. Le premier directeur de Louise, le chanoine Guilloire était mort à la fin de 1679, et au bon moment, si l'on peut s'exprimer ainsi, je veux dire, lorsque la belle expérience que nous racontons, si bien amorcée du reste, demandait à être poussée avec plus de vigueur et de sûreté que jamais1. Très bon malgré une certaine rudesse, judicieux, prudent, M. Guilloire avait eu le rare mérite de reconnaître et de libérer la vocation véritable de cette pénitente extraordinaire; puis il avait évité de son mieux les tentations de vaine gloire à la folle d'hier dont les extases commençaient à faire du bruit. Mais c'étaient là des services plutôt négatifs. Pleinement guérie, Louise avait besoin désormais d'être dirigée avec plus de fermeté, plus de suite et une main plus savante.
Cet appui, cette conduite ne lui seront pas refusés et voici qu'à M. Guilloire succède auprès d'elle le P. Fran-
(1) Entre la disparition de M. Guilloire et l'entrée en scène de M. Briard et du P. Guilloré, il y aurait eu un épisode assez curieux, mais sur lequel les détails nous manquent. Louise aurait subi « différentes conduites » qui l'auraient un peu dérangée. On fait allusion ici à certains prêtres ou jansénistes ou jansénisants (M. Olivier ? M. Renault ?) qui avaient leur entrée à la Salpêtrière et qui ont dû confesser Louise pendant quelques semaines ou quelques mois. Réfractaires à la mystique, ainsi d'ailleurs que tout le parti, ils auraient essayé de retirer Louise de la « grande simplicité » de ses voies ; en d'autres termes, ils lui auraient défendu la contemplation. Rien de plus vraisemblable. De plus ils auraient diminué sensiblement le nombre de ses communions. — Quant à I3, mort de M. Guilloire, il faut la placer ou bien à la fin de 1679, comme je le dis dans le texte, ou bien au début de 1680.
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çois Guilloré, jésuite, un des grands spirituels de l'époque, sinon le plus grand. A vrai dire, Guilloré ne la visitait, semble-t-il, qu'à d'assez rares intervalles. Le plus souvent, il ne communiquait avec elle que par l'intermédiaire de M. Jean Briard, prêtre de Saint-Nicolas-duChardonnet et directeur en titre de Louise. Mais celui-ci, disciple lui-même de Guilloré, ne décidait rien sans avoir pris la consigne de son maître. Il n'y avait donc là qu'une seule direction et il en ira de même après la mort de Guilloré (1684), lorsque le P. Maillard, jésuite, le remplacera1. Personne peut-être n'a jamais plus redouté, ni plus impitoyablement démasqué les illusions innombrables de la vie spirituelle que le P. Guilloré. C'est là même sa plus haute gloire comme nous le montrerons dans le chapitre que nous allons consacrer à ce curieux personnage. Ainsi fait, subtil, aigu, défiant jusqu'à l'extrême, on imagine sans peine qu'il a dû sonder de tous ses yeux cette créature étrange qui devait à priori lui sembler pour le moins suspecte. Voici pourtant comme il écrivait dès sa première entrevue avec elle : Je vis hier cette demoiselle de votre Anjou qui s'est faite gueuse d'hôpital par un pur amour pour Jésus-Christ abject.
Elle est parmi les folles, voulant passer pour telle et. dans un trou beaucoup plus incommode que celui de saint Alexis. Vous auriez été surprise de voir les excès de son amour. Jamais les Catherines de Sienne et de Gênes ne m'ont paru plus enflammées de l'amour de leur Epoux que cette grande âme ; et au moment que je lui promettais des humiliations et des souffrances, vous eussiez été ravie de voir les transports de joie où elle entrait2.
On ne pourrait souhaiter un témoignage plus décisif.
Guilloré néanmoins dira, ou plutôt il fera mieux encore.
Lui, qui malmène dans ses livres les dévotes qui se
(1) M. Briard mourut en 1693. Cf. Triomphe., pp. 379, 380.
(2) Triomphe., p. 154.
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mêlent d'enseigner, il mettra ses propres filles spirituelles à l'école de notre Louise.
Jeudi, écrit cette dernière à M. Briard, le R. P. Guilloré m'envoya deux de ses pénitentes ; elles me dirent de sa part que je leur apprisse à prier Dieu. Je leur parlai par obéissance et répondis à toutes les questions qu'elles me firent et j'en eus après beaucoup de confusion ; car ces bonnes âmes, qui sont pleines de charité, crurent que j'étais meilleure que je ne suis1.
Il la croyait donc d'une expérience et d'une vertu consommée. Cependant, chose bizarre et qui nous révolte à première, vue, il l'humiliait et la tourmentait sans relâche. « Le P. Guilloré, nous dit-on, ayant connu son courage admirable et son appel aux vertus les plus héroïques, la traitait avec beaucoup de sévérité et lui disait des paroles fort dures » ; si bien que « le démon l'étant venue inquiéter par cent scrupules, prit occasion de la rigueur que ce Père tenait à son égard pour la troubler davantage, lui persuadant que son directeur avait très méchante opinion de son état. Quoiqu'il la vit dans d'étranges épreuves de la part du démon, il lui refusait quelquefois la confession et la sainte communion, comme étant incorrigible ; cependant il admirait la grandeur de son courage qu'il estimait celui d'une sainte..
Ce Père si éclairé fut toujours inspiré de la traiter de même2 ». On peut d'ailleurs être assuré qu'ayant choisi ce rôle cruel, Guilloré le tenait à merveille. Il n'avait rien du bénin jésuite des Provinciales, rien non plus de l'humaine condescendance, de l'exquise urbanité du P. Rapin.
Né hirsute, il avait savamment cultivé sa rusticité naturelle, condamnant par son exemple plus encore que par ses écrits les complaisances des confesseurs à la mode et la direction musquée. Bien qu'il eût enseigné la rhétorique pendant quelque dix ans, son style même est mal peigné, rude et
(1) Triomphe., pp. 266, 267.
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bourru comme devaient l'être ses discours. Tout cela, de propos délibéré, ainsi que nous l'avons dit, l'art embellissant la nature jusqu'à la pervertir, car le P. Guilloré avait le cœur tendre et pitoyable, l'esprit fin et délicat. Que ne peuvent les haines sectaires ! Ce paysan du Danube, les jansénistes, Nicole en tête, nous le présentent comme un corrupteur, comme un de ces écrivains immondes que les honnêtes gens ne peuvent ni lire, ni même nommer. A le voir auprès de Louise, nous le taxerions plutôt de jansénisme et de cruauté l.
Le P. Guilloré, et avec lui les autres mystiques de son école, avaient pour maxime que « plus une âme est visitée des faveurs de Dieu, plus elle doit être éprouvée » par son directeur. Il n'est pas ici question de ces « fausses précieuses, parmi les spirituelles », comme le XVIIe siècle « et les siècles passés n'en ont que trop vu ». De celles-ci les
lumières n'ont que de l'éclat qui éblouit l'esprit et qui donne de faux jours pour de véritables; et cela vient de ce que leur imagination est ordinairement le lieu où se forment toutes ces faussetés qu'elles relèvent et qu'elles embellissent d'une si juste expression, qu'elles colorent de si belles circonstances, qu'elles soutiennent par tant d'austérités, qu'elles couvrent d'une si douce modestie, qu'elles autorisent d'une humilité si bien contrefaite, qu'elles rendent si plausibles par une obéissance affectée, que souvent les yeux les plus éclairés n'en peuvent découvrir le défaut et la tromperie. Ah ! qu'il est pitoyable de voir les abus qui se glissent dans la vie de l'esprit !
Et que toutes ces beautés sont un voile propre à couvrir les illusions ! Défiez-vous en, Théonée, et ne vous laissez pas incontinent surprendre à tout ce qui vous paraît extraordinaire.
(1) Triomphe., pp. 151-154. Le P. Maillard dit encore : « Le R. P. Guilloré, voyant l'avantage qu'elle retirait de ces sortes de persécutions lui marquait beaucoup de dureté sans lui donner de la consolation, se contentant de lui faire prendre très souvent le Pain des forts », p. 155. Il ajoute que le démon donnait à Louise « une aversion insupportable pour le P. Guilloré », p. 253. M. Briard suivait la même méthode. Cf. Ib., pp. 146, 147-
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Mais, grâce à Dieu, toutes ne sont pas ainsi : Après cela, il faut aussi avouer qu'il y a des âmes véritablement précieuses, dont les lumières ont leur source dans le Verbe et dont les douceurs viennent de l'onction du SaintEsprit. Comme les premières manifestent avec le temps leur tromperie.., les secondes, plus elles avancent, plus elles confirment les esprits dans la vérité de leurs voies ; leurs lumières paraissent plus véritables que celles du soleil.
Ainsi, par exemple, Louise du Tronchay, comme nous l'avons dit tantôt.
Néanmoins, avec tout cela, je maintiens que ces âmes, si pleines de faveurs, si pleines de Dieu même et si éloignées de l'illusion, peuvent facilement dégénérer, si l'excès de ces divines visites n'est accompagné de dures épreuves. et si la dureté de l'épreuve n'est proportionnée à la grandeur des dons.
Tous les directeurs ne sont pas de cet avis : Il y en a qui n'osent pas les éprouver avec la plus légère rigueur, par une profonde vénération qu'ils ont pour elles, à cause des rares opérations que Dieu y fait. Il faut avoir du respect, je le confesse, pour tout ce que Dieu y opère. de merveilleux, mais il faut le distinguer de l'âme où se passent ces merveilles. Il s'est vu des personnes fort sages qui, dans la conduite de ces âmes, recevaient toutes leurs paroles comme si elles fussent venues de Dieu. et qui en étaient entêtées jusqu'à leur rendre même des soumissions. Oh ! que l'homme est faible, que ses vues sont courtes et que les grands dons de Dieu, principalement quand ils se rencontrent dans le sexe, ont un charme particulier et dangereux pour surprendre les directeurs qui perdent ainsi ces âmes !
Ce sont ceux-ci qui écoutent avec avidité les récits qu'elles leur font des merveilles qui se passent en leur conscience ; qui en veulent avoir de longs écrits ; qui les font voir à tous les grands spirituels comme on montre des pièces de cabinet.
Oh ! que ces directeurs n'ont garde de les éprouver ! Le goût qu'ils ont pour les choses rares veut se conserver cette nourriture délicate, par la haute estime qu'ils en font et par la favorable audience qu'ils leur donnent.
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Et puis, sont-ils bien assurés d'avoir affaire à de véritables mystiques ? Il faut, en ces matières « que l'œil d'un directeur soit extraordinairement attentif ». Sans « un don tout particulier de discernement », on se laisse prendre au mensonge.
Or comme ce discernement ne peut pas se faire dans sa source, à moins d'une grâce infuse qui vous fasse voir nettement ce qui en est, et comme d'ailleurs cette grâce n'est pas la voie ordinaire dans la conduite des âmes, il faut avoir recours aux épreuves, pour connaître si cette âme, qui est hors du commun, est possédée par le bon esprit,.. Donnez (donc) des tours si bien pris et des épreuves si fortes à ces âmes élevées, que vous obligiez le démon ou la grâce à se manifester.
Ne croyez pas du reste qu'il vous soit permis de vous radoucir à leur endroit, quand vous aurez la conviction qpe le bon esprit les possède. Bourreau bienfaisant, votre rôle n'est pas terminé. Si vous voulez en effet, et comment ne le voudriez-vous pas, qu'elles soient dans la sainte ignorance d'elles-mêmes et qu'elles soient aveugles dans la sublimité de leurs faveurs, oh !
n'épargnez pas de les éprouver. Car comprenez-vous quel bien c'est à une âme de ne pas comprendre qu'elle est grande et favorisée des biens divins ? La grâce de ce saint aveuglement n'est guère moins considérable que les faveurs qu'elle reçoit ; car que sert à une âme d'être remplie des plus grands dons de Dieu, si la vue qu'elle en a la rend moins humble et si ce lui est une occasion d'être idolâtre d'elle-même?.
Cela étant, dites maintenant que ce bienheureux aveuglement s'opère avec beaucoup d'avantages par les dures épreuves ; car. une âme qui est durement exercée est tout occupée et de la peine qui lui est faite et de l'abaissement où on la met.
Cette occupation lui jette. devant les yeux comme un nuage, pour ne pas voir la grandeur de ses biens. Comment voudriezvous quelle pensât être riche de quelques biens considérables lorsqu'elle se voit dans le mépris et traitée rudement
par son confesseur. Vous prendrez donc le contrepied de l'action divine sur cette âme. « Comptez exactement
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toutes les caresses que Dieu lui fait et proportionnez-y vos épreuves ». Avec les pécheurs, avec « les âmes communes et ordinaires », à la bonne heure, vous n'aurez jamais trop d'indulgence : J'entre même dans la méthode de ces sages et avisés directeurs, qui, de dessein, n'entreprennent jamais guère d'éprouver un pénitent, mais par la douceur de leur conduite, le rendent capable de demander lui-même qu'on l'éprouve, et qui savent si bien lui tourner et gagner le cœur et l'esprit que sans lui parler presque d'austérités et de rigueurs, le feu qu'ils y ont allumé le rend après insatiable de mortifications et d'abaissements.
Et voilà, soit dit en passant, de quoi justifier le scandale de Port-Royal. Qu'y faire ? Ils sont tous les mêmes.
La parabole du Bon Pasteur les obsède. Vous ne les corrigerez pas.
Néanmoins, quoique j'aime beaucoup dans la pratique ce sentiment qui sait si bien gagner les âmes. je ne pourrais pourtant pas vous accorder, Théonée, que l'on doit conduire les grandes âmes par cette même voie.. Oui, les rudes épreuves de ces dernières leur sont dues. et il ne faut pas écouter ceux qui prétendent. également partager ces douces conduites aux âmes communes et aux extraordinaires. Car pourquoi abattrait-on par une conduite si dure de pauvres âmes qui ne font que marcher et encore avec bien du travail ? Et pourquoi aiderait-on par des douceurs et par des approbations mal appliquées, à donner une nouvelle élévation aux autres, qui ont déjà volé jusque dans le sein de Dieu.
Et qu'on ne parle pas de cruauté. Perdues en Dieu, c'est à peine si les pires tourments parviennent à les émouvoir. « Et il me semble qu'elles peuvent bien souffrir la pointe de quelque parole qui les blesse ». Otez-moi donc « ces plaintes délicates ». Frappez et frappez sans crainte.
Surtout « ne manquez pas de (les) traiter souvent avec mépris ». (
Mais aussi, faites. réflexion. que, quand vous éprouverez
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cette âme, elle ne puisse pas remarquer que vos épreuves sont affectées; car vous perdriez tout. Dès là qu'une personne qui marche dans le faux jour de ces faveurs, reconnaît que vous l'éprouvez de dessein, oh ! que sans peine elle contrefait l'humble et la soumise! Cachez donc votre dessein en l'éprouvant, et qu'elle puisse être persuadée que vos épreuves viennent du véritable mépris que vous en faites.
Au reste, la pire humiliation sera de la conduire tout comme vos pénitents du commun. Oh ! que vous la prendrez bien ainsi par où il faut, si vous pouvez faire que cette pensée lui entre dans l'esprit. Car croiriez-vous bien que ces âmes favorisées de grands dons, ont une secrète et maligne inclination d'être cultivées plus que les autres?
Et, pour la même raison, gardez-vous de leur imposer des choses difficiles.
Car savez vous les épreuves qui sont le plus au goût de ces personnes élevées ? Ce sont les grandes ; et c'est une chose bien étrange que souvent la vanité fasse que ces grandes âmes se soumettent plus volontiers aux grandes épreuves. Ce n'est donc pas là le biais de les bien éprouver, mais servez-vous des épreuves qui ont quelque chose de ridicule.
Ingéniez-vous enfin à vous montrer « sans compassion » et « impitoyable ». C'est son dernier mot1. J'aurais pu d'ailleurs le citer moins longuement. Mais l'occasion m'a paru bonne, non seulement de faire connaître le directeur le plus original du XVIIe siècle, mais encore, avec lui et par lui, d'expliquer un des principes essentiels de la direction elle-même, telle du moins que les mystiques l'entendent. Tendres et maternels aux pécheurs, aux commençants, aux « âmes communes », rudes envers les contemplatifs et les saints, telle est la consigne de ces hommes que l'on soupçonne communément d'entretenir
(1) Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, Paris 1858 pp. 585- 599. Cf. aussi dans les OEuvres complètes du P. Guilloré: Paris: 1684, pp. 897,910.
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les âmes dans une délicieuse quiétude. Encore un coup, pour peu qu'on les connaisse, on serait tenté plutôt de les juger inhumains, mais quoi, nous répondent-ils avec Guilloré, n'est ce pas là notré maxime qu'il ne faut point de consolation sur la terre?. Allez, cher Théonée, quand on vous persécute, vous êtes trop honoré de ce que Jésus exerce sur vous la sainteté de ses conduites. Vous servez alors à sa gloire. C'en est assez et périssez. Laissez-vous entre ses divines mains, afin qu'il tourne le fer et qu'il le retourne, pendant qu'il le fait battre de tous côtés jusqu'à ce qu' il ait la belle figure qu'on lui veut donner.
Je vous avoue, disait-il encore, qu'on ne devrait pas avoir tant de compassion pour les saints persécutés et même qu'on devrait écouter avec « une espèce de dureté » le récit qu'ils nous font de leurs épreuves, car tout cela n'est pas un outrage, c'est plutôt un anoblissement dont Dieu prétend de relever l'âme. La voilà vraimènt bien à plaindre d'être toute revêtue de l'habit de Jésus et d'approcher de si près de sa divine ressemblance 1 !
Un croyant, que peut-il répondre à cela, sinon qu'il faut toujours faire crédit aux saints, toujours espérer que l'esprit corrigera chez eux l'âpreté, et suppléera aux insuffisances de nos simplifications abstraites ? Les vrais mystiques n'arriveront jamais à remplir sans défaillance, le dur programme qu'on vient de tracer. D'une manière ou d'une autre, leur humanité, qui elle aussi, est de Dieu, les désarmera, leur dictera des ménagements imprévus, d'aimables inconséquences. Quand il avait lieu de craindre que Louise du Néant souffrît de la faim, le terrible P. Guilloré lui envoyait ses dévotes avec des paniers de provisions, peut-être de friandises. Un jour il lui dit qu'elle est une sotte et le lendemain, les mêmes dévotes
(1) Les progrès de la vie spirituelle, Lyon, 1687, pp. 261, 262.
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viennent par son ordre la supplier de leur apprendre les secrets de l'oraison. On nous dit que pour mieux l'éprouver, il lui refusait « quelquefois. la sainte communion» et à la page suivante on ajoute que voyant la pauvre femme accablée par les persécutions du dehors, il lui faisait « prendre très souvent le Pain des Forts ». Je crois enfin que sauf quelques boutades plus bizarres peut-être que rudes et que cette bizarrerie elle-même dépouillait en quelque façon de leur rudesse, je crois qu'il se sera borné le plus souvent à une sévérité négative. Il n'ajoutait pas de sa grâce à la détresse de Louise, mais selon ses propres paroles, il la laissait « tremper tout à l'aise » dans cette détresse, « comme une éponge dans une liqueur bien amère ».
Dans la conduite des âmes, écrivait-il encore, il est souvent très salutaire d'en laisser de certaines dans leurs peines intérieures et de leur en laisser boire tout au long sans rien faire pour les tirer de cet état. Néanmoins je suppose auparavant une chose, c'est que ces personnes aient beaucoup de générosité, pour supporter une si haute et si forte conduite ; car si elles étaient d'esprit petit et pusillanime, le directeur, à mon sentiment, doit avoir tous les soins et toutes les indulgences pour en calmer la tempête ou pour en adoucir les amertumes1.
1 S'il vous semble encore « dur et cruel. c'est qu'il fait si peu de cas de tout ce qui passe en un moment de vie.
qu'à le bien prendre » la plus affreuse souffrance « ne vaut pas seulement la peine d'être considérée, étant mesurée sur cette règle 2 ». Quoi qu'il en soit on ne traite de la sorte que les très grands saints, une Catherine de Gênes, une Louise du Tronchay. Ce rapprochement n'est pas de moi, mais bien, comme on l'a vu, du P. Guilloré lui-même.
IV. Louise avait enfin quitté la Salpêtrière dans le cou-
(1) Maximes., p. 251.
(2) Les progrès de la vie spirituelle, p. 299.
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rant de 1681 1. Elle gardait néanmoins et gardera longtemps ses habits de folle.
On me rebutera de tous côtés, écrivait-elle, quand on saura que je suis une folle de la Salpêtrière ; les pauvres qui n'en sont pas, regardent les femmes et les filles qui en sont comme des créatures de mauvaise vie et les tourmentent. Mais il n'importe, il faut que je fasse pénitence et en voilà un bon moyen2.
Ses directeurs la laissaient faire, ce qui nous étonne et nous peine quelque peu. Ils ne semblent pas non plus s'être inquiétés de lui organiser une existence régulière.
Ce n'était peut-être pas négligence, ni manque de sens. ;
Faiblesse plutôt. Avec cet air décidé que nous avons cru 'déjà surprendre chez elle, cette pauvresse, restée grande dame, les intimidait et les subjuguait. Commander tout en 1 se donnant l'air d'obéir est un des arts de la femme. Louise se voulait, se croyait docile, mais bien souvent elle n'agissait qu'à sa guise. C'est l'histoire de beaucoup de directions, mais il faut remarquer aussi que l'extraordinaire, que l'excentrique même, ne déplaisaient pas aux spirituels du grand siècle. Aussi bien ce cas particulier était-il plus embarrassant que d'autres. D'une part en effet, Louise avait renoncé au monde et d'un autre côté, la vie de couvent n'inspirait que répugnance à cette libre et vive créature qui n'avait pas trouvé trop étroits les cachots de la Salpê-
(1) Et M. Briard et le P. Guilloré auraient voulu qu'elle restât dans cette maison : en quoi il nous paraît difficile de les approuver. Cf.
Triomphe., pp. 140, 141, et la lettre du 10 avril 1681 à M. Briard. Ib., pp. 323-328. La fin de cette lettre est curieuse. « Il faut prendre des mesures pour sortir honnêtement d'ici, avec la permission de messieurs les Administrateurs, et l'agrément de messieurs nos prêtres, de mademoiselle notre Supérieure et de nos charitables officiers. Il serait bien malséant de les payer d'ingratitude en sortant sans leur rendre tous les devoirs qui leur sont dûs, et sans faire avec honnêteté et reconnaissance cette démarche » (p. 328). La dite démarche n'était manifestement qu'une simple formalité. Louise aurait pu s'en aller plus tôt. Quant à « messieurs nos prêtres », voici, dans la même lettre, un passage qui les concerne : « Vous savez, mon très cher Père, qu'une des raisons les plus fortes que j'ai de me retirer d'ici est qu'on ne me permet pas de communier tous les jours », p. 324.
(2) Triomphe., p. 326.
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trière. Enfin puisqu'on la voyait toute sainte, pourquoi ne pas l'abandonner aux inspirations de la grâce. Toutefois on se promettait de ne pas la perdre de vue : elle rendrait compte de tous ses pas ; au besoin, l'on interviendrait pour la ramener dans le droit chemin.
Qu'allait-elle faire ? Son attrait le plus vif eût été de se cacher dans quelque solitude. Mais elle n'avait pas de ressources et puis, sa vocation d'infirmière lui tenait au cœur. « Elle accepta d'abord les offres que lui firent les filles de la Providence de la loger et de lui donner une chambre particulière. Pendant qu'elle y demeurait, un jour qu'elle alla communier à l'église de Sainte-Geneviève, une dame ravie de son recueillement lui parla de ses (propres)
peines et lui découvrit son intérieur. Elle fut si contente des réponses de Sœur Louise qu'elle voulut demeurer avec elle à la Providence et elle fit du bien à cette maison à cause d'elle. D'autres personnes de qualité et de piété la pressèrent d'aller chez elles et lui promirent de la loger et de l'entretenir. On commença ainsi à la visiter souvent àla Providence, pour la consulter sur la vie spirituelle. Ces visites, quoique très utiles pour les personnes qui la venaient voir, étaient si opposées à ses dispositions intérieures, qu'elle résolut de se retirer de cette Communauté.
M. Briard entra dans ces sentiments et la mit chez une de ses pénitentes. C'était une fille très vertueuse, mais privée de la vue et de tous les biens de la fortune. Elle donna à son hôtesse une petite cellule, large d'environ deux pieds et demi et longue dé quatre. Louise en fut plus satisfaite que d'un superbe palais. Elle prit cette pauvre aveugle pour sa maîtresse et lui obéitavec une entière soumission.
Aumatinelle la conduisaitsous la porte del'Hôtel-Dieupour demander l'aumône; sur le midi, elle la ramenait au logis; l'après-diner et le soir elle lui rendait le même office et dans les entre-temps, elle faisait son ménage et préparait ses repas ». Les amateurs deParis et de l'histoire vraie ne mépriseront pas cet humble détail qui du reste n'est pas
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sans nous renseigner sur la vie intérieure de ce temps-là.
Comme tantôt le P. Grasset avec les Helyot, voicileP. Mail- lard qui se fait, si j'ose dire, le Rodenbach de nos béguinages parisiens sous le grand Roi. Au centre de ce petit monde se dressent la maison et l'église des jésuites. La vivent et confessent le P. Crasset, le P. Guilloré, le P. Mail- lard, tous mystiques et le P. Bourdaloue qui l'est beaucoup moins et notre ami, le P. Bouhours qui ne l'est pas du tout, Bouhours à qui Jean Racine vient soumettre ses tragédies.
Le Louvre n'est pas très loin, Versailles non plus.
« Mais ce n'était pas tout : cette fille (l'aveugle) était si charitable qu'elle prêtait sa chambre à plusieurs personnes pauvres, pour y prendre leur réfection. Louise leur apprêtait à manger et leur achetait souvent ce qu'il leur fallait, si bien que tous les jours elle n'avait presque aucun repos.
Néanmoins son confesseur qui. voulait. l'humilier davantage. écoutait les plaintes qu'on faisait d'elle : on disait qu'elle n'était pas obéissante et cette désobéissance consistait en ce qu'elle ne voulait point boire de vin. Ce sage directeur lui reprochait que, n'étant pas obéissante, elle donnerait lieude croire qu'elle était une illuminée, que le malin esprit la séduisait, qu'elle ne voulait faire que sa volonté. et cent autres choses très mortifiantes. Jugeant cependant que ces continuelles occupations étaient pré- judiciables à sa santé et à son intérieur, il la mit avec une autre fille très vertueuse. La divine Providence eut soin de la nourrir par le moyen de deux servantes qui lui apportaient le reste du potage de leurs maîtresses. Elle s'appli- quait à coudre du linge pour gagner de quoi vivre, mais lorsqu'elle avait reçu quelque argent elle le donnait aux autres pauvres ; que si ces ressources venaient à lui manquer, elle allait demander l'aumône. (Puis) elle demanda permission à la Supérieure de l'Hôtel-Dieu d'y servir les malades». C'était sa vocation vraie ; on aurait dû, nous semble-t-il, lui donner plus tôt les moyens de la
suivre. Mais on avait d'autres vues sur elle et pendant
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sept ou huit ans (1681-1689), on la maintiendra dans cette existence précaire, au jour le jour et, si j'ose dire, incohérente. Dieu peut-être la voulait ainsi pour achever de purifier, de pacifier cette âme, et peut-être encore pour montrer les avantages de l'ordre commun. On la chassa de l'hôpital comme voleuse, à la vive joie de Louise d'abord et du P. Guilloré lui-même qui, vers ce même temps, s'était mis à la tourmenter avec un entrain nouveau. La pauvre fille qui traversait alors une crise de désespoir et qui se voyait damnée, se réfugie chez les religieusesdu Saint-Sacrement, où l'on fut bon pour elle et où l'on aurait voulu la garder.
Mais une fièvre d'apostolat, de charité et d'humiliation la brûlait. Bientôt elle recommence à battre les rues de Paris, la hotte sur le dos, s'occupant sans relâche « à procurer du bien aux pauvres, à les instruire dans la piété chrétienne, à les consoler dans leurs misères, à les soulager dans leurs maladies, à leur faire recevoir les sacrements.
à chercher des conditions pour les filles qui n'en avaient pas, à tirer du péril celles qui étaient exposées aux désordres. » On la voyait à la porte des couvents, « parmi les guéux qui attendaient le potage, tenant en sa main son pot et son écuelle ; il arrivait souvent que plusieurs la frappaient et lui étaient sa portion. Un jour une femme l'accusa en pleine rue de l'avoir volée ; chacun qui passait s'arrêtait, les uns disaient : Voyez donc, il n'y a rien pire que ces dévotes. les autres : il faudrait la fouetter par les rues. enfin d'autres. : on croyait que cette créature fût une sainte ; voyez donc comme elle trompe le monde. Quelques jours après elle revient dans le même quartier, chercher le reste de la confusion. » Elle logeait où elle pouvait : pendant six mois « dans une chambre qui était entre deux maisons, dont l'une était pleine de soldats et l'autre de personnes débauchées, et il demeurait au-dessus d'elle un ivrogne qui souvent voulait tuer sa femme. Toutes les nuits, elle entendait des blasphèmes exécrables, des paroles infâmes et des cris continuels :
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Au meurtre, on m'assassine. Le P. Guilloré étant touché de sa peine, lui fit donner un cabinet dans la communauté des filles qu'il gouvernait. mais ce bon directeur.
continuant toujours de la conduire avec sévérité, lui défendit de manger avec ces demoiselles et voulut qu'elle mangeât à terre, que toutes la reprissent de ses moindres fautes, et qu'elle continuât à demander l'aumône 1. »
Quelque jugement que l'on fasse d'un tel directeur, on ne lui reprochera pas de vouloir médiocrement ce qu'il veut.
Dans la circonstance présente, il avait des raisons toutes particulières d'appliquer avec une vigueur plus impitoyable que jamais, la sévère méthode qu'il suivait d'ordinaire et que nous avons exposée plus haut. En effet Louise n'était pas seulement pour lui une contemplative éminente et que par suite il convenait d'éprouver sans trêve ; elle était encore un merveilleux instrument de propagande mystique. Loin de la cacher aux yeux du monde et de la laisser elle-même dans l'ignorance de ses dons, il entendait la produire le plus possible, la faisant connaître luimême et lui ordonnant de se communiquer à la petite société dévote qui fréquentait la maison professe des jésuites.
, C'était là de sa part une inspiration singulièrement délicate et en quelque sorte paradoxale, nul, parmi les moralistes pieux de l'époque n'ayant décrit avec autant de vivacité que Guilloré, les inconvénients, les ridicules, les graves dangers de ces confidences, et, si j'ose dire, de ces exhibitions spirituelles. Mais Louise lui inspirait une con-
fiance absolue et il se promettait beaucoup de son zèle.
N'était-il pas là du reste et sur le qui-vive ? N'avait-il pas des moyens à lui, bien à lui, pour entretenir cette âme dans l'humilité. S'il y avait trop de hardiesse à exposer ainsi une simple femme aux assauts constants de la vaine gloire, les mépris dont on l'accablait chaque jour
(1) Triomphe., pp. 143-170.
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rétabliraient la balance ; un excès corrigerait l'autre. Tel est le système.
Dans ce cas particulier, des conditions exceptionnelles en facilitaient, en justifiaient peut-être l'application, je veux dire, les mérites éminents de Louise et la dextérité consommée du vieux praticien qui tenta cette expérience.
Au demeurant, je reconnais volontiers que cette conception quasi mécanique des choses morales, ou si l'on préfère, que cette manipulation, que ces massages ont de quoi nous inquiéter. Le premier venu fera bien de ne pas se risquer à de telles aventures, mais celle-ci nous aura appris du ment l'idée complexe et prodigieusement riche que nos maîtres se faisaient de la direction. Il ne leur suffit pas de discerner une fois pour toutes les aptitudes, les besoins propres d'une âme, les divers esprits qui l'assiègent.
Ce n'est là que la première partie de leur tâche. Dûment éclairés sur tous ces points, ils entrent résolument dans le conflit intérieur : ils en procurent, ils en dosent, si l'on peut dire, les péripéties. C'est une longue série de drames dont tour à tour ils retardent ou ils précipitent le dénouement. Expérience avons-nous dit, expérimentation plutôt. Ils savent bien sans doute que l'Esprit souffle où il veut, mais ils s'ingénient à multiplier pour chaque âme, les moyens, les occasions de s'offrir, de s'ouvrir aux inspirations divines. Songez avec cela que pour la plupart, ils n'ont pas seulement une ou deux personnes à conduire, mais des centaines, et chacune par des voies qui lui conviennent. Ainsi nous disions tantôt que le P. Guilloré envoyait ses dévotes à la sœur Louise. Assurément il ne les lui envoyait pas toutes. Bienfaisante à celle-ci, elle aurait troublé celle-là. En vérité peut-on concevoir une vie plus active, une activité plus noble et plus bienfaisante?
Ainsi donc, fidèle à l'étrange programme qu'on avait imaginé pour elle, notre 'sainte femme éprouvait dans chacune de ses journées, les extrémités des choses hu-
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maines, tour à tour injuriée dans les rues par ses compagnes de misère, rudoyée au confessionnal par son directeur, et fêtée par le meilleur monde. De grandes dames lui offraient leur maison ou du moins voulaient l'avoir à leur table. « Les personnes les plus spirituelles et les plus éclairées » venaient lui demander « de nouveaux secrets dans la contemplation. Ses manières humbles, sa voix douce, ses sentiments tendres, son zèle ardent, ses lumières toutes célestes, la fécondité de ses pensées et de ses raisons, sa facilité à s'exprimer et le sens éloquent qu'elle donnait à ses pensées » lui gagnaient à lafois les pécheurs et les dévots1. Ne faut-il pas qu'elle ait eu la tête solide pour supporter sans fléchir pendant de longues années, les dégoûts et les éblouissements d'une pareille existence?
Mais encore une fois, ce sont là des expériences rares, hasardeuses et qu'il ne convient pas de trop prolonger.
Louise le sentait mieux que personne. Elle parlera plus tard dans ses lettres, et avec une exagération manifeste du « gouffre du monde » où elle allait se jeter.
Je vois, dira-t-elle encore, tout le mal que j'ai fait à Paris, où je crois que je me serais perdue par ma lâcheté et ma complaisance, si Dieu ne m'en avait retirée. Je regarde cette sortie comme l'effet de ses plus grandes miséricordes 2.
Par instants, elle songeait même à fuir dans quelque « chartreuse » 3. « Ah! que je suis mal contente de moi, disait-elle, j'en ai une si grande aversion que je ne me puis souffrir » 4. Ce qui aurait enchanté une Jeanne des Anges, blessait le bon sens, et contrariait les instincts surnaturels de Louise du Tronchay. Après huit ans d'un pareil surmenage, il était temps de la rendre à une vie moins
(1) Triomphe., pp. 172, 173.
(2) Ib., p. 431 (Lettre de 1690).
(3) Ib., p. 336.
(4) Ib., p. 337.
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éclatante, moins extraordinaire, plus normale en un mot et qui n'en serait que plus sainte.
V. Quelques années avant sa mort, le P. Guilloré avait groupé et façonné de sa main, quelques dames de ses pénitentes, en vue d'une fondation charitable dont il laissait à la Providence de préciser l'objet et de faire naître l'occasion. Une cousine de notre mystique, Mlle de Ténery, présiderait ce petit groupe, auquel du reste, Louise elle-même, réservée comme nous l'avons dit, pour un autre apostolat, n'appartenait point. Le P. Guilloré étant mort (1684), le P. Maillard, son ami et son disciple, lui avait succédé auprès de ces dames, dont il entretenait le zèle, en attendant que l'heure fût venue de commencer l'entreprise. Les hommes intérieurs se pressent rarement, et la pieuse troupe ne se mit en branle que dans le courant de 1689. Elle avait obtenu d'être chargée de l'hôpital de Loudun, alors en souffrance. Louise eut la permission de se joindre à elle, Mlle de Ténery l'ayant ainsi désiré, exigé presque, soit qu'elle sentît le besoin de prendre avec elle une infirmière qui eût déjà fait ses preuves, soit aussi que, sachant la détresse de sa cousine, elle voulut profiter des circonstances pour mettre fin à une situation qui avait assez duré 1.
On partit donc de compagnie « par la charrette », et l'on fut à Loudun dans les premiers jours d'août 16892.
(1) Il est possible que la pauvreté à laquelle Louise s'était condamnée explique aussi, mais à mon avis, elle n'excuserait pas la longueur de cette expérience. Les. lignes suivantes de Louise donneraient à le croire.
Dieu « envoya Mlle de Tenery pour me dégager du gouffre du monde où je m'étais jetée : car aussitôt qu'elle me vit dans ce pitoyable état, elle m'offrit de me donner de quoi vivre », entendant me donner ainsi le moyen de changer de vie (Triomphe., p. 351). Mais d'un autre côté, on nous montre Louise choyée par vingt « personnes de qualité ». qui semblent mettre leur fortune à sa disposition. Comment du reste, soit le P. Guilloré, soit le P. Maillard, auraient-ils eu de la difficulté à lui procurer la minime pension dont elle avait besoin ? Je répète que par la faute de son biographe la vie de notre héroïne est une énigme perpétuelle. Je tâche d'y apporter un peu de lumière, mais je ne me flatte pas d'avoir réussi
(2) Il y eut pendant la route plusieurs aventures, A la première halte après Orléans, raconte Louise, « m'étant mise dans une cabane avec un
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Elles ne formaient pas une congrégation religieuse, mais une de ces associations libres et régulières comme le XVIIe siècle les aimait. C'était bien la vocation qui convenait le mieux à Sœur Louise. Dès son arrivée à Loudun, et jusqu'à sa mort, le sujet de ses lettres change : tout respire chez elle une profonde paix, une joie parfaite.
Heureuse métamorphose et peut-être aussi, précieuse leçon1. Quelques mois après son installation à Loudun, Louise écrivait au P. Maillard :
Pour observer vos ordres, mon très Révérend Père, je tâche de marcher toujours dans une grande modestie et dans un continuel recueillement ; et par la grâce de mon Dieu, je perds peu sa sainte présence. Je tâche aussi de faire mes actions pour lui plaire, n'en désirant aucune récompense, ni de lui, ni des créatures. Il me fait encore la grâce de me donner l'esprit de douceur avec le prochain et avec moi-même. Cela fait que je suis fort importunée de tout le monde. J'ai pourtant encore
abbé, des Pères capucins et deux filles d'Angers qui venaient de Paris.
il s'y trouva trois filous qui prirent à une de ces demoiselles un collier de perles de cent francs. Comme j'ai beaucoup de répugnance à entrer dans les cabarets, nous allâmes, les filles et moi, dans la maison d'une femme, qu'on nous dit être fort honnête ; elle nous mit dans une chambre où l'on ne pouvait fermer ni porte ni fenêtres ; je les fermai pourtant le, mieux que je pus. A peine fûmes-nous déshabillées que » sous un prétexte, cette femme introduisit dans la chambre les trois filous de tantôt.
« Je pris mes habits et fis relever les deux filles. Je me mis dans la ruelle de mon lit pour faire mon oraison et me disposer à mourir. car les choses effroyables qu'ils disaient. nous persuadaient qu'ils nous allaient tuer : ils ne voulurent jamais souffrir ni feu ui chandelle. Quand nous faisions les moindres mouvements, ils nous présentaient leurs épces nues » ; enfin ils s'endormirent et l'on put quitter la maison avant leur réveil. Cf. Triomphe., pp. 343-346. Une parisienne charitable, Mlle Raymard payait la pension de Louise. A la colonie se joignit bientôt une Mlle Gouin. A Loudun, « M. le curé de Sainte-Croix » s'occupait d'elle « C'est un homme admirable pour les confessions et pour mortifier l'esprit ». Ib., p. 353.
(1) Il y a bien aussi d'elle, en septembre et en octobre 1685, quelques lettres pleinement sereines (Triomphe., pp. 338-342). Mais ces lettres ont été écrites loin de Paris, et pendant une sorte de retraite. En septembre 1685, elle avait fait une visite chez les siens pour régler quelques affaires de famille. « Tous, écrivait-elle, m'ont témoigné beaucoup d'amitié. personne ne sait que je suis leur sœur: je les ai priés très instamment de ne pas le dire », p. 338. C'est, après tant de siècles, l'his- toire de saint Alexis. Elle écrit encore : « Le plus tôt que je puis. je m eu vais dans le bois qui est proche de la maison, pour me cacher et penser à mon Bien-aimé ». Ib., p. 341. Ce petit bois, sa première solitude. quand elle avait quinze ans.
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nombre d'imperfections, mais je ne m'en inquiète pas et je m'en humilie devant le Seigneur, qui me fait la grâce de ne faire ,/ aucune faute avec vue 1.
Elle écrit encore : Je continue à me changer; mon âme est toujours en paix quoi qu'il arrive. je ne me mets plus en peine de moi-même.
Cependant je suis insensible en mes oraisons et n'y suis conduite que par la foi toute pure. Je ne vois rien et ne sens rien, et je n'ai pas la curiosité de savoir comment je suis, à cause du grand abandon que je fais de moi-même entre les mains de Dieu. Il est vrai qu'il y a peu de temps, je sentais des opérations toutes puissantes ; elles ont duré longtemps et m'ont affaiblie de telle sorte que j'ai de la peine à me remettre ; elles arrivent encore très souvent et me minent peu à peu. Je me
tiens presque toujours dans mon intérieur et (Dieu) me presse d'y revenir lorsque j'en suis sortie. Enfin je dis très souvent ces mots : Une âme, une âme à un Dieu, un Dieu à une âme.
Je fais quelquefois les fêtes et dimanches, dix heures d'oraison, parce que ces jours-là, je ne donne pas tant de temps au ser* vice des pauvres. Je suis quelquefois peinée de ce que l'attrait de la grâce me donne beaucoup de difficulté à dire mes prières vocales et à m'appliquer intérieurement aux saints mystères de la messe ; mon âme semble portée à Dieu d'une manière qui ne permet pas facilement d'avoir de l'attention aux choses extérieures. du reste je suis attentive à Dieu2.
Les impressions de ce genre sont communes à tous les mystiques, mais elle a un tour vif et léger qui n'est qu'à elle.
Loudun 23 iiovenibi-e 1691. — Cela n'est-il pas surprenant, mon Révérend Père, que je sois si longtemps sans vous écrire, à vous qui avez eu soin de nourrir mon corps et mon âme?..
Je reconnais présentement toutes les peines que je vous ai faites. Je fais de grandes réflexions sur tout ce que vous m'avez dit de mes activités, de mes paroles superflues, de mes actions inutiles, de mes vanteries. Mes occupations croissent tous les jours et je suis très souvent avec les malades de notre hôpi-
( (1) Triomphe., pp. 353, 354.
■ i) Tbpp. 3 >5-358.
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tal ou de la ville. Les personnes affligées et même des dames de qualité, me viennent voir pour se consoler. Je visite souvent les prisonnières parce qu'elles me demandent; je leur procure quelques aumônes ; elles sont fort abandonnées, car elles n'ont que du pain et de l'eau. Il m'a fallu faire un voyage fort pénible. M. de Ténery m'envoya quérir pour l'asister à la mort1.
Tel était le charme, le prestige extraordinaire de cette femme : au bout de peu de mois, Loudun ne la vénérait
pas moins que Paris. Mais elle se trouvait désormais dans des conditions plus régulières, et nous préférons cela pour elle. La voici dans son cadre naturel :
On n'a pas voulu que je misse un lit dans la salle pour me coucher parce qu'on n'en veut pas augmenter le nombre et on n'a pas voulu aussi que je prisse un de ceux des pauvres : je m'en suis moi-même fait scrupule, de crainte d'empêcher quelque pauvre femme d'y venir et qui serait peut-être morte chez elle, sans secours et sans sacrements. J'ai pris un coffre de bois qui n'est guère plus grand qu'une bière; il est dans le rang des lits des pauvres, au bout le plus proche de la balustre qui fait la séparation de la chapelle d'avec les salles. Je couche donc devant le Saint-Sacrement et j'ai la commodité de la lampe, qui est toujours allumée, pour voir le divin Epoux et, lorsque je me lève, pour assister nos malades. Je suis ordinairement deux heures sans me coucher chaque fois que je me lève; les vendredis, je ne me couche guère, mais je ne puis veiller la nuit entière, comme je faisais autrefois. Je ne mets pas plus que l'espace d'un miserere pour me confesser ; je ne saurais parler à personne de ma conscience2.
Cependant, la petite colonie de ces infirmières bénévoles était dirigée sur l'hôpital de Parthenay. Louise écrit <>' de cette ville au P. Maillard une lettre pleine de détails curieux et touchants :
De Parthenay le 6 février 1692. — Vous nous aviez donné une règle, mon Révérend Père, pour nous gouverner à Loudun
(1) Triomphe., pp. 362-367.
(2) Ib., pp. 370, 371.
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dans le service des pauvres ; comme nous sommes maintenant à Parthenay d'une manière bien différente. il est nécessaire d'avoir un autre règlement. Voici comme nous faisons en attendant vos ordres : Nous faisons l'oraison depuis cinq heures jusqu'à six; puis nous entrons dans les salles et nous allons de lit en lit, faisant faire (leur prière) à nos chères malades.
A sept heures, nous faisons les lits et nous balayons les salles : Mlle de Ténery fait tout ceci dans les salles basses et moi. dans les hautes; après nous entendons la sainte messe et nous y communions. M. le curé de l'hôpital vient le samedi au soir nous confesser et nos malades. A dix heures, nous préparons les potages avec les servantes. Quand il fait froid, je fais chauffer de l'eau. et je vais. laver les mains aux malades, et pendant cela, je leur fais dire une belle prière. A onze heures, nous les servons avec le même respect que si c'était JésusChrist lui-même. Les pauvres sont heureux ici; nous avons de quoi les secourir et nous ne leur refusons presque rien de ce qu'ils nous demandent. L'apothicairerie est très bien fournie et l'argent ne manque pas. MM. les administrateurs viennent tous les dimanches tenir le bureau et donnent à Mlle de Tenery ce qu'il faut pour la semaine ; enfin les malades y sont tout à fait bien traités.
J'ai plus de choses à faire ici qu'à Loudun. Lorsqu'on amène des malades. je fais chauffer de l'eau et je leur lave les pieds et les baise, joignant mon intention à celle de Notre-Seigneur quand il lava ceux des apôtres. Je leur fais le catéchisme et les instruis, après les avoir couchés.
Les dimanches, il vient à mon catéchisme un grand nombre de femmes, de filles, des demoiselles, des bourgeoises et des paysannes. Avant et après le catéchisme, je leur fais chanter des cantique spirituels : je leur apprends ceux du P. Surin.
Il y a beaucoup de bien à faire ici; les esprits y sont simples, doux et très bons. Mes parents sont très aises de ce que je suis ici ; ils voudraient même que je fusse chez eux, mais. il faut obéir à Dieu qui m'a appelé au service des pauvres et à la pauvreté, sans autre appui que sa sainte Providence1.
Et encore, le Ier juillet 1693 : M. le duc de Mazarin a été un mois en cette ville dont il est
(1) Triomphe., pp. 374-378. Cet hôpital de Parthenay avait été fondé ou réorganisé par la marquise Davoir. Mais celle-ci, n'ayant avec elle que
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seigneur1. Il venait tous les dimanches au bureau dans l'hôpital et quelquefois dans la semaine, il nous envoyait des malades, de sorte que jamais il n'y en eut tant. M. le duc veut nous donner des filles pour les former à gouverner d'autres hôpitaux. Nous distribuons par semaine aux pauvres du dehors, onze cents livres de pain et il n'y a que deux servantes et un valet à nous aider. Je ne me suis jamais si bien portée et je marche comme si j'avais vingt ans 2.
Après les scènes douloureuses que nous évoquions tout à l'heure, on éprouve une grande douceur à respirer cette paisible allégresse.' « Je suis presque une enfant sans souci s » disait-elle. Plus rien de tendu ni de haletant. Il faut maintenant qu'elle se fasse violence pour reprendre la mystique propagande qui autrefois ne l'attirait san s doute pas moins qu'elle ne l'épuisait : Je ne saurais prendre aucun plaisir dans la vie non pas même dans les saintes conversations, que Dieu ne m'en fasse de grands reproches ; je ne parle plus aussi que très peu aux séculiers, même aux religieux et ecclésiastiques, quoiqu'ils m'en pressent fort. Quand je ne le puis éviter. je m'en retire bientôt, sur le prétexte de servir mes pauvres4.
Des dames et des demoiselles viennent ici faire du linge pour les pauvres et veulent que je leur parle de Dieu et je leur réponds que saint Paul défend aux filles de prêcher ; néanmoins, pour les contenter, je leur dis quelques mots. On nous aime trop ici. J'en ai beaucoup de confusion ; car lorsque je , parle de Dieu, on en est si touché qu'on en pleure. Je crains de contribuer à l'estime qu'on a pour moi 5.
quelques servantes, se voyait sur le point d'abandonner l'entreprise, lorsqu'elle eut l'idée de s'adresser à Milo de Tenery.
(1) Maurice de la Meilleraye, qui avait épousé Hortense Mancini. et pris le nom et les armes de Mazarin.
(2) Triomphe., p. 384. « Il y a ici quelques personnes de qualité qui son i mal ensemble ; elles nous viennent de dire de côté et d'autre tous les sujets de leurs plaintes. nous. travaillons à les réconcilier.» Ib., p. 387.
(3) Triomphe., p. 389.
(4) Ib., p. 383.
(5) Ib., p. 386.
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Je suis fort attirée à fuir toutes les créatures. mais elles me cherchent toujours pour me parler de leur intérieur et pour me demander avis sur la vie spirituelle ; cela m'est un petit martyre. ce que j'y trouve de bon, c'est que je renonce à ma propre volonté 1. car il n'y a point de démon qui nous fasse tant de mal qu'elle 2.
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Lorsqu'elle était encore à Paris, « les malades l'obligeaient souvent à prier pour eux et quelquefois ils guérissaient au même moment qu'elle faisait sa prière3». Il en allait de même en Vendée, mais sous l'influence unit quement bienfaisante d'une vie plus normale, plus simple et plus silencieuse, l'hospitalière de Parthenay éprouvait une confusion plus entière, si l'on peut dire, à passer pour thaumaturge. Je vais donner à ce sujet un texte des plus difficiles et que j'ai dù soumettre à un critique sans pitié avant de me tranquilliser sur l'absolue sincérité du sentiment qu'il exprime : Il faut que je me décharge à vous, mon cher Père, sur une peine qu'on me fait ; on croit que j'ai guéri Mlle de Ténery (qui avait été fort malade) ; je suis désolée de voir que je trompe le monde et qu'on a tant d'estime pour moi.
Même si elles ne me satisfaisaient qu'à moitié, je devrais donner ces lignes et celles qui suivent; je devrais les apprécier librement, car enfin nous ne cherchons ici que la vérité. Nous savons du reste que tout homme est menteur et qu'il arrive aux âmes les plus franches d'embellir inconsciemment par des touches imperceptibles la peinture qu'elles nous présentent d'elles-mêmes. Mais encore une fois, je ne crois pas que nous ayons ici le droit de soupçonner une habileté de ce genre. Louise a pu autrefois se complaire ingénument dans la vénération reconnaissante
(1) Triomphe., p. 392.
(2) Ib., p. 386.
(3) Ib., p. 173.
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que lui attirait son merveilleux privilège ; maintenant elle ne fait plus qu'en souffrir1.
De même, M. le curé de Saint-Jean a été dangereusement malade. Il m'envoya quérir et étant seule avec lui, il me dit ses peines d'esprit et la crainte qu'il avait de mourir et de paraître devant Dieu, ayant fait si peu de bien. Je fis ce que je fais toujours quand on me prie de demander à Dieu quelque chose de conséquence : je prends notre Nouveau Testament que je porte toujours avec moi et je lis à genoux ces paroles de l'Evangile. « Quoi que ce soit que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donnera ». Après l'avoir lu à ce monsieur, je le lui fis baiser ; il se trouva consolé et guéri. Je crois que ce fut la sainte communion que je lui fis faire dans le moment qui lui redonna la santé. Il a fait courir le bruit que c'était ma prière qui l'avait guéri ; cela m'a terriblement mortifiée. Il faut que le monde soit bien simple pour croire de moi de semblables merveilles. Si je faisais des' miracles, je croirais être perdue 2.
Jeanne des Anges avait d'autres sentiments. Louise mourut peu après avoir écrit cette lettre (1er juillet 1694).
Elle était âgée de cinquante-cinq ans. Les magistrats de Parthenay se trouvaient en corps à ses funérailles. « Elle avait demandé d'être inhumée parmi les pauvres dans le cimetière de l'hôpital, mas Mlle de Ténery obtint qu'on la mît, comme sa parente, avec se ancêtres, dans leur chapelle, qui est dans la paroisse de Saint-Jean1. Depuis ce temps, le tombeau de cette servante de Dieu est fréquenté par plusieurs personnes qui y font des neuvaines. Ceux même qui semblaient ne point croire le bien qu'on disait d'elle, ne peuvent s'empêcher de publier ses vertus et les choses extraordinaires qu'on lui attribue. C'est ainsi que Dieu a soin de faire éclater la sainteté et la gloire deç âmes fidèles qui se sont humiliées pour l'amour de lui.3 »
(1) Il ne faut pas oublier que son confesseur lui avait fait une obligation rigoureuse de tout dire, fautes, mortifications, tentations, actes de vertu, etc.
(2) Triomphe., pp. 398-400.
(3) Ib., pp. 193-195.
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Le P. Maillard qui devait lui-même disparaître en 1702, se hâta de recueillir les lettres et de composer la vie de Louise. Mais l'heure n'était pas bonne pour un ouvrage de ce genre, qui aurait ou précédé ou suivi de peu la Relation sur le quiétisme. Les jésuites ne voulurent pas exposer la
Jt^olle de la Salpêtrière et avec elle, la mystique elle-même, aux railleries du public. Aussi la vie de Louise ne futelle publiée qu'en 1732. Je ne crois pas que l'ouvrage ait eu beaucoup de succès. Il renferme deux parties, d'abord leto récit, ensuite les lettres, une cinquantaine. Bonne méthode, mais à laquelle on n'était pas fait. Rebuté par le récit, qui est aussi mal venu que possible, on n'aura pas eu le courage d'aborder les lettres, C'est pour faire entrevoir l'unique beauté de ces lettres que je n'ai pas cru devoir abréger le présent chapitre ; c'est aussi parce qu'il nous donnait l'occasion de surprendre nos mystiques au plus épais de la vie réelle et, pour ainsi dire, en pleine et sordide mêlée ; c'est encore parce que Louise est inséparable de ses directeurs et que ceux-ci méritaient d'être vus à l'œuvre ; c'est enfin parce que cette douloureuse et sublime aventure ne ressemble à aucune de celles qui jusqu'ici nous ont occupés.
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APPENDICE
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Le présent volume étant resté longtemps sur le marbre, j'ai eu l'avantage de pouvoir, tout à mon aise, en soumettre les épreuves à une vingtaine de critiques — théologiens, historiens et grammairiens. « Faites-vous des amis prompts à vous censurer. » Je dois aux miens une foule de remarques particulières dont j'ai scrupuleusement profité. Quant à certaines observations plus générales, et dont, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais pas faire état dans le texte, j'ai pensé qu'on me permettrait de les mentionner ici. J'y ajouterai, si on le veut bien, quelques-unes des fiches que je n'ai pas utilisées, et qui pourront intéresser d'autres travailleurs.
I. — Lallemant et Rodriguez.
Je donnerai d'abord la lettre d'un saint et savant jésuite, récemment décédé et qui avait été, pendant de longues années, maître des novices ou père spirituel des jeunes religieux, dans la province de Lyon. Je puis le nommer sans inconvénient: c'est le R. P. Joseph Petit.
« Il arriva en France, au P. Lallemant et à ses disciples, ce qui était arrivé, un peu auparavant, au P. Balthazar Alvarez, en Espagne. Comme son école spirituelle, avait en vue, non pas seulement de former les âmes à la méditation ordinaire et à la pratique des vertus chrétiennes ordinaires, mais encore de préparer et d'achemiaer à la vie contemplative, les âmes qui peuvent y être appelées de Dieu, elle a été suspectée d'innovation plus ou moins dangereuse, par certains esprits bornés, timides ou ombrageux, soit dans le clergé séculier, soit dans le clergé régulier et même parmi les nôtres. Et cependant, cette école spirituelle du P. Lallemant était fondée sur les bons principes de la théologie dogmatique et morale, et elle a formé dans le monde et dans la vie religieuse, des âmes d'élite. Bien
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loin d'être blâmée par les supérieurs de la Compagnie, elle a été très appréciée par eux.
« Dans la nouvelle Compagnie, au siècle dernier, ayant à former de nouvelles recrues, on a jugé meilleur de s'en tenir d'abord strictement à la lettre des Exercices spirituels et à la doctrine, d'ailleurs excellente et toute pratique, de la Perfection chrétienne de Rodriguez, qui est plutôt faite pour les commençants.
« Quant au P. J-J. Surin., les voies extraordinaires. par lesquelles il a marché., ont un peu mis en défiance contre lui certains esprits, hors de chez nous et même chez nous. Ce qui y a encore contribué, il faut le dire, c'est que son ouvrage, le Catéchisme spirituel, dénoncé à Rome, à l'époque des fameuses disputes du quiétisme, y a été mis à l'index (20 juillet 1695), pour une proposition qui, sinon pour le fond, d'ailleurs suffisamment expliqué par le contexte, du moins, pour la forme, prêtait flanc à la critique et à l'abus. Néanmoins, cet ouvrage, peut-être le meilleur du P. Surin, est excellent dans tout son ensemble ».
Il y aurait donc, parmi les spirituels de la Compagnie, deux courants, l'un décidément mystique, l'autre quelque peu ombrageux à l'endroit du mysticisme. Lallemant, Surin 4'ung part; Rodriguez, Bourdaloue, de l'autre. Comme le rappelle le R. P. Petit, ces divergences ne sont pas particulières aux jésuites Français. Le conflit a commencé dès le XVIe siècle, en Espagne (cf. plus haut, p. 327) : cf. aussi l'article de M. Saudreau (Revue du Clergé, 1er août 1917).
Au reste, il ne semble pas avoir cessé depuis. Voici, par exemple, ce que nous lisons dans la Revue d'ascétique et de mystique (janvier 1920, p. 102), à propos du R. P. de Maumigny, mort en 1918. « Il s'arrêtait, avec une préférence marquée. à « l'incomparable sainte Thérèse ». Il était par contre, et mettait ses auditeurs en garde contre une partie de l'école française du xvn° siècle, et notamment contre la tendance du P. Surin à montrer, dans les états mystiques, la récompense et la suite, pratiquement certaine, de l'ascèse pratiquée à un degré éminent». — Que néanmoins dans l'ensemble de sa doctrine et, notamment sur le point particulier dont il est ici question, le P. Surin se trouve en parfait accord avec sainte Thérèse, cela me paraît l'évidence même. Mais telle n'est plus ici la question.
Voici encore et toujours sur le texte de notre premier cha-
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pitre les observations qu'a bien voulu faire un autre spirituel de la Compagnie.
1° Jl ne parait pas exact que l'on puisse opposer la doctrine de Rodriguez à celle du P. Lallemant. La vérité est qu'ils se complètent.
Le P. Rodriguez parle à des commençants, le P. Lallemant à des religieux plus avancés. Nous ne sommes donc pas en présence de deux écoles de spiritualité, mais de deux méthodes, destinées à des âmes qui sont supposées en deux stades différents d'avancement spirituel. Il y a lieu de modifier dans ce sens toute la théorie de l'auteur.
Si j'ai trop « opposé » ces deux « méthodes », j'ai eu tort.
Il suffit de les distinguer. Mais le R. P. sait fort bien que beaucoup de ses confrères n'admettent pas que la Perfection de Rodriguez soit un manuel à l'usage des seuls commençants.
Que de fois n'a-t-on pas répété que Rodriguez suffisait à tout?
2° Quand aux moyens à prendre pour « franchir le pas », ils peuvent se résumer dans ces paroles du P. Surin, citées par l'auteur : « Renoncer aux propres satisfactions, pour demeurer en la présence de Dieu et opérer en sa lumière le bien qui sera connu, sans rien lui refuser ». En résumé, renoncement et recueillement ; esprit de sacrifice et esprit de prière.
L'auteur développe très bien l'idée de renoncement; il ne s'attache pas assez à faire ressortir l'idée de recueillement habituel. Renoncement et recueillement sont également et conjointement nécessaires pour « franchir le pas ».
Cette remarque n'est pas seulement très juste, elle est encore très précieuse.
3° L'auteur devrait supprimer la citation de la page 40, où il est question de la présence de Dieu. A vrai dire, le sens de cette citation revient à ceci : « Si l'amour affectif n'incline pas l'âme à mieux agir, à com« mettre moins de fautes, il n'est pas un véritable amour de Dieu ». Rodriguez ne dit point que l'amour, même simplement affectif, soit sans valeur propre, mais que s'il n'a pas au moins indirectement une influence sur les actes, il est illusoire et nuisible. Et ceci, Lallemant l'enseigne également, à la suite de saint Ignace. Donc il n'y a pas opposition.
Oui, sans doute, on peut donner à la phrase de Rodriguez un sens raisonnable. Mais ce qui m'intéresse dans cette phrase, c'est l'esprit même de l'auteur, c'est l'anti-mysticisme robuste que trahit tout le passage.
II. — Loudun et les possessions diaboliques au XVII* siècle.
Sur le cas de Loudun et sur le chapitre que j'ai consacré à Jeanne des Anges, voici le jugement d'un prêtre dont l'autorité est grande en ces matières : « Vous avez raison, veut-il
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bien m'écrire, d'après les passages que vous citez, Jeanne des Anges n'a pas l'accent des saints ; elle n'a pas assez pratiqué l'ama nesciri. Ceci est vrai. Elle a fait cependant de grands progrès sous la conduite du P. Surin ; vous le reconnaissez du reste ; je crois ces progrès plus grands que vous ne les faites voir, mais ce ne fut pas l'éminente sainteté. Je vous concède volontiers que les exorcistes sont quelquefois portés à faire trop fond sur les dires des démons. Il faut être sur ce point extrêmement prudent, bien qu'on arrive souvent à contraindre les démons à dire la vérité, bien malgré eux. Vous avez lu plus d'ouvrages sur cette question que je n'en ai lus ; c'est un avantage. Mais, croyez-moi., pour bien juger des cas de possession, rien ne vaut l'expérience, et manifestement l'expérience vous manque.. (C'est tout à fait vrai) (or) l'expérience que j'ai de ces faits me fait reconnaître dans la narration du P. Surin, la réalité certaine de la possession. Demandez à quiconque a une vraie et notable expérience des faits et gestes des démons possesseurs, il vous dira : il n'y a pas à douter de la possession de Loudun ». Un autre prêtre, également consulté, ne parle pas autrement: « Plus j'ai pratiqué ce ministère d'exorciste — depuis 17 ans j'ai été amené à examiner bien des cas, réels ou supposés — etplus j'ai reconnu dans le fait de Loudun, comme dans le cas du P. Surin, l'intervention indéniable des démons, leur mentalité, leurs façons de dire, leurs mœurs, en un mot leur psy- chologie. Ou bien l'habitude professionnelle ne signifie rien, ou bien tout prêtre qui aura pu pratiquer cette matière des exorcismes, sera, sans hésitation, de mon avis ».
Unicuique in arte sua credendum est. Je dois dire néanmoins que, bien qu'elles m'impressionnent très fort, ces graves affirmations n arrivent pas à me convaincre tout à fait. Pour moi, qui d'ailleurs n'ai pas à me prononcer sur les possessions de Loudun, le doute reste permis. C'est qu'en effet, lorsqu'il s'agit du passé, d'un si lointain passé, l'expérience ne suffit pas à résoudre de pareils problèmes. Il y faut encore des documents sérieux, et ceux-ci nous manquent. Et puis, je me permettrai de demander au second de ces exorcistes si, d'aventure, l'idée qu'il s'est faite de la « psychologie » diabolique ne lui serait pas venue d'abord du P. Surin.
Quant à l'esprit dans lequel a été composé ce chapitre sur Jeanne des Anges, je donne ici quelques-unes des autorités qui l'ont formé.
Saint Vincent de Paul, à propos d'une jeune fille qu'on lui
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- avait amenée à fin d'exorcisme : « Ma pensée fut d'abord, écrit-il, qu'il n'y avait que cette humeur mélancolique qui la travaillait.
Le respect que je devais néanmoins à ceux qui étaient d'avis qu'il y avait quelque obsession maligne, fit que je soumis mon jugement. Je. dis que je pensais qu'il n'y avait point d'inconvénient que M. Charpentier lui fît quelques exorcismes secrets, doucement et sans provoquer l'esprit malin au dehors, plutôt par imprécation que par exécration ». Lettres, II, pp.199, 200.
Le P. Amelote dans la vie du P. de Condren : « Il prenait le malade dans sa plus grande liberté et s'il était agité pendant son entretien, il ne s'amusait pas à l'esprit malin ; il se mettait en prières et faisait avec humilité quelques exorcismes sans aucun éclat. (Il enseignait) que le diable méprisé se retirait de lui-même et que s'il ne pouvait amuser les assistants et leur imprimer par ce moyen quelque malignité, il demeurait confus. Pour lui ôter cet avantage, il ne voulait point de témoins. Les chrétiens, disait-il, sont les juges des Anges avec Jésus-Christ, et il n'est pas séant à un juge de traiter en autre qualité avec un criminel. Toutes les paroles d'un exorciste doivent être des foudres lancées contre les malins esprits, il ne faut s'exprimer avec eux qu'à la façon de Dieu, qui leur fait sentir ses volontés par une nouvelle pointe de supplice.
« Que si parfois le diable parlait. soit en raillant, comme il fait d'ordinaire. pour insinuer dans les esprits son instinct malin de bouffonner parmi les choses les plus sérieuses.
soit en disant des choses rares et sublimes pour exciter la curiosité., il prévenait tous ces desseins en lui imposant silence. et, en le tançant, il ne lui permettait pas de dire mot. »
En d'autres termes, il prenait exactement le contre-pied du P. Surin et des exorcistes de Loudun. Qui l'en blâmera?
« Nous devons, disait-il, regarder le diable comme un excommunié, avec lequel il ne faut jamais avoir de commerce.
C'est. un péché de les écouter, et un désordre inexcusable de les consulter. De laisser discourir le prince du monde en l'école du ciel, de dresser une chaire à celui qui n'a rien de propre que le mensonge, d'attendre l'appui de la foi d'un ennemi, qui veut cribler les fidèles comme le froment. c'est bien s'éloigner de la pratique inviolable de Jésus-Christ. La vérité doit être suspecte, qui vient de la source de toute erreur.
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« Après avoir fait quelques exorcismes, pendant lesquels, quoi que le diable dît, il ne lui répliquait jamais que ces mots : « Tais-toi », il se mettait en oraison.
« En ce même temps qu'il était en Sorbonne, jeune prêtre et jeune docteur., il se trouva un. possédé, après lequel diverses personnes ayant travaillé, on s'avisa d'en commettre tout le soin à M. de Condren. Il obéit facilement. mais avec dessein de ne point exorciser lui-même. Il choisit un enfant de cinq à six ans, à qui il fit prononcer les exorcismes, sans s'amuser aux furies du démon. (et) ce fut une merveille inouïe de voir tout d'un coup la puissance de l'enfer vaincue par l'infirmité d'un enfant. » (La vie du Père Charles de Condren, Paris, 1643, I, pp. 267-286.) J'ai déjà donné ces textes dans le tome III, mais ils pèsent d'un tel poids dans la balance que je crois bon de les répéter.
+ *
Ici, quelques autres détails que j'ai recueillis dans des livres peu communs. - La mère Gautron, prieure des bénédictines de Saumur, ne voulut « jamais permettre que les exorcismes se fissent dans l'église du monastère. Plusieurs rencontres ont fait connaître que cette sorte de maladie est quelquefois contagieuse. Quand il se trouve des imaginations trop fortes, ces spectacles les troublent et peuvent les tourner presque comme des possédées ».
(La vie de la Révérende Mère Madeleine Gautron. (par le P. Jean Passavant, oratorien), Saumur, 1689, curieux livre et excellent.
Peu avant, ou peu après les possessions de Loudun, des scènes analogues avaient eu lieu à Turin. Une dame, furieuse, dit-on, de la vocation de sa fille, « eut recours à la magie et conféra avec une personne qui avait commerce avec le démon, qui lui promit de jeter un sort sur le monastère de SainteClaire. Elle prit pour cela un jour auquel on faisait une cérémonie particulière chez elles, et, comme c'est l'usage en Italie qu'en de semblables occasions, les parents des religieuses leur envoient de beaux régales de sucreries et confitures, cette dame en envoya une. grande quantité. Le présent, en apparence, ne pouvait être plus beau, mais, dans le fait, il n'y eut jamais rien de plus abominable, car toutes ces pièces étaient farcies de maléfices et de démons. La distribution en fut faite dans le réfectoire, où presque toutes les religieuses
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étaient à table et, croyant de goûter des douceurs innocentes, elles mangèrent des morceaux envenimés du poison d'enfer.
Au bout de quelques jours, le monastère se trouva infecté d'une fourmilière de démons, qui avaient pris possession des corps de la plus grande partie de ces saintes âmes ». La Vie de Monseigneur D. Juste Guérin, religieux barnabite., évêque et prince de Genève, composée par le R. P. Dom Maurice Argrand, religieux du même ordre, Annecy, 1678, pp. 45-47.
Ce livre est aussi plein d'intérêt, Dom Juste Guérin ayant joué un rôle important dans l'histoire posthume de François de Sales. Saint homme et très attachant (1578-1645).
Pendant qu'il travaillait à la béatification de François de Sales, (toute une correspondance à ce sujet entre lui et sainte Chantal) il s'employait à installer des barnabites à Paris. Voici un joli billet de lui à Charles Auguste de Sales : « J'étais un vieux religieux, tout usé. dans le cloître, si formé dans mes habitudes, que, quand je me vis un collet et des manchettes, du vert et du rouge autour de moi, et que l'on m'appelait Monseigneur, il m'était avis que c'était un jeu ». (Ib., p. 210). ,
En 1644, ayant obtenu les bulles pour Charles Auguste, dont il voulait faire son coadjuteur, il lui écrit : « Monseigneur, très digne évêque d'Ebron et coadjuteur de Genève et vrai neveu de saint François de Sales. —. Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi, Pater misericordiæ et Deus totius consolationis, qui consolatur nos in omni tribulatione nostra.
Amen. Les voilà, par la grâce de Dieu (les bulles). Hier, je dis le Te Deum, submissa voce, et aujourd'hui, je le dirai, alta voce, deux fois, une en l'église paroissiale de Rumilly, et une autre fois en l'église de la Visitation, et nous ferons bien sonner les cloches et lundi, s'il plaît à Dieu, je serai à Annecy, où je vous baiserai et embrasserai de tout mon cœur, comme aussi je suis et je serai, en vérité, toute ma vie, de tout mon cœur, Monseigneur, de votre Illustrissime Grandeur, très humble, très cordial, très fidèle, très affectueux, très obligé, perpétuel, invariable ettrès obéissant serviteur. Voilà comment j'écrivais à votre bienheureux Père. — Juste, évêquede Genève .» Il avait succédé, sur le siège de Genève, au propre frère de François de Sales, et, si l'on peut dire, gardé la place pour le neveu du saint. On voit qu'il n'était pas le moins salésien des trois premiers successeurs de François de Sales. Son biographe donne, de lui un très curieux projet de grand séminaire qui fut plus tard réalisé par Mgr d' Aranthon. Tout ceci n'a rien
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à voir avec les démons et n'en vaut que mieux. Mais revenons à notre sujet.
Sur les fameuses possessions de Louviers, j'ai trouvé d'inté- ressants détails dans la Vie de la Vénérable Mère Francoise de la Croix, institutrice des religieuses hospitalières de la charité de Notre-Dame, ordre de saint Augustin (par le P. Pin, génovéfain), Paris, 1745. Qu'on remarque la date. Comme plus haut, je note diverses indications à l'adresse des historiens.
La Mère Françoise de la Croix, née à Patay, en 1591, morte à Paris, en 1657, s'appelait Simone Gauguin. D'abord petite bergère, puis en relations avec Mme Mangot, « épouse du garde des sceaux », qui venait en villégiature à Passy.
« Ardente passion pour la vie religieuse et l'hospitalité ».
En 1614, Mme Mangot la fait venir à Paris, comme « intendante » de sa maison. Mangot avait son hôtel dans la rue de la Verrerie. « C'était une maison d'honneur et de piété, fréquentée par plusieurs ecclésiastiques vertueux et par quelques personnes laïques, appliquées à la plus haute dévotion. Il y avait entre autres, une pieuse femme de la ville de Rouen, nommée Catherine le Bis, veuve de M. Jean Hannequin, procureur en la Chambre des Comptes de Rouen, qui demeurait dans la même rue et avait pour directeur de sa conscience, M. Pierre David ».
Dans le même quartier, « demeurait pareillement le sieur Caron, bourgeois de Paris, qui avait deux filles, toutes deuxportées à la piété, dont il sera parlé plus tard, sous le nom de Sœur Claude du Calvaire et Sœur. Marie du Saint-Sacrement
M. David., jugeant la jeune Françoise trop détournée de ses exercices de dévotion par la grandeur du travail dont elle se trouvait chargée chez Mmo Mangot, la fit entrer chez ladite dame Hennequin, chez qui il faisait lui-même sa demeure » Voici donc tout un petit groupe mystique, voisin du groupe Acarie. Françoise leur communique ses pieux projets et les gagne à son ambition. Mme Hennequin « voulut l'adopter pour sa fille et lui faire donation de tout son bien, pour en fonder une maison religieuse. Cette pieuse dame eut donc la bonté de se transporter à Patay », où Jean Gauguin lui donna sa fille, par acte du 11 juillet 1615.
Bientôt elles commencent un établissement à Louviers. Difficultés soulevées par des congrégations plus ou moins semblables. En 1622, établissement à Paris près des minimes de la Place Royale, puis, en 1623, au faubourg Saint-Germain, rue du Colombier. En 1628, retour à la Place Royale. Autres
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établissements à Béziers, Patay, Limours, Toulouse, Bourgen-Bresse, etc., etc. A sa mort, la mère Françoise avait reçu plus de 150 religieuses. Son biographe a très joliment exposé l'objet précis que la fondatrice s'était proposé. 1 « Il se trouve des misérables, pour ainsi dire, d'état et de condition. L'Hôtel-Dieu a toujours été l'asile et le refuge de ces sortes de personnes. Mais, outre cette espèce d'indigents, il y a quantité de personnes, surtout du sexe, mal accommodées du côté de la fortune, des demoiselles nobles ou des filles de bons bourgeois, tombées dans un état au-dessous de la médiocrité., qui ne laissent pas de vivre au dehors honorablement, sans qu'on sache leur situation, et qui, de ce qu'elles épargnent sur elles-mêmes, sont en état de suffire à la fâcheuse circonstaqce d'une maladie qui n'est qu'ordinaire, mais qui, lorsque l'infirmité est plus sérieuse, ou exige. des remèdes insolites ou coûteux, se trouvent surchargées et dans l'impossibilité de fournir à tout, et ne pouvant cependant gagner sur elles d'avoir recours à l'Hôtel-Dieu, prennent le parti dépérir dans leur indigence et sans secours, plutôt que de les aller chercher en ce lieu. L'on accordera volontiers qu'elles ont tort d'être si délicates et de ne pas avoir assez de soumission aux ordres de la Providence, mais il est de la charité chrétienne d'aller au-devant de leur faiblesse. et c'est précisément ce qu'on a en vue dans le nouvel hôpital ». Op. cit., pp. 55-57.
On se rappelle leur première tentative de Louviers. Les aneiennes compagnes de la Mère Françoise, toujours sous la conduite de M. David, s'étaient établies dans un autre endroit de la ville. Monastère de saint Louis et de sainte Elizabeth.
Or « il arriva, peu après (cette) fondation, des événements tristes et scandaleux., soit que le sieur David ait eu le malheur, après avoir commencé avec zèle, de s'en départir dans la suite, — quoiqu'il y ait plus d'apparence qu'il a été calomnié après sa mort — soit plutôt que le désordre soit arrivé immédiatement après sa direction, pendant la supériorité de ses successeurs, — les sieurs Mathurin Picard, curé du Mesnil-Jourdain et son vicaire, Thomas Boulle — la nouvelle communauté de Louviers, en tout ou en partie, dégénéra absolument des devoirs les plus communs de filles chrétiennes et religieuses.
« M. l'évêque d'Evreux, François de Péricard. en fut averti. Il s'agissait de crimes de magie, sortilèges, etc. Le prélat fit faire divers exorcismes, il procéda à plusieurs infor-
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mations et rendit, en 1643, sa sentence par laquelle il ordonna que le corps de Mathurin Picard. serait. porté .dans un lieu profane et la Sœur Madeleine Bavent. renfermée. dans les cachots. de l'officialité. » Appel ayant été fait par les héritiers dudit Picard, le Parlement de Rouen confirma et aggrava la sentence de l'évêque, ordonnant « que le cadavre de ce prêtre qui avait été déterré et Thomas Boulle, son complice, seraient traînés sur la claie, pour être le dit vicaire, brûlé vif.
et le cadavre de Picard, jeté dans le même bûcher. ; le jugement de la Sœur Bavent différé ».
Or, continue le biographe, « Madeleine Bavent et d'autres prétendues possédées de ce monastère, dans leurs réponses aux exorcistes, avaient inventé. (mille) calomnies contre la V. Mère Françoise », ainsi « impliquée, d'une manière très humiliante dans la plus triste et la plus odieuse affaire qui soit arrivée depuis longtemps dans l'Eglise ». La mère n'avait connu ni Madeleine Bavent, ni les deux prêtres, mais les démons l'ayant accusée, force lui fut de comparaître devant les juges, pour crime de sorcellerie. Huées de la foule, etc., etc. Le procès dura trois ans. Sur quoi, notre biographe : « Tout ce que l'on a fait dire au diable et à ses suppots, quoique par la voie des exorcismes, ne peut être d'aucune considération. Il serait extrêmement dangereux de vouloir ajouter foi à toutes ses paroles (du diable) même sous prétexte qu'elles sont extorquées de lui au nom et par l'autorité de l'Eglise », op. cit., pp. 137, 145. Le R. P. Boulay (Vie du V. Jean Eudes, Paris, 1905, t. I, appendice, pp. 86, 87), dit que les religieuses de Louviers étaient « de très saintes filles ». Il doit le savoir, mais je crois aussi qu'elles étaient plus ou moins montées contre la Mère Françoise, qui avait quitté Louviers pour faire soit a Paris, soit ailleurs, des fondations que l'on savait prospères.
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TABLE DES lVIA TIERES
CHAPITRE PREMIER
LA DOCTRINE SPIRITUELLE DE LOUIS LALLEMANT
I. Lallemant et son école. - Pierre Champion et la tradition de l'école. —
Louis Lallemant. — Son curriculum vitœ. — Ses épreuves. — Lallemant et les supérieurs de la Compagnie. — Ses disciples et leurs premières résistances. — « Pas d'autre maitre que le Saint-Esprit ». —Lallemant, Balthazar Alvarez et les mystiques dans la Compagnie. — Principaux caractères de l'école 3 II. A. La seconde conversion. — La troisième année de noviciat chez les jésuites. — Trop de bon sens. — Les deux conversions. — Le salut dépend de la seconde. — Le « bon Père » des Provinciales. — Prétendues infiltrations jansénistes dans la Compagnie. — Les non-convertis. —
Plus en danger que les séculiers. — Le monde au couvent. — Antinomies résolues par saint Ignace. — Les religieux et l'orgueil. - Le palliatif des « bonnes intentions ». — Néant du zèle naturel. — « Franchir le pas ». — Facilité d'une transformation soudaine et totale. — Caractère nettement mystique de la seconde conversion 13 B. La critique de l'action. — Les jésuites et l'action. — « Le principal, qui est l'intérieur ». — Qu'une vertu solide et pratique ne suffit pas à un Ordre actif et qu'il faut aller jusqu'au mysticisme. — Nulle initiative, « fort peu d'action au dehors ». —Dosage de l'action. — L'action « pour la vie intérieure ». — Primauté de l'obéissance. - « Par manière de divertissement ». — Que l'apostolat n'a pas à souffrir de cette doctrine. — Inslrumentum conjunctum cum Deo. — Critique du « moralisme ». — L'action et la prière; qu'il n'est pas nécessaire dans l'oraison de tout « rapporter à l'action ». — « L'essence » des vertus. — Ne pas mettre « le but de toutes les » inspirations divines, « en l'action et en la pratiquer. 26 C. La garde du cœur. — « Purgation » et « garde » du cœur. — « Ce n'est pas l'examen de conscience ». — « En sentinelle ». — Difficulté et nécessité de cet exercice. —Entraînement à l'analyse morale. - Pratique de la garde du cœur. — Les sacrements « exercices principaux de la perfection ». — « La pureté du cœur, plutôt que l'exercice des vertus ».- Alphonse Rodriguez et la doctrine contraire. — L'avocat de Marthe. La présence de Dieu « moyen pour bien faire. nos actions ». - Ascétiques et mystiques. — Ascèse plutôt négative de Lallemant, et qui con- duit à « l'union divine ». 36
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D. La conduite du Saint-Esprit. — Principe fondamental et clef de tout le système. — S'abandonner, « se lier » au Saint-Esprit. — « Dieu l'instruit lui-même ». — « A peu près comme nous avons la lumière du soleil ». — Le P. Lallemant et « l'esprit intérieur » des calvinistes. —
Et le vœu d'obéissance. — « Prudence humaine » des supérieurs qui traitent cette doctrine d'illusion. — L'obéissance ne dirige que « pour le regard de l'extérieur ». — La direction du Saint-Esprit et les cas de conscience. — Et la vie spirituelle. — Et les divers ministères, — L'oraison est « la principale préparation pour la chaire ». — Les dons du Saint-Esprit. — Lallemant et Newman. — Don d'intelligence ou de réalisation. — Sagesse et science. — Le discernement des esprits. —
Revanche des mystiques sur les moralistes. — Casuistique surnaturelle.
— Les « lumières subites ». — « Assurances certaines » du don mystique. — Contemplation ordinaire et extraordinaire. — « Un lion en peinture. un lion vivant ». — « La vraie sagesse ». — Contre la timidité des directeurs. — « Plus de vertu et plus tôt » que par les voies communes. — « Sans la contemplation, on n'avancera jamais beaucoup dans la vertu ». — « On criera ». — La vie mystique et la nécessité de « l'application » à Jésus-Christ. — Dieu unique souverain de l'intérieur.
— « L'intérieur qui est sans bornes ». —« Après l'Incarnation, nous ne devons rien admirer» , , , , , , , 46
CHAPITRE II JEAN RIGOLE UC, JULIEN MAUNOIR ET LES MISSIONS BRETONNES
I. La parole vivante du P. Lallemant. — Ses principaux disciples. —
Ecole discrète, à peine sensible au dehors, mais très active. — Carrière obscure de Jean Rigoleuc. — « Moins considéré que les autres ». — Le vieux serviteur et son mauvais petit cheval. - Vie errante 66 II. Premières impressions pieuses. — Comment il arrive à « la parfaite composition de son âme ». — La seconde conversion. — La « sainte indétermination ». — Toujours la critique de l'action. — Que la grâce n'est pas sensible. — Rigoleuc et Pascal. — « Il ne faut pas même le chercher, mais nous persuader qu'il nous a trouvés ». — Elévation aux états mystiques. — Les épreuves : pendant six ans, il se croit damné. —
Propagande mystique dans les couvents et parmi les jésuites. - Barthélémy de Fumechon et « la vraie spiritualité »., , 72 III. La reévangélisation de la Bretagne au xyue siècle. — Caractère particulier de ces missions bretonnes. — Le biographe du P. Maunoir.
— La peur du miracle. — Voyage du P. Boschet en Bretagne. — Les missions bretonnes et l'Eglise primitive. — Les miracles. — « L'Iniquité de la Montagne.» — Génie des deux fondateurs des missions, Le Nobletz et Maunoir. — Renan, les missions bretonnes et la centralisation catholique, , , , , , , , , 82 IV. Entreprise essentiellement catéchétique. — Les « cartes peintes » de le Nobletz. — La baguette blanche. — La carte des conseils et le canal de Panama. ,— La carte du chevalier errant. — La bouline. - Les cahiers de le Nobletz. — L'Humanisme dévot et Bunyan. - La carte
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des malades. — M. Nigot et les doléances du Vilain. — Les tableaux vivants et la grande procession. — Les cantiques de le Nobletz et de Maunoir. — Le Nobletz et les cantiques de l'île d'Ouessant. — Les femmes catéchistes. — Utilité de cette innovation et opposition qu'elle soulève. — Grandeur et faiblesse de Michel le Nobletz 93 V. Maunoir, moins original, peut-être plus grand. — Il organise la légende et le culte de le Nobletz. — Les supérieurs de Maunoir. — La « Confédération » des missionnaires. — La mission dans la mission. — Les missions bretonnes et la renaissance mystique. 109
CHAPITRE III
JEAN RIGOLEUC ET LA BRETAGNE MYSTIQUE
I. Le P. Surin et le coche de Rouen. — Les mystiques bretons. Armelle Nicolas et l'école du P. Lallemant. — « Les voies intérieures ne furent jamais si connues » qu'au XVIIe siècle. — Difficultés particulières que présentait la « spiritualisation » d'Armelle. — Les premières places ; besoin maladif de changement. — Les Le Charpentier du Tertre. — Première initiation. — Les rues teintes de sang. — Tenta tions et cauchemars. — La compagne d'Armelle. — Persécution. —
La scène du bain. — Le manoir de Roguédas. — Armelle et les jésuites de Vannes. — La servante. — Le Seigneur de Roguédas et la Bonne Armelle, , , ., 118 II. Développement spirituel. — « Chassée d'elle-même ». — Le centre de l'âme. — Jeanne de la Nativité. — L'esprit devenant plus fort, le corps lui-même reçoit « moins d'incommodités ». — Présence presque habituelle de Dieu. — Les dons naturels. — Divine solution de la controverse quiétiste. — « Dame et maîtresse de toutes choses ». 133 III. Catherine Daniélou et Marie-Amice Picard. — L'œuvre des retraites.
— Les jésuites et l'évolution du sentiment religieux. — Mme du Houx et les progrès du féminisme chrétien. — Le mariage de Jeanne Pinczon.
— Mme du Houx envoyée par son évêque à Loudun, pour étudier Jeanne des Anges. — a Elle crut presque toujours que cette religieuse était dans l'illusion ». — Mme du Houx et le P. Surin. — Vocation extraordinaire de Mme du Houx. — L'abbaye de La Joie. — Mission dans le diocèse de Tréguier. — La mission de Vannes et l'œuvre des retraites.
- Mme du Houx et le P. Huby. 138
CHAPITRE IV
LA FORMATION ET LES DÉBUTS DU P. SURIN
I. Les démons ligués contre Surin, même après sa mort. - Il n'a pas encore de biographe et ses œuvres sont introuvables. — La composition de ses livres. — Editions subreptices et plus ou moins suspectes.
— Le P. Champion. — Le P. Surin au XVIIIe et au XIXe siècles. - Sous le boisseau. — Possession et aliénation mentale du P. Surin. - Que
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tous ses inédits ne doivent pas être publiés. — La réaction anti-molinosiste ; le P. Surin à l'Index. — Défauts et mérites qui expliqueraient la réserve que les jésuites font paraître à l'endroit du P. Surin 148 II. Famille pieuse et noble. — Egards particuliers qu'on aura plus tard pour le P. Surin. — Ses villégiatures. — Un gentilhomme. — La famille du P. Surin fascinée par le Carmel. — Sa sœur et sa mère carmélites. — Le jeune Surin et Isabelle des Anges. — Panégyrique du Carmel. — Sainte Thérèse et la Compagnie de Jésus. — Noviciat ; études ; troisième an 158 III. Marennes et la Saintonge mystique. — La famille de Saujon. Marthe de Saujon. — De l'attachement aux charges. - Marguerite de Saint-Xavier. — Vocation mystique de Marie Baron. - « Il semblait que son élément fût le feu ». — La boutique des Du Verger. —Le « magnifique » M. Du Verger. — Mort et obsèques triomphales de Marie Baron. — Madeleine Boinet et la succession mystique de Marie Baron. —
Sa conversion. — Institutrice. — Vie intérieure de Madeleine Boinet.
— La veille du départ pour Loudun 165 CHAPITRE V LE PÈRE SURIN ET JEANNE DES ANGES
I. L'Eglise et les interventions surnaturelles. — Devoirs et droits des historiens catholiques. Obscurités de l'histoire de Loudun. — Erreur manifeste des exorcistes de Loudun. — L'ancienne tradition et la pratique moderne de l'Eglise condamne leur méthode. — Les exorcismes publics et les dangers qu'ils présentent. — Les exorcistes au service de l'Etat et non de l'Eglise. — Aveugle confiance donnée au « Père du mensonge » — Excuses des exorcistes. - Nicole Aubry et la conversion des protestants. — Evolution moderne et regrettable de l'exorcisme. —
Le rituel négligé. — Bavardages et interrogations curieuses. — Saint Hilarion et saint Jérôme témoins de la tradition. — Le public admis à conférer avec les démons. — Influence désastreuse des livres consacrés à l'histoire des possessions. — Sébastien de Michaelis. — L'affaire de Loudun, calquée sur l'affaire d'Aix. — Loudun et l'opinion. — Les supercheries 179 II. Le P. Surin à Loudun. — Peines d'esprit et santé chancelante. Opposition de son supérieur. — Surin s'offre à « être chargé du mal » de Jeanne des Anges. — La règle de saint Ignace. - L'exorciste exorcisé. — L'héroïque sacrifice est accepté. — Maladie du P. Surin. 197 III. Jeanne des Anges. — Une malade et qu'il ne convient pas d'assimiler aux saintes authentiques. — Mimétisme spirituel. — Enfance et jeunesse de Jeanne. — « Penchants déréglés ». — Personne ne l'aime et elle n'aime personne. — Ses débuts dans la vie religieuse. — Premiers essais de cabotinage spirituel. — Travail parallèle de la grâce. - Elle intrigue pour être envoyée à Loudun. — Premiers succès au parloir. —
Prieure. — Le couvent divisé. — « Affections déréglées ». — Les commérages du parloir. — L'affaire de Loudun et la demi-responsabilité de Jeanne. — Christi bonus odor sumus ; Dieu jaloux de la réputation des vrais mystiques. , , , , , , 201
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IV. Vues du P. Surin sur la possession et sur l'exorcisme. — Possession et vocation mystique. — Transformation de l'idée de possession.
— Méthode nouvelle. — La direction spirituelle du possédé, préférée à l'exorcisme. — Jeanne des Anges peu pressée de voir la fin de sa possession. — Lutte contre le P. Surin. - Celui-ci aura le dessus. - Délicatesse de sa direction. - L'esprit bouffon. — Discours en latin sur la vie intérieure. - Premiers pas dans l'oraison. - Sincérité de Jeanne. - - Son héroïsme. - Erreur du P. Surin : il encourage, à son insu, la secrète vanité de Jeanne. — Vers l'idée fixe. — Le petit parloir dans un grenier. - Suggestions mystiques. — Les supérieurs éloignent le P. Surin. 219 V. Il pouvait partir, Jeanne en sait assez long désormais pour le rôle qui lui reste à jouer. — Les stigmates. — Nouvelles absurdités. — La grande guérison de Jeanne et le baume de saint Joseph. — Le voyage triomphal. — Les exhibitions. — Richelieu et la Cour. — Critique de la relation de Jeanne. — Est-ce là le style, des saints? — Prestige spirituel de Jeanne. - Elle se mêle de diriger le P. Surin. - Le « bureau d'adresse ». - Troubles persistants. — Expiation suprême.
- Mms du Houx et Jeanne des Anges. 237
CHAPITRE VI LE PÈRE SURIN ET LE MORALISME MYSTIQUE
I. L'agonie du P. Surin. — Les « deux âmes ». - « Dieu occupant un étage et le démon l'autre H. — Il sé croit damné. - Ses confesseurs et ses supérieurs. — Surin et François de Sales. — « Il suffit que Dieu soit Dieu ». 253 1 II. Il continue son apostolat malgré cette épreuve. — Le sermon chez • les carmélites. — Son œuvre littéraire. — Ladictée du « Catéchisme ».
- La main à la plume. — Vers la guérison. — L'esprit d'enfance. Dernières extravagances. — Le beau soir d'un triste jour. — Surin et le prince de Conti 259 III. Surin et les adversaires du mysticisme dans la Compagnie. — Un mystique de combat. - Que dans ses ouvrages il fait trop de place à la controverse. — Origines lointaines de cette opposition aux mystiques ; la libido sciendi qui fait perdre le sens de Dieu. — « L'effort de l'entendement » et « la voie de l'amour ». - Le Saint-Esprit. « Dilatation surnaturelle » de l'intelligence. - Les intellectualistes etleurs « termes H. - La vraie mission du théologien et les limites de son domaine. - Les raisonneurs et les « visites de Dieu ». — De l'inintelligence au persiflage. - Saint Ignace et la « loi intérieure » de charité. - L'obscurité et l'apparente insignifiance des ouvrages mystiques.
- Non licet homini loqui. - Dabitur nosse cui dabitur experiri. -
Les advensaircs du P. Surin et leur excuse. - Nul homme sensé « qui
ose blâmer l'usage de la contemplation ». — Surin et l'indolence des faux mystiques 267 IV. Surin et le style jésuite. — Emploi constant des termes les plus « ordinaires ». - Dangers du phébus prétendu mystique. — La pra-
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tique des vertus. — La bénignité. — La crainte et « le style de Dieu ». —
Pratiquer les vertus communes, mais en les dépassant, en leur donnant « le goût général » du pur amour. — « Le motif divin. assujétissant à soi tous les autres motifs ». — « L'ordre inférieur » et la perfection de l'amour. - L'envers ascétique de la contemplation. — Dénûment absolu. - Le dénûment et l'initiation mystique. — « Laissez opérer cette grandeur qui vous absorbe ». 282 V, La vie mystique elle-même tout abnégation. — La contemplation et « l'universelle vérité ». — De la métaphysique du pseudo-Denis à l'ascétisme. — La lettre à la vicomtesse de Roussille. — L'humanisme dévot et l'oraison aisée. - Paradoxe sur les distractions. — Toujours « la notion universelle » et le « goût confus » de Dieu. — Confusion apparente entre méditation et contemplation. — « Ne s'arrêter qu'aux raisons générales ». — Du brouillard à la lumière. - Lumen de caligine. —
La vie mystique offerte aux plus humbles. - Liberté et joie du mystique. — Surin et Saint-Cyran. — Le moralisme mystique. — La névrose et le génie du P. Surin 291
CHAPITRE VII LES HELYOT ET LE PÈRE JEAN CRASSET
I. Le portrait de Mme Helyot. — « La plus aimable personne du monde. »
— Jean Crasset. — Une femme de qualité et sa maîtresse de lecture.
— Mariage de Marie Hérinx. — La famille Helyot. — Ménage mondain. — Conversion de la jeune femme. — Un ballet au Louvre. Excès de ferveur. — Complaisance de M. Helyot. 3n II. Vocation mystique de Mme Helyot. — De la méditation à la contemplation. — Le P. Crasset et les adversaires des mystiques. — « Elle voyait l'être de Dieu ». — « Dieu seul, dans l'anéantissement de toutes les conceptions ». — Le coup de sifflet du berger. — Critique des biographies religieuses. — Beaucoup de paroles, peu d'actions. — Contre les autobiographies. — Les années de silence. — L'apostolat. — Les mouches. — Chez les pauvres. — Les bouquetières du vieux Paris. —
« Appuyez-moi de fleurs. parce que je languis d'amour ». 319 III. Le mari d'une sainte. - Un ménage mystique. - M. Helyot imite sa femme et la « surpasse ». — « Travesti en gueux ». — Inventions charitables de M. Helyot. — Les petits ramoneurs. - A l'enterrement d'un homme de métier. — Encore la contemplation et l'état passif. —
Ecrits de M. Helyot. — « L'aurore de la grâce » et le cantique du jeune amour. — Les silences de l'amour. — Le pur amour. — M. et Mme Helyot. - Le portrait de Mme Hclyot. , , , 33o
CHAPITRE VIII LOUISE DU NÉANT ET LE PÈRE FRANÇOIS GUILLORÉ I. Louise du Tronchay et l'école du P. Lallemant. — Histoire ou roman?
- Les de Bellère du Tronchay. - Hérédité morbide. — Premières
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épreuves et première solitude. — Eclosion tardive, mais éclatante. Les adorateurs de Louise. — Etrangetés de ses parents. — Crise de mondanité. — Rêves héroïques. — Départ pour l'inconnu. — Louise du Néant 341 II. La communauté de Charonne. — Délire et extravagances. — La Salpêtrière. — Le grand siècle et le traitement des fous. — Les cachots. —
Commencement de guérison. — M. Guilloire et la confession d'une prétendue sorcière. — Louise reste à la Salpêtrière, peut-être en observation. — Fille de salle. — Sa journée. — Elle veut paraître folle. — Le beau monde en visite à la Salpêtrière. — Extases. — La correspondance de Louise. — Liberté et primesaut. - « Il faut vous faire rire ». —
« Frère Fane a. — Restes d'exaltation. — Les cris. — Madeleine. — « Je le tiens aussi bien que vous !». 351 III. Mort de M. Guilloire. — Le P. Guilloré et M. Briard le remplacent.
- Nécessité d'une direction plus ferme et plus suivie. — Guilloré et les illusions de la vie spirituelle. — Son premier jugement sur Louise : une Catherine de Sienne. — Il envoie ses dévotes à l'école de Louise.
- Rudesse de sa direction. — Que plus une âme est élevée et* plus elle doit être éprouvée. — Les faux mystiques et leur habileté à séduire.
- Des directeurs qui se laissent éblouir par leurs pénitents et qui les montrent comme « des pièces de cabinet ». — Le mépris, unique moyen de discernement. — Indulgence aux « âmes communes ». — Direction « impitoyable ». — « Il ne faut point de consolation sur la terre. Périssez ». — Critique de cette direction 368 'IV. Louise quitte la Salpêtrière, mais garde ses habits de folle. — Attitude étrange de ses directeurs. — Indépendance et docilité de Louise.
- Vie errante dans Paris. — Abris de fortune. — Humiliations et apostolat. — Le plan du P. Guilloré. — Les grands directeurs et la direc- tion. — Louise au pinacle. — Rétour à une existence normale 377 V. Chez les pénitentes du P. Guilloré. - MlIe de Ténery. — Louise à l'hôpital de Loudun. — Via media entre le couvent et le monde. —
Louise dans son vrai cadre. — Sa correspondance à cette époque. —
L'hôpital de Parthenay. — La journée d'une hospitalière. — Paix et silence. — « Saint-Paul défend aux filles de prêcher ». — Le don des miracles. — Mort de Louise. — La publication de sa vie et de ses lettres. 385
APPENDICE
Lallemant et Rodriguez. — Le XVIIe siècle et les possessions diaboliques. , , , , , , , , , , , , 395
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HENRI BREMOND
HISTOIRE LITTÉRAIRE
DU
SENTIMENT RELIGIEUX ENF TI A NeE DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION JUSQU'A NOS JOURS
•* • =---=--== PREMIERE SERIE =-==-c=---= TOJIi". 1. — L IIUMANISME DEVOT.
Un volume in-8" illustré, 8 IVan1"-;.
TOME II. -- L'INVASION MYSTIQUE.
lu volume in-8" illustré, 8 francs.
TOJIi: III. — LA CONQUÊTE MYSTIQUE.
* /,'( 'OLE l'RAXCA/SE. | Pou r pa ra i l.ro proilia inomcn Ij
TOME IV. - LA CONQUÊTE MYSTIQUE.
** L'ÉCOLE DE l'O/{T-IlOYA/" Un volume in-8° illustré, 10 Iranes.
TOME V. - LA CONQUÊTE M YST1QUK.
**-: L'ECOLE Ill' l'i'IU,' LA L LE M A SE <•( In tradition mystique tlanp la Cdmpnnme ti c Jcsus.
Un volume in-8" i II usl ré. 10 t'i'iuics.
EN PRÉPARATION :
TOME VI. — LA CONQUÊTE MYSTIQUE.
-îr-SM'r* Al TOIR DE JE A A DE HE RM ERES.
TOME VII.'- - LA PENSÉE ET LA VIE CHRÉTIENNE PENDANT LA SECOND H iWOITllt l) U V VIE S. ECL E Tome VIII. - LA RETRAITE DES MYSTIQUES TOME IX. - DU xnr AU XVIII" SIÈCLE.
TOME X. - INDEX DE LA PREMIÈRE SÉRIE.