------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
FRANÇIS BAUMAL
LA GENÈSE DU TARTUFE
Molière
et
Les Dévots
...La plupart des dévots dégoûtent de la dévotion.
LA ROCHEFOUCAULD.
PARIS
ÉDITION DU LIVRE MENSUEL
59, Boulevard des Batignolles -.
1 MCMXIX
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
La plupart des dévots dégoûtent de la dévotion.
(LA ROCHEFOUCAULD.)
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
Molière
et
Les Dévots
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
[texte_manquant]
------------------------------------------------------------------------
FRANCIS BAUMAL
LA GENÈSE DU TARTUFE
tôlière
et
Les Dévots
... La plupart des dévots dégoûtent de la dévotion.
LA ROCHEFOUCAULD.
PARIS
ÉDITION DU LIVRE MENSUEL
59, Boulevard des Batignolles -
MCMXVIX
------------------------------------------------------------------------
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
10 exemplaires sur hollande, numérotés el paraphés par l'auteur
i est destiné à l'auteur,
i — ail gérant du Livre Mensuet. 1 — à llmtrimcur.
7 sont réservés aux abonnés spéciaux (édition sur hollande J.
(Il n'en sera pas mis dans le cOlnmerce)
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
Tous droits, de reproduction et de traduction réserves four tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.
------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE PREMIER
JUSTIFICATION DE L'ÉPIGRAPHE -
ET POSITION DU PROBLÈME
1, Molière et La Rochefoucauld
Ce n'est pas par pure fantaisie que j'ai choisi, pour épigraphe à ce livre, une phrase signée La Rochefoucauld.
Avant d'entreprendre de rédiger les réflexions que je croyais devoir formuler touchant l'immortel pamphlet de Molière contre l'hypocrisiedévote, l'inspiration me vint de relire les Maximes du gentilhomme précieux. Et, comme je méditais
------------------------------------------------------------------------
t âpre doctrine de ce Moraliste, j'admirais comment son hautain pessimisme s'exaspéra, plutôt qu'il ne fut tempéré, par les grâces exquises, mais un peu apprêtées, d'une société où la courtoisie, sans doute, l'emporta de beaucoup sur la sincérité.
Une politesse un peu futile, me disais-je, jointe à des raffinements rares dans les sentiments et dans la pensée, ont conduit ce siècle de luxe à préférer l'élégance des gestes et l'harmonie des cadres à l'austère renoncement de la vertu comme à l'abnégation de l'apostolat ou de l'héroïsme.
Ainsi je feuilletai longuement ce livre, moitié lisant, moitié rêvant. Et mes yeux tombèrent sur cette maxime :
« La plupart des amis dégoûtent de l'amitié et la plupart des devots dégoûtent de la dévotion. » (i)
J'étais pénétré de Molière et imprégné de La Rochefoucauld; il m'apparut que le gentilhomme et le comédien, si distants qu'on les pût croire, étaient liés d'une étroite parenté intellectuelle.
On se plaît à citer cet aphorisme de l'auteur des
(1) Alax ime 427. Edit. Regnier. Collection des Grands
Ecrivains. Cette maxime n'a été publiée que dans la 5"* édition (1678).
------------------------------------------------------------------------
Maximes : « L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »
Les placets de Molière procèdent de la même pensée; et aussi les tirades de Cléante. Molière avait à se défendre son plaidoyer ne manque pas de subtilité.
L'aphorisme de La Rochefoucauld ne fut peut- être qu'une précaution oratoire, une sorte de parenthèse édulcorante, ouverte comme un paradoxe finement aiguisé, au beau milieu de tant d'amères assertions. Peut-être a-t-il jailli, simplement, par un de ces jeux d'esprit auxquels l'auteur aimait à s'exercer devant de jolies interlocutrices.
Le jeu alors ne laisserait pas. d'être quelque peu narquois. Car quiconque tirerait les conclusions de toutes ces sentences ingénieuses, inclinerait, à tout le moins, vers cette conviction qu'il n'est guère, pratiquement, de vertu qui ne soit un masque ou, comme dit l'auteur, une « mine. »
« Dans toutes les professions, lit-on dans les Maximes, chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu'il veut qu'on le croie. Ainsi on peut dire que le monde n'est composé que de mines. »
Ce grand seigneur s'est donc amusé à disséquer
------------------------------------------------------------------------
les plus beaux sentiments humains pour y découvrir ce qu'il se mêle de fiel à leur douceur, de mesquinerie grossière à leur élégance, d'égoïsme brutal, enfin, à leur apparent désintéressement. Cette dissection, il est vrai, s'est accomplie avec la collaboration, à la fois séduisante et décevante, de la belle Madame de Sablé entourée de sa cour. Les déceptions de l'amoureux, jointes aux désillusions du politique, ne sont pas pour rien dans le désenchantement du philosophe.
Mais la question n'est pas de savoir à quelle dose un moraliste a pu associer son cœur à ses pensées. La question est de savoir si cette participation du sentiment a, chez lui, aveuglé l'esprit, où si, au contraire, par elle, s'est trouvée accrue la finesse de l'analyse et développée l'acuité de la vision. Je rêverais d'interroger, parmi les hommes, tous ceux qui ont vraiment vécu, c'est-à-dire qui ont su voir au travers de la vie, ceux dont l'expérience n'a pas été déformée par ces lunettes des dogmes religieux, sociaux, politiques, — dont aucune intelligence humaine, au surplus, ne saurait esquiver ) usage —. Encore qu'une pareille enquête ne soit pas possible, j'incline, pour ma part, à penser que, parmi ces sages. plusieurs répèteraient volon-
------------------------------------------------------------------------
tiers, à de certaines heures, après La Rochefoucauld : « L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu ». Mais est-il trop osé d'affirmer que, dans le secret de la pensée, la plupart l'approuveraient plus volontiers encore d'avoir osé écrire : « Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage 'de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger ? »
Molière avait beaucoup vécu ; il était, lui aussi, amoureux; il fut déçu dans ses amours. Très ouvert à l'amitié, il avait été quelquefois trahi. Observateur et analyste, enfin — quoique ne s'étant pas exercé dans les ruelles précieuses à condenser en de jolies maximes le fruit de ses expériences et l'amertume d e ses déceptions —, Molière savait, sans doute, comme La Rochefoucauld que « la haine pour les favoris ri est que l'amour de la faveur », ou que ce que l'on prend d'ordinaire pour de la sincérité n'est « qu'une fine dissimulation pour attirer la confiance d'autrui. » Et, enfin, il n'est pas à douter que le comédien eût remarqué, tout comme le noble philosophe, que l'hypocrisie est un des fondements des sociétés humaines. Une édition du Misanthrope pourrait, aussi bien, porter
------------------------------------------------------------------------
en exergue, cette épigraphe : « Les hommes ne vivraient pas longtemps en société, s'ils n'étaient dupes les uns des autres. » Car, que fait le grand comique, si ce n'est de condamner au désert un honnête homme — doublé d'un homme honnête — mais insociable en ce qu'il prétend ne vouloir jamais ni duper les autres, ni soi-même être dupe ?
2° Les Maximes et le Tartuffe
Si ces suggestions ne sont pas téméraires, il y a lieu d'observer que la coïncidence des dates ajoute beaucoup à l'intérêt présenté par ce parallélisme de la pensée. Le Tartuffe est composé en 1664. Or, c'est le moment même où La Rochefoucauld met la dernière main à la première édition des lIlaxÍmes., lesquelles virent le jour en 1665.
Cette première édition fut, par la suite, notablement remaniée. L'auteur condensa un grand nombre de pensées, parfois par une coquetterie d'artiste et quelquefois, peut-être, parce que de certains développements ou de certains détails d'observation avaient, avec le temps, perdu de
------------------------------------------------------------------------
- leur intérêt ou de leur opportunité. Toujours est-il qu'on lit dans l'édition définitive cette maxime :
« L'humilité n'est soyvent qu'une feinte soumission dont on se sert pour soumettre les autres : c'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour s'élever ; et, bien qu'il se transforme en mille .manières, il n'est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu'il se cache sous la figure de l'humilité. »
Cette sentence, ainsi condensée, ne nous laisse que très vaguement entrevoir sur quelle expérience et sur quels modèles ont porté les observations dont elle a été pétrie. Combien plus instructif, à cet égard, est le texte de la première édition :
« L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission que nous employons pour soumettre effectivement tout le monde. C'est un mouvement de l'orgueil, par lequel il s'abaisse devant les hommes pour s'élever sur eux. C'est un déguisement et son premier stratagème; mais quoique ses changements soient presque infinis et qu'il soit admirable sous toutes ses figures, il faut avouer néanmoins qu'il n'est jamais si rare ni si extraordinaire - que lorsqu'il se cache sous la forme et sous l'habit de l'humilité; car alors on le voit, les yeux baissés, dans iine contenance modeste et reposée; toutes ses paroles sont douces et respectueuses, pleines d'estime pour les autres et de dédain tour lui-même. Si on
------------------------------------------------------------------------
veut l'en croire, il est indigne de tous les honneurs, il n'est capable d'aucun emploi ; il ne reçoit les charges que comme un effet de la bonté des hommes et de la faveur aveugle de la fortune. C'est l'orgueil qui joue tous ces personnages que l'on prend pour l'humilité. » Qui ne sent combien nous sommes près de
Tartuffe ? ( i )
Humilité, dévotion, c'est tout un l'Evangile, au dire de tous les commentateurs, a établi l'humilité, avec la douceur, comme la première assise de la piété « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur », a dit le Christ.
Pour tous les ordres religieux, pour tous les chrétiens qui ne s'appliquent pas seulement à la pratique vulgaire de la religion, mais qui aspirent à réaliser cette vie de perfection dont parlent les mystiques, l'humilité est la première et l'essentielle vertu. Ouvrez l' Imitation de jésus-Christ, ■ après les généralités du premier chapitre (2), dès le second, l'auteur s'applique à définir.l'humilité,
à en marquer la nécessité, à en célébrer les bienfaits. (3)
(1 ) Voir édit. Regnier. Maxime 124. p. 114 et la note 1.
(2) De Imitatione Christi et contemptu omnium vanita- tum mundi.
(}) De humili sentirc sui ipsius.
------------------------------------------------------------------------
Au surplus La Rochefoucauld ne pensait pas autrement là-dessus que les auteurs mystiques. Une maxime l'atteste formellement :
« L'humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes sans elle nous conservons tous nos défauts et ils sont seulement couverts par l'orgueil qui les cache aux autres et à nous-mêmes. »
Cette maxime n'a été publiée que dans la quatrième édition ( 167 ). Il est remarquable que La Rochefoucauld ait, là aussi, changé le texte du manuscrit et ait procédé à une suppression tout à fait analogue à celle que j'ai signalée plus haut :
« L'humilité, avait-il écrit, est la seule et véritable preuve des vertus chrétiennes et c'est elle qui manque le plus laits les personnes qui se donnent à la dé-Jlot ion. (1)
D'autres sentences sur le même sujet figuraient dans le manuscrit; elles ont été omises dans les diverses éditions paru.es du vivant de l'auteur. L'esprit en est le même, l'intention satirique en est évidente :
« Force gens veulent être dévots, mais personne ne veut être humble. »
(1) Ed. Regnier. Max. 358, pp. 169-170 et note 1 ; les maximes qui suivent sont les n°. 534.537 et 536 delà même édition.
------------------------------------------------------------------------
« L'humilité est l'autel sur lequel Dieu veut qu'on lui offre des sacrifices. »
Enfin, pour bien démontrer que l'évocation de Tartuffe n'est pas, de ma part, une fantaisie sans consistance, il sied de citer encore ces deux lignes qui ne furent pas non plus publiées par l'auteur, mais qui sont, pour nous, très significatives :
« Les véritables mortifications sont celles qui ne sont point connues; la vanité rend les autres
. faciles. »
N'en doutons pas, La Rochefoucauld, lorsqu'il parle de l'humilité, pense à la dévotion.
On veut que, dans toutes ces réflexions sur l'ostentation de la fausse humilité, le moraliste ait visé la duchesse de Longueville (r). C'est trop-restreindre le champ de l'observation et, par conséquent, le champ de l'allusion. Les illustres convertis ne manquaient pas. C'est Conti, c'est Mecklem- bourg, c'est, à Bayeux, un calviniste, ailleurs, un More, qui se font de. païens catholiques ou de libertins dévots, avec un luxe inouï de réclame; sans parler du jeune Loménie de Brienne qui entre à l'Oratoire, ni de MUe de Mortemart ou de M"0 de Lyonne qui prennent le voile. On ne peut
(i) Ed. Reg nier. p. 231. note à la max. 516.
------------------------------------------------------------------------
citer ici que quelques noms, mais la liste serait longue des pécheurs touchés par la grâce.
A supposer que toutes ces conversions aient été sincères peut-on douter qu'autour de tant d'illustres enfants prodigues, il n'y ait eu toute une floraison d'hypocrites, jadis compagnons de débauches, par goût autant que par intérêt, aujourd'hui dévots à contre-cœur, par nécessité, mais d'autant plus austères qu'ils sont plus suspects?
Un prélat, Daniel de Cosnac, ancien confident de Conti, s'exprime ainsi touchant les anciens compagnons de cette altesse convertie à la dévotion :
u « Comme l'humeur de ce prince le portait à prendre toutes choses avec violence, sa dévotion était austère, et ces adroits favoris jugèrent bien v qu'ilsétaient perdus, s'ils ne suivaient l'inclination de leur maître. Dès lors on vit ces deux raffinés hypocrites blâmer hautement le vice qu'ils pratiquaient en secret, et servir chaque jour publiquement à la messe de M. le Prince avec une dévotion aussi affectée que peu exemplaire ; car tout le monde, excepté le Prince, connaissait les motifs qui les obligeaient d'en user de la sorte. » (i).
- Assurément La Rochefoucauld avait assez de
(i) Mémoires de Cosnac T, I. pp. 15, 16, 210. 257;
T. II. pp. 195 et 196.
------------------------------------------------------------------------
modèles sous les yeux, pour que ces observations eussent une portée très large.
En veut-on une preuve ? Un contemporain lit cette maxime : « L'orgueil se dédommage toujours et ne perd rien, lors même qu'il renonce à la vanité. » Et il l'apprécie en ces termes, dans une annotation : « Vrai. Témoin les dévots. » (r)
On peut donc dire qu'à travers La Rochefoucauld, nous avons l'opinion du plus intelligent, peut-être, des salons précieux sur une question du jour : celle de la fausse dévotion. Je dis une question du jour, me référant à la fréquence des allusions qui y sont faites dans les Maximes. Il sera apporté d'autres preuves de cette actualité de l'hypocrisie dévote. Mais, quand on songe à ce texte de la première édition qui donneune attitude si caractéristique à l'humble orgueilleux des Maximes, est-il-possible de douter que nous ayons devant nous le Tartuffe aristocratique, vu dans les salons, par des gens du monde, à l'époque où Molière le dévoilait tel qu'il J'avait observé dans toute la France, en province comme à Paris ?
(1) Voir l'édition Régnier, p. 44, maxime 33 et la note.
Cette maxime figurait dans l'édition de 1665.
------------------------------------------------------------------------
Il vaudrait peut-être la peine d'étudier avec plus de détails les points qui rapprochent la philosophie et les observations de Molière de celles de La Rochefoucauld.'Je m'en garderai, n'ayant, au seuil de cette étude, suggéré l'existence de cette analogie, que pour justifier mon épigraphe.
Car mon intention, précisément, est d'établir que, si Molière a écrit son Tartuffe pour beaucoup de raisons d'opportunité, les principales se trouvent indiquées dan-s la maxime de La Rochefoucauld dont s'adorne la page liminaire de ce livre.
Au moment, en effet, où il composait sa pièce, Molière avait quelque raison d'estimer que « la plupart des amis dégoûtent de l'amitié, D Pour le reste, ce n'est pas Molière seul, mais une très forte partie de l'opinion publique, à-la Cour, à la Ville, dans toute la Province, parmi la Noblesse, comme au sein du Clergé, qui opinait alors que, suivant l'expression du moraliste « La plupart des dévots dégoûtent de la dcvotion. »
30 Le problème du Tartuffe
Que le Tartuffe soit une pièce à clef, c'est-à-dire une pièce à laquelle des contemporains aient servi
------------------------------------------------------------------------
d'originaux — il n'est pas permis d'en douter : tout le xvii- siècle l'a cru ; il en avait de bons motifs puisque Molière en a fait l'aveu. ( i )
Le goût de l'époque allait aux « portraits plus encore qu'aux « Maximes ». Victor Cousin n'a pas eu de peine à démontrer que le Grand Cyrus était moins une fiction qu'une chronique, agrémentée de détails romanesques, mais dont tous les personnages, comme les principales péripéties, appartiennent à l'histoire. Il y eut des clefs de certaines pièces de Racine — la plus célèbre, sans doute, est celle de Bérénice —; il y en eut, on le sait assez, des Caractères de La Bruyère. Comment n'y en eût-il pas eu des comédies de Molière i'
Le Tartuffe n'avait pas encore été joué publiquement que toute la bonne compagnie citait les personnes visées par le comique. Oh indiquait l'abbé de Roquette, ou l'abbé de Pons, ou bien le poète Sarrazin ; on parlait d'un certain nombre de gentilshommes ; on prononçait mêmelenomdu haut et puissant seigneur, Prince de Conti, naguère le.protecteur et l'ami de Molière.
Mais ces originaux n'étaient point, même alors,
(i) Dans les deux Placets du Roi notamment.
------------------------------------------------------------------------
les plus intéressants, entendez les plus capables d'assaisonner la pièce de ce piment du scandale, si fort apprécié d'une salle « intelligente ». Chacun savait que Molière avait voulu atteindre moins des particuliers, qu'une certaine collectivité.
Une partie du public, il est vrai, semble avoir hésité plus tard à identifier cette collectivité. Les amis des Jansénistes s'empressèrent d'affirmer que les Jésuites y étaient croqués en un profil impossible à méconnaître. Les amis des Jésuites répliquaient que Tartuffe, à n'en pas douter, était le propre portrait des Janséniste". Mais les personnes bien renseignées connaissaiènt, au moment où parut la pièce-, la signification prêtée par Molière à ces mots les « Dévots », la « Cabale », qui sont répétés à plusieurs reprises. Ce n'était ni les Jésuites, ni les Jansénistes, dont il était question, mais tous ces chrétiens zélés — trop zélés — qui se trouvaient-affiliés à la « Cabale des dévots ».
Cette expression « les Dévots », dans le langage d'alors, avait un sens préjoratif ; elle désignait non des personnes pieuses, mais des chrétiens dont la piété paraissait excessive. Les dévots, c'étaient les membres de-ces confréries aux pieux vocables que les Jésuites avaient semées un peu
------------------------------------------------------------------------
partout sur le sol de France, dans les villes, dans les bourgs, dans les plus humbles paroisses. C'étaient les prosélytes les plus ardents de l'austère doctrine de Port-Royal (1). C'étaient les disciples de l'actit Vincent de Paul. C'étaient les apôtres bénévoles des paroisses, prqmpts à servir la piété expansive de curés agissants comme M. Olier. C'étaient les illustres convertis de la cour ou de la ville.
Cette troupe en apparence disparate était disciplinée, enrégimentée ; elle obéissait à des mots d'ordre venus de chefs mystérieux, souvent inconnus, quelquefois devinés des plus habiles ou des plus clairvoyants, rarement manifestement découverts.
Ces chefs eux-mêmes étaient unis et organisés en des sociétés secrètes, dont le siège était à Paris et qui avaient jeté des ramifications dans presque tous les gouvernements provinciaux. C'est cet état-nicijor — très puissant, comme on le verra —
(i) De bonne heure cependant les Jansénistes furent en butte à l'hostilité des « Dévots )). A partir des Provinciales ceux-ci les poursuivent d une haine irréductible. On voit pourtant que les allusions de Molière ont prêté très vite à confusion. Il est néanmoins certain que les Jansénistes ne furent aucunement visés par lui.
------------------------------------------------------------------------
qui, à proprement parler, constituait la « Cabale». C'est lui que le public averti reconnut sous les traits de Tartuffe.
La principale de ces sociétés était la Compagnie du Très Saini-Sacrement de l'Aulel. On a cru jusqu'à ces dernières années qu'elle était la seule. Une autre, au moins, existait à côté d'elle mais on ne connaît guère de cette dernière que son existence. Son nom même ne nous est parvenu que sous cette forme énigmatique l'A. A. (I).
L'existence des Compagnies dit Très Sainl-Saci e- ment de l Autel n'était pas complètement ignorée au dernier siècle, mais il y a une vingtaine d'années seulement qu'on a connu l'importance du rôle qu'elles ont joué dans la vie religieuse du XVIII: siècle. La révélation en avait été faite grâce aux Annales de Foyer d'Argcnson. Découvertes au
(1) Voir touchant l'A. A. et ses filiales provinciales,
Raoul Allier UneSociélé secrète auxxu' si«ècle. La (-'oiiipzo nie du Très Saint-Sacrement de l'autel à Toulouse P. 1914. Une
Société émule de la Compagnie lit Très Saint-Saaement l'A. A. de Toulouse. aux XVII: et xvm'siècles. Paris 1913, par le comte Bégouen. Les Sociétés secrètes catholiques aie xvn' siècle, 1913, par l'abbé Alph. Auguste, Une Société secrète aux XVIIe et XVIIIe siècles. L'A. A. cléricale,
1893. Anonyme. '
------------------------------------------------------------------------
cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, analysées par le P. Clair dans les Eludes de la Compagnie de Jésus, commentées avec assez d'inexactitude, en 1899, par M. Robbe, dans la' Revue historique, ces Annales furent publiées par un Bénédictin, Dom Beauchet Filleau.
Voyer d'Argenson avait composé en L696 cette relation des actes de la Cabale dispersée, pour l'Archevêque de Paris, Antoine de Noailles, qu'il voulait décider à autoriser le rétablissement de la Compagnie de Paris. C'est donc un document très précieux. Peut-être serait-il passé inaperçu de la critique littéraire, si M. Raoul Allier n'avait écrit, en 1902, une histoire très consciencieuse de la Cabale des Dévots. Ce dernier livre lui-même a été commenté et quelque peu complété par M. A. Rebelliau, dans une série d'articles qu'il a donnés à la Revue des Deux Mondes. Depuis lors, un grand nombre d'études et de documents nouveaux ont été mis au. jour sur cette question. La critique universitaire ne paraît pas s'être beaucoup émue quoique le problème du Tartuffe s'en soit trouvé complètement modifié. En dehors de M Lanson, toujours scrupuleux en ses moindres ouvrages, aucun éditeur de cette pièce (je veux
------------------------------------------------------------------------
parler des éditions scolaires) n'a daigné, je crois s'en apercevoir ou, du moins, en convenir.
Il ne saurait être question de procéder à une analyse de tous les travaux qui ont paru sur les Compagnies du Saint-Sacrement. Mais il.semble qu'il y ait lieu d'en tirer des conclusions, d'ensemble. M. Raoul Allier a pensé que les véritables originaux de Molière écrivant Tartuffe et Don Juan, -ce sont les Confrères du Saint-Sacrement. D'autres ont cru que ces conclusions étaient trop exclusives; ils veulent, avec Brunetière, que le libertin Molière s'en soit pris à tous les dévots et a la religion elle-même. Certains acceptent cette ....opinion mais admettent, d'ailleurs, que le comique a pu songer principalement aux Confrères en composant ces deux pièces. Ainsi raisonne, à peu près, M. Rebelliau, notamment.
A quelque conclusion que nous devions aboutir, il faut indiquer brièvement quelle fut l'origine de la Compagnie, quels furent son but et ses moyens d'action. Je rappellerai aussi quelles circonstances lui valurent la haine à peu près générale et, finalement, provoquèrent contre elle l'intervention des pouvoirs publics.
------------------------------------------------------------------------
Notes Bibliographiques
I. Documents : 1° Voyer D'Argenson : Annales de la Compagnie dit Très Saint-Sacrement, publiée par Dom Beauchet Filleau, in-8.
2" A Reb,ell«Lau La Compagnie secrète du S. S. à Marseille. Lettres de la Compagnie de Paris à la Compagnie de Marseille, P. 1908.
3° R. Allier : Une Société secrète au xvn° siècle. La
Compagnie du T. S. S. à Marseille, P. 190g.
4° R. Allier: Une Société secrète ail XVIIe siècle.. La Compagnie du T. S. S. à Toulouse, P. 1914. (Le Comte Begoueri s'est chargé de publier les procès-verbaux de la Compagnie de Tours.)
II. Etudes documentaires : 1° L'abbé Auguste : Les
Sociétés secrètes au XVIIe siècle, 1913.
2° Leroux: Bulletin archéologique du Limousin XXXIII et X LV. (Registre de la Compagnie de Limoges.)
3° Prudhomme : Histoire de Grenoble. (A utilisé les
Registres de la Compagnie de Grenoble.)
III. Etudes critiques : R. Allier : La Cabale des Dévots,' 1902, A. Rebelliau dans la Revue des Deux Mondes : lor juillet, Irr août, icr septembre 1903, 15 août 1908, 15 octobre, 1er novembre 1909. — Yves dé la Brière : Ce que fut la Cabale des Dévots. — Boudhors : Rev. de l'Ens. second1903. •
IV. Ouvrages divers : Dom Gabriel Gerberon : Hist. du Jansénisme, 1700, T. Il. — Mémoires d'Hermant (Ed. Gazier), T. Il. — Mémoires du P. Rapiu (Ed. Aubineau), 1865. — Gaillon Vie de M. Olier, T. I. — H. Joly : Le P. Eudes, 1907. — Abbé Deberre : Hist. de la Vén. Marguerite du S. Sacrement, 1906. — Abbé Aulagne : La Réforme catholique dit XVIIe siècle dans le diocèse de Limoges, 1906, etc., etc...
------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE DEUXIÈME
LA CABALE DES DÉVOTS DEVANT
L'HISTOIRE
10 La Compagnie du Très-Saint-Sacrement de l'Autel, sa fondatioù, son but, ses œuvres
Le promoteur de la « Compagnie du Saint - Sacrement » fut un pieux laïque, le duc de' Venta- dour, pair de France, prince de Maubuisson. A vrai dire, on peut s'étonner que le noble seigneur n'ait nulle part ses autels à l'instar de Louis de Go'nzague, de Vincent de Paul ou du curé d'Ars.
------------------------------------------------------------------------
Son édifiante biographie ne déparerait pas l'admirable collection de la « Vie des Saints ».
Qu'on en juge.
Le duc de Ventadour, dès sa jeunesse animé de l'amour de la Vérité, consacra ses efforts à la conversion des Huguenots. Son zèle ne se consumait pas seulement en prières et en pénitences ; il se dépensait en actes.
« La foi qui n'agit point est-ce une foi sincère ? »
Pieusement, il brûla quelques dizaines de villages, pilla quelques vingtaines de bourgs, saccagea ses propres terres pour les purger de l'hérésie. Ce qu'ayant accompli pour la plus grande gloire de Dieu, il résolut de songer à son propre perfectionnement moral et gravit les plus hauts degrés de la vie dévote.
Un peu tard, car il était marié, il entendit l'appel du Maître qui le pressait de se consacrer tout entier à son culte. Longtemps Ventadour pria. Enfin, exaucé, éclairé, résolu, il convainquit sa pieuse femme d'offrir avec lui à Dieu « leur très pur amour conjugal transformé en le très pur amour angélique ».
Les deux chastes époux vécurent quelques mois comme frère et sœur. Finalement la duchesse
------------------------------------------------------------------------
s'offrit en holocauste au Seigneur et, sacrifiant sa belle chevelure, fit profession dans un couvent du Carmel. Ceci se passait en 162g. Quelques années plus tard, obéissant à la vocation dont le Très- Haut l'avait favorisé, le digne mari d'une aussi sainte femme, se fit ordonner prêtre. (r)
Tel fut l'homme à qui vint la première idée de la Compagnie du Saint-Sacrement. Le duc n'avait songé qu'à grouper quelques hommes de bonne volonté pour travailler efficacement au triomphe et à l'exaltation de la Sainte Eglise.
Il s'en était ouvert d'abord au Père Philippe, capucin, puis à l'abbé de Grignan, futur évêque d'Uzès, qui l'avaient fort encouragé.
L'entrée en religion de la duchesse lui permit de réaliser ses projets. Ses deux confidents de la première heure et lui-même, avec le pieux Henry de Pich,ery, constituèrent couvent .de Saint- Honoré un premier noyau. Par la suite ils s'associèrent le P. Suffren, jésuite et confesseur de la Reine-Mère ; puis le marquis d'Andelot, François de Coligny, quelques évêques triés sur le volet,
(1) Tous les renseignements dont je n'indique pas la source sont empruntés aux Annales de d'Argenson ou au livre de 1\1. R. Allier L1, Cabale des Dévots.
------------------------------------------------------------------------
l'ambassadeur de France à Rome, le général de l'Oratoire.
Tous organisèrent alors une association qu'ils appelèrent la « Compagnie du Saint-SacremenL de l'Autel » et, souvent, « la Compagnie », sans plus.
Ce qui les préoccupe à l'origine c'est de n'être point confondus avec les congrégations religieuses, ni avec les pieuses confréries de laïques-. Ils prétendent ne s'embarrasser ni de « l'esprit de corps » ni « d'aucun esprit particulier » et ne retenir que l'esprit général de l'Eglise. La « Compagnie » n'est point une ligue de mystiques ou de pénitents. Il ne s'agit point de perfection individuelle ni d'apostolat de la prière. Il s'agit d'organiser le prosélytisme. Répandre la vérité et supprimer l'erreur; propager la vertu et réprimer le vice, imposer"par des actes le vrai culte et entraver, par tous les moyens, la pratique des fausses religions ; voilà le but essentiel de la Compagnie. Elle s'impose plus spécialement pour objet :
« De faire honorer partout le Saint-Sacrement et procurer qu'on lui rende tout le culte et le respect qui sont dus à la divine majesté, à la différence des congrégations et des confréries qui
------------------------------------------------------------------------
s'appliquent à l'honorer par des dévotions et des exercices de piété. » (i).
Cette association constitue donc un véritable Comité d'action catholique. Les hommes d'action qui la fondèrent comprirent que leur propagande dévotedevait.s'appuyer sur des oeuvres de charité. Aussi dès le début se promettent-ils :
« D'embrassertoutes les œuvresdifficiles, fortes; négligées, abandonnées et de s'appliquer pour les besoins du prochain dans toute l'étendue de la . charité. » (2).
Tels sont à sa fondation, l'esprit et le but de la future Cabale des Dévots. Voyons quels furent, par la suite, son organisation et ses.moyens d'action.
Il est d'abord bien établi qu'à l'encontre des congrégations religieuses et des pieuses confréries, « en aucun cas la Compagnie n'agit- de son chef ni avec autorité, ni comme corps, mais seulement par ses membres ; en s'adressant aux prélats pour les choses spirituelles et aux magistrats pour
(1) R. Allier, La Cabale des Dévots, p. 19. Il cite d'Argenson.
(2) Cf. Dans les A nnales de d'Argenson, le Mémoire sur
Y Esprit de la, Compagnie du S. S:
------------------------------------------------------------------------
les choses temporelles. Elle excite sans cesse à entreprendre tout le bien possible, tous ceux qu'elle juge propres à ses fins, sans se manifester elle-même. » (i).
N'agir jamais comme corps, mais faire agir ses membres, user de leur crédit et de leur autorité, faire en sorte qu'ils paraissent toujours s'employer de leur propre chef sans avoir reçu mandat de personne, alors qu'ils ne font qu'exécuter le mot d'ordre de leur petit comité ; voilà le programme. C'est celui d'une société secrète. La Compagnie du Saint-Sacrement est, en plein XVIII: siècle, une véritable Franc-Maçonnerie catholique.
Le secret! le secret! d'abord et à tout prix: c'est la recommandation constante des Directeurs :
« La première des voies qui forment. l'esprit de la Compagnie, c'est le secret; sans lui, les Compagnies ne seraient pas des Compagnies du Saint-
Sacrement, mais des Confréries ou autres associations de piété. » (2).
(1) Annales. Mémoires sur l'Esprit de la Compagnie du
T. S. S. -
(2) Cf. les documents publiés par MM. A. Rebelliau et
Raoul Allier touchant la Compagnie de Marseille et notamment dans Rebelliau les lettres des 18 et 20 octobre 1660.
------------------------------------------------------------------------
Pas de règlements imprimés ; pas de personnalité civile ; pas de biens de communauté. Tout cela nuit au secret. Les ordres et les directions sont transmis soit par lettres, soit, dans les cas pressants et graves, par des ambassadeurs spéciaux. Interdiction aux Compagnies de province de correspondre directement entre elles: il pourrait se produire des fuites et des indiscrétions. Le plus grand mystère préside à toutes les décisions comme au recrutement des membres. (1).
Le secret s'étend le plus souvent aux évêques eux-mêmes, qui, normalement devraient exercer un contrôle spirituel sur toutes-les œuvres de ce genre.
L'activité de la Compagnie se confondra donc avec l'activité personnelle de ses membres; ceux-ci agiront pourtant avec la plus grande cohésion. Pour secrète et cachée qu'elle soit, la Compagnie n'en impose pas moins à ses initiés la discipline la plus rigoureuse, et l'obéissance de tous, pour
(1) On peut voir dans le livre de M. Allier, quelle discrétion méticuleuse présidait à ces initiations et la politique prudente qu'on avait coutume de pratiquer à l'égard
des néophytes après qu'on avait jeté les yeux sur eux.
Cf. notamment pages 248 et suivantes.
------------------------------------------------------------------------
volontaire qu'elle puisse être, reste stricte et absolue. Le Supérieur, le Directeur et le Secrétaire, assistés des autres officiers, administrent la collectivité en lui imprimant leur direction, en lui insufflant leur esprit : ils sont l'âme de toute l'œuvre.
Aux réunions périodiques, les membres viennent faire part de leurs actions, raconter leurs déboires et leurs espérances, épancher leur cœur et recevoir aussi leur tâche. Ainsi chacun visite les malades qui lui sont désignés, accomplit les actes publics de dévotion qui lui sont prescrits, reçoit mission de réparer telle injustice, de prévenir tel scandale, de provoquer les mesures qui mettront un terme à tel abus. Tous enfin se font un devoir de signaler les scandales dont ils ont été les témoins, de dénoncer les blasphémateurs,les prostituées,les filles coupables, les femmes adultères, en même temps qu'ils indiquent les pauvres honteux à secourir, les conversions à entreprendre, les bonnes œuvres à encourager. ( i)
(i) Cf. Raoul Allier; La Compagnie du Très-Saint-
Sacrement de l'Autel, à Marseille, pages 285-464. On trouvera là près de 300 procès-verbaux des conférences de la
Compagnie qui prouvent la parfaite exactitude de. ces affi r mations.
------------------------------------------------------------------------
Il faut rendre justice à ces âmes pieuses. Le plus souvent leurs intentions étaient pures, leur sincérité absolue. Leur charité fut infatigable.
Il n'est point de grandes oeuvres d'assistance auxquelles on ne trouve mêlée la Compagnie du Saint-Sacrement. Il semble même qu'elle en ait été souvent l'inspiratrice. Nous voyons les confrères travailler avec zèle à l'amélioration du sort des galériens, protestant contre les pilfages et les exactions dont ces derniers étaient les victimes, provoquant des instructions pour que fussent effectivement réparties les aumônes qui leur étaient destinées; s'employant à les faire libérer, à l'encontre des errements en pratique, aussitôt expirée la durée de leur peine. (i) Ils fondent l'hôpital des galériens dont on attribue généralement l'initiative à Vincent de Paul. (2) Ils participent à l'administration del'Hôtel-Dieu, et préparent les voies à la création des Dames de la Charité. C'est la Compa-" gnie qui, probablement, eut l'idée première de cet Hôpital Général auquel Monsieur Vincent consacra par la suite tous ses soins et tous ses efforts. C'est
(1) Cf. kebelliau, op. cit. lettres VIII, XI, XX et le P. S.
(2) Cf. Rebelliau, op. cit. lettres XVI, XVII, XXII (au
P. S.), XXXI, XXXII.
------------------------------------------------------------------------
elle, en effet, qui organisa en 1652, les Magasins Généraux, institutions charitables dont le rôle fut de centraliser et de répartir les dons en nature, par quoi devait être atténuée la détresse générale. Et il est permis de voir là le premier germe de ce qui devint, en 1657, l'Hôpital Général. (1)
Les confrères se consacrèrent d'une façon toute particulière aux œuvres des prisons. Sans doute, ils songèrent davantage d'abord à l'assistance spirituelle des condamnés -et leur premier souci fut de faire interdire l'accès des maisons d'arrêt aux femmes de débauche qui y pénétraient librement - comme au lupanar. Mais les visites régulières qu'ils organisèrent permirent de déceler bien des abus : nombre d'incarcérations arbitraires dévoilées, nombre d'exactions réprimées, nombre d'injustices réparées, mille adoucissements au sort des détenus doivent être comptés à l'actif de leur charité bienfaisante.
Constamment préoccupée d'enlraver la prosti^
(1) Dans une lettre adressée à la Compagnie de Marseille, la Compagnie de Paris considère formellement l'œuvre de
« l'Hôpital Général charitable » comme sienne. « Elle est, dit-elle, la plus grande et la plus forte de toutes nos entreprises ». Rebelliau, op. cit. lettre du 1er février 1657.
------------------------------------------------------------------------
tution publique, la Compagnie comprit que- ni la prédication, ni le bon exemple, ni même la répression ne suffiraient à cette tâche. Elle perçut, en . partie du moins, les causes sociales et économiques du-mal et elle s'efforça d'y obvier.
C'est ainsi qu'on -la voit partout susciter ou favoriser la création ou le développement des œuvres de préservation morale. Elle déploie en ce sens une activité incroyable. Non seulement elle instruit les jeunes personnes, Jeur apprenant à lire et s'efforçant à développer en elles le sens moral mais elle conçoit l'idée de l'enseignement professionnel et s'ingénie à procurer du travail aux nombreuses filles de la campagne qui, fascinées, comme aujourd'hui, par l'éclat de la capitale, n'y trouvaient, trop souvent, d'autres moyens de vivre que de se prostituer.
Durant les misères de la Fronde, les confrères ont été les plus précieux auxiliaires de l'Assistance Publique; s'ils eurent quelque temps pour rivaux Tes Jansénistes et la Mère Angélique, ils ne tardèrent pas à exercer à Paris l'hégémonie de la charité publique, (i) Ces Magasins Généraux dont j'ai
(i) Leur charité s'étend aussi à la province. En 1651 la
Compagnie vint au secours de la Picardie et de la Cham-
------------------------------------------------------------------------
déjà parlé ont réparti, grâce à l'activité du clergé intelligemment mobilisé à cet effet par M. Vincent et par M. Olier, une quantité considérable d'aumônes en nature auxquelles. il faut ajouter d'importantés sommes provenant de dons en espèce.
On s'aperçut assez vite que la charité officieuse n'atteignait guère que les mendiants professionnels ou occasionnels, les pauvres, enfin, qui se font un métier de solliciter.
Pour atteindre les misères cachées, les confrères créent des œuvres spécialement destinées à toucher les pauvres honteux. On voit naître sur la paroisse de Saint-Sulpice, par exemple, un ordre particu:"lier pour le soulagement des malheureux « qui ont des charges ou emplois honnêtes, ou qui tiennent boutique et ceux qui peuvent raisonnablement avoir honte de demander publiquement leurs besoins à cause de leur profession ou de leur naissance. »
Il fallait insister sur l'activité charitable de la
pagne. « Elle a contribué près de 1.200 livres pour les semences et d'autres fonds pour les assistances ordinaires et la plupart des Compagnies contribuent aussi des sommes proportionnelles à leurs forces, qui toutes ensemble ont fait un fond considérable. )) Rebelliau, lettres à la Compagnie de Marseille, lettre XC1V voir aussi la lettre XCIII.
------------------------------------------------------------------------
Compagnie du Saint-Sacrement. Outre que l'impartiale histoire leur doit cette justice, on ne comprendrait pas que la Cabale eût pu trouver tant d'honnêtes défenseurs — et de bonne foi — contre Molière, ni qu'elle eût réussi à mettre cinq ans en échec le bon vouloir du Roi, la protection des Princes, l'impatiente curiosité du public, si on ne savait tout le bien qu'elle avait fait. Mais ce devoir accompli, il faut indiquer brièvement comment ces saints apôtres, ont mérité d'être peints sous les. traits répugnants d'un Tartuffe.
2° La Compagnie du Saint-Sacrement de L'Autel; ses méthodes, ses agissements et sa police
Si les confrères du Saint-Sacrement se sont adonnés avec ardeur à la pratique des œuvres de bienfaisance, il est certain que, pour eux, la charité ne fut pas un but, mais un moyen. Grande fut donc leur charité, mais elle n'était qu'une arme au service de leur prosélytisme. Or, leur zèle était fanatique et implacable leur vertu.
On se souvient que le but spécial de la Compagnie était de faire honorer le Saint-Sacrement ? Il
------------------------------------------------------------------------
ne lui suffit pas que les catholiques rendissent à l'Eucharistie de publics hommages ; il fallut aussi que les hérétiques fussent contraints de s'agenouiller et de se prosterner dans la rue quand le viatique passait. Point d'intrigues, de ruses, de violences même dont on n'ait usé pour les y obliger. C'était un châtiment trop doux que la prison pour réduire les réfractaires. Les confrères furent, à coup sûr, les plus ardents instigateurs des persécutions religieuses et, plus que personne, ils travaillèrent à faire apparaître aux yeux du gouvernement de Louis XIV la révocation de l'Edit de Nantes comme une mesure politique indispensable.
Au surplus, en un temps où les querelles religieuses furent si ardentes et passionnément suivies par l'élite intellectuelle comme par les foules, le fanatisme ou l'intolérance dogmatique et cultuelle n'étaient pas des tares susceptibles de désigner une secte plutôt qu'une autre à l'attention du public. 1
La Compagnie, en se constituant en une sorte d'organisme d'Assistance publique ne visait qu'à jouer son rôle démoralisatrice. De fait ellefutune véritable entreprise de moralisation publique.
------------------------------------------------------------------------
Qu'elle se mêlât de veiller à ce que les jeûnes et abstinences rituelles, durant le carême, notamment, fussent strictement observés, rien de mieux. Les vrais chrétiens ne pouvaient que l'en féliciter. Louis XIV, au temps de ses plus grands débordements, faisait trève à ses plaisirs pendant les quarante jours voués à la pénitence. Les libertins eux-mêmes n'y auraient pas trouvé à redire. Ce qui eût paru du fanatisme et de l'intolérance, c'eût été d'essayer d'empêcher de telles observances. Les incidents des inventaires ont, de nos jours, sinon converti, du moins associé aux catholiques nombre d'indifférents, d'incrédules, d'athées, d'anticléricaux même. Les plus convaincus parmi les adversaires de « l'ignorantisme », de * « l'obscurantisme » et du « dogmatisme » n'ai- ment-ils pas à se targuer d'un libéralisme de dilettantes et à proclamer la liberté des cultes?
Par ailleurs, vouloir imposer à la minorité les pratiques de la majorité, ce n'est point une intolérance aux yeux des foules. La Compagnie du Saint-Sacrement ne se fût 'pas attiré de haines dangereuses,si ellesefût contentée de s'en prendre aux huguenots ou d'imposer les observances du culte catholique. Où elle commence de se rendre
------------------------------------------------------------------------
impopulaire, c'est lorsqu'elle s'attaque à de certaines superstitions plus ou moins grossières ou scandaleuses mais lraditionnelles.et séculaires.
Prétendre réprimer les orgies dont la Saint- Martin, ou la fête des Rois, ou le Carnaval (i) étaient alors le prétexte, c'était se montrer d'une impertinence ridicule et d'un fanatisme frisant l'odieux.
Entreprendre de réfréner la licence des théâtres et de mettre ordre à la pornographie des bateleurs, c'était violenter la conscience populaire. Qu'on se souvienne des quolibets dont l'honorable M. Bérenger a été si longtemps l'objet de la part de nos contemporains!
Et tout ceci peut-être eût été pardonné si la Compagnie n'avait poussé plus loin les excès de son zèle. Mais n'eut elle pas l'audace de s'attaquer au duel? C'était attenter à l'honneur. Si grande que pût être l'autorité du Marquis de Fénelon et' des gentilshommes qui le suivirent sur ce terrain, si impérieuse que pût paraître la volonté de Louis XIV, héritier de la politique de Richelieu, ni la noblesse de Cour, ni la gentilhommerie - de
(i) Voir Rebelliau. Lettres à la Compagnie de Marseille, notamment lettre XLVII (17 janvier 1662).
------------------------------------------------------------------------
campagne, ne consentirent à se laisser déshonorer par la dévotion. L'Honneur était alors un principe de moralité sociale aussi vénéré, aussi sacré que peut l'être le Patriotisme de nos jours. Les pieux confrères, en se liguant contre le duel, témoignèrent d'un aveuglement qui, chez des gens habiles à l'intrigue et, dans l'ensemble, diplomates, est une preuve de cette intensitç de conviction et de ce rigorisme dans la sincérité, que les hommes appellent du fanatisme quand ils les gênent et de l'apostolat quand ils les servent. Les 'dévots devaient être impopulaires. (i).
Par leur acharnement contre les blasphémateurs et les jureurs, ils aggravèrent encore leur cas. (2).
Ils firent mieux, ils se firent positivement détester et se rendirent pleinement odieux. Ce n'était pas assez pour eux de prêcher d'exemple, ce n'était pas assez de se livrer à la propagande persuasive des bonnes œuvres; là.où l'éloquence des discours et de la bienfaisance restait impuissante,
(1) Voir Rebelliau, lettre du 19 juin 1656.
(2) Cf. plus bas, chapitre V. Sur cette question du duel et du blasphème, voir la Cabale des Dévots et Rebelliau :
Revue des Deux Mondes, 15 octobre 19°9,
------------------------------------------------------------------------
ils entendirent recourir à la contrainte et livrer les récalcitrants au bras séculier, ni plus ni moins que lés Inquisiteurs.
« Pour ce que Dieu est grandement déshonoré au siècle où nous sommes par les athées, déistes, libertins, hérétiques, schismatiques, jureurs et blasphémateurs du nom de Dieu et autres impies, on tâchera par remontrances charitables et bons exemples de les ramener dans le bon chemin et s'ils se rendent incorrigibles, les menacer des magistrats et même les avertir au besoin. » (i)
Ainsi, la Compagnie, selon l'expression de M. Allier, fut amenée à développer l'espionnage sacré dans la mesure même où elle put organiser la charité. Le Français, de tout temps, détesta les « mouchards ». Or, pour les confrères du Saint- Sacrement, une police inquisitoriale était la condition même du succès. Cette police fut confiée à des agents fanatiques « qui aimaient les âmes jusqu'à la férocité, qui, pour les sauver, ne reculaient devant aucun moyen et sanctifiaient par la pureté de leurs intentions ce que les consciences simples nommeraient des vilenies. » (2)
(1) Statuts de la Compagniede Marseille dans R. Allier:
La Compagnie de Marseille.
(2) Cf. R. Allier : La Cabale des Dévots, pp. 108-1°9.
------------------------------------------------------------------------
Il est probable que leur zèle à relever les prostituées parut aussi à la grande majorité quelque peu suspect. On ne leur reprocha guère sans doute, de peupler les cachots spécialement affectés à ce genre de détenues, au point que la prison de Saint-Eloi, par exemple, se trouvât trop petite. Aujourd 'hui encore, une prostituée qu'on enferme à Saint-Lazare, sans motif autre que la dénonciation d'un abject agent de mœurs, ne paraît guère intéressante, même après les grandiloquents plaidoyers des romantiques. Au xvii, siècle, il est peu d'honnêtes gens qui eussent été tentés d'élever la voix contre de tels errements. La prostituée était chez les juifs l' « Etrangère ». Elle le devient chez nous, fût-elle française et même bien née.
Nul ne se crut donc obligé de reprocher à la Compagnie son zèle a châtier les femmes de mauvaise vie. Mais de prétendre les convertir, d'aviser à gêner leur recrutement en s'intéressant aux filles de la campagne et aux servantes sans emploi, outre que c'était apporter de fâcheuses restrictions à des plaisirs toujours appréciés, quoique frappés de déconsidération, c'était aussi jouer gros jeu et risquer la bonne réputation des dévots. « Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma » est-il
------------------------------------------------------------------------
écrit dans l'Evangile. Il apparaît que plusieurs confrères éprouvèrent la sagesse de cet avertissement un peu trop tard pour éviter la chute. H n'en fallut pas plus pour compromettre la réputation de tous les autres. ( i )
Et enfin, quand les dévots s'avisèrent de vouloir réformer les mœurs jusqu'au sein des familles, de s'y « impatroniser », selon le mot de Molière, ils s'y montrèrent à nu, avec leurs défauts comme avec leurs qualités. Il fut reconnu que ces saintes gens étaient des hommes comme les autres, les uns gourmands et les autres colériques; celui-ci un peu ivrogne et celui-là trop douillet ; tel apparut vaniteux, tel autre médisant, quelques-uns licencieux ou sadiques. Les dévots devinrent d'autant plus facilement des hypocrites qu'ils s'étaient rendus détestables par le soin qu'ils prenaient d'espionner les femmes et les filles de -la maison, les serviteurs et les servantes, dénonçant la moindre liberté de langage, la moindre indécence dans la tenue, le geste ou l'ajustement, comme un crime attentatoire à la pudeur, salissant enfin de leurs .soupçons les plus innocentes et les plus chastes,
(i) Cf plus bas. chapitre IV. la Satire de La Luzerne,
------------------------------------------------------------------------
semant la zizanie dans les familles et, la discorde dans toute la société.
Antipathique aux particuliers pour toutes les raisons qui viennent d'être exposées, la Compagnie se rendit également suspecte aux pouvoirs constitués, le religieux comme le civil. Elle fit si bien qu'elle se les aliéna.
Pour sa propagande, elle avait besoin d'argent ; elle rechercha les dons et les. legs. Mais elle s'était interdit de posséder. On laissa donc à l'activité des confrères le soin de pourvoir aux besoins des œuvres. Chacun s'employa à solliciter ou à provoquer des générosités, chacun s'ingénia à procurer des legs qui toujours étaient enregistrés au nom d'un membre de confiance. On devine les abus auxquels de pareilles pratiques purent donner lieu. A tout le moins, il dut y avoir et il y eut, des excès de zèle : des dévots acquirent la réputation de capteurs d héritages. ( i )
Enfin, malgré le secret jalousement gardé, des indiscrétions furent commises. Et, d'ailleurs, il
(i) Cf. Plus bas l'allusion du libelle de Dufour sur les
« testaments suggérés » et la satire de La Luzerne.— Sur la façon de recevoir les legs. voir R. Allier, la Compagnie de Marseille, p. 34.
------------------------------------------------------------------------
apparaissait que les dévots étaient secrètement organisés. Les influences dont ils disposaient, leur audace à tout entreprendre, l'expansion donnée à leurs œuvres, prouvaient la puissance de cette organisation.
On sentait son activité occulte s'étendre à tous les domaines de la vie publique comme à ceux de la vie privée.
« Il n'y a pas, dit M. Allier, un corps officiel, pas un personnage important qui-n'ait, à côté de lui, quelqu'un chargé de le circonvenir, de le pousser délicatement là où la Compagnie veut qu'il aille, de solliciter de lui l'action qu'elle désire. » (i)
Ainsi, par exemple, en Dauphiné, qu'il s'agisse du gouverneur de la province, qu'il s'agisse du Parlement, de l'Assistance publique, de l'Evêché, de la police, partout les confrères ont des intelligences qui leur permettent d'exerçer une influence prépondérante et suscitent, en toutes les affaires, les décisions que souhaite la Compagnie.
On comprend dès lors que celle-ci ait été pour tous la « Cabale ». Les procès-verbaux cités par M. Allier établissent qu'elle l'était aussi pour le
(i) R. Allier ; La Cabale des Dévots, p. 250.
------------------------------------------------------------------------
monde religieux. Dans cette même province du Dauphiné, ce n'est point l'évêque qui dirige le diocèse de Grenoble, mais la Cabale des Dévots. Elle ne se contente pas d'admonester les civils et les prêtres, elle pousse ses indiscrètes ingérences jusqu'à prétendre diriger le prélat lui-même ; elle intrigue contre lui jusqu'à sa mort.
J'en ai dit assez, je crois, pour que l'on s'explique comment, dans les esprits, se forma tout naturellement le type de Tartuffe : Molière n'eut qu'à le recueillir et, suivant sa manière habituelle, à l'animer, à le vivifier de sa verve pour l'apporter à la scène. Il était sûr d'être compris, il était sûr d'être applaudi.
Il me reste à montrer, par des témoignages contemporains, que je ne m'aventure pas dans une hypothèse plus ou moins plausible. Pour connaître l'état de l'opinion publique touchant la Cabale des Dévots, il n'est que de recueillir la déposition des témoins.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE TROISIÈME
LA CABALE DEVANT L'OPINION DES
CONTEMPORAINS
1° Quelques jugements privés
Ce fut une erreur commune — elle n'est pas encore abolie — de présenter le XVIIe siècle comme un siècle parfaitement chrétien, et l'on entend par là que non seulement il ne discuta point le christianisme, mais qu'encore dans l'ensemble il pratiqua la morale chrétienne dans sa pureté et son austérité originelles. Le siècle n'apparaissait pas sous ce jour aux pieux confrères du Saint-Sacrement,
------------------------------------------------------------------------
puisque leur Compagnie n'avait été fondée que pour ranimer la foi des fidèles jugée par eux trop tiède, pour enrayer les progrès de l'hérésie, pour réformer les mœurs déplorables du temps.
Mais ce n'est pas le clan des dévots seul, qui se plaignait de la corruption ambiante, Guy Patin, pour ne citer qu'un nom, ne cessa de dénoncer les infamies de ses contemporains. Ce médecin n'était point un puritain. Pourtant en 1653, il voyait en Paris « une vraie retraite de larrons, d'imposteurs, de coupeurs de bourses, de prêcheurs et de faux-prophètes. » (1)
En 1660 l'état moral de la capitale ne lui semblait pas amélioré. Il se croyait entouré « de fripons, de voleurs, de faux-monnayeurs ». (2)
C'est lui encore qui, dans le même temps, raconte à un de ses correspondants comment les vicaires généraux du diocèse de Paris viennent de révéler au Premier Président Lamoignon que, depuis un an, plus de six cents femmes se sont confessées « d'avoir tari et étouffé leur fruit. » (3) Tout le siècle retentira de semblables doléances
(1) Lettre du 23 octobre 1653
(2) 2 juillet 1660.
(3) Lettre du 22 juin 1660.
------------------------------------------------------------------------
formulées par les prédicateurs, par les dévots, par les magistrats, par les moralistes, par les hon- nêtès gens. Or, il est remarquable que, parmi tous les vices du temps, l'un des plus fréquemment dénoncés soit justement l'hypocrisie.
A vrai dire, si l'on en croit certains critiques, il n'était pas question de ce vice dans la littérature contemporaine de Molière, du moins avant que celui-ci eût fait jouer Tartuffe. M. Gazier, sans doute, avait négligé de relire les Maximes, avant de composer son article si intéressant d'ailleurs sur Pavillon, Molière et Conti. (i) Adoptant la thèse bien connue de M. Brunetière, cet universitaire affirme qu'il n'existait pas avant 1664 d'hypocrites à la cour de Louis XIV, parce que l'hypocrisie n'était alors ni nécessaire ni même utile. Il ajoute :
« Ni les Mémoires du temps, ni les romanciers, ni les poètes ne parlent de l'hypocrisie comme d'un vice du siècle. La Rochefoucauld n'en souffle
- pas mot et pas un prédicateur ne s'en prend à la fausse dévotion. »
Autant d'affirmations qui sont contredites par les faits. J'ai déjà montré qu'aux yeux de La Roche-
(1) Mélanges de littérature et d'histoire.
------------------------------------------------------------------------
foucauld, la plupart des dévots omettaient de pratiquer l'une des vertus essentielles de la dév-otion : l'humilité. Les mortifications mêmes dont se targuait le zèle intempestif de ses originaux lui paraissaient n'être que d'ingénieux moyens de provoquer la louange des hommes, (i) Pour tout dire, La Rochefoucauld regardait tous ces personnages de haute volée, dont « la dévotion le dégoûtait de la dévotion », tout simplement comme d'ambitieux hypocrites.
En ce qui concerne les poètes, le chapitre prochain démontrera qu'à tout le moins certains satiriques de province considéraient l'hypocrisie comme un vice du siècle.
Quant aux gens d'Eglise, si ce ne sont les prédicateurs dans la chaire, ce sont les évêques et les prêtres qui nous apporteront des témoignages irréfutables sur les ravages causés par les agissements des « faux zélés ». D'excellents catholiques représentaient l'indiscrétion de certains des leurs comme un fléau redoutable pour l'intégrité de la foi et pour la sauvegarde de la morale chrétienne. Dans leurs incessantes querelles enfin, les diverses
(i) Cléante insiste sur l'orgueil et le faste des faux-dé- yots, « fanfarons de vertu », Tartuffe, A 1 sc. 5.
------------------------------------------------------------------------
sectes catholiques se jetaient constamment à la tête les épithètes de « pharisien » et d'« hypocrite ».
Ne parlons pas ici des libertins déclarés, des athées militants, assez nombreux à la Cour. Leur témoignage serait suspect. Mais les tribunaux eurent souvent à connaître des excès de zèle des Dévots : les appréciations dont ils accompagnent leurs sentences sont dépourvues d'indulgence.
Enfin, à défaut des Mémoires contemporains, la correspondance de Guy Patin nous fournit des témoignages réitérés. Si les extraits déjà cités paraissent prêter à confusion, en voici un qui lève - tous les doutes; il est tiré d'une lettre datée du
6 août i<>6o.
« Paris, écrit le célèbre médecin, est plein aujourd'hui de faux prophètes. Nous avons des scribes et des pharisiens..., des fripons, des filous même, en matière de religion. On ne vit jamais plus de religion et de moinerie, et jamais si peu de charité... Tous ces gens-là se servent du nom de Dieu pour faire leurs affaires et tromper le monde. La Religion est un grand manteau qui met bien des fourbes à couvert. »
Ne sont-ce pas des Tartuffes que Guy Patin a dénoncés quatre ans avant Molière ?
Mais étudions plus spécialement ce qu'on pensait
------------------------------------------------------------------------
alors de la Compagnie du Saint-Sacrement et du zèle des confrères.
Quoique les Compagnies fondées par Ventadour ne doivent pas être confondues avec les « Confréries » des Jésuites, les. unes et les autres étaient en étroit rapport. Les premières, d'ordinaire, se recrutaient parmi l'élite des secondes. A Grenoble, par exemple, presque tous les laïcs de la Compa-r gnie du Saint-Sacrement provenaient des Congrégations de la Purification et de l'Assomption dont les membres étaient surtout de Grands Artisans et de Grands Bourgeois.
Les Compagnies et les Congrégations étaient animées du même esprit, en sorte qu'on a pu facilement les confondre. C'est ainsi qu'un historien du xvn' siècle, Elie Benoit ( i ), apprécie en ces termes l'action souterraine des Congrégations de Jésuites en tout assimilables aux Compagnies du Saint-Sacrement.
« Il entre dans cette congrégation des gens de toute condition, des gens d'église, des gens d'épée, des gens de robe, des marchands, des bourgeois, des artisans, des gens même de la lie du peuple qui, par la bassesse des emplois qu'ils exercent dans
(i) Histoire de l'Edit de Nantes.
------------------------------------------------------------------------
le monde, peuvent entrer partout, et remarquer des choses qu'on cacherait à des personnes plus relevées, mais qu'on ne déguise point devant ces petites gens qui ne semblent pas capables d'en profiter. Les Jésuites savent, par ce moyen, tout ce qui se passe dans les familles, les désordres qui les brouillent, les dettes qui les embarrassent, les affaires qui les incommodent, les inclinations des pères et des mères.....
« Ils ne manquaient pas de leur offrir ce qui était le plus propre à les tenter ; et ils le faisaient ordinairement de si loin, d'une manière si fine, par des personnes interposées, qu'ils pouvaient avoir le plaisir d'un .bon succès et ne paraître point intéressés dans la honte d'un refus. »
Je consens que ce témoignage est postérieur au
Tartuffe. Mais il se réfère à des temps que l'on. peut croire antérieurs. Je consens encore qu'il peut ne pas viser la Compagnie du Saint-Sacrement d'une façon directe. Recueillons donc la déposition formelle de Guy Patin sur cette dernière.
« Il y avait ici, écrit-il, de certaines gens qui faisaient des assemblées clandestines. Sous le nom de Congrégation du Saint-Sacrement, ces Messieurs se mêlaient de diverses affaires et ne faisaient jamais leurs assemblées deux fois en un même endroit, ils mettaient le nez dans le Gou-
------------------------------------------------------------------------
yernement des grandes Maisons, ils avertissaien' les maris de quelques débauches de leurs fem.mes (i) : un mari s'est fâché de cet avis, s'en es' plaint et les a poussés à bout, après avoir décou' vert la cabale : ils avaient intelligence avec ceux d( la même confrairie à Rome, se mêlaient de le politique et avaient dessein de faire mettre l'In quisition en France et d'y faire recevoir le Concile de Trente « Non est malum in cimtate quod noi fecerit deus ; in nomine domini fatratur omni maillm », c'était une machine poussée spiritz loyolitico latente. Plaintes en ont été portées ai Roy qui a défendu de telles assemblées avec d< rigoureuses menaces. La Reine-Mère a dit que ce: gens-là étaient plus à craindre et encore plui méchants que les Jansénistes. »
Cette lettre est du 28 septembre 1660. Le 25 sep tembre de la même année la Compagnie de Mar seille recevait cet avis à elle adressée par la Corn.pagnie de Paris, le 10 :
« Nous vous donnons avis par plusieurs raisons et motifs suffisants qui ne se peuvent exprime] d'être précautionneux plus que jamais en vo:
(1) Cf. Tartuffe A I se. 5. V. 3°1 et suivants.
Je vois qu'il reprend tout et qu'à ma femme même Il prend pour mon honneur, un intérêt extrême Il m'avertit des gens, qui lui font les yeux doux...
------------------------------------------------------------------------
séances du moins jusques à nouveau advis. Changez les jours et les heures. Mettez le registre et papiers en lieu sûr et autre que l'ordinaire, suffit que les officiers le sachent. Ne portez qu'une feuille volante. Retardez de quinzaine, peu de dépêches, surséance de correspondance, mais beaucoup de prières et de persévérance, parce que c'est tempus visiialionis. ( i ).
Peut-on nier qu'il y ait corrélation entre ces recommandations et le scandale révélé par Guy Patin?
Ainsi, en 1660, il y a une question des Dévots ; ces « fripons, ces filous en matière de religion » dont il était question au mois d'août, qui donc sont-ils sinon les confrères du Saint-Sacrement dénoncés au mois de septembre comme des factieux au point- de vue politique et comme des gredins dangereux au point de vue social ?
A vrai dire, depuis plusieurs années déjà, la tempête menaçait la Compagnie d'une si évidente façon que le Comité directeur avait été obligé de prendre des mesures rigoureuses pour réfréner les indiscrétions. (2) C'est que les Confrères, dans leur zèle, s'étaient attiré des affaires.
(1) R. Allier, La Compagnie du T. S. S. de l'Autel à
Marseille, pp. 43-44.
(2) CT. R. Al«ler, la Cabale des Dévols, pp. 3^2-333.
------------------------------------------------------------------------
20 Scandales, et Affaires judiciaires
Tout Bordeaux, en 1658, est préoccupé de certains « Invisibles » qui prétendent moraliser les gens en les faisant « chanter », comme nous dirions aujourd'hui. M. de Pontac, procureur du Roi, porte plainte en la Grand'Chambre, contre une assemblée,
« qui choque l'autorité et les ordonnances royales et qui est composée de personnes privilégiées et non privilégiées. »
Il explique qu'il vise une congrégation illicite qui, par ses agissements
« compromet la paix des ménages et fait enlever des femmes et des filles pour les enfermer dans le couvent de Sainte-Madeleine sans aucune information, ni condamnation précédente.. »
Un arrêt du Parlement de Bordeaux, rendu le 12 juillet 1658, confirme pleinement l'accusation portée par Guy Patin à l'encontre des Confrères. D'après cet arrêt, ceux-ci,
« décident de la réputation des hommes et des femmes et envoient dans les maisons de la ville des billets injurieux ou quelqu'un d'entre eux
------------------------------------------------------------------------
pour troubler le repos des familles ; ce qui fait un grand scandale, et qui pourrait causer plusieurs désordres dans les mariages et produire de pernicieuses conséquences. »
La magistrature atteinte dans son autorité s'empressa d'interdire à la Compagnie dénoncée « par une notoriété publique », selon l'expression du Procureur général,
« de s'assembler sans permission du Roi et de la Cour, de porter ou envoyer aucun billet injurieux à la réputation des hommes et des femmes à peine de punition corporelle. » .
Il était donc de notoriété publique, à Bordeaux, en 1658, qu'une Cabale de Dévots troublait les familles et choquait l'autorité de la justice. Là, aussi, la question de l'hypocrisie était par là même posée.
Voyer d'Argenson raconte lui-même ces faits dans ses Annales et il conclut :
« Ce fut là le commencement de la mauvaise humeur contre les dévots et de la persécution que l'on suscita contre les principales compagnies du royaume. » (1)
(1) Annales, p. 178.
------------------------------------------------------------------------
Nouvelle confirmation et preuve péremptoire que les dévots sont, six ans avant le premier Tartuffe, en butte à la « mauvaise humeur » des autorités judiciaires.
Or, quel nom pense-t-on que l'on donnât dans le public aux gens condamnés pour des agissements comme ceux dont il vient d'être question! Ne devons-nous pas croire que Guy Patin, lorsqu'il affirmait que la « religion sert de manteau à bien des fourbes;» ne faisait qu'exprimer à l'égard des confrères condamnés, le sentiment de leurs victimes comme celui de leurs juges?
Tandis que la Magistrature se préoccupait des agissements de la Cabale, plusieurs évêques se demandaient ce que devenait leur propre autorité dans leur diocèse: Quelques-uns avaient été introduits un peu vite dans la Compagnie. Ce qu'ils avaient vu les avait effrayés plutôt que séduits.
« Ils avaient été choqués, avoue d'Argenson, de ce qu'on y savait plus de nouvelles qu'eux-mêmes de ce qui se passait dans leur diocèse pour y faire le bien et empêcher le mal; et leur mauvaise lui-
771ellr les avait portés à dire qu'il ne fallait plus souffrir de pareilles assemblées qui ne servaient qu'à censurer tout le monde et particulièrement le clergé. Il se rencontra entre autres un archevêque qui rendit à la Compagnie toutes sortes de mau-
------------------------------------------------------------------------
vais offices au ministère ; et l'on croit que lui et ceux de sa sorte furènt la principale cause de sa destruction... Les prélats animés de haine et de ressentiment contre la Compagnie pour se venger de son zèle, la rendirent si suspecte aux puissances temporelles qu'elles résolurent de l'anéantir. » (i)
D'Argenson parle de plusieurs évêques.. il est vraisemblable que cet euphémisme désigne la très grande majorité de l'épiscopat. La Compagnie n'admettait dans son sein que les prélats dont elle se croyait sûre (et quelques-uns de ceux-là la trahirent, comme on le voit.) Mais les autres, ceux qui n'étaient pas jugés dignes de l'affiliation, étaient tenus à l'écart. On s'efforçait de les mener en les entourant de créatures dévouées à la bonne cause, on les frondait au besoin et on leur tendait des embûches, comme ce fut le cas pour le vieil évê- que de Grenoble.
Il est probable que tous les prélats non affiliés furent ainsi l'objet d'une hostilité, ouverte ou sourde, de la part des confrères. Or le nombre des évêques affiliés paraît avoir été restreint. D'après M. Rebelliau, sur 127 archevêques et évêques composant l'épiscopat français en 1635, six ans après la fonda-
(1) Annales, p. 2o5.
------------------------------------------------------------------------
tion de la Compagnie et alors qu'elle était déjà en plein développement, il y en eut au plus vingt affiliés. On avait eu soin d'ailleurs dans nombre de diocèses d'instituer des Confréries à côté des Compagnies; les premières servaient de paravent aux secondes et l'évêque dont on ne voulait pas dans la Compagnie était tout naturellement le supérieur de la Congrégation ou de la Confrérie. Ainsi avait-on opéré à Périgueux.
Quoi qu'il en soit, il résulte des aveux mêmes de Voyer d'Argenson, qu'une partie de l'épiscopat — probablement la majorité — partageait la « mauvaise humeur » des magistrats à l'endroit de la Cabale des Dévots. Pour les évêques donc, la question des faux-prophètes se posait aussi aux environs de 1660; pour eux aussi Tartuffe existait et il exerçaitdevéri tables ravages dans les familles, dans les communautés religieuses, dans' toute la société chrétienne. On conçoit que Molière, plus tard, ait pensé pouvoir en appeler au légat du Pape du jugement porté par l'archevêque de Paris tout acquis aux confrères.
Mais revenons au texte de d'Argenson.
On sait le nom du prélat qu'il vise plus particulièrement comme ayant recherché la destruction
------------------------------------------------------------------------
de la Compagnie. Il s'agit de l'archevêque de Rouen, François de Harlay de Chanvallon. (i)
Lorsque Molière vint en Normandie en 1658, les esprits du clergé rouennais étaient en ébullition. Tous les curés se liguaient contre les Jésuites après la lecture des Provinciales. On pense si l'on se faisait faute de dénoncer les agissements de la Compagnie, d'autant plus que celle-ci accusait de jansénisme tout le clergé de la région et vouait tous ces mauvais prêtres aux gémonies.
Un ecclésiastique, particulièrement, garda une rancune tenace à la Compagnie qui l'avait fort tourmenté jadis à propos de sermons qu'il avait prononcés, étant curé de Saint-Maclou, à Rouen, contre les casuistes. Ce prêtre, Pierre Dufour, depuis abbé d'Aulnay, avait procédé à une enquête approfondie sur les gestes de la Cabale des Dévots dans toute la région normande et il avait réuni tous les renseignements qu'il avait recueillis, n'attendantqu'une occasion de les publier. Précisément une série de scandales se produisirent à
(1) Cet Harlay de Chanvallon est celui même qui, devenu archevêque de Paris, condamnera les théories du P.
Caffaro, refutées par Bossuet, touchant la comédie. C'est lui aussi qui refusera la sépulture religieuse à Molière.
------------------------------------------------------------------------
Caen, à Argentan, à Séez, qui lui fournirent cette occasion.
Dufour raconte ce scandale dans un libelle intitulé : Mémoire pour faire connaître l'esprit et la conduite de la Compagnie établie en la ville de Caen et appelée l'Ermitage.
Le mercredi 4 février 1660, on vit arriver à Caen cinq jeunes gens, tête nue, pourpoint déboutonné, gesticulant, hurlant, criant à tue-tête que tous les curés, sauf deux, étaient « fauteurs de jansénisme et excommuniés ». Comme un cortège de curieux les suivait, les uns riant, les autres commençant à hurler avec eux, on craignit de plus grands désordres et on arrêta les cinq fanatiques.
Conduits devant le juge, les jeunes gens déclarèrent qu'ils avaient agi dans le seul but de rendre service à Dieu et qu'ils étaient prêts à mourir pour la vérité qu'ils avaient publiée. L'on en retint quatre en prison et on renvoya le cinquième à ses parents, le médecin ayant attesté qu'il était « hypocondriaque ». Peu de jours après, les prévenus furent condamnés à quatre livres d'amende et il leur fut fait défense, à eux et à tous autres, de « s'assembler ni de provoquer aucun scandale ». Tous autres, ces mots visaient les confrères de
------------------------------------------------------------------------
l'Ermitage considérés comme les instigateurs de ces désordres.
Quelques semaines plus tard, nouvelle affaire. Un des jeunes gens de Caen, reconduit chez sa mère, à Silly, y avait recruté des adhérents. Plusieurs prêtres avaient lié parti avec ces illuminés. Ceux-ci avaient fait fabriquer une figure en bosse de la Vierge foulant aux pieds un dragon et l'avaient exposée à la porte de l'Eglise paroissiale avec cette inscription : « Flagel lit iiijaiisenis latiim ». Et l'on se livrait devant cette image à des démonstrations publiques qui étaient chaque jour l'occasion d'un vacarme effroyable. Les autorités civiles tentèrent de faire enlever l'emblème; le peuple « troublé par les prophéties effrayantes » de ces agités, s'y opposa ; on mit des inscriptions et des images du même genre dans diverses parties de la ville.
Deux jours avant la Pentecôte une foule d'exaltés résolut d'aller manifester à Argentan. Ils partirent de Silly, hommes et femmes, sous la conduite du clergé.
« Les prêtres avaient retroussé sur leur tête le derrière de leur soutane qui était retenue autour de leur cou par des liens de paille. Quelques-unes des femmes avaient la tête nue et les cheveux
------------------------------------------------------------------------
épars. Parfois sur la route ils ramassaient des immondices d'animaux et s'en souillaient le visage. Les plus zélés mangèrent même de ces ordures, disant qu'il fallait se mortifier le goût. Lorsque le conducteur rencontrait un bourbier bien sale, il commandait à quelques-uns de la troupe de s'y plonger et rouler. Ils tenaient en leurs mains des cailloux qu'ils heurtaient l'un contre l'autre. Ils arrivèrent à Argentan dans cet équipage et se mirent à parcourir les rues, deux à deux, et en criant que la foi périssait, que la foi se perdait, que quiconque voulait se sauver devait partir.pour le Canada. Après quelques heures de ces mouvements désordonnés et de ces vociférations, ils retournèrent à Silly comme ils étaient venus. »
Le lendemain ils voulurent recommencer la même scène à Séez. Ils s'y transportèrent en hurlant : « Seigneur, ayez pitié de nous et convertissez les Jansénistes. » Mais des archers les attendaient.
Les ecclésiastiques furent appréhendés au corps et les autres renvoyés comme fous; quelques jours plus tard, le lieutenant-criminel de Caen renouvelait sa sentence contre les fanatiques de l'Ermitage et interdisait, sous des peines sévères, toutes leurs assemblées, (i).
(i) Peut-être comprendra-t-on mieux, en songeant aces ces
------------------------------------------------------------------------
3° Un Libelle Ecclésiastique
Ce jugement combla d'aise le clergé de Caen qui, soutenu par l'évêque, triomphait. L'occasion était belle pour Dufour ; il lança sa brochure. Il y révélait que la Société de l'Ermitage n'était pas autre chose qu'une succursale de la Compagnie du Saint-Sacrement de l'Autel. Il en dévoilait l'organisation, en expliquait le fonctionnement, dénonçait les détestables pratiques de ses adeptes.
Dufour montre les Confrères « persuadés que leur Compagnie est établie pour prendre soin de toutes les bonnes œuvres publiques et particulières qui regardent la pitié et la religion et que Dieu les a suscités principalement pour suppléer aux défauts et négligences des prélats, des pasteurs, des magistrats, des juges et autres Supérieurs ecclésiastiques et politiques... »
Aussi croient-ils
« avoir le droit de se mêler de toutes choses, de s'ingérer dans toutes les actions un peu éclatantes de la religion, de s'ériger en censeurs publics
incidents la réflexion de Cléante (parlant des vrais devots) dont M. Brunetière s'indignait si fort :
« Et leur dévotion est humaine et traitable. »
------------------------------------------------------------------------
D'entrer et pénétrer dans les secrets des lnaisolls et des familles far lieu lier es... »
Il est arrivé quelqllejois, dit Dufour, corroborant les affirmations de Guy Patin, qu'ayant eu de faux avis que des maris maltraitaient leurs femmes ou que des femmes ne se gouvernaient pas très bien, les Confrères se sont ingérés, sur le rapport qui en était jait en leurs assemblées, de chercher les moyens de remédier à ces maux et ils en ont choisi de si impertinents et de si indiscrets que cela a été capable de causer bien du désordre et de la division dans les familles et dans la ville
« Ce n'est pas seulement dans les familles particulières qu'ils s introduisent pour en fureter tous les secrets, pour en connaître les défauts, et pour en usurper la direction el le gouvernement, (i) mais encore dans les maisons religieuses
« Ils entreprennent de mettre des curés et des prêtres dans les paroisses, des supérieurs et des supérieures dans les monastères, des prédicateurs dans les chaires, des précepteurs dans les collèges et dans les écoles, des séminaires dans les diocèses et des directeurs dans ces séminaires ; ils s'ingèrent de vouloir établir de nouveaux monastères, de réformer les anciens, de faire ériger des confréries, de faire faire des missions, de suggérer des testaments, de dispenser les aumônes des autres et de censurer les évêques. »
(i) C'est bien le rôle de directeur de conscience qui est usurpé par Tartuffe.
------------------------------------------------------------------------
Et voici les procédés de ces « faux zélés », d'après
Dufour :
(( Ils tâchent d'éviter la haine de ceux qu'ils attaquent, en agissant avec tout le secret qui leur est possible ; car après avoir jeté la pierre, ils cachent le bras, afin que l'on ne voie pas d'où vient le COUP
« Ont-ils un ennemi, ils tâchent de trouver zin dénonciateur qui l'accuse sans faire aucunement paraître qu'ils prennent part à cette poursuite. Que s'ils jugent qu'il n'y a pas moyen de perdre un homme par les formes ordinaires de la procédure, ils tâchent par le moyen de leurs intrigues de le décrier auprès des puissances, afin de surprendre quelque ordre qui tende oit à l'éloigner, ou à le priver de sa liberté, oit à l'interdire de ses fonctions et le rendre inutile en flétrissant sa réputation de quelque nature d'infamie. » (2)
Il ne s'agit plus ici de « faux zèle » que l'on pourrait excuser de ses indiscrétions sur sa sincérité ; ces procédés de délation calomniatoire sont des procédés d'hypocrites ; ils n'ont pas d'excuse.
Les Confrères du Saint-Sacrement portent à leurs ennemis une haine sacrée qui les pousse à concevoir les vengeances les plus inattendues, les plus contraires même aux saines doctrines théolo-
(2) Cf. Plus bas la satire de La Luzerne.
------------------------------------------------------------------------
giques. C'est ainsi qu'ayant épousé la querelle du
Père Eudes contre l'Oratoire, ils détestaient à ce point les Oratoriens que :
« Ils mirent une fois en leur délibération en une de leurs assemblées savoir s'il valait mieux obmettre d'assister à la messe, que de l'entendre d'un Père de l'Oratoire ; sur quoi il fut résolu à la pluralité des voix qu'il valait mieux. perdre la messe que d'assister à celle de ces Pères. )) (i).
En voici un autre exemple : Un prédicateur de l'Ermitage, voulant déconsidérer les prêtres du diocèse qui n'étaient pas favorables à la Compagnie, monte en chaire :
« Il emploie tous ses misérables sermons à déclarer et invectiver contre les gens de bien, qu'il se persuade faussement être des Jansénistes, il les charge de tous les opprobres et de toutes les injures imaginables, et, après les avoir représentés plus noirs et plus hideux que des démons, il donne des marques pour les reconnaître, disant que ce sont ceux d'entre les ecclésiastiques qui paraissent les plus dévots, les plus humbles, les
(i) Cf. Le texte (incomplet) du Mémoire Dufour dans le livre intitulé Modèle de Foi et de Patience dans toutes les traverses de la vie et dans les grandes persécutions (Vie de la Mère Marie des Anges (Suireau), abbesse de Mau- buisson et de Port-Royal, 1754.
------------------------------------------------------------------------
plus modérés, que ce sont ceux qui donnent le plus d'aumônes, qui visitent le plus souvent les
Prisons et les Hôpitaux, que ce sont ceux qui portent de petits collets, qui sont modestes en leurs habits et en leur maintien ajoutant qu'on est obligé de les éviter en conscience comme des hérétiques déclarés et que tous ceux qui les fréquentent sont excommuniés. »
Dé prétendus réformateurs qui se croient investis d'une mission divine et, par là, placés au-dessus des autorités religieuses et civiles, des pieds- plats, comme dit Molière, qui prétendent s'ériger en censeurs publics, des intrigants qui pénètrent dans les maisons et dans les familles particulières, pour en connaître les secrets, de « faux zélés » qui prétendent diriger les consciences-, suggérer les testaments et dispenser les aumônes d'autrui, des impertinents qui se mêlent de remédier à l'inconduite des femmes par des moyens indiscrets capables de semer la division dans les familles et dans la ville, des fanatiques irritables qui mêlent le ciel à toutes leurs querelles, accitsant d'hérésie ou de libertinage tout ce qui leur résiste et excommuniant tous ceux qui refusent de suivre leurs errements, tels sont, d'après les documents du temps, les membres de la Cabale des Dévots, en l'année I66o? Ne ressemblent-
------------------------------------------------------------------------
ils pas trait pour trait au Tartuffe de Molière et à ces dévots de prbfession parmi lesquels Don Juan décide de s'enrôler pour être plus sûr de réussir dans ses desseins ?
A supposer qu'il fût vrai, comme le veut M. Brunetière, — et après lui M. Gazier, — qu'il n'y eût pas alors d'hypocrites à la cour de Louis XIV, osera-t-on soutenir que le public ne croyait pas en voir partout, à la ville et en province ?
Car, les lettres de Guy Patin le prouvent, le scandale de l'Ermitage dépassa les frontières de Normandie; il eut sa répercussion dans la capitale. On verra plus loin qu'il suscita une émotion assez vive pour qu'une enquête fût prescrite sur la Compagnie de Paris et qu'à la suite de cette enquête la dispersion de cette dernière fut ordonnée par autorité de justice.
Deslions, dans son Journal, relate, à la date de juillet 1660, le scandale de « l'Hermitage » de Caen et il ajoute cette réflexion sévère à l'adresse des Dévots de Paris. « Je soupçonne, ou plutôt je crains, que la dévotion de certaines gens qui se mêlent de missions aux infidèles ne soit encore appuyée sur de semblables principes. »
Le pieux Nicole enfin — qui accepta d'entendre
------------------------------------------------------------------------
le Tartuffe interdit et n'en fut empêché que par l'expulsion des religieuses de Port-Royal qui eut lieu le jour même de la « récitation », —Nicole écrira plus tard dans l'avertissement de ses Visionnaires :
« On a souvent vu en ce siècle que les dévotions déréglées et établies sur des caprices humains dégénèrent en illusions fanatiques. L'histoire des ermites de Caen a été célèbre dans tout le royaume et si l'on avait fait la recherche que l'on devait faire de la Compagnie du Saint-Sacrement, on aurait peut- être découvert bien d'autres choses de cette nature. »
Quelle justification du Tartuffe je vois dans ces lignes du saint homme de Port-Royal ! Et comment s'étonner que Molière ait entrepris son œuvre?
Qu oi qu'il en soit, l'impressi9n causée en Normandie par le libelle de Dufour, fut intense. Un poète se trouva qui depuis longtemps rêvait d'écrire une satire contre l'hypocrisie, à l'imitation, sans doute de la Macette de Régnier qu'il admirait beaucoup et dont il aimait à se proclamer le disciple. Le Mémoire de Dufour lui fournissait un thème excellent. Il n'eut garde de n'en point profiter, et voici le poème qu'il composa :
------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE QUATRIÈME
LA CABALE DEVANT L'OPINION
DES CONTEMPORAINS (Suite.)
Une Satire profane
------------------------------------------------------------------------
LES PHARISIENS DU TEMPS
OU LE DÉVOT HYPOCRITE
Vae autem vobis, Scribae et Pharisaei hypocritae, qui clauditis regnum caelorum ante homines, vos enim non intratis nec introuentes sinitis intrare etc...
(MATHÆI. cap. 23)
Ainsi se pronbnçoit et se répète encore
Ce que l'oracle saint, que l'univers adore,
Dit aux Pharisiens condamnant leurs abus. Lecteur, si mon discours icv te scandalise,
Voy par cet argument quel Autheur m'authorise, Et lequel de nous deux cela touche le plus.
------------------------------------------------------------------------
MOT D'ADVIS
Trouver mauvais qu'on mallrailte le vice, c'est le favoriser; et laisser régner l'hypocrisie, sans dire mol, c'est trahir le parti véritable de la Religion. Il y a deux manières de combattre le mal ; l'une à force ouverte et tout de bon, le trait tant d'ennemi considérable ; l'autre, par le mépris, le tournant en ridicule. Celle-là siet bien aux graves et sérieux docteurs. Celle-cy est propre aux gens de mon humeur qui sont nez pour le badinage et qui ne regardent pas plus l'importance des défauts des mœurs qu'ils en remarquent le néant et la fadaise. Chacun philosophe à sa mode, et je ne pense pas qu'Héraclite eust meilleure grâce à se Iaschei- de tout, que Démocrite à s'en rire. Tous deux cependant ont passé pour grands personnages, quoi qu'ils ayent trait té la sagesse d'un air si contraire.
Il est des Esprits sur qui un trait de raillerie porte plus de coup que l'atteinte de la plus aspre censure.
------------------------------------------------------------------------
Or, pourveu que ceux à qui leur conscience fera l'application de ma Satyre se corrigent par ce moyen, en auray-je autant (ait,en me jouant ,qu 'iiii grand docteur ou {élé prédicateur en peut prétendre de ses escrits laborieux et véhéments discours ?
Au reste, comme je n'av en dessein de taxer aucun en particulier, je veux croire aussi qu'il n'y en aura pas d'assez impertinent pour s'en offenser en leur personne. S'il s'en rencontre pourtant quelques uns de cesfc :.;orte, outre }ll'/!,) ¡l''.lIl/DIlI t'.l\ raison et que je ne m'en souciera v g itères, ils feront justement comme le singe qui ne se produit en public que pour monstrer son derrière.
Ridendo dicere verum
Quid vetat ?
Je te suis obligé d'en user de la sorte,
Et puisque de ton cœur tu viens m'ouvrir la porte, C'est à moy, Philémon. par mes soigneux advis,
De te respondre juste à ce que tu me dis.
Le secret qu'en mon sein ta franchise dépose
Est assez important pour bien peser la chose,
Et l'on ne peut trop bien se consulter d'un fait Où consiste le tout de son bonheur parfait
Je veux dire le choix d'une façon de vivre
Que pour profession un homme doive suivre,
------------------------------------------------------------------------
Et qui, se rapportant à son tempérament,
Luy donne lieu.d'agir d'autant plus librement, Que. sans faire de peine à son propre génie,
Il sera satisfait de son genre de vie.
Pour ne me pas tromper, voyons donc, s'il te plaist, Si.j'ay fort bien d'abord compris ce que c'en est.
Il me faut, me dis-tu, quelqu'employ convenable, Où tu trouves ton compte, et qui soit honorable. Le Palais n'en a point qui te puisse toucher
Pour si peu de profit le mestier est trop cher.
De mesme, tu n'es pas d'une humeur assez fière, Pour courre, avec péril, la fortune guerrière. L'Eglise, quoy que propre aux avares désirs, S'accommoderoit mal à tes menus plaisirs,
Tu veux du Sacrement : et pour toy la Soutane Toute sainte du haut, du bas serait profane. Voylà ton embarras, grant à la vérité,
Mais qui d'un bon conseil peut estre surmonté. Veux-tu prendre le mien?... Sans marc d'or, ny paulette Bréviaire, célibat, ny querelle, ny brette, Finement aux dépens du crédule et du sot,
Tu n'as qu'à te pourvoir d'un estat de Dévot. (i)
(i) Don Juan a également considéré l'hypocrisie comme une profession, A. V. sc. 2.
« La profession d'hypocrite a de merveilleux avantages »
------------------------------------------------------------------------
Je n'entends pas dévot de ces gens sans cabale Qui, sur leur preud'hommie appuyant leur morale Suivent tout simplement les loix que Jésus-Christ, Dans son Saint Evangile à ses enfants prescrit. Ce monde là n'est bon, en ces temps de finesse Qu'à fournir d'auditeurs le Prône de la Messe : Mais de ces Rafinez qui, bien que tenants lieu D'ouailles seulement en l'Eglise de Dieu,
Sans crainte de troubler la police divine S'ingèrent toutefois des mœurs, de la doctrine, (i) Et mesme de régler le devoir des Pasteurs
De qui les sentiments ne s'accordent aux leurs.
On les voit ces cagots, baissant les yeux sous cappe Faire semblant que tout volontiers leur échappe (2)
dit-il dès le début de sa tirade fameuse sur la fausse dévotion.
Cf. Tartuffe, A. I. vers 361-366.
Ces gens qui par une âme à l'intérêt soumise
Font de dévotion, métier et marchandise...
(1) Do?! Juan : « Je m'érigerai en censeur des actions d'autrui. »
Cf. Tartuffe notamment vers 301 et suiv. vers 391, etc.
(2) Cf. Don Juan : « Et quelques baissements de tête, un soupir mortifié, deux roulements d'yeux, rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire. »
Voir Tartuffe : A. I. 5 vers 285 et suivants, vers 325,
368, etc.
------------------------------------------------------------------------
Et cependant, au gré de leur ambition,
Faire passer sur tout leur inquisition.
Ils forment un parti, d'intérests ils s'unissent, Par un commun support leur crédit establissent (i) Et, d'un esprit égal, touchez également Rapportent tous leurs soins à mesme sentiment Là, le plus ignorant, par son seul zèle habile. Opine froidement, ainsi qu'en un Concile :
Fait le rude examen des actions d'aultruy. (2) Que si lors, par hasard, il est mal avec luy, Comme si le malheur d'avoir pu luy déplaire Portoit exclusion d'un chemin salutaire,
Sur le simple soupçon, atteint et convaincu D'avoir eu des erreurs, ou d'avoir mal vescu,
Il l'attaque, l'outrage, l'anathématise
Comme un membre pourri retranché de l'Eglise. La Cabale y souscrit, par la seule raison
Que l'Eglise avec elle a tant de liaison
(1) Don ,luait : « On lie à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les attire tous sur les bras... »
Voir dans Tartuffe A. I. Les vrais dévots s'opposent aux faux en ceci :
« Point de Cabale en eux. point d'intrigues à suivre. ))
(2) Cf. Tartuffe A. I. sc. 1
(( On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes
« Car il contrôle tout ce critique zélé.
Voir également les vers 201-210.
------------------------------------------------------------------------
Que son moindre suppost luy tenant lieu d'Apostfé Estre accusé de l'un c'est pécher contre l'autre, (i) Comptants com'elle aussi l'infaillibilité
Entre les attributs de leur Société,
Ainsi de ville en ville unis par de fortes ligues,
Ils remplissent bien tost.tout un pays d'intrigues : Par tout mettent le nez : s'intéressent à tout,
Et de tout leur audace ignoramment résoud ;
Sans espargner les chefs de telle compagnie
Qui, sous nom différent, menants pareille vie, Reprochent tour à tour à ces accusateurs
Cent sortes de défauts aussi grands que les leurs, Leur rendent mal pour mal, leur vaine estime pillent Et, eomme chiens mastins, l'un l'autre se gouspillent.
Qu'un homme a de plaisir, qui, sans prendre de part A tous les démêlés de ce monde cafart,
Les voict s'estocader de plumes et de langues
En leurs discours privez, en publiques harangues, Chaque camp contre camp, fièrement révolté, Dégorger à l'envie leur venin empesté :
(i) Tartuffe A. I. se. 5
« Ces gens...
Sont prompts vindicatifs, sans foi, pleins d'ai-tifices »
Cf. également Don Juan :
« Je verrai sans me remuer prendre mes intérêts à toute la Cabale et je serai défendu par elle envers et contre tous je me ferai le vengeur des intérêts du ciel et je poursuivrai mes ennemis »
------------------------------------------------------------------------
De reproches cuisants, comme d'autant de flèches, Se faire à leur honneur d'irréparables brèches : L'un l'autre s'accabler, et de ces vains débris Eriger un trophée à leurs faibles esprits.
Telles je pense voir des trouppes Allemandes, Crauates ou Lorraines, les mercenaires bandes : Bien que de mesme armée ou sous mesme estandard En leur particulier elles font corps à part ;
N'ont que leur intérest, et d'exploits militaires
Ne se meslent qu'autant que s'y font leurs affaires : Gastent tout ; pillent tout d'une égale fureur,
Et traittent d'ennemi tout ce qui n'est pas leur : De mesme, ces guerriers de chaire et d'escritoire, Piquez de jalousie et d'une vaine gloire,
Quoyque sous le drappeau d'un commun général, Ils disent ne vouloir combattre que le mal ; Estoufant toutefois la vertu la plus belle
Que Jésus-Christ enseigne à son peuple fidelle, J'entends la charité qui se doit au prochain, (i)
«
(i) Cf. La lettre de Guy Patin citée au chapitre précédent. — La Rochefoucauld reprochait aux dévots de manquer d'humilité ; on démontre d'ailleurs qu'ils manquent de charité chrétienne. Que reste-t-il de leur dévotion ?
Molière pouvait-il ne pas.les qualifier d'hypocrites ?
Cf. Tartuffe : les vrais dévots s'opposent aux hypocrites en ce que :
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement
Ils attachent leur haine au péché seulement. A. I. 5.
------------------------------------------------------------------------
Ne tendent qu'à régner, les armes à la main,
Et pour réduire tout dedans leur dépendance
Ne pardonnent à rien qui fasse résistance
Après donc s'estre acquis l'injuste authorité
De disposer de tout selon leur volonté
Comme ceste Sect est de nature androgyne,
Monstre dans la police et masle et féminine,
Elle s'ingère aussi de régler le devoir
Qu'il faut aux mariez donner et recevoir ;
En sorte que plusieurs n'en recoivent ny donnent
Que comme ces Béats en secret leur ordonnent (i)
(i) Molière même, ni Guy Patin, n'ont osé pousser aussi loin leur tableau. Ils se contentent de montrer les dévots se constituant les cerbères de la fidélité des épouses.
Mais une pièce curieuse publiée à Lyon en 1656, fait exactement le même reproche aux sectateurs d'une « nouvelle dévotion cabalistique ». Il ne s'agit pas, comme on pourrait le croire, d'une société de dévots adonnés aux sciences hermétiques, mais d'une cabale des dévots, d'une confraternité munie d'un Directeur général. Cette secte, ce parti admet les laïques à la prédication publique, s'intéresse aux Missions du Levant, recommande l'oraison mentale avec la communion fréquente et méprise les dévotions communes ; elle recherche les dons et les legs, affecte l'austérité et fait bonne chère en secret : il s'agit en un mot de la Compagnie du Saint-Sacrement de Lyon. Quand j'ai eu connaissance de ce pamphlet, mon livre était à l'impression et tout ce que je puis faire est d'y insérer cette note. Mon intention est de reproduire la pièce en question dans un ouvrage ultérieur. On remarquera la date 1656 : Molière séjourna à Lyon cette année-là.
------------------------------------------------------------------------
Ordre non seulement sévère aux séculiers,
Mais d'authorité mesme aux troupeaux réguliers : Du sexe les respects de zèle s'y confondent, Plusieurs Couvents à barbe aux Dévotes respondent. D'autres à menton ras escoutent les Dévots ;
Et tous également s'y trouvent pris pour sots.
Les fait-il pas beau voir ces Dames directrices Aux bons Religieux rendre mille services;
Par questes auprès d'eux d'abord s'insinuer : Des ornements d'autel après s'immiscuer ;
Et puis, ayant gaigné jusqu'à la Sacristie, S'informer du dedans comme tout s'y manie? Quelle est la portion de la Communauté ?
Si tous également usent d'authorité ?
Si les Supérieurs y font ce qu'ils commandent ; Et si de moins pieux non plus ne s'en défendent ? Alors si par malheur la discorde y prend pié
Et chasse de leur cœur la paix et l'amitié,
C'est là qu'avesque feu ces Dames font merveilles D'inspirer leurs conseils aux crédules oreilles. Elles prennent party, s'y fourrent bien avant, Et partant hautement Convent contre Convent, Autant que dans le monde elles ont de puissance, Elles la font agir pour leur juste défence :
Et, lors qu'à ces deseins il faut lettres, arrests Du Prince ou du Conseil, ces secours leur sont prests. Ou bien. s'il est besoin d'y venir à main forte,
------------------------------------------------------------------------
Bons archers ou soldats leur presteront escorte.
0 ! que de telles gens souvent le zèle faux
Dans la Religion a fait naistre de maux !
Avec pareil succès les enjolleurs de grilles Subornent aisément la foy des simples filles ;
De soupçons scrupuleux remplissent leurs esprits Et s'en font un jouet après qu'ils les ont pris. (i) La haine, les desdains, le schisme et la révolte
Y préparent au Diable une riche récolte.
De maint péché soustrait de leurs confessions
Et de maint sacrilège en leurs communions.
'Si bien qu'en cet estat souvent les Prélats mesmes N'y font pas grand effet avec leurs anathèmes; (2)
Voilà, cher Philémon, à peu près le tableau
De ces masques qu'en gros ébauche mon pinceau ; Mais pour te faire voir, par ces traits d'invectives, De quelles libertez, droits et prérogatives
Le saint déguisement enrichit cet employ
Reçoy les aussi bien comme de bonne foy, L'autheur, le moins de tous flatteur et réprochable, T'en fera brèvement le récit véritable.
(1) Ainsi Tartuffe agit avec le crédule Orgon et avec
Madame Pernelle : il remplit leurs esprits de soupçons scrupuleux afin de s'en faire un jouet.
(2) Toute cette première partie est visiblement inspirée du libelle de Dufour. 1
------------------------------------------------------------------------
Premièrement quiconque. a mérité l'honneur D'estre une fois receu dans ce parti pipeur Sous prétexte d'avoir réformé sa cuisine Pour se mortifier peut user de lésine ;
Et par là regagner sur autant moins de plats Ce qu'il a trop mangé quand il n'en estoit pas.
Item l'homme dévot s'estant acquis l'estime, S'il lui plaît usurer il le pourra sans crîme ; Prendre vingt-cinq pour cent et d'une somme èn prest Sans constitution, en tirer intérest ;
Ou, si l'heureux hasard peut-être se présente D'adjouster à son fond un bon contrat de rente, Profitant du besoin que le vendeur en a
De nippes, en partie, il le composera (i)
De mesme, rencontrant une âme timorée
Qu'il sente riche et propre à se trouver leurrée Il la mettra bien tost en l'estat sans souci D'attendre tout du Ciel, n'ayant plus rien icy. Tant il est mal aisé, luy dit-il à toute heure, Qu'un riche en seureté de conscience demeure, Son zèle est tel pourtant en cela pour aultruy
(i) Voilà un trait qui rappelle l'Avare. Il manque à
Tartuffe.
------------------------------------------------------------------------
Qu'il est près de se faire anathème pour luy. (i) De plus qu'un confident l'ait fait dépqsitaire De nombre de deniers attendant quelque affaire Et que l'occasion d'en faire le remploy
Luy persuade alors que d'aussi bonne foy
Et non moins promptement il les luy voudra rendre Comme de bonne grâce il avait sceu les prendre, Je luy baise les mains. Il aura beau prier
De cent délays subtils il le pourra payer D'absence de logis, de défaite diverse ;
Jetant quelqu'àccident exprez à la traverse
Pour empescher l'effet de ce qu'il aura dit
Et cependant toujours en faire son profit.
Ou mesme, si d'argent, pour cause pitoyable,
Un administrateur avoit couvert sa table,
Tout l'hospital deust-il en enrager de faim,
Il lè fera plus tost qu'il sorte de sa main,
Le lucre sent fort bon, disait cet honneste homme Qui prist jadis tribut sur le pissat de Rome, Ainsi, -de quelqu'endroit et pour quelque sujet
(i) Même thème dans le Tartuffe. Cette âme timorée n'est-elle pas Orgon ? Et n'est-ce pas Tartuffe qui, ici, se forme une conscience pour justifier ses vols?
Les leçons de Tartuffe apprennent à Orgon à regarder tout le monde comme du fumier. Lorsque Orgon lui faisait des dons, l'hypocrite les trouvait toujours excessifs et en distribuait une partie aux pauvres ; quand Orgon lui donne tous ses biens Tartuffe ne trouve que cette réponse :
« La volonté du Ciel soit faite en toute chose. » (III. Se. 7.)
------------------------------------------------------------------------
Qu'il touche cet argent, l'usage en sera net.
Pour peu qu'il le retienne autant qu'il est habile Il en sçaura fort bien faire un mesnage utile. (i)
De vray les pauvres sont membres de Jésus-Chrît Mais le Dévot aussi, temple du Saint-Esprit, Qui, par (la) charité, se faict de sa poitrine L'auguste reposoir de sa grandeur divine (2) Aprez un tel bonheur peut-on de cet endroit Attendre jamais rien que de bon et de droit?
Et l'estimera-t-on capable d'une faute,
Ayant dedans le sein son Dieu mesme pour hoste ? Quoy qu'il désire o.u fasse, il n'aura jamais tort Et son crédit au Ciel le rendra bien plus fort.
Il n'a qu'à sçavoir bien diriger sa pensée ;
Sa conscience après ne peut être offensée
Le bien qu'il a d'autruy l'accommode à bon droit : Il en usera mieux que l'autre ne feroit (3)
(1) La rapacité des dévots, si accusée dans le Tartuffe, est donc aussi nettement évoquée chez La Luzerne, mais elle prend chez celui-ci une forme toute ditférente.
(2) Allusion* claire à la dévotion pour le Saint-Sacrement et à la Communion fréquente dont les confrères étaient les grands propagandistes. La Communion fréquente paraissait alors une sorte de profanation à beaucoup de prêtres et de pieux laïcs.
(3) Cf. TctllnÎle.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas •
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ;
Et si je me résous à recevoir d'un père
------------------------------------------------------------------------
Pareillement, s'il manque au paiement de ses dètes Ses œuvres pour cela n'en sont pas moins parfaites Il suffit qu'il le scache, et que, le scachant bien,
Il n'ait l'intention de luy desrober rien
De restitution il n'est tenu d'en faire
Que du bien, s'il en a plus que le nécessaire
Ce qui se doit entendre ; autant qu'il se pourra, Et ce pourra de mesme autant qu'il le voudra. Ainsi, sur lebesoin mesurant sa justice
Il est homme de bien au gré de son caprice, (i)
Mais, s'y deust-il tromper, son mérite est si haut Que cent autres vertus réparent ce défaut.
Est-il d'humilité plus sincère et profonde !
Cette donation qu'il a voulu me faire
Ce n'est à dire vrai que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains (A. IV Se. i.)
(i) Les arguments de Tartuffe se justifiant de courtiser
Elmire sont dans toutes les mémoires : C'est à peu près le même langage :
Selon divers besoins il est une science
D'étendre les liens de notre conscience ;
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
Les deux auteurs ont bien les mêmes modèles devant les yeux : ce sont, en des situations toutes différentes, les mêmes pieux sophismes.
------------------------------------------------------------------------
On les void, ces Messieurs en présence du monde
A tout'heure porter la chaise et le grabat
Où contre les douleurs un malade combat.
A pied, de l'hospital prendre la grande rue ' Sans vouloir toutefois se rencontrer en vue,
Que pour édifier, par leur sainte ferveur,
Et porter les passants à bénir le Sauveur (i)
Leur laissant volontiers pour part de cet ouvrage
Les autres actions où la bourse s'engage ;
Contents de leur donner par ce transport de corps, L'avis de soulager les maux de leurs thrésors. Heùreuse charité ! Dévotion propice !
Mais beaucoup plus encore aux malades du vice : Vous le sçavez, piliers de confessionnaux,
Prestres, vous le sçavez le fruit de leurs travaux :
Et vous-mesmes aussi, belles Magdelonnetes
Chez qui, par leur moyen, se font tant de retraites ! Vous nous le diriez bien, par quels ressorts divers Ces bénis happechairs vous ont mises aux fers. (2)
(1) On sait que la Compagnie du Saint-Sacrement s'intéressait beaucoup aux hôpitaux et aux prisonniers. La
Luzerne fait allusion aux hôpitaux. Molière aux prison:- niers. Tartuffe III 2
(2) On n'a pas oublié les scandaleux emprisonnements chez les Magdelonnettes reprochés aux confrères de Bordeaux
------------------------------------------------------------------------
Qui les fait s'acharner si fort contre des filles
Si ce n'est l'intérest de leurs propres familles
Ou le dépit jaloux des Dévotes sans dents
Pour n'avoir plus de part aux mesmes passetemps Et qui faute d'employ, faisant les preudes femmes, Des cendres de l'honneur couvrent leurs vieilles flammes! ( i ) En ce malheur pourtant du sexe .sensuel
Toutes n'éprouvent pas un destin si cruel.
Si quelqu'une n'est point tout à fait esclandrée Et qu'elle sçache un peu faire bien la sucrée, Avecques la faveur d'un frère du parti (2)
Qui de vieux débausché fera le converti, Eust-elle été cent fois et poussée et blousée,
On ne laissera pas d'en faire l'espousée
De quelqu'adolescent, surpris au trébuchet
Sur le rapport trompeur que la preude en a fait. Sauf à lui, par aprez qu'il sçaura cette escorne,
A ruminer sa honte, en animal à corne.
Elle n'a que bien fait dans le juste dessein
De recouvrer l'honneur d'une honneste Putain ; D'autre part, le Dévot d'autre manière en use, Avec' l'authorité faisant agir la ruse,
(1) Cf. Le couplet de Dorine sur « dame Orante » :
Tartuffe 1 Se. I. vers 121 à 140.
(2) Ce frère du parti assez aveugle pour marier son fils à une fille déshonorée, fait la contre-partie d'Orgon destinant sa charmante fille à l'odieux Tartuffe.
------------------------------------------------------------------------
Il va, quand il lui plaist, dans les infâmes lieux, Et sans en redouter l'accez contagieux,
Afin de retrancher aux filles de délices
Les moyens de pouvoir continuer leurs vices,
Il lève la toilette, et volle maintenant
Ce qu'il void de meilleur en leur ameublement ; Sans que cela pourtant s'appelle vollerie
Parce qu'il a dessein d'en faire une œuvre pie -, Mais comme l'imprudent qui cherche le péril Dans le péril souvent trouve un malheur subtil,
Il arrive parfois qu'alléché par l'amorce
Contre un si doux poison il a trop peu de force, Et que pour nous monstrer notre imbécilité,
Il se perd à l'écueil de l'impudicité.
Mais un bon peccavi qui de prez suit l'offence
De ce péché bien tost purge sa conscience (i) C'est aux plus gens de bien que, par divers appas Le Diable, qui les hait, prépare plus de lacs.
Et c'est pareillement dessus le Putanisme Qu'avec plus de succès agit le Dévotisme.
Par mesme privilège et sans contrevenir
Au devoir du Dévot il pourra retenir
(2) Qu'on se rappelle Tartuffe dénoncé par Cléante ; Oui mon frère, je suis un méchant, un coupable, etc.
A. III. Se. 6
------------------------------------------------------------------------
De ses premiers défauts tournez en habitude, (i) Le scandale dehors, (2) ce qu'ils ont de moins rude ; Se conserver toujours quelque péché mignon,
Et non moins que bigot estre bon compagnon. Ainsi, l'homme bouillant, dont la bile s'allume
Et par mille serments vuide son amertume, Prévenu bien souvent des premiers mouvements, Peut encores tout bas jurer entre ses dents
Et pour évaporer le feu de sa colère
Par les termes moins durs que le dépit suggère, Convertissant en B. le D du nom de Dieu, Lascher encore parfois une bonne Alort-Bieu. (3) De mesme celuy-là dont la bouche friande
(1) Tartuffe A. I, Sc. 5 :
Ils savent ajuster leur zèle avec leurs vices.
et A. III. so. 3 :
Ah ! pour être dévot on n'en est pas moins homme. Cf. Don Juan Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j'aurai soin etc...
(2) Tartuffe A. III. SC. 3 :
Et c'est en nous qu'on trouve acceptant notre cœur
De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur.
A. IV. sc. V. :
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense
(3) Allusion à la campagne des Dévots contre le blasphème. Si Tartuffe ne jure pas comme le Pharisien de
La Luzerne, il est du moins fort -cQà&t.
.
------------------------------------------------------------------------
Se flattait à plaisir d'une exquise viande
Et faisait du bon vin son idole autrefois
Adroit, quand il le veut, d'en prendre encore deux doigts(i) Et pourveu que ce soit avec gens de sa trouppe, Jouer du Saupiquet et faire assaut de Crouppe. La Grâce de nos sens tous les droits- ne destruit ; Dans leur réforme ainsi leur premier goût les suit (2) S'ils aimaient du procès la pratique profane
Ils n'en-sçauront pas moins se servir de chicane, Par argent ou surprise excroquer les arrests, Consumer leur parti en des immenses frais,
Et du crédit des Loix authorisant le vice,
La ruiner en fin par formes de justice.
Car des autres défauts, si chacun a le sien,
Ce dernier est commun à tous ces gens de bien ; Et semble qu'à l'égal de ce que ceste race
Se dit plus fortement aspirer à la Grâce
Elle se plaist au chic ; et plaide d'autant plus
(1) Est-il besoin de rappeler la scène du « Pauvre
Homme ? » ?
(2) Tartuffe fait la même remarque ,en d'autres termes.
A. Ill. se. 3. Dans cette scène il expose avoir craint que son amour ne frit. un obstacle à son salut. J'ai connu ajoute- t-il,
Que cette passion peut n'être pas coupable
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur.
vers 945 à 952,
------------------------------------------------------------------------
Que son extérieur contrefait de vertus, (i)
Qu'il leur arrive aussi d'avoir peut-être affaire Avec quelqu'un suspect de sentiment contraire : A-t-il raison ou non, ce sera mériter
De le pouvoir par là combattre et surmonter
Et tout ce qu'il perdra sera de bonne prise
Sur l'ennemi juré de leur dévote Eglise.
Sans grâce ni quartier s'ils en ont le dessus, Lasches au dernier point, quand ils n'en peuvent plus. Cependant ce ne sont qu'actions méritoires Elévations d'âmes et vœux jaculatoires,( 2) Adorants en esprit, de la mesme façon
Qu'aux parfaits le Sauveur en donna la leçon,
Ils quittent, pour ce fait, aux âmes plus grossières L'usage accoustumé des communes prières, Comme sur tout au monde ils sçavent rafiner
A leur propre conseil voulant s'abandonner,
Par route de traverse aux astres ils s'élèvent.
Par là de l'hiérarchie abandonnant le train
De l'esprit d'union ils s'écartent soudain,
Font autel contre autel, dans leurs transports extrêmes
(1) On sait la promptitude de Tartuffe à faire appel à
-Ni. Loyal et à la justice pour s'assurer la jouissance d.u legs d'Orgon.
(2) Cf. Tartuffe 1-5 Vers 281-290 et notamment le vers :
« Il faisait des soupirs de grands élancements »
------------------------------------------------------------------------
N'approuvent rien d'autruy, présument tout d'eux-mêmes Et, comme si la mode avait aussi bien lieu
Qu'en tout autre sujet au service de Dieu,
Traittent le. Rituel de vieille fripperie,
Et laissent par son choix aux moins illuminez
Le culte des vieux Saints à leurs goûts surannez Tout nouveaux en conduite, en prières, en zèle,
Ils ne font qu'aux Béats d'impression nouvelle.
Tu vois, mon Philémon l'historique discours
Que je t'avais promis du Dévot de nos jours.
C'est ce Pharisien qu'en la Saincte Escriture
A tous coups l'Homme-Dieu si rudement censure. Ce sont ces Réformez, spirituels filous (i)
Qui veulent s'ériger en Apostres chez nous,
Sans droit, capacité, titre, ni charactère,
Que de gens qui font tout, hors ce qu'ils doivent faire, D'une feinte vertu sectateurs orgueilleux,
Linx clairvoyants pour nous, taulpes sans yeux pour eulx Car pour ces pauvres fous qui, les épaules nues,
En pèlerin de grève à pié courent les rues,
Leur cervelle me semble un peu trop de guingois Pour les oser placer àu rang de ces narquois,
Sinon qu'ils vueuillent bien en ce bel équipage Passer pour Harlequins du dévôt bastelage.
(i) Ce sont presque les expressions de Guy Patin.
Cléante appelle les Tartuffes de « francs charlatans ».
------------------------------------------------------------------------
Les derniers vers de cette satire, dont l'intérêt saute aux yeux, si on peut établir qu'elle est antérieure au Tartuffe, constituent une allusion parfaitement claire aux scandales de Caen relatés dans le Mémoire de Dufour. Ils datent la pièce, par conséquent : Les Pharisiens du Temps ont été composés sous le coup de l'indignation provoquée par l'affaire 'de l'Ermitage. La satire a vu le jour, sans doute, peu de temps après que la justice eût rendu sa sentence contre les fauteurs de ces désordres.
Garaby de la Luzerne semble avoir débuté dans la littérature vers 1641. A cette date, il publiait un livre intitulé : « Sentiments chrétiens politiques et moraux. » Ses premiers Essais poétiques datent de 1642. Ce volume de vers renferme trois ébauches de satires intitulées la Misère de l'Homme, le Gueux rafraîchi, les Censeurs ignorants.
On possède du même auteur six satires dont le manuscrit existe à la Bibliothèque Nationale et qui. furent éditées par M. de Beaurepaire (1), en un petit volume qui n'est pas complètement
(1) Garaby de La Luzerne. Satires inédites publiées par
Eugène de Beaurepaire, Rouen, 1888.
------------------------------------------------------------------------
ignoré. Il a été exploité notamment par M. P. de. Vaissière, pour son ouvrage sur les Gentilshommes campagnards de l'Ancienne France. Mais il paraît avoir été totalement inconnu des divers critiques qui se sont occupés du S. Sacrement. C'est pourquoi j'ai cru utile de reproduire ici le texte intégral des Pharisiens du Temps. ( i)
Garaby n'avait pas réuni ses Satires en volume, mais chacune d'elles avait couru sous le manteau, comme beaucoup de libelles de cette époque. Les allusions aux manifestations de Caen qui terminent la nôtre, ainsi que les ressemblances frappantes que présente la première partie avec le factum de Dufour, permettent, ainsi que je l'ai fait observer, d'en fixer la composition, approximativement, vers 1661 ou 1662. Une lettre de l'auteur confirme cette conjecture. Voici ce qu'écrivait Garaby de La Luzerne à M. de Sainte-Clair, le 10 février 1670, peu de temps après la publication -de la comédie de Tartuffe :
(1) Voici les titres des six satires qui composent le volu-
. me édité par M. de Beaurepaire : L'infirmité de l'Honziize ;
Les Censeurs ignorants, c'est l'Autheur ; Le noble Campagnard ; Le Citadin; Les Phal'isiensi..du Temps ou Le
Dévot hypocrite ; Le Partisan ou Le Gueux rafraîchi.
------------------------------------------------------------------------
« Si je demeure, Monsieur, dans l'impuissance de m'acquitter, encore faut-il que vostre bienfait vous vaille quelque chose et que je vous fasse du moins quelque présent. Ce sera, si vous l'avez agréable, de mon Tartuf (sic) aisné de celui de Molière de sept à huit ans. Vous en ferez là justification par la lumière que vous avez de ces sortes de gens dont la conduite m'a fourni de pensées, car je puis vous asseurer que j'ay travaillé après le naturel sans sortir de Caen. » ( i )
« Sept à huit ans avant le Tartuffe », cela nous ramène bien aux environs de 1661 ou 1662, puisque
La Luzerne n'a pu connaître la comédie de
Molière qu'après là représentation de 1669. Il appert au surplus, qu'il songeait à traiter ce sujet depuis fort longtemps. Car voici ce qu'il écrivait à un autre correspondant en 1651 :
« J'ay en pensée, il y a longtemps, de laisser au public un portrait au naturel des vices du siècle où nous sommes.Parcourant l'épreuvette en main, chacune des principales professions des hommes, j'ay déjà donné le foué au Partisan, à l'Alltheur, au Noble de Campagne, au Citadin. Je m'appreste » dire un mot du Chicanoux, actif et passif, c'est-à- dire à parler de la morgue du sourcilleux magis-
(1) Cf. E. de Beaurepaire, op. cit.
------------------------------------------------------------------------
trat et de la bassesse du misérable solliciteur, sans oublier ensuite le Prince Malaisé, l'HypocTiLe et le reste, où je comprendrais bien volontiers nos seigneurs les ecclésiastiques et nos vénérables frères porte-cuculle et traisne-corde. Mais ils m'envoye- raient à tous les diables, éux qui ont le pouvoir de damner les gens ou du moins me laisseraient en purgatoire dix ans après le terme. C'est pourquoi il vaut mieux n'en rien faire. »
Evidemment cette lettre nous montre dans le , sieur de La Luzerne un esprit entiché de libertinage », pour parler comme Orgon.Mais elle prouve aussi deux choses : la première, que le satirique considérait, bien avant 1651, l'hypocrisie comme un vice caractéristique du siècle ; la seconde, que, trouvant l'entreprise hasardeuse, il renonçait alors à« donner le foué aux hypocrites ». Ce sont les scandales de Caen qui lui fournirent l'occasion de revenir sur son projet.
Cette occasion qui fut belle à l'ecclésiastique Dufour et au libertin La Luzerne, n'était pas moins favorable à Molière. Il la saisit comme eux. Car, outre qu'à choisir un pareil sujet, il était sûr de tenir une pièce d'actualité et de se présenter devant une salle prévenue en sa faveur par l'opinion publique, beaucoup de raisons l'incitaient à rompre la lance avec les dévots.
------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE CINQUIÈME
LES GRIEFS DE MOLIÈRE
1° La Cabale contre les (( farceul's ».
Si nous en croyons les Anecdotes Littéraires (i) « Molière disait que le mépris était une pilule qu'on pouvait bien avaler, mais qu'on ne pouvait guère la mâcher sans faire la grimace. »
Ce propos n'est peut-être pas historique, mais il est vraisemblable. Car si Molière, au cours de sa carrière, dut avaler beaucoup de pilules, il ne put mâcher, sans faire la grimace, celles que les dévots le contraignirent d'absorber.
(i) Ce recueil d'anecdotes a été publié en 1752.
------------------------------------------------------------------------
La Cabale n'aimait pas le théâtre. On sait le chagrin qu'éprouva tout Port-Royal lorsque Racine se fit tragédien. Que durent penser les « bigots » quand ils virent le jeune Poquelin dédaigneux de la boutique paternelle, faisant fi du titre et de la charge de tapissier valet de chambre de Sa Majesté, s'acoquiner à une act-rice, s'enrôler dans une troupe de théâtre, monter enfin sur les tréteaux et y faire figure de farceur? Ce fut certainem.ent un gros scandale.
Or, les Béjart, avec le jeune transfuge, commirent dès l'abord une bévue considérable. Ne s'avisèrent-ils pas d'aller installer leur théâtre au jeu de Paume des Métayers, sur le territoire de Saint- Sulpice ?
C'était en l'an 1644. Le pieux abbé Olier, alors âgé de trente-six ans, dans toute la verdeur de sa fougue, dépensait un 7,èle redoutable en vue d'épurer les mœurs de ses ouailles. Il eût voulu qu'on ne tolérât sur sa paroisse ni une gourgandine, ni un bateleur, ni un huguenot, ni, bien entendu, une troupe de comédiens. Il faisait à ceux-ci une chasse active, diligemment servi, dans son œuvre de moralisation, par la police de la Compagnie du Saint-Sacrement, dont il était un des chefs.
------------------------------------------------------------------------
L'Illustre Théâtre, comme les autres salles de spectacle, fut aussitôt mis à l'index, en attendant que l'on pût, si possible, expulser les acteurs. EL1 dépit de programmes ailéchants, malgré la beau lé séduisante de Madeleine Béjart, nonobstant le talent estimable des artistes, le jeu de Paume des Métayers se vit déserté « des grands comme des petits ». Vainement l'on chercha fortune ailleurs : il était trop tard, et peut-être y fut-on poursuivi par Olier et ses terribles limiers. Les dettes étaient criardes ; il fallut que Molière goutât de la Bastille et finalement se résolût à battre l'estrade en province pour tenter la fortune.
La troupe ne devait pas ignorer cette cause primordiale et sans doute décisive de son insuccès.
En tout cas l'hostilité de M. Olier est avérée : le biographe du curé de Saint-Sulpice est convaincu que, si Molière ne rentra à Paris qu'en 1658, c'est qu'il attendit en province la mort de son persécuteur, laquelle survint en 1657. (1)
Durant les douze années que le comédien séjourna dans les provinces, et particulièrement dans le Midi, en des régions où les « Réformez », les
(1) Cf. Faillon, Vie de M. Oli&- II pp. 374-375.
------------------------------------------------------------------------
« Rafinez », dont. parle La Luzerne avaient fondé des compagnies nombreuses et prospères, partant très actives et très fanatiques, il dut « avaler » nombre de « pilules ».
Le temps du séjour de Molière en province est, en effet, celui de la plus grande prospérité de la Cabale. Au moment où la troupe quitte Paris, la Compagnie du Saint-Sacrement compte 24 succursales provinciales dont une dizaine ont été fondées entre 1643 et 1645, savoir, celles de Dijon en 1643, celles de Grenoble, La Rochelle, Le Puy et Metz, en 1644, celles de Senlis, Laval, Bordeaux, Périgueux, en 1645. La Compagnie de Rouen devait être aussi de fondation récente alors. Parmi les filiales plus anciennes on note celles de Lyon (1631), Aix (1638), Marseille, Cahorset Tulle (1639), Arles (1640), Toulouse (1641), Poitiers (1642).
Lorsque le comédien repartira pour Paris ce chiffre de 24 filiales aura plus que doublé : il en existe 51 en 1658. Parmi les nouvelles fondations, on remarque celles de Limoges, Clermont, Nantes, Angoulême, Avignon, Bazas, Agen, Orange et Vienne. Molière a donc, partout où il a passé, pu voir les confrères à I'oeuvre ; partout il s'est trouvé probablement en butte à leur hostilité plus ou
------------------------------------------------------------------------
moins déclarée; partout il a pu se documenter sur eux.
Leur zèle était particulièrement redoutable vers la fin de l'odyssée du poète. Une brochure publiée en 1661 « pour l'édification des bons et l'avertissement des impies » renferme une liste de divers arrêts rendus par les Parlements (certainement à l'instigation des dévots) entre 1655 et 1661, contre les blasphémateurs du Nom de Dieu et de la Sainte Vierge : sur dix arrêts, cinq comportent des condamnations à mort, un ordonne la fustigation et le supplice du carcan, trois les galères à temps ou à perpétuité, un enfin le bannissement. Et cette liste n'est pas complète.
Il est vraisemblable que la troupe de Molière a maintes fois rencontré sur sa route de pieux laïcs acharnés contre les joueurs de farces. Qu'elle ait été par eux pourchassée, traquée, obligée de disparaître, de transporter ses pénates en des lieux - plus propices, nous pouvons l'inférer d'une anecdote relatée dans la Vie de Pavillon, évêque d'Aleth.
« Etant un jour à Narbonne, raconte le biographe, M. de Montaigu vit, dans la place, des joueurs de farce sur un théâtre. Il alla à l'extrémité de l'autre bout de la place où ils étaient, ets s'étant
------------------------------------------------------------------------
mis à genou, il s'adressa à Dieu et dit : « Seigneur, si vous voulez que je parle à ce peuple, faites-leur quitter ces spectacles où ils sont attachés pour venir m'écouter. M Dans le même temps, il arrêta quelques femmes qui passaient pour les faire prier Dieu et pour les instruire. Et aussitôt, ce peuple accourut à lui et laissa là les joueurs de farce. Le lendemain et les jours suivants, il monta même sur le théâtre, où toute la ville vint l'écouter en foule, et les farceurs furent obligés de la quitter. Il fit à peu près la même chose à Béziers, à Carcas- sonne et dans plusieurs autres grandes villes, car il était difficile que plusieurs ne fussent pas touchés de ses instructions pleines de sainte onction et de l'esprit de Dieu. »
Narbonne, Béziers, Carcassonne, voilà des villes où Molière a souvent passé et ces incidents se produisaient précisément entre 1645 et 1655, alors que le comique déambulait à travers le Languedoc.
Sans doute, on ne sache pas que la troupe du duc d'Epernon ou de M. le prince de Conti en ait été réduite à jouer sur les places publiques. Mais croit-on qu'un Montaigu ne fût pas capable d'aller la pourchasser jusque dans les jeux de paume ou autres locaux de fortune où elle s'installait ?
Et même si Molière ne fut pas personnellement victime du zèle de ce dévot ou de ses pareils, est-il croyable qu'il ait vu sans indignation user de tels
------------------------------------------------------------------------
procédés à l'égard des troupes nomades ? On sait combien il avait le sentiment de la camaraderie et comment il se lit un devoir plus tard d'obliger ses anciens compagnons.
Mais quel était ce Montaigu? Un ancien libertin, un ancien débauché, un de ces diables faits ermites, un de ces seigneurs ruinés par le vice, perdus de réputation qui se vengeaient sur les autres de ne pouvoir, comme eux, mener la vie joyeuse, ou se faisaient une industrie de la dévotion pour continuer à satisfaire leurs passions, un Don Juan enfin, pour tout dire. Si Molière le connut combien ne dut-il pas le mépriser ?
Puisque nous en sommes aux conjectures, j'indiquerai en passant que Marseille était, dans le Midi, un des centres les plus actifs de la propagande dévote. La Compagnie du Saint-Sacrement de cette ville fonda plusieurs filiales dans la région. Il y avait là un évêque, nommé J.-B. Gaud, qui était fort en odeur de sainteté auprès de la Cabale. Une de ses premières préoccupations, quand il prit possession de son siège épiscopal, fut de « remettre les dames dans la modestie chrétienne » et de les obliger à ne paraître plus en public « le
------------------------------------------------------------------------
sein découvert ». (i) Le bon prélat n'obtint pas beaucoup de succès dans sa campagne ; mais il composa, faute de mieux, un beau sermon « contre le sein découvert des femmes » que la mort l'empêcha de prononcer.
Un tel homme, sans doute, ne fut pas tendre aux comédiens. Molière, d'ailleurs, ne dut pas le rencontrer sur sa route ; mais la réputation du saint évêque de Marseille put fort bien parvenir jusqu'à lui. Qui sait si l'auteur de Tartuffe ne pensait pas à l'auteur du sermon sur le « sein découvert des femmes » en écrivant le fameux vers :
Cachez ce sein que je ne saurais voir ?
Mais, c'est assez conjecturer. Nous avons des textes qui prouvent que Molière a été effectivement l'objet des tracasseries de certains de ces dévots austères dont la piété s'acharnait contre les farceurs, et qui, parfois, poussaient l'horreur des « histrions » jusqu'à les traiter en excommuniés.
Chorier, l'auteur d'une biographie latine de
Boissat, s'exprime ainsi :
(i) Cf. Rebelliau et Allier. Procès-verbaux des Conférences de la Compagnie de Marseille. On y trouve notée la campagne contre l'immodestie des femmes.
------------------------------------------------------------------------
« Jean Baptiste Molière, très excellent acteur et auteur de comédies, était venu, vers ce temps à Vienne. Boissat le traitait avec honneur. Il ne l'anathématisait pas, à l'exemple de quelques-uns qui affectaient une sotte et insolente sévérité. Quelque pièce qu'il jouât, Boissat en était le spectateur assidu. Il faisait même asseoir à sa table cet homme éminent dans son art. Il lui donnait de somptueux repas. Il ne le mettait pas comme un excommunié, au nombre des impies et des scélérats, ainsi -que le font d'ordinaire certains animaux farouches. » (i)
Cette traduction est celle de Mesnard. M. Moland donne de ce passage une variante. Il en traduit ainsi la fin :
Boissat « lui donnait d'excellents repas et ne faisant pas comme font certains fanatiques, ne le mettait pas au rang des impies et des scélérats, quoiqu'il fÛt excommunié. »
Quelque traduction qu'on adopte, il est clair qu'en certaines contrées Molière s'est trouvé en butte à l'hostilité flagrante des dévots qui lui
(i) De Petri Boessati ..... vita amicisque titterati$. 1680.
------------------------------------------------------------------------
jetaient à la face l'excommunication que des prélats zélés avaient pu porter contre lui. (i)
Il est précisément un prélat que nous allons voir se jeter à la traverse de la fortune du comique. Je veux parler de l'évêque d'Aleth, Pavillon, le même qui avait converti ce Montaigu si acharné contre les farceurs. Cet évêque était, en fait d'excommunication, d'une libéralité remarquable. Duellistes et concubinaires étaient par lui impitoyablement exclus du giron de l'Eglise. Il ne dénommait pas les acteurs autrement que des « histrions ». C'est Pavillon qui convertit également le prince de Conti. A en juger par l'attitude que nous allons voir prendre à ce dernier, il n'est guère douteux
(i) Il n'est pas démontré que Bossuet ait péremptoirement raison contre le P. Caffaro et que les comédiens fussent partout expressément excommuniés du fait de leur profession. Mais Bossuet lui-même avance-t-il cette affirmation ? En réalité, la pratique à peu près générale de l'Eglise se bornait à traiter les comédiens en « scandaleux )) et à leur refuser les sacrements à moins qu'ils ne prissent l'engagement de renoncer au théâtre. Ainsi agit-on encore à l'égard de tous les pécheurs publics, les concubinaires, par exemple. Certains évêques allaient plus loin et « fulminaient » l'excommunication formelle contre les acteurs, surtout contre les « farceurs »,
------------------------------------------------------------------------
que Molière n'ait été l'objet des foudres de l'évêque d'Aleth.
2° Molière et Conti (1)
Lorsque le prince de Conti accueillit Molière à Pézenas, en 1653, il vivait dans la débauche, ayant pour maîtresse déclarée Madame de Calvimont, femme d'un conseiller au Parlement de Bordeaux. Il était criblé de dettes, faisait profession d'athéisme et on lui prêtait même des vices contre nature. L'abbé Cosnac, Grimarest, l'abbé Voisin attestent la bienveillance, l'amitié même avec laquelle le comique fut traité, sinon lors de son arrivée, du moins peu de temps après.
« Le prince de Conti entretint longtemps une troupe de comédiens. Ne se contentant pas devoir
(1) Voir sur la question : Mesnard, Ed. de Molière, col- lection des Grands Ecrivains T. X.
R. Allier, la Cabale des Dévots, le chapitre sur Tartuffe.
Rebelliau, Rev. des Deux Mondes, oct. 1909.
Gazier, Mélanges de Littéral. et d'Hist. — Pavillon,
Molière et Conti, 1904.
Louis Lacour, Le Tartuffe par ordre de Louis XIV, 1875.
------------------------------------------------------------------------
les représentations du théâtre, il conférait souvent avec le chef de leur troupe qui est le plus habile comédien de France, de ce que leur art a de plus excellent et de plus charmant. En lisant souvent avec lui les plus beaux endroits et les plus délicats des comédies tant anciennes que modernes, il prenait plaisir à les lui faire exprimer naïvement de sorte qu'il y avait peu de personnes qui pussent mieux juger d'une pièce de théâtre que ce prince. » ( i )
Voilà l'estime où le gouverneur du Languedoc tenait Molière.
Or, ce grand personnage, brusquement, en 1655, à l'âge de 26 ans, se convertit. Il passe de l'extrême dissolution à l'extrême austérité. Il va se mettre à genoux devant Calvimont et fait enfermer au couvent l'épouse adultère. Il dépense des millions pour désintéresser ses créanciers. Il se fait affilier à la Compagnie du S. Sacrement. Et M. Gazier qui a étudié les rapports de Conti avec Molière, d'observer : « Un pareil néophyte, guidé par un Pavillon, devait bruyamment renverser les idoles. » Il les renversa, en effet avec éclat.
(1) Abbé Voisin : Défense du Traité de Mgr le Prince de Conti louchant Ictr Comédie et les spectacles. P. 1671, p. 149.
------------------------------------------------------------------------
« Du coup, remarque M. Allier, il se mit à décréter la sainteté et à proscrire, avec un égal entrain, l'hérésie et le rire. Le règlement de sa maison était terrible. L'interdiction de la comédie en était l'article essentiel. »
On sait que Racine a porté témoignage de la persistance de ce zèle :
« M. le prince de Conti, écrit-il à M. Vitart, le 25 juillet 1662, est à trois lieues de cette ville et se fait furieusement craindre dans la province. Il fait rechercher les vieux crimes qui sont en fort grand nombre. Il fait emprisonner bon nombre de gentilshommes et en a écartelé beaucoup d'autres. Une troupe de comédiens s'était venue établir dans une petite ville proche d'ici ; il les a chassés et ils ont passé le Rhône pour se retirer en Provence. On dit qu'il n'y a que des missionnaires et des archers à sa queue. Les gens du Languedoc ne sont pas accoutumés à telle réforme; mais il faut pourtant plier. »
Mesnard a raconté en détails l'histoire des relations de la troupe avec Conti. Il date de 1655-1656,
lors de la session des Etats de Pezenas, le commencement de la brouille.
« Il paraît, dit-il, que le temps de cette session fut celui où le vent commença à tourner contre le théâtre. L'austère évêque d'Aleth, Nicolas Pavillon,
------------------------------------------------------------------------
venu aux Etats, rendit visite au prince qu'il trouva malade dans une favorable disposition pour écouter ses pieuses exhortations à se repentir de ses égarements. A ce moment où l'alarme fut jetée dans la conscience du pécheur, il y eut certainement de sévères paroles sur les dangers d'un goût si vif pour la comédie. Le temps d'une rupture éclatante aveç ce divertissement profane n'était pas encore venu. Mais il est vraisemblable que
Molière trouva dès lors du refroidissement. »
Il semble bien, en effet, que la troupe, qui avait jusque-là bénéficié des largesses de Conti et des Etats, se vit traitée avec moins de générosité. Le paiement de ses honoraires pour les représentations données lors de cette session provoqua des difficultés.
Nous voyons qu'un accord est passé le 3 mars 1656 devant le juge royal de Narbonne, entre Melchior Dufort et Joseph Cassaigne, étapiers, d'une part, Molière et Madeleine Béjart, d'autre part. Après la session, le prince de Conti avait fait remettre à Molière une assignation de 5,000 livres sur le fonds des étapes de la province.Dans le même temps Molière avait reçu 6,000 livres des Etats. Ces 5,000 livres étaient-elles la dette personnelle du prince? Etait-ce la pension que celui-ci avait promise en 1653 au chef de la troupe? Le
------------------------------------------------------------------------
prince, au lieu de puiser dans son escarcelle a-t-il préféré donner un papier que nous voyons négocier? Certains prétendent que le fonds des étapes comportait une sorte de chapitre des fonds secrets qui permettait au gouverneur de la province de rejeter sa dette sur les Etats. Toujours est-il que les deux étapiers acceptèrent de payer les 5,000 livres, partie comptant, partie à échéance. Mais précisément à l'échéance, ils refusèrent de faire honneur à leur signature. Il fallut un jugement du tribunal pour les contraindre à s'exécuter. De là l'accord du 3 mars 1656.
On peut, sans crainte de se tromper, supposer que ce conflit aurait été évité si le comédien avait été en aussi bonne grâce que jadis auprès du maître. Nous allons voir cette hypothèse se fortifier par ce qui s'est passé l'année suivante.
On lit dans la vie de Pavillon, que l'archevêque de Narbonne fit nommer « Monsieùr d'Aleth » président du bureau des comptes pour les Etats de Béziers (1656-1657). Pavillon n'avait-il pas sollicité lui-même cette charge afin de mettre ordre aux irrégularités du genre de celles qui viennent d'être entrevues ? En tout cas, chargé de la surveillance du « comptereau », il sut empêcher que
------------------------------------------------------------------------
les deniers des Etats fussent dispensés aux comédiens. Voici, en effet, ce qui fut décidé, d'après le procès-verbal de la séance du 16 décembre 1656 :
« Sur les plaintes qui ont été portées aux états par plusieurs députés de l'assemblée, que la troupe des comédiens (c'est celle de Molière) qui est en la ville de Béziers fait distribuer plusieurs billets aux députés de cette compagnie pour les faire entrer à la comédie sans rien payer, dans l'espérance de retirer quelque gratification; a été arrêté qu'il sera notifié par Loyseau, archer des gardes du Roi en la prévôté de l'hôtel, de retirer les billets qu'ils ont distribués et de faire payer, si bon leur semble, les députés qui iront à la comédie, l'Assemblée ayant résolu et arrêté qu'il n'y sera fait aucune considération et défendu par. exprès à Messieurs du bureau des comptes de directement ni indirectement leur accorder aucunes sommes, ni au tresorier de la bourse de les payer, à peine de pure perte et d'en répondre en son propre et privé nom. »
Ce document éclaire, ce semble, l'incident de l'année précédente. A un titre quelconque,
Molière avait touché jusqu'ici du fond des étapes, avec la complicité ou par l'ordre du prince de
Conti, des gratifications. Peut-être le prince accordait-il de son chef aux comédiens cette gratifi-
------------------------------------------------------------------------
cation qu'il faisait endosser par le « comptereau ». Lors de sa conversion il eut des remords touchant cette irrégularité quelque peu frauduleuse, il s'en ouvrit à Pavillon ou celui-ci découvrit l'artifice de .comptabilité. Le prélat, considérant que les étapes ne devaient rien, refusa sans doute aux étapicfs de les rembourser de la somme qu'ils avaient versée comptant sur les 5.000 livres réclamées par Molière. Quand vint le moment de payer la première échéance, les étapiers refusèrent de s'exécuter. D'où contestation, procédure, jugement, enfin, reconnaissant que les « assignations » du prince de Conti étaient régulières et valables en droit.
Les Etapes payèrent donc, mais Pavillon prit soin que pareil fait ne se renouvelât pas l'année suivante. Molière fut sans doute avisé qu'il ne devait plus compter sur des largesses de cette nature. Le comédien tenta-t-il de constituer une nouvelle créance en distribuant des billets gratuits aux députés? Toujours est-il que grâce à la vigilance de Pavillon, il encaissa un bénéfice sensiblement inférieur à celui des précédentes sessions.
De son côté, Joseph Béjart qui avait obtenu .1,500 livres à la précédente campagne pour un
------------------------------------------------------------------------
Recueil de Titres et Blasons, .ne put tirer que 500 livres d'une suite de ce Recueil ; encore reçut-il avis de s'abstenir de faire des travaux qui ne lui seraient point expressément commandés. Or, il semble bien qu'il fût dans l'usage des comédiens ambulants d'exécuter des travaux de ce genre pour augmenter leur pécule. Le chevalier de L'Hermite Soliers qui était lemari de cette Vauselle attachée à la troupe de Molière, en 1652, et 'qui suivait cette troupe en qualité de poète et de cousin par alliance de Madeleine Béjart, composait aussi des ouvrages de Blason qui lui étaient rétribués en dehors des représentations théâtrales auxquelles il pouvait participer. (r)
Le premier résultat de l'emprise des Dévots sur le prince de Conti fut donc de priver Molière et ses camarades d'une part importante de leurs ressources habituelles. Cette considération ne fut sans doute pas étrangère à la résolution qu'ils prirent de quitter la province.
Au surplus, la troupe ne tarda pas à se convain-
(1) La vie mouvementée de ce singulier personnage a été racontée par M. Bernardin : Hommes et Moeurs au xvn* s.
P. 1900. Chapitre intitulé : Un mari d'Actrice.
------------------------------------------------------------------------
cre qu'elle ne devait définitivement plus compter sur le prince de Conti. Celui-ci lui avait donné rendez-vous à Bordeaux, où il devait se rendre à son retour d'un voyage à Paris. Mais il fut retenu dans la capitale par la maladie et l'abbé de Ciron, recommandé par Pavillon, acheva sa conversion. Ce fut le décisif adieu à tous les divertissements profanes. Conti, que Molière soit allé ou non à Bordeaux, ne se présenta jamais au rendez-vous.
Nous arrivons à l'an 1657. Molière joue la comédie à Lyon. Survient le prince de Conti qui se rend en Italie, et voici ce qu'il écrit à l'abbé de Ciron, son confesseur :
« Il y a des comédiens ici qui portaient autrefois mon nom - je leur ai fait dire de le quitter, et vous pensez bien que je n'ai eu garde de les aller voir. »
Molière ne parut pas aux États cette année-là... Du moins n'y trouve-t-on point sa trace. En tout cas, certainement* ces incidents lui parurent amers. Dégoûté, comme plus tard La Rochefoucauld, de 1 amitié et de la dévotion, il résolut de ne plus attendre longtemps pour regagner Paris.
------------------------------------------------------------------------
3° Le retour à Paris
L'année suivante (1658) la troupe se mit en route. Elle fit étape à Rouen, comme on sait. Nous l'y rencontrons au mois de juin.
On se rappelle quel était l'état des esprits dans le monde catholique en Normandie, à ce moment- là. Les Provinciales y avaient jeté le plus grand trouble; l'archevêque de Rouen, l'évêque de Bayeux et la grande majorité de leur clergé étaient en lutte ouverte avec la Compagnie et plus spécialement avec les solitaires de l'Ermitage de Caen qui les attaquaient violemment pour avoir protesté contre les doctrines des casuistes, c'est-à- dire des Jésuites. La Compagnie du Saint-Sacrement avait soulevé contre ses adversaires — qui étaient ses supérieurs ecclésiastiques — une foule de fanatiques. Les polémique^devaient être virulentes, si nous en jugeons par les indications contenues dans le Mémoire de Dufour. Molière a-t-il pu ignorer ces polémiques? Cela serait d'autant moins vraisemblable qu'il avait des attaches à Rouen. Il. y vit assidûment les deux Corneille. L'injure subie dans le Midi était encore cuisante.
------------------------------------------------------------------------
Le comique put-il se défendre de confier ses ressentiments aux deux tragiques ? Ceux-ci, alors, purent-ils éviter de lui raconter les méfaits des dévots de leur région ? Pierre Corneille n'en était pas encore au temps où il allait à son tour faire pénitence et traduire l' Imitation en vers. Le grand homme était amoureux de la Du Parc; il ne rougissait point de se faire le rival de son frère Thomas, tant pour les « soins » auprès de la belle actrice que pour les petits vers galants consacrés à sa gloire.
On ne peut croire qu'entre les trois écrivains, les dévots ne furent pas mis sur le tapis. Ainsi Molière put accroître, s'il en était besoin, sa documentation sur les Tartuffes et les Don Juan.
Sans attacher plus d'importance qu'il n'en faut aux ressemblances frappantes que présente le personnage de Tartuffe avec les pharisiens de Dufour et de La Luzerne, ces ressemblances ne peuvent que corroborer cette hypothèse déjà très plausible. D'autre part, Molière a formellement indiqué que son héros était provincial. Enfin, nous voyons l'Imposteur, à la fin de la pièce, dénicher dans le grand Paris, avec une rapidité singulière, le vilain M. Loyal, un normand et qui se vante de
------------------------------------------------------------------------
l'être. C'est à se demander si les deux misérables ne sont pas des compatriotes.
Cependant Molière se rendait à Paris pour préparer les voies à sa troupe. Il avait des recommandations pour Monsieur, frère du Roi, alors âgé de 18 ans. Le futur duc d'Orléans était du clan des libertins : il n'aimait pas les dévots. Quand on lui dit que Molière arrivait à lui brouillé avec le prince de Conti dont la conversion faisait scandale, si l'on peut ainsi parler, parmi les libertins, il se trouva immédiatement bien disposé eh faveur de ce comédien. La troupe quitta RQuen avec l'assurance qu'elle aurait la protection de Monsieur.
Molière parut pour la première fois devant Leurs Majestés le 4 octobre 1658. Il eut la joie de se faire bien venir du Roi, qui aimait la farce, en représentant devant lui le Docteur Amoureux. Il obtint pour sa troupe le droit de jouer, alternativement avec les Italiens, au Petit-Bourb.on. Son entêtement à monter des tragédies faillit dès le début lui valoir des déboires. Mais le terrain qu'il perdait lorsqu'il chaussait le cothurne, il le regagnait lorsqu'il endossait la casaque des Sganarelles et des Mascarilles.
Le Dépit Amoureux fut un grand succès. En
------------------------------------------------------------------------
1659, réputation du farceur était établie. On sait comment la représentation des Précieuses commença de lui valoir le renom d'auteur comique de premier ordre. Vrai ou légendaire, le mot du bourgeois de Paris : « Courage, Molière, voilà de bonne comédie », traduisit l'opinion générale. Une interdiction momentanée ne fit qu'accroître la curiosité. Le Roi et Mazarin qui étaient au pied des Pyrénées firent jouer devant eux la pièce qui mettait Paris en émoi et consacrèrent, par leurs applaudissements, les applaudissements de la ville. L'auteur des Précieuses avait le vent en poupe. Il tint tête aux alcovistes et imprima sa pièce.
Au mois de mai, Sganarelle ou le Cocu imaginaire lui valut de nouveaux succès, mais lui attirèrent très probablement aussi de nouvelles attaques. Peut-être n'a-t-on pas assez remarqué que cette farce est une de celles qui ont encouru de la part de Bossuet plus tard les plus vifs reproches, (i)
(1) Cf. Les Maximes et Réflexions sur la Comédie.
Ed. Gazier. Ch. V., pp. 33 et 34. Bossuet semble bien, outre l' Ecole des Femmes, l' Ecole des Maris et Amphytrion, viser le Cocu lorsqu'il écrit :
« On réprouvera les discours ou ce rigoureux censeur
------------------------------------------------------------------------
L'évêque de Meaux avait été affilié à la Compagnie du Saint Sacrement. Il est à croire qu'il se faisait ici l'écho des doléances des confrères d'autrefois, d'autant plusque les railleries de Molière touchant les Quatrains de Pibrac, les Tablettes de la Vie et de la Mort, et La Guide des Pécheurs visaient ouvertement leurs procédés d'éducation.
des grands canons, ce grave réformateur des ruines et des expressions de nos précieuses, étale cependànt au grand jour les avantages d'une infâme tolérance des maris et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. ))
Bossuet ajoute :
(( La postérité saura peut-être la fin de ce poète qui, en jouant son Malade Imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui a dit : « Malheur à vous qui riez, parce que vous pleurerez. »
Voyer d'Argenson parle aussi de Molière à propos du Tartuffe ét lui aussi en un style plus sec mais dans un esprit analogue, rappelle la triste fin du comédien. Bossuet écrivant en 1694, d'après ses souvenirs, ne se rapelle pas bien la pièce que jouait Molière lorsqu'il fut frappé à mort par son terrible mal, mais il avait gardé la mémoire des griefs de ses confrères de la Cabale, lorsque parurent les deux Ecoles. Il est probable que son allusion au Cocu Imaginaire est un souvenir du même temps.
------------------------------------------------------------------------
Remarquons encore que le 2 juillet de la même année 1660, un mois à peine après la première du Cocu, le prince de Conti, l'adversaire acharné du théâtre immoral, se faisait affilier à la Compagnie du Saint-Sacrement de Paris. Le prince de Conti, si dévot qu'il fût, n'ignorait rien de ce qui se.passait dans la capitale. Il a gémi sur l'indécence de la nouvelle œuvre de son ancien commensal. Toute la Cabale a protesté contre ce scandale. Ce n'est là évidemment qu'une conjecture. Mais tous les faits que nous connaissons, tous ceux qu'il me reste à raconter en font une quasi-certitude.
Ainsi, en arrivant à Paris, Molière retrouva devant lui les mêmes adversaires qui l'avaient fait échouer à ses débuts et qui l'avaient si fort tracassé durant son séjour en province. Seulement il n'était plus homme à souffrir les attaques ou à endurer les brimades sans se défendre. Il résolut de rendre coup pour coup. Justement, les circonstances furent telles qu'elles devaient l'induire à prendre une telle résolution sf ses rancunes ne l'y avaient pas suffisamment incité.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE SIXIÈME
LES HOSTILITÉS
1, Première escarmouche (L'Ecole des Maris)
Précisément en 1660 éclataient les scandales de Caen; les accusations formulées par Dufour contre les confrères du Saint-Sacrement étaient apportées à Paris par l'archevêque de Rouen. Si nous nous référons aux lettres de Guy Patin, l'opinion de la ville en était saisie dès le commencement d'août. Les Annales de d'Argenson attestent que la Compagnie fut informée le 29 du même mois que Mazarin nourrissait contre elle de noirs desseins il avait l'œil sur elle et ne songeait à rien de moins qu'a l'anéantir.
------------------------------------------------------------------------
Effectivement une enquête fut ordonnée; les faits recueillis furent déférés au Parlement. Bien que le Premier Président Lamoignon fût de la maison, la Compagnie se vit, par arrêt rendu en bonne "et due forme, au mois de décembre 1660, interdire toute réunion ultérieure.
Molière profita du moment. Mais il avait acquis trop d'expérience pour se lancer dans une attaque à fond. Cette longue guerre de huit ans s'ouvrit sur une simple escarmouche.
L' Ecole des Maris fut jouée le 24 juin -1661. Il est clair que si, dans son ensemble, cette pièce constitue une comédie d'intrigue assez voisine de la farce, le premier acte en relève singulièrement la portée philosophique ou sociale. Molière y oppose, en effet, l'une à l'autre deux doctrines, deux systèmes d'éducation. (i)
On l'accusait d'immoralité à propos de Sgana- l'elle. Pourquoi ? Parce que, en traitant si libre-
(1) Par là, Molière renouvelle le sujet qu'il emprunte à l'Espagne. (Voir Martinenche : Molière et le Théâtre espagnol). Il s'agit chez les modèles de maris jaloux; il s'agit chez Molière de principes d'éducation. Cette seule différence est capitale et change toute la portée philosophique et des situations et des dialogues, fussent-ils visiblement imités.
------------------------------------------------------------------------
ment de sujets scabreux, il choquait la pudeur et instruisait l'ignorance des jeunes filles tout en excitant les gens d'expérience à la concupiscence et les personnes mariées à l'oubli de la- dignité du sacrement du mariage. Molière répond que ni les sévérités outrées, les claustrations, les « grilles », ni les principes surannés, ni les modes désuètes ne valent, pour sauvegarder la vertu des femmes ou des filles, une bonne honnêteté toute humaine éclairée par le bon sens et guidée par une sage expérience de la vie.
Le reproche adressé au comique pouvait indisposer contre lui certaines personnes austères dont un grand nombre se groupaient, dans l'ancienne Cour, autour de la Reine-Mère. Là les mœurs nouvelles, le développement de la vie mondaine, avec le train de luxe qu'elle entraînait, avec son déploiement de bals et de fêtes, étaient ouvertement blâmés; Sganarelle était l'interprète de ces mécontents.
Ce blâme était-il seulement le fait de vieilles gens dont la maussade sévérité s'accommodait mal de façons de vivre qui choquaient leurs habitudes ? Sganarelle est, en une certaine mesure, un « lau-' dator temporis acti ». Mais ce trac\itiannaliste
------------------------------------------------------------------------
n'est point le vieillard de la pièce. Il est notablement plus jeune que son frère Ariste ; il n'est donc pas uniquement le porte-parole de vieillards entêtés. En réalité, les gens qu'il représente défendent un principe, (i)
La jeune Cour, pour toute règle, professe qu'il convient, sinon d'imiter les « muguets » plaisamment raillés par Sganarelle en raison de leurs modes extravagantes, du moins de s'accommoder des mœurs de son temps. Cet opportunisme « amoral » (qu'on me passe ce néologisme anachronique mais expressif autant que célèbre) choque les Sganarelles de l'ancienne Cour.
Non seulement ceux-ci raillent les modes nouvelles, non seulement ils se tiennent à l'écart des réjouissances coûteuses ou des mondanités futiles, mais ils les condamnent comme des immoralités et ils redoutent, comme un danger social, la promiscuité des sexes qui est la conséquence de la vie mondaine.
Sganarelle a sur ces matières des idées arrêtées et des principes rigides. Qu'on observe ou qu'on viole ses principes, il y attache une importance
(i) La différence d'âge existe aussi chez l'Espagnol: mais ceci n'en affaiblit pas le sens symbolique.
------------------------------------------------------------------------
primordiale, car 'il y va, selon lui, de la santé morale de toute la nouvelle génération. Point de vertu possible chez une femme qui suit les maximes d'Ariste. La « chair est faible » le seul moyen d'éviter le péché est d'en fuir l'occasion. Le tuteur d'Isabelle tient donc sa pupille
« Enfermée à la clef ou menée avec lui ».
Il entend user avec elle d'autorité, non seulement parce que la loi lui en confère le droit, mais parce que la vertu de la jeune fille et son propre honneur à lui-même, qui doit l'épouser, dépendent des sages rigueurs qu'il exercera. Il exige donc qu'Isabelle ne s'habille que d'une serge honnête,
« Qu'elle porte le noir aux bons jours seulement )) qu'enfermée au logis, elle ne s'occupe que des soins du ménage,
« Qu'aux discours des muguets elle ferme l'oreille Et ne sorte jamais sans quelqu'un qui la veille. »
Enfin, il ne veut point porter de cornes s'il se peut.
Voilà ses principes. D'ailleurs, il n'est pas autrement jaloux ; il a quelque pitié pour le jeune Valère, dans la joie où il est de constater les fruits
------------------------------------------------------------------------
que son système d'éducation a produits dans l'âme d'Isabelle.
La première règle de cette éducation, c'est d'éviter que les damoiseaux puissent « fleurer les filles en liberté » ; c'est ensuite-d'interdire l'usage des vêtements luxueux parce que le luxe engendre la corruption. Sganarelle est si convaincu de l'excellence de ses méthodes qu'il craint même pour sa pupille la fréquentation de son frère Ariste, de Léonore et de toute cette famille dévoyée :
Quelle belle famille ! Un vieillard insensé
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé,
Une fille maîtresse et coquette suprême,
Des valets impudents : non, la sagesse même
N'en viendrait.pas à bout, perdrait sens et raison A vouloir corriger une telle maison.
Mais quels sont les gens qui se scandalisent à ce point des habitudes mondaines ? Les Dévots. Quels sont les gens qui rêvent de « corriger les maisons » mal conduites ? Les Dévots. Et n'y a-t- il pas entre ce langage et celui de Mme Pernelle une ressemblance évidente ?
Ecoutons encore ce soliloque :
N'est-ce pas quelque chose enfin de surprenant
Que la corruption des moeurs de maintenant ?...
------------------------------------------------------------------------
Au lieu de voir régner cette sévérité
Qui composait si bien l'ancienne honnêteté,
La jeunesse, en ces lieux, libertine, absolue.....
L'allusion est transparente. On croirait entendre les dévots entichés de leur Tartuffe.
Evidemment, Sganarelle n'est pas désigné ouvertement comme un dévot, un hypocrite, un Tartuffe. Mais il est .de la Cabale au même titre qu'Orgon ou que Mme Pernelle . Du moins, il raisonne comme eux, il professe leurs doctrines.
J'entends bien que lorsqu'il passe aux actes, il n'est plus qu'un personnage assez bouffon, qu'il joue un rôle de farce. Mais il n'était pas de spectateurs un peu au courant des mœurs de la Cabale des Dévots qui, en écoutant ce Premier Acte, ne dussent sentir l'allusion, dans le temps précis où Dufour et La Luzerne venaient de révéler ces moeurs, dans le temps où à la ville comme à la Cour on en jasait de tous côtés.
Molière, pour mieux identifier son personnage, a d'ailleurs pris soin de lui attribuer cette manie d'espionner les familles, de surveiller l'éclosion de l'adultère, d'en triompher comme d'une victoire, de colporter les scandales de mœurs, ce goût enfin d'une police indiscrète et malsaine qui est le
------------------------------------------------------------------------
capital grief retenu par les contemporains à l'encontre des Dévots.
D'autre part la manie des claustrations et des «grilles » n'était pas moins caractéristique, encore qu'on la trouve dans les modèles espagnols. Tous les adversaires de la Cabale devaient applaudir la bonne langue de Lisette, lorsqu'elle s'écriait, parlant des précautions de Sganarelle :
Tous ces soins sont des choses infâmes
Sommes-nous chez lès Turcs pour enfermer les femmes ?
On reconnaissait encore les propos habituels aux dévots lorsque Sganarelle prétendait mettre la suprême vertu des filles à « s'offenserdes seuls regards d'un homme », ou lorsque, scandalisé des indulgentes maximes de son frère, il ordonnait à sa pupille de rentrer « pour n'ouïr point cette pratique infâme. »
«
On peut dire enfin que dans tout le premier acte de cette comédie Sganarelle n'est presque pas un personnage de théâtre : il est l'orateur d'une doctrine qui est celle de la Cabale. Molière savait fort bien qu'en ridiculisant l'orateur, il jetterait le ridicule sur la doctrine et c'est pour cela que l'Ecole les Maris doit être considéré comme une
------------------------------------------------------------------------
première escarmouche dans la guerre de Molière contre les Dévots.
20 Un Succès (l'Ecole des Femmes).
Après ce qui vient d'être dit de l' Ecole des Maris, il n'est pas besoin d'insister longuement sur la signification de l' Ecole de.s Femmes, représentée à la ville fin 1662 et à la cour en janvier '1663.
Dans les deux pièces c'est sensiblement la même thèse. Arnolphe remplace Sganarelle ; le premier, en apparence, n'est qu'une sorte de doublure du second. Les deux personnages cependant offrent des nuances de caractère qui ne manquent pas d'intérêt pour nous.
Arnolphe, non plus que Sganarelle, n'est pas signalé comme un dévot. Mais il est déjà une sorte d'hypocrite de la dévotion. Car, ne partageant pas, semble-t-il, les convictions des dévots, il est, par jalousie pure, conduit à leur emprunter comme une politique efficace leurs principes d'éducation.
Il y a un fond de sincérité chez Sganarelle ; ce maussade personnage Croit vraimentque la morale est en danger, il gémit sur les mœurs du temps,
------------------------------------------------------------------------
il regrette l'ancienne honnêteté, il voudrait corriger la maison de son frère.-Aucune préoccupation de ce genre n'est perceptible chez Arnolphe. Ce maniaque de la jalousie est incapable de s'abstraire de ses soucis égoïstes. Il craint pour lui-même les effets de la malice féminine, il s'en amuse lorsque les autres en sont victimes. Sa terreur d'être cocu est égalée par sa joie de voir le front du voisin paré des ornements de la « confrérie ».
Si Sganarelle furetait dans les familles afin d'en découvrir les tares, c'était pour alimenter sa bile et justifier l'excellence de ses principes austères. Arnolphe ne s'enquiert des scandales de mœurs que pour s'en gausser. Il exulte d'abord quand cet écervelé d'Horace lui confie sa bonne fortune, il l'encourage même à poursuivre l'intrigue ébauchée, il lui prête de l'argent à cet effet. Car il n'est, contrairement à la tradition de la farçe, aucunement avare, quoique tuteur et jaloux.
Ainsi Molière avant de s'attaquer directement aux dévots, s'en prend à leurs principaux alliés : les traditionnalistes grincheux du genre de Sganarelle, les jaloux railleurs et finauds de l'espèce d'Arnolphe.
Ces derniers se soucient bien des principes ! La
------------------------------------------------------------------------
morale des Dévots leur apparaît uniquement comme une sorte de code des. moyens propres à mettre et à entretenir les jeunes filles dans un heureux état d'idiotisme. C'est Arnolphe qui nous en avise. Il n'a placé Agnès dans un petit couvent que pour qu'on l'y rendît « idiote autant qu'il se pourrait ». (i) Ceci est déjà suffisamment significarif, je pense. Mais il y a mieux. Ce beau résultat acquis, il s'agit d'entretenir soigneusement cette précieuse bêtise. Or, le moyen qu'en trouve Arnolphe, c'est de faire à son Agnès un sermon fort dévot et de lui donner à méditer les « Maximes du Mariage ».
Mais d'où sont tirées ces Maximes du Mariage? Elles ne sont pas de l'invention de Molière. M. G. Lanson en a dévoilé l'origine. L'auteur de l'Ecole des Femmes n'a fait qu'adapter à son sujet des stances tirées d'un livre édifiant de Desmarets de Saint-Sorlin (Œuvres Chrétiennes); et voici le titre de ce poème : Préceptes de mariage. de Saint-Gré-
(i) Le modèle espagnol a épousé aussi une sotte, croyant se garantir contre la malice foncière des femmes ; mais il n'est pour rien dans l'éducation de sa femme. Il s'agit encore d'un cas individuel de jalousie, non d'une méthode d'éducation comme chez Molière.
------------------------------------------------------------------------
goire de Nazianqe, envoyés à Olympias le jour de ses noces. M. Lanson a pris soin de traduire quelques passages des « Instructions à Olympias » sur le texte de la Patrologie : les vers de Desmarets sont une paraphrase assez fidèle, à quelque trans- positions de mœurs près, du texte grec. Quant à Molière, il suit d'assez près son modèle. Voici donc Desmarets et Saint Grégoire en posture fort ridicule, de même que les auteurs de maximes édifiantes en usage dans les couvents et dans les familles dévotes (tels que les Quatrains de Pibrac, les Tablettes et La Guide des Pêcheurs déja ridiculisés dans le Cocu, (i)
Quant au sermon de Sganarelle, encore que l'idée en ait été suggérée à Molière par son modèle espagnol, il suffit de le lire pour constater que les allusions satiriques à l'endroit des dévots et de leur système d'éducation sont absolument d'actualité.
Du coup, il fut avéré pour la Cabale que Molière poursuivait une campagne libertine. Elle suscita contre le poète une véritable levée de boucliers.
(I) Voyez l'article de M. G. Lanson dans la Revue Bleue,
2 déc. 189g.
------------------------------------------------------------------------
A la vérité, la Compagnie du Saint-Sacrement ne parut point s'intéresser à la querelle. On sait qu'il n'entrait pas dans sa politique de se découvrir. Mais n'est-il pas symptomatique que tous les pamphlétaires, de Visé dans sa Zelinde, Boursault, dans son Portrait du Peintre, de Visé, de nouveau, dans sa Venge.ance des Marquis, Robinet, enfin, dans son Panégyrique de l'Ecole des Femmes, aient à l'envi imputé à Molière le crime d'impiété, apportant, à côté des injures et des calomnies, des. arguments qui seront développés plus tard par le prince de Conti et par Bossuet ?
Les attaques provinrent d'écrivains jaloux, dit- on. Mais pourquoi cette cabale littéraire s'arme-t- elle des armes de la Cabale des Dévots? Comment expliquer que des gens parfaitement au courant de la situation de Molière à la Cour aient l'audace de s'attaquer, en prenant de telles armes, au favori du Roi? Ne faut-il pas qu'ils sentent derrière eux des personnages assez puissants pour les protégera
Ils en ont : le fils de Boursault affirme que son père fut obligé, presque malgré lui, « de faire la critique d'une des plus belles comédies de Molière qui est l'Ecole des Feiniiies. » Il "le fit, dit-il, « pour obéir à ceux qui l'y avaient engagé et à qui il ne
------------------------------------------------------------------------
pouvait rien refuser». Le rédacteur de la Mnse Historique se déclare réduit à une prudence qui lui interdit de parler du théâtre ou trop haut ou trop bas. Qui donc tire les ficelles de ces pantins? Qui mène cette campagne de diffamatian? Qui documente les plumitifs jaloux, sinon ces « Invisibles » qui ameutaient jadis toute la ville de Bordeaux, toute la région de Caen et Paris même, récemment encore, par leurs perfides insinuatians ou leurs infamantes dénonciations? Qui ? sinon ces mêmes gens qui, après avoir fait trébucher Molière à ses débuts, l'ont ensuite brouillé avec Conti ?
Boursault nous paraît aujourd'hui un personnage obscur. Il était en réalité secrétaire aux commandements de la Duchesse d Angoulême, très répandu dans le monde, protégé par le maréchal de Créqui, par le maréchal de Noailles, par M. de Fieulet, par l'archevêque de Langres, un duc et pair, par des amis ou des membres de la Compagnie du Saint-Sacrement. En vérité cette Cabale littéraire porte la griffe de la Cabale des Dévots.
D'autres questions surgissent d'ailleurs : s'il ne s'agit que d'une querelle littéraire, pourquoi veut- on que le roi se mêle d'y intervenir? Est-ce que
------------------------------------------------------------------------
contre les jaloux, contre les « turlupins », contre les alcovistes, Molière n'est pas de taille à se défendre lui-même ? La Critique de l'Ecole des Femmes et l'Impromptu de Versailles répondent d'ores et déjà à la question.
Mais le Roi veut qu'on sache qu'il est avec Molière: il lui accorde mille livres de pension à titre d' « excellent poète comique » et lui commande Y l'bnprf!mptu, afin qu'il ait, après la Critique, une nouvelle occasion de tancer Monsieur Bour- sault. Enfin, comme ces marques de faveur n'ont pas calmé la venimeuse colère des ennemis de Molière, Louis XIV accepte le parrainage du fils aîné du poète, au mois de février 1664.
Une querelle de vulgaires plumitifs valait-elle tant d'affaires ? Non. Mais le Roi savait que derrière les de Visé, les Boursault et les Robinet, se cachait la toute-puissante Cabale des Dévots inspirée par Conti et par !e marquis de Fénelon, protégée enfin par la Reine-Mère : contre de. tels adversaires ce n'était point trop de la toute-puissance royale.
M. Lanson a remarqué quelque part que dans la Critique, l'auteur s'était défendu mollement de l'accusation d'impiété. Mais non ! Il a dit tout ce
------------------------------------------------------------------------
qu'il suffisait de dire : il a répondu que de vrais - dévots n'avaient rien trouvé à redire à sa pièce. Ces vrais dévots c'était le Roi, c'était Mmc Henriette, c'était même, en apparence, Anne d'Autriche, puisque celle-ci, obéissant à son impérieux fils, se laissait dédier la Critique de l'Ecole des Femmes. Or un tel argument eût dû alors suffire à tout, puisqu'il laissait entendre qu'au sentiment des souverains,il n'y avait que de faux dévots pour se scandaliser touchant une comédie qu'eux- mêmes ne trouvaient / ni déshonnête, ni libertine.
D'autre part le poète démontrait qu'il savait d'où le coup était parti et il ne dissimulait pas son intention de revenir sur la question. Il songeait à Tartuffe déjà ; la dédicace à la Reine-Mère n'était peut-être qu'une précaution pour qu'au jour de l'attaque directe contre les Dévots cette auguste personne ne pût être mise en cause.
L'histoire de la Cabale, pendant ces jours de lutte est aussi fort instructive pour nous.
On se souvient qu'un arrêt du Parlement en date du I3 décembre 1660 avait interdit à la Compagnie du S. Sacrement de continuer à tenir ses assises. A la vérité,.cette Compagnie n'était pas formellement désignée, mais elle se reconnut si
------------------------------------------------------------------------
bien qu'elle résolut d'obtempérer à cette injonction . Son obéissance n'alla pourtant pas sans quelque restriction. Les officiers continuèrent seuls à se réunir mais ils veillèrent au bon fonctionnement des œuvres. On ne convoquait plus les membres, mais on les voyait isolément, on les dirigeait toujours et on s'efforçait de communiquer avec les Compagnies de province dont l'activité ne fut aucunement ralentie. Jusqu'en 1666 la dispersion de la société secrète ne fut qu'apparente, ses influences restèrent intactes et ses œuvres continuèrent de vivre. « L'on y travailla, écrit d'Argenson, comme on avait coutume de faire ».
Il y eut cependant des fluctuations diverses. En 1662, au temps de l'Ecole des Femmes, les dévots levaient la tête et même concevaient des espoirs 'de revanche. Un des leurs, Bossuet, prêchait le carême au Louvre et il adjurait le roi en ces termes le jour des Rameaux :
« Sire, un regard de votre face sur ces blasphéma'teurs et sur ces impies afin qu'ils n'osent paraître et qu'on voie s'accomplir en votre règne ce qu'a prédit le prophète Amos « Que la Cabale des libertins sera renversée auferetur factio lasci- vientium », et ce mot du roi Salomon : « Un roi sage dissipe les impies et les voûtes des prisons
------------------------------------------------------------------------
sont leurs demeures : dissipat impios rex sapiens et incurvat super eos fornicem » ; sans égard ni aux conditions ni aux personnes ; car il faut un châtiment rigoureux à une telle insolence. »
Or, cette année-là, le prince de Conti fut nommé . secrétaire de la Compagnie et combien une telle nomination est suggestive pour nous au moment où se déchaîne la querelle de l' Ecole des Femmes !
Au mois de juin les affaires paraissaient aller si bien pour la Compagnie qu'elle songeait à provoquer une assemblée des membres. Mais la police en fut informée et il fallut -renoncer à de telles tentatives.
Tout était bien changé au mois d'août. Le marquis de Laval rendait compte le 14 de ce mois d'une démarche qu'il avait faite auprès du procureur du Chatelet « sur la défense des assemblées qui faisait grand bruit par tout Paris en ce temps-là ».
« Il dit qu'il avait demandé à ce magistrat s'il y avait danger d'aller à la Congrégation des Jésuites et aux Assemblées des paroisses, sur quoi il avait
(le procureur) répondu que ce n'était pas à ces
Compagnies que l'on en voulait, mais à celle du
St Sacrement, parce qu'il y avait des gens factieux qu'on était résolu de la détruire, qu'on la cherchait et qu'on la trouverait à la fin. »
------------------------------------------------------------------------
Malgré ces traverses la Compagnie s'efforçait de vivre. En 1663 on assemblait jusqu'à 18 membres à la fois. Mais le secrétaire, d'Avolé, apprit qu'il était l'objet d'une filature, on redoubla de prudence.
« Alors, dit d'Argenson, le monde était si déchaîné contre les dévots qu'on n'osait ni parler ni recommander une bonne œuvre qu'à des amis fort particuliers. »
Survint alors en Sorbonne une fâcheuse affaire qui attira de nouveau l'attention du gouvernement et de la police sur la Compagnie ou du moins sur ses principaux membres. La Cabale fut convaincue de professer des théories ultramon- * taines. Le confrère Lamoignon, premier président du Parlement, dut suspendre de ses fonctions le Syndic de la Sorbonne, autre confrère. Colbert fit procéder à une enquête. Le rapport de police met en cause la Compagnie du P. Bagot, qui a, dit-il, des rapports avec la Compagnie de l'Ermitage de Caen, la communauté de Saint-Sulpice et celle de Saint-Nicolas du Chardonnet, en un mot les foyers de propagande des confrères du Saint Sacrement. Il dénonce en outre « les particuliers dévots qui contribuent à l'avancement de l'ouvrage que les
------------------------------------------------------------------------
bons français et les véritables sujets du roi essaient d'empêcher». Tous les noms qu'il cite : d'Albon, La Motte Fénelon, Abelly, etc., sont des noms de confrères actifs.
Toutes ces « persécutions », pour emprunter le langage de d'Argenson, n'e£pliquent-ellet> pas la victoire de Molière dans cette querelle de l'Ecole des Femmes ? Et le poète pouvait-il ne pas penser que cette victoire était complète et définitive ?
------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE SEPTIÈME
LES HOSTILITÉS
(Suite.)
1, Une défaite (le Tartuffe de 1664)
Molière n'ignorait pas ces tribulations du parti dévot. On a vu que le Marquis de Laval avouait, en pleine conférence de la Compagnie du SaintSacrement, que les mécomptes de la Cabale faisaient grand bruit dans tout Paris. Le comédien pouvait se croire à l'abri de tout péril : il avait eu raison de ses ennemis. Assuré de la toute-puissante protection du roi, il crut pouvoir attaquer de front la terrible secte : il lança son Tartuffe. Et
------------------------------------------------------------------------
Ce fut un beau scandale parmi les dévots. Mais le poète put constater qu'il avait méconnu la puissance de ses adversaires. La Compagnie du Saint- Sacrement lui prouva qu'elle n'était pas encore morte en faisant interdire la nouvelle comédie.
Les confrères en connaissaient le sujet et en avaient jugé l'esprit avant même que la représentation en eût été décidée. Molière, au dire de Brossette, avait « récité » les trois premiers actes de Tartuffe à Louis XIV avant de les jouer devant lui.
« Cette pièce, dit Brossette plut à Sa Majesté qui en parla trop avantageusement pour ne pas irriter la jalousie des ennemis de Molière et surtout la
Cabale des Dévots. » (r)
La critique moderne a cru généralement que Brossette avait fait confusion et que cette « récitation » signifiait, non une lecture, mais la représentation même du 12 mai 1664. Certains même prétendirent que l'auteur avait introduit par surprise son nouvel ouvrage au milieu du programme des Plaisirs de L'Ile Enchantée. M. Moland,
(1) Cf. Correspondance de Brossette et Boileau (Laver- det 1858) pp. 563 et 565.
------------------------------------------------------------------------
notamment, paraît partager cette opinion. On ne voit pas bien pourquoi le comédien aurait couru
.ce risque ni quelle raison pouvait infirmer l'assertion deBrossette. Quoi qu'il ensoit,il faut renoncer au « coup de surprise >4, au « coup de tonnerre » du Tartuffe. Car d'Argenson confirme le fait de la colère préventive des dévots signalé par Brossette ; les Annales indiquent formellement que la Compagnie du Saint-Sacrement ourdit une intrigue en vue d'empêcher la représentation qu'elle prévoyait devoir se produire à la Cour.
La Compagnie tint séance le 17 avril chez le
Marquis de Laval :
« On parla fort ce jour-là, écrit d'Argenson, de travailler à, procurer la suppression de la méchante comédie de Tartuffe. Chacun se chargea d'en parler à ses amis qui avaient quelque crédit à la Cour pour empêcher sa représentation, et, en effet elle fut différée assez longtemps, mais enfin le mauvais esprit du monde triompha de tous les soins et de toute la résistance de la solide piété en faveur de l'auteur libertin de cette pièce,qui, sans doute, a été puni de toutes ses impiétés par une très malheureuse fin. Car, en représentant le Malade Imaginaire il mourut subitement sur le théâtre presque à la vue de tous les spectateurs, sans secours spirituels ni temporels. »
------------------------------------------------------------------------
La fin de ce passage pourrait faire croire que d'Argenson se trompe : il semble n'avoir aucune notion de la perspective des événements. N'oublions pas que l'auteur des Annales travaille sur des notes et des procès-verbaux. Il se peut qu'il ait mal connu l'enchaînement des faits relativement au Tartuffe; mais une réalité subsiste, c'est que la Compagnie délibère sur cette pièce, le 17 avril, [soit près d'un mois avant qu'elle ait été représentée devant le Roi. Il est constant également que dans cette délibération il s'agit d'intervenir préalablement à la Cour, pour que la représentation n'ait pas lieu.
Tout ceci illumine les dires de Brossette. Molière a lu sa pièce au roi longtemps avant de la faire représenter. Le roi l'a approuvée et louée ouverte-' ment; ainsi les dévots ont appris ce qui se préparait et ils ont tout fait pour supprimer ( i ) la « méchante comédie » et empêcher sa représentation.
Leurs efforts furent vains. La comédie de Tar- tuffe parut à la Cour le 12 mai. Mais on avisa à
(1) Apparemment supprimer du programme des fêtes, puisque la pièce n'a pu figurer encore nulle part sur les affiches des théâtres publics.
------------------------------------------------------------------------
empêcher qu'elle fût jouée à la ville. Le 17, la Gazette de France déclarait « la pièce absolument injurieuse à la religion et capable de produire de dangereux effets. » La Cabale inspirait la Gazette. Les Annales de d'Argenson notent quelques jours plus tard ceci :
« Dans l'assemblée du 27e de mai, on rapporta que le roi, bien informé par M. de Péréfixe, archevêque de Paris, des mauvais effets que pouvait produire la comédie de Tartuffe l'avait défendue ; mais, dans la suite, malgré tous les soins qu'on en put prendre, elle fut permise et jouée publiquement. »
On voit qu'ici, comme plus haut, d'Argenson ne tient aucun compte de l'enchaînement des faits. Entre le moment de l'interdiction provoquée par le confrère Péréfixe et celui de la représentation publique autorisée en 1669, il s'écoulera cinq années.
Ce qui nous importe pour le moment c'est que d'Argenson note l'interdiction du Tartuffe comme une « bonne œuvre » due à l'initiative de la Compagnie du Saint-Sacrement. Celle-ci n'avait pas daigné délibérer sur les pièces antérieures. S'il lui avait semblé opportun de flétrir l'immoralité
------------------------------------------------------------------------
de comédies comme le Cocu ou comme l'École des Maris, le zèle des confrères s'y était appliqué sans qu'il fût besoin d'un mot d'ordre. S'il avait paru nécessaire de stigmatiser l'irrévérence et l'impiété de l'impudique École des Femmes, le prince de Conti, qui était ou venait d'être secrétaire de la société, s'était trouvé à point pour faire donner toute sa clientèle de libellistes ou de pamphlétaires. Il n'avait point été question d'interdire de telles oeuvres ; aussi bien savait-on que c'eût été peine perdue. Le Roi l'avait suffisamment montré.
Pour le Tartuffe l'affaire était plus grave. La Compagnie était personnellement visée ; tout le monde le crut, tout le monde le dit, .et Molière l'indique assez clairement dans ses deux placets comme dans sa préface.
Le P. Rapin écrit dans ses Mémoires, à propos de M. de Renty qui était l'un des principaux chefs du Saint-Sacrement :
« Comme on copie tout en France, il se trouva des personnes de qualité qui, vivant dans le siècle, voulurent imiter sa vertu et ce fut sur ce modèle que la secte des dévots qui fit depuis tant de bruit se forma, dont le Marquis de Fénelon, le Marquis de Saint-Mesme, le Comte de Brancas, le Comte d'Albon, tous personnages de qualité et de la Cour,
------------------------------------------------------------------------
furent les principaux chefs, lesquels commencèrent à se ligner pour exterminer les duels dans le royaume et pour détruire le blasphème parmi les gens de qualité »
Ces derniers traits suffiraient à identifier la
Compagnie du Saint-Sacrement si nous ne savions d'ailleurs que tous les personnages cités dans ce passage en faisaient partie. Le P. Rapin ajoute un peu plus loin :
« Ceux mêmes qui en furent devinrent odieux à la Cour par l'affectation qu'ils eurent de donner ou de faire donner des avis au cardinal sur sa conduite, par des voies choquantes et nullement honnêtes : ce qui irrita le cardinal et l'obligea à rendre ces gens suspects au roi, lequel pour les décrier les fit jouer quelques années après sur le théâtre par Molière. »
A supposer qu'il y ait quelque exagération à penser que réellement le sujet du Tartuffe ait été suggéré à Molière par Louis XIV, il reste que, pour le P. Rapin, c'est bien la Compagnie du S. Sacrement qui était visée dans la pièce.
La'même indication nous est apportée par le biographe anonyme de la Mère Gautron, supérieure de la Fidélité de Saumur. Son ouvrage
------------------------------------------------------------------------
était dédié à la marquise de Laval, fille du marquis de Fénelon et femme d'un des principaux confrères. Le marquis de Fénelon fut lui-même l'un des chefs les plus connus de la Compagnie et l'un des plus indiscrets dans son zèle, l'un des plus odieux à Mazarin, en tout cas, de même qu'à Colbert.
« Il lui avait fallu (au marquis de Fénelon) souffrir pendant plusieurs années presque une conti- tinuelle persécution dont une vertu médiocre aurait été ébranlée. On disait qu'il était de la Cabale et de la faction des dévots qui étaient alors regardés comme des gens remuants et dangereux. Quand la comédie de Tartuffe parut, on dit à l'auteur qu'il aurait mieux fait de donner une épée qu'une soutane à son faux dévot, on voulait indiquer M. de Fénelon. »
Ainsi les dévots eux-mêmes crurent que la
Compagnie du Saint Sacrement était jouée par
Molière dans le Tartuffe. Le Grand Condé le croyait aussi. — Et Molière, cite un mot de lui dans sa préface qui prouve bien que ce prince était dans le vrai :
« Huit jours après qu'elle eût été défendue (la coméclie de Tartuffe) on représenta devant la Cour une pièce intitulée Scaramouche Ermite ; et le Roi, en sortant dit au grand prince que je veux dire :
------------------------------------------------------------------------
« Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche. » A quoi le prince répondit : « La raison de cela c'est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion dont ces messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. »
Voilà bien la raison pour laquelle la Compagnie du Saint Sacrement met en action toutes les influences dont elle dispose en vue de faire interdire Tartuffe, alors qu'elle n'avait pas songé à faire disparaître de l'affiche Y Ecole des Femmes qui, à certains égards, était plus libertine, je veux dire plus impie et plus irréligieuse. Une cabale littéraire agrémentée de médisances et de calomnies ne suffisait pas ici : il fallait, comme l'avoue d'Ar- genson, que la Compagnie employât tout son crédit à la Cour, en même temps qu'elle ferait donner l'archevêque de Paris. Tartuffe fut immolé non aux intérêts de la religion mais à ceux des « Dévots » qui s'y reconnurent, (i)
(i) L'étude du texte de Tartuffe confirme pleinement ces conclusions. Mais c'est un livre qu'il y faudrait consacrer, ou mieux c'est une nouvelle édition critique qu'il faudrait rit
------------------------------------------------------------------------
En dépit du Roi lui-même qui avait approuvé, voire, selon le P. Rapin, commandé la comédie,
Molière fut vaincu par la Compagnie du S. Sacrement. Cette défaite fut pourtant relative. Le poète obtint des approbations dont l'autorité dut paraître impressionnante. Il se vante d'avoir eu celle du légat du Pape à qui il avait lu sa pièce et personn-e ne l'a démenti sur ce point. Dans le même temps, un certain P. Maury adressait à l'auteur de Tartuffe un véritable panégyrique en vers latins.
« Illustre Molière, écrivait-il, prince du théâtre comique... au milieu du concert de louanges qui se fait autour de toi, tu ne saurais échapper à la malignité des langues ; mais n'est-ce pas assez d'avoir pour soi les bons esprits et les juges équitables ? Ce n'est pas la foule des sots qui dispense la gloire. Plaire aux princes du monde, voilà le succès qui passe tout. Toi tu plais au Roi lui-même, sa haute faveur en est le témoignage... On est avide de t'entendre et de te lire. Tout le monde t'a dans la main ou dans la poche. Si l'on te ferme la porte, ce n'est que chez ceux qui ne te connaissent pas, qui par prévention refusent à te connaître,
entreprendre. Les notes du chapitre IV suffiront cependant à éclairer la religion du lecteur. Cf. R. Allier. La Cabale des Dévots et Rebelliau, Revue des Deux Mondes, 1909.
8
------------------------------------------------------------------------
qui ont en haine et en horreur jusqu'au nom de comédie... »
Ce jésuite, on le voit, connaît ceux qui ont fait interdire Tartuffe. Les derniers mots de la citation désignent clairement les Dévots. Ce panégyriste ne se contente pas, d'ailleurs, de rendre hommage au talent de l'auteur et de l'acteur, il célèbre aussi la sagesse du moraliste :
« Par quel autre don pourrait s'acquitter ma reconnaissance après les admirables spectacles que tu nous offres sur la scène ? Chaque fois que je les ai vus, je suis rentré chez moi plus gai et meilleur, tant tu as l'art de mêler le sérieux au badin, l'agréable à l'utile, d'enseigner la règle du bien, de tracer la ligne de l'honnête, châtiant toujours le vice et récompensant la vertu. » (i)
Maury savait ce qu'il disait quand il affirmait que Molière plaisait aux princes et que tout le monde était avide de l'entendre ou de le lire. Faute de représentations publiques Tartuffe faisait recette en des représentations clandestines, si on peut ainsi qualifier des représentations que toute
(i) Maury. Théâtrll1n universae vanitatis. Paris, Bel- laine, 1664, in-12.
------------------------------------------------------------------------
la Cour connaissait. Dans l'espace de six mois il y eut un nombre très grand de lectures chez de hauts personnages : une eut lieu devant le légat; une autre faillit avoir pour auditeur le janséniste Nicole. La comédie fut jouée en outre le 25 septembre 1664 àVillers-Cotterets, chez Monsieur et le 29 novembre, chez la Palatine, cette fois en cinq actes.
Quant à la Cabale des Dévots elle restait muette. Le curé Roullé, il est vrai, publia son fameux libelle : « Le Roi Glorieux au Monde » immédiatement après la représentation du 12 mai (le privilège de ce libelle est du 24 de ce mois). Mais à peine publié il fut arrêté à la requête de Molière qui en profita pour remettre son premier placet au roi. Or si Louis XIV fit détruire l'infâme libelle de Roullé, il refusa d'autoriser la représentation publique de Tartuffe, disant qu'il ne fallait pas irriter les dévots. Ceux-ci approuvèrent sans doute la saisie du « Roi Glorieux au Monde », car ils désavouèrent son auteur, estimant qu'une campagne de libelles ne pouvait que servir Molière. Leur plan était d'organiser la conspiration du silence, de laisser le comédien lire sa pièce dans les salons et la représenter chez les princes, aprèsquoi,
------------------------------------------------------------------------
pensaient-ils, la « méchante comédie » tomberait dans l'oubli.
Molière cependant pouvait se demander qui était assez puissant pour paralyser la bonne volonté de Louis XIV. Il connut que le coup venait de la Reine-Mère et du prince de Conti. Faute de pouvoir atteindre la première il se retourna.contre le second.
20 Un Duel (le Don Juan)
Le [6 février 1665 Molière représenta sur le théâtre du Palais-Royal Don Juan ozi le Festin de Pierre. Le sujet, tiré d'une comédie espagnole intitulée le Séducteur de Sévi lie et le Convive de - Pierre, était fort à la mode. On l'avait mis à la scène mainte fois à Paris et en province : Don Juan avait paru à l'affiche du Petit Bourbon et à celle de l'Hôtel de Bourgogne. La troupe de Mademoiselle et celle des Italiens avaient représenté leur Festin de Pierre. Tout le XVllle siècle a cru, sur la foi de Voltaire, que Molière avait composé son Don Juan comme màlgré lui, pour contenter ses camarades qui voulaient, eux aussi, avoir leur statue du
------------------------------------------------------------------------
Commandeur. Aussi bien, ne connaissait-on alors qu'un mauvais texte de cette comédie. Mais depuis cent ans que nous en possédons la version exacte les commentaires n'en ont pas été moins erronés..
Molière n'a pas composé Don Juan pour plaire à sa troupe : s'il a choisi un tel sujet, ce n'est pas seulement pour' obéir à la mode, c'est encore, 'c'est surtout parce, que la légende espagnole lui permettait de .tirer vengeance de l'interdiction du Tartuffe et de s'attaquer personnellement à celui qu'il rendait responsable de cette mesure intempestive.
Les clefs indiquent bien des originaux de Tartuffe et Tartuffe n'est exclusivement aucun d'eux : il en est la synthèse ; il représente toute la secte, toute la Cabale des Dévots. Tel trait de sa physio-' nomie qui conviendrait à l'abbé de Roquette, par exemple ( i ) ne saurait être attribué au marquis de Fénelon. Si, dans telle scène (2) c'est peut-être Charpy de Sainte-Croix qui paraît à nos yeux, on
(1) Surtout les passages qui visent l'ambition des dévots.
(2) Les scènes où Tartuffe courtise Elmire surtout.
------------------------------------------------------------------------
sait qu'une autre ridiculise l'archevêque Péré- fixe. (i)
C'est peut-être Coriti qui se jette aux genoux d'Orgon, en la personne de Tartuffe comme le Conti de l'histoire offrit à Calvimont déshonoré par lui, d'aller se prosterner à ses pieds. (2) Mais ni Conti, ni Fénelon, ni d'Al bon ne sauraient être les parasites ou les « domestiques » d'un Orgon : à ce titre Tartuffe ressemble plutôt à ces hypocrites .qui vivaient autour des princes dévots et dont Cosnac nous a parlé. Combien, enfin, de traits ne sauraient s'entendre que de la Cabale prise en bloc ?
C'est que, selon son ordinaire, Molière a « contemplé » la vie ; il a recueilli au passage des traits de mœurs disparates, puis il lés a triturés, condensés, amalgamés. Comme du cerveau de Jupiter est sortie tout armée, la sage et omnisciente Minerve, ainsi du cerveau du poète a surgi Tar-
(1) La fameuse scène du « pauvre homme ! )).qu'on dit avoir été suggérée par Louis XIV.
(2) Cf. Barthélemy. Une nièce de Ma{arin. La Princesse de Conti d'après sa corresp. inédite, 1875, p. 76. Voir également msc. 19347 Fonds français à la Bibl. nat.
------------------------------------------------------------------------
tuffe, le type le plus vivant et le plus compréhensif en même temps de l'hypocrisie dévote.
Le Tartuffe est éternel ; on le joue toujours ; on l'a joué sans en bien connaître la genèse;-on le jouera encore sachant qu'il a été composé pour des raisons d'actualité. C'est que l'hypocrisie est éternelle ; c'est que le génie de Molière, comme celui de tous les grands poètes, possédait cette magie de fixer ce qui fuit et d'éterniser ..ce qui passe, en dégageant la signification humaine essentielle des manifestations passagères des moeurs : vertus, vices, modes, manies individuelles ou collectives.
Or Don Juan a disparu de l'affiche dès 1665 et il n'a pas été repris avant le 17 novembre 1841. Je ne pense pas qu'on puisse facilement le faire goûter du public moderne, quoiqu'on l'ait revu à de rares intervalles à l'Odéon ou la Comédie Française.
La raison en est que Don Juan, dans le cadre d'une légende assez vieillotte, — rajeunie pourtant par plus d'un poète, mais sous une forme plus lyrique ou plus épique, — ne renferme pas autre chose, chez Molière, qu'une satire directe, un pamphlet amer plutôt, dirigé comme un seul homme, le prince de Conti. Je ne sais rien qui soit plus éloi-
------------------------------------------------------------------------
gné de la vérité que ce paradoxe de vouloir faire de l'auteur, à propos de cette pièce, un des plus hardis précurseurs de la Révolution Française, un prophète de la philosophie des Diderot, des Voltaire et des Rousseau. ( i )
Tous les traits saillants du personnage moliéres- que conviennent à Conti et visent à le faire reconnaître. Si quelques-uns, celui de la conversion, par exemple, pourraient convenir à plusieurs autres des brebis égarées qu'on vit alors rentrer au bercail de l'Église, ce ne serait là qu'une ressemblance lointaine et vague.
Mais Conti, le Conti que détestait Molière, celui. que haïssaient le Roi, et Monsieur, et Mademoiselle, et Mazarin hier, Colbert et de Lyonne aujourd'hui, ce Conti là ressemble pleinement, pour l'ensemble de la physionomie comme pour le détail des traits, au Don Juan de notre poète.
(i) Le cadre de ce livre ne se prête pas à développer'cette idée; mais qu'on réfléchisse à l'horreur de Molière pour toutes les traditions surannées : (Ex. : Ecole des Mar£s, Ecole des Femmes) et pour toutes les innovations prématurées :
(Ex. : Le féminisme, Précieuses Ridicules, Femmes savantes ); qu'on considère sa constante préoccupation de prêcher le bon sens, de recommander de suivre les usages du temps.
Il eût, député de nos jours, siégé avec les opportunistes.
------------------------------------------------------------------------
Don Juan est un viveur, un débauché complet; beaucoup de convertis le furent, mais non pas tous à la manière de ce très grand seigneur; ils n'ont pas tous sa fortune ; ils n'ont pas toussurtout cette verve spirituelle qui séduit les duchesses et les paysannes; Conti, lui, a dû à son rang, à sa fortune, à son esprit, ses innombrables succès. Madame de Calvimont, Mademoiselle de la Roche, la Du Parc, et vingt autres, ou plus nobles ou plus obscures, se sont laissé prendre à ses pétillantes saillies ou bien à ses folles largesses.
Don Juan se joue du cœur de ses belles et, après avoir en dillettante savouré la volupté du premier désir, il ne se contente pas de se tourner vers une autre conquête, il est sans pitié pour ses victimes, il les raille, il les insulte et se fait une gloire de ses cruautés, autant que de ses bonnes fortunes. Ainsi Conti impose la Du Parc à la Calvimont et il faut voir en quels termes il parle de la nièce de Mazarin qu'il doit épouser ! (i)
Conti, au dire de Bussy Rabutin, cité par Talle- mant des Réaux, avait, un an avant son retour à Dieu composé une carte de « Braquerie ». « Par le
(i) Cf. Barthélemy, op. cit.
------------------------------------------------------------------------
mot Braquerie, explique Tallemant, il entendait parler des dames qui étaient galantes.... » Et Bussy nous révèle que la liste des villes, c'est-à- dire des dames galantes, dont se composait cette carte, se terminait ainsi « Longueville est une ville grandé et belle. Il y a eu quatre gouverneurs..:.... » et il se désignait dans le nombre... La Duchesse de Longueville était la propre sœur de ce prince de la débauche. Conti n'égale pas seulement Don Juan, il le dépasse, (i)
On sait qu'après sa conversion, le prince fit enfermer son ancienne maîtresse, Mme de Calvimont, dans un couvent :
« Il m'est venu des scrupules, Madame, dit Don
Juan à Elvire qu'il abandonne, et j'ai ouvert les yeux de l'âme sur ce que je faisais. J'ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d'un couvent » Si Don Juan est cynique, Conti ne l'est pas moins.
Si, malgré son inconstance, Don Juan s'avoue volontiers enclin à la jalousie quand il est pris d'un caprice nouveau, Mademoiselle de Montpen-
(i) Cf. -Louis Lacour, Le Tartuffe par ordre de Louis
XIV.
------------------------------------------------------------------------
sier déclare au sujet du prince de Conti qu'il avait « beaucoup de pente à devenir jaloux. » (i)
Et avec tout cela le « détestable maître » de Sganarelle respire la fougue juvénile; il est très brave, il méprise le danger, il se jette dans toutes les querelles.C'est un passionné et un enthousiaste en dépit de son scepticisme affecté. Ainsi Conti : « L'humeur de ce prince le portait à prendre toutes choses avec violence » écrit Cosnac. Et pour ce qui est de sa bravoure tous les témoignages concordent à la lui accorder.
Ce violent était parfois terrible. Converti, il dispensait la potence avec autant de libéralité qu'il faisait de ses deniers au temps de ses débauches. M-ais que ne fit-il pas avant d'être un saint? Les sommes considérables que son confesseur, M. de Ciron, l'obligea de dépenser pour les pauvres des villages qu'il avait ravagés attestent la cruauté de ses vengeances. « Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose », s'écrie Sganarelle, parlant de Don Juan. Et le cardinal de Retz porte ce jugement sur le cousin du Roi : « La méchan-
(i) Cf. Egalement Barthélemy, op. cité.
------------------------------------------------------------------------
ceté inondait ses autres qualités qui n'étaient d'ailleurs que médiocres. »
Conti est Don Juan encore par la scélératesse de sa vie publique il le reconnaîtra dans son testament : «* J'ai toléré et autorisé des désordres innombrables. » L'abbé de Ciron, désigné par l'é- vêque d'Aleth pour entendre sa confession, en éprouva une telle angoisse qu'il déclare avoir passé toute une nuit en prières ; on dirait qu'il a éprouvé une sorte d'agonie semblable à celle du Christ au Jardin des Oliviers, tant la responsabilité d'absoudre un tel pécheur lui paraissait effroyable.
Don Juan, Conti l'est par son athéisme. Parlant de sa subite conversion, Mademoiselle de Mont- pensier écrit : « Il s'était tout à coup jeté dans la dévotion ; il en avait bien besoin, car avant il ne croyait pas trop à Dieu. »
bon Juan, enfin, Conti l'est jusque dans les moindres détails de cette conversion. Don Juan se convertit en une nuit, puisque les règles de la comédie exigent que toute l'action se passe dans les vingt-quatre heures ; mais ce n'est qu'un symbole de la rapidité du changement qui s'opère dans l'âme du grand seigneur libertin. Fort brusque est aussi la révolution qui transforme le coeur de
------------------------------------------------------------------------
Conti. Mademoiselle de Montpensier le note et aussi tous les contemporains qui y font allusion.
C'est en 1654 que ce prince composait sa carte dé
Bracquerie ; en 1655, il était déjà tout confit en dévotion. Il y a plus : le langage même de Don
Juan expliquant à son père son soudain revirement est le même que tient Conti à ses confidents : si, du moins, est exacte la suggestive comparaison de texte que voici :
DON JUAN
Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs, je ne suis plus le même d'hier au soir, et le ciel tout d'un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde. (1). Il a touché mon âme et dessillé mes yeux ; et je regarde avec horreur le long aveuglement où j'ai été, et les désordres criminels de la vie que j'ai menée. J'en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et je m'étonne comme le ciel les a pu souffrir
CONTI
Ce n'est plus le même homme que vous avez connu qui vous écrit. Mes forces m'abandonnent, mes yeux même ont perdu leur lumière et leur clarté. Madame de Conti et moi avons résolu de donner tous les jours un certain temps à parler ensemble des choses de notre salut. Ce coup qui vient de frapper le compagnon d'une partie de mes folies me fait voir la main de Dieu m'épargnant miséricordieuse- ment pour me laisser le temps
(1) On voit le soin de Molière à marquer la brusquerie de ce coup de la grâce.
------------------------------------------------------------------------
si longtemps et n'a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces que sa bonté m'a faites en ne me punissant point de mes crimes et je prétends en profiter, comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions passées et m'efforcer d'en obtenir du Ciel une pleine rémission,
C'est à quoi je vais travailler et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein et de m'çiider vous- même à faire choix d'une personne qui me serve de guide et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où Je vais entrer, (i).
de faire pénitence. J'ai désir de satisfaire à la justice de Dieu en cette vie pour tous mes crimes. J'ai presque toujours ma misère devant les yeux. On aurait peine à comprendre quelle est la reconnaissance de mon cœur pour une telle miséricorde. J'envisage tous mes devoirs etgémis devant Dieu de mes misères passées pour obtenir par des prières ferventes qu'il me fasse ressentir les effets de s'a miséricorde.
Je prends enfin toutes les mesures nécessaires. Voulant me donner à Dieu, je traite de ce dessein avec M. d'Aleth et, l'obli*ge de me donner une personne en qui je puisse prendre une entière confiance. (2).
Il y avait des gens pour renseigner Molière sur les faits et gestes de ses ennemis. Cosnac qui avait été le familier du prince et qui était devenu son
.(1) Don Juan VI.
(2) Lettres de Conti et du P. de Ciron. Voir aussi le Discours sur la Conversion du prince de Conti par le' P. Des Champs. Cette confrontation de textes a été faite par Louis Lacour, op. cit.
------------------------------------------------------------------------
ennemi juré n'est peut être pas étranger à l'excellence de la documentation du poète. N
Enfin Don Juan converti se résout à entrer dans la Cabale des dévots : on connaît la tirade fameuse du cinquième acte :
« Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun à la liberté de les attaquer hautement ; mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces une société avec tous les gens du parti : qui en choque un se les attire tous sur les bras, et ceux que l'on sait même de bonne foi là-dessus sont toujours la dupe des autres Combien crois-tu que j'en connais qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté ont le droit d'être les plus méchants hommes? )>
Suit un portrait satirique des tartuffes de la
Cabale qui vengeait Molière de l'interdiction de sa comédie précédente. Mais on sait que Conti, à peine converti, se fit affilier à la Compagnie du
Saint-Sacrement et qu'il en devint l'un des principaux chefs. Ainsi la fameuse tirade qu'on comprenait si mal au XVI1l6 siècle, qu'on regardait
------------------------------------------------------------------------
encore au xixe comme un hors-d'œuvre, une éloquente digression n'ayant d'autre valeur que celle d'une sorte de pamphlet arbitrairement introduit dans le Don Juan par Molière en colère, cette tirade est en réalité conforme à la vérité historique du sujet. De même le dénouement du Tartuffe n'était point un « deus ex machina » maladroitement raccordé à l'intrigue par le poète, embarrassé pour obéir à la loi du genre et terminer heureusement une comédie qui tournait au drame : ce dénouement était une allusion, fort claire alors, au jugement qui avait frappé la Compagnie du Saint- Sacrement et aux foudres nouvelles que Colbert et Louis XIV lui réservaient à cause de son esprit « factieux ».
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE HUITIÈME
MOLIÈRE ET LOUIS XIV
1° Le Triomphe de Tartuffe
Conti se reconnut si bien dans le Don Juan qu'il voulut, au bord de la tombe, insérer sa réponse dans un Traité de la Comédie auquel il travaillait depuis plus de dix ans. ( i )
Dans ces lignes vengeresses, pas un mot sur le Tartuffe. Mais une protestation contre l'immoralité de l' Ecole des Femmes ; une véhémente indignation contre l'impiété du Don Juan.
(i) Traité de la, comédie et des spectacles selon la tradition de l'Eglise, tirée des Conciles et des Pères. P. 1666.
------------------------------------------------------------------------
On sent le grand seigneur chez cet humble confrère du Saint-Sacrement. Ce qu'il reproche surtout à l'auteur comique, c'est d'avoir confié la cause de Dieu à un valet. Un prince de la maison de Bourbon, qui fait pénitence de ses crimes, a certes, le droit de jouer au théologien; mais un valet qui fut toujours honnête homme, de quoi se mêle-t-il de vouloir défendre la religion ! Est-il pareille impertinence? La Rochefoucauld avait raison : l'humilité manquait à ces nobles dévots.
Cependant le Traité'de Conti ne devait paraître qu'après sa mort. Un certain sieur de Rochemont (mais ce pseudonyme désigne peut être tout simplement un seigneur de la Cour de Pézénas), se chargea au préalable d'aviser Molière qu'il eût à ne point « abuser de la bonté d'un grand prince, et de la piété d'une reine si religieuse, à qui il est à charge et dont il se fait gloire de choquer le sentiment. »
Rochemont évoquant le fantôme du Tartuffe menaçait le poète des pires disgrâces s'il s'obstinait à vouloir représenter une pièce que la ReineMère et les dévots avaient condamnée.
En même temps, si l'on en croit Grimarest, une nouvelle campagne de diffamation était entamée:
------------------------------------------------------------------------
on faisait courir un livre infâme sur le compte de Molière afin de le perdre. Aux attaques ouvertes du comédien, Conti et ses Tartuffes répondaient de nouveau, comme au temps de l'Ecole des Femmes, par de sourdes intrigues et des manœuvres abominables.
Don juan pourtant poursuivait son heureuse carrière; la pièce tint l'affiche jusqu'à la clôture de Pâques. La Cabale qui voulait l'interdiction n'obtint qu'une coupure peu considérable. Les recettes attestent la faveur du public; et cependant à la réouverture on ne revit plus Don juan, il ne reparut plus avant l'année 1841 et Molière même ne le fit pas imprimer.
Cherchons l'explication de ce mystère.
Dans cette nouvelle bataille, Louis XIV, une fois de plus, couvrit de son égide son comédien favori. Il le fit de manière à faire comprendre aux ennemis dù poète, que toutes les hostilités se briseraient contre sa volonté.
« Vendredi 14" août, écrit La Grange, sur son registre, la troupe alla à Saint-Germain-en-Laye ; le Roy dit au sieur de Molière qu'il voulait que la troupe dorénavant lui appartint et la demanda à
Monsieur. Sa Majesté donna en mesme temps six mille livres de pension à la troupe, qui prist congé
------------------------------------------------------------------------
de Monsieur, lui demanda la continuation de sa protection et prist ce titre : La Troupe du Roy au
Palais-Royal.
Les amis de Molière triomphèrent bruyamment. L'auteur anonyme de la Lettre sur les Observations du Sieur de Rochemont profita de l'événement pour rétorquer spirituellement les injures et les calomnies des Roullé et des Rochemont en leur montrant l'attitude « du, Grand Roi qui n'a point donné de relâche ni trève à l'impiété. »
Et Boileau, emboîtant le pas à son ami, d'écrire à son tour :
Tous ces gens éperdus au seul nom de satire...
Ce sont eux que l'on voit d'un discours insensé
Publier dans Paris que tout est renversé,
Au moindre bruit qui court qu'un auteur les menace
De jouer des bigots la trompeuse grimace.
Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux ;
C'est offenser les lois, c'est s'attaquer aux cieux...
Leur cœur qui se connoit et qui fuit la lumière,
S'il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière.
Cependant si c'était la victoire pour Molière, ce n'était pas le triomphe pour Tartuffe et même, la disparition de Don jitan était la rançon des nouvelles faveurs du Roi. Louis XIV pouvait tolérer que Molière jouât un prince du sang quand la troupe n'était qu'à Monsieur, mais il ne pouvait
------------------------------------------------------------------------
sanctionner cette sorte de sacrilège en assistant à la représentation.
Lorsque, pour contrebalancer l'hostilité déclarée d'Anne d'Autriche, le roi eut résolu de s'attacher la troupe de Molière, non seulement il ne permit pas une reprise de Don Juan, mais il crut devoir exiger de l'auteur la promesse de ne pas imprimer cet ouvrage.
Pour ce qui est de Tartuffe, le roi refusa vraisemblablement de lever l'interdit dont il était frappé tant qu'Anne d'Autriche persisterait à y mettre opposition et tant que les autorités ecclésiastiques maintiendraient leur veto.
Or, Annè d'Autriche meurt le 20 janvier 1666 et le prince de Conti disparaît dans le même temps. S'il n'est pas question de reprendre immédiatement Tartuffe, c'est que Molière a son Misanthrope à jouer.
Cette comédie, comme les précédentes (et plus qu'elles peut-être) pénétrée des sentiments personnels de l'auteur, renferme bien des passages qui sont de rudes coups portés contre les hypocrites :
De cette complaisance on voit l'injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès.
------------------------------------------------------------------------
Au travers de son masque on voit à Plein le traître ;
Par tout il est connu pour tout ce qu'il peut être
Et ses roulements d'yeux et son ton radouci
N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.
On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde
Nomme^ le fourbe, infâme et scélérat maudit,
Tout le monde en convient et nul n'y contredit ;
Cependant sa grimace est partout bien venue
Et plus loin •
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire, Est sorti triomphant d'une fausseté noire
Le poids de sa grimace, où brille l'artifice, Renverse le bon droit et tourne la justice :
Il fait par un arrêt couronner son forfait, (i).
Alceste enfin ne parle-t-il pas des propres ennemis de.Molière quand il s'écrie :
Il court de par le monde un livre abominable,
Un livre à mériter la derniëre rigueur
Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur.
Ainsi le comédien du Roi, avec obstination,
(i) Les vers soulignés ne visent-ils pas Conti ? dont on sait la scandaleuse histoire et dont les grimaces n'imposent qu'aux gens « qui ne sont pas d'ici » c'est-à-dire aux provinciaux, sans doute.
------------------------------------------------------------------------
poursuit sous l'œil bienveillant du Maître, sa c'ampagne contre la Cabale et contre son chef.
. Mais la disparition de la Reine-Mère et celle de Conti produisent déjà leur effet; la Cabale littéraire qui s'était montée contre l'auteur de l'Ecole des Femmes et de Don Juan se dissoul aussitôt : Donneau de Visé est en 1667 l'un des plus chauds admirateurs du Misanthrope. Quelle ironie devoir figurer en tête de l'éditipn du nouveau chef-d'œuvre une lettre du censeur de l' Ecole des Femmes!
Cependant le poète songeait à reprendre Tartuffe: pendant le long séjour qu'il fit à Versailles pour les plaisirs du Roi, il parle de cette grande affaire. Mais à son retour à Paris il tombe malade ; puis, au mois de mai 1667, Louis. XIV quitte la Cour pour les Flandres, non sans avoir verbalement accordé à son comédien la grâce qu'il sollicite depuis si longtemps.
C'est ainsi que, le 5 août de cette même année, sous le titre de l'hnposteur, et avec des changements de texte et de costumes qui avaient été imposés par le Roi, le Tartuffe fut enfin représenté sur la scène du Palais-Royal.
Le moment était favorable. La Cabale ayant perdu ses seuls protecteurs efficaces avait été
------------------------------------------------------------------------
l'objet'de foudres nouvelles; la Compagnie du Saint-Sacrement avait été cette fois réellement dissoute en 1666.
Mais en l'absence du roi, le confrère Lamoignon avait la responsabilité de la police et l'archevêque Hardouin de Péréfixe n'avait pas désarmé. Lamoignon fit suspendre les représentations et Péréfixe les interdit sous prétexte qu'au moment où le roi « exposait si librement sa vie pour le bien de son Etat, il y aurait eu de l'impiété à s'occuper à des spectacles capables d'attirer la colère du ciel ».
Vainement Molière tenta une démarche personnelle auprès de Lamoignon qu'il pouvait croire détaché de la secte après cette affaire de la Sorbonne où le Premier Président du Parlement avait si nettement pris parti contre les Dévots. A la vérité ce haut magistrat, fonctionnaire zélé, voulait bien sacrifier la Cabale à la politique du Roi, mais il ne fut pas fâché de se faire pardonner cette espèce de trahison, en immolant Molière aux rancunes de ses anciens confrères. Il fut aimable et louangeur, mais il prit congé du poète un peu à la manière dont Tartuffe se débarrasse des reproches importuns de Cléante. (Acte IV Sc. 1).
Deux comédiens dépêchés auprès du Roi dans
------------------------------------------------------------------------
les Flandres ne purent obtenir que des promesses vagues. Au retour de Louis XIV, en septembre, ces promesses ne furent pas immédiatement tenues. Molière, dans son nouveau placet, ne dissimulait 'pas sa résolution de ne plus paraître à la scène si Tartuffe ne pouvait être joué. Est-ce pour exécuter cette menace? Toujours est-il qu'il disparaît, en 'effet, depuis la fin d'octobre jusqu'au mois de janvier suivant.
Sans doute obtint-il de nouvelles promesses, dans l'intervalle, «ar il reparut avec Amphylrion qui est bien, quoi qu'en en dise, la plus éclatante et la plus immorale flatterie qu'on puisse concevoir à l'égard du royal adultère. Ce n'était pas la - première au surplus; on en trouverait çl'analogues dans l' Ecole des Maris et dans l' Ecole dés Femmes. C'est de ce prix que se payaient les faveurs royales. Ce n'est pourtant que plus d'un an après, le. 5 février 1669, que Tartuffe ou l'Imposteur put être librement représenté au Palais Royal.
Le succès fut étourdissant, la foule s'écrasait aux portes du théâtre : ce triomphe fut durable; parle nombre des représentations et par l'importance des recettes, le Tartuffe fut l'une des plus grandes réussites que l'on ait jamais vues au théâtre.
------------------------------------------------------------------------
Et ce fut aussi le triomphe des ennemis de la Cabale. Celle-ci était anéantie, les Jésuites l'avaient abandonnée à son triste sort; tous ses appuis lui avaient manqué en même temps. II-fut acquis désormais qu'elle n'avait jamais été qu'un repaire d'hypocrites venimeux : comédiens, satiriques, moralistes, prédicateurs même, vont maintenant, et bien avant que Louis XIV verse dans la dévotion, dauber à l'envi contre les hypocrites.
Au surplus, le Roi de France s'est reconcilié avec Rome; un grand apaisement se fait dans les querelles religieuses. Enfin, le tout-puissant amant de la Montespan — dont l'étoile déjà pâlit devant celle de La Vallière — promène dans la même voiture, publiquement, les « trois Reines », sans que les dévots s'aventurent à protester tout haut contre un pareil scandale.
2° L'alliance politique du Roi et du Comédien
Le Roi et le Comédien recueillaient cette commune victoire après avoir été alliés étroitement dans la lutte. Quelles furent les raisons de cette al-
------------------------------------------------------------------------
liance? Quelles secrètes sympathies, ou bien quels intérêts, les avaient associés ?
C'est un enfantillage de prétendre que Louis XIV ait eu le sentiment de servir excellemment la gloire des lettres françaises en accordant sa protection à l'auteur du Tartuffe. Du moins ne soupçonnait- il nullement qu'il eût à sa cour le plus étonnant génie comique, qu'on eût jamais connu. Ce grand roi aimait à rire; pour lui les chefs-d'œuvre de Molière, en dépit de Boileau, c'étaient ses farces.
Peu instruit, dépourvu de culture et d'esprit philosophique, il ne paraît guère avoir été doué d'un g.oût très pur. Épris d'ordre et de clarté, il aimait aussi le brillant et le clinquant. La somptuosité un peu lourde des salons du Louvre, le faste rutilant des fêtes de Versailles, l'éblouissante solennité de l'étiquette de la cour, la magnificence ' même dé palais trop vastes, tout indiquait chez lui le goût de l'ostentation plus que l'amour désintéressé des arts. CI) Mais ce Mécène eut le bonheur
(i) Fénelon écrit : (( Hégésippe se hâta d'aller prendre
Protésilas dans sa maison ; elle était moins grande, mais plus commode et plus riante que celle du roi; l'architecture était de meilleur goût. )) Télémaque. Livre XI, p. 105, de l'édition Hachette. Fénelon fut le plus hardi des critiques du règne de Louis XIV.
------------------------------------------------------------------------
singulier de savoir s'entourer d'une pléiade d'artistes de génie dans tous les ordres. Là réside sa vraie gloire. Il n'en est pas moins vrai qu'ayant demandé à Boileau quel était, selon lui, le plus grand écrivain du siècle, Louis le Grand fut stupéfait de s'entendre répondre que c'était Molière. « Je ne l'aurais pas cru, )) dit-il. Ce mot tranche la question.
A l'époque du Tartuffe, Molière n'était toujours pour le Roi que le premier farceur de France.Plus tard, les ballets et l'Opéra qui flattaient davantage le faible du Roi-Soleil pour tout ce qui parle aux yeux et aux sens, finirent par lui faire délaisser presque la comédie: il est permis de penser que Molière est mort à temps : il eût peut-être, vivant quelques années de plus, connu la disgrâce.
Expliquer l'attitude du souverain par sa seule sympathie personnelle à l'égard de Molière, c'est mal connaître les grands en général et Louis XIV en particulier. Ce dernier a fait preuve, en toutes occasions, d'un égoïsme sans défaillance. Ni les services rendus, ni les inclinations du cœur ne purent le fléchir dans les affaires où son pouvoir, son orgueil ou ses passions étaient intéressées. Si donc il a protégé Molière avec une si extraordi-
------------------------------------------------------------------------
naire constance, on peut croire que le poète servait ou sa politique ou ses caprices, ou plutôt les deux en même temps.
On a souvent reproché à Molière des complaisances, scandaleuses, même pour le temps. Certes, le comique était courtisan. Il le devait être; ses intérêts de chef de troupe l'y obligeaient. Et d'ailleurs qui n'était courtisan à une époque où le Roi pouvait dire en toute vérité : « L'Etat c'est moi? » Passons condamnation sur les flatteries de Molière. Au surplus celui-ci, en poursuivant les Dévots, ne pensait pas seulement à débarrasser son Maître de censeurs gênants, comme M. Brunetière a voulu le faire croire, il était convaincu de servir l'Etat et de confondre des factieux.
La Compagnie du S. Sacrement n'était pas seulement une cabale religieuse, elle était aussi une cabale politique.L'Index desilnnales de d'Argenson, comme celui des lettres de décès ou autres adressées par la Compagnie de Paris à celles de province, comme, celui des procès-verbaux des Compagnies dont on a pu avoir connaissance jusqu'ici, démontrent que la Cabale a recruté ses adhérents, en grande partie, parmi les hommes qui ont joué un rôle politique, et un rôle d'opposition, vers le
------------------------------------------------------------------------
milieu du XVIIe siècle. Ses amis du dehors sont également des agents ou des instigateurs de la Fronde.
Quels sont les instruments dont Madame la Princesse se sert pour fronder les « Importants »? MonsieurVincent, Liancourt et Montaigu, tous trois de la Cabale. Qui est le chef du parti des Saints? MonsieurVincent et le P.Lambert, membres de la Compagnie.Vincent de Pàul etOlier travaillent ensemble, ou chacun de leur côté, dans le même sens. Ils favorisent, durant la Fronde, et Condé et le duc d'Orléans, contre le cardinal « simoniaque et sacrilège ». Ils l'eussent volontiers remplacé par Lamoignon, confrère éminent. (i).
Les deux tiers des membres de la Compagnie étaient du parti anti-mazarin. Un. grand nombre de pamphlets qui criaient au public la désolation de la religion et la misère du royaume étaient rédigés par elle. Beaucoup de Mazarinades n'avaient probablement pas d'autre origine. (2).
(1) Cf. Abbé Maynard : Saint Vincent de Paul, 1860 et les Lettres du Saint, 1880. — Faillon : Vie de M Olier,
1873, et les Lettres du curé de St-Sulpice, 1885.
(2) Cf. Rebellliau : Rev. des Deux M., 15 août 1908.
------------------------------------------------------------------------
Aussi Mazarin, de tout temps, a-t-il détesté les
Dévots :
« Tous ces prétendus serviteurs de Dieu sont en réalité des ennemis de l'Etat. Dans le temps d'une régence, parmi tant de mauvaises intentions du peuple, des grands, des Parlements, et quand la France a sur les bras la plus grande guerre qu'elle ait jamais soutenue, un gouvernement fort est absolument nécessaire. Cependant la reine chancelle, elle hésite entre tous les 'partis, elle écoute tout le monde, et tandis qu'elle communique à ses confidents les conseils que je lui donne, elle ne me dit rien de ceux que lui donnent mes ennemis...» (i).
Ses ennemis il explique plus loin qui ils sont, ce sont « les couvents, les moines, les dévots et les dévotes... »
Le cardinal ministre était hanté par la crainte d'une fronde cléricale. La conversion de Conti l'inquiéta au point qu'il songea à mettre à la Bastille M. de Ciron qu'il accusait de fomenter des cabales dans Paris.
« C'est, aurait-il confié à Cosnac, un janséniste qui fait des cabales dans Paris sous prétexte de
(i) Journal des Savants, 1855, pp. 41-42.
------------------------------------------------------------------------
dévotion. M. le prince de Conti et la princesse ne se conduisent que par ses ordres. »
Ceci se passait en mai 1657. En août de la même année l'irritation de Mazarin était aussi vive et Ciron était considéré comme « un hérétique et un intéressé » par le Cardinal qui, dès lors, tramait l'extermination des dévots.
Lorsque le Prince de Conti demanda son affiliation à la Compagnie de Patis on savait si bien que le cardinal l'avait pris en horreur, qu'on fut très inquiet de cette affiliation imprudente. On ne pouvait la refuser cependant. Elle eut Ii ru le ier juillet 1660. Le-cardinal ne put l'ignorer; il avait alors ses fiches sur les confrères : Lamoignon y est ainsi qualifié :
« Sous l'affectation d'une grande probité et d'une grande intégrité, cache une grande ambition, conservant pour cet effet une grande liaison avec tous les dévots de quelque parti et cabales que ce soit. » ( i )
Garibal, qui fut un des directeurs de la compagnie est :
(1) Depping. Correspondance administrative de LouisXIV.
T. II, p. ? 3.
------------------------------------------------------------------------
« un des chefs de la cabale dévote, d'une humilité fastueuse et d'un esprit assez facile dans l'emploi de sa charge. »
Un troisième, Barin de la GalissOnnière, est :
« un bel esprit, savant et peu intéressé, de la cabale dévote. » (i)
Si la Reine-Mère essayait de défendre les dévots :
« Il est vrai, Madame, disait Mazarin, qu'ils n'ont rien fait de mauvais jusqu'à présent ils en peuvent faire par leurs grandes intrigues et les correspondances qu'ils ont par toutes les villes du royaume. En bonne politique pareille chose ne doit point se souffrir dans un état. »
Et le cardinal ministre se demandait ce qu'allait faire le marquis de Fénelon quand il parcourait tout le royaume pour y établir des compapagnies- et organiser des missions. Il trouvait fort mauvaises ces réunions secrètes de la noblesse et finalement décrétait que « tous ces'dévots étaient intéressés et ambitieux. »
Colbert, qui fut l'élève et l'héritier politique de Mazarin, partagea la défiance de son maîtreà l'en-
(i) Fiches reproduites par Allier d'après les Man. de la
Bib. nat. n°" 4171 et 458g.
------------------------------------------------------------------------
droit de la Cabale. En 1657 il constatait avec colère que le zèle des dévots du faubourg Saint- Germain lui suscitait de terribles embarras diplomatiques. En 1661, devenu secrétaire des conseils de Louis XIV, il se retrouva aux prises avec les mêmes adversaires et les mêmes ennuis. (1)
Qui soutient Fouquet poursuivi par Colbert et sacrifié par Louis XIV :5 Les dévots: Fabert, Olivier, Le Fèvre d'Ormesson, l'abbé Claude Joly, le premier président Lamoignon lui-même, « engagé fort avant dans la cabale des dévots M, ainsi que le note Colbert.
Qui contrarie toute la politique de Colbert et de Huguesde Lyonne à l'égard du pape AlexandreVII? La cabale des Dévots : Vincent de Meur, Grandin, régent de la Sorbonne, Abelly, Bossuet, d'Albon, La Mothe Fénelon, tous membres de la Compagnie du Saint-Sacrement. (2)
J'ai, plus haut, fait allusion à un incident qui se produisit à la Sorbonne en 1663. (3) Le syndic
(1) Jean Boilisle Mémoriaux du Conseil du Roi de 1661.
(2) Cf. Rebelliau. Rev. des Deux M., nov. 1909.
(3) Cf. Journaux de Deshons p. 342. Mémoires du P.
Rapin 111, p. 195. Le P. Gazeaux. Louis XIV, Bossuet et la Sorbonne en 1663. (Et. Relig. juin 1869). Gérin ; Rech. sur l'Asscmb. du Clergé de 1482, P. 1870.
------------------------------------------------------------------------
Grandin favorisa de la façon la plus évidente les doctrines ult.ramontaines relatives à l'infaillibilité du Pape. Louis XIV considérait ces doctrines comme extrêmement dangereuses pour sa propre autorité. Il ne voulait pas que le Pape au nom de l'infaillibilité pût, prendre fantaisie de le déposer quelque jour. Il fallut bien que le confrère Lamoi- gnon, confrère du Saint-Sacrement condamnât Grandin, autre confrère, cependant qu'un troisième confrère, Bossuet, le futur apôtre du gallicanisme et de la royauté de droit divin, optait en cette querelle contre le Parlement pour la Sor- bonne. L'affaire dura longtemps, il fallut près de quatre mois pour que Grandin s'inclinât (4 avril). Or, le même jour, une nouvelle thèse était soutenue au collège des Bernardins et le syndic dut comparaître de nouveau devant le Parlement où Lamoignon se montra fort dur pour lui. Il lui reprocha « d'avancer de mauvaises doctrines ou d'en altérer de véritables », ajoutant que « la justice ne pouvait laisser la liberté de faire un si grand mal ». Séance tenante Grandin fut suspendu de ses fonctions.
On a pu voir par les textes déjà cités dans les chapitres précédents combien les confrères et leurs
------------------------------------------------------------------------
amis sont attentifs à se défendre de cette accusation d'avoir travaillé contre le bien public et contre la politique royale. Dans presque tous les documents on trouve notée cette accusation. La politique de Louis XIV était une politique « anticléi-icale » ni plus ni moins que celle'de M. Combes. Mazarin faisait de l'anticléricalisme parce qu'il considérait la Cabale des dévots comme une sorte de « ligue cléricale ». Colbert faisait de l'anticléricalisme parce qu'il considérait la Compagnie du Saint- Sacrement, définitivement dévoilée, comme un (( nid de factieux ».
Ce sont des raisons d'Etat qui conduisirent Colbert à reprendre des poursuites contre la Compagnie et à la disperser cette fois efficacement en 1666. Et c'est ainsi que Molière, avec Louis XIV et avec le gouvernement royal, fit œuvre non pas antireligieuse mais anticléricale : il fut certainement convaincu qu'en composant son Tartuffe, il ne se montrait pas tant bon courtisan que bon citoyen et fidèle sujet, ce qui, à cette époque, était exactement la même chose.
------------------------------------------------------------------------
CONCLUSION
La Philosophie de Molière.
Ces considérations devraient conduire une critique dégagée de tout parti-pris d'ordre politique, philosophique ou religieux, à modifier sensiblement les doctrines couramment admises, depuis un certain nombre d'années, touchant la philosophie de Molière. L'interprétation de plusieurs des ouvrages du comique devraït en être également réformée. Peut-êLre même serait-il temps qu'on en refît de nouvelles éditions critiques.
On commet de continuels contre-sens au sujet du Tartuffe par exemple, si l'on ne tient pas compte de ce fait que les dévots constituaient un parti d'opposition. Si M. Brunetière y avait pris gar-de, il n'aurait pas affirmé qu'il ne pouvait se trouver d'hypocrites à la Cour de Louis XIV, parce que
------------------------------------------------------------------------
l'hypocrisie, alors, ne devait mener à rien. Un tel raisonnement dénote, à vrai dire, un étrange état d'esprit chez un écrivain, qui se disait adversaire de la critique « impressionniste » et faisait profession de n'admettre qu'une critique « objective ». Ne devait-il pas, dans ces conditions, considérer Tartuffe comme un document attestant l'existence d'un clan d'hypocrites ou d'une cabale formée de gens ouvertement taxés d'hypocrisie ? Si l'existence de cette cabale coïncidait, dans le temps,avec les débauches de Louis XIV, était-ce une raison de nier les faits ? Non, mais c'en était une de chercher, dans l'histoire, et non dans des préférences doctrinales, les raisons de cette coïncidence. Nul doute qu'un esprit avisé, comme l'était M. Brunetière, ne les eût aisément découvertes.
Vainement objectera-t-on qu'à proprement parler, les confrères du Saint-Sacrement sont des fanatiques plutôt que des hypocrites. Il est possible qu'au regard de l'historien impartial, la sincérité de la grande majorité d'entre eux ne soit pas mise en doute. La question se posait tout autrement pour les contemporains. La sincérité d'un fanatique est toujours difficile à apprécier. Quel moyen avons-nous de discerner où commence etoùfinitle
------------------------------------------------------------------------
zèle désintéressé, pour faire place à l'ambition ou à l'intrigue? Qui nous dira si, au moment où les « faux-zélés » commettaient des excès de zèle capables de révolter les plus honnêtes gens, ils n'étouffaient pas en euxquelque révolte de leur conscience? Si leur prosélytisme les poussait à user systématiquement de la médisance, ou de la calomnie, de quel nom qualifier les raisons ou les sentiments spécieux dont s'armait la Cabale pour form'er la conscience de ses membres ? A supposer enfin que la généralité des dévots- j'entends naturellement les sectateurs du parti dévot — fussent effectivement d'honnêtes gens, à qui fera-t-on croire que leurs aveugles partis-pris ne favorisaient pas l'éclo- sion d'une légion d'hypocrites? Tous les dévots n'étaient pas des Tartuffes; mais assurément la dévotion abritait sous son manteau un certain nombre de ces monstres.
Et d'ailleurs, Molière indique clairement qu'il est des dévots de bonne foi. On lui reproche précisément de ne pas s'en être pris seulement aux Tartuffes, qui sont des aventuriers, donc des excep- tions dans la secte des dévots, mais encore aux Orgons qui sont, en somme, des gens sincères et d'honnêtes gens. Est-ce que Molière doute de la
------------------------------------------------------------------------
sincérité d'Orgon ? Pas le moins du monde. Orgon n'est nullement hypocrite. Mais, après avoir été un fidèle serviteur de son pays, il s'est converti, non à la religion, mais à la dévotion, c'est-à-dire au parti des Dévots. Cette conversion l'a jeté dans l'opposition. Orgon est devenu un mauvais citoyen par là même qu'il s'est enrégimenté dans la Cabale des « mauvais français » : je trouve le mot dans un rapport de police du temps. Et par là-même il méritait d'être l'objet des satires d'un auteur comique tout dévoué à son Roi.
Entre les dévots de La Bruyère, Onuphre compris, et ceux de Molière, qu'ils soient Tartuffe, Orgon ou Don Juan, la différence capitale est, sans doute, que les premiers sont dans le ton de la mode (i) et font leur cour au Maître en le singeant, tandis que,les seconds font profession de fronder et la mode et le pouvoir. Les premiers sont, jusque dans le crime, attentifs à respecter la légalité, ce sont gens prudents : ils ne s'attaquent qu'à la ligne collatérale. Les seconds, inféodés à un parti de factieux, sont comme nous dirions aujourd'hui, quelque peu anarchistes; étant fana-
(i) Le portrait d'Onuphre figure au chapitre De la Mode.
------------------------------------------------------------------------
tiques ils sont violents ; habitués à se moquer des usages et de l'autorité, ils sont capables, s'ils versent dans le crime, des pires excès et des plus énormes imprudences : ils osent s'attaquer à la ligne directe. De Tartuffe à Onuphre, il y a précisément la différence que l'on peut voir aujourd'hui entre les « meneurs »,qui se nourrissent aux dépens des minorités agissantes, et les « aventuriers », qui exploitent les majorités jouisseuses. Ou si l'on veut, Tartuffe et Onuphre sont des parasites : le premier s'attachait aux dévots « arrivistes M ; le second le remplace et se repaît aux , dépens des mêmes dévots, alors qu'ils sont devenus des « arrivés ».
Ainsi, semble-t-il, est résolue par la négative la question de savoir si Molière s'est attaqué à la religion elle-même. L'opinion de M. Brunetière sur ce point est devenue une sorte de dogme. La philosophie de Molière ne serait, selon lui, qu'une perpétuelle apologie de la nature et de l'instinct. Le comique n'aurait jamais dirigé sa satire que « contre ceux dont le vice ou le ridicule est de masquer, d'altérer, de comprimer ou de vouloir contraindre la nature ». Quant. aux vices qui « opèrent dans le sens de l'instinct, comme l'ambi-
------------------------------------------------------------------------
tion ou la débauche, on ne voit pas qu'il ait eu l'intention de les attaquer jamais ».
La principale preuve qu'apporta l'éminent critique en faveur de ces affirmations, consiste en d'ingénieuses citations de Montaigne, et de Rabelais; car, pour ce qui est de ses conjectures historiques sur l'inexistence des hypocrites à l'époque du Tartuffe, on a déjà constaté leur inanité. Quant aux exemples tirés de l'œuvre de Molière elle-même, et quant à l'interprétation qu'il plaît au critique de leur donner, il semble bien que le terrain n'en soit pas beaucoup plus solide.
En quoi, par exemple, les railleries contre les médecins peuvent-elles constituer une apologie de la'nature? De ce qu'on perçoit ce qu'il reste, dans la médecine d'aujourd'hui encore, de conjectural, ou même de charlatanesque, sera-t-on taxé d'irréligion, de scepticisme ou de matérialisme? Lorsque M. Brunetière a proclamé la faillite de la science (non, comme on l'a dit quelquefois, dans son domaine propre, mais dans celui de la morale ou de la sociologie) soutenait-ilune théorie si éloignée de celle de Molière? Tous deux ne professent-ils pas que la science n'est en aucune façon suscep-
------------------------------------------------------------------------
tible de procurer, par elle-même, le bonheur à l'humanité?
En quoi Agnès, encore, est-elle un exemple que - Molière propose à notre admiration ou à' notre imitation? Et pourquoi veut-on que la morale soit en péril si cette jeune fille ne nous est pas antipathique ? Est-elle responsable de l'éducation qu'on lui a donnée? De ce qu'on la plaigne, s'ensuit-il qu'elle soit moins dangereuse ou moins inquiétante en son ingénuité ?
Précisément, la grande leçon de l' Ecole des Femmes semble bien être qu'il faut éviter de s'en fier à " la nature et à l'instinct du soin d'instruire les jeunes filles, touchant leur rôle futur dans l'organisation sociale. Molière professe quiil existe un problème de l'éducation des filles, en vue de leur préparation au mariage, et que ce n'est pas résoudre la question que de tenir les futures épouses dans l'ignoranceabsolue des termes de ce problème. C'est même s'exposer, selon lui, à de graves mécomptes, parce que la nature et l'instinct sont, en ces matières, des guides dangereux, lorsqu'ils ne sont pas éclairés par l'expérience et la raison. Apologie de l'instinct ? Nullement. Mais apologie du bon sens.
Quant à faire grief au poète de ne pas avoir atta-
------------------------------------------------------------------------
gué la débauche, on pourrait répondre que la co- médie n'y est guère accoutumée; que cette tâche n'est pas aussi facile à un poète comique qu'à un prédicateur; qu'enfin un pareil sujet n'était guère abordable au comédien préféré de Louis XIV: il ne faut pas, dit-on, parler de corde dans la maison d'un pendu. Cette tâche difficile, Molière est, cependant, l'un des seuls comiques qui aient osé effectivement l'aborder. Car il n'est guère au monde de satire plus virulente de la débauche que le Don juan.
Pour l'ambition, si elle n'a pas fait le sujet d'une comédie particulière, nombreux sont les vers, les tirades, les allusions satiriques contre les ambitieux, que l'pn pourrait extraire de l'œuvre de Molière, notamment du Tartuffe, du Don Juan et du Misanthrope. S'il est vrai enfin que toutes les pièces contre la « Cabale des Dévots » étaient en même temps dirigées contre une cabale politique, cela ne devait-il pas satifaire M. Brunetière ?
En toute bonne loi, je ne vois qu'un seul argument qui permette de supposer que Molière ait été, lui aussi, un libertin, non un libertin doctrinaire, un athée, un irreligieux de principe, mais enfin un homme peu enclin à accepter les austères
------------------------------------------------------------------------
doctrines des fervents chrétiens. Il n'était guère plus convaincu de l'efficacité de la grâce, dans le domaine moral, que de celle de la médecine, dans l'ordre physiologique. De par sa profession et en raison de la liberté de ses mœurs, il ne pouvait goûter les sévérités de la morale chrétienne touchant « le vice de l'impureté », pour parler comme les livres d'éd'ification.
Cependant il faut ici encore faire des réserves. Qn se plaît à ne voir dans le christianisme que le principe de mortification, de pénitence. Il s'en faut que le courant d'ascétisme, indéniable d'ailleurs, qui se discerne dans toute l'évolution du christianisme, explique à lui seul .toute cette évolution. Encore faut-il distinguer les époques. Au milieu du XVIIe siècle le cartésianisme modifiait sur ce point l'opinion de plus d'un théologien. Bossuet, si je ne me trompe, s'érigera lui-même contre l'idée qu'il faille détruire les passions. Il les faut diriger au contraire, car étant dans notre nature, elles sont de Dieu en leur principe et peu- veut servir à sa gloire.
On trouve bien plus nettement encore, la trace d'une réaction contre l'ascétisme primitif du christianisme, chez un prêtre contemporain de Molière.
------------------------------------------------------------------------
Cet ecclésiastique était très pieux, il était affilié à la Compagnie du Saint-Sacrement. L'abbé Colas de Portmorand avait fondé pour les jeunes gens des deux sexes une maison d'éducation, qui devait être en même temps une maison de correction et de réhabilitation pour les filles pécheresses ayant failli « par une passagère et secrette fragilité ». Il écrivit, à cette occasion, un livre où il exposa ses principes de pédagogie. Ces principes sont fort curieux. « On maîtrise fort facilement, disait-il, la gourmandise parce qu'on lui accorde toujours quelque chose. Mais on ne veut rien céder à la concupiscence, on veut la mâter tout à fait. On a tort : la Nature a de merveilleuses industries et des ressorts inexplicables pour trouver son compte tôt ou tard, de façon ou d'autre ».
Et Portmorand pour le prouver dénonçait les « débordements » aussi fréquents chez les. personnes en religion que chez les laïcs.
(( 11 faut donc, concluait-il, satisfaire les sens el)" quelque mesure, leur donner à propos la curée, pour empêcher qu'ils ne deviennent faméliques et gloutons ». Surtout il ne faut plus flétrir « l'œuvre de chair du nom de vilenie, d'abomination et d'ordure », mais « relever à tout prix le sacrement
------------------------------------------------------------------------
de mariage de la poussière et de l'opprobre où le diable l'a mis. »
. Il faut cesser de présenter la femme comme l'essentiel obstacle au salut et se souvenir de la doctrine de saint Paul disant : « Le Créateur n'a- t-il pas créé délibérément la femme et créé du même coup la tendance affectueuse et nécessaire que les deux sexes doivent avoir l'un envers l'autre r* » L'abbé Colas enfin, invoquait l'exemple du Sauveur lui-même, qui a prouvé par sa vie qu'il n'était pas venu « pour retrancher la civile conversation entre les sexes, les écarter, effaroucher et obli-ger de vivre en sauvages et en ennemis ».
Le livre de l'abbé Colas a été écrit en 1644. 11 n'importe qu'il ait été condamné et que son auteur ait été exclu de la Compagnie du Saint Sacrement. Car ceux qui condamnèrent l'ouvrage reconnurent l'insigne piété de l'auteur. Ce ne sont donc pas les seuls libertins qui protestaient contre les excessives rigueurs des dévots, mais, bien, ainsi que l'assurait Molière, de vrais et sincères dévots. La doctrine de l'Ecole des Femmes, pas plus que la satire du Tartuffe contre les dévots, n'est une preuve péremptoire de l'impiété de leur auteur.
------------------------------------------------------------------------
Si i'on veut absolument que chez le comédien il y eût l'étoffe d'un libertin, c'est là une chose' possible. C'est donc cette tendance de son esprit qui lui insuffla le courage d'entreprendre sa campagne contre la Cabale des Dévots. Mais on a vu à quel groupe de personnages il a limité sa satire, on a vu comment il s'en est tenu à se faire l'écho de l'opinion générale. Si donc il a voulu déconsidérer la religion tout entière, c'est que tout le XVIIe siècle, le roi et ses ministres, la majorité de la Cour, un grand nombre d'évêq\ies, les principaux salons, presque toute la bourgeoisie et une grande partie. du peuple étaient animés d'.un pareil dessein. Le prétendre serait une folie.
En réalité on se trompe parce qu'on part d'un principe faux. Molière ne s'est nullement soucié de faire l'apologie de la nature et de l'instinct. Ses raisonneurs ne parlent pas au nom de la nature en tant qu'elle représente l'ensemble de nos instincts primitifs, mais au nom de cette nature supérieure, qui désigne la raison et le bon sens, et qui est tout justement le contraire de l'instinct.
Si l'on objectait que le bon sens n'est pas un principe de morale, on pourrait répondre que Molière ne s'est pas autrement préoccupé de cons-
------------------------------------------------------------------------
truire un système de morale. Il est aussi peu que possible un philosophe spéculatif et par conséquent n'a pas de système. Il est très peu moraliste, si l'on veut réserver ce nom à ceux qui font profession de résoudre des cas de conscience personnels. Mais il est, excellemment, ainsi qu'il convient à un auteur comique, un moraliste sociologue. Ce qui l'intéresse, en dehors des polémiques d'actualité, c'est d'accorder les actions humaines avec les exigences de la vie sociale. Il se préoccupe d'apprendre aux hommes le moyen de trouver le bonheur dans le cad re de la société et particulièrement dans celui de la famille qui en est la cellule essentielle, (i).
- La première conditionqu'il en indique c'est que, si l'on veut n'être ni ridicule, ni odieux, ni dangereux pour la société, ni malheureux, pour soi- même, on doit résister aux suggestions de l'instinct qui nous pousse à l'individualisme, et écouter la voix dé la raison, du sens commun, qui nous rendent seuls sociables, qui seuls nous apprennent à vivre selon les mœurs de notre
(i) Le degré de répercussion des vices et des travers sur l'organisme familial marque pour Molière le degré d'immoralité, de nocivité ou de ridicule qu'ils comportent.
------------------------------------------------------------------------
temps, à ne pas retarder sur elles, à ne pas les devancer non plus.
Pour Molière, la définition de l'homme n'est pas seulement : « Un animal raisonnable », mais : « un animal raisonnable et sociable ». L'animal, c'est- à-dire l'instinct, doit être soumis à la raison individuelle, maiscelle-ci doit être elle-même ordonnée en. vue du développement de la sociabilité et subordonnée, pour la pratique de la vie, au bon sens qui régit les rapports sociaux.'La religion, en tant qu'elle est un organisme vital de la société, telle que la conçoit le XV1l8 siècle, est donc émi- nemment respectable. Et parce que Molière est, à un degré rare, représentatif de son temps, je crois que son indignation contre le libertinage de Don Juan est parfaitement sincère : il croit à la nécessité d'un culte d'Etat.
Mais si la religion devait conduire un homme à n'être plus ni raisonnable, ni sociable, Molière n'hésiterait pas à le vouer au malheur et au ridicule, comme il abandonne au ridicule et à la solitude l'honnête homme selon le monde, si son honnêteté se montre insociable. Orgon est honnête et sincèrement dévot, mais « abruti » par l'esprit de la « secte » jusqu'à perdre toute notion du sens
------------------------------------------------------------------------
commun et jusqu'à ne plus reconnaître aucun de ses devoirs sociaux: ni ses devoirs de citoyen, ni ses devoirs de père ou d'époux ; il mérite par la d'être la dupe d'un Tartuffe. Ainsi Alceste, incapable de modérer ni les excès de sa bile contre l'injustice, ni les éclats de sa jalousie contre la coquette Célimène, tout -honnête homme qu'il est, mérite de terminer ses jours au désert.
Voilà dans quel sens on devrait, semble-t-il, s'orienter pour découvrir la véritable philosophie de Molière. Il la faudrait l'éclairer à la lumière de l'histoire, non, comme on l'a fait souvent à la lueur falote de la seule biographie de l'auteur ou de la chronique anccdotique du temps. Certes, Molière n'a pas écrit une œuvre purement impersonnelle. Il y a mis beaucoup de son cœur et de ses pensées, sans cependant prendre, à la manière romantique, le spectateur pour confident de ses peines ou de ses joies. Mais cette lueur là n'éclairerait qu'un aspect de son œuvre. Il y faudrait la grande lumière de l'histoire sociale de l'époque, del'histoiredes mœurs, de l'histoire delà religion, de l'histoire politique aussi, beaucoup plus mal connue, qu'on ne le croit.
Ce serait une œuvre considérable. Il est plus
------------------------------------------------------------------------
facile d'extraire des notes de Rabelais, de Montaigne ou de Bossuet. Confronter des faits suppose un travail long, pénible, un effort patient, souvent suivi de déboires. Si l'on ne veut que paraître érudit, il suffit de citer des textes littéraires et de les rapprocher avec ingéniosité, de façon à se procurer l'occasion de spirituelles saillies. Et puis ce procédé est si commode à quiconque a des principes à défendre et des doctrines à proposer! Je crains qu'il ne se passe de longues années avant que nous ayons un livre impartial et scientifique, objectif enfin, pour parler comme M. Brunetière, touchant la philosophie de Molière. En attendant, contentons-nous des philosophies diverses et contradictoires, qu'il plaît aux critiques d'introduire dans lesœuvres du grand poète, suivant les besoins des causes diverses qu'ils défendent.
Ce n'est pas d'ailleurs toujours si désagréable...
Et je ne sais trop si ce livre, que j'ai cru écrire. d'un point de vue purement objectif, ne sera pas aussi taxé d'impressionnisme par des auteurs plus érudits ou plus passionnés pour la vérité.
------------------------------------------------------------------------
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER.
Justification de l'épigraphe et position du ~ problème 9
1° Molière et La Rochefoucauld 9 2° Les Maximes et le Tartuffe 14 3° Le Problème du Tartuffe .................... 21
CHAPITRE DEUXIÈME.
La Cabale des Dévots devant l'Histoire 29 l' La Compagnie du T. S. Sacrement de l'Autel :
sa fondation, son but, ses œuvres -.. 29 2' La Compagnie du T. S. Sacrement de l'Autel : -
ses méthodes, ses agissements, sa police...'... 41
CHAPITRE TROISIÈME.
La Cabale devant l'Opinion des Contemporains 53 1° Quelques jugements privés '. 53 2° Scandales et affaires judiciaires ............ 62 3° Un Libelle ecclésiastique ....................1 71
CHAPITRE QUATRIÈME.
La Cabale devant l'Opinion des Contemporains (Suite) 78
§ unique : Une Satire profane ................. 79
------------------------------------------------------------------------
CHAPITRE CINQUIÈME.
Les Griefs de Molière 105
1° La Cabale contre les « Farceurs » ........... 105 20 Molière et Conti 115 3, Lé Retour à Paris ........................... 124
CHAPITRE SIXIÈME.
Les Hostilités 131
1, Première Escarmouche (l'Ecole des Maris).. 131 2° Un Succès (l'Ecole des Femmes) .: 139
CHAPITRE SEPTIÈME.
Les Hostilités (Suite) 151 1° Une Défaite (Le Tartuffe de 1664 « * 151 20 Un Duel (Le Don Juan) :, 1 l. 163
CHAPITRE HUITIÈME. (1 P \%\
Molière et Louis XIV \T.. '..y'^7 177
1° Le Triomphe de Tartuffe 177 2° L'Alliance politique du Roi et du ien. 186
CONCLUSION.
La Philosophie de Molière .................... 197
------------------------------------------------------------------------
LE LIVRE MENSUEL
Il paraîtra chaque année sous ce titre une série de dix volumes, dont la diversité d'inspiration embrassera toutes les branches du savoir (philosophie — théâtre — roman — sociologie — archéologie — religion — franc-maçonnerie — çritique — art — poésie — curiosités — voyages, etc.). et dont la tenue littéraire sera parfaite.
Le prix marqué de chaque volume sera proportionné à son importance il né sera jamais inférieur à cinq francs.
Mais il serax:réé des abonnements extrêmement avantageux pour la série des dix volumes, aux prix suivants :
Abonnement France et Colonies : Trente^francs. ordinaire Etranger.... : Quarante francs.
Abonnement „ .
sur hollande Quatre-vingt francs pour tous pays.
En outre du bénéfice qu'il retire en ne payant que trente francs une série de volumes qui seront vendus au minimum 5° francs en librairie, l'abonné a droit toujours à un exemplaire de l'édition originale. C'est un point qui a son importance, car en raison de l'excellence des auteurs
------------------------------------------------------------------------
et du soin apporté à sa publication, la collection du LIVRE MENSUEL sera vite recherchée des amateurs.
Quelle que soit la date à laquelle est pris l'abonnement, il n'est valable que pour la série de l'année en cours (de septembre à août de l'an suivant).
Les exemplaires sur hollande ne sont pas vendus séparément, étant réservés aux abonnés auxquels l'envoi en sera fait sous carton recommandé. Ils seront toujours numérotés et signés par l'auteur. Chaque souscripteur aura son numéro particulier.
Adresse du LIVRE MENSUEL :
DIRECTION : 24, Rue de Navarin (ge), Paris. LIBRAIRIE : 59, Boulevard des Batignolles (se)
La Librairie est ouverte tous les jours de 3 à 7 heures.
La Direction reçoit le jeudi de 3 à 7 heures.
N. B.- Les manuscrits à nous adressés seront toujours lus avec attention. Les auteurs devront venir les rechercher exactement un mois après les avoir déposés. La réponse de la direction y sera jointe.
Le Gérant : ALBERT LANTOINE
------------------------------------------------------------------------
=1
6 ] i "i
\
FRANCIS i
BAUMAL ;
1 J
MOL/ÈRE 9 ii
LES |
DÉVOTS ;
5 Fr. ,
1919
1 Z-'