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Droits de reproduction et-de traduction reeerve~ pour tous les pays y compris la Suède et la Nwvege.
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PIERRE LASSERRE
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LES CHAPELLES
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LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
6, RUE DES SAINTS-PERES
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1 PRÉFACE
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\Co~)~bsaient dans La Mmerce yranpatse,
les= es qui forment la matière du présent volume, j'ai parfois entendu poser à leur sujet une question d'ordre singulier et fort surprenant. Quel accueil mes appréciations trouveraient-elles chez les amis de chacun des écrivains étudies ? Ces anus en seraient-ils contents ? En seraient-ils mécontents? j Ou bien en ressentiraient-ils quelque humeuT~mixtet partagée entre la satisfaction et le dépit? Rien de plus significatif qu'une telle curiosité, si l'on a égard à la catégorie d'amis, à l'espèce très particulière d'amitié qu'elle mettait en cause. Rien qui. ce point une fois déBni, explique et justifie mieux, l'idée générale, la dénomination collective de « chapelles B, sous laquelle j'ai réuni ces travaux et me suis permis d'en caractériser l'objet commun.
Il est trop clair qnet<'sasos dont mes questionneurs se préoccupaient n'étaient pas les amis personnels et pnvés de l'écrivain mis en cause. Ce que
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ces derniers pouvaient penser de mes jugements n'eût pas été plus intéressant à conjecturer que l'opinion de ses oncles, tantes, cousins et cousines. Il ne s'agissait pas davantage des amis de ses œuvres, si l'on entend par là les esprits qui prennent plaisir à ce qu'il a fait, qui y trouvent de l'estimable ou de l'admirable, tout en conservant à son endroit l'entière liberté d'impression et d'appréciation dont un honnête homme ne se départit vis à vis de rien. Ce dont il s'agissait, c'était d'une sorte de parti conjuré, de garde de zélotes ou de mamelucks littéraires, qui s'est formée autour de certains auteurs d'aujourd'hui, au premier rang desquels Paul Claudel, le plus fanatiquement servi par ces pourvoyeurs de renommée. Le côté fâcheux de ces dévouements, dont on peut bien reconnaître la générosité et la noblesse de mobiles, tout en en signalant les excès, c'est qu'ils se refusent à toute distinction de mérite et de valeur dans les inspirations du maître qu'ils prônent; c'estqu'ils repoussent.méprisent et flétrirent d'avance toute réserve critique le concernant, comme une preuve d'inintelligence ou de mauvais cœur, qu'ils apportent enfin dans leur culte plutôt la sombre et rebutante tension du sectaire que ce sentiment sympathique et communicatif, qui dénote l'action persuasive du vrai et du beau sincèrement éprouvés. Il faudrait être tout à fait étranger à l'histoire des mœurs littéraires contemporaines pour ignorer le fait de ces tyrannies de clan et dé secte, de ces organisations d'intolérance qui se sont substituées, depuis vingt ans environ, à la seule autorité d'où aient dépendu, dans les meilleures époques de- notre littérature, le renom et la position des littérateurs et qui
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n'était autre que la libre opinion de tous les honnêtes gens. n faudrait vivre à l'écart du monde, dans l'imperturbable sérénité de quelque solitude voluptueuse où l'esprit ne laisserait parvenir jusqu'à lui rien d'absurde ni de scandaleux, pour ne pas mesurer le mal déjà fait à la culture française par les aveugles décrets de ces groupements de séides et le tort profond, difficilement remédiable, qu'elle risquerait d'en subir, si une critique entièrement indépendante ne ramenait des flots de lumière et d'air pur sur des questions qu'ils se plaisent à envelopper de ténèbres et à refouler dans une atmosphère étouffante où la raison ne respire plus.
Ce tort ne consiste pas seulement à mettre en crédit de fausses valeurs en criant à outrance par les rues et les placer que ce sont valeurs merveilleuses il consiste aussi à obscurcir le prix des valeurs < réelles et à susciter contre elles l'invincible méfiance de l'homme de goût en les enveloppant de la même recommandation criarde, déclamatoire, sans tact, sans discernement, sans nuances, que les plus fausses. Ce tort ne consiste pas seulement à faire du cyclopéen Paul Clâudel, un génie sans égal, de la famille de Dante et d'Eschyle et les dépassant il consiste aussi à ôter de la vue du public ce qu'il y a eu de vraiment supérieur et de grand chez Péguy, le pamphlétaire, l'homme d'indignation, de fureur, d'invec~ive, de bravoure, de corps à corps avec les individus, le mémorialiste et l'autobiographè de si forteet savoureuse humeur, enfin le lyrique admirable de !a TapMMrfe de Notre-Dame, pour mettre en vedette ses grosses et malheureuses entreprises épiques, sa Jeanne d'Arc presque illisible, résultat
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d'une profonde erreur littéraire, ou bien l'idéologie si mal venue de ses essais de métaphysique, de critique et de philosophie de l'histoire; il consiste à placer sur le même plan et à célébrer d'une haleine, les fruits d'une poésie toute fraîche et neuve que Francis Jammes, gardera l'enviable gloire d'avoir ajoutée au patrimoine de la littérature française et les astucieuses faiblesses que le même Jammes se laisse aller à écrire, quand il sort de sa veine naturelle. Ce procédé de prosélytisme massif et, pour ainsi dire, intégral, transporté du domaine de l'apologie dogmatique dans le domaine de la littérature, qui est d'agrément, de charme, de egay-savoir)), ou qui n'est rien, peut exercer une grande intimidation et une sorte de terrorisme sur des esprits troublés, débiles ou snobs il ne saurait persuader un esprit bien fait et maître de lui-même. Indiquez, suggérez honnêtement à un esprit de cette qualité ce que vous croyez sentir de bon ou de beau ou d'excellent ou de délicieux, chez Claudel, chez Péguy, chez Jammes, vous convaincrez, vous toucherez plus ou moins; vous serez, en tout cas sympathiquement écouté. Mais courir la ville en s'écriant « Claudel 1 Claudel comme s'il s'agissait d'un prophète et avec de terribles regards qui signifient « Crois ou meurs c'est le moyen de jeter de la confusion dans les cervelles, mais aussi de dégoûter celles-là, dont l'estime compte.
Que je n'exagère point le fanatisme de ces zélateurs, j'en pourrais tirer maintes preuves des répliques qu'ils ont opposées aux présentes études où j'ai parcouru, dans cette disposition sympathique qui, en matière de critique littéraire, se confond presque avec l'impartialité même, mais d'un regard
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trop libre et trop lucide à leur gré, les ouvrages de' leurs héros. Parmi ces répliques, il y en a eu de fort injurieuses et celles-ci émanaient de certains claudéliens, sensibles comme des femmes énervées à ce qu'ils trouvaient de défavorable pour leur grand homme dans mon étude; et insensibles comme des souches à tout ce qu'elle montre de sérieux, d'attention, de soin des nuances et au vif désir qui s'y fait sentir de dégager des vains fracas et des gesticulations gigantesques de ce poète, tout ce qui s'y peut dissimuler d'invention et d'expression poétiques dignes de ce nom. S'il m'était possible de citer ces injures, on verrait ce qu'elles ont d'instructif et le jour qu'elles jettent sur la nature, les ressorts et les dangers de l'influence intellectuelle exercée par M. ClaudeL Le caractère de faiblesse agitée, de désordre logique qu'on ne peut faire autrement que de remarquer en elles, constitue un document expressif et probant où se dénote la qualité des esprits sur lesquels la littérature daudélienne, avec ses barbares moyens de tumulte verbal et de fascination matérielle, possède la plus forte emprise. En ce qui me concerne personnellement, la seule impression qu'elles m'aient faite, c'est qu'elles soulageaient ceux qui s'y livraient et qu'ils auraient donc eu grand tort de s'en refuser le bienfait. Cependant, lorsque ces protestations de l'esprit de clan ou de chapelle contre mon honnête et toute simple entreprise, confondue avec un acte blasphématoire, se sont produites sous des formes moins dévergondées ou même d'une parfaite convenance par rapport à ma personne, le fond ne s'en est pas montré moins'exorbitant.
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Les lecteurs de mou étude sur Francis Jammes auront une peine infinie à croire qu'il se soit trouvé un écrivain, M.. Moulin, dans le Mercure de Fronce, pour m'attribuer à l'égard de ce poète le rôle et les intentions d'un « détracteur x et d'un « briseur d'idoles ». C'est fantastique. Et l'on ne peut s'empêcher de songer à un conte spirituel d'Alfred Capus, où l'on voit un poète comparaître en cour d'assises comme coupable d'avoir assassiné un critique. Que lui avait fait ce critique ? II avait écrit que le susdit poète avait « énormément de- talent ». Mortelle insulte. Il fallait écrire que ce poète était le plus grand poète qui eût jamais existé. Au-dessous de ce degré de louange et de cette apogée du superlatif, c'était l'iniquité, l'éreintement, l'infamie. Voilà de quelle manière j'ai éreinté Francis Jammes dont j'aurais peut-être eu à craindre le poignard, s'il n'était devenu chrétien.
Et le poète Robert Vallery-Radot, savez-vous de quoi il m'accuse ? D'avoir volé les tours de NotreDame, méfait pour lequel il prononce contre moi l'excommunication majeure. Je traduis son grief en ngure. Mais la figure est d'une application fort exacte. Et le grief est d'autant plus utile à relever qu'on y saisit le point de contact contact fâcheux et de communication, entre l'esprit de chapelle et le mouvement catholique qui s'est manifesté depuis une vingtaine d'années dans la poésie et dans le roman.
A en croire les paroles, d'ailleurs mêlées de confusion, de M. Robert VaIlery-Radot,' j'ai l'esprit entièrement fermé au génie de Paul Claudel, parce que je l'ai entièrement fermé au chnstianiame lui"
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même. Rien de moins. Je ne comprends, je ne sens pas Paul Claudel, parce que Paul Claudel est un grand poète chrétien et que toute faculté de comprendre et de sentir ce qui est d'inspiration chrétienne m'est refusée. Mon horizon de pensée et de sentiment n'est i pas plus étendu que celui d'un Grec ancien ou celui d'un « païen » de la Renaissance, type qui n'offre rien de plus, aux yeux de M. Vallery-Radot qu'un Grec posthume et attardé dans l'histoire. En tant que Grec, il veut bien me reconnaître quelques qualités il m'appelle a enfant de Minerve », marquant en même temps par cette expression les vertus et les limites ou impuissances qu'il décrète miennes; il consent que je ne sois pas incompétent pour parler de poètes inspirés par le pur naturalisme (expression àiffamatoire, qui est de son vocabulaire, non du mien), de l'Antiquité et de la Renaissance. Mais, pour Paul Claudel, dont l'inspiration se meut dans le plan de la Révélation et de la Grâce, je n'y saurais rien entendre. Le temple m'est interdit parce que je n'ai pas la foi, ni sans doute le sens de la foi. L'admiration pour la littérature de Paul Claudel est une application ou une illumination de la foi faute de cette lanterne divine, les profondeurs de sa poésie restent pour moi des ténèbres. J'y entre comme un aveugle, cherchant sous mes pas la chaussée de Minerve et m'étonnant naïvement de ne l'y pas trouver, alors j! que je suis dans les sublimes abîmes d'Elie. j Voilà des choses faciles à dire et qui peuvent en j imposer à certains par leur présomption. A l'usage, elles doivent entraîna de grands embarras. C'est faute de sentiment chrétien que je ne sais pas admirer Claudel ? Hé II ne manque point d'es-
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prits réfractaires aux beautés claudéliennes, à qui une telle fin de non-recevoir ne saurait être opposée avec ombre de vraisemblance des catholiques très pieux, des prêtres aussi lettrés que pleins de zèle dans leur ministère, qui se réjouissent d'entendre que Paul Claudel est un. bon chrétien et un converti célèbre, mais qui, mis en présence de ses compositions poétiques, en demeurent ahuris et les trouvent hérissées de monstruosités. Que leur impression soit excessive, il est possible le fait est qu'elle les agite et que nulle considération d'édification et de piété ne les ferait départir de leur jugement, juste ou injuste. Ils répondraient a C'est là une autre question. Nous ne manquons pas de grands poètes chrétiens qui n'ont pas ces façons de Troglodytes et qui n'écrasent pas la Muse sous ces énormes pavés. Tenons-nous en à ceux-là, » M.. R. Vallery-Radot va-t-il dire à ces endurcis quant à Claudel qu'ils sont des endurcis quant à l'Evangile ? 2
Et, que fait, d'autre part, M. R. Vallery-Radot de tous ces Juifs, littérateurs ou gens du monde, qui sont connus à Paris comme des admirateurs de Claudel ? Va-t-il prononcer, sur ce seul trait de leur goût, que ces Juifs sont de bons Juifs plus avancés qu'ils ne pensent sur le chemin de Damas, qui mène à Rome ?
Ou bien M. R. Vallery-Radot juge-t-il peut-être que le défaut présumé d'esprit chrétien frappe d'incompétence les condamnations que l'on peut porter, au point de vue littéraire, contre la littérature de Paul Claudel, mais que ce même défaut n'entre pas en ligne de compte quand on le loue ? Jfge-t-N que chez l'impertinent qui se rit plus ou moins de cette
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littérature, le parfum de l'impiété ne saurait être subodoré ni dénoncé avec trop de zèle, mais que les admirations et les louanges n'ont point d'odeur ? 2 Si M. R. Vallery-Radot avait mis en cause mon défaut de goût personnel ou l'insuffisance de valeur littéraire de ma critique, je n'aurais rien à lui répondre. Mais il me définit d'après un concept abstrait, correspondant aux catégories de son esprit, et sans se demander si, pour prendre la mesure du mien, il a suffisamment ouvert son compas. Il me considère comme « palen s, et c'est à ce titre que, sans daigner discuter ni même regarder les reproches que je fais à la littérature claudélienne, il y oppose un veto préalable qui vaut en principe contre toute prétention de ma part d'exercer ma critique sur ce poète. Un tel principe bouleverse considérablement la tradition des lettres. Voltaire passe pour avoir parlé en critique aussi merveilleux qu'enthousiaste, de Bossuet, de Massillon, des tragédies de Polyeude et d'Athalie et autres œuvres ou génies inspirés par les croyances chrétiennes. Devrons-nous admettre que Voltaire n'ait rien entendu à de tels sujets et le prendre pour un sourd expliquant la musique ? 2 Devrons-nous penser la même chose à propos de Sainte-Beuve, Jules Lemaftre, Anatole France, Moréas, Charles Maurras, à qui semblable mérite est unanimement reconnu et croire que les beautés d'une poésie chrétienne d'inspiration soient lettre morte pour les humanistes incroyants,,même réputés les plus délicats et les plus sensibles La plus sévère théologie n'approuverait pas, autant que j'en puis juger, cette thèse un peu wisigothe.
La pensée de M. R. Vallery-Radot doit se prendre
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en un sens plus raSiné, plus quintessendé, plus hermétique.
A son sens, la poésie chrétienne a atteint avec Paul Claudel (et pas avec lui seul), une cime nouvelle, une cime vierge, dominant le niveau de toutes les inspirations poétiques chrétiennes qui se sont manifestées dans notre littérature depuis l'époque de la Renaissance. Ces inspirations étaient contaminées ou diminuées par l'esprit de la Renaissance, esprit de rationalisme philosophique et de formalisme esthétique qui a régné sur les siècles suivants et s'est inSItré jusque chez les artistes et les poètes qui voulaient consacrer leur génie à l'expression et à la gloire de la religion du Christ. De là, le caractère peu chrétien (esthétiquement parlant) de leurs ouvrages et, en dépit de leurs intentions religieuses, le très imparfait rapport de nature entre ce qu'ils ont créé et le christianisme lui-même. Celui-ci y semble d'emprunt. Les formes de l'expression, l'appareil de l'art, l'économie des idées n'y sont pas fournis et modelés par lui, créés de son fond. Ils viennent de l'antiquité païenne. C'est du christianisme ajouté, superposé à du naturalisme antique, le Christ habillé de la pourpre des dieux grecs. La communauté de caractère artistique existant entre ces ouvrages dont l'âme eût voulu être chrétienne, mais ne le pouvait dans un corps païen, et les ouvrages dont l'âme était païenne comme le corps, pouvait fort bien rendre les premiers justiciables, comme les seconds, d'une critique purement humaniste sans mysticisme. Mais une telle critique ne saurait plus s'appliquer à Claudel, parce que Claudel (et c'est le gi&nd fait) a rompu avec l'esprit de la Renaissance (oh je le crois bien, il est l'élève de
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l'école symboliste et impressionniste, de Mallarmé, de Rimbaud). Ainsi libérée, l'inspiration chrétienne a revêtu un caractère plus intense, plus exclusif, de plus pure source que chez ses prédécesseurs des siècles classiques, tout imprégnés d'influences non chrétiennes. Claudel a retrouvé l'esprit de ces poètes et de ces contemplatifs du haut Moyen âge, dont le mystère chrétien, le Christ en croix, étaient seuls à remplir l'imagination et l'intelligence, à nourrir la Muse. Il en a fait revivre la race. Il a replacé la littérature dans l'axe du foyer surnaturel d'où souBle l'Esprit de Dieu et il en résulte une ressemblance typique entre la littérature ainsi rénovée et l'œuvre littéraire, non seulement des poètes religieux du Moyen âge, mais aussi des Pères de l'Eglise, œuvre qui n'est pas s inspirée au sens strict, mais où coule directement la sève brûlante, où fermentent sans intermédiaire les germes de la Révélation encore proche. Voilà le caractère par où la poésie claudélienne dépasse notre critique, par où elle dépasse ces questions de beauté, de talent et d'art, que notre critique a l'habitude. déposer d'après des modèles païens ou demi-païens. La commune mesure, la commune intelligence, le commun sentiment des choses littéraires, prises dans l'enceinte de l'humanisme, ne valent pas pour la poésie daudélienne, qui, pour ainsi dire, les transcende. Il faut pour y pénétrer, une initiation spéciale, il faut avoir l'âme participante à cette germination mystique nouvelle qui s'est produite depuis vingt ans, qui s'est littérairement manifestée dans les œuvres d'une petite pléiadé de poètes, amis de M. R. VaIlery-Radot, et qui a porté, comme son fruit le plus extraordinaire, Paul Claudel.
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Nous voici rassurés. Les excommunications de M. R. Vallery-Radot sont d'un ordre assez spécial. 'On ne nous croirà pas dépourvu de tout sens religieux parce que la sensibilité de ses religions littéraires froissées le lui fait prétendre. Il nous veut « enfant de Minerve ». Sans doute, se comprend-il lui-même mieux que nous ne le comprenons. Nous concevons et nous imaginons jusqu'à un certain point, et d'après les textes, les manières de penser et de sentir des Grecs anciens. Nous n'avons pas conscience d'y pouvoir borner notre âme. Nous ne l'essayerions qu'au prix d'un effort psychologique bien artificiel et en nous entretenant dans je ne sais quel état littéraire affecté et tendu, au lieu de vivre moralement avec simplicité. C'est là une disposition que M. R. Vallery-Radot prête trop facilement aux autres. Nous en sommes fort loin et le fait qu'il nous l'ait prêtée est pour nous un sujet d'étonnement. Il ne nous serait pas aussi commode qu'il se le figuré de rester de pierre à l'égard d'une immense partie de ce que l'humanité supérieure dont nous descendons a vécu de plus émouvant et de plus élevé et d'opposer à a l'immense espérance » qui a < traversé la terre s, un cœur insensible. Rien ne serait plus contraire à un certain grand naturel de l'âme que nous croyons reconnaître en nous-même et que nous sommes surpris qu'il n'y ait point vu, alors qu'il nous a fait l'honneur de nous lire.
Mais ce qu'il nous reproche, ne serions-nous pas bien fondé à lui en reprocher l'équivalent dans un autre genre ? Quoi de plus rétréci, de moins naturel, de plus contraint, que cejnédiévalisme archaïque qui a sa faveur en matière de littérature et de goût
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et qui n'a rien de commun avec l'estime et le respect du Moyen âge, dans sa part de grandeurs réelles, qui ne peut même que compromettre ce juste sentiment? Pour tout homme de bon sens, la Renaissance est le nom d'une période historique particulièrement éclatante et décisive dans le progrès, non seulement matériel, mais spirituel, de la civilisation occidentale, nlle de l'Antiquité gréco-latine, non moins que du Christianisme, progrès en réflexion philosophique, en connaissance psychologique, en investigation expérimentale de la nature. Tout prétendu principe, tout prétendu idéal, toute prétendue foi, qui impliquerait la répudiation de ce progrès, qui se poserait et qui voudrait être cultivé, non pas même au mépris de lui, mais à l'écart de lui, serait chose caduque, condamnée d'avance et les apparentes réussites en auraient toute la fragilité d'une simple mode. Ceci n'est pas moins vrai dans l'ordre religieux que dans tout autre ordre. Un sentiment, une idée religieuse qui se maintiendraient en désaccord avec les acquisitions et les expériences irrécusables de l'esprit humain dans les derniers siècles, seraient incapables de toute croissance et de tout développement nouveau au sein du monde moderne. Et si ce désaccord n'était pas même subi passivement et conservé par inertie, par impuissance d'assimilation, mais qu'il fut goûté, arboré, cultivé au nom d'une espèce d'élégance mystique, il s'agirait là de « littérature dans le petit et fâcheux sens du'. mot, plutôt que de religion il s'agirait d'une fantaisie de cénacle, singulièrement disproportionnée à la grandeur et à la puissance des intérêts religieux. qu'elle, prétendrait servir, parfaitement impropre à
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former courant dans la vie intellectuelle de notre époque, fatalement destinée à se confire à brève échéance. Nous disions connaître des prêtres qui ne peuvent, comme lettrés, souffrir Claudel. Nous nous demandons combien de docteurs catholiques pourraient voir sans extrême inquiétude le catholicisme adopter d'une manière générale pour son expression littéraire la.forme claudélienne et rompre avec l'ordre et le génie de cette langue admirable, sortie de Rome, que nos grands écrivains ont façonnée depuis le xvi~ siècle et qui peut être appelée indifféremment et avec une égale justesse la langue de Voltaire et de Bossuet ou la langue de tout le monde.
Sur ces questions élevées, M. R. VaIIery-Radot pensera, au surplus, ce qui lui plaira. H y a un grief auquel il ne devrait pas donner lieu de notre part, ni de la part de personne. C'est l'équivoque. il dit que nous n'avons pas le sens du christianisme, ce que nous considérerions, quoi qu'il en soit de nos idées en matière dogmatique, comme une lacune intellectuelle et morale aussi déplorable et désolante en droit qu'elle est invraisemblable à présumer en fait. Mais nous avons démontré que cela voulait dire sous sa plume sens du daudélisme. C'est tout autre chose. Et le fâcheux, c'est que ces considérables méprises de termes, impressionnant des personnes non initiées aux nuances du débat, risquent de provoquer contre nous des animadversions que nous n'avons rien fait pour justifier de leur part. On pousse la piété pour Claudel jusqu'à ne pas trouver le manteau du christianisme trop grand pour en couvrir sa littérature. Et, alors qu'il y a peu de claudéliens, mais inûniment de chrétiens, on nous punit de né
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pas avoir assez admiré Claudel, en nous forgeant la réputation d'occuper à l'égard des sentiments chrétiens des positions ennemies, dignes de l'inimitié spirituelle de tous ceux qui les professent.
Nous avons d'autant plus lieu de relever l'emploi de ce genre de raisons qu'il tend à devenir courant dans certain milieu littéraire d'où ne devraient nous venir que des exemples de vertu sans acidité. Ainsi, nous avons écrit que les romans que M. Francis Jammes a composés (et composés dans une langue pure et charmante qui n'a aucun rapport avec le terrible parler claudélien), sous l'inspiration de sa foi catholique retrouvée, ont beaucoup moins de sève, de floraison et de charme que ce qu'il écrivait au temps où il ne s'inspirait que de ses sensations poétiques, sans aucun souci d'édification ni de dogmatisme. Nous avons même écrit, ou du moins donné à entendre, que nous trouvions dans certaines de ses productions récentes des traits, non d'expression ou de détail, mais d'invention et de fond, qui manquaient à la délicatesse naturelle du sentiment. Nous avons écrit cela pour le même motif et avec la même sérénité que nous aurions écrit le contraire, si nous avions constaté le contraire, parce que cela, étant vrai, nous a paru bon à dire. Ce faisant, nous n'avons commis d'impiété d'aucune sorte. Nous ne pourrions comprendre et nous désirerions bien qu'on nous démontrât en quoi l'honneur de la religion en est lésé. Cependant, il nous est donné de lire dans l'apologie d'un zélateur de Francis Jammes que d'aussi lourdes erreurs ne sont pas étonnantes de notre part, attendu que pour comprendre ces pieux ouvrages (comprendre, signifiant ici louer à corps
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perdu) « il faut être catholique. » Oui, il faut être catholique dans la mesure où la perfection de la littérature de Francis Jammes est dogme catholique, mesure dont nous laissons à de plus grands théologiens que nous le soin de décider. Mais, selon le sens que l'immense majorité des Français prête au langage, cela veut dire qu'il faut avoir son billet de confession.
Certes, l'opinion des personnes auprès desquelles ce qui peut nous être reconnu d'autorité littéraire serait perdu parce que nous n'aurions pas notre billet de confession; est bien négligeable. L'idée qu'on nous le réclame tranquillement, à propos d'appréciations littéraires, dans un article de journal ou de revue, n'en est pas moins difficile à supporter, ni l'indiscrétion moins désobligeante. Le billet de confession se demande dans l'intérieur de l'Eglise pour l'accomplissement d'actes de religion qui, d'après la règle catholique, le supposent acquis. n ne se demande point, fût-ce sous le mode de douce et plaintive insinuation, sur la place publique. C'est là une ingérence que les Français en particulier tolèrent mal. Et si l'habitude que certains commencent d'en prendre tendait à s'invétérer, nous mettrions peut-être à la faire cesser moins de modération qu'aujourd'hui. Au surplus, nous ne sommes point mahométan. Nous avons reçu une éducation catholique à laquelle nous devons, pour sa grande part, les leçons d'une honnêteté et d'une délicatesse qui nous rendent très chatouilleux quant aux confusions susceptibles de ~'établir entre le zèle de la piété et le zèle des amours-propres ou des séidismes littéraires. ·
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Il apparaît assez que ce genre de propagande n'est pas décrit ici en raison de ses ressorts et mobiles propres, sur lesquels nous n'avons insisté qu'incidemment, mais comme un' exemple des abus où conduit trop aisément la passion de chapelle. Je ne l'envisage, qu'au point de vue des intérêts les plus généraux de l'intelligence et du goût. Et en le considérant sous ce jour, je ne le trouve ni plus ni moins inélégant que la démence de ce sectaire claudélien qui m'a représenté comme un demi-traître envers ma patrie. Comme j'ai remarqué une ressemblance purement littéraire entre Claudel et les romantiques allemands, parmi lesquels il y a eu de très intéressants génies (l'incomparable Heine a eu un pied dans cette école, Wagner, comme poète, en est tout à fait), ce fou mêlé de comédien prétend que j'ai a livré un écrivain français à l'Allemagne x et fourni des raisons aux docteurs du pangermanisme pour revendiquer comme propriété allemande une grande gloire poétique française. Et le plus beau, c'est que dans le morceau même où cette accusation épileptique m'est jetée à la tête, il est dit que la littérature française a été jusqu'ici quelque chose de fort <t étriqué a mais qu'heureusement Claudel est venu pour l' « élargir a.
Tels sont les faits et gestes des chapelles. Ils se jugent assez d'eux-mêmes. Cependant il n'y aurait aucun intérêt, il y aurait même une injustice cer< taine à les vouer à la moquerie publique, si l'on ne s'élevait à la philosophie de la question en cherchant
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les causes de l'importance que les chapelles ont usurpée dans la vie littéraire de notre temps et en faisant sa part, à côté des désordres qu'elles ont répandus ou entretenus dans les intelligences, à l'oeuvre utile qu'elles ont pu accomplir, certaines circonstances étant données.
Relevons hautement ce point, que jamais le fanatisme des côteries littéraires ne prend pour son héros un esprit médiocre. Le fanatisme suppose de la part de l'objet qui l'inspire une intensité d'action psychologique que ne saurait exercer en aucun genre, la médiocrité. Celle-ci pourra s'enfler insolemment et battre la caisse. Elle pourra mobiliser au service de ses prétentions la publicité payée et l'intrigue politique. Ce qu'elle produira d'effet sera nul. EIl~ assourdira les carrefours elle n'y provoquera pas de rassemblements le bruit qu'elle sera parvenue à faire ne tiendra qu'une brève saison et n'offrira qu'un nouvel épisode à oublier dans la comédie rapidement changeante des renommées inutiles. Il n'y aura personne pour y croire.
Rien de commun entre cette mise en scène et le réel empire que prend un esprit sur d'autres esprits. Quelle que soit la nature et quels que soient les ressorts de cet. ascendant, il suppose, du moment qu'il correspond à quelque chose de senti, de désintéressé et de passionné de la part de celui qui le subit, une force originale chez celui qui l'exerce, un dynamisme vivant émanant de lui et qui entraîne. Théorème les écrivains et artistes au profit de qui sévit le fanatisme de chapelle, ont, selon toute probabilité, du génie.
Un certain génie. Un génie gâté de difformités et
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de défauts. Je ne dis pas un génie susceptible de défaillances et de faiblesses dans ses ouvrages; ce ne serait là que le cas commun de tous les génies, même les plus heureux et les plus beaux de l'humanité. Selon le mot d'Horace, il leur arrive de dormir ou de languir quelquefois. Je dis un génie vicié au dedans par quelque défaut ou déviation de croissance, quelque malfaçon organique, due, soit à une invincible disgrâce de la nature, soit à une insuffisance de culture et de formation, dont la responsabilité retombe vraisemblablement sur certaines communes influences perturbatrices du temps et du milieu où il est venu et s'est développé.
Il faudrait être bien étranger au mécanisme si fragile et si délicat de l'esprit humain et ne pas se représenter du tout la prodigieuse complexité et di&culté de réussite que suppose la formation d'une tête de grand poète, de grand artiste, de grand philosophe, vraiment digne de ce qualificatif et doué d'ur. réel pouvoir créateur, p~ur s'étonner de Inexistence de ces génies à demi manques et inégaux à euxmêmes, comme il y en a eu dans toutes les époques, mais en plus grande ftbondance à certaines époques, et -qui, avec leur mélange de force et de faiblesse, de principes de puissance et de causes internes d'avortement, de sève mouvante et de confusion asphyxiante, sont un peu à l'égard des génies complets et bien venus, ce que sont de denses et vivaces broussailles par rapport à des arbres de forme épanouie et de stature dégagée. n est bien à prévoir que daa esprits qui ont formé leur goût aupi~s de ces maîtres dont les production achevées ont la grâce et la liberté des beaux êh-es vivants, ne se plairont guère aux enfahte-
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ments plus ou moins chaotiques de ces faux créateurs, supérieurs certes à tout ce qui est fade et banal, mais trop imparfaitement débrouillés. En revanche, ceuxci ne manqueront pas de séduire certains esprits qui, dans le publie, leur ressemblent et sont comme leur reflet esprits exempts de toute vulgarité, mais d'une insuffisante finesse de sens et chez qui la noblesse du sentiment l'emporte sur la délicatesse de la perception, esprits plus sensibles à ce qui leur communique une commotion, une agitation, qu'à ce qui pourrait les éclairer, les persuader, les toucher, les ravir, et interprétant l'abandon avec lequel ils ~e sentent livrés à cette action spirituelle sommaire, dont la qualité et la nuance ne les préoccupent pas, comme un signe de la présence du dieu esprits mystiques souvent, de ce mysticisme mal appliqué qui ne consiste pas seulement dans une certaine manière religieuse ou poétique de comprendre la réalité dans son ensemble et de haut, mais qui se substitue à l'observation naturelle pour en interpréter les détails esprits religieux à contre temps, qui cherchent de la révélation partout. Un type émouvant de cette famille d'esprits, c'était le regretté Georges Dumesnil, professeur à l'Université de Grenoble et directeur de l'~mt/M de France, différent d'ailleurs de la plupart des gens de chapelle par l'étendue et l'ampleur de sa culture. Nature très noble, écrivain du plus beau et du plus harmonieux talent, Dumesnil ne percevait pas les ouvrages de la littérature et de l'art pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils contiennent. Ils les drapait de hautes significations idéalistes qui venaient de son fond tout personnel et qu'il y ajoutait gratuitement. C'est ainsi qu'il découvrait dans les textes de
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Claudel les prodiges d'une métaphysique profonde et, dans la Chanson de Roland, l'événement central et messianique de la littérature universelle. Quand on a cette façon d'admirer, on n'admire jamais ce qui est plat, mais on admire rarement ce qui est sûr; ;« et l'admiration prend très aisément la forme du fanatisme, car le fanatisme n'est pas, comme on serait porté à le croire, l'effet d'une certitude très forte. Il est plutôt le. signe d'une certitude inquiète. Il est la forme que revêt une conviction ardente et tenace, quand elle sent autour d'elle des résistances et que, sans douter pour cela d'elle-même, elle n'éprouve pas cette sécurité intérieure que pourrait seule lui procurer la valeur hors de conteste de son objet. C'est alors, de sa part, comme un mouvement naturel de défense que de se produire sous les espèces d'une volonté impérieuse jusqu'à l'emportement et de rechercher par là les effets qu'elle sent obscurément ne pouvoir attendre de la lumière même de l'idée. Ce qui s'empare de l'intelligence et du cœur par la libre pénétration de la vérité, de la bonté, de la beauté, lumineusement connues ou ressenties, nu rend pas fanatique, avec quelque chaleur qu'on y adhère. A quoi bon les irritations, les impatiences fébriles, les mépris déclarés à l'adversaire, en faveur de ce qui n'a besoin que de la possibilité matérielle de se manifester et d'émettre ses rayons, pour se montrer plus fort que son contraire devant l'épreuve du temps ? Les vrais grands poètes, les vrais grands artistes n'inspirent pas du fanatisme ils inspirent de l'enthousiasme. C'est fort diSérent. L'enthousiasme est amour. Le fanatisme trahit une mauvaise conscience esthétique.
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MËJ~ACB xxx Autre théorème donc les écrivains au profit de qui sévit le fanatisme des « chapelles sont, selon toute probabilité, des génies manqués.
J'entends bien ce qu'on va me dire, ce qu'on m'a dit. Ce que j'appelle manqué chez tel ou tel écrivain dont l'oeuvre est suivie, soutenue avec passion par un certain groupe d'admirateurs ou de disciples fervents, c'est ce que cet écrivain a de hardi, ce qui chez lui ne ressemble à rien de déjà vu et s'accuse tout vibrant du jet audacieux de son originalité créatrice. Ce que j'appelle dinbrmité, défaut, c'est cette part de nouveauté irréductible dans l'inspiration et dans la forme, qui fait son prix supérieur et sa qualité inimitable et qui effraye mon goût timide, asservi à l'habitude des types et des formes de créations déjà existantes et consacrées.
Certes, c'est là une erreur qu'il peut arriver de commettre. La littérature et les arts ne vivent que de
nouveauté. S'il y a un domaine où 1 o
la nature individuelle soit appelée à se manifester et à s'épanouir, où elle ne saurait jamais être en excès, et qui ne saurait être entretenu en valeur sans ses apports et ses renouvellements perpétuels, c'est bien celui-d. Le rôle qu'elle y joue est primordial. Ce qu'elle n'y anime pas est mort et ne possède qu'un semblant d'existence. Le talent qui ne rend pas un son nouveau n'est appelé talent que par une inattention courtoise et une lâche politesse; il n'est, au total, qu'une petite habileté. Le poète lyrique ou dramatique, le moraliste, le critique, le philosophe même, qui n'offrent pas à la curiosité de leurs contemporains l'aliment d'un tour de sensibilité, d'imagination, de réflexion et d'expression dont il n'existait
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pas avant eux, dont il n'existe pas autour d'eux, d'exemplaires, ne sont que des manœuvres plus ou moins ingénieux du métier des lettres. Ce qu'ils font fait double ou triple emploi et le fait faiblement. Le monde spirituel et intellectuel n'en est pas enrichi d'un atome. Cette pointe que l'esprit en travail de l'humanité supérieure ne cesse de pousser dans l'infini pour l'ensemencer de l'éclair de ses créations n'en est pas avancée d'une ligne. Le jFta/ ho:, qui est la raison de la science et de la poésie, de la science par rapport à ce qui est, de la poésie par rapport à ce qui n'est pas, ne trouve pas un élément de réponse dans ces vaines redites. Une postérité prochaine les oubliera tout à fait.
Mais, si rien ne vaut sans la nouveauté, rien non plus ne pourrait valoir par la nouveauté toute seule et toute crue. A vrai dire, elle ne saurait se produire réellement ni se concevoir dans cet état de nudité. Sa manifestation, ou plutôt sa réalisation n'est possible que dans un cadre qui lui préexiste et qu'elle modifie en le traversant, qu'elle enrichit de ce qu'elle a de perfection propre, mais sans en altérer l'ordre essentiel. Ce cadre s'appelle tradition. Nouveauté et tradition sont les deux principes ou éléments en lesquels se décomposerait toute expression littéraire ou artistique douée de vie. Décomposition impraticable d'ailleurs. Car ces deux principes ne s'accordent pas ensemble et ne coopèrent pas au moyen d'une diminution respective, d'une sorte de compromis et en cédant chacun quelque part de son légitime empire pour faire place à l'autre. Pas plus que dans une physionomie humaine noblement expressive, l'individualité de l'expression ne se réalise par une
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sorte d'empiètement sur les lois de construction ° générale d'un visage d'homme ou que ces lois ne prévalent au détriment de la personnalité. L'un et l'autre élément viennent et croissent indiscernablement ensemble dans une seule portée organique de la nature. Encore n'est-ce là qu'une comparaison lourde: car, dans l'ordre de la création poétique et artistique, il s'agit d'une nouveauté bien plus vive et plus perçante, comme de lois plus subtiles et plus détachées de la matière. Mais ces lois subtiles sont des lois et le véritable génie créateur en porte les linéaments ténus en lui-même il ne naît pas en dehors d'elles, capricieux et indompté, sauf à venir s'y assujettir par un mouvement de soumission il se développe en elles comme elles revivent en lui et ne vivent que par lui. Un poète, un artiste qui s'y dérobe, ce n'est point par ce qu'il a de force, mais par ce qu'il a de faiblesse; c'est pour autant qu'il n'a pas le souffle assez plein, assez soutenu et assez aisé pour se servir, en se jouant, de ces organes préparés. Des fermentations de mystère sacré s'agitent en lui il est trop étranger aux perfectionnements de l'esprit humain pour que ce mystère, s'épanouissant à travers le tamis lumineux de l'art, devienne vérité pour nous. Et ses créations, dans la mesure où il s'est trouvé impuissant à cette assimilation des divins secrets de la culture, nous présentent une surface bossuée d'excroissances difformes et de fondrières. Les « chapelles » sont là pour célébrer ces difformités et ces trous et nous chanter que le plus pénible est le plus beau. Dans une œuvre de l'esprit vraiment belle, de quelque genre qu'elle soit, on ne remarque ni l'originalité ni les règles. Si on remarque les règles, c'est
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que l'on a affaire à un psittacisme de formes anciennes, à un jeu d'archaïsme, tels ces vers de trop malherbienne ou bien (ce qui est infiniment plus vieilli) de trop parnassienne allure, que certains composent de nos jours et auxquels on préférerait, comme on préfère la solution la plus franche, des vers latins. Si c'est, au contraire, l'originalité qui, bousculant les règles, nous assaille à bout portant, nous saute à la gorge et à la figure, n'ayons aucune illusion il s'agit d'une originalité de moins de fonds et de substance que de creux et qui ne se sent aucun intérêt à supporter l'opération tranquille du regard. Laissons à la modestie de leurs plaisirs les amateurs qui aiment être ainsi médusés. Mais au moins qu'ils ne fassent pas les arrogants.
Ces observations sont d'une application facile dans la littérature française, facile en principe, délicate en fait, comme toutes les applications du goût. Si la littérature française était née d'hier, on aurait beau jeu à dire, étant donnée la faible étendue et la médiocre variété de ce qu'elle aurait pu exprimer encore, qu'il n'y a pas d'ordre littéraire fixé; l'instrument n'aurait pas joué encore assez d'airs pour qu'on pût soutenir que, tel qu'il est, il suffit à tous les airs possibles, sauf, bien entendu, à ceux qui n'ont ni queue ni tête et ne sont pas des airs, mais des bruits. Dans ce cas, l'argument de~l'onginalité créatrice serait, dans les cas mêmes les plus douteux, assez impressionnant. On serait dans une période de premier enfantement et l'on n'aurait pas assez d'échantillons sous les yeux pour se faire, par voie comparative, une idée du monstrueux et du normal. Mais notre littérature est fort ancienne, bien qu'elle
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soit fort jeune comme la France, et que montent toujours de ses racines mille sèves qui n'ont pas donné leur bourgeon. Au cours de ses longs siècles de vie et de continuité, que n'a-t-elle dit, traduit, peint, chanté, agité, -démontré, discuté 1 Toute l'histoire de la civilisation et de la société, toutes les idées de l'esprit humain, toutes les aventures et les rêveries de l'âme humaine pendant ce temps, se sont empreintes en elle. Elle renferme des mondes spirituels. Cependant tous ces mondes s'inscrivent dans un certain orbe commun; et, si différents quant à leur matière et à leur contenu, ils se jouent et évoluent en toute liberté dans de communes limites littéraires, sous les lois d'un art commun. Les grands prosateurs, les grands poètes qui, de Montaigne à Renan, de Ronsard à Lamartine, ont marqué les sommets de nos époques successives, ont parlé des langues différentes pour des sociétés différentes ils ont parlé la même langue pour la même société. Méfiance, méfiance contre quiconque ne s'accommode pas de cette langue, ou, pour mieux parler, du réseau redoutable et merveilleux de disciplines qu'implique le bon usage de cette langue. Vous avez, dites vous ou disent vos amis, « quelque chose là » qui ne peut sortir qu'en en violentant le génie traditionnel. Je n'y crois pas. Ce n'est qu'un fantôme qui vous hante. Ce ne sont que rudiments flottants et Vagues ébauches qui laisseraient la plus grande partie de leur apparente génialité dans le travail de la mise au point.
Me demandera-t-on ma déSnition et mon système de ces disciplines d'un art français ? Que l'on s'adresse à Nisard Peut-être n'y a-t-il pas moyen, dès lors
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qu'on veut définir à tout prix la commune essence de la littérature, française, de le faire avec moins d'étroitesse que cet esprit, bien meilleur comme critique et connaisseur (titre auquel on le connaît à peine) que comme professeur et théoricien. Et cependant sa définition est bien étroite. Elle a l'air de mettre la littérature française en classe. Pas de définition 1 L'objet est trop riche. L'exercice du goût ne se fait pas d'après des formules, mais par un tact qui se garde toujours libre et frais et qu'une connaissance suffisamment étendue et profonde des lettres et des arts préserve de l'erreur et de la méprise sur la vraie qualité de ce qu'il perçoit et éprouve. Le jugement des choses littéraires (comme d'ailleurs des choses morales et politiques) ne se fait point par déduction à partir de certains principes doctrinaux. Non pas, grands dieux 1 qu'il n'y ait pas de principes mais ils sont trop chargés de sens et trop nuancés pour se laisser capter par le raisonnement. II y a des impressions très synthétiques qui enveloppent beaucoup plus de choses que la déduction la mieux élaborée. Et c'est par des impressions de ce genre, fruit de toute la formation d'un esprit, que sont saisies ou mises en application les vérités les plus larges comme les plus fines.
Cependant, s'il faut admettre que la critique ait pour fonction de juger et que là soit en définitive sa raison d'être, les beaux modèles du passé ne sauraient constituer sa seule lumière.
Le passé nous fournit une mesure il est pour nous un conseil, un témoin. Disons mieux il est notre éducateur. Il n'est pas pour nous un tribunal nous ne sommes pas là pour refaire ce qu'il a fait, puisqu'il
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l'a fait et que nous en avons l'héritage et la jouissance. Nous ne pourrions pas le refaire d'ailleurs. Nous avons à faire autre chose, à travailler comme lui, quand il a été fécond et grand. Devant nous la voie infinie demeure ouverte. Le sentiment de l'inachèvement misérable de l'être nous tourmente et nous aiguillonne. Dieu nous appelle. H faut penser, chercher, aimer, exprimer, créer. Certes il est infiniment intéressant de situer et de caractériser le nouveau par rapport à l'ancien, ou plutôt c'est là une première part, absolument indispensable, de l'oeuvre critique dans tous les genres. Qui ne voit qu'elle ne suffit pas, que par elle-même elle est inopérante, qu'elle n'est pas un acte et ne saurait contenter un esprit qui sent en lui quelque mouvement? Les lumières du passé, celui-ci les confronte à d'autres lumières venant des possibilités de l'avenir, telles qu'il les sent s'agiter en lui-même dans une espèce dé lutte pour la vie. En d'autres termes, il ne saura pas, et ne devra pas se défendre d'imprimer, autant que cela dépend de lui, une impulsion. Comme critique, il aura dû éclairer de toutes les clartés de l'intelligence le sens dans lequel cette impulsion s'exerce car l'intelligence, c'est l'espace libre. Mais cette clarté faite ne dissipe pas l'enthousiasme et, bien au contraire, elle lui communique sécurité et hardiesse; Les sentences d'une critique digne de ce nom ne sont pas purement rétrospectives elles frayent un chemin. Ce serait une œuvre bien vaine et même une œuvre mauvaise que de chercher à déprendre de certaines barbaries chargées de prestiges, ceux de nos contemporains qui en sont épris (car il vaut mieux être épris de quelque chose que de rien), si ce n'était pour
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réveiller leurs sentiments appesantis par les plaisirs lourds et obnubilants qu'ils y goûtent et les tourner tête et coeur, vers les hauts horizons d'où peuvent surgir des beautés renouvelées.
Une erreur aussi plate que répandue et qui donne au métier de critique de fort ridicules aspects, c'est de croire que la critique a pour but de corriger les défauts des écrivains dont elle s'occupe, comme les admonestations du professeur ont pour but l'amélio- ration de l'élève. Rien de plus vain. Que les écrivains, les artistes prennent ce qu'ils voudront, de ce que la critique prononce à leur sujet l'essentiel c'est qu'ils se contentent eux-mêmes. Ainsi atteindront-ils toute la perfection dont ils sont capables et non pas en s'appliquant à tenir compte des censures de Pierre et de Paul. Ils y perdraient ce qu'ils peuvent avoir de spontanéité, de liberté dans l'allure, et point n'est-il de pire défaut, puisque celui-ci, c'est la mort. Si Claudel m'écoutait, il n'y aurait plus de Claudel. r Aussi n'est-ce point du tout pour Claudel que je (. parle de Claudel, c'est pour le public. C'est dans le public seul qu'une critique consciente de sa raison d'être, essaye de susciter des mouvements.
Renonce-t-elle donc à agir sur la littérature? Au contraire, elle en prend le seul moyen, le moyen large et libéral. Elle agit, non sur la littérature d'aujourd'hui, mais sur celle de demain, à la façon dont le cultivateur agit sur la végétation à venir en ameublissant la terre où tomberont les graines ou bien en ménageant une température propice aux plantes. Pas plus qu'il ne naît de céréales ou de fleurs sans un sol assez friable et une chaleur modérée, pas plus il ne vient de belles œuvres littéraires ou artistiques
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sans un public coopérateur. Vérité fondamentale que l'individualisme démesuré de nos jours a fait perdre de vue. Toute heureuse floraison des lettres et des arts dépend de deux forces génératrices, le génie individuel et un public suffisamment élevé, éclairé, sensible. Que le public manque, c'est-à-dire qu'il soit trop abaissé ou épaissi de culture, trop indifférent aux plaisirs de l'esprit et de l'imagination, trop inapte à y faire la différence du délicat et du grossier, les arts, privés de ce salutaire contact humain, poursuivent leur œuvre de travers. La grande inspiration s'en retire et fait place à toutes les formes du procédé et de la recherche, déplia'préciosité savante jusqu'à la boursouflure, depuis le tarabiscotage jusqu'à la simplicité truquée, depuis l'impressionnisme dissolu jusqu'à la frigidité « néo-classique », toute la gamme des grimaces, toutes les manières d'insulter le naturel dont on a perdu les sources. C'est le moment où le métier s'enferme en lui-même, à double tour, où le littérateur est misérablement amené à n'écrire plus que pour les littérateurs, le musicien à ne composer que pour les musiciens, ainsi qu'on se donnerait à déguster entre vignerons qui n'ont plus de vignes de prétendus vins que l'on a fabriqués aussi ingénieusement qu'on a pu. C'est là le mal dont il me semble que nous souffrons le plus maintenant. D indique à la critique l'idéal de ses efforts, qui est de façonner aux poètes et aux artistes de demain un public dont l'âme soit assez libérale, l'intelligence assez ouverte, le sentiment as~ex noble, et le goût assez sain pour que, trouvant ce public à leur hauteur, ils reconquièrent l'instinct .de travailler pour lui. Qu'une aussi haute notion de
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la tâche à laquelle ce livre est consacré fournisse des armes contre moi-même et la faiblesse de mon ouvrage, cela importe peu. Assez d'autres entendent par critique le simple fait de vivre de la substance de ceux qui produisent, en enroulant autour de leurs œuvres un lacis de paraphrases chétives et inopérantes.
Pour moi, la critique est une forme, éminente entre toutes, de la création intellectuelle, ou elle n'est point. Je préfère les risques honorables d'une entreprise peut-être supérieure à mes forces et la certitude de me faire (à grand regFe~tHaSIeurs) d'injustes ennemis aux multiples sécuT~critures inutiles.
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LES CHAPELLES LITTÉRAIRES
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L'œuvr& t'aul Claudel est moins lue que son nom n*est célèbre. Elle passe pour absconse et diiBciIe et n'est goûtée véritablement que dans quelques milieux littéraires distingués, mais assez ;j restreints. Il est vrai que ceux-ci opposent à l'indifférence du public un concert de louanges sans mesure où M. Claudel n'apparaît pas seulement comme un grand poète, mais comme un révélateur et un hiérophante, comma un génie d'une profondeur qui ~ne s'était pas rencontrée encore. Et cette sorte d'apologies pourrait faire soupçonner de quelque charlatanisme le personnage qui en est' l'objet. Ce serait tomber bien. à faux. M. Paul Claudel est un ~caractère probe et noble entre tous, incapable d'affectations publiques et de mises en scène, supérieur à l'emploi des moyens de plaire. Et quant aux .~admir~teura qui sous parlent do ses ouvrages av c ,1'air de gens qui sortiraient de l'antre de la Sibylle, ~on peut discuter leur justesse d'esprit, mais non leur
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RELIURE SERREE Absence de marges intérieures
VALABLE POUR TOUT OU PARTIE DU DOCUMENT REPRODUIT
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véracité morale. Les noms des deux plus intéressants et plus « représentatifs s d'entre eux, MM. Georges Duhamel et Jacques Rivière, nous la garantissent assez.
Chose curieuse 1 et qui attesterait au besoin com~bien cette ferveur est sincère et sentie. Les traits sous lesquels MM. Duhamel et Rivière peignent avec enthousiasme l'œuvre de Claudel sont de telle sorte que, si l'on voulait déprécier cette œuvre, en donner une idée très fâcheuse, ou tout au moins très inquiétante, on n'aurait nul besoin de récuser la vérité de leurs peintures, on n'aurait qu'à y souscrire et en tirer argument les caractères mêmes où ces initiés trouvent de souveraines raisons d'admirer seraient certainement interprétés par les profanes comme les justes motifs de la prévention la plus rebutée et la plus hostile. M. Duhamel s'imagine-t-il vraiment recommander au goût d'un esprit normal 1 les créations claudéliennes, quand il les compare ):, à une contrée on toutes choses, par leurs dimensions, leurs caractères, leurs raisons et leurs nns apparaissent l' comme étrangères au système de mesures en usage dans la terre natale! Dans cette contrée vivent j' des gens qui n'ont ni notre taille, ni notre langue et qui néanmoins sont des hommes. leur nourri- j" ° ture n'est pas la notre, leur plaisir nous épouvante ou nous assombrit, leur douleur trouve ses raisons et son expression en dehors de notre pathétique. f nous revenons de chez eux -bouleversés et méditants r ils ont troublé avec emcadtb et profondeur notre sens i des dimensions. ils nous donnent envie dé briser le mètre inutile ils ne sont pas à notre mesure. C'est ttmsî que tout, dans les écrits de M. Claudel, semble étranger r
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au monde des proportions courantes. n nous faut jeter la vieille balance et le vieux compas, s'il nous pla!t d'entretenir commerce avec cet homme. Nous Usons et nous devons tout aussitôt désavouer les lois d'une perspective estimée jusqu'alors judicieuse. Tels sont les aspects sous lesquels M. Duhamel voit un objet qu'il proclame beau et grand entre tous. Avouons que cès aspects nous sembleraient caractériser plutôt quelque espèce de monstre littéraire, quelque difforme échantillon d'un art chaotique et hors nature et que, si c'était cela que -s M. Duhamel se fût proposé de nous montrer, il n'aurait pu, en substance, dire plus ni mieux. Le jour sous lequel M. Jacques Rivière nous présente son poète d'élection n'est guère plus rassurant, quand il nous apprend avec enthousiasme 'que, chez M. Claudel,
q aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leurs contacts, que
ces propositions surgissent selon la force sensueNe °~ des visions qu'elles traduisent,
que chacune
s'ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa' liaison, pour se joindre à celles .entre lesquelles eHe est comprise, ;i<iue
i~ous avançons dans le poème en passant d'un –spectacle à l'autre sans fil logique.
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Je suis effrayé à l'idée d'une littérature qui prête à des signalements de cette sorte.
Il est bien possible que, en toute bonne foi, ces signalements soient exagérés. Admettons qu'ils portent l'empreinte des goûts et tendances de leurs auteurs plus encore qu'ils ne manifestent la réelle qualité du génie de M. Claudel. Admettons que ces critiques nous renseignent sur ce qu'ils ont besoin de trouver dans une œuvre de poésie afin qu'elle « s'empare de leur âme a plus encore qu'ils ne nous instruisent sur les caractères véritables du poète de r&e d'Or. Même dans cette favorable hypothèse, il faut bien que les créations de M. Claudel aient eu en elles de quoi leur produire cet effet et leur apparaître comme la réalisation de l'idéal poétique particulier qui les séduit. C'est par là que de telles apologies peuvent nous aider à pénétrer l'objet même qu'elles célèbrent. Pour une part au moins, les propriétés de celui-ci s'y reflètent.
De quelque manière, au surplus, qu'il faille apprécier quant à sa valeur même, l'œuvre poétique et philosophique de M. Claudel, et alors qu'elle devrait être trouvée aussi insolite et aussi étrange qu'elle nous apparaît dans les descriptions de ses plus notoires commentateurs, l'importance à lui reconnaître dans la littérature d'aujourd'hui ne dépend pas de ce point. Cette importance est très grande et elle ne tient pas au bruit que peut faire à présent le nom de M. Claudel (importance et bruit sont choses distinctes) mais à la prise profonde, à l'étonnante fascination qu'il exerce sur certains esprits qui ne sont pas, comme nous venons de le voir, les premiers venus, élite peu nombreuse, mais ardente dans son
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goût et sa conviction, qui répand et qui multiplie à son tour l'influence dont elle a été dominée. Il est vrai que, pour réussir, les compositions de M. Claudel ont bien souvent contre elles les obscurités dont elles fourmillent et les singularités d'une forme si éloignée de toutes nos habitudes françaises qu'elle a l'air d'une traduction de langue étrangère et que s'y accoutumer est bien dur. Que ne peut cependant le zèle tenace et peu nuancé d'un généreux bataillon de Sdèles ? Il est contagieux comme toute foi. A la longue, il déterminera les réfractaires à se forcer pour prendre plaisir aux ouvrages de M. Claudel et, s'ils n'y parviennent point, à se dire que c'est de leur faute, au point d'en concevoir quelque secrète honte. Que cet effet se reproduise et se répande dans une portion étendue de la société cultivée, il arrivera ceci tant dans l'esprit de ceux qui le goûtent en réalité que de ceux qui n'oseront plus avouer qu'il ne le goûtent point, le nom de M. Claudel revêtira une autorité telle, que l'idée que l'on peut se faire de la beauté poétique en général se modèlera sur le type, si particulier pourtant, de ses créations de poète, de même que l'idée que l'on peut se faire de la profondeur intellectuelle et spéculative se modèlera sur le type, guère moins spécial, de ses conceptions de métaphysicien. Conséquence grave sur laquelle il n'est plus permis à un critique de ne pas exprimer un avis et tout d'abord de ne pas en avoir un. Ce que l'on peut appeler le claudélisme est un germe agissant, jeté dans le milieu intellectuel et moral de la France contemporaine. Il faut savoir ce que la raison générale, le goût public, l'avenir des lettres françaises ont à gagner ou à perdre à son développement.
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Un fait domine la pensée et la vie de M. Paul Claudel sa conversion au catholicisme. Il avait dix-huit ans, quand elle s'accomplit, du moins quand elle se décida; car quatre ans s'écoulèrent avant qu'il passât de la foi retrouvée à la pratique religieuse. Ce fut au même moment qu'il sentit n~-ître en lui la vocation d'écrire et ainsi ces deux événements le retour à la croyance et le premier éveil de l'inspiration du poète coïncidèrent. Disons mieux il n'y eut pas là deux événements, mais deux aspects, deux ordres de conséquences d'un même et unique événement moral. Le même choc intérieur qui, de positiviste et d'athée, le fit instantanément chrétien, ouvrit les écluses au flot de poésie dont il était agité. L'idée religieuse et l'imagination poétique, jaillissant d'une même source, se développèrent en deux courants si étroitement parallèles et si proches que leurs ondes allaient indiscernablement se mêler et leurs couleurs se confondre; chacune d'elles dans l'oeuvre de M. Claudel apparaît toute gonflée et pleine de l'autre. Trait éminemment caractéristique les mêmes influences qui, dans l'ordre littéraire, dominèrent son adolescence et déterminèrent, pour une grande part, l'orientation, de son goût, son sens du beau, agirent aussi sur. lui, dans l'ordre mystique si elle ne le déterminèrent pas à la conversion, elles l'y disposèrent en brisant en lui la glace de l'incroyance.
Dans le récit émouvant et rapide qu'il a donné de cette conversion, il nous explique l'état d'esprit
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d'où elle le ramena. Bien qu'adolescent encore, il avait, nous dit-il, le caractère très formé et c'est en toute résolution qu'il adhérait à une certaine philosophie, acceptée comme définitive, à ce qu'il prétend, par la plupart des intelligences non croyantes de cette époque et qui lui paraissait telle à lui-même. Mais cette philosophie, bien loin qu'il y trouvât l'exaltation que doit normalement procurer à l'intelligence la vue d'un vaste système de vérités, lui causait une morne impression de tristesse et d'accablement. La conception de l'univers où elle l'enfermait lui faisait le même effet que ferait sur une âme trop vivante et trop jeune encore pour se plier au parti de la résignation stoïcienne, l'habitat d'une prison dont elle ne saurait que trop que les murs sont infrangibles et les portes à jamais scellées.
Que l'on se rappelle ces tristes années quatre-vingts, l'époque du plein épanouissement de la littérature naturaliste. Jamais le joug de la matière ne parut mieux affermi. Tout ce qui avait un nom dans l'art, dans la science et dans la littérature était irreligieux. Renan régnait. Je croyais ce que croyaient la plupart des gens dits cultivés de ce temps. La forte idée de l'individuel et du concret était obscurcie en moi, j'acceptais l'hypothèse moniste et mécaniste dans toute sa rigueur, je croyais que tout était soumis aux t lois et- que ce monde était un enchaînement dur. d'effets et de causes, que la science allait arriver aprèsdemain à débrouiller parfaitement. Tout cela me semblait fort triste et fort ennuyeux. Je vivais d'ailleurs dans l'immoralité et peu à peu je tombai dans un état {d'asphyxie morale] et de désespoir
(1) Je pMn<b, aCn d'Mtcr tme cttaHon îtop !«iig(M, les deux mets entre crochets dma nne autre parHedm texte qui exprime
exactement !a même idée. Ce récit a paru dans h .ReMte <!e ht Jttt-
'~e, année 1913, tome ÏX.
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Quand même on ne partagerait pas les croyances auxquelles M. Claudel devait parvenir au sortir de cette crise morale, on ne pourrait que le féliciter de s'être. soustrait à l'empire de la philosophie qui le séduisait alors et qu'il rend responsable de la désolation dont souffrait son âme. Cette philosophie n'était pas seulement « dure a, « morne )), « ennuyeuse », comme il dit elle était surtout faible et confuse. Aux traits sous lesquels il nous la présente, il est aisé de reconnaître cette espèce de dogmatisme matériel, qu'on a depuis lors appelé « scientisme x, fondé sur une interprétation tout à fait grossière de la nature et de la portée des sciences expérimentales et mathématiques, qu'il croit capables de pénétrer jusqu'au fond des choses et de dérouler à nos yeux les ressorts ultimes et les raisons foncières de l'économie universelle. Il est bien vrai qu'au temps où nous reporte la confession de M. Claudel, cette conception inexpérimentée et médiocre trouvait faveur auprès des esprits, grâce à l'espèce de lyrisme panthéistique dont une certaine littérature la colorait, grâce à la facilité des arguments qu'elle fournissait contre les idées religieuses, grâce même à un certain esprit religieux que quelques apôtres bien intentionnés, mais un peu vulgaires, trouvaient moyen d'y mêler. Mais aucun philosophe digne de ce nom et ayant quelques études y adhérait-il ? Et M. Claudel ne rabaisse-t-il pas un peu trop les « gens cultivés » de son temps, lorsqu'il décide qu'en dehors de l'orthodoxie catholique, les plus forts ne savaient rien penser de plus fort, quand il nivelle sous le rouleau de la même médiocrité et du même ennui un Renan, par exemple, et un 'Guyau ? Négligeons ce côté polé-
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mique et apologétique de sa confession qui nous intéresse par le côté personnel. Faisons seulement observer à ceux qui voudraient nous donner M. Claudel pour un théologien (n'est-ce pas assez beau d'être un poète ?) qu'il a une façon bien simplinée et beaucoup trop commode pour être probante, de se représenter les positions de l'intelligence hostiles ou indifférentes au catholicisme.
Il y aurait beaucoup à dire sur l'influence que le moment dimatérique où M. Claudel arrivait à l'âge d'homme a exercée sur sa juvénile tristesse. Etant son contemporain, et ayant appartenu aux mêmes milieux que lui, nous pourrions rendre témoignage de l'état de cette génération, dont l'élite intellectuelle et littéraire se montrait en général vacillante et désorientée, comme si elle eût senti un grand vide autour d'elle, comme si la vie de notre pays eût été traversée par je ne sais quelle onde de langueur et de dépression qui l'avait rencontrée sur son passage. Mais ce tableau nous entraînerait bien loin et, au surplus, n'est-il pas ici nécessaire, puisque M. Claudel, semblable, je crois, à bien d'autres par la maladie morale dont il prit conscience dès la sortie du collège, réalisa un cas si exceptionnel alors et si personnel par la promptitude, par la nature, et l'on peut dire pour lui, par la violence du remède qu'il y appliqua. L'heureuse fortune d'une lecture allait le mettre dans la voie de la guérison.
La première lueur de vérité me fut donnée par les livres d'un grand poète à qui je dois une étemelle reconnaissance et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante. Pour la première fois, ses livres ouvraient une fissure dans mon bagne
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matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel.
Et ce ne fut pas là. l'engouement d'une saison. Bien plus tard, dans la pleine maturité de ses années, M. Claudel a répété et redoublé ce témoignage en disant qu'il
pataugeait dans le marécage du rationalisme et pensait que le monde est aussi explicable qu'une machine à battre,
quand l'impression extraordinaire reçue d'un ouvrage de ce poète.
vint briser les murs de la prison infecte où il étouffait et lui apporter la prodigieuse révélation du surnaturel partout présent autour. de nous.
Mais voici des expressions encore plus fortes D'autres écrivains m'ont instruit, mais c'est (lui) seul qui m'a construit: il a été pour moi la révélation en un moment de profondes ténèbres~ l'tnomtnofeur de tous les chemins de l'art, de la religion et de la vie de sorte qu'il m'est impossible d'imaginer ce que j'aurais pu être isans la rencontre de cet esprit angélique, certainement éclairé de la lumière d'en haut. Principes, pensées, forme même, je lui dois tout, et je me sens avec lui les liens qui peuvent nous rattacher à un ascendant spirituel.
Ce poète, dont j'ai voulu laisser le nom en suspens, quel était-il donc ? Pascal peut-être, ou Bossuet ? 2 (Car on peut bien les appeler des poètes). Peut-être Dante ou Milton ? Non, c'était Arthur Rimbaud. Et le livre qui « plus que tout autre s aida Paul
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Claudel « dans la reconquête de la vérité perdue », ce fut les Illuminations d'Arthur Rimbaud. Oh 1 le convertisseur imprévu 1 Oh l'étrange guide spirituel 1
Cas extraordinaire de génie précoce et non moins extraordinaire de génie raté, Arthur Rimbaud, à seize, à dix-sept ans, écrivait des vers d'un jet, d'une aisance, d'une plénitude qu'un maître n'eût pas désavouées. Jamais peut-être ne vit-on exemple d'une maîtrise littéraire si tôt venue. Quelles promesses Où cet adolescent ne va-t-il pas s'élancer ? 2 Victor Hugo l'a, paraît-il, appelé « Shakespeare enfant a. Brillante mais trop passagère saison hélas 1 et dont la brièveté n'étonne pas moins. Bientôt une terrible tempête intérieure secoue et désorbite cet ardent' esprit dont le caractère avait alarmé ses maîtres, terrifié sa mère, tandis que son talent les émerveillait. Une névrose, que l'intense absorption d'une littérature perverse a favorisée et qui a peutêtre eu sa part dans la rapidité avec laquelle ce collégien a déjà connu, consommé, usé, gâché toutes les idées, une névrose aidée par l'alcool, le désordre, la bohème, aggravée par les impressions agitantes de la guerre et de la Commune et se manifestant notamment par les continuels coups de'tête de la manie ambulatoire la plus caractéristique, précipite le jeune poète dans les déviations les plus misérables de la vie, mais aussi dans les déviations les plus compliquées de l'intelligence. Le dégoût, ainsi pourraiton nommer l'eiïet le plus général de cette crise, un dégoût non certes anecté, mais réellement vécu,
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morbide et sarcastique à la fois, de tout ce qui dans la nature est fait pour charmer une sensibilité saine et des sens normaux; dégoût du printemps, de la beauté, de l'amour, des douceurs et des suavités mêmes de l'enfance, que Rimbaud insulte, salit, tourne en laideurs, dans de petites compositions en vers ou en prose, dans d'affreuses idylles, dont les imaginations corrompues jusqu'à l'ordure, sont, quoique fort expertes, d'un gamin plutôt que d'un homme.
La littérature lui inspire la même satiété que la nature, il la prend en horreur en ce quelle a, dans le commun sentiment des hommes, de plus doux et de plus beau. Lui qui a si prématurément su se délecter à l'art des grands prosateurs et des grands poètes, en surprendre les secrets les plus subtils, il trouve fade jusqu'à l'écœurement tout ce que cet art implique de naturel, d'équilibré, de normal son goût vicié ne s'accommode plus que de l'exceptionnel et du rare poussés à l'extrême. Dans son aversion pour ce qui est sain, le voici qui met sa complaisance dans les productions d'un art puéril, rudimentaire ou gâté.
J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires, la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romances de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais.
C'est le même cas d'aberration, d'inversion: intellectuelle que Huysmans a décrit en traits plus gros, dans A Rebours. On conjecture aisément sous quel jour la littérature française doit apparattre à un
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esprit ainsi orienté. Pour lui, toute notre poésie « de Théroulde à Casimir Delavigne est un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes. » « Français, prononce-t-il, c'est-à-dire haïssable au suprême degré. Les poésies de Musset sont encore « une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean de La Fontaine 8. » Ce génie heureux fait au pauvre Rimbaud, dans son exaspération nerveuse, l'effet d'un génie béat.
Ne nous y trompons pas cependant Il ne faut pas se figurer un esprit vil et dégradé on serait loin de compte. Je ne dirai pas, avec M. Claudel, que, sous les injures et les atroces farces de ce démon, un ange se dérobe et veille mais sous les manifestations, parfois dégoûtantes, de cet universel dégoût, je relèverai, sans crainte d'erreur, ce qu'il implique de sensibilité et de délicatesse une délicatesse désaxée, affolée, pour ainsi dire, dont les impressions vont jusqu'à la douleur, et tournent à la folie, parce qu'il n'y a rien, dans l'Orne qu'elle tourmente, pour y faire équilibre. Si la violence avec laquelle elle éprouve ce qui la blesse se traduit par une rage qui flétrit indistinctement toutè réalité, du moins ces flétrissures s'éclairent-elles d'un rayon elles ont leur contrepartie supérieure dans un rêve de pureté mystique, de spiritualité immaculée, de blancheurs célestes, qui sent à la fois le poète éthéré et le premier communiant et où l'âme trouverait l'évasion hors db toute cette réalité odieuse, le repos de toute cette frénésie et cette hystérie. C'est le « Spleen et Idéal a
(1) (EuM-es d'Arthur Rimbaud, p. 284.
(2) Lettre dul&mai 1871 ttan''i!a.NoaceHe Jteoue /fatM(tba du ~OootobrelOlS.
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de Baudelaire d'un Baudelaire à qui manquerait la force plastique de l'artiste, ou qui n'en aurait que des lambeaux. Il y a là une inspiration, une vision poétique fugitive, mais très réelle, parfois exquise, dont les lueurs ne parviennent pas à se réunir en une lumière. Ce que Rimbaud a écrit, même de plus inacceptable et de plus irritant, accuse un génie qui se débat contre l'impuissance, pour ainsi dire, physiologique de la pensée ainsi d'un organe fin qui continuerait paradoxalement de croître, tandis que s'émacient les organes plus gros qui en sont les soutiens et les nourriciers nécessaires. L'originalité du poète se prononce en même temps que s'avère la défaillance de sa faculté créatrice, insuffisante pour la réaliser et lui faire rendre ses fruits. Mais, comme il a l'esprit subtil, et qu'il y a même, caché dans les profondeurs de, son être amer, un pince-sans-rire dont il faut tenir compte en tout ce qu'on dit à son sujet, il compose à .cette insuSisance un alibi. Il invente une théorie de la création poétique qui est une dérision de l'effort créateur; une théorie qui dispense l'inspiration individuelle de prendre corps, de se rendre intelligible et communicable en se généralisant. Le résultat atteint, sera plus rare, et vraiment unique, se plaft à dire Rimbaud. Je ne vois là que l'artifice d'un artiste trop fragile, rempli d'impressions précieuses, mais qui n'est pas de force à les couler dans une forme générale, sans les laisser, s'évaporer, et qui sent qu'il se laisserait échapper lui-même s'il voulait s'adapter aux communes formes de l'esprit humain, s'adapter à la communauté des esprits.
Elhniner toutes les conditions générales de l'expression littéraire, sauf deux pourtant la syntaxe,
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qu'il a précise et sûre (du moins dans ses vers) et le rythme, qu'il garde classique, tel est le système de Rimbaud, système qui a fait école. Dans sa haine et sa peur du banal et du lourd, il bannit l'explicatif et le logique, qui ont pour lui la fadeur du déjà vu, du déjà entendu, et il se restreint au sensitif, à ce qu'il y a de plus individuel, donc de plus accidentel dans la sensation. Un objet, en se peignant dans notre esprit par la perception et surtout par le souvenir, y évoque, du moins si l'esprit possède quelque fécondité poétique, mille images ces images en suscitent d'autres par le mécanisme de l'analogie, de l'association des idées, et en vertu de bien d'autres rapports cachés que la psychologie n'a pas sondés tous. Parmi ces images, il en est qui tiennent à la nature et à Ib figure de l'objet elles lui ressemblent il s'y reflète elles en appellent la notion. Il en eat d'autres qui n'ont avec lui qu'une relation de pur hasard, dépendant des circonstances, parfois les plus éphémères, et de ce qu'il peut y avoir de tout personnel, non seulement dans la complexion habituelle du poète et dans sa façon de sentir et de percevoir, mais encore dans l'état émotif ou nerveux où il se trouvait au moment où il a reçu l'ébranlement inspirateur. Or, ce seront les dernières seules qui seront retenues pour former la matière du discours poétique, laquelle est ainsi assurée de réaliser, de quelque façon, quelque" chose d'absolwnent neuf et si le poète est poète, au moins par les sens, s'il a l'instinct et la science du rythme, de la coupe et de la sonorité, il va de soi que dans ce chaos de menues données incoordonnées, il saura choisir celles qui comportent l'expression la plus plastique, celles qui se laissent le plus favorabic-
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ment enclore en un vers qui chante et qui ondule. Que peut-être un poème engendré de la sorte ? Pour l'intelligence, un rébus pour l'oreille et, si l'on veut, pour cette partie inférieure de ~imagination qui n'est encore que le jeu vague des impressions sensibles, un curieux petit plaisir capable de durer pendant le temps très court où les élémentaires besoins de l'intelligence consentent à chômer pour nous laisser à cette volupté de l'imprécis. Mallarmé, à qui Rimbaud révéla certainement sa vocation, nous a légué une douzaine de petits bouts de poésie délicieux en ce genre chinois où il savait mettre un sel de mystificateur. Verlaine en a quelquefois pratiqué le jeu avec autant de discrétion et de malice que de grâce, juste assez pour parfumer, sans en corrompre l'essence, une poésie naturelle. Rimbaud, qui en a créé la tradition, s'y est perdu.
S'il était mort à vingt ans, nous aurions le droit d'interpréter ses essais, ses fragments, comme le témoignage d'une recherche de lui-même qui était encore loin d'avoir abouti, recherche d'autant plus laborieuse qu'avec une organisation plus frêle, il portait en lui un génie plus nouveau. Mais il a vécu plus longtemps et le parti qu'il prit de renoncer aux lettres et de disparattre, tandis qu'il devenait légendaire dans les cafés du. quartier latin, atteste de sa part le sentiment qu'il ne pouvait aller plus loin et que, n'ayant plus le goût de la grande route, il avait perdu aussi celui de l'impasse.
Tel est l'esprit que M. Claudel n'a jamais cessé de proclamer son maître, son maître, sinon exclusif, du
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moins extrêmement « prépondérant », en fait de goût poétique et littéraire, son inspirateur dans l'ordre religieux et philosophique. Il valait la peine de le présenter aux lecteurs qui ne le connaissent pas. Cependant on ne comprendrait rien à cette filiation intellectuelle, si l'on ne se rendait compte de la b diiïérence, pour ainsi dire, énorme, qui existe entre la perspective sous laquelle nous considérons Rimbaud et celle où M. Claudel est placé à son endroit.
;i Ce que nous tenons pour un défaut, un manque, un vide, possède aux yeux de M. Claudel une éminente valeur positive. Nous n'acceptons pas, pour expliquer l'absence de cohérence rationnelle et 1 intelligible entre les idées, les images, les figures qui composent la trame colorée des poèmes à la façon de Rimbaud, le prétexte, dont il se paye lui-même, d'une prétendue incompatibilité de nature entre l'intelligible et le poétique nous disons que cette incompatibilité n'existe qu'au regard de la personnelle faiblesse du poète, dont l'inspiration, quoique réelle et curieuse, est trop fragmentaire, fugitive et maladive, pour pouvoir animer un corps normal de poésie. Aux yeux de M. Claudel, une telle absence est le signe d'une présence supérieure et la condition au prix de laquelle celle-ci est réalisée l'absence de sens, au sens ordinaire et logique de ce terme, livre la place à la manifestation d'un sens plus relevé, que les impressions entremêlées et fondues des sonorités verbales et des images font mystérieusement surgir dans l'esprit sens indénnissable, « ineffable a qui, par delà le domaine de l'expérience et des idées proprement dites, nous met én communication avec le fond métaphysique, avec la génération supra-
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rationnelle des réalités. Voilà ce que M. Claudel veut dire, quand il prétend que Rimbaud lui révéla « le surnaturel a. Voilà ce qu'il a trouvé dans les brouillons laissés par son auteur voilà ce qu'il a vu passer dans les intervalles de ses phrases perpétuellement inachevées et de ses continuels points de suspension. Aux lueurs de la lanterne mal allumée de Rimbaud, il a découvert un monde un monde transcendant. Je crois que Rimbaud en eût été le premier surpris et qu'il n'eût pas gardé tout son sérieux en regardant l'augure qui faisait de lui un augure 1.
Que nous importent cependant et la bizarrerie de cet initiateur et la confusion inhérente à ce-mode d'initiation, si le branle que la pensée de M. Claudel en a.reçu, s'est exercé dans le sens d'une philosophie plus satisfaisante que celle à laquelle elle avait tout d'abord fait crédit ? M. Claudel ne s'en est pas tenu à la lecture de Rimbaud il a lu (je parle des livres qu'il nous dit lui-même avoir très fortement marqué sur son esprit) les Pensées de Pascal, les Elévations de Bossuet et, ce qui nous intéresse ici davantage, la Métaphysique d'Aristote. Et le travail d'assimilation, de méditation auquel il s'est livré, l'a conduit à une doctrine qui paraît dominée par l'idée suivante l'ordre des corrélations mécaniques et mathématiques ou, plus généralement, l'ordre des lois et des causes fixes ne régit la réalité qu'en superficie; il lui marque des limités, des. cadres, il assigne des formes extérieures à son développement mais il n'en produit pas, il n'en explique pas la genèse intérieure et (t) Oa tfotKera la justMeation de ce paragfaphe dans la préface mise par M. Claudel aux Œuvres d'Arthur Rimbaud. n essaye de nous ehtr'ouvrtr les arcanes de !a pensée de Rimbaud.
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le renouvellement substantiel la part de stabilité et d'identité qu'il introduit dans le monde n'est qu'une apparence qu'un matérialisme grossier prend pour le fond elle est le rideau derrière lequel se joue le vrai drame du monde, livré à un rajeunissement, à une renaissance perpétuelle qui le rend différent de lui-même à chaque minute du temps. Le poète se réjouit à l'idée de cette étemelle nouveauté qui assure à l'univers une éternelle fraîcheur, y entretient un éternel mystère elle le tire du marasme qu'il éprouvait quand il prenait l'univers pour une machine qui fait toujours la même chose et où nous pouvons voir aussi clair que dans notre montre dans une telle hypothèse, ce n'était pas la peine de vivre. Elle coupait l'inspiration 1
M. Claudel pouvait ne s'attacher à ces idées qu'en poète et ne mettre à leur service que la chaleur des thèmes lyriques et religieux qu'elles lui eussent fournis. On.ne lui en aurait pas demandé davantage. Mais il est philosophe. Et la philosophie ne s'intéresse qu'à l'effort de la pensée spéculative pour préciser ces sortes d'idées universelles un peu flottantes, pour leur mesurer la place qui leur revient dans l'intelligence des choses, pour les mettre d'accord avec les principes et avec les faits, pour résoudre enfin ou tout au moins examiner les dimcultés considérables auxquelles elles donnent lieu et dont se sont occupés les métaphysiciens, depuis Platon jusqu'à M. Bergson.
Devant cet effort, M. Claudel n'a point reculé. Et nous en trouvons les résultats dans son Art PoeM~e. Cet ouvrage est en réalité un traité de métaphysique. Mais quel traita
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M. Claudel exagère quand il nous dit que la M~aphysique d'Aristote lui avait nettoyé l'esprit. Elle l'avait nettoyé de Kant, de Spencer et autres philosophes recommandés par M. Burdeau à ses élèves de Louis-Ie-Grand. Mais elle ne l'avait aucunement nettoyé de Rimbaud ni de Mallarmé. Et c'est de ce dernier que la séduction se fait tout particulièrement sentir ici. On n'aurait pts cru que l'accouplement d'Aristote avec Mallarmé pût engendrer quelque chose; il a engendré l'Art poétique de M. Claudel. Nous y trouvons les lieux communs, les arguments classiques et traditionnels de la métaphysique théiste traduits dans le plus pur style des Divagations mallarméennes et en recevant une apparence plus que biscornue. Voici, par exemple, l'argument du « premier moteur a (le mouvement universel suppose un premier moteur qui ne soit pas mobile lui-même, qui ne soit donc pas matériel)
Le mouvement est avant.tout. un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par une force extérieure plus grande. H est l'effet d'une intolérance, l'impossibilité de rester à la même place, d'être là, de subsister. Et se dissout en mots insonores et sans issue de la bouche cette pensée, que, de jneme que cette perception consciente, en qui d'une dme avec un corps je sats moi, l'origine du mouvement est dans ce frémissement qui saisit la macère au contact d'une réalité dt//eren<e l'Esprit. D est la dilatation d'une poignée d'astres dans l'espace et la source du temps, la peur de Dieu, la répulsion essentielle enregistrée par l'engin des mondes.
Quel atroce goût que d'envelopper de tels oripeaux i un raisonnement qui s'adresse à l'intelligence pure 1 L'idée aristotélicienne et leibnitzienne que l'esprit 1
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connaissant ne peut être à l'égard de ce qu'il connaît un témoin purement extérieur et passif, mais qu'il doit avoir avec lui quelque rapport réel et vivant dont la connaissance est l'expression, cette idée (si c'est bien elle) apparaît à M. Claudel sous la forme d'un calembour connaître égalé à co-naître, naître avec. Ce jeu de mots lui paraît si profond qu'il en fait le point de départ de mille déductions inextricables, le M-moH/ de son système et qu'il en tire une anacoluthe hardie qui sert de titre à une des parties de son traité De la co-naissance au monde et de sot-même. Ce procédé dialectique l'enchante et il en use à tout propos. L'identité de naître et de n'être fournit une des thèses de sa doctrine, thèse dont la raison échappera malheureusement aux Allemands et aux Anglais. Pour prouver que « l'idée la plus essentielle incluse au terme Soi est celle de séparation o, M. Claudel la rapproche sans autre commentaire, de scindre (?), scire, necesse, as dis, socius, sanctus, sans, sceau. « Univers a s'éclaire chez lui de cette traduction « version à l'univers n. Citant l'adage biblique m~tum sapientice ~mor domini, et comme s'il comprenait la pensée du Psalmiste mieux que lui-même, il écrit tranquillement sapo~ten~M?, terme de son crû qui réunit pour lui l'idée de patience ou passion, à celle encore de séparation qui joue dans sa philosophie un grand rôle, le monde créé procédant de Dieu par séparation, par « fuite ». On est ésotérique ou on ne l'est pas 1 Et je conçois que, de ces profondeurs familières à sa pensée, M. Claudel ne voie dans les inventions les plus fameuses de la science posHivc que de petites histoires, qu'il nous parle hardiment par exemple, des « mythes d'Empédocle et de La-
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place n, le système de Laplace étant jugé par lui un simple mythe.
Gardons-nous d'ailleurs de mettre au compte d'Aristote, même revu par Mallarmé, toutes les inventions métaphysiques de M. Claudel et, par .exemple, cette définition de la Cause, qu'Aristote n'eut probablement pas saisie Une proportion, c'est-à-dire une différence, la Cause est radicalement cela. Elle est l'établissement ou la rupture d'un équilibre, la satisfaction d'un besoin, la composition d'un accord s. Reconnaissons les formes professorales familières au Stagirite dans des formules telles que les suivantes, qui prouvent que M. Claudel sait, quand il le veut, être simple et sobre « J'ai fini ce que j'avais à dire de la connaissance sensible. il nous faut présentement parler de l'animal raisonnable et intelligent » mais non pas vraiment dans cette autre « Pour comprendre les choses, apprenons les mots qui en sont dans notre bouche l'image.soluble. Ruminons la bouchée intelligible o, ou dans cette autre encore, qui ouvre la leçon sur a la Conscience » 0 lecteur patient, dépîsteur d'un vertige élusif, l'auteur qui t'a conduit jusqu'ici, en menant ses arguments comme Cacus faisait des bêtes volées, qu'il entrainait vers sa caverne, t'invite à te bien porter. Glissante est la queue de la vache bi-cornue. Ramène vers la crèche légitime cet animal maltraité et que te rémunère l'ample don du laitage et de la bouse t Pour moi, les mains libres, je regagne la pipe et le tambour, je referme derrière moi la porte de la Loge de la Médecine..
Quelle que soit la gravité deJML~Claudel, on voit qu'il y a chez lui'comme chez ses maîtres a symbo-
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listes a un pince-sans-rire. Mais la corde qu'il pince est un câble d'un mètre d'épaisseur 1
Il a pourtant aussi ses grâces légères et voici qui eût fait envie au trop aimable Fontenelle de la Pluralité des mondes
Le jour, c'est la Terre qui roule dans le soleil, l'année, la figure de sa danse, la salutation à son Roi, la ronde qui l'éloigné ou l'approche de sa face perpétuelle les saisons, ses attitudes.
Comparaison du dernier galant à laquelle il n'est pas défendu de préférer encore celle-ci
L'angle d'un triangle connaît les deux autres au même sens qu'Isaac a connu Rebecca.
Au milieu de tout ce carnaval laborieux de pensée et de style, l'Ar~ po~tçue contient quatre pu cinq pages vraiment belles ce sont celles où s'exprime d'une manière presque simple la foi religieuse de M. Claudel. Le commentaire du Pater nosfer lui réussit mieux que celui d'Aristote.
Nous avons anticipé sur l'évolution du poète. Revenons à l'épisode décisif de son retour au catholicisme, qui eut lieu le 25 décembre 1886, dans l'église Notre-Dame de Paris où Paul Claudel s'était rendu par pure curiosité de jeune étudiant incrédule et d'homme de lettres, « cherchant dans les cérémonies catholiques un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents o. n en a fait le récit
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dans ce langage simple et sain qui vient sous la plume quand on est plein de ce qu'on a ressenti et qu'on sait fortement ce qu'on veut dire. C'est très beau.
Alors se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché, et je crus. Je crus d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée n'ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher. J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'Innocence, de l'éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. En essayant, comme je l'ai fait souvent, de reconstituer les minutes qui suivirent ces instants extraordinaires, je retrouve les éléments suivants qui cependant ne formaient qu'un seul éclair, une seule arme dont la Providence divine se servait pour atteindre et ouvrir le cœur d'un pauvre enfant désespéré. « Que les gens qui croient sont heureux 1 Si c'était vrai pourtant 1 C'est vrai 1- Dieu existe, il est là. C'est quelqu'un, c'est un être aussi personnel que moi 1 n m'aime, il m'appelle o Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de l'Adèle ajoutait encore à mon émotion.
Dieu, universelle Providence, éternel principe de la vie et fontaine de Jouvence des choses; Dieu, personnalité suprême, suprême objet des relations morales de l'homme, c'est sous ces deux aspects, objet de la commune foi des chrétiens, que l'idée divine s'est emparée du nouveau croyant. Et si nous disons que M. Claudel a exclusivement été un poète religieux, que Dieu, soit en lui-même, soit dans ses rapports avec la nature et l'humanité, a formé
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l'unique sujet de ses compositions, on en conclura sans doute que cette confession résume, en même temps que sa croyance, le fond de sa poésie. Fond grand et touchant, vénérablement familier à l'imagination des hommes mêmes qui ne croient pas et susceptible d'être indéSniment viviSé et rajeuni par l'élan, l'amour, la ferveur d'une âme pénétrée. On voudrait pouvoir énoncer sans restrictions que le génie de M. Claudel y a fait passer cette majesté, cette douceur nouvelles. Il est malheureusement impossible de n'être point frappé de toutes les complications de pensée et d'expression qu'il y a introduites de son fond le plus propre et le plus singulier et qui sont loin d'être favorables à la beauté et à la poésie. Ce que j'en dis, le lecteur voudra bien l'appliquer à l'oeuvre lyrique de M. Claudel, l'examen et l'appréciation de ses drames étant formellement réservés.
Tout d'abord, M. Claudel a mêlé de toutes parts aux inspirations de sa foi catholique les abstractions de cette métaphysique aventureuse et obscure que nous avons entrevue et que l'intelligence ne cesse de ressentir comme une irritante provocation à son adresse. M. Claudel n'a pas été métaphysicien (et quel terrible métaphysicien 1) par occasion, en passant, et à part des autres occupations de son esprit. Il l'a été à propos de tout et en tout. Sa métaphysique a exercé dans le domaine de ses croyances mystiques et dans celui de ses imaginations poétiques une sorte d'invasion tentaculaire qui contribue, pour une grande paît, à l'extrême étrangeté de ngure de ses ouvrages lyriques.
Ce qui n'y contribue pas moins, c'est l'habitude
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qu'a M. Claudel (habitude bien conforme à l'esthétique de ses maîtres symbolistes) de mettre perpétuellement sur le même plan, d'entremêler de la plus indiscernable façon les impressions les plus accidentellement individuelles et les idées les plus générales. C'est ce que je ne puis faire saisir que par un exemple Tout ce qu'on dit, et la raison des sages m'a instruit Avec la sagesse du tambour les livres sont ivres. Ce qui signifie que « la raison des sages )) a été communiquée à Paul Claudel par son professeur de Louis-le-Grand, M. Burdeau, et qu'elle n'avait pas en réalité plus de sagesse que le tambour du lycée dont le roulement annonçait et interrompait la classe de M. Burdeau. Il ne s'agit que d'y penser. Mais plutôt que de définir en termes dont le lecteur ne pourrait contrôler la justesse, les caractères de M. Claudel, poète lyrique, prenons un de ses ouvrages les plus typiques et tâchons d'y saisir ses procédés d'invention, de composition et d'élocution, sans nous attacher, pour l'instant, à la question d'ailleurs essentielle et capitale, de sa prétendue métrique, de son prétendu rythme. Je choisis dans le recueil des Cinq grandes Odes, la pièce intitulée i L'Esprit et l'Eau. Le sujet du poème, c'est l'ascension de l'esprit, avide de liberté, et s'élevant à un degré de libération toujours plus haut, jusqu'à ce qu'aSranchi de son lien avec toutes les choses de la terre, grâce à une pensée qui les domine et en pénètre le fond, il se. trouve en face de Dieu. Alors cette liberté, si passionnément poursuivie, lui devient un faix'et il demande que Dieu l'en délivre en le recevant en son sein. Cette absorption au sein du. Père céleste est possible à
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l'aide du Médiateur, du Dieu fait homme et mort sur la croix. C'est pourquoi la prière chrétienne couronne l'élévation philosophique.
Voilà If résumé abstrait et je dois convenir que je l'ai établi à ma façon, avec mes habitudes d'esprit, n'étant point parvenu à me débrouiller dans l* a argument » que M. Claudel a cru devoir ajouter à une réceute édition de ses Odes, pour les éclaircir. Je n'ai pas d'ailleurs besoin de dire que l'idée abstraite a pris corps en de nombreuses images. La servitude de l'esprit est symbolisée par la captivité du poète dans les murs de Pékin (M. Claudel a été consul en Chine) où « loin de la mer libre et pure, au plus terre de la terre, il vit jaune », ellipse un peu forte pour dire qu'il vit parmi les jaunes. Le premier degré de < libération a se réalise dans l'élan de l'imagination, s'arrachant au milieu qui l'étouffe, laissant loin derrière elle « les choses civiles s et plus généralement « les choses créées », pour se transporter sur la mer, sur l'eau universelle, élément primitif, générateur de tous les autres éléments.
Vision cosmogonique de la mer
Mais que m'importent à présent vos empires, et tout ce qui meurt,
Et vous autres que l'ai laissés, votre voie hideuse là-bas 1
Puisque je suis libre 1 que m'importent vos arrangements cruels ? puisque moi du moins je suis libre, puisque j'ai trouvé 1 puisque moi du moins je suis dehors 1
Puisque je n'ai plus ma place avec les choses créées, mais ma part avec ce qui les crée, l'esprit liquide et lascif! 1
Est-ce que l'on bêche la' mer ? est-ce que vous la tumez comme un carré de pois ? '1
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Est-ce que vous lui choisissez sa rotation, de la luzerne ou du blé ou des choux ou des betteraves jaunes et pourpres ?
Mais elle est la vie même sans laquelle tout est mort, ah 1 je veux la vie même sans laquelle tout est mort 1 La vie même et tout le reste me tue qui est mortel 1 Ah 1 je n'en ai pas assez 1 Je regarde la mer 1 Tout cela me remplit qui a fin.
Mais Ici où que je tourne le visage et de cet autre côté,
Il y en a plus et encore et là aussi et toujours et de même et davantage 1 Toujours, cher cœur 1
Pas à craindre que mes yeux l'épulsent 1 Ah 1 j'en al assez de vos eaux troubles 1.
Vos sources ne sont point des sources. L'élément même 1
La matière première 1 C'est la mère, je dis, qu'il me faut 1
Posséder la mer éternelle et salée, la grande rose grise 1 Je lève un bras vers le paradis 1 Je m'avance vers la mer aux entrailles de raisin.
Je me suis prêté le plus docilement possible à la pensée du poète. Je donne maintenant mon impression jusqu'à cet endroit des paroles pleines, si l'on veut, d'un gros mouvement et d'une sorte de verve, mais stériles une tumultueuse et vaine quête de l'inspiration, qui fait penser à'la course puissamment anhélante d'un .monstre marin soulevant en pure perte des trombes d'eau ou bien à un ours lançant sur les cordes de la lyre d'énormes pavés qui brisent le bois ou le métal de l'instrument. Et je ne puis voir, sous une apparence de force creuse et illusoire, qu'une énumération, stérile elle-même, vainement boursouflée par je ne sais quel ahan de cyclope aveugle, en ceci
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Sî j'étais la mer, crucifiée par un million de bras sur les deux continents,
A plein ventre ressentant la traction rude du ciel circulaire avec le soleil immobile comme la mèche allumée sous la ventouse,
Connaissant ma propre quantité,
C'est moi, je tire, j'appelle sur toutes mes racines, le Gange, le Mississipi,
L'épaisse touffe de l'Orénoque, le long fil du Rhin, le Nil avec sa double vessie,
Et le lion nocturne buvant, et le marais, et les voles souterraines, et le cœur rond et plein des hommes qui durent leur instant.
Tout y passe, tout y pourrait passer.
A ce point, l' a argument a écrit par le poète indique la bizarre transition suivante « L'eau est infini et libération. Mais l'esprit lui est supérieur encore en pénétration et en liberté ». L'esprit pénétre le fond des forces naturelles, la génération des éléments, par des procédés extra intellectuels suggérés par la philosophie de M. Bergson vaguement profilée en cet endroit, où l'on trouve aussi (ce qui arrive très souvent chez M. Claudel) le ton de Nietzsche, du Nietzsche de Zarathustra.
Je sens, je flaire, je débrouille, je dépiste, je respire avec un certain sens
La chose comment elle est faite 1 Et moi aussi je suis plein d'un dieu, je suis plein d'ignorance et de génie 1
0 forces à l'oeuvre autour de moi,
J'en sais faire autant que vous, je suis libre, je suis violent, je suis libre à votre manière que les professeurs n'entendent pas 1
Comme l'arbre au printemps nouveau chaque année Invente, travaillé par son âme,
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Le vent, le même qui est éternel, crée de rien sa feuille pointue,
Moi, l'homme,
Je sais ce que je fais.
De la poussée et de ce pouvoir même de création, J'use, je suis maître.
Vraiment, veut-on que je prenne cela pour de la poésie ? 2
Mais voici le'poète sorti de son empêtrement -dans tout ce fatras de philosophie confuse et de naturalisme symbolique et se tournant enfin vers le ToutPuissant dont la Bible juive et la théologie catholique lui donnent une notion si concrète. Comme il arrive souvent à M. Claudel, dès que l'idée de relations morales et spécifiquement religieuses entre en jeu et que les données de la foi dogmatiquement déûnie limitent son champ d'invention, sa poésie prend une orientation et une consistance, et sa langue devient meilleure, sa syntaxe plus normale. Le morceau suivant a certainement un air de grandeur. C'est un des quelques passages lyriques invariablement cités par les critiques qui tiennent à donner de M. Claudel une idée uniquement avantageuse.
Salut donc, ô monde nouveau à'mes yeux, ô monde maintenant total I-
0 credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique 1
Où que je tourne la tête
J'envisage l'immense octave de la Création t Le monde s'ouvre et, si large qu'en soit l'empan, mon regard le traverse d'un bout à Faitre.
J'ai pesé le soleil ainsi qu'un gros mouton que deux hommes forts suspendent à une perche entre leurs épaules.
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J'ai recensé l'armée des Cieux et j'en ai dressé état, Depuis les grandes Figures qui se penchent sur le vieillard Océan
Jusqu'au feu le plus rare englouti dans le plus profond abîme,
Ainsi que le Pacifique bleu-sombre où le baleinier épie l'évent d'un souffleur comme un duvet blanc. Vous êtes pris et d'un bout du monde jusqu'à l'autre autour de vous
J'ai tendu l'immense rets de ma connaissance Comme la phrase qui prend aux cuivres
Gagne les bois et progressivement envahit les profondeurs de l'orchestre,
Et comme les éruptions du soleil
Se répercutent sur la terre en crise d'eau et en raz de marée,
Ainsi du plus grand Ange qui vous voit jusqu'au caillou de la route et d'un bout de votre création jusqu'à l'autre,
Il ne cesse point continuité non plus que de l'âme au corps.
Cela certes a son haut prix et contient d'admirables images. Mais d'autres poètes, à qui nous ne devons pas faire tort, ont su atteindre la même ampleur d'un vol pur et cadencé, sans tous ces cahots. Et le prix du morceau ne s'élève pas à ce point que je puisse hésiter à poser aux admirateurs de M. Claudel, poète lyrique, la question suivante
Ce qui a toujours passé pour caractériser le génie poétique, la vraie poésie, chère au cceur et aux lèvres des hommes, c'est un certain jaillissement naturel, la grâce et la fraîcheur d'une chose qui coule de source Et c'est aussi une facilité d'intelligence et de jouis- sance pour tout homme qui a un cœur pour sentir et une imagination pour rêver. Ni Homère, ni Sophocle, ni Racine, ni La Fontaine, ni Lamartine,
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ni même Victor Hugo, ne sont des auteurs dimciles.
Oh combien la poésie de M. Claudel n'est pas ainsi Comme son mouvement, bien plus puissant d'apparence que de realité, si fréquemment obtenu par l'abus des procédés les .plus matériels de l'élocution (répétition, énumération, entassement des images prises de toutes parts, sans aucun souci de composition et d'harmonie) comme son mouvement diffère du jet de la plante, du bondissement du ruisseau, de la course du fleuve 1 Et qu'il semble mécanique et heurté en comparaison 1 Et, d'autre part, que d'initiation spéciale il faut pour le goûter Initiation si laborieuse qu'on ne le goûte plus guère après qu'on en a pris la peine. Initiation peu fructueuse en ellemême, puisque, bien loin d'ouvrir à notre pensée des perspectives générales, de vastes horizons, elle nous oblige à repasser pas à pas par les voies si singulières et si accidentées dans lesquelles s'est accompli le développement de M. Claudel, à reconstituer l'histoire si composite de son individualité intellectuelle et morale.
Lui-même ne s'est pas trompé sur le travail qu'il. faut pour lé comprendre. Mais il en prend son parti. Faisant allusion au caractère ardu de ses inspirations lyriques, il déclare
Je n'ai pas à faire de vous, à vous de trouver votre compte avec moi,
Comme la meule fait de l'olive et comme de la plus revécue racine le chimiste sait retirer l'alcaloïde. Si nous ne savions quel galant homme est M. Claudel, nous trouverions ici bien de la jactance. Et si
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Abordons, dans l'œuvre littéraire de M. Claudel, le corps principal ses drames. Abordons-le avec équité, sans nous laisser prévenir par les impressions que cet esprit a pu nous donner de lui-même dans des genres différents, soit comme métaphysicien inventeur, soit comme lyrique inspiré par certaines conceptions de symbolique universelle et de cosmologie transcendante. Les drames de M. Claudel se divisent en deux séries, correspondant aux deux « manières » dramatiques que le poète a successivement pratiquées. La première est formée des pièces réunies dans le volume intitulé l'Ar6re, auxquelles il faut joindre le Partage de Midi, publié séparément. C'est à celles-ci que nos remarques s'appliqueront tout d'abord.
Je me rappelle mon premier contact avec M. Claudel dramaturge, alors que je ne connaissais encore de lui que sa renommée. n fut terrible. Le hasard eut bien sa part dans cette aventure car il aurait pu se faire que je commençasse par une autre pièce que Tête d'Or, et mes impressions, déconcertantes dans tous les cas, n'auraient pas eu du moins la même violence dans l'étrangeté. Je tombai sur Tête d'Or, sur le prologue de Tête d'Or 1 Cruel souvenir 1 le nom
nous ne voyions toute la foi qu'il a en son inspiration, nous y trouverions bien de la modestie. Les grands maîtres antérieurs à lui faisaient la vendange euxmêmes et na ne nous donnaient pas une meule à tourner. Ils ne nourrissaient pas le public de racines. Ils attendaient la fleur et le fruit.
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de cauchemar est le seul que je trouve pour rendre les états d'esprit que cette lecture me fit traverser.
Je lisais des mots et des phrases de notre langue des mots forts, savouréux, colorés des phrases d'un tour intense, tourmenté, véhément, comme la mimique d'un homme secoué de quelque émotion profonde. Et je ne comprenais rien à ce que je lisais. Ce que je croyais saisir m'échappait. Il me semblait que j'avançais dans une nuit fantastique et livide où aucun objet n'était ce qu'il avait l'air d'être, où le sol était semé de mirages et de trompe-l'ceil. Je croyais voir de la terre ferme et je roulais dans une ornière où je me débattais en vain. Je croyais poser le pied sur un rocher éclairé par la lune c'était le dos pâle d'une bête accroupie. Voilà bien l'image de la déception intellectuelle toujours renouvelée que le génie de M. Claudel infligeait à mon bon vouloir. Chaque phrase du discours m'avertissait que le sens que je venais de donner à la précédente était fallacieux. Jamais chez les plus abstrus penseurs ou demi-penseurs germaniques (car ces gens-là ne pensent qu'à demi, tout en pensant à-demi avec je ne sais quelle force de poussée mentale et c'est ce qui les rend si difficiles) jamais, dis-je, chez Fichte, Schelling ou Hegel je n'avais rencontré une façon d'enchaîner les idées aussi étrangère aux façons dont je suis capable de les lier moi-même. J'y perdais mon allemand. La scène, sans autre indication de lieu ni de temps que la suivante « les champs à la fin de l'hiver », me montrait deux hommes, nommés Simon Agnel et Cébès, se rencontrant le soir, sous un ciel sinistre, dans la plaine de Beauce (je voyais cela en Beauce).
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Simon portait sur son dos le cadavre d'une femme, la sienne, qui s'était tuée, et qu'il venait mettre en terre. Cette femme avait été à Cébès, qui le reconnaissait, mais qui ne se fâchait pas. Au contraire, l'ensevelissement accompli, il se jetait dans les bras de Simon, le suppliait d'être son protecteur et son père, lui jurant ndélité. Simon acceptait le pacte et, pour le sceller, se faisait au flanc une blessure dont il laissait couler le sang sur la tête de Cébés. Ces actions singulières étaient accompagnées d'un déluge de lamentations lentes et d'exclamations lugubres où n'apparaissait aucun souci de les expliquer et d'un tel tour effaré et comme hagard, qu'on ne pouvait se croire en présence d'êtres naturels. Ce que je saisissais, c'est que ces deux personnages exprimaient, l'un avec la fureur concentrée d'une âme forte et farouche, l'autre avec la douceur plaintive d'une âme tendre, une détresse immense, un désespoir sans fond. Mais quelle en était la cause ? Il fallait bien qu'il y en eût une et susceptible d'être nommée de son nom. Quand même c'eût été la plus générale et la moins localisable, ennui de vivre, horreur de la société, dégoût des hommes, lassitude de penser et de sentir (et ce devait être dans la pensée du poète quelque chose comme cela) il était possible de la dire, de la formuler en termes compréhensibles et humains et non pas avec ces glapissements de spectres que le vivant ne saurait interpréter. Mais les propos de nos deux fantômes, bien loin de toucher franchement l'idée qu'ils avaient, qu'ils devaient avoir derrière la tête, ne cpssaienL de maintenir entr'eux et elle la distance prudente de l'allusion et de l'allusion exprimée en allégories, ce qui formait à cette idée si bien protégée,
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un triple et quadruple enveloppement. Arrivait-il à Simon ou à Cébès de côtoyer par mégarde un procédé d'expression plus direct et plus ordinaire qui eût d'un coup déchiré le voile, vite, on les voyait s'y dérober et rentrer dans le maquis du symbole. Ce qui finissait par m'inspirer ce dilemme alarmant « Ou bien ces messieurs n'ont rien dans l'esprit qui en vaille la peine, ou bien, s'ils ont quelque chose dans l'esprit, ils craignent de couper la source obscure de leur éloquence en nous le livrant. Leur fonction de personnages dramatiques leur fait un devoir de s'exprimer toujours avec imagination, car l'imagination fait la vie et la beauté du discours. Mais peut-être leur fertilité imaginative, surabondante tant qu'elle ne subit de la part de l'idée qu'une influence lointaine et crépusculaire, cesserait-elle au contact ferme et prononcé de l'idée. »
Ce décourageant début ne me découragea pas au point que je ne continuasse ma lecture. Faute de pouvoir comprendre T&e <f0r, je voulais au moins comprendre pourquoi ?We d'Or était incompréhensible. Y suis-je parvenu ? Le lecteur en jugera, s'il veut bien ne pas s'arrêter lui-même au Prologue et me suivre dans la rapide analyse de ce ténébreux ouvrage, affecté d'un bout à l'autre par la même profonde aberration d'artiste, la même anomalie d'invention et d'expression qui, de quelque manière qu'il faille les dénnir, trouvent dans ce premier morceau leur manifestation extrême et, pour ainsi dire, condensée. En voyant cette mauvaise doctrine ou ces mauvaises habitudes linéraires à l'oeuvre sur îe vaste champ d'une composition dramatique fort étendue, peutêtre nous rendrons-nous plus aisément compte de
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ce qu'elles sont, en saisirons-nous la nature et les sources.
Nous voici dans le palais d'un vieux roi qui sera, si vous voulez, le roi en soi, puisque les événements ne se passent à aucune époque, en aucun pays déterminables.
Le royaume est dans le marasme. Il est pourri. L'Etat succombe. L'invasion ennemie, sanction suprême de la corruption publique, est aux portes. Les cinq veilleurs du palais se répandent en plaintes dont les expressions ténébreuses sont sans aucun rapport apparent avec l'état de choses qui les provoque et n'ont vraiment de paroles humaines que le son. On dirait des gémissements de damnés, et encore de damnés dont le séjour de l'enfer aurait affaibli la tête.
Cependant le ciel s'éclaircit. De meilleures nouvelles arrivent. On apprend que l'invasion, refoulée, recule. Un grand chef improvisé, un terrible héros sorti de rien, remarquable par sa chevelure de feu et qui n'est autre que Simon Agnel, a galvanisé l'armée royale, écrasé l'ennemi. Puis, dégoûté de la décomposition de l'Etat et de l'abaissement des hommes que la saine énergie de sa grande âme a sauvés, il tue le vieux prince et en prend la place. Il juge de son plein droit d'agir ainsi, étant athée et ne connaissant aucune loi supérieure à la terre, supérieure à lui-même, dominateur désigné par le naturel ascendant de sa force. Désormais, rien ne le borne. Il s'engage avec son peuple dans une immense entreprise militaire qui semble avoir pour objet la domination universelle. Il pousse jusqu'aux frontières de l'Asie. Mais là, il éprouve à son tour la défaite.
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Au soir d'une grande bataille perdue, on le rapporte, mourant, dans une solitude de la montagne. Il y rencontre la malheureuse princesse, 811e du roi qu'il a occis, clouée par les mains à un arbre, à la manière d'un émouchet. Un déserteur de l'armée, l'ayant rencontrée sans défense, lui a fait subir ce supplice. On la délivre. Agnel meurt dans les bras de cette ancienne ennemie.
Ces faits, dont mon résumé n'a pu faire autrement que d'éclairer quelque peu la trame, dimcile à saisir dans l'original, et de dissiper jusqu'à un certain point la couleur confuse, il va de soi et il est perpétuellement sensible qu'ils n'ont pas été inventés et mis là pour eux-mêmes, mais pour quelque signification. symbolique que le poète leur attribue. Quelle signification ? 2
D'après M. Georges Duhamel, disciple initié, Tête d'Or est a le drame de l'humanité sans Dieu ». D'après M. Claudel lui-même, T&e-d'Or est a le drame de la possession du monde ». Formules un peu sibyllines que le critique ni le poète n'accompagnent d'aucun éclaircissement, mais dont l'apparente opposition se laisse résoudre du moins me semblet-il y reconnaître les deux faces ou, c aime dirait un philosophe, les deux moments d'une même concep.tion. L'humanité, dépourvue de tout culte religieux, tombe dans le culte exclusif, et dés lors dégradant, des intérêts matériels; elle s'avilit et s'abêtit dans la misère des préoccupations médiocres et l'idolâtrie du plaisir. C'est l'état du royaume au début de la pièce. Dans cet état de raine morale, il ne saurait plus exister et s'anirmer, parmi les hommes, qu'un seul droit reconnu ou plutôt subi le droit de puis-
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sance, auquel rien de légitime ne s'oppose et qui, comme Simon Agnel, veut tout, veut l'univers. Mais cette expansion sans frein, que tout lui conseille, le pousse à sa perte et il se brise lui-même.
Ce sont là des idées. Malheureusement ce ne sont pas des idées très précises, et je ne suis point étonné si elles évitent de se montrer à nu. Faudrait-il aller jusqu'à dire qu'elles manquent tout à fait de corps et que la réflexion qui les presse un peu ne leur trouve ni bases nettes dans l'expérience, ni applications saisissables dars la réalité ? Le moindre ~rief qu'on puisse leur faire, c'est qu'elles enveloppent une foule de notions arbitraires et d'hypothèses obscures dont le poète ne semble s'être aucunement soucié en les agitant.
L'histoire nous offre-t-elle aucun exemple d'une société, d'une nation où la préoccupation de la Divinité, l'influence des instincts et des sentiments religieux se seraient tellement affaiblis que nous y pourrions observer d'une manière certaine, ou seulement probable, les conséquences de l'irréligion et de l'athéisme généralisés ? Un tel état de l'esprit public est-il même, d'après tout ce que nous savons jusqu'ici de l'homme, quelque chose de concevable, je ne dis pas philosophiquement, mais psychologiquement ? Là où l'histoire nous montre un certain fléchissement des idées religieuses traditionnelles, accompagné d'un certain abaissement des mœurs et d'un certain dépérissement de l'Etat, devons-nous voir d'une part la cause, de l'autre l'effet, ou plutôt ces deux ordres de faits ne résultent-ils pas solidairement de causes plus générales qui mettent en péril, dans toutes ses parties, l'ensemble d'une civilisa-
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tion ? Est-il vrai que l'affaiblissement d'une religion traditionnelle engendre le règne du matérialisme et n'a-t-il pas pour conséquence bien plus fréquente des mouvements de fermentation et d'innovation religieuses, bien capables certes de produire des désordres, mais des désordres d'une nature et d'un sens tout autre que ceux que produirait l'absence ou le mépris de toute religion ? Est-il, d'autre part, impossible, est-il sans exemple, que cet affaiblissement d'une tradition religieuse soit compensé par la formation d'un esprit religieux supérieur et épuré, exempt des contradictions qui pouvaient exister entre certaines croyances traditionnelles et les progrès accomplis par l'esprit humain ? 2
Voilà les questions indiscrètes qu'un concept aussi mal établi, je dirai aussi verbal, que celui d' « huma-. nité sans Dieu a suggère invinciblement à une tête qui ne sait pas se payer d'obscurités ni de mots et qui se refuse à trouver d~ns des hyperboles de polémique religieuse le signe de réalités observées de sang-froid.
Elles r 'ont pas frappé M. Claudel, pas plus qu'il ne paraît avoir été gêné par ce qu'il y a de parfaitement trouble, sinon de puéril, dans l'idée de cette « possession du monde N dont; une haute supériorité de génie inspirerait fatalement l'ambition, quand elle se joint à l'athéisme. Des ambitions dont l'objet est à la fois vague et démesuré ont, à la vérité, quelles que soient les opinions métaphysiques de celui qui s'y abandonne, un tout autre sens; elles sont un signe, non de force, mais de faiblesse elles dénotent une incapacité d'action et de réalisation, cherchant à s'abuser elle-même sur son propre cas par des
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imaginations qui n'ont pas de limites. M. Claudel, dont nous disions que la lanterne mal allumée de Rimbaud lui a fait voir trop de choses, n'a pas très bien allumé la sienne. C'est pourquoi il a bâti Tête d'Or dans une demi-nuit, sur le sable mouvant de l'équivoque et du quiproquo.
Il est temps de l'avouer mes remarques sont feintes. Ces explications de l'exégèse claudélienne, je les comprends peut-être mieux que je ne veux en avoir l'air. Je me souviens du touchant récit de la conversion à Notre-Dame où j'ai vu, avant l'image de Paul Claudel enivré et ravi par la présence divine, l'image de Paul Claudel « sans Dieu )), de Paul Claudel jeune écrivain sans boussole intellectuelle, livré aux rêveries effrénées et énervantes de l'individualisme romantique et de l'anarchie d'esprit et soupirant après l'appui et l'orientation d'une croyance définie. Ces deux Paul Claudel, je les reconnais maintenant c'est Simon Agnel et c'est Cébés. Ah 1 que ces deux personnages ne sont-ils demeurés ce que nous aimerions tant qu'ils .fussent les deux incarnations déclarées du poète lui-même, les deux voix de son dialogue intérieur. Mais il en a fait des symboles universels du drame individuel de sa conscience, le néophyte homme de lettres a fait le drame des peuples, le drame de l'histoire de l'humanité. C'est infiniment moins clair et moins intéressant ainsi et je ne m'étonne pas de la précaution qu'il a eue d'abriter cette transmutation périlleuse, cette hypostase, comme eussent dit les alexandrins, sous le nuage du symbole. Symbole, au surplus, que je suis loin de pénétrer dans tous les détails de son application. Car je ne comprends pas plus que M. Duhamel pourquoi Simon
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enterre une femme, pourquoi il mouille de sang les cheveux de Cébés et pourquoi la princesse est transformée en épouvantail. M. Claudel seul pourrait faire d'une manière sûre et complète l'exégèse de M. Claudel.
Au total, Tête d'Or rebute l'imagination par une fable fuligineuse, qui est à une. fable dramatique imaginée d'une manière naturelle ce qu'un revenant est à un vivant. Et Tête d'Or rebute l'entendement par le manque de consistance et de cohérence de l'idée.
Je n'ai rien, en principe, contre le symbolisme. Mais il me rassurerait davantage, appliqué à une conception qui ne serait pas aussi naturellement ennemie du jour.
Voilà dénni, je crois, le vice fondamental de la littérature claudélienne, telle qu'elle nous apparaît dans TW&-d"Or. Mais Tête-d'Or n'est-il pas l'erreur d'une saison ou bien faut-il se représenter, à l'image de cette œuvre, le génie même du poète ? Disons que nous y surprenons, à nu et opérant d'une manière presque exclusive, certains éléments viciés, profondément inhérents à la nature ou & la formation de ce génie et dont il ne se purgera jamais. A des degrés divers, nous en sentirons l'eSet dans ses productions ultérieures, qui porteront toutes quelque empreinte de cette détestable esthétique. Mais elles porteront aussi des marques meilleures et elles nous oNriront, dans des parties d'invention et d'expression plus saine, et de plus pure origine, des compensations parfois considérables à cette part, jamais absente, de chaos.
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Ces compensations, nous les trouvons, dans des pièces telles que l'Echange, la jeune fille Violaine, le Partage de Midi. Ici, M. Claudel se présente à nous sous un aspect que tout en lui nous faisait pressentir l'aspect de moraliste religieux, de moraliste catholique, de moraliste qui ne se borne pas à observer et à peindre les mœurs, telles qu'elles sont et qui même n'en a guère souci, mais qui a surtout pour objet de préconiser, d'exalter et je dirai volontiers de prêcher les mœurs telles qu'elles doivent être. Moraliste catholique, c'est bien ce qu'il était dans Tête d'Or. Mais là il l'était vainement, parce qu'il appliquait sa doctrine à des questions absolument mal posées et dont les termes se dérobaient à toute prise nette de'l'esprit. Dans les ouvrages que nous avons en vue, il se met en présence des questions réelles, des questions communes de la morale naturelle et religieuse, telles qu'elles se posent du moins pour les catholiques, telles qu'elles se posent dans les sermons de M. le Curé. C'est là le côté de son esprit, je ne dirai pas le plus sûr (il ne peut y avoir rien de sûr dans un esprit comme celui-là), mais le plus original, le plus nourri, le plus savoureux. Et le moraliste ne détruit pas ou n'éteint pas le poète. Bien au contraire, il le fait sien, il se l'approprie il l'appelle à son service, lui communiquant ce qu'il a lui-même de sève et de vérité. Amenée sur ce terrain, l'inspiration de M. Claudel perd de sa sauvagerie, de sa bizarrerie, et redevient humaine. On m'a vu très froid à l'égard de son lyrisme cosmique et theolo"
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gique, que gâte généralement une grosse confusion entre la qualité et la quantité. Ces accumulations perpétuelles d'images démesurées, de tableaux énormes qui embrassent en quatre lignes les Océans, les mondes, les capitales, le désert, la steppe et les pampas, m'ont paru un procédé bien barbare et inefficace pour rendre en son ampleur le souflle divin de l'univers et je la respire bien plus, cette âme divine, dans un simple arbuste touché par la Muse de Virgile ou de La Fontaine. Mais M. Claudel, détournant ses regards des cieux matériels et des cieux dialectiques, s'abstenant de thèses et de généralités historiques ou métaphysiques, pour s'enfermer dans la conscience de l'homme, pour en considérer les passions, les aspirations, les mouvements manifestes et secrets, à la lumière de sa foi et de son Dieu, me parait un homme d'un autre intérêt. Les pensers que lui inspire avec une extraordinaire abondance -cette méditation de notre nature, regardée du point de vue chrétien, s'accompagnent d'une vibration poétique qui se traduit toujours en un flux malheureusement excessif de paroles mais parmi ces paroles ne manquent ni les traits -pleins de grâce et de profondeur, ni les images neuves et fortes.
Tel étant le mouvement le plus efficace de sa pensée, telle sa corde la plus sonnante, il semble que sa vocation véritable eût été celle de sermonnaire. Et je ne le dis point par simple hypothèse. J'ai entendu M. Claudel donner au théâtre du Gymnase une conférence où quelques passages de pure morale, rédigés d'une manière un peu massive dans la langue de tout le monde, m'ont laissé le souvenir du premier sermon où je ne me sois pas ennuyé. On n'avait
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jamais si bien prêché, non seulement au théâtre du Gymnase, mais dans bien des chaires contemporaines. La pondération des idées n'était pas absolument parfaite. Mais la noblesse en était émouvante, je dirai prenante, relevée de je ne sais quelle cordialité et quelle simplicité robustes. M. Claudel, pour qui ses amis vont peut-être me trouver bien sévère (et je ne dis pas que je ne le sois point, au total, pour sa littérature) m'inspira ce jour-là beaucoup de sympathie et de respect. Je sentis combien cet auteur était un homme.
Un des objets essentiels du genre dramatique élevé auquel ses productions appartiennent, c'est de nous représenter des conflits d'ordre moral. A ce point de vue, nul ne pouvait y réussir mieux qu'un esprit saisi et pénétré à ce point par le pathétique des questions morales. Mais il ne suffit pas de concevoir ces conflits abstraitement il faut qu'ils s'incarnent dans un conflit de caractères, d'individualités déterminées et vivantes, dans une action vraisemblablement conçue, qui donne au spectateur l'impression, non d'avoir été imaginée librement par le poète, mais d'être commandée par la relation naturelle des caractères eux-mêmes. C'est pour cette partie de sa tâche que M. Claudel n'était point fait. S'il y a un poète auquel ait été refusé le pouvoir de composer des caractères, de filer avec une harmonieuse aisance la trame d'une action imitant la vie, c'est bien lui. Doctrinaire plus que contemplateur, doctrinaire médiéval à la pensée encombrée et appesantie d'entités abstraites et d'interprétations symboliques, subtil, et même gracieux et suave dans le domaine mystique, mais assez pesant et lourd (je ne dis pas
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chimérique) dans le domaine de l'observation, il n'a pas cette souplesse plastique, cette agilité de mouvement avec laquelle on travaille à même la matière de la nature, on modèle sur le vif. Ses pièces, considérées dans l'ensemble, font penser à l'art rude des imagiers, & la sculpture sur bois du moyen âge. Et sans doute s'étonnera-t-on de voir le passage continu, le va et vient qui se fait chez M. Claudel de la forme déliquescente de T~e-<f0r & cette forme qui sent le « primitif a. Rien n'est plus explicable. Les raSinements de l'école symboliste étalent des raffinements tout matériels éprise à l'excès des nuances, cette écolene les cherchait cependant que dans la matière de l'expression et du style. Ce n'est point la pensée même qui les lui fournissait.
On ferait donc le plus grand tort aux ouvrages dramatiques de M. Claudel en les analysant par le" procédé coutumier, qui consiste à définir tout d'abord l'affabulation, les situations, les personnages. Ces parties les plus apparentes de l'invention sont tellement hérissées de gaucheries et de rudesses qu'à commencer par là, on y resterait empêtré sans parvenir jusqu'à la substance intéressante et savoureuse du drame. Dans ces compositions, oeuvres d'un moraliste inspiré poétiquement, mais non pas œuvres d'un véritable artiste, le concret, le particulier est l'élément faible et mal venu. Il faut partir de l'abstrait, du général qui en est le fond. Les héros de M. Claudel sont les personnifications d'une fonction morale ou religieuse, entendue par le moraliste d'une manière très forte et ressentie par le poète dans tout ce qu'elle 1. a de majesté, de grandeur, de bienfaisance ou de douceur. Marthe, ou l'invincible fidélité conjugale,
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la ndéhté qui ne doute pas de sa loi jusqu en présence de la basse trahison et de l'infamie de l'époux Violaine, ou le renoncement, l'acceptation chrétienne de l'iniquité, l'immolation de soi, le don à Dieu, la tranquillité de l'âme sacrifiée, au sein des plus affreuses misères Pierre de Craon, ou la mission désintéressée de l'artiste, bâtisseur d'églises, de maisons communales et n'existant plus pour lui-même, mais pour l'honneur de la Cité, pour la glorification du TrèsHaut dans la pierre et le marbre Anne Vercors, ou le vieux tenancier qui a fait prospérer son bien par un demi-siècle de travail, de devoir et de bon sens, le patriarche au soir de sa journée bien remplie. En faice de ces personnages vertueux et pieux, les natures inférieures ou perverses Louis Laine, m&ri de Marthe, ou la constante préméditation de traîtrise et de perfidie qui s'agite, fût-il tout aimable et charmant, au cœur de l'homme jeune, livré aux seuls mobiles de l'indépendance et des passions et ne connaissant d'autre règle que l'amour de vivre Mara, sœur et rivale de Violaine, ou la cupidité et l'inhumanité de la paysanne âpre au gain, et qui, à l'égard même de ses proches les plus tendres, ne connaît que le Code, quand il parle à son avantage. En voici deux autres que leurs noms pourraient faire prendre pour des animaux de ménagerie ou d'aquarium et qui sont aussi des êtres humains :"Lechy Etbemon, ou la femme sans loi et sans mœurs, sans tête non plus, menée par le caprice de ses passions folles et fugaces, et semant sur ses pas d'inconsciente les aventures tragiques Thomas Pollock Nageoire, aventurier de finances américain, amant de Lechy. A l'inverse de la plupart des poètes, qui trouvent
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plus de ressources dans l'expression de la passion que dans celle de la vertu, parce que la passion a d'elle-même plus de mouvement et de variété, M. Paul Claudel a été mieux inspiré par les types de vertu. Cela se conçoit. Docteur plus que psychologue, les âmes qu'il sait rendre sous les couleurs les moins éloignées de la vie sont nécessairement les moins mobiles, celles qui sentent et pensent le plus conformément à une règle, à un idéal à la fixité duquel cette haute docilité les rend participantes. A l'exception de Mesa, dans le Por~e de Midi, dont le modèle était beaucoup trop intimement connu du poète pour qu'il ne réussît pas à l'animer de traits vivants (et encore l'abandon à la passion n'est-il chez Mesa qu'une crise passagère, puissamment combattue par la force des principes religieux) à l'exception, dis-je, de ce personnage, les héros passionnés de M. Claudel sont imaginés avec une grande incohérence psychologique. Ses femmes perdues tout particulièrement. Cette Lechy Elbemon, au. nom de panthère, et (à partir d'un certain moment tout au moins) Ysé dans le Papaye de Midi, sont de pauvres monstres qui n'ont rien d'humain. Vous me direz qu'elles peuvent avoir nonobstant beaucoup de féminin. Peut-être. Mais il semblerait qu'une certaine horreur sacerdotale du péché de chair, jointe à une certaine curiosité du pathologique, courante chez les littérateurs modernes, ait poussé le poète à charger à l'excès ces malheureuses. Elles sont l'écervèlement pur, le détraquement en soi, l'hystérie personnifiée. On a, quand on parcourt le théâtre de M. Claudel, cette impression, qu'il n'existe pas de milieu entre cette décomposition quasi-absolue de l'âme et l'entière
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rigidité dans la sainteté et dans le devoir. Notez d'ailleurs que, si cela n'est pas tout à fait vrai selon la nature, c'est ce qu'il est bon de dire au sermon. Mais sans doute faut-il dire ici de M. Claudel qu'il châtie bien parce'qu'il aime bien. Le sexe féminin, si cruellement traité, trouve une revanche dans la grâce que le poète a su donner aux figures en qui s'in- carnent, chez lui, la sagesse et la piété féminines. Marthe, Violaine, ne sont pas tout à fait des individualités vivantes. Ce ne sont pas non plus des abstràc- tions parlantes et ambulantes. Ce qu'il peint, ce qu'il chante en elles, ce n'est pas la vertu à la Corneille, la vertu achevée et sûre de soi, se connaissant et se j déBnissant soi-même sous la forme de principes et de maximes c'est plutôt, dirai-je, l'intime et familière histoire de la vertu, cette histoire bien plus humble que sublime, composée de la suite des impressions choisies qui, depuis une enfance chrétienne, rustique, française, jusqu'à une jeunesse vite mise en face de modestes et durs devoirs, ont lentement sculpté la bonté d'une âme aimante, constante, dévouée et, même sans maternité, maternelle. Combien, dans ce domaine, M. Claudel a été souvent exquis de pensée Et que de fleurs d'imagination, que d'accents de pénétrante éloquence il y a recueillis Marthe, Violaine ne sont ni des personnalités réelles, ni des types abstraits. Ce sont des poèmes, ce sont des cantiques.
Rien ne serait plus vain que de s'engager un peu avant dans le corps de ces œuvres pour y accomplir l'opération ordinaire de la critique le triage du bon
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et du mauvais. Ils y sont mêlés trop étroitement. On n'en finirait pas. Le fond de l'invention dramatique chez M. Claudel révèle beaucoup de désordre. Ainsi dans l'Echange, le ton grave, mystérieux, biblique, du dialogue, nous invite à ériger nos esprits à la hauteur de quelque vérité morale élevée et nous nous souvenons de cette sentence hermétique énoncée ailleurs par M. Claudel « Crains l'échange 1 Car qu'y a-t-il hors de toi ? Le sais-tu Et toi, es-tu quelque chose ? Vous n'êtes maîtres -assurés que de vousmêmes. Craignez de vous laisser déposséder! s Or quel est ici l'échange qui a effectivement lieu ? L'échange de femmes. Louis Laine cède la sienne pour une somme d'argent à Thomas Pollock Nageoire, ainsi nommé d'ailleurs par pur quiproquo, car il me semble bien que c'est à Louis Laine que reviennent les nageoires. Et Laine s'approprie gratis celle de Thomas Pollock, Lechy Elbernon. S'il y a ici un symbole (et il y en a un, car M. Claudel ne prendrait pas ce ton-là pour nous dire qu'il ne faut pas vendre notre femme) avouons qu'il offre quelque disproportion avec la dignité de l'idée symbolisée, quelle qu'elle soit. D est vrai que tous les éléments de la fable ne sont pas au même niveau. Lechy Elbemon, ayant pris son plaisir avec Louis Lame, le tue d'un coup de fusil aussi dramatique qu'inexplicable (si ce n'est symboliquement) puis elle attache son cadavre sur le dos d'un cheval nu, qu'elle lâche à travers la campagne et dont le romantisme d'invention n'est pas moins échevelé que la crinière. Voilà, pour ce petit trafiquant de chair blanche, beaucoup d'honneur! Dans la jeune ~B VMauM, dont M. Claudel a fait par la suite l'Annonce faite à Marie (au prix de rema"
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niements, de bouleversements qu'il n'eût pu se permettre, si le tissu de sa conception première n'avait pas été si lâche) il y a la matière d'une très bonne tragédie paysanne, très fortement traitée par endroits, mais chargée de superfétations d'un tout autre ordre, d'un tout autre esprit, qui n'y ajoutent rien, quoiqu'ayant en elles-mêmes leur valeur. Le Por~e de Midi esquisse un admirable roman. Il est seulement regrettable d'entendre des personnages d'aujourd'hui, des « gens du monde a assemblés et flirtant sur un paquebot, s'exprimer tantôt dans l'argot de Montmartre, tantôt dans le langage du Cantique des Connues. On ne s'étonne pas moins de rencontrer au milieu de la peinture franche et hardiment brûlante d'un amour coupable; une scène du romantisme le plus faux et le plus poncif une jeune femme dont la vertu vacille et vacille de façon très précise dans la direction d'un certain individu, suppliant son mari de ne pas partir en voyage, parce que, s'il part, elle est sûre de le tromper.
Laissons ces détails. Et arrivons à une question qui les enveloppe tous, question dont nous avons à peu près fait abstraction jusqu'ici, bien qu'elle soit mêlée de-droit à toutes celles qui peuvent se poser au sujet du théâtre de M. Claudel la question de l'expression et du style. La forme de discours dont usent les personnages de M. Claudel est extrêmement signincative la nature des éléments si divers dont se compose le fond a son Rdêle reflet dans les modalités diverses de cette forme.
Ce qui, au premier abord, frappe en eU~, c'est son abondance inouïe. S'il y a un écrivain qui ne sut jamais se borner, c'est M. Claudel. Et cette prolixité
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n'est pas de sa part une simple habitude. Elle est un parti-pris. Il s'y complait. Il s'y délecte. Il n'eût peut-être pas dépendu de lui d'être sobre. Mais il n'a pas essayé, il n'a pas voulu l'être. Un critique délicat remarquant la prodigieuse quantité et l'extraordinaire luxuriance des métaphores orientales au moyen desquelles Ysé et Mesa se déclarent leur amour dans le Partage de Midi, y compare les quatre petits mots de l'héroïne racinienne « Non, je ne vous hais point s qui en disent bien plus long et nous touchent autrement le cœur. La musique de ces quatre petits mots échappe à l'oreille de M. Claudel, grande amie du bruit et du tumulte. De son incontinence terrible, il fait l'application d'une théorie, et qui ne manquerait pas, à ce qu'il nous laisse entendre, de profondeur. Dans la Ville, un vieil homme, amoureux d'une jeune SUe, veut exprimer à celle-ci ce qu'il ressent en sa présence. Après avoir successivement comparé son émotion à celle d'un prisonnier qui « dans le fond de la terre s perçoit un « roulement assourdi de tambour a et ne sait « s'il vient d'en haut ou d'en bas », à celle du vieillard qui <t assis "dans une chambre solitaire entend le soupir de la porte qui s'ouvre sur la nuit », il quitte les voies de l'allégorie pour recourir à des termes plus directs qui sont les suivants Une tristesse soudaine,
Mais si voluptueuse 'que l'on ne'"s'aperçoit pas d'abord qu'elle s'est changée en secrète hilarité. Quelque chose de plus fort que l'oubli, de plus faible que le sommeil,
Une allégresse vive et neuve, l'amertume et l'étonnement
De ces jours affreux jadis.
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Un allégement parfait, la naissance de profonds désirs,
Rien de dur pourtant ou d'efforcé un sentiment tendre et humble
Qui console et qui pénètre, une réfection mystérieuse.
a Est-ce là tout ? » demande judicieusement la petite, qui répond au nom claudélien de Lala. Et nous le demandons avec elle.
LAMBERT. Un effroi obscur.
LAïA. n est vraisemblable, ô mon père adoptif, que vous m'aimez.
LAMBERT. Soit. Voilà l'étiquette mise.
L'étiquette 1 Tel est le cas que l'esthétique de M. Claudel fait du mot propre et du trait juste, de ce mot et de ce trait qui coûtent aux bons poètes tant de recherches et tant de ratures. Heureux encore quand la liqueur qu'il agite éperdument n'est pas tellement trouble qu'aucune étiquette n'y convienne 1
La cause la plus générale de cet intarissable flux tient à la multiplicité des sources où s'alimente l'éloquence des héros claudéliens. Ils ne parlent pas seulement pour eux-mêmes. Ils parlent aussi pour M. Claudel. Il leur met dans la bouche et ce que la situation peut leur -inspirer et ce qu'il en pense lui-même, avec ses théories. Ils expriment ~urs sentiments et les dissertations de l'auteur au sujet de ces sentiments et de tous les principes que, selon lui, ils mettent en cause. L'effet en est curieux. On oublie sans cesse qui parle et on est obligé de retourner la feuille pour se le remémorer, jusqu'à ce qu'on unisse par se dire
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que cela n'a aucune importance. Qu'il s'agisse d'une réplique, d'une scène, d'un acte ou de toute une pièce, les proportions ne s'en font jamais sentir comme nécessaires on ne voit pas les raisons que l'écrivain a pu avoir de s'arrêter. Et ce qui favorise singulièrement cette totale indifférence à la mesure, c'est le type même de l'élocution de M. Claudel, tout à fait étrangère au procédé latin, occidental, organique du développement et de la composition et rentrant bien plutôt dans le mode oriental de la sentence indénniment ajoutée à la sentence, de l'image indéfiniment ajoutée à l'image. Rien ne saurait jurer davantage avec le génie de notre langue, merveilleux instrument d'analyse de la pensée, qui se fausse et devient difforme, quand on veut la plier au tour d'une langue aussi peu intellectuelle que l'hébraïque.
De même que la lésion d'un organe essentiel se trahit dans toutes les parties du corps par une variété presque illimitée de symptômes, ainsi cette façon non V\ française d'user du français engendre dans le langage de M. Claudel toutes sortes de tares. Toutes les formes du mauvais goût l'emphase, la solennité, la grandiloquence, la brutalité, nuds surtout, surtout ~t la fausse naïveté et la fausse simplicité, pullulent chez ) lui, gâtant de leur voisinage mille traits excellents ou délicieux et nous en ~tant vite le plaisir. Il n'est pas jusqu'à la correction élémentaire qui n'en pâtisse. Et M. Claudel a beau apporter dans ses innombrables violations de la syntaxe dés allures d'impétuosité fougueuse et des airs de prophète inspiré, la question est jugée et réglée depuis longtemps pour lui comme pour tout autre, an regard de tout homme de bon sens. La langue française, chef-d'œuvre et suprême
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instrument de conservation de notre civilisation, n'a pas les tolérances de l'allemande elle est extrêmement sensible aux injures et ne les souffre pas. Si le Saint-Esprit en personne daignait se communiquer à nous dans notre langue, nous le prierions avec respect de la respecter et de ne pas s'en servir d'une manière convulsive. Le P. de Tonquédec, de la Compagnie de Jésus, auteur de la seule étude raisonnable qui ait été jusqu'ici écrite sur M. Claudel, étude où la bienveillance est poussée fort loin, remplit deux grandes pages avec le catalogue des fautes de français que l'emportement d'une inspiration sublime arrache au poète. Encore le P. de Tonquédec ne dit-il rien de ce qui est plus grave peut-être qùe ces fautes formelles et consenties les innombrables phrases dont la construction est douteuse et que l'on est obligé de relire plusieurs fois, pour s'assurer de ce qui est sujet, de ce qui est complément ou attribut. Chez Mallarmé l'impressionnisme ne se moquait que du sens. Il fait ici valser la grammaire. Et à ce point que M. Claudel n'hésite pas, en vue d'un certain effet de sonorité ou de pittoresque, à changer jusqu'au genre des substantifs. Ainsi écrit-il quelque part « un chevau pour un cheval et, pour rendre la couleur d'élément vitreux ou vitrifié qu'il trouve à la mer sous le soleil, il l'appelle « le profond vitre ».
Sur de tels traits (et je répète qu'ils sont sans nombre), on maudirait volontiers la nécessité où l'on a pu se trouver de lire M. Claudel. Mais je veux être équitable et ne rien perdre de vue. Les sources de poésie vraie. que nous avons signalées en lui ne se perdent pas toujours ni partout dans les innommables ténèbres de ces logomachies. H leur arrive aussi
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de se frayer un chemin à la lumière du jour et d'y couler, sinon tout à fait pures, du moins touchées de quelques beaux rayons. Donnons-en des exemples Marthe, cette solide petite Française, qui a suivi en Amérique son jeune mari, forcé d'émigrer à la suite de quelque malentendu avec la loi, lui parle ainsi
Je vivais à la maison et je ne pensais point à me marier.
Et un jour tu es entré chez nous comme un oiseau Etranger que le vent a emporté.
Et je suis devenue ta femme,
Et voici qu'en moi est entrée la passion de servir. Et tu m'as remmenée avec toi, et je suis
Avec toi.
Voici donc ce pays qui est au-delà'de l'eau i Comme une rivière quand on est de l'autre côté. Louis LAINE. N'est-ce point un beau pays ? MARTHE. 0 Louis Laine, je n'avais jamais vu la mer. Chez nous
Le monde ne quitte pas du pays, comme les bêtes qui vivent sur les lys.
Mais chacun porte dans son cœur durant qu'il travaille l'image
De sa porte et de son puits et de l'anneau où il attache le cheval.
0 et quand nous étions déjà partis, un gros bourdon
Passa autour de ma tête et déjà il niait vers la terre.
Louis LAINE. Je n'aime pas ce vieux pays. Ça sent le vieux comme le fond d'un vase.
II y a trop de routes et l'on sait toujours où l'on est,
Et les gens vous regardent comme un chien qui n'a pas de collier.
Certes cela est rempli de taches. « En moi est entrée
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la passion de servir », est d'un ton trop sentencieux pour parler de soi-même (faute que M. Claudel commet sans cesse). « Comme une rivière quand on est de l'autre côté s, est un exemple de naïveté voulue on dirait que Marthe fait le bébé. a Comme les bêtes qui vivent sur les lys », comparaison précieuse et forcée. Ce « bourdon que Marthe vit au départ et qui ne nous dit rien, c'est un trait d'impressionisme à la Rimbaud. Mais combien tout le reste est expressif 1 Et voici un morceau où, à part un certain trait trop matériel que j'écarte, il n'y a vraiment à prendre que du plaisir le salut que le vieux tenancier, Anne Vercors, revenu d'un long et lointain voyage, adresse à son village, à ses champs, à son toit
Je reconnais la vieille salle, rien n'est changé. Voici la cheminée, voici la tablé 1
Voici le plafond aux poutres solides.
Je suis comme la bête qui flaire et qui reconnaît son gîte et son nid.
Salut, maison 1 voici que le maître revient. Salut, village 1 hier depuis la route
J'ai reconnu à la crête de la colline
Res maisons parmi les clos,
Et se découpant sur les nuées telles qu'un pays blanc plein de montagnes et de précipices,
La vieille église avec son clocher qui penche. Salut, pays 1 la terre est dure à labourer, mais il n'y en a point qui donne autant de contentement. Et toujours je me souvenais du vent, car jamais il ne cesse de souiHer de la plaine rase et ouverte, ébranlant les sombres noyers,
Soit qu'au printemps il lasse voler les fleurs par petites bouffées,
Soit qu'en octobre, comme un balai empoigné d'une main furibonde,
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B saque les arbres et les maisons, noyant tout dans le fouet
D'une tempête plus froide et crue que l'eau de puits. Et déjà j'ai vu mes terres, et j'ai reconnu qu'elles sont bien soignées, et j'en ai eu de la joie. Jacques fait bien son travail.
Pause.
Je n'ai pas voulu rentrer hier soir.
Et j'ai passé la nuit, assis sur un rouleau, près d'une meule, pensant, donnant, regardant, me souvenant. M'étant réveillé, j'ai vu que la nuit s'éclairait, Et là-bas, au-dessus de la forêt, pure, resplendissante,
L'étoile du matin montait dans la solitude céleste comme un ange plein d'honneur
Et je me suis mis en route pour la maison. Si la quaBté du sentiment et de l'imagination était servie par un rythme poétique plus digne d'elle, par un vrai rythme on devrait dire « C'est très beau ».
Les œuvres auxquelles ces appréciations se rapportent sont destinées à être lues, non à être jouées. Ce que j'ai appelé la seconde manière de M. Claudel consiste dans la réforme qu'il a fait subir à son art, en vue de le rendre acceptable à la scène. H y a été, si je ne me trompe, poussé par les exigénces de sa réputation. La gloire qu'il S'était acquise dans un milieu limité ressemblait trop à une jgloire de cénacle. On parlait beaucoup de lui, mais comme d'un auteurtrès difficile à lire. Noblement, il a voulu aSronter le public. Ne nous en plaignons pas, puisque cette tenfattve nous a donné l'Otage où ily a beaucoup de
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belles choses et moins gâtées par l'ambiance que dans ses autres compositions.
La réforme que M. Claudel s'est imposée est d'ordre extérieur plutôt qu'intérieur. n n'a pas renouvelé son fond et son génie même. n est foncièrement demeuré l'homme et l'esprit que nous avons essayé de peindre. Il n'a, pour ainsi dire, rien inventé de plus, rien senti de nouveau. Mais il a, le plus possible, retranché de sa littérature ce qui la rendait si souvent inabordable pour un lecteur de sens commun et de goût normal. Il a limité la part qu'il n'avait cessé jusque-là de faire et qu'il a continué de faire dans la poésie lyrique aux conceptions hermétiques et aux symbolismes nuageux. Il a débarrassé son style des obscurités de l'impressionnisme. D a resseré ses discours. Surtout il a dessiné nettement et conduit d'une main ferme l'action dramatique: Changement dont les conséquences ont été heureuses, au point de vue du succès.
Pas plus dans l'O~oye que dans ses pièces précédentes, M. Claudel n'est parti de l'observation de la vie et n'a créé des caractères en ayant le mouvement et la couleur. Le conflit engagé dans l'Otage se présente comme un cas particulier du conflit historique entre deux causes générales celle de l'ancienne France, fondée sur le droit divin, le Roi, la Tradition, la possession héréditaire, le gouvernement patriarcal et celle de la France moderne, fondée sur la révolution, les droits de l'homme et l'égalité. Comme la lutte qui, au nom de* ces principes, arma l'une contre l'autre deux classes de la nation, se traduisit dans les existences privées, par les drames les plus cruels, l'action de l'tMa~e ne laisse pas que d'oSnr une vra;~
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semblance pathétique. Et les silhouettes en qui se personnifient respectivement ces deux grandes forces opposées ont sans doute quelque roideur mais elles ne manquent pas de grandeur. Le personnage de George de Coûfontaine est assez abstrait mais ce que nous apprenons de ses expériences est comme une synthèse poétique et forte de la carrière d'un émigré héroïque. Sa cousine, Sygne, est le Sacrifice (je mets une majuscule et peut-être s'est-on aperçu déjà que M. Claudel pense beaucoup par majuscules), le sacrifice de la jeune fille de haute race militaire, immolant sa personne aux devoirs de sa naissance. Le curé Badilon tient des propos admirables. Sur ses lèvres, l'éloquence religieuse de M. Claudel atteint une simplicité dont elle n'était pas coutumière. Et ce n'est pas de la fausse simplicité. Mais cette éloquence est-elle tout inspirée de la sagesse ? Oh je vois bien que M. Badilon fait les distinctions requises. L'immolation qu'il demande à Sygne, il ne la lui présente pas, comme dit la langue évangélique, à titre de précepte, mais à titre de conseil. Sygne peut s'y refuser, elle n'en recevra pas moins l'absolution mais elle aura écarté la palme supérieure que Dieu lui tend dans cette occasion de martyre. Pour une personne comme Sygne, cela équivaut à un ordre. Or, de quoi s'agit-il ? De sauver la liberté corporelle du Pape, de l'aider à s'échapper des geôles de Napoléon en consentant à épouser un homme, aujourd'hui haut fonctionnaire impénal, qui jadis jeté sous la guillotine les parents de Sygne et pour lequel elle éprouve la plus invincible répugnance morale et physique. M. Badilon y a-t-il bien pensé ? Au point de vue chrétien, comme d'ailleurs au point de vue
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du simple honneur humain, ce qui est de Famé a infiniment plus de prix que ce qui n'est que du corps. Le pape captif dans son corps, l'âme de l'Eglise reste vivante. Mais Sygne mariée à un homme qui la dégoûte affreusement, l'âme de Sygne est en péril. Elle est jeune. Elle est belle. Les tentations de l'amour sont puissantes et il n'y a pas (c'est ce qui fait le charme de la vertu) de femme impeccable. Aux heures orageuses de la trentaine, quand Sygne se souviendra trop vivement de n'avoir connu de l'amour que la contrainte animale et l'horreur, M. Badilon ne sera pas toujours là pour l'arrêter sur la pente des soupirs et des rêveries dangereuses. Sans parler de l'inhumanité affreuse de ce qu'il conseille, ce qui serait une considération bien sumsante. M. Claudel, théologien, est impitoyable. Le représentant de la France révolutionnaire et impériale, c'est le baron Toussaint Turelure. Pourquoi ce nom de guignol, et qui n'est même pas drôle, quand on veut faire de l'Eschyle ? Et pourquoi tant de noms, aussi bizarres que d'ailleurs inexpressifs, dont il a plu à M. Claudel d'affubler ses personnages ? 2 Craignait-il que, sans cet accoutrement, ils ne fussent pas assez remarqués ? Enfin va pour Turelure Le type est manqué, étant composé de deux éléments, dont chacun est bien conçu et bien rendu en soimême, mais que le poète a juxtaposés durement, sans savoir les unir et les faire jouer dans l'harmonie d'un tout vivant. D'une part, un être effronté et cynique, qui a gardé sous le harnais des honneurs l'âme cupide et cruelle du chenapan capable de-tout, qu'il fut dans sa jeunesse de l'autre, un vrai Français, de la plus vive espèce, bon enfant, batailleur,
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capable de se faire casser la tête pour un oui, pour un non, aimant le vin (plus encore pour le chanter que pour le boire) et les dames, un luron de jacobin et de soldat, a un vrai nom de Dieu a ~em !paAres nom de Dieu) comme Bismarck le disait admirativement de Thiers. Je ne dis pas que ces deux Turelure, le détestable et le sympathique, ne pussent, au prix des nuances, des gradations et transitions convenables, être accordés en une seule personnalité. Le fait est que, chez M. Claudel, ils sont deux qui prennent tour à tour la parole. Et c'est gênant. Je n'ai pas assisté à la représentation de l'Otage. Mais des connaisseurs me disent (ce qui ne m'étonne pas) que la pièce, fit grand effet, servie qu'elle était par de remarquables comédiens, habiles à mettre en valeur les traits de force, de grandeur et de poésie qui n'y manquent certes pas et à escamoter les traits de maladresse, de lourdeur ou d'affectation qui y subsistent, habiles à préciser, à achever et colorer par une savante composition scénique le dessin un peu sommaire que leur avait livré le poète. Ces comédiens durent être très particulièrement favorisés par la grande scène du deuxième acte où M. Claudel, rompant à l'extrême avec sa plus mauvaise habitude, a adopté la forme la plus serrée, le duel de sentences à la Corneille.
Pour moi, j'ai ressenti, & la représentation récente d'une scène isolée du jPoui <&tr, suite de FOfa~e, une impression toute différente, un grand malaise. Les acteurs. Mme Eve Francis, M. Jean Hervé, étaient fort bons. Mais il ne dépendait pas de leur talent de trouver une mimique. et un ton naturels pour exprimer, comme si eSes eussent répondu à des sentiments
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réellement éprouvés et vécus par eux, les lointaines idéologies dont ils n'étaient que les porte-parole. Ce n'est pas très facile de se comporter comme une personne en chair et en os, quand on n'est en réalité, qu'un symbole vêtu d'un nom propre. Le Pain Dur est loin d'offrir la grande simplification psychologique qui a réussi au poète dans l'CMo~e. L'invention en est fort trouble et moralement compliquée. Je doute fort que cet ouvrage, restant tel qu'il est, tienne la scène. Enfin je voudrais pouvoir appeler renouvellement plutôt qu'assagissement la transformation de manière à laquelle j'ai applaudi dans l'Ofo~e. Mais les poètes ne se renouvellent qu'à la fontaine de la nature. Et l'on sait combien de broussailles en séparent celui-ci.
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J'ai parlé du style de M. Claudel. Il me reste à dire un mot de sa poétique. Dans les citations que contient cette étude, tout lecteur non prévenu aura cru trouver de la prose, typographiée d'une manière surprenante qui déroute. Qu'il se détrompe. L'intention de M. Claudel est d'écrire des vers, mesurés, il est vrai, d'après une loi toute nouvelle et mystérieuse dont il serait l'inventeur. Dans la VtNe, par la bouche du poète Cœuvre (calembour symboliste pour qui ceapre~ il nous en entr'ouvre le secret
0 mon Sis lorsque Jetais un poète entre tes hommes,
J'inventai ce vers qui n'avait ni rime ni mètre, Et je le dénnissais dans le secret de mon cœur cette fonction double et réciproque
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Par laquelle l'homme absorbe la vie, et restitue, dans l'acte suprême de l'expiration,
Une parole intelligible.
Cœuvre prétend encore que « tout vers autre que le sien, rythme ou rime, comporte ou comprend un élément extérieur à lui-même ». Ce galimatias signifie, je pense, que Cœuvre aurait découvert le vers absola, le vers en soi et primitif, le vers jailli des entrailles de la nature et sans ombre d'artifice, le vers prémétrique, pourrions-nous dire, ou encore le vers préverbal. Négligeons ces germaniques billevesées et comprenons, ce qui est plus simple, que le vers ou verset daudélien est calculé sur les intervalles et les mouvements de la respiration. A quoi il nous suffira d'observer qu'on peut en dire autant de toutes les formes métriques qui ont été pratiquées avec succès dans quelque langue que ce soit. Si elles n'avaient tenu délicatement compte et tiré cent partis heureux du phénomène respiratoire (c'est l'art des poètes) elles n'auraient eu aucun accès à l'oreille des hommes. La vérité est que le prétendu rythme daudélien, le prétendu vers libre en prose dont il serait l'inventeur, n'existe pas. Je ne dis pas du tout qu'on ne trouve point de beaux rythmes chez M. Claudel. Je dis qu'ils n'on~ rien d'une inédite merveille. On en trouve autant chez tous les écrivains de talent qui se sont aventurés quelque jour dans la voie, si périlleuse, à vrai dire, si impraticable dans notre langue, de la prose poétique. Lamennais dans les Paroles d'un croyant est autrement fort. Cependant il ne satisfait pas. Si d'ailleurs M. Claudel-a souvent du rythme, plus souvent encore il n'en a pas et son vers ou verset n'existe que pour les yeux. Je sais bien que,
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même alors, ce n'est pas de la prose. Mais voici le cas de s'inscrire en faux contre l'aphorisme de M. Jourdain que tout ce qui n'est pas vers est prose. Ce peut être du Claudel. Je pense à une nacelle qui aurait quitté les eaux immobiles et que déjà les ondes balanceraient, pas assez puissamment néanmoins pour la soulever et la lancer vers la haute mer. La haute mer, ce serait un vrai, -un grand rythme poétique. Comme on regrette que M. Claudel ne nous en ait pas donné la joie Ainsi dans l'CMa<jfe, les paroles de Sygne paraissent souvent tendues et affectées. Un instant de réflexion montre que l'inspiration en est très noble et toute cornélienne. Mais on a eu besoin de cet instant, parce qu'on n'a pas été enlevé par l'enchantement et la magie du vers, on n'est pas dans l'atmosphère.
Il est vrai que, ces dernières années, M. Claudel a soumis une partie de sa production lyrique à une réforme qui offre une sorte de symétrie avec celle donti'Otage témoigne dans l'ordre dramatique. H a, jusqu'à un certain point, réintégré dans leurs droits « la rime et le mètre a la rime, sous les humbles espèces de la médiévale assonance le mètre, tantôt dans ses formes classiques, dissimulées, comme chez M. Paul Fort, par les dispositions de la typographie, tantôt dans des formes nouvelles, heureuses ou discutables, mais qui. représentent en tout cas des tentatives intéressantes. Cette partie récente de l'oeuvre de M. Claudel mériterait à elle seule une petite étude. On y goûte un gros souffle, une inspiration cordiale, généreuse, mêlée d'humour, très sympathique et se traduisant dans un art tout chargé de, matière et d'images, qui semble d'un Flamand, d'un
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compatriote de Huysmana plutôt que d'un Latin, plus de mouvement que d'élan et enfin, aous la « popolarité o et les apparentes rudesses de la forme, la saveur d'une « littérature w très poussée en son genre. Parmi ces pièces il y en a qui, déclamées, font un très grand effet.
Quand j'essaye d'envelopper d'un regard d'ensemble la massa de cette œuvre littéraire, le plus déterminé des sentiments qu'elle m'inspire c'est un regret profond. Je déplore une chose qui ne peut nullement être imputée à M. Claudel en personne le caractère, la direction antUrâneaise des influences qui ont dominé sa jeunesse et décidé de l'orientation de son goût. Rimbaud, l'école symboliste n'avaient pa~ seulement répudié, en fait, les lois les plus essentielles, les conditions vitales élémentaires de toute composition en français. Ils professaient le mépris de toute la littérature nationale. Ils l'ont déclaré cent fois. Et c'est ce qu'il ne ferait pas bon de contester. Je verserais dans la controverse un flot de textes probants.
Ce mépr!s eût encore été peu de chose sans l'enthousiasme qui en était la contrepartie et qui avait pour objet le romantisme germanique, cette école dont les théories n'ont pas été jugées viables même ~n Allemagne et qui, par la voix de Mchte, de Schelling, de Novalis, professait, comme dogme fondamental, l'incompatibilité essentielle de l'intelligence et de la poésie, de la pensée et de l'art. Un prétendu intoi~onniame, supposé supérieur Il toutes les
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facultés et applications distinctes de l'esprit, y était donné comme la véritable source d'inspiration du poète et les ténèbres d'expression qui naissaient de là passaient pour sacrées. Cette esthétique se résumait assez bien dans ces paroles qu'un poète allemand de cette observance s'adressait à lui-même et que je traduis le plus littéralement possible
Le sot à tes paroles ne trouve point de joie, et le sage n'y trouve point d'instruction,
Car à l'un leur sens échappe. et à l'autre
Leur lien dans les profondes ténèbres comme Une tige
Quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille
S'émeut dans le silence de midi, la paix en nous succède à la pensée.
Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix nous sommes accordés à la mélancolie de ce monde.
Excusez une petite mystification 1 Ce texte est de M. Claudel et la profession de foi esthétique qu'il contient est devenue l'objet de ferveur et la règle pieusement commentée par ses disciples, dont l'un, par exemple, s'émerveille que « les mots que prononce M< Claudel n'aient pas une signification abstraite qu'il faille extraire. mais, étant les choses concrètes eHes~men)es, ils scMen~ par leur simple arrangement un sens. Ce sens est le sens du monde, c'est-à-dire sa direction, son intention, sa Sn. » Et le même glossateur ajoute que « pour parier dignement de M. Claudel H faudrait tout dire à la fois et présenter son œuvre entière d'un seul coup. » Cela n'est pas impossible..On pourrait se contenter de dire a Oh 1 » ou a Ah 1 n
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De telles expressions n'ont de sens que comme une mise en interdit de la faculté de penser. Heureusement que leur autorité est diminuée par le fait qu'elles en dénotent toute la faiblesse on ne peut être juge et partie. Elles dessinent en tout cas la portion détestable de l'influence de M. Claudel et font voir que le claudélisme j'entends cette admiration éperdue pour M. Claudel, cette acceptation en bloc de tout ce qu'il a fait n'est pas un goût littéraire, mais un fanatisme mystique.
Certes, M. Claudel s'est grandement éloigné de ce mauvais et fatidique point de départ. Mais, parti de si loin et séparé par une telle distance des frontières, pourtant si larges, qui délimitent le domaine indéfiniment exploitable des lettres françaises, pouvaiton espérer qu'il y atterrît un jour ? 2
Toutes ces productions, si étrangères à la distinction classique (ce qui veut dire pour moi naturelle) des genres et où l'absence de composition permet au poète de parler de tout à tout moment et de ne s'astreindre à aucun ordre dans la pensée, cette verbosité torrentielle qui ne participe en rien à la puissance classique du développement et de la période, ce didactisme perpétuel et impitoyable qui a l'air de s'adresser à des populations primitives, ces obscurités symboliques qui ne semblent donner lieu à tant d'interprétations que parce qu'elles n'en souffrent aucune, ce pathétique, de source, exclusivement morale et religieuse, si pénible parfois pour les gens qui n'aiment pas qu'on leur prêche; ces monceaux d'injures prodigicu~s et ininterrompues à la langue, au naturel et au goût mais, d'autre part, cet irrécusable courant de poésie et de génie, d'images neuves et créées, de
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traits moraux d'une délicatesse exquise, d'inventions dramatiques mal réalisées, mais appartenant à l'espèce la plus grande, de sentiment élevé, lier et haut, tout cet ensemble, tel qu'il est, chaos et rayons, tares et noblesses, oNre-t-il, dis-je, quelque chose d'assimilable à la tradition de notre littérature ? Ou ne devons-nous pas déclarer plutôt qu'il en est dehors ? 2 La littérature ne vit que de nouveauté. Mais on peut également dire qu'elle ne vit que de continuité et de tradition. De Montaigne à Anatole France, de Villon à Verlaine, la littérature française s'est dix fois renouvelée merveilleusement, mais en restant toujours fidèle à certaines lois fondamentales dont l'inobservation ou le mépris est pour notre langue un coup de mort et ne laisse naître que des oeuvres dont la physionomie n'a rien de français. La littérature française a cueilli en quatre siècles de gloire dix moissons variées, mais sur le même champ. Jusqu'à quel point une littérature comme celle de Paul Claudel est-elle en conformité, jusqu'à quel point en' contradiction avec ces lois inviolables ? Par où se rejette-t-elle elle-même hors du champ français ? 2 Par où rentre-t-elle dans ses limites ? 2
C'est la question qu'il était temps de poser. Il serait bien ridicule que j'y répondisse ici d'un mot, puisque mon étude n'a fait tant de distinctions dans l'oeuvre claudélienne que pour aider chacun à la résoudre équitàblement et avec toutes les nuances nécessaires. Ma conclusion commence à la première ligne de cet article et se poursuit sur toute son étendue. Je l'ai portée sous l'inspiration d'un double souci de justice justice envers les lettres françaises, justice envers Paul Claudel.
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M. FRANCIS JAMMES
Il faut, dans la carrière de M. Francis Jammes, dis*tinguer deux époques ou, si l'on~veut, deux saisons. La première a commencé aux débuts mêmes de l'écrivain qui datent de 1889, et duré de quinze à vingt ans. La seconde suit présentement son cours. Leur différence la plus marquée tient à l'influence que les sentiments religieux de M. Jammes ont prise sur ses inventions poétiques, depuis qu'il s'est con.verti à la foi et à la pratique du catholicisme en l'année 1905. Jusque-là, sa poésie, exempte d'ailleurs de toute tendance anti-chrétienne, ne s'était nourrie que d'inspirations purement naturelles; le poète exprimait ce qu'il sentait ou rêvait sans aucune préoccupation de piété ni de dogmatisme. A partir de cet événement personnel, le souci do la religion a paru dominer et l'on dirait presque déterminer tout ce qui aurttni de sa plume. Il y a tout rapporté. Il a continué de comptMcr dca Motions mais son fictions récentes poun'aicnt être prises pour <loa oeuvra d'apostolat,
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tant elles accusent, jusque dans les plus petitsdétails de la fable et des peintures, l'intention de recommander aux lecteurs la croyance surnaturelle et la pratique dévote. Cette transformation morale s'est accompagnée d'autres changements qui sembleraient, au premier abord, d'ordre uniquement littéraire, mais où il n'est pas difficile de reconnaître qu'elle a eu sa part. M. Jammes, qui s'était jusque-là, servi du vers libre, ou du vers blanc avec ou sans assonance, s'est rangé à l'usage des mètres réguliers et traditionnels ainsi que de la rime classique. Nouveauté plus notable encore il a abordé des genres d'écrire de plus amples proportions et demandant, non plus de génie, mais plus d'haleine que ceux dans lesquels il s'était longtemps fait connaître et qui étaient la pièce lyrique ou élégiaqùe, le poème narratif de courte étendue, la nouvelle. D a donné un grand poème didactique les Géorgiques chrétiennes et des romans.
Il y a lieu de caractériser séparément la nature et l'activité de notre poète dans ces deux phases de son histoire. Les traits, communs à l'une et à l'autre, auxquels tient l'unité de sa personnalité littéraire, se dégageront d'eux-mêmes.
Je relisais récemment le plus ancien recueil de M. Francis Jammes. Sous ce gracieux titre De l'Angelus de l'aube à l'Angelus du soir, qui ne néglige pas d'être~ un alexandrin fort joli, le poète y a réuni les compositions qu'entre les années 1888 et 1897 il avait fait paraître dans les revues de cénacles ou
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bien' confiées aux presses modestes de Goude-Dumesnil, imprimeur à Orthès, ou bien mises sous enveloppe à l'adresse d'aînés illustres et généreux, tels que Stéphane Mallarmé, François Coppée, Henri de Régnier, qui furent, si je ne me trompe, de ses premiers admirateurs et patrons dans les lettres. Ces vieilles pages, que je connus pour la plupart dès leur apparition, n'ont pas vieilli. Après vingt-cinq ou trente ans écoulés, elles n'ont rien perdu de leur premier sel. « Sel est un mot dont le choix étonne peut-être, comme il s'agit de poésie. « De leur première fleur ne serait-il pas une expression plus indiquée ? J'ai bien dit de leur sel.
L'inspiration de ces premiers poèmes est très piquante, en effet. Elle pique, elle irrite même et surtout elle amuse plus qu'elle ne touche. Elle n'est pas simple. Elle est faite d'éléments contraires, combinés très subtilement et très malignement dosés, ce qui ne ~empêche pas d'avoir beaucoup de naturel et de nous représenter le poète au vif, du moins sous l'une de ses faces. Elle mêle l'ironie à la sensibilité et plus encore la mystification à l'émotion. Souvent l'impression de la mystification est très forte mais elle ne laisse pas de plaire par tout ce que l'invention a de drôlerie sous les tranquilles allures du pincesans-rire, par tout ce que la charge a de spirituel sous ses airs sournois d'innocence calme. M. Jammes (le Jammes d'alors) s'entendait comme pas un à faire de la caricature avec un air attendri et dolent et à dire des choses qui tirent les larmes des yeux en se moquant doucement du monde. Les bons orthésiens qui, au temps où il composait ces petits ouvrages, le voyaient aller et venir dans les rues de leur ville
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(ce qu'il fait toujours, quoique d'un pas plus mesuré à présent) ne croyaient pas qu'il fût vraiment un poète, tant ce qu'il écrivait s'écartait de leurs idées sur la poésie. En ce point, ils faisaient erreur. Mais ils tenaient M. Jammes pour un humoriste. Et c'était la moitié de la venté.
Le sujet de ses 'premières compositions poétiques lui fut offert par la tristesse des misères chétives et des douleurs disgraciées. Je ne sais s'il avait lu les vers de Jules Laforgue, auteur de la Chanson du petit hypertrophique, je serais porté à le croire. Cette supposition ne le diminue en rien, puisque les plus forts ont commencé par imiter et, si M. Jammes imitait, c'était de façon très originale et très personnelle déjà. Il reprenait, en en variant l'application, en en perfectionnant l'art, la CAonson du petit Aype~trophique. n disait la complainte du « pauvre pion s doux et sale, qui est bien malade, du a petit cordon* nier naïf et bossu », qui a l'âme si douce, du petit âne harassé par la charette trop lourde, du petit veau qu'on traîne à la boucherie, du petit oiseau prison. nier, de la «jeune fille souffrantes et de la «grand' mère paralytique a. Ces humbles victimes de la nature et de l'existence n'étaient pas des nouvelles venues dans la poésie. Sans parler de Laforgue, pro. fondément ignoré du public, François Coppée en avait fait ses héros de prédilection en des poèmes dont chacun sait la populaire fortune. Aussi l'opinion rapprocha-t-elle Jammes de Coppée et quelqu'un l'appela, si j'ai bonne mémoire, « le Coppée symboliste a. Comparaison fort superficielle car l'analogie des sujets n'excluait pas entre les deux poètes de profondes diSérences d'inspiration, Coppée composait
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(dans la forme malheureusement trop quadrangulaire du Pâmasse) des scènes, des récits, des tableaux équilibrés et complets, d'un pittoresque moral modéré et fin, où sa sensibilité ne se mettait pas en évidence et ne s'adressait à la nôtre que par la tranquille peinture des choses. Les courts poèmes de M. Jammes sont plutôt la déclaration ou le cri de sa sensibilité personnelle. Dès objets auxquels cette sensibi" lité s'intéresse ils ne retiennent que les traits qui l'ont atteinte de la manière la plus vive, imprimant à ces traits l'acuité même de ce qu'ils lui ont fait éprouver. Or, M. Francis Jammes est un cœur extrêmement vulnérable, et enclin aux mouvements de la pitié, a Je crève de pitié est le titre de l'une de ses pièces. Si les mots ont un sens, ce beau sentiment ne saurait être poussé plus loin. Et l'effet en est qu'au lieu de mesurer sa compassion à la réelle misère des pauvres êtres et des pauvres choses qui ont arrêté son regard, le poète leur prête une misère à la mesure de sa compassion exigeante.
C'était af freux, ee pcirznre pefif Deau qu'on frafnait
C'~aN a//reu:c, ce pdHpre petit peaa ça'on û'aînct~ rou< FAetu-e à t'a~oScù- e< qui resMaK.
0 mon dieu M avait fatT si dOH!B
J~t bon l
Les infortunes qui arrivent « au pauvre pion sale et doux » suSiratent à ~le faire apparaître plus calamiteux et plus déplorable qu'un pion même ne peut vraisemblablement l'être. Il ne lui manquait que le pittoresque accablant dont l'habille par* surcroit cette narration versi~ée
~en que le paKere ~KtMe p<s de p!
~'<wr e<MMo~f <&){<ceaMn< de sa B~~M.
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Jt vit comme cela pion dans une &oKe
Et passe parfois sur son /ron< sa main moite. Avec ses bras il fait un coussin sur son banc
Et s'assoupit un peu comme un petit enfant. 7f économise pour se faire soigner.
Il a des douleurs. C'est trop cher de se doucher. C'est le coup de grâce Si M. Francis Jammes voyait danser sous sa fenêtre un pauvre ours chargé de chaînes, il ne se tiendrait pas de lui faire mettre un habit et un chapeau, afin de l'envelopper, sous cette figure achevée, d'un élan de tendresse fraternelle plus brûlant encore.
Son besoin de commisération donne une extrême étendue à l'idée qu'il se fait de la tristesse de ce monde et le ~unf ~tcrunœ rerum trouve chez lui des applications dont le tendre Virgile eût été surpris Que c'est triste, que c'est triste,
Je trouve, ce temps où on se nommait Evariste Evariste est un monsieur de campagne auquel il n'arrive rien « « Il fit son droit jadis et eut « un duel pour une femme ». Revenu dans la maison de ses père et mère, il y mène une existence calme et uniforme, à peine troublée par les « lièvres qui lui mangent les choux de son jardin ». Il couche avec sa servante et nettoie son fusil. Il n'a pas d'héritier, et laissera une belle succession.
Parfois le matin; il s'essaye à un 6'omoonne Trts<e auquel es~ AaM~uee sa 6onne. N vit ainsi doucement, sans savoir pourquoi.
jf! est né un jour: Un autre jour, il mourra.
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Labiche, plus anciennement, nous avait révélé Ed<jmr e< sa bonne. Mais ceci se passait sous le second Empire et c'était d'un comique fort gai. Vingt ans plus tard, Edgar est devenu Evariste et la gaîté s'est transformée en « tristesse », la tristesse spéciale de M. Jammes et des ironistes de 1890, c'est-à-dire pour revenir aux termes propres et aux vrais noms des choses, du comique encore, mais un comique qui a perdu sa bonhomie d'autrefois, qui s'est fait amer, âpre, pincé. TI faut, après tout, que la littérature se renouvelle. Et voici un renouvellement qui ne fut pas sans saveur.
Si cette inspiration complexe est celle qui se fait le plus remarquer dans les premiers ouvrages poétiques de M. Jammes, elle n'en est pas la seule inspiration. Ils en offrent une autre, bien différente et opposée par sa gravité. Au nombre des sujets qui sollicitent la Muse du poète, il y en a un, un seul, dans lequel il ne laisse aucune part à son humour habituel et qu'il n'aborde que dans une disposition de doux respect et de lyrisme quasi religieux. Ce sujet privilégié, il y a çonsacré principalement une petite trilogie de forme dramatique, qui termine son premier volume, et dont la première partie, imaginée dans la manière du prologue du Faust de Gœthe Ce ne parle que d'une ressemblance matérielle) met en scène et fait parler Dieu, les Esprits, les Anges, les Choses et les Eléments.
Le préambule de cette première partie montre que je n'ai nullemeut exagéré la solennité d'intention de l'ouvrage.
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L'Univers est dans un grand recueillement. Je pense qu'il est un bloc de marbre noir que l'intelligence et la lumière vont sculpter. Peu à peu le noir devient blanc. C'est la neige qui sort de la nuit. Eue tombe sur la terre.
Le ciel s'éclaire de plus en plus. Les forêts Bougea de neige sont des bouquets. Des chants s'élèvent, doux comme le silence qui les a précédés, à peine sensibles d'abord, comme des frissons de harpe, puis majestueux, calmes, apaisants. Ils emplissent d'amour l'étendue divine. Et dans le silence des chœurs, la campagne tressaille comme un ventre de femme enceinte et les coqs réveilles chantent. C'est le CTtœMf céleste auquel se mêlent les voix les plus pures de la terre. Que va-t-il donc arriver ? Quel est le fait qu'annoncent ou qu'accompagnent ces signes de la Terre et des. Cieux, ce « recueillement s universel ? C'est celui-ci. « Le poète va naître dans une douce maison de campagne, e La naissance du poète, tel est en effet le titre de ce début. La composition qui le suit s'in* titule Un /otH'; elle fait passer sous nos yeux le tableau d'une journée de la vie du poète, pareille à toutes les autres journées. Puis vient La mort <&t po~e, qui nous le montre enlevé, jeune encore, à la tendresse des siens. L'action de ces deux dernières pièces se déroule dans un cadre tout ordinaire et familier. Oh y voit les vieux parents du poète, sa fiancée, son ami, son médecin, sa vieille servante, son chien, sa chienne, un vieux pauvre. Pour rendre sous ses aspects les plus quotidiens l'existence de son t, héros, M. Jammes n'a pas reculé devant la simplicité du détail. Le père soigne le jardin, s'inquiète des choux, et repeint l'arrosoir dont « le vert était parti ». La mère cueille la salade. La fiancée met à sécher ses bas auxquels il arrive même un drôle d'accident.
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LE POÈTE
Tu aMts mis tes bas d sécher sur la haie.
La vache en passant tout à l'heure les a mangés. LA FIANCÉE
Oh que c'est ennuyeux C'est la seconde fois. Ça m'était arj'Oe il y a deux ou trois mois.
On ne s'y trompera point cette vache, ces bas, et ces choux ne sont pas là pour nous égayer, mais pour faire ressortir la qualité de l'âme choisie que ces humbles choses entourent et qui les couvre de son rayonnement. Ces douces platitudes, loin de s'opposer au ton grave, quasi sacramentel, que l'auteur a voulu donner à ces scènes, sont là pour le souligner, au contraire. M. Jammes, qui, dans une exquise et parfaite chanson de son premier recueil, pose à une jeune fille cette question malicieuse
Dis mot donc, ma chérie,
Si je pleure ou /e ris.
ne la poserait pas en cette matière. Il ne rit pas. Et il ne veut pas qu'on rie.
C'est ce que nous ne serions nullement tentés de nous permettre, si ce que célèbre ici M. Jammes, c'était la poésie en elle-même, la faculté poétique, présent toujours divin, sous ses divers degrés d'abondance et de puissance, dont il est juste de remercier le ciel quand on en a reçu de lui quelque parcelle. Je ne dis point que l'auteur de Un jour ne se soit pas proposé ce noble objet. Mais il semble bien qu'a l'ait quelque peu confondu et mêlé avec cet autre rendre la personne du poète intéressante. Il y a pourtant une diSérenee entre ces deux thèmes, et, si
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M. Jammes n'a pas eu besoin d'effort pour traiter le second avec le même esprit de ferveur qui nous eût paru convenable au premier, s'étonnera-t-on qu'il ne trouve pas en nous, sur ce point, une disposition d'esprit comparable en sérieux à la sienne ? Si sensible que soit notre âme, elle s'étonne de voir ce cher poète représenté d'une part comme un propriétaire de campagne, vivant entre ses parents et sa fiancée qui le chérissent, dans les plus enviables conditions de vertu et de sécurité bourgeoise, et, d'autre part; comme un persécuté dont la foule se raille, que les enfants insultent, à qui l'on « jette des ordures ». Est-il possible qu'on soit à la fois le poète de Wakefield et, comme disait Verlaine, parlant hélas 1 d'expérience, le « poète maudit », qu'on -provoque tous les genres d'admiration et d'attendrissement à la fois?
La nature fait fête au poète naissant parce qu'il la chantera. En attendant, elle le chante elle-même en se louant des ressemblances apparentes qui peuvent exister entre elle et cet être précieux. On dirait que ces ressemblances sont ce qui peut être trouvé en elle de plus beau et que la suprême grâce de l'Univers consiste à offrir un champ d'analogies où se reflète la personnalité poétique. Les chosès de la terre et les choses de la mer s'avancent tour à tour pour comparer leur propre image à cette image modèle avec une sorte de coquetterie. Je lui ressemble, dit la pierre il y a de la mousse sur moi, comme il y a de la bonté sur son âme. Et nous, murmurent les ronces, nous avons comme lui l'air méchantes niais comme lui, nous abritons des oiseaux et des fleurs. H est mystérieux comme nous, répliquent les joncs. Le
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ruisseau compare les feuilles qu'il entraîne en passant sous les bois aux feuilles sur lesquelles le poète-écrit ses poèmes en pleurant et a qu'il traîne jusqu'à la mort ». La maison abandonnée a se souvient que sa cheminée fut témoin de bien des amours défuntes ainsi le cœur du poète est-il rempli de deuils d'amour. Sa lyre ? s'écrie le bateau mais ce sont mes cordages que le vent fait gémir. Bref, il n'y en a que pour ce e mortel, à qui tout est rapporté.
Sans doute qu'au-dessus de lui les scènes que j'analyse font paraître un personnage qui ne le dépasse pas de peu de coudées, puisqu'il n'est autre que Dieu lui-même. Mais ce Dieu jainmiste se montre. d'une singulière complaisance pour l'amour-propre du poète. Il prononce un petit discours, assez drôle d'ailleurs, qui déconseille « la logique et le souci de penser, qui loue « l'~Iogisme, le blé et. les roses » et d'en le poète ne peut conclure qu'une chose à savoir l'incomparable valeur de ce qu'il sent et imagine sans étude et le grand tort qu'il aurait de le vouloir perfectionner et grandir par la méditation et la connaissance. Aimable leçon, sage et appropriée, à coup sûr, si le génie naturel de ce poète-ci est d'une complexion si farouche et d'une si capricieuse haleine qu'il risquât de se fausser et de perdre sa grâce dans tout effort, vers un développement ordonné et une expansion supérieure. Je m'étonne seulement que Dieu, qui voit tout, qui embrasse tout, ne réserve pas le caractère d'extrême particularité dé cette leçon et qu'il la donne comme la loi même de la poésie et de l'art. Je m'étonne, comme d'une cérémonie un peu disproportionnée à la circonstance, que l'univers se soit « recueilli pour assister à la venue au monde de
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ce poète. Qu'aura donc fait l'univers, quand il s'agissait de Virgile, de Lucrèce, de La Fontaine, de Mistral, grands esprits autant que grandes imaginations, qui ont contemplé, pensé et connu autant qu'ils ont senti et vibré et qui ne sont réputés les premiers entre les poètes de la nature que pour cela ?
Dans cette petite revue des choses créées se déroulant autour du poète et lui rendant successivement hommage, le règne animal ne figure guère que sous les espèces modestes de l'âne et du veau. Mais l*hu- manité y figure sous des espèces comparativement pmS humbles encore
'Nous pleurons de joie sur les mendiants amers Quand pleut sur eux la pluie des sous verls et noirs. Nous ne connaissons pas les noms propres cèdres, Caf que nous fait à nous que la terre soit fonde. 7 M. Jàmmes met ces paroles sur les lëvtes des « Anges », poètes, s'il en fat. VoNà donc a les noms propres célèbres », c'est-à-dire ce que l'humanité produit de plus poétique, la mémoire des grands hommes, banni de la poésie. Et, en revanche, il nous est laissé les mendiants à côté d'eux les a révoltés a et les K résignés )) (pourquoi pas les ratés ?) pour lesquels Dieu exprime sa prédilection, les « noyés », seuls humains qui paraissent dans le tableau de la mer et qui sont « déchirés par les requins comme le poète par l'homme », enfin plus aimable image tes « petites filles blanches et empesées o que ton voit aux processions de campagne, a frisées comme de doux agneaux ». Telles sont les limites touchantes où s'enclosent les fraternités d'un poète, selon la poétique de M. Francis Jammes. Elles témoignent d~me
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extrême douceur de l'âme. Et il n'y aurait tien à y redire, sans leur exclusivisme auquel je trouve pour ma part, un certain goût d'aigreur.
tl serait superflu de savoir jusqu'à qcel point M. Jammes s'est personnellement identiSé au poète' de son ouvrage, qui meurt jeune, alors que nous lui avons connu une vivace jeunesse. L'intérêt de cet ouvrage est de nous révéler une poétique poétique' très personneUe, qui limite son horizon s ce qu'3 peut y avoir de poésie tout d'abord, dans les émotions d'un imaginatif, uniquement attentif à soi, au jeu nuancé de ses souvenirs et de ses rêves et ne sachant considérer les hommes et les choses que dans leurs relations mouvantes avec les tressaillements et les fantaisies de son cœur, ensuite dans les êtres et les objets dont la chétivité pittoresque, la pauvre et amusante figure semble faite pour inspher à lem* endroit une disposition élégiaque semblable à celle dont cet Imaginatif est l'objet de sa propre part, et qui se confondra presque avec celle-ci. Ce qu'une telle poétique laisse hors de &~s bornes est inËmment plus vaste et d'un ordre plus noble que ce qu'elle y admet, et c'est là un point dont elle semble un peu oublieuse. Mais il est tenps dé dire que ce qu'eBe admet peut renfermer bien des charmes et des enchantements encore (car un poète est un poète), si celui qui nous initie de la sorte aux plus particuliers détours du jardin de son âme, y met de la gentillesse, de la douceur, de la fantaisie, de l'esprit, un soupçon d'ironie (seule façcu de dominer le sujet)et s'il ne prend pas les airs de nous introduire chez lui comme drns un oratoire dont insérait le gardien sévère et pincé. Or, pour ce qui est de l'esprit, de
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l'ironie et de la grâce, M. Jammes certes en est richement pourvu, nous l'avons vu et nous le verrons. Mais nous venons également d'observer chez lui une tendance qui est la plus noire et la plus cruelle ennemie de ces dons heureux et que j'appellerai (on me pardonnera ce mot rébarbatif, quoique j'en pusse trouver un plus simple) un égocentrismè à haute dose. Cette tendance ne va pas sans une grosse part de naïveté. Elle ne va pas non plus sans âpreté ni sans un frémissement agressif à l'égard de ce qui la contrarie ou ne la favorise pas. Aussi bien n'en saurions-nous parler aussi exactement que M. Jammes lui-même, là où il se peint sous les traits de certain jeune homme de lettres « s'employant à gagner les cœurs, mais terrible pour ceux, nombreux, qui ne le comprenaient pas ou qui seulement le discutaient ». Vous l'entendez il est terrible quand seulement on le discute. Et par « le », vous saisissez bien qu'il désigne à la fois sa littérature et sa personne. TI ne les distingue point. Pour nous, sa littérature seule doit nous intéresser. Malheureusement il n'y manque pas de pages écrites, d'œuvres conçues sous l'influence de cette passion personnelle qui, les jours où elle est excitée chez le poète, lui ôte vraiment tout ce qu'il a d'esprit.
M. Francis Jammcs a été un enfant très rêveur. Les impressions de son enfance sont la matière sur laquelle son imagination s'est le plus volontiers exercée. Parmi les objets de rêverie qui émurent ses jeunes ans, le plus proche, et non le moins coloré, lui fut offert par les lointains souvenirs de son père. Ce père,
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qui a fait une carrière très distinguée dans l'administration des finances, mais qui ne connaissait pas que les chiffres, car nous savons qu'il composait des vers, était né aux Antilles, d'un médecin originaire du Béam, et il y était demeuré jusqu'à l'âge de sept ans, où, orphelin, il fut ramené en France, pour ne plus repartir. Les Antilles C'était loin en ce temps, qui est lui-même si loin de nous, et combien le nom en devait-il avoir de magie pour le petit poète qui l'entendait d'une telle voix 1 Ce nom seul n'évoquait-il pas un monde de merveilles le mirage des mers sans tempêtes, la pureté des nuits tropicales, la grâce majestueuse des grands voiliers, le passage des oiseaux étincelants, le parfum des fruits splendides? Dans ce cadre enchanteur, les récits paternels faisaient entrevoir l'idylle d'existences familiales où, loin des intrigues de la civilisation ne régnait que la vieille douceur française et qu'entouraient de bons nègres et des négresses fidèles. De ces images qui se sont mêlées avec celles de Pouf Virginie, lu de bonne heure et très vivement goûté, Francis Jammes a composé une sorte de poème colonial qui circule, pourrait-on dire, à travers son œuvre entière, tantôt présenté en de petites pièces lyriques, tantôt fournissant des éléments à son invention de romancier. Mais ce poème, il ne l'a pas du tout conçu, ainsi que bien d'autres l'eussent fait, et fort malencontreusement fait, dans la note traditionnelle de Chateaubriand ou de Victor Hugo. Il ne lui a donné pour caractères ni la richesse de couleur, ni la puissance de sonorité, ni l'emportement imaginatif. En 1895, après Verlaine et Laforgue, il y avait longtemps que cette manière éclatante et fastueuse des grands
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mitres romantiques n'était plus de jhode chez les poètes, du moins chez les poètes sincères, désireux de ne pas forcer et boursoufler ce qu'ils sentaient, ce qu'il pouvait être donné à des hommes de leur génération de sentir, ]-~a poésie coloniale de M. Jammes serait plutôt dans le genre d'une miniature à la plume, avec une inspiration sentimentale coupée de caprices et de traits aigus.
Tu perros dons nn com la malle en bois de camphre Et sur laquelle enfant me couchait ma grand'mère, Et ~u! dort maintenant apon< passé la mer
Tempétueuse, H a ~fen<df deux cents ans
4pec fone2e p~nst/ qui revenait des Indes,
~an~ qu'un souvenir de femme dans le cœur, C'est en dormant sur ce co//re odorant
Que mon castu' s'est peuplé de jeunes filles tendres ~t d'arbres indiens où montent des serpents.
Que ta main en passant /rdfe pour se j&enu'
La .correspondance grave de mon grand'père.
dort au pied de la Goyave bleue, parmi
Les cris de f océan et tes oiseaux des grèves.
J9~s-~ttt cHe 6it fen vas trouver son petit-fils,
Soa ~Bte socru'a ta ~ce nn peu frêle.
Vcil~c~rtes de la poésie. Ce n'est pas une raison pour n'y point Démarquer (sans parler de la métrique dont je dirai un mot plus loin) une ~cheuse faute. Le « et & qui commence ~e second vers est inadïaissiMe. M~ Jammes & manqué là une excellente occasion de ÏaH'e nn vers faux de plus. « Pour se bénir » me paraît a!~9? recherché. Mais peut-être ne sere~-vous pas l~dessus d~ mon avis, pn tout cas, voilà de la seus~ b~té poétique t Vraiment neuve, un frénnssement
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qui n'avait pas encore touché les cordes de la lyre française. Et c'est une considération qui, sans faire taire les critiques de détail, en domine le murmure. Sur ce thème des Antilles rêvées, il arrive au poète de mêler à ses tendres nostalgies les suggestions humoristiques de son esprit. Tandis que l'émeut la mémoire de ses ancêtres et qu'il se cherche mélancoliquement en eux, il ne résiste pas à la figure du bon nègre et il lui place même une guitare dans la main.
Quand pe!T<H-/e les fies ou /Hren~ tes parents ? Le soir devant la porte et devant Focean,
On fumait des cigares en habit bleu barbeau.
Une guitare de nègre ronflait et l'eau
De pluie dormait dans les cuves de la cour.
L'océan était comme des bouquets en tulle,
Et le soir triste comme r~e et une /ï<Me.
0 Père de mon père, tu étais là, devant
Mon dme qui n'était pas née, et sous le vent,
Les avisos glissaient dans la nuit coloniale.
Quant tu pensais en fumant ton cigare,
Et qu'un nègre jouait d'une triste guitare,
Mon dme qui n'était pas née existait-elle
JSaH'eHe la guitare ou l'aile de fapMo ? R
~at<-eNë BtouoenMnt d'une <ë& d'oiseau
Caché au fond des plantations,
Où le vol d'un insecte lourd dans la matsen ? 7 Je me mé&erais de la perspicacité de goût d'un homme lettré qui accueillerait avec horreur cettg guitare dont, je m'avoue diverti. Elle est peut" être d'un drôle de garçon. Elle n'est pas d'un sot t Et je ne déteste pas non plus
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Les eo!onfea en jasmin et en cnoeotot
Où allaient d'importants et foords vaisseaux antiques. Ces < vaisseaux antiques voisinant avec ces a colonies en chocolat », ce mariage d'Homère avec le Chat-Noir, c'est toute une esthétique nouvelle. Ne voyez-vous pas d'où elle vient ? Elle vient d'EpinaI. Le poète a spirituellement écrit l'explication d'une de ces vieilles images sur bois, coloriées d'une manière enfantine et qui ravissent l'esprit des petits enfants par l'absence de la perspective, chose encore trop subtile pour eux. Celle qui a inspiré ce passage représente un voilier de haut bord, qui a l'air d'un jouet magnifique, abordant une plage rose sur laquelle il y a un nègre couleur de chocolat de la couleur de ce nègre M. Jammes a tiré son audacieuse métonymie. Sa manière de voir la mer a la même provenance. Autour du beau vaisseau se soulèvent de petites lames, rigides comme du zinc, qui semblent absolument incapables de retomber. Et cela fait un effet comique.
L'odeur des Mes sorMf par les fentes roses
De la /ene&'e à carreaux verts, et je sentais
Que nous avions vécu bien aMm< d'e<re nés
Dans une colonie qu'une mer drôle arrose.
H est évident que la mer n'a cette drôlerie que sur une gravure d'Epinal.
n y aurait une dissertation à écrire sur l'appui que la poésie descriptive, depuis Victor Hugo, a cherché, non seulement dans l'imagerie, mais dansles déformations pittoresques ou même caricaturales de la réalité par une certaine imagerie. L'usage de ce procédé est
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perpétuel chez Rostand. H est fréquent chez Jammes. Seulement, Rostand l'emploie sans rire dans des pièces lyriques ou dramatiques qui visent au grand style d'ou l'impression de puérilité et de mauvais goût. M. Jammes s'amuse. Et nous n'avons mieux à faire que de nous amuser avec lui. D'autant qu'il s'amuse en demeurant délicieusement poète. Et c'est son grand charme.
Un autre attrait que ce rêveur lyrique éprouva dès le premier éveil de. ses sentiments, ce fut celui du romanesque. Il le cherchait dans les livres qu'on lui laissait lire, dans les images qui embellissaient ces livres, dans les gravures qui ornaient les chambres de la maison de famille. Son imagination l'en extrayait comme une douce et brûlante liqueur. n faut dire qu'elle devait l'y trouver en abondance et qu'elle n'avait d'autres frais à faire que d'y ajouter la couleur de poésie qui était en elle. M. Jammes est né en 1868. A cette époque, la bourgeoisie de province, que nous voyons aujourd'hui au courant de la littérature. la plus récente (dans la mesure du moins où l'intéresse la littérature) ne suivait pas le mouvement avec la même rapidité. Elle en était aux auteurs du. temps de Louis-Philippe. Contemporain de M. Jammes et né dans un milieu proche du sien par les mœurs, j'ai lu à'seize ans la Vie de &oMme de Murger, bien convaincu qu'elle me montrait sur le vif l'existence pansienne des jeunes artistes du moment. Pour les lectures ihuuceutes destinées aux enfants et aux jeunes BNes, elles étaient empruntées ce fond de romans,
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romances et magazines pour la jeunesse, qui a commencé de fleurir vers 1840 et qui avait pour inspiration principale de vulgariser en les mettant à la mesure de la sensibilité et des mœurs bourgeoises, les créations sentimentales du romantisme européen au commencement du xixe siècle. Bien fades certes, sinon anodins, étaient l'esprit et le style de ces fictions qui offraient comme de l'Ossian, du Goethe, du Chateaubriand, du George Sand, du Lamartine édulcorés et réduits à des proportions dé sujets de pendule. Pour un jeune esprit sensible et ayant le don du rêve, elles pouvaient cependant exhaler un charme, le charme des guirlandes fanées et des vieilles robes de bal déteintes. On y voyait des légions de petits Renés, sortis de l'Ecole polytechnique et fort bien mariables on y voyait Atala et Velléda, habillées en petites pensionnaires et en demoiselles du monde les filles du notaire y apprenaient à soupirer dans le clair de lune et à attendre sous le saule pleureur le beau jeune homme que leurs grands-mères auraient tout bonnement attendu sous l'orme. Le plus abondant répertoire de ces douceurs était~ le vénérable et bien honnête Magasin des demoiselles. Francis Jammes a lu avec passion le Magasin des demoiselles, plein de a nouvelles » et de poèmes, qui ne valaient pas ceux qu'il devait faire, mais dont les héroïnes avaient de si jolis noms 1
Clara d'Ellébeuse, Eléonore Derval
Victoire d'.E&'emon~, Laure de la Vallée
Lia ~atMAerettse, JMancAe de Percival
Rose de Lun~'euH et Sylvie Zc~o~ape.
Om, toute une partie de l'âme poétique de not~
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poète vient de cette source. Il faut y remonter pour le bien comprendre.
Tu comprendras alors de quel charme /e m'encnante De quelles vieilles fleurs mon dme est composée, Et pourquoi dans ma voix, de vieillotes romances Ont l'air, comme nn soleil mourant de se traîner, Pareilles à ces anciens et tristes jeunes gens,
Don< ~a mémoire ~M dans l'octobre des chambres. C'est-à-dire à qui je songe à cause de l'association d'idées qui se fait entre les impressions de la lumière automnale dans une chambre et la mélancolie que m'inspire la pensée de ces jeunes gens imaginaires sur qui je m'attendris, comme sur une image languissante et pâlie de moi-même. Mais assurément « l'octobre des chambres est plus concis.
La langueur de M. Francis Jammes n'a d'ailleurs jamais été que littéraire. Quand il est arrivé à l'âge que sollicitent les appels deTamour et qu'agite comme un jeune vin, la fermentation des sens, quand, des deux âmes qu'il nous dit quelque part être les siennes, « l'âme d'une adolescente s et « l'âme d'un faune D, la seconde a commencé à son tour de poétiser, les sylphides du Magasin des dcmoMeHcs ont pris dans sa pensée plus de relief et de mouvement. Elles sont devenues. moins fluides. Un souffle, plus lourd que celui du rêve, les a traversées leurs visages roses de jeunesse, leurs beaux yeux exprimant une âme simple, chargée des chaleurs de la vie, ont pénétré le poète d'un enchantement moins éthéré. Il les a'vues se détacher des pages jaunies et des gravures coloriées où il les avait découvertes dans lears atours pour venir appuyer leur taille pleine et charmante la
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terrasse de quelque vieille demeure béarnaise et épancher dans la solitude des longues journées de campagne le silence étouffant de leurs désirs. C'est là que Celia, tristement accoudée
Venait au soleil p~e après les déjeuners.
Tu as voulu revoir, avec moï. la matson.
Tu savais mieux que moi Fn~ofre douloureuse De cette CeHa qui mourut de langueur,
Qui se mourut d'un mal dont on cacha le nom, D'un mal sur qui des bruits singuliers coururent, Mais que soigneusement les servantes ont tu. Ce mal qu'ont tu les servantes, M. Jammes en a connu le secret et il nous l'a conté en deux nouvelles en prose, auxquelles je suis heureux de venir elles comptent parmi ses meilleures œuvres et, si elles n'ont pas connu le feu de paille du « gros tirage », elles se sont insinuées, dans la mémoire de tous ceux qui aiment les lettres françaises.
L'aimable mérite de ces nouvelles, c'est l'alliance qu'elles réalisent entre le romanesque et le naturel. Dans l'une, Clara d'Eue~eose, le naturel se mêlant au romanesque dans une mesure délicate, lui donne de la vraisemblance sans le décolorer ni l'alourdir. Dans l'autre, Almaide d'Etremont, le naturel se tempère d'un romanesque qui en ôte la crudité, sans en attiédir la sève. Clara, ravissante pensionnaire au cœur brûlant de piété mystique et de tendresse humaine, a connu pendant ses vacances au château un joli cousin plusieurs fois irrésistible car il est beau, il est aussi élégant cavalier qu'hàbile chasseur, et, naturellement, il est poète. Les poètes ou, comme il dit, le poète est toujours merveilleusement servi
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dans les fictions de M. Jammes à lui le dessus du panier 1 Celui-ci, fait des vers dont le beau sexe n'a pas à se plaindre, à en juger par certaine ode de forme lamartinienne, où un sonore éloge de la Liberté et de la Patrie se termine par les suivants
Dis-toi la liberté que Dieu donne à noire dme Est sainte, s'il prosterne aux genoux d'une femme Tous les orages de nos fronts.
Or, il advient qu'au cours d'une partie de chasse où Clara et son cousin se trouvent séparés du gros des chasseurs, la délicieuse enfant s'attendrit un peu entre les bras du cousin, attendrissement beaucoup plus fugitif que celui de Didon aux bras d'Enée dans des circonstances toutes pareilles, et dont le souvenir la laisse heureuse. Mais voici qu'un soir, au château~ elle réussit à ouvrir un mystérieux coffret qu'elle sait contenir des lettres relatives à un vieux drame de famille sur lequel on fait le silence. Dans une des lettres, un oncle d'il y a cent ans un oncle des Antilles, comme vous pensez, recommande à un. ami une jeune femme trop aimée qu'il est obligé, pour son honneur, d'envoyer en France et il parle du triste fruit de leurs embrassements ». Des embrassements ô terreur 1 c'est ce que Clara, s'est permis avec son cousin. Des embrassements suffisent. Elle est enceinte. Cette folle idée s'empare d'eue, devient idée fixe et, en peu de semaines, la conduit au suicide.
Belle fleur de vingt-cinq ans, appesantie par la nostalgie, de l'amour, Almaide d'Etremont s'est laissée doucement cueillir par un gentil berger qui, quelques mois après, trouve la mort sous une ava-
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lanche de neige. Leurs embrassements, qui n'ont rien eu de triste, n'ont pas été sans fruit et la malheureuse AImaïde n'aurait qu'à faire comme Clara, sans l'amitié d'un vieux gentilhomme qui n'a pas manqué de passer sa jeunesse aux colonies et qui a puisé dans la lecture de Rousseau, dans le commerce des civilisations, un jugement plus humain que celui des gens du monde.
Imaginez ces douces histoires contées par Barbey d'Aurevilly, auquel je songe parce qu'il y a dans les faits une nuance de tragique solitaire qui l'eût séduit. TI les aurait saccagées. Il aurait admirablement commencé, commentait toujours, posant d'une main prestigieuse un décor expressif, un milieu saisissant. Mais arrivé à la substance du sujet, à l'invention morale, il ne se fût pas tenu, pour Fidé~nser, de déchaîner les phantasmes de quelque psychologie absurde. H eût expliqué la folie de Clara par quelque chose de plus fou encore. Il eût fait d'AImaïde une démoniaque. Plus attentif à la réalité jusque dans le pur roman, Francis Jammes ménage la transition des phénomènes. Il fait intervenir certaine hérédité de désordre mental suspendant sa menace sur les générations de la famille d'EUébeuse. Et il le fait d'une touche si adroite et si mesurée que la folie de Clara, tout en se faisant accepter par la raison du lecteur, n'en reçoit pas un vilain aspect de pathologie, BSe garde la touchante apparence d'un sentiment. Les sensations qui hantent les jours solitaires d'AImaïde ont, chez cette innocente au sang riche, le vague et presque la noblesse d'une rêverie la peinture que le poète en fait ne se ressent pas de l'obsession du corps, elle aussi respire l'âme. Aussi bien
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les attentes d'une jeune personne comme AImatde, de qui l'amour s'est un peu trop longtemps laissé espérer, tiennent-elles plus du corps ou plus de l'âme ? C'est un point sur lequel il ne faut pas être trop précis, malgré la distinction philosophique des deux Substances et M. Bergson lui-même hésiterait à se prononcer. M. Francis Jammes se révélait dans ces deux petits ouvrages un prosateur de premier ordre, exempt des singularités qui amusent et qui horripilent dans ses vers. II écrivait une langue pure, simple, sobre, cadencée sans mollesse, puisée à de& sources excellentes, étrangère à toutes les modes et à tous les vices~ littéraires favoris de son temps. La parodie de. ses vers n'est que trop facile et on s'y est livré souvent. Sa prose ne se laisserait pas si aisément contréfaire. Elle est trop bonne. On y pourrait relever quelque tendance au maniérisme et à l'enjolivement. Mais ce défaut affecte moins la diction elle-même que le choix des pensées, et, dans des fictions du genre de celle-ci, la matière le supportait.
L'amour, que M. Jammes romancier sait rendre dans un sentiment très proche de la nature, ne lui a pas, comme lyrique et-quand il en parlait d'après luimême, inspiré plus de chimères. Ou plutôt, s'il s'abandonne avec feu aux appels de la chimère amoureuse, c'est aussi avec la tristesse-de savoir qu'il ne ta prendra pas dans sa main. Il est aussi passionné que le cousin de Clara d'EIïebeuse et je crois même qu'il l'est davantage, à en juger,par ses vers, qui sont moins exactement mesurés, mais plus chauds. tt n'est pas, et il s'en faut de beaucoup, aussi-adorateur. Lui, que nous voyons se mettre volontiers « à genoux f à genoux devant la force inconnue èt sans doute
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sacrée qui verse au cœur des poètes sensitifs des émotions qu'aucun objet ne consume, il ne s'y mettrait pas « aux pieds d'une femme. », trop persuadé qu'entre les orages qui l'agitent, ce n'est pas ceux « de son front » qui en seraient apaisés. Mais il gémit contre la mauvaise économie de ce monde qui refoule ainsi ses désirs sur le point même où elle les exalte au plus haut degré et qui lui refuse la douceur de se prosterner raisonnablement devant une créature dont le sourire fait tout le sel de la création. 0 malice de la nature qui, au milieu des épanchements du plaisir, nargue l'âme, désireuse de s'épancher, et qui s'amuse à faire crier au milieu de la plus enivrante musique, la note fausse M. Jammes a chanté ces peines dans deux poèmes dialogués, la Jeune fille nue, Le poète c< Fotseau, qui font suite à ses Ne~es et qui contiennent, au milieu de préparatifs et d'ornements un peu lourds, à mon goût (trop de grâces font de la lourdeur) quelques développements exquis de pensée poétique et de musique intérieure, et quelques traits de vraie beauté. Les allusions à des douleurs d'amour, au sens ordinaire, y sont rares et peu accentuées. Le poète y fait plutôt le procès de la personnalité féminine et de ses insuffisances de sentiment. Je le dis avec des mots bien pesants. Ce procès (car il y est) est conduitavec la complaisance la plus caressante pour l'inculpée, qui peut, après tout, se faire un mérite de toutes les fleurs et de tous les joyaux d'un réquisitoire inspiré par elle et qui s'en va condamnée, mais avec les honneurs de la séance. Francis Jammes n'a rien d'un berger de l'Astrée, mais il n'est pas davantage un ingrat. ~a~.
L'oiseau de son poème est u~profond philosophe,
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à force d'innocence. Le poète lui a demandé le nom de son oiselle chérie de ce printemps. Son nom ? 2 interroge l'oiseau, bien étonné mais elle n'a pas de nom c'est toujours la même à tous les printemps, et, si elle avait un nom, ce ne serait pas la même
Si elle avait un nom, ce ne serait pas eMe
Elle ne viendrait pas et serait moins fidèle.
Ah 1 le délicieux trait, et digne de l'anthologie grecque 1 Le poète a compris la leçon
0 doux petit oiseau Je sens que tu as raison,
Que j'aurais moins souf fert si, n'ayant pas de nom, Celle que y'adora! ne se fût pas nommée. Je comprends que le mal, c'est que ron veut connaître, Quand on aime beaucoup, le nom de sa maîtresse.
Si j'avais qualité pour nie faire l'avocat du diable (mais qui est le diable en cette affaire ?) je répondrais à Francis Jammes que les âmes de certains lyriques sont des âmes bien difficiles. Un souffle les assombrit. Une feuille de rose les blesse. Elles ont tant et tant de points de sensibilité qui ne sont qu'à elles et qui rendent un son et un chant, dès qu'ils sont touchés d'une main sumsamment douce et avertie, mais qui, à tout contact moins attentif, se mettent à crier. Comment se pourrait-elle rencontrer, cette main d'ange ? Il faudrait au poète un second ou plutôt une seconde lui-même
Je n'ai jamais osé revoir ces coins d'enfance.
Si je les repopats~jg~sa'a~ avec toi,
0 toi qui m'aMM~M~e~A&j'ne connais pas.
Pour ne pas~M~mtr a~f~ce pèlerinage,
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j~ ~te /~< Hn ~n~ur do~ /e p~ MH/ ~~c dme qui, /J)llgtemps, ~HT ? prairie dorée, A mMy, OM milieu des choses bourdonnées, J
Ecoute dons le chant de l'angelus, mourfr j 1
Les colombes d'azur de mes omo~u's fanées.
Que de fragiles conditions, que d'impalpables circonstances à réunir FéHcitons-nous avec cruauté que Francis Jammes ait désiré l'impossible et que, pour ce mélancolique voyage, ce voyage d'élection parmi les chers fantômes de son âme ou de ses âmes anciennes, il n'ait pu se donner de compagne qu'une Béatr~ d§ rêve. Sa douleur poétique nous a valu les vers mélodieux de ses Elégies, ces vers dont il est très remarquable que la note werthérienne n'aît point paru surannée au moment où elle se faisait entendre, tant elle était sincère, sentie; véritablement renouvelée.
Un critique distingué, M. Edmond Pilon, a publié un opuscule sur le -S~n~m~ n<~ure chez M. Jam. mes. C'eat là un des pointa émiments et la plus ~gréabip df notre sujet. M. Jammes est un grand oonn~B~emde la campagne. Le nombre et l'attrait des images qu'elle fournit au poète sont frappant. Ces images, il n'en copie pas, comme il arrive ai peuvent, le~ contours et les oouleura cheK d'autres poètea. n le~ perçut et lea dégage par lui-même', il nous les apporte fraîches cueillies. C'est dans le trésor qu'il a'en eat amassé sans peine, et en cédant, au contraire,. à son plus cher plaisir, que consiste, à mon avis, la meilleure richesse et la plus précieuse originalité de son esprit. A défaut de cette « forêt de choses et d'idées s
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sHpd rerum oc sen<en<KH'um que le maître ancien disait nécessaire à celui qui écrit, M. Jammes a réuni stfpa ~ofam herbarum une forêt de fleurs, de plantes, d'oiseaux et de bêtes de toutes sortes, où tout a sa physionomie, sa marque, son langage. Il a un goûc particulier pour la botanique qu'il a étudiée, non dans les traités scientifiques, remplis de termes de chimie et d'aSreuses dénominations tirées du grec, mais dans les JMoertes de Rousseau, dans de vieux bouquins sur les PJonfM médicinales ou bien sur Le langage des fleurs, où les végétaux ont des noms plus dignes de la poésie. Rémy de Gourmont, justement charmé de cet aspect de l'oeuvre de M. Jammes, l'a nommé un poète bucolique. Ce n'est pas le mot, si du moins on se représente d'après Virghe le type de la poésie bucolique. L'objet de ce genre poétique, c'est là vie rurale dans sa totalité, embrassant les lois naturelles et les influences du ciel qui gouvernent les végétations, les art& humains qui les cultivent, les moeurs et la vie des laboureurs, des pasteurs et des jardiniers. Ce n'est pas encore tout. Cet objet s'étend plus loin, s'élève plus haut, enveloppe quelque chose de. plu grand et de plus noble. Les champs sont la patrie~ Ils sont la patrie, non seulement selon les sentiments de l'homme qui y est né et y passe son existence mais selon la raison de l'homme qui songe aux condi~ tions d'où dépend la sécurité des travaux champêtres. N'a-t-il pas fallu les œuvres de la politique et de la guerre, la force et l'unité de la constitution natiomlê assurée pour garantir au cultivateur la tranquille jouissance de son domaine et les moyens de son industrie, aux générations rustiques l'héritage de !ta
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terre et de la maison ? Le plus grand des poètes de !a campagne a été le plus grand des poètes de la patrie ¡ et ce n'est pas sans raison qu'il fait murmurer aux moissons et aux arbres de l'Italie le nom des Césars. C La poésie de la campagne, dans sa pleine et plus haute acception demande une âme de philosophe, de paysan et de citoyen. L'âme de M. Jammes, poète des champs, est d'un ordre plus particulier (j'écarte de la question ses Géorgiques chrétiennes, dont je parlerai plus loin et qui ne sont, à mon avis, que de fausses Géorgiques).. La poésie rustique de M. Jammes n'est ni philosophique, ni civique, ni paysanne. Aux quelques traits traits d'un pittoresque très fin et plaisant au surplus sous lesquels il a peint les paysans, on sent bien qu'il les regarde d'un point de vue extérieur, qu'il trouve en eux des silhouettes dont il ~st amusé comme artiste, qu'il n'y a entre lui et eux aucun iuHme contact. Il n'est nullement de la lignée d'un Mistral, homme de la terre qui s'est élevé à la lumière de la pensée et à la grandeur de l'imagination, sans se détacher de la terre. D'origine pyrénéenne, mais ayant passé son enfance et son adolescence à Bordeaux, M. Jammes n'est pas un homme de la campagtK mais un homme de la ville qui adore la campagne et qui est doué de sens merveilleux pour saisir la forme et l'expression de ce qui en elle éveille son intérêt et lui donne de l'agrément. Il la parcourt en chasseur, en pêcheur, en herborisateur et en lunatique et le champ de ce qu'il y observe, de ce qu'il y trouve d'émouvant, est limité par les desseins et les sentiments dans lesquels il l'aborde. Ce que j'en dis n'est que pour classer avec exactitude les fruits
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de son inspiration en cet ordre. Parmi ces fruits, il en est deux pour lesquels je confesse le, goût le plus vif et le plus persistant le poème de Jean de Noarrieu, qui traîne un ruisseau de poésie neuve et le Roman du lièvre, dont la première partie est un chef-d'œuvre. Je mettrais volontiers au premier rang dans l'œuvre de M. Francis Jammes le poème de Jean de Noarrieu, quoique j'y trouve quelques taches. D en est qui tiennent à la versification et dont je rencontre un exemple dès le début
Je ne cetMC pas d'autre joie quand l'été
Reviendra, que celle de l'an passé.
Idée belle et pure, mais prosodie pénible Les duretés de cette sorte sont nombreuses dans les quatre chants du poème, où l'effet qu'elles produisent est deux fois surprenant, puisqu'elles violent la loi poétique large, il est vrai, déterminée et manifeste néanmoins, que le poète a adoptée et posée ici et qu'il s'est engagé à suivre sans défaillance, pour notre plaisir. Jean de Noarrieu est écrit dans la forme du décasyllabe libre, par strophes de six vers~vec une assonance unique pour chaque strophe, assonance allant du rapport de sons le plus approximatif jusqu'à la rime parfaite. Je ne critique pas ce choix, cette combinaison. J'admets qu'ils fournissent à la couleur et au mouvement du récit poétique une trame appropriée. Ce dont je né m'accommode pas, c'est que le poète, s'étant accordé un ensemble de libertés rythmiques, qui, limité à une mesure convenue et fixe, pourra n'avoir rien d'incompatible avec un harmonieux effet, y ajoute par surcroît d'autres libertés incoordonnées et occasionnelles qui
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brisent le rythme et ont un air de négligence on de gageure t
JÈMe ecr<pt< sa réponse d Martin
~Me disait tfus les sofns du /<a'd&i
Ou eïl6 était, lors que l'autre matin
I<e facteut loi avait remis à la main
La leitre atiereduE~ à cueülir du thym
La ~eore oSendue) d euetMu* du ~<n
B< à eAotstr des grappes <fe rafstn.
Les deux premiers vers sont excellents. Acceptons les deux derniers. De tonte évidence, les deux intermédiaires sont bien gauches. Trop fréquentes, dis-je, sont les strophes déparées de la sorte et ce qu'elles auraient, par ailleurs, de plaisant, le fait regretter. n en est qui ne se composent que de prétendus vers sans mètre ni césure et qui ne nous offrent qu'une prose farcie de sonorités douteuses
Ellé dtsa/f lé nMKre est <oH/o~ra bon.
I! est juste. J~ donne tort OH raison
A celui qui vient en consultation.
Il h~ a pas de maKre de matson.
Aassï bien que ~u~ pour ~ous ceud: qui ont
~ëso'fn, et qui n'ûnf pas eu dé moisson.
La pensée et le ton sont très naturel. Seule est mécontente t'oreNI~. Y a-t-il dans ce laisser-aller une intention? Le poète ~'a-t~-n pas voulu, la pensée se tapprochaat de terre, redescendre Vers la prose, aNU qU6 la cadencé des passages pJtns lyriques et B&Ontéa de ton n'en ressortît que mieux ? Si tel est le calent il ne Me semble pas just& L'interrttption dtt môtiveinsht est désagréable et ee qu'on demande à là poésie 6'ëst prêc~ément de savoir être pédestre <, quand il y a Hëa~ tout en demeurant cadencée. La
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faute est donc réelle~ Et c'est à ceux-là qui, comme mot prennent grand plaisir à Jean de Noarrieu, qu'il appartient de la déclarer tout entière, pour ne pas en laisser les avantages â des tailleurs bâtés. AM sap' pins, si ce poème ne nous donne pas les joies de l'harmonie, autant que nous pourrïons les désirer, il s*e& faut qu'il nous les refuse toujours. Il n'y manque pas de passages vraiment chantants. Et ce que noua y goûtons sans cesse, c'est la délectation d'une aBure narrative naturelle et parfaitement mesurée, d'un excellent coloris. L'élocution est charmante de nouveauté, de spontanéité. Le poète puise aisément dans le trésor de ses sensation~ et de ses connaissances agrestes, sans donner dans le détait réaliste et sans se départir de cette généralité d'expression hors de laquelle il n'y a pas de style français. C'est le poème de la vie à la campagne. Une facile histoire d'amour mêle sa note humaine à tous les tableaux de la nature et des choses que ce beau sujet appelait. Mais elle semblerait presque n'être qu'un de ces tableaux mêmes, tant elle a d'impersonnaMté dans sa douceur sensuelle et un peu molle. Se jouant entre d'autres protagonistes que les héros de M. Jâïames, cette Mstoire risquerait fort de s'accompagner de mouvements de passion farouche, de produire des épisodes dramatiques et violents. Avec ceux-ci, il n'y a pas de danger. Jean de Noàrrieu~ jeune gentilhomme rural, sa jolie aervante, la Lude et son servis teur, le berger Martiu, s'ns ont tous trois le cdMïrMen plus tendre que les bêtes du troupeau de Martin, ne l'ont pas plus ombrageux ni plus irascible et ils ne nourrissent'pas des passions beaucoup plus Com* plexes. Jean-Jacques Rousseau, poète singulièrement
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cher à M. Jammes, et qui déclarait la jalousie amoureuse un des fruits empestés de la civilisation urbaine, eût trouvé dans ces jeunes êtres, des sages selon sa doctrine et il les eût paternellement bénis. Jean de Noarieu ayant, passé cinq ans à la ville, où il a « fait son droit tant bien que mal » et « mangé cinquante mille francs », est revenu vivre aux champs dans !à maison de ses parents et grands-parents défunts, pour y mener la même existence qu'eux. Il a trente ans, les apparences d'une gracieuse jeunesse, une âme sympathique, dépourvue de curiosité, mais non de sensibilité et dont l'aimable qualité se reflète tout; entière dans l'eau limpide de ses yeux naïfs et les roses persistantes de son visage. On a, en le voyant vivre, cette impression qu'au bonheur de posséder de belles terres, de pratiquer l'agriculture, la pêche, la chasse et de faire l'amour, il ajoute Ïe bonheur, non moins enviable et dont Rousseau l'eût également félicité, de ne point penser beaucoup. C'est là son charme et, ce charme, le poète a très fidèlement su le rendre dans le cours de sa narration. Jean à coutume de passer ses nuits avec la Lucie, à qui cela ne déplaît point et qui ne se fait prier ni de nuit ni de jour. Mais, si favorable qu'elle soit à ce gentil maître, il est le maître. On peut bien prendre son plaisir avec le maître et sans doute on n'y perd rien. Ce n'est pas lui qu'on cdme. Le coeur et les espoirs de la Lucie appartiennent à son pareil, le berger. Ils se sont promis mariage. Quand Jean le découvre, cela ne le laisse pas insensible, il en éprouve une légère morsure au cœur. Pourtant il ne s'exagère pas son infortune et en voit vite le peu d'importance
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Qu'Importe, si tes janeurs de regain
N'ont pas la pluie à craindre pour demain ? 7
Qu'importe, d J)1eu, si au bord du chemin
Laestropié peut s'endormir sans crainte,
Qu'importe que la Lucie et Martin
Aient pu s'aimer dans le vaste /ardtn ? 2
Ces considérations l'apaisent il convoque Martin et Lucie et les fiance de ses propres mains.
Telle étant la substance de cette fable paisible, telle sa naturelle couleur, je suis un peu surpris du disparate de certaines touches de psychologie et de sentiment qu'on y rencontre au passage et qu'elle ne semblait pas appeler.
Lorsque Jean, s'étant promptement consolé, pour les motifs les plus simples, de l'infidélité, en quelque sorte légitime, de la Lucie, l'appelle ainsi que Martin ann de consacrer de son autorité leur union, cet arrangement de famille lui inspire des émotions morales et philosophiques qui semblent bien disproportionnées à la circonstance
Jean de Noarrieu soudain sentit en M
Passer toute la beauté de la pie,
Dans ses cheveux un soume froid frémit.
Jt s'approcha de Martin et soant,
Il se sentait comme un roi pacifique
Régnant en/în sur l'empire conquis.
Quelque discrète insinuation sur l'appoint apporté à la dot de la fillette par le maître reconnaissant eût été ici plus à sa place. M. Jammes a des sensations poétiques délicieuses. D semble que, dans la sphère des sentiments, il soit moins chez lui.
Mais, à vrai dire, nous sommes ici dans le monde
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des sensations. Cette histoire, qui est le fil du sujet et qui l'anime heureusement, ne le constitue pas. Le sujet consiste, encore une fois, dans tous ces tableaux de la vie rustique entre lesquels elle crée un lien. Le changement des saisons, la flore et les oiseaux de chacune d'elles, les travaux des champs, semailles, moissons, vendanges, la pêche et la chfsse, le repas des paysans, le marché à la ville, l'exode des pâtres et des troupeaux vers la montagne à l'approche des beaux mois, leur retour à l'automne, voilà les objets d'une suite de petites peintures, ravissantes de sincérité et de fraîcheur, un peu heurtées d'exécution il est vrai, mais d'une couleur et d'une atmo." sphère si nouvelles dans notre littérature, d'une sensibilité si naïve et si originale à la fois, et souvent, dans l'exiguité de leur cadre, d'une telle largeur d'horizon, qu'il n'est menues défaillances qu'on ne leur par" donnât. Je citerai le si joli récit du voyage de la Lucie et de Jean vers le marché de la ville, en priant le lecteur de passer rapidement sur le premier vers qui est assurément dénué de tout rythme, si l'on ne consent à énder la seconde syllabe de « longent a, exigence bien arbitraire, à coup sûr
De grand matin, ils long' les haies mouillées
le fouet c!açaan~ au-dessus de leurs <e<es,
sous la pluie drue des sentiers en rosée,
parmi l'éclat des églantiers célestes,
dcMs le frisson des toiles d'oMt~e,
au eAaj~ M~ des m~Mf~es baignées.
Belle journée, d vide. de faxur
Les sentiers sont des fm&~uu.e de verdure
Les e~an~ers /MMtsM~ vers la voiture
leur c<ear de Mneroô l'ombre bleue a plu.
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Jean de Noarrieu torde'ht eOMCer/ur~,
car il /aK jfrafs, sous Lae~e ronde el dure.
Ils passent le pont léger du torrent
d'un vieux pe«< mouH~i tourbillonnant
tout fait de mousse et dé ru'e d'argent,
d~7t torrent joli comme en un roman,
pMn de. cresson et de soZëH 6'ectKan~
et de cailloux sur des culotta: roulant
H rebondit. Ils voient et ils enïenden~
le frisson clair dont tremble l'eau courante.
La roue, chargée de mousse transparente,
ruisselle et brille, comme brille au prfmemps< QHe~oue vallée d'émeraude et d'argent
dans l'azur 6!e!ï des Bigorres riantes
Par/OM, le parc d'un vieux domaine dresse
sur son mur d'escars'o<s, dans les faurfers,
le sang vivace et grimpant des rosiers.
Ils voient passer la loge du porter,
ils voient passer les bambous effilés,
ils voient passer la grille sécu!<ïu'e.
Je comprends que certains ne se fassent pas aisément à cette prosodie. Pour moi il y a là une nouveauté de sensation poétique et d'enchantement léger qui domine toute autre impression. Quand Ï'eau de la source est délicieuse, dois-je me tant soucier de la coupe'où je la puise ? Au besoin je la boirai sans coupe, en m'allongeant à terre et en- y mettant directement mes lèvres, au risque d'emporter sur mon vêtement quelques taches d'àï~ile.
~olei les strophes qu'idSplie au puèLe le dépaf!. des bergers et dë~ troupeau~ pour la montagne, à. l'approche de Ï~éte.
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Déjà, vers montagne qui s'éclaire,
sont repartis lès grands bergers sévères.
Il p a vingt jours que Martin et Bergère,
elle, mordant les bêtes aux jarrets,
sont repartis pa's les lacs de Barèges
où l'azur dur tremble sur les sommets.
Jean de Noarrieu a pu de sa /ene&'e,
r<!ne suivi du berger. Et les bêtes
se balancer sous les rauques sonneSes,
et s'alentir,-et se précipiter
comme un ruisseau de cornes et de neige
qui, ondulant, p~e dans la vallée.
Ah 1 Maintenant ils verront les yongtttMes.
Ah 1 Maintenant ils verront les narcisses.
Ah 1 Maintenant ils verront les prairies,
o& l'eau s'argente, écume, saute et rit.
0 dbta: bergers Semez sur le granR
le sel brUlant st utile aux brebis.
Mon eastH' vous suit vers les' vallées natales
0 doHa: bergers qui, les pieds dans Pespace,
verrez, pensifs, fescatade des vaches
vers les rosiers des roses digitales,
Adieu 1 adieu 1 Allez dans les cabanes
<& la /amee ronge les poutres noires.
Adieu je vous salue comme un poète-
Adieu, Martin A~MK, pauvre Berbère 1
Oh 1 Ecoutez la foudre des sommets.
Je vous envie Je vous- suis comme un frère.
Emplissez mes mzins d'eau d'argent Moere. Je veux mbartr ta brume,sous mes pieds.
Voilà des vers qui me hantent chaque printemps et chaque été, quand, des hauteois de Gastétis on de Balansun, je vois, par delà les vallées o& scintille le Gave, par delà l'amphithéâtre de verdure et d'or
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des coteau~ béamais~se dresser, lointaine et cependant toute prioche, la masse divine de Cristal et de neige, les Pyrénées, couronnement céleste de ma patrie.
Le Roman du lièvre, qui est du même temps, de la même veine, et où la prose de M. Jammes atteint réellement à sa perfection, compte dans le volume soixante-trois pages. Dans ma mémoire, il en a quinze, les quinze premières. Je fais moins de cas de la suite. Mais il ne faudrait pas croire que l'oeuvre soit manquée, parce qu'elle n'a que le commencement de supérieur. Ce commencement est un tout il épuise l'idée; le reste est rallonge gracieuse, mais inutile et de valeur secondaire. Réduit à ce morceau, le Roman du Lièvre sera mieux nommé « la journée du lièvre B. Et c'est peut-être le nom qu'il portera dans les anthologies françaises, où lui est assurée une place d'honneur. L'exceptionnelle intensité d'imagination avec laquelle l'écrivain a embrassé son sujet, son héros, la précision vibrante des impressions qui les ont dessinés et fait vivre dans son esprit, se traduisent en des traits d'une sûreté et d'une expression étonnantes, qui poussent la vérité jusqu'à l'exactitude, sans sortir de la poésie. Ce n'est pas de la description plastique et immobile, à la façon des naturalistes ou des impressionnistes, m&is de la description animée et en mouvement, à la manière de La Fontaine. Et cette description a du pathétique le pathétique d'une fragile vie an?jnale se défendant, à force d'acuité dans les sens et de ruse dans l'instinct, contre la formidable et perpétuelle menace de la nature et dé l'homme. Pour le lièvre, tout dans la campagne est signe de fortune ou de mort. Aussi
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la voit-on passer tout entière en ce court morceau, depuis la masse roulante d'un ciel orageux jusqu'au Msson du brin d'herbe. Jamais Francis Jammes n'a rendu la nature avec autant de largeur que le jour où il.s'est fait lièvre pour la sentir, la voir et la comprendre.
Parmi le thym et la rosée de Jean de la Fontaine. Lièvre écouta la chasse, et grimpa au sentier de moue argile, et il avait peur de .son ombre, et les bruyères fuyaient derrière sa course, et des clochers bleus surgissaient de vallon en vallon, et il redescendait, et il remontait, et ses sauts courbaient les herbes où s'alignaient des gouttes, et il devenait le frère des alouettes dans ce vol rapide, et il traversait les routes départementales, et il hésitait au poteau indicateur avant de suivre le chemin vicinal qui. blême de soleil et sonore au carrefour, se perd dans la mousse obscure et muette.
Ce jour-là, il manqua se butter à la douzième borne kilométrique, entre Castétis et Balansuli, à cause que ses yeux ahuris sont placés de côté. Net, il s'arrêta; sa gencive, naturellement fendue, eut un imperceptible tremblement qui découvrit ses incisives. Puis, ses guêtres de routier, couleur de chaume, se détendirent ainsi que ses ongles usés et rognés. Et il bondit pat la haie, boulé, les oreilles à son derrière.
Et, encore, il remonta longuement, tandis que les chiens- désolés perdaient sa piste. Et, encore, il redescendit jusqu'à la route de Sauvejunte où il vit venir un cheval attelé à une càrriole. Au loin, cette route poudroyait comme dans sœur Anne, lorsque l'on dit « Ma sœur, ne vois-tu rien venir ? i) La sécheresse pâle en était magnifique, amèrement embaumée par les menthes. Bientôt le cheval fut auprès du lièvre. C'était une rosse qui traînait un char-à-bancs et qui ne pouvait plus qu'aller~au galop, par à-coups. Chaque élan faisait sursauter sa carcasse disloquée, secouait son collier, éparpillait sa crinière terreuse,
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lobante et verte comme la barbe d'un vieux madn. La bête soulevait avec peine, comme s'ils eussent été des pavés, ses sabots gonflés ainsi que des tumeurs. Lièvre prit crainte de cette grande machine vivante qui remuait en faisant un tel bruit. n fit un bond et continua sa fuite sur les prés, le museau vers les Pyrénées, la queue vers les Landes, l'oai droit vers le soleil levant, l'œii gauche vers Mesplède.
Enfin il se tapit dans un chaume, non loin d'une caille qui sommeillait à la façon des poules, le ventre dans la poussière, abrutie de chaleur, suant sa graisse à travers ses plumes.
La matinée étincela vers midi. L'azur pâlit sous la chaleur, devint gris de perle. Une buse planait, dont le vol se laissait porter sans effort et décrivait des cercles de plus en plus élargis vers la hauteur. A quelque cent mètres, la nappe bleu-de-paon d'une rivière, entraînait avec paresse le mirage des aulnes, dont les feuilles visqueuses distillaient un amer parfum, et coupaient de leur noirceur violente la blême lumière couleur d'eau. Près de la digue, les poissons glissaient par bandes. Un angelus battit de son aile bleue, la torride blancheur d'un clocher, et la sieste de Lièvre commença.
J'ai beaucoup étonné quelqu'un en disant que je mets cela au-dessus du Centaure de Maurice de Guérin. Je maintiens pourtant ma préférence. Jammes est plus libre et plus aisé.
Parmi les fruits de ces années, littérairement parlant les plus heureuses et les plus fécondes de M. Francis Jammes, je m'en voudrais de ne pas citer une oeuvre fort curieuse en vers, celle-ci, ou en manière de vers, intitulée Existences, d'un tour plue que familier et la plus longue, si je ne me trompe, qu'il ait écrite. On y voit « le poète ?, musant et flânant à travers la petite ville à la vie de laquelle il se mêle
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en rêveur solitaire et en ironiste. Une suite de chapitres dialogués nous montre, parmi les spectacles qui en composent le cours habituel, ceux qui excitent le plus sa verve inventive et qu'il poétise à sa façon des scènes d'intérieur d'allure peu idyllique chez des ouvriers et chez des bourgeois, des réjouissances publiques avec fanfares, « passe-rue 9, chevaux de .bois et courses de vaches, le tumulte d'une conférence politique troublée, une altercation au cercle entre un antimilitariste et un retraité et l'échange de témoins qui s'ensuit sans autre conséquence. Nous voyons les histoires qui défraient la chronique du Café et les bavardages du tour de ville mises en tableaux vivants et les plus scabreuses sont les préférées. Mais le récit n'en a rien de malsain, tant le poète l'a marqué de tout ce qu'il a (il est temps de s'en ressouvenir) de drôlerie foncière dans l'esprit. Une drôlerie dure, crue, simplifiée, sans nuances morales, sentant, à vrai dire, le carabin plus que l'humoriste; tenant plus au génie de la charge qu'au sens de la satire et à la connaissance malicieuse de l'humanité, faisant penser un peu à Flaubert, un peu à Laforgue, un peu à Jules Renard, mais beaucoup plus qu'à tout autre, .à Francis Jammes, de qui,l'invention dans ce domaine est inimitable, fournissant au total, une littérature de très bonne qualité dans un genre que personne ne pourrait raisonnablement demander à l'Académie de mettre au concours.
Mais comment classer Existences dans un genre particulier ?'Ce poème touche, en vérité, à tous les genres, j'entends à tous les genres de Francis Jammes. Cette note fortement divertissante n'en est pas la seule et unique note. Aux beaux soirs d'été,
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quand, ayant parcouru un certain nombre de fois les allées publiques avec le pharmacien, l'avoué, le rentier et le percepteur, qu'il ne s'est pas toujours privé de mystifier froidement, le poète regagne sa demeure dans le clair de lune, il a avec la nuit et ses ombres des conversations où s'épanchent ses confidences lyriques. C'est le lyrismes des Elégies mélancolies aiguës, nostalgie de tout et de soi-même, hantises douloureuses du rêve. Mais c'est ce lyrisme affecté d'ironie, coupé par des boutades de doute et d'irrévérence à l'égard de ses propres émotions. Le poète se demande si les vains tourments dont son âme poétique est éprise ont plus d'intérêt que les fumées de sa pipe et s'ils n'en auraient peut-être pas beaucoup moins que le vide de son porte-monnaie. C'est beau, la mélancolie des poètes, mais pas tous les jours.
Ça peut parattre singulier.
Mais les Vigny m'emm. avec leur dignité.
Et si je n'en veux pas, moi, de leur dignité ? '1
Ce n'est plus le ton renchéri et sacramentel de la Naissance du poète et de Un jour. Et l'on ne s'étonnera pas que le poète, débridé et ennemi du joug au point d'envoyer ainsi au diable l'émotion sacrée e'e-même, ne mette pas des gants avec les gêneurs du dehors. Un individu s'étant présenté chez lui comme « le frère de son ancienne maîtresse », il règle l'affaire avec ces paroles de sage
Tenez, voilà <fM; /r<mcs et /ou<e~-mot la paix.
J'allais oublier de dire que jEa;ts~ences n'est qu'un sous-titre et que cette composition s'appelle Le
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Triomphe de la vie, titre qu'elle porte en commun avec Jean de Noarrieu. Je n'ai pu la résumer du même ton que j'eusse pris pour un poème de SuIIy-Pru- dhomme. Mais qu'on ne se méprenne pas sur mon -;c sentiment il est très favorable. Il y a là une sorte L d'opulence en comparaison de laquelle les inventions similaires de Jules Renard sont bien chétives. s
Mes expressions auraient bien mal servi ma pensée, si elles avaient donné à croire à personne que tout ce qui fleurit de poésie chez ce vrai poète me trouvât, fût-ce dans les plus légères nuances, rebelle à son charme. J'arrive maintenant à un chapitre moins agréable. Ls littérature de M. Jammes nous présente, au milieu de tous ses attraits, une source jaillissante de fautes contre le goût dont on ne saurait se taire et d'autant plus faciles à définir, si je ne me fais illusion, qu'elles procèdent toutes d'une même et unique aberration génératrice. Les lecteurs qui croi- raient en avoir surpris des exemples anticipés dans la façon dont le poète parle de Vigpy et dont il parle au frère de son ancienne maîtresse, feraient fausse route. Je ne trouve certes pas cela mauvais. Au point de vue littéraire, une pensée vive et sentie, rendue dans les termes les plus propres, est irréprochable. Et même le congé donné au quémandeur se formule en un vers classique excellent. Ce n'est donc point dans ces saillies, assurément libres, que le goût m'apparaît offensé. Ces offenses, savez-vous, plutôt où je les aperçois ? Dans un certain genre d'inventions, de passages, que j'ai vu de belles âmes (il n'en manque
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pas aujourd'hui parmi les admiratrices de M. Jammes) préférer, remarquer parmi tous les autres du même auteur, comme des miracles de grâce et de distinction poétique. Aurais-je peut-être le sens perverti ? 2
M. Francis Jammes est un poète de la plus grande sensibilité. Mais sa sensibilité présente un curieux contraste ou, pour mieux dire, une~inégalité singulière de développement sur laquelle il- est temps d'attirer l'attention. Il s'en faut qu'elle porte dans toutes ses applications le même degré de vivacité et stirtout de finesse. De la finesse, elle en a beaucoup dans les sensations physiques, dans celles, dis-je, qui par la beauté ou la grâce de leur objet, intéressent la poésie. Elle en a beaucoup encore dans un certain genre d'impressions et d'émotions que j'appellerai morales, en ce sens que la cause n'en est pas matérielle, et qui sont celles que le poète éprouve, soit dans ses pérégrinations Imaginatives à travers le monde de rêves et de nostalgiques désirs qu'il s'est composé, soit dans les heurts de sa personnalité ombrageuse avec les gens, avec les choses, avec la vie, et avec elle-même. Voilà ce qui chez Francis Jammes a un affinement extrême, ce qu'il ressent avec mille subtilités et nuances. S'il y avait un autre Francis Jammes au monde, il serait merveilleux pour le comprendre par analogie.
Mais tout cela lui est très particulier. Il est une autre sphère, moins à part, où sa sensibilité se manifeste d'une manière moins délicate. C'est celle des sentiments généraux de la 'nature hamaiae et des émotions qu'ils- engendrent chez tout mortel qui, poète lyrique ou non, a du coeur. Je ne dis pas que
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ces sentiments soient faibles chez Francis Jammes, ni que ces émotions n'aient en lui qu'un accès médiocre. Je n'en sais rien et cette question d'ordre moral n'aurait, pour la critique, aucun intérêt. Je constate un résultat littéraire, sans me demander s'il provient d'un trait de nature ou d'une insuffisance de culture ou, comme il est bien possible, de l'un et de l'autre à la fois. Je ne songe pas à ce que Francis Jammes sent ou ne sent point en son privé, mais à la façon dont il se représente ce qu'on sent en général et ce qu'il est convenable de sentir et, par conséquent, aux aspects sous lesquels il le traduit et s'en inspire comme artiste. Il me semble que son esprit montre à cet égard un discernement assez imparfait et que le sens qu'il a des mouvements et des réactions d'une sensi~ bilité normale n'est pas sans lacunes ni sans confusions. Il y a des nuances de sentiment familières et bien établies pour nous et par lesquelles son attention est moins attirée. Ainsi avons-nous été gênés en lisant un de ses ouvrages où, faute de distinguer assez clairement entre le prestige de la poésie en elle-même et le prestige personnel du poète, il nous laisse l'impression d'exploiter notre juste piété pour la première en faveur de la vanité du second. Ainsi encore, à la fin d'Existences, il met en scène un pauvre ouvrier que sa femme a lâché pour filer avec un amant et ne trouver que misère. Et il se montre lui-même, ému de pitié, ramenant à l'abandonné, qui lui en exprime sa reconnaissance, cette malheureuse. Il ne paraît pas avoir assez senti qu'il ne s'agissait pas d'un portemonnaie perdu et que le fait de recevoir ostensiblement sa femme des mains d'un autre homme, qui aurait tout de même pu dissimuler son intervention
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en cette affaire, charge ce mari d'un supplément d'humiliation qui offense la pudeur de la pitié. Il est vrai que cet homme est « le poète lequel manifestement se conçoit ici comme une sorte de prêtre. Mais ce pontificat n'est-il pas, de sa part, bien désobligeant ? 2
Ce défaut de lumière dans la sensibilité morale, ces erreurs dans la compréhension de l'humanité, ont pu ne pas causer d'embarras à M. Jammes, tant qu'il s'est agi d'interroger des âmes plus que simples celle d'un lièvre, celle d'une rose, celle d'une pensionnaire doucement démente, celle d'une jeune fille à qui le printemps pèse, celle d'un petit hobereau dont la pensée dort. Mais, s'il y avait un genre desujets dont la fertilité ne fût pas inépuisable, c'était bien celui-là.
En y persévérant, M. Jammes se fût exposé au péril de se répéter et de se copier lui-même, et de se copier, selon toute apparence, sous des traits de plus en plus pâles car ces sortes d'histoires, de fond un peu morne et dormant sous l'agrément de leur coloration si jolie, ne mettent en jeu qu'une forme d'imagination purement sensitive, qui sumt tant qu'elle est en fleur, à faire un poète, mais qui perd nécessairement de sa fraîcheur, à mesure que la jeunesse du poète s'en va. J'explique ainsi le besoin que M. Jammes semble avoir nettement conçu, à un moment de sa carrière, de dépasser ce premier domaine de ses inventions poétiques et romanesques, pour s'essayer à la pénétration de psychologies' plus différenciées et à l'expression de sentiments qui continssent en eux un peu plus que les plus délicates émanations de la vie végétative. Je me suis efforcé de faire saisir ce
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qui rendait un peu obscure à ses yeux la région nouvelle où il s'engageait. Les faux pas qu'il y a faits sont justement ces fautes de goût que je m'étais proposé de dénnir.
On en trouvera les échantillons les plus anodins dans le petit roman de Pomme d'Anis, que la critique a coutume de placer à côté de.Clara d'JEHeteose et d'Almaide <f~femon/, parce que c'est encore une histoire de jeune fille et contée sous le même format, mais dont la qualité littéraire est, à vrai dire, inférieure. Non que ce petit ouvrage soit sans attraits. Le talent, le style, y abondent. On y rencontre à tout pas des images de plantes fleuries et d'oiseaux qui ne peuvent avoir été peintes par Francis Jammès, sans être vraiment poétiques. Mais précisément, ces agréables choses y sont en excès et trop souvent, si j'ose parler ainsi, en surcharge. L'auteur a paré, orné, enjolivé sa matière, plutôt qu'il n'en a extrait la grâce morale, intérieure, naturelle. Il existe une certaine limite qui sépare la suavité de la fadeur, l'élégance de la manière, la grâce de la gentillesse, la tendresse de la mièvrerie, l'émotion de la sensiblerie et dont Pomme d'Anis n'accuse point, de la part de son auteur, une vue suffisamment nette. Je ne dis pas que le récit, les tableaux, les'dialogues de Pomme d'Anis se tiennent du .mauvais côté do cette limite. Ils ne sont pas non plus du bon côté. Ils se jouent, ils vont et viennent autQur de la limite même. La distinction ou l'élévation d'âme des personnages ne trouvent pour s'exprimer que des comparaisons, des allégories, des fleurs de rhétorique, de la jolie et originale rhétorique de M. Jammes, rien de simple. En étant sévère (et il faut l'être), on pourrait conclure
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que Pomme d'Anis touche fortement au genre précieux et même au genre sucré.
Nous serions loin des inventions d'un goût moral trouble et douteux que j'alléguais tout à l'heure, s'il était vrai, comme certaines personnes le croient, que la préciosité dans le fond et dans la forme tint à une exagération de délicatesse. Mais c'est là une erreur. La préciosité dénote toujours une certaine épaisseur de sens. Le point où'le sentiment, le discernement, le tact commencent de s'obscurcir est le point où elle commence à briller. Elle cherche à entretenir, en renchérissant, l'illusion de leur active présence elle en prouve la défaillance. H y a donc entre ces contraires apparents une parenté réellè, facile à saisir. Ce sont fleurs de la même grosse- tige. Les lecteurs qui, connaissant Pomme d'Anis, trouveraient mon jugement un peu dur, doivent être avertis de ma modération. Si je fais peut-être porter à cette composition dont je n'ai pas dissimulé les côtés aimables un peu plus de reproches qu'en elle-même elle n'en mérite, c'est pour dire le strict nécessaire tout en me dispensant de chercher dans tel autre ouvrage de M. Jammes des exemples par trop gros et désobligeants d'affectation et d'indiscrétion sentimentale. -StmunHm jus, summa injuria.
J'aime beaucoup Francis Jammes poète. Mais pour Francis Jammes, diseur de jolies choses. Dieu nous en garde. Il est parfois « terrible s comme iL dit luimême.
Parmi tant de pages directement ou indirectement inspirées à M. Jammes par sa conversMn ou plutôt
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son retour à la foi catholique de ses jeunes années, il n'y en peut avoir de plus pénétrante que celle-ci J'avais bu à bien des bouches, mordu à bien des fruits et je distinguais la limite de l'homme, et une froide tristesse m'envahissait et une espèce de mort était sur moi, parce que je ne comprenais pas que l'on pût demander à Dieu, en même temps que l'on fait le mal, l'ineffable bien de la grâce renouvelée. Je me revois, une matinée, étendu sur mon lit, l'âme et le corps en détresse, humilié, neurasthénique. Quand je sortis de cette prostration qui dura vingt minutes, je prononçai avec un tremblement de larmes dans le gosier <f Il faut que cela soit ou il n'y a rien. » Cela, quoi ? L'Eglise catholique, apostolique et romaine qu'avait recommencé de m'enseigner, malgré la séparation des mers, mon deuxième ange gardien, Paul Claudel.
Je me relevai et, ce même matin, un dimanche j'allai pleurer à la messe de la Cathédrale de Bordeaux.
Voici donc le poète revenu, comme tant d'autres poètes et littérateurs de sa génération, au bercail de la foi. Et sans doute tout ce que nous venons d'écrire de lui ne serait-il que de l'histoire, si la conversion, ~ui fait un « homme nouveau ?, détruisait radicalement le vieil homme. Mais elle ne doit pas produire cet effet en un jour. Certaines déclarations apologétiques et polémiques jaillies, chez Francis Jammes, d'un premier élan du zèle religieux, ne valent pas cet aveu personnel où tout, dans l'expression de la joie et de la douleur, respire le calme d'un cœur sincère et possédé. Ce qu'elles tiennent de ce mobile élevé n'en exclut pas la marque de certaines confusions précipitées de l'esprit, de certaines impulsions un peu crues du tempérament.
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Résumant (Sdélement ou non) et faisant sien le point de vue théologique de Pau~ Claudel sur le catholicisme, il s'exprime ainsi
Claudel posait déjà te catholicisme comme un fait positif, comme une vérité mathématique aux yeux ahuris des hérétiques, des païens, des timides, des négateurs et des dilettantes.
Je ne reprocherai certes pas à un poète silvestre de ne pas distinguer un « fait positif a et une « vérité mathématique x. Je n'insisterai pas sur l'énormité de cette théologie qui donne la vérité du catholicisme pour une vérité de nature mathématique. Ce serait là une extraordinaire nouveauté dans l'Eglise et dont on pourrait bien, sans appartenir à aucune des catégories que M. Jammes foudroie à la course, éprouver quelque légitime ahurissement. Ce qui m'arrête c'est la satisfaction avec laquelle le néophyte regarde le spectacle de tous ces gens ahuris. « Ahurir a, est-ce donc là l'impression que doit produire une affirmation de la foi ? Et si l'on est homme à lui donner quelque chose d'ahurissant, doit-on croire qu'en cela on la recommande aux incrédules ? S'agitil d'une gageure littéraire ? 2
D faut dire que, si les incrédules et les négateurs ressemblaient au portrait intellectuel et moral que nous en onré, sans distinctions, M. Jammes converti, ce serait encore là trop d'égards pour eux. Ce portrait, il le met dans la bouche d'un « jeune homme qui parle de lui, Francis Jammes, représenté sous le nom de Pierre Denis, et raconte sa conversion.
Il arrive à la fin de la génération qui nous a précédés, qui faisait en général assez bon marché de l'adultère
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qui tenait ïe dogme catholique pour une histoire de vieille femmè radoteuse qui trouvait ridicule souverainement qu'un* homme parvint vierge au mariage. C'était l'héritage des positivistes, de ces gens qui croyaient que la société tout entière habiterait une seule maison, mangerait le même plat dans la même assiette; que l'océan se transmuerait en limonade gazeuse et que l'homme finirait par posséder un ceil au bout d'une queue.
Ce tableau est complété dans un autre passage où M. Jammes énonce sans hésitation qu'en dehors des hommes qui s'agenouillent à l'Eglise il n'y a que des médiocres s.
Je ne peux m'en laisser imposer par quelques médiocres, dont la suffisance, plus incompréhensible qu'aucun mystère, les fait se substituer au Créateur. S'ils savaient, ces disciples de M. Homais, ces lecteurs de la Vie de Jésus (« par Renan comme ils disent) s'ils savaient combien leur est mille fois supérieur l'idiot dans le cerveau duquel s'ébauche du moins la confuse notion de l'Inconnu t
Ces inepties, partant d'un homme qui n'est pas un docteur à coup sur, mais qui n'est pas davantage inepte, dénotent bien de la violence. C'est tout ce que j'y veux remarqaert avec l'appel à la vanité que porte, sans qu'il y ait pri& garde, son argumentation. Si le bruit se répandait qu'on ne peut pas ne pas croire sans être réputé aussi bête que M. Homais ou sans passer pour attendre l'apparition d'une queue avec un GÈtl ~u bout sur le postérieur humain, il n'y aurait bientôt pïus assez de place dans les églises. A partir de ce changement d'idées; qu'il m'appartient de considérer, non soua ses aspects intimes, pri-
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vés et proprement religieux, mais uniquement dans ses manifestations littéraires, on peut dire que la piété et la foi sont devenues la source exclusive des inventions poétiques et romanesques de M. Jammes. Toutes les fictions qu'il a composées paraissent dictées par un dessein d'apologétique pieuse. La plus curieuse est la Brebis égarée, dont l'intention, mystique et démonstrative à la fois, se déclare formellement dans un prologue en distiques imités de ceux qui ouvraient les Mystères du Moyen Age et contenant sous leur petit air d'innocence archaïque, bien des traits de grâce touchante, bien des images finement tissées et colorées. L'ouvrage est en prose et de forme dramatique. Son affabulation se compose de deux données d'origines fort diSérentes une histoire d'adultère, presque identique à celle qui forme le sujet de la dernière scène d'Existences, mais qui se passe ici dans le monde bourgeois l'histoire de la crise morale qui ramène à la foi catholique un poète malheureux.
Ce poète, Pierre Denis, a enlevé la femme d'un ami d'enfance, son meilleur ami. Les deux amants se sont enfuis dans une ville d'Espagne où, après quelques jours d'ivresse, leur condition devient affreuse. Us n'ont plus d'argent. Le poète est obligé de vivre d'un emploi infime. La jeune-femme voit apparaître sur son flanc une tumeur qui, faute de pouvoir payer des soins, la Jéduit à se faire accueillir à l'hôpital.. Ces malheurs matériels accroissent jusqu'au supplice la souffrance morale qu'ils n'avaient pas tardé à sentir, au milieu des joies, de la passion, l'amant, à cause de la pensée de l'ami trahi et non moins à cause de la pensée de sa propre vie chargée
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d'une chaîne dénnitive, la maîtresse, parce que chaque jour lui rend plus présente et plus lancinante l'image de ses jeunes enfants abandonnés. Ils font connaissance avec un capucin à qui le poète confie leur misère. Le religieux lui montre la voie du devoir, qui est la séparation des amants et le retour de la brebis égarée au foyer, moyennant le pardon à obtenir du mari. Celui-ci trouve dans les inspirations d'une foi chrétienne profonde la force de ce sacrifice sublime. Il reçoit la coupable dans ses bras. Le poète, éclairé par le désespoir, est tombé aux genoux du moine et s'est confessé.
Il eût évidemment été d'un art supérieur que l'écrivain ne grevât point de ces deux calamités physiques et accidentelles (l'indigence, la maladie) l'infortune de ces amants contre le coupable bonheur · desquels sont conjurées de puissantes forces morales. Il eût été d'un art supérieur et plus dimcile d'exécution qu'il fit résulter la ruine de ce bonheur de la seule progression fatale de leurs sentiments, du seul mouvement de leurs esprits. Ce faisant, il eût bien été dans la nature. Car telle est presque toujours l'issue des aventures de ce genre, quand elles se sont nouées comme ici entre deux être honnêtes de même éducation et si profondément façonnés par cette éducation à l'ordre régulier et religieux de la vie que les enivrements de la plus folle passion ne leur en remplaceront pas longtemps le soutien. Mais il ne faut demander compte à un auteur que de ce qu'il a voulu faire. M. Jammes a voulu écrire une moralité. Vue sous ce jour, son affabulation se défend très bien, elle est ce qu'il fallait. Il n'est que trop vrai que, dans la réalité de la vie, le jeu de nos sentiments, même des
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plus délicats, reste rarement dans la dépendance de l'âme seule et qu'il ne dépend point de nous de le soustraire à l'humiliante influence des basses nécessités de notre condition. Cette observation fournit un de ses plus solides fondements à la morale pratique, quand elle conseille la régularité de la vie. Et l'on ne voit pas pourquoi il serait interdit à un poète d'en adresser au public, sous forme romanesque ou dramatique, la leçon crue. Au moins ce genre moral me paraît-il avoir sa raison d'être, son avenir dans une époque rude comme la nôtre, condamnée, je le crains, au deuil de bien des élégances et où l'élite capable de goûter la beauté des pures analyses psychologiques se fait moins nombreuse. Rapporté à ce type, l'ouvrage de M. Jammes est fortement expressif et cruellement pathétique. Il s'imprime dans le souvenir.
Ce n'en est là que l'aspect le plus simple. D en a un autre plus subtil. Pierre Denis, ~'est Francis Jammes. Mille détails matériels, des plus circonstanciés, attestent l'identité du poète et de son héros. N'en concluez point que Francis Jammes ait figuré en personne dans une histoire semblable à celle qu'il met en scène. Si cela était, la chronique béarnaise me l'eût appris. Mais ce qu'il n'a pas fait, Francis Jammes eût peut-être bien été homme à le faire. Cette histoire est un symbole dont il se sert pour traduire avec force les anciens errements de son âme pécheresse. Et il ne se ménage point, dans le jugement de ce symbolique péché, puisqu'il convient par la bouche d'un jeune homme qui admire ses vers, qu'ayant été l'ami « d'enfance du mari et son voisin de campagne, ce qu'il a fait n'est pas bien propre de sa part ». Mais depuis ce
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temps, Denis-Jammes est devenu chrétien. D'où la plénitude des lumières qui lui ont été départies pour composer ce drame. Par les souvenirs de Denis, il comprend comment on peut séduire et enlever la femme d'un ami d'enfance. Par le sens évangélique de Jammes, il comprend comment un mari outragé peut trouver dans le secours de la grâce la sainte énergie d'un pardon magnanime, total, surhumain. La lettre de pardon qu'il fait écrire à ce mari est un fort beau morceau de littérature. Pourquoi me causet-elle un malaise ? Et pourquoi l'oeuvre entière, en dépit de l'intention élevée qu'on n'y peut méconnaître, m'inspire-t-elle une antipathie assez prononcée ? Je crois bien que c'est à cause de ce double rôle qu'y joue Francis Jammes, Jammes et Denis à la fois. En tant que Denis, il s'est fait aimer de la femme. En tant que Jammes, il inspire au mari son attitude et ses expressions sublimes. De sorte que ce pauvre mari apparaît écrasé deux fois sous la personnalité du poète. Je vous parlais du « vieil homme ». Le voilà bien 1 Je regrette de déranger l'idée de quelques jeunes critiques qui, dans un sentiment dont la source, pour n'être pas uniquement littéraire, n'en est que plus respectable, se représentent l'esprit de M. Francis Jammes àl'image d'un personnage de vitrail. Hommage rendu à leurs intentions, je dois dire qu'ils réussissent à faire ce qu'on n'aurait pas cru possible un Jammes ennuyeux. Mieux vaut, pour sa gloire même, le peindre au naturel, comme c'est facile quand on l'a lu plus naïvement et en s'abandonnant sans roideur à toute la diversité des impressions qu'il fait naître. N'est-ce point un bon trait de nature et de vie que ces retours explosifs dé ce que j'appelais son « égo-
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centrisme jusqu'au sein de ses pieuses et édinantes imaginations ? J'en pourrais citer des exemples bien forts.
Ce qui a contribué à donner à une notable partie du public une idée insuffisamment colorée et variée de la personnalité littéraire de M. Jammes, c'est que le grand développement de sa renommée a marché de pair avec la publication de deux romans Le Rosaire au ~et( le Curé d'Ozeron, qui sont, à côté de la BreMs ~yar~e et des Géorgiques chrétiennes, les plus importantes productions de sa veine religieuse. Les personnes qui ne lisent un auteur qu'à partir du moment où il est très célèbre, et où il est impossible d'ignorer son nom, n'ont lu que cela. Elles n'y ont pas trouvé un coloris comparable à celui de Jean de Noam~H et d'Existences. Rien d'étonnant. Ces romans qui nous racontent l'histoire de belles et presque de trop belles âmes sont, si j'ose dire, couleur de paradis. C'est une couleur forcément un peu pâle pour les lecteurs qui n'ont pas une imagination mystique très développée.
Qu'on ne l'interprète pas comme une expression de dédain. Tel n'est pas mon sentiment. Ce que j'éprouve à la lecture de ces longues compositions qui semblent ouvrir devant M. Jammes une carrière nouvelle, est assez mêlé. Pas mal d'ennui, une certaine irritation, bien du charme. La sincérité morale de l'écrivain est hors de cause sa sincérité littéraire, moins sûre. On dirait qu'il s'est appliqué et comme guindé pour prendre une allure qui n'est pas la sienne, qu'il a donné plus de gravité à son pas, ainsi qu'il sied pour accomplir un acte religieux auquel ne convient pas la vivacité et le laisser-aller de la démarche familière. Seulement
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ce n'est pas ici un acte religieux c'est de la littérature, c'est du roman du roman inspiré sans doute par les données de la religion, mais qui n'en doit pas moins se conformer aux conditions de son genre et remplir le cadre que l'auteur lui-même a posé. H pouvait écrire un traité mystique, un livre d'oraison où il eût décrit la sainteté et la perfection chrétiennes en elles-mêmes et dans leurs conditions générales. Il a voulu écrire une œuvre d'imagination, une fiction poétique, une « histoire », peindre des individus et les montrer en action. Il fallait que tout cela fût vivant et eût du mouvement. Il fallait que la sainteté, puisqu'elle jouait ici le grand rôle, nous apparût plutôt comme une cause d'exaltation et de relief que comme une cause de décoloration et d'affadissement de la personnalité naturelle. Mais M. Jammes n'a guère fait de progrès dans l'art de comprendre, d'évoquer et de décrire les esprits. Nous disions à propos d'un autre ouvrage, qu'il avait rempli le vide de la psychologie avec les fleurs de sa poésie. Disons que dans ces ouvrages, il l'a rempli avec des fleurs de dévotion. Je suis bien loin de le prendre dans un sens péjoratif. Parmi ces fleurs, il en est beaucoup de fraîches et de charmantes et qui sentent toujours le poète créateur. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y en a trop. Trop de fleurs est un défaut. Trop d'anges aussi.
Ce que j'appellerai les à-côté profanes de la narration mystique n'est pas en général très heureux. Les scènes familières sont traitées d'une main lourde. La bonhomie détendue, le tact léger et rapide qu'elles demandent ne furent jamais le fait de M. Jammes. Il lui faut un peu de caricature pour rendre de la
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verve à son pinceau non pas d'ailleurs de la caricature édifiante, genre déplorable où nous le voyons faire ici quelques incursions malheureuses. Dans le Curé <f0~efo/ il y a des essais de comique qui échouent lamentablement dans le comique de séminaire. Ils ne font plaisir à personne, ni à ceux qui sentent ces choses avec le goût littéraire, ni à ceux qui n'apportent pas à leurs lectures la même susceptibilité et à qui la présence d'un certain langage de piété tient lieu de tout dans un livre. Ces derniers, comblés d'aise par tout ce que l'auteur sait dire de pieux, s'étonnent et se scandalisent volontiers de le voir représenter les pèlerins de Lourdes en train de prendre un repas de saucisson dans le train. C'est une plainte que j'ai entendue à Orthès.
Cependant ces romans sont sauvés de la disgrâce par la large carrière que l'instinct du poète y a ménagée à l'épanchement de sa veine la plus heureuse, à cette poésie de la nature qui est bien ce que nous préférons en lui et qui apparaît ici, sous des teintes moins vives qu'ailleurs, mais. aussi sous des aspects plus lucides et comme épurés. La sensation y a moins de vibration et d'originale acuité mais c'est peutêtre par cette modération même qu'elle éveille dans l'imagination de l'écrivain des analogies morales qui se mêlent à la peinture des choses et des paysages, sans la refroidir. Lisez, au début du Curé d'Ozeron la phrase, incomparablement gracieuse, sur les fontaines et les mystérieuses modulations de leur résonnance musicale selon les heures du jour et de la nuit. Plus loin, une autre phrase sur les hirondelles. Il n'y a que Francis J&mmes pour en écrire de semblables. Il vaut certes la peine de parcourir le paysage un peu
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languissant de ses romans pieux à la recherche de ces beautés qui apparaissent quand on ne les attendait pas, tels de grands oiseaux qui se lèvent sous les pas du voyageur et embellissent un instant l'espace de leur envolée.
Mais à ces romans inégaux comme je préfère une petite composition en prose, du même temps, si je ne me trompe, postérieure tout au moins à la conversion et qui a pour titre L'Auberge sur la route 1 C'est, dans une note pénétrée et tempérée et sanstrace de préoccupations d'apostolat, du Jammes le meilleur, un court chef-d'œuvre, moins éclatant que le Roman du Lièvre, mais un chef-d'œuvre. Moins pure et mêlée de cette sensibilité apprêtée que je n'aime pas, l'Auberge des Douleurs contient bien des pages du même rang, dont le poète peut savoir combien une m'émeut dans mes plus pieux et tendres souvenirs d'orthésien.
n faut louer le poète d'avoir entrepris ses Géorgiques chrétiennes, quand même le résultat serait jugé inférieur au dessein. C'est l'honneur d'un artiste que d'entretenir par son exemple la tradition de ces grandes compositions poétiques à l'éclosion desquelles époque fut rarement aussi peu favorable que la nôtre. Pour le fond de cet ouvrage, j'{ i déjà fait mes réserves en disant que l'h6rizon poétique de M. Jammes est loin d'avoir l'ampleur évoquée par le nom et le sujet d'un tel poème. De plus, ne suiBsait-il pas, pour que ces Géorgiques fussent chrétiennes, que la vie naturelle dès laboureurs de M. Jammes se
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déroulât sous l'égide des mc~urs et des institutions tutélaires du christianisme qui apuraient pu être évoquées en quelques épisodes solennels ? Cela n'eût-il même pas été plus religieux d'expression que cette espèce de couleur dévote répandue partout ? '1
Pour ce qui est de la forme, je ne trouve pas très heureuse cette adoption d'un alexandrin quasiclassique avec rimes qui me paraît avoir été conseillée à M. Jammes par de froides considérations de convenance morale plutôt que par une réelle transformation de son tempérament poétique. Combien js préfère les assonances du Deuil des Pftm~nes et des Clairières sous le ciel et leur alexandrin libre, fragile mais frémissant et vibrant. Les vexs réguliers de M. Jammes boîtent plus que ses vers irréguliers. On ne le sent pas l'homme de l'instrument dont il se sert ici et on a l'impression d'une contrainte quile fait souvent (ce qui auparavant ne lui arrivait guère), écrire assez mal. En outre, ces vers sont distribués en distiques coupés comme des devises. Une phrase par astique. Cela d'un bout à l'autre..Comment rendre dans ce mouvement unique et d'une artiScieue monotonie la variété d'objets et de mouvements ~pt'un tableau général de la vie et .des travaux de la campagne doit dérouler sous nos yeux ? Il sied d'ailleurs d'être réservé~ dans les reproches que l'on adresse à M. Jammes, som le rapport du métier poétique. Au total, malgré bien .des néglig'mces et des improvisations, il l'a pratiqué Attentivement. Cet excellent prosateur n'est pas un artiste embarrassé. Il débuta par des hexamètres d'une très bonne coupe pamasienne. S'il évolua bien vite
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vers le vers libre, modérément libre, ce ne fut pas par le fait d'une impuissance, du moins d'une impuissance dans le métier lui-même. Et j'insiste sur ce point, parce qu'il a une signification générale dans l'histoire de la poésie française des quarante. dernières années.
La faveur du vers libre auprès de la génération poétique de 1880-1890 s'explique par des raisons de très inégale valeur. La pire consista dans l'attrait naturellement exercé par la facilité, le moindre effort, l'anarchie sur des incapacités désireuses de se produire celles-ci croyaient trouver dans l'abracadabra d'une poésie sans règle le moyen d'une haute originalité à bon compte et y trouvaient effectivement celui d'effarer les snobs sans avoir rien dans le cœur ni dans la tête. Ce qui multiplia l'action de ce bas attrait, te fut la place que des métèques de tout poil commençaient à tenir déjà dans la vie intellectuelle de Paris, place à laquelle ils n'auraient pu raisonnablement prétendre qu'à la condition de s'être, comme Jean Moréas, francisés par la culture et par le goût. Mais il s'agit ici de métèques demeurés tels par l'esprit et je dis que ceux d'entr'eux qu'un certain prurit de vocation littéraire incitait à l'exploitation esthétique de la capitale française, s'applaudirent d'une réforme qui avait pour effet d'embrouiller la démarcation, jadis si nette, entre une composition poétique, digne de ce nom et un chaos de diction et de pensée recouvert du prétexte de poésie elle leur ouvrait la carrière de poètes français. L'influence de ces deux détestables mobiles sur l'évolution du vers libre est ce qui l'a conduit aux excès grotesques, aux effronteries hideuses où présentement il se meurt, incapable de
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s'attirer d'autre grâce que les subsides de quelquesnouveaux riches abrutis.
Au milieu de ces barbares nationaux et internationaux, d'autres, purs artistes et vrais Français ceuxci, cherchaient dans un sentiment désintéressé et délicat, l'émancipation poétique. Un juste instinct les guidait l'instinct de l'accord entre le fond et la forme. ils percevaient la disproportion, la dissonance qui s'étaient créées entre les vieilles formes du vers illustrées par Ronsard, Malherbe, Corneille, Racine, Lamartine et Victor Hugo, par La Fontaine, Voltaire, Musset, et la qualité compliquée et subtile des inspirations lyriques dont leur génération était capable. Ils sentaient que la musique qui était en eux ne pouvait se jouer sur ces trop sonores instruments ceux-ci l'eussent écrasée et elle ne les aurait pas remplis. Elle était trop nuancée. Disons aussi qu'elle était trop mince, qu'elle manquait un peu de corps et de souffle. L'étonnante habileté de facture des meilleurs poètes parnassiens n'avait pas empêché le vers classique de devenir entre leurs mains bien rigide et lourd, parce qu'ils le maniaient sans les dispositions de l'âme dont ce vers avait été l'expression et comme le jaillissement naturel et qui seules pouvaient lui communiquer la vie et le feu. Rien de semblable, rien d'égal au sublime de Corneille, à la forte gravité de Malherbe, à la flamme de jeunesse de. Racine, à la contemplation insouciante et ravie de La Fontaine, au bon sens de Voltaire, endiablé comme une folie, à la mélancolie passionnée et agitée des grands romauUques, n'habitait plus l'âme des poètes de 1860 et de 1880, fille d'un siècle triste, opprimé en tous sens par des tâches écrasantes. Les
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sources d'enthousiasme où s'étaient successivement abreuvés ces grands aînés et qui, chez les classiques, s'accordaient harmonieusement avec la force et la lumière de la raison, avec la pleine dignité des têtes pensantes, ces sources étaient taries et condamnées peut-être à le demeurer jusqu'à ce que survint un de ces renouvellements de l'histoire qui déterminent, avec le renouvellement des sentiments et des idées, celui de le littérature. Mais il restait d'autres sources. Autour de ce grand fond d'idées et de sentiments humains, exploité et fertilisé par trois siècles de poésie française, il restait des sources latérales, excentriques, pour ainsi dire, de poésie plus petite, mais sincère encore, de sensibilité singulière et un peu déviée, mais curieuse, de rêverie ironique, de capricieuse humeur sources chantantes, elles aussi, ou, du moins marmurantes et qui demandaient que leur fût façonné un instrument de résonnance à leur proportion. ~e fut la raison des essais légitimes de vers libre. libre, mais non anarchique, mais rythme avec tact, dans lesquels se sont illustrés Verlaine,Laforgue, le premier Moréas, le premier Régnier. C'est de- ce point de vue qu'il faut apprécier le vers libre (considéré, on l'entend bien, chez les poètes de talent, non chez les barbouilleurs) et l'on en juge mal quand on s'enfonce pédantesquement le nez dans de pures questions de métrique, qui existent certes, mais non pas indépendamment de la question d'inspiration et d'esprit. C'est de ce point de vue qu'il faut comprendre et apprécier la direction pnse de bonne heure par Francis Jammcs vers ce qa'on pourrait appeler la droite des écoles vers-libristes. Dans l'ensemble, pour juger son œuvre en toute
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sûreté il faudrait la rattacher plus complètement que je n'ai pu le faire aux influences de l'époque où elle est éclose. Ce dont je crois me rendre compte, c'est que ces influences, contre lesquelles la nature du poète n'était pas assez défendue, sont responsables d'une erreur qui affecte .la première période de sa production poétique et qui consiste à croire que la poésie, l'art se créent avec la matière de la sensation, de l'impression et de l'émotion individuelles toutes pures, sans concours de l'idée générale et du lieu commun. Non seulement Francis Jammes a cru et professé cela mais il n'a eu que dérision (amusante et spirituelle dérision parfois) pour ceux qui lui soutenaient le contraire. n ne paraît pas avoir vu que.la banalité n'est pas dans la généralité, mais dans l'esprit banal qui se la représente et l'exprime sans la repenser et sans la revivre. TI ne paraît pas avoir vu que la véritable force poétique se manifeste dans la personnalité et la splendeur qu'un poète inspiré, supérieur au troupeau des humains, mais non pas singulier parmi eux, restitue au lieu commun. A défaut de cette considération élevée, un artiste qui, comme lui, s'est montré capable d'écrire quelques compositions en prose tout à fait achevées, ne doit-il pas reconnaître et toucher du doigt qu'un discours poétique, dont les détails d'imagination ne sont pas référés à un thème général, n'a ni articulations, ni vertèbres et laisse une impression de vacillation et de fragilité ? 2
Cette impression, ses poèmes nous !a lassent à des degrés divers que j'ai essayé de saisir. Ceux qui se rapportent à la campagne ont plus d'air, plus d'espace je dirai d'un mot, dont il se moque quelque part,
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plus d' « objectivité » (il raille ses amis qui lui conseillent de « s'objectiver ») et, partant, plus de tenue. Pour ses poèmes fantaisistes et élégiaques, on dirait un sol jonché de jolies pierres et de fleurs, mais qui tremble un peu sous le pas on craint qu'il ne se disjoigne, on est inquiet. Mais quelles pierres jolies et quelles fleurs nouvelles 1 Une certaine réserve fondamentale faite (la même à peu près qui s'appliquerait, dans l'ordre musical, à la musique de Debussy), comment ne pas reconnaître que dans ce domaine de la pure sensation poétique, nous n'avons pas vu depuis vingt-cinq ans (et pourtant Dieu sait si ce genre de la sensation sans idée a fleuri 1) une originalité, un charme égal au sien, aussi piquant et savoureux, aussi aigu ? On ne dira jamais de ce qu'écrit M. Jammes que c'est la nature qui parle ou, que
C'est Vénus tout entière d sa proie attachée, ou autres expressions semblables. Mais on dira toujours « C'est du Jammes s, comme on dit « C'est du Debussy a.
Quant aux voies nouvelles que la foi religieuse a ouvertes à l'inspiration de M. Jammes, je dirai que jusqu'ici l'application qu'il a faite de la piété à la littérature d'imagination a été trop rapide, trop simpliste et pour ainsi dire, trop Crue. Le don de la grâce ne porte pas nécessairement avec lui une inspiration littéraire correspondante. Mais il peut progressivement l'éveiller par l'intermédiaire de la nature qui attend son heure et ne souffre pas violence. De récents Sonnets à là Vierge contiennent de vrais
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beaux vers et sont bien plus nuancés de sentiment que les Géorgiques chrétiennes.
A supposer d'ailleurs que cette rénovation commencée ne vînt pas à maturité, ne s'épanouit pas en une abondance de fruits naturels, la part de M. Jammes resterait encore bien précieuse. Sa carrière s'est poursuivie dans un temps assez stérile pour la poésie française. Au milieu de cette infécondité ont subsisté de rares fontaines d'eau vive. L'une, et non la moindre, portera, dans l'histoire de notre littérature, le nom du poète des Elégies et de Jean de Noarrieu.
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CHARLES PÉGUY
Le plus ancien écrit de Péguy doit être UN'artide donné dans la JRe<?Me socM~s/e du 15 avril 1897 sous le pseudonyme de Pierre Deloire. L'auteur, âgé de vingt-cinq ans, y dessinait un plan de cité socialiste et humanitaire, curieusement semblable aux conceptions utopiques affichées par les bolchevistes russes, avant que le succès même de leurs entreprises de subversion n'eût fait de ceux-ci des dictateurs. C'était là, à l'époque, une sorte de littérature assez innocente. Les articles qui ont immédiatement suivi et que nous trouvons dans la Revue blanche de 1898 et 1899 sont d'un ton bien autre. Le constructeur de société idéale s'y révèle un polémiste mordant et acharné. L'affaire Dreyfus a surgi. Péguy s'est jeté dans la lutte. Les vieilles passions publiques dans lesquelles le parti dreyfusard chercha ou trouva des auxiliaires de sa cause se sont emparées de lui et l'ont excité au plus haut point. D tape sur les Jésuites, sur l'Eglise, sur l'armée. D est pour 1% libre-pensée militante, la révolu
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tion sociale, la suppression des militaires de métier et l'institution des milices. C'est un terrible partisan. H n'admet avec l'adversaire aucun point d'entente. M. Lavisse ayant écrit, dans un dessein de « réconciliation x, que les traditions vénérées par le prêtre et par le soldat font partie du patrimoine moral de tous les Français, quelques opinions qu'ils professent aujourd'hui, parce que tous descendent d'ancêtres dont l'âme a, durant de ~ngs siècles, vécu de ces sentiments, Péguy rabroue sans merci le réconciliateur. Il déclare ne vénérer rien du tout et ne connaître ses aïeux que comme des misérables <f vivant dans des sensations étrangement et profondément apparentées aux sensations des bêtes royales traquées et pourchassées dans les grandes chasses a.
Douze ans plus tard environ, nous retrouvons Charles Péguy catholique, patriote fervent, animé d'une piété lyrique et religieuse envers toutes les traditions chrétiennes et nationales, des plus humbles aux plus élevées, partisan d'une République conservatrice, dirigée par des hommes d'ordre et qui ferait taire la critique des monarchistes en ajoutant à ses vertus républicaines les fortes qualités de la monarchie.
Péguy a donc, en ses seize années de vie littéraire, parcouru sur la route des idées une longue étape. Une grande partie de son œuvre, on pourrait même dire toute son œuvre, a pour objet de nous la faire suivre. C'est~ce qui, en toute hypothèse, assure à cette œuvre un'grand intérêt intérêt historique, si -les influences qui ont tour à tour entraîné Péguy dans ces directions diverses et contradictoires ont eu un caractère général et touché de la même façon beau-
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coup de jeunes hommes de la génération à laquelle il appartenait intérêt psychologique et dramatique, dans la mesure où Péguy a été un type d'exception, n'allant qu'en son sens, ne faisant qu'à sa tête, et seul à vibrer à sa manière, au choc des événements et des impressions de la vie publique contemporaine. En réalité, ces deux genres d'intérêt ont leur part dans la curiosité profonde que la figure de Péguy nous inspire. Ils se mêlent dans l'image que nous retenons de lui. Ils se mêlent, sur plus d'un point, si subtilement que nous avons peine à les distinguer l'un de l'autre et que la lecture de ses innombrables pages d'autobiographie passionnée réclame, sous ce rapport, un degré particulier d'attention. D'un côté, l'histoire de Péguy tient par mille liens à l'histoire générale d'une époque de l'âme française d'un autre côté, elle est l'histoire d'un individu très particulier de nature, caractérisé par d'extrêmes singularités de formation et de développement, et dont on s'étonne qu'il ait pu participer à ce point aux mouvements de l'esprit public, tant ces singularités semblaient le prédestiner à I& solitude morale. Comme cet individu a porté en tout ce qu'il a pensé, fait ou entrepris, beaucoup d'ardeur et de lièvre, comme tette époque est l'une des plus critiques que la vie nationale ait depuis longtemps traversées, la matière est pathétique. Une étude de Péguy nous met en présence de deux drames différents et enchevêtrés le drame des périls et de Fhéroïsme français, le drame de Péguy.
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Charles Péguy est né dans la banlieue d'(Méans en janvier 1873. N'ayant pas connu son père, mort avant sa naissance, il a été élevé par sa grand'mère qui ne savait pas lire et par sa mère qui vivait du métier de rempailleuse de chaises et de la location des chaises à Féguse Saint-Aignan d'Orléans, n a passé par Fécole primaire, puis par une école professionnelle qui l'eût conduit à quelque état d'ouvrier urbain, si un brave homme d'instituteur ne l'eût a rattrappé par la peau du cou » en le signalant aux autorités comme sujet d'étite et en obtenant pour lui une bourse d'enseignement classique au lycée, à l'âge de quatorze ans. Bien qu'obligé de doubler les étapes (puisqu'il entrait au lycée à l'âge de quatorze ans) le tardif humaniste remporte des succès tels qu'une seconde bourse lui est accordée au collège SainteBarbe, pour y suivre les cours de préparation à l'Ecole Normale. Instruit aux frais de l'Etat, il devient universitaire, comme, instruit aux frais de l'Eglise, il
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PÉGUY « SOCIALISTE a
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serait devenu clerc. Il est reçu à l'Ecole Normale an concours de l'année 1894.
Jusqu'ici, la vie du jeune Péguy s'est déroulée uniment comme celle d'un petit boursier bien ï'égulier et bien sage qui promet toute satisfaction pour l'avenir. Mais c'est ici qu'elle commence de s'ouvrir aux agitations et de montrer une assez forte tendance à briser les cadres. Ou plutôt, eUe avait commencé déjà, et la liberté relative de l'Ecole Normale va seulement accentuer le mouvement qui l'aninie. Estce que, à Sainte-Barbe, l'élève Péguy ne s'était pas mis en tête le socialisme, la propagande socialiste 1 Dans les cours de récréation, on le voyait aller et venir, faisant appel au porte-monnaie de ses camarades, en faveur des ouvriers grévistes, dont la cause se confondait invariablement à ses yeux avec celle de la justice. n y avait toujours quelque grève dont il était féru et pour laquelle il quêtait ainsi des subsides. À l'Ecole, les préoccupations de cet ordre le passionnent au point de le rendre fort impatient du cours commun des études et de faire de lui, en même temps qu'une très intéressante personnalité de prosélyte, le plus capricieux des Normaliens. Résultat à prévoir il est refusé au concours de l'agrégation qui termine, comme on sait, la troisième et dernière année d'Ecole. C'est une calamité sérieuse. Un Normalien sans l'agrégation, c'est, au point de vue de la carrière universitaire, un. fruit sec. Pour t'éparer ce malheur, Péguy reçoit une bourse d'étudiant à la Sorbonne, et, là-dessus, 3 se marie. Sa femme lui apporte une dot modeste, mais suffisante en ce tempslà pour lester, de sécurité ua petit ménage laborieux qaaï-ants mille francs. Mais la sccantc est bien ce
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qui touche notre apôtre En présence de ce capital, il voit grand et il l'engage avec enthousiasme dans une entreprise de librairie, que dis-je, de librairie « socialiste s.
On devine ce qu'il advient de cet argent dont Péguy ne reverra jamais la couleur, et naturellement, il n'est plus question d'être agrégé. Le fils de la pauvre chaisière de Saint-Aignan semble mettre de l'empressement à ruiner tour à tour les conditions d'établissement social qui s'offrent à lui et lui permettraient de *se frayer en liberté un chemin dans la vie. Cependant une brillante occasion de fortune va se présenter avec l'affaire Dreyfus. Péguy, par ses fureurs et son talent de polémiste, son zèle et son éloquence de recruteur, son courage de manifestant et de jeune chef de bande, rend au parti dreyfusard des services signalés dont les hommes de son âge ont gardé le vif souvenir. Sans doute va-t-il recueillir le légitime fruit moral de ses combats, et, lorsque ce parti aura gagné la victoire, y trouver les amitiés, les solidarités, l'encadrement, faute desquels un écrivain, un orateur, un homme d'action comme lui demeure sans communication avec le public, sans sphère d'influence et condamné à parler dans le désert. Hélas à peine le dryfusisme a-t-il paru en passe de vaincre que Péguy a commencé de rompre ses liens avec lui, murmurant (ce qu'il criera bientôt) qu'il n'en est plus. Il ne désavoue pas les mobiles qui l'ont engagé à cette cause, toujours pure et sacrée à ses yeux il reproche aux chefs et aux guides qui en ont pris le sort en mains de l'avoir dégradée en la solidarisant avec mille intérêts inférieurs qui leur sont devenus plus chers qu'elle-même il se plaint
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que ce qui a réellement triomphé soit misérablement au-dessous de ce pour quoi il croyait combattre et a combattu. Tel un croisé qui se retirerait de la guerre sainte, parce qu'elle aurait dégénéré en quelque petite expédition de pillage, et que le but sublime, oublié par les généraux, n'èn serait demeuré présent qu'à son cœur et à celui de quelques humbles-soldats ignorés. Péguy se sépare de ses patrons d'un jour, plein de trouble irritation et d'amertume au sujet de ce qu'ils ont fait ensemble, et le voici seul, sans attaches, obligé de se créer, à l'aide de quelles chétives ressources, un organe à lui, s'il veut se tenir en contact avec les dreyfusards pauvres, obscurs et intègres, restés ndèles au vrai génie de l'entreprise et à son idéalisme initial.
C'est ainsi qu'il présente les choses. La version de ses anciens amis est, on le devine, bien différente. Péguy, disent-ils, nature ardente, douée brillamment, mais anarchique, impulsive, orgueilleuse, solitaire, démesurément confiante en elle-même et en elle seule, incapable de s'assujettir à aucune règle de coopération et d'action, jugeant âprement les résultats réels et mélangés de l'effort des autres, du haut d'un prétendu idéal qui n'est que l'alibi superbe sous lequel se dissimulent son inadaptation et son impuissance. Les esprits qui, de son vivant, répandaient de lui ce portrait nous feraient observer que le tour pris par la croisade qu'il a insultée en la quittant ne doit pas être apprécié uniquement à son point de vue. M. Langiqis, de la Sorbonne, dans un article fort méchant et parmi beaucoup d'autres traits qui ne sont pas tous d'aussi bonne guerre, compare, la conduite de Péguy dans « l'affaire à celle d'un chrétien primitif qui, voyant
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l'Eglise s'organiser et se répandre dans le monde, en aurait conclu quela vraie religion devrait s'être foncièrement corrompue pour réussir ainsi parmi les hommes. Il évoque un Péguy vaticinant dans la solitude, vêtu d'une robe de poil de chameau et proclamant la décadence de la foi, à partir du moment où elle a connu, après beaucoup d'épreuves, quelque prospérité. Péguy serait plus épris d'un avortement auquel il préside que d'une croissance à laquelle il a simplement collaboré.
Nous n'avons garde de souscrire à ce jugement deux fois suspect, en ce sens que ceux qui nous le proposent ne sont pas seulement à l'égard de Péguy, des amis retournés et irrités, mais qu'ils sont les guides, les maîtres, les inspirateurs, les aînés & qui il avait commencé par faire confiance et, dont il en était venu à mépriser les commandements et les leçons. A ce titre, leur ressentiment est double et l'aigreur du magistère simé s'y joint à celle de la personne blessée. Pourtant, nous ne refuserons pas non plus d'examiner leur sentence} car l'inimitié est clairvoyante, surtout entre mandarins, et elle peut nous fournir ici plus d'un élément de la vérité que nous cherchons. Suivons de plus près cette histoire qui nous montre du moins jusqu'à présent un Péguy que les extrêmes dimcultés de sa position.« temporeue ne font pas hésiter à couper tous les ponts derrière lui.
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Ces idées on ces sentiments « socialistes n en qui Péguy avait mis ses premières complaisances juvéniles, il importe d'en comprendre la qualité toute désintéressée et généreuse. Tels âpres mobiles, qui eussent été assez -naturels de la part d'un homme de son extraction, l'esprit de plainte et de revendication personnelle d'un bachelier pauvre contre l'ordre de la société, n'y ont eu aucune part. Quels qu'aient été les défauts et les excès de son caractère, Péguy s'est toujours montré supérieur à l'envie, comme à tout ce qui sept la petitesse et la médiocrité de l'âme. Ce socialisme de collège, ce « socialisme jeune homme a comme il l'a un jour appelé, participe plus de la ferveur d'unpremier communiant un peu illuminé que de la fièvre ulcérée d'un Jules Vallés. Nature essentiellement religieuse, ayant perdu de bonne heure la foi dans laquelle il avait été pieusement élevé, Péguy a trouvé dans le socialisme de ses dixa
LES INFLUENCES A L'APOSTOLAT DES a ÏNTELLECTUELS B
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huit ans une forme rationaliste de la charité chrétienne, et, pour ainsi dire, une manière laïque d'être de la société de Saint-Vincent de Paul.
Cependant la sensibilité de Péguy n'eût pas pris nécessairement cette orientation et on l'imagine se passionnant avec la même générosité pour autre chose, si une influence du dehors, conforme d'ailleurs à sa pente naturelle, ne l'eût sollicité de ce côté-là. En ces années, dans les jeunes générations de la Sorbonne et de l'Ecole Normale, dans certains milieux littéraires proches de l'Université, l'idée se répandait que le premier devoir de l'élite qui avait reçu la haute culture de l'esprit, était de consacrer ses soins directs à l'amélioration morale des masses ouvrières et aux progrès de la justice sociale. On disait, la formule, employée tout d'abord sérieusement, fut ensuite tournée en ridicule et utilisée par la satire que les privilégiés de l'intelligence et du savoir devaient a aller au peuple s. C'est la thèse que soute.: nait M. Paul Desjardins dans un petit livre intitulé le Deooir présent, qui attira grandement l'attention. C'est le dessein dans lequel il fondait son Union pour FAc~fon morale où des professeurs, des littérateurs, des artistes devaient se grouper pour travailler à la réforme morale de la société par la réforme de l'individu. Péguy a été, je crois, en assez grand contact avec M. Desjardins mais l'oeuvre et l'entreprise de ce dernier ne faisaient que manifester sous une forme particulière, dont la ressemblance avec les sociétés de moralisation anglo-saxonnes parut étrange et fit un peu rire, peut-être injustement, un état d'esprit dont on trouverait bien des signes et des vestiges dans la littérature de ce temps-là et dont la jeu-
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nesse de Péguy a été enveloppée et circonvenue. Que cet état d'esprit méritât la louange toujours due à ce qui laisse paraître de bonnes intentions, je le veux bien. On n'en saurait louer de même les applications et les effets, qui furent et ne pouvaient manquer d'être troubles. De quelle façon entendait-on que des hommes, professionnellement voués à la pratique des lettres et des beaux-arts, dussent s'occuper des ouvriers ? Etait-ce en aidant au relèvement de leurs gains, à l'amélioration de leurs conditions de travail, d'hygiène, de logement et de vie de famille, à la réalisation de toutes les réformes économiques supposées capables d'établir de justes rapports entre le prolétariat et la société moderne ? Sans doute, tout bon citoyen, tout homme de cœur doit désirer de tels résultats et il y peut même virtuellement collaborer en participant à un certain esprit général de cordialité et de justice, faute duquel ils ne sauraient être obtenus, ni même poursuivis mais c'est une autre affaire que d'y travailler activement, d'en rechercher et d'en instituer les moyens. Et si des littérateurs et des artistes ont assez peu de bon sens et de fermeté de tête pour se mêler d'une tâche aussi éloignée de leur formation et de leurs habitudes, on les verra plus vraisemblablement en compromettre la saine réussite par des manifestations idéologiques ou sentimentales sans mesure et sans responsabilité, qu'apporter un utile et substantiel concours à ceux de la compétence desquels cette tâche parait dépendre conseils législatifs de la nation, administra- -« teurs professionnels, groupements corporatifs des salariés et des patrons d'industrie. Les événements ont prouvé combien ce socialisme oratoire et litté-
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raire peut se montrer perturbateur sans aider au ) progrès.
C'est sous une forme un peu différente que se manifestait dans le milieu de l'Union pour f~e~fon morale, le souci du bien à faire au peuple. Ici on envisageait surtout ce bien du côté intellectuel et moral et on. se flattait d'y travailler utilement en initiant des auditoires ouvriers aux beautés des grandes spéculatiens philosophiques et aux chefs-d'œuvre des littératures, principalement étrangères. Les jeunes gens de l'Ecole Normale et de la Sorbonne étaient conviés à parcourir les faubourgs et la banlieue, à l'exemple de MM. Paul Desjardins et Gabriel SéaiIIes, en y donnant des conférences sur Ruskin, Ibsen, Tolstoï, Wagner, Bume-Jones, Robert Browning, Pascal ou Spinoza (je cite des sujets qui furent réellement traités). L'esprit de cette tentative se résumait dans l'épigraphe d'une conférence sur Spinoza faite par M. Gabriel SéaiIIes aux menuisiers du faubourg SaintAntoine Op~una minimis. Ce qu'il y a de meilleur pour les plus petits. Encore cette sentence n'exprimait-elle qu'un aspect de la vérité. Si les ouvriers étaient les plus petits, ils étaient aussi les plus grands. Ces hommes de plume et de pensée allaient chercher auprès d'eux une sorte de régénération et de salut de l'âme. Voilà ce qu'on appelait a aller au peuple a. Voilà ce qu'on appelait encore de a l'action s. Il fallait cultiver l'action et c'est ainsi qu'on la cultivait. Parmi toutes les conséquences qu'a pu avoir ce mouvement, antérieur de quelques années à l'affaire Dreyfus et qui allait se poursuivre, se développer au milieu des agitations de cette affaire, en y prenant un caractère âpre, et militant qu'il n'avait pas eu. jus-
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que-là, une seule nous intéresse, parce qu'elle éclaire les origines de Péguy. Je veux parler de l'effet de ces entreprises de démophilie si étrangement conçue sur ceux-là mêmes qui s'y livraient, sur cette élite consacrée aux soins de la culture supérieure de l'esprit et qui se donnait ou recevait pour mission de mettre une part de son activité au service des intérêts matériels ou spirituels des travailleurs manuels, tendancieusement désignés sous ce nom le peuple. N'hésitons pas à dire que cet effet a principalement consisté en un tort profond infligé aux intérêts, à la dignité, à la pureté, à la conservation de la culture supérieure elle-même et qu'il n'en pouvait, encore une fois, être autrement. Persuader à de jeunes Normaliens, à de jeunes humanistes, historiens, archéo<logues ou philologues, qu'ils se donnassent un genre d'utilité sociale auquel les études de leur profession ne les préparaient aucunement et qui demandait des qualités d'un ordre beaucoup moins fin, cela ne revenait-il pas à leur dire que cette profession, ces études ne constituaient plus par elles-mêmes un service suffisant rendu à la société, et à leur inspirer pour elles la défaveur qui s'attache à la survivance des aristocraties devenues stériles ? Comment le zèle de leur préparation intellectuelle n'en eût-il pas été ralenti ou désorienté ? Comment une jeunesse ambitieuse ou généreuse se fût-elle attachée de. tout le feu de son esprit, de.toute la fofce de sa volonté, à une formation dont le prix, éclatant aux yeux de la société et de la civilisation d'autrefois, s'enveloppaitd'une ombre crépusculaire et passàit pour ne pouvoir plus fournir au sein de la société moderne, l'objet d'une vie d'homme assez utilement vécue ? Le métier
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de conserver, de transmettre et de polir l'héritage des connaissances humaines, de travailler aux progrès de l'esprit humain, est un métier auquel on ne se donne pas à demi. Une certaine perfection du savoir, de la pensée et du goût est y nécessaire et cette per-. fection ne s'entretient que par un labeur qui prend et qui charme l'homme tout entier. Engagée dans cette voie de prosélytisme social, la future élite universitaire risquait d'y perdre jusqu'au sens de ces nécessaires vertus professionnelles et le moment viendrait où, en lui rappelant que le maintien des règles d'une pensée ordonnée et exacte est l'office qu'on attend d'elle et son propre honneur, on serait exposé à n'en être plus compris, et parfois même à s'en faire honnir. Ne s'agissait-il pas plutôt d'improviser des idées capables de se faire un sort d'un jour dans le tumulte des querelles politiques et des conflits sociaux ? Ne s'agissait-il pas de gâter suffisamment les plus délicates acquisitions de l'esprit pour les mettre au niveau, je ne dirai pas de la foule populaire, saine d'ellemême et indifférente aux prêcheurs, mais des éléments vaniteux, agités, peu équilibrés de cette foule ? La mission de l' « intellectuel a dans la société apparaissant sous ce jour, les longs et lents apprentissages, les savantes initiations n'y servaient plus de rien et n'y apportaient même qu'un embarras. Nul besoin qu'il s'attardât aux études 1 La vie » était là qui l'appelait. Il n'y avait qu'à.se lancer.
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Tandis que les préoccupations et les ardeurs de ce genre détournaient en. fait des études de leur état les jeunes gens du milieu et de la génération de Péguy, ils subissaient l'influence d'un autre courant d'idées singulièrement propres à leur inspirer à l'égard de ces études un dédain formel, et à discréditer à leurs yeux la discipline intellectuelle de leurs devanciers. Cette influence. était en soi-même indépendante de celle qui les poussait aux apostolats socialistes et elle pouvait pénétrer aussi bien dans des esprits animés d'autres tendances politiques ou suivant d'autres directions morales et religieuses. Dans tous les cas, elle portait avec elle une certaine dépréciation des délicats et sévères travaux par lesquels s'acquiert une éducation supérieure de l'esprit et elle tendait à les faire apparaître sous un jour moins favorable que celui dont les traditions de l'humanisme français les avaient auréolés jusque-là. C'est la leçon qu'allait
III
LES INFLUENCES B LE PROCÈS DE L'INTELLIGENCE.
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en tirer Péguy et c'est ainsi que la négligence scolaire que ses précoces fièvres de militant ne l'inclinaient que trop à pratiquer, s'en trouva justifiée comme par principe.
La première forme sous laquelle se manifestèrent ou s'insinuèrent les idées auxquelles je fais allusion, ce fut la vive réaction qui se produisit contre l'autorité d'Ernest Renan, à peine venait-il d'achever ses jours dans un éclat de célébrité européenne qui ne se laissait comparer qu'à la gloire de Voltaire. Renan n'avait guère été attaqué jusqu'alors que par les catholiques, au point de vue particulier du dogme de la divinité de Jésus-Christ, fondement de la Foi. Ces attaques nouvelles lui vinrent de tous les côtés et elles se plaçaient à un point de vue très général. On vit s'élever contre lui un grand procès de tendance, visant non telle ou telle de ses doctrines, .mais la commune inspiration, la tendance dominante de son œuvre entière et ayant pour but de faire répudier indistinctement aux nouvelles générations la totalité de son enseignement et de son héritage. Ce procès ne nous intéressera ici que comme signe de l'état d'esprit qui s'y exprimait, non par lui-même et son objet propre. Néanmoins, il nous faut le suivre et le discuter un instant dans ses considérations et ses nuances, à'seule fin de pénétrer jusqu'à cet etat d'esprit dont Péguy a été, de très bonne heure, imprégné. Ce qu'on reprochait à Renan, c'était son attitude de détachement universel c'était qu'ayant consacré ses efforts à étudier l'humanité dans toutes ses manifestations morales, il eût pris à son égard'la position d'un pur contemplateur, dédaigneusement étrangcf au fond et à la vio même do ce qu'il contemple, et ne
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se proposant d'autre satisfaction, d'autre résultat que d'en divertir son intelligence et d'en rendre le spectacle avec art. On flétrissait cette disposition supposée du nom insidieux de <t dilettantisme s qui signinait une espèce de sybaritisme de la pensée. Le dilettante était celui qui faisait de l'exercice de sa pensée un simple instrument de récréation et de plaisir pour soi-même, et, des plaisirs personnels de sa pensée, le dernier mot de tout. Renan ne s'était-il pas franchement dévoilé sous cet aspect, et n'avait-il pas confessé le mobile épicurien de ses travaux, quand, dans la préface de l'Antechrist, il avait laissé échapper cette conQdence célèbre « Dans mon cabinet de travail, j'ai trop joui ? a M. Séailles ne lui pardonnait point d'avoir écrit cela, ou plutôt de l'avoir éprouvé. Il y voyait un scandale moral, un grand péché contre la démocratie laborieuse. C'était aussi, à quelques nuances près, l'avis de M. Raoul Allier, professeur de théologie protestante, celui de M. Blondel, auteur d'une thèse fameuse sur l'Action, dont les premières pages tracent de Renan, sans le nommer, un portrait artificieux, échauffé et tendu. C'était l'avis de Challemel-Lacour, pour qui Renan n'avait jamais été qu'un « amuseur ». Ce sera plus tard celui de M. Ferdinand Brunetière et do M. Hippolyte Parigot dans son livre sur Renan ou l'égoïsme intellectuel. Un tel grief étonne, il semble tout factice. Il nous faudrait, je ne dis pas pour y souscrire, mais pour lui trouver seulement un peu de vraisemblance, de consistance et de corps, admettre de véritables mythes psychologiques, de véritables impossibilités morales. il nous faudrait concevoir qu'un esprit qui no croit & rien, si ce n'est & son propre amusement, ait cherché
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celui-ci dans la monumentale entreprise de composer quarante volumes portant le perpétuel témoignage du plus vaste et du plus consciencieux labeur d'érudit, d'un soin merveilleux d'artiste, d'un jugement élaboré et profond de moraliste et de politique. Si d'autres savent imaginer cela, je m'y confesse impuissant. Je ne me figure pas quelqu'un qui ferait l'escalade du Mont-Blanc sans autre but que de se faciliter la digestion. L'idée ne me viendrait pas d'inscrire parmi les sens que le dictionnaire donne au mot <t dilet- tante a et qui caractérisent en général un esprit distingué et agréablement curieux, sans persévérance et sans nerf, le sens que voici a homme qui emploie son existence aux grands travaux de l'histoire et de la critique ». TI m'apparaît, au contraire, qu'un tel programme de vie, quand on l'applique avec l'ardeur, la puissance et l'obstination qu'y a mises l'auteur des Origines du Christianisme, demande ce qui ne saurait être le fait d'une âme voluptueuse et indiNérente une foi profonde à la valeur de l'esprit humain et à la vertu de la vérité. Certes, de vifs plaisirs, d'exquises joies, de vrais éclairs d'ivresse viennent récompenser l'esprit qui, au terme du long' cheminement de ses recherches savantes, voit poindre une lumière, s'offrir à lui une vérité neuve. Mais de quelles rudes peines ces brefs et magnifiques moments ne sont-ils pas payés Quand les sombres censeurs de Renan se voilaient la face à l'aveu des délices qu'il disait avoir goûtées dans l'étude, ils reconnaissaient mal la discrétion exquise avec laquelle il laissait dans l'ombre les tribulations qui en avaient été le' prix et que tant d'autres eussent mises en avant. Que ne leur ~tait-il arrivé à eux-mêmes de
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découvrir quelque vérité 1 Cette expérience les eût rendus moins austères et ils n'auraient pas eu besoin que les travaux de l'esprit se présentassent sous un voile de pénitence pour leur croire une intention élevée. Par quelle optique de myope, ou de presbyte plutôt, M. Séailles, qui ne peut lire, à coup sûr, le Félix qui pofuS de Virgile, sans y saluer l'immortelle expression d'un sentiment qui honore entre tous la nature humaine, le sentiment du bonheur de connaître et de comprendre, avait-il la conscience offusquée quand c'est Renan qui exprime ce même sentiment en toute simplicité et, pour ainsi dire, de source ? 2
D était vraiment trop commode de relever dans une œuvre comme celle-là une inimité de traits et maximes qui, séparés de tout ce qui leur sert de correctif, semblent bien contenir cette leçon d'apathie générale, de transcendante indolence, de découragement distingué qu'on lui reprochait de répandre. Renan a dit sur la position de l'homme dans l'univers, sur la prodigieuse part d'incohérence et de déraison qui se fait sentir dans les arrangements et la destinée de l'humanité, tout ce qui peut servir d'argument aux thèses du pessimisme et du fatalisme. Mais quel écrivain a jamais pensé avec un peu de force et d'étendue sans en dire et en voir autant ? Et pourquoi ce même fond d'observations désolantes, qu'on rapporte, quand c'est un Montaigne, un Pascal, un Bossuet, un Voltaire qui nous le proposent, au noble besoin d'éclairer le genre humain sur les terribles diSicultés de la route qu'il poursuit, devait-il être interprété, de la part de leur moderne successeur quant à la grandeur de l'esprit, comme une invitation
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délétère à s'asseoir ou à se coucher au bord du chemin pour regarder, avec un désintéressement ironique, les passants en proie à l'éternelle illusion ? Il avait professé l'agnosticisme métaphysique (ce qui n'est pas tout à fait sûr, ou demanderait, en tout cas, à être très nuancé). Mais l'agnosticisme métaphysique, fausse doctrine, peut-être, en lui-même et sur son propre terrain, est vieux comme le monde et n'avait jamais été représenté par ses adversaires comme ayant pour conséquence la philosophie des mains aux poches en ce qui concerne la conduite des choses humaines. De grands capitaines, de grands hommes d'audace, d'invention et d'autorité en ont fait profession. Pour les hommes de spéculation et de cabinet, s'il en est un à qui les maux publics aient jamais inspiré de fortes méditations pour y chercher un remède, c'est Renan, le Renan. d'après la guerre. Enfin, il y avait parmi ceux qui lui faisaient ces reproches, des agnostiques avoués, mêlés à des librespenseurs de diverses nuances, à des catholiques, à des protestants. De quelque façon qu'on la prenne, cette accusation de dilettantisme apparaît purement inintelligible et légendaire.
Elle était inintelligible dans son application. J'ai hâte d'ajouter qu'elle ne l'était pas dans son inspiration. « L'action a eômm& ils disaient, était le mot d'ordre de ces anti-renaniens. Ils proclamaient leur soif, leur nostalgie d'action. Jules Lemattre s'en. moquait doucement et les accusait de répéter « Agissons agissons a comme les choristes de théâtre chantent « Marchons D sans bouger de place. Et il est bien vrai que les plans et les objectifs, de cette activité trop annoncée apparaissaient encore assez
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vagues et nébuleux. On les voyait plutôt en quête de ce qu'il fallait faire que bien Sxés à cet égard. Néanmoins, si on considère cette disposition d'esprit, indépendamment du prétexte de blâme qu'ils en tiraient contre un grand écrivain qui n'en pouvait mais, il faut reconnaître qu'elle n'était pas tout à fait vaine et sans raison d'être. En ces années qui vont de 1890 jusqu'à l'affaire Dreyfus, la vie française traversait une période de fléchissement et de langueur. L'élite intellectuelle, dont les impressions constituent toujours, dans un pays comme le nôtre, le plus sûr indice de l'état de la vitalité nationale, souffrait d'une sorte de désarroi. Nul but commun ne la guidait plus. Elle sentait ses énergies se disperser et s'étioler dans je ne sais quelle anarchie d'individualisme. Dans les vingt années précédentes, l'idée de revanche, l'idée, de reconstitution de la patrie mutilée et vaincue avait opéré la synthèse et entretenu la convergence des forces morales de la nation. Mais la revanche n'avait pas eu lieu. Le libre jeu de la civilisation française demeurait paralysé par la demi-tutelle de la force et de l'esprit germaniques qui allaient se montrer de plus en plus opprimants et envahissants. Un régime politique condamné peut-être à une médiocrité fatale par l'écrasant héritage de la défaite, se consumait en chétives querelles intérieures et se montràit incapable d'exercer ce grand appel d'air, cet entramement par en haut, faute duquel l'esprit d'entreprise dans tous les domaines manque d'orientation et d'élan. Les générations d'alors avaient conscience de ce mal (dont je ne prétends pas avoir indiqué toutes les causes, mais seulement toacM la principale) et elles aspiraient à s'en dénvrer; Voilà ce qa'il y
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avait de vrai, de salutaire et de fondé dans le mouvement de réaction que j'analyse. Mais que pouvait-on bien vouloir dire quand on s'en prenait de ce mal, à un grand maître intellectuel qui avait pu, en des temps plus heureux, faire ce qu'on souffrait précisément de ne pas faire, qui avait eu assez de ressort, de santé morale, de confiance en l'avenir pour s'acquitter de sa tâche en enrichissant d'un grand monument le patrimoine de l'esprit français ? 2
Ma réponse sera nette et ferme et je crois que le lecteur l'a par avance saisie ce qui, chez Renan, scandalisait ou offusquait tous ces détracteurs, trop divers d'opinions et d'origines pour se trouver d'accord au sujet des positions particulières qu'il avait pu prendre en matière de religion, de philosophie, de politique et d'histoire, c'était le libre et merveilleux épanouissement d'intelligence, la compréhension si vaste, si étendue, si variée, dont l'ensemble de son œuvre porte les marques. Le dilettantisme n'était pas autre chose qu'un nom péjoratif et diffamatoire donné à ces lumineuses vertus de l'esprit. Tourner .celles-ci en mauvaise part, leur trouver une mauvaise -e source morale, tel était l'esprit nouveau de toute cette critique à laquelle il serait difficile de ne pas reconnaître un certain air d'obscurantisme laïque. On jugeait suspect que Renan eût écrit, sur les hautes et sévères matières de ses travaux historiques, un style délicieux. Mais, par une aberration où se dénote une véritable chute du goût français, on ne voyait pas que ce style n'est délicieux que parce qu'il n'a d'autres artifices que les qualités mêmes de la pensée, d'une pensée limpide, sereine, équilibrée, habile à toujours soumettre' un fond dense et plein à une
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filtration supérieure on ne voyait pas que le rythme incomparable de la prose'renanienne ne tient qu'à une certaine manière excellente de diviser l'idée même et que sa grâce n'est que le vêtement d'une force qui a la politesse de ne pas s'exhiber. Le procès fait à Ernest Renan était un procès fait à l'intelligence en sa personne.
N'oublions pas qu'on se trouvait alors dans ces années où Tolstoï, Ibsen, Bjomson, Emerson, Carlyle et autres Scandinaves ou Anglo-Saxons, obtenaient dans bien des milieux français un degré de succès qui n'eût pas été possible si les qualités intellectuelles, la clarté et la maîtrise de la raison y eussent conservé l'estime primordiale dont elles avaient toujours été l'objet en France. Un goût s'affirmait, dans les ouvrages de Melchior de Vogué notamment, au regard duquel une pensée où ne flotte aucun élément trouble, où ne subsiste rien de forcé et de tendu, passait pour manquer non seulement de profondeur, mais de sérieux et était considérée comme le signe accusateur d'une infertilité poétique de l'âme et même d'une insuffisance de moralité. On prenait en défaveur le procédé analytique, dans lequel l'opération de la pensée ne s'épuise pas sans doute, mais qui constitue la condition la plus nécessaire de sa pureté. On mettait en garde, non contre les erreurs de l'analyse, ce qui se fût parfaitement bien compris, car toute analyse est délicate à conduire, mas l'abus de l'analyse, ce qui n'offrait aucun sens. On prétendait que « l'analyse né peut que détruire », alors qu'elle ne saurait détruire que ce qui mérite d'être détruit, étant mal construit. Comment ne pas reconïlaître là une entreprise contre l'intelligence elle-même ? 2
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Enveloppée ou fuyante tout d'abord, cette entreprise n'allait pas tarder. à se manifester ouvertement et l'intelligence à être nommément prise à partie. On en vint à ériger en principe et en doctrine une prétendue séparation radicale de nature, de destination, d'objet, une prétendue inégalité foncière de dignité entre elle et les autres facultés spirituelles, puissances de sentiment s ou de quelque nom qu'on les appelât. L'intelligence était une faculté froide et sèche, purement calculatrice, adaptée uniquement aux utilités pratiques de l'homme et de la vie sociale et au côté mécanique de la nature, ne saisissant les choses qu'en superficie, incapable de pénétrer en leurfond les manifestations de « la vie profonde a de l'âme, car « la vie seule comprend la vie ». Les esprits de la famille de Renan (on eût pu en dire autant de SainteBeuve) avec leur frivole prétention d'éclairer des pauvres feux de l'intellection rationnelle les créations poétiques, métaphysiques, religieuses, morales de l'humanité, en avaient laissé échapper l'essence sacrée; ils avaient tout desséché, tout décomposé, tout réduit au rang d'un jeu vain et d'un simple spectacle. Ce qu'ils avaient cherché par l'intelligence ne se révélait qu'au génie du cœur, à l'intuition spontanée, à la prise directe des forces immanentes qui bouillonnent dans l'intimité la plus reculée de notre être. C'est dans ces régions qu'on entendait opérer la réconciliation, là fusion de l'action et de la pensée qu'on supposait brouillées très gratuitement. Nous nous sentons impuissants à agir. et nous ne savons dans quel sens agir c'est parce que nous pensons trop. Pensons moins, nous retrouverons la saine énergie et tout se simplifiera. TI était tout de
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même bien paradoxal et bien dangereux de vouloir acheter le réveil et l'essor des énergies morales de l'homme au prix d'une diminution ou d'une perturbation de la plus haute et de la plus sûre d'entre elles l'énergie de l'esprit.
Chacun sait quelle a été, depuis l'époque où je me suis placé et qui remonte à environ vingtcinq ans, la fortune retentissante et confuse de ce genre de. théories. Chacun sait l'appui qu'elles ont cherché et (justement ou non) cru trouver dans ces philosophies diverses et proches parentes qui s'appellentbergsonisme, pragmatisme, volontarisme, doctrine de l'action et doctrine de l'immanence. Je n'ai pas à les suivre ici dans leurs complets développements, ni à relever toutes les formes qu'elles ont revêtues et sous lesquelles elles ont abondamment et mollement occupé, pendant cette période, l'esprit d'une partie de l'élite française. Il me suffira de revenir à ce propos sur une remarque déjà faite et soulignée, qui aide à se rendre compte de la durée et de la profondeur de l'influence qu'elles ont eue sur Péguy. C'est que, ~i l'on observe le destin de ces théories dans l'esprit public, depuis leur apparition jusqu'à nos jours, ~a ne leur trouve de solidarité spéciale ou prédominante avec aucune des opinions, croyances ou passions que l'on voit aux prises dans le champ des luttes politiques ou religieuses. Au contraire, il n'est pas une de ces causes ennemies quine les ait, par l'organe de certains de leurs tenants, invoquées en leur faveur. Nous avons vu des socialistes, <tes démocrates extrêmes, des traditionalistes, des monarchistes, des catholiques et des protestants àSéguer tour à, tour contre les objections faites à leurs thèses, l'incompé-
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tence des considérations rationnelles et le droit pour le sentiment et la volonté de se donner des directions qui non seulement dépassent, mais défient les calculs possibles de l'intelligence. La philosophie qui déprécie l'intelligence n'est pas plus, pour parler ce vulgaire langage, une philosophie de « droite s qu'une philosophie de « gauche ». Et la meilleure preuve en est Péguy, qui a changé à l'extrême d'opinions et, comme on dit au café du Commerce, de « camp a et qui est toujours resté fidèle à cette philosophie. Elle s'associa tout d'abord chez lui aux idées socialistes. Mais elle devait leur survivre dans son esprit.
Avant qu'il l'exposât et l'enseignât pour son compte, ce qui fera la matière d'une certaine partie de son œuvre, il commença par la mettré en pratique, et d'une façon qui montre combien vite et à quel degré il s'était imprégné de l'atmosphère où elle circulait. Il en tira la conclusion extrême que j'ai dite. Il dédaigna de se cultiver, d'exercer son intelligence sérieusement et fortement, de rien apprendre à fond et d'acquérir l'expérience de l'outil professionnel de l'écrivain les idées. Parti qu'il prit avec d'autant plus de promptitude et d'entrain que ce qu'il y avait eu de tardif dans ses études et de hâtif dans ses humanités faisait de 1m,, en dépit de l'admission à Nonsalc,
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un demi-autodidacte, peu capable de concevoir un doute sur la valeur *les mouvements les plus spontanés de son esprit. Qui lui eut dit que bien penser est un art et qu'il faut l'apprendre l'outrait éclater de rire. Plus tard, il fera la théorie de sa pratique et montrera ex professa que rien n'est plus trompeur. Pour le moment, les batailles publiques dont la rumeur assiège la rue d'Ulm lui donnent assez à faire. Il s'agit d'y
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porter la bonne parole, de se livrer d'emblée à l'inspiration, à l'illumination que l'action porte en elle. Les idées, s'il faut des idées, jailliront de là. C'est la bonne source.
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IV
LES INFLUENCES: C: LA PHILOSOPHIE BERGSONIENNE. LE GÉNIE DE PÉGUY.
Faut-il croire que la philosophie bergsonienne ait contribué à précipiter Péguy dans cette voie, ou du moins, à le détourner de toute autre voie plus sûre? De tous les enseignements qu'il a reçus à l'Ecole Normale, celui de M. Bergson est le seul qui 6it eu prise sur lui. Il en a. ressenti une grande séduction et non seulement il n'a pas manqué une occasion de témoigner publiquement à la personne du maître la plus affectueuse fidélité, mais il a également été fidèle à la doctrine, et jusqu'au point de n'en pas vouloir connaître d'autre. A toutes les époques de s~ carrière il s'est déclaré bergsonien. Il a trouvé dans Bergson la philosophie de son catholicisme comme il y avait trouvé celle de son socialisme. Chaque fois qu'il lui est arrivé à propos d'une question ou d'une autre, de récuser, en favenr de l'intuition et du sentiment, la compétence de la raison et de la logique ou d'en signaler l'abus, c'est à l'autorité du bergsonisme qu'il s'est référé.
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L'a-t-il fait à bon droit ? Et l'auteur de l'Evolution cr~ftce se reconnaîtrait-il volontiers dans les interprétations de ce bouillant disciple~ J'ai là-dessus quelque doute et cela pour deux motifs. Le premier, c'est que, pensât-on tout le mal possible de la philosophie de M. Bergson, dont, pour ma part, je ne suis pas un sectateur, tout en y trouvant beaucoup de bon; on ne pourrait nier qu'il l'ait toujours exposée dans un langage remarquablement lucide et qui dénote une habileté singulière, probablement même excessive, dans l'art de tourner et de retourner les idées. Au contraire, Péguy, qui se sert d'une langue excellente et pleine de sève quand il traite certain sujets dont nous aurons à préciser le genre, s'exprime en matière philosophique d'une façon embarrassée et confuse qui dénote la plus complète inexpérience de l'abstraction. J'ai peine à croire qu'une pensée ainsi élaborée et, si j'ose dire, poussée, ait pu être iidèlement rendue dans un mode d'expression aussi défectueux. De plus, et d'une manière générale, il y a lieu de se demander s'il serait juste de mettre au compte do M. Bergson tant d'applications qui ont été faites de sa philosophie à des problèmes de toutes sortes, politiques, religieux, moraux, esthétiques et littéraires, alors que cette philosophie s'est tenue jusqu'à présent sur le terrain de la psychologie et de la méta- physique pure. C'est ce que M. Bergson doit savoir mieux que personne mais il a toujours gardé au milieu des. utilisations multiples et extraordinairement divergentes de sa doctrine, l'attitude du sphinx. Les règles d'une saine critiqua nous conseillent de ne pas le tenir formellement responsable de ce qu'il n'a jamais avoué ni désavoué, et notamment des idée,?
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péguystes qui appartiennent à ce domaine extérieur du bergsonisme appliqué très librement. Le lecteur, ayant parcouru le cycle de la pensée de Péguy, se trouvera seulement en présence de ce fait très caractéristique et dont il pourra à loisir méditer le sens que tout ce que Péguy pense a fait, chez lui, bon ménage avec une indéfectible ferveur pour la pensée bergsonienne dans le plein courant de laquelle il a toujours, à tort ou à raison, été convaincu qu'il se mouvait,
S'il est vrai cependant que Péguy se soit engagé dans 'la carrière des lettres et qu'il s'y soit engagé, non en petit poète lyrique ou en romancier improvisateur, mais en moraliste, en politique, en homme à idées et conducteur d'hommes, avec aussi peu de maturation intellectuelle que nous l'indiquons, comment se fait-il qu'il n'ait point abouti à un prompt, sombre et total échec ? On peut discuter sur la mesure de sa réussite et la portée de son influence. On ne peut nier qu'elles aient été considérables et qu'à défaut d'une pénétration très étendue dans le public, son œuvre ait pris beaucoup d'importance et de signification aux yeux de l'élite et doive fournir à celui qui écrira l'histoire spirituelle de l'époque française où elle a paru, le sujet d'un chapitre qui ne sera certainement pas vide de substance.
Je n'ai montré jusqu'ici qu'un côté des choses. Une certaine préparation manquait à Péguy, et lui manquait cruellement, mais non pas toute préparation, et tant s'en faut 1 A côté de ses dénûments que j'ai essayé d'expliquer, il avait ses richesses qui ne doivent pas être remarquées moins. Ce qui lui a fait défaut, c'est la formation rationnelle qui est le fruit
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d'études philosophiques, historiques, littéraires assez longuement et sérieusement poursuivies, et c'est le sentiment de la valeur, de la nécessité de cette formation pour ce qu'il voulait faire; défaut qui s'est traduit chez ce terrible impatient par beaucoup de faiblesse dans le domaine des idées générales et une singulière incapacité de s'y mouvoir. Mais, en l'absence de cette éducation rationnelle qui n'a pas été départie à ses vingt ans et qu'il a dédaignée toujours, son enfance avait joui d'une éducation morale et religieuse singulièrement fine et l'effet normal d'une telle éducation, ce n'est pas seulement de fixer les mœurs, mais de fournir aussi à la pensée elle-même, quand la pensée est naturellement ouverte, de grandes et d'inappréciables lumières que l'étude des livres et l'exercice méthodique de l'esprit ne remplacent jamais. Péguy est venu au monde dans un milieu très simple et très ignorant, mais certainement exquis par les sentiments et les mœurs. La relation de ses jeunes années nous fait deviner, dans les deux femmes qui l'ont nourri, deux personnes aussi distinguées de cœur qu'illettrées. Une chaisière d'église est une personne d'église et l'on peut dire que Péguy était un peu d'église par sa naissance. n a reçu des soins tout particuliers des prêtres. Et il y a répondu par le zèle d'enfant pieux avec lequel il a appris si consciencieusement le catéchisme, qu'on lui enseignait, que le texte n'en devait plus sortir de sa mémoire et qu'on en retrouve, parait-il, des morceaux entiers dans son poème de Jeanne d'être. Des influences de cette qualité marquent profondément un esprit et le lestent d~une nourriture déjà précieuse. Elles le rendent incapable, quels que puissent être par ailleurs
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ses défauts et quoi qu'il doive advenir de ses croyances mêmes, de verser dans les vulgarités du sentiment et du goût comme dans les grossièretés ou les fadeurs de l'utopie. Elles le préservent par avance, sinon de donner, du moins, de se perdre définitivement dans des aberrations politiques ou morales impliquant une notion absurde et chimérique de la nature humaine. De ce primitif et intime contact avec le trésor d'expérience morale que contient le catholicisme, Péguy a retiré une justesse et comme une aristocratie de sens et d'instinct, qui, jointe à toutes les flammes et à toutes les généreuses impulsions de sa rare nature, à sa sensibilité fiévreusement délicate et violente, à son tempérament frémissant, mais fort, à son humeur tendue et âpre, mais qui a aussi d'étonnantes gaietés et des détentes robustes, à ses dons enfin de mouvement oratoire et poétique, mérite qu'on l'appelle du génie. Génie incomplet, qui ne s'appuie que sur luimême, qui ne tire ses ressources que des mouvements et des réactions de la personnalité. Vrai génie néanmoins, parce que cette personnalité est pétrie des finesses et des sagesses populaires, morales et mystiques de la vieille France et qu'elle n'aura qu'à prendre conscience d'elle-même et de son vrai fond, à répandre au jour le jour dans le cercle de ses amis, de ses abonnés, le flot de ses émotions uniquement inspirées par les maux et les espérances de la patrie, pour constituer, au milieu de la crise si trouble et si déprimante que traversent la civilisation et la société françaises, une source d'assainissement, de régénération, et à, certains égards (sans même parler de sa mort), d'héroïsme public.
Mais il faut la voir à l'oeuvre avec ses faiblesses et
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ses rudesses, comme avec ses puissances, puissances dont je viens seulement d'indiquer le germe, à travers les épreuves confuses et les apprentissages douloureux de cette belle vie.
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LA « MYSTIQUE ET LA POLITIQUE
Après les batailles de plume et de coups de canne livrées par Péguy au service du parti dreyfusard, son premier acte public fut sa rupture avec ce parti. Elle se produisit progressivement et se développa, si je puis dire, par cercles concentriques. Il commença par se brouiller avec le bataillon dé cette armée civile dans les rangs duquel il avait pris part au combat, puis avec des groupes de militants plus étendus, jusqu'à ce qu'enfin, tous les liens étant brisés, il ne trouvât guère plus qu'un seul dreyfusard de bon luimême.
Celui qu'on pourrait appeler le chef de bataillon de Péguy, en cette campagne à l'intérieur, c'était M. Lucien Herr, bibliothécaire de l'Ecole Normale, personnalité fort connue dans les milieux de l'Université, et dont Péguy avait, comme la plupart de ses camarades, subi le vigoureux ascendant, en entrant dans la maison de la rue d'Ulm. L'activité spéciale déployée par M. Herr dans ces luttes semble
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avoir consisté à faire, parmi les jeunes normaliens, des recrues pour le parti socialiste.
On se rappelle les rapports qui s'étaient établis entre le parti dreyfusard et le socialisme. Ce parti, qui n'avait été tout d'abord qu'un parti de bourgeois, se jugeant trop faible pour arriver à ses fins, avait contracté une alliance politique avec le prolétariat socialiste, ou du moins avec ses chefs, bourgeois euxmêmes en général. Il en résulta immédiatement pour le socialisme un surcroît de force dont il voulut profiter pour consolider d'une manière durable sa position entre les partis et se faire plus de place au soleil. Ses dirigeants résolurent de mettre fin à la multiplicité des nombreuses factions et sectes dans lesquelles il se partageait et de les rallier toutes à une doctrine unique, de les fondre, en un seul et massif groupement. Ce fut le « socialisme unifié ». La doctrine du socialisme unifié fut le marxisme dont l'autorité, depuis longtemps en croissance parmi les socialistes européens, était due beaucoup moins à sa valeur intrinsèque qu'au prestige donné par la victoire des armes allemandes et la puissance matérielle de l'Allemagne à tout ce qui était allemand. L'adoption de l'orthodoxie marxiste acheva de ruiner les vieilles écoles du socialisme français et de décourager ce qui leur restait de partisans.
Soutenu par les manifestations publiques et l'appoint électoral du socialisme, le parti dreyfusard l'emporta et occupa ~e pouvoir. Mais les conditions dans lesquelles cette victoire était remportée changeaient pf r elles-mêmes la situation du socialisme et faisaient de lui ce qu'il avait toujours par principe répugné à être un parti gouvernemental, un parti représenté
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dans le gouvernement et jouissant des béné&cea attachés à cette participation. Des lors l'attrait de la justice sociale cessa d'être le seul qui pût y attirer les jeunes bourgeois cultivés. Des inspirations nouvelles, d'une qualité bien différente de l'idéalisme qui animait les socialistes intellectuels de 1890, ceux de l'Union pour foc/Mn morale, plus différente encore de la vocation héroïque qu'il fallait avoir pour se faire socialiste aux temps de Pierre Leroux ou de Proudhon, pouvaient maintenant les pousser de ce côté. Le socialisme devenait une carrière politique, un nouveau débouché, le plus a à gauche », dans la carrière parlementaire. Les grands principes étaient naturellement maintenus et arborés en théorie, il s'agissait d'arriver à la dictature du prolétariat. En fait, et au point de vue des réalités de la politique, le socialisme unifié était le plus a avancé a des partis bourgeois.
Le cœur de M. Herr, homme désintéressé personnellement, alla au socialisme uniné. Il entreprit de lui donner des adeptes parmi les élèves de l'Ecole -et il appliqua à cette tâche les formes du zèle énergique et impératif qui est dans sa nature et dans sa manière. Après le soin de la Bibliothèque, ce fut son principal souci et l'un ne faisait pas tort à l'autre car la table où il siège depuis plus de trente ans, dans l'exercice de ses fonctions, se trouve pla'cée devant un espace que tous les élèves doivent franchir pour regagner !eur pupitre, ce qui permet à M. le Bibliothécaire de leur envoyer au passage, sans presque se déranger de ses 'travaux, la mitraille de la bonne parole. Les vigoureux arguments de M. Herr revenaient généralement à dire que, pamr-o'e pas être socialiste, il faut
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être un imbécile, et cette affirmation trouvait d'autant plus d'accès dans certains esprits qu'elle avait plus de sens encore qu'il ne songeait à lui en donner. Appuyées du ton péremptoire d'un homme qui a tout lu, protégées contre les répliques par le feu roulant des mépris distribués, avec une verdeur d'expression toute militaire, à tout ce qui, dans les lettres' le journalisme, l'Université et les diverses sections de l'Institut, se montrait docile aux vieilles superstitions bourgeoises, les sentences de M. Herr firent sur plusieurs un très grand effet.
De ceux-là, Péguy ne fut point. Quelque prestige qu'eût aux yeux de ce petit paysan débarqué de son village, un maître dont les entretiens lui découvraient nous a-t-il dit, les horizons du Paris politique et littéraire, vu de la rue d'Uhn, il lui demeura rebelle. Il était dreyfusard de toute son âme. Socialiste, il l'était avant l'affaire Dreyfus, avant d'être entré à l'Ecole et, par conséquent, en contact avec M. Herr. Cependant l'unification qui consolidait l'un par l'autre les deux articles de sa foi ne lui dit rien qui vaille. n s'empressa de l'attaquer avec violence par la plume, et tout particulièrement en son incarnation la plus autoritaire et la plus austère M. Jules Guesde et les guesdistes. Colère de M. Herr qui avait quelque responsabilité dans ses campagnes, car il était devenu son associé et son patron dans l'administration de la librairie socialiste que Péguy avait fondée rue Cujas. n ne supporta pas longtemps les incartades de son élève. « Vous rendez impossible ce que nous voulons faire. Avec votre façon de concevoir le socialisme, vous ne pouvez être socialiste que tout seul N'est-ce pas ce que vous voulez ? Au
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fond, vous êtes anarchiste, vous êtes péguyste. En tous cas, vous n'êtes pas des nôtres. »
Ce discours ne manquait pas de logique. Il ne manquait même pas de psychologie. Péguy fut fort embarrassé pour y répondre. Il était un peu comme Ernest Renan, quand l'abbé Gottofrey, déchirant les voiles, lui dit brutalement qu'il n'était plus chrétien. Il était comme un jeune prêtre qui ne se juge en désaccord qu'avec quelques points secondaires de la doctrine et dans la conscience duquel un regard inquisiteur surprend déjà l'ébranlement des croyances fondamentales.
Péguy croyait penser et vouloir ce que pensait et voulait M. Herr, et il se cabrait devant la conclusion pratique que M. Herr en tirait. Il allait mettre du temps à s'apercevoir, à oser voir que le dissentiment portait sur le fond. Son interlocuteur, avec le genre de clairvoyance que donne le fanatisme, l'avait discerné tout de suite. Le long fatras de récits où Péguy a retracé cette brouille et où il mêle chaotiquement les questions d'idées, les questions de personnes et les questions de boutique, m'amuse, je l'avoue, parce que Péguy est un être très vivant. Mais l'impression est parfois pénible. Péguy a créé ses Cahiers de la Quinzaine, dans un douloureux et inquiet partage entre le pressentiment très ardent de sa vocation et de sa voie indépendantes et la ndélité à la cause pour laquelle il vient de lutter. « Je suis avec vous malgré vous, je suis contre vous avec le meilleur de vous», voilà ce qu'il semble dire à son équipe d'hier. Peu à peu, cependant, il voit se dessiner l'opposition qui l'en sépare celle-ci- se présente à lui, non pas dans toute son ampleur, mais sous un angle tout moral
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et extrêmement simple, et comme si elle ne tenait qu'à deux interprétations inconciliables de l'honnêteté professionnelle.
Ce M. Herr, songe-t-il, pourquoi est-il à l'Ecole Normale ? Et pourquoi y a-t-il une Ecole Normale ? 2 Pour donner de bons professeurs apparemment à l'enseignement supérieur, de bons professeurs et de bons éducateurs au secondaire. Quel étrange moyen d'y parvenir que d'exciter ces jeunes gens et d'être excité soi-même comme cela 1 Est-ce que dans le séminaire de la pédagogie ne devrait pas régner un air plus calme ? N'y a-t-il pas un abus de puissance, un grand danger dans cette intervention si personnellement intempérante d'un maître auprès d'une jeunesse qu'il entraîne, qu'il fascine, qu'il méduse ? 2 Le véritable magistère a des procédés plus discrets pour gagner les esprits. Un professeur qui a le respect de ses élèves, s'abstient jalousement d'agir sur eux dans le mode impérieux ou pathétique et de chercher l'emprise de son individualité sur leur jeune individualité peu résistante rien ne l'inquiète plus que ce mode inférieur d'influence, quand, malgré lui, il se surprend à l'exercer il ne laisse passer dans sa leçon que les éléments tamisés, épurés, sereins, de lui-même. Un tel et un tel montrent encore, à l'Ecole, le digne exemple de ces vertus professionnelles. Mais M. Herr et ses pareils (ils sont de plus en plus nombreux) ne soupçonnent pas ce scrupule. Pour eux, enseigner, c'est subjuguer. Ce sont des donneurs de mots d'ordre, des conquérants et des organisateurs de conquête. Leur marxisme à la sombre figure, leur collectivisme à l'usage des intellectuels, non plus que cette sociologie de Durkheim, dont on commence à parler, je
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ne connais pas cela par les livres. Mais je sais (et je crois fort bien que c'est là le principal à savoir) l'extraordinaire arrogance des adeptes, le prodigieux sentiment qu'ils ont de leur supériorité sur le reste de l'humanité pensante, et par conséquent, de leur droit à faire sentir le poids de l'extommunication aux esprits que la communauté professionnelle ou toute autre circonstance met de quelque façon entre leurs mains. D y a dans Isurs théories quelque chose d'admirable pour flatter chez ceux qui les acceptent (il faudrait dire pour quelques-uns de mes bons camarades « qui s'en mettent ») le penchant inné en chacun de nous à constituer des monopoles en sa faveur ou en faveur de sa bande c'est qu'en les acceptant, on se désigne comme un des messagers de la cité future, de la cité rationnelle intemat'onale, et comme Epèdnquement qualifié par là peur donner à la cité présente d'âpres et pédantes leçons. Au fond, est-ce bien à la cité future que va l'amour de Lucien Herr et de ses pareils ? Ne serait-ce pas plutôt à un certain entre-deux qu'ils voudraient faire durer le plus possible, entre ce mythique avènement, décrété par leurs fortes têtes, et la société actuelle, très conventionnellement désignée par eux, conformément aux concepts scolastiques de Karl Marx, du nom de bourgeoise ? Cet état intermédiaire chargé de toutes les inquiétudes et les fièvres qui accompagnent les lentes décompositions, se prêterait à merveille à l'orgueilleuse régence des agrégés de philosophie et de sociologie bon teint. La société bourgeoise et l'esprit national existeraient assez pour fournir un objet à leurs mépris et à leurs brimades, mais n'auraient pas assez de vigueur pour les remettre à leur place. J'ai
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combattu avec ces gens-là pour la justice mais ce n'est point parce que nous l'avons emporté à propos du cas particulier de Dreyfus que la justice cesse d'être mon idéal et que je m'en vais croire qu'il y a grand'chose de fait. Leur idéal à eux, c'est maintenant l'exploitation et la matérialisation de ce succès au profit de .leur propre pouvoir, avec l'aide irrésistible de l'Etat dont ils sont les fonctionnaires. Bs traversent une crise d'impérialisme universitaire. Leurs classes de Normale et de Sorbonne leur servént à forger un outil, un personnel de gouvernement spirituel et politique, agressif, orgueilleux et le plus antipathique du monde.
Quand Péguy en fut venu à juger de la sorte, il apporta dans son vocabulaire un changement qui dénote toutes les dinicultés où se débattait son esprit. Il renonça au mot de « socialisme )) et y substitua le terme de <: révolution sociale Il dit que ce qui l'avait engagé, plein d'enthousiasme, dans l'affaire Dreyfus, c'est qu'il y voyait l'aube de la révolution sociale. Mais cette révolution, il ne la déBnissait pas du tout par un changement économique. Je n'ai trouvé dans toute son œuvre, en dehors du petit plan de reconstruction sociale par lequel il avait débuté et dont il riait, qu'une courte page de considérations économiques vaguement socialistes et tellement dépourvues de précision, de mordant, de conviction, qu'il n'y a pas à en tenir compte. La révolution sociale », telle qu'il l'entendait désormais, c'était une révolution morale, religieuse, mystique, un phénomène de con- version universelle, une élévation subite de toutes les âmes dans les voies de la justice et de la bonté, un revival, comme on dit dans les pays anglo-saxons.
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M. Herr aurait pu justement lui objecter qu'il ne l'avait pas vu si doux rêveur pendant les agitations de l'Affaire, quand Péguy fonçait comme un autre sur l'Etat-Major et sur le P. Dulac. Il aurait pu ajouter que, pour avoir attendu de l'affaire ce miracle régénérateur et y avoir été induit par cette vision, il ne fallait pas avoir beaucoup de jugement. M. Herr aurait eu raison. Et pourtant, Péguy a déjà plus raison que lui. Cette formule de « révolution sociale dépourvue de toute substance solide et, par là même ouverte à toute interprétation généreuse, c'est une branche où il se raccroche, ballotté qu'il est entre sa foi « socialiste a d'hier et l'aspiration désolée à se séparer de ces « intellectuels :) orgueilleux, à retrouver le contact de tous les éléments sains, de tous les vieux et bons éléments de la France. Ce qu'il propose est à peu prés impossible à concevoir. Du moins, tous peuvent l'aimer.
Si je me suis arrêté à la rupture de Péguy avec M. Lucien Herr et le groupe normalien de la Librairie Socialiste, c'est que cet événement a eu, dans sa vie, toutes proportions gardées, toutes différences et inégalités observées, une importance analogue à celle de la rupture avec Saint-SuIpice, dans la vie de Renan. Péguy a brisé les liens, renié les solidarités d'où dépendait sa situation. Il s'est séparé d'un milieu qui constituait sa seule protection sociale. Il s'est, si j'ose dire, désencadré, pour affronter à la fois les risques de la carrière littéraire indépendante et ceux des affaires. Petites affaires, mais deu< fois lourdes et compliquées pour un poète dépourvu de capital 1 Péguy s'est fait son propre éditeur. Dans ce dange-
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reux exode, il a, il est vrai, conservé quelques amis très fidèles, plus intéressés par caractère d'un homme que par ses liens de coterie ou de sacristie ceux-ci ont formé le noyau d'un groupement qui grossira sans rien perdre de sa qualité primitive et qui comptera dans l'histoire des lettres françaises entre 1900 et 1914 le groupement des Cahiers de la Quinzaine. C'est chez eux, chez les plus favorisés de la fortune que Péguy trouvera ses soutiens dans les crises fréquentes où son entreprise commerciale risquera de sombrer.
J'avais un autre motif de creuser un peu cette première expérience de notre héros. Elle nous offre le prototype de celles que la suite lui réservait et qui ont fait plus de bruit. Elle nous aide à les comprendre. Le mécanisme moral de la brouille de Péguy avec M. Herr est le même que celui de ses autres brouilles publiques, notamment de celle, devenue célèbre, avec Jaurès.
.11 avait connu Jaurès pendant l'Affaire, dans un temps où celui-ci, affranchi de la vie parlementaire par son échec aux récentes élections, non asservi à l'unification socialiste, qui n'avait pas encore vu le jour, jouissait à tous égards d'une liberté qu'il allait perdre bientôt et trouvait le loisir de s'abandonner à des conversations platoniciennes avec ses jeunes disciples. Péguy le voyait, il faisait avec lui dans les environs de Paris des promenades dont il nous a laissé une. relation charmante. Jaurès se dépensait cordialement. Il récitait les vers grecs, latins, français dont il avait la mémoire remplie <~ &a déclamation en amplifiait le rythme. Il s'enthousiasmait pour le paysage, quel qu'il fût paysage de nature ou pay<
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sage industriel d'usines et de cheminées. TI l'expliquait, en commentait le sens et les beautés avec son inépuisable verve de demi-poète, demi-orateur. D aimait tout, parce que tout le rendait éloquent et l'inspirait. C'était un Jaurès sincère et au naturel, un Jaurès que je reconnais bien pour l'avoir rencontré moi-même, non en personne, mais dans certaines pages de description morale où s'épanche contemplativement sa libre humeur et qui, sans être de tout premier ordre, nous reposent agréablement de tant d'autres tout échauNées de mauvaise doctrine et de polémique douteuse.
Un jour cependant, au milieu de cet amical commerce, Péguy fut vivement heurté. Il était question de Bergson. Quoique Jaurès eût à peine feuilleté un de ses ouvrages, le sujet ne l'embarrassa point. Il se mit à reconstruire et à exposer la philosophie bergsonienne tout entière d'un seul jet et avec une rapidité étourdissante, treize minutes, à ce que Péguy prétend. Celui-ci, dans sa vénération pour son maître de Normale, n'en fut pas peu scandalisé et il lui sembla que Jaurès venait de franchir le point à partir duquel il fallait se méfier de son trop fertile esprit. L'observation est très exacte, quoique de pure intuition. Si mauvais philosophe que fût et dût toujours demeurer Péguy, il discernait que ce qu'il y avait de mauvais chez son compagnon, si séduisant comme causeur généreux, grand lettré, homme d'impressions et homme de cœur, c'était le philosophe. L'extrême facilité avec laquelle il le voyait mettre sur pied, séance tenante, un syatètue Je métaphysique, l'alarmait. Avec Un peu d'analyse, il en eût entrevu le secret il eût compris que si Jaurès n'avait
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aucune peine, s'il ne lui fallait guère que le temps matériel de parler et d'écrire, pour édifier, non seulement des systèmes de métaphysique, mais dés théories de grande envergure et spécieuses sur des questions de toutes sortes, les plus étendues, les plus complexes, les plus techniques, les plus étrangères à ses premières études, c'est qu'il procédait à la façon d'un architecte qui, afin de manier plus aisément et plus vite ses matériaux, commencerait p~r les vider d'une part de leur substance résistante. Les faits, les réalités, les données rationnelles ou expérimentales sur lesquelles il spéculait et qu'il enveloppait dans ses vues-systématiques, il était loin de les recevoir dans leur rigueur et leur plénitude. Par une opération préalable et instinctive, il les allégeait d'une part de leur contenu, il en amollissait, en délayait, en troublait la notion, non pas au point qu'elles en devinssent grossièrement méconnaissables, assez pour les rendre malléables aux combinaisons de l'imagination inspirée par la passion ou le sentiment et dirigée par la rhétorique. Les constructions qu'il élevait de la sorte réalisaient quelque chose d'intermédiaire entre le fabuleux dont elles n'avaient pas la fantaisie et la liberté et le rationnel dont elles n'avaient pas la solidité. Leur ampleur, leur nombre, témoignaient d'un tempérament puissant, d'une espèce de souffle inlassable, en même temps que la caducité de leur base et la lâcheté de leur contexture, accusaient une intelligence aussi rapide et souple que molle et sans mordant quant à l'appréhension du réel et de ses rapports. Jaurès, philosophe, historien, théoricien social, économique et militaire, ressemblait à ces artistes toulousains, capables de couvrir sans arrêt
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des kilomètres de toile ou de muraille avec des figures et des décors qui, au premier coup d'œil, font un effet trompeur de faste et de brillant, mais où rien n'est réellement dessiné ni placé, où rien n'a vraiment de fermeté ni de contour. J'ai toujours été surpris qu'il n'ait pas apporté au public le plan synthétique de l'Etat socialiste, dont M. Clémenceau lui avait, au cours d'un débat parlementaire fameux en son temps, malignement arraché la promesse. Pour Jaurès, cela représentait à peine trois journées de travail, une fresque de plus. Cette fois, il se méfia de l'effet produit. L'entreprise était trop monumentale. En un sens, rien n'était plus éloigné de son idéalisme sentimental d'homme de 1848 que la philosophie marxiste qui ramène toutes les questions humaines à la question économique, à la question du ventre, comme on l'a dit. Mais, d'autre part, la doctrine le séduisait par son côté massif. Cet entassement d'histoire universelle, de statistique et de prophétisme, tout farci d'érudition déformée, ne lui semblait pas une matière trop lourde pour l'animer de son éloquence quasicicéronienne, réchauffer de ses grandes et grosses images, l'entraîner dans le torrent de son panthéisme conciliateur.
Ces dons de rhéteur imaginatif aident à comprendre ce qui serait fait pour étonner, pour scandaliser, dans la direction politique suivie par Jaurès depuis 1902. L'homme du Parlement qui agitait les idées en apparence les plus généreuses et qui avait coutume d'élever le débat jusqu'aux hautes perspectives de l'histoire universelle, s'est soumis, dans sa conduite publique, à la discipline étouffante et au dogmatisme sectaire du socialisme unifié.; ce lyrique a soutenu de toutes
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ses forces la politique ou plutôt l'aventure néoradicale du Ministère Combes, aventure à laquelle est resté le nom de « régime abject que lui décerna un autre radical, M. Millerand, et dont la qualité, le niveau se révèlent suffisamment au fait qu'elle a sombré dans une affaire comme celle des fiches de délation ce prophète a cherché la garantie de la paix européenne dans l'effacement et le renoncement de la France et dans un système d'abandons et de capitulations au jour le jour devant l'arrogance et les prétentions allemandes. Mais Jaurès voyait les choses sous un autre jour que nous. Les créations grandiloquentes de son verbe enveloppaient ses actions d'un mirage transfigurateur. Elles évoquaient par delà celles-ci, un but dont la grandeur mystique relevait, à ses yeux, la petitesse humiliante des moyens employés pour le réaliser, moyens qu'il ne cessait pas d'illustrer de son verbe sonore, avec l'épanouissement d'un jeune maître de conférences, tout enivré de faire sa première leçon. Sa docilité retentissante, mais plutôt craintive, à l'égard des rudes et funèbres pions de l'école uninée; la basse inspiration de la politique intérieure à laquelle il prêtait les mains, tout en se les en lavant, l'aide morale que ses propos apportaient à l'Allemagne, tâtant et harcelant, afin de l'accroître, notre faiblesse présumée; tout cela pouvait paraître désolant, gros de calamités et de gâchis à un esprit qui en jugeait avec la simple raison naturelle et sans les lumières de l'instinct prophétique. Pour Jaurès, tout cela rapprochait le monde du terme messianique, du suprême résultat de l'histoire tout cela préparait en douceur l'effondrement de la société bourgeoise et dés Etats natio-
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naux, le triomphe de l' Internationale ouvrière, inspirée d'un esprit religieux nouveau, dont la source, depuis longtemps bouillonnante chez les penseurs allemands, de Luther à Fichte, avait acquis une bien autre puissance de diffusion depuis qu'il la mêlait aux flots bruyants de la Garonne toulousaine. Les socialistes allemands allaient en être les premiers soulevés et, s'il fallait nous Mre tout petits devant le casque à pointe, ce n'était que pour leur laisser la tranquillité et le temps de préparer chez eux la révolution internationaliste dont ils couvaient le dessein avec une pensée de tendresse spéciale à l'adresse du prolétariat français. Jaurès marchait dans un rêve mais la hauteur de ce rêve devait être tout illusoire et tenir surtout dans les mots, puisqu'il y pouvait marcher en pataugeant dans les réalités les plus fâcheuses, avec des semelles de plomb. Résumer la politique de Jaurès, postérieure à l'anaire Dreyfus, c'est résumer la substance des accusations qui remplissent les pamphlets dont l'accablera Péguy. Mais nous avons anticipé sur l'ordre des temps et il nous faut revenir à la naissance de cette brouille, que la politique de Jaurès aggravera et rendra irréparable, mais dont elle n'a pas été la raison déterminante. Péguy n'a pas attendu le développement de cette politique pour se séparer du grand homme. Il l'à sentie venir et cela lui a sum. Il a rompu avec Jaurès à cause d'un soupçon d'ordre très général conçu contre sa personnalité morale plutôt qu'en vertu de griefs positifs et acquis. H a rompu le jour où il a vu Jaurès~ se lier par les plus étroits engagements de parti en devenant directeur de l'Humante, ll lui a paru que pour un homme
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tel que Jaurès avait été jusque-là à ses yeux juvéniles, ayant pour vraie vocation de dire à ses contemporains le vrai et le juste sur les affaires publiques, librement, sans compromissions, en toute pureté de conscience, le fait de subordonner sa pensée aux volontés, aux intérêts, aux ambitions électorales et autres d'un parti dont il n'était pas le maître et par lequel il était plutôt maîtrisé, ce fait constituait une déchéance, un consentement anticipé à la mauvaise foi quotidienne, l'asservissante acceptation des plus troubles responsabilités. Après que cette pensée eut commencé d'attrister leurs rapports, ceux-ci durèrent peu. Péguy nous a peint, dans une page qui n'est pas sans poésie, leur dernière rencontre, leur dernière poignée de main, quand Jaurès le quitta dans la rue pour prendre un fiacre qui allait le conduire à ses affaires directoriales. Péguy le vit partir comme on verrait s'éloigner vers Sodome une vierge pure ou un enfant de chœur se perdre dans les mauvais lieux. Bientôt il allait songer qu'il y a des .vierges qui ont la vocation de ne plus l'être, et des enfants de chœur qui ont de la voix pour tous les cantiques. Sa réprobation dégénéra en mépris furieux quand il eut l'impression qu'à mesure que Jaurès s'enfonçait dans ses lourdes servitudes, il devenait plus béat de vision et plus fastueux de verbe.
Représentons-nous la douloureuse faiblesse de la position de Péguy en ces crises de son existence. Cette position est très faible, parce qu'elle est très fausse. La foi qui lui a été commune avec Herr et Jaurès, l'idée de mettre en question toutes les institutions de la société et de la patrie à propos de l'affaire Dreyfus, ou, pour parler un langage charlatanesque,
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à la Jaurès, l'idée de donner à une revendication de justice individuelle l'ampleur d'une revendication de justice sociale, voilà ce qu'il a interprété à sa façon, mais n'a pas encore répudié formellement. Jaurès donc, qui veut agir avec puissance au service de cette cause, dans des conditions, pourrait-il dire, nécessairement imparfaites et mêlées comme sont toujours les conditions de l'action humaine, mais, qui, la bonté de la cause étant admise, valent beaucoup mieux que rien, Jaurès a complètement barre sur cet ami mécontent, aigri peut-être, dont les plaintes vont, au fond, à lui reprocher d'avoir su mettre sur pied un grand instrument de lutte et de conquête. En réalité et dans le for intérieur, la foi de Péguy que nous avons trouvée si inquiète déjà, si soupçonneuse et mêlée d'hérésie dans ses hostiles colloques avec M. Herr, est maintenant en.ruines. L'entreprise où il s'est jeté passionnément s'est gâtée à ses yeux elle lui apparaît sous de mauvais aspects qu'il se fait un âpre et insultant plaisir de creuser. Il éprouve ce grand malaise moral que connurent, dans la victoire même de leur parti, maints dreyfusards d'élite, à qui un doute ne venait pas d'ailleurs au sujet du cas judiciaire qui avait été le point de départ de cette immense agitation, et pour lesquels M. Dam~ Halévy a porté un témoignage pathétique et lucide en sa belle Histoire de ~Ho~re ans. L'idée de la patrie avec les fols ou méchants contempteurs de laquelle il a fallu, hélas 1 s'associer, faire bande, dont il a fallu laisser le doux éclat s'obscurcir dans sa propre pensée afin de créer le tumulte public capable d'imposer la revision et l'annulation du procès Dreyfus, cette idée le ressaisit et le hante par mille prises
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obscures. Ah 1 si c'était d'elle qu'il parlait à Jaurès, s'il lui disait qu'il ne s'agit pas de faire du dreyfusisme une écluse ouverte qui laissera passer sur la France le flot délétère et mortel de l'internationalisme, mais de réconcilier le dreyfusisme honnête avec l'âme blessée de la France, sans doute un tel langage seraitil tenu en pure perte, car ce criard est sourd, du moins l'attitude de Péguy dans leurs derniers entretiens serait-elle franche et forte. Mais cela, Péguy ne se le dit pas encore clairement à lui-même il a de trop loin à revenir. Cruellement déçu de sa foi d'hier, il ne s'est pas rallié à la foi nouvelle autour de laquelle se resserreront les énergies de son âme. Il est divisé, déchiré, et par là même, il est annulé. Comme il aurait besoin d'un temps de méditation, de retraite, où il trouverait, à défaut d'un équilibre qui ne semble pas fait pour lui, un objet nouveau et mieux choisi de ses ardeurs militantes H en sortirait un nouvel homme. Hélas 1 ni la retraite, ni la méditation ne seront jamais son lot la nature et le destin l'ont marqué de ceux dont la vie doit toujours aller un train d'enfer. Il y a les Cahiers de la quinzaine à faire marcher et à fournir de copie. TI y a surtout l'orgueil de Péguy, ce grand orgueil dont on aura pu sentir circuler l'inspiration dans le cours de son existence et de ses idées généreuses, tel qu'il s'est déroulé jusqu'à présent, et grâce auquel les graves difficultés que son état d'esprit devrait lui créer dans l'accomplissement de sa mission, n'affaiblissent pas, chez lui, le sentiment de sa puissance et de son autorité pour la remplir. Il se trouve dans une sorte d'impasse intellectuelle ét morale. Il s'en fera un mérite. Il imaginera des raisons pour tirer gloire de son embarras il en
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construira l'apologie. C'est de là qu'est sortie sa fameuse théorie de « la Mystique et de «la Politique )' à qui la débilité de certaines têtes, la distraction de certaines autres ont fait une espèce de sort parmi les doctrines contemporaines, comme si elle était -le fruit de la réflexion méthodique, alors qu'elle n'offre qu'un expédient improvisé où éclate l'inhabileté de Péguy à former correctement la moindre idée générale.
Cette théorie est très incommode à exposer, parce qu'elle généralise un fait, qui n'est pas précisément imaginaire, mais que l'imagination de Péguy déforme au point de le rendre quasi fabuleux. Ce qu'il appelle « la Mystique o serait le sentiment qui s'attache à une cause révolutionnaire à son début, quand elle a encore contre elle tout le poids de l'ordre établi et qu'elle ne vit que du dévouement et de la foi de quelques cœurs désintéressés. Dans cette phase initiale, virginale, elle est encore parfaitement pure, elle possède une sorte de valeur infinie, bien supérieure à la valeur intrinsèque des plans de réforme apportés par ses défenseurs ainsi qu'à celle des motifs par lesquels ils les justifient. Extrême est le dédain de Péguy, tant pour le but et l'objet concret d'une entreprise politique, religieuse ou, comme on dit, sociale, que pour les arguments dont ses promoteurs se servent pour la prouver légitime ou salutaire. Cela ne l'intéresse point. Maurras a des raisons merveilleuses en faveur de & Monarchie un autre en aura à l'avantage de la République. Les unes et les autres se valent. Ce qui compte, c'est qu'il y ait des gens prêts à se faire tuer pour la République, prêts à se faire tuer pour le roi. On croit que la critique des philosophes et des
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savants incrédules a fait tort à la foi catholique. Quelle erreur 1 c'est l'ardeur religieuse qui a défailli au cœur de l'Eglise elle-même. Que cette ardeur se ranime et Voltaire, Renan seront comme s'ils n'avaient pas existé les dimcultés que l'intelligence des modernes trouve dans le dogme s'évanouiront par enchantement, n'ayant jamais eu l'importance qu'on leur prête. Pour Péguy, démontrer une doctrine, c'est la faire tomber dans le domaine vulgaire, c'est ouvrir autour d'elle des voies d'un accès plat et banal par où trop d'esprits y pourront entrer. Y étant entrés, ils la modèleront à leur image, ils l'abaisseront à leur niveau. Ils la rendront capable de réussir, et c'est tout dire 1 Les chances de succès étaient faibles, tant que ce succès était désiré au nom d'un idéal débordant toute définition et toute limite elles deviennent grandes, dès qu'il est poursuivi sous l'inspiration des intérêts d'un groupe, pour lequel cet idéal n'est plus qu'un prétexte, et qui vise à la victoire afin de l'exploiter à son profit et de fonder sur elle sa domination. Quand une cause militante en arrive à ce point, elle est devenue une affaire politique. La Mystique qui l'avait fait naître a dégénéré en Politique. Péguy a vu cela dans l'évolution du dreyfusisme et il s'excite la tête à ce sujet jusqu'à se convaincre qu'il a saisi dans cette expérience le phénomène le plus général et comme la loi dominante de l'histoire de l'humanité. Tout ce qui s'est établi, s'est organisé, a régné parmi les hommes, en fait d'institutions politiques, religieuses, morales ou littéraires, a commencé dans l'élan sublime de la Mystique et a fini dans les combinaisons de la Politique. On retrouve là un souvenir manifeste du
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fameux ~on vital de la métaphysique bergsonienne, acte primitif par lequel toutes choses se créent et dont les jets, d'abord bouillonnants, se ngent bientôt, se posent et se durcissent en une matière refroidie qui s'offre à l'analyse de l'intelligence car l'intelligence, comme on le sait, n'a de compétence et de pénétration qu'à l'égard de ce qui est inerte ou demi-mort. J'ai dit pourquoi je laisserais M. Bergson hors de cause. Quant à la propre théorie de Péguy, ce qu'elle peut renfermer de juste me parait lapidairement exprimé dans la célèbre légende de Forain à propos de la République « Ah 1 comme elle était belle sous l'Empire a Toute la philosophie du sujet tient dans ces mots, infiniment plus riches de sens et de bon sens que tout l'embrouillamini péguyste. Péguy ne veut, dans une entreprise de révolution, ou de demirévolution politique, tenir compte que de la qualité morale de ceux qui la fomentent, du degré d'abnégation dont ils sont .capables. Il écarte le jugement de la raison et du sens pratique sur la valeur de l'objet qu'elle se propose. Or, rien n'est plus nécessaire qu'un tel jugement pour nous éclairer sur cette question même de moralité. Il y a, comme on dit, des honnêtes gens partout. Mais il s'en trouvera plus dans un parti réfléchi dont les idées et visées généreuses n'ont pas été conçues au mépris des possibilités humaines et de la nature des choses, que dans un parti dont la générosité d'intention ne prend corps que sous les formes de l'excès, 'de l'utopie et de la chimère. Celui-ci pourra inspirer à des esprits faux où trop jeunes des dévouements très honorables, de grands sacrifices il attirera sûrement à lui la déplorable cohorte des agités, des déséquilibrés, des
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inquiets, des inadaptés, des instables et des pêcheurs en eau trouble, ~ous amateurs de l'aventure, quelle qu'elle soit, et de la subversion pour la subversion. Au contraire, une entreprise qui ne promet pas l'impossible aura beau comporter des risques, elle exercera sur cette clientèle dangereuse beaucoup moins d'attrait. Supposons le succès venu. n pourra sans doute avoir quelque chose de corrupteur pour la meilleure et la plus juste des causes, en ce sens qu'il lui conciliera des zélateurs de la dernière heure dont les mobiles n'auront rien de commun avec ceux qui hantent habituellement l'âme des héros du moins, la conformité de ce que préconisent les promoteurs de cette cause avec l'intérêt général et le bien public, constituera-t-il pour eux le plus fort préservatif contre la tentation d'abuser de la victoire à leur profit personnel. En outre, ils ne sauraient faire durer ce qu'ils auront fait réussir, s'ils perdaient tout à fait, en réussissant, l'ardeur noble et désintéressée qui leur fit commencer la lutte car, quoi qu'en dise Péguy et pour parler son jargon, une « politique a établie, qui se dépouillerait de toute « mystique n et ne représenterait plus qu'une combinaison glacée d'intérêts et de pur empirisme, serait aussi sûrement condamnée à périr qu'un arbre dépourvu de sève. Ceux que le succès menacera de corrompre complètement, ce seront les annonciateurs de l'irréalisable. Ne pouvant exécuter les prophéties au nom desqueues ils menaient la bataille, ils ne trouveront d'autre usage à faire du pouvoir qu'ils auront acquis que de se nantir eux-mêmes et leurs créatures, ce qui montrera une fois de. plus la pente fatale qui mène, je ne dirai pas. de la mystique à la politique,, mais du. fana-
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tisme à l'intrigue et du charlatanisme à la gabegie. Alors les belles âmes qui s'étaient mêlées à leurs troupes, ne reconnaissant pas dans cette curée le labarum supra-terrestre qui les guidait, auront lieu de méditer amèrement à ce qui leur arrive et de découvrir les inconvénients de l'idéalisme. Au fond, c'est l'attitude où nous surprenons Péguy, en dépit des inventions confuses auxquelles il se livre pour avoir raison quand même. Libérée des nuages qui l'obscurcissent et ramenée à son interprétation véritable, sa théorie juge tout ce qu'il y eut d'anarchique absurdité à chercher une prétendue régénération sociale dans l'ébranlement systématique des institutions qui avaient eu momentanément à souffrir de l'affaire Dreyfus. Mais tandis qu'il se débat de la sorte dans l'écume de cette grande commotion, tandis qu'il exalte cette « Mystique vouée au sort le plus noble, qui est d'être éternellement vaincue, on le voit ouvrir sa pensée à une influence meilleure. Il témoigne de l'amitié à des hommes publics qui représentent le propre contraire de cette exaltation et de cet échauffement morbide, à des hommes honnêtes, patriotes, pondérés, positifs, que les progrès de leur jugement et le développement de leurs responsabilités ont conduits jusqu'à une position étrangère à tous les partis, à toutes les sectes, et d'où ils embrassent toutes les données de l'intérêt national, tel qu'il se présente à l'heure où ils ont à agir. Ainsi un Millerand. Bientôt il va faire un progrès de plus et se rallier exclusivement à la seule cause dont le service, nécessairement pur, ne comporte aucune équivoque de sens et ne réserve & ceux qui s'y seront donnés aucune désillusion morale, quoi qu'il arrive le service de la France.
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VI
LA CAMPAGNE CONTRE LA SORBONNE
Parmi les milieux français où s'est fait sentir l'influence de la « révolution dreyfusienne », comme a dit et fort bien dit (car ce fut une révolution au petit pied), M. Georges Sorel, nul n'en a été aussi profondément et durablement touché que le milieu universitaire. La Sorbonne, l'Ecole Normale, les bureaux de l'Instruction publique furent gagnés par un esprit nouveau, qui s'y. heurta certes contre bien des résistances intérieures, mais y conquit assez de pouvoir pour modifier à son image tout ce qui prend sa source à ces centres d'autorité spirituelle et temporelle doctrines et méthodes de l'enseignement à ses divers degrés, institutions des études et des examens, travaux savants des professeurs et des candidats au doctorat, choix du personnel, du moins pour les fonctions directrices. En dehors de l'Université, ce changement suscita des résistances encore plus vives, parce qu'elles étaient plus libres. Et la thèse commune aux écrivains qui y prirent part fut que les réformes
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ou les prétendues réformes recommandées par la Sorbonne ne touchaient pas seulement à des détails de pédagogie, bons à discuter entre professionnels, mais qu'elles portaient sur les principes naturels et généraux, sur le? méthodes nécessaires et fondamentales de l'éducation des esprits et qu'elles avaient pour tendance ou devaient tout au moins avoir pour effet fatal de les bouleverser et de les ruiner. La Sorbonne était accusée de mettre docilement son influence au service de toutes les influences modernes et contemporaines qui font de la conservation et de .la transmission de la haute culture intellectuelle une tâche beaucoup plus rude et dimcile à remplir, un résultat beaucoup plus malaisé à assurer dans l'état social d'aujourd'hui que dans la société d'autrefois. Personne certes ne lui eut demandé de travailler à l'anéantissement de ces influences et de se placer en travers du siècle en déclarant la guerre au développement de la démocratie, aux progrès de l'industrialisme, à l'accroissement de la spéculation et du rôle social de l'argent. Mais ces mouvements puissants et solidaires, qu'il serait aussi vain de maudire que chimérique de vouloir briser, peuvent être envisagés dans deux dispositions fort différentes, dont l'une mérite le nom de libérale et l'autre doit être appelée servile. Ou bien on les fient pour des forces contre lesquelles il y a lieu et il est possible, particulièrement dans un pays qui possède les fortes et incomparables traditions de culture de la France, de sauvegarder et de maintenir tout ce que d'elles-mêmes elles tendaient à détruire ou à abaisser de précieux dans l'ordre spirituel. Ou bien on les prend pour des souverainetés nouvelles devant lesquelles il n'y a qu'à s'incliner
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en leur livrant tout. Il est évident que, si ce second point de vue prévaut, surtout s'il est accepté des autorités professionnellement préposées à la culture des intelligences, nous ne tarderons pas a vivre dans un monde inhabitable pour l'esprit et dominé par l'indifférence la plus brutale à l'égard de toutes les connaissances qui n ont pas une application pratique, immédiate, et matérielle, à l'égard des curiosités désintéressées et délicates de la pensée, des Snesses et des beautés des beaux-arts.
Ce que les adversaires et censeurs de la Sorbonne lui reprochaient, c'était de penser et d'agir comme si une telle perspective ne lui eut pas seulement paru représenter un avenir inévitable, mais qu'elle lui eût encore agréé et souri. Ce qu'ils lui 'reprochaient, c'était de ne pas faire seulement vis-à-vis de ce « panbéotisme où Renan, nous voyait conduits par les courants matérialistes de la civilisation moderne, figure de résignée, mah d'en favoriser l'avènement, de s'appliquer à lui aplanir la voie, en réclamant la suppression de toutes les institutions traditionnelles où il pouvait trouver un obstacle. La Sorbonne ne se contentait pas de déserter la cause de la culture. Elle se posait contre elle en ennemie, elle lui faisait un procès en inventant des raisons pour prouver que tout ce qui avait passé jusqu'à présent pour composer une éducation supérieure de l'esprit avait perdu son titre et sa valeur dans l'état nouveau des sociétés humaines, tels ces organes rendus inutiles par l'évolution la plus récente des espèces animales et qui ne figurent plus dans leur constitution que comme de vaines survivances antédiluviennes. ,La Sorbonne ourdissait une espèce de sophistique générale ayant
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pour conclusion de légitimer et de consacrer la barbarie intellectuelle dont nous étions menacés. Jamais, dans le cours de son existence tant de fois séculaire, elle ne s'était vue l'objet d'un pareil grief. On s'était souvent plaint de sa médiocrité, ce qui ne tirait pas à conséquence, car la Sorbonne n'a pas besoin d'avoir du génie, la solidité lui suffit. Jamais on ne l'avait précisément traitée de barbare. Quand d'ailleurs on disait « La Sorbonne », c'était unè manière de parler. La maison contenait encore un bon nombre, on peut même dire une majorité de maîtres distingués ou remarquables, dont le jugement, le cœur s'insurgaient en silence contre cette entreprise de dégradation systématisée. On en avait à un parti qui, grâce à l'accord de ses tendances avec celles du pouvoir politique radical-socialiste, était parvenu à y dominer "t à en occuper, si j'ose dire, la façade.
Les actes positifs, les tentatives déterminées où st, manifesta cette philosophie pédagogique invertie ont àté trop souvent relevés par la polémique pour ` n'être pas quelque peu connus des personnes mêmes peu familiarisées avec les choses de l'enseignement. La plus notoire fut la campagne pour la destruction du régime des humanités classiques. Ce régime, ayant pour base l'idée d'une culture générale de l'esprit jugée absolument nécessaire dans l'exercice des pro~<;ions libérales, on s'attaquait à l'idée de la culture générale, on la disait périmée et même foncièrement nuisible, on prétendait que la spécialisation professionnelle doit débuter dès les premières études qui suivent le rudiment et que la préoccupation ne saurait trop s'en faire sentir dans les programmes dcs~ collèges on réclamait la disparition du latin et des
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exercices littéraires qui n'ont pour but que de donner du jeu à l'intelligence et de l'orner on les remplaçait par l'apprentissage intensif des langues vivantes qu'il fallait étudier, non point pour tirer de la comparaison grammaticale et de l'initiation aux littératures modernes un supplément de formation intellectuelle et un perfectionnement d'humanisme, mais à seule fin de les parler au sortir du lycée, aussi bien qu'un cicerone ou un portier d'hôtel. Au total, il s'agissait de supprimer, en supprimant ce qui en est l'objet essentiel et la raison d'être, l'enseignement secondaire classique lui-même, de façon à ne laisser subsister que le primaire et le supérieur :.le primaire, distribuant les connaissances usuelles et des notions de morale civique adaptées au stade présent d'évolution de l'humanité le supérieur, ayant pour fonction de former les maîtres primaires et d'élaborer des idées à leur usage. Ces belles réformes étaient défendues par plusieurs docteurs qui n'avaient eu besoin d'aucun effort pour en concevoir la beauté, y ayant instinctivement reconnu leur propre image, dès qu'il commença d'en être question. Mais, à supposer qu'ils eussent gardé quelque doute sur leur valeur, ils n'auraient eu pour se rassurer qu'à lire Emile Durkheim qui la démontrait avec une rigueur toute sdentinque.
Fils d'un rabbin, professeur à la Faculté de Bordeaux, puis à celle de Paris, excellent homme d'ailleurs qui a fait ses preuves de bon Français, Emile Durkheim se croyait une mission de régénération morale universelle et il la poursuivait dans un sentiment d'ascétisme funèbre dont la tristesse se reflète dans ses livres e&ayants. ll se trompait prodigieu-
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sement sur soi-même, se prenant pour un esprit tout moderne, imbu de positivisme et strict observateur de la méthode expérimentale, alors que son véritable personnage était celui d'un nabi de l'antique Israël, qui ne s'est, en dépit de Normale, de l'agrégation, du doctorat et de tous les diplômes, que très superficiellement frotté à la civilisation de l'Occident et n'en a appris, en tout et pour tout, que l'art du sophisme, qu'il pratiquait de très bonne foi avec l'aveuglement le plus épais et la constance la plus désarmante. Sa doctrine se réduisait à ce point tout ce que les sociétés dites civilisées et celles-là surtout qui se sont crues plus civilisées que les autres, ont adopté, pratiqué, approuvé jusqu'ici en fait de mœurs de traditions, de sentiments généraux et de goûts, en fait d'institutions politiques, juridiques, économiques, littéraires et pédagogiques, tout cela a des raisons d'être au sujet desquelles les esprits les plus éclairés de ces sociétés sont plongés dans la plus complète illusion. Tout cela doit être considéré du même œil et interprété de la même façon que les superstitions populaires qui passent pour les plus inexplicables. L'origine en est du même genre. Ces règles, ces coutumes, ces disciplines de tout ordre dont les grandes civilisations sont si nères, où elles croient trouver le chef-d'œuvre de l'intelligence humaine, et qu'elles se flattent de justifier par des raisons intelligibles de moralité, de bien public, d'utilité, de beauté, ne sont, à le bien prendre, qu'autant de survivances, plus ou moins évoluées et transformées, du totem ou culte des animaux et du tabou ou fétichisme, qui distinguent les sociétés primitives. Le droit romain, la culture classique, la sociabilité
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française sont du totem et du tabou qui s'ignorent. La sociologie de M. Durkheim vient enfin, avec sa sûre méthode, en éclairer la nature véritable et, bannissant toutes ces créations idolâtriques du passé humain, elle fonde pour la première fois la communauté sociale sur des bases dignes de la science. M. Durkheim enveloppait ces belles inventions dans un fatras de statistiques, de grossière métaphysique dissimulée et d'histoires de sauvages, pour lesquelles son goût n'aurait eu aucune espèce d'inconvénient, s'il s'y était livré comme à un divertissement solitaire. Par malheur, l'autorité de l'Etat avait dressé à ce fatras une chaire, que dis-je ? la chaire des chaires, la chaire pontificale. Tous les étudiants de la Sorbonne, quelle que fût leur spécialité, philosophie, lettres, grammaire, histoire, devaient obligatoirement assister au cours d'Emile Durkheim. Il fallait qu'ils fussent passés par l'école de la sociologie et de cette sociologie-là.
Ce fut auprès de certains professeurs de littérature du milieu sorbonnique et normalien que ces théories, qui ruinaient jusqu'à la notion même de culture littéraire, obtinrent le plus de faveur. Honteux d'avoir longtemps cru aux vaines élégances de la rhétorique et de l'humanisme, ils résolurent de traiter désormais dans l'esprit sociologique, qui se confondait à peu près pour eux avec l'esprit scientifique, les matières de leurs études et de leur enseignement. Les traditions du goût qui s'étaient formées depuis Aristote jusqu'à Voltaire, Sainte-Beuve et Jules Lemaître, les classements, jugements, généralités de l'histoire littéraire qui avaient paru les plus éprouvés jusque-là, furent universellement ~écartés, comme ne tenant rien du
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véritable procédé de la science. Il fut décidé de reprendre à pied-d'œuvre toutes les questions qui intéressent la littérature et de les ramener pour la première fois à leurs vraies données par des dépouillements documentaires nouveaux et absolument complets qui feraient apparaître celles-là même qu'on croyait les plus connues, sous des aspects insoupçonnés de la critique antérieure, mais entrevus par Durkheim. On se mit à étudier les auteurs les plus célèbres des xvt", xvn" et xvm" siècles, comme on eût étudié des sujets tels que l'archéologie thibétaine ou l'ancienne langue gauloise, sujets dont on ne sait 'à peu près rien et sur lesquels il s'agit, avant toute chose, de rassembler tout ce qu'on pourra découvrir de textes et d'informations matérielles. On se refusait d'ailleurs à toute distinction d'importance entre les sujets à traiter comme entre les renseignements à recueillir, ceux qu'un vain peuple réputait plats et Tnsigninants pouvant être les plus considérables au point de vue des résultats scientifiques. S'agissait-il de définir les tendances et les sentiments d'une époque ? On s'adressait à tous ceux de ses écrivains qui n'avaient pas eu de talent. Se proposait-on d'apprécier l'influence d'un grand poète, on l'évaluait en comptant combien de fois son nom avait été imprimé par les contemporains. Les idées générales étaient sévèrement interdites, l'heure des grandes synthèses qui devaient couronner cette intelligente accumulation de matériaux n'était pas encore près de venir. Un professeur de philosophie de la Sorbonne décb rait volontiers que, dans la civilisation d'aujourd'hui, la photographie des couleurs doit être plus prisée que les idées générales, sans doute parce qu'il n'y en
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a plus de bonnes et de valables. Un jour que M. Seignobos, occupé à reclasser la partie historique de la bibliothèque Albert-Dumont, en enlevait tout ce qui n'était pas collection de documents bruts, quelqu'un lui fit remarquer que les livres qu'il mettait au rancart représentaient tout ce qui a été pensé jusqu'ici sur les événements de l'histoire. « Nous ne sommes plus si malins 1 répondit le professeur de son air malin 1.
Voilà le procès que l'on faisait à la Sbrbonne ou plutôt à un parti qui était en train d'y prendre la haute main, tel qu'il se dégage d'un ensemble de publications parues entre 1908 et 1914 et dont je me permets de penser que mon livre, la Doctrine o~ïcteSe de l'Université, fruit d'un travail prolongé et approfondi, fut, non la meilleure, certes, mais celle où le sujet est étudié de la manière la plus complète et où il y a le plus de doctrine. Péguy prit à cette campagne une part ardente, la plus indépendante et la plus originale du monde. Ses critiques, ses attaques, différaient profondément par l'inspiration et par la méthode, de celles auxquelles je me livrais de mon côté. Le rapport de voisinage qui exista entre nous, sans que nous nous fussions donné le mot et nous connussions, ne me gênera pas pour en dire mon sentiment avec liberté entière. Une partie m'en paraît admirable et l'écrit où elle se développe,' ° intitulé L'argent, est peut-être, en prose, le chefd'œuvre littéraire de Péguy. Une autre appelle de (1) Le propos sur la photographie m'a été tenu à mot-même. L'ttiiecdote sur M. tietgtMtKM m'a été racontée. Je n'en garantis que la vérité symbolique. Le mot ressemble teUement à M. Seignobos (pt'N ne me semble pas qu'on ait pu finvemtef.
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sérieuses réserves il ne suffisait pas d'être contre la Sorbonne pour être dans le vrai.
Péguy n'a pas présenté, ni essayé de saisir dans son ensemble, dans ses origines, ses tenants ou aboutissants, ses prétextes (dont quelques-uns étaient spécieux), sa philosophie, qui était déplorable, mais qui était, à tout prendre, une manière de philosophie, cette entreprise de mise sens dessus dessous de l'éducation publique. H eût fallu, pour cela, qu'il analysât des notions, qu'il scrutât des documents, qu'il raisonnât sur des événements. Ce n'était point là son affaire. Les travaux de la pensée n'ont jamais été son affaire. Mais il a un merveilleux instinct moral, une sensibilité incomparablement fine, et dont l'acuité irait jusqu'à la rendre parfois un peu visionnaire, à l'égard de tout ce qui manifeste des sentiments abaissés, une honnêteté douteuse de l'âme, un honneur accommodant. Par ce biais, il se trouve juge, étroit sans doute, mais très sûr, des erreurs de l'intelligence qui supposent ou produisent une diminution dans la qualité des mœurs. N'est-ce point le cas de ces erreurs-ci ? Ces mauvais universitaires, amateurs de dégradations pédagogiques, ne sont-ils pas des gens qui crachent dans leur nid ? des abbés qui s'associent à des plaisanteries contre la soutane ? 2 des soldats qui décrient la consigne militaire ? Non 1 tous ne sont pas tels. Il y a parmi eux des sectaires, obscurs, fanatiques, comme Durkheim et quelques autres, espèce d'oiseaux de nuit qu'offusqua toujours l'éclat de la culture française et le sillage de lumière de nos lieaux siècles ceux-là n'ont pas attendu que le vent de la politique et du snobisme soumât dans le sens de leur sombre passion pour la manifester.
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Péguy ne s'en prend pas à eux: Il les signale, les peint d'un trait au passage, les bouscule un peu comme de grotesques compagnons qui ne seraient pas dangereux par eux-mêmes. D ne les frappe pas, ne les outrage pas, rend au besoin justice à leur grosse honnêteté. Ceux qui provoquent sa fureur et sa rage, ce sont les transfuges, ralliés à la secte, non par fanatisme, mais par petitesse d'âme et par lâcheté. Pour que cette secte absurde, ce parti de défection, ce parti anti-professionnel, qui offense le sentiment général et la noblesse corporative de l'Université, ait pu se faire sa place au soleil et exercer autour de lui une petite terreur dont les effets s'étendent loin, il a. été nécessaire qu'il rencontrât des complicités, des patronages en certains de ces postes dirigeants dont les titulaires avaient le pouvoir comme le devoir de lui faire tête et d'en faire avorter les tentatives. Cela s'est rencontré. Des hommes qui avaient acquis une grande autorité de situation par un long passé professoral dévoué aux principes normaux de la culture et des études, au service des lettres, ont capitulé devant les prétentions de ces réformateurs dans le vide. La peur d'être dépassés, la peur de parattre en retard, aggravant l'effet de leur mollesse naturelle, a désemparé leur jugement, et troublé leur conscience. La peur de perdre la popularité, qu'on ne tient que des agités, des brutaux et des bruyants, leur a fait sacrifier l'estime, qui est le don des discrets et des silencieux. Us se sont mis à la remorque. Ils ont mis le magistère à la remorque du sabotage. Une fois engàgés dans cette voie, le malaise et l'aigreur de la mauvaise conscience ont rendu ces tristes politiques plus nocifs que les sectaires qui les y avaient en-
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traînés, notamment à l'égard des hommes indépendants qui se levaient pour la défense de ce qu'ils auraient idu défendre et donnaient le dangereux scandale du bon exemple. Encore le tort qu'ils ont pu faire à quelques hommes de valeur dont l'indépendance leur était un vivant reproche, n'est-il que le moindre de leurs méfaits. Le pire, c'est qu'ils aient créé autour d'eux, dans le milieu où s'exerçait leur puissance officielle, une atmosphère funeste au développement des hommes de valeur, à leur éclosion même. En patronnant ou laissant passer un monstrueux système intellectuel qui met en interdit l'intervention de la personnalité, du talent, du jugement,de l'esprit dans les travaux de l'esprit, en ramenant ces travaux au rang d'une besogne quasi-matérielle et infiniment plate, ils ont doté d'une prime énorme la médiocrité, grande bénéficiaire et, au fond, véritable promotrice de toute cette aventure. La concurrence des médiocrités s'est déchaînée autour d'eux par les seuls moyens accessibles à l'ambition des médiocres, ` c'est-à-dire l'intrigue, la manoeuvre politique et l'adulation cpurtisanesque. L'adulation 1 Ils l'ont supportée sous des formes infâmes. Et ils n'ont pas rougi de la récompenser.
Sur ce portrait, dont je ne reproduis que les traits généraux, Péguy mettait plusieurs noms propres qui l'individualisaient terriblement. Ces noms, on ne les trouvera pas ici. Il ne me siérait pas de prendre la suite d'un autre dans des attaques injurieuses contre des personnes vivantes, que j'ai d'ailleurs en d'autres temps, attaquées moi-même. J'admets bien volontiers que Péguy ait attaché trop d'importance aux individus et que cette erreur, qui est un trait d'esprit
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plébéien, lui ait fait forcer la note du blâme ou de l'outrage. J'admets que ses satires appelleraient, au point de vue d'une exacte justice distributive, quelques rectifications d'équité. Elle n'en demeurent pas moins, je le répète, quelque chose d'admirable par la rayonnante honnêteté de l'inspiration, par la noblesse courageuse de l'indignation, par ce qu'on en pourrait nommer la moralité générale et l'armature psychologique. Les portraits des Provinciales sont loin de s'appliquer exactement aux casuistes que Pascal a pris à partie. Il n'en sont pas moins immortels par la vérité humaine.
Nous exagérerions d'ailleurs en disant que Péguy ne s'est nullement intéressé aux prétentions doctrinales et philosophiques de la fausse réforme universitaire. Il les a relevées sur un point avec beaucoup de verve et de forte moquerie. H s'est égayé de la folie du document. Il a montré la pédantesque comédie de cette méthode prétendue « épuisante », d'après laquelle une matière quelconque de critique et d'histoire n'a pu être traitée sérieusement, tant qu'on n'a pas recensé jusqu'au dernier détail, jusqu'au dernier mot et à la dernière virgule, tout ce qui a pu ~tre écrit à son sujet, depuis l'époque à laquelle elle se rapporte jusqu'à nos jours. Son bon sens l'avertit fort bien, que cette poursuite de la documentation sans borne et de la référence à l'infini sur une question est la plus sûre manière qu'il y ait de passer à côté de la vraie question. Tout ce qu'il en dit est du meilleur aloi et fort plaisant. Pouvons-nous néanmoins nous en contenter ? Sa critique sur ce chapitre technique est-elle aussi satisfaisante que sur le chapitre moral ? Il s'en faut de beaucoup et Péguy
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montre ici plus d'esprit et de génie que de solidité. Pourquoi ? Parce que, sur ce problème si délicat, si éminemment philosophique, de l'apport respectif du document et de la pensée, du fait brut et de l'idée interprétative dans l'édification de la vérité historique et critique, il sert de peu de railler la façon dont l'entendent et s'y prennent les autres, si l'on n'est pas homme à montrer la bonne façon de s'y prendre, à joindre à la censure le précepte, à ne se gausser des fausses méthodes qu'en s'inspirant de la vraie. Il s'agit d'un métier à bien faire il faut être à fond homme du métier. La Sorbonne aurait trop beau jeu à demander aux détracteurs de ses « dépouillements » et de ses « fiches s'ils ne seraient pas des renchéris que rebutent ces laborieuses, mais saines et nécessaires manipulations, des amateurs trop épris de ces généralisations oratoires, de ces synthèses de haute fantaisie, où se joue un faux talent, et qui s'écroulent au moindre contrôle de la réalité constatée. n faut pouvoir fermer à la Sorbonne des fiches ce spécieux refuge en lui opposant une juste doctrine. Cette doctrine, Claude Bernard l'a fixée en ce qui concerne la recherche de la vérité dans les sciences physiques. L'esprit de son exposé est tout à fait applicable aux sciences morales. Dans ce domaine également on peut dire que le fait'n'est rien sans la lumière de l'idée, que l'idée n'est rien si elle n'a pas pour corps le fait. L'historien, le critique, qui ne s'est pas Iongu&ment imprégné des textes, est un romancier et un bavard. Celui qui n'a encore que réuni et lu, un par un, tous les textes, n'a pas commencé son travail = car c'est l'intelligence qui fait tout, et ramper sur les textes conduit à de plus grosses erreurs que de les
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ignorer. Tout cela est, au surplus, facile à énoncer en maximes, moins facile à mettre en pratique. C'est à la pratique, c'est à l'œuvre qu'on attend un censeur des méthodes de la Sorbonne. On est en droit de lui demander quelle figure il ferait lui-même dans une chaire sorbonnique. Certes, la figure qu'y eût faite Péguy eût été fort animée et vivante, c'eût été déjà beaucoup. Eût-elle été, comme il est désirable et en prenant le mot dans son sens littéral, sans ombre d'emphase et de pompe, eût-elle été magistrale ? C'est une autre question à laquelle un rapide examen de ses travaux dè critique, de philosophe, de philosophe de l'histoire, nous permettra de répondre.
Ces travaux se présentent sous des aspects quelque peu abracadabrants. Leurs titres d'abord, titres d'ouvrages ou titres de chapitres, de développements CKo. dialogue de fhistoire et de ~'o/ng païenne. De e la situation /<Hfe à l'histoire et à la sociologie. –De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle. Qu'il y a un point de discernement d'où le philosophe -remonte el d'où tous les autres ensemble, notamment fhistorien, descendent Que la ~ctence même est révolutionnaire, en ce ~ens que le progrès de l'acquisition scten~~ue n'est point une capitalisation morte. Victor Marie, Comte Hugo. Note conjointe sur Monsieur Descartes.
Je l'avoue ce formulaire m'a longtemps détourné de lire Péguy, malgré tout ce que pouvaient m'en dire certains. Ces affectations, quoique j'y devinasse une intention d'humour, ~ie faisaient pressentir une pensée, non précisément obscure, mais qui à plus d'ambition que de puissance et se bat quelque
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peu les flancs. Ma prévention n'était pas diminuée par les singularités de présentation matérielle des Cahiers de la Quinzaine, singularités où l'auteur semble avoir mis une infinie complaisance, qu'il s'agisse de l'aspect typographique donné à chaque numéro (bizarrerie qui lui est commune avec Fourier) ou bien de la bibliographie et de la nomenclature de son recueil, qu'il établit avec un appareil tellement compliqué et redondant qu'il est impossible de s'y reconnaître. Ces originalités extérieures sont à noter (car elles renferment un indice) sans qu'on en doive tirer cependant de conclusion trop tendancieuse. N'y insistons donc pas le contenu compte plus que le contenant.
Il est une qualité fort rare qu'on s'étonnera peutêtre de me voir reconnaître à Péguy le goût littéraire. Il la possède pourtant et le contraire serait bien invraisemblable. En dépit de tous les défauts que l'on peut trouver dans sa prose, Péguy, écrivant sur un des sujets de son ressort, des sujets qu'il embrasse et pénètre à fond, où il pense avec sûreté, a de la maîtrise dans le style. De plus, au milieu d'une œuvre poétique dont je suis fort loin de tout admirer et qui comprend bien du fatras, il a écrit un certain nombre de vers puissants et forts qui méritent d'être mis très haut. Il serait étonnant qu'initié de la sorte aux secrets de l'art, il ne sût pas sentir à coup sûr, la marque des grands écrivains et la distinguer des formes trompeuses de la malfaçon. Il est vrai qu'il a très peu de lectures, partant peu de comparaisons. Mais ce qu'il a lu et relit n'est pas mal choisi Homère, Corneille, Racine, un peu de Bossuet, Victor Hugo, en voilà le principal. C'est assez pour ne pas se trom"
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per sur la bonne et la mauvaise littérature, quand d'ailleurs on est comme lui l'homme de tempérament, de vivacité et qu'on aime d'instinct tout ce qui a du mouvement et de la force. Les auteurs dont il a parlé sont très peu nombreux et ce qu'il en a dit est épars. Rien n'en laisse indifférent. Ses jugements sur Victor Hugo sont délicieux, et, sous leur air échevelé, t!.ès nns. Il est hugolâtre comme personne, mais avec liberté d'esprit, et, tout en s'enivrant de la vue de son idole, il en prend l'exacte mesure non sans malice. Comparez ce qu'il dit de Hugo et ce qu'il dit de Corneille. Comme il suit faire la différence d'un grand homme et d'une prodigieuse nature littéraire H a recommencé le parallèle de Corneille et de Racine, et, bien qu'en y mettant trop de subtilité, relevé de plus d'un trait neuf ce thème rabattu. Il y a, chez Péguy, un très beau lettré.
Ce qui lui manque et ce dont le manque a brisé, ou pour mieux dire, a désordonné son essor, même en ces matières qu'il goûte avec tant de feu, c'est la nourriture, c'est ce fond substantiel et pondérateur qui se gagne par l'étude, l'assimilation, la méditation. Sa pensée a des visées qui ne sont pas médiocres et que justifierait' la haute qualité de son âme; il manque de moyens acquis pour les soutenir. Il ne dispose que de chétives données et il les bousoufle pour en tirer de grandes vues. Il a des aperçus, des impressions toujours vives, mais dont il apprécie mal la relative importance et auxquelles il fait un sort tout à fait disproportionné. Il développe à outrance ce qui ne devrait être que fugitif, pour en faire du monumental. Ayant très finement remarqué ce détail que, dans une phrase de la Mère coupable
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de Beaumarchais, jouée en 1792, celle où la comtesse évoque le souvenir d'un certain Léon d'As~or~a qui /H< jadis mon page, et que l'on nommait Cn~ru&tn, Chérubin n'ést plus Chérubin, mais Léon d'Astorga, c'est-à-dire que l'on ne vit plus sous. le règne des grâces de cour, mais sous celui de l'état-civil égalitaire, il ne sait pas s'arrêter il dépèce, retourne, torture cette phrase en mille façons pour y trouver toute la Révolution française, tout le xvm" siècle, toute la philosophie de l'histoire, tous les rapports du temps et de l'éternité. Une strophe des Châtiments qu'il a trouvée mal imprimée dans certaines éditions est l'objet de commentaires pareillement sans limites Cette faute d'impression devient un trait d'Apocalypse.
Encore ne sont-ce là que d'énormes hyperboles. Il arrive parfois à Péguy que cette manie de trouver dans de vagues sensations littéraires un abîme de métaphysique lui fasse complètement perdre pied et le jette dans un déluge de mots d'où n'émerge aucun sens. Voici une effarante explication de Booz endormi. Péguy y découvre une « prophétie païenne », « la seule prophétie païenne que nous ayons », « une prophétie antique, latine et grecque et antique de la centrale opération chrétienne s. Ces formules lui 'paraissent constituer une telle découverte qu'il les répète à satiété et les imprime .en capitales et en italiques.
Il y avait eu, et c'était déjà une grande merveille, une de nos plus grandes merveilles françaises, H y avait eu plusieurs très grands poèmes bibliques, littéralement bibliques, très rceNetuent bibliques, de la toute première grandeur biblique, eSectués, conduits,
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jusqu'au plein accomplissement de la grandeur biblique non point par des Juifs, mais. par des Chrétiens, enl&n par des Français. Et non pas seulement .Moïse. Et non pas seulement Samson. Et non pas seulement Dalila.
J'interromps le Moïse de Vigny n'a rien de 'biblique que le cadre et l'allégorie. Pour le sentiment, c'est un poème tout romantique dans une forme très belle et très pure. La colère de Samson généralise, autant qu'il soit possible, le sens du récit biblique c'est le poème de l'éternelle rivalité entre la force virile et la séduction féminine. Voici la suite Par le Ministère de Hugo, en ce jour unique, en ce poème plus poème, nous avons ce miracle (au moins temporel) unique, ce double miracle unique premièrement au premier degré, trente et quarante siècles après Homère et les origines d'Homère, un des plus grands poèmes païens et charnels qu'il y ait jamais eu. Trente et quarante siècles après Moïse et les antécédents de' Moïse. Et comme cet homme vivait tout de même en son temps, vivait tout de même vingt siècles après Jésus-Christ post Christum natum, comme il vivait plus ou moins dans un monde chrétien. cet éminent poème, éminemment païen, éminemment temporel, éminemment charnel, tout plein de la moisson, du blé charnel, de la vigne et du vin charnel, tout plein de la terre et du ventre porte précisément, revient, recoupe recoupe précisément à faire, à être la seule vue païenne que nous ayons du mystère de l'incarnation, du mystère dé l'insertion chamelle et temporelle, enfin le seul regard venu du côté païen, de la situation païenne, la seule considération, la seule contemplation chamelle païenne, on~rteHre, terrienne, toute terreuse et toute antique. Végétale comme un tronc. Toute pleine comme d'un accomplissement, d'un couronnement .de l'épanchement temporel.
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On est attristé quand on voit M. Langlois, de la Sorbonne, dans un article extrêmement cruel, abuser de pages comme celle-là pour représenter Péguy comme un simple bafouilleur, presque un fou, atteint d'une anomalie fonctionnelle dans les centres cérébraux du langage. Mais on n'est pas plus satisfait de la négligence de M. Maurice Barrès, recommandant Péguy en bloc à la ferveur de la jeunesse, sans distinguer dans son œuvre ce qui est fait pour élever le cœur et exciter la vertu d'un adolescent et ce qui, ne serait bon si cet adolescent le prenait au sérieux et en faisait son étude, qu'à lui tuer le cerveau. En présence de telles manifestations d'impuissance, on pourrait croire que la Sorbonne des fiches a le dessus sur son adversaire. Patience 1 une analyse plus étendue nous montrera qu'à choisir, et au point de vue même des intérêts de l'intelligence, la cause de Péguy est la meilleure. Il faut nous attarder encore à ses broussailles et, après le critique visionnaire, montrer, dans un exemple, le philosophe spéculatif, qui ne vaut pas mieux.
Péguy nous parle quelque part d'un certain « point de discernement ou de « distraction s ou de « divorsion », où, comme il dit encore, « de rupture humaine a qui marquerait la limite séparative de la philosophie et des arts. Si je comprends quelque çhose à ce langage plus qu'embarrassé, un tel point séparerait l'abstrait, objet de la pensée philosophique et le concret saisi et. manié par les artistes, les poètes. Quelle-fausse psychologie 1 Un philosophe purement abstrait, et sans contact avec le concret, serait un philosophe qui ne pense pas; un artiste incapable d'abstraction dans les idées, serait entièrement inca-
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pable de représenter la nature, je dis presque de la percevoir dans ses formes, ses types, et ses êtres. Un philosophe est plus abstrait, un artiste plus concret mais l'exclusion de l'un ou l'autre élément ferait le vide absolu dans l'esprit. Aussi ne puis-je trouver que néant dans l'apothéose de ces prétendus mortels divins pour qui, d'après Péguy, ce point de « divorsion » et de « rupture » n'aurait pas existé et qui passeraient par dessus à leur gré, dans un sens ou dans l'autre. La qualité de cette théorie ne se laisserait-elle pas suffisamment voir à ce trait qu'elle aboutit à nous donner pour le représentant de la perfection suprême de l'esprit humain. qui ? Michelet 1
Peu d'hommes, et ceux-là devons-nous les nommer des hommes seulement, peu d'hommes circulent pardessus ce point de discernement. Par-dessus ce point de rupture et d'opposition contrariée. Peu d'hommes vont et viennent à leur volonté par-dessus ce point. Peu d'hommes à leur volonté montent et descendent. Ce sont les « hommes essentiels ».
Le jour où l'on voudra bien se demander un peu profondément ce qui fait un de ces hommes essentiels, un peintre essentiel comme Rembrandt, un musicien essentiel comme Beethoven, un tragique essentiel comme Corneille, un penseur essentiel comme Pascal, et je m'arrête à ces quelques exemples pour ne point avoir à citer un trop grand nombre de nos Français, le jour que l'on voudra bien se demander un peu profondément ce qui fait ces œuvres essentielles, les Pèlerins <f.EmmaHs,IaNettM~n!6, Polyeucte, les Pensées, on reconnaîtra peut-être que c'est en particulier ceci que pour de tels hommes et pour de telles œuvres, ce point de disloquement cesse de foncUunuer, ce point de dislocation <fpie nous reconnaissons au con~
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traire comme valable et capital, comme donné, comme irrévocablement acquis pour les autres hommes, pour l'immense commun des hommes et des auteurs, pour la plèbe Immense des œuvres de talent. Ou plutôt des ouvrages, car il vaut mieux réserver le nom d'oeuvres aux oeuvres du génie. Ainsi se vérifierait une fois de plus, et très exactement, sur ce point particulier, ce fait général, et j'irai jusqu'à dire cette loi, au seul sens que nous puissions reconnaître à ce mot, que le génie n'est point du talent porté à un très haut degré, ni même du talent porté au plus haut degré, ni même à sa limite, mais qu'il est d'un autre ordre que le talent. Un homme comme Michelet est un historien essentiel au même titre et dans le même sens que Rembrandt est un peintre et Pascal un penseur. Pour un homme comme Michelet ce point de distinction qui existe et qui est capital pour tous les autres hommes n'existe pas~.
s
Citer un tel morceau, c'est faire toucher sans ménagements la part de terrible faiblesse de Péguy. Nous la connaissons assez. Désintéressons-nous maintenant de ses théories informes pour reprendre le brûlant contact de ses sentiments, de ses nobles fièvres civiques et religieuses, pour achever de suivre l'histoire de l'hoinme lui-même jusqu'à son couronnement sublime.
(1) Voici un aperçu qui aurait de l'importance et que }e ne trouve pas la place de développer. Des formules telles que penseur essentiel et autres semblables ont une physionomie tout à fait allemande. On dirait de l'allemand traduit. Des qu'un Français agite les mots pour en faire sortir une idée, mais n'y réussit qu'incomplètement ce qu'il écrit à toujours cet air. On se dit (si i'on a un peu la pratique des livres ailemanda) qu'en allemand ça ne serait
pas ma).
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Certain fascicule des CoMer~ de la Quinzaine de l'année 1904 mérite qu'on le remarque. La composition en est des plus bizarres au premier abord. Mais elle revêt une signification émouvante, quand on l'interprète à la lumière des profondes transformations de sentiment qui étaient en train de s'accomplir chez Péguy. En tête de ce fascicule, on trouve un long écrit de M. C. professeur de philosophie au lycée de L. qui a pour sujet les gens et les mœurs de cette ville de moyenne importance. Le jeune universitaire les décrit et les analyse d'une plume sobrement élégante, dans un esprit satirique et apostolique à la fois. Il éprouve pour tout ce qui l'entoure un dédain tranchant. Il nous montre une bourgeoisie médiocre et lourde, asservie aux timidités dévotes, à la vanité des préséances, à la crainte de l'opinion du voisin, incapable de tout essor d'idées, de toute liberté généreuse dans le jugement; des fonctionnaires jaloux de se faire bien venir de cette bourgeoisie
VII
L'IDÉE DE IA FRANCE
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cléricale et gourmée qui les écarte et ne différant d'elle que par un degré de vanité et de pusillanimité de plus une presse locale qui édulcore jusqu'à les éteindre, le sens et la portée de tbut ce qu'elle rapporte, afin d'éviter la responsabilité des réflexions que pourraient faire ses lecteurs mieux instruits, celle de « droite » étant la plus niaise, mais celle de « gauche » n'en dépassant guère le niveau un clergé, modéré et discret dans l'apparence, mais âpre à favoriser en sous-main les préjugés, les routines et les dépendances qui servent sa domination. Ce tableau sans indulgence, M. C. ne se contente pas du plaisir de l'avoir tracé avec talent il ne lui suffit pas d'avoir distrait ses loisirs professionnels en transformant, comme eût dit Goethe, en littérature, les désolations que la ville de L. cause à son âme. Il veut agir. Il veut susciter dans ce milieu qui croupit une flamme morale régénératrice. Et il se persuade d'en avoir créé le foyer en fondant, avec l'aide de quelques socialistes militants, de quelques instituteurs et d'un pasteur protestant, ce qui s'appelait dans ce temps-là une Université populaire. Cette Université qui réunit bientôt cinquante personnes se montre si remuante et animée de prosélytisme que les parents des élèves de philosophie de M. C. s'inquiètent de l'apostolat, parfaitement philosophique selon lui, non pas selon eux, qu'il y poursuit avec zèle. M. le Proviseur du lycée, M. l'Inspecteur d'Académie s'émeuvent. Ils avertissent le professeur mais celui-ci se pénètre si peu du conseil que, le jour de la Fête-Dieu, les fenêtres de son appartement refusent à la procession certaine marque honorifique que toutes les fenêtres de la rue ont, de temps immémorial, la coutume de lui donner,
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Pour comble, le nouveau La Barre, ayant été chargé de prononcer à la distribution des prix le discours d'usage, prend pour sujet d'expliquer à la jeunesse d'une ville qui appartient à une des régions les plus catholiques de la France. l'immoralité de la croyance à la vie future. M. l'Inspecteur refuse son visa à cette harangue et vous vous imaginez sans doute que le motif lui en est fourni par l'indélicatesse et le fanatisme qu'il y a, de la part d'un maître, à rabaisser, devant des enfants sans défense intellectuelle, des croyances intimement liées chez la plupart d'entre eux à une formation morale encore tendre. Connaissez mieux la pudeur administrative la question de la vie future n'est pas inscrite parmi les matières d'examen, et M. le Professeur est sorti du programme. Ainsi se libelle le blâme de M. l'Inspecteur. La position de M. C. à L. est devenue difficile. 'H est déplacé, forcé de quitter les ouailles de son Université populaire. De sa résidence nouvelle, il revient parfois les réconforter ainsi que l'apôtre visitait les petites chrétientés perdues dans les faubourgs d'une ville païenne.
Peu d'années auparavant, Péguy, recevant cette histoire dans son courrier, eût reproché à l'intéressé de la raconter avec une modération excessive. Dans les dispositions où il se trouve à présent, l'aventure et les plaintes de M. C. lui inspireraient plutôt froideur et antipathie. H ne va pas jusqu'à les condamner, puisqu'il en accueille et en publie la relation. Mais l'esprit qui anime son correspondant ne lui paraît plus tous égards un bon esprit, ïl né veut point laisser ses lecteurs sous l'impression du tableau que Mt ce dernier il éprouve le besoin d'y opposer
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la contre-païtie. Celle-ci pourrait consister en une sorte de réponse, de mise au point, où l'on proposerait à M. C. quelques observations comme les suivantes qu'il faut être bien orgueilleux,'bien épris de son mandarinat normalien, et, d'autre part, bien insumsamment occupé et charmé parla variété de sa pensée propre, pour se complaire à ce point dans l'âpre constatation de la médiocrité intellectuelle des hommes parmi lesquels on vit, parmi lesquels on occupe un poste de confiance et nourrir contre elle un sentiment aussi indigné qu'à la place de se tenir, avec tant de roideur et de présomption, à l'écart de la bourgeoisie de L. il eût été plus sage et plus convenable à M. C. d'y rechercher, sans choix mesquin et ombrageux de parti, les deux ou trois justes par qui la ville sera sauvée, le médecin, le magistrat, le'rentier, l'officier, l'ecclésiastique qui, au milieu de la platitude, hélas 1 déplorable, de la vie provinciale d'aujourd'hui, mènent silencieusement une vie pensante, ont de la curiosité, des lectures, et desquels un jeune professeur, frais émoulu de l'agrégation, pourrait apprendre quelques vérités de bon sens, nouvelles à ses oreilles qu'il n'y a d'ailleurs pas, de la part d'un agrégé de l'Université, moins de déraison à regarder de travers les &dèles qui franchissent le porche de l'église qu'il n'y en aurait pour un compositeur de musique, à mépriser le fabricant de violons) car, sans violons, il n'y aurait pas de musique et, seule, la machine religieuse est assez puissante pour entretenir dans la masse sociale le courant de préoccupations désintéressées et immatérielles, faute desquelles la société se refuserait à faire vivre ces espèces de clercs que sont les universi-
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taires et les philosophes, même libres-penseurs à tous crins qu'ennn, si la franchise, la bonne grâce et la faculté de sympathie ne caractérisent pas toujours les dévots, cela n'est pas moins vrai de ceux de l'Université populaire que de ceux de l'Église, ce qui ne prouve rien d'essentiel contre l'une ni l'autre, mais devrait tout au moins exclure tout esprit de mépris de la première contre la seconde, comme tout sombre effarouchement de la seconde devant la première.
De telles remarques, conseillères de générosité, de bienveillance, d'ouverture de tête et de cœur, n'auraient eu rien de contradictoire à la noble foi dont M. C. se montrait animé en ce que nos pères du XVIIIe siècle appelaient naïvement le progrès des lumières dans le genre humain. Elles n'auraient tendu qu'à mêler à cette foi la prudence dont elle ne saurait se passer sans créer, au lieu du perfectionnement qu'elle se propose, mille troubles et mille désordres, à y ajouter l'expérience et la nnesse dont il sera bon pour elle et pour tous (disons-le, nous qui la partageons et l'avons toujours partagée~, qu'elle n'abandonne point le monopole aux opinions et aux philosophies qui la contredisent. Ces remarques, il me semble qu'elles correspondent assez bien à ce que Péguy, au moment où nous le prenons, Péguy, autoritaire et violent de tempérament, mais libéral d'esprit, a dû penser devant la communication de son camarade. Il ne les a pas développées. Il ne lui a pas répondu. Il n'en a pas eu le temps. Discuter, nuancer, penser, peser, voilà ce qui n'allait point à cet homme toujours pressé et précipité dans l'action. D'ailleurs, l'imprimeur attendait la copie, le numéro des Cdhiers
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allait être en retard. Il s'est avisé, d'un expédient brusque et rond qui a consisté à extraire de je ne sais plus quel journal clérical de province, deux récits de mariage et d'enterrement laïques, avec discours pompiers, chants orphéonesques, imitations boursouflées des bénédictions et cérémonies religieuses, où la libre-pensée militante et la maçonnerie confite apparaissent sous un jour monstrueusement ridicule. Il a commenté ce., récits avec sa plus grosse et brutale verve et les a imprimés à la suite de la narration apologétique de M. C. d'un air de lui dire « Les voilà, mon vieux, tes pontifes de la raison émancipée, tes esprits forts de province et de dire à ses lecteurs « Ne vous emballez pas sur ce que mon excellent camarade vous a raconté. »
N'avais-je pas raison de dire que le sommaire de ce numéro est vraiment bizarre ? 2
Plus que cela, il est pitoyable. Mais, si l'on en perce l'apparence grossière pour sentir la tendance qui l'anime et qui s'y exprime comme elle peut, l'indice qui s'y livre maladroitement, l'émotion instantanée d'où il a, pour ainsi dire, jailli si on le considère comme un geste difficile qui s'ébauche avec rudesse et qu'il faut juger d'après son accomplissement achevé et le terme qui le couronne, on devra y reconnaître aussi quelque chose de très beau. Ce sauvage procédé de compensation présage de loin une entreprise de réconciliation il en supplée, faute de mieux, les moyens. Ces façons brutales sont pleines de cordialité, de cordialité pour tous. Il ne faut pas qu'il y ait de battus entre Français. Péguy a donné la parole aux passions étroites et oiiensantes de son ami ainsi qu'à seR inspirations plus humaines. Aussitôt, il lui
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remontre vigoureusement les avantages que les offensés pourraient prendre à leur tour. Solution provisoire en sa violence. A l'un comme aux autres, il brûlerait de dire « Expliquez-vous, connaissezvous Maintenez dans vos âmes la part des durables grandeurs communes dont vous êtes les fragiles héritiers divisés. » Aux abords de la ville où vous enseignez, jeune professeur, n'y a-t-il pas quelque coteau d'oû la vue l'embrasse tout entière ? Et ne vous y êtes-vous pas assis quelquefois pour rêver, le soir, quand l'ombre commence de descendre sur les maisons et que le soleil couchant répand une plus vive lumière sur le faîte plus élevé des édinces qui sont à tous et qui forment la cité ? Nulle contemplation ne saurait avoir plus de rapport avec votre office. Les yeux Sxés sur les monuments de cette commune amitié des siècles qui domine de si haut les querelles d'un jour des générations et qui a créé la patrie, le cœur pénétré de la bonté de cette œuvre séculaire pour qui le vulgaire est ingrat, parce qu'il n'a pas l'âme assez large pour la saisir, vous vous éleveriez au niveau et à la sérénité de l'idée permanente que vous avez pour mission de ne pas laisser submerger dans les flots troubles et changeants des disputes civiles et religieuses, vous seriez à l'altitude voulue pour mesurer les petitesses d'esprit et les obscurités de cœur qui font les sectaires. La ville, raccourci de la patrie, vous apparaîtrait comme un vaisseau dont toutes les parties ont une, connexion indissoluble, le royal vaisseau gallo-romain qui marche à la tête de la flotte humaine sur le fleuve'des temps civilisés. Vous sentiriez que l'amour de toute la communauté, telle que l'a faite l'histoire, est votre devoir: qu'il ne
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se peut pas que le point de vue duquel il y aurait une « France de Voltaire a et « une France de Jeanne d'Arc », faites pour s'entre-détruire, ne soit pas~un point de vue chétif et bas et qu'il n'y en ait point un supérieur'qui doit obligatoirement être le vôtre que l'esprit de réforme et de liberté qui anima toujours la race la plus vive du monde ne commande de dédain haineux ou hostile à l'égard d'aucun des liens antiques, des vieux cultes de la nation, et que la complaisance en un tel dédain serait de votre part, ô pédagogue, la passion la plus déplacée et la plus coupable.
Comme je suis certain d'interpréter Péguy, en le paraphrasant un peu 1 La « grande pitié de la France contemporaine le tourmente, cette lutte chronique et dévorante des partis, cette guerre civile lente, continue, sournoise, passée dans les mœurs de la moindre bourgade, plus délétère sans doute qu'un choc sanglant, mais bref, entre citoyens. La République en est empoisonnée et c'est cet état de ruineuse division, héritage et déchet des grandes crises mal liquidées de'notre histoire, qui, en excluant tout esprit de largeur et de grandeur dans les affaires publiques, favorise le règne du politicien et de l'intrigant. Que doit-il advenir d'un pays où la généralisation des haines et des méfiances intérieures rend impossible toute entreprise, caduque ou sans vigueur toute institution, supposant, comme c'est particu" lièrement le cas de l'armée, une coopération nationale unanime ? C'est la question en présence de laquelle Péguy met la République, non pour. dire, avec Maurras, que la République soit, par nature et à jamais, incapable d'y faire face, (cr.r Péguy est un républicain
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convaincu et fervent avec un grand fond de bon sens politique), mais pour en déduire l'urgence de relever le niveau d'un personnel de gouvernement que ce régime de querelle universelle a extrêmement abaissé et de constituer à la République une aristocratie. Péguy demande à la République l'apaisement et le vrai libéralisme à l'intérieur, la formation d'une aristocratie républicaine. Ce qui fait l'aristocrate, ce n'est pas les titres, c'est la réunion d'un cœur grand avec un bon sens fortement trempé, l'alliance d'une âme plus éprise de l'intérêt général que de l'intérêt personnel, avec une intelligence façonnée par l'habitude des choses réelles. Quelle forme gouvernementale se passerait d'hommes de cette qualité ? Péguy, logique ou non en ce point, réprouve dans l'état républicain tout ce qui exclut l'influence, la prédominance habituelle et normale d'un esprit et d'un élément aristocratiques entendus de la sorte. Parti du socialisme sentimental, il est devenu républicain aristocrate. Il est très remarquable que dans ses témoignages de piété fidèle envers la République, l'idée de démocratie ne figure jamais. Au lecteur de juger si, en cela, Péguy devance son époque et annonce l'avenir politique français ou, si, au 'contraire, il n'apparaît pas comme un homme ramené à des idées d'autrefois par des désirs que son temps ne peut contenter, comme un contemporain retardataire de Paul-Louis Courier et d'Armand Carrel.
Cependant, pour trouver chez lui un corps de théorie politique, il faudrait, je l'avoue, mettre trop de liaison entre des intuitions, des aperçus souvent brillants et vivement suggestifs, mais incoordonnés
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et êpars il faudrait (et c'est une tendance dont on doit spécialement se défendre en ce qui le concerne) trop compléter ses brouillons. Où, au contraire, on n'éprouvera aucun besoin d'ajouter du sens à son langage, c'est quand il parle des périls graves et immédiats de la France. Péguy est de cette élite dont la critique politique a perdu toute tranquillité d'inspiration à partir de l'affaire d'Agadir, parce que c'est alors qu'elle a commencé de sentir l'approche fatale d'une liquidation franco-allemande qu'il n'existait plus aucun moyen humain d'empêcher, mais dont il y avait un moyen, un seul, de limiter par avance les dégâts) peut-être même (hypothèse fort hyperbolique coup sûr) de faire accepter à l'adversaire l'accomplissement pacifique je veux dire l'exaltation de la force nationale, la réalisation de la plus haute puissance militaire possible. Péguy, dis-je, a été du petit nombre des écrivains français qui ont senti les preiniers cela dans l'atmosphère, qui ont dégagé la réalité de tout nuage trompeur. Service immense que celui auquel il a ainsi contribué. A ce moment même, la politique française achevait de s'engager dans le guet-apens du paciSsme socialiste et du relâchement militaire, tandis que des théoriciens aveugles ou borgnes, vaticinant dans de hautes chaires omcielles et couverts par des pontifes sans illusion, mais lâches devant un courant d'opinion qui semblait encore gouvernemental (on les. pourrait tous nommer), démontraient chaque matin avec un dédain infini pour qui ne partageait pas leurs savantes vues, que la voie de ce guet-apens tragique était celle qui conduit au Plein Ciel prophétisé par Victor Hugo, que Fère historique des guerres européennes était unie,
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qu'il ne pouvait plus y en avoir, à cause de l'enchevêtrement des relations économiques entre les nations, à cause de l'Internationale ouvrière, à cause des lois de l'évolution cosmique ou à cause de l'aviation. Un des traits qui me plaisent le plus chez Péguy, c'est qu'il n'ait jamais fait, même après le coup dë foudre qui fut pour lui le coup d'Agadir, figure de repentant. A ce sujet, un dissentiment tendre et pathétique le sépara quelque temps de son ami M. Daniel Halévy. Ayant lui-même le cœur serré p~r le péril de la France, M. Halévy ne se tepentait pas davantage. Mais il concevait de la mélancolie et de l'amertume en songeant que le parti avec lequel il venait de lutter avait inscrit à son programme le a chambardement général », au cas que la cause de la a justice a poussât l'injustice jusqu'à l'exiger. Il sentait toujours au fond de lui le ferment de cet idéalisme explosif prêt à bouillonner et à faire son œuvre encore, si (ce qu'à Dieu ne plût) occasion pareille venait l'émouvoir. « Nous recommencerions la mort dans l'âme, mais nous recommencerions Quel n'était point son malaise moral quand il contemplait l'étendue du mal accompli, la vie intellectuelle et la vie politique de son pays ravagées par le passage de la trombe dteyfusienne, la dispersion de l'élite, les hauts lieux de l'enseignement public grands ouverts au goujat et au faiseur, la recrudescence du maquignonnage électoral et parlementaire. a Non s'écnaitil, ces airs de chien battu ne me vont point. Je n'ai pas de remords. On n'a pas de remords quand Oit a bataillé avec tfnt d'enthousiasme et sans rien réserver de soi-même. Il y avait bien une espèce d'inspiration là dedans ». Comme raisonnement, c'est plutôt
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faible et je devrais en apparence, moi qui ne fus point des leurs, trouver des arguments dans la tristesse de Daniel Halévy. Je préfère ici ce Péguy emballé. ~ona sanis. Tout est sain aux sains. On pourrait dire aussi tout est sain, qui part d'une âme saine. Ce qui a été fait à la française ne peut pas être foncièrement anti-français. Les folles et iniques attaques où s'entraîne la tête montée des partis n'ont qu'un jour et sortent bien vite de la mémoire des générations la franchise, la gaîté, l'héroïsme de tempérament dont un jeune écervelé y aura fait preuve, signaleront aux observateurs le prix de l'homme qu'il sera demain et s'inscriront, comme valeurs sûres, dans le capital moral de la patrie. Ceux qui auraient dû se repentir des excès dreyfusards, c'étaient précisément ceux-là qui étaient incapables de ce sentiment, ayant mêlé à ces excès une hypocrisie empestante où s'accusait la méchanceté secrète de leur inspiration c'étaient ces gens de l'éternelle race des juges de Jeanne d'Arc, qui n'ont plus le sentiment de l'odieux dès qu'il s'enveloppe de raisons théologiques et qu'ils y peuvent prêter les mains avec les apparences de l'onction. On aime mieux le vitriol tout pur de Péguy que le vitriol mêlé d'eau bénite de ces gens-là.
Il est fort plaisant que cette distinction dont nous le faisons bénéficier, il l'applique lui-même à un homme que nous voyons tour à tour, sinon simultanément, l'objet de ses plus terribles invectives et de son estime Gustave Hervé. Sitôt après l'affaire d'Agadir, Hervé lui apparaît le grand criminel de plume, qui a libéré, proclamé la pensée antimilitariste et antipatriote au service de laquelle le dreyfusisme de beaucoup dé dreyfusards travaillait sous
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un masque d'ailleurs assez transparent. Jusqu'aux éclats d'Hervé, le dreyfusisme était suspect au point de vue patriotique et, contre ce soupçon, Péguy s'insurge à bon droit, en ce qui concerne lui-même et les dreyfusards qui demandaient la justice pour la justice. Non seulement il n'a jamais senti d'indifférence à l'égard du nom français dont l'honneur lui fut toujours cher, mais c'est avec une joie redoublée, qu'au plus fort de l'Affaire, il reprenait le sac comme réserviste pour les grandes manœuvrer. Or, ce soupçon, Hervé le repousse aussi, mais dans un esprit tout différent car le soupçon est doute et on ne doit pas lui faire l'injure d'un doute quant à son opinion exterminatrice au sujet de l'institution miliaire et de tous les préjugés sentimentaux qui la soutiennent l'heure d'en finir avec le drapeau, avec toute la ferblanterie patriotique est venue. L'occasion de l'affaire Dreyfus est trop belle. Il ne faut pas la laisser s'éteindre.
L'indignation de Péguy est extrême. « Le traître Hervé le traître Hervé le traître Hervé 1 s'éeriet-il dans une page véhémente. Mais bientôt, sans atténuer en rien ce juste jugement qu'il tient à bras tendu comme un gibet, il s'avise d'une étrange impression. Cet Hervé, qui met « le drapeau dans le fumier x ne lui inspire pas du tout la même répulsion morale que Jaurès qui le délave dans des grandes phrases où il doit y avoir de l'acide, bien qu'elles soient fades, puisque les trois couleurs sortent de ce bain tout embrouillées et salies. Cet Hervé se rue contre tout ce qui est l'honneur et la raison d'être du soldat en quoi il est fou mais il a des façons de donner l'assaut qui sont d'un très bon soldat. Ses
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troupes l'appellent « le Général ? » et c'est lui qui a inauguré l'emploi des images et des métaphores militaires dans les apologies de l'antimilitarisme. n ne mâche pas les mots les mots affreux il va en prison pour ses idées. H prend d'absurdes responsabilités, il n'en a pas peur. C'est tout autre chose que la papelardise des Jaurès, des Pressensé, des Ruyssen. Gustave Hervé serait bien homme à faire lever la crosse en l'air à une compagnie mais il exigerait de la précision et du nerf dans le mouvement et commanderait « au temps » aux empotés qui s'y prennent mal, de telle manière que cette manifestation ne fût pas perdue pour l'instruction des hommes et leur apportât un petit surcroît d'entraînement professionnel. Dans une armée façonnée par la lecture des discours jaurésiens, il est à craindre que les fusils ne tardassent pas à être tenus à la manière des cannes à pêche, et que les soldats ne trouvassent dans leur giberne, à la place de cartouches, des feuillets dépareillés de l'J~cu-e %opM~e et de l'~n~e nouvelle.
Hervé n'allait point attendre la dernière limite, la guerre, pour légitimer la réserve de faveur que Péguy mêlait à ses équitables malédictions. Ou plutôt, s'il eût attendu ce délai extrême, pour s'apercevoir que l'ennemi est l'ennemi, il ne l'aurait pas légitimée il aurait tout juste échappé à la honte. Le sens brutal de la réalité, surtout immédiate, qui se mêle chez ce Breton a ce qu'on pourrait appeler les coups de tête de l'esprit, le sauva. Deux ans environ avant la guerre, il reconnut ce qui était. Et à ses amis du parti socialiste, de la Ligue des Droits de l'Homme, il en ~t entendre l'anirmation, dure pour leur cceur, humiliante pour leur judiciaire. n leur disait que leurs
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enorts pour nier, étonner, noyer la question de l'Alsace-Lorraine, leurs sentiments d'aigreur mauvaise et persécutrice contre tous les Français dans l'âme desquels ils la sentaient vivre, n'étaient pas seulement peu honorables, qu'ils étaient en outre aussi vains et aussi puérils que si l'on eût voulu dessécher le lac de Genève avec quelques tombereaux de terre. Péguy, citant tout au long le mémorable article où Hervé prenait position, disait le mot n'est-il pas excellent ? qu'il fallait y faire <t la part du fou o et qu' « encore y était-elle peu considérable a. A vrai dire, ce qu'il nommait de la sorte consiste en certaines clauses de style auxquelles le socialiste de l'observance orthodoxe était tenu. Hervé se révélait là sainement, intégralement patriote et il faut qu'on ait ignoré cette courageuse campagne d'avantguerre pour avoir été surpris de la moralité civique, forte et sans défaillance, dont le directeur de lq Vidoire a fait preuve d'un bout de la guerre à l'autre. J'en parle sans avoir avec lui aucune espèce de liaison, sans le connattre et l'avoir jamais vu, aussi prévenu en faveur de son caractère que plein d'inquiétude quant aux généralités de sa philosophie politique et historique, le tenant pour un cerveau rude et capricieux, mais nullement creux, pour un homme beaucoup plus intelligent que Jaurès, quoique beaucoup moins disert (ce qui ne veut pas dire moins bien disant) et moins instruit, et qui a dans l'esprit quelques points de fermentation volcanique à surveiller, mais non pas de ces marécages et de ces brouillards, dont les émanations corrompent la pensée entière et dont l'assainissement est impossible.
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Il faut lire l'Argent, torrent de pamphlets vengeurs à l'adresse des préparateurs intérieurs de la défaite. Il faut voir Péguy montrant, touchant du doigt le fléau qui approche de la frontière, observant les suspects et les aveuglés qui deviennent de plus en plus des suspects, les nommant de leurs noms et leur cc notifiant ses menaces dont quelques-unes ont été prophétiques. Il faut l'entendre, annonçant la splen- deur morale de la levée d'août 1914 et les aurores de journées que l'histoire reconnaîtra, a déjà reconnues bien plus belles que les journées de Valmy et d'Aus- terlitz. L'âme de Jeanne d'Arc et l'âme du Comité du Salut public l'inspirent ensemble, ces deux âmes qui nous animent tous, mais qui n'ont jamais réalisé une consonance aussi aisée, aussi exempte de tout heurt, que sous cette plume. Voici une page où Péguy s'exprime tout à tour dans le langage d'un patriotisme révolutionnaire et d'un patriotisme catho- lique, allant, venant de l'un à l'autre, les mêlant, les f fondant sans aucun scrupule de l'esprit. Je demande si, en la lisant, les réserves que nous aurions à faire.. les uns et les autres, dans l'ordre politique ou théolo- gique, ne s'envolent pas. Je demande s'il n'y a pas dans ce qui suit (et dont la forme littéraire est dis- cutable, j'en conviens) une hauteur et comme une transcendance humaine de sens qui le rend acceptable et admirable à tout Français
Qu'ils trahissent la France, tout le monde le sait et c'est entendu, et Us s'en vantent presque, et ce n'est même plus guère intéressant. Mais trahissant la France, ils ne trahissent pas moins la Révolution. Car ils ne diminuent pas moins ce que j'appellerai le total de civisme dans le monde, et même ils décapitent le
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civisme et ils découronnent la liberté dans le monde et Us diminuent d'autant. Us font tout ce qu'Us peuvent pour annuler, pour anéantir la seule matière et le seul instrument temporel, enfin le seul point d'appui temporel qu'ait la liberté dans le monde. H ne fait aucun doute que la France a deux vocations et que si elle est quelquefois fatiguée au temporel et même au spirituel et diminuée et quelquefois pauvre de forces, c'est qu'elle est doublement fidèle, c'est qu'elle est fidèle deux fois, c'est qu'elle a à pourvoir à deux tâches et à deux fidélités, à sa vocation de chrétienté et à sa vocation de liberté. La France n'est pas seulement la fille aînée de l'Eglise, elle a aussi une sorte de vocation parallèle singulière, elle est indéniablement une sorte de patronne et de témoin (et souvent une martyre) de la liberté dans le monde. Dans le chrétien, dans le sacré, elle a la garde de la foi, et peut-être encore plus de la charité et certainement encore plus de l'espérance. Et il apparaît tous les jours indéniablement qu'elle est la nUe aînée.
Mais dans le laïque (je ne dis pas dans le profane) dans le laïque et peut-être dans une autre sorte de sacré, dans le civique, dans un sacré de la loi intérieure, il est indéniable qu'elle a la garde de cette liberté qui est la condition même de la grâce. Telle est notre double charge. Telle est notre double garde. Et il est évident que nous y sommes constamment demeurés fidèles et nous savons bien que nous y demeurerons fidèles. Et nous savons bien pourquoi nous sommes quelquefois fatigués. Mais quand ces hommes trahissent la France et dans la France la République, j'ai le droit de dire qu'ils trahissent la Révolution même et la liberté. Car tant qu'ils peuvent, ils s'efforcent d'annuler le seul point d'appui de la liberté dans le monde. Il est merveilleux de voir comme dans la langue de Péguy ces formules si souvent employées pour définir des raisons de patriotisme dogmatiquement inconciliables, se dépouillent dè tout exclusivisme
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et semblent englober les battements nobles d'un cœur de Français, quel qu'il soit. Voici qui, au besoin écarterait à cet égard toute ombre d'équivoque Celui qui défend la France est toujours celui qui défend le royaume de France. Celui qui ne rend pas une place peut être tant républicain qu'il voudra et tant laïque qu'il voudra. J'accorde même qu'il soit libre-penseur. n n'en sera pas moins petit cousin de Jeanne d'Arc. Et celui qui rend une place ne sera jamais qu'un salaud, quand même il serait marguilier de sa paroisse.
C'est là une excellente théologie de guerre. n est clair qu'eUe ne suffit pas pour le temps de paix. Les loisirs de la paix nous imposent quelques points de vue desquels il ne saurait être aussi indifférent que cela qu'on soit marguilier ou libre-penseur. Le problème de ce choix a beaucoup, a pathétiquement et même cruellement occupé Péguy. Ayant commencé en libre-penseur, a-t-il fini marguilier ? 2 Nous voici conduits à la question de sa « conversion
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PÉGUY CATHOLIQUE
VIII
Péguy, qui, à partir d'une certaine époque a manifesté des sentiments ardemment catholiques, n'a jamais écrit d'une manière formelle qu'il se f~t converti. Toutes les assurances que nous pouvons avoir de ce fait se trouvent dans un récit, très fréquemment cité, de son ami, l'universitaire Joseph Lotte, mort, cpmme lui, pour la France
En 1908, je le'trouvai couché, épuisé, malade. Le médecin diagnostiquait une maladie de foie. C~étalt toute l'énorme fatigue soutenue douze ans sans défaillance, qui l'écrasait enfin. D'immenses malheurs m'avalent frappé moi-même.
~LpNe avait perdu s<ï fille et sa femme).
Il me dit sa détresse, sa lassitude, sa soif de repos une petite classe de philosophie, dans quelque lycée lointain, près de moi, en pleine province il pourrait enfin, sans heurts, sans traverses, sans angoisses, produire tout ce qu'il portait en lui. A un moment, !1 se dressa sur le coude, et les yeux remplis de larmes Je ne t'ai pas tout dit. j'ai retrouvé la foi. Je suis catholique. »
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Ce fut soudain comme une grande émotion d'amour mon cœur se fondit, et pleurant à chaudes larmes, la tête dans les mains, je lui dis presque malgré moi « Ah pauvre vieux, nous en sommes tous là. » La vérité de cette relation éclate aux yeux ou plutôt elle se fait sentir au cœur. « J'ai retrouvé la foi », Péguy a certainement prononcé ces paroles. Mais ce qu'il a laissé échapper dans une exaltation de souffrance, dans un flot de larmes, pouvait-il le redire avec la tranquillité de l'esprit et en le rapportant à la notion exacte de la foi, telle que l'Eglise catholique la dénnit ? 2
La génération littéraire qui s'est distinguée entre 1900 et 1914 par de nombreux cas de conversion religieuse, se trouvait placée à l'égard du catholicisme dans une situation fort complexe et pleine de malentendus. A certains égards, ses origines intellectuelles la prédisposaient à reprendre sans difficultés le chemin de l'Eglise. Un ensemble d'influences peu favorables à la culture de la raison avait affaibli chez elle, comparativement à ses aînées, les susceptibilités et les exigences du sens critique, les habitudes de scrupule de la pensée en matière de vrai et de faux. Nous avons montré au début de la présente étude certaines' de ces influences, auxquelles il faudrait ajouter celle des écoles esthétiques qui faisaient de la création du poète et de'l'artiste une pure affaire de sensation, d'impression, où la préoccupation de la vérité ni la composition rationnelle n'ont droit à aucune part. Cet enseignement constituait pour l'élite qui le recevait une préparation à la vie dont elle risquait de se trouver très mal, la maturité de l'âge une fois venue. Un poète, un artiste qui vit
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d'une inspiration purement sensitive, sans étude de la nature, sans connaissance réfléchie de l'humanité, n'a, si bien doué soit-il, qu'une saison éphémère qui s'évanouit avec la première fleur de la jeunesse, et après laquelle il se désole et languit, parce qu'il ne trouve plus à l'univers qui l'entoure ce charme délicieux, mais au surplus sans grandeur, dont il s'enchantait et dont le velouté natif ne tenait qu'à la sensation. Et point n'est-il nécessaire qu'on soit artiste ou poète précisément pour traverser une pareille aventure morale. Toute nature distinguée est destinée à en faire l'expérience, qui se sera exclusivement livrée à la sensibilité dans les années juvéniles, 3ans cultiver en elle-même l'amour de la vérité, sans développer et nourrir en elle-même les appétits de l'intelligence, sans élargir par la méditation et la connaissance son idée du monde et ses contacts avec l'inépuisable et rayonnante réalité qui va de l'atome à Dieu. Dans quel état de dénûment intérieur l'âge mûr, l'âge de l'homme la trouvera-t-elle, quand l'intérêt qu'elle portait à ses propres impressions aura commencé de s'éteindre avec leur fraîcheur même 1 Combien elle risque de manquer alors de ressources intérieures, pour traverser sans défaillir 1% redoutable plaine de l'existence 1 Combien insumsant, ce qui pourra lui rester d'attaches et d'amarres spirituelles, pour la soutenir contre le vertige naturel de la condition humaine 1 Et comme on comprend qu'au bord de l'abîme de mélancolie et de misère désespérée où elle se sent choir, le désir de la foi se présente à elle 1 La foi, idée merveilleuse, promesse d'un plein réveil, d'une infusion de vie totale pour l'âme dont elle va fixer les idées errantes, orienter les vagues désirs,
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apaiser les effrois solitaires, ranimer les espérances détruites, restaurer la volonté. La foi catholique, offrant à un malheureux qui, laissé à lui-même né saurait plus travailler qu'à son propre tourment, le doux refuge de la paternité céleste et de l'Eglise maternelle La foi catholique, trésor régénérateur qui possède cet incomparable avantage d'être un tout ou rien et de pouvoir s'acquérir tout entier d'un seul coup 1 Qu'est-ce qui s'opposerait à ce qu'on s'en appropriât le bienfait suprême ? La montagne d'obstacles qui se fût présentée à l'esprit d'un lecteur docile de Spihoza, de Voltaire, de Strauss ou de Renan, s'est abaissée. Nous sommes débarrassés du vieil intellectualisme et de ses aridités agressives; n0u& ne nous perdons plus dans ces chicanes que la pensée spéculative et ratiocinante cherchait sans fin contre une vérité qui sollicite si puissamment le cœur. Les dogmes et les récits sacrés ont des douceurs qui réfutent par elles-mêmes toutes les objections de la métaphysique rationaliste, de la science expérimentale, de la critique historique et de l'exégèse indépendante. En route 1 En route pour Rome 1 Le départ est facile.
L'arrivée ne l'est pas autant. L'accès de la foi n'est pas aussi commode qu'on se permettait de le rêver peut-être, tant qu'elle n'était encore qu'un objet de soupir et de nostalgie et qu'on n'en avait pas regardé de près les conditions. II présente à qui avait pris l'habitude de penser et de sentir dans une espèce de laisser-allei' anarchique des pentes dont la montée ne se fait pas toute seule. Je né parle point de là réforme des moeurs, question sans intérêt général en ce sens que ses données varient avec chaque cas individuel
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et qui n'était point pouf gêner Péguy, marié à t'âge de vingt ans et ayant toujours observé, depuis, une Sagesse sévère. Je parle de la réforme de l'esprit. Elle est rude. On voyageait vers le port de salut fort légèrement, parce qu'on était délesté de tout ce fardeau de raisonnement et de critique qui avait empêché tant d'incrédules des générations précédentes d'y atterrir. Et voici que l'Eglise, avant de vous admettre, vous replace sur les épaules un fardeau pareil, disposé autrement dans certaines de ses parties (non pas nécessairement dans toutes) que chez l'incrédule raisonneur, mais lourd encore à porter et destiné précisément à vous retenir chez elle en prévenant l'effet impulsif des nouvelles révolutions du cœur qui pourraient vous pousser à la quitter comme vous lui êtes venu. On n'est pas catholique par le cœUr et l'inspiration seulement. On ne peut l'être sans une adhésion de l'intelligence, qui, tout en s'attachant ici à des propositions surnaturelles, est nécessairement de même nature, pour une part tout au moins, que l'adhésion aux propositions expérimentales et rationnelles car il est impossible que là formule « ceci est vrai », change entièrement de portée et de sens, selon qu'elle s'applique à l'utle ou à l'autre sorte de propositions. Croire est croire. Acte de volonté et de sentiment sans doute mais aussi détermination ferme de la pensée. Le dogme est un objet de la pensée. Il l'est en lui-même, dans sa substance et dans sa formule. Il l'est dans ses relations nécessaires avec l'ensemble ordonné des raisons historiques et logiques dans lesquelles la doctrine du catholicisme en place la preuve et lé fondement. TI faut accepter ou rejeter Cet ensemble et prendre son parti. Oh
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trouvait onéreux de nier, avec Renan et Voltaire, le surnaturel. Mais, si l'on n'en avait qu'à l'onéreux de la chose, on le retrouve; retourné, dans l'acceptation du surnaturel. Il est vrai que l'esprit peut tenter l'aventure d'échapper à cette antinomie, qu'il peut chercher à combler l'abîme entre les deux termes, à composer, en utilisant les concepts subtils de quelque métaphysique nouvelle, un moyen terme de nature et de surnature qui contente et charme le sens religieux catholique, tout en ne prêtant plus le flanc à la vieille rébellion de la raison. Le « modernisme s, le pragmatisme, l'immanentisme, le bergsonisme appliqué à la question religieuse, en ont essayél'entreprise et ils y ont dépensé parfois beaucoup de subtilité d'esprit, beaucoup d'ingéniosité et de souplesse spéculative. Je n'examine point si cette entreprise qui n'a pas été jusqu'ici absolument vaine, car son influence a introduit dans les expressions les plus orthodoxes de la doctrine quelques légers changements de nuances, je n'examine pas, dis-je, si elle a ou non dit son dernier mot, si elle peut être poussée plus loin.qu'elle ne l'a été et s'approcher davantage du but de ses efforts, qui est la conciliation entre les 6ns de nonrecevoir rationalistes et les affirmations surnaturalistes. Je dis seulement c'est une entreprise, une tentative délibérée, une méthode choisie, une décision. C'est, sage ou fou, et fort difficile en tout cas, un parti. C'est donc quelque chose de diNérent de l'état d'esprit cruellement agité -et contradictoire ou bien complaisamment attardé, complexe, indécis, rêveur de celui qui, amené par.l'intense désir de Moiau pied du mur dogmatique, et ne se résolvant ni à l'escalader de face, c'est-à-dire à croire dans le sens le plus
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simple du mot, ni à s'en éloigner en ligne droite, c'està-dire à demeurer incrédule, n'essaie pas non plus délibérément (solution aventureuse, je le répète et de très douteuse issue) à le tourner par quelque voie inconnue encore, qui fasse pont, qui maintienne la continuité intellectuelle désirée entre sa croyance d'aujourd'hui et son incrédulité d'hier.
Je pose pour Péguy la question qui se poserait pour tout autre converti, homme de lettres, qui, dans un dessein d'apologie à sa façon, a donné la confidence publique de sa conversion, raconté les étapes, décrit les mouvements de sa pensée, avances, hésitations, reculs, sur le chemin du retour à la foi. Les attitudes possibles que j'ai définies l'ont été en général et abstraitement en fait, elles ont pu se mêler, se combiner ensemble, avec plus ou moins d'ordre ou de désordre, dans l'histoire particulière de chacun, sans parler d'une certaine part d'invention, de création personnelle imprévisible et plus ou moins heureusement inspirée, que chacun a pu apporter à la solution du problème. Comment donc Péguy a-t-il réussi à accommoder ses habitudes intellectuelles ou, si l'on veut, anti-intellectuelles, d'avant la. conversion, aux exigences intellectuelles de la foi et de l'enseignement catholiques ? Je n'ai pas besoin de dire on le connaît assez pour le deviner qu'il n'a jamais donné un exposé suivi de sa pensée religieuse. n l'a exprimée, laissé jaillir par touches brusques, rudes et éparses. Le tableau qu'on en pourrait composer donnerait l'impression d'un chaos traversé d'éclairs de beauté ou encore d'une cacophonie brutale d'où s'élèvent quelques passages de mélodie admirable. Voici quelques-ans de ses propos
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n faut produire. N ne faut pas démontrer ni expHquer. Pascal raisonne trop, alors les Incroyants lui poussent des coues et se f. de lui. Moi, je crée. n faut créer, Tiens, je couvrirai dans le chrétien la même surface que Gcethe dans le palen.
Les Saints français sont les plus grands. Batiffol (Péguy nomme familièrement dans une lettre intime son ancien aum6nier de Sainte-Barbe) m'avait dit de lire saint Augustin. Au fond, c'est un disciple de Cicéton. Une parole de Jeanne d'Arc, de saint Louis met tout saint Augustin par terre. C'est comme saint Jean Chrysostome, j'en ai traduit avec Marcel c'est ridicule il développe comme Ovide ou comme un sophiste. Non, ça n'a rien à voir avec nos saints.
Tu comprends, je suis de ces catholiques qui donneraient tout saint Thomas pour le Salut, le Magni/!co~ l'Ave Morfa, et le Salve Regina 1
La partie négative de ces déclarations est nette et cassante à souhait. Péguy repousse toute démonstration proprement dite, toute explication logique, déduetive, toute analyse des objets de la foi. Son dédain pour les Pères de l'Eglise, élaborateurs de la dogmatique, pour saint Thomas, c'est-à-dire pour les efforts que l'esprit humain peut faire en vue de concilier l'enseignement révélé avec la philosophie naturelle) ne sont pas moins significatifs <tans le même sens. Et que dire de cette parole rapportée par M. Johannet a Jésus-Christ est Dieu. Ça ne se prouve p~s. C'est comme ça parce que c'est comme ça e. Est-ce là croire ? Croire de cette manière, n'ot-ce pas plutôt se violenter pour croire, sans y réussir rëeBement ? De même) quand on écrit que a Renan ~uï* le 'BHNtde est stupide ?, et qu'on n'a garde d'expliquer d'ailleurs en quoi il est stupide et comment il devrait être rectiRè, ne semble-t-il pas qu'on s'étour-
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disse au sujet des dimcultés les plus graves et les plus foncières que la foi suscite de la part des incrédules, dans l'ordre intellectuel, dinleultés que Renan reproduit, parce qu'elles ont été la raison (la seule) de sa rupture avec l'Eglise, mais qu'il n'a nullement inventées ? 2
A ne considérer que ces aspects de l'apologétique péguyste, on prendrait Péguy pour une sorte de croyant désespéré, dans le genre de La Mennais, qui mate et brutalise sa raison pour la faire fléchir, parce qu'il n'a pas réussi à la convaincre. Ce croyant désespéré ou frémissant sous le joug, Péguy a certainement dû l'être à certaines heures de sa vie, parce qu'on a beau avoir surmonté l' « intellectualisme a quand on a été longtemps incrédule et qu'on est le fils d'une époque nourrie de Renan, on garde bien des restes et'des ferments de Renan au fond de soimême. On les secoue, on les injurie, on ne s'en défait pas comme on veut. Us reviennent parfois à la charge. Jn camarade de Péguy, qui l'a vu de près et dont le témoignage est d'ailleurs rendu suspect par le caractère fanatique de son attachement à l'anticléricalisme et à la libre pensée, soutient, parait-il, que Péguy n'a jamais été réellement converti en esprit et que les jours où il croyait étaient ceux où il souffrait du foie. J'inclinerais à penser que les jours où il souffrait du foie étaient ceux où il éprouvait de la peine à croire, parce que le vieil aiguillon des objections rationaliste revenait lui tourmenter l'esprit et qu'il ne savait y opposer que des gestes de furieux. Mais il n'avait paa mal au foie tous les jours et, pour l'ordinaire, sa jraison, jouissant de la ductilité et de la fugacité comme infinies qu'elle avait acquises à l'école ber~*
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sonienne, ne redressait pas tellement la tête qu'elle eût besoin de coups de caveçon. C'étaient les bons jours de Péguy. Alors, s'il s'irritait, c'était contre les exigences de la raison des autres, non de la sienne propre. Ne faisant aucun cas des apologétiques intellectuelles, il ne s'étonnait pas de leur impuissance et de leur vanité. Il se désolait de la manie qu'a l'Eglise depuis dix-neuf siècles d'entasser l'une sur l'autre des apologétiques intellectuelles, aussi bonnes à faire des incrédules que des croyants. Et il s'enthousiasmait à l'idée de mettre fin à ce régime suranné par une apologétique poétique dont la mission lui avait été dévolue, et dont il sentait bouillonner la source en son génie, aussi grand que celui de Goethe, plus grand que celui de Dante, qu'il n'osait égaler à celui de l'auteur de .Poh~eHc~e, mais qu'il comparait à celui d'Homère. « Je couvrirai la même surface dans le chrétien que Gœthe dans le palen. J'ai un office, des responsabilités énormes. Au fond, c'est une renaissance catholique qui se fait par moi. » Et son ami, son écho, Joseph Lotte « Po~euc~e excepté, que Péguy nous a enseigné à mettre au-dessus de tout, tout permet de penser que Eve est l'oeuvre la plus considérable qui ait été produite en catholicité depuis le xrv~ siècle. » Eve est un poème de Péguy qui devait être, avec Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, La Tapisserie de Notre-Dame, l'instrument de cette renaissance catholique moderne où Saint Thomais ni saint Augustin n'auraient plus mot à souder.
Cet immense orgueil, nourri d'illusion et de vérité, qui atteste un peu de déséquilibre, et passablement de vision, mais encore plus de candeur, ne me choque
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pas, je l'avoue. Aux yeux de juges délicats comme Mgr Batiffol, M. Henri Brémond, il ne diminue pas la noblesse de nature de Péguy. Ce qui est plus important à relever, c'est le principe d'individualisme qui s'y rattache et qui me paraît peu conforme à l'esprit catholique. Je ne pense pas que l'Eglise méconnaisse le grand pouvoir que possèdent certaines individualités pour renouveler sur un large rayon autour d'elles la vie religieuse. L'institution des saints suffirait à prouver le contraire. Cette part a cependant, dans les cas les plus privilégiés, des bornes que les ambitions ou les rêves de Péguy exorbitent. Et sa témérité apparaît d'autant plus grande que le genre de vertu individuelle par laquelle il se flatte de faire renaître la religion déclinante, c'est le génie poétique. N'y at-il pas une opposition ou du moins une disproportion évidente entre l'universalité d'application et de domaine à laquelle le catholicisme prétend par nature et cette sorte d'inspiration, nécessairement limitée par le tour d'imagination et de sensibilité du poète, lequel ne saurait chanter avec génie que les objets choisis et particulièrement proches de lui-même dont il a reçu ses impressions les plus fortes et les plus originales ? C'est parce que Péguy s'est érigé en docteur qu'on a pu lui reprocher doucement d'avoir placé les « Saints de France », sainte Geneviève, saint Aignan, saint Louis, Jeanne d'Arc, au centre ou au sommet de l'édiBce catholique et un peu trop identifié la Vierge avec Notre-Dame de Chartres. Au point de vue de la poésie, ce peut être charmant et notre cœur français en est touché. Comme conception d'apologétique et de doctrine, les docteurs, diront, je le pense, que c'est un peu étroit et que le catholicisme encadré
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dans l'horizon de la ville d'Orléans peut fournir des tableaux délicieux, mais qui ne renferment pas tout. Mgr Batiffol se demande, (et il répond d'ailleurs négativement à la question) si Péguy ne s'en serait pas tenu peut-être à une espèce de dilettantisme catholique. Nous nous demandons, par simple goût de la vérité, si tout en éprouvant la plus véhémente attraction vers la foi, il n'en aurait pas éludé l'acceptation essentielle. S'il fallait le croire, quelle incohérence intellectuelle et morale, quel trouble de la pensée se révélerait dans la notion du rôle spirituel auquel il se voyait promis et qui, au cas qu'il ait été converti au catholicisme dans le sens normal, plein et formel de cette expression, serait encore extrêmement exagéré 1
Il ne faut, pas en ces matières, tenir seulement compte de ce qu'un homme a pensé et écnt, maisaussi, pour autant au moins que ce soit chose publique, et qu'on puisse connaître sans indiscrétion, de ce qu'il a été, de ce qu'il a, si j'ose dire, vécu. Or, de ce coté, la situation de Péguy pourrait sembler encore plus trouble, si l'on avait égard au fait qu'il ne pratiquait pas et à l'opinion de quelques uns, qu'il ne paraît pas avoir désiré assez pratiquer, jugé assez nécessaire que lui, Péguy, pratiquât comme tout le monde, pour lever les obstacles qui dépendaient de sa position domestique, irrégulière au point de vue de l'Eglise, et qui n'étaient peut-être pas invincibles Je me garderai bien d'avoir un sentiment dans cette question que je n'ai aucun goût à emeurer je préfère m'en rapporter à des témoignages qui emportent tout, les ardents témoignages directs de Péguy luimême. Ils ne prouvent pas qu'il ait été un catholique
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bien orthodoxe et qu'il n'ait pas assez fortement senti le fagot. Mais ils attestent comme un état de possession religieuse, et de possession religieuse catholique de l'âme, sans soumission, mais non sans puissance, qui n'a rien de comparable ni en force, ni en nature psychologique à ce dilettantisme de poète dont nous entendions tout à l'heure énoncer l'hypothèse.
Mon vieux, j'ai beaucoup changé depuis deux ans, Je suis un homme nouveau. J'ai tant souffert et tant prié. Tu ne peux pas savoir. Si tu vivais près de mol, tu saurais tout. Mais quand on se voit deux fois par an Je ne peux pas t'expliquer. Je vis sans sacrements, C'est une gageure. Mais j'ai des trésors de grâce, une surabondance de grâce inconcevable. J'obéis aux indications. Il ne faut jamais résister. Mon petit Pierre a été malade, une diphtérie en août, en arrivant à la mer. Alors; mon vieux, j'ai senti que c'était grave. H a fallu que je fasse un voeu (ne mets pas cà dans ton canard surtout), j'ai fait ùn pèlerinage à Chartres. Je suis Beauceron. Chartres est ma cathédrale. Je n'avais aucun entraînement. J'ai Mt 144 kilomètres à pied en trois jours. Ah t mon vieux, les Croisades, c'était facile ïl est évident que, nous autres, nous aurions été des premiers à partir pour Jérusalem et que nous serions morts sur la route. Moudr dans un fossé, ce n'est rien vraiment. J'ai senti que ça n'était rien, Nous faisons quelque chose de plus dimcile. On voit le clocher de Chartres à 17 kilomètres sur la plaine. De temps en temps, il disparaît derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l'ai vu, ça été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d'un coup. J'étais un autre homme. J'ai prié une heure dans la cathédrale, le samedi ~oir. J'ai prié une heure le dimanche matin avant la grand'messè. Je n'ai pas assisté à la grand'messè. J'avais peur de la foule. J'ai prié, mon vieux, comme jamais je n'ai ptlé.
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J'ai pu prier pour mes ennemis ça ne m'était jamais arrivé. Quand je dis ennemi, tu comprends bien que je ne parle pas des X. ceux-là, je suis capable de prier pour eux tous les jours. Mais il y a certains ennemis, certaines qualités d'ennemis, s'il fallait prier pour eux en temps normal, immanquablement j'aurais une crise de foie non, mon foie ne me permettrait pas. Mon gosse est sauvé, je les ai donnés tous trois à NotreDame.
Si l'action est la mesure de la foi, cette relation admirable est le plus expressif des documents à notre portée sur le problème de la foi de Péguy; délicat problème dont je devais, autantque possible, faire entrevoir toutes les données, mais sur la solution définitive duquel la sobriété, qui sied peut-être à tous, me convient sûrement.
Il me resterait à considérer chez Péguy l'écrivain, l'artiste littéraire. Pour ce qui est de sa prose, ne' l'ai-je pas déjà fait implicitement, autant qu'il était désirable ? Le style, c'est la pensée, En disant comment Péguy pense, n'ai-je pas dit comment il écrit ?~Très mal et comme un impuissant qui dissimule, avec une roublardise instinctive, son,impuissance sous mille folles manies et diSormités affectées de langage dont quelques têtes faibles voudraient nous imposer la niaise admiration; chaque fois qu'il commet l'erreur (et il la commet dans une bonne moitié de son œuvre) de s'aventurer et de se perdre dans des opérations intellectuelles dont il n'arrive pas à sortir, parce qu'elles supposent un degré et une complexité d'abstraction, de généralisation, de synthèse, d'analyse dont il est incapable, incapable comme Michelet, a-t-on dit en réalité, beaucoup plus. Mais quand il traite une matière sans abstraction,
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une matière concrète, sensible, proche de son coeur, de son imagination, de ses sens, limitée d'ailleurs d'horizon et qui le passionne, particulièrement quand il parle de lui-même, de ses amis, de ses ennemis, quand dans les émotions de l'amitié ou de la haine (haine toujours noble, inspirée par des motifs publics) il s'avance vers l'individu, le cœur sur la main ou les manches retroussées, quand il a affaire non à l'Homme, mais à l'homme qui s'appelle Lavisse, Lanson, Seignobos, Hervé, Rudler, Bernard Lazare ou Halévy, alors le maître se révèle il écrit une langue de source et pleine de sûreté classique; il abandonne par enchantement le fatras de ses répétitions et de ses bégaiements, il est vif, il marche, il peint, il anime, il tourne et retourne son sujet, il est tout à son tempérament, il fait merveille.
J'opérerais volontiers un départ du même genre dans son œuvre de poète. Je n'ai pas la place et je ne trouverais pas très fécond d'expliquer pourquoi le principe général de ses grandes compositions me paraît faux, quelle que soit la quantité de beautés à demi-sublimes, à demi-manquées, que je sois prêt à y reconnaître et qui suffisent à ceux-là qui lisent les ouvrages poétiques de certains auteurs dans le même esprit que les Arabes pieux lisent le Coran, en y cherchant des sentences, des sujets d'édification, de glose théologique ou morale et en faisant abstraction de certaines conditions élémentaires et universelles du plaisir des lettres, superbement négligées et méprisées par Péguy. A l'égard d'un auteur qui n'est après tout qu'un auteur profane, et non sacré, et de la part de Français vivant en 1920, une telle indulgence supposerait un esprit de mortification dont je ne vois pas
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quant à moi, l'opportunité. Mais la cause de la Jeanne d'Arc de Péguy me parait, à ce point de vue tout littéraire, plus décisivement jugée encore que celle de l'Ahasverus ou du Merlin d'Edgard Quinet, esprit d'ailleurs moins raisonnable pour le fond, mais qui a également fondu ces gros et nobles morceaux épiques sans égard aux lois en dehors desquelles les créations littéraires ne sauraient vivre.
Ce que j'en dis s'applique au Mystère de Jeanne d'Arc et à l'Ece prises comme ensemble et où tous les mauvais procédés de Péguy prosateur se retrouvent foisonnants. Mais si nous nous attachons à Péguy en dehors de ces grandes eonstructions poétiques, dans des entreprises plus limitées et où il s'inspire d'expériences directes et de visions proches, alors, il faut le déclarer bien haut, nous trouvons chez M un grand poète que nul, en son âge, ne me paraît avoir surpassé, un poète généreux, puissant, scandé, d'un souffle robuste et qui donne d'autant plus d'ampleur et de hauteur à sa matière qu'il l'a trouvée à portée de sa main et de ses yeux. Le plus bel exemple en est La Présentation de fa Beauce à Notre-Dame de Chartres.
Etoile de la mer, voici la lourde nappe Et la profonde Aot~e ? roceon' des blés Et la mouvante ~cume ef nos greniers comblés, Voici votre regard sur cette Immense étape. Et voici votre ppta: sur cette lourde plaine Et nos amis absents et nos eœHrs dépeuplés, Voici le long nous nos poings désassemblés B<.no<re iassitude et notre force pleine.
Etoile du ma~n, UMe<:e<iSiMe feme,
Voici que nous marchons vers votre ~Hsifre cour,
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Et voici le plateau de notre pauvre amour
Et voici l'Océan de votre immense peine.
Un sanglot rdde et court par deM l'horizon,
A peine quelques toits font comme un archipel, Du vieux clocher retombe une sorte d'appel,
L'épaisse église semble une basse. maison.
Ainsi nous naviguons vers votre ca<Mdro!e,
De loin en loin surnage un chapelet de meules, fondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de cMfeaua: sur la 6<N'~ue amirale. Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les dges nouveaux, Mille ans de votre grdce ont fait de ces tableaux Un reposoir sans fin pour fdme solitaire.
Ges vers appartiennent au magnifique recueil qui a pour titre La tapisserie de Notre-Dame et où se trouvent les sommets de Péguy poète. Tout le monde doit le connaître. De l'homme qui a trouvé ce, ton et ce rythme on peut dire qu'en dépit de toutes ses tares et confusions intellectuelles, en dépit de l'immense désordre de son œuvre, il eut des éclairs prolongés de grandeur, il est un de nos grands poètes et, à ce titre, demanderait aujourd'hui une étude et une mise en lumière toutes spéciales. a
J'aurais fait injure à sa mémoire si, par sympathie, respect, reconnaissance patriotique, j'avais dissimulé mon jugement sur les irritantes faiblesses de sa pensée. Peut-on dire cependant que, dans cet ordre, dans l'ordre de l'intelligence et de la culture, si menacées chez nous pendant le cours de sa carrière, ainsi que l'était la vie même de la patrie, il n'ait pas rendu de profonds services ? Gardons-nous de le
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BIBLIOTHEQUE NATIONALE Désinfection 19?~
croire. Bien'penser demande deux conditions réunies, dont l'une sans l'autre est stérile et risque d'être perturbatrice, deux conditions dont l'accord intime engendre toutes les œuvres supérieures de l'humanité la discipline de l'esprit, la grandeur du cœur. Que la première vienne à se perdre ou à s'affaiblir dans une génération ou plusieurs générations successives, des soins pédagogiques et critiques appropriés y remédieront à coup sûr (du moins dans un pays comme la France) dès qu'il y aura possibilité de les y appliquer. La disparition ou le fléchissement de la seconde auraient des conséquences plus graves, plus vitales elle atteindrait l'activité pensante dans sa source vive, sa sève, son feu. Péguy a héroïquement contribué à la maintenir et à la sauver. Il eût été un mauvais professeur. Mais il était digne de faire et il a fait la leçon à de hauts professeurs à qui l'exactitude de leurs méthodes et l'abondance de leurs informations ne permettaient plus de trouver la vérité, parce qu'ils avaient le cœur petit et sans noblesse et parce qu'ils cherchaient dans la masse même de leur érudition la justification d'un certain affaissement et d'une certaine bassesse ~du sentiment. Le généreux instinct, l'aristocratie de race morale de Péguy a fait de lui à leur égard un critique terrible qui ne s'explique pas toujours bien, mais qui voit et qui frappe juste. Parce que sa vie a été une leçon de magnanimité, elle a .ser~i'Ïà ~au~de l'intelligence.
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PRÉFACE V M. PAUL CLAUDEL 1 M. FRANCIS JAMMES. 71 M. CHARLES PÊGUTr~ 139
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ABBEVILLE. IMPRIMERIE F. FÂILLART. (12-20).
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