BIBLIOTHÈQUE LIT'TÉRAIRE DE LA RENAISSANCE
ÉTUDES
SUR LA
DIVINE COMÉDIE
LA COMPOSITION DU POÈME
ET SON RAYONNEMENT
PAR
HENRI HAUVETTE
PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE PARIS
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION
ÉDOUARD CHAMPION
5, QUAI MALAQUAIS
1922
Tous droits réservés.
j
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BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
DE
LA RENAISSANCE
DIRIGÉE PAR
P. DE NOLHAC et L, DOREZ
PREMIÈRE SÉRIE
TOME XII
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION
ÉDOUARD CHAMPION
5, QUAI MA LAQUAIS
1922
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ÉTUDES
SUR LA
DIVINE COMÉDIE
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BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE DE LA RENAISSANCE
1 DIRIGÉE PAR
P. DE NOLHAC et L. DOREZ
P remière série, petit in-8° carré.
I. H. Cochin. La Chronologie du Canzonière de
Pétrarque. Ig08 6 fr.
II-III. L. Thuasne. R. Gaguini Epistoles et oratio-
nes, texte publié sur les éditions' originales de 1498.
igo4 37 fr. 5o
IV. H. Cochin. Le frère de Pétrarque et le livre du
repos des religieux. 1904 fr.
V. M. THUASNE: Etude sur Rabelais (sources monas-
tiques du roman de Rabelais. Rabelais et Erasme.
Rabelais et Folengo. Rabelais et Colonna.
Mélanges). 1904 i5 fr.
VI. L. M. Capelli. Pétrarque. Le traité « de sui ipsius
et multorum ignorantia ». 1906 gfr.
VII. J. DE ZANGRONIZ. Montaigne,_ Amyot et Saliat.
Étude sur les sources des Essais de Montaigne.
igo6 9 fr.
VIIL -= R. Sïurel. Amyot traducteur des Vies paral-
lèles de Plutarque. 1909, avec 4 fac-similés 18 fr.
IX. P. VILLEY. Les Sources italiennes de la « Deffense
et illustration de la langue françoise de Joachim du
Bellay, 1908. fr. 50
X. Marlo Schiff. La fille d'alliance de Montaigne,
Marie de Gournay. 1910, avec un portrait 7 fr. 5o
XI. H. LONGNON. Essai sur P. de Ronsard. IgII, avec
un portrait 12 fr.
Deuxième série, grand in-8° raisin.
1-11. P. DE Nolhac. Pétrarque et l'humanisme. Nou-
velle édition revue et considérablement augmentée, avec
un portrait inédit de Pétrarque et des fac-similés de
ses manuscrits. 2 vol. et planches 3o fr.
III. COURTEAULT. Geoffroy de Malvyn, magistrat et
humaniste bordelais (1:545-1617), étude biographique et
littéraire, suivie de harangues, poésies et lettres iné-
dites. 1907 11 fr. 25
IV. H. Guy. Histoire dé la poésie française au
xvie siècle. T. I. L'École des rhétoriqueurs. igio.
i5 fr.
V. L. ZANTA. La Renaissance du stoïcisme au
XVIe siècle. 1914 18 fr.
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HENRI HAUVETTE
ÉTUDES
SUR LA
DIVINE COMÉDIE
LA COMPOSITION DU POÈME
ET SON RAYONNEMENT
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION
ÉDOUARD CHAMPION
5, QUAI MALAQUAIS
1922
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A LA COMPAGNE
TENDREMENT DÉVOUÉE
DE MA VIE
H. H.
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AVANT-PROPOS
Il est un peu paradoxal de présenter ces Études sur
la Divine Comédie dans la « Bibliothèque littéraire
de la Renaissance », et je dois, avant tout, remercier
et louer de leur largeur d'esprit les deux savants
directeurs de cette collection qui ont bien voulu y
accueillir un volume sur Darzte. Trop souvent je me
suis attaché à mettre en relief le caractère médiéval
de la pensée du grand Florentin, pour essayer de le
présenter aujourd'hui comme un précurseur de Pé-
trai-que, du Politien et de l'Arioste.
Mais, d'autre part, il est incontestable que, sous le
rapport de l'art, apparaît en Italie, avec Dante,
quelque chose que ne faisaient prévoir ni le lyrisme
des Siciliens, ni celui de Guittone d'Are^o oit même
de Guido Cavalcanti, une poésie personnelle, à la
fois passionnée et désintéressée, une inspiration reli-
gieuse et politique, un sens profondément dramatique.
de la vie, la plzcs âpret satire alternant avec les plus
suaves visions mystiques, une langue toute jeune,
vibrante et plastique, où se fondent comme par
miracle les éléments les plus disparates, populaires,
savants, étrangers, les latinismes les plus hardis et
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les mots forgés pour les besoins du moment, un
instrument merveilleusement riche et sonore, qui fait,
avec le latin scolastique, que maniait si pesamment la
même plume, le contraste lè plus saisissant.
Si cela, certes, n'était pas « la Renaissance »,
c'était bien, au sein dit vieux monde latin, une « Vie
nouvelle », une aurore éblouissante, vers les reflets
de laquelle les générations suivantes n'ont jamais pu
s'empêcher de reporter leurs regards. Toute la poésie
italienne et la langue de cette poésie ont reçu l'em-
preinte ineffaçable du Maître, qui les a dotées d'un
magnifique chef-d'oeuvre.
A ce rayonnement de la Divine Comédie se rap-
portent deux des études réunies ici, sur « Dante et la
pensée moderne » et sur « Dante et la poésie fran-
caise de la Renaissance ».
Les trois chapitres qui précèdent ceux-ci ont trait
à la composition du poème, non à sa genèse, à ses
sources ou aie travail obscur qui en a précédé la con-
ception, mais à sa réalisation, à ce que nous pouvons
entrevoir des conditions dans lesquelles il fût rédigé.
C'est un grand mystère que la gestation d'un chef-
d'oeuvre, surtout d'un chef-d'œuvre aussi complexe
que celui de Dante. La question de savoir comment
a été construit ce formidable monumenta étésouvent
le sujet de mes réflexions.
Beaucoup de critiques admettent que le poème a
pris sa forme définitive en sept ou huit ans, de i3i4
à 13.2 1, et plusieurs imaginent que, avant i3i4, le
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poète avait ébauché ou écrit. pêle-mêle, beaucoup de
morceaux, d'épisodes, de scènes ou de portraits. La
rédaction proprement dite aurait été surtout un tra-
vail de fusion, de subordination à zen plan rigoureux.
Cette manière de voir est, entre toutes, celle que je
suis le moins disposé à partager.
On nous a encore parlé d'une période de dix ou
on^e ans, i3ii-i32i, pendant laquelle Dante
aurait rédigé entièrement son poème, mais après une
autre période de dix ans, i3oi-i3io, période
de préparation scientifique et philosophique, caracté-
risée justement par ceci que le poète, se préparant à
écrire, n'écrit point. Mais j'arrive difficilement à
comprendre comment, pour se préparer à la tâche
formidable qu'était la rédaction des trois « Can-
tiche », ce poète se serait justement abstenu de toute
écriture
Depuis igo5, une théorie, fondéesur l'examen des
doctrines politiques contenues' dans les trois parties
du poème, a été exposée avec une grande force par
M. E. G. Parodi l'Enfer aurait été achevé avant
i3oSr le Purgatoire avant r3r3, et les sept ou huit
dernières années de la vie dit poète auraient vu s'ac-
complir l'effort suprême d'où est sorti le Paradis,
et cela n'est pas trop, quand on songe aux difficultés
croissantes, presque insurmontables, du sujet. Cette
théorie a tous les caractères d'une très grande pro-
babilité, et plus j'y ai réfléchi, plus elle m'a séduit.
Mais j'irais volontiers plus loin. Je suis arrivé à pen-
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ser, non en vertu d'une idée préconçue, mais par la
lecture répétée du poème, que les premiers chants de
l'E'nfer remontent à une première conception, encore
timide, étroite et limitée, par rapport à F œuvre que
nous admirons. Le plan s'est ensuite élargi, en même
temps que le talent du poète décoiairait de nouvelles
ressources dans son sujet, comme dans-: son propre
génie. J'estime que,, dans la suite du poème engpre,
on peut relever quelques indices d'innovations suc-
cessives qui n'avaient pas été envisagées, même dans
la conception déjà amplifiée. En d'autres termes,
j'admets que l'imagination de Dante et sa faculté
créatrice,, constamment en travail, se sont enrichies
au fur et à mesure, comme Sa pensée politique a évo-
lué sous l'étreinte, des événements, et Comme son style
s'est adapté graduellement et l'expression de concepts
et de visions qui dépassent de plus e-n plus la portée
de notre- humaine- intelligence. De la .« Selva oscura»,
à l' « Amor.ckemuove il sole e l'altre stelle », il y a
un progrès lui suppose bien, pour le moins, vingt ans
de méditations et d'efforts, Le temps qui s'estécoulé
entre le « me^\o delcammin di.nostra vita » et sa
mort, à Ravenne,
-On ne trouvera pas ici. une démonstration en règle
de 'cette théorie, et je ne l'énance qu'à titre de pure
hypothèse., Les pages>.qiii suivent exposent simplement
quelques arguments- .qui me paraissent de nature à
donner une. certaine consistance à 'cette manière de
voir. Té -ne m'étonn.e. aitcûnement que celle-ci ait sus-.
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cité des critiques et provoqué des résistances, snais je
me réjouis des approbations autorisées qu'elle a
recueillies, parfois dit côté où je les attendais le
moins.
L'étudé sur Dante et la France se rattache plutôt
à la .question des sources de la Divine Comédie, en ce
sens qu'elle vise à définir la place qu'a occupée la
France dans la pensée du poète; et les deux courtes
notes reproduites en appendice se rapportent encore
à la question des sources et à la France.
Tous ces essais, à l'exception d'un seul (la seconde
partie de A travers le Purgatoire et le Paradis),'ont
été publiés dans divers recueils et revues, entre i8gg
et ig2i la plupart reparaissent ici profondément
modifiés. Il ne m'a pas paru inutile de les réunir, au
moment où s'achève l'année qui a vu célébrer digne-
ment le sixième centenaire de la mort de Dante. Dans
cette circonstance, la science et la pensée françaises
ont montré la grande place que la Divine Comédie
occupait dans leurs préoccupations. Je viens, à mon
tour, déposer mon modeste hommage sur la glorieuse
tombe du grand Florentin.
H. H.
Paris, décembre TÇ2I.
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ÉTUDES
SUR LA
DIVINE COMÉDIE
LA COMPOSITION DU POÈME
ET SON RAYONNEMENT
« 10 DICO SEGUITANDO. »
NOTES SUR LA COMPOSITION
DES
SEPT PREMIERS CHANTS DE L'ENFER 1.
Ces trois mots, par lesquels s'ouvre le chant VIII
de l'Enfer, ont été l'occasion d'anecdotes diverses,
de discussions, d'hypothèses sur une interruption
possible, survenue en cet endroit, dans la compo-
sition du poème et, par suite, sur les dates aux-
quelles Dante commença, suspendit et termina
l'Enfer, sur ce.que pouvait être l'ébauche suppo-
sée du poème, et encore sur la- répartition des
péchés entre les divers cercles de la damnation.
Il est peu probable que ces délicats problèmes
puissent être tranchés par de simples raisonne-
ments aussi les observations qu'on va lire n'ont-
i. Publié dans la revue Études italiennes, 1. 1, IgIg, fase. 2 et 3.
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elles pas l'ambition de les résoudre de façon
décisive.
Mais il ne m'est jamais arrivé de lire l'Enfer
chant par chant, d'un bout à l'autre, sans être
frappé de certaines disproportions, pour ne pas
dire plus, entre les sept premiers chants et les
suivants. Je me persuade difficilement que le
poète qui, au chant VII, ayant si pauvrement
décrit la peine des avares et des prodigues, s'était
rejeté sur un brillant hors-d'œuvre, l'allégorie de
la Fortune, et avait esquissé la situation des dam-
nés- du cinquième cercle, ait pu sans transition,
du jour au. lendemain, acquérir une maîtrise
toute nouvelle, une pleine possession des res-
sources de son art, avec une claire vision d'un
plan beaucoup plus vaste, plus riche et plus com-
plexe, au point de nous présenter coup sur coup,
au chant VIII, la traversée du Styx dans la barque
de Phlégias, la scène où Filippo Argenti tourne
contre lui-même sa rage impuissante, et la résis-
tance des diables sur la porte de la cité infernale,
en attendant la vision des Furies et l'apparition
.de, l'Envoyé céleste, au chant IX. Certes, c'est
bien le même artiste qui avait déjà mis tant d'hu-
manité et de poésie dans la figure de Ciacco et
surtout dans l'immortelle Francesca; mais il ré-
vèle tout à coup une fertilité d'invention jus-
qu'alors insoupçonnée dans l'agencement ingé-
nieux d'un récit varié, dramatique, plein de détails
d'un réalisme saisissant c'est le même artiste,
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mais parvenu brusquement à la possession sou-
veraine de son art.
Le contraste me paraît si fort que j'ai toujours
été surpris de ne pas le voir plus fermement sou-
ligné par les commentateurs. Seul, parmi les cri-
tiques dont il me souvienne, Ed. JVloore1 y a
insisté, mais à propos d'un problème d'un autre
ordre, la. classification des péchés. Je voudrais y
revenir avec l'intention de faire surtout ressortir
les progrès surprenants que l'on observe dans la
conception comme dans l'exécution poétique, quand on passe du chant VII aux suivants. De
ce contraste on verra ensuite quelles conclusions
il y a lieu de dégager.
Chacun a pu remarquerqu'à partirduchant VIII
Dante paraît abandonner le plan qu'il avait adopté
d'abord, quant à la classification des péchés.
Jusque-là, en effet, il avait suivi la division tradi-
tionnelle en péchés capitaux après le Limbe
i. Edward Moore, Studies in Dante, second series; Oxford,
1899, p. 168-170. Antérieurement, Adolfo Bartoli, dont je m'ho-
nore d'avoir été l'élève à Florence et dont les ouvrages ont
laissé en moi une profonde impression, avait reconnu un cer-
tain défaut de continuité entre les sept premiers chants et les
suivants (Stoi-ia della lett. ital., t. VI, p. 5i et suiv.). Mais je
dois dire que mes observations ne procèdent pas ici directe-
ment ides siennes, et je ne dois absolument rien à Costanza
Commedia; Florence, igo8), que je n'ai pas eu entre les mains.
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(ier cercle), il avait énuméré la luxure (ae cercle),
la gourmandise (3e cercle), l'avarice jointe à la
prodigalité (q.e cercle), puis la colère (5e cercle),
dont le châtiment est déjà complètement décrit
dans les vingt-cinq derniers vers du chant VII.
Ensuite, au contraire, apparaissent les héré-
siarques (6e cercle), les violents contre leur pro-
chain, contre eux-mêmes, contre Dieu et la nature
(7e cercle), toutes les variétés de trompeurs
(Se cercle) et de traîtres (ge cercle), c'est-à-dire un
classement fondé sur des notions tout à fait étran-
gères à la doctrine ecclésiastique des péchés capi-
taux.
Ce changement choque peu, car il est justifié
par Dante, qui, au chantXI, se référant à l'Éthique
d'Aristote, fait rentrer les quatre péchés capitaux
déjà énumérés dans l'incontinentia, c'est-à-dire
l'entraînement, l'impuissance dé l'homme à maî-
triser ses passions, disposition moins détestable,
au regard de Dieu, que la violence bestiale et que
la méchanceté armée de ruse et de trahison vio-
lence et méchanceté sont expiées dans le « bas
enfer ».
Mais Ed. Moore a finement remarqué que,
peut-être, l'explication du chant XI n'a été ima-
ginée que pour masquer après coup, ou pour
excuser un changement de plan, survenu lorsque
Dante se serait convaincu que l'énumération des
péchés capitaux ne pouvait convenir aux dévelop-
pements ultérieurs du poème. C'est là une simple
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conjecture. Des objections très sérieuses y ont été
faites, d'où il ressort que Dante, tout en subissant
d'abord l'influence de la théorie théologique des
péchés capitaux, le fait ne saurait être nié,
a pu fort bien, néanmoins, concevoir dès le début
sa classification des damnés d'après la doctrine
morale d'Aristote1. Mais ceci n'est encore qu'une
possibilité. Quittons au plus vite ce terrain mou-
vant, où nous ne trouvons aucun point d'appui
solide.
Voici, en revanche, un fait incontestable: Dans
les premiers chants, Dante passe d'un groupe de
damnés au groupe suivant avec une rapidité qui
paraît systématique le Vestibule de l'Enfer et la
rive de l'Achéron, qui présentent à ses regards
les premiers rassemblements d'âmes, occupent
un seul chant (III); le Limbe un chant (IV), de
même le cercle de la luxure (V) et celui de la
gourmandise (VI) l'amour des richesses est
encore moins favorisé, car la colère empiète sen-
siblement sur le chant VII. Si cette allure verti-
gineuse avait été maintenue, la description des
neuf cercles eût pu être achevée en douze chants.
Mais tout change à partir du chant VIII où se
prolonge la traversée du cinquième cercle; en-
suite, on voit Dante et Virgile entrer dans le
sixième cercle à la fin du chant IX, pour n'en
sortir qu'au début du douzième. Le septième
i. Bull. della Soc. Dant, ital., N. S., t. VIII, p. 47-48.
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cercle, avec ses trois subdivisions*, embrasse les
chants XII à XVII, le huitième en occupe treize
(XVIII-XXX) et le neuvième quatre (XXXI-
XXXIV). On pénètre dans le bas enfer dès la
fin du neuvième chant; c'est-à-dire que la dispro-
portion est manifeste entre Les deux grandes divi-
sions de l'enfer. Que Dante n'ait pas immédiate-
ment envisagé, dans toute son ampleur, le plan
auquel il s'est ensuite conformé, c'est une impres-
sion à laquelle on peut bien résister, mais qui se
présente à l'esprit le plus naturellement du monde.
Les développements nouveaux, qui commen-
cent avec le chant VIII, sont constitués par deux
genres d'épisodes. D'une part, les entretiens du
poète, ou de Virgile, avec les damnés deviennent
de plus en plus nombreux, de plus en plus dra-
matiques de l'autre, les incidents du voyage, les
descriptions du paysage infernal, les scènes mul-
tiples qui se déroulent sous les yeux du poète
tiennent une place de plus en plus large et
témoignent d'un réalisme croissant.
En ce qui concerne les dialogues avec les âmes
réparties de cercle en cercle, trois sont contenus
dans les chants III-VII, et ils comptent parmi les
plus célèbres du poème c'est le colloque avec
les grands poètes du Limbe, puis le récit de Fran-
cesca, et enfin la rencontre du Florentin Ciacco,
avec qui Dante s'entretient de leur commune
patrie. Le poète est déjà tout entier dans ces épi-
sodes hautement significatifs, avec son culte de
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la gloire, son émotion poignante en présence de
la passion amoureuse, et sa tendresse inquiète
pour Florence déchirée par les factions. Nul ne
saurait songer à déprécier ces premiers chants,
qui comptent parmi les plus précieux de l'Enfer.
Dante avait déjà donné, comme poète lyrique, des
preuves éclatantes de sa puissance expressive; il
y ajoute dans les premiers épisodes de son grand
poème un mouvement, une acuité de vision, avec
un prolongement d'infinies et inexprimables pers-
pectives, qui font de ces chants IV à VI des mor-
ceaux pleinement caractéristiques de son génie.
Cela n'empêche pas de dire qu'il était encore
assez loin d'avoir reconnu toutes les ressources
que pouvait lui fournir son sujet et d'en avoir
tiré parti.
Son intention primitive paraît avoir été de pro-
voquer au plus un entretien de quelque ampleur
dans chaque cercle. Autrement, pourquoi n'au-
rait-il pas mis en scène un plus grand nombre
d'habitants du « noble castel » du Limbe? Fran-
cesca et Paolo pouvaient-ils seuls l'intéresser
parmi les passionnés? Et ne connaissait-il que
Ciacco à ranger dans le cercle des gourmands?
Les énumérations rapides qui, aux chants IV et
V, suivent ou précèdent la scène principale
prouvent assez que la matière ne lui manquait pas.
i. Chant IV, v. 121-144, trente-six noms en vingt-quatre
vers; ch. V, v. 52-69, huit noms en dix-huit vers. Une énumé-
ration, qui offre quelque analogie avec celles-ci, se lit au
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i Une fois admise la conception un peu étroite
du plan qu'il aurait envisagé d'abord, on com-
prend sans peine les choix de Dante. Parmi les'
grands héros étrangers au christianisme, sa qua-
lité de poète et celle du guide qu'il s'était donné
lui imposaient un entretien avec le groupe que
préside Homère et au milieu duquel il prend,
sans fausse modestie, la place qui lui revient de
droit; il a donc relégué au second plan les fonda-
teurs de la grandeur romaine, les philosophes et
les savants, qui étaient aussi, à tant d'égards, les
maîtres de sa pensée. Entre tous les amoureux
célèbres, il a donné la préférence à un couple
obscur qu'il a immortalisé, parce que la mort de
Francesca et de Paolo l'avait vivement troublé
pendant sa jeunesse, lorsqu'il pouvait avoir vingt
ans c'était aussi pour lui l'époque des « douces
pensées o et des « tendres désirs » ce fait divers
brutal lui avait révélé à quels dénouements tra-
giques pouvait conduire un moment de faiblesse,
une surprise des sens, et il en avait été boule-
versé. Quelle que soit la date où l'épisode du
chant V a été écrit, il est indéniable qu'on y
reconnaît la trace du profond émoi que le drame
de Rimini avait jeté dans le cœur du poète. Enfin,
Ciacco était un compatriote que Dante avait
ch. VII du Purgatoire, v. gi-i36; elle est d'une. moindre den-
sité douze noms en quarante-six vers, c'est-à-dire que le
poète y a mieux caractérisé chacun des personnages qu'il
nomme.
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connu, qui avait laissé à Florence une réputation
bien établie de gourmandise, au point que Boc-
cace la confirmait, dans une nouvelle du Déca-
méron, un demi-siècle après sa mort.
Le caractère personnel de l'inspirationde Dante,
dans ces trois premiers épisodes, est donc frap-
pant on y perçoit un écho très distinct d'impres-
sions et d'émotions qui ne se retrouveront pas de
la même façon dans les scènes, assez différentes,
où le premier rôle sera tenu par Filippo Argenti,
Farinata degli Uberti, Piero della Vigna, dans
les cercles les plus proches. Et cette inspiration
personnelle a aussi un caractère élégiaque mar-
qué, sans aucune des violences que va brusque-
ment nous révéler le chant VIII là, le poète
donnera libre cours à la sainte colère que lui ins-
pire le péché; il appellera de ses voeux un châti-
ment exemplaire sur une âme orgueilleuse, et
remerciera le ciel de lui avoir fait voir un damné
qui se déchire de ses propres dents; ici, au
contraire, l'entretien de Dante avec les ombres
n'est empreint que de douceur et de mélancolie.
En ce qui concerne les poètes du Limbe, la
chose est trop naturelle. Pour Francesca, on pour-
rait être un peu surpris Dante exprime en toute
franchise la pitié, la sympathie même que lui ins-
pirent, non certes le péché, mais la tendresse de
la femme et la douleur de la victime. Son entre-
tien avec Ciacco ne laisse pas voir moins de bien-
veillance le supplice des gloutons est fort déplai-
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sant, et Dante en souffre pour cette âme affligée,
avantmême de l'avoir reconnue. On peut signa-
ler un curieux parallélisme entre certains mouve-
ments du dialogue dans ces deux chants consécu-
tifs. Ciacco se dresse devant Dante et l'interpelle
« 0 toi qui traverses notre enfer, reconnais-
moi. »; et Francesca, répondant à l'appel du
poète, Lui dit « 0 créature aimable et bienveil-
lante, qui viens nous visiter dans ces ténèbres. »
Dante avait adressé le premier Ia -parole aux
amants de Rimini en les appelant « 0 âmes
souffrantes! à Ciacco il ne témoigne pas
moins de pitié « Peut-être l'angoisse que tu
éprouves est-elle ce qui t'efface de ma mémoire. »
Un peu plus tard,-il dit à l'une « Françoise, tes
tourments me font pleurer de tristesse et de pitié;
mais dis-moi, au temps des doux soupirs, à quels
signes et comment l'Amour a-t-il permis que vous
eussiez connaissance de vos désirs inavoués? »
Et à l'autre ce Ciacco, ta souffrance me touche
au point de me faire pleurer. Mais dis-moi, si tu
le sais, où en viendront les citoyens de la ville
déchirée. » La concordance est si exacte qu'elle
décèle un peu de raideur dans l'allure du récit
les deux scènes ont l'air de sœurs jumelles qui,
malgré la différence de leurs caractères, ont même
timbre de voix, mêmes gestes et mêmes jeux de
physionomie. Avec les avares et les prodigues
encore, c'est la pitié qui domine dans l'attitude
du poète (VII, 36). Au contraire, le ton du
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chant VIII est tout différent dans l'épisode de
.Filippo Argenti s'affirme une manière entière-
ment nouvelle de considérer le sort des damnés;
c'est un autre aspect de l'inspiration dantesque
qui se révèle brusquement.
Ed. Moore a fait, en outre, cette intéressante
remarque Farinata degli Uberti, au sixième
cercle, expliquera que les damnés discernent
comme dans une brume les grandes lignes de
l'avenir; mais le brouillard s'épaissit à mesure
que cet avenir devient le présent,' et quand les
événements s'accomplissent ils n'en distinguent
plus rien; alors les nouveaux venus en enfer sont
leurs seuls informateurs
s'altri non ci apporta,
Nulla sapem di vostro stato umano (X, io4-io5).
Cette règle trouve une application rigoureuse
dans plusieurs autres épisodes Brunetto Latini,
Nicolas III, Vanni Fucci, Mahomet lisent dans
l'avenir; inversement, Guido da Montefeltro s'en-
i. En m'efforçant de caractériser ainsi certains aspects de la
poésie dantesque, je n'aurais jamais imaginé qu'on pût voir
dans ces observations des critiques ou des reproches à l'adresse
de Dante! Où voit-on dans ce passage, que je publie ici tel
qu'il a paru en igig, sans y changer une lettre, que je signale
dans les sept premiers chants un eccesso di pietà, un tono ele-
giaco inopportuno che non ritroviamo nei canti successivi
(Gio?-n, Stor. della lett. ital., t. LXV, p. 278)? On m'objecte
que le ton n'est ni moins affectueux ni moins élégiaque, dans
l'entrevue avec Brunetto, au ch. XV; ai-je dit le contraire ? J'ai
simplement observé qu'à partir du ch. VIII la palette du poète
s'enrichit de façon subite et prodigieuse. Qui voudra le nier?
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quiert.ayec anxiété de ce qui se passe présente-
ment en Romagne.
Dimmi se i Romagnuoli han pace o guerra (XXVII, 28);
et de même Nicolas III ne prendrait pas son
interlocuteur pour Boniface VIII s'il pouvait
savoir qui est pape au moment où il parle il se
contente de remarquer que le livre de l'avenir l'a
trompé de plusieurs années (XIX, 5q.).
Contrairement à cette théorie, Ciacco prédit
avec assurance des événements qui devaient s'ac-
̃ co_mpJir:dans un très court délai, du jer mai i3oo
au début de, 13o?, et il parle même du présent
sans hésitation Florence, dit-il,
è piena
D'invidia si che già trabocca il sacco (VI, 49-5o);
et à la question de Dante « S'y trouve-t-il un
seul juste? », il répond
Giusti son due ma nori vi sono intesi (VI, 73).
Ceci revient à dire qu'au moment où il faisait
parler Ciacco, Dante ne s'était pas encore avisé
de la règle, empruntée d'ailleurs à des traditions
ecclésiastiques respectables', grâce à laquelle il a
i. L'article le plus récent, à ma connaissance, et le plus ins-
tructif, consacré à cette question de la prescience des damnés
est celui de M. E. G. Parodi, dans le Bull, della Soc. Dant.,
t. XIX (1912), p. i6g-i83.
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pu limiter le champ des révélations qu'il avait
d'abord permises aux damnés; et c'est un nouvel
indice que, dans l'intervalle, il s'est livré à une
réflexion plus approfondie sur la situation des
âmes de l'enfer et sur les effets poétiques qu'on
en pouvait tirer'.
Parmi les régions infernales décrites dans les
chants III-VII, deux ne sont le théâtre d'aucun
entretien du poète avec des damnés le quatrième
cercle, réservé aux avares et aux prodigues
(ch. VII), et la « sombre plaine », souvent dési-
gnée sous le nom de « Vestibule de l'Enfer », où
sont relégués les indécis, les neutres, ceux qui ont
refusé de prendre parti entre le bien et le mal,
entre le crime et la justice (ch. III). Non seule-
ment le poète n'échange aucun propos avec ces
ombres, mais il n'en nomme pas une seule. Sem-
blable abstention ne se retrouve en aucune autre
partie du poème.
Il'est vrai que Dante justifie cette attitude par
d'excellentes raisons les neutres, « ces misérables
qui n'ont jamais été vivants », ne méritent.que l'oubli; qu'ils restent donc plongés dans le néant
où ils se sont complu! C'est Virgile qui prononce
i. M. Parodi écrit (p. 174) « Ciacco aura été informé par
un damné récemment arrivé de la terre! » Cette méthode, qui
consiste à expliquer ce qui est avant par ce qui viendra seule-
ment ensuite, sera particulièrement contestée dans la dernière
partie de cette étude.
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:à leur adresse cette condamnation dédaigneuse
et définitive
IMon'ragiomam di lor, ma guarda e passa! (III, 5i.)
Quant aux hommes qu'a dominés l'amour des
richesses, ils ont perdu toute physionomie indi-
viduelle «' Souillés par une vie contraire à la
connaissance », ç'est-à-dire à la sagesse, « ils ne
saturaient à présent être reconnus. » Mais ne
soyons pas dupes des explications de Dante
elles n'ont qu'un caractère facultatif. S'il avait
voulu représenter les choses autrement, il aurait
trouvé, pour se justifier, des raisons tout aussi
fortes,; car il est avant tout poète et artiste, c'est-
à-dire créateur de formes concrètes, et il n'est
jamais embarrassé ensuite pour y adapter une
signification morale. Le fait subsiste donc dans
ces deux régions seulement, aucune personnalité
ne se détache sur le fond grisâtre où grouillent
des formes indistinctes.
Parmi les neutres du chant III, cependant, le
poète reconnaît au moins l'ombre de celui
Che fece per viltà il gran rifiuto (60);
et le mystère voulu que cette expression entretient
autour du personnage n'empêche pourtant pas de
reconnaître en lui, avec une certitude suffisante,
le pape Célestin V, dont l'abdication avait aplani
la voie à l'élévation de Boniface VIII. Que Dante
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ait été injuste envers le pieux Pietro da Morrone,
nul n'en doute; mais on doit convenir qu'il a pris
soin d'atténuer la dureté de son jugement par la
désignation énigmatique du vénérable ermite,
dont on n'aurait jamais dû faire un pape. Notons
immédiatement que, parmi les avares, Dante
remarque une étonnante proportion de tonsurés,
et, comme il en exprime son étonnement, Virgile
lui explique que ce sont des clercs, des papes et
des cardinaux,
In cui usa avarizia il suo soperchio (VII, 48).
D'où l'on peut conclure que, dans ces deux
chants, l'intention anticléricale est très nette,
mais l'expression reste un peu timide, Dante
s'étant abstenu de prononcer un seul nom propre
On sait que cette réserve initiale a été complète-
ment abandonnée par la suite Nicolas III, Boni-
face VIII, et Clément V ne sont pas épargnés au
chant XIX
i. Que le vers du gran rifiuto « déborde d'une ironie san-
glante », j'en suis aussi convaincu que personne; mais c'est
un fait que l'absence de tout nom propre a empêché beaucoup
de commentateurs anciens et modernes de reconnaître ici
Célestin V. Je l'y reconnais avec d'autant plus d'assurance
que l'objection tirée de la canonisation de ce dévot personnage
en i3i3 ne, me touche guère, étant convaincu que le passage
a été composé bien avant cette date.
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La nature des supplices infligés aux damnés
des premiers çercles appelle quelques observa-
tions. On y trouve appliquée la loi du talion,
ce que Dante appellera plus loin il contrâppasso,
avec une rigueur plus grande que dans cer-
taines régions-inférieuresl. Passons rapidement
en revue cette première série de tourments.
Les neutres du Vestibule infernal, bien que
placés en marge de l'enfer, sont soumis à une
série de peines fort cruelles. C'est d'abord un
châtiment moral
Questi non hanno speranza di morte,
E la lor cieca'vita è tanto bassa
Ché ïnvidiosi son d'ogni altra sorte (III, 46-48).
-Mais voici en plus -un supplice corporel ces
i. Par exemple, on ne voit pas très distinctement pourquoi
les athées sont couchés dans des tombes embrasées, pourquoi
les blasphémateurs et les usuriers sont exposés à la même
pluie de feu que les sodomites, pourquoi les séducteurs sont
fouettés, les simoniaques plantés dans des trous la tête en bas,
les malversateurs plongés dans la poix bouillante, les traîtres
figés dans la glace, On s'en tire, çà et là, par des jeux de mots;
Nicolas III dira Che su l'avere e qui me misi in borsa; les
malversateurs ont aimé à pêcher en eau trouble, et mainte-
nant ils sont harponnés dans la poix bouillante par les diables;
les traîtres ont un cœur de glace, etc. En réalité, par la force
des choses, Dante a été amené peu à peu à s'assurer une cer-
taine liberté dans le choix des supplices, pour mieux satisfaire
à une exigence poétique supérieure, celle de la variété.
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lâches, ces égoïstes, ces indolents, qui n'ont voulu
faire aucun effort, soutenir aucune lutte, endurer
aucune fatigue, sont obligés de courir sans répit
à la suite d'une sorte de bannière qui est empor-
tée devant eux à une allure vertigineuse; et pour
rendre leur course plus douloureuse, des taons et
des guêpes les mordent et les piquent
Erano; ignudi, stimolati molto
Da mosconi e da vespe ch'eran ivi (v. 65-66).
Leurs plaies saignent et leur sang ruisselle,
mêlé à leurs larmes; il arrose le' sol, où des vers
hideux s'en repaissent
ai lor piedi
Da fastidiosi vermi era ricolto (v. 68-69).
Il y a là un raffinement curieux et presque de
la surcharge on croit sentir .que, en présence de
ce premier groupe d'ombres, le poète s'est efforcé
de trouver quelque chose de bien horrible, et il a
dépassé la mesure. Car enfin ces âmes ne sont
pas damnées! Le ciel les repousse, pour que sa
beauté ne soit pas ternie, et ils n'ont pas de place
en enfer, parce que, en face de leur nullité, les
grands rebelles pourraient se glorifier d'avoir du
moins « vécu » avec intensité. L'anéantissement
complet ne serait-il pas le traitement le mieux
approprié à ces âmes qui ont rejeté toute acti-
vité, qui ont renoncera ce qui fait le prix de la vie?
-En imaginant qu'ils courent, qu'ils saignent,
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qu'ils pleurent, qu'à leurs pieds s'engraisse une
vermine grouillante, Dante ne semble pas avoir
songé l'obligation où il allait être .d'établir une
gamme de supplices propre à former un crescendo
continu. Il a frappé un peu fort, et avant l'heure.
En effet, divers groupes de damnés, dans des
régions plus profondes, ne sont pas plus mal
traités que ces égoïstes. Qu'on se reporte, par
exemple, au huitième cercle les séducteurs, qui
en occupent le premier couloir circulaire, galopent
éperdument, fouettés par des diables cornus; mais
Dante n'insiste'aucunement sur leur souffrance.
Il y a là quelque disproportion quand on songe à
la responsabilité morale de ces deux séries d'âmes
soumises à un supplice analogue les ombres du
Vestibule paraissent souffrir davantage 1.
t. En consacrant un compte-rendu très flatteur à mon
volume sur Dante (191 1), où j'avais discrètement indiqué dans
une note cette disproportion (p. 237), M. E. Benvenuti s'étonne
de ce jugement, et il ajoute « Dante ha dato a quei piccoli
uomini piccola (almeno in apparenza) e meschina pena. »
(Bull. Soc. Dant., N. S., t. XX, p. 5o, note). Il est bien malaisé
de comparer des peines que l'on n'a pas, jusqu'à nouvel
ordre! endurées. J'ai voulu dire seulement que Dante ana-
lyse la torture des âmes du Vestibule avec une curiosité et-lui
donne un relief qui ne paraissent pas en rapport avec leur crime.
« Piccoli uomini » si l'on veut; mais la vérité est que Dante
lès appelle questi sciaurati, et encore la setta dei cattivi.
On pourrait même remarquer que, en bonne logique, ce sont
ces « piccoli uomini », bien plutôt que les avares, qui devraient
-ëtfe-: méconnaissables au regard scrutateur de Dante, lorsqu'il
.cherche à en identifier quelques-uns. Ces détails sont de
Jninime importance; ils ne me' semblent significatifs qu'en
raison du soin extrême avec lequel, en général, Dante a coor-
donné tous les effets. Dans -les premiers chants, la coordina-
tion est imparfaite.
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Au reste, l'inconséquence la plus frappante
résulte de la simple juxtaposition de ce Vestibule
et du Limbe. Ce dernier séjour, par définition,
devrait être en marge de l'enfer les âmes qui,
suivant la célèbre expression de Dante, y sont
« en suspens » se trouvent exclues de la béatitude,
mais soustraites à la damnation. Leur seule faute
étant de n'avoir pas reçu le baptême (IV, 35), elles
n'endurent qu'une souffrance morale elles sont
privées de la vue de Dieu, et tout espoir de le con-
naître leur est à jamais interdit. Il paraît difficile
de justifier par une doctrine théologique, aussi
bien que. par des raisons d'ordre artistique, le
parti qu'a pris le poète de compter parmi les
cercles de l'enfer proprement dit cette région de
cc plaintes sans tortures », où se rencontrent tant
de nobles âmes, tandis qu'il rangeait en marge et
soumettait à des tortures très positives des ombres
auxquelles il ne ménage pas l'expression de son
plus cinglant mépris.
En ce qui concerne la peinture du Limbe lui-
-même, Dante y a fondu avec un rare bonheur les
enseignements des théologiens et les traditions
de la poésie classique; car Virgile avait déjà fait
entendre à Énée les « longs vagissements des
nouveaux-nés arrachés prématurément à la ma-
melle et le lumineux séjour réservé à ceux
que leurs vertus ont rendus immortels parmi
i. Énéide, VI, 426-429.
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le.s hommes est une réminiscence certaine des
^Champs-Elysées1, à laquelle viennent s'ajouter
quelques traits de symbolisme médiéval. Peu de
pages traduisent: en une synthèse plus forte et
plus harmonieuse la complexité et la hardiesse
de la pensée de Dante2.
« La tourmente infernale qui jamais ne s'ar-
rête » perpétue, dans les ténèbres éternelles, les
orages de la passion amoureuse. Aucune applica-
tion, peut-être, du principe du talion n'est plus
naturelle et plus saisissante. Elle est complétée
_par une série de comparaisons célèbres, qui
donnent à ces âmes éplorées une légèreté,. une
mobilité gracieuse; beaucoup de charme se mêle
.ainsi à leur infinie tristesse c'est le vol d'étour-
neaux, roulés, dispersés par la rafale; ce sont les
cris plaintifs d'un troupeau de grues, qui dessinent
sur le ciel une longue trace sombre; c'est enfin,
en ce qui concerne Paolo et Francesca, répondant
à un appel affectueux, l'image de deux colombes
regagnant le nid où les attire leur commune ten-
dresse. Ceci.est un -des sommets de la poésie dan-
tesque.
1. Énéide, VI, 64a et suiy.
2. Il devrait donc être inutile de souligner ;qu'en écrivant
ceci je- n'ar aucunement essayé de diminuer la valeur du
chant III,.rpa_sj plus que celle. \du, chant IV, ou du chant V.; en
ce qui concerne, ce dernier, il paraît que j'ai été cc obligé de
reconnaître qu'il constitue "un" des sommets de-la poésie
dantesque (Giorn. Storico, ibid., p. 280). Sur quoi se fonde
l'opinion que je subis une contrainte quand je proclame, la
grandeur de la poésie dantesque ?
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Cependant, un détail de cette description reste
obscur par son imprécision. Lorsque ces âmes,
est-il dit, « arrivent devant le précipice »,
Quando giungon davanti alla ruina (V, 34),
elles crient, pleurent, se lamentent et maudissent
la puissance divine. Les mots « précipice » ou
« éboulement » sont ceux qui rendent le mieux
le mot latin, et italien, rzcina; reste à savoir
de quel précipice il s'agit. On a parfois pensé à
celui qui sépare ce cercle du cercle inférieur; mais
les damnés ne risquent aucunement d'y tomber.
Plus intéressante est l'explication qui rapporte ce
mot à la falaise qui domine le cercle et dont le
sommet correspond au niveau du Limbe, à con-
dition d'admettre. que cette falaise soit éboulée
en un endroit (comme le sera celle qui borde le
septième cercle, au chant XII). Mais c'est préci-
sément ce qu'il faut admettre, car le texte ne le
dit pas il parle de descente (V, i) et non d'ébou-
lement, et les détails qui seront signalés plus
loin, au chant XII, -ne sont ici d'aucun secours,
puisque le lecteur ne peut encore les connaître;
la question est même de savoir si, en écrivant le
chant V, le poète avait déjà présent à l'esprit ce
qu'il devait écrire au chant XII.
Cependant une explication séduisante a encore
été proposée et soutenue récemment avec une
grande autorité' elle consiste à remonter à l'ex-
1. Par M. E. G. Parodi, Bull. Soc. Dant., N. S., t. XXIII, p. 14.
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pression latine ruina ventorum, calquée sur la
locution venti ruunt ( Enéide r VI, 82-86), qui
désignerait clairement le souffle impétueux. des
vents. Il y aurait donc dans ce cercle un endroit
où la rafale prendrait naissance, une fissure de la
muraille rocheuse, une issue d'où se précipiterait
la tempête, imprimant à tout le vol de ces damnés
son mouvement circulaire; les bousculant à chaque
tour avec une force renouvelée, qui leur arrache
des cris et des blasphèmes. Si c'est là ce que
Dante a voulu dire, il faut avouer qu'il l'a dit
fort incomplètement. L'expression ruina vento-
rïim est-elle si courante qu'elle puisse, sans dom-
mage, être amputée d'un mot essentiel? Virgile
désigne une pluie torrentielle par les mots eceli
ruina (Énéide, VI, 129); ruina tout seul peut-il
signifier encore « une ondée », et surtout « l'en-
droit d'où se déclanche l'ôndée » ? Pour être
logique, on devrait, avant d'adopter ce sens,
accueillir la leçon de quelques manuscrits
Quando giungon de' venti alla ruina.
Mais -cette-variante a-t-elle la moindre autorité?
Il ne semble pas; et alors n'est-on pas bien fondé
à dire que Dante a laissé une part un peu trop
large à la sagacité de ses interprètesl?
L Le sens le plus probable du mot ruina me paraît encore
être « la descente » du Limbe à ce second cercle; c'est là que
se -tient Minos « Sta-vvi Minos. » (V, 4), devant qui dénient
toutes les âmes, qui apprennent de lui quel séjour leur est
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Sur le traitement infligé à la gourmandise, il
n'y a rien à observer le supplice qui consiste à
être éternellement arrosé par une pluie mal-
propre, mêlée de. grêle et de neige, et à tremper
dans ce brouet répugnant est, pour des gour-
mands, une.spirituelle application du « contrap-
passo ».
C'est dans le cercle des avares et des prodigues
que l'imagination du poète s'est trouvée le plus
en défaut. Ces damnés, répartis en deux groupes
adverses, poussent devant eux, en y appliquant
leur poitrine, des « poids », où nous reconnais-
sons sans effort l'image des richesses auxquelles
ils ont consacré toute leur vie. Mais quelle est
l'apparence, la forme, la masse de ces poids?
Leurs dimensions sont-elles proportionnées à la
fortune dont chacun s'est fait l'esclave sur la
terre? Ce sont apparemment des boules; sont-
elles très pénibles à rouler? Nous pouvons l'ima-
giner, mais le texte le laisse à peine entendre
Voltando pesi per forza di poppa (v. 27).
Comme les deux groupes marchent en sens
opposé, ils se heurtent l'un à l'autre alors ce
sont des hurlements et des injures « Pourquoi
gardes-tu? crient les prodigues; et les avares de
réservé. En repassant devant cet endroit, les damnés du second
cercle se souviennent donc du moment où a été prononcée
leur sentence, d'où la recrudescence de leur désespoir.
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répondre « Pourquoi dissipes-tu? » Après quoi
ils se retournent et reprennent leur marche en
sens inverse, jusqu'au moment où, ayant par-
couru de part et d'autre un demi-cercle, ils pro-
voquent la même rencontre, et ainsi de suite,
éternellement. Dante a beau qualifier leurs cris
d'aboiements (v. 43) et leurs reproches réciproques
de refrains ignominieux (v. 33), cette peinture
nous semble assez anodine. Dans la suite de
l'Enfer, et, sans aller bien loin, dès le chant VIII,
Dante saura trouver d'autres accents pour repré-
senter, dans toute leur violence ou leur bassesse,
les querelles et les batailles entre damnés.
Mais il y a quelque chose de plus fâcheux.
Lorsqu'on essaie de se figurer la scène, avec la
précision rigoureuse à laquelle nous ont habitués
tant de scènes des cercles suivants, on se heurte
à beaucoup d'obscurités. Pour que le choc des
deux groupes fût réel et général, il faudrait que
les deux fronts qui s'avancent l'un contre l'autre
fussent très étirés, très longs et très minces; mais,
à supposer même que la terrasse circulaire qui
constitue le cercle ait plusieurs centaines de.
-mètres de largeur, cela ne ferait jamais que d'as-
sez maigres bataillons au moment de la ren-
contre, tout le reste du cercle serait désert; com-
ment donc le poète aurait-il l'impression de
n'avoir jamais vu pareille foule
Qui vidi gente più che altrove troppa? (v. a5).
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En outre, les deux troupes, avec leurs blocs
roulants, devraient mettre beaucoup de temps,
chacune, à parcourir le demi-cercle au bout
duquel un nouveau choc a lieu. Dante assiste-t-il
à plusieurs de ces rencontres successives? Il est à
croire que non. D'ailleurs, pour qu'il pût embras-
ser du regard, sans se déplacer, toute l'étendue
du cercle, il faudrait que celui-ci fût infiniment
plus petit que ne l'exigent les proportions des
cercles suivants. Sa description n'a donc pas ici
ce caractère de « choses vues » qui donne à ses
plus belles créations un accent de réalisme sai-
sissant. Si, au contraire, on suppose que les deux
groupes sont disposés en colonnes profondes et
compactes, le choc, certes, doit produire une ter-
rible bousculade, mais il n'est supporté que par
les premiers rangs, par une infime minorité,
et l'imagination du lecteur hésite, avec le senti-
ment qu'elle n'est pas suffisamment guidée.
Pour étoffer la description de ce cercle un peu
pâle, Dante y a inséré (v. 61-96) l'épisode de la
Fortune, que j'ai qualifié déjà de brillant hors-
d'œuvre. Le personnage, en effet, n'appartient
aucunement à l'enfer; c'est une « intelligence
divine » préposée à la répartition des biens tran-
sitoires, richesse, puissance, bonheur, entre
les hommes; son séjour ne saurait être ici. Où
réside-t-elle? Dante l'assimile aux anges qui gou-
vernent chacune des sphères célestes (VII, 73 et
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suiv.); mais elle n'a pas sa place au milieu de
leurs-hiérarchies, décrites dans le Paradis; elle
est une pure -allégorie morale. Nous pouvons en
admirer la belle sérénité, l'indifférence souveraine
aux récriminations des hommes
Ma ella s'è beata e ciô non ode
Con t'altfe prime creature lieta
Volve sua spera, e beata si gode (VII, 94-96).
On observera cependant que cette sphère qu'elle
fait tourner est d'une autre espèce que les sphères
auxquelles sont préposés les anges c'est sa roue,
instable et capricieuse et il ne peut échapper
qu'il y a là quelque chose d'artificiel. F. de Sanc-
tis, sans méconnaître la beauté esthétique de cette
évocation, n'a donc pas eu tort d'y signaler de la
froideur1. Elle est réellement étrangère à l'action
du poème et n'a, par exemple, aucun degré de
parenté avec l'envoyé céleste qui fera, au chant IX,
une apparition sublime. Elle reste une allégorie,
en partie classique, en partie fidèle à la tradition
de ces abstractions personnifiées que le Roman
de la Rose avait mises à la mode. Ce n'est pas là
qu'il faut chercher l'originalité de Dante et la
nouveauté de sa création artistique; cet épisode,
unique^ en son genre dans l'Enfer, relève d'une
poétique qui était déjà surannée au moment où
JDante écrivit les scènes suivantes.
i. Voir O. Baccî dans la Léciura Dantis (Sansoni, Florence),
du chant VII.
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III.
Un des éléments d'intérêt, et non des moindres,
que renferme le poème de Dante réside dans la des-
cription, aussi vraisemblable, raisonnable et réa-
liste que possible, d'un voyage purement fantas-
tique. Que d'incidents curieux ou saisissants n'y
relève-t-on pas, depuis la traversée du Styx et
l'arrivée à la porte de la cité infernale, le passage
du Phlégéthon sur la croupe du centaure Nessus,
l'utilisation d'une digue le long du même cours
d'eau pour franchir la lande embrasée, la descente
au huitième cercle sur le dos de Géryon, et au
neuvième dans la main du géant Antée, les épi-
sodes mouvementés auxquels donne lieu la visite
des « Malebolge », jusqu'à la marche sur la glace
du Cocyte et au passage d'un hémisphère à l'autre,
le long du corps monstrueux de Lucifer! La topo-
graphie de toutes ces régions, les visions rapides
mais frappantes du paysage infernal, les obstacles
rencontrés, les secours arrivés à point, les gym-
nastiques périlleuses ont fourni à Dante une
longue série de motifs, d'où il a tiré des effets
d'une variété surprenante, et qui sont un des
attraits caractéristiques de la poésie de l'Enfer.
Cet attrait fait totalement défaut dans les
chants III à VII. Nous lisons, au début du
chant III, la célèbre inscription gravée au-dessus
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de la porte de l'enfer; mais où cette porte est-
elle située? Comment y accède-t-on? Avant d'y
arriver, Dante a simplement dit
Intrai-per lo cammino alto e silvestro (11, 142),
ce qui est vague, tellement vague que certains
commentateurs identifient naturellement ce che-
min avec la« Selva oscura » du début, mais que
d'autres l'orientent'd'un côté tout différent'. La
porte est-grande ouverte; mais ce détail n'est for-
mellement signalé et expliqué qu'à la fin du
chant VIII lors de sa descente au Limbe, le
Chrisf avait forcé en cet endroit la résistance des
diables, et depuis lors la porte n'a plus été fer-
mée2. C'est une ingénieuse façon de concilier une
tradition-chrétienne avec le vers célèbre de Vir-
gile
Noctes atque dies patet atri janua Ditis (Énéide, VI, 127).
1. Voir, par exemple, le commentaire de F. Torraca (Roma-
Milano, Albrighi e -Segati) et les planches dessinées par
G. Agnelli (tavola IV) dans L. Polacco, Tavole sclzematiche
della Div. Cômrrzedia (Milan, Hoepli). J'ai tenu à signaler
ces hésitations des exégètes, -ici comme pour le vers V, 34,
parce qu'elles sont un fait. A quoi on objecte que s'arrêter à
ce fait est l'indice d'un petit esprit, qui ne sent pas la gran-
deur de cette- imprécision, qui se montre incapable de com-
prendre que « ce paysage, plongé dans un air de profond
mystère, était l'expression adéquate de l'imagination dan-
tesque » {Giorn. Stor., ibid.); Pourrai-je dire que, en d'autres
passages, l'expression adéquate est d'une précision rigoureuse,
d'une netteté dé contours obsédante? Dante a donc eu plu-
sieurs façons de traduire sa vision. On a le droit, je pense,-de
les définir et -de les distinguer.
2. Chant VIII, v. r26; voir encore XIV, v. 86-87.
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Mais si cette porte est déjà une réminiscence
de la « janua Ditis », il est un peu surprenant
qu'on rencontre au chant VIII la porte de la
« Città di Dite », jalousement gardée, celle-là.
Ces deux inventions se complètent, si l'on veut;
mais on pourrait soutenir aussi qu'elles s'ac-
cordent faiblement. La première suffisait dans un
plan fondé sur le classement des péchés capitaux;
la seconde s'explique seulement par l'addition
d'une enceinte nouvelle, renfermant les cercles
du « bas enfer ».
Au delà de la première porte jusqu'au bord de
l'Achéron s'étend une « sombre plaine » (III,
i3o) aucune autre indication n'est donnée, ni
sur la région habitée par les ombres de ce vesti-
bule infernal, ni sur le fleuve que Caron fait pas-
ser aux damnés. Dante ne dit même pas comment
il franchit ce premier obstacle; nous ne le voyons
pas entrer dans la barque tout à coup- la terre
tremble, un éclair rougeâtre déchire la nuit, et le
poète s'évanouit (fin du ch. III); un bruit de ton-
nerre le réveille, et il se trouve au bord de l'abîme.
C'est un escamotage, d'autant plus digne-de re-
marque qu'en aucun autre endroit Dante ne fait
intervenir les forces de la nature d'une façon aussi
arbitraire; il s'applique toujours à indiquer la
cause du phénomène. Un tremblement de terre
a provoqué l'éboulement de la falaise qui domine
le séjour des violents (ch. XII) et la rupture des
ponts au-dessus de la sixième fosse du huitième
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.cercle (ch. XXI); ce tremblement de terre est
celui qui accompagna la mort du Christ et sa des-
cente aux enfers. Dans le Purgatoire (ch. XX),
Dante sentira le soL onduler sous ses pas, mais il
expliquera aussitôt ce qui provoque ce tressaille-
-ment un des pénitents de la sainte montagne
_est .délivré, définitivement admis à la béatitude.
Quelles sont, au chant III de l'Enfer, la cause et
la signification de ce tremblement de terre et de
cet éclair, à la faveur desquels Dante est mysté-
rieusement transporté d'une rive de l'Achéron à
J'autre.? Nous ne le saurons jamais.
I rVoiei Jes deux poètes au bord de la doulou-
reuse vallée d'abîme », et Virgile avertit son com-
-pagnon qu'ils vont « descendre dans le monde
cente? .Sommes-nous en présence d'une pente
douce Qu d'un précipice? Et, dans ce dernier cas,
par-quels moyens .Dante, qui traîne avec lui le
fardeau de son corps mortel, se tire-t-il de ce mau-
vais ;p.as? Ce problème sera maintes fois résolu,
à partir du chant VIU, de la façon la plus ingé-
nieuse, et la plus imprévue; ici la question n'est
même pas posée. Virgile, est-il dit simplement,
introduit Dante
Nel primo cerchio che l'abisso cigne (IV, 24).
La- portion de ce-cercle réservée aux grands
hommes -qui, en dehors du christianisme, ont
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manifesté de hautes vertus, est décrite avec une
précision dont plusieurs traits rappellent les
Champs-Elysées de Virgile; je n'y reviens pas.
Puis la sortie du Limbe est aussi brièvement
indiquée que l'a été l'entrêe
Cosi discesi del cerchio primaio
Giù nel secondo che men luogo cinghia. (V, 1-2).
Le supplice des âmes de ce second cercle, décrit
avec une grande force et une admirable poésie,
laisse pourtant planer quelque incertitude sur un
détail déjà discuté le mot ruina, au vers 34,
semble désigner une particularité topographique;
mais l'expression stimule l'imagination du lecteur
plus qu'elle ne la satisfait. Quant à la descente
au troisième cercle, elle est escamotée comme le
passage de l'Achéron l'émotion qu'éprouve le
poète en écoutant le récit de Francesca est telle
qu'il s'évanouit; et quand il se réveille il est dans
le cercle de la gourmandise. Il n'y a cette fois ni
éclair-ni tonnerre; mais la répétition du procédé
est rendue plus évidente par le mouvement iden-
tique du dernier vers des chants III et V. Dante
ne s'exposera plus à pareille répétition.
La traversée du troisième cercle ne donne lieu
à aucune description de paysage infernal, et -la
sortie en est simplement indiquée par ces mots
dépourvus de relief
Venimmo al punto dove si digrada (VI, 1 14)
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nous apprenons cependant que les deux voyageurs
descendent une pente rocheuse
lo scender questa roccia (VII, 6).
Pour la première fois, à la fin du chant VII,
apparaît un détail topographique précis les
poètes traversent le quatrième cercle dans sa lar-
geur, jusqu'au bord qui domine le cercle suivant
Noi rici.demjnio lo -cerchio a l'altra riva (VII, 100).
Là se trouve une source bouillonnante, dont les
flots .noirs se déversent par une sorte de fossé dans
la région inférieure, et les poètes suivent le che-
min^que s'est ainsi frayé le torrent jusqu'au ma-
rais, que ses eaux forment ensuite; puis ils con-
tournent une partie de ce marécage circulaire,
le Styx, dont ils longent le bord extérieur, et
ils arrivent enfin au pied d'une tour. On distingue
donc ici, chez Dante, l'intention, encore timide,
mais 'positive, d'adopter une nouvelle méthode
descriptive.'
".Cette intention" s'affirme avec éclat dès les
chants VIII et IX, ou les incidents du voyage
occupent tout à coup la plus large place. Nous
apprenons aussitôt, en effet, qu'au sommet de la
tour s'allument deux torches1, et qu'en réponse
i. Ce détail n'avait pas été envisagé au moment où le poète
terminait le chant VII, en sorte qu'au début du chant VIII il
est obligé de revenir un peu en arrière. Il avait écrit « Ve-
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ce signal un feu apparaît sur l'autre rive du Styx,
« si loin que l'œil a peine à le distinguer ». C'est
la première fois que Dante fournit à l'imagination
du lecteur une donnée qui permette d'apprécier
les distances et de concevoir les dimensions du
paysage, donnée très vague sans doute, mais
pourtant suggestive, car elle oblige à se représen-
ter de très vastes horizons dans la nuit un feu se
voit de loin! Jusqu'alors le cadre du récit risquait
d'apparaître trop étroit le poète s'était borné à
remarquer que les cercles sont graduellement d'un
plus petit diamètre (V, 2); pas une fois il n'avait suggéré une vision de grandes proportions. Mais
ici, tout à coup, on découvre des perspectives
immenses l'imagination du poète lui-même
paraît s'être brusquement élargie et comme
transformée.
Après nous avoir fait apercevoir ces lointains
encore insoupçonnés, Dante multiplie les détails
précis. Une barque s'avance, rapide comme une
flèche, montée.par un seul nautonnier; c'est Phlé-
.gias, auquel Virgile adresse quelques mots qui
apaisent la rage inutile du démon. Dante monte
alors dans le léger esquif, et celui-ci, alourdi par
nimmo al pié d'uha torre », et maintenant il ajoute « Assagi
prima Che noi fussimo al pié dell' alta torre. »
1. Ainsi l'expression « Il primo.cerchio che l'abisso cigne »
(IV, 24) est peu suggestive. Dans la suite, au contraire, Dante
indique des mesures qui confondent l'imagination. Voir ci-
après, Réalisme etfantasmagoi-ie, etc.
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la présence insolite d'un vivant, enfonce plus qu'il
ne le fait jamais. Ce détail complète l'imitation
de Virgile, que le poète avait tronquée dans l'épi-
sode de Caron, lorsqu'il avait passé sous silence
la traversée de l'Achéron en même temps, il
fournit un prétexte ingénieux à l'intervention de
.Filippo Argenti; car si le damné ne voyait pas la
barque avancer péniblement, immergée jusqu'au
bord, il ne pourrait pas reconnaître qu'elle porte
un passager <c venu avant l'heure ».
La scène violente, qui se déroule ensuite, une
fois terminée, Dante commence à découvrir les
murailles rougeoyantes, et d'abord les tours de
la forteresse infernale, de la « Ville de Dist »;
puis la barque quitte le marais du Styx pour
s'engager dans les canaux qui servent de fossés
aux remparts, et Phlégias doit leur en faire par-
courir, « un long arc de cercle » (VIII, 79) avant
de les déposer à la porte. Celle-ci est gardée par
une innombrable légion de diables, avec lesquels
Virgile essaie de parlementer, mais sans obtenir
cette fois l'effet attendu; ses raisons, jusqu'alors.
i. Ici on relève un détail précis, mais assez déconcertant; le
poète aperçoit d'abord les tours de la ville en contre-bas « Già
le sue meschite Là entro certo nella valle cerno (VIII, 70-71)
cela serait très clair si le poète voyageait eh montagne; mais
il traverse un marais sur une barque! Il semble bien que
Dante ait imaginé la surface de tous les cercles légèrement
inclinée vers le centre, même quand il s'agit d'un fleuve; a,u
neuvième cercle, la surface gelée du Cocyte paraît aussi être
en pente.
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irrésistibles, se heurtent ici à une opposition
obstinée, et cet incident vaut au lecteur, outre
maints détails pittoresques, la première occasion
d'assister aux très vives inquiétudes que Dante
.éprouvera encore plus d'une fois dans des cir-
constances analogues. Sa peur est aggravée, au
chant suivant, par l'effrayante apparition des
trois Furies et par la menace de Méduse. Il faut
que Virgile intervienne pour défendre efficace-
ment son protégé contre un danger redoutable,
et nous voyons ainsi se dessiner la tendresse vigi-
lante du guide, la confiance un peu craintive du
disciple, qui vont donner, dès ce moment, un
caractère si charmant à l'amitié réciproque de
Virgile et de Dante, dans toutes les péripéties de
leur voyage. Enfin arrive le secours espéré, l'en-
voyé céleste, si digne, si fier, si pressé de quitter
cette atmosphère épaisse, aussitôt sa mission
remplie. Ici s'affirme, avec une force jusqu'alors
inconnue dans la description pure, la puissance
évocatrice du génie de Dante; et c'est un tour de
force qu'il a accompli en mettant côte à côte,
dans le chant IX, une scène du merveilleux païen,
grimaçant, hideux, impuissant, et une apparition
divine, calme, pure, irrésistible.
Dante, ensuite, pénètre avec curiosité dans l'en-
ceinte mystérieuse, et il la trouve déserte c'est
un vaste cimetière où les tombes découvertes
sont environnées de flammes et pour bien nous
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mettre sous les yeux la physionomie singulière
de cette région nouvelle, le poète recourt à des
comparaisons tirées de paysages réels il cite la
nécropole de Pola et les Aliscamps d'Arles, et il
ne tardera guère, dans un but analogue, à évo-
quer d'autres tableaux de nature célèbres,
les éboulements. de la vallée de l'Adige, la Ma-
remme entre Cecina et Corneto, le Bulicame de
Viterbe, les digues de la Brenta et celles de
Bruges 1.
Ce rapide coup d'œil sur les chants qui suivent
immédiatement le septième montre assez- le
nombre et l'importance des éléments poétiques
nouveaux qui apparaissent brusquement, dès le
mom.ent où le poète atteint la rive du Styx. Il
faut ajouter qu'à -partir du même instant les gar-
diens des différents cercles prennent un rôle plus
actif et plus- pittoresque, soit qu'ils résistent au
passage des. nouveaux venus, tels les démons
de la porte infernale, le Minotaure et les diables
ailés des chants- XXUXXII, soit qu'ils les
secondent docilement et facilitent leur voyage,
tels les Centaures, Géryon, le géant Antée;
Leur portrait, leurs gestes, leurs mouvements et
leurs propos donnent lieu a de véritables épisodes,
i. A dire il y a bien, dans les premiers chants, la com-
paraison de, Charybde et Scylla (yiï, 22); mais.eUe appartient
au répertoire des -figures classiques les plus courantes et est
appliquée d'une façon assez contestable au choc dés avares et
des prodigues.
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où s'affirment la richesse et la variété de l'imagi-
nation du poète.
Les démons gardiens des premiers cercles sont
loin de présenter le même intérêt. Parmi eux, les
figures les plus soigneusement dessinées sont Ca-
ron et Minos. Celle du batelier de l'Achéron pro-
cède très directement de Virgile, d'ailleurs avec
l'addition de quelques touches magistrales qui
renouvellent la figure du personnage et l'animent
d'une vie nouvelle. Quant au juge des Enfers,
représenté ici sous les traits d'un diable et affublé
d'une longue queue, qui peut s'enrouler jusqu'à
huit et neuf fois autour de son corps, c'est une
fort curieuse adaptation à un personnage clas-
sique des traits sous lesquels l'imagination popu-
laire se représentait les suppôts de Satan. Au delà
du Styx, Dante a pris un autre parti il nous pré-
sente des diables proprement dits, à l'entrée
du sixième cercle et dans diverses subdivisions
du huitième, ou bien des êtres mythologiques
auxquels il conserve assez exactement leur phy-
sionomie traditionnelle, les Furies, les Har-
pies, les Centaures, les Géantsi. Du reste, Minos
a pour seule fonction d'assigner aux damnés la
place qu'ils doivent aller. occuper; il se tient à
l'entrée du second cercle,, mais il n'est aucune-
i. Géry bn fait exception; ce n'est ni un diable ni le persôn-
riage connu des poètes anciens; il a l'aspect d'un monstre
apocalyptique.
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ment .préposé à la garde des amants passionnés;
il ne fait au passage de Dante qu'une opposition
de pure forme. Les deux démons mythologiques,
qui sont, à proprement parler, des gardiens de
cercles, sont Cerbère et « Pluto ».
Le Cerbère dantesque a conservé du chien
infernal à trois gueules l'aboiement perpétuel et
la voracité qui fait de lui le représentant symbo-
lique de la gourmandise; il contribue au supplice
des damnés en les assourdissant de ses hurle-
ments, en les griffant et en les dépeçant. Il a
d'ailleurs l'apparence d'un diable plutôt que d'un
chien; car sa « barbe est grasse et noire, son
ventre large, ses mains armées d'ongles crochus ».
Sa résistance au passage des poètes est peu sé-
rieuse dans l'Enéide, pour éluder la surveillance
de ce gardien redoutable,.la Sibylle avait eu soin
de préparer un gâteau où le miel s'unissait à des
drogues soporifiques; elle le lui jetait, et Cerbère
ne semblait pas même voir Énée franchir l'en-
trée1. Dante simplifie à l'extrême ces précau-
tions son guide ramasse de la terre à pleines
mains et la jette dans les gueules béantes du
monstre, qui se tient pour satisfait. En présence
d'une semblable plaisanterie, peu de chiens véri-
tables se montreraient d'humeur aussi accommo-
dante 1
Le gardien du cercle suivant exprime sa rage
i. Énéide, VI, v. 420 et suiv.
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et sa menace en un langage incompréhensible, le
langage des diables apparemment « Pape Satan,
pape Satan aleppe! » (VII, i), dont l'interpréta-
tion a donné beaucoup de fil à retordre aux com-
mentateurs. Dante a été bien inspiré en ne recou-
rant pas souvent à cet artifice un peu puéril; et
s'il s'en est servi encore au chant XXXI (v. 67),
pour faire parler Nemrod, ce nouvel essai est bien
différent du premier; car, d'une part, il a claire-
ment indiqué que personne ne pouvait com-
prendre le langage du géant (v.8o-8i), et, de
l'autre, il explique la cause de ce fait Nemrod a
dirigé la construction de la tour de Babel et il
reste le témoin de la confusion des langues (v. 77-78). Les deux vers, en langue inconnue que
renferme l'Enfer, l'un vers le début, l'autre vers
la fin, contribuent donc à rendre plus sensible le
contraste emre certaines indications un peu som-
maires et énigmatiques des premiers chants, et
l'art si rigoureusement logique, si exact et si sou-
cieux de justifier tous les détails, qui s'observe
dans la suite.
Mais un autre problème se pose. Ce gardien du
quatrième cercle s'appelle « Pluto »; que signifie
ce nom? La première idée qui se présente est de
reconnaître ici Pluton, désigné par la forme du
nominatif latin de son nom1. Cependant on est
i. Dante dira de même par la suite Juno, Plato, Scipio,
decurio, etc.
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un peu surpris de voir à cette place le roi des
Enfers, préposé à la surveillance d'un cercle par-
ticulier, ni plus ni moins que Cerbère, d'autant
plus que sous le nom de Dis, tant de fois employé
par Virgile, nous le retrouverons tout au fond de
l'abîme, désigné par sa qualité véritable
Lo'mperador del doloroso regno,
et décrit avec toute l'ampleur qui convient à son
rang. Comment Dante a-t-il pu être amené à
dédoubler ainsi Pluton pour lui faire jouer deux
rôles aussi disproportionnés ? En présence de
cette difficulté, qui est sérieuse, on a songé à re-
connaître dans le gardien du cercle des avares et
des prodigues Plutus, dieu des richesses, qui
semble en effet bien qualifié pour présider au
châtiment de ces damnés.
L'explication, qui peut paraître séduisante,
n'est aucunement acceptable. D'abord Virgile,
qui a fourni à Dante tout le personnel auxiliaire
de son Enfer, ne fait aucune mention de Plutus;
et, parmi les poètes latins, le seul à ma connais-
sance qui le nomme est le fabuliste Phèdre, que
Dante ne pouvait avoir lu, encore Phèdre nous
montre-t-il en Plutus une divinité non de l'Enfer,
mais de l'Olympe'. En second lieu, les plus
i. Phèdre, 4, ri. Hercule, admis au ciel, y reçoit l'accueil le
plus empressé de tous les dieux; quand Plutus s'avance à son
tour pour le féliciter, le héros lui tourne le dos cc Celui-là,
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anciens commentateurs de Dante, à commencer
par son fils Pietro, n'ont jamais songé à Plutus
« Comme- démon préposé à ce cercle, dit Pietro,
l'auteur imagine qu'il rencontre Pluton, fils,
disent les poètes, de Saturne et de Cybèlë et il
est appelé Dis ou Dites, parce que les richesses
naissent en terre et de la terre, et d'elles, ou à
cause d'elles, procède l'avarice'. » En présence
d'un témoignage aussi formel, il n'y a pas à con-
server le moindre doute. D'ailleurs Dante appelle
son « Pluto » il gran 7iemico, ce qui peut bien
signifier, au point de vue de l'allégorie morale,
que l'argent est le grand corrupteur du monde;
mais au sens littéral, comme l'a bien remarqué
Boccace2, l'expression équivaut à « il gran demo-
nio », ce qui revient à dire le plus puissant des
diables, donc le roi des enfers.
Reste la difficulté réelle du dédoublement du
personnage, que Dante aurait ainsi fait paraître
successivement sous les noms de « Pluto » et de
dit-il, est l'ami des méchants. » Les fables de Phèdre n'ont
été retrouvées qu'à la fin» du xv. siècle.
i. Boccace, le premier, a eu connaissance, par son maître
de grec, Léonce Pilate, de Plutus, qu'il appelle un second Plu-
ton, mais qui est bien le fils d'Iasios et de 1)éméter dont
parlent Les hymnes homériques et Hésiode; cela n'empêche
pas Boccace de conclure « Ma molto meglio si conformerà
al bisogno quest' altro Ptutone del quale si legge che. fu
figliuolo di Saturno. Costui finsero gli antichi essere re dell'
Inferno »; puis il répète fort exactement l'explication de Pietro
di Dante {Comento, éd. D. Guerri, t. Il. p. 227-228).
2. Ibid., p. 183.
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« Dite », sous deux formes et dans deux fonctions
très différentes. Mais cette difficulté s'évanouit, si
l'on admet qu'au moment où il composa les
chants VI et VII, Dante n'avait encore conçu ni
le plan du bas enfer, ni le rôle que devait y jouer
« Dite », identifié avec Lucifer, le rebelle, le
traître, le génie du mal1. Dans cette hypothèse,
il s'agirait de deux conceptions distinctes, nulle-
ment contemporaines, puis juxtaposées tant bien
que mal.
Tels sont les principaux indices, purement
intrinsèques, qui imposent à l'esprit du lecteur
réfléchi, mais non prévenu, l'idée que la compo-
sition de l'Enfer a dû être interrompue, en un
point qu'il est facile de reconnaître, par une pé-
riode de méditation et de recueillement, dont il
est impossible, a priori, de supputer la durée.
Lorsque le poète se remit à l'œuvre, son plan se
trouva élargi, enrichi d'éléments plus variés, plus
attachants, et Dante avait acquis une claire cons-
cience des ressources nouvelles que son sujet
i. On remarquera encore les vers u-i2 du ch. VII, où l'évo-
cation de l'archange Michel et de « l'orgueilleuse rébellion »,
par laquelle Virgile fait taire la rage de Pluto, confirme que,
dans la pensée de Dante, ce démon était déjà une incarnation
de Lucifer. Le dédoublement du personnage unique Dis-
Pluton est formellement admis par M. F. Torraca dans son
excellent commentaire, au v. VI, 145 Pluto est Dis, mais
le poète lui a donné deux affectations distinctes. Cette intéres
santé remarque, qui n'avait pu m'échapper, est utilement con-
firmée par le compte-rendu plusieurs fois cité du Giornale
Storico, t. LXXV, p. 280.
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allait fournir à son génie. L'opposition entre les
premiers chants et la suite n'apparaît pas distinc-
tement aux commentateurs, parce que ceux-ci,
connaissant tout le poème et habitués à le consi-
dérer en bloc; sont amenés d'instinct, et aussi par
système, à expliquer, à compléter les peintures
un peu sèches des premiers cercles au moyen de
ce que les suivantes leur ont appris depuis.long-
temps. Mais, pour que cette méthode fût légitime,
il faudrait d'abord démontrer qu'en rédigeant les
chants III à VII Dante avait présents à l'esprit,
et supposait connus des lecteurs, les chants VIII
à XXXIV. Cette démonstration paraît assez mal-
aisée.
IV.
Parvenu, dans son commentaire de l'Enfer,
aux premiers mots du chant VIII, Io dico segui-
tando. Boccace rapporte ce qu'il avait entendu
dire à un neveu du poète, Andrea di Leone Poggi,
avec lequel le conteur était lié, et qu'il aimait à
interroger sur les faits et gestes du grand exilé 1.
Lorsque Dante alla chercher asile à Vérone, au
temps où les chefs du parti des Cerchi durent
quitter Florence, c'est-à-dire à la fin de i3oi, sa
i. Comento di G. Boccaccio, t. II, p. 262 et suiv. (éd. D.
Guerri). Le même récit, moins détaillé, figure aussi dans le
Trattatello in laude di Darife.
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femme Gemma, sur le conseil de quelques amis,
enferma dans des coffres tous les papiers du
« fuoruscito » et les fit mettre en lieu sûr; ils
échappèrent ainsi, quand le poète fut condamné
comme rebelle et concussionnaire, au pillage et à
l'incendie. Mais cinq ans plus tard, diverses per-
sonnes réclamèrent les intérêts auxquels elles
avaient droit sur les biens des exilés, et obtinrent
satisfaction; Gemma fit alors ouvrir les coffres,
afin d'en tirer les pièces dont elle avait besoin
pour toucher les intérêts de sa dot. Par la même
occasion, on retrouva, parmi ces papiers, diverses
poésies, sonnets et canzoni, et aussi un cahier
contenant un poème plus long, qui fut montré à
un bon poète florentin de ce temps, Dino Fresco-
baldi. Celui-ci jugea l'oeuvre remarquable; mais,
comme elle était inachevée, il la fit remettre à
Dante, ou plutôt au marquis Moroello Malaspina,
auprès duquel Dante se trouvait alors, en Luni-
giana. Ce cahier renfermait les sept premiers
chants de l'Enfer, que le marquis engagea vive-
ment son hôte à poursuivre celui-ci, frappé de la
circonstance providentielle qui lui remettait sous
les yeux l'oeuvre à peine ébauchée, et qu'il croyait
perdue, se remit au travail et 'commença le nou-
veau chant par ces mots Io dico segnitando.
Cette histoire tend donc à prouver que les pre-
miers chants sont antérieurs à l'exil du poète la
reprise daterait de i3o6.
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Pendant longtemps, au siècle dernier, le témoi-
gnage de Boccace, en ce qui concerne la vie de
Dante, a été accueilli avec le plus grand scepti-
cisme le malicieux conteur, disait-on, voulait
faire passer ses fantaisies pour de l'histoire mais
il était trop visible. que cette prétendue découverte
des sept premiers chants n'avait été imaginée que
pour expliquer l'expression, insolite en effet Io
diço seguitando. Une appréciation plus équi-
table du caractère et de l'œuvre historique de
Boccace a permis .de rectifier ce jugement trop
sommaire. Lorsqu'il brode à sa guise, par
exemple, sur la rencontre de Dante et de Béa-
trice enfants à la fête du ;er mai, ou sur le rêve
de la mère du poète, Boccace n'essaie pas de mys-
tifier ses lecteurs en leur donnant ses inventions
pour des réalités il fait purement oeuvre de
poète. Mais quand il invoque, à l'appui d'un fait
précis, l'autorité d'un témoin digne de foi, et sur-
tout lorsqu'il nomme ce témoin, il n'y a aucune
raison pour mettre en doute la réalité du témoi-
gnage qu'il cite; il peut lui arriver d'eQ user sans
beaucoup de critique, mais il ne l'invente pas
car il n'est pas- de l'école des. « Cantastorie » qui,
à tout bout de champ, se couvraient de l'autorité
de Turpin pour faire accepter leurs plus invrai-
semblables écarts d'imagination. On s'est aperçu
que certains auteurs, longtemps tenus pour fan-
taisistes, que Boccace invoque dans ses œuvres*
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latines, ne sont nullement des produits de son
imagination 1. Sans aucun doute, Andrea Poggi,
'neveu de Dante, lui a bien raconté l'anecdote des
sept premiers chants.
Mais il y a plus. Le même récit avait été fait à
Boccace par un autre Florentin, Dino Perini, qui
fut, dans sa jeunesse, un témoin des dernières
anhées de Dante à Ravenne2, et que le conteur a
-pu rencontrer, interroger dans cette ville. Iden-
tiques pour tout le reste, les deux récits ne va-
riaient que sur un point Dino Perini, comme
Andrea Poggi, revendiquait l'honneur d'avoir
-retrouvé lui-même, dans les coffres de Monna
Gemma, les poésies de Dante et le fameux cahier
renfermant les sept chants3. L'un des deux assu-
rément se vantait, peut-être les deux à la fois,
mais il est improbable qu'ils aient inventé
séparément la même histoire; et ainsi on peut
tenir.pour établi que le fait était couramment
raconté dans la famille et parmi les amis du poète
exilé. Nous sommes donc autorisés à tenir pour
très ancienne et de bonne origine la tradition
selon laquelle, après l'exil de Dante, des frag-
ments -poétiques ont été retrouvés parmi les pa-
i. Serenus, Theognidus, Tbeodontius; voir Paget Toynbee
dans le Bulletin italien de igi3 (t. XIII), p. i et suiv., et aussi
dans les Studii su G. Boccaccio (igr3), p. [65, 167 et 168.
t- 2. Voir Corrado Ricci, .l'Ultitno rifugio di Dante, p. 99
¡et suiv.
-3. Comento, t HI, p. 264.
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piers que Gemma avait hâtivement mis en
sûreté.
Pour faire un pas de plus en avant, il faut, de
toute nécessité, entrer dans la voie des hypo-
thèses. En ce qui concerne l'identification des
fragments retrouvés avec les premiers chants de
l'Enfer, le témoignage de Boccace est en effet
sans valeur, car ce n'est pas lui qui a vu le cahier
mystérieux; c'est peut-être Andrea Poggi, lequel,
au témoignage de Boccace, était un homme sans
instruction, « uomo idioto »; c'est peut-être aussi
Dino Perini, que Dante, dans une de ses églogues
latines, présentait, en 132o, comme un jeune
homme sans grande autorité 1 c'est, à coup sûr,
Dino Frescobaldi, mais son témoignage direct
nous fait défaut2. Il se peut donc fort bien que
l'ébauche retrouvée en 1 3o6 n'ait rien eu de com-
mun avec le début de l'Enfer. A cette possibilité
s'attachent avec empressement tous ceux, et ils
sont nombreux, qui répugnent à l'idée que Dante
ait pu commencer son poème avant l'exil. Cette
répugnance est grande3; mais il faut savoir re-
i. Dino Perini serait le Meliboeus de la première églogue de
Dante; celui-ci lui dit « Pascua sunt ignota tibi qux Maena-
'lus alto Vertiçe declivi, celator'solis, inumbrat. »
2. Sur la conn'aissance que D. Frescobaldi a eue des sept
premiers chants de l'Enfer, voir pourtant 1. M. Angelôni,'
D. Frescobaldi e le sue rime (Turin, 1907), p. 47-54.
3.' Je tiens à dire combien je l'ai personnellement éprouvée;
mon volume sur. Dante, publié en igii, est, en maints pas-
sages, inspiré par cette répugnance, notamment p. 173-177 et
------------------------------------------------------------------------
garder les problèmes en face, sans égard pour les
préférences personnelles et les habitudes prises.
Or, d'une part, nous nous trouvons en présence
d'une tradition respectable, qui parle d'un poème
interrompu, retrouvé et repris avec une ferveur
nouvelle., et de l'autre, indépendamment des
témoignages recueillis par Boccace, le seul exa-
men du texte de l'Enfer amène à constater un
changement très marqué dans les développements
du poème, tout juste à partir du chant VIII.
Peut-on éviter d'établir une relation entre ces
deux faits? Et pourquoi devrait-on l'éviter?
On devrait l'éviter principalement pour une
difficulté très sérieuse que Boccace, si dépourvu
de critique qu'on le représente, n'a pas manqué
de soulever Ciacco (VI, 64-72) prédit la chute
des Blancs, survenue en novembre i3oi, et il
ajoute que longtemps le parti adverse (celui des
Noirs) persécutera les vaincus
ÀUe terra lungo tempo le fronti
Tétiendo l'altra sotto gravi pesi.
Comment Dante a-t-il pu écrire ceci avant
d'avoir quitté Florence avec les principaux parti-
sans des Cerchi? On est amené tout naturelle-
ment à considérer ce morceau comme postérieur
p.. 194-198. Aussi puis-je sourire quand je lis que' je suis'vic-
time d'une autosuggestion critique n et incapable 'de domi-
ner mon désir de justifier mes propres- suppositions.
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à i3oi, et même de quelques années, pour que le
poète ait eu le temps de se convaincre que Les Blancs ne réussissaient pas à reprendre le pou-
voir..
• Cependant deux autres explications sont pos-
sibles. D'une part, il est permis de. songer à une
addition faite après coup; il ne s'agirait que de
deux tercets ajoutés (v. 67-72), moyennant une
très légère rectification de rimes; car les autres
allusions aux événements de mai n3oo à i3oi,
contenues dans les vers 64-66, peuvent, avoir été
formulées par Dante avant de quitter Florence.
Une réponse en trois vers satisferait très suffi-
samment à la première demande de Dante (v. 60-
61); aussi bien, ses deux autres questions (62-63)
n'obtiennent-elles ensemble que trois vers de
réponse (73-75).
Mais, d'autre part, il -y a lieu de considérer de
plus près la forme, un peu sibylline, sous laquelle
sont annoncés l'-exil: des Blancs, leurs condamna-
tions et le triomphe prolongé des Noirs les pre-
miers doivent succomber avant que soient accom-
plies trois révolutions soiarres, donc trois ans.
Puisque la date supposée de l'entretien est la fin
de mars ou le, début d'avril 13oo, l'événement
devait se produire avant la fin de mars i3o3,date
très vague, délai inutilement prolongé, puisque
les partisans de Vieri dei Cerchi s'enfuirent avant
la fin de:i3oi et que Dante fut condamné par dé-
------------------------------------------------------------------------
faut en janvier et en mars i3o2. Cette absence de
'précision permet de supposer qu'entre juin et décembre i3oi, après le triomphe momentané
du parti des Cerchi, mais en présence des in-
trigues et des menaces' de moins en moins dégui-
sées des Donati, et au milieu du trouble profond
qui régnait dans la villel, Dante a compris que
les fautes .de son parti, que ses timidités et ses
maladresses en face d'un ennemi entreprenant et
sans scrupule le condamnaient à une défaite pro-
chaine et irréparable. Dans une de ces heures de
,découragement, où il nous arrive de sentir le sol
se dérober sous nos pas, il aurait écrit « Avant
trois ana! Et ce sera la persécution! » Certes, la
prévision pouvait être démentie par les faits;
Dante en aurait été quitte pour la supprimer par
la suite, mais elle pouvait aussi se trouver jus-
tifiée, et il suffisait peut-être d'un sens politique
à peine au-dessus du médiocre pour la risquera
De ces deux solutions, .aucune n'.est certaine;
aucune pourtant ne mérite d'être formellement
rejetée a priori.
Les autres objections sont moins troublantes.
1. I- del Ltmgo, Da Bonifaçia VIII Arrigo VII, p. 153-154.
2. Plus tard, en rédigeant le chant XXXIII du Purgatoire
(v. to-5o), Dante paraît bien avoir eu aussi en vue un événe-
ment à venir, auquel il assignait une date, et qui, d'ailleurs,
ne s'est pas produit. Voir E: G.<=Parodi, la Data Jella compo-
si^iane e le teorie poXiticke dell' Inferno ce del Purgatotto,
dans le volume Poesia e storia nella Div. Commedia (Studi
cviticï); Naples, 1921.
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Une théorie a été formulée avec beaucoup d'au-
tonte il y a quarante ans*, d'après laquelle l'exil
seul a ouvert au génie de Dante des horizons
entièrement nouveaux sa souffrance particulière
lui a révélé le mal universel. Avant cette tragique
épreuve, il n'était que le poète exquis .de la Vita
Nuova; la vision du mal triomphant dans le
monde, qui .est le sujet de l'Enfer, est un thème
qu'il n'a pu concevoir dans sa plénitude, qu'après
avoir fait personnellement l'expérience de la rné-
chanceté des hommes. Dans cet ordre d'idées,
Carducci avait proposé dès 1874, dans un sonnet
sarcastique, d'éleves une statue à Messer Cante
de' GabrieLU da Gubbio, le, magistrat inique qui
a prononcé contre Dante une condamnation infa-
mante et il l'appelait, avec une exagération cari-
caturale,
O primo, o solo inspiratar di Dante2!
Nul ne songe contester la profonde vérité de
cette théorie, caricature à part} car, assurément,
l'En£er, dans son plan définitif, dans ses épisodes
les plus amers, les plus violents, les plus typiq-ues,
est postérieur à la condamnation .et à l'exil. Mais
déclarer qu'avant rlo2 Dante ne pouvait rien
concevoir en dehors d'une allégorie amoureuse
est une affirmation gratuite pourquoi n'aurait-il
1. I. del LuagOj Dell' esilio di Dante, r88i.
2. Carducci, Giambi ed Epodi, XXVII.
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:pas été capable de traduire la passion de Fran-
cesca ? Pourquoi, au milieu des luttes politiques,
dans lesquelles il se jeta- à corps perdu pendant
les années u3.oo et i3oi, ne pouvait-il pas expri-
mer ses préoccupations patriotiques par la bouche
de Ciacco, ou cingler de son mépris les indécis,
les défaillants, les lâches, qui paralysaient l'action
entreprise par les cc justes ».çontre les forcenés?
Nous savons positivement, par les dernière
lignes de la Vita Nuova, que peu d'années après
la mort de Béatrice, donc à partir de 1292 envi-
ron, Dante caressa le projet d'élever à sa dame
un monument poétique comme. on n'en avait
encore jamais vu. En quoi consistait « la mer-
veilleuse vision » qui en devait former le motif
central? Nous l'ignorons, puisque Dante ne l'a
pas décrite; mais on a très ingénieusement sup-
posé qu'elle devait avoir quelque rapport avec
l'apparition de Béatrice dans le Paradis terrestre.
Admettons-le; mais remarquons aussitôt que le
premier acte, nécessaire, -de cette scène, est con-
tenu dans le second chant de l'Enfer, avec l'in-
tervention de Lucie, de la Vierge, puis de Béa-
trice, qui envoie Virgile au secours- du poète
égaré. Pourquoi doncj même avant l'exil, l'itiné-
raire que Virgile devait faire suivre à Dante n'au-
rait-il pas comporté la-visite des cercles infernaux,
pour montrer comment sont châtiés « l'orgueil,
l'envie, l'avarice et les 'autres péchés qui per-
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vertissent le monde?. On sait d'ailleurs que., dans
une canzone célèbre composée avant la mort de
Béatrice, donc,antérieure à 1290, Dante .fait allu-
sion à un propos, qu'il pourra tenir quelque jour
aux damnés; il leur dira
O mal nati,
Io vidi la sperânza dei beati1
On sait aussi que tous les efforts dès inter-
prètes, efforts intenses et très ingénieux, ont
principalement tendu à. expliquer ces mots de
façon à écarter tonte' allusion à un projet de
poème comportant une vision de l'enfer2. L'allu-
sion y est cependant, en toutes lettres, et dans
une strophe qui renferme aussi une vision du
Paradis, l'une et l'autre associées à la pensée de
Béatrice. On objécté vainement qu'âucun chant
de l'Enfer ne renferme le propos annoncé; bien
plus, Dante ne parle de Béatrice à aucun damné.
Naturellement, avant 1290 il ne pouvait savoir
encore par coeur les vers qu'il devait écrire une
quinzaine d'années plus tard! Ces échappées de
son imagination vers le séjour des âmes après la
mort montrent seulement que son esprit était
hanté par des visions de ce genré. Mais il semble
que, en i3oo-i3oi, le plan qu'il envisageait ait eu
i. Csnizone- Donne- chê av'ëtè intèlletio d'amore,v. 46-47.
2. Voir tous les commentaires de la Vita Nuova, particuliè-
rement celui de G. Melodia, qui rapporte un. très. grand choix
d'interprétations de ce passage difficile. •
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encoredes proportions modestes: la classification
des péchés -y eût été simple; les cercles, sans
grande envergure,, auraient été parcourus. assez
rapidement,, animés seulement de place en place
par des scènes où le lyrisme du poète et son sens
dramatique se seraient affirmés avec force.
Un détail du premier chant mérite encore de
retenir l'attention. La sombre forêt, qui tapisse
les pentes du ravin où le poète s'est imprudem-
ment fourvoyé, a un rapport évident avec le
gouffre infernal elle peut représenter allégori-
quement « l'état de misère résultant de la vie
livrée au vice » et due même la belle montagne
que Dante voit se dresser devant lui, lorsqu'il
échappe à l'épouvante de la forêt, ce sommet
élancé vers le ciel que dorent les premiers rayons
du soleil bienfaisant, et que le pécheur brûle de
gravir, représente bien la perfection terrestre,
« l'état de bonheur résultant de la pratique de la
vertu2 ». Il est impossible de ne pas apercevoir
une relation entre cette « montagne de délices »
et la montagne sacrée du Purgatoire, au sommet
de laquelle Dante a placé le Paradis terrestre,
séjour réservé dès la création du monde à l'hu-
manité encore innocente, et où Béatrice apparaî-
tra au poète. Ce qui est étrange, c'est que la mon-
tagne, aperçue dès les premiers vers, ne joue plus
r. F. Fiamîài, sigrtiflcati 1-econdîïi della Db. Commedia,
1904, t. II, p. 14.
2. Ibid. ̃
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le moindre rôle par la suite La sinistre forêt est
visiblement le chemin même de la damnation
on peut admettre qu'elle aboutit à la porte de
l'enfer; c'est vers elle que Dante se voit rejeté
par la menace des trois bêtes féroces; c'est là qu'il
rencontre Virgile venu du Limbe à son secours;
là enfin qu'il s'engage, à la suite de son guide,
dans « le chemin profond et silvestre » (II, 142)1.
Mais on ne retrouvera plus la montagne à peine
entrevue de la félicité terrestre. Elle sera rempla-
cée ultérieurement par le Purgatoire, et celui-ci,
par sa situation auX antipodes de Jérusalem, au
milieu de l'océan, ne peut, en aucun cas, être un
retour à la vision du premier chant2.
Un peu embarrassés par cette double figura-
tion d'une même idée, les interprètes du poème
admettent que la montagne du premier chant
n'est qu'une allégorie préalable du Purgatoire
elle est « purement imaginaire et sans aucune
localisation déterminée* ». Soit; mais n'y a-t-il
pas là un nouvel exemple de ces légers désaccords
1. F. Flamini (op, cit., t. I, p. 85 et suiv.) estime même que,
au fond du ravin où il s'est d'abord égaré, Dante est arrivé
tout près d'un neuve, qui serait' la première mention des
fleuves infernaux (u la fiumana ove il mar non ha vanto »,
II, io8).
2. Certains commentateurs ont cependant essayé, contre
toute vraisemblance, de soutenir l'identité des deux mon-
tagnes, en particulier Vaccheri et Bertacchi (1881), dont la
théorie et l'étrange plan qu'ils adoptent pour l'Enfer sont
reproduits par Ed. Cali, II Paradiso tevrestre dantesco; Flo-
rence, 1897, p. 204 et suiv.
3. F. Flamini, op. cit., I, p. 86.
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déjà relevés à propos des quatre premiers cercles?
Dante avait placé l'un à côté de l'autre l'accès à
l'abîme de la damnation et la base de la riante
cime qui symbolise la perfection humaine; il a
d'abord essayé d'atteindre directement ce som-
met, puis il en a été empêché par l'opposition
des trois bêtes; alors Virgile lui a dit « Je te
tirerai d'ici à travers le séjour des. peines éter-
nelles, après quoi tu verras ceux qui se réjouissent
dans les flammes, parce qu'ils ont l'espoir de
gagner ainsi le salut; mais là, je te confierai à un
autre guide, à Béatrice. » Virgile ne parle donc
ici ni de franchir le centre de la terre ni de res-
sortir aux antipodes. Cela, nous l'apprendrons
beaucoup plus tard. Si l'on s'en tient au texte
initial, il. semblerait naturel de penser que Virgile
connaît un chemin, qui, du séjour de la damna-
tion éternelle, permet, de et de gravir
sans opposition la montagne d'où le poète a
d'.abord été rejeté là se trouveront les âmes sou-
mises aux peines temporaires du Purgatoire, et
au sommet se produira l'apparition rayonnante
de Béatrice..
V.
Mais c'est assez divaguer.
Tant d'hypothèses et de suppositions paraîtront
pour le moins inutiles, probablement fastidieuses,
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à beaucoup de lecteurs. Si elles sont capables de
prouver quelque chose, c'est uniquement ceci la
méthode qui consiste à expliquer systématique-
ment tous les détails des premiers chants de
l'Enfer par les épisodes les plus éloignés, même
du Purgatoire et du Paradis,, a l'air de résoudre
beaucoup de délicats problèmes en réalité, elle
les méconnaît, elle les dissimule, elle en détourne
l'attention.
Assurément, il est fort imprudent d'essayer de
marcher sur les nuages, comme on jugera'peut-
être que je l'ai fait ici; l'essentiel est pourtant de
ne pas confondre les nuages avec la terre ferme;
moyennant cette précaution élémentaire, on peut
éviter un malheur le malheur consisterait à
prendre nos imaginations pour des réalités. Or,
c'est un danger auquel est beaucoup plus exposée
une critique dogmatique, qui soutient avec auto-
rité des théories notoirement fausses. Concevoir
la Divine Comédie comme un bloc de métal par-
faitement homogène, sans aucune soudure, sorti
tel quel, en une fois, d'une forge prodigieuse,
c'est cultiver en nous le goût du surnaturel, que
notre raison repousse si résolument en d'autres
domaines. La nature elle-même ne procède pas
ainsi, et la cime la plus fièrement dressée des
Alpes ne s'est pas élancée d'un seul jet vers le
ciel, comme se le figure volontiers l'imagination
des foules; un travail séculaire d'érosion en a mis
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à nu les aiguilles, en a modelé le profil, et, dans
les- masses profondes qui la soutiennent, le géo-
logue discerne les traces d'éruptions- de plisse-
ments successifs, au cours desquels se sont amal-
gamées les matières en fusion qui bouillonnaient
dans les entrailles de la terre.
De toutes les hypothèses qui ont été faites tou-
chant la composition de la Divine Comédie, la
plus inacceptable reste celle qui tend à la renfer-
mer dans le temps le plus court, en sept ans, de
1 3-14 à ï32i. C'est pourquoi beaucoup d'admira-
teurs de Dante, uniquement soucieux de mieux
comprendre l'évolution de son génie, ont accueilli
avec joie, en 1905, le très suggestif exposé, fait
par mon excellent collègue E. G. Parodi, des
variations politiques dû poète dans ses trois
« Cantiche il en ressort, avec une grande évi-
dence, que l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis
représentent trois moments distincts de la pensée
politique de Dante, avant i3o8, de i3o8 à i3i3t
de r3i4 à l'iii. Il me semble qu'on peut faire
encore un pas de 'plus dans ce sens et ne pas fer-
mer plus longtemps les yeux aux traces, conte-
nues dans les sept premiers chants de l'Enfer,
d'un plan primitif, infiniment plus modeste, sur
lequel il aurait travaillé dès i3oo-i3oî*. Cinq au
r. Je tiens à rappeler ici qu'en 1904, en rendant compte du
grand travail de M. Zingarelli sùr Dante (Vallardi), M. Barbi
s'étonnait d'e J'espèce de non gossumits que le savant danto-
logue opposait à l'admission de tout ou partie de la tradition
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six ans plus rard seulement, son génie, définiti-
vement élargi par la douleur, conçut dans toute
sa plénitude la vision totale de la damnation, de
la purification et de la béatitude.
Paris, mars-avril igr8.
NOTE ADDITIONNELLE.
Cette étude a été rédigée à l'époque où Paris était
arrosé par lés obus de la grosse Bertha et les torpilles
des Gothas
Piovean di foco dilatate faIde r
Au milieu des préoccupations de l'heure présente, de
l'angoisse qu'inspirait l'avenir, entre la lecture de deux
communiqués et la succession des alertes nocturnes, il
était précieux, il était salutaire de se ménager, quand on
le pouvait, un asile idéal de paix où l'on venait, quelques
instants chaque jour, penser à autre chose. Dante m'a
fourni ce refuge fragile et bienfaisant, dont j'aurais ea
quelque peine à me passer. C'est pour cela peut-être,
plutôt que par une conftasHee exagérée dans mes impres-
sions et mes raisonnements, que 'j'ai tout de suite nourri
pour cet essai une certaine prédilection.
rapportée par Boccace; il écrivait notamment « Poiché del
ritrovamento di qoieste carte di Dante non si dubita (è evi-
dente che il Boccaccio narra in buoria fede, e vero è il riscatto
dei diritti dotalï dï Gemma, e combina la data del ritrovamento
con quella delta dimôra d.él poetain LTinigianay,,cbIediâmoci
è forse strano che Dante abbia cominciato un poema sul
genere delta Çommedia, non, dico la Commedia taL quale ci
è pervenuta, prima dell' esilio ? » (Bull. Soc. Dant., t. Xl, p. 42).
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-Puis, le i>f août de la même année,, parut, dans la
Nuova Antologia, un article de M.. Isidoro del Lungo, le
vétéran de la critique dantesque, intitulé la Prepara-
i[ione e la Dettatura 'delta Divinâ Commedia, e pë-r una
« Vita di Dante n. L'illustre historien de la vieille Flo-
rence y léguait par avance de .plus jeunes les idées.
directrices et le plan d'une Vie de Dante, que nous
regrettons tous de ne~pas~voir réaliser par lui Dans cet
article, M. I. del Lungo s'opposait, de toute la force de
son autorité, qui est grande, aux théories qui tendent à
placer le début de la rédaction de la Divine Comédie
avant i3ri ou i3i2. Pour-lui, les années i3o°i-i3to cons-
tituent la période de préparation, d'où devait sortir le
chef-d'œuvre; la réalisation en est circonscrite entre les
dates extrêmes i3ij-i32i. Il repousse donc les conclu-
sions si suggestives de E. G. Parodi, et il ajoute «Je
ne parle pas, et' ,personne ne devrait plus en paFler, des
chants commencés à Florence avant l'exil et de leur
remise à Dante, hôte des Malaspina, en i3o6. En pré-
sence d'une condamnation aussi formelle, la prudence
aurait dû me conseiller de garder pour moi mes impres-
sions et mes hypothèses. Cependant, comme il est con-
traire aux intentions et au caractère de M. I. del Lungo
de vouloir limiter la liberté de' discussion, je n'ai pas cru
manquer au respect que je lui dois en passant outre. Je
me suis dit que la critique dantesque a,fait, depuis un
siècle, les immenses progrès que chacun sait, parce que
toutes les idées, jusqu'alors admises, ont, été successive-
ment niées, et que, de toutes .ces ruines, est résulté un
i. Dans le numéro de V Ilhistra^ione Ualiana consacré au'
sixième centenaire de Dante (septembre rg2i); M. I.d'&l Lungo
a publié un raccourci de cette Vie du poète, telle' qu'il la con-
çoit Prospetto lïneare di vita e di pensiero, qu'on retrouvera
dans son volume Prolusioni alle
Inferno-; Florence, 'Le Klonnier, 1921.
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triage méthodique de tous les matériaux vraiment utiles
et la reconstruction patiente, prudente, a aussitôt com-
mencé. Pourquoi ne continuerait-elle pas? M, del Lungo
croit, peu2-être un peu vite, qu'elle est achevée. Pour lui,
il n'y a plus de fait nouveau qui puisse modifier les con-
elusions qu'il tient pour'acquises.
Bien entendu, il appuie sa conviction sur une base
qu'il qualifie de « solide et multiple ». Cependant, dans
l'article en question, il n'en fait connaître qu'un aspect
la Commedia est l'aboutissement de toute la vie affective
du poète, représentée par la juvénile Vita Nu'ova de
toute sa vie scientifique, exprimée dans le « viril Convi-
vio » (pourquoi rie pas ajouter et de ses expériences
politiques?). « La figuration poétique de cette synthèse
religieuse fut étayée sur la vision de la gloire de Béa-
trice, grâce à ,une préméditation intense, à une acquisi-
tion proportionnée de science et à une pratique de la
science, auxquelles il convient d'assigner dans la vie du
poète un nombre d'années correspondant à la grandeur
de la conception. Celle-ci, en outre, doit être mise en
relation avec l'incapacité où se trouvait Dante- de la réa-
liser quand il l'envisagea d'abord, et avec le degré -de
science mûrie à laquelle il dut nécessairement parvenir,
avant de se sentir capable de -dire de sa dame ce qui,
n'avait encore jamais été dit d'aucune. » A cela nul ne
contredit. Toute la question est de savoir si aucun chant,
si aucune portion de l'Enfer n'a pu être ébauchée avant
que fussent complètes cette acquisition et cette maturité
scientifiques nécessaires à la réalisation d'une synthèse
prodigieuse. Or, précisément, les premiers chants de l'En-
fer renferment des indices frappants d'Une conception
infiniment moins 'grandiose,: Où. la- science n'occupe
qu'une -placè'-miniraëV-
Ce que' ronScôSa^rend-- distinction' absolue
que M. dèPLûfigoféVablitfèntre là période de. préparation.
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(qu'il convient en réalité :de faire commencer dès l'achè-
vement de la Vita JNiiQva) et celle de la rédaction, « la
première étant caractérisée par ceci justement que, se
préparant à rédiger, le poète ne rédige pas ». Où a-t-on
jamais vu que l'artiste, s'abstienne de toute ébauche, soua
prétexte de s'absorber dans l'élaboration de ses idées et
de son plan? Le croit-on capable de concevoir son œuvre
in abstracto, indépendamment des. formes, qui sont sa
manière propre de penser? Et pourquoi refuser à la con-
ception de Danté le droit d'avoir évolué, comme, à son
imagination et à son expression le 'droit de s'être déve-
loppées et enrichies?
Mon essai sur les sept premiers chants de l'Enfer parut
donc en igig, et je n'ignorais pas que la hardiesse avec
laquelle je parlais des tâtonnements du poète allait passer
pour sacrilège auprès de ceux, et ils sont nombreux,
à qui n.e .suffit pas, en présence de Dante, une admira-
tion raisonnée il y faut l'adoration, comme .devant tout
ce qui est surnaturel et divin. Le vénérable M. Isido.ro
del Lungo ne m'a tenu aucunement rigueur de mon esprit
d'indépendance; cela lui fait honneur., et je lui en sais un
gré infini. Mais il est parfaitement naturel que des natures
ardentes et généreuses aient repoussé mes observations,
en bloc et en détail, avec plns de chaleur que de réflexion.
D'autre p.art, des -approbations, an moins partielles, me
sont venues de divers côtés, ;justifiant mon audace pin-
sieurs m'écrivirent qu'ils avaient déjà été amenés, de leur
côté, à faire des réflexions identiques on analogues aux
miennes, Leurs témoignages, contenus dans des lettres
particulières, ji'onï pas ,à être publiés ici..Mais je ne
résiste pas au plaisir de citer deux adhésions publiques,
d'autant plus précieuses pour moi qu'elles étaient plus
inattendues elles émanent d'hommes avec qui je ne
m'étais jusqu'alors jamais trouvé .en contact, .avec qui je
n'avais échangé aucune idée; sur qjioi que ce fût.
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Tommaso Casini, bien connu de tous les lecteurs de
Dante, puisque son commentaire de la Comnzedia reste
un des plus appréciés et des plus répandus, est .mort'en
avril 1917. Or, dans un écrit posthume intitulé Per la
genesi ,della termina e della Cunanaedia daiitesca, imprimé
en 191g pour la Miscellanea di studî storici in onore di
Giovanni Sforja, p. 689-697, on lit ceci, qu'il importe
de citer dans le texte, car l'expression originale traduit
avec force à la fois la loyauté de T. Casini et en même
temps l'espèce de honte qu'il éprouvait à répudier une
opinion généralement reçue comme.définitive « Qui ho
bisogno di prendere il mio coraggip a due mani per dir
cosa incredibile e vera; che cioè mi sono fermamente
convinto, dopo meditazioni lunghe e una considera-
zione assai riposata ed attenta del pro e del contro,
che nei primi canti dell'Inferno siano da ricercare tracce
non dubbie di una prima redazione del poemâ d'oltre-
tomba un poema di proporzioni assai più ristrette che
non fossero poi quelle della Comniedia, una specie di
piccolo inferno fiorentino, se mi s.ia consentita la frase. »
Toute la suite serait à rapporter ici; je me borne aux
dernières lignes « L'episodio di Ciacco, pensato e scritto
in esilio, poté essere innestato sopra una trama stesa dal
poeta prima di abbandonare per sempre Firenze ciè
non vuol dire che in esilio debbano essere stati pensati e
scritti tutti i versi che precedono, e neppure tutti quelli
che seguono quell'episodio. »
D'autre part, l'illustre philosophe et critique, M. Bene-
detto Croce, a publié, en 1921, un volume sur la Poesia di
Dante, qui a fait un certain bruit. Or, par deux fois, dans
ce livre, M. Croce revient sur le point qui nous occupe;
d'abord p. 73 « I primi canti dell'Inferno s'ono più gra-
cili o che appartenessero a un primo abbozzo, poi ritoc-
cato e adattato (secondo una tradizione non dispregevole
e congetture sufficientemente fondate), o che ritenessero
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dell'incertezza di tutti i cominciamenti. »; et p. 85, à
propos des chants XII et suivants-: « Ed ora quel che
aveva scarso rilievo nei canti preeedentï, la rappresenta-
zione dei tormenti e dei tormentati, le scène é i perso-
naggi, prende parte maggiore » (ce qui aurair pu être dit
dès le chant VIII). •
Ces témoignages me rassurent un peu; sans penser que
mes observations contiennent en germe la vérité défini-
tive, en pareille matière, quel homme sensé peut nour-
rir de pareilles illusions? ils m'amènent à croire que
je n'ai pas complètement extravagué.
Décembre igar.
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A TRAVERS
LE PURGATOIRE ET LE PARADIS
LES païens DESTINÉS PAR Dante A LA BÉATITUDE.
POURQUOI VIRGILE EN EST-IL EXCLU?
Un des traits les plus poétiques que Dante ait
prêtés à Virgile est la mélancolie avec laquelle le
chantre d'Énée envisage la condamnation qui le
prive à tout jamais de l'espoir de voir Dieu. Cette
grande âme, comme toutes les figures héroïques
et sublimes de l'antiquité païenne, n'obtient que
la paisible et lumineuse résidence du Limbe en
récompense de toute sa sagesse. Mais ces Champs-
Élysées sont encore l'enfer « Nous sommes per-
dus », dit-il (Inf., IV, 41); bien qu'aucune faute ne pèse sur sa conscience, il est exclu du ciel
(Purg., VII, 7-8).
Tel est le sort réservé à tous ces illustres
païens, privés de la foi, privés du baptême leur
tourment est d'aspirer à connaître Dieu, sans
aucune possibilité d'y parvenir jamais. Dante se
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montre fort ému de voir son maître soumis à une
si dure loi (Inf., IV, 43), et parfois la douce figure
de Virgile perd sa belle sérénité il parle de ces
grands esprits, incapables, par les seules forces
de leur raison, d'atteindre les vérités suprêmes,
et qui, exclus du paradis, porteront un deuil
éternel de tout ce qu'ils ne pourront jamais
savoir; il pense, en parlant ainsi, à Aristote, à
Platon, à bien d'autres il baisse la tête, se tait,
et ne réussit pas à cacher son trouble (Purg., III,
v. 43 et suiv.).
Cependant plusieurs païens, dans la Divine
Comédie, sont admis aux joies éternelles du
paradis ou y sont destinés l'empereur Trajan
apparaît dans le ciel de 'Jupiter avec le Troyen
Rhipeus (Rifeo); Stace, après douze Siècles de
pénitence, gravit avec Dante les derniers cercles
du purgatoire pour se désaltérer aux eaux du
Léthé et de l'Eunoé; Caton d'Utique enfin, s'il
doit, jusqu'au jour du Jugement dernier, monter
la' garde au pied de la Montagne de la Purifica-
tion, reprendra du moins à ce moment sa dépouille
• mortelle, qui sera éclatante de gloire (Purg., I, v.75).
Comment le poète a-t-il été conduit à faire ces
exceptions à une règle qu'il formule encore avec
netteté au chant XIX du Paradis nul ne trouve
grâce, quelles que soient ses vertus, s'il n'a la foi
et s'il n'est baptisé (v, 70-81)? Et si Dante admet
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quelques exceptions, comment Virgile n'est-il pas
le premier à bénéficier d'un traitement de faveur?
Le problème ne laisse pas d'être embarrassant.
Il faut d'abord mettre à part l'empereur Tra-
jan. La légende de sa conversion existait bien
avant Dante, et le poète n'a fait qu'utiliser une
tradition fort connue' c'est saint Grégoire qui,
frappé d'admiration par les vertus de ce prince,
avait obtenu de Dieu qu'il fût sauvé. Mais poux.
cette violence qui lui était faite, Dieu avait infligé
un châtiment au pape trop zélé, et le miracle
accompli avait été en effet assez laborieux il
avait fallu rappeler Trajan à la vie pour peu d'ins-
tants, le temps tout juste de lui révéler le mystère
de la Rédemption et de l'embraser d'amour, après
quoi il était retombé dans la mort, et son âme
avait pris place au paradis (Par., XX, Il 12-117)-
Il est assez vraisemblable que cette curieuse
légende, rappelée dès le chant X du Purgatoire
(v. 73 et suiv.), a inspiré à Dante l'idée d'accorder
le salut à quelques autres:très illustres païens.
Mais il est certain aussi qu'en destinant Caton
d'Utique à la béatitude, lorsque, à la .fin des
temps, le purgatoire ne recevra plus de nouveaux
hôtes, le. poète n'a pris aucun soin d'expliquer
comment s'est opérée l'illumination de cette
1. Sur la légende de Trajan, je me borne à renvoyer au
livre classique d'Arturo Graf, Roma nelle memorie e nelle
immagina^ioni del Medio-evo, t. Il. Voir aussi les Cento Novellé Antiche, nov. LVIII de l'édition G. Biagi.
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grande âme. Que Dante 'ait eu pour Caton une
admiration profonde, cela nous aide à comprendre
pourquoi il l'a placé dans le Limbe, et non parmi
les suicidés; mais comment Caton a-t-il été tiré
du Limbe? Par le Christ, avec les patriarches?
Dante s'est bien gardé de le prétendre Et quand,
comment Caton a-t-il été initié, vivant, aux véri-
tés rédemptrices? Mystère. Le poète se borne à
faire dire par Virgile que, « au grand jour » du
Jugement, la dépouille mortelle que Caton a lais-
sée à Utique lui sera rendue « resplendissante »;
or, comme Caton, toujours prompt à relever les
expressions peu justes de son interlocuteur, n'ob-
jecte rien à celle-ci, on est en droit de penser que
Virgile a traduit ici fidèlement la fiction de Dante
relativement au salut de Caton'.
Le poète a pris les précautions les plus ingé-
nieuses pour justifier l'admission de Stace au
paradis. Comme pour Caton, il s'agit d'une pure
invention de Dante, mais préparée, expliquée
avec un soin minutieux le progrès est sensible
dans l'art de donner de la consistance à une fic-
tion poétique; et la psychologie imaginaire de
Stace est esquissée avec la plus grande netteté.
i Dans un excellent article sur le Caton de Dante (Giorn.
Stor. della lett. ital., t. LIX), M. E. Proto explique (p. 216-2:9)
que Caton est sauvé en vertu des mêmes théories thomistes
que Rifeo (voir ci-après). C'est toujours le même préjugé, qui
consiste à se persuader que, lorsque Dante écrivait le chant I
du Purgatoire, il savait déjà par cœur ce qu'il écrirait aux
chants XIX et XX du Paradis
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Ce bon poète a été sujet au péché de prodigalité, mais il s'est corrigé après avoir lu l'apostrophe
célèbre de Virgile
Quid non mortalia pectora cogis,
Auri sacra famés1?
Puis il a trouve encore chez Virgile, dans le
début fameux de la quatrième églogue, une invi-
tation à s'informer de la doctrine des chrétiens,
qui se multipliaient alors dans le monde romain
il a fréquenté leurs réunions, il les a assistés au,
milieu des persécutions, il s'est converti et a reçu
le baptême, mais sans professer publiquement sa
foi et cette imperfection du christianisme de
Stace explique la longue série de stations qui
lui ont été imposées au purgatoire, de la fin du
1e1" siècle à l'année i3oo.
Plus étrange et plus hardie encore est l'admis-
sion dé « Rifeo » à la béatitude. Nous sommes
cette fois en présence, non d'un personnage his-
torique ou légendaire, ni même d'une création
artistique, mais d'un simple nom c'est un des
Troyens qui ont succombé lors de la prise de
Troie par les Grecs. Virgile l'appelle Rhipeus et
ne parle de lui en aucun autre endroit, pas plus
1. La traduction que Dante donne (Pu'-9., XXII, 40-41) de
cette fameuse exclamation virgilienne (Enéide, III. 56-57) est
inexacte et erronée et a provoqué des discussions intéressantes;
la plus importante est celle de M. N. Zingarelli, dans le pre-
mier fascicule du Nuovo giornale dàntesco (1917). L'article se
rapporte aussi à la question du salut de Stace.
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que des divers guerriers, Troyens, Grecs ou Ru- iules, qu'il lui arrive de mentionner ainsi dans
ses récits de batailles. Mais comme il a l'habitude
de donner une certaine vie à ces énumérations,
par elles-mêmes peu attrayantes, en ajoutant à
chaque nom une brève caractéristique, il se trouve
qu'il a uni au nom de Rhipeus un bel éloge
Cadit et Rhipeus, justissimus unus
Qui fuit in Teucris et servantissimus aequi.
(Enéide, II, v. 426-427.)
Voilà le caractère qui a gravé dans la mémoire
de Dante le nom, un peu altéré, de Rifeô.
Si quelqu'un s'en étonnait, il serait opportun de
lui rappeler que Dante se vantait d'être lui-même
le poète de la Rectitude (De vulg. El., II, 11, 9),
et encore qu'il fait dire à Ciacco, dans un des pre-
miers épisodes de l'Enfer, qu'à Florence il y a
deux citoyens justes Giustison due (Inf., II, 73),
un des deux étant, sans nul doute, Dante en per-
sonne. Ce Troyen, épris d'équité, avait donc
retenu son attention et attaché son cœur; il l'a
sauvé.
Il l'a sauvé en vertu d'une doctrine empruntée
telle quelle à la Somme de saint Thomas Dieu
a révélé à ce Troyen, bien des siècles à l'avance,
le salut futur de l'humanité, et Rifeo a cru; de ce
jour il à répudié les erreurs du paganisme, et les
trois vertus théologales lui ont tenu lieu de bap-
tême (Par., XX, 118-129). Voilà qui est encore
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plus ingénieux, plus précis, en tout cas plus sur-
prenant que la conversion imaginaire de Stace.
Il est permis de se demander quelles raisons,
d'ordre religieux, moral ou poétique, ont décidé
le poète à prononcer ces béatifications, ou du
moins celles de Stace et de Rifeo, puisque Tra-
jan était déjà béatifié par la légende, et que le
caractère de Caton justifie assez la très grande
admiration de Dante. Mais en quoi le poète de
la Thébaïde, en quoi l'obscur guerrier troyen
devaient-ils obtenir une grâce qui était refusée à
Virgile, au « très doux père », à l'interprète et au
représentant de la raison humaine considérée
dans ce qu'elle a de plus sublime, de plus voisin
de Dieu, à tel point que Dieu lui avait .accordé
une révélation, inconsciente sans doute, mais
réelle, contenue dans sa quatrième églogue, et
que le moyen âge a généralement considérée
comme une prophétie positive de la naissance du
Christ? Voilà certes d'autres titres que ceux de
Riieo ou de Stace! Cependant la doctrine tho-
miste dont bénéficie Rifeo n'est d'aucun profit
pour Virgile.
Il faut insister sur ce point Stace, en tant que
personnalité poétique, morale ou religieuse, n'est
qu'un reflet de Virgile; poète, il est son disciple;
pécheur livré à la prodigalité, il se corrige après
avoir lu la malédiction lancée par Virgile contre
la soif de l'or; chrétien, c'est à Virgile encore qu'il
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doit la première lueur de la foi « Tu as fait,
dit-il à. son maître, comme celui qui, la nuit,
éclaire ceux qui marchent après lui, comme celui
qui ne travaille pas pour soi, mais qui instruit
ceux qui le suivent. » Et il met toute l'ardeur de
sa. reconnaissance dans, ce vers
Per te poeta fui, per te cristiano
[Purg., XXII, 73.)
En vérité, que serait le Stace de Dante sans
Virgile? Et comment pourrait-on dès lors ad-
mettre que le poète, par négligence ou par oubli,
ait sauvé Stace sans songer à sauver Virgile?
Assurément il y a songé; et, s'il s'est rabattu sur
Stace, simple reflet du maître, c'est que, pour
une raison ou pour une autre, un empêchement
positif lui aura interdit de faire' plus.
De son côté, Rifeo n'est guère moins suggestif
que Stace, au même point de vue il n'existe lui
aussi que par la grâce de Virgile. Le témoignage
du grand poète sur l'obscur Rhipeus, sur cet
inflexible défenseur de la justice, avait frappé
Dante, peut-être, ai-je dit, pour des raisons per-
sonnelles
Tutto sp.o amor là giù pose a drittura,
(Par., XX, 121)
et Dante, s'est attaché à ce lointain ancêtre spiri-
tuel. Mais Rifeo n'est encore qu'un pâle. reflet de
Virgile, un des moindres fils de sa pensée, un
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faible reflet de son génie. Pourquoi brille-t-il
dans le ciel de Jupiter, alors que le Maître sou-
pire en vain dans le Limbe?
Ceci est un des cas où on est amené, de gré ou
de force, à considérer que la Divine Comédie,
fruit d'une très forte conception initiale, s'est
développée, élargie, enrichie peu à peu de pers-
pectives nouvelles et d'épisodes imprévus, par
une série d'inventions- successives que le poète
n'avait pas envisagées dès le début. Dans cette
hypothèse, qui s'appuie sur bien d'autres consi-
dérations de détail, la conception initiale, expo-
sée dès les deux premiers chants de l'Enfer, pla-
çait Virgile dans le Limbe, sans espoir de salut;
et cette situation était confirmée avec éclat par le
célèbre chant IV, ou plutôt par toute la première
« Cantica ». Lorsque ensuite vint à Dante l'idée
d'appeler quelques païens d'élite au salut éternel,
dès le début du Purgatoire, avec Caton, il
était trop tard le sort de Virgile était réglé; il
n'y avait plus à y revenir.
On objectera Dante pouvait corriger, rema-
nier son poème, comme un peintre reprend cer-
taines parties d'une vaste composition, à mesure
que l'œuvre, en se développant, exige une mise
au point des morceaux exécutés les premiers.
-Cela est bien vite dit. Certes, nul n'oserait affir-
i. Voir le chapitre précédent Io dico seguitando. et la
seconde partie de ceiui-ci.
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mer que Dante n'a jamais retouché telle expres-
sion ou modifié tel détail mais louons-le et
réjouissons-nous du fait que, au lieu de revenir
en arrière pour raturer, rajuster, effacer les traces
légères des enrichissements successifs de son plan,
il fut au contraire de ceux qui vont toujours de
l'avant, jusqu'au bout. Grâce à cela, nous avons
la « Commedia » complète, avec sa sublime con-
clusion, que rien ne. nous permettrait d'imaginer.
Quant aux menues inconséquences que nous pou-
vons relever çà et là, loin d'être à nos yeux des
défauts, ce sont de précieux indices auxquels nous
nous attachons passionnément, dans l'espoir de
mieux saisir l'effort progressif d'ôù est sortie
l'œuvre surhumaine.
Florence, septembre 1921.
LE CIEL DE VÉNUS
ET LES HIÉRARCHIES ANGÉLIQUES.
On sait que Dante a établi un rapport de dépen-
dance étroite entre les neuf sphères du Paradis et
les neuf variétés d'Intelligences divines qui, grou-
pées trois par trois, constituent les hiérarchies
angéliques. On sait aussi qu'il a exposé deux
classements différents de ces Intelligences, dans
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deux œuvres et à deux époques bien distinctes.
Au livre II, ch. V, § 6 du Convivio1, on lit « Lo
primo (ordine) è quello de li Angeli; lo secondo
de li Arcangeli; lo terzo de li Troni; e questi tre
ordini fanno la prima gerarchia. Poi sono le
Dominazioni, appresso le Virtudi, poi li Princi-
pati e questi fanno la seconda gerarchia. Sopra
questi sono le Potestati e li Cherubini, e sopra
tutti sono li Serafini e questi fanno la terza
gerarchia. »
Ce classement se trouvait déjà dans le Livre
dac Trésor de Brunetto Latini (I, 12) « Cil ordre
sont angle, archange, trônes, dominations, ver-
tus, principaux, poestez, chérubin, séraphin, »
dans les Origines d'Isidore de Séville (VII, 5) et
dans l'ouvrage de saint Grégoire sur le livre de
Job (XXXII, 48). Comme l'a nettement établi
M. Enrico Proto, cest à cette dernière source
qu'a puisé Dante2.
Au chant XXVIII du Paradis, Dante, s'étant
ravisé, a adopté le classement de Denys l'Aréo-
pagite3, le prétendu disciple de saint Paul. En
suivant, comme précédemment, l'ordre ascen-
dant, on trouve alors successivement Anges,
1. Les renvois se rapportent aux Opere di Dante; testo cri-
tico della Soc. Dantesca italiana; Florence, 1021.
2. E. Proto, Convivio e nella
Commedia, dans les Studü dedicati a Fr. Torraca, Naples,
1912, p. 17-28.
3. De coelesti Hierarchia, VI, 2.
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Archanges et Principautés; Puissances, Ver-
tus et Dominations Trônes, Chérubins et
Séraphins.
Les. différences portent sur les Trônes, reportés
du troisième rang au septième; les Dominations,
du quatrième au sixième, et les Puissances, ré-
trogradées du septième au quatrième.
Il .est digne de remarque qu'en se corrigeant
ainsi dans le Paradis, Dante fait allusion, non à
son classement du Convivio, mais à celui de Gré-
goire le Grand, qu'il n'avait pas cité. Le passage
est important « 'Denys a mis tant de passion à
contempler ces hiérarchies divines qu'il les a nom-
mées et distribuées comme je le fais. Mais Gré-
goire, plus tard, se sépara de lui; si bien que, à
peine, ses, yeux furent-ils ouverts dans ce ciel
(c'est-à-dire.à peine saint Grégoire fut-il admis à
voir le spectacle qu'on découvre du ciel cristallin),
il ne put que sourire de lui-même » (ch. XXVIII,
v. i3o-i35).
De là il ressort que le troisième ciel, celui de
Vénus, a été mis tour à tour sous la dépendance
directe des Principautés par Denys, et des Trônes
par saint Grégoire, et que, dans le second livre
du Convivio, pour commenter sa canzone Voi che
ihtendendo il ter\o ciel movete, Dante a bien placé
ce ciel sous la dépendance des Trônes « Per che
ragionevole è credere che li movitori del- cielo
della luna siano dell' ordine de li AngeJi, e quelli
di Mercurio siano li Arcangeli, e quelli di Venere
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siano li Troni, li quali, naturati dell' amore del
santo Spirito, fanno la loro operazione connatu-
rale ad essi, cipè lo movimento di quello cielo,
pieno d'amorel. » Au chant XXVIII du Para-
dis, sans dire en termes formels que le troisième
ciel est sous l'influence des Principautés, Dante
le donne clairement à entendre, puisqu'il place
celles-ci au troisième rang, au-dessus des Anges
et des Archanges.
Relisons cependant les chants VIII et IX du
Paradis, qui renferment les entretiens de Dante
avec diverses âmes du ciel de Vénus, Charles
Martel, Cunizza da Romano et Folquet de Mar-
seille, et retenons quatre passages
i. Le poète décrit d'abord l'approche de ces
âmes « D'un nuage froid, les vents, visibles ou
invisibles, ne se sont jamais abattus avec tant de
rapidité qu'ils ne dussent paraître entravés et
lents à quiconque a pu voir ces feux divins s'ap-
procher de nous, au moment où ils quittaient la
ronde qu'ils avaient commencée avec les sublimes
Séraphins » (VIII, 22-27).
2. Charles Martel dit un peu plus loin: « Dans
un même cercle, d'une vitesse égale, animés par
une même soif, nous tournons avec ces princes
célestes auxquels, sur la terre, tu t'es jadis adressé
en ces mots « Vous qui, par votre intelligence,
1. Conv., II, v, i3.
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mettez en mouvement le troisième ciel » (VIII,
34-37).
3. D'autre part, Cunizza, au chant IX, après avoir prophétisé, en termes d'une grande sévérité,
les désordres ,et les crimes dont la Vénétie allait
être le théâtre, conclut « Là-haut sont des
miroirs, vous les appelez dés Trônes, d'où
se reflètent à nous les jugements de Dieu; aussi
mon langage nous semble-t-il bon (IX, 6i-63).
4. Enfin', s'adressant au troubadour-évêque
Folquet de Marseille, Dante s'exprime ainsi
« Pourquoi donc ta voix, qui réjouit le ciel, tou-
jours unie au chant de ces pieuses flammes qui
s'enveloppent de six ailes (les Séraphins), ne
répond-elle pas à mes désirs? » (IX, 76-79).
En résumé, Dante rattache les mouvements,
les pensées et les paroles des âmes du ciel de
Vénus, deux fois aux Séraphins, une fois aux
Trônes et une fois à des « Princes célestes », en
qui les commentateurs, par respect pour le clas-
sement de Denys l'Aréopagite, reconnaissent les
Principautés.
Cette dernière interprétation ne paraît pas
acceptable; d'abord, parce qu'il est insolite et
équivoque d'employer un mot très commun et
de sens très général, comme prmcipi, pour dési-
gner quelque chose de très spécial comme ce que
la théologie appelait Principatus^ ensuite et sur-
1. En italien, principati n'est employé par Dante que deux
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tout, on n'admettra pas volontiers que Dante,
sachant très bien que, dans la canzone Voi che
intezzdezaçlo il ter\o ciel movete, il s'était adressé
aux Trônes, ait voulu faire croire ici qu'il s'était
adressé aux Principautés. Lorsque, voulant réfu-
ter une de ses opinions, 'antérieurement .admise
dans le Convivio, touchant les taches de la lune,
Béatrice demande au poète « Quelle en est, sui-
vant toi, la cause? » (Par., II, 58), celui-ci répète
honnêtement l'erreur qu'il avait commise; il ne
triche pas; il n'essaie'pas de faire croire qu'il ne
s'est jamais trompé. Il serait donc raisonnable
de ne pas lui prêter, au chant VIII, un escamo-
tage d'autant plus que les mots « principi celesti »
peuvent avoir un sens beaucoup plus large, celui
d' « intelligences divines1 ». Le mouvement qui
entraîne les âmes du ciel de Vénus n'est autre que
celui des hiérarchies angéliques, sans spécification
particulière. Mais si l'on tient absolument à préci-
ser, il n'y a pas le choix les intelligences à qui
Dante s'était adressé, en écrivant Voi clae inten-
dendo il ter\o ciel movete, sont les Trônes.
La double mention des Séraphins montre bien
que, lorsqu'il écrivait les chants VIII et IX, Dante
fois au chant XXVIII, v. t25, du Paradis, et au ch.ap. v, 6,
du liv. II du Convivio.
i. Ailleurs, les Intelligences divines sont dites « nove sussis-
tenze (Par., XIII, 5g). Pour l'emploi de principe, je rappelle
que c'est le mot par lequel, au chant XI, Dante désigne saint
François et saint Dominique.
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ne se conformait pas encore, sur ce point; à un
système nettement défini. Sans doute, on peut
expliquer que, au v. 27 du ch. VIII, il dit simple-
ment que la ronde.où. sont entraînées ces âmes se
rattache au mouvement général des sphères, dont
l'origine est le Premier Moteur (ciel cristallin), ce
ciel étant lui-même sous l'influence directe des
Séraphins. Mais c'est là une explication forcée;
car il ne s'agit pas ici du mouvement des sphères,
lequel procède bien du Premier Moteur,
mais des rondes qu'exécutaient ces âmes dans
l'intérieur de l'astre amoureux de Vénus, avant
de s'avancer vers les nouveaux venus; or, ces
rondes avaient lieu « avec les sublimes Séra-
phins », c'est-à-dire en accord avec eux, sous leur
influence. Et alors comment oublier que le nom
des Séraphins était considéré comme signifiant
« brùlants d'amour » ? C'est pour cette raison
que, au chant XI, saint Thomas dira de saint
François qu'il a été « tutto serafico in ardore »
(-v. 37), et, par une raison identique, que saint
Dominique fut « di cherubica luceuno splendore »
(v. 3.9), car le nom des Chérubins signifiait « plé-
nitude de la science divine ». A ce propos, on se
souviendra que le diable savant, le diable logi-
cien, qui dispute victorieusement à saint François
l'âme de -Guido da Montefeltro en enfer (Inf.,
XXVII, 112), est un « noir chérubin ». Il s'agit
donc là de notions fort répandues. Et n'est-ce
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pas dans le même sens que, s'adressant à Folquet,
le poète lui dit que « sa voix réjouit le ciel, tou-
jours unie au chant des Séraphins »? La voix de
ce troubadour, en effet, avait toujours chanté
l'amour, amour mondain pendant sa jeunesse,
amour divin lorsque, devenu évêque, il avait pas-
sionnément poursuivi l'hérésie.
Le point le plus troublant peut-être est la men-
tion des Trônes dans le discours de Cunizza (IX,
61-62) n'y a-t-il pas là un souvenir du classement
adopté dans le Convivio? En réalité, les Trônes
sont préposés au ciel de Saturne d'après la théo-
rie de Denys l'Aréopagite, adoptée par Dante au
ch. XXVIII du Paradis.
Certains commentateurs relèvent alors que,
d'après saint Thomas, « par les Trônes, Dieu
exerce sa justice », écho à peine reconnaissable
d'un verset du psaume IX, 6 « Tu es assis sur
ton trône, juste juge. » Il n'est nullement impos-
sible qu'il y ait un reflet de ce texte dans les vers
où Cunizza dit que les Trônes sont des miroirs
où se reflète Dieu dans l'attitude d'un juge (Dio
giudicantel. Mais alors pourquoi Dante n'a-t-il
pas placé sous l'influence des Trônes les âmes
éprises de justice (Trajan, Rifeo), plutôt que
celles des solitaires et des moines contemplatifs?
Pour sortir d'embarras, on en vient à admettre,
sur la foi de ce seul texte, que « Dante parle de
ces Intelligences comme de miroirs qui reflètent
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les jugements divins à toutes les sphères infé-
rieures1 »; mais c'est là une interprétation arbi-
traire, car Cunizza dit rifulge a noi, c'est-à-dire
aux âmes du troisième ciel, non à toutes les
sphères inférieures.
Remarquons enfin que, ni dans le premier ciel
(lune), ni dans le.sécond (Mercure), il n'est ques-
tion de l'influence des Anges et des Archanges.
C'est donc à propos du ciel de Vénus qu'apparaît
pour la première fois, dans le Paradis, la question
de l'influence des hiérarchies angéliques sur les
différentes sphères, et elle n'y apparaît pas
sans quelques hésitations. Le poète ne paraît
s'attacher d'abord à aucun classement rigide; il
n'a pas encore oublié tout à fait celui du Convi-
.vio, ni résolument adopté celui qu'il exposera au
chant XXVIII. Entre ces deux étapes de sa pen-
sée, un fait nouveau semble lui avoir été révélé
son attention aura été retenue par un des pas-
sages où saint Thomas avaitcomparé la théorie de
̃ Denys et celle de Grégoire le Grand 2.' La fin du
chant XXVIII porte clairement la trace d'une
récente lecture sur ce sujet. Dante connaissait
l'existence et au moins le. titre du livre de Denys
z. J. S. Carroll, In Patria; Londres, 1912, p. 24 et 137.
2. Szzmma tlceologica, pars I, quaestio 108; Summa philoso-
fica contra gemtiles, III, 80; M. E. Proto admet qu'en compo-
sant le Corzvivio, Dante connaissait le Contra gentiles, mais
non la Sicmma theol., ni l'ouvrage de Denys.
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sur les anges dès le temps où il composait le
chant XI du Paradis, car il y a parlé dé
quel cero
Che, giuso, in carne, più addentro vide
L'angelica natura e il ministero (v. i r5-i 17);
mais il lui restait à faire passer dans son poème
les divisions et le classement des hiérarchies
angéliques, telles que les avait définies le disciple
de saint Paul.
Il est bien naturel qu'on essaie de pallier ces
menues contradictions, en les drapant, comme
on peut, dans les plis de la théorie magistrale-
ment exposée au chant XXVIII. Mais il faut pour
cela renoncer à voir en Dante un homme ordi-
naire, une intelligence perpétuellement en -tra-
vail, dont le caractère sublime résulte de son
effort constant pour se compléter, pour s'enrichir
par la lecture et la méditation et pour transfor-
mer en poésie le fruit de son incessant labeur; il
faut prendre hardiment le parti de reconnaître
en lui un être divin, une
mente ch'è da sé perfetta,
puisqu'elle embrasse à la fois, dans un seul
regard, ses pensées de la veille et celles du lende-
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main, confondues avec celles du jour qui passel,
ce qui lui permet d'atteindre l'unité dans l'uni-
versalité,
il punto
A cui tutti li tempi son presenti!
Entre ces deux portraits de Dante, mon choix
est fait.
Paris, décembre igzi.
i. L'exagération de la méthode qui consiste à superposer,
à tenir pour simultanées les idées exprimées par Dante à
diverses époques, aboutit facilement à l'absurde. Dans les
Tavole schematiche della Divina Commedia de Luigi Polacco
(Milan, Manuali Hoepli, 1901), on peut voir, p. g8-ioo
(tav. 47-48), que les diverses sphères célestes correspondent,
de la première à la septième, aux sept sciences du Trivium
et du Quadrivium, les deux dernières à la science naturelle et
à la science morale, l'Empyrée à la théologie. C'est la doc-
trine du Convivio, II, XIII. Mais on y voit, en même temps, que
ces sphères sont sous l'influence des hiérarchies angéliques,
dans l'ordre donné par Denys l'Aréopagite. Il résulte de là,
entre autres rapprochements imprévus, que le ciel de Vénus,
sous l'influence des Principautés, correspond à la Rhétorique;
le_ciel de Saturne, sous l'influence des Trônes, correspond à
l'Astrologie, etc., ce qui est aussi étranger aux théories du
Convivio qu'à celles du Paradis. Belle image schématique de
la pensée de Dante!
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RÉALISME ET FANTASMAGORIE
DANS LA VISION DE DANTE
Des premiers mots de l'Enfer aux derniers du
Paradis, Dante décrit une série de visions surna-
turelles. Le poète, en même temps protagoniste
de l'action, ne fait pas connaître dans quelles
conditions sa vue s'est détachée de notre monde
pour plonger dans l'au-delà; nous ne le voyons
pas ensuite revenir du ciel sur la terre. Sa vision
cesse brusquement, comme elle a commencé;
elle ne comporte ni préambule ni épilogue tout
s'y déroule en dehors de la vie terrestre., Ainsi la
nature même du sujet semble annoncer une poé-
sie essentiellement fantastique les régions visi-
tées et décrites par Dante sont, par définition,
interdites aux vivants; ce voyage est miraculeux.
On serait donc en droit de penser que tout s'y
passe en dehors des lois qui régissent notre exis-
tence mortelle, que par exemple les notions d'es-
pace, de temps, de pesanteur sont abolies, que le
mouvement et les diverses actions des sens s'ac-
complissent dans des conditions inconnues ici-bas.
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Tel n'est pas le parti auquel le poète s'est arrêté.
On sait avec quelle attention et quelle ingéniosité
il s'est au contraire appliqué, dans l'Enfersurtout,
à donner à son voyage une apparence de réalité, à
fournir une explication des particularités les plus
déconcertantes, à faire en sorte que cette aventure
fantastique semblât être une parenthèse naturelle
dans sa vie normale ce voyage, il le fait avec le
fardeau de son corps mortel et avec le cortège de
ses idées, de ses passions, de ses aspirations per-
sonnelles c'est toute son humanité vivante et
vibrante qui le suit dans le monde de la mort; et
il lui importait qu'aucun détail ne démentît le
caractère vécu de cet épisode. Ainsi le fantastique
du sujet se subordonne à un point de vue nette-
ment réaliste, et l'une des causes de la prodigieuse
jeunesse que conserve la Divine Comédie, après
six siècles révolus, est assurément le réalisme
vigoureux qui en a inspiré tant de pages.
Mais ce réalisme entraîne parfois un peu loin
le poète dans la description de son voyage. Il lui
arrive, sous prétexte de faire illusion au lecteur,
de lui fournir cà et là des précisions qui, sur le
moment, donnent bien l'impression de choses
vues, qui suggèrent des images d'une merveil-
leuse netteté mais, à la réflexion, ces détails
soulèvent des difficultés inattendues et peuvent
devenir une gêne. A cette contradiction de l'élé-
ment réaliste et de l'élément fantastique se
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ramènent beaucoup de discussions, fort longues
et souvent oiseuses, auxquelles les commenta-
teurs se sont abandonnés parfois sans discrétion.
C'est un point qui mérite de retenir l'attention
il peut aider à mieux saisir certains aspects de
l'invention dantesque, c'est-à-dire à réduire à leur
juste valeur maintes données très précises, dont
la critique a souvent exagéré la portée.
L'exemple le plus connu, et le plus souvent
discuté, de ces menues difficultés est la question
de la lumière dans l'enfer'. Il est trop évident
qu'aucune forme, aucune apparence même ne sau-
rait être représentée dans une atmosphère abso-
lument obscures, le régime de l'ombre opaque
est interdit aux arts plastiques, et Dante des-
sine, peint, sculpte, construit. De toute nécessité,
il fallait donc qu'il vît les damnés et qu'il distin-
guât au moins les lignes essentielles du paysage
infernal. Le lecteur le comprend si bien qu'il
n'aurait pas soulevé de difficulté à ce propos
c'est un des cas où il admettrait volontiers que
les conditions de visibilité, en enfer, sont tout
autres que sur la terre. Mais Dante a été surtout
frappé de cette vérité que, dans un souterrain, il
fait noir il l'a dit et répété dès les premiers
chants, lorsque, avant l'Achéron, il doit traverser
une «, plaine ténébreuse » (ch. III); l'abîme
i. On pourrait signaler aussi celle de la consistance des
ombres, sur laquelle pourtant je ne m'arrête pas.
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ensuite lui apparaît « obscur, profond, plein de
brouillard »; il a beau y plonger ses regards, « il
n'y distingue aucune chose »; le voici « en un lieu
où rien ne luit » (ch. IV), « où se tait toute lu-
mière ». (ch. V). Puis, avant de quitter la cavité
infernale, il rappelle pour la centième fois qu'on
y souffre du « manque de lutnière » pour en sor-
tir, en longeant un ruisseau qui se précipite, il se
guide par l'oreille, non par la vue (ch. XXXIV).
Mais cela ne l'empêche pas, tout le long du che-
min, de Voir distinctement une multitude de
choses fort captivantes, depuis les indécis de la
« campagne sombre », qui courent nus derrière
un étendard, aiguillonnés par des taons et des
guêpes, et parmi eux Dante reconnaît, entre
autres, « l'ombre de celui qui fit le grand refus »
(ch. III), -j- jusqu'aux traîtres qu'il. distingue
figés dans la glace transparente du Cocyte, jus-
qu'à Lucifer dont il aperçoit les trois visages
diversement colorés, tandis que, après avoir
franchi le centre de la terre, il remarque avec
stupeur que les pieds du monstre se dressent en
l'air, dans cette cavité même où il note l'absence
de toute lumière (ch. XXXIV).
Une seule fois le poète fait clairement allusion
à l'éclairage particulier d'une région infernale
c'est à propos du « noble castel » du Limbe, où
sont groupés les poètes, les savants, les héros
antiques, qui n'ont pas connu la foi chrétienne.
Ailleurs, on peut penser que le feu des supplices
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projette sur certaines scènes des lueurs assez
vives, par exemple aux abords des murailles em-
brasées de la ville de Dis, parmi les tombes rou-
geoyantes des hérésiarques, sous la pluie de feu
du septième cercle, puis, dans le huitième, au
milieu des simoniaques, dont les pieds flambent
comme des torches, et parmi les conseillers per-
fides, enfermés dans, des flammes qui cheminent,
pareils à des feux follets. Mais, à la vérité, Dante
ne dit rien de positif à cet égard; bien plus, c'est
dans un de ces derniers cas, sur la lande embrasée
du septième cercle, qu'il recourt à deux compa-
raisons charmantes, d'un naturel pittoresque et
expressif, pour rendre l'effort des damnés cher-
chant à distinguer dans l'ombre les traits de leurs
visiteurs « Ils nous regardaient comme le font
les gens, le soir, quand la lune est nouvelle, et ils
clignaient des yeux comme un vieux tailleur qui
essaie d'enfiler son aiguille » (ch. XV, 17-21)- Si
lés choses se passent ainsi sous une pluie de
flammes, comment y voit-on lorsqu'il n'y a
aucune lueur?
En réalité, la vision intérieure du poète suffit
amplement pour animer, échauffer, colorer les
tableaux saisissants qu'il projette dans notre ima-
gination nous n'avons que faire d'un autre foyer
lumineux. Sans doute, en rappelant ainsi qu'il
marchait dans la nuit, Dante a produit de très
heureux effets de contraste et d'harmonie lu-
gubre, au dernier vers du chant IV notain-
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ment ces impressions d'ombre épaisse ont
assurément un caractère fortement réaliste; mais
elles sont un peu importunes, puisque toute
notre attention va aux merveilleuses visions du
poète.
D'autres problèmes donnent lieu à des discus-
sions plus subtiles et plus intéressantes, celui
notamment de la configuration matérielle de
l'enfer. Il serait difficile d'imaginer un exemple
plus typique des artifices à l'aide desquels Dante
mystifie son lecteur, c'est-à-dire lui donne l'illu-
sion d'être en présence d'observations précises,
non seulement vraisemblables, mais rigoureuse-
ment scientifiques, alors qu'en réalité tout se
passe dans le domaine de la fantasmagorie pure.
Grâce .aux indications, parfois minutieuses, que
le poète fournit au sujet des régions qu'il visire,
les interprètes de Dante, dès le xve siècle, ont pu
disserter à perte de vue sur la situation, la forme
et les proportions de l'enfer; ils ont ainsi ajouté
au commentaire littéral du poème un commen-
taire graphique, qui, a pris au xixe siècle une
grande extension. La tentation est forte en effet,
quand on lit certains chants de la Divine, Comé-
die, de. saisir, un crayon et un compas pour
esquisser la carte du voyage accompli par Virgile
et son disciple, depuis la porte de l'enfer jusqu'au
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sommet du purgatoire. Le danger de ces croquis
est qu'il est facile dé finir par en être dupe, si l'on
perd de vue que Dante est avant tout un grand
magicien les données qu'il fournit à nos calculs
sont parfaitement décevantes. Laissons-nous donc
captiver par la séduction, la force, la grandeur
terrible de ses évocations, sans pour cela croire- à
la consistance du plan qui leur sert de lien. La
charpente de l'édifice n'est pas moins poétique
que Lés visions qui le remplissent. Puisque l'art
prestigieux du poète fait parfois oublier cette
vérité, rappelons-la, textes en main.
L'esquisse la plus simple et la plus raisonnable
qu'on puisse tracer du séjour des damnés s'ob-
tient en dessinant, dans les parois de l'entonnoir
infernal, neuf paliers, comparables aux gradins
d'un amphithéâtre, un pour le vestibule de
l'enfer -et l'Achéron, huit pour les neuf cercles
concentriques, car le cinquième et le sixième,
séparés par l'enceinte de la ville de, Dis, ne
forment qu'un étage. Aucune indication positive
n'est fournie sur la hauteur des degrés constitués
par les cercles, sauf en ce que le huitième est
beaucoup plus enfoncé qu'aucun des précédents.
D'ailleurs on est libre d'imaginer les parois ro-
cheuses plus ou moins hautes, verticales ou incli-
nées ces variantes permettent d'obtenir une
figure plus évasée ou au contraire plus profonde
i. Voir, par exemple, le schéma très clair publié à la p. 35
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Mais, de quelque façon qu'on s'y prenne, le
croquis est toujours en opposition avec quelque
passage du poème, où les contradictions ne
manquent pas. Ainsi, en ce qui concerne l'am-
pleur des premiers cercles, Dante évoque dégri-
sions vastes sans doute, mais non illimitées; on
peut les comparer à ces cirques naturels, avec des
ébauches de gradins, que présentent certains
fonds de vallées encadrées de hautes montagnes.
Le premier cercle forme comme une ceinture au
sommet de l'abîme (IV, 24) et le second embrasse
un moindre espace (V; 2). Ce sont là des spec-
tacles que le regard saisit aisément dans leur to-
talité, et cette impression de paysage limité est
bien confirmée par les scènes du quatrième cercle,
les rencontres successives des avares et des pro-
digues, qui se heurtent de front, après avoir par-
couru la moitié de leur terrasse, puis reviennent
sur leurs pas, se heurtent à nouveau, indéfini-
ment 1. Mais voici qu'avec le cinquième cercle,
celui de la colère, constitué par le marais du Styx,
des horizons tout nouveaux s'ouvrent à nous à
un signal lumineux répond, de l'autre rive, un
signal semblable, « si loin qu'à peine le regard
peut l'apercevoir » (VIII, 5-6) nous concevons
donc le Styx comme une nappe d'eau fort éten-
du bon petit manuel de F. Flamini, -4vviamento allo studio
della Divina Commedia; Livourne, igo6.
i. Voir ci-dessus, ch. 1 (Io dico segtiitando.), p. 23-25.
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due; en effet, c'est seulement au milieu de la tra-
versée, après la rencontre de Filippo Argenti,
que Virgile dit à Dante « Maintenant, mon fils,
voici qu'approche la ville qui porte le nom de
Dis » (VIII, 68). Nous accueillons avec joie ces
larges perspectives, qui libèrent notre imagina-
tion des parois rocheuses trop proches et des ter-
rasses trop étroites.
Le chant XI renferme un entretien de Virgile
et de Dante, capital pour la classification des pé-
chés et la hiérarchie des supplices, c'est-à-dire
aussi pour la topographie de l'enfer. Virgile,
assis au bord du sixième cercle, dit à son dis-
ciple « Dans cette cavité rocheuse (c'est-à-dire à
leurs pieds) se trouvent trois petits cercles (cer-
chietti) qui vont en diminuant. » (XI, 16-18).
Petits, ces cercles le sont par leur position même,
par rapport aux précédents; mais ils sont aussi
les plus peuplés, les plus subdivisés, au. total
ils renferment dix-sept régions distinctes, les
plus saturés de passions farouches et grandioses
vingt-trois chants sur trente-quatre leur sont con-
sacrés. Tout ce mouvement, cette vie, cette poé-
sie, ce tragique vont-ils donc être présentés dans
un décor étriqué? Les damnés seront-ils entassés
là dans d'étroits compartiments, comme nous en
voyons dans les vieilles fresques et miniatures
florentines? N'en croyons rien par une heureuse
inconséquence, Dante va plus que jamais élargir
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au contraire le cadre de sa vision, et cet élargisse-
ment est obtenu au moyen de données fort pré-
cises.
Le voici dans la troisième section du cercle des
violents (VII"), une plaine embrasée par une pluie
de feu; il la traverse dans sa largeur, en suivant
une des digues qui dirigent les eaux sanglantes
du Phlégéton jusqu'au bord de l'abîme, où elles
vont tomber en cascade. Cette plainre n'est pas un
étroit ruban circulaire elle est immense; car à
un moment donné le poète dit « Nous étions
déjà si éloignés de la forêt (des suicidés) que, si
je m'étais retourné, je n'aurais pas pu la voir »
(XV, 13-15). Un peu plus tard, il perçoit le bruit
encore lointain de la cascade, « pareil au bour-
donnement d'une ruche » (XVI, i-3), et c'est seu-
lement après une nouvelle avance que le fracas
de la cataracte empêche toute conversation (XVI,
92-9,3). Voilà qui est merveilleusement décrit
l'étape est donc. longue que racontent les
chants XIV, XV et XVI.
La surface du 'huitième cercle, celui de la trom-
perie, inclinée vers 'le centre, creusée de dix fos-
sés- concentriques, « Malebolge », c'est-à-dire « les
Mâles Fosses est' la région infernale sur la
structure de laquelle' Dante a donné le plus grand
luxe de détails. Quelle est la largeur de ces es-
pèces de couloirs circulaires, et quelle est l'am-
pleur de leur circonférence? Voilà des questions
qu'on ne se poserait même pas, tant cela nous est
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indifférent lyIais le poète tient à ce .que nous
soyons fixés sur ce point, et il donne des chiffres.
Au chant XXIX, il dit incidemment que le neu-
vième fossé a vingt-deux milles de- tour; et au
chant XXX il ajoute que le dixième et dernier
mesure onze milles. Onze, vingt-deux! Avons-
nous donc ici, en remontant du dixième fossé, le
début d'une progression arithmétique? S'agit-il
simplement de nombres augmentés successive-
ment de il: az, 33, 44, 55, etc.? Adoptions cette
dernière hypothèse, moins absurde; mais cette
progression est-elle aussi applicable, .telle quelle,
aux subdivisions du septième cercle et aux cercles
supérieurs? .La-dessus, les imaginations et les
calculs se donnent libre carrière. Il est inutile de
les suivre, car je .tiens pour assuré que Dante n'a
pas énoncé ces chiffres comme les données d'un
vaste problème, dont il aurait au préalable résolu
toutes les parties; il n'a même pas envisagé une
conséquence immédiate des mesures qu'il in-
dique, et d'où il résulte qu'un intervalle d'un
mille trois quarts sépare une circonférence de
l'autre, c'est-à-dire constitue la largeur des fosses
cireulaires; tout au contraire en cet endroit il
dit que le couloir n'a pas moins d'un demi-mille
de largeur (XXX, 87); ailleurs (XVII, 28-3o), les
damnés qui cheminent en longues files sont com-
parés à la double procession des pèlerins qui, à
Rome, lors du jubilé de i3oo, encombraient le
pont du Tibre, et le poète (XXIII, 84) relève
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encore formellement l'étroitesse du sentier « lo
stretto calle D'ailleurs on n'imagine pas que
les ponts rocailleux, en dos d'âne, si fidèlement
décrits par Dante au passage de chaque fosse,
aient une portée de plus d:'un mille et demi!
Que signifient donc ces chiffres lancés ainsi par
le poète à l'improviste? Sans doute, au moment
où il approchait du fond de l'abîme, il a voulu
affranchir une fois de plus son imagination de
l'étreinte d'un cadre qui risquait de se resserrer
démesurément. En effet, le neuvième cercle offre
encore des perspectives très vastes c'est seule-
ment après avoir traverse les trois régions occu-
pées par les traîtres à leurs parents, à leur patrie
et à leurs hôtes, c'est en abordant la zone de Judas
(la Giudecca) que le poète commence à distinguer
la monstrueuse silhouette de Lucifer et à sentir
le vent glacé que produisent ses trois paires d'ailes
gigantesques. Pour ménager ainsi à notre vision
des espaces imprévus, Dante nous fournit un de
ces menus détails précis, cette fois un détail
numérique, auxquels se complaît son imagi-
nation. Mais il arrive ici que ce réalisme se re-
tourne contre les intentions du poète; car l'effet
en est de révéler la fragilité de toute la construc-
tion infernale.
Au reste, si nous la prenions trop au sérieux,
Dante se chargerait de dissiper nos illusions.
Dans la dernière partie du chant XXXIV se lit
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une courte digression, où, en termes très concis,
que l'on voudrait plus explicites sur plusieurs
points, il indique quelle a été l'origine de la cavité
infernale et comment on passe d'un hémisphère
à l'autre. Deux vers de ce morceau renferment
une déclaration très claire, qui seule importe iei;
elle est un éloquent témoignage du besoin de pré-
cision scientifique qui caractérise la création du
poète.
Virgile, parvenu avec Dante au milieu de la
glace du Cocyte, tout contre le corps gigantesque
de Lucifer, a invité son disciple à se pendre à
son cou et s'est laissé glisser avec lui le long des
membres velus du « souverain du douloureux
royaume ». Arrivé à la hauteur des hanches, au
point mathématique qui constitue le centre de la
terre, et du monde, d'après Dante au point
vers lequel, de toutes les parties de l'univers, sont
attirés les corps graves » (v. 1 1 1), Virgile exé-
cute un renversement laborieux il se ,retourne
et grimpe maintenant le long des jambes du
monstre, toujours portant le poète, qu'il dépose
sur un rebord du rocher, dans une grotte obs-
cure. Dante est stupéfait de voir devant lui, non
plus les trois visages et les ailes de Lucifer, mais
ses pieds, et d'apprendre qu'on est au matin,
quand un peu plus tôt c'était le soir (v. io3-io5).
Mais son fidèle guide lui explique qu'il vient de
passer de l'hémisphère boréal dans l'hémisphère
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austral toutes choses lui apparaissent donc sous
un aspect renversé; à présent, il s'agit de gravir
un sentier pénible qui conduit aux antipodes de
Jérusalem, Et Virgile, précisant sa pensée,
ajoute « Tu as maintenant les pieds sur une
petite sphère, dont la Giudecca forme la face
opposée » (v. 116-117). Il serait absurde de con-
clure de ces vers que Dante imagine, au cœur de
Figure:
la terre, une boule, distincte--de la matière qui
l'entoure,- comme un noyau au milieu d'un fruit,
-7' noyau qui serait d'ailleurs perforé par « le ver
infâme qui ronge le monde » (v. 108). Nous avons
affaire ici à un trait de l'imagination géométrique
du..poète pour expliquer qu'il se trouve dans
une. p-osition D (figr i), diamétralement opposée
scelle qu'il occupait en D' au bord de la Giu-
decca, Dante conçoit ces deux points comme
situés aux antipodes d'une sphère minuscule,
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dont le centre est le même que celui de la terre.
C'est une façon de dire que le renversement anti-
podique est réalisé immédiatement autour du
point central « vers lequel, de partout, sont atti-
rés les corps graves ».
Les conséquences de cette remarque, au point
de vue de la structure de l'enfer, sont impor-
tantes et inévitables. Dante dit que la Giudecca,
et non toute la surface du Cocyte, se con-
fond avec la petite sphère; on imagine donc les
trois premières régions du IX0 cercle un peu rele-
vées, en inclinaison vers le centre, comme pour
le cercle précédent. Mais alors, en vertu des lois
les plus élémentaires de l'équilibre, les parois qui
se dressent au bord extérieur du Cocyte, le long
desquelles les géants enchaînés s'appuient jusqu'à
mi-corps, ne peuvent pas. être parallèles, mais
bien verticales au sens propre du mot, comme le
fil à plomb invariablement dirigé vers le centre
de la terre. Ces parois sont donc divergentes,
comme les rayons de la circonférence, et la.même
particularité se répétera de cercle en cercle.. Qu'on
essaie de prendre une règle et un compas '.et
d'achever la figure ainsi commencée, on aboutira
à une construction absurde,, où l'enfer; retourné
comme un doigt de gant, n'est plus un entonnoir,
mais une protubérance, et dont l'accès se trouve-
rait aux antipodes des continents habités!
En présence de ces difficultés, les amateurs de
représentations graphiques de l'enfer n'ont le
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choix qu'entre deux partis se contenter du
schéma-à a verticales parallèles, en faisant abstrac-
tion de la sphéricité de la terre, et c'est sans
doute le plus sage, s'il ne s'agit que de faciliter la
description des différents cercles et de leurs divi-
suions, ou bien rapprocher et allonger démesu-
rément les parois verticales du bas enfer, depuis
le centre de la terre jusqu'au Cocyte, et du Co-
cyte au VHP cercle on obtient ainsi un dessin
en éventail, peu agréable et peu clair au premier
coup d'oeil,-mais surtout qui se heurte à une in-
surmontable difficulté les proportions démesu-
rées de Lucifer et celles, plus modestes, des
Géants si minutieusement décrits par le poète
s'opposent de la façon la plus absolue à la forme
de ces puits étranglés. En dessinant ses. planches,
étudiées avec tant de soin, de la Divine Comédie,
Giovanni Agnelli a fait une application rigou-
reuse de cette méthode 1 mais il avoue assez
piteusement que « ce puits si profond est en con-
tradiction avec les données fournies par le poète »
il se déclare « impuissant à résoudre ce problème
hérissé de difficultés » et invite ceux qui critique-
ront sa solution à écarter d'abord les obstacles
qu'il a vainement essayé de surmonter. Cette
bonne foi est touchante mais n'eût-il pas été
plus simple de ne pas chercher une solution géo-
i. Voir les Tavole sinotticlie della Divina Commedia di L.
Polacco,-con sei tavole topografiche disegnate da G. Agnelli;
Milan, Hoepli, igoi.
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métrique à un problème d'ordre purement poé-
tique ?
Les artistes qui ont entrepris d'illustrer, c'est-
à-dire d'interpréter la Divine Comédie par la
plume ou le pinceau, se sont trouvés aux prises
avec des difficultés relevant de cette complexité
de l'imagination dantesque. Ne parlons pas de
ceux qui se sont appliqués à représenter séparé-
ment tel ou tel épisode célèbre, Françoise de Ri-
mini ou Ugolin; ils sont les plus nombreux; et
chacun d'eux a pu choisir librement, parmi les
situations si émouvantes que comportent ces
drames, le moment qui répondait le mieux à sa
sensibilité particulière, au tour personnel de son
imagination, sans se préoccuper du décor d'où il
détachait ces personnages. Il en est autrement
des artistes qui ont essayé de raconter le poème
de Dante en une suite de compositions dans les-
quelles, par la force des choses, le paysage infer-
nal joue un rôle important. Rares sont ceux qui
ont osé supprimer tout décor ou l'ont réduit à
des indications sommaires, comme l'Anglais
Flaxman, l'illustrateur d'Homère, hanté par. la
décoration des bas-reliefs et des vases grecs. Les
plus prudents se bornent à esquisser pour chaque
scène particulière un coin de paysage limité, qui
ne soulève aucune objection, voir le fond
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qu'Ary Scheffer a donné à sa célèbre Françoise
de Rimini. Des écueils se dressent, inévitables,
devant ceux qu'a obsédés le désir de se conformer
exactement aux indications fournies par le poète
sur certaines péripéties de son voyage ou sur les
particularités topographiques obligés d'enfer-
mer trop de détails minutieux dans un espace
restreint, ils ont donné à. leurs compositions un
caractère étriqué, qui n'a rien de commun avec la
largeur de la poésie de Dante. Ce défaut ne sur-
prend guère chez les vieux miniaturistes, peu
experts- en matière de perspective mais Botti-
eelli lui-même, dont les illustrations dantesques
renferment des pages ingénieuses et charmantes,
n'a pas su éviter cet inconvénient qu'on se re-
porte, parmi ses dessins, au passage du Styx, à
l'entrée -de la ville infernale, au cimetière des
héré-siarques on se convaincra sans peine que le
parti pris de représenter côte à côte, d'ailleurs
exactement, ces phases successives de l'action,
détruit ces effets' de perspectives lointaines que
Dante a eu le souci constant d'ouvrir devant notre
imagination, justement à partir de ces épisodes.
Dans la première moitié du xixe siècle, un artiste
allemand, J.-A. Koch, a voulu revenir à cette tra-
dition des quattrocentistes il a essayé de con-
denser dans chacune de ses planches plusieurs
moments ou épisodes successifs de l'action, par-
fois même de donner une vue d'ensemble de tout
un cercle. Ce n'est pas sans un certain plaisir,
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le plaisir qui s'attache à déchiffrer un rébus,
qu'on y reconnaît maints reflets ingénieux du
texte de Dante. L'intention est louable l'effet
artistique nul.
Aucun illustrateur n'a mieux réussi que Gus-
tave Doré à évoquer l'atmosphère et les horizons
infernaux. Le soin qu'il a apporté à cette partie
de sa tâche est attesté par le fait que le premier
chant ne lui a pas inspiré moins de cinq grandes
compositions, et chacune d'elles se déploie dans
un décor différent. Il serait facile de contester la
justesse de tel ou tel de ces paysages; mais cette
richesse même d'imagination a le grand avantage
de nous faire comprendre que le voyageur égaré
se démène et s'agite il cherche sa route, il lutte
pour s'agranchir. de l'angoisse qui l'étreint il
échappe ainsi à l'immobilité inexpressive où
d'autres nous le montrent figé, entre la forêt
sombre, la colline éclairée, les trois bêtes féroces
et l'apparition de Virgile. L'action de ce premier
chant ne dure pas moins de douze heures, de
l'aube au crépuscule, pendant lesquelles on peut
faire beaucoup de chemin; l'artiste a été bien ins-
piré en nous montrant son héros tour à tour dans
la forêt, sortant d'une gorge sauvage, puis devant
des horizons plus larges et plus clairs, enfin ren-
trant dans l'abîme avec Virgile. Il n'est guère
moins heureux dans les scènes de l'enfer propre-
ment dit, bien qu'il prenne avec le texte de grandes
libertés. Pas plus que nombre de vieux enlumi-
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neurs, il n'a bien compris la structure compliquée
du huitième cercle mais il n'en a pas moins tra-
duit de façon saisissante l'attitude des deux voya-
geurs,découvrant des groupes de damnés au fond
de leurs fosses. L'image qu'il a donnée du vol
éperdu des luxurieux, emportés par la rafale, au
second cercle, si elle n'est pas parfaitement fidèle
au texte (le tourbillon devrait être circulaire),
constitue une interprétation grandiose de la
vision du poète, et l'artiste a tiré un très heureux
parti de la « ruina », de l'éboulement par lequel
Dante et son guide descendent d'un cercle à
l'autre2.
Telle est, sans' aucun doute, non seulement
pour l'artiste, mais pour tout lecteur réfléchi, la
bonne manière de concevoir les visions succes-
sives que nous propose Dante il s'agit de se bien
pénétrer du plan général qui est la charpente du
poème, d'en saisir distinctement chaque détail,
au fur et à mesure qu'il se présente, puis de dis-
cerner pour chaque scène le cadre particulier qui
lui est propre, d'après les renseignements fournis
par Dante, mais en lui donnant toute l'ampleur
qu'exige le caractère grandiose du sujet. Surtout
il ne faut pas entreprendre de coordonner trop
rigoureusement ces visions distinctes, encore
moins de les subordonner les unes aux autres;
i. Voir, par exemple, sa planche 60, correspondant au
chant XXIX.
2. Planche. 14.
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l'effet d'ensemble ainsi cherché ne pourrait que
détruire la puissance de chaque création particu-
lière. Quelque attention que Dante, avec son goût
de réalisme, ait accordée à certains détails maté-
riels, ceux-ci ne sauraient prévaloir contre ce qui
est l'essentiel, c'est-à-dire contre la plénitude de
vie que le poète a donnée à une merveilleuse série
de formes, de tableaux, de personnages et de
scènes dramatiques; là est l'expression suprême
de son génie. Notre attention ne doit pas s'en
laisser distraire.
Le même curieux mélange de réalisme minu-
tieux et de fantastique grandiose se continue, au
delà de l'enfer, dans le purgatoire mais on le
voit s'y atténuer rapidement. Les nouvelles né-
cessités du sujet ont favorisé une évolution très
nette de l'art du poète le surnaturel gagne du
terrain, le réalisme recule. Sous ce rapport
comme sous tous les autres, le purgatoire est la
transition nécessaire entre le monde des sens et
celui de l'esprit.
La forme, la hauteur, le volume de la mon-
tagne du purgatoire constituent peut-être les pro-
blèmes les plus oiseux que se soient posés les
commentateurs de Dante, car il n'existe aucun
moyen de les résoudre. Deux vers de l'Enfer
(XXXIV, 124-126) ont donné à penser que la
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matière de la montagne était extraite de la cavité
infernale;.dans ce cas, le volume de l'une serait
égal à la capacité de l'autre. Mais cette interpré-
tation est plus que douteuse. D'ailleurs fût-elle
juste, qu'en pourrait-on tirer, puisque nous ne
connaissons pas la capacité du gouffre? Les seules
données positives que Dante nous fournisse se
bornent à ceci la montagne se dresse au milieu
de l'Océan, aux antipodes de Jérusalem; elle est
très haute Ulysse, qui en a découvert au loin la
silhouette sombre, déclare qu'il n'en avait jamais
vu d'aussi élevée (Inf., XXVI, 134); les arbres
qui en couvrent le plateau supérieur sont perpé-
tuellement courbés par le vent que produit la
rotation du ciel de la, lune (Purg., XXVIII, io3-
108) enfin Dante et Virgile mettent trois journées
à gravir la montagne, une nuit et un jour leur
avaient suffi pour parcourir l'enfer. D'autre part,
la base du purgatoire est peu étendue, car Dante
l'appelle une « petite île » (Purg., I, 100), ce qui
n'empêche pas le paradis terrestre, situé au som-
met, d'avoir des proportions fort respectables.
Cette « isoletta » est à rapprocher des « cerchietti »
de l'enfer; c'est une impression momentanée,
qu'il faut considérer indépendamment de tout ce
qui suit.
La forme d'une montagne aussi étroite et aussi
haute devrait affecter la forme d'un cône très
effilé, mais dont la pointe serait coupée; en rai-
son des terrasses circulaires qui en rétrécissent
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graduellement le diamètre, on pense involontai-
rement à un télescope plus ou moins allongé.
Nous ignorons quelle est la circonférence de ces
terrasses; mais le poète leur prête une.largeur de
cinq mètres environ', et c'est là une donnée, qui
paraît mesquine pour une aussi grande masse.
Dante a-t-il eu présente à l'esprit l'image de la
tour de Babel, telle qu'elle apparaît dans certaines
miniatures? L'imagination germanique de P. Po-
chammer conçoit la partie supérieure du purga-
toire comme un obus monstre2, dont la fusée est
figurée par l'arbre central du paradis terrestre!
Des critiques italiens, au contraire, dessinent une
montagne large et aplatie, conception que contre-
disent certaines indications formelles du texte3.-
Dante dit bien que, plus on monte, plus l'ascen-
sion devient aisée (Purg., IV, 88-90) mais c'est
une erreur de voir ici une remarque d'ordre ma-
tériel indiquant que les parois, d'abord verticales-,
se rapprochent graduellement de l'horizontale.
Ce détail ne peut avoir qu'un sens allégorique
de cercle en cercle, le pénitent, allégé des der-
nières traces de ses péchés, s'élance vers le ciel d'un bond plus agile; et cette interprétation nous
invite à considérer toute la construction comme
i. Trois fois la hauteur moyenne du corps humain; X, 22-24.
2. Dantes Gôttliche Komôdie, deutsch von P. Pochammer;
Leipzig, 3° auflage, igi3. Voir skizze 8.
3. G. Agnelli, Giorgio Piranesi tiennent pour cette forme;
voir Bulletin italien, t. II (1902), p. 89, et Giornale Dantesco,
t. XIII, p. 118.
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entièrement irréelle les degrés que franchit le
pénitent sont simplement ceux qui, de la vie de
péché, s'élèvent à la pureté parfaite. Sans doute,
la base de la montagne, jusqu'à la première ter-
rasse, peut se comparer à certains massifs ro-
cheux, où le grimpeur réussit à trouver des failles
et des .« cheminées n, par où il se hisse avec les
bras non moins qu'avec les jambes la vallée
même des princes (ch. VII) n'est pas sans corres-
pondance avec certains coins de paysage alpestre.
Mais Dante ne prend aucune peine ici pour faci-
liter notre illusion, et tout de suite apparaissent
des scènes purement fantastiques pendant la
nuit, un serpent tentateur essaie de pénétrer dans
la, vallée, aussitôt mis en. fuite par deux anges à
la tête blonde, aux ailes vertes, drapés de vert, et
qui brandissent des épées de feu. Un premier
ange, éblouissant de lumière, avait déjà fait son
apparition sur le rivage de la mer, dirigeant une
nacelle d'où, étaient descendues des âmes appelées
à la béatitude et ces anges vont reparaître de
degré en degré. De la riante vallée où il a passé
la nuit, Dante ne peut s'élever par ses propres
moyens jusqu'à la porte inaccessible qui ouvre le
séjour de la purification proprement dite pen-
dant son sommeil, il y est miraculeusement trans-
porté. Le purgatoire est une région surnaturelle,
où les derniers rappels à la réalité n'ont plus le
même attrait que dans l'enfer; aussi deviennent-
ils de plus en plus rares, à mesure que le poète
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s'élève. Dans le paradis terrestre, au milieu d'un
décor d'idylle où Dante évoque l'image de l'an-
tique Pineta de Ravenne, se déroule une des
scènes les plus émouvantes et les plus humaines
du drame divin, la rencontre du poète et de Béa-
trice, et la confession de l'amoureux, infidèle
quelque temps à l'idéal de sa jeunesse; mais ce
triomphe de Béatrice, entourée d'un brillant cor-'
tège symbolique, est en même temps le triomphe
de l'Église et les visions apocalyptiques qui
suivent aussitôt nous transportent décidément
au delà de ce que nos sens et notre intelligence
peuvent concevoir. Dante boit de l'eau du Léthé,
puis de l'Eunoé, et le voilà prêt « à s'élever vers
la région des étoiles'»..
L'ascension du poète vers l'Empyrée, à travers
les sphères où évoluent les astres, se fait par un
mécanisme d'une admirable simplicité Dante
est soulevé par la seule attraction du regard de
Béatrice, instantanément; car dans l'immensité
de l'espace la notion de durée s'efface comme
celle de distance. Dante voyage-t-il encore avec
son corps mortel ? Il répète le mot de saint Paul
« Dieu seul le sait » (Purg., I, 73-75); mais le.lec-
teur n'y pense même plus ne voit-il pas le poète
pénétrer, à la suite de Béatrice, dans la substance
impalpable et brillante des planètes « comme un
rayon de soleil pénètre dans l'eau, sans en dis-
joindre aucune molécule » (Purg., II; 34-36) ?
Cette fois, l'attitude de Dante à l'égard du mer-
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veilleux ne saurait être plus nette il s'y lance
sans réserve.
Par une hardiesse qui, chez tout autre, serait
une folie témérité, Dante renonce à donner une
forme humaine aux élus qui lui apparaissent
dans les diverses planètes ce sont des lueurs
étincelantes qui parlent, et aussi qui rient, qui,
s'amigent, qui s'indignent, grâce à une mimique
appropriée, faite de vibrations plus ou moins ra-
pides, qui font passer la lumière du rouge sombre
au blanc le plus éblouissant'; elles ont recours
aussi à'des mouvements cadencés, à de véritables
danses, accompagnées d'harmonies ineffables.
Dante a pu décrire ainsi de.vastes scènes, tour à
tour gracieuses et grandioses, toujours expres-
sives, notamment dans- les sphères du Soleil, de
Mars, de Jupiter, de Saturne, et surtout dans le
Ciel des étoiles là il a représenté, comme en un
ballet lumineux, accompagné de chœurs, la scène
de l'Annonciation et le triomphe de Marie. Jamais
sans doute poète n'a fait un effort aussi prodigieux
pour s'élever dans le domaine du suprasensible
et du divin, pour y adapter ses conceptions et son
langage. Son attachement aux réalités concrètes
n'est plus perceptible ici que dans deux ordres de
faits d'une part, il tire largement parti de ses
connaissances cosmographiques, empruntées à
.Ptolémée, pour déterminer le mouvement des
astres et leurs positions respectives; d'autre part,
-pour faire comprendre l'incompréhensible etima-
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giner l'inimaginable, Dante déploie un grand luxe
de comparaisons, qui s'accumulent, qui se com-
plètent et qui précisent les données matérielles
inconciliables qui sont l'essence même du mys-
tére une. intuition mystique permet seule d'en
faire la synthèse. Grâce à l'ingéniosité de ces
images juxtaposées, il conduit son lecteur aussi
loin que le permet la raison, jusqu'au point où il
faut le secours spécial de la grâce pour que l'ab-
surde devienne, aux yeux du croyant, la vérité
révélée. La vision suprême de Dieu, la descrip-
tion des éléments qui constituent le mystère de la
Trinité fournissent un exemple définitif des res-
sources que Dante met en œuvre p'our donner
une forme concrète à ce qui échappe à nos sens
et à notre raisonnement il voit « trois cercles de
trois couleurs différentes et d'une même conte-
nance » (Par., XXXIII, 116- 17), ce qui ne signi-
fie pas que ces cercles aient le même diamètre,
mais bien qu'ils circonscrivent la même portion
d'espace, c'est-à-dire qu'ils occupent la même
place dans cet espace, étant intimement fondus
dans une indissoluble unité. Mais ceci n'empêche
pas le poète de discerner que les cercles sont
comme des reflets les uns des autres, que le troi-
sième est couleur de feu et que le second porte en
soi les traits d'une forme humaine. Comment
tout cela est-il possible? Dante essaie en vain de
mieux voir et de comprendre; puis il est tout à
coup « frappé d'un éclair qui vient au secours de
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son désir ». C'est une illumination soudaine qui
s'éteint aussitôt; elle lui suffit il a vu, il a com-
pris.
Ainsi s'achève, dans les lointains les plus inac-
cessibles à l'homme, l'œuvre commencée au bord
de l'abime interdit aux vivants. Dans ce merveil-
leux triptyque, le poète a d'abord voulu que toutes
ses inventions, même les plus irréelles, fussent
empreintes d'un réalisme saisissant, comme si la
vie presque normale se poursuivait dans l'enfer.
Mais ceci n'est qu'une apparence, une illusion
qui ne pouvait être longtemps entretenue par
une évolution inévitable, Dante, sans rien perdre
de son amour inné de la précision, déroule, avec
une franchise croissante, dans le Purgatoire des
tableaux nettement fantastiques, et aborde, dans
le Paradis, une série ininterrompue de visions
purement surnaturelles.
Salm (Bas-Rhin), août 1920.
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DANTE ET LA PENSÉE MODERNE'
Le 14 septembre 1921, il y a eu exactement six
siècles que Dante est mort Raveune, Il avait
cinquante-six ans. A côté de plusieurs œuvres
qu'il laissait inachevées, il avait pu conduire à
terme sa prodigieuse Commedia, au titre de la-
quelle l'admiration des contemporains ajouta
presque aussitôt l'épithète de Divina.
Cet homme avait vécu avec une singulière
intensité: idéaliste impénitent, il avait connu
par expérience toutes les déceptions que la froide
réalité peut opposer aux rêves les plus généreux;
dès sa jeunesse, l'amour l'avait sacré poète, jet
l'amour, élargi, transformé, était resté jusqu'au
bout son inspiration suprême, chrétien fervent,
dévoré de zèle pour le bonheur de l'humanité, il
s'était jeté, vers la trentaine, avec toute l'impé-
tuosité de son âme passionnée, dans la lutte des
partis; il s'était exalté dans la résistance que la
bourgeoisie florentine opposait, vers i3oo, aux
1. Conférence tenue à la Sorbo.nne le 21 février 1921.
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zmpiétements- d'un 'pape entreprenant, et ce fut
le point de départ de. ses épreuves; exilé en i3o2,
il ne revit jamais les doux coteaux florentins, la
« telle bergerie. où il avait dormi agneau, haï des
loups qui lui faisaient la guerre »; aucune amer-
tume, aucune humiliation ne lui fut épargnée. Il
se replia donc sur lui-même dans un isolement
hautain seules ses œuvres recurent la confidence
de ses amours, de ses haines, de ses colères, de
ses invincibles espoirs.
De très bonne heure une légende se forma
autour de lui. Lorsque, sur le pas de leurs portes,
les -commères de Vérone voyaient passer cet
homme au visage maigre et sévère, au regard un
peu farouche, elles chuchotaient avec un petit
frisson « Voilà celui qui visite l'enfer, qui en
revient à son gré, et qui rapporte des nouvelles
des damnés!
Son grand poème a été immédiatement copié,
lu, commenté, avec une ferveur qui ne se démen-
tit pas pendant le xve siècle, mais qui s'atténua
ensuite, lorsque, dans. l'art et dans la poésie,
triompha -l'imitation' rigoureuse de l'antiquité;
puis le culte de Dante-se réveilla au xviii" siècle,
pour s'épanouir au xixe avec une force irrésistible.
L'Italie n'a pas été seule, elle n'a même pas été
la première, à instituer une Società Dantesca
1888) consacrée à la vulgarisation des œuvres du
grand Florentin, à l'étude approfondie'de sa pen-
sée, de sa vie et de son temps elle avait été
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devancée dans cette' voie en Allemagne par la
Dante Gesellschaft (i865) et en Amérique par la
Dante Society ̃ (1882). L'Italie donné lé nom de
Società Dante Alighieri (1890} à son association
patriotique la plus vivace.' Dans le domaine sclèn-
tifique, l'Angleterre, la France, la Russie ont ap-
porté à leur tour un important tribut d'éfforts à
l'exégèse du divin poème. Celui-ci a été traduit,
en totalité ou en partie, en vingt-cinq langues,
sans compter une douzaine de dialectes italiens.
Un bibliographe américain nous apprend que, de
1800 à 1899, il n'a pas été imprimé moins'de
440 éditions de la Divine Comédie, et que l'Italie
a publié, dans le même laps de `temps, une
moyenne annuelle de deux cents étudies relatives
à son poète national.
Le sixième centenaire de la naissance de Dante
fut célébré en i865, au milieu d'un grand enthou-
siasme patriotique, à Florence, alors capitale du
jeune royaume d'Italie, par des cérémonies dont
subsistent au moins deux monuments durables
la statue du poète par Enrico Pazzi, érigée sur la
place Santa -Croce, et le beau volume collectif
intitulé Dante é il suo secolo, auquel ont colla-
boré F. D. Guerrazzi, Cesare Cantù, N..Tom-
maseo, Aug. Conti,. Fr. Carrara, L. Cibrario,
G. Pucçianti, etc. Maintenant l'Italie et, avec
elle, le monde civilisé tout entier s'apprêtent à
honorer le grand Florentin, à l'occasion du
sixième centenaire de sa mort.
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Comment ne pas se demander d'où vient cette
popularité sans cesse élargie]1 La beautéde l'œuvre
de Dante, cause première et essentielle de sa célé-
brité, ne justifie pas à elle seule les progrès que
semble avoir faits la renommée du poète depuis
un siècle; il faut donc rechercher comment cet
homme d'il y a six cents ans nous intéresse tou-
jours si vivement. En d'antres termes, quels lien
rattachent sa pensée et sa vie à la pensée et à la
vie modernes?
Il y a là, au premier abord, quelque chose de
déconcertant. Car ce que nous pouvons le mieux
comprendre et aimer de ce poète, en dehors
de son génie même, .ce sont moins ses idées
que ses. sentiments et son caractère nous trou-
vons en lui un homme qui a beaucoup aimé,
beaucoup souffert pour ses affections les plus in-
times et les plus sacrées, qui a placé très haut
l'idéal de sa vie, et qui, ayant vu tout s'écrouler
autour de lui., s'est redressé dans son übstinarion
à proclamer qu'il restait inébranlablement fidèle
à son idéal. C'est donc par ses qualités morales,
après son art, que nous sentons très près de
nous ce poète formé à l'école du grrra siècle. Par
sa pensée proprement dite, Dante nous apparaît
aujourd'hui dans un lointain irrévocable et l'in-
dice le plus certain de Téfoignement auquel il est
voué pour nous est le fait qu'il a placé son idéal
dans le passé et non dans l'avenir. L'idée de pro-
grès semble lui être restée étrangère il n'a tu
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autour de lui que décadence et désorganisation.
Il a célébré avec attendrissement le bonheur et la
beauté de Florence au temps où c'était une petite
ville qui « vivait en paix, sobre et pudique, dans
le cercle étroit de ses antiques murailles »; ses
malheurs ont commencé le jour où elle a laissé
s'installer dans son enceinte élargie quantité de
nouveaux venus attirés par l'appât du gain, dont
sa prospérité a fait des parvenus. de la fortune et
de la politique. L'autorité impériale subissait une
grave éclipse; la papauté, sortant de son rôle
mystique, manquait à sa mission sacrée; les
ordres monastiques étaient corrompus, et les ci-
toyens des libres communess'entre-tuaient c'était
partout le désordre, l'usurpation, l'anarchie. A
ces maux, un seul remède le retour pur et simple aux institutions données par Dieu aux hommes
pour assurer leur bonheur terrestre et pour les
conduire à la félicité éternelle, c'est-à-dire l'Em-
pire romain, chargé de la direction temporelle
des peuples, et le pontificat romain préposé à
leur direction spirituelle. Au-dessous de ces deux
autorités suprêmes, il ne devait y avoir que dis-
cipline, obéissance, chacun à sa place dans l'at-
tente du jour du jugement.
Entre les deux grandes factions qui déchiraient
l'Italie, une raison pouvait faire pencher en fa"
veur du parti guelfe en ce sens que, groupés
autour de la papauté pour résister aux entre-
prises des empereurs germaniques, les Guelfes
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esquissaient un premier môuvement d'union
italienne contre une intervention étrangère. L'es-
quisse était encore timide et assurément incons-
ciente il était certes malaisé pour un contemp'o-
rain d'y apercevoir une perspective lointaine de
groupement national, selon l'idée moderne.:L'ins-
tinct médiéval de Dante ne s'y est pas trompé
élevé dans un milieu guelfe, il est nettement passé
du côté des Gibelins et a soutenu avec exaltation,
avec véhémence, l'action engagée par Henri de
Luxembourg pour écraser les Guelfes et en par-
ticulier Florence.
Il y a lieu d'ajouter que, dans le domaine pure-
ment intell-ectuel, Dante reste fortement attaché
aux traditions du xme siècle. Sa philosophie et sa
science de la nature dérivent d'Aristote, à travers les ouvrages des savants arabes traduits en latin,
et surtout à travers saint Thomas d'Aquin. Sa
conception de la poésie- repose sur la multiplicité
des sens que doit renfermer un texte et sur son
interprétation allégorique le sens littéral est un
beau mensonge; la vérité ne s'en dégage que par
une exégèse savante. Dante a du goût pour les
prophéties, pour les rébus quelques,uns sont
puérils, et plusieurs restent pour nous indéchif-
frables. D'autre part, quiconque est familier avec
ses œuvres en prose latine et italienne sait com-
bien son raisonnement par syllogismes procède
de la méthode scolastique. et à quel point son
latin est encore médiéval. Malgré l'étude passion-
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née de certains auteurs classiques comme Virgile,
Dante reste très éloigné du type de l'humaniste
tel que l'a d'abord réalisé Pétrarque, tel qu'il
s'est généralisé au xve siècle.
Tout cela devait être rappelé, parce que l'ou-
blier équivaudrait à fausser la physionomie exacte
de Dante. Mais tout cela n'est qu'une partie de la
vérité; pour être complet, il faut ajouter que, au
milieu de l'atmosphère médiévale qu'il a respirée
à pleins poumons, Dante a eu pourtant des intUi7
tions modernes qui font de lui un précurseur.
Son raisonnement peut nous rebuter par sa forme;
mais il aboutit souvent à des conclusions qui nous
agréent. Ce point de vue mérite d'être examiné
avec attention; et d'abord, voyons comment de
ses conceptions politiques démodées se dégagent
quelques lueurs de vérité moderne.
Un fait domine, aux yeux de Dante, toute l'his-
toire, toute l'orga,nisation politique du monde;
c'est la dignité impériale de Rome. La fondation
et le développement prodigieux de cette ville sont
l'éclatante manifestation d'une volonté providen-
tielle Dieu a voulu que la terre entière fût sou-
mise à un seul maître, Auguste, dont l'autorité
juste et bienfaisante fit régner un moment la paix
universelle alors, en effet, furent fermées les
portes du temple de Janus; la « plénitude des
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temps a fut atteinte, et Jésus naquit à Bethléem.
L'Empire, en assurant la paix du monde, avait
rendu possible le salut de l'humanité, et Rome,
souveraine de l'univers, était destinée à devenir
.la résidence du vicaire du Christ ici-bas.
Si l'homme avait été pur, si sa volonté s'était
naturellement conformée à la volonté de Dieu,
l'autorité pontificale aurait suffi pour régir le
monde. Mais, puisque l'humanité est en proie au
péché, puisqu'elle vit en état de révolte constante
contre la volonté divine, il est indispensable'
qu'elle soit maintenue dans l'obéissance par la
force, c'est-à-dire par l'épée de l'empereur. La
dignité impériale ne devait donc pas disparaître
avec la diffusion du christianisme; malgré de
longues éclipses, elle était toujours intacte
Charlemagne l'avait rétablie en se portant au se-
cours de l'Eglise menacée par les Lombards; puis
le sceptre impérial était passé aux mains des sires
germaniques que Dante considérait comme les
légitimes héritiers des Césars Henri VII de
Luxembourg est pour lui « l'époux de l'Italie, la
consolation du monde, la gloire du peuple italien,
Divus et Augustus et Caesar ».
Mais alors une double question se posait
comment, dans la pratique, réaliser l'accord entre
ces deux autorités qui se réclamaient également
de Rome? et comment, en droit, définir leurs
rapports et leurs prérogatives? La solution
pratique est bien connue ce fut le conflit sécu-
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laire du sacerdoce et de l'Empire, la querelle des
investitures, les violences exercées par les trois
Othon contre les papes, l'humiliation infligée à
Henri IV par Grégoire VII à Canossa, le court
-triomphe d'Innocent III, la lutte entre Frédé-
ric II et Grégoire IX, enfin les événements aux-
quels Dante assista les entreprises de Boni-
face VIII et la descente de Henri VII en Italie.
Les discussions des juristes accompagnaient
le cliquetis des armes et les foudres ecclésias-
tiques. Du côté guelfe, on mettait en avant de
nombreux et subtils arguments pour soutenir la
prééminence de l'autorité pontificale et la dépen-
dance de l'empereur. Dante, au troisième livre de
son De Monarchia, a pris la peine de réfuter un à
un tous ces arguments, et il s'est flatté de les ré-
duire à néant. Sa discussion est fort curieuse; il
vaut la peine d'en retenir deux ou trois points.
On disait lorsque Charlemagne eut vaincu les
Lombards, il se rendit à Rome et reçut la cou-
ronne impériale des mains du pape Adrien Ier
(en réalité de Léon III). Dante répond une
usurpation ne crée pas un droit; autant vaudrait
soutenir que le pape est soumis à l'empereur
parce qu'Othon Ier a déposé Benoît V et l'a exilé
en Saxe pour rétablir Léon VIII. L'exemple de
Samuel, chargé par Dieu de déposer Saül, n'a
pas plus de valeur, car Samuel n'était pas le vi-
caire permanent de Dieu sur la terre il s'acquit-
tait simplement d'une mission particulière.
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Mais l'argument le plus célèbre et le plus curieux
est celui du soleil et de la lune. Dieu a créé deux
astres dans le ciel, un plus grand qui éclaire pen-
dant le jour, l'autre plus petit qui brille la nuit.
Ce sont les images des deux souverainetés, spiri-
tuelle et temporelle et,de même que la lune n'a
de lumière qu'autant qu'elle en reçoit du soleil,
de même l'empereur n'a d'autorité qu'autant qu'il
en reçoit du pape. Dante aurait pu répondre que
comparaison n'est pas raison et qu'aucun motif
valable n'oblige à identifier le soleil avec la papauté
plutôt qu'avec l'Empire. Mais cela eùt été trop
simple il préfère observer que, soleil et lune
ayant été créés le quatrième jour, et l'homme
seulement le sixième, il est absurde de soutenir
que Dieu a donné une figure aux deux guides
dont l'humanité devait avoir besoin, avant que
l'humanité eût péché, avant même qu'elle existât.
Quel est le médecin qui compose un emplâtre
pour guérir l'abcès futur d'un malade qui n'est
pas encore né ? Et la riposte est irrésiarible
Dante observe d'ailleurs que, si la lune reçoit du
soleil sa lumière, elle possède cependant en propre
une certaine lueur, perceptible quand elle subit
une éclipse, et qu'en tous cas elle ne, tient du so-
leil ni son existence, ni son mouvement, ni l'in-
fluence qu'elle exerce. Poursuivant son raisonne-
ment, il démontré ;que, l'autorité impériale est
parfaitement indépendante de l'autorité pontifi-
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cale, puisque aussi bien l'Empire a été institué
avant le pontificat, et que l'un et l'autre procèdent
directement de Dieu « De Lui, comme d'un
point unique, bifurquent la puissance de Pierre
et celle de César. »
A travers une dialectique qui nous est devenue
étrangère, Dante. arrive donc à une conclusion
très moderne .il compris la nécessité d'une sé-
paration rigoureuse des deux pouvoirs. Bien loin
de s'en tenir à l'idéal théocratique que tant
d'autres, pendant des siècles, ont continué à ca-
resser, il a nettement affirmé la complète indé-
pendance du pouvoir civil à l'égard du pouvoir
religieux, et réciproquement; il -veut que ce soient
non le soleil et la lune, mais deux soleils égaux
« Rome, qui a enseigné la vertu au monde, pos-
sédait jadis deux soleils, qui éclairaient les deux
routes, celle du monde et,celle de Dieu a (Purg.,
XVI, 106). Il serait souverainement ridicule de
soutenir que Dante a prévu la formule « l'Église
libre- dans l'État libre », mais il est certain qu'il
a dénoncé avec véhémence tout empiétement d'un
domaine sur l'autre.
Aussi un des chapitres sur lesquels il n'admet
aucun compromis est celui du pouvoir temporel
des papes. Pour lui, la corruption du clergé et la
décadence de l'Église à ,la fin du xIIIe siècle s'ex-
pliquent par les appétits et les ambitions qu'avait
éveillés chez les clercs la gestion des intérêts tem-
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porels. L'amour des richesses, l'ivresse du pou-
voir avaient empoisonné l'Église:
Fatto v'avete Iddio d'oro e d'argento,
s'écrie le poète dans l'Enfer, en présence d'un
pape simoniaque (XIX, 12); et du haut du para-
dis, l'imprécation de saint Pierre tonne encore
plus terrible contre ses successeurs indignes
In vesta di pastor lupi rapaci
Si veggipn di qua su in tutti i paschi!
(XXVII, 55, 56.)
L'éloignement des empereurs et leur abstention
dans- les affaires italiennes favorisaient les empié-
tements temporels des papes; l'épée était brandie
par la même main qui tenait la crosse pastorale
comment l'une et l'autre auraient-elles été bien
maniées? (Purg., XVI). Et le scandale allait plus
loin; ce n'était pas aux infidèles, mais à des chré-
tiens que les papes faisaient la guerre! (Inf.,
XXVII, 85 et suiv.). L'origine du mal? Dante la
voyait dans l'institution du pouvoir temporel,
dont il rendait responsable l'empereur Constan-
tin. Avec tout le moyen âge italien, il a cru au-
thentique l&Donatio Catistantini, dont le texte cir-
culait depuis le x° siècle. Le poète admet que
l'intention du grand empereur avait été bonne,
mais il estime que tous les malheurs de son siècle
dérivent de là (Par., XX, 55-6p); car l'empereur
n'avait pas le droit d'aliéner son autorité sur une
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partie quelconque de son patrimoine, et l'Église
n'avait pas le droit de posséder. Jésus n'avait-il
pas dit aux apôtres « Ne prenéz ni or ni argent,
ni monnaie dans vos ceinturés, ni sac pour le
voyage, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâ-
ton ? » N'avait-il pas déclare « Mon royaume
n'est pas de ce monde? Dante préconise donc le
retour à la pauvreté évangélique la plus sévère
O ignota ricchezza, o ben veracel
De là vient l'admiration profonde qu'il a vouée
à saint Françoise, fidèle et joyeux serviteur de
Dame Pauvreté ^Par., XI).
Ami des contrastes, qu'il ne craint pas de pous-
ser jusqu'à la caricature, Dante oppose aux
apôtres Pierre et Paul, « maigres et décharnés,
mangeant à n'importe quelle pauvre table », les
prélats bien repus qu'il faut hisser sur leurs pale-
frois, recouverts, eux et leurs montures, de leurs
somptueux manteaux,
Si che due hestie van sotto una pelle
(Par., XXI, i3q..)
On voit que Dante, si respectueux du dogme,
use d'une grande libertéde langage quand il s'agit
de dénoncer les tares dont souffrait l'Église du
xme siècle. Ne disons pas qu'il fut un précurseur
de la Réforme, mais sachons bien qu'il a sou-
haité ardemment me réforme, devenue néces-
saire, des moeurs et de la discipline. N'oublions
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pas non plus ep/fl ramenait toute la vie spirituelle
à l'imitation, à TadoEàtietn de la .personne du
Ghrist en lui seul est le fondement de l'Église,
répète-t-il avec saint Paul; en lui sesîï aussi est le
fondement de la foi, en dehors et au-dessus de
toute prétendue tradition ecclésiastique.
Ramener l'humanité égarée au pur esprit chré-
tien, au culte en esprit et en vérité, telle apparais-
sait à Dante la mission sacrée des papes ils
devaient pouvoir s'en acquitter en toute liberté
sans s'immiscer en rien dans Les intérêts tempo-
rels. De leur côté, les empereurs avaient le de-
voir de respecter l'indépendance spirituelle des
papes, mais en maintenant intactes toutes Les pré-
rogatives du pouvoir laïque. Jamais la séparation
de la politique et de la religion n'a été plus nette-.
ment réclamée.
Ce christianisme élevé, désintéressé, dégagé
des contingences de la politique, a beaucoup con-
tribué, pendant la période du Risorgimento, à la
popularité de Dante en Italie; car des. patriotes
catholiques, comme Silvio Pellico, Gioberti ou
Tommaseo, n'ont pas moins que les anticléricaux,
Mazzini, Niccolirli, G. Rossetti, exalté en lui le grand poète national de la nouvelle Italie.
Il y a fort à dire sur le caractère national de la
politique dantesque ici comme ailleurs il faut
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'éviter dé jouer sur les mots. Le terme « nation »
n'a.guèré pris sa signification moderne que depuis
la Révolution, française. Dante était trop hanté
par le rêve impérial pour concevoir un ordre poli-
tique fondé sur le principe des nationalités. Par
définition, l'Empire devait englober tous les
peuples de la terre; c'était la monarchie univer-
selle, c'est-à-dire la négation de tout régime na-
tional.
Mais sur ce point nb's idées modernes risquent
de nous. induire en erreur, car nous avons peine
à concevoir un empire pacifique, qui ne soit ni
conquérant ni oppresseur, et c'est ainsi pourtant
que Dante l'imaginait. L'autorité de l'empereur
devait s'exercer comme celle d'un arbitre, d'un
juge suprême il dictait des sentences, il donnait
des ordres qui exigeaient une parfaite obéissance,
une soumission immédiate. Pour imposer'sa vo-
lonté aux récalcitrants, l'empereur. recourait à la
force c'est pour cela que Dieu lui avait mis l'épée
en main. Mais comme il ne trouvait devant. lui
aucune armée nationale à combattre, il lui suffi-
sait de disposer de cé que .nous appelons des
forces de police. Il n_'était même pas nécessaire
que l'empereur fût le souverain d'un état très
puissant, car, dans les mesures de coercition qu'il
pouvait avoir à prendre, il devait compter sur le
concours de ses vassaux fidèles. C'est à peu près
ainsi que nous voudrions imaginer le président
de la Société des Nations.
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En effet, cette organisation respectait l'indivi-
dualité de chaque état, petit ou grand, lui laissait
ses institutions propres et son autonomie, dans la
mesure où celles-ci ne rompaient pas l'équilibre
dont l'empereur était le gardien jaloux- Parmi
ces états, à côté des royaumes et des duchés, il y
avait place, en Italie surtout, pour des républiques
minuscules, pour ces communes remuantes, dont
la prospérité, à la fin du moyen âge, a préparé le
grand mouvement intellectuel de la Renaissance.
Ainsi la pensée de Dante oscillait entre deux infi-
nis, l'utopie de la monarchie universelle d'une
part, et de l'autre une poussière d'états rivaux
animés d'une vie très intense. Entre ces' deux
extrêmes, il n'y avait pas-de place pour ce que
nous appelons des nations.
Cependant les citoyens de l'Italie moderne qui
ont glorifié Dante comme un des prophètes, de
leur patrie affranchie et unifiée n'ont pas été vic-
times de pures illusions. Ici encore, en dépit de
certaines conceptions utopiques ou. périmées,
Dante a réellement célébré l'Italie de telle façon
que les hommes du xixe siècle ont pu distinguer
dans son œuvre des.présages assez précis de l'évo-
lution politique à laquelle ils ont assisté.
Dans les régions riveraines de la Méditerranée,
le poète continuait à voir des provinces, dont la
première en dignité était l'Italie, souveraine de
toutes les autres Dmma di provincie. Avec
Rome, berceau et foyer de la puissance impé-
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riale, la péninsule constituait « le jardin de
l'Empire ».. Elle devait ce privilège à sa noblesse,
à sa beauté qui, en échange, lui imposaient le
devoir d'être mieux ordonnée qu'aucune autre
province, dans l'intérêt de la paix générale non
moins que dans le sien propre. Mais par la force
des choses, si grande que fût la sollicitude de
Dante pour le reste du monde, c'est l'Italie qui
dominait toutes ses pensées. En fait, il parle assez
peu des affaires des autres peuples, et uniquement
par rapport aux intérêts italiens; la seule politique
pour laquelle il se passionne,est, en définitive,
celle de l'Italie; en sorte qu'un lecteur, même
attentif, peut fort bien, sans perdre de vue le
caractère universel du rêve impérial de Dante,
soutenir que son œuvre atteste surabondamment
son patriotisme italien.
Il est exact encore que deux des traits caracté-
ristiques qui contribuent à fixer la physionomie
propre de l'Italie, en tant qu'unité politique et
nationale, ont été fortement mis en relief-par
Dante. C'est d'abord son unité géographique
dont les contours, à dire vrai, sont faciles à sai-
sir en les rappelant le poète ne fait assurément
que répéter des notions courantes. Mais il y ap-
porte un rare souci de la précision, avec une pro-
digieuse ampleur dans l'évocation de paysages
grandioses, tels qu'un œil humain ne saurait les
embrasser dans leur totalité. II désigne.soigneu-
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sement les limites naturelles de l'Italie, à l'est et
au nord, c'est-à-dire le golfe de Quarnero, « qui
ferme l'Italie et baigne ses frontières » en y englo-
bant l'Istrie, et d'autre part cette muraille des
Alpes, franchissable seulement par la haute
échancrure du Brenner, « qui borne l'Allemagne
au-dessus du Tyrol », et cette barrière des pays
latins est évoquée par Dante comme fond de l'ad-
mirable esquisse du système compliqué de vallées
qui déversent leurs eaux dans le lac de Garde,
« là-bas, tout au nord de la belle Italie ». Or, ce
sont là précisément les frontières que l'Italie de-
vait atteindre un peu avant de célébrer le sixième
centenaire de la mort de son poète. On ne saurait
donc nier que Dante ait vu juste et loin.
Il y avait beaucoup plus de mérite à discerner
un autre aspect, capital, de la « personnalité » de
l'Italie l'unité de sa langue. Cette unité, pendant
des siècles, s'est si bien dissimulée derrière la
multiplicité des patois qu'au xixe siècle encore on
a discuté, non sans passion, sur la nature, sur les
caractères de la langue italienne et sur le point de
savoir où se trouve le modèle auquel doivent se
conformer les écrivains de toute la péninsule. Dès
l'aurore du xiv" siècle, par une intuition géniale,
Dante a reconnu le lien linguistique mystérieux
et fort qui, en dépit de différences profondes de
mœurs, d'institutions et de climat, unissait idéa-
lement toutes-les. populations éparses entre le
demi-cercle des Alpes et les extrémités méridio-
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nales de la péninsule et de ses grandes îles, intui-
tion merveilleuse si l'on songe que les premiers
essais de poésie en italien, tentés en' Sicile à la
cour de l'empereur Frédéric II, remontaient tout
au plus à un siècle avant l'achèvement de la Divine
Comédie La difficulté était de trouver une expres-
sion littéraire qui fût comprise, non seulement
dans telle ou telle ville ou dans le territoire adja-
cent, mais dans la plus grande étendue possible
des pays italiens, malgré la diversité des dialectes;
elle était aussi de donner au langage écrit une gra-
vité, une noblesse que chacun reconnaissait au
latin, mais dont la langue vulgaire était entière-
ment dépourvue.
Un des grands obstacles qui ont entravé la solu-
tion de ce double problème a été la résistance sé-
culaire de l'esprit municipal en Italie. Bien que,
depuis le début du XVIe siècle, les titres incontes-
tables du langage de Florence aient été reconnus
par une série d'Italiens originaires d'autres régions, rien ne saurait décider un Piémontais, un
Vénitien ou un Napolitain à parler ou à écrire
florentin, à supposer qu'ils en soient capables!
Le mérite éminent de Dante a été d'abord de s'é-
lever au-dessus de cet esprit municipal et de con-
cevoir un idiome que nous pouvons déjà appeler
national. Il a eu le courage d'écrire que le patois
parlé à Pise ou à Florence est un turpiloquiiim
aussi bas qu'aucun .autre. En outre, grâce à une
faculté d'observation exceptionnelle, il a reconnu,
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entre tous ces dialectes divers, nombre de traits
communs; tout le monde était frappé de leurs
différences Dante a saisi leurs ressemblances,
ce qui était plus méritoire. Chacun d'eux, dit-il,
possède de bons éléments, utilisables pour cons-
tituer la langue, le « vulgaire illustre » de l'Italie;
mais aucun ne possède à la fois tous ces éléments.
Il se compare à un chasseur qui, à travers les fo-
rêts, les montagnes et les pâturages d'Italie, pour-
suit un glorieux et insaisissable gibier, une pan-
thère, dont ici la bigarrure est certainement
allégorique; partout il en trouve la trace, par-
tout ses chiens en reconnaissent le fumet; mais il
doit se convaincre que la bête n'a aucun gîte fixe;
elle n'est pas ici ou là; elle n'habite nulle part,
parce qu'elle circule partout. Le « vulgaire il-
lustre » d'Italie ne doit pas être cherché à Bologne,
à Florence ou à Rome il est répandu d'un bout
à l'autre du pays, jusqu'à Turin et jusqu'à Trente,
où il est encore reconnaissable, malgré les inévi-
tables mélanges qu'impose au langage de ces villes
le voisinage de populations différentes.
On a pu penser que c'était là une brillante uto-
pie, et rien de plus. Mais il faut se rappeler que
Dante a joint l'exemple au précepte; il ne s'est
pas contenté de disserter sur le mouvement il
l'a démontré en marchant, c'est-à-dire que ses
œuvres ont révélé et consacré la puissance expres-
sive de la langue italienne; or, la langue de Dante
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n'est pas le pur dialecte florentin. Le poète a fait
un constant effort pour imprimer à son expression
un caractère de généralité où s'effacent les traits
qui donnent à un patois sa physionomie propre.
Il élève et élargit son langage en le rapprochant
le plus possible du. latin, source commune de
tous les dialectes italiens, en y admettant nombre
de formes étrangères à la Toscane et aussi de
mots empruntés au provençal et au français,
qu'une tradition littéraire alors très vivace avait
rendus familiers aux lecteurs italiens; et encore il
forge des mots nouveaux, hardis parfois, mais
dont le sens se dégage avec une clarté suffisante
de leur formation même. Cette langue est une
création de génie dont beaucoup d'éléments,
certes, ont vieilli depuis six siècles, mais dont
l'âme a conservé toute sa fraîcheur c'est l'âme
de la langue italienne elle-même.
A diverses époques, des esprits aventureux se
sont réclamés de l'utopie linguistique de Dante
pour essayer de résister aux partisans du purisme
florentin; mais ces derniers parurent triompher
de façon définitive vers le milieu du xixe siècle,
lorsque le milanais Manzoni eut donné l'exemple
d'aller « rincer ses frusques dans les eaux de
l'Arno ». En réalité, la doctrine manzonienne
s'est tout doucement effritée au contact des faits
l'unification politique de l'Italie et la facilité infi-
niment accrue des voyages ont établi entré toutes
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les provinces, du nord au sud, des relations dont,
il y a moins d'un siècle, on n'aurait jamais ima-
giné la fréquence et l'intimité. Piémontais ou
Vénitiens ont épousé des Napolitaines ou des
Siciliennes ils ont élevé leurs enfants à Rome, à
Florence, à Milan ou à Bologne; cette nouvelle
génération n'a plus de racines dans telle ou telle
localité, elle ne parle aucun dialecte elle ne sait
que l' « italien ». Ce cas n'est pas encore le plus
général; cependant le bourgeois cultivé, qui passe
sa vie entière dans sa ville natale, qui en conserve
jalousement le dialecte avec les préjugés, ce té-
moin du « campanilisme » d'antan est un type
qui, en Italie, disparaît très vite..
Bien plus; cette fusion des provinces et de leurs
idiomes s'est imposée de la façon la plus irrésis-
tible à toutes les classes sociales, même les moins
cultivées, lorsque la grande guerre a jeté pêle-
mêle, sur le front de bataille, de la Suisse à
l'Adriatique, les brigades de toutes les régions
Sardes et Siciliens s'y sont couverts de gloire à
l'égal des Alpins; il leur a fallu souffrir, mourir,
lutter, vaincre côte à côte Chacun, comme Dante
autrefois, a dû faire un effort pour franchir les
bornes étroites de son dialecte, afin de se faire
comprendre de ces frères longtemps inconnus.
La nécessité de cet effort ne pourra plus être ou-
bliée. Le grand poète l'avait donc bien compris
la langue nationale de l'Italie ne s'est constituée
telle quelle dans aucune ville privilégiée chaque
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province en fournit les éléments et lui apporte
quelque chose de sa vie propre.
IV.
Au-dessus de la patrie italienne, envisagée dans
sa dignité politique, dans son unité territoriale et
linguistique, Dante a eu d'autres intuitions d'ave-
nir, propres à frapper un moderne. Au premier
rang, il faut placer son amour de la science, son
culte de la vérité, son ardeur à en conquérir la
moindre parcelle et l'exaltation où le plongeait la
perspective d'ouvrir à nos connaissances des ho-
rizons nouveaux.
Ce poète ne s'était pas livré très jeune à l'étude.
Il raconte que ce fut seulement après la mort de
Béatrice (c'est-à-dire après 1290) qu'il chercha un
apaisement à sa douleur dans le De Consolatione
de Boèce et le De Amicilia de Cicéron; encore
éprouva-t-il, pour commencer, quelque peine à
les bien comprendre. Il avait alors plus de vingt-
cinq ans, et ce fut le point de départ de ses études
philosophiques. Jamais il n'atteignit la richesse
et la variété de culture qui distingua Pétrarque.
Dante lut certes beaucoup et avec passion, mais
avec des préoccupations fort différentes de celles
qui inspirèrent plus tard les humanistes l'his-
toire des siècles antiques, étudiés pour eux-
mêmes, l'intéressait moins que les problèmes de
la nature, du monde créé par Dieu et de la desti-
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née humaine. Dans cet ordre d'idées, tous les
faits, les doctrines ou les théories que lui révé-
laient ses lectures excitaient au plus haut point
son enthousiasme; il les gravait dans sa mémoire,
jusqu'à ce que, une nouvelle interprétation lui
étant révélée, il rejetât les théories d'abord accep-
tées pour s'attacher à une explication meilleure.
Car il ne se contentait pas d'une science toute
faite, qui eùt pu épuiser une fois pour toutes sa
curiosité avec plus d'ardeur et de bonne foi que
de critique, il recherchait sans cesse des notions
plus complètes et plus sûres, et son œuvre con-
serve de curieuses traces de ces « progrès M et de
ces. « repentirs » de sa science. Dans son traité en
prose, le Convivio, il avait expliqué, d'après
Averroès semble-t-il, l'origine des taches de la
lune; mais, ayant ensuite trouvé dans Albert le
Grand une explication différente du phénomène,
il s'empressa, dans son Paradis (ch. II), d'y adhé-
rer en condamnant sa première théorie. Ailleurs,
c'est le classement des hiérarchies angéliques qui
est l'objet d'une correction analogue il avait ac-
cepté d'abord celui qu'énonce Brunetto Latini;
ensuite il opta nettement pour le classement indi-
qué par Denys l'Aréopagite et voulut mettre le
lecteur en garde contre l'erreur commise à ce
sujet par saint Grégoire (Paradis, ch. XXVIII)I,
Ce sont de minces détails, mais d'autant plus
i. Voir ci-dessus, p. 75.
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dignes d'attention qu'ils montrent mieux le soin
avec lequel Dante tenait à jour l'état de ses con-
naissances sur les questions les plus diverses.
Mais il y a dans l'Enfer un épisode dont la por-
tée, au point de vue qui nous occupe, est infini-
ment plus haute, c'est l'épisode d'Ulysse. Dante
tenait d'Horace que ce personnage « avait visité
les pays et observé les mœurs de peuples nom-
breux ». Comment fut-il amené à faire de lui, un
siècle et demi avant Christophe Colomb, le type
du découvreur de mondes, de l'explorateur qui
trouve une mort sublime dans une expédition
hasardeuse? Le problème demeure obscur; mais,
à supposer même qu'un texte inconnu de nous
ait pu faire penser à Dante qu'Ulysse mourut en
nier, sans jamais revoir Ithaque, il est indubitable
que l'accent qu'il a donné au récit de cette héroïque
aventure reflète uniquement l'émotion person-
nelle du poète.
L'Ulysse dantesque est le navigateur obstiné,
toujours avide de découvrir de nouveaux hori-
zons. II a déjà parcouru toute la Méditerranée,
de l'île de Circé, au levant, jusqu'aux côtes d'Es- pagne et du Maroc; le voici devant les colonnes
d'Hercule qui lui disent « On ne passe pas! »
Alors une idée subite s'empare de son esprit il
faut voir ce qu'il y a au delà. Et, se tournant vers
ses compagnons, comme lui appesantis par l'âge,
il leur tient un bref discours « Frères, après
mille dangers, nous voici arrivés aux limites occi-
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dentales du monde. Nous n'avons plus guère de
temps à vivre; ne dérobez donc pas aux courts
instants dont vous disposez l'occasion d'explorer,
en suivant la route du soleil, le monde inhabité.
Considérez la dignité de votre race; vous n'avez
pas été créés pour vivre comme des bêtes, mais
pour développer en vous l'activité et la science! »
Une ardeur inconnue s'empare alors de ces vieux
marins; rien ne pourrait les retenir; ils mettent
le cap à l'ouest, se courbent sur les rames et
s'élancent d'un vol insensé, se 'dirigeant de plus
en plus vers le sud. Les jours, les nuits se suc-
cèdent, cinq mois s'écoulent, et ils rament tou-
jours Enfin ils aperçoivent au. loin la silhouette'
d'une montagne si haute que jamais ils n'avaient
vu la pareille; la joie gonfle leurs poitrines, quand
tout à coup un ouragan s'abat sur leur fragile
embarcation prise dans un irrésistible remous,
elle tournoie sur elle-même et coule à pic.
Il y a dans ce récit un élément surnaturel qu'il
importe d'abord d'isoler. Cette montagne loin-
taine n'est autre que le purgatoire, situé par
Dante au milieu de l'océan, aux antipodes de Jérusalem; aucun vivant n'y peut aborder, et
cette interdiction est la cause véritable du nau-
frage des imprudents navigateurs. Mais ces dé-
tails ne sont pas ce qui retient le plus l'attention
d'un lecteur moderne son intérêt et sa sympa-
thie sont attirés par la passion qui inspire la folle
équipée d'Ulysse et de ses compagnons. Ils savent
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que la ,mort les guette, et c'est là une pensée
qui est de mise à tout âge, aussi veulent-ils
consacrer le temps dont ils disposent à l'action la
plus digne et la plus noble, non par amour de la
gloire, car ils vont au-devant d'un trépas obscur
qui n'aura aucun témoin, il faudra un poète
revenu de l'enfer pour le raconter! mais en
considération de leur haute mission « Vous
êtes, leur dit Ulysse, des hommes, incapables de
vous confiner, comme les bêtes, dans la satisfac-
tion des plus bas instincts. » La dignité éminente
de l'homme est de travailler à son perfectionne-
ment, au sien propre et à celui de ses semblables,
et c'est pour cela qu'une force irrésistible le pousse
à développer son énergie créatrice (virtute) et à
accroître ses connaissances.
L'enthousiasme qu'excite ce discours chez les
compagnons d'Ulysse est celui des grands explo-
rateurs, des grands inventeurs, de tous ceux qui,
au moment de faire un pas en avant, que l'huma-
nité n'a encore jamais fait, ne comptent pour rien
le sacrifice de leur vie; et alors commence la
« course folle » (il folle Polo). Dante a compris et
traduit avec une force qui n'a jamais été dépassée
le moment d'exaltation et de foi qui, à l'idée d'ou-
vrir aux hommes des horizons nouveaux, de
mettre à leur diposition des moyens d'action
encore insoupçonnés, abolit dans l'individu toute
considération d'intérêt personnel'.
Certes, ce dévouement sublime à la science, il
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est de tous les temps; mais avons-nous tort de
penser que jamais l'humanité n'en a donné plus
d'exemples qu'au cours des années que nous ve-
nons de vivre? N'est-ce pas, après le culte de la
patrie, la religion de la science qui a eu le plus
grand nombre de martyrs? Combien de vies ar-
dentes n'ont pas été allègrement sacrifiées,' par
exemple, à la volonté de conquérir aux hommes
le domaine de l'air et de réaliser au plus tôt toutes
les perspectives d'activité nouvelle que cette con-
quête leur promet? N'oublions donc pas le folle
volo d'Ulysse, qui devançait tant d'exploits mo-
dernes, avec cette différence que nous ne croyons
plus à un veto divin. Au reste, l'Ulysse de Dante
n'y croit guère, à en juger par ce programme de
progrès indéfini qu'il trace à l'humanité
Fatti non foste a viver corne bruti
Ma per seguir virtute e conoscenza!
En présence de l'Ulysse de l'Enfer, nous ne
pensons plus au damné relégué par Dante, avec
Diomède, avec Guido de Montëfeltro et tant
d'autres, parmi les conseillers perfides; nous pen-
sons moins encore à son péché qu'à celui de
Francesca, quand nous considérons cette image
sublime d'une volonté qui se livre sans réserve à
un amour interdit, ou au péché d'Ugolin, victime
de passions politiques qui lui inspirèrent à lui-
même des actes répréhensibles, mais devenu
pour nous l'incarnation définitive de la douleur
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paternelle soumise aux plus affreuses torturés
dans l'Ulysse dantesque nous ne pouvons voir
que le glorificateur de l'énergie virile et de l'esprit
de sacrifice, mis au service de la science.
V.
Les caractères modernes de l'art de Dante
sortent du cadre de cette étude. Mais.ce n'est pas
s'éloigner de la pensée du poète, considérée dans
ses rapports avec la nôtre, d'observer que son art
est moderne, précisément parce qu'il ne se con-
forme pas en tous points aux règles de la poétique
médiévale dont il était le fervent adepte. Certes,
il fait une large place au symbole; il distingue
soigneusement le sens littéral du sens allégo-
rique, et l'interprétation de ses vers peut être tour
à tour théologique, politique ou morale; nous ne
risquons pas de l'oublier, car il nous le rappelle
assez souvent. Cependant défions-nous des cri-
tiques, anciens ou modernes, qui ne voient guère
que cela dans la poésie dantesque, les uns parce
qu'ils n'y ont jamais regardé autre chose, les
autres parce que, absorbés dans le déchiffrement
de ces rébus, ils finissent par perdre de vue tout
le reste. Mais ce n'est pas un paradoxe de dire
que le symbolisme occupe une place limitée dans
la Divine Comédie. En réalité, les deux éléments
qui constituent la matière du poème sont l'élé-
ment didactique et l'élément poétique. Le pre-
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mier ne se présente- pas toujours, tant s'en faut,
sous forme allégorique. Les enseignements placés
dans la bouche des principaux guides, Virgile,
Stace, Béatrice, saint Bernard, sont exposés sous
une forme directe, en particulier dans le Purga-
toire et le Paradis. L'allégorie n'intervient que
dans certains cas particuliers, et alors elle y
abonde, le poète s'en donne à cœur joie, par
exemple aux deux premiers chants de l'Enfer,
aux deux derniers du Purgatoire, et dans plu-
sieurs autres passages. Mais l'élément poétique
proprement dit, lyrique, descriptif, satirique
ou dramatique, échappe à la tyrannie de l'in-
terprétation allégorique; le sens littéral se suffit à
lui-même. Tel est le cas chaque fois que Dante
parle en son propre nom, pour décharger son
cœur ulcéré, ou pour exprimer son enthousiasme,
chaque fois qu'il évoque des paysages ou des per-
sonnages réels, trace des portraits, déroule devant
nos yeux une- scène dialoguée ou mimée, nous
initiant ainsi à la vie et à la pensée de son siècle.
Faut-il faire un crime aux lecteurs modernes
de la Divine Comédie de ce qu'ils s'attachent
surtout, ou même uniquement, à ces pages, qui
sont d'ailleurs les plus nombreuses dans l'Enfer?
Peu de dantologues résistent à cette tentation, et
il y a en effet d'admirables morceaux dans les
parties plus sévères dont se détourne trop sou-
vent l'attention des lecteurs. Mais sans perdre
son temps en reproches vains, il convient sur-
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tout de souligner le fait que ce poète du xive siècle
a été capable de s'affranchir constamment des
formes étroites et rigides dans lesquelles ses con-
temporains, et beaucoup de ses successeurs, en-
fermaient l'expression de leurs idées et même de t leurs passions. C'est parce qu'il a si bien su, à
l'occasion, s'évader de son temps que Dante réus-
sit à être tout près du nôtre. Homme du moyen
âge, il l'est assurément, mais avec des échappées
lumineuses de pensée et de sentiment modernes,
et c'est par là, en fin de compte, que la puissance
de son génie se manifeste avec le plus d'éclat.
Paris, mai 1920.
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DANTE
DANS LA POÉSIE FRANÇAISE
DE LA RENAISSANCE'
Le plus grand poète de l'Italie est assurément
celui dont l'influence s'est le moins fait sentir en'
France à l'époque de la Renaissance et durant la
période classique. D'autres écrivains italiens ont
eu, dès le xve siècle, une action beaucoup plus
décisive sur les destinées de la prose et de la poé-
sie françaises il suffit .de rappeler les noms de
Pétrarque et de Boccace, dont les œuvres ont été
fréquemment traduites et imitées après eux,
Sannazar, Bembo et toute la phalange des pétrar-
quistes, puis l'Arioste, le Tasse, bien d'autres
encore ont trouvé chez nous de fervents admira-
.1. Cette étude a servi de sujet à une conférence faite à Milan,
le 12 février i8gg, sous le patronage du Comité milanais de la
Società dantesca italiana.. Elle a été publiée sous sa première
forme dans les Annales de l'Université de Grenoble, t. XI
(i8ggj, et traduite en italien, par A. Agresta, pour former le
fascicule 36 de la Biblioteca critiça della letteratura italiana,
diretta da F. Torraca; Florence, igoi. Mon travail était de
peu postérieur à la publication des Dernières poésies de A/ar-
guerite de Navarre, due à M. Abel Lefranc (1896) et à la
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teurs, alors que Dante était négligé, et négligé à
tel point qu'il semble avoir été inconnu des plus
grands écrivains français. Montaigne, dont la mé-
moire était si merveilleusement garnie et qui ne
dédaignait pas d'enchâsser dans sa prose quelques
vers de Pétrarque ou du Tasse à côté de ceux de
Lucrèce, de Virgile ou d'Horace, Montaigne qui
parle incidemment de Boccace, de Machiavel, de
l'Arioste, de Bembo, de Castiglione, de Caro, de
l'Arétin, ne nomme même pas l'Alighieri'. Nos
ce volume par Gaston Paris, dans le Journal des-savants (mai
Y896). L'article d'Arturo Farinelli sur Dante e Margherita di
Navarra n'a paru dans la Rivista d'Italia qu'en 1902, et son
grand ouvrage Dante e la Francia est de 1908; celui d'A.
Counson, Dante en France, a paru en igo6. Je ne m'exagère
pas la valeur de la priorité que je revendique ici, en un sujet
qui a été depuis repris maintes fois (voir, par exemple, Mau-
rice Mignon, les Affinités intelleetuelles de l'Italie et de la
France; Paris, 1921). Cette priorité est cependant ce qui m'a
paru mériter à cet essai déjà ancien d'être réimprimé. La
rédaction du texte n'en est pas modifiée, sauf en d'infimes
détails; mais dans les notes, j'ai essayé .de tenir compte des
travaux récents les plus utiles.
i. Dans une étude à laquelle j'ai fait plus d'un emprunt
(Dante in Frankreich; Berlin, t8g8), M. Hermann Oelsner cite
comme une allusion directe à Dante un passage des Essais
(II, 10), où l'on peut tout au plus trouver la raison du peu de
goût de Montaigne pour les lectures difficiles en général; mais
il n'y a aucune raison de supposer qu'il ait eu particulière-
ment en vue la Divine Comédie. Quant aux deux citations de
Dante qu'il a cru relever (Inf.XI, g3, dans Essais, 1, 25, et
Purg., XXVI, 34-36, dans Essais, II, 12), il s'agit d'idées si
communes et si peu personnelles à Dante que je ne vois pas
pourquoi on y voudrait avoir des réminiscences de la Divine
Comédie. D'ailleurs, M. Oelsnér le reconnaît, et il a pris la
peine de montrer que Montaigne a négligé de citer certains vers très connus due Dante en des passages où ils se présentent
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classiques l'ignorent complètement', et lorsque,
vers le milieu du xvnie siècle, l'attention fut atti-
rée sur la Divine Comédie, Voltaire parla de cette
oeuvre unique avec une sévérité qui paraît aujour-
d'hui simplement bouffonne « II s'y trouve bien,
dit-il, une trentaine de vers qui ne dépareraient
pas l'Arioste »; les allusions continuelles à des
événements'et à des personnages contemporains
ont pu rendre ce poème « intéressant pour la Tos-
cane2 »; mais, en somme, conclut-il, « Dante
était un fou et son ouvrage un monstre3 ».
Nous avons fait des progrès depuis lors, et
Dante est devenu à la mode. Sainte-Beuve le
constatait, il y a une quarantaine d'années, non
sans une pointe d'amertume mal dissimulée
« Aujourd'hui, disait-il, nous n'en sommes plus
à Horace en fait de goût, nous en sommes à
Dante. Il nous faut du difficile, il nous faut du
compliqué4. » Question de mode à part, nous
spontanément à la pensée (Dante in Frankreich, p. 17, et
Anm., p. 33, 34).
i. A une vente publique, qui eut lieu à Rouen en 1652, nous
savons que Corneille acquit, pour la somme de 12 livres, « un
Dante italien, in-folio » {Œuvres de Corneille, éd. Taschereau,
I, p. xxv); mais nous ne voyons pas quel profit il a tiré de
cette acquisition.
2. Voltaire, Lettres choisies, lettre 12.
3. Lettre à Bettinelli, mars ryôi. Sur le rôle joué par Vol-
taire dans les polémiques relatives à Dante, un chapitre subs-
tantiel a été écrit par M. E. Bouvy dans le volume intitulé
Voltaire et l'Italie (i8g8). Consulter aujourd'hui A. Farinelli,
Voltaire et Dante (Studien zur vergl. liter. gesch., igo6).
4. Causeries du lundi, t. XV, p. 287 (l'article est de 1861).
Antérieurement déjà, Sainte-Beuve avait exprimé la même idée
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avons fini par nous apercevoir que l'auteur de la
Divine Comédie n'est pas seulement un génie ita-
lien, mais aussi l'un des plus sublimes interprètes
des angoisses et des aspirations de l'âme humaine.
Il semble qu'une nation moderne se disqualifie-
rait, au point de vue intellectuel, si elle ne comp-
tait pas parmi ses membres quelques savants qui
consacrent leurs labeurs et leur intelligence à
pénétrer plus intimement dans la pensée de Dante
et à la mieux faire comprendre.
Pourtant., il faut bien l'avouer, si grands
qu'aient été les progrès des études dantesques en
France, il reste encore fort à faire. Même dans
cette partie du public français qui se pique de lit-
térature, Dante est peu ou mal connu son nom
évoque le souvenir de quelques épisodes, peu
nombreux, de l'Enfer; les lecteurs les plus intré-
pides poussent jusqu'au Purgatoire; bien rares
sont ceux qui arrivent à la fin du Paradis. Je me
hâte de dire que cette indifférence n'est pas sans
excuse plus; qu'aucune autre peut-être, l'eeuvre
de Dante présente au traducteur des difficultés
insurmontables; tïaduite, elle perd toute-son élo-
quence, toute sa poésie j elle ne gagne qu'en obs-
curité. Il faudrait donc ia lire dans le texte;. mais
si cette lecture est parfois, m&nepouf les Italiens
les plus versés dans ce genre d'études, un sujet
d'embarras et de controverses, elfe suppose de la
au début d'un article du 1: décembre 1834 (Causeries t. XI, p. 19g).
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langue italienne, et en particulier de celle de
Dante, une connaissance qui n'est pas fort com-
mune parmi les Français. Cette question de
langue et les difficultés réelles auxquelles donne
lieu l'interprétation de la Divine Comédie oc-
cupent certainement le premier rang parmi les
causes d'ordre général qui détournent les Fran-
çàis de la lecture de Dante. Il y en a d'autres plus
particulières, qui ont varié suivant les époques,
et qu'il serait plus délicat et plus intéressant de
rechercher et d'étudier dans leurs rapports avec les variations du goût.
N'ayant à m'occuper ici que de la période de la
Renaissance, cette recherche est, assez simple
c'est l'époque où la gloire de Dante subissait une
éclipse grave dans sa propre patrie. L'orientation
des esprits s'était complètement modifiée depuis
la mort du poète, qui avait, semble-t-il, emporté
dans sa tombe une partie, et la plus pure, de
l'âme du moyen âge. Tous.les regards s'étaient
brusquement tournés vers un idéal nouveau,
celui de la civilisation antique, et l'on se portait
avec un enthousiasme peut-être irréfléchi vers
l'étude et l'imitation des formes plus. gracieuses
et plus régulières de l'art classique. Dans l'ivresse
de cette découverte, on oublia, comme il arrive
toujours, d'être juste pour le passé Pétrarque et
Boccace, qui avaient été les véritables initiateurs
de cette renaissance, furent exaltés; Dante, qui
n'y avait participé qu'à peine, fut dédaigné; l'idéal
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politique, moral, religieux dont son poème était
l'expression sublime avait cessé d'être compris.
Pouvait-il l'être mieux en France qu'en Italie?
Non, sans doute; et pourtant il ne faut pas croire
que la Divine Comédie n'ait laissé aucune trace
dans la littérature française du xv° et du xvie siècle.
Plus ces traces sont fugitives et légères, plus il
importe de les recueillir avec soin, avec piété
c'est dans la disette que l'on apprécie les miettes
dédaignées au temps de l'abondance. Je. voudrais
ramasser ici quelques miettes de la gloire de
Dante, en m'efforçant d'y retrouver un peu la
saveur du festin splendide que le divin poète
offre à ceux qui savent le comprendre et l'aimer.
Quand et comment le nom et l'oeuvre de Dante
furent-ils révélés au public français? Bien hardi
qui oserait risquer à ce sujet une hypothèse tant
soit peu positive. Il est cependant permis de pen-
ser que les premiers qui vantèrent en France les
beautés de la Divine Comédie furent des Italiens
établis à la cour d'un prince protecteur des lettres,
comme Charles V. Nous en connaissons quelques-
uns, et précisément les premières mentions et les
premiers essais d'imitation de Dante, que nous
ayons à relever dans la poésie française, se
trouvent dans les œuvres d'une Italienne, deve-
nue Française de cœur, la célèbre Christine de
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Pisan, fille du médecin et astrologue bolonais
Thomas de Pisaji, auquel sa réputation avait yalu
d'être appelé à Paris par Le roi Charles V. L'ac-
cueil qu'il reçut en France le décida à y transpor-
ter ses pénates, et c'.est aiasi que Christine, née à
Venise en J 363, devint Parisienne à l'âge de cinq
ans, Restée veuve assez jeune, avec trois enfants
et sa mère, veuve comme elle, à soutenir,.se trou-
vant aux prises avec de sérieuses difficultés d'ordre
économique, elle eut l'idée de demander un gagne-
pain à la littérature elle vécut de sa plume, et,
comme on l'a dit spirituellement, ce fut cette
femme qui inventa la profession d'homme de
lettres'. Douée d'une très vive intelligence et
d'une facilité merveilleuse, dont elle ne se défiait
d'ailleurs pas assez, elle réussit à se faire une
place distinguée dans le mouvement littéraire
dont Paris était le centre, aux environs de l'an
1400.
A cette époque éclata une mémorable querelle
entre les partisans et les adversaires du Roman due
la Rose. Christine de Pisan.en prit occasion pour
opposer nettement la Divine Comédie au célèbre
poème français; sa délicatesse 'avait été offensée
par certains passages, injurieux Pour les femmes,
introduits par Jean de Meun dans la seconde
partie du Roman; elle ne craignit pas de s'atta-
i. Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littéra-
ture françaises, t. II, p. 360.
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quer aux défenseurs de ce poète, deux person-
nages considérables à-la cour de Charles VI, Jean
de Montreuil et Gonthier 'Col, et proclama hau-
tement la supériorité de Dante « Se mieulx veulx
ouïr descripre paradis et enfer et plus haultement
parler de theologie plus proffitablement, plus
poetiquement et de plus grant efficace, lis le livre
que on appelle le Dant, ou le te fais exposer pour
ce que il est en langue florentine souverainement
ditte. Là orras aultre propos, mieulx fondé plus
soubtilement, et où plus tu pourras profiter que
en ton romant de la Rose'. »
Dans ses poèmes, Christine de Pisan aime
aussi à citer la Divine Comédie; elle en traduit à
l'occasion quelques vers2 et cherche à l'imiter
dans tel de ses ouvrages, notamment dans le
Chemin de long estude la seule intention d'en-
fermer dans ce poème indigeste un enseignement
moral, sous une forme allégorique, et toute une
description du monde, permet d'y reconnaître
l'influence de Dante. Un passage indique même
fort clairement que l'allégorie en est empruntée
d'une façon directe à la Divine Comédie une
i. Ce passage d'une lettre de Christine de. Pisan est cité
dans Del Balzo, Poesie di mille autori intorno a Dante,
t III, p. 220, et dans A. Farinelli, Danfe e la Francia, t. I,
P. i5i.
2. Par exemple les premiers vers du chant XXVI de l'Enfer,
dans un passage du livre de la Mutation de fortune cité par
P. Paris (les Manuscrits français de la bibliothèque du roi, t. V,
p. 141). Voir A. Farinelli, op. cit., p. i58 et suiv.
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sibylle conduit l'auteur à un château qui rappelle
le nobile castello du limbel, et lui dit
Sache qu'il a nom long estude,
Où il n'entre personne rude,
N'il n'y trespasse nulz villains.
Christine croit avoir déjà vu ce château quelque
part, mais elle n'y avait pas fait grande attention;
maintenant elle se souvient que c'est Dante qui
en parle
Dant de Flourence el recorde,
En son livre qu'il composa
Où il moult biau stile posa,
Quant en la silve fu entrez
Ou tout de paour yert oultrez,
Lorsque Virgille s'apparu
A lui, dont il fut secouru.
Adont lui dist par grant estude
Ce mot « Vaille-moy long estude
Qui m'a fait cerchier tes volumes,
Par qui ensemble accointance eusmes2. »
Or congnois à cette parole
Qui ne fu nice ni frivole
Que le vaillant poète Dant,
Qui a long estude ot la dent,
Estoit en ce chemin entrez
Quand Virgille y fu rencontrez,
Qui le mena parmi enfer
Où plus durs liens vit que fers.
1. Inf., IV, 107.
2. I, v. 83-84.
3. Le Chemin de long estude, v. 1 io3 et suiv. et 1128 et suiv.
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Ces réminiscences de la Divine Comédie ne
peuvent nous surprendre sous la plume d'une
Italienne, restée, en dépit de sa profonde affec-
tion pour la France, sa nouvelle patrie, très atta-
chée au grand poète de l'Italie. Il est peut-être
plus intéressant de recueillir un témoignage à peu
près contemporain (1409) et qui, émanant d'un
écrivain français, nous montre ce que l'on savait
et ce que l'on pensait de Dante à Paris, dans un
milieu où la langue italienne était profondément
ignorée.
Ce témoignage est emprunté à la traduction
française du traité de Boccace intitulé De casïbus
illzcstriacm virorzcna. L'auteur en est Laurent de
Premierfait, écrivain médiocre, mais qui a eu la
bonne fortune d'associer son nom aux deux ou-
vrages de Boccace qui ont joui, en France, de la
vogue.la plus extraordinaire au xve et au xvil, siècle
le De Casibus et le Décamêron. Ce traducteur peu
scrupuleux délayait et commentait l'oeuvre de Boc-
cace, y ouvrait de longues parenthèses, complète-
ment étrangères au plan de l'ouvrage, au lieu d'en
reproduire fidèlement la forme aussi bien que les
idées 1.
C'est dans une de ces digressions qu'il a intro-
duit certains renseignements curieux sur Dante.
La sévère figure de l'Alighieri se rencontre, en
i. Postérieurement à ,cette étude, j'ai consacré une de mes
thèses de. doctorat (thèse latine) à Laurent de Premierfait,
traducteur de Koccace; Parisy igo3.
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effet, dans le défilé des illustres malheureux qui
viennent tour à tour déposer devant Boccace, en
-le priant ,de raconter leur histoire entre le cha-
pitre consacré au supplice des Templiers et de
leur grand maître, Jacques de Molay, et celui où
il est question de la tyrannie du duc d'Athènes à
Florence, Boccace voit passer devant lui une
multitude d'infortunés, parmi lesquels il recon.-
naît Dante. Par un artifice heureux, mais qui ne
donne lieu qu'à un très court épisode, c'est le fa-
rouche exilé de Florence qui désigne à son dis-
ciple, à son fervent admirateur, le perso.nnage sur
lequel doit se fixer son attention « Regarde,
dit-il en substance, celui qui marche derrière
moi, et raconte tout au long l'histoire de ce Gau-
tier qui a foulé aux pieds la liberté de notre patrie
et dont la tyrannie reste comme une' tache .pour
le nom de Florence. Si tu veux faire une oeuvre
qui me soit agréable, raconte son histoire et non
la mienne, afin que l'on sache quels sont les
hommes que tes concitoyens accueillent dans
leur ville et quels sont ceux qu'ils bannissent. »
Boccace voudrait interroger Dante et, sans doute,
le faire parler de lui-même, mais déjà le poète a
disparue
Laurent de Premierfait a pensé qu'il convenait
d'apprendre à ses lecteurs quelque chose de plus
sur la vie et sur l'œuvre de Dante. Ce poète, dit-il,
i. De CasiBus, 1. IX, c. xiiv.
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est venu à Paris, où il vit trois choses qui étaient
et qui sont encore. « les plus resplendissans et
notables qui soient en. quelconque aultre partie
du monde, c'est assavoir le general estude de
toutes sciences divines et humaines, qui sont
figure de paradis terrestre; secondement les.nobles
eglises et aultres lieux sacrez et dédiez, garniz
d'hommes et femmes servans jour et nuyct a
Dieu, qui sont figuré de paradis celeste; tierce-
ment les deux cours judiciaires qui aux hommes
distribuent la vertu de justice, c'est assavoir Par-
lement et Chastellet, qui portent figure par moitié
de paradis et d'enfer ». Dante aurait encore fait
à Paris bien d'autres découvertes qui le décidèrent
à écrire son poème; c'est là qu'il put lire le Roman
de la Rose, dans lequel « Jean" Clopinel de
Meung, homme d'esprit celeste, peignyune vraye
mappemonde de toutes choses célestes et ter-
riennes ». Il'résolut alors de « contrefaire au vif
le beau livre de la Rose, en ensuyvant tel ordre,
comme fist le divin poète Virgile au sixiesme livre
que l'on nomme Eneide ». Mais la sévérité avèc
laquelle il s'éleva « contre les vices et les hommes
vicieux, en les nommant mesmement par leurs
noms », fut la cause de tous ses malheurs; il « fut
dechaciez de, Florence et forsbannis d'illeuc, et
mourut en estrange contrée1 ».
i. Le passage entier relatif à Dante se trouve dans Hortis,
Studi sulle opere latine del Boccaccio, p. 626 n.; mais la leçon
qui y est citée reproduit, inexactement d'ailleurs, le texte d'une
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Je ne m'arrêterai pas à souligner la singularité
de ces renseignements. A mon avis, tout l'intérêt
des allégations de Laurent de Premierfait est
dans l'origine française, disons même parisienne,
qu'elles semblent avoir; car, selon toute appa-
rence, ce ne sont pas des Italiens qui ont pu ap-
porter en France ces étranges notions de critique
dantesque!
Ainsi, dès les premières années du xv° siècle,
les Français avaient eu plus d'une occasion d'en-
tendre nommer le poète de la Divine Comédie,
et il y avait lieu d'espérer que leur curiosité, une
fois mise en éveil, ne se contenterait pas des don-
nées incomplètes et inexactes que je viens de
rappeler. La France n'était pas encore entrée
résolument, comme l'Italie, dans la voie de la
Renaissance on n'y avait pas encore appris à
étudier, à comprendre, à aimer l'antiquité pour
elle-même avec cette passion, ou plutôt avec cette
édition relativement tardive; je me suis reporté au ms. 5içj3
de la bibliothèque de l'Arsenal, dont la leçon me paraît avoir
une autorité toute particulière. La mention de Dante con-
tenue dans la traduction française du De Casibus est un des
quelques détails qui ont échappé aux recherches, d'ailleurs si
diligentes, de M. Oelsner dans l'ouvrage cité; et pourtant il
semble avoir eu comme l'intuition de l'importance qu'aurait
pu avoir l'oeuvre de Boccace pour populariser en France le
nom de Dante, lorsqu'il remarque (Anin. 16) que si Boccace
avait entretenu en France des relations nombreuses, comme
celles qu'y eut Pétrarque, l'influence de Dante y aurait été
plus sensible; or, c'est précisément à la faveur du succès pro-
digieux avec lequel fut accueillie la traduction du traité de
Boccace que se répandit en France cette première notice bio-
graphique sur Dante écrite en français.
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superstition, qui rendit plus d'un humaniste
italien injuste pour Dante. Au point de vue des
idées, la France était toujours en plein moyen
âge; ni la théologie de la Divine Comédie, ni la
forme allégorique dont le poète s'était servi pour
présenter ses conceptions
sotto il velame degli versi strani,
ne pouvaient déplaire à un siècle encore imbu de
scolastique et dont le Roman de la Rose était le
poème favori. Les admirateurs de Jean de Meun
auraient pu, semble-t-il, apprendre du poète flo-
rentin, auquel Christine de Pisan les renvoyait si
judicieusement, l'art d'enfermer une vaste pensée,
la plus vaste et la plus haute que puisse exprimer
un poète, dans une œuvre savamment composée,
dont toutes les parties, bien proportionnées, sont
étroitement liées entre elles, où la précision du
détail ne fait jamais perdre de vue l'ensemble, où
les inventions les plus hardies et les plus gran-
dioses ne laissent pas oublier un instant l'ordre
rigoureusement mathématique dans lequel se
déroule ce pèlerinage sublime de l'âme à travers
les trois mondes de l'expiation, de la pénitence et
de la béatitude.
Les poètes français auraient pu apprendre tout
cela à l'école de Dante ils n'en firent rien. Bien
des choses leur manquèrent, sans doute, pour
apprécier l'art consommé qui a présidé à la com-
position de la Divine Comédie; ils avaient no-
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tamment perdu le goût et le sens de la grande
poésie. Si le xv" siècle n'avait produit les Mrs-
tères et donné naissance à deux poètes lyriques
vraiment supérieurs, chacun dans son genre,
Charles d'Orléans et François Villon, il ferait
fort mauvaise figure dans l'histoire de la poésie
française. Faut-il rendre responsables de- cette
stérilité les désastres qui fondirent sur la France
pendant les règnes tragiques de Charles VI et de
Charles VII? Je ne le pense pas. En réalité, la
poésie du moyen âge avait définitivement terminé
son évolution en France elle avait épuisé toutes
les sources de son inspiration: incapable de se
renouveler par elle-même et de revenir sur le
passé, incertaine. encore de l'orientation noûvelle
qu'elle devait prendre, elle se taisait, impuissante,
attendant le signal d'une renaissance qui ne se
produisit guère que dans le. second tiers du
xVIe siècle. A ce moment, il fallut que les Italiens
vinssent à nouveau rappeler le nom de Dante aux
Français 1.
i. II va sans. dire que l'oubli où retomba l'oeuvt·e de Dante
au xv' siècle ne fut pas absolu, et il convient de citer ici la
traduction en vers de l'Enfer, conservée dans un manuscrit de
Turin et publiée par C. Morel, Les plus artcienrtes traductions
françaises de Za Divine Comédie, Paris, 1897; elle remonte
certainement au milieu du xv° siècle. Mais le fait qu'elle est
restée inédite jusqu'à nos jours et qu'elle n'est contenue que
dans un seul manuscrit prouve assez qu'il s'agit d'une tenta-
tive isolée, restée sans écho.
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II.
Les circonstances qui mirent la France en con-
tact avec l'Italie; la séduction qu'exerça sur une
société encore un peu rude la civilisation beau-
coup plus élégante et raffinée dont les Français
eurent la révélation à Milan, à Ferrare, à Flo-
rence, à Rome; la bienveillance et l'affection avec
lesquelles les rois de France accueillirent, ou plu-
tôt attirèrent à leur cour les artistes et les lettrés
italiens; l'empressement que ces derniers mirent
à répondre à l'appel royal; l'influence qu'ils exer-
cèrent sur la Renaissance française, tels sont les
faits bien connus qu'il suffit de rappeler ici sans
y insister. La cour de François Ier était à demi
italienne au Louvre, à Fontainebleau, à Blois, à
Amboise, ce prince léger, brillant, généreux, dont
les premières victoires avaient émerveillé l'Eu-
rope, aimait à s'entourer d'artistes italiens, à visi-
ter leurs ateliers et à s'entretenir familièrement
dans leur propre langue avec un Léonard de
Vinci, un André del Sarto, un Rosso, un Prima-
tice, un Benvenuto Cellini. Des humanistes, des
poètes, des médecins, des juristes, pour ne parler
ici ni des capitaines, ni des hommes d'église, ni
des commerçants, ni surtout des simples aventu-
riers, passaient les Alpes et réussissaient bien
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souvent à s'emparer des situations les plus hautes
et les plus enviées 1. La sœur du roi, Marguerite,
la célèbre reine de Navarre, n'accordait pas une
protection moins généreuse ni moins éclairée aux
lettrés venus d'Italie; plus fine et plus artiste que
son frère, elle se servait volontiers aussi d'agents
italiens et entretenait des relations personnelles
avec certaines villes de la péninsule, notamment
avec la république de Florence`-
Dans cette invasion de la France par les Ita-
liens, invasion qui rappelle par tant de côtés la
conquête que le génie grec avait faite de Rome au
moment même où la Grèce, en tant que nation,
cessait d'exister3, il était impossible que la litté-
rature italienne ne devînt pas familière aux Fran-
çais. La mode s'en mêla, à tel point que de bons
esprits s'émurent d'un succès qui leur paraissait
dangereux, poussèrent un cri d'alarme et se mirent
1. Je renvoie, sur ce point, le lecteur à l'étude si riche en
renseignements précis (Le lettere italiane alla corte di Fran-
cesco I) publiée par F. Flamini dans ses Studi di stoi-ia let-
teraria italiana Livorno, r895, p. et plus
encore au patient travail d'Emile Picot, Les Italiens en
France au XVI siècle, publié dans le Bulletin italien (Bor-'
deaux), igoi-1g04, 1917-1918 (le tirage à part à. 3oo pages grand
in-81; il y manque un index).
2. En ce qui concerne les relations de Marguerite de Navarre
avec Florence, je renvoie à la lettre de cette princesse, en ita-
lien, en date de Saint-Germain-en-Laye, le 14 mai 1528, adres-
sée « alli nostri carissimi e grandi amici el gonfalonniere et
priori della libertà e Repca della IUma Sia florna », que j'ai
publiée dans le Bulletin italien, 1902, p 217.
3. Horace, ép. II, i, v. 156.
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en devoir de défendre la tangue française menacée
par une rivale redoutable1.
Une pareille vogue devait profiter à la Divine
Comédie. Pétrarque avait beau être le modèle
des poètes lyriques, comme Boccace était celui
des conteurs; les chefs-d'œuvre classiques et les
récentes imitations qu'en avaient tentées les Ita-
liens dans fa tragédie, la comédie, l'épopée, la
satire ou l'églogue avaient beau confisquer à leur
profit toute l'attention des lettrés, les Florentins
venus en France (et ils étaient nombreux) pou-
vaient-ils oublier de parler.de Dante à ceux qui
s'informaient curieusement de leur langue et d:e.
leur littérature? Auraient-ils négligé de vanter ce
poète vraiment national et toujours admiré, alors-
même qu'ils n'avaient plus qu'une intelligence
incomplète de son génie? Non, sans doute,, et les
faits le prouvent. C'est à Paris qu'un. Florentin,.
Jaeopo C:orbinelli, p-ublia pour la première fois
le traité de (1577); la.
Divine Comédie avait été imprimée à Lyonr en
1547, et dans les poésies qu'un exilé florentin dé-
diait, en 1532, à François Ier, poésies où l'influence
dantesque est pourtant à peu près nulle, le poète,.
c'était Luigi Alamanni, avait clairement
i. Henri Estienne, Deux dialogues du françois italianisé
(1578) et De ta prêcelïence du langage françois (i57ç)). Voir
Emile Picot, Pour et contre l'influence italienne en France au
XV I' siècle (article posthume), dans Études italiennes, II.
(1920), p. 17.
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évoqué le souvenir de Dante en ces vers que.Flo-
rence est censée prononcer
Ben piansi io con ragion, quando s'estinse
Quel gran lume divin, quell' alto e sacro
Mio figlio antico, a me contrario un tempo
Contra '1 dever, che in stil si dotto e raro
Cantô il cielo e l'abisso e i luoghi dove
Si purga l'alma a gire a miglior porto1.
On peut affirmer que, de toutes façons, l'intérêt
des Français était vivement excité par ce que la
Divine' Comédie pouvait avoir même de simple-
ment étrange à leurs yeux dans le premier quart
du siècle, François Bergaigne avait traduit en vers
Le Paradis, et. Claude de France, première femme
de François Ier, possédait un exemplaire de cette
traduction; le roi lui-même avait dans sa biblio-
thèque un texte de Dante2 et se le faisait volon-
tiers expliquer par quelqu'un des Italiens de son
entourage. Un jour, s'il faut en croire une anec-
dote qui n'a rien d'invraisemblable et que rap-
porte un contemporain,3, « Louys Alleman »
1. L. Alamanni, Opere Toscane, I, égl. 11. Voici une des
rares réminiscences dantesques que l'on peut relever chez ce
poète
« Ne si vergogni '1 nostro gran Toscano
D'una Cianghella-, un Lapo Salterello.» »
(Op..Tosc, I, sat. III.)
2. Voir, à ce sujet, H. Oelsner, op. cit., p. 14, et Anm.; tà
et 3. Etienne Pasquier, Recherches de la France, VI, 1. Le titre
du chapitre où se lit cette anecdote est « De la fatalité qu'il
y eut en la lignée de Hugues Capet au préjudice de celle de
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(Luigi Alamanni) lisait à François Ier un passage
du Purgatoire qui devait avoir pour ce prince un
intérêt tout particulier, celui où..Dante parIe, de
la dynastie des Capétiens et- de ses origines.
Lorsque le lecteur arriva à ce vers que Le poète a
mis dans la bouche de Hugues Capet,
Figliuol fui d'un beccaio di Parigi*,
le roi entra dans une grande colère et s'en prit à
Dante de ce qui lui parut une odieuse imposture.
Ce n'était au fond qu'une de ces méprises histo-
riques comme le moyen âge exi a commis beau-
Charlemagne, et contre la sotte opinion de Dante, poète ita-
lien, qui estima que Capet estoit yssu d'un boucher. Voir
A. Farinelli, op. cit., t. I, p. 291 et suiv., qui croit, au con-
traire, l'anecdote sans fondement.
i. Purg., XX, 54. Le traducteur auquel on doit la traduction
complète de La Divine Comédie en vers français,- conservée
dans un manuscrit de Vienne, et remontant, selon toute appa-
rence, au milieu- du xyi° siècle (publiée par C. Morel, op. cit.),
n'a pas osé traduire exactement le vers de Dante
Mon père en ce temps-là fut de Paris le Comte;'
Sans entrer ici dans la discussion de ce point d1hîstoirè, il est
bon de noter que Dante n'a pas inventé la légende qui faisait
de Hugues Capet le fils d'un boucner, car.dans la chanson de
geste intitulée Huon Chapet, on lit que le -père- du héros
Bouchier fu 1-i plus riche de trestout le pais.
Je ne saurais dire si c'est à la Divine Comédie que Villon a emprunté le même renseignement (Hue Chapel, qui fut extra'ict
de boucherie), mais -Dante est:clairement désigné dans le pas-.
sage de la Satire Ménippée, qui reproche leur basse origine
aux rois de France. (ut asserit q-uidam poeta valde amicus
Sanctse Sedis Apos,toliC£e, et ideo qui noluisset mentiri; Sat.
Ménippée, éd. Read, p. 107).
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C0Up,. et que l'on. répétait de confiance. Peu s'en
fallut* dit-on, que François I™ n'interdit dans son
royaume la teétuee de. la Divin© Comédie.
Il est donc incontestable que les Français cher-
chaient à; connaître Dante; mais il n'est pas moins
certain qu'ils, ne- réussissaient guère à le coin-
prendre. Dans le courant du xvie siècle., le nom
du poète revient assez souvent sous la plume des
écrivains français,, mais pour eux, semble-t-il, ce
n'était guère plus qu'un nom. Les Italiens leur
avaient appris à l'associer ceux de Pétrarque, de
Boccace, de Sannazar, de l'Arioste,. et ils le fai-
saient avec docilité, mais sans grande conviction.
Un indice curieux du peu de goût qu'inspirait
alors l'oeuvre de Dante se trouve dans un court
billet que la reine de Navarre adressait, en i534,
à son frère; ce billet, passablement obscur, ren-
ferme uxt de ces rondeaux facilement tournés,
mais trop, souvent prosaïques,, comme cette prin-
• cesse en a tant improvisés. Elle y exprime d'abord le sentiment de mélancolie avec lequel elle voit
lui échapper sa jeunesse (elle avait alors quarante-
deux ans), et le regret
Du temps passé qui, ne se- peut rattsindre
mais ce sentiment, si l'on ne peut le dominer, il
faut savoir le tenix caché; puis elle s'écrie
Oh! qu» je vois. Cerreuc la teete oeuidre
A ce Daflte, qui trous: vient icy- peindre
Son triste enfer et vieille passion
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Elle plaisante le poète italien, qui, à quarante
ans, veut encore faire semblant d'être amoureux,
Puis par despit courre à dévocion;
C'est une fin, plus qu'à ensuyvre, à craindre^
Tout le piquant de ce rondeau est .dans le fait
qu'il a été compose par la femme qui, dans son
siècle, devait le mieux comprendre et s'assimiler
la pensée de Dante, lorsque, dans les dernières
années de sa vie, attristée par des chagrins et des
deuils de toutes sortes, elle trouva dans la lecture
du divin poème une nourriture vraiment appro-
priée aux besoins de son cœur meurtri. Alors elle
comprit toute la profondeur delà pensée de Dante,
et elle s'écria, reprenant une émouvante exclama-
tion de Francoise de Rimini
Douleur n'y a qu'au temps de le misère
Se reçor.der de l'heureux et prospère,
Comme aultrefois en jDante j'ai trouvé.
Mais le sçay mieulx pour avoir esprouvé
Félicité et infortune austère2.
C'est la première transcription, dans notre
i. Nouvelles lettres de la reine de Navarre, publiées par
Génin, 1842, p. 122*123. Le texte de ce rondeau a été publié en
dernier lieu, avec grand spin, par Léon Dorez dans son
étude sur François 7" et la « Commedia (Dante, Mélanges
de critique et d'érudition françaises; Paris, igai, p. ii8, avec
fac-similé du raanuggrit original).; Il va sans dire que ce ron-
deau n'est qu'un badinage, non « une offense -à Dante
(A. Farinelli, p. 33o).
2. Voir L. Dorez, /oç, cit., p. 117-118,
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poésie, du cri célébre Nessun maggior dolorel.
(Inf.,
La reine de Navarre avait toujours eu pour la
théologie une secrète inclination et, de tous les
aspects de. la doctrine chrétienne, celui qu'elle a
le mieux compris est la doctrine de l'amour
l'amour infini que Dieu à témoigné à sa créature
déchue, en-la rachetant du péché; l'amour sau-
veur, grâce auquel le pécheur racheté peut s'éle-
ver jusqu'a Dieu et s'unir à lui en une indisso-
luble communion. Les dernières poésies de
Marguerite ne sont que le chant mystique d'une
âme qui, après -avoir brisé tous les liens ter-
restres, s'élève confiante jusqu'à la contemplation
directe de Dieu. Je ne pense pas qu'il y ait eu
dans toute la littérature française, un seul poète
dont l'inspiration se soit rapprochée à ce point
de celle de Dante. Examinons donc celles des
poésies de la reine de Navarre où se reconnaît
comme un écho de la Divine Comédie, et d'abord
rappelons en quelques mots dans quelles condi-
tions elle les a composées.
Marguerite de Navarre, l'auteur de l'Heptamé-
ron, la conseillère éclairée de François Ier, dans
la protection que ce prince accordait aux savants
et aux poètes, est une des figures les plus connues,
les plus attachantes, et, en dépit de certaines ca-
lomnies qui ne l'atteignent pas, les plus pures de
la Renaissance française. Par sa naissance, par
son charme naturel, par son esprit, par le rô-le
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important qu'il lui fut donné de jouer durant la
r captivité du roi, elle est au premier rang de la société de son temps; mais elle n'est pas de celles
qu'éblouissent les rêves de gloire et de puissance
le connétable de Bourbon, Charles-Quint lui-
même avaient aspiré à sa main; François Ier au-
rait peut-être voulu la marier au roi d'Angleterre
Henri VIII Marguerite, restée veuve du 'duc
d'Alençon, en i525, préféra faire un mariage
d'amour avec un roi sans royaume, Henri d'Al-
bret, roi de Navarre. Elle ne demanda le bon-
heur qu'aux affections du cœur et aux joies' de
l'esprit faire le bien, soulager les misères, con-
soler les affligés, accueillir et défendre les pros-
crits et les persécutés, d'une part; de l'autre, tra-
vailler sans relâche à s'instruire, soit par les
études les plus arides, soit par la conversation
des hommes les plus cultivés et les plus savants,
voire même des novateurs les plus hardis, qu'elle
aimait à réunir autour d'elle, telles sont les occu-
pations favorites entre lesquelles la reine de Na-
varre partagea son temps, surtout lorsqu'elle
s'éloigna de Paris pour vivre en Gascogne et en
Béarn. C'est sous ce double aspect de « ministre
des pauvres », comme elle s'appelait elle-même,
et de causeuse charmante, chez qui l'enjouement
n'excluait jamais les pensées sérieuses, que l'on
aime à se la représenter dans ce coquet château
de Pau, dont elle fit sa résidence habituelle. De
là, son regard, souvent voilé de larmes, se repo-
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sait sur l'admirable panorama qui se déroulait
devant. elle une vallée fertile et riante, des ce-
teaux boisés ,et, tout au fond., la chaîne majes-
tueuse des Pyrénées1 blanches de neige.
Cette vie si active, si utile, consacrée tout
entière aux oeuvres de la pensée., de la paix et de
la .concorde, fut assombrie à son déclin par une
série d'épreuves .douloureuses. Les plus sensibles
furent peut-être celles .qui touchaient ses convie-
rions religieuses. Ce n'est pas ici le lieu d'ab9r¥!er
la question du protestantisme de Marguerite de
Navarre1, question fort délicate, puisque, assuré-
ment, elle ne donna jamais son adhésion formelle
au calvinisme; du moins s'en rapprocha-t-elle beau-
coup. Elle a épr ouvé des sympathies très vives pour
quelques-unes des idées essentielles et pour cer-
tains hommes de la Réforme, et cette vertu de
tolérance, dont.elle donna toujours le plus parfait
exemple, elle aurait voulu la répandre et la voir
pratiquée autour d'elle. Les événements vinrent
1. Voir l'article de M. Abel Lefranc sur Les Idées religieuses
de Marguerite de Navarre d'après ses Dernières poésies, i8g8
(extrait du Bulletin du protestantisme français), et sjis^i fjn-
téressant compte-rendu qu'y a consacré M. Hauser dans .La
Revue critique (vol. XUVI, ![t8g8,] p. 252). Bans un récent
vol-âme intitulé La -prima- opéra di M-0'gherita -di il!
ter^a rima (Catane, 1920)^ M. Carlo Pellegrini soutient que
1a reine de 'Navarre ne s'est jamais « écartée, SUT .les points
les conclusions des Lefranc. ieajjljojjigues bien
mots certes, 'Marguerite ne fut pas « protestante », mais elle
appartenait ee parti .de fidèles ifui goujjaît.aigaj
ardemment une réforme dans les çadres de l'Eglise.
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lui démontrer .que ce pileux désir m'était qu'une
illusions en i&g, un gentilhomme picard., Ber-
quin, qu'à deux reprises elle avait réussi tirer
de prison, fut brûlé vif sur la place de Grève pour
avoir embrassé La doctrine de Luther, ,en 1S34, à
la suite de placards injurieux pour les catholiques,
les coupables présumés furent mis à la torture;
enfin., en i54&, divers villages de Provence, no-
tamment Cabrières et Mérindol, furent détruits
et leurs .habitants massacrés eomme hérétiques.
Et le coeur de Marguerite saignait à chacune de
ces odieuses représailles, tolérées et même ordon-
nées par un frère qu'elle adorait. Elle-même
s'était vue .dénoncée et insultée par des ennemis
fanatiques.
Elle ne souffrit pas moins dans ses .affections
intimes lemad qu'elle avait tant aimé la trahis-
sait, et cette découverte fut pour elle un déchire-
ment, dont quelques-uns de ses vers ont .conservé
l'écho vraiment pathéticiue 1. Le 3i mars 1547,
après une fin de règne assez sombre, mourut
François Ier, pour lequel elle avait une affection
passionnée, une de ces tendresses de grande sœur
dans lesquelles il entre parfois quelque chose de
plus que dans l'amour maternel lui-même; et,
i. Notamment dans la pièce qui commence ainsi
« Adieu l'object qui feist premièrement »,
p. 349-356 de l'édition des Dernières poésies de Marguerite de
Navarre, publiée par A. Let'ranc, z8g5.
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malgré les chagrins que ce frère chéri n'avait pas
épargnés à sa « mignonne », ce deuil fut le plus
cruel de toute sa vie. Ce n'était pas encore sa der-
nière épreuve l'année suivante, elle vit sa fille,
Jeanne d'Albret, faire un mariage qu'elle désap-
prouvait hautement; et si l'on joint à cela des
embarras d'argent et l'attitude plus que froide à
son égard de son neveu^ Henri II, on comprendra
sans doute que lorsque Marguerite de Navarre
mourut; le 21 décembre 1549, la mort fut pour
elle une délivrance. Elle avait vu se dissiper un à
un ses rêves les plus chers; elle avait été frappée
dans ses affections les plus légitimes. Toute sa vie
passée lui apparaissait comme une série d'erreurs
et d'illusions, et elle aspirait au repos. L'éternité
ne l'effrayait pas, au contraire; elle y trouvait la
seule certitude dont elle eût besoin l'amour infini
de Dieu. Et elle chantait, comparant sa vie à la
traversée d'un navire battu par la tempête
Navire loing du vray port assabfée,
Feuille'agitée en l'impétueux vent;
Aine qui es de douleur accablée,
Tire toy hors de ce corps non sçavant;
Monte en espoir, laisse ta vieille masse,
Sans regarder arrière, viens avant 1
Telles sont les dispositions d'esprit et de cœur
i. Les Dernières poésies de Marguerite de Navarre, p. 385.
Dans les citations que je fais de ces Dernières poésies, je
m'écarte parfois du texte publié par M. A. Lefranc pour adop-
ter les corrections qu'y a faites Gaston Paris dans le Journal
des savants, mai 1896.
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qui firent de Dante le conseiller et le consolateur
naturel de cette âme éprise de mysticisme.
III.
Les deux poèmes de la reine de Navarre où se
reconnaissent les traces les pLus visibles d'une
récenté lecture de la Divine Comédie n'ont été
retrouvés et publiés qu'à une époque récente.
Comment le manuscrit où ils sont contenus, qui
porte pour titre les Dernières œuvres de la reine
de Navarre. lesqzcelles n'ont encore été imprimées,
et qui figure sous ce titre au catalogue des manus-
crits français de la Bibliothèque nationale, a-t-il
échappé si longtemps à l'attention des lettrés?
C'est un mystère fort étrange habent szca fata
libelli. Le destin de celui-ci était de ne révéler
qu'à la fin du xixe siècle les pensées les plus
intimes de Marguerite de Navarre dans les der-
nières années de sa viel.
Le premier en date et le plus court des deux
poèmes qui nous intéressent ici (il compte envi-
ron 1,45o vers) a été publié sous un titre singulier
et impropre le Navire. C'est'celui dont j'ai cité
plus haut les premiers vers, où Marguerite se
compare à un navire ballotté par les flots; mais,
dès le second vers, cette métaphore est abandon-
i. La découverte et la publication en sont dues à M.. Abel
Lefraiiç.
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née, et il serait plus juste d'intituler ce poème
la Consolation de François /w,à sa soeur Morgue-
rite'. Le manuscrit qui nous l'a conservé, dans
un état d'ailleurs déplorable, nous apprend que
la reine de Navarre le composa « en l'abbaye de
Tusson ». Cette abbaye, située dans l'Angou-
mois, était le lieu de retraite préféré dé Marguerite elle s'y trouvait justement lorsque mourut
François Ier. Par égard pour la tendre affection
qui l'unissait & son frère, personne n"osait lui
annoncer la fatale nouvelle. Une nuit, Margue-
rite, qui croyait aux pressentiments et aux songes,
comme Dante, vit son frère, pâle et abattu, qui
l'appelait d'une voix plaintive « Ma soeur! Ma
sœur! » Très émue, elle envoya des courriers à Paris pour s'informer de la santé du roi, mais on
ne lui donnait aucune réponse positive, ou bien
on lui affirmait que son frère se portait bien il
était mort depuis quinze jours. Ce fut une pauvre
religieuse folle qui trahit le secret « Hëlas 1
Madame, dit-elle un jour à la reine qui lui de-
mandait pourquoi elle pleurait et gémissait, c'est
votre fortune que je déplore » Ce fut un trait de
lumière pour ce cœur inquiet, que ses pressenti-
ments avaient préparé à apprendre la vérité. Pour
pleurer plus à l"aise, elle prolongea son séjour à
Tusson, où elle se trouvait encore quatre mois
[. C'est le titre que lui donne G. Paris dans son compte-
rendu déjà .cité du Journal des savants.
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pzlus tard, lorsqu'elle écrivit ce poème de la £on-
solatian1*
Pendant la nuit,. le définit roi apparaît, on da
moins se fait entendre k sa soeur il. lui reproche
de se livrer aune douleur, exagérée Pourquoi lé
pleurer? Il est plus heureux maintenaM qu' autre-
fois- Elle doit au Contraire lutter Dieu,, adorer la
croix et se préparer ai la mort en songeant à L'Èrâ"
mense miséricorde du Sauveur. Marguerite résiste
longtemps aux conseils de son frère elle' se com-
plaît dans les larmes, elle invite tous les membres
de la famille royale et.la France entière à. pleurer
avec elle la mort de son roi,. et celui-ci la reprend,
tantôt avec doucheur, tantôt avec sévérité. Mais. le
jour vient, et le roi disparaît en annonçant à sa
sœur que bientôt elle l'aura rejoint. Cette pers-
pective console Marguerite qui sent sa douleur se
calmer aussitôt et demande à Dieu, pour Unique
grâce, de hâter l'heure de sa délivranee.
Tel est le sens général due ce long. dialogue, un
peu monotone, mais où ne manquent pas les
pages éloquentes et vraiment poétiques., Pour le
fond, les ressemblances avec la Divine Comédie
sont extrêmement vagues c'est plutôt pour la
forme que la reine de Navarre relève ici de Dante.
Le poème est écrit en tercets2; or, c'est là une
r. C'est ce qui résulté du v: 47 (p. 387)
« Sans nul espoir; il y a. quatre mois. »
't. C'est Gaston Paris- qui s'en est aperçtf et qui à tiré dé ce
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forme métrique très rare dans l'ancienne poésie
française, et les 'quelques auteurs qui l'ont em-
ployée l'ont directement empruntée aux Italiens.
Le premier qui sembLe s'en être servi, ou du moins.
qui se vante d'avoir « en notre langue gallicane »
composé des « vers tiercets à la façon italienne,
ou toscane ou florentine », est un poète d'origine
flamande, Jean Lemaire, qui précéda Marguerite
de Navarre d'une vingtaine d'années et auquel
Dante n'était pas inconnue En réalité, dès le
xv° siècle, les tercets avaient été employés dans
la traduction de l'Enfer, conservée par un manus-
crit de Turin, ep-desâa.aussi ea tercets que Ber-
gaigne ayait rendu le Paradis- au., début du
xvie siècle^On ne saurait donc faire honneur à.
Marguerite de cette innovation; du moins fut-telle
la première en France à- composer une œuvre
originale, aussi sévère et d'.aussi longue haleine,
dans ce beau rythme, si grave .et si savant de la
terça rima3. Qu'elle ait pris à Dante l'idée d'en-
fait les plus utiles indications pour reconstituer le texte du poème, profondément troublé par des interversions de pages.
M. Lefranc avait eu beaucoup de peine à déchiffrer ce poème,
mais il s'en faut qu'il ait vaincu tous les obstacles; même après
les corrections proposées par G. Paris, il y reste bien des
incertitudes et sans doute bien des lacunes.
1. Jean Lémaire considérait Jean de Meun comme ayant le
premier « donné estimation à notre langage, ainsi que feit le
poète Dante au langage toscan ou florentin n. Sur Jean Le-
maire et Dante, voir A. Farinelli, op. cit., 1.1, p. 253 et suiv.
2. Au contraire, la traduction complète de la Divine Comédie,
conservée dans un manuscrit de Vienne, est en rimes plates.
3. M. Carlo Pellegrinir dans le volume cité ci-dessus, a fort'
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fermer sa pensée dans cette forme plus ferme et
plus solennelle que celle des petits vers accouplés
dont elle avait l'habitude, c'est ce qui ne paraît
guère douteux quand on songe que son style, trop
souvent vague et incolore, emprunte ici, dans son
allure générale, et notamment dans les images,
quelque chose de la force qui caractérise la poésie
dantesquè
Ce que devins quant ceste voix j'ouys,
Je ne le sçays; car soudain de mon corps
Furent mes sens d'estonnement fouys.
O quelle voix qui par sus tous accordz
Me fust plaisante, dopce et agréable,
Qui des vivans semblait et non des mors.
Lors combâtoit m'a douleur importable
Contre la joye et. contre la doulceur
Que m'apportoit ceste voix amyable.
Encore dist :̃ « O ma mignonne seur,
Entendz la voix qui. te veult destorner
• D'un périlleux estat en ung tres seur.
Je ne te puis jamais habandonner,
Ainsi'le veult le Dieu de charité
Qui en nos cueurs voulut amour donner.
Laisse mensonge et ensuis vérité;
Quicte ton corps, et lors spirituelle
Pourras sçavoir plus que n'as mérité. »
utilement attiré l'attention sur le Dialogue en forme de vision
nocturne que Marguerite composa à la fin de 1624, dont il
publie à nouveau le texte, qui est en tercets, et qui témoigne
déjà d'une connaissance certaine de la Divine Comédie. La
date est très sensiblement la même que celle de la traduction
du Paradis par F. Bergaigne; celui-ci conserve une avance de
quelques mois.
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Et tout ainsi qu'e' lé désireux zèle
Faict que 1.'oisea.u, pour ses' petits reveoir,
Haulee de terre au ciel sa. légère aile,
Mon âme fit à l'heure son debvoïr
D'habândoflner sa terrestre' rûémofre
Pour s'adoriîîer a: (ïe diviff. sçavôiH'f
Ailleurs, dans un passage moins dramatique,
l'ombre du roi explique, par une série d'anti-
thèses, concises et pleines de sens, comment sont
appréciés les actes des, mortels, dans ce séjour de
lumière et de justice où il est monté
Icy ne vault qui a duydé valoir
Et qui là bas ne s'est' ,rien estimé,
De Paradis et du Père est faiC l'hoir;
Qui est hay, icy mieialx est aymé;
Qui a pour Dieu sa chair mise en oubly,
Dedans la thair ne gist point abismé.
L'hutnble vi-lata est icy anobly
L'orguueilleux roy est vïllairi approuvé,
Le foible fort, et 16- fort a'fFoibly 2.
1. Dernières poésies, p. SSG'-SSf. La langue dé Marguerite
de Navarre étant, en général, peu- imagée, il y a lieu de rele-
ver quelques comparaisons employées par elle dans ce poème;
on croit y retrouver quelque chose de la force un peu rude
familière à Dante, pat exemple dans ce passage
« Comme celui à qui la serche rongne
Desmange tant qu'il ne se peut guérir,
Mais à gratter par plaisir? s;'erHbesongne,
Ainsi je feiz. (p. 3fj) rf,
qui fait penser au vers de Dante
E lascfa- ptir graïtaï" ddv' la rogna. »
{Pin:, XVIII, rïg.)
2. Dernières poésies, p. 401.
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Rarement la reine de Navarre a connu l'art
d'exprimer une pensée aussi nette et précise,
dans un langage plus ferme et plus sobre.
En présence des quelques morceaux empreints
d'une mâle poésie que cette œuvre renferme, on
pense tout naturellement à l'influence que la lec-
ture de la Divine Comédie exerça sur son inspi-
ration 1.
L'autre poème dantesque de la reine de Na-
varre, intitulé Les Prisoyas, est d'un genre tout
différent. Ce n'est plus par la forme, par certains
détails de versification ou par l'allure générale du
style qu'il peut faire penser au poème de Dante,
mais bien par son sujet même, par le tableau allé-
gorique que Marguerite y a tracé de la destinée de
l'homme, esclave des erreurs qui lui cachent la
pure lumière du salut, jusqu'au moment où son
âme, dégagée de la terre, s'élance librement vers
Dieu. L'allégorie peut s'en résumer ainsi
l'homme est un captif qui né recouvre sa liberté
complète qu'après être passé par trois prisons suc-
cessives, celle de l'amour, celle des illusions mon-
daines, représentées par le plaisir, les honneurs
et la richesse, et enfin celle de la science. Dans
i. Gaston Paris a, le premier, reconnu et affirmé cette influence
sur le style de ce poème; il a même remarqué que celle-ci est
plus sensible au début qu'à la fin; « à mesure que l'impres-
sion de la lecture récente s'éloigne, elle s'affaiblit ». Il est cer-
tain que les quelques passages bien venus de la Consolation
sont encore noyés dans une trop grande abondance de vers
traînants et sans force.
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aucune d'elles le prisonnier ne souffre de sa cap-
tivité il s'y complaît au contraire, et ne songe-
rait jamais par lui-même à en sortir, si quelque
intervention indépendante de sa volonté ne lui
apportait la délivrance. Il s'aperçoit alors qu'il
avait vécu jusqu'à ce moment dans un cachot sans
lumière et sans air,, et s'élance avec transport
dans la prison suivante. Celle-ci est constituée
par une enceinte plus vaste, qui enveloppe la
première, comme les cercles les' plus élevés du
paradis enferment tous les .cercles inférieurs,
comme au centre de ceux-ci se trouve la terre, au
centre de laquelle est l'enfer. Le personnage allé-
gorique que Marguerite met en scène trouve donc
devant lui, à chacune de ses évasions, un espace
plus large pour y exercer son activité dans la
prison de l'amour, il était étroitement enfermé et
réduit à une passivité complète; dans la prison
du monde, où il admire pour la première fois les
merveilles de la nature, le ciel, la mer, les forêts,
il s'adonne à la chasse, à la pêche, il voyage, il
visite les villes et les châteaux, apprend à con-
naître les gens de justice et les gens d'église, les
courtisans et les rois. C'est une activité qui le grise
et l'étourdit, mais c'est une activité stérile.
Un sage vieillard qu'il rencontre alors lui vante
l'activité plus noble et plus utile de la pensée et
lui ouvre un champ plus vaste, celui de la science.
Mais la science est encore une prison, car là
science humaine, et même la science divine telle
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que la comprennent et l'enseignent les hommes,
est creuse et vaine; elle ne peut rendre compte du
seul mystère dont il importe de se bien pénétrer,
celui de l'amour divin. C'est par le don complet
de soi-même, par l'abandon absolu dé tout ce qui
n'est pas Dieu, par un acte de foi et d'amour sans
réserve que l'homme peut réaliser l'incompré-
hensible et indissoluble union de la créature et
du Créateur, de Rien avec Tout. Là seulement
est l'affranchissement complet, définitif.
Telle est l'ascension de l'âme, graduellement
dégagée ées-erreurs et des préjugés de la terre,
que Marguerite de Navarre a représentée dans ses
Prisonsl. Le poème est divisé en trois livres, cor-
respondant aux trois emprisonnements et aux
trois délivrances successives du personnage allé-
gorique qui en est le héros la première fois,
c'est une infidélité de celle qu'il aimait qui lui
rend sa liberté; puis un vieillard vénérable, per-
sonnification de la science, l'arrache à la prison
du monde et l'initie à l'étude; enfin, la prison de
la science fait place à la liberté définitive, le jour
où le héros lit et comprend cette parole due l'Écri-
ture « Je suys qui suys: » Il se trouve désormais
i. Le poème avait été déjà signalé par Leroux de Lincy et
par les auteurs de la Fiance protestante, mais sans qu'ils
1 eussent reconnu pour l'œuvre de Marguerite de Navarre. Il
y a, en effet, plus d'une difficulté à le lui attribuer (voir l'ar-
ticle de Gaston Paris, Journal des savants, juin 1896), mais après
la découverte de M. Lefranc cette attribution paraît pleine-
ment justifiée {Dernières poésies, fntrod., p.'xLvi-Li)
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en présence de Dieu lui-même et le voit face à
face!.
Bien que cette allégorie ne soit pas directement
imitée de la Divine Comédie, il est évident qu'elle
en procèdé. Marguerite n'a pas su disposer et
agencer matériellement le monde imaginaire
qu'elle représente avec cette étonnante rigueur
de déduction, avec cette apparence géométrique
dans le plan et ce merveilleux réalisme dans les
détails qui donnent aux conceptions les plus
abstraites de Dante une précision et un relief
inimitables2. Les Prisons doivent peu à la Divine
1. Le héros de cette allégorie est un homme, qui s'adresse à
plusieurs reprises dans le cours du poème à la femme qui, l'a
jadis retenu prisonnier, à 1' « amye tant aymée ». Ce détail a
surpris ceux qui ont surtout voulu voir dans les Prisons une
sorte d'autobiographie et de confession, à laquelle Marguerite
aurait confié ses plus intimes pensées, son testament littéraire
et philosophique (tel est l'avis de M. Lefranc, Dernières poé-
sies, p. XLVI et LvII-LVIII, note); C'est là une interprétation qui
me paraît erronée. Que la sœur de François ¡or ait mis dans
ce poème beaucoup d'elle-même, surtout au point de vue reli-
gieux, on n'en peut douter; que dans une foule de passages
elle ait fait des allusions positives à des faits réels se rappor-
tant à sa propre vie ou à celle de ceux qu'elle a le plus aimés,
c'est l'évidence même. Mais n'oublions pas que ce poème est
avant tout allégorique et qu'il serait impossible d'appliquer
rigoureusement tous les détails de cette allégorie à la reine
de Navarre. Le héros du poème ne représente pas tel
ou tel homme ou femme déterminés; il est le symbole de la
destinée humaine selon la conception que s'en faisait Mar-
guerite.
2. On peut cependant signaler, dans les Prisons, quelques
descriptions allégoriques ingénieuses, par exemple celle de la
prison de la science (1. III, Dernières poésies, p. 186 et suiv.);
c'est le prisonnier qui l'élève lui-même il construit des piliers
au moyen de volumes entassés; il y a le pilier de la philoso-
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Comédie sous le rapport de l'art; elles lui doivent
beaucoup sous le rapport de la pensée. Encore
est-il nécessaire de noter que la pensée de la reine
de Navarre est avant tout personnelle cette
femme, qui avait tant lu et tant médité sur ses
lectures, qui avait fait ses délices du Roman de la
Rose, aussi bien que de la Divine Comédie, des
poètes et des philosophes comme des théologiens,
n'avait asservi sa pensée à aucun des auteurs dont
elle s'était nourrie. Elle n'était pas de ces écri-
vains qui composent dans leur bibliothèque et au
milieu de vingt livres ouverts, où ils vont glanant
des images et des idées. Elle écrivait à la hâte, et
lorsque, dans l'abondance des pensées qui se
pressent sous sa plume, on reconnaît au vol
quelque réminiscence, celle-ci n'apparaît que
transformée par l'esprit du poète et adaptée au
tour particulier de son imagination.
Dans le poème des Prisons, il était naturel que
les réminiscences de Dante tinssent le premier
rang. A défaut d'imitations positives, au sens
propre du mot, voici quelques analogies signifi-
phie, celui de la poésie, du droit, des mathématiques, des
sciences naturelles, de l'histoire, de la rhétorique, de la théo-
logie la Bible est placée au faîte de ce dernier. Ces piliers
« environnent la tour » où s'enferme le poète et dont l'enceinte
extérieure est formée par des livres élémentaires, tels que des
grammaires, et aussi par des ouvrages attrayants; enfin la
construction ne laisse entrer le jour par aucune fenêtre.
Mais à côté de traits précis comme ceux-là, il y a bien du
vague et bien des contradictions dans la topographie des
Prisons.
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catives. L'homme, enfermé dans la prison du
monde et de. son activité stérile, est victime de
trois tyrans., trois seigneurs, trois exacteurs ».;
il est enchaîné par « trois liens », qui symbolisent
les péchés de luxure, d'avarice et d'orgueil 1. Or,
ces trois péchés sont précisément ceux qui, au
début de l'Enfer, s'opposent, sous la forme de
trois bêtes féroces, à l'ascension de la charmante
colline dont le poète voudrait gravir le sommet.
Ce n'est pas là une rencontre fortuite Margue-
rite a pris soin -de rappeler cet épisode et d'en
traduire quelques vers
Soyez, Amye, ung petit souvenante
Qu'en vous comptant de Beatrix et Dante
Je n'oubliay vous dire que trois bestes
Mettait au lieu des lyrantz deshonnestes,
C'est assavoir lonze, lyonne et lo.uve.
Lisez ses chantz, où tant de bien on trouve,
Et vous verrez que ces troys bestes sont
L'empeschement d'aller à ce beau mont,
Dont avoit .veu l'espanlle verte et nette,
Vestiie jà du ray de la planette
Qui mène droit par le royal ehemin
L'homme fidelle et saige pèlerin2.
Ailleurs, le vieillard qui exhorte le héros à sor-
tir de la prison du monde et déclare se nommer
i. II ne me paraît pas .tout a fait juste de dire, avec M. Le-
franc, que la seconde prison est celle de l'ambition; car l'am-
bition n'est qu'un de ces trois tyrans sur lesquels l'auteur
insiste si longuement .et ne peut, ,en aucun cas, comprendre
l'amour du plaisir et là passion des richesses.
2. Prisons, 1. II, p. 181-182; cf. Inf., I, 16-18.
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« de Science amateur' » a quelque ressemblance
au physique avec le Caton de Dante, qui veille à
l'entrée du Purgatoire
ung vieillart
Blanc et chenu, mais dispos et gaillart
De très joyeuse et agréable face,
D'audacieuse et grave et doulce grâce,
D'un marcher lent; ainsi le viz venir
Tout droit à moy, dont ne me puz tenir
De m'incliner et faire révérence
A l'ancien, qui donnoit espérance
(Le regardant seulement à sa myne)
De recevoir de lui quelque doctrine2.
Quant au rôle que j.oue ce vieillard dans l'allé-
gorie des Prisons, c'est exactement celui de Vir-
gile dans la Divine Comédie3 comme Virgile,
il personnifie la science humaine qui prépare
l'homme à recevoir la révélation divine, mais qui
ne peut tenir lieu de cette révélation; il invite le
prisonnier des illusions mondaines à lire les phi-
losophes, les historiens, à prendre une connais-
sance générale de toutes les sciences pour aborder
ensuite l'Ecriture sainte; celle-ci constitue le plus
haut degré auquel puisse s'élever l'intelligence
humaine, ou, pour mieux düe, l'intelligence
seule n'y suffit plas
Là il vous fault oeil et corps arrester,
Et vostre cueur' ouvrir et apprester
i. Prisons, 1.* II, p. 178.
2. Ibid., p. 162; cf. Pm-g., l, 3t-36..
3. M. Lefranc l'a justement remarqué {Dernières poésies,
p. lvi).
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Pour recevoir ceste doctrine saincte,
Où les vertus pourrez trouver sans faincte,
Par qui seront rompuz vos vicieux
Lyens, que tant trouvez délicieux'.
Dans la dernière partie de son voyage mys-
tique, Dante a pour guide Béatrice. Le héros des
'Prisons n'a plus besoin d'aucune direction; il a la
révélation directe et immédiate de Dieu. Margue-
rite de Navarre semble pourtant s'être souvenue
un instant de cette exquise figure de femme aimée
par le poète adolescent, et qui devient pour lui,
dans son âge mûr, la compagne idéale qui le con-
duit au salut, à travers les erreurs et les tristesses
de la vie. Une pareille création devait plaire plus
que toute autre à la femme qui pensait que l'amour
est d'essence divine, et que, dans une beauté im-
parfaite et périssable, c'est un reflet de Dieu que
cherchent les amants. N'est-ce pas Marguerite
qui a écrit « Jamais homme n'aymera parfaicte-
ment Dieu, qu'il n'ayt parfaitement aymé quelque
créature en ce monde? » Comme Béatrice quitte
son séjour bienheureux pour secourir le poète
égaré, de même l'amant, délivré de la prison de
l'amour et de celle du monde, s'adresse à son
« amye tant aymée » pour l'exhorter à le suivre
ne soyez esbahye
Si vostre amy, qui tant vous a suyvye,
Auquel'avez faiet ung si mauvais tour,
Avant mourir fait devers vous retour.
i. Prisons, 1. II, p. 177.
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Vostre salut'et vostre bien pourchasse,
Comme autrefoys fist votre bonne grace.
Rien plus ne veult que vous veoir saige et bonne,
Vous asseurant qu'il n'y eut onq personne
Qui sceust aymer si fort amye ou dame
Qu'aymer vous veult 1,'a.my vray de vostre ame
Le troisième chant des Prisons, le plus mys-
tique et surtout le plus long des trois (il compte
4,000 vers, et l'ensemble du poème n'en a pas
6,000), est aussi celui où l'influence de Dante se
fait le moins sentir c'est le plus faible au point
de vue de la composition poétique. L'historien y
rencontre des pages intéressantes et instructives2;
le critique ne peut.qu'y relever une fâcheuse ab-
sence d'unité et de cohésion, un manque absolu
de précision dans les développements et dans le
style. Le poème des Prisons se termine par une
longue méditation sur la mort, sans aucun rap-
port avec l'allégorie qui en a rempli les deux pre-
miers chants et les cinq cents premiers vers du
troisième.
i. Prisons, fin du II, p. 182-183.
2. En dehors des précieux renseignements que l'on peut en
tirer pour mieux apprécier les idées religieuses de la reine de
Navarre à la fin de sa vie, celle-ci a mêlé à son interminable
dissertation un épisode de 700 vers environ, où elle a retracé
la mort édifiante de quatre personnages qui lui tenaient de
fort près de Marguerite de Lorraine, mère de son premier
mari; de ce mari lui-même, Charles d'Alençon; de Louise de
Savoie, sa mère, et enfin de François ¡or (Prisozzs, 1. III,
p. 260-286).
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Comme en écrivant l'Heptaméron la reine de
Navarre s'était inspirée des contés de Boccace,
sans pourtant les copier et sans rien sacrifier de
son originalité, en conservant au contraire'le tour
d'esprit qui lui était propre', de même, en com-
posant les Prisons, sa mémoire avait été hantée
par le souvenir de la Divine Comédie, mais ja-
mais elle n'avait prétendu refaire l'immortel
poème sa pensée s'était élancée librement vers
le même idéal de foi et d'amour; un instant son
vol s'est croisé avec celui de Dante; elle a salué
son maître au passage, mais n'a pas essayé de se
mesurer avec lui. C'est là une de ces rencontres
qu'il n'est donné de faire qu'aux esprits supérieurs.
Les autres poètes du xvie siècle ne renouvelèrent
pas l'expérience ils prirent leur vol dans une
autre direction. Les modèles à l'étude desquels
ils se livrèrent de plus en plus étaient, suivant le
conseil de Du Bellay, les chefs-d'oeuvre des Grecs
et des Latins le moyen âge et, avec lui, la
i.,Les ressemblances frappantes qui existent entre, Les Contes
de la reine de Navarre et le Décarrcéron ont été résumées avec
force par M. P. Toldo [Contributo allo studio della tlovella
francese. p. 5o et suiv.j mais, aucune de ces ressemblances
n'est, à proprement parler, une imitation. Sur l'originalité de
l'Hfiplaméro.n, j.e.ne puis que renvoyer à ['article que Gaston.
Paris a consacré au livre de M. Toldo, Journal des savants,
juin 1895.
2. La Défense et illustration de la langue françoise parut en
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Divine Comédie tombèrent dans un oubli pro-
fond'.
Tels sont, rapidement esquissés, les faits qui
permettent d'apprécier la place occupée par Dante
dans la poésie française de la Renaissance. Cette
place est modeste sans doute, indigne même du
grand poète que l'Italie a donné à l'humanité.
N'importe; il n'est pas inutile de s'y arrêter, ne
fût-ce que pour prouver que la France a emprunté
à la littérature italienne autre chose que les joyeu-
setés du Décaméron et que les mièvreries du pé-
trarquisme.
Grenoble, 1898.
04g, justement l'année où tnourait Marguerite une nouvelle
ère commençait.
t. Signalons pourtant la traduction en vers de la Divine
Comédie, par B. Grangier, publiée en i5g6 et dédiée à Henri IV.
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DANTE ET LA FRANCE1
Quelqu'un a-t-il jamais cru sérieusement que
l'art- et la pensée de Dante aient exercé une
influence appréciable sur la littérature française
avant le xix" siècle? Depuis quelques années, plu-
sieurs érudits ont fait converger leurs efforts sur
ce problème, et toujours le résultat en a été néga-
tif. Mais il faut croire qu'il y a, en critique histo-
rique comme au théâtre, de faux bons sujets,
dont l'attrait est irrésistible et décevant un savant
belge, M. Albert Counson, publiait naguère un
vaste tableau des imitations, réminiscences, cita-
tions et traductions de Dante dans la littérature
française, de l'aurore du xv" siècle à celle du xxe2;
voici maintenant qué M. A. Farinelli nous apporte
i. Cette étude a été composée peu après la publication du
grand ouvrage d'Arturo Farinelli, Dante e la Francia dall'
Età Media al secolo di Voltaire; Milan, 2 vol. in-i6, igo8.
Elle reparaît ici avec de profondes modifications en plusieurs
parties.
2. A. Counson, Dante en France; Erlangen-Paris, igo5,
in-8*. Pour être juste, il faut dire que l'honneur d'avoir le pre-
mier abordé le sujet dans son ensemble revient à Hermann
Oelsner, Dante in Frankreich bis xum Ende des XVIII Jahr-
hunderts; Berlin, 1898, in-8,. C'est un répertoire incomplet
sans doute, mais utile.
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en deux volumes, fruits d'un labeur admirable et
d'une patience qui confond, la preuve lumineuse,
aveuglante, que notre littérature classique, il
s'arrête aux premières lueurs du romantisme,
ne doit rien à Dante. Et cela forme un livre extrê-
mement curieux, très vivant, plein de passion, de
poésie et d'éloquence, une « œuvre d'art », comme
l'auteur a soin d'en avertir dès les premières
lignes, en dépit de l'énorme appareil historique
et bibliographique qui lui sert d'armature; livre
un peu irritant aussi, car il est pénible de consta-
ter qu'une enquête aussi approfondie, minutieuse
et pénétrante, sur quatre siècles de notre littéra-
ture, et non les moindres! ne^vise qu'à
démontrer l'incapacité des Français à comprendre
Dante1. Voilà une façon inattendue de remplir le
très noble programme que M. Farinelli s'est tracé
(c'est lui qui le raconte), lorsqu'il awu dans l'étude
des littératures comparées un moyen de rappro-
cher les peuples et d'abattre les murailles de
Chine qui séparent les nations. A la bonne heure
On doit de la reconnaissance à l'homme qui nous
sait assez peu chatouilleux pour ne pas nous for-
maliser de voir étaler avec insistance les lacunes
de notre génie national toute vérité, en effet, est
bonne à entendre et à méditer.
i. Dans un article récent, A propos de a Darete et la France »
(Nouvelle Revue d'Italie, numéro consacré à Dante, sept.-oct.
1921), A. Farinelli se défend d'avoir eu, positivement, cette
intention. Il était à peine nécessaire de le dire!
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D'ailleurs, La portée réelle de'l'oeuvre dépasse
de beaucoup Les promises du titre c'est l'his-
toire entière de l'influence italienne en France, du
x.v" au xvme siècle, que M. Farinelli aborde, qu'il
esquisse à larges traits et documente abondam-
ment, en une série de perspectives profondes qui
s'ouvrent de chaque côté du sentier aride, où ce
guide infatigable s'étonne et s'afflige à tout moment
de ne pas relever plus de traces du grand. Floren-
tin et c'est ce qui rend le voyage si instructif,
malgré l'inanité du but et l'incommodité de la
route.
Je ne voudrais ni, refaire ici la démonstration
superflue du faible, goût de nos classiques pour
Dante, ni rechercher les raisons, assez claires en
somme, de leur indifférence mais plutôt re-
prendre les questions .que JVL. Farinelli a discu-
tées.en une longue introduction, qui est une des
parties les plus suggestives de son livre il y
résout à sa façon les problèmes relatifs'aux obli-
gations de. Dante.envers, les littératures de Pro-
vence et de France, et à l'attitude hostile que le
poète avait adoptée à l'égard de notre pays. Nous
trouvons là, réunies et commentées en cent trente
et quelques pages, toutes les pièces nécessaires
pour instruire le procès du misogallisme de
Dante; l'occasion est bonne pour essayer de nous
faire, par nous-mêmes, une opinion sur ce pro-
blème d'histoire et de psychologie littéraire.
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Il ne fût pas venu à l'idée du poète que l'on
dût jamais rattachera à la France cette région pro-
vençale, dont il a décrit magistralement la situa-
tion géographique, au bord de la grande mer
intérieure, entre les embouchures de l'Èbre et de
la Magra, en face de la côte africaine (Par., IX);
Dante l'a toujours rappelée avec la plus vive sym-
pathie, car c'était' la terre d'élection de l'amour
chevaleresque et de la poésie courtoise. La Pro-
vence avait une physionomie trop caractérisée
pour qu'on pût la confondre avec les pays soumis
à la « gent françoise », si glorieuse et si vaine que
seuls les Siennois étaient plus fous (Enfer, XXIX,
123). Ce, n'en est pas moins sur le sol de l'an-
cienne Gaule, à la faveur d'une société féodale
très différente de celle que connut l'Italie cen-
trale, que naquit et se développa l'art subtil des
troubadours; nous devons donc revendiquer,
comme une portion de notre patrimoine histo-
rique, cette civilisation brillante à l'influence de
laquelle Dante n'a pas échappé.
Il avait beaucoup lu, beaucoup étudié, beau-
coup aimé la poésie provençale; dans les recueils
qu'il en eut sous les yeux, il avait longuement
scruté le style harmonieux, les rythmes savants
d'un Giraut de Borneil et surtout d'un Arnaut
Daniel qu'il plaçait au-dessus .de tous ses rivaux.
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Deux autres troubadours occupent dans la Divine
Comédie une place éminente Folquet de Mar-
seille, le poète amoureux qui, converti, devint
évêque de Toulouse, et fut en cette qualité le
fléau des Albigeois, se montre dans le ciel de
Vénus (Par., IX); au plus profond de l'enfer
(XXVIII), Bertran de Born fait une apparition
saisissante, avec sa tête coupée qu'il tient à la
main, en guise de lanterne pour diriger ses pas.
Je ne rappelle ici que pour mémoire le superbe
Sordel (Purg., VI-VII), mantouan de naissance,
mais dont l'oeuvre est toute provençale.' La fami-
liarité de Dante avec cette littérature et son goût
pour la langue d'oc se révèle dans les huit vers
provençaux que, par une exception unique, il a
mis dans la bouche d'Arnaut Daniel (Purg.,
XXVI, fin), dans les emprunts qu'il a faits à la
métrique compliquée de ce .poète et dans bon
nombre de réminiscences que la critique moderne
a relevées avec une patience exemplaire. Il est même fort probable que l'idée de présenter un
choix de ses poésies juvéniles au milieu d'un
récit en prose, qui leur sert de cadre et de com-
mentaire, on a reconnu la Vita Nuova, a
été inspirée à Dante par les explications [ra^os
disaient les Provençaux, et le Florentin a traduit
ragioni) dont les anciens biographes des trouba-
dours avaient accompagné leurs poésies.
Toute idée d'imitation servile étant écartée, on
peut reconnaître sans aucune gêne que les facul-
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tés créatrices de Dante se sont d'abord éveillées
au contact de cet art aimable et brillant; plus tard
seulement, il s'est mis à l'école plus sévère des
anciens. Mais il faut s'empresser d'ajouter que
Dante n'a pas eu de la poésie provençale une
connaissance supérieure à celle qu'en eurent .ses
contemporains et ses devanciers immédiats il
ne fut ni un initiateur ni un chercheur de textes
peu connus; pour lui, le plus ancien troubadour
est Pierre d'Auverg,ne, c'est-à-dire qu'il ignore le.
comte de Poitiers, Cercamon, Marcabrun et Jau-
fré Rudel; il accepte la légende qui rend Ber-
tran de Born responsable de la lutte impie où
s'engagea le « Jeune roi » contre son père, le roi
d'Angletefre Henri II, et il lui fait durement
expier ce crime imaginaire'. N'exigeons pas de
Dante qu'il ait redressé les préjugés et les erreurs
de son temps, ni même conquis des notions pro-
prement nouvelles il lui a suffi d'interpréter,
avec son admirable génie, les idées qu'il reçut du
milieu où il grandit, de les animer de sa pensée
organisatrice, de les réchauffer de sa passion.
On fait donc fausse route, bien probablement,
lorsqu'on s'efforce d'établir un rapport direct
entre la poésie provençale et cette école lyrique
i. Le point de vue que j'indique ici très sommairement est
approfondi avec une compétence.toute particulière par M. Al-
fred Jeanroy, 1?ante et les troubadours, dans le volume Dante.
Mélanges de critique et d'érudition françaises. Paris, 1921.
Voir aussi le récent volume de S. Santangelo, Dante e i trova-
dori provenu ali; Catane, 1921.
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du Dolce stil nuovo » que Dante a illustrée et
baptisée. La divinisation de la femme aimée,
l'identification de l'amour et de la noblesse du
cœur, l'interprétation symbolique de la puissance
de l'aniour, caractères du lyrisme florentin vers
1290, se rattachent à une longue série de tradi-
tions poétiques, chevaleresques, philosophiques
et -religieuses dont l'analyse a été faite, en ces
dernières années, à grand renfort de rapproche-
ments où les troubadours ont leur belle part. On
a fini par se demander si ce"« doux style nou-
veau » n'était pas beaucoup moins neuf que Dante
ne s'est plu à le dire; ne déclare-t-il pas lui-même
que le bolonais Guido Guinizelli était « un
père » pour les Florentins de la jeune école
(Purg., XXVI, 97-99), et Guinizelli à son tour ne
s'incline-t-il pas devant Arnaut Daniel, comme
devant un maître plus expert que lui dans l'art de
composer des vers dans sa langue maternelle?
Ainsi en est-on venu à penser que le « doux style
nouveau » dér ivait en droite ligne des troubadours.
Mais, à remonter ainsi du phénomène à ses
antécédents, on finit par perdre de vue le texte où
Dante aborde la question; il .faut le relire. Le
poète s'entretient, au chant XXIV du Purgatoire,
avec le lucquois Bonagïunta Orbicciani, rimeur
médiocre de l'ancienne école, disciple du vieux
poète Giacomo da Lentino, « le Notaire », et du
pédant Guittone d'Arezzo. Et Bonagiunta s'ex-
prime ainsi
« Dis-moi si j'ai devant moi celui qui a inau-
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guré la nouvelle poésie par la canzone Dames qui
comprenez ce qzae c'est que l'Amour? » Je lui
répondis « Je suis un homme qui, lorsque
l'Amour l'inspire, exprime ce que celui-ci dicte à
son cœur. » « Frère, reprit-il, je vois à présent
le nœud qui nous a retenus, le Notaire, Guittone,
et moi, en deçà de ce doux style nouveau que
j'entends. »
La canzone Dames qui comprenez ce que c'est
que l'Amour marque en effet une orientation nou-
velle de la poésie dantesque. Elle est de 1289
environ; c'est assez dire qu'elle inaugurait tout autre chose que le style de Guinizelli ou même
de Guido Cavalcanti, l'ami de Dante, mais son
aîné de six ans au moins. La nouveauté dont le
poète se vante ici ne peut se rapporter qu'à ses
propres œuvres, à une évolution de sa manière.
Pour étendre à Cavalcanti et à Guinizelli le nou-
veau style, il faut faire subir au texte une entorse
un peu forte en admettant que les « nuove rime »,•
inaugurées en 1289-, sont une chose, et que le
« dolce stil nuovo », mentionné sept vers plus
bas, en est une autre 1. En réalité, la déclaration
1. Voir F. Flamini, Varia; Pagine di critica d'arte (Li-
vourne, igo5),p. io-ii. 1. U est vrai qu'aux vers 58-9o Bonagiunta
continue en disant « Je voïs bien comment vos plumes
suivent fidèlement la' dictée de l'Amour; ce que n'ont pas fait
les nôtres », paroles où le pluriel « vos plumes. » désigne
clairement un groupe de poètes; mais il s'agit, bien entendu,
de ceux qui adoptèrent, après 1289, la nouvelle manière inau-
gurée par Dante, parmi ceux-ci peut-être Cavalcanti lui-même,
et en tout cas Lapo Gianni, Dino Frescobaldi et Cino da
Pistoia.
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de pante. est inspirée par une conscience très nette
de l'originalité de son innovation; mais., dans la
forme; elle est empreinte d'une certaine modes-
tie « G'est bien simple, dit-il en substance
cette exaltation sereine de la beauté', cette
expression qui se modèle si exactement sur:la
pensées j,H les dois à l'observation attentive de
tous les mouvements que l'Amour inspire à mon
cœur », *^et l'on peut ici donner au mot Amour,
outre son sens propre, toutes, les significations
que l'allégorie philosophique ou théologique y
ajoutait dans la pensée de Dante.
Il s'agit donc d'une poésie nettement indivi-
duelle, comme toute vraie poésie. Que d'autres
se soient, avant lui, réclamés de principes ana
logues, en Italie ou en Provence, Dante ne s'en
préoccupe pas à cette place; quelle école d'ail-
leurs ne 's'est pas piquée d'introduire-dans l'art
une plus grande somme de vérité? Pour faire
cette profession de foi et tracer ce programme, le
Florentin n'avait besoin de copier personne. Mais
il était trop équitable pour oublier les maîtres
dont il avait médité les leçons', le bolonais Gui-
nizelli, le périgourdin Arnaut Daniel, représen-
tants symboliques, sur la septième terrasse du
Purgatoire, de toute cette poésie amoureuse, pro-
vençale et italienne, qui prépara de loin l'éclosion
du « doux style nouveau » réalisé par Dante.
1. V. Rossi, Il Dolce stil nuovo, dans le volume le Opere
minori di Dante; Florence, igo8.
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Envers la littérature française proprement dite,
les obligations de Dante ne sont pas considé»-
rables. I1 dut en comprendre la langue, lui qui la
déclarait plus délectable et plus répandue qu'au-
cune autre; mais il s'agit là d'un jugement tout
fait, exprimé au xin" siècle par plusieurs Italiens
qui avaient sur Dante l'avantage de le dire en
français et non en latin 1. Pour le Florentin, le,
français était la langue de la prose par excellence,
celle des romans et des ouvrages didactiques°-, et
ceci doit faire hésiter à admettre à la légère qu'il
connut à fond toute notre poésie lyrique et
épique. Aucun des rapprochements tentés entre
le « doux style nouveau » et nos trouvères n'est
probant; et pour l'épopée, le jeu qui consiste à
reconstituer les lectures françaises de Dante
d'après les allusions qu'il fait à Charlemagne,
Roland, Ganelon, Guillaume d'Orange et Rai-
nouart, est assez dangereux qui peut dire sous
quelle forme, et à travers combien d'intermé-
diaires, les aventures de ces héros, de bonne
heure popularisés en Italie, sont venues à la con-
i. Paul Meyer, De l'expansion de la langue française en Ita-
lie pendant le moyen âge (t. IV des dtti del Congresso di
science Storiche; Rome, igo3).
2. De Vulgari Elôquentia, t. I, p. 10. Plusieurs critiques,
M. P. Rajna notamment, admettent que dans cette définition
Dante a pu comprendre certains romans et livres didactiques,
même en vers.
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naissance de Dante? Si passionné qu'il fût pour
la lecture, eut-il bien le temps et la patience de
dévorer, dans le texte, toute l'épopée carolin-
gienne, avec les principales « gestes » relatives à
Guillaume et à Rainouart? L'hypothèse ne serait
admissible que si l'on en démontrait l'absolue
nécessité 1.
Un -de nos romans au moins a laissé dans
l'imagination de Dante un souvenir assez précis
c'est le roman de Lancelot. On sait comment
Françoise de Rimini tomba pâmée entre les bras
de Paolo ils lisaient ensemble la scène où Galé-
haut, venant au secours de son ami, le trop
timide Lancelot, obtient de la reine Guenièvre
qu'elle accorde un baiser à l'incomparable cheva-
lier qui l'aime plus que sa propre vie. Alors la
reine « le prend par le menton et baise, voyant
Galéhaut, assez longuement. » Arrivés à ce point,
Francesca et Paolo sont vaincus à leur tour le
livre est leur Galéhaut, le conseiller ét le témoin
de leur faute. On a remarqué cependant, dans le
récit de Dante, une variante notable :.c'est Lan-
celot qui aurait donné un baiser à la reine, et on
voit tout ce que la scène gagne alors en passion
spontanée. Mais il se peut que Dante ait eu sous
i. Sur ce point, comme sur tout ce qui suit, je renvoie à la
belle conférence de Fr. Novati imprimée dans le volume
collectif Arte, scienia e fede ai tempi di Dante; Milan, igoi,
particulièrement aux pages 273 et suivantes. Voir, en outre,
P. Rajna, Dante e i Roman^i délia Tavola. Rotonda, dans la
Nuova Antologia du 1" juin 1920.
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les yeux un texte où il' était dit « qu'il la baisa »
et non « qu'elle le baisa » il se peut aussi que le
poète ait éprouvé le. besoin de modifier ce détail
pour des raisons artistiques assez claires et non
par étourderie'.
La même scène est rappelée, de façon inatten-
due et piquante, en un curieux passage du Para-
dis à un moment où Dante cède à un sentiment
de fierté, en apprenant quelle est la noblesse de
ses ancêtres, et commence à employer le pluriel
.« vous » pour s'adresser à son trisaïeul Caccia-
guida, au lieu de « tu ». Béatrice le regarde en
souriant pour l'avertir. que ce mouvement d'or-
gueil ne lui échappe pas, « .semblable à cette
dame qui toussa lorsque Guenièvre commit la
première faute dont parle son histoire » (Par.,
XVI, i3-i5). Sur quoi les commentaires racontent
que la dame de Malohaut, qui assistait de loin à
l'entretien de la reine et de Lancelot, toussa pour
avertir de sa présence, quand Guenièvre embrassa
son chevalier; mais c'est là une erreur cette toux
précède l'épisode du baiser. La reine demande à
Lancelot depuis quand il l'aime et comment lui
est venu cet amour
« A ces paroles que la reine lui disoit, advint
que la dame de Malohaut s'estoussit tout a escient
i. Outre l'article cité ci-dessus de P. Rajna, on consultera
avec curiosité, sur ce petit problème, la savante dissertation
de V. Crescini, 11 bacio di Ginevra, dans les Studî danteschi,
diretti da M. Barbi, t. III, ig2i.
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et dressa la teste qu'elle /ayoit ernbronchée; et le
chevalier l'entendit maintenant1, car mainte fois
l'avoit ouïe, et il l':esgarde; et quand il la vit, il
eut telle paour et telle angoisse qu'il ne put mot
respondre à ce que la reine lui demandoit. et
quant il plus esgardoit la dame de Malohaut, et
son cueur estoit plus a malaise. »
Lorsque, par sa toux, la dame de Malohaut
attire l'attention de Lancelot, par qui elle avait
évité jusqu'alors de se laisser reconnaître, elle lui
fait comprendre que le secret de son amour, qu'il
avait si jalousement essayé de cacher, n'est plus
un secret pour elle. L'application de ce souvenir
à Béatrice est ingénieuse et juste elle aussi se
tient un peu à l'écart, mais elle veut rappeler à
Dante qu'elle est là et qu'elle a saisi le mouve-
ment de vanité mondaine auquel il n'a pas su
résistera D'autre part, Dante rappelle ailleurs
fort exactement un détail .emprunté. à la Mort
d'Arthzcr lorsque Mordrec fut châtié de la main
même du. roi, l'épée de celui-ci avait à la fois
percé « le corps et l'ombre » du traître (Enfer,
xXXII, v. 61-62),. car, dit l'histoire, « après l'es-
tors du glaive3, passa parmi la plaie un rai de
sôleil si apertement que Girflet le vit ».
Ces souvenirs, que Dante a tirés des romans
i. « Aussitôt ».
2. Cette explication de M. Pio Rajna paraît tout à fait défi-
nitive.
3. « Quand le glaiveTut retiré. »
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français,, sont donc très précis; ils peuvent pa-
raître un peu .fragmentaires et capricieux pour-
quoi le poète n'a-t-il pas parlé de tant d'autres
choses? Parce que, en ces matières, Dante n'a
aucunement cherché à faire étalage de ses con-
naissance, à les passer en revue, à les dénom-
brer il lui a suffi de se reporter à quelques
détails qui s'appliquaient exactement aux images
que son récit l'amenait à évoquer.
Mais voici une plus grave question. Peut-on
raisonnablement attribuer à Dante, comme on
l'a fait, un résumé, en 232 sonnets, du Romara de
la Rose, résumé, connu sous le titre. de Il Fiore?
C"est là, sans doute, une œuvre purement pro-
fane le thème initial est une allégorie galante
qui, après de longues .invectives contre l'hypocri-
sie des moines, s'achève par quelques équivoques
lubriques. Œuvre d'un Toscan, ou plutôt d'un
Florentin, composée, selon toute vraisemblance,
au cours des dix dernières années du xuie siècle, la
Fleur contient deux fois le nom d'un«. Durante »
qui semble bien en être l'auteur. Or, si le poète
de la Vita Nuova et de la Divine Comédie, pour
tous ses contemporains, s'appela Dante et non
Durante, il n'en est pas moins vrai 'que la pre-
mière de ces deux formes est une abréviation de
la seconde. Ces. contractions étaient courantes
dans l'onomastique florentine Betto était dérivé
de Benedetto, Buto de Benvenuto,. Gardo de
Gherardo, Gianni de Giovanni, Toso de Tom-
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̃maso, et ainsi de suite. Par un mécanisme, tout
semblable, Dante amoureux de la jeune Bice.est
remonté à la forme primitive de ce prénom,
« Béatrice », pour .lui faire exprimer l'allégorie
sublime qu'il contenait en germe. De même, il a
pu, en badinant, se désigner sous le nom de
« Durante », type d'amant fidèle et persévérant
qui « endure mille épreuves pour atteindre le
but de ses désirs. Il va de soi que le style de la
Fleur est en rapport avec le contenu du poème
l'allure, en est franchement populaire on y relève
une certaine rudesse, çà et là des traces d'impro-
visation, nombre de gallicismes, et le texte nous
est parvenu dans une copie fort incorrecte. Mal-
gré ces imperfections, l'oeuvre est robuste, pleine
de sève, de malice et de joie; l'homme qui l'a
rédigée en se jouant, et qui n'y a jamais repassé la
lime, n'était pas un traducteur vulgair e il a refait
pour son compte le poème d'autrui, l'a resserré,
ordonné, clarifié et y a introduit à l'occasion des
impressions personnelles. On y peut reconnaître
la griffe du lion.
Lorsqu'en 1881 Ferd. Castets eut l'honneur
d'en donner la première édition, d'après le ma-,
nuscrit unique conservé à Montpellier, et risqua,
l'identification de Durante avec Dante, ce fut en
Italie un beau concert de protestations indignées
et de railleries! Pourtant, quelques esprits réflé-
chis estimèrent que la question méritait d'être
examinée à loisir, sans idée préconçue; et de cet
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examen est sortie, en 1901, l'étude dans laquelle
M. Guido Mazzoni se demande si la Fleur peut
être de Dante', pour conclure que l'hypothèse de
F. Castets est raisonnable, vraisemblable, -accep-
table jusqu'à preuve contraire- L'extrême modé-
ration d'une argumentation très prudente et pu-
rement objective, jointe. à l'autorité personnelle
de M. Mazzoni, valut à ces conclusions l'adhésion
enthousiaste d'un vétéran de la critique dan-
tesque, M. Fr. d'Ovidio2. Si beaucoup d'excel-
lents esprits résistent encore, du moins la ques-
tion est-elle aujourd'hui posée sur son véritable
terrain 3.
Il s'agit de savoir'si l'attribution de la Fleur à
Dante s',accorde avec l'évolution des sentiments,
des idées et de l'art du poète pendant la période
qui va de la Vita Nuova (vers 1292) à son entrée
1. Dans la Raccolta di Studi critici dedicata ad A. d'Ancona;
Florence, igoi. A vingt ans d'intervalle, M. Guido Mazzoni
nous donne aujourd'hui du poème une édition magistrale,
avec beaucoup de corrections au texte, très altéré, du manus-
crit, et un riche commentaire.
2. Bullettino della Società Dantesca italiana, t. X (igo3),
p. 273-292.
3. M. Pio Rajna reste fidèle à l'adhésion qu'il a donnée dès
le premier moment à l'hypothèse de M. G. Mazzoni; mais
d'autres, comme MM. Michèle Bajbi, E.-G. Parodi, qui l'avaient
d'abord accueillie avec plus qui moins de- réserve, s'en sont
depuis écartés. Signalons la. cu-rieuse 'thëse de M: Vincenzo
Biagij-/ Predanteschi II Fiore, il Detta d'Amore, l'Intelli-
genia (Florence, 1921), d'après lequel FioYe n'est pas une
imitation du Roman de la Rase, mais le modèle suivi par Jean
de Meun Ses raisonnements- ne renferment même pas un
commencement de preuve. Voir aussi G.-L. Passerini dans
la Nouvelle Revue d'Itali.e, sept.-cict. 1921.
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dans la politique active (aux approches de i3.oo).
Cette époque a été dénoncée par Dante lui-même
comme celle de ses égarements, intellectuels et
sensuels, de sa mondanité dont il se confesse avec
une franchise admirable, en présence de Béatrice
courroucée, dans l'épisode culminant de'la fin du
Purgatoire. Les admirateurs de Dante, décidés à
lui reconnaître une inviolable sainteté, sont obli-
gés de fermer les yeux à l'évidence pour contester
le sens littéral de ces aveux. Quelques poésies
inspirées par un sensualisme ardent, un sonnet
de reproches adressé à son jeune ami par Guido
Cavalcanti attristé, un échange de sonnets inju-
rieux entre Dante et Forese Donati, sont autant
de témoins fort explicites du même moment psy-
chologique. A force d'ingénieuse bonne volonté,
on arrive, il est vrai, à enlever tout venin à ces
confidences qui- parlent trop haut et trop clair; et,
une fois sur cette pente, on repoussse a priori
l'attribution de la Flezir à Dante. La vérité est
cependant que tous, ces textes sont admirable-
ment d'accord ils se complètent l'un l'autre et
complètent à leur tour mainte page de la Divine
Comédie.
Si, entre trente et'trente-cinq ans', Dante s'est
amusé à tirer une série de sonnets piquants du
Roman de la Rose, alors dans toute sa célébrité,
est-ce après tout un si grand crime? Plus tard, il
s'en repentit, rougit de toutes ses erreurs, entre-
prit de les réparer en composant le grand poème
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qui est, entre autres choses, une œuvre de péni-
tence personnelle, et laissa tomber dans l'oubli
l'œuvre profane qu'un caprice du hasard.a sau-
vée. Mais, après la prose solennelle et presque
hiératique de la Vita Nuova et avant le style si
coloré, tour à tour réaliste, voir même caricatu-
ral, et tragique de l'Enfer, Dante avait assoupli
son vers, enrichi sa palette, en refaisant, avec
une sobriété nerveus'e, l'œuvre traînante et vul-
gaire de Jean de Meun. Tout ceci, faut-il le
répéter? appartient au domaine de la pure
hypothèse; mais si ce n'était pas que le grand
nom de Dante est en jeu, nul sans doute n'en
exigerait davantage pour estimer que la cause est
entendue. Soyons donc prudents, mais ne nous
laissons pas émouvoir par la fougueuse indigna-
tion de M. Farinelli. A ses yeux, une sorte de
sacrilège a été commis par les partisans d'une
attribution- inadmissible il faut dire si l'on est
pour ou contre l'intégrité de la gloire de Dante!
En présence de cette éloquence généreuse et ven-
geresse, on s'attend à voir l'orateur poser la ques-
tion de confiance et le vote ne serait pas dou-
teux, car il y a des effets irrésistibles. Seulement,
le problème n'avance pas d'un pas. Lorsque
M. d'Ovidio écrivait, voilà près de vingt ans
« Ainsi raisonnaient nos critiques du bon vieux
temps », sentait-il toute l'ironie contenue dans
cet imparfait?
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Une autre question- & piogos de laquelle il est
bien inutile de passionner le déb&4 est celle de
savoir si Dante est venu à Paris ou non. La plu-
part de ses biographes l'affirment; tel d'entre eux
semble l'avoir suivi pas à pas dans son voyage à
travers le-golfe de Gênes, la Provence, la vallée
du Rhône, la Bourgogne, où il fait un crochet
pour visiter Cluny, d'où il descend la Seine par
le coche d'eau, « car les routes sont infestées de
brigands et presque impraticables1 »; ce luxe
de détails est saisissant. D'autres, au contraire,
dont M. Farinelli se fait l'interprète avec sa cha-
leur coutumière, déclarent ce voyage impossible
et presque absurde c'est une légende à l'appui
de laquelle on ne peut invoquer aucune preuve et
qui se heurte à d'innombrables invraisemblances.
Comment cet exilé, qui se débattit si douloureu-
sement contre la pauvreté, put-il entreprendre
ce long voyage? Quel était son but? S'instruire?
Mais il se trouve que sa science est purement ita-
lienne et ne doit rien à l'école de Paris Et
comment ce farouche adversaire des Capétiens
aurait-il été chercher asile auprès d'une cour où
régnait le représentant d'une politique détestée,
i. Pierre Gauthiez, Dante; Paris, 1908, p. 247 et suiv.
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ce « fléau de France » qui consommait, à l'en
croire, la ruine de l'Italie? Par quelle inconsé-
quence Dante se serait-il ainsi jeté dans la gueule
du loup? Non, non; jamais le poète n'a franchi
les limites naturelles de sa patrie; celui que la
France devait si peu goûter s'est conservé à l'Ita-
lie sans partage; -et ceci montre que les raisons
de sentiment sont tout aussi impropres que le
goût du pittoresque à résoudre certains pro-
blèmes d'histoire. Est-il donc si difficile de placer
la question sur le terrain des faits? Essayons'.
Il doit être bien entendu que toutes les allu-
sions que Dante a pu faire au cimetière d'Arles,
à la rue du Fouarre, à l'art des enlumineurs ou
aux digues de Flandre ne prouvent rien; ce sont
là des présomptions auxquelles on s'attache, faute
de mieux. Il ne faut pas oublier que les mar-
chands florentins sillonnaient constamment les
routes de Ligurie et de Provence; par les vallées
du Rhône et de la Saône, ils, gagnaient la. Cham-
pagne, Paris et la Flandre. A chacun de leurs
retours, ils racontaient copieusement ce qu'ils
avaient fait, vu et entendu; dans les veillées d'hi-
ver, en Toscane, on parlait beaucoup de la
1. La question a été plusieurs fois exposée à l'occasion du
sixième centenaire de la mort de Dante, par M. Alexandre
Masseron, dans le troisième fascicule, du Bulletin du Jubilé
(Comité catholique français), juillet 1921; par M. H. d'Al-
méras dans la Revue de Paus du 15 septembre, et par
M. G. Maugain, dans la Revue de France du t" décembre.
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France. Ne nous étonnons pas que des bribes de
ces propos soient passées dans les vers du poète1.
Dans cet ordre d'idées, voici l'argument exposé
avec force, assez récemment, par un maître
illustre de la philologie italienne, Pio Rajna2,
dont j.e m'honore d'avoir été l'élève et de rester
l'ami affectueusement dévoué. Cet argument,
M. Henry Cochin l'a fait connaître et valoir, à
l'usage des lecteurs français, dans YAnnuaire-
Bulletin de la Société de l'Histoire de France
(ig2i). Je suis mortifié de ne pas y avoir trouvé
mon chemin de Damas $
Il s'agit de l'examen que Dante subit sur la Foi,
devant saint Pierre, au chant XXIV du Paradis.
A cette occasion, le poète a représenté, en quelques
vers, les formes dans lesquelles se déroulaient, à
Paris, l'interrogation et l'argumentation du ba-
chelier » devant son juge. Il y a là une telle
exactitude, technique et psychologique, qu'on est
tenté de s'écrier « L'auteur de ces vers a vrai-
ment subi l'examen qu'il décrit! » J'avoue ne
pas apercevoir de lien entre ces prémisses et cette
conclusion. Certainement, Dante a rencontré, au
i. Tel de ces détails peut avoir aussi une origine littéraire.
Ainsi le cimetière d'Arles, auquel sont comparées les tombes
serrées des hérésiarques au sixième cercle de l'enfer, nous
reporte moins à un paysage réel qu'à la légende de.s sépulcres
miraculeusement sortis-de terre'pour recueillir les chrétiens
écrasés par les infidèles aux portes d'Arles; voir, pour la
bibliographie, des études relatives à cette légende, le récent
volume de L.-A. Constans, Arles antique; Paris, r92I, p. 365-367.
2. Dans les Studî Dantesehi publiés par M. Barbi, t. II, 1920.
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cours de ses voyages, des clercs qui avaient étu-
dié et argumenté à Paris; il suffit qu'il ait entendu
l'un d'eux raconter les discussions auxquelles il
avait assisté ou pris part, et ces détails, comme
tant d'autres notions acquises par lui, se sont
gravés dans sa mémoire. Rejeter cette explica-
tion toute simple, c'est nier la puissance créatrice
de l'imagination du poète, qui transformait en
choses vécues les germes qu'avaient déposés dans
son esprit ses lectures ou les propos recueillis au
hasard des entretiens, non moins que ses expé-
riences personnelles. Ce n'est pas ici le lieu de
fournir des preuves de cette faculté de vision
imaginaire sur des données d'emprunt; elle est
caractéristique de l'art de Dante, et je me borne
à signaler les paysages géographiques* ou même
astronomiques que le regard du poète n'a jamais
pu embrasser, mais qu'il a dessinés avec une pré-
cision impressionnante. Il ne reste donc qu'à
remonter à la source de la tradition pour essayer
d'en apprécier la pureté.
Le plus ancien témoignage est celui du chroni-
queur florentin Giovanni Villani, mort en 1348;
il se lit au livre IX, ch. cxxxvi, de sa chronique,
en ces termes « Dante exilé de Florence se ren-
i. Voir, par exemple, le tableau de la région du lac de Garde
et des affluents qui y descendent des massifs alpestres qui l'en-
cadrent au nord, Enfer, XX, 61 et suiv., ou encore la descrip-
tion de la côte, provençale,'face à l'Afrique, Par., IX, 82-93.
2. Voir Par., XXII, i33-i53.
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dit à l'Université de Bologne, puis à celle de
Paris et en plusieurs autres pays du monde. »
Les témoignages de Boccace (qui n'est pas revenu
moins de cinq fois sur le voyage à Paris) sont
postérieurs d'une dizaine d'années et plus; ils
marquent nettement le .point de départ de la
légende1. On a beaucoup disserté et beaucoup
varié sur La véracité de Boccace biographe de
Dante; pendant un temps, ses affirmations ont
été tenues pour purement fantaisistes, ce qui per-
mettait de les rejeter en bloc; on s'est aperçu
ensuite que ce conteur savait être à l'occasion un
historien consciencieux, et les esprits croyants en
ont profité pour accorder à sa « Vie de Dante »
une confiance presque sans réserves.
Les choses sont un peu moins simples que
cela. Sur certains points de la vie de Dante, Boc-
cace a recueilli, à l'occasion provoqué, des témoi-
gnages intéressants, qu'il a fidèlement rapportés,
en nommant ses informateurs, et sans caçher
parfois des difficultés que pouvaient soulever leurs
i. J'omets à dessein la prétendue lettre d'un frère Hilarius,
dont le texte nous a été conservé de la main de Boccace, et
qui nous montre Dante se rendant en France par la Luni-
giane et la Ligurie. En dépit d'une défense ingénieuse (Un
episodio célèbre, etc. par Vincenzo Biagi Modène, rgio),
l'authenticité de ce document reste des plus suspectes, et la
valeur de la critique qu'en a faite M. Pio Rajna reste entière
(Studi romanxi della Soc. filol. romana, t. II, ig04, p, 193, et
plus complètement dans le volume collectif Dante e Za Luni-
giana Milan, igog, p. 233 et suiv.). Voir encore E.-G. Parodi,
Au sujet de la Zettre du frère Ilario, dans le fascicule dan-
tesque de la Nouvelle Revue d'Italie, sept.-oct. ig2i.
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affirmations. Dans ces conditions, sa sincérité et
même sa prudence sont au-dessus de tout soup-
çon1.
Mais, ailleurs, il n'invoque aucune autorité à
l'appui d'un détail pourtant caractéristique, sans
doute parce qu'il s'agit alors d'un simple on-dit,
d'un bruit dont il n'endosse pas la responsabilité;
et alors il ne se fait pas scrupule de broder sur le
thème qui s'offre ainsi à lui, qu'on relise le
récit, d'ailleurs charmant, qu'il fait de la pre-
mière rencontre de Dante et de Béatrice à neuf
ans, et encore celui du songe de la mère du poète.
Tel est le cas du voyage à. Paris nous apprenons
de lui tantôt que le poète l'avait entrepris dans sa
jeunesse (juvenis), tantôt qu'il était au seuil de la
vieillesse (vicizzo alla sua vecchie^a); dans cette
Vie de Dante, qui est en réalité une apologie, un
« Traité à la louange de Dante », Boccace exalte
la hauteur de ce génie qui se manifesta en discu-
tant avec les maîtres de l'Université de Paris; et
il précise, plus loin, que le Florentin soutint l'as-
saut des plus grands savants, répondit victorieu-
sement à quatorze questions différentes et réfuta
toutes les objections; cela parut un miracle. Ce
n'est pas pour étudier que Dante était venu à
Paris, mais bien pour éblouir les Parisiens!
Ailleurs encore (mais en vers latins, et la poésie
autorise toutes. les hardiesses!) Boccace dit que
r. Voir ci-dessus p. 45 et suiv.
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Dante poussa ses explorations jusqu'en Grande-
Bretagne.
Tout cela présente un médiocre intérêt histo-
rique. Une seule chose est à retenir Boccace,
comme Villani, avait entendu dire que Dante
était allé à Paris; peut-être même est-ce Villani
qui lui a fourni le thème de ses variations. Et
ceci nous permet d'affirmer nettement qu'à Flo-
rence, vers 1340, quinze ou vingt ans après la
mort de Dante, on répétait que le poète était allé
à Paris.
Voilà le fait que nous devons tenir pour acquis.
Il n'est pas négligeable; mais quelle en est la por-
tée réelle?
Moins grande qu'il ne semble d'abord, si l'on
songe que, de toutes les villes de l'Italie du Nord,
Florence était celle où l'on avait le moins vu Dante
depuis le début du siècle il en était parti précipi-
tamment à la fin de i 3o i il n'y avait plus remis
les pieds. Si la tradition du voyage à Paris nous
venait de Bologne, de Vérone ou de Ravenne,
où Dante séjourna et laissa de nombreux amis,
témoins de son âge mûr, elle aurait plus d'auto-
rité. A Florence, il eut très vite des admirateurs,
qui exaltèrent en lui le poète, le savant, le théo-
logien, qui plaignirent l'exilé, réduit à errer de
ville en ville. On savait qu'il avait vécu à Bo-
logne, le grand foyer des études juridiques; com-
ment n'aurait-il pas été à Paris, centre des dis-
cussions théologiques? Et pourquoi se serait-il
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arrêté en si beau chemin? On a remarqué l'in-
quiétante expression de Villani « et plusieurs
autres pays du monde », que Boccace a essayé de
préciser « En Grande-Bretagne. »
A Florence, où on l'avait perdu de vue depuis
plus longtemps, il était naturel que Dante entrât
plus vite qu'ailleurs dans la légende.
D'autre part, les essais de preuves négatives
auxquels on s'est livré n'atteignent pas leur but.
On a dit, j'ai dit moi-même « Si Dante était
venu en France, il aurait parlé de ceci ou de
cela. » Tout récemment, M. F. Delabdrde a mis
en relief le silence de Dante sur saint Louis
Mais il y a bien d'autres choses et d'autres gens
sur qui Dante est resté muet, par exemple sur le
grand pape réformateur que fut Grégoire VII. La
Divine Comédie n'est pas un recueil des impres-
sions vécues du poète; il n'a fait appel à ses sou-
venirs que dans la mesure où cela lui permettait
de préciser une idée ou une image; son choix est
donc capricieux, presque fortuit, et, en ce qui
concerne ses « impressions de France », son
aversion pour la politique française aurait pu lui
conseiller une réserve particulière.
Mais, sur ce point, je voudrais présenter une
dernière observation.
A propos de l'Université de Paris, Dante ne
rappelle que l'enseignement de Siger de Bra-
i. Bulletin du Jubilé, n°' r, rg2O.
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bant, qui prit fin en 1276; en aucun cas le poète
n'aurait donc pu l'entendre; et comme Siger est
mort assassiné à Orvieto vers 1 280-1 283, on enten-
dit parler de lui en Italie, sans prendre la peine
d'aller jusqu'à la rue du Fouarre.
Or, il en est de même de tous les jugements de
Dante sur la politique française ils sont formu-
lés d'Italie, du point de vue particulier à l'homme
qui a écrit la « Monarchia »., du point de vue
propre aux milieux gibelins que fréquenta l'exilé.
Plus j'étudie Dante, plus je me persuade que son
information sur la France a été recueillie en Ita-
lie. Qu'on relise la diatribe de Hugues Capet, au
chant XX du Purgatoire.
Ceci n'est encore qu'une impression, qu'il n'est
cependant pas impossible de préciser.
IV.
Sa haine de la France s'alimenta de griefs
purement politiques, d'ailleurs fort légitimes. Au
moment où cette portion de la bourgeoisie floren-
tine aisée, que l'on désigne sous le nom de
« Blancs », et à laquelle appartenait Dante, déte-
nait le pouvoir et luttait désespérément contre les
intrigues de Boniface VIII, ce pape, fort de l'ap-
pui des « Noirs », l'habituelle coalition de tous les mécontents, nobles aigris et artisans avides,
ne trouva rien de mieux, pour en venir à ses
fins, que d'introduire à Florence le frère de Phi-
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lippe le Bel, Charles de Valois, avec le titre de
pacificateur. Charles n'usa des. prérogatives atta-
chées à sa haute mission que pour livrer Flo-
rence aux représailles des Noirs; c'est à ce mo-
ment que Dante, responsable pour sa large part
de la résistance opposée aux vues ambitieuses de
Boniface, subit une première condamnation infa-
mante, que d'autres, à bref intervalle, suivirent
en l'aggravant.
Il faudrait une bonne dose de naïveté pour
s'étonner que le poète n'ait pas béni'cette inter-
vention française à ses yeux, « Charles sans
terre » était un Judas, un « nouveau Totila »,
c'est-à-dire l'émule de ce chef ostrogoth auquel
on attribuait la première destruction de Florence.
Les méfaits de la maison de France ne s'arrê-
taient pas là. En septembre i3o3, moins d'un an
après l'entrée de Charles à Florence, des émis-
saires de Philippe le Bel insultaient le vieux
Boniface VIII dans son palais d'Anagni et l'hu-
miliaient au point qu'un mois plus tard il en
mourait de rage. Alors Dante, oubliant sa haine
contre ce pape prévaricateur, tourne sa colère
contre celui qui, dans la personne de son vicaire,
a une seconde fois abreuvé le Christ d'outrages et
l'a recrucifié entre deux larrons vivants (Purg.,
XX, 86-go). Il était arrivé aux Romains de faire
pis à leurs pontifes; mais il sembla intolérable
qu'un prince étranger s'accordât de pareilles pri-
vautés, et il est exact que cet affront, prélude du
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transfert de la papauté en Avignon, marque la fin
du prestige mystique dont avaient joui les papes
du moyen âge.
Ruine.r Florence, humilier et asservir le Saint-
Siège, c'était déjà beaucoup de crimes contre l'Ita-
lie. Mais à mesure que Dante, exilé, replié sur
lui-même, méditait sur les destinées du monde,
il lui apparaissait clairement que la France ten-
dait à détruire l'autorité impériale elfe-même.
Lorsque Henri VII, descendu en Italie, excita de
grandes espérances parmi tous ceux qui gémis-
saient du triomphe des Guelfes, on vit le Gascon
Clément V, créature de Philippe le Bel, aban-
donner l'empereur dont il avait favorisé l'élec-
tion (Par., XVII, 82). Sans faire un grand effort
de mémoire, Dante se rappelait qu'un frère de
saint Louis, Charles d'Anjou, avait aidé un autre
pape à étouffer dans le sang la dynastie du grand
Frédéric II Manfred à Bénévent (1266), et le
jeune Conradin àTagliacozzo(i268). Plus Dante
se persuadait que le salut de l'Italie et du monde
dépendait du relèvement des deux autorités impé-
riale et pontificale, réconciliées et indépendantes,
chacune dans sa sphère propre, plus il devait
maudire ces nouveaux venus, ces intrus, qui ren,
daient impossible l'équilibre rêvé. Dès lors, cette
dynastie conquérante, qui avait étendu ses griffes
rapaces sur la Provence, le royaume de Naples et
la Sicile, Chypre, la Navarre, et qui avait tenté
d'envahir l'Aragon, devint à ses yeux l'hydre mal-
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faisante qu'il fallait tout prix écraser; et, du
haut de la cinquième terrasse de son Purgatoire,
il lança, par la bouche d'Hugues Capet, une ter-
rible malédiction contre ces princes ambitieux et
cupides, dont les armes préférées étaient la tra-
hison, la violence et les honteux marchés
(Purg., XX).
Chacun sent bien que la perspective de ce des-
sin heurté, aux raccourcis brutaux, est prise d'un
point de vue strictement gibelin ce n'est pas
après un séjour en France, avec des informations
recueillies sur place, que Dante a coloré ce
sombre tableau. Il a pris de toutes mains ses
renseignements, à l'histoire, à la légende et aussi
aux troubadours de Provence, ennemis jurés des
princes français; mais il était de trop bonne foi
pour repousser les autres versions, moins défa-
vorables, dont il aurait pu avoir connaissance en
France. Bien que Hugues Capet parle avec mé-
pris de tous les Louis et de tous les Philippes
sortis de lui, une interprétation douteuse peut
seule découvrir dans la Divine Comédie une allu-
sion blessante à saint Louis 1. Ayant su que Phi-
i. Il n'est pas sûr, en effet, que le v. 128 du ch. VII du Pur-
gatoire désigne saint Louis comme le mari de Marguerite de
Provence il peut s'agir de Marguerite de Bourgogne, seconde
femme de Charles Il, d'Anjou; le sens serait alors « Cons-
tance, femme de Pierre III d'Aragon, roi de Sicile, désigné au
v. 125, se vante d'un, mari meilleur que celui (Charles I",
ennemi de Pierre III, désigné au v. 124) de Béatrice de Pro-
vence et de Marguerite; dans la même mesure, Charles II est
inférieur à son père Charles Ier. » Le savant commentaire de
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lippe le Hardi et Charles d'Anjou étaient morts
chrétiennement,- Dante n'a pas hésité à lés sau-
ver, au même titre qué leurs adversaires. Sans
doute, il raille le nez camus de l'un (il Nasetto)
et le long nez de l'autre (il Nasuto), tandis que le
blond Manfred a une figure pleine de séduction;
mais ce mince avantage n'entrave ,pas, dans
l'oeuvre de Dante, le cours de la justice divine.
Bien plus, le seul prince français avec qui le
poète semble s'être trouvé en relations person-
nelles, le petit fils de Charles d'Anjou, de
l'homme au grand nez, Charles Martel, roi de
Hongrie, mort à Naples à vingt-quatre ans, lui
i inspira une très vive .sympathie, gravée en carac-
tères ineffaçables au huitième chant du Paradis.
S'il avait pu voir de près, comme Charles Mar-
tel, ces.souverains qu'il a maudits de loin, à tra-
vers ses préjugés gibelins, Dante n'aurait-il vrai-
ment rien trouvé à louer-en eux? Machiavel, qui
a répété le jugement obligé sur la mobilité d'es-
prit et la vanité des Français, mais qui a observé
chez eux leurs institutions, a parfaitement su dis-
cerner, à côté de leurs faiblesses, les causes de
leur force. On répugne- à tenir Dante pour inca-
pable d'apercevoir ce qu'il y avait de hardi dans
la politique de Philippe le Bel, s'il avait pu s'en
faire une idée par lui-même.
L'antipathie du poète pour la maison de France
M. Torraca adopte ce. sens, 'qui a pour lui, manifestement, le
contexte.
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procède du même sentiment que son dédain pour
les parvenus de Florence, pour les fortunes réali-
sées en peu d'années, pour cette révolution éco-
nomique et sociale qui, ,du. début du xne siècle à
la fin du xme, avait transformé la petite bourgade
obscure et pauvre- des bords de l'Arno en une
ville puissante, prospère, éprise de luxe et de
plaisir, foyer d'une civilisation raffinée qui allait
guider l'Europe dans la voie de la Renaissance.
On sait avec quelle conviction Dante a exalté la
pureté de la vieille Florence et dénigré la corrup-
tion, la décadence de la nouvelle, au moment
même où celle-ci rendait possible l'épanouisse-
ment de cette poésie et de cet art qui allaient
placer le nom de Florence tout près de celui
d'Athènes dans l'histoire de la civilisation.
N'est-ce pas,là un exemple, curieux de l'aveugle-
ment que peut engendrer, chez les plus grands
esprits, l'orgueil d'une noblesse illusoire et la
haine systématique de toute nouveauté?
Au milieu du vieux monde médiéval, dont la
pensée du poète ne sut jamais se détacher, la
France était, elle aussi, une parvenue et une
intruse, qui devait renouveler bien des choses;
l'antipathie de Dante est donc fort naturelle, et
nous admettons sans peine qu'il se soit acharné
contre la puissance qui venait déranger ses idées
les plus chères.
Paris, 1909 et 1921.
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APPENDICES
LES SOURCES ARABES DE LA Divine COMÉDIE'.
Le mémoire de M. Asin Palacios sur les sources
islamiques de la Divine Comédie n'a peut-être pas
fait beaucoup de bruit, mais il aura un long retentis-
sement. Il fallait un arabisant de premier ordre pour
classer, résumer, citer, réunir en un faisceau solide
et imposant toutes les légendes issues du Coran, jus-
qu'aux oeuvres d'Abenarabi de Murcie (première mo,i-
tié du xme siècle), qui présentent quelque analogie
avec le poème de Dante, considéré dans son ensemble
ou dans ses détails. Le savant professeur de l'Uni-
versité de Madrid a rempli son programme avec une
ampleux, un zèle, une richesse d'informations, une
force de conviction qui ne peuvent manquer de faire
grande impression sur ses lecteurs. Pour quiconque
n'est pas bien au courant de la littérature arabe,
j'ose à peine dire que c'est quasi la totalité des dan-
tologues, la plupart des rapprochements signalés
i. Compte-rendu de l'ouvrage de Don Miguel Asin Palacios,
la Escatologfa musulmana en la Divina Comedia; Discurso
leido en el acto de recepciôn en la R. Açademia es.panola;
Madrid, igig, in-4,, 403 pages.
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par M. Asin Palacios sont une révélation. On est un
peu abasourdi et humilié d'apprendre que non seu-
lement les visions d'Enfer et de Paradis, mais la ren-
contre même de Béatrice au paradis terrestre, et bien
d'autres choses, se lisaient déjà chez des écrivains
musulmans dont on ignorait l'existence. On est
d'abord tenté de s'affliger on s'étonne tout au
moins; quelques-uns peut-être se réjouiront. A la
réflexion pourtant on s'aperçoit que, si l'étonnement
est naturel, il n'y a ni à se réjouir ni à s'affliger de ce
long chapitre ajouté à l'histoire des précurseurs de
Dante; car tous ces rapprochements si curieux, sou-
vent inattendus, toujours instructifs, sont en réalité
totalement étrangers à la Divine Comédie.
L'erreur de M. Asin, ou peut-être sa suprême habi-
leté, a été de parler tout de suite, avec une grande
autorité, des « sources » arabes de Dante et de ses
« modèles », et ainsi de faire entrer peu à peu, de
page en page, cette conception dans l'esprit de son
lecteur, en lui assénant de main de maitre, sans lui
laisser le loisir de respirer, toute une volée d'argu-
ments qui pleuvent drus et longuement, et qu'il
excelle à résumer (p. 225-228) avec une grande force.
Si après cela on n'est pas convaincu que Dante a
bien connu toute cette littérature, c'est qu'en vérité
on y met beaucoup d'entêtement!
Cependant, partir du Coran pour arriver à Abe-
narabi, et rejeter dans une dernière partie l'examen
de ce formidable problème comment Dante a-t-il
connu tous ces textes? c'est suivre précisément
l'ordre inverse de celui qu'imposait une saine mé-
thode. Car, avant tout examen d'une légende isla-
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mique quelconque dans ses rapports avec l'œuvre
de Dante, se pose une' question préjudicielle le
poète florentin ne savait pas l'arabe, pas plus .que le
grec ou l'hébreu' par quelle voie la littérature arabe
est-elle donc arrivée jusqu'à lui? Tant qu'on a*a pas
cherché loyalement à répondre à cette question, on
peut bien se livrer au petit jeu, infiniment suggestif,
des rapprochements; on n'a le droit de parler ni de
sources ni de modèles.
On nous. dit beaucoup d'idées arabes étaient pas-
sées dans des. ouvrages rédigés, à l'usage des chré-
tiens d'Espagne, en latin ou en castillan. Qu'on
établisse donc entre ces textes et la Commedia des
rapprochements prouvant que Dante les a connus et.
qu'il s'en est inspiré; mais qu'on n'édifie pas un rai-
sonnement comme celui-ci des idées et des doc-
trines arabes étaient connues du clergé espagnol en
vue de les réfuter et même de les parodier 2; donc un
poète italien pouvait connaître toute la tradition des
interprètes du Coran, des mystiques et des poètes
arabes! On nous dit encore mais Brunetto
Latini est allé en Espagne, comme ambassadeur de
Florence auprès d'Alphonse le Sage, en i26o, puis
il fut le « maître » de Dante (M. Asin prend ce mot
dans son sens le plus rigoureux; mais Dante ne put
se mettre à l' « école » de Brunetto que vingt ans plus
tard au moins!), c'est donc lui qui conta toutes ces
1. Il est étrange et fâcheux que M. Asin dise et répète
(p. 323 et 327) que le Nemrod de Dante parle hébreu, quand
le texte du poète dit précisément que le langage de Nemrod
« n'est connu de personne» (In/ XXX, 80-81), et cela pour la
bonne raison qu'à lui remonte la confusion des langues!
2. « Acompaiiadas de comentarios burlescos » (p. 316).
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belles histoires à son élève. C'est supposer que
Brunetto Latini, au cours de ce rapide voyage, s'était
durablement imbu de poésie arabe; mais, comme il
est justement le Florentin de sa génération qui à le
plus écrit, on devrait apercevoir dans ses œuvres des
traces importantes de sa culture arabe qu'on nous
cite donc les légendes islamiques qu'il avait rappor-
tées d'Espagne et qu'on laisse Abenarabi en paix. Or,
M. Asin Palacios ne cite'que des textes arabes, sans
doute parce qu'il n'en connaît pas d.'autres. Pour ma
part, j'ajoute que les 'Espagnols eux-mêmes me pa-
raissent n'avoir tiré aucun parti des œuvres du poète
de Murcie, et en général de toutes ces visions de
Mahomet, ce qui est d'ailleurs fort naturel de la part
de chrétiens en lutte constante avec les Maures.
Paolo' Savj-Lopez,"qui savait chercher et trouver, a
communiqué en 1897 au Giornale dantesco une note
intitulée « Precursori spagnuoli di Dante o, qui est
d'une extrême pauvreté; un fragment de la Vida de
sancta Oria de Berceo rappelle un détail de la vision
de Tundal par une allusion au paradis; puis un pas-
sage du Libro de Alexandro, relatif à l'enfer, est
emprunté à V Alexandreis de Gautier de Châtillon;
et c'est tout. Trouvera-t-on mieux? Il appartient aux
érudits d'Espagne de répondre. Attendons.
En attendant, M. Asin se rejette sur des générali-
tés la civilisation arabe a occupé une grande placé
dans le bassin de la Méditerranée au moyen âge.
Avicenne, Averroès,' Alfergani et plusieurs autres,
traduits en latin, ont été cités par Dante, mais non
par Dante tout seul; à quoi nul ne contredit. Il se
rejette encore sur des hypothèses ou sur de simples
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possibilités; par exemple, rien ne prouve que Dante
ignorât les langues sémitiques (p. 327). Évidemment;
mais il serait plus utile de prouver qu'il les savait, et
ce serait aussi beaucoup plus difficile.
Sentant bien que, comme justification préalable de
son enquête, ces arguments eussent été un. peu
faibles, l'auteur les a spirituellement réservés pour la
fin; il a pensé que le lecteur, ébloui, dominé, vaincu
par un étalage inusité et vraiment admirable de cita-
tions, d'analyses et de rapprochements, ne serait plus
en état de discuter remarques générales, supposi-
tions peu sûres, tout prend à ses yeux l'apparence de
l'évidence même. Pour sa part, cependant, M. Asiti
n'a aucune illusion sur la valeur propre de ces consi-
dérations historiques; il ne les a visiblement faites
que par condescendance pour certains pédants'; tout
cela ne conduit à rien, dit-il; seules les analogies
constituent des preuves scientifiques (p. 323). Il eût
été bon de poser ce principe au seuil du volume; on
aurait su tout de suite à quoi s'en tenir.
Tout en condamnant la méthode tendancieuse et
en rejetant les conclusions absolues de ce livre, tel
qu'il est présenté, je tiens à déclarer que je l'ai lu
d'un bout à l'autre avec beaucoup de curiosité, d'in-
térêt, de profit, et que je conserve une sincère recon-
naissance au savant qui m'a révélé cette longue série
de légendes, dont j'ignorais à peu près tout. Son
mémoire doit être lu et sérieusement considéré par
les commentateurs de Dante. Faute de compétence,
nous acceptons avec confiance ses analyses et ses tra-
ductions, sauf rectifications! et sans tirer avantage
i. II serait très désirableque.des arabisants voulussent bien
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contre lui de sa connaissance inégale de Dante et de
la littérature dantesque. Il fallait que toutes ces ana-
logies fussent relevées. Qu'en résulte-t-il?
Il en résulte que l'humanité vit sur un fonds
d'idées en somme peu nombreuses; que certains
problèmes, toujours les mêmes, la préoccupent obs-
tinément, en particulier celui de notre destinée après
la mort, et qu'elle est incapable d'imaginer la félicité
des élus et le châtiment des réprouvés en dehors
d'un cercle fort restreint de conceptions morales et
de formes concrètes; que des ressemblances sur ce
point' entre deux civilisations ennemies comme le
christianisme et l'islamisme sont d'autant moins sur-
prenantes qu'en réalité l'Islam procède pour une part
appréciable du judaïsme et du christianisme, et que
le développement des deux civilisations a été paral-
lèle qu'enfin -Pétude du folklore révèle des analogies
bien autrement surprenantes entre des civilisations
beaucoup plus éloignées dans l'espace et dans le
temps. -̃̃
Tout cela est très captivant, très suggestif, très
mystérieux, et nous invite à de longues réflexions.
Maie, jusqu'à preuve du contraire, ces analogies'
n'obligent pas, n'autorisent même pas à dire ceci
est copié de cela. Où est le trait d'union? Le point de
contact? ̃
Paris, 1919.
pour cela venir à notre aide et nous confirmer que:'notre con-
fiance est bien placée. Voir un article enthousiaste d'un célèbre
orientaliste italien, Italo Pizzi, de l'Université de Turin, dans
le Giorn. Stor. della lett. ital., t. LXXIX, p. 99.
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II.
LA LOIRE DANS LA DIVINE COMÉD-IE.
Tsara vide ed Era e vide Senna.
(Par., VI, 5g.)
M. Michele Scherillo a rappelé en igo8l que, pour
les Florentins, du xiv- siècle, la Loire s'appelait
l'Era il l'a trouvée désignée sous ce nom par
Pétrarque, antérieurement par Matteo Villani, et
aussi par Dante, en un vers, cité en tête de ces
lignes, où les commentateurs ont généralement re-
connu la Saône (en' latin Arai-); seul, Henry-F.
Cary, au début du xixe siècle, avait bien identifié
l'Era avec la Loire, mais le traducteur et commen-
tateur anglais n'avait pas été suivi. Presque au
même moment, Edmondo Solmi montrait que les
manuscrits de Léonard de Vinci désignent constam-
ment sous le nom d'Era le fleuve qui traverse tout le
centre de la France2.
Dès igo2, j'avais établi, dans une note contenue au
tome II du Bulletin italien de Bordeaux (p. 177-178),
que l'Era de Pétrarque et de Villani était incontes-
tablement la Loire; il est vrai que je ne m'étais pas
alors avisé d'étendre. cette identification à l'Era de
Dante.
De ces témoignages indépendants, et dont l'accord
a quelque chose de frappant, il ressort donc que, du
i. Rendiconti del R. I'stituto lombardo di science e lettere,
s. II, vol. 4:, p. 757-767.
2. Giornale Dantesco, anno XIV, quad. I, p. 47.
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xive au xvie siècle, les Italiens, ou tout au moins les
Toscans, appelaient la Loire « l'Era »; aux exemples
de Dante, Villani, Pétrarque, Léonard s'en ajoutent
bien d'autres de Luigi AlamanniT Florentin qui
résida beaucoup en TouraineT et chez lequel
d'abord cette forme m'avait frappé. Ce que je puis
ajouter, c'est que, dès le milieu du xvf siècle, cet
emploi du nom Era était un archaïsme que ne com-
prenaient plus les Italiens peu familiers avec les
rives de la Loire. Bernardo Tasso, en effet, écrit à
propos du cardinal de Tournon
Del gran vecchio béato
Délia cui gloria suoaa
Ov' ogn' or arde il cielo, ov' è gelato,
Non pur Ligeri e Sona,
Rodano, Sena, Varo, Era e Garona
Le rapprochement de Ligeri et de Ëra, dans cette
énumération de cours d'eau français, prouve assez
que B. Tasso ne pensait pas employer deux syno-
nymes visiblement, dans le dernier vers, il s',est sou-
venu du quatrain « fluvial » de Pétrarque2, en croyant
peut-être que l'Era était l'Eure. Nous savons donc à
partir de quel moment ce nom a cessé d'être. compris
par les Italiens.
Reste à déterminer.le chemin parcouru pour pas-
ser de Loire à Era. Il faut renoncera à tirer Era dire.
tement de Liger, ou de Lwère, devenu Loèro (?).
Considérons séparément la question de la voyelle
i. Rime di Bernardo Tasso; Bergame, T740, ode, XXXIV.
2. Sonnet Non Tesin, Po, Varo, Arno, Adige e Tebro.
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tonique, puis celle de la chute de la consonne
initiale.
Carlo Salvioni a remarqué fort à propos' que
notre forme Loire remonte à une forme plus an-
cienne, Leire, comme veoir à veeir, voire à veire.
Mais c'est moins une question d'âge qu'une question
de région. M.- A. Thomas veut bien me confirmer,
avec sa grande compétence en ces matières, que la
prononciation Lère a persisté jusqu'à l'époque mo-
derne dans toute la vallée supérieure du fleuve, y
compris le Bourbonnais et même le Berry. Or,
c'était précisément par là que les marchands fioren-
tins, venant de Provence ou de Lyon, abordaient la
vallée de la Loire. J'ajoute que même le long du
cours moyen du fleuve, où prévalut la prononciation
Lwère, les Italiens étaient bien habitués à substituer
un e à notre oi noir, nero: poire, pera, etc. La
transcription habituelle de Blois, dans les documents
italiens, est Bles. Par le même mécanisme, l'Oise
devient Esa dans la de Luigi Alamanni.
Donc rien ne s'explique mieux que la .forme italienne
Lera pour désigner la Loire.
En ce qui concerne la. consonne initiale, sa confu-
sion avec l'article s'explique d'autant mieux que le
français n'employait guère l'article devant cette caté-
gorie de.noms propres, et aujourd'hui encore cer-
taines locutions populaires très vivaces conservent
des traces- de cet- usage ancien; nous disons « la
rivière de. Seine », ou « la rivière de Loire », pour la
Seine, la Loire; et encore « une alose de Seine »,
i. Bitllettino della Società Dantesca italiana, t. XVI, p. 54.
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« ,faire. une baignade, en, Loire ». Il était assez naturel
.que les' Italiens, dans ce .dernier cas, prissent l ini-
tiale pour un'article. Justemen.tT"la phrase de Matteo
Villani, où se trouve -nommée est l'exacte
transcription de notre^GbcutLon '«; "la civière de
Loire » Avea costeggiato il ̃fiihne*-$ell' lE'ruAnfino
ad Or liens1.
C'est ainsi que la forme l'E.ra », colportée par- les
marchands florentins, s'est répandue jusqu'ër/: Tos-
cane, sans doute dès le xme siècle.
Cependant, divers critiques se refusent à recon-
naître la Loire au chant VI, v. 5g, du Paradis, et
tiennent fermement pour la Saône. La cause de leur
résistance est que, dans le récit des prouesses de
l'aigle romaine, Dante se serait manifestement sou-
venu d'un passage de Lucain (Pharsale, 1. 1, v. 3y, et
suiv.), dans lequel se rencontrent les noms des
mêmes fleuves, mais avec la Saône au lieu de la
Loire2. Ainsi présenté, le rapprochement a quelque
chose, en effet, de saisissant; mais il faut y regarder
de plus près.
Le morceau en question se lit au livrè.I de la Phar-
sale la phrase, où est nommé le Rhin, commence
dès le vers 369; les noms du Rhône et de la Saône
n'arrivent que soixante-cinq vers plus loin. Dans
l'intervalle, outre le Var et l'Isère (la Seine n'est pas
i. Cronica, 1. VII, c. 6.
2. Voir, par exemple, Paget Toynbee, Dante Dictionary, au
mot Era.
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elle-même désignée, mais la gens Sequana, v. 425),
on trouve mentionnés l'Aude et l'Adour, puis beau-
coup d'autres phénomènes géographiques, le lac
Léman, les Vosges., les Cévennes, le golfe de Monaco,
le bois sacré de Nîmes, l'Océan et quantité de noms
de peuplades gauloises.
Le passage de Lucain ne renferme d'ailleurs aucune
allusion à la conquête de la Gaule par César; jusqu'au
vers 386, c'est un discours du centurion Laelius, qui
traduit le mécontentement des légions inactives et
exhorte César à marcher contre Rome; là est dit ceci
« Nos mains, pour laisser derrière toi le monde sou-
mis, ont maîtrisé les ondes mugissantes de l'Océan
et brisé, aux extrémités septentrionales, le Rhin écu-
mant » (v. 36q-37i). Tandis que Dante rapproche le
Rhin du Var (VI, 58) pour marquer les frontières
continentales de la Gaule au sud-est et au nord-
est, Lucain opposait ce grand fleuve à l'Océan; le
Var, chez le poète latin, est rapproché de l'Aude
(v. 403-404).
D'ailleurs, à partir du vers 386, il est si peu ques-
tion de conquêtes que Lucain, tout au contraire,
décrit l'espèce d'évacuation de la Gaule qui résulta
du départ des légions pour l'Italie César cède aux
objurgations Se ses armées; on abandonne donc les
rives du Léman et les pentes des Vosges; on quitte
notamment les rives de l'Isère, « qui perd son nom
avant d'atteindre la .mer » (v. 399-401). Puis vient une
très longue période, dans laquelle sont énumérées de
nombreuses peuplades, entre autres les Séquanes et
les Belges, puis ceux qui habitent les rives du Rhône,
« dont le courant rapide entraîne la Saône vers la
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mer » (v. 433-434) et la phrase s'achève ainsi « Et
toi aussi, barbare Trévire, tu te réjouis de voir por-
ter ailleurs la guerre » (v. 441).
Tout cela, on doit l'avouer, n'a qu'un rapport dou-
teux avec les trois vers de Dante. Admettons que le
poète se soit souvenu de ce morceau géographique;
ce ne fut en tout cas qu'un souvenir fort lointain.
Pourquoi la Saône l'aurait-elle plus frappé que
l'Aude, l'Adour ou le lac Léman? A bien prendre, son
vers 60
Ed ogni valle onde'l Rodano è pieno
traduit suffisamment les vers de Lucain où est nom-
mée la Saône
Rhodanus raptim velocibus undis
In mare fert Ararim.
Et s'il omettait ainsi le nom d'un affluent du
Rhône, ayant déjà nommé l'Isère, ne pouvait-il ajou-
ter à l'énumération la Loire, qui traverse la France
par le milieu?
Le fait est qu'il la nomme, sous la forme qui a été
couramment employée par les écrivains toscans du
xIVe au xvie siècle, tandis qu'on ne cite aucun exemple
du nom Era désignant la Saône. De Arar, Dante
n'aurait pu tirer qu'un nom de forme savante, comme
Arari ou Arare; depuis longtemps, l'usage populaire
ne connaissait plus que le nom Sauconna, déjà enre-
gistré par Ammien Marcellin au ive siècle.
Paris, igog et 1921.
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INDEX ALPHABÉTIQUE
DES NOMS PROPRES
ABENARABI DE MURCIE, 220, 22 1
223.
ADRIEN I", pape, 121.
AGNELLI (Giovanni), 28, 100,
107.
Agostini (Côstanza), 3.
AcRESTA (Amelia), 144.
Alamanni (Luigi), 161, 162, 163,
227, 228.
ALBERT LE GRAND, 136.
ALBRET (d'). Voir HENRI, JRANNE.
ALFERGANI, 223.
ALIGHIERI (Dante), passim.
ALIGHIERI (Piero di Dante), ¢r.
Alméras (Henri D'), 207.
ALPHONSE LE SAGE, 222.
AMMIEN MARCELLIN, 23
ANDRÉ DEL SARTO, 159.
ANGELONI (Italo Mario), 47.
ANTÉE, 27.
ARÉTIN (Pietro Bacei, dit l'),
145.
ARGENT: (Filippo), 2, 9, I il 341
93.
ARIOSTO (Ludovico), xi, 144-
146, 164.
ARISTOTE, 4, 5, 66.
ARNAUT DANIEL, 191, 192e 194,
196.
ASIN PALACIOS (don Miguel),
220-224.
AUGUSTE (empereur), 119.
Averroès, i36, 223.
AviCENNE, 223.
BACCI (Orazio), 26.
BARBI (Michele), 58, 199, 2o3, 208.
BARTOLI (Adolfo), 3.
Béatrice, 45, 52, 53, 54, 56, 78, IOg, l35,I42, 184, 199, 200,
202, 204, 21 l, 221.
BÉATRICE DE PROVENCE, 217-
BELLAY (Joachim Du), 186.
BEmBo (Pietro), 144, 145.
BENOÎT V, pape, 121.
BENVENUTI (E.), 18.
BERCEO (Gonzalo DE), 223.
BERGAIGNE (François), 162, 174, I75.
BERNARD (saint), 142.
BERQUIN (Louis DE), 169.
BERTACCHI (Cosimo), 55.
BERTRAND DE BORN, 192, 193.
BETTINELLI (Saverio), 146.
BIAGI (Guido), 67.
BIAGI (Vincenzo), 2o3, 210.
BOCCACE (Giovanni), g, 41, 43, 45, 47, 48, 59, 144, 145, 148,
i53-i56, 161, 164, 186, 210-
213.
BOÈCE, i35..
------------------------------------------------------------------------
BONAGIUNTA ORBICCIANI DA
Lucca, 194, 195.
BONIFACE VIII, pape, 12, 14,
15, 121, 214, 215.
BORNEIL. Voir GIRAUT bn BOR-
NEIL.
BOTTICELLI (Sandro), 102.
BOURBON (connétable de), 167.
Bouvy (Eugène), 146.
CACCIAGUIDA, igg.
CANTÙ (Cesare), n5.
CARDUCCI (Giosué), 51.
Caro (Annibal), 14!).
CARON, 29, 34, 37.
Carrara (Francesco), n5.
CATtROLL (J. S.), 82.
CARY (Henry Francis), 226.
CASINI (Tommaso), 63.
CASTETS (Ferdinand), 202.
Castiglione (Baldassare), 145.
CATON d'Utique, 66, 67, 68, 71,
73, i83.
Cavalcanti (Guido), xi, ig5,
204.
Celestin V, pape, 14, r5.
Cbllini (Benvenuto), a5g.
Centaures, 36,37.
CERBÈRE, 38, 40.
Cércamon, troubadour, 193.
CERCH, (famille), 43, 48, 5o.
CERCHI (Vieri dei), 49.
CÉSAR, 123, 230.
CHARLEMAGNE, 120, 121, 197.
Charles V, roi de France,
149, 150.
CHARLES VI, roi de France,
i5i, i58..
CHARLES VU, roi de France,
i58.
CHARLES D'ALENÇON, 167,, 185.
CHARLES I°' D'ANjou, 216, 217,
218.
CHARLES II D'ANJOU, 217'
CHARLES D'ORLÉANS, 158.
CHARLES DE VALOIS, 215-
CHARLES-MARTEL, roi de Hongrie, 77, 218.
CHARLES-QuINT, empereur, 167. CIACCO, 2, 6, 7, 8, 9, 10, 12, 13, 48, 52, 63, 7°.
CiBRARio (Luigi), n5.
Cicéron, 135.
CINO DA PISTOIA, 195.
CLAUDE, reine de France, 162. CLÉMENT V, pape, 15, 216.
COCHIN (Henry), 208.
COL (Gonthier), L5i.
Cou (Edoardo), 55.
COLOMB (Christophe), 137.
CONRADIN, 216.
CONSTANCE, reine de Sicile, 217. CONSTANS (L.-A.), 208.
CONSTANTIN, 124.
CONTI (Augusto), 115.
CORBINELLI (Jacopo), loi
CORNEILLE (Pierre), 146.
Counson (Albert), 145, r88.
Crescini (Vincenzo), igg.
CROCE (Benedetto), 63.
CUNIZZA DA ROMANO, 77, 78, 8l, 82.
CYBÈLE, 41.
DANIEL. Voir ARNAUT.
DEGLI Uberti (Farinata), 9, 11. DELABORDE (François), 2i3.
DEL Balzo (Carlo), i5i.
DEL LuNGO (Isidoro), 5o, 51. 60, 61, 62.
DELLA VIGNA (Piero), 9.
Déméter, 41.
DENYS L'ARÉOPAGITE, 75, 76, 78, 81, 82, 84, 136.
DlOMÈDE, 140.
Dis ou DITE, 40, 41, 42. Voir aussi LUCIFER.
D'OMINIQUE (saint), 79, 80.
------------------------------------------------------------------------
DoNATi (famille), 50.
Donati (Forese), 204.
DONATI (Gemma), 44, 47, 5g.
D'Ovidio (Francesco), 2o3, 2o5.
Doré (Gustave), io3.
DoREZ (Léon), 165.
ENÉE, ig, 38, 65.
ESTIENNE (Henri), r61.
FARINATA. Voir DEGLI UBERTL
FARINELLI (Arturo), 145, 146,
151, 163, 165, 174, 188, 189,
igo, 2o5, 206.
Flamini (Francesco), 54, 55, 92,
160, ig5.
FLAXMAN (John), 101.
FOLQUET DE Marseille, 77, 78,
81, 192.
FRANCESCA DA Rimini, 2, 6-10,
20, 31, 52, loi, 102, 165, 198.
François I", roi de France,
15g, 162-167, 16g, 172, 173,
180, 185.
François D'AssisE (saint), 7g,
FRÉDÉRIC II DE HOHENSTAUFEN,
121, i3i, 216.
Frescobaldi (Dino), 44, 47, Ig5.
Fucci (Vanni), ir.
Furies, 35.
GABRIELLI (Messer CANTE DEI),
GALÉHAUT, ig8.
GANELON, 197.
Gauthiez (Pierre), 206.
GAUTIER DE Chatillon, 223.
Géants, 37, 100.
Génin (François), 165.
GÉRYON, 27, 36, 37.
Giacoîio DA LENTINO, ig4, ig5.
GIANNI (Lapo), 195.
GIOBERTI (Vincenzo), 126.
GIRAUT DE BORNEIL, 191.
GlRPLET, 200.
GRAS (Arturo), 67.
Grangier (Balthazar), 187.
GRÉGOIRE LE GRAND (saint), 67, 75, 76, 82, 136.
GRÉGOIRE VII, pape, 121, 2i3. GRÉGOIRE IX, pape, 121.
Guenievre, igS, rgg.
GUILLAUME IX, comte de Poitiers, Ig3.
GUILLAUME D'ORANGE, 197, 198. GuINIZEr.LI (Guido), Ig4, ig5, 196.
GUITTONE D'AREZZO, XI, Ig4, ig5.
Guerrazzi (F. D.), n5.
Guerri (Domenico), 41, 43.
HARPIES, 37.
HAUSER (Henri), 168.
HENRI D'ALBRET, 167, 16g.
HENRI II, roi de France, 170. HENRI II, roi d'Angleterre, Ig3.
Henri IV, empereur d'AlleHENRI IV, roi de France, 187. HENRI VII DE Luxembourg, 118, 120, 12], 216.
HENRI VIII, roi d'Angleterre, 167-
HERCULE, 40.
HÉSIODE, 41.
HOMÈRE, 8, 101.
HORACE, 137, 145, 146, r6o.
Hortis (Attilia), 1.55.
HUGUES CAPET, 162, r63, 214, 217.
lAsros, 41.
ILARIO (frate), 210.
INNOCENT III, pape, 121.
ISIDORE DE SÉVILLE, 75.
------------------------------------------------------------------------
Jaufré-Rudel, ig3.
JEANNE D'ALBRET, 170.
JEANROY (Alfred), 193.
Junon, 3g.
Koch (J.-A.), i°2-
LANCELOT DU LAC, 198, 199, 200.
LA1'INI (Brunetto), 11, 75, i360
222, 223.
LEFRANC (Abel), 144, 168-171,
174, 179, l8°' 182, l83<
LEMAIRE DE BELGES (Jean), 174.
LÉON III, pape, 121.
LEON Vin, pape, 121.
LÉONARD DE VINCI, 15g, 226, 227.
Leroux DE LTNCY (A.), 179.
Louis IX (saint Louis), 213,
216, 217.
LOUISE DE SAVOIE, i85.
Lucain, 229, 230.
LUCIE (sainte), 52.
LucIFER, 27, 37, 39-42, 88, 96,
97, I0°-
LuCRÈcE, 145.
LUTHER, 16g.
MACHIAVEL (Nicolas), 145, 218.
MAHOMET, Il, 223.
MALASPINA (famille), 60.
MALASPINA (Moroello), 44.
Malatesta (Paolo), 7, 8, 20,
198.
MALOHAUT (dame de), 199, 200.
MANFRED, 216, 218.
Manzoni (Alessandro), 133.
MARCABRUN, troubadour, ig3.
MARGUERITE DE BOURGOGNE,
217.
MARGUERITE DE LORRAINE, 185.
MARGUERITE DE NAVARRE, 144,
i6o, 164-187.
MARGUERITE DE PROVENCE, 217.
MASSERON (Alexandre), 207.
Maugain (Gabriel), 207-
MAZZINI (Giuseppe), 126.
MAZZONI (Guido), 2o3.
MÉDUSE, 35.
MELODIA (Giovanni), 53.
MEUN (Jean DE), i5o, 155, 157, 174, 203, 205.
MEYER (Paul), 197.
MIGNON (Maurice), 145.
MINOS, 34, 37.
MINOTAURE, 36.
MOLAY (Jacques DE), 154.
MONTAIGNE (Michel DE), 145. MONTEFELTRO (Guido DA), il, 80, 140.
MONTREUIL (Jean DE), ibi.
MooRE (Edward), 3, 4, 11.
Mordrec, 200.
Morel (Camille), 158, i63.
MORRONE (Pietro DA). Voir CÉLESTTN V.
NEMROD, 39, 222.
NESSUS, 27, 36.
NICOLAS III, pape, 11,12, id, 10. Niccolini (Giovan Battista), 126.
Novati (Francesco), 198.
OELSNER (Herrmann), 145, z56, 162, 188.
ORBICCIANI. Voir Bonagiunta ORBICCIANI.
OTHON, empereur, 121.
PARIS (Gaston), 145, 17°, 172, 173, 174, 177, 179. l86-
PARIS (Paulin), i5i.
PARODI (E.-G.), xiii, 12, 13, 21, 5o, 58, 60, 2o3, 210.
Pasquier (Etienne), 162.
PASSERINI (G.-L.), 203.
PAUL (saint), 75, 10g, 125, 126. PAZZI (Enrico), n5.
------------------------------------------------------------------------
PELLEGRINI (Carlo), 168, 174,
175.
Pellico (Silvio), 126.
PERINI (Dino), 47.
PETIT DE JULLEVILLE, i5o.
Pétrarque (François), 1 ig, 135,
144, 145, 148, 156, 161, 164,
226, 227.
PHÈDRE, fabuliste, 40.
PHILIPPE LE BEL, 214, 2l5, 216,
218.
PHILIPPE LE HARDI, 217, 218.
PHLÉGIAS, 2, 34.
PicoT (Emile), 160.
PIERO. Voir DELLA VIGNA.
PIERO di DANTE. Voir ALI-
GHIERI.
PIERRE D'AUVERGNE, ig3.
PIERRE III D'ARAGON, 217.
PIERRE (saint), 123, 125.
PILATE (Léonce), 41
Piranesi (Giorgio), 107.
PISAN (Christine DE), 14g- 1 53,
157- "̃
PISAN (Thomas DE), i5o.
Pizzi (Italo), 225.
PLATON, 3g, 66.
PLUTON, 38-42.
PLUTUS, 40.
POCHAMMER (Paul), 107.
PoGGi (Andrea di Leone), 46, 47.
PoLACCO (Luigi), 28, 84, 100.
Politien (Ange)., xi.
Premierfait (Laurent DE), 153,
154, 156.
Primatice (le), i5g.
PROTO (Enrico), 68,- 75, 82.
Ptolémée, 110.
PUCCIANTI (Giuseppe), u5.
Rainouart, ig7, 198.
RAINA (Pio), 197, ig8, 200, 2o3,
208, 210.
READ (Ch.), 163.
RHIPEUS. Voir RIFEO.
RIFEO, 66, 68-72, 81.
ROSSETTI (Gabriele), 126.
Roland, 197.
ROMANO (DA). Voir CUNIZZA.
Rossl (Vittorio), ig6.
ROSSO FIORENTINO (il), 159.
SAINTE-BEUVE (Ch.-Aug.), 146. Salvioni (Carlo), 228.
SAMUEL, le prophète, 121.
SANNazARO (Jacopo), 144, 164. SANTANGELO (Salvatore), 193. S arto. Voir ANDRÉ DEL SARTO. SATAN. Voir LUCIFER.
SATURNE, 41.
SAUL, 121.
Savj-Lopez (Paolo), 223.
SCHEFFER (Ary), 102.
SCHERILLO (Michele), 226.
SciproN, 3g.
SFORZA (Giovanni), 63.
SI&ER DE-BrABANT, 2r3, 214.
Solmi (Edmondo), 226.
SORDEL DE MANTOUE, 192.
STACE, 66, 68, 6g, 71, 72, 142. ÏASCHEREAU (J.-Ant.), 146.
Twsso (Bernardo), 227.
Tasso (Torquato), 144, 145.
Thomas (Antoine), 228.
Thomas D'AQUIN (saint), 70, 80, 81, 82, 118.
ToLDO (Pietro), 186.
Tommaseo (Niccolô), n5, 126. Torrâca (Francesco), 28, 42, 75, 144, 218.
TOTILA, 2l5.
TOURNON (cardinal DE), 227.
Toynbee (Paget), 22g.
Trajan, 66, 67, 71, SI-
TURPIN (l'archevêque), 45.
TUNDAL, 223.
------------------------------------------------------------------------
UGOLJNO nF.i-.ta GhÊRARUESCA,
ioi, 140..
Ulysse, 106, 137-141.
Vacchbri (Gius. Giulie), 55.
Villani (Giovanni), 2ng, 212:.
VILLANI (Matteo), 226, 227.
VILLON (François), r5&, i63.
Virgile, 5, 6, i3, 15, 19, 22, 28, 30, 3i, 34, 35, 37, 40, 42, 52,
55, 56, 65, 66, 67, 68, 69, 71,
72, 73, 9°; 93, 97i 98, io3, ro6, «g, 142, r45, 155, 183.
VoLTAIREj 146, 188.
Zingarelli (Nîcola), 58, 69.
------------------------------------------------------------------------
TABLE DES MATIÈRES
Pages
AVANT-PROPOS XI-XV
« Io dico SEGUITANDO. » Notes sur la com-
position des sept premiers chants de l'En-
fer. i
Note additionnelle 59.
A TRAVERS LE PURGATOIRE ET LE PARADIS.
I. Les païens destinés par Dante au para-
dis. Pourquoi Virgile en est-il exclu? 65
II. Le ciel de Vénus et les hiérarchies
angéliques 74
RÉALISME ET FANTASMAGORIE DANS LA VISION DE
DANTE 85
DANTE ET LA PENSÉE MODERNE 1 1 3
DANTE DANS LA POÉSIE FRANÇAISE DE LA RENAIS-
sance 144
DANTE ET LA France 188
APPENDICES. I. Les sources arabes de la
Divine Comédie. 220
II. La Loire dans la Divine
Comédie 226
INDEX ALPHABÉTIQUE DES NOMS PROPRES 233
TABLE DES matières 239
NOGENT-LE-ROTROU, IMPRIMERIE DAUPELEY-GOUVERNETJR-
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
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5, Quai Malaquais, PARIS
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du Spaccio. Contribution à l'étude des conceptions
morales de la Renaissance italienne. igig, in-8°. i3 fr.
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religion. r92O,.in-8°, 558 p.. 20 fr.
COCHIN (H.). Lettres de Francesco Nelli à Pétrarque,
publiées d'après le manuscrit de la Bibliothèque natio-
nale. 1892, in-8°. 7 fr. 5a
La correspondance de Nelli est le seul groupe compact
de lettres adressées à Pétrarque qui nous soit parvenu
elle s'étend de i35o à x363 et donne une foule de renseigne-
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CONSTANT (G.). La légation du cardinal Morone auprès
de l'empereur et du Concile de Trente (1 563). 1922,
in-8°, 6o3 p. 5o fr.
DANTE (Alighieri). Vita Nova, suivant le texte critique
préparé pour la Società Dantesca italiana par Michel
Barbi. Traduite avec une introduction et des notes par
Henry Cochin. 2<= édit., 1914, in-12, Lxxx-247 p. 7 fr. 5o^
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sance. T. I. Maurice de Guérin, d'après des docu-
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DENSPERGER et P. HAZARD; secrétaire Édouard CxAM-
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