ERNEST DELAHAYE
VERLAINE
ÉDITIONS MESSEIN PARIS
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VERLAINE
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Premier projet du Monument à Verlaine par NIEDERHAUSERN-RODO
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ERNEST DELAHAYE
VERLAINE
J'ai révélé mon coeur au Dieu de l'innocence. GILBERT.
Voyez mieux comme j'étais.
STÉPHANE MALLARMÉ.
OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE PRIX BORDIN
ÉDITIONS MESSEIN, PARIS 19, Quai Saint-Michel, 19
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TABLE DES MATIÈRES
I. — L'enfance, l'adolescence, les poèmes saturniens. 1
II. — Premiers grands chagrins, premiers excès. —
Le Parnasse. — Les fêtes galantes 33
III. — Encore le Parnasse. — Les amis. — Verlaine
républicain 52
IV. —Gourmandise, violences, remords, amour. —
Première conversion. — Il retombe. — Comment faire? — Quatre heures du matin. ... 70 V. — Fiançailles. — La bonne chanson. — Mariage.
Patrie 89
VI. — Brouille dans le ménage. — « Mourir pour la
Patrie?... » — La commune. — Il perd son emploi. 112
VII. — Rimbaud. — «La fuite en Egypte» 135
VIII. — «... Errabundi». — Romances sans paroles. —
Le drame de Bruxelles 157
IX. —La prison. — Symboliste «pour une fois». —
Des magistrats bien sérieux 174
X. — Le régime cellulaire. — La conversion .... 191 XI. — Liberté. — Vertige. — Bataille de Stuttgart. — La vie anglaise. — Travail. — Projets. —
«Sagesse». — Et Rimbaud toujours 204
XII. — Arras. — Boston. — Bournemouth.— Rethel. 231
XIII. — La vie à Notre-Dame. — Vacances de 1877-78. 256
XIV. — « Qui a bu boira ». — Verlaine quitte l'enseignement.
l'enseignement. Dernière tentative de réconciliation avec sa femme. — Alors, un autre fils!... — Bonheurs champêtres. — Lucien en Angleterre. — Publication de « Sagesse ». — Un peu de
politique 279
XV. — Catastrophe. — Boulogne. — Rue de la Roquette. — Mort de Lucien Létinois 309
XVI. —Coulommes. — Retour à Paris. — L'hydarthrose. — Mort de Madame Verlaine. — La ruine, la faim, le désespoir. — L'hôpital. — Rentrée définitive dans la vie littéraire. — La revanche du diable. — «Jeunes». — D'autres
bonnes chansons. — A vau l'eau 331
XVII. — L'art et l'idée . 370
XVIII. —Bigamie. — «Ah! d'être heureux!...». — Terrible ménage. — Bibi Purée. — Derniers rires, derniers cris. — Saint-Etienne-du-Mont .... 513
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I
L'ENFANCE, L'ADOLESCENCE, LES POÊMES SATURNIENS
Ah! celui-ci n'est pas un « surhomme " !... Celui-ci n'est pas le monstre aveugle, orgueilleux, sourd, cruel, puant, stupide, rêvé par l'aristocratisme de Nietzche. Il vaut mieux qu'un « surhomme » : c'est un homme. Sensibilité, bonté, curiosité, impulsions, joies, peines, délires, faiblesses, il a tout, à pleine mesure, de presque tous les hommes. Et quand, d'une dilection particulière, l'humanité le reconnaît, le revendique pour sien parmi tant d'autres, c'est parce que personne, à aucune époque, ne s'est réclamé de sa mère avec une soumission plus filiale, avec une sincérité plus enfantine.
Et d'abord l'enfance, oui, l'enfance qui dure : être gamin, rester moutard, à vingt ans, à trente, à cinquante, garder la jeunesse inaltérable de l'esprit, même dans un corps écrasé sous des maux atroces!...
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Car le génie est une puissance en nous cachée, en nous germée, que nous n'avons ni produite ni voulue, qui est notre part d'essence divine, mais que nous-mêmes, le plus souvent, détruisons ou laissons mourir, à cause de vanités absurdes, à cause de méchancetés grossières que nous cultivons, avec une attention maniaque, sous les noms de maturité, de raison, de sens pratique.
Tandis que Verlaine est l'être qui ne change, ne se corrige, ne se déforme; et le connaître petit garçon, c'est le connaître à la veille de sa mort.
Lisez ce gracieux épisode des Confessions :
" Metz possédait et doit posséder encore une très belle promenade appelée « l'Esplanade », dominant, en terrasse sur la Moselle, qui s'y étale,. large et pure, au pied de collines fertiles en raisins et d'un aspect des plus agréables. Au centre de la promenade s'élevait, et doit s'élever encore, une élégante estrade destinée aux concerts militaires qui avaient lieu les jeudis après-midi et les dimanches d'ensuit de vêpres. Le " tout Metz» flâneur et.désoeuvré s'y donnait, ces jours là, à ces heures-là,rendez-vous. Toilettes, grands et petis saluts, conversations, <Ii- probablement, agitation d'éventails, brandissage et usage du luigi.on, alors un monocle carré, ou du face-à-1'oeil de nacre ou d'écaille...
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" Il se trouva que parmi les nombreux enfants qu'amenaient les gens mariés de la société, il y avait la plus jeune des filles de M. le Président du Tribunal de première instance, à moins que ce ne fût celle de M. le Procureur de la République (1), qui s'appelait L., et la petite demoiselle s'appelait Mathilde. Elle pouvait avoir huit ans, moi je courais sur ma septième année... Tout de suite, nous étions devenus amis. Que pouvions-nous nous dire? Je ne sais, mais le fait est que nous causions toujours ensemble, quand nous ne jouions pas, ce qui nous arrivait souvent. Quand l'un de nous n'était pas encore là (car je lui plaisais, je dois l'avouer, autant, ma foi, qu'elle me plaisait de son côté), c'était une attente, une impatience, et quelle joie, quelle course de l'un vers l'autre, quels bons et forts et retentissants et renouvelés baisers sur les joues ! Parfois il y avait des reproches à propos du retard, des miniatures de scènes, des ombres peut-être de jalousie, quand un garçon ou une fille mêlée à nos jeux trouvait trop d'accueil d'une part ou d'une autre... »
C'est le commencement de la vie ; voyez la fin, le moment de ces ardeurs séniles, éperdues, pour la quadragénaire Estègre :
(1) Cela se passe en 1850. Verlaine naquit le 30 mars 1844, à Metz, où son père était en garnison.
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Oh ! tes manières de venir !
Hier, je le voyais, derrière mon palier, Descendre vivement le premier escalier Pour remonter le mien de ton pas net et preste ; M'apercevant alors, quel prompt, quel joli geste De sembler retourner pour ne faire que mieux El mon plaisir et mon bonheur de pauvre vieux Encore vert en me sautant si fort, exprès, Au cou, que j'en palpite tris longtemps après D'un tel bonheur (1) !...
Et puis revenez à l'extrême enfance ; voyez-le tout petit que l'on endort sur des genoux, écoutant « parmi les bruits indistincts du demi-sommeil chanter l'eau d'une bouillotte » et manifestant déjà sa curiosité impulsive en plongeant une main avide « dans la belle eau d'argent frisé qui faisait de si jolie musique. Le résultat, vous le pensez bien, fut une effroyable brûlure (2)... » C'est ainsi qu'il voudra posséder soudain toutes les joliesses, toutes les étrangetés nouvelles apparues, se plonger lui-même, alors, entièrement, dans toutes les eaux bouillantes, courir à tous les inconnus formidables.
Et ne dirait-on pas que pour lui seul exactement, pour cet enfant éternel avait été fait, prophétique, le vers de Hugo :
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie,
(1) Dans les limbes. (2) Confessions,
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à la vie totale, et ne conserva-t il pas, toujours inflétrie, toujours vivante et rutilante, cette fleur embaumée de l'enfance: les timidités , les fougues les élans, les grâces, les douceurs et les candeurs?
Sous ce rapport, du reste, il a de qui tenir. Sa mère est une brune svelte, rieuse, causeuse, impétueuse, généreuse élourdiment, extraordinaire» ment aimante. Eprise d'intensité, avide de sensations fortes, elle a épousé un officier, parce qu'un officier c'est beau, c'est un soldat, c'est du roman, du drame, du hasard, de l'absolu. Il obéit et il ordonne; il peut aller à la guerre, et l'on aurait bien peur, et l'on serait joyeuse et fière à cause de son panache, de son épée, de sa voix qui commande. La race des Déhée est émotive, le coeur y bat très fort, on en souffre, mais on a besoin de cela; par mouvement acquis l'on veut, l'on aime ces battements de coeur. Un soldat c'est du dévouement aussi, côté grandiose et poétique du rôle qu'apprécie une femme à proportion qu'elle est plus près de la nature, puisque sa mission consiste à risquer, pour que d'autres existences viennent au jour, la souffrance et la mort, —à proportion, veux-je dire,, qu'elle est bien pleinement, vraiment femme.
•Et de la femme Mme Verlaine a toutes les caractéristiques les plus communément évidentes. Elle
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n'est pas seulement bavarde, elle est curieuse jusqu'à la nervosité, jusqu'aux témérités folles. Se passe-t-il à sa portée quelque chose de grave, de périlleux surtout, à cause du danger même un instinct la pousse à être là. Que le 4 décembre 1851, à la nouvelle qu'il y aura du tapage dans les rues, sans aucun autre motif, elle prenne par la main son bambin de huit ans, et descende des Batignolles, sa paisible résidence, jusque sur le boulevard Montmartre, où elle se promène, où elle attend, où elle regarde, contente, amusée d'être à l'endroit où ont lieu les grands hourvaris politiques, tant et si bien que l'enfant et la mère se trouvent soudain enveloppés dans une charge de cavalerie et sauvés par une véritable chance, comment le justifier autrement que par de la curiosité positivement enragée?...
Et puis, ce qu'elle a besoin de voir, tous les jours et à tout instant, ce sont les gens qu'elle aime. Or, elle aime tout le monde : toutes les dames d'officiers sont charmantes, distinguées, spirituelles, tous les officiers sont parfaits. Quand elle dit : " une de mes amies », ou bien : « un ami de mon mari », ce ne sont pas des termes de banalité courante; elle juge les autres d'après elle-même, elle croit à la sincérité, à la tendresse des autres comme aux siennes, et la réciprocité entière dans l'affection ne fera jamais aucun doute pour son
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jugement,de petite fille. Donc elle adore les visites, elle en rend quatre pour une. Le capitaine Verlaine, robuste compagnon, aime traiter ses camarades et dîner en ville. Mme Verlaine est une si aimable, si innocente créature qu'on l'accueille et qu'on l'appelle, dans les salons, dans les ménages d'officiers ou de onctionnaires, comme un rayon de bon soleil. Il ne faut pas s'étonner si elle est souvent hors de chez elle, si Paul, dès l'âge de quatre ans, à Metz, est mis à l'école, " chez une demoiselle très gâteau », si, à Montpellier, il est confié à la bonne qui le confie à une vieille femme qui lui permet de fourrer son bras jusqu'au coude dans une bouillotte, si, dans ta même ville, au même âge de quatre ans, alors que l'on doit appliquer à l'enfant une sangsue,cette pauvre Mme Verlaine a jugé bon de sortir juste à ce moment cri» tique, en sorte qu'elle trouve. à son retour, la domestique endormie, le lit tout rouge de sang, le peut malade en pâmoison. Pour cette aimante, mais puérile, mais imprudente mère, c'étaient des leçons terribles et qu'elle comprit avec une admirable bonne foi. En 1851, quand Paul est atteint d'une dangereuse et longue maladie, qui exige une surveillance de toutes les secondes, véritablement elle l'arrache à la mort à force de courage, de douce patience, d'infatigable attention,
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« Des soins infinis me sauvèrent (1), la convalescence se fit lentement, d'abord douloureuse, puis pénible, impérieuse, impatiente, puis paisible et câline en réponse aux gâteries prudentes dont me bénissait ma mère pour qui je conçus, de l'avoir vue, ou plutôt perçue, si bonne, tout dévouement, tout veilles, tout réveils incessants, pendant le fort de la crise, une affection toute nouvelle... » Très bien! mais continuons à lire : « Maintenant que le petit est guéri, que toute crainte de désordre et de pillage,a disparu (2), dit un jour mon père... si nous le mettions au lycée ?»
Idée bien militaire ! Le capitaine Verlaine, " engagé » dès l'âge de seize ans, parvenu à un grade élevé dans cette arme savante du génie, sans avoir passé par Polytechnique, est un self made man ; il pense que la caserne c'est très bon, que les garçons y sont mieux que pendus aux jupes maternelles, et Mme Verlaine, par facilité d'assimilation, croit aussi que les garçons doivent " se dégourdir ".
Aussitôt l'arrivée à Paris, après la démission du
(1) Confessions.
(2) C'était quelques semaines après le Coup d'Etat.
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capitaine (1), Paul a été placé à l'institution W..., rue Hélène. Par conséquent, il n'est guère chez ses parents que pour manger et se coucher. Il ne connaît pas, pour ainsi dire, l'éducation de la famille. Un enfant de huit ans, cela veut tout savoir, mais il est convenu que cela ne peut rien comprendre. Aussi le père lui répond, quand il questionne avec trop d'insistance : « Tu m'ennuies, va jouer plus loin » (2). S'il interroge sa mère, elle lui dit : « Veux-tu du bonbon?» Est-ce qu'il y a autre chose à faire que l'appeler " mon chéri, mon trésor », l'embrasser, lui donner des friandises? Pourtant elle est bavarde, mais, en fait de conversation, que lui servirait-elle, sinon que madame Chose est venue, que madame Chose est très bonne, que sa demoiselle est très gentille, que son fils est tout à fait bien.,.
Au moment des repas, comme dans la plupart des intérieurs de petite bourgeoisie, on lui parle surtout de ce qu'il y a sur la table. On le choie, on l'adore, on ne songe qu'à en faire un solide gaillard : on ne lui suppose d'autres besoins que le jeu et la nourriture. « Mon Paul, cette aile de poulet?... Elle est tendre, n'est-ce pas?... Tiens!' puisque tu es sage, tu auras les plus grosses
(1) Pour raison de santé, en 1851.
(2) Confessions.
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fraises... Goûte, elles sont délicieuses !... À présent ce doigt de vin pur... Au dessert seulement, oui, mon Paul... — Voyons ! dit le capitaine, ne bois pas tout d'un coup ! Le bon vin, on ne l'avale pas, on le déguste... Et maintenant, apprends vite tes leçons pour la classe... »
Méthode simplette. Les parents ont leur rôle : soins physiques; le reste est l'affaire du " maître ». Quand l'oiselet sera fort, quand les plumes lui seront venues, on le campera au bord du nid, et on lui dira : « Prends ton vol ».
Ce système, très répandu, n'a rien d'anormal. C'est même ce qu'il y a de plus " nature ». Quoique trop purement instinctif, il ne produit pas toujours de fâcheux résultats, et je ne le loue pas, je ne le blâme pas plus que de raison. Je n'y ai insisté que parce qu'il sert à expliquer comment se forma le caractère de Verlaine.
Par ses ascendants maternels et paternels, il doit être émotif, par sa mère aimante et tendre à l'excès. Par. sa mère aussi il est entretenu dans un extraordinaire optimisme à l'égard de tous les êtres qu'il rencontrera dans la vie. Son père ne fut qu'un soldat, c'est-à-dire une sorte de perpétuel collégien. Il lui devra l'instinct de docilité et l'idée de courage, dont la combinaison produira des alternatives de soumission extrême et de vio-
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lences proportionnelles. Père et mère le dressent inconsciemment à la gourmandise, ne voyant pas de satisfactions plus à sa portée ni plus raisonnables. Paul sera gourmand. Ce sera son vice d'élection et, au fond, son vice à peu près unique, celui d'où viendront ses folies et ses malheurs.
il a une mère qui ne parle jamais d'elle pour se vanter, mais des autres, continuellement, pour les trouver adorables, en sorte qu'à lui-même la vanité restera inconnue, ainsi que le mensonge et le calcul, en sorte qu'il sera exceptionnellement aimable et doux, mais que les déceptions que lui causera l'humanité produiront sans cesse en lui les mêmes étonnements suivis d'exaspération intense, d'immense désespoir, de révoltes affolées.
D'autre part, ses parents sont de bonnes gens paisibles, d'existence régulière, jouissant d'une petite fortune, absolument dépourvus de mauvais désirs. Ils ne peuvent supposer que leur fils aura une existence et un tempérament différents des leurs. Ils ne croient pas devoir s'en occuper au point de vue intellectuel et moral, puisque pour cela existent d'excellents professeurs dont c'est la lucrative et honorable mission. La conscience de l'enfant se formera donc toute seule. Son intelligence n'a subi aucune préparation, n'a reçu aucun pli, conditions excellentes pour l'originalité et
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l'indépendance, et toutes les audaces,, toutes les aventures de l'esprit.
Aussi, bon terrain de culture pour toutes les passions. Le petit homme, avec son émotivité, son impulsivité, sa naïveté, sa curiosité héréditaires, est jeté dans ce monde en miniature, l'internat ; il y connaît la vie, bientôt, rude à là fois et perverse.
Le premier contact, pourtant, lui répugne, l'épouvante.
« Le jour de mon entrée à la pension (1), comme d'instinct, ou plutôt d'instinct tout court, J'eus horreur, pas peur, horreur, non de la salle d'étude aux pupitres noirs, à l'odeur pédestre et encore autrement, à la chaire cent fois repeinte en jaune brun cent fois s'écartillant, d'où nous dominait mal et maladroitement le pion détesté... mais peur, mais horreur des camarades déjà disciplinés, indisciplinés devrais-je dire, profitant de la moindre occasion pour faire du boucan entre deux silences trop serviles pour être bien vraisemblables...
" C'était en hiver, quatre lampes à suspension pourvues d'abat-jour métallique jetaient sur les quatre tables noires de la salle une lumière dure
(1) L'institution Landry, qui conduisait ses élèves aux cours du lycée Bonaparte (à présent lycée Condorcet.)
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qui rendait l'ombre des murs d'autant plus sombre et, pour mes yeux inaccoutumés à des aspects aussi sévères, comme effrayante...
« Une cloche sonna qui annonçait l'heure du dîner...
« La soupe fut servie, combien médiocre au prix des consommés parentals! Du bouilli s'ensuivit, sec autant qu'était délicieusement entrelardé le boeuf d'à la maison avec son cortège divia de ces légumes dits du pot-au-feu; vinrent des haricots... rouges... de ne ressembler en rien aux farineux tendres et blancs, sous des condiments « puissants et doux», de la bonne table de papa et maman...
" Ces imprsssions gastronomiques jointes à celles de l'étude sinistre et de la lugubre dictée me dictaient, sinon mon devoir, du moins l'acte à faire. Et profitant, au retour du réfectoire, de la porte ouverte pour le départ des externes et de la confusion produite par ce départ croisant la théorie des pensionnaires revenant du réfectoire, — je m'enfuis. »
Et voilà le " tournant de l'histoire ». Â cette mère si tendre et si bonne, qui souffrira tant, par la suite, à cause de la vie tempétueuse d'un enfant adoré, la puissance mystérieuse qui tient nos destinées a voulu donner une indication dernière,
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proposer un choix, quand il était temps encore. Que ne reste-t-il au nid douillet, entre deux êtres dont l'un est calme et sage, l'autre d'une bonté exquise ! Tous moyens de l'instruire ne sont-ils pas à leur disposition, s'ils le veulent! Presque sans quitter — que quelques heures par jour — le clair et confortable appartement de la rue SaintLouis-des-Batignolles, ce milieu honnête, la saine atmosphère morale, les bons exemples, il peut former doucement son esprit, son coeur, devenir l'homme aimable, régulier, heureux que l'on veut qu'il devienne, — qu'il a toujours, désespérément, cherché à redevenir. — Cet avertissement il l'a entendu, pour sa part, une seconde. Il a trouvé une porte ouverte — la dernière porte ouverte ! — et il s'est sauvé, d'abord devant les âpretés de cette vie nouvelle, devant l'inconnu, devant la dureté, devant les scandales générateurs de la corruption, devant les orages futurs, devant la douleur... Il est accouru se jeter dans les bras de sa mère et de son père, il sanglote... eux s'attendrissent, l'accueillent, mais ils n'ont pas compris et lui disent avec douceur de retourner là-bas... Luimême a cessé de comprendre, il se résigne, content, il n'entend plus que l'autre voix, celle qui l'appelle vers les souffrances, vers la gloire. Alors la Volonté supérieure, qui consentait à retirer son plan pour en proposer un autre, a clos son indul-
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gent sourire, elle n'est plus que la loi superbe, la loi inflexible qui décide parfois de prendre dans la musse desêtres quelqu'un qui sera sublimé par des tortures, afin que les autres âmes se dilatent, vivent davantage, viennent plus près du divin, comme il faut que l'astre s'allume et brûle dans l'immensité ténébreuse.
Donc il est désormais livré aux promiscuités corruptrices, a un flot de galopins déjà vicieux, à moitié flétris dans la fleur de leurs douze ans, ironiques, incrédules, qui chantaient : « Ah ! si tu crois que je t'aime " sur l'air de l'Esprit saint descendez-en nous!... affreux, odieux pour la plupart, les « gosses " du catéchisme dont j'étais, moi, encore aimable et naïf (1)».
Cependant, tant qu'il reste avec les " petits », le mal ne pénètre qu'à peine dans ce bon coeur d'enfant de braves gens, et il déclare: « Ma première communion fut bonne «.C'est ensuite qu'il se gâte, quand on le mêle aux « moyens », ceux qui vont au lycée, qui commencent " leurs études ». Ses parents l'ont mis en pension pour apprendre, il apprend, en effet, il en apprend... " de toutes les couleurs, "
Notons que, dans ces confidences où il s'est donné pour devoir d'avouer ses moindres fautes, il
(1) Confessions.
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ne fait allusion à aucune difficulté sérieuse, à aucune " affaire » qu'il aurait eue, pour cause de discipline, avec ses surveillants ou ses professeurs. Si, entre douze et treize ans, quand les camarades le « déniaisent ", il « refuse de se confesser «pour une communion nouvelle, c'est que ces petits messieurs, évidemment — ainsi que cela se faisait dans les écoles privées laïques, — ont été prévenus qu'ils étaient parfaitement libres à cet égard. Il a, je l'ai dit, hérité de son père, le bon officier, l'habitude, et mieux que l'habitude, l'amour d'être docile (1). En somme, il compte parmi les bons élèves. Il tient de sa mère d'abord cette curiosité extrême, puis un esprit très ouvert et très vif, une facilité de compréhension et d'assimilation qui se développe en lui, merveilleuse, jointe à une mémoire, à une faculté d'emmagasinage intellectuel qui tiennent du prodige.
Pour la nourriture de son imagination, il vit, du reste,' en un temps favorable. C'est l'époque où l'on peut apprendre ce que l'on aime, c'est-à-dire où l'on
(1) Edmond Lepelletier a vanté sa belle écriture d'expéditionnaire ; c'est que l'écolier s'était " appliqué », bien sage et tirant la langue, a imiter les modèles de savante calligraphie proposés à sa plume obéissante par M. W., le chef de pension de la rue Hélène. Et Léon Vanier montrait des dessins faits par Verlaine, vers dix ou douze ans, têtes et paysages, copiés avec un soin, une fidélité, une douceur gentille de crayon qui font songer à ces « chefs-d'oeuvre " que l'on expose, aux distributions de pris, dans les pensionnats de demoiselles.
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peut s'adonner, de façon pour ainsi dire exclusive, suivant ses aptitudes, aux lettres ou aux sciences. Les programmes d'études bénéficient encore decette fameuse « bifurcation " tant calomniée,.si rationnelle, si vraiment féconde, qui a tant contribué à produire, de part et d'autre, de vrais littérateurs et de vrais savants. Et l'internat, trop souvent immoral, impose aussi tant d'ennui qu'il est bien organisé pour forcer les esprits aux acquisitions énormes. Que faire en ces longues, interminables séances d'après la classe, dans les salles silencieuses où l'immobilité est de rigueur, où l'on ne peut causer qu'à du papier? Quand Paul a fini, facilement et vite, sa version ou son thème, que les leçons, lues deux fois, sont récitables pour le lendemain, il se trouve que son cerveau n'est pas assez inerte et sourd pour se satisfaire à l'élevage des hannetons ou à la fonte, sur une bougie, au fond du pupitre, de morceaux de sucre dans un godet: distraction ordinaire des équilibrés, des « normaux ». Alors en avant la lecture, et encore la lecture, et toutes les lectures !,.. Les bonnes, les mauvaises, les pires !.;.
Maman fournit son chérubin d'argent de poche, et les jours de sortie, il lui est permis d'acheter ou louer autant de « bouquins » qu'il pourra en dévorer " en étude » ; ceux qu'on lit à découvert: les récits de voyages, les traductions d'auteurs grecs,
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latins, anglais américains, allemands, espagnols, italiens, portugais ; ceux que l'on savoure en cachette: pièces de théâtre et romans de toutes sortes « de Paul de Kock à Paul Féval, d'Alexandre Dumas à Balzac » (1) ; ceux enfin « de dessous le manteau », de derrière les fagots : les obscénités manuscrites ou imprimées que l'on se passe de main en main, entre polissons de douze à seize ans, dans n'importe quelle «boîte » un peu bien tenue. En somme, ce qu'il lit le plus assidument, après s'être ennuyé sur les philosophes du XVIIIe siècle que doit fréquenter un jeune homme « à hauteur », afin d'affermir le scepticisme et l'irréligion nécessaires à l'entière indépendance des premières sensualités, ceux que préfèrent sa délicatesse innée, son enthousiaste ardeur, ce sont les poètes. On pense bien que les professeurs du lycée Bonaparte, que M. Réaume, que M. Perrens, M. Camille Rousset, M. Desjardins n'auront pas cité un nom sans qu'il veuille savoir à quoi s'en tenir sur cet auteur autrement et mieux que par les anthologies. Sa curiosité fougueuse veut tout connaître, de Marot à Gautier, de d'Aubigné à Barbier, de Villon à Musset, de Rémi Belleau à Petrus Borel, en passant par Racine que commente " l'esprit exquis » de M. Deltour (2). Et puis, vivant à Paris, c'est-à-dire
(1) Confessions.
(2) Mort inspecteur général de l'Instruction publique.
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dans un monde qui veut de la nouveauté avant tout, forcément il doit devenir ultra-moderniste. Après s'être nourri du vin capiteux de Hugo qui tellement réchauffe et si vigoureusement fait vivre l'esprit, de Hugo qu'il « admire » aussi parce proscrit politique, suspect au goût officiel et en marge de l'enseignement universitaire, il lui faut du contemporain d'aujourd'hui même. Dès que ses maîtres ont fait une allusion ironique ou méfiante à quelque « vient de paraître », il prend aussitôt la résolution de se le procurer à tout prix. C'est ainsi qu'il connaît les Fleurs du Mal de Baudelaire, les Poèmes antiques de Leconte de Lisle, conceptions morales et perfection d'art inattendues qui achèvent de l' « armer en guerre » ; qu'il s'éprend de la « miraculeuse outrance » du très jeune encore Catulle Mendès (Philomèla), de la verve ensoleillée, de la gaîté faunesque d'Albert Glatigny (Vignes folles et Flèches d'or) ; mais surtout, mais par dessus tout, du lyrisme brûlant, de la truculence, de l'art suprême de Banville (Stalaclites, Occidentales, premières Odes funambulesques).
Donc, forte base classique (à son baccalauréat, examen « brillant » — avoue ce modeste — sur Boileau et Bossuet, " boule blanche » pour l'explication de Cicéron et Tite Live), pénétration par la sonorité latine, connaissance des littératures européennes, assimilation universelle de l'imagination
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nationale aux temps héroïques, aux temps pittoresques, aux temps de noblesse, aux temps d'élégance, au temps enfin, qui est le sien, d'inquiètes recherches, de vague tourment ou de fantaisie insoucieuse: il va posséder la plus puissante et la plus affinée des organisations littéraires.
C'est le moment, du reste, — à dix-sept ans, — où il s'initie complètement à la plénitude des satisfactions matérielles. Cette gourmandise, innocemment entretenue par la famille (1), se développé encore par les relations familiales. Il va en vacances, chez des parents du côté paternel, à Paliseul et à Jéhonville, près de Bouillon (2), où l'on ne manque pas de lui faire remarquer combien sont savoureuses les truites pêchées dans la Semoys,
(1) « . . J'aimais profondément mon père qui avait été si bon pour moi. Tenez, un exemple entre mille : durant les huit ans qu'avait duré mon séjour à la pension L..., il n'avait pas manqué un seul jour de venir me voir, m'apportant chaque fois quelque douceur, jusque — dans la saison et vu que je les adorais, dans un verre, à l'huile et au vinaigre — des haricots verts ; et les jeudis soirs, il avait grand soin d'ordonner à la cuisine, pour mon repas du lendemain on faisait maigre à la pension), une de ces côtelettes « détaillées « qui sont divines, ou quelque rumpsteack qu'Albion eût envié pour sûr... pauvre papa ! » (Confessions).
(2) Non loin de là était né le père de Verlaine: à Bertrix, eh 1798 (recherches faites sur les origines de la famille par Jean Bourguignon). Le canton de Bouillon, qui fit partie, pendant le premier Empire d'un département français fut rattaché à la Belgique en 1815.
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puis chez ceux du côté maternel, à Fampoux, près d'Arras. Dans ce milieu flamand, laborieux, honnête, pondéré, les habitudes sont frugales aux jours de travail, c'est-à-dire presque tous les jours, mais on y pratique l'hospitalité large et magnifique des vieux âges. Ce sont alors des hécatombes dans les poulaillers, des noces de Gamache, des festins pantagruéliques où l'on se met à table avant midi pour s'en lever à cinq heures. On ne connaît en ces pays que les meilleurs vins de France ou d'Espagne, qui dorment, depuis les grands-pères, toujours dans les mêmes caves, qui n'apparaissent qu'aux fêtes, mais alors coulent comme l'eau des fontaines. Après un tel « dîner », et en attendant le « souper » qui sera pareil, on sort, pour se dégourdir les jambes; on va chez d'autres parents, dans le village ou vers des fermes voisines ; on fait des rencontres, et la poignée de main, cette politesse des villes, est remplacée aux champs par le choc répété des verres; c'est " de l'breune et de chl'blinque et du gn'nief " (1). On a pris avec soi le jeune homme, tout naturellement, car dans le nord, on ne se tourmente pas de voir, aux " ducasses », même des gamins de douze ans se saoûler carrément de bière ou d'eau-de-vie, sachant qu'ensuite, pendant des mois, ils seront
(1) De la bière brune et de la blanche et du genièvre;
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sobres comme des dromadaires et travailleront comme des nègres aux étables et dans les granges. Mais pour le « parisien » que l'on emmène, c'est moins simple. Ce nerveux a une force d'absorption considérable. Enivré de plein air, de la nouveauté des sites, de la rustique et franche bonhomie, de la liberté vigoureuse, de la gaieté effusive qui l'entourent, il fait honneur à tous les plats et à toutes les rasades. Le lendemain, pour entretenir l'amitié, pour se remettre d'aplomb, et tout en gobant des oeufs crus afin de s'éclaircir la voix, il y a les « p'tits calés » chez l'un, les « bistoules » (1) chez l'autre, ou bien les « trois couleurs » (2), — « chose préjudiciable, déclare-t-il ingénument (3), à une tète déjà en l'air ». Pas seulement à la tête. Les écheveaux de nerfs qui couronnent et ceinturent l'estomac, comme autant de boutons électriques, vont éveiller, faire retenir aux extrémités de l'être tous les carillons sensitifs... ; et après avoir vu la culture intensive de l'intellectuel., si l'on craignait que la partie « cerveau » ne prît une exclusive et usurpatrice importance dans le développement du total individu, que l'on se rassure :
(1) Ou bistouille, boisson chaude, composée de moitié café, moitié alcool.
(2) Café avec un petit verre de rhum, un petit verre de kirsch un petit verre de cognac.
(3) Confessions.
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l'homme s'épanouira dans sa triste et radieuse amplitude, « la bêle » et « l'ange » tout y sera : imagination, rêve, raison, impulsions, désirs, appétits, ce que l'on nomme matière, ce que l'on appelle l'âme, concurremment éduquées et surexcitées, vont se répondre, vont se confondre en un discord, harmonique et formidable concert, pour prouver quelles ne sont qu'une chose unique, c'està-dire que la première n'est qu'une modalité de la seconde.
Et déjà, dans la prime oeuvre du jeune poète, quelle confirmation des lois de la nature humaine! Notre vie entière n'est-elle pas annoncée, résumée dans notre adolescence ? N'est-ce pas l'instant de la floraison productive, de la même tige portant, également vivants, charmants et prometteurs, la feuille d'émeraude, le pétale de pourpre, ou de nacre, ou d'azur, et l'ovule tendre qui contient le lourd fruit d'or ?
Si cela n'apparaît pas toujours absolument chez les grands hommes de lettres, parce que dissimulé encore par des influences, des prudences, des timidités, des pudeurs, comme c'est clair dans l'histoire de Verlaine ! Gomme son oeuvre initiale, conçue, écrite avant la vingtième année, comme le petit livre des Poèmes saturniens est bien le compendium de sa vie passionnelle, présente et future !
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« Je sens deux hommes en moi! » s'écriait Pascal, étonné de ses déchirements intérieurs. Il n'en sentait pas deux, il en sentait mille, parce que son âme, trop subtile et trop puissante, se révoltait contre l'unification, contre l'isolement temporaires, et qu'elle avait trop conscience d'être universelle, c'est-à-dire trop conscience d'être une âme, d'être l'âme. Enveloppe moins frêle, organisation physique plus vigoureuse, l'humanité de Verlaine subit des luttes moins rapidement dissolvantes; mais, pareille à l'humanité de Pascal, quel champ de bataille, quelle ardente, furieuse, tumultueuse mêlée, sans attendre aucun événement qui explique et justifie, au début de la vie, tout de suite !
C'est d'abord l'enfant enthousiaste, épris de grandeur, bravant, défiant, tout en colère, la laideur des vulgarités narquoises:
O don Quichotte, vieux paladin, grand bohême, Hurrah ! Nous le suivons, nous les poètes saints, Aux cheveux de folie et de verveine ceints; Conduis-nous à l'assaut des hautes fantaisies.
Et bientôt, en dépit de toute trahison, Flottera l'étendard ailé des poésies Sur le crâne chenu de l'inepte raison !
Ces vers de naïve bravoure où il s'annonce, où il se dénonce, ne furent pas insérés dans les
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Poèmes saturniens, maintes fois revus, corrigés, remaniés avant la publication qui n'eut lieu qu'en 1867. Pourtant, ils n'y eussent pas été déplacés, car plus d'une pièce du volume nous révèle, de façons différentes, c'est vrai, mais également significatives, l'extrême jeunesse de l'auteur :
— Soyons sérieux, soyons... artiste! Inspironsnous des grands modèles, des plus récents, donc les meilleurs... ce Leconte de Lisle!..
Et concentré, grave, le poing au front:
Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire, Ou les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire, Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant, Et par l'intensité de leur vertu, troublant Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même...
et coetera, et coetera, et coetera, et les majuscules presque à chaque mot, les « Guerriers saints », les « Poètes sacrés », « l'Art... la Palme éternelle »... et « Kchatrya, Valmiky, Rama » dansant avec « Akhilleus, Hectôr, Theroldus »!
Le « maître», aussi bien, ne règne pas seul; ceci est du Victor Hugo tout pur :
Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères.
Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles.
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Cependant, l'on voit que Leconte de Lisle a donné les grandes leçons de rythme, tel ce galop qui halète violent :
La Force qu'autrefois le Poète tenait En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait, La Force, maintenant, la Force, c'est la Bête Féroce bondissante et folle, et toujours prête A tout carnage, à tout dévastement, à tout Egorgement d'un bout du monde à l'autre bout!
Le « prologue », bien qu'arrangé ensuite (1) :
Maintenant va, mon livre, où le hasard le mène
— phrase qui correspond d'ordinaire à : un point c'est tout — marque la période des débuts, l'heure où le collégien s'est dit: « Je vais, pour de bon, écrire des vers »; mais le moment n'est pas loin où il va les vivre.
Après les dévotions à « l'art pour l'art », après les défis à l'esprit bourgeois qui sont de rigueur pour tout néophyte en littérature :
(1) Dans la disposition de ses poèmes, — et j'aurai l'occasion d'insister là-dessus d'une façon toute spéciale à propos du fameux Parallèlement, — Verlaine ne suit jamais d'ordre ni chronologique ni psychologique. Comment se sont succédé, enchaînés les idées, les impressions, les sentiments, cela, pense-t-il, ne saurait intéresser des lecteurs. Lui se présente en « artiste » et il arrange ses livres comme des tableaux. Est-ce bien ? est-ce varié, chatoyant ? Y a-t-il combinaison suffisante d'effets, opposition ou harmonie de tons, rappels de valeurs? Cela plaît-il aux yeux, cela ravit-il l'esprit ? Vous n'avez pas, nous dirait-il, à me demander autre chose : le reste, c'est mon affaire.
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Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux?.
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille
Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu. Il est juste milieu, botaniste et pansu,..
... après les ébats dans des fantaisies de formes et de couleurs où l'on sent quelque peu l'influence concurrente ou alternée de Hugo, de Gautier, de Baudelaire: Effet de nuit, Marine, Cauchemar, Grotesques, Femme et chatte, Sérénade, Un dahlia, Nocturne parisien, Nevermore..., l'émotivité, que surexcitent les premiers excès physiques, va le livrer entier, personnel, nous donner un de plus en plus, bientôt tout à fait, Verlaine,
D'abord le chant des concupiscences :
Quand Marco passait, tous les jeunes hommes Se penchaient pour voir ses jeux, des sodomes Où les feux d'amour brûlaient sans pitié Ta pauvre cahutte, ô froide amitié...
parfois, des sursauts de colère, causés par l'exaspération des désirs :
Il faut — pas de milieu — l'adorer à genoux,
Plat, n'ayant d'astre aux cieux que ses lourds cheveux roux,
Ou bien lui cravacher la face, à cette femme !
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et la réaction douloureuse des délicatesses, des lassitudes qui demandent grâce :
De la douceur, de la douceur, de la douceur!...
Mets ton front sur mon front et ta main sur ma main...
Ce besoin de dorlotement et d'effusions qui apaisent, qui endorment, s'était manifesté de bonne heure; ils sont parmi les tout jeunes, ces vers :
O la femme à l'amour câlin et réchauffant,
Douce, pensive et brune, et jamais étonnée,
Et qui parfois vous baise au front comme un enfant !
Mais dans les sens vient de se rallumer un plus large incendie. Le saturnien connaît l'ivresse alcoolique, ses éblouissements, ses transports, ses gaîtés folles et les fatigues qui en résultent. C'est le surmenage du coeur qui bat trop vite, les oppressions, les angoisses, les peurs sans cause :
. . . . Pour moi, nerveux, et qu'un remords Epouvantable et vague affole sans relâche, Par les forêts je tremble à la façon d'un lâche Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.
Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde, D'où tombe un noir silence avec une ombre encor Plus noire, tout ce morne et sinistre.décor Me remplit d'une horreur triviale et profonde...
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Puis le sang, revenant à son activité normale, doucement irrigue les nerfs endoloris, ainsi que les ruisseaux, après l'orage, coulent plus harmonieux sur les gazons plus verts; c'est la tranquille mélancolie, le charme attendrissant des souvenirs — à seize ans l'on vit si fort, et les hiers sont séparés d'aujourd'hui par tant de choses ! —
Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, Je me suis promené dans le petit jardin Qu'éclairait doucement le soleil du matin Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.
Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle De vigne folle avec des chaises de rotin... Le jet d'eau fait toujours soc murmure argentin Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
— Quelle habileté déjà souple et puissante ! Ce balancement triste, cette chanson des arbres !.. —
Cela suit ou précède, cela coïncide avec des emballements de négation désespérée, avec les renoncements à toute joie qui succèdent à trop de joie :
Je ris de l'art, je ris de l'homme aussi, des chants, Des vers, des temples grecs et des tours en spirales Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales, Et je vois du même oeil les bons et les méchants...
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Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille Au brick perdu jouet du flux et du reflux, Mon âme pour d'affreux naufrages appareille.
Et la tristesse devient plus profonde. Oh ! il souffre bien!... Et le voilà lui, tenez!... pour le coup, il ne doit plus rien à personne. Voici toute la grâce étrange, toute la sensibilité aiguë, toute la musique, tout le fatalisme qui s'abandonne, voici toute la destinée de Verlaine :
Je me souviens Des jours anciens
Et je pleure
Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte De çà, de là, Pareil à la Feuille morte.
Pourtant, il va se relever, calme et sage, redevenir un instant l'homme de la si ferme attitude assumée aux débuts, quand, avec une fidélité candide, il s'inspirait des Poèmes antiques :
Ainsi que Çavitri faisons-nous impassibles,
Mais comme elle dans l'âme ayons un haut dessein.
L'Epilogue, transformé et refait, plus on moins, mais certain ment de l'époque du Prologue, est
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plané par l'auteur à la fia du volume qu'il va donner à Lemerre, parce que, à ce moment, il repense de même :
Ce qu'il nous faut à nous, les suprêmes poètes Qui vénérons les Dieux et qui n'y croyons pas... A nous qui ciselons les mots comme des coupes...
Ce qu'il nous faut à nous, c'est l'étude sans trêve. C'est l'effort inouï, le combat non pareil, C'est la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève Lentement, lentement, l'OEuvre ainsi qu'un soleil.
Libre à nos inspirés, coeurs qu'une oeillade enflamme, D'abandonner leur être aux vents comme un bouleau : Pauvres gens ! l'Art n'est pas d'éparpiller son âme...
C'est entendu. Il sera roc. Il n'éparpillera pas son âme, il ne livrera pas son « être aux vents comme un bouleau ». S'il a dit le contraire tout à l'heure, s'il a gémi, s'il a rugi, s'il a frémi, s'il a soupiré, pleuré, c'était de l'art, philistins, entendez-vous? C'était de l'Art! Parce que l'on est poète, vous croyez que l'on palpite, vous croyez que l'on souffre ou que l'on vient de souffrir !.;. Allons donc !... On sculpte !...
Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?
Pauvre Verlaine !... Oui, c'est cela : On sculpte...
Le blocvierge du Beau, Paros immacule.
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Et tu veux faire des vers en marbre. Tu feras des vers avec les fibres de ton coeur, avec ton sang, avec tes nerfs, avec tes larmes. Ah ! tu veux écrire « des vers émus très froidement », toi ?... Tu veux être" impassible », comme Çavitri?... Attends un peu !...
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II
PREMIERS GRANDS CHAGRINS, PREMIERS EXCÈS. LE PARNASSE. — LES FETES GALANTES
Après avoir conquis — honorablement comme nous l'avons vu — son titre de bachelier èslettres, Verlaine commence l'étude du droit, prend une première inscription. Des circonstances favorables lui permettent de ne pas aller plus loin. Les relations qu'avait son père dans l'administration impériale, notamment dans l'entourage de M. Haussmann, font admettre le jeune homme, alors âgé d'une vingtaine d'années, à la préfecture de la Seine, en qualité de rédacteur. Il y fait preuve de certaines facultés précieuses dans le métier administratif, telles que la facilité d'assimilation, la mémoire, la rapidité de travail qui supplée souvent — et c'était son cas — à l'assiduité, car il avance assez rapidement, et, au bout de quatre années, il aura des appointements que
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les rédacteurs actuels de l'Hôtel de ville considèrent comme déjà sérieux : près de 4.000 francs.
Non que ce soit « le Pérou » ; mais comme il est resté avec « maman » qui fournit le vivre et le couvert, comme Mme Verlaine lui laisse l'entière disposition de ce qu'il gagne, c'est encore de quoi s'offrir quelques « menus plaisirs ». Disons, pour contenter certaine morale, qu'il en profite, et pour convenir à toutes les morales, empressons-nous d'ajouter qu'il en abuse.
Les tempéraments modernes se partagent en deux grandes catégories. D'abord celle que domine la conception de nécessité ou d'obligation. Quand ces gens s'éveillent, leur première idée est qu'ils ont une activité à exercer vers un but déterminé, un devoir plus ou moins désagréable à remplir, et qu'ils seront heureux quand délivrés... en attendant que cela recommence. Puis la catégorie que domine l'idée de satisfaction. Ceux-là se disent, en ouvrant les yeux : « Quel plaisir, moral ou physique, pourrai-je me procurer aujourd'hui? » Chez beaucoup d'hommes, les deux conceptions coexistent, l'une primant l'autre tour à tour ; mais, encore une fois, il y a des natures chez lesquelles un de ces instincts règne en maître à peu près absolu. Verlaine est constitué, a été éduqué, s'est développé de manière à concevoir exclusivement le plaisir et la joie.
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Il en résulte, quand la douleur accidentell s'impose, une révolte, puis un invincible besoin de compensation. Que sa gaîté et sa curiosité héréditaires, que son amour du pittoresque s'assouvissent paisiblement, que rien de fâcheux ne lui arrive, il sera calme, il sera même peu exigeant en fait de bonheur, puisque tout le récrée, puisque tout l'amuse :
François-les-bas-bleus s'en égaie.
Mais aussi la moindre émotion le ravage, le déchire largement, et l'abat. Dès lors il croit mourir et il ne peut pas ne pas chercher, pour revivre, un plaisir immédiat et certain, c'est-à-dire un plaisir physique. Il a goûté tout jeune à l'alcool. Il connaît le remède. L'ébranlement reste, certains coins de l'estomac demeurent irrités : de l'érotisme s'en suit...
Il n'avait que vingt et un ans quand il perdit son père. Certes, rien de plus légitime et de plus naturel que l'affliction d'un fils en pareil cas ; mais remarquez comme sa nervosité spéciale, qui, une fois blessée, s'accroît, se nourrit, on dirait, d'elle-même, semble chercher, à côté d'un motif pourtant bien suffisant de douleur filiale, d'autres causes d'exacerbation :
« J'eus le supplément de peine d'enterrer mon pauvre papa le premier janvier!... Joignez à
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cela que, la veille, j'avais eu par surcroît, à l'Etat major de la Place, une discussion des plus acharnées au sujet du piquet d'honneur dû au grade et aux décorations de mon père..... et je me souviens comme d'hier de l'état d'irritation qui se mêlait, en ce jour de foule stupidement en fête, à mon abattement et à ma dépression de fils au désespoir... »
Puis il a un autre grand chagrin qui, celui-là, prend un caractère presque tragique. Mme Verlaine, qui se désolait de ne pas avoir de fille, avait été tout heureuse, autrefois, de recueillir et d'élever une nièce restée orpheline. Plus âgée que Verlaine de huit ans, celle-ci fut pour lui une sorte de grande soeur, puis de seconde mère, indulgente et d'une douceur angélique. Arrivée à l'âge de majorité légale, mise en possession d'un petit héritage, elle avait voulu offrir à son Paul les frais d'édition des Poèmes saturniens. Et plus d'une fois encore, quand maman Verlaine, excédée des frasques d'un gaillard qui commençait à, pour de bon, « faire la noce », criait à tuétête, sans le penser d'ailleurs, qu'elle ne. donnerait plus un sou, la bourse qui s'ouvrait bien vite à l'enfant-gâté, pour le meuu prêt qui permettrait d'atteindre le 30 ou le 31, c'était celle de cousine Elisa. On juge si cet affectueux à outrance, incapable de ne pas trouver adorable la moindre bonté
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et d'oublier le plus petit service rendu, gardait à l'aimable jeune femme un attachement profond et attendri. La cousine Elisa, récemment mariée dans un village du Nord, mourut presque subitement d'une maladie contractée à la suite de ses couches. Verlaine, prévenu trop tard et accouru en toute hâte, ne put même embrasser la chère morte.
«... J'arrivai enfin, trempé, comme une soupe, de pluie, de sueur et de pleurs — car quelle anxiété : Est-elle encore vivante ? Je l'aimais tant!— aux confins du village d'où, dès l'abord, j'entendis un coup de cloche, puis deux, puis trois, puis tout un glas. Fou, j'entrai dans un cabaret sur la route :
— Ah ! vous voilà, monsieur Verlaine...
— Et Mme D...?
— On va l'enterrer.
" Je ne mis pas plus d'une minute, je gage, pour atteindre l'habitation d'où devait partir l'abominable cortège. Mon cousin par alliance, tout en larmes, se jeta dans mes bras et nous nous étreignîmes longuement......
« Les deux jours qui suivirent je ne mangeai pas, je bus...
« Je ne me soutins qu'à force de boire de la bière et encore de la bière. Je tournai ivrogne, — si bien que rentré à Paris où mon chef, par sur-
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croît dans ma tristesse affreuse, me « chapitra " sur le jour en plus que j'avais pris, au point que je l'envoyai promener, rentré, dis-je, a Paris où la bière est affreuse, ce fut sur l'absinthe que je me rejetai, l'absinthe du soir et de la nuit...
«J'avais une clef de l'appartement des Batignolles où nous continuions à vivre ma mère et moi, depuis la mort de mon père, et j'en profitais pour rentrer à telle heure que je voulais de la nuit...
« Où passais-je les nuits ?... Pas toujours en lieux bien recommandables De vagues " beautés» m'enchaînaient souvent de « liens de fleurs » ; et je passais des heures et des heures dans cette maison de la vieille dépeinte si magistralement par Mendès...; ou bien j'allais purement, entre autres amis, avec le si regretté Charles Cros, m'engloutir ès-cabarets de nuit où l'absinthe coulait à flots de Styx et de Cocyte... "
Ces excès alternent, ou coïncident, avec une grande activité intellectuelle. Verlaine est tellement, si foncièrement un poète, que, sans aucun système, du reste, et sans nul parti pris, pour sa satisfaction personnelle et pas plus, il lui faut fixer littérairement le plus violent et le plus fugitif, le plus idéal comme le plus tristement charnel de tout ce qu'il éprouve. A cette époque appar-
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tiennent bon nombre des pièces qui paraîtront, bien plus tard, dans Parallèlement, Jadis et Naguère... et ailleurs. C'est le Verlaine école buissonnière, le Verlaine mauvais élève de l'impassibilité parnassienne, qui saute le mur pour aller faire ses farces. Mais il y a un autre Verlaine qui reparaît le lendemain, l'air bien sage, apporte un bon devoir, comme les Vaincus (1), Sur le Calvaire, Les dieux, se glisse, gentil, les yeux baissés, entre les bancs de la classe, et trouve moyen d'attraper une bonne place, quand on a compose » en impersonnel.
L'on n'avait pas vu, depuis le grand réveil de 1830, une période littéraire aussi brillante que celle des cinq années qui précédèrent 1870. Rassasiée de gloire militaire, jouissant d'une prospérité matérielle qui semblait devoir augmenter toujours, sans soupçon des dangers futurs, la France " se laissait vivre » dans un sentiment de sécurité et de plénitude. On s'était déshabitué de la politique et lassé des problèmes de sociologie. La vie de l'esprit se porta, pour ainsi dire exclusivement, vers l'art, et là se cantonnèrent les querelles et les enthousiasmes. C'est l'époque des grandes émotions à propos de certaines nouveautés en
(1) Inséré dans le Parnasse Contemporain.
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musique, en peinture, au théâtre ou dans le roman ; c'est l'instant où fut fondé le' Parnasse contemporain, chose bien payenne, comme le dit son nom, mouvement esthétique bien en rapport avec le scepticisme d'une société qui, croyant ne plus pouvoir que jouir, devait chercher l'extrême raffinement de la jouissance, et, par conséquent, tendrait toutes ses facultés à devenir purement artiste.
Nos jeunes contemporains, trop portés à voir dans toute école nouvelle une intention démolisseuse, doivent être avertis que le Parnasse n'était ni une révolution ni une réaction. Les romantiques avaient crié : liberté, couleur, ferveur, inspirons-nous de tout et touchons à tout ; les Parnassiens prenaient pour formule : correction, sérénité, perfection, et pour dieu unique : Beauté. Mais les Parnassiens ne réagissaient pas contre le romantisme : ils le continuaient. L'impression que produisit sur le public liseur l'apparition des fascicules édités, à partir de 1866, par Alphonse Lemerre, n'était pas celle d'une action rétrograde : bien plutôt celle d'une marche en avant. Ces nouveaux poètes voulaient faire mieux que leurs aînés, dans la voie ouverte par ceux-ci : voilà ce que l'on sentait ; voilà, je crois, ce qui est la vérité.
D'ailleurs, le premier inspirateur de l'esthétique parnassienne, c'est le poète qui avait dit :
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Oui, l'oeuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle : Vers, marbre, onyx, émail.
Statuaire, repousse L'argile que pétrit
Le pouce Quand flotte ailleurs l'esprit :
Lutte avec le carrare, Avec le paros dur
Et rare, Gardiens du contour pur...
C'est un fougueux romantique, c'est l'homme au « pourpoint cinabre », c'est Théophile Gautier. Le Parnasse était donc dans le Romantisme, il en jaillissait : rien de plus simple.
D'abord le Parnasse utilisait cette langue émancipée dont Victor Hugo se vanta d'être le libérateur :
Je suis le démagogue horrible et débordé Et le dévastateur du vieil A B C D...
Ensuite il bénéficiait de l'histoire littéraire mieux comprise, de la critique affranchie, profifài\4,de ce que Malherbe, en dépit de Boileau, n'était plus considéré comme « le premier en France... », de ce que l'on pouvait désormais s'inspirer de la poésie nationale à toutes les
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époques. Surtout il usait largement de la prosodie hugolienne en lui empruntant sa hardiesse.
N'étaient-ce pas les romantiques, en effet, qui avaient aboli la loi de l'hémistiche, systématiquement pratiqué le rejet, multiplié les césures? A qui doit-il son rythme, celui qui a écrit ces vers :
Puis, de tous les côtés de la terre, un murmure Encor inentendu, vague, innommable, emplit L'espace, et le fracas d'en haut s'ensevelit Dans celui-là : la mer, avec sa chevelure De flots blêmes, hurlait en sortant de son lit (1).
et la vocifération formidable qui commence ainsi :
Dieu de la foudre, Dieu des vents, Dieu des armées !...
Il est vrai que Victor Hugo avait assigné à la poésie un apostolat sentimental, philosophique, politique, une action universelle et directe :
La muse reparaît, nous reprend, nous ramène, Se remet à pleurer sur la misère humaine, Frappe, console
Tandis que le Parnasse entendait agir autrement sur les âmes : les élever, les libérer, les purifier par la seule action du Beau, et mettait l'Art au-dessus de tout.
(1) Kaïn, poème de Leconte de Lisle,
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C'est à peu près l'unique désaccord, dû plutôt aux moeurs du temps, nécessité par le régime. Le Parnasse n'était pas l'ennemi, c'était l'enfant du Romantisme. Et Banville chantait :
Mais le père est là-bas, dans l'île (1).
Cependant l'homme n'est pas un simple instrument de musique ni un pur esprit. Gela se voyait dans mainte production du Parnasse. L'impassibilité, la sérénité se refusaient parfois à Leconte de Lisle lui-même. Son admirable poème Kaïn est une oeuvre passionnée, manifestement tendancieuse.
Mon souffle, ô pêtrisseur de l'antique limon, Un jour redressera ta victime vivace ; Tu lui diras : adore, elle répondra : non !
Cela n'était pas impersonnel, cela n'était pas impassible.
Par dandysme, autant que par docilité à des théories, à des maîtres qu'il admirait alors très sincèrement, Verlaine tente également le surhumain tour de force ; il y réussit presque. C'est, dit justement Charles Morice, " le chef-d'oeuvre du Parnasse ». Posséder une de ces organisations où la vie intérieure est exigeante jusqu'à l'obsession,
(1) Jersey, résidence de Hugo proscrit.
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et que la conscience du « moi » tire à chaque seconde, c'est-à-dire que l'on est un incurablernent personnel, vibrer de passions sans frein, d'une sensibilité éperdué, et vouloir que tout se calme, se taise, quand on l'ordonne, parce que l'on cisèle patiemment des vers où il est question de gens qui ne seraient pas soi, de vie passionnelle « inventée » — ô prodige ! — et no répondant pas exactement à sa vie : telle est la lutte, pour lui énorme, inouïe, entre l'homme et l'artiste, qu'accepta Verlaine. Les deux êtres qu'il sépara furent tour à tour le vainqueur et le battu. Cette victoire-défaite produisit l'oeuvre exquise.
« Hugo, de qui les Contemplations, son plus récent volume d'alors, étourdissaient mes quatorze et mes quinze ans... » (1) — Quelqu'un dira.: «Enfance!...» Oui, enfance; mais les impressions de cet âge divin de la puberté sont profondes et définitives. C'est par les Contemplations surtout que Hugo resta, vécut dans Verlaine. Cherchez, au commencement de ce volume, un poème, — non des meilleurs, du reste, — qui a pour titre : « La fête chez Thérèse » : vous y trouverez la genèse des Fêtes galantes. Oh! il ne s'agit pas d'une imitation, même vague ; non : un souvenir in(1)
in(1) Verlaine, à propos d'André Lemoyne, dans Les hommes d'aujourd'hui.
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conscient, ce phénomène mystérieux que l'on nomme réminiscence. Voici Hugo :
On était peu nombreux. Le choix faisait la fête. Nous étions tous ensemble et chacun tête à tête. Des couples pas à pas erraient de tous côtés.
Les Amyntas rêvant auprès des Léonores
......... ...
L'un faisait apporter des glaces au valet; L'autre, galant drapé d'une cape fantasque, Parlait bas à sa dame en lui nouant son masque. Trois marquis attablés chantaient une chanson.
....... .
La nuit vint; tout se tut
Les folles eu riant entraînèrent les sages ; L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant ; Et troublés comme on l'est en songe, vaguement, Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme, A leurs discours secrets, à leurs regards de flammes, A leur coeur, à leurs sens, à leur molle raison, Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon.
Prenez maintenant les Fêtes galantes. L'idée du drame — puisque, en somme, c'est un drame, avec son cinquième acte que Hugo avait oublié — a été fournie par fauteur des Contemplations... après Watteau ; mais ce drame ébauché, indiqué à peine, qui le construit, qui le fait vivre?..,,
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Qui en fait pailleter, pour ainsi dire, chaque , détail, chaque incident? — avec une précision si discrète et si gracieuse ! —
Le chevalier Athys, qui grade Sa guitare, à Chloris l'ingrate Lance une oeillade scélérate.
L'abbé confesse bas Eglé
Et ce vicomte déréglé
Des champs donne à son coeur la clé,
Qui le rend, ce drame, délicieux et terrible? Qui fournit l'émotion, la grâce, l'enivrante mélancolie? Qui, réellement, sensiblement, fait passer devant nous les brillants fantômes ? Qui nous donne le troublant contact, le littéral frôlement de leur voluptueuse élégance? Qui nous fait entendre cette musique légère et comme parfumée, sautillante et langoureuse, et perverse?
Leurs courtes vestes de soie, Leurs longues robes à queues, Leur élégance leur joie Et leurs molles ombres bleues
Tourbillonnent dans l'extase D'une lune rose et grise, Et la mandoline jase Parmi les frissons de brise.
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VERLAINE 47
Chère, puisque tes yeux Couleur des cieux.
Puisque la voix étrange, Vision qui dérange Et trouble l'horizon De ma raison ;
Puisque l'arome insigne De la pâleur de cygne Et puisque la candeur De ton odeur;
Ah ! puisque tout ton être, Musique qui pénètre, Nimbes d'anges défunts, Tons et parfums...
Qui nous apporte l'écho du babillage alangui, décousu,charmant; le dialogue frivole délicatement, et futilement tendre?...
— Ma flamme... Do, mi, sol, la, si,
— L'abbé, ta noirceur se dévoile ;
— Que je meure, Mesdames, si Je ne vous décroche une étoile !
— Je voudrais être petit chien !
— Embrassons nos bergères, l'une Après l'autre. — Messieurs, eh bien !
— Do, mi, sol. — Hé ! bonsoir, la lune,
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VERLAINE
Bah! malgré les destins jaloux, Mourons ensemble, voulez-vous? — La proposition est rare !...
Sur Hugo herculéen, aux doigts trop gros pour manier ces jouets fragiles et étincelants, la supériorité de Verlaine est évidente. Sûrement elle efface l'oeuvre inspiratrice. De ces deux sensuels, l'un n'a vu qu'un épisode de débauche élégante qu'il vêt de poésie hâtive, et il n'y pensera plus, c'est facile à voir. L'autre y frémit, jusqu'au plus profond de sa chair, de toute la tempête des jeunes et brûlantes amours.
De ce tourment, de cette angoisse viennent la délicatesse et l'art merveilleux.
Au fond, et en dépit de la discipline parnassienne, les Fêtes galantes c'est encore, un peu partout, du personnalisme. L'auteur a eu beau dire :
nous qu'on ne voit point, les soirs, aller par groupes
Harmonieux aux bords des lacs et nous pâmant (1) ;
Si l'expression du sentiment est différente, le sentiment n'est pas loin d'être le même que chez les lamartiniens qu'il raille ; peut-être un peu plus complexe, et voilà tout. Il pirouette, il risotte, il marivaude ; mais il est l'ardeur candide, curieuse
(1) Poèmes Saturniens.
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VERLAINE 49
et craintive. Le poète, sons son déguisement de satin, brûle de désirs et tremble de peur.
Les femmes d'Hugo sont d'une grâce ductile, soumise, créées pour l'usage de ce robuste, de ce" dominateur qui les appelle, chacune, a ma souveraine ! » et l'on sait ce que cela veut dire; Verlaine, nerveux et crispé, voit venir la cruelle bataille des sexes, et il s'y prévoit vaincu. Les amantes qu'il évoque exercent une séduction animale, hypocrite, mutine, leste, positiviste, qu'il préfère et qu'il appréhende comme une morsure ; les amants sont des têtes folles, des faibles, des asservis.
— Blonde, en somme. Le nez mignon avec la bouche Incarnadine, grasse et divine d'orgueil Inconscient. — D'ailleurs plus fine que la mouche Qui ravive l'éclat un peu niais de l'oeil.
Et les amants lutinent les amantes
De qui la main imperceptible sait Parfois donner un soufflet qu'on échange Contre un baiser sur l'extrême phalange Du petit doigt, et comme la chose est
Immensément excessive et farouche, On est puni par un regard très sec, Lequel contraste, au demeurant, avec La moue assez clémente de la bouche.
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50 VERLAINE
Et ceci :
— Do, mi, sol, mi, Tout ce monde va,
Rit, chante Et danse devant Une belle enfant
Méchante.
Dont les yeux pervers Comme les yeux verts
Des chattes Gardent ses appas Et disent : « A bas Les pattes ! »
Eux ils vont toujours ! Fatidique cours,
Des astres, Oh ! dis-moi vers quels Mornes ou cruels
Désastres
L'implacable enfant, Preste et relevant
Ses jupes, La rose au chapeau, Conduit son troupeau
De dupes?
Sentez-vous le magnétisme de ce rythme sauteur, qui donne le pas relevé, froufroutant, net, sec, de la dangereuse coquine?... Ces pieds mignons et orgueilleux, le poète les entend, les re-
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VERLAINE 51
çoit, rudes — et humiliants — sur son coeur : c'est pour lui un supplice étrange, dont il gémit, dont il raffole. Et il sait bien que cela finira mal :
— Te souvient-il de notre extase ancienne?
— Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?
Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ? Toujours vois-tu mon ame en rêve ? — Non.
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III
ENCORE LE PARNASSE — LES AMIS — VERLAINE RÉPUBLICAIN
Si l'on ne savait qu'il est trop naturel pour un ouvrier de lettres de rechercher avant tout dans le travail d'autrui ce qui répond à ses désirs d'artiste, — oubliant un instant, cet ouvrier, qu'en toute oeuvre d'art il doit y avoir autre chose que l'art, ne se souvenant pas que lui-même, s'il a créé, c'est à force d'agitations morales et que sa poésie, comme celle de l'émule qu'il applaudit, est une fleur de souffrance, — on pourrait s'étonner de Mallarmé disant à Verlaine, vers 1883 (1) : " Sagesse est admirable, mais... pourquoi n'essaieriez-vous pas de refaire des Fêtes galantes?... »
Il n'était pas le seul. Plus d'un fin lettré, à ce moment encore, s'arrêtait déconcerté, inquiet, devant des pleurs trop sincères, parce que le per(1)
per(1) que, d'ailleurs, il abandonna.
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VERLAINE 53
sonnalisme, à ce degré, c'était de l'art si peu prévu!... Et puis si différent, si en dehors de ce qu'avait voulu et promis le Parnasse !...
Car le Parnasse, on le pense bien, et le petit monde des raffinés en littérature se délectèrent des Fêtes galantes. Chacun voulut y voir ce qui, naturellement, serait " la note » Verlaine. Et... perge generose puer. C'est bien cette tournure de l'esprit français, tout épris de classement et d'ordre, dont a parlé Théodore de Banville, et qui veut tarder aussi peu que possible à mettre chaque objet, chaque personne en sa place. Mais qu'il serait injuste, en la circonstance, de blâmer, puisque le violent docile ayant très scrupuleusement obéi, fit alors Les uns et les autres, cette merveille (1) !
Tout à l'heure, à propos des Fêtes galantes, je parlais du concours Hugo et Verlaine, où Verlaine
est tellement le vainqueur.
Maintenant, vous, Diderot, Voltaire, toi le Racine des Plaideurs, pouvait-on, de toutes vos grâces, de toutes vos dextérités réunies, composer une langue plus savante et plus pure?
Il semble que, se relisant, il ait trouvé dans le
(1) Restée inédite et inconnue très longtemps. Insérée dans
Jadis et Naguère. Jouée trois fois depuis : au Vaudeville, au
Trianon de Versailles; enfin à l'Odéon, le 28 mai 1911, par
Mlles Ventura, Barjac, Céliat, Guita-Dauzon, et MM. Coulomb,
Vargas, Flateau, Quillot.
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54 VERLAINE
pimpant des Fêtes quelque chose d'encore un peu brutal : reproch à sa délicatesse infinie. Alors il a rajeuni ses personnages, qui, cette fois, sont presque des enfants, précocement mûrs quant à l'intellect, mais, quant au coeur, d'une candeur et d'une vivacité adorables. Des amants qui souffrent par exaltation vers l'absolu, des amantes qui s'enivrent de coquetterie insouciante :
MYRTIL
Soit donc ! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire, Ce morne amour qui fut, hélas ! notre chimère, Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords, Et toute la tristesse atroce des jours morts... Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée, Ce passé que je lis tracé comme à la craie Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux. Ce passé tout entier, avec ses désaveux Et ses explosions de pleurs et de colère, Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire !
ROSALINDE
Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi Plein d'indignation élégante? MYRTIL, irrité.
Merci !
ROSALINDE
Vous vous exagérez aussi par trop les choses.
Quoi ! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses,
Vous lamenter avec ce courroux enfantin !
Moi je rends grâce au dieu qui me fît ce. destin
D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore
L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore
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VERLAINE 55
Toujours, ainsi qu'il sied d'ailleurs en ce pays De Tendre. Oui ! Car malgré vos regards ébahi» Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre Que vous gardez toujours ouverte la blessure Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là.
CHLORIS
... Au fait chacun de nous vainement déblatère, El tenez, je vais vous dire mon caractère, Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi, Si vous souffrez, du moins, vous connaissiez pourquoi. Sachez donc...
SYLVANDRE
Que je meure ici, ma toute belle, Si j'exige...
CHLORIS
— Sachez d'abord vous taire. — Or celle Qui vous parle est coquette et folle..; Oui, je le suis. J'aime les jours légers et les frivoles nuits ; J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise, Pour les bien délester après tout à mon aisé. Vous, par exemple, vous, Monsieur, que je n'ai pas Naguère tout à fait traité de haut en bas, Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore, Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore !
SYLVANDRE, souriant. Dans le doute...
CHLORIS, coquette, s'enfuyant.
Abstiens-toi, dit l'autre. Je m'abstiens. SYLVANDRE, presque naïf. Ah ! c'en est trop, je souffre et m'en vais pleurer.
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56 VERLAINE
CHLORIS, touchée, mais gaie.
Viens, Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle Souvent, ou bien, plutôt, capricieuse. Telle Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici Tous deux bien amoureux, — car je vous aime aussi — Là! voilà le gros mot lâché ! Mais...
Comme donnée dramatique, c'est simple, autant et plus qu'on pourrait l'imaginer : un flirt, un peu bien accentué peut-être, une toute petite querelle, pour des motifs d'ailleurs immenses : lui qui ne peut à son bonheur souffrir aucun nuage, elle qui exige d'être aimée énormément, telle qu'elle est. Brouille, divorce de quelques minutes, avec des envolées de garçonnets élégants, très forts en rhétorique, et de fillettes mutines très avancées en philosophie. Et l'on change.— Là ! c'est bien fait, je vais avec lui... — moi je vais avec elle... — Puis, instantanément, l'on se regrette :
CHLORIS
C'est donc que vous avez de l'amour à revendre, Pour, le joug d'une amante irritée écarté, Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté.
MYRTIL
Croyez-vous qu'elle soit à ce point offensée ?
CHLORIS
Qui? ma beauté?
MYRTIL
Non. L'autre.
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VERLAINE 57
R0SALINDE
Vous avez tort de rire,
SYLVANDRE
Je ne ris pas, je dis posément d'une part Que je ne crois point tant criminel mon départ D'avec Chloris, coquette aimable mais sujette A caution, et puis, d'autre part, je projette D'être heureux avec vous qui m'avez bien voulu Recueillir quand, brisé, désemparé, moulu, Berné par ma maîtresse et planté là par elle, J'allais probablement me brûler la cervelle, Si j'avais eu quelque arme à feu sous mes dix doigts; Oui je vais vous aimer, je le veux (je le dois En outre), je vais vous aimer à la folie... Donc, arrière regrets, dépit, mélancolie ! Je serai votre chien féal, ton petit loup Bien doux...
ROSALINDE
Vous avez tort de rire, encore un coup.
SYLVANDRE
Encore un coup, je ne ris pas, je vous adore, J'idolâtre ta voix si tendrement sonore; J'aime vos pieds, petits à tenir dans la main... — A propos, croyez-vous que Chloris m'aime encor?
Et l'on se reprend : l'amant humble et soumis, disposé à toute concession désormais; l'amante, qui fut un instant alarmée, s'empressant d'annoncer qu'elle n'en fera aucune.
SYLVANDRE, à Chloris.
O point de refus absolus!
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58 VERLAINE
De grâce, ayez pitié quelque peu. La vengeance
Suprême, c'est d'avoir un aspect d'indulgence,
Punissez-moi sans trop de justice et daignez
Ne me point accabler de traits plus indignés
Que n'en méritent, — non mes crimes,— mais ma têt
Folle, mais mon coeur faible et lâche...
(Il tombe à genoux.)
CHLORIS
Etes-vous bête? Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant, Et je jette à ton cou mes bras de lierre. Nous nous expliquerons plus tard...
Et c'est un prodige d'observation, de sensibilité, de profondeur. C'est toute la fleur de la vie passionnelle naissante, c'est toute la splendeur douloureuse de cette loi, divine, qui dit à l'homme: " Tu voudras aimer », à la femme : « Tu voudras être aimée...; l'un et l'autre vous le voudrez de toutes vos forces d'âme, c'est-à-dire qu'un seul amour semblera ne pas vous suffire, et pourtant vous ne pourrez, en somme, vouloir qu'un seul amour. »
Et c'était déjà notre destinée
Qui me regardait sous votre voilette (1)!
Avoueras-tu plus tard, pour ton compte, pauvre Lélian ! Et ensuite, et ensuite, malgré les autres
(1) Romances sans paroles.
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VERLAINE 59
passions affolées où tu essayais d'étouffer le souvenir, à travers tes récriminations et tes injures qui le proclament, n'as-tu pas été poursuivi, tenu, toi aussi, par la loi victorieuse de l'amour immortel, de l'amour unique!
A cette même époque (1868-1871), d'autres ouvrages sont « en préparation » ; Madame Aubin, essai d'art dramatique publié par l'auteur dans les dernières années de sa vie, et l'Esprit d'analyse, qui ne fut qu'un projet.
De la part de Verlaine, la gravité d'un pareil titre pourrait surprendre. On s'explique pourtant qu'il en ait eu la pensée. La doctrine littéraire qu'il accepte lui impose de sacrifier son " moi ». Or, son « moi » l'agrippe et le harcèle. On sait avec quelle minutie à la fois subtile et candide, avec quelle enfantine émotion il se regardait, sentait vivre. Puisque le Parnasse qualifie cette préoccupation de faiblesse, il veut étudier en lui l'infirmité curieuse. Mais il n'est pas homme à s'enfermer pour cela, tel Descartes, " dans un poêle », car il a toujours redouté, abhorré la solitude comme un intolérable supplice.
L'univers est organisé de façon que tout communique, êtres et choses. Une sorte de courant magnétique nous sort de nous-mêmes et nous met eu rapport avec le monde extérieur. Quand ce courant est fort, c'est bien : nous sommes « al-
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60 VERLAINE
truistes » — dans le sens absolu et de réciprocité que cette expression comporte. — L'ambiance nous parle sourdement, puissamment ; nous la percevons par tous nos sens connus ou inconnus. D'autre part, nous vivons avec des absents, vivants ou morts, que nous pouvons n'avoir vus jamais, dont les idées, cependant, les passions, les actions se mêlent à notre vie propre. Tout cela est près ou loin de nous, s'éloigne et revient ; notre âme s'y appuie, comme dans l'océan une vague à toutes les vagues. Et l'ennui ne nous visite guère. Mais ce magnétisme n'agit pas également sur chacun de. nous. Chez les " égotistes » il est insuffisant ; le « moi " parle trop, d'où malaise : la communication nous semble coupée, nous la redemandons, sans savoir, violemment, sous l'impression, dans la suffocation d'un vide, l'angoisse d'une dissolution imminente. Ce besoin de la communication qui manque se produisant alors, excessif autant que l'aspiration de quelqu'un qui étouffe, on réclame le monde extérieur sous sa forme la plus sensible : l'être humain. Comme on ne sentait pas les autres assez près de soi, l'on veut qu'ils viennent, on veut les voir, les entendre, qu'ils nous entendent, qu'ils nous voient, et on les appelle, on va les chercher. C'est pourquoi les grands « personnels " sont en même temps les grands « sociables ».
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VERLAINE 61
Cette loi est pour ainsi dire mécanique et s'exerce fort bien sur des êtres amoraux, incapables de ce que l'on appelle sympathie. Les « mondains », les gens à " relations " peuvent quotidiennement se voir et se complimenter avec un mépris réciproque. Mais il est des hommes chez qui la force de vie intérieure se combine avec un besoin d'affection d'autant plus intense qu'ils aiment pour se satisfaire eux-mêmes. Saint Vincent de.Paul fut un personnel de cette catégorie, à laquelle aussi Verlaine appartient.
Il faut des amis. L'amitié, pour lui, c'est l'oxygène, c'est la vie. Il n'est pas depuis une heure derrière ses cartons de l'Hôtel-de-ville, qu'il court au bureau de l'Enseignement primaire, pour voir son bon Valade. Ceci à l'ennui de l'inspecteur d'académie, directeur du service, homme libéral, mais un peu sec : — Monsieur Verlaine, je veux bien que l'on cause, de temps en temps, entre camarades... bien que M. Valade ait du travail... mais je ne veux pas que l'on fume !...
Ah! M. Gréard n'aime pas la pipe?... Allons! soit... On se retrouvera au café. C'est aussi dans un café qu'il a rendez-vous avec Charles Cros, étrange et vaste génie, ressuscité, aurait-on pu croire, des puissantes générations du XVIe siècle. A la fois médecin, philologue, astronome, physicien, chimiste, Charles Cros venait de découvrir la
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62 VERLAINE
photographie descouleurs, trouvait an procédé pour faire du diamant, inventait le phonographe, publiait un ouvrage sur les moyens de communiquer avec les planètes, écrivait d'admirables vers qui le classaient parmi les plus originaux, les meilleurs poètes du Parnasse. La seule science qu'il ignorât était celle de gagner de l'argent avec ses découvertes ; mais il s'estimait plus riche qu'un nabab quand il avait créé de beaux rythmes, quand il enivrait de fantaisie raffinée ou d'audacieuses conceptions son imagination capricieuse et superbe. On juge si Verlaine oubliait l'heure, et la raison et tout, dans la compagnie de ce merveilleux artiste, forceur de mystères, prince desrêves, qui voulait vaincre l'espace sans bornes, qui allait parler aux astres. C'est au café de Suède, ou au Voltaire, ou au Delta, ou au Tabourey, qu'il rencontre le musicien Charles de Sivry, insouciante et charmante cigale, le poète Glatigny, le poète Blémont, le poète Mérat, le poète Camille Pelletan. Il retrouve ces derniers aux « samedis » de Leconte de Lisle, aux « jeudis » de Banville; puis, avec Coppée, avec Léon Dierx, avec Armand Sylvestre, avec Mendès, avec Sully Prudhomme, chez Lemerre... puis encore, ainsi que beaucoup d'autres, chez la dilettante Nina de Cailias (1), qui tient table ou(1)
ou(1) s'appela ensuite, quand séparée de son mari, Nina de Villars.
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VERLAINE 63
verte pour tous les poètes, pour tous les artistes — notoires ou non, peu importe : il suffît d'être présenté par le premier venu ; Nina sourit, donne une poignée de main, et l'on est chez soi. —
Dans un milieu plus absolument correct il connut un de ses amis les meilleurs, encore un poète, Xavier de Ricard. Ce jeune homme, élégant et simple, ardent et paisible, au bon regard de candeur et de gaieté douce, comptait, lui, parmi les déterminés « altruistes ». Il appartenait à la race de ceux qui vont réveiller les esprits pour leur montrer des voies nouvelles. Sa vie entière, son éternelle jeunesse devaient y être consacrées. A vingt ans, et quoique fils d'un général aide-decamp d'un prince, il débutait dans les rangs républicains où son action était assez énergique pour lui valoir trois mois de prison ; il rénovait la religion des beaux vers par la fondation et la direction du journal L'Art ; on lui devait, en même temps qu'à Mendès, la fondation du Parnasse contemporain. Dans les salons de la marquise, sa mère, il groupait, il animait de son aimable et communicative ardeur ces aristocrates de l'intelligence disposés d'abord à demeurer très sceptiques devant l'idée d'affranchir les. hommes et d'égaliser les conditions sociales, mais prêts cependant à toutes les audaces de la pensée.
Xavier de Ricard et Verlaine, — sinon que la
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figuré du premier était belle et régulière, tandis que les traits du second présentaient un ensemble d'étrangeté qui pouvait passer pour de la laideur, — semblaient, par une égale sveltesse jolie, par je ne sais quel air de timidité souple et fervente, mêlée d'aisance et de sécurité dans l'allure, par l'absence totale—pour résumer cette impression— de toute vulgarité, de toute prétention et de toute lourdeur, paraissaient, dis-je, être deux frères, sans doute parce qu'ils étaient deux fils de soldats.
Mais si nous réunissons Verlaine, Charles Cros et Xavier de Ricard, n'oublions pas que les trois mousquetaires étaient quatre et que le quatrième s'appelait d'Artagnan.
De paisibles relations batignollaises entre papas et mamans vieux, prudents, très sages, avaient procuré à Verlaine la précieuse amitié de celui qui représentait, dans ce quatuor, la pleine exubérance. Edmond Lepelletier c'était la " tête brûlée », le « zouave ». On l'adorait pour sa vivacité cordiale et spirituelle, pour ses yeux hardis et rieurs, pour sa gaieté franche, pour ses facultés de compréhension d'une étonnante promptitude, pour sa prodigieuse facilité de parole qui enchantait Verlaine, aussi très bavard, mais très écouteur : les affaissements de parfois, les langueurs de souvent se dissipaient toujours au voisinage de cette vitalité bouillonnante, de cette force inlas-
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VERLAINE 65
sable et fidèle dont le contact le rassurait, le rassérénait, le remettait debout.
Après avoir professé en matière politique une épicurienne indifférence, Verlaine se fit républicain avec Lepelletier et Xavier de Ricard Le gouvernement impérial, dès 1869, devenant libéral parce qu'il se croyait désormais éternel, introduisait, grâce aux facilités offertes, la tentation et le désir de le jeter à bas. Narguer, combattre au besoin « l'autorité » était la mode, le neuf, le crâne. Verlaine eut donc, lui aussi, pour idéal de " renverser l'empire avant tout et quand même ». Or l'empire avait encore l'illusion d'être soutenu par son prestige militaire, et l'on était repu de gloire, et la gloire devenait rance. Déjà l'on trouvait drôle de « blaguer » le militarisme. C'est Banville qui donnait l'exemple :
Tous militaires ! Quelle noce ! Même Polichinelle, oui je le vois d'ici Troupier, avec sa double bosse; On prend le cul-de-jatte aussi.
Hais pauvre ver, pour deux aurores, Vis tranquille sur ton mûrier ! Pourquoi faut-il que tu t'abhorres, Frè e insecte, et que tu dévores, En croyant mâcher du laurier. Tout le plomb que vend l'armurier ?
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Gloire, Liberté sainte, ô déesses jumelles ! D'un vol égal jadis vous ouvriez vos ailes,
Par le même chemin Les vieilles nations, de leur joug harassées, Ensemble vous voyaient apparaître embrassées
Et vous tenant la main.
La guerrière
Va seule désormais. Aussi lorsqu'elle vient vers quelque peuple austère, Le glaive en main, faisant résonner sur la terre
Son pied envahisseur, Qu'on entend ses canons rugir sur chaque roche Et qu'elle dit : « Prends-moi, je suis à toi », Gavroche
Lui demande : « El ta soeur ? » (1)
Quant à Verlaine, la gloire, les « bellestraditions nationales », voici ce qu'il en fait :
Il était grand et maigre et jurait en toussant. Fils d'un garçon de ferme et d'une lavandière, Le service à seize ans le prit. Il fit entière La campagne d'Egypte ; Austerlitz, Iéna Le virent. En Espagne un moine l'éborgna : — Il tua le bon père et lui vola sa bourse. — Par trois fois traversa la Prusse au pas de course.
A Mont-Saint-Jean, bravant la mort qui l'environne; Dit un mol analogue à celui de Cambronne ;
(1) Odes funambulesques.
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Puis, quand pour un second exil et le tombeau, La Redingote grise et le petit Chapeau Quittèrent à jamais leur France tant aimée, El que l'on eut, hélas ! dissous la grande armée, Il revint au village, étonné du clocher..... Le soir il voisinait, tantôt pinçant les filles, Habitude un peu trop commune aux vieux soudrilles, Tantôt, geste ample et voix forte qui dominait Le grillon incessantderrière le chenêt, Assis auprès d'un feu de sarment qu'on entoure; Confusément disait l'Elster, l'Estramadoure, Smolensk, Dresde, Lutzen et les ravins vosgeois, Devant quatre ou cinq gars attentifs et narquois, S'exclamant et riant très fort aux endroits farces... Tel parlait et faisait le grognard précité Qui mourut centenaire à peu près l'autre été. Le maire conduisit le deuil au cimetière. Un feu de peloton fut tiré sur la bière Par le garde champêtre et quatorze pompiers Dont sept revinrent plus ou moins estropiés, A cause des mauvais fusils de la campagne. Un tertre qu'une pierre assez grande accompagne Et qu'orne un saule en pleurs est l'humble monument Où notre héros dort perpétuellement. De plus, suivant le voeu dernier du camarade, On grava sur la pierre, après ses noms et grade, Ces mots que tout Français doit lire en tressaillant : « Amour à la plus belle et gloire au plus vaillant ».
Cette ironie violente ne suffisait pas toujours. On connaissait son « père Hugo » d'un bout à l'autre, y compris certaine petite brochure bleue,
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68 VEP.I.A1NE
glissée à travers la frontière, et de lecture défendue, par conséquent très répandue, dont on retenait, de préférence, des vers comme ceux-ci :
El nous appellerons, jusqu'au dernier soupir,
Au secours de la France aux fers et presque éteinte,
Comme nos grands aïeux, l'insurrection sainte (1).
En sorte qu'un beau soir, et même une belle nuit, ayant fait honneur, par trop, aux vins bleus d'un banquet donné en commémoration de Hoche, — homme de guerre, c'est vrai, mais républicain : l'on n'en doutait pas, — où la sonore éloquence du débutant Gambetta venait de faire souffler un grand vent révolutionnaire, et comme l'assistance par les rues de Versailles se dispersait, pour mille raisons très émue, notre Verlaine, qui se croyait, vraisemblablement, suivi d'une foule en délire, s'avisa que l'action doit suivre les paroles. Etait-ce la rue de la Paroisse ou la rue Duplessis qu'il suivait alors pour se rendre à la gare dite Saint-Lazare?... Toujours est-il que, la veille, des paveurs, en cet endroit, avaient commencé un travail de réfection par le repos dominical interrompu, que là restaient, oubliés, des pics et des pioches. L'un de ces pacifiques instruments luit soudain aux yeux de l'insurgé qui s'en empare. Sous ses coups
(1) Les Châtiments.
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VERLAINE 69
répétés les grès jaillissent de leurs alvéoles, s'alignent, s'entassent en un commencement de bariacade : «Aux armes, citoyens!... Mort à l'empire!... Vive la liberté !... » Besogne épique, mais fatigante. Il s'arrête, essoufflé, s'appuie au manche de l'outil libérateur, constate qu'il est magnifiquement seul, attend vainement des frères d'armes, ou les sbires affreux qui vont venir trouer sa vaillante poitrine... Rien ne bouge. La ville, de toutes parts, profondément dort... Et il s'assied, pour le repos d'une minute, sur son tas de pavés. Mais voilà qu'il sommeille, lui aussi, vaincu, écrasé par la solitude, le vaste silence qui l'entourent.-. jusqu'à l'aube glacée qui le secoue et le fait trotter, gaillard, vite, pour ne pas manquer le premier train.
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IV
GOURMANDISE, VIOLENCES, REMORDS. AMOUR. — PREMIERE CONVERSION. — IL RETOMBE — COMMENT FAIRE? — QUATRE HEURES DU MATIN.
Les événements devaient, par la suite, amener ses amis sur des barricades plus sérieuses. En attendant, il trouvait d'autres occasions, et pour d'autres causes, de dépenser sa belle ardeur combative.
Avouons qu'elle se manifestait surtout après boire. Au contraire de la plupart des mortels, qui ne sont de bonne humeur que quand les nerfs de l'estomac sentent la chaleur des nourritures capiteuses, Verlaine à jeun était d'une douceur exquise. Personne d'aussi docile, personne d'aussi tolérant. Il aimait, recherchait les conseils de tout le monde comme des indications rares et excellentes, trouvait un plaisir de curieux à accueillir les opinions les plus diverses, éprouvait une volupté bizarre à n'avoir d'opinion que celle des
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autres, quelle qu'elle fût, joyeux qu'il était alors de penser d'une façon nouvelle. Même les reproches amicaux flattaient d'un émoustillement vif son extrême sensibilité morale, le pénétraient du soudain bonheur d'une bonne résolution prise, du ravissement de se croire un instant redevenu le petit garçon bien obéissant que sa mère tient par la main et conduit à l'école.
Alors aussi les railleries joyeuses, les rieuses taquineries de paroles caressaient un esprit toujours prêt aux gaîtés enfantines. Il acceptait la plaisanterie même plate, même indiscrète, ainsi qu'un jouet léger que l'on se renvoie pour rire. C'était de sa part indulgence énorme, due à sa merveilleuse faculté de tout comprendre, et plaisir qu'il prenait, qu'il donnait sans réserve.
Malheureusement, le besoin de joie qui est en lui, telle la flamme cherchant des aliments toujours plus avant et plus haut, grandit par l'activité même de la joie. Cet « amatif » aime tout: les êtres, les mots... et les choses, les choses que l'on voit, les choses que l'on mange...
Il est des gourmands dévotieux qui mangent pour leur bouche, épanouissent toute leur sensualité des lèvres au pharinx, du bout de la langue au voile du palais, mais savent l'enclore en ce paradis des sensations gustatives. Ils reçoivent la récompense de leur sagesse : on les voit, souriants
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et calmes, rosir par degrés sous l'influence des bons mets qu'ils savourent, et leur passion se contente à la satisfaction chaude qui doucement les envahit. Verlaine, grand causeur, ne mange pas seulement pour sa bouche; l'estomac, surexcité par l'ardeur cérébrale, appelle, de son côté, d'une voix terrible. Or ces gourmands là sont les buveurs. Eu Verlaine l'ivresse alcoolique, l'ivresse verbale s'associent et mutuellement s'accélèrent. Et tant pis! Sa nature tout à coup se transforme. Il semble qu'un démon, pour se venger de mille qualités aimables, intervienne soudain, retourne tout, change la bonté en fureur. Cet homme était trop doux : il devient féroce.
A la fin de je ne sais plus quel autre banquet littéraire ou politique, on lui montre Alphonse Daudet qui venait de publier, sur certains du jeune Parnasse, des articles méchamment blagueurs (1). « Ah! rugit-il, c'est lui, le cochon qui s'est fichu des camarades! » Il se rue et lui allonge, dans le dos, un coup de poing formidable. Après quoi, il attend... des excuses. L'autre, naturellement, se retourne, fou de col , va s'élancer; on se précipite, on les enserre, on les presse tous deux de bras préventifs, de poitrines conciliantes; mais on ne les retient qu'à gand'peine ; un double re(!)
re(!)
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mous va et vient quelque temps dans la salle; les chaises tombent, roulent çà et là... les garçons s'effarent... A la fin, l'on parvient à entraîner Verlaine, et Daudet — qui sut louonrsse faire respecter, l'épée à la main quand c'était nécessaire, — veut bien pourtant, cette fois, clore l'incident par un mot drôle : " Ce n'est rien : c'est un homme saoul.»
Mais Verlaine, au lendemain d'un excès, n'est pas homme à en rire. La honte et le regret, en cette âme d'une extrême délicatesse, atteignent au degré suprême. A la suite de certaines violences, il souffre en même temps des dernières trépidations de la colère qui les a suscitées et du repentir mordant qui les châtie : double supplice, concert cruel de deux voix s'exaspérant l'une par l'autre. Il n'a pas non plus la force d'attendre que l'agitation se calme d'elle-même. Le repos doit venir immédiat. Il se jette alors à un contraire excessif : douceur et docilité absolues, expulsion totale des opinions irritantes, même de toute idée, s'il le peut, suppression des habitudes sociales. Voilà un homme que l'on ne verra plus nulle part... pendant trois jours. Il trouve cela charmant pour commencer, puis assommant au possible. —Tout de même, un peu de joie... il ne l'aura pas volée, après un tel carême! - Il y court avec d'autant
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plus de hâte qu'il la croit maintenant permise. Et dans son bel appétit renouvelé, tout de suite il en prend beaucoup, il en prend trop. Ses amis déclarent : « Verlaine a reparu, délicieux... » Parfois ils ignorent que Verlaine, en les quittant, est devenu « délicieux » toujours davantage, tellement que rentré chez lui, il a oublié, en se mettant dans ses draps, de.retirer au moins... son chapeau haut de forme (1).
Et puis l'élément féminin vient jouer son rôle, non moins dévastateur. Verlaine, en fait de beauté, a des préférences très exclusives. Il aime une rousse, mais elle le trouve « trop laid ». D'autre part, il est recherché, poursuivi par une jolie Hongroise. Cette femme « ne lui dit rien du tout ». De désespoir, elle part avec un autre homme dans l'Amérique du Sud, elle y meurt. Il l'apprend. Remords... mais pourtant !... Et tristesse affreuse, en tout cas. Et de l'autre amour, de celui que l'on a méprisé : rages. Alors il s'adonne aux filles que l'on appelle " de joie », qui l'amusent par leur côté carnaval : parures criardes, figures peintes, chants naïfs... Et l'innocence de leur misère !
Pour finir, écoeurements de toutes sortes. Un roman, une " passionnette » comme il en voit mille, autour de lui, dans le monde « raison(1)
raison(1)
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nable " et " comme il faut », prendre la femme du voisin, débaucher une petite ouvrière, cette pensée ne lui est même pas-odieuse, elle ne peut lui venir; c'est une espèce de crime surhumain dont le désir, dont là conception seule reste en dehors de sa conscience.
Et l'ordre impérieux d'aimer qui crie dans son âme! Et cette faim de bonheur !... Et, fatale, la « potion », trop connue, qui étourdit, qui fait oublier une minute, pour ramener après, plus déchirante, la torture!
Un jour, il se trouve devant une église, entre soudain, va vite, cherche, voit des femmes à genoux, le blanc surplis d'un prêtre qui disparaît dans l'étroite loge d'un confessionnal. Notre, impulsif s'y jette, s'y prosterne... hésite, s'étonne... Mais déjà, près de sa bouche tremblante, vient de glisser, rapide, la planchette : « Mon enfant?... » Ce mot! Ce bras replié de mère nourrice qui mollement reçoit la tête renversée, folle, de l'enfant en colère !... Alors les aveux, abondamment, scrupuleusement, se déroulent. Cela dure vous pensez!... et les dévotes toussent d'impatience en attendant leur tour. Mais Verlaine, fidèle à sa nature, ne pensé qu'à lui, le « personnel » ! Ses rotules cramponnées au petit banc, il en raconte, il en raconte. Le confesseur juge le cas intéressant... et grave.. Il permettra la commu-
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nion le dimanche suivant, après une confession nouvelle qui sera suivie de l'absolution définitive.
Le pénitent quitte l'église, indiciblement heureux, un peu inquiet... — Cela tiendra-t-il? — Cela tient. Une fraîcheur, une pureté pénétrantes, immenses, l'enveloppent, le soutiennent, le gardent.
Rappelons-nous la phrase des Confessions : « Ma première communion fut bonne ». Si nous avons souri,— en pensant à la suite,— nous avons eu tort, comme on a tort quand on sourit devant l'affirmation de quelque brave curé : « Une bonne première communion influe sur toute l'existence»; car elle est rigoureusement scientifique, cette formule qui semble une banalité dérisoire.
L'enfant, au moment où l'éclosion de la puberté s'annonce, parvient à l'entier développement de sa vie nerveuse, alors intacte et saine. Son âme, que l'on voit ouvertement dans ses membres agiles, s'érige en lys fort, encore non visité par la criocère immonde. Il a toutes les fougues, toutes les souplesses, toutes les réceptivités, cela normal et en harmonique nature. C'est l'instant qu'a choisi la religion catholique pour lui faire connaître la fusion en Dieu. « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi et moi en lui ». Est-il incroyable que la rose ouverte au soleil ait
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le pouvoir de sentir qu'elle est de la lumière et de l'air vivants? Nous qui sommes sûrs, au moins, de penser, pourquoi n'aurions-nous pas la conscience de recevoir l'esprit, d'être dans l'esprit, qui est l'état premier de notre matière, de toute la matière?...
Par une graduation savante, l'éducateur chrétien a préparé longuement l'âme enfantine, habitué l'intellect à rejeter tout le mauvais, tout l'impur. Le jour approche. Ce sont des appels plus pressants à l'idéal, des purifications de plus en plus parfaites par les confessions dernières. Le jour est venu. Autour de l'enfant, dès le matin, dès la veille, chacun s'est empressé avec une activité recueillie, attentive. Parents ou maîtres ont l'air d'avoir fait, eux aussi, leur confession générale. Dans la famille, on a suspendu les querelles, les maussaderies coutumières. A l'école, les surveillants n'ont plus de sévérité impatiente. — Ah ! songe l'enfant, cette paisible innocence où l'on m'a dit de vivre, elle est donc bien précieuse qu'ils ont si peur d'y porter atteinte ! — Et chacun lui semble devenu meilleur. Il est un centre vers lequel convergent mille précautions diligentes, mais dans les paroles et les gestes il sent comme une gravité affectueuse, comme un respect attendri. Les misères, les trivialités, les rudesses de la vie nécessiteuse ont à ce moment-là
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disparu. On le pare, on se pare. Doucement on le conduit vers la fête grandiose. Tout y est disposé pour que son émotion, progressivement, augmenté. Le prêtre, qui l'a initié à l'émouvant mystère, qui l'a aidé, en accueillant la confidence de ses moindres fautes, à libérer totalement sa conscience, apparaît à la tribune sacrée. C'est à ses compagnons, c'est à lui qu'il adresse les mots solennels; qu'il parle d'apaisement divin, de joie, d'amour... Voici qu'autour du communiant, dans le silence, retentissent d'autres voix, des voix d'enfants, comme la sienne, qui vibrent, successives, qui affirment, espèrent, promettent : " Acte de foi... acte de consécration... acte de charité... » Il aperçoit, dans la foule, sa mère qui se souvient et qui pleure... Il reçoit l'hostie, il revient, pénétré d'un éblouissement vague, ouvrant sur ce qu'il éprouve de grands yeux intimes, voulant adorer et adorant, en effet, de toutes ses forces, voulant être heureux, et l'étant, puisque ses puissances de compréhension du beau et de sensibilité au bien sont alors portées au paroxysme.
Un tel état psychique est entretenu en lui tout un jour. Et sur cette âme un instant fleurie le torrent de la vie positive repassera ensuite, violent, lourd de fanges, mais n'importe ! l'enfant, à cet âge où les phénomènes émotionnels sèmenl
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d'impérissables germes, a connu l'exaltation pure. Sa chair a été spiritualisée, ne fût-ce qu'une seconde : quoi qu'il arrive, elle n'est plus la même. L'être humain a désiré, presque possédé l'absolue perfection morale, l'impression de cette volupté reste, l' appétit peut en revenir... et le prêtre ne s'est pas trompé.
Donc Verlaine, avec une foi médiocre, il est vrai, mais — vu la sincérité des aveux et la bonne volonté certaine— jugée par le confesseur suffisante, ayant, dans une seconde visite au confessionnal, parachevé le grand nettoyage, est admis, « renouvelant » tardif, à l'eucharistie. Les négations, les doutes provisoirement remisés, tassés dans un coin que sa ferveur piétine, il s'en va joyeux, devient assidu au bureau, docile au chef, abat de la besogne et en redemande, refuse de penser aux belles, hausse les épaules devant le flamboiement tentateur des cafés...
Quand il me raconta cela, quatre ans plus tard (en 1873), dans un cabaret de Bouillon, — devant Rimbaud qui souriait, sans ironie, d'ailleurs, et sans objecter une parole, — je ne me souviens plus si Verlaine dit que celte blanche période se prolongea huit ou quinze jours. Tant que duraient ses conversions temporaires, ses passions comprimées se résolvaient en bouillonnants accès de gaieté gamine, et le poète s'appliquait alors à des
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productions " innocentes », telles que L'ami de la nature.
J'crach' pas sur Paris : c'est rien chouett Mais comm' j'ai une àm' de poèt'. Tous les dimanch's j'sors de ma boit' Et j'm'en vais avec ma compagne A la campagne...
Ell' met sa rob' de la Rein' blanch', Moi j'emport' ma pip' la plus blanch', J'ai pas d'chemis' mais j' mets des manch', Car il faut bien qu'l'éléganc' règne A la campègne.
Nous arrivons : vrai, c'est très batt' ! Des écail's d'iuit's comm' chez Baratt' El des cocott's qui vont à patt', Car on est tout comme chez soi A la camp' —quoi !...
Naturellement, la première rechute fut suivie d'une réaction sans pitié. Puis le remords, la honte d'être si faible, la colère contre soi, le désespoir... Tout à coup, autre lueur... serait-ce le salut ?... Il rencontre, chez Sivry, la soeur du musicien, une jeune fille, une enfant, déjà femme, non d'une beauté classique,— il y fût resté froid,— mais fleurette parisienne, tout à fait parisienne, jolie juste à point, délicate, fraîche, parée avec l'habileté prudente, coquette pourtant, de la pe-
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tite bourgeoise qui a des habitudes mondaines. Bien élevée, elle sait " se tenir», parler assez, pas trop, rire sans affectation, écouter, savoir ce qu'il faut dire, ne dire que cela, puis attendre, saisir une occasion, facile, de dire aussi juste encore : servie par sa timidité, sa naïveté qu'elle sent que l'on admire, par l'instinct de plaire dont elle perçoit ingénument l'immédiat succès.
Du reste, laissons-le donc, lui, bien mieux, cent fois mieux, analyser et décrire :
Toute grâceet toute nuance
Dans l'éclat doux de ses seize ans,
Elle a la candeur des enfances
Et les manèges innocents..,
L'intelligence vient chez elle En aide à l'esprit noble ; elle est Pure autant que spirituelle :
Ce qu'elle a dit, il le fallait !...
Aussi, soudain, fus-je, après le semblant
D'une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite fée
Que depuis lors je supplie en tremblant (1)...
Ce n'est pas que la si gracieuse personne lui inspire, de suite, un sentiment bien défini. Dans son actuelle, sourde irritation contre lui même, il ne se permet pas une pensée d'amour. Il n'éprouve
(1) La bonne chanson.
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qu'une sorte de respect farouche, avec, cependant, le désir vague d'être moralement net, gentil et... très bien, enfin... « comme la mignonne!... » Alors, candidement, premier effort, au café du Delta où Sivry l'accompagne : « Eh bien ! non, décidément, aujourd'hui, je ne prends pas d'absinthe !... » O vertu ! vertu d'un jour, oubliée vite. Aussitôt qu'arrive une contrariété un peu forte, les compensations se réimposent... le souvenir de la douce apparition pâlit... mais il ne s'efface pas, — rien ne s'effaçait en Verlaine — ; la passion va bientôt venir, après d'autres agitations, d'autres comparaisons.
Dans le courant de juillet 1869, après que ses bonnes résolutions viennent de subir toute une série d'horribles défaites, il s'enfuit, brisé, de ce Paris néfaste, il se réfugie chez des parents de sa mère, à Fampoux — village entre Arras et Douai — voulant ne plus penser, vivre en végétal, au risque de l'ennui absolu... nécessaire, aussi bien, comme une cautérisation féroce qui détruira sans retour les fibres mauvaises. Changement d'air, changement d'habitudes... bon pour une semaine ! Voici quelques passages d'une lettre (1) qui nous renseigne sur son état d'âme et de corps :
(1) Adressée à une personne d'Arras, des relations de Mme Verlaine.
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" Je suis en effet, chère madame et amie, extrê« mement souffrant, et c'est à peine si le bonair « que je respire ici parvient jusqu'à mes poumons " dérisoires. La vue de la " belle nature " distrait « peu mes yeux, et rien n'est égal à mon coeur « comme la paix des champs si ce n'est la calme « horreur des forêts... Bref, ennui monstrueux sur « toute la ligne. Sauf un brave archéologue de « mes vieux amis retrouvé ici comme un bouquin « ancien qu'on relit non sans joie, je n'ai aucune, «aucune distraction... Les travaux littéraires " pourraient m'être, allez vous peut-être dire, « d'un grand secours contre le Monstre Fastidieux. « Las! Je ne sais plus ce que c'est qu'écrire des avers et je n'ai jamais su ce que voulait dire " écrire ». Et quand même— o orgueil ! — j'au" rais pu m'en jamais douter, je ne pourrais m'en « souvenir... Tenez, parlons d'autre chose.
« Figurez-vous que je n'ai pas encore été chez " les «L... — Non que je n'aie déjà fait (à pied, «s'il vous plaît) le voyage d'Arras. Seulement, « c'était pour affaires. Mon état mental, nerveux " et intellectuel m'a absolument interdit cette " porte.
«Si le calme, relatif, bien relatif de mon état « intellectuel se continue quelques jours encore, " peut-être alors risquerai-je une visite bizarre et " pleine d'arrière-pensées ; la première sera pour
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« vous, et vous recevrez alors plutôt dix milliards « de lettres qu'une... »
Cette arrière-pensée c'est le désir tout à coup venu, non rejeté assez vite, et qui plaît, entre, s'installe, et qui caresse, qui grandit, qui ordonne, d'une « bonne rigolade... après tout!... » Cependant, il voudrait lutter contre la tentation malsaine, mais elle est si forte ! Il ruse, il la prend de côté : — Allons ! simple « ballade » jusqu'à la villes la vieille ville pittoresque et savoureuse d'Arras... Il ira par les champs, le long de la Scarpe, verra de jolies choses, déjeunera, dînera gentiment... quelques visites de politesse... et puis retour bien sage. Le voilà parti.
« .... C'est, sur des bords diversifiés (1), tantôt céréales, avoines, blés, seigle, hivernage, tantôt marais sans fin, quasiment sans fond, où dort le brochet, où court l'anguille parmi les tiges de nénuphars et les lances du glaïeul d'eau, à l'ombre généralement « des noirs peupliers », des saules blancs et des grises hautes herbes, un chemin véritablement charmant en ce pays plutôt plat d'aspect aussi bien que de terrain. D'assez, point trop nombreux villages aux bonnes auberges crépies à la chaux, fenêtres aux rideaux
d'cotonnette A grands carreaux roug' brique et blancs...
(1) Confessions.
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où patoise une hôtesse pour la plupart du temps plantureusement rose et rousse, non sans attraits le plus souvent, sont riverains de droite et de gauche. »
Or, cela se termine ainsi :
" Le jour dont je parle, j'allai à peu près dans tous les cafés d'Arras, qui sont nombreux, puis hantai quelques-uns, huit ou dix an plus, des estaminets de la dite ex-capitale de l'Artois, qui sont innombrables. Résultat : une « cuite » qui vint s'achever dans une maison... je pris le train de minuit pour mon village... »
Quand il sort du lourd sommeil où il est tombé d'abord, éveillé bientôt par les battements impérieux du coeur exaspéré, quand il est certain que le doux engourdissement du cervelet ne peut revenir, que les yeux ne veulent plus se fermer, qu'il faut penser, vivre et... se voir... hélas ! écrasement, horreur !
Il ouvre la fenêtre, met son front brûlant dans le froid de la nuit qui s'achève, écoute le bruissement des feuilles, reçoit les parfums légers qui montent du jardin ; subit, peureux, tout ce calme puissant, toute cette logique sévère qui l'entoure, qui l'étreint, comme un avertissement rigoureux opposé aux souillures de la veille. — Sa misérable tête! Ses impulsions ridicules!... Ah! comment,
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pour éviter les transe* douloureuses de la présente minute, obéir à celte loi qui lui parle, bonne et sûre?.. N'a-t-il pas essayé tout dernièrement encore? La tentative de relèvement par soi seul, même avec l'aide de l'exaltation religieuse, n'a pas, en fin de compte, abouti. En ces jours, pourtant, il a connu la tranquille pureté morale, et le goût de cette félicité passagère demeure, avec des facultés, il le sent, pour la reconquérir... Par quel moyen?... Une force qui le saisisse, qui l'enferme... des devoirs, des liens, des chaînes de fer !... Il est si faible contre toute peine !... Un lien ? ... Oh ! pas trop dur!... Un lien, certes, mais qui ne blesse pas trop cruellement sa pauvre âme dolente!
Les premiers oiseaux, déjà, balbutient dans l'ombre.
Et quoi donc, là-bas, au fond du souvenir ? Eh !oui, un lien, tendre, aimable, soyeux, charmant... un lien : ce sourire, cette innocence...la jeune fille!...
L'aube claire envahit de roses blancheurs la chambrette. Il frissonne, il renaît. Vigueur soudaine, résolution, détermination, élan. C'est une impulsion encore, soit! mais pour le coup, c'est la bonne. Et maintenant qu'une hésitation dernière ne vienne pas en détruire l'effet sauveur. La lettre qu'il vient d'écrire à Charles de Sivry, pour lui demander sa soeur en mariage, est
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glissée, avec une hâte fébrile, dans l'enveloppe, l'adresse mise... Il descend, il court... La poste n'est pas encore ouverte ! Incident énorme. Que faire ? S'en retourner, attendre ?... Ah ! s'il attend !.. Non, rien n'est perdu ; prodige de chance, intervention évidente de Dieu à qui il se remet à croire, puisque Dieu lui vient en aide : Verlaine, dans son porte-monnaie, a un timbre!!... Petite vignette bleue, couleur du ciel, tu t'es glissée de toi-même, c'est sûr, entre les doigts qui se sont laissé faire, qui pour t'obéir, t'ont posée sur la lettre, et dès lors, cette lettre, ne devait-elle pas sauter, de son propre mouvement, dans l'humble boîte postale qui' ne voudra' pas la rendre? C'en est fait! Il tremble, il frémit, avec un grand soupir... Et.puis il s'éloigne de la façade muette que regardent, là-bas, ces clartés pâles. Mais tandis qu'il se hâte, au retour, sachant que, cette fois, lié comme il le voulait, c'est-à-dire allégé du lourd fardeau d'une liberté désastreuse, il va pouvoir enfin dormir ; tandis qu'il aspire à pleins poumons l'air salubre, devant lui surgit l'aurore scintillante. Il presse et ralentit le pas tour à tour, il s'arrête, il repart, il rêve. La nature en fête l'enivre à présent de ses rires. C'est pour lui, délivré comme lui, que le soleil a vaincu la nuit noire, et des lèvres du poète jaillit l'hymne triomphal, le chant d'allégresse éblouie :
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Avant que tu ne t'en ailles. Pâle étoile du malin,
— Mille cailles
Chantent, chantent dans le thym.
Tourne devers le poête
Dont les yeux sont pleins d'amour
— L'alouette
Moule au ciel avec le jour.
Tourne ton regard que noie L'aurore dans son azur
— Que de joie
Parmi les champs de blé mûr (1) !
(1) La Bonne chanson.
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V
FIANÇAILLES. — LA BONNE CHANSON. — MARIAGE; PATRIE
« Ma mère, qui avait donné son assentiment à mon projet, tout en élevant quelques réserves sur l'impromptu d'une résolution si importante, était heureuse, au fond, de me voir, comme elle disait, devenir enfin sérieux (1). »
Pour tout dire, c'est l'histoire du vieux général trop sûr de lui-même, qui a eu le tort de croire qu'il pouvait attendre et choisir son heure, et voit ses plans détruits par des événements d'une rapidité imprévue. Bien avant le psychologique drame de Fampoux, la pauvre maman faisait, elle aussi, un beau rêve. Depuis longtemps elle pensait — nulle expérience ne redressera cette erreur si féminine — que le mariage est le tombeau de la folie... des hommes. En sorte que dans son coeur était déjà choisie - admirablement d'ailleurs — une
(1) Confessions.
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autre fiancée. Les deux jeunes gens, il est vrai, ne songeaient nullement l'un à l'autre, mais, pour l'impulsivité gaiement autoritaire de Mme Verlaine, ce détail n'avait pas d'importance. Elle se résigna, naturellement, sans défiance à l'égard de l'inattendue. Cependant, la secrète prédilection resta, et dans la suite, que de regrets exprimés, cette fois, sans mesure!
Quelques années plus tard, quand les choses eurent si mal tourné, après la séparation judiciaire, le beau-père disait, non sans amertume: « Mme Verlaine ne tarit pas en éloges sur Mlle X... ; elle a eu la naïveté de me faire entendre que si son fils avait épousé cette personne, il n'aurait pas fait de sottises, il aurait évité ses malheurs... Ah ! combien je voudrais, moi aussi, qu'il eût épousé Mlle X... ! Car cela était beaucoup mieux, en effet, oui, beaucoup mieux... pour ma fille !... »
Egoïsme touchant bien paternel, presque légitime ! Or il est certain qu'en cette affaire Mlle X... fut la seule qui n'eut rien à regretter du tout. Verlaine n'était pas, comme on dit, « mariable ». Ce qui n'empêche pas qu'il lui fallait se marier, puisque c'est une volonté de Nature que l'on se marie, que les poètes sont faits pour le délire et la douleur, et que... tant pis pour les jeunes filles qui veulent épouser un poète !
Mais le prédestiné qui nous occupe n'est-il pas,
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lui-même, infiniment pitoyable? Autant, du moins, que cette fille de Priam qui embrassait, tenace en un dernier espoir, le cher, le divin, le fatal Palladium! Son âme à lui ne vient-elle pas aussi de trouver l'abri d'un instant dans llionsaccagée,en proie à mille ennemis atroces, qui violent, qui brûlent, qui égorgent! Oh ! ce temple épargné au milieu des rugissantes horreurs, comme elle voudrait s'y cacher, s'y enfermer, tremblante, puis souriante en ses larmes, puis rassurée, heureuse pour toujours ! Avec quelle obstination tendre elle embrasse, ravie, l'image tutélaire,
... . . le charme insigne D'un fraie sourire triomphant Eclos dans des candeurs de cygne Et des rougeurs de femme enfant (1) !
Comme elle redit, mille et mille fois, le nom aux syllabes éclatantes, puis adoucies, molles, graves :
La note d'or que fait entendre Un cor dans le lointain des bois, Mariée a. la fierté tendre Des nobles dames d'autrefois (2) !
Et cet apaisement qui vient de se produire en l'âme du douloureux poète, cette vision de joie
(1) La bonne chanson.
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enfin bonne et pure, comme il craint de les perdre! Comme il s'y attache avec une ferveur craintive, comme il déploie toutes les forces de sa volonté, de sa pensée, pour se faire lui-même recueilli, attentif, cautieusement délicat! Déjà l'on dirait qu'il marche côte-à-côte avec celle qu'il adore, assujettissant aux pas menus de la jeune fille sa marche nerveuse, qu'il se penche, attendri, vers elle, murmurant en respectueuse cadence les paroles de bonheur :
Le soleil du matin doucement chauffe et dore Les seigles et les blés tout humides encore, Et l'azur a gardé sa fraîcheur de la irait... (1)
Une félicité l'inonde, limpide, large, si claire, si douce!... Les agitations coutumières semblent mortes. Son esprit est charmé des moindres choses. Qu'il est facile de vivre! Qu'il est aisé d'être bien !
L'on sort sans autre but que de sortir ; on suit, Le long de la rivière aux vagues herbes jaunes, Un chemin de gazon... (2)
Les nuits n'apportent plus d'angoisse et n'ont plus d'effrayants murmures:
(1 ) La bonne chanson. (2) Ibid,
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La lune blanche Luit dans les bois : De chaque branche Part une voix Sous la ramée... O bien-aimée (1) !
Quand il quitte les champs devenus, à ses yeux, aimables en tous leurs décors, quand il revient vers la grande ville où de mornes devoirs professionnels l'attendent, le fracas., la puanteur du train qui l'emporte ne blessent plus ses nerfs affermis :
Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux La blanche vision qui fait mon coeur joyeux ?...
Et puis commence, vaillamment supportée, " l'épreuve du prince Galaor ». Aussitôt après avoir agréé la demande à elle transmise par son demi-frère (2), Mlle Mauté de Fleurville est partie avec sa famille pour une villégiature de quelques mois. Verlaine, de retour à Paris, n'a pu la voir, mais tous deux s'écrivent chaque jour. L'écriture de l'aimée, n'est-ce pas un peu, pour lui, un peu beaucoup d'elle-même, puisque ce vibrant, cet ultra-réceptif, s'il ne voit pas la main charmante,
(1) La bonne chanson.
(2) La mère de Charles de Sivry avait épousé, en secondes noces, M Mauté de Fleurville. De ce mariage elle eut deux filles dont l'aînée fut la femme de Verlaine.
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en perçoit le geste, en sent l'effluve et pour ainsi dire le contact ? Et cela suffît pour le garder sage. Ses collègues, au bureau, remarquant son zèle, commencent à craindre qu'il ne se soit mis à vouloir de l'avancement tout comme un autre. Sa mère, avec étonnement, le voit rentrer de bonne heure, passer auprès d'elle ses soirées; il l'accompagne dans les réunions bourgeoises où elle fréquente, se tient, très digne, prévenant, affable, autour des tasses de thé, des assiettes de petits fours, de la table de jeu à deux sous la partie, et s'il s'amuse peu, n'en laisse rien voir.
Pourtant, l'attente se prolonge, tout à l'heure au delà de ses forces. Il l'avoue, avec une soupirante candeur, et en un rythme combien expressif!'
Quinze longs jours encore et plus de six semaines Déjà! Certes, parmi les angoisses humaines, La plus dolente angoisse est celle d'être loin !
Ecoutez-le récriminer avec cette animation si touchante en sa volubilité gentiment puérile:
On s'écrit, on se dit comme on s'aime; on a soin D'évoquer chaque jour la voix, les yeux, le peste De l'être en qui l'on mit son bonheur, et l'on reste Des heures à causer tout seul avec l'absent. Mais tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent
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VERLAINE 95
Et tout ce dont on parle avec l'absent persiste A demeurer blafard et fidèlement triste.
Ô l'absence ! le moins clément de tous les maux !
Ah ! l'on n'est point parfait, malgré les résolutions les meilleures, et ce jour-là, il est vraiment malheureux:
Puis voici, pénétrant et froid comme le fer.
Plus rapide que les oiseaux et que les balles
Et que le vent du sud en mer et ses rafales,
Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison,
Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon
Décoché par le doute impur et lamentable,
Ce doute — affreux ! — il l'explique ensuite, la colère de l'impatient tournant en lamentation langoureuse:
Qui sait ? Pendant qu'ici pour moi lents et moroses Coulent les jours, ainsi qu'un fleuve au bord flétri, Peut-être que sa lèvre innocente a souri ? Peut-être qu'elle est très joyeuse et qu'elle oublie !
— Horreur!.,.
Et je relis sa lettre avec mélancolie!
Mais quand il apprend le prochain retour, le voici qui chante, d'abord comme laissant mourir peu à peu ses. sanglots en lents distiques d'une
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religieuse tendresse, — d'une simplicité prodigieuse, — qui doucement palpitent encore dans une souffrance mal éteinte:
Ils sont passés les jours d'alarmes Où j'étais triste jusqu'aux larmes. Ne suppute plus les instants: Mon âme, encore un peu de temps...
Et ensuite, pleinement à sa joie jeune, allègre, enthousiaste :
Va, chanson, à tire d'aile, Au devant d'elle et dis-lui Bien que dans mon coeur fidèle Un rayon joyeux a lui...
« Le bienheureux jour tant attendu... ce jour de liesse arriva enfin (1).
« L'entrevue ne devait avoir lieu que le soir après dîner. Qu'il me parut long bien que bon, ce divin,cet infernal jour-là !... Aussi, quand approcha l'heure exquise, quel soin, pour passer le temps d'une manière du moins conforme à mon train de pensée, apportai-je, ou n'apportai-je pas, moi d'ordinaire éxpéditif en ces matières à ma toilette! Que de fois dut ma pauvre mère, toute souriante, peut-être, et, quand j'y pense, sans doute inquiète
(1) Confessions.
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VERLAINE 97
troublée un peu de mon expansion, faire et refaire le noeud de rua cravate alors La Vallière (depuis?) brosser et rebrosser redingote et pardessus, lisser et relisser le haut-de-forme, etc. Et de quel pas, léger et sérieux (j'avais volontairement oublié mon monocle carré... en verre de carreau, cet attribut me semblant, pour la. première fois, inutile... et même un tantinet ridicule), de quelle allure comme ailée, gravement, n'enfilai-je pas le sans fin boulevard de Clichy et celui non moins interminable Rochechouart, n'escaladai-je pas l'escarpement, puis ne dégringolai-je pas la pente de la rue Ramey pour finalement gravir le doux Calvaire dénommé en langue vulgaire rue Nicolet !
" On m'introduisit au salon où Mme M... descendit bientôt, m'encourageant d'une poignée de main vraiment cordiale, et bientôt suivie de son mari avec qui un salut quasiment cérémonieux lut échangé. De vagues propos s'engagèrent... Avaiton fait un bon voyage? Où en étaient les céréales là-bas ? et ainsi de suite, — quand entra la demoiselle vue la première fois,
En robe grise et verte avec des ruches
« Par un phénomène qui s'explique, je ne me souviens plus de son costume de ce soir là. J'étais tout à la face et à la figure en général d'elle qui me parut la même, charmante, mignonne... Bile
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s'assit, après que je lui eus doucement serré ou plutôt pressé les fins doigts de la main droite, dans le cercle que nous formions aux environs d'une grande table-guéridon chargée d'albums et d'un vase de la Chine aux fleurs qui sentaient des meilleurs... »
Le loup se forge une tencité
Qui le fait pleurer de tendresse (1).
Mais quelques conditions que l'on lui impose, maintenant, sa vie a été trop dure: le pauvre loup ne songe pas à se reprendre, il ne craint plus d'être attaché, au contraire. Tout, en effet, pour notre « saturnien », paraît bien, paraît bon, paraît excellent dans ce milieu bourgeois. Ils sont la vertu, l'équilibre, la sécurité, ils ont la raison, ils ont le goût, la distinction, la vraie, la seule. Tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils font est parfait. Les fleurs chosies par eux — par elle ! — exhalent d'adorables parfums, les photographies de leurs albums sont plus intéressantes que n'importe quoi. Tenez, celle-ci, par exemple :
Pour ce portrait son goût infaillible a choisi La pose la plus simple et la meilleure aussi . Debout, le regard droit, en cheveux (2)
(1) La Fontaine.
(2) La bonne chanson.
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Allez, emballements fous, vie factice et malsaine d'autrefois, disparaissez pour ne plus jamais revenir.
Arrière donc les poings crispés et la colère
A propos des méchants et des sots rencontrés;
Arriéré la rancune abominable! Arrière
L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés (l) !
Qu'il sera exquis, le bonheur intime; qu'il sera doux, le nid profond, silencieux, le nid de pénombre et de soie!
Le foyer, la lueur étroite de la lampe, La rêverie avec le doigt contre la tempe Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés. L'heure du thé fumant et des livres fermés, La douceur de sentir la fin de la soirée, La fatigue charmante et l'attente adorée (2).
Parfois, petit enfant que sa joie énerve, il s'amuse, pour essayer, pour voir, à se faire peur : fantaisie perverse qui émoustille encore l'ancien. Verlaine :
Et je tremble, pardonnez-moi D'aussi franchement vous le dire, A penser qu'un mol, un sourire De vous est désormais ma loi,
(1) La bonne chanson, (2) Idem.
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1ÔQ VERLAINE
Et qu'il vous suffirait d'un geste, D'une parole ou d'un clin d'oeil Pour mettre tout mon être en deuil De son illusion céleste.
Pourtant, ne jouons plus ainsi, car on pourrait se faire mal :
Mais plutôt je ne veux vous voir, L'avenir dût-il m'être sombre El fécond en peines sans nombre, Qu'à travers un immense espoir... (1)
Du reste un solide réseau d'habitudes raisonnables à présent l'enveloppe :
« De ce moment et tous les soirs (2), à très peu « d'exceptions près, durant les trois bons quarts " d'une année, la même promenade, par quelque « temps qu'il fît, m'amenait à ce Montmartre de « fiançailles et me ramenait vers ces Batignolles « depuis si longtemps parentales... L'intimité « s'établissait entre nos familles. J'allais tous les « dimanches dîner chez les M... où ma mère était « souvent invitée.,»
Comme il arrive ordinairement chez les gens « sérieux », la conversation, à la fin des repas, tournait aux " idées générales », et on parlait des affaires publiques. Chacun était de l'opposition,
(1) La bonne chanson.
(2) Confessions.
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bien entendu. Qui est-ce qui n'était pas de l'opposition, dans la bourgeoisie parisienne, au commencement de 1870 et à l'époque du Plébiscite? N'est-ce pas alors que l'épouvantable crime de Troppmann fut imputé, par toutes les personnes tranquilles, à des nécessités de la politique impériale? Les invités — souvent nombreux — de la rue Nicolet en racontaient bien d'autres... " Les moeurs de la cour!... » - Et nos deux tourtereaux échangeaient des regards tendrement indignés, opposant leur honnête bonheur à tant d'abominations. Et Verlaine pouvait s'offrir un peu de colère, non déplacée, vraiment, et dans le ton, n'est-ce pas ?
Nous sommes en des temps infâmes
En face de ce que l'on ose, Il nous siérait, sur toute chose, De nous dresser, couple ravi, Dans l'extase austère du juste,
Et proclamant d'un geste auguste Notre amour fier comme un défi (1) !
L'extrême jeunesse de la fiancée, le prudent système de sa famille qui tient à vérifier par des expériences probantes cette transformation d'un gaillard devenu, en apparence, fort docile, mais
(1). La bonne chanson.
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102 VERLAINE
dont on connaissait la jeunesse orageuse, expliquent le long intervalle qui s'écoule entre la demande et l'heureux moment où fut arrêtée la date du mariage. Verlaine avait commencé " officiellement » sa cour en automne ; l'hiver s'est passé, le printemps va finir... on convient du milieu de juin. Ah ! cette fois, c'est donc sûr : il est sauvé ! Sa vie est refaite. Voici la paix, la tranquillité, le bonheur. De ses mains qui tremblent d'émotion et de joie, il les touche, il va les tenir. Et pour de bon, et pour toujours se calmera le coeur aux agitations suppliciantes !
Hélas! pas encore... Des incidents surgissent, de nouveaux retards, d'effroyables inquiétudes. Mlle Mauté vient d'être atteinte d'une maladie qui peut être mortelle. Pendant plus de dix jours, il subit les pires angoisses. Elle est guérie, il exulte, court à la mairie, à l'église... Tout est prêt , quand la future belle-mère, à son tour, tombe malade, de la petite vérole, aussi, contractée par elle en soignant sa fille. Il faut encore attendre, il faut redouter d'autres malheurs !...
Songez à cette sensibilité d'une âme de poète si délicate et si fougueuse, en qui la moindre crainte augmente rapidement jusqu'à l'épouvante, jusqu'au désespoir.
Le cauchemar se dissipe, Mme Mauté est sauve, le mariage fixé, cette fois, au mois d'août. Pour
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VERLAINE 103
remettre Verlaine de ces transes, Charles de Sivry l'emmène au grand air, chez la marquise de Manoury, auprès d'Argentan : «plaisant séjour au milieu d'une campagne de» plus agréables comme eaux et,comme bois... partie de voiture, repas improvisés (1)... » Diversion salutaire de quelques jours. Il n'est tranquille, cependant, qu'à moitié. Comme fils de veuve, il a été dispensé de la conscription ; mais la guerre vient d'être déclarée à la Prusse; on incorpore des dispensés de toutes sortes, on en grossit les rangs de la Garde mobile. D'un moment à l'autre, son tour peut venir. Il n'hésiterait pas à courir au devoir, mais son mariage, mais son amour!... Cet événement, encore, vient mal à propos, certes !...
Napoléon III est stupide, Bismarck est un misérable... Que le diable les emporte tous deux, avec leurs conseillers, leurs Chambres, leurs journaux, avec tout ce qui n'est pas Mathilde Mauté, tout ce qui n'est pas la famille de Mathilde, et tout ce qui n'est pas sa famille à lui, ses amis qui seront ses témoins, le maire et le curé qui procéderont à une cérémonie si souvent retardée, si impatiemment, si longtemps attendue !... La politique, les motifs de cette querelle internationale, idiote, qui vient se jeter à la traverse de son bonheur, il n'y
(1) Confessions
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104 VERLAINE
indiffère aucunement; il en parle, il en entend parler, il en a les oreilles rabattues, le coeur en tumulte. Mais ces gens ne pouvaient se disputer, se cogner plus tôt, ou attendre!... Qu'il puisse se marier, à la fin !...
Or, quelles nouvelles, dès le retour à Paris, ton lient sur son âme anxieuse ! Coup sur coup, les armées impériales ont subi trois défaites. Il rentre dans une ville où l'agitation morale est au comble. On parle de mesures désespérées, de levée en masse. Fébrile, crispé, il prend largement sa part de cette hyperesthésie nationale. Attendrissement sur la patrie, colère contre l'ennemi qu'il sent venir là-bas, vainqueur et insolent, déception déchirante de ses espoirs tant de fois contrariés, menacés maintenant d'être totalement détruits dans l'immense cataclysme : c'est en lui un tourbillon de mille sentiments contradictoires, une plus terrible, plus cruelle bataille que celles de la frontière.
Et cela ne suffit pas encore. L'avant-veille, la veille de son mariage, il subit toute une série d'émotions formidables. Tandis qu'il est occupé dans son bureau de l'Hôtel de ville, un de ses amis, Lambert de Roissy, entre brusquement, lui annonce de suite qu'il va se tuer, lui montre le revolver garni de ses cartouches, lui remet une lettre à ne lire qu'après sa mort, puis s'enfuit.
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VERLAINE 105
Verlaine court, essaie de le rejoindre. En vain. Le malheureux a disparu. Le poursuivre jusque chez lui? Mais où demeure-t-il?... Le lendemain, télégramme, avec, cette fois, une adresse. Et Verlaine, venu en toute hâte, est mis en présence d'un cadavre. Il lui faut, pour assister une mère folle de désespoir, faire toutes les lamentables démarches, obtenir du prêtre, malgré ce scandale du suicide, un service religieux, suivre, à peu près seul, son pauvre ami que l'on porte au cimetière. Est-il étonnant, quand tout est fini, qu'il soit dans un état de nervosité intense ? Et comme il revient d'accompagner un mort, il arrive au milieu d'un peuple qui se croit à l'agonie. La foule aux discordantes rumeurs se presse sur les boulevards. A la terrasse d'un café, des camarades, hommes de,lettres et hommes politiques, le reconnaissent, l'appellent. Son agitation change de nature, mais augmente encore. Voici qu'un régiment passe, que l'on acclame. On chante la Marseillaise. Tout à coup, de l'émotion, de l'angoisse communes un cri a jailli, un cri nouveau, Verlaine le lance un des premiers, de toutes ses forces : « Vive la République !... » Empoigné par des agents de police, il se débat, est délivré par ses amis, s'échappe, revient sur le boulevard, entre dans un autre café, demande un journal, lit ceci : « Tous les hommes non mariés des classes 1844,
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1845... qui ne font pas partie du contingent, sont appelés sous les drapeaux, "
Non mariés!... Il oublie que ses bans sont publiés, qu'il n'est plus, dès lors, considéré comme célibataire. Il perd la tête... — Son mariage n'aura pas lieu !
C'est dans de telles dispositions d'esprit que, le soir même, il arrive rue Nicolet, où il étourdit de ses exclamations douloureuses la pauvre demoiselle qui pleure avec lui comme une Madeleine, afin d'avoir la paix, tout en conservant pourtant du sang-froid et de la jugeotte suffisamment pour se dire que, dans vingt-quatre heures, la mairie et la sacristie auront raison de tout ce grabuge.
Le lendemain, en effet, malgré le décret fantomatique, chacun est exact : les témoins, dont le beau-frère de Victor Hugo, Paul Foucher, Léon Valade, les invités, parmi lesquels Camille Pelletan. Le marié, tout frémissant encore, est inquiet, mais très doux. Le maire ne fait aucune objection, il ne parle pas du ministre de la Guerre, il procède " d'une voix bredouillante à renonciation des articles du Code appropriés à la circonstance » (1), l'on signe de part et d'autre, on se rend à NotreDame de Clignancourt, on reçoit, distraits, pressés de s'en aller, une bénédiction qui " importe
(1) Confession.
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pou »... alors. Et c'est définitif. C'est la fin des anxiétés, c'est le bonheur... et « ses et coelera ". Mais pour Verlaine, après tout ce que nous venons de voir, dans quel état nerveux et cardiaque, je livre cette question aux songeries des neurologistes !...
Il eût au moins fallu que la vie, autour de lui, reprît ensuite l'activité banale et tranquille des temps ordinaires. Quelque temps auparavant, il pouvait dire :
N'est-ce pas? nous irons gais et lents dans la voie
Modeste que nous montre en souriant l'espoir.
Peu soucieux qu'on nous ignore ou qu'on nous voie.
Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir, Nos deux coeurs, exhalant leur tendresse paisible, Seront deux rossignols qui chantent dans le soir (1).
Mais, dès la fin de ce mois d'août fatidique, il ne s'agira plus seulement
. des sots et des méchants
Qui ne manqueront pas d'envier notre joie ;
Verlaine va se trouver, qu'il le veuille ou non, plongé dans un nuage de foudre dont il recevra toutes les décharges, S'isoler au sein d'une felicité
dédaigneuse, ainsi qu'il se l'est promis en sa pré(1)
pré(1) bonne chanson.
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108 VERLAINE
somption d'amoureux chanteur, est-ce que c'est possible à un homme que tourmente le suffocant besoin de respirer l'ambiance, un homme qui veut parler de tout à tout le monde, et qui veut voir, qui veut entendre, qui veut savoir ce qui se passe, qui veut lire les affiches, les journaux, s'approcher de tout groupe où l'on pérore?
A son bureau, chez lui, chez ses amis, dans la rue, il n'est question que d'événements tragiques. Chaque jour apporte une émotion nouvelle, de questions angoissantes.
— Emeute à la Villette !., les « blouse blanches»!— Qui est-ce?— Des Prussiens déguisés... armés de poignards. — En province on a brûlé vif un homme qui criait : « A bas l'Empire ! » — Est-ce que nous redevenons des sauvages?... — Attendez !... vous en verrez bien d'autres. — Que fait le Corps législatif? Où est ce malheureux empereur? Où est l'armée? — Elle recule, bat en retraite sur Paris... elle approche. c'est sous les murs de la capitale que doit se livre la bataille suprême. Ce sera le tombeau des horde prussiennes ; elles accourent, enivrées de leurs premiers succès, vers le piège qui leur est tend Mac-Mahon va en finir d'un seul coup ; sa tactique est infaillible, son armée, concentrée, formidable. Pas un Allemand ne repassera le Rhin...—Que dit vous? le gros de nos forces est acculé contre !
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VERLAINE 108
morts de Metz !... — Allons donc ! Bazaine vient de remporter deux victoires éclatantes... C'est horrible et superbe î toute une division prussienne auchée par nos mitrailleuses, les cadavres tellement serrés qu'ils restaient debout!... — Et ces régiments, poussés par nos cuirassiers dans des arrières où ils sont en bouillie !... — Encore une victoire : vingt mille Prussiens pris dans un coup le filet. —A quel endroit? — Dans les Ardennes... le mouvement tournant... Ah ! ils ont voulu tâter de l'armée française !... — L'armée française? eh bien ! c'est elle qui vient de capituler, tout entière, avec Napoléon III, à Sedan. — C'est faux!... C'est vrai !... — Coup de bourse !... — Non, cafard lâché par les alarmistes... — Vous voulez dire les orléanistes?.., — Non, mensonge payé par Bismarck... nous sommes entourés d'Allemands... Paris est plein d'espions... ce matin, on en a fusillé quinze à l'Ecole militaire. — Dehors, tous les étrangers !... — Ils rentreront... — Fusillons-les
tous en bloc!... — Circulez, messieurs!... - La
rousse"?... Que fait-elle ici encore?... A la frontière!... — Canailles !...
Mais le désastre est maintenant trop certain. L'Empire s'effondre. La République est proclamée à l' Hôtel de Ville. Autour de Verlaine, ses camarades, les amis de la famille Mauté sont, ainsi que lui-même, des républicains de l'avant-veille. La
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jeune épouse, avec une naïveté charmante, résume le sentiment général : « Maintenant que nous l'avons (1), tout est sauvé, n'est-ce pas, dis? Ce sera comme en... combien donc?... — Oui, chère, ce sera comme en quatre-vingt-douze ». — La bien-aimée, patriote à la manière des femmes, songe probablement au dévouement des autres plutôt qu'à celui de Paul... Paul mourant pour la patrie n'entre pas dans ses prévisions héroïques. Mais Paul ne ressent, n'agit pas à demi. Son bonheur lui semble coupable. Il se rappelle qu'un instant il n'a voulu que la réalisation de ses désirs d'amant, qu'il a presque fermé les yeux sur le danger couru par la patrie, à ce moment-là confondue avec un régime détesté. Aujourd'hui, c'est la révolution qu'il faut sauver, c'est la liberté qui est en péril, ainsi que la patrie devenue vraie, devenue sainte. Car la patrie semble renfermée dans Paris républicain,dans son Paris de pensée, d'art, de passion. L'ennemi entoure de canons et de menaces la ville sacrée. Il défendra Paris d'abord.
Ses fonctions à l'Hôtel de Ville lui permettraient d'éviter, suivant l'exemple de presque tous ses collègues, le service de la garde nationale. Tout au moins pourrait-il se contenter d'un -emôlement platonique dans les rangs sédentaires... Non ! pas dans les « pantouflards » ! Monter la garde aux
(1) La république.
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VERLAINE 111
bastions, loin de l'ennemi, contribuer.à «l'ordre dans la rue »,surveiller le défilé des bonnes femmes à la porte d'une boulangerie, cela satisfait bien des consciences: pas la sienne. Il est moins encore séduit par le rôle du barde qui pousse les guerriers au combat en excitant leur fureur, et d'avance couronne leur trépas d'une gloire immortelle. Ce genre de littérature,.comme on sait, ne fit pas défaut en1870 et en 1871. Victor Hugo rentrait en France précédé d'un fort bel appel aux armes et Leconte de Lisle perdit son impassibilité au point d'écrire des choses telles que ceci :
Tous les loups d'outre-Rhin ont mêlé leurs espèces,
Vandales, Germains et Teutons, Ils sont tous là, hurlant de leurs gueules épaisses
Sous la lanière et le bâton. Enfonce cette tourbe horrible où lu te rues !
Verlaine n'a pas le coeur à chanter. Notons que ce poète, qui mit si volontiers en strophes les moindres incidents de sa vie sentimentale, ne publie pas alors un seul vers à propos de la patrie. Sa logique est plus impulsive. Le patriotisme, pense-t-il, ce n'est pas des paroles, c'est « de la poudre et des balles », c'est des gens que l'on tue ou qui vous tuent. Et simplement, notre homme prend un fusil pour aller se battre.
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BROUILLE DANS LE MÉNAGE — " MOURIR POUR LA PATRIE !... » — LA COMMUNE — IL PERD SON EMPLOI
Et puis, c'est bien plus amusant dans les « bataillons de marche ». On sort de la ville, pas très loin d'abord : jusqu'à Issy, Vanves, Montrouge; mais enfin l'on est presque dans la campagne, en «ce délicieux mois de septembre aux matinées aigrelettes et clairettes... la marche au pas, l'exercice... quelles piquantes nouveautés !... " Il y a, de plus, l'idée que l'on s'approche un peu des « Pruscos » mystérieux, devinés au loin, derrière ces collines que l'on voit, couvertes de bois sombres.
Mais le « tout est sauvé, puisque nous avons la République », le " quatre-vingt... comment donc?.. » de la gentille, enfantine, pauvre petite femme restée au logis en attendant son « héros », va lui apparaître dans le réalisme inélégant de toutes
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ses conséquences. Des «soldats », qu'ils soient de la République ou d'un autre régime, cela boit la goutte, une foule de gouttes, pour s'animer, pour se « soutenir ». Gela devient rude, cela dit des gros mots—■■■le surmenage militaire engendrant là coprolalie — et quand ils rentrent, boueux, lourds, fatigués, après ces longues heures passées au malodorant corps-de-garde, à entendre des grossièretés de toute sorte, et des jurements et des discussions, des déclamations enragées à propos d'histoires affolantes, et de ce qu'il faut faire, ut dece qu'il ne faut pas faire pour sauver la patrie, ils sont énervés, excités, enfin... pas commodes. Le mieux serait de les laisser tranquilles, de ne point prendre garde qu'ils ont la voix rauque, le geste violent, et qu'ils sentent l'alcool. C'est ce qu'aurait compris une de ces communes, épaisses créatures que l'on voit vivre, sceptiquement philosophes, aux côtés de maints pochards.
Malheureusement, tandis que Verlaine possède un tempérament très émotif, sa compagne est affligée d'une sensibilité extrême, aggravée d'une forte disposition à la méfiance. Elle appartient à ce genre de natures en qui l'idée, l'idée seule, tombe rapide, immédiate, sur les nerfs à nu et fait soudain crier, vibrer, bondir tout l'être sensitif. Joignez à cela des sentiments de dignité absolutiste
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114 VERLAINE
impérieux et délicats. — Oh ! l'abominable, la répugnante chose qu'un ivrogne !... Voilà ce que je craignais, ce que je n'ai pas cessé de craindre...
« Ma femme (1) éclata en sanglots dès m'avoir vu. » Rien n'est désagréable à un homme pris de boisson comme de constater que l'on s'en aperçoit. Et de quelle évidente manière !... Pour une torpille telle que Verlaine, " c'était en trop (2) ». Il se sent coupable et honteux, si douloureusement qu'il ne peut décidément vouloir l'être à ce point-là. Contre l'excès de la honte, l'effort de la révolte est proportionnel : c'est la fureur. Il crie à son tour et trépigne. « Oh ! la première querelle dans un jeune ménage, quelle affaire!... (3) »
Il est naturel que, dès le lendemain, l'épouse, sous le coup de sa première indignation contre cette brutalité d'un homme qui s'est fâché quoique étant dans son tort, regrette tout à coup la maison paternelle, qu'elle y coure, comme une enfant qu'elle est encore, du reste ; non moins naturel que l'époux aille la rechercher tout de suite, inquiet, avec des restes de colère ; que la gaîté, sans doute, pourtant, de bonne foi, avec laquelle sa jeune femme l'accueille, prenne à ses yeux un air de triomphe, qu'il ne puisse accepter ce rôle de
(1) Confessions.
(2) et (3) Confessions.
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VERLAINE 115
vaincu, et le plus petit incident, quand ils seront de retour, va ramener « une scène ». Si au moins, en rentrant dans la salle à manger avec des tiraillements d'estomac, il pouvait, cet homme « porté sur sa bouche », oublier la vilaine histoire en faisant un repas « convenable » ! mais c'est l'époque où les vivres font défaut à la ville assiégée. Et pour toute sensualité réparatrice, quoi?...des conserves de champignons... de la viande de cheval... déplorablement rissolée... Pauvre gourmand !... Ah ! c'est par trop de vexations en un jour!... Exclamations brusques de mauvaise humeur, répliques sur le même ton, nouvelle révolte, nouveaux cris, la dispute recommence, et pour finir, hélas ! — car il et devenu littéralement fou — par un geste malheureux,
Les femmes, étant nées maternelles, ont des trésors d'indulgence. Paul regrette, il pleure, il est pardonné. De la part de l'épouse, qui l'aime de tout coeur, la réconciliation est entièrement sincère. Mais en lui un écroulement s'est produit, sous l'orage. Malgré ses efforts, en dépit des tendresses échangées, ce n'est plus comme avant. Il a cessé d'être sans reproche. Il souffre de remords, de dépit, d'humiliation lancinante : ce n'était pas vrai, il n'était pas devenu fort et pur, de l'irréparable a eu lieu !
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110 VERLAINE
Lorsque nous avons subi une calamité bien définitive, par notre faute, par manque de clairvoyance ou de vertu, que nous gémissons, accablés sous le désastre, nous éprouvons à la fin une exaspération telle que la douleur serait au-dessus de nos forces, et nous n'y échappons qu'en rejetant sur quelqu'un la responsabilité de la faute. Nous sortons ainsi d'un état devenu intolérable. Nous n'aurons plus à nous dire : " Il fallait... je pouvais... Ah! recommencer autrement !... C'est maintenant impossible!... » Car nous ne serons pas désormais, à nos propres yeux, des insensés, mais des victimes. L'homme devient alors, dans l'insurrection de son désespoir, aussi passionné que des millions d'hommes ensemble, aussi injuste qu'un peuple. On a perdu les Indes : c'est LallyTollendal; on a perdu Metz : c'est Bazaine; Verlaine a perdu son bonheur : c'est M. Mauté qui est coupable.
Ce beau-père, brave homme, a le tort, excusable après tout, de veiller d'un peu trop près à ce que sa fille ne soit pas malheureuse. Par surcroît, il veut étendre à son gendre une si légitime sollicitude. Il est, par-dessus le marché, un brin autoritaire. De sorte que ce gendre et lui en sont venus bientôt à se regarder en chiens de faïence.
La docilité de Verlaine était un terrain sur lequel on ne pouvait, sans le plus grand danger,
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courir à l'étourdie. J'ai expliqué comment il s'avisait souvent de vouloir donner raison et obéir au premier venu. Mais malheur à qui faisait abus d'une disposition si rare! Quand l'homme très doux et très aimable avait cédé beaucoup, beaucoup, trop longtemps, y trouvant du plaisir, il s'énervait soudain et toutes ses concessions accumulées produisaient, en somme, un explosif terrible. Or il est fatal que de ces gens-là on abuse — avec les meilleures intentions du monde.— Ils vous disent : « Je suis fou, faible, enfantin.. » Forcément l'on pense qu' ils tiennent à ce qu'on les dirige, qu'au besoin on les morigène. Tout à coup ils trouvent que c'est assez, ils le déclarent sur un ton très vif. On s'étonne, l'on insiste... et la bombe éclate.
C'est ce qui est arrivé. Il y eut des «zut !... » des " fichez-moi la paix !:. » et, à table, des froissements de vaisselle (1). M. Mauté ne pouvait se dispenser d'objecter qu'il trouvait ce langage et ces procédés d'une courtoisie médiocre, moins facile encore était à Verlaine de ne pas soutenir, avec la dernière énergie, son droit à se démener comme un diable dans l'eau bénite. Il a d'ailleurs la rage des réconciliations. Il se raccommode avec M. Mauté une fois, dix fois, mais toujours un peu
(1) Voir, dans les Mémoires d'un veuf, " Bons bourgeois ».
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moins, outré qu'il est surtout de ce que le beaupère se venge en lui donnant chaque fois des conseils de plus en plus raisonnables.
Cette rancune croissante pourrait cependant ne pas nuire à la paix conjugale si M. Mauté était à cent lieues. Mais il est tout près. Considérant les hauteurs de Montmartre comme un point de mire tentateur oflertaux coups de l'artillerie prussienne, il a loué un appartement sur le boulevard SaintGermain. Notre poète s'est logé rue du Cardinal Lemoine. Les rapports sont journaliers, et, inévitablement, les causes de discorde.
Pour oublier ses tourments Verlaine s'est remis à boire, en sorte que chez lui d'autres querelles se sont produites, accompagnées de violences qu'il ne peut plus retenir, dont le souvenir, dont les remords l'exaspèrent chaque jour davantage.
Dans une de ces noires périodes, il apprend que l'on prépare contre l'ennemi une sortie " à outrance ». Toutes les forces des assiégés seront en ligne : armée régulière, garde mobile, bataillons de marche, " Allons !... Voici le rachat... et si c'était la délivrance d'une vie cruelle, tant mieux!...» Il est malheureux, il veut bien mourir, et aussi la secousse morale pour un instant le tournant altruiste il s'attendrit sur un être différent, vague, immense, qui souffrirait comme luimême ; « Pauvre patrie!... "
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Donc il combat à Champigny, c'est-à-dire qu'il voit, très lointains, des murs de jardins ou de cimetière d'où sortent des flocons de fumée, et parfois, parmi les garde-nationaux qui l'entourent quelqu'un qui crie « dans des convulsions : une balle qui avait atteint son but entre mille et mille (1). » De ces balles qui bourdonnent, pas une de ces obus, dont passent les gémissements de chanterelles, pas un éclat pour le désespéré.
. J'ai voulu mourir à la guerre, La mort n'a pas voulu de moi (2).
L'ardeur et les illusions tombent au retour dans la ville déçue. Fatigue, blessures, morts inutiles : personne n'a vu les Prussiens, et chacun rentre comme de Waterloo, n'ayant pour tout soulagement que de se dire trahi. Par qui? Comment? Ils n'en savent rien. Ce n'est pas un succès, ce n'est pas une défaite, c'est un « four ".
Verlaine entend toutes ces boutades aigries, toutes ces réflexions décourageantes ; il s'en imbibe comme d'un mauvais brouillard, et, pas mort mais horriblement « refroidi » tout de même, finit bientôt par en prendre à son aise avec les devoirs
(1) Pierre Duchatelet.
(2) Sagesse.
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du patriote : — Ce n'est pas sérieux, c'est bête ça n'existe pas! Il aime mieux son bureau, encore... Si bien qu'une absence prolongée aux exercices de bataillon lui attire, malgré la patience longanime de ses chefs, un jour de prison. Il se n biffe : c'est deux jours.— Assommants, ces gens-là !... Il obéit pourtant, l'ait ses deux jours en nombreuse et joviale compagnie (1), boit pas mal, mange du rat et attrape une bronchite qui le l'ait dispenser tout à fait de la garde nationale. — Oh ! la la,... non,... soupé !...
Paul Verlaine (Félix Régamey pingebat) Muet, inattentif aux choses de la rue, Digère, cependant qu'au lointain l'on se bat, Sa ration de lard et son quart de morue (2).
Ou alors, s'il faut des batailles, que ce soit contre les organisateurs d'une défense dérisoire, contre les sinistres farceurs du nouveau gouvernement pire que l'ancien, contre la bourgeoisie à laquelle appartient son beau-père, contre les avocats, contre la « logomachie », contre tout !
Et il se reconnaît dans la Commune. Il en est, il s'en met, corps et âme. Suivant, du reste, l'exemple de plusieurs camarades : Lepelletier, devenu insurgé par exaltation de patriotisme,
(1) Voir : Mes prisons.
(2) Epigrammes.
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Raoul Rigault, pour punir les traîtres, Andrieu, Xavier de Ricard, pour défendre la République que menacent les réacteurs. Verlaine veut surtout du tapage, et un « chambardement » tout ce qu'il y a de plus «général ». Que va-t-il démolir pour sa part? Le régime économique? Affaire grave qui ne le concerne pas, à laquelle il ne comprend goutte... et question qui l'ennuie. La gendarmerie, la magistrature? Oh ! de grand coeur, puisque ces institutions sont l'incarnation et la garantie de l' « ordre ». Mais il ne reste plus de magistrats ni de gendarmes. Il entend frapper sur lui-même, sur les abus qu'il connaît le mieux, qu'il commet tous les jours et qui le ravagent. Il s'en prend à la vie intellectuelle, au ronron étourdissant des mois qui supplicie la cervelle humaine. Ce raisonneur ne veut plus que l'on raisonne, ce bavard ne veut plus que l'on parle, ce lettré ne veut plus que l'on écrive. A bas la presse! On lui en a déféré la surveillance. Attends!...
Armé d'un crayon bleu qui souligne, féroce, il épluche les journaux, les signale, en d'âpres rapports, au gouvernement révolutionnaire, les fait supprimer avec délices (1).
Bien entendu, ces fonctions d'inquisiteur, où il
(1) Débats, Constitution, Paris Journal, Soir, Cloche, Liberté, Bien public. Opinion nationale, Indépendance française, Avenir national, Echo de Paris, Patrie. Revue des Deux-Mondes.,,
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goûte des voluptés promptement affadies, lui laissent de copieux loisirs. Chef de service, il est à son bureau quand cela lui plaît; bientôt il n'y vient plus du tout : dans l'administration nouvelle plutôt... en l'air, un pareil détail n'a aucune importance.
En tout cas, ce régime singulier de la Commune où l'on est romantique, romain, opéra bouffe, où l'on répond aux obus du Mont-Valérien par des coups de pioche qui abattent — en vertu d'un solennel décret — la maison de M. Thiers que Rochefort dénomme « le Marius bonnetier de la place Saint-Georges », où l'on chante aux Tuileries La Canaille, et, sous la mitraille des Versaillais, « Le sire de Fich'-ton-kan », tout ce tohubohu pittoresque, joyeux, tragique, distrait et divertit son agitation éternelle. Au dehors, plus de neige, plus de boue glacée, le gaz s'est rallumé dans les rues, les journées sont tièdes et embaumées de frondaisons printanières; la ceinture d'acier bouclée par les Prussiens autour de la ville s'étant rompue, il mange enfin du pain blanc. Tandis que la guerre civile tonne aux remparts, il juge normal d'être charmant avec sa femme, de nécessité absolue cette antithèse qu'une idyllique tranquillité règne dans son ménage.
Cependant la Commune est à ses derniers jours. La France l'abandonne et la condamne. Le gou-
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vernement régulier dispose de forces incessamment accrues par les prisonniers revenant d'Allemagne. Vainement des députés républicains essaient de prévenir le carnage suprême en obtenant un accommodement entre Paris — prêt à consentir— et l'Assemblée de Versailles. Sûre de vaincre, la majorité ne permet aucune concession au ministère son esclave. Plutôt que de lâcher Blanqui, elle consent à la mort du curé de la Madeleine et de l'Archevêque. Tant pis ! Qu'il y ait du sang, beaucoup de sang répandu. Qu'une « leçon sévère » mette fin, une bonne fois, aux prétentions de « la vile multitude ». Et M. Thiers veut entrer par la brèche. Et l'on entre, et l'on tue, pendant huit jours, comme à Carthage.
Pour ouvrir un passage à l'armée de l'ordre, les canons trouent, broient les murs, allument partout l'incendie que les fédérés, dans le délire de la désespérance, propagent à leur tour. Verlaine, de son balcon, voit monter des tourbillons de fumée noire piquetée d'un million de sinistres étoiles : les Tuileries brûlent, puis le Grenier d'abondance, puis l'Hôtel de Ville, devant lui, crépite et flambe. Mais ailleurs, derrière la ligne sans fin de bâtisses qui ferment l'horizon, pourquoi ces nuages rouges qui s'étendent?... Que se passe-t-il en ces autres quartiers, là-bas ? Que devient sa mère ?... Dès que cette,pensée le tenaille, il ne peut tenir en place,
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il part, marchant comme il peut, c'est-à-dire quand il trouve des rues non barricadées, dans la direction du nord. Au Château-d'Eau un officier de fédérés, l'ajustant avec son revolver, le menace de lui casser la tête s'il avance. Même accueil sur tous les points. Sa carte de circulation timbrée de la Commune lui est inutile. Tout secteur de la défense est une forteresse qui soutient une lutte acharné'', mais individuelle, et ne reconnaît aucune autorité centrale.
Force est à Verlaine de revenir. Dans sa rue où chacun s'enferme, où règne dans le plein jour inondé de soleil un silence de nuit, la présence de l'homme ne se révèle que par des chuchotements de terreur, parfois de brefs appels, des bruits d'armes que l'on jette, des pas précipités d'hommes qui cherchent un refuge. En voici deux qui frappent à sa porte : deux amis, Edmond Le pelletier, Jules Richard. Promptement il les accueille, détruit leurs uniformes qu'il remplace par d'autres vêtements : ils sont sauvés. Et puis on sonne encore. Qui est-ce?—Oh ! maman, toi maman, pour moi!... tu es venue de si loin... travers quels dangers!...
Elle est partie la veille au soir, des Batignolles n'écoutant que son amour et ses craintes; elle passé la nuit, puis une partie de la journée dans les rues pleines de massacre, à chaque pas arrêté
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obligée de se dissimuler, de se glisser, d'attendre... se heurtant à des sentinelles qui la repoussent, à des patrouilles soupçonneuses qui l'interrogent; ici faisant un long détour pour éviter ces écroulements de ruines embrasées, là franchissant des décombres de barricades couvertes de morts, ailleurs surprise par une charge de soldats qui passent autour d'elle comme un torrent et lui crient, avec des blasphèmes, leur étonnement furieux ; plus loin, empêchée par des attelages d'artillerie qui interminablement défilent, interdisent le passage sur une longueur infinie, ou par un lent cortège de prisonniers que l'on mène, silencieux dans leur résignation farouche, aux mitrailleuses de la sommaire justice ; enfin, au moment d'atteindre au but, forcée de rester là encore, devant ce rassemblement, au coin de la rue de Poissy, tant que l'on n'a pas fini de briser des membres, de faire sauter des cervelles, pour réduire en un tas bien immobile cette troupe d'hommes, de femmes, d'enfants amenés de quel endroit, coupables de quel crime? personne ne saurait le dire parmi la foule hurlante et féroce, qui regarde et qui.applaudit.
— Pourtant, voici Paul vivant, grâce à Dieu ! Mais que l'humanité est horrible! Ah! que l'on ne songe plus à ces scènes affreuses! Qu'ils soient doux et bons, ceux qui restent! Qu'est-ce que nos petites misères, nos puériles disputes de
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famille, à côté de ce déchaînement de folies atroces, de cet enfer qui rugit et flamboie tout près, là-bas, partout?...—
Aux plus terribles émotions noire faiblesse humaine impose des limites Dehors, lés cris de haine et d'agonie se sont tus. L'on cesse de regarder les palais dont les murs descendent lentement dans la fumée. Peu à peu l'on se calme. On ne pense plus qu'à soi, puisque la nature nous y force. Et Verlaine, parmi les effusions émues et tremblantes qui suivent, apprend qu'un enfant lui va naître.
C'est un autre motif d'ipaisement et d'élan vers un avenir sage ; mais son coeur, son pauvre coeur tant secoué par les angoisses, par les spectacles, par les récits !...
D'ailleurs, ne faut-il pas qu'il se cache ? Les soldats ont fini de tuer dans les rues, mais ils fusillent encore, paraît-il, au fond des casernes et sur les roules qui vont à Versailles, là où il est plus commode de creuser de vastes fosses, pour enfouir, de suite et sans danger pour la santé publique, beaucoup de cadavres. Le parti vainqueur n'est pas rassasié de vengeances ; les journaux ont reparu, demandant des exécutions encore, le Journal officiel de Versailles a dit: « Pas de prisonniers ! » Des dames comme il faut, d'angéliques vieilles demoiselles déclarent paisiblement:
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" Les enfants des communeux devraient être tués comme leurs pères, afin qu'il ne reste plus rien de cette espèce d'hommes ». Les excitations sanguinaires de la presse, la froide cruauté des femmes, c'est peu de chose en comparaison de la férocité si facile des lettres anonymes. Après que, 20.000 captifs ont été immolés, il arrive à la Préfecture de police, en quelques jours, 173.000 dénonciations dont la plupart.provoquent des arrestations immédiates, et le malheureux qu'ont désigné la rancune ou l'envie ne reverra pas les siens de longtemps... s'il les revoit jamais. Ceux qui ne sont pas fusillés à l'instant même sont entassés dans les prisons qui en regorgent. La terreur est si forte que le plus sûr, pour tout, individu ayant fait partie de la garde nationale ou de l'administration communaliste, c'est de quitter Paris au plus vite, bienheureux s'il n'est pas saisi en route, car la poursuite s'étend au loin dans la campagne, les gares sont surveillées, tous les trains fouillés par des gendarmes.
Verlaine — c'est une chance — n'a pas d'ennemis ni de jaloux dans son voisinage. Pour l'instant, personne ne l'a signalé aux recherches. Dès que l'on peut sortir de la ville, que les wagons ne sont plus visités, il s'échappe, il parvient, avec sa mère et sa femme, à Fampoux, tranquille village où personne ne sait qu'il a été de la Commune.
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Du reste, — fait curieux et qui eût modifié profondément sa destinée s'il l'eût connu, — on ne s'en inquiète pas davantage à la Préfecture de la Seine. Dans la plupart des ministères dont s'était emparé le gouvernement insurgé, nombre de gens ont continué de travailler, comme à l'ordinaire, sous les ordres d'Urbain, de Trinquet ou de Jourde. N'ayant pas reçu d'ordres contraires au moment où la panique du 18 mars fit s'enfuir à Versailles les états-majors administratifs, ils ne sont pas jugés coupables, mais plutôt considérés comme ayant servi l'intérêt public en prévenant des désordres pires. A la Préfecture, ainsi qu' ailleurs, on a trop à faire de reconstituer le personnel et on accueille avec empressement tout employé qui se présente. Verlaine, dont les rapports sur la presse ont disparu dans les cendres de l'Hôtel-de-Ville, n'aurait qu'à faire comme ses collègues : venir, donner des poignées de mains, demander un encrier, des imprimés à remplir, des registres pour les cataloguer, des cartons pour les y classer « va comme j'te pousse ", reprendre, enfin, la besogne accoutumée d'avant ces « arias ».
Il hésite, il s'attarde à Fampoux chez le cousin Dehée, à Lécluse chez le cousin Dujardin, s'abandonne aux douceurs de la nourriture copieuse et fraîche, — vivement appréciée par tous ceux qui
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avaient subi le jeûne obsidional, — se laisse aller aux charmes des flâneries indolentes, récrée, sur les verdures profondes, parmi les prés que le soleil de juin couvre d'immensités fleuries, ses yeux encore hantés par l'horreur des flammes qui dansaient hier sur la ville maudite. Le temps s'écoule. L'inquiétude, l'impatience alternent avec des partis pris de fatalisme insouciant.
Or, en ce pavillon des Tuileries échappé à l'incendie où s'est installé la Préfecture de la Seine, les bureaux se réorganisent. Que sont devenus un tel, un tel?... Ce rédacteur à l'Ordonnancement?... Mystère !...
— Voyons ! grognent les supérieurs, il n'est pas en congé: il devrait être ici, à son poste.,. Que signifie?... Toujours le même, du reste... l'inexactitude, le sans-gène en personne... C'est insupportable!...
Et puis les histoires vont leur train. Quelques gens de service étaient restés à l'Hôtel de ville après son envahissement par les « communards » ; ils en racontent de toutes les couleurs. L'un d'eux a vu fouiller le bureau du chef par un grand mon sieur barbu, galonné des pieds à la tête, affublé d'une ceinture rouge immense que garnissaient de nombreux revolvers...
— Barbu, vous dites?... l'air d'un bandit?...
— Oh! pour sûr !..
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Le chef de bureau, qui n'aime pas beaucoup cet employé fantasque, parfois insubordonné, auteur de maint couplet impertinent, conclut alors, pensif:
— L'air d'un brigand... ce doit être M. Verlaine.
Gelui-ci, au moins, devrait revenir, c'est certain, car son affaire va se gâter pour tout de bon. Il reste indécis, aujourd'hui récrimine contre une administration qui n'a pas fait son devoir, qui a perdu la tête, livré de malheureux employés à euxmêmes, sans instructions, sans un ordre quelconque; le lendemain il oublie tout, présent et avenir, ne pense qu'à rire et à s'amuser ; puis il se tourmente de nouveau, il veut savoir ce qui se passe « là-bas », ce que l'on dit de lui, s'il est accusé, poursuivi ; écrit à ses amis des lettres pressantes ; les réponses tardent, sont pleines de vague, ou bien de conseils trop sages pour son humeur au moment où elles le trouvent. Il remet au lendemain la résolution à prendre, s'occupe de toute autre chose, va voir un cousin ou un oncle, bavarde, plaisante, se régale, se fatigue, dort... se réveille inquiet, se recampe avec des oeufs crus et des « bistouilles », visite les granges, les étables, admire les boeufs, les moutons, la volaille. Des jours, des semaines passent encore. Enfin, il sa décide à partir. Trop tard! L'administration a
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perdu patience. Verlaine n'est pas absolument révoqué, mais, en termes administratifs " rayé des états ».
A la rigueur, sa remise en activité ne serait pas impossible. Seulement, il faudrait des interventions en haut lieu, et ses relations ne peuvent agir auprès du gouvernement d'alors. Pendant le siège il a été des familiers de Victor Hugo, lequel, à propos de la Bonne Chanson, parue en plein tumulte de guerre, avait eu ce mot joli : « C'est une fleur dans un obus ». Mais l'auteur des Châtiments est proscrit par1' « Ordre moral » dont il a dénoncé l'effroyable barbarie. Les vainqueurs de la « Semaine sanglante » ne dissimulent que très peu leur intention d'en finir avec la république : ce n'est pas le moment de se faire recommander par des républicains. Même, des démarches en faveur de Verlaine présenteraient plus d'un danger. Elles pourraient, par exemple, nécessiter une enquête qui révélerait sa participation aux actes révolutionnaires. Le plus prudent, pensent les deux familles, c'est de ne pas faire penser à soi maintenant, c'est d'attendre ; il y a quelques ressources personnelles ; qu'il cherche une situation provisoire...
Un ami l'emploie comme courtier d'assurances. Tout le monde comprendra que les « polices » récoltées par le poète n'enrichissent pas la Compa-
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gnie et lui moins encore. Il écrit par-ci par-là un article de journal. Hélas! le moyen de vivre en faisant de la littérature, à cette époque où chacun ne pensait qu'à manger!
Il est logé rue Nicolet, chez ses beaux-parents: cette situation dépendante l'humilie et l'agace. Tour à tour il se décourage, il s'irrite en face des difficultés, des responsabilités, des périls, s'affole devant l'avenir. Chef de famille, avec une femme à nourrir, à entretenir, un enfant à élever, que va-t-il faire? Que peut-il faire?... La vérité pesante, écrasante, c'est qu'il a perdu sa place, la seule place qui lui convînt, la seule fonction rémunérée qu'il pût remplir. A son imagination surexcitée l'emploi qu'il occupait autrefois se présente accompagné de mille avantages que ses regrets amplifient : liberté relative, travail facile, paiement régulier et sûr; il s'afflige d'apprécier tout cela seulement quand il ne l'a plus. Sans compter que son avancement, il le reconnaît, fut, en somme, rapide, qu'il disposait, dans cette administration, de " protections " efficaces, étant fils d'officier supérieur. Il songe que c'était grâce à l'Empire par lui méprisé et combattu.
— Mais puisque ces gens-là se sont arrangés pour lui faire perdre tout, en fin de compte !... Et les républicains, ces farceurs, ces incapables, ces « froussards », qui ont amené la Commune par le
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dégoût universel !... Encore des misérables dont il est victime. Lui qui peut être arrêté d'un moment à l'autre, qu'est-ce qu'il a fait de mal? Sans doute, il a servi les insurgés. Ses chefs avaient abandonné leur poste, il n'a pas abandonné le sien !... Qui et quoi pouvait-il servir, au milieu de cette débâcle des autorités régulières? Il est allé à son bureau, comme c'était son habitude... et son devoir. On lui a donné de la besogne, il l'a faite. Elle était de nature spéciale, c'est vrai, il y trouvait du plaisir, certes! il y mettait plus d'ardeur qu'à vérifier les factures de Guglielmini et de Belloir, soit! Il a été un peu vif, peut-être, à l'égard des journaux, mais leur style était si mauvais!... En ce moment, il essaie de gagner un peu d'argent en y faisant insérer des choses honnêtement écrites; eh bien ! on ne le paie pas, ou à peine !.. Les journaux ne profitent qu'aux blagueurs, aux mouchards, aux écrivains sans talent. Il ne regrette pas du tout, en définitive, d'avoir tapé sur les journalistes!... puis toutes ces réflexions sont assommantes, sont à rendre fou. Il va, bien vite, passer à d'autres sujets!...
Voici des amis, revus*, joyeux de le revoir. Interjections, ébahissements, questions. — Chose?... Machin?... — Parfaitement! Revenus à Paris d'hier. Venez avez moi, voulez-vous? ils sont à cette heure dans tel café. — S'il le veut? « Ah ! qu'oui!... "
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Et il s'attable, il cause, il écoute, il rit... les consommations se renouvellent... il étouffe dans l'étourdissement de la minute présente l'anxiété à propos des lendemains.
Rentrées tardives à la maison. Quand on n'est pas chez soi, c'est plus grave. Mines pincées. Beaupère de plus, en plus autoritaire et conseilleur. Absences fréquentes, prolongées. Retours accueillis par des observations, des indignations qui excitent sa fureur, trop souvent les pires violences. L'épouse maltraitée mille fois s'emporte et mille fois pardonne. « Pourtant, il est si bon, disait la pauvre femme, quand il n'a pas bu !...» Mais dans l'état d'esprit où il se trouve, il a trop besoin de « compenser » et de réagir, et les abus alcooliques, les terribles dépressions, l'ennui intense qui s'ensuivent l'ont rejeté de nouveau à cette misère morale dont l'avaient sauvé, pendant un an, son amour et ses fiançailles.
A ce moment, survient Rimbaud.
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VII
RIMBAUD. — fi LA FUITE EN EGYPTE ".
Deux ou trois ans auparavant, les professeurs d'un petit collège de province ont découvert parmi leurs élèves un prodigieux « cerveau ». Ils ont joyeusement, fièrement, par tous les moyens nourri, développé cette intelligence, l'ont vue bientôt, avec terreur, parvenir à une puissance inattendue. La mère, sans prévoir, était complice de l'intensive culture; elle.n'avait pour son fils que des ambitions d'ordre positif, ne voulait que le mettre en état de monter haut dans la hiérarchie sociale. Eux, peut-être, ne voyaient pas plus loin que l'entier accomplissement des professionnels devoirs (1).
Soudain, il leur échappe. Cette machine intellectuelle, forgée par de patients idéalistes, est deve(1)
deve(1) Desdouests, Lhéritier, Duprez; mais surtout le poète, le savant infatigable Georges Izambard, professeur de rhétorique à 21 ans, et qui fut — j'ai dit en un livre spécialement consacré à Rimbaud—« frère autant que maître ».
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nue effrayante et personne désormais n'osera y porter la main. Devenu maître du « verbe », ayant tout lu, tout étudié, tout absorbé des poètes, des historiens, des philosophes, il sent vivre dans son âme ce qui était l'art, la science, la pensée des siècles morts bouillonnant avec la passion la plus douloureuse, les désirs les plus audacieux du temps où il respire. Il a mis Virgile, Lucain, Juvénal dans Racine, dans Hugo, dans Lamartine, dans Musset, dans Leconle de Lisle, puis tous à la fois dans luimême, est devenu de la sorte un poète qui dépasse chaque poète en force et en beauté.
Mystique attendri d'abord, négateur furieux ensuite, cherchant, éperdu, quelque religion démesurée, si absolue, si vaste et si tendre qu'elle convienne à l'immensité de son absolutisme et de sa tendresse, il a passé en revue les idées, les cultes, les institutions, les systèmes, les a jugés, condamnés, rejetés tour à tour. Son amour pour l'homme est égal à ses répugnances ; il rêve d'une autre humanité, d'un autre univers. En attendant, il veut anéantir en sa propre personne les faiblesses ou les vices qui lui causent tant d'horreur. Cet esprit mille fois supérieur commence à entrevoir comme bien suprême la totale humilité; mais la lutte pour y parvenir est terriblement cruelle: c'est pourquoi il poursuit, faute de mieux, la volupté d'être méprisé par autrui. Cultivant en soi,
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pour les bien connaître et les écraser, chaque sensualité que le vulgaire affectionne, il se découvre chaste et c'est une première victoire qu'il dissimule sous des allures et un parler cyniques. Sa conscience farouche, qui s'isole, a besoin, plus qu'aucune autre, de communiquer avec l'universalité des consciences, avec la nature entière. Afin de moins souffrir de cette contradiction étrange, s'il ne peut subir certains compagnonnages, il s'unira au soleil, à l'air, à l'espace. Il a fui la maison maternelle, a vécu, vagabond, par les routes libres... Mais la faim !... « Seules, sa bonté et sa charité lui donneraient-elles droit dans le monde réel?» (1). Pour vivre en poète, en apôtre, il veut le rassemblement tumultueux des grandes foules, Paris semble à son espoir cette broussaille touffue d'opinions et d'actions humaines.
Trois fois il y est entré. Il a connu la prison qui punit les cris de révolte; il a disputé aux chiens errants les débris de nourriture déposés au matin devant le seuil des altières demeures ; il a été mendiant, soldat de la Commune... ramené encore, toujours, par la misère, au logis familial.
A Paris, pourtant, sont les artistes, les écrivains qu'il aime. N'en est-il pas un qui l'entendrait, qui
(1) Une saison en Enfer.
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voudrait l'introduire dans le monde littéraire où il vivrait de son talent? A travers leurs écrits il tâche de deviner leurs âmes. Il trouve dans l'auteur des Poèmes Saturniens on ne sait quoi d'aventureux, de violemment fantaisiste et original qui dénonce au moins quelque nature parente. Avec une longue lettre, où il s'est raconté, il envoie des vers : Les effarés, Les premières communions, Les poètes de sept ans, Mes petites amoureuses. Verlaine a lu, cela suffît. Peu importe au lettré d'une sensibilité exquise que ce pauvre provincial soit ignoré de tous, que dans aucun journal, aucune revue, aucun salon, le nom de Rimbaud n'ait été prononcé. Ingénument, pleinement il admire; il montre ces vers àd'Hervilly, Burty, Cros, Valade... Ils partagent son enthousiasme. Lui n'a pas attendu, au reste, pour répondre. « Oui! crie-t-il au jeune inconnu, oui! comptez sur moi, comptez sur nous tous... venez!... »
Rimbaud vient, il apporte Bateau ivre, cette oeuvre sans rivale dans le passé comme sans égale depuis lors. C'est, dans son intention, un hommage de bienvenue, en réalité un désespérant défi à tous les chanteurs. Que sera donc cet.enfant qui, pour commencer, renvoie, l'on pourrait dire, à l'école les « maîtres », et dont le génie efface, du premier coup, l'art le plus raffiné du Parnasse ?
Déjà lui-même n'a plus d'ambitions ni d'espé-
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rance. Il a cessé d'être écolier, on le traite en homme ; des lettrés l'ont accueilli, présenté à Victor Hugo, à Théophile Gautier, à Stéphane Mallarmé, à Théodore de Banville ; ce qu'il désirait s'est réalisé si entièrement et si vite qu'il éprouve le vide comme d'une déception énorme.
Et la déconvenue n'est pas moindre pour lès curiosités qui l'attendent. Rue Nicolet, où provisoirement il loge, sa venue dissipa quelque temps la mauvaise humeur, suspendit les querelles : on allait voir le petit prodige!... Hélas! ce n'est pas Mozart ni Pascal enfants popularisés par la gravure. On a devant soi un grand paysan, dégingandé, aux grosses mains rouges, à la moue narquoise, qui ne dit pas deux mots, passe des heures, couché tout de son long dans la cour de l'hôtel, rêvant sans doute qu'il est un crocodile dormant au bord du Gange.
— Ah! tout de même!... des littérateurs, des artistes, des poètes, la maison en reçoit presque chaque jour, mais des... comme ça!...
Verlaine, malgré son intempérance, malgré les tapages furibonds que trop souvent elle entraîne, semble par comparaison, aux yeux de son beaupère, un ange de distinction et de douceur. M. Mauté fait au gamin des observations amicales. Celui-ci grogne, en réponse, des choses peu polies, se fait mettre à la porte, s'en va, insoucieux,
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gouailleur, gîter où il peut, où il trouve ; Banville, quelques jours, l'abrite, puis une chambre lui est louée rue Campagne-première.
J'ai à peine besoin d'ajouter que Verlaine ne s'effare aucunement des façons ultra-romantiques de ce bizarre personnage. La rue Nicolet n'en veut plus : il le retrouve ailleurs, au café de Cluny (1), par exemple :
Au Cluny suivez nos traces, Mais jamais sur les terrasses...
La terrasse est bonne pour les rendez-vous des clients de passage: on y est mal pour bavarder, et si Rimbaud trouve un interlocuteur à sa convenance, quand il paraît s'éveiller d'un songe, après s'être frotté les yeux des deux poings, en ce geste, qui lui était familier, d'enfant au berceau, quel merveilleux, suggestif, ensorcelant causeur!
Que différent de la majorité des camarades intéressés exclusivement par certaines — très limitées — préoccupations artistiques, et, en dehors de leur " petite affaire ", superficiels, insignifiants, parfaitement « bourgeois >>, ce qu'ils dissimulent — mal — sous des allures cassantes ou ennuyées ! Rimbaud n'a pas besoin de recourir à cette pose masquant l'ignorance, l'incompréhension,
(1) Coin du boulevard Saint-Michel et du boulevard SaintGermain.
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l'égoïsme et la plate vulgarité du coeur; il est sans cupidité, sans envie, sans calcul : « Parez-vous dansez, riez. Je ne pourrai jamais envoyer l'amour par la fenêtre » (l). Sa curiosité attentive est un gouffre qui aspire la totalité des êtres, des choses, des formules: « A tout prix, et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques " (2). Ses dix-sept ans fleurissent de vigueur et de mutinerie enfantines, son esprit est d'un vieillard qui aurait fini, en un siècle d'études, par trouver la solution de chaque problème et touché le fond de tout.
Parfois, sa rêverie l'exalte à définir un nouveau " Messie »:
" Il est l'affection et le présent, puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été, lui qui a purifié les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice des stations. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase... » (3).
En d'autres moments, s'il se dépite et murmure, c'est à propos de lui-même, ne voyant pas assez clair dans son voeu surhumain :
(1) Illuminations.
(2) Illuminations.
(3) Illuminations.
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142 VERLAINE
« Tu en es encore à la tentation d'Antoine. L'ébat du zèle écourté, les tics d'orgueil puéril, l'affaissement et l'effroi... » (1).
Mais que son nouvel ami demande le réconfort de sa magique parole, de son raisonnement d'acier, il l'introduit sans peur aux logiques terribles.Ne sont-ils pas l'un et l'autre des révoltés, des frères en la Commune? Verlaine, que sa vive sensibilité et son imagination sans règle ont de tout temps rendu craintif et amoureux de l'excès, l'entend avec ravissement démontrer que le plus grand dommage, c'est de n'avoir pu brûler le musée du Louvre et la Bibliothèque nationale, que détruire des boutiques, des bureaux, fusiller des soutanes était bon tout au plus comme défi aux morales courantes ; que l'action révolutionnaire vraiment efficace et définitive, c'eût été de mettre l'humanité devant la suppression irréparable dé ce qui faisait son plus cher et son plus néfaste orgueil. A notre forcené imaginatif, idolâtre des audaces et des étrangetés, les théories de cette sorte causent un plaisir d'autant plus aigu qu'il s'y mêle un frisson d'épouvante. Encore mieux, s'il y a là des gens de lettres ou des artistes, pour qui c'est vraiment trop fort, et dont chacun fait sa grimace : indignation ou dégoût,
(1) Illuminations.
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Quand ce n'est pas au. Cluny ou au Tabourey que Verlaine goûte ces délicieux scandales, c'est au « club » organisé par lui et quelques amis au premier étage de l'Hôtel des Etrangers (1). Rimbaud y a trouvé une autre amitié non moins compréhensive. Gabaner, musicien d'un talent singulier et délicat, se vante de ne pouvoir vivre que dans le paysage artificiel des grandes villes, de haïr la campagne ainsi que d'autres abhorrent les araignées ou les perce-oreilles. Depuis vingt ans qu'il vint de son midi, pas une seule fois il n'a franchi les portes de l'enceinte, et il est fier d'ignorer profondément ce qui existe au delà. Cet homme d'une maigreur diaphane, figure émaciée que semblent occuper tout entière une barbe fluide avec deux grands yeux noblement rêveurs —Verlaine l'avait baptisé « Jésus-Christ après trois ans d'absinthe » — ne veut pas supposer davantage qu'il y ait ici-bas quelque chose en dehors de l'Art. Pourtant, le siège de Paris l'intéressa une seconde, et par concession polie aux gens aimables, après tout, qu'il fréquente, il a laissé voir qu'il entendait parfois, vaguement, lointaines, crier autour de lui les pitoyables passions du vulgaire. C'était un jour d'émotions et d'événements assez graves pour
(1) Au coin des rues Racine et de l'Ecole de Médecine, sur le boulevard Saint-Michel.
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que l'on dût parler surtout batailles, bombardement, rationnement, armée de secours...
— Mais voyons !... dit doucement Gabaner, sortant de sa distraction éternelle, est-ce que ce sont toujours les Prussiens qui nous assiègent!...
Et comme chacun s'emportait en exclamations de stupeur.
— Mon Dieu !... depuis le temps que cela dure, je croyais que c'étaient d'autres peuples...
Verlaine, dès belle lurette, avait renié sa foi de patriote, et, quand on annonça l'entrée prochaine des Allemands, déclaré, — ne se souvenant plus que de ses luttes pour Wagner—: « Enfin !... nous allons donc entendre de bonne musique!... » C'est par conséquent de tout son coeur, en toute joie, qu'il forme avec Cabaner et avec Rimbaud le trio des premiers anarchistes intellectuels.
Ce dernier l'aide à faire un beau grand feu de ce qui pourrait lui rester d'idées convenues en sociologie, en politique, en littérature. Verlaine éprouve bien encore de menus scrupules et quelque hésitation dernière, lui qui a subi tant d'autres influences et qui fut élevé " bourgeoisement», en somme, par de braves gens paisibles et conservateurs. Puis la mentale ivresse, triomphante, l'envahit. Cette aventure survenue tout à coup, ainsi qu'en un conte de fées, cette liaison avec l'être unique, l'insupposable génie, c'était une diversion
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tellement douce, tellement savoureuse, au milieu des inquiétudes triviales et des soucis dévorants de l'heure présente !
Il faut, du reste, avoir connu Rimbaud pour comprendre, si l'on ne peut l'exprimer en termes suffisants, la fascination qu'il exerce. Il est l'intellectualité suprême, toutes les puissances, toutes les séductions à un degré inouï. La langue qu'il parle — je dis son langage familier — c'est la « prose de diamant » des Illuminations et d'une Saison en enfer, mais sortie de l'hallucination décrite, mais claire comme une aurore d'été, forte et vivifiante comme l'air pur. Il possède la faculté d'observation qui voit, classe et distingue, celle d'intuition qui devine, le courage qui nie la souffrance et ignore la plainte. Il n'a pas une infirmité d'intelligence, pas un illogisme, pas un préjugé. L'extraordinaire macération morale qu'il voulut subir l'affranchit de toute faiblesse, le libère de toute manie. On ne trouverait pas dans son coeur une grossièreté ni une tare.
De luiémane un charme à la fois moral et physique. Non que ses traits soient beaux, comme on le conçoit d'ordinaire, ou d'une irrégularité qui surprenne et attire ; ils ont une simplicité rude et saine: lèvres charnues dont la commissure, en temps de sourire, forme un pli d'effusive candeur, nez fin relevé à la Robespierre, front eu large et
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haute coupole qui se perd sous des cheveux châtains abondants et soyeux, joues roses d'un dessin ferme de bon fruit mûri à l'air vif des coteaux... mais ses yeux, d'un bleu profond et limpide, moins pareil à celui du lac endormi au sein des montagnes qu'à l'azur frissonnant du matin où trille l'invisible alouette, ses yeux adorables, effrayants à la fois d'innocence et d'impitoyable raison !...
Ce qui fait que l'on a besoin d'être auprès de Rimbaud, de le voir, de l'entendre, c'est la conviction, la sensation d'un impolluation victorieusement en lui définitive. On se croit l'intime d'un roi, d'un héros, d'un enchanteur et d'un saint. On se sent pénétré comme d'irradiations lumineuses, protégé, relevé par une invincible force; on éprouve de la sécurité, de la fierté, un mystérieux et indicible bonheur.
Puis ce géant renouvelle, quand il lui plaît, le miracle de saint Pierre; son imagination démesurée, violente, peut devenir à son gré délicate, souple, ingénument joyeuse; elle descendra de la fulgurante vision dans l'amusette enfantine, se délectera d'Hervé ou d'Offenbach, se complaira aux dessins de Grévin, de Léonce Petit, aux bonshommes de la Lanterne de Boquillon, aux images d'Epinal.
Quelle merveilleuse rencontre, si Verlaine réclame de la gaîté, chose qui lui est par-dessus
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tout nécessaire ! Ce grand enfant la provoque et l'allume, la veut conquérante et à panache ; Rimbaud, qu'elle a rappelé de ses paradis farouches, la subit plutôt d'abord, quand sa bonté l'y fait consentir, mais bientôt, se piquant au jeu, il devient formidable, improvise des scènes de surnaturelle, inénarrable cocasserie. Entre les deux puissants esprits, c'est un assaut de verve frénétique, d'ironie étincelante, un chassé-croisé déconcertant du double élément de joie nommé par Baudelaire : comique significatif et comique absolu. Et cela dure des heures ; à l'instar des scènes d'ivresse philosophique et sentimentale de certaines réunions saint-simoniennes, cela ne peut pas finir; cela se poursuit dans d'autres cafés, dans les rues, quand on a fermé partout; puis, comme ils ne veulent pas du sommeil, jusque chez Rimbaud, rue Campagne-première : « nuits d'Hercule », nuits de fantaisie délirante, nuits d'éblouissements que notre poète a chantées dans un sonnet célèbre (1), et d'ailleurs mal compris des commentateurs.
Verlaine, désormais, n'est plus sur terre. Il refuse de penser qu'il a une femme, un enfant, un foyer. Gagner sa vie,.chercher une place?... Non, zut!... Il mangera son capital avec le revenu...— Mais après !... —Après?... rezut!...
1) Le Poète et la Muse. Jadis et Naguère.
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En ces conditions, quand il rentre chez lui, c'est l'enfer. Les indignations s'aggravent de ce qu'il abandonne son intérieur pour la compagnie d'une espèce de sauvage. Dans les disputes conjugales qui sont de chaque jour et dont s'accroît la fureur, il répond aux reproches en exaltant avec rage les mérites du « monstre », et l'épouse, qui pardonnerait les injures, même les sévices de celui qu'elle aime encore, se sent blessée de façon trop cruelle par le soupçon d'une préférence d'esprit en faveur de l'odieux étranger : de toutes les trahisons la pire, la plus insupportable, celle qui outrage à la fois son amour et sa dignité de femme.
Cette erreur exaspère Verlaine :
Vous n'avez rien compris à ma simplicité, Rien, ô ma pauvre enfant ! (1)
mais ce ne sont pas ses puériles bravades, naturellement, qui la dissipent. Rimbaud apprend ce que l'on dit à Montmartre; il a son sourire habituel de résignation amère; de suite il prend le parti qui convient : s'éloigner de Paris où il est une cause de mal, revenir à Charleville, redescendre au tombeau.
Lui parti, Verlaine a moins d'occasions de s'intoxiquer dans les cafés ; son caractère, pour un
(1) Romances sans paroles.
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temps, redevient plus calme. Quelqu'un, aussi, dans ce ménage en discorde, est le bon ange qui parle de patience, de concessions mutuelles, d'indulgence et de pardon. C'est Mme Mauté de Fleurville. Notre malheureux poète, qui n'oublia aucun acte de bonté, aucun service rendu, devait consacrer, 23 ans plus tard, quand tout était bien fini, bien irrémédiable à jamais, de beaux vers attendris au souvenir de l'excellente femme :
Vous fûtes douce et bonne en nos tristes tempêtes,
L'esprit et la raison parmi nos fureurs bêtes,
Et si l'on vous eût crue au temps qu'il le fallait,
On se fût épargné tant de chagrin plus laid
Encor que douloureux...
. .. . Dormez, ô vous, sous votre pierre grise,
Qui files le devoir et ne cédâtes pas.
Dormez par ce novembre où ne peuvent mes pas
Malades vous aller porter quelque couronne :
Mais voici ma pensée, ô vous douce, ô vous bonne! (1)
Et jusqu'à ses derniers jours, il demeura fidèle à cette chère mémoire. Je me souviens d'avoir abusé parfois de ce qu'il était dans une humeur « à la bosse », pour plaisanter le gendre plus que « saturnien », et vraiment anormal, auteur d'un poème en l'honneur de sa belle-mère : il devenait alors très sérieux et se fâchait presque, jurant, sa(1)
sa(1) (1er novembre 1894).
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crant, maudissant tout le féminin à l'exception de cette vieille dame : « la seule femme avec qui je ne me sois pas disputé, tonnerre de Dieu !... »
Mais reprenons cette époque fatale d'après la Commune. Ce que ne peuvent l'amabilité et le bon sens de Mme Mauté, c'est dissiper en Verlaine d'affolantes incertitudes, c'est lui rendre la situation perdue, le gagne-pain, l'occupation régulière qui le placeraient de nouveau dans le machinal entraînement de la vie raisonnable. Et l'ennui le reprend, et dans sa fougue d'enfant nerveux, volontaire, il regrette la présence de Rimbaud qu'il appelle à grands cris.
Celui-ci en est alors au to be or not to be de Hamlet, l'effroyable crise qu'il va raconter dans Une saison en enfer. Pourquoi ne pas le dire? Il a eu des illusions comme un homme quelconque. Admirable artiste, mais ne voyant dans l'art qu'un moyen d'imposer aux foules l'idée de révolution pour la fraternité et l'amour, il était venu à Paris l'esprit et le coeur formés par les penseurs du XVIIIe siècle, surtout par ce Jean-Jacques qu'il aimait d'une tendresse filiale, et triste : comme déjà meurtrie du pressentiment que sa vie serait aussi malheureuse pour des causes pareilles. S'il a voulu connaître des " gens de lettres », c'est qu'il les considérait comme les plus altruistes des intelligents. Or, du premier regard, il a vu sa mé-
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prise. L'art est un dieu dont on se dit prêtre afin d'en tirer sa pâture. — L'Art n'est pas pour « l'humanité », lui a-t-on répondu, c'est pour des dilettantes, pour des privilégiés élégants, pour ceux qui nous entretiennent. — Et chez la plupart des esthètes, l'insinuation que leur talent pourrait être mis au service du bonheur universel a provoqué, à l'instant même, des ricanements, des haussements d'épaules, comme devant une ridicule, assommante, insupportable niaiserie.
Déçu, irrité, il n'a plus trouvé dans la littérature que des vertiges d'écoeurante soûlerie intellectuelle dont il devait à tout prix sortir. Mais a-t-il été formé pour autre chose? Quoi en dehors?... Se forger une âme nouvelle, s'écorcher vif ? Il a commencé l'opération atroce. Que sera-t-il ensuite? Il ne sait. " Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers, aux tortures qui rient, dans leur silence... » (1).
Cependant, «l'horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l'heure de la pure douleur » (2). Ce répit offert, il l'accepte et il revient... « Danse, danse, danse... » (3). Les fêtes de débauche spirituelle ont recommencé qui étourdissent Verlaine,
(1) Illuminations.
(2) Une saison en enfer.
(3) Une saison en enfer.
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au scandale croissant d'un monde babillard et bafouillant sous le coup de trique de soixante-dix. Le mot d'ordre est alors la « régénération de la' France ». Vous l'entendez partout, depuis le collège où de graves idiots, appartenant pourtant à la catégorie des responsables, en accablent les pauvres potaches bien innocents des inepties qui ont amené le désastre, jusqu'au café " littéraire » où de jolis farceurs gesticulent, braillent — sortant parfois du lupanar — sur les « turpitudes de l'Empire » et la nécessité de « relever l'esprit national ».
On devine l'effet que produisent, en de tels milieux, les sarcasmes de Rimbaud associés à la froide mystification de Cabaner, pour le délice de Verlaine qui renchérit de son côté, ravi de voir s'allonger les mines et jaunir l'hypocrisie. Les charges de Rimbaud, frais émoulu de l'éducation gréco-latine, s'inspirent trop souvent de Martial ou d'Aristophane ; les horreurs qu'il débite et s'attribue (1) en vue d'effarer ce public fils de Tartuffe, trouvent certains auditeurs qui ont une vengeance toute prête : c'est d'y croire.
Une légende formidable se forme autour des deux poètes. Des scènes inexpiables ont eu lieu dans le ménage de Verlaine ; puis, ailleurs, un simple incident qui lui fait perdre la tête. Même
(1) Telle l'histoire, impubliable, du lait de Cabaner.
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VERLAINE
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en juillet 1872,plus d'un an après cette répression de la Commune qui aurait dû suffire aux plus enragés réactionnaires, des journalistes manifestaient leur surprise de voir passer, vivants et libres, sur le boulevard M. Untel et M. Untel, dont la place devait être, en bonne justice, à Cayenne pour le moins. Le nom de Verlaine a été écrit dans un de ces articles...— Allons! ça y est!... On va le déporter, maintenant !... Du reste, chez lui, cette vie affreuse !... Eh bien ! soit !... il enverra tout au diable : famille, préoccupations d'avenir... et Paris par-dessus le marché!
Comme de pur instinct d'abord, il va vers l'endroit où il s'est réfugié toujours, le bon pays d'Artois aimé pour les petits bonheurs qu'a connus son enfance, puis sa jeunesse. Il emmène avec lui Rimbaud à qui peu importe : — Ici ou là !...
Rien de rien ne m'illusionne,
C'est rire aux parents qu'au soleil ;
Mais moi je ne veux rire à rien,
El libre soit cette infortune (1).
(1) Vers appartenant à la période de crise (Illuminations — Patience). L'auteur du Bateau ivre chantait encore par reste d'habitude, et en rythmes vagues où apparaît manifestement l'intention de railler dans lui-même un ancien poète. Aux sectateurs de ce genre libre qu'il a presque légitimé — sans le vouloir — par de petits chefs-d'oeuvre, je puis fournir l'information que Rimbaud raffolait des Gendarmes d'Odry, et que ce dernier demeurait à ses yeux le très amusant, le véritable inventeur du système.
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154 VERLAINE
Il rit pourtant à quelque chose, une fois attablé dans la salle du buffet d'Àrras, il rit aux « bonnes têtes » des provinciaux qui prennent du bouillon ou mangent des galantines, gens de maturité par trop positiviste pour son humeur, « vieillards si respectables qu'ils demandent à être bouillis », contre lesquels s'impose, en tout cas, l'opportunité d'une « forte blague ». Et se faisant donner la réplique par Verlaine, qui ne demande pas mieux, il parle gravement, intercalant çà et là quelques mots d'argot, d'un assassinat ayant pour objet, bien entendu, le vol, dont tous deux seraient les complices. Or ces plaisanteries baudelairiennes, dangereuses, ils l'ont éprouvé, parmi des Parisiens, le deviennent plus encore chez les septentrionaux dont la logique simple prend les choses froidement, nettement, comme on les dit. Nos fumistes s'en aperçoivent à l'instant même. Avant d'avoir terminé leur charmant entretien, ils sont appréhendés par des gendarmes et conduits devant le procureur de la République. Rimbaud, qui intérieurement pouffe, réussit l'incroyable tour de force de pleurer à chaudes larmes : il attendrit les agents; le magistrat, ému, trouve ce jeune homme " convenable et respectueux de la justice » (1). Verlaine produit des références auprès
(1) Voir, dans Mes prisons de Verlaine, Une... manquée.
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VERLAINE 155
de la bourgeoisie locale et proteste, assez haut d'ailleurs, contre « l'arrestation arbitraire !... " Si bien qu'ayant été admonestés, comme de raison, sur l'incongruité de leurs propos « dans un endroit publie », ils sont expulsés de la ville d'où ils repartent pour Paris, non sans avoir pris le café, la goutte, échange des poignées de mains fraternelles avec les bons gendarmes, qui ont ordre d'accompagner et surveiller étroitement ces individus bizarres tant qu'ils n'auront pas débarrassé de leur présence l'honnête territoire d'Arras.
Dès le soir de leur arrivée, Rimbaud et Verlaine, commentant les événements du jour ainsi que les ennuis précédents, tombent d'accord pour déclarer que la France est décidément un pays inhabitable, et prenant par une autre gare que celle du Nord où l'on aurait donné leur signalement peut-être, ils roulent, furtifs mais joyeux, vers la Belgique.
Dans l'ombre noire Les Kobolds vont. Le vent profond Pleure, on veut croire. (4)
(1) Romances sans paroles.
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Quelque temps, c'est-« la vie inimitable ». Ivresse de plein air, de nouveauté, d'inconnu, « conquestes du roy » (1). Insouciance et oubli de tout. Hier, demain : chaînes à briser, avait dit Stirner; plus d'un jour, en effet, Verlaine peut croire qu'il vit la philosophie de cet Allemand chimérique...
(1) Romances sans paroles.
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VIII
«... ERRABUNDI " — ROMANCES SANS PAROLES — LE DRAME DE BRUXELLES
Il a emporté de l'argent, ce qui lui reste d'une petite fortune personnelle et que sans compter il dépense, tantôt en gloutonneries de condamne à mort :
Entre, autres blâmables excès,
Je crois que nous bûmes de tout... (1)
tantôt en gamineries d'école buissonnière : balançoire, chevaux de bois. D'ailleurs, il se ferait scrupule de ne pas noter avec une curieuse attention — suivant les conseils de Rimbaud qui recommande de voir, d'écouter, de comprendre si l'on peut, tout ce qui en nous, autour de nous, parle, bourdonne, chante, remue — les sensations que procure à l'organisme, en ces joyeux enfantillages, l'énervement d'un estomac surmené :
(1) Parallèlement.
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C'est ravissant comme ça vous soûle D'aller ainsi dans ce cirque bêle ! Bien dans le ventre et mal dans la tête, Du mal en masse et du.bien en foule (1)...
Et qui avait étudié plus minutieusement, qui avait rythmé avec un art plus parfait les étourdissements subis en " escarpolette » par l'homme ayant dîné... trop bien?
Et mon âme et mon coeur eu délires Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double Où tremblotte à travers un jour trouble L'ariette, hélas ! de toutes lyres !
O mourir de cette mort seulette ! (2).
Des langueurs suivent, de vagues remords — hier domine et opprime, en dépit de Stirner ; — ces remords sont physiologiques avant tout, c'est évident, et aussi, déjà, moraux plus ou moins, avec du scepticisme ironique d'abord :
Des messieurs bien mis, Sans nul doute amis Des Royers-Collards, Vont vers le château. J'estimerais beau D'être ces vieillards... (3).
(1) Romances sans paroles. (2) Id. (3) Id.
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VERLAINE 159
puis serrant le coeur puor de bon, dès que le soleil retire ses chants et ses caresses :
C'est bien la pire peine De ne savoir pourquoi, Sans amour etsans haine, Mon coeur a tant de peine ! (1).
Bien bizarre, en effet ! Quelle raison de souffrir? Est-ce que l'ataraxie suprême ne règne pas à présent dans son âme? Est-ce qu'il n'a pas volontairement rejeté le désir, l'amour, oublié pour à jamais l'idolâtrie de naguère?
Est-ce que le regret, la rancune, le soupçon peuvent, si légèrement que ce soit, l'effleurer encore?.. Tout à coup, le voici par terre, vaincu, criant en lourds sanglots sa défaite, et la bouche à même cette source froide, ruisselante, des douleurs où il boit à longs traits :
O triste, triste était mon âme,
A cause, à cause d'une femme ! (2)..
Rimbaud est là,qui regarde ce désespoir, le juge naturel, mais secondaire, trop prévu, trop
(1) Romances sans paroles.
(2) Elle avait pourtant fait une tentative de réconciliation. A Bruxelles, Verlaine reçut la visite de sa femme et de sa bellemère. L'initiative était louable, la conversation ne fut pas aussi entièrement cordiale que l'exigeait la susceptibilité d'un homme exaspéré par la conscience de ses torts... et il resta en Belgique.
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160 VERLAINE
logique pour n'être point banal, agaçant aussi, quelque peu, par ses manifestations désordonnées, lesquelles sont un surcroît d'irritation pour l'étrange angoisse où lui-même se trouve :
« Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus!... »(1).
Bientôt, c'est comme sur le petit navire. « Au bout de cinq à six semaines, » c'est-à-dire vers la fin du mois d'août (2), les ressources pécuniaires menacent de venir totalement « à manquer ».
Verlaine se redresse : « Nous gagnerons notre vie » ! — Parbleu ! — dit Rimbaud, et il accepte de passer en Angleterre.
La perspective de choses nouvelles calme et enchante Verlaine. On part. Sa curiosité se dorlote au déroulement d'autres images :
Les wagons filent en silence
Parmi ces sites apaisés.
Dormez, les vaches ! Reposez,
Doux taureaux de la plaine immense... (8).
Ils retrouvent à Londres le charmant artiste Félix Régamey (4), puis quelques réfugiés de
(1) Illuminations.
(2) 1872.
(3) Romances sans paroles.
(4) Des visites qu'ils firent en son atelier de Longham street Régamey profita pour « croquer » le Rimbaud publié dans son album Verlaine dessinateur. Le visionnaire des Illuminations
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VERLAINE 161
la Commune : Vermersch, Matussévitch, Andrieu.
Très sérieusement nos deux aventuriers cherchent du travail: correspondance commerciale, traductions, leçons de français. Ce dernier moyen serait évidemment le plus sûr... Andrieu en vit très bien, il a des clients qui paient cher; mais deux conditions sont indispensables : d'abord parler et comprendre un peu l'anglais, ensuite pouvoir attendre. Ce qu'ils trouvent surtout, ce sont des leçons mutuelles, gratuites par conséquent. Et l'escarcelle de Verlaine est bien plate. Il lui faut maintenant avoir recours à sa mère : celle-ci, malgré tout son dévouement, ne peut envoyer de subsides que quand elle a touché ses modestes rentes. Vers la fin de l'année, ils sont trop de deux pour la si petite bourse ; Rimbaud regagne la France.
Mais, des maux tombant sur Verlaine, l'isolement sera le plus lourd. Que va faire, sans l'ami, l'être aimant, si enragé du besoin de confidences ?
est coiffé d'un chapeau que nous devons considérer comme historique, car c'est le seul « haut-de-forme » qu'il ait jamais porté. Ce couvre-chef, reproduit avec une exactitude miraculeuse, avait été payé dix shillings par Rimbaud qui en était très lier, le conserva plus d'un an, le porta, orgueilleusement, à Charleville, l'aimait, puis-je dire, comme un vénérable compagnon dont il lissait la soie, bien attentivement, de son coude, en des attitudes de piété naïve et touchante.
11
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162 VERLAINE
Que va devenir l'enfant gâté en ce milieu raisonnable et dur? Tout y est tellement différent des vues et dès accoutumances parisiennes! Ces maisons noires, ces gens qui se couchent de bonne heure! Et ce régime! Viandes cuites au four, légumes à l'eau, pâtisseries sèches, bière amère, thé qui énerves qui dévore, vins sucrés — fort coûteux — whisky ; mille facilités pour se griser, pas une pour « se régaler gentiment, comme chez nous ". Il était arrivé dans la belle saison ;
L'Angleterre, mère des arbres (1),
lui offrit ensuite, sous un ciel de perle grise, la splendeur de ses pourpres automnales; mais voici l'hiver, le « pea soup fog », l'acre odeur de cendre mouillée... et les courses pour chercher à vivre, en cette boue gluante, sous les pluies lourdes mêlées de suie !
Non, vraiment, c'est trop un martyre sans espérance ! Non, vraiment, cela finit trop mal, vraiment c'est triste : O le feu du ciel sur cette ville de la Bible ! (2)
Parmi ces détirements lamentables d'écoeurements et de désespoir revient encore, comme il reviendra sans cesse, le souvenir de l'ancien bon(1)
bon(1)
(2) Inséré dans le Parallèlement
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VERLAINE 166
heur. La « muse " de la Bonne chanson lui réapparaît tout en larmes, et que tremblante sous l'interdit qui l'accable, que frémissante, peureuse d'avoir tant souffert et d'être à présent maudite !
Pourtant j'aime Kate Et ses yeux jolis !...
Ah ! c'est trop tard ! N'y plus penser, étourdir les regrets, boire, noyer, tuer la mémoire !... Hélas! non...
Dansons la gigue ! J'aimais surtout ses jolis yeux Plus clairs que l'étoile des cieux, J'aimais ses yeux malicieux... (1)
Puis il s'effondre ; le coeur, les membres, l'estomac « rien ne va plus » ; c'est la débâcle du corps après celle de l'âme. Ses bronches, qui furent toujours très irritables, s'enflamment. Une toux affreuse le secoue et le brise; il est phtisique, il va mourir, il écrit à Rimbaud, à Emile Blémont, à moi des lettres d'adieu.
Ces tristes nouvelles troublent profondément Rimbaud, impitoyable pour lui-même, très sensible aux douleurs d'autrui — malgré parfois des apparences contraires — et solide ami. Ensuite il raisonne, trouve la cause du mal, le remède
(1) Romances sans paroles.
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probable: " Verlaine est l'enfant laissé dans une chambre sans lumière, qui a peur et sanglote. Si je pouvais le rejoindre, la causerie, les longues promenades guériraient vite le corps, parce qu'elles ranimeraient l'esprit... Or je n'ai pas le sou !... » Il écrit à Mme Verlaine. La bonne vieille maman, aussitôt, envoie la somme suffisante (1); elle même, bravant les difficultés d'un voyage outre-mer, chez un peuple dont elle ne sait pas la langue, se dispose à partir. Le poète, soigné par son ami qui s'appliqua surtout à le distraire, se rétablit peu à peu. Sa mère le trouve presque guéri. Elle prend auprès de lui la place de Rimbaud.
Le mieux pour le convalescent ce serait l'air tout à fait pur. Une soeur de son père habite un village de Belgique, Jehonville, près de Bouillon, à trois lieues de Sedan. Elle lui offre une hospitalité qu'avec empressement il accepte. — La forêt des Ardennes!... Jehonville, Paliseul, endroits délicieux, connus autrefois, il se rappelle, quand son père l'y amena tout petit ; et Bertrix, le berceau de sa famille, et le château de Godefroi demeuré' presque entier sur son roc, avec ses tours, ses caveaux ténébreux qu'il contempla, enfant effrayé et ravi ; mais, avant tout, les truites savoureuses qu'on lui fit manger là-bas !...
(1) Cinquante francs, qu'elle m'adressa pour remettre à Rimbaud.
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VERLAINE 165
C'est donc très volontiers qu'il abandonne
... le brouillard jaune et sale des Sohos,
d'un pied leste et joyeux qu'il franchit la passerelle conduisant à bord de " La comtesse de Flandre », élégant steamer peint de jolies, tendres couleurs, quittant Douvres pour Ostende par un matin radieux d'avril 1873:
Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse. Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or, Si bien que nous suivions son pas plus calme encor Que le déroulement des vagues, ô délice ! (1)
Le séjour parmi les chênes, les bouleaux, les roches -moussues, en un pays presque sauvage qui ressemble à quelque vallon — pourtant moins sévère — des Pyrénées, où la Semoys, torrent pacifique, aux murmures d'oiseau, fait courir sur les herbes, sur les gros cailloux, entre des rives d'émeraude, ses profondes eaux cristallines, cette fraîcheur, ce repos, la nourriture plantureuse et saine— surtout plus conforme à ses goûts, à ses habitudes que celle d'Angleterre — lui ont rendu la vigueur, non le calme ; son coeur est trop agité encore, la solitude complète n'est pas supportable. Afin de fuir l'importunité des voix intérieures, trop
(1) Romances sans paroles.
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166 VERLAINE
hardies dans le silence des bois, un peu de ville est uécessaire : de temps en temps, il va jusqu'à Bouillon, dîne à l'auberge, lit des journaux ; Rimbaud et moi y venions de Charleville, nous lui apportions des livres, quelques bonnes heures de conversation et de gaîté.
C'est pendant son séjour à Jehonville qu'il groupa, en vue d'un volume (1), les poésies récemment vécues. La question du titre lui causait quelque embarras, l'ensemble de l'oeuvre étant plutôt disparate, ou, si l'on veut, disloqué, autant que son existence même depuis bientôt un an. Si, en effet, l'on met de côté cette fantaisie — nous dirions aujourd'hui: cinématographique — :
C'est le chien de Jean de Nivelle, Qui mord, sous l'oeil même du guet, Le chat de la mère Michel...
Et puis la pièce — intentionnellement — musicale :
C'est l'extase langoureuse, C'est la fatigue amoureuse, C'est tous les frissons des bois...
ces deux poèmes écrits avant « le filer exil, le
( 1) Il eut l'intention d'abord de le faire imprimer à Charleville, et il en aurait chargé Léon Deverrière, un ami de Rimbaud, qui dirigeait le Nord-Est, journal républicain des A rdennes. Ce projet n'eut pas de suite; la plaquette fut éditée à Sens, l'année suivante, par les soins d'Edmond Lepelletier
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VERLAINE 167
triste exil », tout le reste est passionnément personnel et clairement significatif dans le personnalisme, ainsi que sera désormais et jusqu'à la fin Verlaine décidément échappé, en un galop plein de ruades, pour une direction tout opposée à celle que voulait imposer le Parnasse. Le poète continue de raconter sa propre histoire commencée dans Les poèmes saturniens, reprise dans La bonne chanson. Les impressions cueillies au cours du premier voyage, il projeta d'en faire une série à part, sous le titre : « De Charleroi à Londres », et qui serait publiée par son fidèle camarade Emile Blémont. Quant aux pièces douloureuses, il voulait y ajouter quelque invectives et il en aurait fait « Lamauvaise chanson », pour opposerà l'autre, à la « bonne», un «pendant» sinistre et vengeur — s'il n'en eût été détourné par Rimbaud qui trouvait cela par trop puéril.
Et comment ce dernier avait-il, en somme, caractérisé ses effroyables hallucinations, au cas où, par extraordinaire, il se trouverait un public pour lire les notes qui les décrivent? « Images en couleur(1), disait-il, voilà, c'est bien simple: on n'a pas besoin de comprendre j'aime autant, pour ma part, que ne comprenne pas, car ce n'était nullement drôle; mais si l'on tient beaucoup
(1) Traduction du iuw «.u^.* > numinatient s.
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168 VERLAINE
à regarder là-dedans, la chose est assez bariolée pour qu'elle s'amuse. »
Eh bien ! Verlaine fera de même. Ses escapades, ses fautes, ses joies, ses douleurs ne regardent personne. Le chant est-il de triomphe ou de deuil ? Peu importe. Que le lecteur n'y cherche pas un sens, n'y découvre pas un drame. Cela ne veut rien dire. C'est de la musique, des romances :
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde, discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle (1).
et si de vagues paroles sont écrites sous les notes, les sentiments qu'elles formulent n'offrent aucun intérêt...
Cependant, il s'ennuie. Les environs de Jehonville, parcourus et reparcourus dix fois, n'ont plus de charmes. La voiture de Sedan n'amène à Bouillon que pour des visites trop rares les deux amis de Charleville. Du reste, il ne peut rester ainsi « en l'air » !... Comme il croit toujours que la France lui est fermée, il réorganisera sa vie ailleurs. Pas tout seul, par exemple! Oh! non!... Seul?.., À cette pensée l'angoisse le tord, l'écartelle. Quant à Rimbaud, son état est bien pire.
Romances sans paroles.
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VERLAINE 169
Meurtri d'avoir « étreint des nuées », il n'a plus que le désir du néant, espère à peine il ne sait quoi d'inattendu qui produirait peut-être une dernière révolution mentale, indiquerait une voie insoupçonnée, rendrait possible de ne pas mourir... Un dimanche de mai (1) qu'ils se trouvent réunis, les deux poètes prennent brusquement la résolution de retourner à Londres.
Cette fois, ils finissent par entendre et parler couramment la langue anglaise. Verlaine se familiarise avec la cuisine. Malheureusement, il ne peut trouver la paix. Dès que sa pensée touche par hasard à quelque souvenir des deux années précédentes, elle s'allume en brutal incendie. Enervé par une vie étrange, par des excès de boisson, par ces passages répétés de la gaîté folle à dés tristesses noires, par ce sentiment, revenant chaque jour, d'une insécurité que ne peut souffrir un homme trop longtemps accoutumé au confortable des familles bourgeoises, enfin par un amour qui persiste et s'accroît de regrets, son caractère est devenu d'une excitabilité morbide. En Rimbaud sévit une crise d'âme atroce, qui diminue la force morale, rend l'humeur taquine et fantasque. Mutuellement ils s'exaspèrent. L'absurdité héroïque de leur situation commune produit en eux une
(1) 1873.
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170 VERLAINE
exaltation délirante où les grincements de dents se mêlent aux éclats de rire. Des querelles ont lieu, parfois des rixes. Nos enragés ne se sontils pas avisés d'acheter des couteaux aigus dont ils s'arment pour des duels à la manière de l'étudiant allemand ! Ce n'est pas bien grave : on enveloppe de serviettes les lames tranchantes saisies à pleine main, les pointes seules dépassent, on vise au visage ou à la gorge ; mais leur égale inaptitude à la cruauté les empêche de vouloir frapper " à fond » ; les coups tailladent la manche du bras qui pare, et si un peu de sang coule, vite ils courent se raccommoder devant des pints of bilter ale ou des gills of brandy. Un matin, Verlaine, revenant de « faire le marché », se présente porteur d'un poisson qu'il tient et regarde avec un air de maladresse piteuse. L'objet, sans doute, à cause des chaleurs de juillet, ne sentait pas très bon ; il s'ensuit que Rimbaud ricane et qualifie de mots peu flatteurs l'improvisée « bobonne ». Gela tombe mal, car Verlaine, qui vient de subir déjà dans la rue les « sneers » de " naughty boys » et d' « impertinent maids », est en train justement, de penser que la gêne est une chose affreuse, qu'il en a assez, assez, assez!... Furieux, il jette au nez du railleur son emplette, quitte la maison, et le premier bateau trouvé sur la Tamise, en partance pour la Belgique, il s'y embarque. La cloche du
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départ a sonnè, les aubes ont battu le flot couleur de plomb... il se met à songer que, décidément,ce qu'il vient de faire là n'est pas bien, son compagnon restant à Londres sans un penny... D'Ostende il lui télégraphié son adresse à Bruxelles, donne fendez-vous, envoie de l'argent.
Cependant, Mme Verlaine, aussitôt son retour d'Angleterre, avait mis dans sa tête que les frasques du « galopin » n'étaient pas irréparables. — Folies de jeunesse, bourrasques... et puis ?... Mon Dieu! Après la pluie le beau temps ! — concluait l'excellente femme. Donc elle s'est mise en campagne, a trouvé des amis influents qui peuvent rassurer l'ancien « communard ", même lui procurer un emploi lucratif, a obtenu le concours de Mme Mauté de Fleurville, apaisé l'épouse irritée.
D'abord, tout marche à merveille. Il a cédé, il va revenir. Rimbaud, qui avait rejoint son ami, lui déclare qu'il désirait depuis longtemps, pour son propre compte, cette solution, la jugeait seule bonne, juste et intelligente, que lui, d'ailleurs, est maintenant un autre individu, qu'il doit disparaître... pour quelle existence nouvelle ?... c'est son affaire.
Mais sur la pliante, rebondissante sensibilité du poète, coup sur coup, ces scènes ont frappé trop fort, trop vite. Les cris, les paroles précipitées de la
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172 VERLAINE
mère !... Et les significations tranchantes de Rimbaud par là-dessus!... Allons! c'est dit... Mais il a besoin de se remettre un peu, vraiment. Ils sortent, ils prennent « un verre », deux verres. Dans la gorge serrée par l'émotion, dans l'estomac crispé l'alcool jette brusquement ses feux.
Tout ce qu'elle rencontre l'ivresse le grandit : joie ou douleur. Verlaine éprouve à présent de la honte.
— Quoi ! cette amitié superbe pour laquelle fut bravé le monde, pour laquelle furent jetés par dessus bord le présent et l'avenir, il en accepterait le désistement volontaire, lui homme, à cause de deux femmes!... Oh!... lâcheté!... Pourtant !... — Certes, il souffre... Alors il boit encore.
— Tu ne partiras pas. C'est moi qui repartirai, avec toi, pour Londres!
— C'est absurde.
— C'est beau !
Voyant venir l'instant critique, Rimbaud déploie la puissance souveraine de son verbe, fait donner toute la force irrésistible de son incomparable raison. Verlaine s'est calmé pour une minute. Ils reviennent à l'hôtel. Escalier monté, jeu hâtif des poumons, battements de coeur. La crise de nouveau éclate. Il s'emporte, pleure, supplie... Rimbaud reste impassible et dur. Alors, démence. Il a contre lui tout et tous, la nécessité, la mère, la femme,
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VERLAINE 173
l'ami. A cette violence qui lui est faite il voit, dans un éblouissement de fureur, possible d'opposer des violences plus violentes, et que si la raison bafoue ses prières, quelque chose est plus rationnel que la raison, c'est la déraison! Que rien ne soit plus, que tout s'écroule et s'efface, qu'une immensité d'horreur engloutisse à la fois ses admirations, ses remords, ses tendresses ; à la grandeur du culte qu'il eut pour Rimbaud que se proportionne, au prix d'une éternelle flétrissure, l'abomination du plus épouvantable sacrilège ! Il saisit une arme, il. tire sur le dieu !...
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IX
LA PRISON. — SYMBOLISTE " POUR UNE FOIS. » DBS MAGISTRATS BIEN SÉRIEUX.
Rimbaud a haussé les épaules, simplement. Il prend une serviette, en entoure son poignet où est entrée la petite balle, tend l'autre main pour l'adieu définitif. Â la vue des taches rouges dans les plis du linge, l'égaré, tout en larmes, s'élance bras ouverts... — Oh ! pardon... je t'ai fait mal !...
— Ce n'est rien...
— Prends mon pistolet... Tue-moi!... Rimbaud trouve la force de rire...
Dégrisé, un instant, par ce terrible ictus moral, Verlaine s'est résigné au départ de l'ami. Ils sortent, il l'accompagnera jusqu'à la gare prochaine. Mais, en route, il boit encore. Une seconde fois, la folie affreuse lui plonge en plein cerveau ses doigts de fer : — Je ne peux pas, décidément !... Non !... Je ne veux pas !...
Ils sont sur un boulevard, au grand soleil, à
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VERLAINE 175
quelques pas de plusieurs agents. Des passants se retournent et s'arrêtent au bruit de la querelle. Tout à coup, le poète a sorti de sa poche, en un geste de menace, le fatal revolver. Les agents accourent, saisissent, conduisent devant un commissaire de police ces deux hommes dont" l'un, tout à son exaltation, se proclame meurtrier, et l'autre, qui ne manifeste qu'un ennui hautain ne peut cependant nier son bras sanglant brisé par un coup de feu.
On garde le premier en prison, cela va de soi ; le second est admis à l'hôpital.
En somme, l'affaire était insignifiante. Supposons-la venue, en temps ordinaire, devant un tribunal parisien, jugée par nos magistrats, libéraux qu'ils sont et sceptiques, et pressés de passer à d'autres « balivernes » : — Allons !... ni plaignant ni " partie civile»... on ne réclame aucun a franc» de dommages-intérêts... scandale sur la voie publique: un mois, confiscation de l'arme... huissier, appelez une autre affaire!... —Mais n'oublions pas que ce petit drame a lieu presque au lendemain de la guerre et de la Commune (1), dans un moment où chacun, en France et tout autour de la France, ne parle que de ces grandes calamités qui sont des invitations impérieuses au redressement des es(1)
es(1) 1873.
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prits et des moeurs. A Bruxelles, comme chez nous, il ne manque pas de braves gens pour expliquer les malheurs de la nation française par les abominations qu'elle a commises ou laissé commettre. M. Victor Hugo lui-même n'a-t-il pas récemment abusé de l'hospitalité belge — et la population indignée le lui a fait sentir, —n'a-t-il pas outragé la morale en offrant son logis de la Place des Barricades aux complices d'une insurrection criminelle ? La Belgique est obligée de se garantir contre ces « étrangers » suspects, gênants, dangereux! D'autre part, les renseignements demandés à Paris sur l'auteur de l'attentat le présentent sous un jour peu favorable : —homme en fuite... occupait un emploi administratif qu'il n'a su conserver... rôle mal défini au cours des derniers événements politiques... existence dissipée, bizarre.... ménage quitté sans motif... — Quant à la « victime », son attitude est bien agaçante. A l'hôpital Saint-Jean, interrogé, entre deux accès de tétanos, par un juge d'instruction qu'inspiraient des sentiments de curiosité fort naturelle, ce jeune homme, dont le costume et l'aspect physique, plutôt populaires, contrastent singulièrement avec un langage d'aristocratique élégance, n'a répondu aux questions les plus simples que par des impertinences dédaigneuses : qu'il ne porte pas plainte, que poursuite et interrogatoire sont également futiles et enfan-
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VERLAINE 177
tins, sinon abusifs, que la blessure en question, dont il souffre cruellement, en effet, c'est son affaire, ne regarde que lui-même... et les médecins... et qu'on le laisse tranquille!...
Des gens pareils, c'est irritant. On en tient un, il paiera pour deux (1).
Si Verlaine aimait parfois a être l'enfant docile, soumis aux reproches, voire aux pénitences, il a de quoi satisfaire amplement ces goûts anormaux, car le voilà " petit garçon " dans la plus rude acception du terme. De poigne en poigne, de "cabriolet » en " panier à salade », il est mené, manié, poussé, bousculé, de l' « Amigo », violon pour ivrognes, aux cellules des Petits Carmes, prison vraie pour criminels. Ce n'est plus seulement la pénurie avertisseuse ou le mal d'estomac punisseur, à présent, c'est la loi lourde qui malaxe impitoyablement l'âme éperdue. C'est le benedicite de l'impérieux gardien qui tonne, alors que les délicatesses du gourmand se pâment devant les pâtées répugnantes, c'est la compagnie de bandits immondes auxquels sa captivité l'assimile, et dont il faut suivre les pes, imiter les gestes, c'est le pelage des pommes de terre avec eux, sur ordre,
(1) Du reste, le juge est revenu à la charge et un greffier a pu dresser, tant bien que mal, dé l'interrogatoire de Rimbaud un procès-verbal au moins présentable et qui va figurer au procès (document publié dans l'ouvrage d'Edmond Lepelletier).
12
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178 VERLAINE
c'est le « torrent d'humiliations», puis l'immobilité sépulcrale entre quatre murs qui l'enserrent, devant une fenêtre à barreaux qui laisse voir — torture ! — « se balancer la cime aux feuilles voluptueusement frémissantes de quelque haut peuplier d'un square... » introduit du dehors « des rumeurs lointaines, adoucies de fête... » (1).
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille. Cette paisible rumeur là
Vient de la ville !
». Comme le malheureux perdu au milieu d'un désert de neige sent l'engourdissement progressif, douceur mortelle, prendre son coeur brisé de fatigue et d'angoisse, il veut croire que sa pensée va mourir, anéantie, figée dans la stupeur ;
Un grand sommeil noir Tombe sur m'a vie... (2)
Mais le gamin, en lui toujours vivace, réagit. Dès enfermé dans l'étroite cellule, tous les MonteChristos, les Silvio-Pellicos, les Pellissons de l'enfance écolière lui reviennent en mémoire. De bon coeur il joue son rôle de captif, correspond avec
(1) Mes prisons.
(2) Inséré dans Sagesse.
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VERLAINE 179
les voisins en frappant contre le mur, dérobe au geôlier quelques gouttes d'encre, dissimule, sous le carrelage, ce trésor, puis, à l'aide d'un morceau de bois, sur du papier ayant servi à envelopper de la nourriture, il décrit d'abord ses premières impressions de détenu :
La cour se fleurit de souci, Comme le front De tous ceux-ci Qui vont en rond (1)
Dame souris trotte, Noire dans le gris du soir, Daine souris trotte, Grise dans le noir (2).
Le grand clair de lune! On ronfle ferme a côté. Le grand clair de lune, En réalité!
Un nuage passe, Il fait noir comme eu un four. Un nuage passe. Tiens! le petit jour (3).
(1) Inséré dans Parallèlement.
(2) Inséré dans Parallèlement. (3) Ibid.
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180 VERLAINE
Car il ne dort pas. Des ruisseaux ardents courent dans ses vertèbres. La machine à penser tourné, active, trépidante, sans arrêt, sans pitié. Alors il faut qu'il écrive, encore, encore, ses colères, ses désirs, ses regrets, et toute l'affolante « moralité » des choses. Que d'abord soit banni, chassé comme diabolique, le souvenir des joies même d'un amour légitime. La tragédie commencée dans cet hôtel où vint le retrouver l'épouse, finie dans cette prison où il expie, n'est-ce pas le salut, n'est-ce pas
LA GRACE ?
Un cachot, une femme à genoux, en prière.
Une tète de mort est gisante par terre
El parle d'un ton aigre et douloureux aussi.
Et l'âme du poète, « la comtesse », désespérément lutte contre les paroles tentatrices :
O Jésus ! Mais voici... Le Malin qui se voit Dupe et qui voudrait bien ressaisir sa conquête, S'en vient-il pas loger dans cette pauvre tête Et me tenir de faux propos insidieux ? O Seigneur, tendez-moi vos secours précieux !
Mais la séduction est bien cruellement forte. Mise par Satan dans ce cachot pour troubler lame et la rendre à l'enfer, la tête de mort — de l'amour qui doit être mort — devient tout à coup vivante !
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VERLAINE 181
Et la comtesse, à la façon des amoureuses, Tiens la tête terrible amplement, une main Derrière et l'autre sur le front, pâle, en chemin D'aller vers le baiser spectral...
Dieu, pourtant, regarde cette âme, il permet le mouvement distrait, insignifiant — oh ! un rien — qui la sauve :
Soudain elle recule, et d'un geste rêvant,
(O femmes, vous avez ces allures de faire !)
Elle laisse tomber la tête qui profère
Une plainte, et roulant, sonne, creux et longtemps.
Mais épargnez-lui, Dieu de miséricorde, le renouvellement d'une telle épreuve ! Elle est à bout de forces, elle ne pourrait plus !...
La comtesse à l'instant tombe morte, et voici : Son âme en blanc linceul, par l'espace éclairci D'une douce clarté d'or blond qui flue et vibre, Monte au plafond ouvert désormais à l'air libre, Et d'une ascension lente va vers les cieux...
Hélas ! cette mort précieuse, ou plutôt cette réincarnation pour une existence nouvelle, heureuse et pure, c'est un bonheur qui ne s'offre qu'une seconde et qu'il faut saisir au passage.
«Profitez de cette heure ou c'en est fait de vous ! »
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182 VERLAINE
Dit ensuite « le Sauveur " à une autre coupable, Et celle-là ne sut point profiter du miracle. IMPÉSITENCE FINALE, Ô terreur !
La petite marquise Osine... toute belle,
Parisienne en tout; spirituelle et bonne
Et mauvaise à ne rien redouter de personne,
Avec cet air mi-faux qui fait que l'on vous croit,
C'est encore un Verlaine pécheur qu'il dépeint, excessif de rigueur dans sa contrition. A cette perversité, comme à la sienne, le pardon, le salut furent plusieurs fois offerts.
Et le Seigneur parla :
« Ma fille le temps passe
Après et malgré d'autres fautes, la frivole créature a été avertie de nouveau... en vain.
Un matin elle était dans son jardin charmant
Quand elle vit Jésus en vêtement de lin
Qui marchait, écartant les branches de l'arbuste,
Et la couvrait d'un long regard triste ! Et le Juste
Pleurait.
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VERLAINE 183
. . . . Soudain un petit bruit Se fit. On lui portait en secret une lettre, Une lettre de lui, qui lui marquait peut-être Un rendez-vous.
Elle ne sut la déchirer (1).
En sorte que la voici bien irrémédiablement perdue. Car Dieu punit les âmes qui n'ont voulu voir ni entendre.
Le Lui dont il est question, l'on sait qui c'est pour le pauvre prisonnier maintenant plein de repentir et d'épouvante. Irrésistible enchanteur, fatal magicien des idées et des mots, tu as pris dans tes rêts cruels son âme, sa pauvre âme... « AMOUREUSE DU DIABLE » ! Ah! oui, certes! du diable qui l'a séduite, et puis, méprisant, étonné de ses pleurs, froidement abandonnée, rejetée là, comme une loque !
— Mais si je veux, exclame-t-elle, être damnée? » — C'est différent, arrange ainsi ta destinée, Moi je sors. » — " Avec moi ! » — « Je ne puis aujourd'hui. » Il a disparu sans autre trace de lui Qu'une odeur de soufre et qu'un aigre éclat de rire...
Tu auras ton tour, « don Juan » ! Tu n'es pas si fort que Dieu, tu n'es pas si fort que le diable, tu seras DON JUAN PIPÉ, à la fin !
(l)Jadis et Nagèure.
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184 VERLAINE
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Seule la mort pouvait être à sa taille ; Il l'insulta, la défit. C'est alors Qu'il vint à Dieu, lui parla face à face, Sans qu'un instant hésitât son audace.
Le déliant, Lui, son Fils et ses saints !., Et Dieu voulant venger l'injure affreuse, Prit sa foudre en sa droite furieuse, Et maudissant don Juan, lui jeta bas Son coeur mortel, mais son âme non pas!.»
Le grand damné, royal sous ses haillons, Promène autour son oeil plein de rayons, Et crie : « A moi l'Enfer ! O vous qui fûtes Par moi guidés en vos sublimes chutes, Disciples de don Juan reconnaissez Ici la voix qui vous a redressés. Satan est mort, Dieu mourra dans la fête, Aux armes pour la suprême conquête!...
Mais le voilà qui devient glace aussi, El dans son coeur horriblement transi Le sang s'arrête et son geste se fige. Il est statue, il est glace. O prodige Vengeur du Commandeur assassiné ! Tout bruit s'éteint et l'Enfer réfréné Rentre à jamais dans ses mornes cellules.
Puis Verlaine, content, raille son « fléau », par surcroît de vengeance :
Il est écrit de ne tenter... personne. L'enfer ni ne se prend ni ne se donne.
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VERLAINE 185
Mais avant tout, ami, retiens ce point : On est le diable, on ne le devient point (1).
Erreur théologique (2), d'ailleurs, et d'un homme encore un peu loin du catéchisme qu'il va bientôt, si ardemment, relire. Son animosité contre Rimbaud, que les circonstances ne justifient pas mais expliquent, vire soudain et se change en gravité attendrie ; Sagesse, déjà, nous est promise par la conception large et haute, les pénétrantes solennités de CRIMEN AMORIS. L'on perçoit qu'une grande lumière a visité l'âme souffrante. Ce « démon » qu'il évoque n'est plus le redouté cynique de tout à l'heure, c'est un être superbe et touchant dans son infinietristesse.
Or le plus beau d'entre tous ces mauvais anges Avait seize ans. Sous sa couronne de fleurs, Les bras croisés sur les colliers et les franges, Il rêve, l'oeil plein de flammes et de pleurs...
Qu'est-ce qu'il dit de sa voix profonde et tendre Qui se marie au claquement clair du feu El que la lune est extatique d'entendre? « Oh ! je serai celui-là qui créera Dieu !
(1) Jadis et Naguère.
(2) Puisque le diable a commencé par être un archange. Mais, dans un autre sens, Verlaine a été ce jour-là, et malgré lui, bon prophète. Rimbaud, en effet, avait rêvé autrefois, par opposition aux morales religieuses, d'avoir une mentalité « diabolique » : il n'a pas pu, il est même arrivé au résultat contraire.
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186 VERLAINE
Nous avons tous trop souffert, anges et hommes, De ce conflit entre le Pire et le Mieux. Humilions, misérables que nous sommes, Tous nos élans dans le plus simple des voeux.
O vous tous, ô nous tous, ô les pécheurs tristes, O les gais saints ! Pourquoi ce schisme têtu ? Que n'avous-nous fait, eu habiles artistes,
De nos travaux la seule et même vertu! Assez et trop de ces luttes trop égales ! Il va falloir qu'enfin se rejoignent les Sept Péchés aux trois Vertus théologales!...
Mais, destructeur des morales traditionnelles, qui voulais, dans le creuset de ta philosophie étrange, allier ce que l'on nomme " Bien » à ce que l'on appelle « Mal », pour en voir jaillir, triomphante, l'unique bonté certaine, tu te trompes et ton abnégation sublime Dieu la refuse. Voici la faute vulgaire, brutale, incontestable, qu'a commise le complice et la victime de tes erreurs, le crime évident, le châtiment qui lui apporte le salut.
Quand retentit un affreux coup de tonnerre, Et c'est la fin de l'allégresse et du chant.
On n'avait pas agréé le sacrifice : Quelqu'un de fort et de juste assurément Sans peine avait su démêler la malice Et l'artifice en un orgueil qui se ment.
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VERLAINE 187
Et du palais au cent tours aucun vestige, Rien ne resta dans ce désastre inouï,..
Et c'est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles. Une campagne évangélique s'étend...
Et tout cela, comme un coeur et comme une âme, Et comme un verbe, et d'un amour virginal Adore, s'ouvre en une extase et réclame Le Dieu clément qui nous gardera du mal.
En un candide égoïsme auquel, de par son malheur, il s'attribue tous les droits, c'est lui, pense-t-il, lui, le châtié, lui seul qui pourra devenir un ange, l'autre sera démon, démon intéressant, mais démon.., Voilà... bien fait! méchant... vilain!... qui es cause que je t'ai fait du mal et que l'on m'a puni !...
Pas brouillé, du reste, avec le « grand damné ». Celui-ci, revenu guéri, au bout d'un mois, dans les Ardennes, reçoit de Bruxelles des lettres et des vers : «Je suis un berceau... », " La cour se fleurit de souci... » et « Dame souris trotte...» qui plaît particulièrement à Rimbaud comme un bijou de rythme savant et joli. Dernières sensations d'art, et déjà, ainsi que son compagnon d'aventures, il a « les yeux sur d'autres choses ». Tandis qu'aux Petits-Carmes il est mis en scène dans les symbolismes que l'on vient de lire, — et qui lui demeurèrent toujours inconnus, — il écrit de son
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côté—suggestive coïncidence! — « Une Saison en enfer ». Mais ce n'est pas dans le royaume de Satan imaginé par Verlaine, c'est en lui-même
— " Je me crois en enfer, donc j'y suis » — qu'a lieu la gigantesque lutte. C'est Rimbaud prenant aux flancs et à la gorge Rimbaud — « ...soulever le couvercle du cercueil, s'asseoir, s'étouffer... »
— bataille suprême qui « n'est pas un effet de légende », où pour de bon il a tordu le cou à l'Orgueil, tiré de son trou, piétiné, déchiré en lambeaux la sirène Gloire, s'est emparé, s'est revêtu, vainqueur, de l'humilité définitive, pour vivre cette autre vie enfin découverte, « le lieu et la formule » : travail dans le renoncement et l'obscurité, « vérité dans une âme et un corps ». Verlaine, nous le verrons plus loin, refusera longtemps de comprendre que cet avatar n'était que l'arrivée au but, à force de courage, d'une prodigieuse raison.
Cependant Rimbaud s'étonne et s'afflige de la captivité où l'extravagant sérieux de la magistrature belge s'obstine à maintenir son ami, et « la triste histoire » éprouve alors non moins une autre créature, celle-là bien innocente. C'est la mère, témoin de l'incident si rapide qu'elle fut impuissante à le prévenir, et qui n'a pu que suivre de loin, en pleurant, son enfant enchaîné. Elle s'est ressaisie, brave, active, légère comme une
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abeille, a multiplié les démarches, obtenu pour le coupable des conditions de captivité moins dures (1). Que rie peut-elle s'asseoir à ses côtés pour le soutenir de sa gaîté vaillante, le jour où on l'a conduit devant des juges. Elle lui dirait d'au moins se détendre en faisant valoir que le fait, en somme, fut bien peu grave, et qu'il n'est pas, véritablement, de ces « malfaiteurs » contre qui la société doit s'armer de rigueurs prévoyantes. Mais quoi!... Ne devait-il pas lui-même, vingt ans plus tard, crier, dans l'exaltation de sa conscience ultra délicate : « J'avais mérité l'échafaud »! (2) C'est sous cette impression qu'il répond, doulou(1)
doulou(1) incarcéré à l'Amigo, et dans un premier mouvement — désavoué ensuite, revenu plus tard — de tendresse repentante à l'égard de sa femme, il avait écrit à Victor Hugo, pour le prier d'intervenir auprès de celle-ci. L'auteur des Contemplations, paternellement sympathique à l'enfant terrible en qui vivait littérairement tant de lui-même, fut un des rares — avec Blémont et Lepelletier—qui ne l'abandonnèrent pas dans son malheur. Il lui répondit par le billet suivant :
« Mon pauvre poète, je verrai votre charmante femme et lui parlerai en votre faveur au nom de votre doux petit garçon. Courage, et revenez au vrai !»
Verlaine n'avait pas oublié cet acte de bonté gracieuse quand il lui adressa, en 1881, le livre de Sagesse. L'envoi était accompagné de quelques strophes où il affirmait le catholicisme intégral séparant désormais les deux esprits, mais tout imprégnées aussi d'une reconnaissante émotion :
l'hommage que vous doit
L'enthousiasme ancien : le voici, plein, sincère, Car vous me fûtes doux en des jours de misère. (2) Mes prisons.
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reux, ingénu, à l'interrogatoire, ne discute aucun reproche, reconnaît — intimement flatté, peutêtre — qu'il est un dangereux scélérat. Et les juges, qui se mettent par trop à son niveau sentimental, le condamnent en poètes. Le maximum ! Deux ans de prison pour un coup de pistolet entre pochards!... Tout de même, le pauvre.garçon, il avait entretenu, parmi ses poignants remords, le secret espoir d'une peine moins rude. Il signe, en sanglotant, une demande de pourvoi, comparaît devant un nouveau tribunal où il n'est pas plus habile. Ses traits irréguliers, sa pâleur olivâtre, ses yeux très doux mais qui ont l'air sombre et farouche à cause de longs cils très noirs, lui composent une figure si inquiétante que la Cour d'appel, malgré la relative indulgence, cette fois, du Procureur, confirme la première sentence.
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X
LE RÉGIME CELLULAIRE — LA CONVERSION
J'ai naguère habite le meilleur des châteaux, Dans le plus fin pays d'eau vive et de coteaux. Quatre tours s'élevaient sur le front d'autant d'ailes, Et j'ai longtemps, longtemps habité l'une d'elles. Le mur étant de brique extérieurement Luisait rouge au soleil de ce site dormant. Mais un lait de chaux, clair comme une aube qui pleure, Tendait légèrement la voûte intérieure, O diane des yeux qui vont parler au coeur, O réveil pour les sens éperdus de langueur, Gloire des fronts d'aïeuls, orgueil jeune des branches, Innocence et fierté des choses, couleurs blanches !
Il écrivait cela deux ans plus tard, alors que, libéré, mais forcé de gagner son pain de chaque jour, il devait lutter avec le rêve, et moins protégé contre lui-même, n'avait plus ces murs de brique et de fer pour le défendre des tentations de la vie.
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192 VERLAINE
Maintenant que voici le monde de retour,
Àh ! vraiment j'ai regret aux deux ans dans la tour !...
La « vindicte » belge, il est vrai, si étonnamment sévère pour l'enfant étourdi, s'est ensuite montré intelligente et presque miséricordieuse ; elle a jugé suffisante l'humiliation des promiscuités subies dans les prisons de Bruxelles, et c'est le régime cellulaire qu'elle accorde, elle veut bien que le délicat reste seul avec sa pensée.
Le voici à Mons. « A ma descente du train, je fus conduit vers cette presque aimable prison où l'on me reçut en toute simplicité, il faut bien le dire (1); après quoi on m'invita — péremptoirement — à prendre un bain, et des vêtements bien bizarres me furent apportés consistant en une casquette de cuir de la forme qu'on pourrait dire Louis XI, une veste, un gilet et un pantalon d'une étoffe dont le nom m'échappe, verdâtre, dure, pareille assez à du reps très épais, très grossier et en somme très laid, un gros tour de cou en laine, des chaussettes, des sabots... On compléta mon costume par l'apport d'une cagoule en toile bleue destinée à cacher le visage des prisonniers dans leur passage par les corridors pour les promenades dans les préaux — et d'une large plaque de cuivre verni en noir, en forme un peu de coeur,
(1) Mes prisons.
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avec mon numéro en relief étincelant comme de l'or le plus pur. Je devais accrocher cette enseigne, lors de chaque promenade, à un bouton de ma veste. Puis le barbier de l'établissement me rasa conformément au règlement : j'étais élégant et
joli, je vous assure
. . . . . La nourriture? eh ! parbleu ! toujours de la soupe... à l'orge, et les dimanches la purée de pois. Pain de munition, eau à discrétion. »
Ce dernier détail était superflu; nous apprenons avec plus d'intérêt comment fonctionnait « l'hygiène ».
« Les préaux forment une roue dont une rotonde centrale est le moyeu d'où rayonnent en V une dizaine de murs enserrant autant de petits jardinets, assez funèbres, qu'il y a de V en maçonnerie. Un gardien se tient dans la rotonde et donne du feu aux prisonniers, qui ont une heure pour fumer une pipe et se promener en loups dans chacun son préau. Après quoi, retour aux cellules en file indienne, cagoules en tête — et en voilà pour jusqu'au lendemain, à la même heure... »
Mais les premières impressions de 1' « emmuré » ne sont pas d'un « lait de chaux » si gentiment rose qu'il s'est complu à dire quand il eut la clef des champs. C'est d'abord l'écrasement de la solitude et l'impatiente angoisse de songer qu'il va y agonir si longtemps, si longtemps, grand Dieu !...
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net impulsif qui ne pouvait attendre un quart d'heure sans souffrir et sans crier !
Quels rêves épouvantés,
Vous grands murs blancs!
Que de sanglots répétés,
Fous ou dolents !
Ah ! dans ces pileux retraits,
Les Toujours sont les Jamais (1) !
Ce sont là des vers non chantés en face d'une verdoyante campagne anglaise, mais gémis et soufferts dans « la chambre bien close », le long
des escaliers en vrille, tout acier
El cuivre, luxes brefs
et si
Cette blancheur bleuâtre et si douce à m'en croire, Que relevait un peu la longue plinthe noire, S'emplissait tout le jour de silence et d'air pur, Pour que la nuit y vint rêver de pur azur... (2)
lisez ceci, écrit à Mons, pour voir en quoi diffèrent le divin mirage des souvenirs et la poignance des réalités d'hier, de tout à l'heure :
L'aile où je suis donnant juste sur une gare, J'entends de nuit (mes nuits sont blanches) la bagarre De machines qu'on chauffe et de trains ajustés.
(1) Inséré dans Parallèlement. 2) Amour.
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Vous n'imaginez pas comme cela gazouille Et comme l'on dirait des efforts d'oiselets Vers des vols tout prochains à des cieux violets Encore et que le point du jour éclaire à peine. O ces wagons qui vont dévaler dans la plaine (1) !
Cet air libre, cet espace, qui appellent! Ces voix cruellement aiguës qui crient : « Nous y allons, nous!... " c'est réellement un supplice, comme il l'intitule: « de Tantale » ; cependant il finit par s'y faire, habitué, aussi bien, par les longs mois de prévention. N'ayant plus mal à l'estomac, une tranquillité froide imprégnant peu à peu ses sens désalcoolisés, n'est-il pas de trop bonne foi pour nier le singulier bien-être — absolument nouveau, certes, et imprévu — dû au régime «doux-amer »? Ne sera-t-il pas trop bon, trop loyal pour ne pas lui garder une reconnaissance qu'il voudra proclamer, si heureux qu'il fut.toujours d'avoir des motifs pour aimer tout : êtres et choses ?
Frais séjour où se vint apaiser la tempête
De ma raison allant à vau l'eau dans mon sang (2) !
De même qu'il s'efforçait autrefois — par fantaisies fugitives— d'être bon élève, bon mari, bon gendre, bon fonctionnaire et bon garde national, pourquoi ne deviendrait-il pas le bon prisonnier,
(1) Tantalized (Parallèlement).
(2) Amour.
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sage, obéissant, bien dressé, le prisonnier modèle, édification de toute la hiérarchie pénitentiaire? Il se câline à celte idée bizarre, quand, ayant déposé sa cagoule, et une pipe fumée dans le petit jardin cage à loups, il rentre en la cellule blanche sous le « rayon sobre et coi ». Il se retrouve " à la pension », parbleu ! Il a été méchant et on l'a mis « au séquestre » : Allons, très bien!... il va faire ses devoirs... ah ! mais des devoirs, de vrais devoirs!... des auteurs « à piocher »... sérieusement... et mot à mot, à coups de dictionnaires où il plonge par-dessus les oreilles. C'est d'abord Shakespeare d'un bout à l'autre, les trente-sept drames, les cent cinquante-quatre sonnets, les poèmes : Lucrèce, Vénus et Adonis, le Pèlerin passionné,.. Dure besogne, parfois ! Quand c'est Richard II, lady Macbeth, Périclès, Othello, Coriolan qui parlent, cela va tout seul — du Corneille plus étrange et plus fort — ; Obéron, Titania se laissent comprendre, aussi Puck, Toile d'araignée, Phalène, Fleurde-Pois, aussi Ariel et Galiban, mais le fou du roi Lear, mais la Mégère apprivoisée, mais les Commères de Windsor, mais le joyeux Falstaff, quel terrible anglais, by Jove !... malgré les "précieuses notes d'après Johnson et tous commentateurs »!..,
En sorte que, de temps en temps, il éprouve le besoin d'être un peu " cancre » et de narguer en
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cachette, avec de petites frousses délicieuses, les « pions » galonnés circulant dans le corridor.
" J'inventai un jeu. Ça consistait à mâcher du papier en deux bouleltes, à supposer deux adversaires, A et B, lancer ces projectiles alternativement vers un but qui était le judas de la cellule! et à marquer loyalement les coups. Double plaisir. D'abord de perdre ou de gagner. Ce que A détestait B, B le lui rendait si bien ! Puis de redouter le passage de l'adjudant ou d'un sergent, ou, alors, du directeur lui-même !... »
« Il est vrai que c'est celui-ci que je redoutais le moins », ajoute le mauvais sujet, pour nous dire que ce directeur est un bienveillant, comprenant ses fonctions de guérisseur moral, et qui a pris en pitié l' « assassin ».
Un matin, pourtant, ce brave homme a pénétré subitement dans la cellule, non pour gronder l'élève en retenue, hélas!... c'est un triste message qu'il apporte, et des consolations paternelles.
Le futur n'est qu'un mot; l'avenir, cela n'existe pas : ce qui existe c'est le présent, c'est le devenir. Savoir ce qui aura lieu demain, c'est voir, c'est savoir tout ce qui a lieu aujourd'hui. Verlaine a vu son malheur, son affliction, il s'est connu plein de repentir, de résolutions très bonnes, il s'est senti presque guéri du mal et déjà préfend que, comme disait Napoléon III, « tout peut se ré-
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198 VERLAINE
tablir ». Il n'a pas assez vu, l'étourdi personnel, que sa faute blessait cruellement d'autres âmes. L'épouse avait pardonné souvent, souvent, encore et encore; elle avait fait une démarche dernière, méritoire à ses yeux, et à n'importe quels yeux, évidemment très méritoire, et qui devait, au moins devant la presque majorité du monde, lui donner le droit de ne point pardonner une fois de plue. Et alors, loin du « château » blanc et rose où le poète ne voit que les conséquences dont il pâtit lui-même, et croit que l'expiation, peu à peu, les fait évanouir, d'autres conséquences vivent, là-bas, pesantes et irréductibles. Ce papier timbré que le bon directeur lui. apporte, c'est la copie d'un jugement du Tribunal civil de la Seine prononçant la rupture de l'union si chère et si orageuse.
— Oh !., pourtant !... lui qui espérait, malgré tout... qui avait de si beaux projets... qui était devenu... si gentil !... On lui répond par ce coup de massue !... Il avait fait plus que la moitié de sa peine : voici qu'on le recondamne, celle fois à perpétuité : solitude, ennui, réprobation, désespoir... et leurs suites !...
Oh! non!... pitié!... au secours!... Qui appeler?... Un prêtre!...
L'aumônier se présente, lui donne, sur sa demande, le Catéchisme de persévérance de Mgr Gaume,
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Le désespéré, bien vite, y cherche des preuves de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, n'y trouve d'abord que de vieilles raisons médiocres, empruntées à d'impuissantes philosophies. L'auteur est trop croyant pour savoir prouver, il ne donne pas ou expose mal les vraies preuves. L'aumônier est du même genre d'esprit : n'ayant jamais connu le doute, il sait peu le combattre. Mais il comprend aussitôt à quel genre de pécheur il a affaire. « Sautez les chapitres, dit-il, et. passez au sacrement de l'Eucharistie. » Doux religieux, c'est cela même! Ton élève n'est pas un inductif qui puisse chercher, comme en rampant, le fil raisonneur qui mènerait à la certitude; ce qu'il lui faut, c'est l'éclair soudain qui le frappe et l'enveloppe et le renverse dans l'extase. Or, cet éblouissement, l'amour et la poésie le font éclater sur Verlaine. Eucharistie! mot où se trouvent toutes bontés, toutes beautés reçues et goûtées sans mesure! Communion! Union, amitié, confidences... avec quel ami ? Avec Dieu !...
Ah ! l'antithèse, qui de suite enivre cet enfant du Romantisme!
Seigneur, c'est trop! Vraiment je n'ose. Aimer qui? Vous ? Quoi! moi, moi, pouvoir Vous aimer ? Eles-vous fous, Père, Fils, Esprit? Moi,* ce pécheur-ci, ce lâche (1)
(1) Sagesse.
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Et du reste, la preuve cherchée, la voici. Est-il croyable que l'homme, tout égoïsme, que l'homme porté invinciblement, par son bête orgueil, à faire la différence des pouvoirs, à s'abaisser devant la force, à mépriser la faiblesse, aurait pu inventer, aurait pu supposer, même, cette concession affolante d'une incommensurable Puissance qui remuerait des milliards de soleils et voudrait s'unir, intime, fraternelle, avec une larve misérable se traînant, obscurément perdue, sur la croûte noire d'un petit globe? Eh bien ! cette idée, qui ne peut être humaine, elle existe, formulée, mise en oeuvre. Alors, Dieu est, Dieu étant amour!... Amour, oui, amour énormément fort, énormément subtil et pénétrant aux plus insupposables profondeurs de tout ! La théologie catholique est appuyée là-dessus : que ne l'a-t-il vu plus tôt! Mais à présent, il le voit. Quel bonheur!...
Et soudain :
— Mais encore, ceci, l'image naïve pendue au mur, là, sous le crucifix, le « sacré coeur de Jésus» qui rayonne et qui saigne : souffrance et clarté, lumière éblouissante qui jaillit des douleurs !... Ce coeur blessé, mon coeur ! Mon coeur, ce coeur flamboyant!...
Joie d'être longuement à genoux, mains jointes, priant devant la miraculeuse effigie! Volupté des sanglots où palpite sa chair si vraiment, si déli-
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cieusement redevenue enfantine !... Adorable dureté du coup qui le frappe et l'épure!.,.
« O pureté! pureté!.., par l'esprit on va à Dieu.-.. » venait de rugir sourdement, dans une autre solitude, l'idéaliste absolu Rimbaud (1). Estce que, franchissant monts et plaines et perçant les murs, se parlaient encore, par de mystérieux effluves, ces deux sensibilités prodigieuses?
Mais la transmutation morale de Verlaine s'opère en plus simple humanité, c'est moins une explosion intellectuelle qu'une dilatation des forces cordiales. C'est le catholicisme intégial qui le prend, c'est Dieu Trinité, c'est le Créateur, c'est l'Esprit, c'est avant tout le Messie des prophètes, rédempteur par la Cène et par le Calvaire. C'est la pensée divine, maintenant comprise, qui mêle en nous faiblesse et vertu, lumière et fange, comme elle a joint à l'esprit là matière, parce qu'elle mettait dans l'homme une raison qui compare, et que la comparaison était nécessaire pour qu'il goûtât sûrement l'ineffable perception du Bien, pour qu'il fût ainsi en harmonie avec l'Auteur, avec le Maître enfin satisfait comme le serait un mortel devant le produit de son art... si ce bonheur complet n'était refusé à l'artiste, puisque l'artiste n'est pas Dieu.
(1) Retire dans le village de Roche (Ardennes), Une Saison en Enfer est d'avril. — Août 1873.
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Et l'aumônier, médecin attentif de cette âme convalescente, par degrés savamment calculés l'assainit et la revigore. Point de hâte imprudente, pas de guérison trop subite qui serait passagère. Que tous les éléments certains de vie peu à peu y reviennent et s'y assimilent. Les entretiens sont journaliers, les derniers doutes se dissipent. «J'ai tant d'objections !... » avait soupiré, dès la première visite, le pauvre pécheur — «Mon enfant, vous n'avez... rien du tout! » répondit le prêtre en gaie assurance. Puis, Verlaine désirant des livres en rapport avec ses dispositions nouvelles, la bibliothèque de la prison est assez riche pour lui procurer, dans ce sens, les plus hautes lectures : saint Augustin, sainte Thérèse, Joseph de Maistre, les Etudes philosophiques de Nicolas qui particulièrement font merveille. Mais le mariage avec l'Infini qu'il demande, pas encore. L'illumination a eu lieu en juin (1) ; c'est en août seulement le jour de l'Assomption, fête de la virginité triomphante, qu'il reçoit la communion tant désirée : celte fois en pleine et calme et radieuse conscience, ayant passé par tous aveux, par toutes contritions, et, suivant les paroles du confesseur, dès longtemps, par sa purification même, progressive, totale, uni à Jésus.
(1) 1874.
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Les derniers mois de sa captivité s'écoulent paisibles — en conditions humaines, ah ! sans doute, le converti restant gamin comme il fut toujours. — Son admirable mère a tout quitté : patrie, famille, relations, chers babillages avec tant de dames « si bonnes, si charmantes »! elle est venue s'installer dans cette ville, étrangère pour ne plus voir que son Paul. « Les jeudis et les dimanches, munie chaque fois d'une permission du procureur du roi, elle venait me voir... O que pénibles (et douces!) ces visites à travers deux grillages distants d'environ un mètre ! Nul moyen de s'embrasser que d'un signe de la main aux lèvres, de se parler qu'épiés derrière une porte tout contre, pourvue d'un judas d'où on vous observe à loisir. Elle tirait de sa poche un Figaro acheté à la gare, le dit Figaro arrangé, ou plutôt allongé, par torsion, en forme de très fin fleuret, et me le passait à travers les grillages. Quelles émotions, jugez ! et quelles précautions à déployer, puis à lire ce journal qui, s'il m'avait été surpris ès-mains... » (1). Ce pénitent, cet innocent.,, il aimait tant aussi lire des journaux!... Ah! vous auriez froncé les sourcils, de Maistre !... Vous auriez frémi, Nicolas, ...et voyant la bonne vieille se sauver furtive à travers les couloirs, vous auriez souri... sainte Thérèse!
(1) Mes prisons.
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XI
LIBERTÉ. — VERTIGE. — BATAILLE DE STUTTGART. — — LA VIE ANGLAISE. — TRAVAIL. — PROJETS. — « SAGESSE ». — ET RIMBAUD TOUJOURS.
Pourtant il venait de se vanter que ça lui était bien égal, la politique :
Et puis c'est un plaisir patriotique et sain
De ne plus rien savoir de ce siècle assassin... (1)
Mais " l'on n'est pas de bois », et, au fond, ce qu'il aime c'est la tumultueuse volupté de vibrer avec alentour, avec toutes les ambiances, qu'elles soient proches ou lointaines... à condition d'y retrouver son ego. S'inquiéter, se gaudir, s'indigner, se mettre un peu en colère lui sont indispensables autant que le pain. Réapparaît ensuite, léger, irrésistible vainqueur, le besoin de gaîté. Sa pensée cherche alors des rythmes doux, calmes et bonhommes. Rimbaud lui avait signalé jadis—les
(1) Souvenirs de prison (inséré dans Invectives).
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VERLAINE 205
préférant pour sa part comme étant d'une originalité certaine et bien amusante — les dizains de François Coppée. Ce lui est donc toujours une joie, quand revient la bonne humeur, d'entrer en lice avec son camarade du Parnasse :
... En l'hiver de ce soixante-dix On s'amusait. J'étais républicain, Leconte De Lisle aussi, ce cher Lemerre étant archoute De droit, et l'on faisait chacun son acte en vers. Jours enfuis ! Quels Autrans souflèrent à travers La montagne ?... (1).
Et puis cet autre, chaumant de philosophie
railleuses
Là! je suis à l'index et dans les dédicaces Me voici Paul V... pur et simple... (2).
Le condamné a " son affaire faite » à Paris, c'est réglé, il s'en moque. Il avoue seulement que désormais, vêtu de son moral tout flambant neui... il irait volontiers faire un petit tour dehors...
Mais, ô Belgique, assez de ce huis clos têtu ! Ouvre enfin, car c'est bon pour une fois, sais-tu !
On lui ouvre. comme il est bien noté, comme il a fait sa peine en cellule, les deux ans sont réduits
(1) Inséré dans Invectives.
(2) Parallèlement.
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à dix-huit mois. Il sort (janvier 1875). Mais que vat-il faire?...
Voici Paris, l'isolement triste en le torrent banal de ses foules, et les tentations, de suite, qui tendent leurs pièges.
Or, de ses idées nouvelles sur la vie est né un obsédant scrupule. Les unions faites par Dieu l'homme ne doit pas les rompre, dit la loi religieuse, devenue sa loi unique. Peut-il sans péché accepter l'arrêt de la loi humaine? Il est, par volonté divine, époux et père: peut-il s'alléger des responsabilités qu'un sacrement lui impose, renier des engagements pris devant l'autel? Sa conscience est d'autant plus tourmentée que le jugement de séparation met à sa charge le paiement d'une pension annuelle (1200 ou 1500 frs) pour l'entretien de l'enfant né du mariage et de la femme séparée: — Ne serait-ce pas là une situation absurde, impie? L'homme ne quittera-t-il pas, afin d'obéir au Décalogue, son père, sa mère, pour s'attacher à celle que lui a donnée Dieu ; et la femme ne sera-t-elle pas la compagne fidèle de celui qui pour elle et pour l'enfant travaille?... C'est la loi logique, la bonne loi. Le reste n'est qu'égarements, plaisanterie, mauvais rêve dont elle et lui doivent sortir : il en est temps !...
Rien de plus simple pour un poète que ces raisons jolies. Une fois chez l'avoué chargé des inté-
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rets de l'épouse, il déchante. Il apprend qu'entre lui et sa femme il n'y a plus « un sacrement s, il y a tout bêtement « la force armée ». Ce nouveau « marron » sur le nez de notre émotif lui a paru assez dur pour qu'il l'ait rangé, plus tard, parmi ses plus sensationnels souvenirs dans la série intilée : Mémoires d'un veuf.
« L'avoué roux, en veston du lundi, tient audience comme un simple président...
... Elle s'assied, la victime, un monsieur quelconque qui a des griefs. Il retourne d'une femme, bien entendu, d'une famille qui n'est pas la sienne à lui, mais que l'usage, en l'espèce, appelle belle.
Une heure s'écoule, deux heures. La victime, en désespoir de cause, bien qu'elle ait vu l'avoué roux promener son veston de son cabinet particulier au clerc et retro, comprend que ça ne peut durer longtemps ainsi. Elle dicte au clerc un mot de conciliation (il s'agit de l'enfant cette fois), et s'éloigne par un superbe escalier d'hôtel patrimonial. Le lendemain une lettre fort polie—et si bellement écrite! — le prie de vouloir bien ne pas troubler la paix. "
Après lui avoir fait entendre de quoi s'appuierait, au besoin, une telle prière. Ah ! il était venu là plein d'une belle outrecuidance : — Que pourrait,
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je vous demande un peu, faire tout leur charabia, et leur papier timbré, devant l'énergie rouge d'un chrétien armé de la Sainte Ecriture ?... Mais les cartons verts, la poussière, l'odeur... l'obligation d'attendre dans un coin son tour, qui du reste ne vient pas ; les palabres fadement brutaux d'un tas d'intérêts plus puissants et pourtant humiliés, comme le sien, sous l'écrasement sec des forces chicanières!..,. Et il s'est trouvé bien petit, bien faible, il s'est senti perdu, ne sachant que dire : il a mieux aimé s'en aller... et toute velléité de lutte avait disparu quand l'homme de loi, formidable en son aisance de légale machine, l'a d'une seule pesée, « polie » et d'autant plus lourde, enlisé dans la conviction de l'impossible.
Allons ! c'est fini. Disparaître, se cacher, grelottant, au fond d'un monastère !... Malgré l'arrêt du tribunal de Bruxelles qui lui interdit le territoire belge, il reprend le train, se présente à la Trappe de Chimay.
Là encore il va faire antichambre, et ses résolutions s'évanouiront, dissoutes par « l'esprit d'analyse ». On le soumet à une retraite préparatoire. Pendant huit jours il médite, s'interroge... à la fin il s'avoue qu'il n'a pas la vocation, qu'il n'a pas la force. Il rentre dans Paris, plein d'un trouble extrême, ayant dans son désespoir de courds désirs vers de nouvelles folies.
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Et le souvenir de Rimbaud surgit tout à coup : — Il n'y avait que lui encore!... Et. aussi quelle joie, s'il pouvait convertir l'athée !... « Aimonsnous en Jésus ! » lui crie-t-il dans une lettre énergique et touchante.
Rimbaud est alors à Stuttgart, y apprenant l'allemand, Verlaine ignore son adresse. Il m'a prié de faire parvenir la pieuse missive. Ma réponse tarde, pour une raison majeure: c'est que cette reprise de relations, ce retour vers un passé qu'il veut mort, agace, en le parti qu'il a pris d'un effacement définitif, l'auteur d'Une Saison en enfer : j'en ai reçu, à l'égard de celui qu'il dénomme comiquement « Loyola » (1), une page de ricanements... et je ne sais vraiment comment dire à notre pauvre ami quel genre de succès il obtient. Verlaine revient à la charge. Correspondance active, pressante, qui embarrasse beaucoup ma jeune diplomatie.
•Pourtant il faut que j'y aille... son adresse, je t'en prie, son adresse !...
Facile à dire; mais j'aimerais autant, pour le plus grand bien de l'un et de l'autre, ne point amener cette conversation que je sais parfaitement inutile. En tout cas, je ne puis le faire sans l'assentiment de Rimbaud. Je compte presque sur
(1) Joyeuse ironie inspirée par le souvenir du Monsieur Homais de Flaubert.
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un refus. Il m'écrit : " Ça m'est égal. Si tu veux, oui, donne mon adresse au « Loyola ».
Trois jours après, Verlaine est à Stuttgart.
Et alors a lieu entre les deux idées un « colloque de Poissy » qui n'est pas — pour employer une expression familière à Verlaine — « dans un sac ", attendu qu'il se déroule au sein de maintes brasseries où Rimbaud, sinistre,prend plaisir à griser outrageusement l'apôtre, et qu'il finit en pleine campagne — ils sont sortis de Stuttgart, ils ont été loin, loin devant eux, disputant toujours, les sarcasmes de celui-là heurtant les raisons, les prières, l'indignation de celui-ci — qu'il se termine, dis-je, tous arguments épuisés, par une bataille non plus à coups de paroles, mais à coups de poings, dans la nuit, sous la clarté lunaire, aubord même de la Necker dont les flots, qui roulent à deux pas, semblent offrir au fantasque roman de ces deux enragés un trop naturel épilogue. Solitude absolue, pas d'autre témoin du combat que la masse fantomatique, à l'horizon, des sapins de la Forêt Noire. Très heureusement, les deux adversaires n'ont ni revolvers ni couteaux, pas même un bâton ; seuls muscles et os sont en action pour les meurtrissures. Plus grand et plus robuste, Rimbaud sent bien pourtant ce qu'il y a de décidément dangereux dans le délire de l'autre ; Verlaine, souple, nerveux, surexcité par l'alcool,
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VERLAINE 211
est fou de rage, d'humiliation, de désespoir, se croyant repris tout à fait, après dix-huit mois de vertu, et vaincu malgré tout par Satan. Il veut frapper, être frappé, lutter encore, toujours... Il tombe enfin, épuisé, reste évanoui sur la rive, tandis que Rimbaud, harassé lui aussi, regagne, comme il peut, la ville.
Au point du jour, sur le sol déchiré par de furieux piétinements, des paysans trouvent un homme à demi-mort. Ils le transportent dans leur pauvre cabane, le soignent, le rendent à la vie. Quel est cet étranger dont ils ne comprennent pas le langage et qui ne sait pas un mot du leur? Victime, acteur dans quel mystérieux drame? Peu leur importe. Ils l'ont secouru parce qu'il était juste et humain de le faire, simplement, sans arrière pensée, sans chercher à savoir — bons samaritains allemands — dans leur charité placide. Quand il est sur pied, ils le gardent avec eux. presque malgré lui, jusqu'à sa guérison complète et bien certaine. Le meilleur lit de l'humble demeure, il faut qu'il y couche, encore plusieurs jours. Quand il s'en va, quand il offre de l'argent, ils s'étonnent, ils refusent nettement, avec d'enfantins sourires. Et il ne peut, quelle que soit son insistance, les payer qu'en pressions de mains fraternelles, en regards de douceur et de gratitude.
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On supposera bien que la « Bataille de Stuttgart » ne pouvait rompre à jamais toute communication entre deux êtres comme Rimbaud et Verlaine. Plusieurs mois encore ils vont s'écrire, s'adresser mutuellement d'excellents conseils que l'un et l'autre mépriseront, réfuteront, repousseront (1) — bien entendu — jusqu'à ce qu'enfin Verlaine, perdant l'espoir de convertir le « monstre », fasse un violent effort et songe à tout autre chose.
(1) Extrait de la dernière lettre adressée par Verlaine à Rim baud, datée de décembre 1875 (Angleterre) :
" ... Moi, le même toujours. Religieux strictement, parce que c'est la seule chose intelligente et bonne. Tout le reste est duperie, méchanceté, sot lise. L'Eglise a fait la civilisation moderne, ta science, les littératures ; elle a fait la France, particulièrement, et la France meurt d'avoir rompu avec elle. Et l'Eglise aussi fait les hommes, elle les crée : je m'étonne que lu ne voies pas ça, c'est frappant. J'ai eu le temps, en 18 mois, d'y penser et d'y repenser, et je t'assure que j'y tiens comme à la seule planche...
... Résigné par l'excellente raison que je me sens, que je me vois puni, humilié justement, et que plus sévère est la leçon plus grande est la grâce et l'obligation d'y répondre. Il est impossible que tu puisses t'imaginer que c'est de ma part pose ou prétexte. Et quant à ce que tu m'écrivais... « modifications du même individu sensitif » — « rubbish », « potarada », blagues et fatras dignes de... et autres sous-Vacqueries !
Donc le même toujours, la même affection pour loi. Je te voudrais tant éclairé, réfléchissant! Ce m'est un si grand chagrin de te voir en des voies idiotes, toi si intelligent, si prêt (bien que ça puisse t'étonner) ! J'en appelle à ton dégoût lui-même de tout, à la perpétuelle colère contre chaque chose —juste au fond, celte colère, bien qu'inconsciente du pourquoi !... »
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Il se rassérène peu à peu. — Ses premiers pas dans le monde retrouvé ont été fous, c'est vrai. Il a subi l'ivresse de l'écolier remuant, trop longtemps reclus, à qui l'on ouvre tout à coup la porte. Il s'est jeté dehors, ébloui, a couru, viré, bras étendus, comme un derviche tourneur, s'est heurté à des obstacles dont il avait oublié l'existence, a failli se briser. Mais il s'est remis... ça va mieux, même, on dirait, qu'auparavant... Peut-être il avait besoin de celte secousse dernière. Le voici calme... là!... c'est la vie, oui, elle est ainsi... il faut aller de ce côté... éviter cela... parbleu!... Le pain quotidien? soit! l'Angleterre encore.
Et dès son, retour d'Allemagne, il n'a fait que traverser la France, a revu la grande consolatrice, déjà évoquée dans la prison, quand il agitait,
Pauvre tête en feu, Pauvre coeur sans dieu,
le triste amas des remords et des amoureux souvenirs :
La mer ! puisse-t-elle Laver la rancoeur, La mer au grand coeur ! .....
Puis c'est Londres, mauve et noir, dont la sombre activité a l'air de lui redire son ancien vers des Vaincus :
Allons ! debout ! allons ! allons ! debout ! debout !
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Et le serrementde coeur, les ■frémissements peureux de l' « idyllique engourdi » en cette cohue bien ordonnée d'allants et venants, leurs yeux sagaces tous dirigés vers un objet précis, tandis que lui, pauvre poète, pauvre enfant!...
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu'est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous, ma peine est profonde. . (1)
Seul !... si durement seul !... plus horriblement qu'en aucun jour, seul, tout seul !... Puisque chacun autour de lui — c'est trop évident! — est attendu par un être ou par une chose!... Va-t-il donc mourir d'angoisse ? Déjà voici que sa pensée revoit d'une seule vision, comme aux jours suprêmes, les tragiques ou risibles tableaux d'une existence menée en folie :
Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?.., Si le même dans celle extrême décadence !... (2).
Oui, et toujours Verlaine, car ce sentiment de l'humiliation acceptée, voulue, finit par l'irriter quand il se prolonge... et la révolte est possible encore, après tout !...
Mais à ta place un être avec du sens,
Payant les violons, voudrait mener la danse,
Au risque d'alarmer quelque peu les passants !... (1).
(2) Ibid.
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Mais l'imprégnation eucharistique a eu lieu désormais trop profonde pour que ne soit changé l'esprit au moins, sinon la chair. Viennent des faiblesses, des rechutes nombreuses, par la suite : nous les verrons» nous verrons aussi que le sens moral va rester indemne :
Sagesse humaine ! Ah ! j'ai les yeux sur d'autres choses...
Et il ne maudit plus « cette ville de la Bible ». Avec les fils aériens de son télégraphe courant par la brume, à travers les clochers de ses mille églises, Londres ne lui parle à présent que de ce qu'il aime : la foi, et de ce qu'il demande : le courage au devoir.
L'immensité de l'humanité. Le temps passé vivace et bon père, Une entreprise à jamais prospère : Quelle puissante et calme cité !
Il faut bien dire aussi que, suivant une logique simpliste et impulsive à l'excès, il ne croit pouvoir demeurer catholique sans être également royaliste et autoritaire. Londres, par conséquent, le séduit, en second lieu, parce que ville d'aristocratie vénérée par le peuple (1). Son admiration n'émet qu'une restriction presque timide, soupirante ; — « Ces Angles seraient des Anges " s'ils
(1) Il est question ici de l'esprit anglais en 1875.
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216 VERLAINE
étaient catholiques romains ! — En somme, pourquoi ne le deviendraient-ils pas?... Et son imagination fervente voit déjà l'Ile des saints revenue à l'héritier de saint Pierre :
O civilisés que civilisa
L'Ordre obéi, le Respect sacré!
O dans ce champ si bien préparé
Cette moisson de la seule Eglise !... (1).
Providentielle, une agence de placement l'envoie enseigner le français, le grec, le latin, le dessin à la Grammar School (2) de master W. Andrews, au beau milieu des herbages du Lincolnshire.
Littérale mise « au vert ». Campagne ravissante, vie familiale, mais réglée net, par exemple, et régime âpre un peu, dans ses exclusions et ses inattendus, pour la gourmandise routinière d'un Français. De premier mouvement le Parisien s'effare devant ces breakfasts (3) où le café au lait s'accompagne de merluche ou de lard frit; le pain compact et gras le déconcerte; les puddings bleuâtres, sinon lilas ou roses, dont le fond est de la graisse de boeuf, les légumes cuits à l'eau, la
(1) Sagesse.
(2) On appelle ainsi en Angleterre des écoles privées qui peuvent être « dotées » par l'Etat et où se donne renseignement secondaire classique.
(3) Premiers déjeuners.
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viande-non rôtie des luncheom (1) lui paraissent d'abord aliments lourds ou fades, surtout quand ce régal est arrosé uniquement de limonade ou même d'eau pure. Mais notre gourmand reconnaît ensuite que du lait sucré cela va très bien avec du poisson ou du lard, que les puddings multicolores n'ont de pesant, vraiment, que l'apparence, que la viande cuite avec le sang, dans des fours perfectionnés, c'est plus savoureux ; et le vin absent il l'oublie, quand il goûte aux sauces brunes qui lui mettent sur la langue les forts aromes et tout le feu des régions équatoriales. Puis les coquetteries, tout à coup, de celte cuisine sévère : les pâtisseries de ménage singulièrement exquises, parfumées de cumin, de gingembre ou de fenouil, et tant de compotes, de gelées, de sucreries, de douceurs inconues en France! Et enfin ce thé si bon, si généreux à prodiguer l'activité nerveuse, quand il est préparé à l'anglaise !... Verlaine avoue bientôt que pour son estomac, pour sa santé, cette nourriture est excellente. Préventions et méfiance ont disparu. Il se trouve bien, il se trouve heureux autant qu'il peut l'être.
Peu à peu, il est arrivé à parler couramment, à comprendre assez vite, et cet usage facile de l'anglais lui permet une cordialité plus franche
(1) Seconds déjeuners.
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218 VERLAINE
avec W. Andrews, « a jolly good fellow » actif, joyeux, aux éclats de rire sonores. Les élèves sont de bons enfants, sans trop de manies, plutôt calmes, simplets, positifs, pour qui le frenchman est un homme leur apprenant des choses que les parents paient, dont il faut profiter si l'on peut. L'idée de 1' « embêter » ne leur viendra pas. Ce gentleman doux et gai sera préférablement un ami.
D'ailleurs, le rôle de professeur à la Grammar School n'a rien du « pionnat ». Sous le rapport pédagogique, autant qu'au point de vue alimentaire, Verlaine vit dans un monde différent du nôtre. La discipline enseignante, que surveille modérément le contrôle officiels paraît s'inspirer du Dickens de Nicholas Nickleby corrigé par le Dickens des Temps difficiles. Certaines cupidités individuelles, certaines brutalités étaient à prévenir; mais arrière le positivisme desséchant de Thomas Gradgrind, arrière les pédagogies continentales qui entendent façonner les cerveaux comme on fait des boulons ou des clous ! En Angleterre l'éducation n'a pas adopté la devise « faire des hommes », ce qui veut dire « forger des outils d'un emploi utile et commode » ; elle a conservé son ancien sens, elle veut dire simplement : culture de l'esprit, elle a pour objet l'enfant même, elle veut le mettre en état de vivre plus aisément,
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plus agréablement aussi pour lui comme pour les autres, et voilà tout. Par conséquent, liberté. Il fallait empêcher, sans doute, que les élèves, au lieu d'aller en classe, fussent occupés à faire la lessive ou à bêcher le jardin du maître d'école ; mais il serait non moins abusif de les tenir courbés sur du papier dix heures par jour, dans des salles puantes, de les entasser par trentaines entre quatre murs, sous prétexte de « récréation ». A Stickney, comme dans la plupart des pensions anglaises, les enfants jouent, dorment, se promènent à peu près sans surveillance. Le matin est pour le travail, l'après-midi pour les courses à travers la campagne.
Verlaine n'a donc pas grand'chose à faire. Il ajoute à l'enseignement du français et des « humanités » celui du dessin ; mais aucune méthode, aucun programme définis ne lui sont imposés, pas plus qu'à W. Andrews. Les facultés artistiques de ses élèves il les cultive, il les développe à sa guise. Il obtient même des résultats brillants. C'est surtout le professeur de dessin que Stickney apprécie. « Faites du portrait, dit-il aux « pupils », faites-en d'après nature si vous pouvez, et si vous préférez,,.. de mémoire ». Pour illustrer sa doctrine, il dessine à la craie, sur le blackboard, les traits de toaster Brown, de master Fineham, de master Prettyyellow et autres bons farmers du voi-
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sinage. La classe, qui les reconnaît, s'escrime du fusain et du crayon pour reporter sur le bristol des figures si intéressantes. Les parents admirent ces chefs-d'oeuvre. Quelques érudits de l'endroit comparent Verlaine à Hogarth. Un jour le vicar, en personne, visite la grammar school : de suite il tombe en arrêt devant le tableau noir où deux yeomen, l'un avec une pipe, gravement se contemplent. Hochant la tête, il se tourne vers le directeur :
— Ah ! ces Français... Tous artistes, véritablement!...
— J'te crois !...
Murmure Verlaine en baissant les yeux avec modestie.
Les semaines, les mois s'écoulent ainsi, doucement laborieux, relativement tranquilles. Tous regrets, sans doute, n'ont pas disparu. Certains jours, l'heure du réveil traînasse parmi des souvenirs que suivent des mélancolies, des langueurs fouettées soudain par l'idée de l'obligation professionnelle qui n'attend pas, où il faut courir. Ce sont alors des défaillances :
Pourquoi triste, ô mon âme, Triste jusqu'à la mort, Quand l'effort le reclame ?...
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Le courage chrétien fait fuir les fantômes, dissipe les torpeurs écoeurantes :
Mais chasse le sommeil El ce rêve qui pleure...
Si l'aurore est brutale, parfois le crépuscule est bien perfide. Le diable rôde, sournois. Il jette encore sa griffe. L'ange gardien vient et le chasse. Et quel beau sonnet, l'une de ces batailles !
Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme !
O va prier contre l'orage, va prier !
Ce qui surtout amène le trouble et insinue les tentations, c'est l'infirmité qui lui reste : ce tiraille ment du « moi », cet « esprit d'analyse »... de luimême qui le harcèle, et tantôt le sauve tantôt le remet au bord de l'abîme :
Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées !
L'espoir qu'il faut, rcgret des grâces dépensées,
Douceur de coeur avec sévérité d'esprit,
Et celle vigilance, et le calme prescrit,
El toutes ! — Mais encore lentes, bien éveillées,
Bien d'aplomb, mais encor timides, débrouillées
A peine du lourd rêve et de la tiède nuit.
C'est à qui de vous va plus gauche, l'une suit
L'autre, et toutes ont peur du vaste clair de lune... (1).
(1) Sagesse.
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Pourtant la réaction et prompte, et les dimanches, les bons dimanches de repos et de joie fraternelle en un pays où tout le monde a la foi, quand il a savouré, au morning service, la fraîche et tendre poésie des cantiques anglicans, puis apprécié non moins l'art de mistress Andrews à confectionner le fin seed cake ou le délicieux gooseberry fool, il s'en va, à l'aventure, par les présenclos qui se succèdent, franchit les échaliers (1), se plonge, ravi, toujours plus avant dans les frondaisons lumineuses :
L'échelonnement des haies Moutonne à l'infini, mer Calme dans le brouillard clair Qui sent bon les jeunes baies... (2).
Le soir, avec Andrews, on est à son tour des écoliers. Sous la lampe on travaille, coude à coude, en bons camarades. Ne leur est-il pas venu à tous deux des ambitions universitaires !... Le patron aide Verlaine à faire de l'allemand, Verlaine aide le patron à faire du grec (3). Mais de
(1) Voir, dans le dernier volume paru de ses Oeuvres complètes (chez A. Messein) un dessin de lui qui le représente occupé à celle gymnastique. Le croquis accompagnait une lettre qu'il m'envoya de Stickney.
(2) Sagesse.
(3) Je crois avoir dit qu'il était bon humaniste, quoi qu'ait pu nier sa modestie. Voici un extrait d'une lettre datée de Stickney, 1er mai 1875 : « ... Les jours ne se ressemblent pas.
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VERLAINE 223
temps en temps il reste en sa chambre à écrire : pour lui, l'égoïste !... Et ce sont des vers ?... Mon Dieu! oui, des vers anciens, ou nouveaux, de ceux qui seront dans Jadis et naguère, Sagesse, Amour. Il les recopie, sans intention de les publier, il refuse de songer désormais à la possibilité d'être un " homme de lettres » ; seulement il a beau faire et beau dire, il aime les vers (1), il en fera encore, de tout différents, c'est vrai : des cantiques (2).
Il a commencé, péniblement d'abord : c'est tellement difficile de ne point parler de soit PourAujourd'hui
PourAujourd'hui suis occupé par-dessus la tête. Je te quitte pour la quatrième satire (Liv. I) d'Horatius et le 10e livre de l'Iliade dont je dois préparer fragments pour explicate... en angliche, of course. C'est égal, que de pions, que de pions! Encore un ? Qui encore? ? Est ce bêle, cette fièvre d'enseigner ce qu'on ne sait pas ! ! Il est vrai que c'est bien innocent... " Les « pions » dont il parle c'est lui, Rimbaud, un autre excellent poète, ami commun de nous trois — et qui ne veut pas être nommé — enfin l'auteur de cette biographie. Tous alors nous étions dans l'enseignement libre.
(1) De Stickney, en 1875, Verlaine écrit à Emile Blémont qu'il relit saint Thomas et sainte Thérèse ; il ajoute : « Voilà des livres ! Je vous dis, sans la moindre exagération, que je suis absolument incapable de m'intéresser beaucoup à autre chose. Je dis beaucoup, parce que — ô maladie ! — j'ai encore un faible pour les vers. Il faut m'en envoyer, vous, Valade, les amis... »
(2) A la même époque il avait un projet qui n'a pas été réalisé : « ... Un volume en plan, titre indécis; mais ce sera sur la Vierge. Une espèce d'épopée, de récit tout d'une haleine, quatre à cinq mille vers, au plus » (Lettres d'Angleterre publiées par Emile Blémont dans L'Artiste, en 1896).
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tant nous sommes sûrs qu'il a exécuté en partie ce plan exclusivement dévôt, puisque nous avons Liturgies intimes et, dans Bonheur, les pièces XXIII, XXVIII, XXIX, XXXI, XXXII, XXXIII, la plupart ébauchées ou projetées, au moins, chez les Anglais. L'idée de " concurrencer » leurs hymns était, en effet, toute naturelle à ce déterminé catholique. En attendant, il ne peut se résigner à détruire les vers précédemment faits, ni même à leur laisser courir le risque d'être perdus. L'ami français qui lui écrit toutes les semaines prend soin d'en réclamer chaque fois, et... voilà le bon prétexte!... Il les transcrit avec le plaisir ingénu de l'enfant penché sur une belle page d'écriture. Sa production poétique depuis bien des années (1) file ainsi par la poste, avec recommandation au destinataire de conserver cela... cependant... à tout hasard (2).
(1) Je me souviens d'avoir gardé ainsi jusqu'en 1881 ou 82, époque où il me la redemanda, sa pièce Les uns et les autres, calligraphiée sur papier rose.
(2) Extrait d'une lettre qu'il m'adressait de Stickney, le 29 avril 1875 : « ... Le cercle de mes relations s'élargit. J'enseigne maintenant notre belle langue aux quatre filles d'un médecin du voisinage. Ce n'est pas encore le Pérou. D'ailleurs je ne vise pas présentement aux sous. Et quand plus tard force me sera bien de m'en occuper, ce sera sans préjudice d'occupations moins crevantes et plus utiles. Dieu merci, je n'ai plus de « besoins » Vivotter, dans quelque province, ou, si je peux, voyageotter à petites journées par tout ce pays-ci, Ecosse, Irlande, peut-être, en effet, comme j'avais dessein,
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Ce dernier serait bien gentil de le renseigner sur ce que devient « l'Autre ».
dans des Rome pour quelque temps, — c'est mes buts, sans autre (extérieurement partant). Quant à des versses... hélas! oui, je crois bien que j'en ferai toujours... En attendant, je pense à ces « cantiques » qui t'alarment. Pourtant ça sera très bien, si je puis Des espèces de psaumes de David, avec mon triste moi dedans et tout ce que j'y pourrai mettre d'orthographe et de prosodie. Très complet, — depuis libera me de sanguinibns jusqu'à usque quo ? — Ai je besoin d'ajouter que rien d'artistique ? O je hais jusqu'à cette ombre d'insncérité, maintenant, et aujourd'hui surtout. — Littérairement même, rien de choquant, je pense, n'est ce pas, dans ce dessein? Ce sera toujours aussi intéressant que des apologies de petites vilenies ou que des paganismes à la GUEUTE comme on nous bassine avec depuis si longtemps.
— Mon poème sacré serait immense. Il roulerait sur la Vierge. Titre probable : LE ROSAIRE. Comprendrait depuis Adam et Eve jusqu'à présent. Toutes les civilisations, toutes les légendes... Je tiens à peu près le plan qui est tout théologique et qui a encore besoin d'être digéré. J'aurai besoin d'immensément voyager Chemin faisant, j'accrocherai probablement des occasions de livres en prose, histoire, critique, etc. Ce serait toute ma vie, naturellement.
Mon livre patriotique sera court et simple. J'espère pouvoir bientôt t'envoyer fragments. J'ose croire que ce sera neuf, très doux, très touchant, et, autant que possible, très français et pas « gaulois ». Très naïf, bien entendu, et je ferai tout mon possible pour être absurdement sincère. — En un mot, de quoi faire saisir mon livre en Prusse... et en France. Tu verras et, je pense, approuveras. Tous ces plans, bien entendu subordonnés aux événements de ma santé et de mes affaires morales. J'ai appris à ne plus tabler sur l'avenir. Mais il faut bien se caresser l'esprit !! »
Ces projets de Verlaine ne seront pas abandonnés de manière absolue, mais ne se réaliseront que très partiellement et avec bien des modifications. La lettre continue ainsi : « Ma vie est follement calme et j'en suis si content! Nul
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... Ah ! l'autre, comme il lui tient encore à la cervelle et au coeur !...
ennui aussi bien, et je crois t'avoir dit que rien de pionnard. J'ai besoin atrocement de calme Je ne me sens pas encore assez reconquis sur mes idialismes passés et c'est avec une espèce de férocité que je lutte à terrasser ce vieux Moi de Bruxelles et de Londres, 72-73... de Bruxelles, Juillet 73,
aussi .. et surtout.
Et je l'avoue qu'avec les moyens humains seuls,
avec le bon sens de ce siècle je n'y parviendrais pas. Pense que combien ce Moi s'il était resté athée serait fort et dangereux un acte aut avec son immense haine du monde qu'il a un i , m' avec toutes les rancunes de tout genre qui ont ferfermé dans cette cuve belge, avec le « je m'en fous pas mal » qu'il oppo erait victorieusement a toutes les conséquences d'un coup de haine ou de mensonge! Mais j'ai celte chance d'avoir vu clair, et quelle récompense intellectuelle ! Quels yeux métaphysiques maintenant ! Comme je m'enfonce avec énergie dans tous problemes... et que les joies du monde te' qu'il apparaît me soulèvent de pitie vraiment!... C'est ce qu'il faut des grands événements, des grands malheurs (ô abus des mots !) pour enfin comprendre et seul meut comprendre, je crois Si je pouvais te parler de vive voix, j'essaierais peutêtre de le faire part de ces choses merveilleuses. mais, au moins par lettres il faudrait des traités, des bibliothèques c'est lâche impossible :
... « appressando se al suo desire « nostro intelleto se profonda tanto « che retro la memoria uo puo ire. «
En approchant, dit Dante, de son désir, notre esprit va si pro'n lément que la mémoire ne peut revenir en arrière.
" Que te dirai-je d'ici ? Campagne trop jolie. On pense à Floria Mais les bergers ont des cols cassés et des chaînes en aluminium. Un tas de batteuses a vapeur et d'inventions paresseuses, des funivores, des fumiers perfectionnes, et le " prograies » dans toute sa fleur. Je préfere les Ardeurs, —
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— Alors c'est fini, vraiment, il ne veut plus écrire, il méprise la littérature?... L'insolent !... Et son impiété, toujours la même?... Le misérable!... Est-il assez infortuné, dans son entêtement de bûche !... Et ces courses errantes, sans but-.. Comment cela finira-t-il... Qu'est-ce qu'il veut? Qu'est-ce qu'il cherche?... Il parle de « science », à présent... de « science » !.. N'est-ce pas le dernier degré de la folie,et du ridicule !...
Rimbaud est qualifié tour à tour de « philomathe et d' " homme aux semelles de vent » ; puis c'est autre chose : il deviendra chef de bureau rosse, oh ! rosse... pour sûr!... Un dessin de Verlaine le représente avec des lunettes et des manches de lustrine, « engueulant » ses subordonnés dans un langage atroce. Puis le poète devient grave, il s'exalte, il prend sa lyre, y
et voire le péquet au gin (Ceci appartient au vieux Moi. Fais pas attention).
— J'assiste aux services anglicans les dimanches, où j'entends de jolis cantiques... Mais quel triste culte, et sans raison d'être, celui-là... Mais au fond lu es de mon avis sur le protestantisse. La question... est d'ailleurs jugée, — et par les protestants eux-mêmes, j'entends les instruits, lis sont les augures de cette hypocrisie insuffisante à masquer, même aux yeux des «fidèles», l'impuissance radicale de leur pauvre reste de dogme... Mais laissons ces questions inopportunes épistolairement... Si tu as nouvelles de Stuttegarce ou autres lieux, fais savoir, et si y écris, envoie une mienne très cordiale (au fond) poignée de main do ton
P. VERLAINE.
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attache des cordes neuves qu'il fait vibrer en tonnerre :
La malédiction de n'être jamais las
Suit tes pas sur le monde où l'horizon le tire.
L'enfant prodigue avec des gestes de satyre !
Après quoi il réfléchit, regrette. Il a été trop violent, il s'humilie, songe qu'il n'est pas loin d'avoir, pour son compte, mérité des reproches tout pareils... Et l'invective va rester, mais il se l'adressera, dans Sagesse, à lui-même. Que Rimbaud s'abandonne à " l'élan funeste de son coeur », qu'il parcoure l'Europe et collectionne des langages, qu'il gravisse, gelé, la pente du SaintGothard, qu'il se traîne, rissolé, dans la poussière des routes lombardes, qu'il soit volé à Vienne, qu'il perde à Hambourg l'argent gagné en vendant aux Hollandais les soldats du roi de Prusse, que dans l'étroit guichet d'un cirque apparaisse un instant sa figure boudeuse et narquoise, qu'il soit à Copenhague, à Stockholm, à Port-Saïd, à Sumatra, ou simplement à Liverpool, ou, encore plus simplement, revenu, terré dans un petit village des Ardennes, Verlaine prend le parti de s'en éjouir. Et nomme la gaîté est plus vive après les grandes colères, en avant le « coppée », le dizain des minutes joyeuses !... Je le tiens au cou-
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rant de l'odyssée rimbaldienne et reçois en retour, à la suite de chaque péripétie, une perle. Ainsi, après l'aventure de Vienne :
C'est pas injuss' de s' voir dans un' pareil' situate !...
El pas la peau d'un pauv' kereutzer sous la patte !...
J'arrive à Vienne avec les meyeur intentions,
— Sans compter que j'compt' sur des brevets d'invertions —
En débarquant je m' coll' quéq' Fanta comm' de jusse,
Bon ! Vla qu'un cochera fiac' m' vol' tout !.. C'est pas injusse ?...
Au retour de Sumatra (Rimbaud a parlé de faire du commerce) :
Nom de nom ! J'ai rien voilliagé d'puis mon dergnier
Coppée ! Il est vrai qu' j'en d' viens chauv' comme un paginer
Percé, qu' j'ai là quéq' chos' dans l' gosier qui m' ratisse
El que j' sens comm' les avant-goûts d'un rhumatisse
El que j' m'embêt' pluss' euq' jamais ; mais c'est négal :
J'ai promené ma gueule infecte au Sénégal
Et vu Cinq-Hélèn' (zut à Badingue !) un' rud' noce !..
Mais tout ça c'est pas sérillieux : j' rêve eud' négoce,
A c't' heure, et, plein d'astuc', j' batuchonn' des vieill' plaq's
D'assuranc', pour revend', cont' du rhum, aux Canaq's.
Puis Rimbaud est cultivateur. Dégoûté des aventures, il se range et devient bucolique:
Je renonce à Satan, à ses pomp'. à ses oeuffs !
Je vous gobe ô profonds mugissements des boeuffs.
J' fonde un' nouvelle école, et, sans coll', j'agricole.
Coll' toi ça dans 1' fusil mond' frivole et racole
Z'en d'autres. Désormais j' dis m... à les Gatti,
A les Russ', à les Vienne et aux scarerlati
D' contrebande, et j' vas faire un très chouett' manache.
Je m' cramponne à toi, Roche (1) et j' défends qu'on m'arrache
(1) Nom d'un village de l'arrondissement de Vouziers ou
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230 VERLAINE
End' toi... Viv' le lard dans la soupe — et soillions Sérilleux — et qu' nout' sueur alle abreuf' nos sillions !
L'un des « Coppée » porte en marge ceci : « L'accent parisiano-ardennais desideratur ». A la vérité, Verlaine imite plutôt le parler de l'Artois. Mais dans ce genre « muse à bibi », l'auteur de L'Ami de la nature bat évidemment son propre record. Pour expliquer le grasseyement faubourien, si drôlement exagéré, qu'il prête à sa victime, je dois dire que Rimbaud, venu à Paris avec un bel accent ardennais — il avait surtout une façon de dire " absinthe gômée " qui mettait Verlaine en des joies folles, — s'était de suite appliqué à perdre ce provincialisme, et qu'au bout d'un mois, pas plus, il prononçait exactement... comme à Belleville ; c'était du parisien, sans doute, mais qui fut d'abord un peu " luchebem », pour devenir bientôt, d'ailleurs, tout à fait correct.
Il m'a paru plus intéressant de présenter en une seule série quelques-uns de ces monologues — le dernier complètement inédit, — bien qu'ils soient espacés par les événements et datés, c'est facile à voir, d'assez longtemps après le séjour de Verlaine à Stickney.
Rimbaud habita quelque temps, dans une ferme appartenant à sa mère.
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XII
AURAS — BOSTON — BURNEMOUTH — RETHEL.
Cheminons vers la ville au long de la rivière, Sous les frais peupliers, dans la fine lumière. . (1).
Est-ce toi qui reviens en Verlaine, douce bar monie de la Bonne Chanson ?... Mais plus de passions ardentes, — croit-il, veut-il. — plus rie. que le désir de sensations calmes et sereines :
L'une des pertes ouvre une rue, entrons y ; Aussi bien. c'est le point qu'il faut, l'endroit choisi: Si blauchus les maisons anciennes, si bien faites i Point liantes, çà et là des branches sur leurs faites... Et sous regrettez moins que tantôt la « splendeur » Du vieux monstre et son pouls fébrile, et cette odeur !.
C'est cela... A bas Paris !... Vivent les bonnes
joies de province, et pas d'autres joies désormais !
Car s'il revoit la France, quand Juillet, brûlant,
sème la guêpe et ferme l'école, ce qu'il faut an
(1) Sagesse,
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232 VERLAINE
catholique, au déterminé réactionnaire qu'il est à-présent, c'est une « vieille France », la plus « vieille France »,
La raison raisonnable et l'esprit des aïeux...
Il est toujours homme, certainement!... N'exigeons pas la vertu excessive. N'allons pas priver un estomac devenu robuste des récompenses dues à ses longs mois de sobriété. Pardonnons au converti d'être encore « une bonne fourchette », passons-lui si peu que ce soit du vieux péché mignon qu'il déclare à présent " sacerdotal » :
Du reste, on vit à l'aise : une chère superbe...
Et Mme Verlaine, installée à Arras « la ville aux toits follets », régale avec orgueil Monsieur le professeur en vacances.
Mais, dans le clair logis de l'Impasse d'Elbronne (1), quelles bruyances de collégien, quelles joies d'écolière ! Ah ! frère et soeur tous deux plutôt que mère et fils !
Quel caquetage, quelles joyeuses querelles !...
— Maman, tu raisonnes comme une enfant!...
— Paul, je t'assure que tu es fou !...
Tels je les entends, je les revois en cet été de 1875 : Mme Verlaine trottinant, svelte et légère,
(1) 2, rue de Lille.
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VERLAINE 233
de la salle-à-manger à la cuisine où mijottent d'excellentes choses, le poète, sa pipe au bec, allant et venant dans le salon aux vieux fauteuils couverts de velours tigré— déménagés successivement de Metz aux Batignolles, puis à Arras... en attendant de nouvelles pérégrinations. — Il me montre une peinture qui est le portrait de « papa », le capitaine en grand uniforme — plastron de velours, épaulettes d'or — moustache coupée très court à la Morny, tête blonde et rose dont le fils n'a hérité que le menton et la bouche enfantinement très volontaires.
— Paul, fais donc voir à Monsieur notre album de photographies, dit Mme Verlaine.
Pensée néfaste, déplorable amour des albums familiaux, quel affreux drame vous avez soudain produit!... Verlaine, complaisamment, ouvre devant moi le beau livre à fermoir de cuivre doré, nomme les oncles, tantes, cousins, cousines. Voici un portrait de jeune femme. Il tourne brusquement la page, avec un soupir. Moi, curieux, je veux voir... Il sourit tristement...
Jeune femme? Disons une très charmante jeune fille,
Toute grâce et toute nuance
Dans l'éclat doux de ses seize ans (1),
(1) La Bonne Chanson.
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234 VERLAINE
avec je ne sais quel air de nervosité vague, mêlée à cette insouciance ingénne et brave qui attend de la vie n'importe quoi qui pourra bien venir...
— C'est elle?
— Oui...
A ce moment, tombe du volume une autre photographie qui n'était pas encartée encore. Celle-là je la reconnais du premier coup. et Mme Verlaine dit, candide :
— C'est M. Rimbaud.
— En effet, réplique Verlaine, sardonique,c'est mossieu Rimbaud... mon fléau... mais...j'y pense... donne un peu, veux-tu?...
Oh! l'horreur d'homme !... Que fait-il, et que j'ai donc eu tort de lui donner cet album de malheur!... En face du portrait de sa femme est celui d'un honnête parent quelconque; il l'enlève, l'insère ailleurs, n'importe où, met Rimbaud à sa place, faisant vis-à-vis,par suite,à la gracieuse héroïne de La Bonne Chanson. Mme Verlaine a pâli...
— Paul !... je te le défends !... Protestation vaine, le cruel fait plus... et pire
L'album étant ouvert, à plat, sur ses deux paumes, il le referme — clac! — avec un rire épouvantable. Mme Verlaine se tord les mains, Paul continue de rire, comme un démon :
— Eh bien! quoi?... Je réunis les deux êtres qui m'ont fait le plus souffrir...
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VERLAINE 235
— Sacrilège.!...
— Non, justice!.!..
— Abomination !...
— Tant mieux !
— Cela te portera malheur... Ote ce portrait !...
— Je ne veux pas.
— Est-il possible d'avoir un pareil enfant ?... Dieu que je suis malheureuse!...
— Hélas! que je la (1) suis... de cheminée, susurre Verlaine, et le barbare emporte l'album qu'il remet soigneusement dans une bibliothèque, tandis que ses yeux chinois lancent des flammes et que la mère infortunée, les mains aux tempes, s'enfuit dans la cuisine où chante le fricot. Une minute après, nous l'entendons crier, d'une belle voix claire et sonore, comme de commandement sur le champ de manoeuvres : « Allons !... à table !... » et radieuse elle apparaît, portant un plat fumant qui répand une délicieuse odeur. Paul s'extasie :
— Une omelette au lard ! chouette!... Ils n'en ont pas en Angleterre...
Cependant Mme Verlaine a eu vite fait d'effacer l'horrible crime en renlaçant monsieur Rimbaud tout au bout de l'album, simplement parmi les amis et connaissances, après la famille comme il
(1) Plaisanterie de mauvais goût, empruntée par abus à la grammaire de Noël et Chapsal.
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233 VERLAINE
convient; car méchant Paul — avec Irénée Decroix et l'humble auteur de cette véridique histoire — est parti, dès après déjeuner, pour une vaste randonnée à travers les plaines de Lillers, Béthune, Fiefs (1), Amette où l'on visite, fervents, le sanctuaire consacré à saint Labre, et autres lieux de sainteté... ou de chopes et « p'tits cafés » bus sans trop de réserve par ses deux compagnons, par lui-même avec une tempérance exemplaire qui ne l'empêche pas d'être folâtre. Je me souviens d'une forêt (2) traversée, interminable, entre minuit et deux heures du malin. Decroix joue d'un flageolet de deux sous, Verlaine l'imite, sur sa canne : « tuu... tututu... " Mais un instant il reste silencieux, comme inquiet, puis il questionne :
« D'où vient, la nuit, cet âpre et angoissant parfum des bois ?... » Positif, Decroix répond : « C'est l'odeur des champignons pourris. » O parole précieuse ! Pour le Saturnien quelle délivrance ! Encore une diabolique erreur, une « littérature " dont il se libère...
Il a parlé avec abondance de ses projets, de ses sentiments, de ce qui l'ennuie, de la vie solitaire qu'il mène et qui lui pèse. A l'égard de sa femme il est, pour conclure, très calme et très impartial, prend pour lui tous les torts. J'ai insinué que main(1)
main(1) d'Heuchin, arrondissement de Saint-Pol.
(2) Bédonchel.
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VERLAINE 237
tenant... converti, sage... pourquoi ne pourrait-il espérer... essayer .. pourquoi ce malheur, amené par des malentendus...
— Affreux!...
— Pourquoi serait-il irréparable ?... l'enfant!.... Et pour sa mère à lui, Verlaine, ce serait une joie!...
— Certes !...
Il murmure ensuite des mots comme " solitude.. oui, mais indépendance... déchirement qui saigne encore, trop!... »
Et sur sa canne, pour faire comme Decroix dont le flageolet de fer battu continue, sous les étoiles, de célébrer " l'amant d'Amanda », il a recommencé à jouer de la flûte.
L'idée, tout de même,a-t-elle mordu?Rien qu'un peu, très peu. Au fond, n'est-il pas enchanté qu'on lui conseille ce qu'il désire?
Quoi qu'il en soit, septembre n'a pas plus tôt détaché les premières feuilles que Stickney voit revenir son « Frenchman ». Ce sera pour jouir de ses talents pédagogiques plusieurs mois encore. Non cependant toute l'année scolaire... Il faut dire que Verlaine avait commencé là aussi, comme autrefois à Londres, par la saison clémente. La nature c'est joli au printemps, superbe en été... mais quand vient décembre qui dit « lue », janvier qui dit « assomme »...
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238 VERLAINE
Les champs, même l'hiver, ont d'anstèrs beautés,
prétend Hugo ; Verlaine trouve que les champs, l'hiver, c'est de la boue, c'est des rhumes, c'est la réclusion obligatoire, et que ce moment de l'année fait apprécier beaucoup le séjour des villes.
D'autre part, il est chez Andrews au pair, c'està-dire sans émoluments, ne gagnant d'argent que grâce à des leçons plutôt rares à la campagne.
Résolu à ne pas abuser de la générosité maternelle, voulant ne vivre que par ses propres moyens, il pense un instant qu'ayant essayé autrefois, à Paris, d'être placier en assurances, il pourrait, à l'étranger vendre des produits français (1). N'obtenant que peu de résultats, il revient à ce qui est plutôt « dans ses cordes » : les leçons, et il se met à lorgner la petite ville de Boston, chef-lieu du Lincolnshire, qu'il a visitée et trouvée agréable, où il s'est fait des relations... qui pourraient l'adresser à telles personnes en état de payer cherement le bonheur de parler la langue de M. Thiers. C'est là une raison que W. Andrews apprécie, approuve; les deux hommes vont se séparer bons amis.
(1) Le 8 octobre 1875, il écrit de Stickney à Irénée Decrois — qui exerçait la profession de commis-voyageur et lui avait offert son concours : « ... Je me suis occupé de placer quelques unes de vos cartes (et prix des vins). Mais je n'ai guère réussi. Vous savez, les Anglais sont gens pratiques, Ils voudraient goûter avant d'acheter .. »
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VERLAINE 233
Verlaine s'installe à Boston. Il a jugé nécessaire, tout d'abord, de s'y faire photographier par un ltalien, qui parle français, qui est très causeur, très aimable et se charge de lui trouver des clients. Quelle chance ! Les voilà inséparables. Mais, de plus, l'Italien possède une collection de curiosités géologiques, zoologiques paléontologiques... ouverte au public bostonien et des alentours, les jours de marché, moyennant une rémunération honnête et parmi tant d'objets hautement scientifiques, le squelette d'une baleine particulièrement gigantesque. Verlaine a trouvé cela charmant, il en rêve, il suggère à son nouvel ami une idée merveilleuse : dans la vaste cage formée par les côtes du cétacé ils installent des chaises, une table, et les jours de repos, et en l'absence de visiteurs au musée, c'est là que nos deux Jonas devisent gaîment en buvant de la bière, en fumant de longues pipes hollandaises.
Encore une année scolaire écoulée (1875-76). Je vois de nouveau mon cher poète, celte fois dans mon pays, dans le pays de Rimbaud, à Charleville. Sa sérénité joyeuse ne s'est pas démentie, plus assurée même qu'aux dernières vacances.
La santé est parfaite, souple le corps nerveux sur les jambes dansantes, vif, délicieux l'esprit où la fantaisie gavroche s'unit à l'amère expérience de l'homme qui a vécu si intensément, connu tant de
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VERLAINE
mondes raffinés ou bizarres, assisté, pris part à tant d'événements terribles, pour atteindre, en somme, à la légèreté chaste d'une belle adolescence nouvelle éclose, de la quinzième année revenue, plus lucide, meilleure.
Ah ! cette période de Sagesse dont il évoquera, plus tard, avec une si touchante et si légitime fierté, le souvenir :
Un projet de mon âge mûr (1) Me tint six ans l'âme ravie, C'était d'après un plan bien sûr De réédifier ma vie.
J'ai marché dans le droit sentier,. Y cueillant sous des cieux propices Pleine pais et bonheur entier : Paix de remplir enfin ma lâche, Bonheur de n'être plus un lâche Epris des seules voluptés De l'orgueil et de la luxure, El celle fleur, l'extase pure Des bons projets exécutés (2) !
Oh! oui, cette époque de tranquille force morale, de lumineuse, rieuse, innocente raison !...
Que Verlaine est alors doux et calme, et simplement, adorablement spirituel !...
(1) Ce qu'il appelle son « âge mûr » est de 31 à 37 ans.
(2) Bonheur.
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VERLAINE 241
M. Mauté lui-même ne serait pas loin d'en convenir. Beau-père et gendre se sont rencontrés à Montmartre, où celui-ci, usant d'un droit légal, est venu voir son fils. Le joli garçonnet, un peu farouches mange pourtant les « éclairs », admire l'équipement de jockey : hop ! hop! casquette aux vives couleurs, fouet claquant, ceinture à grelots, que' « monsieur papa » lui apporte avec, certainement, l'arrière pensée malicieuse que Georges entretiendra le souvenir de son père en faisant dans l'hôtel un bruit de tous les diables. A six ans l'on se familiarise vite avec les donneurs de joujoux. Le bambin, leste, a grimpé sur les genoux de l'homme grave... et tellement chauve !. . Il s'amuse, il s'étonne du crâne poli, boule énorme où courent ses douces menottes reportées ensuite, par compa - raison, sur sa tête à lui brune et soyeuse :
— Alors... dis !... pourquoi, toi, tu n'en as pas, des ceveux ?...
Hein ! Verlaine, le mot est dur: que vas-tu répondre?
Pour l'instant, il reste « cloué », mais il répondra, à côté de la question :
Et j'ai revu l'enfant unique...
J'entends encor, je vois encor ! Loi du devoir
Si douce !...
Innocence avenir!...
Belles petites mains qui fermera?, nos yeux.(1) !
(1) Sagesse.
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242 VERLAINE
Elles lui ont' fait penser à d'autre mains, aussi d'enfant,
Toutes petites, toutes belles,
Aux mains de la « child wife » qu'il poursuivait le ses récriminations, pleines de tendresses et de leurs, dans les Romances sans paroles.
Mains en songe, mains sur mon âme... (1).
Remords si cher, peine très bonne, Rêves bénits, mains consacrées..
Et puisque Dieu a remis la peine, puisque Dieu a rendu la grâce— à présent si clairement, si triomphalement évidente, — puisque les hommes oublient, est-ce que la femme?...
O ces mains, ces mains vénérées, Faites le geste qui pardonne !
Donc c'est dit, c'est fait : il est « allé à Canossa ". En attendant l'absolution définitive, il peut revenir aux paysages qu'il aima toujours. Voici Fampoux, la maison du cousin Dehée, la vie simple, la vie saine, les chers parents qui l'accueillent, si contents de le voir pleinement bon et sage. Les majestueuses douceurs de la nature féconde
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VERLAINE 243
l'entourent, son coeur allégé frémit de volupté paisible et il chante, mêlant à son bonheur l'enthousiasme sacré d'une pensée catholique:
C'est la fêle du blé, c'est la fête du pain
Aux chers lieux d'autrefois revus après ces choses...
Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin, Nourris l'homme du lait de la terre et lui donne L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin : Moissonneurs, vendangeurs la bas, votre heure est bonne !
Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins, Fruit de la force humaine en tous lieux répartie, Dieu moissonne et vendange et dipose à ses fins La Chair et le Sang pour le calice et l'hostie (1) !
Cependant Boston n'a pas « rendu ». Il fallait se loger, se nourrir à ses frais et les leçons n'étaient pas aussi nombreuses ni aussi lucratives que Verlaine l'avait espéré. Il a dû se replacer comme professeur interne, successivement à Lymington, puis Bournemouth.
Là il est payé, assez bien, mais il ne retrouve pas les placidités rustiques, le commode sans-façon du Lincolnshire. Les élèves sont plus mêlés, souvent d'origine bourgeoise, — plus enfants gâtés,
(1) Sagesse.
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244 VERLAINE
plus dégourdis, c'est-à-dire plus indociles, et quelques-uns réellement mauvais.
Il est peu disciplinaire— on le comprendra sans peine. — Aisément familier, il s'attire des insolences, et, quand il punit, des haines. Un jour il reçoit à la tête une pierre cachée dans une boule de neige et lancée d'une main assez furieusement rancunière pour qu'il chancelle, tombe et reste quelques instants évanoui. Qui a fait le coup ? Il soupçonne un grand gaillard d'Irlandais qu'il sait lui en vouloir, mais, n'étant pas sûr, ne désigne personne. Impunité, encouragement à l'impertinence de certains drôles. D'autre part, ses obligations deviennent plus rigoureuses. « L'Anglais est dur, mais il est juste », aimait à déclarer Verlaine. C'est dire que ses supérieurs ont les exigences de tous les directeurs de pensions et qu'ils veulent un professeur qui sache " tenir » ses élèves. Apprentissage à faire. Il s'y mettra. Pour l'instant... ah ! pour l'instant, que la patrie — où il n'a vécu, depuis deux années, qu'aux jours de vacances — lui apparaît, au loin, doucement, savoureusement pré érable !...
Le 15 janvier 1877 (congé de la Christmas), il est à Paris, en compagnie de sa mère, chez M. Istace, rue de Lyon, 12, et il écrit à trénée Decroix, avec " illustrations » comme d'habitude :
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VERLAINE 245
« Cher monsieur trénée,
« Fait les deux commissions en question, Repars demain matin pour :
M. P. VERLAINE, 2, Westburn Terrace Bournemouth
(Hants) England.
« Où j'espère bien recevoir de vos nouvelles, et " d'où repartirai vers le 1er avril, afin de passer « une semaine à Londres avant mon retour défi" nitif en ce Paris qui a vu mon enfance, et verra « probablement ma vieillesse, s'il y a lieu : —à « Londres (comme à Paris, d'ailleurs, quand réel tabli là, pour des jours « indéfinitifs »), je compte « sur vous et Delahaye pour un séjour non. moins " cordial qu'investigateur.
« Veuillez assurer toute votre aimable famille " du meilleur souvenir de ma mère (qui va ren« trer à Arras, 2, impasse d'Elbronne où elle sera « toujours heureuse de vous recevoir) et de « Votre
« P. VERLAINE. »
Cependant, quand je le revois à Paris, en septembre (1), il paraît disposé à tenter la chance dans une autre école anglaise. Mais... circum stant... Il est des choses, de menus faits que nous
(1) 1877.
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216 VERLAINE
ignorons, qui se tiennent autour de nous, qui vont nous pousser là où nous croirons bien courir de propos délibéré, jusqu'au moment où nous irons ailleurs, par l'action de circonstances nouvelles. Tandis qu'il éprouvait en Angleterre des difficultés qui lui faisaient regretter la vie française, de mon côté j'avais — assez bêtement — quitté Rethel où j'enseignais dans l'Institution NotreDame. Je raconte mes dissentiments puérils, Verlaine écoute, me donne tort, il a raison, mais tant pis! je ne retournerai pas à Rethel, j'ai trouvé un autre poste. Il réfléchit, moi je babille, il écoute encore — il avait tellement cette finesse et tellement cette largeur de bonté qui veulent dans la conversation le chacun son tour ! — Il dit, souriant et rêveur :
— Ce que tu quittes si allégrement serait pour moi le paradis. Vivre parmi ces bons religieux... moi chrétien, revenu de tout... si j'avais eu ce bonheur, le demi-couvent sans la rigidité — audessus de mes forces — des voeux, du renoncement total...
Et puis on a parlé de mille autres choses, on a ri, dîné, pris des bocks à des terrasses de cafés ; nous nous sommes quittés assez lard, avec promesse d'écrire bientôt... Huit jours après, je reçois, à Orléans, une lettre, elle commence par ces roots ; « Cher prédécesseur ".
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VERLAINE 247
Le sournois !... Au lieu du bateau dp Calais ou de Dieppe, il avait pris tout bonnement le train des Ardennes, jusqu'à Rethel, et une fois dans la ville, demandé la rue Mazarin où demeurait M. Eugène Royer. Il savait que cet homme très bon, très intelligent, dirigeait à l'Institution Notre-Dame les cours professionnels, qu'il y enseignait les mathématiques, le dessin linéaire, que je fus son adjoint pour le reste : français, histoire, vague géographie. Il s'était donc présenté — de ma part ! — offrant de faire par-dessus le marché un cours d'anglais, et accepté plutôt sur sa bonne mine — car on sait quel air de distinction haute et grave il savait prendre au besoin — triomphalement il raillait ma surprise.
Les institutions dites « Notre-Dame » sont des établissements assez nombreux en France, organisés par les évêques sur le même plan et pour le même objet que les collèges de l'Etat. On y donne l'enseignement secondaire, l'enseignement primaire, on y fait des bacheliers, on y prépare aux brevets élémentaire et supérieur, aux écoles d'arts et métiers, à l'école d'Alfort... L'autorité diocésaine y divise le personnel enseignant en ceux catégories : des prêtres pour la culture « classique ", des laïques pour les sciences et pour tout ce qui n'est pas du latin ou un grec. Elle choisit ses professeurs ecclésiastiques parmi les meilleurs
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248 VERLAINE'
élèves sortant des grands séminaires; plus tard s'ils y tiennent beaucoup, ils finiront par obtenir un vicariat ou une cure ; provisoirement c'est leur instruction « profane » qu'elle utilise.
Par conséquent ils ne connaissent pas encore le monde, ils n'ont confessé que des enfants, euxmêmes demeurent des écoliers, pour ainsi dire; du moins ils en ont gardé le tour d'esprit et les manières. Ils sont toujours un peu « en pension " ; ainsi qu'au séminaire ils ont leur chambre; la nourriture, le chauffage, le blanchissage ne leur coûtent rien. De six à huit cents francs d'appointements annuels sont plus que suffisants pour leur toilette, il leur reste assez d'argent de poche pour des cigarettes et quelques promenades en chemin de fer, à destination de camarades paroissiaux qui les invitent à se réjouir en Dieu autour d'une gibelotte savante et d'une brioche parfumée qu'arrose un vin clairet « sentant la pierre à fusil ».
Plaisirs simplets, ambition nulle-— ou si rare !.. — de l'humanité gaîment, bien ingénument primitive, qui ne va pas sans gaminerie chez ces éternellement jeunes, et, chez ces théologiens, ces raisonneurs subtils, ces purs intellectuels, sans une aigrelette saveur d'indépendance parfois narquoise et frondeuse. L'idée qu'ils obéissent à Dieu les tient plus que celle d'être soumis à un homme, fût-il leur
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chef de par la volonté de « monseigneur ». Ils jugent sans crainte, sans arrière-pensée, à l'occasion ils « chinent », mais scrupuleusement remplissent tous leurs devoirs, et la classe faite, bien faite, le bréviaire lu, les élèves montés au dortoir, ils ont, les soirs d'été, dans le contentement de leurs cristallines consciences, des joies de chèvres ; personne ne pourrait les empêcher de « jouer à courir », comme de petits fous, par les préaux dé» serts, par les cours silencieuses...
Voilà Verlaine chez ces braves gens, mais — en dépit du ton victorieux qu'il prend dans sa correspondance — tout d'abord il n'en mène pas large.
Il a obéi à son impulsivité coutumières il est entré là, et puis... son bonheur se complique d'épouvante... Qu'a-t-il fait? Est-il digne ? N'estil pas plutôt mille fois indigne... dans ce milieu sacré... qu'il trompe... car, enfin, son histoire... ignorée totalement de ces hommes si confiants, de ces hommes si terriblement purs !... La bonhomie joviale de M. Royer le mettrait à l'aise ; après tout c'est un homme comme lui, c'est comme lui un mari, cent fois meilleur et voilà tout; mais les prêtres !... Songer qu'il est traité en égal, en camarade, par ces hommes mystérieux et redoutables qui ont le pouvoir de consacrer l'hostie et
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250 VERLAINE
d'effacer au nom de Dieu les plus effroyables fautes! Penser qu'il partage leur existence laborieusement sainte, qu'il mange avec eux, à la même table que M. le Directeur, sur une estrade, en ce grand réfectoire voûté, crypte ancienne d'un vrai couvent peut-être, où le plus sage élève, assis aux pieds de Jésus en croix, fait à voix haute une lecture édifiante !
Aussi les premières avances des collègues sont accueillies par de pâles sourires, les mains tendues pressées avec des révérences peureuses. Et quelle réserve, quel choix scrupuleux dans les mots, pour dire qu'en effet... ce matin... le temps promet... d'être plus beau qu'hier !...
C'est un peu l'histoire des initiales visites rue Nicolet, au temps des fiançailles. Il goûte un plaisir troublant à se croire fiancé encore; mais fiancé à l'Eglise!...
— Oh! pense-t-il, que je dois ici être sérieux, que je dois me tenir !
Il se tient si bien qu'il se tient trop. Les candides abbés prennent peur à leur tour :
— Quel homme sévère !
— Il écoute tout, il ne dit rien...
— Qu'est-ce qu'il a?... Qu' est-ce qu'il veut?...
— Un timide?...
— Allons donc!... avec ce grand front dénudé, ces yeux de braise?
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VERLAINE 251
— Eh !—— s'exclame un tout fraîchement tonsure qui n'a point perdu l'âpre indépendante du temps où il n'était qu'élève — peut-être un mouchard ?...
— Chut ! l'abbé X..., vous ne pouvez supposer que nos supérieurs de Reims nous enverraient des espions...
— Mais alors?... En tout cas, je m'en moque... Je dirai devant lui tout ce que je pense...
Or, le moine bourru descend matin et soir dans l'immense réfectoire commun aux élèves et-aux maîtres. Portant la tête comme encapuchonnée d'un froc imaginaire, il s'assied, funèbre, sur l'estrade ; il déploie sa serviette, les regards des jeunes abbés se détournent, curieusement inquiets, vers le grand crâne d'ivoire incliné, componctueux, sur le potage, et à voir le solide-appétit du mystérieux collègue, ils sont obligés de penser qu'il pourrait bien, pourtant, n'être pas un fantôme.
En attendant, l'on regretterait, pour un peu, le « pékin » d'avant, léger, pas assez respectueux, mais qui au moins disait quelque chose...
Dimanches et jeudis, c'est l'usage qu'après le benedicite, un signal donné par le claquoir directorial rompe le silence obligatoire. Explosion, sous la voûte sonore, de joyeux, discordants bavardages mêlés au cliquetis des assiettes et des verres. Les professeurs en profitent pour s'émanciper eux-
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252 VERLAINE
mêmes, les jeux de mots vont leur train, Verlaine dresse l'oreille comme un vieux cheval de bataille.
— Dites donc, l'abbé X..., vous n'avez pas vu?
— Quoi?
— Il a ri...
Le directeur se lève, dit " les grâces " Les élèves partent, on les entend crier là-haut. Ces Messieurs restent, pour le café. Verlaine le savoure. Des yeux l'interrogent. Il s'enhardit et déclare :
— Exquis !
Allons, allons ! il s'apprivoise ; encore un effort ; qui s'en charge? Le moins peureux. parce que le plus doux: le professeur de rhétorique, l'abbé Dogny, un théologien de science profonde, un saint, qui pousse la charité jusqu'à rire aux larmes de tous les calembours, parfois atroces, dont ils font dans cette maison une consommation énorme. Il invite chez lui notre sauvage — qui n'ose refuser — le présente à son voisin, son ami, le professeur de quatrième, l'abbé Miette, lettré délicat, muni d'une âme franche et haute, qui disait : « Moi je suis républicain " et ajoutait, se redressant avec un effet de torse ingénu et charmant : « Notre Seigneur était républicain!... »
D'autres abbés sont accourus... Cigarettes... Un petit verre?...
— Oh! non... l'alcool !...
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VERLAINE 253
— Pas dangereux, quand on le prend sans excès... une petite goutte... à condition que ce ne soit pas une habitude... c'est même utile, dans notre vie sédentaire...
— Mon Dieu !... — pense le pauvre « cheulard » — puisque ces bons prêtres... Parfaitement ! usage, non abus... La voilà bien la sagesse... l'in medio stat virtus !...
Mais on cause. Le plus hardi lance une enfantine calembredaine, en regardant de côté l'homme farouche. Dégelé par le bon garçonnisme de tous, et aussi par l'anisette, Verlaine a répondu sur le même ton, puis en a raconté, sur les Anglais, « de bien bonnes ".
Quand ces Messieurs, après son départ, se communiquent leurs impressions, le jugement unanime c'est qu'il est « un type à part "...
— Mais un « bon type »...
Verlaine est enchanté de ses nouveaux amîs, enchanté d'être plus réactionnaire que jamais, enchanté d'avoir dans sa chambre un petit réchaud pour se faire du café... additionné d'un peu de cognac... dont il se réveille le matin... en allumant sa pipe : toutes choses p. rmises, décidément, par le doux catholicisme français. Lettre à Irénée Decroix :
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254 VERLAINE
« Cher ami,
« Peut-être avez-vous déjà su par Delahaye mon « adresse actuelle qui est
« au Collège Notre-Dame « Rethel (Ardennes).
" Je me trouve très confortablement ici sous " tous les rapports. Je suis nourri (admirable« ment) (1), blanchi, chauffé et éclairé dans l'éta« blissement, de plus logé dans une chambre à " part...
" Très chic le Pas-de-Calais, en particulier « Arras ! — Mais que doit dire M. Orbant ? (2). La « situation est tout de même un peu détendue : « espérons que MM. les ex-363 réfléchiront un « tantinet avant de rendre une seconde dissolu« tion nécessaire.
« Rethel a bien mérité de « nos frères égarés » « de Nouméa et autres pénitenciers : 198 voix pour " le conservateur contre 1198 données à un « M. Drumel, un universitaire— parbleu! —ex« professeur au lycée de Douai.
" Je compte sur lettres fréquentes de vous, et si
(1) Que cet éloge soit doux à la vieillesse — ou à l'ombre — de Mlle Constance, la cuisinière du Notre Dame.
(2) Le propriétaire du 2, impasse d'Elbronne. Verlaine avait souvent avec lui d'amicales discussions au sujet de la politique.
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VERLAINE 255
" « l'hasard » des affaires vous rappelait en Ar« dennes, sur votre bonne visite à Notre-Dame. De « midi à deux heures et demie tous les jours je « suis absolument libre — indépendamment du « soir, — et un café et pousse-café imperpétueux, « fabriqué par ma blanche main dedans mon « propre logis, vous tendra ses bras " traditionnels ".
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XIII
LA VIE A NOTRE-DAME. — VACANCES DE 1877-78
Dans cette maison fière de sa marraine : la Notre-Dame consolatrix afflictorum, Vierge couronnée d'étoiles, dont la douce effigie offre à tous deux mains largement accueillantes, Verlaine va-t-il connaître la paix et le bonheur?
Oui et non. C'est le « doux-amer ». Toujours le coeur s'attendrit, puis la raison compare, et, dans la conscience, des regrets en foule...
Autour de lui ce n'est que simplicité charmante, vaillante résignation au modeste labeur... L'innocence radieuse de ces jeunes prêtres!... Il n'est parmi eux qu'un laïque, — un « pékin ", prononcent-ils en leurs gaîtés de séminaristes — pourtant, par son renoncement aux « joies du monde », pourquoi pas aussi prêtre qu'eux-mêmes ? Ils disent la messe, c'est vrai... mais lui, un jour, peut-être, quand il aura bien mérité leur con-
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VERLAINE 257
france, il pourra tout au moins... la servir... à genoux aux marches de l'autel, présenter les burettes de cristal, agiter la clochette argentine au moment de l'Agnus Dei... relever au bord de la table de communion la nappe blanche, pour préparer — lui-même ! — à ses frères le « repas délectable »... Que ce serait doux, frais et bon, tous les matins, avant sa classe !... (1).
Mais voici un autre exemple de vertu courageuse. Une famille, Eugène Royer, le « brave et honnête homme», suivant la gracieuse naïveté de l'ardennais langage. Ce mathématicien, cet homme de science est un croyant paisible et résolu, pour qui existent d'autres vérités que les vérités a démontrables », ou bien plutôt qui s'est démontré à lui-même le christianisme en restant parfaitement d'accord avec la géométrie et l'algèbre. Il pourrait dans l'Université occuper une situation lucrative, qui lui fut offerte; il préfère Notre-Dame, où il est plus pauvre, mais qui convient à ses fermes convictions religieuses. Il souffre d'une maladie de foie qui met sur son
(l) Ceci, pas plus que le reste, n'est une amplification littéraire, mais la simple traduction d'une confidence de Verlaine. Il eut véritablement, très longtemps, mais n'osa jamais formuler aux prêtres de Notre-Dame de Rethel ce désir qui n'aurait pu, d'ailleurs, être satisfait, l'habitude ecclésiastique étant de ne faire servir la messe par des adultes qu'à défaut d'enfauts de choeur.
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visage de mortelles pâleur?, il cache son mal sous un bon sourire. Il a pour femme une humble et parfaite créature ; leur seule joie à tous deux c'est leur enfant : une petite fille au front angélique.
Faut, et à Verlaine un troisième exemple de résignation ? Cet homme qui prend un plaisir morbide à revenir sur ses « malheurs », qui aime à excuser par eux ses découragements, ses tristesses... parfois ses petites colères, trouve à Rethel un ètre qui fut, cent fois plus que lui, le jouet d'atroces malchances... et qui n'a pas l'air de s'en douter.
C'est un maître d'études. Orphelin, pauvre, il commença, tout enfant encore, à travailler du matin au soir, simple ouvrier manuel. Content de gagner son pain, il n'espérait pas un avenir meilleur. Il songeait seulement qu'il serait soldat— plus tard. La guerre ne l'attendit pas, elle vint le frapper avant qu'il fût homme, à dix-sept ans : dans une ville bombardée, un obus prussien, qui lui coupa la main droite, celle dont il avait besoin pour vivre. Mois d'hôpital, et puis ?... Pendant quelque temps il ssaya, avec l'autre main, de travaille quand même.. Il pouvait tourne une roue, deux ou trois heures durant... puis le bras n'en pouvait plus... D'ailleurs ce n'était pas un métier...
Mais ce mutilé possédait une âme admirable de
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force candide et joyeuse. La calamité, le guignon?... Ça n'existait pas !.. On. avait assez de bonheur, puisque l'on était au monde, puisque l'on voyait le soleil, et puis des bêles, et puis des gens... puisque l'on pouvait chanter, puisque l'on pouvait rire...
Le brave garçon eut alors une. idée extraordinaire. Il ne pouvait plus vivre de ses bras... Oh ! bien, les bras, c'est inutile... quand on a encore la tète... Et il mit dans cette tête qu'il serait professeur... De quoi ?... il n'avait pas d'instruction, sinon qu'il savait lire, faire une addition, une soustraction, une multiplication... une division pas trop difficile. Quant à l'écriture, c'était à rapprendre avec la main gauche... Il s'y mettrait, comme au reste... Mais sans " transports au cerveau »... jamais !... oh la la !..« Se faire de la bile?... Paul Sacré ne savait pas ce que c'est. La syntaxe, la géographie, l'histoire, les math's, pour avoir son brevet d'instituteur ?... bah ! ça viendrait tout seul : " la queue de notre chat est bien venue » !..
En attendant, il accepta avec empressement la tâche — toute nouvelle pour un ouvrier confiseur— de surveiller dans leurs salles d'étude, leurs cours de récréation, leurs dortoirs, les écoliers de Notre-Dame. Quand ils négligeaient trop ouvertement leurs cahiers pour quelque bavar-
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260 VERLAINE
dage, il fronçai les sourcils de son front rieur, sa main en bois, sa « patte », comme il disait, cognait la lois de la chaire, et ce bruit terible, étrange, impressionnait jusqu'à les ramener au silence les plus turbulents. De temps en temps il ouvrait une grammaire .. bâillait... prenait la méthode Godchaux, " moulait » des o, des a, des m, des n, en tirant la langue... puis aimait mieux faire un problème... où il réussissait davantage, ainsi qu'il arrive à ceux qui furent astreints de bonne heure aux soucis d'ordre exclusivement « pratique ».
C'est ainsi qu'il est à Rethel depuis deux ans, " laissant couler l'eau », déclarant que la vie marche assez vite sans qu'on lu pousse.
Verlaine s'est pris d'amité pour ce très doux, ce très insouciant que l'on ne peut même appeler" un résigné, puisqu'il refuse d'admettre qu'il ait à se plaindre en quoi que ce soit. Il lui est reconnaissant de lui donner, sans le savoir, de si belles leçons de courage. Il aime son nom, très en harmonie avec cette maison pieuse, très l' eau à cause des souffrances passées, peut-être à venir, et aussi à cause de l'innocence de celui qui le porte. Il aime son enfantine simplicité, sa gaîté débordante et perpétuelle, ses réparties si drôles, si savoureuses d'esprit populaire, il s'amuse de ses désires de joie quand lui-même lait des mots. Parfois ils ont des " attrapages " ou le gavroche
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parisien se réveille et donne la réplique, de façon désopilante, au gavroche ardennais. Verlaine, du reste, veut y trouver son profil. Dans sa mémoire il note — pour un peu il écrirait sur un calepin — des express uns qu'il juge précieuses à retenir, comme : « Ah! ! j'te vois !... Pas de chance à la pêche !... Tu vas me l'payer, Aglaé !... » et autres jovialités adorables qui n'étaient sans doute, après tout, que des parisianismes anciens, transplantés en province à une époque immémoriale et continuant d'y fleurir.
Enseignement mutuel : tout en apprenant de Sacré la philosophie et l'ardennais, Verlaine lui enseigne l'orthographe, lui corrige des exercices de style.
L'élève est bien " flemmard », le maître n'est pas d'un sérieux excessif...
On commence par allumer qui une pipe, qui une cigarette... Verlaine, paternellement, engage Sacré à travailler... Sacré dit: « Je ne deman le pas mieux »...
— Voyons !... repassez ce chapitre de grammaire, pendant que je mets au courant mes notes de classe...
Notre Sacré plonge dans son livre, jusqu'aux oreilles, sa tête de gamin de vingt-cinq ans. Verlaine, penché sur le cahier de notes, gravement y mentionne que... un tel s'est montré plus stu-
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dieux... cet autre, depuis quelque temps, fort dissipé... ce troisième d'une insubordination qu'il croit devoir signaler à Monsieur le Directeur...
Tandis qu'il est très occupé à ces importants rapports, il sent sur son crâne dénudé une fraîcheur, va se lever pour voir s'il y a un courant d'air... non, c'est ce brigand de Sacré... Le joyeux maître d'études, après avoir répété six fois une phrase de Noël-et-Chapsal relative à l'accord du participe passé conjugué avec avoir, s'est avisé que c'est bien embêlant tout de même, il a levé le nez, regardé voler une mouche... et, soudain, remarqué une chose tout à fait surprenante. Sur le crâne de Verlaine restent quelques cheveux... une demi-douzaine au plus... qui doucement, tout doucement remuent. A pas de loup il est venu tout près pour mieux voir, et il regarde, et il ne peut s'empêcher — quelque diable aussi le tentant — de souffler dessus à plusieurs reprises: évidemment le plus merveilleux, le plus rare divertisse» ment qu'il ait connu depuis sa naissance. Verlaine comprend d'où vient le courant d'air... et la blague. L'idée lui paraît d'un comique tellement inouï qu'il fait semblant de se fâcher tout rouge...
— Ah ! mais non, à la fin !... je ne veux pas que l'on me crache sur la tête l...
Sacré prend le fuite.
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VERLAINE 263
Verlaine rit tout seul et se délecte à réfléchir que ces enfantillages le changent agréablement, en somme,des explication de jadis avec M. Mauté.
Il va sans dire que pas une âme, à Notre-Dame, ne connaît son passé d'homme de lettres. Ce n'est pas lui qui en parlera : des détails sur les relations qu'il eut avec les artistes et les écrivains du temps pourraient exciter des curiosités dangereuses. La discrétion sur ce point lui est facile. Le monde ecclésiastique de celle époque suit d'assez loin notre histoire littéraire. Hugo, Lamartine, Musset, Balzac lui paraissent les plus modernes des auteurs profanes, et il est douteux qu'à Rethel on ail cunnu, en 1877 78, le nom même du Parnasse. La laoun très large et très élevée dont Verlaine parla toujours de littérature, l'admiration très sincère qu' il éprouve — qu'il s'efforce même de rendre partiale, puisqu'il doit être désormais le plus déterminé des réactionnaires—pour le,temps de Corneille et de Bossuet le dispense de faire allusion aux contemporains ; et rien de plus simple, car ses collègues les ignorent et lui ne veut plus les connaître.
Une fois, pourtant, il a failli se trahir. L'abbé professeur de seconde, qui aime les lettres avec la fougue de son ardente jeunesse, mais comme certaines femmes nerveuses, qui prodiguent à en fant préféré leurs caresses et gifflent tous autres, a jeté dans la conversation, au sujet de lu
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264 VERLAINE
poésie, des affirmations si imprudemment exclusives, et sur un ton si tranchant, que, dame...
— Voici de quoi bien battre.vos sans-culottes, disait le roi de Prusse, et l'émigré, piqué dans son amour-propre national, répondit :
— C'est ce qu'il faudra voir !...
De même le vieux romantisme, pas assez mort, a bouillonné dans le sang du poète. Verlaine a répliqué, soutenu avec une certaine obstination des théories singulièrement nouvelles, fait des citations diablement inattendues, tellement que « ces messieurs », très intéressés, mais stupéfaits de le voir moins éclectique et beaucoup plus informé qu'il n'avait d'abord voulu le paraître, commençaient à ouvrir de grands yeux, à faire des questions... qui l'ont rappelé à son parti pris d'indifférence en matière d'écoles.
Comme professeur il est fort apprécié. Il emploie, pour enseigner l'anglais, une fantaisiste méthode, qui n'est pas, du reste, en contrandiction avec les systèmes actuels, mais, et c'est l'important, convient à l'abbé Guillin, le directeur, assez entiché de modernisme en pédagogie. Verlaine obtient-il des résultats ? Aucun, bien entendu. Sous ce rapport, sa classe vaut ce que valent et vaudront toutes les classes d'anglais. Sans insister sur ce point que l'on n'apprendra jamais une langue vivante à moins de vivre quotidiennement avec
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VERLAINE 265
les gens qui la parlent,je demande à citer une ettre fort amusante (1) de Stéphane Mallarmé :
« Vous requérez, cher Monsieur Clerget, pour « des instituteurs — plusieurs des poètes — « ici mon témoignage que Verlaine, ce Maître. « effectivement professa, certes la langue anglaise. « Je l'appelais— comme de mes heures, aussi, « restent aux vitres dépolies des classes d'un « lycée —en souriant mon confrère et collègue, « attendu qu'il me conta les succès notoires de son « enseignement, je crois, à Rethel, et clignait de « l'oeil, dans nos rencontres, en connaisseur in" terrogeant si le mien prospérait ; lui, évadé « depuis longtemps, et j'attribuais à l'intervalle « d'oubli cette sérénité, volontiers, de s'entretenir " d'un sujet, pour moi dont tarda l'épreuve sans « attrait. L'aventure que je démêlai son fils, à " Rollin, dans un cours et l'en informai même, « contribua, peut être, à cet intérêt, de sa part, « aux technicités de mon passe-temps obligatoire : « ainsi affectionnait-il mainte citation, doctorale« ment, de l'anglais, comme un qui posséderait « quelque langage exceptionnel ou à portée de peu « de gens, mettons, c'est vrai, d'un nombre resa treint de poètes. Confidences pédagogiques,
(1) Adressée à FERNAND CLERGET, directeur de la France scolaire.
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266 VERLAINE
" avis ; il montrait particulièrement d'un moyen « de son invention, auquel il m'initia, une fierté. « Il avait (je l'entends) envisagé, avec justesse, la " persistance de l'intonation gutturale ou de la " stridence, les dents contre, ceci invétéré chez " les Anglais essayant notre langue, comme une « marque indéniable d'aptitude à prononcer " excellemment, et sans effort, plutôt la leur pro« pre : celle performance suprême, qu'exige de " ses disciples un maître français consciencieux, " pourquoi n'y atteindre tout de suite, en iucul« quant à ceux-ci, même lisant Boileau, la pro« nonciation défectueuse ordinaire aux compa" triotes du Dr Johnson,— pas comme un vernis « grossier pour tromper personne ou procéder, « d'un coup, par renversement facile, et arguer " que si les élèves altéraient le français à l'imita" tion de bar men ou de jockeys, d'autant plus " pouvaient-ils émettre un pur anglais; —mais, « selon tel système convenant en matière de lin" guistique, parce que des organes, faussés en une « grimace authentiqne, doivent mieux se prêter, « peut-être, au miracle de l'élocution étrangère, « laquelle, sait-on, s'installera de soi, intérieure" ment par une vertu. Verlaine donc avait pris « des mesures en sorte de n'entrer dans sa classe, « jamais, que les enfants debout ne le saluassent " (comment transcrire, sauf par un emprunt d'or-
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« thographe aux scènes et chansons bouffes ?) de " ce choeur : « Baonn-jaur, maossiun l'oeulaine ! » " la minute, pour l'éducateur, de se rendre à sa « chaire »
Pour initier aux règles du style et de l'orthographe, il est parlait, car il a précellement le talent que possèdent toujours les grands littérateurs: celui de savoir expliquer.
Mais en histoire, il est vraimentoriginal...
Personne ne supposera que le " collège » NotreDame, où l'on prépare et où l'on tient à obtenir des diplômes, ferait lire à ses élèves la prose du Père Loriquet. Ce ne serait pas malin. Verlaine doit compter avec des auteurs de bon esprit bourgeois, de langage et d'opinions.plutôt... Louis-Philippe, très féconds en formules juste-milieu qui ne font rien comprendre aux événements et sont faciles à retenir. Il faut voir comme il les redresse !...
— Un tel... Les Girondins ?...
— Les Girondins, m'sieu... les Girondins... c'étaient... les députés de la Gironde.
— Et puis?
— M'sieu ?...
— Leurs opinions, leur rôle?...
— M'sieu?...
— Vous ne savez pas... Bon I... qui est-ce qui le sait?
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268 VERLAINE
— Moi, m'sieu...
— Eh bien ?
— C'étaient... des modérés.
— Il n'y avait pas de modérés !... Un nuire... oui, vous...
— M'sieu, ils voulaient arrêter la Révolution...
— Jamais de la vie ! ..
— M'sieu... c'est parce que c'est dans noire livre...
— M'est égal votre livre !... Les Girondins étaient les plus fous. les plus dangereux fous de toute l'affreuse bande révolutionnaire, avez-vous compris?...
— Oui, m'sieu...
Le soir, dans sa chambrelle aux. murs ornés par lui de crépons japonais, qui ne jurent pas trop avec deux tailles-douces représentant la Vierge et saint Joseph, il se met d'abord au travail professionnel, corrige des devoirs, marque pour le lendemain une dictée bien choisie... puis, s'il n'a pas de lettre à écrire, s'il n'attend la visite d'aucun collègue, il tire précautieusement d'un tiroir des papiers mystérieux. C'est le régal clandestin, la volupté secrète dont il n'a pu se déshabituer: les vers. Ils ne sont encore destinés à aucun éditeur, nul ne les connaîtra que lui et quelques amis qui n'habitent pas Rethel, n'y viennent pas et ont pour consigne, en
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VERLAINE 269
tout cas, dp n'y révéler à personne qu'il est un poète. Et aussi bien, devant sa conscience, les vers qu'il écrit après le travail du jour, c'est un plaisir, soit ! mais avant tout c'est la prière, c'est l'hommage qu'il fait à Dieu de ce qu'il a, lui appartenant, de plus beau, de meilleur.
Donnez-leur le silence et l'amour du mystère,
O Dieu glorifieur du bien fait en secret,
A ces timides moins transis qu'il ne paraît,
El l'horreur — et le pli — des choses de la terre...
Afin qu'ils puissent dire : O Dieu tous sûmes croire, El que l'Agneau suprême, ayant tout supputé, Leur réponde: Venez, vous avez mérité, Pacifiques, ma paix, et douloureux, ma gloire (1).
Pour écrire des poésies semblables, on pourrait, même s'il fait chaud, fermer sa fenêre : d'abord à cause des papillons nocturnes ou des forficules ailées qui entrent follement, attirés par la lampe, tombent sur le papier où ils se mettent à courir et font des pâtés, ensuite et surtout pour ne pas enfendre certaines choses du dehors bien importunes à l'oreille d'un converti. La chambre est située au premier étage d'un petit pavillon et au-dessus de la loge du concierge; le collège Notre-Dame se trouvant au bout de la ville, un chemin, peu fré1)
fré1)
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quenté le jour, désert après le coucher du soleil, longe le mur. Cet endroit est des plus commodes pour les jeunes ouvriers et les jeunes ouvrières qui ont un coeur et qui éprouvent le besoin de se le dire à la clarté des étoiles. En sorte que, par la fenêtre ouverte, il n'entre pas seulement des insectes folâtres, mais aussi des chuchotements tendres, pressants, et même, parfois, des bruits... par trop distincts, quoique légers.... et qui ressemblent à quelque chant d'oiseau. Le poète hausse les épaules, agacé... et murmure, tout en écrivant: « Pauvre jeunesse!... Quel dévergondage!... Epoque sans foi, sans moeurs... » Mais le chant d'oiseau recommence... et encore... L'écrivain s'impatiente et va pour fermer la fenêtre, quand lui vient une idée effroyable... Empoignant sur sa toilette le potà-l'eau, à toute volée il en vide le contenu sur la tête des amoureux. Des protestations montent du chemin désert, et Verlaine, indigné, jette ce cri dans la nuit : « Tas de salauds !... "
On peut dire que le démon a " cramassé une pelle ». Mais s'il se réserve de faire payer cela, dans la suite, avec les intérêts, à l'auteur de Sagesse, pour l'instant celui-ci le nargue et « veut croire » qu'il s'affermit de plus en plus contre ses embûches,
Des tentations qu'a subies saint Antoine, la plus
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VERLAINE 271
redoutable était celle que Satan dirigeait contre l'esprit Mais Verlaine a une théologie déjà solide, nourrie par les austères lectures qu'il fit dès les premiers mois de sa conversion, favorisée dans son développement par l'amour singulier que cet irrégulier à outrance eut toujours pour l'autorité " sans réplique ». Et puis plusieurs de ses collègues sont d'excellents guides : notamment l'abbé Dogny, l'homme si doux, si conciliant, si charmant, qui demande à tous, autour de lui, de la joie et des rires, comme l'abeille prend à chaque fleur un peu de son nectar, mais qui, lorsqu'il s'agit des dogmes dont il possède la science profonde, est une barre d'acier.C'est lui qui continue l'oeuvre commencée par l'aumônier de la prison de Mons. Quel triomphe pour Verlaine, quand il peut définitivement fixer en un beau rythme une pleine série de bonnes et inébranlables certitudes!
Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit La reine d'ici-bas, et littéralement !...
Le prêtre de Mons, par une heureuse audace, avait dit au pénitent qu'il voyait si ardemment amatif : Allez tout de suite au chapitre de l'Eucharistie. L'abbé Dogny, quia discerné en lui un besoin persistant de protection mate nelle, l'encourage vers le culte de la Vierge, ce complément que le
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génie du catholicisme, épris de grâce et de tendresse, a joint au culte de Jésus.
Je ne veux plus aimer que ma mère Marie ; Tous les autres amours sont de commandement, Nécessaires qu'ils son!, ma Mère seulement Pourra les allumer aux coeurs qui l'ont chérie. C'est pour elle qu'il faut chérir mes ennemis, C'est pour elle que j'ai voué ce sacrifice... (1).
Aux vacances de Pâques, Arras le revoit, pour « maman », puis Paris, pour le fils. Ne faut-il que ce dernier motif pour l'attirer vers la cité néfaste qu'il a fuie autrefois avec un empressement si joyeusement rageur, ou le vieux Parisien qu'il est resté quand même n'a-l-il un plaisir inavoué à fouler encore l'asphalte du boulevard, lire en flânant les colonnes-affiches, reconnaître, sans en être vu, tel artiste ou " gendelettre » à la terrasse d'un café, s'arrêter aux étalages, constater les « vient de paraître »?... On ne le croirait guère, à voir les strophes que Paris lui inspire :
La grande ville, un las criard de pierres blanches Où rage le soleil comme eu pays conquis. Tous les vices ont leur tanière, les exquis Et les hiueux, dans ce désert de pierres blanches....
Et cependant il ajoute : (1) Sagesse.
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VERLAINE 273
De près, de loin, le sage aura sa thébaïde
Parmi le vague ennui qui monte de ceci,
D'autant plus âpre et plus sanctifiante aussi
Que deux parts de son âme y pleurent, dans ce vide !
Ah ! ce qui rend si singulière — disons si forte — l'humanité de Verlaine, c'est qu'elle échappe à l'insensibilité produite ordinairement en nous par les distractions ou les lassitudes. Elle ne se refroidit pas, elle ne s'atténue pas, elle n'oublie pas (1). Toute indifférence à l'égard du monde, mais... ces deux parts de son âme ! .... Et la belle tranquilité fait place à l'angoisse, le coeur se serre, le coeur bat à grands coups.
Une épouse, dit sa foi impérieuse, lui fut confiée par Dieu, puis un enfant dont il est plus responsable encore. Lui, le mari, le père, il a reçu la grâce, malgré ses fautes; il croit, il est sauvé, eux restent livrés aux hasards et aux périls d'une vie toute profane,.. Eux qu'il juge de pauvres payens,..
(1) En ces mêmes vacances de Pâques, le 23 avril 1878, il assiste aux noces d'Irénée Decrois. Les invités observent qu'il reste songeur et mélancolique, s'étonnent qu'il doive quitter la compagnie d'aussi bonne heure... C'est qu'il ne peut s'empêcher de faire des comparaisons amères, d'évoquer des souvenirs dons ou cruels. Le bonheur que Verlaine souhaite à ses amis le fait penser au sien qu'il a perdu, et la joie confiante des époux, l'innocente gaîté des convives lui semblent contraster tomme tragiquement avec cette aventure terrible, avec celte effrayants épreuve des vertus humaines : le mariage.
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274 VERLAINE
Lui qui leur devait, qui n'a pas cessé de leur devoir le conseil chrétien et l'exemple !... Hélas ! un mur de fer et de granit s'oppose : le mur légal.... Et ils continueront de méconnaître Dieu....ils vont périr !...
le vois un groupe sur la mer....
C'est une toute jeune femme El son entant déjà tout grand, Dans une barque où nul ne rame, Sans mâl tu voile, eu plein courant...
« Modification du même individu sensitif s, comme avait expliqué Rimbaud, et fidélité à cette viille habitude de justifier l'émotion par la crainte. En réalité, si le ceour bat si fort, c'est d'amour, d'un amour ancien, mais impérissable pour l'une, d'un amour nouvelle ment fleuri, tout puissant, pour l'autre, et ces passions terrestres ne seront, aux yeux d'un Polyeucte pourtant " moins transi qu'il ne paraît ", légitimesse belles que s'il les transforme en religieux devoir. Mais alors, ceint d'un triple airain, l'homme en larmes devient un conquérant fougueux, joyeux, qui affirme et proclame ce droit de ses deux amours,qui le promet, l'annonce, l'impose, presque arrogant à force de joie et de certitude :
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VERLAINE 275
Espérez en Dieu, pauvre folle, Crois en noire Père, petit, La tempête qui vous désole, Mon coeur de là haut vous prédit Qu'elle va cesser, petit, folle (!) !
Voici une question réglée pour la conscience... par l'imagination. Verlaine est devenu vigilant père et pieux mari, puisqu'il « assume », en beaux vers, ce double rôle dont seul l'éloigne un absurde empêchement tout matériel qui pour son âme ne compte pas.
Puis surgit un nouveau scrupule qui tourne peu à peu en obsession : ils ignorent à Rethel ce qu'il est. .. Oh ! sa notoriété littéraire, peut importe! Cacher son talent de poète, ce n'est après tout que de la modestie : mais laisser inconnus sa vie folle d'il y a cinq ans... et le « crime» et le châtiment juste.... et d'autres conséquences..., ne pas dire que l'on a une femme, un enfant dont vous sépare une sentence inexorable!... Si la sagesse humaine juge' inutile d'en parler, l'exigeante sincérité de Verlaine veut absolument qu'il le raconte. Et la plus élémentaire prudence lui défend de le dire. E il se croit coupable vis-à-vis de celte maison sainte qui l'a si doucement accueilli, qui lui donne un peu de bonheur... Comment faire !...
(1) Sagesse.
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L'année scolaire vient de se terminer. On dis-» tribue les prix solennellement dans la grand cour, Le cardinal archevêque de Reims est venu présider cette tête. Il a coutume, ensuite, de recevoir en particulier tout professeur du collège qui en témoigne le désir. Usage d'ancien et touchant christianisme. Si l'on a une réclamation, une demande que l'on n'aurait pu on voulu présenter au directeur, ou peut-être un besoin d'avouer des tourments moraux, d'obtenir des consolations, des conseils, de la force, on peut s'adresser au chef suprême, qui est en même temps un confesseur et un père, qui représente le pape représentant de Dieu.
— Alors, moi aussi, je pourrais?... chuchote Verlaine.
— Mais oui, tout le monde !...
Et Monseigneur Langénieux apprend ce jourlà, sur l'histoire d'un parnassien notoire, bien des choses que ne sait aucun journaliste ; il gardera tout cela pour lui, naturellement, et ne peut que rassurer, encourager, bénir l'ultra-délicat.
C'est au mieux : ni les collègues ni le directeur n'ont besoin de savoir, puisque Monseigneur a tout appris.... et Monseigneur est le chef de la maison, Monseigneur c'est la maison.... Donc plus d'inquiétude, plus de remord. La conscience opprimée de Verlaine devient plus légère que ! plume échappée à l'ai d'un oiseau-mouche....
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Vivent les vacances (1) ! Lui aussi s'envole, et voulant des joies très pures, vient visiter l'Exposition, s'y divertit en honnête provincial, admire la czarda hongroise, éprouve de la surprise et de l'enchantement à rencontrer là le bon abbé Dogny et d'autres professeurs du collège — car tout Rethel, semble-t-il, a eu la même idée, — va rendre visite à son beau-frère Charles de Sivry, avec qui il complotait un opérette qui s'intitulerait : La tentation de Saint-Antoine(2). Incidemment, sans avoir l'air d'y
(1) Août 1878.
(2) Extrait d'une lettre à Ch de Sivry (14 septembre 1878) : Cher ami, je t'envoie aujourd'hui la première scène de la Tentate. Vois si ça peut aller Je n'ai pas étalé d'éruditivité et ai juste employé les noms démonologiques qui m'ont les plus sonores, à la bonne franquette La scène suiva de s'ouvrira par le coeur du fantôme de l'armée antihérésarque, rythmé à 7. en petites strophes sèches de 6 vers :
« Christ est notre polèmarque »...
L'armée, avec ses cantines (popinae , ses. filles de joie, ses tribunaux d'exception, rampe autour d'Antoine, d'où incidents, récitatifs, chansons ... »
Sa correspondance avec Sivry fut active à cette époque. L'ne autre lettre se termine ainsi :
« ... Pressissimus, Tuissimus. Mille choses à Emma nièce et c gosses si chouates.
« Orquantum Noli remanere sine repondendo bibi (c'est un culinare ! datif d'un nominatif inconnu).
« Paulus de Bertanensibus, ad institutionem Dominae nostrae Rethelieusis) Arduanis partibus —(iallia.
" Nota bene : Sed gallica vox melius habercturapud employa« tibus postensibus Reipublicae Francorum.
« Sallem est lurc opinio Paulissimi lui. "
Il est facile de voir en ce beau latin un reflet des gaités ecclé-
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toucher, il laisse comprendre qu'étant maintenant gentil comme un ange, il ose espérer du côté de la rue Nicolet un " rabibochage » qui désormais ne pourrait être que d'une solidité à toute épreuve.
L'excellent Sivry ne s'y oppose pas, mon Dieu ! il promet, — le moins vaguement possible, quoique sans trop d'illusions, —qu'il tâchera de contribuer à la réalisation d'un projet aussi louable. Verlaine, cependant, croit bon d'appeler encore la poésie à son aide :
Ecoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire (1)
La foi, l'espérance et l'amour se sont unis pour obtenir le chef-d'oeuvre de musique si légère, si tendre — avec des grâces d'enfant repentant et calin, avec ensuite l'éloquence d'une haute " sagesse » chrétienne — qui semble dire à celle qu'il implore : Faut-il un art plus impeccable au poète pour effacer les péchés de l'homme ?...
siastiques : fichaverunt campum, decampaverunt gentee, pedibus cum jambis. etc..
(1) Pièce adressée à sa femme, avec la plupart des poèmes de Sagesse, par l'intermédiaire de Charles de Sivry.
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XIV
" QUI A BU BOIRA ». — VERLAINE QUITTE L'ENSEIGNEMENT. — DERNIÈRE TENTATIVE DE RECONCILIATION AVEC SA FEMME. — ALORS, UN AUTRE FILS !... — BONHEURS CHAMPETRES. — LUCIEN EN ANGLETERRE. — PUBLICATION DE « SAGESSE ». — UN PEU DE POLITIQUE.
La seconde année à Rithel (octobre 1878 à août 1879) a commencé dans l'espoir, Ile continue assez calme encore, moins heureuse, pourtant, que la précédente.
Je suis obligé de supposer que des gens bien intentionnés s'écrieront :
— Eh ! qu'a-t-il besoin de penser toujours à la rue Nicolet !...
Sans doute, puisque c'est tellement inutile ; mais allez dire à un poète de " se faire une raison !... »
Et puis... et puis il vaudrait mieux que Verlaine n'eût pas quitté l'Angleterre !
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Quand il s'agit de combattre un vice, nomme l'ivrognerie, par exemple, l'Anglais est absolu; ne lui parlez pas d'usage modéré : il répond : « Point d'usage du tout ! » Le commerce du « pu» blican » est taquiné par une foule de sociétés de tempérance, limité par des entraves que l'opinion force l'autorité publique à renforcer chaque jour. Pas, ou très peu, de ces cafés étincelants qui invitent, qui attirent : le " public house », avec, sur le côté, sa porte ballante, à l'air louche d'un mauvais lieu, il cache derrière d'opaques vitraux ses comptoirs d'acajou, sa verrerie, ses pompes à bière, ses fioles de " spirits » ; on y boit debout, dans des compartiments étroits, séparés par des cloisons hautes, comme si les clients étaient honteux de s'y rencontrer et de s'y reconnaître. Dans beaucoup de familles de la classe moyenne, l'on est à peu près " teetotaler » : pas de vin, pas de bière non plus; que master ou mistress aient contracté l'infirmité d'aimer pourtant « the liquor », ils y satisferont à la dérobée, dans une armoire: plaisir solitaire que son assouvissement clandestin assimile à une passion' " contre nature ». En sorte que, sauf exceptions assez rares, toute la bourgeoisie a véritablement peur, ou se donne pour avoir peur de l'alcool.
C'est cela qui avait préservé longtemps Verlaine. D'abord le cabaret, dans les conditions que
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nous venons de voir, n'était pas assez engageant pour affaiblir ses résolutions d'abstinence ; d'autre part, il savait que ses fonctions lui interdisaient, à Stickney comme à Bournemouth, comme à Lymington, de pousser la petite porte,sous l'oeil des clergymen ou des parents d'élèves : initium sapientiae timor domini.
En reprenant les moeurs françaises, il est rentré dans le libéralisme et la tolérance.
Chez nous le café n'est pas mal vu. On y traite d'affaires, Bacchus y rend service à Mercure ; ou simplement l'on peut s'y asseoir à une table, comme chez soi, pour offrir à quelque ami, pour accepter de lui une « politesse " sous forme de vermouth, madère, quinquina.... Verlaine s'est laissé glisser peu à peu — aimable patrie! — à cette douceur.
Puis le collège Notre-Dame, très innocemment, lui devient une autre occasion de rechute. On y boit du vin aux repas, oh ! sans le moindre excès : un litre pour quatre. Hélas ! c'est trop. Par préjugé français il a toujours aimé le vin. Dans le régime britannique la privation de vin était la seule qui pût lui tirer parfois un léger soupir de regret. Maintenant qu'il en boit tous les jours, il l'aime de plus en plus, le goût se transforme en désir... l'épicier demeure à deux pas...
Autre chose. Quand l'Anglais vous reçoit, il sert
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du thé, mais n'a pas l'idée de faire comme nous pour qui c'est un prétexte à boire du rhum. Lorsque Verlaine, à Rethel, va voir les amis que lui a valus sa charmante simplicité, son talent de causeur élégant et joyeux, on lui offre du café, suivant la coutume du pays, puis on sort la « cave à liqueurs »...
— Ah ! pense le grand enfant, bonnes vieilles habitudes nationales !... Foin des protestants et des jansénistes !..,
Mon Dieu ! un petit verre, pas plus. Mais du jour où, le présomptueux ayant, dans la même journée, visité plusieurs personnes, ce petit verre doublé, triplé a fait sentir à l'estomac sa chaleur perfide, le démon alcoolique, d'abord enfantelet, un diablotin de rien du tout, est entré dans l'âme, il y grandit, n'en pourra plus sortir.
Verlaine reçoit à son tour des amis, dans sa chambre il a des bouteilles, des verres... Quand il va nu café, au lieu d'un vermouth il en prend deux. Toujours pas d'absinthe, c'est vrai, pas une goutte depuis son " année terrible », depuis 73 et les vilaines histoires de Belgique ; cela le tranquillise; mais s'il ne boit plus d'absinthe, il huit du bitter et ne s'effraie pas de voir devant lui grandir la pile des soucoupes de bocks.
Il en résulte que la nervosité, l'émotivité anciennes de temps en temps reparaissent, que l'ha-
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bituelle douceur, la gaîté native alternent avec des impulsions à la colère, des dépressions et des mélancolies.
Et, ce qui lui semble mille fois pire, des tentations — l'alcool étant un aphrodisiaque — trop ordinaires chez un homme de son âge (I), mais qui lui font l'effet d'une effrayante cloche d'alarme, le réveillent, le font sursauter, abhorrer la boisson comme une peste, enfin se retrouver ferme, inébranlable désormais — le Verlaine de l'année dernière.
Oh ! quelle peur il a eue ?
Mais tout n'est pas perdu, malgré le coup si rude... Ton corps est un lutteur, fais le vivre en lutteur, Sobre et chaste, abhorrant l'excès de toute sorte, Femme qui le détourne et vin qui le transporte (2)...
Au mois d'octobre 1879, des remaniements dans l'organisation.du collège Notre-Dame ont amené la suppression du cours fait par Verlaine.
Lui, au fond, ne déteste pas les changements
(l) Né en 1844.
(2) Bonheur. — Pas plus que Victor Hugo, Verlaine n'a publié ses poèmes dans l'ordre chronologique de leur composition. Moniteur, Sagesse, Liturgies intimes représentent au moins douze années dans sa vie. Ces livres furent commencés en Angleterre, continués à Rethel, Juniville, Coulommes, Paris.
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d'existence. Ils le secoueut ; parfois mêmes à son avis, ils le sauvent. En tout cas, il voit dans l'événement plus qu'un signe, il y entend plus qu'un avertissement, il en reçoit un véritable " coup de fouet » de la Providence pour le forcer à rentrer dans la vie absolument normale. Ce qui veut dire reprendre sa place de mari, sa place de rédacteur à la Préfecture de la Seine, enfin toutes les bonnes places perdues, il est venu voir M. Mauté — qui est resté dubitatif. — Dès lors il veut exécuter un mouvement tournant. Sous divers prétextes — manuscrit de Sagesse autrefois communiqué, questions relatives à l'enfant... — il m'envoie en parlementaire au 14 de la rue Nicolet.
M. Mauté approuve la bonne conduite — sur laquelle j'insiste beaucoup — de son gendre in partibus infidelium, loue son ardeur aux travaux littéraires, désire qu'il continue; mais quand arrive l'insinuation relative à une réconciliation possible, détourne la conversation avec une très aimable volubilité. Deuxième et troisième visites : il finit par me dire sur un ton positif que certaines choses demeurent irréparables, que certains attachements brisés le sont de telle manière que le plus patient raccommodeur y perdrait sa peine et son temps.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement Et les mots pour le dire arrivent aisément.
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Quoique Boileau ait dit cela sous une forme pas assez précise, au moins défectueuse en le premier vers (« conçoit bien » est faible), nous lui devons une vérité incontestable et bien précieuse en littérature, car si l'on doutait de l'intensité, de la légitimité, de la pureté des douleurs qu'endura Verlaine, quand il lui fallut renoncer définitivement au suprême espoir, il suffirait de lire ces strophes qui atteignent presque à l'enivrante et poignante beauté du Requiem liturgique :
O Jésus, vous voyez que la porte Est fermée au devoir qui frappait, El que l'on s'écarte à mon aspect, Je n'ai plus qu'a prier pour la morte. Mais l'agneau. bénissez qui le paît ! Que le thym soit doux à sa bouchette ! Que le loup respecte la houlette !
Et puis, bon pasteur, paissez mon coeur : Il est seul désormais sur la terre, Et l'horreur de rester solitaire Le distrait en l'étrange langueur D'un espoir qui ne veut pas se taire, Et l'appelle aux prés qu'il le faut pas... Donnez-lui de n'aller qu'eu vos pas (1).
Evidemment il sait que le never more prononcé par l'épouse est trop justifiable, que la méfiance
(1) Amour.
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dans son cas est trop permise, qu'il y a eu trop de malentendus cruels, trop de colères, trop de violences, trop de larmes... Il souffre surtout parce qu'il est privé de l'enfant. Ce mot, dont quelquefois l'on se moque : " des entrailles de père », n'a pas été créé par l'expérience humaine sans qu'elle ait constaté un fait résultant d'une loi mystérieuse et divine. Oblitéré quelques années par l'absence, par des émotions, des soucis et des distractions de toute sorte, le sentiment paternel, chez Verlaine, s'est reconnu, a pris une force croissante par l'exercice de son métier même. On n'admettrait pas qu'un homme si aimant, si gai, si expansif, si éternellement jeune, ait vécu sans en éprouver de la joie parmi tant de babillages, de rires, parmi toutes ces vigueurs enfantines qui autour de lui courent et bondissent. Dès l'Angleterre, ce lui est une consolation, une renaissance. En étant venu à aimer tous les enfants, n'est-ce pas naturel qu'il sente le bonheur et la fierté qu'il aurait à être le père de l'un d'eux, qu'il se dise ensuite : — Je suis père, moi... j'ai un enfant... hélas! on me l'a pris... et je ne puis le reprendre, je ne puis obtenir justice, puisque ceux qui me l'ont enlevé c'est la Loi et ses gendarmes!... Et que je voudrais pourtant avoir un enfant !...
Le poète imagine, c'est sa vie. Nous savons que Verlaine & décrit des femmes, des jeunes Elles
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selon ses rêves. Privé de fils, il en suppose un autre. Il le prend d'abord tout petit, puis il le grandit, s'arrête enfin au type idéal. Par sa candeur unie à sa beauté physique, l'adolescent est l'être humain parlait. Non trempé encore dans la « société », il a tout ce qu'il aura jamais de mieux comme esprit, vivacité, honnêteté, je dis même: bon sens; il possède en outre, et plus qu'aucun homme, la force dé vie, la souplesse, la grâce, et les anciens, voulant sculpter la forme des dieux, prenaient des adolescents pour modèles.
Inutile de dire qu'ils choisissaient. Verlaine aussi a distingué, Entre lui et Lucien Létinoisc'est d'abord une sorte de lutte. Le jeune homme, alors âgé deseize ou dix-sept ans, a un peu de l'âpreté des natures très franches, il est indépendant et assez « répondeur " ; Verlaine l'a tout d'abord connu comme l'on connaît les élèves difficiles : par des discussions à soutenir et des punitions à marquer. Mais la discipline n'est pas militaire à Notre-Dame. C'est l'habitude que l'élève puni soit envoyé, par le directeur, à son maître de classe, pour qu'il a s'explique ". De ces explications jaillit la lumière... et l'amitié. Lucien a une belle intelligence claire et de bonne foi : il sait comprendre,, parce qu'il le veut bien, il sait reconnaître ses torts, parce qu'il aime la vérité et la justice. Vainqueur de la mauvaise tête, Verlaine s'éprend du
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bon coeur. Avec ce puéril amour qu'ont pour l'autorité ceux qui en sont très incapables, il tient, ayant merigéné en professeur, à morigéner en père : ce qu'il déclare plus autoritaire encore, plus religieux, du reste, mais ce qui est, au fond, plus en rapport avec son caractère et ses moyens. Lélinois préfère le second système : il aime mieux un " papa " qu'un « pion », surtout quand c'est un papa tellement " jeune ». La confiance, l'amitié sont absolues de part et d'autre quand Verlaine quitte Notre Dame.
Celui-ci pourtant a des scrupules : — Est-il permis d'aimer l'enfant d'un autre, quand on a un enfant à soi? N'est-ce pas un vol que l'on fait à l'égard du " fils réel », du fils donné par Dieu ? Oui, n'est-ce pas une désobéissance à Dieu?...
Et cette considération est venue en surcroît pour le précipiter a faire " tout son devoir ». Maintenant, la tentative ayant échoué, ce n'est plus un fils qu'il lui semble avoir perdu, c'est deux.
— Pas une affection permise !... rien !... personne!... Il exagère, soit ! et coupablement, puisque sa mère est là... mais Dieu ne veut pas seulement que l'on aime ceux dont on vient, Dieu met en nous l'irrésistible besoin d'aimer ceux qui viennent de nous, il est doux d'être fils, mais il est si doux, mais il est tellement essentiel d'être
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père !.., Si du moins l'on avait la consolation, le bonheur d'être et d'agir comme si on l'était...
C'est dans les moments d'incertitude quant à une position sociale — malaise d'esprit tournant vite à l'angoisse — que Verlaine prend les résolutions les plus extraordinaires. Etant sans emploi après la Commune, affolé aussi par ses histoires de ménage, il avait emmené Rimbaud à l'étranger, d'abord dans la très sérieuse intention de gagner sa vie par de la littérature, du commerce ou n'importe quoi, ensuite parce que ce timide-émotif, ce « personnel », le moins égoïste des hommes, cet esprit suractif et aux besoins de communication perpétuels n'aurait pu, sans mortelle souffrance, endurer la suffocation d'être en face de l'unique soi-même.
Parti de Rethel avec le projet de se replacer en Angleterre, il n'a pas, assez promptement à son gré, trouvé de poste qui lui convînt. Cet ennui et le regret de la France l'ont poussé tout à coup, celte fois encore, à une détermination impulsive.
En somme, que lui faut-il à-présent que repoussé, « interdit», banni, frappé d'excommunication majeure,
Couché-dans l'herbe pâle et froide de l'exil ?... (1)
(1) Amour.
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Certes, il avait raison autrefois, à Stickney, quand il reniait le monde, quand il renonçait à tout avenir littéraire, quand il s'interdisait de penser à du bonheur conjugal ! (1)...
Excellente, après tout, cette nouvelle épreuve, et le moment est venu d'être conséquent avec ses propres paroles :
Mais revenu des passions, Un peu défiant des « usages , A vos civilisations Préférera les paysages (2).
Il se réfugiera dans la nature, emmi l'innocence des plantes et des bêtes,
Car l'animal, meilleur que l'homme et que la femme, En ces temps de révolte et de duplicité Fait son humble devoir avec simplicité (3).
Le poète vivra de la vie des champs fruste, saine, paisible, non pas en contemplateur oisif, mais en paysan laborieux, gagnant le calme de l'âme par la fatigue des bras:
Or, Jésus, vous m'avez justement obscurci, Mais n'étant pas Ovide, au moins je suis ceci (4).
(1) « Je connais ses quinze joies (le mariage) et ses mille waros » — Lettre datée de 1875.
(2) Sagesse.
(3) Liturgies intimes.
(4) Amour.
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« Et j'aurai tout de même un enfant !... » Il fait, en effet, une chose qui lui paraît un coup de génie, tant ce sera le bon tour joué à la mauvaise fortune et au péché. Avec 30.000 francs que lui donne sa mère — et qui représentent sa part d'héritage paternel dont il n'avait au paravant que la nue propriété — il achète une ferme à Juniville (1), dans le pays de Létinois que de cette façon il retrouve, dont il ne veut plus se séparer, qui sera son fils adoptif, son compagnon, et l'élève deviendra le maître, puisque l'initiateur aux travaux agricoles : ne sera-ce pas délicieux ?... Des précautions, évidemment, sont à prendre, car il est toujours redevable d'une pension alimentaire au profit de sa femme ; il n'a jamais été en état de payer; maintenant qu'il serait propriétaire, on pourrait le saisir : eh bien ! qu'a-t-il besoin d'être propriétaire? La ferme est achetée au nom du père de Létinois, voilà tout... M. Létinois, Mme Létinois, Lucien et lui seront associés, travailleront ensemble...
Et il s'y met très résolument. Il apprend à nourrir et soigner les chevaux, les moutons, les boeufs, à herser, faner, en attendant de savoir faucher et labourer. Le soir, il donne à Lucien les dernières leçons nécessaires pour l'examen que celui-ci doit passer en vue du volontariat d'un an ;
(1) Ardennes (arrondissement de Rethel).
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car son « enfant » ne fera pas cinq ans de service: un long séjour à la caserne pourrait nuire à sa candeur, et le père adoptif donne les quinze cents francs de l' « engagement conditionnel ».
Le dimanche, « à messe et à vêpres », siégeant gravement dans la fraîche église, en une stalle du choeur, à côté du « fils » et de Messieurs les membres de la Fabrique, il mêle sa voix toujours un tantinet enrhumée aux terribles basses-tailles des chantres, il sourit avec discrétion à leurs fautes de latin, il édifie la paroisse, il en est admiré, n'en tire aucun motif d'orgueil
Mme Verlaine, séduite par ses beaux récits, et du reste appelée — il lui faut un fils, il lui faut une mère, il lui faut tout à cet homme ! — déserte pendant l'été son impasse d'Elbronne (1) et villégiature à Juniville, histoire de rire et de se disputer comme d'habitude avec son cher " brigand ».
Il est heureux, il se rassure, voluptueusement blotti en l'humble félicité des jours qui passent, rapides, sans inquiétudes, sans regrets. Oh ! pour célébrer ce bonheur, trouvera-t-il une musique assez délicatement frémissante, légère, cristalline?...
(1) 2 rue de bille, à Arras.
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Le petit coin, le petit nid
Que j'ai trouvés, Les grands espoirs que j'ai couvés
Dieu les bénit...
L'innocence m'entoure et toi,
Simplicité, Mon coeur par Jésus visité
Manque de quoi? Ma pauvreté, ma solidude,
Pain dur, lit rude. Quel soin jaloux ! L'exquise étude! (1)...
Malheureusement, il a trop goûté — nous l'avons vu — aux molles et gourmandes habitudes fran çaises. Il n'a pas assez réfléchi combien il est dangereux de dire : « Voici une excellente côtelette », ou bien :« Cette brioche est rudement bonne »... lorsqu'il y a sur la nappe une bouteille de vin vieux ; et les dimanches, ces jours du Seigneur, sont aussi les jours du démon.
Rethel a vu la première glissade de Verlaine, Juniville le mènera plus loin. D'abord, il ne peut se passer d'amis...
On se demandera quels rapports ont pu s'établir entre une nature aussi raffinée et de bons campagnards totalement fermés à tout sentiment artistique ou littéraire. Verlaine n'a pas ce genre d'es(1)
d'es(1) depuis dans le poème Lucien Létinois.
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prit que l'on nomme « aristocratique », il a plutôt l'esprit... intelligent (intelligere : comprendre). Sa vision est tellement nette et rapide, sa conception large et puissante, qu'il peut s'intéresser à tout, trouver partout des choses qui l'émeuvent ou l'amusent. Son enfantine et souple imagination lui donne mille curiosités, son langage merveilleusement agile, varié, expert en nuances, lui permet de communiquer intellectuellement avec les plus primitifs, de les toucher, même de les divertir, d'une façon imprévue qui les surprend et leur est chère. Très sensibles, — quoi que l'on puisse croire — au plaisir d'entendre quelqu'un parler très familièrement et aussi très élégamment, « sans faire de fautes », les paysans voient de suite qu'ils ont affaire à un « homme d'esprit s, comme ils disent. Mais c'est un homme d'esprit bien exceptionnel. Dans la conversation il n'impose pas silence, d'un geste impatient, aux bonnes gens qui ont le naïf toupet de vouloir eux aussi dire quelque chose. Miraculeux phénomène : ce « monsieur instruit » n'a pas l'air de regarder ceux qui l'entourent comme des idiots, il ne parle pas tout seul... il écoute!... Et si simple!... Beaucoup plus qu'eux-mêmes !... Et gai... comme un pinson!...
Verlaine a d'autant plus de facilité à les séduire qu'il les aime, ces élémentaires. Brouillé avec la
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vie de Paris qui ne lui a valu que douleurs et dégoûts, il est arrivé à Juniville avec la conviction très emballée que les villageois conservent la meilleure part de sentiment, de bon sens et d'honnêteté pouvant subsister encore dans la so ciété française. Tout en eux lui plaît : leur vie de famille, leur souci de s'enquérir d'un chacun, — ce qu'il oppose à la froide indifférence des villes —, leur genre particulier d'humour qui le touche par l'ingénuité qu'y voit son dilettantisme. Il apprend avec délices leur patois, s'empare de leurs plaisanteries habituelles,les leur rend transformées avec une étonnante fantaisie. Ces mots de Verlaine en junivillois font fortune, reviennent à leur auteur par les gars et les femmes qui les lui crient à travers champs, il les attrappe au vol, les transforme encore, les renvoie dans des éclats de rire. D'autre part, les locutions parisiennes telles que « N'en jetez plus !... Des nèfles !... J'te crois!... » les terminaisons en ompe et en mar, lui sont reservies par toutes ces bonnes gens avec une bizarrerie d'à-propos et une singularité d'accent qui le ravissent.
Pour être complet dans son rôle, pour ne connaître que les " plaisirs champêtres », il s'initie aux arcanes du jeu de piquet, y devient habile, fait des parties nombreuses avec les rentiers de l'endroit.
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Or, les campagnards un peu cossus possèdent des caves bien fournies, privilège des gens sédentaires. Et notre pauvre pécneur se laisse prendre par son faible. Certainement il lâche d'imiter la prudente méthode de ses hôtes, qui savent jouir sans abuser. Mais n'importe ! Ce n'est plus la belle sobriété anglaise. De nouveau il se rend familier à l'égard de ses scrupules : on" pouvait bien, voyons ! ne pas refuser à ce bon monsieur Chose de goûter avec lui son vin d'Espagne, dont il est si fier, boire une canette à l'auberge en sortant de la messe, une autre en sortant des vêpres !...
Mais à présent qu'il est le camarade de tout le monde, valets et maîtres, les occasions se multiplient de trinquer avec un ami. Et puis, il sait le piquet !...
— Allons ! monsieur Verlaine, une petite partie... La revanche... La belle..,
Seulement voilà !... il ne s'agit plus de quelque liqueur dégustée à une table bourgeoise ; ce sont des « tournées » de chopes ou de petits verres, suivant le nombre des parties jouées, qu'elles soient gagnées ou perdues... Sans compter les autres consommations, telles que cafés et bouteilles de vin du pays qu'il faut bien accepter pour « faire plaisir » à ceux qui les offrent. Le paysan est partout le même: il vit de rien pendant la semaine, il se grise le dimanche. Verlaine n'est
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pas un paysan : quand il boit le dimanche, cela lui donne soif pour les autres jours.
Lucien est parti au régiment. Son père adoptif entretient avec lui une correspondance active Il lui prodigue les conseils : obéissance, discipline, sobriété, chasteté, fidélité aux croyances et aux pratiques religieuses. Dans le Voyage en France par un Français, la partie consacrée aux devoirs du soldat est un chapitre vécu de cette paternité si touchante. Le jeune homme, enrôlé dans l'artillerie, vient au camp de Châlons. Joie de Verlaine. Toutes les semaines il est au camp, voit son « fils » en uniforme, l'admire, le suit...
Je le vois encore à cheval,
Tandis que chantaient les trompettes
Je te vois toujours en treillis, Comme un long Pierrot de corvée
• c
Je te vois autour des canons, Frêles doigts dompteurs de colosses, Grêles voix pleines de crés noms (1).
Au sortir du régiment, il l'envoie à Londres (l) Lucien Létinois.
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pour se perfectionner dans la connaissance de l'anglais.
Suivant le système le plus généralement usité, le meilleur aussi pour faire des progrès rapides, Lucien a des leçons mutuelles (french lessons, english in exchange). Parmi ses clients,une demoiselle s'éprend pour lui d'une amitié... sororale d'abord, mais qui risque de dégénérer en un sentiment tout autre. Un peu par la faute de Létinois, sans doute. Le grand gars, d'une gaîté rustique et naïve, est devenu plus que de raison familier avec son élève. C'est si drôle de mal prononcer, de mal distinguer le sens véritable des mots ! L'on dissertecomiquementsur la différence entre I like et I love, les exemples sont dangereusement choisis, les erreurs punies par des tapes mutines... Bref, le pauvre garçon, un beau jour, voit avec terreur s'approcher la fatale seconde où son sang de paysan robuste jouera un mauvais tour à sa vertu. Il écrit à Verlaine, se confesse, avoue ses tentations, ses craintes. Le père, " aux cent coups », prend le train, prend le bateau, et bien vite arrache « son enfant " à la perfide Angleterre (1).
L'aventure, et tant de scrupules, trouveront des railleurs. Tant pis pour qui rira.
(1) C'est à son arrivée à Londres, le Jour de l'an, que fait ellusion la pièce VIII du poème Lucien Létinois.
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D'après Verlaine, ce ne sont pas là des histoires que l'on puisse « prendre à la blague ». La femme qui épousera Lucien doit être une merveille, une perle, un ange, et le choix entouré des précautions les plus minutieuses.
Il m'arrivait souvent, seul avec ma pensée,
— Pour un fils de son nom tel un père de chair —
D'aimer à le rêver dans un avenir cher
La parfaite, la belle et sage fiancée.
Je cherchais-, je trouvais, jamais content assez (1)
Dans le même temps, devenant plus optimiste à l'égard du monde extérieur tant maudit et tant renié, il se décide à faire éditer Sagesse.
La Sociétégénérale de Librairie catholique, luxueusement installée rue des Saints-Pères, ne refuse pas un ouvrage aussi irréprochable tant au point de vue social qu'au point de vue orthodoxe. On demande seulement une provision : 600 francs pour un tirage à cinq cents exemplaires ; la maison Palmé, de cette façon, édite sans risquer de perdre un sou; l'auteur accepte, il paie et retourne à ses foins (1880).
La Société de Librairie catholique met à imprimer Sagesse la meilleure volonté possible (2) :
(1) Amour (Lucien Létinois.).
(2) On proposait même, par aimable indulgence pour cet ouvrage » de fantaisie », une couverture « poil-de-chat ». Ver-
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beau format, beaux caractères, et puis...c'est tout. Uniquement habituée à la vente d'ouvrages de piété et de science théologique destinés au clergé ou à la clientèle ordinaire des églises, elle n'a rien de ce qu'il faut pour des publications littéraires. Que Sagesse, au double point de vue poétique et religieux, soit une nouveauté sensationnelle, la maison ne s'en doute pas. En vain, chargé que j'étais par Verlaine d'activer le service de presse, je rappelle que le nom de l'auteur a fait un certain bruit dans le monde des lettres, j'affirme que Sagesse, par son originalité autant que par son esprit, est une bonne fortune pour un éditeur parisien, pour un éditeur catholique, j'ajoute que c'est le devoir des catholiques de s'intéresser à une telle oeuvre et de la soutenir : le représentant de la Société, homme excellent d'ailleurs et d'une urbanité charmante, n'est pas sans avoir une idée vague de cette école parnassienne, Paul Verlaine ne lui est pas tout à fait inconnu... mon Dieu !... non !... il en a entendu parler... oui... en effet... Mais... c'est que la manière du livre, cette forme de poésie... est tellement étrangère aux habitudes de leurs clients ! (1)... Et d'autre part, à la Librailaine
Librailaine la couleur chamois, convenant mieux, d'après lui, à un livre qu'il s'obstinait à juger « très sérieux ».
(1) On a dit que la maison Palmé avait manifesté, par la suite, de la mauvaise humeur à propos de celle édition qui aurait été pour elle une mauvaise affaire. J'ignore ce qu'a pu
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rie catholique, si détournés de la littérature par mille soins !... La société, depuis un certain temps (1881), est devenue, par la force des circonstances, comme une agence de placements, l'on s'y occupe de trouver des emplois, un peu partout, pour des magistrats démissionnaires à la suite des fameux décrets...
Pauvre poète ! Qu'est-il venu faire là ?... En réalité la maison n'a presque pas de rapports avec la grande pressé. Pourtant, sur ma prière, elle consent à publier une annonce. Mais c'est Verlaine qui la rédige, très mal : avec une modestie déplorable, en un langage ultra-prudent. Cet entrefilet d'une douzaine de lignes est inséré, par les soins de l'éditeur, dans une trentaine de journaux et périodiques. A l'exception de la Gazette de France et de l'Univers, tous ces « organes » sont de respectables feuilles de choux hebdomadaires ou mensuelles, paraissant dans des endroits comme Auxonne, Fiers, Séez, Carpentras, Quimper-Corentin... Après cela, les administrateurs de la maison Palmé ont rempli tous leurs devoirs» épuisé
dire l'employé, pris sans doute au hasard, qui fut interviewé à ce sujet. L'affaire n'était, à proprement parler, ni bonne ni mauvaise, puisqu'il s'agissait tout simplement d'une commanda payée à l'avance. Et j'ai tout lieu de croire que la maison fut toujours parfaitement indifférente à l'insuccès d'une publication faite par complaisance pure, et qui, en définitive, ne lui avait rien couté.
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tous les moyens dont ils disposent, et l'on conviendra qu'ils n'étaient pas obligés d'en connaître de plus irrésistibles.
D'ailleurs, qu'a voulu Verlaine ? Présenter catholiquement aux catholiques un livre catholique. Eh bien ! il est servi. C'est fait, cela ne pouvait être fait autrement, ni mieux. Tous les lecteurs des journaux, revues ou bulletins paroissiaux en correspondance avec la maison Palmé — c'est-àdire la presque totalité du monde religieux — ont été à même de lire la prose de l'auteur proclamant — à voix basse — l'apparition de son poème. Qu'est-ce que ça peut leur faire ? Le nom du poète leur est inconnu — autant qu'au reste de la population française, où il subsiste bien trois douzaines de lettrés qui soient d'humeur à parler encore du Parnasse. — Le titre du livre, pour des personnes occupées de vie dévote, ne produit que l'effet d'un truisme insipide... Et la poésie, vraiment, ne les tente pas du tout...
Il faut distinguer dans le monde catholique deux catégories : les hommes de parti et les pratiquants sincères. Le parti, qui n'a guère changé depuis la Restauration, se compose de gens vexés et d'ambitieux. Il leur faut seulement des injures à l'adresse de ceux qui professent des opinions contraires aux leurs ou du pouvoir qui les laisse de côté. En quoi pourrait les inféresser la conver-
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sion d'un poète racontant ses maux, son repentir, disant sa foi et son espoir ? Les convaincus, les désintéressés, les simples chrétiens sont mal préparés à une manifestation littéraire. Le catholique français lit peu. Il a peur des livres. En 1881, la lecture principale des âmes candides, restées fidèles à la foi catholique, c'est un journal hebdomadaire illustré pitoyablement, rédigé de même, dont un rédacteur a émis cet axiome : « Défiezvous des gens qui disent : voilà un ouvrage bien écrit»...
Seuls, des prêtres seraient en état de lire et d'apprécier Sagesse. Le clergé français est encore ce qu'il y a de meilleur dans la société contemporaine. Aucune classe d'individus ne représente la même somme d'humilité, de bonne éducation, de finesse et d'élévation d'esprit. Aucune n'a aussi peu d'avares, de sensuels et de jaloux. Mais leur vie paisible et soumise ne leur permet guère de curiosité à l'égard des novateurs. Ces âmes blanches, résolument insensibles, pour ce qui concerne la morale, au prestige des plus glorieux philosophes, s'en remettent volontiers, en art, à l'autorité des réputations séculaires, et, franchement, n'ont-ils pas mieux à chercher que les formules de rajeunissement poétique ?
Mais les journaux parisiens auxquels Verlaine avait directement envoyé son volume ? A part
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des articles d'Edmond Lepelletier, Emile Blémont, Pierre Elzéar, Jules Claretie, silence complet. Or, il y a celte particularité bizarre que les journaux conservateurs (1) (M. de Cassagnac a reçu son exemplaire avant tous les autres), les journaux défenseurs de la religion, dans un moment de crise qu'ils qualifient de persécution religieuse, restent muets sur une oeuvre qui sera déclarée le plus beau des poèmes catholiques, tandis que ce sont des journaux républicains et libres-penseurs : le Mot d'ordre, le Rappel, l'Evénement, et le moins dévôt, certes, de tous, le Gil Blas, qui en parlent avec sympathie, même avec éloge.
« Ah ! écrit Verlaine (2), non sans une mélancolique ironie, je n'ai pas trouvé pareille foi dans Israël !... »
(1) Indépendamment du service fait aux amis et gens de lettres, Verlaine envoya Sagesse à quelques hautes personnalités, notamment :
Le pape Léon XIII ;
L'impératrice Eugénie — en réparation, disait-il,des mauvais sentiments qu'il avait eus jadis à l'égard du prince impérial (c'est vrai — et Rimbaud s'en amusait fort — qu'il l'appelait alors « Charognard ») :
Ma jeunesse élevée aux doctrines sauvages Détesta ton enfance ;
Victor Hugo, avec, manuscrite sur la page de garde, la pièce depuis insérée dans Amour :
Nul, parmi vos flatteurs d'aujourd'hui, ctc.
(2) Lettre datée de Juniville.
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Un conseil, plutôt malheureux, lui est alors donné par un ami bien léger:
— Sagesse doit être son oeuvre maîtresse et définitive, celle qui restera, celle qui lui garantit la gloire ; mais elle plane à une trop grande hauteur morale pour devenir, du premier coup, populaire. Et c'est trop personnel. Le parti catholique ne connaît pas l'histoire de l'auteur et ne comprend que très vaguement. Il faut parler au public de ses affaires à lui, de ses passions, de ses griefs, se mettre à son niveau, faire ouvertement, directement de la politique, appeler, forcer l'attention par du tapage. Combien de gens n'ont connu les Orientales qu'après avoir lu les Châtiments, l'Histoire d'un crime et Napoléon le Petit !...
Verlaine hésite, il ne croit pas que ce soit dans ses moyens, il ne sait parler que de son coeur... Pourtant, à tout hasard, il essaie, trouve que c'est « facile comme tout » et amusant en diable. Voici déjà quelques sonnets qui vont, à ce qu'il semble, effaroucher un peu la Gueuse. Ils n'effarouchent que la maison Palmé, à laquelle il les propose pour une édition à part et qui les estime, encore moins que Sagesse, de nature à enchanter sa clientèle.
Le fait est que ce sont tout simplement :
D'abord un antimilitariste... patriotique si l'on veut, au moins d'intention, mais de quelle manière !...
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Et si j'avais cent fils, etc.. (1)
puis une « statue » de Gambetta où ce tercet :
L'oeil est de pur cristal dans les suifs de la face, Il brille, net et franc, près du vrai, rouge et faux, Seule perfection parmi tous ces défauts...
un Paul Bert :
C'est le seul Paul parmi tant de Jules, d'Albert, De Léon (Ces payens ont des noms de baptême 1)...
un " Nébuleuses » :
Et la file des purs," des barbes, des aïeux, Juillet, Février, Juin et ceux du Deux Décembre, Bonnes jambes jamais lasses dans l'antichambre,
Et les jeunes encor plus bêles que les vieux...
Enfin un cinquième sonnet, bouquet rutilant de ce feu d'artifice d'injures :
Marianne est très vieille , . „
Elle a tout, rogne, teigne... et le reste, et la gale ! Qu'on la pende pour voir un peu dinguer en croix Sa vie horizontale et sa mort verticale (2).
(1) Voir, au chapitre XVII, le passage concernant les patriotismes de Verlaine.
(2) Ces sonnets furent insérés depuis dans Invectives.
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— Tu veux que je fasse des satires politiques? Tiens, en voilà !... — Quoi qu'il arrive, il n'a pas perdu son temps, car il s'est amusé « pour la peine », et il est fier surtout de cette géométrie dans l'espace formulée par le dernier vers.
La Société de Librairie catholique en juge tout autrement. Sans doute, elle ne va pas prendre fait et cause pour la République. L'opposition est permise, nous avons le droit de nous défendre... M. Verlaine a du talent, qu'il le modère... il est des façons plus... moins... de... plaider pour la bonne cause... Ainsi M. X... a fait cette plaquette... la pensée y est exprimée sous une forme raisonnable... qui ne l'empêche pas d'être énergique... Si M. Verlaine voulait bien lire cela et s'en inspirer... il parviendrait au genre de poésie qui convient à la maison...
Oh! Verlaine est la bonne volonté même. Il reçoit la plaquette, la lit, la relit, l'étudie assidument, pousse un cri de désespoir :
— Eh bien, non!... non, Bamboula, (c'est ainsi qu'il nomme l'auteur) je n'arriverai jamais à ta manière... je ne peux pas!...
Il se remet au travail, termine le Voyage en France par un Français, série d'articles sur les moeurs et la littérature contemporaines,et fait parvenir cette prose à la Revue du Monde Catholique. Ce serait, croit-il, un autre moyen d'assurer à l'au-
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teur de Sagesse la notoriété qui lui manque (1). Le Voyage — ou, comme il disait, le Voyou — ne réussit pas davantage ; il est rendu avec la mention : « Pas dans l'esprit de la Revue » (1881).
Ces déceptions ne sont pas sans lui causer de l'énervement, quand il subit, en 1882, un véritable désastre.
(1) Zola venait de publier, dans ses Documents littéraires, les ligues ci-après :
" M. Verlaine, aujourd'hui disparu... Celui-là a été une vic« time de Baudelaire, et l'on dit même qu'il a poussé l'imita« lion pratique du maître jusqu'à gâter sa vie. Un moment, « pourtant... »
Verlaine, connut l'ouvrage dès publié et il y répondait dans le Voyage en France : " ... M. Zola en arrive à mon nom et à mon rôle vers 1867 : il constate que je suis une « victime » de Baudelaire en ce sens que j'ai « gâté ma vie » par « imitation pratique » de ce poète. Hélas ! il est si facile de gâter sa vie qu'on n'a point besoin de modèle pour cela... Baudelaire est bien innocent de mes choses privées, pauvre grand poète si plein, au contraire, de bons conseils dans son oeuvre critique ! Tout ce que j'ajouterai c'est que, comme tant d'autres, j'ai gravement offensé mon Dieu, sans trop le connaître, il est vrai, grâce à l'éducation universitaire qui vient détruire en nous Français de la bourgeoisie tel bon germe planté d'un geste trop souvent un peu distrait par la Famille. Sa main juste et miséricordieuse m'a frappé très durement, prosierné, puis relevé jusqu'à ses genoux que j'adore en implorant our moi, pour les miens. pour mon Pays et pour tous la grâce de rendre efficace, au moyen des oeuvres et des vertus, le sang versé pour tous par Notre Seigneur Jésus-Christ. »
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CATASTROPHE. — BOULOGNE. — RUE DE LA ROQUETTE — MORT DE LUCIEN LÉTINOIS.
Notre essai de culture eut une triste fin... (1)
Elle n'est pas bien compliquée la raison de ce que Verlaine, par analogie avec l'effondrement de l'Union générale qui venait d'avoir lieu (2), appelle son « krach ». M. Létinois se trouvait être nominalement propriétaire de la ferme. Or, il a une faiblesse... trop commune chez les cultivateurs... On possède un champ, que l'on aime... Il serait bien plus beau allant jusqu'à ce chemin, jusqu'à ce bouquet d'arbres... S'il était possible d'avoir encore la « pièce » là-bas... justement à vendre!....
Puis, le champ ainsi allongé,... s'il avait une
(1) Lucien Létinois (Amour), (2) 1882.
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largeur double, on aurait plus d'aise pour le labour... Augmenter son bien en longueur, en largeur, c'est ce que les campagnards appellent « s'arrondir » et cela devient chez beaucoup d'entre eux une passion qui les dévore. M. Létinois a voulu s'arrondir. On lui a vendu parce qu'il est propriétaire, qu'il a " de quoi répondre ». Est arrivée une période de mauvaises récoltes ou de mévente. Impossible de faire honneur aux engagements pris. Les créanciers ont saisi la ferme.
Quand il parvient à comprendre, Verlaine est stupéfait, atterré... Que peut-il faire ? N'est-ce pas sa chance ?... Ou plutôt n'est-ce pas le déroulement logique de la série atroce qui débute en 71 ?... La situation administrative perdue à cause de la Commune, le ménage brouillé à cause de la situation perdue, la fuite avec Rimbaud à cause du ménage brouillé, la séparation judiciaire à cause de la fuite avec Rimbaud, la ferme achetée sous un autre nom à cause de la séparation judiciaire... Il ne lui reste qu'à se demander quels pourront être, « à ses dam et coût », les prochains couplets de cette balançoire...
Il fait bonne contenance, d'ailleurs. Sa mère est accourue comme d'habitude, munie de gaîté, de consolations, d'argent. Il est soutenu aussi — ou distrait — par son affection pour Lucien dont
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l'avenir compromis l'empêche de penser à ce que lui-même va devenir.
La famille Létinois est venue à Paris, ne sachant trop ce qu'elle y fera, mais pour fuir d'abord le village où elle ne veut pas se montrer dans sa misère. Taciturne, effaré, déjà presque vieillard, le père se réfugie, pour s'étourdir, en la bruyante animation des rues. La mère, petite femme bien humble, accoutumée à toute résignation, courbée dès longtemps devant l'autorité maritale, paraît être la moins abattue dans ce malheur qui la brise pourtant plus que les autres, car elle doit en mourir. Elle va et vient, active, dans l'étroit logement loué rue de la Chapelle, tâche de mettre en ordre les hardes, le mobilier amenés de Juniville. La pauvre campagnarde, habituée à parcourir du matin au soir les cours et les granges d'une vaste ferme, trouve que « l'on est p'titement dans c'grand Paris » ! Elle s'efforce de sourire et d'avoir l'air brave, mais ses yeux rougis disent qu'elle pleure bien fort, quand elle peut le faire, aux heures où les hommes ne sont pas là... Verlaine reste à Juniville pour la.liquidation. Des trente mille francs mis dans l'entreprise il en sauve quinze mille, qu'il rend à sa mère. La grande question qui l'occupe toujours est de tirer d'embarras « son fils». Le jeune homme ayant une bonne instruction primaire, il m'est possible de
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lui procurer un emploi tout au moins provisoire. J'ai laissé vacante, quelques mois auparavant, une place de professeur dans une institution libre de Boulogne-sur-Seine, dirigée par mon vieux camarade Fernand Esnault (1). Cet emploi a été occupé ensuite par un autre élève— et ami — de Verlaine : Edmond Thomas (aussi un poète et à qui adressé un beau sonnet dans Dédicaces.) Edmond Thomas est retourné dans les Ardennes, la place est libre, je présente Létinois qui est accepté.
A ce moment, je le vois à plusieurs reprises et je suis à même de le bien connaître. C'est un jeune homme d'assez haute taille, d'allure très souple et très agile. Sa figure, aux traits réguliers mais non mièvres, — légèrement hâlée par l'air des champs, — aux yeux bruns et vifs, a une expression de bonne foi, d'énergie. Le regard doux, candide et résolu, se plante bien droit dans celui
(1) Au n° 54 de la rue d'Aguesseau : une maison de trois étages qui a été, depuis, transformée de telle façon que l'on ne se douterait pas qu'elle ait abrité autrefois une école. Les étages n'ont guère changé d'aspect, mais au rez-de-chaussée existent maintenant deux boutiques intitulées : Commerce de bois et charbons. Commerce de vins et liqueurs. En 1882 il y avait, au lieu des boutiques, deux classes dominées par cette inscription : Ecole d'Aguesseau. On y pénétrait par une large porte charretière; c'est la même qui sert encore d'entrée aux locataires de la maison. Dans l'ancienne cour-jardin, le seul témoin qui reste du passé est un marronnier plus que centenaire, dont on aperçoit, de la rue, la verdure noircie.
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de l'interlocuteur. La parole, presque débarrassée de l'accent local, et correcte, aisée bien plus qu'il n'est ordinaire chez les paysans, révèle un esprit curieux, lucide, parfaitement sain, remarquablement développé,du reste,et s'ouvrant à toutes sortes de questions, grâce à l'influence de Verlaine dont on retrouve les opinions et des tours de phrases. Lucien se rend bien compte que l'intervention de ce dernier dans l'existence de sa famille est une déplorable fatalité; il le déclare avec sa juvénile franchise, mais avec son calme ardennais, sans récriminations, sans plaintes, disant bien simplement : « Je lui ai beaucoup de reconnaissance, et je l'aime beaucoup à cause de sa bonté pour moi, de son affection très grande, malgré ses défauts, malgré sa légèreté et ses émotions continuelles...
Si je ne l'aimais pas, je ne vaudrais pas cher, si je l'accusais, je serais injuste, puisque ses intentions étaient bonnes... Ce qui est sûr c'est qu'il eût mieux valu pour nous ne pas le trouver sur notre chemin... »
Je l'ai engagé à se faire une carrière dans l'enseignement. Il préférerait un métier plus lucratif... Il prendra maintenant ce qu'il trouve. Et il s'y est mis de bon coeur.
Il exerce depuis deux mois ces fonctions, quand on lui offre, dans un établissement industriel,une place mieux rémunérée, convenant davantage à
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ses goûts, à ses aptitudes, et pouvant— expliquet-il — lui assurer un avenir plus sûr. Mais cette occasion va lui échapper s'il n'occupe immédiatement l'emploi, et le directeur de l'institution n'a pas encore trouvé de professeur pour remplacer Lucien. Verlaine réfléchit que le jeune homme a été accepté là par complaisance, que son départ imprévu met le directeur dans l'embarras..Il trouve une solution qui convient à sa délicatesse, en même temps qu'à son imagination de poète ; il délivrera son « fils » de l'engagement moral, comme saint Vincent de Paul délivra un galérien de ses fers : — Qu'à cela ne tienne ! Je prends sa place !... Chaînes légères, sacrifice plutôt agréable, car l'emploi est doux, amusante et facile à contenir la vivacité de ces petits gamins de Boulogne à l'accent faubourien si drôle; pas exigeant, pas gourmé, pas « marchand de soupe » du tout le directeur, doué d'un caractère aussi jeune, aussi expansif que celui de Verlaine. Sans compter que celui-ci mange à la table des patrons et que Mme Esnault a un talent merveilleux pour les fraises aux kirch rappelant le bon temps des seed cakes de mistress Andrews. Esnault, ancien troupier, a eu l'idée de militariser quelque peu son école. Les élèves font l'exercice dans là cour, ils sortent de classe, ils y rentrent à l'appel du clairon, doivent saluer le professeur,
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quand ils passent devant lui, en portant l'extrémité des doigts de la main droite à hauteur du coin de l'oeil, l'auriculaire de la main gauche sur la couture du pantalon... ou de la culotte, suivant leur âge. Verlaine a décliné l'honneur de leur apprendre lui-même à présenter les armes ou former les faisceaux avec les bâtons qui leur servent de fusils, mais les saluts militaires, dont ils le gratifient à outrance, le flattent véritablement. Et le soir, après dîner, dans la fumée des pipes et des cigarettes, la table desservie, sauf de quelques tasses de thé, réunit sympathiquement. les deux plus grands bavards du monde.
Cette existence facile ne peut être que provisoire. Verlaine a trente-sept ans bien sonnés. Le métier de maître interne, soit en Angleterre, soit en France, convient plutôt à des jeunes gens. Il cherche autre chose. Le professorat universitaire ?... Il y a songé autrefois, « potassé » des auteurs en vue de l'Agrégation des Langues vivantes. Mais c'est long!... C'est incertain !... Ah ! sa bonne place de rédacteur à la préfecture de la Seine !... Il revient à cette idée, il s'y attache... Mais à qui recourir?... Au camarade, à l'ami fidèle et dévoué qui déjà lui a rendu plus d'un service, à Edmond Lepellétier, maintenant journaliste et influent auprès des hommes qui sont au pouvoir. Celui-ci va faire, en effet, tout ce qui dépendra de lui pour obtenir sa
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réintégration, et en attendant, tâche de lui placer de la copie dans des journaux où il a des amis.
Cependant le directeur de l'Ecole d'Aguesseau a trouvé enfin un professeur. Verlaine est libre.
Mais il reste à Boulogne.
D'abord parce que autant là... ensuite, après tout, parce que... oui, décidément, plutôt là qu'ailleurs.
Boulogne lui plaît.
C'est comme une encyclopédie folle, et pourtant logique, de toutes les banlieues connues, un manteau d'arlequin où ici des coins de fraîche verdure, là des. couleurs sinistres — " blanc de dartre » ou toile d'araignée, —où se sont cousus d'eux-mêmes — il se récrée à chercher, à trouver pourquoi et comment — des lambeaux de village, de faubourg, de petite ville, de grande ville, des choses mélancoliquement vieilles ou brutalement neuves...
Mais les Boulonnais n'ayant pas encore, en 1882, leur épouvantable « salle des fêtes », la grande rue conserve l'intacte beauté de sa bonhomie tranquillement radieuse. Il aime cette voie large et claire, doucement incurvée, cette admirable « grand'route » peut-être unique au monde. Elle est pour lui harmonieuse, caressante et douce comme un souvenir d'enfance... Or, non loin de Jalambic, le coiffeur « high life », non loin de la Corbeille d'or : bijouterie vraie pour cadeaux de
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noces, tout près du magasin de nouveautés qui s'appelle les Galeries parisiennes, tout près d'une boulangerie « pain chaud à toute heure », existe un café-hôtel dont le tenancier, homme de taille exiguë, très poli, très jovial, a fait la conquête de Verlaine. Celui-ci, chaque jour, y prend un vermouth. Il en offre aussi, par hasard, au garçon boulanger d'à-côté. Ce travailleur lui donne sur son industrie maint détail intéressant, lui apprend, par exemple, que l'on " dore» le pain sans le moindre jaune d'oeuf, et à l'aide simplement d'une brosse. — « Comme les souliers !... » rugit notre saturnien, heureux de connaître enfin toute la perversité humaine, et dès lors il paie à ce boulanger sincère des tournées nombreuses. D'autre part, la lecture du journal occasionne des conversations interminables avec le cafetier; il prend l'habitude de passer des heures chez « le petit patron » son nouvel ami ; les vermouths se succèdent le matin, et, dans l'après-midi, les bocks.
Que voulez-vous ? Il n'a rien à faire... Non qu'il ne se remue pour trouver une fonction, un gagnepain quelconque. Il va souvent à Paris, voit ou revoit des littérateurs, se rencontre avec Lepelletier qui le présente au Mot d'ordre, au Réveil, le fait connaître à Henry Bauër, à d'autres journalistes, s'évertue à dissiper l'oubli qui couvre à présent le nom du poète... Occasions pour Verlaine de
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prendre beaucoup d'omnibus, de bateaux-mouches, de faire un peu partout des haltes altérées, notamment, au retour, dans les caboulots qui abondent près du viaduc d'Auteuil :
Le Point du Jour avec Paris au large, Des chants, des tirs.... (1).
Lucien Létinois vient le voir les dimanches, parfois plus souvent. Il va l'attendre à la gare du chemin de fer de ceinture :
Ami, te souvient-il, au fond du Paradis, De la gare d'Auteuil et des trains de jadis T'amenant chaque jour, venus de la Chapelle (2) ? Jadis déjà ! Combien pourtant je me rappelle Mes stations au bas du rapide escalier, Dans l'attente de toi, sans pouvoir oublier Ta grâce en descendant les marches, mince et leste Comme un ange le long de l'échelle céleste !
Nous savons bien que ce n'est pas au bas de cet escalier que le « père » a attendu véritablement son « fils », qu'il y a en face plus d'un café, que
(1) Jadis et Naguère. Voir, sur le même sujet, dans Parallèlement : Nouvelles variations sur le Point-du-Jour, et, dans Mémoires d'un veuf : Auteuil.
(2) Poème consacré à Lucien Létinois dans le livre Amour. Ces visites furent quotidiennes, en effet, les premiers temps,
hebdomadaires par la suite, quand Létinois fut à Ivry avec sa famille.
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ceux-ci ont des terrasses d'où l'on est sûr de ne manquer personne ; mais peu importe... Un apéritif de rien du tout, là !... et c'est fini. On s'en revient à Boulogne, bavardant tout le long de l'avenue, on prend la rue du Parchamp, l'on s'arrête au n° 5, Hôtel-restaurant.
La maison est actuellement la même : deux devantures, stylobate en marbre gris, monture du vitrage peinte en imitation de chêne. A l'entrée, une boutique avec " zinc » pour les passants, puis deux salles pour les pensionnaires ou autres clients sérieux. On aperçoit, au fond de la maison, un jardinet menant à une sorte de tonnelle. Ce dernier endroit est plus souvent choisi par Verlaine, qui a établi dans l'hôtel Coutret (1) son quartier général. Tous deux y font un déjeuner simplet, arrosé de " piccolo », assaisonné d'une gaîté extravagante... N'abuse-t-il pas de ce que l'attention publique est toute au fameux crime du Pecq pour affirmer à la bonne — justement indignée — qu'il vient de noyer sa belle-mère, non sans l'avoir, préalablement, " ligottée » avec des tuyaux de poêle !.. Enfin, après le café, promenades dans le bois de Boulogne ou de Saint-Cloud, puis dîner, puis adieu, retour solitaire de Verlaine persuadé qu'il rapporte une provision de pensées jeunes,
(1) Maintenant hôtel Védry.
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fraîches, sensées, résignées, fortes. Il y puisa du courage pour de réels efforts vers la sobriété. Il a des jours de totale sagesse.
« J'ai eu la bonne fortune — écrit Alfred Pou« thier — d'approcher Paul Verlaine en 1882. Tous « les vendredis soirs, il venait s'asseoir à une table « du café Voltaire autour de laquelle se réunissaient « des poètes à qui un ami avait bien voulu me « présenter. Il y avait là, très régulièrement, « Mérat. Valade, Alma Rouch, Courteline, Jacques « Madeleine, et quelquefois Monselet et quelquefois « Mendès avec Mme Holmès. Deux choses me sont « restées dans la mémoire touchant Verlaine. Cet « homme terrible, ce fauve buvait des grogs au « rhum sans sucre, et parlait avec estime de " Rollin.... »
Et Verlaine, le lendemain, au réveil, « tue le ver » sur le comptoir de l'hôtel. Puis il va discuter politique avec « le petit patron » ; de plus en plus il consomme, repris graduellement, irrésistiblement par les habitudes funestes d'il y a dix ans.
Mais aussi, tellement pénible au perpétuel inquiet cette vie d'oiseau sur la branche ! Mais aussi que faire?.. Comment « gagner sa vie »?... Chez les Anglais ? Ah! il n'en a plus le courage.... Et ces souvenirs — querelles conjugales, prison, humiliations, malheurs de toute sorte — qui viennent
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soudain lui enfoncer dans le cerveau leurs griffes!... Et ces récriminations intimes, silencieuses, partant plus prolongées et plus violentes, contre les premiers grains du chapelet de ses calamités, contre son beau-père, contre sa femme, et le regret, l'amour de celle-ci qui le tient toujours !... Et cette horrible, abominable solitude qu'il n'a jamais pu supporter sans croire mourir !... Une lampée d'alcool dissipe les idées monstres, allume de la gaîté pour une minute (1) ; après quoi l'amertume revient pire, la tristesse plus écrasante. Le système nerveux s'exaspère, le coeur se prend ; il a des palpitations, il perd le sommeil, passe des nuits à marcher dans le bois de Boulogne, se décide, pour dormir, au terrible remède du chloral, qu'il renouvelle, dont il lui faut augmenter, doubler la dose...
Il appelle sa mère, elle accourt, loue une chambre voisine de la sienne, reste plusieurs semaines, le soigne, le rassérène un peu, insiste pour qu'il
(1) Lettre à Edmond Lepelletier : « Cher ami", voici un essai de Jean qui pleure et de Jean qui rit. Je le crois assez dramatisé pour pouvoir passer ; je te recommande surtout la « vieille m... ! "Tu te doutes à qui ça s'adresse. Si, toutefois, c'était impossible, on pourrait mettre avec des points : « Vieille m... » ou a Vieille moule ! » Mais que Vieille m... me ferait bien plaisir, s'il y avait moyen que ça parût en toutes lettres ! — P. V. » (Extrait de l'ouvrage d'Edmond Lepelletier : Paul Verlaine. Sa vie, son oeuvre, publié a la Société du Mercure de France).
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abandonne ce bric-à brac de ville, cette banlieue néfaste, pour qu'il retourne à la saine et réelle campagne.
— Et qu'y pourrai-je faire?... Je suis raté comme paysan... Je ne puis plus être qu'un littérateur, tout au moins un homme de bureau !..
Quand Mme Verlaine a quitté l'hôtel de la rue du Parchamp pour revenir' dans le Pas-de-Calais, le poète souffre moins du coeur, la crise d'insomnie diminue; maisl'ennui recommence, avec les angoisses, les colères intérieures.... et les " compensations ».
Il finit par céder — à demi — aux instances de sa mère, va la rejoindre à Arras, y trouve quelques instants de repos moral et y prend une résolution définitive. La demande étant faite pour rentrer à la Ville, le mieux est d'attendre le résultat de ses démarches... à Paris même.
Mais pas seul !.. Viens avec moi...
La bonne mère dit adieu à la paisible sécurité dont elle jouissait en son appartement de l'impasse D'Elbronne, aux familles « qui l'aimaient tant » (elle ne voyait partout que bons coeurs et bonne foi), aux relations si aimables, si douces, derniers rayons de joie autour de sa vieillesse :
— Allons !.. soit !.. Paris si tu veux... Pourquoi ce littérateur, venant dans la ville des
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théâtres, des journaux, des éditeurs, des cénacles, va-t-il se loger... rue de la Roquette ?
Il y a là, d'une part, fantaisie de gaîté enfantinement portée au macabre, il y a aussi une circonstance déterminante. Rue de Lyon existe un café-concert, appartenant à M. Istace (1), vieil ami de la famille, chez lequel, à chacune de leurs visites à Paris, descendent Verlaine et sa mère. Ils sont donc partis de chez lui pour chercher un appartement. La rue de la Roquette se trouve à deux pas. Verlaine estime qu'un tel nom, sur la carte d'un poète, serait exempt, « certes », de banalité. Mme Verlaine préfère n'y voir aucune malice. On est dispensé de chercher plus loin, voilà tout. On s'installe.
Mme Verlaine est contente, pleine d'espoir. Son fils va devenir tout à fait sage. Dans l'appartement clair, gai, donnant sur la rue, prend place le vieux mobilier qui a fait déjà tant de voyages. Au salon je revois les fauteuils couverts de velours singuliers qui ressemblent à des peaux de léopards, sur un guéridon d'acajou le trop fameux album. Au mur voisinent le plastron de velours noir, les épaulettes d'or, la moustache en brosse du « papa » et une lithographie de Mme Verlaine à l'âge de vingt
(1) Dans une lettre adressée de Rethel (novembre 1878) à Ed. Lepélletier, Verlaine mentionne M. Istace comme un des rares amis avec qui il ait conservé des rapports.
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ans, coiffée et parée comme vers 1830, le regard insouciant et matin.
A peine, depuis, a changé son humeur. Les lois physiologiques ont ridé son visage, mais n'ont pu éteindre le feu de ses yeux noirs, bridés un peu à la chinoise. Des terribles émotions qu'elle a subies comme épouse et comme mère il ne reste pas plus pour l'attrister, semble-t-il, que des tempêtes qui ont rugi, des siècles, sur la Méditerranée riant au soleil. Elle a commencé par faire de nouvelles connaissances. La voici dans la cour d'une école de jeunes filles, un jour de congé ; deux institutrices jouent à la balle: naturellement elle veut être de la partie, et qui court le plus vite, qui est la plus adroite, qui jette les cris les plus joyeux? Cette vieille de soixante-quinze ans...
Paul travaille. Il s'est fait de nouvelles relations littéraires. On commence à parler de Sagesse. Des artistes et des écrivains d'un talent jeune, hardi, novateur: Morice, Valadon, Trézenic, Raynaud viennent rue de la Roquette. Mme Verlaine est dans le ravissement. Elle accueille tout le monde avec une grâce à la fois gamine et maternelle, réédite pour la centième fois des plaisanteries d'une crudité militaire, telles que, en présentant un fauteuil : " Monsieur, je vous en prie et même je vous le commande, mettez ici la dix-septième lettre de l'alphabet ».
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— Oh ! maman !.. fait Paul hypocritement.
— Et bien ! quoi ?...
Mais dans le salon marche à grands pas Jean Moréas, déclamant du Baudelaire. Ellel'admire. Soudain, elle bondit vers le divin chanteur :
— Fermez les yeux... ouvrez la bouche...
Et l'aède se sent fourrer entre les dents un morceau de sucre candi énorme, qu'il doit croquer, jusqu'au dernier bout de fil, sous peine d'affliger véritablement la bonne dame ; car elle affirme que c'est « souverain " contre les maux de gorge et en fait elle-même une consommation copieuse, en met dans son vin, en mettrait aussi dans celui de Paul, mais il ne veut pas.
Il a tort. Du vin sucré, pris modérément, aux repas, ne fait aucun mal. Non plus la tasse de café qu'il prend au Voltaire avec son vieil ami Valade. Le malheur est que de l'Odéon à la rue de la Roquette il y a loin... Quand le coeur est surmené, la marche aggrave son état, surtout si l'on descend d'un omnibus qui vous a secoué d'une autre manière ; le malaise de l'estomac s'en augmente, les pensées en deviennent irritées, et bien des causes accessoires y participent.
Que c'est agaçant, le métier d'homme de lettres, quand on est un timide, répugnant aux sollicitations, incapable d'intrigues, lorsque l'on a, par trop de justesse d'esprit, la terreur de. se vanter et
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que l'on sent pourtant la nécessité de se faire valoir ! Les démarches et les négociations deviennent alors si maladroites ! Ah ! sa place de rédacteur à la Ville, c'est ce qu'il lui faudrait, pour pouvoir attendre !... Il se redit mille fois cette obsédante vérité. Et à quoi bon ? Malgré le dévouement de Lepelletier, c'est fini... Bien inutile de compter làdessus... Il faut " faire son trou », il faut crier son nom, avec sa voix délicate et peureuse, à travers l'ouragan d'autres réclames si tonitruantes que jamais sa jeunesse littéraire n'en connut de pareilles, et que son âge mûr en frémit, tremblant de stupeur, de scrupule et de désespoir. Le vin sucré n'est donc point, pour échauffer son coeur, une assez forte drogue. Il a besoin d'excitants qui tout de suite le " remontent ». Et cependant il lutte, sachant bien sur quelle pente il glisse. L'absinthe est proscrite encore. Il essaie des combinaisons inoffensives. Quand il s'arrête chez Courtois, — un honnête et cordial Ardennais, autrefois connu à Rethel, qu'il a retrouvé établi marchand de vins dans la rue de la Roquette — il ne prend que son fameux rhum à l'eau, mais... la maison est aimable, il y cause, il y bavarde, il y babille, les consommations se renouvellent, et du rhum, quand même on le noie, c'est de l'alcool.
Enfin il voit forcément des gens de toute sorte, en bien des quartiers, puisqu'il lui faut, absolu-
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ment, se faire connaître, pour le pain... Et les hirsutes ont le « gosier en pente » aussi rapide que les hydropathes. Bocks et petits verres se succèdent. C'est l'éternelle histoire : animation passagère, suivie de réactions désastreuses. Mme Verlaine patiente et souffre ; il le voit, s'en afflige ou s'en irrite. La pitié, la tendresse, la honte, la colère aussi d'éprouver tous ces sentiments, d'en être abominablement torturé, le crispent et l'affolent. Parfois il a des accès de conversion totale qui durent une semaine... et il retombe. Hélas ! N'est-il pas obligé d'aller et venir, de courir, de chercher... Cette vie est horrible... Ah ! il faudrait être un saint !.. (1).
Et tout à coup, nouveau malheur inattendu, plus terrible que les précédents, parce qu'il ne frappe pas d'un seul coup, mais qu'il accroît, qu'il intensifie peu à peu la douleur, comme une série de tortures savamment graduelles.
Verlaine apprend que Lucien Létinois vient d'être atteint de la fièvre typhoïde et transporté, dans un étal grave, à l'hôpital de la Pitié. Il accourt, le voit, lui parle... reçoit des médecins l'avis qu'il est perdu... suit, jour par jour, les pro(1)
pro(1) cette époque, il publie dans Lutèce, revue dirigée par Léo Trézenic, une série d'articles sur Tristan Corbière, Sté phane Mallarmé et Arthur Rimbaud, réunis plus tard eu un volume, édité par Léon Vanier, sous le titre : Poètes maudits,
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grès de cette marche à la.mort, assiste au dernier délire de l'infortuné :
Tu me tenais, d'une voix trop lucide, Des propos doux et fous, " que j'étais mort, Que c'était triste », et tu serrais très fort Ma main tremblante... (1).
Puis ce sont les détails sinistres d'un décès à l'hôpital : la mise en bière au galop, le corps dans la salle mortuaire au milieu d'une rangée de cercueils, l'humidité glissante du sol lavé, l'odeur du chlore, les hommes de service qui circulent, rapides, indifférents, brusques,... d'autres gens qui viennent aussi « reconnaître », voir si c'est bien lui ou elle, en ouvrant une petite porte, une sorte de lucarne juste à la place de la tête, dans ces boîtes provisoires — couvertes, je me souviens, d'une peinture usée, éraillée— où passent des centaines, des milliers de morts. Ensuite, derrière le corbillard, le long trajet à pied, de la Pitié au cimetière d'Ivry. Toute la simple et poignante tristesse d'un enterrement de pauvre, par des rues de faubourg, par des routes suburbaines où les yeux baissés comptent les pierres du pavé sale.
A peu près uniquement le cortège masculin se
(1) Amour (Lucien Létinois).
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compose du père, de Verlaine, de moi qu'il a prié de l'accompagner. La partie féminine est un peu plus nombreuse, car les femmes, plus que nous, ont l'horreur de la destruction et veulent manifester contre la mort. Elles sont venues pour Mme Létinois. Elles la connaissent à peine, mais c'est une mère...
Verlaine est calme, occupé surtout de pensées catholiques, il se console un peu à rappeler que le service religieux a été « convenable », il me fait remarquer sur le cercueil la tenture blanche... « comme pour une jeune fille... et lui, certes, le mérite !... » Il ajoute, avec une pointe de médisance que doit faire excuser son orgueil paternel : « Combien en est-il, cependant, qui, à son âge?... »
En sortant du cimetière, il commande au marbrier une croix de granit. D'ailleurs il a acheté une concession de cinq ans, qu'il espère remplacer par une concession perpétuelle : son « fils » n'ira pas, au moins, dans le « champ de navets » !
M. Létinois, que l'on reconduit jusqu'à son logis, veut faire aux assistants la triste politesse d'usage à la campagne, il les prie d'entrer, de « prendre quelque chose ». Le malheureux eût été offensé d'un refus. Verlaine, très doux, tâche de consoler la mère, il parle de l'enfant si bon, si honnête, si pur, devenu le compagnon dés saints et des martyrs.
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— Ah ! je le sais ben ! répond la digne femme, je le sais ben qu'il est près du bon Dieu !... J'ai du courage, allez!... je me dis que je le reverrai un jour, et peut-être, même...
Elle n'achève pas, à cause du vieux père qui est là. l'air vague toujours, comme engourdi par tant de coups de massue qui tombent sur lui depuis un temps... Mais le teint de cire de la pauvre petite paysanne, et les yeux brillants, les pommettes écarlates, signes de la phtisie venant à pas de loup, disent que la séparation atroce ne sera pas longue. Peu de mois s'écouleront avant qu'elle ait rejoint dans le cimetière d'Ivry son enfant unique, son « grand garçon », tant aimé... son beau Lucien...
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XVI
COULOMMES. — RETOUR A PARIS. — L'HYDARTHROSE. — MORT DE MADAME VERLAINE. — LA RUINE, LA FAIM, LE DÉSESPOIR. — L'HOPITAL. — RENTREE DÉFINITIVE DANS LA VIE LITTERAIRE, — LA REVANCHE DU DIABLE. — « JEUNES ». — D'AUTRES DONNES CHANSONS. — A VAU L'EAU.
Chez Verlaine la douleur tourne d'abord en transports dé génie :
Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi... (1).
— Et puis je suis trop malheureux, vraiment!... A quoi bon m'agiter, travailler?... Pourrai-je penser encoreà du succès, de la gloire?... Non!... je ne peux plus... j'ai trop besoin de repos et d'oubli!...
Alors il se rappelle les Ardennes où il a goûté
(1) Amour.
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autrefois quelques instants de calme bonheur. Il y revient, choisit pour abri, non loin du fatal Juniville, un petit village nommé Coulommes. Sa mère y achète une maison avec jardin.
Mme Verlaine, toujours optimiste, est convaincue sincèrement que tous deux y jouiront désormais d'une tranquille félicité. Sera-ce, en effet, « la mise en fuite des démons », comme avait dit « l'autre » en son style de feu ?... Il faudrait pour cela que Verlaine soit capable de sommeil intellectuel et moral, qu'il se laisse végétalement vivre dans l'air et le soleil. Mais il a eu beau dire, aussi comme " l'autre » :
A loi, Nature, je me rends !
Pas plus que l'auteur des Illuminationsil ne s'est " rendu », pas plus que Rimbaud il ne peut faire dormir son âme. Les nerfs, le cerveau, le coeur en subiront toute la suppliciante activité, tant qu'ils n'en seront pas détachés par la mort. « Ne pensons plus à rien, vivons comme une bête ", c'est bon pour un jour... D'abord il ne sait pas comment vivent les bêtes ; peut-être autant que nous elles rêvent, souffrent et pleurent ; puis il est forcé par la Loi de vivre en homme, en l'homme qu'il est, en l'homme baptisé sous le nom de Paul Verlaine, et qu'il ne peut ni changer ni réduire.
Tout de suite il s'est remis sous l'engrenage lit-
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téraire. Ses démarches, ses conversations à Paris ont tellement ranimé en lui le goût de l'«écriture» que c'est maintenant la distraction nécessaire, la consolation unique. Il lui faut écrire, il lui faut aussi trouver des éditeurs et pour cela, pour placer les vers réunis sous le titre provisoire Cellulairement et insérés ensuite dans Jadis et Naguère, les proses qui seront les Mémoires d'un veuf (1), pour préparer la publication d'Amour, il est indispensable de faire en ce Paris si dangereux des voyages fréquents. Excitations, fatigues...
La vie champêtre elle-même lui est bientôt pernicieuse. Des campagnards, qui voyaient juste en leur naïveté, disaient : « Le tort de M. Verlaine, c'est qu'il sort de son rang !... » Ils voulaient dire : de son rang de monsieur, de bourgeois, de lettré. C'est vrai qu'il cause familièrement avec le premier venu. Il semble n'avoir jamais soupçonné en quoi peuvent consister les « distinctions sociales » et n'importe qui devient à l'instant son camarade. Ce clérical, ce royaliste, cet abonné du Triboulet, ce réactionnaire, qui ne parle que de restaurations et de coups d'Etat, est de tous les hommes le plus niveleur. Je doute que quelqu'un ait plus sincèrement pratiqué la devise « liberté,
(1) Ce sont les articles paras, grâce à Lepelletier, sous les rubriques : Jean qui pleure et Jean qui rit, Paris vivant.
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égalité, fraternité »... il eût pu ajouter : " ... ou la mort ! » car il lui était impossible de vivre en dehors de ces trois belles choses, dont il fut véritablement le martyr.
Ah ! oui, « monsieur Verlaine " (prononcez Verlain...n) est bon garçon (prononcez garçongn), Monsieur Verlaine « n'est mie fier » (prononcez fiére)... Si on l'invite à prendre un verre de ce petit vin rose et mousseux que produisent les côteaux de Ballay ou de Quatre-Champs, l'amabilité de Monsieur Verlaine l'empêche de refuser, puis sa politesse lui enjoint d'en offrir toute une bouteille. On trinque... il vient au cabaret d'autres clients... l'on fait connaissance... et on bavarde et on plaisante... Quand l'homme « rigolo » est parti, les gens se regardent en clignant de l'oeil :
— Qui qu'c'est?...
Quelqu'un le nomme, raconte l'histoire de la ferme Létinois. Le " monsieur » perd terriblement du prestige que, d'ailleurs, il n'a pas cherché. C'est " c'ti là " qui a " mangé » de l'argent, c'est l'homme à plaindre... Et de la pitié au dédain la distance est courte, mais encore moins longue celle du mépris à l'animosité.
Par exemple, s'il fait également bonne mine à deux ennemis, l'un sera porté à devenir le sien et subira l'effet de la moindre occasion : une raillerie trop gaîment renvoyée suffira pour exciter de la
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colère qui jaillira en impertinence et tournera, sur trop piquante réplique, en haine tenace.
Il était avantageux autrefois, il devient désastreux à-présent d'avoir la langue bien pendue. Ces qualités d'esprit qui amusaient les habitants de Juniville groupent encore autour de Verlaine, dans la salle d'auberge, les gars de Goulommes ; seulement... dans des conditions tout autres. Le paysan a par tradition, peut-être par besoin, le respect de la force. Elle est représentée à ses yeux par la fortune. Son imagination très souvent l'exagère — parce que l'on grandit ce que l'on aime — : celui qui ne dépend de personne, et dépense plus que ses voisins, passe facilement pour très riche, et le riche, à la campagne, a facilement raison. Verlaine pouvait donc, à Juniville, s'offrir le luxe de la popularité ; mais à Coulommes on sait l'histoire de son « krach ». Dès lors, aucun motif de respect. Le propriétaire, le riche — ou passant pour tel — peut être un " homme d'esprit » ; le pauvre, quand il est drôle, n'est plus qu'un pître. Il fait rire et on lui fait des farces (1). Il se fâche, on se fâche,
(1) Seul bijou de ma pauvreté;
Ton mince argent., ta perle fausse
(En tout quatre francs) ont tenté
Quelqu'un...
Est-ce simplement un voleur,
Ou s'il se guinde au sacrilège ?
. . . . . . . . . . . . . .
(Amour Sur un reliquaire qu'on lui avait dérobé;)
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on lui en veut, les langues marchent. On peut, à la campagne beaucoup plus que dans les villes, connaître le bonheur et l'indépendance, à condition de rester chez soi ; Verlaine ami de tout le monde, buvant avec tout le monde, se trouve en traîné à des discussions qui dégénèrent en disputes, il passe pour un « calotin », un « jésuite », a pour ennemis des commères, des bergers, un marchand de cochons.
D'autre part, sa mère est en proie à la même furie de sociabilité. Gomme son fils, elle a commencé par trouver que les Coulommois étaient charmants, elle a fait amitié à droite et à gauche, et des confidences... Tous deux sont exaltés, rient et se querellent sans cesse. Les voisins ne veulent entendre que les cris. Verlaine est affolé par une foule de ragots que chacun se fait un plaisir de lui rapporter non sans fioritures. Dans son exaspération, il s'est remis à boire. Sa.mère, poussée par une voisine qui a mis son mari dans l'affaire, quitte la maison, se réfugie chez les bonnes âmes ; il va la trouver, ivre, fait une scène, pousse un cri de désespoir :
— Si tu ne reviens pas avec moi, je me lue!...
La phrase est bien naturelle dans la bouche de ce grand enfant qui n'a jamais pu supporter la litude. Ses ennemis ont, affirment-ils, entendu
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trement ; ce n'est pas : je me..., c'est : je te... Le propos, de cette façon, devient absurde. N'importe ! On s'ameute, on le dénonce, on témoigne... Mme Verlaine n'a rien entendu... Le magistrat est de ceux qui ne se dérangent pas pour rien ; il y a doute; alors... « cote mal taillée » : si l'on était sûr, l'accusé aurait six mois, comme on n'est pas sûr, il a quatre semaines de prison, pour l'avertir, je suppose, de ne plus s'adresser à lui-même des menaces que l'on peut croire faites à autrui (24 mars 1885).
En tout cas, il n'a plus d'illusions sur la tranquillité morale que peut donner la vie des champs...
Assez de géorgique !
Mme Verlaine est désolée d'avoir été le prétexte d'une telle réitération d'affronts et de douleurs. Elle va réparer tout cela — devant sa tendresse et devant sa conscience — à force d'héroïque abnégation. Elle renonce à tout, elle suivra " le gamin » partout, quoi qu'il fasse, quelque malheureux, quelque insensé qu'il devienne, et s'il veut mourir, ce ne sera pas du moins parce qu'elle l'aura abandonné. Et l'excellente créature tiendra son serment, jusqu'à ce que ce soit elle qui meure, auprès de son enfant gâté, auprès de son maître, comme un bon chien.
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La maison de Coulommes est vendue à moitié prix de ce qu'elle leur coûta ; Mme Verlaine n'y pense guère : tant qu'il lui restera quelques sous...
Mais à peine est-il de retour à Paris que sur lui la maladie s'abat, lourde et brutale. Tant d'émotions accumulées, tant de chagrins, l'un après l'autre donnant leur assaut, ont fini par avoir raison d'une organisation physique pourtant robuste. L'altération du sang produit d'abord le rhumatisme aigu, puis une hydarthrose au genou (1885). Pendant de longs mois il doit rester au lit, sa jambe dans du plâtre.
La gêne,' presque déjà la misère se joint aux souffrances de l'ennui. Les ressources de Mme Verlaine s'épuisent. Il a fallu vendre une partie des meubles ; ce qui reste est maintenant dans deux chambres louées dans une misérable impasse (1). De ces deux chambres la mère a pris la plus incommode, celle du premier étage où constamment elle entend rouler, à peu près sur sa tête, les trains du chemin de fer de Vincennes. La pièce d'en bas, celle où on peut dormir, est pour son cher malade qu'elle veille, qu'elle soigne avec un admirable courage.
Pauvre créature, si touchante d'inaltérable fidé(1)
fidé(1) Cour Saint-François (donnant sur la rue Morecu).
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lité et d'irréductible amour ! Sa gaîté de petite fille s'en est allée comme l'hirondelle aux premiers vents d'automne. Quand elle s'assied près du lit, dans cette chambre si noire, si triste, où il n'y a même pas de plancher, où le pied foule la terre nue, pense-t-elle à son clair logis d'Arras donnant sur de frais jardins?... Elle ne veut pas de ce souvenir, elle n'a pas de regrets... Après avoir attisé dans la cheminée un peu de feu, pour que Paul n'ait pas froid, elle ouvre son livre de prières... Elle a un pâle sourire pour répondre aux compliments d'un visiteur, et puis elle baisse la tête, elle tourne les pages, elle parle à Dieu...
Quand elle meurt, au mois de janvier suivant (1), son fils ne peut.même lui donner le baiser suprême. Il voudrait, paralysé, immobilisé dans sa « gouttière », qu'on le hisse là-haut près de l'agonisante : une civière ne peut passer par l'escalier trop étroit.
Le grand enfant reste seul au monde. Que va-t-ildevenir ?... Mourir à son tour dans cette impasse lugubre? Non: la souffrance encore, encore...
D'abord l'état physique s'améliore un peu, le médecin permet que la jambe quitte l'appareil, quelques forces reviennent...
(1) 1886.
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340 VERLAINE
Et un matin, dans la chambre du malade entrent des huissiers.
La défunte a laissé pour environ vingt mille francs de valeurs, dernier débris de sa petite fortune. Or, de par le jugement qui le séparait de sa femme, Verlaine devait payer à celle-ci, pour son entretien et celui de l'enfant né du mariage, une pension annuelle. Trop pauvre, il n'a pu le faire. Le voici maintenant héritier; alors, au nom de l'épouse agissant comme tutrice de l'enfant, l'on vient — et c'était de droit strict — lui rappeler cette créance. Il met la main sous son oreiller, tend aux hommes de loi le rouleau d'obligations qui représente pour lui, désormais infirme, un peu de pain et un abri.
C'est ainsi que le poète achève de « dissiper son bien ".
Puis intervient une sorte de transaction « à l'amiable » ; on lui restitue de quoi payer les funérailles de sa mère, de quoi payer la chambre où elle rendit le dernier soupir; il lui « revient " une centaine de francs. D'ailleurs, il hérite de nouveau : 2.400 francs légués par une parente (1) en février 1886. Quand soldés le médecin, le pharmacien, le loyer, quelques dettes, quand il a vécu trois mois, sa bourse est presque vide...
(1) Mlle Rose Dehée, soeur de Mme Verlaine.
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Il n'a pas connu encore la vraie misère, celle qui consiste à compter dans sa main quelques francs, ou quelques sous, après lesquels on est trop sûr qu'il n'en viendra pas d'autres, il a ignoré jusqu'à ce jour la terreur de sentir devant soi, autour de soi l'absolument évidente absence de tout moyen de vivre, il n'a que soupçonné le vertige qui pousse tête en avant dans la Seine tant d'hommes, tant de femmes dont la Morgue, aux senteurs de boue et de chlore, montre les visages noirs sur ses dalles mouillées.
Quand il a changé son dernier louis, quand il se met à réfléchir que cela représente une semaine à peine de nourriture, qu'il devra aussi payer son gîte... et qu'avec sa jambe ankylosée, lourde comme un monde, il ne peut avoir la moindre prétention à trouver un emploi quelconque, mais qu'il est obligé d'attendre les rentrées problématiques de l'éditeur qui vend par ci par là un volume,... le pauvre perclus défaille, son coeur chaviré dans mille dégoûts, dans l'horreur de tant maux, de persécutions, de malchances; il song qu'il va se traîner ainsi, vaincu et mutilé, dans poussière des.routes, jusqu'à la mort libératrice... et il désire un instant que celle-ci vienne, oh! qu'elle vienne à l'heure même, dût-il aller la chercher, dût-il la saisir et l'amener de force :
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342 VERLAINE
La main droite est bien à ma droite, L'autre à ma gauche, je suis seul, Les linges dans la chambre étroite Prennent des aspects de linceul,
Dehors le vent hurle sans trève,
Le soir descend, insidieux...
Ah ! si ce sont des mains de rêve,
Tant mieux, — ou tant pis — ou tant mieux (1).
Oui, tant pis ! car ce sont des années de tortures... Et tant mieux, car c'est le triomphe de l'idée chrétienne : le courage dans l'obéissance à la loi divine... Mais pour cette lente agonie acceptée, ah! du moins, qu'il y ait des anesthésiques !... Et il rappelle, éperdu, la si longtemps reniée, la si longtemps maudite, la " Sorcière verte ». Elle vient, sans rancune, lui verse de nouveau ses terribles enchantements. Ivresse à mort, « sommeil dans un nid de flammes ». Et réveils affreux, tenaillements pires du mal de la chair, du mal de la pensée...
Enfin il est arrivé à cette perfection dans le dénûment qui permet d'attirer sur soi, une minute, le froid regard de la charité administrative : il obtient un lit dans un hôpital.
De cette époque (novembre 1886) à l'année qui précéda sa mort, il connaîtra la plupart de ces
(1) Parallèlement.
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tristes refuges. Ce sera d'abord Tenon, puis Broussais, Saint-Antoine, Vincennes, Bichat, Cochin, Lariboisière. Il en décrira les moeurs, tantôt en vers énergiques où s'affirme l'amour, je dirai, si l'on préfère, la compréhension du peuple que cet a humain " eut à si haut degré, tantôt
(1) Si l'instinct égalitaire de Verlaine — qui venait en réalité de sa force d'esprit — valut au poète maint désagrément chez les rustiques, il lui fut bien utile pour l'existence commune avec les miséreux parisiens. Cela devenait connue une récompense due à la raison et à la bonté, mais ne l'empêchait pas de voir et d'être sensible. Quand le délicat pardonnait, c'était aux trivialités de ses compagnons d'infortune, quand il s'insurgeait — témoin l'invective à certain docteur:
Le pauvre à ta voix Tremblait comme feuille,
C'était contre les « supériorités », contre l'aristocratisme, contre l'arrogance. Il ne pouvait guère — prévoyant, hélas ! qu'il retomberait toujours « sous la coupe " de l'Assistance publique — signaler publiquement les fautes d'organisation remarquées dans les hôpitaux français, mais quand il confiait plus librement à un ami sa pensée, il rappelait volontiers les belles initiatives, en Angleterre, de Miss Nigbtingale, et il disait : Pourquoi, chez nous, ces manières de faire sentir au pauvre qu'il est trop heureux d'être soigné pour rien ? Pourquoi descendre à ne pouvoir considérer l'aide mutuelle comme naturelle? Pourquoi le malade qui reçoit les secours médicaux sans donner en échange de l'argent est-il regardé comme une sorte de demi-coupable ? Pourquoi ne pas idéaliser, pourquoi ne pas rendre jolie et gracieuse la charité nationale, puisque c'est possible, au fond, puisque c'est facile, puisque c'est juste... et puisque ces gens-là se proclament solidaristes... et républicains ?«.
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avec la douce gaîté qu'il doit à une surprenante faculté de résignation, avec aussi un naturalisme allant à l'extrême parfois, mais tant de bonne humeur dans la dernière simplicité !
Cependant, la notoriété que ne lui avait pas donnée l'art le plus savant, il l'obtient désormais grâce à une misère absolue. « Poète à l'hôpital ! » c'est un « fait divers » qui peut remplir une demicolonne. Nos organes de grande publicité estiment que, dans ces conditions, l'on peut citer le nom, mentionner l'oeuvre. En sorte que le « critique influent » se croit obligé à son tour de prendre la plume.
Et Verlaine ne peut retenir un mouvement d'indignation, presque de fureur, devant la demi-justice à lui rendue si tard, trop tard !...
Ah ! si l'on pouvait m'étouffer Sous cette pile de journaux Où mon nom qu'on feint de trouver, Comme on rencontre des cerneaux, Se gonfle à le faire crever !
C'est ce qu'on appelle la gloire, — Avec le droit à la famine, A la grande misère noire Et presque jusqu'à la vermine — C'est ce qu'on appelle la gloire (1)
(1) Invectives.
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Cette colère alterne avec des scrupules. Quoique blessé du ton léger, presque impertinent, qu'affecte la compassion du monde journaliste, il éprouve une invincible répugnance à tirer parti de sa misère et mille fois plus encore à exploiter ses griefs.
En 1887 a reparu — après une interruption de quelques mois — un périodique rédigé par des « jeunes » très ardents, lesquels ont pour l'hospitalisé une admiration passionnée au point d'en devenir à peu près exclusive, et le déclarent bien haut, et mettent, comme on dit, les pieds dans le plat.
" Dans une de ses récentes chroniques du Gil « Blas, M. Henry Bauër reprochait à notre société " de laisser mourir de faim notre plus grand poète « français...
« Il me semble pourtant qu'entre des hommes « de la même génération partis ensemble à la re« cherche d'un idéal commun, il devrait y avoir « quelque solidarité. Cette vertu élémentaire, qui « consiste à ne pas laisser en route son compa« gnon de voyage, fut pratiquée de toute antiquité « chez les peuplades les plus sauvages...Comment, « eux qui écrivent tous les jours dans les grands « journaux et dans les revues qui se lisent par un « public qui achète, eux qui savent bien que
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« quelques lignes d'eux suffiraient à procurer « l'aisance à leur modeste camarade, ils font les « sourds, ils ont l'air d'ignorer l'existence de Ver" laine ! A voir le silence qu'ils font autour de lui, « on dirait même qu'ils ont pour mot d'ordre, de « l'affamer, comme s'ils avaient peur de son ta«
ta« »
(Anatole Baju. — Le Décadent du 1er-15 juillet 1888) (1).
(1) Fondé par Anatole Baju au mois d'août 1885, Le Décadent continuait le mouvement de rénovation litttéraire commencé par Lutèce, par La Vogue, et il l'accentuait.
Quelles furent positivement ses tendances? Il n'est pas facile de le dire avec une suffisante clarté. Ses premiers rédacteurs étaient des indépendants assez anarchistes, et, par conséquent, l'on ne trouvera pas dans les campagnes du Décadent une pensée dominante, à moins que l'on ne veuille y dégager ceci qu'ils réagissaient contre le matérialisme de l'école Zola, contre la « verbalité » hugolienne,contre l'art autoritaire du Parnasse, puis, qu'ils désiraient, tout au moins, voir plus librement, plus sincèrement, plus intensément vivre les âmes que révèle une littérature. certaine leur était cher à ce point de vue, aussi Mallarmé et Barbey d'Aurevilly. D'ailleurs Baju a essayé d'expliquer ce que lui et ses amis voulaient faire :
« ... Le haut public intellectuel, le seul qui compte et dontles suffrages ont.une consécration, a bien assez de tontes ces émotions factices, de ces excitations grossières, de ces conventions banales d'un monde imaginaire que les derniers littérateurs mettaient en oeuvre pour la stimulation des sens. Il est las de tout ce fatras romantique et naturaliste qui fascine quelquefois l'imagination, mais qui est impuissant à faire cesser l'engourdissement du coeur.
Ce qu'il veut, c'est la vie ; il est assoiffé de celte vie intense telle que le progrès l'a faite, il a besoin de s'en soûler ; il voudrait condenser en une seule, la sienne-, nombre d'exis-
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Non ! s'écrie Verlaine, non !... Je ne veux pas qu'à cause de moi l'on attaque personne ! Et au rédacteur en chef du Décadent il écrit :
« Mon cher Anatole Baju, je viens vous remercier de l'article que vous me consacrez en tête de votre numéro du 1er courant, et en même temps vous faire remarquer qu'il a été écrit absolument à mon insu. Au cas contraire, je vous eusse dissuadé de toutes mes forces de prononcer le nom de mes chers maîtres et amis de la façon que vous avez
» tences d'hommes, en extraire le suc, en faire entrer en lui « tous les frémissements...
« ... Pas de descriptions. On suppose tout connu. Rien qu'une « synthèse rapide donnant l'impression des objets. Ne pas « dépeindre, faire sentir; donner au coeur la sensation des " choses, soit par des constructions neuves soit par des sym« boles évoquant l'idée avec plus d'intensité par la comparai" son. Synthétiser la nature, mais analyser le coeur...
« ... Depuis quelque temps, les chroniqueurs parisiens, et « particulièrement M. Champsaur, désignaient ironiquement « les écrivains de la nouvelle école du sobriquet de Décadents. " Pour éviter les mauvais propos que ce mot peu privilégié " pouvait faire naître à notre égard, nous avons préféré, pour " en finir, le prendre pour drapeau ».
A ces lignes, extraites d'une brochure publiée en 1887, sous le titre : L'Ecole décadente, il eût été en droit d'ajouter que l'art « en avant », les modes et les théories nouvelles font généralement l'effet d'une décadence, que cette impression est conforme à notre nature, que nous sommes excusables de ne pas nous en défendre, qu'elle fut de tout temps. (Mme de Sévigné : « Racine passera comme le café... Vive donc notre vieux Corneille!... ») Il aurait même dû réfléchir que Zola, leur bête noire, pouvait se dire, lui aussi, " décadent ». Mais telle sera toujours, à propos des lettres, l'animation des ésprits.
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fait, croyant, j'en suis sûr bien faire. Je n'ai jamais eu qu'à me louer d'eux et de leur bon souvenir. Même réflexion pour la presse qui, surtout dans ces derniers temps, m'a été si favorable et si cordiale. »
Contradiction évidente avec les vers cités plus haut, mais comme c'est bien dans la nature de l'homme que nous connaissons ! Il a suffi, pour faire oublier toutes amertumes, de quelques témoignages de sympathie, parmi lesquels cet encouragement cordial et magnifique, adressé par Banville dès après la publication d'Amour.
« Vous avez fait un prodige. J'ai lu, d'une haleine parce qu'il m'a été impossible de faire autrement, votre livré. C'est de la meilleure, de la plus attachante poésie qui se puisse voir. Vous avez grandi sans cesse. De jour en jour votre talent s'est affiné, spiritualisé, tout en acquérant la précision et la justesse. Je vois dans vos vers la sincérité, la foi profonde, une admirable intensité d'expression et une âme frappée par l'évidence. En dépit de tant de souffrances, vous êtes au premier rang parmi les poètes : et qu'importe le resté ?... (15 mai 1888).
— C'est vrai ! « Qu'importe le reste ?... Alors tout le monde est gentil... J'ai souffert, j'ai crié, j'ai eu tort. Ces plaintes, ces récriminations, que
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je ne les aie point proférées ; cette violence, qu'elle n'ait pas eu lieu !...
Cependant l'intervention d'Henry Bauër et d'Anatole Baju n'a pas été inutile. De vieilles camaraderies se réveillent, s'arrachent à l'oubli forcé que produisent les exigences de la vie littéraire.
L'émotion suscitée par cette campagne devait aboutir, dans leur intention, tout d'abord à une souscription en faveur de Verlaine. Elle n'aura lieu que longtemps après, celui-ci ne pouvant se résigner encore à ce qui serait, dit-il, de sa part une espèce de mendicité. Il veut « vivre de sa plume » uniquement. De divers côtés l'on agit dans les deux sens : « Mon cher Verlaine, lui écrit Alphonse Lemerre (août 1888), je fais chercher les feuilles tirées du roman de Vermersch, et, aussitôt réunies, je vous les enverrai pour vous, prier de faire sur lui une notice, ou plutôt sur son livre interrompu par sa mort... En attendant, voici 50 francs. Faites la notice et, à mon retour de Normandie où je vais passer une huitaine, je vous remettrai, contre livraison de cette notice, 50 autres francs ».
C'est une manière jolie de tourner les scrupules d'une trop susceptible fierté ; Zola les bouscule avec sa candeur fougueuse et rude.
De son côté Catulle Mendès écrit au rédacteur en chef du Décadent : " Bien que je considère
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comme immérités les reprochés que votre article semble adresser à quelques-uns de mes amis et à moi-même, je suis absolument de votre avis sur ce point qu'un poète de la valeur de Paul Verlaine ne doit pas être réduit aux tristesses du dénûment. Que tenter en sa faveur ? J'ai fait le peu que je pouvais. Ce peu n'est rien. Avez-vous quelque idée à la réalisation de laquelle vous pourriez m'employer ? Je suis tout à vos ordres,et Paul Verlaine ne doute pas de mon dévouement ; en tout cas, on est toujours sûr de me trouver tous les jours, à midi. C'est avec bien du plaisir que je vous verrai, mon cher confrère, et peut-être pourrons-nous arriver à imaginer quelque moyen de faire moins pénibles les jours — sans froisser en aucune façon sa susceptibilité bien légitime — à l'auteur des fêles galantes et de la Bonne chanson. » L'on ne peut être plus généreux ni plus délicat. Mais on remarquera qu'il ne mentionne pas Sagesse, ni Romances sans paroles, ni Amour. C'est ce qui sépare de la jeune école l'irréductible parnassien. L'art encore payen des Fêtes galantes, celai, très clair, de la Bonne chanson l'ont séduit, mais il se tient sur la réserve quant aux oeuvres suivantes qui parlent moins à son idéal de plastique ou d'éloquence à formules connues. Les " jeunes » raffolent, au contraire, de nouveautés déconcertantes et sont heureux parfois de ne pas
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bien voir, même d'ignorer entièrement ce qu'elles veulent dire, parce que, expliquent-ils, les Romances sans paroles, notamment, c'est de la musique et la musique s'interprète comme on veut. Ce qu'il y a de curieux dans ce désaccord entre vieux et jeunes, c'est que la pensée de Verlaine n'a pas cessé d'être fort simple et son expression très directe, c'est qu'il a toujours parlé de sensations, de sentiments qui appartiennent à tout le monde, et il en fera la déclaration limpide :
J'aime les livres las et sus,
Je suis fou de claires paroles, J'adore la croix sans symbole, Un gibet et Jésus dessus (1).
Mais comme on ne connaît guère, à ce moment, l'histoire de sa vie, les uns ne comprennent pas l'oeuvre nouvelle, et ils passent, les autres sont enchantés de ne pas comprendre, ce qui leur permet d'imaginer, ou de croire qu'ils pourront imaginer tout ce qu'il leur plaira. Verlaine s'amuse un peu de tels malentendus. Il ne cherche pas à les dissiper : pourquoi faire ? Quand on l'interroge, il commente ses vers en artiste et cela lui suffit :
(1) Epigrammes.
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Bah ! résume ta vie
Dans l'art calme et dans l'heure
Du Bien qui te ravit
Et du Beau qui ne leurre (1).
De ses « idéaux » le plus impérieux serait de marcher sans béquilles, le plus fier de ses plans, c'est, aussitôt guéri, d' « acheter une conduite ». A force de soins, de régime sévère, à la suite d'opérations " terribeuls », il lui arrive d'obtenir du médecin-en-chef un billet de sortie : " Chouetto » ! Il a quelque « monnoye », il part, joyeux, se dandinant sur une jambe et tirant l'autre. Ah ! c'est fini maintenant : il aura de l'ordre, il mettra de l'argent de côté, en gagnera d'ailleurs beaucoup, car il va travailler ferme, ne pas sortir de chez lui... Parbleu! la vie est possible encore... la vie est bonne... Allons !...
Optimisme et bravoure qui pourraient persister chez un homme jeune et valide, qu'attendent au sortir de l'hôpital un intérieur, une famille, un outil simplement à reprendre. Mais l'isolement !... Mais l'éternel début dans cet incertain métier littéraire !...
L'éditeur ?.. Oui : — Travaillez... pour l'instant rien de.vendu... J'attends, faites comme moi. — Les économies s'épuisent. Il faut aller et venir,
(1) Epigrammes.
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voir celui-là, celui-ci... À vingt ans c'est la vie normale, mais quand on est infirme, vieilli prématurément par de trop multiples épreuves !...
Et comme aux premières confrontations avec la misère, toujours la même fuite vers l'oubli dans l'alcool. Aussitôt qu'il a pris un verre d'absinthe, il rit... l'instant d'après l'estomac se contracte : idées tristes ou furieuses... Un autre verre ! La gaîté revient... Elle va s'échapper encore... un troisième !... Le bonheur s'installe, s'étourdit dans l'insouciance... De la vie à flots, de la joie, plus de joie encore!... Le sens moral faiblit, la luxure apparaît...
De 1874 à 1885, et même à l'époque où il recommençait à boire, Verlaine est resté craintivement chaste. Quand le désespoir l'a jeté à chercher des excès de toute nature, ses premiers contacts avec les prostituées lui causent des nausées douloureuses. Non qu'il y ait chez lui du mépris pour ces pauvres femmes, mais à cause de la désaccoutumance, de la désexuation, pourraiton presque dire, qu'a produite une continence tellement prolongée. L'alcool aidant, l'habitude revient vite. Il se retrouve ardent et fou comme au temps des juvéniles débauches :
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C'est fait, littéralement je l'adore ! On adore Dieu, créateur géant, Or ne m'as- tu pas, plus divine encore, Tiré de toutes pièces du néant (1) !...
Cette beauté, cette « puissante reine » pour la quelle, s'il ne jette pas au vent le froc de Sagesse, du moins il le porte à présent d'une manière si bizarre, est une paysanne à l'histoire banale : séduction, abandon,refuge à Paris, prostitution.Elle s'appelle, pour l'Eglise et pour l'état civil, Philomène ; fille galante, elle a pris le nom d'Esther. Verlaine prononce — parce qu'il aime à changer les finales — Estègre, et dans ses jours de gaîté il aime à l'entendre désigner ainsi par tous les « amars » ou « amigres ». Elle a quarante ans, l'air très peu « hétaïre », plutôt les allures d'une bourgeoise pauvre qui " tire des plans »... Devant les étrangers elle se tient raide, ou mieux comme pelotonnée, sur la défensive, écoute, méfiante, ne prend part à la conversation que par une petite toux nerveuse qui trahit son caractère émotif. Dans l'intimité, surtout quand elle a bu, elle devient d'une gaîté brutale. En somme, un être mal déformé, resté nature, avec des mots d'argot et un accent de province. On l'imagine active, ordonnée, autoritaire, dans une ferme où bétail et gens eussent été par
(1) Dans les limbes.
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elle menés à la baguette, si elle avait eu un mari... qu'elle n'aurait même pas trompé... sinon par échappée de vice malicieux et sournois... et peutêtre, et plus vraisemblablement, bougonne, vertueuse ménagère, ayant des enfants dont elle eût préféré l'un avec des gâteries brusquement prodigues, une adoration jalouse et farouche, Possédant ce tempérament si peu adaptable au métier de fille de joie, elle l'est devenue pourtant par nécessité, par colère, elle en souffre, elle veut en jouir, elle s'en venge... Elle a besoin de bonté, elle veut être " rosse », parce que « l'homme est une sale bête ».
Le fatum de Verlaine l'a uni à cette gaillarde et l'on devine quel sera le ménage. Honteux du péché, il s'y plonges il s'y roule avec l'avidité rageuse et désespérée de ce « débauché pauvre » dont parle Baudelaire ; il s'efforce d'en être joyeux, de se prouver qu'il est jeune et fort, qu'il rentre vainqueur dans la vie grâce aux joies sensuelles ; mais il voudrait surtout croire qu'il aime et qu'il est aimé, il voudrait se forcer à croire qu'il a retrouvé le paradis perdu.
Esther n'est pas pour l'entretenir dans ces illusions. Elle pense qu'il y a dans sa propre vie trop de cruelles défaites, que la vraie revanche c'est de « faire la noce ». Verlaine accepterait sa philosophie, mais il est délicat, elle est rude, il rêve quand
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elle veut causer, il aime à faire l'enfant docile et câlin, elle aime exercer une domination violente et capricieuse; tous deux jettent l'argent par les fenêtres et se le reprochent avec une égale véhémence, tous deux sont devenus, par surexcitation des nerfs, impatients et irritables, tous deux sont gourmands, tous deux boivent.
Et puis Esther a des amies, des amis qui sont bientôt ce les et ceux de Verlaine. Bavardages, cancans auxquels puérilement il se mêle, dont il se divertit, dont il s'exaspère à la fin. Et querelles, tempêtes. Elle a la main leste, il prend son bâton. Après quoi, rapapillotages, libations, nouveaux motifs de colère, bouleversement de tout son être, épuisement, retour de la maladie, hôpital encore.
Le plus habituel, parce que le plus accueillant, est Broussais. L'administration y considère Verlaine comme bon client, peut-être un peu comme décor; en sorte qu'il y est admis sans trop de formalités, y jouit de menus privilèges, et quand il veut s'en aller, on lui dit " au revoir » non sans bienveillante ironie. Aussi bien il y est malade, il y souffre, il y est « opéré » non moins que les camarades; mais ensuite c'est le repos, le calme; il y revit, attendant les visites d'Esther qui vient les jeudis, en manteau, en chapeau, l'air guindé, portant la tête avec une respectabilité grognonne contrastant avec son regard mobile et fureteur:
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Ne me regarde pas de tes petits yeux bruns, Naguère, moi compris, les bourreaux de d'aucuns (1) !
Il y travaille à la gloire de sa compagne, et aussi pour gagner un peu d'argent qu'ils mangeront ensemble :
Ici je fais des vers, de la prose et de tout Pour toi, chérie (2)...
Et pourtant, l'entretien de ce raffiné avec cette barbare !...
TOI
Bonjour.
MOI Chéri !
TOI
J'arrive de bonne heure, pas?
MOI
Pas trop.
TOI
Tu n'es jamais coulent.
MOl
C'est vrai, là-bas On fait queue et c'est long. Puis, aujourd'hui l' on fouille, Je sais, jeudi ! Ça prend du temps.
TOI
Et l'on farfouille Et l'on trifouille et loi lu bafouilles...
(1) Elégies.
(2) Dans les limbes.
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Pour changer, tu reçois, dis, un tel, une telle, Une telle, un tel, tu sais que je te défends Absolument de les recevoir et le rends, S'ils viennent, responsable, et, pour ta pénitence, Tu ne me verras plus jamais . .
MOI
J . . . . . .
TOI
O rouspétance Détestable ! ne réponds pas et fais le mort. Je ne veux pas ici de ces gens-là !... (1).
Esther est jalouse, non comme une amante, mais par instinct de propriétaire : « ces gens-là », en effet, qu'ont-ils à faire avec « son homme » ? La méfiance bien naturelle, presque légitime, d'une femme trop souvent « plaquée » elle l'étend volontiers à tout le monde. Elle a pour idéal ingénu que Verlaine reçoive uniquement des éditeurs : elle les tolère à cause de la « galette » ; il en vient peu, malheureusement... s'il en vient... tandis qu'elle rencontre surtout des diseurs de balivernes... et ils lui « puent au nez », ces types en hauts de forme ou en feutres mous — sans compter qu'ils ont même, parfois, le toupet d'amener leurs " grenouilles » !
Tes gentil quand moi là, moi pas là tout arrive...
(1) Dans les limbes.
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Il est vrai que les jours réglementaires, et les autres jours, — car l'administration ferme les yeux, à Broussais tout au moins, quand il s'agit du poète,— la compagnie est très variée autour du lit de Verlaine.
D'abord « ces gens-là », c'est-à-dire les relations d'Esther— avec qui elle potine et se chamaille — apportent leurs « sympathies »... et leurs ragots; il a l'imprudence de l'avouer, le trop expansif :
Voici sortir je ne sais quels serpents d'un trou, Pour taquiner mes pieds clapotant dans leurs vases; Heureusement, amie, ô loi, tu les écrases...
Il est naturel que « ces gens-là » Estègre les abomine. Quant aux autres, elle a tort de s'inquiéter; dans leur conversation il n'est point question d'elle. Pour eux l'hôpital Broussais devient simplement l'Hôtel de Rambouillet des nouvelles écoles : le salon bleu c'est la salle follin, puis la salle Perrot, puis la salle Lassègue, et Verlaine c'est Arthénice... en bonnet de coton.
Dès 1883, s'est levée la brume d'indifférence qui couvrait la poésie depuis douze années. Une « génération nouvelle » a paru, non prévue par Gambetta. Ne pouvant encore prendre place dans le monde politique, libre et désintéressée par force , obligée de n'avoir ni responsabilité ni soucis, répugnant aux abn gations volontaires de l'al-
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truisme, parce que la jeunesse, peu capable de concevoir l'harmonie d'un ensemble, est préférablement portée aux égoïstes conquêtes, elle ne sait trop... elle est humiliée, agacée... Privée de tout rôle actif, elle s'élève aussitôt, par esprit de revanche, au-dessus de l'action. L'art devient pour elle un monde supérieur d'où l'on peut jeter son mépris aux foules vulgaires qui ont le tort de ne pas vous connaître. C'est ce qu'il arrive ordinairement lorsque s'apaisent les tourmentes sociales et que la vie matérielle, par sécurité, prend une importance plus lourde. C'est ce qui était arrivé au temps des Parnassiens. Mais de même que ceux-ci voulurent faire mieux que les Romantiques, les Décadents, les Symbolistes, les « Jeunes » complotent bien ouvertement de jeter à bas le Parnasse. En réalité, ils sont ses élèves, nourris de ses modèles, pénétrés de son esthétique. La preuve en est que beaucoup d'entre eux cherchent surtout dans la poésie de Verlaine des sensations auditives et que sa pensée leur est indifférente. Cependant quelques-uns ont des préoccupations à part. Un nouvel idéal vient de surgir : l'extra-humanité. Verlaine a révélé Rimbaud (1), on a lu les Illuminations, Une saison en enfer, les poèmes. On a cru y voir l'homme qui voulait sortir de la condition
(1) Dans son opuscule Les poètes maudits.
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humaine. Et comme il est évidemment le suprême artiste, comme son art, dont on ne cherche pas à saisir le procédé, est en dehors, croient ces jeunes gens, des traditions connues, les sensibilités, les acquisitions de son âme ne peuvent répondre à aucune morale traditionnelle. Une phrase des llluminations leur est chère : " L'orgueil plus bienveillant que les charités-perdues ». Ils ignorent que cet orgueil essayé il l'a violemment extirpé de son coeur, ils ne voient pas que Rimbaud a cherché, trouvé l'humilité intégrale, que sa fuite vers l'obscurité, son désir obstiné d'être inconnu c'est du sacrifice, non du « dédain », qu'il a eu le délire des vertus « communes », la passion de la pitié, de l'amour pour les hommes— surtout les humbles et les simples — qu'il a vu, ce disciple de Rousseau — ni plus ni moins! — dans l'INÉGALITÉ, c'est-àdire dans l'orgueil la source de toutes nos erreurs, de presque tous nos maux, qu'il a rejeté fortune et gloire, qu'il s'est immolé pour la réalisation, par lui-même et en lui-même, d'un idéal démocratique, « tout bêtement», que cela est chrétien, pas davantage, que Rimbaud, ayant démesurément aimé, puis détesté Dieu, a été finalement repris par Dieu, et remis dans les chemins de l'Evangile, qu'il est mort réconcilié, que sa dernière « illumination » a été l'extase de Pascal. Cela ne serait pas assez l'homme « en beauté ». Ils préfèrent conce-
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voir un aventurier plein d'audace et armé d'un mépris cynique, ils sont heureux de croire qu'il est tombé en luttant pour satisfaire de prodigieux désirs, ils se délectent à le supposer bien triste et bien amer, ou sinistrement, cruellement railleur. Tant il est vrai que
..... le fanatisme Du bon vieux romantisme
est toujours dans leur sang, malgré leurs doctrines. Mais n'avoir pas connu un tel homme — eux seuls dignes, seuls en état de le comprendre !...
Au moins ils connaîtront son âme soeur, le confident de ses rêves superbes ou monstrueux. C'est facile, on n'a qu'à s'en aller rue Didot : il est là, pour tout le monde, aussi accessible qu'un prêtre au confessionnal : on interrogera le vaincu de la vie, on écoutera les enseignements de ce révolté contre les conventions civiles, contre les conventions littéraires.
Et ils viennent l'un après l'autre, ou par deux, par trois, par demi-douzaines, ils traversent fièrement ces salles pleines de souffrance, les vers libristes, les magnifiques, les instrumentistes, les romans baptisés, les schopenhauériens lugubres, les nietzchéens pour qui la pitié n'est qu'un sentiment d'esclave, les égotistes froids et durs, et tout le ba-
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taillon des amoraux jetant au passage vers les rangées de lits ses hautains regards.
Alors nos « jeunes » subissent un charme étrange. Ils trouvent dans le « poète douloureux », dans le " paria de la société moderne » un doux gamin, ravi de leur visite, qui les accueille avec une gaîté bonne enfant, blaguant sa misère et son mal, coupant parfois d'un gémissement bref quelque drôlerie de faubourg, puis les étonne, les émerveille par son clair bon sens, par l'aisance élégamment simple de ses manières et de sa parole, quand, pour leur faire plaisir, il veut bien parler avec eux dé ces questions graves dont ils sont tourmentés. Lui n'a pas besoin du « vouloir vivre » ni de la " volonté de puissance », il prétend que la vie se justifie assez par elle-même, que, pour y tenir, il suffit de n'être pas mort, et que le reste n'est que fariboles :
Schopenhauer m'embête an peu... (1)
En littérature, tout ce que l'on écrit avec soin et conscience est bon : a des degrés divers, sans doute, mais, d'après lui, suivant que plus ou moins facile à comprendre, suivant que cela récrée, intéresse ou émeut. Pas d'autre esthétique. Il y a eu d'excellents poètes en toutes les écoles et
(1) Epigrammes.
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à toutes les époques : ce sont les plus sincères, voilà tout. Il a été « hugolâtre », il l'est bien encore jusqu'à un certain point; il aime les anciens et les modernes, Racine et Corneille autant que Banville. Quand il juge les écrivains de son temps, c'est avec un éclectisme qui surprend terriblement ces jeunes gens accourus pour lui voir tout démolir. Les questions d'art, aussi bien, ne semblent pas le préoccuper de la manière exclusive qu'ils auraient cru : un fait politique, un événement de la rue, la chanson populaire le passionnent tout autant.
Et ils s'écrient, les dédaigneux, les « désenchantés» :
— O maître, vous avez le secret d'aimer la vie!...
Plus malveillant et moins poli, Verlaine pourrait leur dire :
— Pas plus que vous... et convenez que vos airs pinces cachent des appétits aussi dévorants que les miens, sinon davantage...
La réponse n'est même pas dans sa pensée ou à peine. En tout cas, cette bonhomie, cette largeur de compréhension les déconcertent ; ils finissent par trouver que c'est encore lui le plus « jeune » et même qu'il l'est par trop. Je me souviens que l'un d'eux me confiait ceci : « La légèreté de Verlaine a quelque chose de déprimant!... "
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Excellentes gens, d'ailleurs, et de la meilleure foi du monde, au moins pour la plupart, et quelques-uns seront de remarquables écrivains.
C'est aussi bien commode, ce système qui permet de se voir entre littérateurs, de nouer et d'entretenir des relations utiles, sans présentations ni frais de toilette, sans autre difficulté que d'entrer dans un hôpital où on est toujours admis quand c'est pour Verlaine.
L'Assistance publique voudra-t-elle de cela tirer quelque gloire? A coup sur elle ne se vantera jamais assez des services qu'elle rendit aux littératures d'avant-garde.
Le commerce intellectuel commencé dans les senteurs de phénol se continue, après chaque sortie de Verlaine, aux tables du François-premier, du Soleil d'Or, du Voltaire, ou dans la chambrette que le poète occupe à l' hôtel de Lisbonne (1)... quand, à la suite de quelque scène, il divorce temporairement d'avec Esther.
Car son histoire néo-conjugale ne varie pas beaucoup :
Certes, il fat traversé, traverseras-tu,
Ce mien, dernier amour
Malentendus dès les premières fois, querelles Souvent, disputes très souvent, graves, car elles (2)
(1) Rue de Vaugirard.
(2) Rime très amusante, calembour par anglicisme : quarrel.
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Avaient pour sanction, las ! des brutalités Pas toujours tiennes, nos pénates désertés A tour de rôle ou d'une fuite mutuelle, Pauvres pénates tôt rejoints ! Apre, cruelle, Abominable vie, adorée, entre nous !... (1).
Et les péripéties ne changent guère. Toujours les pauvres sous gagnés par le travail qu'impose l'ennui de l'hôpital dissipés en quelques jours de liberté, toujours les réconciliations enthousiastes suivies de batailles avec sa terrible compagne, toujours l'insouciance, la misère, l'écrasement du corps, toujours Broussais ou un autre asile pour finir... et pour recommencer:
Un fiacre, demain, à huit heures
Du malin, nous emportera
Tous deux bien loin de ces demeures
Devers tous les et coetera
Qu'importe ! Allons ! ô toi le maître Et la maîtresse. Il est demain, L'heure a sonné, vite au peut-être Dont ton caprice est le chemin.
C'est la dernière pièce du volume intitulé : Dans les limbes, écrit en 1892-93 (2). A ce moment il a produit, sinon publié, la presque totalité de son oeuvre poétique. Mais les vers se vendent très peu.
(1) Elégies.
(2) Publié en 1894.
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Pour permettre à Verlaine de vivre ailleurs qu'à l'hôpital,le monde littéraire français et étranger à fait plusieurs tentatives : représentation de Les uns et les autres qui ne rapporta rien (1), édition par souscription des Dédicaces, qui, tous frais payés, donna une cinquantaine de louis, conférences en Hollande et en Angleterre, dont le produit passa...
« Un faux accueil m'attendait à Paris : l'hypocrisie, le mensonge, finalement le vol, habile et cauteleux, comme plausible, de quelques billets de banque que je rapportais (2)... »
Par qui cet éternel sensible et généreux, cet inguérissable crédule fut-il, en cette occasion, si lestement, si complètement « refait » ? N'attendons pas de lui qu'il le dise. Quand il raconte ces choses-là, il gémit et se répand en imprécations fort abondantes... contre l'acte, sans vouloir en nommer les auteurs : soit par scrupule et dernière pitié, soit par amour-propre et pour la raison majeure qu'il est déjà réconcilié avec le monsieur ou la dame en question.
Du reste, il a perdu la force et l'espoir de « réédifier sa vie ». Il n'essaie pas. Il ne connaît plus que l'au jour le jour. Il est une épave (3).
(1) C'est ce que Verlaine appelait son « maléfice ».
(2) Mes prisons.
(3) « Il eut cependant encore, en octobre 1894, deux satis-
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En attendant que je revienne sur la fin de cette histoire — désormais toujours à peu près la même,— l'oeuvre du poète pouvant être considérée comme arrivée à son terme, le lecteur me permettra sans doute un essai d'appréciation générale.
Voici la liste de ses travaux. Je l'emprunte au livre de Fernand Clerget :
POÉSIE: Poèmes saturniens (1866), Fêtes galantes (1869), La bonne chanson (1870), Romances sans pa roles (1874), Sagesse (1881), Jadis et naguère (1884), Amour (1888), Parallèlement (1889), Dédicaces (1890) (l), Bonheur (1891), Chansons pour elle (1891), Liturgies intimes (1892), Elégies (1893), Odes en son honneur (1893), Dans les Limbes (1894), Epigrammes (1894), pub. après sa mort: Chair et Invectives (1896).
PROSE : Les Poètes maudits (1884), Mémoires d'un veuf (1886), Mes Hôpitaux (1891), Louise Leclercq (1886), Mes prisons (1893), Confessions (1895), Quinze jours en Hollande (1893), 27 biographies (dans les Hommes d'aujourd'hui).
factions : son acte en prose, Madame Aubin, fut représenté pour la première fois aux Soirées du Procope, — et le Congrès des Poêtes l'acclama. Georges Docquois avait envoyé cette question : « Quel est, selon vous, celui qui, dans la gloire ainsi que dans le respect des jeunes, va remplacer Leconte de Lisle ? » Il reçut 189 opinions, très partagées, mais sur lesquelles 77 mentionnèrent Paul Verlaine ". (Paul Verlaine et ses contemporains, par FERNAND CLERGET). (1) Première édition.
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Les dates ne peuvent être, naturellement, que celles de la publication.
L'éditeur des Oeuvres complètes, A. Messein, a publié depuis deux volumes d'Oeuvres posthumes :
POÉSIE : Varia, quelques additions à Dédicaces et Parallèlement, Vers de jeunssse, Tristia, Meliora, Optima, un fragment de La tentation de saint Antoine, etc.
PROSE : Souvenirs et fantaisies, Nouvelles, Voyage en France par un Français, Charles Baudelaire, Souvenirs et promenades, Critiques et Conférences...
Enfin, les deux premiers tableaux du drame Vive le Roy ! (Louis XVII) et Qui veut des merveilles ? revue écrite en 1867 avec la collaboration de François Coppée.
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XVII
L'ART ET L'IDÉE
Sur la tombe de Verlaine Catulle Mendès, lui adressant le suprême adieu, prononça deux paroles bien significatives en tant qu'elles traduisent le jugement de la plupart des contemporains : " Tu as bâti un monument qui ne ressemble à aucun autre... Comme c'est aux pauvres d'esprit qu'est le royaume des Cieux, le royaume de la gloire appartient aux simples de génie, "
Personne ne niera la justesse de la première pensée ; la seconde est fort discutable.
On a beaucoup trop parlé, on parle encore beaucoup trop de cette « naïveté de Verlaine ".
Si l'on entend par là des ignorances, des inaptitudes, c'est déjà une erreur. Très volontairement il s'est mis au-dessus de la ruse, qui lui a paru sotte parce que les malins s'ennuient et deviennent ainsi les dupes d'eux-mêmes ; très consciemment
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VERLAINE 371
il a fui l'ambition, chevalet de torture, et malgré son désir affirmé de « réédifier sa vie » qu'avaient bouleversée trop de circonstances, malgré sa vive sensibilité créant l'intense besoin de calme, il a évité ces stupéfiants : le sens pratique et. l'esprit de suite. Quoiqu'il ait pu avouer aux foules pour s'excuser devant elles — manière de leur pardonner — il ne pensait aucunement : « Je ne peux pas » ; il disait dans le fond de son coeur, il déclarait à haute voix quand il le fallait : « C'est trop bête !.. »
Naïveté, pris autrement, signifierait donc l'état d'un esprit qui serait comme un page blanche ?... A ce compte-là, prenons Verlaine pour tout le contraire d'un naïf, car son intelligence, révélée par son oeuvre, est un monde énorme et touffu de notions acquises, comparées, de sensations non pas " fraîches », de sentiments non pas « neufs », mais ressentis par lui cent fois et alors scrutés, analysés profondément à chaque retour.
Ce qui le différencie d'une foule de gens pourrait plutôt, je crois, s'expliquer ainsi— et que l'on me permette de revenir sur ce que je disais en commençant :
Il échappe à ce dessèchement par mutilations successives que l'on appelle maturité d'esprit. Parlant lui aussi du poète, François Coppée a eu la notion de cela, bien qu'à travers quelques appré-
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372 VERLAINE
dations plutôt hasardées. Il faut avoir lu bien rapidement Verlaine pour lui attribuer «des mala" dresses charmantes et des gaucheries pleine de « grâce » ; mais voici où je constate une réelle pénétration de philosophe et de littérateur, elle approche Coppée de la vérité qu'il cherchait, ce me semble, avec autant de sensibilité que de bonne foi :
« Heureux l'enfant qui fait des chutes cruelles, « qui se relève tout en pleurs, mais qui oublie « aussitôt l'accident et la souffrance, et ouvre de « nouveau ses yeux encore mouillés, de larmes, « ses yeux avides et enchantés sur la nature et sur « la vie » (1) !
Oui, cet enfant est plus normal, plus entier que l'homme mûr. Il dispose de toute son élasticité vitale, cette faculté de réaction est une puissance qu'il n'a pas encore perdue. Cette impulsion, malgré tout, vers la confiance et la joie, il en conservera ou non le pouvoir selon qu'il sera, ou non, bien muni par la nature :
— Je me suis fait mal. Je l'ai exprimé — hautement.— Je connais maintenant que c'est fini. Je sais — les enfants savent—que cela m'arrivera encore, et que je sortirai encore de la douleur... et je ris, parce que rire est nécessaire.
(1) Discours prononcé aux obséques de Verlaine.
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VERLAINE 373
Pourquoi n'y verrions nous pas la supériorité, la perfection mystérieuses que dans « ces petits enfants » dénonçait Jésus ?...
En tout cas, c'est indubitablement une force, une armure, une appareillage intérieurs, souples et résistants, que seuls gardent, j'y insiste, les tempéraments privilégiés.
N'oublions pas l'erreur qui amena certains esprits, aussi bien intentionnés qu'illogiques, à signaler Rimbaud comme ayant été le « mauvais génie » de Verlaine.
Or, l'expression est devenue presque populaire.
Même un critique dont l'émotion, d'habitude, est plutôt contenue, a poussé la commisération pour Verlaine jusqu'à traiter Rimbaud de « misérable » ; un autre a parlé, dans son émoi, du « diabolique Rimbaud ».
Il faudrait pourtant s'entendre. Qu'est-ce qui intéresse les lettrés à Verlaine ? L'oeuvre qu'il a produit pour leurs intellectuels plaisirs. Le reste : qu'il ait été heureux ou malheureux, que son ménage ait été paisible ou troublé, c'est son affaire, c'est l'affaire de sa femme. A quoi pensent donc ces littérateurs qui s'érigent en„ juges de paix? Quelle est cette exigence inouïe de vouloir lire de très beaux vers écrits par un homme tranquille et « rangé des voitures » ?...
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374 VERLAINE
J'admets encore celte bonne dame de province, appartenant à la famille du poète, fort heureuse de dire qu'elle avait pour parent un homme célèbre, et concluant ainsi : « L'on serait plus flatté si, avec son talent, il avait eu une bonne conduite ". Plus flatté est évidemment très joli. Outrance idéaliste coutumière chez les femmes, toujours élancées vers l'absolu. Elles aiment la poésie et la gloire, elles veulent aussi que l'on se tienne comme un notaire.
Il semble que des analystes peuvent juger d'une autre façon, qu'ils devraient apprécier les limites du possible, et que le poète ne réclame pas un privilège excessif quand il demande qu'on lui passe le tempérament qu'il a, puisque ce tempérament l'a fait le poète qu'il est. Il semble enfin que Verlaine eut droit de s'écrier, à propos d'un troisième critique louant son oeuvre et blâmant sa vie irrégulière :
Voyez-vous ce Monsieur qui me coupait en deux !...
Nous pourrions dire de Rimbaud qu'il a été " le mauvais génie " de Verlaine s'il l'avait empêché d'être un grand poète. En ce cas, oui, mais dans ce cas uniquement, il faudrait incriminer son influence.
Afin pourtant de ne pas être accusé, moi aussi, de « couper en deux " l'homme dont j'ai tenté de
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raconter L'histoire, je concéderai que Rimbaud, dans la vie de Verlaine, fût sinon une cause, du moins une circonstance, une occasion déterminante. Et je soutiendrai qu'il valait mieux, cent fois mieux cette occasion-là qu'une autre. Aux gens qui abominent l'auteur de Bateau ivre je pose cette question :
— Prenons Verlaine au point de surexcitation émotive en même temps que de dépression morale où il était à la fin de 71, ayant perdu son emploi, ayant perdu son bonheur conjugal ; supposons — puisque c'est infiniment probable — qu'au lieu de fuir, avec un poète comme lui, vers des aventures qui ne sont, après tout, que du romantisme flambant, il soit tombé, en son désespoir, sur une Esther ou sur une Eugénie quelconque. plus jeune, mais alors bien pire... Oh ! il aurait été, devant les rires calomnieux, moins, comme on s'exprime... compromis; certainement il aurait fait ce qu'il voulait faire à cette époque, La mauvaise chanson : il est peu rassurant de penser quelles influences et quelles circonstances auraient inspiré l'oeuvre de rage. Plaignez vous, moralistes effarés, d'avoir eu en place les Romances sans paroles, pleines de larmes enfantines et tout ensoleillées de joies imprévoyantes !
Il est « parti avec Rimbaud », et il l'a dit, ce " fou » d'un bon sens étonnant ; c'est ce qu'il
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pouvait faire de moins mauvais. On a eu tort — on a surtout grand tort quand on est homme de lettres — de ne pas se demander si Verlaine n'était pas alors à la veille de tomber dans des désordres vils qui l'eussent conduit à l'abrutissement pur et simple. On est bien ingrat pour cette fascination qui le mit dans la tempêtueuse aventure où il reçut le coup de tonnerre auquel nous devons d'incomparables chefs-d'oeuvre. On s'aveugle étrangement quand on ne voit pas que la crise morale qui mettait en si grand péril le génie de Verlaine existait, à son paroxysme, avant la venue de Rimbaud, et que c'est plutôt Rimbaud qui a écarté le danger, que c'est plutôt Rimbaud qui a dissipé la crise.
Non !... l'on voudrait que Verlaine fût resté le parisien délicat, subtil, aux airs d'élégant ennui, habitué peu inquiétant du boulevard, qui se dandine en les parlottes quintessenciées des cénacles... De cette façon l'on n'aurait à déplorer que des « mistouffles " banales et on n'accuserait personne!...
Bien ! mais dans ce cas, ouvrez ses livres. Il aura grossi le volume des Poèmes saturniens, écrit des variations sur les Fêtes galantes, probablement donné au Théâtre français un acte en vers, et même deux... C'est parfait, on n'entendra pas dire autour de son nom : « C'est dommage que... »
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Seulement...
Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte, De çà, de là, Pareil à la Feuille morte.
Ah ! lecteurs, le " de çà de là » tout est là. C'est à cause du « de çà de là » que Verlaine est Verlaine. Et il ne faut pas s'en plaindre !.,.
On peut, en effet, chicaner tant que l'on voudra sur sa prosodie ou ses opinions, il faut reconnaître que son oeuvre a le mérite, au moins, de la variété.
Les liseurs de vers savent bien ce que la plupart du temps il arrive. Pour éprouver une admiration sincère, il faut lire un poète en prenant au hasard quelques pièces dans le volume : alors on est frappé, on est ému, et, sans se mentir à soi-même, on dit : c'est très beau. Mais si l'on poursuit la lecture, trop souvent l'intérêt faiblit dès que l'on s'habitue à la séduction des moyens que l'auteur est obligé de faire revenir, parce qu'il n'en a pas d'autres, et quelque prévenus que vous soyez en sa faveur — simples amateurs ou gens du métier — le moment vient où vous pensez malgré vous : c'est toujours le même air !...
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On ne citerait pas beaucoup de poètes modernes qui échappent au malheur de provoquer en nous cette réflexion mélancolique. Je fais exception pour Hugo, bien entendu. Encore celui-ci a-t-il dû faire des incursions nombreuses, prolongées, dans la Bible et dans l'histoire. Verlaine, au contraire, n'a eu besoin de recourir ni à l'exotisme, ni aux vieilles chroniques. Il s'inspire de la vie réelle, actuelle, ambiante ; il regarde autour de lui, parle de lui, parle de nous qui sommes là, parle à nous tous, amis, ennemis, vulgaires passants, artistes, hommes d'idées, politiciens du jour; et puis ce sont les objets, les paysages non inventés, non supposés, non composés arbitrairement : vus de la même façon que les verrait n'importe quel être sensible et de bonne foi. Même quand il semble imaginer, c'est un récit qu'il fait de rêves tout pareils aux nôtres ou de souvenirs comme nous pouvons tous en avoir. Les impressions qu'ils décrit sont les impressions de quiconque. Pas de " rare ». Le « rare " est du faux que l'on cherche à construire avec autant de peine pour soi que de fatigue pour l'esprit du lecteur. Si l'on a vu du « rare » en Verlaine, c'est que l'on n'avait pas compris.
Dans ces conditions, qu'a-t-il donc de particulier et d'exceptionnel ? Ceci : l'on ne trouverait personne à qui ne plaise, par qui ne soit retenu,
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cité quelque passage au moins de ses poèmes, et que chacun élit d'après son propre goût; et puis si vous prenez l'oeuvre entier, ces deux mille pages de vers qu'il a écrites vous les lirez, l'une après l'autre, sans effort d'attention, sans une ombre d'ennui, sans désir d'arriver au bout, sans besoin de repos, avec plutôt la peur de passer la moindre chose, et toujours affriandé, toujours curieux de ce qu'il va dire.
C'est que l'homme ne s'intéresse à aucun spectacle autant qu'à celui qui le met en scène. Il faut pour cela non des particularités, un ou plusieurs épisodes choisis dans la vie d'un individu que l'on câche d'expliquer à cause de son rôle historique; il faut l'homme complet, qui ne sera tel que s'il est n'importe qui, ayant les passions, les faiblesses, la beauté du premier venu. C'est très simple et presque personne ne peut le faire ; c'est l'oeuf de Colomb, c'est « bête comme chou " ; seule y réussit une intelligence étonnamment active et fécondée par mille observations, remuée par mille épreuves, seul y parvient le génie.
Et voilà une première raison des séductions exercées par Verlaine.
En voici une seconde. Ayant puissamment vécu, beaucoup pleuré, beaucoup ri, beaucoup joui, beaucoup souffert, il avait, plus que tous amours celui des mots, plus que tous vices la sen-
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sualité des mots. Il s'est amusé, emballé, consolé, payé avec des mots. Parce qu'il subissait, plus que n'importe quel écrivain, cette action pénétrante, cette irradiante volupté des mots. Parce qu'il avait exaspéré encore cette sensibilité par l'étude intime, dans le texte anglais, de Shakespeare sorcier, enchanteur, démon des mots.
Mais quoique Verlaine se grisât insouciamment chez les mastroquets de vin à douze sous, il était, en fait de nourriture verbale, terriblement difficile. J'entends qu'il ne voulait que la plus forte et la plus pure.
Dans le cas où parmi les lecteurs — il faut tout prévoir — s'en trouverait un qui confondît « pur » avec faible ou banal, je lui dirai poliment qu'il se trompe, qu'une langue pure c'est une langue où l'on n'emploie que le terme même, l'unique terme qui convienne pour exprimer ce que l'on veut dire. Une langue pure et forte est celle d'un écrivain à la fois capable d'éprouver, décrire et donner une sensation :
Que ton vers soit la bonne aventure Eparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym, Et tout le reste est littérature.
Verlaine entendait par là : tout le reste est verbiage. Il l'a évité par puissance de discernement
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et d'attention, ajoutons : par exigeant vouloir de sincérité, en comprenant bien que la volonté d'être sincere était produite en lui par une extrême délicatesse intellectuelle.
Gardons-nous, par conséquent, de l'appeler « poète naïf » : ce serait avouer que nous ne le voyons pas du tout.
Je viens de citer le fameux Art poétique (1) dont certains passages ont par trop abusé l'esthétique des contemporains. On n'a pas vu que Verlaine, impulsif et " de prime saut » comme il se qualifie, ne pouvait être que le moins systématique des hommes, et qu'il fallait se bien garcer de lui attribuer quoi que ce fût qui ressemblât à un programme d'école. Avoir fixé en vers charmants des boutades, lancées autrefois parmi cent autres fantaisies, et maintenant les entendre invoquer, principes définitifs, par des croyants dociles et graves lui causait la plus gaie des surprises.
L'Art poétique a la même date que les Romances sans paroles. C'est de l'époque Rimbaud. Peut-on y apercevoir l'influence du poète qui a écrit Charson de la plus haute tour ?
Il ne faut jamais, à propos d'un esprit aussi outrancier dans l'indépendance que celui de Verlaine, prononcer le mot influence dans le sens de domi(1)
domi(1) dans Jadis et Naguère.
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nation ou direction (1) ; mais il est tout à fait nécessaire de savoir qu'il aimait à subir, je devrais dire acquérir des impressions nouvelles, et que l'idée d'autrui lui plaisait toujours comme un joujou duquel on s'empare, pour s'amuser avec, soi aussi, autrement.
Or, en 1873, Rimbaud traversait la crise morale qui le poussa, en haine de tout orgueil, à rejeter la littérature, ou mieux, suivant les termes de Stéphane Mallarmé, à « s'opérer, vivant, de la poésie ». L'amputation faite, quelque mal restait encore, et, ne mourant que peu à peu, un besoin de la chose absente.
— Oui, disait-il à l'obstiné poète, c'est vrai qu'il est doux, pourtant, de chanter... Oui, de la poésie... qui ne serait plus que de la musique... lointaine, vague, s'en allant... pour que l'on ne souffre plus... pour que viennent aussi les rêves... les rêves indistincts... Le Moyen Age a eu des rythmes si légers, si loin encore de la dureté des règles, si loin de la sonorité nette, brutale, mordantel...
Et Verlaine se délectait un instant à vouloir trouver que l'idée de Rimbaud c'était bien meilleur que tout... et mille fois plus « sérieux " que tout.
(1) Le vrai Verlaine, le Verlaine définitif commence à La bonne chanson (1870, avant l'arrivée de Rimbaud à Paris.
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Il prenait ensuite la plume, tâchait de résumer celte causerie, faisait ainsi un petit chef-d'oeuvre, disant tout ce qui lui passait par la tête, sans souci de logique et sans crainte aucune de contredire la théorie par l'application.
Il est vrai que l'on trouverait difficilement un type assez parfait du vers en neuf syllabes, mais...
Il faut surtout que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise...
voyez si, d'un bout à l'autre du poème, les mots ne sont pas choisis, au contraire, avec la justesse la plus rigoureuse ; admirez comme cette « chanson grise « est d'une clarté absolue; tâchez d'y découvrir un iola d' « indécis » ! Je crois que Verlaine a dû goûter une joie vive à y faire briller, précisément, les plus incontestables parmi ses qualités littéraires : le discernement, la vigueur dans l'emploi des mots ; et si les vers de ce délicat sont bien
. . . . . . . . . la chose envolée Qu'on sent qui fuit d'une aile en allée,
comme elle s'en va, « la chose » toujours parfaitement nette et perceptible pour notre entendement, si loin, si haut qu'ait pu l' « envoler » son essor ! Quant à " la musique avant tout», d'abord dans
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l'Art poétique, ensuite en l'oeuvre entier de Verlaine, ce qui apparaît avant tout c'est le souci impérieux, à tel point qu'il semble parfois exclusif, de faire connaître « à l'univers », comme disait Villiers, c'est-à-dire aux moins et aux plus raffinés de ceux qui lisent, les sentiments, les passions les opinions de l'auteur ; ce que Verlaine cherche par-dessus tout, au besoin malgré tout, c'est l'expression de pensées et l'on trouverait difficilement une nature de poète qui soit réfractaire autant que la sienne à l'art pour l'art. Mais voyez cela...
Prends l'éloquence et tords lui son cou...
Il condamnerait l'éloquence, lui l'émotif, l'amatif, le vibrant, lui qui veut faire communiquer son âme avec toutes les âmes ! Et qu'est-ce donc que l'éloquence ? N'est-ce pas le pouvoir de donner à d'autres, par la vertu des mots, son émotion et ses passions bonnes ou mauvaises? N'est-ce pas la puissance qui oblige les foules à partager la vie morale de celui qui parle ou qui écrit? Et comment agit-elle, sinon par la chaleur, par la grandeur des expressions disposées elles-mêmes, grâce à un entraînement que l'émotion procure, de manière à se suivre d'après un rythme ? La prose des orateurs peut-elle être éloquente si elle n'est ryth-
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mée ? Comment a-t-il pu croire, lui qui avait tant l'amour et la science dû rythme, que l'éloquence pourrait être bannie d'une poésie cadencée, d'une poésie émue ?
Or, la plus grande éloquence est évidemment celle qui réussit le mieux à faire du sens des mots, du ton qui les accompagne, du rythme qui les assemble un parfait mélange; il se trouve que de tous les auteurs français Verlaine est.celui qui a toujours le mieux varié son rythme d'après les besoins du sens, et qu'il est, à cause de cela, le plus éloquent de nos poètes.
D'ailleurs, dans l'Art poètique tout n'est point fantaisie capricieuse ou paradoxe voulu.
Par exemple :
Tu feras bien, en train d'énergie, De rendre un peu la ruine assagie...
Cette fois il parle gravement. L'on s'étonnerait qu'il dise du mal de la rime en célébrant l'impair qui la fait tant valoir, si l'on ne comprenait que, justement, c'est dans l'emploi de celte forme qu'il sentait le mieux l'importance de la rime et les qualités qui lui sont nécessaires. La révolte de Verlaine est contre la rime riche. Il pense que poser en principe la nécessité, la supériorité en tout cas certaine et constante, de la rime avec « consonne d'appui » finit par devenir une loi pareille à celle
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de la césure à l'hémistiche. Il ne se plaint pas qu'une telle loi imposée à la rime soit tyrannique. Il est trop scrupuleux, trop fervent poète pour ne pas approuver les pires rigueurs. Il trouve que cette loi, subie avec une docilité excessive, peut devenir fausse et dangereuse, parce qu'elle restreint les ressources d'expression que possède un poète sensible.
La rime riche, non exigée dans l'art « classique », était devenue à la mode, avait tourné en obligation depuis Sainte-Beuve et depuis Wilhem Ténint. Banville l'imposait avec une sévéritéimpérative. Tout en considérant l'auteur des Occidentales comme un demi-dieu, Verlaine ne pouvait se dissimuler que celui-ci avait obtenu de l'emploi systématique des rimes riches surtout des effets de gaîté.
En somme, pas un poète n'a constamment employé la rime riche dans un poème un peu long. D'autre part, en supposant qu'il soit possible de rimer richement toujours, sans exception aucune, est-ce, en effet, la meilleure faconde rimer ? N'y at-il pas une sorte de rimes que l'on puisse avec avantage préférer à celles qui sont pourvues de l'exacte et perpétuelle consonne d'appui ?
Banville a pris pour tête de tu c Boileau. Je conviens que celui-ci rime par trop pauvrement. Mais
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pourquoi dirons-nous que sont insuffisantes les rimes ci-après :
Mais il les faut prouver en forme, j'y consens ; Réponds-moi donc, docteur, et mets-loi sur les bancs...
On dirait, à vous voir, dans vos libres caprices, Disserter en Caton des vertus et des vices, Qu'étant seul à couvert des traits de la satire, Vous avez tout pouvoir de parler et d'écrire...
Parce qu'elles sont obtenues uniquement par similitude des voyelles, et que les consonnes n'étant pas choisies en vue d'un effet, nous avons affaire moins à des rimes qu'à des assonances, puisque, dans toute syllabe ayant pour objet de rimer, le son de la consonne, pas plus que celui de la voyelle, ne peut être indifférent.
C'est en haine d'aussi mauvaises rimes qu'avait été prescrite la fameuse consonne d'appui. On pouvait faire valoir que la rime soutient la cadence, que celle-ci sera marquée plus nettement si les sons qui reviennent, à intervalles plus ou moins réguliers, sont parfaitement identiques. Mais l'hémistiche aussi est un moyen de cadence, et pourtant l'on avait incriminé cette coupe toujours la même, on avait accusé la cadence du vers classique d'être monotone, lourde, et pour donner au vers français plus de souplesse et de variété,
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beaucoup s'étaient libérés de la césure obligatoire à l'hémistiche. Du moment que la régularité absolue dans le sectionnement du vers était considérée comme un défaut, il fallait se résigner à admettre que le même inconvénient résulterait d'une rigoureuse égalité des sons. Et puis les poètes qui prolestaient contre l'obligation de la rime riche disaient qu'elle impose l'emploi de mots qui ne sont pas toujours ceux que dicte un sentiment très profond ou très délicat.
Musset, lui aussi, fut traité de haut par les Parnassiens à cause de ses rimes. De fait, quand il accouple sauvage et orage, poudreux et cheveux, nous ne voyons pas quelle raison il pourrait fournir pour justifier des rimes aussi misérables. Mais qu'il sorte de la description pure, qu'il s'anime, qu'il s'émeuve :
Elle ne savait pas, orsque les earavanec Avec leurs chameliers passaient sous les platanes, Qu'elle n'avait qu'à suivre et qu'à baisser le front, Pour trouver à Bagdad de fraîches écuries, Des râteliers dorés, des luzernes fleuries Et des puits dont le ciel n'a jamais vu le fond.
Il n'y a que deux rimes à vraie consonne d'appui, mais comme elles tintent joliment, isolées parmi tes autres, et comme ces dernières sont loin d'être
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inférieures à des rimes riches, puisque bellement énergiques et superbement accentuées !
D'où leur vient ce mérite nouveau qui nous saisit, nous enchante ? Il vient de ce qu'elles sont émues, " Platane », venant après « caravane », n'imite pas le premier son, il fait plus, il l'inten sifie, et ensuite « fond » après " front » vient rimer encore avec de la colère dans la voix.
Musset n'est pas le premier qui ait employé la rime à force augmentée. Ecoutez parler Camille et Chimène :
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre..
Que le courroux du ciel, allumé par mes voeux, Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !...
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles, Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles...
Verlaine, qui fut d'abord un lecteur passionné de l'auteur de Rolla, échappait d'autant moins à son influence que leurs deux tempéraments avaient de grandes analogies ; mais il aima tout autant Corneille. Le nerveux émotif qu'il était ne pouvait que s'assimiler le verbe de ces deux animés, de ces deux véhéments.
Et l'artiste si fin, si observateur devait nécessairementcomprendre la valeur de leur manière —
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peut-être purement instinctive, — puis en faire un procédé qui se justifierait ainsi :
Qu'est-ce que la fin du vers ? Après tout, c'est une césure plus importante que les autres, que les césures intérieures. Toute césure se marque non seulement par un arrêt, mais par un accent La césure de la fin du vers étant plus forte, l'accent est plus fort : c'est la rime. Or, il faut que l'intensité des accents varie, ainsi que monte et descend la voix humaine quand elle traduit les mouvements de l'âme. On répète un cri en l'augmentant, parce que la passion nourrit la passion et l'accroît. Si le ton parfois s'élève, à d'autres moments il s'adoucit. La vigueur de la syllabe rimante sera donc tantôt accrue et tantôt réduite, selon qu'il s'agira d'exprimer différents états sensitifs.
Ce genre de rime, qui caractérise la poésie verlainienne, je l'appellerai, si l'on veut, la rime nuancée. En voici des exemples pris au hasard entre mille :
RIME A FORCE AUGMENTÉE :
Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison, Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon...
Tu le sais, courage payen,
Si nous en finies des campagnes,
Si nous avons travaillé bien!. .
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VERLAINE 391
Sous le sens banal des choses pesées Mon amour conrait après vos pensée...
Plutôt des bouges Que des maisons. Quels horizons De forges rouges !
Des sèves qu'on hume Des pipes qu'on fume...
Et votre regard qui mentait lui-même
Flambait comme un feu mourant qu'on prolonge,
El de votre voix vous disiez : Je t'aime!...
De mes » malheurs » selon le moment et le lieu. Des autres et de moi, de la route suivie Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu (1).
. . . . J'aime Dieu dont l'amour et la foudre
M'ont fait une âme neuve, Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre, (2)
Humble, accepte l'épreuve...
Vous reviendrez après ces glorieux exils,
Après des moissons d'âmes, Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils
Encore plus infâmes...
Pourtant je me meurs, Pourtant ces deux coeurs/...
(1) Rime déjà employée par Musset :
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu C'est ton oisiveté, ta douleur est à Dieu.
(2) Rime employée par Corneille,
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302 VERLAINE
Imbécile et niant le soleil qui t'aveugle ;
Tout ce que les temps ont de bêle pait et beugle
Dans la cervelle.....
Prodigue et dédaigneux, sur tous, des choses eues, Mais accumulateur des seules choses sucs...
Moi ce pécheur-ci, ce lâche, Ce superbe qui fait le mal comme sa tâche!..
RIME ADOUCIE (attendrie ou assourdie, suivant les cas)
Les champs d'alentour, Ah ! que notre amour N'est-il là niché !...
Triste à peine, tout s'effacent Les apparences d'automne, Toutes mes langueurs rêvassent...
— Qu'il était bleu le ciel et grand l'espoir!
— L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir...
Voici déjà que le soir qui tombe Va réunir pigeon et colombe...
Lève un peu la tête,
Regarde au-dessus.
— Est-ce vous, Jésus!...
Innocence, avenir ! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous une instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez nos yeux!...
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VERLAINE 393
L'allée est sans fin Sous le ciel divin D'être bleu ainsi...
Sa voix étant de la musique fine Accompagnait délicieusement L'esprit sans fiel de son babil charmant Où la gaité d'un bon coeur se devine.
N'est-ce pas, en dépit des sots et des méchante, Qui ne manqueront pas d'envier notre joie, Nous serons bons parfois et toujours indulgents..,
. . . . . . . . et de rendre les armes,
Comme un soldat vaincu, triste, de bonne foi. O ma soeur, vous m'avez puni, pardonnez-moi !
Souvent il alterne ces deux moyens d'expression : la rime est tour à tour adoucie ou intensiflée :
Ses yeux qui sont les yeux d'un ange Savent pourtant, sans y penser, Eveiller le désir étrange D'un immatériel baiser...
Et priez bien pour nous, pour celle France ancienne, Aujourd'hui vraiment « Sire ,
Dieu qui vous couronna sur la terre payenne, Bon chrétien, du martyre...
Mon amour qui n'est que ressouvenance, Quoique sous vos coups il saigne et qu'il pleure Encore, et qu'il doive, à ce que je pense, Souffrir longtemps, jusqu'à ce qu'il en meure...
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394 VERLAINE
Hypothèques, gens mis dedans, Placements, la dot de la fille, Crédits ouverts à deux battante, Et l'usure au bout qui mordille...
Inflexions de voix d'un émotif qui va de l'animation à l'attendrissement, puis, bien vite, s'anime de nouveau, passe de la colère à l'ironie. Ci-après un exemple encore plus curieux. La rime, à elle seule, dit presque tout. Il s'agit d'un combat. Le pécheur ne veut pas de la souffrance, la voix céleste lui présente celle-ci comme un bien, il résiste, les deux voix luttent, celle de Dieu est tantôt douce pour séduire, tantôt éclatante pour éblouir, imposer, dompter :
Voici le malheur Dans sa plénitude, Mais à sa main rude Quelle belle fleur ! La brûlante épine! Un lys est moins blanc. Elle m'entre au flanc! Et l'odeur diurne/ Elle m'entre au coeur! Le parfum vainqueur !
Et l'on trouvera ainsi presque partout la rime nuancée, mêlée de rimes riches qui sonnent à différents intervalles pour soutenir et ordonner la danse du chant, mais avec assez de discrétion
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VERLAINE 395
pour que celle-ci reste souple et onduleuse, à moins toutefois qu'il ne veuille la précipiter, ravie dans un saint délire, sous une répétition de coups égaux :
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah ! les voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !
Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés, Mourez à nous, mourez aux humbles voeux cachés Que nourrit la douceur de la Parole forte, Car notre coeur n'est plus de ceux que vous cherchez !
Mourez parmi la voix que la prière emporte Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour, Mourez parmi la voix que la prière apporte,
Mourez parmi la voix terrible de l'amour !
Si parfois, ainsi que le fait excellemment remarquer Adrien Mithouard, il est arrivé que Verlaine, dans le but de formuler très scrupuleusement une idée religieuse, ait volontairement sacrifié la forme au fond(l); si, dans une pièce d'Amour, l'expression « heure dernière " vient rimer avec « prière » sans que l'on puisse y voir une
(1) C'est à une simplicité prosaïque qu'il remet l'expression de cette « foi très douce » qu'il ne faut pas qu'un vocabulaire menteur travestisse ».
(Paul Verlaine, ou le scrupule de la Beauté),
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896 VERLAINE
rime nuancée d'après le mode habituel, ce que l'on ne trouvera que bien rarement, sinon jamais, c'est la rime quelconque, la rime de raccroc, la rime faible. Son esprit est trop riche en idées, son imagination trop ardemment vivante pour qu'il n'ait pas à sa disposition, toujours, une armée nombreuse de mots parmi lesquels se présenteront, quand il le voudra, dix rimes pour une. Lorsqu'il préfère ne pas les choisir phonétiques, elles valent curieusement par l'inattendu.
Et je dois parler ici de sa quatrième façon de rimer quand il ne cherche pas la consonne d'appui, ni la consonne plus forte, ni la consonne plus douce. Alors il veut agir moins sur le sensitif que sur l'intelligent, et, au lieu de nous communiquer sa vibration nerveuse, émoustiller, provoquer notre imagination, pour la faire courir, bondir, virer, voltiger en même temps, avec la même rapidité que la sienne. Je sais bien que cela ne lui est point particulier. D'autres ont compris la vertu de l'accent final et souvent choisi avec bonheur, en vue d'action intellectuelle, les vocables terminant leurs vers (1). La supériorité de Verlaine est d'y avoir réussi non maintes fois, mais à peu près constamment. Le mot qu'il va élire en vue de la rime on ne le devine pour ainsi dire ja(1)
ja(1) surtout, est en cela merveilleux.
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VERLAINE 397
mais. L'attention est saisie d'un côté où elle ne se gardait pas. C'est une- suite continuelle, en course vive, de surprises qui frappent ou amusent. De là vient qu'en lisant cet étrange et savoureux poète, nous tournons avidement les pages, attendant de chacune d'elles une autre volupté d'esprit.
Quelques perfectionnements qu'il ait introduits dans l'usage des rimes, notre poésie lui doit davantage en ce qui touche la cadence.
Le vers français dit " classique », d'allure un peu guindée, que les régles imposées par l'exemple de Malherbe, dictées ensuite par Boileau, obligeaient à ce pas de parade (1) dont Fénelon déplora la monotonie, s'était bien affranchi déjà, grâce à l'Ecole romantique, particulièrement à Hugo. Ce dernier avait proclamé la légitimité, l'utilité du rejet, démontré qu'il est préférable d'éviter l'emploi constant du vers partagé en deux par une césure médiane. On finissait par comprendre que l' hémistiche » fait d'un alexandrin, d'un octo ou décasyllabique l'alignement bout à bout de deux vers de six, quatre ou cinq syllabes qui ne riment pas entre eux, et que, par conséquent, pour obtenir l' unité du vers, il est bon
(1) Il faut mettre à part La Fontaine, artiste exceptionnel et très en dehors de son époque.
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398 VERLAINE
de multiplier les césures. Hugo avait créé le vers ternaire ou trimètre, qui admettait deux divisions :
L'orgueil au front, la boue aux pieds, la haine au coeur.
Mais la coupe du ternaire, par trop de netteté aux césures et par l'égalité des mesures composantes, pouvait encourir le reproche, fait au mètre classique, de produire plusieurs vers sur la même ligne. Infatigable et attentif ciseleur toujours tendu vers la perfection, Hugo lima certains angles, introduisit l'emploi de la syllabe muette, césure et soudure (1) :
L'art poétique, pris au collet dans la rue,
Aussi Leconte de Lisle :
Dieu de la foudre, Dieu des vents, Dieu des armées...
Bandelaire avait fait autrement :
Quand tu vas, balayaut l'air de ta jupe large...
On peut dire que ces poètes veulent assurer l'unité du vers en faisant éclater, dominante, le rime sur un ensemble de mesures assez inégales entre elles pour que chacune soit considérée forcé ment comme une partie dépendante et non comme un tout qui se suffirait à lui-même. Les deux derniers voient aussi dans le rythme un mou(1)
mou(1) que Vildrac et Duhamel nomment Césure noyée.
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VERLAINE 399
vement qui correspond à un geste descriptif, tel le vers de Baudelaire que l'on vient de lire, tels ceux-ci de Leconte de Lisle :
La mer, avec sa chevelure
De flots blêmes, hurlait en sortant de son lit. Elle allait, arpentant d'un seul repli de houle Plaines, vallons, déserts, forêts, toute un part Du monde
Ces moyens mécaniques ne suffiront pas à Verlaine. Ce que Rameau, Gluck et Wagner cherchaient par leurs innovations musicales : un pouvoir d'expression plus fidèle et plus actif, il veut l'obtenir de la poésie. Ce n'est pas tout de faire voir ou entendre : il est nécessaire que la sensibilité du lecteur soit matériellement excitée par celle du poète, que les deux sensations, les deux frémissements soient presque pareils.
Je me dois à mon Tenace démon...
l'adjectif (1), certes, mord avec une belle férocité, mais il fallait le mouvement de la proie qui veut fuir, celui du monstre qui saute dessus, la rattrape, la déchire et s'y tient ; alors le premier vers est une phrase inachevée, rapide, glissant tout à coup et tombant sous la morsure du rejet ;
(1) Dentele et sifflante.
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400 VERLAINE
enfin il a voulu la faire crier, cette proie, et les deux mots qui se heurtent dans le second vers nous ne pouvons les dire sans l'intonation d'une colère et d'un désespoir.
Je détaille cette explication pour que soit bien compris, une fois pour toutes, l'emploi qu'il veut faire de l'enjambement d'un vers sur l'autre. On pourrait citer une foule de rejets du même genre. En voici un qui n'est pas rapide, et ne devait l'être, parce qu'il donne la sensation d'un détachement plutôt difficile :
Ah ! c'est donc vrai que c'est fini, que tout a fui De nos sens (1)...
En voilà un dont le mouvement ne pouvait se produire qu'à l'opposé des rejets ordinaires :
Et le mortifié sans pair que la foi mène, Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez Les peuples et les saints...
Et cet autre, balancé, vraiment bien joli dans se fidélité expressive :
On allume les six grands cierges, l'on apporte Le ciboire pour le Salut...
(1) Virgile :
, . .Tum littore funem
Derlpere . . .
Bacchatur vates, magnum si pectore possit Excussive deum.
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VERLAINE 401
Enfin celui-ci, qui reproduit la douleur étonnée, féminine, enfantine et d'ailleurs légère :
Le petit chien est mort. Quel dommage ! Il était Si gentil !...
De cent manières différentes, avec une égals habileté, Verlaine use de ce procédé rythmique. Avant d'en finir avec son système de lier, tresser, pour ainsi dire, les éléments de plusieurs vers consécutifs, j'ajouterai qu'il l'emploie, de même que la rime, non seulement pour le rendu des sensations, mais aussi pour l'expression plus parfaite ou plus scrupuleuse de l'idée.
Dans ce cas, il y a comme une suspension, ou,si l'on veut, comme une porte fermée et rouverte sur le sens auquel le prolongement du vers amène des compléments ou des restrictions, qui parfois déconcertent et que l'on s'étonne pourtant de n'avoir pas attendus :
Frais séjour où se vint apaiser la tempête De ma raison...
Tous deux nous ignorons l'égoïsme hideux
Qui raille ce prochain même qu'il faut qu'on aime
Comme soi-même...
Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure Sur l'impropriété de tant de maux soufferts. Place à l'âme qui croie, et qui sente et qui vo* Que tout est vanité hors elle-même et Dieu...
26
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402 VERLAINE
Ce procédé, qui lui est bien spécial et dont l'invention paraît. lui appartenir, est fréquent surtout dans la manière de ses derniers livres. La suspension est alors très marquée — avec la préoccupation d'assurer néanmoins l'unité intégrale de chaque vers — et j'avoue que, la plupart du temps, cela devient chez Verlaine un pur jeu d'esprit. Pourrions-nous lui en vouloir, puisque cela nous amuse autant que lui-même ?
Dans tes grands yeux mahométans De catholique...
L'amitié j'y renonce aussi En partie, elle est décevante...
Après tout, si tu fus heureux D'avoir confiance, c'est bien Joli...
Ce but qui serait d'enfin vivre, Sinon encor tout à fait ivre
Comme autrefois, du moins repu
Point trop, grands dieux ! mais ayant bu
De l'eau qu'il faut à la « Fontaine Poétique»...
Il est vrai que sa façon d'unir le " sévère " au « plaisant » pourra bien s'émanciper jusqu'au propos de carnaval :
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VERLAINE 403
Je n'ai pas oublié la bonne, La grande aventure...
Et puisqu'on l'a laissé faire et que l'on trouvait cela drôle, son procédé suspensif ira aux excès les plus graves : il ne se contentera pas de nous inviter à attendre le vers suivant, il ne terminera la phrase... crue dans un autre sonnet :
I
••
Or ce Vanier dont la maison, Telle celle de ce Pont-Neuf, N'est pas au coin du quai, raison
Insuffisante à mon courroux Enorme, tel celui d'un boeuf, Oui, ce Vanier n'a pas de sous
II
A. me mettre, hélas ! dans la poche
Mais nous sommes loin du « simple de génie ». S'il joue ainsi avec les mots, c'est que son esprit puissant et subtil est rompu à toutes les évolutions les plus inattendues, les plus secrètes de la pensée, que bien peu de littérateurs ont eu pareille cul-
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404 VERLAINE
ture, que personne, peut-être, n'a autant connu les ressorts, les facettes, les forces du langage français.
J'ai dit que ce mariage des vers est un de ses moyens rythmiques. Naturellement il en a d'autres, quelquefois si raffinés qu'ils demeurent son secret, donnant à sa conscience d'artiste une satisfaction purement personnelle.
Que l'on en juge. La lettre citée au Chap. XIII, relative à la Tentation de saint Antoine dont Charles de Sivry devait faire la musique, est suivie d'un post-scriptum contenant une trentaine de vers de l'opérette en question (1), et, en face de celui-ci :
Mais, encore un coup, Dieu bon, illuminez-les...
il a mis en note: Ce vers très boiteux exprime la chute dans l'orgueil comme le pied qui s'enfoncerait dans un trou pas vu.
Verlaine, si expansif en parlant de sa vie morale, l'est beaucoup moins au sujet de ses procédés littéraires. Quand le poète de Bonheur nous dit que toute son ambition consiste à « écrire de son mieux », cela lui semble devoir suffire au publie. Il a fallu ces deux lignes jetées en passant dans une lettre intime, familière, confidentielle, pour
(1) Qui resta à l'état de projet. Ces vers ont été publiés récemment (dernier volume des OEuvres complètes, chez A. Messein).
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VERLAINE 405
que l'on soit définitivement sûr de l'attentive recherche et du M up île extrême, et du voulu toujours très voulu, au contraire de ce que certains ont cru voir : des « naïvetés », des « gaucheries » on des « maladresses », même « charmantes » .
Je reconnais d'ailleurs que nous sommes en droit de désirer un rythme qui nous parle clairement. Cette exigence légitime il y satisfait d'ordinaire. Sa préoccupation dominante est que le rythme soit, non pas de temps en temps, mais toujours significatif. Quand il l'est pour lui seul, ce n'est pas de sa faute. Généralement, la satisfaction qu'il se donne en construisant un rythme efficace nous l'avons entière. Tout au plus devonsnous permettre à ce personnel de rester mystérieux parfois sur les causes réelles de son inspiration :
Bon chevalier masqué qui chevauche en silence, Le malheur a percé mon vieux coeur de sa lance...
Pour chacun de nous cette coupe en égales mesures de trois syllabes (1) rend bien ce qu'elle veut exprimer : la marche d'un cheval au pas, et nous admirons surtout, dans le second vers, ce raffinement d'art qui donne le mouvement à l'aide de mots disant en même temps autre chose, de même que Virgile faisait entendre les bruissements très
(1) Excepté la première moitié du premier vers.
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406 VERLAINE
doux, le bourdonnement sourd d'une ruche, sans parler de bruit, sans nommer les ailes, ni les pattes, ni le corselet des abeilles :
Ipsae consident medicatis sedibus, ipsae Intima more suo sese in cunabula condent (1).
Nous saisissons bien l'intention qui fait jaillir le troisième vers très rapide, et pourquoi il pourrait n'avoir de césure qu'avant les deux dernières syllabes; nous comprenons que dans le quatrième vers on doit entendre encore la chevauchée lente comme un accompagnement qui revient en sourdine :
Le sang de mon vieux coeur n'a fait qu'un jet vermeil, Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil.
Mais il se trouve à la fin du morceau :
Et me cria, j'entends encore cette voix :
Au moins prudence, car c'est bon pour une fois.
des singularités qui resteraient inexplicables s'il n'avait tout avoué, près de vingt ans plus tard, dans un ouvrage de style bien différent (2) :
« Je sortis de cette " boîte » presque capitonnée, pour l'enfin gare de Mons ! entre, maman et moi, deux gendarmes avec des bonnets à poil sur des têtes imberbes.
(1) Géorgiques.
(2) Mes prisons. Il s'agit d'un passage où il raconte sa sortie de l'établissement pénitentiaire de Mons, puis son arrivée à la
frontière française.
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VERLAINE 407
« Et nous voilà partis pour la France où, comme de coutume, et de juste, la gendarmerie, avec le chapeau en bataille qu'on sait, nous recueillit, des mains de la jeune maréchaussée, barbue kata kéfalên, dont question ci-dessus.
" Notre armée nationale de l'ordre nous reçut — je dis et répète nous parce que nous étions quelques Français libérés, assassins, voleurs et moi expulsés— sans grande cordialité. Même, quant à ce qui me concerne, après, moi, avoir décliné (pourquoi pas conjugué ?) mes noms, prénoms et qualités, j'obtins du brigadier, mon compatriote, cet accueil si — n'est-ce pas ? — rageant, encourageant, « encore agent " ;
— Et surtout n'y revenez plus.
— Oui, mon brigadier. »
Et maintenant, avec cette narration gaie, excessivement gaie — où frémissent pourtant des souvenirs d'une lancinante amertume— comparez le poème grave :
Alors le chevalier Malheur s'est approché, Il a mis pied à terre et sa main m'a touché, Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure, Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure...
Vous comprendrez que son «chevalier Malheur» est plus une réalité qu'un mythe ; vous connaîtrez ceux, celui, qui pour le pénitent incernèrent ce
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408 VERLAINE
malheur et traduisirent son enseignement.11 entend toujours leurs paroles dont la trivialité augmente pour lui la portée sévère et profonde, il las mêle, étrangers et nationaux, en un seul gendarme, qui est français, qui parle belge, qui est à la fois comique et sinistre comme une conception de Shakespeare.
Dans son coeur calmé, dans son coeur nouveau, dans son « coeur jeune et bon » il se sent délivré du chevalier Malheur « remonté sur sa bête», mais le pas du cheval qui s'éloigne longtemps lui sonne en l'imagination, la mémoire...
D'ailleurs, son rythme évitera les cachotteries autant de fois que possible. De chaque récit, de chaque description il voudra que les termessoient comme les films d'un cinématographe :
Mon fils est brave, il va Sur son cheval de guerre.
Après vous avoir jetés, lourds Soupçons et faux propos, eu Seine...
Dame souris trotte Noire dans le gris du soir.,.
Et la dévotion aussi du chapelet..
Puis, tel vous, j'aime la danse et j'aime le chant...
L'avoine siffle, Un buisson giffle L'oeil au passant...
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VERLAINE 409
Votre génie improvisait au piano...
A moi, dégringolez dans l'outre toute grande Ouverte du seigneur Nabuchodonosor...
Je les voyais tous deux bouger Doucement au veut qui les presse L'un vers l'autre en une caresse... (1).
Il imitera les tons les plus variés de la parole : celui du mondain qui raconte, avec une légèreté cruelle, un gros scandale :
Il parut un beau soir,
L'autre hiver, à Paris, sans qu'aucun pût savoir
D'où venait ce petit monsieur, fort bien, du reste,
Dans son genre
la diction précipitée de l'être coupable qui s'excuse :
Seigneur, vous le savez, dit, le crime accompli, J'eus horreur et prenant ce jeune homme en oubli, Vins au roi, dévoilant l'attentat effroyable...
la candide volubilité de l'enfant qui prie à haute voix devant l'autel, en récitant :
Petit Jésus qui souffrez déjà dans votre chair, Pour obéir au premier précepte de la loi...
l'accent, le geste farouchement résolus de quelque violente et implacable rancune :
(l) Amour. — A propos des deux ormeaux qu'il avait.
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410 VERLAINE
Je fais ces vers comme l'on marche devant soi... (1).
Son rythme évoquera l'air d'un hymne pieux, très ancien :
Cruel Hérode, noir péché, De les sept glaives lu poursuis Les innocents lesquels je suis Dans mes cinq sens
Ou bien celui d'un couplet politique popularisé par l'orgue de Barbarie :
Une chanson vive et légère Court furieusement dans l'air...
Et, encore une fois, tant de mouvements, de bruits, d'émotions !
Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'uue aile inquiète et folle vole sur la mer...
Le dernier coup de vêpres a sonné. L'on tinte...
L'omnibus, ouragan de ferraille et de boue Qui grince, mal assis entre ses quatre roues, El roule ses yeux verts et rouges lentement,..
On sent donc quoi ? Des gares tonnent, Les yeux s'étonnent, Où Charleroi?...
(1) Invectives.
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VERLAINE 411
Il décrira pour l'esprit non moins que pour les sens. Il donnera la figuration d'une idée. Voyez cette amitié indissoluble :
Mon Charles, autrefois mon frère et pardieu bien Encore tel malgré toutes les lois ensemble !
Mais il faudrait citer à l'infini, emprunter a chaque pièce, que dis-je ? les faire lire d'un bout à l'autre. Bien des poètes l'avaient précédé en la description de la nature, en la confidence de mille sentiments. Ils se servaient de procédés rythmiques en nombre limité. Il y avait une musique pauvre, conventionnelle, à peu près la même pour toutes les paroles et de laquelle on se contentait par habitude. Personne avant lui ne s'était vraiment, ou constamment, approché de ce perfectionnement nécessaire qui doit faire accorder le ton et le sens.
Il ne jugeait pas utile, pour cela, de renoncer aux moyens harmoniques traditionnels. De jeunes audaces— dont quelques-unes ont produit des oeuvres éclatantes — s'autorisaient de ses accomplissements révolutionnaires pour lui crier : Maître, si l'on brûlait tous les vaisseaux ?... Il trouvait la proposition belle et brave. Son éclectisme curieux, son amour de l'aventure l'empêchaient de dire non tout court.:
J'admire l'ambition du vers-libre...
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412 VERLAINE
Pensait-il, comme ont écrit depuis les poètes Georges Duhamel et Charles Vildrac : « Les habitudes de l'oreille se déplacent et se déplaceront » ? Ce qui est sûr c'est qu'il n'essaya pas, donnant de son abstention les raisons suivantes :
Et moi-même que fais-.je en ce moment
Que d'essayer d'émouvoir l'équilibre
D'un nombre ayant deux rythmes seulement ?
Il est vrai que je reste dans ce nombre Et dans la rime, un abus que je sais Combien il pèse et combien il encombre, Mais indispensable à notre art français.
Autrement muet dans la poésie, Puisque le langage est sourd à l'accent. Qu'y voulez-vous faire ? Et la fantaisie Ici perd ses droits : rimer est pressant (1).
Il l'avait ému bien autrement l'équilibre du décasyllabe !
O toi, persécuteur, crains le vampire
Et crains l'étrangleur; Leur jour de colère apparaîtra pire
Que toute douleur; Tiens ton âme prèle à ce jour ultime Qui surprendra l'assassin comme un crime Et fondra sur le sol comme un voleur.
Ces deux derniers vers, d'une rapidité si furieuse, (1) Epigrammes.
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VERLAINE 413
montrent bien qu'il faisait tout ce qu'il lui plaisait des mètres les plus rigides.
Il se chargeait de démontrer que l'impair, môme dépassant les limites de l'alexandrin, aura, si l'on veut, très vive et très nerveuse allure, tandis que le mètre pair, de huit pieds seulement, sera lent, pénible et comme accablé :
Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues,
Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières...
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme! Un arbre, dans le ciel qu'on voit, Berce sa palme !...
C'est une des nombreuses façons dont use l'admirable dextérité de Verlaine. Pécheur qui se fustige de reproches, il prend le même «ton vif » que pour récriminer contre un ennemi;mais qu'il s'agisse de dire le découragement allant jusqu'au désespoir, la mesure de treize syllabes donne un rythme qui se traîne, épuisé, se force à marcher encore, n'en peut plus...
Il n'est pas permis d'être à ce point infortuné ! Ah! ! vraiment c'est trop la mort du naïf animal Qui voit tout son sang couler sous son regard fané!...
Et seul, le dernier vers, colère ou terreur, se ranime :
O le feu du ciel sur cette ville de la Bible !
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414 VERLAINE
Il ne peut être question d'une préférence, que son oeuvre démentirait ; cependant une prédilection évidente le porta vers les mètres impairs (13, 11, 9, 7 syllabes) ; il les employa pour les explications de lui-même auxquelles tenait le plus ce grand expansif, et on peut les considérer comme l'intimité qu'il voulait entre lui et nous. En d'autres termes et pour ajouter au sens que je tâche de faire entendre, cette forme est son grand moyen de sincérité, si l'on choisit le point de vue moral, d'exactitude si l'on pense au technique.
Cette sincérité et cette exactitude, il en avait l'impérieux besoin vis-à-vis de sa conscience d'écrivain non moins qu'à l'égard de ses autres consciences...
Puisqu'il n'est de justice, après l'Eglise et Dieu, Que celle qu'on se fait, à confesse, à soi-même (1).
Il est certain, par exemple, que l'artiste se consolait, se dédommageait superbement, comme le chrétien par la résignation et le bon vouloir un instant vainqueurs, de la déception cruelle que raconte :
O Jésus, vous voyez que la porte Est fermée au devoir qui frappait
• •••
(1) Amour — Sonnet à Edmond Thomas.
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VERLAINE 415
car en aucun poème son talent n'atteignit à plus savante expression métrique. Il y a toutes les coupes : 5-4, 3-3-3, 4-5, 6-3, 4-1-4, 3-2-4, 2-3-4, pour donner le ton d'après le sens, pour dire la discussion intérieure, le combat moral, et c'est surtout admirable quand vient à la fin, en luttant, cet apaisement,., dans la prière :
Donnez-lui de n'aller qu'en vos pas !
Nous avons vu la coupe treize syllabes exprimer le ton du reproche fait à soi-même, c'est-à-dire le plus véhément que l'on peut ; celui adressé à une personne aimée toujours, malgré des griefs, malgré des colères, sera douloureux plutôt qu'énergique, familier plutôt qu'éloquent. Le poète a recours à l'impair de onze syllabes. Le vers de douze pieds, trop solennel, éclaterait comme une sentence ; on a bien à dire, mais on se contraint, parce que l'on n'ose pas les malédictions définitives ; et le rythme pleure, souffrant, mutilé comme l'ancien amour :
Hélas ! je n'étais pas fait pour cette haine
Et pour ce mépris plus fort que moi que j'ai...
A qui lui objecterait que ce ton, presque enfantin,estd'une familiarité que la poésie n'admet qu'à peine il répondra : ......
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416 VERLAINE
— J'ai combiné un jour les mètres de cinq,
neuf et treize syllabes, et vous avez vu un oiseau qui voltige, entendu le poète qui s'y compare; maintenant je parle de choses moins... légères; mais c'est dit exactement comme pensé, comme gémi, comme saigné... Pouvais-je faire mieux, si " rien n'est beau que le vrai » ?...
L'âme blessée qui parlait en des rythmes boiteux, la voici malade autrement : elle souffre de haine, elle voudrait se venger. Il n'est plus question de tendresse méconnue, il s'agit uniquement d'une blessure d'amour-propre. Qui a donné le coup? un puissant, un illustre (1). Qui l'a reçu?
(1) Leconte de Lisle, qui aurait dit, en parlant de Verlaine : « Comment?... il n'est pas encore mort ?... » ou mieux, d'après d'autres cancaniers : « Il n'est pas encore au bague?... »
On peut légitimement supposer que le propos n'est qu'une invention, ou tout au moins l'exagération très grosse de quelque boutade malicieuse. Il est certain que l'état-major parnassien « tenait à l'oeil " la bande des « jeunes » et que ceux-ci lui rendaient en hostilité la monnaie de sa méfiance. On potinait ferme autour de Verlaine, et il se montait la tête, nous savons avec quelle facilité. Il écrivait, à une époque impossible à déterminer exactement (la lettre est datée ainsi : Paris, 7) ; « Mon cher Baju,
" Il paraît — je veux dire j'apprends de source sûre — que « Leconte de Lisle a, pas plus lard qu'hier, exprimé sur le " compte de tous les Décadents et Symbolistes une haine fé" roce. Il voudrait nous voir tous " pendus " moi compris et « en tête bien entendu. Il est vrai qu'en 1871 il voulait me voir « fusillé.
« Je crois qu'il serait ban de commencer une campagne. A
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VERLAINE 417
Un miséreux, un habitué d'hôpital. Eh bien ! il parlera comme il convient « dans sa position >. Il est « voyou » : il prend l'intonation du « voyou », mais du « pâle » voyou. Devant la puissance il ne crie pas, il gronde. Sa récrimination se répand lente et lourde, elle va, hésite, cherche, grasseye, grince. Avec un soin curieux, le poète élimine tout trait brillant. La richesse est dans l'art, de calculer, de varier les mesures, de disposer et d'accumuler les accents rythmiques. Cependant il faut que cela ait l'air pauvre et maladroit, pour « être peuple ». On dirait la gaucherie d'un auverier qui ne sait pas faire le vers, mais qui essaie tout de même, afin de répondre au « meussieu » dans la langue du « meussieu ».
« cet effet fixez-moi le jour où X.., Y..., vous et moi poumons « nous voir chez moi, pour en discuter le plan. Pas demain " dimanche
« A vous de coeur.
« P. V. »
Il se trouva un jour en face de celui que, dans les instants de mauvaise humeur, il considérait comme son ennemi. C'était devant le comptoir d'un bureau de tabac du boulevard SaintMichel. Leconte de Liste ne vit pas l'auteur des Fêtes galantes, mais, en toute modestie, acheta quelques cigares à dis centimes. Verlaine ouvrit son porte-monnaie, constata qu'il lui restait juste six sous, et s'avançant alors fièrement, jeta cette parole : « Madame, veuillez, s'il vous plaît, me donner... un. londrès ». — Inutile d'ajouter qu'il prononçait avec deux l. — Puis il sortit, gonflé de gloire, savourant la joie d'une si formidable « vingince ».
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418 VERLAINE
Le début serait d'un illettré qui se parloise,d'nn apprenti, bien content, après tout, d'avoir, pour commencer, réuni symétriquement deux 5-6.
Fleur de cuistrerie et de méchanceté,' Au parfum de lucre et de servilité
Un troisième vers césuré contre toute règle, mais qui dit ce qu'il veut dire :
Et poussé en plein terrain d'hypocrisie,
Un quatrième, qui n'exigeait pas, direz-vous, un grand effort d'imagination :
Cet individu fait de la poésie,
Après quoi, l'ennemi a « ses quatre vérités » :
Sons l'Empire il émargea tout comme un autre... Depuis il a retourné son casaquin...
Et tout à coup l'auteur jette au loin sa casquette et sa blouse, le vrai Verlaine apparaît, c'est bien lui qui parle, c'est lui qui finit par ce vers terrible :
Pour conclure, un chien couchaut aux airs de loup (1).
l'invective à E. R., également en vers de onze pieds mêlés à quelques décasyllabes, est plutôt in(1)
in(1) (Portrait académique).
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VERLAINE 419
férieure ; mais il reprend l'avantage en celle au docteur G... Cette fois, la mesure ne traîne pas ; le « pauvre diable » méprisé, malmené ne peut plus se contenir ; il accourt,haletant, serrant les poings, avançant la mâchoire ; il « agonit de sottises », avec des façons de parler populaires, un savant orgueilleux et brutal; et je doute que le vers de cinq syllabes, naturellement rapide, ait jamais eu cette allure de torrent.
Tu fus inhumain De sorte cruelle Tus fus inhumain De façon mortelle,
Tu fus inhumain Sans rien de romain !
Tu n'as d'un Romain De la décadence, Tu n'as d'un Romain Que ta grosse panse...
Et maudit sois-tu Selon tes mérites, Donc maudit sois-tu (1), Vil bourreau dodu, Oui, maudit sois-tu, Suivant la vertu !
D'ailleurs, il a prouvé que, par des artifices
(1) Remarquez la dureté voulue de ces rencontres : « ...mérites, donc maudit,.. »
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420 VERLAINE
rythmiques, on peut rendre l'impair plus rapide que l'alexandrin :
Gentleman improvisé qui files...
Le train passe et les temps sont passés (1)...
et faire l'alexandrin aussi lent, aussi mou que pourrait, être l'impair, s'il s'agit d'exprimer la langueur, l'épuisement, la satiété neurasthéniques :
Je suis l'empire, à la fin de la décadence, Qui regarde passer les grands barbares blancs. En composant des acrostiches indolents...
quitte à lui rendre, s'il le. faut, son éclat métallique et sa forme tranchante :
Le poète n'est parbleu pas ce que l'on croit,
Il n'a que quand il veut toutes les ignorances (2)...
Même, par dérision et pour narguer de petites bêtises de province, il nous offre la douçâtre platitude et la vulgaire insignifiance que préfèrent les esthètes de sous-préfectures :
Je veux, pour proclamer dignement ses louanges, M'aider du sistre d'or ainsi que font les anges
(1) Comparez ce vers rapide avec celui qui le suit immédiatement et qui, exprès, devient lourd, avant de s'arrêter brusquement deux fois :
Mais l'heure de grâce reste et sonne.
(2) Hommage de reconnaissance au docteur Chauffart.
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VERLAINE 421
Célébrant le Seigneur, Et poète sans frein, plein d'un noble délire, Chanter, m'accompagnant aux cordes de la lyre»
Une ode en son honneur (1)...
Verlaine s'est dit messin, ardennais, flamand :
0 Metz, mon berceau fatidique...
. ... Metz où riait mon enfance...
Au pays de mon père on voit des bois sans nombre..
Au pays de ma mère est un sol plantureux
Où l'homme, doux et fort, vit prince de la plaine...
En revanche il a maudit Paris sur tous les tons. Or il est aussi parisien que bien peu de nos poètes J'entends parisien comme Banville, Molière, Boileau, Coppée.
Ce qui fait la race n'est pas de naître en tel ou tel lieu, de tels père et mère. Les ascendants, immédiats nous transmettent plus ou moins de leur état physiologique, c'est à peu près tout. L'éducation de l'esprit, la formation des sensibilités sont dues au milieu où grandit l'enfant. Verlaine vint à Paris dès l'âge où l'on apprend à lire, où la mémoire commence seulement à emmagasiner les notions et les sensations. Là est sa vraie patrie. Paris l'a fait ce qu'il était.
La vie, en province est paisible, aisée, nor(1)
nor(1)
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422 VERLAINE
male. On a l'église, l'école, les marchands, les administrations, les amis presque à sa porte. Les rapports sociaux sont restreints, on se déplace peu ; il reste du temps pour la pensée, et je crois qu'étant considéré le total, nos trois millions de Parisiens ont moins d'activité intellectuelle qu'un, même nombre de provinciaux. Mais Paris est le créateur, le maître de la langue.
Un provincial entend parler toujours de même, Pour varier, raffiner, orner son langage, il n'a que des livres : enseignement fort beau, pas assez vivant. L'enfant parisien vit dans une Babel où résonnent les accents, où s'entendent les expressions de toutes les provinces. Il peut en rire, mais peu à peu, inconsciemment, il les utilise, et il s'en sert de façon à enrichir, nuancer à l'infini son vocabulaire. D'autre part, cette vie suractive qui lui est imposée dans une ville où tout est loin, la nécessité de se glisser à travers les foules, d'affronter l'écrasement sous les voilures, de courir des dangers analogues à ceux d'un champ de bataille, pour si peu de chose qu'une partie de billes, l'achat d'un sucre d'orge ou d'un cahier de deux sous, l'obligation de faire des voyages longs, mouvementés, accidentés, à propos d'une simple visite ou pour voir, les dimanches, un bout de campagne, tant de difficultés autour des plus modestes plaisirs, de patience à. avoir, d'attention
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VERLAINE . 423
à excercer dans mille circonstances où le provincial agit en presque dormant, habituent le petit parisien à une tension d'esprit qui lui devient insensible et comme naturelle, le forcent à trouver, distinguer les termes, à percevoir et discerner les choses comme à regarder tout autour de lui à chaque pas qu'il l'ait dans la rue. Et puis la réelle fatigue, produite par une existence trop dépensée, lui impose l'euphonie. Car non seulement la vie qu'il mène lui interdit de parler en tâtonnant ou n'importe de quelle manière, comme font souvent les gens de province, non seulement il doit s'expliquer vite et il s'entraîne ainsi à l'élocution facile, mais les mots appelés impérieusement par l'esprit doivent, pour les nerfs surmenés, venir en s'épargnant tout choc dur. Et il vit avec ceux, plus âgés, formés par cette éducation qui est dans l'air que l'on respire, il les entend parler dans les
boutiques, dans les transports en commun, il en apprend, des expressions nouvelles créées au théâtre ou par les journaux, et tandis que le provincial ne les connaîtra qu'à la longue; en lisant des livres, et de longtemps ne pourra les employer sans effort de mémoire, lui, n'y prenant pas garde, mais à force qu'elles sont redites, se
familiarise avec elles si intimement, qu'elles font partie aussitôt de son langage ordinaire et qu'il est « dans le train » sans même le savoir.
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424 VERLAINE
D'autres raisons, probablement, existent, meilleures, plus décisives ; celles-ci, je l'espère, seront jugées suffisantes pour expliquer la supériorité verbale dont cette population bénéficie, et comment, au début d'une lutte de perfection dans la protique des lettres, l'enfant élevé dans Paris a tout de suite une si grande avance.
Nous pouvons dire que Verlaine est un de ceux qui l'ont gardée le plus triomphalement. Toutes les richesses accumulées, toute la hardiesse acquise par la langue française, personne, je crois, n'avait su mieux les connaître avec intelligence et les accepter, les approuver, les aimer en toute franchise et ferveur. Que l'on veuille bien songer qu'il poussait le manque de « sens pratique » à tel point que, malgré tous ses malheurs et sa gourmandise, il ne put " s'élever » jamais à d'autre ambition, penser à d'autre revanche qu'à celle de trouver un mot juste et de le disposer convenablement : l'on s'étonnera moins qu'il ait su réaliser par le langage national tant de protéiques merveilles, qu'il lui ait donné tour à tour une force de tigre, une souplesse de couleuvre, une légèreté de libellule, que sa poésie ait eu la douceur des caresses, le terrifiant sursaut des colères, la pénétrante mélancolie des hymnes sacrés, le frais bavardage de l'enfant, le rugissement sourd des haines mêlées aux scrupules, et toutes les émo-
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VERLAINE 425
lions, tous les pleurs, toutes les gaîtés, qu'elle nous soit apparue agenouillée, sautillante, rieuse,effondrée sous les désespoirs, essorée vers les éblouissements de l'infini.
Avant lui, l'arrangement des mots, peureux et convenu, disait de façon vague les mouvements passionnels ; la parole écrite nommait l'âme, il fallait un effort pour s'imaginer qu'on la voyait vivre. Il en rapproche notre sensibilité davantage, à force de science et d'art : la science qui connaît, par expérience consommée, l'essence et la valeur des termes, l'art qui les choisit et les range, en fait pour notre esprit une puissance d'éveil et une joie.
Et quel « point d'arrivée ", quelle fortune pour la langue de la patrie, tant de belles formes si nettement, si vivement françaises en leur délicate élégante, ferme et frère simplicité :
J'ai changé, comme vous, mais d'une autre manière.
Et puisque je pardonne, Mon Dieu pardonnez-moi.
J'ai peur d'un baiser Comme d'une abeille.
Elle voulut aller sur les flots de la mer.
En vous aimant qu'est-il de bon que je ne fasse
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426 VERLAINE
Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne
Le dimanche, en l'éveil des cloches tu suivais Le chemin de jardins pour aller à la messe...
Les miens et moi Le ciel nous voie, Par l'humble voie, Entrer, Seigneur, dans votre joie.
le ne veux plus aimer que ma mère Marie..
La prière a des pieds légers comme des ailes
Et des ailes pour que ses pieds volent comme elles.
Cette espèce de moins que rien France bourgeoise au dos facile...
Citoyens d'une République A tant le coup, comme à Saint-Cloud.
Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule, Que n'émigrons-nous vers les Palaiseaux !
Elle dit, la voix reconnue. Que la bonté c'est notre vie...
0 vous Reine de France et de toute la terre...
Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait.
Car dans le mal fait au prochain c'est Lui Seul qu'on offense.
Qu'allez-vous faire en notre monde ainsi qu'il est, Vous une si belle âme en ce momde si laid ?
C'est la grâce qui passe aimable et nous fait signe..
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VERLAINE 427
Et que toutes ces voix dolentes S'élèvent rapides ou lentes....
J'ai tant fait que de la cueillir
Et c'est presque une fleur des veuves.
Et marche vers la bonne mort à pas bien lents,
Je me dis tout cela, je voudrais bien le faire,,..
Bois pour oublier, L'eau-de-vie est une Qui porte la lune Dans son tablier.
Moi le lassé qui rêve d'être un ironique,...
Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant.,»
Jusqu'au serpent, jusqu'à l'oiseau sur les rameaux...
Prêtres de Jésus-Christ la vérité vous garde.
J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi.
Ton sourire amical ensemble et filial...
On vit simple comme on naît simple, comme on aime, Quand on aime vraiment et fort, cl comme on hait, Puis comme l'on pardonne au bout, lorsque l'on est Purement, nettement simple, et l'on meurt de même, Comme on nait, comme on vit, comme on hait, comme on aime !
.... ...... ...........
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428 VERLAINE
Je demande au lecteur pardon de ces citations trop nombreuses... et je contenterai celui qui en voudrait encore ; voici toujours qui est particulièrement essentiel :
J'ai la fureur d'aimer, mon coeur si faible est fou... Mon esprit s'ouvre et s'offre, on dirait une cible (1)..»
Insensé un « coeur » qui aime I... Il parlait ainsi par indulgence pour la faiblesse des coeurs incapables d'aimer. Les aliénistés, quand ils veulent caractériser la folie, disent d'abord : « perversion ou suppression des sentiments affectifs ». Plus un homme combat ses besoins d'affection, plus il restreint le cercle des êtres et des objets à aimer, plus son appareil intellectuel est faible et moins sa raison est saine. La science dit encore, à propos du minus habens : « négativisme ». Et si vous pouviez les suivre jusqu'à leur mort, ceux qui se refusent aux curiosités, aux enthousiasmes, à tous les élans d'âme, ceux qui disent à chaque instant : « Laissons cela... n'en parlons plus !... » vous verriez qu'ils finissent, vieillissants, dans le gâtisme ou la pure démence ; vous sauriez que leur esprit, portait à l'origine un germe morbide, et qu'ils ne voulaient point parce qu'ils ne pouvaient pas.
(1) Amour.
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VERLAINE 429
L'orgueil aussi est une tare, il existe au maximum chez les dégénérés mentaux. Mais de l'inaptitude à l'affection, du négativisme et de l'orgueil, qui sont les principales caractéristiques de la folie, notre imperfection humaine fait que les « normaux » ne sont pas exempts tout à fait ; nous en sommes atteints à des degrés divers qui modifient l'état dynamique de notre intelligence, mesurent, par conséquent, la valeur d'un travail d'écrivain.
Et voici ramenée la querelle littéraire de la forme et du fond, l'éternelle urgence de connaître ce qu'il faut penser de « l'art pour l'art ».
Verlaine, fougueusement, s'était proclamé « formiste » à l'époque des Poèmes saturniens, alors qu'il essayait ses forces et n'appréciait que d'après les difficultés à vaincre l'importance de l' « écriture ». Il pouvait se réclamer de prédécesseurs illustres. Flaubert s'écriait un jour : « Les idées !... Ça ne compte pas !... » Puis il se mettait à rire et ajoutait : « Hein ?... Elle est forte, celle-là!...» Leconte de Lisle, candidat malheureux à la députation, se jeta au souverain mépris de tout ce qui n'est pas la beauté pour elle-même ; pourtant son chef-d'oeuvre est un poème de colère philosophique, inspiré à l'écrivain anti-clérical par un goût très vif pour les littératures religieuses. De même Flaubert, qui parlait d'humilier l'idée au profit de la seule forme,
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430 VERLAINE .
employa son talent à écraser des gens trop peu idéalistes et entichés d'un formalisme ridicule. En somme, le mérite littéraire de ces sectateurs de l'art pour l'art est proportionné à la température de leurs idées, opinions, sentiments. Ils n'écrivent bien qu'autant qu'ils aiment, autant qu'ils croient, —ou nient, ce qui est la même chose, car on démolit une croyance au profit d'une autre — et la forme n'est pas la rivale, c'est la fille de la pensée, fille qui doit tout son pouvoir à la vigueur de sa mère.
Nous en venons ainsi à la portée psychologique et morale des livres de Verlaine.
Il est aimant, croyant : de là sa force, de là sa constance à chercher, malgré lui, l'illusion sans laquelle pas de flamme, pas de vie pour un penseur et pour un poète (1). Cette illusion doit être non seulement désirée en secret, mais, quand elle vient, subie avec les douleurs qu'elle apporte. Il y consent, puis il en crie... puis il la redemande :
... Mais sans plus mourir de son ennui, Il embarque aussitôt pour l'île des chimères |Et n'en rapporte rien que des larmes amères Qu'il savoure, et d'affreux désespoirs d'un instant, Puis rembarque
L'homme serait un anormal, un malade, s'il n'attendait, pourtant du bonheur :
(1) Beati qui non viderunt et firmiter crediderunt : c'est la devise de tous les « trouveurs », en science comme en art.
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VERLAINE 431
.. Il est brusque et volontaire tant Qu'en ses courses dans les infuis il arrive, Navipaleur têtu, qu'il va droit à la rive, Sans plus s'inquiéter que s'il n'existait pas De recueil proche qui met son esquif à bas. Mais lui fait de l'écueil un tremplin et dirige Sa nage vers le bord. L'y voilà. Le prodige Serait qu'il n'eût pas fait avidement le tour, Du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au jour, Et le tour et le tour encor du promontoire...
Un autre avait écrit cette gasconnade;
« J'ai vécu sans nul pensement, « Me laissant aller doucement
" A la bonne loi naturelle... »
Vouloir vivre inattentifs à nos pensées, bonnes ou mauvaises, est tout le contraire de la «loi naturelle ». On pense bien ou mal, on pense mal en même temps que bien: qu'y faire et que dire? Laisser faire et tout dire, telle la morale verlainienne.
Mais connaître ses qualités, s'y obstiner même quand on est dupe, même quand on souffre à cause d'elles ; connaître également ses défauts, les dénoncer, rendre publics, pour en avoir mieux! le repentir et l'horreur, commec'était nouveau, déconcertant, étrange dans un temps, dans un monde où régnaient le calcul et l'hypocrisie ! comme c'était vraiment simple, vraiment naturel et conforme eu besoin.
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432 VERLAINE
d'idéal qui s'enfonce, indéracinable, au coeur de tous les hommes! Alors on s'écria: " Les fautes dont il s'accuse nous les commettons... presque toutes., et cette confession nous n'osions pas la faire !.. » Aveu incomplet : la société où il vécut possédait en outre plusieurs vices — cupidité, envie, confusion du tien et du mien, désir de triompher, admiration lâche de la force — qui furent étrangers au poète. Mais aveu et hommage. On employa un terme inusité à propos de la poésie — réputée plutôt comme étant l'art du bien mentir —, on prononça le mot de sincérité qui demeure attaché au nom de Verlaine.
On prenait cette qualité pour je ne sais quoi de primitif et d'un peu barbare. Le mensonge est-il donc le vice des esprits raffinés ? Sincérité et mensonge ne sont ni vertu ni vice, mais résultats, l'un de quelques vices, l'autre de quelques vertus. On ment par intérêt, pour cacher ses défauts, pour feindre les qualités qui manquent. On simule ou dissimule parce qu'on à l'âme rude et grossière. Personne de si rusé, de si menteur qu'un sauvage (1), pour cette raison qu'il est encore une sorte de brute. La sincérité de Verlaine vient-de l'absence en lui d'égoïsme combatif et surtout d'une
(1) Je ne parle pas de cet homme préhistorique, vivant isolé, sans besoin de lutte avec ses semblables, dont Rousseau regrettait l'heureuse innocence.
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VERLAINE 433
culture intellectuelle, d'une activité psychologique intenses. Il avait à contempler, pour jouir de la vie, deux spectacles : celui du monde extérieur qu'il regarda en riant, souvent avec les yeux de quelqu'un qui aime la peinture ; celui, plus vaste et moins trompeur, de son âme qu'il entreprit de scruter avec bonne foi, c'est-à-dire avec Lucidité. Nous devions à la sagesse antique ce puzzle : " Connais-toi toi-même ». Il releva le défi sardonique, bravement il répondit : Pourquoi pas ?...
D'abord il s'imposa, d'instinct et sans les formuler, des règles à peu près comme ceci :
— Aime-toi : sans cela tu ignorerais la plupart de tes sensibilités. Mais ne te vante point. Se vanter est facile, tu ferais ainsi comme tant de gens et tomberais dans les mêmes erreurs, et tu n'aurais rien découvert de nouveau ni de vrai. Ne cherche pas le rare : les anomalies sont des apparences fausses ; les choses communes, les sensations, les passions dont tout le monde parle doivent suffire à ta perspicacité, et il n'y a que celles-là qui en vaillent la peine. Surtout ne va pas t'amuser sottement, dans ce Labyrinthe, à briser le fil d'Ariane. Attache-toi à cette idée, que l'homme a besoin pour penser, pourvoir, pour marcher, de l'enfant qu'il était autrefois ; tout désir de maturité rendrait ton esprit aveugle, impotent, le condamnerait à sécher sur place. Quel que soit ton âge, retiens comme à
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434 VERLAINE
deux mains ton enfance : autrement tu ne verrais pas clair et tu ne serais pas entier. Tu sais de l'histoire, la vie de l'humanité présente et. passée t'intéresse ; eh bien, songe qu'un homme, le premier venu, qui s'émeut s'ennuie, regrette, s'étonne, projette, imagine, aime et pleure est un sujet mille fois plus vaste et plus digne de ton regard que la chute ou le progrès des empires.
Donc Verlaine fait ce que les conseils du monde exhortent à ne pas faire: il " s'écoute », il se regarde frémir, lit qu'importe si son coeur bat comme tous les coeurs, si sa chair frémit comme toutes les chairs !....
Je me souviens Des jours anciens Et je pleure...
Courtisane à l'oeil dur, à l'oeil opaque et brun S'ouvraut avec lenteur comme celui d'un boeuf. Ton grand torse reluit ainsi qu'un marbre neuf...
Maîtresse, entends monter vers ton retrait Ma voix aigre et fausse...
Et le remords est dans l'amour : telle est la loi... (1).
Et voici que claire, bourrue Despotique, la voix des coqs
(1) poèmes saturniens.
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VERLAINE 435
Proclamant l'aube froide et grise Du pain mangé sans faim, des yeux Frottés que flagelle la bise Et du grincement des moyeux,
Fait sortir des toits la fumée; Aboyer les chiens eu fureur, Et par la pente accoutumée Descendre le lourd laboureur.
Tandis qu'un choeur de cloches dures, Dans le grandissement du jour, Monte, aubade franche d'injures, A l'adresse du Dieu d'amour (1).
Très simples, très humains dans l'expression de leur trouble, ces sentiments de jeunesse quelque peu animale, nettes en leur brutalité ces sensations premières, et il prétend les avouer ce qu'ils sont, pas plus, pas moins, et déjà s'élimine l'hypocrisie fanfaronne qui retarde, chez les poètes à leur début, l'éclosion des facultés de voir et bien dire.
Mais notre âme, comme la nature, a des alternatives d'âpreté violente et de caressantes douceurs. L'amour vrai, après des emportements de passion luxurieuse, est une arrivée de paisible lumière ; le bonheur, toute clarté, ne s'exprime bien qu'on toute simplicité :
(1) Jadis et naguère.
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436 VERLAINE
La dure épreuve va finir, Mon coeur, souris à l'avenir (1).
Et si l'homme veut, sûrement, ne dire que ce qu'il éprouve, les mots trouvés le récompensent par leur exactitude et leur grâce :
Hier on parlait de choses et d'autres Et mes yeux allaient recherchant les vôtres, Et votre regard recherchait le mieu,
Tandis que courait toujours l'entretien.
Il lui faut, seulement quatre vers pour ce tableau charmant des tendres françailles qu'un romancier décrirait en plusieurs pages et qui ne resterait pas aussi bien dans les yeux, dans l'esprit.
L'auteur de La bonne Chanson conservait de la prédilection pour ce petit livre, c'est celui qu'il donnait le plus volontiers quand on lui demandait quelqu'une de ses oeuvres, et c'était de sa part du discernement très averti, en même temps que de la gratitude pour une époque : il se souvenait d'avoir, à ce moment là, entrevu les formules de la vérité dans l'art.
Désormais, advienne que pourra, le désir de cette vérité le tient. Il a compris que ce désir est tout, qu'il suffit à tout, qu'il affermit l'artiste en faisant sa pensée tout a fait libre.
(1) la banne chanson
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VERLAINE 437
La loi dite « naturelle », Mathurin Régnier ne l'aurait pas trouvée si « bonne », s'il avait été, en effet, son esclave docile ; Verlaine, lui, s'y " laisse aller " réellement, pour tout de bon, et il déclare qu'elle est affreusement dure :
0 triste, triste était mon âme... (1).
Cependant les souffrances morales nous rendent clairvoyants. Vérité dans le coeur, ce n'était pas encore vérité dans la conscience. On obéit à ses instincts, on les avoue, bons ou mauvais : cela est sincère vis-à-vis d'autrui, non vis-à-vis de soi. Gela peut être une cécité partielle : vérité d'une part, ignorance de l'autre...
Quand retentit un affreux coup de tonnerre,
elle bien, le mal moraux, confondus jusqu'alors, se séparent nettement. Nouvelle conquête de la perspicacité, lueurs nouvelles pour se connaître.
Si gauche encore, avec l'aggravation d'être Une sorte, à présent, d'idyllique engourdi Qui surveille le ciel bête par la fenêtre Ouverte aux yeux matois du démon de midi... (2).
(1) Romances sans paroles.
(2) Sagesse.
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438 VERLAINE
La vraie « loi naturelle » c'est la loi divine. On ne s'y laisse pas aller, on s'y abrite» elle interdit pour permettre, pour que l'on puisse mieux, plus entièrement, plus heureusement vivre. L'être, pensant n'est pas seul, jeté au hasard, nu sur la terre nue, il est relié à l'auteur et dispensateur de toute faculté pensante. On communique avec lui si l'on veut, il faut même vouloir communiquer avec lui pour savoir qui l'on est.
Une dame vint sur la nue
Je suis la Prière et mon gage C'est ton vice en déroule au loin! Ma condition : « Toi, sois sage ». — Oui, ma Dame, et soyez témoin!
En effet, la conversation désirée avec le Père, qui est la toute puissance et la toute pureté, fait que l'âme, un instant, devient puissante et pure; la seule détermination de s'unir une minute à Dieu, idéal complet, dénoue aussitôt l'étreinte des pensées mauvaises, elle soutient le pécheur dans la bataille contre lui-même, elle apporte le preuve du combat. « Soyez témoin » : jamais, depuis l'Imitation de Jésus-Christ, l'on n'avait compris et justifié, jamais l'on n'avait glorifié pareillement la prière !
« Voix de la haine... voix de la chair... voix
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VERLAINE 439
d'aufrui " toutes les voix doivent mourir qui ne son! pas la voix montant à Dieu pour demander la vision de l'unique réel, de l'essentielle vérité.
Donc il se " dégage »... Mais ce n'est point pour ce dissoudre, pour s'évaporer, se perdre en exaltations folles. La bête évitera de faire l'ange, et pourtant... de par la volonté divine il est un corps et une âme, leur union produit des phénomènes de sensibilité spéciale que le Créateur favorise parfois —en la touchant — d'une telle délicatesse qu'elle nous approche de lui un peu :
0 mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour!..» Et voire gloire en moi s'est installée !...
Le Créateur nous a donné le désir de participer à sa nature qui est d'une pureté absolue. Pour que nous puissions y parvenir, cet " esprit infiniment parfait » nous procure un moyen qui est matériel parce que nous ne pourrions nous en servir autrement : c'est le pain de vie, l'hostie, qui veut dire effrande, sacrifice de lui-même pour nous, de lui s'étant fait un homme comme nous, ayant souffert pour nous et par nous, puis voulant pénétrer en nous pour la communication momentanée de ses perfections infinies.
Cela est en dehors de notre logique habituelle, Verlaine s'en rend compte,il sait non moins que celle-ci est infirme, il s'efforce vers la logique ré-
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440 VERLAINE
vélée conduisant à ce qui lui est nécessaire : à la pureté, à l'amour.
Il trouve la route, lutte contre les obstacles accumulés par Satan « le vieux logicien », les renverse, parvient à la croyance intégrale, et dans sa joyeuse gratitude, le réconcilié, le communiant, pensant qu'il est toujours un poète — ce que Dieu n'interdit pas —- veut offrir à son tour, en humble don, la chose la plus belle qu'il aura pu faire. Il choisit la matière la plus précieuse, entreprend de ciseler, d'orner de gemmes le joyau le plus difficile à sertir, celui que les poètes ses frères nomment plus parfait que les autres, et sur un même fil d'or il dispose, en l'honneur de l'Eucharistie, dix sonnets prodigieux où il a réuni toute la puissance, toutes les audaces, tous les raffinements de son art.
Mais d'un art serviteur attentif de la foi rigoureuse, et fastueux, ardent, fort comme il est, ne mettant sa gloire qu'à suivre pas à pas, mot à mot la doctrine.
Verlaine converti n'est pas le cas ordinaire. Il ne s'agit pas d'un esthète alangui, dorlotant ses rêves dans le demi-jour des nefs et la grave douceur des chants liturgiques; il s'agit d'un esprit conscient, expérimenté, robuste, qui se donne entier à la morale définitive, à la psychologie suprême du catéchisme.
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VERLAINE 441
Tout de suite il pose le problème. Dieu nous veut à lui, mais notre indignité, mais nos turpitudes!... Pour nous en purifier, il nous envoie sa grâce, qui est comme une puissance d'amour; pour nous en racheter il a subi volontairement les outrages, les tortures, l'agonie, dans la personne de Jésus.
Mon Dieu m'a dit : Mon fils, il faut m'aimer... Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même, 0 mon frère en mon Père, ô mon flls en l'esprit, Et n'ai-je pas souffert comme c'était écrit?...
Dieu est auprès de nous, mais nous nions sa présence, aveugles tâtonnants que sollicite une voix connue :
J'ai répondu : Seigneur, vous avez dit mon âme. C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas, Mais vous aimer? voyez comme je suis en bas...
Pourtant nous n'avons qu'à obéir à la grâce, nous n'avons qu'à vouloir Dieu pour l'atteindre. Il faut se croire capable d'aimer Dieu.
Aime-moi ! Ces deux mois sont mes verbes suprêmes,
Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,
Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes (1).
(1) Curieux exemple de procédé phonétique. Les dures allitérations du second vers disent la volonté impérieuse, la vois tonnante qui s'amollit, au troisième, en persuasive douceur.
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442 VERLAINE
Que faire pour être en état d'aimer Dieu?
Seigneur, j'ai peur, mon âme en moi tressaille toute. Je vois, je sens qu'il faut vous aimer, mais comment? Moi ceci, me ferai-je, ô mon Dieu, votre amaut, 0 Justice que la vertu des bous redouté?
On obtient de communiquer avec Dieu par la soumission de l'esprit aux enseignements du prêtre qui le représente, et par les sacrements qui sont d'institution divine. Et voici la profonde originalitè — chose étrange à dire, mais qu'il faut dire — voici la triomphale supériorité de ce poète parmi ses rivaux catholiques : pas de conceptionsfantaisistes, par d'orgueil ; obéissance totale, résolue, justifiée, rationnelle, aux disciplines et aux dogmes.
Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui, El voici. Laisse aller l'ignorance indécise De ton coeur vers les bras ouverts de mon Eglise, Comme la guêpe vole au lys épanoui.
Approche-toi de mon oreille, épanches-y L'humiliation d'une brave franchise, Dis-moi tout sans un mol d'orgueil ou de reprise Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.
Non le repentir quelconque, non la douleur d'avoir fait le mal et d'en subir ou d'en redouter les conséquences, mais la « contrition parfaite " : le regret d'avoir offensé Dieu " parce qu'il est infi-
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VERLAINE 443
niment bon, infiniment aimable et que le péché lui déplaît » (1), ce qui est la réparation efficace, puisque l'offense, le tort réels eurent ieu à l'égard du monde moral qui est Dieu même.
Le pécheur, libéré de ses fautes, va être admis au bonheur de la communion. Qu'il y aille sans peur, qu'il échappe aux scrupule? malsains des Jansénistes: il est assez pur, du moment qu'il obéit à l'Eglise et a, fait de bonne foi tout ce qu'elle prescrit de faire :
Puis franchement et simplement viens à me table.,.
Qu'il ne se contente pas de la foi, de l'amour; qu'il soit un « pratiquant » assidu. Les passions, peut-être le doute renouvelleront leurs assauts : il trouvera la confiance et l'apaisement dans les temples élevés en l'honneur de Dieu par la piété publique :
. Et surtout reviens très souvent dans ma maison...
Il comprend la vraie nature des félicités que promet la vie dévote. Les obligations cultuelles sont déjà du bonheur :
Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs Si doux qu'ils sont encor d'ineffables délices, Je te ferai goûter sur terre mes prémisses. La paix du coeur, l'amour d'être pauvre...
(1) Catéchisme.
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444 VERLAINE
Le poète aussi à droit à des satisfactions particulières :
et mes soirs
Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice Eternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse Et que sonnent les angelus roses et noirs.
Mais l'exquise récompense est de savoir enfin la bonne « recette » humaine : désir qui combine repos et ferveur, justice et félicité, innocence et détachement des misérables ambitions terrestres : " l'amour d'être pauvre » !...
Il faut convenir, en effet, que cela dépasse étonnamment le niveau mental des poètes connus. Cela est d'une vigueur de conscience qui vient directement du pur Evangile, et c'est toute l'invincible et immortelle beauté du Christianisme.
D'ailleurs Verlaine sait bien qu'il doit fuir un extrême en allant vers l'extrême opposé. Il demande l'amour d'être pauvre, parce qu'un simple dédain de la fortune et des honneurs n'est pas un sentiment assez fort et qu'en telle ou telle occasion il peut fléchir.
Ah ! surtout terrasse Ton orgueil cruel, Implore la grâce d'être on pur Abel...
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VERLAINE
445
Mais qui donc peut sauver l'innocence d'une âme quand l'orgueil la menace, qui peut courber une tête que l'orgueil dresse, que l'orgueil, raidit pour des pensées violentes? Le contraire de l'orgueil :
Douce, chère Humilité, Arrose ma charité, Trempe-la de tes eaux vives. 0 mon coeur, que tu ne vires Qu'aux fins d'une bonne mort (1).
Cette pensée, si catholique (2), de la bonne mort sera pour lui le grand moyen de lutte. Il y reviendra constamment, nous la trouverons dans presque tous ses livres :
Que deux et deux fassent quatre, à merveille ! Riens innocents, mais des riens moins que rien, La dernière heure étant là qui surveille... (3).
Oui, votre grand souci c'est mon heure dernière, Vous la voulez heureuse, et pour la faire ainsi, Dès avant l'univers, dès avant la lumière,
Vous préparâtes tout, ayant ce grand souci (4)
(1) Sagesse,
(2) « ...Ijitur, quod natura ipsa admonente didicimus, idem dognia est christianum, quo ratio et constitutio tota religionis tamquam fundamento principe nititur, cumex hac vita excesserimus, tum vere nos esse victuros... »
(Encyclique Rerum novarum) (3) Sagesse. (4) Amour.
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446 VERLAINE
... Juste pour la nécessité quotidienne,
En attendant toujours sans fin ma mort chrétienne
Oui. garde toute espérance surtout, La mort la bas te dresse un lit de joie.
Fasse Dieu, qui voit l'avenir, A l'auteur de ce petit livre Qui lui non plus ne sut pas vivre La grâce aussi de bien flnir (1).
C'est votre créature après tout f L'ignorance invincible l'absout. Bah ! douce et bonne lui soit la mort (2).
Ce sera non seulement tin désir personnel, mais un voeu pour autrui, une preuve de pardon :
Montrez-vous, Dieu de douceur, Fût-ce au suprême moment, Pour qu'aussi l'âme ma soeur Revive éternellement (3).
Il en parlera au milieu des pires rechutes, et pécheur sénile, désespéré de sa faiblesse, à Estègre elle-même il dira :
Hélas ! ma pauvre chérie, Pensons à nos fins dernières t.»
(1) Epigrammes.
(2) Bonheur. (3) Ibid.
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VERLAINE 447
Et ne pourront sourire que ceux ignorant le spiritualisme chrétien, bien plus scientifique, en réalité, qu'ils n'estiment. Un instant de regret, accompagné d'hommage à la perfection divine, suffit pour que disparaisse le trouble causé par la faute dans le monde moral, le seul dont nous ayons LA certitude. il suffit denier la'« vie éternelle » (1). pour qu'elle se ferme, se refuse à l'âme après la mort du corps. Ils le savent bien, ces pauvres prêtres qui montrent une obstination si touchante pour obtenir une confession in extremis, qui reçoivent les rebuffades, les grossièretés, les injures, et quand même reviennent, tels des chiens battus, au mourant incrédule et blasphémateur. Cet entêtement est la preuve de leur foi, et une impulsion comme automatique venant du geste épiscopal qui leur a, mieux que donné, imposé la faculté d'absoudre.
Ads,nce finem, dit une inscription pieuse. L'émotil, l' ardent, le toujours tenté Verlaine s'attache à Cette pensée qui maintient toute la doctrine et toute la morale catholique. C'est le plus ferme appui, si les passions reviennent, que puisse avoir ce perpétuel imprudent.
Douceur, patience,
Mi-voix et nuance
Et paix jusqu'au bout (2)
(1) C'est-à-dire lebonheur éternel. (2) Sagesse.
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448 VERLAINE
Il y a recours d'autant plus volontiers qu'elleproduit naturellement des prières pour les morts, et qu'entre eux et nous elle maintient ainsi les rapports affectueux.
Ami, je viens parler à toi (1).
— Commence par prier pour moi.
Alors ta belle âme est sauvée ?
— Mais par quel désir éprouvée ?
Il a tellement l'horreur du mal physique enduré par d'autres, qu'en une sorte de ruse enfantine, il affecte de ne voir qu'un côté de la question :
Le désir sans doute de Dieu ?
Mais la réponse du mort le rappelle amèrement à la totalité du dogme en réunissant le dam et le sens dans un jeu de mots terrible :
— Oui, rien n'est plus dur que ce feu.
Puis le mort complète davantage encore la doctrine en joignant, par le même procédé, l'espérance à la foi:
Comme tu dois souffrir, pauvre âme ? —, Rien n'est plus doux que celte flamme.
(1) Lucien Letinois (poème inséré dans Amour).
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VERLAINE 449
Parce qu'elle lui promet, pour ensuite, une éternité de délices. Tout aussitôt l'égoïste pécheur demeuré sur terre, confiant dans le pouvoir des saints, demande à l'âme du Purgatoire sa protection quand elle sera « là-haut » Celle-ci, toujours sévère et concise, termine et parfait la leçon :
Ame vers Dieu pensez à moi ! — Commence par prier pour toi.
Il a tant besoin de prières ! Hélas! pour lui... s'il mourait maintenant (1)... ne serait-ce point, au lieu du Purgatoire... Oh! non, il n'en parlera pas!... Un enfer miltonien, presque payen, comme celui où il introduisait naguère Don Juan, soit! Il le décrivait alors sans y croire. Maintenant qu'il croit de toutes ses forces, il ne veut que prier, prier encore et se sanctifier, pour ne pas être damné d'avance en imaginant le véritable Enfer, celui qui éternellement, sans laisser la moindre possibilité d'espoir, interdit d'aimer Dieu.
Car l'amour de Dieu est la flamme dont la lueur le guide.
Et il tient la « formule » :
Soyez béni, Seigneur qui m'avez fait chrétien !..
Tout est là. C'est l'affranchissement par la
(1) Le poème Lucien Létinois fut terminé au moment où, par excês de misères, Verlaine retombait dans le vice.
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450 VERLAINE
science, l'unique science, répondant aux seules questions qui véritablement nous obsèdent, guérissant ou diminuant les seuls maux qui réellement nous tourmentent. Il a maintenante sa disposition l'accumulation séculaire des observations psychiques faites par le catholicisme. Combien de fois n'avait-il souffert de cette activité de l'âme que retient la lourde tyrannie du corps!... L'excès dans l'exaltation nous affole, puis nous déprime, et l'âme renonce, et la chair victorieuse déforme tout en passions grossières :
Une inquiétude profonde M'agite en douloureus transports Entre le sublime et l'immonde....
Qu'est-ce que c'est que ce délice, Qu'est-ce que c'est que ce supplice, Nous les damnés et vous les saints?...
L'enseignement de l'Eglise combat le phénomène en le qualifiant : orgueil, luxure, colère ; en montrant les remèdes : expiation, charité chrétienne.
Des autres et de moi, de la route suivie Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu... Si je me suis puni c'est que je le dois être... Ce qu'il faut ici-bas qui règne et qui demeure Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté (1).
(1) Sagesse.
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VERLAINE 451
La bonté, accord de l'expansion intellectuelle avec la pesanteur physique redevenue servante ainsi qu'il le faut Et c'est là encore de l'humain problème une solution au moins provisoire, au moin? pour « ici-bas ». Les «raisonnements », les " opérations » qui l'ont amenée sont les définitions du catéchisme:
« Quelle est la vertu opposée à l'orgueil ? "— L'humilité chrétienne.
« Quelle est la vertu opposée à la luxure?
« — La chasteté chrétienne.
« Quelle est la vertu opposée à l'avarice (cupidité)?
« — Le détachement des biens de la terre ».
Ce précieux manuel est une condensation de la recherche, de l'expérience, de la sagesse humaines à travers le temps présent et le temps passé.
Les questions qui agitaient Pythagore et Socrate, Epicure et Zenon, saint Bernard, saint Thomas, Descartes, Bossuet, M. Cousin lui-même et Kant et ce pauvre Schopenhauer, sont là résolues clairement, pratiquement, surtout. La simplicité de l'extrême définitif dans les formules l'avait rebuté à première lecture, il a sauté des chapitres, commencé par celui de l'Eucharistie, et les portes de l'entendement s'ouvrant alors, il a compris tout le reste. A partir de ce moment, la tragédie poignante que développe son oeuvre littéraire — exal-
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452 VERLAINE
lotions, chûtes, visions, vices, vortus — ne sera qu'une « moralité » colossale, d'après un thème unique: le catéchisme vécu, pleuré, chanté.
Etre bon, pardonner afin d'être admis à voir Dieu, oui, mais d'abord pour ce repos de l'âme qui nous récompense et nous « revigore » :
Alors on est content comme au sortir d'un rêve ;
On se retrouve net, clair, simple, on sent que crève
Un abcès de sottise et d'erreur, et voici
Que, de l'éternité symbole en raccourci.
Toute une plénitude afflue', alme, et s'installe.
L'être palpite entier dans sa forme totale... (1).
Porter l'examen dans le « moi » en le croyant isolé, indépendant, son propre maître et en même temps l'égoïste profiteur du monde qui l'entoure, c'est l'erreur écrasante, pourrisseuse, destructive de l'esprit. On ne peut plus se connaître, on se perd de vue dès que cesse la volonté de communiquer avec Dieu. Pour entretenir ce vouloir, le catéchisme indique trois moyens: les vertus théologales, Foi, Espérance, Charité.
Verlaine sait par expérience qu'aucune morale, aucune psychologie ne sont mieux « informées » que celles de l'Eglise. Il prend donc ses méthodes avec la même docilité rationnelle qu'il mettrait à adopter la prosodie du plus parfait poète?
(1) Bonheur.
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VERLAINE 453
........... Ah ! la science,
Allons donc! Allez donc!...
C'est notre oreille ouverte toute grande
Ou tristement fermée au mot précis... (1).
Les théologiens mettent la Foi en premier. C'est une disposition de raisonnement pur: ab initio est ordiendum, il faut croire pour s'élever à Dieu. Dans la pratique il n'en est pas toujours ainsi. Souvent l'âme ne bondit que par compression. Mal physique, mal moral : accablement ténèbres... D'où viendra la force pour que l'âme se lève, d'où la lu» mière pour qu'elle respire? De l' Espérance, qui amène la Foi, soutient les pas de sa soeur timide. la défend contre les ruses de Satan :
L'ennemi se transforme en un ange
De lumière et dit: Qu'est ton effort
A côté des tributs de louange
Et de foi dus au Père céleste?
le réponds : L'Espérance me reste... .
Va ton chemin sans plus t'inquiéter, Monte ravi dans la nuit blanche et noire, Déjà l'ange gardien étend sur toi Joyeusement des ailes de victoire.
La plus divine des trois vertus est la Charité : Karila, grâce dans le sens de séduction, de charme qui attendrit et enthousiasme avec douceur, nous rend meilleurs et plus heureux.
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454 VERLAINE
Si le Catéchisme nomme la Charité après l'Espérance et la Foi, c'est peut-être qu'il considère cette troisième vertu comme introduite par les deux autres, peut-être aussi parce qu'elle en est la récompense en nous mettant plus largement en rapport avec la Divinité. Mais je me souviens d'avoir vu un maître-autel qui portait les statues des trois vertus théologales et plus richement vêtue, sur un trône plus élevé, la Charité était assise entre ses deux compagnes, de sorte qu'on pouvait la prendre pour une reine avec ses dames d'honneur ou pour une mère avec ses filles. Il semble bien que Verlaine ait attribué ce dernier rôle à la Charité, car elle veut dire amour, et c'est l'amativité qui l'a fait chrétien.
Toutes les amours de la terre Laissent au coeur du délétère Et de l'affreusemeut amer...
On dit cela, et puis... on se connaît, —- du moins on n'a pas fait autre chose., depuis le commencement de sa vie, que chercher à «s connaître, — on sait que l'on ne peut vivre sans amour, on finit par comprendre que c'est une loi imposée à l'homme, que c'est la meilleure des lois, que c'est la loi divine :
Oui, que devant aille ton coeur !... (l) (1) Sagesse (deuxième édition).
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VERLAINE 455
Et ce laissez-aller, dirigé par la doctrine, est une vertu. L'Eglise la fait double : amour de la Divinité, amour des hommes Donc le Grec peut venir encore opposer sor énigme, la réponse est dans le Catéchisme, voici la connaissance du mot :
« Mon-Bleu, je vous aime de tout mon coeur, de tout mon esprit, de tortes mes forces, et j'aime mon prochain comme moi-même pour l'amour de vous ».
C'est par cette formule que nous sommes tirés à Dieu, et notre amour pour Lui, notre amour pour les hommes à cause de Lui, c'esi nos yeux grands ouverts, nos yeux qui vont tout voir en nous !
Et ce tact virginal et l'ange exactement !... (1).
Butin d'une victoire après dur combat : désirer le bonheur d'àutrui autant que son propre bonheur! Souhaiter du bien à qui nous fait du mal !...
Et toi, vertu sans pair, presqu'une, n'es-tu pas Humaine en même temps que divine ici bas ? Aussi la conscience a dû, pour des fins sûres, Surtout sentir en loi le pardon des injures (2).
L'allitération baudelairienne, qu'il emploie si fréquemment pour communiquer sa propre émo(1)
émo(1)
(2) Ibid.
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45 VERLAINE
lion, nous fait ici entendre le soupir sifflant d'un bien douloureux effort ; elle ne lui suffit pas, il la combine avec l'assonance, avec la rime intérieure, quand il affirme le triomphe, difficilement obtenu mais complet, du précepte chrétien :
ce prochain même qu'il faut qu'on aime
Comme soi-même; tels les termes du problème, Telle la loi totale au texte non douteux (1).
L'acte de charité, pour lui, n'est pas simple» ment des mots attendris, une concession révérente à l'idéal. Quand il dit : " Aimer son prochain comme soi-même »,il prend un engagement ferme, il ne promet pas, il se détermine ; et voyant bien tous les sacrifices que cela implique, il ne croit pouvoir le dire avec une trop insistante énergie; c'est toujours sa grande qualité littéraire : le sens compris dans sa profondeur et l'expression adéquate.
Mais les vertus, ces combattantes, il se garde d'ignorer combien elles nous sont naturelles, combien elles sont pour nous l'unique douceur, l'unique bonheur :
Guerrière, militaire et virile en tout point, La sainte Chasteté
Quelles que soient les splendeurs de forme qu'il déploie en cet. hymne à la pudeur, il n'oublie
(1) Amour.
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VEELAINE 457
jamais la prévoyance et le positivisme du dogme. La chasteté absolue des religieux est belle adorablement, il en parle comme aurait voulu, en parler le plus éloquent des pères de l'Eglise î
Elle dit à ces chers enfants de l'innocence : Donnez, veillez, priez. Priez surtout, afin Que vous n'ayez pas fait tous ces travaux en vais : Humilité, douceur et céleste ignorance...
Mais que vénérablement belle, aussi, la chasteté dans le mariage I
Elle sait ce qu'il faut qu'elle sache des choses, Entre autres que Jésus a fait l'homme de chair Et mis dans notre sang un charme doux-amer D'où doivent découler nos naissances moroses.
La chasteté, pour les époux, c'est la radieuse maternité ; elle est pour d'autres le repos ou même le pardon, il l'explique avec une force étonnante de simplicité, de bon sens :
. . . . . elle va chez la veuve et chez le veuf, Chez le vieux débauché, chez l'amoureuse vieille, El leur lient des discours qui sont une merveille, Et leur refait à force d'art un corps tout neuf(l)
C'est dit parfois en une langue un peu âpre, dédaignant d'être modulée, parce qu'elle n'a en
(1 ) Bonheur.
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458 VERLAINE
vue, alors, que de tout dire et de tout faire entendre, mais c'est d'une fraîcheur, d'une vigueur de morale incomparable?.
Quand il revient sur la Charité, il en montre la puissance contre toutes les difficultés grandes ou menues de la vie ordinaire, y trouve l'abstine et sustine, la bonhomie, l'indulgence, la mesure, la justice, l'humilité victorieuse et l'optimisme sauveur :
Peser, se rendre compte, Faire la part de tous, Boire la bonne honte, Etre toujours plus doux... (1)
N'a-t-il pas dit :
Religion, toute raison !
N'est-ce pas elle, rapporteuse de mystères, qui lui découvre tout l'inconnu, elle qui lui explique le monde et l'homme et lui-même?
Avant sa conversion, il s'était cherché, avait noté fidèlement ce qu'il éprouvait, sans le comprendre. Il était payen, radoteur aveugle. Maintenant il est catholique : il voit, il sait, l'enseignement chrétien lui a fait parcourir, comme d'un bond, la distance qui s'étend d'Homère à saint Augustin :
(1)Bonheur.
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VERLAINE 159
L'âme antique était rude et vain» Et ne voyait dans la douleur Que l'acuité de la peine Ou l'étonnement du malheur...
L'oppression, les palpitations, l'angoisse de Poèmes saturniens, les sanglots de Romances sans paroles, c'était l'animal souffrant, pleurant, instinctif» douleur qui criait, sans savoir:
Elle court le long du rivage, Bavant vers le flot écumant, Hirsute, criarde, sauvage, La chienne littéralement !...
La douleur chrétienne est immense, Elle, comme le coeur humain, Elle souffre puis elle pense, Et calme reprend son chemin.
Où va-t-elle, cette douleur qui n'est plus un gémissement de bête?
Ceux qui surent et purent croire... Sur la colline de Sion Monteront d'une aile bénie Aux plis de son Assomption.
La douleur qui pense, la douleur sainte, il l'assimile à celle qui est « debout sur le Calvaire ». La douleur de Marie,
Attendrissant le sacrifice Par sa vaste compassion,
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460 VERLAINE
atténue, adoucit pour nous ce que doit offrir de troublant et d'étrange le mystère de Jésus rédempteur. Cette femme qui pleure humainement sur la mort douloureuse du Dieu son fils, elle est le lien entre nous et ce Dieu, elle incarne celte vérité que la douleur nous élève et nous tend vers Dieu.
Verlaine devait apprécier la grandeur du génie catholique romain comprenant cet accord de la virginité avec la maternité, de même que Dieu, esprit, est cependant le créateur du monde matériel; et il ne pouvait manquer de saisir tout ce qu'il y a de puissamment logique dans cette croyance que la sainte Vierge, femme, fille de femme et en même temps mère de Jésus — très humaine par conséquent et presque divine — doit être l'intermédiaire, comme fatale, entre nos fragilités et la perfection suprême, la terrible justice de Dieu ; qu'elle doit nous défendre devant Dieu, puisqu'elle souffrit tant à cause du Christ mort pour nous racheter (1), qu'elle doit nous défendre contre nous-mêmes, puisqu'elle allaita le « petit Jésus » venu au monde pour nous rendre purs.
(1) A une époque où la théorie catholique est de moins en moins connue, je, crois nécessaire de rappeler les termes du « mystère de la Sainte Trinité » : Le Père est Dieu, le Fits est Dieu, le Saint Esprit est Dieu ; tous trois ne sont qu'un seul Dieu*
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VERLAINE 461
Ainsi qu'il rappelait au Justicier qu'il accepta de souffrir pour être le Sauveur :
Père, considérez le prix de voire enfant!
il pouvait dire à Marie : Vous qui êtes nôtre, si les tortures que vous enduriez aux pieds de votre Fils en croix vous font toute puissante en face de son amour, « Mère des sept douleurs », nos douleurs ne pourront-elles, présentées par vous, obtenir notre purification par sa grâce?
Marie, ayez pitié de moi qui ne veux rien..
Il avait toujours eu l'obsession de la femme, tour à tour pour l'idéaliser ou s'en plaindre ;
Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal
et malgré ses griefs, il restait si délicat, si tendre, que la féminité lui était le seul refuge contre les rudesses, les grossièretés viriles :
Hommes durs ! vie atroce et laide d'ici-bas f Ah! que du moins, loin des baisers et des combats, Quelque chose demeure un peu sur la montagne, Quelque chose du coeur enfantin et subtil,, Bouté, respect (1).
(1) sagesse.
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462 VERLAINE
Or, voici revenu le a coeur subtil » qui est le « coeur enfantin » L'homme, dissocié par l'agitation passionnelle, se reforme, et l'âme retrouve ses éléments disparus. Beauté c'est bonté, Amour c'est respect. Une femme c'est une mère, c'est la maman qui endort l'enfant douloureux, l'éveille doucement d'un écrasaut sommeil, ouvre ses yeux aux sourires de l'étincelante aurore, le ranime en lui annonçant la douce nourriture :
matinal appel ou frais signal,
une femme c'est la vie ramenée quand elle s'échappe, c'est la vie rendue et continuée, mais la vie de l'âme comme la vie corporelle; le souvenir, l'amour, le respect de sa mère à lui se mêlent au respect, à l'amour catholiques, au souvenir enfantin de la Mère de Dieu :
0 la simplicité primitive, elle encor 1
Cher recommencement bien-humble, fuite insigne
De l'heure vers l'azur mûrisseur de fruits d'or (1) !
Et la femme qui ramène a l'incompressible enfance », il l'aime, il la vénère, il l'exalte, il l'implore en un mètre large, effusif, débordé :
0 qu'il voudrait bien ne plus savoir rien du monde Qu'adorer obscurément la mystique sagesse, Qu'aimer le coeur de Jésus dans l'extase profonde De penser à vous en môme temps pendant la messe !
(1) Amour.
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VERLAINE 463
0 faites.cela, faites cette grâce à cette âme, 0 vous, Vierge Mère, ô vous Marie immaculée, Toute en argent parmi l'argent de l' épithalame, Qui posez vos pieds sur notre terre cousolée !
Très bien ! dira-t-on, c'est l'intégral catholicisme Nous reconnaissons là cette vigueur d'amplexion intellectuelle qui caractérise Verlaine, L'immensité géniale de renseignement chrétien, sa poesie délicate et profonde, sa logique, sa morale d'une inattaquable solidité il y adapte une intelligence toute puissante qui comprend et synthétise le travail sentimental, le travail raisonneur des siècles. Il ne commet pas une faute de doctrine ; le sensuel n'a pas une faiblesse, l'imaginatif n'a pas une erreur, l'artiste n'a pas une ombre de fétichisme, le personnel ne tombe dans aucune de ces trivialités égoïstes communes aux foules catholiques ; il ne prie pas pour des avantages matériels, ne demande pas à la Vierge ou à Dieu de lui éviter la souffrance, de lui donner l'avantage sur d'autres hommes ; la victoire qu'il veut c'est sur lui même, les dons de Dieu qu'il espère c'est le courage d'être inoffensif, la force de renoncera tout, sauf à la charité, à l'espérance, à la foi. C'est le vrai catholicisme, le catholicisme complet, je catholicisme pur. On ne connaissait pas de poète qui eût fait cela...
Mais après Sagesse et à le même époque, ou à
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peu près, qu'Amour et Bonheur, pourquoi Parallèlement (1) ?
Il vient d'énumérer tous les vices à détruire, toutes les armes nécessaires pour les combattre, il a conclu :
prêcheur, prêche d'exemple.
Et en fait d'exemple, ce prêcheur apporte un. scandale. Dans le même temps où il chante
Le lys du faire pur, celui du chaste dire,
il écrit un livre de haine et de libertinage!
D'abord, ce livre est-il de la même époque? Nous le verrons tout à l'heure...
Evidemment le scandale est une faute. Si l'on est mauvais devant un autre homme, on sème littéralement en lui le mal, comme on y sème le bien quand on fait un acte de bonté en sa présence. Or, la confession publique est-elle un scandale?...
Verlaine a justifié la publication de Parallèlement :
Ces vers durent être faits, Cet aveu fut nécessaire, Témoignant d'un coeur sincère, Ou tout bon ou tout mauvais.
(1) Dès 1875, Verlaine avait dans l'esprit que Sagesse, Amour, Bonheur formeraient une trilogie. La première de ces oeuvres parut en 1881, la seconde en 1888; 1e livre Bonheur, publié en 1891, était écrit avant la publication de Parallellement qui fut mis en vente en 1889.
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Explication qui a besoin d'être développée. Telle qu'elle se présente, avec l'adjonction :
Mauvais oui, méchant nenni, La sensualité seule, Chair folle, lombes et gueule, Troublait son désir béni...
elle est incomplète, parce qu'elle est obscure, et le poète, par excès de pénitence, y fausse, pour ainsi dire, sa propre histoire.
La première intention de Verlaine, après Sagesse, était bien d'interrompre, la trilogie et de publier, en une plaquette qui aurait eu pour titre: Cellulairement, des vers faits à Bruxelles et à Mons au temps de sa captivité. Ce sont les pièces : Prologue d' un livre dont il ne paraître que les extraits ci-après (1). Impression fausse, Autre, Reversibilité, Tomtalized, Invraisemblable mais vrai, Le dernier dizain, Je veux, pour te tuer, ô temps qui me devastes.,. A la manière de Paul Verlaine. Elles n'ont rien d'immoral. Un certain nombre auraient pu entrer dans Sagesse, puisque composées en même temps et dans le même esprit que Le ciel est par-dessus le toit... et Je suis un berceau... Mais c'était trop peu, au gré de l'éditeur, pour faire un
(1) Ruse de gamin ; il disait : « On insistera pour avoir le reste », or, ce reste consiste en quelques poèmes de Jadis et Nequire Grimen amoris, Amoureuse du diable, ôto.
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volume. D'autre part, on déconseillait à l'auteur ce titre : Cellulairement \ quelques amis — à tort, sans doute, mais par un sentiment bien naturel — estimaient qu'il parlait beaucoup trop de ses "malheurs ". Il parut céder. Mais qu'il eût été autrefois grandement coupable et, un jour, très justement puni, Verlaine était possédé par le désir de révéler ce fait à l'univers, il en gardait l'intention, la résolution tenaces, il le ferait bien voir!... Et l'aveu qu'on ne lui demandait pas les circonstances l'amenèrent à le crier avec une franchise plus passionnée encore, avec une sorte d'exaspération.
Le lecteur a pu voir comment, depuis le relèvement de l'époque Sagesse, il redescendit, peu à peu, malgré lui, pour des causes ne venant pas, la plupart, de lui, au même fond d'angoisse morale où nous l'avons trouvé après la catastrophe de Bruxelles, en juillet 1873. Avec cette différence qu'il n'était pas en prison, avec cette aggravation qu'il était malade, infirme, incapable de gagner sa vie par un travail ordinaire, dépouillé du petit héritage maternel, réduit à cette perspective de mendier simplement dans la rue, en évitant, s'il pouvait, le regard des agents de police. Dans une condition identique, par conséquent, à celle des pauvres diables que la théorie de Spencer, en blâmant les pitiés publiques élimine par la mort d'une société prévoyante et normale.
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D'habitude, ils narguent les vues de ce philosophe, et ils restent. Quand ils ont quelques sous obtenus en subissant des duretés innomables, ils se hâtent de les consacrer à l'ivresse et à la débauche.
Verlaine devait mourir, ou vivre comme un de ces malheureux. Mais leur conscience a des sommeils de brute qui lui étaient refusés. Son coeur, surmené parles excès, battait plus vite, produisait une sorte d'exacerbation émotive, puis morale — inquiétudes, regrets — qui devenait un supplice.
Il avait connu cela dès les Poèmes saturniens où il parlait de ses terreurs; il constatait de nouveau, dans les Romances sans paroles, des appréhensions cruelles qu'il s'efforçait alors de croire injustifiées :
Il pleure sans raison
Dans ce coeur qui s'écoeure...
À cette époque il était jeune et valide. Il avait encore dans sa poche de l'argent... que sa mère, selon toute apparence, remplacerait lorsque dépensé. Combien l'agitation devint plus violente au moment où il fut tout seul, perclus, misérable et n'ayant pour refuge que cette horreur des pauvres : l'hôpital ! Quand il pouvait, à moitié guéri, mettre un pied devant l'autre, s'il lui tombait un louis de chez l'éditeur, il se livrait au terrible besoin des
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compensations, et— faut-il dix fois le redire?— c'était pour souffrir davantage, c'était pour essayer alors, pur les mêmes moyens désespérés, de ne pas souffrir.
Ces pratiques développent chez les intellectuels une sensibilité aiguë. Dans Verlaine l'excessive joie fatice tournait bientôt en colère trop véritable comprimée soudain par l'excessive délicatesse morale. Si l'on verse de l'huile sur les flots soulevés
soulevés l'ouragan, ils s'abattent pour bondir,
l'instant d'après, en un plus furieux désordre. Ainsi l'âme de. Verlaine connaît successivement toutes les formes de tempête : gaieté, irritation, repentir.
La différence entre lui et la plupart des hommes c'est qu'il pèche et qu'il s'en émeut, tandis que le commun des « honnêtes gens » pèche et ne s'en émeut pas.
Châtiés, par déchéance physique ou sociale, de s'être livrés aux penchants de la nature humaine, ils accusent leur santé, leur chance, font entre eux et certains individus — qu'ils nomment — des comparaisons tout à leur propre avantage. Lui se plaint de son pauvre corps, dit pourquoi ce dernier est malade, mais son repentir clairvoyant, de bonne foi, s'étance aux extrêmes, s'accompagne d'une logique tendant à l'absolu, appelle violemment contre la faute quelque chose, n'importe
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quoi, qui répare. Ce n'est pas assez de dire : « Je suis dans la misère, je suis faible, je souffre parce que j'ai enfreint les lois de Dieu : une conscience telle que la sienne, réclame des satisfactions proportionnées à sa douleur. Comment se punir de la rancune, de la fureur, de la gourmandise, de la luxure ? Ou plutôt comment se les pardonner soimême? Car la miséricorde du pécheur envers le pécheur, la voix intime faisant grâce, le calme obtenu, le coeur délivré de sa peine : voilà ce que sollicite, exige une hyperesthésie morale toujours palpitante.
Si exigeant aussi le besoin de communication affectueuse ? Il lui semble qu'un sourire indulgent dissiperait sa peur et son remords. « Péché avoué est à moitié pardonné» : n'est-ce pas une fatalité de la loi qui réunit toutes les consciences et veut qu'elles s'accordent parce que toutes ne sont qu'une ? Et il faut qu'il rapproche la sienne des autres, il faut qu'il fasse à tout venant des confidences, il faut qu'il se raconte. Sa conscience n'aura point de repos qu'il ne se soit montré tel qu'il fut, pour que— c'est sa manière d'apprécier l'étendue de la personnalité humaine —on le connaisse entièrement tel qu'il est. Même pire, et tant mieux ! il ne s'avouera jamais trop mauvais en comparaison de la perfection qu'il rêve.
Ajoutez que ce délicat eut toujours, par besoin
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de réagir contre sa timidité, la fanfaronnade de l'excès. En ses moments de gaîté frénétique, et par une sorte de gageure enfantine, il trouvait " fameux » de s'attribuer des vices plus monstreux que ceux du vulgaire (1). Il aurait voulu pouvoir en inventer pour s'en prétendre capable : Fêtes galantes ? Allons donc ! Banalités, fadeurs !... L'embarquement pour Cythère, il n'en faut plus :
0 que nos coeurs qui furent trop bêlants , Dès ce jourd'hui réclament, trop hunants, L'embarquement pour Sodome et Gomorrhe (2) 1
Et le voici content du jeu de mots atroce. Plus tard il regrettera amèrement d'avoir écrit cette horreur. Un jour, le repentir au sujet d'autrefois vient se mêler à celui que provoquent les faiblesses d'hier. Fardeau d'abominations dont il veut qu'on le débarrasse. Elles lui pèsent parce qu'on ne les
(1) Un exemple bien significatif de cet amour pour les fumisteries dangereuses : dans le manuscrit de Sagesse, qu'il fit remettre à sa femme, en vue de lui montrer quelle transformation morale s'était accomplie en lui, est le sonnet :
Ce soir je m'étais penché sar ton sommeil... il ne l'inséra pas dans le livre édité à la librairie catholique de Palmé — à cause, probablement, du vers : 0 bouche qui ris en songe... détail de tendresse conjugale jugé, par son scrupule, trop sensuel pour un livre qui devait être d'un idéalisme absolu — mais il le plaça, beaucoup plus tard, en y changeant un mol, dans Jadis et Naguère, avec ce litre : « Vers pour être calomnié ».
(2) Inséré dans Parallellement.
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connaît pas essez. Il se rappelle le lento de son
amis Charles -tros :
Je veux ensevelir au linceul de la rime Ce souvenir, malaise immense qui m'opprime. Quand j'aurai fai ces vers, quand nous les auront lus, Mon mal vulgarise ne me poursuivra plus.
II l'interprète à sa façon. Le « mal» dont il souffre ne le poursuivra plus quand a vulgarisé » par la publication de tous ses « crimes » de littérateur.
Ce remède est bizarre, absurde, extravagant, tout ce que-l'on voudra, mais désirer qu'un poète ait l'esprit pondéré, c'est renoncer à lire des vers.
Pour s'accuser davantage, il va jusqu'à feindre d'avoir été dans le même temps un homme vertueux et un grand pécheur. Aux pièces de Cellulairement il ajoute Les amies, polissonnerie de collégien dont on reconnaît facilement la date,en voyant combien c'est jeune de facture, et d'autres vers licencieux (Filles) écrits peu après, sinon un peu avant le baccalauréat. Il avait même, vers la fin de l'Empire, publié tout cela dans un livre " sous le manteau » signé : Pablo de Herlanez. Il y joint des choses de colère et de désespoir: Dédicace.
me voici, lamentable Epave éparse à tous les flote du vice,
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des choses de gaîté hâbleuse : Laeti et errabundi, Ballade de la vie en rouge ; d'autres qu'a inspirées l'affolante misère : L'impudent, L'impénitent, Guitare, le Sonnet de l'homme au sable ; des cauchemars : Les mains, Les morts ; quelques folies soufflées par le, démon de l'alcool ; Poème Saturnin, Lombes, Ballade Sapho, Ces passions ; un Prologue supprimé qui semble écrit pour bien prouver la vérité de ce qu'il a dit dans Amour :
El l'amour sensuel, cette chose cruelle, Et la haine encor plus cruelle et sensuelle?
enfin il complète par d'autres poèmes d'un caractère tout anodin : Limbes, Allégorie,etc..
Pas un de ces vers n'a été écrit pendant la période qui s'étend de 1875 à 1884. Pas un n'est contemporain de Sagesse, Amour et la plus grande partie de Bonheur. C'est d'avant ou d'après, ce n'est pas du tout « parallèle ».
Donc il a beau faire. Son imagination peut être, autant qu'il veut, hardie, fougueuse et enragée, elle ne nous donne pas le change, elle appartient à un esprit soumis aux mêmes lois que les nôtres, c'est-à-dire qu'il lui sera impossible d'être élevé en même temps qu'abattu.
D'ailleurs, si sa philosophie a des périodes d'exaltation due au génie et d'affaissement produit par les circonstances, elle reste, on. pourrait
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dire, honnête jusque dans ses chutes les plus profondes. Il parle des péchés qu'il commet, qu'il rêve de commettre, mais en les détestant, même quand il s'exaspère au point de les vanter, même dans Chair, Odes en son honneur, Chansons pour elle, même quand il griffonne, malade, ivre d'iodure, quelques obscénités puériles sur des imprimés d'hôpitaux.
Que l'on compare ces faiblesses momentanées avec l'amoralisme résolu de bien des auteurs qui ne sont point réputés scandaleux, avec, par exemple, cette froide, méthodique, persistante immoralité de certains romans de Stendhal, écrits en un si joli style... dont l'automatisme a je ne sais quel air de folie !
Cependant il est bien vrai que les tourments de toute espèce endurés par Verlaine ont produit une fatigue morale qui apparaît dans son oeuvre à partir d'une certaine époque.
Déjà le livre Amour accuse parfois du fléchissement de doctrine. On y trouve notamment un sonnet, daté de 1887, où il approuvait le suicide de Louis II roi de Bavière. Sagesse avait condamné toute colère et tout orgueil ; dans Bonheur, terminé longtemps après, au moment des grandes misères - et que nous pourrions appeler tout aussi bien
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Malheur (1) — on peut relever cette affirmation troublante :
Certes, prise l'orgueil nécessaire (2) plus cher Pour ton combat avec les contingences vaines Que les poils de ta barbe et le sang de tes veines.»
et puis des expressions comme ceci : « l'orgueil qu'il faut... l'orgueil alors qu'il ne faut pas... la colère hors des combats s. Il se laisse glisser à des commencements de sophisme, il compose avec les rigueurs de la loi pure. C'est que la force qui doit réprimer les passions a faibli dans son âme ébranlée par trop de luttes, ayant trop souffert de ce que Leibnitz nommait a l'influx physique ". En vain il crie au secours, il appelle à son aide la foi, la vraie foi, celle que l'Eglise enseigne à tous, grands et petits :
Je crois en l'Eglise romaine, Catholique apostolique...
et puis se déroule jusqu'au bout, en chant éperdu, le formel credo du catéchisme :
(1) Car Verlaine est tout à fait malheureux ; c'est après la mort de sa mère, la mort de Lucien Létinois, et il se trouve réduit à la mendicité.
(2) Se reporter (OEuvres complètes 6e vol.) à l'orgueil subtil du Pharisien qu'il surprenait et ridiculisait, en 1878, dans La tentation de Saint-Antoine. Voir aussi, du reste, le dernier vers des Invectives où tres énergiquement il revient au vrai.
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le croîs à la toute présence. A M messe, de Jésus Christ, Je crois à la toute puissance Du sang que pour nous si offrit...
en vain il termine, en larmes, comme l'enfant qui crie : maman ! maman !...
Mère du Fils, priez pour nous (1) !...
Il n'est plus assez Fort; il y a des instants où il ne peut assez vite parer la soudaine attaque des sentiments violents et des idées fausses.
Bonheur contient, à propos du patriotisme, un poème d'une belle âpreté régulière et toute cornélienne :
L'amour de la patrie est le premier amour Et le dernier amour après l'amour de Dieu.
Le premier amour après l'amour de Dieu c'est l'amour de l'humanité. Verlaine oublie cela, il oublie qu'il l'a dit lui-même, qu'il l'affirme encore et le promet à Dieu, et en prend l'engagement devant Dieu pour obtenir la remise de ses fautes, à chaque fois qu'il s'approche du sacrement de Pénitence : « ... Et j'aime mon prochain pour l'amour de vous ».
L'erreur qu'il a commise en produit une autre
(1) Bonheur.
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476 VERLAINE
et ce n'est pas impunément que l'on tresse de penser aux paroles de Jésus; le chrétien , le catholique évoquant
les peuples de tous bords,
Sarragosse, Moscou, le Russe, l'Espagnol, La France de quatre-vingt-treize...
ne s'aperçoit pas que l'idée de patrie fait de lui tout à coup un vrai patriote, en effet, de « quatrevingt-treize », ou, plus exactement, de quatrevingt-douze : bonnet rouge et pique sanglante, carmagnole et marseillaise clamées de concert autour des prisons où l'on massacre.
L'âge mûr est celui des sévères pensées, Des espoirs soucieux, des amitiés jalousés, C'est l'heure aussi des justes haines amassées.
Il prend parti, pleurant de tuer, mais terrible, Et tuant sans merci, comme en d'autres batailles, Le sang autour de lui giclant comme d'un crible, Une atroce fureur, pourtant sainte, aux entrailles,
« Justes haines... fureur sainte » voilà des unions de mots que la religion n'accepte pas. Et le Déoalogue dit : " Tu ne tueras point». Le catéchisme catholique traduit et complète :
Homicide point ne seras De fait ai de consentement.
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C'est-à-dire que nous devons fuir comme un péché la pensée même de la vengeance ou du meurtre. Le commentaire du catéchisme dit seulement que nous pouvons tuer pour défendre notre vie, ou celle de nos semblables, quand elles sont menacées et que nous ne pouvons les sauver autrement. Le devoir,en cas de danger public, est l'obéissance complète, l'obéissance immédiate , aux ordres donnés, l'abnégation totale de nousmêmes.
Quant à la vie sociale, s'il y a dissentiment à propos de» « devoirs» et des «droits», la jurisprudence habituelle des papes interdit de résister violemment aux décisions qu'apporte la majorité des suffrages, — que cette majorité soit représentée par un gouvernement monarchique ou par un gouvernement républicain,— sauf à en obtenir l'amendement ou l'abolition par l'ascendant progressif de raisons meilleures. Il a donc toujours été évident pour la doctrine chrétienne que, civiles ou étrangères, toutes les guerres sont à déplorer (1).
(1) En cela, comme en bien des questions, c'est la Paputé qui doit avoir le dernier mot. Léon XIII écrivait, dans son encyclique Aux princes et aux peuples de l'univert : « ... L'esprit peut à peine concevoir ce que deviendrait le monde le jour où les nations prendraient pour base de la morale internationale l'Evangile et non l'institution de la guerre ».
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Mais n'oublions pas que Verlaine, en devenant chrétien, s'était résolu à " tuer le vieil homme », opération qui consistait pour le lueur à se faire exactement le contraire de ce qu'il était autrefois. Le « vieil homme » avait été républicain, révolté, communard, l'homme nouveau serait conservateur à outrance, même royaliste et partisan du comte de Chambord, pour être bien sûr de pousser assez loin l'esprit de réaction. Le vieil homme avait écrit Le soldat laboureur, le vieil homme avait été l'ami de Gabaner, prononcé des paroles d'un scepticisme condamnable à propos de nos désastres, affligé, scandalisé de braves gens en mettant les Allemands au-dessus des Français (1) : il fallait que l'homme nouveau éprouvât et manifestât des sentiments diamétralement opposés.
De quelle manière? Jusqu'au chauvinisme?...
La France est la fêle du monde,
formula cet excellent père Hugo. Il semblait dur à Verlaine de s'obliger à soutenir pareille chose.
(1) Je me souviens notamment que, pendant l'hiver 187172, étant à Charleville, dans un café, et voyant entrer des officiers bavarois, il prit un plaisir féroce à louer ceux-ci, tout eu les comparant, non sans partialité voulue, avec les nôtres. C'était l'époque où il aimait encore à « esbrouffer le bourgeois ».
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alors que l'on venait de se promener en Belgique, en Allemagne et en Angleterre. Mais quelle idée se ferait-il de la patrie?... Est-ce le lieu de naissance? La patrie serait donc le pays avec ses opinions, ses lois, ses moeurs?... Ah ! pour le coup il devenait moins patriote que jamais : chérir un France incrédule, qui ne pensait qu'à railler, à jouir, une France qui repoussait la religion et la royauté!...
Cependant il a, de très bonne foi, tâtonné vert un idéal possible. « Pauvre patrie ! » disait en 1870 Pierre Duchâtelet (1), remarquant ce qu'il y a d'en - fantin dans certaines manifestations d patriotisme, et il concluait : « Je m'engage ». La patrie, telle que le poète la concevait alors, c'était une personnalité imprécise, très vague mais très malheureuse, la patrie qu'il voyait si mal défendue représentait une souffrance... vers laquelle devait aller sa pit é, une pitié assez forte pour entraîner avec elle du dévouement.
Nous avons vu que celte conception, l'une des meilleures que l'on puisse avoir de la patrie, n'avait pas été retenue. En 1875, il Voulut un autre modèle patriotique et songea d'abord à Jeanne d'Are. Je lui lis parvenir eu Angleterre les ouvrages con(1)
con(1) de Verlaine qui est un fragment, d'autobiographie.
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sacrés à l'héroïne par Wallon, Michelet, Henri Martin. Documenté, voyant mieux la sainte fîlle comme elle fut, c'est-à-dire une sensibilité ex« quise, une probité touchante, une conscience adorable et bien digne d'attirer vers elle les voix célestes, il resta ébloui, déconcerté, ne trouva rien à dire (1).
Il était d'ailleurs trop épris de vérité vivante pour s'inspirer de l'histoire. Le plus honnêtement sûr lui paraissait de présenter des sentiments tout modernes, le plus évidemment sincère d'exprimer ses sentiments à lui. Et cela reste excellent pour nos curiosités littéraires, car ainsi il lui arriva de synthétiser dans le sien la presque totalité des patriotismes.
Etre catholique c'est très simple. On connaît ce qu'il faut croire, les péchés qu'il faut éviter. Si l'on nie un point de doctrine, on est hérétique ; si l'on enfreint un commandement divin, on se reptnt et l'on expie. Les obligations sont les mêmes pour tous et nous savons clairement ce que nous devons faire.
Mais si le catholicisme est un, le patriotisme ne
(1) La sonnet : La Puoelle, déjà publié en 1871, plus tara inséré dans Jadis et Naguère, est une fantaisie froidement paruassienne, qui n'a aucun rapport avec l'État d'esprit de Verlaine en 1875.
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le fut pas toujours. Des façons d'aimer la patrie, d'agir pour la soutenir, il y en eut autrefois pour tous les goûts, pour toutes les aptitudes pour tous les tempéraments, tous les intérêts, toutes les circonstances.
Dans notre vie nationale certaines époques sont bien typiques sous ce rapport. D'abord, la Révolution, puis les années 1814 et 1815. On y voit aux prises les patriotismes girondin, jacobin, vendéen, celui des terroristes et celui des émigrés, celui de Charlotte Corday et celui de Marat; plus tard, après Leipzig et Waterloo, ceux de l'empereur, du Sénat, de Marmont, de Ney, de Labédoyère, de Soult et d'Augereau, ceux de Talleyrand, du Conseil de l'Université, de Louis XVIII et du comte d'Artois ; il n'est pas jusqu'à Fouché, duc d'Otrante, qui n'ait son genre de patriotisme qu'il justifie tout comme les autres et par des raisons non moins valables. Enfin nous eûmes, en 1871, les patriotismes contredisants de l'Assemblée nationale, de la Commune, de Rossel, de M. Thiers, des partisans de la « lutte à outrance », du « grand parti des honnêtes gens »... que sais-je ?...
On éprouve donc de la difficulté à trouver dans l'histoire une théorie unanime sur le sentiment ■— pourtant si naturel, si nécessaire —de la patrie, en tant que devoir identique imposé a chaque citoyen ; il est plutôt commun de l'y voir manifesté
Si
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comme simple passion ; et ce sera dans ce dernier sens qu'il faudra prendre les successifs patriotismes de Verlaine.
De temps en temps, sans doute, apparaît le devoir :
Malheureux, toi chrétien, toi Français, quel dommage !... La Patrie oubliée est dure au fils affreux... (1)
Mais généralement la passion domine. Dès Sagesse le parti pris politique intervient avec force :
Redevenez les Français d'autrefois,
Fils de l'Eglise et dignes de vos pères,
Oh ! s'ils savaient ceux-ci (2) sur vos pavois,
Leurs os sueraient de honte aux cimetières.
Rappelons-nous qu'il vient de. traverser une époque où deux patriotismes siégeaient concurremment, l'un à Paris, l'autre à Versailles, et puisque le « vieil homme » a eu fort d'obéir à celui de l'Hôtel de ville, c'est que le bon, le seul patriotisme avait son sanctuaire dans le palais de
(1) Sagesse
(2) Les républicains arrivés au pouvoir.
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Louis XIV. Notre salut, notre dignité, notre gloire sont subordonnés au rétablissement du roi légitime :
L'avenir flotte avec sa fleur charmante.
Pourtant, si un attendrissement l'apaise, il entrevoit une Patrie en dehors des formes de gouvernement, et semblerait la mettre au-dessus de tout quand il parle de la mort tragique du Prince impérial :
Prince mort en soldai à cause de la France...
En. réalités il ne peut séparer l'idée patrie de l'idée restauration monarchique, celle-ci au bénéfice des Bourbons autant que possible, au profit d'un Bonaparte si l'on ne peut faire autrement : ■
Et je dis, réservant d'ailleurs mon voeu suprême
Au lys de Louis-Seize : Napoléon, qui fus digne du diadème,
Gloire à ta mort française !
Puis la pensée évolue : l'essentiel est que la religion triomphe, en cela est le bonheur de la patrie:
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484 VERLAINE
A. tantôt, Pères saints (1), que nous vaudrez de Dieu Le salut pour la France!
L'apaisement se fait plus profond quand parle seule la voix religieuse, et l'idée patriotique est alors très délicatement belle :
Je ne veux plus aimer que ma mère Marie, Siège de la sagesse et source des pardons, Mère de France aussi, de qui nous attendons Inébranlablement l'honneur de la Patrie...
Mais Verlaine revient sur la terre :
Et si j'avais cent fils ils auraient cent chevaux Pour vile déserter le serpent et l'armée Que ces brigands nous ont créée et ces drapeaux ! Les faquins! qui mettraient la France, notre aimée, Aux mains des plus offrants, après en avoir fait La chose impure, faible et sale que l'on sait !
(1) A propos de la première expulsion des congrégations. Il devait, du reste, faire de l'opposition bien autrement fougueuse. Le lecteur a vu — chapitre XI, lettre e 1875, 29 avril — que, dès son séjour à Stickney, il projetait un livre patriotique assez « absurdement sincère » pour être « saisi en Prusse... et en France». Verlaine était donc plutôt préparé, quand je lui conseillai — devant l'échec de Sagesse — d'attirer sur son nom l'attention publique en écrivant des satires d'après l'opinion Cassagnac et dans le même genre d'humeur. Il le fit avec sa nature de poète, c'est-à-dir qu'il ont a singulièrement l'énergie empruntée au bon catholique ont il suivait quotidiennement les polémiques ardentes.
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VERLAINE 485.
Voilà un « cocardier " assez inquiétant... Que l'on se rassure : il va tout réparer, tout sauver. L'armée est admirable et la discipline militairaparbleu ! il l'admire de toute son âme :
Le soldat qui sait bien et veut bien son méfier Sera l'homme qu'il faut au devoir inflexible, Le Dévoir, qu'il combatte ou qu'il tire à la cible, Qu'il s'essore à la mort ou batte un plat sentier.,,
A condition que... et en phrases hachées, palpitantes, il dit ce qu'il a sur le coeur, ce qu'il voudrait, ce qu'il attend, ce qu'il espère ;
Famille, foyer, France antique et l'immortelle, Le Devoir seul devoir, le Soldat qu'appela D'avance cette France : or l'espérance est telle.
Le coup de fusil qui claque à la fin du tercet ponctue comme il fallait cet appel au coup d'Etat. Les vers que je viens de citer (1) furent écrits en 1881. Ils appartiennent à une époque vigoureuse dans la vie intellectuelle du poète. Quand la lassitude commence, on perçoit du ralentissement dans la bataille de ses patriotismes. Elle dure toujours, cependant; il l'entretient autant qu'il peut, mais on dirait qu'il commence à en avoir assez :
(1) Insérés dans Invectives.
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Je trouverais fort ridicules. Au lieu d'affreux que je le fais, Cette cause et tous ses effets Qui demonteraient cent Hercules, S'il n'était encore la Pallie... Et j'implore, en ma joie amère De voir s'abîmer ce pays Dans ces opprobes inouïs, La France, l'éternelle mère (1).
Il la voit de moins en moins, d'ailleurs, cette France qui, pour être la France, doit commencer par n'être pas la France. Et puis, un jour, s'écroule enfin l'idolâtrie dont le fétiche n'était qu'une abstraction pure. Il se trouve bien las de tant d'emballements successifs et contradictoirès, bien fatigué aussi — nous arrivons à 1892 — d'avoir pris tant de remèdes, soit à l'hôpital soit au cabaret, il ne parvient plus au niveau que du patriotisme « revanchard » et il produit cette oeuvre essoufflée, l'Ode à Metz, qui n'est presque plus du Verlaine (2).
Elle date du même temps qu'Élégies et Dans les timbes, deux livres hâtifs et inférieurs, sans doute, aux précédents, mais qui ont encore une grande valeur littéraire. Quelques rares négligences dans la rime sont rachetées par des trouvailles
(1) Inventives.
(2) À part les deux premiers vers, d'un populaire joli.
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VERLAINE 487
rythmiques, des tours d'esprit et de grammaire aussi charmants qu'inattendus. Le poète, bien que vieilli, reste en possession d'un talent — au moins — qui semble gagner chaque jour en subtilité; mais il est évident aussi que l'amoureux de Philomène a perdu beaucoup de cette force morale qu'il devait à l'intégral catholicisme. Autrement l'0de à Metz ne contiendrait pas cette parole antichrétienne ;
Tous peuples frères ! Autant dire Plus de France.....
Elle n'en viendrait pas au délire de cette idée empruntée au plus vulgaire paganisme :
Autant braver l'ire des dieux !
Pour oublier si complètement, tout à coup, la vraie doctrine religieuse, l'auteur a dû être séduit par le plaisir bizarre de se mettre en factice colère, ou peut-être — ce n'est pas improbable, étant donnée sa complaisance habituelle — par le simple désir de satisfaire les sentiments d'un groupe d'amis.
L'amitié !... Que Verlaine est à l'aise quand il en parle !
Je ne sais si le livre Dédicaces n'est pas chose unique dans l'histoire des littératures. Catholique
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488 VERLAINE
au même degré — le degré suprême — qu'un enfant sachant bien, sur le bout du doigt, tout son catéchisme et venant de faire une première communion fervente, il a produit des poèmes religieux plus ingénument beaux que tous ceux qui furent jamais écrits à propos de religion : il célèbre l'amitié avec le même bonheur, il était le meilleur des poètes chrétiens, il est par excellence le poète affectueux.
L'amitié !... C'est de la joie, de la candeur, de la délicatesse, de l'attendrissement, de la gratitude. L'amitié c'est l'enchantement des souvenirs, c'est « la guirlande des jours » qui se rattaches légère, caressante et parfumée. L'amitié, c'est deux enfants devenus deux vieillards et qui se retrouvent, se causent, les yeux dans les yeux, parviennent à réunir les tronçons d'une vie mutilée, dispersée, revenant alors, totale, et se transformant, adoucie, radieuse, parce que l'on s'est mis à deux imaginations, à deux gaîtés pour la refaire.
Mais il faut que la cupidité, la vanité se taisent. Quelle amitié, si le moindre souci d'intérêt sépare ?
Ces trouble-fête mentaux Verlaine les ignore. Des appétits, des craintes, des regrets, des colères, oh ! en quantité, à chaque minute ; mais le besoin de se faire valoir, de s'élever au-dessus d'autrui, les impulsions à dédaigner quiconque,
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les petits calculs pour prendre le pas sur quelqu'un, les défiances qu'un autre puisse vous priver d'un avantage, le désir d'avoir de l'argent pour la satisfaction de faire voir que l'on est riche : il s'est contenté de savoir que ces mouvements d'esprit existaient chez beaucoup d'hommes, il a toujours désespéré de les connaître pour son propre compte.
Incapable d'envie, se refusant au calcul et au « sens pratique » les plus élémentaires, il est libre pleinement, admirablement pour l'amitié. Il est ami comme les écoliers, vrais indépendants, vrais maîtres de la vie, puisque celle-ci agit encore à leur égard en servante fidèle à peine grondeuse et n'apportant que de bonnes choses. Comparez Dédicaces aux vers et proses dédiés par la plupart des auteurs. Lui ne cherche pas l'occasion de belles dissertations philosophiques, d'un exposé de principes majestueux. Il n'a pas l'arrièrepensée d'un bénéfice à tirer de mots savamment enthousiastes ou spirituellement flatteurs. Pourquoi veut-il dire qu'il aime? C'est parce qu'il aime, tout simplement, et pour sentir deux fois le plaisir d'aimer. Les causes de son affection? Un rien, de la satisfaction intellectuelle goûtée en des conversations joyeuses, un moment de sympathie, un rayon de soleil moral qui lui revient par le souvenir, pas plus. Pour lui, c'est énorme. Car ces
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joies fugaces, il a le privilège de les savourer étrangement, cet homme qui a tant souffert, mais aussi avait pour jouir des pouvoirs tellement supérieurs.
Ne pourrais-je dire encore que l'amitié, venant de lui, se manifesté à la façon des mères ingéniées à provoquer le rire de leur petit enfant, et qui sont les seules douées pour savoir comment il faut s'y prendre ? Il vient vers l'ami, lui parle tout d'abord de ce qui peut lui plaire, des souvenirs qui doivent l'égayer. Que dira-t-il à Coppée, ami ancien dont le rapprochent une similitude de fantaisie, une commune façon de comprendre les choses, dont le séparent l'existence et la position sociale de tous deux? Il lui rappelle l'époque heureuse de leurs débuts, de vieux motifs de gaîté qui donneront à Coppée comme à Verlaine le plaisir de revivre un peu de jeunesse :
Les passages Choiseul aux odeurs de jadis, Oranges, parchemins rares... Et le temps où Sarcey signait S. de Sutières, N'étant encore pas mort de la mort d'Athys...
Il sait que rien n'est meilleur, pour offrir au camarade, que cette friandise d'esprit qu'ils partageront comme à la dînette.
Ou bien, parlant à des poètes encore, il veut amuser ces jongleurs par les plus jolis tours de
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sa façon. A Laurent Tailhade il parie, semble-t-il, de réaliser l'excessif dans le faste parnassien, il lui dédie un sonnet en vers de quatorze syllabes :
Le prêtre et sa chasuble énorme d'or jusques aux pieds...
Pour Maurice Bouchor cette chose difficile : un vers à trois nettes césures :
Bondissant, comme hennissant, s'il meurt, tant pis !
Suivi à distance de cet autre encore plus audacieux, qui se déroule jusqu'au bout sans aucun arrêt:
La tour changée en nourrice dê.Saint-Sulpice.
Mais voici un " jeune », un casse-tout : en l'honneur de Charles Morice toutes les virtuosités, accumulation de défis à toutes les autorités en matière de rythme : des césures autant qu'il peut, ou aucune, ou placées de façon qu'elles feront " bondir les traditionnaires.
Ces jeux d'artiste sont une forme de joie fraternelle pour le mieux réunir à. certains; il y met parfois une joie malicieuse; par exemple, il dénonce tel abstracteur de quintescence comme étant « au demeurant le meilleur fils du monde » et fort capable de s'éjouir à d'effroyables calembours :
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492 VERLAINE
Et vous n'êtes pas mal armé,
Pas plus que Sully n'est Prudhomme.
Le ton est varié si savamment suivant les destinataires, que ceux-ci nous sont révélés dès lors en le plus caractéristique de leur humeur ou de leur tempérament intellectuel. Voir les sonnets à Léon Bloy, J. -K. Huysmans, Raoul Ponchon, Armand Sylvestre, Léon Dierx, Raymond de la Tailhède, F. -A. Casais, Dr Guillaud. En cela le doigté de Verlaine est vraiment extraordinaire — compensation pour des habiletés plus productives qui lui firent toujours défaut. — Il avait l'air de dire : « N'est-ce pas que je vous vois bien?... » Et nous pourrions ajouter : quelle meilleure preuve d'une amitié sensible ?
Du reste, il lui fallait une sorte d'affection plus intime encore, plus vivante, plus « naturelle » : celle qui croise les confidences, celle qui dit : toi, moi. L'ami n'est pas seul en question, l'on est deux, il parle aussi de lui, se compare, pour s'approcher :
Nous sommes tous les deux des moitiés d'Ardennais, Moi plus foncé que vous, dirai-je plus sauvage?... (1).
Artiste, loi, jusqu'au fantastique, Poète, moi, jusqu'à la bêtise... (2)
(1) À Ernest Raynaud.
(2) A Charles de Sivry.
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VERLAINE 493
Vous êtes un mystique et j en suis an aussi,
Mais vous léger, charmant, on dirait du Shakespeare,
Moi pas mal sombre, une Dante imperceptible et pire... (l).
Ce qu'il rapproche le plus volontiers, ce sont les faiblesses pareilles: motifs de rire ensemble, motifs d humilité chrétienne, motifs de s'aimer, tous les hommes ne sont qu'un homme ;
A Emile Le Brun.
Dans le gâchis de l'an dernier Nous fûmes — osons le nier — Vous, parlementaire, qu'atroce ! Moi, boulaugiste, ô si féroce!
Or ne pouvant rouler carrosse. L'un et l'autre enfourchant sa rosse — Inutile de le nier — Chacun arriva bon dernier...
Autre forme d'expansion, la populaire : il prend à témoin, il cherche une âme pour y appuyer la sienne ; or il sait bien trouver celle qu'il fallait:
Et n'est-ce pas, bon juge et fier ! mon Du Plessys, Qu'en l'amer combat que la gloire revendique L'honneur a triomphé de sorte magnifique?... .
L'amitié prend alors un bel accent de drame; elle n'est pas toujours insouciante et joyeuse, elle peut souffrir et verser des pleurs :
(1) A Gabriel Vicaire.
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A Jules Tellier. Ainsi je riais, fou, car la vie est folie, Mais je ne savais pas non plus que tu mourrais
Et c'est moi qui sur toi dis la triste lalie...
Elle peut aussi, attendrie mais forte à cause de la foi, donner à l'hymne funèbre chanté sur le cercueil de Villiers de l'Isle Adam une sombre magnificence :
Tu nous fuis comme fuit le soleil sous la mer, Derrière un rideau lourd de pourpres léthargiques, Las d'avoir splendi seul sur les ombres tragiques De la terre sans verbe et de l'aveugle éther...
Mais ce qui transparaît toujours en l'amitié chez Verlaine, c'est la reconnaissance. Le scrupuleux toujours en faute, et s'adressent constamment des reproches, était-il surpris des moindres manifestations de bienveillance, et lui semblaientelles, parce que imméritées, infiniment précieuses? Indulgent comme il était pour autrui, la réciproque aurait dû ne l'étonner qu'à peine. Mais sa réceptivité morale étant d'une activité exceptionnelle, le plus naturel des bons procédés prenait à ses yeux une importance excessive. Je crois surtout que ce jouisseur, plus encore par l'esprit que par les sens, comprenait la gratitude comme nous la concevons d'ordinaire quand nous sommes
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VERLAINE 495
assez réfléchis pour en apprécier la valeur: quelqu'un nous fait un don, matériel ou moral, la satisfaction éprouvée mourrait dès l'oubli, elle se prolonge, elle se renouvelle et s'accroît quand nous voulons bien nous rappeler. Il était trop supérieurement intelligent, il aimait trop les plaisirs pour consentir à perdre la jouissance d'une telle rente.
Mais vous, du premier jour vous fûtes simple, brave, Fidèle, et dans un coeur bien fait cela se grave (1).
II suffisait de moins que la fidélité dans l'infortune. Lui avoir seulement fourni l'occasion de quelques moments d'innocent bonheur équivalait à un grand service rendu :
Où sont les nuits de grands chemins aux chants bachiques Dans les Nords noirs et les verts Pas de-Calais.
Lille et sa bière et ses moulins à vent sans nombre Bruissaient. — Oui, qui nous rendra, cher ami, l'ombre Des bonnes nuits et les beaux jours au rire ardent? (2).
Chabrier, nous faisions, un ami cher et moi,
Des paroles pour vous qui leur donniez des ailes... (3).
(l)A Emile Blêmont. (2) A Irénée Decrois. (3) A Emmanuel Chabrier.
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Votre femme chantait délicieusement De très anciens vers miens par vous mis en musique — Vers sans grande portée idéale ou physique — Mais que la vois était exquise et l'air charmant (1) !
Le sonnet à Gustave Lerouge, daté de Broussais (décembre 1891), celui à César C... nous expliquent le Verlaine dernière période :
La vie est vraiment si stupide que, ma foi, J'ai, devant celte perspective plus que bête, Résolu de n'être absolument qu'un poète Sans plus, et de vieillir ainsi, ne sachant quoi
Que ce soit que d'aimer au hasard devant moi,,.
Parfois.....
Je ne suis plus celui que trouble le problème,
Je ne suis plus celui qu'envolait le poème,
Je ne suis, par instants, que " fais donc ce que fais » !
Il est entré dans l'entière application de son programme : dire tout ce qui passe dans l'esprit... pourvu que ce soit dit en artiste. La vie « stupide » est celle que lui font sa misère et sa faiblesse contre les tentations. Les émotions terribles qui en résultent, il ne peut y résister que de moins en moins, il s'y abandonne,
Vent fou moi même et coeur si fou (2) !
(1) A Adrien Remaclé. (2) Invectives.
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VERLAINE 497
puis, il trouve dans son éternelle « fureur d'aimer » la force de revenir au calme. Vite il se regarde en ce bonheur fugitif, et, joyeux ou fervent, célèbre tous les êtres auxquels sont dues les pensées douces, les bonnes ardeurs sentimentales. A mesure qu'il sent davantage le poids de la vieillesse et des infirmités, son humanité s'élargit et connaît de nouvelles tendresses. L'âme du vieux poète a maintenant des obligations aux grâces candides, apaisantes des tout petits :
A Mlle Léonie fi. Vous emplissez d'un bruit gentil, quoique terrible, Ma tête que console un tapage d'enfant Et mon coeur qu'il est difficile qu'on console...
Lui-même se fait tout petit et le plus simplement, le plus humblement attendri des complimenteurs :
A Mlle Zilken. 0 mademoiselle Renée, Fillette exquisement mignonne, Que le bon Dieu toujours vous donne Vie élégante et fortunée...
Il chante le joli deus ex machina qui vint un jour tout arranger dans une contestation dure :
A Mlle Jeanne Vanier.
. ... Soudain au fort de la querelle, Petite et fine à la croire surnaturelle,
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Une enfant apparaît, grands yeux noirs, teint rosé, Elle s'enquête, elle tremble, comme inquiète — Sérieusement trop? non — du bruit de tempête Que vont menant ce Monsieur chauve et son papa,..
Les élans d'amitié après des bisbilles sont fréquents à cette époque d'humeurs très inégales. Verlaine n'était pas logique à demi et ne faisait pas les choses à moitié : du moment qu'il se réconciliait avec telle dame qui venait de le mettre en rage et qu'il avait menacée de mort, il lui devait pour le moins, et tout aussitôt, de lui consacrer le langage des dieux; c'est pourquoi l'édition complète de Dédicaces contient les pièces XLIV (Chanson pour L...), XLV (A"'), XLVIl (A E...), XLIX (A*"), L (A la même), LUI (A E...), XCI (A- Ph...), XCll et XCllI (A la même).
En dehors de ses alternatifs « ménages « il en a un, fixe et perpétuel, qui lui secoue la bile tout autant: c'est l'association et l'antagonisme (n'aije pas dit un ménage?) de ses intérêts d'auteur avec ceux de l'éditeur Léon Vanier. Trop de similitude existe entre ces émoti pour que n'en résulte pas la sympathie de deux êtres qui s'avouent les proies de tempéraments analogues. Cela fait qu'ils se disputent continuellement et toujours finissent par s'entendre. Verlaine à consacré à Vanier, dans Les Hommes d'Aujourd'hui, quelques pages qui sont parmi les merveilles de son style en
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prose, et dans Dédicaces quatre sonnets, quatre bijoux flambants de colère joviale, rayonnants d'effusive bonhomie.
La confection de cette joaillerie est pour lui le plus cher des divertissements, parce que c'est faire amitié :
Mon esprit s'ouvre et s'offre...
Il n'a jamais plus de naturel, plus de souplesse et de capricieuse fantaisie. Dès que l'idée surgit en son esprit qu'il pourrait adresser des vers à quelqu'un pour lui donner du plaisir, pour l'honorer, pour dire à un homme, à une femme, à un enfant qu'il vient de découvrir entre eux et lui-même un lien spirituel, un motif d'affection, si léger soit-il — ne consistant parfois qu'en des torts mutuels à effacer, — il est heureux comme un roi, il se redresse, l'oeil brillant et vainqueur : « Je vais lui écrire un sonnet!... »
La répartition des cadeaux poétiques se fait avec une magnifique largeur. Rimbaud a le sien, mais aussi Léopold II, roi des Belges, qui voisine en cette distribution d'amour avec le compagnon Lartigue et Bibi Purée. Pourquoi non? Les motifs d'exclusion ou de faveur ne pourraient être que moraux... Alors?... Une beauté vue en cet homme riche et puissant, une beauté vue en ce pauvre diable c'est de la beauté, elle est vraie, puisque l'esprit l'a
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500 VERLAINE
conçue, puisque seul l'idéal nous approche un peu du réel.
Et si en d'autres gens il voit des laideurs, il le dira, avec pourtant son besoin d'aimer qui domine toujours. Les Invectives, dédicaces « parallèles » qu'il eût été fâcheux de ne point publier, car elles contiennent de précieuses curiosités littéraires, ne sont pas vraiment si malfaisantes et la plupart des égratignés n'ont fait qu'en rire. Ils ont pu s'égayer, particulièrement, de la grimace comique faite par un inoffensif qui voudrait être méchant et n'y parvient pas.
Ce festin je ferai des milliards de lieux Pour me l'offrir et le manger avec les doigts, Goulument, salement, sans grand goût ni grand choix. Et j'inaugure aujourd'hui ce ruban de queues,
A l'effet de me payer goujat et docteur,
Niais ou vaurien, pute ou prude, ample provende,
Sang qui soûle, vraiment appétissante viande...
" Bon Verlaine! » — comme disait Mallarmé. — Il caresse, il déploie sa fureur en le plus savant des rythmes ; le « festin » c'est de réussir une modulation si énergique, une si heureuse disposition des accents, et le bonheur de l'artiste fait qu'il laisse échapper le secret de son âme enfantine :
Ce livre ou mon fiel s'amuse...
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Et puis qu'il fasse les grands bras, qu'il s'évertue à chercher l'atroce, dans de 1' " engueulade » forcément innocente parce qu'il veut « s'y amuser » avant tout : il retombe à chaque, instant dans le bon garçonnisme, et c'est presque l'histoire des gens trop contents qui se flanquent des' sottises « par manière de plaisanter ».
En dehors des invectives, très amicales, à Marcel Schwob, à Félicien Champsaur, en dehors des joyeusetés comme les « Conseils dans sa manière " à Raoul Ponchon et les deux « Chansons pour boire " à Léon Vanier, je citerai seulement l'ode à Guillaume II, où cette déclaration » :
Je t'aime quand même, et même c'est bête, Mais pas bourgeois.
Parce que vous êtes un honnête homme,
Bien que Prussien, Parce que vous êtes un fou tout comme
Moi, ce Messin i
N'est-ce pas la " bonne humanité» dont il parlait à Ernest Raynaud, l'humanité franchement, délicieusement populaire, et qui doit être populaire pour être bien complète, bien saine, pour bien mériter son nom d'humanité, pour bien obéir aux lois divines: sensibilité fatale, faims de justice, de vérité, d'amour !
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502 VERLAINE
N'est-ce pas le meilleur triomphe que puisse envier un poète : comprendre le peuple, son humeur, sa tournure d'esprit,son langage, les avoir à l'occasion et s'en servir pour donner plus de force, de délicatesse, de profondeur secrète à sa propre pensée !
Le recueil Invectives se termine ainsi :
Mais, Seigueur, gardez-moi de l'orgueil, toujours bête !
Invectives est une course à la haine, avec, une foule de pannes, et qui finit par un capotage définitif dans l'humilité. Bonne défaite !...
Or lu n'es pas vaincu, sinon par le Seigneur.
Dieu le force à aimer démesurément, eperdument, tout autour de lui, malgré tant de maux, tant de griefs, de trahisons, de calomnies grossières et misérables. Et en dépit de tout et en tout temps, si le saturnien agit — parfois en ivre somnambule — c'est l'homme de Sagesse qui pense. La pensée du poète prend la place de ses actes ; ils n'ont laissé aucune trace, elle demeure, victorieuse et magnifiquement seule. Au milieu de ses pauvres péchés puérils, Verlaine est forcé, sous la dictée de l'éternel Maître, d'écrire en l'honneur de la perfectibilité humaine cet hymne étrange et subtil qui monte vers l'idéal comme une spirale sans fin de mysrieuse lumière :
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VERLAINE 503
Il faut toujours être meilleur (1) Que l'homme que l'on voudrait être Ou que l'on souhaite de paraître Dans l'enthousiasme et dans l'heur
De la vertu sans cesse accrue.
J'ai dû, jusqu'ici, omettre un côté de sa vie littéraire et c'est à peine si les lecteurs de celte bien sommaire étude ont vu passer Verlaine prosateur.
Il est cependant, à ce point de vue, plus original encore, plus en avant, plus destiné peut-être à influer sur les écrivains de l'avenir.
Il avait d'abord, chercheur à peu près exclusif de l'expression musicale, négligé, sinon dédaigné la prose. Madame Aubin, pièce en deux actes, le roman Louise Leclercq, commencés au temps de la jeunesse, ne furent mis au point et terminés qu'après les grandes oeuvres de poésie. La nécessité d'attirer l'attention sur Sagesse - accueillie l'on sait dans quel silence !— l'avait incité, en 1881, à écrire un ouvrage d'allure philosophique : Voyage en France par un Français (2), qui peut être considéré comme son véritable début. Vinrent ensuite les Paris vivant (Mémoires d'un veuf), les
(1) Epigrammes. (2) Ne trouva pas d'éditeur et vient d'être publié récemment comme oeuvre posthume.
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Poètes maudits, les portraits de contemporaine dans Les Hommes d'aujourd'hui, Quinze jours eu Hollande, Mes Hôpitaux, Mes prisons, Confessions..
Il semble inévitable qu'un homme tellement épris d'expansion et de sincérité, qu'un écrivain si fertile en ressources, qu'un grammairien si expert usera d'une prose abondante, librement, largement, splendidement épandue, ou découpée en phrases nombreuses, rapides, saisissantes, aussi que cet artiste va nous apporter des richesses verbales d'un luxe nouveau.
Ce n'est pas cela qu'il cherche. On est surpris, mais autrement et plus qu'on n'aurait pensé. La conscience et la bonne foi dans l'expression ne furent jamais plus inattendues, plus déconcertantes.
Lorsqu'il conçoit les lois de la prose, Verlaine se met en contradiction avec le plus grand nombre des contemporains. Il ne la veut ni poétique ni oratoire. Du moment—juge-t-il— que l'on ne chante pas, c'est que l'on cause. Alors il ne s'agit pas d'émotions, d'adorations, d'extases, de pleurs : on explique, on raisonne, on décrit, on renseigne. Il faut voir, avec le plus possible d'attention, le plus de choses que l'on peut, c'est-àdire atteindre au maximum d'exactitude.
Mais quand il passe à l'exécution d'un tel pro-
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gramme, il doit mettre d'accord son besoin de vérité avec ses scrupules d'écrivain. Nulle considération ne pourrait l'amener à introduire un mot qui lui semble inutile, pas plus qu'à omettre un détail jugé par lui nécessaire. Et il voit tant de choses venant à sa pensée, de partout !...
C'est pourquoi son style est condensé à l'extrême. Il y mêle des phrases courtes, réduites, comme rognées, à des périodes d'une longueur excessive. Il veut dans celles-ci faire entrer un monde d'idées, que toutes soient perçues nettement, que l'on saisisse bien les rapports des unes, l'opposition des autres,' que nulle observation ne soit oubliée.
En sorte que sa prose est à la fois nue, touffue, compacte, hérissée d'adverbes, de conjonctifs, pleine de compléments et de parenthèses ; et une simple proposition contient la matière de dix phrases et tel paragraphe nous rappelle ces bibelots chinois on plusieurs boucles concentriques ont été ciselées, ajourées, détachées quoique enfermées, dans un seul morceau d'ivoire :
" L'endroit était militaire vraiment, avec son pont-levis muni d'une farde d'honneur et protégé plus efficacement par deux grosses pièces de rempart — et le nu des murs, le farouche des visages ; — par intervalles, le canon des forts voi-
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soins et celui guère plus loin de l'ennemi ajoutaient le positif de la guerre à l'appareil puéril dé cette grande bourgeoise mal équilibrée dans la surcharge de son zèle aux emblèmes comiques et soldatesques théâtralement, comme tout à Paris... » (1). .
Souvent, et nous devons nous y attendre avec cet espiègle, il mettra du défi à outrer la brièveté comme la longueur:
« La place du débarcadère proprement dit. Un café d'officiers où l'on déjeune. Blanc et or. Un peu province. Ce qu'il s'y boit d'absinthe !
« Le tram pour Boulogne»Saint-Cloud sonne et corne. Bon voyage ! Saint-Sulpice s'ébranle.. La Madeleine se vide et repart. « Pas de correspondance à l'impériale (2) ?... »
« Il y a dans ce trop court volume de Nos auteurs dramatiques des jugements exquis véritablement, et mille fois supérieures à la plupart des pièces, même des plus fameuses, des réputées les plus littéraires, sur lesquelles ils portent, jugements rendus au nom du raisonnement et du goût les plus sûrs dans l'espèce, et de ce dernier mérite je sais un gré infini à un esprit généralement insou(1)
insou(1) Duchâtelet.
(2) Paris vivant (ou mémoire d'un veuf).
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cieux de ces hautes responsabilités, malheureusement* car bien que l'oeuvre dramatique soit avant tout une oeuvre d'art— partant justiciable du seul Beau — elle se trouve trop en contact avec la vraie foule, le peuple, le commun des pécheurs, pour ne pas appeler en même temps la critique et la censure du Bien. »
Le Voyage en France par un Français doit être compté parmi les oeuvres de Verlaine débutant comme prosateur, cependant j'ai mis cet extrait à la fin parce qu'il nous amène à son rôle de juge littéraire, et c'est, je crois, le côté le plus intéressant du poète quand il quitte un instant les rimes et les rythmes.
Sans doute, Madame Aubin, Louise-Leclercqt Pierre Duchâtelet, Mémoires d'un veuf présentent les qualités morales habituelles à l'écrivain si limpidement sincère que nous connaissons, mais Madame Aubin a le défaut de vouloir être une pièce, et... franchement, se dire : voilà une situation dramatique mille fois traitée (un commencement d'adultère), je la traite à mon tour, je donne mon propre caractère au mari, à l'amant, à la femme ; ils agissent tous trois comme je ferais en leur place, il n'arrive rien, en somme, de contraire aux moeurs, ni de bien tragique, parce que tel serait mon désir en pareille circonstance... —«
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et puis écrire là-dessus deux actes fort joliment dialogues, c'est d'une simplicité adorable, ce n'est tout de môme pas assez du théâtre.
Un personnalisme résolu, mais par trop exclusif, le domine aussi quand il écrit des romans. Ce que j'admire en Verlaine, l'inaptitude au calcul, devient ici, je l'avoue, une faiblesse. D'autre part, il manque d'une certaine patience et de certaine pondération indispensables au romancier. Les Paris vivant contiennent des pages bien charmantes ; cependant l'on ne peut s'empêcher de penser qu'il dirait cela mieux encore dans sa langue naturelle, la poésie ; et nous regrettons alors le mérite particulier aux choses qui ne peuvent être remplacées par d'autres.
Mais la prose est le seul mode qui convienne à la pure causerie : souvenirs d'ordre familier ou. critique littéraire. C'est pourquoi les meilleurs livres qu'ait produits Verlaine en ce genre sont Mes Hôpitaux, Mes Prisons, Confessions— surtout Quinze jours en Hollande où il a une saveur dans le pittoresque, dans la bonhomie une simplicité, une vivacité, une grâce qui font de lui, justement, dans cette prose où il peinait d'abord, un étonnant précurseur, — enfin les Poètes maudits et les Hommes d'aujourd'hui.
Là, en effet, il cause, il met en pleine valeur ses qualités d'observation, de justesse et de justice, la
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salutaire disposition à " faire la part de tous », la belle expansion de clairvoyante bonté qui lui amena tant d'amis.
Nous avons tous « l'esprit critique ». On le trouvera même plus constant, plus actif chez les llettrés ; mais nous apprécions avec d'autant plus de malveillance que nous sommes moins intelligents. Vouloir juger afin d'abaisser autrui est naturellement une erreur grossière, une auto-duperie lamentable, car si nous voyons de préférence le défectueux des objets ou des êtres, nous tombons , dans la bizarre perversion de goût qui fait dédaigner un mets savoureux pour mordre avidement dans un fruit pourri.
Verlaine, sauf en quelques rares instants de mauvaise humeur, choisit d'être bienveillant et c'est de sa part une manifestation de sincérité, de probité, de sensibilité. Le critique, pense-t-il,- doit s© regarder comme un informateur, un serviteur du public. Ce n'est pas lui que l'on veut connaître, c'est l'oeuvre et l'homme dont il parle. Donc il n'a pas à « couper un cheveu en quatre ". Les beautés' qu'il a vues, qu'il les dise, afin que nous en profitions ; quant aux défauts, qu'il les néglige. Il a cherché, trouvé pour lui-même du plaisir, le reste n'importe guère. Si l'on éprouve une satisfaction à lire telle ou telle page, on aurait tort de se le cacher par peur de n'être point assez exigeant, et il
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n'existe pas de plus triste infirmité que le désir de plaire aux snobs en exécutant devant eux mainte grimace ingénieusement restrictive.
Mais aussi le critique a bien le droit d'obéir à sa sensibilité entière. L'admiration, chez Verlaine, est passionnée, tourne parfois en irritation comme chez l'enfant que sa joie énerve. Je dois ajouter que, dans sa fougueuse admiration pour ce qui lui donne une émotion esthétique, la dernière chose lue, approuvée, aimée, lui paraît unique et fait disparaître un moment tout ce qui n'est pas elle. C'est ainsi qu'un jour il s'emballa au point de prétendre ne voir en Hugo que l'auteur de Gastibelza l'homme à la carabine... et le reste n'aurait pas compté...
Or, la dernière année de sa vie, il dédiait à Puvis de Chavannes un sonnet qui débute par ce quatrain :
Victor Hugo, soleil dont tous sont le Memnon,
Donnant à nous sa lyre étoilée et fleurie.
Extase du poète, orgueil de la patrie,
Honneur du genre humain qui se lève à son nom (1) !
Un peu avant, il écrivait ce vers :
Poète vrai, comme le père Hugo (2)!
(1) Varia (Janvier 1895). (2) Invectives.
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VERLAINE 511.
Dans ses Confessions il avoue que les Contemplations furent son évangile poétique. Ailleurs il déclare n'accepter de Hugo que tout ce qui parut avant les Contemplations. Donc, la bonne moitié de l'oeuvre Pourquoi s'est-il insurgé contre la suite ? Parce que l'auteur des Châtiments et de la Légende des siècles s'était révolté lui-même contre l'autorité de l'Eglise catholique. Verlaine est blessé dans sa foi, le poête met les raisons de sentiment avant les raisons d'art. A-t-il tort? Oui, disent les formistes. Et l'on en revient toujours à cette querelle de la forme et du fond. Ne comprendra-t-on jamais qu'il n'y a pas d'art véritable, en littérature, sans agitation de conscience? Persistera-t-ou à dire que « la question ne doit pas être posée » ? Alors, que l'on cite un seul amoral qui exerce une influence, qui soit une voix entendue et répercutée, une force qui demeure !... L'art vrai donne raison à Verlaine reniant le Hugo d'après 48, comme il donne raison à ce même Hugo d'avoir dit des choses fortes, que l'on peut, certes, accuser d'exagération et d'injustice, mais qu'il se devait à luimême de dire et de crier, puisqu'il les pensait dans sa colère juste ou non. Que Verlaine accable de son mépris les Chansons des rues et des bois, ce droit lui est dû, puisque certains détails l'ont froissé comme célébrant des sensualités coupables. De son côté, Hugo, n'a qu'à lui répondre : C'est
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512 VERLAINE
mon Parallèlement, ce sont mes Chansons pour elle... et je crois qu'elle est de vous cette porole :
.... . liberté, libertes aux poésies !
Mais qui pourrait reprocher à Verlaine de s'abandonner à des impulsions intellectuelles ou cordiales qui mutuellement se repoussent ! N'estce pas la fatalité de son rôle ?
D'autres, moins individualistes et voyant l'humanité par masses, en avaient, détaché quelques figurines ayant un caractère de généralité partielle. On les appelle des créations. Rabelais « créa " Panurge, Molière, Célimène, Tartufe et Mascarille, Hugo, Gringoire et Gavroche, Balzac, lepère Grandet, aussi Gaudissart,Flaubert, M. Homais,Zola, Claude et Mme Josserand. Verlaine, pour bâtir lui aussi un personnage qui servît de type, n'eut qu'à se raconter sans le moindre détour, et il concentra dans lui-même la race de ses frères en lyrisme, avec leurs sensibilités violentes, leurs délicatesses, ïeurs ardeurs, douleurs, joies, visions et contradictions, il créa un être immense dont la voix réunit. en sa musique étrange les mystérieuses beautés de toute la clameur humaine. : le poète.
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XVIII
BIGAMIE— «AH ! D'ÊTRE HEUREUX !.. » — TERRIBLE MÉNAGE — BIBIPURÉE — DERNIERS RIRES, DERNIERE CRIS — SAINT-ETIENNE-DU-MONT.
Je trouve dans l'ouvrage de MM. Alphonse Séché et Paul Berthault (Vie anecdotique et pittoresque des grands écrivains. — Paul Verlaine) la lettre suivante :
« Londres, 6 décembre 1893.
« Chère Philomène, demain mercredi, c'est-à« dire le jour même où tu recevras ceci, je débar« querai à 7 heures du soir à la gare du Nord, train « venant de Calais. J'apporte peu d'argent, mais « vais en gagner beaucoup, quelque chose comme « 250 francs par mois pour Londres seulement. Je « me sépare d'Eugénie avec un gros chagrin. J'aime «et j'aimerai toujours cette femme-là, mais elle « m'est dangereuse et mon parti est bien pris. « Toi je t'aime aussi, tu as toujours été bonne pour
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« moi. Ne me parle jamais plus de l'autre. Aie un « meilleur caractère, tout ira bien.
«A demain... Va, si nous sommes sages, nous « pourrons être heureux. Seulement il faudra « changer de quartier. Je dois m'éloigner autant «que possible. Cette créature a jeté sur moi un « mauvais sort, et toujours ça va mal avec elle.
a C'est si incommode d'envoyer de l'argentqu'il « faut m'excuser de me montrer si avare. Demain, " viens à ma rencontre, à 7 heures du soir, gare du « nord, tout se récupérera. Ton Paul qui n'aimera « plus désormais que toi. »
— Comment ? va s'exclamer le lecteur, est-ce qu'il avait deux compagnes ?
— Oui, ce pauvre Verlaine, il en avait deux... Test-à-dire qu'il tombait sous la domination de Mlle Eugénie, autrefois connue à Bullier sous le pseudonyme coquet d « Mouton » à cause de ses noirs cheveux frisés, lorsqu'il venait de se séparer avec éclat de Mlle Philomène (Estègre), et sous la tutelle de la seconde, quand il s'était vu sur le point d'assommer la première.
Hasard assez piquant : leurs noms voisinent dans le calendrier ; la sainte Philomène est le 14 novembre, la sainte Eugénie le 15 Attaché singulièrement à quelques traditions de la petite bourgeoisie, aimant à souhaiter' les fêtes, il n'avait manqué de noter ce détail et se croyait — je suppose
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VERLAINE 515
— dans l'obligation d'être successivement la victime des deux luronnes, par un motif analogue aux raisons qui lui firent choisir autrefois pour sa résidence la rue qui conduisait à la place de la guillotine.
Mais ces dames n'appréciaient du tout la question au même point de vue. Que Verlaine eût un " coeur d'artichaut » elles pouvaient d'autant moins s'y résigner que les pièces de cent sous cueillies par l'une en l'escarcelle du poète devaient nécessairement être considérées par sa, rivale comme de l'argent qu'on, lui prenait dans sa propre poche. Il en résultaentre elles une haine terrible et une guerre de potins dont Verlaine, enfantinement, se mêlait, s'irritait, enfin les « histoires " de Coulommes se renouvelant à Paris.
S'il était en ménage avec Eugénie «Mouton », celle-ci rencontrait comme par hasard Philomène « Esther » qui ricanait et lançait quelque réflexion à laquelle l'autre, parigote bien dessalée, ne manquait pas de répondre, on devine sans peine avec quelle virulence. Avait-il été " repigé » par Philomène, Eugénie voyait celle-ci remonter la rue Soufflot en se pavanant dans une belle robe toute neuve, et pensait en mourir de rage. Quand, à la suite de querelles par trop déprimantes, Verlaine jurait de vivre seul, libre et digne, ce serment ayant été proféré devant maints « commerçants »
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aux langues agiles, Eugénie en était informée et trouvait moyen, bientôt, de ramener chez elle ce malheureux perclus qu'elle dorlotait quelque temps. Puis c'était le supplice : « Ton Esther !... Tu y penses toujours... Mais si, tu y penses!.., " Parfois elle rentrait, férocement joyeuse ; elle venait de voir Esther, l'avait " engueulée dans les grands prix » ; elle reprenait et mimait la scène... Verlaine priait d'abord, à la fin ordonnait furieusement qu on lui laissât la paix au sujet de cette femme, qui, d'ailleurs, après tout... Et, par colère, \ il en faisait l'éloge, ce qui produisait une bagarre dont retentissait toute la maison.
L'"impécuniosité", plus ou moins intermittente, amenait aussi des explications orageuses avec Esther, qui dépensait pour sa toilette, ou bien plutôt, songeait Verlaine, pour des largesses clandestines, et ce soupçon allumait en lui une jalousie dont il cherchait à rire, qui finissait par le torturer. En tout cas, Esther avait cela de bon qu'elle supportait les moments de gêne avec une certaine philosophie, et quand il n'y avait que cet ennui, on arrivait encore à s'entendre :
Nos repas furent sommaires, Celle semaine : enfoncés Les Marguerys et les Maires Aux menus par trop foncés...
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Nous mangeâmes de la soupe Où lentilles et poireaux Mêlaient leurs parfums farauds A celui du pain qu'on coupe.
L'eau coulait dans le cristal, Plus pure que lui, plus claire, Meilleure que vin ou bière. Boire idéal et fatal !... (1).
Mais sur la question " galette » Eugénie devenait intraitable. Etait-ce mépris furibond pour les hommes qui ne « casquent pas » et n'ont— criaitelle — qu'à « ficher leur camp » ? Ne voyait-elle, en effet, dans Verlaine qu'un simple moyen de mettre de l'argent, pour elle, à la Caisse d'épargne ? On aurait pu le croire à l'entendre se vanter d'avoir fait «chanter " copieusement tous les « miches » qu'elle avait eus ; mais elle vociférait ces affirmations scandaleuses dans les moments de colère folle : je crois que la bonne femme — elle mourut un an ou deux après son compagnon — souffrait alors de la maladie qui l'emporta et dont un premier signe était précisément cette disposition exagérée à l'inquiétude, quand Eugénie se trouvait en face de la situation fâcheuse quelle nommait « Peau de balle en variétés ».
Verlaine, n'aspirant qu'au repos, leur avait
(1) Invectives.
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proposé à toutes deux le mariage, le vrai, celui devant l'autel, et devant M. le maire. Elles ne purent pas au sérieux cette proposition faite pourtant de la meilleure foi du monde.
Alors qu'il écrivait à sa « chère Philomène » la lettre citée plus haut, il venait de faire des conférences en Angleterre et d'y gagner quelques sous. L'appréhension de la vie parisienne qu'il lui fallait reprendre en même temps que les habitudes d'excès auxquels il ne pouvait plus se soustraire, la perspective de nouvelles chamailles avec la rude Philomène se mêlaient à la terreur de vivre seul. Et il était si triste, si anxieux, qu'il écrivait à Eugénie pour lui donné congé... et rendez-vous, elle aussi, à la gare du Nord...
" Lundi (1) matin, Londre.
« Ma pauvre chérie,
". Adieu, va ! Ça vaut mieux. Quand tu auras besoin de moi, fais un signe, et tout je le ferai... Si tu veux me voir, je serai après demain, jeudi, gare du Nord — par le train qui arrive de Calais à Paris, à 7 heures du soir. — Surtout ne sois pas accompagnée et ne débusque pas tout à coup d'une porte » (2).
(1) La lettre à Philomène est du lendemain.
(2) Eugénie, c'est à supposer, lui avait fait déjà cette plaisanterie ridicule dout la brutalité lui était odieuse.
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Bien bizarre. Mais quoi ?... L'horrible solitude !... L'écrasante infirmité qui l'oblige à rechercher des soins, une aide, un bras qui le, soutienne !...
Depuis dix ans, ma jambe gauche, Tu me jouas combien de tours! C'en est lassant, cela me fauche, Cela va-t-il durer toujours? (1).
Ces deux femmes violentes le menaçai"'"' d'émotions également douloureuses, il le sa pourtant il ne mentait pas quand il disait qu'il t. aimait l'une et l'autre... en les redoutant. Ce qu'il aimait, comment le fuir? Mais la paix, si nécessaire!... Et que s'était-il passé pendant son voyage?... Sur laquelle des deux femmes pouvaitil compter à son retour?...
Salut, France ! Et qui m'attend donc,
Puisque enfin voici la pairie?
Le calme, sans doute, et tant, donc!...
On n'est pas toujours accueilli Ainsi qu'on s'attendait à l'être... Qui donc est toujours accueilli ?.,. (2).
Ces vers disent le tourment du voyageur attendu par qui, en effet?... Attendu comment, et en vue
(1) Varia. Vers écrits en 1895, mais qui lurent constamment d'actualité depuis 1886.
(2) Varia.
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de quoi, et guetté par quelle déception, quels orages pires que tous ceux évités sur la mer ou voletaient « gaîment tristes » les mouettes?... Quand il écrivait à Eugénie que, tout en se séparant d'elle, cependant il voulait bien la voir, il obéissait à un dernier scrupule de tendresse et faisait simultanément la tricherie navrante de l'homme qui, forcé de jouer sa vie à pile ou face, jetterait en l'air deux pièces de monnaie. Dirons-nous qu'il ne fut excusable de frauder ainsi la cruelle fortune ?... Hélas i le plan candidement roublard d'un vieux troupier voulant redevenir petit gosse, avoir un tiède et bien doux intérieur, et des jupes circulant, maternelles, autour du foyer comme autour d'un berceau, c'était, pas plus, celui du pauvre poète si souffrant, si fatigué !...
Ah ! d'être heureux, puisqu'on le peut, puisque la vie
Tumultueuse nous a tué toute envie
Autre que d'être calme en un lieu calme enfin !...
Il disait cela, sur son lit d'hôpital, à PhilomèneEsther en juillet 1894. On devine ce qui s'était passé : avoir eu vingt ans quelques heures, mené quelques jours " la vie inimitable », fait fondre gaîment au brasier parisien tout " l'or anglais », puis...
Mais son voeu de bonheur paisible avec la capricante Esther se prouva nécessairement chimé-
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rique. Pourtant, de sa part à lui, quelle bonne volonté — j'ai dit qu'il offrait le mariage, — quelle résolution de concilier tout pour la paix du coeur et de la conscience ! Dieu même — qu'il priait toujours — était appelé comme aide et comme arbitre :
Me voici devant Vous, contrit comme il le faut, Je sais tout le malheur d'avoir perdu la voie, El je n'ai plus d'espoir et je n'ai plus de joie Qu'en une en qui je crois chastement, et qui vaut A mes yeux mieux que tout, et l'espoir et la joie,,.
Bichat fut son dernier hôpital. Un fois encore il en sortit au bras de sa « veuve » adorée, et fut par elle, après une querelle abominable, abandonné dans une chambre d'hôtel où la fûtée Eugénie vint le prendre avec l'intention, pour le coup, de ne plus le lâcher.
Rien de passionnel— c'est évident par trop — dans l'acharnement de la chasseresse Eugénie. A par! leur tempérament querelleur, tout pareil, Esther et Mouton différaient au point de vue intellectuel non moins qu'au physique. La première, n'ayant plus la beauté"du diable mais restée ce que l'on dénomme « belle femme », était un être tout d'instinct, violemment et insouciamment nature; elle faisait la noce, comme je l'ai dit, plutôt par une sorte de vengeance contre la destinée
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amère qui lui avait refusé les moyens d'échapper au vice. La seconde se vantait d'appartenir à une famille bourgeoise, d'être apparentée à des personnages de haut rang. Elle ne disait pas, comme Esther : « C'est une fatalité » ; elle criait : "Moi, j'ai mal tourné parce que ça me plaisait ». A travers ses vanteries, ses récits de collage avec tel homme riche qui ne l'avait point a plaquée » sans qu'elle en exigeât plusieurs « billets de mille », on devinait la fleur de pavé, la fille née pauvre, enchaînée dès l'enfance à la nécessité d'un salaire, grandissant dans le tohu bohu parisien, l'âprelé des sujétions, l'envie du luxe et des jouissances frivoles, le désir d'être à son tour fastueuse, obéie comme les grandes dames ou, à défaut, les « cocottes ». C'est ce dernier idéal qu'elle avait atteint en sa jeunesse : pas assez rusée, pas assez patiente pour s'en faire " une position ». Maintenant elle avait une machine à coudre et confectionnait pour le Bon-Marché des vêtements de garçonnets. Haute comme un chien assis, laide comme les sept péchés mortels, quoique ayant été recherchée autrefois — à l'en croire—pour sa " beauté mignonne », Eugénie possédait les facultés de la race active et besogneuse, elle rangeait, balayait, ronchonnait tout le jour, entretenait sur sa fenêtre des fleurs et un oiseau,
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« ... Le jardin de Jenny l'ouvrière »,
mais pas au « coeur content de peu »...
Quand la fatigue obligeait sa grondeuse ménagère à s'asseoir et à garder le silence, Verlaine connaissait un peu de calme, il s'empressait d'en jouir et do dire motus aux nerfs surmenés, au coeur malade.
L'église Saint-Nicolas
Du Chardonnet sonne un glas,
El l'église Saint-Etienne
Du-Mont lance à perdre haleine
Des carillons variés
Pour de jeunes mariés
Moi je fume ma pipe et compose des vers,
Bonhomme, en jouissant de ces sites bonhommes,
Et quand tombe la nuit je m'endors vite, et comme
Je rêvasse toujours, je rêve à des vers mieux,
Bien mieux que ceux de tout à l'heure, vers, grands dieux!
Pathétiques, profonds, clairs telle l'eau de roche.
Des vers à faire un jour mon renom sans pareil
— Et dont je ne sais plus un mot à mon réveil... (1),
L'existence était supportable quand on avait un peu d'argent. Mais Eugénie se chargeait trop volontiers d'aller « ravager » les éditeurs, et si elle avait des talents culinaires, si elle savait choisir un bon morceau chez le boucher, si le. fruitier la
(1) Varia.
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respectait comme une femme « à la redresse », elle n'obtenait que des succès médiocres en débattant les intérêts littéraires de son " ami ". Verlaine devait aller lui-même traiter de ces choses délicates. Elle soutenait, antigone mal avenante, ses pas qui devenaient de plus en plus lourds, et pour ne pas perdre tout à fait son temps — grognaitelle— faisait ses provisions en route :
Lorque nous allons chez Vanier, Dans des buts peu problématiques. Tu portes un petit panier (1)...
Malheur à Verlaine si l'éditeur avait dit : Faible vente!... Eugénie ne pouvait admettre qu'un homme célèbre fût d'un maigre rapport; quand elle en venait à songer que sa victoire sur Philomène pouvait n'être qu'une mauvaise affaire, elle entrait dans des colères noires. — Pas le sou...et un homme à soigner !... y perdre ce qui lui restait de jeunesse... Ah ! elle avait eu des amants... elle en aurait encore...
Et, sur un geste irrité du pauvre invalide, elle insistait, annonçait des résolutions d'un cynisme atroce, que Verlaine aurait dû trouver plutôt risibles, étant données la laideur et la vieillesse de cette " évaporée», auxquelles, sans doute, il ne
(1) Invectives.
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croyait guère, mais qui le révoltaient comme de brutales insultes. La fureur le gagnait à son tour et, tous deux rentrés dans la mansarde (1), ils échangeaient des explications tonitruantes où se mêlait le pépiement surexcite de l'oiseau emmi les capucines et les volubilis qui enguirlandaient la petite fenêtre.
On se réconciliait promptement, Verlaine étant incapable de rancune. Il tombait quelque aubaine. On recevait un mot de Vanier ou de la Revue blanche proposant des travaux rémunérateurs. L'espoir luisait à nouveau dans le coeur ulcéré d'Eugénie. Gomme c'était en somme une tête légère, elle entrevoyait soudain la possibilité d'amasser un magot pour ses vieux jours. Alerte, elle descendait les cinq étages, allait babiller chez les fournisseurs, remontait avec une entrecôte, «premier choix » et le Petit Parisien..,
Quand tu me lis une histoire Empruntée aux faits divers, le me refuse à la croire : — Le monde est-il si pervers ?
D'autre part, on venait de savoir à Paris que l'Angleterre, la Belgique, la Hollande s'étaient montrées généreuses à l'égard du poète si négli(1)
négli(1) rue Saint-Victor,
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gemment traité par ses compatriotes. Nous apprenions de l'étranger que Verlaine était quelqu'un. La pudeur publique s'émut.
Le Ministère de l'Instruction publique donna un premier secours de 500 francs qu'il promettait renouvelable. De son côté, le Figaro, sur l'initiative de François Coppée et d'Henri Bauer, ouvrit une souscription alimentée par les cotisations d'un groupe de littérateurs de gens du monde, et qui produisait environ 140 francs par mois. Cela ferait en tout, dans l'année, plus de cent louis. Eugénie se rasséréna un peu : son pensionnaire avait désormais des rentes.
On quitta la mansarde. On loua, au n°39 de la rue Descartes, un logement de deux chambres et une cuisine. Eugénie trouva l'occasion de faire à bon compte l'acquisition de quelques meubles. Un véritable luxe : il y avait un canapé, de grands rideaux. Ravi de ce faste, Verlaine s'occupa de l'augmenter encore. Un flacon magique, acheté cinquante centimes chez le marchand de couleurs, lui fournit de quoi dorer le cordon de sonnette, aussi les pincettes et le garde-feu qui garnissaient la cheminée en simili-marbre... et d'abord et avant tout les chaises, mais ces dernières avec une telle prodigalité que — l'enduit précieux n'étant pas très « adhésif » ou l'étant autrement que l'affirmait l'étiquette du flacon — les visiteurs ne pou-
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vaient guère y toucher sans emporter sur eux quelque chose de l'étincelanle parure, et Du Plessys disait en regardant sa culotte :
« Croirait-on que chez un poète on se couvre d'or?... »
Eugénie aurait dû être heureuse de vivre en ce brillant séjour. Mais le carpe diem est une idée toute masculine. Providentiellement, sans doute, les Femmes sont formées pour le souci et l'inquiétude. La compagne de Verlaine restait méfiante. Sur les visites nombreuses qui adoucissaient l'ennui du malade elle exerçait un contrôle chagrin. Quand venaient des littérateurs comme Léon Dierx, Villiers de l'Isle Adam, Stéphane Mallarmé, ou des Américains, des Allemands, des Anglais, enfin des messieurs « comme il faut », elle était toute " miel et sucre ». Elle montrait encore de la mansuétude pour quelque vieil ami du poète qui causait avec lui des temps heureux où il vècut Sagesse. Mais parfois se présentaient des gens plutôt dépenaillés qui lui semblaient par trop inférieurs pour avoir le droit d'admirer et d'aimer un homme de lettres, et ne pouvaient qu'avoir l'intention de tirer des sous au ménage, à moins qu'ils ne vinssent en messagers secrets d'une Esther quelconque. Elle les considérait comme semblables à elle, faisant les mêmes calculs, rivaux, par conséquent, et ennemis dangereux.
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Parmi ceux-là je mentionnerai seulement un original personnage qui tenait de l'acteur, du magister, du gniaf et du prêtre interdit. J'entends : par l'apparence; car Bibi Purée n'était réellement qu'un bohème de genre modeste, au passé très simple et fort insignifiant, un enfant du peuple ayant lu des romans et mettant à peu près l'orthographe, qui exerçait le métier de commissionnaire, parfois de cordonnier, parfois d'écrivain public.
Certain soir que Verlaine, en proie aux pensées les plus moroses, était assis à la terrasse de quelque marchand de vins du boulevard Saint-Michel, un homme s'arrêta devant lui soudain... en ses doigts brilla une aiguille qu'il garnit de fil... puis il s'agenouilla, prit avec douceur le pan du pardessus qu'affligeait un notable accroc, et sans mot dire, tandis que le poète, surpris mais souriant, le regardait faire, il procéda méthodiquement, religieusement à la confection d'une savants reprise. « Il n'est pas, dit-il en se relevant, admissible que je sache coudre et que l'habit d'un grand homme soit déshonoré!... » Cette phrase à la Plutarque amusa Verlaine, il crut voir quelle drapait de solennité naïve des sentiments de fraternité bien simple et bien charmante, il tendit la main au « stoppeur », lui offrit un verre... Bibi Purée l'accepta et voulut rendre la politesse... Mais une autre fois, ayant fait des courses pour
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une petite dame du Vachette, il implora comme unique salaire, il obtint de cette aimable personne le bouquet de roses qui était posé devant elle sur la table : c'est qu'il voyait à ce moment passer Verlaine ; prenant joyeusement les fleurs, il courut lui en faire hommage...
Voilà plus que l'essentiel pour être l'ami d'un homme que la bonté sous forme pécuniaire humilia toujours, mais qui recevait avec délices les charités du coeur. Et puis il goûtait en ce bohème au surnom si gaîment, si tristement " philosophe », en ce miséreux tour à tour d'une gaminerie volubile et d'une dignité emphatique je ne sais quelle pureté, quelle noblesse; il lui était reconnaissant de manifester avec tant de grave candeur l'amour qui doit unir les poètes au peuple, c'est-à-dire à la forte, bonne, salubre Nature ; il éprouvait plus encore, peut-être, le bonheur de saluer en Bibi Purée sa propre image, quelque chose comme son portrait vivement croqué en charge, il y voyait un sosie drolatique, délicat, léger, rassurant et consolateur :
Quel Dieu te crée Ce chic, pourtant, Qui nous agrée ?...
Pourtant, aussi,
Ta gentillesse,
Notre liesse
Et ton souci,.. (1 )
(1) Dédicaces.
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De telles qualités demeurèrent sans effet sur âme soupçonneuse d'Eugénie. Le nom de « Bibi » ne lui disait plus rien, celui de « Purée » lui causait un invincible dégoût. Son compagnon pouvait écrire au savetier-commissionnaire :
la pauvreté : Ton opulence,
elle comprenait cela comme un paradoxe propre à dévertir les « galetteux ». Pour elle c'était de la mauvaise plaisanterie. Elle ferait tout pour abolir des relations aussi compromettantes. Verlaine fut maintes fois semonce très vertement à cet égard. Le malheureux s'obstinait à recevoir quand même Bibi qui lui apportait mille petites histoires du quartier. Cela devint tout à fait inacceptable dans le " home » bourgeois de la rue Descartes. Mais Bibi Purée avait des ruses de sauvage. Il guettait les sorties de Madame, et dès qu'il la voyait se glisser dans l'autre du charbonnier, à l'effet de potiner tout en buvant quelques " vétérinaires " vite il montait bavarder chez Verlaine, et Eugénie, rentrant, le surprenait installé, respectueux babillard. Oh! alors, il avait beau faire de grands saluts, demander avec empressement (somment allait ce vilain rhume... et un tas de simagrées... elle était prise d' abord d'une quinte de toux violente, elle galopait dans les chambres, épousse-
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tait avec fureur» bousculait Bibi, lui balayait clans les jambes... et tout d'un coup, sous l'action des cordiaux qu'elle venait de prendre, éclatait en transports de colère grandiloquente :
— Sa santé?... ah! oui, bien question de ça, tout de même!... oh ! la lia!... elle était en train de crever, voilà tout... oui, de crever, ou plutôt de se faire crever... à travailler comme une bête, pour nourrir, pour soigner un fainéant... pire qu'un fainéant, un maquereau... un homme qui n'avait pas honte de se faire entretenir par une femme... Oh! le travail ne lui faisait pas peur... elle avait toujours travaillé, elle travaillerait encore — montrant la machine à coudre qui dormait dans un coin — si elle n'avait pas à soigner un type qui s'était fricassé le tempérament à faire des orgies avec des traînées... qu'il regrettait, du reste, avec lesquelles il conservait des accointances... elle le voyait bien... elle était malade, mais elle avait des yeux.,, elle n'était pas une poire, elle était une honnête ouvrière !...
Et se campant devant Bibi plein d'émoi, elle frappait sa vaste poitrine de claques indignées qui résonnaient avec un bruit sourd.
Quand l'intrus avait pris la fuite, Verlaine sommait énergiquement sa compagne de le faire transporter dans un. hôpital ou simplement dans la rue, pour qu'il fût délivré, n'importe comment;
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d'une pareille mégère... La querelle devenait plus apre. Sur de nouvelles injures, il se traînait vers son bâton, Eugénie courait à la cuisine, revenait avec un couteau, le lui offrait :
— Tue-moi donc d'un seul coup, assassin !..„
Là-dessus, elle éclatait en sanglots, appelait la mort, se mettait au lit. Verlaine finit par céder, bibi Purée fut prié de ne pas revenir.
Si l'éditeur envoyait un peu d'argent, si le ministre accordait un nouveau secours, si la souscription du Figaro avait produit « quelques ors », l'humeur d'Eugénie devenait charmante pour les visiteurs, à condition qu'ils n'amenâssent pas de femmes et ne fussent point soupçonnés d'être des tire-liards ou des espions d'Esther.
On était mieux qu'accueilli : retenu, invité àdîner. Cela faisait tant de plaisir à Verlaine! Il retrouvait sa gaîté, son impérissable jeunesse d'esprit :
N'importe ! Ah ! buvons donc, tandis que
Ce docteur a le dos tourné,
Un petit coup à ce damné
Age mûr venu dont je bisque !... (1).
Il revenait avec bonhomie sur l'histoire de sa vie conjugale. Car la séparation n'avait éié.eiici;-
(1) Varia.
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tive que matériellement et dans cette âme malgré tout attachée à la « norme » — comme il dit — jamais ne s'était rompu le lien sacré. Quod Deus junxit homo non separel : il en était la preuve bien singulière. Son amour pour celle qu'il ne revit jamais, à laquelle pourtant il pensa toute sa vie :
j'ai rêvé d'elle et pas elle de moi !...
ses regrets, ses navrantes coquetteries d'amant que n'abandonne pas l'espoir :
Ecoutez la chanson bien douce...
puis, pour que ce fût complet, ses colères, ses reproches, ses injures avaient perpétué, en dépit de l'absence, en dépit des lois humaines, le tempe tueux ménage. Il parlait maintenant de sa femme avec une douceur tranquille :
— ... Non, vraiment, si je l'apercevais dans la foule... cela peut arriver... je ne détournerais pas la tête... Plutôt, de la façon dont au passage on reconnaît une ancienne, je lui dirais, de loin, bonjour... familièrement... c'est trop naturel... et d'un geste détaché... dame! oui, détaché... mais amical, gentil...
Eugénie croyait alors nécessaire de faire mauvais mari d'autrefois les observations les pli véhémentes; elle plaignait la jeune épouse, p nait son parti avec une indignation iunbonu
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Lui se disculpait, très animé. Elle l'accablait davantage :
— Tout de même.,, si ce n'était pas malheureux!... Une jolie jeune fille, bien élevée, dans une bonne famille, et mariée à un brutal, à un soûlàrd!... Elle aurait voulu être là, injurier ce méchant, lui taper dessus...
Pour la calmer, nous lui faisions boire un peu de rhum. Elle devenait sémillante, contait ses triomphes du temps où elle figurait dans des pièces « à grand spectacle », au théâtre du Châtelel. « Car je n'ai pas toujours été une humble ouvrière, Monsieur!... Autrefois on m'a jeté des fleurs sur la scène... Parfaitement!... Tenez, quand je chantais... »
Prenant alors une pose mignarde, les deux bras en arc autour de sa vieille tête, elle se levait pour redire, avec des zézaiements coquets d'un comique inénarrable, tel quatrain de revue qui enchanta les « petits crevés » sous le règne de Napoléon III. Verlaine, à son tour, demandait la parole, détaillait des choses de café-concert qu'il adorait à cause de leur puérilité : " Joséphine alle est malade » ... «Ah ! plaignez la pauvre Véronique !... » Puis la conversation allait vers des sujets plus,., littéraires. Il s'attendrissait sur le « Père Hugo », demandait la Ballade de la Nonne.
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VERLAINE 535
Enfants, voici des boenfs qui passent» Cachez vos rouges laitiers...
C'était long... Pourtant l'on chantait les vingt quatre couplets. Eugénie prolongeait encore le r frain par une suite de tra la la la la la la la la que Verlaine accompagnait en agitant des castagnettes-de deux sous.
Désormais son existence était celle d'un invalide à perpétuité. Sa jambe gauche restant à la fois sensible et inerte, la marche lui devenait très pénible: tout ce qu'il pouvait faire était de clopiner çà et là dans l'appartement, à l'aide d'une canne et en s'appuyant aux meubles. Les deux étages, qu'il aurait fallu descendre et puis, surtout, remonter, lui interdisaient de sortir. Il se résignait, content du repos, n'ayant comme distractions que les visites, heureusement nombreuses. Eugénie, trop émotive pour n'être pas une déplorable " nurse », mettait au moins de l'amour-propre à soigner la tenue du malade et veillait, à ce qu'il eût toujours des chemises et des draps bien blancs. Un jour, elle lui apporta, triomphante, un peigne à moustaches ; mieux encore : pour sa barbe qui grisonnait terriblement, de la teinture d'uu blond fort joli dont elle lui apprit à se servir.
Il en usait avec effronterie, l'homme a sincère », aux yeux de ses amis scandalisés un peu, égayes beaucoup, et se teindre et se lustrer de brillantine,
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aller s'admirer dans la glace, cacher son front énorme sous les frisons postiches d'Eugénie — ce qui lui donnait l'air d'un bandit épouvantable et faisait pousser des cris d'horreur à tout le monde — remplaçait maintenant pour l'assagi par force les plaisirs tumultueux des anciennes « vadrouilles ».
Le régime sédentaire, le manque d'air vif et de grand jour étaient d'ailleurs mauvais pour son état physiologique ; il engraissait, il devenait somnolent, les ressorts de la résistance vitale s'affaiblissaient : le premier accident serait dangereux.
Dans ce corps usé la vigueur intellectuelle restait intacte. Il avait conservé en tout temps, à travers bien des faiblesses, à défaut de certaines vertus imposées rigoureusement par la loi catholique, sa foi entière, il continuait de la proclamer:
Le seul savant c'est encore Moïse (1) ! Ainsi disais-je et pensais-je autrefois, El quand j'y pense encore, et sans surprise, Me le redis avec la même voir.
Ma conviction, que tous les problèmes Etalés en vain à mon oeil naïf N'ont point mise à mal, séducteurs suprêmes, T'affirme à nouveau, dogme primitif (1).
(1) Varia.
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Des amis qui l'aimaient trop à leur manière, c'est-à-dire d'après leurs propres habitudes d'esprit, s'étaient mis en tête d'ajouter à sa gloire le bien suspect dénommé « considération ». Est-ce que l'on n'avait pas, récemment, parlé de candidature à l'Académie ? Est-ce que Verlaine « dans l'admiration des jeunes » ne remplaçait pas Leconte de Lisle, Victor Hugo,., et ne devait-il devenir à son tour une sorte de pontife?.,. Les familiarités qu'il prenait avec l'attention publique, en abusant du genre confidentiel, gênaient ces bien intentionnés. Assez, disaient-ils, des aveux passionnés et candides, assez des dames insuffisamment — d'après eux — Béatrices que Verlaine chanta pour l'exclusif plaisir de son coeur. Le moment était venu de planer au-dessus des foules ; done il lui fallait sortir du personnel et objectiver son talent.
Ils ne comprenaient pas que l'abusive " naïveté " attribuée au poète n'était que de la sûreté intellectuelle, et qu'il s'attachait à l'unique « sincérité » parce qu'il y voyait la meilleure méthode pour obtenir ce que cherche un bon écrivain : l'exactitude. Je conviens que le procédé n'est pas à la portée de tous. Que tel ou tel vaniteux modèle sa propre statue, rien de moins intéressant et rien, en somme, de moins littéraire. Mais faire voir, avec ses ressorts les plus secrets, sous ses côtés les plus fortement, les plus éternellement humains, une
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âme subtile et puissante, quand on a cette âme nu peu sans le savoir, et en évitant facilement dès lors d'en tirer de l'orgueil, c'est un bonheur exceptionnel pour un littérateur, et il est favorisé deux fois quand il craint de le perdre. Cependant, toujours hanté par ce besoin de modestie, cette crainte aussi de l'erreur qui l'incitaient à vouloir — sinon pouvoir— se donner tort et suivre des conseils, le poète voulait bien essayer de parler d'autre chose... que de lui. Allons !,.. il se mettrait aux « idées générales » La preuve en était qu'il ferait un drame historique, et il " s'attelait » courageusement à son Vive le Roy! projet ancien, plusieurs fois repris, puis abandonné... Or, il avait beau faire : son petit-prisonnier du Temple souffrait, aimait, s'exaltait, plenrait en vers superbes, mais toujours en simple Verlaine. L'auteur s'en apercevait bien Ce n'était pas encore la note voulue. Il ferait des efforts plus héroïques. Il atteindrait à l'abnégation totale :
Adieu donc, adieu, cher moi-même Que d'honnêtes gens m'ont blâmé, Les pauvres, d'avoir trop aimé, Trop flatté (dame, quand on aime!)
Adieu, cher moi-même en retraite !..« C'est déjà un peu du ltmbeau Qui nous guigne à travers ce beau Projet vers l'art de seule tête.
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Adieu le Coeur ! il n'en faut plus. C'est déjà un peu de la terre Sur la Tête... et son art... austère Que ces adieux irrésolus (1).
A l'automne de 1895 il contracta un rhume, d'abord bénin, qui persista... Il s'en inquiétait. Le manque d'exercice physique amenait chez lui une faiblesse croissante. Le rhume dégénéra en bronchite aiguë. On peut en guérir, mais il ne faut pas un tempérament fatigué par toutes sortes de causes et alangui par la claustration. Tout à coup, ce fut l'aggravation naturelle, fatale : la congestion pulmonaire. Il me fit avertir. Je croyais à une simple crise, dangereuse, non mortelle. Déjà il avait les yeux presque éteints...
Cependant, la vie de l'esprit demeurait forte et active. Chose difficile à croire : tout en bavardant d'une petite voix faible — mais sa diction restant bien nette, - le condamné paraissait loin depenser à ce qui préoccupe ordinairement ceux qui voient la mort imminente; il ne songeait nullement à des dispositions testamentaires, il ne disait pas : Je voudrais que, si je meurs... » ; il parlait, très intéressé, très lucide et fort calme,... de la lettre envoyée par l'empereur Guillaume au président Kruger à propos de l'incident Jameson !...
(1) Varia.
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— Ne crois-tu pas, interrogeait-il, que cela produira des événements graves?
Et comme je demeurais sceptique, il eut un sourire vaguement satisfait où transparaissait pourtant, il me sembla, quelque déception enfantine. Il ajouta :
— Moi, d'ailleurs... je suis fichu.
.„ Naturellement, j'affectai de rire. Un moment il garda le silence, ferma les yeux... Je vis qu'à travers ses cils, non rapprochés entièrement, il guettait l'expression de mon visage, pour savoir, pour être sûr que je ne lui faisais pas un pieux mensonge. La ruse était par trop visible, je pus conserver, malgré ma tristesse, un air gai.
Peut-être que l'on ne devrait pas se conduire ainsi à l'égard de ceux qui vont mourir. Mais c'est aussi bien dur, quand ils ont encore un peu d espoir, de le broyer par les mots que prononce, dans la cellule du criminel, le magistrat suivi du bourreau. Sans doute, un malade catholique a droit à certains avis... J'hésitai,ne jugeant pas que les derniers moments fussent aussi proches, et remettant au lendemain pour amener la question, s'il n'en parlait lui-même. Il croyait certainement avoir du répit. La chose la plus inquiétante, à cette heure, disait-il, c'était que les dépenses médicales venaient d'épuiser les ressources du ménage. Pouvait-on obtenir une avance sur la mensualité du
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Figaro ? Il me priait d'y aller voir le jour suivant. Je promis de le faire et de demander à l'Instruction publique un nouveau secours (1).
Après mon départ, il vint d'autres amis qui fireni comme moi, cherchèrent à éloigner les idées ogubres, tournèrent en plaisanterie des craintes, il retrouva sa gaîté, fut spirituel, gamin, parvint à se dresser, à s'asseoir, voulut être plus drôle que tous, fit des grimaces, dit mille folies...
Vie rayonnante, vie intensive, jusqu'à la fin, d'une intelligence qui s'était elle-même qualifiée, sans orgueil : « Il n'a pas son semblable» ! Et on se rassure, et l'on pense au mot touchant de la vieille nourrice de La Fontaine : «Dieu n'aura pas le courage de le damner ! »...
Quand il retomba sur sa couche, épuisé par les dernières illusions de joie, quand il demeura seul, vers le soir, un premier assaut d'agonie eut lieu tout à coup. Eugénie, l'entendant crier, perdit la tête, le querella parce qu'elle souffrait de le voir
(1) Mon ami Henri Mornand l'obtint, vu l'urgence, immédiatement (500 francs), par l'intervention de M. Jules Gautier, alors chef de cabinet de M. Combes. Cet argent servit a payer une partie des frais de funérailles. De son côté, M. Henri Roujon fit allouer une somme égale par l'administration des BeauxArts. Le premier secours avait été accordé sous le ministère de M. Poincaré, ce qui fit dire à Verlaine : « Après tout, il y a de bons républicains !... » Et cela ne prouve pas du tout qu'il était « naïf » !
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souffrir, et ce fut horrible, cette, dernière « scène» entre une malheureuse folle et un agonisant convulsif. Il roula de son lit, elle n'eut pas la vigueur nécessaire pour porter un corps aussi lourd, et s'en alla pleurer chez des voisins, il resta, se tordant, râlant sur le plancher, retrouvant parfois la force d'articuler ces mots :« Un prêtre !.., Ah ! je n'ai même pas de prêtre !... »
Enfin des gens entrèrent qui le remirent dans ses draps. L'arrachement des liens vitaux essentiels étant désormais un fait accompli, la torture finit par s'apaiser, il entra dans le calme précurseur de la délivrance, il eut ce qui dispense des sacrements suprêmes : l'attrition, murmura de vagues prières, ses lèvres mourantes chuchotèrent des mots de pardon, il expliqua aux hommes et à Dieu la totalité de ce qu'il fut à cause de sa destinée, à cause de sa race, et l'on distingua parmi tant de paroles confuses un nom murmure avec plus de force, un nom qu'il prononçait de façon archaïque pour que la portée en fût plus largement extensive, partît du present, et, dans un large vol, attei gnît aux lointains de l'histoire, un nom qui le résume et le justifie : " François (1)! » c'est-àdire : Français !
(1) 8 janvier 1896. Eugénie, dans sa logique rapide et spéciale. crut comprendre qu'il s'agissait du poète des Humbles. Verlaiue l'avait très peu revu depuis 1871. Coppée fut charitable
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Dès le matin du 9 janvier, le public apprit par les journaux que « Pauvre Lélian " avait cessé pour toujours de rire, de pleurer, de souffrir. La chambre « dorée » s'emplit de visiteurs. Eugénie, ayant un peu dormi, était devenue presque tranquille. D'honnêtes voisins l'avaient aidée à donner à l'appartement un aspect convenable. Sur le lit, que déjà couvraient des bouquets et des couronnes, Verlaine, un crucifix sur la poitrine, reposait, le cou orné d'une cravate noire. Comme il eut toujours le teint blême, son visage paraissait à peine plus pâle que d'habitude et donnait l'illusion, à cause de cela, d'être moins mort que les morts ordinaires. Le sourcil restait froncé un peu, et, comme par protestation contre la rigidité cadavérique, la tête, reprenant une coutumière attitude, se rétractait légèrement sur l'épaule gauche, avec cet air à la fois docile, câlin, boudeur qu'ont les enfants révoltés et tendres, à la suite d'une scène où ils savaient avoir raison et tort, et qui viennent de s'endormir sous des gronderies mêlées de caresses, en obéissant pourtant à leur mère et qui chuchottent, les yeux clos par le sommeil vainqueur de tout : « Mais, aussi! .. »
Par une sorte de " malice » divine il fallut ensuite que tout le drame, toute la signification, tout l'enseignement de cette vie de poète fussent réunis, visibles, en un temple où se concentre, on dirait, l'histoire glorieuse, agitée, inégale, mélancolique et jolie du caholicisme de France.»
à son égard pendant les dernières années. II vint rue Descartes le 9 janvier et donna un louis à Eugénie en di ant, par une attention délirate: " C'est pour acheter des fleurs. » Il n'avait aucune raison de douler de ce qu'elle lui raconta et fut en droit de le rappeler quand il parla an cinetière : « ••• Dans ton agonie tu réclamais ma présence.. »
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Il y avait là— devant le délicat jubé où la Renaissanee classique à son aurore met au service des austérités chrétiennes tant d'élégance fleurie, sous les ogives gothiques dominant et entourant, assemblée grave et douce comme de mitres épiscopales—on retrouvait là, représenté par cent protagonistes, l'art et ses luttes de doctrines, ses batailles d'orgueils individuels. Au-dessus d'un cercueil où dormait celui qui ne voulut connaître ni l'envie, ni l'ambition, ni la vanité, les écoles croisaient comme des épées leur regards. Tel « arrivé », ou « en route », ou «jeune » cherchant à se frayer n'importe comment un passage vers la notoriété, vers le gain, semblaient surpris et presque irrités d'en voir d'autres honorer Verlaine. Et tous, pourtant, étaient venus, tirés par le prestige mystérieux et irrésistible d'un désintéressé, d'un modeste.
Là aussi,pour l'éternellement affamé d'amour. J'aperçus, coude à coude, ces deux ennemies : Eugénie pleurant à chaudes larmes, enfouie dans les grands voiles noirs d'un veuvage assumé, Philomène presque souriante en la fierté du pardon, heureuse d'être fidèle, par sa présence, à l'homme qui lui demanda un jour de prier pour lui quand il serait mort.
Et, dans le jardin du Luxembourg, « le monde » — qu'il l'ait ou non voulu—et les artistes, les penseurs, qu'ils soient spiritualistes ou *non, viennent d'élever une statue au poète, mais,par force et par le même conscient ou inconscient hommage, une statue à la foi aurepentir, àl'espérance, à la souffrance du péché, au christianisme,
FIN
St-Denis. Imp J. Dardailler
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Les "ILLUMINATIONS" et "UNE SAISON EN ENFER" de RIMBAUD
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