BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE -ET DE CRITIQUE
ALFRED DE VIGNY
SA PENSÉE ET SON ART
PAR
EDMOND ESTÈVE
Professeur à !'Unf'uerst/e de Nancy
PARIS
LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
1923
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ALFRED DE VIGNY
SA PENSÉE ET SON ART
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DU MÊME AUTEUR
Byron et le Romantisme français, essai sur la fortune et l'influence de y'œu~re de Byron en France, de 1812 à 1850.Paris, Hachette, 1907 (épuisé).
Paul Hervieu, conteur, moraliste et dramaturge, essai de critique littéraire. Paris-Nancy, Berger-Levraut, 1917. Leconte de Lisle, l'homme et l'œuvre. Paris, Boivin, 1922.
Etudes de littérature préromantique. Paris, Champion, 1923.
Alfred de Vigny, Héléna, poème en trois chants, édition critique. Paris, Hachette, 1907 (épuisé).
Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, édition critique. Paris, Hachette, 1914 (épuisé).
Sous presse
Alfred de Vigny, Les Destinées, édition critique (Hachette).
Byron (Collection des Cen/cAe/s-d'œupree~an~ers.–Renaissance du Livre).
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INTRODUCTION
LA VIE
Il était à la fois homme du monde et homme de lettres alliance rare, assemblage exquis.
JOURNAL D'UN POÈTE.
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DE QUELQUES CONTRARIÉTÉS DE LA VIE D'ALFRED DE VIGNY
Bien qu'il ait appartenu à la grande génération romantique, Alfred de Vigny n'était pas un homme à épanchements et à conndences. On sait ce que disait de lui Jules Sandeau, en recevant son successeur à l'Académie française «Personne n'est entré dans l'intimité de M. de Vigny, pas même lui. Le mot voulait être piquant. Il ne l'est peut-être pas tout à fait de la façon dont l'espérait son auteur. Il paraît assez imprévu d'entendre traiter de la sorte un homme qui a passé le plus clair de son temps à s'analyser et, même en se rappelant à la décharge de Sandeau qu'au moment où il parlait on ignorait encore le Journal d'un Roète, on incline à penser qu'avant de juger son illustre confrère, il avait, comme il arrive, négligé de le lire, ou qu'il ne l'avait lu que d'un œil bien distrait. La vérité, c'est que si Vigny s'est appliqué plus que personne à se connaître lui-même, il a évité autant que possible de parler de lui. A deux ou trois reprises il a commencé à rédiger ses mémoires chaque fois, au bout de quelques pages, la plume lui est tombée des mains. Dans ceux de ses ouvrages qu'il écrivait pour le public, il a, non pas toujours, mais le plus souvent, effacé sa personne pour ne
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laisser voir que ses idées. C'est par là qu'il voulait retenir l'attention de ses contemporains et de la postérité. C'est par là aussi qu'il convient de le considérer. Les événements de sa biographie, d'ailleurs assez unie et simple, sont, à tout prendre, d'une importance secondaire. C'est à la vie de son âme que nous nous intéressons les circonstances de sa vie extérieure ne sont utiles à rapporter que dans la mesure où elles expliquent ses sentiments et éclairent sa pensée, et le critique n'éprouve que rarement le besoin de s'y arrêter, tant ces sentiments et cette pensée s'élèvent au-dessus des contingences physiques et semblent appartenir à un pur esprit.
Toutefois, à lui appliquer trop strictement cette méthode, il pourrait y avoir, pour Vigny lui-même, un inconvénient Si, déférant au vœu secret du poète, nous laissions de côté son histoire, pour ne nous occuper que de celle de son œuvre. nous ferions certainement plaisir à'son ombre, mais nous risquerions de faire tort à sa mémoire. Même en parlant beaucoup de soi, on n'en donne pas toujours une idée bien exacte. En en parlant peu, ou en n'en parlant point, on laisse aux autres le soin de s'en faire et d'en propager une idée tout à fait fausse. Le cas s'est présenté plus d'une fois pour Alfred de Vigny. Avant donc d'étudier ses écrits, il y a lieu de se faire une idée juste de sa personne et de son caractère, et pour s'en faire une idée juste, il est nécessaire de repasser brièvement les événements de sa vie, de les rapprocher les uns des autres et d'en dégager le sens général. C'est la raison d'être et l'objet de cette introduction.
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La naissance d'Alfred de Vigny fut l'aboutissement et comme le chef-d'œuvre de deux anciennes familles de noblesse provinciale qui se sont confondues en lui et éteintes avec lui. Il attachait un grand prix à cette double origine. « Quelquefois, dit-il, il m'a semblé sentir en moi l'ardeur et les forces différentes des deux races dont je suis sorti. Homme du nord par mon père, et du midi par ma mère, les nerfs vigoureux de l'un et le sang brûlant de l'autre se sont combinés de manière à me donner une nature impressionnable et foite, persévérante et souple, que j'ai ployée à tout ce que j'ai voulu et qui a embrassé tous les travaux, ressenti et supporté tous les plaisirs et toutes les fatigues que mon imagination lui imposait. Ces deux sangs nobles, l'un de ma famille paternelle et toute française de la Beauce, et du centre même de nos vieilles Gaules, l'autre d'origine romaine et sarde, ces deux sangs se sont réunis dans mes veines pour y mourir. »
Les Vigny étaient originaires de la région parisienne. Leur noblesse remontait à un certain François de Vigny, receveur de la ville de Paris, anobli par Charles IX en 1570. Les Baraudin ne venaient ni de Rome, ni de la Sardaigne, mais du Piémont. Un Emmanuel Baraudini, secrétaire du duc de -Savoie, avait reçu de son maître, en 1512, des lettres de noblesse, qui lui avaient été confirmées par François 1er, en 1542, lorsqu'il eut été naturalisé français. Noblesse, de part et d'autre, d'origine administrative et bureaucratique, devenue, après quelques générations,
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noblesse d'épée, par l'accession aux charges militaires. Les Vigny, depuis Louis XIV, servaient de père en fils dans l'armée, d'où ils se retiraient au bout de vingt ou vingt-cinq ans, avec le grade. de capitaine et la croix de Saint-Louis. Les Baraudin, établis dans l'Angoumois et la Saintonge, s'étaient tournés vers la marine. Le grandpère maternel d'Alfred, Didier de Baraudin, avait fait comme capitaine de vaisseau une carrière honorable, et avait pris sa retraite en 1780 avec le grade de chef d'escadre. Des deux côtés on était fier de son lignage. Des deux côtés aussi on semble avoir eu de grandes prétentions, médiocrement ou même nullement justifiées. Au contrat de mariage de sa fille, M. de Baraudin se donna le titre de marquis et quand Alfred fut sur le point de quitter la maison paternelle, M. de Vigny lui déclara qu'il avait droit au titre de comte, bien que lui-même ne le portât point. On ne s'étonnera pas, après cela, que chez Vigny le préjugé nobiliaire fût profondément enraciné. Jusque dans les dernières années de sa vie, il passa de longues heures relire, à manier, à annoter ses papiers de famille. En 1854, il s'avisa, par suite d'une confusion avec une autre famille de Vigny, tout à fait étrangère à la sienne, qu'il avait droit au titre de marquis. Il l'aurait pris, s'il n'avait tenu à conserver son nom la forme exacte sous laquelle il l'avait illustré dans les lettres, En 1861, l'homme qui pouvait écrire, en parlant de ses ancêtres C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre Si j'écris leur histoire ils descendront de moi,
s'évertuait encore à se chercher, des aïeux sous Philippe-
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Auguste pu aux Croisades, Vigny a toujours été convaincu qu'il n'y avait pas de naissance plus aristocratique que la sienne, et qu'il était aussi noble que le roi.
Ce nom et ce. titre-auxquels il tenait tant, lui étaient d'autant plus diffiçiles à porter que sa famille était dans une situation de fortune médiocre. Les Yigny avaient été très riches du moins leur descendant le croyait au xvis et au xvnp siècle. Comme le dit le poète, qui ne fait ici que résumer la tradition reçue dans son enfapce de la bouche de son père,
Ils étaient opulents, seigneurs de vastes terres, Grands chasseurs devant Dieu, comme Nemrod, jaloux Des beaux cerfs gu'ils tançaient des bois héréditaires Jusqu'où voulait la mort les livrer à leurs coups, Suivant leur forte meute à travers deux provinces, Coupant les chiens du Roi, déroutant ceux des princes, Forçant les sangliers et détruisant les loups. Pour des raisons qu'on ignore Vigny ne parte, et
en termes assez vagues, que de la Révolution cette opulence, vers la fin du xvm~ siècle, s'était dissipée, et quand, en 1790, Léon de Vigny épousa Ainélie de Baraudin, leur commun avoir ne consistait guère que dans les vingt mille livres de dot apportées par la femme et la pension de retraite, de trois mille livres, dont jouissait le mari. C'étaient de nouveaux mariés ce n'était pas un jeune ménage. Quand sept ans plus tard, suivant trois frères morts en bas-âge, Alfred de Vigny vint au monde, sa mère avait quarante ans, son père en avait soixante. Une confiance, qui paraît excessive, dans les lumières que la physiologie peut prêter à la critique, a induit à croire qu'on tenait,
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dans le fait de cette naissance tardive de parents âgés, l'explication dernière du caractère moral et littéraire d'Alfred de Vigny, de son « pessimisme » et de sa « stérilité ». Il faudrait d'abord savoir, et nous aurons lieu d'y revenir, jusqu'à quel point Vigny a droit à la qualification de pessimiste~ et si d'avoir, non pas écrit car il a beaucoup écrit mais publié au cours de sa vie seulement une dizaine de volumes, cela doit s'appeler stérilité de génie, quand un de ces volumes a pour titre Servitude et Grandeur militaires, et un autre les Destinées. J'avoue ingénument qu'il y a là pour moi de trop grands mystères. Mais je reconnais volontiers que la condition de fils unique, élevé par des parents vieillissants, n'a pas été sans influer sur la tournure qu'ont prise de bonne heure les idées et les sentiments d'Alfred de Vigny.
Son père, cassé par l'âge, noué par les rhumatismes qu'il avait rapportés de la guerre de sept ans, ne bougeait point de son fauteuil, d'où il contait fort agréablement les anecdotes du règne de Louis XV. Il laissa sans difficulté à M M de Vigny le soin et la charge de l'éducation de leur fils. « Lorsque tu vins au monde, écrivait-elle à celui-ci, en 1815, ton père te confia totalement à mes soins, et s'engagea à ne jamais contrarier mon plan d'éducation il m'a tenu parole, et je t'ai dirigé, d'accord avec lui, pendant dix-sept ans. Moi seule, je t'instruisis jusqu'à huit ans. » Mme de Vigny était, par bonheur, une femme d'une intelligence et d'une raison supérieures. Non seulement elle sut fortifier la santé d'un enfant né délicat, non seulement elle lui communiqua le goût des arts, qu'elle possédait à un haut degré, notamment de la peinture
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et de la musique, mais elle forma son esprit et son cœur elle laissa sur l'un et sur l'autre une empreinte ineffaçable Vigny devait beaucoup à sa mère, il le savait il eut toujours pour elle le plus tendre attachement, le plus profond respect. Quand elle mourut, à l'âge de quatre-vingts ans, en 1837, ce fut pour lui la cause d'une crise morale dont il eut de la peine à se remettre, et dont son journal intime nous a conservé la trace émouvante. Il n'en est pas moins vrai que cette éducation confinée et solitaire, sous une direction purement féminine, dut contribuer à développer chez l'enfant une sensibilité précoce, dont il ne tarda pas à souffrir. Le jour où il lui fallut aller en classe, il trouva le régime scolaire répugnant, la discipline brutale, les camarades grossiers. Il garda de ses années, non pas même de pension, mais d'externat, un horrible souvenir « Pour satisfaire à.la fois, écrivait-il trente ou quarante ans plus tard, ma détestation du collège et la joie de ma délivrance, je réclamais chaque soir des gens qui venaient me chercher le privilège de refermer avec force la porte cochère de la prison, que j'aurais voulu briser. » Il avait hâte de regagner la maison paternelle. Il y trouvait, autour du fauteuil de son père, une société de vieillards moroses, chagrins, désabusés de la vie, d'émigrés revenus de l'exil, regrettant l'ancien régime, exécrant le nouveau, déblatérant contre la Révolution et le Buonaparte, et mécontents de tout. « Les conversations du temps passé; a-t-il dit lui-même, et des hommes du monde qui avaient beaucoup vu et lu m'étendaient les idées mais leurs chagrins me serraient le cœur. Je suis né avec une mémoire telle que je n'ai rien oublié de ce que j'ai vu et de ce qui m'a été
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dit depuis que je suis au monde. J'emportais donc pour toujours le souvenir des temps que je n'avais pas vus, et l'expérience chagrine de la vieillesse entrait dans mon esprit d'enfant et le remplissait de défiance et d'une misanthropie précoce. » Notons-le bien si par enfance on entend des années de libre développement, d'expansion turbulente, d'insouciant bonheur, Alfred de Vigny n'a pas eu d'enfance. De là non pas la tristesse, le mot serait trop fort, mais l'absence de joie, Irons ~p/a parum, qui est un des traits marquants de son caractère et de son génie.
Cette éducation semblait le préparer à mener, loin de toute dissipation et de toute aventure, une vie retirée. bien sage et bien tranquille et, d'abord, ce fut vers le travail intellectuel et l'étude que ses goûts parurent incliner. Mais l'enfant appartenait à une famille de soldats, il avait été bercé, dès ses premières années, de récits de campagnes et de gloire militaire. Et puis, autour de lui, tout lui parlait de guerre, tout le conviait à l'action et à l'héroïsme. Mais ici encore il faut le laisser se raconter luimême, et quoique la page soit bien connue, ce serait dommage de ne pas la citer
Vers la fin de l'empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le tambour étouffait à nos oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un langage froid et pédantesque. Les logarithmes et les tropes n'étaient à nos yeux que des degrés pour monter à l'étoile de la Légion d'honneur, la plus belle étoile des cieux pour les enfants.
Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies sans cesse par les canons et les cloches des
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Te Deum Lorsqu'un de nos frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée, et nos cris de Vive l'Empereur interrompaient Tacite et Platon. ]~os précepteurs ressemblaient à des hérauts d'armes, nos salles d'étude à des casernes, nos récréations à des manœuvres et nos examens à des revues.
Il me prit alors plus que jamais un amour vraiment désordonné de la gloire des armes.
Vigny songea à se présenter à l'Ecole Polytechnique avec l'ambition de devenir officier d'artillerie. Aspirait-il vraiment à se faire un soldat de Napoléon, un des ces « séides comme il dit auteurs, aveuglément dévoues à la gloire du maître? Et sa famille, si entichée de l'ancien régime et de la monarchie de droit divin, eût-elle consenti à le laisser servir « l'usurpateur » ? Le retour des Bourbons vint fort à propps aplanir les obstacles qui pouvaient lui barrer l'accès de la carrière militaire. A dix-sept ans, le 6 juillet 1814, il entrait dans les gendarmes de la maison du Roi.
1} a dit longuement le plaisir enfantin qu'il éprouvait a revêtir le brillant uniforme des compagnies nobles de la garde de Louis XVIII manteau blanc, habit rouge, casque noir, les pistolets à l'arçon de la selle et le grand sabre frappant sur l'étrier. Il se sentait, dans cet équipage très fier et parfaitement heureux. Ce bonheur ne fut pas de longue durée. Le Bourbon que la coalition avait remis sur le trône de ses pères n'avait rien d'un prince guerrier, La vie militaire, pour Alfred de Vigny, ce fut, au bout de
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quelques mois d'apprentissage, la longue chevauchée sur la route de Flandre, à la suite du carrosse royal, fuyant vers la Belgique, surveillé de loin par les lanciers de Bonaparte. Ce fut, sous le seconde Restauration, après le licenciement des compagnies nobles et le passage dans l'infanterie de la garde, la théorie, la parade et l'exercice, le vide et la monotonie de la vie de garnison. Grâce à son goût naturel pour la réflexion et pour l'étude, le jeune homme échappa au désœuvrement et à l'ennui. Dans les multiples résidences où le conduisirent, entre 1815 et 1822, les allées et venues de son régiment, il mena, selon ses propres expressions, «la vie retirée et studieuse d'un lévite, d'un bénédictin ». Il lisait, il rêvait, il écrivait ses premiers poèmes. Un moment il put croire que l'occasion allait lui être donnée de sortir de l'inaction dans laquelle il se rongeait, et il fit tout ce qui dépendait de lui pour en profiter. A la fin de 1822, le Congrès de Vérone avait donné mandat au gouvernement de Louis XVIII de remettre l'ordre dans l'Espagne révoltée contre Ferdinand VII. On préparait pour cette expédition une armée de cent mille hommes. La garde royale n'en devait pas faire partie. Vigny obtint d'être versé, avec le grade de capitaine, au 55e de ligne. Il rejoignit son régiment à Strasbourg, traversa toute la France avec lui par étapes, jusqu'à Bordeaux. Au moment d'entrer en Espagne, le 55e fut retenu pour garder la frontière, et réparti entre Dax, Bayonne et Orthez. Après la guerre, on l'envoya à Pau. La vie de garnison recommençait. Cette fois, Vigny se sentit pris d'un irrésistible désir de s'en évader, et il sembla que les circonstances lui offraient le moyen de sortir
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brillamment de cette armée à laquelle il n'appartenait déjà plus que de nom.
Il avait fait, à Pau, la connaissance d'une famille anglaise, les Bunbury. Le père avait acquis aux colonies une fortune qu'on disait immense. Il avait deux filles, belles et élégantes personnes, avec le teint éblouissant des anglo-saxonnes. Vigny eut la bonne fortune de plaire à l'aînée. Il demanda sa main et, après quelques résistances du père, il l'obtint. Le mariage fut célébré le 8 février 1825. La dot de la nouvelle dame de Vigny n'était pas très considérable, mais ce qu'on est convenu d'appeler les espérances était magnifique. La fortune de la jeune femme, d'après le rapport'officiel du colonel du régiment au général commandant la division, devait, à la mort de son père, se monter à six cent mille francs, et, du jour de son mariage, elle devait jouir de huit à dix mille francs de revenu. En réalité, les avantages escomptés se réduisirent à peu de chose.. L'héritage de M. Bunbury valut à Alfred de Vigny des voyages répétés en Angleterre, des règlements d'intérêts longs et difficiles, des procès. A défaut de richesse, eut-il du moins les satisfactions conjugales qui lui auraient fait oublier ce mécompte ? M" de Vigny n'avait pas de santé. Elle n'eut pas d'enfant. Elle fut toujours malade. Deux ans après son mariage, elle était condamnée à ne plus guère sortir de son appartement. Elle était bonne et douce, mais peu faite pour être associée à l'existence d'un poète. Elle~ savait mal le français elle ne s'intéressait pas aux travaux de son mari on ne croit pas qu'elle ait lu ses livres. Elle fut pour lui, non une inspiratrice, ou un soutien, ou une compagne, mais le premier et le plus encombrant des
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impedimenta. Ceci explique, sans l'excuser, que Vigny soit allé chercher hors de son foyer l'intimité de cœur et de pensée qu'il n'y trouvait pas. Sans prétendre faire ici l'histoire de sa vie sentimentale et amoureuse, il suffira de rappeler sa liaison orageuse et malheureuse avec M~ Dorval. Elle lui laissa une amertume qui déborde dans un de ses poèmes les plus fameux, dans celui de tous qui est peut-être le plus universellement connu et admiré, et la popularité relative de cet anathëme impitoyable est encore une des causes qui contribuent à fausser l'idée qu'on se fait du caractère et de la philosophie d'Alfred de Vigny.
Déçu dans ses espérances de fortune et de félicité domestique, il était destiné à l'être aussi dans ses ambitions d'homme de lettres. Dès 1819 ou 1820, il s'était mêlé au mouvement qui aboutit à la formation de l'école romantique. Emile Deschamps, qu'il connaissait de longue date, l'avait mis en relations avec Victor Hugo. Les deux jeunes gens fraternisaient. Ils n'allèrent pas jusqu'a se tutoyer. Cette forme de la camaraderie littéraire n'eût été du goût ni de l'un ni de l'autre. Mais ils s'appelaient familièrement par leurs prénoms Victor, Alfred ils s'écrivaient dans les termes les plus affectueux. Lorsqu'en 1822 Victor Hugo épousa M"~ Foucher, Vigny fut son premier témoin. Le jeune officier de la garde royale avait été un des collaborateurs du Co/Mer~eur h'~er~re. Hugo et lui venaient de publier à quelques semaines d'intervalle leur premier recueil de vers, l'un ses Odes, l'autre ses Poèmes. Les critiques sympathiques aux tendances nouvelles associaient leurs noms dans le même article et dans la même phrase.
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Comme ceux de deux « talents d'un ordre supérieur ». Ces deux noms se trouvèrent encore réunis, en 1823 et 1824, dans les livraisons de la Muse Française. Vigny, Hugo, c'étaient les deux espoirs .du romantisme, Lamartine étant en dehors et plus haut. Entre eux la balance était égale leurs œuvres se répondaient en 1824, E~od et les Nouvelles Odes, en 1826 Bug-Jargal et Cinq-Mars, En 1827, l'équilibre se rompit. Coup sur coup, de Cromu~ jusqu'à Notre-Dame de Paris, toute une série d'œuvres retentissantes tirèrent Hugo hors de pair. La jeunesse romantique l'acclama pour son chef. Vigny avait secrètement ambitionné ce rôle. Sa déconvenue fut grande. L'émulation se changea en rivalité, la rivalité en jalousie, la jalousie en rancune. La Révolution de 1830 et les dissentiments politiques achevèrent la rupture. Vigny prit dès lors cette attitude un peu renfrognée et chagrine sous laquelle on se le représente ordinairement. Ni Stello, eli 1832, malgré l'originalité de la donnée, le romantique de la thèse et les développements brillants que lui donnait l'auteur, ni Servitude et Grandeur rriilitairés, en 1835, bien que le livre fût un chef-d'œuvre, ne firent le bruit qu'il aurait désiré. Chatterton y réussit. Grâce au talent de M°~ Dorval, grâce à la sympathie que le tableau d'un poète de génie voué à la misère et acculé au suicide ne pouvait manquer de rencontrer dans le prolétariat'Iittérairc de cette époque, la pièce eut un succès éclatant. Le soir de la première, Vigny put croire que, lui aussi, il avait eu sa journée et gagné sa bataille. Il pensait avoir inauguré le théâtre « philosophique ». Dans la ferveur du premier enthousiasme, il écrivait à son ami et conndent Brizeux
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Où étiez-vous, mon ami, où étiez-vous ? Quand Auguste Barbier, Berlioz, Antoni et tous mes bons et fidèles amis me serraient sur leur poitrine en pleurant, où étiez-vous?. La Comédie-Française répandait partout le bruit que cette pièce tomberait. II m'a fallu beaucoup de force pour former et encourager les acteurs. J'avais contre moi le théâtre et le public prévenu par des ennemis implacables. -Quelques anciens amis en furent si effrayés qu'ils n'osèrent pas assister à ma bataille qu'ils croyaient perdue d'avance. J'ai réussi à ce que j'avais entrepris. Ma récompense est grande, puisque dorénavant je puis avoir confiance entière dans l'attention d'un public dont on avait trop douté. Je sentais presque seul qu'il était mûr pour les développements lyriques et philosophiques, pour l'action toute morale. Il n'y a rien~désormais qu'il ne soit capable d'entendre, car j'ai tendu la' corde jusqu'à faire croire à chaque instant qu'elle était prête à se briser. Le triomphe fut sans lendemain. Pendant les sept ou huit années qui suivirent, Alfred de Vigny disparut de la scène littéraire. Il ne se rappela à l'attention du public que par l'édition complète de ses œuvres qu'il donna en 1837. Il se laissa oublier. On le crut sorti pour toujours de la mêlée, de sa poussière et de ses luttes, et Sainte-Beuve consacra cette opinion dans les vers fameux des Pensées d'Août, où, esquissant le tableau de la poésie au xixe siècle, il résumait ainsi l'histoire des trois poètes à qui elle devait son plus glorieux éclat
Lamartine régna chantre ailé qui soupire, Il planait sans efïort. Hugo, dur partisan (Comme chez Dante on voit, Florentin ou Pisan, Un baron féodal), combattit sous l'armure Et tint haut sa bannière au milieu du murmure Il la maintient encore et Vigny, plus secret, Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait.
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L'image, malheureusement, faut-il ajouter, a fait fortune. Ppur beaucoup de gens, et même pour beaucoup de lettrés, Vigny fut et demeure l'homme à la tour d'ivoire, !e rêveur absorbé dans la contemplation de son idéal, hors de son temps et de tout temps et du monde réel. Il n'y a rien de plus injuste que cette manière de voir. Assurément Vigny n'a pas fait dans son œuvre une large place à l'actualité éphémère il n'a pas flatté les passions et les hommes du jour. Mais que ce soit dans l'ordre politique, pu religieux, ou philosophique, on peut dire qu'il est entré aussi avant que personne dans l'esprit de son siècle et qu'il s'est orienté vers l'avenir, s'il est vrai que l'avènement de la démocratie et la nécessité de l'organiser, la légitimité de la civilisation et de la société, le problème de }a liberté humaine, les rapports de la morale et du dogme sont parmi les faits ou les questions auxquels sa méditation s'est appliquée, depuis l'âge où il fut en état de penser par lui-même jusqu'à ses derniers jours, avec une remarquable persévérance. La préoccupation de ces grands sujets est dominante dans les « poèmes philosophiques); par lesquels jl se rappela en 1843 et 1844 à l'attention du public lettre ~UM~e, la Mort du Lpup, la .F~e, Mont des Oliviers, ~a M~son du Be~er, prémices et noyau des futures Destinées. En 1845, il était élu membre de l'Académie française. Sa réception fut le couronnement de sa vie littéraire elle en marqua aussi le terme, au moins le terme apparent. Passé cette date, si on excepte la Bouteille à la mey, parue en 1854 dans la Revue des Deux Mondes, il ne pubHa plus rien. Désormais il vécu dans la retraite, partageant soq temps
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entre son manoir du Maine-Giraud, en Angoumois, héritage de famille d'un entretien coûteux, de nul rapport il comparait cette terre à un cheval de luxe, qu'il nourrissait à grands frais et qu'il montait rarement, et son appartement de la rue des Ecuries d'Artois. Les journées, il les passait, à la campagne, dans la compagnie de M"~ de Vigny, remplissant avec assiduité ses fonctions de garde-malade à Paris, dans la société des gens de son monde et de quelques amis littéraires, Brizeux, Barbier, Antoni Deschamps, Léon de Wailly, Busoni plus tard et Ratisbonne. La nuit, réfugié dans son cabinet de travail, il lisait, il réfléchissait, il couvrait de sa grande écriture penchée les petits cahiers cartonnés où il jetait au jour le jour ses notes familières, ses impressions, ses pensées, ses projets, et dont le Journal d'un Poète ne reproduit,qu'une faible partie. Il reprenait des ouvrages depuis longtemps ébauchés, notamment ce roman de Daphné, mis au jour en 1912, et qui a pris rang aussitôt parmi ses œuvres maîtresses. Pendant ses dernières années, il eut à lutter contre un mal inexorable. Ainsi qu'il le disait lui-même, il fut, comme Prométhée, dévoré vivant par le vautour. Il supporta avec un inflexible courage des tortures si cruelles qu'elles allaient jusqu'à lui faire perdre connaissance. Le 17 septembre 1863, la mort le délivra.
II
Telle fut la vie d'Alfred de Vigny. Il est difficile de n'être point frappé des contrariétés qu'elle présente elles expliquent son caractère et ont influé sur sa pensée.
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Il était né gentilhomme. Il avait été imbu pendant ses premières années de la conviction du privilège moral de la noblesse, d'une supériorité de nature, héritée avec le sang, et comme d'un droit inné au respect ou tout au moins à la considération des autres hommes. Il fit bien vite et assez durement l'expérience que, dans la société française telle qu'elle sortait de la Révolution, la noblesse avait perdu son prestige, et qu'elle portait lourdement le poids des fautes commises et des rancunes accumulées depuis des siècles. «Les enfants du collège, dans notre détestable éducation qu'on nomme l'instruction publique, c'est lui qui parle ainsi me disaient « Est-il vrai que tu es noble ? )) Je disais « Oui, je le suis. » Alors, ils s'éloignaient de moi avec un air de haine. L'un d'eux essaya de me renverser. » Il retint de là l'idée que la noblesse était comme une fatalité et une dévotion au malheur. «Je vis que les nobles étaient en France comme les hommes de couleur en Amérique, poursuivis jusqu'à la vingtième génération et au delà. » Se sentir, dans une époque démocratique, incorrigiblement aristocrate, ce fut la première et la plus profonde des contrariétés intimes de la vie d'Alfred de Vigny.
Il était gentilhomme. Mais il était un gentilhomme ruiné, à toutTe~neins un gentilhomme pauvre. Un gentilhomme ne doit pas avoir besoin de travailler pour vivre. Mais un gentilhomme pauvre, que fera-t-il, en un temps où, pour sa subsistance, il ne peut plus compter sur les fonctions de cour, les sinécures, les pensions, les bénéfices et les libéralités royales? Feuilletons le Jouma/ d'un Poète: « Il n'y a dans le monde, à vrai dire, que deux
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sortes d'hommes, ceux qui ont et ceux qui gagnent. Pour moi, né dans la première de ces deux classes, il m'a fallu vivre comme la seconde, et le sentiment de cette destinée qui ne devait pas être la mienne me révoltait intérieurement. » Et ailleurs « Naître sans fortune est le plus grand des maux. Qn ne s'en tire jamais, dans cette société basée sur l'or ». Et encore « Mon père m'éleva avec peu de fortune, malheur dont rien ne tire quand on est honnête homme. » Ces déclarations sont assez catégoriques. Il n'en faut pas douter être né dans une condition, avec des goûts et une conception de la. vie qui supposent la richesse, en prenant ce mot dans le sens le plus large qu'il peut avoir, et ne connaître que l'aisance, se voir confiné à perpétuité, et malgré toutes les tentatives qu'on fait pour s'en dégager le mariage a été une de ces tentatives dans une existence qu'on juge étroite et mesquine, c'a été la seconde grande contrariété inhérente à la destinée d'Alfred de Vigny.
Il fallait qu'il fît quelque chose. Il crut ne pouvoir mieux faire que de se faire soldat. Il suivait moins encore l'exemple de ses aïeux qu'il n'était éblou) par les gloires guerrières du premier empire, électrisé par le génie du grand capitaine qui depuis quinze ans conduisait les Français de victoire en victoire. Pour entrer dans l'armée, il se détourna des lettres, qui l'attiraient. Par malheur il n'y entra qu'à la chute de Napoléon. Du méfier militaire où il se jetait avec l'enthousiasme de ses dix-sept ans, il
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connut surtout les ennuis et les déboires. Dans les grades subalternes où il passa quatorze ans de sa vie, il eut plus à pbéir~qu'à commander. Tout au moins il reconnaît t
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lui-même qu'il sentit le poids de l'obéissance plus encore qu'il ne goûta le plaisir du commandement. « Je cherchais. à capituler avec la monstrueuse résignatiori de l'obéissance passive, en considérant à quelle source elle remontait, et comme tout ordre social semblait appuyé sur l'obéissance mais il me fallut bien des raisonnements et des paradoxes pour parvenir à lui faire prendre quelque place dans mon âme j'aimais fort à l'infliger et peu à là subir. ». Il était entré dans l'armée pour faire la guerre il ne la fit pas. Il ne connut pas ce qu'il appelle « la vie sauvage des armes » il ne connut que la vie de garnison. Eût-il fait la guerre, qu'il l'eût faite à contre-cœur. il là souhaitait par ambition et désir de gloire. Il ne l'aimait pas pour elle-même c'est trop peu dire, il la haïssait. « La guerre, a-t-il dit, est maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font et qui ont d'elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l'eau fraîche de ses pleurs et la rosée pure de ses nuées. » Il n'avait pas l'âme d'un soudard il n'avait même pas l'âme simple et le caractère tout d'une pièce qu'il faut à un homme d'action. Il était trop partagé, trop compliqué, trop enclin à tout examiner et approfondir. Il finit, après bien des années, par se convaincre que là où il était, il n'était pas à sa place. « Ce ne fut que très tard, dit-il, que je m'aperçus que mes services n'étaient qu'une longue méprise, et que j'avais porté dans une vie tout active une nature toute contenfplativë. » De s'être ainsi trompé sur lui-même, et de s'en être rendu compte, et d'avoir eu, à tort ou à raison, le sentiment qu'il avait à demi perdu, ou qu'il aurait pu mieux employer, quatorze des plus belles années de sa
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jeunesse, c'est de quoi il s'est accusé et affligé assez souvent pour qu'on soit persuadé que si le dommage subi n'a pas été aussi grand qu'il le croyait lui-même, il n'en a pas moins réellement souffert.
Le militaire s'effaça. Il ne resta que l'homme de lettres, qui, depuis quelque temps déjà, avait reparu sous lui. Mais Vigny fut-il un homme de lettres, dans l'acception de plus en plus étroite que, depuis une centaine d'années, le terme tendait à prendre? Depuis La Bruyère, et plus encore depuis Diderot, c'était une profession que d'être homme de lettres, non pas seulement au sens où l'entendait, le moraliste quand il disait que c'est « un métier de faire un livre comme de faire une pendule », mais, dans toute la force du terme et absolument, un métier, c'est-à-dire une occupation qui demandé plus que les loisirs de l'homme, qui prend tous ses instants, accapare toutes ses forces, concentre toutes ses pensées, moule son caractère, absorbe son être et remplit sa vie. Vigny n'était guère d'humeur à se faire l'homme d'un métier. Il entendait demeurer en littérature ce qu'avaient voulu y être les aristocrates écrivains, lord Byron ou M. de Lamartine, avec qui il se sentait en communauté de race et en communion d'âme un curieux, un amateur, un amateur très éclairé et singulièrement doué, un amateur de génie, pour tout dire, mais enfin un amateur. Comme il l'a dit de Benjamin Constant, « il était à la fois homme du monde et homme de lettres, alliance rare, assemblage exquis ». Que la combinaison soit d'une suprême élégance, n'en doutons pas. Doutons encore moins qu'elle ne se soit qu'exceptionnellement réalisée. Quelle difficulté de concilier les obligations de
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l'homme du monde avec les nécessités de l'homme de lettres 1 Combien de temps les unes ont-elles ravi aux autres? Quel décousu n'ont-elles pas jeté dans ce travail de l'écrivain qui exige, sous peine de multiplier la fatigue en diminuant le rendement, une application suivie, que rien n'interrompt et dont rien ne détourne? 2 Et, sans aller emprunter à la physiologie des déductions hasardeuses et difficilement vérinables,. quelle explication n'y a-t-il pas là de la prétendue stérilité, de la production relativement minime d'Alfred de Vigny? La meilleure preuve, c'est que lui-même s'en était avisé avant nous. Le 31 janvier 1843, après avoir remercié Mlle Maunoir d'une série de lettres qu'elle lui avait adressées, il continuait ainsi
Vous dire pourquoi je n'y ai pas répondu plus tôt serait vous faire une histoire bien longue d'inquiétudes et de chagrins que la santé de Lydia, en apparence si forte, n'a cessé de me donner et que redoublaient les phases si diverses et toutes si douloureuses de ses affaires de famille. Ajoutez-y mes relations trop nombreuses dans Paris et même en pays étrangers, les visites, les conférences fréquentes, ce qu'on nomme des devoirs et tout ce qui ôte la liberté du jour, vous verrez qu'il ne me reste que la nuit pour me reposer dans le travail. Ce repos, que j'appelle toujours le bain de mon âme, est un' poison pour mon corps, et me tuera lentement mais je ne puis faire autrement, je dois la journée aux autres. Et personne ne saurait reprocher à Vigny d'avoir ainsi organisé sa vie, selon ce qu'il croyait être ses devoirs et ce qui était ses goûts. Mais il l'a organisée, lui, homme de réflexion et de labeur, comme l'aurait organisée un des
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aimables oisifs parmi lesquels il avait l'habitude de vivre. Cette mauvaise hygiène de son travail; et ce partage entre la vie de l'homme du monde et la vie de l'écrivain, comme précédemment entre la vie de l'officier et la vie dé l'Homme de lettres, ce sont là encore de ces contradictions sourdes, mères dés hésitations, de l'indécision et du nettement, qui l'ont empêché de donner toute sa mesure et de remplir les divers objets qu'il s'est proposé tour à tour; parce qu'à aucun d'eux il ne s'est consacré tout entier.
On pourrait en énumérer d'autres encore, qui ne sont pas moins importantes ni moins profondes, mais qui sont moins apparentes, plus intimes, et qui auraient besoin; pour être mises dans tout leur jour, d'une longue, minutieuse et délicate analyse. Alfred de Vigny a été ambitieux, noblement d'ailleurs et légitimement ambitieux. Il a ambitionné d'être un grand capitaine il a ambitionné d'être un grand poète et un chef d'école il a ambitionné d'être un conducteur de peuples. Il ne lui a pas suffi d'être, comme il disait dans CTM~&r/on, « celui qui sur le navire cherche dans les étoiles quelle route nous montre le doigt du Seigneur ». En 1848, il s'est présenté aux suffrages des électeurs charentais comme candidat à l'Assemblée Constituante. Plus tard il aurait ambitionné, si l'on en croit Lamartine, d'être choisi comme précepteur du prince impérial. De ces ambitions, il n'y en a qu'une qu'il ait réalisée. Pour mener les autres à leur terme, il était trop fier, trop délicat, trop timide et trop honnête. Il ne savait pas imposer la supériorité qu'il sentait en lui et dont il était convaincu. Il ne le savait pas, et il ne le pouvait pas, parce qu'il y avait, pour l'imposer, de certains moyens
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auxquels il n'aurait pas eu l'idée ou auxquels il se serait cru déshonoré de recourir. Il n'aurait pas daigné, comme son ami Hugo, lancer ses œuvres dans le public à la faveur d'une habile réclame, ou, comme les politiciens pour lesquels il professait le plus profond mépris, prodiguer, au cours des périodes électorales, les engagements qu'on est sûr de ne pas tenir et les promesses qu'on se hâte d'oublier. Il était réserve, distant et froid en apparence. Mais sous les dehors corrects du <~n</eman, sous la politesse raffinée et cérémonieuse du gentilhomme, n'abordant pas une femme, cette femme eût-elle moins de cinq ans, si l'on en croit les souvenirs d'une très jeunè amie du Comte de Vigny, sans lui baiser respectueusement le bout des doigts, il cachait un fond d'enthousiasme et de passion qu'il n'appliquait pas seulement aux idées, mais qu'il détournait parfois sur des personnes qui n'étaient pas habituées à recevoir un tel culte et qui éprouvaient quelque embarras ou quelque agacement à en être l'objet. Loin qu'il eût l'esprit pauvre et l'invention stérile, il avait la conception extrêmement vive. Personne n'a esquissé plus de projets, ébauché plus de morceaux, entrepris plus d'ouvrages. Il a laissé après lui, nous dit-on, tout uii coffre plein de notes et de travaux commencés. C'est de là que sont sortis le Journal d'uri Poète, et tout récemment encore le roman de Daphné. Mais il avait dans l'exécution, on s'en aperçoit surtout dans ses vers, de la dj~ficultê, des longueurs, des'traîneries. Il arrivait un moment où, à force de reprendre son œuvre, de la relire, de se mirer en elle, il finissait par s'en dégoûter et s'en détacher. Il y mettait trop de soin, trop de conscience, trop de scrupules il lui fallait de
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trop longues préparations il laissait passer son heure, tandis que des rivaux, plus hardis et plus décidés, saisissaient la leur au passage, et, au besoin, l'aidaient à venir. Ces contrariétés, quand on y pense, expliquent ce qu'il y a jusqu'à un certain point de manqué dans la destinée et dans la carrière d'Alfred de Vigny, ces demi-échecs, cette infélicité dont il s'est plaint et dont on le plaint. Il n'a pas eu de chance, et quand on n'a'pas de chance, c'est, bien souvent, à soi-même qu'il faut s'en prendre Elles expliquent encore ce qu'il y a dans son caractère de tendu, de grave et même d'un peu triste. Comme il n'a jamais été très jeune, il n'a jamais non plus été très gai. Comme il n'a pas été gâté par la vie, il a pris de bonne heure l'habitude de se dominer, de se contenir, de prendre sur soi, et cette maîtrise de soi-même, quelques dispositions qu'on y puisse avoir, ne s'acquiert pas sans efforts. Elles expliquent enfin ce qu'il y a de difficile et d'incomplet dans son génie
Mais elles expliquent aussi ce que, dans ce même génie, il y a eu de rare et de profond. Les déconvenues de sa vie littéraire et de sa vie privée ont amené Vigny à se replier sur soi, à chercher en lui-même la force nécessaire pour lutter contre la destinée elles ont trempé son âme La demi-solitude, pour laquelle, de tout temps, il a eu une prédilection et comme un culte il ne se lassait pas de répéter le mot de Stello « La solitude est sainte », où il s'est enfoncé de plus en plus à mesure qu'il avançait dans la vie, a développé et favorisé chez lui le goût inné de la méditation et de la pensée. Elle l'a préservé des influences fâcheuses, des concessions au goût vulgaire
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et aux modes du jour, dont les plus illustres de ses contemporains et confrères n'ont pas toujours su se garder. Elle lui a permis de conserver, dans sa raideur un peu hiératique, son originalité intacte. Le défaut de facilité l'a contraint, ayant ébauché beaucoup, à produire peu, à ne donner au public que ce qui, véritablement, valait la peine de lui être donné. Il y a dans son œuvre, proportionnellement, moins de déchet que dans d'autres, dont la masse impose, au premier abord, tant qu'on ne s'est pas rendu compté de tout ce qui déjà, dans cette masse, est superflu, suranné, périmé, aliment sans valeur pour l'âme, fardeau encombrant pour la mémoire. Le manque de virtuosité nous impatiente parfois et nous énerve nous nous irritons contre cette pensée qui ne peut arriver au jour, qui s'embarrasse d'elle-même et s'empêtre dans les mots. Mais quand elle a réussi à trouver son expression, cette expression est inoubliable. Nous sentons que nous n'avons pas affaire à un assembleur de syllabes et à un sertisseur de rimes, à un jongleur ou à un rhéteur. Derrière l'écrivain nous découvrons l'homme il s'est mis tout entier dans ce qu'il a écrit, avec cette franchise, ce sérieux, cette sincérité, cette conviction qui rendent l'erreur même respectable, et pour reprendre jusqu'au bout les termes de Pascal, nous en sommes tout à la fois étonnés et ravis.
Vigny lui-même, avec cette clairvoyance que donne la longue pratique de l'analyse, de cette analyse dont il a dit quelque part qu'elle «épouvante et désespère le faible, mais qu'elle rassure et conduit le fort », a défini, dans son discours de réception à l'Académie, les deux
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grandes classes entre lesquelles, à son jugement, se répartissent les esprits:
Deux races différentes et parfois rivales composent la famille intellectuelle. L'homme de l'une a des dons secrets, des aptitudes natives que n'a point l'autre.
Le premier se recueille en lui-même, rassemble ses forces et craint de se hâter. Etudiant perpétuel, il sait que pour lui le travail c'est la rêverie. Son rêve lui est presque aussi cher que tout ce qu'on aime dans le monde réel, et plus redoutable que tout ce que l'on y. craint. Sur chacune des routes de sa vie, il recueille, il amasse les trésors de son expérience, comme des pierres solides et éprouvées. Il les met longtemps en réserve avant de les mettre en œuvre. Il choisit entre elles la pierre d'assise de son monument. Autour de cette base il dessine son plan, et, quand il l'a de tous côtés contemplé, refait et modelé, il permet enfin à ses mains d'obéir aux élans de l'inspiration. Mais, dans le travail même, il est encore contenu par l'amour de l'idéal, par le désir ardent de la perfection. Mécontent de tout ce qui n'entre pas dans l'ordre pur qu'il a conçu, il se sépare de son oeuvre, en détourne les yeux, l'oublie longtemps pour y revenir. Il fait plus, il oublie l'époque même où il vit et les hommes qui l'entourent ou, s'il les regarde, ce n'est que pour les peindre. Il ne songe qu'à l'avenir, à la durée de sa construction, à ce que les siècles diront d'elle. Il ne voit que les générations qui viendront respirer à l'ombre de son monument, et il cherche à le faire tel qu'elles trouvent à la fois le bien dans son usage, le beau dans sa contemplation.
Qu'il soit poète ou grand écrivain, cet homme, ce tardif conquérant, ce possesseur durable de l'admiration, c'est le Penseur.
L'autre n'a pris dans l'étude que les forces qu'il lui fallait pour se préparer à la lu~te de chaque jour. Il porte sur tous les points sa parole et ses écrits. Il aspire non seulement
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à la direction des affaires, mais à celle de l'intelligence publique. Il tient moins à la perfection et à la durée de son œuvre qu'à son action immédiate. Son esprit est agile et primesautier, son émotion plus ardente que profonde, sa volonté énergique, ses vues soudaines et praticables. La presse et la tribune sont ses forces. Par l'une, il prépare son pays à ce qu'il doit lui faire entendre par l'autre. Une forme unique ne saurait lui suffire. TI faut que les masses F écoutent et y prennent plaisirj que, par ses écrits courts et réitérés, il amène à lui leurs intérêts légitimes et leurs passions généreuses avant que sa dialectique les enchaîne. Forcé de plaider chaque jour, et de gagner lacause de son idée ou de son autorité par-devant la nation, pour obtenir d'elle les armes nécessaires au combat du lendemain, il faut que sa science ait des anneaux innombrables pour lier dans ses détours tant d'intelligences diverses. Dans tout ce qui se discute de grandiose ou de minime sur les besoins ou la vie d'un peuple, il faut que chacune de ses notions soit précise et prête à' sortir de sa bouche, claire et brillante comme les pierreries qui pleuvaient des lèvres de la fée. Il sait d'avance que sa gloire sera proportionnée au souvenir que laisseront les événements qu'il a suscités ou accomplis, les choses du moment qu'il a discutées. S'il règne sur son temps, c'est assez. Que son époque soit grande par lui, c'est tout ce qu'il veut bien assuré que, pour parler d'elle, il faudra le nommer de son nom, et que rien ne pourra briser l'anneau d'or qu'il ajoute à la chaîne des grandes choses et des faits mémorables.
Qu'il soit orateur, homme d'Etat, publiciste, cet homme, ce dominateur rapide des volontés et des opinions publiques, c'est l'Improvisateur.
De ces deux puissantes natures de « ces deux forces presque saintes de l'âme humaine )', laquelle l'emporte sur l'autre et mérite la préférence? Vigny refuse de se
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prononcer. De ces deux races d'esprits, à laquelle vont ses sympathies? à laquelle appartient-il? L'hésitation n'est pas même permise. Lui aussi, il a été un penseur. Il a eu sur Dieu, sur la nature, sur l'homme considéré en luimême et dans ses rapports avec les autres hommes, sur les relations des sexes entre eux, des opinions raisonnées et jusqu'à un certain point systématiques. Il a eu une religion, une morale, une philosophie de la vie, une philosophie de l'histoire, une philosophie des sociétés, une conception de la femme et de l'amour, des vues sur le passé et le présent, et des intuitions de l'avenir. Si son œuvre nous intéresse, c'est moins par ce qu'elle nous livre de lui, que par ce qu'elle nous sollicite et nous contraint à tirer de nousmêmes, moins parce qu'elle nous « divertit » que parce qu'elle nous oblige à réfléchir. Le lire en faisant abstraction des idées pour ne suivre que le jeu de la fantaisie et les habiletés de la facture, je ne sais pas si cela serait possible; en tout cas, ce serait aller contre -le vœu de l'auteur, et certainement lui faire tort. Sa pensée vaut assez par ellemême, elle est assez originale et assez forte pour mériter qu'on s'arrête devant elle et qu'on en examine tour à tour les principaux aspects.
Mais cette pensée, qui est une pensée originale et forte, n'est pas pour cela et c'est le grand charme d'Alfred de Vigny une pensée abstraite et nue. Elle aime à s'envelopper des voiles de la fiction, à se parer des grâces de la poésie; elle s'épanouit en brillantes images; elle se frappe en inoubliables symboles; elle fait appel, pour s'ouvrir l'accès de nos intelligences et de nos cœurs, à toutes les puissances du pathétique, à toutes les ressources
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du talent. Il ne suffit pas au poète de jeter en nos âmes une féconde semence d'idées il faut encore qu'il nous laisse sous une impression de beauté. Cette double préoccupation se fait sentir à chacune des pages qu'il a écrites elle répond à un double besoin de sa nature. Lui-même s'est défini dans une formule célèbre « Je suis, disait-il, un moraliste épique. » Ne voir en lui que le moraliste et négliger le poète, ce ne serait pas lui causer un moindre dommage que de ne regarder que le poète et d'écarter le moraliste. S'il n'est pas possible de mener de front l'étude de l'un et de l'autre, au moins faut-il, entre les deux, tenir la balance égale, comme Vigny lui-même nous invite à le faire. Il a vécu pour l'art autant que pour la pensée il est naturel et il est juste qu'un livre qui lui est consacré se partage entre sa pensée 'ët son art.
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LIVRE PREMIER LA PENSÉE
Que suis-je, sinon une machine à penser?
DAPHNÉ.
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La question religieuse attitude de l'homme envers Dieu, laquelle est liée à l'attitude de Dieu envers l'homme, et dépend en somme de la conception que nous nous faisons de notre origine et des fins qui nous sont assignées, a été la préoccupation constante d'Alfred de Vigny. Elle est posée dès les premières pages de ce Journal d'un Poète, grâce auquel nous pouvons, tant bien que mal, de 1824 à 1847, entrer dans l'intimité de son esprit et saisir ses idées à leur naissance. Elle reçoit une réponse doit-on dire définitive ? dans la fameuse strophe du Silence, datée du 2 avril 1862, qui paraît bien être-sur ce point son dernier mot. Abstraction faite de cette question, on ne peut pas comprendre sa pensée. Voilà pourquoi le premier chapitre de ce livre devait nécessairement avoir pour sujet la religion d'Alfred de Vigny. La religion? ne conviendrait-il pas plutôt de dire l'irréligion? Un des meilleurs biographes et critiques de Vigny, Ernest Dupuy, nous le présente expressément comme «de bonne heure très sceptique en matière de religion et jusqu'à l'heure de sa mort, athée, non pas peut-être « avec délices », comme André Chénier, mais très résolu-
CHAPITRE PREMIER
LA RELIGION
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ment et par haine du dieu biblique, à la Voltaire, à la Byron. » Il me semble qu'il y a ici abus ou confusion dans les termes. L'athée est un homme qui se passe de Dieu, dans l'ordre spéculatif aussi bien que dans l'ordre pratique. Il est difficile de donner pour athée un déiste comme Voltaire, qui proclame la nécessité d'un Etre suprême, ou même un révolté comme Byron, dont on pourrait plutôt soutenir que si Dieu n'existait pas, il l'aurait inventé, ne fût-ce que pour l'insulter et pour le maudire. Quant à Vigny, veut-on faire entendre qu'il avait cessé de pratiquer la religion dans laquelle il était né? ou qu'il professait des opinions contraires aux dogmes de cette religion ? Il ne s'ensuit nullement de là qu'il n'eût pas une âme religieuse. Une âme religieuse, n'est-ce pas une âme qui se détache des soucis mesquins et des vils intérêts de ce monde, et qui se tourne vers la contemplation des choses éternelles, qui regarde en haut et non en bas non fn/eriora secutus, selon la belle devise de Marguerite de Navarre, une âme anxieuse et avide de connaître sa véritable destinée, une âme perpétuellement obsédée du mystère qui nous environne et de l'infini où nous sommes baignés ? En ce sens, l'âme d'Alfred de Vigny est une des plus religieuses qui aient jamais été. Mais justement parce que sa religion ne coïncide exactement avec aucune des religions dont le credo est arrêté, parce qu'elle est particulière et individuelle, il est indispensable de l'analyser et de la définir.
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Les enfants apprennent d'ordinaire la religion sur les genoux de leur mère. Quelle religion M°" de Vigny avait-elle enseignée à son fils ? Nous avons là-dessus un
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document précieux ce sont les Conseils qu'elle rédigea à son intention lors de son second départ pour Versailles, le 23 février 1815. Un paragraphe de ce manuscrit est intitulé De l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme.
Il serait superflu, dit-elle au jeune homme, de te répéter tout ce qui a déjà été écrit sur cet important sujet. Dieu même a gravé dans le cœur de l'homme la vérité de son existence c'est une vérité de sentiment confirmée par l'esprit je me flatte que tu n'as pas le malheur d'en douter point d'ouvrage sans ouvrier, point d'édifice sans architecte; donc il y a un être supérieur à nous, créateur de toutes les merveilles qui frappent nos yeux. Vouloir expliquer son essence, c'est témérité notre esprit trop borné ne peut le comprendre s'il a été donné à l'homme la faculté de concevoir quelques causes secondes des merveilles qui l'entourent, tout est mystère pour lui dans la cause première. Adorer et se confondre dans son néant, voilà le devoir de cet être faible et borné qui ne se comprend pas lui-même, et qui, cependant, ne peut douter de l'immortalité de son âme parce que tout lui révèle cette vérité consolante. L'existence de Dieu, et la reconnaissance que l'homme lui doit, voilà l'esprit de toutes les religions et de tous les cultes donc toutes les religions sont bonnes en tant qu'elles ont pour but d'adorer l'Etre suprême mais la nôtre est la meilleure de toutes.
Une fois bien persuadé que l'esprit de toutes les religions et les cérémonies des différents cultes sont un tribut de respect que les créatures raisonnables rendent à l'auteur de toutes choses, tu ne seras pas plus choqué des grimaces des Juifs dans leurs synagogues, des discours inspirés des quakers, que des processions des chrétiens. Tu assisteras à l'église d'un air décent, parce que ton cœur sera pénétré de respect et de gratitude tu ne te permettras point de ces plaisanteries sur la religion et les prêtres, dont le moindr
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inconvénient est d'être plates et triviales. Quant au fond de notr religion, je te renvoie aux bons écrits, tels que Massillon, Bossuet, Bourdaloue mais en attendant que ton âge te permette de si sérieuses lectures, sois bien persuadé que Racine, Fénelon, Pascal, Arnaud et tant d'autres beaux génies qui ne doutaient pas d'un seul article de la foi en savaient plus que nous et méritaient bien de nous servir d'autorité. Prie Dieu qu'Il te donne'la foi, mais conforme* toi et pense souvent à la morale sublime que cette religion enseigne. Je crois t'avoir dit plusieurs fois que celui qu suivrait exactement lès préceptes de l'Evangile serait aussi Je plus aimable des hommes et en même temps le plus heureux.
Telle est en substance, exposée par elle-même, la religion de Mme de Vigny. L'orthodoxie n'en est pas contestable Mais l'accent dont cette profession de foi est faite est assez particulier, et mérite d'être retenu. On a remarqué le soin avec lequel Mme de Vigny insiste sur le fondement rationnel de sa croyance, l'indifférence relative qu'elle témoigne aux formes du culte, l'importance qu'elle attache à la morale, au côté pratique, à la valeur sociale de la religion. Religion philosophique ? ou religion mondaine ? 2 En tous cas, religion dénuée de mysticisme. M°~ de Vigny dira bien, un peu plus loin « Notre religion est toute d'amour, elle est faite pour les âmes tendres » elle parlera des récompenses qu'elle promet dans un autre monde et qui n'auront point de fin. Mais elle s'empresse d'ajouter, en femme qui songe surtout à celui-ci « Il y a donc tout à gagner pour l'homme à faire par esprit de religion tout ce qu'il ferait pour plaire à ses semblables. » Elle cherche une règle de conduite, plutôt que la satisfaction d'un besoin du cœur. Comparée aux effusions de M°~ de Lamartine dans son Journal intime, cette piété paraît tiède.
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Cette religion sans enthousiasme, cette religion positive et sèche, raisonnable et raisonnée, pour ne pas dire raisonneuse, ne dut pas offrir beaucoup de résistance le jour où l'adolescent, émancipé de la tutelle maternelle, se mit en devoir d'exercer son sens critique sur les dogmes qu'on lui avait inculqués.
Vigny, nous dit-on, commença d'assez bonne heure à discuter ses croyances religieuses. Il n'est pas invraisemblable de supposer que ce fut au cours de sa dix-huitième année, après son premier départ de la maison paternelle. La société des jeunes gentilshommes brillants, étourdis et légers à laquelle le nouveau gendarme du Roi se trouva mêlé n'était pas un milieu propre à conserver les principes qu'il avait reçus de sa famille. Les « Conseils )) de 1815 contiennent des allusions aux « fausses maximes qu'on lui a déjà fait adopter ». Maximes de dissipation, sans doute plus certainement encore, maximes d'incrédulité. Peutêtre à cette époque ne s'agissait-il que d'un entraînement passager, d'une affectation de jeune homme qui tient à ne point passer pour moins dégourdi que les camarades. Mais, dans les années suivantes, Vigny soumit à un examen méthodique les notions qu'il possédait de la religion, et, chose assez curieuse, il semble bien que ce fut la lecture -de la Bible qui l'y conduisit.
Toute sa vie, il fut un grand lecteur de la Bible. Jeune officier, il en avait un exemplaire de poche qui le suivait partout, porté dans le sac d'un soldat de sa compagnie. A force de la pratiquer, il finit par la savoir par cœur. Aux environs de la vingtième année, il cherchait dans cette étude un divertissement, que d'autres auraient jugé austère, à l'ennui né des trop longs loisirs de la vie de garnison. Il y trouva, par surcroît, une source de poésie d'où découle naturellement le premier de ses ouvrages
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dont la date soit absolument certaine. C'est la Femme adultère, qu'il composa en 1819. L'intérêt principal du morceau réside dans le contraste que l'auteur établit entre la loi ancienne et la loi nouvelle. La loi ancienne est sans pitié. Elle n'a qu'un souci convaincre et punir la coupable. Dans un passage de la version primitive, que par la suite il supprima, Vigny racontait longuement, d'après le cinquième chapitre des Nombres, l'épreuve solennelle à laquelle l'épouse soupçonnée était soumise. La loi nouvelle, au contraire, est toute mansuétude et pardon. Elle invite le justicier à faire d'abord un retour sur lui-même, et à se demander s'il a bien le droit de lancer la première pierre. Mais est-ce seulement la loi de Jésus que le poète oppose à la loi de Moïse'?. N'est-ce pas plutôt la loi humaine qu'il dresse en face de la loi divine? Cette impression se confirme quand on lit le second, par ordre chronologique, de ses poèmes « judaïques », la Fille de Jephté, qui fut écrit l'année suivante.
Cette histoire de Jephté et de sa fille a un caractère éminemment dramatique. C'est, dans le récit biblique, le pendant de la situation d'Agamemnon et d'Iphigénie dans la légende hellénique. Beaucoup de poètes chez nous, depuis le xvi" siècle, avaient essayé d'en tirer parti, sans grand succès d'ailleurs. Vigny ne leur doit rien. Il est remonté à la source et suit le livre des Juges de très près. Entre le texte sacré et le sien, il y a cependant une différence, et cette différence est significative. Quand il se voit tenu d'immoler sa fille, le Jephté de la Bible donne le grand signe de douleur des gens de sa race, il déchire ses vêtements. Mais il ne lui vient même pas à l'esprit de récriminer. « J'ai fait un vœu au Seigneur, dit-il à sa fille, et je ne puis faire autrement que d'accomplir mon vœu. » Il se rend compte qu'il s'est mis dans un mauvais cas, mais il ne
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s'en prend qu'à lui. Le Jephté du poème s'en prend tout aussitôtàDieu:
Seigneur, vous êtes bien le Dieu de la vengeance En échange du crime il vous faut l'innocence C'est la vapeur du sang qui plaît au Dieu jaloux. De ces trois vers, le premier et le dernier se comprennent aisément On y retrouve les termes par lesquels est défini ou se définit lui-même le Dieu de l'Ancien Testament «Le Seigneur est le Dieu des vengeances. Je suis, moi, le Seigneur ton Dieu, le, Dieu fort et jaloux, qui poursuit l'iniquité des pères sur les fils, jusqu'à la troisième et quatrième génération. )) Peut-être s'y mêle-t-il quelque réminiscence des imprécations lancées par le CaïndeByron contre le dieu qui repousse l'offrande des fruits de la terre et accepte le sang des agneaux immolés par Abel, qui prend son souverain plaisir aux vapeurs de la chair brûlée et du sang fumant. Mais le second est obscur. Le sens n'en ressort naturellement ni de la situation ni du contexte pour l'interpréter, il faut lire un peu entre les lignes et y ajouter un commentaire
Comme tous les personnages bibliques que Vigny a mis en scène, son Jephté est « plus moderne qu'antique '). Ce juge d'Israel fait allusion à une théorie répandue à la fin du XVIIIe siècle et dans les premières années du xixe, pour donner une explication plausible et une justification providentielle aux massacres, supplices, atrocités et calamités de tout genre qui, pendant la Révolution, s'étaient abattus sur les innocents. Esquissée dès 1794, dans un article anonyme du Journal de Lausanne, qu'on a de fortes raisons d'attribuer à Joseph de Maistre, elle avait été reprise ouvertement par celui-ci en 1796 dans ses Considé-
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rations sur la France. Elle reçut de lui son développement le plus complet dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, de 1821. Débarrassée des digressions qui l'interrompent et des corollaires qui la prolongent, elle peut se réduire aux quelques propositions que voici. Pourquoi dans cet univers tant de souffrances ? Pourquoi la maladie ? Pourquoi la mort? Le mal physique n'a pu entrer dans le monde que par la faute de l'homme et à titre d'expiation. Mais si la souffrance est une expiation, comment se fait-il qu'elle soit répartie d'une manière si peu équitable? Pourquoi les méchants sont-ils dans le bonheur, tandis que les justes sont éprouvés? Pourquoi les innocents sont-ils punis pour les coupables? Il y a là un scandale pour la raison humaine. Joseph de Maistre sent toute la force de l'argument. Il y répond d'abord que le juste n'est pas puni comme juste, mais qu'il est puni comme homme, tout homme étant criminel, puisqu'il porte sa part du péché originel. De plus, et comme c'est ici le vif de la théorie, il convient de le laisser parler lui-même, « le juste, en souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour lui, mais aussi pour le coupable, par voie de re~erst &€' x. De là la nécessité du sacrifice. « De tout temps l'homme a cru qu'il vivait sous la main d'une puissance irritée, et que cette puissance ne pouvait être apaisée que par des sacrifices. Le Ciel, irrité contre la chair et le sang, ne pouvait être apaisé que par le sang. » La guerre, fléau de l'humanité, est une des formes du sacrifice, et c'est pour cela qu'elle est divine. « La terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la mort. »
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Joseph de Maistre était personnellement le plus aimable des hommes. A le lire, on le prendrait parfois pour un énergumène. Nous savons très exactement par un chapitre de Stello, quel effet ces théories produisirent sur Alfred de Vigny. Elles lui firent horreur. Après avoir cité du philosophe quelques-unes des maximes les plus caractéristiques, il éclate en apostrophes indignées contre cet esprit sombre, cet esprit falsificateur, cet esprit obstiné, impitoyable, audacieux et subtil, armé, comme le sphinx, jusqu'aux ongles et'jusqu'aux dents de sophismes métaphysiques et énigmatiques, cuirassé de dogmes de fer, empanaché d'oracles nébuleux et foudroyants.»Il termine enle traitant, ou peu s'en faut, de « bête carnassière )). Non seulement la démonstration instituée dans les Soirées de Saint-Pétersbourg ne l'avait pas convaincu, mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle avait irrité chez lui l'esprit de contradiction, et l'avait déterminé à conclure tout au rebours. L'idée de l'iniquité de la justice divine s'incrusta dans son esprit, et pendant les années qui suivirent 1821, elle devint pour lui une véritable obsession. Elle lui était présente, quand il écrivait, dans la Prison, l'histoire du captif au-masque de fer: il voyait dans ce malheureux, retranché du monde, privé des joies communes de la vie, sans avoir pour cela commis aucun crime, un vivant argument contre la Providence
Oui, regardez-moi bien, et puis dites après
Qu'un Dieu de l'innocent défend les intérêts. On la retrouve, cette idée, au centre de ce beau poème du Déluge, où la richesse des développements pittoresques l'offusque par moments, mais ne la fait pas oublier
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Tiens toujours tes regards plus haut que sur la terre La mort de l'Innocence est pour l'homme un mystère; Ne t'en étonne pas, n'y porte pas tes yeux
La pitié du mortel n'est pas celle des Cieux. Dieu ne fait point de pacte avec la race humaine Qui créa sans amour fera périr sans haine.
Ainsi parle l'Ange, père d'Emmanuel, qui prophétise à
son fils la catastrophe imminente. Mais cette apologie de la conduite divine, si elle est dans le caractère du personnage, elle n'est pas dans la pensée du poète on sent d'un bout à l'autre de la pièce, qu'il est avec celui qui souffre contre celui qui fait souffrir.
II
L'injustice de Dieu, tel est donc le premier grief allégué par Vigny contre la divinité. Il en a contre elle encore un autre, qui est le corollaire du premier. Il pardonnerait à la Providence d'avoir condamné l'homme à souffrir, d'épargner le coupable et de frapper le juste, si du moins elle nous faisait savoir pourquoi elle agit ainsi. Non moins que l'iniquité, c'est le mystère dont elle s'enveloppe qui indigne Alfred de Vigny. Il est revenu sur ce point, dans son Journal, à plusieurs reprises, avec des expressions concises et énergiques qui rappellent la manière de Pascal. Voici la vie humaine.
Je me figure une foule d'hommes, de femmes et d'enfants, saisis dans un sommeil profond. Ils se réveillent emprisonnés. Ils s'accoutument à leur prison et s'y font de petits jardins. Peu à peu ils s'aperçoivent qu'on les enlève les uns après les autres, pour toujours. Ils ne savent ni pourquoi ils sont en
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prison, ni où on les conduit après, et ils savent qu'ils ne le sauront jamais.
Cependant il y en a parmi eux qui ne cessent de se quereller pour savoir l'histoire de leur procès, et il y en a qui en inventent les pièces d'autres qui racontent ce qu'ils deviennent après la prison, sans le savoir.
Ne sont-ils pas fous ?
Il est certain que le maître de la prison, le gouverneur, nous eût fait savoir, s'il l'eût voulu, et notre procès et notre arrêt.
Il ne l'a pas voulu. En présence de ce silence inexorable, de cette « inertie de Dieu », quelle attitude prendra le penseur? Il y en a plusieurs possibles, auxquelles s'est arrêté successivement l'esprit de Vigny, ou plutôt, car la chronologie du Journal est, pour les premières années tout au moins, fort incertaine, entre lesquelles il a flotté. L'une, c'est la résignation ou bien la résignation morne issue de la certitude que, quoi qu'on fasse, on n'échappe pas à son sort
Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même
ou bien une résignation attendrie par un sentiment de reconnaissance envers cette divinité qui, en même temps qu'elle nous envoie la souffrance, nous envoie aussi la joie
Que Dieu est bon 1 quel geôlier adorable, qui sème tant de fleurs qu'il y en a dans le préau de notre prison. Il y en a (le croirait-on?) à qui la prison devient si chère qu'ils craignent d'en être délivrés 1
L'autre attitude, c'est la révolte, qui comporte, elle
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aussi, ses modes et ses degrés ou bien la révolte froide et dissimulée
La terre est révoltée des injustices de la création elle dissimule par frayeur de l'éternité mais elle s'indigne en secret contre le Dieu qui a créé le mal et la mort. Quand un contempteur des dieux paraît, comme Ajax, fils d'Oïlée, le monde l'adopte et l'aime tel est Satan, tels sont Oreste et Don Juan. Tous ceux qui luttèrent contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour 'secret des hommes. ou bien la révolte ouverte et violente
Si tel malheur auquel je pense m'arrivait, j'irais mettre e feu dans une église pour me venger de Dieu.
L'homme citant Dieu à son tribunal, l'homme condamnant et punissant Dieu, tel est le renversement des rôles auquel s'est complu l'imagination d'Alfred de Vigny. De là les étranges canevas de poèmes que l'on a retrouvés dans ses papiers
ELÉVATION. Dieu voit avec orgueil un jeune homme illustre sur la terre.
Or ce jeune homme était très malheureux et se tua avec une épée.
Lorsque son âme parut devant Dieu, Dieu lui dit « Qu'astu fait ? pourquoi as-tu détruit ton corps ? D
L'âme répondit
« C'est pour t'affliger et te punir. Car pourquoi m'avezvous créé malheureux ? Et pourquoi avez-vous créé le mal de l'âme, le péché, et le mal du corps, la souffrance ? Fallaitil vous donner plus longtemps le spectacle de mes douleurs ? Ou encore
LE JUGEMENT DERNIER. Ce sera ce jour-là que Dieu
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viendra se JUSTIFIER devant toutes les âmes et tout ce qui est vie. Il paraîtra et parlera, il dira clairement pourquoi la création et pourquoi la souffrance et la mort de l'innocence, etc.
En ce moment, ce sera le genre humain ressuscité qui sera le juge, et l'Eternel, le Créateur, sera jugé par les générations rendues à la vie.
« J'ai dans la tête une ligne droite, a dit quelque part Alfred de Vigny une fois que j'ai lancé sur ce chemin de fer une idée quelconque, elle le suit jusqu'au bout malgré moi. » Il y eut pourtant un arrêt dans les déductions de cette implacable logique qui l'entraînait à l'incrédulité Un arrêt, et même un retour en arrière. Le 20 décembre 1837, après une crise qui dura à peine quelques heures, sa mère, cette mère qu'il adorait, mourut. Il était à son chevet au moment où elle rendit le dernier soupir. A ce moment, il se trouva, sans savoir qui l'avait soulevé, à genoux près de son lit. Il sentit Dieu dans son cœur. Il pria. Le 22 décembre, « après avoir prié sur le cercueil de sa pauvre mère », il écrivait dans son Journal Mon Dieu 1 mon Dieu avez-vous daigné connaître mon cœur et ma vie ? mon Dieu 1 m'avez-vous éprouvé à dessein ? Aviez-vous réservé la fin de ma pauvre et noble mère comme un spectacle pour me rendre à vous plus entièrement? Et le 26
Aurai-je la force de l'écrire ? Encore cela, ô mon Dieu afin que, si j'ai le malheur de vivre et de vieillir, la faiblesse humaine ne me fasse jamais oublier cette nuit fatale et sombre, mais où quelques signes consolants et divins me sont apparus 1
Mon Dieu 1 je me jette à genoux, à présent, je parle à vos
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pieds,je m'abreuve de ma douleur,je m'y plonge tout entier, je veux me remplir d'elle uniquement et repasser dans mon âme tous les instants de cette perte de ma mère. Puis, après avoir pieusement récapitulé tous les détails de cette agonie et de cette mort, dont il ne pouvait distraire sa pensée, il s'écriait
Avez-vous reçu dans votre sein cette âme vertueuse, ô mon Dieu ? Soutenez-moi dans cet espoir, que ce ne soit pas un passager désir, qu'il devienne une foi fervente. Donnez-moi, ô mon Dieu la certitude qu'elle m'entend et qu'elle sait ma douleur qu'elle est dans le repos bienheureux des anges, et que par vous, à sa prière, je puis être pardonné de mes fautes.
Cette nuit du 20 décembre 1837 fut pour Vigny, toutes proportions gardées, ce qu'avait été pour Pascal la nuit fameuse du 23 novembre 1654. Lui aussi, il eut son illumination. Elle fut vive, mais elle fut courte. Le cœur s'accoutuma à sa blessure. La foi implorée dans le premier déchirement n'y descendit pas. Le sentiment se tut, et la raison, la raison raisonnante, l'inflexible raison du logicien reprit son empire. Un jour, quel jour? on n'en saurait donner la date, mais il semble bien qu'il ne tarda guère, Vigny renoua, au point même où il s'était rompu, le fil de ses pensées. Ses deux éternels griefs contre Dieu, l'injuste répartition des souffrances ici-bas et l'ignorance où nous sommes tenus de notre destinée, reparurent dans ses méditations et en redevinrent le sujet habituel. Il les fit reprendre par le Christ en agonie au Jardin des Olives
Mal et doute ? En un mot je puis les mettre en poudre. Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre De les avoir permis.
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Par la bouche du Fils, il adjura solennellement le Père de laisser tomber d'en haut la parole qui devait éclairer le genre humain.
Tout sera révélé dès que l'homme saura
De quels lieux il arrive et dans quels il ira.
Et, vingt ans plus tard, le 2 avril 1862, n'ayant pas entendu en son cœur de réponse à l'interrogation qu'il avait si pathétiquement posée, il écrivit les sept vers de la strophe du Silence, qui sont le dernier mot de son œuvre sur les rapports de la création et du Créateur, et qui définissent l'attitude qu'il jugeait désormais légitime d'observer à l'égard de Dieu
S'il est yrai qu'au Jardin sacré des Ecritures Le Fils de l'homme ait dit ce qu'on voit rapporté Muet, aveugle et sourd au cri des créatures, Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté, Le juste opposera le dédain à l'absence
Et ne répondra plus que par un froid silence Au silence éternel de la Divinité. `
III
Vigny n'est pas un athée c'est un libre-penseur. C'est en libre-penseur qu'il juge le Christianisme, ses dogmes, son rôle historique et son action sociale. Il admire profondément la personne du Christ. « L'humanité, dit-il, devrait tomber à genoux devant cette histoire, parce que le sacrifice est ce qu'il y a de plus beau au monde, et qu'un Dieu né sur la crèche et mort sur la croix dépasse les bornes des plus grands sacrifices. » Mais il refuse son adhésion aux articles de la M chrétienne. Il nie de toutes ses forces, 4
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en particulier, l'existence d'un enfer, « ayant trop d'estime pour Dieu pour craindre le diable ». Il a rêvé longtemps d'un poème qui aurait fait suite à Eloa il y aurait montré « Satan sauvé », la réconciliation du bien et du mal, du démon et de Dieu. Il regarde les croyances qu'on lui a inculquées dans sa jeunesse comme autant de belles légendes, et le catholicisme comme une forme religieuse déjà morte, en dépit des efforts tentés pour lui insuffler une vie artificielle.
Les chefs des partis ~htiques prennent aujourd'hui le Catholicisme comme un mot d'ordre et un drapeau mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur vie? Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent? Beaucoup de philosophes embrassent sa cause et la plaident, comme des avocats généreux celle d'un client pauvre et délaissé leurs écrits et leurs paroles aiment à s'empreindre de ses couleurs et de ses formes, leurs livres aiment à s'orner de dorures gothiques, leur travail entier se plaît à faire serpenter autour de la croix le labyrinthe habile de leurs arguments mais il est rare que cette croix soit à leur côté dans la solitude. Les hommes de guerre combattent et meurent sans presque se souvenir de Dieu.
Il ne triomphe pas, d'ailleurs, de ce déclin, qu'il constate, des croyances religieuses, car il sait qu'à leur place s'est introduit dans la société moderne l'amour du bien-être et du luxe, et l'égoîsme qui « a tout submergé ». Il le considère comme nécessaire et irrémédiable « Notre siècle sent qu'il est ainsi, voudrait être autrement et ne le peut pas. » Mais au fond du cœur il s'en afflige, parce que dans
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le naufrage des croyances, il voit le naufrage de la morale. Il conçoit bien pour son usage personnel et pour l'usage des gens de son espèce, une morale laïque, indépendante, une morale sans obligation ni sanction, une morale qui enseignerait à « faire le bien sans rien espérer ni craindre ». Mais ce qui convient au philosophe et au sage ne convient pas à la foule. C'est ce qu'il explique tout au long dans ce roman de Daphné qui n'a été connu longtemps que par quelques allusions ambiguës du Journal d'un Poète, et qui a été mis au jour, il y a seulement quelques années, comme un rare trésor dont la valeur dépasse encore ce que les admirateurs du poète en avaient soupçonné. Daphné, comme on sait, n'est pas ici le nom d'une héroïne mythologique; c'est celui d'un faubourg d'Antioche d'où le rhéteur Libanius, un des derniers dépositaires de la sagesse antique, et ses disciples Jean Chrysostome et Basile de Césarée, bien éloignés encore de se faire chrétiens, suivent avec intérêt les efforts persévérants de l'empereur Julien Julien l'Apostat pour rendre quelque vie au paganisme expirant. En deux années il a « remis en honneur les anciennes mœurs de la République sévère, le culte de Dieu et l'autorité suprême de la philosophie exercée par des âmes choisies et appelées autour du trône du monde s en deux années, il a presque anéanti le culte chrétien il s'en vante, et les disciples de Libanius l'en admirent. Mais à leur grande stupeur, leur maître leur déclare qu'il a « mal fait )). Contre cette condamnation, Julien proteste il n'y a pas d'intentions plus nobles que les siennes il veut sauver les hommes, préserver le monde de l'ignorance qui détruit, en perpétuant la science qui conserve. La morale qu'il fait enseigner dans ses écoles est une morale aussi pure que celle des chrétiens. Sans doute, lui répond Libanius; mais « les pures maximes, .les institutions ver-
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tueuses, les lois prudentes ne se conservent pas si elles ne sont à l'abri d'un dogme religieux.» Les hommes ne peuvent comprendre les grandes vérités spirituelles sans le secours des symboles. Or les symboles du polythéisme sont usés on ne les prend plus au sérieux, on n'y croit plus. Mais, avec eux, ce qui va disparaitre, c'est le trésor de la sagesse, la sève de la terre, l'élixir de vie des hommes distillé lentement pour tous les peuples à venir en un mot, c'est a morale. Il n'y a qu'un moyen de sauver ce trésor de la morale, c'est de la confier à la garde d'une religion nouvelle et puisque les peuples civilisés ne sont plus capables de croire, il faut faire appel aux barbares, qui sont, eux, grossiers et ignorants, mais qui ont la simplicité du cœur Et comme Julien résiste et discute, Libanius, pour lui faire comprendre sa pensée, se sert d'une comparaison. Il montre à ses interlocuteurs une momie égyptienne enfermée dans une châsse de cristal.
Regardez attentivement, dit-il, cette momie embaumée. Elle porte dans sa tête des trésors, et, dans sa poitrine, un rouleau depapyrussurlequeltiendraientaisément,rassemblées et écrites en caractères grecs, quelques brèves maximes qui peuvent exprimer tout ce qu'ont imaginé les hommes jusqu'à ce jour pour tâcher de se rendre meilleurs. Les couleurs vertes, rouges, dorées de la momie n'ont point pâli. Ses cheveux se sont conservés aussi blonds, aussi soyeux que durant la vie aucun des trésors d'Isis et d'Osiris, aucun sphinx azuré ne s'est perdu, pas une lettre du papyrus ne s'est efîacée, grâce à ce cristal énorme qui couvre la momie dans toute son étendue. Ce cristal est transparent,, et, à travers les lueurs rougeâtres, argentées, violettes, que lui apportent les flambeaux et les astres, et qui lui donnent l'aspect d'un lac merveilleux ou d'un ciel inconnu découvert dans l'ombre, on ne cesse d'apercevoir le visage immobile de la momie. Elle croise ses bras sur sa poitrine et
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y garde en paix notre trésor. Sur ce cristal énorme sont gravés et peints des caractères sacrés qui, faisant adorer l'enveloppe, ont conservé le trésor des âges anciens. Les dogmes religieux, avec leurs célestes illusions, sont pareilsà ce cristal. Ils conservent le peu de sages préceptes que les races se sont formés et se passent l'une à l'autre. Lorsque l'un de ces cristaux sacrés s'est brisé sous l'effort des siècles et les coups des révolutions des hommes, ou lorsque les caractères qu'il porte sont effacés et n'impriment plus de crainte, alors le trésor public est en danger, et il faut qu'un nouveau cristal serve à le voiler de ses emblèmes, et à éloigner les profanes par ses lueurs toutes nouvelles, plus sincèrement et chaudement révérées.
Or les Barbares dont nous parlons ont une crainte toute vraie, toute jeune et sans examen du nouveau dogme des chrétiens s'ils la conservent pure, ce dogme sera le seul, en vérité, qui puisse sauver le trésor du monde, et ce sera là le cristal neuf orné de symboles nouveaux et préservateurs.
Ce Libanius, rationaliste inconséquent, également incapable d'ajouter foi aux dogmes, et de concevoir la morale sans le support du dogme, il ressemble extraordinairement à Alfred de Vigny. On retrouve ici une de ces complications d'âme ou de pensée, de ces contrariétés ou de ces contradictions comme il y en a plus d'une dans ses idées et dans son caractère. A cette difficulté d'ordre logique vient s'en ajouter une autre, qui est d'ordre intime et sentimental. Vigny est gentilhomme. On sait quelle haute idée il se fait de la noblesse; de sa noblesse. Il est le continuateur d'une race il est l'héritier d'une tradition, d'une tradition politique et d'une tradition religieuse. Ses aïeux ont tous été, de père en fils, dévoués au roi légitime. Tous, de père en fils, ils ont vécu, ou, s'ils n'ont pas vécu, ils sont morts en chrétiens. La tradition politique est
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rompue. Elle l'a été dans ces trois journées de juillet où les princes le vieux Charles X et, à son défaut, le duc d'Angoulême ont laissé massacrer leur garde dans les rues de Paris, au lieu de se mettre à sa tête et de défendre leur couronne. « Race de Stuarts », a écrit dédaigneusement Vigny dans son Journal, le 29 juillet 1830. Dès lors, en politique, il n'a plus eu aucune attache de sentiment. Comme il dit, il n'a plus eu de cœur. Et il ajoutait « Je ne suis pas fâché qu'on me l'ait ôté, il gênait ma tête. » Mais la tradition religieuse, elle, n'est pas interrompue. Elle a toujours un culte et des églises, et des rites auxquels, quand on est du monde de M. de Vigny, quand on est de la race de M. de Vigny, quand on s'appelle M. de Vigny, on ne peut pas se soustraire. Si l'on est croyant, même un croyant distrait ou un demi-croyant, cela va tout seul. Mais si par malheur il n'a pas la foi, si « le christianisme est mort dans son cœur », que fera-t-il, ce gentilhomme ? 2 Va-t-il faillir à son nom, démentir ses ancêtres, renier sa race, gauchir, forligner ? Non. Il a réfléchi, longtemps à l'avance, sur l'attitude qu'il sied à un homme comme lui de prendre au moment suprême. Il sait comment il lui faut se comporter pour rendre à la fois ce qu'il doit à sa conscience et ce qu'il doit à ceux dont il est descendu. Ici le cas est trop grave pour que je ne laisse pas la parole à Alfred de Vigny lui-même « A sa mort, il regarde la croix avec respect, accomplit tous ses devoirs de chrétien comme une formule, et meurt en silence. »
IV
Quand on a fini d'exposer les idées d'Alfred de Vigny en matière de religion, il reste encore un point délicat à
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traiter. On sait dans quels sentiments il a vécu. On sait dans quels sentiments il se préparait à mourir. Mais dans quels sentiments est-il mort? Car il peut arriver, et il arrive souvent, que les opinions du lit de mort ne soient pas identiques aux opinions de la vie. L'homme qui se sent déjà presque retranché du monde l'envisage avec d'autres yeux et sous un autre jour. Il convient ici de laisser parler d'abord les documents et les faits. Vigny, dans les dernières années de sa vie, avait été l'objet d'un certain nombre de tentatives en vue d'obtenir son retour aux pratiques de la religion. Il en parle à plusieurs reprises dans sa correspondance de cette époque. A sa filleule, Mme Lachaud, qui lui avait exprimé entre autres souhaits, semble-t-il, celui de pouvoir bientôt saluer ce retour, il répondait en 1862 « Tous vos vœux me sont doux à entendre de votre bouche, parce qu'ils ressemblent à cette affection de votre enfance pour moi, que je crois très véritable. Mais, je vous en avertis, prenez garde de me forcer à laisser tomber sur vos litanies quelque grand coup de raison pareil aux coups d'épée de Roland, qui fendaient un homme et son cheval de la tête aux pieds. J'ai aussi fait voir du pays à bien de.~ abbés, et même à des abbesses. » Les ecclésiastiques ~auxquels il faisait ainsi allusion, ce n'était pas moins, nous le savons par une autre lettre, que l'archevêque de Paris, le Cardinal Morlot, l'évêque d'Orléans, M~ Dupanloup. et « un certain nombre d'abbés que je vous décrirai plus tard, disait-il à sa cousine la vicomtesse du Plessis, ainsi que leurs rapports avec moi, en grand détail et vérité historique. » Pour une de ces rencontres, ou, comme il disait, pour un de ces « duels de controverse", nous avons mieux que le récit le plus détaillé et le plus véridique, nous avons les textes eux-mêmes sous la forme d'une corres-
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pondance échangée d'octobre 1861 à juillet 1862, entre le poète et le P. Gratry.
Ce n'est pas comme théologien ou comme confesseur, c'est comme candidat à l'Académie française, où il fut élu en 1867, que le P. Gratry était entré en relations avec Alfred de Vigny. Entre deux interlocuteurs d'un esprit aussi élevé, tous deux également occupés des choses de l'âme, la conversation ne pouvait manquer de prendre assez vite un tour philosophique et religieux. Le Père fut surpris et affligé de ce qu'il veut bien appeler courtoisement « les incertitudes » de Vigny « sur la foi chrétienne et catholique ». Il essaya de les dissiper. Vigny, non moins courtoisement, se dérobait. Le Père insista, et en termes assez nets pour que cette fois le poète, mis au pied du mur, se vît obligé de lui faire la réponse suivante en date du 18 janvier 1862:
Nous ne nous connaissons pas, Monsieur l'abbé, et vous vous tromperiez chaque jour sur moi, si vous me supposiez ou fâché ou content d'une conversation sur les choses surnaturelles et mystiques. Nous n'avons fait encore que les effleurer en plaisantant. Un jour je vous en parlerai avec plus de suite et de gravité, mais ce ne sera pas à présent. La controverse est une escrime assez fatigante, et il faut disposer dé''toutes ses forces pour que les armes soient égales. Il ne convient pas d'ailleurs que nous confondions les deux questions de la destinée des élus du ciel et des élus de l'Académie française.
Le P. Gratry ne se découragea pas. Il revint à la charge, assez souvent et avec assez de zèle pour que Vigny se décidât à lui ouvrir sa porte. La controverse devant laquelle il reculait s'engagea, et le résultat nous en est donné par une lettre du Père, du 18 juillet 1862. « Je suis enfin for c
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de reconnaître, déclarait-il à son, adversaire, que vous vous posez comme un pur sceptique. On ne peut rien affirmer, dites-vous. Tel est le résumé de toutes nos conversations. Eh bien ajoutait-il aussitôt, je ne puis croire que ce soit sérieux, que ce soit là votre tout. je ne puis consentir à voir là le fond de la pensée de l'un des écrivains pour lesquels j'ai senti et sentirai le plus de sympathie. » Il sentait pourtant qu'il n'y avait rien à faire, et il abandonnait la partie, comme l'indique assez clairement la formule finale « Je prie Dieu de vous bénir. » Ainsi, environ un an avant la mort d'Alfred de Vigny, sa position à l'égard de la religion n'avait pas changé.
Dans les derniers mois de sa vie, il y eut comme une pieuse conspiration ourdie dans son entourage pour obtenir sa conversion in extremis. Des cousines bien intentionnées lui apportaient des médailles qu'il traitait assez irrévérencieusement d'amulettes. Des voisines zélées, M°"* et M"e d'OrvilIe, surveillaient attentivement l'état de sa santé. Elles se considéraient comme ayant mission de travailler à son salut. Il le savait, il ne leur en voulait point mais il les raillait doucement. Il écrivait à leur sujet à une de ses parentes
Dans la simplicité de ces honnêtes personnes, il n'entre pas assez d'idées saines et véritablement graves. Elles ne considèrent pas qu'un homme qui a écrit ce qui est publié dans mes livres a depuis longtemps construit en lui-même l'édifice immuable de ses idées philosophiques, théologiques et ~Mosop/t~uM qu'il a étudié à fond toutes les doctrines et les théodicées antiques et modernes, et que, s'il veut bien ne pas les exprimer et les développer dans les livres, ni même dans des conversations passagères, c'est parce qu'il ménage la faiblesse égoïste de pauvres âmes qui s'appuient encore sur les pratiques païennes et qui n'ont pas l'abondance do
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bonté qui devrait leur suffire pour faire le bien sans réclamer une récompense, y mettre un prix et fixer des conditions comme par un acte de notaire.
Les deux domestiques qu'il avait gardées à son service après la mort de sa femme, deux protestantes convaincues, le détail est à retenir le voyant très bas, avertirent Mmes d'Orville qu'il était temps de faire venir un prêtre. Ces dames s'empressèrent de mander le curé de Bercy, l'abbé Vidal, ami personnel de Vigny, avec qui il était lié depuis de longues années. L'abbé Vidal « eut la bonté de venir aussitôt, comme par hasard il resta longtemps; mais nous n'en sûmes pas davantage alors », dit M~ d'Orville. C'est seulement quelques jours plus tard, et comme le malade était à l'extrémité, que le curé de Bercy lui déclara qu'il avait confessé M. de Vigny dans sa dernière visite et lui avait donné l'absolution, lui disant qu'il allait partir pour les vacances, et qu'absolument il ne voulait pas le laisser sans lui avoir fait accomplir ce devoir. » Mais il faut laisser l'abbé Vidal raconter luimême les circonstances d'un entretien qui n'eut d'autre témoin que lui, telles qu'il les relata dans une lettre qu'il adressa en 1864 au P. Langlois, qui lui avait demandé des renseignements sur les derniers moments d'Alfred de Vigny.
Plusieurs fois j'avais parlé à M. de Vigny de songer à a confession avant de paraître devant Dieu, et, sans jamais me repousser, il m'avait seulement témoigné le désir d'attendre encore pour accomplir cette action. Quinze jours environ avant sa mort, j'allai le voir, et, après une conversation très sérieuse dans laquelle il me dit que sa famille était presque sacerdotale qu'un de ses oncles était mort trappiste qu'un autre, doyen du chapitre de Loches, était, je crois,
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mort en exil, et que lui, M. de Vigny, portait encore au doigt l'anneau de cet oncle, je crus le moment venu de lui parler de confession et d'en finir cette fois.
Monsieur de Vigny, lui dis-je, je pars un de ces jours pour un assez long voyage, et je ne veux pas partir sans vous avoir donné l'absolution. Tout aussitôt il s'inclina, et me donna son plein consentement. Il prit un air extrêmement recueilli et, après la confession, il me dit ces propres paroles « Je suis catholique, et. je meurs catholique. Après cette profession de foi, je lui donnai l'absolution. En ce moment il était impossible d'exiger davantage. Cet acte suprême fit sur lui la plus grande impression il me prit la main, m'attira à lui, et m'embrassa en me disant avec une effusion de cœur inexprimable « Ah t quelle bonne action vous venez de faire 1 D Je n'oublierai jamais cette parole et le ton dont elle fut prononcée.
Lorsque la fin parut approcher, Mlle d'Orville, craignant les lenteurs de la poste, courut elle-même chercher l'abbé Vidal. Mais le curé de Bercy ne voulut point reparaître au chevet du malade. a Je ne peux, dit-il, malheureusement y retourner, parce qu'il me croit parti, que je me suis moi-même un peu servi de ce prétexte pour brusquer, pour ainsi dire, la chose, et que vis-à-vis d'un homme de ce caractère, je ne puis avoir l'air d'avoir menti. D'ailleurs je vais partir véritablement. Je crois également que, si un autre prêtre se présentait, il en serait fort surpris et probablement heurté, ou peut-être même ne l'admettrait point. Il ne vous reste donc qu'à surveiller le moment, hélas 1 et quand vous verrez que sa fin s'approche, lui faire donner l'extrême-onction par la paroisse, » Ainsi fut fait. Au témoignage de M"~ d'Orville, ce sont encore les deux zélées domestiques qui prirent sur elles de le faire administrer.
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Il leur avait parlé toute la nuit de diverses choses, mais souffrant beaucoup, et leur disant à chaque instant « Priez pour moi, oh 1 priez Dieu pour moi 1 n Puis, sur le matin, il n'avait plus pu parler. C'était alors qu'elles étaient venues nous demander le prêtre. Vous pensez si nous courûmes 1 Pauvre M. de Vigny 1 Il gémissait, il avait les yeux fermés il relevait et laissait retomber son bras, comme quelqu'un qui souffre bien ou qui est accablé de douleur.jet elles croyaient qu'il n'avait plus de connaissance, en quoi je pense qu'elles se trompaient, au moins en partie. Elles ont dit aussi qu'elles avaient cru comprendre que ses dernières paroles avaient été pour demander lui-même un prêtre. Dieu fasse que cela soit, en effet Nous n'osâmes trop nous approcher ni lui parler, de peur de le contrarier.
Après l'extrême-onction, il gémit encore quelque temps, il fit plusieurs exclamations de douleur les ombres de la mort étaient sur son visage. Il tâcha d'articuler quelque chose, plusieurs fois, soit volontairement, soit involontairement, mais on ne put l'entendre. Enfin Sophie (l'une des servantes) tenta de lui faire prendre une tasse de lait, qu'il avala si bien que nous crûmes qu'il pourrait vivre encore un peu, et il parut s'assoupir tranquillement. M. dé Pierres (un parent d'Alfred de Vigny), qu'on s'était hâté d'aller prévenir, mais qui se trouvait, je crois, fort loin, arriva alors, heureusement, mais ne put que recevoir bientôt son dernier soupir et lui fermer les yeux.
Tels sont les faits. Le récit qui en a été donné, aussi bien par Mlle d'Orville que par l'abbé Vidal, est sincère. Mais comment faut-il les interpréter? Il peut y avoir, et il y a eu en effet parmi les intimes amis d'Alfred de Vigny, deux opinions contraires sur l'attitude qu'il a eue à l'égard de la religion à ses derniers moments. Les uns ont admis, purement et simplement, qu'il avait fait une mort chrétienne. C'est l'avis d'Auguste Barbier écrivant dans ses
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Souvenirs personnels « Nous sommes loin de la Mort du Loup, ce symbole élogieux de la mort muette et solitaire du stoïque mais j'aime mieux cette fin elle est plus naturelle et plus humaine. » Les autres ont contesté que Vigny eût réellement adhéré à la foi catholique. Dès la première heure, l'exécuteur testamentaire du poète, Louis Ratisbonne, avait manifesté son étonnement qu'on eût appelé un prêtre, « disant que c'était contre la volonté de M. de Vigny et qu'il le dirait lui-même, s'il pouvait encore parler. » Depuis, il a confirmé cette protestation à plusieurs reprises, et donné de l'état d'esprit de son ami pendant ses derniers jours l'explication suivante Alfred de Vigny ne m'avait pas laissé ignorer la visite de l'abbé Vidal, à qui, simplement, il avait raconté sa vie Je n'ai jamais compris et je ne saurais admettre que ce récit eût le caractère d'une confession. « De race religieuse », en effet, Alfred de Vigny n'avait pas manqué d'accueillir avec sa courtoisie de gentilhomme un prêtre qui lui faisait visite il n'aurait pas voulu offenser l'Eglise par des obsèques purement civiles, et son testament lui-même en fait foi; en défendant que l'on prononçât aucun discours à ses obsèques, il ajoutait « II ne faut autour d'un cercueil que les prières de l'Eglise et les larmes des cœurs fidèles. Mais il a persisté jusqu'au bout, j'en demeure convaincu, dans la fermeté de ses opinions philosophiques il est mort comme il a vécu, incrédule au dogme et stoïcien. Qui a raison, et que faut-il conclure? Ni l'une ni l'autre thèse ne s'impose avec la clarté de l'évidence. Il est incontestable qu'Alfred de Vigny a reçu l'absolution de l'abbé Vidal et l'extrême-onction d'un prêtre de la paroisse A-t-il, de son propre mouvement, sollicité l'une selon les rites ordinaires de la pénitence ? A-t-il demandé qu'on
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lui apportât l'autre ? II paraît, d'après les circonstances extérieures, bien difficiles de l'affirmer. A plus forte raison est-il difficile de se porter garant des dispositions de son cœur. C'est un secret qui demeure entre sa conscience et lui. Il y aurait de l'outrecuidance à prétendre résoudre un problème dont les données les plus importantes nous échappent. Il est vain, pour ne pas dire inconvenant, de l'agiter. Tenons-nous-en à ce qui ne peut être mis en doute. De quelque façon et dans quelques sentiments que Vigny soit mort, il est certain, pour qui a bien lu son œuvre, qu'il a vécu selon la maxime énoncée par Ratisbonne, « en incrédule et en stoïcien)). Et, dans cette œuvre, ce qui nous intéresse, que sa mort, au surplus, ait ou non, infligé un démenti à sa vie, c'est le tour particulier qu'un grand et sincère esprit comme le sien a pu donner à des opinions religieuses et philosophiques qu'il est plus aisé de désigner d'un mot que de définir dans leur nuance et leur détail. On a essayé, dans ce chapitre, de montrer quelle avait été, chez Alfred de Vigny, la nuance de l'incrédulité. Il reste à préciser quelle a été celle du stoïcisme.
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CHAPITRE II
LE STOÏCISME
Il n'est pas un lecteur d'Alfred de Vigny qui ne garde dans sa mémoire le poème de la Mort du Loup, et surtout les beaux vers, chargés de sens et gravés comme par le ciseau d'un lapidaire, qui lui servent de conclusion
Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes 1 Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez, sublimes animaux 1 A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, Seul le silence est grand tout le reste est faiblesse. Ah je t'ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur 1 Il disait « Si tu peux, fais que ton âme arrive, A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. n Un mot, dans cette tirade, a frappé et retenu l'attention.
C'est cette épithète de « stoïque » par laquelle le poète
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caractérise l'attitude de la bête mourante, qu'il propose comme un modèle à la conduite humaine. Il a semblé qu'elle résumait admirablement la doctrine morale diffuse dans son œuvre tout entière. On parle couramment, et comme d'un point hors de discussion, du « stoïcisme » d'Alfred de Vigny. Ce n'est pas à dire qu'on ait tort, mais qu'entendon au juste par là? On sait le danger de ces étiquettes abstraites, qui englobent sous une même rubrique l'infinie variété, pour ne pas dire la diversité, des idées et des hommes. Pour savoir ce qu'est véritablement le stoïcisme d'Alfred de Vigny, il faut mettre sous ce mot des faits, des sentiments et des pensées. C'est le moyen, en limitant exactement la portée du terme, d'en préciser à la fois et d'en enrichir le sens.
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Avant de dire ce qu'est le stoïcisme de Vigny, disons d'abord ce qu'il n'est pas. Le stoïcisme, au sens antique et technique du mot, est un système philosophique complet et fortement lié. Il comprend tout ensemble une physique et une théodicée, une logique, une morale et une métaphysique. Les idées d'Alfred de Vigny sont loin d'avoir une telle ampleur et une telle cohésion. Et si l'on entrait dans le détail, on verrait qu'elles sont le plus souvent en désaccord profond avec les principes du stoïcisme. Les Stoïciens croyaient à la Providence ils n'auraient jamais songé à l'accuser et à la maudire. Ils étaient convaincus que la divinité nous aime et veut notre bien. Comme ils identifiaient Dieu avec l'univers, ils devaient logiquement admettre et ils admettaient en effet que l'univers était parfait, comme Dieu lui-même. L'existence du mal, qui
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choquait si fort Alfred de Vigny, ne les troublait point. Ils y voyaient, non pas une discordance, mais un élément de l'universelle harmonie. Ils pensaient que le bonheur ne dépend que de la sagesse, et que la sagesse consiste à suivre la nature, c'est-à-dire à se soumettre aux lois de la conscience, qui sont au fond les lois qui gouvernent le monde. Le sage, quoi qu'il arrive, disaient les paradoxes stoïciens, est heureux il a la liberté, il a la fortune, il a la royauté il a même la santé, ajoutait ce pincesans-rire d'Horace, sauf quand il souffre d'un rhume de cerveau.
Cette doctrine, dont il est facile de faire sourire, a été une des grandes forces morales du monde antique. Elle a permis, en des temps troublés, à des âmes généreuses de supporter le poids des malheurs privés et des calamités publiques, de vaincre la douleur, de se raidir contre le despotisme. C'est elle qui a soutenu les Brutus et les Caton, les Thraséa et les Helvidius. Vigny avait appris sur les bancs du collège les noms et l'histoire de ces grands hommes. Mais la philosophie dont ils se réclamaient, là connaissait-il ? Le stoïcisme, pour nous, c'est le Manuel d'Epictète, ce sont les Pensées de Marc-Aurèle. Vigny a mis l'un c'est Marc-Aurèle au nombre de « ses saints, comme saint Socrate ». Il cite souvent dans sa correspondance la maxime d'Epictète « Souffre et abstiens-toi. » Mais il n'est pas bien sûr qu'il ait feuilleté les Pensées. Si on ne peut pas le nier, on ne peut pas l'affirmer non plus. Il a lu le Manuel. Il en a fait quelques extraits dans son Journal intime: il recopie et semble reprendre à son compte la célèbre inv,ocation par laquelle se clôt le livre « Grand Jupiter, et vous, puissantes Divinités, conduisez-moi partout où vous avez arrêté dans vos décrets que je dois aller. Je suis prêt à vous suivre constamment En .effet,
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quand je m'obstinerais à vous résister, il faudrait toujours vous suivre malgré moi. Mais il semble bien qu'il ait fait cette lecture assez tard, vers 1840, sans doute, et qu'il y ait cherché moins les principes directeurs de sa vie morale que la confirmation de ces principes déj~ choisis et arrêtés. Le stoïcisme proprement dit ne l'intéresse que dans la mesure où il coïncide avec ses propres idées sur la réserve silencieuse qui lui paraît devoir être la seule attitude du sage. « L'impassibilité, dit-il, la résignation à la fatalité, c'est tout le stoïcisme antique.»Le réduire à cette formule, c'est lui faire tort, et c'est assez montrer qu'on ne le comprend point, puisqu'on méconnaît ce qui en fait l'essence et la grandeur la libre, volontaire et joyeuse adhésion aux lois de la nature, aux lois de la vie, jusques et y compris la loi de la mort. « 0 univers 1 s'écriait Marc-Aurèle, tout ce qui te convient m'accommode. Tout ce qui est de saison pour toi ne peut être pour moi ni prématuré ni tardif. 0 Nature ce que tes saisons m'apportent est pour moi un fruit toujours mûr )) et c'est aussi comme un fruit arrivé à son point que l'homme doit se détacher de ce monde, « comme l'olive mûre qui, en tombant, semble bénir la terre qui l'a portée et rendre grâce à l'arbre qui la produisit ».
Il faut donc bien se garder de confondre le stoïcisme de Vigny et le stoïcisme antique. Si la doctrine morale professée par l'auteur de Servitude et Grandeur militaires et des Destinées mérite le nom de stoïcisme, c'est seulement en tant qu'on peut appeler stoïcisme toute doctrine qui tend à prémunir l'homme contre les défaillances de sa nature morale ou physique, qui bande fortement les ressorts de sa volonté. Et cette doctrine, ce n'est pas des livres qu'elle lui est venue, mais de l'expérience et de la réflexion Lui-même nous l'a dit dans son Journal (je complète
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d'après le manuscrit le texte tronqué dans l'édition de Ratisbonne)
La sévérité froide et un peu sombre de. mon caractère n'était pas native. Elle m'a été donnée par la vie. Ce fut comme une réaction contre la dureté avec laquelle je fus traité. Une sensibilité extrême, refoulée dès l'enfance par les maîtres et à l'armée par les officiers supérieurs, demeura enfermée dans le coin le plus secret de mon cœur. Le monde ne vit plus, pour jamais, que les idées, résultat du travail prompt et exact de l'intelligence.
Ces idées d'Alfred de Vigny je parle de ses idées morales, comment se sont-elles formées et quelles sontelles ? Voilà ce qu'il y a lieu maintenant d'examiner, II
Quand on étudie, par quelque côté que ce soit, Alfred de Vigny, il faut toujours en revenir à ce point qu'il était né gentilhomme. On a vu ce que cette naissance lui avait causé, d'après son propre aveu, de souffrances et d'amertumes. Il convient de montrer aussi ce qu'elle eut pour lui d'excellent. Elle lui valut d'avoir, de très bonne heure et à un très haut degré, le sentiment de l'honneur du nom. Ce sentiment se confond parfois avec une vanité assez étroite et puérile. Heureusement pour lui, Vigny tenait de sa naissance un avantage bien plus précieux encore Il était le fils d'une femme supérieure, d'une mère admirable. Elle ne l'éleva pas seulement en gentilhomme, elle l'éleva en honnête homme et en homme d'honneur. Elle trempa son corps, et elle trempa aussi son âme. Il faut relire encore quelques passages de ces Conseils à mon fils, dont
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il a été question au chapitre précédent. Il n'y a pas de document qui fasse mieux comprendre quelle a été la formation morale d'Alfred de Vigny. Toute l'éducation que lui donna sa mère visait à exalter sa volonté. On t'a déjà dit il faut vivre selon la nature, et l'homme n'est heureux qu'en jouissant de ses facultés. Mais cette nature,ou l'être éternel qui l'a créée et qui nous a donné un corps matériel, y a joint aussi une faculté intellectuelle qu'on appelle l'âme l'un et l'autre sont si intimement unis pendant cette vie qu'ils agissent continuellement l'un sur l'autre. La volonté est ou doit être la plus forte car nous ne pouvons marcher, toucher, regarder, sans sa permission elle nous est visiblement donnée pour gouverner nos sens, elle doit tendre à les fortifier, à les conserver et non à les détruire. Puisque, pour remplir le but de la création, il faut que l'homme produise son semblable, il doit donc arriver à sa perfection auparavant. Si donc, méconnaissant sa puissance, l'âme est assez faible pour se laisser gouverner par les sens, si l'esclave qui doit obéir veut commander, s'il oublie et méprise sa souveraine, alors tout l'ordre est interverti c'est une révolte démagogique dont les conséquences ne tendent ni au bien général ni au nôtre, mais plutôt à la destruction de l'espèce. Ne souffre pas cette usurpation, et que, dans toutes tes actions, la raison soit la maîtresse et gouverne.
Mais pour tendre la volonté de l'adolescent qu'elle ne voyait pas sans une secrète anxiété, jeté seul, de si bonne heure, dans la vie et dans la vie militaire, exposé à tous les périls et assailli par toutes les tentations, Mme de Vigny ne trouva pas de plus puissant ressort que le sentiment de ce qu'il devait à sa naissance et à son rang, que le sentiment de l'honneur.
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Tu entendras dire à des gens bassement envieux que la noblesse n'est rien, que tous les ho'mmes sont égaux d'autres, d'un orgueil outré, regretteront le temps où le noble pouvait tuer impunément celui qui avait osé lui parler avec insolence. La vérité est au milieu de ces exagérations. Devant la loi, tous les hommes sont égaux tous ont le même droit d'être protégés par elle, et personne n'a le droit de se faire justice à soi-même, hors le cas d'une légitime défense nul ne doit non plus mépriser ni humilier celui qui n'est pas noble mais la noblesse est quelque chose. C'est un titre écrit que le souverain conféra pour des services rendus à l'Etat. Ce titre, en rappelant ces services au souvenir des concitoyens, est un objet d'émulation pour tous par la considération très légitime qui le suit mais son plus beau titre est l'obligation qu'il impose de valoir mieux qu'un autre, d'être plus fidèle à son roi, d'une probité plus délicate, plus lent à donner sa parole, plus fidèle à l'observer. « Si la vérité était bannie de la terre, disait Louis XII, elle devrait se trouver dans la bouche d'un roi. o Il aurait dû ajouter et dans celle d'un gentilhomme 1 Nos pères étaient tellement délicats sur ce point que le seul soupçon de mensonge était puni de mort. On disait « Un démenti vaut un soufflet, et un soufflet un coup d'épée ce qui prouve combien le mensonge était regardé comme un vice bas et odieux.
Pour être un homme d'honneur, il faut être capable, à l'occasion, de sacrifier à son honneur ses plaisirs, ses intérêts ou sa vie. Dans le train ordinaire des choses, il faut s'interdire toutes les faiblesses, toutes les compromissions, tous les abandons qui peuvent amoindrir l'idée qu'on veut donner de soi aux autres et l'idée qu'on se fait de soi-même. Cela ne va pas sans lutte et sans effort. Mais, de toute son autorité et de tout son pouvoir, Mme de Vigny s'était appliquée à enfoncer dans la conscience de son fils la conviction de l'utilité, de la nécessité, de la
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bonté de l'effort. Elle avait prévu et refuté d'avance les révoltes de la nature, qui répugne à l'effort parce que l'effort lui semble incompatible avec le bonheur.
A cette objection je réponds qu'aucun bien ne s'acquiert sans effort que ce n'est pas en un jour qu'on se corrige des défauts graves que le plaisir qu'on ressent à triompher de soi-même donne le courage de persister et d'ajouter tous les jours de nouvelles victoires à la première peu à peu les bonnes habitudes remplacent les mauvaises, le caractère se forme, il ne peut plus varier on fait naturellement et avec grâce ce qu'on faisait d'abord avec contrainte c'est alors qu'on jouit de la paix intérieure, et alors seulement qu'on peut dire avec fierté je suis homme.
L'éducation qui s'inspire de pareils principes est en effet une éducation virile et une excellente préparation à la vie. Mais la grande éducatrice de Vigny, celle qui mit sur lui la dernière empreinte, et la plus profonde, ce fut l'armée, à laquelle il appartint nominalement pendant quatorze ans, effectivement pendant onze, de 1814 à 1824, de sa dix-septième à sa vingt-huitième année. Années de jeunesse, années décisives, pendant lesquelles le caractère se façonne et prend son pli définitif. L'armée que Vigny a connue est l'armée de la Restauration. C'est une armée qui n'a pas inscrit sur ses drapeaux de victoires éclatantes. Son unique campagne, ce fut la guerre d'Espagne son plus glorieux fait d'armes, la prise duTrocadéro. Elle ne rendit pas au pays de plus utile service que de conserver l'esprit militaire hérité des armées de la Révolution et de l'Empire, cet esprit de discipline, d'endurance et de désintéressement qui faisait, selon le mot de Vigny, des régiments autant de couvents nomades et des soldats des espèces de moines, ayant fait vœu, eux aussi,
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d'obéissance et de pauvreté. Elle était commandée par de jeunes officiers sortis des rangs de la noblesse, remarquables en général, « par leur fatuité confiante, désœuvrée et ignorante, fumeurs et joueurs, attentifs seulement à la rigueur de leur tenue, savants sur la coupe de leur habit, orateurs de cafés et de billard, dont la conversation ne se distinguait de la conversation ordinaire des jeunes gens du grand monde que parce que les banalités y étaient un peu plus grossières » et aussi par les survivants de l'épopée impériale, de vieux officiers sortis du rang, « dont le dos voûté avait encore l'attitude d'un dos de soldat, chargé d'un sac plein d'habits et d'une giberne pleine de cartouches. » Vigny n'aima point l'espèce des jeunes officiers, encore qu'il en fît. partie. Il s'écartait d'eux volontiers pour se rejeter dans le recueillement solitaire et dans l'étude. En revanche, il s'attacha aux soldats, en qui il .trouvait dans sa pureté le caractère militaire, « simple, bon et patient. » Surtout, il se prit d'affection pour ces vieux capitaines à cheveux gris ou à moustache blanche, pleins de souvenirs d'Egypte, d'Italie et de Russie, qu'il n'était pas difficile de leur faire conter.
Pour tirer parti de ce qui m'entourait, je ne perdais nulle occasion d'écouter; et le plus habituellement j'attendais les heures de promenade régulière, où les anciens officiers aiment à se communiquer leurs souvenirs. Ils n'étaient pas fâchés, de leur côté, d'écrire dans ma mémoire les histoires particulières de leur vie, et trouvant en .moi une patience égale à la leur et un silence aussi sérieux, ils se montrèrent toujours prêts à s'ouvrir à moi. Nous marchions souvent le soir dans les champs, ou dans les bois qui environnaient la garnison, ou sur le bord de la mer, et la vue générale de la nature, ou le moindre accident de terrain, leur donnait des souvenirs inépuisables c'était une bataille navale, une
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retraite célèbre, une embuscade fatale, un combat d'infanterie, un siège, et partout des regréts d'un temps de dangers, du respect pour la mémoire de tel grand général, une reconnaissance naïve pour tel nom obscur qu'ils croyaient illustre, et, au milieu de tout cela, une touchante simplicité de cœur qui remplissait le mien d'une sorte de vénération pour ce mâle caractère, forgé dans de continuelles adversités et dans les doutes d'une position fausse et mauvaise.
Ce n'est pas naturellement, dans les compagnies rouges, où d'ailleurs il ne fit que passer, c'est dans la garde et aussi, quand il eut été affecté au 55e de ligne, dans les rangs dédaignés et pauvres de l'infanterie, que Vigny connut ces hommes de caractère antique, comme il les appelle encore; et au-dessous de.ces vieux lieutenants et de ces vieux capitaines, il trouva des sous-officiers également blanchis sous le harnais, dont il a crayonné le type dans l'adjudant de la Veillée de Vincennes, vieux braves, esclaves de la consigne, scrupuleux dans le métier, capables de se brûler la cervelle pour avoir été mis à la salle de police, vrais puritains de l'honneur, ayant servi vingt ans, trente ans, fait maintes campagnes et accompli maintes actions d'éclat sans être allés plus haut que le grade de sergent, dénués d'ambition, exempts de vanité, n'ayant jamais rêvé plus belle récompense qu'un fusil à capucines d'argent ou la croix. Si l'on entend par stoïcisme la fidélité au devoir, sans aucune espérance de gloire ni de fortune, la résignation à son sort, l'habitude de souffrir en silence, ces hommes étaient des stoïciens sans le savoir. Tel était assurément le cas du bon adjudant. Mais, tout au moins parmi les officiers subalternes, plus d'un, sous un uniforme obscur, sous une apparence réservée et froide, cachait non seulement la sensibilité profonde que Vigny
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attribue aux hommes de guerre, mais une âme de penseur et de philosophe. Ceux-là, c'étaient des stoïciens conscients. Ainsi ce capitaine Renaud que, le soir du 27 juillet 1830, l'auteur de Servitude et Grandeur militaires retrouva,' après l'avoir longtemps perdu de vue, sur un banc de pierre du boulevard qu'il occupait avec sa compagnie, traçant des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc.
Le capitaine Renaud était un homme droit et sévère et d'un esprit très cultivé, comme la Garde en renfermait beaucoup à cette époque. Sans ambition, et ne voulant être que ce qu'il était, capitaine de grenadiers, il lisait toujours, ne parlait que le moins possible et par monosyllabes. Très grand, très pâle et de visage mélancolique, il avait sur le front, entre les sourcils, une petite cicatrice assez profonde qui souvent, de bleuâtre qu'elle était, devenait noire, et quelquefois donnait un air farouche à son visage habituellement froid et paisible. Ce n'était pas seulement un homme expérimenté dans la guerre il avait encore une connaissance si vraie des plus grandes affaires politiques de l'Europe sous l'Empire, que l'on ne savait comment se l'expliquer.
Ce n'est pas ici le lieu de raconter l'histoire de sa vie, ni par quelle série de déceptions et de renoncements il arriva à l'austère sagesse dont il faisait profession. Il suffira de rappeler sa mort. « Pour tuer cet homme qui avait tant vu et tant souffert, dont la poitrine était bronzée par vingt campagnes et dix blessures, éprouvée à la glace et au feu, passée à la baïonnette et à la lance, il ne fallut que le soubresaut d'une de ces grenouilles des ruisseaux de Paris qu'on nomme gamins. ') Du coup d'un pistolet d'arçon chargé d'une bille d'agate, et tiré à deux mains,
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un insurgé en herbe lui cassa la cuisse. Il languit quinze jours et mourut. Mais dès la première heure il avait pardonné à son meurtrier, et par son testament il prit soin d'assurer son avenir. Son dernier mot fut pour demander qu'on lui fermât la bouche. Il craignait qu'à la fin la souffrance, la faiblesse et le délire ne lui arrachassent quelque plainte. Il voulait mourir stoïquement, comme il avait vécu.
III
On pourrait facilement, s'il était nécessaire, montrer que ce caractère stoïque consciemment stoïque ou inconsciemment, peu importe, que Vigny attribue au vieil adjudant et au capitaine Renaud, est celui qu'il a donné à tous les soldats qu'il a mis en scène, qu'il s'agisse du Trappiste des Poèmes, du capitaine au long cours du Cachet rouge, ou'de l'amiral Collingwood. C'était là, pour lui, le trait essentiel et distinctif d'une physionomie militaire. Et son stoïcisme,– s'il a son origine profonde et lointaine dans le sentiment inné de l'honneur et de la dignité personnelle, sentiment cultivé et renforcé par l'éducation qu'il a reçue de sa mère, n'est devenu une conception morale positivement arrêtée qu'après qu'il eut traversé l'armée et marché sur les routes de France, côte à côte avec les humbles héros dont il a imité les vertus. La résignation silencieuse concordait chez lui avec les habitudes de vie recueillie, méditative et relativement solitaire qu'il avait prises dès sa jeunesse. Il se trouva de plus en plus porté à la solitude par l'instinct d'une sensibilité délicate, et même un peu ombrageuse, par l'activité de sa pensée, qui trouvait assez d'aliment en elle-même, sans avoir besoin d'en aller chercher au dehors,
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par l'élévation de son esprit, qui répugnait aux divertissements frivoles et aux conversations banales. Il y fut contraint par les circonstances, par la médiocrité de sa fortune, par la mauvaise santé de sa femme, par la nécessité de prolonger les séjours au Maine-Giraud, -favorables à l'état de Mme de Vigny, moins dispendieux aussi que les. séjours à Paris. Il en souffrait à certains égards, car il n'aimait pas la campagne. Elle lui causait une impression de tristesse elle lui mettait réellement la mort dans l'âme. Le silence des champs lui faisait mal. Les arbres noirs lui semblaient des cyprès plantés sur des tombes. Il suivait le mouvement de son siècle il était pour les grandes villes. Il aurait voulu y habiter toujours, parce que, disait-il, c'est là seulement qu'on vit. Il pensait sans doute que c'est là seulement qu'on trouve ce qui alimente la vie de l'esprit, les livres, les journaux, les bibliothèques, les entretiens où les intelligences s'aiguisent les unes sur les autres. Il n'ignorait pas, au surplus, ce qu'avant lui Descartes et Chateaubriand avaient éprouvé, l'un avec allégresse, l'autre avec douleur, qu'on peut rester solitaire au milieu du tumulte des hommes, et contempler leurs agitations sans y prendre part. Il ne s'y sentait nullement disposé. Il avait intellectuellement horreur de la multitude il la jugeait hostile à toute espèce de supériorité. « 0 multitude, multitude sans nom 1 vous êtes ennemie des noms 1. A peine avez-vous fait une gloire, vous la trouvez trop haute et vous la minez sourdement, vous la rongez par le pied et par la tête jusqu'à ce qu'elle retombe à votre niveau. Votre unique passion, c'est l'égalité, ô multitude » Et il avait horreur aussi de la multitude en chair et en os, de la foule qui marche avec tristesse, sur les places publiques et le long des rues, qui s'en va, « l'œil vague et la bouche béante )',
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incapable de s'arrêter sur sa route perpétuelle qui ne mène nulle part. Il la regardait par moments avec « une sympathique pitié »
Ne vous semble-t-il pas voir la funèbre marche des corps qui seront éveillés à Josaphat et, à demi animés, iront devant eux, sans savoir où, les yeux entr'ouverts et aveugles ? Oh 1 quelles fêtes sans joie quels regards sans espérance 1 Quels mouvements sans but 1 combien tout cela est digne de commisération 1
Mais il se reprenait vite, et contre la médiocrité du temps et des hommes, il cherchait un refuge dans l'isolement. « Oh 1 fuir fuir les hommes et se retirer parmi quelques élus, élus entre mille milliers de mille » Il trouvait dans la solitude non seulement une secrète satisfaction de son orgueil, mais encore, mais surtout, le calme de l'âme et une véritable volupté. Personne n'a dit plus poétiquement que lui le charme que l'on éprouve à se sentir seul. éveillé et attentif dans une maison endormie.
Les heures de la nuit, quand elles sonnent, sont pour moi comme les voix douces de quelques tendres amies qui m'appellent et me disent l'une après l'autre Qu'as-tu ? Jamais je ne les entends avec indifférence. Ce sont les heures des Esprits, des Esprits légers qui soutiennent nos idées sur leurs ailes transparentes et les font étinceler de clartés plus vives.
Je sens que je porte la vie librement durant l'espace du temps qu'elles mesurent elles me disent que tout ce que j'aime est endormi, qu'à présent il ne peut arriver malheur à qui m'inquiète. Il me semble alors que je suis seul chargé de veiller et qu'il m'est permis de prendre sur ma vie ce que je voudrai du sommeil. Certes, cette part m'appartient, je la dévore avec joie, et je n'en dois pas compte à des~yeux
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fermés. Ces heures m'ont fait du bien. Il est rare que ces chères compagnes ne m'apportent pas, comme un bienfait, quelque sentiment ou quelque pensée du Ciel.
Il comptait parmi les « heures néfastes celle de l'aube, qui ne ramenait pour lui que l'affliction et l'ennui, « parce qu'elle éveille tous les cris de la foule, pour toute la démesurée longueur du jour ». Il ne retrouvait la vie qu'avec la nuit. Cette vie que lui rendait « le calme~ adoré des heures noires », c'est la vie intérieure, la vie dell'âme. Vigny est de nos grands poètes le plus méditatif et le plus réfléchi. Le travail incessant de sa pensée sur ellemême a eu en grandé partie pour effet d'approfondir et d'élargir ce stoïcisme dont les premiers linéaments avaient été déposés en lui par l'éducation et par la, vie. Il se convainquit de plus en plus que le monde est mal fait, que la création est une œuvre manquée, « un monde avorté » mais de plus en plus aussi il se convainquit de l'inutilité des récriminations et des plaintes. Il est inutile de se plaindre à Dieu, qui ne veut pas nous entendre, ou, s'il nous entend, ne daigne pas nous répondre. Il est inutile de demander des consolations à cette puissance mystérieuse que les poètes aiment à prendre pour la confidente de leurs douleurs et de leurs joies, dont ils attendent le baume qui guérira leurs peines, en qui ils saluent une mère. La Nature, celle du~moins que Vigny fait parler, n'est pas une mère, pas même une marâtre
On me dit une mcre, et je suis une tombe
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe, Mon printemps ne sent pas vos adorations.
La Nature, et la pensée de Vigny se rapproche ici singulièrement de la pensée de Pascal, avec qui elle a
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une affinité qui n'est pas seulement le fait du hasard, la Nature n'est qu'un système de forces brutes et aveugles qui nous écrasent sans même savoir ce qu'elles font. Elle est belle, sans doute, et le poète avoue que ses yeux lui « trouvaient des charmes ». Mais sa beauté même, cette beauté triomphante et imperturbable, cette beauté toujours renouvelée et toujours jeune, est une dérision de notre brièveté et de notre fragilité. Comme il s'est détourné du Dieu qui ne parle pas, Vigny se détourne aussi de la nature sans âme, de la nature « stupide de cette <( décoration dont la durée insolente est une perpétuelle insulte à notre caducité. Il est, bon gré, mal gré, toujours ramené et réduit à lui-même; il comprend que l'homme, en ce monde et au delà, ne peut et ne doit compter que sur lui. Le seul refuge après l'abandon de Dieu, la seule défense contre l'importunité et la vulgarité des hommes, c'est la solitude, la « sainte solitude », acceptée, aimée, voulue. C'est ce qu'exprime d'un mot une belle image dont il avait songé à faire un poème.
L'homme voit l'inertie de Dieu refuser de lui faire connaître le mot de l'énigme de la création et de le défendre de la colère inconnue d'en haut qu'il sent planer' sur sa tête. A côté de lui, une multitude méchante et aveugle le presse, e heurte, le blesse sans cesse.
Qui soutiendra ce roc contre les coups qui assiègent son pied et son front ? `t
Sa force même, son poids, son immobilité. Qu'il ne donne que peu de prise au vulgaire sur lui, qu'il aime la solitude, le silence, la fortune modérée, la bienfaisance cachée, l'intimité affectueuse. Qu'il sache fermer les routes insensées à son imagination, et que, devant les pas de cette foule, sa forte volonté fasse tomber une herse.
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On retrouve dans ce passage, est-ce un souvenir? 2 est-ce une rencontre ? à peine effleurée ou indiquée, la comparaison, courante dans l'école stoïcienne, du sage au cap ou au roc inébranlable sous l'assaut des vagues furieuses: La métaphore que Vigny ajoute ou substitue à la métaphore chère Senèque et à Marc-Aurèle n'a pas seulement le mérite d'habiller de neuf une antique maxime. Elle a quelque chose de militaire et de féodal qui convient à la nuance particulière de son stoïcisme. Elle en est le symbole le plus original et le plus exact.
IV
Il y a dans la doctrine morale d'Alfred de Vigny, comme dans toute doctrine qui exalte la volonté, quelque chose de fort. N'y a-t-il pas aussi en elle quelque chose de sec et de dur ? N'est-ce pas une forme de l'égoïsme ? non pas de l'égoïsme plat, grossier, offensant, mais d'un égoïsme discret, poli, raffiné, délicat, un de ces égoïsmes distingués faits pour être savourés à deux ou à trois? Se retirer et se replier sur soi, se mettre en boule comme un animal qu'on attaque, réduire sa surface, diminuer ses contacts avec la vie, pour diminuer par là les risques de meurtrissure et de souffrance, c'est intérêt bien entendu, c'est prudence, c'est, si l'on veut, sagesse ce n'est pas un idéal qui soit digne d'une âme bien née et d'un noble caractère. Aussi n'est-ce pas l'idéal d'Alfred de Vigny. Le stoïcisme qu'il professe n'est pas une justification de l'indifîérence ou le masque élégant de l'égoïsme. Il n'exclut pas le dévouement aux grandes idées et aux nobles causes. Il n'exclut pas l'enthousiasme. « Aimer, inventer, admirer, a dit dans son Journal Alfred de Vigny~ voilà ma vie. » Sans entho usiasme
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comment aurait-il aimé, admiré, créé, et dès lors qu'aurait valu pour lui la vie? "Le jour, a-t-il dit encore, où il n'y aura plus parmi les hommes ni enthousiasme, ni amour, ni adoration, ni dévouement, creusons la terre jusqu'à son centre, mettons-y cinq cent milliards de barils de poudre, et qu'elle éclate comme une bombe au milieu du firmament Et de l'enthousiasme il ne séparait pas la pitié. S'il se proposait, dans ses livres, de renverser et de fouler aux pieds les illusions qui troublent la vue des hommes, ce n'était pas pour laisser le champ libre aux basses passions et aux haines viles, c'était pour élever, « sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l'enthousiasme, de l'amour, de l'honneur, de la bonté, la miséricordieuse et universelle indulgence qui remet toutes les fautes, et qui est d'autant plus étendue que l'intelligence est plus grande ». Mais peut-être, au fond de son âme, plus haut encore que l'enthousiasme, élevait-il la pitié. Il la regardait comme « la plus grande puissance qui fût capable de relever l'idéal et de créer la foi. » Il avait horreur des âmes dures et des cœurs inexorables. On sait déjà ce qu'il pensait des théories de Joseph de Maistre Il n'avait pas moins d'aversion pour les théories et les actes de Robespierre et de Saint-Just. Les fanatiques, de quelque parti qu'ils fussent, lui paraissaient des fous furieux, et les massacreurs, des assassins et des criminels, qu'il s'agît de la Saint-Barthélemy ou des septembrisades. de Jacques Clément, de Ravaillac ou de Louvel, du baron des Adrets et du sieur de Monluc ou de Jean-Paul Marat et d'Euloge Schneider. Il ne concevait pas qu'on pût faire le bonheur de l'humanité en répandant le sang innocent, et la conduire à la félicité par la terrenr. La vie humaine était pour lui quelque chose à quoi il était interdit de toucher, le feu sacré, le feu trois fois saint que
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le Créateur seul a le droit de reprendre. Ce droit, il le contestait même à la justice, et nul homme, selon lui, ne devait avoir l'audace de l'usurper. Les créations favorites de sa poésie, celles où il a mis tout son cœur, ce sont des âmes de pitié et de tendresse, qui se penchent sur la souffrance pour la consoler c'est Eloa, c'est Kitty Bell, c'est la mystérieuse Eva de la Maison du Berger. C'est à elles qu'il faut demander la pensée profonde et l'intime conviction de leur auteur. Mais est-il nécessaire d'interroger ? et son secret, ne l'a-t-il pas révélé lui-même ? Il nous a déclaré solennellement, dans un vers justement célèbre, qu'il avait aimé par-dessus tout la majesté des souffrances humaines et dans ce vers, il a ajouté que se trouvait inclus le sens de tous ses poèmes philosophiques, et le dernier mot de sa philosophie même. V
Le stoïcisme d'Alfred de Vigny, cette ferme doctrine qui, sous une enveloppe austère abrite plutôt qu'elle ne cache les plus nobles qualités de cœur, a trouvé son expression la plus haute dans ce que le poète a lui-même appelé « la religion de l'honneur ». Il avait conçu le dessein d'écrire un livre qu'il aurait intitulé Code de l'honneur. Ç'aurait été, dit-il, « le catéchisme de la religion mâle qui est en nous, religion secondaire qui s'accorde en tous points avec la religion chrétienne, et avec ce que les autres ont de beau, car c'est la justice, la charité, la dignité humaine. Ce livre est resté à l'état de rêverie, comme tant d'autres projets qu'il avait caressés et qu'il n'essaya même pas de réaliser. Nous en avons du moins la substance dans les dernières pages de Servitude. et Grandeur mz' u
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taires. Il est impossible, en terminant ce chapitre, de ne pas les rappeler, car elles en sont la, conclusion naturelle. Dans le naufrage universel des croyances qui lui paraît être le grand malheur de son époque, le penseur s'est demandé à quel débris pouvaient encore se rattacher des mains généreuses, ce que pour les hommes de notre temps il y avait encore de sacré. Quand tout lui semblait s'effondrer et s'abîmer autour de lui, il a cherché un point d'appui, et il croit l'avoir trouvé.
Ce n'est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée confuse c'est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des lieux et même des religions un sentiment fier, inflexible, un instinct d'une incomparable beauté, qui n'a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui, mais qui déjà produisait de sublimes grandeurs dans l'antiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et dans leurs premiers détours, n'ont pas encore d'appellation. Cette loi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l'HoNNEUR.
Cette « religion de l'honneur », religion « sans symboles et sans images, sans dogme et sans cérémonies)), agrée d'autant plus au rationalisme de Vigny qu'elle n'exige aucune abdication de la raison. Elle ne dépend pas d'une révélation surnaturelle elle a son principe en nous. « Tandis que toutes les Vertus semblent descendre du ciel pour nous donner la main et nous élever, celle-ci paraît. venir de nous-mêmes et tendre à monter jusqu'au ciel. C'est une vertu tout humaine que l'on peut croire née de la terre, sans palme~céleste après la mort c'est la vertu de la vie. » Mais tout « humaine qu'elle est, elle demeure une. «religion)), parce qu'il y a en elle une force mystérieuse,
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inexplicable, d'où elle tire son autorité souveraine, ce caractère d'inéluctable obligation qu'elle imprime à ses inspirations ou, pour mieux dire, à ses commandements. L'honneur est « chose sacrée parce qu'il est « chose inexprimable ». Ceux-là même qui en possèdent le sentiment au plus haut degré ne peuvent le définir. Vigny s'y essaye pourtant. L'une après l'autre, il tente un certain nombre de formules qui cherchent à serrer de plus en plus près ce qu'il y a de plus insaisissable dans cette nature à la fois inflexible et fuyante. « L'honneur, c'est la conscience mais la conscience exaltée. » Assurément, et la définition du premier coup atteint le fond des choses mais elle néglige la surface brillante. Au chatoyant tissu elle enlève ses couleurs et son lustre, et ne laisse entre nos doigts qu'une trame solide, mais terne, où nous ne reconnaissons plus l'objet qui nous avait séduits. L'honneur, « c'est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie porté jusqu'à la plus pure élévation et jusqu'à la passion la plus ardente ». La phrase étudiée et complexe ~enferme cette fois tous les éléments~qui composent ce que nous appelons l'honneur. Mais elle n'exprime pas encore la nuance suprême, cette impalpable délicatesse qui est au sentiment ce que le duvet est au fruit. « L'honneur, c'est la pudeur virile. » Cette fois l'auteur s'arrête il semble qu'il ait trouvé l'expression définitive. Cette maxime, si fine à la fois et si profonde, n'est pas cependant la dernière définition de l'honneur qui soit tombée de la plume d'Alfred de Vigny. Dans un coin du Journal d'un Poète, sous la date de 1835, qui fut celle de la publication de Servitude et Grandeur militaires, nous en trouvons une autre, aussi concise, plus simple, mais non moins digne d'être retenue et méditée « L'honneur, c'est la poésie du devoir. » Accomplir sa tâche d'homme, « sa longue et lourde tâche sans rien
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espérer 'et sans rien craindre, pour l'honneur et pour la beauté de l'avoir accomplie, sans défaillance et sans murmure, être sans peur et sans reproche, tel est en somme l'idéal d'Alfred de Vigny, son idéal de soldat et de gentilhomme, son idéal aussi d'homme et de penseur. Et du point de vue strictement humain, il ne semble pas qu'il puisse y en avoir de plus beau.
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Alfred de Vigny est surtout le fils de sa mère. C'est d'elle qu'il tient les traits essentiels de sa nature morale, l'élévation de la raison et la fermeté du caractère. Il doit à son père certaines particularités de sa nature intellectuelle, notamment ce goût pour l'histoire que révèle son œuvre tout entière. M. de Vigny le père n'était pas un historien. C'était un modeste gentilhomme de province, qui n'était pas dénué d'instruction, puisque, avant de servir au Royal Lorraine Infanterie, il avait étudié pour être prêtre et porté le titre d'abbé, mais qui n'avait assurément ni l'érudition d'un bénédictin, ni la profondeur d'un Montesquieu, ni l'universelle curiosité d'un Voltaire. Il était mieux qu'un historien il était un document historique. L'histoire est l'art de faire revivre le passé il était le passé vivant. Rappelons-nous que, quand son fils avait dix ans, il en avait, lui, soixante-dix qu'il était parti pour l'armée en 1757, tout au début de la guerre de sept ans qu'il avait touché la main du roi Louis XV et vu de ses yeux le grand Frédéric, qu'il avait été reçu
LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE
CHAPITRE III
1
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sous la tente par le roi de Prusse, et qu'il l'avait entendu, un soir de bataille, jouer un air de flûte après la victoire qu'il avait été l'ami de M. de Chevert et de M. d'Assas, « avec qui il était au camp la nuit de sa mort o, le contemporain de Voltaire et de Rousseau, qu'il avait connu le ministère Choiseul et le règne de la Pompadour. Sans avoir jamais été mêlé aux grandes affaires, il avait appris et retenu bien des choses. Et comme il arrive à beaucoup de vieillards, il les racontait avec plaisir. En dépit de ses cheveux blancs et de ses blessures, il était gai, spirituel, plein de grâce et de manières, plein aussi de verdeur et de flamme. Au bout de cinquante ans il s'emportait aussi vivement qu'au premier jour contre les dissensions entre généraux qui avaient fait battre Soubise à Rosbach et Clermont à Crefeld. Il savait les intrigues de l'CEil-de-Bceuf et les anecdotes de la Cour. Tout l'ancien régime renaissait à sa voix. L'enfant l'écoutait, blotti sur ses genoux. Il passait des heures suspendu à ses lèvres. Il sortait de ces récits comme d'un rêve. Il se passionnait pour les histoires d'autrefois. Il voulait remonter plus haut encore. Il obsédait son père de questions. Pour s'en débarrasser, on lui permit de lire les Mémoires. On ne sera pas surpris que ceux de Retz aient fait sur lui une vive impression. A quatorze ans, il entreprit, en prenant sur ses nuits, d'écrire une histoire de la Fronde. «C'était fort mauvais, certainement », dit-il, non sans une certaine candeur. La passion des lectures historiques fit place pendant un temps à la passion de la poésie et des poètes anciens. Elle lui revint avec les romans de Walter Scott. Vigny s'enthousiasma, comme toute la France de 1820, pour les récits du conteur écossais. Le goût de l'histoire s'allia en lui au goût de la poésie, et le fruit de cette union, ce fut Cinq-Mars, conçu dès ]824, écrit et publié seulement en 1826.
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Cinq-Mars, ou une conjuration sous Louis X/7/ ce pourrait être le titre d'une étude historique c'est le titre d'un roman, d'un roman qui en tant que roman, qu'oeuvre d'imagination et d'art, a ses défauts et ses~mérites, sur lesquels il y aura lieu de revenir d'un romanlqui ne se contente pas de toucher en passant à l'histoire, d'un roman qui est fait avec de l'histoire, et qui a la' prétention d'être de l'histoire. « Ce qui fait l'originalité de ce livre, a dit Vigny, c'est que tout y a l'air roman, et que tout y est histoire. » Il est vrai qu'il ajoute aussitôt « Mais c'est un tour de force de composition dont on ne sait pas gré, et qui, tout en rendant la lecture de l'histoire plus attachante par le jeu des passions, la fait suspecter de fausseté et quelquefois la fausse en effet. » Il y a beaucoup à dire, assurément, et,'dès le premier jour, on a beaucoup dit sur la valeur historique du roman de Vigny. On y a relevé des anachronismes, qu'on ne peut pas dire grossiers, puisqu'ils ont été commis en parfaite connaissance de cause, mais violents, puisqu'ils prolongent ou abrègent de plusieurs années la vie de tel ou tel personnage, et nous invitent à établir entre certains faits des rapports qui n'ont jamais existé. On a signalé dans les caractères historiques qui sont mis en scène, Richelieu, Louis XIII, Cinq-Mars, le P. Joseph, des altérations plus ou moins graves, dont certaines ne vont pas à moins qu'à transformer un bon serviteur de la France c'est le P. Joseph en un traître de mélodrame, ou un portrait c'est celui de Richelieu en une sinistre caricature. Ces atteintes à la vérité, à la vérité des dates et à la vérité des faits, et à la vérité des caractères, s'expliquent en partie par la
II
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difficulté qu'il y avait à composer le sujet et à nouer l'action, en partie par le désir de la corser, en partie par une psychologie trop purement romantique, en partie par une connaissance insuffisante du rôle tenu dans la réalité par plusieurs des héros du roman, rôle qui a été depuis mieux étudié et mieux connu. Mais à quoi bon chercher à défendre ou à excuser tout au moins Alfred de Vigny ? II a pris soin de se justifier lui-même, dans une sorte de mémoire écrit en 1827 et qui, depuis 1833, figure en tête de toutes les éditions de Cinq-Mars sous ce titre .Restons sur la vérité dans l'art. Elles nous renseignent, ces réflexions, sur les conceptions artistiques de Vigny. Mais elles nous ouvrent aussi un jour très curieux sur la façon dont il entendait la vérité historique et l'histoire elle-même.
Dédaignant d'ergoter sur le plus ou moins d'exactitude qu'il peut y avoir dans la représentation des personnages et des événements qu'il met en scène, Vigny, avec une belle crânerie, oppose au « système de composition historique a recommandé par le nom de Walter Scott, une action fictive que traversent de loin en loin de grandes figures empruntées à l'histoire, le système qu'il a lui-même adopté. Il réclame nettement pour l'imagination « la liberté d'enchaîner dans ses nœuds formateurs toutes les principales figures d'un siècle, et, pour donner plus d'ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la réalité des faits à l'idée que chacun d'eux doit représenter aux yeux de la postérité )). Et sans plus attendre, donnant au débat un caractère en apparence purement philosophique, en même temps qu'il en élargit singulièrement la portée, il pose la distinction, selon lui nécessaire, entre le vrai du fait et la vérité de l'art.
Cette distinction, il prétend la fonder sur la nature
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même de l'esprit humain. Elle a, cette nature, deux besoins essentiels l'amour du vrai, et l'amour du fabuleux. Sa curiosité est satisfaite par l'histoire. « Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si ce n'est à servir d'exemple de bien ou de mal? Or les exemples que nous offre la succession lente des événements sont épars ou incomplets. » L'imagination intervient, qui les complète et les organise. Ainsi naît la fable, qui n'est pas moins vraie que l'histoire, mais « VRAIE d'une VÉRITÉ toute particulière )), que l'auteur définit en ces termes
Cette VÉRITÉ toute belle, tout intellectuelle, dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI, pour me faire mieux entendre, est comme l'âme de tous les arts. C'est un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs du VRAI visible mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux que lui c'est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux enfin c'est comme une somme complète de toutes ses valeurs. Mais cette définition, pour lyrique qu'elle soit, et en raison de ce lyrisme même, ne suffira pas, Vigny le pressent, à « dissiper les scrupules de quelques consciences littérairement timorées B. Il faut aller plus loin il faut montrer à ces timides que cette vérité historique dont ils ont la superstition admet en elle une part d'imagination, de composition, de fiction. Sinon dans son entier, du moins « dans beaucoup de ses pages, et qui ne sont peut-être pas les moins belles, l'HISTOIRE Vigny tient à imprimer cette sentence en lettres capitales EST UNROMAN DONT LE PEUPLE EST L'AUTEUR ». En veut-on la preuve ? Qu'on
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voie comment se font les mots historiques, qui n'ont jamais été prononcés, mais qui ne s'en gravent pas moins dans la mémoire de la postérité, en dépit des protestations de ceux-là mêmes à qui on les attribue, condamnés à demeurer « historiques et sublimes malgré eux ». Qu'on voie comment, non pas « dans les âges de barbarie », mais « à présent encore », comment, sous nos yeux, « la chrysalide du FAIT prend les ailes de la FICTION », comment, en d'autres termes, des actions réelles reçoivent -un développement légendaire, conçu de manière à en rehausser la signification morale. Ils ne procédaient pas autrement, ces maîtres de l'histoire antique, qui, ne voulant voir en elle « que la marche générale et le large mouvement des sociétés et des nations, sur ces grands fleuves déroulés dans un cours bien distinct et bien pur. jetaient quelques figures colossales, symboles d'un grand caractère et d'une haute pensée )'. Et l'argumentateur de conclure par un triomphant a /o~o/
Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le PosiTiF pour apporter l'InÉAL jusque dans les annales, je crois qu'à plus forte raison on doit s'abandonner à une grande indifférence de la réalité historique pour juger les œuvres dramatiques, poèmes, romans ou tragédies, qui empruntent à l'histoire des personnages mémorables. L'ART ne doit jamais être considéré que dans ses rapports avec la BEAUTÉ IDÉALE. La VÉRITÉ dont il doit se nourrir est la vérité d'observation sur la nature humaine, et non l'authenticité du fait. L'IDÉE est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve de l'idée.
Cette vigoureuse antithèse entre le fait et l'idée, entre la vérité et la réalité, est tellement d'accord avec tout ce que nous connaissons par ailleurs de l'esprit profond
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et philosophique d'Alfred de Vigny, elle est dans un rapport si étroit avec l'idéalisme, qui. est, comme nous le verrons, le caractère dominant de son œuvre et la loi de son art, que nous considérerions volontiers la théorie dont elle est l'âme comme un produit spontané des réflexions du poète et la définition, consciente ou non, de son génie. On ne peut cependant s'empêcher de remarquer qu'au cours de cette même année 1827, pendant laquelle il rédigea cette préface apologétique, venait de paraître un livre dont la thèse et les arguments ont une ressemblance frappante et comme un air de famille avec les siens. Ce livre, c'est la Scienza Nuoua de Giovanni Battista Vico, que Jules Michelet, « professeur d'histoire au collège de Sainte-Barbe », révélait au public français par une traduction, la première en notre langue, précédée d'un Discours où le système du penseur napolitain était réduit à quelques pages et résumé à grands traits. Or une des nouveautés les plus certaines de la philosophie de l'histoire à laquelle Vico à attaché son nom, c'était l'intérêt qu'elle prenait et la valeur qu'elle accordait aux légendes et aux fables qui sont, sur l'origine des sociétés humaines, à peu près les seuls documents que nous possédions. Vico n'hésite pas à voir en elles l'expression de la vérité sur ces époques lointaines, à la condition toutefois que par vérité on entende, non pas la vérité du fait et du détail, mais, selon les termes employés par son interprète, «le vrai poétique, plus vrai que le vrai réel ». Ce qu'est cette « vérité poétique » et comment elle s'élabore dans les esprits, nous n'avons, pour le savoir, qu'à ouvrir le premier livre de l'ouvrage, celui où il est traité « des Principes », et particulièrement le chapitre II de ce premier livre, où ces « principes » sont énoncés sous forme a d'axiomes D.
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L'esprit humain aime naturellement l'uniforme. Cet axiome appliqué aux faibles s'appuie sur une observation. Qu'un homme soit fameux en bien ou en mal, le vulgaire ne manque pas de le placer en telle ou telle circonstance et d'inventer sur son compte des fables en harmonie avec son caractère, mensonges de lait, sans doute, mais vérités d'idées, puisque le public n'imagine que ce qui est conforme à la realité. Qu'on y réfléchisse, et on trouvera que le vrai poétique est vrai métaphysiquement, et que le vrai physique, qui n'y serait pas conforme, devrait passer pour faux. Le véritable capitaine, par exemple, c'est le Godefroi du Tasse tous ceux qui ne se conforment pas en tout à ce modèle ne méritent point le nom de capitaine. Considération importante dans la poétique.
Dans la poétique, et aussi dans l'histoire, comme on va s'en assurer. Pour Vico, en effet, les grands hommes légendaires ou semi-légendaires des temps héroïques ne sont que des « caractères poétiques », autrement dit des symboles, au moyen desquels les peuples primitifs, encore incapables d'analyser leur pensée, ont exprimé les idées abstraites qu'ils ne savaient pas désigner par des termes appropriés.
A chacun de ces caractères les peuples grecs (c'est à la Grèce que Vico emprunte ses exemples) attachèrent toutes les idées particulières qu'on pouvait y rapporter, en considérant le caractère comme un genre. Au caractère d'Achille, dont la peinture est le principal sujet de l'Iliade, ils rapportèrent toutes les qualités propres à la vertu héroïque, les sentiments, les mœurs qui résultent de ces qualités, l'irritabilité, la colère implacable, la violence qui s'arroge tout par les armes (Horace). Dans le caractère d'Ulysse, principal sujet de l'Odyssée, ils firent entrer tous les caractères distinctifs de la sagesse héroïque la prudence, la patience, la
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dissimulation, la duplicité, la fourberie, cette attention à sauver l'exactitude du langage, sans égard à la réalité des faits, qui fait que ceux qui vous écoutent se trompent euxmêmes. Ils attribuèrent à ces deux caractères les actions particulières dont la célébrité pouvait assez frapper l'attention d'un peuple encore stupide pour qu'il les rangeât dans l'un ou l'autre genre.
Mais par le moyen de ces personnages symboliques, on n'a pas seulement rendu sensibles les idées morales, nées de l'observation de la vie on a encore, selon Vico, résumé une époque ou une collectivité, les commencements d'un peuple, l'idéal d'une race, des actions dont le développement a rempli un long espace detemps. C'est ainsi qu'Hermès Trismégiste a incarné « l'esprit inventif chez les Egyptiens », Hercule, « l'héroïsme grec », Romulus, « la société romaine à ses origines ». C'est ainsi « qu'Homère a été, non pas un individu, mais un être collectif, un symbole du peuple grec racontant sa propre histoire dans ses chants nationaux'); Esope, non pas un modeste fabuliste, mais « le caractère poétique des plébéiens considérés comme exprimant la sagesse sous forme de comparaisons et d'exemples ». La théorie va plus loin elle met en cause des personnages dont l'existence historique n'a pas été contestée. «Peutêtre même Solon n'est-il suggère Vico que le peuple d'Athènes considéré comme reconnaissant ses droits, comme fondant la démocratie. De même Dracon n'est que l'emblème de la sévérité du gouvernement aristocratique qui avait précédé. »
De là à concevoir, ce qui d'ailleurs est vrai en partie, que les grandes figures que nous voyons passer au premier plan de l'histoire sont moins intéressantes par leur physionomie particulière que parce qu'elles expriment à un degré supérieur les idées et les passions de leur race,
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de leur nation, de leur temps, et à faire prévaloir, dans la peinture qu'on se propose d'en donner, sur le caractère individuel le caractère représentatif, il n'y a qu'un pas. On sait quelle place Michelet a faite, dans sa conception historique, au symbolisme dont Vico lui avait révélé le secret. Il est évident que le système s'ajuste plus naturellement encore aux conditions de la littérature proprement dite, drame, roman ou poésie. Il justifie d'avance toutes les libertés de l'imagination; bien mieux, il confère à ses écarts les plus aventureux une valeur philosophique et une dignité supérieure. Aussi n'est-il pas étonnant que Vigny se soit saisi avec empressement d'une théorie qui s'adaptait si bien à la nature de son esprit et à sa propre manière de concevoir la vérité historique. La lecture de Vico l'a incliné du côté où il- penchait déjà. Il s'est senti autorisé par l'exemple du philosophe napolitain à considérer l'histoire, non pas l'histoire des temps légendaires, mais celle de tous les temps, y compris le sien, comme un prétexte à faire jouer sa pensée, et les grands hommes qu'elle nous présente comme des figures idéales qu'il pouvait dessiner à larges traits, sans autre souci que de faire de ces portraits, tracés par la main d'un poète, l'expression de quelque haute, rare ou profonde vérité morale.
III
Des thèses, ou des symboles, c'est la forme en effet sous laquelle se présente la philosophie de l'histoire dans l'œuvre d'Alfred de Vigny, dans Cinq-Mars, dans Stello, dans Servitude et Grandeur militaires, dans Daphné. C'est une thèse que l'on trouve dans Cinq-Mars. Je me hâte de dire qu'elle ne doit rien ni à Vico, ni à aucun spécialiste
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de la philosophie historique. Elle devait tout naturellement venir à l'esprit et sous la plume de l'auteur. Elle était l'écho, sinon des enseignements paternels, du moins des conversations tenues autour du fauteuil de M. de Vigny le père par le petit cercle d'anciens émigrés qui formaient sa société habituelle. Dans ce petit monde, on attachait un grand prix à la qualité de gentilhomme. Le père d'Alfred de Vigny y faisait figure de libéral. A son fils qui lui demandait « Qu'est-ce donc que la noblesse ? s il répondait par la chanson que chantait M. de Coulanges à Mme de Sévigné a Nous fûmes tous laboureurs nous avons tous conduit notre charrue l'un a dételé le matin, l'autre, l'après-dînée. Voilà toute la différence. » La différence était encore assez grande pour qu'il tînt à ses parchemins et à ses titres, même à ceux auxquels il n'était pas absolument sûr d'avoir droit. Il était entiché de sa noblesse et ses amis l'étaient, de la leur, autant que lui. Tous ces gentilshommes déchus, appauvris, mécontents, cherchaient à qui s'en prendre de leur infortune. Sans aucun doute ils en rendaient responsables en premier lieu les jacobins et les révolutionnaires. Mais la rancune leur donnant des lumières inattendues, ils remontaient beaucoup plus haut. Au surplus, tous ces Saint-Simon au petit pied, ce qu'ils regrettaient, ce n'est pas ce qui, à la veille de la révolution, constituait ce que nous appelons l'ancien régime c'était le règne de Henri IV, le bon roi, et par delà Henri IV, c'était le régime féodal. Ils ne pardonnaient pas à celui qui en avait achevé la ruine, qui avait rasé les châteaux, et souvent, en même temps que les créneaux, abattu les têtes, à celui qui avait promené sur l'aristocratie française la baguette de Tarquin, à l'orgueilleux petit vassal qui avait abusé de la confiance, ou de la faiblesse, de son maître pour s'interposer entre
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sa noblesse et lui, qui, en renversant l'entourage du trône, en avait sapé les fondements et hâté la chute. Le cardinal de Richelieu a été, sans le savoir, le destructeur de la monarchie, le grand artisan de la Révolution telle est l'idée maîtresse qui circule à travers le roman d'Alfred de Vigny. Les personnages principaux ou épisodiques qui jouent dans l'ouvrage le rôle de raisonneurs l'exposent avec conviction et la commentent avec éloquence. Le grave et studieux de Thou, magistrat, patriote et philosophe. supplie son ami Cinq-Mars d'user de la faveur dont il jouit auprès du roi pour prendre en main la cause de la noblesse.
Poursuivez, mon ami, ne soyez jamais découragé; parlez hautement au Roi du mérite et du malheur de ses plus illustres amis que l'on écrase dites-lui sans crainte que sa vieille noblesse n'a jamais conspiré contre lui et que, depuis le jeune Montmorency jusqu'à cet aimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre et jamais le monarque dites-lui que les vieilles races de France sont nées avec sa race, qu'en les frappant, il remue toute la nation, et que, s'il les éteint, la sienne en souffrira, qu'elle demeurera seule exposée au souffle des temps et des événements, comme un vieux chêne frissonne et s'ébranle au vent de la plaine, lorsque l'on a renversé la forêt qui l'entoure et le soutient. Et le duc de Bouillon, présenté, à tort ou à raison, comme un politique profond, versé dans la connaissance des affaires de l'Europe, comme un des hommes les plus capables et les plus imposants de son époque, prédit, cent cinquante ans à l'avance, la chute de la royauté, conséquence lointaine, mais fatale, de l'abaissement de la noblesse. Il s'adresse au petit dauphin, le futur Louis XIV, alors âgé de quatre ou cinq ans, qui, voyant des hommes
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qui parlent fort et au milieu d'eux sa mère tout en larmes, a mis fièrement la main sur l'épée minuscule qu'il porte au côté.
Ah Monseigneur, ce n'est pas contre nous qu'il faut tirer votre épée, mais contre celui qui déracine votre trône il vous prépare une grande puissance, sans doute vous aurez un sceptre absolu mais il a rompu le faisceau d'armes qui le soutenait. Ce faisceau-là, c'était votre vieille noblesse, qu'il a décimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j'en ai le pressentiment mais vous n'aurez que des sujets et point d'amis, car l'amitié n'est que dans l'indépendance et une sorte d'égalité qui naît de la force. Vos ancêtres avaient leurs pairs, et vous n'aurez pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors, Monseigneur, car les hommes ne le pourront pas ainsi sans les institutions. Soyez grand mais surtout qu'après vous, grand homme, il en vienne toujours d'aussi forts car, en cet état de choses, si l'un d'eux tiébuche, toute la monarchie s'écroulera. Telle est la thèse. Elle est plus spécieuse que forte. Il paraît inutile de la discuter à fond. Si, vers 1825, on pouvait encore avoir quelques doutes sur les mobiles qui guidaient la politique de Richelieu, on ne peut pas aujourd'hui, après la publication des papiers du Cardinal, après les études approfondies que lui ont consacrées les historiens modernes, considérer purement comme un ambitieux égoïste le grand ministre qui a fondé la grandeur de la France au xvn~ siècle et on admettrait difficilement que tout eût été pour le mieux dans le royaume, et alors et plus tard, et dans les siècles des siècles, si on eût laissé faire les Chalais, les Soissons, les Montmorency et les Cinq-Mars, les nobles intrigants et les seigneurs factieux qui ne visaient qu'un but, mettre la main sur le pouvoir, 7
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par tous les moyens, fût-ce par l'assassinat, fût-ce par la guerre civile, fût-ce par la trahison et l'alliance avec l'étranger. Que la noblesse d'après la Révolution ne fût pas enchantée de la situation qui lui était faite, cela se conçoit. Au lieu de s'en prendre à elle-même, à son manque de jugement et de sens politique, à sa légèreté, à son ignorance et à ses fautes, qu'elle s'en prît à la royauté et à ses ministres, rien assurément n'est plus humain. Mais ce sont là querelles de famille et de ménage qui n'intéressent plus personne. Au-dessus de tout cela, il y a la France et, du point de vue de la France, le désastre de quelques privilégiés, un changement dans la forme du gouvernement, la chute d'une dynastie, ce sont des événements avec lesquels nous sommes devenus familiers et qui ne prennent pas à nos yeux l'importance que le poète était disposé à leur donner.
Cinq-Mars a été conçu et écrit de 1824 à 1826, sous l'influence des impressions d'enfance et des préjugés de caste. Mais ce n'était pas, tant s'en.faut, un esprit immobile et fermé que l'esprit d'Alfred de Vigny. Ses idées se modifièrent avec les années. Elles se modifièrent même assez vite pour qu'on puisse, à un assez bref intervalle, le mettre, sur la question du caractère et du rôle de la noblesse au temps justement de Louis XIII, en contradiction avec luimême. Dans Cinq-Mars, ce roman où « tout était histoire », il nous avait donné les grands seigneurs comme les défenseurs de la nation contre la tyrannie il nous avait montré le peuple, terrorisé par Richelieu, cherchant en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l'abri dans les orages politiques. Cinq ans après, il faisait jouer à l'Odéon la Maréchale d'Ancre, drame en cinq actes, et, en même temps, pour reprendre sa propre ex-
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pression, « page d'histoire ». La noblesse y était présentée sous les figures de Créqui et de Vitry, de Thémine et de Luynes, et du prince de Condé lui-même, comme un ramas de factieux, plus voisins du condottiere que du gentilhomme, mettant leur épée au service de leur ambition ou de l'ambition qui les payait le mieux. Quant au peuple, il était excédé des compétitions des seigneurs et des' rivalités des favoris, et il en disait son sentiment de la façon la plus nette par la bouche du bourgeois et serrurier Picard. Le brave homme, un jour d'émeute, est descendu dans la rue. Il s'en repent amèrement « J'ai pris la pique à regret, déclare-t-il aux gentilshommes, parce que je sais bien qu'on n'y peut attacher un de vos drapeaux sans s'en repentir, et qu'après tout, c'est toujours au cœur de la France qu'on en pousse le fer. Qu'ai-je gagné à tout ceci, moi ?. J'en ai assez, et mes bons voisins aussi. Allez 1 la vieille ville de Paris est bien mécontente de vos querelles, et nous n'y mettrons plus la main, s'il nous est loisible, que pour vous faire taire tous. » Et quand le favori maudit, le Concini contre lequel on a soulevé le peuple, a été tué au coin d'une borne, ces messieurs les gentilshommes, Vitry en tête, s'en vont s'en faire honneur et profit au lever du roi. « Et nous ? » demande le bon Picard. C'est sur ce point d'interrogation que s'arrête la pièce. Je ne sais si les bourgeois de 1617 posaient aussi nettement la question mais c'est bien celle à laquelle les bourgeois de 1789 ont répondu par le fameux mot de Sieyès. Quant à la contradiction que je soulignais tout à l'heure, il suffit pour la résoudre de se rappeler qu'entre Cinq-Mars et la Maréchale d'Ancré il y a eu une révolution entre 1826 et 1831, 1830. L'un des effets de la révolution de 1830 avait été de porter sur le trône le duc d'Orléans. Un autre, nous l'avons déjà vu, fut de dégager Vigny de sa fidélité
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traditionnelle aux Bourbons de la branche aînée, de le débarrasser pour toujours des gênantes superstitions politiques, et de lui permettre de juger, désormais, avec sa tête, non avec son cœur.
Cette liberté d'esprit, Vigny ne devait pas tarder à en donner la preuve par le jugement fort curieux que dans Siello paru en 1832 il porte sur les événements et les hommes de la Révolution française, ou, plus précisément, de la Terreur.
Quatre-vingt-quatorze sonnait à l'horloge du dix-huitième siècle, quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée. L'an de terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre et du ciel, qui l'écoutaient en silence. On aurait dit qu'une puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages étaient pâles, leurs yeux égarés, leurs têtes ramassées entre leurs épaules, reployées comme pour les cacher et les défendre. Cependant un caractère de grandeur et de gravité sombre était empreint en tous ces fronts menacés et jusque sur la face des enfants c'était comme ce masque sublime que nous met la mort. Alors les hommes s'écartaient les uns des autres, ou s'abordaient brusquement comme des combattants. Leur salut ressemblait à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion, leur habillement aux haillons d'un mendiant, leur coiffure à une guenille trempée dans du sang, leurs réunions à des émeutes, leurs familles à des repaires d'animaux mauvais et défiants, leur éloquence aux cris des halles, leurs amours aux orgies bohémiennes, leurs cérémonies publiques à de vieilles tragédies romaines manquées, sur des tréteaux de province leurs guerres à des migrations de peuples sauvages et misérables, les noms du temps à des parodies poissardes.
Mais tout cela était grand, parce que, dans la cohue
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républicaine, si tout homme jouait au pouvoir, tout homme du moins jetait sa tête au jeu.
Donc l'époque était grande mais les hommes étaient petits. En cette année 1832 où écrivait Alfred de Vigny, il courait plusieurs opinions sur les fameux membres du comité de salut public. Les uns voyaient en eux des hommes dévoués profondément aux intérêts du peuple et sacrifiant tout au bonheur de l'humanité; les autres, des hydrophobes; les autres de fidèles serviteurs de la vertu, convaincus de la moralité de leurs actes les plus criminels les autres, des espèces de mystiques. Bref, des héros, ou des monstres. Ni si haut, ni si bas, répond le Docteur Noir, qui est, comme on sait, « la tête » d'Alfred de Vigny. Ces hommes n'étaient ni des monstres, ni des héros. C'étaient des êtres médiocres, dont les passions sanguinaires s'expliquent par leur disproportion avec les événements où ils se trouvaient mêlés plutôt que par une aveugle perversité, des ratés, qui n'ignoraient pas qu'ils étaient l'objet du mépris public, et qui faisaient luire la hache pour éblouir les yeux, destructeurs infatigables, organisateurs impuissants, à aucun degré des penseurs. En somme ils ont été des instruments de la destinée, ni plus ni moins que le modeste canonnier Blaireau, dont Vigny entrelace l'histoire à la leur.
Blaireau est un simple artilleur, qui depuis la Révolution a brûlé beaucoup de poudre dans tout ce qu'il y a eu d'émeutes à Paris, mais qui ne s'est jamais tracassé de savoir où la pièce qu'il servait de son mieux envoyait son boulet. Le soir du 9 thermidor, il est, avec sa batterie, sur la place du Carrousel, où les sections en armes débouchent les unes après les autres. Elles se massent en face des Tuileries, où siè~e la Convention. Est-ce pour
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assiéger les représentants du peuple ? est-ce pour les défendre ? Survient un gros homme à cheval, brandissant un grand sabre. C'est le général Henriot. Il accourt de l'Hôtel de Ville, où siège la Commune. Il apporte, de la part de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just, l'ordre de tirer sur la Convention. Les officiers se dérobent. « Ordonne le feu toi-même aux artilleurs », lui disent-ils. Henriot se plante devant Blaireau. Il lui commande de braquer la pièce, et la pièce est braquée de faire feu, et Blaireau va faire feu. Mais la pièce n'est pas tout à fait au point il faut donner encore un petit tour de roue les servants sont maladroits au lieu de se déplacer insensiblement en avant, la pièce glisse en arrière. D'un geste de mauvaise humeur, Blaireau lui donne un coup de pied, la pousse de travers, et se couche dessus. Henriot enrage il tire son sabre, il en frappe Blaireau. Mais les camarades du canonnier, à coups de poing, de pied, d'écouvillon, font au général une rude conduite. Les commissaires de la Convention se mettent à la tête des troupes on marche à l'Hôtel de Ville les terroristes sont vaincus, et le Docteur Noir, demeuré en arrière avec le bon canonnier, lui tient ce discours
0 Blaireau t ton nom ne tiendra pas la moindre place dans l'histoire, et tu t'en soucies peu, pourvu que tu dormes le jour et la nuit, et que ce ne soit pas loin de Rose. Tu es trop simple et trop modeste, Blaireau, car je te jure que de tous les hommes appelés grands par les conteurs d'histoire, il y en a peu qui aient fait des choses aussi grandes que celles que tu viens de faire. Tu as retranché de ce monde un règne et une ère démocratique tu as fait reculer la Révolution d'un pas tu as blessé à mort la République. Voilà ce que tu as fait, ô grand Blaireau t D'autres hommes vont gouverner, qui seront félicités de ton œuvre, et qu'un souffle
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de toi aurait pu disperser comme la fumée de.ta pipe solen-~ nelle. On écrira beaucoup et longtemps, et peut-être toujours, sur le 9 thermidor et jamais on ne pensera à te rapporter l'hommage d'adoration qui t'est dû tout aussi justement qu'à tous les hommes d'action qui pensent si peu et qui savent si peu comment ce qu'ils ont fait s'est fait, et qui sont bien loin de ta modestie et de ta candeur philosophiques. Qu'il ne soit pas dit qu'on ne t'ait pas rendu hommage c'est toi, ô Blaireau 1 qui es vraiment l'homme de la Destinée.
Nous retrouvons ici la fameuse théorie des petites causes et des grands effets dont Pascal a donné, dans la réflexion sur le nez de Cléopâtre, la formule la plus saisissante. Cette théorie est à l'usage des gens d'imagination. Il n'est pas étonnant qu'elle ait agréé aux romantiques de tous les pays. On la rencontre chez Byron et chez Mérimée, chez Dumas père et chez Alfred de Musset. & Ce que décident ici-bas les plus petites choses, ce que les objets en apparence les moins importants amènent de changements dans notre fortune, il n'y a pas, à mon sens, dit l'auteur de la Confession d'un Enfant du Siècle, de plus profond abîme pour la pensée. » Vigny corrige ce que la théorie en question a de trop humiliant pour la vanité humaine par l'évocation de la puissance mystérieuse qui est au fond des choses et qui les conduit où elle veut et il la complète en admettant des exceptions au profit des individus supérieurs. « Les hommes sont -partout et toujours de simples et faibles créatures, plus ou moins ballottées et contrefaites par leur destinée. Seulement les plus forts ou les meilleurs se redressent contre elle et la façonnent à leur gré, au lieu de se laisser pétrir par sa main capricieuse. » Il n'est pas douteux et il serait facile de le prouver par maints extraits du Journal qu'en écrivant cette phrase
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de Stello, Vigny pensait tout d'abord à lui-même. Elle s'applique non moins exactement aux deux grandes figures historiques dont il a esquissé le portrait, auxquelles d'ailleurs il n'était pas sans trouver quelque rapport idéal avec son propre caractère Napoléon Bonaparte et Julien l'Apostat.
IV
Bonaparte avait été le héros de son adolescence. Qu'on se rappelle le début de Servitude et Grandeur militaires J'appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l'Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons. Aussi, dans ce modeste tableau d'une partie obscure 'de ma vie, je ne veux paraître que ce que je fus, spectateur plus qu'auteur, à mon grand regret. Les événements que je cherchais ne vinrent pas aussi grands qu'il me les eût fallu. Qu'y faire? On n'est pas toujours maître de jouer le rôle qu'on eût aimé, et l'habit ne nous vient pas toujours au temps où nous le porterions le mieux.
Si Vigny était voué par tradition de caste et de famille à la carrière militaire, c'est l'exemple de Napoléon qui avait déterminé sa vocation pour l'artillerie, arme peu brillante aux yeux d'un gentilhomme, et qui lui avait inspiré, par suite, le désir d'entrer à l'Ecole Polytechnique. Des deux « grandeurs a de la vie militaire, celle du commandement et celle de l'obéissance, il ne nous a pas dissimulé que celle qui paraissait particulièrement lui convenir, c'était la grandeur du commandement. Tout en faisant
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a part du dédoublement dramatique, on peut lui attribuer quelque chose des sentiments qu'il a prêtés au capitaine Renaud, grisé dès l'enfance par la renommée de Bonaparte, dont la gloire lui montait si violemment à la tête qu'elle ne laissait plus de place dans son cerveau pour une autre idée. S'il était né, par hasard, quinze ans plus tôt, aurait-il été un de ces « séides o, comme il les appelle, qui se donnaient corps et âme au parvenu couronné ? Je ne le crois pas. Sa personnalité était trop forte pour abdiquer, même entre les mains d'un homme de génie. Mais quand les déceptions de sa vie militaire, si l'on compare l'idéal qu'il s'était mis devant les yeux avec la piètre réalité qu'il avait pu saisir, l'eurent décidément détourné de l'action, qui* lui échappait, vers la méditation et vers l'étude, il prit en pitié cette gloire de la puissance et des armes en pitié, et même en mépris. Il découvrit tout ce qu'il y a dans les « grandeurs de chair », dans les plus éclatantes destinées, d'artificiel et de faux, de mesquin et de convenu, de misérable, en un mot, quand on les met en regard des « grandeurs de l'esprit». C'est l'idée qu'il a magnifiquement exprimée dans le chapitre mémorable de la Canne de Jonc, chapitre qui n'a, dans sa contexture, rien d'historique, où il affronte l'un à l'autre l'empereur Napoléon et le pape Pie VII. Napoléon va, vient dans la haute chambre du palais de Fontainebleau il tourne autour du fauteuil du pape comme un grand fauve un félin, d'abord caressant, plein de grâces, de séductions, de flatteries et de ruses Comediante Puis il bondit comme un léopard blessé il est pris d'une de ses colères jaunes, pendant lesquelles il était terrible il lance au vieillard immobile et impassible la menace, l'ironie, l'insulte, le sarcasme T/'a~edt'an/e Enfin, vaincu et désarmé par cette impassibilité même, il rejette son
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double masque, il secoue de ses épaules sa défroque d'histrion couronné, il parle, non plus en empereur, mais en homme, et il avoue son incurable ennui.
C'est vrai t Tragédien ou Comédien. Tout est rôle, tout est costume pour moi depuis longtemps et pour toujours. Quelle fatigue 1 quelle petitesse 1 Poser 1 toujours poser 1 de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur idée. Leur paraître ce qu'ils aiment que l'on soit, et deviner juste leurs rêves d'imbéciles. Les placer tous entre l'espérance et la crainte. Les éblouir par des dates et des bulletins, par des prestiges de distance et des prestiges de nom. Etre leur maître à tous et ne savoir qu'en faire. Voilà tout, ma foi 1 Et après ce tout, s'ennuyer autant que je fais, c'est trop fort. Car, en vérité, pousuivit-il en se croisant les jambes et en se couchant dans un fauteuil, je m'ennuie énormément. Sitôt que je m'assieds, je crève d'ennui. Mais jusque dans cet aveu, qui semble si sincère, il cherche encore un moyen de se jouer de son captif, l'occasion de surprendre sur son visage le reflet d'une émotion intérieure, la satisfaction de tirer une nouvelle jouissance de son orgueil en le laissant fléchir. Est-ce là le Napoléon de l'histoire? pas plus, sans doute, que n'est le Richelieu de l'histoire le Richelieu de Cinq-Mars. Mais c'est un admirable symbole de ce qu'il y a d'immensément triste au fond de ces extraordinaires fortunes, dont la splendeur au premier regard nous éblouit.
L'autre empereur que Vigny a mis en scène, ce Julien l'Apostat dont il a retracé la vie et la mort dans Daphné, est, lui aussi, une figure plus symbolique qu'historique. Il en a dessiné les traits avec amour. Si Bonaparte a été le héros de sa jeunesse, Julien a été le héros de son âge mûr. Il se sentait en sympathie avec lui. « Il a été, déclare-
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t-il, l'homme dont le rôle, la vie, le caractère m'eussent le mieux convenu dans l'histoire. Julien, en effet, tel qu'il se le représente, lui paraît offrir un état d'âme qui est le sien et celui de beaucoup d'hommes de son temps, partagés entre l'impuissance à soumettre leur raison aux dogmes d'une religion positive, et la conviction intime de la nécessité d'une religion, quelle qu'elle soit. Le drame qui se passe dans sa conscience et dans celle de ses contemporains, Vigny ne fait que le transporter dans l'histoire antique, à l'heure incertaine où, le monde hésitant encore entre le polythéisme vieilli et le christianisme naissant, il suffisait, semble-t-il, de l'appoint d'une volonté souveraine pour faire pencher la balance du côté des anciens dieux. Julien crut qu'il était cette volonté. Il renia le culte nouveau, auquel avait été formée son enfance, non par une basse ambition de fortune et de puissance, mais par dévouement aux intérêts de l'humanité. Pendant deux ans, il eut l'illusion d'avoir travaillé pour le bien, d'avoir remis le monde dans sa voie. Mais ce serviteur de la raison eut la douleur de se voir désavoué par la raison elle-même, dans la personne de son vieux maître Libanius, et la douleur encore plus grande de voir les plus fidèles de ses soldats abandonner la croyance traditionnelle et se tourner vers le Dieu nouveau. C'est de cette douleur, autant que du javelot des Perses, qu'il se sentit le cœur percé. « Tu as vaincu, Galiléen 1 » s'écria-t-il. Et le poète nous dit qu'après avoir discouru comme Socrate, il mourut comme Epaminondas.
V
Celui-là aussi avait voulu forcer la destinée. Après qu'il se fut un temps raidi contre elle, la Destinée le brisa.
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Toujours et partout, il faut que la Destinée s'accomplisse. Le dernier mot de Vigny, en matière de philosophie de l'histoire, serait-il donc le fatalisme ? I! semble nous avoir été donné par la belle pièce, d'une beauté effrayante et sombre, dont le titre est devenu celui du recueil posthume de ses « Poèmes philosophiques ». Les Destinées, c'étaient, selon la croyance antique, les puissances mystérieuses qui réglaient, au gré de leurs volontés inflexibles, la vie et la condition des mortels, les froides déités dont le pied pesait sur chaque tête et sur chaque action, les « tristes divinités du monde oriental » qui, comme autant de vautours, avaient
posé leur ongle sans pitié
Sur les cheveux dressés des races éperdues,
Traînant la femme en pleurs et l'homme humilié. Sous elles se courbaient toutes les créatures. Mais voici qu'un jour, un ordre nouveau commence. « Le Sauveur est venu » tous les fronts se relèvent. Libre « des nœuds lourds du joug de plomb du sort », le genre humain pousse « un soupir de bonheur ». Joie prématurée Les Destinées ne consentent pas à abdiquer leur traditionnel empire. Elles montent vers Jéhovah elles lui demandent la loi de l'avenir et, des hauteurs divines, c'est la Grâce qui leur répond. Substituant sa volonté à celle de l'antique Fatum, elle renvoie les divinités~ inquiètes vers la terre, où, sous des vocables nouveaux, elles assureront l'accomplissement du décret immuable
Faire ce que je veux pour venir où je sais.
Ainsi, se demande en terminant le poète, tout ce que l'homme a gagné à la plus grande révolution morale que le monde ait connue, est-ce donc d'avoir « élargi le collier
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qui nous lie » et non pas même, mais d'avoir donné à notre chaîne un autre nom?
Notre mot éternel est-il C'était écrit ?
SUR LE LIVRE DE DiEU, dit l'Orient esclave
Et l'Occident répond SUR LE LIVRE DU CHRIST. La pièce est datée du 27 août 1849. Mais à supposer que la conception première n'en remonte pas, comme il arrive souvent chez Vigny, à une époque beaucoup plus lointaine, les idées qu'elle exprime étaient, depuis longtemps déjà, en suspens dans son esprit. Nous en avons la preuve par un fragment du Journal intime, en date de 1832 Je ne vois nulle part une place assez grande donnée à la volonté de l'homme. A tout prendre, je ne vois guère dans la Fatalité et la Providence que des effets, dont la cause est la lutte des caractères les uns contre les autres. Ces effets extraordinaires étonnent, et on les attribue par effroi à des puissances inconnues l'Orient et l'antiquité à la Destinée fatale, l'Occident à la volonté providentielle, ce qui revient au même en changeant le nom et l'appelant Livre de Dieu où l'avenir est inscrit.
En ce temps-là, et même un peu plus tard encore, Vigny penchait en faveur de la liberté humaine. « La fatalité, écrivait-il en 1833 dans son Journal, est une folie inventée par l'esprit de'paresse qui domine toujours les hommes. L'homme est libre de faire tout ce qui lui plaît, en long et en large, dans une étendue de quatre mille lieues et de six pieds en hauteur, en mettant les choses au mieux, » En 1849, il en était venu à douter de la liberté, sinon à en nier positivement l'existence. En tous cas il se refusait à admettre que le christianisme l'eût apportée au monde.
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La démarche de sa pensée offre, sur ce point, une analogie assez frappante avec celle de la pensée de Michelet pour qu'on ait pu se demander si l'une n'avait pas été influencée par l'autre. Michelet, dit Gustave Monod, avait conçu de bonne heure « l'histoire comme une lutte entre l'homme et la nature, entre la lettre et l'esprit, comme une ascension constante et providentielle vers l'autonomie morale ». Dès le début de son enseignement à l'Ecole Normale, c'est l'idée que dans son cours d'histoire générale il s'était appliqué à développer. « Il commença par l'Orient, faisant de l'histoire orientale la préface de l'histoire de la Grèce et de Rome. Il montra l'humanité se dégageant peu à peu des fatalités de la nature pour prendre conscience d'elle-même il insista sur l'histoire des Juifs, parce que leur religion est une préparation au christianisme, et salua dans le triomphe des idées chrétiennes le triomphe définitif de la liberté spr la fatalité, de l'homme sur la nature. » Nous n'avons pas le cours professé par Michelet en 1827 et dans les années suivantes, mais nous en retrouvons les idées maîtresses et comme l'armature dans cette Introduction à l'histoire universelle, parue en avril 1831. « ses premières pages après juillet, écrites sur les pavés brûlants », qui « étaient un regard sur le monde, l'histoire universelle, comme combat de la liberté, sa victoire incessante sur le monde fatal, bref comme un juillet éternel )). Dès la première ligne de son ouvrage il énonçait, et il développait dans le reste, la théorie dont la révolution de la veille lui paraissait l'éclatante confirmation. Il montrait, « au point de départ, dans l'Inde, au berceau des races et des religions », l'homme « courbé, prosterné sous la toute-puissance de la nature )). Il suivait à travers la Perse, l'Egypte, la Judée, dans les étroites cités de la Grèce, dans la cité universelle où Rome absorbait
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le genre humain, les progrès de la liberté. Sur les débris des religions orientales, qui « plongeaient l'homme dans la matière s'éleva le christianisme, religion de l'esprit. Le monde barbare trouva, grâce à lui, son organisation et son unité dans le système féodal, jusqu'à ce que celui-ci croulât sous les coups du légiste et de l'homme du peuple. « Le génie démocratique de la France acheva l'évolution commencée en proclamant « la liberté dans l'égalité a Cet idéal, dont nous devons nous approcher de plus en plus sans jamais y atteindre, c'est « le dernier pas loin de l'ordre fatal et naturel, loin du Dieu de l'Orient », vers le « Dieu social dont la Révolution française a apporté la révélation au monde, comme le christianisme lui a révélé le Verbe du monde moral.
A cette époque, si Michelet ne concevait déjà plus l'avènement du christianisme comme l'affranchissement définitif de l'humanité, il le regardait encore « comme le premier triomphe d'une religion de liberté sur les religions fatalistes de l'Orient. » La grâce représentait à ses yeux le libre arbitre, en opposition à la loi, qui était la fatalité. Il ne devait pas persister longtemps dans cette manière de voir. Un moment vint où la doctrine chrétienne se résuma pour lui « dans l'opposition de la justice et de la grâce, opposition que son cœur ne pouvait admettre Cette opinion se laisse entrevoir, dès 1833, dans le premier volume de l'Histoire de France. Amené par le développement de son sujet à traiter de l'hérésie gauloise du pélagianisme, l'auteur montre en Pélage le champion du libre arbitre contre saint Augustin, champion de la grâce, et il rappelle leur querelle sans déguiser son inclination pour l'hérésiarque. En 1835, dans la préfaèe des Mémoires de Luther, il fait du même point de vue, les réserves les plus expresses sur la théologie du réformateur. « Quelque
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sympathie que puisse inspirer cette aimable et puissante personnalité de Luther, elle ne doit pas influencer notre jugement sur la doctrine qu'il a enseignée, sur les conséquences qui en sortent nécessairement. Cet homme qui fit de la liberté un si énergique usage ressuscite la théorie augustinienne de l'anéantissement de la liberté. Il a immolé le libre arbitre à la grâce, l'homme à Dieu, la morale à une sorte de fatalité providentielle. » Désormais son jugement ne variera plus sous l'une ou l'autre de ses formes, le tort impardonnable, à ses yeux, du christianisme, ce sera d'avoir, par le moyen de la grâce, ravi à l'homme cette liberté qu'il semblait tout d'abord avoir apportée à l'univers.
Il semble bien que ce soit après une lecture de l'Introduction à l'histoire universelle que Vigny a pris conscience de l'éternel conflit, à travers les âges, entre le déterminisme et la liberté. La question une fois posée, il a incliné à la résoudre dans le sens même où l'historien, au cours des années suivantes, s'est orienté. Mais il ne s'y est pas engagé avec autant de décision que lui. Tandis que Michelet prononçait l'incompatibilité absolue entre la théorie de la grâce, telle que l'enseigne la théologie chrétienne, et l'idée qu'il se faisait de la liberté et de la justice, n'attendant l'une et l'autre que du développement futur de la société humaine, Vigny s'arrêtait angoissé et comme intimidé en face de l'énigme
0 sujet d'épouvante à tenter le plus brave 1 Question sans réponse où vos saints se sont tus 1 0 mystère 1 ô tourment de l'âme simple et grave Pourquoi n'a-t-il pas poussé plus loin ? Est-ce faute de vigueur ou de hardiesse dans la pensée ? Non, sans doute. Mais c'est qu'il était parvenu au point extrême où pouvait
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le conduire là réflexion qui compare les arguments et pèse les motifs. Pour passer outre, pour prendre parti, il fallait autre chose que le raisonnement il fallait la foi. Michelet avait la foi, la foi dans la Révolution, la foi dans l'humanité, dans la liberté, dans le progrès. Vigny n'avait pas la foi religieuse. Il n'avait pas davantage la religion démocratique. On dirait même qu'en 1849 il n'avait pas foi dans l'avenir de l'humanité. Mais en est-il resté là ? 2 et cette confiance qui lui manquait alors, ne l'a-t-il pas acquise plus tard ? Jusqu'à quel point, et sous quelle forme, et par quel développement continu de sa pensée? c'est ce qu'on ne peut préciser qu'en étudiant, après sa philosophie de l'histoire, sa philosophie sociale.
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LA PHILOSOPHIE SOCIALE
Nos idées sur la société dépendent ordinairement de nos origines sociales, et du milieu dans lequel nous vivons. Nous les tenons le plus souvent de ceux de qui nous tenons la vie. Elles s'enracinent en nous par l'éducation, par l'habitude, et il est rare qu'elles se modifient profondément au cours des années. L'expérience nous apprend à ménager nos intérêts dans nos relations avec les autres hommes, et, pour ne point les compromettre, à dissimuler nos opinions ou tout au moins à les atténuer, à en émousser les pointes et à en arrondir les angles. Mais, dans le fond, elle les laisse intactes. Elle ne nous enseigne ni la vérité, ni la justice. Comment en serait-il autrement? Nous ne connaissons que très superficiellement les conditions dans lesquelles vivent les hommes des autres classes, et pour cette raison nous les jugeons mal. Nous ne les comprenons pas nous ne savons pas ce qu'ils pensent surtout nous sommes incapables de nous mettre à leur place, de voir les choses de leur point de vue. Le spectacle de ce qui se passe sous~nos yeux nous irrite et nous aigrit~ mais ne nous éclaire pas. Pour que nous profitions des leçons de la vie, il faudrait, et même en ce cas le résultat serait-il
CHAPITRE IV
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douteux, qu'il se produisît un véritable bouleversement des conditions ordinaires de notre existence à défaut de ce bouleversement, une intelligence saine et un cœur droit, une pensée active et sincère avec ellemême, un grand désintéressement des choses après lesquelles courent la plupart des hommes, pouvoir, honneurs, argent, renommée en un mot, l'indépendance de l'esprit et du caractère. Ces qualités se rencontrent moins souvent qu'on ne le pense. Elles se sont trouvées réunies chez Alfred de Vigny. C'est là, plus encore que la valeur absolue ou la puissance de diffusion de ses idées, ce qui donne à l'étude de sa philosophie' sociale un très haut intérêt.
1
Que l'activité de la pensée fût un des traits les plus remarquables de la constitution intellectuelle de Vigny, lui-même l'a affirmé à maintes reprises, et nous avons toutes raisons de le croire. « Je marche lentement à travers les rues, écrit-il, dans son Journal intime, parce que tout mon corps écoute mon cerveau qui parle sans interruption. » Et ailleurs « Mon cerveau toujours mobile travaille et tourbillonne sous mon front immobile avec une vitesse effrayante. Des mondes passent devant mes yeux entre un mot qu'on me dit et un mot que je réponds. » Et encore « La voix de la pensée se fait entendre si haut en moi que le bruit de la vie extérieure ne l'étouffé pas le travail de mon âme parle fort et toujours. » Il se définissait « une machine a penser D. Que cette pensée fût habituée à ne pas se payer, de mots, qu'en toute occasion elle voulût aller au fond des choses, écarter les apparences et toucher les
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réalités, ceci non plus ne fait aucun doute. Vigny n'était pas homme à se laisser éblouir par un mirage, ce mirage fût-il le plus séduisant du monde. « Les illusions, disait-il, sont le pain des sots. » Activité de la pensée, sincérité de la pensée, ce sont les conditions de son indépendance. Pourtant, cette indépendance, Vigny a eu quelque peine à la conquérir. Les opinions politiques et sociales de sa famille sont assez connues déjà pour qu'il soit inutile d'y revenir. Elles sont parfaitement résumées, avec ce qu'elles ont en même temps de suranné, d'étroit, de puéril, et aussi de touchant, dans l'anecdote symbolique que Vigny a plusieurs fois contée. « Mon père, dit-il, me faisait baiser sa croix de Saint-Louis, en priant Dieu, le jour de la Saint-Louis ceci se passait sous l'Empire et plantait ainsi dans mon cœur, autant qu'il pouvait le faire, cet amour des Bourbons qu'avait l'ancienne noblesse, amour tout semblable à celui de l'enfant pour le père de famille. » Des superstitions politiques, il s'est, nous le savons, débarrassé assez vite. Il ne s'est pas aussi facilement débarrassé, il ne s'est jamais entièrement débarrassé, des préjugés sociaux. Il est toujours resté imbu de la croyance à une supériorité naturelle de l'aristocratie. Il a écrit par deux fois, dans Servitude et Grandeur militaires en 1835, dans son Journal en 1847, une amère réflexion sur les deux sortes d'hommes qui composent la société, ceux qui ont et ceux qui gagnent, et il n'a pas caché que d'avoir été obligé, dans une certaine mesure, de gagner sa vie, ç'avait été pour lui la cause d'une souffranceetcomme le sentiment d'une diminution. Il le croyait sincèrement. Mais, justement parce qu'il était sincère, à d'autres moments il a reconnu, et avoué, l'avantage qu'il avait retiré de cette nécessité du travail. Il y a gagné de connaître tout un ordre de sentiments qu'il aurait ignorés sans
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cela la joie, mêlée de fierté, de l'homme qui vit et qui fait vivre les siens, non de l'opulence accumulée par de lointains ancêtres, mais du produit de son labeur, autrement dit, et Vigny ne craint pas de prononcer le mot en se l'appliquant à lui-même, de son salaire. Il a compris la dignité de tout travail loyalement accompli, et l'éminente dignité, parce que leur utilité est d'une qualité et d'une durée supérieures, des travaux de l'esprit. Il a compris qu'à côté et au-dessus de l'aristocratie du nom et de l'aristocratie de la fortune, il y a une aristocratie de l'intelligence et du talent. Il y a eu dès lors en lui deux hommes le gentilhomme, qui est né l'homme de lettres, qui s'est fait lui-même. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre, à qui dans ses écrits il prête sa plume et dont il adopte le point de vue. Et s'il y a dans ses idées un certain flottement, c'est sans doute parce qu'il n'est pas de ceux qui croient, mais de ceux qui cherchent c'est aussi parce qu'entre ces deux tendances, celle qu'il a héritée des siens et celle que la vie a développée en lui, il y a une contradiction, une de ces contradictions comme nous en portons tous au fond de nous-mêmes, une de ces contradictions que nous ne pouvons pas résoudre, parce que, pour les résoudre, il faudrait d'abord nous amputer d'une portion de notre être moral. Cette contradiction, lui non plus, Vigny ne l'a pas résolue et l'on peut dire précisément que c'est du conflit entre ces deux tendances de sa nature qu'est faite l'histoire de ses idées en matière sociale. II
Les idées sociales d'Alfred de Vigny, avant 1830, sont pour nous assez vagues. Nous n'avons d'autres documents
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sur elles que les indications que nous pouvons tirer de Cinq-Mars. La conception qui domine l'ouvrage est, nous l'avons vu, nettement aristocratique. La noblesse est représentée comme la pierre angulaire du royaume, à la fois- soutien du trône et rempart de la liberté. La royauté fait piètre figure. Louis XIII donne l'impression d'un roi fainéant. Vigny prétend que la manière dont il avait peint le Roi dans son livre le faisait, en 1826, traiter de libéral. Soit un libéral à la façon de M. le duc de SaintSimon. Quant au peuple, qui joue son rôle dans le roman, et à plusieurs reprises, Vigny n'en parle pas toujours dans les mêmes termes. Ou plutôt, ce n'est pas toujours du même peuple qu'il entend parler. Car il y a pour lui peuple et peuple le bon peuple et le mauvais, le peuple de Loudun et le peuple de Paris, le peuple des campagnes et la populace des grandes villes. Le peuple des campagnes est patient, résigné, au moins en apparence, car, sous des dehors grossiers et naïfs, il est fin et dissimulé il est discipliné et respectueux il cherche volontiers ses opinions dans les regards de ceux qui sont au-dessus de lui. La populace des villes est une dégoûtante cohue, une tourbe ignoble qui épouvante et qui plus encore écœure ceux qui l'ont appelée à leur aide, quand ils voient quel est le limon qu'ils ont remué. Le peuple de Loudun a protesté contre le supplice d'Urbain Grandier, comme la populace de Paris s'est soulevée contre le Cardinal. Mais quelle différence Dans le premier cas, c'était la partie saine et estimable de la population qui jetait un cri indigné, ce n'étaient pas « ces hurlements de l'hypocrisie factieuse qu'on a entendus sous les fenêtres du Louvre, poussés par un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomis par ses égouts )). Et malgré toute sa sympathie déclarée pour Cinq-Mars, Vigny ne peut s'empêcher de lui
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faire grief d'avoir quêté les acclamations de cette foule, ou tout au moins de les avoir agréées. « La faveur populaire est un calice qu'il faut boire », explique en rougissant le grand écuyer. « Il me semble, répond gravement de Thou, que vous le buvez jusqu'à la lie. » Non, vraiment, le Vigny de 1826 n'a rien d'un flagorneur et d'un flatteur du peuple il s'en détourne plutôt avec une grimace un peu dégoûtée. L'image qu'il se fait de la société idéale, c'est celle de la société du bon vieux temps, où, de père en fils, chacun est à son rang et s'y tient, le noble et le bourgeois marchant devant, les petites gens emboîtant le pas, les uns bienveillants, les autres soumis quelque chose comme une féodalité patriarcale.
Cette conception paraît bien archaïque, bien éloignée de nos réalités modernes, bien éloignée même des réalités de la Restauration. Mais, dans le temps où Vigny semble s'y attacher avec le plus de complaisance, d'autres idées font peu à peu leur chemin dans son esprit. Ce n'est pas impunément qu'on s'intéresse à l'histoire et à la philosophie de l'histoire. L'histoire n'est qu'un long récit des changements qui se produisent sans cesse dans l'organisation des sociétés humaines, et la philosophie de l'histoire qui nous montre de ces changements, non pas les causes prochaines, et occasionnelles, et accidentelles, mais les raisons profondes et inéluctables, nous en fait comprendre par là-même la nécessité. Le sens historique, c'est le sens du relatif. C'est aussi le sens du mouvement. Un mouvement ininterrompu entraîne les choses humaines, et de cette évolution nous ne pouvons ni arrêter ni même ralentir le cours: nous ne pouvons que nous y adapter et le suivre. Vigny le constate dans une très belle page, trop peu connue, datée du 1~ juillet 1829. C'est la préface de la troisième édition de es Poèmes, préface qui a disparu des éditions postérieures.
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Si ce n'était appliquer de trop vastes idées à un humble sujet, on pourrait dire. que la marche de l'humanité dans la région des pensées ressemble à celle d'une grande armée dans le désert. D'abord la multitude s'avance et n'aperçoit ni ses éclaireurs perdus en avant d'elle, au delà de l'horizon, ni les traînards qu'elle sème en arrière sur sa route elle sent bien le besoin du mouvement, mais elle en ignore le terme chaque nouvel aspect, elle croit l'avoir découvert elle prend possession de l'espace et quoiqu'elle ne porte sa vue qu'à une étendue très bornée, elle marche incessamment dans des régions sans bornes elle s'aperçoit qu'on l'a précédée seulement lorsqu'elle trouve l'empreinte des pas sur le sable, et un nom d'homme gravé sur quelque pierre alors elle s'arrête un moment pour lire ce nom, et continue sa marche avec plus d'assurance. Elle dépasse bientôt les traces du devancier, mais ne les efface jamais. Que ce pas ait été rencontré à une grande ou courte distance, sur la montagne ou dans la vallée, qu'il ait fait découvrir un grand fleuve ou un humble puits, une vaste contrée ou une petite plante, une pyramide ou le bracelet d'une momie, on en tient compte à l'homme qui l'osa .faire. Ce faible pas peut servir à créer une haute renommée, tant la destinée de chacun dépend de tous.
Dans cette rapide et continuelle traversée vers l'infini, aller en avant de la foule, c'est la gloire aller avec elle, c'est la vie rester en arrière, c'est la mort même. J'entends bien que Vigny se maintient ici sur le terrain des idées mais du terrain des idées il est logique et il est naturel de passer sur le terrain des faits. Ce qui se produit dans le domaine de la pensée doit se produire aussi dans le domaine de l'action et dans celui de la politique. Cette même année 1829, Vigny écrit dans son Journal « L'histoire du monde n'est autre chose que la lutte du pouvoir contre l'opinion générale. Lorsque le pouvoir suit l'opinion,
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il est fort lorsqu'il la heurte, il tombe. » L'année suivante, la chute du ministère Polignac, entraînant la chute du roi Charles X et du vieux trône des Bourbons, vérifiait la loi ainsi posée. Vigny, dans le fond de son cœur, était déjà détaché de ce qu'on appelait alors la monarchie légitime. Il n'éprouva aucune répugnance à accueillir et à servir oh 1 en qualité de chef de bataillon de la garde nationale la monarchie populaire, issue des journées de Juillet. Il note dans son Journal, à la date du 29 août 1830:
Revue de la Garde nationale au Champ-de-Mars. J'ai commandé assez militairement le quatrième bataillon de la première légion. Le roi Louis-Philippe 1er, après avoir passé devant le front du bataillon, a arrêté son cheval, m'a ôté son chapeau, et m'a dit « Monsieur de Vigny, je suis bien aise de vous voir et de vous voir là. Votre bataillon est très beau dites-le à tous ces messieurs de ma part, puisque je ne peux pas le faire moi-même. » Je l'ai trouvé très beau et ressemblant à Louis XIV, à peu près comme Mme de Sévigné trouvait Louis XIV le plus grand roi du monde, après avoir dansé avec lui.
Il a beau railler, il est flatté, évidemment, d'avoir attiré sur lui l'attention du prince. Pourtant, il n'est pas courtisan; il ne cherche pas à exploiter à son profit le régime nouveau il ne prend pas part à cette « curée » des places que son ami Barbier a dénoncée violemment dans ses Iambes. Ce qui détermine sa sympathie, très réelle, pour la Révolution de 1830, ce n'est pas l'intérêt personnel, c'est l'amour des idées, c'est l'exaltation causée par le caractère intellectuel donné, pour la première fois, semble-t-il, à une insurrection politique. La protestation des journalistes a déclenché tout le mouvement le peuple s'est rangé
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derrière les « penseurs » c'est un bon peuple, dont Vigny a admiré la bravoure. Paris, qui a tout fait, a joué un grand rôle dans l'histoire. Et, dans son enthousiasme, le poète ne trouve pas de mots assez forts et d'images assez grandioses pour dire sa vénération pour Paris. Il monte sur une tour sur une tour de Notre-Dame, sans doute c'était assez la mode en 1830, parmi les romantiques il voit au-dessous de lui et tout autour la grande ville pressée dans le cercle de son enceinte, et il la compare à une roue
Oui, c'est bien une Roue et c'est la main de Dieu Qui tient et fait mouvoir son invisible essieu. Vers le but inconnu sans cesse elle s'avance. On la nomme PARIS, le pivot de la France. Quant la vivante Roue hésite dans ses tours, Tout hésite et s'étonne, et recule en son cours. Les rayons effrayés disent au cercle Arrête. Il le dit à son tour aux cercles dont la crête S'enchaîne dans la sienne et tourne sous sa loi. L'un le redit à l'autre et l'impassible roi, Paris, l'axe immortel, Paris, l'axe du monde, Puise ses mouvements dans sa vigueur profonde, Les communique à tous, les imprime à chacun, Les impose de force et n'en reçoit aucun.
C'est une Roue, mais, en même temps, c'est une Fournaise:
C'est un feu sous un dôme obscur, large et sans fond Là, dans les nuits d'hiver et d'été, quand les heures Font du bruit en sonnant sur le toit des demeures, Parce que l'homme y dort, là veillent des Esprits, Grands ouvriers d'une œuvre et sans nom et sans prix. La nuit leur lampe brûle, et, le jour, elle fume Le jour, elle a fumé, le soir, elle s'allume,
Et toujours et sans cesse alimente les feux De la Fournaise d'or que nous voyons tous deux, Et qui, se reflétant sur la sainte coupole,
Est du globe endormi la céleste auréole.
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De ces chercheurs chacun « pousse un cri d'amour vers une idée )'. La Mennais rêve de fonder un christianisme nouveau Benjamin Constant dévoue sa vie à la liberté; la famille Saint-Simonienne veut passer le rouleau sur toutes les inégalités sociales, et sur le terrain ainsi nivelé, élever un temple à l'humanité, ouvrir dès ce monde le paradis du bonheur universel auquel « tous seront appelés et tous seront élus ». Et devant cette activité incessante, fiévreuse, mais féconde, des intelligences, le poète ne peut retenir un cri d'émerveillement.
Ainsi tout est osé i.
Je ne sais si c'est mal, tout cela mais c'est beau t Mais c'est grand t mais on sent jusqu'au fond de son âme Qu'un monde tout nouveau se forge à cette flamme Ou soleil, ou comète, on sent bien qu'il sera Qu'il brûle ou qu'il éclaire, on sent qu'il tournera, Qu'il surgira brillant à travers la fumée.
Qu'il vêtira pour tous quelque forme animée, Symbolique, imprévue et pure; on ne sait quoi, Qui sera pour chacun le signe d'une foi,
Couvrira, devant Dieu, la terre comme un voile, Ou de son avenir sera comme l'étoile,
Et dans des flots d'amour et d'union, enfin Guidera la famille humaine vers sa fin
Mais que peut-être aussi, brûlant, pareil au glaive Dont le feu dessécha les pleurs dans les yeux d'Eve, Il ira labourant le globe comme un champ, Et semant la douleur du levant au couchant, Rasant l'œuvre de l'homme et des temps comme l'herbe Dont un vaste incendie emporte chaque gerbe, Et laissant le désert, qui suit son large cours, Comme un géant vainqueur, s'étendre pour toujours. L'enthousiasme, on le voit, ne va pas sans arrière-
pensée ni réserves. C'est, dans le concert d'allégresse qui
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suivit immédiatement la Révolution de Juillet, la note originale donnée par Alfred de Vigny, que cette confiance soupçonneuse, regrettée presque aussitôt qu'accordée, et qui ne fait pas un pas en avant sans s'assurer d'une ligne de retraite. Victor Hugo, vers le même temps, y mettait moins de prudence, et, du premier coup, s'engageait à fond.
Rien mieux que ce simple rapprochement ne fait éclater la différence entre deux tempéraments et deux esprits. Hugo, homme simple, homme de foi, va droit devant lui comme un illuminé. Vigny, réftéchi; observateur, sceptique au sens vrai du terme, s'avance avec circonspection et retenue. Chez lui la tête reste libre, même dans les instants où bat le plus fortement le cœur.
Oh l'avenir est magnifique 1
Jeunes Français, jeunes amis,
Un siècle pur et pacifique
S'ouvre à nos pas mieux affermis. Chaque jour aura sa conquête.
Depuis la base jusqu'au faîte,
Nous verrons avec majesté,
Comme une mer sur ses rivages,
Monter d'étages en étages
L'irrésistible Liberté 1
Montrez la liberté dans l'ombre
A ceux qui sont dans la nuit sombre Allez, éclairez le chemin,
Guidez notre marche unanime,
Et faites, vers le but sublime,
Doubler le pas au genre humain 1
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III
Vigny est un homme de progrès, en ce sens qu'il est convaincu de la nécessité de marcher avec son temps. Ce n'est ni un réactionnaire ni un utopiste. S'il a partagé l'enthousiasme de ses contemporains pourles idéesnouvelles, pour les conceptions humanitaires, pour les théories sociales, il l'a aussi, à l'occasion, finement raillé. Sa manière de voir est exprimée d'une manière concrète, et très saisissante, dans une sorte de parabole qui se trouve tout au début de Daphné. Le Docteur Noir et Stello, ces deux moitiés d'Alfred de Vigny, ces inséparables ennemis, contemplent, un soir de fête, la foule qui circule dans les rues de Paris.
Un homme marchait devant une colonne de la multitude; le pied lui manqua elle passa sur lui et le foula sous ses talons. Un autre homme voulut remonter le torrent il arriva, en fendant la presse, jusqu'au milieu de la rue, mais le pied lui manqua, il tomba la foule passa sur lui et mit ses talons sur sa tête. Tous deux avaient disparu en deux minutes.
Le Docteur Noir sourit avec amertume et regarda la foule rouler encore dans l'ombre
«Voyez ces aveugles, dit-il, ils ont bien l'instinct vague de leur chemin, mais ils écrasent sans pitié l'homme qui les devance et l'homme qui remonte leur courant.
Eh 1 qu'importe, dit Stello, si le bien est accompli, que l'on soit ou non foulé aux pieds ?
Stello, c'est le cœur qui parle; mais on sent bien que c'est au Docteur Noir, à la raison, que le penseur donne son assentiment. Et de même qu'il ne faut suivre le progrès
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de son temps qu'avec une certaine mesure, il ne faut pas aussi attacher une égale importance et attribuer une égale valeur à tous les ordres de progrès. Le progrès matériel paraît avoir fait assez peu d'impression sur l'esprit d'Alfred de Vigny. Il a vécu à l'époque où se construisirent chez nous les premiers chemins de fer. Il a vu rouler sur eux les premières locomotives, ces pauvres machines efflanquées qui, à côté de nos robustes compounds, font l'effet d'une rosse de fiacre à côté d'un percheron ou d'un boulonnais. Il en a eu peur.
Sur ce taureau de fer qui fume, souffle et beugle, L'homme a monté trop tôt. Nul ne connaît encor Quels orages en lui porte ce rude aveugle, Et le gai voyageur lui livre son trésor.
Tous se sont dit « Allons 1 Mais aucun n'est te maître »c Du dragon mugissant qu'un savant a fait naître Nous nous sommes joués à plus fort que nous tous. Plus encore que peur, il en a eu horreur. Il a vu dans
cette invention de l'ingéniosité humaine la destruction de toute solitude, de tout imprévu, de toute poésie et de toute rêverie
Evitons ces chemins. Leur voyage est sans grâces. Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute, Le rire du passant, les retards de l'essieu.
La distance et le temps sont vaincus. La science Trace autour de la terre un chemin triste et droit. Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne, Immobile au seul rang que le départ assigne, Plongé dans un calcul silencieux et froid.
Le ton est chagrin. Reconnaissons que Vigny, malgré
son désir de se tenir au niveau de son époque, n'a pas été
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très sensible au bien-être matériel procuré à l'humanité, dans le cours du xixe siècle, par la science et par les applications pratiques qui ont été faites des découvertes de la science. Confessons même que sur ce point il nous paraît un peu rétrograde. Passons condamnation, sans insister davantage, et voyons plutôt comment il a envisagé le progrès moral et intellectuel dont, après tout, le progrès matériel ne vaut quelque chose que s'il est la condition. Et d'abord, le progrès dans l'ordre politique. Vers le milieu du xix~ siècle, le progrès dans l'ordre politique, c'est l'avènement de la démocratie. Il semble que la conviction du mouvement nécessaire des choses humaines et de la souveraineté, en dernier ressort, de l'opinion publique, devait rendre Vigny favorable à un mode de gouvernement qui est la meilleure expression que l'on ait encore trouvée de l'opinion générale. Logiquement il devait aller à la démocratie. En fait il était retenu par sa qualité de gentilhomme et par une répugnance d'aristocrate à l'égard de la foule. Il résultait de là qu'il n'avait ni la foi monarchique, ni la foi républicaine « le droit divin et la souveraineté du peuple » lui paraissaient « deux absurdités )). Il y avait bien une troisième solution, celle qu'avait adoptée la France de 1830, le régime du juste milieu, la monarchie constitutionnelle avec un roi issu de la volonté populaire. Tel qu'il se trouva pratiqué sous le règne de Louis-Philippe, le gouvernement parlementaire ne parut à Vigny qu'artifice et fausseté, bassesse et corruption, débats mesquins, argumentation sophistique, intarissable verbiage, manœuvres de partis et intrigues de couloir. Il se détourne de ce spectacle déplaisant pour suivre avec curiosité, presque avec sympathie, le développement des doctrines avancées, saint-simonisme et socialisme. Il ne fermait pas les yeux aux réalités. Il constatait que
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le mouvement des esprits était dans le sens démocratique. Il admettait d'ailleurs que, dans l'ensemble et en gros, le peuple mérite qu'on lui fasse confiance, « que, dans les temps les plus vicieux de l'histoire, la majorité est consciencieuse et cherche le vrai et l'honnête ». Il inclinait insensiblement vers la forme républicaine. « Une république dont la constitution serait pareille à celle des Etats-Unis américains » lui semblait « le seul gouvernement dont l'idée ne lui fût pas intolérable". Malgré tout, la démocratie lui répugnait et l'inquiétait. Il la définissait « un désert de sables », définition dont il a laissé le commentaire dans la page suivante du Journal, ébauche d'un « poème philosophique x qui n'a pas été écrit.
Le désert, hélas 1 c'est toi, démocratie égalitaire, c'est toi, qui as tout enseveli et pâli sous tes petits grains de sable amoncelés. Ton ennuyeux niveau a tout enseveli et tout rasé. Les seigneuries sont d'abord tombées puis, après les hauts barons, les chevaliers bardés de fer qui étaient posés sur la terre comme des tours protectrices levant les bannières de la France au soleil. La route était encore tracée au loin de distance en distance par les squelettes abandonnés des dynasties abattues mais les sables éternellement roulés les ont ensevelis sous leur cendre volante. Eternellement la vallée et la colline se déplacent, et seulement on voit de temps à autre un homme courageux; il. s'élève comme la trombe et fait ses dix pas vers le soleil, puis il retombe en poudre, et l'on n'aperçoit plus au loin que le sinistre niveau de sable.
Ceci était écrit vraisemblablement sous la monarchie de Juillet. Après la Révolution de 1848 et les journées de Juin, ce fut bien autre chose. Le démocratie ne fut pas seulement pour Vigny objet de défiance et d'instinctive
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antipathie. Elle l'épouvanta. Il abandonna complètement les velleités républicaines dont la manifestation publique avait été sa candidature à l'assemblée Constituante, comme partisan d'une République sage, pacifique et heureuse, sachant respecter la Propriété, la Famille et l'Intelligence, le Travail et le Malheur. Quand il vit ce qu'il regardait comme les plus précieux trésors de l'humanité mis au hasard de l'émeute et de la guerre civile, il fit comme beaucoup d'autres, il chercha un sauveur Il se rallia discrètement au gouvernement du prince Louis-Napoléon, et, après le coup d'État de 1851, au gouvernement impérial. Au point de vue social, le progrès paraissait à Alfred de Vigny consister dans une conciliation aussi parfaite que possible des deux aspirations essentielles des sociétés humaines, l'ordre et la liberté. Cette conciliation ne peut être assurée qu'à un haut degré de civilisation. C'est dire que Vigny est bien éloigné d'accorder créance aux paradoxes de Rousseau, et qu'il met résolument l'état de nature au-dessous de l'état social. Ses idées à cet égard ont été longuement développées dans un poème .des Destinées, la Sauvage, dont l'affabulation est un peu longue et lente, mais encadre et soutient une trentaine ou une quarantaine de vers qui méritent d'être retenus et médités. Après le massacre des siens par un parti de Hurons, une Indienne d'Amérique, de la tribu des Osages, est venue, poussée par la misère et par la faim, demander asile dans la maison d'un colon européen. Le maître du logis l'accueille avec bonté mais il ne s'abstient pas de lui faire enteadre quelques vérités qui s'adressent, par-dessus sa tête, aux lecteurs d'Alfred de Vigny. Ce sont les articles essentiels du Credo social du poète. Toute civilisation, à son avis, est fondée sur deux bases inébranlables le travail, et la famille. C'est pour avoir méconnu cette vérité double,
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c'est pour avoir dédaigné le travail et la femme, que les races sauvages de l'Amérique ne se sont guère élevées au-dessus de l'animal, et qu'aujourd'hui elles finissent dans la dégradation morale et physique. Le travail justifie la propriété la terre
Est sacrée et confère un droit héréditaire
A celui qui la sert de son bras endurci.
Propriété et famille sont sonp la garde de la Loi, de la Loi qui substitue au règne de la force le règne de la justice, de la Loi qui n'est pas en contradiction avec la Nature, mais qui, au contraire, répond à ses besoins et satisfait à son vœu.
Car de la sainte Loi tel est le caractère
Quelle a de la Nature interprété les cris.
L'homme ne peut se passer de l'homme, pas plus que l'enfant au berceau ne peut se passer du lait de sa mère. Nul ne vit pour soi seul. Les races supérieures sont celles qui ont le mieux compris leur tâche sociale, comme les hommes supérieurs sont ceux qui possèdent la plus grande valeur sociale. Théorie qui, si on la poursuit à fond, aboutirait constater et à consacrer l'existence d'une aristocratie individuelle ou collective résultant du libre jeu des lois de la nature. Théorie qui pourrait être transformée sans trop de peine en une doctrine hautaine et dure au bénéfice des surhommes et des races élues. Mais rien n'est plus étranger qu'une conception de ce genre à l'âme bonne et profondément humaine d'Alfred de Vigny. La morgue aristocratique n'est pas combattue en lui seulement par la pitié pitié pour les peuples demeurés dans l'état d'enfance, pitié pour les individus désavantagés
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par le hasard de la naissance ou le caprice de la nature. Le poète se penche sur les misérables avec une tendresse vraiment fraternelle. Il pense que rien n'est méprisable de ce qui porte le nom d'homme « Je n'ai pas rencontré, écrit-il dans son Journal, un homme avec lequel il n'y eût quelque chose à apprendre. Et il ajoute aussitôt « Il n'y a pas un homme qui ait le droit de mépriser les hommes. » Comme il le dit au pauvre joueur de flûte des Tuileries, à ce raté, à cette [épave, à ce vaincu de la vie avec qui il s'attarde à causer après lui avoir fait l'aumône
C'est assez de souffrir sans se juger coupable Pour avoir entrepris et pour être incapable. Si plus haut parvenus, de glorieux esprits Vous dédaignent jamais, méprisez leur mépris Car ce sommet de tout, dominant toute gloire, Ils n'y sont pas, ainsi que l'ceil pourrait le croire. On n'est jamais en haut. Les forts, devant leurs pas, Trouvent un nouveau mont inaperçu d'en bas. Tel que l'on croit complet et maître en toute chose Ne dit pas les savoirs qu'à tort on lui suppose, Et qu'il est tel grand but qu'en vain il entreprit. Tout homme a vu le mur qui borne son esprit.
Par une sorte de mythe platonicien, il imagine que cette âme, tombée du ciel dans un corps imparfait, servie par des organes mauvais, ne peut pas faire entendre ce qu'elle veut dire, comme un bon joueur de flûte s'évertuerait en vain à tirer des sons justes d'un instrument faux. Mais un jour viendra où tout sera remis dans l'ordre. Pour moi qui ne sais rien et vais du doute au rêve, Je crois qu'après la mort, quand l'union s'achève, L'âme retrouve alors la vue et la clarté,
Et que, jugeant son œuvre avec sérénité,
Comprenant sans obstacle et s'expliquant sans peine, Comme ses sœurs du ciel elle est puissante et reine,
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Se mesure au vrai poids, connaît visiblement
Que son souffle était faux par le faux instrument, N'était ni glorieux ni vil, n'étant pas libre
Que le corps seulement empêchait l'équilibre Et calme, elle reprend, dans l'idéal bonheur,
La sainte égalité des esprits du Seigneur.
Ce poème de la Flûte, que l'on cite assez rarement, est, à mon sens, un des plus touchants et des plus significatifs d'Alfred de Vigny. Le fond de sa pensée s'y révèle. Quand on a lu ces déclarations d'un spiritualisme transcendant, on conçoit sans peine que de tous les ordres de progrès ouverts à l'activité humaine, il n'y en a qu'un où le poète ait souhaité d'avancer lui-même, et de voir avancer ou de faire avancer les autres c'est l'ordre intellectuel. Vigny n'a mis son espoir ni en Dieu, ni en la nature, ni dans Jes hommes. Il a mis mieux que son espoir, il a mis sa ferme et inaltérable confiance dans les idées, dans la puissance et dans la bienfaisance des idées. Cette confiance, on sait par quel symbole, à la fois simple et inoubliable, il l'a exprimée. C'est l'histoire de cette bouteille, où, en un jour de tempête et de naufrage, dans les brumes du cap Horn ou du détroit de Magellan, un jeune capitaine, sur le point de périr avec son navire, enferme le secret de la découverte pour laquelle il a sacrifié sa vie.
Il sourit en songeant que ce fragile verre Portera sa pensée et son nom jusqu'au port, Que d'une île inconnue il agrandit la terre, Qu'il marque un nouvel astre et le confie au sort Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées, Et qu'avec un flacon il a vaincu la mort.
Elle ira, « la frêle passagère )), de l'est à l'ouest et du pôle à l'équateur, ballottant de mer en mer, au gré des
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vents et des vagues, le précieux dépôt remis à sa garde, jusqu'au jour où les courants la porteront enfin aux côtes de France, et où le message qu'elle contient parviendra à ceux à qui il est destiné. Grande leçon, puissant encouragement, certitude réconfortante pour tous ceux qui travaillent et qui pensent
Jetons l'oeuvre à la mer, la mer des multitudes Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port. Que cette souveraineté de la pensée devienne de plus en plus assurée et incontestable que les nations secouent le joug des instincts brutaux pour se laisser guider « par les étoiles d'or des divines idées )) qu'au règne de la force succède le règne de l'esprit, tel est, selon Vigny, le véritable terme du progrès social tel est l'avenir qu'il rêve pour l'humanité. Qu'il rêve ? non qu'il touche, que déjà il voit réalisée
Ton règne est arrivé, PUR ESPRIT, roi du monde 1 Quand ton aile d'azur dans la nuit nous surprit, Déesse de nos cœurs, la guerre vagabonde Régnait sur nos aïeux. Aujourd'hui c'est l'EcMT, L'ÉCRIT UNIVERSEL, parfois impérissable, Que tu graves au marbre ou traces sur le sable, Colombe au bec d'airain visiBLE SAixT ESPRIT f
Le poème intitulé l'Esprit pur, auquel appartient cette strophe a été écrit ou achevé le 10 mars 1863, six mois, presque jour pour jour, avant la mort d'Alfred de Vigny. Il peut être regardé comme son testament moral. Le sort des testaments est souvent de demeurer lettre morte. Celui-ci a-t-il reçu au moins quelque commencement d'exécution ? L'avons-nous vu, cet avènement de la royauté de l'esprit, salué avec enthousiasme par le poète? L'ère
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de la violence s'est-elle close pour jamais? II nous est difficile de le croire, à nous qui, depuis 1863, avons vu à deux reprises notre territoire national violé et envahi. La première de ces guerres s'est terminée par le triomphe de la perfidie et de la force. Je ne doute pas que si Alfred de Vigny avait vécu assez longtemps pour en être le témoin, il n'en eût atrocement souffert. Mais l'autre, la seconde, lui a dans une certaine mesure donné raison. Dans ce grand duel qui avait comme acteurs une moitié du monde et Comme spectateurs l'autre moitié, toutes les forces, les forces matérielles et les forces spirituelles, ont été mises en jeu et se sont affrontées. Après des péripéties angoissantes, les forces spirituelles l'ont emporté. Un tel dénouement justifie la confiance en l'avenir que Vigny professe dans les strophes de la Bouteille à la mer et de l'Esprit pur, et qui est le dernier mot de sa philosophie sociale.
Confiance en l'avenir, confiance en nous-mêmes, en notre intelligence et en notre raison confiance dans la partie noble et supérieure de notre être, celle qui fait de nous des hommes confiance, non pas aveugle, mais avisée et clairvoyante, et d'autant plus ferme qu'elle est plus éclairée si telle est l'impression dernière que l'on emporte d'un commerce assidu et intime avec la pensée d'Alfred de Vigny, comment ne pas protester contre l'opinion trop couramment acceptée qui fait de lui, par une vue superficielle des choses, un apôtre du pessimisme? Pour moi je ne consentirai jamais à qualifier de pessimiste un homme dont l'oeuvre enseigne à aimer la lutte, c'està-dire à aimer la vie. Que Vigny ne fût pas un optimiste béat, je l'accorde sans peine il avait pour cela un sens critique trop aiguisé. Mais il avait en lui trop de volonté, trop d'énergie, trop de ressort pour se faire le dispensateur
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d'une doctrine déprimée et déprimante. Sa philosophie est une philosophie courageuse, une philosophie virile, je dirai même, dût le mot paraître surprenant, appliqué à un penseur taciturne et solitaire, une philosophie de l'action, si l'on veut bien reconnaître que de Descartes et de Napoléon, celui qui sans conteste a le plus agi sur l'humanité, ce n'est pas le conquérant qui a volé de victoire en victoire sur tous les champs de bataille, mais le philosophe qui a médité silencieusement dans son poêle, et que la pensée est une des formes, je ne sais si je ne dois pas dire la plus haute. et la plus féconde, de l'action.
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MISOGYNIE OU FÉMINISME? 2
Il manquerait quelque chose à l'esquisse qu'on a essayée, dans le chapitre précédent, de la philosophie sociale d'Alfred de Vigny, si on n'y joignait une étude plus approfondie et comme un appendice sur l'idée qu'il se faisait de la nature féminine et sur le rôle qu'il assignait aux femmes dans le fonctionnement des sociétés. Ce complément est d'autant plus nécessaire que sur ce point, comme sur quelques autres, sa pensée, d'ordinaire, est très inexactement interprétée. La faute, il faut bien le reconnaître, en est pour une bonne part à lui. En un jour de colère, il a lancé contre les femmes, contre la Femme, contre une femme, une virulente imprécation qui a été fort admirée des meilleurs juges, et qui est, de son œuvre poétique, ce que la plupart de ses lecteurs retiennent le mieux. Sous le coup d'une trahison d'amour à laquelle un moins naïf que lui aurait pu s'attendre, contre laquelle un moins sensible se serait armé de philosophie, il a pris à partie une moitié du genre humain. Il a couru chercher dans la Bible, qu'il savait par cœur, l'histoire de Samson et de Dalila, du guerrier fort, vaillant et généreux livré par la courtisane menteuse et perfide et de ce vieux mythe il
CHAPITRE V
1
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a fait le symbole de la lutte éternelle « entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme »
L'homme a toujours besoin de caresse et d'amour Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour, Et ce bras, le premier, l'engourdit, le balance, Et lui donne un désir d'amour et d'indolence. Troublé dans l'action, troublé dans le dessein, Il rêvera partout à la chaleur du sein.
Quand le combat que Dieu fit pour la créature Et contre son semblable et contre la nature, Force l'Homme à chercher un sein où reposer, Quand ses yeux sont en pleurs, il lui faut un baiser. Mais il n'a pas encor fini toute sa tâche
Vient un autre combat, plus secret, traître et lâche Sous son bras, sous son cœur, se livre celui-là Et, plus ou moins, la Femme est toujours Dalila. Il a ramassé dans l'Ecclésiaste, ou dans les sauvages
diatribes des prophètes hébreux, ou dans la rude poésie de Milton, les plus amères ironies, les plus brutales invectives, les plus abominables anathèmes, pour en accabler, pour en écraser, « l'être faible et menteur », « le compagnon mauvais dont le cœur n'est pas sûr )), « l'être impur de corps et d'âme », « l'enfant malade », « la vipère dorée » que l'Homme réchauffe sur sa poitrine. Il a formé le vœu sacrilège de voir s'aiguiser le conflit, et s'exaspérer la haine et se creuser l'abîme entre les deux fractions de l'humanité, devenues ennemies irréconciliables, jusqu'au jour, escompté par sa rancune,
Où, se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.
Si de tous temps les hommes ont dit et écrit beaucoup de mal des femmes, qui de leur côté en ont sans. doute
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pensé tout autant d'eux, il faut bien avouer qu'il n'y a guère de pages où l'horreur, l'exécration, la détestation quasi mystique de la Femme soient exprimées avec plus de vigueur et d'éclat que dans ces vers hautains et durs. Du coup, Vigny s'est trouvé rangé parmi les plus farouches contempteurs de la « féminité », et d'autant plus naturellement que ses vues sur l'antagonisme des sexes paraissent s'accorder on ne peut mieux avec celles qu'on lui prête sur l'ensemble de la condition humaine. Qui nie la bonté de la vie ne nous surprend pas s'il nie la bonté de l'amour. Il nous semble logique qu'un pessimiste absolu se double d'un misogyne résolu. A vrai dire, Vigny n'est ni l'un ni l'autre. Son pessimisme, si pessimisme il y a, est muni de puissants contrepoids qui l'empêchent d'enfoncer dans la négation et le désespoir où il semble par moments incliner. De même sa haine contre les femmes n'est pas si irréductible qu'on peut se l'imaginer à lire la Colère de Samson. Pour en avoir trop aimé une, il a cru les détester toutes. Heureusement pour lui, il les connaissait par d'autres expériences qu'une tyrannique et malheureuse passion il les a traitées, en général, avec plus de courtoisie et de justice il les a peintes avec infiniment plus de sympathie et de vérité et il suffit de parcourir son œuvre pour s'apercevoir que ce n'est pas par une malédiction, mais par un cantique d'actions de grâces et presque par une apothéose que le fond de sa pensée sur la Femme nous a été révélé.
II
Quand on entend un homme parler des femmes avec dureté et mépris, on est toujours tenté de se demander
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s'il n'a pas eu de mère ni de sœur. Vigny n'avait pas de sœur, mais il avait une mère qui a tenu la première place dans sa vie et dans son cœur. Nous savons déjà tout ce qu'il dut à cette mère admirable. 'Quand, bien jeune encore, il quitta la maison paternelle, c'est elle qui prit la plume pour le recommander à ses chefs et pour rédiger le petit carnet de Conseils qui devait lui servir de guide et de palladium dans les incertitudes de la jeunesse et les dangers de la vie de garnison. En quelques pages, elle lui propose un Credo religieux et philosophique, qui est la croyance spiritualiste elle lui donne les principes d'une morale, qui est la morale de l'Evangile elle lui enseigne comment il doit se conduire dans le monde, avec ses camarades, contre les sophismes desquels elle le met en garde, avec les femmes, envers qui elle lui enjoint le plus scrupuleux respect. « Tenir ou répéter un propos qui attaque la conduite d'une femme est un crime de lèsesociété. » A celles-là même qui ont failli, surtout si l'on a la moindre part dans leur faute, on doit l'indulgence et cette discrétion sévère qui leur permettra de rentrer sans bruit dans le chemin du devoir. Ce n'est pas que Mme de Vigny défende à son fils de se mêler à la société des femmes au contraire, elle lui recommande de fréquenter les dames qui ont de la réputation, de l'esprit et des talents, sans négliger les dames du grand monde, dont la moins instruite est supérieure par l'aisance des manières et le tact des convenances. Elle lui interdit seulement les comédiennes, qu'il ne verra qu'au bout de la lorgnette de spectacle, et à qui elle espère bien qu'il ne parlera jamais.
Pendant quinze ans, pendant toute sa vie militaire, Vigny, nous dit-on, « porta sur lui ce manuscrit comme un bouclier moral )). Suivit-il toujours à la lettre, soit alors. soit plus tard, tous les conseils de sa mère ? il serait
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imprudent de l'affirmer. Mais ils n'en firent pas moins sur son âme une impression profonde. On pourrait, sans trop de peine, y retrouver le point de départ de quelquesunes des directions de sa vie intérieure. Il n'est donc pas indifférent de remarquer que le respect de la femme figurait parmi les plus nettes et les plus importantes de ces fermes « instructions » d'une mère à son fils. A celle qui les lui avait données, il garda pendant toute sa vie l'admiration la plus sincère et le plus tendre attachement. Lorsqu'en 1833 elle fut une première fois touchée par la paralysie, il passa par des angoisses affreuses. Sa mort, survenue quatre ans plus tard, le jeta dans un état de crise dont il eut de la peine à sortir. « Derniers moments 1 écrivait-il dans son Journal. Agonie 1 Derniers moments 1 vous ne sortirez jamais de ma mémoire. Je veux plonger cette nuit dans mes plus cruels souvenirs. Si j'ai fait quelque faute, que ce soit mon expiation 1 J'y trouve un amer bonheur et veux ainsi me lageller. Je suis cruel, cruel à moi-même, mon Dieu 1 cruel et sans -pitié, dût mon cœur se fendre et me faire mourir 1 »
La séparation lui fut d'autant plus pénible qu'elle le laissait en tête-à-tête avec celle sur qui il avait compté pour faire le bonheur de sa vie, et qui ne lui avait guère apporté qu'un surcroît d'embarras et de soucis. La bonne Lydia, comme il l'appelle volontiers, fut pour son mari, bien vite réduit au rôle de garde-malade, moins une compagne qu'un boulet qu'il traîna toute sa vie « comme le rocher de Sisyphe que l'on roule et qui ne cesse de retomber)). H n'en voulut pas à la douce et insignifiante créature. Mais on comprend qu'elle ne lui ait inspiré d'autres sentiments qu'une vigilante sollicitude et une affectueuse compassion. Il a passé bien d'autres femmes dans sa vie. Une au moins l'a troublée, dont le nom n'est un mystère
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pour personne. D'autres l'ont traversée comme des fées bienfaisantes ou de gracieuses images. Je ne parlerai pas de M"~ Maunoir, la savante et pieuse « puritaine », avec laquelle il parlait littérature, religion et philosophie, ni de cette amie inconnue pour laquelle il avoue « une amitié tendre », et à qui il écrit, en 1843 « Vous êtes sûre de moi partout où vous êtes, et moi sûr de vous. » Il causait avec la première comme avec un homme, d'esprit à esprit et de la seconde nous savons trop peu de chose pour bâtir sur trois lignes d'écriture un chapitre de roman. Mais de toutes parts le poète était enveloppé d'influences féminines. C'étaient de jeunes et romanesques inconnues qui lui écrivaient quelquefois « de singulières confidences, presque des confessions », ou « de belles petites madames », comme il dit, qui prenaient plaisir à « jaser avec lui, l'aprèsmidi au coin d'une cheminée de salon, le soir autour de la table à thé. Dans ses toutes dernières années, vieilli, malade, il se plaignait de l'envahissement des relations mondaines. Mais pendant longtemps il avait aimé à s'entendre confier par de jolies bouches de légers secrets, à se faire confesseur et directeur de conscience. Il avait une clientèle toute prête « dans les soixante cousines germaines ou issues de germaines qui habitaient, dit-il quelque part, des terres échelonnées depuis Orléans jusqu'à Bordeaux », sans oublier les Parisiennes, sans compter les alliées de famille, les filleules et les amies. Ses lettres, dont nous n'avons qu'un petit nombre, nous laissent deviner et pntrevoir ce milieu féminin où il se plaisait, et pu il a sans doute beaucoup observé et beaucoup appris.
Ses correspondantes sont de tous les âges. Il y en a à qui il écrit, au lendemain de leur première communion, pour s'excuser de n'y avoir point assisté, et leur citer,
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en guise de cantiques, quelques belles strophes qu'il se remémore des Odes ocrées de Jean-Baptiste Rousseau, H y en a sur le berceau de qui il a jadis rimé des stances blanches et roses, et qu'il suit à travers les 'joies et les peines de leur vie d'épouse et de mère avec une affectueuse sollicitude. Il y en a dont il raille doucement les travers juvéniles, ainsi cette Augusta dont l'imagination excitable ne peut s'abstenir de peupler de soupirants et d'adorateurs la tranquille petite plage où elle prend les bains de mer. « partout où nagent les Naïades, il se trouve des Tritons, c'est un fait d'histoire naturelle incontesté. Et la preuve, c'est que dans cet honnête village maritime de Blankenberge, vous en avez aperçu un qui vous a épouvantée, et qui se promenait devant la mer avec l'intention de s'y jeter. Imprudente que vous êtes 1 Quoi! vous avez détourné les yeux et regardé les fleurs jaunes de votre chambre, quand vous aviez une si belle occasion d'observer un animal fabuleux d'une chambre où vous étiez parfaitement en sûreté 1 Avait-il des jambes de poisson ? Comment cela marche-t-il?, Qu'est-ce que cela mange?. Il y en a, comme M"~ Louise Lachaud, pour la santé de' qui il s'affaire et s'inquiète, tout heureux de savoir «que leur délicate poitrine respire un air pur x, ou tremblant qu'elles ne se laissent dévorer par deux jolies enfants comme un beau pélican qui a le col penché sur l'épaule. » D'autres fois, sous le badinage, perce une tendresse moins paternelle qu~nd le poète écrit à la vicomtesse du Plessis, la « belle cousine a, la. & belle et capnpieusp amie av~c laquelle il a pendant d~ années {lirté, comme nous dirions, ds loin ou de près, lui expédiant, dans gon phâteau de Touraine « des volumes de Mémoires », la complimentant sur sa beauté, s'extasiant sur ses talents de cantatrice et de pianiste, dirigeant ses lectures, égrenant pour elle ses souvenirs, et se mettant
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en quatre pour lui plaire. Mme du Plessis, de°*son côté, trouvait de l'agrément à ce commerce mi-galant, milittéraire, avec un homme illustre. Elle y mettait, en tout bien tout honneur, une nuance de jalousie, qui se marquait par une aversion non déguisée pour les œuvres composées par Vigny sous une influence féminine. Elle ne goûte pas certains vers de la Maison du Berger, ni les dialogues de Quitte pour la peur, peut-être parce que les uns sont un peu trop voluptueux à son gré et les autres un peu trop libres, surtout parce que le poème est dédié à une certaine Eva, et que la comédie a été écrite pour Mme Dorval. Le poète, à son tour, se complaît à exercer sur sa brillante amie une sorte de domination spirituelle. Il la provoque aux confidences; il se plaint qu'elle ne lui livre pas ses pensées avec assez d'abandon il veut connaître sa vie intérieure il s'irrite de la sentir coquette, mondaine et frivole, courant sa province de château en château, faisant à Paris trente visites par jour. Il finit par tancer avec impatience « la légèreté cavalière de ses lettres » et « sa vie évaporée o. Il est vrai que c'était l'année même de sa mort, et après vingt ans d'une correspondance tantôt enjouée, tantôt mélancolique, où cet amour de tête s'emporte parfois à des accents presque passionnés. Ces lettres à Mme du Plessis sont innniment précieuses. Elles ne nous dévoilent aucun mystère du cœur, mais elles nous donnent très justement le ton de la société mondaine dans laquelle vivait Alfred de Vigny, hors de laquelle, oubliant les conseils donnés par sa mère, il eut une fois, une seule fois peutêtre, le tort ou le malheur de s'aventurer. On n'y rencontrait point de Dalilas, mais d'aimables femmes, belles, fines, spirituelles ou passionnées, coquettes ou sentimentales, et tout à fait pareilles, ce semble, à celles qu'en général il a mises en scène dans ses œuvres.
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On est frappé, en effet, quand on parcourt la prose ou les Vers d'Alfrèd de Vigny, de Voir combien. Chez cet initiateur et ce coryphée du romantisme, on trouve peu d'héroïnes romantiques, tout bien compté, il y en a une, et qui est une création dé sa jeunesse. Il fallait bien, vèrs 1823, payer son tribut à là mode. Là mode était à l'Espagne, pays des yeux noirs et des amours de feti à l'Espagne, ou le poète attendait impatiemment d'aller combattre elle nous valut Dolbtida. Sur une anecdote saisie au vol dans les journaux du temps, corsée d'un thème psychologique emprunté à Millevdye, avec quelques accessoires galants hérités dë Chénier, boudoir, lampe, soyeuse ottomane, avec quelques détails pittoresques glanés dans Childe Harold mantille, dague andâlouse, toréador, V~giiy a brodé un pOème qui fut, par ses premières lectrices, qualiûé de a divin mais dont le dramatique violent et l'exotisme suranné font Un peu sourire aujourd'hui, comme Ceux des Contes d'Espagne et d'Italie, auxquels il à servi de modèle. Elle parut, en cette lointaine Restauration, admirable de passion vivante et vraie, l'amoureuse et vindicative Espagnole qui punit de mort l'infidélité de son jeune époux, mais qui, après s'être donné le féroce plaisir de le torturer aUx yeux de sa rivale, boit, pour ne pas lui survivre, le teste du poison qu'elle lui a versé. Moins enthousiastes, ou plus difficiles, la naïveté de la couleur et le déroulement vieillot des périphrases nous empêchent d'être émus comme il conviendrait d'une situation si tragique. Evidemment,'nous ne sommes plus « de la paroisse z. Parmi les créations féminines de Vigny, celles-là nous semblent beaucoup plus intéressantes aux-
III
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quelles il a prêté une conduite moins raffinée et moins rare, mais plus naturelle etplushumaine,et dont onpourrait, en dépit de l'estampille romantique, trouver les sœurs dans les tragédies de Racine. Telle est la Maréchale d'Ancre, Léonora Galigaï, l'Italienne violente et dissimulée, ambitieuse et énergique comme Agrippine, orgueilleuse et superstitieuse comme Athalie, qui n'a pas le charme douloureux d'une Andromaque, mais qui couve ses enfants d'un amour non moins passionné, prête à donner pour eux sa vie, à s'humilier, à se traîner aux pieds d'une rivale. Telle est encore Jeanne de Belfiel, la supérieure des Ursulines de Loudun, qui cache sous la guimpe et la bure les ardeurs redoutables et les fureurs jalouses d'une Roxane, et qui ne finit pas moins tragiquement. Mais ces trois personnages mis à part, l'Espagnole et les deux Italiennes, on ne trouve guère que tendresse, faiblesse et douceur chez les héroïnes d'Alfred de Vigny.
Est-ce dire qu'il en fasse des créatures idéales? Tant s'en faut. Il cite avec trop de conviction l'aphorisme shakespearien Frailty, thy name is woman, pour ne pas reconnaître à ces natures fragiles au moins quelques défauts. II leur attribue ceux qui étaient les plus communs chez les belles mondaines à qui, vers 1820 ou après, il prenait la main pour la contredanse. Il les représente frivoles et insignifiantes comme M"~ de Coulanges, « la plus jolie, la plus faible, la plus tendre et la moins connue des amies intimes de Louis XV », « corps délicieux x, où l'on n'est pas bien sûr« qu'il y eût une âmex; frivoles encore, étourdies et légères, mais droites et franches, et, dans leurs égarements, excusables, parce qu'elles n'ont pas trouvé leur soutien là où elles devaient naturellement le chercher, comme la petite duchesse de ()u!e pour la peur coquettes, consciemment et impitoyablement, comme
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M"~ de Coigny, la « jeune captive », d'André Chénier, ou ingénument et innocemment, comme la bonne Mme de Saint-Aignan mobiles, changeantes, comme cette Isabella Monti, qui se laisse dérober si aisément par Concini le secret de Borgia, ou comme la fiancée de Cinq-Mars, la gracieuse, charmante et puérile Marie de Gonzague. A l'âge où les jeunes filles rêvent d'un prince charmant, elle rêve d'un prince couronné. Pour satisfaire une folle ambition, elle risque la vie de son soupirant dans la plus dangereuse des entreprises et, quand Cinq-Mars, ayant perdu la partie, en paye l'enjeu de sa tête, il est déjà à demi oublié. Il a suffi qu'on fît briller le diadème de Pologne à ces yeux pour qui il a tout sacrifié. La moralité de toutes ces aventures où, dans des situations diverses, éclate pareillement l'inconstance du caractère'féminin, toujours rebuté par ce qu'il a et attiré par ce qu'il n'a pas. nous est donnée par ces quelques vers de Dolorida Car l'amour d'une femme est semblable à l'enfant Qui, las de ses jouets, les brise triomphant,
Foule d'un pied volage une rose immobile,
Et suit l'insecte ailé qui fuit sa main débile. Et le Docteur Noir le dit en termes plus simples, le Docteur Noir, qui est, comme on sait, la raison d'Alfred de Vigny « La femme est toujours un enfant. » Mais il ne s'ensuit pas qu'elle ne soit qu'« une enfant malade », ou qu'une enfant menteuse et méchante. Une certaine puérilité de caractère paraît être, aux yeux de Vigny, un des éléments, presque une des conditions de la grâce féminine elle n'est pas liée nécessairement à l'inconstance et à la frivolité. C'est un trait de naïveté, d'innocence, de candeur elle est rafraîchissante et touchante elle peut s'allier au courage et à l'attachement le
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plus fidèle, par un contraste qui ne sera que plus émouvant, s'il était moins attendu. Elle est toute mignonne, toute frêle, toute rose, « fraîche et gaie comme un enfant )), la (t belle petite de dix-sept ans que le vieux loup de mer du Cachet rouge doit conduire à la Guyane, sur le brick le Marat, avec un mari guère plus âgé qu'elle. Toujours elle chante, et toujours elle rit. Elle rit en regardant son mari, et son mari, en la regardant, rit, et le capitaine rit de les voir rire, sans savoir pourquoi. Elle rit, tandis qu'on cloue à la paroi de la cabine la fatale enveloppe, dûment scellée, d'où sortira son malheur. Elle ne pleure que le soir, quand elle fait sa prière. C'est peut-être de se sentir éloignée des siens ce n'est pas du regret de les avoir quittés pour suivre dans l'exil où le condamne le Directoire le jeune journaliste qu'elle avait épousé quatre jours auparavant. « Moi, du regret dit-elle. Moi, du regret de t'avoir suivi, mon ami 1 Crois-tu que pour t'avoir appartenu si peu, je t'aie moins aimé? N'est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs, à dix-sept ans ? Ma mère et mes sœurs n'ont-elles pas dit que c'était mon devoir de vous suivre à la Guyane? N'ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant? Je m'étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami tout cela est naturel. Et, à présent, je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez, » Il mourra, et elle n'en mourra point, et ce sera pis encore. Quand elle aura vu, à la lueur de douze mousquets partant à la fois, son mari tomber à la mer, fusillé par l'ordre des cinq avocats qui sont au gouvernement « comme cinq morceaux de roi », sa raison sombrera d'un seul coup, et elle ne vivra plus que de l'obsession de cet unique et horrible souvenir,
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Ces silhouettes que le poète colore d'un pinceau délicat en marge d'œuvres sévères et fortes n'expriment pas d'une; manière complète la conception qu'il se fait de la nature féminine. Elles sont une des pièces de l'action, un des détails de l'oeuvre d'art. Leur rôle et leur caractère sont tracés en yue de l'effet qu'elles concourront à produire. Elles n'ont pas, comme Dalila, valeur de symbole. Elles sont des femmes elles ne sont pas la Femme. N'est-ce donc que de la créature perfide et perverse que Vigny a entendu faire un type ? Si nous continuons à feuilleter son œuvre, nous y rencontrerons trois figures au premier regard bien différentes l'une de l'autre, l'une surnaturelle, l'autre poétiquement idéalisée, l'autre presque purement idéale, qui sont toutes les trois 1.'image de la même perfection. féminine, telle qu'elle a été conçue par le poète à trois époques bien distinctes de sa vie. Il n'est pas sans intérêt de montrer brièvement l'étroite parenté qui les unit, et comme leur secrète identité.
IV
Elpa, on le sait, est « une ange », née d'une larme de Jésus versée sur la mort de Lazare. C'est une ange, mais c'est aussi une femme. Comme ses sœurs de la terre, dont elle ne se distingue que par les ailes d'argent qu'elle porte à ses épaules, elle a des yeux bleus, des pheveux partagés en bandeaux et retombant comme des gerbes blondes, les cheveux et les yeux de la belle Pelphine Gay, la passion de Vigny en 1823 comme elles, elle est capable d'aimer et d'être aimée. Elle a leurs vagues émois, leurs enthousiasmes et leurs faiblesses. E}Ie se détourne des fêtes brillantes du ciel, elle s'écarte de la foule, pour chercher quelque
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nuage obscur, on dirait presque quelque bosquet, quelque boudoir, où elle puisse rêver en liberté. Elle se laisse séduire par Satan, troubler par sa beauté d'archange ténébreux, fasciner par ses regards, enchanter par ses paroles. Elle s'enorgueillit d'avoir fait la conquête de cet immortel amant. Elle croit l'élever jusqu'à elle, et c'est elle qui tombe avec lui. Mais ni son trouble ni son orgueil ne sont la cause de sa chute. Ce qui la perd, c'est sa bonté. Il est dans sa nature de se pencher sur la souffrance, de plaindre, de réconforter, de consoler. Quand elle parcourt les mondes, les chagrins s'y calment, les haines s'y apaisent, les pleurs cessent d'y couler. Elle ne peut supporter de voir tomber des larmes. Celles que verse l'Ange déchu, toutes fallacieuses qu'elles soient, sont trop fortes pour son cœur. Ses dernières résistances en sont désarmées elle ne s'appartient plus. «Toi seule, lui crie-t-il, toi seule es le Dieu qui peut sauver un ange )' Elle était prête à fuir elle redescend. Son sacrifice sera inutile mais elle n'aurait pas été elle, si elle ne s'était sacrifiée. Sans doute le poème comporte une interprétation métaphysique. Eloa incarne, par opposition à l'inflexibilité de la justice divine, l'indulgence humaine pour le mal, qui est la faute, mais qui est aussi, qui est souvent la douleur. Le symbole peut avoir ce sens il peut comme la plupart des symboles en avoir un autre, qui n'est ni moins profond ni moins vrai. Eloa, c'est la Femme, conduite par la compassion à l'amour, et par l'amour au sacrifice. Ce qu'il y a de meilleur, de plus pur, de vraiment essentiel dans l'âme féminine, c'est la pitié.
Dix ans plus tard, Eloa reparaît sous une autre forme dans l'oeuvre du poète. Elle a dépouillé son voile d'azur, ses ailes d'argent, sa pâle robe, toute cette parure céleste et virginale dont l'imagination de Vigny, en ses jeunes an-
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nées, s'était plu à l'envelopper. Elle porte le chapeau à la Paméla, la toilette de soie grise et la coiffure à boucles d'une bourgeoise de Londres en 1770. Elle n'est plus la compagne des séraphins, mais l'épouse du négociant John Bull, un gros Anglais « rouge, gonflé d'ale, de porter et de roast-beef ». Elle aime d'un amour silencieux, d'un amour qui s'ignore, le pâle, triste, timide et ombrageux Chatterton. Elle l'aime parce qu'il est pauvre, parce qu'il est seul, parce qu'il est malheureux. La fortune semble-t-elle un moment lui sourire, elle s'écarte, elle dit qu'elle s'en va et qu'elle ne lui parlera plus. A la seule pensée que la misère peut le conduire au suicide, elle éclate. « Je ne veux pas qu'il meure 1 Non, cela ne sera pas, il ne se tuera pas. Que lui faut-il? Est-ce de l'argent? Eh bien, j'en aurai. Nous en trouverons bien quelque part pour lui. Tenez, tenez, voilà des bijoux que je n'ai jamais daigné porter; prenez-les, vendez tout. » Il se tue pourtant, car il est poète, et, au jugement de Vigny, dans ce monde des hommes, le poète ne peut pas vivre. Mais à peine a-t-il rendu le dernier soupir qu'elle tombe morte à côté de lui, le cœur navré. Deux figures ont sans cesse hanté Vigny, le penseur ou le rêveur, paria de la société, également haï des puissants, des riches et de la foule, et la femme bienfaisante et consolatrice, qui endort les douleurs et pose un baume sur les blessures, qui donne la raison et la force de vivre. Il se reconnaissait dans la première à travers des erreurs, des souffrances et des déceptions, il a cherché dans la réalité la seconde, et peut-être l'a-t-il trouvée dans cette Eva dont il a inscrit, en tête de trois ou quatre de ses Destinées, le nom mystérieux.
Qui était-elle ? Faut-il, en rapprochant quelques traits épars, échappés, par distraction ou par dessein.à la discrétion jalouse du poète, voir dans cette « fille de l'Océan »,
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dans « ce cœur gémissant sous le poids~de la vie n, dans ce corps qui frémit et qui s'indigne des regards impurs, dans cette âme enchaînée au monde comme le forçat son banc de galère, et marquée de la c lettre sociale ') comme au fer rouge, une femme de chair, quelque élégante beauté d'outre-Manche, cette jeune Anglaise, par exemple, cet « ange » qu'il amena un jour chez Jean Gigoux, à la veille d'un départ, pour que le peintre esquissât d'elle une image que l'amant pût jalousement conserver? La même sans doute pour qui il commença d'écrire en 1847 ce fragment de Mémoires dont l'éditeur du Journal attribue l'origine à « une tendre sollicitation la même encore j à qui, l'année de sa mort, il aurait conûé dans l'Esprit pur son suprême jugement sur la vie et son dernier mot sur lui-même
Sil'orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme, Que de mes livres seuls te vienne ta Serf~ t
J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n'est pas sans beauté.
Comment croire qu'il ne serait fait d'après aucun modèle réel et vivant, ce portrait dont on sent si bien qu'il est fidèle et qu'il faut qu'il ressemble qu'on a voulu, faute de mieux, et au prix d'un anachronisme moral, y reconnaître l'actrice autrefois trop aimée
Oh 1 qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse, Ange doux et plaintif qui parle en soupirant ? `? Qui naîtra comme toi portant une caresse Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant, Dans les balancements de ta tête penchée, Dans ta taille indolente et mollement couchée, Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant `I
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Faut-il, comme certains l'ont voulu, voir un pur symbole dans ce nom hébraïque pris à la première des femmes pour désigner toutes celles, selon le mot du poète, « à qui va l'amour et de qui vient la vie )), toutes celles qui furent ou qui seront. amantes, épouses et mères ? L'énigme, nous a-t-on dit, il y a quelques années, serait en partie résolue. Eva aurait existé. Elle aurait même existé deux fois C'est à deux femmes, à la mère et à la fille, à M" Holmès et à Augusta Holmès, que Vigny, à vingt ans d'intervalle, aurait dédié ses vers. A l'une seraient allées les strophes brillantes de la Maison du Berger à l'autre, les graves sentences de ~'Espr~ pur. Mais en ne peut guère admettre que le poète ne pensât qu'à la première, qu'il eût en vue une seule et unique femme, quand il adressait à une Eva, qui cette fois paraît bien être Eve, les admirables stances qu'on ne peut se dispenser -de rappeler ici
Eva, qui donc es-tu? Sais-tu bien ta nature? Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir? Sais-tu que pour punir l'homme, sa créature, D'avoir porté la main sur l'arbre du savoir, Dieu permit qu'avant tout, de l'amour de soi-même, En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême, Tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir? Mais si Dieu près de lui t'a voulu mettre, ô tpmme! Compagne délicate Eva t Sais-tu pourquoi ? C'est pour qu'il se regarde au miroir d'une autre âme, Qu'il entende ce chant qui ne vient que de toi, L'enthousiasme pur dans une voix suave. C'est afin que tu sois son juge et son esclave Et règnes sur sa vie en vivant sous sa loi.
Ta parole joyeuse a des mots despotiques
Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort, Que les rois d'Orient ont dit dans leurs cantiques Ton regard redoutable à l'égal de la mort
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Chacun cherche à fléchir tes jugements rapides. Mais ton cœur, qui dément tes formes intrépides, Cède sans coup férir aux rudesses du sort. Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles, Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui. Le sol meurtrit ses pieds, l'air fatigue ses ailes, Son œil se ferme au jour dès que le jour a lui Parfois, sur les hauts lieux d'un seul élan posée, Troublée au bruit des vents, ta mobile pensée Ne peut seule y veiller sans crainte et sans ennui Mais aussi tu n'as rien de nos lâches prudences, Ton cœur vibre et résonne au cri de l'opprimé, Comme dans une église aux austères silences L'orgue entend un soupir et soupire alarmé. Tes paroles de feu meuvent les multitudes, Tes pleurs lavent l'injure et les ingratitudes, Tu pousses par le bras l'homme. Il se lève armé. C'est à toi qu'il convient d'ouïr les grandes plaintes Que l'humanité triste exhale sourdement.
Quand le cœur est gonflé d'indignations saintes, L'air des cités l'étouffe à chaque battement. Mais de loin, les soupirs des tourmentes civiles, S'unissant au-dessus du charbon noir des villes, Ne forment qu'un grand mot qu'on entend clairement. La nature de la femme, sa force et sa faiblesse, l'ongma-
lité et la grandeur de son rôle dans l'association du couple humain sont définies avec toute la précision qu'on peut exiger d'un poète dans ces vers de 1843, qui nous donnent sur ce point, quatre ans après la Colère de Samson, le dernier état de la pensée d'Alfred de Vigny. Le « grand mot » qu'il a laissé en suspens, comme pour nous inviter à le prononcer nous-mêmes, c'est celui de pitié. Mais ce mot, qui est sinon la solution, du moins l'une des solutions à l'énigme de la vie, de qui l'homme l'apprendra-t-il? 2
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Ni le Ciel, « muet, aveugle et sourd, aux cris des créatures », ni la Nature, impassible et superbe,
Roulant avec dédain, sans voir et sans entendre, A côté des fourmis les populations,
ne pourra le lui donner. C'est la Femme qui lui enseignera la pitié. Elle attendrira son âme dure et farouche, elle adoucira sa rudesse, elle assouplira sa raideur. Elle l'inclinera vers les peines et les labeurs dé ses semblables elle lui en révélera la grandeur elle lui fera « aimer la majesté des souffrances humaines ». Et voilà pourquoi Vigny, cherchant, comme nous l'avons vu, les bases de la civilisation et de la société, les a trouvées dans ce double principe, le respect de la Femme, et la glorification du Travail.
v
Que reste-t-il, après cela, des imprécations retentissantes contre l'éternelle Dalila ? Il en reste de beaux vers, amers, brûlants, corrosifs. Il en reste que la femme n'est pas toujours docile à sa haute vocation qu'au lieu d'être le bon génie, ou, si l'on aime mieux, la conscience de l'homme, au lieu de réaliser l'union des volontés et des cœurs et d'être avec lui comme une âme en deux corps, elle demeure parfois l'étrangère, absente de pensée, vagabonde d'imagination et de désirs, nourrissant la haine contre le compagnon en qui elle s'irrite de sentir un maître, et, sous le toit qui l'abrite, ourdissant la trahison. Mais la faute doit-elle en être imputée à elle seule ? Toutes les fois que l'un des deux sexes croit avoir à se plaindre de l'autre, il ferait bien de se regarder sans complaisance, et
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de se demander d'abord dans quelle mesure il est coupable de ce qu'il reproche. Avec plus de raison encore s'il s'agit du sexe fort, qui, le plus souvent, n'est fort qu'en apparence, car, comme le disait tout à l'heure le poète, la femme, si elle est la sujette de l'homme, est aussi son juge, Et règne sur sa vie en vivant sous sa loi,
mais qui, avec l'appareil extérieur de la domination, retient la plus lourde part de la responsabilité. Si la femme n'est pas pour lui ce qu'elle pourrait être, ne doit-il pas s'en prendre à lui-même, et, au lieu de s'indigner, s'accuser et s'humilier? Dans ce Journal d'un Poète, si précieux à qui s'efforce de pénétrer sa pensée intime, Vigny a écrit cette phrase « Après avoir bien réfléchi sur la destinée des femmes dans tous les temps et chez toutes les nations, j'ai fini par penser que tout homme devrait dire à chaque femme, au lieu de Bonjour Pardon car les plus forts ont fait la loi. )' L'idée est profonde. Elle était hardie vers 1844. Elle l'est encore. Sous le misogyne dont nous parlions au début de ce chapitre, on serait tenté de dire qu'elle découvre un féministe. Il ne convient pas toutefois de donner ce nom à Alfred de Vigny. De son temps, ce néologisme n'était pas inventé. L'eût-il, le cas échéant, consacré de son autorité d'académicien? Sans doute il eût suivi, avec curiosité, avec intérêt, et, dans certains cas, avec sympathie, le mouvement des idées, des mœurs et des lois mais, selon sa coutume, de haut et à l'écart. Philosophe altier et solitaire, il n'avait ni le goût ni le talent de l'action. Il n'estimait pas, comme un de ses illustres frères en poésie,
Qu'il faut se séparer, pour penser, de la foule
Et s'y confondre pour agir.
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Il croyait qu'il fallait laisser les idées faire toutes seules, et par l'unique vertu du vrai, leur chemin dans les cerveaux des hommes, sans se flatter d'en précipiter non plus que d'en arrêter la marche. Il se contentait de jeter les siennes « du haut de son aire inaccessible )) ou de les confier aux vagues et aux courants de la mer, s'en remettant à Dieu du soin de les conduire au port. Ce désintéressement un peu dédaigneux peut passer, au gré des uns ou des autres, pour un excès de délicatesse ou pour un aveu d'impuissance. Les femmes, en tous cas, n'ont nullement à regretter que l'éclatant hommage décerné par Vigny aux plus pures vertus de la nature féminine ne soit pas l'affirmation d'un parti pris ou l'étalage d'un paradoxe, mais un témoignage rendu à la vérité et un acte de justice, qu'il émane non pas d'un féministe, mais d'un homme, d'un homme qui fut un grand esprit et un noble cœur.
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LIVRE SECOND
L'ART
L'Art ne doit jamais être considéré que dans ses rapports avec la Beauté idéale. L'Idée est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve de l'Idée. RÉFLEXIONS SUR LA VÉRITÉ DANS L'ART.
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Alfred de Vigny a été, il a voulu être avant tout, un penseur. Ce n'est pas le vieil usage didactique d'aller du fond à la forme qui a imposé la division de cette étude, et qui a fait placer en premier lieu, comme l'essential du sujet, l'analyse des idées du poète sur Dieu, sur la vie, sur l'humanité, sur la femme, thèmes ordinaires de ses méditations et substance de son œuvre. On a répondu à son désir nettement exprimé. Pour lui, ce qui importe c'est l'idée et non la forme la forme n'est que la suivante et la servante de l'idée. Même, si on l'en croit, l'idée ne reçoit pas sa forme du. dehors, elle n'a pas à la chercher ou à l'attendre elle l'apporte avec elle, elle la crée. « Une idée vient au monde tout armée, comme Minerve elle revêt en naissant la seule armure qui lui convienne et qui doive, dans l'avenir, être sa forme durable: l'une, aujourd'hui, aura un vêtement composé de mille pièces l'autre, demain, un vêtement simple. Si elle ~paraît belle à tous, on se hâte de calquer sa forme et de prendre sa mesure les rhéteurs notent ses dimensions pour qu'à l'avenir il
CHAPITRE PREMIER
LA DOCTRINE LITTÉRAIRE
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on en taille de semblables. Soin puéril » Cherchons en nous-mêmes ce que nous pouvons avoir à dire. Si nous avons quelque chose à dire, disons-le. Disons-le de la manière dont nous devons le dire. Mais, de grâce, ne perdons pas notre temps à subtiliser et à disserter là-dessus. « La vanité la plus vaine est peut-être celle des théories littéraires. »
Ainsi parle le philosophe, en contemplation devant les idées pures. Il parle comme s'il était et comme si nous étions de purs esprits. Mais il faut aux créatures de chair que nous sommes un minimum de matière à quoi elles puissent s'attacher. Il est nécessaire que le penseur prenne en pitié leur faiblesse. Il convient même qu'il ait quelque considération pour la sienne. Dans ces hauteurs où il s'élève d'ordinaire, il ne saurait, sans un point d'appui, se maintenir longtemps. Ce point d'appui, cet indispensable support, c'est une image sur laquelle son intelligence vient se reposer de temps à autre, au contact de laquelle elle reprend ses forces, elle retrouve fraîcheur et vigueur. « Le symbole, a-t-il dit lui-même, soutient l'esprit dans l'adoration comme le chiffre dans le calcul. » Et puis, ce philosophe et ce penseur, il est venu à une époque où les facultés inférieures, celles que pendant longtemps on avait regardées d'un mauvais œil et mises à la gêne, se réhabilitent, se donnent du large, rentrent, et au delà, en possession de leurs droits. Non seulement les poètes et les orateurs, mais les historiens et les savants parlent par paraboles et par images, et aussi les penseurs, ceux qu'il admire et ceux qu'il réprouve, une Staël, un de Maistre, un Ballanche, un Quinet. Et s'il remonte plus haut, par delà le xvins siècle abstrait et sec, il trouve Pascal, qu'il a lu et relu, dont son intelligence est nourrie, Pascal qui fut, en même temps qu'un grand géomètre, un homme d'imagination et un
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poète. Certes la pensée est belle toute nue, mais plus belle encore quand elle a revêtu sa forme et qu'elle est figurée aux yeux.
Mais si le penseur, en Vigny, se double d'un artiste, est-il possible qu'ils cohabitent sans se connaître et qu'ils collaborent sans le savoir? L'artiste met ses dons de création et d'organisation spontanée au service du philosophe mais le philosophe, de son côté, ne réfléchira-t-il pas sur les démarches involontaires de l'artiste, et n'entreprendrat-il pas de transformer en idées ses intuitions? Tout en se déclarant persuadé autant que personne de la vanité des théories littéraires, Vigny a, tout autant et plus que beaucoup d'autres, médité et disserté sur son art, médité avec persévérance, disserté avec suite, précision et profondeur. Tout en tenant la forme pour secondaire, il. n'a pas laissé de noter, à son intention ou à celle de ses lecteurs, l'usage qu'en avaient fait ses confrères et celui que lui-même il en avait fait. Théories et discussions, impressions et confidences, on trouvera les unes développées dans ses préfaces et opuscules du même genre les autres éparses dans sa correspondance et dans son Journal. Avant d'étudier ses procédés d'artiste et de chercher à définir son tempérament de romancier, de dramaturge et de poète, il convient de lui donner la parole à lui-même, de recueillir les éléments dispersés de sa doctrine littéraire, de les rapprocher et d'en faire un corps.
II
Le premier caractère d'un artiste, c'est d'aimer son art. Vigny a-t-il aimé la littérature ? La question, au premier abord, semble impertinente. Elle ne l'est peut-être pas
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autant qu'on le croirait on peut la poser. Il est bien certain que Vigny n'aimait ni le caractère, ni la condition des gens de lettres. Il raillait à l'occasion leur vanité maladive et leurs prétentions démesurées. Il ne lui échappait pas que Balzac, intitulant son œuvre Comédie humaine, à plus forte raison Soumet, intitulant la sienne Divine Epopée, dépassaient sensiblement les bornes. L'homme auquel il pense quand il prononce ces mots homme de lettres, c'est un habile homme, un esprit souple, dispos et facile, pourvu d'aplomb et de faconde, ayant la répartie toujours prête, et se dégageant par un bon mot « convenable à tout et convenable en tout », « écrivant les affaires comme la littérature, et rédigeant la littérature comme les affaires )) au demeurant, léger, superficiel et commun. « C'est l'aimable roi du moment, tel que le dix-huitième siècle en a tant couronné. » C'est Figaro, ou Beaumarchais. Sans doute, au-dessus de celui-là, il met le grand écrivain, et, au-dessus du grand écrivain, le poète. Ne parlons pas du poète il ne vient pas au monde pour être heureux « il y vient pour être à charge aux autres )), pour se consumer et pour souffrir. Mais le grand écrivain, l'homme de talent, de conviction et de savoir, a-t-il du moins quelque certitude de réussir ? Des chances tout au plus, et quelles chances ? C'est que la carrière des lettres n'est pas une carrière. On n'y tient aucun compte de l'ancienneté ni des services. « Le nom de chaque auteur est remis en loterie à chaque nouvel écrit, et secoué, tiré pêle-mêle avec les plus indignes. )) Point d'égards à attendre, nulle pitié. « L'ingratitude du public est inexorable et féroce. » Certes, dira-t-on, le risque est gros mais enfin; il y a la gloire. La gloire Qu'est-ce que la gloire ? « La seule fin vraie à laquelle l'esprit arrive sur-le-champ, en pénétrant au fond de chaque perspective, c'est le néant
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de tout. Gloire, amour, bonheur, rien de tout cela n'est complètement. Donc, pour écrire des pensées sur un sujet quelconque et dans quelque forme que ce soit, nous sommes forcés de commencer par nous mentir à nous-mêmes, en nous figurant que quelque chose existe et en créant un fantôme pour ensuite l'adorer ou le profaner, le grandir ou le détruire. Et le poète désabusé envisage la lutte de l'écrivain aux prises avec sa pensée comme un perpétuel combat de Don Quichotte contre les moulins à vent. On aurait tort, toutefois, de prendre à la lettre ces paroles amères et ce complet détachement. Chez Vigny, comme chez tous les gens qui se regardent vivre, il y a dédoublement de la personne. Son moi qui observe juge froidement son moi qui se passionne et qui désire, mais il ne peut rien pour l'empêcher de désirer et de se passionner. Il arrive au poète ce qui arrive à tous les grands amoureux, à un Chateaubriand, par exemple, qui n'a jamais renoncé à l'amour, bien qu'il en eût sondé la vanité. Vigny, quoi qu'il ait pu dire, a aimé les lettres, et il n'était pas libre de ne pas les aimer. En venant à elles, il obéissait à une vocation irrésistible. La meilleure preuve, c'est qu'il s'était cru né pour autre chose; et qu'il avait d'abord mis son ambition ailleurs. Avant d'admirer Byron, il s'était enthousiasmé pour Bonaparte. Mais le goût de l'action fit bientôt place au goût de l'étude, et le travail intellectuel se révéla comme une nécessité pour lui. Il sentait qu'il y avait dans l'exercice de son intelligence quelque chose d'involontaire et de fatal. C'était un mouvement dont il n'était pas la cause, un mécanisme dont il ne détenait pas le déclic. « Lorsqu'une idée neuve, juste, poétique, est tombée de je ne sais où dans mon âme, rien ne peut l'en arracher elle y germe comme le grain dans une terre labourée sans cesse par l'imagination. En vain,
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je parle, j'agis, j'écris, je pense même sur d'autres choses je la sens pousser en moi, l'épi mûrit et s'élève, et bientôt il faut que je moissonne ce froment et que j'en forme, autant que je puis, un pain salutaire et quotidien pour tout le monde. Que ce soit ou non pour réaliser un dessein humanitaire, l'homme qui est ainsi fait, à qui il est aussi naturel de penser, de composer et de produire que de respirer et de vivre, celui-là peut ne pas connaître la gloire ce n'est pas elle qu'il cherche, et il n'en a pas besoin. C'est un attrait plus puissant qui le porte à travailler et à écrire « le bonheur de l'inspiration, délire qui surpasse de beaucoup le délire physique correspondant qui nous enivre dans les bras d'une femme. La volupté de l'âme est plus longue. L'extase morale est supérieure à l'extase physique. )) Il possède ses idées comme des maîtresses, et ne songe à rien de plus. Sur l'avenir de l'œuvre à naître, il s'en remet à la postérité. Il l'aime, cette œuvre, « pour sa beauté, pour la volupté de la conception et le souvenir de cette volupté ». Et peut-être aurait-il suffi de rappeler, sans tant de commentaires, qu'elle est de lui, cette phrase où le désenchantement se mêle au souvenir de la jouissance « Le seul beau moment d'un ouvrage est celui où on l'écrit. » Cette manière de sentir a sa noblesse, sur laquelle il n'est pas besoin d'insister. Elle a aussi son danger. Une fois qu'elle est terminée, cette œuvre caressée avec tant d'amour, pourquoi l'écrivain se refroidit-il si promptement pour elle? C'est qu'il s'aperçoit de combien la réalité est demeurée au-dessous de son rêve. Il y avait à cette pensée qu'il portait en lui-même des nuances qu'il n'a pas su rendre, des beautés qu'il a laissé perdre. Au lieu d'accuser son infirmité, il s'irrite contre l'obligation où il se trouve d'avoir recours à un truchement. « Eh quoi ma pensée n'est-elle pas assez belle pour se passer du secours des
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mots et de l'harmonie des sons ? » Ces idées qu'il trahit en les exprimant, ne vaudrait-il pas mieux les garder jalousement enfermées en lui-même et s'absorber dans les délices de leur contemplation muette ? «Le silence est la poésie même pour moi. )) S'il passe outre, s'il essaye de mettre. au jour ce qu'il a conçu, comparée au «bonheur de l'inspiration s et à la « volupté de la conception », l'exécution est une besogne pénible et rebutante. Pour continuer la métaphore instituée par Vigny, le labeur de l'enfantement lui répugne. De cette répugnance, des lenteurs et des hésitations qu'elle entraîne, les traces sont visibles sur son œuvre. Sa poésie notamment est parfois obscure et difficile. Faut-il voir là l'effet d'une insuffisance naturelle, d'un défaut congénital d'abondance et de verve? Est-ce au contraire le manque d'assiduité, d'entraînement et d'exercice qu'il convient de mettre en cause? Faute de connaître d'une manière assez précise. les habitudes de travail d'Alfred de Vigny, le problème est malaisé à résoudre. Un fait certain, c'est qu'il y a eu dans la vie littéraire du poète beaucoup plus de projets que d'accomplissements, beaucoup plus de plans et d'ébauches que d'œuvres achevées, et, pour lui emprunter son propre vocabulaire, beaucoup plus d'« esquisses que de « tableaux ».
Nous touchons ici, je crois, à la raison principale de « l'infécondité » que l'on a tant reprochée à Vigny. Il y en a une autre, qui est tout à fait honorable, et qui lui est commune avec plus d'un écrivain de la génération qui a suivi la sienne, avec Leconte de Lisle, avec Flaubert. C'est la très haute idée qu'il se fait de l'art, et le respect profond que cette haute idée lui inspire. La fonction de l'artiste lui apparaît comme une fonction religieuse Le beau, c'est la croyance, et l'art, c'est la prière.
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Tout au moins lui semble-t-elle une fonction supérieure, qui demande tout l'effort de l'homme et une concentration puissante de ses facultés. « L'esprit de travail est souvent incomplet en nous, et il est malheureux que tout le monde ait la faculté de travailler, produire, écrire avec une demiattention. C'est là ce qui fait les œuvres médiocres. Lorsqu'on sent qu'on ne sera pas tout entier à son ouvrage, il vaut mieux s'absenter et marcher, agir, pour ne pas s'y mettre à demi. » Il vaut mieux ne rien faire que de faire « des oeuvres médiocres )'. Il est arrivé à Vigny de garder de longs silences vis-à-vis du public. Il a déclaré fièrement qu'il ne s'en repentait pas. Il ne se sentait aucune aptitude à l'improvisation maladroite et à la littérature industrielle. Entre le succès et l'estime, il avait fait son choix. « Il y a, écrivait-il en 1842 Mlie Maunoir, deux courants dans la multitude l'un cherche ces sortes de choses qui ne sont pas des livres, mais des feuilles grossières l'autre, qui devient, grâce à nos efforts et au temps, plus nombreux et plus puissant, cherche l'élite des pensées et le choix de la forme. C'est pour ce public seul qu'il faut écrire. » C'est pour ce public qu'il a écrit.
H lui en coûtait peu d'écrire « pour ceux qui ont le goût difficile ». Il l'avait lui-même très difficile, très délicat, franchement aristocratique et un peu dédaigneux. Les jugements qu'il exprime çà et là dans son Journal sont en général des condamnations. Il sait très bien ce qu'il n'aime pas. Il n'aime pas ce qui est grossier ou vulgaire, ce qui déforme et ce qui rapetisse. Il n'aime pas ou il aime peu la comédie, « qui tient toujours plus ou moins de la charge et de la bouffonnerie. ))' Ce n'est pas qu'il ne sache apprécier le mérite d'une charge bien troussée mais elle lui répugne, « parce que, dit-il, dans tous les arts elle enlaidit et appauvrit l'espèce humaine, et, comme
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homme, elle m'humilie ». Le Légataire universel lui « fait mal au cœur comme une médecine )'. Jugez ce qu'il doit penser du Médecin malgré lui. La farce ne l'amuse pas. « Je ne peux rire du gros rire, avoue-t-il, et les saletés de la santé humaine font que je fronce le sourcil de tristesse et de pitié, voilà tout. La mesure de comique qu'il supporte est donnée par le Misanthrope et le Tartuffe. On croit entendre La Bruyère, au chapitre des Ouvrages de l'Esprit « Ce n'est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu'il n'est ni permis au poète d'y faire attention, ni possible au spectateur de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique. » Ce n'est pas seulement, chez Vigny, affaire de pudibonderie ou de purisme. Il lui semble peu philoso-.phique, en même temps que trop conforme au goût d'un public grossier, de présenter l'amusant au lieu du beau, de faire rire au lieu de faire penser. Il veut qu'on n'épargne pas au lecteur digne de ce nom, au lecteur qui est fait comme lui, l'application et la peine. «Je ne peux plus lire, dit-il, que les livres qui me font travailler. Sur les autres, ma pensée glisse comme une charrue sur du marbre. » Il aime à « labourer ». Il aime donc la littérature sérieuse. Mais il aime aussi, en homme qui a reçu de première main la tradition du xvni~ siècle mondain et frivole, une certaine afféterie dans le langage et une élégance un peu maniérée. Il a le sens du beau, mais il ne résiste pas à la séduction du joli. Ses premières admirations ont été, en général, bien placées. Il s'est mis, en suivant Chateaubriand, Milton, Byron, Shakespeare, à l'école de la grande poésie. Mais on s'aperçoit quelquefois qu'il a trop fréquenté André Ché-
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nier, non pas seulement le Chénier de l'Aveugle, mais le Chénier de la Lampe, et le Thomas Moore des Amours des Anges. Il y a jusque dans Eloa, qui est un de ses chefs-d'œuvre, des arrière-pensées galantes et des vignettes de keepsake. De l'époque précédente, il a retenu encore une prédilection marquée, notamment dans Stello, pour les formes les plus agaçantes de l'esprit, pour la pointe, pour l'entortillage, pour la digression humoristique à la Sterne. Ce qui l'a sauvé, c'est l'élévation naturelle de son esprit, l'instinct du grand, qu'il avait en tout, et qu'il a porté dans l'art. Le goût du grand ne va pas sans le goût d'une certaine simplicité. Il l'a détourné de la littérature à la mode vers 1830 et vers 1840, des drames et des romans où l'on accumulait les rencontres surprenantes et les situations invraisemblables, des feuilletons bâclés avec «des aventures prises dans la Gazette des Tribunaux ». Il lui a fait apprécier la beauté des anciens, qui, « étaient naturels, vrais dans leurs manières, comme sont encore les Italiens et quelques peuples orientaux ». Il lui a inspiré l'horreur des succès faciles et des applaudissements recueillis dans les salons, où ses amis « vont s'user dans ce frottement, perdre leur caractère et s'arrondir comme des cailloux ». Il lui a fait reconnaître dans la sincérité la qualité la plus précieuse de l'écrivain et la loi de la production littéraire. « Après avoir vu clairement que le travail des livres et la recherche de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai résolu de ne sacrifier jamais qu'à la conviction et à la vérité, afin que cet élément de sincérité complète et profonde dominât dans mes livres et leur donnât le caractère sacré que doit donner la présence divine du vrai, ce caractère qui fait venir des larmes sur le bord de nos yeux lorsqu'un enfant nous atteste ce qu'il a vu. » C'est encore l'instinct des grandes choses qui, un beau jour, l'a fait renoncer aux
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« compositions trop tortillées » pour en écrire qui fût toute simple « Un caractère développé et voilà tout, » et qui nous a valu ainsi la Canne de Jonc. C'est lui encore qui lui a dicté sa définition de l'art « L'art est la vérité choisie. » Définition excellente, que nul ne songe à contester, et qu'il n'y aurait qu'à enregistrer sans commentaires, si elle était suffisamment explicite, et si, l'art étant donné comme un choix, la question ne se posait aussitôt, à laquelle on peut faire des réponses bien différentes, de savoir en vertu de quel principe le choix sera fait. C'est là ce qu'il faut que nous demandions maintenant à Alfred de Vigny.
III
L'art, on l'a dit il y a longtemps, a son point de départ dans l'imitation de la réalité. C'est à elle qu'il emprunte les éléments qu'il assemble en cent façons au gré de l'inspiration et de la fantaisie. Quelle que soit la ricliesse des combinaisons qu'il invente ou l'originalité des formes qu'il paraît créer, il ne fait que recomposer sur un nouveau plan les matériaux que l'observation lui a fournis. Et si par moments il semble s'épuiser à force de produire, s'il se dessèche et se décolore, s'il s'anémie et se stérilise, c'est en revenant à la réalité, c'est en se rapprochant de la nature qu'il retrempe ses forces, qu'il retrouve sa jeunesse et sa fécondité.
Il n'y a donc rien dans l'art qui n'ait d'abord été dans la nature. Mais il n'y a rien non plus dans la nature qui ne se transforme sous la main de l'art. On a souvent célébré, de cette nature, l'inépuisable richesse. « L'imagination de l'homme, a dit Pascal, se lassera plus tôt de concevoir
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que la nature de fournir. » On peut, sans aucun paradoxe, retourner l'aphorisme. La nature se lassera plus tôt de fournir que l'imagination humaine de concevoir. Notre esprit ne prend son point d'appui sur les choses que pour s'élancer au delà. La réalité ne vaut à nos yeux que dans la mesure où elle nous permet d'édifier un idéal. L'art ne se borne pas à reproduire passivement, à copier exactement la nature. Il n'existe qu'autant qu'il l'interprète, la transforme et la recrée. Ainsi soumis constamment à la double nécessité d'imiter la nature et d'ajouter quelque chose à l'imitation de la nature, de s'inspirer de la réalité et de plier cette réalité à l'expression d'un idéal, l'art, suivant les climats, les époques, les races et les hommes, hésite et oscille entre les deux tendances par lesquelles il se sent attiré comme par deux pôles également puissants, également magnétiques, le réalisme et l'idéalisme. De ces deux tendances, laquelle l'emportera sur l'autre? C'est la matière d'un débat aussi ancien que l'humanité, qui ne finira qu'avec elle, où toutes les littératures et toutes les écoles, tous les écrivains et tous les artistes viennent prendre position tour à tour, avec plus ou moins de netteté, selon les tempéraments. Vigny, de très bonne heure, avec une maturité de jugement qu'on peut qualifier de précoce et qui est vraiment remarquable, a fait son choix, développé sa manière de voir, et fait en quelque sorte sa profession de foi dans les Réflexions sur la vérité dans l'art, écrites en 1827, qui servent de préface à Cinq-Mars. Il s'y révèle idéaliste résolu et fervent par la fonction même qu'il assigne à l'art, laquelle est non pas de calquer servilement la nature, mais de nous en offrir une image plus accomplie et plus belle.
A quoi bon les Arts, s'écrie-t-il, s'ils n'étaient que le redoublement et la contre-épreuve de l'existence ? Eh 1
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bon Dieu, nous ne voyons que. trop autour de nous la triste et désenchanteresse réalité la tiédeur insupportable des demi-caractères, des ébauches de vertus et de vices, des amours irrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur baisse, des opinions qui s'évaporent laisseznous rêver que parfois ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou des méchants plus résolus cela fait du bien..
Idéaliste par l'objet qu'il propose à l'art, il l'est encore par la conception qu'il se fait de la beauté. Elle consiste pour lui dans le développement complet et logique de tous les éléments qui entrent dans la composition du sujet, dans la parfaite harmonie de ces éléments, dans l'unité absolue à laquelle dès la réalité ils aspirent, mais à laquelle, sans l'art, ils n'atteindraient jamais.
Souvent sur la plus belle vie se trouvent des taches bizarres et des défauts d'accord qui me font peine quand je les aperçois. Si un homme me paraît un modèle parfait d'une grande et noble faculté de l'âme, et que l'on vienne m'apprendre quelque ignoble trait qui le défigure, je m'en attriste, sans le connaître, comme d'un malheur qui me serait personnel, et je voudrais presque qu'il fût mort avant l'altération de son caractère.
Cette unité, que la réalité ne connaît pas, c'est à l'art qu'il appartient de la réaliser. C'est son droit, et, pour Vigny, son devoir de « recomposer les événements de la vie d'un homme », que cet homme soit une créature imaginaire, qu'il soit un personnage historique, « sur la plus grande idée de vice ou de vertu qu'on puisse concevoir de lui », il y a un idéal, en effet, jusque dans le crime, « réparant les vides, voilant les disparates de sa vie,
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et lui rendant cette unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représenter même dans le mal. H Et si des personnages que le poète met en scène, et par poète il faut entendre ici l'auteur d'un drame ou d'un roman aussi bien que l'auteur d'une épopée, nous nous élevons à la considération de l'ensemble dont ces personnages ne sont que les parties, l'unité de l'œuvre consistera à ce que toutes ces parties s'ajustent entre elles, tendent à une même fin et concourent à l'expression d'une idée unique. Vigny l'a dit plus d'une fois: dans ses compositions, quelque forme qu'elles revêtent, c'est l'idée qui est l'héroïne. C'est l'idée, l'idée abstraite et philosophique, qu'il faut, selon ses propres termes, poser en haut comme une reine à qui l'histoire, en s'inclinant devant elle, l'observation et la fiction viennent apporter leurs preuves et les déposer à ses pieds.
IV
De cet idéalisme, qui est le caractère dominant de l'art d'Alfred de Vigny, dérivent deux caractères secondaires de cet art deux caractères secondaires, si nettement arrêtés toutefois et d'un tel relief qu'ils ne pourraient manquer de sauter aux yeux du lecteur et de retenir son attention. Mais, comme pour nous épargner le moindre effort de discernement et d'analyse, le poète les a soulignés lui-même dans une page qu'il a écrite à propos d'un autre, mais où il est permis de croire qu'il songeait surtout à lui. Cette page se trouve dans un opuscule, extrêmement intéressant bien que rarement cité, qui date de 1840. C'est la pétition en forme de lettre adressée à MM. les députés en faveur de Mlle Sedaine, la propre fille de l'auteur du Philosophe sans le savoir. Pour gagner les sympathies
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à la fille, Vigny est amené tout naturellement à faire l'éloge du père et, avec l'esprit sérieux et profond qu'on lui connaît, ce qui, sous la plume d'un autre, aurait pu n'être et n'aurait été sans doute qu'un développement brillant, pathétique ou spirituel, devient un morceau de fine et pénétrante critique, un des meilleurs que jamais critique de profession ait écrits au xix~ siècle~ le siècle par excellence de la critique littéraire. Un mot attribué à Sedaine sert ici de point de départ. Mais les réflexions que ce mot suggère à Vigny dépassent de beaucoup l'aimable et modeste écrivain qui en a été le prétexte. Sous couleur de commenter une opinion de Sedaine, c'est sur l'art en général, et sur l'art tel que lui-même il l'a compris et pratiqué, que l'auteur de la lettre se prononce. Il convient de citer intégralement cette page, dont la lecture et la méditation sont indispensables à qui veut pénétrer l'art de Vigny dans ce qu'il a de plus secret.
Je trouve avec satisfaction, dans une notice sur sa vie, écrite par la princesse de Salm, qu'il répétait souvent qu'il fallait passer au moins un an à faire le plan d'une grande pièce, mais qu'on pouvait n'être qu'un mois à l'écrire. Ce mot atteste un homme qui sentait la difficulté de ce talent de composer pour lequel il faut tant d'invention et de méditations sérieuses combinées, et tant de science de ces proportions dans lesquelles l'art de la scène doit enserrer, résumer, concentrer et faire mouvoir sans effort toutes les observations recueillies dans la mémoire du Poète sur la vie, les mœurs et les caractères. Faute de comprendre cette partie de l'art, on l'a quelquefois traitée légèrement, comme on fait tout ce qu'on ignore ou ce qu'on ne peut atteindre. Cela s'est appelé, pour quelques personnes, charpenter, et ce travail leur a semblé chose grossière et facile. Mais l'architecte Sedaine pensait différemment, sans doute à cause de
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sa première profession, et savait que, sans charpente, il n'y a pas de maison, et que tout palais croulerait, s'il n'en avait une largement jetée, appuyée sur des bases solides et habilement façonnée que Sophocle, Euripide, Plaute, Shakespeare, Corneille et Molière furent les plus habiles charpentiers du monde, et celui surtout qui disait après avoir lentement dessiné la charpente de sa pièce et tourné autour de son plan, composé ses mille ébauches et avoir arrêté ses lignes Tout est fait, je n'ai plus qu'à écrire les vers. C'est que ces hommes-là connaissaient la scène et l'avaient bien arpentée c'est qu'ils savaient ses secrets, ignorés de beaucoup de ceux qui jugent ses mérites c'est qu'ils jetaient leur coup d'œil de maître sur les magiques perspectives du théâtre, du point de vue au point de distance, à la manière de MichelAnge, autre constructeur de monuments. Ils posaient d'abord leur idée-mère, leur pensée souveraine, et la scellaient comme un roi pose la première pierre d'un temple de ses larges fondations s'élevaient les charpentes fortes et élégantes avec leurs courbures célestes, leurs larges entrées et leurs passages dérobés, leurs vastes ailes et leurs flèches légères et tout était ensuite recouvert d'une robe d'or ou de plomb, de marbre ou de pierre, sculptée et égayée d'arabesques, de figurines, de chapiteaux, ou simple, grave, sombre, pesante et sans parure. Qu'importe ? La forme extérieure n'est rien qu'un vêtement convenable qui se ploie, se courbe ou s'élève au gré de l'idée fondamentale et toute la construction de l'édifice avec l'habileté de ses lignes ne fait que servir de parure à cette idée, consacrer sa durée et demeurer son plus parfait symbole.
Elargissez la portée de cette théorie. Au lieu de l'appliquer uniquement à l'art dramatique, pour qui en apparence elle est faite, étendez-la à l'art tout entier. Vous avez là, en quelques lignes, réduite à ses deux articles essentiels et magnifiquement exprimée, toute la poétique d'Alfred
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de Vigny. Rigueur de la composition, d'une part, valeur symbolique, ou, si l'on aime mieux, signification idéale, de l'autre, tels sont les deux mérites éminents qu'une œuvre doit offrir, pour être vraiment digne d'être appelée une œuvre d'art. Il reste à examiner si Vigny a porté dans la pratique ces vues profondes sur la littérature, à quels procédés il a eu recours pour les réaliser, jusqu'à quel point il y a réussi. Mais dès maintenant il faut noter avec quelle ferveur il parle de Racine, avec quelle vénération quasi religieuse il élève, sans même oser prononcer son nom, le plus pur représentant de l'art classique français au-dessus de Corneille et de Molière, au-dessus des Grecs, au-dessus de Shakespeare, et le sacre le maître des maîtres. On a souvent rappelé, depuis Sainte-Beuve, les ancêtres que Vigny a eus à l'étranger on a parlé moins souvent de ceux qu'il a incontestablement chez nous. Ce serait une étude intéressante, et dont le résultat, je crois, payerait de la peine, que de rechercher en détail et de regarder à fond ce que l'art de Vigny doit à celui de l'auteur de Phèdre et de l'auteur d'A//M/e. Il ne peut être question de l'entreprendre ici. Mais il n'était pas inutile, même sans pouvoir le poursuivre, d'esquisser le rapprochement. Il explique bien des choses. Il explique notamment la liaison de l'art classique avec la pensée moderne. Il explique aussi à quoi les productions les mieux venues d'Alfred de Vigny doivent cette beauté solide, cette pureté de lignes et ce poli indestructible à quoi se reconnaissent les chefs-d'œuvre.
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Vigny a eu de bonne heure le goût d'écrire pour le théâtre. Si, à quatorze ans, il se relevait la nuit pour griffonner à la lueur d'une bougie une Histoire de la Fronde, à dix-neuf ou vingt c'est par des essais dramatiques qu'il tentait de s'ouvrir la carrière littéraire. Rien n'était, entre 1815 et 1820, moins inattendu et plus normal. En dépit des aspirations nouvelles qui,.depuis un demi-siècle, travaillaient la littérature française, les dieux de cette littérature c'était toujours Corneille, Racine, Molière, Voltaire, le Voltaire de Zaïre et de Mérope. De ces divinités aux plus modestes débutants, l'échelle s'établissait par toute une série de génies intermédiaires, dont la hauteur de plus en plus abaissée vers le médiocre semblait mettre la tragédie à la portée de tous les talents. Aussi était-ce une tragédie qu'en ce temps-là tout homme de lettres en herbe rêvait d'écrire, comme ce devait être plus tard un volume de poésies lyriques, et plus tard encore un roman naturaliste ou un roman d'aventures. Cela n'exigeait pas nécessairement une vocation bien marquée et donnait en général des résultats peu remarquables.
CHAPITRE II
LE THÉATRE
1
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Vigny ne fit pas exception à la règle. Tandis qu'il était lieutenant de la garde royale, en garnison à Versailles, il composa, en 1816, deux tragédies, un Julien l'Apostat et un Roland. Avec l'esprit de conservation qui lui était propre, et l'indulgence qu'ont la plupart des écrivains pour leurs péchés de jeunesse, il en garda soigneusement les manuscrits dans ses papiers jusqu'en 1832. Une attaque du choléra, qui sévissait cette année-là, lui ayant fait voir la mort de près, il les brûla, par crainte des éditeurs posthumes. C'est dire qu'il n'y a pas lieu de regretter la perte de ces deux ébauches, dont ce qui méritait de survivre, s'il y avait vraiment quelque chose qui en tût digne, a dû passer dans le roman de Daphné et dans le poème du Cor.
Un autre essai de la même époque, détruit dans les mêmes circonstances, Antoine et Cléopâtre, serait sans doute plus intéressant à connaître, non pas pour sa valeur intrinsèque, mais parce que peut-être le poète y avait pris pour modèle la tragédie qui figure sous ce titre dans le théâtre de Shakespeare. Le grand dramaturge anglais, après avoir été au xvme siècle tour à tour vanté et bafoué par Voltaire, traduit par Le Tourneur et trahi par Ducis, était en passe de devenir une des adorations du romantisme. Il était certainement, quelques années plus tard, et demeura toujours une des adorations d'Alfred de Vigny. Le jeune poète s'imposa la tâche de traduire en vers, à titre d'exercice d'assouplissement, trois pièces de Shakespeare en 1827, Roméo et Juliette, qui ne fut pas publié en 1828, Shylock ou le Marchand de Ventse, publié, mais non représenté en 1829, enfin, Othello, dont la première représentation au Théâtre-Français, le 24 octobre, avec le concours de Joanny et de M'" Mars, fut un des événements littéraires de l'époque, la seconde des batailles livrées par le roman-
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tisme sur la grande scène parisienne, la première étant la représentation d'Henri III e< sa cour, le 11 février 1829, et la troisième la fameuse soirée d'Hernani, le 25 février 1830.
II
Il ne serait pas inutile, pour qui voudrait étudier à fond les rapports de Vigny et de Shakespeare, et mesurer exactement l'influence exercée sur le premier par le second, d'examiner de près la traduction de Shylock et surtout celle d'Olhello. Sans doute la comparaison avec l'original révélerait-elle, chez le jeune dramaturge romantique, un goût moins hardi et aventureux qu'il ne le croyait luimême, encore que ses prétentions s'expliquent et se justifient si l'on considère qu'il était le premier en France à mettre Shakespeare sur la scène après Ducis. Il avait eu le mérite de lire le grand anglais dans son texte, et non pas seulement dans la traduction de Le Tourneur, revue ou non par Guizot. Il avait « cherché à être aussi littéral que possible », « à mettre le mot sous le mot », sinon toujours, ce qui eût été impossible, tout au moins dans les passages expressément poétiques, ceux que Shakespeare écrit en vers et où, suivant un mot très ingénieux de Vigny, on passe du récitati au chant. Il avait osé appeler par son nom le mouchoir de Desdémone, faire mourir la malheureuse sous un oreiller, au lieu de recourir au poignard, arme noble et convenable à la majesté du cothurne. Il avait conservé, dans une certaine mesure, les jurons, les gros mots, les expressions triviales dont les propos des personnages de Shakespeare sont émaillés. Il avait tâché de calquer dans les moments critiques l'allure désordonnée, fiévreuse du dialogue, « ces propos passionnés interrompus par l'action
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dont on est préoccupé vivement », desquels il trouvait des exemples chaque jour autour de lui dans la nature, aucun dans notre tragédie. Mais il avait fait aussi de larges concessions aux habitudes de la scène française et au goût du public. Il avait raccourci -le texte, abrégé le drame, ramassé l'action, élaguant les longueurs, supprimant tel monologue de Iago, resserrant le dénouement. S'il avait imité, d'ailleurs avec modération et prudence, certains caractères extérieurs de l'œuvre de Shakespeare, il s'était efforcé, en la transportant chez nous, de l'accommoder à notre usage, et il avait, au fond, beaucoup moins demandé à son modèle les éléments d'une formule dramatique inconnue et neuve que l'appui de son témoignage en faveur de la conception idéaliste qu'il portait déjà dans sa tête, et qu'il définissait dès cette époque, l'appliquant au théâtre, par « l'accomplissement d'un caractère et d'une haute vue morale ».
Ses idées personnelles à ce sujet se retrouvent, mêlées à d'autres, dans le long manifeste qu'il mit en tête de sa traduction, ou, si l'on aime mieux, de son adaptation d'Othello, sous le titre de Lettre à Lord sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique. Il y revendiquait avec énergie les droits imprescriptibles de la vérité. Il demandait que la scène française, rompant avec la sainte routine, s'ouvrît à « une tragédie moderne produisant dans sa conception un tableau large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe d'une intrigue dans sa composition, des caractères, non des rôles, des scènes paisibles, sans drame, mêlées à des scènes comiques et tragiques dans son exécution, un style familier, comique, tragique et parfois épique )). Il réduisait les exigences de la fameuse loi des unités à une seule l'unité d'intérêt dans l'action. Il réclamait que toute liberté fût laissée au génie
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créateur du poète il le montrait d'avance usant de cette liberté pour substituer à la conception appauvrie et étriquée du théâtre classique un art nouveau, large et puissant.
D'abord il prendra, disait-il, dans sa large main beaucoup de temps et y fera mouvoir des existences entières il créera l'homme, non comme espèce, mais comme individu, seul moyen d'intéresser à l'humanité il laissera ses créatures vivre de leur propre vie, et jettera seulement dans leur cœur ces germes de passions par où se préparent les grands événements puis, lorsque l'heure en sera venue et seulement alors, sans que l'on sente que son doigt la hâte, il montrera la destinée enveloppant ses victimes dans des nœuds inextricables et multipliés. Alors, bien loin de trouver des personnages trop petits pour l'espace, il gémira, il s'écriera qu'il manque d'air et d'espace car l'art sera tout semblable à la vie, et dans la vie une action principale entraîne autour d'elle un tourbillon de faits nécessaires et innombrables. Alors le créateur trouvera dans ses personnages assez de têtes pour répandre toutes ses idées, assez de cœurs à faire battre de tous ses sentiments, et partout on sentira son âme entière agitant la masse. Mens agitat molem. Deux ans après la Préface de Cromwell, ces idées ne pouvaient pas être considérées comme absolument nouvelles. Prises en elles-mêmes, il semble bien qu'elles soient un peu vagues. Ver~e dramatique, tragédie moderne, ce sont des mots qui font impression sur des esprits peu doués de sens critique. On sait combien, en réalité, ils sont ambigus, dépourvus de précision, pour ne pas dire dénués de sens. Depuis qu'il existe une littérature, il n'y a pas d'école au monde qui'n'ait inscrit sur son drapeau le nom de la vérité, et le même mot a servi de cri de ralliement aux partis les plus opposés. D'autre part, se proclamer « moderne '),
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ee n'est pas se caractériser et se définir c'est déclarer simplement qu'on ne veut pas continuer à faire ce qui se faisait immédiatement avant nous. Ce qu'il y a de positif dans la doctrine énoncée par Alfred de Vigny, à savoir l'affranchissement de la règle des unités et le mélange des genres, constitue les revendications communes de l'école romantique en matière de théâtre elles avaient été déjà exposées par Victor Hugo avec non moins de conviction et beaucoup plus d'éclat. Je ne vois guère, dans cette longue dissertation préliminaire à Othello, que deux idées à mettre au compte particulier d'Alfred de Vigny. L'une, qui est fort juste et fort sensée, mais qui n'a rien de romantique ni même rien de spécialement original, c'est qu'un héros de tragédie doit être un individu, un être vivant et non une abstraction personnifiée. L'autre, qui tient au fond même de la pensée de Vigny, et qui est d'accord avec sa conception personnelle de la vie, c'est que l'intérêt de la tragédie réside essentiellement dans la lutte de l'homme contre la destinée, à qui il résiste de toutes ses forces, mais par qui il est inévitablement vaincu. Mais, qu'elles soient raisonnables ou qu'elles soient profondes, il ne suffit pas, à la scène, d'avoir des idées, il faut savoir les appliquer. Jusqu'à quel point Vigny a-t-il réussi à réaliser les siennes ? 2 on s'en rendra compte en passant en revue les trois pièces qui composent son théâtre original.
III
La première de ces trois pièces est un drame en cinq actes, en prose, la Maréchale d'Ancre, qui fut joué à l'Odéon le 25 juin 1831. II a pour sujet la chute des favoris italiens de Marie de Médicis, Concini et sa femme Léonora
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Galigaï. C'est donc un drame historique, conçu selon la formule romantique, telle qu'elle avait été inaugurée et appliquée à plusieurs reprises par Alexandre Dumas, dans Henri IV eï sa cour, dans Charles V77 chez ses grands vassaux, dans Christine à Fontainebleau. Dans un décor dont la couleur la fameuse couleur locale a été brossée avec amour, on met aux prises, au cours d'une action dont les péripéties semblent empruntées au plus noir mélodrame, des personnages animés de passions farouches et violentes. Le décor, ici, c'est la cour de Louis XIII, vers la fin de la régence foyer d'intrigues, où des gentilshommes médiocrement chevaleresques, avides d'argent, bretteurs accomplis, et tenant moins du héros que du spadassin, mettent au service de l'ambition qui les paye le plus cher une épée toujours prête à sortir du fourreau ou bien encore c'est le Paris des premières années du xvn~ siècle, avec ses rues étroites et ses hautes maisons serrées les unes contre les autres, où vit un peuple indocile et turbulent, prompt à juger ceux qui sont au-dessus de lui, prompt à passer de la pensée à la parole et de la parole à l'acte, le peuple qui vient de faire la Ligue et qui va faire la Fronde. L'intrigue d'amour, de passion et de sang, c'est la vendetta poursuivie, avec la rancune tenace de. ses compatriotes, par le corse Michael Borgia contre l'homme de confiance de la reine-mère, contre le Concini qui lui a pris jadis sa fiancée et qui maintenant veut lui prendre sa femme. Cette aventure se dénoue par un duel à tâtons, dans la nuit, qui dut produire son effet à la première, et qui, aujourd'hui encore, est pour le lecteur une page de haut goût. Borgia, rentrant chez lui, le soir, en compagnie des deux enfants de Concini qu'il a sauvés de la fureur de la populace, trouve le maréchal d'Ancre debout au seuil de sa maison. « Concini Borgia A peine se sont-ils
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reconnus, à la lueur de la lanterne que tient un des enfants, « chacun d'eux lève son poignard et chacun d'eux saisit du bras gauche le bras droit de son ennemi. Ils demeurent immobiles à se contempler. Les deux enfants se sauvent dans les rues et disparaissent. » Alors s'engage un dialogue homérique
En garde à présent, ravisseur 1
Lâche séducteur, défends-toi 1
La nuit est noire. mais je sens à ma haine que c'est toi. Affermis ton pied contre le mur, tu ne reculeras pas. Je voudrais sceller le tien dans le pavé pour être sûr de toi.
Convenons que le premier blessé avertira l'autre. Oui, car on ne verrait pas le sang. Je te le jure parla soif que j'ai du tien. Mais que ce ne soit pas pour nous faire cesser l'affaire.
Non, mais pour nous remettre en état de continuer. De continuer jusqu'à ne plus pouvoir lever l'épée. Jusqu'à la mort de l'un des deux.
Les lames se croisent, les bras s'agitent, les corps s'allongent on attaque et on riposte du fer et de la voix. Pare ce coup, misérable 1
A toi cette botte 1
As-tu donc mis une cuirasse, Concini? 2
J'en avais une, mais je l'ai oubliée chez ta femme, dans sa chambre.
Tous deux s'enferrent et se blessent au même moment. Ni l'un ni l'autre, tout en serrant d'un mouchoir sa poitrine ou sa cuisse, ne veut convenir qu'il a été touché. Mais chacun s'aperçoit de son côté, avec une joie sauvage, qu'il
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a atteint son adversaire avec une rage furibonde, qu'il ne peut pas lui donner le coup mortel.
Ma lame a une odeur de sang.
La mienne est mouillée.
Va, si tu n'étais pas frappé, tu serais déjà venu m'achever.
Achever ? Tu es donc blessé ?
Eh sans cela, n'irais-je pas te traverser le corps vingt fois? D'ailleurs, tu l'es autant que moi pour le moins. Il faut que cela soit, car je ne resterais pas à cette place. N'en finirons-nous jamais?
Tous deux blessés et vivants tous deux 1
Que me sert ton sang, s'il en reste 1
Si je pouvais aller à toi 1.
Survient Vitry qui, d'un coup de pistolet, achève le maréchal d'Ancre, et Borgia a la satisfaction de voir expirer son ennemi, juste une seconde avant d'expirer à son tour.
Si la pièce répond assez bien à la conception qu'on se faisait vers 1830 d'un drame romantique, par contre elle ne réalise guère que par ses côtés les plus extérieurs les deux idées que nous avons signalées plus haut comme la partie la plus originale des théories dramatiques d'Alfred de Vigny. Encore que l'auteur, dans la peinture de la jalousie qui fait le fond du tempérament de Borgia, soit soutenu par les souvenirs de Shakespeare, malgré les efforts évidents qu'il tente pour approfondir les sentiments de Léonora Galigaï, mère, épouse, favorite, ambitieuse et superstitieuse, personnage complexe, à la fois sympathique et inquiétant, il n'en reste pas moins que des quatre personnages qu'il a mis au premier plan, Borgia et Concini, Léonora et Isabelle, aucun ne laisse une empreinte vigoureuse sur
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notre mémoire. Et pour ce qui est de la part de la destinée dans le drame, de cette destinée qui, selon les propres paroles de Vigny, « doit envelopper ses victimes dans des nœuds inextricables et multipliés x, il faut avouer qu'elle est présentée sous un aspect moins effrayant ou saisissant que puéril. Elle veut, cette toute-puissante Destinée, que Concini, déjà mortellement blessé par l'épée de Borgia, soit abattu par Vitry sur la borne même où, le 14 mai 1610, Ravaillac était monté, au coin de la rue de la Ferronnerie, pour allonger à Henri IV, dans son carrosse, le coup de couteau qui ouvrit la régence de Marie de Médecis et le régne de son favori. Rencontre vraiment surprenante, et qui donne à penser, si l'on admet, avec l'auteur, premièrement que le maréchal d'Ancre ait été tué rue de la Ferronnerie, et non, comme chacun sait, à l'entrée même du Louvre deuxièmement, que ce soit ce même Concini qui ait armé jadis la main de Ravaillac. Vigny le croit, ou veut le croire, ou feint de le croire grâce à quoi il peut écrire fièrement dans son avant-propos
La minorité de Louis XIII finit comme elle avait commencé, par un assassinat. Concini et la Galigaï régnèrent entre ces deux crimes. Le second m'a semblé être!'expiation du premier; et, pour le faire voir à tous les yeux, j'ai ramené au même ieu le pistolet de Vitry et le couteau de Ravaillac, instruments de l'élévation et de la chute du maréchal d'Ancre pensant que, si l'art est une fable, il doit être une fable philosophique.
Au centre du cercle que décrit cette composition, un regard sûr peut entrevoir la Destinée, contre laquelle nous luttons toujours, mais qui l'emporte sur nous dès que le caractère s'affaiblit ou s'altère, et qui, d'un pas très sûr, nous mène à ses fins mystérieuses, et souvent à l'expiation, par des voies impossibles à prévoir.
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Mais il est permis au lecteur, qui suit de sang-froid le déroulement de la tragédie, de juger que «l'idée philosophique qui, comme le dit Vigny, remplit le drame et à laquelle il fait au besoin céder l'histoire, loin de consolider son œuvre, ainsi qu'il se l'imaginait, l'affaiblit par ce que sa réalisation comporte de convention et d'enfantillage. La Destinée qu'on nous laisse entrevoir ici ne rappelle guère la mystérieuse Fatalité qui, dans la tragédie d'Eschyle, punit le meurtre par le meurtre elle ressemble, hélas 1 beaucoup plus à la main mal dissimulée qui tire les ficelles d'un théâtre de marionnettes.
IV
Romantisme et symbolisme, tels sont encore les deux éléments que nous trouvons combinés dans Chatterton, le drame en trois actes et en prose que Vigny fit représenter au Théâtre-Français, le 12 février 1835, et qui passe, dans le genre dramatique, pour son chef-d'œuvre. Mais ils ne s'y présentent pas sous la même forme. Le romantisme, ici, n'est pas dans le pittoresque du décor ou dans la frénésie des passions il est dans la thèse que le drame développe. Le symbolisme n'est pas seulement dans l'action et le dénouement de la pièce il est encore, il est surtout, dans le caractère du principal personnage. Mais tout d'abord il nous faut ouvrir une parenthèse et rappeler en deux mots comment, avec le romantisme, s'était modifiée l'idée qu'on se faisait de la condition du poète et de son rôle dans la société.
Deux cents ans plus tôt, le poète, c'était un honnête homme qui s'appliquait à l'art des vers, art laborieux et difficile, sans grand profit pour la chose publique, qu'on se rappelle la boutade de Malherbe sur le bon poète qui
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n'est pas plus utile à l'état que le bon joueur de quilles, noble amusement des loisirs, mais dont il ne convenait de faire ni la grande affaire de sa vie, ni l'unique sujet de ses propos
Que les vers ne soient pas votre éternel emploi. Cultivez vos amis, soyez homme de foi.
C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre Il faut savoir encore et converser et vivre.
Le poète, vers ce temps-là, c'était Racine ou Boileau. Au siècle suivant, c'était un homme du monde, spirituel et fin, ornement obligé des salons, formé à leurs usages, pratiquant à merveille l'art de piquer l'esprit sans échauffer l'imagination ni troubler le cœur et de débiter sous des prétextes futiles de jolis riens enrubannés. C'était Voltaire, ou Bernis, ou Delille. Mais depuis quelques dizaines d'années, les choses avaient bien changé. Le vent des révolutions avait dispersé la société mondaine les salons s'étaient fermés le poète avait mûri dans la solitude et l'exil d'enjoué, il s'était fait grave de léger, profond il avait pris des airs de penseur et de prophète il avait fait la leçon aux rois et prédit leur chute il avait, dans la personne de Chateaubriand, tenu tête à Napoléon. Dans cette marche vers un avenir meilleur, qui paraissait décidément être l'orientation du siècle, il semblait que ce fût lui qui eût mission de prendre la tête et de conduire l'humanité à son but. Ainsi pense Lamartine, annonçant en 1834 les Destinées de la Poésie « C'est elle qui plane sur la société et qui la juge, et qui montrant à l'homme la vulgarité de son œuvre l'appelle sans cesse en avant, en lui montrant du doigt des utopies, des républiques imaginaires, des cités de Dieu, et lui souffle au cœur le courage de les atteindre, Ainsi pense Victor Hugo, écrivant
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en" 1839 les strophes où il définit la fonction du Poète
Le poète, en des jours impies, Vient préparer des jours meilleurs Il est l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui, sur toutes les têtes, En tous temps, pareil aux prophètes, Dans sa main où tout peut tenir, Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue, Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir.
Ainsi pensait, dès 1832, Alfre de Vigny quand il insérait dans Stello cette page qui est une définition de la vocation poétique par le poète lui-même
Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon cœur une puissance secrète, invisible et indéfinissable, toute pareille à un pressentiment de l'avenir et à une révélation des causes mystérieuses du temps présent. Je crois en moi, parce qu'il n'est dans la nature aucune beauté, aucune grandeur, aucune harmonie qui ne me cause un frisson prophétique, qui ne porte l'émotion profonde dans mes entrailles, et ne gonfle mes paupières par des larmes toutes divines et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui m'est donnée, et j'y crois à cause de la pitié sans borne que m'inspirent les hommes, mes compagnons en misère, et aussi à cause du désir que je me sens de leur tendre la main et de les élever sans cesse par des paroles de commisération et d'amour.
Ainsi pense-t-il encore, et plus explicitement, quand, dans Chatterton, il compare une nation à un navire où chacun s'emploie selon ses forces, son savoir et son talent les uns veillant au pavillon, au gouvernail et à la boussole,
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les autres montant aux mâts et tendant les voiles, les autres chargeant les canons, et qu'au milieu de l'affairement et de l'agitation de tous, il nous dépeint le poète immobile, rêveur, en apparence inoccupé et inutile, mais tenant ses yeux en haut et cherchant aux étoiles quelle route nous montre le doigt du Seigneur.
Mais en retour d'un tel service et d'un si important bienfait, comment le poète est-il traité par cette société humaine à qui il dévoue son génie et sa vie ? Il n'en recueille qu'ingratitude, indifférence et mépris. Le poète appartient à la race toujours maudite par les puissances de la terre. « Il y a une bénédiction sur son œuvre et une malédiction sur son nom. » Telle est l'amère vérité que développe l'exemple de Chatterton. Il a dix-huit ans, il a du génie il meurt de faim. Que fait pour lui la société ? Elle se raille de sa misère, elle refuse même de croire qu'il soit l'auteur des vers sur lesquels il passe ses nuits et l'homme qui aux yeux de Chatterton, et aux yeux de Vigny, incarne l'ordre social et politique, le lord-maire de Londres, l'important et imposant M. Beckford, lui offre. une place, dans sa maison, de premier valet de chambre. L'enfant, humilié, désespéré, avale une fiole d'opium.
Le personnage qui incarne ainsi une des idées morales chères au romantisme serait, en dépit des efforts d'Alfred de Vigny, touchant sans doute, mais médiocrement dramatique, s'il n'était, en même temps qu'un symbole philosophique, le héros d'une tragédie d'amour, d'une tragédie rapide et silencieuse, purement psychologique et concentrée en quelques scènes. Comment la pitié, une pitié toute féminine, attentive, délicate et discrète, incline le cœur de la douce Kitty Bell vers le poète malheureux, et comment cette pitié, par un mouvement naturel, la conduit à la tendresse, à la tendresse la plus chaste et la plus pure,
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la plus silencieuse mais aussi la plus profonde, au point que de cette tendresse refoulée elle se laissera mourir, je l'ai déjà dit et je n'y reviendrai pas. Le point sur lequel il faut insister ici, c'est que si la thèse soutenue par Vigny a contribué, en 1835, à accroître l'intérêt du drame, à mesure qu'on s'éloignait de cette date elle ne pouvait que l'affaiblir. Elle fut applaudie avec enthousiasme par le public d'écrivains et d'artistes qui emplissait la salle le soir de la première, par « ce parterre d'adolescents à longs cheveux, ivres d'art, de passion et de poésie que nous a décrit Théophile Gautier, qui éprouva lui-même ce soirlà « une des plus vives impressions de sa jeunesse ». Mais, par un inévitable retour, une fois la génération de 1830 disparue et le romantisme entré dans l'histoire, elle eut pour effet de dater la pièce et de la vieillir. C'est par la douloureuse idylle si délicatement nouée et si tragiquement dénouée, c'est par le caractère simple et vrai de Kitty Bell beaucoup plus que par celui de son prétentieux partenaire, que Chatterton nous attache aujourd'hui. Il est regrettable que Vigny, au lieu de s'évertuer à dresser sur la scène des personnages représentatifs ou à y agiter des discussions abstraites, n'ait pas appliqué ses rares facultés d'observation morale et d'imagination psychologique à nous donner cette peinture de la réalité et de la vie qui est, avant toute chose, la fonction propre de l'art dramatique, le reste, si précieux qu'il puisse être, n'y devant et n'y pouvant jamais venir que par surcroît.
V
Ce que Vigny aurait pu faire en ce genre, si par hasard il l'avait voulu, nous en avons un aperçu par une simple bluette, un proverbe en un acte, qui vaut les meilleurs 13
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d'Alfred de Musset, si même il ne leur a servi de modèle. C'est Quille pour la peur, qu'il fit représenter à l'Opéra en 1833. Il met en scène dans cette œuvre, de forme légère et de sens profond, un ménage aristocratique à la veille de la Révolution. Il était de bon ton dans la haute société du xvin~ siècle, surtout du xviîis siècle finissant, de considérer l'amour conjugal comme une vertu bourgeoise et la fidélité réciproque entre époux comme un préjugé social. Rien n'était plus courant, chez les gens du bel air, que de s'en affranchir par consentement tacite et mutuel. C'est ainsi que le duc néglige la duchesse, qui est charmante, pour faire la cour à la marquise, et que la duchesse oublie le duc, qui est un brillant cavalier et un galant homme, dans la compagnie du chevalier. La duchesse habite l'hôte! de famille, à Paris le duc a son appartement à Versailles, et les choses vont ainsi, sans que personne s'en offusque ou s'en étonne, jusqu'au jour où le duc apprend par une confidence du vieux Tronchin, le médecin de la maison, que l'honneur de sa femme et le sien, par conséquent, sont en péril. Le duc est un homme de premier mouvement, doué d'une impétuosité de caractère qui lui a fait commettre en sa vie quelques grandes choses, beaucoup de sottises, mais jamais rien de commun. De la situation délicate où il se trouve placé, comment sortira-t-il ? Va-t-il s'emporter, crier, tuer, comme un héros romantique? Non. Il réfléchit et fait un retour sur lui-même il songe que si la duchesse est en faute, il n'est pas, lui aussi, sans reproches. Il pardonne et sauve les apparences. Et sans effort, sans éclat, sans discours et sans phrases, l'auteur nùus suggère la seule réponse possible à la question, < Mea gra'v~ nous dit-il dans sa préface, que son oeuvre pose à tous « les esprits sérieux et élevés )' « A-t-il le droit d'être un juge implacable, a-t-il le droit de vie et de mort, l'homme qui lui-même est
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attaché par une chaîne étrangère et qui a méconnu ou brisé la chaîne légitime ? Cette réponse, c'est la parole de l'Evangile: Que celui qui est sans péché jette la première pierre. Une fois déjà Vigny l'avait fait tomber de la bouche de Jésus lui-même, cette parole d'humilité et de miséricorde. Mais ici elle est le mot de la justice plus encore que celui de la pitié.
VI
Vigny possédait réellement quelques-uns des dons de l'auteur dramatique. Les compositions qu'il a écrites dans ce genre, si elles sont peu nombreuses, sont fort distinguées. Elles ne suffisent pas cependant à lui assurer une place considérable dans la littérature théâtrale du xix~ siècle. De cet échec relatif il faut chercher la raison dans la conception même qu'il se faisait, comme on l'a vu, de l'art en général. Loin de favoriser à la scène l'effort de son talent, elle l'a gêné et entravé. Le drame, avant tout, c'est de l'action. La plus haute pensée du monde n'en saurait tenir lieu, ni le plus magnifique symbole et rien ne refroidit l'action comme d'en faire, de dessein prémédité et de parti pris, l'exposé, la preuve et la démonstration d'une idée. Un idéaliste comme Vigny pouvait écrire, s'il l'avait voulu, de beaux et profonds dialogues philosophiques. Il était voué à ne réussir qu'à demi dans un genre qui est, par sa définition même, et en dépit des multiples conventions auxquelles il est assujetti, le plus réaliste de tous. On n'est pas étonné que d'assez bonne heure et malgré la triomphale soirée de Chatterton, il ait renoncé à se produire sur le théâtre, et que pour répandre dans le public les résultats de ses méditations solitaires, il ait de préférence employé la forme plus libre et plus souple du roman.
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Le roman est, si l'on peut ainsi parler, le plus heureux des genres littéraires. C'est le moins défini et le plus libre de tous. Il n'est pas déterminé, comme le théâtre, par des conditions matérielles auxquelles il faut, bon gré mal gré, que la plus capricieuse fantaisie se soumette. Il n'a pas été, comme l'épopée, son aînée, personne de souche ancienne et aristocratique, formé au respect des convenances et soumis à la tyrannie d'une longue tradition. Il est apparu dans la littérature européenne au temps où la littérature grecque et la littérature latine étaient déjà en pleine décadence. Il s'est introduit dans la famille comme une sorte de parent pauvre, d'extraction inférieure et de mœurs douteuses, dont la verve, parfois impudente, ne laisse pas d'amuser les gens et de les intéresser malgré eux. Il a profité de cette indulgence pour jouer des coudes et pour élargir sa place à la table commune; mais il y est toujours resté au bas bout. Quand s'est produite la renaissance des lettres, il n'a pas été compris parmi les genres nobles, les grands genres, qu'on se mettait 'en devoir de restaurer.
CHAPITRE III LES ROMANS
1
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Il s'est développé en marge de la littérature, entendez de la littérature officielle, celle que pratiquent les écrivains qui se respectent, que réglementent les rhétoriques et les poétiques. Il n'y a pas gagné, pour un temps, en considération et en dignité mais il y a gagné en indépendance. Qu'est-ce donc, en somme, que le roman? C'est, sous forme de récit, une peinture 'de la vie humaine. Cette peinture peut prendre autant d'aspects que la vie ellemême. Elle en prendra d'autant plus, et de plus différents, et de plus nouveaux, que la vie sera plus complexe. Le roman peint le plus ordinairement la vie contemporaine mais il peut aussi peindre le passé il peut même anticiper sur l'avenir. Il peint les mœurs et les passions il peint aussi les sentiments et les idées. Il peint la société, mais il peint aussi la nature. Il peint la réalité, mais il peint aussi le merveilleux. Il peint les côtés pathétiques de l'existence mais il en peint aussi les côtés joyeux, comiques ou grotesques. Historique, moderne, lyrique, descriptif, psychologique, sentimental, philosophique, poétique, exotique, rustique, que sais-je encore? le roman est tout cela. Il est tout cela tour à tour. Il peut même, si la fantaisie lui en prend, être tout cela à la fois. Cela ne dépend que du talent de son auteur.
Le talent qui est indispensable au romancier, quelque genre de roman qu'il traite, c'est le talent de conter. Don naturel autant qu'art acquis par l'apprentissage et par l'étude. Le don, Vigny, nous le savons, le tenait de son père. L'art, il l'avait développé en écoutant les récits du vieux capitaine. Mais il ne se contenta pas, comme lui, de détailler agréablement l'anecdote. Il ne se contenta pas non plus, comme beaucoup de romanciers, de frapper l'imagination du lecteur, d'exciter son rire ou de lui tirer des larmes. Lui aussi, conter pour conter lui
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sembla peu d'affaire. Il voulut, dans ses contes, mettre quelque chose de plus qu'un conte. Il voulut y mettre de l'histoire. Il voulut y mettre de la philosophie. Il voulut y mettre des idées. Quel a été le succès de sa tentative? Comment a-t-il organisé entre eux les divers éléments dont ses romans sont composés? Dans quelle proportion les a-t-il mélangés ? Avec quel bonheur plus ou moins complet les a-t-il combinés et fondus? C'est là tout l'art du roman chez Alfred de Vigny et nous n'avons qu'à suivre, ou peu s'en faut, l'ordre chronologique, pour le voir, dans l'espace d'une dizaine d'années, préciser sa conception personnelle du genre et l'amener au plus haut degré de perfection qu'il lui ait été donné d'atteindre.
II
Vigny a débuté, en 1826, par un roman historique. Ce genre savant plaisait à son esprit sérieux. Et il était à la mode. Il y avait été mis par la vogue extraordinaire des compositions de Walter Scott. Il s'y maitenait grâce au goût du passé, du pittoresque et du bric-à-brac, si répandu dans l'école romantique. Il méritait la faveur du public, et il ne l'a pas perdue, même après que le romantisme eut cessé de donner le ton. Après Cinq-Mars, après la Chronique du règne de Charles IX, après Notre-Dame de Paris, sont venus les Chouans; Salammbô, Saint-Cendre, les Dieux ont sot/ Ces titres que je cite à la hâte, sinon au hasard, et en courant, suffisent à montrer que le roman historique n'est pas mort, qu'il est vivant et bien vivant. J'ajoute qu'ils sont de nature à faire tomber les préjugés trop répandus contre le. genre dont ils relèvent. On dit communément que le roman historique est un genre faux. En quoi serait-il plus faux qu'aucune autre espèce deroman? On ferait mieux de dire qu'il est le plus difficile à manier,
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Pour le traiter d'une manière convenable, en rapport avec nos exigences actuelles, qui sont légitimes, et qui sont grandes, il y faut quelque érudition une érudition non pas très profonde, sans doute, mais très étendue et très diverse. Nous ne tolérerions pas aujourd'hui les romans dits historiques, à la façon de ceux qui charmaient les lecteurs du XVIIIe siècle, les romans de Mue de Lussan ou de Courtil de Sandraz. Nous ne tolérerions plus les romans de Dumas père. Mais, d'autre part, le roman étant essentiellement œuvre d'imagination et d'action, il ne faut pas que l'abondance de la documentation et le souci de l'exactitude entravent la liberté de l'imagination et fassent languir l'intérêt. Il faut trouver la formule selon laquelle on mélangera l'élément historique et l'élément romanesque et, pour réussir le mélange, il faut encore le tour de main. L'homme qui a su trouver la formule et l'appliquer admirablement, c'est Walter Scott. Sa conception du roman historique se retrouve, sans beaucoup de peine, au fond de tous les romans historiques qui ont eu quelque succès depuis cent ans. Il a été fâcheux, pour Vigny, de n'avoir pas eu, dans Cinq-Mars, la sagesse de s'y tenir. Au lieu de faire avant tout de son roman un tableau animé, coloré, pittoresque, des moeurs, des sentiments, des passions dans un certain pays, à un certain moment du passé, il a bien voulu faire cela, mais il a voulu faire en même temps, et même avant cela, un livre d'histoire. Au lieu de mettre les personnages historiques à l'arrièreplan de son œuvre et de ne les y montrer que de profil, il les a campés hardiment au premier plan, et il les a présentés de face. Il les a engagés tout entiers dans une intrigue dont les données devaient nécessairement lui être fournies par l'histoire, se retranchant ainsi la liberté de façonner les événements et les caractères à son gré, ou
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s'exposant, s'il la prenait, à se faire traiter de falsificateur. Ce n'est pas tout il a voulu que cette « tranche d'histoire )) servît de démonstration à une idée philosophique, que ce roman historique fût par surcroît un roman à thèse. Double erreur, dont j'ai déjà signalé les conséquences et au point de vue de l'histoire et au point de vue de la philosophie dont il reste maintenant à signaler les conséquences au point de vue de l'art.
La plus grave, c'est le manque d'unité. L'oeuvre se tient mal. Elle est composée de deux éléments un élément sérieux, savant, historique, pour lequel Vigny a dépouillé des documents, fouillé dans les archives, déchiffré des manuscrits un autre élément, imaginatif et fictif, pour l'invention duquel il a eu recours à des procédés de qualité douteuse, empruntés au répertoire du mélodrame ou de ce que plus tard on appellera le roman-feuilleton. Certaines scènes visent à la profondeur celle, par exemple, où Richelieu (dans le chapitre intitulé le Ca&:ne<) est censé, au cours d'une conversation avec le P. Joseph, nous dévoiler le fond de sa pensée et le secret de sa politique celle encore (dans le chapitre intitulé la To!e//e) qui met sous nos yeux le conseil de guerre tenu par les conjurés. Mais d'autres n'ont visiblement pour but que de secouer fortement les nerfs, n'importe par quels moyens. Voyez celle du confessionnal, quand le P. Joseph, ayant pris subrepticement la place du bon abbé Guillet, surprend, sous couleur de leur administrer le sacrement de pénitence, les confidences de Marie de Mantoue et de Cinq-Mars. Voyez celle de l'auberge des Pyrénées, où, par un raffinement d'horreur, Laubardemônt le père laisse cyniquement, après lui avoir promis la vie sauve, Laubardemont le fils périr dans l'eau glacée du torrent. Voyez encore celle du Château de Pierre Encise, où le même Laubardemop~ est, en juste punition
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de ses crimes, précipité dans le Rhône par la trappe d'une oubliette que l'on fait jouer sous lui. Non vraiment, il n'y a pas dans toute l'oeuvre de Dumas père, de glorieuse mémoire, une péripétie plus grosse, pour ne pas dire plus grossière que celle-là.
En dépit de tout le mal que l'auteur se donne pour monter les imaginations et pour dramatiser son sujet, non seulement l'œuvre manque d'unité, mais encore elle manque de vie. Vigny a tenté d'y suppléer en multipliant les ornements, les tirades à effet et les morceaux de bravoure. Tels sont l'aimable description de la Touraine qui ouvre le livre, le pittoresque tableau de la procession de Loudun ou de l'émeute battant les murs du Louvre, le brillant épisode du siège de Perpignan ou bien, dans un autre genre, la jolie scène, si adroitement filée, en même temps que d'une psychologie si pénétrante et si cruelle, où, sur le balcon du château de Saint-Germain, la reinemère ébranle tout doucement le fidélité promise par Marie de Mantoue à Cinq-Mars, et fait luire à ses yeux éblouis la couronne de Pologne ou simplement le début de ce même chapitre de l'Absence, et la rêverie si mélancolique et si gracieuse qui sert d'amorce à la scène que je viens de rappeler
Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciei ? Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s'avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont la proue serait dorée, soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que les vents emporteraient sur leurs
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ailes ? L'homme est un lent voyageur qui envie ces passagers rapides, rapides moins encore que son imagination ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu'il aime par le souvenir ou l'espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de ses peines, et ces pays si beaux que l'on ne connaît pas et où l'on croit tout rencontrer à la fois. H n'est pas un endroit de la terre, sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec indifïérence, qui n'ait été consacré dans la vie d'un homme et ne se peigne dans ses souvenirs car, pareils à des vaisseaux délabrés, avant de trouver l'infaillible naufrage, nous laissons un débris de nous-mêmes sur tous les écueils.
Où vont-ils, les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées ? C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine enflammée ils volent, ils roulent sur euxmêmes en grondant, jettent des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent pendre à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse. Dégagés avec effort des défilés de rochers qui avaient un moment arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque patrimoine de Henri IV en Guienne, les conquêtes de Charles VII; dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux domaine de Hugues Capet, s'arrêtent en murmurant sur les tours de Saint-Germain.
Certes la page est agréable à lire, évocatrice et suggestive on pourrait même dire qu'elle ne l'est que trop. Elle enlève la pensée dans le ciel et la repose un peu gauchement et brusquement sur le sol. C'est un ornement admirable en soi, mais un ornement superflu l'auteur l'avait ciselé avec amour, il n'a pas voulu le laisser perdre, et l'a plaqué ici. Il y en a beaucoup d'autres du même genre dans ce gros livre, serré et compact, conçu sur un plan trop ambitieux et trop vaste, et qui, sous les dehors d'une
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abondance factice, trahit une certaine pauvreté d'invention et un souffle un peu court.
Vigny s'est bien rendu compte du demi-échec de sa tentative. Après Cinq-Mars, il ne s'est pas essayé dans le roman proprement dit. Il a écrit seulement des nouvelles, de longues nouvelles, dont le développement remplit une bonne centaine de pages, mais dont l'action est simple, peu chargée d'incidents et de personnages, et facile à conduire. Il n'a pas renoncé à mettre en scène des personnages historiques ses héros sont des gens qui ont réellement existé, qui parfois même ont laissé après eux quelque trace dans la mémoire des hommes il jette au travers de leur aventure des personnages notoires ou illustres, papes, archevêques, rois, reines, empereurs. Mais il a soin désormais de ne les présenter qu'incidemment et de biais. Il n'a pas renoncé non plus à faire de son récit la démonstration d'une thèse philosophique mais au lieu d'enlacer cette démonstration à l'action romanesque, il l'en sépare nettement. Il nous fait montrer ce jeu de marionnettes qu'est la vie humaine par un spécialiste qui est chargé de nous le commenter; avec une sorte de confiance superstitieuse dans la vertu des nombres, il groupe ses historiettes trois par trois autour d'une idée et c'est ainsi qu'au majestueux, imposant et un peu pesant CinqMars, succèdent les alertes Consultations du Docteur Noir. III
Ces Consultations du Docteur Noir, dont le titre, au premier abord, est un peu bizarre, auraient pu s'intituler tout aussi bien études sur les questions du temps présent. C'est une série d'œuvres d'imagination consacrées à discuter
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et, dans la mesure du possible, à résoudre les problèmes qui, il y a un siècle, se posaient aux esprits réf!échis problèmes philosophiques, religieux, sociaux. Ces problèmes se posent d'une manière différente, selon que nous les examinons impartialement, froidement, avec notre raison et notre tête, ou que nous voulons les traiter par le sentiment et avec le cœur. Et comme nous sommes à la fois raison et sensibilité, tête et cœur, que nous ne pouvons adopter un point de vue à l'exclusion de l'autre, supprimer notre tête ou notre cœur, il s'ensuit que, sur chaque question, nous nous trouvons avec nous-mêmes en désaccord et en conflit. C'est' ce conflit que Vigny a voulu rendre sensible en incarnant ces deux hommes que chaque homme porte en lui sous la figure de deux personnages, aussi contraires qu'inséparables. L'un, Stello, symbolise le côté enthousiaste et généreux de notre nature c'est l'homme d'imagination et de sensibilité, le poète. L'autre, le Docteur Noir, ainsi nommé parce que selon l'usage des médecins d'autrefois, il est invariablement vêtu d'un frac noir, c'est la raison qui souffle impitoyablement sur tous les enthousiasmes, l'expérience qui dissipe les illusions et sous leur voile doré, qu'elle écarte, nous montre la triste réalité. Stello, comme les natures trop nerveuses, a ses moments de dépression et de neurasthénie, ses crises de découragement et de tristesse. Quand il les sent venir, il appelle le médecin des âmes, il demande une consultation au docteur et celuici, comme font les médecins des corps, lui institue un traitement et lui rédige une ordonnance. Mais il ne la rédige qu'après avoir analysé longuement son cas, et l'avoir rapproché des autres cas analogues qui peuvent éclairer son jugement. Ces cas, qui vont régulièrement trois par trois, ce sont les trois récits qui, en se développant au cours de l'entretien entre le malade et le docteur, composent le livre.
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La première de ces consultations, celle qui porte le nom de Stello, a trait aux rapports de la poésie et de la politique. Est-il bon que le poète se mêle des affaires publiques ? 2 Vigny, vers 1830, comme beaucoup de ses confrères, se sentait un violent désir de se jeter dans la politique, et des velléités de théoriser dans ses écrits en faveur de quelque « sublime forme de Gouvernement )). Le Docteur Noir l'en détourne en lui remontrant ce qui, en pareil cas, arrive fatalement au poète. Que ce soit sous un régime ou sous un autre, sous la monarchie absolue, sous la république démocratique, sous la royauté constitutionnelle, il ne recueille que l'indifférence et le -mépris, il est voué à la misère et à la mort. C'est ce qu'établissent successivement l'Histoire d'une puce enragée, qui met en cause le poète Gilbert l'Histoire de Kitty Bell, qui est surtout l'histoire de Chatterton et une Histoire de la Terreur, où il est principalement question d'André Chénier. Sur quoi le Docteur Noir conclut par une ordonnance dont voici les prescriptions essentielles
SÉPARER LA VIE POÉTIQUE DE LA VIE POLITIQUE, et, pour y parvenir, laisser à César ce qui appartient à César, c'est-à-dire le droit d'être, à chaque heure du jour, honni dans la rue, trompé dans le palais, combattu sourdement, miné longuement, battu promptement et chassé violemment. SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION. Suivre les conditions de son être, dégagé de l'influence des Associations, même les plus belles. Parce que la Solitude est la source des inspirations. LA SOLITUDE EST SAINTE. Toutes les Associations ont tous les défauts des couvents. Eviter le rêve maladif et inconstant qui égare l'esprit, et employer toutes les forces de la volonté à détourner sa vue des entreprises trop faciles de la vie active. Avoir toujours présentes à la pensée les mages, choisies entre mille, de Gilbert, de Chatterton et
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d'André Chénier. Parce que ces trois jeunes ombres étant sans cesse devant nous, chacune d'elles gardera l'une des routes politiques où vous pourriez égarer vos pieds. On voit, par cette très rapide analyse, en quoi consiste le procédé de composition adopté par Alfred de Vigny. Il est très justement accommodé à l'objet que se propose l'auteur. D'abord le récit est fait à la première personne. Le Docteur Noir a été mêlé aux événements qu'il raconte. C'est lui que l'archevêque de Paris a mandé auprès d'un jeune homme dont la tête est encore plus malade que le corps et qui s'appelle Gilbert. C'est lui, qui en 1770, dans un misérable logement de la Cité, a reçu le dernier soupir de Thomas Chatterton. C'est lui qui, en 1794, n'a pu empêcher André Chénier de porter sa tête sous le couperet de la guillotine, mais a réussi du moins à sauver MarieJoseph. Eu racontant les faits dont il a été témoin, il les accompagne, tout naturellement, d'une sorte de commentaire perpétuel, qui lui permet d'introduire comme par parenthèse toutes les réflexions qu'il juge à propos. A ces réflexions son interlocuteur, non moins naturellement, ajoute ou oppose les siennes. Ainsi l'ouvrage prend insensiblement une forme intermédiaire entre la forme purement narrative et la forme purementdramatique. C'est un dialogue d'allure philosophique, qui se poursuit d'une façon assez sinueuse, mais 'sans jamais perdre de vue l'idée autour de laquelle il tourne, et à quoi il revient toujours. Et comme, dans les dialogues de Platon, l'idée est souvent développée au moyen d'un beau mythe, d'une fiction ou d'une allégorie pleine de poésie et de grâce, de mêmes, ici, des histoires dramatiques et touchantes s'insèrent tour à tour dans la conversation du Docteur et de Stello, sans jamais en rompre la trame. Au contraire, elles renouvellent l'intérêt,
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rafraîchissent l'esprit, relancent la pensée ou la font rebondir.
Il y a là un art savant, ingénieux, un peu compliqué peut-être, et qui tourne à l'artifice. Il a ses avantages, et on vient de les voir. Il a aussi ses inconvénients. L'enchevêtrement de la composition fatigue l'attention du lecteur, que les digressions, de leur côté, affaiblissent en la dispersant. Et l'intrusion perpétuelle dans le récit de la personne du narrateur rend plus difficile cette illusion qui, dans le roman aussi bien qu'au théâtre, est le charme souverain et le plus merveilleux effet de l'art. Nous nous intéressions à Gilbert ou à Chatterton, nous suivions avec curiosité, avec sympathie, avec angoisse, le déroulement de leur aventure. Et voici qu'au moment où nous avions oublié ce qui nous entoure, où nous nous oubliions nousmêmes pour ne penser qu'à eux, à leur situation, à leurs sentiments, où nous nous étions identifiés à eux, brusquement l'enchantement est rompu. Nous croyions avoir affaire à des êtres de chair et de sang nous nous apercevons, on nous oblige à nous apercevoir, que nous nous étions excités seulement pour des héros de carton, pour des exemples scolastiques, pour des arguments faits hommes. Notre imagination retombe à plat. Et ce n'est pas seulement l'illusion qui s'évanouit, c'est le naturel qui est gâté. Le procédé dont use ici Alfred de Vigny n'est pas absolument neuf. Il fait songer à ceux dont use Sterne dans Tristram Shandy et dans le Voyage sentimental, dont ont usé après Sterne tous les imitateurs de Sterne, et Dieu sait, de Diderot à Xavier de Maistre et à Jules Janin, s'ils furent nombreux à la fin du XVIIIe siècle et au début du xtx~. Mais pour nombreux qu'ils soient, ils n'en sont, avec leur originalité apprêtée et leur intarissable bavardage, que plus agaçants.
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De telles objections n'ont pas dû se présenter à l'esprit d'Alfred de Vigny, car, loin de renoncer au système de composition qu'il avait appliqué dans la première Consultation du Docteur Noir, à plusieurs reprises il se proposa d'y revenir. On peut dire que pendant une dizaine d'années au moins de sa vie, toutes les grandes questions qui sollicitaient son intelligence se sont concrétisées pour elle sous la forme d'un dialogue entre le sensible Stello et son flegmatique interlocuteur. Après la consultation sur le rôle du poète dans les affaires publiques, il devait y en avoir une seconde, sur le suicide. Si nous en croyons le Journal d'un Poète, elle aurait <f renfermé tous les genres de suicide et des exemples de toutes leurs causes analysées profondément )). Nous avons même un aperçu de l'ordonnance par laquelle elle se serait terminée. Vigny s'abstint de donner suite à ce projet par scrupule de paraître encourager ou justifier un acte qu'il considérait comme un acte anti-social. Une troisième consultation aurait mis en cause les hommes politiques, les importants, comme il en pullule sous le gouvernement représentatif, « en qui l'orgueil d'être nommé le premier législateur de leur temps est devenu une vraie maladie », les avocats qui avocassent du matin au soir et qui ne sont pas seulement capables de redresser un seul des défauts ou de combler une seule lacune des lois. Une quatrième aurait roulé « sur l'idée de l'amour qui s'épuise à chercher l'éternité de la volupté et de l'émotion x. Tandis que la précédente paraît avoir été abandonnée assez vite, celle-ci au contraire semble avoir été poussée fortloin. Ilsubsiste parmiles'papiers de Vigny un roman par lettres dont le sujet paraît se rattacher à cette consultation sur l'amour. Une cinquième enfin était consacrée à la question religieuse. Vigny avait commencé à l'écrire en 1837. Nous en avons
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le plan, tel qu'il l'avait rédigé, et remanié à plusieurs reprises, avec son habituelle minutie. Le cadre général était comme de coutume une conversation entre les deux inséparables ennemis, Stello et le Docteur Noir. Cette conversation devait fournir le prologue et l'épilogue, sans parler d'un nombre indéterminé d'intermèdes au cours du livre, et initier le lecteur à l'histoire d'un personnage imaginaire doté des noms plus ou moins symboliques, tantôt de Trivulce, tantôt d'Emmanuel, tantôt de Samuel ou de Christian, et conçu dans une certaine mesure sur le prototype de La Mennais. Ce personnage aurait été un réformateur religieux, entreprenant de faire le bonheur des hommes et périssant dans sa tentative. Mais le roman moderne dont il était le héros désigné eût à son tour enveloppé trois nouvelles historiques, destinées à démontrer à Christian, par l'exemple de Julien l'Apostat, par celui de de Mélanchton et celui de Jean-Jacques Rousseau, la vanité de son entreprise et les risques qu'il ne pouvait manquer d'y courir. Et, selon le rite immuable des Consultations du DocteurNoir, l'ouvrage aurait conclu par une «ordonnance ') dont la teneur nous a été conservée « Si vous êtes assez grand pour faire des œuvres religieuses et philosophiques, ne les faites qu'en vous isolant de votre nature, en les jetant du haut de votre aire inaccessible. »
Ce plan, on le voit, est plus compliqué encore que celui de Stello. Complication du troisième degré, et non plus seulement du second. Avec tout le respect qu'on peut avoir pour Alfred de Vigny, on songe à des ouvrages chinois, à des ivoires ou à des laques, série de sphères concentriques délicatement ouvragées et découpées à jour, on se demande par quel merveilleux procédé, à l'intérieur d'une sphère plus volumineuse, boîtes dont chacune en s'ouvrant en découvre une autre qui en contient
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une autre à son tour. La seule partie, en dehors du prologue et de l'épilogue, qui ait été complètement terminée, c'est cette Daphné, dont le nom énigmatique a fait, tant qu'on ne connaissait guère de l'ouvrage que son titre, travailler les imaginations, et à l'occasion les a égarées. Une de ces erreurs a consisté à transformer en quelque grande amoureuse Daphné, qui est un faubourg de l'ancienne Antioche. Ce serait, comme on l'a dit spirituellement, prendre le Pirée pour une femme. Le sujet de Daphné, nous le connaissons déjà c'est l'histoire de Julien l'Apostat. Mais ici, complication encore. Cette histoire ne nous est pas directement racontée. Elle est contenue dans une suite de lettres qu'un jeune négociant juif, qui fait le trafic entre la Syrie et la Perse, adresse d'Antioche à un de Tses coreligionnaires d'Alexandrie. Ce raffinement de composition ne la rend pas plus claire. Le lecteur n'arrive pas du premier coup à déplier toutes les enveloppes que l'auteur multiplie comme à dessein autour de sa pensée. La peine qu'il y prend lui gâte un peu le très noble plaisir que lui font éprouver des pages pittoresques ou profondes. On a déjà vu celles qui contiennent la substance philosophique de l'ouvrage. Il faut en citer une autre qui donne une excellente idée de la manière dont Vigny a traité les parties descriptives, qui sont fort belles. Le jeune israélite raconte à son correspondant comment sont entrés dans la turbulente Antioche, agitée par les prédications des Nazaréens et violemment soulevée contre l'Apostat, les légionnaires de Julien..
Les trompettes ont résonné aux portes de la ville. Les chemins se sont vidés à l'instant. Toute la foule s'est jetée dans les maisons et s'est mise à charger les toits et les terrasses, pour voir passer une des cohortes de t'armée' qui va entrer en Perse dans quelques jours et qui traversait
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Antioche en silence. Je n'avais jamais vu ces vieux légionnaires qui ont fait Auguste malgré lui le jeune César. J'ai compris l'étonnement que leur vue a causé à ces Syriens qui sont vêtus de soie, parfumés et épilés comme des femmes, que les Huns et les Isaures auraient déj~ fait esclaves sans cet empereur qu'ils maudissent, et qui iront bientôt, après lui, tourner les meules de moulins chez les barbares qui leur crèveront les yeux.
La cohorte qui passait était celle des Hoplites. Ces hommes dont le front est chauve marchaient la tête nue, portant leur casque suspendu au col. Leurs crânes jaunâtres et cicatrisés reluisaient comme la cime de ces vieux rochers que baigne la mer. Ils marchaient aussi légèrement que les jeunes lutteurs quand ils sont nus et huilés pour la course. Tous ces hommes dont le visage était grave, la taille haute, les membres robustes, la marche rapide et infatigable, me parurent des hommes d'un autre âge et sortis des tombes de la vieille Rome il me sembla voir l'une de ces légions à qui Jules donnait pour délassement la conquête des Gaules, entre la construction d'une ville de guerre et celle d'un port. J'éprouvai pendant tout le passage de ces hommes d'airain ce que l'on sentirait à Jérusalem à la vue des guerriers ressuscités de Judas Machabée.
Après eux passèrent six cents éléphants qui portaient les tentes et des vivres pour l'armée dans le désert. Cent autres éléphants couverts de longues housses de pourpre et couronnés d'algues marines étaient conduits par de beaux enfants vêtus de lin qui les guidaient de la voix et avec une baguette d'or. Ces animaux devaient être sacrifiés le lendemain au bord de la mer, et, par ordre de l'empereur, immolés à Neptune.
Cette légion traversa seule la ville, tandis que le reste de l'armée en faisait le tour, et elle ne daigna pas laisser une garde dans cette cité vaine et tumultueuse d'Antioche, dont la force se perd en paroles et en querelles. On n'entendait plus les pas des troupes et les clairons
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perdaient leurs voix dans l'éloignement, que la ville était encore muette de stupeur.
Cette page est d'une netteté, d'une pureté, d'une fermeté admirables. Elle fait songer à la fois à Chateaubriand et à Flaubert, quoique Vigny ne puisse être confondu ni avec l'un ni avec l'autre. Il est moins laborieux que celui-ci et plus sobre que celui-là. On peut juger par cet exemple qu'il ne tenait qu'à lui d'avoir dans le roman ce faire large et grand qui est la marque des maîtres. Il lui suffisait de renoncer aux complications excessives du plan et d'écarter la préoccupation trop obsédante de l'idée abstraite qui est la raison d'être de ces fictions qu'il emprunte à demi à l'histoire et qu'il invente à demi. Un jour, las de ce qu'il appelait lui-même « les compositions tortillées il avait fait vœu d'être simple et ce jour-4à il avait écrit la plus belle partie du livre qui est son chef-d'œuvre en prose et un des chefs-d'œuvre de la langue française Servitude et Grandeur militaires.
IV
Si on parle, à propos de Servitude et Grandeur militaires, de simplicité, c'est encore d'une simplicité toute relative. On ne se défait pas d'un seul Coup de ses habitudes, même si on en sent les inconvénients. Vigny a conservé dans cet ouvrage la composition en triptyque, qui décidément lui tenait au cœur. Laurette ou le cachet rouge, la Veillée de Vincennes, la Canne de jonc, tels sont les trois contes symboliques qui cette fois encore graveront ses idées dans la mémoire de son lecteur. Mais il a donné congé au neurasthénique Stello et à son inévitable compagnon. Il s'est décidé à exposer lui-même, parlant en son propre nom, sa philo-
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sophie de la vie militaire, dans les chapitres qui encadrent ses trois nouvelles. Il n'a pas abandonné la forme du récit personnel, qui semble devenue inhérente à sa façon de conter. Mais ce récit, c'est lui-même aussi qui le fait, ce qui, après tout, est plus naturel que de demander à l'une ou à l'autre des deux moitiés de sa personne de lui servir de truchement. On peut dire, somme toute, que le livre est simple. Il est d'autant plus simple que le lecteur le simplifie. Le titre général est double Servitude et Grandeur militaires. Dans la pensée de Vigny, cela signifie obéissance passive et abnégation. Le soldat obéit aux ordres qui lui sont donnés, sans hésiter, sans discuter, quelle que soit la nature de ces ordres et l'opinion qu'il en a en cela il est serf. Le soldat, unité confondue dans les rangs d'une armée, accepte sa servitude, se résigne à son obscurité. Il fait abnégation de sa volonté, il fait abnégation de la gloire, il fait abnégation de sa vie en cela il est grand. Des trois histoires de soldat que Vigny rapporte à l'appui de cette double thèse, il y en a une dont le lien avec elle paraît moins évident et moins étroit c'est la Veillée de Vincennes. Aussi ne semble-t-elle avoir été mise là que pour grossir l'ouvrage, ou pour satisfaire ce goût de la composition ternaire qui va chez Vigny jusqu'à la superstition. Elle fait un peu l'effet d'être en surnombre et bien qu'elle ne soit pas en elle-même dépourvue d'intérêt ni d'agrément, peut-être vaudrait-il mieux, la perfection de l'œuvre défiant ainsi toute critique, qu'elle n'y figurât pas. On peut sans grand inconvénient la laisser de côté. Le triptyque, dès lors, devient un diptyque dont les deux panneaux se répondent admirablement l'un à l'autre, et forment un contraste d'une grande beauté.
Le contraste est dans la pensée même qui s'exprime au moyen de ces deux tableaux. Il n'est pas moins dans l'art
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avec lequel ils ont été dessinés par le poète qui s'est mis ici au service du penseur. Il est d'abord dans les deux figures qui occupent le centre des deux compositions. Le vieux commandant que Vigny rejoint au galop de son cheval sur la grand'route d'Artois, conduisant péniblement à pied « une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d'une toile cirée noire », où une pauvre jeune femme aux traits émaciés et aux grands yeux bleus élargis par la folie, accroupie dans la paille, joue toute seule aux dominos, n'a rien de fin, d'élégant ni d'héroïque, avec son dos voûté, ses moustaches blanches et ses gros sourcils noirs. Enfant de troupe à ses débuts, puis mousse, matelot et enfin capitaine dans la marine marchande, il n'a jamais eu que les connaissances indispensables à son métier, et il n'avait sans doute jamais philosophé sur les rigueurs de la discipline militaire et sur l'obéissance passive, quand la Révolution fit de lui le commandant d'un brick de guerre et l'exécuteur des ordres du Directoire. Ces ordres, c'était de transporter à la Guyane un journaliste arrêté à la suite du coup d'état de Fructidor, et avec lui sa jeune compagne c'était aussi d'ouvrir, par tant de degrés de latitude et de longitude, une lettre scellée de cire rouge qui contient des instructions secrètes. Les jours passent. Le capitaine a presque oublié la lettre. Le moment vient d'en prendre connaissance. Elle enjoint de passer, sans aucun délai, le prisonnier par les armes. Le capitaine est une âme simple. C'est, comme il dit lui-même, « un pauvre homme », qui a l'habitude « d'obéir aveuglément, d'obéir toujours, d'obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son coeur ». 11. ne se demande pas si les ordres qu'il a reçus sont justes, s'ils sont légitimes, s'il ne pourrait pas, sous un prétexte ou sous un autre, en ajourner ou en éluder l'accomplissement. Il les a reçus, il les exécute
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ponctuellement. Mais au fond de cette conscience obscure s'incruste, non pas un remords, il n'a fait que son devoir et ne se sent nullement coupable, mais un souvenir aussi douloureux et cuisant qu'un remords. Le moment où il a commandé la fusillade est un moment qui, après vingt ans, dure encore, et qu'il traînera toute sa vie comme un boulet. De ce moment-là, il est devenu aussi triste que la malheureuse qu'il a contribué à faire veuve il a senti quelque chose en lui qui lui disait Reste devant elle jusqu'à la fin de tes /OUM et garde-la. Il l'a fait. Il l'a fait sans récriminer et sans se plaindre. Il lui a paru aussi naturel de se sacrifier qu'il lui a paru naturel d'obéir.
Le capitaine Renaud, avec sa haute taille, son visage pâle et mélancolique et sa canne de jonc sur laquelle il s'appuie pour marcher et dont il s'amuse, au repos, à faire des lignes et des ronds sur le sable, est une âme autrement compliquée et profonde. «Homme d'un esprit très cultivé », ayant « beaucoup lu et beaucoup retenu il est au courant « des plus grandes affaires politiques de l'Europe sous l'Empire ». Fils d'un vieil officier supérieur qui a suivi Bonaparte en Egypte, page de l'empereur dès qu'il y a eu un empereur, il a été, dès l'adolescence, possédé du démon de la gloire et du génie de Napoléon. Grandissant sous les yeux d'un maître qu'il admirait jusqu'au fanatisme, toutes les ambitions lui étaient permises, tous les espoirs s'offraient à lui. Mais, disgracié par le grand homme qui le soupçonne de l'avoir surpris dans un moment de faiblesse et de l'observer de trop près, il est envoyé au camp de Boulogne, capturé par les Anglais, prisonnier sur parole à bord de la Victoire, la frégate de l'amiral Collingwood, rendu enfin, après des années, à la liberté et à son pays. L'empereur, quand il se représente devant lui, le toise d'un air méprisant et lui tourne le dos. Il « se plonge dans les
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rangs inconnus de l'infanterie de ligne il « sert la Patrie sans rien tenir de Napoléon ». Borné à l'avenir d'un officier subalterne, vivant de la vie du soldat, n'attendant rien de la guerre, la voyant de près et tous les jours, il la prend en horreur. Il en arrive « à la haïr, tout en la faisant avec énergie ». Cet homme qui a découvert le néant des grandeurs et de la gloire, ne vit plus que par un sentiment le sentiment de l'honneur. C'est par honneur que, depuis 1815 jusqu'à la mort de son empereur, il a refusé de reprendre du service. C'est par honneur qu'ayant envoyé sa démission quinze jours avant les journées de juillet, il est revenu prendre son poste à la tête de sa compagnie quand il a vu les Ordonnances. C'est pour l'honneur qu'il tombe obscurément à la tête du pont d'Iéna, assassiné par un gamin. Il est assez détaché de ce monde pour le quitter sans plainte il a l'âme assez grande pour pardonner à son meurtrier. Celui-là, c'est un héros et c'est un philosophe c'est un saint et un martyr de « la religion de l'honneur ». Le contraste, il existe. encore dans la manière dont, de part et d'autre, le récit est conduit. L'histoire de Laurette est construite comme un drame. Une situation est préparée lentement, soigneusement, amenée à point, brusquement dénouée. La jeunesse des « déportés )), leur insouciance, leur gaîté, leurs charmants enfantillages, leur babillage d'oiseaux, l'intimité qui s'établit insensiblement entre eux et le capitaine, les projets qu'ils ébauchent ensemble, le sentiment paternel qui germe obscurément dans le cœur du loup de mer, tout porterait à voir l'avenir en rose. Mais la lettre du Directoire est toujours là, avec « sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert comme une gueule de loup. ». Selon une idée chère à Vigny, elle symbolisera l'insondable Destinée qui apporte aux hommes la vie et la mort. C'est la mort qu'elle
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recèle dans son enveloppe mystérieuse. Personne n'essaye de lui résister ni de se révolter contre elle. A la signification qui lui est faite de l'arrêt du Directoire, une rougeur fugitive passe sur la joue du jeune journaliste, mais il s'incline. « Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. » Le capitaine sent « la colère le prendre aux cheveux », mais en même temps je ne sais quelle force qui le fait obéir et le pousse en avant. Le condamné sera fusillé sur le bossoir du navire. Et Laurette ? 2 elle ignore. A l'heure dite, le capitaine la fera mettre dans un bateau et emmener au large, pour que du moins elle n'ait pas le spectacle de l'exécution. C'est ici que l'émotion arrive à son comble, et je laisse la parole au conteur. Ces embarcations tiennent six hommes. Ils s'y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu'elle eût le temps de crier et de parler. Oh voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n'oublie pas une chose pareille 1. Ah 1 quel temps .il fait 1 Quel diable m'a poussé à vous raconter ça! Quand je raconte cela, je ne peux plus m'arrêter, c'est fini. C'est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon. Ah 1 quel temps il fait Mon manteau est traversé. Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette t La pauvre femme 1 Qu'il y a des gens maladroits dans le monde l'officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu'on ne peut pas tout prévoir. Moi je comptais sur la nuit pour cacher l'affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.
Il y a dans la Canne de jonc des scènes aussi fortes, que ce soit « le dialogue inconnu dans une chambre du
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palais de Fontainebleau, entre le pape et l'empereur; ou la surprise du corps de garde russe dont tous les occupants sont passés par les baïonnettes, y compris l'officier de quatorze ans qui meurt en appelant Papa. Mais elles ne sont que des épisodes au cours d'une action qui en comporte d'autres, d'une nature toute différente, simple et calme, par exemple la lecture de la lettre que Renaud reçoit de son père, ou la conversation, sur le pont de la Victoire, avec le bon amiral Collingwood et ceux-là même qui sont les plus dramatiques visent moins à nous émouvoir qu'à nous faire penser. L'essentiel, pour le poète, n'est pas que nous tremblions pour lé vieux pontife autour duquel le Corse tourne comme une bête fauve, ou que nous versions une larme sur l'adolescent aux cheveux blonds en qui son égorgeur ne peut pas voir un ennemi, c'est qu'une fois le frisson passé ou la larme séchée, de ce que nous avons vu nous retenions une idée supériorité des grandeurs de l'esprit sur les grandeurs de chair, illégitimité de l'assqssinat, fût-il permis où commandé par les lois de la guerre. Pathétiques ou non, les tableaux qu'il fait passer tour à tour sous nos yeux marquent les étapes qui ont conduit son héros de l'enthousiasme juvénile au désabusement de la maturité, des ambitions effervescentes à la résignation stoïque. La vie du capitaine Renaud est le dernier chant, et le plus accompli, de ce « poème épique sur la désillusion » que forment, au dire d'Alfred de Vigny, Cinq-Mars, S~eHo, Servitude et Grandeur militaires. Ici point de catastrophe où s'exalte l'orgueil, à quoi la pitié compatisse; mais une pression lente qui ploie la volonté, un pli amer donné à la pensée et à la lèvre, une décoloration successive de toutes les choses de ce monde qui fait qu'on s'en déprend à mesure et qu'à propos de chacune d'elles on dit Ce n'était que cela. Toute la mélancolie des rêves avortés et
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des espoirs trahis, tout le désenchantement de l'expérience, tout le gris de la vie pénétre et imbibe ces confidences murmurées à demi-voix, un soir sinistre d'émeute, sur le banc d'un boulevard désert, par ce vieux capitaine qui n'a tiré d'autre profit des longues années d'une carrière honorable et obscure que la connaissance des hommes, la conviction de l'universelle vanité, et parmi tant de déceptions de toute sorte, la satisfaction d'avoir, en conscience, « fait son devoir ».
V
Dans Servitude et Grandeur militaires, Vigny est arrivé, non sans peine et en traînant encore avec lui quelques restes de « l'entortillage » où s'embarrassait facilement une pensée à qui la complication n'était pas moins naturelle que la grandeur, à réaliser l'idéal de simplicité grave et forte vers lequel dans ses romans et dans son théâtre, il avait tendu. Pourtant, quelque prédilection qu'on puisse légitimement éprouver pour ce livre admirable, il ne marque pas le dernier terme de l'art d'Alfred de Vigny. Le point culminant de cet art savant et pur, symbolique et profond, c'est dans ses poèmes, dans quelques-uns de ses poèmes surtout, mais, si le nombre en est mesuré, le prix en est inestimable, qu'il faut l'aller chercher
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L'INVENTION DES SUJETS ET L'IMAGINATION PLASTIQUE
Ce qui frappe le plus au premier abord, dans la poésie d'Alfred de Vigny, c'est l'absence à peu près complète de toute inspiration personnelle ou actuelle. Ce caractère est le plus apparent parmi ceux qui distinguent l'auteur de ses illustres contemporains et rivaux, d'un Lamartine, d'un Victor Hugo. Le poète des Méditations et des ~(uvncnt~ ne nous parl~ guère que de lui-même. Ses stances et ses « cantiques débordent naturellement de son âme comme le trop-plein de ses joies et de ses douleurs. Il n'a eu, pour les commenter, qu'à raconter sa vie. Victor Hugo ne nous a laissé ignorer ni ses bonheurs, ni ses inquiétudes, ni ses espérances, ni ses déceptions, ni ses souffrances de fiancé, d'époux, d'amant, d'ami, de père, et de grand-père. De plus, il ne s'est pas accompli dans son siècle de grand événement politique ou social, national ou humain, qui n'ait eu son retentissement dans ses vers. Si l'on ne peut
CHAPITRE IV
LES POÈMES
1
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raisonnablement soutenir que le poète des Contemplations et de la Légende des Siècles soit étranger à son époque, encore moins s'avisera-t-on de contester que celui des Odes, des Voix Intérieures, des Châtiments et de l'Année Terrible y tienne par toutes ses fibres. Vigny semble hors de son temps et de son pays, parfois même hors de l'espace et du temps. Qu'est-ce qu'une pièce comme la Neige ou la Sauvage nous livre de sa vie intime? Par quel lien le poème d'Eloa ou celui du Mont des Oliviers se rattache-t-il à l'actualité? II n'y a, ce semble, qu'à ratifier le mot, déjà cité, de Sainte-Beuve sur « la tour d'ivoire )) où « avant midi » le poète serait rentré, tour de mystère, tour de songe, où il aurait vécu à l'écart des hommes de sa race et de son âge, sans communications avec le monde extérieur, se nourrissant de sa propre substance, et poursuivant dans un silence rarement interrompu la méditation de je ne sais quel nirvâna.
Vigny, il faut bien en convenir, n'a rien fait pour démentir, il a tout fait pour confirmer la légende qui de son vivant commençait à se former autour de son nom. S'il avait, comme la plupart de ses amis et rivaux, fait délibérément métier d'écrivain, peut-être se serait-il laissé aller, en un temps où il était de mode de prendre le public pour confident, à l'entretenir, lui aussi, de sa personne. Mais outre « une certaine pudeur » naturelle, dès ses premiers pas dans la carrière poétique, la réserve inhérente au gentleman l'avait détourné de « se mettre en scène ». Si parfois il se sentait quelque velléité de s'avancer timidement sur le théâtre, aussitôt il se rejetait dans la coulisse. En 1822, il avait intercalé dans un de ses poèmes c'est le Bal une esquisse tout à fait dans le goût de l'époque, où il se figurait dans l'attitude chère aux premiers romantiques, accueillant avec l'air d'un Giaour ou d'un Lara les danseuses
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qui venaient lui demander en guise d'intermède à la fête mondaine, de réciter quelques-uns de ses vers
Mais dans les airs émus la musique a cesse. Tout se tait. Et pourquoi, graves, mais ingénues, Ces trois jeunes beautés vers un homme venues ? Cette douleur secrète errante dans ses yeux N'a pas déconcerté l'abord mystérieux Elles ont supplié puis, s'aidant d'un sourire, Elles ont dit « Les vers ont sur nous tant d'empire 1 Ils manquaient à la fête, et le bal les attend. »
Le passage, trop personnel, a disparu des éditions postérieures. Combien il répugnait profondément à la nature de Vigny de se livrer, de s'abandonner, nous pouvons en juger par celle de ses poésies qui a le rapport le plus étroit avec sa vie intime, la Colère de Samson. Celle-là, nous le savons, immortalise le souvenir d'une crise sentimentale, aussi aiguë que celle qui fit jaillir du cœur d'Alfred de Musset les sanglots désespérés des Nuits. Pourtant, à lire l'histoire de Dalila et de son amant, nous pourrions méconnaître l'intérêt qu'y prend pour son compte le poète, n'était le rugissement d'indignation et de douleur qui, trop longtemps contenu, éclate dans les quatre derniers vers
Terre et Ciel punissez-la par de telles justices La trahison ourdie en des amours factices,
Et la délation du secret de nos cœurs
Arraché dans nos bras par des baisers menteurs 1 Les poèmes dédiés à la mystérieuse Eva, la Maison du Berger, les Oracles, l'Esprit pur, pourraient faire attendre des confidences. Ils tournent plus ou moins vite, plus ou moins complètement, à la dissertation politique ou philosophique, si bien qu'on s'évertue à deviner et qu'on ne saurait dire à quelle femme ils sont adressés, ni si c'est
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à la même femme, ni seulement si c'est à une femme ou~ une idée. Quant au reste de l'oeuvre poétique de Vigny, ce qu'il peut devoir aux circonstances de sa vie se réduit à peu de chose. Peut-être, dans sa jeunesse, l'auteur a-t-il pris part à quelque battue au loup. Peut-être au bal, à Paris, s'est-il fait conter par Wanda, «grande dame russe a qui porte d'ailleurs un nom polonais la douloureuse histoire de sa sœur. Peut-être a-t-il, à la porte du Jardin des Tuileries, échangé quelques paroles avec le pauvre diable, grand homme manqué et musicien de rencontre, dont il nous narre les déboires dans la Flûte. Encore est-il malaisé de discerner, dans l'un ou l'autre cas, si le cadre où sa pensée se joue est fiction ou réalité. On peut affirmer avec plus de certitude que sans le hasard d'une. villégiature à Dieppe, d'une promenade dans la banlieue parisienne, d'une garnison à Pau, nous n'aurions ni la Frégate « la Sérieuse », ni les Amants de Montmorency, ni le Cor. Et c'est à peu près tout. Autant dire que pour l'intelligence de la poésie de Vigny la connaissance de sa biographie est à peu près de nulle utilité.
Les événements contemporains l'ont, sinon plus heureusement, du moins plus fréquemment inspiré. Le premier ouvrage en vers un peu étendu qu'il ait composé, Héléna, est un poème de circonstance dont la cause occasionnelle doit être cherchée dans les péripéties de la guerre pour l'indépendance héllénique. Vigny s'excusait, en le publiant, de sortir du domaine de la poésie pure il prenait comme un engagement de s'y renfermer désormais. «Peu d'entre mes ouvrages, écrivait-il dans l'Introduction, se rattacheront à des intérêts politiques. » Pourtant quelques mois à peine s'étaient écoulés que le massacre, dans les rues de Madrid, de la garde de Ferdinand VII lui suggérait le sujet du Trappiste. Nous avons dans Paris, pour lui em-
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prunter ses propres paroles, ses « impressions » et ses a pressentiments », entendez ses espérances ou ses illusions de 1830 dans les Orac/M, son jugement sur la monarchie de Juillet et la Révolution de 1848. Wanda fait écho aux protestations réitérées que les publicistes et les penseurs, au temps de Louis-Philippe, un Quinet, un Michelet élevaient contre les procédés du despotisme moscovite. En 1855, le poète ajoute triomphalement un post-scriptum au dialogue pour célébrer dans la mort du tzar Nicolas et la prise du fort Malakoff, en liant d'ailleurs ces deux événements au prix d'un anachronisme, l'exécution des arrêts de la justice souveraine. Non seulement il suit avec passion les péripéties du grand drame où se jouent les destinées de l'humanité et dont les acteurs sont les peuples et les rois, mais de moindres accidents ont le pouvoir de fixer son attention et d'éveiller ses pensées. Il y a, dans la Maison du Berger, une longue diatribe contre les chemins de fer, destructeurs de la poésie et de l'imprévu, dévorateurs de vies humaines, où survit l'horreur qu'inspira aux Parisiens de 1842 le terrible déraillement de Bellevue. On y retrouve en raccourci les idées, les arguments et jusqu'aux mouvements oratoires des avocats, Bethmont, Philippe Dupin, Liouville, qui plaidèrent au procès~où furent pesées les responsabilités de la catastrophe. Un autre passage du même poème malmène les politiciens « qui croient à leurs paroles » et méprisent les poètes et les penseurs. Ce sont les représailles exercées par Vigny contre les parlementaires, pairs de 1839, députés de 1841, contre les « avocats d'un jour » qui ont repoussé le projet de loi sur la propriété littéraire, en déclarant dédaigneusement, comme Lestiboudois, « qu'il n'y a pas de propriété de la pensée », ou, comme Berville, « que les auteurs de mérite ne se trouvent pas dans une condition pire que celle des 15
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avocats ou des magistrats de talent ». On voit que le rêveur à la tour d'ivoire s'est désintéressé beaucoup moins qu'on ne l'estime généralement, beaucoup moins qu'il n'en faisait lui-même profession en 1822, des événements contemporains. Il y avait là une veine qui s'offrait à lui, où ses dons de poète philosophe auraient trouvé, à s'employer, une ample matière. Il l'a, à plusieurs reprises, plus qu'effleurée, assez pour qu'on doive signaler dans l'actualité politique une source constante de sa poésie, pas assez souvent ni avec assez de suite pour nous donner le grand poète social qu'il semble par moments qu'il ait ambitionné d'être, que certains, comme Gustave Planche, avaient espéré qu'il serait en effet. Et on se demande même, à distance, pour quelles raisons il n'a pas persévéré dans la voie où son génie paraissait l'engager.
Si on voulait les énumérer toutes, il faudrait repasser toutes les étapes de sa carrière poétique, refaire l'histoire de sa vie, expliquer les causes, qui ne sont pas purement littéraires, de « l'infécondité que plusieurs de ses critiques lui ont reprochée. La principale, du point de vue où nous sommes, c'est une certaine lenteur et longuerie d'exécution dont il avait lui-même conscience. Quand on veut suivre l'actualité, il faut aller du même pas qu'elle. Vigny n'avait ni le goût ni l'habitude de se hâter. « Je ne fais pas un livre, disait-il, il se fait. II mûrit dans ma tête comme un fruit. » A. plus forte raison la poésie lui semblait-elle demander pour naître du mystère et du temps. Il la définissait « la perle de la pensée M il jugeait qu'elle devait se former quasi inconsciemment, dans les profondeurs et le demijour de l'esprit, comme la perle au sein des mers. « Chaque vague de l'Océan ajoute un voile blanchâtre aux beautés d'une perle chaque flocon d'écume qui se balance sur elle lui laisse une teinte mystérieuse, à demi dorée, à demi
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transparente, où l'on peut seulement deviner un rayon intérieur qui part de son cœur. » C'est la méthode de la nature, à qui les délais ne sont pas mesurés. Elle s'accorde mal avec les nécessités de l'improvisation. On ne s'étonne pas que les cartons de Vigny soient demeurés pleins d'ébauches abandonnées et de projets qui n'ont même pas reçu un commencement de réalisation.
Trop discret pour se mettre lui-même dans ses vers, trop indolent pour suivre au pas de course la marche rapide des événements, il a donné toute son attention aux idées. Sa poésie a réfléchi sa vie intellectuelle et les principaux épisodes de cette vie, à savoir les lectures qui ont éveillé et fécondé sa réflexion. Faut-il déclarer qu'en insistant sur ce point, on n'a pas en vue, tant s'en faut, de déprécier la pensée d'Alfred de Vigny, d'en méconnaître ou seulement d'en diminuer l'originalité. Le stoïcisme désillusionné ou le pessimisme héroïque, comme on voudra l'appeler, dont il faisait profession, est marqué d'une empreinte trop personnelle pour qu'on affecte de n'y voir qu'une philosophie de seconde main. Si l'on veut enfoncer jusqu'aux racines les plus lointaines de cette amère doctrine, il ne suffit pas d'invoquer tel livre, telle page, tel mot tombé plus ou moins fortuitement sous les yeux du poète il faut mettre en cause, après les dispositions du corps et de l'âme qui sont l'étoffé du caractère, les souvenirs de la première enfance et l'éducation qui ont donné le pli à cette étoffe, les circonstances ultérieures qui ont repassé sur ce pli et l'ont rendu ineffaçable La philosophie de Vigny, on l'a vu, est le résultat de sa naissance; de tout l'ensemble de conditions physiques, matérielles et morales que ce mot implique, de son adolescence écoulée dans la société de vieillards désabusés et chagrins, des déboires de sa carrière militaire et de sa
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carrière littéraire, des déceptions éprouvées à son foyer et hors de son foyer, de toute son expérience d'homme enfin. Mais à fixer les principes de cette philosophie, comme à en déterminer les points d'application, les livres que le poète a lus ont concouru pour une large part. Trois ou quatre, auxquels il s'est attaché, la Bible, de Maistre, Byron, ont eu sur lui une influence capitale. Quant à l'autre face de sa pensée, à cette généreuse confiance en l'avenir qui lui fait pressentir le triomphe final des Idées et saluer l'avènement prochain du règne de l'Esprit, si on peut la considérer comme un développement lointain des convictions spiritualistes, des croyances chrétiennes dans lesuqelles il avait été nourri, si elle s'accorde avec la foi communément répandue vers le milieu du xixe siècle aux destinées terrestres de l'humanité, il est bien difficile d'admettre qu'elle n'ait pas été fortifiée ou exaltée par telle page de Pascal ou de Malebranche dont la trace persiste indélébile sur telle strophe de la Maison du Berger, de la Bouteille à la mer, de l'Esprit pur. Ainsi la pensée d'Alfred de Vigny réagit au contact d'une pensée étrangère, que tantôt elle réprouve et repousse, tantôt accueille, absorbe et combine avec soi, autour de qui tout au moins elle se fixe et se cristallise, de fluide et de mouvante devenant arrêtée et rigide, prenant grâce à elle sa forme parfaite et définitive, mais ne faisant par là que révéler sa propre nature et s'organiser selon sa propre loi.
II
L'originalité de Vigny comme penseur est incontestable. Mais un poète n'est pas seulement un penseur c'est un « trouveur », un créateur de fables et d'images. Chez l'auteur
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des Poèmes Antiques et Modernes et des Destinées, la puissance d'imaginer égale-t-elle la vigueur de la réilexion? 2 On est enclin à en douter, quand on rapporte à leurs sources la plupart des poèmes qui composent ces deux recueils. Ce sont en général des morceaux de caractère narratif. On est frappé de voir combien celui qui les a écrits a peu la superstition du nouveau, combien peu il éprouve le besoin d'inventer et de créer, puisque un bon tiers d'entre eux reprennent des sujets qui étaient depuis longtemps à la portée de tout le monde et dans le domaine public. On est plus surpris encore de constater combien peu il transforme les matériaux qui lui ont fourni la charpente de chacun d'eux. Il est vrai qu'il y a toute une série de ces récits dont il emprunte la substance à des textes auxquels il est difficile de changer quelque chose, à des textes vénérables et sacrés, immuables dans leur contenu et dans leur lettre, comme celui de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il n'est pas permis ni même possible au poète d'altérer dans ses données essentielles l'histoire de Moïse ou celle de la Fille de Jephté, d'introduire quelques détails de son crû dans la scène du Jardin des Olives, de dénouer autrement que ne fait l'Evangile de saint Jean l'aventure de la Femme adultère, de donner une version inattendue des amours de Samson et de Dalila. Supposez qu'il passât outre au scrupule de froisser des susceptibilités légitimes supposez qu'il ne sentît pas quelle faute il commettrait contre le goût en cousant des variantes romanesque~ aux plus beaux chapitres de la Bible, il hésiterait encore, et avec raison, à déranger des habitudes séculaires. Même quand il s'agit de~légendes qui n'ont pas de caractère sacré ou de fondement historique, mais qui jouissent d'une notoriété universelle, ce dernier motif serait à lui seul très suffisant. On s'explique fort bien que racontant la mort de Roland,
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ou le mariage d'Eginhard, ou l'infortuné de l'Homme au masque de fer, Vigny n'ait pas tenté de modifier une tradition aussi ancienne que la nation française, ou courante chez nous depuis deux cents ans au moins, où entretenue du Siècle de Louis XIV à tel « roman historique de la Restauration, de Voltaire à Regnault-Warin, par toute une littérature de mémoires, de dissertations et de pamphlets. En de telles matières, s'écarter de la version reçue, ce n'est pas surprendre agréablement, c'est désorienter le lecteur c'est lui ménager un désappointement au lieu d'un plaisir. Mais, pour nous borner aux sujets où l'imagination de Vigny pouvait se donner librement carrière, ou bien l'effort d'invention, au, moins en ce qui regarde le fond des choses, n'y est pas très considérable, ou bien on retrouve assez facilement, dans la trame du poème, les éléments qui ont servi à le composer. Une jeune catholique essaye en vain de sauver, le soir de la Saint-Barthélemy, la vie d'un gentilhomme huguenot qui l'épouse in extremis; un capitaine pleure le sort de sa frégate coulée à la bataille d'Aboukir un colon du Far West donne asile dans sa maison à une Indienne échappée au massacre de sa tribu un moine, prêtre-soldat, exhorte au sacrifice ses compagnons d'armes un pauvre joueur de flûte raconte l'enchaînement de banales mésaventures qui l'a conduit à la mendicité Il n'y a guère, en vérité, de données plus simples que celleslà, et ce serait aller au rebours de l'intention du poète de les prendre pour autre chose que pour un prétexte à des effets de pittoresque archaïque ou nautique, ou à des considérations philosophiques dont l'intérêt dépasse infiniment celui de l'anecdote qui leur a servi de point de départ, si bien qu'on en arrive presque à l'oublier. Là où le canevas est un peu plus étoffé, où il y a un semblant d'action, dans Dolorida, dans Wanda, dans les Amants de Montmorency,
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Vigny ne fait que développer, en intervertissant les rôles, une historiette anglaise qui courait, n'étant plus déjà neuve, tous les petits journaux de la Restauration, ou transposer l'histoire, qu'il avait lue tout au long dans Custine, de la princesse Troubetzkoî, ou mettre en œuvre les détails, vulgarisés par.la presse de 1829, d'un dramatique fait-divers. Même des poèmes de plus large envergure, Héléna, le Déluge, Eloa, n'ont pas été construits suivant une autre méthode..H~Mna emprunte ses deux principaux épisodes, la traversée de l'Archipel et la prise d'Athènes ce n'est pas moins que la matière de son second et de son troisième chant l'un au IIIe livre des Martyrs, où est raconté un semblable voyage d'Eudore, l'autre au Siège de Corinthe de Byron. Le Déluge combine des réminiscences des Amours des Anges, de Thomas Moore, avec le tableau, tracé par Gessner de la mort de deux amants, innocentes victimes englouties dans le cataclysme universel. Eloa est redevable, comme chacun sait, à la Messiade de Klopstock du cérémonial qui préside à sa naissance mais « l'urne éblouissantes d'où elle sort, cette urne où les Séraphins se sont empressés de recueillir une larme du Christ versée sur là mort de Lazare, elle a été fournie au poète, avec son précieux contenu, par la légende de la .Sainte Larme de Vendôme. Dans tous ces cas, ou bien l'effort d'invention est faible, ou bien il a été singulière~ ment aidé par un secours obtenu du dehors.
III
On dira que dans un poème de Vigny la donnée initiale est bien peu de chose. Tout l'intérêt réside dans la pensée qu'il exprime en plus ou à défaut de cette pensée, dans
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les descriptions qui d'ordinaire y tiennent une grande place. C'est ici que l'homme d'imagination va se révéler. A ce point de vue encore, un examen attentif de la poésie de Vigny réduit de beaucoup chez lui la part de l'invention. Il convient de mettre tout de suite hors de cause les descriptions d'un caractère archéologique, comme il y en a quelques-unes dans son oeuvre description du costume que Suzanne dépouille avant de se plonger dans la source autour de laquelle rôdent les deux vieillards; description de la toilette d'une dame romaine description de l'épreuve imposée à l'épouse coupable dans le passage retranché de la Femme adultère. Si le poète recourt à la consciencieuse dissertation de Dom Calmet sur les habits des anciens Hébreux, ou à l'érudition galamment troussée de Boettiger, ou au chapitre des Nombres, s'il a tenu à être exact autant que brillant ou émouvant, y a-t-il rien là que de légitime ? Et qui songera à lui en faire un reproche, parmi les lecteurs exercés à goûter la poésie savante d'un Chénier, d'un Leconte de Lisle ou d'un Heredia ? On peut en dire à peu près autant des peintures exotiques que par deux ou trois fois il a esquissées dans ses vers. Voulant mettre sous nos yeux les sites de l'Archipel ou les solitudes du Nouveau Monde, s'il n'avait pas eu l'avantage, comme Chateaubriand et Byron, de voir les îles de la Grèce, comme Chateaubriand encore, comme Tocqueville et Gustave de Bcaumont, de visiter les Etats-Unis, ou, comme Fenimore Cooper, d'y naître, ce qu'il avait de mieux à faire n'était-il pas d'ouvrir les Martyrs, le Corsaire, et Childe Harold, de feuilleter d'une main intelligente la Démocrate en Amérique, Marie ou l'esclavage aux Etats-Unis, les Puritains d'Amérique et les Pionniers, et d'y prendre les couleurs de ses tableaux? Mais c'est quand il s'agit de dépeindre des régions idéales, que l'œil de l'homme ne
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peut voir, ou d'évoquer des scènes d'une antiquité préhistorique, dont aucun document ne nous aide à nous figurer les détails, que l'imagination de Vigny trahit sa faiblesse et l'impuissance où elle est de se hasarder seule, sans être soutenue et guidée par une conception antérieure à la sienne. Se propose-t-il de représenter le déluge ? Non content de s'inspirer largement du « mystère de Byron, Ciel et Terre, et de le suivre de si près qu'on en reconnaît non seulement la trace ou le reflet sur son poème, mais des fragments entiers dans ses vers, il a, en outre, dans l'esprit ou sous les yeux toutes les descriptions qu'il a pu lire du cataclysme tableau du déluge par Gessner, tableau du déluge par Bernardin de Saint-Pierre, tableau du déluge par Chateaubriand il retrouve même au fond de sa mémoire sans doute en son enfance les avait-il appris par cœur des passages classiques d'Ovide au 1er livre des Métamorphoses. Tel de ses vers traduit avec une fidélité presque littérale un vers du poète latin. Dans Eloa, veut-il dessiner des hauteurs de l'éther aux profondeurs du chaos la topographie de l'univers, situer dans l'espace sans limites le ciel que fuit l'ange compatissante et l'enfer sur quoi elle se penche, suspendre dans l'intervalle le globe où habitent les hommes, c'est au Paradis Perdu qu'il emprunte les degrés immenses qui rejoignent les mondes, les coupoles de saphir, l'azur et le cristal qui resplendissent aux régions de la lumière, comme les ténèbres et l'horreur de l'abîme, et le vent furieux qui déchire son sein profond. S'il parsème l'étendue de soleils et d'étoiles, s'il marque la route des astres, suit dans ses courses la comète errante, ou tire du néant de « jeunes planètes », s'il allume les feux du firmament ou célèbre l'harmonie des sphères, c'est de Moore qu'il s'inspire. S'il peuple le Paradis de créatures angéliques, Chérubins qu'enveloppent six ailes, tendres Séraphins
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« Rêves pieux s et « saintes Louanges », messagers de Dieu et gardiens des hommes, c'est à la suite de Milton encore, et de Moore, et de Chateaubriand. Il ne semble pas qu'il ait de ces paysages merveilleux ni de ces êtres surnaturels une vision personnelle et directe. Comme la villageoise dont il parle, qui, au fond du puits où elle plonge son « urne », aperçoit en plein jour les astres du ciel, il ne les contemple qu'en se penchant, comme sur un miroir, sur les grandes œuvres qui les ont d'abord réfléchis et qui en fixent pour ses yeux, d'une manière sensible, les formes et les couleurs.
On ne reprochera pas à Vigny d'aller chercher son inspiration trop bas. On le blâmerait plus justement de s'attacher à des œuvres trop finies et trop parfaites. Tout autre est la méthode de Victor Hugo, quand il demande aux livres ces suggestions ou ces points d'appui, dont l'imagination la plus puissante et la plus créatrice ne peut en vérité se passer. Pour figurer à nos yeux soit le ravin d'Ernula, dont Roland barre le passage aux infants d'Asturie, soit le manoir de Corbus où les marquis de Lusarce vont souper une nuit avant de prendre possession de leur fief, il mêle à des impressions personnelles rapportées de ses courses en Espagne ou sur les bords du Rhin des notes prises dans les manuels du voyageur et des noms glanés dans le Dictionnaire de Moreri. Ces admirables descriptions, qui nous paraissent sorties d'un seul jet de son cerveau, sont, a-t-on pu dire, « d'admirables marqueteries ». Le procédé, à première vue, est le même que celui d'Alfred de Vigny. La différence, et qui est considérable, consiste dans le choix des sources. Il n'est pas indifférent de puiser dans Milton, dans Byron, dans Chateaubriand, ou dans le Guide aux Pyrénées de Richard et le Guide à Heidelberg de Mme Elmine de Chézy. Les matériaux que Hugo extrait de ces œuvres sans prétentions comme sans valeur
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artistiques, s'offrent à lui comme un amas informe d'éléments disparates qu'il n'a pas de peine à séparer les uns des autres pour les recomposer sur un plan nouveau. Il les taille à sa guise, leur impose sa marque et les transforme à tel point qu'il faut, pour en démêler la provenance, un œil exercé et une investigation laborieuse. Il n'est pas besoin de tant d'efforts pour identifier les emprunts d'Alfred de Vigny. Ce ne sont pas des pierres brutes, équarries et sculptées de ses mains, qu'il scelle dans son édifice, mais des pierres déjà façonnées et fouillées par un précédent artiste, dont quelques-unes sont faciles à reconnaître et inspirent la curiosité de rechercher quelle peut bien être l'origine des autres. En user ainsi, ce n'est pas, selon la fameuse formule, « prendre son bien où on le trouve » c'est travailler d'après le modèle ce n'est pas inventer et créer, au sens tout relatif qu'ont ces mots en littérature, c'est imiter et copier ce n'est pas féconder son imagination, c'est la stériliser; c'est en favoriser la paresse, ou peutêtre la déguiser, et en aggraver l'insuffisance naturelle, à moins que ce ne soit y suppléer.
IV
Si Alfred de Vigny ne possède qu'à un degré médiocre le don de trouver une affabulation et de se représenter des scènes qu'il n'a point vues, a-t-il du moins la faculté de saisir fortement dans la réalité les formes des choses, les lignes, les mouvements, les couleurs, et d'établir entre le vivant et l'inanimé, entre les objets matériels et les idées abstraites, ces rapports inattendus, ces correspondances soudaines, qui approfondissent notre perspective et nous montrent ce que nous croyions le mieux connaître sous un aspect nouveau ? Il n'est pas nécessaire d'analyser minutieu-
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sement son œuvre pour s'apercevoir que les métaphores ne sont pas chez lui spontanées et jaillissantes, qu'elles ne naissent pas avec l'abondance facile qui nous enchante dans les vers de Lamartine, qu'elles ne révèlent pas cette puissance et cette originalité de vision que nous admirons chez Victor Hugo. Trop souvent, surtout dans les morceaux de sa première manière, il se contente de puiser au répertoire de la poésie classique. Notamment, pour peindre ses héroïnes, il emploie, sans les rajeunir en général par la rareté du tour ou par une justesse particulière de l'application, des traits qui, de son temps déjà, étaient passablement usés « paupière d'or », « yeux d'azur », « bouche de rose », « cou d'ivoire ?, sein et mains « d'albâtre « pieds de neige ». On peut même voir, dans cette prédilection pour le gracieux et le joli, dans cette recherched'uneélégance un peu maniérée, dans cette docilité aux formules conventionnelles, un de ces travers par où l'homme du monde qu'il se piquait d'être a failli gâter le poète qu'il était. Fort heureusement le commerce assidu de l'Ancien Testament le préserva de s'abandonner tout à fait à des influences débilitantes, et développa chez lui, dans l'ordre de l'imagination, le goût de la hardiesse et de la grandeur. Je n'ai pas en vue les imitations du Cantique des Cantiques qu'il a pratiquées, avec une complaisance un peu voluptueuse, au début de la Femme adultère ou dans le Chant de Suzanne au bain.Je pense à certains vers, d'une ampleur de sens et d'un raccourci d'expression vraiment dignes de la Genèse ou des Psaumes, qu'on rencontre çà et là dans ses poèmes «judaïques'), par exemple dans .Moïse Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations, Ma main fait et défait les générations.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles,
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles.
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J'engloutis les cités sous les sables mouvants Je renverse les monts sous les ailes des vents. L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche. Mais ce qu'il convient de louer ici, est-ce l'invention, ou est-ce l'art? Si ces métaphores ne copient pas exactement tel ou tel verset de la Bible, elles n'en calquent pas moins la manière biblique. Il y a adaptation intelligente, adroite, heureuse, d'un procédé emprunté, rien qui tienne inséparablement à la personnalité de l'auteur.
Ce n'est pas qu'on ne rencontre, dans l'œuvre de Vigny, des passages qui dénotent une imagination sensible au pittoresque des choses, et capable de traduire avec énergie les impressions qu'elle reçoit directement de la nature ainsi ,quand il esquisse, dans la Mort du Loup, la silhouette, au clair de lune, de ces arbres noueux et difformes dont il avait dû voir, dans ses promenades autour du MaineGiraud, maints spécimens le long des chemins creux Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Mais il est rare que l'impression qu'il a éprouvée et l'image qui la rend passent aussi franchement et crûment dans sa poésie. La métaphore, chez lui, quand elle vient bien, se complique volontiers, se développe, s'allonge, s'attarde, tourne insensiblement, selon les cas, au tableau ou à l'allégorie. Le poète personnifie les choses ou les idées, les anime, les met en action. Il s'intéresse aux mouvements plus qu'aux formes et aux couleurs. C'est l'Océan, gonflé par les eaux du déluge, qui se répand sur la terre Bouillonnant et superbe,
Entraînant les forêts comme le sable et l'herbe, De la plaine inondée envahissant le fond,
II se couche en vainqueur dans le désert profond.
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le mont Serrat, émergeant d'une mer de vapeurs Quand des nuages blancs sur son dos arrondi Roulaient leurs flots chassés par le vent du midi, Les brisant de son front, comme un nageur habile, Le géant semblait fuir sous ce rideau mobile.. le Crépuscule qui se diffuse comme une cendre impalpable dans l'atmosphère du soir,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages, Jette son manteau gris sur le bord des rivages, Et des fleurs de la nuit entr'ouvre la prison. C'est le spectre du Malheur, qui, paraissant au milieu d'une fête,
Passe sa tête dégoûtante
Parmi les fronts ornés de ileurs
la Rêverie, qui, pareille à une jeune femme languissante et distraite,
Marche, s'arrête et marche avec le col penché les Destinées, remontant vers le ciel,
D'un vol inaperçu, sans ailes, insensible,
Comme apparaît au soir, sur l'horizon lointain,
D'un nuage orageux l'ascension paisible.
C'est enfin le « duel romanesque », engagé depuis un siècle entre ces deux Titans, le Peuple russe et le Tzar Une nuit on a vu ces deux larges cognées
Se heurter, se porter des coups profonds et sourds. De telles visions, gracieuses, originales ou puissantes, sont, il faut bien l'avouer, clairsemées dans une œuvre qui n'est pas des plus étendues, et il ne serait pas difficile de dresser en regard une liste beaucoup plus longue des métaphores gauchement engagées, maladroitement suivies, qui alourdissent et entravent la pensée de Vigny au lieu
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de lui ajouter des ailes, et contribuent pour une large part à répandre sur son style poétique cette obscurité qu'on est fondé à lui reprocher.
V
Si l'on cherche à s'expliquer la rareté de telles réussites, on en trouvera la principale raison dans ce fait que chez Vigny l'image n'est pas d'ordinaire contemporaine et inséparable de l'idée; elle n'en est pas la forme indispensable, le vêtement naturel elle ne lui est pas unie comme le corps à l'âme elle se présente après coup, à la suite et par surcroît, sous les espèces d'une comparaison plus ou moins étendue, d'un ornement poétique laborieusement cherché, péniblement appliqué, dont l'auteur emprunte le motif dans certains cas à la nature, dans d'autres cas aux livres qu'il a lus. C'est ici que l'étude des sources de Vigny est particulièrement instructive. Si on avait la patience de relever et de cataloguer toutes les comparaisons dont il s'est servi, on s'apercevrait que beaucoup d'entre elles lui ont été suggérées par d'autres poètes. Fait sur le seul poème d'Héléna, ce travail un peu ingrat de statistique montre que dans une douzaine de cas, sur vingt, il faut restituer à Chénier, ou à Millevoye, ou à Chateaubriand, ou à Byron, qui eux-mêmes, à l'occasion, l'avaient empruntée à d'autres, sinon la teneur intégrale, au moins l'idée première de la comparaison développée par Vigny. On dira qu'il s'agit d'une œuvre de jeunesse et d'une œuvre manquée, d'une improvisation d'un débutant qui calque les procédés des maîtres et pousse parfois l'imitation jusqu'à la copie. Mais la méthode n'est pas différente dans Eloa, qui passe à juste titre pour un des chefs-d'œuvre
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de l'auteur. Ici encore, sous le nom de Vigny, c'est, à peu près dans la même proportion que ci-dessus, du Chénier que nous lisons, et du Byron, et du Chateaubriand, à moins que ce ne soit du Milton, de l'Ossian ou du Moore. Sans doute l'image est tantôt abrégée et tantôt développée, tantôt simplifiée et tantôt enrichie, ou complétée, ou contrariée, ou retournée. Mais à plusieurs reprises elle est reproduite avec une fidélité qui fait plus d'honneur à la mémoire du poète qu'à son génie inventif. En veut-on un exemple typique? Donnant à Satan son autre nom de Lucifer, celui qu'il portait avant la chute, Vigny fait allusion à l'étoile matinale,
Diamant radieux que sur son front vermeil
Parmi ses cheveux d'or a posé le soleil.
C'est, mis en deux vers, un lambeau de phrase retenu des Martyrs
L'astre humide et tremblant qui précède les pas du matin, cette autre planète qui paraît comme un diamant dans la chevelure d'or du soleil.
On pourrait, dans toute l'œuvre de Vigny, et aussi bien dans les Destinées que dans les Poèmes Antiques et Modernes, trouver matière à des rapprochements aussi concluants. Le dernier en date, et non le moins significatif, serait fourni par une strophe des Oracles. Le poète accuse les survivants du régime de Juillet d'avoir, en se grisant de leurs propres paroles, perdu le sens des réalités, et, comme on l'avait déjà reproché à d'autres, de n'avoir rien appris de l'expérience ni rien oublié de leurs rancunes et de leurs petitesses: Vous avez conservé vos vanités, vos haines,
Au fond du grand abîme où vous êtes couchés,
Comme les corps trouvés sous les cendres romaines, Debout, sous les caveaux de Pompéia cachés,
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L'œil fixe, lèvre ouverte et la main étendue,
Cherchant encor dans l'air leur parole perdue,
Et S'évanouissant sitôt qu'ils sont touchés.
Cette image qu'il versifiait en 1862, un an avant sa mort, il l'avait rencontrée en 1819; dans un article du Ço/Më/'t~eu~ signé du baron de Frénilly. L'auteur prétendait montrer comment une corruption lente et généralisée conduit les peuples à leur perte. Il concluait ainsi
Tout sera Vicié et quand le vice aura atteint sa perfection, l'Etat aura atteint son terme. Il sera debout, mais dissous et semblable à ces débris intacts qu'on trouve dans les cercueils d'HercuIanum. Au moment où oh les touche, ils s'évanouissent et tie laissent que leur cendre. Il n'est pas impossible, mais il est bien peuproblable, que Vigny, au moment d'écrire les Oracles, ait relu la livraison du périodique oublié où ces lignes avaient été imprimées plus de quarante ans auparavant. Le fait que la comparaison de M. de Frénilly se soit gravée dans son esprit en traits indélébiles et représentée quasi intacte après un si long intervalle, avec les mêmes détails caracté'ristiques et presque les mêmes mots, ouvre un jour bien curieux sur les procédés de composition du poète et sur ses habitudes d'esprit. Vigny s'est Vanté maintes fois de l'excellence, de la sûreté, de l'infaillibilité de sa mémoire. On peut se demander si ce qu'il regardait comme un privilège n'a pas été dans une certaine mesure un inconvénient, et on est tenté de citer son exemple à l'appui de cette remarque si pénétrante de Doudan « Trop de mémoire nuit à qui a le dessein d'imiter en littérature. Une forte mémoire ne dénature pas assez ce qu'on imite, et ne permet pas de l'assimiler. »
La grande et importante différence à signaler, de notre 16
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point de vue, entre les poèmes de la première et de la seconde manière, ne consisté pas dans une exaltation ou un affaiblissement des facultés imaginatives, qui semblent avoir eu le même degré de force à tous les moments de la vie poétique d'Alfred de Vigny, mais dans une tendance marquée à lier, dans ceux de la seconde, plus étroitement l'idée à l'image. Celle-ci vient toujours après celle-là, et appelée par elle. Mais elle cesse d'être un pur ornement du style elle est comme une autre révélation de la pensée, et sa transposition dans l'ordre des réalités concrètes. Le poète croise et combine les deux modes d'expression il en use à son gré, tour à tour, chacun d'eux continuant, prolongeant et complétant l'autre, sans qu'il y ait jamais rupture ou discordance. La comparaison se mue en symbole. On peut fixer aux environs de 1830 le moment décisif de cette évolution. Il semble bien que Vigny ait hésité un certain temps entre la poésie pittoresque et la poésie philosophique. La préface des Poèmes de 1829 revendique hautement pour l'auteur l'honneur d'avoir inauguré la seconde. Elle force même, pour les besoins de la cause, le caractère d'une bonne partie des morceaux qu'elle a pour mission de présenter au public, quand elle déclare que, dans ces compositions, « presque toujours une pensée philosophique est mise en scène sous forme épique ou dramatique ». C'est que, depuis 1826, le poète a trouvé sa voie. Il porte dans sa tête les Elévations, qui toutes « doivent partir de la peinture d'une image toute terrestre pour s'élever à des vues d'une nature plus divine et laisser l'âme dans les régions supé* rieures, la prendre sur terre et la déposer aux pieds de Dieu ». On ne saurait mieux définir, abstraction faite de la phraséologie mystique, le procédé de composition auquel Vigny rêvait d'attacher son nom. Si les Amants de Mon~moT'cncy, en dépit du sous-titre, n'en offrent qu'une
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application bien imparfaite, l'autre échantillon du genre, Paris, sans parler de quelques ébauches conservées dans le Journal, réalise très exactement le dessein annoncé. Toute la pièce roule en effet sur le double symbole qui figure, au gré du poète, la primauté de Paris dans l'ordre politique et social et l'activité intellectuelle ;par quoi cette primauté est justifiée. C'est le même procédé qu'on retrouvera dans les meilleurs « poèmes philosophiques a des années quarante, dans la Maison du Berger, dans la Flûte, dans la Mort du Loup, dans les DM<neM, un peu plus tard dans la Bouteille à la mer.
Mais si le procédé est original, au point qu'il est demeuré typique de la manière d'Alfred de Vigny, on n'en saurait dire autant des images auxquelles le poète confie le soin de porter sa pensée. Toutes sont empruntées à quelqu'un. Shakespeare a donné l'idée de la roue et Gœthe celle de la fournaise qui tour à tour représenteront Paris. Gibbon a fourni le symbole de la flûte, Chateaubriand celui de la cabane roulante, Byron celui du loup qui « meurt en silence », et celui des Destinées qui « prennent les fronts des hommes pour marche-pieds », Bernardin celui de « la frêle messagère a connée aux flots de l'Océan. Aucun des grands poèmes symboliques achevés par Vigny, et de ceux qui sont restés à l'état d'ébauches plusieurs appelleraient la même remarque,. n'a pris corps dans son imagination qui n'eût déjà reçu sa forme d'une imagination étrangère aucun n'a été tiré directement de la réalité. Il n'y a pas, semble-t-il, de démonstration plus convaincante de cette sécheresse, pour ne pas dire de cette pénurie d'imagination qui est une des raisons les moins contestables du peu de fécondité poétique d'Alfred de Vigny.
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CHATRE V
LES POEMES (SUITE)
L'IMAGINATION PSYCHOLOGIQUE, LA COMPOSITION ET L'ART
1
Qu'Alfred dp Vigny n'ait pas promena sur le monde exteneur une vue pénétrante et îorte qu'U soit obligé, quand il veut le décrire ou lui prendre pour en orner des conception? purement intellectuelles quelques-unes de ses formes et de ses couleurs, de s'inspirer d'une représenta" tion des choses déjà simplifiée et pour ainsi dire « stylisée qu'il ne puisse peindre que d'après le modèle, on le regrettera si l'on veut. Pour peu qu'on y réfléchisse, on sera moins porté à s'en étonner. Sans parler des prédispositions organiques et du mécanisme cérébral dont le rôle en cette matière est d'une importance capitale, ce sont Évidemment les impressions reçues pendant l'enfance et l'adolescence qui façonnent l'imagination d'un grand poète. Or, avant d'arriver à l'âge d'homme, Vigny n'a pas eu de commerce intime et suivi avec la nature on peut même dire qu'il ne l'a pas connue. Il n'a pas en l'enfance rustique d'un Lamap-
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tine, vagabondant, tête nue et pieds nus, sur les coteaux de Milly en compagnie des petits pâtres du village, à la suite des vaches et des chèvres du troupeau communal, et voyant monter de loin, « à l'extrémité de l'horizon, les neiges roses et ombrées du Mont-Blanc ». Il n'a pas, comme Victor Hugo, « parcouru l'Europe avant la vie et rapporté de ses pérégrinations en Italie et en Espagne, Comme un vague faisceau de lueurs incertaines, la vision confuse, mais inoubliable, de sites gracieux ou sauvages, toujours baignés de lumière et parés d'éclatantes couleurs. Amené à dix-huit mois de Loches à Paris, il n'a, jusqu'à son entrée au service, quitté la capitale que pour de brefs séjours dans quelques châteaux de la Beauce Il avait vingt-cinq ans quand il a vu le Rhin, les Vosges et les Pyrénées il avait la trentaine quand il a vu la mer. Si fortes qu'aient été les émotions qu'il a pu éprouver de ces spectacles, elles sont venues trop tard, et elles n'ont pas laissé sur sa poésie de traces bien sensibles. Le « quadro » dans Eloa, de l'Aigle des Asturies encore est-il peut-être inspiré de Shelley deux vers du Cor, et qui sont une réminiscence de Delille
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons, Dont le front est de glace et les pieds de gazons quelques traits de pittoresque maritime, empruntés d'ailleurs à Byron, à Cooper ou aux Bougainville, dans la Frégate «la Sérieuse» et la Bouteille à la mer/voilà à peu près tout ce que la mer et la montagne ont fourni à la poésie de Vigny. Son imagination avait dès ce moment l'habitude de voir les choses à travers les livres.
En revanche, il n'est pas douteux qu'il n'ait vécu de bonne heure d'une vie intérieure très active. Grandissant
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dans un cercle étroit de gens âgés, n'ayant point de frères ni de sœurs, privé de la société des camarades de son âge et inhabile, si l'occasion s'en présentait, à s'y mêler, contraint par la force des choses à se replier sur soi, comment n'auraitil pas pris dès sa première jeunesse l'habitude et le goût de l'analyse morale? Ajoutez qu'il est resté longtemps a aux mains des femmes ». C'est, de loin, sa tante Sophie, la chanoinesse, et, sur place, c'est sa mère, qui furent ses éducatrices. Si ferme que fût l'intelligence de Mme Léon de Vigny, si virile que paraisse la formation physique et morale qu'elle s'appliqua à donner à son fils, il n'est pas surprenant qu'entouré d'une atmosphère de tendresse et presque exclusivement soumis à des influences féminines, la sensibilité ait acquis chez lui une délicatesse et une vivacité presque maladives. Aussi est-ce dans la peinture des affections du cœur plutôt que dans celle des réalités concrètes qu'il a porté ce don de divination et comme de double vue que nous nous plaisons à reconnaître aux poètes. Tandis que pour pénétrer dans le monde des formes et des images il avait presque toujours besoin de prendre la main d'un guide, il entrait de plain-pied et se mouvait à l'aise dans celui des sentiments. Avec quelle profondeur il a su lire dans les âmes, avec quelle sûreté définir sa propre manière de sentir ou en concevoir de très différentes de la sienne, avec quelle finesse en discerner et en fixer les nuances les plus fugitives, on s'en rend compte en étudiant ses drames, ses romans, son Journal. Ce que nous connaissons de celui-ci est un document psychologique de premier ordre et les caractères que nous rencontrons dans ceuxlà, Léonora Galigaï, Jeanne de Belfiel, Marie de Mantoue, de Thou, Kitty Bell, Chatterton, Laurette, le capitaine Renaud, sont des preuves indéniables que dans cet ordre de créations, la faculté d'inventer s'élevait chez lui à
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un degré au-dessus du commun. Mais, sans sortir de son œuvre poétique, on peut en donner d'autres qui seront assez convaincantes.
II
Nombreux en effet sont les personnages de toute sorte, humbles ou héroïques, semi-rée!s ou purement imaginaires, une quinzaine environ, depuis Héiéna jusqu'au capitaine de la Bouteille à la mer, auxquels il a, dans ses vers, prêté plus ou moins libéralement la vie et le langage, allant parfois jusqu'à faire de la confidence de leurs sentiments et de leurs intimes pensées la matière unique de son poème. Toutes ces figures, assurément, ne persistent pas dans notre souvenir avec le même relief. Plusieurs d'entre elles ne sont qu'esquissées, soit que l'auteur ait été impuissant à marquer plus fortement le trait, soit que, pour des raisons diverses, il n'ait pas voulu l'appuyer autant qu'il aurait pu. Tantôt, c'est le cas d'Héléna, il s'est trouvé devant une situation scabreuse sur laquelle il n'aurait insisté qu'au risque de choquer la délicatesse du lecteur. Tantôt la brièveté lui était imposée par la loi même de son sujet. Développer longuement les réflexions dernières du « grave marin perdu avec son navire dans les parages du cap des Tempêtes, ç'aurait été détourner de son objet l'intérêt qui doit se concentrer sur la véritable héroïne du poème, sur la bouteille lancée à la merci des flots, plus exactement encore sur la pensée confiée aux flancs de cette bouteille et que le doigt de Dieu conduira au port. S'emparer de ces exemples et de quelques autres semblables pour taxer la psychologie de Vigny d'insuffisance serait manquer d'intelligence autant~que d'équité. Si on veut mesurer vraiment jusqu'où va chez lui la capacité'
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d'analyser les sentiments et d'inventer des caractères, ce ne sont pas ces silhouettes plus ou moins hâtivement esquissées qu'il faut considérer, mais les grandes figures qu'il a représentées de face et en pleine lumière, celles qui, si la mode était encore aux frontispices à la Célestin Nanteuil, devraient avoir leur place à la première page de son œuvre poétique, Eloa et Satan, Moïse et Samson. Ces noms seuls suggèrent des rapprochements inévitables. Il est aisé, à propos de chacun d'eux, de montrer par quels liens le personnage se rattache à des créations antérieures. Il ne l'est pas moins, et ce sera le résultat le plus fructueux de cette comparaison, de montrer par quels traits de sa physionomie il s'en distingue, et jusqu'à quel point il est original.
Eloa ne doit pas autre chose à Klopstock que son nom et quelques éléments de la mise en scène qui accompagne sa naissance il ne ressort nullement du rapprochement'des deux poèmes que Vigny ait eu dans la pensée en écrivant le sien, ou même qu'il ait connu, aucun autre passage de la Messiade que celui dont un chapitre du Génie du Christianisme lui offrait la traduction. Si l'on cherche quelles images, flottant confusément dans sa mémoire, ont dirigé son pinceau, peut-être n'est-il pas téméraire d'invoquer l'oeuvre qui fut et qui demeure la peinture typique de la séduction, celle qu'il a définie lui-même a le plus beau poème épique sur la vertu de la femme a. Plus on y pense, plus il est difficile de ne pas voir dans la chute d'Eloa comme une transposition céleste de l'aven, ture de la « divine Clarisse de « l'incomparable fille » qui n'oppose aux perfides entreprises et à la diabolique habileté de Lovelace qu'une pureté angélique et une inaltérable douceur. Toutes les deux ont été averties du danger qu'elles courent de prêter aux avances du séducteur
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une oreille trop complaisante. Toutes les deux, un attrait invincible les entraîne vers lui, et, une fois qu'elles ont fait le premier pas hors de leur milieu natal, les conduit à leur perte par un enchaînement fatal de faiblesses involontaires et de périls inconnus. Cet attrait, ce n'est pas l'enivrement des sens, ni le jeu dangereux de la coquetterie; c'est le besoin inné de se dévouer, de faire le bien d'autrui, fût-ce aux dépens de son propre bonheur. Si Clarisse ne repousse pas du premier coup et de haut les galanteries de Lovelace, elle avoue qu'elle est guidée « par le plaisir secret de faire rentrer un homme de ce caractère dans le sentier de la vertu et de l'honneur, de servir de cause seconde pour le sauver ». Lorsque ses illusions seront tombées, elle s'accusera humblement «d'avoir eula présomption ou la faiblesse de se regarder comme un instrument de la Providence ». Mais au fond de son tombeau elle adjurera encore Lovelace de se prêter à devenir un jour l'objet de l'infinie miséricorde de Dieu, et elle ne regrettera pas de lui avoir sacrifié sa réputation et sa vie. De même Eloa, quand pour la première fois elle entend parler de l'archange rebelle, son premier mouvement n'est pas de frémir d'horreur. Elle devient rêveuse elle voit sans cesse en pensée un malheureux qui de loin l'implore et qu'elle voudrait consoler. Elle se laisse charmer aux paroles caressantes de « son immortel amant )', comme Clarisse se laisse abuser par les protestations doucereuses de Lovelace. L'une et l'autre, leur virginale innocence les protège à la fois et les perd, car si elle leur permet de côtoyer le vice sans le reconnaître, elle les laisse sans défense contre des périls que leur candeur n'a même pas soupçonnés. Cette innocence désarme un moment le séducteur. Devant une pureté si touchante, Satan, comme Lovelace, hésite il s'attendrit, il oublie « son'art et sa
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victime ». Mais, pour avoir été retardée, la chute n'en est pas moins fatale. Toutefois Clarisse succombe sans le vouloir et sans le savoir, par l'effet de ce que non seulement la morale mais le Code qualifierait de « crime ». Rien de plus lamentable que ce brutal et vulgaire naufrage de sa vertu. Eloa, elle, n'est pas surprise elle agit, sinon en toute liberté de cœur et d'esprit, du moins en pleine connaissance de cause elle accepte, elle consent, elle se donne. La différence est là, et elle est essentielle. Jointe aux autres circonstances de temps, de lieu et de personnes qui élargissent et agrandissent l'action, cette détermination 'volontaire élève le sacrifice consommé par la fille du Christ à la hauteur d'une rédemption. D'une commune aventure d'amour elle fait un drame de la conscience universelle elle lui confère un sens profond que le roman de Richardson, quelles qu'en soient d'ailleurs la finesse psychologique et l'intention vertueuse, ne saurait avoir. Si Eloa retient quelque chose de Clarisse Harlowe, le Satan de Vigny n'est pas non plus sans avoir, par un mélange de feinte douceur, de rouerie et d'audacieuse violence, quelques rapports avec Lovelace. Il en a de plus marqués encore avec trois ou quatre personnages infernaux que le poète connaissait certainement. On ne saurait s'en étonner. Les traits essentiels du démon sont fixés depuis la Genèse; c'est l'orgueil et la ruse, l'orgueil qui fait le révolté, la ruse dont s'arme le tentateur. Il n'est pas possible de le concevoir sans l'un et sans l'autre. De là cette ressemblance plus ou moins marquée qui existe entre toutes ses incarnations poétiques. Entre le héros de Vigny et quelques-uns de ses prédécesseurs immédiats ou lointains, il y a même mieux qu'un air de famille. Toutefois, au milieu de ces~physionomies parentes, se détache sa physionomie propre, qui ne se confond avec aucune autre. Comme le
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Satan de Milton, il traîne avec lui le regret nostalgique du Ciel dont il fut exclu par sa faute comme lui, il conserve encore je ne sais quel respect de la vertu qui le fait, en face de l'innocence, se troubler, hésiter et presque abjurer ses mauvais desseins. Mais il n'a pas ces proportions surhumaines, ce corps allongé sur plusieurs arpents, ce bouclier énorme et cette lance haute comme un pin qui le font comparer aux Titans de la fable. Il n'a ni le tempérament fougueux et brutal qui s'allie naturellement à ces formes gigantesques, ni dans l'esprit cette abondance de pesantes arguties et de subtilités captieuses qui sentent encore la scolastique. Il est Beau comme le Lucifer de Byron, d'une beauté triste, et comme lui il possède ce pouvoir fascinateur qui est d'ailleurs commun à toute la lignée. Mais il n'en a pas la vigueur d'esprit et la hauteur de pensée il n'a pas non plus cette âpre ironie, ce dédain sarcastique que l'interlocuteur de Caïn déverse sur la race humaine et qu'il fait rejaillir jusqu'à Dieu. Il emprunte au Satan de Lewis les accessoires demi-galants, demi-magiques, dont s'entoure son apparition, les nuages roses et parfumés qui forment « sa couche d'ambroisie », le bandeau de feux vivants et colorés qui presse ses cheveux, les anneaux de diamants qui ornent ses bras et ses chevilles, le sceptre qu'il tient à la main. Mais il ne doit rien d'autre à ce personnage de féerie, pas plus qu'au diable mélodramatique qui fait signer à Ambrosio, avec une plume de fer trempée dans son sang, le pacte de rigueur, et l'enlève dans ses griffes en haut des airs. Il se vante d'exercer sur la nature un pouvoir analogue à celui qui est, dans les Mar/rs, l'apanage du démon de la volupté. Mais la comparaison ne se soutient pas longtemps entre l'Astarté de Chateaubriand, personnification de la sensualité grossière, et le délicat séducteur qui caresse l'imagination d'Eloa
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de gracieuses visions où la tendresse n'est jamais séparée du plaisir. Encore, quelque impression que ces imagée fassent sur elle, n'est-ce pas par ces merveilleux prestigèâ qu'il triomphe de là sœur des anges ». Il n'y réussirait pas, s'il n'offrait à sa compassion l'appât d'une Souiïrahce à soulager, d'une misère à guérir, si, suprême argument, il ne versait des pleurs, a fallacieux x sans doute, mais Combien puissants sur une âme ingénue 1 Ce satanisme sentimental n'agit que par des moyens purement naturels. Ainsi, tandis que Vigny, en idéalisant le caractère d'Eloa, élevait jusqu'au sublime la vertu défaillante, il rabaissait au niveau de la nature mortelle le diabolique séducteur. C'est son originalité, qu'on, goûtera ou non, mais qui est certaine, d'avoir réduit aux proportions de l'homme et engagé dans une aventure de cdaur le Prince du Mal, le grand révolté qui refusa de courber le front devant Dieu même, et qui, après sa chute, prétend encore. partager avec lui l'empire de l'univers.
Il semble que la fantaisie du poète dût en user moin6 librement avec un personnage comme Moïse, dont les traits sont iixés par la Bible avec une précision qui ne laisse rien à inventer. De fait, il n'y à pas, dans le cadre historique et pittoresque où Vigny place cette grande figure, un seul détail qui ne soit puisé & la source et pour lequel on ne puisse mettre en regard de chaque vers du poème le verset du livre saint dont il est inspire. Sun Moïse, comme celui du DeufëT-ono/ne, gravit le sommet du ~Jébo et contemple de loin la Terre Promise au bord de laquelle il a conduit son peuple, mais où il ne doit pa6 entrer. «L'immense horizon < sur lequel il << promène un long coup d'oeil )), c'est bien celui que décrit l'Ancien Testament « tout le pays de Galaad jusqu'à Dan, tout Nephtali, toute la terre d'Ephraïm et de Màhàssé, et tout le pays de Juda jusqu'à
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la mer occidentale, tout le côté du midi, toute l'étendue de Jéricho, qui est la ville des palmes, jusqu'à Segoro. Les actions qu'il rappelle sont bien celles de sa vie publique les miracles qu'il s'attribue sont bien ceux qu'il a accomplis. Et même cette longue plainte qu'il exhale, elle s'amorce tout naturellement à un passage des Nombres qui paraît avoir été le noyau du poème « Pourquoi avez-vous affligé votre serviteur? Pourquoi est-ce que je ne trouve point grâce devant vous ? Et pourquoi m'avez-vous chargé du poids de tout ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu toute cette grande multitude et qui l'ai engendrée, pour que vous me disiez Portez-les dans votre sein, comme une nourrice a accoutumé de porter son petit enfant, et mettezles sur la terre que j'ai promise à leurs pères avec serment ?. Je ne puis porter seul tout ce peuple, parce que c'est une charge trop pesante pour moi. Que si votre volonté s'oppose en cela à mon désir, je vous conjure de me faire mourir. » Mais dans les paroles de ce vieillard qui demande humblement à l'Eternel de décharger d'un fardeau trop lourd ses épaules affaiblies par l'âge, on cherche vainement le désenchantement et l'amertume que Vigny prête à l'homme qui n'a trouvé le bonheur ni dans la puissance, ni dans la sagesse, et à qui ces dons mêmes ont enlevé tout espoir de le rencontrer dans les affections communes
Hélas 1 vous m'avez fait sage parmi les sages t Mon doigt du peuple errant a guidé les passages. J'ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois L'avenir à genoux adorera mes lois
Des tombes des humains j'ouvre la plus antique, La mort trouve à ma voix une voix prophétique. Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux t.
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir. · ·
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C'est que, dans la pensée du poète, à la figure de Moïse, s'est comme superposée et confondue celle de Manfred, versé lui aussi dans des sciences merveilleuses, thaumaturge à sa manière, capable d'évoquer les puissances mystérieuses de la nature, mais qui ne sent battre en son cœur ni désir, ni espoir, ni un reste d'amour pour qui que ce soit sur la terre, et que tout, ses joies, ses chagrins, ses passions, son génie, ont fait parmi les hommes un étranger. Mais ce que le Moïse de Vigny n'a emprunté ni au vieux conducteur d'hommes trahi par ses forces avant d'arriver au bout de sa tâche, ni à l'opiniâtre, violent et criminel Seigneur, c'est cette soif de tendresse et cette profondeur de mélancolie, cette résignation douloureuse et ce détachement de toutes choses, et non pas la lassitude ou l'horreur de vivre, mais le sentiment que l'on n'a pas trouvé ou que l'on a perdu les raisons de vivre, et l'aspiration à la mort comme au terme logique d'une existence désormais sans but:
Et j'ai dit dans mon cœur Que vouloir à présent ? 2 Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant. 0 Seigneur, j'ai vécu puissant et solitaire
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre 1. Dans la constatation de cette vérité trop certaine, qu'à des facultés supérieures du cœur et de l'intelligence répond surtout une capacité supérieure de souffrir, il y a une dignité, il y a une noblesse, il y a en même temps un frémissement de douleur contenue qui font de cette lamentation mise par Vigny dans la bouche du prophète une des plaintes les plus touchantes et les plus belles qu'ait entendues l'humanité.
La distance est plus grande encore du Samson de l'Ecriture au Samson des Destinées. Il n'y a guère de commun
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entre eux que le fond de l'aventure, la trahison de Dalila et la terrible vengeance qu'en tire le captif. Il ne saurait même être question de chercher dans la Bible l'amorce de la longue méditation qui est pour nous tout le poème. En effet, si le livre saint s'étend longuement sur les circonstances merveilleuses qui précédèrent la naissance du Danite, sur le caractère sacré dont, dès le sein de sa mère, il fut revêtu, sur sa prodigieuse vigueur et sur ses brillants exploits, s'il narre en détail ses équipées amoureuses et les fâcheuses complaisances auxquelles il s'abandonne à l'égard, non seulement de Dalila, mais de toute femme vers qui le pousse son désir, en revanche il ne s'occupe nullement de nous expliquer par quel mystère du cûeur le redoutable ennemi des Philistins devient le jouet de la première venue il nous laisse le soin de résoudre psychologiquement la contradiction de cette force et de cette faiblesse, et il ne semble pas qu'il nous invite à voir en ce guerrier qui ne sait pas résister aux importunités et aux larmes d'une maîtresse autre chose qu'un éclatant exemple du divorce, qui n'est pas rare, entre la robustesse du corps et la finesse de l'intelligence. De cette image primitive et fruste, bloc massif dégrossi en trois ou quatre puissants coups de ciseaux, Vigny a fait le Penseroso, le géant magnanime et songeur, le subtil et profond analyste qui démêle sous là brusquerie de l'homme la besoin insatiable de tendresse, comme sous la douceur et la câlinerie ïéminines le fond dé perfidie et d'orgueil: le philosophe amer qui pose ainsi qu'une loi dé la nature le malentendu éternel entre les deux sexes 16 grand désabusé pour qui là vie ne Vaut pas la peine d'être vécue, du moment qu'il a cessé de croire à ce qui était pour lui le motif de vivre. Cette histoire, qu'il était faèile de tourner en une âpre dérision dé la lourde naïveté masculine et une sorte de
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tragique fabliau, devient entre ses mains l'expression d'une sentimentalité raffinée, qui aspire par l'union des corps à la fusion des âmes, et la juge impossible, et reconnaît qu'entre l'amante et l'amant il y a une barrière infranchissable, et s'en afflige, et s'en irrite, et blasphème l'amour, et n'a pas le courage de renoncer à l'amour. Personne ne songera à parler ici de remaniement, de transformation ou de retouche. Développer ainsi, c'est, en toute vérité, créer c'est en conservant très soigneusement, et très habilement, l'extérieur et l'enveloppe du personnage, le renouveler par le dedans et lui insuffler une autre âme
Cette âme que Vigny insuffle aux trois ou quatre personnages poétiques qu'il a su imposer à la mémoire des hommes, c'est la sienne. Ou plutôt, car dans aucun d'eux, non pas même dans Samson, il ne s'est mis avec la même plénitude que Victor Hugo dans Olympio, c'est à chaque fois une des tendances maîtresses de sa nature morale qu'il a révélée par les gestes et les paroles de ces créatures de son esprit. Eloa, c'est la pitié qui l'a incliné de bonne heure vers toutes les formes de la souffrance pitié née de l'obsession des peines infligées injustement à l'innocence, mais qui s'est étendue bientôt aux remords du coupable, avec l'arrière-pensée qu'il y a dans la faute commise une responsabilité qui remonte plus haut que son auteur pitié qui ne se borne pas aux tortures physiques, mais qui compatit aussi aux chagrins du cœur et aux tourments de l'intelligence pitié qui est allée s'élargissant en ondes de plus en plus vastes, jusqu'à devenir, au temps de la maturité, le respect attendri pour (da majesté des souffrances humaines ». Satan, qu'il a bien fallu, au dernier chant du poème, se résigner enfin à faire hypocrite et cruel, avait commencé par évoquer, en des termes dont la suavité n'a
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jamais été dépassée dans la langue française, ce qu'il y avait de plus finement voluptueux parmi les images qui hantaient la rêverie du poète charme du silence, de l'ombre et du mystère, premiers émois des sens, troubles naissants d'une âme virginale, langueurs inexpliquées, inquiétudes sans cause, et toutes ces fantasmagories d'une nature complice qui flottent dans le clair-obscur de cette poésie comme le songe d'une nuit de printemps. Moïse incarne l'instinct aristocratique que Vigny tenait de sa naissance, que l'éducation avait renforcé, que confirmait la conscience de son génie instinct qui lui fit accepter comme la rançon nécessaire de sa supériorité, une solitude dédaigneuse, et reporter sur l'avenir l'espoir d'une popularité qui ne lui avait pas été accordée de son vivant. Samson dit non pas son dernier mot sur l'amour et sur la femme, qu'il faut, nous le savons, demander à quelques fragments du Journal et aux admirables strophes de la Maison du Berger, mais, en laissant de côté les circonstances particulières et le ressentiment de l'injure reçue, l'aversion qu'inspiraient à sa droiture d'homme et de gentilhomme les côtés sinueux et ondoyants de la nature féminine, sa pitié méprisante pour « l'étre faible et menteur)), sa rancune contre « le mauvais compagnon dont le cœur n'est pas sûr », son étonnement un peu naïf de la différence morale qu'il y a entre les deux sexes, et de ce qu'une maîtresse ne porte pas dans ses relations avec son amant la franchise et la loyauté d'un ami. Certes on ne saurait prétendre que tout Vigny tient dans ces quatre poèmes mais n'eussions-nous que ceux-là, ils suffiraient à nous donner de lui une image dont le reste de son œuvre peut enrichir les nuances, mais dont il ne saurait modifier sensiblement le contour, et, cette image, on conviendra qu'elle ne se confond avec aucune autre.
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Penser profondément, sentir d'une manière vive, personnelle et neuve, mais n'avoir pas à sa disposition ce trésor d'images et de mots accumulés par une mémoire riche et alerte qui fournit, sans effort apparent, à toutes les idées, à toutes les émotions, une expression colorée et vivante quand on veut leur donner une forme tangible et les figurer aux sens, être obligé de se mettre à la suite et de se guider sur un modèle, tel est le lot, à la fois incomplet et magnifique, qui est échu à Alfred de Vigny. Qu'une telle organisation intellectuelle ne l'ait pas empêché d'être un rare et grand poète, les dévots de son œuvre sont là pour l'attester. Mais elle a déterminé rigoureusement les conditions de son art. L'art, pour lui, ne consiste pas à élaborer des sensations brutes, des impressions directement reçues du monde extérieur, à simplifier et à. systématiser sa vision des choses, à saisir entre elles, ou entre elles et les idées, ces rapports inattendus qui au premier abord nous étonnent et nous déconcertent, mais qui s'imposent bientôt à nous par leur vérité ou leur profondeur. Il n'est pas, comme chez Victor Hugo, le jeu spontané des facultés cérébrales, l'emploi d'une force naturelle et comme l'accomplissement d'une fonction organique. H est réfléchi, volontaire, conscient de son but et de ses limites il est le fruit de l'application et de l'étude. Son rôle essentiel est de choisir, parmi les matériaux, déjà mis en œuvre par autrui, que le poète a rassemblés au cours de ses lectures, ceux qu'il peut adapter à sa pensée et faire entrer dans son plan. Tâche ingrate, et plus ardue que peut-être on ne le croit. A des richesses empruntées, imposer sa marque propre avec des éléments de provenance hétéroclite produire une combinaison
III
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harmonieuse et originale, tel est le problème qui, constamment s'est posé à Alfred de Vigny. Il l'a résolu, dans ses meilleurs poèmes, avec bonheur. Il vaut la peine d'examiner par quels moyens il y a réussi.
On remarquera tout d'abord que la tâche lui était dans une certaine mesure facilitée par la nature même des sources auxquelles il puisait de préférence. Ces sources, à considérer plus spécialement les œuvres qui appartiennent à sa première manière et à la période de formation de son talent, sont assez peu nombreuses. En dehors du fonds de lectures que pouvait posséder, entre 1815 et 1820, un jeune homme d'une vingtaine d'années qui se sentait du goût pour la poésie, la liste de ses auteurs de chevet se borne à peu près exclusivement à cinq la Bible, Chateaubriand, Milton, Byron et André Chénier. Concentrer son attention sur un petit nombre d'oeuvres est la meilleure condition pour s'en imprégner à fond. Celles-ci, Vigny les a connues de bonne heure et les a longuement et assidûment pratiquées elles sont devenues familières à sa mémoire. Il est visible qu'il en savait des pages entières par cœur. Quoi d'étonnant si, par un commerce continuel, il s'en est assimilé les tours de pensée et de style ? Les fragments qu'il en insère dans la sienne lui semblent jaillir de source ils s'enchâssent naturellement dans ses vers. Sait-il toujours bien lui-même s'ils sont à lui ou à d'autres? Supposé qu'on l'accusât de démarquage, il répondrait aussi ingénument que Joachim du Bellay « Si par la lecture des bons livres je me suis imprimé quelques traictz en la fantaisie qui après, venant à exposer mes petites conceptions selon les occasions qui me sont données, me coulent beaucoup plus facilement en la plume qu'ils ne me reviennent en la mémoire, doibton pour cette raison les appeller pièces rapportées ? » Et je ne sache pas qu'il y eût dans son cas moins de sincérité
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ni moins d'à-propos dans sa défense que dans le cas et la défense de l'auteur de l'Olive et des Regrets.
Mais c'est un reproche que les contemporains ne lui ont pas fait et qu'ils ne devaient pas songer à lui faire, car nulle part, sauf dans ce malheureux poème d'Héléna, hâtivement conçu, plus hâtivement exécuté, l'œil, à moins qu'il ne soit bien exercé ou dûment averti, n'est capable de discerner les points qui joignent «àsonétoiïe une pourpre étrangère ». Cela tient d'abord à ce que les œuvres dont Vigny s'inspire ont un certain rapport entre elles. Milton et Chateaubriand, Byron et Chénier lui-même se sont formés en grande partie par la lecture de la Bible. Ils ont en commun un fonds de souvenirs classiques. Ils se sont, à l'occasion, imités les uns les autres. L'écrivain qui les imite à son tour n'en a que moins de peine à concilier les éléments qu'il leur emprunte. Ainsi, pour décrire le Déluge, Vigny met à contribution un poème de Byron, un chapitre de Chateaubriand, une étude de Bernardin de SaintPierre. On n'oserait pas affirmer que Byron se fût souvenu de Chateaubriand mais il n'est pas douteux que Chateaubriand ne se soit souvenu de Bernardin de Saint-Pierre et tous les trois se sont évidemment souvenus d'Ovide. La Dryade est une « idylle dans le goût de Théocrite » qui doit beaucoup moins à Théocrite qu'à Gessner et à André Chénier. Mais Gessner a imité Théocrite, et André Chénier a imité Théocrite et Gessner. Ajoutez que la poésie de ces auteurs offre avec le tour d'esprit naturel à Vigny des affinités remarquables. Ils satisfont, tour à tour ou à la fois.~ce désir des pensées fortes et des réflexions profondes, ce goût aussi des sentiments passionnés et des peintures voluptueuses, qui sont les deux tendances dominantes chez l'auteur des Poèmes e~. des Destinées. Aussi les expressions, les images, voire les passages entiers qu'il
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extrait de l'un ou de l'autre pour les insérer dans ses vers n'y font pas de disparate. Ils trouvent place dans la mosaïque qu'il assemble comme pierres de même nuance et de même grain.
A supposer qu'il pût y avoir parfois quelque discordance, l'effet en serait atténué par le procédé de composition dont use ordinairement Alfred de Vigny. Chez lui, en effet, toute production poétique un peu étendue se divise spontanément en un certain nombre de morceaux ou de tableaux qui se succèdent sans se confondre, chacun concourant pour sa part à l'impression produite par l'ensemble, mais chacun ayant son unité, son ton, sa couleur. On conçoit que dans ces conditions l'auteur puisse à chaque fois changer de modèle et imiter un original différent, sans que personne en soit choqué. Le type de cette méthode nous est fourni par la Femme Adultère. Dans la rédaction primitive, celle de 1822, le poème comporte cinq parties le rendez-vous nocturne des amants puis, au lever de l'aurore, après le départ du séducteur, les remords de sa victime tandis qu'elle s'afflige et se désole, le retour de l'époux et ses soupçons l'épreuve de l'eau à laquelle l'adultère est soumise enfin le supplice, dont elle est sauvée par l'intervention de Jésus. De ces cinq parties, aucune n'a la même source que l'autre. La première alterne, dans un dialogue assez chaud de ton, les appels de la courtisane, au chapitre VII des Proverbes, avec de langoureuses images empruntées au Cantique des Cantiques la seconde emprunte au poème de Parisina, que Vigny avait lu récemment, quelques-uns des traits par lesquels Byron a peint les regrets tardifs d'une épouse coupable; la troisième est calquée sur un passage du Giaour, qui lui-même procède d'une scène de la Bible la quatrième n'est que la mise en action-du chapitre des Nombres qui prescrit les rites obliga-
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toires en pareille circonstance la cinquième suit de très près le récit de saint Jean. Les images de la volupté et celles de la douleur, l'analyse morale et la description pittoresque, la rudesse biblique et la mansuétude évangélique, loin de se faire tort, se font valoir par le contraste, et de la diversité des tons il résulte une harmonie. Cette composition fragmentaire est le procédé favori d'Alfred de Vigny. Il n'en a pas toujours fait un usage aussi raffiné que dans la Femme adultère mais c'est ainsi qu'il a construit la plupart de ses grands poèmes, ceux de la seconde comme ceux de la première manière aussi bien qu'Héléna, et qu'Eloa, la Maison du Berger, la Sauvage et la Bouteille à la mer. Cette habitude d'esprit peut s'expliquer de diverses façons: par un certain manque d'haleine, qui contraint le poète de reprendre à plusieurs fois le développement qu'il ne saurait mener jusqu'au bout d'un seul trait; ou par une imitation des formes de la poésie byronienne, dont la vogue était si grande au temps de sa jeunesse. Ne peut-elle être interprétée comme une finesse instinctive de l'artiste, soucieux d'éviter ou au moins d'atténuer les ruptures de ton qui doivent fatalement se produire entre morceaux de source et d'inspiration différentes ? Ainsi ce serait la méthode d'invention pratiquée par Alfred de Vigny qui déterminerait et ceci paraît assez logique sa méthode de composition.
Ce décousu apparent ne détruit pas l'unité de l'œuvre. Cette unité, en effet, est obtenue par des moyens plus sûrs qu'une liaison étroite et évidente de toutes les parties. D'abord par l'unité de la pensée directrice. Si c'est peutêtre généraliser un peu trop que d'affirmer comme le faisait Vigny en 1829 que toutes ses compositions poétiques sont « le développement d'une idée philosophique », il n'en est pas moins vrai que c'est le cas de la plupart,
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Aussi par le choix ingénieux des détails, judicieusement subordonnés à l'ensemble, et en harmonie avec la tonalité dominante. D'ordinaire l'oeuvre dont Vigny s'inspire est plus étendue que celle qu'il compose. Cette disproportion lui permet de ne retenir que l'essentiel, que le caractéristique, que l'excellent. Ainsi procède-t-il quand il alimente aux plaidoyers de Bethmont ou de Liouville la grande tirade sur les chemins de fer de la Maison du Berger. Dans ces discours dont l'analyse emplit colonnes sur colonnes, numéros sur numéros du Moniteur ou du Constitutionnel, il glane çà et là une idée, un fait, un mouvement. De même dans les deux volumes du marquis de Custine dont il a tiré Wanda. La sélection devait se faire sans effort quand il s'agissait, comme dans ces deux cas, d'ouvrages n'ayant qu'un faible caractère artistique. Elle était plus délicate et difficile quand Vigny avait affaire à un grand poète. Si on veut se rendre compte du soin qu'il y apporte, de la finesse et de la sûreté de son goût, que l'on compare avec le poème du Déluge le mystère « diluvien » de Byron, Ciel et Terre. Le long fragment que nous possédons sous ce titre est moins un drame qu'une sorte de cantate où « le chœur des esprits de la terre » et « le chœur des mortels » dépeignent lyriquemént tour à tour le cataclysme dont l'énormité excite leurs chants de triomphe ou justifie leurs clameurs d'angoisse. Vigny a recueilli précieusement les traits pittoresques prodigués par une imagination débordante. Il a élagué tout le lyrisme encombrant et désordonné dans lequel ils étaient noyés. Autant l'œuvre du poète anglais est exubérante et fougueuse, autant la sienne se déroule suivant une calme et grave ordonnance, dans un style ample et sobre à la fois. Il ne s'en laisse pas imposer par son ~modèle. Il ne l'imite que dans la mesure où il le juge à propos il n'en prend que ce qu'il en veut prendre,
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et ce qu'il en prend, il l'accorde à son ton et l'accommode à son dessein.
Le plus souvent Vigny resserre, réduit, résume. Quelquefois il développe. Dans ce même poème du Déluge, il s'est souvenu de deux lignes des Etudes de la Nature, où Bernardin évoquait la disparition progressive des édifices dont l'homme avait orné la surface de la terre. « Tout fut englouti sous les eaux cités, palais, majestueuses pyramides, arcs de triomphe chargés des trophées des rois. » Chacun des termes de cette rapide énumération, pris en soi, lui fournit le sujet d'un petit tableau. Dans la Maison du Berger, toute une charmante description du crépuscule lui est suggérée par quelques mots cueillis dans le passage suivant du Paradis Perdu
Puis le soir paisible vint, et le gris crépuscule de sa sobre livrée revêtit toutes choses le silence lui faisait escorte, car bêtes et oiseaux s'étaient retirés, celles-là sur leur couche d'herbe, ceux-ci dans leurs nids tous, sauf le vigilant rossignol. Puis le firmament s'illumina de vivants saphirs. Hespérus, qui guidait l'armée des astres, s'avança, le plus brillant de tous, jusqu'à l'heure où la lune, se levant dans une majesté ennuagée, puis enfin manifestement reine, dévoila sa lumière sans rivale et sur l'ombre jeta son manteau d'argent.
De ce magnifique morceau Vigny n'a retenu que deux dtéails la teinte grisâtre que le crépuscule étend uniformément sur la nature et l'image aussi vive que simple qui assimile la diffusion subite du clair de lune au brusque déploiement d'un large manteau. Il les a. d'abord ramassés et fondus en un seul, puis autour de ce trait primitif et générateur de la description, il en a rassemblé d'autres qui l'encadrent, le complètent, en préparent ou en prolongent l'effet. Quelques touches de rêverie, de solitude et de
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mystère, et voici un quadro qui, sans Milton, ne se serait sans doute pas présenté à l'imagination du poète, mais dont il n'y a pas plus d'un demi-vers qui vienne directement de Milton
Le crépuscule ami s'endort dans la vallée, Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon, Sous les timides joncs de la source isolée, Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon, Se balance en fuyant dans les grappes sauvages, Jette son manteau gris sur le bord des rivages, Et des fleurs de la nuit entr'ouvre la prison.
Parfois quelques lignes tombées par hasard sous ses yeux lui suggèrent un poème tout entier. Il serait facile de montrer en détail comment une anecdote sur Christophe Colomb, perdue dans les notes ajoutées par Bernardin de Saint-Pierre à ses Etudes de la Nature, lui a fourni non seulement le symbole qui donne son titre à la Bouteille à la mer, mais le plan même de la pièce et son mouvement général. Dans l'« élévation o intitulée Paris, tout roule sur deux métaphores. La ville, centre et pivot de la France, foyer où les intelligences s'allument, est comparée tour à tour à la roue sur qui d'autres roues s'engrènent, et à une fournaise qui ne s'éteint jamais. Une de ces images a son origine dans un passage d'Hamlet, l'autre dans un passage de Faust. Il y a eu fécondation de l'imagination de Vigny par une imagination étrangère. Mais il faut reconnaître que la pensée du poète a largement nourri et singulièrement développé le germe apporté du dehors.
En même temps qu'il élague ou qu'il amplifie, Vigny recompose. C'est le procédé le plus original de son art, celui où se révèle « la faculté d'organisation » qu'il s'attribuait volontiers. On en trouve une remarquable application dans le Cor. Ce poème, on le sait, raconte la mort de Roland
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à Roncevaux. Il a pour source, en dernière analyse, la Chronique de Turpin, que Vigny avait pu lire, soit dans la Bibliothèque des Romans, soit, plus vraisemblablement, dans l'Histoire de C/M~emayne de Gaillard, maintes fois réimprimée et très répandue au début du xixe siècle. Mais il est bien plus croyable que l'idée de cette belle pièce lui est venue d'un passage de la Gaule Poétique. Marchangy, dans cet ouvrage fameux, qui traitait, comme le dit le sous-titre, de « l'histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux-arts », se proposait comme objet principal « d'extraire de la littérature du Moyen-Age, comme d'une mine féconde et trop peu connue, des trésors vierges et purs. » Et pour montrer. aux jeunes poètes le parti qu'ils pouvaient tirer de ces trésors, l'auteur avait esquissé quelques-uns des sujets qu'il recommandait particulièrement à leur étude dans cette prose poétique, intermédiaire entre le style du vicomte de Chateaubriand et le style du vicomte d'Arlincourt, dont Victor Hugo, bien des années plus tard, gardait encore un mauvais souvenir. Il avait notamment écrit un « Chant funèbre en l'honneur de Rolland », dont voici les passages essentiels
Ce preux invincible dit à ses guerriers Retournez à la patrie impatiente l'absence a trop longtemps désolé vos amours et refroidi la cendre de vos foyers hospitaliers partez, je marcherai le dernier, afin que, si les vaincus épars, se ralliant au cri de la vengeance, veulent suivre en les menaçant nos illustres bannières, ils rencontrent l'écueil de mon bouclier. Oui, nous te précédons, lui répondent ses compagnons. Allons suspendre des lauriers aux portes de nos temples, allons accorder des lyres et tresser les couronnes des festins. Tout à coup un bruit sourd fait retentir la triple chaîne des échos sonores. Le preux, sans s'effrayer,
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lève les yeux et voit la cime des monts hérissée de soldats nombreux. Forts de leur nombre et plus encore de leurs postes inexpugnables, les lâches crient au héros qu'il faut mourir. Leurs carquois s'épuisent, mais ils arrachent les mélèzes, les sapins et les cyprès ils font rouler des rochers énormes, qui, dans leur chute, entralnent les neiges amoncelées. Ses compagnons ont disparu mais sanglant, mutilé, il se montre encore debout, et c'est lui qui menace. Les débris qu'on lui lance, les troncs d'arbres, les éclats des pins fracassés, les éboulements des montagnes sont autant de degrés qu'il escalade pour atteindre les hauteurs. Déjà son front terrible a dépassé l'abîme les perfides le voient, jettent leurs armes et s'enfuient en poussant d'affreux hurlements. Il sonne du cor, et le son qu'il en tire roule comme un tonnerre dans les gorges de Roncevaux. La sentinelle des châteaux lointains s'inquiète à ce bruit surnaturel qui se fait entendre jusqu'à l'armée française. Elle a soudain connu le danger de Rolland, car lui seul pouvait faire résonner avec tant de force le belliqueux instrument. Mais, à mesure qu'elle s'avance à son secours, le bruit s'affaiblit, et le cor n'était plus animé que par les derniers soupirs de Rolland il expirait. Et nos bataillons, entourant les bords de l'abîme, gémirent pendant trois jours sur le plus magnanime et le plus courageux des guerriers. Le lecteur familier avec les Poèmes Antiques et Modernes reconnaîtra, au premier coup d'œil, dans cette page qui n'est pas tout à fait sans mérite les principaux « moments )), du récit de Vigny, et plus d'un trait dont s'est enrichi son poème le combat livré par Roland, seul contre la foule~des Sarrazins les rochers qui,~du haut des monts, roulent jusqu'au~fond de l'abîme, en brisant la cime des pins, et. dont le preux se sert comme d'un marche-pied l'effroi de ses ennemis quand il s'élance le retour joyeux de l'armée de Charlemagne vers la terre de France
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l'appel prolongé du cor et la marche en arrière les compagnons du héros penchés anxieusement sur le gouffre.. Mais, outre qu'il a fallu d'abord les dégager de la prose verbeuse de Marchangy, on remarquerait, en rapprochant les deux textes, qu'ils n'y sont pas présentés dans l'ordre si naturel et si logique où nous les donnent les vers d'Alfred de Vigny. Ici encore le poète a été guidé par le tact le plus délicat. Au lieu d'entremêler confusément les images de la guerre et de la paix, il les a séparées les unes des autres et opposées en un double tableau qui gagne en valeur par le contraste et le soin qu'il a eu de placer en dernier lieu les images pacifiques et riantes concourt à renforcer le dramatique de l'action par l'effet de surprise que ne manque pas de produire l'éclatement soudain des appels tragiques de l'olifant. De tels changements sont, en apparence, peu de chose. En réalité, ils transfigurent le sujet. Ils font la différence entre l'artiste et le barbouilleur. Une des ressources les plus précieuses de l'art d'Alfred de Vigny, c'est le talent que possède l'auteur d'harmoniser entre eux et de fondre dans l'unité de son style les éléments qu'il emprunte à des sources diverses. il y a dans le Ils chant d'Eloa un passage qui est, à cet égard, une pure merveille. C'est celui où Satan décrit à la fille du Ciel le charme des nuits de la terre.
Sitôt que, balancé sous le pâle horizon,
Le soleil rougissant a quitté le gazon,
Innombrables Esprits, nous volons dans les ombres En secouant dans l'air nos chevelures sombres L'odorante rosée alors jusqu'au matin
Pleut sur les orangers, les lilas et le thym. La Nature, attentive aux lois de mon empire, M'accueille avec amour, m'écoute et me respire Je redeviens son âme et, pour mes doux projets. Du fond des éléments j'évoque mes sujets.
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Convive accoutumé de ma nocturne fête,
Chacun d'eux en chantant à s'y rendre s'apprête. Vers le ciel étoilé, dans l'orgueil de son vol, S'élance le premier l'éloquent rossignol
Sa voix sonore, à l'onde, à la terre, à la, nue
De mon heure chérie annonce la venue
Il vante mon approche aux pâles alisiers,
Il la redit encore aux humides rosiers
Héraut harmonieux, partout il me proclame Tous les oiseaux de l'ombre ouvrent leurs yeux de flamme. Le vermisseau reluit son front de diamant Répète auprès des fleurs les feux du firmament, Et lutte de clarté avec le météore
Qui rôde sur les flots comme une pâle aurore. L'étoile des marais, que détache ma main,
Tombe, et trace dans l'air un lumineux chemin.
Au moment où il composait ce morceau, Vigny avait dans la tête, à l'état plus ou moins net, trois ou quatre réminiscences. Il se souvenait de la nuit où Chactas, prisonnier des Muscoculges, est visité par Atala et force « cette biche altérée » à errer avec lui à travers la forêt. La nuit était délicieuse..Le génie d~s airs secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l'on respirait la faible odeur d'ambre qu'exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d'un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait sous la profondeur des bois on eût dit que l'âme de la solitude soupirait dons toute l'étendue du désert. Nous aperçûmes à travers les arbres un jeune homme qui, tenant à la main un flambeau, ressemblait au génie du printemps parcourant les /ore<s pour ranimer la nature.
De cette page justement célèbre Vigny a retenu tout ce qui pouvait confirmer l'impression de voluptueux
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enchantement qu'il cherchait à produire silence pâmé de la nature, mystère et parfums de la nuit qui donnent la sensation d'une noire chevelure brusquement dénouée. Il a éliminé d'instinct tout ce qui avait un air trop sauvage ou une couleur trop exotique. Il a laissé au Meschacébé les tamarins et les crocodiles, remplacé par des « esprits », frères des anges chrétiens, les « génies » de la mythologie indienne, substitué à la forte senteur des pins l'odeur capiteuse des lilas et des orangers. Ainsi dépouillé de ses particularités trop caractéristiques, ce passage d'~4.<a/a n'en devenait que plus facile à combiner avec un passage non moins fameux du Génie ~u Christianisme, autre paysage de nuit, autre paisible clair de lune, traversé, celui-ci, par le chant du rossignol
Lorsque les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttent sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées, lorsque les forêts se taisent par degrés, que pas une feuille, pas une mousse ne soupire, que la lune est dans le ciel, que l'oreille de l'homme est attentive, le premier chantre de la création entonne ses hymnes à l'Eternel.
Non pas à l'Eternel, mais à ce beau Prince des Ténèbres dont la voix caressante invite Ève à la promenade, dans le poème de Milton
Voici l'heure enchanteresse, l'heure fraîche, l'heure délicieuse, sauf là où le silence se retire devant l'oiseau mélodieux des nuits, qui, éveillé maintenant, module très doucement son chant inspiré par l'amour maintenant dans son plein règne la lune. le ciel ouvre tous ses yeux. Mais, à son tour, cet hémistiche de Milton a rappelé à la mémoire du poète, tous les prestiges lumineux de la nuit dont il a lu l'énumération dans la première strophe de l'incantation de Man/red
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Quand la lune sera sur la vague, et le ver-luisant dans le gazon, et le météore sur le tombeau., et le feu-follet sur le marais, quand tomberont les étoiles filantes, quand les hiboux se répondront en huant.
Il lui a suffi de retrancher deux. ou trois mots placés là à dessein pour jeter sur les vers de Byron un reflet lugubre, et ces images brillantes sont venues tout naturellement clore par un fantastique feu d'artifice le couplet commencé par la course non moins fantastique des esprits de l'air. Ainsi grâce à des retouches légères, à des suppressions heureuses, des raccords délicats, ces textes de Chateaubriand, de Milton, de Byron, se sont continués, complétés, et pénétrés, l'accent original de chacun d'eux se muant insensiblement en cette grâce finement sensuelle, en cette élégance exquise et un peu mièvre qui composent le charme propre du poème d'Eloa. On pourra, si l'on veut, répéter l'expérience, en choisissant cette fois un morceau d'un genre tout différent, l'admirable prosopopée de la Nature qui fait partie de la Maison du Bercer Elle me dit Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre, Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs. En regardant de près ce passage, on y retrouvera des réminiscences de Lucrèce et de Buffon, de Byron et de Shakespeare, combinées et accordées cette fois pour donner au style çette harmonie tendue, cette gravité hautaine, cet éclat triste qui conviennent à ~a froide, dédaigneuse et insensible divinité. L'effet varie. Mais cette variété même atteste la souplesse qu'il y a dans l'art de Vigny, en même temps que la sûreté de son goût.
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Il n'est pas possible d'apprécier l'art d'un poète sans dire au moins un mot de la façon dont il a forgé et manié le vers, qui est son outil propre et son mode particulier d'expression. Mais, s'il paraît indispensable de toucher ce point, il n'est pas nécessaire, dans le cas qui nous occupe, de s'y arrêter longuement. En matière de versification, Vigny n'est pas un novateur ni un maître. D'autres que lui se sont chargés de remettre le vers français sur l'enclume. Il l'a pris tel qu'il le recevait des mains de Delille mais il l'assouplit, dans ses meilleurs jours, à la fluide harmonie des vers de Racine, et il le rajeunit par des effets empruntés à la métrique d'André Chénier. C'est du poète de l'Aveugle et du Mendiant qu'il a appris à organiser la période poétique et à lui donner, au lieu de la régularité monotone des alexandrins uniformément balancés, cette allure imprévue et cette flexibilité vivante qui résultent de la libre disposition des enjambements et des rejets et de la mobilité de la césure. Il lui est même arrivé de risquer des coupes que l'on jugerait hardies, si on était bien sûr qu'elles ont été employées à dessein, et si on ne les rencontrait surtout dans ceux de ses poèmes qui paraissent le moins facilement venus. Mais ce qu'il y a de plus admirable chez lui, au point de vue du métier, c'est un certain nombre de beaux vers isolés, de grands vers profonds, « lucrétiens ?, ou « virgiliens », car, avec l'ampleur, ils n'ont pas seulement la force, ils ont aussi la grâce. Ce genre de vers « pleins et immenses, drus et spacieux, tout d'une mesure et tout d'un bloc, jetés dans un seul et large coup de pinceau, soufflés d'une seule et longue haleine a étaient, d'après Sainte-Beuve qui les définissait ainsi en 1829, un apanage î8
IV
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de l'école nouvelle. Il en cite qui sont empruntés aux Poèmes Antiques et Modernes. Mais les plus réussis sont dans les Destinées. Composés presque entièrement de monosyllabes qui glissent les uns sur les autres sans qu'en aucun point de la durée l'oreille puisse saisir de ralentissement ni d'arrêt, ils doivent en grande partie leur charme à l'image ou à l'idée qu'ils développent je ne sais s'ils ne le doivent pas plus encore au mouvement insensible et continu, comme l'épanouissement d'une onde, qui semble élargir la pensée jusqu'à l'illimité du rêve
Marche à travers les champs une fleur à la main. Il n'est pas d'un artiste médiocre de mettre l'infini dans les douze syllabes d'un alexandrin. Mais c'est là tout le secret, ou peu s'en faut, d'Alfred de Vigny. Il ne connaît ni la variété des rythmes, ni la recherche des combinaisons savantes. Il ne pratique guère que le vers de douze syllabes. Les mètres légers., rapides, les vers de huit, de sept, de six syllabes, qui se pressent abondants, ruisselants, murmurants ou tumultueux, sous la plume d'un Lamartine ou d'un Hugo, lui sont à peu près inconnus. Au temps où les poètes s'ingéniaient à restaurer les rythmes les plus curieusement ouvragés de la Pléiade, où ils s'amusaient même à renouveler quelques-uns des tours de force des grands rhétoriqueurs, il a voulu s'essayer dans le genre à la mode. Madame d<: Soubise, et certaines parties de la Frégate « la Sérieuse », ne font pas autrement regretter qu'il n'ait pas persévéré. Des rythmes purement lyriques sont faits pour accueillir le jaillissement de la verve et les caprices de la fantaisie. Ils s'accommodent mal avec une poésie réfléchie, un peu lente et compliquée comme la sienne. Ce qu'il faut à celle-ci, ce n'est ni le sonnet, où elle ne se sent pas à l'aise, ni les tercets, dont par distrac-
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tion elle laisse à tout moment rompre la chaîne. Ce sont des rythmes qui n'ont rien de trop exigeant et de trop arrêté, des rythmes qui sont à peine des rythmes, comme les stances de quatre alexandrins à rimes plates dont Vigny a fait usage dans la Fille de Jephté, dans la Neigé, et dans le Cor ou bien des rythmes d'un caractère seminarratif, semi-épique, comme la strophe de sept vers qu~l a employée, peut-être à l'imitation de la stance spensérienne de Childe Harold, dans la Maison du Berger, dans les Oracles, dans la Bouleille à la mer, dans Wanda, dans l'Esprit pur. Si on ne -peut pas affirmer absolument qu'il l'ait inventée, si ce n'est pas lui qui s'en est servi le premier, c'est lui qui l'a acclimatée dans notre poésie. Ce groupement d'un quatrain et d'un tercet, fortement liés l'un à l'autre par la triple rime masculine, formant un système fermé qui, sauf de rares exceptions, existe par soi et se suffit à lui-même, donne une impression de force et de solidité. Ces strophes amples, lourdes, lisses, sont comme autant de blocs régulièrement taillés, distincts les uns des autres, qui ne tiennent à la place où ils sont que par leur masse et par leur poids. L'édifice qu'ils concourent à former s'élève d'un mouvement calme, mais ininterrompu, avec la lenteur un peu solennelle qui convient au développement de la pensée puissante et grave qui en a tracé le plan.
V
On n'a pas assurément la prétention, dans~ce~chapitre et dans le chapitre' qui précède, d'avoir épuisé toutes les remarques que l'œuvre en vers d'Alfred de Vigny peut suggérer à un critique attentif. Il semble pourtant qu'on en ait dit assez, et sur les facultés d'invention de l'auteur,
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et sur les moyens d'exécution dont il dispose, pour que les grands caractères de sa poésie apparaissent nettement. Elle se recommande, cette poésie, moins par la richesse des images ou par la variété des rythmes que par la profondeur des idées et des sentiments, moins par le pouvoir de créer que par l'habileté à choisir, moins par l'abondance des développements que par la délicatesse du goût, moins par les dons naturels que par l'art, à supposer qu'il soit juste d'opposer, comme on le fait souvent, l'art à la nature, et que ce ne soit pas encore un don de la nature, et non le moins enviable, que le sens exquis de l'art.
Cet art distingué, raffiné, savant, un peu livresque, qui se détourne de la foule et ne s'adresse qu'aux initiés et aux connaisseurs, on voit sans peine à quoi il s'apparente dans l'histoire de notre poésie et même, pourraiton dire, dans l'histoire de l'esprit humain. Il a de lointaines affinités avec l'alexandrinisme grec et romain, avec la méthode littéraire d'un Apollonius ou d'un Théocrite, laquelle est aussi, ne l'oublions pas, la méthode littéraire d'un Horace et d'un Virgile. Il en a d'immédiates, et qui ne peuvent manquer de sauter aux yeux, avec notre art classique, dont il est, en dépit de quelques apparences, le certain et naturel prolongement. Vigny, dans les Poèmes Antiques et Modernes, Vigny, dans les Destinées, ne fait pas autre chose que ce qu'ont fait et pratiqué pendant deux ou trois siècles les meilleurs de nos poètes, les plus vraiment poètes et les plus vraiment français, Ronsard et du Bellay, La Fontaine et Racine, ce qu'à la veille du romantisme faisait encore André Chénier. De lui aussi on peut dire que sur « des pensers nouveaux )) il fait « des vers antiques », si l'on entend par là qu'il enveloppe une pensée toute moderne et des sentiments tout personnels
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d'une forme dont les lois sont empruntées à la plus noble tradition artistique de l'humanité.
Les lois, mais non pas toujours, non pas même ordinairement les lignes et les couleurs. Une des originalités d'Alfred de Vigny, ç'a été, tout en usant de ses matériaux et de ses modèles selon la tradition classique, de les aller chercher presque exclusivement en dehors de cette tradition. Remarquablement doué comme penseur, moins heureusement doué, il faut 'bien en convenir, comme poète, réduit à attendre de ses lectures le choc initial ou' la vision génératrice, il a demandé à des sources moins épuisées que la source antique, parce qu'elles étaient plus récemment ouvertes, de féconder son imagination et de l'enrichir. C'est en raison de cette préférence hautement accordée à des maîtres choisis ailleurs que dans Athènes ou dans Rome, à la Bible, à Shakespeare, à Milton, à Ossian, à Byron, qu'il se classe parmi les romantiques. Mais les procédés par lesquels il met en œuvre la matière qu'il leur emprunte n'ont rien que l'art le plus classique ne puisse avouer, je dirai même où il ne se reconnaisse. Le jour où l'on s'avisera d'écrire sur « le classicisme des romantiques une étude parallèle à celle qui fut jadis écrite sur « le romantisme des classiques », le critique qui se donnera cette tâche ne manquera pas sans doute, dans le développement de son sujet, de réserver une belle place à l'oeuvre poétique d'Alfred de Vigny.
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ALFRED DE VIGNY, LE ROMANTISME ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Si grand que soit un écrivain, si original qu'il nous paraisse, de si haut qu'il dépasse la moyenne des talents de son temps et de tous les temps, si peu de rapports qu'il semble avoir avec eux, il ne peut être considéré en lui-même et abstraitement. Il fait. partie d'une époque dont, même à son corps défendant, il porte la marque; II est un anneau dans cette interminable chaîne qui va s'allongeant de' siècle en siècle et perpétue à travers les âges la tradition française chaîne dont tous les anneaux ne sont pas du même calibre, ni du même poids, ni du même modèle, mais sont bien tous du même métal, et rendent au choc le même son franc et clair auquel on reconnaît le bon aloi. On n'en a pas fini avec lui, quand on lui a appliqué cette analyse minutieuse qui est la forme supérieure de l'admiration et qu'on réserve d'ordinaire aux classiques, ~nand on l'a tout à son aise étudié, disséqué, expliqué, commenté et jugé <C faut encore le replacer dans la génération littéraire à laquelle il appartient, y marquer son action et son rang. Il faut suivre la trace qu'il a laissée dans la littérature ultérieure, évaluer l'influence que sa personne et son œuvre ont exercée sur ses
CHAPITRE V]
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successeurs aussi bien que sur ses contemporains. C'est la dernière tâche dont l'auteur de cette étude essaiera de s'acquitter, avant de se séparer d'Alfred de Vigny.
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Déterminer la génération littéraire à laquelle un écrivain appartient, rien n'est en apparence plus aisé. Nous avons la date de sa naissance, celle de ses principaux ouvrages. Ne suffisent-elles pas à nous éclairer ? Pourtant la chronologie n'est pas toujours décisive. Il y a des écrivains qui sont nettement en retard sur leur temps, et d'autres qui sont en avance. Il y en a pour qui on hésite, et qu'on classe tantôt dans la génération d'avant, tantôt dans la génération d'après. En ce qui regarde Vigny, les dates parlent d'elles-mêmes, et ce qu'elles disent ne soulève aucun doute Né à la veille du xixe siècle, ayant débuté dans les lettres deux ans après Lamartine, et la même année que Victor Hugo, Vigny doit appartenir à la génération romantique, et c'est à elle qu'il appartient en effet à la première génération romantique, celle de 1820, assez différente de celle de 1830, et plus encore de celles qui sont venues après. Non seulement Vigny a été romantique, mais il a été un des initiateurs et des champions du romantisme. Luimême s'en est fait gloire, et publiquement. Quand, le 29 janvier 1846, il prit séance à l'Académie française, dans le discours qu'il prononça à cette occasion, il fit, selon l'usage, l'éloge de son prédécesseur, Charles-Guillaume Etienne, journaliste, publiciste, homme politique, qui avait fait figure d'auteur dramatique, sous le premier Empire, avec les deux Gendres et Brueys et Palaprat. Mais après qu'il eut loué comme il convenait ce représentant
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attardé d'une tradition dépassée, il ne put s'empêcher de dire un mot de ceux dont la jeune gloire avait fait rentrer dans l'ombre les derniers tenants de l'école classique, de ses anciens amis et « frères d'armes », de cette génération « novatrice, sérieuse et passionnée », ce sont ses mots, à laquelle il avait appartenu et parmi laquelle il réclamait sa place. Il retraça en une page qu'il ne faut pas manquer de citer, l'histoire du romantisme français, envisagée dans ses grandes lignes et ramenée à ses points essentiels par l'esprit le plus philosophique que le romantisme français eût produit
Un esprit nouveau s'était levé du fond de nos âmes. Il apportait l'accomplissement nécessaire d'une réforme déjà pressentie depuis des siècles jetée en germe par le christianisme même sur le sol français de la poésie, dès le Moyen Age; soulevée, de siècle en siècle, par des précurseurs toujours étouffés remuée encore et à demi formée en théorie sous le règne de Louis XIII annoncée depuis et dévoilée par de magnifiques lueurs sorties de quelques grandes œuvres de plus en plus rapprochées de la nature, de la vérité dans l'art et du génie réel de notre nation, c'était dans notre âge que cette réforme pacifique devait éclater.
Depuis peu d'années la paix régnait avec la Restauration. Tout semblait pour longtemps immobile. Il se trouva quelques hommes, très jeunes alors, épars, inconnus l'un à l'autre, qui méditaient une poésie nouvelle. Chacun d'eux, dans le silence, avait senti sa mission dans son cœur. Aucun d'eux ne sortit de sa retraite que son œuvre ne fût déjà formée. Lorsqu'ils se virent mutuellement, ils marchèrent l'un vers l'autre, se reconnurent pour frères et se donnèrent la main. Leurs œuvres se multiplièrent. Dans ce. champ libre nouvellement conquis, chacun prit la voie où l'appelait l'idéal qu'il poursuivait et qu'il voyait marcher devant lui.
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Soit que les uns aient donné leurs soins au coloris~et;à la forme pittoresque, aux nouveautés et au renouvellement du rythme, soit que d'autres, épris à la fois des détails savants de l'élocution et des formes du dessin le plus pur, aient aimé par-dessus tout à renfermer dans leurs compositions l'examen des questions sociales et des doctrines psychologiques et spiritualistes, il n'en est Tpas moins vrai que tout en conservant leur physionomie particulière et leur caractère individuel, ils marchèrent tous, du même pas, vers le même but et que leur rénovation fut complète sur tous les points. Le nom qui lui fut donné était depuis longtemps français, et puisé dans les origines de notre langue Romane il avait toujours exprimé le sentiment mélancolique produit dans l'âme par les aspects de la nature et des grandes ruines, par la majesté des horizons et les bruits indéfinissables des belles solitudes.
La Poésie Epique, Lyrique, Eiégiaque, le Théâtre, le Roman reprirent une vie nouvelle et entrèrent dans des voies où la France n'avait pas encore posé son pied. Le style qui s'affaissait fut raffermi. Tous les genres d'écrits se transformèrent, toutes les armures furent retrempées il n'est pas jusqu'à l'Histoire, et même la Chaire sacrée, qui n'aient reçu et gardé cette empreinte.
Les arts ont ressenti profondément cette commotion électrique.
A ces marques certaines, le pays a reconnu et praclamé par ses sympathies l'avènement d'une Ecole nouvelle. En effet, dans les œuvres d'art, tout ce qui passionne aujourd'hui la Nation a puisé la vie à ses sources. Il est arrivé que ceux qui semblaient combattre l'innovation pressaient involontairement sa marche, et, lors même que des réactions ont été tentées, elles n'ont eu quelque succès qu'à la condition d'emprunter les plus essentielles de ses formes.
Ces vues générales sur la nature et le développement
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du romantisme sont singulièrement justes et compréhensives. De tous ses ouvriers de la première heure, Vigny était peut-être le seul qui fût capable d'écrire une page comme celle-là. Elle avait son prix en 1846. Elle l'a encore. Un historien actuel de la littérature française, s'il voulait y regarder d'un peu près, chicanerait sur quelques détails. Il assignerait sans doute aux novateurs des ancêtres moins lointains et des précurseurs plus immédiats. Il se demanderait, non sans raison, si l'on a bien exprimé tout le sens de ce terme complexe et prestigieux de « romantisme », en le réduisant au seul sentiment d'une mélancolie grandiose nourrie dans la contemplation de la nature, les souvenirs du passé et les méditations de la solitude. Mais il admirerait le sûr coup d'œil avec lequel Alfred de Vigny, quinze ans à peine après 1830, distingue les phases capitales de l'évolution romantique le besoin irrésistible de rafraîchissement littéraire et de renouvellement intellectuel, l'amour passionné du beau, la réaction contre la routine qui unirent pendant quelques années du moins, des hommes différents les 'uns des autres par leur tempérament, leurs aspirations et leurs idées puis, au lendemain du triomphe, et même dès la veille, les divergences s'accusant, les oppositions s'accentuant, les incompatibilités d'humeur éclatant, chacun s'en allant à son pas et tirant de son côté, mais tous gardant de leur passage par « la grande boutique romantique », par cet atelier plein de cris et de rumeur, où l'on taillait dans le granit des cathédrales aussi bien qu'on y ciselait dans l'or un bijou de femme ou une coquille d'épée, le sens, le respect et le culte de l'art. Si l'on veut, sur le romantisme, avoir toute la pensée d'Alfred de Vigny, à cette page il faut en joindre une autre, non pas secrète, mais qui n'avait pas été écrite pour le public, et qui ne nous a été révélée qu'il y a une vingtaine d'années. Elle
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se trouve dans une lettre adressée le 17 septembre 1839 par le poète au prince Maximilien-Joseph de Bavière, qui régna depuis sous le nom de Maximilien II. Le jeune prince, environ deux ans auparavant, avait exprimé le désir d'entrer en correspondance avec Alfred de Vigny, dont il admirait les ouvrages, particulièrement CinqMars et Stello. Il voulait l'interroger sur l'état des arts et des lettres en France. Il voulait surtout apprendre de lui ce qu'il fallait penser de la littérature qui s'y était développée depuis 1815, de cette littérature dite romantique, qui avait « proclamé un nouvel avenir pour les lettres et même pour les peuples '), qui avait, « produit des œuvres nombreuses » dont l'esprit autant que la forme le laissaient déconcerté. Avait-elle, cette littérature, rempli ses promesses et atteint son but? Les ouvrages qu'elle avait mis au jour n'étaient-ils destinés qu'à une vogue éphémère ? `? Devaient-ils au contraire donner aux générations futures une haute idée de leurs auteurs et de leur siècle ? Le prince se le demandait, et il le demandait à Vigny. A ces questions le poète répondit par la longue, très longue lettre qui seule nous a été conservée de la correspondance, d'ailleurs peu suivie, qu'il entretint avec Maximilien-Joseph. La France, lui disait-il, n'a point à se plaindre des hommes qui faisaient vers 1819 ces promesses que vous rappelez, et que l'on vous a, je crois, exagérées. Çes promesses ont été rigoureusement tenues, et c'est pour cela précisément que la littérature n'est plus ce qu'elle était sous l'Empire. Ce temps de gloire active était presque sans poésie. Deux grands écrivains de l'Empire, qui avaient en eux le sentiment poétique, ne l'avaient pas complet et s'exprimèrent en prose, ne sachant pas refaire l'instrument même, et ne pouvant se résoudre à jouer sur celui qu'ils trouvaient transmis par de froids versificateurs qui avaient laissé dé-
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faillir la poésie dans les froideurs didactiques et la mollesse de leur langage. Pour trouver l'expression juste des chants intérieurs et sa pensée, il fallut bien que chaque poète commençât par se faire une lyre, et qu'il se trouvât quelques hommes jeunes, hardis, qui s'acquittèrent de cette tâche difficile. Ils ne se connaissaient pas, et chacun d'eux dans sa solitude sentit cette nécessité. L'élégie, l'ode, le poème naquirent ensemble sous de nouvelles formes, et leurs voix séparées, bien distinctes, n'eurent point de sons pareils, presque aucune ressemblance. Ce fut là ce qu'on prit pour une école, et ce qu'on nomma Romantique à tout hasard. Mais cette classification rétrécie, impossible à définir, s'est effacée depuis longtemps. Il n'est resté de séparés que le bon et le mauvais, le beau et le commun, toujours trop fécond, mais très dédaigné. Si ces poètes composèrent alors aux yeux du public ces réunions momentanées qu'on nomma Pléiade ou Cénacle, ce fut par de rares rencontres, interrompues bientôt pour toujours. Ceux qui sont venus après eux ont trouvé des portes ouvertes, des claviers préparés, presque toutes les hardiesses tentées, presque tous les tons marqués il leur a été plus facile d'entrer dans un orchestre nouveau auquel la nation prêtait alors l'oreille depuis notre éclat; je dis notre, puisque vous savez si bien quelle part j'y ai prise. Sans doute on fit trop de bruit de cette renaissance poétique, on multiplia ridiculement les théories, on enfla l'importance de ces travaux, mais le mouvement fut vigoureux et enfanta beaucoup de choses grandes. Le reste de la lettre est consacré à expliquer, et à réduire à leur juste valeur en les expliquant, certains changements d'idées ou de manière survenus chez plusieurs des écrivains qui avaient été, à un moment ou à un autre, les gloires de l'école romantique changements que le prince était tenté de considérer comme des symptômes de la défaillance, ou de }a dégénérescence, des talent.
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Vigny s'emploie, avec beaucoup de finesse, à dissiper les préjugés de son royal interlocuteur, qui regarde le Congrès de Vérone comme un monument d'incohérence et d'une vanité puérile, les Paroles d'un Croyant comme une heure de folie après l'Essai sur l'Indifférence, la Chute d'un ange comme une monstruosité auprès des Méditations. Ceci ne l'empêche pas de reconnaître avec impartialité les deux défauts qui lui semblent être les faiblesses les plus regrettables de la littérature romantique d'abord, même chez les plus grands, la préoccupation trop visible du succès immédiat, l'inclination à suivre « la multitude toujours médiocre x c'est Vigny qui souligne « au lieu de lutter corps à corps avec elle et de la soulever », la tendance à « céder à leur parterre, par crainte de perdre la popularité ou de ne pas l'atteindre x et puis, chez les mieux doués encore, la hâte de publier et la production incessante.
Je l'avoue, disait-il, je n'aime pas qu'on publie toutes ses idées, comme un peintre qui ferait des tableaux de toutes ses esquisses j'aime qu'on laisse en portefeuille les plus ordinaires pour ne donner à l'avenir que les plus grandes et les plus pures compositions. Le défaut du moment est une grande diffusion et une improvisation perpétuelle mais qu'y faire? La postérité fera le travail que les auteurs ne veulent pas faire. Elle coupera et retranchera. Pour moi, je les recommande intérieurement à la protection immédiate de cet ange dont M"° de Staël désirait l'existence, et de qui la mission était de pleurer sur les fautes des hommes célèbres et les imperfections de leurs œuvres.
Le jugement d'Alfred de Vigny sur le romantisme, tel qu'il ressort de la confrontation des deux textes analysés ci-dessus, la lettre de~l839 et le discours de 1846, montre en même temps que beaucoup de pénétration et de clair-
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voyance, un grand sens de la mesure et de l'équité, une franche sympathie que n'altèrent pas les très légitimes réserves de détail. Mais ce qui peut-être frappe le pids, à la lecture de ces deux documents, c'est l'insistance avec laquelle leur auteur proclame la mutuelle indépendance des écrivains qui ont fondé la nouvelle école, et le soin jaloux avec lequel il revendique sa propre originalité. On reconnaît à ce signe la personnalité si vigoureuse à la fois et si ombrageuse d'Alfred de Vigny. Pas plus qu'il n'était fait pour se plier à l'obéissance passive, il n'était fait pour embrasser aveuglément les théories et les doctrines d'un parti littéraire. Le romantisme n'a jamais été pour lui une chapelle, un espace étroit, clos, couvert, un peu mystérieux, d'où l'on a, une fois qu'on y est entré et qu'on a eu l'imprudence de s'y laisser enfermer, toutes les peines du monde à sortir. C'est un carrefour, ouvert à tous les vents, où, à un moment de sa vie littéraire, il s'est rencontré avec d'autres écrivains et poètes de son âge, venus d'autres points de l'horizon. On s'est abordé, reconnu on a échangé des idées on s'est, au besoin, prêté main-forte on a cassé quelques carreaux ensemble, on a renversé quelques barrières c'est là ce qu'on appelle faire .une révolution en littérature. La chose faite, chacun a repris son chemin chacun « a suivi sa destinée non pas, toutefois, sans avoir donné quelque chose de lui-même, et, en retour, reçu et emporté quelque chose aussi. C'est Je moment de se demander ce que Vigny a reçu du romantisme, et aussi ce que le romantisme a reçu de lui.
II
Commençons par évaluer la dette du romantisme envers Alfred de Vigny. Vigny lui a apporté le prestige
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de son nom, qui n'était pas un nom illustre, mais qui sonnait haut et clair dans une société trop fraîchement démocratisée pour que les titres nobiliaires y eussent perdu, s'ils devaient jamais l'y perdre, leur auréole il lui a apporté encore la dignité de sa vie, la distinction un peu hautaine de sa personne et la politesse cérémonieuse de ses manières. Il a été un des deux ou trois écrivains qui ont donné de la tenue au romantisme, qui ont protesté par leur attitude boutonnée et rigide contre les habitudes aveulissantes de débraillé et de laisser-aller. Il a été aussi un de ceux qui lui ont donné du sérieux, qui l'ont empêché de verser dans la manie du bric à brac et dans les jongleries de rimes, un de ceux qui ont maintenu fermement les droits de la pensée. Et, en même temps, il a été un de ceux qui ont eu le sens le plus aigu de l'art. Il à été dès la première heure dès 1819, car je ne crois pas, en dépit de ses propres assertions et de la confiance que certains critiques leur ont accordée, qu'il ait pu, avant cette date, écrire ni la Dryade, ni Symétha, encore moins Héléna, un des premiers et des plus passionnés et des plus intelligents admirateurs des poèmes d'André Chénier, que cette année-là justement de Latouche venait de mettre au jour. Tandis que le jeune Hugo, encore tout occupé à fabriquer, avec la prose des articles politiques de Chateaubriand, des odes à la façon de Jean-Baptiste Rousseau, hésitait devant cette poésie trop nouvelle pour lui, tandis qu'il parlait de a style incorrect et barbare », « d'idées vagues et incohérentes », de « coupes bizarres », Vigny relisait et méditait le volume de 1819 il y apprenait maints secrets de métier dont devait profiter son premier chef-d'œuvre, Eloa. Non seulement il lisait Chénier, mais encore il lisait, dans les traductions et aussi dans le texte, ce qui était beaucoup moins commun parmi ~es romantiques qu'on ne serait porté à le croire, les grands
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poètes anglais, ceux du xvi~ et du xvu~ siècles, Shakespeare, pour qui il avait un culte, Milton, qu'il savait par cœur, et aussi ceux du xixe, Byron, Thomas Moore, peut-être Shelley. Grâce à lui, c'est tout une veine de forte et fraîche poésie qui se répandait dans la littérature française. Il a été à cette époque, entre le génie poétique de notre nation et le génie poétique de l'Angleterre, un des intermédiaires les plus constants et les plus sûrs. C'est lui enfin, dans le débordement universel d'un lyrisme d'autant plus goûté qu'il était plus désordonné et diffus, c'est lui qui a continué et sauvé la tradition de l'art impersonnel, de la littérature réfléchie, mesurée, contenue, sobre, conforme, dans ses lignes les plus générales, à ce goût classique qui demeure, malgré les écarts d'imagination (-n de langage inévitables de temps à autre, le goût français.
Il faut bien reconnaître d'ailleurs, que ce que Vigny apportait au romantisme, le romantisme ne l'a pas toujours accepté. A partir de 1830 surtout et de ce qu'on pourrait appeler l'avènement de la seconde génération romantique, l'influence de Vigny sur l'école nouvelle a sensiblement baissé. Les préférences des jeunes gens allaient à une littérature plus brillante sans doute et plus facile ou, si l'on aime mieux, moins difficile que la sienne, mais plus superficielle et plus vulgaire, et, quand on lui reprochait, vers ce temps-là, de se retirer du monde, peut-être ne faisaiton pas assez attention que c'était tout aussi bien le monde qui se retirait de lui. Ce délaissement pouvait contrister, et a contristé, il ne devait ni ébranler ni surprendre l'homme qui a déclaré tant de fois son horreur pour la foule et son mépris pour la recherche ardente de la popularité. « Lorsqu'un homme devient trop vite populaire, je m'en défie, car c'est presque toujours par son côté
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commun qu'il l'est. » Or son talent, à lui, avait ses insuffisances, ses défaillances, ses limites, mais assurément il n'avait, en bien ni en mal, rien de commun.
De ses défauts et de ses travers littéraires, quelques-uns paraissent devoir être imputés au romantisme. Le plus marquant, à ce point de vue, est cette manie de chercher partout des motifs de se plaindre de sa destinée, de porter sa sensibilité à fleur de peau, de s'exaspérer les nerfs, qui est si apparente, et même un peu agaçante, dans certains de ses ouvrages, notamment dans Stello. Elle a fait méconnaître le sens profond de sa pensée, celui que nous ont révélé seulement les poèmes composés vers la fin de sa vie, à savoir l'acceptation courageuse de la condition humaine, avec la conscience de ses imperfections et de ses misères, mais avec la conviction aussi qu'une âme forte est non pas seulement, comme le disait Bossuet, « maîtresse du corps qu'elle anime », mais jusqu'à un certain point maîtresse des événements qu'elle conduit ou qu'elle domine, que « c'est, comme le disait Pascal, de la pensée qu'il nous faut relever, non de l'espace et du temps, que nous ne saurions remplir »; avec la confiance, en outre, dans l'avènement, tôt ou tard, du règne des idées, dans le triomphe définitif, sur la matière brute, de l'esprit. Mais, cette réserve faite, et il fallait la faire, il n'est que juste de reconnaître qu~à se mêler au romantisme, Vigny, en somme, a plus gagné que perdu. Il avait le sens de la composition, le goût inné de la ligne simple et sobre, l'amour des proportions etde l'ordonnance. Il n'avait pas, je craindrais plutôt de l'avoir surabondamment démontré, la fécondité et la vivacité de l'imagination, l'instinct du pittoresque, le sens du relief et de la couleur. Ce sens il l'a demandé à ceux qui furent ses auteurs de chevet, à la Bible, à Milton, à Byron, à Chateaubriand. C'est à eux qu'il a dfi de com-
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prendre et c'est à eux qu'il a emprunté, sous la forme de métaphores, de comparaisons, de tableaux, toute cette poésie du monde extérieur qui aurait glissé sur un cerveau admirablement fait pour la réflexion et la pensée abstraites, si elle n'avait pas été préalablement dégagée des impressions des sens et à demi convertie en pensée, ou du moins accordée et harmonisée avec la pensée. Vigny, nous l'avons vu, a signalé le grand service que le romantisme a rendu aux écrivains du xix° siècle. Il a restitué la vie, la force et l'éclat à la langue littéraire qui s'épuisait et s'anémiait il a « raffermi le style ». Ce raffermissement, l'auteur des Poèmes Antiques et Modernes était un de ceux qui en avaient le plus besoin. Il est aussi un de ceux qui en ont le plus intelligemment et le plus largement profité. III
On voit quelle position, dès la première heure, Vigny a prise et gardée dans le groupe romantique. On peut se demander maintenant quelle influence il a exercée sur ses cadets, parfois même sur ses contemporains, quelle trace il a laissée de son passage dans la littérature du xixe siècle. Il n'a jamais eu, comme Lamartine, de ces adeptes enthousiastes qui se pâmaient au seul nom de leur poète préféré. Il n'a pas eu non plus de ces gardes du corps qui formaient autour de Victor Hugo une phalange dévouée et résolue. Il a eu quelques amis parmi les talents de second ordre, Barbier, Brizeux, Antoni Deschamps. Il a eu une petite clientèle de protégés littéraires, qui n'avaient pas de talent du tout ou qui n'en avaient guère, les Péhant et les Lassailly, les Busoni et les Ratisbonne. Il n'a pas fait école. Et, si l'on ne tient compte que de son œuvre en
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prose, il n'y a pas lieu de s'en étonner. Ni Chatterton, malgré la délicatesse des analyses morales, ni Servitude et Grandeur militaires, malgré la qualité supérieure de la pensée et la pureté de la forme, n'apportaient au théâtre ou au roman une formule nouvelle. Celui qui l'a donnée, cette formule, bonne ou mauvaise, là c'est Hugo, ici c'est Balzac. En poésie il n'en va pas de même. Vigny pouvait revendiquer ce rôle de précurseur et d'initiateur, qui, mieux encore que celui de chef, convenait à son tempérament et répondait à ses goûts. Dans la préface qu'en 1837 il mit en tête des Poèmes Antiques et Modernes, il soulignait la date qu'il avait eu soin d'inscrire au bas de chacun de ses poèmes « Cette date peut être à la fois un titre pour tous et une excuse pour plusieurs car, dans cette route d'innovations, l'auteur se mit en marche bien jeune, mais le premier. » Par qui a-t-il été suivi, et jusqu'où ? 2 Un écrivain n'est pas toujours imité pourrait-on dire qu'il ne l'est presque jamais? par les côtés de son talent qui mériteraient le plus d'être étudiés et reproduits. Vigny, sous l'influence très visible de Byron, avait écrit dans sa jeunesse quelques poèmes où, selon le goût du jour, les tableaux voluptueux alternaient avec les violences d'une passion portée au paroxysme. Le mieux réussi de ces essais était l'histoire d'une jeune espagnole qui, délaissée par son mari, satisfaisait sa jalousie en empoisonnant l'infidèle, mais obéissait à son amour en buvant le reste du poison qu'elle lui avait versé. Le genre est discutable. A l'époque il était nouveau. Il plut aux jeunes romantiques. Le premier qui s'en empara, ce fut Alfred de Musset. Ouvrez les Contes d'Espagne et d'Italie, relisez Portia ou Don Paëz: ce sont, avec une fougue de jeunesse et une vivacité primesautière que Vigny n'a jamais eues, des répliques de Dolorida. Musset a renoncé assez vite à écrire
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des contes de cette sorte. Il s'est fait sa manière à lui, celle de Mardoche et de Namouna, en attendant celle des Nuits. Mais il a commencé par s'inspirer d'Alfred de Vigny. Et après lui toute une troupe de poètes, depuis Roger de Beauvoir et Félix Arvers jusqu'à Théophile Gautier et Théodore de Banville, ont répété, et ressassé, ces histoires d'amour et de mort. Ils croyaient imiter Musset, c'était vrai et à travers Musset, Byron, c'était encore vrai. Seulement, entre Byron et Musset, il y avait eu un intermédiaire, auquel peut-être ils ne pensaient pas toujours. Soigneusement entretenue par les derniers des romantiques, par Barbey d'Aurevilly, l'auteur des Dt'a~oh'~ues, l'auteur aussi de Rhythmes oubliés et de Poussières, la tradition s'est perpétuée jusque dans une littérature poétique relativement récente. La dernière trace, à ma connaissance, s'en retrouve dans les Petits Poèmes de Paul Bourget. C'est le suicide de Jeanne de Courtisols. Jeanne aime et se croit aimée. On la fiance d'autorité à un autre. Pour se conserver à celui qu'elle a choisi et qui tarde à se déclarer, elle cherche un refuge 'dans la mort. Elle boit du poison. Et tandis qu'elle agonise, celui qui, sans oser le dire, a répondu à son amour, expire de son côté, la poitrine trouée d'un coup de poignard.
Un autre trait bien connu et caractéristique du romantisme d'Alfred de Vigny, c'est la conception qu'il s'est faite du sort du poète dans la société moderne. Il l'a développée tout au long dans Stello. Il l'a mise à la scène dans Chatterton.. Elle tient tout entière dans cette phrase lapidaire « Le poète a une malédiction sur sa vie et une bénédiction sur son nom. Cette sentence ne passa point inaperçue. Elle fut soigneusement recueillie par ceux qu'on a nommés, « les enfants perdus du romantisme tous ces jeunes écrivains, aujourd'hui oubliés, qu'attirait
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le mirage de la gloire et qui ne trouvaient que la désillusion. De main en main elle parvint au plus légitime héritier du romantisme, à Baudelaire, qui en a donné, dans les Fleurs du mal, un commentaire tout à fait conforme à l'esprit de Vigny et dont les termes mêmes sont empruntés parfois à l'auteur d'Eloa. C'~st la Bénédiction, par qui s'ouvre ou à peu près le recueil.
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes, Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié. Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte, Ou bien s'enhardissant avec tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l'essai de leur férocité.
Sa femme se vante, « sur les places publiques, a de se faire adorer de lui comme une idole, de poser sur lui « sa frêle et forte main dont les ongles iront chercher son cœur jusqu'au fond de sa poitrine
Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,
Et pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain 1
Mais le Poète « joue avec le vent », « cause avec le nuage »; il lève les yeux vers le Ciel où il voit « le trône splendide o qui lui est destiné, et il remerci< Dieu de l'avoir voué à la douleur.
Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence, Qui prépare les forts aux saintes voluptés 1
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Je sais que vous gardez une place au Poète Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l'invitez à l'éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations. Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers.
Ainsi proclamée, à la suite de Vigny, par Baudelaire, l'incompatibilité du poète et de la société, de l'idéal et de la vie, est devenue un dogme qu'ont repris et commenté tous ceux qui ont été, après lui et d'après lui, les inspirateurs les plus écoutés de la poésie française dans le dernier tiers du xix~ siècle, par Verlaine, dans les Poètes maudits, par Mallarmé, dans l'Azur, dans les Fleurs, dans les Fenêtres, s'accrochant à toutes les croisées « d'où l'on tourne l'épaule à la vie», ou louant la terre maternelle d'avoir créé
dans son sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique mort
Pour le poète las que la vie étiole.
On peut dire dès lors que la tristesse de nos poètes modernes, qui ne se confond pas avec la tristesse romantique, mais qui s'y rattache et qui en dérive, remonte comme à une source lointaine, mais'sûre, à la sensibilité d'Alfred de Vigny.
Si son influence s'était bornée à favoriser ces survivances plutôt fâcheuses du romantisme, il y n'aurait pas lieu de s'en féliciter. Mais elle s'est fait sentir dans d'autres directions où elle a été plus heureuse et n'a pas été moins féconde. Si nous avons eu au xixe siècle une poésie philoso-
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phique, c'est-à-dire une poésie traitant des grands sujets qui sont du domaine ordinaire des métaphysiques et des religions, de la vie et de la mort, de la liberté et du fatalisme, de la destinée de l'homme et du but assigné à l'humanité, et les développant non pas sous la forme d'une dissertation plus ou moins éloquente, d'un discours en vers à la façon de Voltaire, qui se rapproche lui-même sensiblement d'une épître de Boileau, mais sous une forme vraiment poétique et pathétique, il est certain que nous le devons en grande partie à Alfred de Vigny. Chez plusieurs des écrivains qui ont été après lui les représentants les plus distingués du genre, nous retrouvons les sujets qu'il avait choisis, les thèmes qu'il affectionnait, et non seulement les images ou les mythes dont il a revêtu sa pensée philosophique, mais les idées maîtresses, le contenu et l'essence de sa philosophie même. Leconte de Lisle a repris dans ()atn les tableaux et la thèse du Déluge, et dans la -Bs/e écarlate la méditation du Mont des Oliviers, et dans r~ncan~ du loup certaines parties de la Mor< du Loup, et dans une autre pièce le symbole qui, depuis les Destinées, est dans toutes les mémoires
Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne.
A quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ?
Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir, Et qui mord le couteau de sa gueule qui saigne.
Et Mme Ackermann, après Vigny, a fait parler Satan, et Jean Lahor, après lui, a maudit la femme sous le nom de Dalila, et mis dans la bouche du vieux Moïse les questions sans réponse dont il harcèle la divinité. Et tous les trois, Leconte de Lisle, et Mme Ackermann, et Jean Lahor, ou bien ils ont proclamé l'indifférence, l'insensibilité, l'impassibilité de la Nature
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La nature se rit des souffrances humaines Ne contemplant jamais que sa propre grandeur, Elle dispense à tous ses forces souveraines Et garde pour sa part le calme et la splendeur.
La nature sourit, mais elle est insensible. Que lui font nos bonheurs?
Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle, C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor. Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle,
Et nous laisse la mort
Ou bien ils l'ont accusée et maudite
Qui donc t'a pu créer, sphinx étrange, ô Nature, Et d'où te sont venus tes sanglants appétits ? C'est pour les dévorer que tu fais tes petits, Et c'est nous, tes enfants, qui sommes ta pâture. Que t'importent nos cris, nos langueurs et nos fièvres ? 2 Impassible, tranquille, et ton beau front bruni Par l'âge, tu t'étends à travers l'infini,
Toujours du sang aux pieds et le sourire aux lèvres t
Sois maudite, ô marâtre Puisque d'un univers magnifique et sans borne Tu n'as pu faire qu'un tombeau 1
Ou bien encore, en de véhémentes prosopopées, ils nous l'ont montrée devançant les reproches de l'homme, écrasant de son mépris souverain l'être manqué, l'ébauche de créature qui refuse de se plier à sa loi
Ah 1 ton orgueil a beau s'indigner et souffrir,
Tu ne seras jamais en mes mains créatrices
Que de l'argile à repétrir 1
Et tous les trois aussi ils se sont heurtés au problème
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du mal, et tous les trois ils ont protesté contre l'iniquité de la justice divine, et tous les trois ils ont abouti à cette résignation hautaine et silencieuse, à ce « pessimisme héroïque dont Vigny, parmi d'autres, et peut-être avant les autres, leur avait offert le modèle.
La vie est ainsi faite. Il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure et l'insensé s'irrite Mais le plus sage en rit, sachant qu'il doit mourir. IV
Jusqu'ici, en suivant les traces laissées par l'oeuvre d'Alfred de Vigny dans la poésie du xixe siècle, c'est l'influence du penseur que nous avons eu l'occasion de constater. Celle de l'artiste n'a pas été moins profonde. Nous avons noté déjà à plusieurs reprises l'horreur native de Vigny pour les confidences, pour les effusions lyriques, pour la littérature personnelle, le soin qu'il prend de mettre ses émotions les plus intimes au compte d'un tiers, d'incarner ses idées les plus chères en de grandes figures mythiques dont les aventures sont les transpositions poétiques des aventures de son âme. Que ces figures s'appellent Eloa ou Satan, Moïse ou Samson, qu'elles soient des créations de son esprit ou des emprunts à la légende, des personnages historiques ou des êtres surnaturels, elles ont toutes ce commun caractère de représenter autre chose qu'elles-mêmes. Vigny n'a fait nulle difficulté de le reconnaître. Mais pour éviter que trop facilement, et même sans avoir la peine d'écarter le masque, on ne le découvrît sous ses personnages, il a dû, à défaut des particularités morales, accuser les différences extérieures, et obtenir, dans l'espace et dans le temps, par une application systématique de la couleur locale, le dépaysement et le recul
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que la seule peinture du caractère ne suffisait pas à produire. Ainsi s'explique l'importance qu'il a instinctivement donnée à l'attitude qu'il prête à son héros, au costume dont il le revêt, aux lieux où il le situe, au décor dont il l'entoure. De là ces tableaux d'une précision minutieuse, où il déroule aux yeux de son lecteur le panorama qui des hauteurs du Sinaï s'étale devant ceux de Moïse, tandis qu'au pied de la montagne, s!x cent mille Hébreux, le front courbé dans la poussière, entonnent le cantique sacré, où il décrit l'intérieur de la tente dressée sur les sables du désert, sous laquelle Dalila l'esclave, parée d'anneaux et d'amulettes, couchée aux pieds du maître, entoure de ses bras bruns les genoux de Samson, unis
Comme les deux genoux du colosse Anubis.
De même que la répugnance au lyrisme lui a fait adopter la forme impersonnelle et narrative, de même le désir qu'il éprouve à un non moindre degré de fuir l'abstraction et de réaliser une œuvre colorée et vivante l'a induit à ces reconstitutions pittoresques que d'autres ont exécutées, après lui, avec une imagination plus sûre, une documentation plus riche, une exactitude plus rigoureuse, mais dont il a été le premier à montrer l'exemple et à révéler l'intérêt. L'artiste en lui n'a pas été étouffé par le penseur. Il a été selon sa propre définition, « un moraliste épique ». Il ajoutait modestement « C'est bien peu de chose. Toute innovation, au début, est « bien peu de chose ». Le temps, en développant ses conséquences, permet d'apprécier sa valeur. Celle-ci n'a produit rien de moins qu'une renaissance de l'épopée dans la littérature française, et quelle renaissance 1 On ne saurait trop proclamer combien a été heureuse, combien a été féconde initiative poétique prise par Alfred de Vigny, puisque non seulement elle lui
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a permis de composer des chefs-d'œuvre, mais qu'elle en a préparé et suscité d'autres, en ouvrant la voie à Leconte de Lisle encore et à Victor Hugo lui-même, au Victor Hugo de la Légende des Siècles.
Art impersonnel, art symbolique, tels sont les deux grands caractères avec lesquels nous apparaît, dans le recul du passé, la poésie d'Alfred de Vigny. Si le premier fait de lui le précurseur de toute notre épopée moderne, car à la suite de Victor Hugo et de Leconte de Lisle, il faudrait énumérer tous ceux qui ont imité Leconte de Lisle et Victor Hugo, les Léon Dierx et les José-Maria de Heredia, voire les François Coppée et les Catulle Mendès, le second apparente son œuvre à une littérature plus voisine encore de nous, en admettant toutefois que le mouvement dit symboliste, qui a commencé à se faire sentir chez nous vers 1890, remonte aux Poèmes Antiques et Modernes et aux Destinées comme à son point de départ lointain et naturel. Je sais bien que parmi les écrivains, poètes ou critiques, qui se réclament de l'école symboliste, il n'y a pas unanimité sur le choix de leurs patrons et ancêtres littéraires que, tandis que les uns se rattachent délibérément à Vigny, les autres ne veulent avouer d'autre devancier que Lamartine. Et si, laissant de côté les controverses, nous voulons ne tenir compte que des faits, c'est-àdire des œuvres, et à l'œuvre de Vigny comparer l'oeuvre des symbolistes les plus notoires, d'un Henri de Régnier. ou d'un Vèrhaeren, il nous faudra bien admettre qu'il y a d'évidentes différences entre les Destinées et les Poèmes anciens et romanesques ou les Jeux rustiques et divins, et de plus manifestes encore entre les mêmes Destinées et les Villages illusoires ou les Apparus dans mes chemins. Ces différences, elles tiennent, avant tout, à la qualité, à la puissance, à la largeur, à la fécondité de l'imagination,
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tous dons qui ont été abondamment départis aux poètes que je viens de nommer, et refusés, ou tout au moins accordés parcimonieusement à Alfred de Vigny. Elles tiennent aussi à une certaine timidité dans le maniement du symbole qui fait que l'auteur de la Maison du Berger et de la Bouteille à la mer, au lieu de déployer devant nos yeux de grandes et de somptueuses images, qu'on pense à certains poèmes d'Henri de Régnier, la Galère, par exemple, ou le Songe de la Forêt, ou le Vase, et de nous laisser libres d'interpréter sa poésie selon le degré de pénétration et de subtilité dont nous pouvons être doués, lui donnant un sens ou ne lui en donnant point, ou au contraire lui en donnant plusieurs, s'applique à nous l'expliquer, à nous la commenter, et tourne plus ou moins le symbole à l'allégorie. Il n'en est pas moins vrai que si la fonction essentielle d'un poète qui mérite la qualification de symboliste est de créer des mythes, de donner aux vérités les plus profondément vraies une enveloppe fabuleuse, de nous conter de merveilleuses histoires qui ne ressemblent à rien de ce que nous voyons dans la réalité, mais par le moyen desquelles il nous découvre son âme et parfois aussi nous révèle la nôtre, ce qu'il y a dans la poésie française avant 1890 qui réponde le mieux à cette définition, c'est le Satyre et le Titan de Victor Hugo, mais bien avant le Satyre et le Titan, Eloa, Moïse, le Déluge, tout ce livre mystique des Poèmes An~ues et Modernes, qui est peut-être la plus pure et la plus parfaite expression du génie poétique d'Alfred de Vigny. V
Il resterait pour clore cette rapide et très incomplète enquêtè sur la « postérité )) de Vigny, à recueillir les juge-
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ments qui ont été portés sur lui par ses confrères en poésie et les hommages qu'ils lui ont rendus. Des citations de ce genre, qu'il ne serait pas difficile de multiplier, risqueraient d'allonger fastidieusement ce dernier chapitre. Je me contenterai, parmi tant de témoignages d'une admiration éclairée et éloquente, d'en retenir deux. L'un, c'est une page où Henri de Régnier a défini avec une grande délicatesse l'impression dernière qu'un esprit sensible à la poésie emporte de celle d'Alfred de Vigny.
Alfred de Vigny est un grand poète, et la beauté de ses poèmes a ceci de surnaturel qu'elle se dégage parfois de la forme la plus embarrassée et la plus maladroite. On y sent la pensée aux prises avec une difficulté d'expression où elle succombe parfois, mais d'où elle sort souvent radieuse et résumée aux plus beaux vers qu'un homme ait jamais écrits. Cette beauté suprême, victorieuse de l'épreuve à laquelle la soumet une sorte d'infirmité native, répand sur ce qui l'entoure un rayonnement divin, où disparaissent les imperfections voisines. Qu'importent les labyrinthes de périphrases alambiquées, les détours des inversions pénibles, les traverses d'images confuses, quand on arrive au sommet d'où tout se coordonne et s'unifie en un paysage transparent et pur?.
L'autre, ce sont quelques vers de Sully Prudhomme qui expliquent la raison profonde de l'ascendant que Vigny continue d'exercer sur les poètes qui sont venus après lui:
Tes lauriers ont verdi dans les frissons rivaux
De ta loyale épée et de ta lyre altière,
Gentilhomme au front triste et libre, à la frontière Des vieux âges sombrés et des âges nouveaux.
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Tu jetais, d'un beau geste, aux sillons des cerveaux, La semence où germa la moisson tout entière, Et toute noble muse est encore héritière
Du souffle magnanime épars dans tes travaux 1 On ne saurait parler plus juste pureté idéale de la forme, hauteur de la pensée, c'est bien là ce qu'il y a de plus précieux, aux endroits où il excelle, dans le génie d'Alfred de Vigny. C'est par là qu'il se survit et qu'il domine l'avenir.
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NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
La liste suivante ne constitue pas, tant s'en faut, une bibliographie complète d'Alfred de Vigny. On s'est proposé seulement, en la dressant, de donner une idée aussi exacte que possible des conditions dans lesquelles l'œuvre du poète a été publiée et des principaux travaux dont elle a été l'objet.
I. NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
RELATIVES A ALFRED DE VIGNY
VICOMTE DE SPOELBERCH DE LOVENJOUL. Alfred de Vigny, notes bibliographiques, pages oubliées, dans les Lundis d'un Chercheur, Paris, 1894.
EuGÈNE AssE. Alfred de Vigny et les éditions originales de ses poésies, Paris, 1895.
HENRI DE CuRZON. Bibliographie des ouvrages relatifs à Alfred de Vigny, Paris, s. d. (Extrait du Bibliographe Moderne, année 1897, n" 2).
II. L'ŒUVRE D'ALFRED DE VIGNY
1 Les éditions originales.
Œuvres complètes de Lord Biron (sic), premier [et unique] article (Conservateur littéraire, 26° livraison, décembre 1820)-,
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Le Bal (Conservateur littéraire, 27 livraison, décembre 1820):
Poèmes. Héléna, le Somnambule, la Fille de Jephté, la Femme adultère, le Bal, la Prison, etc. A Paris, chez Pelicier, libraire, place du Palais-Royal, n° 243, MDCCCXXII. Un volume in-8°, sans noin d'auteur, de 158 pages. Table des matières Introduction. Héléna, poëme. Note. Poëmes Antiques la Dryade Symétha le Somnambule. Poëmes Judaïques la Fille de Jephtë le Bain fragment d'un poème de Suzanne la Femme Adultère. Poëmes Modernes la Prison le Bal le Malheur, Ode.
Le Trapiste (sic), poëme, par l'auteur des Poëmes Antiques
et Modernes. Paris 7 juillet 1822. Imprimerie de Guiraudet. Une plaquette in-4° de 16 pages, parue dans le courant d'octobre 1822. (La date inscrite sur le titre est celle de l'événement historique sur lequel le poème est fondé.) Une deuxième édition a été publiée au mois de décembre 1822 une troisième, au mois de mars 1823. Celle-ci contient, en plus du poème, quelques pages en prose intitulées Documens sur les Trapistes d'Espagne.
La Neige, ballade (Tablettes Romantiques pour 1823). Dolorida (Muse Française, 4° livraison, octobre 1223). Œuvres posthumes de M. le baron de Sorsum (compte rendu Muse roncatse, 70 livraison, janvier 1824). Amour. A Elle (Compte rendu d'un volume de poésies de Gaspard de Pons Muse Française, 9" livraison, mars 1824).
Eloa, ou la Sœur des Anges, mystère. Paris, Auguste Boulland et Ci;, libraires, rue du Battoir, n" 12, 1824. Un volume iti-8° de 58 pages.
Fragmens d'un ot me de Suzanne Le Bain. Chant de Suzanne au bain (Muse Française, 10~ livraison, avril 1824).
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Sur la mort de Byron, iragment d'un poème qui va être publié (Muse Française, 12e livraison, juin 1824). La Beauté idéale. Aux mânes de Girodet (Mercure du XIXe siècle, livraison de novembre 1825). Le Cor, ballade (Annales Romantiques de 1826). Poëmes Antiques et Modernes. Le Déluge, Moïse, Dolorida, le Trapiste, la Neige, le Cor. Paris, Urbain Canel, éditeur, rue Saint-Germain-des-Prés, n° 9, 1826. Un volume in-8" de 92 pages. La Table des matières est fournie par le titre.
Cinq-Mars, ou une Conjuration sous Louis XIII. Paris, Urbain Canel, 1826. Deux volumes in-8° de 412 et 492 pages. Deuxième édition en 1826 troisième en 1827 quatrième en 1829 cinquième en 1833, précédée de Réflexions sur la vérité dans r<u'< quatorzième en 1863.
Le Bain d'une dame romaine (Annales Romantiques de 1827-1828).
Poèmes, seconde édition, revue, corrigée et augmentée.
Paris, Charles Gosselin, libraire de S. A. R. Monseigneur le duc de Bordeaux, rue Saint-Germain-des-Prés, n" 9 Urbain Canel, rue J.-J.-Rousseau, n° 9 Levasseur, Palais-Royal, MDCCCXXIX. Un volume in-8" de VI344 pages.
Table des matières Préface. Livre Antique. Antiquité
biblique Moïse, poëme la Fille de Jephté, poëme la Femme adultère, poëme le Bain, fragment d'un poëme de Suzanne. Antiquité homérique Le Somnambule, poëme la Dryade, idylle Symétha, élégie le Bain d'une dame romaine, fragment d'un poëme. Le Déluge, mystère Eloa, ou la Sœur des Anges, mystère. Livre Moderne Dolorida, poëme Madame de Soubise, conte du XV Ie siècle la Neige, conte le Cor, conte le Bal le Trapiste, poëme la Frégate la Sérieuse, poëme.
La même année, troisième édition, avec deux préfaces 1<* Préface de la deuxième édition, mai 1829 2° Sur la troi-
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sième édition. Rééditions, alternativement sous le titre de Poèmes Antiques et Modernes et de Poésies complètes, avec des modifications diverses du contenu et du texte, en 1837, 1841, 1846, 1852 septième édition, définitive, sous le titre de Poèmes Antiques et Modernes, en 1859.
Le More de Venise. Othello. Tragédie traduite de Shakespeare en vers français et représentée à la Comédie-Française, le 24 octobre 1829. Paris, Levasseur Urbain Canel 1830. Un volume in-8°, de XXXVII-200 pages. Le texte est précédé de la Lettre à lord* eo~ of* sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique. Scènes du désert, fragments de l'AImeh. (Revue des Deux Mondes, 1 er avril et la'' mai 1831).
Lettre sur le théâtre moderne, à propos d'Antony (Revue des Deux Mondes, 1831).
Première lettre parisienne. Mœurs et Beaux-Arts (L'Avenir du 6 avril 1831). Cette «première lettre ·~ n'a été suivie d'aucune autre.
Paris, élévation. Paris, Gosselin, MDCCCXXXI. Une plaquette in-8° de 28 pages.
La Maréchale d'Ancre, drame, représenté sur le théâtre de l'Odéon, le 25 juin 1831. Paris, Gosselin, MDCCCXXXI. Un volume in-8° de XII-142 pages.
Les Amants de Montmorency, élévation X, fragment d'un volume de Poèmes intitulé Elévations (Annales Romantiques de 1832).
Consultations du Docteur-Noir. Stello, ou les Diables bleus (Revue des Deux Mondes, 1831-1832). Les consultations du Docteur-Noir. Stello, ou les Diables bleus (Blue Devils). Première consultation. Paris, Gosselin, MDCCCXXXII. Un volume in-8° de 435 pages. Huitième édition en 1863.
Jeanne Vaubernier (Compte rendu Revue des Deux Mondes. 1832).
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Laurette, ou le Cachet rouge (Revue des Deux Mondes, 1 er mars 1833).
Quitte pour la peur, proverbe (représenté à l'Opéra, le 30 mai 1833, Revue des Deux Mondes, 1 er juin 1833). La veillée de Vincennes, histoire de régiment (Revue des Deux Mondes, le avril 1834).
Chatterton, drame. Paris, Hippolyte Souverain, éditeur, rue des Beaux-Arts, 3 bis, 1835. Un volume in-8" de 230 pages, y compris la préface Dernière nuit de travail, du 29 au 30 juin 1834. La pièce avait été représentée pour la première fois sur le Théâtre-Français le 12 février 1835.
Lettre au directeur de la Revue des Deux Mondes au sujet de Chatterton (Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1835).
La vie et la mort du capitaine Renaud, ou la Canne de Jonc (Revue des Deux Mondes, l"r octobre 1835). Servitude et Grandeur militaires. Paris, Félix Bonnaire, éditeur Victor Magen, libraire. Publications de la Revue des Deux Mondes, 1835. Un volume in-8° de 460 pages. Huitième édition en 1864.
Œuvres Complètes, Paris, H. Delloye, V. Lecou, libraireséditeurs, 5, rue des Filles-Saint-Thomas, place de la Bourse, sept volumes in-8°. I. Poèmes Antiques et Modernes, 1837. II et III. Cinq-Mars, 1838. IV. Servitude et grandeur militaires, 1838. V. Théâtre La maréchale d'Ancré Chatterton Quitte pour la peur 1838. VI. Théâtre Le More de Venise, Othello le marchand de Venise, comédie en trois actes, 1839. VII. Stello, 1839.
De Mademoiselle de Sodaine et de la propriété littéraire. lettre à MM. les députés (Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1841).
La Poésie des Nombres (Revue des Deux Mondes, !< mai 1841).
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Poèmes Philosophiques. ? 1. La Sauvage (Revue des deux Mondes, 15 janvier 1843).
Poèmes Philosophiques. ? 2. La Mort du Loup (Revue des Deux Mondes, 1" février 1843).
Poèmes Philosophiques. ? 3. La Flûte (Revue des Deux Mondes, 15 mars 1843).
Poèmes Philosophiques. ? 4. Le Mont des Oliviers (Revue des Deux Mondes, ler juin 1844).
La Maison du Berger, poème, lettre à Eva (Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1844).
Institut Royal de France. Discours prononcés dans la Séance publique tenue par l'Académie française pour la réception de M. le comte Alfred de Vigny, le 29 janvier 1846. In-4°, Paris, 1846. (Discours d'Alfred de Vigny réponse du comte Molé.)
Aux électeurs de la Charente. In-4°, Paris, imprimerie de Guiraudet et Jouaust, 315, rue Saint-Honoré, 1848. La Bouteille à la mer. Conseil à un jeune homme inconnu (Revue des Deux Mondes, ler février 1854). La Colère de Samson, poème (Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1864).
Œuvres posthumes du comte Alfred de Vigny. Les Destinées, poèmes philosophiques. Paris, Michel Lévy frères, à la Librairie Nouvelle. MDCCCLXIV. Un volume in-8° de 195 pages, avec un portrait d'Alfred' de Vigny photographié par Adam Salomon, gravé par Baudran.
Œuvres complètes. Paris, Michel Lévy frères, 1863-1864. Cinq volumes in-18. I. Cinq-Mars. II. Stello. III. Servitude et Grandeur militaires. IV. Poésies complètes (y compris les Des/z'nees). V. Théâtre complet. Journal d'un Poète, recueilli et publié sur les notes intimes d'Alfred de Vigny par Louis Ratisbonne. Paris, Michel Lévy frères, 1867. Un volume in-18 de 307 pages.
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La publication de Ratisbonne est défectueuse à certains égards (exactitude du texte, classement chronologique) et très incomplète. Il reste en diverses mains des journaux, mémoires et autres «inédits" de Vigny, dont quelques parties seulement ont été mises au jour par les critiques au cours de ces trente dernières années. Des séries assez importantes de ces fragments ont paru par les soins de M. Fernand Gregh dans les Lettres des 6 mars, 6 avril et 6 juin 1906, et dans la jReuue /fes Deux Mondes du 15 décembre 1920, et par ceux de Paul Bonnefon dans le Mercure de France du ler juillet 1916.
Correspondance, 1816-1863, recueillie et publiée par Emma Sakellaridès. Paris, Calmann-Lévy, s. d. [19051. Un volume in-18 de 406 pages. Le recueil de Mlle Sakellaridès est très incomplet il ne contient même pas toutes les lettres de Vigny qui étaient connues à la date de sa publication.
Correspondance. 1. 1822-1849. II. 1850-1863. Notes et commentaires par Léon Séché. Paris, La Renaissance du Livre, s. d. ~1913]. Deux volumes in-18 de 291 pages et 339 pages. C'est pour le moment l'édition la meilleure de la Correspondance de Vigny, à la condition toutefois qu'on y adjoigne l'ouvrage ci-après
Lettres inédites d'Alfred de Vigny au marquis et à la marquise de La Grange (1827-1861), publiées avec une introduction et des notes par Albert de Luppé. Paris, Conard, 1914. Un volume in-8° de XVI-163 pages. Daphné (Deuxième consultation du Docteur-Noir), œuvre posthume publiée d'après le manuscrit original, avec une préface et des notes, par Fernand Gregh. Paris, Librairie Ch. Delagrave, s. d. [1913]. Un volume in-18, de XLVII-240 pages.
2° Les éditons actuelles.
Il me paraît inutile d'énumérer en détail les éditions courantes de l'œuvre d'Alfred de Vigny que l'on peut se pro-
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curer actuellement chez plusieurs grands éditeurs parisiens, notamment aux librairies Delagrave, Larousse, Lemerre et à la Renaissance du Livre. Je me bornerai à signaler celles qui présentent de l'intérêt au point de vue de l'histoire littéraire.
Œuvres complètes d'Alfred de Vigny, avec des notes et éclaircissements par M. Fernand Baldensperger. Paris, Louis Conard, in-8", en cours de publication. Sont parus jusqu'à présent dans cette édition les ouvrages suivants Servitude et grandeur militaires, 1914. Poèmes, 1914. Cinq-Mars, 1923. Le volume contenant le Théâtre est en préparation.
Héléna, poème en trois chants, édition critique, publiée par Edmond Estève. Paris, Hachette, 1907. Un volume in-8<
Poèmes Antiques et Modernes, édition critique, publiée par Edmond Estève (Société des Textes français modernes). Paris, Hachette, 1914. Un volume in-16. Les Destinées, poèmes philosophiques, édition critique publiée par Edmond Estève (Société des Textes français modernes). Paris, Hachette. Un volume in-16 (Sous presse).
III. DOCUMENTS RELATIFS A ALFRED DE VIGNY Documents généalogiques sur la famille de Vigny, recueillis par M. Léon de Vigny et annotés par Alfred de Vigny. Bibliothèque Nationale, Manuscrits, Fr. 29481. ALFRED DE VIGNY. C. D'ORVILLE. La mort d'Alfred de Vigny (Revue de Paris, 15 juillet 1900).
Mme LÉON DE VIGNY. Conseils à mon fils. commencés le jour de son second départ pour Versailles, le 23 février 1815 (Le Sillon, nos des 10 et 25 janvier 1905). Mme LÉON DE VIGNY. Alfred de Vigny critiqué par sa mère (notes autographes recueillies sur un exemplaire
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des Poèmes de 1822 et publiées par Edmond Estève à la suite des Poèmes Antiques et Modernes (édition critique citée plus haut).
IV. ARTICLES ET OUVRAGES A CONSULTER SUR VIGNY
AICARD (Jean). Alfred de Vigny. In-18, Paris, s. d.[1914]. ANGELOT (Mme). Un salon de Paris, 1824-1864. In-18, Paris, 1866.
Auzoux (André). Alfred de Vigny et l'amiral Collingwood (Revue des Etudes historiques, janvier-mars 1920).
BALDENSPERGER (Fernand). Alfred de Vigny, contribution à sa biographie intellectuelle. In-18, Paris, 1912. BALDENSPERGER (Fernand). «Destinées o ou ((Poèmes philosophiques » ? Remarques critiques sur le titre du recueil posthume de Vigny (Mélanges Lanson, in-8", Paris, 1922).
BANVILLE (Théodore de). Petite Bibliothèque des Curieux. Les Camées parisiens. In-12, Paris, 1866.
BANVILLE (Théodore de). Petites Etudes. Mes Souvenirs. In-12, Paris, 1882.
BARBEY D'AUREVILLY. Les Œuvres et les Hommes, l'a série, t. III, Les Poètes. In-8", Paris, 1863.
BARBIER (Auguste). Souvenirs personnels et silhouettes contemporaines. In-16. Paris, 1883.
BOURGET (Paul). Etudes et Portraits. In-12, Paris, 1888. BRIZEUX (Auguste). Article sur les Poèmes de 1822 (Mercure dn X/X" siècle, tome XXV, 1829).
BRUNETiÈRE (Ferdinand). Essais sur la littérature contemporaine. In-18, Paris, 1892.
BRUNETiÈRE (Ferdinand). L'évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle. In-18, Paris, 1893.
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BRUNETiÈRE (Ferdinand). Manuel de l'Histoire de la littérature française. In-8°, Paris, 1898.
CANAT (René). Alfred de Vigny, morceaux choisis. In-18, Paris, 1914.
CHARAVAY (Etienne). Alfred de Vigny et Charles Baudelaire candidats à l'Académie française. In-16, Paris, 1879.
CITOLEUX (Marc). Vigny, théoricien de la Révolution (Feuilles d'histoire, 1913). Gibbon et Vigny historiens du christianisme (Ibidem, 1913). Vigny et l'Angleterre (Ibidem, 1914). Vigny et ses amis (Revue des Poètes, 1914). Chateaubriand et Alfred de Vigny (Annales de Bretagne, 1914). Vigny et l'Allemagne (Feuilles d'histoire, 1915). Vigny et les littératures méridionales (Bulletin italien, 1915). Vigny et le dix-huitième siècle (Feuilles d'histoire, 1915). Quelques Muses d'Alfred de Vigny (Revue d'histoire littéraire de la France, janvierjuin 1916). Alfred de Vigny et La Mennais (Annales de Bre~ayne, 1916). Vigny et l'Hellénisme (Revue d'histoire littéraire de la France, octobre-décembre 1919 et janvier-mars 1920). Vigny et André Chénier (Revue Universitaire, juillet 1921). Vigny et les Beaux-Arts (Ibidem, mars et avril 1922). Vigny historien de la conjuration de Cinq-Mars (Revue d'histoire littéraire de la France, janvier-mars et avrilmai 1923).
DELARUELLE (Louis). Qui est Eva dans la Mafson du Bercer? (Revue d'histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1905).
DESCHAMPS (Emile). Article (non signé) sur Vigny et Hugo (Moniteur Universel, du 29 octobre 1922). DESCHAMPS (Emile). Etudes françaises et étrangères. In-8°, Paris, 1828.
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DESVOYES (Albert). Les projets littéraires d'Alfred de Vigny (Annales Romantiques, 1911).
DEVAUX (.Jules). La famille d'Alfred de Vigny. In-8°, Paris, 1892.
DORISON. Alfred de Vigny, poète philosophe. In-8°, Paris, 1892.
DORISON. Un symbole social. Alfred de Vigny et la poésie politique. In-12, Paris, 1894.
DouADY (Jules) Alfred de Vigny marin (Grande Revue, 25 avril 1914).
Dupouy (Auguste). Alfred de Vigny, 1797-1863. La vie, l'œuvre. In-18. Paris, s. d.
DupUY (Ernest). La Jeunesse des Romantiques. In-18, Paris, 1905.
DupUY (Ernest). Alfred de Vigny. Les Amitiés. Le rôle littéraire. In-18, Paris, 1910-1912.
DupUY (Ernest). Alfred de Vigny. La vie et l'œuvre. In-18, Paris, 1913.
EsTÈVE (Edmond). Byron et le Romantisme français. In-8°, Paris, 1907.
EsTÈVE (Edmond). Sainte Beuve et Alfred de Vigny, notes autographes recueillies sur un exemplaires des Destinées (Revue d'Histoire littéraire de la France, févriermars 1907). Gessner et Alfred de Vigny (Ibidem, octobre-décembre 1910). Alfred de Vigny et Bernardin Saint-Pierre. L'origine d'un symbole, à propos de la Bouteille à la me7'(7Mdem, octobre-décembre 1913). Vico, Michelet et Vigny (Revue Universitaire, mars et avril 1919).
EUDE (Robert). Alfred de Vigny intime. In-18, Paris, 1912.
FAGUET (Emile). Etudes littéraires sur le XIXe siècle. In-18, Paris, 1887.
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GAUTIER (Théophile). Histoire du romantisme. In-18, Paris, 1874.
GÉRAUD (Edmond). Un homme de lettres sous l'Empire et la Restauration, journal intime d'Edmond Géraud, publié par Maurice Albert. In-18, Paris, 1892.
GIRAUD (Jean). Alfred de Vigny et Chateaubriand (Revue Universitaire, 15 juillet 1909). Notes sur ~a Maison du Berger (Ibidem, 15 juin 1910). Deux souvenirs de .HomM et de Faust dans Paris d'Alfred de Vigny. (Revue Germanique, 1912). Les Amants de Montmorency fait divers et élévation (Revue Bleue, 27 mai 1911). Toujours les sources de Vigny (Revue d'histoire Me- · raire de la France, janvier-mars 1914).
GIRAUD (Jean). Alfred de Vigny, œuvres choisies. In-18, Paris, 1913.
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VocuÉ (E.-M. de). Le Rappel des ombres. In-18, Paris, 1900.
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
LA VIE
De quelques contrariétés de la vie d'Alfred de Vigny. 3 LIVRE PREMIER
LA PENSÉE
Chapitre I. La religion 35 Chapitre IL–Le stoïcisme. 63 Chapitre III. La philosophie de l'histoire. 85 Chapitre IV. La philosophie sociale 115 Chapitre V. Misogynie ou féminisme ? 137 LIVRE SECOND
L'ART
Chapitre I. La doctrine littéraire 161 Chapitre II. Le théâtre 179 Chapitre III. Les romans 197 Chapitre IV. Les poèmes l'invention des sujets et l'imagination plastique 221
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Chapitre V. Les poèmes (suite): l'imagination psychologique, la composition et l'art. 245
Chapitre V I. Alfred de Vigny, le romantisme et la littérature française 279
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 305
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Ehnp. Tequi, 3 bis, rue de la Sablière, Paris (France). 11-23.