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Tous droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous les pays.
Copyright 1924.
by ERNEST FLAMMARION.
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Gens de théâtre
LE^TOUR DES COMÉDIENNES
Nous sommes en une saison chantée par les tenorini mondains de la presse, une saison charmante où tout revient de ce qui était parti : les agneaux sacrifiés et les loups guetteurs, les pauvres pigeons et les vautours implacables. Encore quelques jours, et plus rien ni personne ne manquera à nos parisiennes berge rades. Déjà, Ton nous assure que le bois — dont les feuilles des arbres commencent de tomber, les fleurs des pelouses de se faner — va se repeuplant, chaque jour, de ses feuilles vivantes au vernis craquelé, de ses fleurs de chair au carmin qui s'écaille. Tout se pomponne à nouveau pour l'hiver et ses fêtes bruyantes : salons, magasins, restaurants. Les théâtres sont rouverts, les huîtres aussi, et l'on célèbre, en un rapprochement délicat, l'arrivée des premières bourriches et le retour des dernières comédiennes. Car elles reviennent, elles sont revenues et vous pouvez les voir, ô vous tous, gourmets de ces régals friands, se pavaner,
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G GENS DE THÉÂTRE
les unes sur les tables do nos dîners, les autres à l'état flamboyant de nos littérateurs dramatiques. Je connais môme quelqu'un qui, déjà, en a mangé —j'entends des comédiennes.
La chose qu'il me conta est d'un comique si drôle et si triste à la fois ; elle peint si cruellement un milieu et un moment de notre époque, que je ne puis m'empècher de vous la conter à mon tour.
Ce quelqu'un que je connais était en visite chez une comédienne. Il y en avait là cinq ou six autres, non point de celles qui ne voient dans l'art que l'art de mettre des maillots roses et de montrer aux spectateurs les dessous de leurs bras, mais de celles dont on lit dans les Coulisses des échotiers et les sévères feuilletons des critiques, qu'elles sont « des natures extraordinaires » ou « des tempéraments merveilleux ». Deux appartenaient à des théâtres subventionnés: le reste faisait les belles soirées des scènes soi-disant littéraires. Par conséquent, ces dames pouvaient passer et passaient pour quelque chose de très bien et de très important.
Elles revenaient de partout; delà mer, de la montagne, de la chasse, de l'étranger, et môme d'Asnières ou de Ghatou. Elles ne parlaient ni de leur voyage, ni de leurs impressions de voyage, n'en ayant eu aucune d'ailleurs, et n'ayant vu, des paysages traversés,, que quelques •casinos, par-ici, par-là, où elles avaient joué et fait recette. Que voulez-vous que murmurent au coeur des femmes de théâtre les arbres, les
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LE RETOUR DES COMEDIENNES 7
iprès, les soloils se couchant sur la mer, les ilunes endormies des bocages, et les iparcs ot los lointains brumeux qui no sont pas peints par fRubé et Chaperon? Pourtant, une très belle personne, « merveilleux tempérament », iaffirma qu'elle avait rencontré, aux Pyrénées, un montagnard qui ressemblait à Coquelin dans Tartufe,
La conversation roulait tout entière sur la réouverture des théâtres, les reprises et la campagne d'hiver — la seule campagne qu'elles aiment et qu'elles comprennent. — Il n'y était question que de créations, de toilettes, d'effet au trois, d'entrées au quatre, de sorties au cinq. Les unes étaient satisfaites de leur irôle, avec des retouches indispensables études changements de réplique nécessaires; les autres s'en plaignaient aigrement, parce que « l'effet ne sortait pas et qu'il était impossible qu'il sortît ». C'étaient surtout les toilettes qui les préoccupaient; elles n'en .trouvaient ,pas assez; il faudrait bien que Àugier, Meilhac, Feuillet ajoutassent, pour elles, une entrée au deux à caused'une toilette qui ferait le succès de la pièce et qu'elles avaient combinée, à Trouville, sur les Planches. D'ailleurs, elles arrangeraient tout cela elles-mêmes, aux répétitions, puisque -maintenant les auteurs n'écrivent plus leurs pièces, .et que les .pièces se faisaient à « l'avant-scène », avec les .acteurs; on était sûr d'obtenir ainsi quelque chose de « vraiment théâtre », et des rôles tout à fait « dans le tempérament de chacun ». (Enfin,-a^près avoir passé en
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8 ^ GENS DE THE'ÀTRE
revue tout ces détails considérables ; après avoir épuisé, jusqu'à la dernière expression, l'argot si intéressant des coulisses, la maîtresse de maison « nature extraordinaire » conclut, aux applaudissements de tout le monde, qui rien n'était difficile « comme une sortie, parce qu'il fallait toujours sortir dans le personnage. »
Sur cette observation qui dénotait un grand amour de « leur art » et une vaste compréhension des choses de la littérature, ces dames sautèrent brusquement delà comédie au théâtre à la comédie à la ville. Vous allez voir si elles sont expertes et comme la femme n'a rien à envier à l'artiste.
Ici, je demande au lecteur la permission de dramatiser mon récit.
— A propos, demanda Gabrielle Bernier à Rose Jasmin, et ton Georges? Qu|est-ce qu'il est devenu? As-tu des nouvelles?
— Mais, je ne sais pas au juste, répondit Rose, en se rengorgeant et en faisant de la main un geste évasif. Il est complètement fou et dans une maison de santé, paraît-il.
— Eh bien, il ne l'a pas voîé, pour sûr! En voilà un qui t'a cramponnée! Ahl l'imbécile, et qui pleurait tout le temps avec ça. Gomme c'était drôle! C'est égal, jamais je ne me pardonnerai de te l'avoir fait connaître. Tu as du talent, tu es très jolie fille, tu pouvais espérer tout, aspirer à tout. On peut bien dire qu'il, t'a fait perdre la position, cette canaille-là !
— Ah ! c'est rudement vrai, ma chère, dit Mar-
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LE RETOUR DES COMEDIENNES 9
guérite Glosvougeot. Et on a bien tort d'avoir du coeur, pour sûr. Ainsi moi, avec Edmond, j'ai mangé deux cent mille francs. Si vous trouvez ça gai!
— Deux cent mille francs ! s'écria Gabrielle Dernier en haussant les épaules; avec ça que tu as jamais eu deux cent mille francs., toi! Des craques! On ne nous la fait pas.
— Enfin, quand je dis : deux cent mille francs! reprit Marguerite, les lèvres pincées, j'ai toujours bien mangé soixante mille francs. Et par le temps qui court, il faut plusieurs mois pour rattraper ça.
On accorda ses soixante mille francs à Marguerite Glosvougeot, qui en parut très satisfaite. Gabrielle reprit, se tournant vers Rose Jasmin :
— Tiens, ma chère ; j'ai rencontré le petit Isaac, (hier. Est-ce qu'il revient te voir?
— Oui, il est venu l'autre jour. Figure-toi, ma chère, qu'il m'a priée de le présenter à Marie d'Ecrotois. Alors, je l'ai présenté.
— Tu as eu tort, ma chère, dit Gabrielle. Ce n'est pas d'une bonne camarade. Il est sans le sou, maintenant ce garcon-là. Son pèTe ne lui •donne plus que six mille francs par mois. Qu'estce que tu veux que Marie fasse avec /-cela? Quand tu l'as connu, il avait quinze mille francs, on pouvait marcher. Mais avec six mille, voyons, à peine de quoi payer à dîner h une dame.
Elles se séparèrent là-dessus, ayant tout approuvé, et se donnèrent rendez-vous, pour le le lendemain, aux courses de Longchamp.
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10 GENS DE THÉ*ÀTRE
Voilà les comédiennes, c'est-à-dire ce que nous appelons encore, par politesse, des comédiennes, car il n'y a plus vraiment de comédiennes. A peine des petites dames ou des demoiselles de théâtre, au choix, qui ont pris le théâtre pour centre de leurs opérations, — de la môme façon que les petites dames ou les demoiselles tout court ont pris le Bois, le cabaret et le reste — mais qui ont sur ces dernières l'inappréciable avantage d'avoir également le Bois, le cabaret, le reste, et aussi le théâtre, ce qui n'est point à dédaigner dans la partie. Je pourrais citer quelques rares, assez rares exceptions. De celles-là, il ne convient pas de parler ici.
Rachel, Rose Chéri, Desclée, Mme Dorval et Déjazet sont mortes. Nous n'avons même plus la monnaie de ces artistes : nonla monnaie d'argent, mais la simple et grossière monnaie de billon.
A quoi cela tient-il? Gela tient aux directeurs, aux auteurs, au public ; cela tient au temps présent, cela tient à tout. Les directeurs ne veulent plus recevoir de belles oeuvres, les auteurs ne veulent plus en faire, le public ne veut plus en entendre, les comédiennes ne peuvent plus en jouer. Aujourd'hui la beauté rapporte plus que le talent, et ce qu'il faut c'est de l'argent, d'où qu'il vienne. Il ne s'agit plus de savoir si une comédienne a du talent; il s'agit seulement de savoir si elle est belle, si elle a de jolies épaules et une taille fine,
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LE RETOUR DES COMÉDIENNES H
si elle porte élégamment la toilette, si elle est richement entretenue. Avec des chiffons ruineux, sur des chairs provocantes, on se tire toujours d'affaire, et c'est ce qui importe. Les pièces ne se comptent plus par actes, par tableaux, par scènes ; elles se comptent par toilettes et par femmes habillées ou déshabillées. GrAce a un reste d'habitude, on condescend jusqu'à mettre autour de ces soies, de ces velours, de ces dentelles étalés, autour de ces gorges offertes, de la prose, des vers, des calembours ou quoi que ce soit qui y ressemble; mais si la prose est odieuse, les vers mal rimes, les calembours stupides, que fait cela? Les véritables auteurs aujourd'hui sont la couturière et l'entremetteuse. L'esprit ne rit plus qu'aux ruches des trames, les larmes ne s'égouttent qu'aux perles des colliers, etda passion ne s'allume que dans les flammes des diamants.
Car, c'est ça, le théâtre, le théâtre d'aujourd'hui, c'est ça, c'est tout ça. De la chair nue, des chiffons, des ficelles, un peu de gaieté triste et beaucoup de dégoût; la toute-puissance de la coterie, le triomphe de l'industrialisme sur le talent; de la bêtise, de la vanité, de la vénalité, et cette blague grossière et basse qui, la bouche tordue, les joues fardées et la voix canaille, hurle sinistrement l'avilissement d'un peuple et la fin d'un monde,
» (Le Gaulois, 15 septembre 1884)
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LA VICTIME DE M. SARCEY
On la voit d'ici, cette victime, n'est-ce pas? imarchant au supplice, couronnée d'un feuilleton du Temps, vêtue d'un san-bénito taillé dans les vieux numéros jaunis du XIXe siècle. Un directeur de théâtre, sans doute, une élève du Conservatoire, un acteur, un auteur, un curé? Nullement. Un habitué de la salle des Conférences? Point. Un avocat, et c'est ce qu'on n'attendaitipas.
Jusqu'ici, les victimes de M. Sarcey étaient parfaitement classées ; elles appartenaient toutes -au théâtre ou au séminaire, ne passaient ,pas la rampe ou la sacristie. Avec elles, il avait gagné une réputation qui ne fut pas sans gloire dans les cafés de province, aux dîners des bonnetiers athées, chez les mères d'actrices. On avait pensé 'généralement qu'il s'en tiendrait là. Mais les vieillards sont insatiables de joies cruelles et de plaisirs compliqués, et puis il faut croire que M.'Sarcey n'avait pas encore trouvé la vraie victime, « la victime à faire ». Il la possède main-
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LA VICTIME DE M. SARCEY 13
tenant, ot jamais victime n'aura été plus complètement victimée, je vous en réponds.
La victime do M. Sarcey s'appelle M. Fernand Samuel. C'est un jeune avocat qui lisait assidûment les feuilletons du Temps. Je connais des gens qui puisent, en cette lecture, la haine raisonnée du théâtre. M. Fernand Samuel, lui, en demeura tout ébaubi, et il y puisa l'amour, la passion, la fièvre des coulisses. Mériter les louanges de M. Sarcey, il ne pouvait concevoir d'idéal fier, de récompense plus belle. Il enviait les auteurs qui tremblent devant lui, les directeurs qui le saluent très bas, les ingénues qui promènent leurs petites mains dans sa barbe aux poils durs et blancs, et lui disent : « Mon gros loulou », pour l'attendrir. Mais n'étant ni acteur, ni vaudevilliste, ni ouvreuse, ni machiniste, il ne devait pas espérer que M. Sarcey posât jamais sur lui, simple avocat, les regards troubles de sa lorgnette, et qu'il imprimât son nom, tout vif, en un feuilleton, ce qui est, comme chacun sait, l'unique préoccupation de tout homme soucieux de sa propre gloire. Le jeune avocat imagina, pour plaire à M. Sarcey, de courir les salons et d'y déclamer, entre deux valses, sans qu'on l'en priâ't, Une Bonne Fortune, les Écrevisses, et des fragments de monologues fort renommés. Mais M. Sarcey ne va pas dans les salons, sans doute parce que les femmes du monde, n'ayant point l'habitude de solliciter des places de sociétaire du Théâtre-Français, négligent de s'asseoir sur les
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Ai GENS DE THÉÂTRE
genoux :du critique influent, en lui donnant des appellations d'oiseaux familiers. Gela ne faisait .pas lecompte de M. Fernand Samuel, qui rêvait toujours d'être consacré grand homme par M. Sarcey.
Alors il eut une idée de génie, ill fonda, non un théâtre, mais un cercle où l'on jouerait la comédie, entre amateurs, et l'on verrait, sur quelque médaillon et peints à la détrempe, les traits laurés de l'éminent lundiste. M. Sarcey fut invité, vint, vit et fut vaincu. On représenta devant lui quantité de choses très extraordinaires et toutes merveilleuses, et, après avoir ri à ^ventre déboutonné, après s'être frappé la cuisse par un geste coutumier, M. Sarcey déclara que M. Fernand Samuel était le seul homme du monde qui pût relever le grand art, et le ramener, par ila main, aux vraies traditions du vrai théâtre, qui •sont, — ainsi qu'aucun abonné du Temps ne l'ignore— colles que nous »ont laissées MM. Duvert, Scribe et Anicet Bourgeois. A partir de ce moment, M. Sarcey consacra à M. Fernand Samuel, de loin en loin, plusieurs colonnes de •ses feuilletons, ot M. -Fernand Samuel, roulé, -embourbé, enlisé dans le grand art de M. Saroey, -était'définitivement perdu.
Aujourd'hui de pauvre homme possède un théâtre, un théâtre en vrai, un théâtre avec tout ce qui s'ensuit de vieux ratés, de jeunes impuissants, 'd'oeuvres mort-nées, un théâtre sur la façade duquel déjà s'allongent les ombres grima(..■
grima(..■
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LA VICTIME DE M. SARCEY lo
«jantes de la ruine et de ia faillite. Ce théâtre, c'est la Renaissance. La prose de M. GilbertAugustin Thierry, qui n'est pas le dernier venu de nos fantaisistes, y succédera demain aux couplets de MM. Lcterrier et Vanloo, et M1,e ftousseil, qui ne sait plus où « placer » les trémolos terribles de sa voix, à Jeanne Granier et ses claires chansonnettes. L'opérette funèbre après l'opérette joyeuse : il n'y aura eu que le masque de changé. M. Sareey célèbre cette résurrection.
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M. Sareey a décidé de la vocation de beaucoup de jeunes personnes qui venaient lui demander conseil et protection. Pourvu qu'elles fussent jolies à sa manière et farouches juste ce qu'il faut pour son Age, il savait les recommander dans le bon endroit et, au besoin, piquer un mot fleuri, à leur intention, dans les phrases bourrues de ses articles. Ce sont là jeux de princes de la critique. Au fond, il n'y avait pas grand mal à cela, car ces « ingénues » savaient très bien « de quoi il retournait » et, de son côté, M. Sareey n'ignorait pas, que, en dépit de ce qu'il aurait pu leur dire d'éloquent et do vertueux, il ne les eût point déterminées à prendre le voile, par exemple, ou un métier honorable. Ces ingénues-là n'échappent pas à leur destinée, qui est do gueuser, quelques mois, sur une scène quelconque, en attendant lo financier ou le ras'.aquouère de leurs rêves, et un
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critique de plus ou du moins au début de leur carrière, ça n'est pas une affaire.
Pour M. Fernand Samuel, le cas n'est plus le môme, et c'est en de pareilles aventures qu'il convient de déplorer l'influence malfaisante et le prestige incroyable qu'exerce, en un certain milieu, le nom de M. Sarcey. Il s'agit là, non plus d'une petite grue, dont l'avenir n'intéresse personne, et qui peut bien devenir ce qu'elle voudra, mais d'un brave garçon, à l'enthousiasme dévoyé, à la vision des choses pervertie, et qui, grisé par le théâtre, affolé par M. Sarcey et son grand art, se précipite à une catastrophe irréparable, On n'organise pas le « grand art », comme une société en commandite ou un magasin d'épicerie, et, si on pouvait l'organiser, soyez bien assurés qu'il ne le serait ni par M. Sarcey ni par M. Fernand Samuel. L'exemple de M. Laforôt qui, lui aussi, tenta de relever <c le grand art » avec le même M. Gilbert-Augustin Thierry aurait dû faire réfléchir le protégé de M. Sarcey plus que l'ont emballé ses sollicitations saugrenues, et on se dit, avec tristesse, qu'il ne leur manque plus, à tous les doux, que Mrae Sarah Bernhardt comme associée, pour que la culbute soit plus rapide et la chute plus profonde.
On ne songe pas assez au mal que les « hommes influents » peuvent faire autour d'eux, sans le
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vouloir, et sans le savoir, seulement poussés par la fatalité bête de leur influence. Ce sera évidemment un sujet de stupéfaction pour nos petits-fils, quand ils liront l'histoire du théâtre actuel et la part considérable qu'y aura eue M. Sarcey.
On ne saurait méconnaître que ce M. Sarcey possède une certaine probité littéraire. Il écrit ce qu'il pense, mais il ne pense pas grand'chose, et le peu de choses qu'il pense est si vain, si petit, qu'on peut dire qu'il ne pense rien. C'est ce qu'on appelle avoir du bon sens. M. Sarcey est arrivé à conquérir la première place dans la critique, grâce a cette réputation qu'on lui a donnée d'homme de bon sens. Où ne serait-il pas arrivé s'il avait été convenu de le consacrer aussi homme d'esprit?
Dans un article déjà vieux, j'avais essayé d'expliquer les causes de la renommée de M. Sarcey. Elles sont tout entières en cette probité littéraire et cette conscience qu'il met à remplir les devoirs de sa pénible profession. Le soir d'une première représentation, à peine les dernières housses sont-elles enlevées et les derniers becs de gaz allumés, qu'on voit s'avancer, entre deux rangs d'ouvreuses subitement prises de respects, M. Sarcey qui gagne aussitôt son fauteuil. Il écoute la pièce attentivement et laborieusement. Si, à la première audition, il n'a rien compris à ce qui s'est dit et à ce qui s'est passé sur la scène, il reviendra le lendemain, puis le surlendemain, puis les jours suivants, jusqu'au moment
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où la lumière se sera faite dans son cerveau.
Tandis que les Théophile Gautier et les Paul de Saint-Victor, qui gardaient un idéal d'art supérieur à celui du théâtre et de la basse littérature dans laquelle il se traîne, allumaient dans leurs feuilletons des feux d'artifice de mots rares et d'idées curieuses, M. Sarcey, lui, racontait eu pleurnichant ses angoisses de critique, ses doubleurs « d'homme de théâtre. » 11 prenait la pièce depuis la première scène .jusqu'à la dernière, n'oubliant pas un incident, approuvant ceci, contestant cela, chicanant tout. Il admonestait Arthur sur sa façon de parler à Gabrielle, et Gabrielle sur sa façon de répondre à Arthur. Bref, il donnait au public bourgeois, au niveau duquel il se haussait, et qui ne comprenait rien aux virtuosités dédaigneuses de Gautier, l'illusion d'une critique minutieuse et honnête.
C'est donc la pauvreté de son esprit, la petitesse de ses conceptions littéraires, l'étroitesse de son jugement qui ont fait de M. Sarcey, et malgré M. Sarcey, un homme presque illustre qui s'imagine bâtir les réputations, déterminer les chutes et conduire le public, à sa guise, dans la voie des applaudissements et dans celle des sifflets.
Voilà exactement M. Sarcey sous l'égide de qui M. Fernand Samuel abrite sa fortune. Il convient de raconter l'anecdote suivante, pour parfaire le portrait du bourreau et achever d'attendrir les coeurs sur la victime. Elle servira. de= moralité.
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LA VICTIME DE M. SARCEY 19
Quand M. Sarcey amena M, Fernand Samuel à M. Bertrand, propriétaire de la Renaissance, il dit à ce dernier :
— Je vous présente M. Samuel. Il est fort entendu aux choses du théâtre...
Et, d'un ton plus bas, il ajouta :
— Et puis, c'est un capitaliste,
(Le Gaulois, 22 septembre 1884).
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L'INDISCRETION
La semaine qui vient de s'écouler n'est pas une semaine vide : nous avons eu une lettre de M. Alexandre Dumas fils. Cette joie et ce régal nous faisaient défaut depuis un mois environ et, déjà, nous étions tout prêts à accuser M. Cochery de négligence et ses facteurs de trahison. La lettre de M. Alexandre Dumas fils est curieuse. Elle ne recommande à la charité publique ni un sculpteur, ni un peintre, ni un comédien, et M. Derval est, cette fois-ci, tout à fait étranger à cette intermittente manifestation, Chose extraordinaire et qu'on n'attendait pas, elle recommande un littérateur. Il est vrai que ce littérateur n'est autre que M. Alexandre Dumas fils lui-même.
Mais rassurez-vous, bonnes gens, et retenez vos larmes. M. Dumas n'est pas dans le besoin. Il a mangé hier, tout porte à croire qu'il mangera aussi demain, et quant au feu de l'hiver, il n'en manque point, on sait de quel bois il se chauffe. N'allez donc pas penser qu'il s'agisse d'une repré-
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L'INDISCRÉTION 2Ï
sentation extraordinaire à son bénéfice, pour laquelle il toucherait la, recette brute, la recette des vestiaires, des buffets, des programmes et des lorgnettes, les droits d'auteur, le droit des< pauvres, et le reste... Non. C'est bien d'une représentation qu'il s'agit : mais de la représentation d'une comédie nouvelle, dont on a parlé, dont on parle* dont on parlera, et vous allez voir combien ces choses sont navrantes, et comme M. Alexandre Dumas fils a le droit de se plaindre — un droit d'auteur sur lequel malheureusement on ne touche rien.
Il faut reconnaître que ce qui arrive à M. Dumas, n'arrive qu'à lui. M. Dumas est évidemment une victime de la fatalité. Elle emplit sa vie, comme> autrefois elle emplissait les tragédies grecques. M. Dumas peut être, dans notre société moderne, comparé vraiment à un personnage d'Eschyle. Ainsi M. Dumas écrit une pièce : les journaux l'annoncent. 11 lit cette -pièce à la ComédieFrançaise : les journaux l'annoncent. Ils vont plus loin les journaux. Sans hésitation, sans pudeur, ils donnent le titre de la pièce et la distribution. Les échotiers de théâtre, pour qui rien n'est sacré, écrivent en leurs nouvelles- : « M. Goquelin jouera un rôle d'homme. M,,e Reichomberg, tin rôle de femme. » Et voilà M. Alexandre Dumas fils tout on colère.
Cela n'est rien encore. Un jour, M. Alexandre Dumas qui ne lit jamais lc3 journaux, ainsi que tout le monde sait, lit dans uno fouillo les lignes
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22 GENS DE THÉÂTRE
suivantes : « Nous pouvons donner le sujet de la nouvelle comédie de M. Dumas fils. Il s'agit d'une jeune fille qui, au premier acte, doit épouser un jeune homme qu'elle n'aime pas et qui, au quatrième acte, en épouse un autre qu'elle aime» Gomme on voit, la situation est neuve et la thèse hardie, mais l'habileté bien connue de l'auteur, jointe au tact éprouvé des interprètes, enlève ce qu'il peut y avoir de scabreux dans cette originale affabulation. Jamais l'auteur de tant d'oeuvres applaudies, admirables, géniales, n'a donné de son talent une preuve aussi élevée et aussi vigoureuse. Il y a aussi des personnages épisodiquçs, tout à fait charmants, et des mots à remportepièce comme seul M. Dumas sait en aiguiser. Attendons-nous à un retentissant succès. Làdessus, M. Dumas éclate, et il écrit au Figaro une larmoyante lettre dans laquelle il se plaint qu'on parle de ses pièces. ^
Je connais un peintre de grand talent 1 dont la manie est plus singulière encore. Sa haine de la publicité est telle qu'il n'accepte jamais une invitation dans les maisons où peuvent se trouver des journalistes. Il entre en fureur chaque fois que son nom — môme entouré d'éloges — est imprimé en un journal. Si un amateur envoie un de ses tableaux à une exposition quelconque, il s'écrie i« Est-ce que c'est fait pour être exposé et pour être vu, la peinture? » Si un marchand de tableaux lui a écrit qu'il a vendu un dessin de lui, une aquarelle, n'importe quoi, alors son
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L'INDISCRE'TION 23
exaspération n'a plus de bornes, et il dit : « Ils feront tant, ces gens-là, qu'ils me forceront à peindre dans une cave et à n'en jamais sortir, mes tableaux et moi. »
Evidemment, M. Alexandre Dumas, pour éviter les indiscrétions avant, les discussions après, voudrait que ses pièces fussent représentées dans la même cave où l'artiste voulait peindre ses toiles. Pour qui connaît son Dumas, cela ne fait aucun doute.
Je comprends que M. Victorien Sardou proteste, comme il vient de le faire dans Y Evénement, contre les indiscrétions des journalistes. Lui, du moins, ne les a jamais provoquées et toujours il eut à en souffrir. M. Sardou pense, sans doute, que la divulgation de la vie privée est un modo peu honorable de réclame, qui ne saurait rien ajouter au talent et au succès. Il ne l'étalé pas, dépouillée de ses voiles sur les places publiques et sur les carrefours. Il vit a sa guise, noblement et obscurément, et comme tous ceux qui ont le sentiment très net des pudeurs de la famille et le respect des intimités de la maison, il ne met pas le public dans la confidence de ses affaires. 11 le met seulement, au théâtre, dans la confidence de son talent, que je me permets do trouver autremont élevé, autrement puissant, autrement sain que celui de M. Alexandre Dumas. S'il achète un
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tableau, il n'en colporte pas de loge en loge: le bon,marché excessif et l'adroit carottage s'il protège un jeune écrivain, il ne le fait annoncer dans aucun journal à travers une tempête d'éloges et d illusions qui transforme cette protection en aumône et en mendicité, à qui Ton jette: un sou ; s'il hérite, cela se passe entre son notaire et lui; s'il donne, cela se passe entre lui et les pauvres.. Il donne de sa poche et ne prend pas dans, celle du public, pour soulager les misères qui l'intéressent. A-t-il des enfants? On l'ignore : on ne cite jamais les mots de ses filles.
M. Sardou, qui ne compte que sur lui-même, qui ne mêle point son existence à sa littérature, qui ne tire d'une maladie, d'une tristesse, d'un événement domestique aucun profit de réclame,, aucun tam+tam de publicité, a le droit de se plaindre des indiscrétions qui déflorent des oeuvres écrites dans le silence et dans le respect de la vie, etsa voix doit être entendue. Il n'en est pas de même de M. Alexandre Dumas fils, et ses protes^ talions; ressemblent beaucoup à celles de Mmo Sarah Bernhardt. Elles font sourire.
Comme Sarah Bernhardt, M. Alexandre Dumasvit sur la place publique. Il appelle à lui tou6 les gens qui passent, et de même qu'un bateleur attend que la foule se soit amassée autour de son tapis avant de commencer ses tours, il les retient, les amuse pour leur conter ensuite ses petites histoires, Aucun n'a battu avec plus de frénésie le tambour de la réclame, ni soufflé avec plus do
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rage dans la trompette de la.publicité; aucun n'a exécuté plus de cabrioles vertigineuses, de plus étonnantes culbutes.
Les reporters sont sûrs de trouver auprès de lui l'accueil le plus empressé. Il les prend par la main, les conduit de la cave au grenier, les fait arrêter devant ses armoires, leur montre le dessous de son lit. Il fouille pour eux tous les coins et recoins de sa maison, retourne les meubles, vide les tiroirs. Tenez, prenez, lisez, en voulezvous encore ? Les cassettes fermées dès années anciennes, celles qu'on ne rouvre, bien seul et tout ému, qu'à de certaines heures tristes de la vie, tous ces coffrets aux souvenirs, pleins des confidences des amis de vingt ans, il étale tout cela. En voulez-vous encore? Il raconte avec complaisance qu'il n'a pas donné de religion à ses filles et qu'il a éloigné de leur berceau l'image de Dieu et le sourire des anges.
M. Alexandre Dumas, qui se plaint amèrement des indiscrétions, a débuté dans la littérature par des indiscrétions sur lui-môme. Il a jeté, saignant, dans un livre et dans une pièce, le roman de sa jeunesse, le poème de son coeur; on retrouve dans ses oeuvres des épisodes de sa vie, gais ou douloureux, et il ne s'en cache pas. Il no se cache de rien. Voudrait-il donc que des gens dont c'est le métier d'être indiscret missent autour de ses comédies plus de discrétion qu'il n'en a mis lui-même autour do sa vie intime et qu'ils respectassent son oeuvre mieux qu'il n'a
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26 GENS DE TIIEÂTAE
respecté sa maison? Et puisqu'il s'est servi du journalisme pour'des choses qui ne regardaient pas le public, pourquoi donc, pour des chosesqui le regardent, le journalisme ne se servirait-il pas .de lui?!Il trouvait bon que la presse allât, de par le monde, chanter ses charités, qui ne lui coûtaient rien que quatre ou cinq lignes d'écriture, raconter ses mots, vanter ses impertinences. Quand on est dans ce courant d'existence, il faut savoir en supporter les'inconvénients de la même façon que l'on en accepte les profits..
La réclame n'est pas toujours bonne à ceux-là qui s'en servent et qui ont édifié sur elle leur fortune et leur renommée. Si elle donne dos caresses, elle fait aussi des blessures. Il ne faut ni s'en étonner, ni s'en indigner, ni s'en plaindre; il ne faut pas surtout aspirer quelquefois à des respects et à des obscurités, comme ceux qu'on accorde aux grands et sublimes artistes qui ne vivent que dans leur rêve et ne descendent jamais des hauteurs où ils planent, pour se vautrer dans les bureaux d'agence, et se promener, par les rues, le dos et le ventre couvert d affiches, ainsi que les hommes sandwiches. C'est bien le moins qu'ils aient cette consolation.
Et tenez, monsieur, il existe dans Paris un sculpteur que vous ne connaissez pas, car il ne ressemble en rien à ceux que vous recommandez et que vous aimez. Ayant du génie, il est presque pauvre, mais comme ceux qui sont très riches et dont on dit qu'ils ne connaissent pas leur fortune,
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L'INDISCRÉTION 27
lui ne connaît pas sa pauvreté. Jamais il n'entendit parler du Figaro ; il ignore même — c'est peut-être pour cela — que vous existez. Ce grand artiste avait un modèle aussi beau que la Vénus de Milo. Il avait commencé, d'après elle, une statue qui eut été le chef-d'oeuvre de ce temps. Je vous le dis, Monsieur, cet homme est MichelAnge, et vous ne le connaissez pas. Le modèle, séduite par un des élèves de l'artiste, partit avant que la statue fat terminée. Le pauvre sculpteur faillit devenir fou. Il tomba malade, puis étant revenu à la santé, il se mit en quête de la fugitive. Après bien des courses, il parvint enfin tVla retrouver. Il la supplia de revenir à l'atelier, elle ne voulut pas. Il se jeta à ses genoux; lui offrit de partager avec elle sa fortune à venir. Elle ne voulut pas : « Je gagnerai do l'argent, s'écriait^il, et je te donnerai tout ce que je gagnerai... Mais, reviens; je n'ai plus qu'un mois de travail, un mois, et je te donnerai tout, et tu ne feras plus rien; reviens. » Le modèle refusa.
La statue est toujours dans l'atelier, entourée de ses linges, et le sculpteur est désespéré ci malade. L'autre jour, comme il la découvrait, j'ai vu deux grosses larmes qui tombaient de ses yeux.
Croyez^vous, monsieur, qu'une telle douleur d'artiste no m'émeut pas davantage qu'une déconvenue de réclamier? Mais vous n'êtes pas sculpteur, vous no me comprenez pas...
[Le Gaulois, 15 décembre, 1884.)
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LA CRITIQUE DE THÉODORA
Il y avait bien deux ans que je n'étais allé à une première représentation. J'ai en horreur ces foules parisiennes où chacun porte un peu de célébrité avec soi, célébrité dans les lettres, les arts, la coiffure, la couture et la galanterie. On y voit des critiques en liberté, des soiristes ébahis et encombrants, quelques banquiers, tout ce que le journalisme possède de journalistes, de reporters, d'anecdotiers, et cinq ou six clubmen, qui ont la prétention de faire le succès ou de déterminer la chute des pièces, comme ils font la mode des pantalons et des chapeaux. Les vieilles actrices et les jeunes aussi abondent en ces réunions, ainsi que leurs mères, leurs soeurs, leurs bonnes, et tout ce qui grouille autour d'une comédienne de personnages louches et de métiers anonymes. Ce sont d'ailleurs toujours les mêmes visages, aperçus aux mêmes places, ce qui fait dire, dans les comptes rendus des Soirées parisiennes : « Nous étions tous là. » Nous, c'est eux, et c'est les
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LA CRITIQUE DE THÉODORA 2£
autres, les coiffeurs, les cocottes, les académiciens, les on ne sait qui, dont se compose le toutParis. Un joli monde, allez, et quia do l'art et de la littérature une idée bien parisienne.
Je ne connais pas de plus mauvais public que celui-là, de public plus réfractaire aux belles choses, plus inintelligent, disons le mot, plus sot. Il ne se complaît qu'aux banalités sentimentales ou bien à la franche ordure. Ah! les romances qui font pleurer les concierges, ou bien les couplets obscènes qui ragaillardissent les bonnetiers grisonnants! A la bonne heure! Mais dès qu'il se trouve en présence d'une situation forte, d'une oeuvre puissante, dès qu'il entend un langage noble et sévère que ne disloquent aucune nouvelle à la main de brasserie, aucun mot de boulevard, aucun vocable de club élégant, le voilà tout dérouté, et effaré et ennuyé ! Il bâille et il crie. Quelquefois, il s'indigne et il siffle. Les critiques, qui badinaient avec une petite figurante des Bouffes ou des Variétés, s'assombrissent tout à coup et plissent le front; les soiristes, en train de demander des notes à une couturière influente, se font sarcastiques ; les banquiers haussent les épaules, les coiffeurs prennent des airs de dédain, et les demoiselles, en s'éventant d'une main scandalisée, gloussent comme de vieilles poules déplumées et disent bien haut qu'on leur manque de respect.
J'ai retrouvé, l'autre soir, à Théodora, ce public des premières exactement tel que je le vis, il y a
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bientôt dix ans. Quelques tètes ont blanchi ; quel-, ques visages se sont davantage maquillés ; j'ai rencontré d'anciens échotiers de théâtre, promus 1 au rang de critiques, d'ex^poètes modestes et pleurnicheurs, devenus académiciens gourmés* et poseurs: puis toute la série des gens d'esprit dont notre pays s'honore et dont le métier consiste a faire des mots n'importe où et n'importe corn* ment, aussi bien à la Revue des Deux-Mondes qu'au Tintamarre, tous les neveux d'Henri Meilhac, tous les cousins* de Gommersou, tous les petits-fils d'Alexandre Dumas fils. Mais sous la perruque vieillie, sous le fard plus épais, sous: le bonnet d'àne du critique, sous les palmes de l'aca* démicien battait la même âme vulgaire et pointait le même esprit rageur.
Ils plaisantaient entre eux agréablement, et, comme on dit, ils débinaient tant qu'ils pouvaient; Leur admiration était surtout pour les costumeset pour; les décors; Uns critique fort; renommé disait : « Qu'est-ce que vous-voulez? C'est un vei<r nard, Sardou ; il aura da succès, tout de môme avec ça; il y est'accoutumé— « Accostumier » reprenait^ d'une voix persiflante, un autre» crirtique, qui fait les réputations et les défait à sa guise. Et les soiristés colportaient ce mot qui/ volant de bouche en bouche, excitaitles plus grands enthousiasmes. Ils applaudissaient, néanmoins; du bout des doigts, un peu par charité, un peu par politesse et aussi parce qu'ils connaissaient Sardou, et qu'il ne fallait pas que Sardou sût*..
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LA CRITIQUE DE THÉ0D0RA 3i!
— des pleutres en mémo temps que des ignorants ot des portiers. Mais la moue do leurs lèvres démentait l'acclamation do leurs mains.
* ♦
Au risque de passer pour le dernier dos imbéciles, j'avoue que je n'ai jamais ressenti, au théàtro, une impression aussi vive, aussi forte, aussi poignante, que celle que m'a donnée Théo* dtora* Théodora est un admirable drame, un véri~ table et un pur chef-d'oeuvre, le chef-d'oeuvre du» théâtre contemporain, avec la Haine, 11 faut Saru dou, à ses heures de génie, pour nous donner do ces émotions puissantes et noblement littéraires-. D'autres ont le talent; lui seul a le génie. Le génie, oui; car, comme Shakespeare du haut de sa grandeur tragique, il sait nous faire respirer^ en même temps que les plus délicieux parfums 1 de l'art idéalj des odeurs effrayantes d'humanité. Ses personnages ne sont ni en bois, ni en carton, ni en fer-blanc, ni en caoutchouc; ils vivent. Ce nfest point un automate articulé; un pantin mécanique, un guignol gonflé de crin ou de son qu?il jette'sur la scène. L'homme passe à travers son oeuvre, avec son cerveau, sa chair et son âme. Et quand Sardôu ressuscite une époque, qui s'est roulée dans là pouïpre et dans l'or, une époque qui nous apparaît encore toute rouge des torches et du sang désj Césars byzantins 1, c'est en traits 1 de feu et en' traits de sang qu'il la dessine, et il nous*
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32 GENS DE THÉÂTRE
montro, dans une évocation magique et complète d'historien, de poète et d'artiste, aussi bien les joies hurlantes de ses débauches et l'atrocité de ses massacres, que les coins paisibles et frais où la vie souillée et traquée s'cat réfugiée, loin du trône sur les marches duquel l'orgie se vautre triomphante, et du cirque où la mort raie et se tord.
Mais les critiques assermentés et les gens de premières ne sont pas faits pour goûter la beauté de semblables spectacles qui les enlèvent, un instant, à leur chère médiocrité et les dérangent de leurs occupations éternelles qui sont de ciseler des éloges pour des opérettes et de tresser des fleurs de rhétorique pour des vaudevilles idiots» Et, au lieu de se laisser aller simplement, comme des âmes naïves, à l'admiration et à l'enthousiasme, les voilà qui discutent et qui ergotent. Sur quoi? Ah! sur quoi! Sur tout ce qui est beau, parbleu!
Dès le début du drame, on les voyait par bandes, dans les couloirs, s'interroger. Ils ont une façon de s'aborder, et de se comprendre, presque maçonnique, à un geste de la main, à un clignement d'yeux. Tous ils avaient la môme pensée et disaient les mêmes paroles. Les premiers tableaux de la pièce, qui nous transportent à Bizancé et nous font vivre de sa vie, des tableaux admirables, intéressants, passionnants môme, les faisaient bâiller. « — C'est trop long, ennuyeux, inutile. Mais où donc est l'action?Nous ne voyons pas la pièce. » Ils ne voyaient pas la pièce, les
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pauvros diables. Ils la cherchaient et ne la trouvaient pas. Il est vrai qu'ils la trouvent toujours dans une opérette des Nouveautés.
Et quand le drame se déroulait, haletant, rapide, sublime : — « Ehbien, oui, c'est toujours la môme chose. Nous connaissons cela: nous avons vu ça dans Marion Delorme. Et puis, il y a le mot : fricot. « C'est épouvantable! quel langage, dans un drame qui veut se donner des allures littéraires. Fricot ! ah ! fi! Sans compter qu'il n'est pas sûr qu'on ait jamais dit : fricot, à Bizance! Procope n'en parle pas.. Avez^vous lu Procope? Fricot! Et ces céleris qu'on épluche, sur la scène! Oto allons*nous? » Le voilà, le véritable byzantinisme, la voilà, la. vraie décadence. Fricot! » Et ils recommençaient les antiques dis* putes sur les mots qui sont nobles, et ceux qui ne le sont pas. En regagnant leurs places, il fut décidé que, de même chien autrefois n'était pas noble en vers, de môme qu'aujourd'hui, fricot ne pouvait l'être en prose..
Ce fut bien, simple au dénouement, ce dénouement, sans figuration; ces deux personnages sur la scène, ce dénouement qui, après les,.horreurs de l'incendie de Byzance et les massacres du cirque, termine la pièce comme un chant triste d?amour. <c Oui! ce philtre,, nous l'avions prévu A Il donne encore là-dedans, Sardou ! Et puis qu'est* ce que c'est que cette scène d'amour?. C'est trop long,,c'est banal, ça> ne finit pas» Il aurait; fallu revoir Justinien. »?Hochant.latête,Jlss?enallèrent
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disant que c'otait, malgré tout, un succès, parce que le public aimait ces gros effets-là, et q:.;'il y avait aussi quelques qualités.
J'eus la curiosité, le lendemain, de lire les comptes rendus de ces savantes gens, et j'y retrouvais les mêmes impressions atténuées parmi les réserves fleuries, les badinages ridicules et les discussions historiques. Car ce n'est pas le tout d'être un critique, il faut paraître savant, et Larousse est là, pour cela. C'est à peine s'ils disaient un mot des belles scènes où Sardou a peint Justinien, comme Shakespeare peignait César et Richard III, avec des traits que la postérité conservera et qu'elle immortalisera. Ce qui les avait frappés surtout, c'était, à un moment, une certaine analogie de situation entre Théodora etSarah Bernhardt.
Une des principales causes de l'infériorité si constatée du théâtre, c'est la critique. Son ignorance et sa mauvaise foi, liguées avec l'ignorance et l'industrialisme des directeurs, avec l'ignorance t: les partis pris des auteurs, loin de tirer l'art dramatique des ornières où il patauge depuis si longtemps, l'y enfoncent plus profondément. Grâce à la critique, des oeuvres absolument détestables et vides à donner le vertige, au lieu de tomber piteusement sous la risée et le mépris du public, obtiennent un semblant de succès;
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d'autres, des oeuvres do valeur et des études consciencieuses et fortes, sont accueillies par des sifflets. Jamais la critique n'a su discerner un ouvrage remarquable, trouver un artiste, faire surgir un nom glorieux. Les grands, elle les a étouffés, toujours, sous ses quolibets de gavroche, et sous ses doctrinailleries de pion. Les médiocres, elle les a pris, choyés, élevés. Des insultes pour ceux en qui germait le génie; des fleurs pour les pieds-plats et les impuissants. Si, au début de sa carrière, Sardou avait apporté à un théâtre quelconque La Haine et Théodora, il n'est pas de mépris, pas de plaisanteries cruelles qu'on no lui eût jetés à la face. Il est probable qu'il serait aujourd'hui percepteur quelque part, sous-préfet ou journaliste. Et pourtant, au théâtre, c'est la critique qui dirige le goût du spectateur, très embarrassé souvent d'avoir une impression à lui et de savoir à quel moment précis d'une pièce il faut rire, pleurer, applaudir ou protester.
Les critiques, qui forment une corporation, comme les cordonniers, vivent presque tous dans ce monde spécial et grossier du théâtre. Ils ont des acoquinements avec les acteurs, des relations de canapé avec les actrices, des camaraderies intéressées avec les auteurs et les directeurs ; ils ont surtout le jugement atrophié par les odeurs de coulisse, et cette atmosphère particulière où rarement pénètre l'air salubre et puissant de la littérature. Tous, ils sont imbus de cette doctrine éminemment parisienne qu'il existe « un point de
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vue théâtre » et qu'il est nécessaire pour « l'optique », cette « optique » fameuse du théâtre, que les hommes que Tony peint, les idées qu'on y émet, soient découpées dans le même carton où l'on découpe les arbres du premier plan, et les accessoires. Tous/ ils vous expliquent qu'il faut une exposition courte, une action rapide, la grando scène au quatre, un dénouement conso* lant; qu'il est nécessaire d'opposer une jeune fille chaste à une courtisane, un honnête homme à un grediny un homme du peuple à un grand seigneur; Tout ce qu'on fait en dehors de ces règles est vain et ne saurait leur plaire. Et notez bien que ce n'est pas seulement un critique qui est ainsi, ce sont tous les critiques, c'est la confrérie; On aurait pu penser cependant qu'au milieu des inepties dont se meurt le théâtre, une oeuvre comme Théodorct, où tout est fort, où tout est beau, oûtdù être accueillie avec dés frémissements de joie et comme une délivrance. La cri* tique lui «a fait de simples risettes, aimant mieux réserver ses enthousiasmes et ses pâmoisons aux audaces bourgeoises de M. Georges Ohnet et aux gravelures sans esprit de M. Albert Millaud i qui fait le couplet comme personne K
[Le Gaulois, 20 dfoembre 1884.)
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AUTEURS ET CRITIQUES
M, Henri Decque, avec sou grand succès de la Parisienne, est enfin un auteur arrivé. Hier, sur le coup de minuit, quelques personnages, cravatés de blanc, ont décidé unanimement qu'il avait beaucoup de talent. Gela ne s'est pas fait) sans peine, je vous assure, et M. Becque, avant cette constatation, a dû essayer bien des déboires et subir bien des mécomptes. Dans le marty-' rologe des artistes méconnus, il occupait vraiment une large place. Michel Pauper, l'Enlèvement, les Corbeaux, la Navette, avaient passé, n'amenant sur les lèvres des spectateurs et des critiques que des moues de dédain et des grimaces de colère. Chacun avait cru devoir, en ces occasions, sortir toute la friperie des vieilles théories de théâtre, aussi vieilles, aussi immuables que la bêtise humaine. Et Dieu sait si l'on daubait sur le malheureux auteur. Quant à la Parisienne, il s'en est fallu de peu que personne n'en dît mot. Elle avait effarouché les pudeurs de la Comédie-Française qui, sans doute, trouvait que
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la pièce n'était pas d'assez bonne compagnie, et l'on comprend les répugnances des sociétaires à s'encanailler dans des rôles « peu sympathiques » Le Palais-Royal pensa que la Parisienne n'était pas assez drôle ; le Vaudeville, qu'elle manquait de quiproquos. Elle n'eût jamais été représentée sans M. Fernand Samuel, et, voyez le bonheur, M. Fernand Samuel est cet homme délicat qui, ordinairement, préfère la littérature de M. Albin Yalabrègue à celle de M. Emile Bergerat. Sans le vouloir, M. Fernand Samuel-a eu la main heureuse, et il a rendu un service à l'art. Donc, la. Parisienne a été acclamée hier,, et M. Becque a /pris rang parmi les « consacrés». Admirons, en' /passant^ la perspicacité des directeurs qui, tous, I ont refusé une comédie qui était un chef-d'oeuvre,, \ et qui vient d'obtenir, sur un théâtre de hasard, Wec de mauvais acteurs, un; éclatant succès.
N'imaginez pas pourtant que la. Parisienne, soit: supérieure aux Corbeaux.. Ces deux, oeuvres sont d'égale force et de puissance égalé ; elles sont, toutes deux, filles du même talent vigoureux et! simple. Seulement^ les Corbeaux faisaient pleurer», et la Parisienne fait rire. Ht no faut, point' chercher;, en un autre* sentiment, le succès de cette dernière' pièce et les' éloges qu'en a faits la critique, car, ôm ne peut raisonnablement admettre quela critique,, abandonnant tout à coup les adorations do toute, sa^ vie, se soit éprise sérieusement d'une oeuvre; d'art'. Où irions-nous? Il y adans la pièce de* M; Becque un, tel talent, une si admirable simrI
simrI
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AUTEURS ET CRITIQUES 39
plicité, une observation si profonde, si juste, si amère de la vie; l'esprit en ressort si naturel1lement, éclairant d'une lueur si vive les caractères et les situations ; l'auteur a si bien pris soin de ne se servir ni du trompe-l'oeil, ni de l'escamotage', ni du convenu, ni du rire imbécile qui traîne sur le boulevard et dans les conversations des gens de lettres, que ce serait faire injure à ces mes* sieurs de la critique de prétendre qu'ils ont admiré, en cette pièce, ce qui constituepour eux, les défauts du théâtre et ses vices irrémédiables. D'ailleurs, il y a bien quelques réserves à leur enthousiasme, et il n'est pas difficile de voir où le bat les blesse. Un critique se rend au théâtre après dîner. Il s'installe le plus commodément qu'il peut dans son fauteuil ou dans sa loge et ne demande qu'une chose, c'est que la digestion s'opère tranquillement. Les secousses violentes* sont hostiles à son estomac; il veut les douces émotions qui bercent, et les gaietés tempérées qui amusent. Point de soubresauts dans le rire ni dans les larmesi; point de ces phrases qui vous serrent à la gorge, s'eiï^ foncent comme un stylet dans votre chair et vous secouent le ventre, irrévérencieusement; non. Un air de romance, qui n'étonne pas par la nou-?- veauté, qui ne force 1 point la digestion à< s'arrêter, l'imagination à s'émouvoir, le cerveau à penser; et vous endort. Voilà ce qu'il faut. Et puis, le crii tique est un être qui a besoin de consolation; Pour* lui, l'art dramatique ne doit avoir qu'un' but>: consoler,. IL estime la littérature des opé-
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rettcs, comédies et féeries, au dég:*é de consolation qu'elles comportent. Les bonnes pièces sontles pièces qui consolent ; celles qui ne consolent pas ne sont pas de vraies pièces, et il n'en a cure. Quand le critique est fatigué des tristesses de la vie et de la besogne inutile, quand son àme est en proie aux noires mélancolies, il demande une loge, comme d'autres vont, dans les églises, se jeter, les mains suppliantes, aux pieds du Christ, et le voilà aussitôt consolé par les vieux sergents de M. Alexandre Dumas, les ingénieurs de M. Legouvé, les abandonnés de M. Dennery et la jeune fille qui, depuis cent ans, promène, sur toutes les scènes, ses vertus radieuses, son amour immolé, ses dévouements héroïques et ses grâces naïves de poupée mécanique. Et il pleure délicieusement : tout est sauvé. Eh bien, le grand défaut de la Parisienne, c'est qu'il se mêle un peu trop d'amertume au rire, et que la digestion de la critique en est incommodée; c'est surtout qu'elle ne console pas. Certes, elle a fait rire, car la critique s'amuse toujours au spectacle des maris trompés, mais encore fallait-il que le mari ne fût pas trompé durant les trois actes, et~que tout s'arrangeât, au dénouement, de façon à ce qu'on pût croire que le mari n'avait pas été réellement trompé, que c'était une bonne farce, et qu'en réalité, il ne s'était rien passé. M. Becque n'a pas le secret de verser le baume des consolations sur le coeur endolori de la critique. Sans consolations, on lui a trouvé du talent, c'est, je crois, unique en l'espèce ; il eût eu du génie s'il eût quelque peu consolé.
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Un auteur dramatique, qui connaît son métier, me disait : « Voulez-vous que je vous donne un secret infaillible pour amadouer la critique? Il est bien simple, et jamais Sardou ne manque de remployer. A la quatrième scène le votre pièce, vous placez adroitement un de ces vieux mots qui courent les rues depuis mille ans et font la joie des épiciers, aux dîners de famille ; la critique rit, est désarmée, applaudit et les traits plus neufs passent sans protestation. Mais retenez bien ceci : si vous répugnez à rééditer une farce usée; vous aurez beau entasser le génie de Shakespeare sur celui de Racine, Molière sur Marivaux, Beaumarchais sur Labiche, vous serez impitoyablement éreinté.
Au fond que demande la critique à un auteur? De l'amusement, une distraction de quelques heures et c'est tout. Elle vient au théâtre pour se reposer. Son sacerdoce s'arrête là : son idéal n'est pas autre que celui du public. Elle considère un auteur dramatique comme un clown, un gymnaste, un prestidigitateur, et elle ne réclame de lui rien de ce que peut donner un artiste. Si elle a pris un plaisir quelconque à une curiosité de mise en scène, à un mollet de femme, à une toilette, tant mieux ! Si, n'ayant rien entendu, ou n'ayant rien compris, elle s'est ennuyée, tant pis ! Elle louangera dans le premier cas ; elle éreintera
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dans le second. Les consciencieux se demanderont ce que pensera le public, et ils modèlent leurs impressions sur les impressions des spectateurs. Alors, à quoi bon la critique, si par l'éducation, le goût et la science, elle ne.se montre pas supérieure au public, si elle ne le guide pas, ne l'éclairé pas, ne lui fait pas comprendre ce qu'il y a de beau dans une scène, une plirase, une observation, dût-elle heurter son sentiment et faire violence à son jugement hésitant? Etque viennent faire ces gens solennels, qui disposent des réputations et se sont institués les gardiens sévères du beau, s'ils se désintéressent, dans une pièce, de la question d'art, ou s'ils se mettent moutonnièrementà la remorque du public. Ce que crée l'intelligence humaine, dans le domaine de l'art, que ce-soit une statue, un roman, un tableau, une comédie, une symphonie, un sonnet est sucré et ce n'est pas un amusement avec lequel on berce des heures d'oisiveté. N'entendezvous pas, critiquos indifférents, l'artiste vous dire : « Voici mon oeuvre, je l'ai arrachée de ma cervelle; il • y a là dedans un peu de ma chair, un peu de mon sang, un peu do mon aine. J'y ai mis tout ce qu'il y a en moi d'effort noble et de conscience d'artiste. Durant les nuits silencieuses, j'ai travaillé, j'ai pensé, j'ai douté. Je pourrais retrouver, en cette scène, la trace des visions hallucinantes qui sont venues hanter mon cerveau et tourbillonner devant mes yeux éblouis par le rêve : je pourrais retrouver les heures d'enthousiasme fou où je me suis cru Dieu, et les heures
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de découragement stérile où j'ai voulu jeter au feu et disperser au vent l'oeuvre commencée. Elle renferme une parcelle de mes joies, de mes espérances, de mes souffrances aussi; elle cache, comme l'alcôve, les amours fécondes, la pudeur de sa génération, le mystère de sa .paternité. Eh bien, tout cela, je vous le donne. Bonne ou mauvaise, laide ou belle, chétive ou rose de vie, c'est moi qui l'ai créée cette oeuvre ; c'est mon enfant. Prenez-la, pensez à ce qu'elle a coûté, et ne la brisez pas commeunenfantcapricieuxsonjoujou. »
Mais, pour agir ainsi, il faut aimer l'art jusque dans ses faiblesses, et ses égarements. Il faut avoir pour lui non pas la'curiosité qu'on a pour le plaisir qui passe et nedaisso rien que le dégoût, mais le respect et l'adoration qu'on a pour ce qu'il y a de plus beau dans l'homme et de divin dans la vie. Il faut, comme le disait un grand peintre, avoir « la maladie » de l'art.
Hélas, c'est une maladie qui s'en va'et dont on no meurt plus, car notre siècle possède un calmant qui l'engourdit : l'indifférence; et urne panacée qui la guérit : l'argent. Et:l'art dramatique, tombé plus bas et plus vite que les autres aux mains des empiriques et des marchands, n?a que la critique aveugle et vonduo qu'elle mérite.
La critique, dans la déroute universelle où sont emportées les littératures, me fait L'effet dîun général qui, dansunebataille, voyant ses soldats fuir et jeter les armes, crierait : « Bravo! »
{Le Gaulois, 9 février 1885.)
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LES FAUX BONSHOMMES DE LA « COMÉDIE »
On raconte une histoire extraordinairement gaie, ou extraordinairement triste, suivant le tempérament d'un chacun.
MM. les sociétaires de la Comédie-Française trouvèrent, un beau matin, que les Faux Bonshommes, de Théodore Barrière, manquaient à leur répertoire. Il est depuis longtemps admis que cette comédie est un chef-d'oeuvre, du moins beaucoup de gens le prétendent. En tout cas, elle vaut mieux que toutes les tragédies de M. de Bornier, et mon avis est qu'elle enfonce considérablement les turlutaines du « vieux fils Dumas » ainsi que dit M.Léon Bloy, et les radotages des jeunes Legouvé de la maison. Ilfuteonvenuqu'on songerait à consacrer le chef-d'oeuvre de Barrière, par une reprise éclatante et sans précédents. Mais, Â la Comédie-Française, on ne reprend pas les pièces, comme cela, simplement. Il fallait une cérémonie spéciale où MM. les sociétaires eussent
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XES FAUX BONSHOMMES r£>E LA « COMEDIE » 48
un rôle glorieux qui restât dans le souvenir des peuples et les annales des comédiens.
MM. les sociétaires connaissent tous, par coeur, la pièce qui est en quelque sorte devenue classique. Ils exigèrent néanmoins qu'elle serait lue devant le comité assemblé, comme s'il s'agissait d'une oeuvre nouvelle, et qu'elle passerait par la filière obligatoire. Mme Barrière fut prévenue de cette décision, qui n'eût été que comique, s'il ne s'y était pas mêlé une sorte d'abjecte insulte envers la mémoire d'unauteur de talent, mort et consacré.
La pièce fut lue ; et après en avoir délibéré, MM. les comédiens daignèrent la recevoir à correction. Il paraît que beaucoup de scènes ne plaisaient pas, que des expressions trop familières choquèrent ladélicatesse littéraire des sociétaires, bref, que la tenue des Faux Bonshommes n'était pas correcte et qu'ils n'étaient pas tout à fait « de la maison ».
On décida qu'on ferait, entre soi, les coupures nécessaires, qu'on ajouterait des béquets, et qu'on mettrait l'oeuvre au ton qu'il fallait. Et déjà chacun se mettait à la besogne, coupait, taillait^ rognait, comme s'il se fût agi d'une simple pièce de drap. Mmo Barrière qui estchargée de lamémoire de son mari, plus que MM. les cabotins ordinaires do la République française, je suppose, protesta. Elle ne permettait point à ces gens d'y fourrer leurs vilaines pattes, et si des remaniements étaient jugés nécessaires, bien que la pièce eût obtenu sur toutes* les scènes du monde.un immense
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46 GENS DE THÉÂTRE
succès, elle exigeait qu'ils fussent confiés à un homme du métier, à M. Gondinet. MM. les comédiens se récrièrent. Ils s'obstinèrent à vouloir déshonorer les Faux Bonshommes, et Mmo Barrière retira la pièce.
J'ai déjà dit ce que je pense des comédiens, et tout ce qui s'est passé depuis m'a donné raison — môme au delà de ce que je pouvais espérer. On dirait que chacun d'eux a tenu à illustrer, d'un acte imbécile ou d'une prétention grotesque, chaque phrase de mon étude. Mais, moi qui les croyais capables de tant de choses sottes et mauvaises, je ne croyais pas que ces arrogants farceurs en arriveraient jusque-là. Je ne pouvais concevoir qu'ils oubliassent l'humilité de leur rang social au point de se substituer à la littérature et de s'ériger en juges souverains non seulement des vivants, mais des morts, eux dont toute la vie dépend d'une pomme cuite et d'un coup de sifflet. Nous verrons bientôt le moment où ils bouleverseront à leur guise Molière et Corneille, où ils se permettront d'ajouter des phases de leur crû à Marivaux, ou de couper, suivant leur fantaisie du jour, des scènes entières do Beaumarchais.
La faute vient évidemment do l'instinct cabotin qui les porte à régenter tout ce qu'ils touchent; elle vient surtout de l'institution môme delà ComédieFrançaise. La Comédie-Française, telle qu'elle est régie, est certainement la forme d'anarchie la plus monstrueuse et la plus indécente qui se puisse
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LES FAUX BONSHOMMES DE LA « COMÉDIE » 47
rencontrer sur notre terrestre planète. C'est le domestique jugeant le maître, le praticien jugeant le sculpteur, l'encadreur jugeant le peintre. Et l'on dit que nous sommes civilisés, et en marche vers le progrès définitif! Les auteurs, c'est-à-dire les gens qui tirent quelque chose de leur cerveau, on leur impose la honte de s'agenouiller devant des pitres, devant des hommes vagues et sans classement social, qui ne savent rien, viennent on ne sait d'où, n'ont appris qu'à mal parler et à se mettre des perruques sur la tête et des peintures au visage. Il faut qu'ils disent timidement : « Voici mon oeuvre, jugez-moi. » Pour être joué dans cette maison, il faut subir cette tare et recevoir, avant d'entrer, ce soufflet sur la joue. Depuis Victor Hugo jusqu'au plusplatdes vaudevillistes, tous doivent subir cette épreuve infamante.
Ainsi, ce qui pèse sur la littérature, ce sont les comédiens ; ce sont eux qui ouvrent [ou ferment, suivant leur bon plaisir, la carrière d'un artiste et d'un écrivain. Les chefs-d'oeuvre et par conséquent une bonne partie de la gloire d'un siècle — sont à la merci d'une assemblée de Tabarins, de Paillasses et de Bobèches mieux vêtus, il est vrai, mais moins imprévus et [moins gais que ceux de la foire. Il dépend de leur fantaisie, de"\ leur rancune personnelle, de leur camaraderie, de ] leur ignorance infinie, qu'une pièce bonne soit / refusée, et qu'une mauvaise soit acceptée. Fran-/ chement, n'est-ce point une chose monstrueuse
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48 GENS DE TïréAïBE
et qui confond la raison? Chaque fois que j'apprends qu'un auteur est allé lire une pièce devant le comité de la GonnédierFrançaise, cela me fait le même effet que si j'apprenais qu'un monsieur a fait dîner un invité avec les domestiques.
Les écrivains dramatiques devraient avoir le courage de secouer une bonne fois ce joug qui compromet la dignité littéraire et le courbe sous des nécessités avilissantes. Pourquoi ne mettraient-ils pas ce théâtre en interdit? Et pourquoi ne consentiraient-ils à n'y apporter leurs pièces que le jour où les choses seraient, .à la ComédieFrançaise, ce qu'elles sont dans les autres maisons !
Certes, les directeurs d'aujourd'hui ne sont point ce qu'il y a de mieux et il est permis de souhaiter à la tête des théâtres des gens plus lettrés, moins embourbés dans les routines et les partis pris, mais enfin, si insuffisants qu'ils soient, j'aime encore mieux l'insuffisance despotique d'un seul homme que la despotique imbécillité d'une bande de comédiens.
M. Emile Bergorat a conté, dans son volume sur Théophile Gautier, une histoire adorable de comédien, et du pire des comédiens, un danseur. Notro ami était alléchez M. Vaucorbeil, pour le prier do reprendre je ne sais plus quel ballet du maître. M. Vaucorbeil, tout d'abord, trouva l'idée bonne; mais comme il ne faisait rien sans prendre conseil, étant très timide, il fit appeler M. Mérante et lui soumit le cas.
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LES FAUX BONSHOMMES DE LA « COMÉDIE » 49
— Impossible, Monsieur, impossible, s'écria M. Mérante.
— Et pourquoi?
— Mais il y a des rats, dans le ballet de monsieur votre beau-père. Des rats, pouah! des rats, comprenez-vous, des rats !
— Eh bien?
— Mais jamais le publie n'acceptera ces rats, monsieur. Pensez-done, des rats !
— Mais pourtant...
— Des rats, je vous dis, pouah! Et encore... Alors, prenant une pose gracieuse de danseur,
la jambe droite en avant, le mollet marquant, les bras arrondis, le corps penché en arrière et le sourire aux lèvres, il reprit, en exécutant une pirouette :
— Et encore, si c'étaient des abeilles !
[La France, 19 mars 1885.)
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CABOTINISME
Il faut revenir sur l'incident des Faux Bonshommes, 1 reçus à corrections à la Gomédie-Française. J'ai été le premier, dans la presse parisienne, à protester oontre la conduite doMM.les comédiens etles droits nouveaux qu'ils s'arrogent, au mépris de toute pudeur. Il faut dire bien vite que cette protestation a rencontré partout des échos, et chacun a tenu à bonheur de blâmer rigoureusement les sociétaires. Môme des critiques, comme M. Vitu, qui jusqu'ici s'était fait, en quelque sorte, le soutien des comédiens contre les gens de lettres et paraissait voué à ce noble métier de les défendre quand môme, ont été d'une dureté et d'un dédain devant l'emploi desquels j'eusse moi-môme peut-ôtro reculé. M. Auguste Vitu a traité MM. les sociétaires de la Comédie-Française d'imbéciles et d'ignorants — les mots y sont. — Enfins de toutes parts, il n'y a eu qu'une voix pour se plaindre do l'outrecuidance de ces incorrigibles cabots et pour flétrir leurs procédés,
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CÀBOTJUSISME 51
L'intention est louable assurément, et je suis personnellement très enchanté de ce réveil de la presse, devant une question'toujours pendante, la question du comédien. Mais je ne puis m'empêcher de sourire quelque peu et de m'étonner beaucoup de l'air d'éhahissementque prennent ces écrivains et ces critiques. Ils semblent croire que l'iusolence, l'ignorance de ces gens ne datent que d'hier, et ils en paraissent tout stupéfaits. On dirait que cela est pour eux chose nouvelle. Gomme si ce qui se passe aujourd'hui, ne s'était pas passé de tout temps ! Ne voilà-t-il pas une belle découverte!
M. Emile Perrin, l'éminent administrateur de la Comédie-Française, a voulu, dans un entretien avec un rédacteur du Matin, expliquer cette inexplicable affaire, espérant sans doute faire .cesser un bruit qui l'incommode. On sent d'ailleurs, sous la politesse dos phrases, que la cause do MM. les comédiens est mauvaise et qu'il neila défend qu'à contre-coeur.
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Lors de « mon affaire » avec les comédiens, la presse entière me donna tort. On chanta sur tous les tons la bonté, la charité, les vertus de famille, la modestie, le dévoùment des comédiens. Et M. Delaunay fut décoré du coup. Les plus bienveillants voulurent Mon me faire quelquos observations amicales : « \rous avez raison, disaient-ils, mais vous auriez dû établir des excep-
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52 GENS DE THÉÂTRE
tions et mettre tout à fait à part messieurs de la Comédie-Française. Ce sont des vrais artistes et de vrais « messieurs ». Je répondis : « Mais c'est surtout contre eux que mon article est dirigé, car ce sont les plus dangereux et les plus intolérables parmi tous les cabotins. Que me fait le pauvre diable des Batignolles? IJ n'existe pas; tandis que les sociétaires de la Comédie-Française existent malheureusement trop et qu'ils prennent dans notre monde une place ridicule et qui ne leur appartient pas. » Je crois qu'aujourd'hui l'opinion est faite à l'égard de ces personnages; mais il faut avouer qu'il a fallu du temps pour cela.
Je faisais remarquer l'autre jour que la constitution de la Comédie-Française était une forme monstrueuse d'anarchie, et qu'il était urgent qu'on y remédiât. Il n'est pas admissible, en effet, qu'une bande de personnes ignares s'érigent en juges souverains de littérature et qu'un écrivain en soit réduit à toujours passer sous les fourches caudines de leurs sottises et de leurs tripotages. Que de3 comédiens se réunissent, à leurs risques et périls, pour exploiter un théâtre, ce sera toujours navrant, et personne ne peut empêcher ces associations, si ce n'est la faillite. Mais que ces comédiens reçoivent en quelque sorte une investiture officielle, qu'ils touchent des subventions de l'Etat, qu'ils en arrivent à être considérés comme des fonctionnaires, voilà où se trouve l'exorbitant. En un temps où l'on bouleverse tant de choses, où l'on détruit tant d'institutions du passé, res-
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" CAD0T1MSME 53.
pecter le décret impérial de Moscou, qui régit encore le Théâtre Français, me semble une coupable folie et un illogisme notoire.
Je me demande par quelles suites ininterrompues d'aberrations ce privilège a pu être conservé, et comment tous les gouvernements ont protégé de leurs administrations et de leurs budgets les Goquelins passés, les Delaunays présents et les Féraudy futurs pour permettre ù ceux-ci de déposer au long de nos chefs-d'oeuvre leurs crottes fétides et de barbouiller Molière avec leurs fards rancis. Et nous en veno'is à ce point d'imbécile tyrannie, que la Comédie-Française reçoit des pièces extra-mauvaises de M. Paul Delair, parce que M. Delair est l'ami de Goquelin et son collaborateur ordinaire, et qu'elle refuse un chef-d'oeuvre, partout acclamé, comme les Faux Bonsho^nmes.
Mais l'administration, cette admirable et indestructible routine qui règne sur la France, — soit qu'elle porte à la main le sceptre impérial ou le triangle égalitaire, — ne sera pas émue, et elle laissera les choses en l'état. Elle laissera les cabotins triomphants piétiner à leur aise sur notre héritage de gloire, et elle continuera de leur donner de l'argent, lésinant, comme une vieille avare, lorsqu'il s'agit de défendre notre drapeau en périldans des contrées lointaines, et refusant les moindres ressources à do hardis et dévoués explorateurs qui s'en vont conquérir des mondes nouveaux pour la France.
Quant aux auteurs dramatiques — que cela
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34 GENS DE THÉÂTRE
intéresse pourtant — ils n'écouteront point le conseil que je leur donnais de mettre le ThéâtreFrançais en interdit, et d'aller porter leurs pièces ailleurs. C'est grand dommage. Ce serait pourtant le seul moyen de ramener MM. les sociétaires à la vérité de leur situation, et d'en faire des comédiens comme les autres, ni plus ni moins malfaisants que les autres, qui amusent quand ils sont drôles, qu'on paie quand ils vous ont amusé, et dont on ne se souvient pas plus que de la fille de la rue qui vous a vendu un plaisir d'une heure, dans son lit banal.
Un de mes amis, un écrivain et auteur dramatique de beaucoup de talent, me racontait tout dernièrement le résultat de ses lectures à la Comédie-Française.
Sa pièce, qui est de tout point remarquable, venait ; d'être refusée gravement par le comité. Comme il s'en allait, son manuscrit soùs le bras, M. Got, croyant sans doute devoir panser sa blessure, le prit familièrement par la main et lui dit:
— Voyez-vous, mon cher monsieur, votre pièce a des qualités! il y a de bonnes scènes, de l'esprit, un souflle dramatique assez puissant : bref, ce n'est point à tout prendre une mauvaise pièce. Mais il y a des expressions choquantes, trop familières, que nous ne pouvons tolérer. La langue n'est point telle que nous la souhaitons. Ainsi, vous dites d'une femme, au troisième acte, je crois, d'une femme qu'elle est stérile!
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CABOTINISME 55
— Sans doute! Et puis...
— Comment, et puis? Mais vous ne comprenez donc pas? Mais c'est abominable. On ne peut pas dire d'une femme, à la Comédie-Française, qu'elle est stérile. En vérité, cela ne se peut pas, Nous avons conservé la tradition du beau langage, et dire d'une femme qu'elle est stérile, ce n'est pas convenable. Gomment voulez-vous admettre que je puisse, moi, par exemple, dire en plein public : « Valérie était très malheureuse de la stérilité de sa chère fille. » Voyons, mon cher monsieur, voyons, réfléchissez!
—Alors c'est de l'obscénité?
— Je ne dis pas cela, tout à fait, mais c'est un manque de tact littéraire. Stérile, stérilité! Est-il possible?
—Mais quel mot vouliez-vous que je misse? Vous auriez peut-être préféré : bréhaigne..
M. Go't faillit s'évanouir, et il s'enfuit épouvantéi
Ohi le tact. Oh! la délicatesse. Oh! lo> beau langage^ Oh! la pudeur des comédiens, Oh! la là!
[La France, 25 mars 1885.)
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A PROPOS DE LA CENSURE
Je me souviens — c'était au mois de décembre dernier — que les directeurs de théâtre se réunirent en assemblée solennelle et délibérante. Ce fut un beau spectacle, il paraît, si j'en crois les historiographes de l'époque. Après avoir longuement discuté sur la crise que traversait alors et que traverse toujours l'industrie dramatique, ils décidèrent que la cause de cette crise devait être attribuée au billet de faveur, dont les journalistes, les coiffeurs et les mères d'actrice faisaient un abus scandaleux. Timidement, et avec toutes lesréserves oratoires imaginables, quelques-uns insinuèrent que la cherté des places, l'agiotage des agences, la diminution des fortunes et aussi, peutêtre, le manque d'auteurs de génie, étaientvraisemblablement pour quelque chose à ce fâcheux état. On ne les écouta pas ; et l'on convint, pièces en main, que tout le mal venait du billet de faveur.
Oui, le billet de faveur, ce petit carré de papier blanc que l'on va chercher, de cinq à sept, dans
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A PROPOS DE LA CENSURE 57
la logo des concierges de théâtre; le billot do faveur que les directeurs vous octroient si généreusement pour les pièces qui ne font pas d'argent, et qu'ils refusent impitoyablement pour celles qui réussissent à peu près; le billet do faveur était ce pelé, ce galeux, ce phylloxéra, rongeur des belles vignes dramatiques. 11 ne fallait point douter de cela, puisque des personnages- considérables et réunis l'affirmaient, des personnages très intelligents, très parisiens, et qui passent pour conduire l'opinion, une lorgnette à la main, de huit heures à minuit, à travers les ruelles mal éclairées et tortueuses de l'intelligence humaine. Les directeurs de théâtre s'étaient donc écriés : « Supprimons le billet de- faveur et tout s'arrangera! » Il va de soi que, le lendemain de cette solennelle assemblée, le billet de faveurfonctionnait de plus belle sur toute la ligne des concierges surmenés, bien que sa suppression eût été votée d'enthousiasme. Et le théâtre n'en alla ni pires ni mieux; iL alla comme il devait aller, comme iL va maintenant,, comme il ira, de son même pas chancelant et fatigué, jusqu'au jour de la catastrophe finale-.
Tous les six mois, à peu près, les directeurs proposent des remèdes variés et efficaces pour guérir l'anémie* dont se meurt le théâtre. Aujourd'hui, c-est une'autre rengaine. Depuis qu'il est? question de supprimer la censure, les directeurs' et eni général tous les gens de théâtre vont s'écriant avec-des gestes de prophète : <c Prenez
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58 GENS DE THÉÂTRE
garde! Le théâtre va très bien. Si vous supprimez la censure, vous supprimez le théâtre. Et nous n'aurons plus, nous autres, que la ressource de nous faire ministres, avocats ou portiers, comme dit Musset. » Et l'on prévoit par avance les choses abominables qui arriveront : ce ne sera, sur les scènes françaises, que femmes toutes nues, paroles impures, gestes obscènes, folies néroniennes et fantaisies ultra-sadiques, On nous montre déjà l'antique Lesbos quittant la mer Egée, Sodome renaissant de ses cendres, et venant, tous les deux, à la voix de M. Laguerre, conquérir tous les théâtres et en chaoser les belles muses chastes, gardiennes de la vertu et de l'Amour idéal. Puis, comme si ce tableau ne suffisait pas à nous faire dresser les cheveux sur la tête, on nous terrifie avec les menaces de la police — on dit môme de la haute police. Bagarres, coups de poing, rixes sanglantes, sabres dégainés, sommations, feux de peloton, jusqu'au jour prochain et prévu où le gouvernement, devant tous ces débordements et tous ces excès, se verra dans l'obligation de fermer les théâtres, comme de simples chapelles, et de tuer, sur les péristyles envahis, les dames de choeurs et les marchands de contre-marques. Gela fait un peu sourire vraiment, car on n'imagine pas très bien M. Emile Àugier, ni M. Camille Doucet, ni même M. Albin Valabrègue, n'attendant que le signal de M. Laguerre pour doter aussitôt la littérature dramatique d'oeuvres éhontées et de bizarres pornographies,.
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A PROPOS DE LA CENSURE 5î>
Je n'ignore point que, dans ce journal, on soutient chaleureusement la censure, une des. mille et trois incarnations de l'Autorité. Le Gaulois a fait, dans le temps, a propos de l'interdiction de Germinal, une ardente campagne en faveur de cette institution menacée et caduque. Il y voit une protection naturelle des moeurs publiques, une digue nécessaire contre l'envahissement du flot ordurier, une sauvegarde môme des personnalités privées qui ne manqueraient point d'être jetées en pâture, paraît-il, au rire cruel et bête des foules. Tel n'est pas mon avis, et je demande la permission d'en dire deux mots.
Un directeur de théâtre n'est, en réalité, — j& le déplore pour l'art, — que le chef d'une exploitation commerciale. Ayant en mains les intérêts d'actionnaires ou de commanditaires, il encourt, par cela seul, de graves responsabilités. Son intérêt, à lui, n'est point de compromettre l'argent qui lui est confié ni sa propre situation, en jouant des pièces qui pourraient entraîner des difficultés avec le gouvernement et la police, lesquelles se paient toujours fort cher, sans compter les revendications particulières etle discrédit moral qui s'attache à tou& ceux-là qui veulent exploiter les curiosités mauvaises et les passions honteuses. Je n'ai jamais vu que le scandale, par exemple, ait profité, d'une façon quelconque, à qui s'en sert, à qui s'efforce d'en vivre»-
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CO GKXS DE THÉÂTRE
On s'arrête un instant, on regarde, et puis l'on passe en haussant les épaules, le dédain aux lèvres. De ces fonctions naturelles, do tout ce qui gravite autour de lui dantérôts sérieuxj il résuite qu'uni directeur de théâtre est un censeur nullement enclin aux hardiesses dangereuses, un censeur presque toujours trop sévère et trop minutieux. On peut s'en rapporter à son crayon rouge, je vous en réponds; 11 découvre volontiers des allusiQns compromettantes là où il n'y a rien du* tout, des;indécences là où l'auteur n'a, voulumettre et n'a mis qu'une observation humaines Donc, je< m'aperçois pas du tout la nécessité qu'il y a de- faire passer une pièce de la censure du directeur à la censure du censeur. Une reste plus, au malheureux censeur rien à grignoter. L'assiette! est vide. C'est donc compliquer bien inutilement les choses; c'est surtout mettre Tamour-proprei d'un auteur, sa dignité même, à de nouvelles, dures et vaines épreuves.
Il y a autre chose. Je me méfie considérable* ment dés censeurs. Non qu'ils ne soient de très honorables et très aimables gens. Je veux croire qu'ils • pratiquent en conscience toutes les vertus bureaucratiques, qui sont'—comme on sait -—de travailler le moins possible, et de prendre du ventre, en grignotant leur maigre part du budget; mais ce n'est pas autre.' chose que des fonction^ naires qui ont usé leurs coudes sur tous les bureaux de Ministère, et qui ont passé leur temps à. rêver à de petites combinaisons d'avancement,-
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A PROPOS DE LA CENSURE 61
de décoration, à tout co qui peut embellir leur situation pécuniaire et rehausser leur figuration sociale.
Gomment! des auteurs ont peiné de longs jours et de dures nuits, dans l'enfantement de leur rêve, et, ce rêve, une fois vivant, ce rêve qu'ils ont arraché de leur cerveau — comme l'enfant du ventre de la femme — au prix de quels doutes harcelants, de quelles angoisses mortelles, de quelles douleurs, ceux-là seuls qui produisent le savent — ce rêve va s'en aller ainsi qu'un dossier de facteur rural, de bureaux en bureaux, de tiroirs en tiroirs. Des mains, habituées à copier des circulaires, à barboter en des littératures de chef de division, vont le rudoyer, le salir, l'étouffer dans les paperasses. Ces hommes qui sont gais, en général, et qui se repassent, de l'un à l'autre, le calembour du jour et le refrain de la veille, n'hésitent pas à laisser une grivoiserie dans une chanson de café-concert; mais s'ils trouvent, dans une pièce, un beau cri d'humanité, ils n'hésitent pas non plus à l'écraser pesamment.
Mais je m'emporte, et vraiment cela n'en vaut pas la peine, car je n'ai point l'imbécillité de penser que la suppression de la censure va régénérer le théâtre, Je ne crois point non plus qu'elle déchaînera sur lui le monstre de l'ordure. Le théâtre restera, sans la censure, ce qu'il était avec elle. Et si l'on redoute surtout les effets de cette liberté pour les cafés-concerts, allez, le soir, dans n'importe lequel de ces bastringues, et dites-moi, en
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62 GENS DE THEATRE
toute conscience, si l'obscénité pourra s'y étaler mieux, s-y vautrer plus impudemment.
Les directeurs sont vraiment de bien étranges personnes, et ils me font l'effet d'un condamné à mort qui, marchant à Téchafaud, réclamerait de la gomme arabique pour se guérir d'une légère irritation du larynx. Ils vont chercher la ' cause d'une crise qui les frappe dans des habitudes indifférentes, des routines administratives suppri^ mées, dans de petits faits très innocents, alors que cette crise, dont ils sont les auteurs incons*- cients, est devenue aujourd'hui un état, social qu'on no peut changer que par une< révolution radicale dans le goût public et dans la littérature; Je me< suis souvent expliqué sur cette question;.. Le théâtre ne meurt ni du billet de faveur, ni de la cherté des places, ni de la censure; le théâtre• meurt du théâtre. Depuis plus de trente ans, tous les'soirsy sur tous les théâtres* on joue la même pièce* Que: ce soit une comédie; un drame, un; vaudeville, une opérette, c'est toujours la même chose : un mariage contrarié pendant quatre actes* accompli au cinquième, avec l'inévitable scène du troisy préparée; amenée par les mêmes moyens scéniquesv Or cette pièce unique, qui porte mille titres différents, c'est la seule que les directeurs consentent;à recevoir; c'est la seule aussi que les critiques • consentent à louer. Nous n'y voyons quer des personnages en carton, mal articulés, gesticulant au moyen de ficelles qu'on ne.se donne-même pas la peine de cacher. Si, par hasardy
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A PROPOS DE LA CENSURE G3
un coin de chair apparaît sur un membre mécanique, si un cri humain sort de ces bouches taraudées, alors on pousse des oxclamations d'horreur, les critiques se voilent la face : c'est la déroute.
Très obscurément, mais obéissant à un instinct, à un dégoût, à un ennui, le public se fatigue de ne considérer jamais que le môme amoureux bêlant ses fades romances; la même ingénue, minaudant; la môme grand'mère, le même ingénieur qui prêche; le même officier d'Afrique qui se dévoue; le même gommeux, la même femme adultère, le même tout. Le bâillement le prend à ces redites perpétuelles. Rien qui l'étreigne au coeur, qui lui bouleverse le cerveau, qui réveille en lui des pensées profondes et qui le force à songer, malgré lui. Alors le public, chaque fois déconcerté, dupé, mal à l'aise dans des fauteuils qui lui broient les genoux, les pieds écrasés, ne sachant que faire do son chapeau, déserte peu à peu le théâtre. Et il va au café-concert, sans? enthousiasme, mais il sait que là du moins- il pourra fumer et boire, sans être exposé à subir, par longues averses, la pluie monotone et lente de la littérature dramatique.
Mais donnez-lui une bonne pièce, à ce public blasé, énervé, ennuyé. Montrez-lui de la vraie passion, et, à la place de vos marionnettes, des hommes en vraie chair, vous le reverrez bientôt remplir vos banquettes vides et animer le noir profond de vos loges t
{he-GatUnSi 20 juillet 1885.)
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HENRY BEGQUE
Dans quelques jours, paraîtra, en volume, le Théâtre, de M. Henry Becque. Beaucoup d'esprits bienveillants et confraternels, rapprochant la publication de ce volume de la candidature de son auteur à l'Académie française, verront là une coïncidence voulue, une politesse intéressée d'une machiavélique opportunité. Il n'en est rien, cependant, L'affaire avait été depuis longtemps décidée, bien avant que M. Emile Augier ne songeât à mourir, et M. Emile Zola à lui succéder. Le traité passé entre M. Henry Becque et son éditeur remonte au 3 juillet dernier. Je puis le dire, car le hasard a voulu que je fusse au courant de ces choses. 11 avait semblé très intéressant à l'éditeur de réunir en un livre qui restera des oeuvres admirables et fortes qui, par une série d'incroyables malechances et de mauvaises volontés plus incroyables encore, n'ont eu, sur la scène, qu'une brève apparition. Là est tout le politique secret de ce volume.
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HENRY BECQUE 68
Ce que le théâtre, plus que jamais tombé dans l'infamie des combinaisons commerciales, dans les indigentes et canailles joies d'un exotisme barbare et falot, n'a pas su faire, la librairie le fait. Entre M. Henry Becque et les directeurs nationaux ou autres, qui, par exemple, jouent la Bûcheronne, sans remords, et s'obstinent, avec un entêtement digne de toutes les subventions, à ne pas reprendre des chefs-d'oeuvre presque inconnus, comme la Parisienne et les Corbeaux, le public jugera. Nul doute que ce jugement ne soit favorable à M. Becque, et sévère aux directeurs. Mais le malheur est, en ces platoniques arrêts, qu'ils ne sont accompagnés d'aucune sanction pratique, et que les Charles Edmond, condamnés, auront toujours le pas sur les Henry Becque, applaudis pour des raisons très mystérieuses qui font que ceux-ci, n'étant ni financiers, ni Polonais, ni lieutenants d'Orner Pacha, on ne leur doit aucune estime, et même aucune justice. La plus grande infortune qui puisse arriver à un écrivain français, c'est d'être Français, d'abord; ensuite, c'est d'écrire.
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J'ai de M. Henry Becque un portrait à l'eauforte, que grava — je devrais dire que sculpta M. Auguste Rodin : une tête de face, flanquée de ses deux profils, dans un arrangement à peu près pareil à celui d'un portrait du cardinal de Riche-
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OG GENS .DE'THÉÂTRE
lieu, peint par Philippe do Ghampaigne. La tête de face, surtout, est très belle, par la mâle carrure du dessin et l'expression de force tourmentée du visage. Sous l'amèro ironie du regard, dont l'amertume s'affirme encore davantage, môlée qu'elle est à une sorte d'indéfinissable ivresse; sous les plis sarcastiques de la bouche, au rire violent, mâchuré; sous le raidissement do bataille qui rejette, en arrière, le front, et bande les muscles, il n'est point difficile de deviner la souffrance. La souffrance a mis sur ce viril masque des sabrures terribles et de douloureuses ombres. Elle en a, pour ainsi dire, établi les plans, dessiné les traits, aiguisé les accents, comme Facide qui creuse Ta plaque de cuivre modèle, de sa morsure, des figures humaines. Et l'on se demande si les yeux railleurs et la puissante bouche de cet homme de volonté et de courage n'ont pas souvent pleuré. Nul ne lésait. M. Henry Becqueiest de ceux qui ne pleurent pas en public, et qui fouettent, au contraire, l'angoisse dont leur coeur ost rempli d'un coup de gaîté exaltée et cruelle. Il y a des rires qui déchirent l'âme, comme des larmes.
Ce portrait, malgré l'habitude que j'en ai, je ne puis le regarder sans une grande tristesse, car il résume, pour moi, toute la vie littéraire de M. Henry Becque. Cette vie est véritablement bien particulière et féconde en réflexions mélancoliques. Aucune n'a été plus dure, plus difficile, iplus barrée d'obstacles, ialors qu'il semblait
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HENRY BECQUE 67
qu'aucune, les débuts franchis, ne dût se poursuivre plus normalement, plus victorieusement. On peut dire d'elle qu'elle fut tout en lutte, en déboires, en dégoûts, en douleurs. Et cependant, il n'existe peut-être pas un écrivain dramatique sur le compte de qui tout le monde soit aussi unanimement d'accord.
Bien que son nom ait toujours été crié dans les fièvres de bataille, chacun proclame aujourd'hui le grand talent de M. Becque. Personne ne s'avise plus do le contester. On lui concède la science approfondie de son art, la force de l'idée, l'esprit profond, robuste et sain, la connaissance de l'homme, l'intelligence lumineuse de la vie, le style concis, nerveux, éloquent. Tous les dons qui font les écrivains puissants, toutes les qualités de force et de charme, il les possède à un degré rare, et l'on dit très haut qu'il les possède. C'est chose convenue. Accueilli d'abord comme un romantique, à cause des envolées lyriques, des outrances de passion de Michel Pauper: ensuite, classé au premier rang des réalistes, à cause delà volupté hardie de la Navette, du pessimisme sombre, de l'impitoyable et féroce analyse des Corbeaux, il fut entendu, avec la Parisienne, que M. Henry Becque ^appartenait à aucune de ces écoles, et qu'il était un pur classique.
On expliqua savamment, au moyen de parallèles flatteurs, qu'il continuait la tradition vénérée des maîtres anciens* en la rajeunissant de toutes les conquêtes modernes, et l'on accouplasson nom
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08 GENS DE THÉÂTRE
à celui de Molière, sous le mémo laurier. Lors de la Parisienne, tous les critiques, et des plus différents — si tant est qu'un critique ne ressemble pas â. un autre critique — célébrèrent en choeur cette renaissance de l'art dramatique. Ceux-là mêmes qui s'étaient montrés les plus récalcitrants aux Corbeaux, parce que, sans doute, ils retrouvaient leur laideur morale en cette Apre, tragique et précise évocation de l'àme bourgeoise, firent amende honorable.
Et notez que ces oeuvres avaient paru sur la scène après des luttes sans nombre, des difficultés de toute nature, quelquefois, aussi, dans des conditions lamentables d'interprétation. Pour conserver à ses pièces leur unité, leur caractère de grand art et de haute philosophie sociale, pour obtenir qu'elles n'arrivassent pas au public trop déformées, trop avilies par le terrible coup de pouce du comédien, M. fiecque avait dû dépenser une énergie farouche, combattre pied à pied les hostilités sourdes et les conventions étalées, défendre chaque scène, presque chaque phrase contre l'aveugle ignorance et les imbéciles partis pris des gens de théâtre. Enfin, il s'était imposé, avec des chefs-d'oeuvre reconnus, définitivement classiques, aux critiques, aux comédiens, au public tout entier. Sa situation littéraire était énorme. Il était devenu l'expression la plus élevée, l'espérance la plus certaine, la mieux vivante du théâtre contemporain. Le gouvernement lui-même ne pouvait s'empêcher d'honorer
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HENRY BKCQUË 69
officiellement un homme au talent si admiré, et le décorait.
Eh biori! à quoi cela lui a-t-il servi ? A rien. Ou plutôt si. Gela lui a servi à le (desservir. Il lui est arrivé une chose invraisemblable, inouïe, fabuleuse, une chose tellement folle qu'on n'ose pas la constater. A mesure qu'il grandissait en réputation, il diminuait on autorité. Et le jour où, pour tout le monde, il fut un maître, il se trouva que les portos des théâtres se fermèrent sur lui, l'une après l'autre, brutalement, odieusement. Faire jouer quelque part, n'importe où, une pièce nouvelle, il n'y fallait pas songer. Et pourtant^ jamais les théâtres n'avaient été plus pauvres en oeuvres. Faire reprendre une de ses admirables comédies-— les plus belles, les plus littérairement complètes, et aussi les plus ignorées de* ce temps — il ne le put. Et, pourtant, les directeurs ne savaient à quelles piteuses 'besognes se vouer; dans quelles anciennes poussières ramasser quels vieux débris, désajustés de vaudevilles! Dans quels mornes cimetières, exhumer quels cadavres nauséeux et p.utrides !
Et nous en sommes aujourd'hui à ce spectacle alliciant : un Président de République, des ministres, des Chambres, des corps de l'Etat austères et graves, s'agitant, conférant, mettant en branle tout l'organisme id'une nation, tous les rouages d'une administration enviée par l'Europe, tous les ressorts d'une diplomatie bismarckienne et cavouristique, pour obtenir de M. Goquelin
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70 GENS DE THEATRE
qu'il veuille bien, à prix d'or, réintégrer la Comédie-Française et ne pas priver, désormais, la France de sa gloire rastaquouérisée. Tandis que nous acceptons, indifférents, que, pour de basses vengeances personnelles, on enlève à son art, c'est-à-dire à notre jouissance intellectuelle, un homme de grand talent et de grand cerveau, comme est M. Henry Becque !
* *
Ah ! je le sais bien. On a reproché à M. Becque son esprit. Car on exigeait, par surcroît, que cet homme ardent, vivant, passionné, conscient de sa valeur, conscient aussi des injustices qui n'ont cessé de le poursuivre, des douleurs que lui seul connut et que lui seul souffrit, on exigeait qu'il se montrât d'une évangélique douceur envers ceux qui l'ont décrété d'ostracisme, et, comme un mouton sans défense, qu'il tendit la gorge au boucher, dans un bêlement plaintif. Voilà maintenant qu'on lui reproche de ne plus produire. On arrache son pain à un malheureux, et on lui dit : « Pourquoi ne manges-tu? » ProduireI savent-ils seulement ce que c'est que produire, que créer de la vie, ceux qui mesurent le mérite d'un écrivain au poids du papier qu'il a noirci ? Savent-ils que, quelque fortement trempé que l'on soit, il arrive un moment où la lutte vous écoeure et vous lasse, où votre main se paralyse, où votre cerveau se glace devant la terrible et mortelle
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1IEX1U BECQUE 71
image de l'Inutile? Mais donnez un peu de bonheur à ce découragé, faites que l'horrible lendemain, si noir, si menaçant, s'éclaire d'un peu de lumière; ouvrez sur l'horizon fermé un pan de ciel que le rêve traverse. Et vous verrez le sourire renaître, l'activité gonfler d'un sang nouveau les veines ralenties, les idées s'envoler, vibrantes et chantantes, dans l'azur, les bras étreindre la vie, dans une joie d'amour retrouvé.
L'Académie aurait une belle occasion de venger M. Henry Becque de toutes les injustices entassées, de toutes les amertumes endurées. Elle n'aurait d'ailleurs qu'à obéir, une fois, par hasard, au strict esprit de son institution, en appelant M. Henry Becque à recueillir l'héritage de ' M. Emile Augier, Mais cela est trop facile, trop simple, trop juste, M. Becque est le candidat trop désigné, pour que nous espérions de voir ce rêve réalisé- '
[Le Figaro, 29 novembre 1890.)
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ÇA LES EMBETE!
Un couloir, à la Comédie-Française, le soir de la première représentation de la Parisienne. C'est pendant le second entr'acte. Les spectateurs vont et viennent. Des groupes animés se forMent et discutent. Crise communique s"és' impressions, il y a dans l'atmosphère comme une vapeur lourde de'bêtise, qui s'épand et s'épaissit à chaque minute. Deux critiquer célèbres adossés" à la porte dfune baignoire, causent.
PREMIER CRITIQUE
Eh bien?
DEUXIÈME CRITIQUE
Eh bien?
PREMIER CRITIQUE, haussant les épaules.. Que pensez-vous de ça?
DEUXIÈME CRITIQUE, même jeu. Euh!... Et vous?
PREMIER CRITIQUE Moi!... Euh!
DEUXIÈME CRITIQUE
C'est évident!
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ÇA LES EMBÊTE ! 73
PREMIER CRITIQUE
Parbleu!.., Je le savais.
DEUXIÈME CRITIQUE
C'était facile à prévoir.
PREMIER CRITIQUE
Voilà plus de quinze jours que je m'évertuais à le crier sur les toits.
DEUXIÈME CRITIQUE, avec une joie profonde. Un four!
PREMIER CRITIQUE, enthousiaste. Noir! mon cher... noir.
' DEUXIÈME CRITIQUE
C'est évident !
PREMIER CRITIQUE Parbleu !...
DEUXIÈME CRITIQUE • Ça ne tient pas debout !
PREMIER CRITIQUE L'expérience est faite... Elle est décisive...
DEUXIÈME CRITIQUE
Elle est irrévocable.
PREMIER CRITIQUE
Enfin ! Ça n'est pas malheureux !
DEUXIÈME CRITIQUE
J'espère qu'on va nous laisser tranquilles, maintenant.
PREMIER CRITIQUE
Moi, vous savez, demain, je l'enterre, ce Becquc !
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74 GENS DE THEATRE
DEUXIÈME CRITIQUE, riant. Moi, je l'incinère... c'est plus gai!
PREMIER CRITIQUE
Est-ce curieux comme l'on se trompe quelquefois?... On s'était emballé, à la Renaissance... Moi-même, je me souviens, je m'étais emballé... c'est incroyable.
DEUXIÈME CRITIQUE
Moi aussi, je m'étais emballé... Pourquoi?... PREMIER CRITIQUE, très dogmatique.
Affaire d'optique, cher ami, tout simplement... ici, l'optique n'est plus la même... c'est la véritable optique!... Or, au théâtre, l'optique, c'est tout...
DEUXIÈME CRITIQUE, très grave.
Le théâtre 1... Mais ce n'est qu'une question d'optique!
PREMIER CRITIQUE Et puis la pièce a vieilli... considérablement vieilli...
DEUXIÈME CRITIQUE
Oh, si elle a vieilli!.... c'est-à-dire... {Scrupuleux.) Mais a-t-elle vieilli; au fait?... Etes-vous sûr qu'elle ait vieilli?... n'était-elle pas plutôt morte, en naissant?...
PREMIER CRITIQUE
Non... Elle n'était pas morte tout à fait,,, Elle a vieilli, voilà tout!...
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ÇA LES EMBETE ! 75
DEUXIÈME CRITIQUE
D'abord, ça n'est pas une pièce.
PREMIER CRITIQUE
Évidemment, ça n'est pas une pièce.
DEUXIÈME CRITIQUE
Où voyez-vous la pièce.
PREMIER CRITIQUE
Je ne vois pas du tout la pièce... Personne no voit la pièce... C'est une chronique, une chronique dialoguée : c'est tout ce qu'on veut, excepté une pièce...
DEUXIÈME CRITIQUE
Dans une pièce, il faut qu'il y ait une pièce... Pour qu'une pièce soit une pièce, la première condition est qu'il y ait une pièce.
PREMIER CRITIQUE
Or, il n'y a pas de pièce, dans cette pièce..*
DEUXIÈME CRITIQUE
Pas l'ombre de pièce... 11 ne suffit pas, pour qu'il y ait une pièce, que des personnages entrent, parlent et sortent...
PREMIER CRITIQUE
C'est évident...
DEUXIÈME CRITIQUE
11 faut des faits...
PREMIER CRITIQUE
Il n'y a pas de faits...
DEUXIÈME CRITIQUE
Des événements,..
.y*.
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76 GENS DE THE'ÀTRE
PREMIER CRITIQUE
Il n'y a pas d'événements...
DEUXIÈME CRITIQUE
Des complications...
PREMIER CRITIQUE
11 n'y a pas de complications...
DEUXIÈME CRITIQUE
11 faut qu'il se passe des choses amusantes... des choses imprévues... des choses extraordinaires... des choses qui s'enchevêtrent et se débrouillent, qui se nouent et se dénouent...
PREMIER CRITIQUE
Et il ne se passe rien... rien... rien... Pas çal
DEUXIÈME CRITIQUE
Il faut que je rie à une comédie, et que je pleure à un drame. Eh bien, je ne ris pus du tout, je n'ai pas ri une seule fois, pas une seule fois!..,
PREMIER CRITIQUE
Moi, non plus, je n'ai pas ri... Et comment peut-on rire, je vous le demande?... Moi, je trouve ça révoltant, ce parti pris de nous empêcher de rire... Ça me révolte...
DEUXIÈME CRITIQUE
Le parti pris!... C'est ça!... vo.us avez dit lo mot... le parti pris!... Il y a un parti pris révoltant... un parti pris qui... qui... révolte!... Que voulez-vous?... L'art nouveau, mon cher!
PREMIER CRITIQUE
L'art nouveau!... l'art nouveau!... Mais, per-
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ÇA LES EMBETE ! 77
mettez, s'il était encore nouveau, cet art!... Je ne suis pas hostile à un art qui serait vraiment nouveau... Je n'ai pas de parti pris, moi!... En principe, j'admets toute les tendances, toutes les écoles, quand elles sont sincères, et qu'elles ne blessent ni le bon goût ni la morale... Où voyezvous du nouveau dans la Parisienne? Il n'y a rien de nouveau, et tout est inconvenant!... Alors, non!... Un mari trompé, une femme qui trompe son mari et qui trompe son amant!... Est-ce du nouveau, cela? Nous avons vu cela partout!... dans Molière, dans Labiche, dans Augier, dans Gandillot, dans la vie même!... Mais c'est vieux comme tout !... et c'est dégoûtant l...
DEUXIÈME CRITIQUE
Voilà où je voulais en venir!... C'est de l'art, poncif!... du vieux jeu!... parfaitement du vieux jeu! Nous ne'saurions trop le dire, trop le répéter, trop le crier; c'est du vieux jeu !... (Plus bast et d'un air égrillard.)qui n'est môme pas cochon !...
PIlEMiEn CRITIQUE
Vous avez dit le mot...
DEUXIÈME CRITIQUE
La Parisienne,.. On s'attend à une série do choses qui vous excitent, qui vous fouettent... et rien... rien que des mots âpres, rien que des brutalités irrespectueuses... Une vraie trahison, quoi?... c'est abject!
PREMIER CRITIQUE
Et dire que, sans ce parti pris, dont nous par-
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78 T.ENS DE THÉÂTRE
lions tout à l'heure... sans ce parti pris révoltant, Hecquc avait un moyen de sauver sa pièce...
DEUXIÈME CRITIQUE, sceptique.
Croyez-vous? '
PREMIER CRITIQUE
Certainement... En tout cas il pouvait la faire accepter...
DEUXIÈME CRITIQUE
Vous m'étonnez...
PREMIER CRITIQUE
Si... si... je vous assure. 11 fallait trouver un dénouement, voilà tout... moi je l'ai trouvé. DEUXIÈME CRITIQUE, attentif. Voyons cela!...
PREMIER CRITIQUE
Je ne comprends pas qu'il n'ait pas pensé à cela... Cela ne changeait rien a sa pièce, n'exigeait aucune concession... et tout était sauvegardé... Et il y avait une pièce.
DEUXIÈME CRITIQUE
Dites votre dénouement... Je suis curieux de le connaître.
PREMIER CRITIQUE
C'est très simple... Au troisième acte, tout à coup, on apprenait que Clotildc n'était pas la maîtresse do Laflbnd... qu'elle n'avait jamais été la maîtresse do Laffond, et que Laflbnd était le frère do Clotildc, — un frère oublié, revenant d'Australie, avec une immense fortune.
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ÇA LES EMBÊTE ! 79
DEUXIÈME CRITIQUE
Bravo !... c'est admirable.
PREMIER CRITIQUE
Ce n'est pas tout. Mme Simpson, dont on parle tant dans la pièce, et qu'on ne voit pas, je lui donnais un rôle important... On apprenait qu'elle était la soeur du mari de Glotilde, et elle épousait LafTond.
DEUXIÈME CRITIQUE
Bravo!... Vous avez raison, la pièce y était... Il y avait une pièce !
PREMIER CRITIQUE
Attendez!... Aux actes précédents, il y avait des scènes désopilantes qui se passaient dans un restaurant, une nuit de bal masqué à l'Opéra... Prétexte à costumes... On prenait Laffond pour du Mesnil, du Mesnil pour Laffond ; Glotilde pour iMme Simpson, Mae Simpson pour Glotilde... Ils se cachaient dans des armoires, se poursuivaient sous des tables. Laffond descendait par la cheminée, déguisé en pompier... Enfin, vous voyez l'idée... il y avait une action... une action originale et vivement menée... Qu'est-ce que cela eût coûté à Becque d'introduire des menus changements dans sa pièce?
DEUXIÈME CRITIQUE
Sans Doute!... de cette façon, tout s'éclaire... Mais il eût fallu que Becque fût un homme de théâtre... Et, retenez bien ceci... Becque n'est pas
JP
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80 GENS,DE THÉÂTRE
un homme de théâtre... Il ne soupçonne pas ce qu'est le théâtre...
PREMIER CRITIQUE
Et puis quel besoin de provoquer le public, par des inconvenances... de jeter à la tête d'une salle qui se respecte, le mot cocul C'est abominable!
DEUXIÈME CRITIQUE
C'est honteux !
PREMIER CRITIQUE
Le mot est dans Molière, c'est vrai... Mais Molière est Molière... Ça ne se discute pas...
DEUXIÈME CRITIQUE
Les amis de Becque nous disent aussi qu'il n'y a pas d'action dans le Misanthrope»
PREMIER CRITIQUE
La belle raison ! sans doute il n'y a pas d'action dans le Misanthrope... Mais le Misanthrope est le Misanthrope,,, Ça ne se discute pas...
DEUXIÈME CRITIQUE
C'est évident.
PREMIER CRITIQUE
Du reste, il faut être juste... Becque a un talent considérable...
DEUXIÈME CRITIQUE
Considérable !
PREMIER CRITIQUE
Ouil mais ça nous embête I
DEUXIÈME CRITIQUE
Son style est puissant, nerveux, clair, coloré...
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ÇA LES EMBÊTE ! 81
PREMIER CRITIQUE
C!est vrai.
DEUXIÈME CRITIQUE
Oui... Mais ça nous embête...
PREMIER CRITIQUE
Personne ne manie le dialogue comme lui... Il y a, dans ses phrases, des nuances d'un art admirable.
DEUXIEME CRITIQUE
Vous avez raison.
PREMIER CRITIQUE
Oui! mais ça nous embête...
| DEUXIÈME CRITIQUE
Il a une observation âpre, pénétrante, qui descend dans la vie profonde.
PREMIER CRITIQUE
Oui... mais ça nous embête.
DEUXIÈME CRITIQUE
Ses personnages débordent de vie...
PREMIER CRITIQUE
Oui, mais ça nous embête 1
DEUXIÈME CRITIQUE
Son esprit est vraiment superbe.
PREMIER CRITIQUE
Ouil mais ça nous embête.
DEUXIÈME CRITIQUE
Ses oeuvres sont de la grande, de la haute litté (rature...
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82 GEXS.DE THÉÂTRE
PREMIER CRITIQUE Oui, mais ça nous embête! {On sonne pour le troisième acte,)
LES DEUX CRITIQUES, se préparant à regagner leurs places.
Disons-le encore une fois : Ça nous embête t (fis se séparent,)
UN PASSANT, il a écouté cette conversation.
Alors ! qu'est-ce qui les amuse?
{UÊcho, 1" décembre !890.)
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LES SCRUPULES DE M. HECTOR PESSARD
.(Le cabinet de travail de M. Hector Pessard, mobilier simple. Sur la cheminée, le buste de M. Thiers. Aux murs, des portraits de M. Thiers; dans la bibliothèque, des oeuvres de M. Thiers. Assis devant son bureau, M. Hector Pessard rédige le compte rendu de la dernière pièce. Et, dans le silence, l'itme de M. Thiers plane, invisible et protectrice.)
M. HLCTOR PESSARD. (Il écrit avec fièvre, avec fureur. Les feuillets, humides d'encre s'amoncellent sur le bureau. Et, tandis que la plume grince sur le papier, M. Hector Pessard prononce à mi-voix des bouts de phrases... des adjectifs).
« C'est l'abjection dans la pourriture... C'est la pourriture dans l'abjection... pestilentielle... le fumier, moral... l'ignoble puanteur de ces âmes sordides... littérature de boue... style putride... art de bagne... inspiration d'hôpital... rêve de lupanar.. .ordure... ordure... ordure... ordure !... » (Il pose la plume sur le bureau, s'essuie le front en sueur, relit les pages écrites avec une satisfaction évidente, sourit,.. Puis il étire ses bras mollement,
J&>.
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'84 GENS DE THE'ÀTRE
et tout haut :)... Encore une pièce que je n'ai pas vue! De ne pas voir une pièce, c'est étonnant comme cela vous met, tout de suite, à l'aise pour la juger!... Le nom de l'auteur qui l'a faite, et du théâtre qui la joue, voilà qui me suffit, et amplement... Je n'ai pas besoin d'autres indications, moi!... Il faut «savoir .prendre les choses de haut... éliminer les petits détails inutiles... s'habituer aux grandes synthèses... Il faut planer enfin !... moi, je plane!... (// étend ses bras et les fait aller lentement, comme des ailes,)..» Je plane même très bien... (Il se renverse dans son fauteuil et songe... Silence de quelques yrdmîtes...) C'est évident!... quand on voit une pièce, il arrive, parfois, qu'un mot, qu'une scène, qu'un acte, que la pièce tout entière vous charme.... malgré vous. On ne sait pourquoi! alors, on se laisse,entraîner, on ntest plus impartial... on n'est plus juste... et le lendemain, par faiblesse... les critiques sont si fajbjes!... le lendemain on est capable de dire du bien des bonnes pièces, et du mal des mauvaises... La conscience s'abolit!... voilà le danger!,..,. Et;puis, moi, cela me trpuble extrême/nent de connaître les pjô,qes ,dpnt je dois rendre compte... mes jdéçs s!emfouillent,,... je me perds dans tant ,de pe,r$onnoges, tant çU scènes, tan.t de décors... Cqmme S.arçey, je .confonds tout... l'ingénue du sGymnase avec;le tçaîtrie de l'Ambigu... l'amoureux avecje vieux docteur... la .fin ,de ceci avec le commencement \de cela... Molière avec Burani... Shakespeare avec Pierre
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LES SCRUPULES DE M. HECTOR PESSARD 85
de Gourcelles... Bref, je n'y suis plus du tout, du tout! Tandis que de les ignorer... et de les ignorer complètement, cela me rend logique vis-à-vis de moi-même... et libre, tout à fait libre, vis-à-vis des auteurs!... Je puis dire ce que je pense... j'ai une opinion... une opinion que rien ne peut contrarier, influencer... J'exerce mon droit de critique dans toute sa plénitude... J'évite aussi les aventures fâcheuses... Je ne m'expose pas à tomber dans les galimatias lisardeux, où le bon Sarcey s'embourbe et barbote! Mais, pourquoi va-t-il voir les pièces, cet enragé de Sarcey?... Qu'y gagnc-t-il?... A quoi cela l'avance-t-il?... Les comprend-il mieux pour cela?... Et non seulement il les voit, mais il les revoit... C'est de la démence!... (// hausse les épaules et reprend sa plume.) Poursuivons cet article... Planons, planons ! (Il écrit. Même jeu que précédemment.) C'est l'abjection dans la pourriture. C'est la pourriture dans l'abjection... pestilentielle... le fumier moral... l'ignoble puanteur de ces âmes sordides... littérature de boue... art de bagne... inspiration d'hôpital... rêve de lupanar... ordure... ordure... ordure... ordure!... » (Ils'interrompt d'écrire... et réfléchit.) Tout do même, je suis inquiet!... C'est vrai,les auteurs sont tellement susceptibles auj ourd'hui... on n'a pas plutôt dit que leurs oeuvres étaient des infamies, et eux-mêmes d'affreux bandits... qu'ils se mettent à pousser des cris de paon! Ils récriminent, ils réclament!... C'est embêtant!... Non, mais c'est embêtant! Pour moi,
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86 GENS DE THÉÂTRE
je suis au-dessus de cela!... J'ai, Dieu merci, dans la critique, une situation qui me permet de ne pas trop m'émouvoir de vaines eolères... de ces colères, dont on voit la ficelle, dans toute sa fleur, comme dit Wolff! Si je ne vais pas à leurs pièces, est-ce que cela les regarde?... Eh bien! non, je suis inquiet quand môme!... On a maintenant, dans la presse, des moeurs si déplorables!... Enfin! je ne suis pas tranquille, là!... Je me souviens que j'en ai fait de raides... (Très gai.).., de très raides... d'excessivement raides ! Et je ne voudrais pas (Sérieux.)... sapristi ! je ne voudrais pas qu'on vînt me jeter cela à la figure ! Pour un homme de ma tenue, pour un critique austère, comme je suis, qui ne barguigne pas, avec la morale et le bon goût... Nom d'un chien! Ça serait un désastre!... (On entend des craquements sur le parquet; subitement effaré.)... Hein? Quoi? Qu'estce qu'il y a?... Qui êtes-vous?.. Allez-vous-en!... Je ne veux pas vous voir!... Je ne veux pas!... Allez-vous-en ! (Un chat saute sur le bureau. Il ressemble à M. Thiers.)... Suis-je bête!... C'est Adolphe... C'est mon chat... J'avais cru d'abord que c'était Ajalbert ou bien Concourt!... (Silence. Le chat, assis sur son derrière, lisse ses pattes et s'épuce. La lampe baisse... M. Hector Pessard la remontet encore un peu pâle et tremblant.)... Je suis inquiet... (Il se lève, et marche dans son cabinet.)... J'aurais peut-être mieux fait d'aller voir cette pièce... Elle est peut-être très bien, cette pièce... C'est curieux, j'ai beau marcher, parler
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LES SCRUPULES DE M. HECTOR PESSARD 87
haut... Je suis inquiet... Ce n'est pas du remords que j'éprouve... Non... C'est... c'est de l'inquiétudc.il n'y a pas à dire... Voyons!... Rappelonsnous bien!... .Mon début dans la critique fut extrêmement brillant. La veille, je n'étais que sympathique... Le lendemain je fus promu éminent... (A vec orgueil.)réminent Hector Pessard!... Il est vrai que, du premier coup, j'avais trouvé une idée de génie... véritablement de génie... À propos d'une pièce d'Alexandre Dumas père, reprise dans je ne sais plus quel théâtre, j'exposai tout un plan d'enseignement nouveau... « Au lieu de continuer à enseigner dans les collèges, l'histoire, la géographie, la chimie, les mathématiques, la philosophie... toutes choses qui mènent fatalement un jeune homme au Théâtre-Libre, au suicide ou au bagne, il faut enseigner les romans d'Alexandre Dumas. » La chose fit du bruit... On la discuta... J'étais célèbre... Tous les journaux sollicitèrent ma collaboration... Je choisis le Gil Dlas... Mon Dieu, oui!... Je choisis le Gil Blas} et j'y portai une nouvelle, d'un raide !... d'un raide!... Ça se passait, ma nouvelle, ça se passait dans un b... — Non, soyons idéaliste, môme envers moi. — Ça se passait dans une maison de tolérance!... Et voilà pourquoi je suis inquiet!... Si les auteurs, dont je ne vais pas voir les pièces et que j'éreinte si allègrement, me rappelaient cette aventure... S'ils venaient me dire : « Vous en êtes un autre! »... Qu'est-ce que je répondrais?... Car enfin, il n'y a pas à le nier,
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88 GENS DE THÉÂTRE
moi, Hector Pessard, moi, l'éminent, le sévère, l'implacable, le vertueux- Hector Pessard, j'ai fait de la Por-no-gra-phie ! de la Por-no-gra-phie... Ça n'est pas drôle!... Bah! Ils l'.ont peut-être oublié!... Voyons, voyons!... (// se remet à son bureau, reprend sa plume.)... Planons, planons !... Et concluons!... (// écrit; même jeu)... « C'est l'abjection dans la pourriture... C'est la pourriture... dans l'abjection... pestilentielle... le fumier moral... l'ignoble puanteur de ces âmes sordides... littérature de boue... style putride... art de bagne... inspiration d'hôpital... rêve de lupanar... ordure... ordure... ordure... ordure!... »
[L'Écho, o janvier 1891.)
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LA NUIT D'AVRIL
Une chambre. Et, dans cette chambre, M. Emile Blavet. Il fait noir. Tout à l'heure, M. Emile Blavet est revenu d'une première. Il (,'est couché un peu las, en chantonnant des ritournelles. « Et tzimt... Et boum! » Mais il n'a pu s'endoi mir. La lampe éteinte, sa figure connue et si parisienne, hors des draps, il songe. « Et ziml... El boum ! » H songe à des honneurs futurs. Et pa papal Et raral rai Use voit dans un temple fabideux, descendant des escaliers de marbre et d'or, un /lambeau à la main, et recevant des Altesses de passage, d'extravagants lords maires, dont la perruque batifole, entre des colonnades. « Et tchim! pam paml El tchinl » // se dit : « On veut donner, en ce moment, un costume à M. Carnot. Est-ce que moi aussi, j'aurai un costume? Je voudrais un costume l » Sa songerie s'égare parmi des costumes resplendissants et variés. « Quelque chose de noble, d'imposant, se dit-il encore, et la ta va ta tal » Mais il a beau appeler à lui des somptuosités sévères, chercher des plis grandioses, des drapements graves, il n'entrevoit » dans un bariolage de couleurs hurlantes et de formes parodistes, que les ncanants symboles des royautés et des olympes offenbachiques. D'abord il s'émeut • € De la tenue, voyons! » Puis peu à peu... et tziml et boum! il s'abandonne à la joie des souvenirs aimés, des sacrés vieux souvenirs aimés. Et, saluant au passage de son rêve, le défilé des panaches carnavalesques, des bouffonnes couronnes et des basques camarades qui s'agitent, dansent, plongent et tournoient, emportés dans un vent de chahut, il se trémousse, dans son lit, et chante : « Et boum !
'^>î^;,-.
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90 § GENS DE THÉÂTRE
Et boum! Et bown la la!... Et pataratapoum ! Et pataratapoum! Et tzim! Et boum! et boum, la la!... Et pataratapoum ! Et pataratapoum!... boum, boum! » Mais M. Emile Dlavet chasse bientôt ces fantômes joyeux : Si « Bourgeois, si mon vieux Bourgeois me voyait! x> Et il continue de songer.
M. KMILEBLAYET, ultérieurement.
Directeur de l'Académie nationale de musique!... Au premier abord, cela me semble, à moi-môme, prodigieux... que cette ebose soit possible, voilà qui me stupéfie. Il est vrai que l'Opéra a été bien galvaudé par Gailhard, par mon vieux camarade Gailhard... Gailhard c'est un vieil ami, je ne veux pas en dire du mal... mais non, là, vrai, du moment que ce vieux Gailhard a pu être nommé là, cela laisse la porte ouverte à toutes lés ambitions, les plus inattendues!... Emile Blavet directeur do l'Opéra!... Tout de même, j'avoue que c'est drôle, d'une drôlerie qui dépasse toutes les autres!... Gela me produit un effet bizarre, analogue et inverse à celui que j'éprouverais, siquolqu'unvcnailm'annonccr que l'archevêque de Paris est candidat à la direction des Polies-Bergère!... C'est ça, dans son genre ! Et cependant, j'ai des chances... D'abord, je suis de Toulouse, ensuite, je suis bon garçon... Et puis la musique m'est aussi totalement inconnue que le chaldéon, ou le télégul... Non seulement, elle m'est inconnue la musique, mais ce que je m'en moque!... El tzim! et boum!... Non, mais ce que je m'en moque!...Oh! làlà!... Voilà des litres!...
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LA NUIT D'AVRIL 91
J'en ai d'autres. J'ai beau chercher, je ne possède pas un ennemi, tout le monde m'aime, et je tutoie tout le mondeI... A peine ai-je vu quelqu'un, que je le tutoie, aussitôt!... Et je ne suis pas fier... Je tutoieaussi bien les domestique que les maîtres... Je tutoierais le pape, si je le rencontrais, dans-un couloir de théâtre... Et je lui taperais sur le ventre... et je l'appellerais : « mon vieux pape! », ou « ma vieille Sainteté », et le pape rigolerait... Dans Paris, dans mon vieux Paris, qui donc estce que je ne tutoie pas ?... Même le vieux Wilder !... Ma foi, je crois que je le tutoie aussi, ce vieux Wilder... Est-ce que vraiment je le tutoie?... (Il cherche à se souvenir.).... Évidemment je dois le tutoyer... Et pourquoi ne le tutoierai-je pas?... .Vli! ce vieux Wilder, est-il naïf?... On voit bien qu'il n'est pas de Toulouse, lui!... Es-tu naïf,mon vieux Wilder (— mais si, je le tutoie —) Es-tu naïf 1... Tu me fais de la peine... Gomment, tu en es encore a t'imaginer que l'Académie nationale de musique est faite pour la musique... pour la grande musique?... Non, tu sais, elle est bonne, celle-là... Elle 1 est très bonne... Je la savoure... Et tzim! Et boum!... Vieux camarade, va!... Vois-tu, mon petit, ma force à moi, c'est que je me fiche de ta musique, de ta grande musique, c'est que je me fichede ton grand art!... Le grand art !... Ah ! non, j'en ai soupe du grand art!... Il me rase, le grand art !... Ton Beethoven, ton Berlioz, ton Wagner (Il bâille.), tiens, voilà ce qu'ils me font faire! Tu m'affliges, mon vieux
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92 GENS DE THÉÂTRE
Wilder, avec tous tes raseurs ; un tas de vieux pontifes et de jeunes clercs, dont je me vante de ne pas même savoir les noms... Tu fais le malin. As-tu seulement connu Offenbach, notre vieux Jacques, notre pauvre vieux Jacques?... Non?... Alors de quoi te mêles-tu?... En voilà un qui les dégottait tes Wagner!... Et boum, et boum, et boum, la la !... Ah! Offenbach!... Tiens, quand je pense à ce vieil ami, ça me rend tout triste... Et ta ta ta et ra ra ra ! C'était le beau temps !... On s'amusait alors!... C'était le temps où on avait de l'esprit!... Le temps où les femmes savaient causer!... Caroline Letenier, Adèle Courtois!... Cette vieille Adèle!... Tu ne l'as pas connue, non plus, cette vieille Adèle!... Mais tu ne connais rien, toi... Elle demeurait rue Saint-Georges, et le soir, quand il y avaitdelalumièreàses fenêtres, on montait, et on causait!... Et pa, et ra! et rata pla! Maintenant, il n'y a plus d'esprit, il n'y a plus de femmes, il n'y a plus rien... La France s'embête!... Et sais-tu pourquoi elle s'embête, la France !... Parce qu'elle est baudclairisée, flaubertisée, goncourtiséo, wagnôriséc... Elle est la proie des poètes, des philosophes et des savants, etdes musiciens!... Silo pauvre Jacquc revenait!... (Il s'attriste. Durant quelques minutes, ses souvenirs vont de Schneider à Christian, de Christian à Léonce, de Léonce à Verthelier,*. Il revoit les premières de la « Belle Hélène », de la « Grande > Duchesse », de « Barbe-Bleue » Et il compare le passé au présent. Tout cela a disparu. L'archet
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LA NUIT D'AVRIL 93'
d'Offenbach est silencieux, le siècle morne. Haut.) La France est fichue.-En France, il n'y a plus que moi degan.. que moi et Gandillot. Ah! si Ganu dillot voulait en faire, des opéras!... Voyons, voyons, de l'énergie... Ne nous laissons pas aller au découragement!... Emile Blavet pessimiste!... Et quel rêve ce serait, de réinstaller en France lit gaîté française... Et boum, boum' boum!... et do la réinstaller à l'Opéra!,.. Et ra> rà, ra !... Quelle mission! Quel apostolat j'entrevois!,.. Faire do l'Opéra-les Variétés anciennes ! retrouver le vieux rive du Palais-Royal, le rire des Grassat, des Hyacinthe etdesThierret, sur les lèvres des ténors, des barytons et des prime-donne!... Introduire des cabrioles, dans les légendes mystiques, coiffer le cygne do Lohengrin d'un casque de pompier ; peupler les Walhallas de toutes les mascarades des opérettes, et verser des bocks dans le SaintGraalî... (Il songe... Et tandis qu'il songe, dans la nuit, une ombre apparaît, qui le regarde atec des yeux tristes... A l'ombré*) Qui entre?
L'OMBRÉ Tu ne me connais pas?...
MONSIEUR EMILE BLAVET
Ma foi, non... ma vieille ombre... Tu sais, les ombres, ça n'est pas mon fort!...
L'OMBRB Je suis peethoven!...
MONSIEUR LM1LE BLAVET
Beethoven.,. Ah! tu es ce vieux Beethoven...
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94 GENS DE THE'ÀTRE
tes symphonies vont bien?... Dis donc... (L'ombre s'évanouit)... Dis donc!... où es-tu... eh! là-bas!... (Une autre ombre surgit, triste, et disparait... Oh! toi, je te connais, je t'ai vue aux vitrines des éditeurs de musique... Tu es Berlioz... Gomment, déjà, tu es partie!... (Une troisième ombre passe lentement et se dissipe.) Wagner!... Ah! ça! Estce qu'ils vont tous venir me raser, ces vieux morts. Ce sont de vieux réclamistes!... Comme si je ne devais pas en avoir assez des vivants! Dites donc, mes enfants... vous êtes dans la postérité... C'est un beau pays... restez-y... (Tout à coup, un bruit de cymbales et de grosse caisse, et Offenbach parait, ricanant, à cheval sur un manche de contrebasse.)
OFFENBACH
Et tzim et boum ! et pataratapoum ! Et pataratapoum! Boum! Boum!...
MONSIEUR EMILB BLAVET, il s'est levé d'un bond. Et tzim et boum ! Et pataratapoum ! Et pataratapoum! Boum! Boum!...
OFFENBACH
Mon vieil ami!...
MONSIEUR EMILE BLAVET
Àhl mon vieux Jacques!... C'est toi!... Comment, c'est toi?... Tu sais que j'ai des chances...
OFFENBACH
Je sais.., Aussi, je t'apporte une partition... Lis ça,..
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LA NUIT D'AVRIL 95
MONSIEUR EMILE BLAVET
Mais je ne sais pas lire la musique...
OFFBNBACH
C'est juste... Eh bien, écoute... Et tzim etboum!
MONSIEUR EMILE BLAVET
Et pataratapoum!... {Il enfourche le manche de la contrebasse.) Et pataratapoum !
OFFENBACH
Boum ! boum !... Bruits de cymbales et de grosse cause, M. Emile Blavetet Offenbachs'élèvent dans les airs, portés par le manche de la contrebasse. Apothéose.)
(L'Écho, il avril 1891.)
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« L'INTRUSE » A NANTERRE
Le salon d'une petite villa des environs de Pans. Près d'une table où sont disposés un encrier, un porte-plume, du papier blanc, M. Francisque Sarcey sommeille. Autour de la table se tiennent silencieux M. Gandillot, M. Hector Pessard, M. Brisson. Sur la cheminée le buste lauré de M. Scribe. Une lampe éclaire faiblement la scène.
MONSIEUR DRISSON, très bas. Comme il dort longtemps, ce soir!
MONSIEUR HECTOR PESSARD
Oui, je trouve qu'il dort longtemps, ce soir.
MONSIEUR BRISSON
Il n'aura pas le temps d'écrire son feuilleton... Et que va-t-il arriver s'il n'écrit pas son feuilleton 1 (Il se dirige, sur la pointe des pieds, vers la fenêtre.) Il me semble que lé ciel est effrayant, ce soir : il me semble que j'entends, dans les feuilles, des bruits singuliers, ce soir... (Il revient et s'arrête devant le buste de Scribe). Et le buste de M. Scribe est étrange, aussi, ce soir...
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« L'INTRUSE » A NANTERRE 97
MONSIEUR HECTOR PESSÀilt.
Ne trouvez-vous pas qu'il baisse?
MONSIEUR BRISSON
Qu'est-ce que vous dites ?... De qui parlezvous?...
MONSIEUR HECTOR PESSARD, montrant M» Sarcey endormi. De lui!... Ne trouvez-vous pas qu'il baisse?
MONSIEUR GANDILLOT Mais non, ce n'est pas lui qui baisse... C'est la lampe qui baisse... (7/ se lève pour remonter la lampe.)
MONSIEUR HECTOR PESSARD
Ne faites donc pas de bruit! Ne faites donc pas d'esprit... Vous n'êtes pas à Déjazet, ici... Moi, je vous dis qu'il baisse... Pourquoi n'est-il pas au théâtre, ce soir?
MONSIEUR GANDILLOT, il se rassied. Il n j a pas de premières, ce soir...
MONSIEUR 'HECTOR PESSARD, impérieux. Pourquoi n'est-il pas au théâtre, ce soir?
MONSIEUR BRISSON
Ne parlez passi haut... Vous êtes étrange, aussi ce soir... On vous dit qu'il n'y a pas de premières ce soir...
MONSIEUR HECTOR PESSARD
Ce n'est pas une raison... ^ -^
MONSIEUR Blt»SSOy,< ^ - ,'./.\
Et vous !... Pourquoi n'ôtes-yous pas au tjié&re?
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98 GENS DE THEATRE
MONSIEUR HECTOR PESSARD
Moi?... Ça n'est pas la même chose... Vous savez bien que je no suis jamais au théAtre, moi!...
MONSIEUR BRISSON
Vous foriez mieux d'y aller...
MONSIEUR HECTOR PESSARD
Mais vous savez bien que je ne comprends rien aux pièces que je vois,.., vous savez bien que je ne comprends quelque chose qu'aux pièces que je n'ai ni vues, ni entendues... qu'aux pièces dont j'ignore le titre, l'idée, le dialogue... On no saura jamais tout ce que j'aurais pu dire, si je n'étais jamais allé au théâtre... Mais lui!... qu'est-ce qu'il va pouvoir écrire sur l'Intruse?... Il ne l'a vue, il ne l'a entendue qu'une fois... Il aurait dû y retourner.
MONSIEUR BRISSON
Mais, on ne l'a jouée qu'une fois !
MONSIEUR HECTOR PESSARD
Ce n'est pas une raison...* Il aurait dû j retourner... Il ne pourra rien en dire.
MONSIEUR BRISSON, amer. Il me semble que, vous, non plus, vous n'en avez rien dit.
MONSIEUR HECTOR PESSARD
Moi, je l'ai vue!... Je ne puis plus en parler... C'est une question de probité littéraire, une question de conscience de critique!... Je ne puis 'plus en parler... (M. Sarcey remue un peu; le fauteuil
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« L INTRUSE» »' A NÀNTERRE 90
craque.) Hein!... Quoi! Àvez-vous^ onténdu?... Qu'est-ce qu'il y a ?
MONSIEUR GANDILLOT
C'est le maître qui se réveille...
MONSIEUR DRISSON
Eh bien, ça n'est pas trop tôt... Il commençait vraiment à m'inquiéter pour son feuilleton... Je ne peux pas plus concevoir un dimanche, sans feuilleton de Sarcey, que je.ne conçois un aveugle sans clarinette!... Hum! Hum!
MONSIEUR SARCEY, il tressaute, regarde autour de lai,
effaré. Où suis-je !... Qui est là?... Est-ce qu'on n'a pas sonné pour le trois?... Pourquoi me regardet-on ainsi?...
MONSIEUR BRISSON Mais vous êtes chez vous, mon cher beau-père... Et voici Pessard... Et voici Gandillot !...
MONSIEUR SARCEY Je ne vous vois pas bien, encore...
MONSIEUR PESSARDNous sommes là!...
MONSIEUR BRISSON Et voici Mi Scribe sur la cheminée !... (M. Sarcey dirige ses regards sur la cheminée et reconnaît le buste de M. Scribe. Jeu de scène.)
MONSIEUR SARCEY Dieu! C'est ma foi vrai !... Ah! le mâtin!... Toujours lé môme !... Où> étais-je donc tout à
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100 GENS DE THÉÂTRE
l'heure?... Je ne me souviens pas bien... Est-ce queLebargy ne jouait pas?...
MONSIEUR BRISSON
Vous vous étiez endormi, mon cher beau-père.
MONSIEUR PESSARD
Vous avez beaucoup mangé, ce soir...
MONSIEUR SARCEY
Gela [me semble si drôle de ne pas être au théâtre, à cette heure ?... Ça me gêne, ça m'endort... Je n'aime pas être chez moi, le soir... Il me semble qu'il s'est passé quelque chose de très triste, ce soir!... Pourquoi avez-vous, tous, l'air triste, ce soir?... Vous savez qu'il n'y a que les gens sans talent qui ont l'air triste!... Gandillot!
MONSIEUR GANDILLOT
Mon cher maître !
MONSIEUR SARCEY, il rit} il pouffe de rire.
Est-il impayable, ce gaillard-là!... Je me tords... Non, mais avez-vous entendu, comme il a dit : « Mon cher maître. » On n'est pas drôle comme ce garçon-là!... Gandillot!
MONSIEUR GANDILLOT
Mon cher maître!
MONSIEUR SARCEY, riant toujours.
C'est à payer sa place!... Je ne sais pas où il va trouver tout ce qu'il dit, cet animal-là!... Ah! le bougre! Quelle imagination! Quelle observation!... Quelle fantaisie dans la cocasserie!... Il me fera mourir de rire... Oh! oh ! oh !... Voilà ce
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« L'INTRUSE » A NANTERRE 101
que j'appello du talont, moi... Aussi, Gandillot viendrait m'annoncer que son père, sa mère, sa femme, ses enfants, sont morts empoisonnés par des champignons... eh bien! il n'y a pas, je me tordrais... C'est triste... mais je me tordrais!... Voilà le talent!... {Le rire de M. Sarcey gagne M. Brisson, M. Pessard, M. Gandillot lui-même. Rire général durant quelques minutes.) MONSIEUR BRISSON, s'interrompant soudain de rire.
Et le feuilleton, mon cher beau-père?... MONSIEUR SARCEY, subitement sérieux.
Quel feuilleton ?
MONSIEUR BRISSON
Mais votre feuilleton!... y a-t-il donc d'autres feuilletons ?
MONSIEUR SARCEY
Oh! sacristi!...
MONSIEUR BRISSON
Vous allez encore être obligé de vous presser,, et de dire un tas de bêtises, comme la dernière fois. MONSIEUR SARCEY, regardant lencrier, le porteplume, le papier blanc. Du diable, par exemple, si je me souviens de quelque chose... Ma foi ! je vais encore y aller de mes deux colonnes sur Gandillot !... MONSIEUR BRISSON Mais vous avez Y Intruse, cette semaine.,
MONSIEUR SARCEY
L'Intruse*}qu'est-ce que c'est que ça?... Ça n'est pas de Gandillot.
S ftîL-v»**.*. **•».><*■■-—-—"
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-102 ;GEXS DE THÉÂTRE
'MONSIEUR BRISSON iL'Intrusel Vous savez ibien, «cette pièce, tau Vaudeville, dans*la matinée.
MONSIEUR SARCEY, cherchant à se souvenir. Attentiez'donc!... Oui... je me rappelle... Il y a un corbeau dans cette pièce...
MONSIEUR BRISSON
Mais non 1... vous confondez!... c'est dans une autre pièce qu'il y a un.corbeau...
MONSIEUR SARCEY
Il n'y a pas un corbeau, dans l'Intruse?
MONSIEUR .BRISSON
.Non, il n'y; a pas de corbeau.dans VIntruse!
MONSIEUR SARCEY
Alors, ça n'est donc pasude Hecqué, Vlntruse?
MONSIEUR BRISSON
Mais non!... Vlntruse n'est pas de Becque... Pourquoi-voulez^ vous qu'elle soit'desBecquô?
MONSIEUR SARCEY
Je n'y suis plus du tout, mon ami.... Ah ! si... -attends un peu... Je me souvient!... Il y a des Lapons dans cette pièce... des décors polaires, des ours blancs...*Et*c'est en vers !
MONSIEUR BRISSON
Vous confondez encore...'Il n'y a rien de tel... Ça se passe dans une chambre, le soir... Des gens £ont réunis autoup'd'une table et ils causent... A côté, dans une autre chambre, est une malade >qui va mourir.
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« L'INTRUSE » A NANTERRE 103
MONSIEUR SARCEY
En voilà des inventions!... Est-ce gai, au moins?
MONSIEUR BRISSON
Gomment voulez-vous que ce soit gai, puisque je vous dis que la malade va mourir et que l'enfant de la malade, qui est lui-même malade, va mourir également !
MONSIEUR SARCEY
Eh bien! qu'est-ce que cela fait?... On peut mourir et que ce soit gai... Gandillot, lui, ferait ça gai... Tout le monde se tordrait?... C'est drôle ! Je ne me souviens pas du tout!... Dis-jnoi, Brisson, est-ce un peu cochon ?... Ghante-t-on des couplets un peu... un peu cochons?
MONSIEUR BRISSON
Mais non! mais non!...
MONSIEUR SARCEY
Gomment! ça n'est pas gai ? ça n'est pas cochon? il n'y a pas le moindre* couplet? Et tu voudrais que je dise du bien de cette ordure-là?... Ah ça! mon gaillard, est-ce que «tu deviendrais symboliste^ toi aussi? J'aurais, moi, Francisque Sarcey, un gendre symboliste!... Quelle pièce pour Gandillot!
MONSIEUR BRISSON
Je ne vous dis pas d'en dire du bien, moi!...
MONSIEUR SARCEY, futieUX.
De qui?... de Gandillot? Tu ne veux pas que je dise du bien de Gandillot?
..tfis Eï*ïïF!-àif*S*s?-S*
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104 GENS DE THÉÂTRE
MONSIEUR BRISSOX
Et qui vous parle de Gandillot? Je vous parle de Moeterlinck.
MONSIEUR SARCEY
Allons bon!... Qui ça Maeterlinck?...
MONSIEUR BRISSOX
L'auteur de Y Intruse !
MONSIEUR SARCEY
Tu perds la tête!... Ne viens-tu pas de me dire que l'auteur de Y Intruse, c'est Henri Becque?
MONSIEUR BRISSOX, découragé. Tenez! Vous feriez mieux d'aller vous coucher!... *
MONSIEUR SARCEY
Tout cela n'est pas très clair... laisse-moi tranquille. (// s'approche 3e la table, retrousse ses manches, empoigne son porte-plume.) Allons-y!... (Il écrit avec rage... les feuillets s'entassent les uns sur les autres, et Von entend de loin en loin, tandis que grince la plume sur le papier, ces mots, en bout de phrases tronquées!...) « Molière... Gandillot!... Nous nous tordions... un rude gaillard... un fameux lapin... Gandillot! Molière!... Nous noua tordions... »
{L'Écho, 26 mai 1891.)
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PELLÉAS ET MÉUSANDE
Une «belle et hautaine -manifestation d'art >dra« matique, d'art simple et .profond, aura lieu dans quelques -jours : le récent drame ,de .Maurice Maeterlinck, iReiléas et Mélisànde, sera, représenté à; Paris.
Selon le destin ordinaire des > oeuvres fortes, aucun directeur -de théâtre n'arsongé a?cellerci. En un temps , où tout vaudeville ^grivois,.tout mélodrame à .tirades trouvent leur,place et leur public, (personne ne s'est levé pour réclamer la nouvelle création d'un admirable esprit, et,l'écrivain qui, il y a deux anç, sauvait avec YJntruse l'honneur d'une saison < dramatique française,. n'a rencontré nulle,part un accueil moins indifférent queijadîs. iG'est dansil'ordre, et«sil'idée me.venait d'en, plaindre Maurice Maeterlinck, je penserais le i mésestimer.
Non certes! il a fallu dans rcette aventure que l'enthousiasme et l'amitié de jeunes artistes vinssent; suppléer à tout. (L'odyssée serait éili-
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V
106 GENS DE THEATRE
fiante, de tous les contre-temps qu'il leur fallut subir. Ce serait refaire l'histoire de la conspiration du silence et du mauvais vouloir qui accueillent toute tentative esthétique, avant que la volonté persistante ait secoué l'indifférence, déjoué l'envie, forcé le médiocre à rentrer sous terre une fois de plus. Sans subvention, sans théâtre, n'escomptant ni flatteries, ni protection, ni tous ces petits trafics qui honorent le cabotinage contemporain, des jeunes gens ont créé par leur seul effort tout le spectacle qui va être donné. Rien ne manqua : malveillances, promesses non tenues, manoeuvres. Ils connurent même, eux qui faisaient face à tout sans aucune resÉiurce, l'insinuation presque comique de tirer d$|§})énéfices de cette « affaire ». Pauvre affaire!' Gela' leur fut donné, grâce à la vivacité d'une femme de lett^s, Mmo Tola Dorian, qui, peut-être éprise de concilier l'économie avec le noble rôle de Mécène, offrit de prendre à son compte le spectacle, tergiversa trois mois, finit par s'en tenir à régler les frais matériels des décors, mais en exigeant qu'à son nom fût réservée une agréable vedette. Et ne la vit-on pas, ces jours derniers, crier longtemps à l'avance à la perfidie, tout en protestant de son dévouement désintéressé à la tentative, prise sans doute de la peur que la vedette convenue ne fût pas assez éclatante pour récompenser sa générosité? Ainsi ce bizarre désagrément, pour contrarier les organisateurs, s'adjoignit aux autres soucis. Eux, cependant, point étonnés de tous ces
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PELLEAS ET ME'LISANDE 107
avatars, têtus et laissant dire, complétaient une troupe, faisaient répéter l'oeuvre tous les jours, patiemment. Le peintre Paul Vogler s'ingéniait à composer une décoration originale; le résolu et habile metteur en scène Lugné-Poé et le poète Camille Mauclair menaient les répétitions, couraient Paris, cherchant une salle, dessinant des costumes, veillant à tout. Aujourd'hui ils touchent au but, et Ton verra jouer Pelléas et Méîisande.
Ce drame d'un poète et d'un penseur sera joué. Un effort isolé aura réussi à le montrer en scène, à lui donner ce droit que le goût actuel et l'indulgence souriante des snobs semblaient ne réserver qu'aux vaudevilles. Voilà une audace qui indignera! Que viennent faire là des jeunes gens sans crédit qui prétendent se passer des personnages influents, des complaisances de celui-ci, de l'approbation pontifiante de celui-là, qui ne vont sonner chez aucun directeur, secrétaire ou courriériste? Et encore il paraît qu'ils ont l'insolence de réussir, d'avoir des idées, de vouloir exposer au public des décors conçus d'après un principe . nouveau?
-%3^on Dieu! oui, ils veulent faire tout cela : ils le feront. Ils pensent en effet que dans le drame humainement beau, c'est le sentiment d'humanité qui prime tout, par-dessus les époques et les frontières, et qu'alors en voilà assez des reconstitutions d'ameublement, du triomphe de l'accessoire soi-disant exact, de tout le bric-à-brac exhibé au public, des glaces peintes et des trompe-l'oeil,
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108 GENS DE THEATRE
autant que de la vraie soupe et du vrai feu, ébahisscment du badaud. Ils {pensent que l'art n'est pas.là, que le sens général du drame suscite, dans la coloration du i décor, une nuance dominante qui s'y doit harmoniser; que tle décor vaut par le.degré d'impression d'ensentble ctinon par le détail; qu'il est faitipour encadrer îles acteurs, préciser le sentiment, et»non pour faire admirer des pieds * de niable et des bahuts. Us pensent enfin qu'en dehors du mélodrame historique, la réalité, des;objets et la date de leur,style restreint l'impression «héroïque et au-dessus du temps, qui doit jaillir*deda(rencontre des personnages, et que leidécor seconde la parole comme la rmusique soutient le vers lyrique.
De toutes ces: notions, les metteurs-en scène de Pelléas et Mélisande ont tenté de composer tun beau spectacle intelligent et neuf. lEt voilà*t-il pas la-bonne occasion» de crier <au décadentisme, au mépris des chères traditions, et à la monstruosité de- ces violeurs de Uarroutine ? Il est, à prévoir que certains, tout désignés/ n'y.manqueront pas. Mais depuis quelque temps, par contre, un certain nombre sont venus qui» prendront 4a chose autrement.
•J'ai dit toute maipensée jadis touchant Maurice Maeterlinck. J'ai exprimé ?mon sentiment. sur - ce grand poète, xsur sa connaissance) profonde du coeur, -son oétrange sensibilité de l'aurdelà, >sa faculté hautaine de se mouvoir lucidement dans l>à'bstrait. 'Et surtout j'ai dit combien il ;àime da
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PELLEAS ET MELISANDE 109
Vie, son expression simple et forte, et combien je crois que tout est là. Je n'y reviendrai pas : je redirai pour Pelléas et Mélisande la joie que j'ai goûtée à La Princesse Maleine, à l'Intruse, aux Aveugles. Une génération monte, impérieusement, avec des hommes et des oeuvres, de tous côtés : chaque heure marque un progrès de l'élaboration du génie littéraire de demain, de cette évolution admirable qui s'accomplit en dépit du mépris officiel et de l'individuelle sottise.
Dans ce mouvement, Maurice Maeterlinck est un des princes de lettres. La représentation pro-^ chaîne sera une date de la renaissance dramatique, un signe de l'effort grandissant qui rejettera le Gonvenu, la platitude, et ira vers une beauté pure. Et j'aime que cet effort soit dû à une initiative privée, que nul courtier en médiocrités n'y ait aidé, que tout soit mené à bien par des esprits neufs et des gens probes, et qu'en face des théâtres patentés et de la fausse littérature à succès, ceci demeure : des artistes isolés réalisant par leur seule foi, sans marchandages et compromissions, la mise à la scène d'un chef-d'oeuvre.
(L'Écho, 9 mai 1893.)
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LA LARME!
Les événements, quels qu'ils* soient, politiques, économiques, scientifiques, ou autres, sont sujets à des interprétations étrangement variables 1. Chacun le» juge selon ses passions, ses intérêts, oui d'après les préférences rétribuées de son» journal. C'est la une loi psychique, établie par notre immortel philosophe national, M. de la Palisse, et justifiée par une longue série de journalières observations. En sommey on*, ne connaît pas la. vérité objective des choses, ni la signification intégrale des faits. Les choses et les faits ne prennent jamais^ contemporairement du moins, le caractère indestructible et définitif de l'histoire. Et rien n'est humiliant, pour un intellectuel, électeur et contribuable, comme de vivre dans un siècle auquel il ne comprend rien.
Or, voici, chaque fois que, dans notre cher pays de France et môme à l'étranger, il arrive un événement considérable ou simplement curieux, j'ai une habitude dont personne ne contestera, je
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LA LARME ! 111
pense, la roublardise profonde : je vais consulter mon illustre ami, !M. FrédéricFebvre. Cet homme est merveilleux à plus d'un titre, mais il a ceci d'unique, qu'il fait vraiment de l'histoire. Tout ce qu'il dit, c'est de l'histoire. Frédéric Febvre a le génie; de transformer en un bronze impétrissable, cette infidèle et molle cire, obéissante à tous les doigts qui la manient : l'opinion publique. Gomment fait-il? 'Ah! je n'en sais rien. Allez donc demander à notre grand Berthelot, comment il crée, au fond de ses creusets, dos carbures!
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JHier, ma cuisinière, qui aime à:se renseigner sur la marche de l'univers, me priade « lui dégager la ' moralité des élections ». 'Je ne ^plaisante pas! Et-après avoir troussé un *poulet,>elle me'dit : \ Monsieur voudrait-il me dégager ila moralité des- élections ? •» QJe 'fus ' fort* en peine, je l'avoue.; J'avais bien lu les 5 journaux.f»Mais quoi ! Découvrir, quelque chose d'immanent, quoique chose de perdurable, au milieu-de toutes ces opinions contradictoires, parmi 'toutes ces hypothèses -»si ennemies, ?ces prophéties si'dissemblables, cela me parut impossible. Seul, «mon ami, M. -Frédéric 'Febvre, était capable de -me tirer d'embarras. Je résolusse 'lui Tendre ivisite, dans la matinée.*Cette démarche, hardie en soi, concordait bailleurs avec les exigences du journalisme le plus ! correct, et 'les besoins xi'une
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112 GENS DE THÉÂTRE
actualité bien comprise. En ce moment, plus que jamais, réminent vice-doyen passionne les peuples et affole les Cours. On annonce qu'il* va paraître de lui un livre extraordinaire : « Le Journaldun Comédien. » De plus, le Gaulois n'a reculé devant aucun sacrifice pour publier Y Archet de maître Pablo, un chef-d'oeuvre dont le retentissement fut, si j'ose m'exprimer ainsi, prodigieux. Dans ces conditions, une interview habilement conduite satisfaisait la curiosité de ma cuisinière et les anxiétés de l'Histoire. Devais-je hésiter? J'en appelle à tous les Ghincholles.
M. Frédéric Febvre était à table, quand on m'introduisit. Il me reçut noblement, avec cette affabilité, un peu hautaine, mais si charmante, qui n'est qu'à lui. Tout d'abord il me parut soucieux et mélancolique. Fallait-il attribuer à mon importunité cette disposition de son esprit? En le regardant plus attentivement, je me rassurai vite. Gomment un tel homme ne serait-il pas soucieux? Gomment n'y aurait-il pas un nuage, pas une ombre, sur ce front chargé de tant de pensées et gros de tant de volumes?
J'expliquai, en termes choisis et, autant que je le pouvais, scéniques, l'objet de ma visite. Par une délicate attention j'évitai de parler de macuisinière, et mis toute ma hardiesse sur le dos de l'Histoire. Fut-il dupe?
— Je n'ai pas d'opinions dans un événement d'où je suis absent, répondit mon hôte illustre...
Cela fut net, bref, tranchant. Et quel artl
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LA LARME ! 113
Après cette rapide sortie, à laquelle je ne m'attendais pas, j'eusse été fort embarrassé de continuer la conversation, si les reporters n'avaient en eux des ressources infinies, qui leur viennent'en aide, dans les circonstances les plus tragiques de leur métier. Je répliquai du tac au tac.
— Et comment se fait-il, mon cher maître, que vous ne vous soyez pas présenté à ces élections? Il me semble que la France attendait cela de vous.
Mon hôte se recueillit, un instant, puis, se renversant avec grâce, il croisa les jambes, appuya ses mains, suivant une impeccable tradition, aux bras du fauteuil, et, prenant du temps, il dit :
— Ne vous ai-je point, autrefois, raconté qu'un jour, aux Tuileries, je m'étais assis sur le trône impérial?... Et ne vous ai-je pas rapporté le cri que poussa l'empereur, en me voyant, un cri où beaucoup d'admiration se mêlait, hélas, à un peu de jalousie : * Quel empereur il ferait, ce Febvrel »
— Ouil fis-je haletant.
— Eh bien le secret de mon abstention est là, mon ami... Je ne puis déchoir... Oui, j'ai fait des calculs, allez, je me suis livré à des pointagesI... Je n'étais sûr que de cinquante-quatre départements... Il me les fallait tous!... Ce qui eut été un triomphe inespéré pour les autres, devenait pour moi, le pire des échecs... Il me les fallait tousl... J'attendsI
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iJl& GENS' DB THÉÂTRE
Oh! ce «; j'attends! »• J'en frissonne encore. Telle est la puissance;d'un mot dit avec un art savant, que ce «j'attends » me fut une évocation complète et magnifique de tous les rois en exil.- Par; ce «j'attends! »> j'atteignis,'un moment, à toutes les impériales* douleurs de l'Histoire!
11 y eut naturellement un silence. Et quel silence! Frédéric Fobvre a cetteadmirable faculté de rendre le silence majestueux, dé le remplir d'images grandioses. J'y voyais, nettement, dans ce silence, passer des vols d'aigle, des pourpres fanées, des trônes, des manteaux semés d'abeilles et de llëurs de lys. Ce silence, vraiment historique, je n'osais pas le troubler. D'ailleurs* le pouvais-je? L'émotion fermait ma bouche, p;ara*- lysait mes gestes. Mon hôte comprit que j'étais sous un charme, qu'il eut.été peut-être dangereux de prolonger. Avec une délicate bonté* il me ramena des rêves où je m'égarais, à la réalité de la* situation, où jo repris conscience de moimême.-
— Je ne veux pas, dit-il, que vous vous soyez dérangé inutilement, mon-ami....Écoutez-moi... L'heure est venue de vous révéler des choses inouïes...
Je remerciai, du regard, cet homme généreux, qui poursuivit :
— Il se passe ici, chez moi, dans-mu maison, des phénomènes inexplicables».. Ainsi*, tenez, j'achète une pendule*.* La pendule est en bronze... Il y a de l'émail sur le cadran* 1 du marbre au
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LA IARME ! 1)15
socle... des engrenages, des ressorts, un balancier qui se balance, des aiguilles qui marchent... Bien.., L'horloger m'apporte cette pendule que j'ai choisie... Il la porte avec précaution sur cette cheminée... il Ja cale, la remonte, la met à l'heure... elle sonne... Bien!... L'horloger part.., et à peine est-il parti que, tout à coup, la pendule s'aplatit contre le mur!... Du bronze, du marbre, do l'émail, de l'engrenage, dont elle est faite, il ne reste plus qu'un petit morceau de toile peinte, peinte grossièrement, en trompe-l'oeil, un décor de théâtre!...
— Ah! mon cher maître! m'écriai-je... Est-ce possible?
— Ce n'est pas tout!... Mes glaces, mes buffets, mes bibliothèques, mes armoires?... Trompe-l'oeil aussi... décors!... Je veux m'asseoir sur une chaise,., m'accouder à une console!.,. Crac! je tombe sur le parquet... Il n'y a pas do chaises, il n'y a pas de consoles... Décors de théâtre!... Et le ciel lui-même, oui le ciel que mes fenêtres encadrent!... Je le touche du doigt, je m'y heurte le front!... 11 est en carton 1... Décor de théâtre!... L'existence pour moi n'est plus tenable... Je vis dans un horrible cauchemar!...
L'entrée, dans la salle a manger, d'un domestique, interrompit ces phrases courtes, nerveuses, hachées, dont j'admirais le rythme émouvant et l'incomparable dicton... Le domestique portait, sur un plat d'argent, un poulet. Le poulet embaumait; do petites bulles do graisse grésillaient
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116 GENS DE THÉÂTRE *
encore sur sa peau dorée. Frédéric Febvre aussitôt s'attaqua au rôti, car il avait grand'faim, niais, ô surprise! le couteau s'ébrécha sur le poulet qui rendit un son sec. Alors, découragé, mon ami repoussa loin de lui, plat, fourchette et couteau, et il gémit :
— Lui aussi!... en carton!... accessoire de théâtre!... Je ne puis plus manger!
Je surmontai la peur qui commençait à s'emparer de moi à la vue de ces maléfiques prodiges, et je demandai d'une voix angoissée :
— A quoi attribuez-vous cela, mon cher maître?
— A quoi?... J'y ai beaucoup réfléchi,— car telle est mon existence depuis que j'ai quitté le théâtre — et voici ce que je pense... Ma maison est hantée... Je suis la proie d'esprits d'autant plus dangereux que ce sont des esprits de vivants et qu'ils m'aiment... Oui, mon ami, ce sont les esprits de mes admirateurs qui me persécutent de la sorte... Ils ne peuvent pas admettre que j'aie renoncé à la scène, cette scène où, depuis mon départ, ils ne retrouvent rien des ivresses anciennes... Et ils veulent m'obligera y reparaître... Soit!... Je cède... Je vais parcourir toutes les capitales de l'Europe, j'y jouerai mes plus triomphantes créations, et je dirai aux esprits : « Esprits, chers esprits, lâchez-moi maintenant... laissezmoi travailler en paix, je vous en conjure... J'ai deux cents volumes à écrire, avant que je meure, je vous en supplie, pour moi, pour la littérature, pour l'humanité l » Ils me laisseront, peut-être.
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LA LARME ! 117
Et alors, j'assistai à une scène telle, qu'en y pensant encore, à cette heure insomnieuse de la nuit, je me sens devenir fou. Pour devenir fou. Pour décrire cette scène, pour en exprimer l'horreur curieuse, il me faudrait l'émotion communicative d'Alphonse Allais.
Febvre s'était tu, et il pleurait.
Une larme qui, longtemps, avait tremblé au bord de ses cils, tomba, tout à coup, dans son assiette. Et, au lieu de disparaître, de se fondre, de s'évaporer, je la vis, oui, je la vis qui s'opacifiait, se solidifiait. Elle garda sa forme sphérique et roula, comme une bille, une toute petite bille, en faisant résonner étrangement la porcelaine;
Nous la regardions, ahuris.
Le malheureux grand homme prit cette hallucinante larme, délicatement/ entre ses doigts, me la passa 1, et il gémit :
— Voyez, mon ami!..» Jusqu'à mes larmes!
Puisil se levai en me tapant familièrement sur l'épaule, à petits coups, il murmura d'une voix contenue, mais si douloureuse, ces* mots profonds :
-— N'ayez jamais de génie !
11 disparut; derrière le trompe-l'oeil d'une portière. J'entendis longtemps ses larmes tomber et rouler, sur le parquet de la pièce voisine, avec des bruits de pois secs...
[VÊchot 29 août 1893.)
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DIES ILLA
Une visite à M. Constant Goquelin s'imposait.
Il me reçut dans une vaste pièce, parmi les deux mille huit cent neuf portraits et ses trois mille quarante-six bustes, que des glaces, mystérieusement disposées, répétaient et se renvoyaient à Fin-, iini. Au centre, un. pivot tournait, portant à hauteur d'homme, une rangée circulaire de miroirs, lesquels reflétaient jusqu'aux reflets des reflets.
— Ah! ahl s'écria joyeusement M. Constant Coquelin... Enfin, vous voilà!
Et, comme je paraissais ahuri par cette pullulante répercussion de l'Image, de l'Image immortelle et rasée de notre grand Cabotin national, celui-ci me dit, de cette voix unique qui vibre et qui claironne :
— Mon garçon, vous n'en voyez qu'une minime partie.,. Tous les musées de province et de l'étranger possèdent d'importantes collections de mes bustes et portraits... Celle-ci, qui est de choix, je la destine au Louvre, naturelle-
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DIES ILLA 119
ment... après ma mort, s'il est vrai — ce qui n'est pas encore prouvé — que je doive mourir... Oui, mon garçon, tout cela ira au Louvre. 11 eut un geste mystérieux, et il ajouta :
— A moins que la reconnaissance de mes compatriotes n'édifie, sous la protection de l'Etat, un musée spécial et fastueux, le musée Goquelin... un musée, en quelque sorte, national, où chaque semaine, au milieu de mes bustes et portraits, on célébrerait le culte de ma personne, selon des rites extrêmement impressionnants. On me doit bien cela, en vérité. On doit bien cela à Goquelin... Avec mon fils et mon frère, ne suis-je point une hypostase autrement en vedette que la SainteTrinité?... Là, franchement... D'ailleurs, je sais que Roujon y songe... Mais il ne s'agit pas de cela pour le moment.
Il se tourna vers le domestique qui m'avait introduit, et il ordonna :
— Dites à mon secrétaire qu'il vienne immédiatement me faire les pieds.
Puis, s'adressant à moi avec un sourire condescendant et presque cordial :
— Mes pieds... me confia-t-il, c'est un honneur que je n'accorde d'ordinaire qu'aux dames et en wagon (1). Mais vous avez été toujours si parfait que je consens à ce que vous le partagiez avec elles et chez moi, ce qui en double le prix. Maintenant, causons.
( 1) Voir les Mémoires de Schurmann,
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120 GENS'DB THBÀTRB
Il s'enfouit dans un moelleuxetpjrofônclfauteuil, les jambes* croisées,, les genoux/à hauteur; du menton, et' tandis que le secrétaire le déchaussait respectueusement et se livrait,, sur ses 1 pieds illustres, à des manipulations savantes,, notre grand Gabotin commença-:
-— Je suis content de la Presse!... Non, vrai«- ment> ta Presse française semble entrer dans; une vie nouvelle. Elle semble, vouloir abandonner les. petites querelles stériles, les bas potins, lesidiseussions byzantines, les odieux- bavardages, où, elle, se complaisait} pour s'attaquer, enfin, aux grandes questions philosophiques, aux questions vitales, aux passionnants phénomènes sociaux L.» La Pressese-relève!... Vous; m'en voyez tout heureux;.. Vous me voyez tout heureux, surtout», d'avoir été la cause de cette révolution, de ce rajeunissement tout à fait admirable... On ne va plus rire de nous, en Europe; je vous le garantis \ Par quelle série de patriotiques douleurs'n'ai-je point passé, si vous saviez! Et comme souvent, à l'étranger, j'ai eu à souffrir de l'infériorité notoire de notre Presse!... On me. disait-: «< Avouez*que votre Presse ressemble à une loge de concierge! » Il m'était difficile de répondre à» cela, car c'était ma propre opinion que les' étrangers exprimaient de cette façon pittoresque et si peu flatteuseï pour moniamour-propre nationah Naturellement, jedér fendais la Presse, de mon mieux. Je disais : « Mais non, mais non, vous exagérez! » Personne n'était dupe de cette générosité qui me portait, comme
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DIES ILLA 121
les fils de Noô, à jeter un voile sur les impuretés dans ma patrie... Aujourd'hui, cela change, et nous allons reconquérir, grâce à moi, l'estime du monde et notre rang dans l'humanité!... Il était temps, je vous le jure!... Goquelin doit-il ou ne doit-il pas jouer en Allemagne?... Tel est le redoutable et universel problème, tel est le sanctifiant problème, qui se pose!... Voilà donc enfin revenues les hautes spéculations métaphysiques... Il a suffi que mon nom parût un instant, ainsi qu'une jeune aurore après une longue, une lourde nuit de ténèbres et de fièvres mauvaises, pour que fût purifiée l'atmosphère morale de notre Presse!... En ai-je fait, dans ma vie, de ces miracles!... Et il apparaît lumineusement que je suis le centre, le pivot, et, comment dirais-je? l'âme môme de la patrie!
Le secrétaire, penché sur les pieds nus du .grand homme, ponçait avec frénésie la peau cornée du talon, laquelle retombait, sur le tapis, en poussière brillante. Et les deux mille huit cent neuf portraits, et les trois mille quarante-six bustes, prenaient, à la voix vibrante du maître, un aspect de gravité presque religieuse. J'étais ému. Pourtant, avec toutes los précautions oratoires que commande la personnalité de mon interlocuteur, je crus devoir objecter timidement ceci :
— Vous êtes l'âme même de la patrie, cela est sûr. Le vieil esprit français, qui se galvaude si aisément, hélas! retrouve en vous, aux heures •difficiles, son foyer, où brûlent toujours les belles
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122 GENS DE THÉÂTRE
flammes de la pensée etde l'art. Vous été*, ptrfsje ainsi dire, quelque' chose comme l'antiseptique de nos décompositions, le vigilant gardien de nos énergies gaspillées, le phare tournant de nos. espérances compromises... Oui, vous êtes tout celèt, et vous êtes plus que tout cela, puisque vous êtes Goquelin! Ego naminor Coquetin... Cependant, iï s'en faut que la Presse ait unanimement approuvé vos résolutions... Il y a eu biendës réserves et bien des indignations I
Coquelin sourit, et je vis à ce sourire, où le mépris se tempérait d'ironie, combien il avait pitié de moi.
— Que me font indignations ou 1 réserves I diÉil... Vous ne sentez donc pas la véritable signification de cette explosion nationale! 11 est tout à fait indifférent que la Presse approuve ou désap1prouve l'opportunité de mon voyage... L'important est que la question en ait été posée! Le rare et le miraculeux, c'est que la Presse ait délaissé ses futiles querelles pour se passionner àdeèels problèmes, dont la solution contient l'avenir de l'humanité... Au fond, toute la question est en ceci : Goquelin et la France, c'est la même chose. J'incarne la France et la France m'incarne : nous sommes consubstantiels l'un à l'autre. Arec mon (ils et mon frère, je formais déjà une Trinité extraordinaire. Avec la France, je sui„ une dualité plus extraordinaire encore. Comprenez^vow, maintenant?... Et croyez bien, mon pauvre garçon* que je n'entreprends ce voyage que dans le
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but de faire rayonner ces nouvelles vérités sur le monde. Je veux qu'on sache bien, dans l'univers, que la France a repris possession d'ellemême, ou que j'ai repris possession de la France, ce qui est tout un...
J'allais encore lui poser une question, mais le grand 3 homme me*devança, car il voit tout,' et il lit, jusque dans les plus profonds replis de l'âme humaine, comme dans du Molière ou du Scribe.
— Ne croyez pas à ces sottises, jeune homme, me dit-il sur un ton paternel, et regardez autour de vous... Y eut-il jamais un homme plus peint que moi, plus taillé on» marbre que moi> pluscoulé en bronze; que moi? Non, n'est-ce pas? Eh; bien, alors? De l'argent? tous mes coffres-forts en débordent!... De la< gloire? je ne sais>plus où la mettre... Non; nom.. J'ai senti que le jour: était enfin)venu : Dies iroe, dies illa**.
Il se leva. Le secrétaire avait ter miné sa besogne de pédicuration. Les pieds du Maître resplendis* saient, comme deuK' archanges d'apothéose patriotique... Je sentais peser, brûler sur moi les cinq mille six cent dix-huit regards des portraits, les six mille quatre-vingt-douze regardantes bustes. Je me retirai, et c'est à peine, dans mon émotion* si j'entendis la voix, du grand Cabotin, qui disait.*
\—Oui; lo.jour?cst enfin, venu!... Ilsilô savont Mon, en Allemagne.
(Le Jimrnal, 17 juin- 189k)
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LE RAPPORT DE FRÉDÉRIC FEBVRE
(FRAGMENTS)
En acceptant la mission, si gracieusement offerte par le gouvernement républicain — et ceci, je m'empresse de le déclarer, n'implique, de ma part, nul abandon de mes principes monarchistes si connus — en acceptant, dis-je, la mission d'étudier à fond la situation théâtrale et le mouvement dramatique dans les divers archipels de la Polynésie, je n'avais pas un seul instant songé qu'il existât quelque part des peuples assez dénués pour parler une langue autre que celle de notre immortel Molière et — qu'on me permette d'ajouter loyalement — de notre immortel Frédéric Febvre.
Eh bien! il en existe.
Dès que j'eus débarqué à l'une des terribles îles Tidji, Mbaou, que j'avais choisie pour le début de mes opérations, j'en fis, tout de suite, la cruelle expérience.
Quelques naturels do l'endroit — dirais-je aborigènes? les uns tout nus, les autres vêtus de
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LE RAPPORT DE FREDERIC FEBVRE 125
simples tatouages rouges, d'une coupe nullement anglaise, vinrent à ma rencontre. Je dois avouer que leur attitude marquait, envers ma personne, plus de curiosité badaude que de véritable enthousiasme, bien que, pour frapper fortement leur imagination, j'eusse cru devoir leur apparaître dans un costume de général français, avec mes trois cent quatorze décorations, deux de plus que Goquelin. Pas un cri de : « Vive Frédéric Febvre I » pas un discours de bienvenue, pas un bouquet! Ils n'avaient pas l'air de comprendre que le grand Frédéric Febvre leur offrait ce prodigieux honneur de poser ses illustres pieds sur leur sol natal, auquel je pus, néanmoins, par une rapide inspection, fixer une origine volcanique — ceci pour les géologues qui me liront. Loin d'être vexé, je les plaignis sincèrement de cette indifférence par où, mieux que par leur peau noire et leur chevelure laineuse, se révélait l'infériorité de leur race. Mais ce qui me cause un réel ennui, une vraie déception, ce fut de les entendre converser dans un charabia tellement inintelligible que je crus, plaisamment, ma foi! qu'ils jouaient une pièce d'Ibsen.
— Diable I pensai-je, voilà qui va terriblement compliquer ma mission, et me gêner dans mon enquête...
Et, m adressant à l'un des officiers de l'escorte — car ma suite était restée en arrière de moi, à une distance respectueuse —je lui demandai :
— Quelle langue parlent donc ces gens-là ?
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126 GENS DE THEATRE
■•— Le .Fidjion! :répondit, avec une brièveté militaire, cet officier.
— Le Fidjien!... m'écriaifje. Ah ! par exemple... Il y a une langue qui s'appelle le Fidjien!... Et je ne la connais pas... Par Meilhac! il y a donc quelque chose que je ne connais pas!,.. C'est un peu fort.,. Et le théâtre Fidjien, est-ce qu'il est écrit aussi, en Fidjien?
J'avais mis dans cette interpellation tout ce que je crois avoir en moi-d'ironie élégante et de courtois sarcasme. Quelle ne fut pas ma stupeur, quand, m'ayant examiné non sans un pitoyable étonnement, l'officier prononça ces mots brefs, tranchants, définitifs comme un arrêt de conseil de guerre :
— ill n?y a pas de théâtre Fidjien !
— Gomment! sursautai-je, il n'y a pas de théâtre Fidjien?... Ces gens-là sont donc des sauvages?
— Vous l'avez dit, général... Ce sont même des anthropophages...
Je me sentis pâlir. Mais l'habitude que j'ai de personnifier, au théâtre, les héros, m'a rendu l'âme forte. Réprimant aussitôt l'émotion où m'avaient-mis ces paroles révélatrices, je déclarai, avec cette ampleur mesurée du geste, et cette dignité de diction qui marquent d'un caractère indébile unes créations s'céniques :
— Anthropophages, soit !.., Mais rien ne m'empêchera de faire mon devoir, et d'accomplir ma mission,,. Qu'on me ;mène devant le roi !
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LE RAPPORT DE FREDERIC FEBYRE 127
Sous l'ombre d'un paadanus, debout et do taille gigantesque, le troi donnait audience à ses guerriers et.aux princes du royaume. Il était nu, sauf de la tête qu'ornait un turban de gaze blanche filigranée d'or, et de la ceinture où se balançait, pareille à un court tablier, une feuille de pamplemousse. Sa peau, d'un noir clair, luisait ainsi qu'un chapeau de soie ,qui vient d'être passé au fer. Pendant qu'il devisait des affaires de l'État, quelques nègres, accroupis sur des nattes, soufflaient du nez dans uhe sorte de flûte, et .une troupe de danseurs .tournaient en hurlant. -Ce spectacle xie manquait pas d'une cer taine couleur locale.
Pour ne point ralentir le palpitant récit de cette entrevue mémorable, je dirai, une fois pour toutes, qu'un interprète, par l'intermédiaire de qui devaient être traduites les paroles téchangées entre moi et le;roi, se tenait à la gauche de celuici, dans .une attitude rêveuse. Je remarquai sque seul, parmi tous ces hommes, il ne montrait pointées nudités, étant vêtu d'une ample ^chemise de lin rose, et coiffé d'un vieux chapeau ; de haute forme, dont la soie,, usée et jaunie parie soleil de l'équateur, se rebroussait en tous sens.
Sur un signe du roi, je m'approchai, et m'étantprosterné comme il convient, je déposai adx; pieds de ce grand souverain une édition splendidement
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128 GENS DE THÉÂTRE
reliée de mes oeuvres complètes. A ce moment, les nègres cessèrent de souffler du nez dans leurs flûtes, et les danseurs de danser. Un vent léger agita doucement les feuillages gladiolés du nandanus. Et des parfums fumèrent dans des vases d'argile rouge. L'heure était vraiment solennelle.
J'ai l'habitude des cours. On sait que tout ce que l'Europe compte de princes un peu propres m'admettent en leur intimité. Aussi, ce fut sans aucun embarras, et d'une voix assurée, que je débitai le discours suivant :
— Sire, je suis Frédéric Febvre. Que ce nom, partout acclamé, me dispense d'en dire plus long. Je suis Frédéric Febvre. Et je viens, au nom du gouvernement de la France, t'apporter des paroles d'amitié, d'union et de paix. Je viens aussi, par extraordinaire, et pour cette fois seulement, je viens, poussé par une irrésistible voGation personnelle, étudier à fond, avec ton royal assentiment, dans tes vastes, dans tes glorieux Etats, la situation théâtrale et le mouvement dramatique, lesquels sont, de l'avis unanime, l'expression la plus directe de la civilisation d'un pays, l'histoire, en quelque sorte, de ses moeurs, de sa culture, de sa beauté morale, et — je dirai — de son patriotisme. Or, qu'ai je appris? Il n'y aurait point, dans ton royaume, de théâtre? Est-ce possible?...
Le roi m'interrompit, et sa voix fit davantage frissonner les feuilles du pandahus. (
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LE RAPPORT DE FR1ÎDÉRIC FEBVRB 120
— Étranger, dit-il, qu'ontonds-tu par théâtre?... Est-ce encore un 'Dieu que je no connais jpoint?
— G?est:plus<qu!un Dieu, Siro; répliquait je» en m'exaltant. C'est,toute une»religion.
— Explique-toi donc ! J'aime qu'on m'instruise. Longuement, en termes éloquents et précis, je
fis au roi fidjien la noble histoire du théâtre à travers les âges. Je narrai.ses oeuvres immortelles, ses illuminantes.gloires, son action moralisatrice sur les foules, ses ivresses, ses héroïsmos. Le monarque semblait ne rien comprendre à ce que je disais. 11 fronçait le isourcil, durement. A plusieurs reprises) il donna dos signes: d'irritation bruyante. Décidément, mes anecdotes ne portaient pas. Alors, ;pour appuyer par des exemples — dirai*je — tangibles, mes démonstrations incomprises, j'offris de lui jouer une ■■ scène de mon répertoire./Il accepta.
J'avais choisi une scène d'amour, espérant que, seul, l'amour, qui est. de tous les ; pays, pourrait émouvoii\le cuirdur >de ce nègre. Mais dès>les premières»répliques, de- nouveau, le roi m'interrompit :
—! Quelle est donc cotte femme à qui tu parles avec tant de passion? ,me ditril... Estelle ton épouse?
— Non, Sire.
— Elle est toa amante, alors ?
— Oui, Sire. .
'*—iEt cette femme, qui estiton-amanto, estrollo l'épouse, d'un autre* ?
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130 GENS DE THÉÂTRE
— Oui, Sire.
— Et toi-même, étranger, de qui la passion pour la femme d'un autre s'exprime si charnellement, n'es-tu pas uni à une véritable épouse?
— Oui, Sire.
— Alors, tu es adultère ?
— Oui, Sire.
— Je te trouve bien hardi de venir apporter l'adultère dans mes États! Ignores-tu donc que l'adultère est puni, par nos lois, de mort?
— Mais, c'est du théâtre, Sire.
— Que le diable deTasmanie t'emporte, toi, ton amante et ton théâtre qui semez les vices et le crime dans le coeur des hommes !
Et se tournant vers ses guerriers, immobiles dans leur armure de peau noire et huileuse, il commanda :
— Saisissez-vous de cet homme!... Je le condamne à être supplicié, rôti et mangé.
Les guerriers se précipitèrent sur moi. Durant une seconde, je sentis sur ma bouche passer leur souffle immonde. Mais le roi, d'un geste, les arrêta.
— Les lois du royaume sont justes, me dit-il, mais elles sont aussi bienfaisantes et douces... Elles autorisent celui qui a été condamné à subir sa peine par procuration. Si donc tu as un parent, un ami, qui consente à t'épargner le supplice et à prendre ta place, désigne-le et va-t'en !
Puis, ayant fait un geste bizarre, il se retira, tandis que les nègres, accroupis sur leurs nattes,
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LE RAPPORT DE FREDERIC FEBVRE 131
recommençaient de souffler du noz dans leurs, flûtes, et les danseurs de tourner en hurlant.
La situation devenait théâtrale et lo mouvement extrêmement dramatique, mais pas dans le sens où je l'eusse souhaité de les étudier. Que faire? Je vécus là, sous ce pandanus, deux minutes d'horrible angoisse.
J'eus alors une inspiration géniale. L'officier qui m'avait accompagné était resté à quelques pas de moi; je courus vers lui et, lui prenant les mains, je m'écriai :
— Vous n'êtes ni mon parent, ni mon ami... Mais vous êtes un brave soldat et la mort ne vous fait pas peur. Consentez à me prendre ma place... Et je vous immortaliserai dans mes Mémoires.
L'officier me regarda, étonné d'abord, puis ravi, puis extasié. Une larme tremblait au bord de ses cils. Il avait vraiment un visage de martyr.
— C'est bien! fit-il.
Et, de lui-même, il alla se livrer aux bourreaux...
Le soir, je voguais vers Madagascar où j'étaissûr, du moins, de trouver un théâtre, un vrai, un grand théâtre en préparation : le théâtre de la guerre...
{Le Journal, 27 janvier 1895.)
tyr ^âBÈBjRfrSS»?.*-.--
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PAUL HERVIEU
Si jamais j'ai regretté de n'être pas critique, -c'est ce soir où la Gomédie-îFrançaise représente Tenailles.
Les Tenailles sont le second • ouvrage < dramatique de M. /Paul Hervieu dont le premier fut les Paroles restent qui, en dépit de leurs • qualités supérieures, charme, passion, stylo, disparurent, en plein succès, de l'affiche. On ne sut pas.pourquoi. 1 Car tout est mystérieux au théâtre, et rien, dit-on, ne s'y passe comme ailleurs. C'est, peutêtre, "» que tout s?y passe, au contraire, comme partout; il y a bien;plus de:mystère dans ce banal partout, ique dans cet énigmatique ailleurs. Très souvent, au théâtre, on ignore pourquoi l'on échoue, et pourquoi l'on réussit. Il y suffit d'un rien, à quoi l'on n'a pas pris garde, ou d'un quelque chose qui apparaît sans raison. Hélas! ainsi que dans la vie.
Mais je n'ai aucune crainte pour la destinée des Tenailles, Cette oeuvre, au dire des indiscrétions,
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PAUL IIERV1EU 133
contient assez de force et de beauté ; elle est trop bien défendue par l'Apre et admirablo talent de celui qui la réalisa, par l'admirable fidélité de ceux qui l'interpréteront ce 3oir, pour vaincre — et triomphalement — l'indolence des uns, l'incompréhension des autres, c'est-à-dire, tout ce dont ordinairement se compose une foule, humanité médiocre, mais avec qui l'on a toujours la ressource qu'elle saigne, par quelque partie de son coeur.
De toutes les formes d'expression littéraire, le théâtre est évidemment la plus difficile à atteindre, parce qu'elle en est la plus haute, parce qu'elle en est aussi la plus forte et la moins oiseuse. Outre cette particularité vraiment merveilleuse qu'elle offre d'incarner, remuant et vivant en des êtres précis et complets, ce qui ne fut que des formes vagues et des abstractions, elle a cette incontestable supériorité d'approcher plus près qu'aucune autre la passion et la vérité humaines. Moins élastique que le livre à qui le récit permet les longs développements et les minuties de l'analyse, le théâtre n'admet que l'action rapide, et tout ce qui ralentit cette action, tout ce qui est inutile à cette action y fait tache, l'encombre, en détruit l'équilibre. Ce qui fait vivre le roman, le théâtre en meurt. Pour que des âmes apparaissent harmonieuses et réelles dans l'heure fugitive
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134 GENS DE THÉÂTRE
où il nous est donné de les voir en action, pour qu'elles éclairent vivement, fortement, oerveau, coeur et ventre, non seulement dans le présent, dans l'accident particulier où on nous les montre, mais dans tout leur passé, dans toute la signification de leurs individualités différentes, pour que ce miracle ait lieu, qu'elles soient non pas des évocations flottantes, mais véritablement des créatures humaines expliquées sans le secours d'aucun autre moyen que ce qu'elles disent, cela paraît presque insurmontable. Il faut une clarté, une logique, une concentration d'esprit, une puissance de synthèse qui, souvent, durent décourager.même les meilleurs, même les plus parfaits d'entre les écrivains.
J'ai toujours admiré ces qualités maîtresses du tempérament dramatique, dans les livres de M. Paul Hervieu. Elles sont rares, car s'il existe beaucoup d'écrivains qui écrivent pour le théâtre, il en est très peu qui, vraiment, s'élèvent jusqu'à cet art très spécial, au sens noble et grand où je l'entends. Logique, clarté, concentration d'esprit, aptitude aux généralisations, nul ne les possède à un plus haut degré que M. Paul Hervieu, et telle estsa force qu'il arrive à l'analyse profonde, par la synthèse. Savoir éliminer ce qu'il faut, dans une oeuvre d'art, et >riy conserver que .les traits indispensables et caractéristiques, sans sécheresse, tel est.tout le secret, et M. Paul Hervieu est aujourd'hui maître de ce secret. Chez cet homme, opiniâtre et réfléchi, ce n'a-.pas été:s*eu-
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PAUL HKRVIEU 13S
lement un don — lo don suppose uno faculté innée, une tendance naturelle de l'esprit, qu'il ne reste plus qu'à cultiver et développer — mais c'est une volonté d'art parfaitement, définie et consciente, et qui va s'accentuant, grandissant d'oeuvre en oeuvre, jusqu'à ces deux admirables et terribles livres :{Peints pareux-mêmes'«et/'iArmature, dont le retentissement dure encore. Los Tenailles sontle résultat de cette volonté.
Ce qui me frappe, ce qui m'a toujours frappé dans l'oeuvre de M. Paul TIervieu, comme une des plus certaines révélations de l'auteur dramatique qu'il devait être, c'est que, au-dessus de ses personnages enserrés dansla cangue des vices, cloués à la croix sanglante des douleurs, 'fixés au pilori des vanités et des ridicules, au-dessus de cette corruption, de cette lamentation, de cette déchéance, qu'il a marquées en traits farouûhes, plane un personnage mystérieux et> terrible qu'on ne voit pas et qu'on sent être là -toujours, un monstre dévorateur comme la Fatalité antique, «t dont l'invisible présence, dont l'action sans cesse agissante et désagrégatrice est pour porter les coeurs àplus de:pitié dans plus d'angoisse. *Ce n'est plus, comme dans les tragédies grecques, cette Fatalité, symbole des divinités.inexorables, mais la Fatalité moderne, représentation des conventions sociales et des lois humaines, où hurlent, combattent et se débattent les hommes douloureux.
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J'ai lu spuvent, clans les journaux, que M. Paul Ilervieu était un auteur mondain. Je voudrais bien savoir ce que c'est qu'un auteur mondain, et en quoi il se différencie d'un auteur qui ne serait pas mondain. Etrange classification que celle-ci, et pareille, en vérité, à celle par quoi tentèrent de se diviser les « professionnels » et les « amateurs », lesquels, tour à tour, firent retentir la presse de leurs revendications oiseuses.
Il y a une humanité, qui est un modèle constant, et quelqu'un qui recherche le sens, l'interroge et l'écoute. Celui-là, c'est l'écrivain, le penseur, l'artiste. Il importe peu que cet écrivain, ce penseur ou cet artiste, se place à un endroit déterminé plutôt qu'à l'autre, car l'humanité est partout. Elle est aussi bien dans les salons que dans les bouges, sous les lustres ruisselants de lumières que dans les ténèbres du jlogis miséreux. Peut-être la trouverait-on davantage dans les salons brillants, car la richesse et le luxe créent des besoins, des vices, des complications morales et, par conséquent, une somme plus grande de douleurs. M. Paul Hervieu a entendu crier ces douleurs, sous l'armure d'or dont elles se parent; il a vu les âmes saigner . et puruler, sous les visages en fête, les haines, les appétits montrer leurs crocs sinistres, sous les fleurs et sous les sourires, et il a voulu nous décrire l'enfer des
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petites passions et des grands drames qu'est un salon parisien. C'est son droit, il me semble, comme c'est le droit d'un autre de nous ouvrir l'enfer des bagnes, la tristesse des casernes, le seuil louche et meurtrier du paysan.
Alors quelques-uns, croyant ainsi donner le caractère des livres de M. Paul Hervieu, ont dit : « OEuvre de haine! » Non. OEuvre de douleur, et je dirai oeuvre de pitié. Le pessimisme n'est le plus souvent que de l'amour en révolte, ou, si l'on aime mieux, la révolte de l'amour. Et si la douleur est parfois si cruelle, c'est que, chez les Ames hautes, elle n'est que l'explosion des tendresses désenchantées.
Lisez non pas même les deux récents livres que je viens de citer, mais de-ci, de-là, dans cette oeuvre déjà considérable, des nouvelles, de courts récits, sur tous les milieux sociaux. Lisez Riri, Krabb, Guignol, les Deux Légionnaires et d'autres, au hasard... Lisez et écoutez ce que disent ces mots, sous l'ironie froide et tranquille de la phrase, ce qu'ils disent, même et surtout quand ils fixent un ridicule, une difformité, une sottise, un crime; écoutez quand ils font apparaître un de ces êtres grinçants qui semblent venir des confins de l'incommensurable, caricatures affolantes qui, sous le ridicule de leurs gestes, gardent toujours un arrière-aspect de vie mystérieuse et de grandeur tragique... C'est la souffrance, l'éternelle souffrance, et avec elle l'éternelle et souveraine pitié. Et plus le ridicule se grave sous l'entaille
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du mot) plus la.difformité s'exagère sous la morsure, do la. phraso, plus la souffrance: pleure et plus la pitié saigne.
Cette souffrance et cette pitié, M-, Paul Hervieu, en qui je reconnais un des plu» vibrants instruments de sensibilité -—mais de sensibilité inconsciente et raisonnante, — il ne la réserve pas exclusivement aux êtres à forme humaine^ mais aux botes dont il a fouillé l'inquiétant regard; maisaux plantes* mais à tout ce qui vit, comme si toutice qui vit fût frappé du môme: mal et qu'une inguérissable hérédité de douleurs: pesât» du môme poids supplioiant> sur toute la nature: et sur toute la vie...
(Le Gaulois, 28 septembre 1895.)
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LE BLASPHÈME DE CATULLE MENDÈS
J'étais donc, enfin, en présence de M. MounetSully!
On m'avait raconté tant de choses sur- là viearchaïque de notre grand tragédien, les décors médiévaux et les romantiques mobiliers dont il s'entoure, que masurprise —dès quej'euafranchi le seuil de sa maison, — fut de le voir si simple.
Si simple en ce ttilroir.
Ohl pas moderne comme du Jacques-Emile Blanche, pas contemporain du princedéPôligna'c, certes ; mais d'un passé discret, sans anachronisme «hoquant et sans bric-à-brac hurleur. Il était coiffé d'un ibonnet florentin, Bt rson< corps s'enveloppait dans les plis -droits d'une amplerobe de velours grema t. Sur un fond de verrièra Renaissance qu'illuminaient les (dernières lueurs du soleil clochant et debout devant tme sorte dJantiphonaire, le maître lisait des textes anciens, à haute voix* Et, daas la pièce où déjà ise prôpa-
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140 GENS DE THEATRE
raient les mystères du crépuscule, cela faisait comme un roulement d'orage encore lointain. A ma vue, il interrompit sa lecture et porta vers moi quelques pas noblement rythmés, sans toutefois dépasser le fond de verrière Renaissance où sa silhouette s'enlevait d'un rouge sombre, d'un rouge de brasier qui s'éteint. La fente de sa robe laissait voir le maillot de soie, d'un rouge plus clair, qui dessinait puissamment le michelangesque modèle de ses jambes ; et, parmi les poils noirs d'une barbe postiche à deux pointes, les dents, très blanches, éclataient, pareilles à des lumières de lune derrière un massifd'arbres. Je m'inclinai respectueusement,
— Qui que tu sois, sois le bienvenu en cette demeure, mon enfant! dit le maître avec un geste dont il prolongea la grâce auguste et planante, et dont je n'oublierai jamais le caractère — presque pontifical — de douce bénédiction.
Il ajouta :
— Tu semblés fatigué... Viens-tu de loin?... Estu étranger?... Parle sans crainte...
— Je suis reporter, répondis-je. M.Mounet-Sullylevavers le plafond, sur lequel
entre des guirlandes de fleurs, se jouaient des mythologies corrégiennes, un regard papillotant.
— Reporter... répéta-t-il. J'ignore ce que c'est... Vois-tu, mon enfant, je vis peu dans le contemporain... Mais mon âme, assoiffée d'idéal sans redingote et de beauté sans chapeau hauteforme, remonte sans cesse le cours des siècles et
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LE BLASPHÈME DE CATULLE MENDÈS ÎM>
converse:avec lesjhéros disparus... Que meiveuxtu donc?
Et sa voix>, autour! de nous, avait losretentisse?- ments sonores en ; même temps que les endettements gazouilleurs de la vague qui déferlé, se; brise et se; fond sur le sable uni des plagesv
J'étais ému au point que je ne savais plus que dire.) Devant cet- homme' prodigieux, en qui s'incarnaient tous les éléments de grâceet de terreur de la» nature, sources chantantes,, cataractes furieuses/ laves desvolcans> eh les; mers, et les montagnes,- et lès forêtsj je me sentais comme paralysé. Enfin; par/ un violent effort de; ma volonté, je parvins à? me ressaisir; et, d?unevoix tremblante, je balbutiai :
-— Maître; je viens à vous à propos de Catulle Mondes...
— Dieu le garde ! émit legrand tragédien, qui, , d'un geste arrondi et selon 1er plus pur rythmé;
ramena un peu de sa robe sous son aisselle gauche et ensuite; se croisa les bras. Et toi; sois doublement le bienvenu; car ,messire, Catulle est de mes amis, et* par ma barbe, je le tiens pour le meilleur parmi les poètes s lyriques de ce temps... Dismoi?... fit-il unmouveau sonnet?
—-Hélas! maître!'
-—Ou bien composa-t-ii une ode assez belle pour que je la puisse ^ réciter devant des foules admirantes?
— Hélas I hélas !... Je crainsi maître, qu'il n'ait blasphémé.
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142 GENS DE THÉÂTRE
— Hé! hé!... rassure-toi, petite âme inquiète. Le blasphème est délassement littéraire et vertu de poète. S'il est bien rimé, un blasphème ne rime à rien, mon enfant... Moi aussi, j'ai blasphémé... et c'était de la Beauté...
Je répliquai vivement, car je commençais à me rassurer: <
— Sans doute, quand il s'adresse à Dieu, un blasphème n'est rien... La seule raison d'être de Dieu et son unique prétexte à exister demeurent qu'il soitcongrûment blasphémé parles poètes... Mais le blasphème de Catulle Mendès n'alla pas contre Dieu, maître, il alla contre quelqu'un de plus grand que Dieu... contre...
— Parle!... Mais parle donc!...
— Contre vous, maître !... Et le blasphème était en prose!
— Par mon épée! rugit le grand tragédien, qui laissant tomber le pan de robe de dessous son aisselle gauche, projeta, de toute la longueur de ses bras, sur le fond de verrière Renaissance, un geste d'une souveraine beauté tragique.
Mais il se remit vite de cette émotion violente. L'orage qui grondait en sa mule poitrine se calma soudain, et, d'une voix rassérénée, basse et profonde encore pourtant, il dit, pendant qu'il redisposait dans un ordre savant les plis dérangés de sa robe :
— Et pourquoi ce blasphème contre moi?... Et à quel propos?... Et, surtout, pourquoi faut-il que ce blasphème fût en prose ?... Ignore-t-il donc, le poète Catulle, que, lorsqu'il n'est pas en
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LE BLASPHÈME DE CATULLE MENDÈS 143
vers, un blasphème devient une insulte vulgaire... Allons, révèle-moi le blasphème de Catulle! Je m'enhardis et, l'exem pie exaltantmes facultés dramatiques, voici comment je parlai, en faisant des gestes abondants et prestigieux :
— Maître, dans une page notoire et de vous seul inconnue, Catulle Mendès prétend — mais de quels merveilleux éloges ne capitonna-t-il pas la dureté hardie de ce jugement — que vous ne comprenez rien au personnage d'Hamlet... rien, rien, rien!.,. Et de cette critique il donne des raisons astucieuses, que, par ma foi, pour les pauvres petits esprits que nous sommes, elles semblent définitives et sans réplique. Mirages, sans doute, mais combien dangereux pour votre gloire!...
Sûr de l'immortalité de sa gloire et conscient de l'infaillibilité de son génie, M. Mounet-Sulîy esquissa un geste éloquent dont l'expression verbale tenait tout entière en ces mots brefs et familiers : « Je m'en moque ! » Je continuai, admirant de le voir si calme.
Si calme, en ce miroir.
— D'après M. Catulle Mendès, dis-je, Hamlct n'est pas du tout l'âme forcenée, et violente, et rugissante, l'àme mélo que vous croyez, maître... C'est, au contraire, tiye âme irrésolue et veule, et qui redoute et qui, sans cesse, recule l'in3tant de l'action. Hamlet est tout entier en ceci, qu'il no veut pas agir par paresse, lâcheté morale, indifférence... Mais je vous renvoie au texte môme où
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144 GENS DE THÉÀTftP j
Catulle Mendès analyse, discute et prouve la véracité de sa thèse... Au physique, — et ici Catulle Mendès s'arme-de Shakespeare lui-même, quia tracé d'Hamlet un portrait très net, lequel devrait supprimer toutes les hésitations, — nous le représente au rebours de saréelle image... Hamlet n'est pas le pommadin élégant, le ténor aux grâces douteuses, le beau brun fatal de l'Ambigu que vous ornez de si mièvres dentelles, et de velours si peuvéridiques... une gravure de modes du temps... Non! C'est un monsieur plutôt débraillé, fort négligé de sa personne, court d'haleine et plein de bière, avec, en outre, des cheveux filasses mal peignés et un ventre qui bedonne. Ophélie ne nous le montre-t-elle pas « le pourpoint tout défait, la tête sans chapeau, les bas chiffonnés, sans jarretières et retombant sur la cheville »? Une sorte de bohème, quoi!
M. Mounet-Sully m'arrêta sur ce mot qui le fil sursauter et, les deux bras levés en l'air, il dit, avec de resplendissantes grimaces :
— Hamlet, un bohème!... Par le Christ, voilà qui est stupéfiant... Mais s'il était un bohème,estce qu'IIamlet serait tragique? Etre tragique, ou ne pas être tragique, voilà la question!...
Il marcha dans la pièce, fiévreusement. Sous le maillot de soie, les muscles de ses jambes se bandaient comme des câbles. 11 poursuivit :
— Je pourrais rétorquer un à un — et victorieusement — tous les arguments et paradoxes de messire Catulle,., Ma réfutation sera seulement
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LE BLASPHÈME DE CATULLE MENDES 145
celle-ci : un bohème n'est pas, ne peut pas être, ne sera jamais tragique!... Mendès confond Shakespeare avec Murger et Hamletavec Courteline... Et puis, que m'importent Mendès et Shakespeare et les poètes!... Ils ne savent pas ce qu'ils disent... Les poètes et leurs drames, ce sont des virtualités biscornues, des entités dépareillées, des mensonges... Poussière, poussière, poussière!... La création, c'est moi ; l'harmonie, c'est moi; l'oeuvre, c'est moi; le génie, c'est moil.,. Ma voix, mes gestes, mes dents!... Et rien au delà... Ah ! que de fois je l'ai dit à Glaretie : « A quoi bon des pièces?... Ma voix, mes gestes, mes dents... et rien... au-delà! » Mais Glaretie ne m'écoute pas... Retourne vers Mendès, mon enfant, et redis-lui mes paroles, et dis-lui aussi : « Va dans un couvent, Ophélius Mendès ! A quoi bon te faire nourrice d'erreurs et de blasphèmes?... Je t'ai aimé jadis. »
M. Mounet-Sully demeura un instant silencieux; puis, d'une voix profonde, d'une voix de gouffre, il prononça :
— Décidément, il y a quelque chose de pourri dans le Danemark de la littérature.
La nuit était venue. Calmé, le grand tragédien s'approcha de l'antiphohaire et se remit à lire des textes anciens. Et c'était lui qui, maintenant, dans sa robe rouge, ilamboyait sur le fond assombri de la verrière Renaissance.,,
(Le Journal, 7 juin 1890.)
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LES PINTADES
Quelqu'un me racontait, hier, ceci.
Après la représentation, au Théâtre-Libre, du Canard sauvage, le défunt Hector Pessard — Dieu lui pardonne ! — se trouvait dans un état de dangereuse prostration. Se sentant du vide dans le cerveau, du vide sous les pieds, du vide partout, il dut s'affaler sur une chaise, clans un couloir, près d'une hospitalière ouvreuse. Les mains croisées sur le bec de sa canne, appuyé sur ses mains, et la tête roulant sur le menton, il regarda s'écouler le public comme un mauvais rêve. 11 n'avait môme plus la force de penser que le spectacle était fini et qu'il fallait s'en aller. Il ne reconnaissait plus ses amis, il ne reconnaissait plus Sarcey, il no se reconnaissait plus soi-même, et il no savait plus où il était, ni s'il était réellement quelque part, et dans quel affreux symbole, d'ironistes génies, de ricanants fantômes hyperpauërisés avaient précipité son intellect, si solidement éduqué pourtant par Mossieu Thiers et par
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LES PINTADES ! 147
Mossieu Scribe. 11 ne disait rien, ne protestait pas contre la mauvaise plaisanterie dont il était la victime, ne se plaignait de rien, mais ses yeux plus ronds que de coutume, plus distendus, exprimaient la stupeur douloureuse qu'on voit aux yeux des enfants qui, jouant au cerceau, se trouvent, tout d'un coup, en présence d'une chose terrible, ou inusitée, à laquelle ils ne comprennent rien. Un ami, assez informé en physiologie pour savoir qu'une si violente incompréhension peut amener une congestion cérébrale, mortelle, eut pitié de M. Hector Pessard et l'emmena, en fiacre, d'abord, puis souper.
Dans le fiacre, l'infortuné critique ne cessait de gémir :
— Ah! ce canard!... Quel cauchemar \ de canard!... Et pourquoi ulule-t-il comme un hibou?... Et de quelles mers extravagantes vientil donc?... De quels marais inconnus?... De quels liords préhistoriques?... Pourquoi aussi faut-ii que ce canard ait des pattes de salamandre et des ailes de chauve-souris?...
Durant le souper, un peu remis, il faisait des plaisanteries moins fantastiques et plus parisiennes :
— Voyons!... Ce n'est pas tout ça!... Go canard est-il aux petits pois?... aux navets?... aux oranges ?... Est-il à trois becs?... Ah ! si du moins, il était à trois becs, avec de la musique, rigolote et sautillante!...
L'ami tenta de lui expliquer ce que c'était que
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148 GENS DE THÉÂTRE
le Canard sauvage, commenta l'oeuvre acte par acte, personnege par personnage. Ce fut en vain. Du moment que ce canard n'était ni aux petits pois, ni à trois becs, M. Hector Pessard ne « voulait rien savoir ». A six heures du matin, lorsqu'il sortit du restaurant, le critique n'avait pas encore compris, et par de fortes raisons ; sous l'autorité des plus éminents confrères de son Syndicat, il établissait catégoriquement la supériorité dramatique de M. Dennery, génie clair, sur Henrick Ibsen, ténébreux symboliste et incompréhensible Lapon.
Et que n'eût-il pas dit, si une mort prématurée causée sans doute par les incessantes crises cérébrales et cardiaques que lui valurent si souvent les oeuvres de Shakespeare, d'Isben et de Moeterlinck, ne lui avait épargné la douleur professionnelle d'assister, l'autre soir, au théâtre de l'OEuvre, a la représentation, si glorieuse, de Peer Gynt!
Hélas ! il eût dit de Peer Gynt ce qu'ont dit la plupart de ses confrères survivants : brouillards du Nord, ours polaire, génie latin, obscurité Scandinave... Car il ne faut pas croire que M. Hector Pessard soit aussi mort qu'on le pense. Il vit, revit et sévit dans l'urne de presque tous nos grands et admirables critiques. Mais s'ils demeurent aussi incompréhensifs que l'était M. Hector Pessard, ils lui sont supérieurs en ceci qu'ils s'affirment plus intolérants. M. Hector Pessard avait de l'honnôteté dans l'incompréhension, et de la conscience dans l'ignorance; j'en,*»#
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tends qu'il admettait parfaitement que d'autres comprissent là où il ne comprenait rien, et qu'ils fussent émus par des beautés qui le laissaient froid et sceptique. En quoi ses confrères diffèrent de lui. Ils font de leur compréhension une exigence universelle, un dogme d'infaillibilité, un code d'esthétique rigoureux qu'il ne faut pas transgresser, sous peine d'être un snob, un imbécile ou une canaille.
C'est que les critiques ne viennent pas au théâtre pour comprendre et être émus : ils y viennent pour voir des décors, des petites femmea nues sur la scène, des femmes drôlement enchapeautées dans la salle, des petites femmes dont on pince, sacerdotalement, le derrière, dans les couloirs encombrés et la pénombre des baignoires. Et ils y viennent aussi pour entendre des calembours, des couplets polissons, des psychologies à la Dumas, des émotions en simili et des humanités en toc, et de l'Àugier, et du Sardou, et du Dennery, et du Gondinet toujours — ahl le Gondinetsi leste, si pimpant, si satiriste I —et les anecdotes de Sarcey, et les éruditions de Faguets, et les mots de tout le monde et le talent de personne. Gela ne demande pas une grande dépense intellectuelle et favorise les digestions d'un honnête homme. Tout ce qui les dérange de leurs petites affaires, tout ce qui les distrait d'une belle cuisse, d'une belle croupe et d'un beau téton, tout* ce qui les force à penser, voilà l'ennemi. Entre Peer Gynt, par exemple, et une baliverne quelconque
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ISO GENS DE THÉÂTRE
aux Nouveautés, leur choix n'hésite pas : ils vont aux Nouveautés. C'est ce qu'ils appellent fuir les brumes du Nord, pour se tremper l'àme aux clairs et chauds rayons du génie latin, leur génie, notre génie, le génie de M. Blum !
Et puis, le nouveau les irrite, les désoriente, les épouvante. Ils se sentent si seuls, si petits, si désarmés devant ce qu'ils voient et entendent pour la première fois! Alors, ils crient, ils crient comme ils peuvent, comme les pauvres chiens crient à la lune, et ils invoquent Molière, Corneille, Bormer, Dumas, le génie de la race, et la race du génie, pour rester dans le grand, dans l'art, sur les hauteurs.
Avez-vous vu des pintades sur une pelouse? Elles vont en troupeau, légères, gracieuses, un peu folles, le col mince, infléchi, comme celui des cygnes : les basques de leurs plumes étalées et bouffantes, elles vont picorant les insectes et les menues vermines, parmi l'herbe mouillée. Soudain, dans une touffe, voici un bracelet d'or, un collier de perles vives que la belle châtelaine, encourant, égara. Et les pintades s'arrêtent, s'effarent. Tout à l'heure, elles ont salué les bouses de vaches, les crottes de lapins, les petits cadavres des mulots, comme des amis, comme des choses de leur connaissance et de leur intimité. Mais que signifie ce bracelet dont l'or reluit dans l'herbe; qu'est ce collier qui, sous la lumière, se nuance do tous les tons du rose? Les pintades l'ignorent. Et comme elles l'ignorent, elles en
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LES PINTADES ! 151
concluen que ce bracelet et ce collier ne peuvent être que des choses terribles, dangereuses, abominables, auxquelles on ne doit rien comprendre, et dont il faut avoir de l'effroi. Alors, elles se mettent en rond, à distance prudente autour de ce terrible bracelet, de cet incompréhensible collier, et le col tendu comme une flèche, les plumes hérissées, les caroncules rouges de colère et de peur, elles crient, crient, crient, jusqu'à ce qu'un chat qui rampe dans l'herbe, ou un épervier qui plane dans le ciel, vienne les disperser.
Je n'ai jamais assisté à un pareil spectacle sans penser aussitôt aux critiques et à leurs attitudes de bouffonne colère, chaque fois qu'ils se trouvent en présence d'une chose qu'ils ne connaissent pas et surj/quelle il n'existe point d'opinions établies et de jugements tout faits.
Mais cela n'empêche pas les colliers d'être de perles, les bracelets d'or ciselé, et les chefs, cl'oeuvre, pas plus que cela n'empêche les bouses de rester bouses, les crottes de rester crottes, et les cadavres de mulots de rester charognes. Ce qu'il y a d'admirable, dans la critique, c'est qu'elle est impuissante à rien changer de ce qui est, et à transformer les colliers en bouses, et en crottes les bracelets d'or.
Parce qu'il y aura toujours, mon cher Mendès, des voix comme la vôtre, pour dominer, même unique, les cris des pintades en troupeau, et pour proclamer, vous, poète et créateur, le triomphe de l'éternelle Beauté.
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152 GENS DE THÉÂTRE
Et parce que, aussi, il se rencontrera toujours des énergies, des ténacités, des enthousiasmes, et des désintéressements, comme ceux de M. Lugné-Poë, qui, sans argent, sans décors, sans troupe, avec des oeuvres comme Peer Gynt, du vieil Ibsen, dont vous avez dit, Mendès, l'auguste génie puéril, sauve, de loin en loin, l'ignominie du théâtre contemporain.
{Le Journal, 15 novembre 1896.)
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ENTR'ACTE A « L'OEUVRE »
L ABONNE
Gomment trouvez-vous ce premier acte?
LB CRITIQUE
Vous le demandez?... Idiot, mon cher, je le trouve scandaleusement idiot!... On ne discute pas ça... Voyons, qu'est-ce que cela veut dire? Y comprenez-vous quelque chose?
L'ABONNÉ
Non, bien sûr !
LE CRITIQUE
Et qu'est-ce qu'ils me chantent avec leur foi? Est-ce que vous éprouvez le besoin d'avoir de la foi, vous?... de croire à des balivernes?... Quand nous avons la science, la science moderne, là, sous la main I Ah! elle est bonne!... Tenez, voilà notre ami Stoullig, là-bas!... Regardez-le! Est-ce qu'il a le gabarit d'un bonhomme à qui la foi serait nécessaire?... La foi, c'est bon pour le peuple, et encore... Tout cela ne tient pas debout!
'&*&.*.!
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154 GENS DE '"jÉÀTRE
L'ABONNÉ
Un siècle après Voltaire!... Confondant, hein?... D'abord, moi, il y a une chose qui me gêne... 3v> ne peux pas prononcer le nom de cet auteur-là!... Quand je veux le prononcer, ça me chatouille le gosier, et je tousse... Ça n'est pas un nom, c'est une grippe!... On n'a pas l'idée de s'affubler de noms pareils...
LE CRITIQUE
Pourquoi, aussi, voulez-vous le prononcer?... Qu'est-ce que cela vous fait son nom? Quand je viens ici, moi... pan!... je sais que l'auteur sera Norvégien... Et ça me suffit!... Et c'est jugé!
L'ABONNÉ
Lé fait est qu'on abuse ici, vraiment, des Norvégiens et de la Norvège!... que diable! Il existe d'autres peuples, sur le globe, sans parler de la France!... Mais je n'en parle pas, de la France!... Elle n'est plus à la mode, la France!... Vieux jeu, la France!... Et Molière?... Fini, Molière!... Et Labiche, et Gondinet !... finis, finis !... Il n'y a plus que des Norvégiens!... Ah! c'est extraordinaire!... Ce sont donc de bien grands hommes, ces Norvégiens?... Des hommes comme il n'en existe pas d'autres? des hommes épatants?...
LE CRITIQUE
Ce sont des pêcheurs de harengs, tout au plus... et qui astiquent leurs bottes avec de l'huile de poisson!...
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ENTRACTE A « L'OEUJJVRE » 15$
•'»'
/'
L ABONNE*
Alors, quoi?
LE CRITIQUE
C'est comme ça!... Ne cherchez pas de raisons à cette invasion, chez nous, des bonshommes de neige!... Il n'y en a pas !... Hier, c'était Moscou..» aujourd'hui, c'est Christiania!... Demain, ce sera peut-être Honolulu... Modes dont on no peut expliquer' la psychologie, et qui ne tiennent à rica!...
L'ABONNÉ
C'est triste !
LE CRITIQUE
C'est-à-dire que c'est effrayant!... Tenez, le docteur Toulouse, avec qui je déjeunais, ce matin, chez Jane Hading, dont il est en train de prendre toutes les mensurations... — Il ne s'embête pas, hein! le docteur; est-il assez malin, ce diable d'homme? — Oui, eh bien! le docteur Toulouse me disait : « Pas de mentalité, pas de thermomentalité, les Norvégiens... Qu'est-ce qu'ils peuvent savoir, qu'est-ce qu'ils peuvent penser, puisqu'ils sont, tout le temps, dans les glaces et sous la neige? » Et il nous racontait qu'il avait pris la température d'un auteur dramatique de la Norvège... Trente-cinq degrés au-dessous de zéro, mon cher... Alors, quoi?
L'ABONNE*
Ça ne m'étonne pas!... Ça se sent dans leurs ouvrages... Brrr!...
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-I5G GE?S DE -fl,'^TRB
t
LE CRITIQUE
Oui, il y a un diable do froid dans leurs pièces!... Moi, maintenant, je vais venir ici avec un bonnet d'cider, des bottes fourrées de renard gris... et des skys aux pieds... (Ils rient.)
L'ABONNÉ
Et moi, je vais venir dans un traîneau attelé de rennes... (//s rient.) Soyons sérieux... Ibsen?... Mon Dieu ! Ibsen, passe encore!... C'est absurde, c'est incohérent, c'est obscur, c'est rasant... C'est tout ce que vous voudrez, oui!... Mais, tout de môme, on peut accepter Ibsen, de temps en temps, à l'extrême rigueur!
LE CRITIQUE
On peut l'accepter quand il chipe ses pièces, par exemple, à George Sand ou à Alexandre
Dumas fils ! Ainsi, tenez, Peer Gynt... c'est
Lelia, tout simplement!... Et la Dame de la mer P... savez-vous bien ce que c'est que la Dame de la mer, la fameuse Dame de la mer?... c'est la Dame aux Camélias, mon cher !... Il n'y a pas d'erreur... Ça saute aux yeux!... Seulement Peer Gynt est une Lelia incompréhensible... La Dame de la mer, une Dame aux camélias absconse, fiordesque et polaire...
L'ABONNE'
Oui, absconse!... Ah! oui, combien polaire!... <et tellement fiordesque!... Alors, ces gens-là ne peuvent rien inventer par eux-mêmes?...
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ENTR'ACTE A « L'OEUVRE » 157
LE CRITIQUE
Gomment voulez-vous?... Quand on a dans les veines une température de trente-cinq degrés au dessous de zérol... Et, vous savez, c'est absolument scientifique!... Concluez!...
L'ABONNÉ
Je n'en disconviens point!... Et Dieu me garde de m'insurger contre la science!... Diable! Mais, enfin, pour Ibsen, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous... Je trouve encore, dans Ibsen, par-ci, par-là... quelque chose!... Je trouve des circonstances atténuantes, si vous voulez!... Je ne pourrais pas vous dire quoi, non!... Est-ce de la poésie, de la philosophie, de l'ironie !... Est-ce de la psychologie, ou de la sensibilité, ou encore de la logique?... Est-ce du style?... Ma foi, je ne sais pas !... N'empêche qu'il y a, tout de môme, dans Peer Gynty tenez, en dehors des plagiats effrontés, condamnables, que vous me signalez... il y a un je ne sais quoi... un petit rien, qui vous intéresse...
/ LB CRITIQUE
Allons bon!... vous voilà pincé, vous aussi!
L'ABONNÉ Mais non!... Mais non !
LB CRITIQUE
Vous cherchez des atermoiements, mais vous êtes pincé, comme les autres, mon cher... Je sais comment cela commence... Un petit rien... Un petit picotement d'abord!... Et puis après, le
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158 GENS DE THÉÂTRE ■
grand frisson, le grand délire! Ça y est!... Vous «ôles fichu... Cola devait arriver!...
L'ABONNÉ
Que vous êtes drôle!... Mais je vous dis que non... Mais je proteste!... Je no parle que d'Ibsen, bien entendu... et encore je ne parle que d'une touto petite lueur dans l'immensité de ces ténèbres... Quant aux autres... Quant à celui-là, par exemple : à ce Bji... a ce Bjo... — quel nom, mon Dieu ! — à ce Bjoernson, ça, je l'avoue (avec esprit), c'est au-dessus do mes forces... On ne pouvait pas trouver une meilleure critique de la pièce que ce titre... Ce qui, véritablement, est au-dessus des forces humaines, c'est de comprendre cette pièce-là!...
LE CRITIQUE
Je défie n'importe qui de m'expliquer ce galimatias. Gela n'a ni queue, ni tète. C'est en dehors de toutes règles, de toute raison, de tout mouvement dramatique !... Une véritable mystification, quoi! Et dire que, tout à l'heure, à la scène de l'éboulement, cette scène si ridicule, si grotesque, et qui vient là comme des cheveux sur la soupe, est-ce vrai?... Mon voisin était ému, ému!... Il avait des larmes plein les yeux!... Il pleurait, ma parole, tel un jeune veau... Non, c'est crevant !... Et il se répétait, à lui-même, tout bas .: « C'est sublime, c'est sublime!... » J'avais une envie folle de l'empoigner par les revers de son habit, de le secouer, de, lui crier :
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KXTR'ACTE A « L'OEUVRE » U>9
« Qu'est-ce qui est sublime, crétin?... Ou vois-tu du sublime, idiot?... Explique-toi. » À quoi bon? Et Mondes? l'enthousiasme de Mondes, lavezvous remarqué?... Pourtant, lui, ça n'est pas par bôlise!...
L'ABONNÉ Non. Mais c'est un poète.
LE CRITIQUE
Et les poètes voient des choses, des choses, là où nous autres gens sensés, d'esprit rassis et de jugement sain, nous no voyons rien du tout!... Oh! les poètes, dans une démocratie, quelle pitié!... Du reste, ici —examinez ce public — rien que des snobs et des fous!... C'est une maison dangereuse et qu'on ne devrait pas tolérer plus longtemps. Croyez-moi, cher ami, si le gouvernement n'y met bon ordre, le génie français si clair, si brave, et qur ne va pas chercher midi à quatorze heures, court le plus grand risque d'attraper la peste Scandinave... une contagion terrible!... Moi, j'y viens par devoir professionnel... par métier... par mépris!... Je ne crains rien... Je porte en moi-même, en mon esprit si fortement nationaliste, toutes les immunités désirables... J'ai le cerveau, toute la moelle imprégnés du sérum des belles traditions de la race... Je suis vacciné... Mais vous?...
L'ABONNE
Oh ! moi, je suis à la Bourse... Je fais des primes!
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160 GENS DE THE'ÀTRE
LE CRITIQUE
Qu'importe? Pourquoi venez-vous ici?... Pourquoi, par votre présence ici, par votre argent, donnez-vous une sorte de consécration à ces dangereuses et infâmes expériences?... Oui, oui, je sais ce que vous allez me répondre. Mais les faits sont là, mon cher... et ils sont navrants !... Je connais de très braves gens, tenez, je connais des échelliers à l'âme droite, aux admirations vigoureuses et traditionalistes, pour qui le Dennery et le Blum étaient, jusque-là, la nourriture spirituelle et qui, peu à peu, sans qu'ils s'en doutent, se sont laissé prendre, envahir par le mal... Ils ne parlent plus que de Canard sauvage et de Brand... Quant aux Deux Orphelines, ah ! ils en sont bien loin, aujourd'hui!... On leur dit : « DumasI Augier! » Et ils répondent : « Ibsen! Ibsen!... » Des échelliers, oui, mon cher !
L'ABONNÉ
Oh ! moi, la littérature, je puis bien vous le confesser, je m'en moque comme de mon premier agent de change. Elle me passionne, mais je m'en moque,.. Je suis abonné à l'OEuvre comme j'étais abonné au Théâtre-Libre, par chic, par curiosité, parce que cela fait bien d'être abonné à un théâtre d'avant-garde et de ne pas avoir l'air de donner éternellement dans le Sardou!... Et puis, je m'étais imaginé que ça serait très raide... disonsle franchement... que ça serait très cochon!... et que, de temps en temps, on s'enverrait aussi des
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EXTR'ACTE A « L'OEUVRE » 161
«oups de canne et des petits bancs a travers la figure, dans les couloirs!... Au lieu de cola, des pièces austères, des grandes machines assommantes, dont les poètes expliquent qu'elles sont sublimes, géniales, est-ce que je sais?... Dos ouvrages pas du tout rigolos, où l'on m'apprend que je dois être moi-même, qu'il faut que je fasse le tour, que je passe dans la cuiller du fondeur, ou bien encore, que je m'élève vers le surnaturel, parla prière et par la foi!... Ah! non!... Et au lieu des batailles, si amusantes, dans les couloirs, des gens émus, des gens qui pleurent, et Mendès qui s'enthousiasme!... J'en ai assez!
LE CRITIQUE
Avouez que ce farceur de Lugné-Poë vous a posé un fameux Lapon ?
L'ABONNÉ
Très drôle, le Lapon!... Oui, il m'a posé un fameux Lapon, et même il m'en a posé plusieurs !... J'en ai assez comme ça!... J'en ai trop!... Zut!
LE CRITIQUE
Ah! cher ami, quelle joie vous me faites!... Zut!... le joli et si court, si prestement national, comme il résonne, délicieusement, à mes oreilles françaises!... Zut!... Comme je vous retrouve enfin dans ce mot bref et vibrant, tel un coup de clairon!... Zut!... Gomme je m'y retrouve moimême!... Zut! Zut! Zut!... Chercher ailleurs, dans de fabuleux pays, sur des terres mortes, de
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1G2 GENS DE THÉÂTRE
soi-disant émotions littéraires, alors que nous avons, chez nous, ce Zut! si joyeux et si clair, et si sublime, ce Zut! divin qui dit nos urnes, notre esprit, notre bravoure, notre gaîté, nos croyances!... quelle aberration!... quelle folie! quel crime !... Ah ! redites-le, redisons-le ensemble, ce mot lustral, et qu'il se répando de nos lèvres, dans toute cette salle, pour en laver les boues étrangères... et qu'il aille, tout droit, comme le défi de notre génie, frapper la face obscure, la face des ténèbres des Ibsen et des Bjornson!... Zut ! Zut ! Zut ! Ah ! ce Zut ! cliquetis de nos épées, baiser de nos amantes, rire vengeur et triomphant de notre Paris !... Zut!
L'ABONNÉ Zut! Zut!... {Sonnerie pour le deuxième acte.)
LE CRITIQUE
Et maintenant, cher ami, le rideau va se lever... Je voudrais bien dormir, car je suis éreinté... Tantôt, j'ai passé un petit cinq à sept, chez Clara Gentiane... J'étais en train; elle m'a beaucoup fatigué... Je vais dormir... Mais si, au cours de cet acte, il se passait quelque monstrueuse imbécillité, réveillez-moi, je vous prie... Il me serait pénible d'avoir manqué l'occasion de jouir avec frénésie de la confusion de ces sauvages... Ensuite, nous irons au Casino de Paris, nous rincer l'oeil, l'esprit, l'âme...
L'ABONNÉ Et le reste...
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ENTR'ACTE A (( L'OEUVRE » 163
LE CRITIQUE
Le reste surtout... parfaitement! (Il s'endorf.. rideau se lève»)
{Le Journal, 24 janvier 1897»}
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APRÈS LE RÈVË !
Hier matin, on m'annonça que le pasteur Bratt demandait instamment à me parler. Le pasteur Bratt!... Voilà qui était inattendu!,.. Si je fus étonné, vous pouvez le croire. Et je songeai tout de suite à une mystification.
— Quel pasteur Bratt? interrogeai-je.
— Mais le pasteur Bratt, d'Au-delà des forces, me fut-il répondu. Il n'y en a pas d'autres...
— Vous êtes sûr?
— Dame!
— Faites entrer! commandai-je... Sapristi!,.. Faites entrer le pasteur Bratt!.,. Le pasteur Bratt chez moi!... diable!
J'étais fort agité, anxieux de ce que voulait de moi cet homme extraordinaire, Le pasteur Bratt entra.
Il était vêtu d'une longue redingote noire, pisseuse et frippée ; son gilet, sans châle ni revers, boutonné très haut, ne laissait passer qu'un mince liseré de col blanc, Une rangée de clous surhaus-
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APRÈS LE JIÊVE ! 16")
sait ses chaussures, comme dos patins. Et sa démarche était pesante, son regard trouhle, sos dieveux tout blancs, sa barbe pas faite. Et il semblait vieux, vieux, vieux!
Après les salutations d'usage, je le priai do s'asseoir.
— Monsieur, me dit-il, excusez ma hardiesse et mon importunité... Mais M. ïhaulow m'a beaucoup parlé de vous...
— Vous n'arrivez donc pas de Norvège !
— Pas directement !... J'ai fait un petit crochet... J'arrive de Dieppe ou je débarquai, il y a quinze jours, à peu près, d'un navire marchand, chargé de fourrures de lynx, de sapins et do harengs fumés. Je m'étais caché dans ce navire, à fond de cale, parmi les barriques, car on avait commencé contre moi, là-bas, une instruction criminelle, et l'on m'accusait de complicité dans l'affaire de la dynamite... vous savez bien.,, le vieux château !
— Ah ! vraiment !
— Ça n'était plus drôle et, au train dont les choses marchaient, je ne m'en serais certainement pas tiré... Je préférai éviter toute espèce de conversation avec les gens de justice, et je partis... A Dieppe, M. Thaulow, en qualité de compatriote, me donna l'hospitalité... C'est un charmant homme et plein d'esprit, et qui, ma foi ! peint d'assez jolis clairs de lune, n'est-ce pas? Il me dit que vous m'acoueilleriez avec bonté. Je suis donc venu vous demander — oh ! rassurez-vous — vous demander un conseil, seulement...
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1GG GENS DE THÉÂTRE
— Parlez, monsieur le pasteur, et tout ce que je pourrai... croyez quo... jamais je n'oublierai votre admirable éloquence, et combien vous m'avez ému !
— Oui... Oui... Je sais... M. Thaulow me l'a •dit... Merci!
Il consentit, enfin, à s'asseoir... Et s'étant recueilli, durant quelques secondes, voici comment il parla :
— Je suis dans une situation fort difficile... Vous connaissez mon histoire, n'est-ce pas?... Elle est effrayante... Pour avoir rêvé l'accomplis•sement
l'accomplis•sement miracle, dans l'ordre divin et dans l'ordre humain et, pour avoir successivement échoué, en ce double rêve, j'ai tout perdu, ma foi, ma fortune, ma situation sociale et jusques à ma raison d'être philosophique et dramatique... Je ne suis plus pasteur... je ne suis plus révolutionnaire... je ne suis plus rien, pas même Norvégien... Que faut-il maintenant que je fasse?... Je ne sais plus que devenir.
— Sur la foi de Bjornson, je croyais que vous étiez devenu fou, à la suite de l'explosion?
— Je le croyais aussi. Par malheur, cette folie, qui eût tout simplifié, n'était pas une folie sérieuse. 'Ce ne fut qu'une congestion cérébrale, bénigne, dont je guéris, hélas! parfaitement bien, et qui n'a pas laissé de traces sur mes méninges.
— Fâcheux ! murmurai-je sur un ton de réelle compassion... Très fâcheux! La folie eût été une solution logique et belle.
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APRÈS LB REVE ! 167
— A qui le dites-vous?i Quand on est fou, au moins on est logé et nourri !
Nous restâmes, quelques minutes, silencieux et embarrassés. Le pasteur Bratt regardait le plafond, d'un air vague. Moi, je me frottais les genoux avec une obstination de masseur qui veut réduire une hydartrose. Afin de rompre ce silence gênant, j'adressai brusquement à Bratt, cette question :
— Au fait!... Pourquoi n'avez-vous pas épousé APSang?
L'ex-pasteur ne sourcilla pas, et il répliqua d'une voix tranquillement ironique :
— Si cette histoire, monsieur, s'était passée en France, où tout finit par des chansons de mariage, et que le destin, au lieu d'être conduit par Bjornson, l'eût été par M. Victorien Sardou, j'eusse certainement épousé Mlu Sang... Et nous aurions eu beaucoup d'enfants, ainsi qu'il convient à un ménage de braves protestants... Mais, en Norvège, nous ne comprenons pas les dénouements de cette façon simple, cordiale, et, permettez-moi de vous le dire, un peu vulgaire. D'ailleurs, M,le Sang ne voulut pas de moi... C'est une créature assez bizarre et qui, parfois, manque de logique... Elle me reprocha, avec une aigreur cérémonieuse, d'avoir dissipé mon bien dans la grève.♦•
— Vraiment?...
— Oui... Et ce n'est pas tout!... Elle me reprocha aussi avec force arguments philosophiques, la mort de son frère Elie... Or, admirez
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168 GENS DE THÉÂTRE
l'inconséquence et ce qu'on appelle l'obscurité de nos âmes Scandinaves... Sans hésitation, elle épousa Holger, qui, pourtant, lui avoua avoir été Tunique meurtrier de mon malheureux ami !... Eh bien, je vous fais juge... A côté des six balles du revolver d'Holger, que pesèrent dans la cervelle de ce pauvre >Élie les quelques paroles enflammées —, des mots, des mots, des mots, n'est-ce pas? — par quoi je l'entraînai à des actes désespérés et sublimes?
— Ce serait à discuter. Mais Holger!... Gomment?... M,le Sang a épousé Holger?... Holger! Vous ne vous moquez pas de moi?... Vous possédez, en ce moment, toute votre raison?...
Et mon indignité montait, montait.
— Savez-vous bien, criai-je, que votre théâtre ne prendra jamais chez nous, avec de tels illogismes, que c'est une chose abominable et qui ne tient pas debout?
— Je vous demande pardon, répliqua froidement le pasteur, cela tient fort bien debout... Ce qui ne tient pas debout, c'est Holger, puisqu'il est cul-de-jattc.
Et il ajouta, sur un ton de mélancolie un peu amère :
— Mlle Sang a beau avoir fondé un hôpital sur la cote... c'est une femme comme les autres!
— L'argent, n'est-ce pasl... l'horrible argent?
— N'en doutez point, monsieur... Et aussi le désir d'étonner l'Ame bourgeoise et formaliste de M. Francisque Sarccy.
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APRÈS LE RÊVE ! 169
— Même en Norvège?
— Même en Norvège!... Mon Dieu, oui.
— De l'âpreté et du cabotinisme!... Cette jeune personne finira mal... et Holger sera cocu, monsieur le pasteur. /
— Peut-être! C'est leur affaire, d'ailleurs, et / non la nôtre... Mais tout cela ne me dit pas ce / que je vais devenir/moi?... Je ne suis\pas fier, et/ je n'ai point les préoccupations dun homme éléjgant. Cependant, avouez, mon cher monsieur, qu/e je ne puis rester plus longtemps avec ses vêtements sordides qui ne donnent pas confiance au monde, et grâce auxquels j'ai l'air d'un vagaboW tout simplement... •
Je n'entrevoyais pas de solution convenable 'au problème que me posait, si vulgairement, ;du reste, le pasteur Bratt qui, me semblait-il, insistait trop indiscrètement sur l'état de sa garde-robe"fet pas assez sur l'état de son âme. Et, quoique je nV retrouvasse pas non plus, en cet homme triste «t déchu qui était là devant moi, l'homme extraorldinaire, le héros, le saint, dont la sublime parolo m'avait ouvert, un instant, les miraculeuses) portes du ciel, toute idée de charité immédiate et d'aumône directe, je la repoussai, comme indign^ de lui et dé moi. Et, peu à peu, devant cette intelligence presque surhumaine et cette volonté presque divine, foudroyées par la Vie, devant $e grand vaincu de l'Idéal tombé si bas pour avoir voulu s'élever si haut, non seulement je n'éprouvais pas d'émotion passionnée et torturante, maib
...*■■>?
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170 GENS DE THÉÂTRE
je sentis en moi, au contraire, comme un agacement, comme Une irritation, comme un mépris à le voir si misérable et si ridicule, avec sa redingote élimée et trop longue, ses lourdes chaussures qui déchiraient mes tapis, et cette question si lamentable qui ne cessait de grimacer sur ses lèvres pâles : « Que vais-je devenir, moi? » Ne ^pouvant pas répondre, je biaisai lâchement et tVrès vague, presque insultant, le coeur pleinde h|aine contre ce personnage qui venait me déranger inutilement, je dis :
ty— Je ne sais pas, moi... Et comment voulezvo LUS que je sache?... Le repos, l'oubli, la vie en soiç... cultiver son jardin... mille choses !
• ^—Mille choses ! mille choses! grogna le pasteur... Vous êtes étonnant, mon cher monsieur !... Et c manger? Et vivre ? fi)— La conversation prenait un tour dangereux Q°t qui ne me plaisait pas. Vivement, je la ramenai à • son point de départ.
.if — Et que vous a conseillé M. Thaukrsv? iUlomandai-jc. Il vous A bien conseillé quelque F^chose?
\j —M. Thaulow, fit le pasteur avec une légère grimace... Peuh! 11 n'a plus la véritable pensée i) Norvégienne, et Paris a passé sur son âme l Eh w sien, il m'a conseillé de donner des conférences à ty~" Bodinière!
p Et il.haussa ses maigres épaules. es* ___ Admirable conseil, m'écriai-je... Idée vrai^•incnt génialel.., Mais ouil... C'est celai II faut
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APRÈS LE RÊVE ! 171
donner des conférences à la Bodinière !... Gomme ce M. Thaulow a le sens, des actualités! Et tenez, tâchez de retrouver l'Ànitra de Perr Gynt... Faites-la danser... entremêlez ses danses d'histoires galantes et d'obscènes commentaires.,. Soignez ses dessous, surtout... Et vous m'en direz des nouvelles !...
Je le poussais vers la porte et répétais enthousiaste :
— Soignez ses dessous?... De la chair, de la soie, de l'illusion!... Soignez ses dessous!
Mais le pasteur m'arrêta :
— Et les miens ? fit-il en me montrant, pour la troisième fois, l'indicible détresse de son costume... Puis-je vraiment me présenter devant un public élégant et à côté d'une danseuse tout en soie avec ça? Voyons!... avec ça?...
Puis sa main se tendit vers moi, machinalement, comme une sébile. J'y jetai une pièce de vingt francs.
— Eh ! bien, vous savez, pour vous, avoir procuré, durant deux longues soirées, la sensation du sublime, vingt francs, ça n'est pas payé, dit le pasteur Bratt tandis qu'il empochait le louis avec des gestes d'une tristesse suprême.
Après quoi, il me salua froidement et partit.
[Le Journal, 7 février 1897.)
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DE PARIS A MARSEILLE
Hier, j'ai rencontré un de mes amis, que passionnent les questions de théâtre et les intrigues de coulisses. Il était fort en colère contre la Comédie-Française. Et voici ce que, très exalté, il me raconta. N'étant pas au courant de ces choses, et ne m'y intéressant pas autrement que comme contribuable, et aussi comme observateur de toutes ces petites comédies de la vie, je ne fais qu'enregistrer les récits et réflexions de mon ami:
« Mon cher, il se passe, rue Richelieu, de fort singulières histoires. Si l'on ne savait pas ce que c'est qu'un ministre des beaux-arts, et à quoi il sert, on pourrait se demander Vraiment ce que M. Rambaud attend pour mettre un peu d'ordre, par une intervention énergique, en toutes ces gabegies. Car la situation de cet établissement ne fut jamais plus lamentable et plus compliquée — je ne parle, bien entendu, que de sa situation morale. Mais on sait que les ministres ne remettent jamais d'ordre en ces sortes d'affaires; au contraire, ils ajoutent au désordre : tel est ,leur rôle
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. DE PARIS A MARSEILLE 173»
bien connu. Dans l'espèce (mon ami, en sa qualité d'avocat, ne craint pas de se servir de ces expressions oratoires), dans l'espèce, le mieux serait de s'adresser au rapporteur du budget des beaux-arts,,, Ahl s'il voulait m'entendre, ce rapporteur 1,., J'aurais vite fait, je t'assure, de lui persuader que le moins qu'il puisse honnêtement exiger, ce serait la suppression pure et simple des deux cent quarante mille francs,! chiffre de la subvention annuelle, que nous payons à la Comédie... pourquoi? Ah! je voudrais bien le savoir! « Tu n'ignores point que cette fameuse subvention est destinée, dans l'esprit de la loi, comme dans la lettre du décret, aux jeunes auteurs et aux artistes pour qui c'est un aléa de jouer ces jeunes auteurs. Il arrive, naturellement, que lesjeunes auteurs n'en profitent pas, puisque la Comédie, par principe, n'ouvre ses portes qu'à des écrivains dramatiques déjà éprouvés, déjà classés et qui font recette. Elle ne hasarde rien surlep inconnus, eussent-ils le plus beau talent du monde. Elle ne hasarde que, tous les dix ou douze ans, des ouvrages de financiers boulonnais qui, s'ils ne font pas recette, font au moins scandale. Et le scandale y gagne d'être en vers... Quant aux artistes — ne parlons que des gros bonnets, veux-tu? — c'est encore mieux! Ils jouent maintenant partout, excepté à la Comédie, ce qui n'était pas, je suppose, duns les intentions de Napoléon qui, malgré son amour des voyages et ses manies ambulatoires, entendait que ses corné-
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174 GENS DE THÉÂTRE ï
diens ordinaires et extraordinaires ne fussent pas atteints de cette fièvre nomade, et qu'ils restassent chez eux.
« M. Emile Simon, directeur des Variétés de Marseille, a changé tout cela. Depuis trois ou quatre années, M. Emile Simon estdevenu quelque chose comme l'associé officieux de M. Jules Glaretie, avec qui il administre — somptueusement, il est vrai — les affaires de MM. les sociétaires. M. Jules Glaretie serait, si j'ose dire, l'administrateur extérieur et M. Emile Simon, l'administrateur extérieur. Et ces deux administrateurs s'entendraient le mieux du monde, chacun dans son administration, dont telle est l'économie. M. Glaretie livre à M. Simon tous les artistes que celui-ci demande et les tournées lointaines s'organisent, se succèdent sans interruption. L'une n'attend pas l'autre. Il y a des mois où il serait impossible au plus adroit amateur d'étoiles d'en découvrir une seule sur la scène de la rue Richelieu. Elles voyagent... Elles sont au Nord, au Sud, à l'Est, à l'Ouest... Elles sont partout, sauf là où elles devraient être... Autrefois, l'on n'accordait des congés aux sociétaires que pendant l'été, où c'est, pour ces cigales, l'instant de chanter. Maintenant, c'est en plein hiver qu'elles chantent, c'est en pleine saison que M. Emile Simon les emmène à Marseille d'abord, et, de lu, les fait royonner aux quatre points cardinaux. Il alloue d'énormes cachets qui doublent, triplent, quadruplent les appointements. Dernièrement, ces
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DE PAÏUS A MARSEILLE 175
patriotes — car les comédiens sont, en fait de patriotisme, d'une susceptibilité bien connue — profitaient de la villégiature, en Alsace-Lorraine, de l'empereur Guillaume, pour aller, devant lui, se livrer à toutes les grâces de leur petit commerce, toujours sous la direction de M. Emile Simon, imprésario électrique et fastueux... Note que je trouve cela très bien. Tant mieux si ces braves gens gagnent beaucoup! Ce n'est pas moi qui le leur reprocherai... A la condition, toutefois, que notre budget ne soit plus obéré d'une subvention devenue si inutile, et qui ne rime plus à rien, puisque M. Emile Simon leur est, à lui seul, la meilleure des subventions, et comme ils ne peuvent pas en attendre, et comme ils ne peuvent pas en attendre de l'Etat.
« Remarque, en outre, que ces comédiens sont professeurs au Conservatoire, et que, par la force des choses et les séductions de M. Emile Simon*, ils ne professent pas plus au Conservatoire qu'ils ne jouent au Théâtre. Pendant les mois derniers, un seul de ces professeurs toujours en voyage, un seul sur six, à fait régulièrement son cours. Les autres,., brrrroutl... Fugues continuelles, absences durant des mois et des mois... Les élèves livrés à des suppléants recrutés n'importe oui... Alors, veux-tu me dire à quoi sert aussi le Conservatoire?... Et s'il no voudrait pas mieux renoncer tout de suite à une institution nationale qui nous coûte très cher, et qui n'est utile à rien... à rien? »
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176 GENS DE THËV*RE
Ici, j'interrompis mon ami, et lui dis :
— Voilà justement une chance. Au moins, pendant que ces messieurs leh professeurs voyagent, ils ne déforment pas le goût de leurs élèves, ne leur inculquent pas leurs manies,.. Ce qu'il faudrait souhaiter, c'est qu'ils voyageassent tout le temps.
— D'accord! répliqua mon Q<mi... Mais alors, qu'on en finisse une bonne fois avec ce Conservatoire, qui n'est rien quand, il ne fonctionne pas, et qui est un danger quand il fonctionne I
Et il poursuivit :
« Tu dois bien comprendre que M. Emile Simon, quand il couvre d'or les comédiens de la Comédie, n'agit pas par amour dé l'art et par pur mécanisme... Et voici la combinaison ingénieuse qu'il a trouvée. Il dit aux artistes de la Comédie : « Je vous donne de gros cachets... je vous promène partout, au poids de l'or,.. Soitl... Mais à une condition... que vous engagerez ma femme, Mme Kolb, au Théâtre-Français ! » Et M. Jules Claretie, sollicité de tous les côtés, est sur le point de mettre sa signature au bas de ce contrat édifiant!... Et c'est pourquoi tu me vois si effaré!... Car ce serait le comble des combles, le surcomble, si j'ose m'exprimer ainsi. Non que Mme Kolb ne soit pas une femme charmante et qu'elle n'ait du talent. Mais il ne s'agit pas que Mme Kolb soit charmante, et son talent ne compte pas du tout dans la circonstance. C'est une affaire d'ordre purement financier... Tu vois cela d'ici.
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DE PARIS A MARSEILLE 177
Cet engagement aura des résultats précieux et prévus. M. Simon étant désormais, avec sa femme, dans la place, il organisera avec plus de facilité ces fameuses tournées qui vont prendre un nouvel essor, si bien que le Théâtre-Français sera à Lille, à Nice, à Bordeaux, en Allemagne, en Italie, en Norvège, Kamtchatka, partout, sauf à Paris. Et il arrivera ceci, c'est qu'on sera obligé d'installer un cabinet pour M. Simon à côte de celui de l'administrateur général, et que M. Rambaud se verra forcé de nommer M. Simon codirecteur du Théâtre-Français, ou plutôt M. Claretie, coadministrateur des Variétés, de Marseille.., Et les temps prédits depuis longtemps seront enfin venus...
« On raconte que, lorsqu'il fut, pour la pre* mière fois, question d'engager Mme Kolb à la Comédie-Française, M. Mounot-Sully s'écria : « Ce sera le Panama dans la maison ! » C'était le premier mouvement, très bon, comme toujours. Depuis, M. Mounet-Sully connut les Variétés de Marseille et ses irrésistibles cachets... On a beau être un honnête homme... on est aussi un homme reconnaissant...
« Alors, quoi? Et moi, abonné de la Maison, qu'est-ce que je deviens dans tout cola? »
Et, après ôtro resté quelque temps devant moi, pareil à un étrange point d'interrogation, mon ami me quitta pour aller conter à d'autres ses justes doléances. ;
(Le Journal, 9 juin 1897.)
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PROPOS DE TABLE ET D'EfE
Je dînais, l'autre soir, dans une maison amie, à côté d'un petit monsieur, très gras, très rouge, dont le crâne ellipsoïde et nu s'ornait comiquement d'un toupillon de cheveux filasse dressé, en haut du front, comme un point d'interrogation sur une boule. Et c'était un symbole très juste. Car, qui donc était ce potit monsieur? Je n'en savais rien, mes amis ayant négligé de nous présenter l'un à l'autre. D'ailleurs, je ne suis pas encore bien sûr que mes amis eux-mêmes le connussent. Ils avaient, en regardant cet étrange invité, des airs douloureux et profonds comme quelqu'un qui cherche à se rappeler des figures trop lointaines, à revoir des choses trop effacées.
Quoi qu'il on soit, le petit monsieur me parut, malgré l'épaisseur de ses formes, d'une amabilité sautillante et empressée. Il n'était point gêné, riait à tous, mangeait discrètement. Il m'offrit a boire, et ce simple fait de sollicitude amena, entre
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PROPOS DE TABLE ET D ETE 1791
nous, quelques échanges de politesses et de paroles.
— De l'eau, n'est-ce pas?
— Mille grâces 1
— Je l'aurais parié... On ne boit plus que de l'eau, aujourd'hui... C'est très curieux... Un signe des temps, ne trouvez-vous pas?
— Et vous en concluez?
— Moi?... Mais rien du tout, monsieur. Je suis de l'école du document... J'amasse les documents sur mon époque... Je les classe... et je ne concluspoint... Au moins, comme cela, on ne risque pas de se tromper.
— Vous êtes, sans doute, un historien?... hasardai-je en pensant qu'il allait, à cette question, dévoiler son incognito.
— Nullement, monsieur... Mais j'ai vu beaucoup de choses, beaucoup de gens... J'ai beaucoup dîné en ville... J'écris mes mémoires.
Et il ajouta, après une pause, négligemment :
— Mes mémoires... comme tout le monde.
La conversation en reste là, pour le moment. J'entendis que de tous les points de la table on parlait d'Eleonora Duso... Les exclamations admiratives explosaient d'une bouche à l'autre.
Mon voisin de gauche, que je ne connaissais pas davantage que mon voisin de droite — car il n'est rien de tel que de dîner dans une maison amie pour n'y connaître personne — disait à une dame dont le corsage était fleuri de glycines jaunes, et dont la bouche, à force de minauder,
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180 GENS DE THÉÂTRE
était comme une petite barque rose, qui tirait des bords, d'une oreille à l'autre, sur l'océan fardé du visage.
— La critique n'a pas été vraiment très aimable pour la Duse... Et, après tout, je le comprends... La critique est presque toute, encore, aux mains des romantiques... Or, les romantiques ne peuvent pas supporter la vérité. Us pensent que c'est là une chose vulgaire et dégradante. Ils ne se reconnaissent que dans les panaches et les lourdes traînes du mensonge!... Oh! nous avons beaucoup à faire !
— N'est-ce pas? fit la dame aux glycines dont la bouche, tout à coup, stoppa près de l'oreille gauche... C'est très mal... Car enfin, la vérité, la vie... oh! la vie!
— Evidemment, approuva mon voisin, c'est tout l'art... vous avez défini tout l'art... Mais pourquoi la Duse ne joue-t-elle que des pièces ridicules ou surannées?... Elle est l'artiste rêvée... l'artiste unique pour interpréter, pour vivre les femmes d'Ibsen!... Ce serait sublime!,
— Oh! taisez-vous! la Dame aux Camélias c'est tellement émouvant, tellement poignant, tellement la vie !... tellement l'amour !
— Vous trouvez?... vraiment, vous trouvez?
— Oh! taisez-vous !...
— Soit!... mais enfin nous sommes, sous le rapport de la vérité dans l'art, très en retard sur tous les autres peuples de l'Europe... Et il est curieux que l'exemple nous vienne do cette Italie
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PROPOS DE TABLE ET D'ÉTÉ 181
qui n'est pas précisément l'école de la vérité et de la simplicité!...
—- Ohl taisez-vous!... OhJ l'Italie!... soupira la dame aux glycines.
Et ses yeux s'emplirent de molles lagunes, de lacs bleus, de voluptueux jardins, et de toute la lave des volcans. Activée par un léger balancement de l'éventail, soulevé par d'intérieures et invisibles houles d'amour, sa bouche reprit sa course sur l'Océan, à peine remué, du visage.
Mon voisin de droite se taisait. Il souriait à toutes les opinions, à tous les vins, à tous les noms qu'échangeaient et se renvoyaient les convives, à Dumas, à Sardou, à Ibsen, à Venise, à l'amour, à la mort.
En face de moi, à travers une touffe d'ironiques orchidées, un monsieur, abonné de 1' « OEuvre », israélite et boursier, se plaignait fort de la défection de M. Lugné-Poô. Avec indignation, d'une voix cuivrée et canaille, il répétait :
— Oui, chère madame, c'est fini, il a lâché les symbolistes...
— Mais c'est affreux!... prolestait la chère madame, une grande femme sèche, à profil de poule hystérique et maniérée...
— C'est monstrueux 1... Moi, je ne m'étais abonné que pour les symbolistes. On ne pourra plus rire, maintenant... Où voulez-vous que l'on rie, maintenant?... Et s'il faut aller dans des théâtres où l'on comprenne ce que disent les acteurs... Ah! non!... J'y renonce...
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182 GENS DE THE'ÀTRE ;
La grande dame sèche balançait, en haut de son col long et maigre, sa toute petite tête que décorait, dans les cheveux, une fleur rouge et déchiquetée comme une crête :
— C'est très mal! gloussait-elle. Ces jeunes symbolistes étaient l'avenir... On savait qu'en allant écouter leurs pièces, on écoutait de la littérature... delà poésie... de l'au-delà... du péché!
— Je ne sais pas si c'était de la littérature, répliquait l'israélite... Ce que je sais, c'est — pardonnez-moi cette expression — que c'était rigolo!... Oh! j'en ai passé des soirées, là-dedans... Et l'air grave de Doucet, vous croyez que ça n'était pas tordant!...
La grande femme sèche ne l'écoutait plus. Elle avait aux lèvres, minces, sèches et claquantes comme un bec, une moue de dédaiiii Et la peau de son col maigre pendait et remuait, pareille à des caroncules... Pour se consoler de n'être plus écouté de sa voisine, et, dans l'espoir de rigoler, encore, aux représentations futures de M. LugnéPoë, l'israélite murmura :
— Enfin, il ne lâche pas Ibsen... heureusement. On pourra donc toujours s'amuser un peu.
La conversation devint générale, au point que, durant quelques minutes, il ne me fut pas possible d'entendre quelque chose qui eût de la suite... C'était une suite d'interruptions, de récits mêlés d'aphorismes, un bruit cacophonique et incompréhensible, bien que discret de ton, et dans lequel retentissait parfois, vulgaire et cuivrée, la
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PROPOS DE TABLE ET D'LTÊ* 133
voix exclamatrice de l'abonné.de M. Lugné-Poë. Le petit monsieur continuait de se taire et de sourire. Il roulait des boulettes de pain entre ses doigts, et, sous l'action de la chaleur qui faisait ruisseler son crâne, le toupillon s'amollissait, s'affinait, s'inclinait à gauche, démentant toutes les lois de l'équilibre et de la gravitation universelle. Enfin, je pus retenir, au passage, cette phrase d'une vieille dame, aux chairs molles et blafardes, au corsage croulant, retenu à peine, sur les épaules, par une mince cordelette de velours rouge, et qui, ayant raconté les péripéties d'un récent mariage, qui fit quelque bruit à Paris, résumait ainsi cette histoire :
— Ils ne pouvaient se marier ni l'un, ni l'autre... que voulez-vous?... ils se sont mariés ensemble.
Alors, le petit monsieur se pencha vers moi, et il me dit :
— Vous savez, les ducs?
— Quels ducs ?
— Mais les ducs de l'Académie.
— Eh bien?
— Ils se sont mis d'accord sur le prince de Joinville!
— Allons doncl
— Parfaitement! C'est une chose faite.
— Dites-moiI Vous qui me semblez très au courant do ces choses, expliquez-moi, une fois pour toutes, ce que c'est que les ducs de l'Académie.
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184 GENS DE THÉÂTRE
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Le petit monsieur me regarda d'un air étonné.
— Les ducs?... fit-il... Mais c'est Thureau-Dangin...
On ne parlait plus de la Duse, de l'amour et de M. Lugné-Poê. Et l'Italie, ses lacs, ses jardins, se,s lagunes, ses volcans, et, aussi, le chapeau du père Duval, les billets de banque d'Armand, et l'agonie de Marguerite, persistaient aux yeux de la dame aux glycines.
(Le Journal, 27 juin 1897.)
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FRANCISQUE SARGEY
Francisque Sarcey — il existe parfois de ces homonymies extraordinaires — est mort, hier soir. C'était un paysan comme on en voit peu. Il était bien de notre race, et les philosophies du Nord ne l'avaient pas perverti. Je crois que jamais je n'ai connu un homme meilleur, ni plus naturellement généreux. Il était de ceux dont on dit qu'ils se mettent en quatre pour vous faire un plaisir, Ancien maire, ancien conseiller d'arrondissement, répartiteur plein de justice, il n'avait souhaité ces fonctions et ces honneurs que pour le bonheur des autres; s'il conserva; dans l'administration et dans la politique, de hautes et puissantes relations — il connaissait intimement M, Turrel — ce fut uniquement pour les employer au service des voisins et des amis, S'agissait-il d'obtenir un congé pour un soldat pauvre, ou le dégrèvement d'une imposition, ou encore de rédiger et de patronner une pétition quelconque, Francisque Sarcey était toujours làl Aussi jouism*
jouism*
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186 GENS DE THÉÂTRE
sait-il d'une po pularité « de bon aloi » dans tous les partis, et d'autant mieux méritée, qu'il ne demandait jamais rien pour lui-même... Quand on le félicitait de son désintéressement, il répondait toujours, d'un air modeste et bonhomme :
— J'ai ce qui me faut... j'ai ce qui me faut!
Il n'habitait pas loin de chez moi, et, lorsque je n'avais rien d'autre à faire, j'allais le voir... J'aimais sa figure heureuse, son oeil sans remords, la franchise chaleureuse et brusque de sa poignée de main, son gros ventre de mangeur rabelaisien, et ses lourds sabots de noyer qui, jamais; ne pataugèrent dans les feuilletons de critique dramatique. J'aimais surtout son jardin, qui est merveilleux, un vieux jardin, divisé en planches rectangulaires, où sont cultivées de vieilles fleurs d'autrefois, les vieilles fleurs qu'on ne cultive plus nulle part, aujourd'hui, sinon dans de très vieilles campagnes et chez de très vieux curés. En parlant de ses fleurs, Francisque Sarcey trouvait des mots touchants et délicats qui me ravissaient; et quand il soignait ses fleurs, ses gros doigts, noueux et gourds, dont la peau était dure comme une écorce de pommier, avaient une souplesse élastique, une caresse ailée, et telle qu'on on voit.aux mains des femmes qui chiffonnent une étoffe de soie.
Vous pensez si sa mort m'a fait de la peine. Avec lui, disparaît vraiment quelque chose. Et jamais plus nous ne reverrons un paysan comme il était.
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FRANCISQUE SARCEY 187
La première fois que je lui rendis visite, notre brave Francisque Sarcey m'accueillit avec joie, avec empressement, et me fit faire, aussitôt, le tour de son jardin, dont il était très fier. C'est chez lui que je vis une plante vraiment curieuse, une sorte de calystegie vivace, dont un missionnaire qui revenait de la Chine lui avait rapporté des graines. Elle avait cette manie de je ne jamais pousser là* où on l'avait plantée. Elle voulait choisir elle-même sa place, et, quand elle l'avait trouvée, elle s'ennuyait tout de suite et s'en allait autre part. En un an, elle avait fait le tour du jardin, qui était très grand...
— C'est une sauvage, me disait Francisque Sarcey... et il n'y a pas moyen de l'apprivoiser... Moi, je m'imagine qu'elle a le mal du pays... et elle cherche à y retourner... Et je parie que si le jardin n'était pas clos de murs, elle y serait déjà!...
Et le bonhomme riait d'un rire sonore qui lui faisait vibrer le ventre comme la panse d'une cloche. Puis il ajoutait :
— Faut-il qu'elle soit bête!... Car, enfin... elle est mieux ici que chez les magots, pas vrai?...
Ce jour-là, tout en marchant :
— Vous avez, lui dis-je, un nom qui m'est cher... Seriez-vous point parent de notre grand Francisque Sarcey?
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188 GENS DE THÉÂTRE
Le bonhomme me regarda d'un air méfiant; et, avec un ton un peu brusque :
— J'en connaissons point d'autre que moi!... répondit-il...
Je crus devoir expliquer à mon hôte ce que c'était que notre grand Francisque Sarcey... Je dis mon admiration... les soirées passées à sommeiller dans des fauteuils... les feuilletons du Temps... la gloire du vaudeville... la scène à faire... ce sacré About... Kif-kif bourricot!
Mais il interrompit mes élans d'enthousiasme, et, haussant les épaules, avec un mépris souverain, il s'exclama :
— Y en a-t-y des métiers, aujourd'hui!... Y en a-t-y!... Et à quoi que ça rime, tout ça!... Je vous demande un peu!... Il ferait bien mieux d'élever de la volaille et d'engraisser des cochons, pas vrai, mon voisin?..,
— C'est ce qu'il fait, dans son genre!...
Il ne comprit pas ces paroles symboliques :
— Je voudrais voir ça ! Ah ! je voudrais voir ça, dit-il.
, Et il hocha la tête d'un air de doute, répétant •
— Ça ne doit pas valoir cher, sa volaille !... Et ses cochons, le diable m'emporte, ça doit faire un drôle de boudin!...
Cette idée qu'il y avait, quelque part, un Francisque Sarcey autre que lui, le taquinait. Il ne cessait de m'interroger sur son homonyme :
— Alors, c'est encore un grand homme, ce Francisque-là?... »'
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FRANCISQUE SARCEY 189
— C'est surtout un gros homme, rectifiai-je. Quoi!... quoi!... Ça n'est pas malin d'être
gras!... Moi aussi je suis gras... Et vous n'êtes guère mince, non plus, voisin... N'empêche que nous ne sommes pas, pour ça, de grands hommes ! Et dire qu'on lui élèvera, peut-être, une statue à ce Sarcey !•
— Soyez-en sûr! on lui en élèvera une, un jour ou l'autre, quelque part!
Le bonhomme s'anima.
— Des statues!... s'écria-t-il, en levant les bras au ciel... On ne voit plus que cela partout! Et à quoi que ça sert?... Nous en avons deux à la ville... Et ça représente qui?... On ne sait pas... Et qu'est-ce qu'elles font là, tout le long du jour?... Rien... Ça n'est utile qu'aux chiens qui viennent tous y lever la patte ! Si encore ondeur mettait, à ces statues-là, des becs de gaz sur la tête, ou bien des robinets dans le bec... ou encore une horloge dans le ventre... Je comprendrais ça, oui. Ils feraient bien mieux de dégrever les impôts et de protéger l'agriculteur!...
Nous nous assîmes sur un banc rustique, à l'ombre d'un sophora pleureur. Et Francisque Sarcey reprit ;
— Il n'y a rien tant que je déteste comme le gaspillage 1... Et quand je vois un Etat, ou une simple commune, faire de l'esbrouffe, à même nos deniers... Ça me met en rage?... Un particulier... Bien... Il fait ce qu'il veut de son argent... S'il le dépense à des bêtises, cale regarde... Et, d'ail.Çft'
d'ail.Çft'
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190 GENS DE THÉÂTRE
leurs, cet argent ne tombe pas dans la poche d'un sourd! Mais un Etat!... Mais une commune!... C'est une autre paire de manches.
— Et l'art?... père Francisque... qu'est-ce que vous faites de l'art?...
— Et l'art?... père Francisque... qu'est-ce que vous faites de l'art?...
— L'art!... je m'en fous!... répliqua énergiquement/ Francisque Sarcey... L'art, c'est de la frime... c'est bon pour les paresseux... pour les gars sans courage, qui ne peuvent pas seulement tenir un manche de pioche dans la main... Eh bien! savez-vous à quoi j'ai pensé?
— Allez, père Francisque!
— J'ai pensé à ceci... Qu'est-ce qu'il y a sur les lignes de chemins de fer?... Rien... Eh bien!... s'ils veulent des statues, à toute force, pourquoi qu'on ne les mettrait pas sur les lignes de chemins de fer?... Tous les kilomètres-, par exemple?... On s'en servirait comme de bornes kilométriques, comprenez-vous?... Et puis, ça distrairait les voyageurs... Censément comme M. Thiers sur la ligne de Maisons-Laffitte... Et puis, on pourrait, aussi, leur accrocher, dans le dos, les fils télégraphiques... Après tout, ça ne serait pas plus laid que ces grands poteaux, qui ont toujours l'air de se fiche par terre!... Qu'est-ce que vous dites de mon idée ?
— Elle est très bien... Il faudra creuser ça!... Nous en reparlerons...
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FRANCISQUE SARCEY 191
!STous en reparlions souvent.
Lui aussi, le pauvre vieux Francisque Sarcey, il avait sa marotte, comme l'autre, comme nous tous.
Je suis retourné, ce matin, dans son merveilleux jardin. Et, comme je voulais cueillir des fleurs, pour en orner le lit mortuaire :
— Non, nonl me dit la vieille servante effarée. îsTe faites pas ça, monsieur. Ça lui ferait de la peine, car il disait toujours : « Il ne faut jamais cueillir une fleur, parce que les fleurs, on ne sait pas ce que c'est... c'est peut-être des personnes! »
Et, d'un geste qui embrassait tout le jardin, elle gémit :
— Du reste, depuis hier qu'il est mort... regardez comme elles sont tristes I On dirait qu'elles pleurent!...
[Le Journal, itf aotU 1897.)
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UN MOT PERSONNEL
Il est toujours détestable de parler de soi, et il n'y a rien que je déteste autant que cela.
Et, peut-être, dans ce journal où j'eus la joie immense et rare de voir ma pièce comprise et aimée, peut-être devrais-jc me taire et abandonner mon oeuvre à son sort, qui, d'ailleurs, je puis le dire non sans fierté, est enviable. Peu importent les injustices et les cris, du moment que j'ai pu entendre l'écho de mon ame dans l'àme de ceux que je reconnais être mes juges, de ceux en qui je trouve toute sécurité d'intelligence et toute sauvegarde de jugement.
Pourtant, les Mauvais Bergers ont été, quant à leurs tendances sociales, jugés si différemment; chacun y plaque une philosophie si étrangement contradictoire; l'esprit en est si formellement travesti, que je me vois forcé de rompre le silence que je m'étais imposé tout d'abord. Je serai bref, d'ailleurs, réservant, pour un autre moment, toutes explications que je croirais nécessaires, si
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UN MOT PERSONNEL 193
tant est que des explications soient jamais nécessaires, hélas!
Quelques-uns, M. Henri-Rochefort en tête, me reprochent ce titre : les Mauvais Bergers, qui, d'après eux, ne s'applique qu'aux députés socialistes, lesquels n'ont aucun rôle dans ma pièce.
Je pensais M. Henri Rochefort plus perspicace et qu'il savait lire dans les livres.
Cette qualification de mauvais bergers s'applique aux députés, qu'ils soient socialistes ou •radicaux, monarchistes ou opportunistes, aussi bien qu'aux patrons d'usines, aux chefs d'armée, aux prêtres ; à Jean Roule qui excite les foules, qu'à Madeleine qui les mène à la mort ; à tous les pasteurs d'âmes, à tous ceux qui dirigent, en un >mot. Gela éclate, dans ma pièce, d'un bout à l'autre. Il suffît de l'entendre.
Et quand Philippe Hurteaux, répondant à la harangue de l'anarchiste, s'avance au pied du calcaire, et lui crie : « Et toi aussi, Jean Roule, tu parles comme un député ! » cela ne peut tromper personne et équivaut à dire : « Toi aussi, tu es un mauvais berger ».
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M. Henri Rochefort, avec une assurance véritablement comique, prétend que je n'ai introduit, dans ma pièce, le discours de Jean Roule contre les députés socialistes que pour m'attiror la bienveillance des censeurs et l'approbation du gou-
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194 GENS DE-rIIIÉÀTRE
vernement. M. Henri Rochefort ne le croit pas du tout, mais il faut bien rire. Ce sont là, d'ailleurs, des boutades familières au maître pamphlétaire, qui amusent les uns et font hausser les épaules aux autres.
J'ai fait parler l'anarchiste comme il convient qu'il parle, et rien de plus.
Est-ce à dire que ces paroles me soient antipathiques?... Je mentirais si je disais oui! Gomme lui, j'éprouve une haine violente contre ce qu'on appelle le groupe collectiviste de la Chambre. Le collectivisme me paraît une doctrine abominable plus que les autres, parce qu'elle ne tend qu'à asservir l'homme, à lui ravir sa personnalité, à tuer en lui l'individu; au profit d'une discipline abêtissante, d'une obéissance esclavagiste. Et que M. Henri Rochefort me fasse l'honneur de croire que je n'avais besoin ni « des applaudissements des snobs en cravate blanche », ni « de chercher les faveurs du gouvernement », pour pousser ce cri de colère contre des politiciens que je juge être les ennemis — les pires ennemis — de toute liberté, de toute beauté, de toute justice sociale. Gomme les fusils Lebel, ces paroles sont parties toutes seules.
Enfin, on me reproche de ne pas avoir conclu. Par conséquent, ma pièce manque de la philosophie indispensable à une pièce qui a des préten-
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UN MOT PERSONNEL 195
lions philosophiques. On voulait que j'eusse résolu, en une seule soirée, et en cinq actes, une question jusqu'ici insoluble, et qui a, pourtant, préoccupé les plus nobles esprits « depuis qu'il y a des hommes et qui pensent » !
C'était vraiment me demander beaucoup. Si je l'avais, cette solution, croyez que ce n'est point au théâtre que je l'eusse portée, c'est dans la vieî
Il me semble pourtant que le cinquième acte, dans son symbolisme, comporte, sinon une solution, du moins une conclusion assez effarante, d'une philosophie que beaucoup jugeront trop noire, mais dont ils ne pourront nier la grandeur sinistre, et la terrifiante vérité.
C'est celle-ci :
L'autorité est impuissante,
La révolte est impuissante,
Il n'y a plus que la douleur qui pleure, dans un coin, sur la terre, d'où l'espoir est parti.
Et puisqu'il faut pousser les choses jusqu'à leur sombre et implacable logique, disons encore ceci :
Le jour où les misérables auront constaté qu'ils ne peuvent s'évader de leur misère, briser le carcan qui les attache, pour toujours, au poteau de la souffrance, le jour où ils n'auront plus l'Espérance, l'opium do l'Espérance... ce jour-là, c'est la destruction, c'est la mort!...
Et maintenant, qu'il me soit permis do remercier publiquement, et avec toute l'émotion grande qui m'emplit le coeur, Mm 0 Sarali Bernhardt, non
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196 GENS DE THÉÂTRE
seulement d'avoir incarné, en son sublime et unique génie, l'àme triste, tendre, fière et sauvage de Madeleine, mais d'avoir osé accueillir une telle oeuvre !
Il fallait, dans ce temps d'incroyance et de veulerie, ce miracle qu'est son grand courage!
(Le Journal, 19 décembre 1897.)
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UNE VISITE A SARGEY
Sur le conseil de quelques amis, je suis allé rendre visite à Francisque Sarcey. Je lui devais de le remercier du feuilleton qu'il consacra aux Mauvais Bergers, et aussi de lui porter mes souhaits, à l'occ^ion du nouvel An. Au moment où j'entrai, le vieux critique sortait de table. Il était assis, ou plutôt tassé dans un fauteuil, le visage très rouge et congestionné, l'oeil somnolent, la bouche vendante. Cependant, à ma vue,' malgré sa prostral:jn, il s'écria sur ce ton de fausse et triviale bonhomie qui lui est si particulière :
— Ah! ahl... C'est vous?... Eh bien, je vous en ai fichu, un article, mon garçon !
— Je n'attendais pas moins de votre mauvaise foi, répliquai-je en le saluant. Et je viens vous remercier d'y avoir mis toute la mesure... Cela m'honore !
— Ce sacré Mirbeau!,,, II est tout de même bon enfant!...
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198 GENS DE THEATRE
Il voulut se lever pour m'offrir un siège. Mais, engourdi par la digestion, il ne le put. Ses grosses cuisses courtes, sur lesquelles pesait tout le poids d'un ventre énorme et plein, refusèrent l'effort. Je pris moi-même le siège, et m'assis, sans façon, en face de cette auguste Triperie... Ma visite l'avait tout à fait réveillé. s
— Àvez-vous vu le dernier Gandillot? me demanda-t-il... C'est à se tordre!... Et si je me suis tordu, vous le pensez!... Ah! quel homme !... Il n'y a que lui !... En voilà un qui est épatant!... Non, là, vrai! mon pauvre garçon, son génie me confond!... Depuis Molière, on n'avait pas idée d'un pareil génie... Ce sacré Gandillot...
— Monsieur Gandillot, répondis-je,estun charmant homme, en effet... et je le plains de tout mon coeur d'avoir su mériter votre protection, Elle ne l'a pas mené loin!... Du reste, il ne s'agit pas de M. Gandillot, sur qui, durant toute sa vie, pèsera cette malchanceuse injustice que vous l'ayez admiré et aimé... Je venais vous parler d'autre chose...
— Eh bien... allez-y, mon garçon... quoique je ne puisse concevoir, lorsque deux hommes sont réunis pour causer d'autre chose que de ce sacré Gandillot!...
Je regardai fixement le père Sarcey, et d'une voix lente autant que mélancolique :
— Voyons! lui dis-je... Vous ne penserez donc jamais à la mort?...
Le vieux critique soubresauta :
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UNE VISITE A SARCEY 199
— Sapristi, vous on avez de gaies, vous!... Mais non, je ne pense jamais à la mort... D'abord, moi, je ne pense jamais à rien...
Il essaya de rire. Mais sa figure s'était légèrement violacée, ses yeux s'effaraient; ses mains se crispaient violemment sur les bras du fauteuil, et sa voix tremblait... Il balbutia :
— Pourquoi voulez-vous que je pense à la mort?... Ça n'est pas un sujet de vaudeville!... Et puis, vous savez, je n'aime pas beaucoup ce genre de conversation... Je suis un vieux rigolo, moi!...
— C'est bien pour cela, répétai-je, que vous devez penser à la mort!... Il est temps!
— Gomment, il est temps ?... Ah ! par exemple, elle est forte, celle-là !...
Il se remuait dans son fauteuil, cherchait à s'y mieux caler... et il disait :
— Mais, sapristi... mais, sapristi... Ça n'est pas du théâtre !... La mort!... la voilà la scène à ne pas faire!... Ces jeunes gens sont inouïs, ma parole d'honneur! On ne sait pas où ils trouvent toutes les sacrées idées qu'ils ont!... C'est inconcevable!... on n'a plus le sens du vaudeville, aujourd'hui!
Il était visible que le père Sarcey cherchait à couvrir par ses paroles et ses gémissements une voix inconnue qui était entrée en lui, soudain, et qui lui tintait aux oreilles des choses lugubres et pareilles à des glas !
— Ecoutez-moi, lui dis-je... L'homme brave
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200 GENS DE THÉÀTnE '
doit toujours regarder bien en face sa destinée, et préférer la vérité, quelle qu'elle soit, à toutes les illusions... Il est certain que vous pouvez mourir, que vous devez mourir, d'un moment à l'autre... Je vous observais, hier, au théâtre... Et j'ai vu, près de vous, j'ai vu — entendez-vous — arriver à vos côtés, dans une stalle voisine de la vôtre, cette personne sinistre qui s'appelle l'Apoplexie !... Elle se penchait sur vous, ironique et minaudière; quelquefois, elle vous caressait le visage de ses fleurs de pourpre ; quelquefois, elle vous enfonçait ses griffes dans la nuque...
— Sapristi!... Sapristi!... gémissait le pauvre homme qui ne cessait de chasser, avec sa main, quelque chose d'invisible et qui bourdonnait autour de lui, comme une mouche. Sapristi! On ne dit pas ces choses-là à d'honnêtes gens!...
Je continuai :
— Votre destinée est de mourir, un soir, tout d'un coup, dans un fauteuil d'orchestre ! Ce sera, peut-être — suprême ironie! à une pièce de M. Gandillot!... Et non seulement vous aurez le remords d'interrompre un spectacle que vous aimez... mais, songez à cette chose tragique... Il faudra vous emporter, à travers des rangées de fauteuils, vous faire passer par des portes trop étroites, par des couloirs encombrés, au milieu de l'affolement des ouvreuses et de la curiosité macabre des spectateurs!... Ce sera lamentable et hideux!... Voyons!... vous n'avez donc jamais prévu ce dénouement?...
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UNE VISITE A SARCEY 20 i
— Mais, sapristi!... sapristi?... Taisez-vous!... Parlez-moi des petitcsxfemmes!... Los petites femmes, à la bonne heure!... Ça, c'est du théâtre!
— Et c'est de l'apoplexie davantage, mon pauvre Sarcey!... Mais vous avez un moyen, peut-être, d'éviter cette fin horrible, justicière et certaine !...
— Lequel? Dites-le-moi, car je ne voudrais pas mourir ainsi...
—- Abandonnez le théâtre... Recueillez-vous, en attendant le coup de foudre. Les derniers jours qui vous restent à vivre, vivez-ies dans la paix et, si vous le pouvez, dans la purification du repentir... Aimez la nature, les fleurs, les matins d'espoirs et les crépuscules qui font penser aux douces et sereines agonies... Et vous serez pardonné, qui sait? On aura vite oublié — car l'indulgence est infinie au coeur de l'homme — que vous avez été un être malfaisant et vil ; que, toute votre vie," vous avez accompli une besogne laide et sale... et lâche comme l'impuissance d'où elle sort!... Car, enfin, récapitulons : tous les efforts qui méritaient d'être soutenus, vous les avez découragés... Vous avez craché ignominieusement sur tout ce qui est beau... De Hugo à Becque, vous avez tenté de salir, de l'ordure de votre âme, toutes les oeuvres en qui étaient le frémissement de la vie, la noblesse de la pensée, la puissance de la création... Votre bonhomie hypocrite? Du fiel et de la haine... Votre bon sens!... Du caca!...
— Du caca ! fit le bonhomme qui, malgré son
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202 GENS DE THÉÂTRE
trouble, passa sa langue sur sa bouche, avec un> lèchement do gourmandise!... Du caca!... C'est vrai!... J'aime ça!...
Puis, brusquement, il ajouta :
— Vous avez raison... Je suis une vieille canaille ! J'ai exalté tout ce qu'il y a de plus bas. dans l'esprit de l'homme. J'ai adoré l'ordure et divinisé la stupidité... Tout ce que j'ai commis d'infamies, moi seul le sais!... Mais qu'est-ce que vous voulez?... Je me sens incapable de rien changer à ma sacrée nature... Tel j'ai vécu, tel je mourrai... Pourtant, je ne voudrais pas mourir, comme ça, dans une salle d'orchestre ! Brrr! vous m'avez donné froid au ventre... et j'éprouve, dans le cerveau, des lourdeurs!... Sapristi!... Vous avez eu une fâcheuse idée de venir, un jour de l'An, me parler de semblables prophéties!... Ça n'est vraiment pas généreux!... D'autant que je n'y peux rien ! Voyons, mon cher garçon, vous devez comprendre qu'il faut des critiques tels que je suis... Un critique tel que je suis est nécessaire, pour faire mieux sentir par le contraste, aux coeurs simples et aux âmes ingénues, ce que c'est que la Beauté, non d'un chien!... Or, si j'abdique, qui me remplacera ?
— Il n'en manque pas !... Tenez, M. Emile Faguet! ,
— Ce sacré Faguet!...
Et Francisque Sarcey, songeur, réfléchit durant quelques minutes... Puis, il reprit :
— Faguet? Eh! mon Dieu... Il a des qualités,
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UNE VISITE A SARCEY 203
c'est certain... Il est vulgaire, incompréhensif et de mauvaise foi! Il tâche à m'imiter, et, ma foi! il y réussit... Je ne dis pas non... Je ne dis pas non!...
— Eh bien?
— Oui, mais ce n'est pas, tout de môme, la même chose ! Je ne suis pas une bête, moi, dans le fond! Je suis un vieux malin!... Tandis que Faguet! croyez-en ma vieille expérience et retenez bien ceci : dans la critique, mon jeune ami, il y a des fagots et Faguets !
Puis, ses paupières s'appesantirent, sa tête roula sur sa poitrine, comme une grosse boule, et il s'endormit en répétant d'une voix molle et lointaine :
— Il y a Faguets et Faguets !...
(Le Journal, 2 janvier 1898.)
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SARAH BERNHARDT
Il faut admirer M,ue Sarah Bernhardt, non seulement pour son admirable génie dont il n'y a plus rien à dire qu'à le redire, il faut l'admirer pour ce merveilleux et unique courage, vainqueur même de la maladie, même de la mort, comme, les soirs de bataille, il fut vainqueur, tant de fois, de Flicstilité des salles et de la bêtise des foules, ce courage unique et merveilleux qui, chaque jour, nous émeut davantage, et nous étonne ainsi qu'un perpétuel miracle !
Il y a six semaines, à peine, que M'ne Sarah Bernhardt s'était préparée à une opération terrible, et dont on ne sait pas toujours si Ton doit revenir. Dans cette maison de la rue d'Armaillé, où, parmi les fleurs, — fleurs de fête, ou fleurs de deuil? — elle attendait le couteau du docteur Pozz, il y avait bien de l'angoisse, je me rappelle, bien de la terreur aussi sur tous les visages des amis et des admirateurs inconnus qui venaient, fervemment, aux nouvelles. De tous ces visages, il n'y avait que le sien qui fût calme, et qui n'eût
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SARAII DBRMIAnPT 205
rien perdu de son sourire et de son espoir. C'est elle qui rassurait les inquiétudes et tranquillisait les anxiétés mal cachées. Elle voulait se guérir. Donc, elle guérissait. Depuis quand sa volonté n'était-elle plus obéie? Quant à moi, j'étais rassuré de cette assurance. Je savais quo, chez iMme Sarah Bernhardt, la volonté est plus forte que la mort. Combien de fois, au cours des représentations des Mauvais Bergers, n'avais-je pas été témoin des miracles de cette volonté?... Une après-midi, Mmd Sarah Bernhardt arriva, très pale, avec des marques de fièvre et de souffrance dans les yeux. Et comme je l'interrogeais :
— Ce n'est rien ! fit-elle négligemment... Une attaque d'influenza...
— Vous n'auriez pas dû sortir... vous devriez rentrer chez vous... Il ne faut pas braver la maladie, surtout celle-là... Elle est parfois terrible !..,
Alors, Mme Sarah Bernhardt me dit :
—■ Mais je ne serai pas malade... Je ne veux pas être malade... Est-ce que j'ai le temps d'être malade?... Travaillons!...
Et elle se mit au travail, avec cette ardeur, avec cet élan qu'elle met à toutes choses. Ce jour-là, la répétition dura jusqu'à sept heures !... Ensuite, il fallut choisir des costumes,corriger un décor... que sais-je !...
Le lendemain, par la seule force de sa volonté, parle prodige de son énergie, elleavait contraint la maladie à reculer. « Elle l'avait mise à la porte », comme elle le disait gaiement.
9*»».
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206 GENS DE THÉÂTRE
Grâce à cette volonté impérieuse d'être guérie, elle a franchi, sans s'y arrêter, toutes les étapes de la convalescence, et la voici, aujourd'hui, debout, plus forte que jamais, avec plus d'activité et de jeunesse que jamais. Alors que les autres femmes seraient encore dans leur lit, ou, dolentes, sur des chaises longues, elle va, vient, monte, descend, reçoit, travaille. Elle est chez elle ; elle est au théâtre ; elle est partout où il faut qu'elle soit... Elle répète de jour, elle répète de nuit ; elle dirige tout, sinquiète de tout, surveille tout, les décors, les toilettes, les moindres détails de mise en scène et de lumière; elle règle les gestes, les intonations, les expressions, joue tous les rôles, l'un après l'autre, ou ensemble; sans cesse en train de eréer quelque chose de beau ; enthousiaste et précise, lyrique et révèle, souriante, heureuse, accueillante aux nobles efforts, encourageant les jeunes talents, et se dépensant, sans compter, dans ce corps frôle qui ne connut jamais la fatigue, et dans cette âme passionnée où, toujours plus jeune, plus ardente, brille la flamme divine de l'art!...
Gomme si rien ne s'était passé en elle ; comme si, dans le sommeil du chloroforme, l'ombre de la mort n'avait pas passé sur elle, elle a repris ses habitudes de vivre, de vivre mille vies en une seule vie, de vivre des années d'émotion, d'enthousiasme et d'art en un seul, jour !... Et le soir, devant le public, elle reparaît... le soir, elle joue, au milieu* de quelles acclamations!... vous
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SAUAII BERMIARDT 207
le devinez!... Bien des gens, à cette nouvelle, crient: « Mais c'est impossible!... Hier sur le lit de torture!... aujourd'hui sous la pourpre du triomphe!... C'est impossible! »
Et pourquoi donc,impossible?... Puisque l'existence ,tout entière de Mrae Sarah Bernhardt a été, au delà même du possible, dans le prodige et dans le miracle.
11 faut aimer, il faut acclamer Mmc Sarah Bernhardt, non seulement d'avoir incarné en d'inoubliables figures tous nos rêves, toutes nos ivresses, tout notre amour et aussi toute notre haine du médiocre, du vulgaire et du laid, il faut l'aimer, il faut l'acclamer parce que, dans ce temps si plein de lâchetés, parmi tous ces théâtres qui se sont faits si docilement les serviteurs soumis, les esclaves d'un art transitoire et bas, elle seule a osé le grand, le noble, le sublime drame, décrié parce qu'il pense, honni parce qu'il pleure. Elle ne s'est point bornée à chercher des inspirations chez des auteurs consacrés par l'aveugle critique et ankylosés par le succès. Impatiente de nouveau, elle est allée vers de plus jeunes sources que d'autres n'ont pas voulu voir et entendre.
C'est ainsi que, ce soir, elle nous présentera une oeuvre de M. Romain Coolus, un très jeune homme, d'un talent sévère et charmant, et qui croit que le théâtre n*estpas seulement une forme
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208 GEXS DE THÉÂTRE
d'amusement nocturne, mais l'art d'exprimer, avec plus de vie, de la pensée et de la passion.
Et c'est ainsi qu'au milieu d'un programme choisi elle nous révélera l'an prochain, me dit-on, une oeuvre de M. Henry Bataille, l'auteur de cette Lépreuse, de cette pathétique Lépreuse en qui Mme Sarah Bernhardt avec son goût si sûr, et sa passion si enthousiaste, a vu plus que la promesse, la réalisation d'un art admirable.
La gloire de demain!... Toute la gloire de demain, c'est à elle que nous devrons qu'elle nous soit, dès à présent, révélée, à elle qui pourrait, cependant, se contenter de la gloire d'aujourd'hui ou d'hier, en encaissant, sans risques, ses recettes assurées et ses éloges certains !
Et j'ai voulu, en souvenir de toutes les émotions uniques et profondes qu'elle nous donna ; en souvenir aussi de ces récentes soirées où son génie et son courage, bravant l'impopularité et l'insulte presque, défendirent jusqu'à l'imposer une oeuvre de passion sincère etde sincère révolte, j'ai voulu adresser, ce soir, à Mme Sarah BernharJt ce petit bouquet de fleurs très humbles, mais qui sauront lui dire toute ma reconnaissance et. toute mon admiration.
(Le Journal, 20 avril 1898.)
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APPARITION
La nuit dernière, j'ai revu Francisque Sarcey. Il avait, pour un moment, quitté le théâtre inconnu où son âme — son âme ! — devra désormais errer lamentablement et sans repos, dans les silencieux décors de l'Eternité. Il était fort triste, et, comme tous les spectres, très maigre, si maigre que je me refusai, tout d'abord, à le reconnaître...
— Mon cher garçon, me dit-il, voilà deux jours seulement que je suis mort et, déjà, je m'embête terriblement! Ah! que je m'embête!... Tu ne peux pas savoir à quel point je suis désemparé, et ce que je me fais vieux, là-haut!... je suis revenu te voir comme une ombre de théâtre pour te raconter ce qui m'arrive dans cette sacrée vie éternelle... C'est à ne pas croire!...
Sarcey conservait dans la mort cette vulgarité si absolue qu'il avait dans la vie.
L'apparition du bonhomme, à laquelle j'eusse voulu plus de noblesse et plus de majesté
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210 GENS DE THÉÂTRE
scéniquc, me fut infiniment douloureuse... Il répéta :
— C'est à ne pas croire, mon cher garçon!... D'ailleurs, voici... Dès que je fus entré clans ce maudit pays de la mort — un sale pays ! — tout de suite, je demandai combien il y avait de théâtres, ce qu'ils jouaient, et où ils se trouvaient... Tu comprends si j'avais hâte de connaître l'esthétique dramatique de l'endroit, et le tableau comparatif des recettes! Songe en outre, qu'il y avait au moins huit jours que je n'avais mis les pieds dans un théâtre?... J'étais comme fou!... « Parbleu! me disais-je, ça ne doit pas être très rigolo, le théâtre ici... Il y a des chances pour qu'on n'y pouffe pas, comme aux Variétés ou aux Nouveautés... Ce sacré Lavedan doit beaucoup leur manquer ici... Je suis sûr qu'ils jouent du Shakespeare, là-dedans, et peut-être du Wagner... car ces diables de morts n'ont pas des idées comme tout le monde... N'importe... Il faut que je vois ça! Mieux vaut Shakespeare et Wagner, que rien du tout! Et puis, j'ai beau être mort, je suis toujours critique... Si js ne le suis plus dans le Temps, je le suis dans l'Eternité... et c'est un bien plus grand journal!... J'ai donc monté en grade ! » Ainsi que tu peux t'en rendre compte, je n'avais pas, à ce moment, perdu ma bonne humour... Bien au contraire, je me sentais très gaillard... Et ma foi! cette idée soudaine que, dorénavant, j'étais destiné à aller au théâtre, durant des millions et des millions d'années,
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APPARITION 211
tous les soirs, m'emplissait le coeur d'une joie immense et d'une fierté nouvelle. Et je me disais encore, en me frottant les mains : « On croit que mort, je vais laisser le génie tranquille, et ne plus baver sur la beauté! Eh bien, on se trompeI... Ah ! mes enfants, votre Shakespeare, votre Wagner, et tous les sombres raseurs que vous aimez, je veux au contraire les-poursuivre, jusque dans leur immortalité de mon immortelle haine... Ils ne vont pas peser lourd, ici, avec moi, maintenant!... Ils vont connaître, une fois de plus, et chez eux, de quel bois — de quelle trique — je les chauffe et le fiel plus amer de mes plaisanteries, et la bonne bouc de mes outrages!... Et vous verrez que, dans quelque temps, je les aurai chassés d'ici, et que je planterai ici, l'infâme et •joyeux drapeau du Vaudeville!... J'en étais là de mes réflexions, quand il me fut répondu ceci •* « Nous ne savons pas ce que vous voulez dire... Et il n'y a pas de théâtres ici. » Je crus d'abord que c'était une plaisanterie et comme dit ce sacré Cadet, « qu'on me menait en bateau. »... Naturellement, je me tordais..., je me tordais comme au théâtre les soirs de sale vaudeville : — Môme je regrettai que mon vieux Gunzbourg ne fût pas avec moi en ce moment... Nous nous serions tordus tous les doux !... « Elle est bonne! » ricanai-je... Mais, dites-moi tout de môme, mes enfants, où sont les théâtres d'ici? » — « Il n'y a pas de théâtres ici ! » — Gela fut dit d'une voix si péremptoire que force me fut, à la fin, d'admettre
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212 GENS DE THÉÂTRE
i
que ce que j'avais pris pour une plaisanterie était «le la stricte, de la plus redoutable vérité... je demeurai abasourdi, pendant des heures, cerveau vide et bouche close, car je venais de recevoir au coeur un coup terrible, un coup dont je ne pouvais me remettre et qui, vivant, m'eût certainement donné la mort... Puis, j'eus beau crier, réclamer, protester, rien n'y fit... Il n'y a pas de théâtres ici!... Inscription dantesque... Comprends-tu, maintenant, pourquoi je m'embête, et, quel est mon désespoir!... Alors, comment vais-je passer mes soirées?... Et qu'est-ce que je vais devenir désormais?... Et Gomment ferai-je pour rester mort éternellement?... J'essayai de le calmer :
— Tu penseras à tout le mal que tu as fait!... lui dis-je. Tu apprendras peut-être à connaître la beauté !... Tu te repentiras !...
Mais Sarcey ne m'écoutait pas.
— Ce n'est pas tout..., continua-t-il. Il y a ici une sacrée lumière, immense et profonde, à laquelle, je le crains bien, mes yeux, mes pauvres yeux de mort ne pourrontjamais s'habituer. Cette lumière m'aveugle... et je n'y vois plus rien du tout!... Et je marche, en tâtonnant, dans cette lumière, comme si c'étaient d'épaisses et affreuses ténèbres... Que faut-il donc que je fasse?
— Ecoute-moi...
Mais, dès que je voulus parler, Sarcey se dissipa dans l'atmosphère de ma chambre comme uno fumée... Et je me. sentis pris d'une énorme
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APPARITION 213
pitié pour cet homme qui n'ayant jamais connu, dans la vie, l'amour, la justice et la beauté, ne connaîtra jamais la douceur du repos, dans la mort...
{L'Aurore, 18 mai 1899.)
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CHEMIN DE CROIX
On se plaint avec acrimonie, les uns, avec mélancolie, les autres, selon la forme de son tempérament, qu'Antoine n'ait pas été décoré. Moi, je serai tenté de m'en réjouir, et, ma foi, je m'en réjouis.
Et non seulement je m'en réjouis, mais encore que M. Leygues, bon gardien des traditions nationales, me permette de lui adresser, sans ironie, sincèrement, toutes mes félicitations pour n'avoir pas décoré Antoine...
Pourquoi serait-il décoré, Antoine? Qu'a-t-il fait pour cela?... Et qu'est-ce.qu'un petit bout de ruban rouge, noué à sa redingote directoriale, pourrait bien ajouter à sa gloire?...
Ce n'est pas sur un canapé Qu'il usa cette redingote...
Voyons donc ses états de service, très briève ment. Et ne parlons môme pas du comédien admirable qu'il est.
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CHEMIN DE CROIX 215
Antoine a livré au vieux théâtre une guerre à mort et victorieuse. Et croyez bien que si vieux qu'il fût, ce vieux-là, il n'était pas facile à vaincre, ayant pour lui toutes les forces de l'État et toutes les armées de la critique. Il fallait une audace aventureuse, une ténacité, une foi peu communes, qu'Antoine eut, et qui ne faiblirent jamais, même au milieu des pires difficultés... C'est une tâche presque insurmontable d'imposer à un pays misonéisto comme le nôtre quelque chose, n'importe quoi, dans n'importe quel genre de l'activité humaine, qu'il n'ait pas vu encore ou pas encore entendu. Et pourtant, ce miracle, Antoine l'a accompli !
lia ouvert à la production dramatique un champ très vaste, tout neuf, et qu'il ne s'agissait plus que d'ensemencer... Si les récoltes n'en furent pas toujours admirables, ce n'a pas été de sa faute. Il fut un moment où celui qui avait à dire quelque chose de nouveau était certain de trouver, chez Antoine, accueil et dévouement... Vers ou prose, comédie, tragédie, farces, toutes les formes d'art, toutes les idées, mômeles plus violentes, pouvaient entrer. La porte était ouverte à deux battants... Il a débarrassé la mise en scène de ses traditions imbéciles, de ses routines imposées, de toutes les vieilleries cocasses jusque-là invisibles, pour la ramener à plus de logique, à plus d'humanité, au
pittoresque de la réalité, à l'émotion — la seule
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216 GENS DE THÉÂTRE
poignante — de la vie. C'est au point que tous les théâtres, môme les plus réfractaires, furent contraints de subir cette rénovation, et d'emprunter ses procédés à ce révolutionnaire décrié qui, pou à peu, avait su inculquer au public l'amour de la vérité, je veux dire un peu plus de goût pour la vérité î...
11 a appris au comédien un art plus simple, plus naturel, plus rationnel, partant plus beau. Il a eu cet irrespect et commis ce sacrilège de lui faire sacrifier la diction au mouvement, j'entends la mort à la vie ! Et il est arrivé à ceci de parfaitement scandaleux, qu'avec une troupe, pour ainsi dire anonyme, disciplinée jusqu'à l'effacement de la personnalité, fondue jusqu'à n'être plus qu'un ensemble, Antoine nous a donné des pièces qui furent interprétées à la perfection, et comme elles n'auraient pu l'être sur aucun théâtre parisien, par des comédiens illustres, consacrés par les journaux et la mode, et dont la gloire bruyante emplit le monde... du snobisme.
Enfin, il a été le premier à nous faire connaître, en des représentations mémorables, les auteurs étrangers contemporains : Tolstoï, Ibsen, Hauptmann, etc.
Par conséquent il ne peut pas être décoré.
*
La décoration d'Antoine, ce serait, de la part de l'État, l'abandon — impossible — de tous ses
-i=**3*.
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CHEMIN DE CROIX 217
principes conservateurs d'art, d'éducation, de morale, de philosophie, à qui il élève des palais de trente millions, pour qui il verse chaque année d'énormes subventions, afin que ces principes sages et médiocres, autant que peu immortels, soient continués, perpétués, défendus contre les passions révolutionnaires, préservés des dangereuses atteintes — est-ce qu'on sait? — du génie éventuel, pour la meilleure sauvegarde des esthétiques bourgeoises et surtout — ah! oui, surtout? — pour la consécration officielle de l'ignorance populaire. Car l'État, qui n'est point une bête — n'ignore pas que tout ce qu'a fait Antoine, il l'a fait sciemment, en opposition à toutes ces choses sacrées, à tous ces dogmes obéis, que représente, sur la poitrine d'un homme, un ruban rouge.
Par conséquent, Antoine ne doit pas être décoré.
La décoration d'Antoine, ce serait, de la part d'Antoine le repentir humilié de son oeuvre, le renoncement public à ce que signifièrent, de rébellion pour l'État, et pour nous, de hardiesse, d'héroïsme, de tentatives nobles, de conquêtes d'art, d'émancipation sociale, cette oeuvre et ce nom d'Antoine. Gela voudrait dire :
— Oui, j'ai fait cela... Mais ce n'était pas sérieux... Folie jeunesse... A moi les rêves bourgeois! désormais... Aujourd'hui, je me range, je deviens un bon citoyen, selon la formule... Tous mes efforts anciens, toutes mes réalisations, pour une croix d'honneur !
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218 GENS DE THÉÂTRE
Il est donc juste, il est donc bon, il est donc moral qu'Antoine ne soit pas décoré. Qu'il garde son honneur, sans en porter la croix î
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Et qu'il considère, d'un peu près ou d'un peu' loin, comme il voudra, les promotionnaires de cette année. A l'exception d'un Paul Adam, sur qui s'est égarée la bienveillance ironique d'un ministre, et dont le nom glorieux était nécessaire pour éclairer d'un peu de gloire l'obscurité des autres, quels sont-ils ces autres ? D'excellentes gens, bien sages, qui respectent les lois, toutes les lois, les préjugés, les idées reçues, des esprits solides qui tiennent la littérature pour un bureau, et l'art pour un commerce, braves électeurs bien rangés, insubversifs, contribuables soumis d'avance à toutes les exactions, à toutes les pirateries de l'État... des penseurs de tout repos, avec qui il n'arrivera jamais d'ennuis !
Est-ce que Jules Renard, qui est un écrivain parfait, un pur classique, qui compte à son actif, trois ou quatre chefs-d'oeuvre — des vrais! et dont le nom, dans les temps à venir, s'accolera, sur des cartouches, à celui de notre La Fontaine, est-ce que Jules Henard est décoré?
Mais non, mon cher Antoine, il ne Test pas... On annonçait partout, dans les gazettes, qu'il le serait.,. Oh I j'étais bien tranquille! C'est M» Jules Mary qui le fut à sa place.
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CHEMIN DE CROIX 219
Mon Dieu, oui!... Et c'est juste!...
Et j'ose espérer qu'il ne le sera jamais. Car, le jour où il le serait, à voir ce qu'on décore, ce qu'on crucifie/ ce qu'on légionnise, ce serait à se demander si son talent unique, et qui nous est si cher, n'a pas faibli, et s'il ne doit pas bientôt, à l'abri de cette croix, entrer dans le grand silence des choses mortes !
* *
Ah ! que c'est donc mélancolique d'avoir à parler de ces choses oiseuses, et pourquoi faut-il que tous les ans, à la même époque, on éprouve au cceur cette petite tristesse, à voir, parmi ceux que l'on chérit et que l'on odmire, les meilleurs, quelquefois, s'arrêter, eux aussi, comme les autres, et s'agenouiller devant chaque station de ce douloureux chemin de croix!...
(Le Journal, 2i janvier 1900.)
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LE THÉÂTRE POPULAIRE
La France, c'est bien entendu, est le plus grand pays du monde, le plus intelligent, le plus généreux, le plus hardi, le plus progressiste, le plus en avant. Aussi est-il fort difficile, sinon tout à fait impossible, de lui imposer quelque chose de nouveau, en n'importe quel genre. Malgré, et peut-être à cause de ces qualités nationales, uniques et profondes, que je viens d'énumérer, et que nous seuls Français possédons, chaque fois que surgit une idée nouvelle, ou que, simplement, s'offre à notre merveilleux esprit d'initiative l'application d'une idée depuis longtemps en circulation, tout se passe en affirmations idéales et vaines, et tout s'évapore en discours. Nous ne pouvons pas admettre qu'il y ait, de par le monde, n'importe quoi de nouveau que nous n'ayons déjà inventé... Car, si nous sommes le peuple le plus inventif—et il n'y a jamais rien de changé — nous continuons do patauger dans les mêmes routines, de broncher aux mêmes ornières,
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LE THÉÂTRE POPULAIRE 221
Et cet esprit fameux, qui est notre monopole exclusif, continue de s'amuser aux plus affligeantes imbécillités...
Vous savez, sans doute, que la « Revue d'Art dramatique » travaille, depuis quelque temps — ingrate besogne — à doter notre pays d'un théâtre populaire. Parmi tant de chose qu'elle n'a pas, la France est, à peu près, le seul pays qui n'ait point de théâtre populaire, car on ne peut compter pour tel ces petites scènes locales, spéciales, champêtres et intermittentes, que de braves gens ont établies sur quelques points de notre territoire. Certes, elles sont intéressantes et conçues dans un excellent esprit. Mais nous ambitionnons de créer quelque chose de plus vaste et d'un intérêt plus général... Ainsi les autres pays se sont préoccupés de cette question importante d'un théâtre populaire; ils l'ont même réalisée avec éclat, avec un bon sens pratique qui leur ferait honneur s'ils étaient Français. Malheureusement, ils sont Allemands, Suisses, Italiens, Belges, Autrichiens ; par conséquent, ce sont des pays notoirement stupides, inactifs, arriérés, et qu'on ne saurait prendre au sérieux. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter de ce qu'ils font ou ne font pas, de ce qu'ils ont ou n'ont pas...
Pourtant, la « Revue d'Art dramatique » s'en est inquiétée. Elle a édudié, consciencieusement, de nombreux projets, formulé un programme, très intéressant et très pratique... Il ne lui manque plus que les moyens matériels — je veux dire
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l'argent — pour mettre en oeuvre ce programme.
— Gomment? s'écrie... M. Lcmonnier, l'éminent directeur du théâtre de la République, mais je l'ai fait, moi qui vous parle, le théâtre populaire!... Quel four, ah! quel four!... J'ai voulu, une fois, donner au peuple « Lucie de Lammermoor »... « Bientôt l'herbe des champs croîtra sur ma tombe isolée. » Quel chef-d'oeuvre! et populaire... Eh bien, le peuple n'est pas venu... J'en étais sûr!... Le peuple est stupide!... Il ne comprend rien à la beauté de ce-« Bientôt l'herbe des champs... » Non, il ne croit qu'à Montépin et ne désire rien autant que Jules Mary... Il est stupide... Et je sais mieux que personne que le peuple est stupide... puisque j'en vis, de le stupidifier !...
À part cette note discordante, et dont le caractère d'être unique atténue beaucoup l'importance douloureuse, l'idée d'un théâtre populaire rencontre partout, dans les milieux les plus différents, même dans les milieux populaires, d'ardents suffrages et do très vives sympathies... Il semble donc qu'un tel théâtre, dont chacun proclame la nécessité, dont tout le monde souhaite chaleureusement la prompte création, soit facile à créer... Il suffirait d'un peu de bonne volonté pour cela, et c'est do l'enthousiamo qu'il trouve!... Alors?... Alors commencent les difficultés; et, par un phénomène d'une psychologie nationalo vraiment extraordinaire, plus rctithousiasmo grandit, et plus les difficultés H'amonccllont...
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LE THÉÂTRE POPULAIRE 223
— Je suis avec vous ! dit l'Etat, par la bouche aimable et fleurie de M. le ministre de l'instruction publique... Mais comment donc!... Un théâtre populaire!... Je ne pense qu'à ça... Je n'en dors plus, cela me passionne au-dessus de tout; vous n'imaginez pas!... J'en oublie de décorer Jules Renard !... Etre le ministre, l'humble ministre qui aura aidé à cette oeuvre grandiose, quelle gloire!... Et quelle noble satisfaction, surtout!... Aimer le peuple!... servir le peuple... instruire le peuple — dans la mesure, bien entendu, où l'Etat exige que le peuple soit instruit... — lui donner, à ce cher peuple, accès aux chefs-d'oeuvre expurgés... lui montrer une certaine beauté... autorisée par les règlements et les traditions... approuvée par Nos Seigneurs les évoques laïques!... quel plus bel acte de défense républicaine!... Gomme ce serait démocratique, e: 1 liil 1... Eh bien, j'en parlerai à Bcrnheim!...
Et Rernheim, qui est le meilleur homme de la terre, un brave garçon tout feu, tout flammes, tout gestes exubérants, tout promesses passionnées, cl que les grandes questions — les questions sociales, ah! mais — emballent —ah! quel emballé ! — s'écrie :
— Le théâtre populaire ! Mais le voilà, le théâtre à faire!... Mais il n'y a rien d'autre à faire!... Lo peuple! Parbleu!... Je crois bien!... Il n'y a que ça!... Il faut le construire tout de suite, entendezvous? ce sacré théàtre-là! En voulez-vous, des subventions? Dites votre chiffre, et je le double!...
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224 GENS DE THÉÂTRE
Car, enfin, un théâtre populaire ne peut pas aller, de-ci, de-là, traînant ses cothurnes éculés dans de vieilles salles de spectacles!... C'est bien le moins que le peuple soit chez lui!... Il faut donc que le théâtre soit neuf, immense et moderne ! Il n'y a rien de trop moderne pour le peuple... rien de trop immense, sapristi!... rien de trop neuf, diable!... Il est souverain, le peuple!... Allons, marchez! Demandez immédiatement un terrain au Conseil municipal!... Tout ce que vous voudrez, la place du Trône, les Tuileries, les Halles, le Temple... n'importe quoi... je vous le garantis d'avance !... Le Conseil ne peut rien vous refuser... ne peut rien refuser au peuple... Vous êtes le peuple, quand le diable y serait!... Ah! je la vois d'ici, la soirée d'inauguration... la foule dans les rues... la joie... le bruit, et M. Loubet, sous le péristyle éblouissant de lumière, M. Loubet, arrivant à pied, petit chapeau mou et veston... et acclamé... acclamé... Le voilà, le véritable triomphe de la République!... Marchez, bâtissez!... J'en parlerai à Ginisty...
Et sur le conseil de Bernheim — car rien n'est plus communicatif, mais, malheureusement, moins municipal qu'un conseil de Bernheim — le Conseil municipal est interrogé. Il dit :
—■* Le théâtre populaire!... voilà trente ans que nous y pensons. C'est le plus cher de nos voeux!... Oui, voilà une idée magnifique!... Si nous sommes avec vous?... Vous osez le demander? Voyons, le peuple... l'éducation du peuple, le
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LE THÉÂTRE POPULAIRE 223
prolétariat, le salariat... etc.. etc!... Seulement, nous ne pouvons pas vous donner de terrain, nous ne pouvons rien vous donner! Ah! ce n'est pas les emplacements qui manquent! Il y en a d'admirables et qui feraient admirablement votre affaire. Mais, voilà, à côté des emplacements, nous avons des règlements administratifs, et môme des décrets qui empêchent qu'on les occupe!... Ah! le théAtre populaire! Voilà une belle chose!... et que tout le monde attend avec impatience!...
Eh bien! M. le ministre de l'instruction publique, l'autre jour, à la Chambre, a annoncé, pour la plus grande joie de M. Fournière, qu'il allait le créer, lui, le théâtre populaire. Et voici, après son colloque avec Bf rnheim, et après le colloque de Bernheim avec Ginisty, à quoi s'est audacieusement arrêté M. le ministre.
M. le ministre a obtenu de M. Ginisty que celui-ci, deux ou trois fois par semaine, envoie aux théâtres des Batignolles, de Montmartre, de Belleville, des Gobelins, et même de l'Odéon, M. Albert Lambert père, pour y réciter au peuple, des choses bien populaires, probablement des vers de Manuel et de M. Jean Rameau.
Et c'est ainsi, que l'enseignement démocratique pourra inscrire sur ses tablettes, n'est-ce pas, mon cher Fournière?une grande victoire de plus!...
Ah! ce peuple! lui en donne-t-on assez delà beauté?... Il n'y en a vraiment que pour lui!
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226 GEXS DE THE'ÀTRE
Il va sans dire, si merveilleux que soit ce plan, qu'il n'est pas le nôtre....et que le nôtre nous ne l'abandonnons pas... Nous avons môme la prétention de le mener à bien, sans le concours de l'Etat et au besoin contre lui. Et, quoique les difficultés soient grandes do mettre sur pied une pareille affaire — car c'est une affaire où il n'y a pas d'affaires à faire! — nous avons assez de loi, assez de ténacité, pour en triompher!...
(Le Journal, 28 janvier 4900.)
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DANS LA SENTE
J'ai rencontré hier La Censure, très vieille, très branlante, très surannée; elle dévalait péniblement par un petit sentier qui mène à la plage. Rien n'était plus ridicule que cette bonne femme, longue et maigre avec un petit châle à carreaux rouges et noirs, son large chapeau de paille fleuri de coquelicots champêtres et sa robe courte qui découvrait deux pieds massifs à lourdes chevilles, avec lesquels, en marchant, elle écrasait des fleurs. Je l'abordai et telle fut notre conversation :
— Vous voilà, vieille chipie! On vous rencontre donc partout?
Elle s'arrêta, d'abord surprise et craintive, et me regardant tristement :
— Vous aussi, fit-elle", vous allez me dire des choses désagréables?
— Vous n'attendez pas de moi, je suppose, que je vous adresse des félicitations? Et qu'est-ce que vous faites dans la campagne?
— Vous le voyez, je suis en vacances.
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228 GENS DÉ THEATRE
— Pourquoi offensez-vous de votre face ridicule et de votre haleine empestée la virginité du matin, et la beauté des prairies pleines de jeunes Ileurs? Ne devriez-vous pas vous cacher dans un trou, vieille taupe?
— Hélas! je suis venue ici où il n'y a personne... Je croyais qu'aucun ne m'y verrait...
Je vis alors que ses longs ciseaux pendaient a la ceinture de sa robe.
— Et vous avez apporté vos ciseaux, Parque infâme?
— Oh ! c'est pour couper des fleurs et me faire des bouquets!...
— Il faut donc que vous coupiez toujours quelque chose ?
— Ne m'injuriez pas. Je ne suis pas- une mauvaise personne, je vous assure. Et je n'ai qu'un désir, qu'une ambition, c'est qu'on ne parle pas de moi... qu'on m'oublie..- Ah! si vous vous imaginez que j'ai une existence drôle. Vous vous trompez ! Il n'y a personne de plus malheureux que moi...
— D'abord, vous n'avez pas d'existence du tout! Vous ne vivez que par tolérance et par surprise... Vous savez très bien que vous avez été condamnée à mort puis exécutée par un décret de la Convention... et que, depuis, auGun autre décret ne vous a redonné la vie?
— Chut! Ne le dites pas! C'est vrai! Mais on vit comme on. peut. Il y a tant de choses abolies qui survivent à leur abolition, tant de choses
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DANS LA SENTE 220
mortes qui ressuscitent I Tous les préjugés, toutes les routines, on croit les avoir arrachées, et si peu que leur reste de racines dans la terre ils repoussent! Ils repoussent avec plus d'acharnement que jamais.
— Oui, les mauvaises plantes... les chardons, suaves, les cuscutes qui étouffent les bonnes...
— Qui vous dit le contraire? C'est même en raison de cette existence seulement tolérée, et que je sens, malgré la sottise humaine, si précaire, que je voudrais ne faire aucun bruit dans le monde, ne jamais attirer l'attention sur moi. Je n'ai qu'à y perdre, mon bon monsieur. Et puis, je vais vous le dire... La morale, le bon ordre, les idées subversives... Ah ! si vous saviez, comme dans le fond, je m'en moque!
— Eh bien, alors ?
— Mais je n'ai pas de chance non plus, et les hommes — j'entends, les écrivains, — sont trop bêtes aussi. Si je me montre libérale ou indifférente, si je laisse passer des pièces comme celle de M. de Groisset, par exemple, tout le monde me tombe dessus. Les plus farouches partisans de la liberté crient comme des putois : « Que fait donc la Censure? Où est la Censure? » Si je supprime une pièce, où seulement une réplique dans une pièce, aussitôt les marnes farouches personnages, qui en appelaient à la rigueur de mes ciseaux, se mettent à hurler : « Mort à la Censure! » Que faire, je vous le demande? Ah! ce n'est pas un métier commode, je vous le jure! Et
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230 GENS DE THÉÂTRE
moi qui désirerais vivre en paix avec tout le monde, je sens que je ne contente personne. Ah! je suis bien tombée !
— Enfin, vous avez supprimé : « Mais quelqu'un troubla la fête »... C'est une très belle pièce.
— Sans doute. On no supprime jamais que celles-là!... Mais, demandez à M. Marspllcau luimême, ce n'est pas moi qui ai supprimé sa pièce...
— Allons donc. Vous n'avez même pas le courage de vos actes.
— Je vous assure que ce n'est pas moi. Moi, je ne supprime jamais rien. C'est Roujon.
— Ecoutez, vieille taupe. J'ai connu Roujon, autrefois. C'était un charmant jeune homme, très ardent, très enthousiaste et qu'enivrait, comme un coup de vin, le mot de liberté. Il était môme, je Crois, si je me souviens, anarchiste...
— Oh! ces anarchistes-là, ça n'est pas dangereux. Moi, aussi, j'en ai connu. Et ils sont maintenant au Conseil municipal...
— Pardon! Vous ne savez pas ce que vous dites. Je vous répète que j'ai connu Roujon. Il avait eu beaucoup dç ses amis dans la Commune, personne, comme lui, ne savait exalter leurs vertus et leurs actes.
— Possible. Mais ce n'est plus la même chose aujourd'hui. Moi qui le connais, hélas! jusque dans le fond de l'âme, je puis vous affirmer qu'il n'y a pas de pire trembleur, de pire réactionnaire en art, en lettres, en toutes choses que cet ancien anarchiste qui, jadis, dans les brasseries de la
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DANS LA SENTE 231
place Pigalle, clamait do si farouches vérités! Aujourd'hui, votre Roujon, c'est le fonctionnaire, le rond-de-cuir, décrit par Rimbaud, dans toute sa beauté servile et agressive. Il se venge sur les grands artistes et sur les belles choses du talent qu'il aurait bien voulu avoir et qu'il n'a pas eu, Leygues et lui se délectent, naturellement, comme deux compères dont les intérêts sont différents, mais qui courent aux mêmes prébendes. Mais pour faire une petite saleté, pour persécuter un artiste sincère, pour protéger tout ce qui est médiocre et stupide, tout ce qui est « d'Etat », ils s'entendent le mieux du monde... pour ensuite s'entre-déuhirer de la môme façon. Personne comme eux pour dire solennellement et pour croire que « l'Etat ne peut autoriser qu'un certain degré d'art ». Ils les connaissent les trucs, et les détours, et les mines souterraines, car ce n'est jamais de front qu'ils attaquent les hommes et les idées, en politiciens minuscules et roublards qu'ils sont! Moi — je vous en donne ma parole d'honneur — j'eusse désiré vivement autoriser la pièce de M. Marsolleau, que, comme vous, je juge très belle et d'une forte allure. Mais Roujon est intervenu. Il a dit : « Voilà une comédie qui dépasse ce fameux niveau d'art au delà de quoi l'Etat nev peut plus rien autoriser. De plus, cette comédie a l'impertinence d'exprimer des idées, et même des idées libres, généreuses ; l'Etat social, dont moi, Roujon, suis une des plus fortes colonnes, y est ridiculisé, flagellé. Il pourrait se faire qu'il en fût
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ébranlé. Nous ne pouvons tolérer une telle inconvenance. Supprimez, supprimez ! » Et alors, j'ai supprimé. Sans quoi, c'est moi, pauvre vieille, dont la vie ne tient qu'à un fil, qui eût été supprimée! De bonne foi, mon cher monsieur, puisje me mettre en conflit avec l'Etat, contrecarrer les droits de l'Etat, représentés par Roujon, défendus par Roujon ? Ah ! ce petit Roujon, doucereux et peloteur, dont la bouche est fleurie de promesses et pleine de mielleuses paroles, est féroce, comn\e tous les médiocres ; et, comme tous les ratés, comme tous les sergents de ville et tous les gendarmes, il n'a qu'une seule conception de la vie : l'autorité! Croyez-moi, Roujon est un des personnages les plus nuisibles de ce temps, et c'est parce qu'il a été reconnu tel, incontestablement tel, qu'il dure et perdure dans un poste où un homme qui aurait le souci de l'art et le sens de la beauté ne pourrait pas seulement rester deux jours. Je suis une humble personne, mon bon monsieur, et je n'aime pas le bruit, mais j'en connais, allez, des histoires et des histoires ! Ça n'est pas beau !
— Vous êtes injuste, vieux turbot des eaux troubles de la rue de Valois, vous êtes injuste envers un homme charmant et dont fut charmée ma jeunesse. Nous nous disions tous, en considérant cette jeune plante humaine qui poussait si librement entre les bocks du Rat-Mort : « Il ira loin, Roujon, il ira très loin. » 11 est allé loin, pas dans le sens où nous l'entendions. Mais il n'im-
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DANS LA SENTE 233
porte. Vous ne pourrez nier, méprisable méduse, qu'il soit un homme fort loué, fort applaudi, et qu'on ne lui doive, en somme, cette magnifique exposition des chefs-d'oeuvre qu'on peut admirer aux salles du Petit-Palais.
— Mais si, je le nie, clama vivement La Censure. Qu'on loue et qu'on applaudisse un homme de qui dépendent les décorations et les commandes, c'est tout naturel, dans un milieu où l'on court, sans cesse, après les unes et après les autres... Qu'est-ce que cela prouve?La servilité des artistes, et l'intérêt du public, certes... Quant à cette réunion de chefs-d'oeuvre dont vous reportez le mérite sur Roujon, c'est, permettezmoi de vous le dire, mon cher maître, une idée vraiment bien extravagante.. Mais votre Roujon, il ne sait même pas distinguer une crédence d'avec une huche à pain, et un bronze du xvme siècle, avec une fonte de Barbedienne... Sans quoi, voyons, serait-il directeur des BeauxArts? ... Ne lui soyez donc pas reconnaissant des joies que vous avez éprouvées en contemplant les merveilles du Petit-Palais, et remerciez-en M. Emile Molinier, dont la science est parfaite, et le goût sûr...
Il n'y avait rien à tirer de cette vieille entêtée... Et puis le matin était délicieux. ...Une fraîcheur de jeunesse embaumait les arbres, les talus, le ciel, et là-bas, entre les feuilles des arbres, la mer s'étalait lumineuse et nacrée... Une paix immense, une volupté de lumière gonflait de joie
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234 GEXS DE THEATRE
toute la nature... Et les petites fleurs, allongeant leurs têtes roses et bleues au-dessus des herbes du talus, me disaient :
— Gomment, nous sommes là?... Nous te dirons des choses si gentilles... Et voilà que tu penses à Roujon, à Leygues, à l'Etat, à toutes ces choses si lointaines et si mortes... Tu es donc devenu fou?...
C'était vrai, pourtant!... Dans cette gloire de la vie, ma pensée se préoccupait de Roujon !... De Leygues !... J'eus honte. Et, laissant la vieille, je continuai ma promenade, par la sente, vers la mer. ...Entre les fourches des arbres, et les interstices des feuilles, sur la grande nappe infinie, je voyais passer les escadres de M. de Lanessan... Gomme c'est petit...
{Le Journal, 22 janvier 1900.)
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QUE DIT MENDÈS ?
Avez-vous connu Hilaire Graflin?... 11 se peut après tout que vous l'ayez connu, car il y a des gens très savants qui connaissent M. François de Nion. Hilaire Graffîn était un bon garçon, venu de sa province, comme tant d'autres, pour conquérir la gloire à Paris... Hélas! comme tant d'autres, il n'y conquit que la misère et après quinze années de vie pénible et de rêves constamment déçus, il retourna chez lui, délesté du peu .d'argent qu'il avait... Je le vois encore, rôdant sur les boulevards, la face maigre, les vêtements élimés, s'insinuant entre les tables des cafés où, vers six heures et demie, chaque soir trônent, prophétisent et boivent de l'absinthe, quelques divers héros de la littérature et du journalisme. Étant silencieux, patient, toujours là, il était arrivé à connaître et même à tutoyer la plupart des illustrations parisiennes, sans qu'aucune de ces illustrations sût exactement qui il était, et ce qu'il faisait dans la vie. Il avait même, par ce procédé, gagné en peu de temps une sorte de noto-
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236 GENS DE THÉÂTRE
riété qui ne dépassait pas, à Test, le boulevard Montmartre, à l'ouest, le boulevard des Capucines, et qui faisait d'Hilaire Graffîn, cette espèce d'être falot qu'on nommait alors un boulevardier... Est-ce vieux tout cela!... Ah! que c'est vieux!... Et nous voilà, tout d'un coup, transportés aux époques préhistoriques de l'homme des tavernes !... A force de le voir, tous les jours à heure fixe, et aussi, aux premières importantes où il se faufilait on ne sait comment, on avait fini par l'accepter, comme un camarade, presque comme un Tout-Paris, et on lui demandait :
— Eh bien!... Et toi!... Qu'est-ce que tu fais, cette année?
Cette année!... Quelle ironie! Et Hilaire, gravement, répondait :
— Moi, mon vieux... Mais je travaille à ma pièce...
— Et qu'est-ce que c'est que ta pièce ?
— C'est une pièce en cinq actes... une pièce...
— Moderne?
— Tu parles... une pièce... dans le genre de.., de...
Et il achevait de la décrire dans un geste. Quelquefois, n'ayant rien d'autre à dire, on insistait sur la nature de la pièce :
— Drame?... Comédie?... Quoi?
— Les deux ! affirmait péremptoirement Hilaire Graffin.
— Et le titre ? ,
— Eh bien, voilà, mon vieux.,, le titre, je ne
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QUE DIT MENDÈS ? 237
l'ai pas encore... Je me tâte... Tu comprends, je voudrais un titre... dans le genre de... de... enfin un titre... qui... tu vois cela, hein?
Et comme il avait expliqué sa pièce, il expliquait le titre de sa pièce, dans un geste plus ample, plus sphérique...
Tous les ans, à la même époque, un camarade faisait, dans les Échos de théâtre de son journal : « Le Mouvement dramatique de l'année. » Et tous les ans il annonçait qu'IIilaire Graffin, l'auteur bien connu, mettait la dernière main à une grande pièce en cinq actes, destinée à un théâtre du boulevard, et dont le titre n'était pas encore définitif... c'est tout ce qu'on voyait, c'est tout ce que, pendant quinze ans, on vit de la grande pièce d'Hilaire Graffin...
Puis, un beau matin ou un sale soir, il était parti silencieusement, comme il était venu, laissant derrière lui, avec sa pièce et son titre, quelques pauvres dettes qui restèrent impayées... Pourtant, un de nos camarades, à propos de la disparition d'Hilaire, écrivit dans un journal, une chronique vengeresse : 1' « Ogre », sur Paris, qui brise les rêves et tue les énergies... Et l'on n'entendit plus parler du pauvre diable...
Je l'ai rencontré, l'autre jour, à Rudeville.
Gomme vous savez, Rudeville est un endroit fort fréquenté des touristes. On passe à Rudeville, mais on n'y reste pas... du moins on n'y reste que le temps de déjeuner. Chaque train amène à Rudeville des quantités de voyageurs,
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238 GENS DE THÉÂTRE
qui se dispersent aussitôt dans des directions différentes...
J'étais descendu du train, et sur la place de la gare, en face d'un café, je discutais, avec un cocher, le prix d'une voiture qui devait m'emmener, le soir même, à Rocfitte. Tout d'un coup, je me sens pris, enlacé, embrassé, par un gros homme, qui me dit :
—'Comment!... c'est toi?... Ah! par exemple... on voilà une veine 1
Je crus tout d'abord que le gros homme se trompait... et me débattant sous ses étreintes, je lui signifiai d'avoir à me laisser tranquille...
— Gomment? fit-il... Tune me reconnais pas?... Hilaire Graffin!... le vieux Hilaire Graffin!...
Et, en effet, sous le rebondissement de son ventre, sous les bouffissures graisseuses de son visage, je reconnus bientôt le pauvre, maigre et pâle garçon d'autrefois.
— Tu me trouves changé, hein?... fit-il.
— Un peu ! tu as engraissé.
— Àh ! dame! ici... tu comprends... c'est pas Paris... c'est plus la vie de travail... de fièvre de Paris !... Ah! que je sais content de te revoir. Ah', nom d'un chien!... Et que dis Mondes?... que pense IIeredia?Et Zola, que fait-il?... Ah! sapristi!... Ça me fait un rude plaisir, depuis le temps !...
Il me regardait, la face tout entière éclairée par un bon sourire,
— Depuis le temps... répétait-il... En avons-nous fait, hein, à Paris?.., En avons-nous eu des hauts*
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QUE DIT MENDÈS ? 239
des bas?... et ce vieux Mendès?... que dit-il?.. Et ce brave Heredia?... tu te rappelles?
Je ne me rappelais rien du tout, mais pour ne pas désobliger ce mélancolique bonhomme, à chacune de ses questions je répondais :
— Oui!... Oui!...
Et je l'interrogeais à mon tour.
— Et toi?... qu'est-ce que tu fais ici?... »
— Ici!... mais, mon vieux, j'habite ici... c'est mon pays!... ma foi, oui!... J'en avais assez de Paris... J'aspirais au calme, au repos!... Et puis, j'ai toujours aimé la campagne, tu te rappelles?.,.
— Alors, tu es heureux?...
— Heureux!... Heureux!... mon Dieu... tu sais!... J'ai hérité d'une tante quelques petites rentes... Enfin, je vis...
— Et c'est tout ce que tu fais?.,.
— Ah! non!... je fais ma pièce... tu sais?... tu sais bien ?
Je fis des efforts pour me souvenir, tant il y avait d'insistance dans ce « tu sais bien? » mais messouvenirs étaient brouillés... Je lui demandai:
— Quelle pièce?
— Gomment, quelle pièce?... Mais ma pièce,., ma grande pièce en cinq actes... Voyons, mon vieux, rappelle-toi!
Je m'excusais de ne pas me la rappeler, cette grande pièce.
— Le voyage !... l'étourdissement de la rencontre... une nuit blanche... Dis-moi seulement le titre de ta pièce...
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240 GENS DE THEATRE
— Eh bien, voilà, mon vieux... le titre, je ne l'ai pas encore... j'ai la pièce, mais le titre, je rie l'ai pas... Je me tàte... Tu comprends, je voudrais un titre...
Puis, brusquement, changeant d'idée...
— La campagne, vois-tu... il n'y a que la campagne! C'est là seulement qu'on travaille bien!... Ah! je suis bien content de te revoir... ça me rajeunit de dix ans!... Et tu restes ici quelques jours?
J'expliquai que j'étais attondu à Rocfitte...
— Non, malheureusement... Il faut que je parte tout de suite.
Un nuage de tristesse passa sur sa physionomie... Et il soupira :
— Ah! c'est embêtant!... On aurait causé comme autrefois... tu te rappelles? mais si tu reviens par ici...
— Certainement... Certainement...
— Arrange-toi pour rester...
— Oui... Oui...
— EtsiturevoisMendès...IIeredia... les amis...
— Oui... Oui...
J'eus beaucoup de peine à le quitter... Il s'accrochait à mes habits, à mes souvenirs, à tout ce qu'il y avait en moi de Paris.,. Enfin, ayant fait prix avec le voiturier, je partis...
A quelques kilomètres de Rudeville, comme le voiturier avait mis ses chevaux au pas pour monter une côte, il mé dit, en se tournant vers moi :
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QUE DIT MENDES? 241
— Alors, Monsieur connaît M. HilaireGraffin?...
— Mais ouil...
— C'est un bon garçon... mais il est un peu toqué... On s'en amuse un épeu dans le pays... Figurez-vous que, depuis le matin jusqu'à la nuit, il est dans ce petit café en face du chemin de fer... Et lorsque, parmi les voyageurs, il aperçoit quelqu'un de Paris, alors il se précipite vers lui... s'accroche à lui... et tout le temps, il lui demande : « Que dit Mendès!... Que pense Heredia?... » C'est au point qu'on ne l'appelle plus, ici, Hilaire Graffin... on le surnomme : « Que dit Mendès?... » Mais c'est un bon garçon tout de même!... Et paraît qu'il en a fait, autrefois, à Paris, des farces, aveGdes actrices et des créatures I...
— En somme, que fait-il?
— Il est courtier d'assurances, à ce qu'il dit... Mais vous pensez bien que ce n'est pas au petit café de la gare... qu'il trouve des affaires... Il dit aussi qu'il fait des écritures pour les théâtres... Mais personne n'y croit... C'est un bon garçon... Mais il n'est pas très savant...
La côte était montée. Le voiturier rassembla ses guides, les chevaux repartirent... et le voyage finit silencieusement.
Pauvre Hilaire GraffinI...
{Le Journal, 26 août 1900.)
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DÉCADENCE
À Vienne, dans la catholique Autriche, fonctionnait, il n'y a pas bien longtemps de cela, une censure qui, véritablement, était bien une censure... Et Je ne dis pas cela clans un sens ironique.
Un État qui se mêle d'avoir une censure, doit exiger que cette censure soit une censure, et non point cette chose amorphe, qui fonctionne, chez nous, sous le nom de censure, dont on n'entend pas parler durant des années, et qui, tout d'un coup, se manifeste on ne sait ni contre quoi, ni pourquoi... Au moins la censure autrichienne avait un sens clair, précis... Et elle était toujours là... Elle défendait qu'on portât à la scène les prêtres, les .officiers, les fonctionnaires, les chambellans, toutes les variétés de domesticités royales, et aussi les nobles, les grands propriétaires, les grands industriels, les grands financiers, les hommes de sport, de chasse, de plaisir, tous ceux, en un mot, qui appartenaient
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DÉCAHEXCE 243
à ce qu'on appelait, à ce qu'on appelle encore les classes dirigeantes... Elle n'admettait le droit de satire que contre les petits bourgeois, les gens du peuple, tous les genres de pauvres diables, et contre les adversaires du gouvernement. La liberté complète. La censure autorisait, au besoin, protégeait toutes les formes de la violence et de la haine. Elle n'en trouvait jamais d'assez haineuses, ni d'assez violentes... La censure interdisait expressément aux auteurs dramatiques, non seulement de discuter une loi de l'empire, une question sociale, politique, morale, économique ou religieuse, mais encore de faire la moindre allusion, môme dans le bon sens... Car, parler d'une chose, môme dans le bon sens, c'est ouvrir la porte à la" contradiction. Et la contradiction est toujours dangereuse, et, comme son nom l'indique, elle manque d'harmonie. L'idée du bien évoque nécessairement l'idée du mal... Or, il est inutile de parler du bien, pour n'avoir pas à combattre le mal... Par une grâce exceptionnelle, et sans doute esthétique, la censure autorisait les amants... mais pas tes amants, ô Donnay!... Elle concédait qu'il n'y a pas de théâtre sans amour, par conséquent, pas d'amour sans amants... Mais elle exigeait que les amants ne parlassent pas d'amour, ou, s'ils en parlaient, qu'ils se mariassent au dénouement, notoirement vierges, et dans les formes les plus légales... Après une scène d'amour, deux amants n'avaient pas le droit do quitter la scène, ensemble ou du
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244 GENS DE THÉÂTRE
même côté... Gela pouvait, dans l'esprit des spectateurs facilement enclins à l'impudicité, donner lieu à des interprétations immorales... Il fallait ou qu'ils fussent accompagnés d'un gardien farouche et vertueux, ou que l'un s'en allât par le côté cour, l'autre par le côté jardin, et que, dans ce cas très hardi, il fût, préalablement à leur sortie, clairement spécifié au dialogue, qu'ils ne pouvaient pas se rejoindre...
A Madrid, dans la catholique Espagne, le général Weyler — encore un brave général dont je ne me consolerai jamais qu'il ne soit pas allé en Chine, car il manque vraiment à la collection — fit venir, ces jours derniers, dans son cabinet, les principaux directeurs des principaux journaux, et il leur dit :
— Messieurs, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer... J'avais établi sur la presse un droit de censure, et la façon dont je l'exerçais... devait vous gêner beaucoup, et rendre difficile la confection d'un journal... Eh bien, ce droit, je le lève à partir d'aujourd'hui... je l'abroge, comme disent les parlementaires... vous voyez que je suis bon garçon... Vous ê\tes absolument libres... J'entends que vous parliez do tout ce qu'il vous plaira... sauf, naturellement, — et c'est là un détail sans importance — de moi, du roi, de la régente, des ministres, de l'armée, do la justice, de la police, du comte de Gasorte, do la princesse des Asturies, des Jésuites, des Dominicains, des Franciscains, dos couvents, des prisons, des
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DECADENCE 245
(roubles, des émeutes, des charges de cavalerie, des étudiants, des poètes, des gendarmes... de Valladolid, de Grenade, de Malaga, de Madrid, de toutes les villes, bourgs, villages et hameaux d'Espagne... et en général, de tout ce qui se passe en Espagne... sans quoi, je vous fourre dedans, et vous fais juger et condamner, incontinent, par mes tribunaux militaires... Allez, messieurs... On ne pourra plus dire désormais que je ne suis pas un homme tolérant, libéral, magnanime, et qui ne comprend rien à son époque!
A Paris, dans la catholique France, les choses n'en sont pas encore là... mais elles sont en chemin... Elles arrivent peu à peu, avec des faces crispées et des poings tendus... Et le moment n'est pas très éloigné où, grâce à cette furie, à cette sauvagerie de réaction qui, de plus en plus, gagne les cerveaux, nous dépasserons bientôt l'Autriche et l'Espagne. Et ce ne sont pas seulement les actes du gouvernement qui sont dangereux, c'est ce en quoi ils obéissent à un état d'esprit, c'est tout ce qu'ils concèdent, à des passions furieuses, encore latentes — si peu I — mais qui, se surexcitant, s'exaspôrant de jour en jour, ne peuvent qu'éclater... c'est tout ce qu'on voit, tout ce qu'on lit, tout ce qu'on entend!...
11 n'est point étonnant que, dans ce moment do trouble mental, de folie hurlante et confuse, d'incohérence universelle, on en vienne à supprimer sans excuses valables, pour le bon plaisir de supprimer quelque chose, des pièces do théâtre,
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comme Décadence, de M. Albert Guinon. Parmi toutes les grosses questions qui s'agitent, au milieu des luttes sourdes et ardentes qui grondent dans les âmes, c'est là un petit fait, mais très significatif. On dit que l'oeuvre de M. Guinon — dont les tendances, d'ailleurs, ne me plaisent pas — est très belle; non une oeuvre de haine, mais de constatation, et même de générosité sociale. Je le crois sans peine, car je connais M. Albert Guinon. Il n'a rien d'un sectaire. Il a un talent ûpre, sobre, mais élevé, un tempérament dramatique puissant, et des idées... Des idées, voilà le crime!... Des idées au théâtre! Des idées quand on peut y mettre des petites femmes, les habiller, les déshabiller!... et que, dans cet ordre d'idées, on peut tout faire et leur faire tout faire!... Des idées quand on a de la belle chair, à bon marché, des cuisses, des poitrines resplendissantes, des bouches, des ventres et des étoffes transparentes, pailletées d'or, et de la lumière électrique sur toutcelal... Des idées, je vous demande un peu... N'est-ce point de la folie?... Gela seul justifierait l'interdiction, car la République, de môme que les monarchies, n'aime pas beaucoup qu'on vienne la troubler, dans sa digestion, avec des idées... Les idées peuvent germer, est-ce qu'on sait? Il peut arriver que des gens qui ne pensaient pas, qui ne pensaient à rien, se mettent tout d'un coup à penser que tout n'est pas pour le mieux dans la société... qu'on peut, tout de môme, concevoir quelque chose de supérieur à l'idéal do M. Rou-
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jon, à la poétique .sociale de M. Georges Leyguesl Ah! mais non!... A moi, la Censure! Et que l'arbitraire commence!
Mais il est curieux et presque drôle, et infiniment prophétique que, dans le cas présent, ce soit le Vaudeville qui ait été frappé...
Le Vaudeville a joué, douze cent mille fois, Madame Sans-Gêne. Encore plus que M. Frédéric Masson et M. le baron Legoux, il a contribué à mettre l'Empire à la mode. Et quand une chose est dans la mode, elle entre vite dans les moeurs... On ne peut faire deux pas, dans une rue de n'importe quelle ville, sans se heurter, aux devantures des boutiques de curiosités, à des souvenirs impériaux, faux, le plus souvent, mais d'autant plus impériaux. On est obsédé par des Bona^ partes et des Napoléons, en bronze, en argent, en porcelaine... On ne voit que des Joséphines, sur des tabatières et des bonbonnières. Toutes les gravures exposées représentent des figures et relaient des histoires directoriales, consulaires, impériales... Je viens d'admirer un billard dont l'acajou est incrusté des portraits de tous les braves maréchaux do l'Empire. On se lave dans l'Empire... on boit dans l'Empire, on mange dans l'Empire, on fait le contraire dans l'Empire... on dort dans l'Empire... Et nos hommes d'État se disent : « Puisque tout est Empire, aujourd'hui, les toilettes, les étoffes, les meubles, les bijoux, les argenteries, les vaisselles... nous no voyons pas pourquoi nos actes de gouvernement no
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seraient pas Empire, eux aussi.., Après tout, c'est un beau style !»
La pente est fatale. De la mode, elle nous mène dans les moeurs, et des moeurs dans les lois... Et ce n'est pas une pente douce comme celle avec quoi M. Fernand Vandérem va remplacer, au Vaudeville, Décadence, de M. Albert Guinon. C'est une pente violente, rapide, où l'on dégringole violemment, rapidement. Après M. Guinon, antisémite, Et Un-Tel, sémite. Après ceci, cela!... Et tout y passera... Et le Théâtre qui, à grand'peine, s'était, de-ci de-là, libéré de ses grossièretés et de ses stupidités, redeviendra vite à n'être plus qu'un bas amusement.
« Décadence ! » C'est le titre de la pièce que le Vaudeville n'a pas joué... Mais que la société joue sur tous ses théâtres!
{Le Journal, 24 février 1901.)
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UiN PEU DE THEATRE
Il arrive à M. Brieux, à l'honnête Brieux, comme on dit dans les biographies, une aventure extrêmement désagréable, d'autant plus désagréable que cette aventure, il la doit à son protecteur le plus puissant, à M. Roujon lui-même. En sa qualité de chef suprême de la censure, M. Roujon lui-même vient de supprimer une pièce de M. Brieux : les Avariés, qu'on répétait au théâtre Antoine, et qui devait être représentée dans quelques semaines, avec tout le succès bruyant et mérité qui accompagne ordinairement les moindres productions deM. Brieux... Ah ! tel que je lo connais, M. Roujon a dû bien souffrir!... Ayez donc des amis... Et l'honnête Brieux a dû être bien étonné... Ayez donc des protecteurs... Mais voilà tout trouvé pour lui un admirable et ironique sujet do pièce, et comme il les aime : les Protecteurs,.* Et quel pondant à cette autre pièce de M. Brieux : les Bienfaiteurs.». Il est vrai que ça n'est pas les sujets de pièce qui manquent à M. Brieux,
On sait que, contrairement aux autres pièces,
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250 GENS DE THÉÂTRE
qui ne traitent jamais de rien, les pièces de M. Brieux ont ceci de particulier qu'elles traitent toujours de quelque chose. Dans une enquête récente, que mena, je crois, la Revue bleue, M. Brieux voulut bien nous révéler son esthétique dramatique. Elle est, avouons-le, un peu terrible, mais si grandiose et si émouvante? Voici la chose.,. L'honnête Brieux estime que la passion, que l'observation humaine, que la recherche du caractère ont fait leur temps au théâtre... Les Grecs... Shakespeare... Racine... Molière... sans doute, c'est très bien... Mais quoi? Ils sont morts... Du génie... tant qu'on voudra... Ils ont du génie... Et puis après? Ont-ils fait avancer d'un pas la question sociale?... Tout est là. Ont-ils connu Darwin, Spencer, Berthelot et M. Izoulet?... Non, Certes, nous ne pouvons pas leur reprocher leur ignorance... S'ensuit-il que nous, pour qui M. Izoulet, par exemple, n'a pas de secrets, nous devions nous renfermer, comme eux, dans le cadre étroit de la passion, nous perdre dans les chinoiseries de l'observation? Ce serait absurde.,. A chaque siècle son effort!... Peindre des caractères, tenter de faire vivre, une minute, sur la scène, un peu d'humanité, c'est tout ce qu'il y a de plus inutile, et tellement vieux jeu!... Nous avons d'autres devoirs?... De la passion, de l'observation, il n'en faut plus!... Il faut de la pensée... de...la...pen...sée!.,. On n'est plus, aujourd'hui, des auteurs dramatiques,., on est des penseurs!... Ah! mais!... Qu'est-ce que cela, la
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UN PEU DE THE'ÀTRE 25 i
vie?... Rien... moins que rien... Un futile amusement d'artiste, tout au plus !... Des thèses, des sur-thèses, des archi-thèses?... A la bonne heure..» L'avenir du théâtre, le salut du théâtre est là... Il faut des thèses... et des thèses sociales encore... et toutes les thèses sociales... les unes après les autres !... Fini de rire... Finies les larmes... Finie l'émotion qui vous prend à la gorge... Finie la gaieté qui vous secoue!... Moyens vulgaires, grossiers, périmés!... Pensons... pensons... Ah! nom d'un petit bonhomme!.., pensons!...
En ce qui le concerne, l'honnête Brieux fait tout ce qu'il peut... Il a déjà élucidé, au théâtre, pas mal de questions embrouillées... Il en élucidera d'autres... Il les élucidera toutes, et de }a seule manière qui convient, en trois, quatre ou cinq actes... Après la question des nourrices : les Remplaçantes, voici venir la question des syphilitiques : les Avariés. Et remarquez en quoi consiste le progrès, prêché par M. Brieux... Molière avait fait 1Avare... M. Brieux fait les Avariés... On est de son époque! Et Roujon... Roujon qui veut empêcher tout cet effort, et tout cet essor !...
J'en étais là de ces souvenirs et de ces réflexions, quand j'arrivai rue de Valois, devant ces bâtiments où M. Roujon brave la pensée contemporaine et préside,:d'une âme compliquée, aux destinées de l'art... L'idée me vint de lui parler, de lui demander quelques explications... Je connais beaucoup M. Roujon, je le connais depuis les temps déjà lointains où sous le nom d'Henry
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Laujol, il écrivait dans la République des Lettres, de Catulle Mendès, des études charmantes, de vives et alertes pages, où la verve la plus irrespectueuse se mêlait, en doses savantes, à des opinions pleines de prudence et de bon sens. Je le vois encore, dans le petit restaurant où nous nous réunissions chaque semaine, je le vois, gentil, enthousiaste, serviablo, et déjà fonctionnaire. Nous l'aimions beaucoup... Et sa jeunesse ardente, qui gardait, malgré tout, je ne sais quoi de réservé, de bureaucratique, d'officiel, exerçait sur nous un grand empire... Peut-être, dans le camarade qui nous séduisait naguère, sentionsnous, obscurément, le presque ministre qui ferait, un jour, pleuvoir sur les écrivains et les artistes la belle manne des places et des croix!...
— Ah! par exemple!... me dit M. Roujon, quand l'huissier m'eut introduit... voilà qui est gentil... Depuis le temps !...
— C'est vrai !
— Ah! c'était le bon temps! fit M. Roujon, en regardant d'un regard ennuyé les paperasses qui encombraient son bureau... Et Dierx, et Mallarmé!... Et Villiers!... Tu te souviens?... Oui... oui... c'était le bon temps!...
Puis, quand nous eûmes épuisé la joie de la rencontre et des vieux souvenirs :
— Voyons... mon cher Roujon, dis-je sur un ton mélancolique... Je ne te reconnais plus... Je ne reconnais plus notre Laujol./. Quelle mouche te pique?
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UNT PEU DE THÉÂTRE 253
Quelle mouche?... Pourquoi me dis-tu : « Quelle mouche?... »
— Eh oui... Te voilà, maintenant, qui interdis toutes les pièces...
— Oh! toutes les pièces...
— Récapitulons... Guinon?
— Des Juifs!...
— Ancey ?
— Des prêtres!...
— Groisset?
— Un Belge!...
— Ça n'est pas une raison... ça n'est pas des raisons.
M. Iloujon se leva et marcha, à grands pas, dans la pièce...
— Que veux-tu, mon cher?... J'ai une responsabilité!... La situation est grave... très grave... On devient diablement réactionnaire et vertueux, en France... Laujol, parbleu... Laujol que tu me rappelais si gentiment, tout à l'heure, proteste contre toutes ces mesures... Oui, mais il y a Roujon... N'oublie pas qu'il y a Roujon!... Laujol et Roujon, c'est très différent... Tiens... Laujol ferait une pièce, en ce moment, que Roujon serait capable d'interdire la pièce de Laujol... Parfaitement... La situation est très grave... et je suis débordé... débordé...
— Et Brieux?... lançai-je, après un moment de silence... Tu as osé toucher à Brieux... un penseur ?
— Ça me tord le coeur... J'aime Brieux... Il a énormément de talent... C'est un penseur, comme
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254 GENS DE THÉÂTRE
tu dis... un novateur mémo.... Mais, une pièce de plus ou de moins, qu'est-ce que ça peut faire à Brieux?... Il a tant de facilité!... Enfin, voyons... je fais appel à ton jugement... La syphilis... au théâtre !... au théâtre !...
— Elle est donc bien terrible, la pièce de Brieux ?
— Pas du tout... C'est une pièce charmante, neutre et grise, comme toutes les pièces de Brieux... C'est fait avec beaucoup de discrétion... Il n'y a pas un mot, pas une scène qui soient dangereux !... C'est charmant !...
— Eh bien! alors!...
— Mais la syphilis!... Pourquoi diable va-t-il chercher la syphilis, quand il a la tuberculose... La tuberculose, c'est traditionnel... émouvant... poétique... Mais la syphilis... Réfléchis un peu... Figure-toi la Dame aux Camélias, mourant, non de la poitrine, mais de la syphilis!... Oh!... est-ce que Sarah Bernhardt l'aurait jouée douze cent mille fois?
— Cela ne te regarde pas... C'est affaire à Brieux....
— Gomment, cela ne me regarde, pas?... Mais tout me regarde, mon ami... Et la preuve c'est que j'étudie, en ce moment, un projet admirable!... admirable en ceci qu'il dissipera toutes les équivoques, désormais... La situation est grave... très grave !
— Quel est ce projet?
— Le projet est celui-ci : de faire afficher, dans tous les théâtres de Paris, .une grande affiche qui
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UN PEU DE THÉÂTRE 255
contiendra, d'un côté, tous les sujets de pièce que j'autorise, de l'autre, tous les sujets quo j'interdis... C'est net, c'est franc, c'est loyal... De cette façon, il n'y aura plus de surprises pour personne... Peut-être môme, cette affiche, la ferai-je coller sur les colonnes Morris...
— Et quels sujets comptes-tu interdire?...
— Eh bien! voilà... Je ne sais pas encore... La situation étant très grave... je compte en interdire le plus possible... Et, plus je réfléchis, plus j'étudie ce projet... et plus je trouve que je devrais les interdire tous... Ce serait le rêve?...
— Autant supprimer le théâtre, tout de suite!
— Gomme tu exagères!... Ah! c'est bien toi... Tu es toujours le même!...
Puis, brusquement, changeant de conversation, il me frappa amicalement sur l'épaule :
— Et ce vieux Pindary... tu te souviens?... Ce vieux Pindary!... C'était le bon temps !... Ah! c'était le bon temps ?
Il me fut impossible de renouer la conversation sur Brieux... Et comme M. Roujon était allé à la fenêtre, je profitai de ce mouvement pour chiper une vieille décoration qui traînait sur son bureau, et je me dirigeai vers la porte.
— Eh bien ! alors, au revoir, vieux !
— Au revoir!... Et si tu rencontres ce vieux Baronnet...
— Entendu!...
— Au revoir !...
(Le Journal, 5 novembre 1901.)
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(( CES MESSIEURS » ET LA CENSURE
On s'imagine, volontiers, au tapage qu'il mène si vaillamment que M. Brieux, l'honnête Brieux, est le seul auteur dramatique dont les pièces aient été, soient et seront interdites par la Censure. Eh bien! il n'est pas le seul. Si extraordinaire, si inconvenant que cela puisse paraître à M. Brieux, il doit en prendre son parti, kil y en a d'autres. Il y a, par exemple, M. Georges Ancey, pour ne citer que lui, aujourd'hui... Et, bien qu'il ne parle pas, à tout bout de champ, de rénover, de fond en comble, la société, bien que soixante reporters ne songent pas à se réunir en corps, pour le saluer à l'arrivée du train de Berlin, M, Georges Ancey me semble un dramaturge d'une autre envergure et — l'honnête Brieux me pardonne ! — d'une autre portée sociale que le prestigieux et actif auteur des Avariés.., J'ajouterais aussi, d'une autre signification littéraire, si cela pouvait venir en discussion. Mais il ya longtemps que l'honnête Brieux a, spontanément, honnêtement, et parce qu'il ne pouvait faire autrement,
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« CES MESSIEURS » ET LA CENSURE 257
renoncé à toute espèce de littérature pour la carrière plus noble et moins difficile de l'apostolat... On ne peut pas tout avoir...
Donc, la Censure a interdit : Ces Messieurs, pièce en cinq actes de M. Georges Ancey... Or, comme M. Ancey n'a pas le génie de l'apostolat, qu'il se contente de vivre silencieusement, dans son coin, en écrivant des oeuvres fortes et belles, comme il ne donne point de 9 à 11, des consultations gratuites, dans les théâtres, cette mesure vexatoire, arbitraire n'a indigné personne, n'a même inquiété personne... On a mentionné cet incident, on a enregistré cet acte de défense républicaine en deux lignes succinctes, sans le moindre commentaire, dans un coin perdu des journaux... Et c'a été tout!...
Et que pouvait-il arriver d'autre, alors que l'honnête Brieux tenait la scène et les scènes, et les journaux et la rue, et les dispensaires et les académies, et les bureaux de nourrices, et les Parlements, et les fifres, les tambours, les grosses caisses, et jusqu'au pacifique M. Trarieux, qui ne parlait, pour venger l'offense faite à Brieux, de rien moins que de lancer contre M. Roujon, ennemi de la science et de l'hygiène publique, toutes les troupes de la Ligue des Droits de l'Homme...
Il se passa des choses véritablement délicieuses et qui donnent, quoi qu'on dise, du prix à la vie parisienne...
On vint interviewer 'M. Georges Ancey. Les
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258 GENS DE THEATRE
reporters s'en allèrent, bourrés de documents, et l'on vit, le lendemain, dans les journaux d'information, d'énormes articles, couronnés de titres gras et do sous-titres sensationnels :
Nouvel exploit de la Censure.
« Ces Messieurs »
Georges Ancey proteste
L'homme et l'Ecrivain
Le Prêtre au théâtre
Le Théâtre au Vatican ?
Curieuses révélations
Que va faire Antoine?
Et dans ces articles, intentionnellement consacrés à Georges Ancey, et à Ces Messieurs! par une sorte de miraculeuse etirrésistiblesuggestion, il n'était, d'un bout à l'autre, question que de l'honnête Brieux et des Avariés...
On vint interviewer Antoine qui devait représenter, sur son théâtre, la pièce de M. Georges Ancey. Et ce brave Antoine, après de fougueuses déclarations, d'un ordre général, contre la Censure, ne parlait, lui aussi, que de l'honnête Brieux et des Avariés... Ces Messieurs, fit Georges Ancey, n'existaient pas, n'existaient plus. Et il setrouvait, toujours, par hasard, que l'honnête Brieux fût réellement présent aux interviews, qu'il fût dans le téléphone, dans le graphophone, dans le phonographe, ou encore qu'il animât de sa présence astrale les boiseries, les fauteuils, les tiroirs, les
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tapis, l'air ambiant... -Si bien que durant plusieurs jours, j'eus et beaucoup eurent avec moi, cette sensation un peu eiîarante que Brieux n'était pas véritablement un être humain, mais une sorte de fluide bruyant et universel, une force inconnue, un élément encore indéterminé... quelque chose d'épars et de tout-:puissant... comme l'électricité, et comme Dieu! Nry a-t-il point d'ailleurs, dans ce nom sans prénom de Brieux, de môme que dans le nom de D:eu — car qui sait que Brieux se prénomme Eugène? — n'y a-t-il point une source de mystère et de sur-nature ? Dieul... Brieux!... Le Brieux des bonnes gens!... Ah! c'est rudement troublant, quand on y pense!
Et voyez jusqu'oùleschoses poussentl'ironie !... Moi-même, je voulais parler ici, uniquement, de M. Georges Ancey et de Ces Messieurs... Et, par une obsession diabolique, plus forte que ma volonté, je ne parle que de l'honnête Brieux et des Avariés...
Essayons, pourtant, d'écarter le maléfice*
Une fois sa pièce interdite. M. Georges Ancey pouvait se livrer à toutes sortes de déclarations héroïques et tabarinesques, à toutes sortes de manifestations extra-littéraires. Il pouvait appeler à la rescousse le chansonnier Couyba, et solliciter de M. Trarieux qu'il écrivît une lettre retentissante et qu'il mobilisât, une seconde fois, la Ligue des
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260 GENS DE T/JË'ITRE
Droits de l'Homme. 11 préféra publier sa pièce, tranquillement, sans esclandre.
Nous l'avons, aujourd'hui.
Je n'ai pas à en rendre coMpte. Mon but est autre, comme on verra, par la suite. Mais il me sera bien permis, toutefois, de saluer, à son apparition, quelque chose de très rare : une belle oeuvre.
Ces Messieurs, ce sont les prêtres, et le sujetest des plus simples :1e détraquement moral, la ruine matérielle causés par l'introduction d'un prêtre dans une famille... Captation des coeurs et des bourses, emprise violente, par le mensonge lénifiant et par les saintes ruses, sur l'esprit faible de la femme et de l'enfant, nous voyons cela tous les jours... Les comptes rendus des tribunaux sont pleins de ces drames. Il n'y a peutêtre pas une seule famille qui n'ait eu à déplorer, en quelqu'un des siens, la terrible, l'indéracinable influence du prêtre sur les âmes, nourries de mystères divins... Mais ce que nous ne voyons pas tous les jours, c'est la force d'humanité, c'est la beauté d'exécution sobre et puissante avec laquelle M. Georges Ancey, sûrement sans trucs, sans parti pris de haine, a su mener son oeuvre presqu'au chef-d'oeuvre... Il y a, dans Ces Messieurs, des scènes et des actes tout à fait admirables et dignes des maîtres. Et la signification sociale en est considérable. Gela tient, robustement, à côté de Tartufe,et cela nous émeut, peutêtre davantage, parce que tous ces personnages,
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« CES MESSIEURS » ET LA CENSURE 261
si vivants, si modernement vivants, nous les avons coudoyés, aimés, haïs... Et puis avec M. Georges Ancey, nous ne sommes pas en face de quelqu'un qui proche, mais qui agit et qui réalise, dramatiquement, une des pluspoignantes, une des éternelles histoires de notre vie...
Lorsque M. Roujon interdit les Avariés, nous sourions tout en protestant, et nous ne sommes pas, au fond, très irrités, parce que nous savons que M. Brieux gagne beaucoup à cette interdiction, et que nous n'y perdons rien... Mais quand il supprime une oeuvre sévère et haute, de l'importance littéraire et philosophiq ue de Ces Messieurs, alors, nous nous indignons parce que nous savons que c'est plus que de la beauté artiste qui nous est enlevé, mais de la santé morale...
M. Roujon nous dit qu'il y a de certaines choses et de certaines gens qu'il ne veut pas qu'on transporte au théâtre : la syphilis et les prêtres.
Soit.
Mais, alors, il ne faut point distinguer entre les prêtres. C'est tous les prêtres, les mauvais comme les bons, sur qui doit peser cet ostracisme dramatique... Justement, le Gymnase annonçait, tout dernièrement, qu'il allait reprendre l'Abbé Constantin...
Le moment venu, nous reprendrons, nous, cette conversation avec M- Roujon.
(Le Journal, 24 novembre 1901.)
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EN FLANANT
L'autre jour, je rencontrai, rue de Valois, sortant de son bureau, mon ami Roujon. Il était gai, preste et fringant...
— Ah ! lui dis-je en l'abordant, je parie tout ce que tu voudras que tu viens encore d'interdire une pièce?
— Pourquoi cela?... me demanda, avec vivacité, Roujon qui me tendit la main d'un mouvement spontané et cordial, un geste joyeux où je retrouvais le bon camarade d'autrefois, le charmant Laujol dû bon temps... Oui, oui, c'était le bon temps!
Je répondis sur un ton de tendre ironie :
— Je te dis cela, mon cher Henry, parce que tu as cet air content de l'homme qui vient de commettre un abus d'autorité... de l'homme qui a trouvé un moyen nouveau et parfait d'embêter ses contemporains,.. Ah! cet air-là... je le connais... et je l'excuse... Je l'ai quelquefois, moi aussi... et, quelquefois, il m'arrive de mettre une chanson sur cet air-là !...
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EX FLANANT 203
Roujon sourit discrètement..*
— Es-tu drôle!... fit-il... Et comme ça me ressemble à moi!... Moi, je n'ai qu'un désir... plaire à tout le monde... Et quand, par hasard, j'interdis une pièce... crois bien que j'en ai, durant quinze jours, la mort dans l'âme... Parole, mon vieux!... Voyons... voyons... raisonne un peu. J'adore le théâtre, moi... le bon théâtre, tu sais... le théâtre où l'on dit quelque chose, parbleu... où l'on exprime des idées... que diable!... de fortes idées!... Ça ne m'amuse pas d'aller au théâtre, pour y voir représentées des pièces que j'autorise !... Ah ! non ! mon petit, non !... Rappelletoi, sapristi ! Je n'ai pas l'esprit de tout le monde, moi... J'ai l'esprit libre, audacieux...
Je crus devoir prendre, à ce moment, un ton sentencieux. Et, c'est lentement, gravement, que je prononçai :
— Par malheur, il y a deux hommes en toi, et qui se contredisent : l'artiste, qui est navré; le fonctionnaire, qui rigole de toutes les mesures vexatoires, de tous les actes réactionnaires auxquels tu te livres...
Il protesta vivement.
— Mais non... mais pas du tout!... Qu'est-ce tu me chantes-là?... Jamais le fonctionnaire n'a complètement aboli, en moi, l'artiste... Ce n'est pas pour le plaisir vulgaire, et d'ailleurs sans sanction, de me décocher à moi-même un compliment... A-t-il fallu, au contraire, que j'eusse l'art.chevillé dans le corps! Trente années de
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Droits de l'Homme. 11 préféra publier sa pièce, tranquillement, sans esclandre.
Nous l'avons, aujourd'hui.
Je n'ai pas à en rendre coi.ipte. Mon but est autre, comme on verra, par la suite. Mais il me sera bien permis, toutefois, de saluer, à son apparition, quelque chose de très rare : une belle oeuvre.
Ces Messieurs, ce sont les prêtres, et le sujetest des plus simples :1e détraquement moral, la ruine matérielle causés par l'introduction d'un prêtre dans une famille... Captation des coeurs et des bourses, emprise violente, par le mensonge lénifiant et par les saintes ruses, sur l'esprit faible de la femme et de l'enfant, nous voyons cela tous les jours... Les comptes rendus des tribunaux sont pleins de ces drames. Il n'y a peutêtre pas une seule famille qui n'ait eu à déplorer, en quelqu'un des siens, la terrible, l'indéracinable influence du prêtre sur les âmes, nourries de mystères divins... Mais ce que nous ne voyons pas tous les jours, c'est la force d'humanité, c'est la beauté d'exécution sobre et puissante avec laquelle M. Georges Ancey, sûrement sans trucs, sans parti pris de haine, a su mener son oeuvre presqu'au chef-d'oeuvre... Il y a, dans Ces Messieurs, des scènes et des actes tout à fait admirables et dignes des maîtres. Et la signification sociale en est considérable. Gela tient, robustement, à côté de Tartufe,et cela nous émeut, peutêtre davantage, parce que tous ces personnages,
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si vivants, si modernement vivants, nous les avons coudoyés, aimés, haïs... Et puis avec M. Georges Ancey, nous ne sommes pas en face de quelqu'un qui proche, mais qui agit et qui réalise, dramotiquement, une des plus poignantes, une des éternelles histoires de notre vie...
Lorsque M. Roujon interdit les Avariés, nous sourions tout en protestant, et nous ne sommes pas, au fond, très irrités, parce que nous savons que M. Brieux gagne beaucoup à cette interdiction, et que nous n'y perdons rien... Mais quand il supprime une oeuvre sévère et haute, de l'importance littéraire et philosophiq ue de Ces Messieurs, alors, nous nous indignons parce que nous savons que c'est plus que de la beauté artiste qui nous est enlevé, mais de la santé morale...
M. Roujon nous dit qu'il y a de certaines choses et de certaines gens qu'il ne veut pas qu'on transporte au théâtre : la syphilis et les prêtres.
Soit.
Mais, alors, il ne faut point distinguer entre les prêtres. C'est tous les prêtres, les mauvais comme les bons, sur qui doit peser cet ostracisme dramatique... Justement, le Gymnase annonçait, tout dernièrement, qu'il allait reprendre l'Abbé Constantin...
Le moment venu, nous reprendrons, nous, cette conversation avec M. Roujon.
{Le Journal, 24 novembre 1901.)
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EN FLANANT
L'autre jour, je rencontrai, rue de Valois, sortant de son bureau, mon ami Roujon. II était gai, preste et fringant...
— Ah! lui dis-je en l'abordant, je parie tout ce que tu voudras que tu viens encore d'interdire une pièce?
— Pourquoi cela ?... me demanda, avec vivacité, Roujon qui me tendit la main d'un mouvement spontané et cordial, un geste joyeux où je retrouvais le bon camarade d'autrefois, le charmant Laujol du bon temps... Oui, oui, c'était le bon temps!
Je répondis sur un ton de tendre ironie :
— Je te dis cela, mon cher Henry, parce que tu as cet air content de l'homme qui vient do commettre un abus d'autorité... de l'homme qui a trouvé un moyen nouveau et parfait d'embêter ses contemporains... Ah! cet air-là... joie connais... et je l'excuse... Je l'ai quelquefois, moi aussi... et, quelquefois, il m'arrive de mettre une chanson sur cet air-là !...
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Roujon sourit discrètement..*
— Es-tu drôle!... fit-il... Et comme ça me ressemble à moi!... Moi, je n'ai qu'un désir... plaire à tout le monde... Et quand, par hasard, j'interdis une pièce... crois bien que j'en ai, durant quinze jours, la mort dans l'àme... Parole, mon vieux!... Voyons... voyons... raisonne un peu. J'adore le théâtre, moi... le bon théâtre, tu sais... le théâtre où l'on dit quelque chose, parbleu... où l'on exprime des idées... que diable!... de fortes idées!... Ça ne m'amuse pas d'aller au théâtre, pour y voir représentées des pièces que j'autorise !... Ah ! non ! mon petit, non !... Rappelletoi, sapristi ! Je n'ai pas l'esprit de tout le monde, moi... J'ai l'esprit libre, audacieux...
Je crus devoir prendre, à ce moment, un ton sentencieux. Et, c'est lentement, gravement, que je prononçai :
— Par malheur, il y a deux hommes en toi, et qui se contredisent : l'artiste, qui est navré; le fonctionnaire, qui rigole de toutes les mesures vexatoires, de tous les actes réactionnaires auxquels tu te livres...
Il protesta vivement.
— Mais non... mais pas du tout!... Qu'est-ce tu me chantes-là?... Jamais le fonctionnaire n'a complètement aboli, en moi, l'artiste... Ce n'est pas pour le plaisir vulgaire, et d'ailleurs sans sanction, de me décocher a moi-même un compliment... A-t-il fallu, au contraire, quô j'eusse l'art chevillé dans le corps! Trente années do
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fonctionnarisme... songe donc!... C'est cela qui devrait démolir un homme !
Et, soudain, avec des regards presque implorants :
— Oui... oui... je sais bien... Tu vas encore me reprocher Brieux ?
— Ça, non... je te le jure!... Je te jure que je ne pensais pas à Brieux...
— Avec ça!... Avec ça qu'il existe quelque part quelqu'un qui ne pense pas à Brieux!... Moi, j'aime Brieux... Ce que j'ai fait, c'est uniquement dans son intérêt!... Ce brave Brieux!... Il n'y avait pas d'autre moyen de le tirer,d'affaire... de le dépêtrer do la terrible mélasse des Avariés... J'ai agi avec Brieux comme un père... Mon Dieu 1... Il n'a pas de style... je te l'accorde... Ses pièces?... Eh bienl oui... là... dans le fond, elles sont rasantes, ses pièces... j'en conviens... Mais il a des qualités, ce bougre-là !... Il sait se retourner... et il est honnête...
— L'honnête Brieux!...
— Parfaitement... J'aime Brieux, moi!
— Soit... Mais Ancey... Georges Ancey? A ce nom, Boujon s'enthousiasma :
■«- En voilà un auteur épatant!... C'est un rude homme, tu sais!... Et ce que sa pièce me plaît!... Ce qu'elle est passionnante... une oeuvre, quoi !... Et comme je les aime.., solidement construite, virilement pensée... et spirituelle... et dramatique... et profonde... et tout! A la bonne heure!
— Eh bien?
?,*■£.
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EN FLANANT 265
Roujon eut un geste de découragement :
— C'est justement pour cela que je l'ai interdite!... Ah! mon pauvre vieux, si tu savais!
Il poussa un long et douloureux soupir, et il reprit :
— Situ savais!... Je ne suis pas toujours le maître, moi I... Les nécessités gouvernementales... la raison d'État... les questions électorales... estce que je sais, moi?... Des tas de choses et des tas de gens... Ah! c'est rudement compliqué, et difficile, va!... Je voudrais t'y voir, seulement pendant quinze jours !... Tel que je te connais, tu en ferais de belles, toi ! Ton intransigeance?... Ah I elle serait vite matée, je t'en réponds!... Toi!... mais pour qu'on te fiche la paix... tu serais capable de décorer et de surdécorer... est-ce que je sais... SaintMarceaux... Bouguereau.. Benjamin Constant... s'ils ne l'étaient déjà par moi et par les autres... Et tu enverrais à tous les diables ceux que tu admires, les Cézanne, les Rodin, les Monet, les Renoir, les Vuillard et les Bonnardl...
Mon ami Roujon se mit à rire d'un rire jovial et tendre... et prenant mon bras :
— Est-ce que nous Hâtions un peu?... me demanda-t-il.
— Avec joie, mon cher vieux... Comme au bon temps...
Villiers, hein? Et l'admirable, l'unique, l'émouvant Mallarmé? Est-ce que tu peux me reprocher de l'avoir jamais lâché celui-là?.., Et de l'avoir aimé, comme nous l'avons aimé, est-ce que cola
■X:.;-,
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266 GENS DE THÉÂTRE
ne crée pas entre nous des liens qu'on ne peut plus rompre?... C'est vrai, tout de môme!...
Nous marchions maintenant, heureux de cette rencontre. Et le passé chantait, chantait doucement dans nos âmes... Gomme Roujon ne voulait pas s'attendrir, car on ne sait jamais jusqu'où l'attendrissement peut mener un homme d'État, il s'arracha violemment aux délices du souvenir, et, tout à coup, il déclara :
— Enfin... je voudrais que tu me dises ton opinion... ton opinion vraie... sur la Censure?...
— En principe, déclamai-je, je suis ardemment, furieusement contre la Censure. Je n'admets pas que quelqu'un... n'importe qui... lequel est généralement un ignorant et un imbécile, ait le droit de mettre des entraves à l'impression, à l'expansion de la pensée humaine. Cela me paraît aussi fou, aussi odieux que si tu interdisais à un boulanger do vendre du pain dans une boulangerie. Réglementer le fonctionnement de nos organes, par exemple, refuser aux yeux de voir les couleurs rouges, aux oreilles d'écouter les bruits de la forôt, ce ne serait pas plus tyrannique, pas plus absurde que d empocher le cerveau de penser telle ou telle chose...
— D'abord, je n'empêche pas le cerveau de penser... qu'il pense tout ce qu'il voudra le cerveau... cola m'est bien égal... Ce quo je ne veux pas, c'est qu'on exprime avec des mots, ce que lo corveuu a pensé...
C'est encore pire!
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EX FLANANT 267
— Àh! voilà bien tes exagérations !... Toujours les extrêmes... Et puis, la pensée d'un auteur dramatique!... Oh! là! là!... Crois-tu, vraiment, que ce soit un deuil pour l'humanité?
— Ce n'est pas une raison... Donc... je suis, en principe, contre la Censure... En fait, je suis pour... j'ai honte de te le dire... mais je suis pour...
— Àh! tu cannes?...
— Il faut bien... Mais écoute-moi... Je reconnais volontiers que la Censure est, en général, assez tolérante. Moi, je n'ai eu qu'à me louer d'elle. Elle a ses moments de .crise, durant lesquels elle rogne, coupe et sabre, à tort et à travers. Mais la crise passe, et, alors, on peut s'entendre... Tandis que, aux mains seules du directeur de théâtre, la Censure, ce serait quelque chose de terrible, d affolant! Je ne parle pas d'Antoine, de Gémier... Ils ont de la hardiesse, parce qu'ils sont intelligents et qu'ils possèdent le sens de la beauté... Mais les autres?... C'est à frémir... La Censure abolie, c'est-à-dire, sous le régime de la liberté pure, il serait absolument impossible à un honnête auteur do faire représenter sa pièce sur un théâtre... Il suffirait qu'elle soit belle pour que le directeur, effrayé, la supprimât ou la tripatouillât, «lu fait seul de cette beauté... Avec ces gens-îa„ mon cher, tout ce qui est beau est dangereux... Ce serait la mort définitive du théâtre...
Iloujon exultait... Il s'écria :
— Oui... oui... je te le disais bien... Tu cannes, mon vieux... tu cannes?
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268 GENS DE THE'ÀTRE
— Certainement, je canne... Lorsque je me trouve placé entre deux dangers, je vais à celui qui me paraît le moindre, voilà tout...
— Tu es un sale opportuniste, comme les autres...
— C'est possible... Mais tout ceci ne te lave pas d'avoir interdit une oeuvre admirable, comme Ces Messieurs,
— Est-ce que les directeurs l'auraient jouée?
— Oh! les directeurs!...
— Et les auteurs, donc?... Et le public?... Et tout?... Ah! mon vieux!...
Du plat de sa main gantée, il me donnait de grands coups sur l'épaule...
— Alors, soyons fonctionnaires!... criai-jc indigné de ce pessimisme.
— Eh! Eh!... ricana mon ami Roujon.
Et nous continuâmes notre flânerie, en parlant de Brieux, pour n'en pas perdre l'habitude... nationale...
(Le Journal, 1er décembre 1901.)
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LA COMÉDIE-FRANÇAISE
Une institution qui s'en va, comme tant d'autres choses s'en vont qui furent utiles et glorieuses en leur temps, c'est la Comédie-Française. Du moins, elle s'en va, dans la forme, aujourd'hui périmée, où Napoléon l'édifia, un jour qu'il était plus ivre de cabotinisme que jamais, et qu'il voulait, peut-être se rassurer, en étonnant le monde, par un décret burlesque qui semble, à l'heure où il fut rendu, une sorte de défi paradoxal et fou.
Je ne veux point ajouter ma propre aigreur à toutes les aigreurs qui ont envenimé cette question; je voudrais, au contraire, no dire que des paroles raisonnables et justes, et surtout éviter les querelles de personnes, car la question, là où elle en est arrivée en ce moment, dépasse les personnalités, les ayant épuisées, toutes, depuis longtemps.
La Comédie s'en va, non parce que la maison est en guerre contre elle-même ; mais elle est en guerre contre elle-même, parce qu'elle s'on va,
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270 GENS DE THÉÂTRE
Elle s'en va, parce qu'elle est une survivance, depuis longtemps morte, du passé ; parce qu'elle ne correspond plus aux modes nouvelles et plus simplifiées du décorum national, ni aux besoins nouveaux et plus libres, et plus hardis d'un art qui s'émancipe de jour en jour, et qui suit... comme il peut, et encore timidement... la marche de la philosophie et de la science vers un idéal plus cher, plus précis et moins taré de sentimentalisme, de vérité humaine.
Il ne faut point s'y tromper. Le mal n'est pas dans la mésentente de ceux-ci et de ceux-là, dans l'autorité de l'administrateur et dans la résistance des sociétaires ; il est au coeur même de l'institution. Et les querelles, les colères, les disputes, les menaces, les luttes bruyantes, toute cette anarchie bouillante, ce sont les ordinaires convulsions qui, toujours, accompagnent la disparition d'un organe frappé de mort... On no se résigne pas à mourir sans lutter contre la mort.,. Mais la mort est toujours la plus forte... Elle a vite fait d'éteindre les raies, les cris et d'immobiliser les secousses... Le jour où M. Glarotie, honnêtement, logiquement, historiquement même, pourrais-je dire, portait le premier coup de pioche dans la tradition impériale, en abolissant le comité de lecture/c'est-à-dire en débarrassant les auteurs, qui devraient lui en être reconnaissants, de la tutelle, do la tyrannie, des partis pris do l'éducation traditionnaliste des comédiens, l'institution était condamnée déjà. Elle ne vivait plus
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LA COMÉDIE-FRANÇAISE 271
par elle-même, elle ne vivait que par la force des souvenirs, par l'élan acquis, par une vie purement factice, qui s'est arrêtée maintenant... Elle était, dans notre société, pareille à un vieux maniaque qui, au milieu de la foule des habits noirs et des chapeaux de haute forme, s'obstine à conserver les perruques d'autrefois, les basques flottantes de velours, les manchettes et les jabots de dentelles, et les.bas-de soie brodés de flèches d'or, et les hauts talons rouges... Si riches que soient ses habits, si précieuses ses dentelles, si bien poudrées ses perruques, il a beau faire, il ressemble à un « masque »... Et tout le monde se moque de lui... Ainsi la Comédie-Française qui ne veut pas qu'on lui arrache ses perruques 1...
La Comédie-Française en est arrivée à ce point de n'être presque plus un théâtre, mais un véritable musée. 11 n'y a rien de plus noble qu'un musée, et que j'aime et que je respecte autant. Le malheur est que nous ne lui demandons pas d'être un musée, mais un théâtre où nous désirons voir autre chose que des portraits bien peints, et des gestes immobiles de statues... Or, elle ne peut plus être un théâtre. Los conditions mômes qui la régissent, les lointains et poudreux décrets qui la protègent de leurs bandelettes usées, lui enlèvent, aujourd'hui, toute possibilité de vie active, de mouvement, d'émotion... Ils sont là, tant et tant de braves gens, engraissés, engourdis dans des privilèges d'un autre âge qui, sans souci de nouveauté, de progrès, ne songent qu'à faire bonne
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272 GENS DE THEATRE
garde autour du gâteau administratif, afin que des intrus n'en puissent prendre leur part... Ils ont, à force d'être fonctionnaires, oublié qu'ils étaient des acteurs. Alors que, sous prétexte de conserver les traditions du goût, au point d'arriver à ce prodige de rendre Molière presque haïssable et Racine presque ennuyeux, ils confinent, alourdissent, empâtent leur talent dans les routines, dans les vieux préjugés, et dans cette supériorité sur les autres, qu'ils sont des bureaucrates inamovibles, ou des rentiers ventrus, des comédiens se révèlent, un peu partout, qu'on ne peut engager, soit que l'argent manque pour de telles superfluités, ou que les places soient prises durant l'espace de toute une existence normale d'homme bien portant. Et c'est ainsi qu'à la Comédie-Française, où, pourtant, les talents ne font point défaut, il n'y a plus, en ce moment, ni de grands premiers rôles, ni d'ingénues, ni de soubrettes, ni rien, et que ceux ou celles du dehors qui pourraient, avec succès, tenir ces emplois vacants, ne le peuvent, car ils ne sont point sociétaires.,. Je connais des pièces pour lesquelles — exemple unique — on ne peut absolument trouver, a la Comédie-Française, dans le personnel de ses sociétaires, une distribution de rôles... Mais pourquoi ne pas renouveler les cadres, dira-t-on ?... Comment le pourrait-on faire, puisque tout est privilège de par un décret centenaire, et privilège-à vie... puisqu'une ingénue, par exemple, entrée comme telle à vingt ans,
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LA COMEDIE-FRANÇAISE 273
le sera encore à soixante, si c'est son bon plaisir, sans qu'aucune force puisse faire qu'elle ne le soit pas, et qu'elle repasse son ingénuité à une autre ingénue moins vieille...
Et ainsi de tous les autres rôles.
C'est pourquoi le temps passe, avec ses modes, ses renouvellements, ses résolutions^ ses sensibilités différentes, sans rien changer à l'immuable attitude de la Comédie-Française, et sans lui apporter un peu de ce sang nouveau, dont les autres .théâtres ■— bien timides, pourtant —- vivent, ou se donnent l'illusion de vivre, un peu...
Il faut le dire en termes très nets. La ComédieFrançaise est morte, et ce n'est la fauto de personne, pas plus de l'administrateur, que des comédiens... Et je voudrais qu'ils le comprissent une bonne fois...
Mais on peut la faire revivre ; il s'agit de la reconstituer.
Pour reconstituer la Comédie, il ne faut pas attendre qu'elle soit tombée pierre à pierre, lambeau par lambeau... Et pour cette oeuvre de salut nécessaire et facile, il incombe de grands devoirs à M. Jules Claretie et au ministre qui, jusqu'ici, la soutenu énergiquement. Il ne faut point tenter de petits raccommodages qui ne raccommodent rien, de petits replâtrages, incapables, d'ailleur», de cacher les fissures et les lézardes de cotte maison condamnée à la démolition. Il faut tailler dans le grand et frapper dans le tas, à forts coups do hache.
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274 GENS DE THÉÂTRE
Et voici la solution qui s'impose. Il n'en est pas d'autre.
Liquider les parts sociales des sociétaires et constituer une société civile, avec un directeur nommé par l'État, qui voudra exercer un contrôle financier, en raison de la subvention qu'il continuera de verser ; faire de la Comédie-Française ce qu'on a fait pour l'Opéra, l'OpéraGomique et l'Odéon.
Mon idéal à moi, serait tout autre, mais je comprends que l'État ne veuille pas se dessaisir, tout d'un coup, d'un tel théâtre, et pour commencer, je ne voudrais pas demander à des hommes politiques qui ont toujours la terreur de l'inconnu et la haine de l'initiative individuelle un sacrifice trop grand d'autorité. Le directeur serait seul responsable de sa gestion, et on saurait au nloins à qui s'en prendre en cas de mauvaise administration ou d'insuffisance littéraire. Ce serait un régime à peu près normal, qui permettrait au directeur d'engager les artistes de talent, et aux artistes de ne s'occuper que de leur métier, c'est-à-dire de jouer la comédie, tout bêtement, au lieu de passer leur temps à réunir des conciliabules, ou à rédiger des protestations, et à chercher tous les moyens d'empêcher qu'on répète les pièces et qu'on les représente. Tout le monde y gagnerait, en dignité, d'abord, en succès, ensuite, car il y aurait, désormais, entre eux, une juste émulation qui n'existe plus, sous lerégime actuel, tous étant pourvus de situations auxquelles on ne
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LA COMÉDIE-FRANÇAISE 275
,peut toucher... Et la vie rentrerait bien vite dans cette maison qui a besoin qu'on rouvre ses fenêtres à l'air du dehors, au soleil, au bruit, au mouvement...
Que M. Leygues se rassure. Tout cela peut se réaliser sans difficultés et sans trop de tapage... Le public, en tout cas, applaudirait à cet acte d'énergie indispensable, car s'il aime les comédiens et s'il les gâte, quand il les voit sur la scène, il les déteste, eux, et leurs vaines agitations dans les affaires publiques, et dans la rue, et dans la presse. M. Leygues a là une belle occasion de se montrer populaire et de ramener à lui bien des inimitiés que lui valurent, souvent, ses tergiversations et ses promesses jamais tenues. Quant à M. Glaretie, son devoir est strict : achever ce qu'il a commencé, et attacher son nom à une grande réforme, la seule qui peut sauver de lu mort définitive cette maison qu'il prétend aimer et servir.
Et qu'ils se disent tous les deux ceci : « Une République peut défaire, sans remords, ce qu'a fait un empereur!... »
(Le Journal, 19 janvier 1902.)
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LE THÉÂTRE POPULAIRE
M. Georges Bourdon, dans la Revue Bleue, reprend la question abandonnée du théâtre populaire en une suite d'articles qui promettent d'être très intéressants, et de nous donner peut-être une solution pratique ; nous l'avions étudiée ensemble, cette question, il n'y a pas bien longtemps... Qui s'en souvient aujourd'hui? Tant de choses sont venues, depuis, sont venues... et ont passé... Trois petits tours... et puis s'en vont!...
Il n'y a rien qui ressemble autant à une épave qu'une idée nouvelle... L'idée nouvelle tombe à l'eau. On la voit qui flotte un instant à la surface... Puis, tout à coup, elle tourne,' tourne, s'enfonce, disparaît, pour reparaître plus loin... et, saisie par d'autres courants... elle va, va, disparaît encore... pour reparaître plus tard, sur d'autres rives où quelquefois, rarement, on la recueille... Mais combien demeurent au fond de l'eau emprisonnées par toutes sortes d'algues et de fucus, jusqu'au jour où un coup de drague les
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LE THÉÂTRE POPULAIRE 277
fera remonter à la surface, où elles recommenceront à tourner... tourner... Trois petits tours... et puis s'en vont!...
C'était la Revue d'art dramatique qui non seulement dans un sentiment de démocratisme, mais pénétrée de cette juste idée que c'était le seul moyen de relever en France l'art du théâtre; avait pris l'initiative de créer un théâtre populaire, c'est-à-dire un théâtre où le peuple, qui travaille trop et n'a pas encore le temps de lire, pût prendre contact avec les Ghefs-d oeuvre anciens et modernes, et se faire ainsi un commencement d'éducation morale et littéraire qui lui manque absolument... Le théâtre a été détourné de sa véritable fonction sociale... Il a subi la loi néfaste et injuste qui veut que tout soit pour les riches et qu'il n'y ait rien dans la nature et dans la vie organisée qui appartienne aux pauvres... Le théâtre est d'origine et d'essense strictement populaire... Il ne doit pas être un privilège de délassement pour les classes aisées; il doit être, en même temps qu'un repos agréable, un enseignement pour tous, non pas en flattant des passions étroites et transitoires, mais par la force seule, par la force éducatrice ot civilisatrice de la beauté...
Nous nous réunissions chaque semaine dans les bureaux de la Reçue d'art dramatique pour tenter de la mettre en oeuvre, cette idée qui paraît si simple et qui, grâce aux intérêts qu'elle menace et aux préjugés qu'elle combat, reste si difficile a
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278 GENS DE THÉÂTRE
réaliser, et si compliquée!... Il y avait là, très dévoués, très ardents, Jean Jullien, Henry Bauër, Lucien Bernard, Robert de Fiers, Gustave Geffroy, Lucien Déscaves, Gabriel Trarieux, Jean Vignaud et Georges Bourdon, qui nous donne à tous un exemple de sa belle ténacité... Ah! nous en avons fait des projets et des projets... des démarches et des démarches. Nous en avons eu des entrevues et des entrevues avec des dirigeants et des gouvernants ! Et nous en avons entendu des choses comiques, des choses à mettre dans les pièces, où le peuple se fût esclaffé, car il a, bien plus que les classes riches, le sens de la merveilleuse et saine ironie... M. AdrienBernheim, conseil officieux, mais enthousiaste et pas encore libéré de ses attaches officielles, assistait à nos réunions, nous encourageait et nous décourageait tour à tour... pour nous maintenir dans une juste mesure. Il s'était même fait le voyageur du Comité... Il allait à Vienne, à Munich, à Berlin, à Copenhague, le diable m'emporte!... Il allait partout, étudiant sur place, analysant, comparant les progrès des autres pays avec les nôtres... Et il revenait mystérieux, ayant vu des choses qu'il ne nous disait pas... des choses admirables... d'autant plus admirables que nous ignorions ce qu'elles étaient...
— L'idée marche... l'idée marche!... nous disait-il en clignant des yeux d'une façon que nous trouvions pleine do promesses...
Et puis, un beau jour, on ne le revit plus...
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LE THÉÂTRE POPULAIRE 279
— Nous avions eu, ainsi, cette idée extrêmement bizarre et naïve de vouloir intéresser à nos projets des hommes politiques, des députés révolutionnaires, des sénateurs socialistes... enfin des gens très bien... esprits hardis, cela va de soi, littéraires en diable, et poètes... et je ne sais quoi encore, et avec qui le gouvernement n'avait qu'à bien se tenir... Tous, ils nous avaient accueillis avec le plus vif enthousiasme, et ils nous disaient:
— Un théâtre populaire 1... Ah ! sacristi ! Fameuse idée, mes garçons!... Nous... nous apportons le panem, vous de circenses... C'est admirable!... Ah! mais j'en suis!... j'en suis nom d'un petit bonhomme!... Et, coûte que coûte, nous l'aurons, ce sacré théâtre populaire!... Parce que... moi... vous savez... quand il s'agit du peuple!... ma fortune... et s'il le faut... mon sang, vous entendez, sacré matin!... Ah! mais!...
Et cela était accompagné de gestes violents, d'attitudes très Quarante-Huit qui n'étaient pas sans nous effrayer un peu... Il fallait les calmer, ces bougres-là!... Sans quoi, ils eussent été bien capables de faire, tout de suite, une révolution, de désaffecter Notre-Dame, l'Imprimerie nationale, le musée Carnavalet ou l'Élyséc... ou n'importe quelle autre caserne, pour y installer le théâtre du peuple!... du peuple, sacré matin!... Ils eussent été bien capables aussi do nous montrer, à nous qui n'en demandions pas tant, comment on meurt, sur des barricades, pour un théâtre populaire!
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280 GENS DE THÉÂTRE
Mais ils ne vinrent jamais à nos réunions, ne répondirent jamais à nos lettres, refusèrent de se charger des démarches que nous jugions utiles... Et quand, par hasard, nous les rencontrions :
— Des démarches!... criaient-ils... vous n'y pensez pas ! Des démarches!... Mais rien n'est plus humiliant, mes chers garçons... Nous parlons au nom du peuple, nous!... Et le peuple ne fait pas de démarches!... Ce sont des ordres... vous entendez... des mises en demeure... des sommations... les trois sommations!... S'agit-il du peuple, oui ou non?... Alors... pourquoi me par lez-vous de démarches !
Et ils entonnaient :
Allons, enfants de la Patrie...
Quant au Conseil municipal, il fut épique, et lui aussi, il chanta la Marseillaise... C'est même tout ce qu'il chanta...
— Un théâtre populaire!... mais je ne pense qu'à ça!... nous dit le Conseil municipal... Marchez, mes enfants. Allez de l'avant... Et que ce soit épatant, magnifique... le dernier mot de la beauté moderne... Il n'y a rien de trop beau pour le peuple...
Alors, timidement, on insinuait :
— Cher Conseil municipal, vous avez de superbes locaux...
— C'est pour les louer, mon enfant...
— Cher Conseil municipal, vous avez d'admirables terrains...
..H***
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LE THÉÂTRE POPULAIRE 281
— C'est pour les vendre, mon enfant...
— Ne pourriez-vous pas nous aider un peu?
— Gomment donc!... Tout ce que vous voudrez, sauf du terrain, des locaux ou de l'argent!... Nous vous aiderons de tout l'immense amour que nous portons au peuple, sacristi!... Et vous savez, mes chers garçons... n'hésitez pas!... que ce soit éblouissant et révolutionnaire, en diable!... De l'or partout... et des velours fracassants... et des décors somptueux... et des ballets féeriques... et des orchestres inouïs... et des chefs-d'oeuvre... des chefs-d'oeuvre... des chefs-d'oeuvre!... N'oubliez pas les torches, surtout... Des torches... des torches... pour mettre le feu à cette ignoble société bourgeoise. Vous pouvez compter sur nos bravos... surtout si vous savez recruter des petites femmes... bien en chair... hé! hél... Quand on a un tel projet, on n'a pas besoin d'argent, ni de terrains, ni de locaux... La conviction suffit à tout... Rappelez-vous l'armée de la Révolution!...
Et lui aussi, il entonnait la Marseillaise..*
Allons, enfants de la Patrie...
Hélas! devant la fuite de M. Adrien Bernheim et les encouragements du gouvernement et du Conseil municipal, nous l'avons abandonnée, cette idée du théâtre populaire... nous l'avons abandonnée, momentanément... Et voiciM. Couyba qui la reprend... Il l'a reprend juste au point où, un jour de patriotisme, la laissa M. Georges Lcygues... c'est-à-dire en cet état un peu incom-
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282 GENS DE THÉÂTRE
plet vraiment où Georges Leygues avait décidé qu'il prêterait, pour éduquer le peuple, M. Lambert père aux théâtres suburbains, afin qu'il récite des vers de M. Eugène Manuel et de M. Jean Rameau.
Il ne semble pas, au moment où la République veut fermer ses musées au peuple en établissant des tourniquets, que ce soit l'heure de reprendre cette idée du théâtre populaire... Mais l'heure est toujours bonne... En France, ce n'est qu'à force de dire et de redire les choses qu'on parvient à les faire entrer dans la cervelle des gens... C'est dur, mais cela finit toujours par entrer... Il suffit d'attendre... tranquillement... un siècle Ou deux...
(le Journal, 9 février 1902).
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TABLE DES MATIERES;*
Pages.
Le retour des comédiennes 5
La victime do M. Sarcey 12
L':ndiscrétion 20
La critique de Théodora 28
Auteurs et critiques 37
Les faux bonshommes de la « comédie » 44
Cabotinistne 50
A propos de la censure 56
Henri Becque 64
Ça les embête 72
Les scrupules de M. Hector Pcssard 83
La nuit d'avril 89
L'intruse à Nantcrre ...'*. 96
Pelléas et Mélisande 105*
La larme HO V
« Dies illa » 118
Le rapport de Frédéric Kebvre 124
Paul Ilervicu 132
Le blasphèmo de Catulle Mendès . . i 139
Les pintades! 146
Entr'acte à « L'OEuvre » 153
Après le rôve! 164
De Paris à Marseille 172
Propos de table et d'été 178
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284 TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Francisque Sarccy 185
Un mot personnel 192
Une visite à Sarcey 497
Sarah Bernhardt 204
Apparition 209
Chemin de croix 214
Le théâtre populaire 220
Dans la Sente 227
X Que dit Meridès? 235
*' Décadence 242
Un peu de théâtre 249
« Ces messieurs » et la censure 256
En flânant 262
La Comédie-Française , 269
Le théâtre populaire 276
E. OREV1N — IMPRIMERIE DB LAQNY — 10-24.