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GASTON RAGEOT
LA BEAUTÉ
EÂSAI
D'ESTHETIQUE HISTORIQUE
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE - 6"
Tous droits réservés
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LA BEAUTÉ
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Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1924.
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GASTON-RAGEOT
LA BEAUTÉ
ESSAI
D'ESTHÉTIQUE HISTORIQUE
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AYANT-PROPOS
Ce livre étonnera -peut-être par son appareil systématique et son apparence négligée : ce contraste est sans doute sa raison d'être.
Il est né dans la méditation : c'est une étude sur les conditions de l'art et un essai véritable d'esthétique : de là son unité et la rigueur de son dessin.
Mais il a été réalisé par la parole, en pré- sencè même du public, face à l'auditoire.
Chacun de ces chapitres a été une conférence et ces improvisations ont été imprimées telles qu'elles avaient été sténographiées : de là leur désordre et leur laisser-aller, peut-être aussi leur simplicité, avec un restant de vie et de chaleur.
Ainsi certaines plantes de serre ne portent leurs fruits qu'en plein air...
1922-1923.
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LA BEAUTÉ
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Si l'on demande à une femme ce qu'elle entend par la beauté, elle songe aussitôt à la sienne ; si on le demande à un homme, il pense au visage de sa maîtresse ; si on le demande à un artiste, il évoque ses portraits ou ses bustes ; si enfin on interroge un philosophe ou un esthéticien, il ne pense à rien du tout.
Entendez qu'il cherche à concevoir, comme Platon, une beauté qui résumerait tout à la fois le visage reflété dans le miroir de la : dame ou réfracté dans la mémoire de l'amoureux, toutes les images des poètes, toutes les figures des peintres ou des sculpteurs, qui les justifierait aussi et qui leur prêterait, comme le soleil sa lumière aux choses, le rayonneraient et l'attrait.
Cette- be^uté-là, c'est ce qui n?existe pas, on lui donne le nom d'idéal.
Bien malheureux donc, ceux qui ont un idéal. Plus malheureux encore ceux qui n'en ont point, car, selon la belle parole de Stuart Mill, il vaut mieux être un Socrate mécontent qu'un pourceau satisfait. Or, les pourceaux, ce sont ceux qui se satisfont de la vie ; les Socrate, ce sont ceux qui ne qe contentent pas de la réalité. L?art est l'expression supérieure de leur mécontentement.
Vous voilà à prendre le thé ou le 'porto
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avec une jeune femme, qui vous a préparé des gâteaux et des cigarettes parfumées à son parfum, dans son petit salon de méditation, entre son piano et sa table à écrire ; quand elle conte pour vous ses impressions musicales et amoureuses, qu'elle définit ce qu'elle préfère et ce qui l'amuse, vous êtes charmé par cette sensation d'intimité et d'abandon, par la robe claire, les bras nus, le joli regard et la mélodie des phrases cordiales. C'est exquis.
Oui, mais, sans crier gare, la jolie femme vient de lâcher une sottise ; ou bien la robe, trop légère, s'est déplacée, et vous avez aperçu le secret d'une gorge décevante : le charme est rompu.
Telle est la vie.
Perpétuel charme qui se rompt, la vie ne saurait satisfaire ni Socrate, ni Vinci, ni Michel-Ange, ni Maurice Barrès, ni M. Giraudoux. Rien ne va tout seul, dès que vous êtes un peu délicat. L'artiste veut rétablir l'enchantement. Il corrige les propos de la jolie dame, et raffermit sa gorge. Il ajoute son rêve à la réalité.
Cette figure, voilée de songe, c'est la beauté. Ainsi la beauté dépend à la rois de la vie et de l'idéal. C'est pourquoi elle peut changer avec l'un et avec l'autre. C'est pourquoi les philosophes qui ont cru à une beauté éternelle se sont trompés. Il n'y a rien de moins immuable, quoi qu'en ait cru Baudelaire.
Le mouvement qui déplace les lignes de la beauté, nous allons tenter de le suivre ici.
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En d'autres termes, jamais, depuis Taine, n'a été esquissée une philosophie de l'art. Il y a eu une. esthétique, pas une sociologie de l'art. Or, une œuvre artistique présente une double face : individuelle par son auteur, sociale par son succès. Le génie forme la synthèse de ces deux éléments : originalité commune, si j'ose dire, il consiste à sentir et vivre mieux que les autres, sans doute, mais comme les autres. Une belle œuvre est celle dans laquelle un peuple, une race, souvent une génération, parfois l'humanité entière se reconnaissent.
Il n'existe donc pas de définition théorique du beau ; on n'en peut chercher qu'une défi nition historique. Chaque nation, chaque âge a sa beauté. L'idéal change ; seul subsiste, sans doute, le goût de l'idéal.
Par le fond, puisque l'humanité évolue ; par la forme, puisque les techniques se créent ou se perfectionnent, l'art est relatif.
La forme, évidemment, est plus variable que le fond et c'est pourquoi, suivant l'importance qu'y prend la technique, les arts sont plus ou moins changeants ; comparez, à cet égard, la poésie et la musique.
D'autre part, la survivance des chefs- d'œuvre classiques semble bien révéler l'existence de quelque « canon », car, sous son apparente diversité et malgré son évolution ininterrompue, l'humanité reste identique à elle-même, du moins dans ses instincts et ses affections profondes.
Quelle est, dans la notion du beau, la part de ce qui passe et celle de ce qui dure?
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Telle est la question à laquelle ont teiité de répondre, chacune en leur temps et selon leur sujet, d'abord en dégageant des principes, ensuite en recherchant des faits, les études qui suivent.
Dans une première partie, on verra comment l'humanité elle-même, par la seule influence des temps et des races, accroissant peu à peu le patrimoine esthétique, modifie les conditions mêmes de l'art : ce sera l'étude de l'inspiration sociale. Dans une deuxième partie, on recherchera, au contraire, comment cette inspiration sociale provoque, chez les artistes de génie, les découvertes et les trou- vailles d'où naissent les chefs-d'oeuvre, puisque, si l'inspiration vient de la société, la technique vient de l'individu.
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PREMIÈRE PARTIE
L'INSPIRATION SOCIALE
LES SOURCES ÉTERNELLES DE L'ART
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1
L'ART SEMEUR D'IDÉAL
Aperçu général sur les trois âges de l'art : la statuaire antique ; l'architecture gothique ; la musique moderne et la voix des cathédrales : Bach, Franck.
MESDAMES, MESSIEURS,
Vous avez pu remarquer que, parmi les semeurs d'idées, les principaux étaient des littérateurs. C'est que la littérature, sous sa forme la plus précise et la plus influente, exprime, en effet, tout en les enveloppant de poésie et de mystère, des idées. Mais, à côté de la littérature, il y a tous les autres arts, et l'art en général, quand il revêt la forme plastique, et surtout la forme musicale, exprime, lui, non plus des idées, mais un idéal.
L'art, par conséquent, traduit ce qu'il y a en nous, en dehors de la littérature, de plus intime et de plus profond. Car l'idéal, pour nous tous, ce n'est pas une notion claire, ce n'est pas quelque chose que nous puissions formuler comme les philosophes ont l'habitude de le faire, c'est plutôt une aspiration, un besoin, une inquiétude, un pressentiment, c'est le désir de quelque chose qui domine la vie, qui doit l'embellir, et qui, pour nous,
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est, avant tout, objet de désir, objet d'amour. Étudier l'art, c'est très exactement chercher comment cette force mystérieuse qui, à travers tous les âges, a provoqué l'élan de l'humanité, a exprimé ses désirs et ses besoins. Art et idéal sont deux termes à peu près synonymes, car il n'est pas possible de définir l'art autrement qu'en disant : l'art a pour fonction de rendre sensible à l'humanité, à toutes les époques où elle vit, son plus grand désir, soh plus grand besoin d'idéal.
Qu'est-ce donc, au juste, que l'idéal? Une simple comparaison. Vous vous souvenez de ces jours brumeux dans lesquels le soleil est caché ; nous ne le voyons plus, mais nous savons qu'il existe toujours ; et il suffit d'un coup de vent pour balayer le brouillard, déchirer le voile, et le soleil reparaît. Dans la vie, dans notre vie quotidienne, nous sommes presque toujours enveloppés d'une brume analogue, nous sentons confusément une source de lumière au-dessus de nous, mais nous ne la voyons pas. Et alors le souffle de l'esprit suffit à déchirer le voile. Eh bien ! cette brume, c'est la vie, ce soleil, c'est l'idéal, ce souffle de l'esprit qui déchire le voile, c'est l'art.
Comment procèdëTart à toutes les époques et dans tous les genres, qu'il soit musical, pictural, sculptural? comment s'y prendra- t-il pour nous élever peu à peu, nous qui sommes si naturellement des êtres prosaîques et plats, enfoncés dans nos soucis, dans nos préoccupations matérielles, dans
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nos peines d'amour ou d'argent, dàns nos affaires ; comment s'y prendra-t-il pour nous arracher à nous-mêmes et nous jeter ainsi dans l'infini de la contemplation et du rêve?
Lorsqu'un tout petit enfant veut s'endormir le soir, dans son berceau, il a des soucis intestinaux, souvent des douleurs confuses, et le sommeil le fuit, il crie, il s'agite dans, son lit ; soudain, sa nourrice lui chante une berceuse : « L'Enfant do... », et, peu à peu; l'enfant, bercé par le rythme naïf, oublié ses petites douleurs, toutes ses servitudes ; il devient un être libre, affranchi de la chair, il est un instant à l'état de rêve et il s'endort. Ainsi procèdent envers nous tous les arts; car tous nous sommes, à certains moments de notre vie, de pauvres enfants malheureux, préoccupés de soucis matériels ou moraux, et* pour nous détacher de nous-mêmes; il suffit qu'un art fasse emploi du rythme. La musique est par excellence rythmique. L'architecture emploie la symétrie, la peinture et la sculpture attirent nos yeux par le charme des couleurs ou le balancement des groupes, et, emportés par ce rythme, par cette symétrie; par cette harmonie des gammes ou des couleurs, nous oublions notre existence, nous redevenons le petit enfant libéré, et alors s'ouvre devant nous le monde imaginaire. L'art est là grande cantilène qui berce, à travers les âges, l'huInanité souffrante.
Il suffirait donc, pour se rendre compte de cette marche de l'humanité souffrante, de raconter toute l'histoire de l'art : on suivrait du même mouvement toute l'histoire de
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l'idéal. Nous n'avons pas le temps de faire cela. Voulez-vous simplement me permettre de monter avec vous sur ce que j'appellerai trois sommets, c'est-à-dire des points si élevés que, lorsque nous y serons parvenus, nous pourrons apercevoir toutes les perspectives de l'idéal humain? Ces sommets, c'est chacun des arts en qui seraient successivement exprimées et caractérisées trois époques de l'humanité : la statuaire pour l'antiquité, l'architecture pour le moyen âge et la musique pour les temps modernes.
Pour dégager notre idée que la statuaire est l'expression de l'âme antique, laissez- moi commencer par l'architecture...
Faisons un instant sur l'Acropole, non pas notre prière, comme Ernest Renan, mais simplement une petite visite. Considérons le Par- thénon. Quelle est la caractéristique du temple grec? Le temple grec nous frappe d'abord par une apparence d'harmonie, de tranquillité, de sérénité. Pourquoi? Parce qu'il est constitué de deux éléments très exactement en équilibre : à savoir, la colonne qui est le support, et l'entablement qui est la charge. Il nous donne une impression de sérénité parce que ces deux forces antagonistes : la rigidité de la pierre et l'action de là pesanteur, s'immobilisent elles-mêmes et semblent se reposer. On a le sentiment que rien ne peut bouger, que jamais la toiture, que jamais l'entablement ne pourra s'écraser à terre, et que, d'autre part, la colonne ne montera pas plus haut que l'entablement.
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Harmonie parfaite. Mais ce n'est pas tout. Vous voyez que ce temple est bas, il est peu élevé au-dessus de tout ce qui l'entoure ; il est destiné, non pas à abriter des foules, non pas à provoquer des élancements de prière ; il est simplement la demeure d'un dieu ou d'une déesse qui ont besoin de maisons comme les nôtres. Les dieux, les déesses antiques sont des hommes et des femmes élevés simplement à la perfection, et c'est pourquoi l'habitant -de ce temple grec, ce n'est pas le fidèle, c'est la statue du dieu. Et représentez-vous, autour de Delphes, dans les cent temples qui l'environnent et qui conservent tous les trésors des cités, ce peuple de statues, tous ces êtres en or, en argent, en cuivre, en airain, de matières différentes et de toutes teintes, occupant des postures diverses, tantôt couchés, tantôt assis, tantôt debout, et constituant véritablement le peuple, les sujets du dieu de la lumière, Apollon. Voilà la clientèle du temple : ce sont les dieux.
Et ces dieux, est-ce qu'ils sont venus du ciel? Non, ils sont nés de la terre; ce sont les amis, les frères des hommes. Le dieu par excellence, c'est l'éphèbe, c'est le beau jeune homme. Les Grecs ont, pour concevoir leurs dieux, pris l'image de ces jeunes gens qui s'exerçaient à la palestre, qui développaient les formes humaines les plus harmonieuses et les plus puissantes, et ils n'ont conçu d'autre idéal pour leurs dieux que la beauté, la beauté corporelle. Et voilà pourquoi le temple ne s'élève pas au-dessus de la nature
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dont les dieux sont nés ; il reste, au contraire, accordé à cette nature secourable et bonne, entouré par elle, parce que la nature, c'est la mère universelle.
Pour vous faire sentir exactement ce que je veux dire, laissez-moi vous lire douze vers empruntés à Albert Samain, dans ce Poly- phème, où, précisément, s'exprime et se résume, d'une manière admirable, ce sentiment naturaliste de toute l'antiquité.
C'est le soir, deux jeunes amoureux sont au milieu de la nature ; le crépuscule descend, le dernier rayon du jour meurt sur le temple d'Hercule. Ils sopt émus parce qu'ils sont amoureux, mais ils sont surtout émus parce qu'ils sentent autour de leur amour la présence des dieux :
C'est que nous éprouvons la présence des dieux.
A cette heure le bois devient mystérieux. D'eux-mêmes, sur le bord des eaux, les roseaux sonnent, 4q broussaille ç'animp et les feuilles frissonnent. Jusqu'3 ra\ibp, entr'ouvrant les arbres, les syjvains, Avec les chèvre-pieds, mènent leurs jeux divins,
Les rochers sont vivants. De grands éclats de rire Sortent des entonnoirs où dansent les satyres,
Et la sirène bleue, en nageant sur le bord,
Laisse traîner sa voix comme un grand filet d'or. Même on entend parfois un bruit de meute en chasse, Là-haut, les nuits d'hiver, et c'est Diane qui passe.
Ainsi toute l'antiquité grecque a vécu dans l'intimité des dieux naturels, conçus sur le modèle des plus beaux des hommes, et voilà pourquoi elle a résumé son sentiment de la beauté dans la statuaire.
Je prétends que si, aujpurd'hui, nous n'avions pas le drame grec tout entier, les
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œuvres de Sophocle, d'Eschyle ou d'Euripide, si nous n'avions pa? les œuvres des grands philosophes, si la Grèce ne nous avait laissé, comme vestige de son passage sur la terre, que les statues qui composent actuellement le musée des Antiques, au Vatican, à Rome, il nous suffirait encore de ce trésor pour nous rendre compte que la première réalisation de l'idéal catholique a été la divinisation de la forme humaine. Et c'est bieu dans ce sens que nous pouvons conclure que l'expression de cet idéal a été fournie par la statuaire.
Franchissons les siècles, traversons les espaces et entrons pour un instant à Amiens, à Chartres, à Notre-Dame de Paris ou à la cathédrale de Strasbourg. Ici, le caractère architectural prend une signification toute nouvelle. Le temple est immense, il est élevé et surtout nous y sentons cette rupture de l'équilibre que je vous signalais tout à l'heure entre les forces de la pesanteur et les forces de la résistance, entre la masse et la rigidité de la pierre. C'est la pierre qui résiste au delà de la charge des matériaux supérieurs. Pourquoi? Parce que ceux qui viennent dans cette cathédrale, ce ne sont plus des hommes, habitants des cités libres, oisifs et cultivés, ayant l'habitude de la vie athlétique ; ce sont, au contraire, des hommes vêtus d'armures ou de haillons, habitant un monde douloureux, sur lequel pèsent toutes les fatalités de la terre, et qui n'ont qu'un désir : échapper à la terre et s'affranchir du monde. Et ce
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qu'ils ont voulu, en construisant leurs temples démesurés, c'est précisément, par l'ascension même de la matière, figurer la libération de leur propre esprit. Ils ne se sont jamais arrêtés dans cet effort pour spiritualiser la pierre : d'abord, après le plein-cintre, ils ont paru se satisfaire de l'ogive ; puis, peu à peu, ils ont resserré cette ogive, qu'ils ont trouvée trop lourde encore ; ils se sont efforcés de l'allonger de plus en plus, jusqu'à ce que l'édifice énorme finisse par n'être plus qu'une sorte de filigrane, une verrière ouverte à tous les vents de l'esprit, et ils ont ainsi traduit par l'architecture, comme l'antiquité avait traduit par la statuaire, leur idéal nouveau, qui n'est plus l'amour de la nature, mais, au contraire, une foi surnaturelle, en quelque chose d'insaisissable et d'irréel, une foi spirituelle. Et lorsqu'ils ont ainsi réalisé le miracle du monument immense, devenu presque impondérable, cela ne leur suffit pas encore. Lorsque la flèche de Strasbourg est arrivée à toucher presque les étoiles, les obscurs bâtisseurs n'ont pas encore été satisfaits de s'être élevés si haut, et, pour continuer l'ascension de l'âme commencée à travers la pierre, un art nouveau est apparu : il a fallu que la cathédrale prît une voix, que le chant s'y fît entendre, et ce fut la musique d'église, la musique qui reprend et achève l'essor insuffisant de l'architecture. Elle a commencé par une sorte de balbutiement, le chant grégorien ; puis, elle s'est alourdie dans le plain- chant ; puis, elle a découvert l'orgue. Et alors, à mesure que des artistes nouveaux perfece
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tionnaient l'instrument, elle est devenue capable de chanter enfin le chant de la cathédrale, de prolonger jusque dans les cieux l'ascension spirituelle de la pierre.
Et l'heure était venue où un art ayant accompli, avec le moyen âge, sa tâche, un autre commençait : il ne fallait à la musique, pour qu'elle naquît dans l'Église, qu'un génie. Celui qui fera ainsi chanter dans la cathédrale un âge tout entier, c'est Jean- Sébastien Bach.
Jean-Sébastien Bach représente, comme nous disions-tout à l'heure, un sommet. Il apparaît, dans le monde artistique, comme une sorte de monstre, — j'entends, par là, d'être exceptionnel. Comme il appartient à cette Allemagne d'autrefois qui s'est élevée si péniblement à la conscience moderne, il est, à vrai dire, en retard. Lorsqu'il apparaît comme musicien religieux, musicien mystique, dans lés autres pays de l'Europe on en est déjà à la musique d'opéra, à la musique galante, à la musique de danse. Lui, il reste du moyen âge, il continue cette tradition des vieux organistes qui était dans sa propre famille, les Bach étant tous musiciens de père en fils. Lorsqu'ils se réunissaient, au nombre de cent vingt parfois (un banquet de famille de cent vingt personnes, c'est assez solennel !), ils étaient tous musiciens. Le jeune Sébastien est musicien, lui aussi ; à dix ans, devenu orphelin, élevé par son frère, on le voit se procurer un recueil de morceaux pour clavecin, et, comme il
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était très pauvre, et qu'il accomplissait là quelque chose de défendu, copier la nuit, à la clarté de la lune, ces textes musicaux. Si je vous raconte ce trait bien connu, c'est parce qu'il est extrêmement symbolique de la manière de Bach. Bach, en effet, n'a eu pour ainsi dire d'autre culture musicale que celle.qu'il s'est donnée à lui-même. Il a passé sa vie à méditer sur les maîtres, sur ceux qui l'avaient précédé, et c'est par sa propre initiative, c'est par son intuition, par le pressentiment de son génie qu'il est arrivé à introduire en musique des réformes, non seulement d'ordre spirituel, mais technique, qui demeurent extraordinaires de la part d'un homme qui avait eu si peu l'occasion de s'instruire.
Toute sa vie, en effet, s'est écoulée de la façon la plus bourgeoise.
Il va étudier comme enfant de chœur, puis, comme organiste, dans différentes villes d'Allemagne. A la fin de sa vie, nous le trouvons devenu cantor dans une .école de Leipzig, dressant de malheureux enfants à chanter, pestant contre leur insuffisance, contre toutes les difficultés qu'il rencontre, et toujours heureux, toujours souriant. Pour vous donner. d'un mot l'idée de cette existence si sereine, si harmonieuse, je n'ai qu'à vous rappeler comment il est mort.
Il était, sur la fin de ses jours, devenu presque aveugle. Sa vue avait semblé se guérir momentanément. Mais il est frappé d'une attaque d'apoplexie, et, quelques jours avant son heure suprême, il dictait encore
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à un de ses gendres un choral dont le motif était : « Quand nous sommes dans les périls extrêmes... » Mais, sentant que son heure dernière était arrivée, il changea ce motif et le remplaça par celui-ci : « Je vais comparaître devant ton trône, ô Très Haut ! »
Telle est la destinée, si unie et si touchante, de cet artiste qui a été un père de famille (oh ! quel père de famille ! il avait vingt enfants !), qui a été un excellent ami, et qui, sutout, a été l'homme non pas de sa cathédrale, mais de toutes les cathédrales, qui a passé son existence chaque semaine à méditer la cantate ou le choral qu'il jouerait à l'office du dimanche, et qui, véritablement, a travaillé lui-même comme ces grands bâtisseurs de cathédrales dont je parlais tout à l'heure, sans ambition, presque d'une manière anonyme, qui enfin, au moment de sa mort, avait entassé, sans jamais avoir eu l'idée qu'elles pussent en sortir, deux cent cinquante cantates dans une boîte dont il a fallu qu'un jour, un autre grand musicien, de passage à Leipzig, s'aperçût qu'elles étaient des chefs-d'œuvre, et c'est parce que Mozart a entendu par hasard une cantate de Bach, qu'à l'heure actuelle nous possédons cent soixante-dix de ces trésors dont les autres ont été perdus, uniquement parce que Bach avait été un auteur trop modeste et qu'il avait travaillé avec un génie presque inconscient, ne sachant pas au juste ce qu'il faisait, non plus que les architectes de nos basiliques.
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Je n ignore pas, à la vérité, qu il y a, à l'égard de Bach, deux opinions contraires : les uns sont fanatiques. L'autre jour enèore, j'ai entendu une jeune femme, extrêmement musicienne, qui déclarait :
— Il y a un âge pour tout ! Quand j'étais toute jeune et romanesque, j'adorais Chopin ; maintenant, Chopin ne me plaît plus. Déjà, Schumann, je le trouve un peu sentimental ; Beethoven, je le discute. Il n'y a plus pour moi qu'un seul musicien qui compte : c'est Bach !
Cette jeune femme allait un peu fort, évidemment. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il y en a qui, se plaçant uniquement au point de vue musical, voient dans Bach la musique même, et que d'autres, au contraire, plus proches de la poésie, de la littérature, plus attachés aux autres arts et à la signification pathétique, émouvante des œuvres, le trouvent d'une sérénité excessive.
La vérité, je crois qu'elle est ce que je vais vous dire.
Bach, qui à fait des Passions, est un grand religieux. Il a une foi de constructeur de cathédrale, c'est-à-dire une foi sans inquiétude, sans l'ombre d'un frisson, et, quand il chante la Passion du Christ, il peint une douleur qui le laisse complètement indifférent. Il n'y a rien, dans cette douleur, qui retentisse en lui, parce qu'il est un homme heureux, parce qu'il a une âme simple, et que, précisément, la Passion, et la douleur qu'il chante, c'est ce qui a servi à assurer son bonheur. C'est la sérénité même de sa foi qui
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lui permet ainsi de -se tenir dans le monde musical à ce même ton de sérénité, j'allais- dire presque d'impassibilité. Et c'est, en effet, ce qui donne à sa musique un accent si exceptionnel : elle est, en quelque sorte, de la musique pure, parce que l'art est arrivé là à une espèce de détachement si complet qu'il ne retentit plus directement dans notre conscience égoïste et qu'il faut, nous aussi, nous élever à la même hauteur pour percevoir la voix des cathédrales.
Si beau et si pur que soit l'idéal, l'humanité ne peut pourtant pas s'en satisfaire longtemps : il faut qu'elle en change. L'idéal exprimé par le vieux Bach, comme disait Frédéric le Grand, était déjà périmé quand il le réalisait. L'humanité, en effet, avec l'âge moderne, venait de découvrir un élément nouveau qui n'était plus la beauté antique, qui n'était plus la foi du moyen âge, mais qui était la vérité, la vérité établie par la science, c'est-à-dire quelque chose de plus saisissable peut-être et de plus précis, mais, en tout cas, de plus sec et de plus décourageant. Et c'est pourquoi, à partir du dix-septième siècle, vous ne trouvez plus aucun art qui exprime un idéal durable. Voyez notre classicisme, la raison, le dix-huitième siècle, la Révolution, et, au commencement du dix neuvième, 1830, le romantisme. C'est pourquoi, comme la statuaire pour l'antiquité, et l'architecture pour le moyen âge, la musique allait devenir l'art spécial de cette époque mouvante : elle n'avait pas, en effet, à exprimer
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un idéal, puisque nous ne cessions d en chercher un, mais, au contraire, à traduire cette aspiration, cette recherche même et cette passion inassouvie de l'idéal. La musique moderne s'est appliquée à combler le gouffre ouvert par le romantisme.
Nous étudierons dans la suite Beethoven et Schumann : leur génie a rendu sensible le conflit profond, intérieur, pathétique, entre tous, d'une âme humaine divisée contre elle-même, puisque, d'un côté, il y avait dans cette âme sa raison qui lui montrait les vérités sèches et froides de la science, et, d'autre part, son cœur qui se souvenait des joies autrefois éprouvées dans la contemplation de la beauté, de l'amour, de la divi- nité. Mais, si la musique a exprimé ces sentiments d'inquiétude, c'est la musique aussi à qui il était réservé d'apaiser cette âme, de la consoler, de lui apporter encore quelque chose de l'ancienne douceur, et, cette musique consolante, celle qui devait triompher, c'était, une fois encore, celle qui renaîtrait des profondeurs mêmes de la cathédrale, ce serait encore . la voix de l'orgue qui apporterait à l'humanité nouvelle la grande mélodie pacificatrice.
Si, en effet, aux environs de 1875, vous étiez entrés à Sainte-Clotilde, la basilique qui venait à peine d'être achevée, vous auriez admiré d'abord l'orgue tout neuf, le chef-d'œuvre de Cavaillé-Coll, qui, à lui seul, valait tout un orchestre,. et là, à .tous les" offices, vous auriez pu apercevoir, dans la pénombre de la tribune en surplomb sur les
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fidèles prosternes, une hgure étrange, avec un front large, inspiré, rappelant le front même de Beethoven, et un jeu puissant rappelant celui du vieux Bach ; et celui qui, figurant ainsi l'image même de l'art sacré, déversait à flots, en une improvisation sublime, la paix et la prière sur les fidèles assemblés, c'était César Franck, le paradoxal et pathétique César Franck, qui renouait la vieille tradition des organistes, bien qu'il eût été, avant tout, un esprit novateur et révolutionnaire.
Je vous rappelle rapidement les traits essentiels de César Franck. Il a toujours été méconnu. Son premier succès, il l'a eu à soixante-quatre ans, précisément parce qu'il était un esprit trop original. Songez qu'à ce moment-là, c'était Auber qui triomphait, et Meyerbeer, avec les Huguenots, la Juive... Et * si le père Franck a pu être un espfit magnifiquement dédaigneux du succès, il ne pouvait tout de même pas résister à l'influence du moment, ne fût-ce que pour en souffrir. L'artiste a besoin d'un peu de succès, d'un peu d'encouragement, non pas parce qu'il cherche la gloire, mais simplement parce qu'il cherche la certitude, la confirmation qu'il est dans la bonne voie, qu'il suit le chemin qui conduit au cœur des hommes. Franck, au contraire, n'a jamais rencontré que l'hostilité, l'indifférence.
A propos de sa symphonie, Gounod avait décrété que c'était l'affirmation de l'impuissance élevée jusqu'au dogme. De toutes les
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manières, on avait cherché à le décourager, à le discréditer. C'est que, en effet, il était quelquefois un peu plaisantin. Dans ses concours du Conservatoire, il s'avise d'apporter des innovations : à l'épreuve de déchiffrage, il fait une transposition et, cependant, joue le morceau dans la perfection, sans une hésitation. Les examinateurs trouvent que ce jeune écolier en prend véritablement trop à son aise ! Au moment du concours pour l'orgue, il y avait, d'après le programme de cette époque, à improviser sur un thème donné une fugue et un morceau libre. On lui donne les deux thèmes. Grâce à cet instinct particulier qu'il avait de l'harmonie, il s'aperçoit qu'il serait amusant de traiter en même temps les deux thèmes, ce qu'il fait aussitôt. Les examinateurs n'y comprennent rien et le refusent d'abord, pour insuffisance d'éducation musicale.
Il n'est pas moins paradoxal dans sa conduite privée.
En 1848, en pleine révolution, il prend la résolution de se marier. On le voit arriver avec le cortège nuptial à Notre-Dame-de- Lorette, et il est obligé de faire franchir la barricade à ses invités, qui y consentent avec bonne volonté. Il épousait, comble du scandale, une femme de théâtre, fille elle-même d'une tragédienne en renom.
Ainsi, toute sa vie, il a été indépendante il a cherché à réaliser ce qu'il considérait comme juste et bon ; et c'est pourquoi on ne peut imaginer ce qu'il serait devenu s'il n'avait trouvé là-bas, à Sainte-Clotilde, dans son
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orgue, le refuge contre toutes les menaces et les méchancetés de la vie. C'est là qu'il a pu se recueillir. C'est avec son orgue qu'il a pu, par l'improvisation, laisser mûrir et se développer son génie. C'est ainsi que, peu à peu, s'est élaborée tardivement en lui l'œuvre magnifique, l'œuvre de notre époque : les Béatitudes.
Cependant, quoi de plus triste que l'achèvement de ces Béatitudes! C'est en 1879. Il' est fier de son œuvre, il en parle à ses élèves ; car si l'on cherche le succès pour se donner confirmation, il arrive aussi que les grands, lorsqu'ils ont accompli une œuvre de génie, • sentent en eux une sorte de force divine qui fait qu'ils croiront à leur œuvre envers et contre tous. Le père Franck se dit, ayant. accompli son oeuvre :
— Il faudrait la faire connaître.
Et il a l'idée d'organiser chez lui une audition intime des Béatitudes. Il envoie une invitation au ministre, au directeur de l'Opéra et au directeur du Conservatoire. La soirée arrive, tout est prêt. A huit heures et demie, survient un message du ministre qui s'excuse de ne pouvoir assister à la cérémonie ; le directeur de l'Opéra en fait autant ; le directeur du Conservatoire, de même. Quant aux grands critiques, ils étaient obligés d'aller à la répétition générale de quelque opérette. Ainsi, la soirée de laquelle le pauvre père Franck attendait tant de bonheur fut quelque chose de tout à fait manqué. Il en fut de même dans toute sa vie. Au lièu de le faire chevalier de la Légion d'honneur, on lui
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décerna, un jour, le titre d'officier de l'Instruction publique, non comme compositèur, mais comme professeur d'orgue.
C'est trois ans après sa mort que Colonne, qui lui devait une revanche, se décida à . donner les Béatitudes : triomphe éclatant, mais trop tardif.
Voilà la destinée de cet homme. Et, cependant, il portait en lui tant de douceur, tant de bonté, tant de foi dans son œuvre qu'il n'a peut-être jamais été malheureux.
Et, maintenant, vous pouvez voir dans quelle mesure il est le véritable représen- - tant, chez nous, de la grande tradition, comment il se renoue à Bach, mais avec quelle nouveauté, quelle originalité ! Ce qu'il apporte dans l'inspiration surnaturelle, dans l'inspiration mystique des grands organistes; c'est le monde moderne tout entier, notre âme à nous, pleine de ces inquiétudes romantiques que j'évoquais tout à l'heure, et auxquelles il offre l'apaisement de la douceur, de la bonté, de la justice, avec quelque chose qui se ressouvient de l'idéal antique et qui nous fait sentir que la vie par elle- même est belle, qu'il y a le printemps, qu'il y a les fleurs, les arbres, la nature. Et c'est ainsi qu'il a créé, dans les Béatitudes, la figure du Christ, la plus belle, la plus pure qu'aucun art nous ait jamais donnée, parce que son Christ à lui, ce n'est plus le Dieu terrible, ce n'est même pas le Dieu fait homme, c'est quelque chose de plus intime encore et de presque antique, c'est l'homme fait Dieu. Le .. cœur de son Christ est plein de pitié, de man-
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suétude ; il se penche sur les hommes d'aujourd'hui qui travaillent et qui peinent, et la dernière béatitude est consacrée, non pas à l'ancienne charité, mais à la moderne justice. « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ! » C'est tout notre idéal d'aujourd'hui, religieux ou laïque, et nul n'en d exprimé la magnificence et le pathétique comme César Franck.
Quand vous entendez la sonate célèbre pour piano et violon, cette sonate qu'il a composée à soixante-quatre ans et qui lui a peut-être apporté la première douceur de la réputation, car, grâce à Isaïe, elle a fait le tour du monde, vous sentez qu'une caractéristique du génie de César Franck, c'est encore quelque chose d'architectural. Comme les bâtisseurs de cathédrale, s'il possède le ^ génie de l'ensemble et du mouvement, il a aussi le souci du détail, du pittoresque. Il obéit à la même inspiration que ceux qui, dans l'immensité des nefs, faisaient éclore l'infinie variété des chapiteaux, des verrières, de tout ce qui compose l'efflorescence gothique ; mais vous sentez frissonner en même temps cette aspiration nouvelle, ce retour à la nature, ce sentiment que la vie est faite pour être belle, qu'elle est belle du moment qu'elle est simple et illuminée par un idéal.
Et c'est l'observation même sur laquelle je veux conclure, mesdames ; l'humanité marche toujours vers quelque chose de nouveau qui lui échappe. Les efforts successifs de cette recherche sont exprimés par l'art. Une statue
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du musée des Antiques, une verrière ou une rosace de Chartres ou d'Amiens, une cantate du vieux Bach ou une phrase du père Franck, ce sont là les étapes lumineuses qui marquent la marche de l'humanité vers la beauté, vers la foi, vers l'amour et vers l'espérance de la justice.
Nous sommes dans un temps, hélas ! où l'art ne semble pas en faveur. Il faut que tous nous l'aimions et l'honorions d'autant plus qu'il est plus menacé et, pour le sauver, il ne faut pas seulement le goûter à quelques heures solennelles et exceptionnelles, il faut le mettre dans notre existence de tous les jours. Les anciens disaient que le sage est un musicien. Ils entendaient, par là, qu'une belle vie doit être ordonnée comme une belle phrase musicale. On peut mettre, il faut mettre de la beauté autour de soi tous les jours, et on en met d'autant plus facilement que la vie est plus simple et que, par consé- - quent, elle nous offre plus de liberté pour nous affranchir des soucis et nous élever dans le monde des idées. S'il y a quelque chose de divin en nous, c'est l'art qui l'exprime, tant il est vrai que toute voix qui chante est une voix surnaturelle.
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II
LA BEAUTÉ ET L'HELLADE
La suggestion dans l'art. — L'art intégral et le drame grec. — La beauté physique et le symbole d'Orphée.
MESDAMES, MESSIEURS,
Pour parler de l'art et, après vous avoir donné une esquisse de son évolution générale, li faut, outre la méthode que nous avons définie, un fil conducteur : dans les entretiens suivants, c'est la musique qui nous guidera d'abord ; nous aboutirons ainsi, je l'espère, à une sorte d'esthétique, d'esthétique fondée sur la musique, couronnée par de la musique, mais qui, enfin, aura l'ambition de se rapporter à l'art tout entier.
Quelle est la raison de cette méthode et de ce programme? Elle est très simple.
Je peux, en deux mots, vous résumer ce que nous savons de la musique grecque : nous n'en savons rien. Elle était purement homo- phonique, ce qui signifie qu'elle était destinée uniquement à accompagner à l'unisson les vers chantés dans la poésie grecque, ■— car la poésie grecque était tout entière chantée, où à accompagner les mouvements de la danse, car les drames grecs étaient pleins
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de danses. - Elle était, en outre, exécutée à l'aide de trois pauvres instruments : la lyre à sept cordes qui, pour être devenue célèbre parmi les poètes, n'en était pas moins pour les. musiciens un instrument très imparfait ; une petite flûte à bec, et, enfin, la fameuse syringe, la flûte de Pan. Voilà l'orchestre antique.
Comme documents, pour nous rendre compte de ce que pouvait être cette musique, nous disposons simplement de trois hymnes : un hymne à Apollon, un autre également à Apollon et un troisième à la Fatalité, à la Némésis. Si vous voulez comparer ce bagage musical, cette technique musicale des Grecs, cet orchestre, à la musique moderne ; si, par la pensée, par l'imagination, vous traversez le chant grégorien, le plain-chant, la musique instrumentale, la musique dramatique, pour arriver à la symphonie et à la musique d'un Debussy et d'un Ravel, et si vous comparez à cette musique de Debussy ou de Ravel les trois hymnes dont je vous parlais tout à l'heure, vous êtes véritablement stupéfaits de l'étendue du chemin parcouru.
Pour mesurer mieux encore ce chemin parcouru, faites avec moi, toujours très rapidement, une autre comparaison. Prenez une tragédie de Sophocle, une tragédie de Racine et une tragédie de Paul Hervieu et comparez- les entre elles. Il n'y a pas tant de différence que cela! La preuve, c'est que Racine a fait ses tragédies d'après le modèle de Sophocle ou d'Euripide, que Paul Hervieu lui-même, lorsqu'il avait entrepris de faire de la litté-
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rature bourgeoise et contemporaine, avait eu précisément comme idéal de recommencer une tragédie à la façon de Racine et de Sophocle.
Donc, dans la littérature, vous voyez que l'évolution n'a pas été très importante. En somme, entre un épisode de l'Odyssée et une nouvelle de Tristan Bernard, il n'y a pas une différence d'espèce, il n'y a pas une différence de nature.
De même si vous comparez une statue du musée des Antiques de Rome à une académie de n'importe quel atelier de l'École des Beaux-Arts, vous vous apercevez que là encore il y a une différence dans l'exécution, dans le rendu, dans le modelé, mais aucune différence de nature.
Et entrevoyez-vous la toute petite idée que j'ai voulu tout de suite dégager?
C'est que, de tous les arts, la musique est celui qui a le plus changé, le plus évolué. J'espère pouvoir vous démontrer, en cours de route, — pas aujourd'hui, — que la raison essentielle de ce changement doit être cherchée dans la technique musicale. Mais, pour aujourd'hui, il nous suffit de savoir que la musique est de tous les arts celui qui nous offre le plus vaste champ d'investigations, de recherches, puisqu'il a été le plus vivant et à la fois le plus continu, car son fonds d'inspiration humaine n'a pas changé, et le plus transformable, puisque chaque révolution, chaque acquisition technique l'a modifié. Par conséquent, à l'aide de la musique, en suivant d'une manière un peu attentive
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ses transformations, nous pourrons dégager les lois de l'évolution esthétique non seulement propres à la musique, mais sans doute à tous les arts.
Quel est l'intérêt de cette esthétique, mesdames?
Nous vivons en un temps d'effroyable désordre : désordre matériel, désordre intellectuel, désordre moral, désordre esthétique. Je ne veux, aujourd'hui, faire allusion qu'au désordre esthétique, et pour vous le rendre sensible il suffit de vous rappeler, en ce moment- ci, les perpétuelles discussions théoriques entre les écoles, la profusion des groupes, les théories qui vont se multipliant, soit en peinture, soit en musique, soit en littérature. Partout des enquêtes, partout des problèmes posés, partout de grands principes invoqués, et nulle part de doctrine ferme et nette.
On avait pu croire, au lendemain de la guerre, que la grande unanimité patriotique du pays se ferait sentir ailleurs et plus longtemps, que l'on retrouverait l'union dans les esprits, dans les cœurs, par la poursuite de l'idéal. Il n'en a rien été. Le bloc national s'est pulvérisé, et voilà pourquoi nous éprouvons ici le besoin, au lieu de nous abandonner à cette fièvre d'originalité, de bizarrerie qui caractérise les écoles actuelles, de nous tourner surtout vers le passé, de rechercher quels ont été les principes qui ont dirigé toutes les évolutions artistiques.
Voilà pourquoi nous disons que la première chose qui importe quand on aborde le do-
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maine de l'art, c'est de s'en faire une idée simple, une idée claire, une idée humaine. Il faut commencer par définir la beauté. Nous allons la chercher, non pas d'une manière abstraite par des principes et des définitions que nous poserions en pédagogues, mais simplement en regardant derrière nous, à tous les horizons de l'humanité, à toutes les époques de son histoire, quels sont les principes durables qui ont pu être dégagés. Nous allons rechercher les sources éternelles de la musique et de l'art afin d'y puiser ce dont nous avons tant besoin aujourd'hui.
Puisque nous tentons, non pas d'une manière professorale, mais modestement, en historien, de définir ce qu'il faut entendre par la beauté, nous devons commencer par la chercher là où elle a été le plus éclatante, le plus pure.
L'humanité, dans son évolution, composée de progrès et de reculs, a une fois déjà réalisé la perfection de l'art, réalisé la parfaite beauté. Ce fut, vous le savez, en un pays harmonieux et privilégié, sous un ciel à la fois éclatant et mesuré, au bord de mers mélodieuses, dans des cités étroites, bien policées et bien administrées, où des hommes libres, déchargés de toutes les besognes quotidiennes sur des esclaves, pouvaient réserver les loisirs de la vie à cultiver à la fois leur esprit et leur corps, passant leurs journées tantôt sur la place publique, tantôt dans les gymnases et les palestres, tantôt à écouter les philosophes se promenant dans tas jar-
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dins ou sous les ombrages aux bords de l'Illissus; ce fut, vous le savez, dans l'Hel- lade.
C'est donc en Grèce que nous devons d'abord essayer de trouver, pour notre définition, l'image exemplaire de la beauté.
Cette beauté grecque, comment faut-il la concevoir?
Je ne prétends pas vous la définir entièrement ; je veux seulement, en rappelant quelques-uns de vos souvenirs, essayer de dégager, à leur occasion et à leur propos, ces principes qui doivent servir à éclairer toute la suite de nos entretiens.
Vous vous souvenez du drame giec. Vous savez qu'il résuma chez les Grecs la plénitude de leur art. Quels sont les trois caractères du drame grec qui doivent servir à éclairer toute notre « philosophie de l'art », comme disait Taine il y a un demi-siècle?
Le drame grec était une conception et une réalisation, à la fois très confuses, nous semble-t-il à nous, modernes, et très harmonieuses. Très confuses, en effet, car, dans le drame grec, collaboraient et se mêlaient tous les arts à la fois. Le drame grec ressemblait beaucoup plus à notre opéra et surtout à notre drame musical qu'à notre tragédie. Il était sculptural par les acteurs, agrandis au delà des proportions humaines par le masque et le cothurne, et qui s'efforçaient avant tout de prendre des poses plastiques, qui dessinaient leur rôle beaucoup plus qu'ils ne le jouaient, comme nous disons aujourd'hui. Le drame grec, en outre, était musical, par
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l'accompagnement de cette mélopée, très pauvre comme je vous l'ai dit, mais constante, puisque la poésie grecque était chantée même dans le drame. Enfin, le drame s'entourait aussi d'une sorte de splendeur picturale, par le décor qui était le ciel, l'horizon de la mer, et la nature tout entière déployée autour des spectateurs.
Ainsi, faisant abstraction de votre situation misérable de gens assis dans d'étroits fauteuils pour écouter un conférencier en veston, essayez de substituer à vous-mêmes le spectateur grec librement vêtu, respirant largement, et dont tous les sens sont simultanément charmés : les yeux, les oreilles, et jusqu'à cette sorte de sens confus de l'organisme entier, puisqu'ils étaient en plein air. Vous voyez alors de quelle force disposait ce chef-d'œuvre d'harmonie qu'est le drame grec, pour amener à lui l'âme tout entière, comme disait Platon, de ses admirateurs.
Et, ici, nous pouvons dégager un caractère très général de l'art. Que faut-il, en effet, pour être charmé? Que faut-il pour éprouver ce plaisir souvent si mêlé de douleur, puisqu'il peut aller jusqu'aux larmes, qui est le plaisir esthétique? A partir de quel moment ce que nous voyons sous nos yeux ou entendons par nos oreilles commence-t-il à devenir quelque chose de beau et d'artistique?
Ceci est un peu difficile, un peu délicat à expliquer, et je vous demande toute votre qttention.
Dans la vie, ce que nous voyons nous intéresse directement. Quand nous rencontrons
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une personne, nous pensons aux relations que nous entretenons avec elle, aux services qu'elle peut nous demander ou que nous pouvons lui demander, à l'argent qu'elle nous doit ou que nous lui devons, etc., etc. Bref, toutes nos sensations, toutes nos perceptions, toutes nos images sont tournées vers une action immédiate. Si, au contraire, vous oubliez que la jolie femme qui est en face de vous, vous en êtes amoureux, si vous oubliez qu'elle peut agir sur votre destinée, qu'elle peut vous rendre heureux ou malheureux à son gré, pour la considérer simplement comme un objet d'amour universel, vous devenez un artiste. On est artiste à partir du moment où l'on s'oublie soi-même en présence des choses pour ne plus les considérer qu'en elles-mêmes. On est artiste quand on s'élève à la contemplation pure, sans aucun intérêt, sans aucune aspiration égoïste, en disant simplement, avec toute son âme : C'est beau !
Il faut donc que l'art — et c'est pour cela qu'il existe — devienne capable de produire artificiellement cet état de désintéressement et de contemplation.
Comment s'y prend-il? Il s'y prend comme le serpent fascine l'oiseau, comme la sorcière enchante celui qui croit à ses sortilèges. L'art procède par une sorte d'incantation qui fait que nous nous sentons d'abord isolés au milieu de l'existence et que notre imagination, ainsi libérée, va pouvoir réaliser elle-même ce que l'artiste aura voulu. En d'autres termes encore, l'art produit une
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sorte de suggestion, et les artistes seront d'autant plus puissants qu'ils auront plus for: tement, en employant les ressources de leur art, créé en nous cet état de suggestibilité.
Comprenez-vous, maintenant, dans quelles dispositions se trouvait le spectateur grec en présence d'un drame d'Eschyle ou de Sophocle, dans quel état de fascination, d'incantation, de suggestibilité l'avaient plongé l'aspect sculptural, l'aspect pictural, les sons musicaux qu'il entendait, tout ce qu'il percevait, en un mot, dans quel rêve l'avait jeté sa sensibilité entière?
Nous pouvons déjà donner cette définition : un artiste est celui qui, en employant les moyens naturels que nous offrent les diverses sensations de nos sens, est capable, après nous avoir isolés de nous-mêmes, de nous mettre à sa merci de telle façon que ce qui entre en nous, ce ne soit plus notre âme, mais l'âme humaine.
Une conséquence immédiate de cette conception du drame grec, de cet état d'esprit presque hypnotique dans lequel se sont trouvés plongés tous ces hommes et toutes ces femmes, c'est que l'on peut leur raconter n'importe quelle histoire.
Et, en effet, quelles sont les histoires que raconte le drame grec? Des histoires qui courent les rues, que tout le monde connaît. Parmi ces hommes que je vous décrivais à l'instant, instruits, philosophes, cultivés, qui pouvait ignorer l'histoire des Atrides ou de Prométhée? Et si, par hasard, on arrivait à traiter un sujet qui risquât d'être un peu
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moins connu du public, le poète, l'auteur dramatique s'empressait d'annoncer dans son prologue le dénouement, il expliquait ce qui allait se passer. Vous voyez donc bien là une vérification de notre définition du drame grec : les spectateurs se désintéressaient absolument de ce que nous appelons aujourd'hui l'intrigue ; il n'existait pour eux aucun intérêt de curiosité. Ce qui allait arriver, ils le savaient. Ce qui les intéressait, c'était simplement de voir comment le poète avait traité 'le sujet connu, c'était de s'abandonner à l'élan du lyrisme, c'était de se laisser aller à la beauté des attitudes, à la douceur des rythmes. C'était, encore une fois, vous le voyez, la contemplation.
Vous comprenez par là à quel degré de décadence nous sommes aujourd'hui tombés dans nos pièces, qui n'ont d'autre intérêt que ce que nous appelons l'intérêt dramatique. Que va-t-il se passer? Tuera-t-il ou ne tuera- t-il pas? Sera-t-il trompé ou ne le sera-t-il pas? C'est le malheureux état d'esprit de tous les gens qui achètent leur feuilleton après s'être dit la veille : Que va-t-il arriver demain? Intérêt de curiosité dans toute son horreur... ! Et nous voyons ainsi de combien de façons on peut avoir l'air de s'intéresser à l'art sans y rien comprendre. Combien de gens pleurent à chaudes larmes en écoutant de la musique uniquement parce qu'elle leur rappelle un souvenir d'amour ! Combien ne cherchent dans les romans, dans les tragédies, qu'une petite aventure personnelle, qu'une sorte de réplique à leur propre
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existence, et qui, bien loin de s'oublier eux- mêmes, comme nous voulons qu'ils le fassent pour être des artistes, ne cherchent, au contraire, que des maximes de conduite et se demandent ce que va faire l'héroïne ou le héros, avec lesquels ils s'identifient !
Tout cela est à côté de l'art, car l'art grec nous enseigne que l'art doit être un simple intérêt d'admiration et non pas de curiosité.
Voilà donc, par voie de conséquence, le second caractère, qui nous permet d'en dégager le troisième.
Si tous les arts ont collaboré, comme je viens de vous le montrer, dans le drame grec, il n'en est pas moins vrai qu'il y en a deux qui ont pu se détacher de l'ensemble, parce qu'ils correspondaient plus exactement à un idéal proprement hellénique. Nous allons pouvoir, à ce propos, découvrir une nouvelle loi de l'esthétique : c'est le changement, dans le mouvement éternel de l'idéal, des espèces d'idéals.
Vous savez qu'en ce moment-ci, les questions de relativité sont très à la mode. Elles sont à la mode jusque dans les sciences. En ce moment, les mathématiciens ne sont pas très sûrs des mathématiques, et vous savez que les étoiles, depuis quelque temps, sont aussi fort incertaines sur la stabilité de leur orbite. Lorsque les mathématiciens se mêlent de calculer la gravitation, que ce soit M. Einstein ou M. Painlevé, ils font ces calculs chacun à leur manière. Il y a de la fantaisie dans la science, à plus forte raison
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doit-il exister de' la relativité dans ce monde mobile et fluent de l'émotion esthétique.
Un jour, Degas, le grand peintre Degas, à qui l'on rapportait qu'un de ses tableaux venait de se vendre quatre cent mille francs, répondit :
— Evidemment, l'homme qui a fait ce tableau n'était peut-être pas un sot ; mais celui qui vient de l'acheter est sûrement un imbécile !
Ce mot nous rend sensible la nécessité de la relativité, dans le domaine de l'art, et nous permet, en passant, de rendre hommage aux snobs, car si les snobs sont malfaisants parce qu'ils sont des snobs, ils sont cependant bien utiles parce que, sans eux, rien de nouveau, peut-être, ne parviendrait à se répandre jusqu'au grand public. Il faut toujours commencer par créer un snobisme avant de parvenir à la large diffusion de la beauté. Il y a eu du snobisme chez les Grecs. Le snobisme, lui aussi, est éternel, et nous l'avons vu précisément chez ces mêmes Grecs revêtir une forme particulière qui était la manie de la beauté plastique.
Je ne sais si vous vous souvenez qu'au lendemain de la victoire de Salamine, Sophocle, âgé de cinquante ans, emporté par l'enthou- sitlsme, ôta tous ses habits pour se mettre à chanter et à danser le Péan.
Ces hommes aimaient, à cause de la douceur du climat, à vivre nus, et il en résultait pour eux, — c'étaient des sportifs, — il en résultait pour eux une beauté particulière, non seulement la beauté du muscle, mais la
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beauté de la patine que le grand air, que le soleil, que l'huile, mettaient sur toute leur musculature. Pendant la guerre contre les Perses, un général grec, trouvant le moral de ses soldats un peu déprimé, s'avisa de faire déshabiller les prisonniers perses qu'il avait à sa disposition. Lorsque les soldats grecs, magnifiquement entraînés, et dont l'œil était fait à cette beauté virile que je vous décris, aperçurent ces peaux blafardes, ces muscles flasques, toute cette musculature affaissée, ils ne doutèrent pas de vaincre en combat des hommes aussi mal entraînés.
L'idéal grec, le voilà : la beauté, la beauté physique, et, entendons-nous bien encore, pas la beauté du visage, pas la beauté expressive, pas la beauté morale ou intellectuelle, non, mais la beauté naturelle du corps, la beauté sereine, immobile. Ce n'est pas seulement le bel éphèbe que représentent toutes leurs statues, c'est le bel éphèbe au repos. Il y a souvent, dans les sculptures antiques, des visages sans expression, où les prunelles sont vides : c'est le corps qui parle, c'est le corps qui chante, c'est le corps que les Grecs ont divinisé pour en faire leurs dieux et leurs déesses. Et c'est pourquoi, de cet ensemble d'arts qui a constitué le drame grec, vous avez vu celui de tous les arts qui exprimait le mieux leur conception, la statuaire, se détacher et se suffire à elle-même.
Cette beauté une fois créée devait, vous le pensez bien, rester immortelle dans le
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souvenir des hommes. Je voudrais, pour vous la résumer après que vous l'avez vue plastiquement réalisée, vous la traduire littérairement, non par moi-même, mais en vous lisant quelques vers d'un des poètes qui ont le mieux compris, le mieux réalisé l'impassibilité grecque, Leconte de Lisle : Hypatie.
Hypatie était une jeune beauté alexan- drine de l'époque de la décadence, qui était venue étudier la philosophie à Athènes et qui, retournée chez elle, se fit admirer par son savoir autant que par sa grâce et sa vertu. Au moment des troubles de la révolution, elle fut massacrée par la populace, et Leconte de Lisle a voulu précisément rendre hommage à son souvenir comme à la dernière incarnation de la beauté grecque :
HYPATIE
Au déclin des grandeurs qui dominent la terre, Quand les cultes divins, sous les siècles ployés, Reprenant de l'oubli le sentier solitaire,
Regardent s'écrouler leurs autels foudroyés ;
Quand du chêne d'Hellas la feuille vagabonde Des parvis désertés efface le chemin,
Et qu'au delà des mers, où l'aube épaisse abonde, Vers un jeune soleil flotte l'esprit humain ;
Toujours, des dieux vaincus embrassant la fortune, Un grand cœur les défend du sort injurieux :
L'aube des jours nouveaux le blesse et l'importune, Il suit à l'horizon l'astre de ses aïeux.
0 vierge qui, d'un pan de ta robe pieuse,
Couvris la tombe auguste où s'endormaient tee dieux De leur culte éclipsé, prêtresse harmonieuse,
Chaste et dernier rayon détaché de leurs cieux
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Je t'aime et te salue, ô vierge magnanime !
Quand l'orage ébranla le monde paternel,
Tu suivis dans l'exil cet Œdipe sublime,
Et tu l'enveloppas d'un amour éternel.
Debout, dans ta pâleur, sous les sacrés portiques Que des peuples ingrats abandonnait l'essaim, Pythonisse enchaînée aux trépieds prophétiques, Les Immortels trahis palpitaient dans ton sein.
Tu les voyais passer dans la nuit enflammée.
De science et d'amour ils t'abreuvaient encor ;
Et la terre écoutait, de ton rêve charmée,
Chanter l'abeille attique entre tes lèvres d'or.
Comme un jeune lotos croissant sous l'œil des sages, Fleur de leur éloquence et de leur équité,
Tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges, Resplendir ton génie à travers ta beauté.
0 sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !
0 noble front sans tache entre les fronts sacrés ! Quelle âme avait chanté sur des lèvres plus belles, Et brûlé plus limpide en des yeux inspirés !
Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde, Dans un linceul de vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! l'impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros.
Les dieux sont en poussière et la terre est muette : Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.
Dors ! mais, vivante en lui, chante au cœur du poète, ' L'hymne mélodieux de la sainte beauté.
Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants, Mais la beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.
Je vous ai montré, tout à l'heure, la pauvreté de la musique grecque, je vous en ai donné la raison : la pauvreté même des res-
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sources matérielles. Il était nécessaire, pourtant, que la musique, elle aussi, réalisât un jour la plénitude de la perfection grecque. Elle l'a fait, mais elle l'a fait vingt siècles après.
C'est dans les temps modernes qu'un grand musicien, de même que dans la terre, en fouillant, on découvre des morceaux brisés de statues, a rencontré par un hasard de génie la beauté bellénique : c'est Gluck, dont on disait, au dix-huitième siècle, qu'il avait retrouvé la douleur antique. Il aurait peut-être mieux fait, dit un mauvais plaisant, de trouver le plaisir moderne—
Gluck, né en 1»14, aux environs de Vienne, dans une maison de garde forestier, nous apparaît comme une sorte de prodige. Ce n'est, en effet, qu'à soixante ans qu'il a eu du génie : cela peut prendre à tout âge ! Ce fait, d'ailleurs, n'est pas isolé, et je vais vous en donner d'autres exemples, parce que, là encore, nous pouvons dégager une loi qu'il est bien utile de méditer de notre temps : la beauté ne s'improvise pas et un chef- d'œuvre n'est pas un .enfant trouvé; il ne suffit pas de se frapper le cœur pour que le génie jaillisse !... Notre Le Sage, l'auteur immortel de Gil Blas de Santillane, avait composé douze volumes dont personne ne sait rien. L'abbé Prévost, l'auteur de Manon Lescaut, avait écrit vingt volumes que personne n'a lus. L'auteur de Robinson Crusoé n'avait pas été moins fécond avant d'arriver à réaliser son chef-d'œuvre. Et, enfin, Cervantes lui-même avait écrit toute une bibliothèque avant Don Quichotte.
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Ce n'est donc pas par boutade que je dis que le génie vient à tout âge et quand on s'y attend le moins, car il consiste, en effet, dans l'union profonde et, quelquefois, en apparence fortuite, entre la nature d'un homme et toute une époque. Voilà pourquoi c'est seulement à soixante ans que Gluck, qui, pendant toute sa vie, ayant été élevé dans le culte de la musique italienne, s'était consacré à ravauder, en quelque sorte, des opéras italiens, a eu l'illumination 'de la beauté païenne. Et alors, en cinq ans, de 1774 à 1779, alors qu'il est en France, ce sont cinq chefsd'œuvre qui tombent coup sur coup, tous inspirés par le même idéal antique.
Je voudrais donc que son Orphée restât pour vous le symbole même de cette beauté grecque que j'ai tenté si pauvrement de faire revivre devant vous.
Orphée, qu'est-ce, en effet? C'est l'aède, c'est le poète, c'est le chanteur, c'est le fas- cinateur. Il suffit qu'il fasse entendre sa voix et chante ses poèmes pour qu'autour de lui non seulement les hommes, mais la nature tout entière tombent, miraculeusement, dans l'extase de la beauté. Cependant, il y a, dans le mythe d'Orphée, un enseignement bien profond et qui résume précisément tout ce que j'ai voulu vous dire. Orphée descend aux Enfers pour essayer d'y retrouver Eurydice, et la déesse implacable des Enfers, elle aussi touchée par le prestige de la Beauté, consent à rendre Eurydice, mais à une condition : jusqu'à la sortie des Enfers, Orphée
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ne se retournera pas. Orphée s'est retourné et Eurydice a été perdue.
Quel est le sens de cette image? C'est que l'artiste, quelle que soit l'ardeur de sa passion, quel que soit l'amour où il puise son inspiration et sa force, doit pourtant rester le maître de son cœur. S'il se tourne, s'il regarde en arrière, s'il obéit à son amour instinctif et ne gouverne pas sa passion, il perd ce qu'il a poursuivi. Il faut être maître de soi, maître de ses passions, il faut aimer assez pour renoncer à l'amour : n'est-ce point là l'un des secrets du génie?...
Màintenant, mesdames et messieurs, je voudrais tenter une sorte de conclusion. Cette conclusion est simple. Nous verrons dans la suite l'humanité élargir ses aspirations intellectuelles et son cœur. D'autres, en religion, viendront nous donner un sentiment nouveau de l'univers ; nous verrons s'ouvrir l'âme des peuples et nous assisterons à une évolution ininterrompue. Pourtant, quelles que soient ces nouveautés, quelle que soit la force des passions qui surgiront au cours des âges, nous tenons aujourd'hui un guide ferme, nous avons un principe immortel : c'est celui que nous a légué la culture grecque lorsqu'elle a proclamé qu'il n'y avait de beauté que dans la raison, dans la sagesse et dans l'harmonie.
fI y a un homme qui a été élevé dans les brumes de la Bretagne, dont la jeunesse s'est écoulée à la fois au milieu des rêves de ses ancêtres et des curiosités des temps modernes.
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Cet homme, grand savant, grand artiste, grand génie créateur et chercheur, s'est penché sur tous les mystères de la conscience humaine ; il a recherché à travers les documents morts les secrets de toutes les religions, et cet homme, qui avait ainsi fait le tour des idées et des sentiments humains, qui avait également pratiqué l'art et la science,— c'est de Renan que je veux parler, — cet homme, au milieu de sa vie, lorsqu'il a essayé de saisir la loi de son cœur et du monde, vers quoi s'est-il tourné? Vers les Grecs. Et quels sont les mots qui sont montés à ses lèvres?
« 0 noblesse, ô beauté simple et vraie, déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères ; j'apporte à ton autel beaucoup de remords ! Pour te trouver, il m'a fallu des recherches infinies. L'initiation que tu confères à l'Athénien naissant par un sourire, je l'ai conquise à force de réflexions, au prix de longs efforts.
« ... Q Archégète, idéal que l'homme de génie incarne en ses chefs-d'œuvre, j'aime mieux être le dernier dans ta maison que le premier ailleurs. Oui, je m'attacherai au stylobate de ton temple ; j'oublierai toute discipline, hormis la tienne, je me ferai stylite sur tes colonnes, ma cellule sera sur ton architrave... Je n'aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste... J'arracherai de mon cœur toute fibre qui n'est pas raison... Je cesserai d'aimer meE:
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maladies, de me complaire en ma fièvre. Soutiens mon ferme propos, ô Salutaire ! aide-moi, ô toi qui sauves ! »
Ainsi, lorsque nous essaierons de poursuivre la marche de l'humanité à travers la chute hasardeuse de ses rêves, de ses illusions, nous serons sûrs de ne pas nous égarer, car Pallas, la divine sagesse de l'Hellade, nous conduira.
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III
" LE RÊVE ET L'ORIENT
La langueur et la frénésie orientales. — La philosophie du néant et la tristesse hindoue : la poésie d'Omar-Kayyam. — Le rôle social de la musique chez les Chinois : le diptyque de la musique et de la danse.
MESDAMES, MESSIEURS,
LGl dernière fois, nous avons fait une sorte de promenade dans un musée. Nous avons vu des statues un peu froides. Aujourd'hui, nous allons découvrir l'immense abîme de l'Asie, comme disait Victor Hugo. Nous allons regarder face à face le soleil, l'azur, la splendeur des minarets, et nous allons parcourir, en même temps que ces espaces infinis, les profondeurs mystérieuses de la conscience humaine.
La tâche de parler de l'Orient me paraît beaucoup plus lourde que celle de parler de la Grèce, car, malgré tout, la culture gréco- latine est la nôtre, elle constitue notre propre substance, elle est devenue notre âme seconde. L'Orient, au contraire, n'est apparu qu'à de rares intervalles et par une sorte de fulguration, dans le développement de notre esprit, de notre civilisation, de notre littérature. Toutes les fois qu'il s'est manifesté,
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c'est au moment des crises, des agitations de la conscience occidentale. Il a coïncidé avec toutes les aspirations romantiques, et, pour tout dire, chaque fois que nous nous sommes tournés vers l'Orient, c'était pour y chercher quelque chose dont nous avions le sentiment que cela manquait chez nous ; c'était pour voir plus de lumière, pour trouver plus de rêve ; c'était avec les Chateaubriand, avèc les Flaubert, avec les Victor Hugo. L'Orientalisme a toujours été chez nous la forme première, pathétique et vivante de l'exotisme, du cosmopolitisme. Il y a des heures, des époques, où l'on éprouve un besoin de vertige.
Vous voyez donc ce que j'ai à faire aujourd'hui : ce serait de remplir cette salle de ce vertige, de cette frénésie. Vous pensez bien que je risquerais ainsi deux extrémités également - redoutables : la première, c'est de ne rien mettre du tout, et la seconde, ce serait trop de fièvre.
Pour échapper à ces deux dangers, je vais me résigner à rechercher simplement avec vous les raisons profondes de ce trouble oriental, quelques-unes des conséquences qui en ont pu venir jusqu'à nous, et comment de ce trouble 's'est dégagée une forme d'art qui, peu à peu assimilée à la nôtre, nous permettra, comme la dernière fois, de formuler quelques lois générales de l'esprit.
Victor Hugo a dit, dans sa préface des Orientales, qu'il avait découvert l'Orient en allant voir le soleil se coucher.
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Est-ce que- nous ne pouvons pas, nous, avec une imagination moins puissante que celle de Victor Hugo, si nous n'avons pas eu la chance de faire des voyages au pays de la lumière, est-ce que nous ne pouvons pas évoquer quelque chose de l'Orient, en nous rappelant seulement quelque rude été de ces dernières années? Vous vous souvenez de . ces heures trop belles, trop continues, de cet éblouissement du ciel bleu. Il n'y a rien qui incline davantage à la fièvre d'abord, et ensuite à la langueur et à la torpeur que la continuité de la lumière. Eh bien ! ces heures que vous avez vécues vous-mêmes si récemment, multipliez-les par tout le pouvoir de votre imagination, en franchissant la Méditerranée, en évoquant les profondeurs de l'Inde, en franchissant la grande barrière chinoise, en jetant partout des minarets, des oiseaux, le chant des muezzins, toutes les sensations, toutes les images que, précisément, les littérateurs que j'évoquais tout à l'heure ont pu peu à peu déposer au fond de vos mémoires, et ainsi vous arrivez à comprendre pourquoi les Égyptiens se sont obstinés à construire des monuments colossaux dans l'illusion de réaliser l'éternel ; vous arrivez à comprendre pourquoi les pâtres de la Chaldée, qui n'avaient d'autre occupation que de lever les yeux au ciel, ont été des astronomes, et vous comprenez enfin pourquoi l'Inde, berceau immémorial de l'humanité, a été — de même que la Grèce nous a livré, comme je vous l'ai montré l'autre jour, une œuvre d'art parfaite — la source pre-
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mière d'où coule une philosophie du néant, la philosophie de la joie qui ne se réalise pas, de la vie enfin qui n'aboutit qu'à la mort. Et vous entreverrez ainsi comment, par l'éclat même de sa lumière et de son ciel, par la force même de la fièvre et de la frénésie que jette dans les nerfs humains son implacable azur, l'Orient a incliné fous les peuples qui ont partagé cette joie à la tristesse la plus profonde, celle qui a été exprimée une fois pour toutes dans la bible épique de la pensée, de la philosophie et de la mélancolie, les livres hindous, les livres sacrés des Védas. L'Inde nous a ainsi livré pour toujours le secret de la tristessé comme la Grèce nous avait révélé celui de la joie. _
Depuis, tous ceux qui se sont plaints, tous ceux qui se sont penchés sur les énigmes de l'infini n'ont fait que reprendre non pas les balbutiements, mais les premiers chants, les plus beaux, les plus purs, les plus émouvants de l'humanité.
Voulez-vous me laisser vous donner un exemple de cette profondeur d'anxiété, de pensée, à laquelle se trouve naturellement incliné l'homme en présence d'une nature trop belle, accablante dans sa sérénité même, indifférente dans sa splendeur?
Le Grec dont je vous parlais l'autre jour, je vous l'ai montré au milieu d'une nature harmonieuse, au bord d'une mer chantante. Toute la Grèce était, en quelque sorte, accordée aux proportions humaines. Le Grec était de plain-. pied avec la nature. Dans cette Asie, au con traire, devant ce ciel qui jamais ne se trouble,
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il y a une sorte d'écrasement de l'homme en face de la nature ; il ne songe plus qu'à se défendre contre elle, et, surtout, il s'interroge, et alors il devient philosophe et il essaie d'échapper par le rêve et par la pensée à cette pesée des choses. Et v-oici comment cinq, six, sept, huit mille ans avant l'ère chrétienne, les poètes, les penseurs, ceux qui nous ont donné l'épopée de la philosophie, s'exprimaient, - je vous supplie de prêter toute votre attention à ces paroles si lointaines :
9 Il n'y avait ni l'être ni le non-être ; il n'y avait ni l'atmosphère ni le ciel au-dessus. Qu'est-ce qui se meut, en quel sens, sous la garde de qui? Y avait-il des eaux et de profonds agîmes? Ni la mort n'était alors, ni l'immortalité. Le jour n'était pas séparé de la nuit ; seul, l'Être suprême respirait son souffle étranger de' lui-même et il 'n'y avait rien d'autre que Lui. Alors s'éveilla en Lui pour la première fois le désir. Ce fut le premier germe de l'Esprit. Mais alors qui sait, qui peut nous dire d'où il" naquit, d'où vient la création et si les dieux ne sont nés qu'après elle? Qui sait d'où elle est venue? D'où cette création est venue, si elle est créée ou non créée? Celui dont l'œil veille sur elle du plus haut du ciel, celui-là seul le sait, et encore le sait-il? »
Cette anxiété philosophique, qui a été l'inspiration des premiers poètes humains, exprime l'âme de l'Orient tout entière. Vous pouvez franchir par la pensée d'autres nliJlé- naires ; vous pouvez de l'Inde mystérieuse venir plus près de nous, dans cette Perse gracieuse qui a donné tant de distinction et
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de souplesse à toute la culture de la pensée et de l'art, vous approcher presque de la Renaissance et trouver, dans un tout autre langage (je vais vous en donner un exemple), exprimée la même pensée, la même angoisse voluptueuse, la même philosophie frénétique et déçue, qui peut se résumer ainsi :
« Ma vie est trop belle, car le monde est beau. Mais qu'est-ce qu'une vie limitée par la mort? Nous sommes déjà morts, puisque nous sommes mortels. Alors, il n'y a qu'à tirer de cette existence le maximum de fièvre et surtout de rêve, il n'y a qu'à oublier la mort, perpétuelle menace pour ceux qui doivent mourir, en exaltant la vie. »
Et le plus grand poète de l'Orient, celui qui nous donne le secret de cette anxiété au milieu de la sérénité et de la splendeur, est Omar-Kayyam,* un Persan. Je ne sais la date de sa naissance, elle doit être assez facile à calculer, car il mourut, paraît-il, vers 1123, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Ce poète nous livre tout l'instinct des Orientaux. Il a vécu, en effet, d'abord fort modestement, en tissant* des tentes, et ensuite, lorsque .la gloire lui fut venue, pensionné par le sultan. Cet Omar-Kayyam a été d'abord épris des roses, de la lumière, du chant de la flûte au bord d'un champ, du vin, de la beauté, de la douceur de toutes choses ; puis, avec l'âge, il s'est assagi, il a, lui aussi, levé les yeux vers le ciel comme les pâtres de la Chaldée, et il est devenu un grand savant, un astronome. Puis, plus tard encore, il a baissé les yeux du ciel sur le papier et il est devenu un mathéma-
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ticien, un algébriste, et, au commencement du dix-neuvième siècle, on traduisait un de ses traités. Enfin, lorsqu'il eut ainsi épuisé toute les jouissances, il s'en alla mourir comme un Tolstoï, dans le désert, dans la solitude. Eh bien! cet homme dont je viens ainsi d'évoquer la destinée nous a développé toute la philosophie pessimiste, car, n'en doutons pas, le pessimisme est d'origine asiatique, comme l'optimisme est d'origine grecque. Le pessimisme a été traduit de la façon la plus piquante et la plus humoristique par cet Omar-Kayyam qui, suivant l'usage et les goûts des Orientaux, qui aiment à aller vite, puisque la vie est si rapide et si brève, a formulé ses pensées dans des quatrains. Laissez-moi vous donner, à titre de curiosité, quelques-uns de ces quatrains, et vous verrez comment la grande et solennelle parole dont j'ai réveillé tout à l'heure un écho, peu à peu allégée, a gardé cependant son sens plein et profond. Voici l'un des premiers quatrains d'Omar-Kayyam :
« As-tu vu le monde? Tout ce que tu as vu n'est rien. Ce que tu as dit, ce que tu as entendu n'est rien. Si tu as parcouru les sept climats, ce n'est rien. Si tu es resté seul à méditer dans ta maison, ce n'est rien. »
En voici d'autres :
« De tous les voyageurs engagés sur cette longue route, aucun n'est revenu nous en révéler le secret. Prends garde de rien oublier dans notre caravansérail, car tu n'y reviendras pas.
« Suppose le monde ordonné à ton gré. Et-
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puis, après? Suppose achevée la lecture de la lettre. Et puis, après? Suppose que tu as vécu cent ans, selon les désirs de ton cœur, suppose que tu vives cent ans encore. Et puis, après?
« Ceux qui étaient les pôles de la science et dans l'assemblée des sages. brillaient comme des phares, ils n'ont su trouver leur chemin dans la nuit sombre, chacun d'eux a balbutié un conte, puis s'est endormi.
« Celui qui a créé la terre et le cycle des cieux, que de douleurs cuisantes il a mises au cœur de l'homme ; que de lèvres comme le rubis, que de chevelures comme le musc n'a-t-il pas enfouies dans le sein de la terre?
« Sur le tapis de la terre, je vois des gens endormis ; sous la terre, je vois des gens ensevelis. Tant que je contemplerai le désert du néant, j'y vois ceux qui ne sont pas encore venus et ceux qui sont déjà partis.
« La rose dit : « Rien n'est plus beau « que mon visage. Pourquoi faut-il que le « parfumeur me torture? » Le rossignol répond : « Qui n'a ri un jour et n'a pleuré un « an. »
Enfin, le dernier :
« 0 toi qui es au-dessus des souverains du monde, sais-tu quel jour le vin est bon pour l'homme? Dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, nuit et jour. »
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Voilà dans quel sens les Orientaux ont trouvé le secret de jouir de la vie. Vous voyez quel fonds de tristesse, de cruauté, d'amertume, constitue leur âme, et véritablement nous pouvons dire de cette terre merveilleuse d'Asie, où il semblait que la nature avait ménagé, pour enchanter l'homme, toutes les séductions, qu'elle a été, par excellence, la terre de la désespérance, parce qu'elle a été celle de la fièvre. Et pour vous résumer toute cette pensée que je considère comme essentielle, laissez-moi emprunter le langage d'un grand poète, Leconte de Lisle, qui n'a pas moins bien compris l'Orient que la Grèce, et qui, dans la pièce intitulée l'Illusion suprême,- médite à la façon d'un Oriental; lui-même évoquant l'heure de sa mort, il songe à celle qui avait enchanté ses yeux et qu'il avait connue dans la beauté des climats tropicaux. Tant qu'il vit, il sait que le souvenir de cette bien-aimée est immortel ; mais il se demande, lorsque lui- même aura disparu dans l'oubli, qui prolongera la mémoire de celle qu'il a aimée.
o chère vision, toi qui répands encore De la plage lointaine où tu dors pour jamais Comme un mélancolique et doux reflet d'aurore Au fond d'un cœur obscur et glacé désormais !
Les ans n'ont point pesé sur ta grâce immortelle.
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté.
Il te revoit avec des yeux divins et telle Que tu lui souriais en un monde enchanté.
Mais quand il s'en ira Jans le muet mystère lIÙ tout ce qui vécut demeure enseveli,
Qui saura que ton âme a fleuri sur la terre,
U doux rêve promis à l'infaillible oubli?
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Et vous, joyeux soleils des naïves années,
Vous, éclatantes nuits de l'infini béant,
Qui versiez votre gloire aux mers illuminées,
L'esprit qui vous songea vous entraîne au néant...
Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel, Emportant à plein vol l'espérance insensée,
Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas éternel?
Si tel est le fonds de l'âme éblouie de l'Orient, il en résulte que, pour échapper à cette fascination triste des sens en présence de la nature, l'Oriental a dû se replier vers le rêve et si la définition que nous avons tenté d'esquisser l'autre jour à propos de l'art, disant qu'il nous apparaissait comme, une sorte de compensation et de complément de la vie destiné à nous donner préci- . sément ce qui nous avait manqué, il est clair que l'Oriental, parmi les différents arts, a dû préférer celui de tous qui s'adressait le plus directement à la sensibilité, -celui qui était entre tous créateur et évocateur de rêve, c'est-à-dire la musique.
De même que le Grec nous est apparu avant tout comme un statuaire, l'Oriental doit nous apparaître aujourd'hui, avant tout, comme un musicien.
La musique, en Orient, est, en effet, aussi largement répandue que la lumière elle- même, elle remplit le ciel moral comme le soleil remplit le ciel matériel.
Chez les Chinois, la musique était considérée comme d'origine divine, ayant été inventée par le chant d'un oiseau céleste, une sorte de phénix. Les instrument? de
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musique avaient été créés par les esprits célestes, et il y a une charmante légende japonaise sur l'origine de cette musique. La déesse du Jour, de ce jour sacré d'Orient, s'était retirée dans une caverne pour s'y reposer, laissant l'univers plongé dans l'obscurité. Elle se trouvait si bien dans cette caverne qu'elle refusa d'en sortir malgré les supplications des hommes et des dieux. Alors un dieu, plus avisé que les autres, prit cinq arcs, les ficha en terre, leurs cordes bien tendues, et se mit à les faire vibrer. Comprenant son dessein, une déesse, en même temps, battait la mesure, et les sons qui résultaient de ce frémissement des arcs touchés par un dieu et rythmés par une déesse furent si doux que la déesse du Jour se décida enfin à sortir de sa caverne et rendit la lumière au monde. C'est depuis ce moment que les dieux et les hommes, ayant appris la souveraineté, égale à celle d'un Orphée, de la musique, se sont mis à la cultiver et l'ont employée toutes les fois qu'ils avaient besoin d'obtenir quelque chose des esprits célestes, ou pour conjurer leurs méfaits.
Car la musique, en Orient, a un pouvoir magique. Elle se rencontre dans toutes les circonstances de la vie, elle est l'arme naturelle de défense de cet Oriental accablé par la majesté des choses et qui, précisément, par la musique, espère conjurer les mauvais esprits. Il y a'des chants qui se rapportent à tous les moments de l'existence : les notes ont un sens. Vous^savez que la gamme chinoise ne comporte que cinq notes ; ces
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cinq notes étaient personnifiées : le fa représentait le prince ; le sol représentait les ministres ; le la représentait le peuple (il n'y avait pas de si) ; .le do représentait les biens de la terre et le ré représentait le commerce. Aussi, toutes les fois qu'un Chinois avait à chanter ou à jouer d'un instrument, il ne risquait pas seulement comme nous d'offenser ses auditeurs s'il chantait faux, mais il risquait encore de se faire mal voir des princes, des ministres, etc., et par là il s'exposait aux pires vicissitudes. Tel était le « trac «chinois»
La musique chinoise avait, en outre, un pouvoir merveilleux, non pas seulement celui de conjurer les mauvais esprits, mais de suggérer aux hommes de bonnes ou de mauvaises ^ pensées. Vous vous souvenez peut-être que, dans les Livres Sacrés des Hébreux, il y a de perpétuelles malédictions contre ces villes opulentes, les Babylone et les Ninive dans lesquelles les grands de la terre s'abandonnaient à la mollesse en écoutant des instruments de musique. Ceci nous montre qu'il y avait en Orient une musique corruptrice, sensuelle, voluptueuse, mais aussi il y avait une bonne musique, et c'est pourquoi les Chinois, qui, dans ce temps-là, étaient fort avisés, se sont servis de la musique p-our policer l'État. Il existait une musique d'Etat. Un fameux empereur chinois, du nom de Fou-hi, qui vivait environ trois mille ans avant Jésus-Christ, établit les règles de la musique, « afin, disait-il, de dompter les animaux féroces, de régler les âmes humaines et de faire régner la concorde parmi 1e8 fonc-
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tionnaires. » Cet empereur a été une sorte d'Orphée, et, à sa suite, tous les empereurs chinois ont été, en principe, des compositeurs. C'était sur l'ordre de l'État que les compositeurs composaient les morceaux qui étaient destinés à faire régner cette concorde non seulement entre les fonctionnaires, mais entre tous les citoyens.
Vous voyez-le rôle pratique, presque administratif, de la musique en Orient. Et ainsi nous comprenons une des lois essentielles de la musique et de l'art.
Pourquoi, en effet, la musique s'est-elle trouvée répandue partout en Orient, alors qu'elle était restée, en Grèce, à l'arrière-plan? C'est que la Grèce, je vous l'ai montré l'autre jour, a été, avant tout, un pays d'harmonie, un pays de sagesse et de raison. En Orient, nous vivons au milieu de la sensation, du sentiment, et c'est pourquoi les Chinois ont montré, dans une définition profonde, que toutes les fois que l'homme est ému, il est obligé de devenir à la fois un musicien et un danseur.
Voici, en effet, ce qu'ont observé les Chinois : si vous êtes ému, des mots vous échappent ; ces mots vous paraissent bien vite insuffisants, et alors vous essayez de les prolonger ; mais, là encore, ils vous paraissent insuffisants. Vous essayez de les moduler ; là encore, ils vous paraissent insuffisants, et, malgré vous, vous ajoutez au chant des mouvements de vos pieds et de vos mains, vous dansez. La psychologie moderne en étudiant scientifiquement les rapports de l'idée et du
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mouvement n'a fait que vérifier et préciser cette observation des vieux Asiatiques sur la liaison naturelle des sens et de la saltation.
Nous n'avons pour étudier la danse que de maigres renseignements : la danse de l'Opéra, danse de ballet, à l'usage de vieux abonnés qui viennent chercher là tout autre chose souvent que la chorégraphie ; la danse de salon, qui n'est le plus souvent que du sport ou du dévergondage. La danse, en ses origines, faisait partie d'un ensemble social, esthétique, religieux. Elle était un rite sacré. Elle relevait de la vie nationale, elle intervenait dans toutes les fêtes, et, en Grèce, vous avez vu le jeune Sophocle, au jour de la victoire, danser le Péan. Elle était surtout un langage, un mode d'expression particulièrement approprié à cette langueur passionnée que nous trouvons en Orient.
C'est là, en effet, qu'elle devait jouer son rôle prépondérant : vous devinez .pourquoi, en Grèce, la danse, comme la musique, était une faible partie du grand Tout. Il n'était pas plus possible d'isoler la danse ou la musique du drame grec qu'il n'était possible de détacher une figure d'un bas-relief. Ici, au contraire, nous voyons la musique et la danse absolument isolées. Remarquez que l'Orient ne nous a pas donné de théâtre. Actuellement encore, en Chine, le théâtre est un divertissement fort décrié et fort simpliste. Les Chinois en sont encore à ne jamais admettre de femmes sur la scène, à se passer de décor ; leur imagination leur suffit. Par conséquent, en Orient, la véri-
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table œuvre d'art a été cette sorte de diptyque composé de la musique et de la danse, et la danse avait exactement le même rôle que la musique : elle était capable de conjurer les esprits. On dansait pour obtenir la pluie, le beau temps, pour se guérir de la morsure des serpents. Elle avait un pouvoir non seulement fascinateur et sensuel, mais uiï pouvoir médical, un pouvoir sacré.
Et maintenant (c'est la modeste conclusion générale à laquelle je voudrais aboutir aujourd'hui), pourquoi l'Orient, ébloui et merveilleux, mais triste, a-t-il eu, pour se créer du rêve, recours principalement à la musique et à la danse? C'est que, pour atteindre le rêve, il faut que nous soyons dans cet état dont nous parlions l'autre jour, qui est, après l'incantation, un état de détachement. Le nioyen profond et constant de l'art, c'est l'emploi du rythme. Si vous voulez avoir une classification des arts, vous pouvez les disposer suivant l'emploi qu'ils font du rythme.
Qu'est-ce, au juste, que le rythme? C'est la répétition oscillante, monotone et diverse tout à la fois, d'une même sensation. En architecture, comment un monument se dis- tingue-t-il d'une bâtisse quelconque? Simplement parce que, dans le beau monument, l'architecte a calculé des points de repère, a réalisé une symétrie. La symétrie, c'est le rythme en architecture. Il en est de même en sculpture. Comment le rythme est-il alors réalisé? Par l'équilibre du corps. La forme humaine est naturellement belle, précisément
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parce qu'elle est rythmique, et c'est pourquoi toutes les sculptures, aussi bien chez les Grecs que chez les Égyptiens, se sont appliquées, comme je vous le disais l'autre jour, à réaliser l'homme au repos, c'est-à-dire en parfait équilibre. Et c'est un des progrès de la statuaire moderne que d'arriver à réaliser le même rythme avec le mouvement. Si la puissance véritablement créatrice de beauté et de rêve, la puissance qui met en mouvement l'imagination est le rythme, il est clair que c'est dans la musique et dans la danse que ce rythme est le plus libre et, par conséquent, le plus opérant. Voilà pourquoi les Orientaux se sont, avant tout, adonnés à la musique, à la danse : sans cesse oppressés par leur angoisse éperdue, ils voulaient instantanément réaliser un état qui les fascinât, qui les éblouît, qui les transportât dans un monde idéal.
Nous pouvons donc conclure qu'un peuple est d'autant plus sensible, d'autant plus rêveur qu'il fait une place plus grande à la musique.
S'ensuit-il que nous, qui sommes en train d'évoluer de plus en plus vers l'art musical, qui sommes de plus en plus sensibles à la beauté musicale, nous retournons simplement à l'état de rêve que les Orientaux nous ont révélé? Non. Mais nous arrivons-au même résultat par des voies différentes. Comme les Orientaux, nous sommes à une époque où nous éprouvons l'impérieux et pressant besoin de nous affranchir de notre existence même. Seulement, ce que l'Oriental cher-
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chait, c'était d'oublier la mort. Ce que le plus souvent, nous cherchons, nous, c'est d'oublier la vie. Nous vivons au milieu de préoccupations, de tracas, d'une fièvre pratique si constante que nous nous perdons en quelque sorte nous-mêmes de vue, et ce que nous demandons à la musique, c'est de nous restituer notre âme.
Ainsi, nous arrivons à cette seconde conclusion qui rejoindra celle de l'autre jour : si la Grèce nous a révélé la raison, l'Orient nous a livré le grand secret du rêve, de l'illusion, de la chimère. Ce que nous devons en retenir, c'est que le rêve n'est bon qu'à la condition, lui aussi, d'être réglé ; il est une partie de l'inspiration,-il nous achemine vers la musique ; mais nous nous souviendrons avec les Chinois, qu'il y a une bonne et une mauvaise musiques. Si la danse, pour préciser mon idée, ne s'est pas développée comme la musique, il y a une raison, et cette raison est la raison même de la spi- ritualité de l'art. La danse, bien qu'elle fasse appel au rythme, comme la musique, bien qu'elle soit, par conséquent, très puissante et très évocatrice, garde toujours quelque chose de- trop matériel, elle mêle tous les désirs humains à l'art et, le plus souvent, elle peut être contemplée d'une manière qui est peu artistique. Pour nous, quand nous évoquons les danses de l'Orient, nous sommes de purs artistes parce que nous ne croyons plus au pouvoir magique ni de la musique, ni d'aucun art ; mais nous croyons que si la musique ne conjure plus les mauvais
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esprits, elle peut conjurer encore les mauvaises pensées et les pensées tristes. Nous savons que l'art est moralisateur, comme le voulaient les Chinois, non pas qu'il doive se proposer de prêcher la vertu, mais simplement parce qu'il est beau. Et de même qu'une fleur, rien qu'en poussant et sans le savoir, répand son parfum, de même la beauté, sous quelque forme qu'elle soit réalisée, est salutaire.
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IV
L'AME MYSTIQUE
Qu'est-ce que le mysticisme?. — Le contraste de l'idéal chrétien et de l'antiquité. — Les arts mystiques : architecture et musique. Le chant grégorien et le contrepoint. Bach et Palestrina.
MESDAMES, MESSIEURS,
Aujourd'hui, après la grâce attique, après le sombre éblouissement de l'Orient, je voudrais évoquer devant vous le clair-obscur des cathédrales, l'ombre des nefs, la lampe éternelle qui veille toujours pour empêcher l'obscurité de s'appesantir sur le monde. Ce que je veux évoquer devant vous, c'est l'âme mystique.
Ne croyez pas, d'ailleurs, qu'en vous promenant ainsi -de la Grèce à l'Orient, de l'Orient dans notre moyen âge, j'obéisse au vain désir de vous faire faire un voyage cinématographique dans le temps et l'espace. Non. Vous savez que nous suivons une méthode et que nous poursuivons un but : dégager peu à peu tous les éléments qui, sur la route de l'humanité), sont venus accroître le patrimoine artistique sur lequel nous vivons ; tels les sourciers de jadis, comme si nous portions une baguette magique, nous cher-
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chons à capter quelques sources de l'idéal et du génie.
Comment faut-il entendre le mysticisme? C'est un mot un peu inquiétant. Beaucoup de gens le prennent dans un sens péjoratif ; beaucoup le prennent presque pour " une injure, comme si le mysticisme se confondait avec le romanesque et le dérèglement religieux.
Pour vous faire comprendre le véritable sens du mysticisme, laissez-moi vous rappeler ce que je vous ai dit précédemment. Le Grec et l'Oriental, tels que nous les avons connus, bien qu'ils se soient si fortement opposés par le sentiment de la vie, puisque l'un la trouvait bonne et l'autre trop éclatante et trop cruelle, ont pourtant été parfaitement fraternels sur un point : leur conception de la nature. La nature pour eux était le décor nécessaire de la vie. Il fallait vivre au milieu de la nature, et ils ont installé non seulement l'homme, mais leurs dieux, dans la nature, et ils se sont ainsi trouvés perpétuellement en commerce intime avec les dieux qui habitaient autour d'eux, qui logeaient dans leurs temples. L'homme et la nature étaient en quelque sorte de plain-pied. Le christianisme, au contraire, est venu renverser cet ordre, cette harmonie entre l'homme et la nature : il a détaché l'homme de la nature.
Il me revient à l'esprit une vision admirable. C'est à Cordoue, en Espagne. Vous avez peut-être été. en Espagne ; en tout cas, vous pouvez vous procurer des photographies, des
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vues de la mosquée de Cordoue. La grande mosquée de Cordoue est une des œuvres les plus considérables, non seulement de l'islamisme en Europe, mais de l'islamisme en général, et par conséquent de l'Orient. C'est une multitude, dans un vaste espace, de colonnes qui font ressembler cet intérieur de mosquée à une forêt où se dessinent des fûts de pins. Et, au milieu de cette mosquée, au centre, comme une minuscule excroissance poussée par hasard, une cathédrale grande comme rjps plus grandes cathédrales, et qui paraît, dans cette mosquée, toute petite. Seulement, cette cathédrale si petite, que fait-elle? Elle monte au-dessus de la mosquée, elle s'élance ; alors que la mosquée dans son vaste écrasement semble exprimer l'appesantissement des dieux et de la fatalité sur l'homme, voici que la cathédrale droite et jaillissante exprime, au contraire, l'effort vers la spiritualité, l'élan de l'homme au-dessus de la terre, l'élan de l'homme vers Dieu. Voilà l'image du mysticisme.
Ce mysticisme, c'est l'expression même de l'âme chrétienne. Le catholicisme est venu justement enseigner que la face de la terre que le Grec avait adorée, que l'Oriental avait adorée et redoutée, ne comptait pas, que la vie n'était qu'une vallée de larmes, que tous les biens auxquels on s'était attaché passaient comme l'herbe des champs. Être mystique, c'est précisément vivre la vie en considérant qu'elle ne se suffit pas à elle-même ; c'est avoir le regard constamment élevé audessus de sa propre destinée ; c'est, en un mot, renverser la foi immémoriale de l'huma-
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nité qui avait adoré la vie et redouté la mort. Ce qui est devenu adorable, c'est la mort ; ce qui est devenu redoutable, c'est la vie. Vivre dans l'idée de la mort, tel est le fond du mysticisme.
Et maintenant, nous allons chercher comment ce mysticisme nouveau a pu s'exprimer dans l'art, puisque, d'une manière générale, ce qui nous préoccupe ici, c'est de dégager les moyens par lesquels les éléments nouveaux de l'âme humàine (en voici un) sont parvenus à se créer un langage qui les rendît sensibles à l'humanité entière.
Sur ce point, pour vous faire entrevoir cette traduction par l'art du mysticisme, laissez-moi m'excuser par avance des mots peut-être un peu abstraits, un peu confus que je vais prononcer pendant quelques instants, mais que votre bonne volonté va vous aider à pardonner.
Si vous voulez, en effet, considérer l'échelle des arts, depuis l'architecture, en passant parla sculpture, la peinture, la littérature pour arriver à la musique, vous vous apercevez que tous font appel au temps et à l'espace. Les uns se développent dans le temps et dans l'espace, les autres ne se développent que dans le temps ou que dans l'espace.
Je m'explique. Prenez l'architecture. L'architecture se développe uniquement dans l'espace; ce qu'elle exprime, c'est de l'immobilité. Par conséquent, un monument — et c'est pour cela qu'il nous émeut - est complètement en dehors du temps. L'archi-
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tecture dégage immédiatement, si elle exprime quelque chose, de l'éternel. L'architecture s'en tient à l'étendue et néglige la durée. A l'autre extrémité, prenez la musique. La musique n'a aucun rapport avec l'espace, elle n'évoque en nous rien de matériel, rien de physique, rien de figuré, elle est une pure succession rythmique. Sa caractéristique, ce sont les sons, elle n'est relative qu'au temps. Prenez, entre ces extrêmes, un art comme la peinture, vous découvrez immédiatement que la peinture est à cheval à la fois sur le temps et l'espace, car lorsqu'un peintre peint un objet, il le peint assurément dans l'immobilité, mais en s'efforçant de donner à cette immobilité un sens de mouvement, de manière à traduire une attitude, et, par conséquent, ce à quoi il s'efforce, c'est réaliser tout justement cette contrariété : traduire "dans l'espace immobile la fluidité du temps. Cela est aussi évident pour la sculpture que pour la peinture, puisqu'on peut voir des statues de coureur en course ou de boxeur au combat.
Ce que je viens de dire là, mesdames, est très important. En effet, pourquoi la musique et pourquoi l'architecture vont-elles jouer dans la mystique de toutes les religions, et principalement dans la mystique chrétienne, le rôle essentiel? C'est que, affranchies l'une et l'autre de l'une des deux servitudes qui pèsent sur les autres arts, elles peuvent tout de suite exprimer de l'infini. L'architecture s'élance, à travers l'espace immense, sans que rien de la durée limite son élan : c'est la cathédrale dans la mosquée ; elle réalise,
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par l'immobiliLté, la vision même de l'éternel.
Et voilà pourquoi, depuis les âges obscurs des Egyptiens qui accumulaient dans leurs pyramides des masses de plus en plus lourdes, jusqu'à la cathédrale, qui, depuis le plein cintre, à travers l'élancement progressif de l'ogive, va élever sa flèche dans le ciel, vous assistez à cette aspiration de la matière vers l'esprit. L'architecture est un art naturellement mystique, parce qu'elle écarte le sentiment même 'du périssable.
Quant à la musique, elle est non moins naturellement affranchie, à son tour, de l'espace, c'est-à-dire de la matière, de la corruption, de la caducité. Rien d'altérable en elle : elle coule avec le temps, elle se confond par le rythme avec la durée elle-même, avec le mouvement de nos pensées, de nos images, quand elles se détachent du monde sensible et précaire. Vous sentez qu'elle devient ainsi la voix même de l'âme, qu'elle est, par son caractère indéfini, le langage de l'infini. La musique délivre de la vie ordinaire pour ne plus nous laisser sensibles qu'au rêve, qu'à la vie spirituelle.
Pour vous préciser ma pensée, laissez-moi vous dire les vers de Sully Prudhomme qui vous feront comprendre que la musique ne nous fait pas seulement mourir d'une façon figurée au monde, mais qu'elle nous aide même à supporter la mort réelle.
- Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien.
Faites que j'entende un peu d'harmonie
Et je mourrai bien.
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La musique apaise, enchante et délie
Des choses d'en bas.
Bercez ma douleur, je vous en supplie,
Ne lui parlez pas.
Je suis las des mots, je suis las d'entendre
Ce qui peut mentir.
J'aime mieux les sons qu'au lieu de comprendre v Je n'ai qu'à sentir.
Une mélodie où l'âme se plonge
' Et qui, sans effort,
Me fera passer du délire au songe,
Du songe à la mort.
Vous 'irez chercher ma pauvre nourrice
Qui mène un troupeau,
Et "vous lui direz que c'est un caprice
Au bord du tombeau,
D'entendre chanter tout bas, de sa bouche
Un air d'autrefois
Simple et monotone, un doux air qui touche Avec peu de voix.
Lors, elle sera peut-être la seule
Qui m'aime toujours,
Et je m'en irai dans son chant d'aïeule
Vers mes premiers jours.
Pour ne pas sentir à ma dernière heure
Que mon cœur se fend,
Pour ne plus penser, pour que l'homme meure Comme est né l'enfant.
Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien.
Faites que j'entende un peu d'harmonie
Et je mourrai bien.
Mesdames, si l'architecture, si la musique sont l'une et l'autre capables d'exprimer quelque chose de cet infini dont la poursuite crée précisément dans l'âme humaine l'élan
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religieux, vous avez deviné que tout notre moyen âge mystique devra s'efforcer surtout d'associer l'architeèture à la musique. Et ceci encore est important. De même que le drame grec a été le chef-d'œuvre de la Grèce en exprimant par l'ensemble des arts l'âme totale de la Grèce, de même nous trouvons le chef-d'œuvre du moyen âge dans cette fusion de l'architecture et de la musique, dans cet autre drame qui est la messe, drame sacré du culte, création propre de l'âge chrétien comme le drame d'Eschyle et de Sophocle avait été la création propre de l'époque hellénique.
Essayons de voir, maintenant, un peu dans le détail et avec précision, comment a pu se réaliser ce chef-d'œuvre de la foi.
Mesdames, je vous ai parlé, l'autre jour, de l'Orient. En vous parlant de l'Orient, il est un peuple auquel je n'ai fait aucune allusion : le peuple hébreu. C'est que j'avais l'intention de vous en dire aujourd'hui un mot, parce que, précisément, le peuple hébreu occupe une place tout à fait spéciale au point -de vue qui nous intéresse. Ce que je voudrais vous montrer aujourd'hui, c'est la liaison formée par la musique entre le culte hébraïque et le culte de notre Église féodale.
Vous savez que les Hébreux ont eu de tout temps un mysticisme, car le mysticisme commence à partir du moment où il y a monothéisme, c'est-à-dire à partir du moment où il y a une religion qui n'adore qu'un Dieu maître du ciel et de la terre. Jéhovah a été l'objet du culte mystique des Hébreux; il
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choisissait ses élus, et sur ces élus pesaient de lourdes responsabilités. Rappelez-vous la grande solitude, l'admirable plainte de Moïse dans Alfred de Vigny :
Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre...
C'est donc de ce mysticisme hébraïque que le christianisme a hérité dans son culte. Seulement, faites attention que les Hébreux, qui avaient une adoration si sombre et si poétique à la fois pour leur redoutable Jéhovah, étaient des Orientaux, et que, eux aussi, ils avaient le sentiment oriental que nous avons essayé de définir l'autre jour, non seulement de la poésie, mais du faste, de la beauté, de la grande représentation que doit réaliser le culte, et c'est pourquoi ils ont eu, dans la belle période, une organisation du culte qui était véritablement très riche. Le grand David a été l'organisateur, en quelque sorte le maître de ces cérémonies, et nous savons que, du temps de David, il y avait plus de quatre mille lévites qui étaient préparés, instruits, pour chanter les louanges de Dieu avec des instruments. Nous savons qu'à côté des joueurs d'instruments, il y avait des chantres, divisés en classes, comme les prêtres, et que tout un monde se trouvait ainsi intéressé au culte artistique de Dieu.
Ce culte oriental a été transmis par l'intermédiaire ' des églises syriaques, puis de Constantinople, de la Grèce, à notre culte latin.
Seulement, je vous ai dit que le christia-
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nisme tournait le dos aux religions de l'Orient. Par conséquent, va-t-il pouvoir accepter cette musique éclatante, poétique, riche, dans laquelle vit la sensualité magnifique de la Bible? Non, et l'un des problèmes en présence desquels se trouvent précisément les premiers Pères de l'Église est de savoir s'il faut que la musique entré dans les églises. Beaucoup de moines pensent que c'est avec tremblement, avec humilité, avec des larmes, des soupirs, et non avec le chant des instruments, qu'il faut s'approcher de Dieu, et que les prières doivent être exhalées de l'âme silencieusement. Seulement, la tradition est la plus forte, et aussi l'essence de la musique, et déjà les empereurs de Byzance qui sont, eux aussi, des fastueux, ont commencé d'organiser à Sainte-Sophie de magnifiques cérémonies. Là aussi, la musique est en honneur et peu à peu elle rayonne, se propage et s'épanouit jusque dans le cœur des moines enfermés en leur couvent, et méditant sur leur Dieu et sur leur destinée : ainsi se rouvre la grande inspiration des psaumes. Ces moines composent des hymnes à la gloire de Dieu, et ils éprouvent le besoin de les faire chanter dans les églises. Voici que saint Ambroise lui-même, l'évêque de Milan, en compose quatre, et voici que saint Jean Chrysostome découvre que la musique a été toujours l'intermédiaire naturel entre l'homme et les esprits célestes ; il déclare que la musique est née dans le ciel, qu'elle est la voix naturelle des hommes, que le chant est ins- 'piré de Dieu, et ainsi se dégage par une
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sorte de poussée invisible, par l'essence même de la musique, par la nature du christianisme, par la force de la tradition, la nécessité de faire de la musique l'expression même de l'âme chrétienne.
Seulement, il va falloir simplifier cette musique, la dépouiller de tous ses oripeaux orientaux et profanes, la rendre pure, adorante et proprement chrétienne. Ce sera l'œuvre d'un homme de haut génie, dont je voudrais, maintenant, vous dire un mot.
Ces aperçus historiques offrent une précision dont je m'excuse ; mais je crois que, dans l'investigation que nous faisons autour de l'art sous ses différents aspects, si nous n'arrivons pas à la précision, nous ne pouvons faire qu'oeuvre vaine. Et c'est pourquoi Grégoire, le grand Grégoire, mérite une place dans notre brève tentative esthétique.
Le pape Grégoire, en effet, est, en quelque .sorte, un point de rencontre entre tous les éléments spirituels qui viennent dans ce chaos du moyen âge essayer de s'harmoniser. Il nous est représenté, sur la page d'un manuscrit du couvent de Saint-Gall, dictant à un scribe les règles de la liturgie ; il a sur l'épaule une colombe figurant le Saint-Esprit, qui lui touche l'oreille du bec, indiquant ainsi qu'il est nettement inspiré de Dieu.
Grégoire, en effet, ne s'est pas du jour au lendemain avisé de l'œuvre immense qu'il allait accomplir, c'est-à-dire de créer la musique chrétienne. Il avait été, avant d'entrer dans les ordres, préteur de Rome, c'est- à-dire qu'il avait connu IQ vie, et ensuite,
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avant d'être pape, il avait été dans l'entourage de son prédécesseur, et il avait, notamment, été envoyé. à Byzance, où il avait pu assister aux grandes cérémonies de Sainte- Sophie, organisées par les fastueux empereurs de Byzance dont je vous parlais tout à l'heure ; il avait connu à la fois la tradition orientale, la tradition grecque, et il avait pu se servir d'une telle expérience pour réglementer la liturgie chrétienne.
Quel a été son principe?
Son principe, nous pouvons le comprendre en jetant simplement un regard sur les statues de la même époque. A cette époque, et pendant toute la suite du moyen âge, comment les sculpteurs présentaient-ils leurs statues? Avec de grandes draperies. Alors que l'antiquité grecque n'avait connu, et aimé, et admiré que le nu, le corps humain disparaît maintenant, s'efface dans la majesté et la pudeur des draperies. De même pour la musique. Les instruments vont disparaître. Nous n'avons pas besoin du psalterium, de la flûte, de la trompette dont se servent les guerriers. Le seul instrument, c'est l'unisson de tout le peuple chrétien adorant son Dieu. Et vous voyez se définir de lui-même le chant grégorien.
Le chant grégorien est-il de la musique? Oui et non. Il est de la musique, puisqu'il est un chant, mais il en est à peine, puisqu'il est un chant aussi simplifié que possible. Il est homophonique, il n'est accompagné d'aucun instrument, il n'a pour ainsi dire pas de
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rythme marqué, c'est-à-dire qu'il ressemble beaucoup plus à une déclamation, à un mouvement prosodique qu'à un mouvement musical. Il y a des longues et des brèves, comme dans la parole ; mais ni matériellement, ni rythmiquement, on ne dispose à ce moment de moyens de créer de la mesure. Et alors apparaît un chant qui est quelque chose de purement poétique, qui correspond très exactement, par son uniformité, par sa monotonie, par sa tranquillité, à ce clair-obscur des églises que j'évoquais tout à l'heure, à cet enveloppement de l'encens, à ce recueillement qui, peu à peu, fait évoluer le chant grégorien, mais lentement, vers la sérénité absolue du plain-chant, où tous les temps sont égaux, et qui réalise, lui, dans l'histoire de l'âme humaine, un accomplissement, une plénitude. Il n'y a pas de progrès musical dans le plain-chant, au contraire, puisque la musique est simplifiée ; seulement, sentez-vous combien, à ce .moment-là, ce pape qui essaie de traduire par la musique l'unité morale de toute la chrétienté, a réalisé une grande œuvre, puisque, justement, il est parvenu à exécuter son dessein par le plain-chant?
Et voulez-vous bien considérer que cette musique de sérénité, de joie, de calme, d'absolue tranquillité, a été réalisée dans le temps le plus tragique et le plus sombre peut-être que l'humnaité ait jamais connu? Dans l'instant même, en effet, où le pape Grégoire dicte avec le Saint-Esprit sur son épaule ses règlements liturgiques, les Lombards, les barbares sont à la porte de Rome ; considérez que dans -
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toute la Gaule, dans tous les pays, les fléaux se multiplient, les pestes, les tremblements de terre, les cataclysmes ; que partout apparaissent aux esprits épouvantés les signes avant-coureurs du Jugement dernier ; qu'une sorte de terreur et de misère plane sur toute la chrétienté, et, alors que ne devraient échapper à l'humanité que des cris d'angoisse, de révolte et de colère, c'est à ce moment que s'élève le chant le plus pur, le plus égal, le plus confiant qui se soit exhalé des lèvres humaines, et ainsi nous pouvons vérifier, dans cette obscure histoire, cette loi que lorsque le cœur humain est bouleversé, la musique surtout l'apaise et le détache du monde.
Ainsi, notre moyen âge, lui aussi, nous permet de vivre une des heures véritablement décisives de l'humanité, puisque là, comme dans le drame grec, comme dans la philosophie hindoue, comme dans l'architecture des Égyptiens, s'est trouvée réalisée la plénitude de l'âme à un moment historique de sa destinée.
Il serait cependant bien inexact de croire que la musique et, d'une manière générale, le développement de tout art, soit abandonné à l'inspiration, et qu'il suffît d'une âme mystique pour créer et réaliser une forme d'art. Ce qui domine l'évolution, c'est la technique (1), et, si, au moyen âge, nous
(1) La plupart des grands artistes sont d'ailleurs convaincus de cette vérité, consciemment ou inconsciemment, même les poètes : Paul Valéry, notamment, qui ne s'est servi de la poésie, préférablement à tout autre langage, que pour dés motifs techniques -
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voyons se développer la musique, lentement, mais très surement, c'est parce que, précisément, elle n'a pas été considérée, même par un saint Thomas d'Aquin, comme un moyen de simple expression sentimentale, comme un moyen d'effusion. Saint Thomas estime que la musique est une science plutôt qu'un art, qu'elle dépend beaucoup plus de la raison que de l'imagination. Et, en effet, ce que vous entendez souvent, c'est à peine du plain-chant. En réalité, il a fallu des siècles pour arriver à créer cette polyphonie, car le chant grégorien que je vous définissais tout à l'heure, repose sur l'unisson ou la consonance d'octave. Au neuvième siècle seulement, on s'est avisé d'une petite nouveauté, d'une hardiesse, en faisant accompagner le chant principal, planus cantus, d'une réplique à la quinte, consonance d'ailleurs très pénible pour nous dans les instruments, mais qui, dans le chant, était plus tolérable et plus douce. Et cent ans après, en Angleterre, on s'est avisé d'un nouveau perfectionnement, le faux-bourdon, qui consistait à faire accompagner le chant principal par des répliques à la tierce ou à. la sixte d'un mouvement parallèle. Et enfin au douzième siècle, on s'est avisé de la grande réforme qui fut si féconde, puisque de là est sorti le contrepoint sur lequel s'est constituée toute l'harmonie moderne. Je veux parler du déchant.
Le déchant, comme son nom l'indique, consistait à chanter à rebours, c'est-à-dire que le chant principal était accompagné,
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cette fois-ci, par une réplique toujours avec des consonances de tierce ou de sixte, mais en mouvement inverse, non plus parallèle. Quand le chant principal baissait, la réplique montait, et inversement quand le chant principal montait, la réplique descendait. Vous voyez qu'il n'y avait plus qu'un pas à faire pour arriver à la notion même du contrepoint, c'est-à-dire d'une note réplique d'une autre note, en tenant compte des conso- - nances ainsi découvertes et surtout en combinant les mouvements parallèles ou inverses. Le contrepoint devait être la libération définitive de l'âme humaine, de l'âme mystique qui allait enfin disposer d'un instrument qui n'aurait plus un caractère collectif, qui ne serait plus régi par l'autorité souveraine d'un pape dictant les règles de la musique, comme l'empereur chinois dont nous parlions l'autre jour, mais qui mettrait, au contraire, un instrument d'une souplesse merveilleuse à la disposition d'un génie personnel, d'un homme privilégié, prédestiné, capable d'exprimer, par la résonance même de son âme, l'âme entière de la chrétienté.
Et voici l'heure, précisément, où apparaissent les hommes de génie. Je ne veux citer que deux noms, Palestrina et Bach.
Telle est, en grand raccourci, l'évolution de la musique au moyen âge, résultant à la fois d'une poussée intérieure et sentimentale que motive l'aspiration mystique, et, en même temps, de la plus rigoureuse application de la raison. Et ainsi s'accomplit la beauté, par la collaboration de toutes les facultés humaines.
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Voici Palestrina, par exemple. Palestrina est un homme de la Renaissance que la Renaissance n'a pas touché. Il a gardé cette limpidité, cette pureté, cette certitude de foi que nous avons trouvées tout à l'heure chez les moines du tèmps de Grégoire ; et il n'est pas non plus un musicien qui se soit mis au courant ni qui ait profité de toutes les découvertes faites dans la technique avant lui. Il est un croyant qui en est resté à la conception de la musique vocale. Lui aussi il continue de penser que les instruments ne sont pas nécessaires pour chanter la gloire de Dieu et que la voix humaine qui est l'expression du cœur, forme supérieure de la prière, suffit. Il représente enfin le point de perfection de la polyphonie vocale dont j'ai essayé de vous montrer comment elle s'était formée.
Si, au contraire, vous considérez cet attardé de Bach (je l'appelle attardé, puisque c'est un homme de la Renaissance qui apparaît à la fin du dix-septième siècle), vous voyez chez lui le confluent de toutes les découvertes. Il n'est plus seulement l'aboutissement de la musique vocale, comme Palestrina, mais aussi de la musique instrumentale. Oui, il a été touché par la réforme ; il a, comme je vous l'ai déjà montré précédemment, vécu dans une maison modeste pendant toute son enfance, il a contemplé d'étroits horizons, un verger, et surtout il s'est mêlé à ces petites églises où se concentrait une grande foule et où, depuis la réforme, le peuple tout entier chantait la gloire de Dieu. Ce
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n'était pas seulement le chœur antiphonique, c'était l'assistance, le chœur entier des fidèles qui exprimait sa gratitude et sa prière. De là, chez lui, l'importance du choral.
Ainsi se termine un long mouvement. De même que le drame grec, auquel je reviens sans cesse, a réalisé la perfection d'un art et d'un peuple, de même une messe de Pales- trina, lorsque se trouvent harmonisés à la fois le chant et l'architecture, ou un choral, ou une cantate de Bach, lorsque se trouvent harmonisés à la fois les voix, les instruments et l'architecture, résument toute l'évolution de l'âme mystique.
Mais prenez garde : nous sommes, disons- nous, et une fois de plus, à une époque de perfection; je me demande, en vérité, si la perfection est si désirable. La perfection, en effet, a pour signe et pour condition la pureté et, par conséquent, l'immobilité, la sérénité et presque la froideur. Rappelez- vous, dans les statues antiques, le visage immobile et les yeux fermés. Il y a non pas des yeux fermés dans la musique de Bach, mais des yeux un peu trop fixement ouverts au ciel et un peu trop éloignés de la vie. Et nous sentons là le froid des grandes altitudes. Ainsi peut-être, il faut nous dire que nous avons fermé un cycle de l'évolution humaine.
L'architecture des Égyptiens, la statuaire des Grecs, l'église gothique, l'oeuvre de Pales- trina ou de Bach, nous ont peu à peu conduits à la limite même du monde moderne et là vont apparaître d'autres inquiétudes, d'autres angoisses, d'autres passions, qui,
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bien évidemment, rendront impossible cette perfection que nous venons d'exprimer ; mais il y aura plus- de frémissement, plus de fièvre, plus d'ampleur.
Et c'est pourquoi, maintenant, quand vous entendrez un air du Magnificat de Bach, cet air de jubilation composé pour le jour de Noël, dans lequel Bach a voulu exprimer toute la profondeur d'allégresse que lui cause la naissance du Seigneur, le sentiment que l'âme divine va pénétrer dans la sienne, qui va être définitivement unie à son Dieu, comparez ce chant de joie avec celui d'une autre joie, la joie de Beethoven, telle qu'elle a été exprimée dans l'hymne déchirant de la Neu-vième Symphonie, et vous comprendrez tout ce que j'ai voulu vous traduire ce soir, qui est précisément la différence entre ceux qui peuvent trouver dans leur mysticisme le bonheur et la douleur, et ceux qui, malgré tout, sont restés profondé-ment dans la vie. La joie de Bach est une joie spontanée et pure, c'est un don de Dieu. Mais la joie de Beethoven, la vôtre, la nôtre, c'est la conquête la plus douloureuse qu'un homme ait jamais faite.
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V
L'AME POPULAIRE
Les gouvernements et le peuple. — L'art et la liberté. — La chanson de France. -
MESDAMES, MESSIEURS,
La dernière fois, nous nous sommes recueillis au chant grégorien, dans l'ombre des cathédrales. Aujourd'hui, - allons-nous nous disperser dans la rue, dans les faubourgs, dans les villages, aux foires, dans toutes les grandes réunions et manifestations populaires? Allons-nous emprunter une âme de 14 juillet?
L'âme populaire dont je voudrais vous entretenir aujourd'hui nous offrira-t-elle une source moins pure, moins spirituelle, que toutes celles où nous avons puisé jusqu'à ce jour? Je ne le crois pas.
L'âme populaire, en effet, est probablement, — sans que, pour cela (je prends mes précautions), nous soyons obligés de nous agenouiller devant le peuple à la façon d'un Michelet ou de quelque chimérique démagogue, — l'âme populaire est une source d'art. Toutes les fois que le peuple a eu la possibilité de se manifester, d'une manière
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claire ou obscure, peu importe, il l'a fait dans un sens toujours identique, dans le sens de la liberté, de la fantaisie, de l' aspiration vers quelque chose qui était l'oubli de lui-même et de sa dure vie.
Vous savez que j'ai toujours soin, au début, d'éclairer la suite de notre entretien par quelque idée d'ensemble. Voici celle d'aujourd'hui :
Toutes les institutions humaines, tous les gouvernements, toutes les religions, toutes les politiques ont un seul but, un seul objet : discipliner le peuple, l'administrer, l'ordonner, et, par conséquent, dans une certaine mesure, contraindre tous ses instincts, toutes ses aspirations, tous ses besoins ; et les grandes institutions antiques aussi bien que les institutions même de notre moyen âge, pour discipliner, pour maîtriser le peuple, ont. pris des précautions très sages : les chefs lui ont ménagé des détentes, lui ont préparé des divertissements. A Athènes et dans toute la Grèce, il y avait les bacchanales ; il y a eu dans tout notre moyen âge les foires que j'évoquais tout à l'heure, il y a eu des fêtes comme les fêtes de l'âne jusque dans l'Église et bien souvent, aux chants liturgiques dont nous parlions Pautre jour, se joignaient, dans les processions populaires, des chants profanes. Vous voyez donc l'effort qui a toujours été fait pour conserver au peuple l'illusion de la liberté.
Tous les peuples, en revanche, ont fait secrètement, discrètement, doucement, un
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-effort pour s'affranchir de ces institutions, et il était naturel qu'ils s'en remissent d'abord à ce pouvoir mystérieux qui a été accordé à l'homme et que nous étudions précisément dans chacune de ces leçons, à" savoir Fart.
Le peuple, lui aussi, du moment qu'il voulait oublier ses misères, ses travaux, la nuit qui-pesait sur lui, ses infortunes, devait se tourner vers une forme quelconque de l'art, et tous les peuples ont eu ainsi un art populaire doùblement libérateur, en quelque sorte, puisque, en tant qu'art, il libérait l'homme de l'humanité, ainsi que nous l'avons montré l'autre jour, et qu'en tant qu'art populaire,
il libérait le peuple de la servitude. Tous les peuples ont éprouvé cette aspiration, et ont tenté de la manifester. Comment? Par leurs légendes, par leurs poèmes épiques, et . vous vous rendez bien compte, mesdames, que ce que nous avons dit dans les entretiens précédents, se: rapportant soit à la beauté hellénique, soit au rêve oriental, soit à la mystique chrétienne ne pouvait être séparé, divisé que d'une manière abstraite et conventionnelle, car aucune de ces manifestaÚons n'a pu se faire sans plonger profondément dàns cette sorte de nappe immense qu'est l'âme populaire.
De sorte qu'aujourd'hui, nous nous trouvons à la source même de toutes les sources, puisque de l'âme populaire sont nées les légendes, les religions, tous les poèmes héroïques. L'âme populaire, c'est I' Ilb»ade, c'est Y Odyssée, non pas YÉnéide, mais tous les récits qui ont servi à Virgile pour com-
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poser son Enéidej c'est notre Chanson de Roland et tout notre cycle breton ; ce sont toutes nos légendes qui ont traversé le Rhin ; c'est la floraison immense du Rhin lui-même, et c'est, d'une manière générale, l'épopée chez tous les peuples.
Pourtant, ce n'est pas chez tous les peuples qu'aujourd'hui nous allons essayer d'étudier l'âme populaire ; nous allons l'étudier simplement en France. Pourquoi? Parce que, depuis les profondeurs les plus lointaines de notre formation jusqu'à aujourd'hui, ou plutôt jusqu'à hier, jusqu'à la guerre, il n'est pas, dans toute l'histoire humaine, un peuple qui ait fait aussi nettement, aussi continuellement, aussi volontairement lui-même sa destinée. L'histoire de la France, c'est l'histoire du peuple français. Toutes les fois qu'il y a eu des crises dans notre évolution nationale, ceux qui avaient la charge de cette destinée, sur qui et sur quoi se sont-ils appuyés? Sur le peuple. Les empereurs du moyen âge, de Charlemagne à Louis XIV, comme aujourd'hui les républiques, se sont constamment et uniquement appuyés sur cette inébranlable solidité de l'âme populaire française. Toutes les fois que, par la fatalité des événements; à la suite des guerres, des catastrophes, on a cru voir s'obscurcir le destin de la nation, au moyen âge, du temps de la guerre de Cent Ans, sous Louis XIV, et récemment, en 1914, comment ce destin de la France, a-t-il été redressé, rétabli? Par le peuple français.
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Eh bien ! ce peuple, qui a fait de ses mains laborieuses, depuis le temps où il était le serf penché. sur le sillon et travaillant pour le profit de son suzerain, jusqu'au moment où il est devenu la foule syndiquée, ce peuple qui a fait de ses mains laborieuses la France, comment s'est-il exprimé, comment *a-t-il traduit son âme, et où précisément allons- nous pouvoir l'étudier? Dans un genre qui n'a existé aussi que chez nous, dont nous sommes les véritables créateurs, les propriétaires exclusifs, que nous avons depuis répandu dans le monde, mais qui est notre œuvre originale et séculaire, traditionnelle, — je veux parler de la chanson.
Vous savez — c'est un lieu commun — que tout, chez nous, commence et finit par des chansons. Vous savez que Voltaire a dit qu'il n'y avait pas de peuple qui eût un aussi grand nombre de jolies chansons que le peuple français. Vous savez peut-être que Rousseau, qui fut à la fois un poète et un musicien, capable de sentir par toute sa sensibilité ce qu'il y avait de riche et de délicat dans nos chansons, a dit :
« Le peuple français est le peuple qui chante toujours. Il chante aussi bien ses défaites, ses misères, ses maux, que ses prospérités ou ses victoires. Battant ou battu, heureux ou malheureux, dans l'abondance ou dans la disette, il chante, et il semble que la chanson soit devenue l'expression naturelle de tous ses sentiments. »
Ah ! cette chanson française, mesdames, comment ici, en quelques instants, vous
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en exprimer l'admirable diversité, l'inépuisable richesse? Cette chanson qui, comme un écho répercuté à travers les âmes, est venue des temps les plus lointains de notre moyen âge jusqu'à aujourd'hui, cette chanson qui se trouve mêlée à toutes. les heures de la vie nationale et de la vie individuelle, qui représente à la fois la vie du foyer, — c'est l'enfant qui vient au monde, c'est l'aïeul qui meurt, c'est le changement des saisons, c'est le voyage, c'est le retour, — cette chanson qui a servi à illustrer, à enchanter toutes les heures de la misère ou du travail, qui a été la chanson de métier, la chanson de marche, la chanson militaire, qui a servi à la fois à ceux qui se battaient comme à ceux qui veillaient, celle qui a exprimé la nature tout entière, dans laquelle on retrouve la survivance de cette magie asiatique dont je vous parlais l'autre jour, qui reflète tous les rêves, tous les aspects de la nature, de la forêt, des bois, cette chanson, qui ressemble au visage même de la France, ce visage admirable composé par toutes ses provinces, si diversement et si merveilleusement accordées les unes aux autres dans leur contrariété apparente, la lumière provençale et la brume bretonne, le rêve lorrain et la ruse normande, tout cela, tous les bruits de tous les ciels, toute la lumière et toute l'ombre, tous les ruisseaux, tous les oiseaux, tous les chants des forêts, toutes les fleurs de toutes les prairies, voilà ce qu'il y a dans notre chanson. La France est un peuple qui chante et
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qui mène le monde au rythme de ses chansons.
Je voudrais maintenant, mesdames, — oh ! d'une façon bien rapide et bien succincte, — vous dire comment est née cette chanson, quels sont les thèmes principaux qu'elle a développés, et quels en ont été, au point de . vue poétique et musical, les résultats essentiels.
Comment est née cette chanson? Rappelez vos lectures de la Légende des siècles, rappelez les vieilles gravures que vous avez pu voir, vous représentant des châteaux du moyen âge, un donjon, une tour, une dame, une princesse allongée ou filant avec son animal familier à côté d'elle, ayant un peu, comme l'infante de Samain, toute une âme de rêve, toute une âme nostalgique, et qui s'ennuie parce qu'elle est seule, parce que son mari ou parce que son amoureux, son chevalier est à la guerre ; et alors, dans cette solitude, que faire? Elle songe. Et puis, écoutez, voici des bruits, des voix, brusquement de l'agitation, du mouvement.
Écoutez. Comme un nid qui murmure, invisible,
Un bruit confus s'approche, et des rires, des voix, Des pas sortent du fond vertigineux des bois.
Et voici qu'à travers la grande forêt brune Qu'emplit la rêverie immense de la lune,
On entend frissonner et vibrer mollement, Communiquant aux voix son doux frémissement,
La guitare des monts d'Inspruck, reconnaissable Au grelot de son manche où sonne un grain de sable.
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Il s'y mêle la voix d'un homme, et ce frisson Prend un sens et devient une vague chanson
« Si tu veux faisons un rêve... ».
La mélodie encor quelques instants se traîne Sous les arbres bleuis par la lune sereine,
Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait S'éteint comme un oiseau se pose... Tout se tait.
Celui qui vient de chanter ainsi et que vous - avez reconnu, — car il a chanté dans la Légende des siècles, dans Eviradnus, c'est le troubadour ou le trouvère, c'est le jongleur qui arrive avec sa vielle, sa besace, et qui porte dans sa mémoire toutes les légendes, tous les rythmes, et qui peut divertir la dame. Et ainsi dans les châteaux, dans les longues rêveries, pour les calmer, pour les apaiser ou les exalter, est née la première forme de la chanson et du poème.
Il y a là, certes, un élément qui n'est pas directement populaire ; mais permettez-moi, en passant, de vous donner une petite définition utile de ce qu'il faut entendre exactement par l'âme populaire.
Nous avons pu saisir l'âme mystique dans ses manifestations ; nous avons vu les cathédrales, nous avons entendu les chants. Mais l'âme du peuple, où se trouve-t-elle? Comment se la représenter, comment se la figurer? Vous comprendrez par analogie.
Vous savez ce que c'est qu'une âme de foule. Tout à l'heure, quand vous étiez chez vous ou dans l'avenue des Champs-Élysées, aviez-vous la même âme que vous avez maintenant tous les uns à côté des autres, dans
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cette sorte de vague torpeur que je développe en vous, ou que vous aurez tout à l'heure, dans le frémissement enthousiaste que provoquera la voix de Delna? Non, vous êtes. différents de vous-mêmes. Dès que des êtres humains sont ensemble, en tas, si j'ose m'exprimer ainsi, ils se neutralisent les uns les autres, ils n'ont plus leur personnalité, . ils sont dans ce coude à coude mystérieux qui devient un coude à coude moral. Ils composent un ensemble impersonnel, vague, ils ont une âme qui n'est pas la leur : c'est l'âme de la foule.
Élargissez cette âme de la foule, transposez-la dans un peuple, dans une nation, et vous comprendrez alors que l'âme populaire n'est pas, au sens étroit du mot, l'âme simplement du peuple, mais qu'elle est l'âme de la population tout entière, qu'elle se dégage aussi bien du château que de la chaumière, qu'elle se trouve aussi bien dans la ville que dans la campagne, dans l'usine que dans la ferme. Et ainsi l'âme populaire est l'unanimité de la nation, et vous la sentez surtout au moment où un peuple tout entier se lève pour sa défense, pour la défense d'une cause juste, c?est l'unanimité patriotique de ceux qui vont mourir. Voilà la forme la plus sensible de l'âme populaire.
Je vous ai montré une châtelaine dans son château. Mais elle n'est pas châtelaine quand elle s'ennuie, quand elle rêve, quand elle pense à l'amour. Non ! Une châtelaine, c'est une femme. Et croyez-vous que cette châtelaine, charmée par le murmure de la gui-
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tare, soit bien différente de ces filles du peuple qui sont dans une sombre demeure du moyen âge, qui travaillent, qui filent et qui, elles aussi, rêvent sans trop savoir à quoi, parce que, comme elles sont pauvres, elles n'ont pas de chevalier. Et alors, pour bercer ce rêve, elles chantent ; l'une fait un solo et les autres reprennent en chœur. Ainsi elles se charment elles-mêmes. C'est la chanson de la toile qui est née au milieu du travail, au milieu du métier, qui est une création uniquement féminine, de la même manière que le rêve de la châtelaine. #
Je me suis attardé légèrement sur ces deux tableaux, parce qu'ils nous expliquent non seulement l'origine de la chanson, mais, du même coup, toute la poésie française. La poésie française, en effet, se distingue de toutes les autres par un caractère qui, cette fois-ci, n'est peut-être pas entièrement à son éloge. Il est certain que, comme poètes lyriques, nous sommes inférieurs à beaucoup de nos voisins. Nous n'aimons pas les élancements trop vagues, trop mystérieux, trop mystiques. Ce qui nous plaît, ce qui nous charme, ce dont nous avons besoin aujourd'hui comme au moyen âge, c'est précisément cette fleur de sentiment, cette douceur de rêve, cette facilité d'effusion et d'épanchement, à quoi correspond si bien, si harmonieusement la romance. Vous et moi, comme nos aïeux d'autrefois, nous avons tous au fond du cœur une romance, une romance intérieure que nous ne terminons jamais : l'art entier, que cette romance.
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Cette romance, comment va-t-elle, maintenant, se développer, quels vont en être les thèmes principaux?
Puisque le jongleur arrive du dehors et qu'il entre dans un château, que porte-t-il dans sa besace et dans ses habits? L'odeur même de -la route, le parfum des bois, de la forêt, le grand air. Cette châtelaine que je vous ai dépeinte tout à l'heure ne sort de son château que pour aller à l'église ; elle vit donc bien recluse, elle n'a rien à faire dans l'existence, et n'a pas l'occasion de voir grand'- chose. Ce que lui apporte le jongleur, c'est tout ce monde mystérieux de la nature que notre moyen âge, contrairement à l'antiquité, avait perdu de vue, avait voilé; le jongleur lui apporte cette palpitation des forêts, il apporte dans sa besace aussi bien que dans sa voix les échos indéfiniment répercutés, venus des profondeurs de l'Orient, à travers la Grèce, de l'amour, de la nature, de la vie universelle : la terre, le soleil, les ruisseaux, les oiseaux. Les troubadours ne parlent que du rossignol, du rossignolet. Le rossignolet, en effet, berce de sa chanson, le soir, les rendez-vous d'amour. L'alouette, au contraire, avec son chant matinal, les avertit, comme plus tard dans Shakespeare, que leur destin s'accomplit, que peut-être le jaloux, le méchant, le mari pourrait les surprendre et qu'il faut rentrer chez eux, interrompre leurs épanchements et leurs effusions.
Mais vous pensez bien que cette chanson qui, je vous l'ai montré, était faite pour les
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femmes, devait surtout nous entretenir des femmes. La matière est un peu délicate, parce que notre moyen âge présente, à l'égard des femmes, des sentiments bien divers et bien contradictoires. Et, avant d'aller plus loin, je dois vous faire part d'une contrariété profonde de notre âme française, qui fut ainsi dès le moyen âge et qui, depuis, n'a pas changé. Nous sommes à la fois des sentimentaux, des rêveurs, des romanesques, et aussi, c'est bien le mot, des amateurs de la farce, de la blague, de l'ironie, volontiers de la grosse blague. Tous les thèmes dont je vous ai parlé, la femme, la guerre, vous allez les voir traités au moyen âge en partie double, une fois sur un ton tragique, sombre, romanesque, sérieux, sentimental, et puis transposés dans le ton de cette blague avec grossièreté, avec grivoiserie. Par conséquent, mesdames, attendez-vous à vous voir successivement, dans les quelques instants qui vont suivre, sous un double aspect, dont l'un vous sera agréable : c'est celui qui a duré, dont l'autre vous sera désagréable : celui-ci est fini.
La femme, en effet, est, au moyen âge, d'abord divine. Elle est la châtelaine, celle dont le chevalier porte, dans les combats ou les tournois, les couleurs. Il ne vit que pour elle, et l'amour courtois, l'amour chevaleresque est un des traits les plus profonds de
notre littérature. A cet égard-là, noua ---ne changerons jamais. Toute notre littérature romanesque et sentimentale est uniquement*
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consacrée à la divinisation de la femme ; elle est souveraine, qu'elle soit châtelaine ou bergère. Là, la jeune fille, comme l'amoureuse, celle qui ne sait pas la vie, l'ingénue, comme celle qui la sait trop, la coquette, sont également des maîtresses absolues du destin de l'homme. Elles font des hommes ce qu'elles veulent. Une jeune fille joue d'un amoureux comme d'une cornemuse !
Laissez-moi vous citer ce petit exemple. Une bergère, voit venir à elle les princes charmants et quelquefois les rois. Vous allez voir comment elle sait s'en tirer et les écon- duire, par une pirouette ou une chanson.
Quand j'étais chez mon père,
Petite camison,
J'allais à la fontaine Pour y cueillir du jonc,
Et j'étais trop jeunette,
Je suis tombée au fond.
Et par ici passèrent Trois jeunes beaux garçons.
« Que donnerez-vous, belle?
Nous vous retirerons. »
« Quand serai retirée,
Nous y aviserons. »
Quand je fus retirée,
Leur dis une chanson.
Voilà comme les filles Attrapent les garçons !
Mais il y a un revers... Le revers a une grande importance sociale et morale. Il ne faut jamais perdre de vue combien ce moyen âge fut douloureux pour tous ceux qui l'ont
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vécu, et forcément, dans ce tumulte des hommes d'armes, dans cette lutte perpétuelle des classes, dans cette angoisse du travail et de la misère, la femme devait être une esclave, et toute esclave se défend. Elle se défend par tous les moyens possibles, par la ruse ; de là, l'apparition de ce type qui remplit toute notre littérature burlesque et comique, comme l'autre remplit toute notre littérature romanesque et lyrique, le type de la femme menteuse, perfide, trompeuse et dont on ne peut rien obtenir, sinon par des coups. La femme battue, c'est tout le moyen âge. Là, le bâton est, avec le mari qui s'en sert, le personnage le plus répandu de nos fabliaux et des chansons.
Nous pouvons donc arriver à cette conclusion assez suggestive : depuis, nous n'avons pas beaucoup changé, au fond, cette double conception de la femme. Nous gardons, en même temps que notre romanesque, cette grivoiserie qui ne nous fait pas toujours bien juger, à l'étranger, et qui, parfois, nous gêne un peu nous-mêmes. Pourquoi? En vérité, je crois bien que, en France, nous ne sommes jamais arrivés à avoir une idée juste de la femme ; nous la concevons toujours et presque uniquement (je parle dans notre littérature) comme une amoureuse. Ou bien elle exalte en nous toutes les apirations mystiques, ainsi que nous le verrons dans l'amoureuse du romantisme, ou, au contraire, elle est l'ennemie, elle est la femme fatale. Je souhaite de tout mon cœur, — je fais une déclaration féministe, ;- je souhaite que
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nous arrivions enfin à considérer la femme non pas seulement comme une amoureuse, mais comme une créature qui doit, avec nous, vivre la même vie, partager notre destin et qui ne mérite ni tant d'honneur (la femme divine), ni tant d'horreur et de mépris (la femme diabolique). Vous n'êtes, mesdames, ni des anges ni des démons. Il faudrait arriver tout de même à le comprendre au bout de plusieurs siècles.
Vous vous rendez compte, cependant, que la guerre a dû être, dans ce temps du moyen âge, un perpétuel thème pour la chanson populaire. Le soldat partant emporte les cœurs, ou il revient, c'est un conquérant.
En revenant de guerre,
L'un portait dans sa bouche une fleur La fille du roi était à sa fenêtre :
« Donne-moi ton cœur...
Donne-moi ta rose... »
« Va la demander à mon père... » etc.
Là, vous voyez ce thème du « retour », et vous voyez que les aimables auteurs dramatiques qui ont triomphé pendant si longtemps à l'Athénée n'avaient rien inventé. De même Courteline et Polin n'ont fait que prendre la suite du moyen âge. Tout s'enchaîne et presque rien ne change.
Donc, voilà le soldat qui revient, et que trouve-t-il chez lui?
Voilà où notre moyen âge encore a montré un double ton : tantôt le ton tragique ; tantôt le ton comique.
Je vais vous lire une chanson qui, à l'extrême rigueur, peut se passer d'être chantée,
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car c'est de l'épopée : c'est le retour de Jean Renaud qui s'est battu, qui est blessé ; il trouve sa mère qui l'accueille et qui lui annonce que sa femme, par bonheur, vient de mettre au monde un enfant. Il meurt, et l'on veut cacher à la nouvelle accouchée la mort de son mari ; mais elle entend toutes sortes de bruits, elle découvre des indices, des signes qui lui font comprendre le grand malheur.
Quand Jean Renaud de guerre vint Tenait ses tripes dans sa main.
Sa mère à la fenêtre, en haut :
« Voici venir mon fils, Renaud ! »
« Bonjour, Renaud ! Bonjour, mon fils !
Ta femme est accouchée d'un fils. »
« Ni de ma femme, ni de mon fils,
Je ne saurais me réjouir.
Que l'on me prépare un lit blanc Pour que je m'y couche dedans. »
Et quand ce vint sur le minuit,
Le bon Renaud rendit l'esprit.
Et alors le bruit qu'entend sa femme :
a Dites-moi, ma mère, ma mie,
Qu'est-ce que j'entends cogner ici? »
« Ma fille, ce sont les maçons Qui raccommodent la maison. »
« Dites-moi, ma mère, ma mie,
Qu'est-ce que j'entends chanter ici? »
« Ma fille, ce sont les processions Qui font le tour de la maison. »
« Dites-moi, ma mère, ma mie,
Quelle robe mettrai-je aujourd'hui? »
« Mettez le blanc, mettez le gris,
Mettez le noir pour mieux choisir. »
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« Dites-moi, ma mère, ma mie,
Irai-je à la messe aujourd'hui? »
« Ma fille, attendez à demain,
Et vous irez pour le certain, »
Quand elle fut dans l'église entrée,
De l'eau bénite on lui a présenté,
Et puis, levant les yeux en haut,
Elle aperçut un grand tombeau.
« Dites-moi, ma mère, ma mie,
Qu'est-ce que ce tombeau-là signifie? »
« Ma fille, je ne puis vous le cacher,
C'est votre mari qu'est trépassé. »
« Renaud, Renaud, mon réconfort,
Te voilà donc au rang des morts?
Divin Renaud, mon réconfort,
Te voilà donc au rang des morts? »
Elle se fit dire trois messes.
,A la première, elle se confesse ;
A la seconde, elle communia ;
A la troisième, elle expira.
Cette fidélité, Dieu merci, ne s'est pas trop perpétuée ! Et aussi bien le moyen âge fut très avisé, lui aussi, en mettant le plus souvent en scène l'événement contraire, c'est- à-dire le soldat qui revient non blessé et qui trouve sa femme non prête à mourir pour lui, mais qui déjà s'est arrangée de manière à vivre sans lui. Dans tous les refrains de chansons, on entend donc parler de la veuve qui, le jour même de son mariage, voit surgir son mari et s'écrie :
Ah ! Je me croyais veuve et voici mon mari !...
Il y a là une suite de faits indéfiniment répétés et qui constituent l'un des thèmes principaux de la vieille chanson.
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Quelle est maintenant, au point de vue musical, l'importance de la chanson?
A cet égard, je vous demande de vous souvenir de ce que nous avons dit l'autre jour : vous apercevrez ainsi que la chanson, musicalement parlant, n'a pas été créatrice de moins de liberté, de moins de fantaisie qu'au point de vue poétique. Ce sont les chansonniers qui, les premiers, ont rompu cette armature rigide de la mesure à canon dont nous parlions l'autre fois, cet appareil rationnel qui, peu à peu, était devenu comme une espèce de cristal infrangible. De même que les poètes se. sont lancés dans la satire jusqu'à la grivoiserie, voici que les compositeurs anonymes (car on ne sait pas d'où vient un air populaire) se sont, eux aussi, affranchis de ces règles musicales. Ils ont renoncé au contrepoint triomphant, et ils se sont abandonnés à la liberté de leur inspiration.
Toutes ces chansons dont je vous ai parlé ne sont pas des chansons homophones, ce ne sont pas des chansons à une voix, mais à deux, trois, quatre voix, c'est-à-dire qu'elles ont été précisément l'intermédiaire naturel et nécessaire entre la musique d'église, entre le plain-chant et notre musique moderne, voire notre musique instrumentale. Ces chansons à trois ou quatre voix offrent les premières esquisses du trio et du quatuor, le commencement de la musique de chambre.
Vous voyez que, techniquement parlant, la vieille chanson n'a pas été moins créatrice qu'au point de vue poétique et moral.
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Voilà pourquoi, à partir du moment où elle a ainsi réalisé l'ensemble de ses moyens d'action, elle est devenue en France et à l'étranger, par son rayonnement, le moyen constant d'action du peuple sur le pouvoir, contre toutes les forces qui pouvaient s'opposer à ses aspirations ; elle est devenue surtout un moyen de consolation.
Je passe très rapidement sur cette évolution de la chanson à travers les âges. Rappelez-vous seulement, pendant la Fronde, les mazarinades. C'est alors qu'en France tout commence et finit par des chansons. Voici le dix-huitième siècle avec les chanteurs du Pont-Neuf ; voyez l'opposition qu'ils ont faite sans cesse au gouvernement de Louis XVI et voyez dans quelle mesure ils ont pu préparer les grands événements de la Révolution. Arrivez au Caveau, pensez alors à l'apparition d'une chanson sous une autre forme, parce que toujours étroitement unie à l'évolution de l'esprit, de l'âme nationale, elle en ressent toutes les vibrations et tous les frissonnements. Après le romantisme, vous avez la chanson romantique, vous avez la chanson qui s'attendrit, celle de Désaugiers, celle de Dupont : vous voyez les petits oiseaux, le rossignol et l'alouette remplacés par les grands bœufs blancs. Vous voyez surtout apparaître, barrant tout l'horizon du commencement du siècle, aussi grand que Victor Hugo, plus grand peut- être, l'homme qui a pu dire de lui :
— Je suis le seul qui, dans les temps modernes, pour acquérir une gloire univer-
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selle, aurait pu se passer de l'imprimeiib C'est Béranger.
Béranger, lui, est bien un phénomène, parce que (je ne me sers de lui que comme un symbole) il a été un homme à l'âme non pas basse, mais moyenne, d'une intelligence mé diocre. Il ne s'est élevé à aucune philosophie,
à aucune vue d'ensemble ; seulement, il est né dans le peuple, il a vécu la vie du peuple,
il a souffert, il a connu la faim, la prison, et ainsi toute son œuvre sera consacrée à l'histoire du vagabond, du chemineau, de l'ouvrier mécontent de la vie, du malheureux ; et parce qu'il représente le peuple, parce qu'il lui est si étroitement uni et attaché, rien de ce qui passera des grands courants dans le peuple ne lui est étranger, et c'est pourquoi, en 1830, au moment où va passer sur la France un - souffle de pitié, lui aussi a été enthousiasmé et il a eu ce mot admirable, lorsque les Bourbons essayaient, précisément à cause de sa popularité, de sa force, de se concilier sa sympathie :
— Que les Bourbons donnent à la France, en échange de la gloire, la liberté. Qu'ils rendent la France heureuse, et je les chanterai gratis.
Homme du peuple, il en a le désintéressement.
Non, mes amis, non, je ne veux rien être...
L'Académie, les distinctions, la richesse, tout cela, pour lui, n'est pas la liberté de la rue, la liberté du peuple : par quoi s'explique qu'il ait créé le type d'une chanson dont je ne vous dirai point qu'elle est une grande
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œuvre d'art, mais dont je vous prierai de remarquer, pourtant, l'extraordinaire valeur, car elle compose, avec la fable de La Fontaine, un diptyque qui résume sans doute ce qu'il y a de plus populaire chez nous. La fable de La Fontaine est un récit en action, une petite moralité sans ambition philosophique en ce sens qu'elle ne s'élève jamais, elle non plus, qu'elle reste pratique, égoïste. De même, la chanson de Béranger est un récit en action qui, précisément, nous conduit toujours à ce qui frappe le plus le peuple, une observation de bon sens, un fait quelquefois terre à terre, toujours saisissant, net, et qui révèle l'humanité.
La chanson d'aujourd'hui, vous savez où elle est. Elle est dans les cabarets où l'on fait de la satire politique. Lorsque vous allez dans un de ces endroits où se dépensent aujourd'hui tant de verve et tant d'esprit, je voudrais que vous vous souveniez que les chansonniers même du « Chat-Noir » ne sont que des troubadours en chambre, qu'ils font ce que faisaient les porte-vielle du moyen âge, et l'une des grandes créations de la chanson, au cours des siècles, fut ce qu'on appelle le vaudeville.
Ah ! le vaudeville ! ce ne sont pas les pièces qu'on nous fabrique à la grosse ! Non, le vaudeville a simplement consisté, à l'origine, en ceci : on écrivait des couplets et des refrains, et, pour les faire chanter, on empruntait un air déjà connu. C'est précisément le procédé qu'emploient actuellement la plupart des chansonniers.
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La chanson n'a pas toujours été aussi à la mode qu'elle l'est aujourd'hui, ainsi qu'en témoigne votre charmante attention. La chanson a été méconnue, justement parce qu'elle était trop répandue, trop facile, parce qu'elle était mêlée à tous les moments de la vie, parce qu'on chantait pour endormir l'enfant, parce qu'on chantait en cousant, parce qu'on chantait en se promenant, parce qu'on chantait à l'armée. Comment considérer les objets qui sont si familiers, comment respecter des thèmes que l'on a marmonnés depuis sa plus tendre enfance? Ils pouvaient tout au plus nous attendrir et nous émouvoir, mais nous ne pouvions pas avoir pour eux de l'admiration artistique.
Avec Rousseau, dont je vous disais tout à l'heure l'enthousiasme qu'il avait eu pour la chanson, a commencé ce goût de rechercher les thèmes populaires, et c'est devenu aujourd'hui, en quelque sorte, la manie des compositeurs de musique en même temps que de beaucoup de compositeurs de poèmes ou de romans, que de s'inspirer des thèmes populaires et surtout de toucher le cœur du peuple. Depuis Berlioz, sans oublier la stupeur que provoqua une œuvre comme le Désert, en passant par Bizet (vous savez que Carmen est une sorte de tissu de thèmes populaires empruntés à l'Espagne), jusqu'à Vincent d'Indy, qui intitule une symphonie Symphonie sur un Thème de Montagne, jusque, surtout, aux musiciens russes qui nous ont tellement étonnés, uniquement parce qu'ils se sont inspirés des paysans,
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du peuple au milieu desquels ils ont vécu, dont ils ont recherché les rythmes, les violences, les bizarreries ; bref, on est présentement à la chanson et à l'âme populaires.
Mais cette âme populaire, où la cherchons- nous et où la trouvons-nous donc aujourd'hui?
Je vous ai surtout parlé du moyen âge. Si j'avais voulu vous parler de la chanson contemporaine, je n'aurais, en réalité, apporté rien de neuf, rien de sensationnel, et j'en suis à me demander, avec une certaine inquiétude, s'il n'y a plus chez nous d'âme populaire. Je crois qu'il y en a une, mais je crois qu'elle est plus difficile à trouver qu'autrefois. Pourquoi?
Je crois que la démocratie n'est pas favorable au développement et surtout à l'éclo- sion d'un art populaire. En effet, quand le peuple se met-il à chanter? Quand il rencontre en face de lui un obstacle. La châtelaine ou la fileuse ont éprouvé le besoin de chanter parce qu'elles ne pouvaient pas réaliser leur rêve. Le marin, lorsqu'il se trouve en face de la mer, chante parce qu'il voit dans la mer une ennemie, et qu'ainsi il essaie soit de la braver, soit de la calmer, soit seulement de l'oublier. Bref, il n'y a que l'obstacle qui, d'une manière générale, développe l'inspiration, le besoin de chanter. Il n'y a que la difficulté, que l'épreuve qui soit une source de beauté et d'inspiration. Dans la démocratie, on flatte constamment le peuple, on ne cesse de lui jeter des chimères,
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on ne cesse de lui faciliter toutes les ascensions et surtout toutes les ambitions. On le gorge d'illusions et de promesses. Dans notre société perpétuellement en mouvement, où, brusquement, on passe d'une classe à l'autre, où tout semble permis, on n'a pas à perdre son temps à chanter, et, par conséquent, on n'a pas le temps d'exprimer des rêves. La vie démocratique tend ainsi à diviser, à disperser l'âme populaire, et c'est pourquoi nous ne pouvons guère retrouver cette âme que dans les grandes circonstances. Elle n'apparaît plus tous les jours. Ce n'est pas dans les périodes électorales non plus qu'elle peut apparaître. Quand donc? Lorsque, par un événement grave, lorsque, par une trahison, une menace de la destinée, la vie nationale se trouve touchée. Alors, nous l'avons vu, il y a lieu pour le pays de se dresser tout entier, et la seule forme que nous puissions maintenant saisir de l'âme populaire, c'est l'âme patriotique. Nous n'avons plus que le patriotisme pour constituer en nous le fonds commun, parce que la culture démocratique n'a cessé de nous différencier, de nous séparer les uns des autres, de jeter en nous des aspirations contradictoires ; nous ne trouvons plus l'unité que dans ces vastes cou'rants qui créent l'histoire. Et voilà pourquoi il est probable que notre effort pour atteindre l'âme populaire dans les manifestations contemporaines serait, au moins pour le moment, absolument inutile et dérisoire. Je le regrette, parce que je crois que la seule forme du grand art, et même peut-être la seule défi-
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nition qui puisse être donnée du génie, c'est dans l'âme populaire qu'il faut la chercher.
Je ne dis pas que tout ce qui est populaire soit beau, non. Mais je prétends qu'il n'y a pas d'œuvre grande qui ne touche le peuple. Je prétends qu'il n'y a rien de beau, de largement, de profondément beau qui ne puisse devenir quelque chose de populaire. Et voilà pourquoi j'écoute avec une sorte d'admiration pieuse le long éclat de rire3 répercuté de siècle en siècle, de la Grèce jusqu'à nous, qui va d'Aristophane à Rabelais, de Rabelais à Molière et de Molière à l'auteur de Boubou- roche ou bien de Lidoire et Potiron. Le peuple seul, quand il est touché, peut dire :
-— Cette œuvre-là est belle, cette œuvre- là est l'image de l'humanité.
La véritable définition du génie, la voici donc : une œuvre de génie est une œuvre qui est capable d'exprimer à la fois, pour r élite et pour la foule, ce qu'il y a de commun à la fois à l'élite et à la foule, c'est-à-dire uniquement ce qu'il y a de réellement, de complètement humain. Et nous arrivons ainsi à dire non pas que la voix du peuple est la voix de Dieu, nous ne dirons pas : Vox populi, vox Dei, mais je crois que nous sommes autorisés à dire que la voix du peuple est la voix de l'homme par excellence : voix du peuple, voix de l'humanité.
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VI
LE CŒUR HUMAIN
L'inspiration sentimentale et l'émotion individuelle : le lyrisme musical et la musique poétique. — Le romantisme la recherche de l'inexprimable. — Samain et Debussy.
« MESDAMES, MESSIEURS.
Un concours de circonstances favorables fait que vous avez, aujourd'hui, — en dehors de la conférence, bien entendu, — non seulement un programme, mais un programme long. Je me vois donc dans la nécessité de vous proposer de faire le tour du cœur humain en trente-cinq minutes !
Jusqu'à présent, les sources de l'art auxquelles nous avons appliqué le grand nom d'éternelles nous ont paru quelque chose qui ressemblait singulièrement non pas à une source, mais à une cascade, tant cela avait l'air de tomber du ciel sur l'homme ; cela prenait, ensuite, une allure de fleuve, de grand courant, emportant les individus dans son mouvement propre, ne laissant à ces individus aucune initiative.
Aujourd'hui, au contraire, nous allons assister au jaillissement véritable d'une lource, et d'une source humaine ; nous allons
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entr'ouvrir un domaine qui est proprement le nôtre ; nous allons descendre du ciel sur la terre, et nous allons écouter enfin le chant même de l'humanité, le souffle du cœur.
La raison pour laquelle les hommes vont chercher à exprimer, non plus leurs craintes, leurs espérances, non plus leurs sentiments de l'au-delà, mais eux-mêmes, est que peu à peu, au cours de la civilisation, avec la science qui s'est développée, avec l'art qui s'est assoupli, avec la Renaissance qui leur a ouvert tout à la fois les perspectives de l'avenir par l'industrie et les perspectives du passé par l'histoire, ils se sont émancipés, affranchis, libérés. Cet individu que je vous ai montré au moyen âge sous l'aspect du paysan ou du seigneur, agenouillé dans la cathédrale, est devenu maintenant. un citoyen ; bientôt, il sera un syndiqué. Il a rêvé de justice, de vérité, de liberté, il s'est pris lui-même au sérieux, il a vu que l'on pouvait discipliner la nature, qu'il avait mis à son service tous les instruments matériels, qu'il jouissait du confort moderne ; bref il s'est pris lui-même pour le centre du monde. Il ne va plus considérer dans la nature, dans l'univers, que lui-même : il est le roi de la terre. A présent que les dieux ont disparu ou se sont multipliés, maintenant que les savants ont établi des lois par lesquelles se sont dissipés tous les rêves, toutes les poésies éparses dans la nature, maintenant que les naïades ne sont plus dans les eaux, que les dryades ne sont plus dans les arbres et que le ciel est en quelque sorte désert et la terre
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froide, le seul dieu qui reste, c'est l'homme. Et voilà pourquoi le coeur humain va devenir à la fois le chant et le chantre ; c'est l'âme de chaque homme aimant et souffrant que nous allons entendre s'exalter, pleurer, vivre. La source nouvelle qui vient de s'ouvrir, ce sont les passions humaines, ou, plus exactement, la passion.
En 1607, dans une petite ville d'Italie, un grand musicien, Monteverde, qui peut être considéré comme le fondateur de la musique dramatique, écrivait un Orphée, thème éternel, vous le savez ; il composait son opéra près du lit de sa femme agonisante. La plainte d'Orphée était-, dans son œuvre, le cri même de son angoisse conjugale. Un an après, devenu veuf, il composait, en 1608, à l'occasion des fêtes royales données dans la ville de Mantoue, un nouvel opéra, où il traduisait, cette fois-ci, sa douleur et son chagrin. L'exécution de cet opéra fit sangloter, nous assure-t-on, dans la ville de Mantoue, plus de six mille personnes ! La douleur d'un homme s'était, par la musique, communiquée au cœw d'une foule.
Voyez là le symbole même- de cette sensibilité personnelle qui, depuis cette renaissance, ou plutôt cette naissance de l'humanité, ne cessera plus, jusqu'à nos jours, de s'exalter,
Mais peut-être serait-il nécessaire que, d'abord, nous nous entendions un peu sur ce qu'il faut comprendre par le mot « passion ».
A l'état ordinaire, mesdames, le cœur humain est assez harmonieusement équilibré
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entre ses diverses inclinations. Mais, de même qu'il y a des idées fixes, il y a des sentiments . fixes : la passion, c'est l'obsession du cœur.
A partir du moment où, parmi tous les êtres aimables, nous sommes arrivés à n'en considérer qu'un à l'exclusion de tous les autres, à partir du moment où nous avons mis notre bonheur dans une main en méprisant toutes les autres mains, à partir du moment où nous attendons la vie d'un regard et non pas de tous les autres regards, nous sommes dans l'état exceptionnel qui s'appelle la passion.
Je viens de vous définir la passion comme étant la prédominance d'une inclination sur des inclinations naturelles. Vous connaissez l'expression populaire de « cœur d'artichaut ». Eh bien ! le cœur humain, naturellement, est un cœur d'artichaut, et c'est seulement à l'état frénétique, à l'état passionnel qu'il cesse de prendre cette forme pour donner à son amour la forme déterminée d'un fruit, d'une feuille, d'une fleur. Ce sentiment-là ne porte pas seulement sur l'amour, il peut également porter sur la science, sur la vérité, sur la justice, sur la gloire, sur l'argent. La passion peut revêtir tous les aspects, depuis la manie du jeu jusqu'à la sainteté. Mais quel que soit l'objet sur lequel elle porte, elle présente toujours les mêmes caractères ; elle est non seulement exclusive, comme je viens de vous le dire, mais elle est violente, elle est paroxys- matique, elle est irrésistible, car elle s'irrite de tous les obstacles. Il lui faut absolument triompher, réaliser sa destination, et toutes les fois qu'elle rencontre une résistance, elle
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s'en développe et s'en exaspère. De là les quantités inépuisables d'énergie, comme disait Stendhal, qu'elle est capable de libérer en chacun de nous. Elle peut donc devenir à la fois une cause de désordre et de malheurs, ou, au contraire, un principe d'exaltation et d'enthousiasme : tout dépend de l'usage qui en est fait.
Bien se servir de ses passions, voilà à la fois tout le principe de la morale et aussi, probablement, de l'esthétique.
Vous vous rendez bien compte, dès lors, que cette passion qui déchaîne ainsi dans l'âme humaine un désordre si magnifique et si puissant devait attirer l'attention des artistes, qu'elle devait devenir, précisément, à l'heure où, par la science, par l'intelligence, des lois froides et abstraites se dégageaient, le refuge de tous ceux qui gardaient un besoin de rêve, d'exaltation. Voilà pourquoi elle a fourni, comme je vous le disais en commençant, le principe du développement esthétique dans l'âge moderne.
Vous allez voir d'abord la passion constituer presque exclusivement la force inspiratrice de tous les artistes, soit en littérature, soit en musique ; et puis, peu à peu, le découragement, le chagrin succède à cette passion, et depuis le romantisme jusqu'à maintenant, il va être accompli un effort pour essayer de se dégager de cette passion, pour essayer, tout au moins, de lui ôter ce caractère de précarité qui la rend pi menaçante et si ruineuse, pour s'attacher enfin à quelque chose qui soit presque insaisissable, de telle manière que,
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ne le saisissant jamais, on ne coure pas le risque de le voir disparaître.
Voilà les deux divisions du rapide développement que je voudrais vous faire, en étudiant le rôle de la passion jusqu'au ' romantisme, puis, en second lieu, son évolution depuis le romantisme jusqu'à maintenant.
Chateaubriand, racontant à Joubert, dans une lettre, un voyage nocturne, introduit cette phrase que je vous rapporte de mémoire, car elle m'a toujours beaucoup frappé :
« Il y avait dans le ciel un petit bout de croissant de lune, tout justement pour m'empêcher de mentir, car je sens bien que si la lune n'y avait pas été, je l'aurais toujours mise dans ma lettre. »
Voilà un besoin profond, essentiel, qui se trouve chez un écrivain romantique, d'embellir, quoi qu'il advienne, le décor de sa vie. Vous sentez là un désir d'exaltation, un désir de se faire soi-même frissonner, de donner à son existence le maximum d'attrait, de beauté. Ce sentiment-là, les anciens ne l'avaient pas connu. Toutes les fois qu'ils parlaient des passions, c'était pour les condamner. La passion était l'ennemie de l'homme, était l'ennemie du sage, l'ennemie de la raison, [ennemie de la philosophie. Nous, bien entendu, nous avons continué, au point de vue moral, à condamner les passions ; nous considérons toujours qu'elles sont un grand danger; mais précisément parce que
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nous les condamnons moralement, nous les admirons d'autant plus esthétiquement, et cette passion condamnée s'insinue dans l'art, envahit la littérature. Depuis notre Renaissance, voyez la passion dans notre dix-sep- tième siècle : elle se manifeste dans le théâtre de Corneille sous une forme terrible, mais elle reste toujours vaincue, elle est toujours contenue par le devoir, par la raison. Chez Racine, elle commence à prendre plus de hardiesse, elle se révèle comme une sorte de fatalité antique, elle correspond à la dernière survivance religieuse 1
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
Chez un comique comme Molière, elle se débride entièrement, et volontiers il proclame, dans tout son théâtre :
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour !
Et puis cette passion, en s'exaspérant au dix-huitième siècle, s'enveloppe de rêve, de chimère, d'humanitarisme, de poésie pastorale ; elle devient le sentimentalisme de la Nouvelle Héloïse, à la Rousseau ; enfin, elle éclate avec toute sa puissance et sa frénésie comme un orage longtemps accumulé dans les nuées du lyrisme romantique où nou- sentons que l'homme est véritablement des venu son propre dieu. Le poète s'isole, se désintéresse du monde, renonce à la sagesse, vit uniquement de ses passions, s'absorbe dans ses amours.
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé...
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s'écrie Lamartine. Alfred de Vigny lui-même ne considère plus le spectacle de la nature que dans la mesure où ce spectacle peut plaire à celle qu'il aime. Il dit à Eva, parlant des paysages qu'il voit :
Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit.
Et enfin, ce que le lyrisme du romantisme nous a donné de plus émouvant, de plus pathétique, de plus profond, n'est-ce pas, avec le génie de Victor Hugo, la grande plainte de Pauca M eæ, où nous avons recueilli, tressaillant jusqu'au fond de nous- mêmes, la chaude confidence d'un grand deuil paternel? Et l'on peut dire, en définitive, que le romantisme, le romantisme littéraire, tout au moins, est la divinisation du cœur.
Si, maintenant, vous jetez vos yeux d'un autre côté de l'art, vous allez voir la passion se développer de la même manière. Voltaire disait à Grétry :
— Tiens ! vous êtes musicien et vous avez de l'esprit !
Ce n'était pas une injure. Il entendait simplement par là que la musique n'est pas affaire d'esprit, mais de sensibilité.
Le musicien dont je vous parlais tout à l'heure, ce Monteverde qui peut être considéré comme un précurseur à tous égards, a, en effet, le premier formulé l'obligation pour l'artiste, et notamment pour le musicien, d'exprimer par la musique surtout le mouvement des passions. Il peut être considéré, vous disais-je, comme le créateur de la
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musique dramatique, ce qui ne veut pas dire du drame musical. Vous savez qu'au moyen âge, le drame musical s'était manifesté ; mais pour la première fois, nous avons affaire à la musique dramatique en ce sens que la musique sert à commenter la poésie, à traduire non seulement des sentiments vagues et généraux comme la tristesse ou la joie, la piété et le recueillement, mais la violence, la jalousie, la colère, la haine, toute la palpitation des cœurs déchirés, ainsi que je vous montrais le sien tout à l'heure. Et, comme je vous l'ai rappelé au cours de chacun de ces développements, toutes les fois qu'une inspiration nouvelle surgit, il est nécessaire que, pour lui permettre de s'exprimer, une découverte technique soit réalisée. Vous voyez, au moment de cette renaissance, une transformation profonde, radicale, de la technique musicale. Vous vous souvenez peut-être , de ce que je vous ai dit sur la polyphonie vocale du moyen âge, mais la polyphonie vocale du moyen âge ne permettait pas l'expression des passions humaines, précisément parce qu'elle était une sorte de voix qui tombait du ciel et que là s'imposait une consonance entre les diverses voix. Mais il ne pouvait pas encore y avoir (et c'est là toute la création nouvelle) d'accord. L'harmonie, qui date de ce temps, consiste dans le dédoublement , du chant qui restera par excellence la voix humaine. Mais une voix humaine, c'est une voix qui sort, en quelque sorte, du tumulte profond de la terre, qui, par conséquent, ne peut jamais être isolée, et voici donc que cette
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voix, par la découverte de l'harmonie, par l'usage précis et nouveau de l'accord, va pouvoir être accompagnée, enveloppée de toute la résonance orchestrale.
A ce moment, la passion se trouve ainsi dotée du moyen de s'exprimer. Et vous pouvez, maintenant, —je n'ai qu'à reprendre terme à terme, avec les mêmes gestes, avec les mêmes expressions, le développement que je vous ai fait tout à l'heure sur la littérature pour l'appliquer à la musique.
La passion, vous la voyez d'abord, dans la musique dramatique, s'introduire pour ainsi dire en tapinois, discrètement, furtivement, dans la musique d'un Lulli, qui reste une musique de cour, dans les compositions si savantes et si froides de ce géomètre de la musique que fut Rameau, cet autre théoricien,. établissant les lois définitives de l'harmonie nouvelle. Puis, vous la voyez à travers l'Allemagne commencer de s'exalter, de s'échauffer, de chanter dans l'âme d'Hœndel, cependant qu'elle continue d'inspirer le chant le plus pur, aussi pur, presque, que le chant du moyen âge, dans l'âme de cet enfant prodigieux, de ce pauvre Mozart. Et c'est, ensuite, la grande tragédie de la destinée de Beethoven, où vous voyez non seulement toutes les aspirations humaines se heurter, se contrarier, pour se fondre enfin dans la symphonie, car la musique instrumentale a fini elle aussi, comme la musique lyrique, comme la musique dramatique, par être emportée dans le flot des passions. Et voici la névrose de Schumann, voici la névro-
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pathie de Chopin, voici le délire presque forcené de ce Berlioz qui en est arrivé, à force de romantisme, fébrile et volontaire, à se duper lui-même et que nous appellerions aujourd'hui, dans le langage des neurologistes, un mythomane. Et retentit, enfin, le cri suprême de l'amour et de la mort dans le drame wagnérien, dans Tristan et Yseult.
Je vous ai dit, l'autre jour, — je ne me souviens plus exactement quand, — qu'à l'origine de la musique, les Japonais s'étaient représentés les cordes tendues sur un arc. Maintenant, dans le monde moderne, il faudrait nous représenter, symboliquement, ces cordes de la lyre tendues sur un cœur entr'ou- vert, de sorte que la musique moderne serait simplement la palpitation de ce cœur déchiré et devenu sonore.
Oh ! la musique moderne !... Ce n'est plus la tranquillité, la sérénité d'un organiste comme Bach, vivant tranquillement d'un dimanche à l'autre dimanche au milieu de ses vingt enfants, devenu un fonctionnaire de l'église et du culte. Non ! C'est Mozart, mourant sans avoir personne pour l'accompagner, jeté à la fosse commune uniquement parce que, selon l'expression même de l'empereur qui lui avait accordé une commande, il avait fait entendre de la musique « où il y avait trop de notes et qui dépassaient les oreilles humaines ». C'est Beethoven, écoutant sans l'entendre la représentation de Fidelio. Et c'est ce pauvre Schulnann, enfin, mourant dans la maison de santé, parce qu'il avait une âme trop sensible et trop délicate, comme
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il écrivait à sa mère, pour avoir pu supporter la vie sans en défaillir, et ployant sous le poids de son génie et de sa nervosité.
Allons-nous en rester là et comment passer de l'art moderne à l'art extra-moderne?
Il me semble qu'à cet égard, nous pouvons très aisément dégager le sens de cette évolution que je vous ai annoncée. Il y a, en effet, dans la passion telle que nous l'avons vue, quelque chose de trop frénétique pour qu'on n'ait pas cherché à l'envelopper, à la pacifier, à la poétiser, à la transformer, en un mot, en sentiment. Où cela pouvait-il mieux se faire que dans la brume germanique, dans une âme comme celle de Schumann, en qui le rêve a été la source constante d'émotion et de pathétique? Les Amours du Poète chantent l'amour, mais quel amour? L'amour qui rêve, qui espère, l'amour fait de respect dans ses débuts, de pardon et d'indulgence dans son développement, de pitié dans sa fin.
Vous savez que dans les vers qu'il a empruntés au poète allemand Henri Heine, Schumann n'a cherché aucun fait précis, aucun détail matériel, aucun événement. Nous ne savons ni pour qui ni pour quoi le chant qui jailllit de son cœur en jaillit. C'est, en quelque sorte, du sentiment à l'état pur, on dirait une fleur intérieure dont on ne voit ni la tige, ni la racine, et voici, vous le sentez bien, une première transformation de cette passion que nous avons définie. Pourquoi? Parce que dans cette rêverie, dans cette attitude sentimentale, il y a déjà une
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détente, du repos, de la sérénité, tandis que la passion exaltée et frénétique reste toujours condamnée à se ruiner elle-même, à se détruire.
Par là, nous arrivons à comprendre pourquoi, depuis le grand désespoir au fond duquel a sombré le romantisme, depuis le mal de René, en musique comme en littérature, nous n'avons pas cessé de chercher à nous affranchir de cette passion si dangereuse et si cruelle parce qu'elle était éphémère. Et alors, lorsqu'on redoute d'aimer l'éphémère, qu'y a-t-il à faire? Il n'y a qu'à s'y résigner, à prendre précisément comme objet de son amour ce qui doit mourir, ce qui est insaisissable, ce qui, peut-être, n'existera plus demain. Et si vous voulez bien vous souvenir de l'évocation que nous avons tentée il y a quelques semaines du sentiment oriental sur la précarité de la vie, nous voyons là une sorte de cycle se fermer, puisque nous en sommes arrivés, dans notre époque raffinée, au moment où nous avons des nerfs si facilement frémissants, si aisément excédés et si fragiles que nous nous attachons surtout à ce qui a le moins d'existence, à ce qui nous échappe, à ce qui a déjà disparu et qui est d'autant plus précieux, qu'il est condamné à plus rapidement disparaître.
Vous connaissez l'évolution de la poésie ; vous savez comment Verlaine, à la suite de Baudelaire, puis, avec plus de précision encore, comment des poètes tels que Mallarmé, Samain, des auteurs dramatiques tels que Maeterlinck, se sont acharnés à exprimer
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tout ce qui est précisément inexprimable. Vous savez comment un maître tel que Bergson a jeté une brume de rêve sur toute notre époque, comment nous avons appris qu'il y avait en nous un mot superficiel semblable à une monnaie que nous échangions les uns avec les autres, et puis une personnalité profonde, presque insaisissable, qui ne se révélait qu'à certaines heures de crise. C'est ce moi inconnu, c'est cette « durée » intérieure que toute la littérature, que tous les poètes se sont efforcés inconsciemment de traduire.
Pour vous préciser ma pensée, laissez-moi vous citer simplement quelques vers d'Albert Samain, qui sont justement un essai pour exprimer son amour et son désir de saisir tout ce qui coule, tout ce qui fuit, tout ce qui chatoie, le soleil qui se couche, l'aurore qui se lève, le remuement des feuilles, la palpitation des heures indécises, le reflet des yeux. Écoutez ceci, dans des vers absolument musicaux, et qui ne seraient pour ainsi dire, n'ayant pas de sens, et seulement de la sonorité, qu'une caresse sur les nerfs et sur l'âme :
Je rêve de vers doux et d'intimes ramages,
De vers à frôler l'âme ainsi que des plumages,
De vers blonds où le sens fluide se délie,
Comme sous l'eau la chevelure d'Ophélie,
De vers silencieux, et sans rythme, et sans trame, Où la rime sans bruit glisse comme une rame,
De vers d'une ancienne étoffe, exténuée, Impalpable.comme le son et la nuée,
De vers de soir d'automne ensorcelant les heures Au rite féminin des syllabes mineures,
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De vers de soirs d'amour énervés de verveine,
Où l'âme sente, exquise, une caresse à peine,
Et qui au long des nerfs baignés d'ondes câlineR Meurent à l'infini en pâmoisons félines,
Comme un parfum dissous parmi des tiédeurs closes. Violes d'or, et « pianissim' amorose »...
Je rêve de vers doux mourant comme des roses.
Si vous voulez, maintenant, vous représenter que cet effort a été réalisé en peinture par l'impressionnisme, en littérature par le symbolisme, vous comprendrez, en musique, l'évocation suivante : imaginez une forêt, .la forêt de Saint-Germain, et imaginez dans cette forêt, non pas l'Orphée d'autrefois, non pas un poète cherchant à charmer les animaux, mais un petit garçon de quatre ou cinq ans se promenant, lui aussi, aux heures indécises du crépuscule, écoutant le bruissement des feuilles, examinant sur le tronc des arbres les reflets de l'heure, et tâchez de vous représenter que cet enfant prédestiné s'obstine déjà à vouloir fixer non pas tous ces reflets qui sont insaisissables, mais l'impression qui est produite sur lui. Et alors vous comprendrez que cet enfant en grandissant, devenu un musicien, s'efforcera, lui aussi, d'exprimer, comme Mallarmé, comme Maeterlinck, comme Samain, ce qui, jus- qu'à présent, avait été insaisissable, non seulement par la poésie, mais par la musique. Et voilà pourquoi il offrira, lui aussi, une technique nouvelle, comme un Rameau, comme un Berlioz, comme un Alonteverde ; voilà pourquoi il rompra toutes les vieilles habitudes de l'harmonie, éprouvera le besoin de
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briser la gamme, de multiplier les consonances, estimant qu'il n'y a pas pour l'oreille humaine, dans ses besoins nouveaux, de réelles dissonances. Et vous vous rendez compte alors que ce musicien tentera d'exprimer, quand il prendra pour modèle un drame de Maeterlinck, non pas des personnages, non pas des figures, non pas même des passions, non pas même des sentiments, mais des minutes de sentiment, des instants éternels. Vous comprendrez qu'il voudra fixer ce qui par soi-même s'écoule sans cesse, et vous avez deviné que ce musicien, c'est Debussy, — Debussy dont l'histoire pourra discuter la valeur, mais qui, vous le voyez aujourd'hui, est certainement, pour l'évolution sentimentale que j'ai essayé de vous résumer, un point d'aboutissement et comme une conclusion.
Nous sommes partis de la grande expansion individuelle du cœur, où la passion était devenue, semblait-il, la divinité même, la divinité terrestre. Puis, nous voilà parvenus à une heure d'indécision dans le culte nouveau. Nous cherchons dans notre cœur quelque chose qui peut-être ne s'y trouve pas. Nous sommes à la période d'inquiétude où l'art, sous toutes ses formes, essaie d'exprimer l'inexprimable, et cela est conforme à une époque où nous avons développé outre mesure, peut-être, l'intelligence, la raison, la science. On ne peut pas adorer les locomotives, on ne peut pas adorer l'électricité. La « nouvelle idole » qu'un instant on avait cru
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voir dans la science s'est effondrée ; il ne reste plus que notre propre cœur au fond duquel nous cherchons sans cesse. Seulement, nous sommes à un point d'arrivée, j'espère que ce n'est pas un point où nous resterons, c'est un état transitoire. Et je ne voudrais pas surtout que dans les esprits puisse rester une confusion quelconque.
La passion, malgré toute l'histoire que je viens de vous conter, malgré la rapidité avec laquelle je l'ai fait, je ne voudrais pas que vous puissiez croire que la passion est le tout ni de la vie ni de l'art. Ce n'est pas avec de la passion qu'on fait la beauté d'une existence ni la beauté d'une œuvre, il y faut autre chose. Le génie, c'est le cœur, je le veux bien, mais c'est le cœur exprimé par le cerveau. 11 faut, par conséquent, que nous ayons toujours présent à l'esprit que cette passion si féconde en énergie, qui fut célébrée, consciemment ou inconsciemment, par les plus grands de nos artistes, est pourtant à la fois créatrice de désordre (j'ai insisté sur ce point) et créatrice de beauté. D'où vient la différence? Pourquoi ici du désordre et ici de la beauté? Cela dépend du cœur où se déploie cette passion. Et voici le mot sur lequel je voudrais finir : les belles passions, ce sont les passions des belles âmes.
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VII
L'EXPRESSION SYMPHONIQUE
L'effort synthétique de l'artiste et la tendance analytique des arts ; manifestations de cette contrariété ; la musique sentimentale et la symphonie. — Quelques lois actuelles de l'esthétique.
MESDAMES, MESSIEURS,
Je dois commencer par vous faire des excuses, car depuis la dernière fois je me suis aperçu que tout ce que je vous ai dit dans les premières conférences était ahsolument faux ! Je me suis donc résolu, aujour.. d'hui, à vous demander très nettement de bien vouloir oublier, dans cette sixième conférence, les cinq précédentes.
Croyez, en effet, que ce n'est pas du tout - pour débuter par un trait que je parle ainsi, mais soyez bien persuadés qu'on ne peut arriver à faire des abstractions comme celles dont nous nous sommes servis dans les causeries précédentes que d'une manière tout à fait artificielle et provisoire. Il n'y a pas, dans l'humanité, des âmes de différente nature, compartimentées, il n'y a pas une âme populaire, il n'y a pas une âme religieuse, il n'y a pas un cœur humain qui serait différent de toutes ces âmes-là, vous le sentez bien.
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L'art est une chose vivante que nous avons tuée en la découpant.
Allons-nous pouvoir aujourd'hui, très rapidement, l'animer de nouveau en la reconstituant, en lui rendant son ensemble, en essayant enfin de donner un sens clair et plein à ce mot un peu obscur, l'expression symphonique?
Je voudrais vous montrer que nous ne sommes pas isolés, non seulement dans l'espace, puisque, à côté de notre fauteuil d'orchestre, nous avons des voisins, mais que, dans le temps, nous ne sommes pas moins solidaires de tous ceux qui nous ont précédés.
Vous vous rappelez l'image qui a inspiré à François de Curel une pièce intitulée la Fille sauvage, dans laquelle on voit une malheureuse, sorte de bête tirée d'une trappe et brusquement civilisée, et qui, brusquement aussi, parcourt à peu près toute l'évolution sentimentale, religieuse, intellectuelle de l'humanité.
Les naturalistes, qui sont des observateurs précis, ont exprimé cette idée par un fait : l'individu reproduit dans son développement corporel la vie même de son espèce. L'humanité et- l'enfant suivent exactement la même évolution ; autant dire, par conséquent, que chacun de nous, depuis qu'il est au monde, a revécu, dès ses premiers balbutiements jusqu'à ses exaltations les plus esthétiques ou les plus sentimentales et les plus passionnées, tout ce que, dans les leçons précédentes, nous avons voulu parcourir. Chacun de nous a eu cette âme mystique, cette âme popu'
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laire, cette âme passionnée. Notre sang est, en quelque sorte, chargé de tous nos aïeux. Nous ne sommes pas seuls en nous-mêmes. Nous avons autour de nous, au-dessus de nous, nos ancêtres. Notre âme est ainsi littéralement innombrable, et c'est pourquoi l'art moderne, l'art depuis la renàissance, n'a pas cessé de faire un effort dans ce sens pour exprimer non pas le détail, non pas le précis et l'individuel, mais, au contraire, l'universel et l'éternel.
Ce qui caractérise la pensée moderne se trouve dans cet essai perpétuel de ce que j'appelle l'expression symphonique. Vous vous rendez compte que, pour cette expression symphonique, un art devait plus particulièrement répondre à ce besoin, et je voudrais précisément vous faire constater aujourd'hui, en le rattachant à ce que nous avons dit précédemment le progrès de la musique vers sa forme définitive, moderne par excellence, la musique instrumentale.
La voix humaine, en effet, est quelque chose de naturel et de spontané. Peut-être vous souvenez-vous que les Chinois nous avaient révélé l'origine instinctive, profonde, organique de la musique, lorsqu'ils avaient observé que l'homme joyeux éprouve le besoin de mouvements, que ces mouvements ne lui suffisent pas, qu'il éprouve le besoin de pousser des cris, et que ces cris ne lui suffisent pas encore, qu'il veut les prolonger ; bref, qu'il les transforme en chant.
Eh bien ! le chant lui-même ne suffit pas
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à ce besoin d'exprimer une âme de plus en plus complexe et innombrable.
Savez-vous comment les savants, les sociologues, ceux qui s'occupent d'anthropologie, ont pris l'habitude de définir l'homme? On dit ordinairement : l'homme est un animal raisonnable. C'est une erreur, et, réelle-- ment, on ne peut pas s'en tenir à cette définition. En voici une plus précise : l'homme est un animal fabricateur d'outils. Alors que toutes les espèces animales viennent au monde avec des instruments qui leur ont été donnés par la nature et dont ils n'ont plus qu'à se servir suivant leur instinct pour réaliser leur destinée et satisfaire leurs besoins, l'homme — rappelez-vous le petit enfant ! — vient au monde dénué de tout. Sa main est un souple instrument, mais bien faible et bien tâtonnant. Voilà pourquoi, avec son intelligence, il s'efforce, dès les débuts de sa destinée, à prolonger ses organes, .à les renforcer, à les préciser : il se fait des outils. De même que l'homme s'est fait des outils qui lui ont permis d'engendrer la civilisation matérielle au milieu de laquelle nous vivons, il s'est créé des outils aussi ] pour exprimer son âme, il en a fabriqué pour chanter. De là les instruments de musique. Il a créé ainsi le luth, la lyre, la viole, l'orgue, le clavecin, le piano... Et à partir du moment où il a eu à sa disposition ces outils créés par son intelligence, il est devenu capable d'exprimer non plus seulement avec des cris mélodieux et rythmés, qui étaient le chant, son âme propre, mais, avec l'orchestre, l'univers entier.
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Et je voudrais, — ceci résumerait l'esseri.tiel de tout ce petit cours d'esthétique musicale, — je voudrais que vous enchaîniez à la 4 monodie que je vous ai montrée tâtonnant chez les Grecs, psalmodiant dans la cathédrale, puis peu à peu se transformant dans la polyphonie vocale, je voudrais que vous ajoutiez maintenant, comme sa continuation naturelle, la polyphonie instrumentale, dont il nous reste à esquisser le développement.
Il n'y a rien de plus émouvant, à cet égard, de plus pathétique que le développement de la sonate qui, depuis son principe, est arrivée sans cesse, en s'agrandissant, en employant de mieux en mieux les ressources techniques de l'instrumentation, à la symphonie moderne.
Cette sonate, en effet, a été, à chaque moment, une application et une utilisation des données musicales qu'elle pouvait trouver. Elle a été d'abord modelée sur la tradition de la chanson, c'est-à-dire qu'elle a conservé un ton galant, léger ; elle a été la sonate de salon, elle a été ce qui deviendra plus tard la musique de chambre, car la musique de chambre, contrairement à ce que croient les profanes, est une musique .de cour et une musique mondaine. Et il y a eu, au contraire, la tradition de l'orgue, la sonate d'église, et, sous ces deux formes, la sonate élémentaire s'est présentée d'abord comme un solo instrumental, quelquefois comme un duo, puis comme un trio pour des virtuoses.
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Mais à cette forme élémentaire, ajoutez maintenant, sous la pression sentimentale, avec le besoin d'élargir de plus en plus l'expression musicale, ajoutez l'orchestre, et v vous voyez cette diversité, cette complication progressive de l'orchestre, traduire d'une façon visible, matérielle en même temps que symbolique, le développement, la complexité croissante de l'âme humaine. Car la base même de la musique moderne a été le quatuor à cordes.
Dès que vous avez le quatuor à cordes, en effet, songez combien vous êtes loin de la monodie, combien vous êtes loin de l'unisson. Là il n'y a plus, pour ainsi dire, de chant principal ; les quatre instruments en même temps, de la même manière, se, mettent à la disposition entière de l'inspiration du compositeur. Ainsi la polyphonie instrumentale correspond exactement à la polyphonie vocale que je vous décrivais l'autre jour, mais elle est infiniment plus riche, infi.niment plus souple. Et c'est alors que toutes ces âmes que nous avons séparément évoquées, que la Grèce, l'Orient, que le Ciel, la Terre, l'âme humaine, l'âme divine (tout ce qui chante, tout ce qui prie, tout ce qui souffre, tout ce qui jouit), ont trouvé une voix capable de les traduire également et toutes ensemble. Nous sommes dans la plénitude de la musique : la symphonie est créée.
Avec plus de précision vous pouvez suivre ce mouvement de la symphonie dans le drame même d'une existence. Vous retrou-
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vez dans la vie de Beethoven les deux phases que je viens de vous montrer historiquement, et cela vous prouve que ce n'est pas une invention de mon esprit ni une fantaisie d'historien. Est-ce que Beethoven a toujours été le masque tragique, le grand douloureux que nous connaissons? Non. Lui aussi a commencé par suivre la tradition galante, mondaine, de la sonate de chambre dont je vous parlais tout à l'heure ; il a été, au début de sa vie, le dandy de Vienne, élégamment habillé, qui s'abandonnait aux plaisirs faciles, aux succès que l'on obtient par des compositions de- virtuosité. Et puis, brusquement, la douleur survient, la surdité, l'amour malheureux, et alors la musique instrumentale, avec le génie de Beethoven, passe du mode galant au mode sévère. La grande tradition de l'orgue, la grandè voix de la cathédrale qui va se multiplier en lui et se mettre à sa disposition pour exprimer, quoi donc? son coeur ; pour nous faire la confidence même de sa vie et de sa destinée. Chacune de ses compositions sympho- niques offre le récit et l'aveu d'une aventure personnelle. Il nous parle même de ses convictions politiques. Il nous dira son admiration pour Bonaparte, pour la Révolution, il nous dira ses chagrins, ses désespoirs, sa gloire et sa fierté d'avoir triomphé de son destin. Il nous confiera aussi bien sa douleur et sa joie. Et vous voyez enfin, dans la Neuvième Symphonie, alors que la voix humaine réapparaît, vous voyez que nous sommes arrivés là à la plénitude définitive, à la con-
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vergence finale de tous ces éléments que nous avons essayé de saisir en les isolant, puisque la voix humaine est devenue elle- même un instrument, qu'elle fait simplement sa partie dans la symphonie. Et véritablement, à cette heure, dans le génie d'un homme qui a réalisé la perfection de la symphonie, nous trouvons réuni, harmonisé, confondu ce que nous avions séparé, c'est-à-dire toute la douleur, toute la joie, toute l'humanité, tout le ciel, toute la terre et tout ce qui peut chanter, tout ce qui peut pleurer, tout ce qui peut souffrir. C'est enfin dans l'art, par la symphonie, l'humanité intégrale révélée à elle-même.
Voilà ce que, pour aujourd'hui, je voulais vous apporter — permettez-moi cette expression naïve — de nouveau. J'entends par là ce que je voulais ajouter à ce que je vous avais déjà dit.
Maintenant, nous sommes parvenus au terme de notre voyage, et vous savez que lorsqu'on fait un voyage, c'est généralement lorsqu'on rentre qu'on le regrette. On se dit :
— Ce n'était donc que cela?
Je devrais, en effet, à la fin de ces six leçons, vous apporter des conclusions qui valussent votre attention. Or, ces conclusions, je me vois obligé de vous les résumer d'une façon bien abstraite et bien simple.
D'abord, si vous voulez voùs souvenir avec 1110i de notre premier entretien où nous avons évoqué le drame grec, et si vous voulez le rapprocher de notre dernier entretien où j'ai
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évoqué l'effort des poètes, des musiciens, de tous les artistes modernes, pour saisir soit par l'impressionnisme, soit par le symbolisme, soit par le debussysme, ce qui était précisément insaisissable et inexprimable, vous mesurez d'un regard l'immense évolution qui s'est accomplie depuis l'antiquité jusqu'à nos jours et vous vous apercevez d'un fait qui, pour moi, est un fait considérable, résumant et caractérisant notre exposé, nous indiquant la voie de l'avenir. Ce fait, c'est que l'art, dans l'antiquité, était en quelque sorte un bloc. Je vous ai montré, le mieux que j'ai pu, comment tous les arts collaboraient pour une impression unique dans le drame grec ; il y avait là un effort pour constituer un art intégral, synthétique. Aujourd'hui, au contraire, voyez comme les arts sont divisés : le bloc initial, comme une statue magnifique écroulée, s'est pulvérisé. Nous sommes des romanciers, des auteurs dramatiques, des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des critiques ; il y a même, dans chacune de ces divisions, des subdivisions. Sommes-nous, au sens antique, des artistes? Avons-nous la manière et la puissance d'embrasser la totalité des choses pour les traduire dans un langage véritablement symphonique? Évoquez, à la Renaissance, les grandes figures qui ont servi de guides à l'humanité. Lorsque Léonard de Vinci quitta Florence pour répondre à l'invitation du prince de Milan, qui voulait faire de lui un ingénieur militaire, ayant entendu dire que le duc de Milan était amateur de musique,
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il se présenta à lui avec une lyre d'argent qu'il avait construite lui-même, à laquelle il avait donné la forme bizarre d'un crâne de cheval, ce qui en multipliait la force et la sonorité, et il chanta des vers qu'il avait composés. Voyez-vous cet ingénieur, ce sculpteur, cè peintre, ce musicien, ce savant, ce poète, tout cela dans un seul homme ! Est-ce que Michel-Ange n'a pas été en même temps, lui aussi, peintre, sculpteur, architecte? Est- ce qu'il n'a pas construit des fortifications qui faisaient l'émerveillement de Vauban? Est-ce que toute sa jeunesse ne s'était pas écoulée dans"la compagnie de l'homme universel, le fameux Pic de la Mirandole, dans la compagnie d'un philosophe comme Mar- silio Ficini? Et ainsi, voyez-vous, à ce momentlà, ceux qui étaient les maîtres de l'humanité possédaient, dans leur cerveau, dans leur pensée, tout ce qui pouvait être su, tout ce qui pouvait être compris ; et, en même temps, ils possédaient le moyen, soit par la sculpture, soit par la peinture, soit par tous ces arts à la fois, d'exprimer la totalité de leur pensée et de leur sensibilité.
Où en sommes-nous, maintenant? Nous avons un métier et volontiers nous nous répétons les uns aux autres : « Chacun son métier ! » Cela s'appelle « la division du travail ». Il est vrai, l'art suppose un métier, car il ne cesse pas de de venir plus difficile et plus compliqué, mais il n'est pas un métier : il doit exprimer toute la vie, la nôtre, celle d'autrui. Il est essentiellement de nature symphonique. Voilà la première observation que je voulais vous faire.
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La seconde est encore plus difficile à exprimer.
Je vous ai montré d'abord la sculpture grecque, et ensuite nous avons vu se dégager la musique. Cela signifie que, dans son effort pour s'exprimer par l'art, l'humanité a été du plus facile au plus difficile. Il ést plus facile, en effet, de réaliser par la sculpture et par la forme immobile un corps, que de traduire soit en vers, soit en chanson, soit par des rythmes musicaux., l'âme elle- même, la sensibilité, le sentiment. L'art est donc allé ainsi de ce qui était extérieur, visible, à ce qui était intérieur, invisible, et voilà pourquoi la musique a pris la prédominance dans le développement de l'art moderne. Voilà pourquoi elle-même s'est mise constamment à la tête des différents efforts qui ont été faits pour reconstituer l'art dans sa totalité, parce qu'elle est l'art du temps, l'art qui peut exprimer dans la durée l'éternel.
Et nous sentons ainsi que si, quelque jour, comme je l'espère, doit se reconstituer une œuvre d'art qui nous rendra la beauté des grandes époques, soit de la Renaissance italienne et française, soit de l'antiquité grecque, cet essai se fera sinon par la musique elle- même, au moins sous l'impulsion et à l'image de la musique. Qui sait ! la grande œuvre de l'avenir, cet art intégral que nous cherchons, peut-être le cinéma le réalisera-t-il ! Il y a peut-être, il faut qu'il y ait dans l'avenir possibilité d {' rétablir cette collaboration de . tous les arts.
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Quant à ma troisième observation, la voici : Vous connaissez peut-être l'anecdote de Gustave Flaubert et de Louise Colet rapportée par Anatole France.
Gustave Flaubert, qui vivait alors dans sa propriété de Croisset et qui faisait souvent des voyages à Paris, était extrêmement lié avec Mme Louise Colet, petite femme de lettres, elle-même très liée avec un académicien, Victor Cousin. A cause de cette relation, Louise Colet pouvait chaque année, en composant deux cents petits vers qu'elle faisait porter par pli fermé à l'Académie française, obtenir un prix de poésie. Or, un jour, elle avait à dîner chez elle, à Paris, Gustave Flaubert et Louis Bouilhet. C'était justement la veille du jour où elle devait remettre ses deux cents vers pour son prix annuel. Après le dîner, elle a une idée : elle conduit Gustave Flaubert et Louis Bouilhet dans son cabinet de travail, leur donne de quoi fumer, de quoi boire, et leur dit :
— Mes enfants, vous allez me faire deux cents vers d'ici minuit, parce que demain il faut que je les envoie à l'Académie.
Puis elle les laisse travailler. A minuit moins le quart, elle revient :
— Eh bien ! mes vers?
Louis Bouilhet et Gustave Flaubert avaient fumé les cigares, bu les liqueurs, mais point fait les vers ! Louise Colet se met en colère :
— Dans un quart d'heure, il faut que j'aie mes deux cents vers !
Gustave Flaubert avise alors, sur les
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rayons de la bibliothèque, les Harmonies, de Lamartine ; il en prend un volume, ouvre au hasard et dicte deux cents vers à Louis Bouilhet. Un quart d'heure après, lorsque Louise Colet revint, on lui dit :
— Voilà vos vers !
Elle y jette un coup d'œil :
— Pas fameux! Enfin cela fera l'affaire! Et elle les envoie à l'Académie française, obtient son prix accoutumé, et ce n'est que bien longtemps après que Flaubert révéla sa supercherie.
Je vous ai raconté cette anecdote pour vous rendre sensible la relativité non seulement des jugements humains, mais, d'une manière plus générale, de la littérature et de l'art.
Les anciens avaient non seulement une conception différente de nous, mais ils n'avaient pas les mêmes sensations dont ils auraient pu se servir pour se constituer une technique. Leurs yeux ne voyaient pas les mêmes couleurs que les nôtres, leurs oreilles n'entendaient pas les mêmes sons ; ils étaient à peu près incapables de distinguer les nuances qui, aujourd'hui, font l'enchantement non seulement des peintres, mais de tous les hommes et de toutes les femmes cultivés. La mer, le crépuscule, certaines couleurs d'yeux, tout cela était confondu dans une même couleur ; ils voyaient grossièrement, comme des yeux mal éduqués, l'ensemble des couleurs du monde. Leurs oreilles, vous le pensez bien, si elles avaient été condamnées à entendre les dissonances à la mode d'aujourd'hui, ne leur auraient
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pas permis de conserver leur raison : ils seraient devenus fous. Il n'y a, par conséquent, aucune espèce de comparaison à établir, même matériellement, physiologi- quement, entre les organes des anciens et les nôtres ; ils ne pouvaient donc pas se servir des mêmes moyens d'expression. Et voilà pourquoi la technique, dans tous les arts (par technique, j'entends précisément l'ensemble des procédés qui constituent ce qu'on appelle le métier, ce que l'on enseigne dans les diverses grandes écoles d'art, que ce soit pour le chant ou pour les arts plastiques), ce métier, cette technique est perpétuellement en voie de transformation.
Mais, en même temps que varie cette technique, est-ce que vous n'êtes pas frappés (c'est ce que j'ai justement essayé d'établir dans cette suite de causeries) de la permanence, de la monotonie des sentiments qui constituent l'inspiration? Le métier change, les moyens d'expression varient, se perfectionnent, se compliquent, se raffinent, mais il ne s'agit jamais que d'exprimer des sentiments éternels ; il ne s'agit jamais que d'exprimer la tristesse, la joie, l'amour, et si, dans les compositions modernes les plus raffinées, vous voulez examiner avec précision en quoi se résume tout le progrès, vous verrez que ce n'est point dans l'évocation de sentiments neufs, mais simplement dans la façon de les suggérer, que cette technique si compliquée exprime des attitudes, des mouvements nouveaux, mais que le fond de l'humanité n'a pas changé.
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Et nous arrivons enfin à cette conclusion que s'il faut, en effet, considérer que toutes les règles sont transitoires, si, par conséquent, nous devons nous agenouiller respectueusement devant tous les novateurs, si toute tentative pour briser les règles actuellement persistantes est légitime et belle, il n'y a pourtant, dans cet effort, ' qu'une règle à suivre : le respect des grandes traditions. Il faut être révolutionnaire matériellement et conservateur moralement. Ainsi on arrive à exprimer l'humanité éternelle par des moyens sans cesse changeants, sans cesse renouvelés, de sorte que là définition la plus précise, je crois, que l'on poùrrait donner du génie serait, au bout du compte, celle-ci :
« L'homme de génie est celui qui a été capable d'exprimer l'humanité de son temps et l'humanité éternelle par des moyens exactement appropriés au développement, de son époque. »
Nous saisissons, ici encore, une loi générale et sans doute le caractère le plus important de l'art : pour être un artiste, il faut être, avant tout, désintéressé. Ceux-là seuls peuvent puiser d'une manière féconde et originale aux sources éternelles qui y viennent les mains libres et indifférents à tout ce qui n'est pas leur oeuvre.
Beethoven a dit :
— Faire le mieux qu'on peut... Ne jamais trahir la vérité, voilà tout le secret de l'art et tout le secret du génie.
Le désintéressement ! Quand nous cherchons autour de nous ceux qui, à l'heure
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actuelle, en sont capables, en voyons-nous beaucoup? Avons-nous même le temps de nous oublier? Eh bien ! l'artiste est précisément celui qui, s'étant oublié lui-même, est capable de venir prendre notre âme au collet, si je puis m'exprimer ainsi, pour lui faire secouer comme une poussière tous ses soucis, toutes ses vilenies, toutes ses abominations, toutes ses faiblesses, toutes ses misères, pour qu'elle s'oublie à son tour et qu'elle puisse ainsi s'affranchir.
Je ne sais si vous vous souvenez de la petite théorie que je vous ai faite, tout à fait au début, sur la suggestion dans l'art. Je vous ait dit que l'artiste devait être capable, par les moyens dont il dispose, le rythme en musique, la couleur en peinture, etc., de nous détacher de tout ce qui nous entoure et nous préoccupe, de façon que nous devenions comme des magnétisés devant un magnétiseur et susceptible de suivre son imagination. C'était la suggestion esthétique. Mais l'artiste lui-même est un autre suggestionné : il est suggestionné, lui, par la vie, par la nature. L'artiste est le contemplateur qui, considérant ce que fait la nature, la devine à demi-mot, comprend dans ses imperfections, dans ses esquisses toujours manquées, dans ses balbutiements, l'idée profonde qu'elle a voulu réaliser et que lui réalise tout de suite pour nous la rendre sensible.
Ainsi l'art suppose une double suggestion : la libération de l'artiste par la nature, et la libération de l'am:Jteul' d'art par l'artiste.
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Et, d'ailleurs, lorsqu'on arrive à réaliser de cette façon cette libération dans l'art, on en est largement récompensé, car non seulement l'art élève, mais il protège, il est un bouclier. La souffrance chez l'artiste, même lorsqu'elle est étroitement personnelle, lorsqu'elle l'atteint dans ses sources mêmes de vitalité, est immédiatement spiritualisée, transfigurée. Sully Prudhomme, qui était une âme délicate et qui souffrit beaucoup, a écrit, un jour, un sonnet intitulé : l'Art sauveur, que je vais vous lire, parce qu'il résume admirablement cette sorte d'immunisation, de protection que l'art assure à ceux qui l'aiment sincèrement : il défend même contre l'amour.
L'ART SAUVEUR
S'il n'était rien de bleu que le ciel et la mer,
De blond que les épis, de rose que les roses,
S'il n'était de beauté qu'aux insensibles choses,
Le plaisir d'admirer ne serait point amer.
Mais avec l'océan, la campagne et l'éther,
Des formes d'un attrait douloureux sont écloses.
Le charme des regards, des sourires, des poses,
Mord trop avant dans l'âme, ô femme, il est trop cher.
Nous aimons, et de là les douleurs infinies,
Car Dieu, qui fit la grâce avec les harmonies,
Fit l'amour d'un soupir qui n'est pas mutuel.
Mais je veux, revêtant l'art sacré pour armure,
Voir des lèvres, des yeux, l'or d'une chevelure, Comme l'épi, la rose, et la mer, et le ciel.
Gœthe a dit :
« Celui qui a réalisé en lui le goût de la beauté ne craint rien du souffle du mal. Il
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vit en accord avec lui-même et avec l'humanité. »
Je ne crois pas qu'un artiste doive jamais se proposer de faire le prédicateur. L'art et la morale sont des compartiments nettement séparés. A partir du moment où l'on veut convertir celui à qui l'on parle, on ne se place plus au seul point de vue de la beauté. Mais je crois que nous pouvons rejoindre en notre temps de désordre et d'anarchie la conception sereine de l'antiquité qui définissait la beauté par le bien. Platon considérait que ce qui est beau, c'est le bien devenu sensible, exprimé par des formes agréables.
Dans tout ce que ne vous ai dit, j'ai essayé de vous rendre simplement perceptible le passage d'un idéal à un autre idéal, que je veux symboliser en deux images : la première, c'est la statue antique, belle, mais immobile, les yeux mi-clos, le visage serein ; pour la seconde,, évoquez, soit que vous les ayez vues en réalité, soit que vous en soyez réduits aux photographies, évoquez les statues de Michel- Ange dans le Tombeau des Médicis, songez à l'image de la Nuit. La Nuit n'a plus aucun rapport avec l'harmonie antique ; elle est trop grande, elle est trop large, elle dépasse les proportions humaines ; on dirait que ]e corps tout entier de la femme a été gonflé, étiré, exalté par la poussée intérieure de l'artiste qui voulait traduire une âme dans cette attitude. Et, en effet, au bas, Michel- Ange lui-même a écrit ces mots admirables (elle dort) :
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« Il est doux de dormir, encore plus d'être de pierre. Tant que vivront autour de moi l'injustice et la honte, ne me réveillez pas. »
L'antique était beau parce qu'il n'avait pas d'âme; le moderne est beau parce qu'il n'a que de l'âme.
Notre art est ainsi un moyen constant d'exprimer ce qu'il y a en nous d'essentiel, et la dernière définition que l'on puisse donner de l'art, celle à laquelle je m'arrêterai, pourrait être celle-ci :
L'art est ce qui permet à l'humanité périssable, à l'humanité changeante, sur laquelle tombent et se perpétuent les fléaux comme sur la -Nuit de Michel-Ange, de rester pourtant non pas endormie, mais apaisée dans la contemplation de l'éternel. L'art rend éternel ce qui passe, il rend immobile ce qui se meut, il fixe en quelque sorte la mort, et c'est pourquoi il exprime toujours le maximum d'effort et, par conséquent, de beauté auquel l'humanité puisse s'élever.
Maintenant, messieurs, permettez - moi d'ajouter un tout petit mot personnel.
Cette sixième conférence est la dernière de cette série. Je ne sais si vous vous représentez bien ce que peut être un auditoire comme le vôtre pour un conférencier qui se donne à lui tout entier. Vous m'avez suivi non seulement avec une bienveillance dont je vous suis profondément reconnaissant, mais avec une exactitude extrêmement touchante, et je crois que précisément, là encore, nous pouvons saisir un exemple nouveau se ralta-
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chant à tout ce que nous avons dit. Il y a entre vous et moi, lorsque vous m'écoutez, cette solidarité profonde, supérieure, spirituelle, de l'art, et lorsque l'on a contemplé pendant des heures un auditoire, on distingue des visages, on reconnaît des sympathies, et — c'est le mot sur lequel, je crois, nous pouvons finir — il n'y a dans la vie, dans l'art, que la sympathie qui compte. C'est pourquoi de ces six leçons, n'y eût-il que moi qui doive garder un bon souvenir, qu'elles n'auraient pas été tout à fait perdues. Je vous salue et je vous, remercie.
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DEUXIÈME PARTIE
LA TECHNIQUE PERSONNELLE
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L'étude que nous venons de faire a permis de constater que l'art, dans'son inspiration, est soumis à une évolution historique, déterminée par l'évolution même de la société et de l'humanité. Ce sont les peuples, ce sont les époques qui fournissent à l'artiste sa matière.
Mais il apporte, lui, la forme, c'est-à-dire la technique.
Quand on passe des tendances générales que nous venons d'examiner aux réalisations particulières que constituent les œuvres des différents génies, quand on passe de la sociologie de l'art à la psychologie de l'artiste, on se trouve seulement en présence de cette question : comment, avec ses dons et ses moyens personnels, cet écrivain, ce peintre, ce musicien, a-t-il exprimé les aspirations de son temps?... Le don, c'est la nature ; le moyen, c'est la technique ; mais le don n'ayant été que la condition de la technique, on peut dire, — comme nous l'allons observer, — que le génie se réduit à une invention technique. De là le rôle des grands hommes dans chaque art.
Or, chacun de ces grands hommes, en perfe-ctionnant son art, le spécialise : il contribue donc, suivant la loi générale de cette spécialisation, à l'affranchir des autres arts en
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rompant cette unité et harmonie merveilleuses que nous connûmes en Grèce. Ainsi apparaît et s'accuse une contrariété entre cette spécificité des techniques et la généralité naturelle de l'art : l'idéal, objet suprême "de toute expression esthétique, se fragmente et se décompose au prisme de chaque art particulier. A mesure qu'il se perfectionne, semble-t-il, tout art perd de son ampleur suggestive : son domaine, comme il est naturel, se rétrécit en se délimitant.
De là la gêne, souvent l'angoisse de tout grand artiste.
Tout grand artistè croit porter le monde en lui et il ne dispose, pour l'exprimer, que d'un étroit langage. Le français est une belle langue, mais tout Français, à l'étranger, n'en souffre pas moins de ne parler que le français. L'artiste ne parle qu'une langue, parmi des gens qui ne l'entendent pas toujours ou qui, du moins, en parlent volontiers d'autres.
De là l'effort de tout grand artiste pour rendre son art aussi synthétique que possible.
Ainsi l'histoire entière de l'art dans les temps modernes se résume en un double mouvement inverse : d'un côté l'effort de la spécialisation technique, de l'autre l'effort de l'inspiration synthétique.
Nous voyons apparaître des genres nouveaux, ou du moins des formes nouvelles dans chaque art : spécialisation. Par contre, nous trouvons, dans chacun de ces genres, les artistes animés d'ambitions de plus en plus grandes : Beethoven veut se servir de
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la musique pour exprimer jusqu'à ses opinions politiques et les poètes symbolistes font effort pour traduire tout justement ce qui ne relève point de la littérature : universalisation. La tentative de Wagner, pour reconstituer le drame grec par la musique, de certains essais de la jeunesse contemporaine pour arriver au même résultat par le théâtre et la mise en scène, marquent seulement le point extrême de cette ambition, consciente ou non, qui habite le cœur de tout grand technicien.
On va. donc trouver, au théâtre, en musique, dans le roman, dans la poésie, des exemples de ce double travail qui constitue et résume la vie psychologique des artistes modernes.
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L ALLEMAGNE DU CLAIR DE LUNE
Exemple d'un génie se dégageant d'une double influence.
— Beethoven à Bonn. — La culture française au bord du Rhin. — La personnalité d'un grand artiste et la tradition technique de son art.
MESDAMES, MESSIEURS,
Je vous dois, tout d'abord, des excuses pour venir vous parler aujourd'hui de Beethoven, car je ne suis pas musicien, ni même musicographe.
Mon intention n'est pas, du reste, d'entreprendre une fois de plus, après tant d'autres qui l'ont manqué, tant le modèle était immense, le portrait de Beethoven. Cet artiste dépasse à la fois par son art, par son génie, par sa nature, par les contrariétés de son existence, toutes les formules connues. Je voudrais simplement, aujourd'hui, essayer d'aborder à son propos un sujet assez particulier, que, d'ailleurs, je reconnais fort délicat et qui risquerait, si on ne le traitait avec ménagement comme j'espère le faire, de réveiller en nous une certaine sensibilité nationale récemment déchirée, et de provoquer, d'autre part, certains scrupules de notre intelligence.
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Je voudrais, en effet, à propos de Beethoven, évoquer devant vous cette Rhénanie, cette vallée du Rhin où nos troupes victorieuses ont reçu un accueil qui mérite d'être médité.
En parlant des bords du Rhin à propos de Beethoven, je ne voudrais pas non plus tomber dans un excès que nous avons si souvent pu reprocher aux Allemands.
Il n'y a pas longtemps encore, je me souviens avoir vu un livre d'allure tout à fait scientifique et fait à l'usage des savants et des élèves des Facultés, contenant l'historique de la science bactériologique, des microbes, des vaccins, et dans ce livre, rédigé par la propagande allemande, le nom de Pasteur n'était pas prononcé. La bactériologie française, selon la science allemande, n'existait pas. Je ne voudrais pas, par un ridicule analogue, quoique en sens inverse, avoir l'air, aujourd'hui, — ce serait, d'ailleurs, enfoncer une porte ouverte, — de tirer à nous la musique allemande et essayer de vous prouver que Beethoven est un Français. Non ! Ce que je crois vrai et ce que j'espère pouvoir vous faire sentir, c'est que, dans tout ce qu'il y a d'essentiel au génie de Beethoven, nous ne pouvons rien retrouver de proprement germanique. Je n'irai pas jusqu'à dire que Beethoven est avant- tout de culture et d'esprit français ; mais je nie qu'il soit de culture germanique, et je crois que nous allons précisément trouver la vérité en disant que Beethoven est un Rhénan, qu'en lui vît l'âme du Rhin, de ce Rhin qui
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a été la grande artère européenne, qui a charrié depuis si longtemps, avec toutes les marchandises de l'Europe, toutes ses idées, donnant ainsi naissance à un esprit qui fut, à un moment donné de l'histoire, l'esprit même de l'Europe, et qui, par conséquent, avec ce caractère d'universalité, portait essentiellement et profondément le caractère français, lui aussi universel, puisque la France n'a jamais travaillé que pour le monde.
Il n'y a pas bien longtemps que, sur les bords du Rhin, j'ai revu le paysage que la plupart d'entre vous connaissent, soit parce que vous l'avez visité vous-mêmes, soit parce que vos fils, vos frères, ceux qui sont allés là-bas faire de l'occupation vous ont rapporté le tableau vivant de ce pittoresque coin d'Allemagne qu'est la ville de Bonn. Elle n'est plus telle qu'elle était autrefois, elle a bien changé ; mais elle a gardé, pourtant, ses maisons multicolores étagées sur la colline ; elle se baigne toujours dans le grand fleuve ; elle a toujours ses jardins, ses vergers, ses arbres fruitiers, tout autour sa banlieue rustique avec ses peupliers où jouent les brumes et les lumières, ses saules qui trempent leurs racines frémissantes dans le fleuve puissant ; elle a gardé, enfin, quelque chose du temps où elle était une cité indépendante, petite ville constituant une véritable nation, ayant son chef qui était l'ar- chevêque-électeur, ayant ses mœurs à elle, pratiquant tous les plaisirs d'une collectivité harmonieuse. A cette époque, en effet, elle
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était vouée. uniquement à la musique, l'archevêque-électeur étant lui-même très musicien ; et il semble alors que, dans cette petite ville, aient perpétuellement vibré des voix ; la voix du fleuve qui grondait la nuit, la voix des cloches qui sonnaient les offices, et puis la musique, la musique d'église et la musique de chambre.
Vous voyez, mesdames, que cette petite ville évoque nécessairement en nous cette vieille Allemagne dont nous nous étions composé une image un peu « chromo », quelque chose d'un peu enfantin et vieillot. Vous vous rappelez l'Allemagne du Clair de Lune, l'Allemagne des confitures, la Charlotte de Werther ; et puis, aussi, l'Allemagne de Mme de Staël, où l'on entendait constamment, à tous les carrefours, des chœurs nocturnes, des chœurs lointains, cette vieille Allemagne si douce, si idyllique, avec ses femmes si casanières, si mères de famille, celle que, véritablement, nous avions aimée, celle qui, pendant si longtemps, a enchanté les meilleurs esprits d'entre nous, celle à qui nous avions gardé une tendresse presque fraternelle.
Cette vieille Allemagne du Clair de Lune, est-ce qu'elle serait morte? Si elle était morte, et je ne le crois pas, il serait encore bon, ne le pensez-vous pas? de l'évoquer, de la ressusciter un moment, parce qu'en l'évoquant nous nous rendrions compte que, si elle était morte, c'est qu'elle aurait été tuée par la Prusse, par l'Allemagne d'aujourd'hui. Mais
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cette Allemagne n'est pas morte, .elle vit toujours, quand ce ne serait que parmi ces Rhénans, gens sérieux, organisateurs, épris de bien-être et de travail ; et si, aujourd'hui, comme le disait récemment à la Chambre, en un langage magnifique, notre grand Barrès, on trouve chez eux le portrait de Bismarck, c'est parce que Bismarck leur avait promis la richesse, la prospérité économique ; mais que, maintenant, la France leur apporte les mêmes commodités, leur fasse les mêmes promesses et les réalise, et nous verrons réapparaître en eux la vieille âme d'autrefois, en sorte que parler aujourd'hui de la vieille Allemagne n'est pas faire de l'histoire ancienne, mais c'est peut-être prophétiser l'avenir : le clair de lune brille toujours sur le Rhin.
Voilà l'atmosphère historique où, en 1770, dans une misérable soupente, naissait Beethoven. Dans la prochaine conférence, qùand nous entrerons dans le détail de son existence, quand nous essaierons de nous approcher tout près de son cœur magnifique, je vous raconterai les épreuves de cette vie, épreuves qui ont commencé dès la plus tendre enfance. Aujourd'hui, j'essaie d'évoquer devant vous le milieu dans lequel s'est développée son intelligence et s'est formée sa sensibilité. A Bonn, c'est l'atmosphère pittoresque, comme, tout à l'heure, ce sera l'atmosphère intellectuelle dans laquelle il a vécu.
Dans cette petite ville de Bonn, poétique et musicienne, il a trouvé, pendant ses vingt
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premières années, en dehors de chez lui, bien entendu, tout ce qui, dans la suite, devait marquer son génie de traits ineffaçables et constituera le fond même de son inspiration.
Il a trouvé d'abord un maître, un maître charmant, excellent homme qui cultivait son jardin entre les leçons qu'il donnait à Beethoven et qui a mérité de passer à la postérité par l'éclat dont l'a couvert son jeune élève. Beethoven a trouvé à Bonn quelque chose de plus précieux encore : l'affection d'une famille tout entière. Ce sont les Browne, que vous connaissez, et que j'évoque rapidement devant vous : la mère veuve, femme de la vieille Allemagne par excellence, traditionaliste, pieuse, très instruite, très avertie, ayant donné la plus solide éducation à ses fils, et surtout à sa fille, la jeune Éléonore, pour laquelle Beethoven ne manque pas, avec cette fougue amoureuse qui le caractérisera toute sa vie, de s'enflammer. Dans ce milieu cultivé, l'enfant pauvre, l'enfant de la soupente, s'élève peu à peu vers une vie morale supérieure ; il entrevoit, malgré les amertumes et les angoisses d'un petit pauvre chez des riches, il entrevoit des beautés nouvelles, des raffinements. Il a aussi un autre éducateur, car, lorsqu'il sort de chez ses amis pour rentrer chez lui, ou de chez lui pour aller à l'église, il traverse la ville, et, bien souvent, fait des promenades au bord du Rhin. Alors le Rhin lui parle son grand langage, évoque devant lui toute l'histoire.
Oui, je voudrais vous faire sentir ce qu'un enfant de génie, entre la dixième et la ving-
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tième année, a pu recueillir d'enseignements, d'inspirations, rien qu'à vivre sur les bords du Rhin.
D'abord, en se promenant ainsi, Beethoven a découvert un monde nouveau, monde qui est en train d'apparaître, non seulement à l'Allemagne, mais à la France, à tous les pays où se lève le romantisme ; Beethoven découvre la nature. Jamais aucun autre artiste, avant Beethoven, n'avait aimé d'un amour plus passionné, plus instinctif, j'allais dire plus bestial, la nature sous toutes ses formes. Ces nuages qui se promènent sur le Rhin,. ces flots qui coulent, ces arbres, il s'attache à tout cela éperdument, et il dit lui-même :
— J'aime un arbre plus qu'un homme. Rappelez vos souvenirs musicaux, rappelez-vous tous les thèmes qui chantent dans son œuvre, et vous sentirez, en effet, frissonner à chaque instant cet amour passionné de la nature, et c'est dans le Rhin que Beethoven l'a puisé à pleins flots.
A côté de -la nature, il a entrevu l'histoire.
. Je n'entreprendrai pas de vous raconter toute l'histoire du Rhin ; mais ouvrons seulement les yeux comme pouvait le faire un enfant. Que voyons-nous? Des châteaux forts, de vieilles ruines, toute la féodalité, tout ce qui évoque les anciens chants populaires venus du fond celtique, venus de la France, venus de l'Occident. Et lorsqu'on évoque les héros qui sont passés là avec leurs troupes, qui ont franchi ces ponts, quels sont les noms qui apparaissent? C'est César qui apporte
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Rome ; c'est Charlemagne qui apporte le moyen âge, l'esprit nouveau, la foi, l'unité impériale. Et, au moment même où, à l'âge de vingt-deux ans, en 1792, Beethoven allait pour jamais quitter Bonn et lé Rhin, à côté de cette histoire ancienne, voici que surgit une histoire toute nouvelle et bien vivante. Quels sont ces hommes armés qui apparaissent sur, les bords du Rhin? Lorsqu'il quitte Bonn pour aller à Vienne, le voyage de Beethoven est très difficile et très long, parce qu'il le fait au milieu des troupes : d'un côté, les troupes françaises, et, de l'autre les troupes allemandes qui viennent à leur rencontre. Il voit la guerre ; mais cette guerre, comme elle était différente de celle que nous avons vue aujourd'hui, et comme, au contraire, cette marche des troupes françaises sur le Rhin, en 1792, ressemble à celle de ces mêmes troupes françaises en 1919 ! En effet, l'armée française ne s'avance pas parmi les obus ni les gaz, elle ne sème pas la terreur. Elle arrive, au contraire, dans une sorte d'enthousiasme général, elle apparaît comme une libératrice. Ce qu'elle apporte dans ses bagages, c'est la liberté : ce sont les troupes de la Révolution. Beethoven n'oubliera jamais cette vision des troupes françaises franchissant le Rhin.
Voilà comment le vieux Rhin, qui lui a raconté tout le passé, lui a aussi révélé tout l'avenir. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que cette inspiration révolutionnaire, l'amour de la liberté, de tout ce qui, à ce moment-là, caractérisait l'esprit français, est
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une inspiration constante dans l'œuvre musicale de Beethoven. Le principal caractère que je veux ainsi vous signaler, je peux vous le rendre plus sensible encore en vous montrant de quelle manière il s'est symbolisé dans l'esprit de Beethoven. Cette liberté qui était apparue à ses vingt ans, s'était incarnée pour lui dans la personne de Bonaparte. Or, vous connaissez certainement l'anecdote relative à la composition de VHéroïque. Je vous la rappelle :
Lorsque Beethoven se mit à composer cette Symphonie, il avait précisément dans l'esprit de traduire (vous sentez toute la hardiesse, toute la nouveauté d'une telle entreprise) une sorte d'idéal politique par des sons. Il avait conçu l'image même de Bonaparte, et on a trouvé, en effet, sur son manuscrit, écrit de sa main, le mot « Bonaparte ». Mais, au moment même où il achevait cette Symphonie, Bonaparte se faisait couronner empereur. Pour Beethoven, Napoléon, après avoir été le premier consul, devenant empereur, n'était plus Bonaparte. Il avait vu en lui, quand il était le premier consul, l'homme de la Révolution, celui qui devait assurer à la France les libertés conquises ; en le voyant monter sur le trône, il se rendait compte qu'il cherchait avant tout à assurer son pouvoir, et alors, de la même plume qu'il avait écrit Bonaparte, il biffa rageusement, vindicati- vement, sur son manuscrit, le nom dépoétisé, et il y substitua ces simples mots : « En souvenir d'un grand homme. «Vous voyez la transformation qui s'opère dans
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l'esprit de Beethoven à propos de Bonaparte. Il a continué à admirer en lui le génie de la guerre ; mais, avec un orgueil où se reconnaît son propre génie, il a dit de lui après Iéna :
— Quel dommage que je ne m'y connaisse pas à la guerre comme en musique, je le battrais !
Cette conception de Bonaparte, cette conception de la liberté, c'est l'expression même de la volonté et de l'idéal de Beethoven. Tout cela lui est venu de ses impressions d'enfant, du Rhin. Aussi lorsque, à ses derniers moments (vous voyez avec quelle rapidité je vais, parce que je cherche surtout à dégager les traits essentiels, passant de la jeunesse à la mort, me réservant de revenir sur l'évolution secrète du cœur), lorsque à Vienne, à son heure dernière, mourant dans la douleur, dans la misère, dans l'abandon, après une maladie où il a beaucoup souffert, attendant après quatre opérations la cinquième, presque expirant, au moment même où un orage éclate autour de lui, dans cette vision si rapide qu'ont tous les moribonds de leur existence, ne pensez-vous pas, d'après la lettre qu'il écrivait quarante-huit heures avant à ses amis d'enfance, ne pensez-vous pas qu'il a dû évoquer ce Rhin qu'il voulait toujours revoir, auquel il était resté fidèle, et qui demeure, en effet, l'image la plus exacte, parce qu'elle est la plus large et la plus compréhensible, de son propre génie? Car de même que le Rhin — ce vieux père le Rhin, comme il l'appelait — n'a cessé de faire la liaison entre les générations et les
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peuples, de même cet immense flot d'harmonie qu'a été le génie de Beethoven ne cessera de Couler de génération en génération pour porter la joie et la consolation à tous ceux qui ont su aimer et souffrir comme lui.
Mais il n'y a pas seulement, dans le génie de Beethoven, cette formation pittoresque, il y a aussi une véritable culture intellectuelle.
Si je peux, en ce moment, suivre l'évolution de son esprit, c'est parce que, comme il l'a senti, comme il l'a voulu, il y avait en lui une pensée ; c'est parce qu'il ne s'est jamais servi de la musique que pour exprimer sa' pensée et pour faire chanter son cœur. Il n'est donc pas moins important, me semble-t-il, de tenir compte du milieu intellectuel dans lequel il s'est développé, que de- cette nature que nous venons d'évoquer. Ce milieu intellectuel, il est facile de le caractériser d'un trait.
L'année même où naissait Beethoven, en 1770, arrivait, à l'Université de Strasbourg, un étudiant de vingt et un ans, qui voulait achever ses études ; il y rencontra l'Allemand d'alors le plus autorisé, le plus savant, le plus philosophe et aussi le plus averti des choses de l'Occident, des choses de France : Herder.
Ce jeune étudiant, à l'école de Herder, avec lequel il se lie d'une amitié étroite, . découvre donc toute la littérature française, tout le romantisme commençant ; il s'enivre de Rousseau, et, en s'enivrant de Rousseau comme de toute cette littérature si fraîche
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qu'il ne connaissait pas, il conçoit le plan de ses premiers ouvrages : ce jeune étudiant s'appelle Gœthe.
Il était venu, lui aussi, pour mûrir ainsi sa jeunesse dans cette vieille ville de Strasbourg, qui a accompli à travers tous les âges son rôle propre de liaison intellectuelle comme la capitale des Marches du Rhin : lorsque, plus tard, devenu lui-même maître de lui, parvenu, aux hautes dignités d'une petite cour, il exerce à Weimar son autorité souveraine à la fois comme conseiller et comme penseur, comme écrivain, comme poète, il conçoit, lui aussi, un idéal. Est-ce que cet idéal porte le caractère germanique? Non. Au moment de son plus grand développement, Gœthe conçoit l'art, non pas tout à fait à la façon de la France, mais à la façon de la Grèce, à la façon de l'antiquité. Toute la cour de Weimar (encore notre petit chromo de la vieille Allemagne, encore la vie intime, resserrée, l'indépendance, le régionalisme charmant), toute la vie intellectuelle dé Weimar s'inspire de l'antiquité ; c'est, comme on l'a dit, la «phase antiquisante». Et lorsque, appelant à côté de lui non seulement son ancien maître et ami, Herder, mais aussi le jeune Schiller, Gœthe a constitué le centre de la vie intellectuelle allemande, on voit se former là une culture qui n'a rien de germanique. Prenez seulement, pour vous convaincre de ce que je vous dis, prenez seulement les titres, les sujets des drames de Schiller, qui constituent, à ce moment, ;c théâtre national allemand : il emprunte à l'Espagne Don Carlos,
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à la France la Pucelle, à l'Angleterre Marie Stuart, à l'Italie la Fiancée- de Messine, à la Suisse Guillaume Tell, et à l'Allemagne un seul sujet : Wallenstein.
Il me semble avoir suffisamment démontré ce fait, d'ailleurs bien simple : à ce moment, l'idéal littéraire et artistique allemand porte principalement les traits de tout notre dix- huitième siècle ; il est universel, il est humain.
Et c'est au milieu de cette culture d'universalité et d'humanité que se développe Beethoven.
Je reconnais que Beethoven était assez peu cultivé. Ce n'est pas dans les conditions où il avait été élevé à Bonn, entre son père, qui ne pensait qu'à faire de lui un petit musicien prodige, et sa pauvre mère, qui n'avait qu'une instruction de domestique et qui, au surplus, était malade, qu'il avait pu se développer beaucoup. Mais, attention ! S'il n'était pas instruit, il avait acquis, cependant, une certaine délicatesse. Chez ses amis, il avait pu s'initier à la vie intellectuelle supérieure, et nous voyons constamment, dans sa correspondance, l'inspiration qu'il allait chercher chez les poètes qu'il aimait, et il ne s'est pas trompé. Si sa culture n'a pas été très étendue, elle a été extrêmement juste, extrêmement précise. Il a aimé Homère, Plu- tarque ; et lorsque Beethoven aimait un écrivain comme Plutarque, ce n'était pas en dilettante. Il faisait du livre de Plutarque une sorte de Bible ; c'était véritablement son compagnon de chevet, c'était avec lui qu'il vivait, et, au milieu des plus grandes déccp-
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tions amoureuses que nous verrons la prochaine fois, il a trouvé dans son auteur favori un consolateur. Il lui suffisait de voir le portrait de Brutus qu'il avait toujours chez lui , pour se sentir rappelé au devoir.
Voilà comment Beethoven a vécu, lui aussi, au milieu d'une culture toute universelle, et, par un dernier trait, je vous montrerai qu'il est allé beaucoup p us loin que Gcethe ; car Gœthe était un esprit philosophique, une nature pondérée, calme, tandis que Beethoven, vous le savez, est une sorte de frénétique; il n'y a pas eu de sensibilité plus exaspérée, parce qu'il n'y en a pas eu de plus douloureuse que la sienne, et il s'est jeté dans tout ce qu'il a entrepris avec une fougue extrême. Un jour, Beethoven et Gœthe se sont connus, rapprochés par une femme qui a joué un grand rôle dans la destinée des deux : Bettina Brentano. Ils ne se sont pas beaucoup aimés, et Beethoven - raconte lui-même comment, dans une ville d'eau, à Teplitz, comme il faisait une promenade avec Gœthe, ils aperçurent de loin la famille impériale. La famille impériale connaissait Beethoven. Lorsque Gœthe aperçut les augustes personnages, il voulut aussitôt s'arrêter et se ranger sur le côté de la route ; Beethoven, au contraire, veut entraîner Gœthe, et, n'y parvenant pas, il enfonce son chapeau sur la tête, boutonne sa redingote, s'avance au milieu de la foule des courtisans qu'il traverse. C'est l'impératrice elle-même qui ie salue ; tous les courtisans viennent à lui, il est entouré, cependant que
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le pauvre Gœthe, sur le bord de la route, voit défiler le cortège sans aucun honneur. Ceci nous prouve qu'entre ces deux grands hommes, l'un avait tout de même le fond de l'âme plus germanique que l'autre, car, dans l'attitude de Goethe, il y a quelque chose d'instinctivement obséquieux) tandis que Beethoven garde la grande liberté du génie qui traite les empereurs d'égal à égal, parce que rien n'est supérieur au génie,
J'avais projeté de vous donner encore quelques développements, et j'aurais voulu vous montrer comment, de tout cela, Beethoven avait tiré son idéal musical. J'aurais voulu vous montrer comment cet idéal musical avait d'abord été pour lui, par analogie avec le passé, une conception toute esthétique. Il avait vu dans la musique un art d'agrément, un divertissement ; puis, avec les épreuves de son existence, il y avait trouvé une consolation, et enfin, tout à fait dans les derniers temps, il y découvrit surtout un apostolat. Il a prononcé cette parole que je vous recommande :
— La musique est une plus grande révélation que la sagesse et la philosophie.
Parce que la musique est devenue pour lui, à un certain moment de sa destinée, lorsque tout l'abandonnait, la seule revanche de la vie, il s'y est voué tout entier. Il a jeté encore ce cri admirable pour l'édification de tous les artistes :
— Sacrifie, sacrifie toutes les niaiseries de ton existence à la beauté de ton art.
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Et ainsi, peu à peu, il s'est élevé à l'idée que la musique était l'expression, non pas de Dieu, mais du divin.
Si l'on étudie bien Beethoven, on s'aperçoit que, bien qu'à chaque instant, dans sa correspondance, le nom de Dieu soit prononcé, il n'avait pas de religion déterminée, pas de culte proprement dit. Ce qu'il concevait surtout, c'était le divin, c'était quelque chose qui emportât l'homme au-dessus de lui-même, qui l'élevât au-dessus de son propre destin. Vous savez certainement — ce trait mérite d'être rapporté — que, dans les derniers moments de sa vie, il travaillait à une composition qui n'a jamais été complètement terminée : -la Dixième Symphonie, Dans cette Dixième Symphonie, il y avait tout à la fois, un cantique ecclésiastique, comme on le voit d'après ses notes, c'est à-dire une inspiration toute chrétienne, et, à côté de ce cantique, il y projetait une fête de Bacchus, c'est-à-dire, vous le voyez, tous les cultes humains réunis en une seule œuvre, et c'est bien là le trait suprême de son génie. Parce que, peu à peu, il s'est élevé ainsi jusqu'au sentiment le plus profond de l'humanité, de l'humanité qui se réalise et se d vi- nise elle-même par la souffrance et le sacrifice, il est devenu pour cette humanité l'ami le plus proche, celui qui est le plus constamment fraternel pour tous les cœurs douloureux.
\ ous savez, mesdames, que Beethoven portait une hérédité très lourde : son père était
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alcoolique, sa mère était tuberculeuse. Il est probable que nous pouvons trouver dans cette ascendance la raison de toutes les misères qui vont successivement s'abattre sur lui au cours de son existence et que j'essaierai d'évoquer devant vous dans la prochaine conférence. En effet, la nature l'a trahi par la santé, l'amour l'a déçu, la famille aussi, la gloire ne l'a jamais caressé que pour le déchirer davantage, en sorte que son existence a été un perpétuel martyre. Il a dit quelque part cette parole presque sublime :
— Socrate et Jésus ont été mes modèles. Il est vrai, en effet, que de sa première à sa dernière heure, nous le voyons gravir un calvaire ininterrompu, tombant sur les genoux, mais se- relevant chaque fois avec un chant plus beau. Et comment, de toute cette misère, il est parvenu à faire le chant même de la joie, c'est le secret de son génie, que nous essaierons de surprendre la prochaine fois. Aujourd'hui, et pour terminer, je voudrais seulement vous laisser dans l'esprit ces deux images :
Au moment même de sa mort, alors qu'il composait cette Dixième Symphonie qui reste, quoique interrompue, son œuvre la plus pathétique et la plus déchirante, il avait fait un rêve : aller chercher la sérénité suprême dont il voulait empreindre ses œuvres dans le Midi, aller vers i a lumière, la lumière de la Méditerranée, la lumière latine : Siindliches Frankreich, comme il dit. Ce rêve, il ne l'a pas réalisé. De même, il avait formé le rêve de revoir son vieux Rhin :
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il ne l'a pas revu. Ces souvenirs irréalisés, ces espérances impossibles, ne sont-ce pas là deux points de repère qui, de la naissance à la mort, jalonnent magnifiquement la destinée de Beethoven? Je voudrais précisément que ces deux images restent dans votre esprit pour symboliser et pour résumer la plus effroyable misère, la plus accablante déception qui se soient peut-être appesanties sur une créature humaine, et, en même temps, l'accomplissement le plus parfait, le plus harmonieux, le plus serein, le plus humain enfin d'un divin génie.
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II
BEETHOVEN
LA JOIE DANS LA DOULEUR
Beethoven mondain : influence psychologique d'un accident comme la surdité. - Exemple de l'invention technique provoquée par l'inspiration humaine : la voix dans la symphonie et l'hymne à la joie.
MESDAMES, MESSIEURS,
L'autre jour, j'ai essayé de vous montrer comment Beethoven avait été l'expression de l'âme rhénane. Je voudrais, aujourd'hui, avec la même rapidité, essayer de vous rappeler comment il est devenu l'expression même de l'humanité. Je me hâte donc de le reprendre au point où je l'avais laissé, c'est-à-dire à l'âge de vingt ans, lorsque, ayant triomphé de toutes les difficultés, de toutes les premières perfidies de la destinée dans son enfance, dans la maison paternelle, ayant triomphé du chagrin que lui avaient causé la mort de sa mère, la déchéance de son père, la nécessité de devenir lui-même chef de famille, de présider à l'éducation — si on peut parler de leur éducation — de ses frères, au moment, dis-je, où, grâce aux protecteurs dont il avait fait la connaissance et dont il s'était acquis la sympathie à la
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cour même de la petite ville de Bonn, il est parti pour Vienne, emportant dans ses bagages, avec toute sa jeunesse, et toutes ses illusions, son génie et le germe de son martyre prochain.
Le voilà donc à Vienne. Ses débuts sont éclatants : période heureuse des premiers feux de la gloire et même de l'amour. Il connaît * des princesses, il est reçu dans leurs salons ; il y brille parce qu'il est un nouveau venu, parce qu'il est un virtuose encore plus qu'un génie, - et surtout parce qu'il est un merveilleux improvisateur.
Il fait alors la connaissance du prince Lichnowsky. Vous n'avez qu'à vous rappeler ce nom, qui revient si souvent au cours de ses dédicaces musicales. Le prince lui offre de vivre chez lui. Il y est à la fois très à l'aise, très fier, un peu méfiant tout de même, parce qu'il est le fils du pauvre, le petit paysan et l'artisan, encore. plus que l'artiste, chargé des plaisirs du maître. Et comme il a gardé dans le fond de sa nature quelque chose de violent et de sauvage, il surgit fréquemment entre le prince et lui, comme devaient surgir (par une analogie que je vous demande la permission de vous rappeler) des difficultés entre un La Bruyère et le prince de Condé, quand La Bruyère était le commensal et le pensionnaire de ce dernier, ce que Beethoven a appelé lui-même « de petites mésintelligences ». Heureusement, à côté du prince, la princesse, qui adore la musique et éprouve une grande sympathie pour Beethoven, se charge d'aplanir les difficultés.
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De ce salon, Beethoven peut rayonner sur Vienne tout entière. A ce moment, Vienne est une ville extrêmement pervertie, légère, frivole ; mais elle a une qualité : elle est musicienne. Dans ses salons, on fait un accueil à l'improvisateur. D'ailleurs, le piano sera toujours pour Beethoven le moyen le plus spontané, le plus sincère, de s'exprimer. Lorsqu'il a des condoléances à faire, même à quelqu'un d'extrêmement éprouvé, comme une mère qui a perdu son fils, il se met au piano et la console en improvisant. Lorsqu'il veut plaire à une femme, attirer l'attention d'une jeune fille ou d'une grande dame, il se met au piano, et bien souvent, dans les réunions, comme petit jeu de société, on lui dit simplement :
— Faites donc, au piano, le portrait de telle personne.
Vous voyez que, dans l'exercice même de ses fonctions quotidiennes, dans la pratique de ce métier à peine digne de son génie, il. cherche toujours, avec la musique, à faire quelque chose de précis, de significatif, pour relever sa tâche à ses propres yeux. Il est à l'heure de son existence que j'appellerais volontiers l'heure de la cravate. Voici ce que je veux dire :
Dans toute destinée d'artiste, il est un moment où la gloire se présente sous les aspects trompeurs de la mondanité, du succès de salon, de l'élégance. C'est le moment où l'on voit alors l'artiste, ou l'écrivain, ou l'homme politique, soigner sa cravate, se préoccuper uniquement de sa garde-robe,
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et voici que Beethoven — nous n'avons qu'à feuilleter ses notes — consacra, en effet, des sommes considérables à acheter des bottes, des bas de soie noire, de la pommade et de la poudre. Il monte à cheval, il va tous les matins saluer à cheval ses belles amies. Le paysan, non pas du Danube, mais le paysan du Rhin, est sur le point de devenir un dandy, et peut-être bien que, s'il avait pu continuer toujours ainsi cette existence, nous n'aurions pas les chefs-d'œuvre que, dans la suite, la douleur et l'épreuve ont provoqués. En ce moment-ci, Beethoven est le jeune homme ébloui par ses premiers succès. Évidemment, à de certaines heures, parce qu'il y a en lui la profondeur de son tempérament un peu sauvage, il se recueille, ilise rend compte qu'il n'est pas tout à fait à son aise ni à sa place ; mais il se laisse aller, il cède au mouvement, artiste émerveillé, sorte de héros qui sourit à la vie, qui l'appelle de tous ses élans et qui risque peut-être d'être séduit par les fausses apparences de l'existence et de suivre la gloire au lieu de la vérité, ou même le succès au lieu de la gloire.
Heureusement pour nous, et malheureusement pour lui, la nature veille. L'épreuve est là tout proche et voici que le jeune homme va se trouver durement, brutalement rappelé à la réalité de la vie, de la vie douloureuse, que l'on ne peut supporter qu'à la condition d'y employer tout son cœur, toute sa force, toute son énergie, et que l'on oublie trop vife quand on est heureux. C'est ce
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moment sur lequel je vous demande la permission d'insister un peu.
En 1797, même avant l'âge de trente ans, Beethoven a entendu dans ses oreilles les premiers bourdonnements. D'abord, il n'a éprouvé qu'une inquiétude vague ; puis, peu à peu, il a senti le monde des sons, l'immense océan musical pour lequel il avait vécu jusque-là, s'éteindre, s'effacer, se décolorer. Quand il était au piano, quand il était au théâtre, les rythmes ne lui venaient plus que brisés, les morceaux lui parvenaient incomplets ; les sons aigus, il ne les entendait plus, il n'entendait que les sons graves. Alors, il n'éprouve pas seulement l'angoisse profonde, instinctive, animale du musicien en se sentant atteint dans son organe essentiel, mais c'est aussi ce jeune homme dont je vous parlais tout à l'heure, cet homme des salons, qui, brusquement, voit pour lui se fermer le monde, qui, brusquement, voit les lèvres des hommes et des femmes s'agiter autour de lui sans qu'aucun son parvienne à ses oreilles, sans qu'il y puisse répondre ; et alors ce qu'il y avait eu de si profondément, de si instinctivement sauvage dans sa nature, brusquement réapparaît. Il se sent violemment rejeté en dehors des hommes. Il a pourtant fait tous les efforts possibles pour dissimuler cette infirmité. Ce serait trop déshonorant, trop humiliant. Et il lutte ainsi trois ans. En 1800 seulement il ose écrire (pas même dire, mais écrire) à ses amis dont je vous avais esquissé
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le profil, à Vegeler, qui avait 'épousé la petite Browning :
« Ton Beethoven est devenu le plus malheureux' des hommes. Mon ouïe; qui devrait être chez moi un sens parfait et que j'avais possédé, en effet, à un état de perfection qu'aucun homme n'avait eu, est maintenant perdue. Puis-je même garder l'espérance de guérir ! »
Vous vous souvenez certainement que toutes les fois qu'on a essayé de parler de Beethoven, on s'est heurté aux complications de ce caractère, aux contrariétés de cette humeur, à ces sautes de joie et de tristesse, à ces soudaines révoltes. Cette espèce de chaos que représente pour nous la destinée et le cœur de ce grand homme, il ne faut pas en rechercher bien loin l'explication, la voilà : c'est cette infirmité, c'est cette surdité qui va nous faire comprendre non seulement le secret de son génie, mais surtout le secret de son cœur, et qui nous explique quel bizarre, quel mystérieux, quel incompréhensible amoureux il a été toute sa vie.
Car je voudrais vous dire un mot des amours de Beethoven. On les connaît, en général, on prononce quelques noms de femmes à son propos, mais on ne sait jamais au juste ce qui s'est passé. On voit comment quelques-unes de ces intrigues commencé ; on s'explique difficilement, surtout pour la principale, comment cela a fini.
La première démarche qui s'impose avant
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d'aborder cette étude des amours de Beethoven, serait de rechercher la conception même que Beethoven devait se faire de l'amour. Aujourd'hui, — je passe rapidement là-dessus, — nous avons volontiers une conception de l'amour légère, faèile, commode, et dont le fond est le plaisir. Beethoven, au contraire, a été toute sa vie un esprit d'une austérité, d'une pureté, animé d'une sorte de puritanisme mystique, qui l'a toujours écarté de la frivolité. L'amour, pour lui, est la source la plus humaine, la plus vivante, la plus forte de l'inspiration. Quand il aime une femme, c'est qu'il attend d'elle la joie, et, avec la joie, l'exaltation au- dessus de lui-même ; elle est pour lui celle qui donnera à son art l'accent le plus large et le plus pathétique. Et voilà pourquoi il s'est toujours adressé aux femmes qui lui apparaissaient sous l'aspect le plus pur : il n'a guère aimé que des jeunes filles. Sans doute, il y a eu dans sa vie des amies, — je vous en citais une tout à l'heure, et il en a eu beaucoup d'autres, — mais ce furent des amies auxquelles il faisait confidence de ses chagrins, de ses amours ; celles qu'il a aimées ont toujours été dignes de sa passion, passion qu'il faut soigneusement distinguer de l'amour, parce que la passion est aussi rare que le génie : elle est la faculté que possèdent certains ■ êtres privilégiés de réaliser tout d'un coup leur idéal dans une créature visible, de se dévouer tout entiers pour cette créature, et qui, par conséquent, lorsque cette créature vient à leur manquer, lorsque cet amour les
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abandonne et les trahit, sont véritablement perdus au fond du désespoir. C'est ce qui est arrivé à Beethoven dans deux circonstances que je veux rapidement vous rappeler.
La première en date, — celle qui, par con- séquent, a évidemment provoqué dans son coeur la contracture la plus douloureuse, — est Giuletta Jiucardi. Cette jeune fille était une de ses élèves. Rien n'est plus dangereux que de donner des leçons de musique à des jeunes filles. Beethoven s'en est aperçu chaque fois. Elle avait seize ans, elle était brune, de caractère un peu italien et d'une très grande innocence : rien de plus dangereux encore, pour les naïfs comme les hommes de génie : c'est le type parfait pour faire souffrir un homme. Il n'a pas, en effet, tardé à s'éprendre d'elle, et il a cru, puisqu'il était jeune encorè et glorieux, qu'il en était aimé. Et vous assistez alors, mesdemoiselles et mesdames, à la banale histoiré, celle que l'on rencontre partout : la fillette légère, capricieuse, frivole, flattée d'un hommage venant d'un aussi grand homme, et qui, au fond, n'y comprend rien ; etpuis, le pauvre grand génie, tout pantelant d'amour et de dévotion, cherchant son idéal sur ce petit visage ; enfin, le troisième personnage qui passe, qui peut être toréador, ténor, qui, dans l'espèce, fut un compositeur de ballets, et M. de Talem- berg épouse, en 1802, à la barbe de Beèthoven, la petite Giuletta.
Ce qui est intéressant ici, vous le voyez, ce n'est pas l'aventure, mais son retentissement
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dan s le cœur de Beethoven. Ce grand cœur dé.. chi ré reste généreux. Au plus fort de sa surprise et de sa déception, Beethoven ne pense pas :
— J'ai été trompé !
Il se dit :
— Je me suis trompé, elle n'était pas ce que je croyais.
Et il reste d'une indulgence presque paternelle. Peut-être y en a-t-il quelques-unes d'entre vous qui ont eu l'occasion de lire une très belle pièce de Sully Prud'homme, qui, lui aussi, a connu ces amours un peu pateri^elles pour une enfant qui s'échappait ; et il disait, au moment où elle s'en allait :
Je sais comment sa main repousse j Mais à ceux qu'elle aime elle est douce :
Ne la faites jamais pleurer.
Tel est le sentiment exact de Beethoven. Il va vouer à son rival, à ce compositeur de ballets qui était deux fois son rival, en musique et autrement, une affection protectrice ; il lui donnera des secours d'argent, disant :
- C'est mon ennemi, raison de plus pour que je lui fasse le plus de bien possible.
Quand on est capab e de porter de tels sentiments dans l'amour, c'est véritablement qu'on a la générosité chevillée dans l'âme.
Cette douleur (quelle douleur, pourtant !) va s'aggraver dans la solitude, et je crois que nous touchons le fond même du désespoir de Beethoven. Il se retire, en effet, chez une amie, une de ces amies que j'évoquais à l'instant, à la campagne, où il va, pendant six mois,
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essayer de soigner ses oreilles et son cœur. Mais la cure est dure, et le moment est venu où il écrit une page que je vous demande la permission de vous lire, parce qu'elle offre un des tableaux les plus déchirants de la douleur humaine : son testament. 11 le rédige à l'usage de ses deux frères, car, à ce moment, il pressent prochaine sa mort, tellement il la souhaite !
« 0 hommes qui me jugez haineux, re- vêche ou misanthrope, combien vous me faites tort ! Vous ne savez pas la cause secrète de ce qui vous paraît ainsi. Mon cœur et mon esprit furent, dès l'enfance, portés aux tendres sentiments de la bienveillance, et même j'ai toujours été disposé à accomplir de grandes actions. Mais pensez seulement que, depuis six ans, un mal incurable m'a frappé, aggravé par des médecins inintelligents. Né avec un tempérament vif et ardent, sensible même aux distractions de la société, il a fallu de bonne heure m'isoler, mener une vie solitaire. Il ne m'était pas possible encore de dire aux hommes :
« — Parlez plus haut! Criez, car je suis sourd i 1 « Ah ! comment me serait-il possible d'alléguer alors la faiblesse d'un sens qui devrait être chez moi à un plus haut degré de perfection que chez les autres ! Mais quelle humiliation quand quelqu'un, se tenant près de moi, entendait au loin un bruit et que moi je n'entendais rien, ou que quelqu'un entendait chanter le pâtre et que je n'entendais rien non plus ! De tels événements me jetaient
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presque dans le désespoir. Peu s'en fallait que je ne misse fin à mon existence. L'art seul m'a soutenu.
« 0 hommes ! si jamais vous lisez ceci, pensez que vous m'avez fait tort, que le malheureux se console en trouvant un être pareil à lui qui, malgré tous les obstacles de la nature, a tout fait, cependant, pour être admis au rang des artistes et des hommes dignes. C'en est fait! je vais avec joie au- devant de la mort. »
Voilà comment il s'exprime après la première déception amoureuse. Il va pourtant connaître encore l'amour ; mais lorsque cette figure de la joie lui réapparaîtra, ce sont les mains chargées de douleurs nouvelles. Et voici la seconde histoire, celle de Thérèse de Brunswick.
Beethoven avait, parmi ses amis de la cour et ses protecteurs, François de Brunswick. Il donna des leçons à Thérèse, la sœur de François. Il alla, pendant quelques mois de l'été de 1806, en Hongrie, à la campagne, et là, le clair de lune, l'intimité rustique, le piano, firent leur oeuvre : ils s'aimèrent. Pour abréger mon récit et lui garder, cependant, l'atmosphère du temps, laissez-moi vous lire, de la plume même de l'héroïne, le récit de leurs fiançailles :
« En Hongrie, à la campagne, un soir de dimanche, après dîner, au clair de lune, Beethoven s'assit au piano. D'abord, il promena sa main à plat sur le clavier. François [son frère] et moi, nous connaissions cela : c'était ainsi qu'il préludait toujours. Puis, il frappa
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quelques accords sur les notes basses, et lentement, avec une sérénité mystérieuse, il joua un chant de Sébastien Bach. Ma mère et . le curé s'étaient endormis. Mon frère regardait devant lui gravement, et moi, que son chant et son regard pénétraient, je sentis la vie dans sa plénitude. Le lendemain matin, nous nous rencontrâmes dans le parc. Il me dit :
« — J'écris, à présent, un opéra. La principale figure est en moi, devant moi, partout où je vais, partout où je reste. Jamais je n'ai été à une telle hauteur. Tout est lumière, pureté, clarté. Jusqu'à présent, je ressemblais à cet enfant des contes de fées qui ramasse des cailloux et ne voit pas la fleur splendide fleurie sur son chemin.
« C'est au mois de mai 1806 que je devins sa fiancée, avec le seul consentement de mon bien-aimé frère François. »
Les voilà donc fiancés, et ils ne se marient pas. Pourquoi?
On a cherché bien des explications : la différence des conditions, la nécessité où l'on se trouvait de dire à Beethoven : « Grandissez, accroissez votre situation, votre gloire, attendez, ne décidons rien encore ; » bref, l'obligation où on le mettait de laisser secret son amour, alors qu'il aurait voulu le crier à tout l'univers, en vérité : hypothèse bien banale pour un tel cas-. Je crois qu'il y en a une plus profonde et plus humaine, plus conforme surtout au caractère de Beethoven déjà si blessé par l'amour et si frappé par la enature. Il était devenu trop défiant,
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comme tous ceux qui ont trop de peine à croire à l'amour, au dévouement, à l'abnégation, et qui craignent la pitié. Il a eu le sentiment que, peut-ètre, cette jeune fille qui, pour lui, .restera l'immortelle aimée, celle à qui il à voué sans retour son cœur et son génie, faisait, en venant à lui, un sacrifice, et il n'a pas voulu, dans le fond de son instinct, consentir à ce sacrifice. Il ne l'a pas voulu par bonté, il ne l'a pas voulu aussi par dignité, par amertume, et c'est lui qui, le premier, s'est dégagé, et peut-être à - son insu. Et je crois que nous pouvons en tirer cette conclusion : s'il avait été jusqu'au bout de sa passion, s'il avait réalisé avec Thérèse de Brunswick l'idéal humain qu'il poursuivait toujours : avoir un ménage, une famille, des enfants, il eût assurément été plus heureux ; peut- être n'eût..il' pas produit comme il a produit dans la suite, car nous assistons à ce moment, de même que tout à l'heure après sa première aventure, à une douleur si profonde qu'elle semble concentrer et résumer toute la souffrance sentimentale. Beethoven nous apparaît, aujourd'hui, sur une cime presque inaccessible, occupant les hauteurs de l'abnégation les plus lumineuses, celles où se sont seulement élevés des hommes comme Pascal, lorsqu'il s'écrie, en songeant à son amour et à son infirmité :
« Soumission, soumission profonde à ton Destin, tu ne peux plus exister pour toi, mais seulement pour les autres. Pour toi, il n'y a plus de bonheur que dans ton art. 0 Dieu ! donne-moi la force de me vaincre. »
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Et il s'est vaincu, en faisant de la musique. Mais il n'était pas encore assez misérable pour que son génie fût complet. Le privilège lui était réservé d'épreuves nouvelles et d'une vieillesse plus cruelle que sa vie.
Il fallait; en effet, qu'il brûlât son cœur.-au feu de toutes les tendresses humaines. Il était fait pour être père, comme il eût été mari, comme il était éperdument amant. Parce qu'il n'avait pas d'enfant, il a rejeté cette tendresse paternelle sur un malheureux neveu, fils de son frère; mort tuberculeux, et d'une femme extrêmement légère. Toute sa vieillesse a été consacrée à disputer à la nature, et aussi aux lois, ce neveu, qu'on ne voulait pas lui donner, et, pour l'élever, pour lui assurer la vie matérielle, le pauvre Beethoven s'est constitué un petit ménage. Ah 1 l'horrible ménage du vieux garçon, qui fait que l'on ne retrouve plus sur les notes de Beethoven que des plaintes relative-s à des domestiques : la cuisinière qui est partie, remplacée par une autre L... Il est exploité de toutes les manières par ses servantes, par ses frères ; il ne peut, en aucune façon, se débrouiller au milieu de toutes ces matérialités si légères à la bonne ménagère, mais qui accablent un génie. Et c'est au milieu de toutes ces misères mesquines, vulgaires, qui sont en quelque sorte le couronnement de son existence, que s'appesantit le mal intérieur, l'infirmité devenue totale.
Il n'entend plus rien, aux environs de 1812. Ceux qui le voient jouer du piano re-
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marquent que, lorsqu'il veut faire du pianissimo, comme il n'entend rien, il touche les notes de telle façon qu'aucun son n'en sort : on voit seulement, sur le visage du martyr inspiré, passer tous les rythmes, tous les sons qu'il voudrait faire entendre et qui restent au--bout de ses doitgs.
Et,' pour vous faire assister au drame le plus poignant de cette surdité, je vais vous rapporter, dans le texte même de son ami Schindler, le drame effroyable de la répétition générale de Fidelio. Au moment où Fidelio est parvenu à être joué, à une heure qui devait être le triomphe et la consécration " de la gloire de Beethoven, il a l'idée de diriger lui-même la répétition. Il se met au pupitre du chef d'orchestre. On commence, il n'entend rien. L'orchestre va d'un côté, les chanteurs de l'autre : c'est le désordre. On s'arrête, on recommence, c'est encore pire. Enfin, -voici le récit même de Schindler :
« L'impossibilité de continuer sous la direction de Beethoven était évidente ; mais comment le lui faire comprendre? Personne n'avait le cœur de lui dire : .
« — Retire-toi, pauvre malheureux, tu ne peux pas diriger ! >
« Beethoven, inquiet, agité, se tournait à droite, à gauche, s'efforçait de lire dans l'expression des différentes physionomies et de comprendre d'où venait l'obstacle. De tous côtés, le silence. Tout à coup, il .m'appela. d'une façon impérieuse. Quand je fus près de lui, il me présenta son carnet et me fit signe d'écrire. Il ne communiquait plu8 avec
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l'extérieur, depuis des années, qu'en écrivant, par les petits papiers. Je traçai ces mots :
« Je vous supplie de ne pas continuer, je « vous expliquerai à la maison pourquoi. »
« D'un bond, il sauta dans le parterre, me criant :
.— « Sortons vite !
« Il courut d'un trait jusqu'à sa maison ; il entra et se laissa tomber inerte sur un divan, se couvrant le visage avec les deux mains. Il resta ainsi jusqu'à l'heure du repas. A table, il ne fut pas possible d'en tirer une parole. Il conservait l'expression de l'abattement, de la douleur la plus profonde. Après dîner, quand je voulus le laisser, il me retint, m'exprima le désir de ne pas rester seul. Au moment où je me séparai de lui, il me pria de l'accompagner chez son médecin, qui avait une grande réputation pour les maladies d'oreille.
« Dans toute la suite de mes rapports avec Beethoven, je ne vois pas un jour qui puisse se comparer à ce jour fatal de novembre où il avait été frappé au cœur ; et jusqu'au jour de sa mort il vécut sous l'impression de cette terrible scène. »
Et du fond de cette misère, mesdemoiselles, se leva enfin le miracle, le pur miracle du génie.
C'est le moment où, accablé de toutes les manières, où tout ce qui peut faire souffrir un homme par la nature, par l'amour, par la gloire, par la famille, par l'immense et générale déception de la vie, pèse sur lui, que
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Beethoven conçoit l' Hymne à la, joie opérant, plus heureux que les alchimistes qui cherchaient en vain à changer le' plomb en or, la transmutation de la douleur en allégresse.
Certes, cette idée de là joie était fort ,ancienne dans son esprit. Dès sa jeunesse, dans le temps, où il avait eu l'occasion -de lire les poètes dont nous évoquions l'autre jour les noms, en particulier Schiller, pour lequel il professa toujours une grande admiration, il avait été frappé par Y hymne à la joie de ce dernier, et avait conçu le projet de traduire un jour quelque chose d'analogue dans son art; Mais il ne trouvait pas la manière. Et vous savez que, dans ses compositions sym- phoniques (j e me hasarde là sur un terrain qui n'est pas le mien ; mais je me place surtout au point de vue philosophique), il s'est toujours efforcé de rapprocher de plus en plus la musique de l'expression humaine, de l'expression des sentiments et même des idées. Il était arrivé depuis longtemps à la certitude que la puissance instrumentale était insuffisante pour réaliser cet idéal ; seulement, il hésitait devant la voix, la voix humaine, et c'est seulement dans la Neuvième que, emporté par la nécessité d'exprimer tout son cœur débordant d'une joie surnaturelle, il a osé l'introduction de la voix dans la Symphonie.
D'où vient-elle donc, cette joie qui chante, et quelle est-elle? Joie bien particulière, bien grave, presque triste, joie qui n'est pas celle de l'instinct, mais de l'âme. Il y a des êtres qui viennent au monde avec une. belle santé, tous les dons de la nature, et,
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par-dessus le marché, la chance ; ils n'ont, pour ainsi dire, qu'à se laisser vivre pour cueillir tous les fruits de la vie. Ceux-là, ce sont des heureux, — heureux d'ailleurs, jusqu'au moment où la Destinée leur tend une de ces chausse-trapes où tombe leur bonheur. Ceux- là, en tout cas, ne sont pas de la classe de Beethoven ; ce n'est pas pour ceux-là qu'il a chanté, ce n'est pas pour ceux-là qu'il a peiné et souffert lui-même. Il y en a d'autres, au contraire, dont il est le type absolu, pour lesquels la vie n'a été qu'une perpétuelle perfidie, une trahison incessante. Mais, en face de cette vie, ils se sont écriés, comme lui-même :
— Je veux prendre à la gueule mon Destin. Et alors, quand on est fort, on terrasse son destin, on en triomphe, et ainsi on arrive, par la lutte, par l'effort, par le sacrifice, par la bonté, à faire de la douleur de la joie. La Neuvième Symphonie n'a pas d'autre sens que cela. C'est pourquoi, en l'entendant, vous entendrez un rythme qui indique que la joie est une chose qui doit être conquise, qui n'est pas naturelle, qui n'est pas spontanée, qu'il faut créer soi-même. Beethoven a dit :
— Pourquoi j'écris? Parce qu'il faut que ce que j'ai dans le cœur sorte.
C'est le moment où, aux environs de Vienne, dans le petit village où il avait pris l'habitude de vivre et de travailler, on le voyait sortir par tous les temps, sous des orages, errant à travers les champs, sorte de monstre du Rhin évoquant à la fois le géant et le nain, réalisant lui-même l'accomplissement
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de notre humble et fière destinée de créatures humaines : vivre, souffrir et chanter.
Aujourdhui, nous le comprenons mieux que jamais. Une partie de son œuvre, dont vous avez entendu ici des Quatuors, a été du plus difficile accès à ses contemporains ; il a fallu que, peu à peu, l'humanité se rapprochât de lui, comme lui-même, gravissant sa passion, arrivait peu à peu à se rapprocher de son idéal. Nous venons d'éprouver dans notre sensibilité déchirée des douleurs nouvelles, nous avons fait l'expérience d'une nouvelle souffrance ; il est possible que de cette souffrance naissent un jour des joies inconnues, c'est-à-dire que nous nous sommes peu à peu, nous aussi, rapprochés de Beethoven, de celui qui disait :
— Mon art doit être consacré aux pauvres, non pas les pauvres d'argent, non pas les pauvres d'esprit, mais les pauvres de joie, les pauvres de bonheur.
A chaque instant de notre destinée, nous sommes un peu de ces pauvres pour lesquels Beethoven a travaillé ; et, suivant une belle expression que je vous avais ràpportée l'autre jour de lui : « Socrate et Jésus ont toujours été mes modèles », peut-être ne peut-on mieux résumer l'ensemble de son œuvre et l'immense bienfait qu'il nous a apporté, qu'en lui faisant l'application de la parole évan- gélique :
— Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
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III
LES SOURCES DE LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUE CHEZ SCHUMANN ET GABRIEL FAURÉ
Caractère nouveau des musiciens modernes, adonnés à la littérature. — Le caractère de Schumann et son goût pour les poètes. — La poésie et la musique fondues dans la mélodie moderne. — Le rôle historique de Gabriel Fauré.
MESDAMES, MESSIEURS,
Il y a peut-être, parmi vous, quelques personnes qui m'ont fait l'honneur de m'en- tendre parler d'un philosophe ou d'un écrivain et ils ont pu observer que je n'affectais pas la modestie dans ces sujets. Au contraire, lorsque je parle de musique, je dois commencer par une déclaration d'incompétence.
Évidemment, vous penserez peut-être que, lorsqu'on est incompétent dans une matière, on devrait s'abstenir d'en parler. A quoi je répondrai qu'il est dans la nature de l'homme de s'occuper de ce qui ne le regarde pas. Les peintres veulent jouer de la musique, les musiciens veulent peindre et les personnes âgées font des mar ages. Personne ne sait se restreindre à son domaine.
Aujourd'hui, cependant, j'ajoute que j'ai une raison très sérieuse d'intervenir dans
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ce domaine musical ; cette raison se rattache à l'histoire même de la musique depuis le commencement du dix-neuvième siècle, car si, jadis, les grands musiciens ont été avant tout des techniciens, qui ont consacré leur jeunesse, et quelquefois leur âge mûr, à un travail difficile, depuis le commencement du dix-neuvième siècle, au moment où les grandes idées se sont répandues par le monde, les musiciens, eux aussi, se sont sentis CInporter par ce souffle vers une sorte de culture générale, et ils sont devenus des littérateurs, des écrivains. Tous, et pas seulement Schumann, mais presque tous les autres musiciens, sans oublier Berlioz, jusqu'à Wagner, sont devenus des écrivains, des littérateurs, et ainsi nous avons vu se rapprocher l'un de l'autre deux arts qui étaient restés, jusqu'alors, assez distants : la musique et la poésie.
Et précisément aujourd'hui, je voudrais très rapidement étudier avec vous comment ces deux arts en sont venus à se pénétrer, puisque nous pouvons rapprocher, non pas seulement par la fantaisie d'un programme de virtuose, Schumann et Fauré, mais aussi par la profondeur de leur talent et de leur inspiration, deux compositeurs qui ont, l'un commencé et l'autre marqué l'aboutissement de ce grand ipouvement qui a conduit la musique à chercher son inspiration dans la poésie.
Je vous ai fait, l'année dernière, une conférence sur Schumann qui m'a assez mal réussi. En effet, une vieille amie à moi, extrê-
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mement musicienne, m'a — après avoir non pas entendu (j'espère qu'elle n'est pas dans la salle aujourd'hui!), mais lu ma conférence — pris à partie en me disant :
— Quelle manie de toucher au génie et de porter sur lui une main indiscrète et même sacrilège I Quand vous avez parlé de Schu- mann, vous avez parlé de sa maladie, de sa névrose. Mais il fallait parler avant tout de ses amours ! Pourquoi nous montrer dans Schumann un malade?
Je vais recommencer aujourd'hui. Ma vieille amie m'a tellement irrité, elle a tellement offensé en moi un sentiment profond qui est le respect du génie, mais du génie tel. qu'il est, tel qu'il a vécu!..: Le génie, dans quelque art que ce soit, étant un perpétuel effort pour s'affranchir des conventions, pour faire jaillir de la vérité, de la nouveauté, il faut appliquer cette règle-là au génie lui- même, il ne faut pas derrière lui faire d'autres conventions pour nous agenouiller devant des faux semblants, devant les simulacres de ceux qui ont été les grands hommes. Je ne suis pas un de ceux qui cherchent, dans 4a littérature ou dans la musique, dans l'histoire, des scandales, des potins ; je ne cherche pas à ressusciter les aventures, mais je ne veux pas non plus qu'on y introduise du roman et de la romance ; je cherche la vérité, c'est-à- dire la souffrance, et c'est encore ce qu'il y a de plus beau.
Je recommence donc à vous parler de Schumann comme il faut en parler, en le prenant tout entier, en l'aimant tel qu'il est.
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car il ne faut pas retirer du Christ la Passion, et il y a des fronts qu'il ne faut pas découvrir de leur couronne d'épines.
Nous allons voir comment Schumann a été, en effet, inspiré par l'amour, mais comment cet amour a pris un caractère spécial qu'il a dû à sa maladie, et enfin comment, avec cette nature dramatique, pathétique, frénétique, douloureuse, il a cherché la consolation et l'inspiration chez les poètes.
Je ne vous raconterai pas la vie de Schumann, car vous la connaissez. Je vous rappellerai simplement comment il a été initié à l'amour. Ce n'est pas le roman de Clara Wieck que je veux détailler ici. Vous savez que c'est le père de Clara qui a décidé de la destinée de Schumann : vous savez comment, suivant la tradition du génie, Schumann avait eu à se débattre d'abord contre l'opposition de sa mère, puis contre le respect qu'il avait de la volonté de sa mère, et comment, pour décider sa mère, restée veuve, à accepter sa vocation, il lui dit de consulter le grand artiste, Wieck, et Wieck consentit à devenir son maître, à l'introduire chez lui, à le prendre comme pensionnaire. II y avait là la petite Clara, et ce qui devait arriver arriva : ils s'aimèrent. Et il ne devait pas moins arriver que le père, lui, ne trouvât point à son gré ces amours : pourquoi? Est-ce parce que Schumann n'avait pas encore une position bien claire? C'est possible. Est-ce parce que tous les pères n'aiment pas les amoureux de leur fille, ou, pour une raison beaucoup
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plus particulière et personnelle, parce que - Wieck ayant fait de sa fille une sorte d'enfant prodige à son image, à son gré, selon sa volonté, il a craint en Schumann, non pas le mari, non pas l'amoureux, mais le musicien qui prendrait de l'autorité, qui se substituerait à lui dans le génie de sa propre élève? Rivalité surtout professionnelle et susceptibilité d'artiste. Quoi qu'il en fût, il s'opposa au mariage, et pendant plusieurs années Schumann fut obligé de disputer Clara à son père.
Vous me direz qu'il y avait là, précisément, un élément pathétique, dramatique, qui devait servir à embellir, à romantiser les amours du jeune homme. Oui ; mais avec cette nature sensible, douloureuse, dans laquelle les moindres impressions vont tout de suite en s'exaspérant; il en est résulté que Schumann et Clara ont beaucoup souffert d'avoir été obligés de recourir aux mesures judiciaires pour obtenir le consentement du père. Il est vrai que la vie, chez l'artiste, profite toujours à l'art et Schumann écrit lui-même :
« Il y a sans doute, dans ma musique, beaucoup des peines que m'a coûtées la lutte que j'ai soutenue pour conquérir Clara Wieck. »
Cette peine fut bien vite transformée en bonheur, en force, car non seulement il épousa celle qu'il aimait, mais il épousa celle qui lui ressemblait le plus, celle qui toute leur vie sera capable, non seulement par sa tendresse, par sa présence, par son intelligence, ' de l'inspirer, mais qui, dès que cette inspira-
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tion sera réalisée en une œuvre, sera capable aussi de l'exécuter dans sa perfection.
Nous voyons ainsi combien ma vieille amie avait, en effet, raison d'attirer notre attention sur le rôle de l'amour, et de l'amour fidèle, durable, stable, de l'amour le plus humain et le plus ordinaire qui soit, c'est-à- dire le plus noble, dans la destinée et l'œuvre de Schumann. Car remarquez bien que, dans ce temps où Schumann s'enferme ainsi avec sa femme dans sa vie de foyer, nous sommes en plein romantisme. C'est le moment 'où les lord Byron vont jouer les Don Juan par le monde. Schumann, lui, n'a pas joué de rôle, il a eu un foyer, une femme, des enfants, il a simplement vécu la vie, la vie de tous qui est la première condition du génie.
Je voudrais maintenant, au risque de contrister les personnes sensibles, vous montrer comment cette chimérique sensibilité humaine a pourtant trouvé dans la nature maladive de Schumann, dans son tempérament névropathique, il faut le dire, un élément qui devait l'exaspérer, qui devait lui donner ce caractère auquel tous nous sommes si attachés. Et si je rappelle encore une fois cette maladie, c'est précisément pour que nous sentions ce qu'il y a de personnel, d'unique dans le frémissement de cette âme chimérique et douloureuse, repliée sur elle-même pour mieux souffrir.
Cette histoire de la maladie de Schumann, vous la connaissez. Elle n'était pas quelque chose d'accidentel. Schumann, dès sa jeunesse,
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était bizarre ; il avait des visions, des phobies : il lui a toujours été impossible de supporter dans les appartements, dans les maisons, les élévations ; il avait aussi un peu peur des vastes espaces... Bref, il portait des tares psychologiques. Naturellement, la vie qu'il a menée, l'effort musical qu'il a donné, ses tristesses, n'ont pas manqué d'exaspérer ces tares. Mais n'oublions jamais que c'est surtout parce qu'il s'est donné à la musique, parce qu'il a trop senti, trop pensé, trop réfléchi, parce qu'il a été trop génial, qu'il a ainsi surmené ses nerfs et qu'en 1845, après un effort- de composition trop considérable, la névrose a pris la forme véritablement dramatique, pathétique, qui a provoqué les événements que vous savez, la chute dans le Rhin, puis la folie nettement déclarée et, enfin, la mort dans la maison de santé.
J'ai tenu à évoquer ce chapitre douloureux d'une des plus émouvantes destinées d'artiste qui aient été, parce qu'il n'est pas possible de laisser de côté, lorsque l'on veut comprendre un homme, ce qui a été le fond même de sa nature, et si nous négligeons les souffrances ainsi endurées physiquement sous prétexte que la nature est cruelle, méchante, qu'elle s'acharne contre les meilleurs, qu'elle met en eux les germes d'une souffrance qui doit les conduire à la mort, nous ne pouvons pas oublier tout cela, parce que ce serait précisément méconnaître ce qui a fait le caractère de ce génie dans lequel il semble que, à un moment donné de l'histoire, au moment où par l'Europe se répandent
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tous les souffles des idées nouvelles, toutes ces sensations, toutes ces idées soient venues se concentrer pour jaillir en un chant dont l'accent ne s'oubliera plus et pour donner ainsi à l'âme même de l'humanité une sorte de sonorité douloureuse qui se communiquera dans toutes les âmes ayant été une seule fois touchées par la souffrance, ou moralement ou physiquement.
Schumann était extrêmement intelligent. Cette intelligence lui servit à faire la liaison entre les deux arts qu'il allait tenter d'unir.
En 1842 ou 1843, alors qu'il était à Dussel- dorff, exerçant d'ailleurs sans éclat la fonction de maître de chapelle, Schumann trouva chez lui, avec sa femme, deux amis ayant entre les mains le Manfred de lord Byron ; il se mit à lire à haute voix à ses amis et à sa femme. A mesure qu'il lisait, le livre frémissait dans ses doigts ; sa voix, d'abord sonore, se voilait, et, finalement, il fut obligé d'interrompre parce qu'il était trop ému. Il ne put continuer la lecture qui le trefnsportait. Voilà comment Schumann aimait à lire les poètes, voilà comment il les wentait et les comprenait ; dès son plus jeune âge, lorsqu'il lisait non pas Manfred, mais les autres poésies de lord Byron, et surtout les poésies d'un homme qui a exercé sur lui une très grande influence, Jean-Paul Richter, il découvrait la beauté de la poésie. Vous savez qu'en 1845, à l'heure où éclata cette crise dont je vous parlais tout à l'heure, son principal surmenage fut, comme il le dit lui-même,
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d'avoir trop travaillé sur le Faust de Gœthe.
Ainsi, à chaque époque de sa vie, nous voyons comment les poètes ont apporté à Schumann le principal aliment de son intelligence et de son imagination, et ceci se rattache à ce que je vous disais au début sur le caractère nouveau des grands musiciens. Il a, dès 1834, créé un périodique : -le Nouveau Journal de Musique, dans lequel il commence —r de la même manière qu'en 1830 le romantisme français promulguait, par la plume de Victor Hugo dans la préface de Cromwell, le credo émancipateur — à décréter l'affranchissement, la liberté, de la musique nouvelle. Le jeune musicien ne cessait de répéter que les vieilles règles étaient périmées, que le vieux culte de la forme pure avait cessé d'être artistique, et que la musique devait devenir l'instrument le plus souple, le plus large, capable- d'exprimer la sensibilité tout entière.
Ainsi à la fois par sa nature, — j'ai essayé de vous le montrer, — par son intelligence, par sa volonté d'instinct et de culture, Schumann en est venu à chercher chez les poètes son inspiration première et clairement, consciemment, il s'est appliqué à faire de la musique non pas seulement un complément, mais véritablement la confidente et l'interprète de la poésie.
Je sais bien que son œuvre tout entière ne peut pas être réduite à ses mélodies ; mais je crois que dans ses mélodies nous saisissons le mieux le mécanisme de son intelligence, nous percevons le mieux ce qu'il y a de
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proprement original, d'inimitable, d'essentiel dans sa conception et sa réalisation de la musique.
Quand il a demandé à Chamisot ou à Henri Heine l'inspiration avec laquelle il a composé les Amours d'un Poète, ou J'Ainour et la Vie d'une Femme, qu'a-t-il fait d'abord? Il s'est souvenu de lui-même, il s'est souvenu de sa vie, mais il a emprunté le thème sur lequel allait se répandre en harmonies et en mélodies son génie à des poètes. Et vous voyez qu'il a créé quelque chose d'absolument neuf. Je ne veux pas parler du lied. Le lied est un vieux genre dont il avait reçu le secret de Schubert. Ce qu'il a proprement créé, c'est une suite de lieder, c'est l'ensemble mélodique ; c'est le poème, j'allais dire le roman mis en musique. Rappelez-vous simplement le premier et le dernier thème, dans l'Amour d'une Femme. C'est un cycle. Sentez-vous là à quelle profondeur de la sensibilité humaine hous sommes descendus? Qu'est-ce que le souvenir, en effet, sinon un rêve qui a changé de direction? Qu'est-ce que le passé, sinon un avenir que nous considérons non plus avec le mirage de l'espérance, mais avec le mirage peut- être plus transfigurateur encore, et en tout cas plus émouvant, de la mémoire? Et les choses finissent comme elles ont commencé : le cycle se ferme, et c'est là que toute la beauté mélodique, que toute la beauté humaine d'un poème, d'un poème à la fois poétique et musical comme celui des Amours d'une Femme, ou même des Amours d'un Poète,
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se manifeste. Et ainsi nous saisissons véritablement, en élargissant ce que nous venons de dire à propos des mélodies de Schumann et en l'appliquant à sa musique entière, nous saisissons ce qu'il y a eu de profondément neuf dans son génie.
Schumann, on le lui a souvent reproché, n'est pas un technicien. Schumann a brisé, en quelque sorte, tous les cadres anciens de la musique de la même manière que notre Victor Hugo avait rompu le « vers incassable du classicisme ». De tous côtés, dans la musique comme dans la poésie, on en a fini avec les vieilles règles. Une âme rouvelle cherche son instrument. Schumann e>t peut-être, de tous les artistes, celui qui s'est le plus directement inspiré de son instinct, de sa sensibilité, de sa souffrance ; il a chanté comme on crie, comme ,on pleure, comme on rit. Toute la gamme de la sensibilité humaine, il l'a fait résonner. Dans ses moments troubles, on sentait que la musique restait son unique préoccupation. La nuit, brusquement, il sortait de son lit, se jetait sur du papier, faisait semblant d'écrire, se jouant à lui-même cette tragi-comédie, et il se figurait, en effet, avoir à transcrire des motifs qui lui avaient été dictés pendant son sommeil par Schubert lui-même ou par Mendelssohn. Il a été véritablement une âme toute souffrance, une âme toute harmonie, et on peut dire de lui, aussi bien que des grands prêtes :
V
Les chants désespérés sont les chants les plus beaux.
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Je vous ai montré comment s'était constitué un cycle mélodique. Ce cycle mélodique n'a fait que se développer. Je ne suis pas les intermédiaires, et j'arrive d'un vol à un aboutissement : Gabriel Fauré.
Il n'entre pas dans mes intentions d'établir une comparaison entre Schumann et Gabriel Fauré ; je vais seulement tenter de vous montrer, par les différences, une continuité.
Gabriel Fauré, en effet, est un très grand musicien qui s'est fait une place spéciale. Ce n'est pas par le théâtre, voie ordinaire de la gloire, qu'il a fait son chemin. Il a bien fait des compositions pour scènes, il a composé un opéra : Pénélope, il s'est rendu célèbre aussi par ses deux admirables quatuors, par une sonate extrêmement belle ; mais, pourtant, il semble bien que s'il vous est connu, c'est surtout par ses compositions d'ordre mélodique, parce que lui aussi, il a donné, avec la Bonne Chanson, une sorte d'accomplissement à ce qui avait été inauguré par Schumann.
Et ce que je vais essayer de vous montrer maintenant, c'est précisément que lui aussi, Gabriel Fauré, s'est inspiré des poètes, — d'autres poètes ! — c'est qu'il a traduit, lui aussi, une tristesse ; mais c'était une autre mélancolie, c'était une . mélancolie presque joyeuse, et il me suffira de deux ou trois traits de son caractère et de son existence pour vous faire comprendre à la fois combien il est rapproché et combien il est éloigné de notre point de départ, qui était Schumann.
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Gabriel Fauré est né (j'aime beaucoup les détails qui se rapportent à l'enfance, qui permettent de situer les impressions définitives sur lesquelles se fondent l'intelligence et la sensibilité d'un homme, d'un artiste), Gabriel Fauré n'est pas né dans les brumes et les environs du Rhin, il est né tout près des Pyrénées, à Pamiers, dans FAriège ; il a été, ensuite, élevé à l'École normale d'une petite ville, la petite ville de Foix. Son père était directeur de cette École. Vous imaginez cet horizon des Pyrénées, la lumière vive et bleue sur un paysage aux arêtes nettes et aux contours parfaitement délimités, et ce climat, sans doute, incline la sensibilité à une certaine mollesse, incline à rechercher la sensation plutôt que le sentiment, la vie plutôt que le rêve; mais, par bonheur (il y a toujours un bonheur pour les hommes prédestinés), Gabriel Fauré quitte ce Midi trop séducteur, trop ..ensoleillé, et vient travailler la musique à Paris. Il entre dans l'école religieuse qui a été célèbre, — puisque de grands maîtres, dont Saint-Saëns, dont lui- même, en sont sortis, — l'école religieuse de Niedermeyer, et, à l'âge de vingt ans, ayant obtenu tous les lauriers que peut remporter un musicien, il sollicite un poste pour gagner sa vie. Il obtient (grande faveur pour lui, pour son talent, pour son futur développement) d'être organiste en Bretagne, à Rennes, et, à vingt et un ans, il arrive dans le décor armoricain pour y vivre quatre années de suite.
Alors, voyez-vous le rêve, le rêve du Nord,
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voyez-vous la poésie de la brume, de la Bretagne, qui viennent maintenant corriger qu'il pouvait y avoir eu de trop voluptueux, de trop sensuel dans les premiers paysages? Voyez-vous comment s'harmonise et se complète ainsi, sous les influences de la jeunesse, tout ce qu'il y a de mystérieux dans la formation de la sensibilité du musicien?
Et voilà pourquoi Gabriel Fauré, vous le devinez, va nous apporter quelque chose de tout à fait nouveau, non pas, certes, de très large ni de très profond, mais d'extrêmement prenant, enveloppé tout à la fois de volupté et de rêve. Il va devenir — et c'est peut-être là que nous allons pouvoir mieux juger le charme de son talent — organiste à Paris, à Saint-Honoré-d'Eylau, à Saint-Sulpice, à la Madeleine ; et le voilà qui, pendant des dimanches et des dimanches, mène simplement la vie des Bach et des César Franck. Seulement, il n'est ni un Bach, ni un César Franck : il composera de la musique religieuse, certes, il exprimera de la piété, de la ferveur, mais une piété, une ferveur toutes modernes, un peu méridionales, c'est-à-dire dans lesquelles ne subsistera pas grand'chose de l'inquiétude chrétienne, de la grande épouvante du Péché. Il n'y à pas, dans la religion de Gabriel Fauré, d'Enfer, semble-t-il, il n'y a que le Paradis ; et sa musique sera perpétuellement pleine d'une sorte de langueur heureuse, d'innocence, et ceci n'est pas éloigné de la vérité religieuse, de la vérité chrétienne.
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L'innocence aussi a son mérite ! Et s'il n'y a pas à redouter, dans la musique et dans l'inspiration de Fauré, l'évocation des grandes proportions gothiques de nos monuments, si l'orgue n'a plus de colère ni de sévérité, c'est tout simplement parce que cet orgue est fait pour une humanité qui ne connaît plus de grande faute, qui est résignée à une vie douce, qui a mérité par son innocence une sorte de paradis élyséen où la joie ne sera pas frénétique ni paroxysmatique, non plus que la douleur sur la terre ne fut redoutable ni sévère.
Telle est la nouveauté de cette inspiration.
Comment s'est-elle alimentée? Voilà par où Fauré se rattache à Schumann. Je voudrais, en effet, d'un mot, vous marquer l'importance d'une œuvre musicale comme celle de Gabriel Fauré, non pas dans la musique, mais dans l'art français et, pour ainsi dire, dans la littérature.
Les poètes de la France, en effet, aux environs de 1890, ont subi une grande crise littéraire. Après les déceptions du romantisme (ils avaient eu des aspirations trop grandes pour les réaliser jamais), ils ont tenté de restreindre leurs moyens d'expression tout en les précisant et en les enrichissant, et vous savez comment, avec un Leconte de Lisle, avec toute l'École du Parnasse, ils ont cherché des modèles dans les arts plastiques ; ils ont voulu faire des vers comme on faisait des tableaux ou des statues ; ils se sont rap-
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prochés de la peinture et de la sculpture. Les Écoles aboutissent toujours à une déception, ne fût-ce que pour cette raison très simple que ceux qui succèdent veulent faire autre chose et que, par conséquent, les nouveaux venus accusent les anciens de les avoir égarés et trompés. Donc, substitution d'un idéal nouveau à celui des arts plastiques : c'est la recherche musicale, ce sont les poètes symbolistes, c'est Albert Samain, c'est Verlaine, qui ont cherché à exprimer ce qui, ~ jusqu'à présent, n'avait pas été saisi par la poésie dans l'âme humaine, c'est-à-dire précisément tout ce qui est flou, indécis, tout ce qui a le chatoiement de la soie, de l'aile de l'oiseau et qui, pourtant, nous pénètre peut-être plus profondément en laissant en nous des tracès plus ineffaçables que les plus grands sentiments et les plus fortes émotions. C'est le moment où l'on cherche non plus seulement à jeter des images dans les yeux, mais surtout à faire entendre aux oreilles des rythmes nouveaux, des harmonies plus indécises, plus incertaines. Alors, comment voudriez-vous qu'un homme aussi avisé, qu'un Gascon aussi intelligent que Gabriel ; Fauré, ne se soit pas bien vite aperçu que tous ces poètes avaient fait pour venir à lui au ï moins la moitié de la route ! Déjà un Verlaine, un Albert Samain, avaient mis leurs vers en | musique ; il suffisait qu'un musicien y ajoutât | ses propres ressources pour que de ces vers il $ tirât quelque chose qui fût justement le poème | musical que nous avons essayé de définir, f Ainsi, Fauré n'a eu qu'à tendre la main à j
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ceux qui l'avaient deviné, pressenti, attendu peut-être,, et ainsi l'alliance de l'inspiration d'un Verlaine dans la Bonne Chanson a donné à Fauré l'occasion d'une sorte de chef- d'œuvre qui marque dans l'histoire de la musique et de l'art un beau chapitre à la suite des œuvres que nous évoquions tout à l'heure avec Schumann.
Il en résulte que Gabriel Fauré a essayé de traduire dans l'art des sentiments et surtout des sensations nouvelles ; et ce qui nous donne le mieux l'impression de son étendue et de ses limites, c'est son Requiem, c'est-à-dire l'évocation d'une humanité où la joie et la tristesse sont devenues quelque chose d'indiscernable. Nous avons, nous, modernes, des nerfs tellement délicats, une sensibilité tellement affinée, que, le plus souvent, nous ne savons pas ce qui nous fait plaisir et ce qui nous fait peine. Tout en nous est si harmonieusement fondu, il y a en nous tant de complexités, nous sommes capables de recevoir tant de sensations, que précisément ce qui nous charme, ce qui nous intéresse le plus, ce qui nous émeut le plus, c'est l'expression même de cette confusion, de ce flou, de cétte incertitude, de cette sorte de langueurdans laquelle la volupté est de la tristesse et la tristesse de la volupté, où nous retrouvons quelque chose du grand mot de La Fontaine :
Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.
Vous saisissez l'opposition. Schumann est la grande mélancolie romantique ; il dit la
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tristesse, l'angoisse de l'humanité penchée, en quelque sorte, au bord d'un gouffre, recherchant en elle-même ce qu'elle n'y peut trouver et reculant d'horreur devant le vide de son âme. Gabriel Fauré dit la mélancolie souriante, latine, attique, de celui pour lequel les choses n'ont pas tant d'importance, qui ne demande à la vie que la vie, qui prend de la vie ce qu'elle a de joli, de beau, de séduisant, de gracieux, qui de ses déceptions même tire encore quelque chose d'artistique ; surtout, il a tenté d'exprimer cette beauté éparse, diffuse, qui est véritablement devenue la caractéristique de notre art. Vous savez qu'il a mis en musique les vers d'Albert Samain ; vous les avez tous chantés.
Voici que les jardins de la nuit vont fleurir.
Les lignes, les couleurs, les sons deviennent vagues. Vois ! le dernier rayon agonise à tes bagues.
Ma sœur, entends-tu pas quelque chose mourir?...
Mets sur mon front tes mains fraîches comme une eau pure, Mets sur mes yeux tes mains douces comme des fleurs ; Et que mon âme, où vit le goût secret des pleurs,
Soit comme un lis fidèle et pâle à ta ceinture.
Nous vivons en un temps où l'humanité tout entière ressemble à ce poète, à cet amoureux. Tous, nous avons besoin que la beauté, la muse, celle que nous aimons, mette sur notre front ses mains fraîches comme une eau pure ; mais, surtout, nous avons besoin, en goûtant ces joies qui ne sont qu'une tardive récompense de
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tant de souffrances subies, nous avons besoin de croire qu'elles ne sont pas vain.es. Ne disons donc pas :
Ma sœur, entends-tu pas quelque chose mourir?... Mais :
Ma sœur, entends-tu pas quelque chose renaître?... Ce qui fait renaître, c'est l'art.
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IV
LES VRAIES SOURCES DU GÉNIE DE ^VAGNER
Influence de Paris sur Wagner ; Wagner et l'amour ; Wagner et la théorie ; les légendes de chez nous et l'art wagnérien.
MESDAMES, MESSIEURS,
Vous avez certainement présent à l'esprit l'admirable poème de mon maître Joseph Bé- dier, Tristan et Yseult, et vous vous souvenez que, dans la ville où habite Yseult aux cheveux d'or, un monstre vient tous les jours réclamer, pour sa nourriture, une jeune fille. Il est si bien protégé par ses griffes terribles et par ses écailles, que non seulement les chevaliers de la ville sont impuissants à le tuer, mais qu'ils n'osent même pas l'attaquer. Survient Tristan, envoyé comme ambassadeur du roi Mark pour demander la main - d'Yseult. Apprenant l'existence de ce monstre,, il va à sa rencontre et il le tue.
En commençant cette conférence, j'ose, toutes proportions gardées, me comparer à Tristan. Je songe, en effet, que je vais avoir à me débattre contre une sorte de monstre multiforme : c'est mon sujet. Au cas ou je parviendrais à m'en tirer, ce qui est bien improbable, je ne réclamerai pas, comme
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récompense, une jeune fille, mais, pour la défaite, toute votre indulgence.
Parler de Wagner, en effet, remue en nous une sensibilité très profonde, très secrète, et qui se trouve enveloppée de diverses pudeurs. Je me souviens que, pour mon compte, même avant la guerre, lorsque je me suis approché de cet énorme monument musical constitué par son œuvre, j'ai passé par des impressions multiples. Mon tempérament de Latin, mon tempérament de cultivé, de lettré, avait éprouvé d'abord une sorte d'étonnement, de stupeur, devant les énormes proportions d'un édifice qui rappelait les proportions mêmes d'une certaine architecture, d'une certaine esthétique allemande, et ce n'est que peu à peu, par une série de sacrifices volontairement acceptés, que je suis parvenu à m'abandonner à l'immense lame de fond que constitue tout de même le génie musical de Richard Wagner.
Tous, plus ou moins, nous avons passé par ces alternatives de déplaisir, d'énervement, puis d'admiration. J'ajoute que, pendant longtemps, nous avons vu dans Richard - Wagner, non seulement le représentant du génie allemand, mais le représentant d'une Allemagne, de la nouvelle Allemagne, qui offensait en nous ce qu'il y a de plus profond, de plus vibrant, de plus humain. Nous avons été pendant longtemps, à son égard, des' vaincus timorés ; nous sommes, aujourd'hui, des vainqueurs magnanimes, et, puisque la France s'est battue pour. la justice afin de la faire triompher dans le monde, elle peut
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bien, aujourd'hui, avoir la grâce suprême de la respecter encore dans le domaine de l'art, et s'il est vrai qu'il y a dans Wagner à la fois le génie de l'Allemagne et le génie humain, largement, courageusement, faisons la séparation de ce qui est allemand et de ce qui est humain ; vous verrez — j'espère vous le montrer ce soir — que la moisson sera belle encore.
Richard Wagner fut, entre tous les hommes, un être déplaisant, je ne dis pas parce qu'il appartenait à une race particulière, mais tout simplement parce qu'il était venu au monde avec un caractère désobligeant. Vous n'avez qu'à considérer sa figure, cette face où respire non pas tant la volonté, comme on l'a dit, qu'une sorte d'impulsivité, de passion orgueilleuse et dominatrice, avec un besoin perpétuel de s'imposer, de gesticuler, de se mettre en vedette et de conquérir le monde. Et si, comme j'espère vous le démontrer, dans cette nature qu'il définit lui- même avec une certaine précision, — car il a dit de lui : « Ma vie est un océan de contradictions », et tous ses amis en témoignent, notamment Liszt : « Il était à chaque instant projeté d'un pôle à l'autre, d'un extrême à l'autre, passant aux sentiments -les plus opposés avec la dernière rapidité » ; si, dans ce génie frénétique, convulsif ; si, dans cette nature par tant de côtés déplaisante (c'est le mot qui me reviendra sans cesse à la bouche), il y a cependant quelque chose de véritablement humain, d'ému, de
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large ; si, en un mot, le génie musical a pu accomplir son œuvre et son miracle, c'est pour des raisons que je vais essayer de déterminer devant vous. Sans y voir partout l'influence française, je peux pourtant vous montrer ce que Wagner a emprunté à la France, et ceci nous expliquera sans, doute pourquoi, au lieu de la reconnaissance qu'il nous devait, il a eu une sorte de colère étrange à se rendre compte qu'il avait été notre obligé.
Comment Wagner a-t-il emprunté à la France? Je vous montrerai, tout à l'heure, l'influence de nos légendes sur le développement littéraire de son génie. Mais ce que je voudrais, avec une certaine précision, vous montrer, c'est dans le détail même, par sa biographie, par son contact avec la France, les éveils successifs qui ont provoqué dans son esprit les inspirations, qui ont déterminé l'évolution de son art.
Si Wagner répond à la définition que je vous indiquais de cet être passionné, frémissant, acharné, je vais vous conter l'histoire d'une passion amoureuse dont l'ensemble pourrait être résumé par le vers d'Hermione :
Ah ! je l'ai trop aimé pour ne point le haïr !
je vais vous conter, dis-je, les relations de Wagner avec une grande ville, avec Paris. Car, s'il a détesté Paris, c'est parce qu'il l'avait trop aimé.
Richard Wagner est venu à Paris à trois reprises différentes dans le cours de sa carrière, à trois reprises séparées les unes des
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autres par une sorte de rythme régulier, puisqu'il est venu de dix ans en dix ans.
Étant né en 1813, il est venu à l'âge de vingt-six ans à Paris, plein des rêves et des ambitions de la jeunesse, et ceci est un hommage que nous devons signaler en passant. Pourquoi est-il venu à Paris à l'âge de vingt- six ans? Parce que la gloire, pour lui, c'était Paris, parce que la gloire musicale dont il rêvait, c'était d'être joué au Grand Opéra de Paris, et lorsqu'il arrive, jeune homme, dans la grande ville, isolé et perdu, que fait-il? Il se précipite à l'Opéra avec un livret intitulé le Vaisseau fantôme, qu'il offre au directeur, livret qui est agréé et rétribué par la modeste somme de cinq cents- francs. Mais il ne pouvait pas être parlé de la musique de Wagner. Le directeur de l'Opéra avait pris le livret pour en faire faire la musique par un autre.
Wagner ne se décourage pas. Il reste à Paris, se retire dans un paysage paisible, aux environs de la capitale, à Bellevue, et là, dans une petite maisonnette, il écrit la partition du Vaisseau fantôme, qui lui prend exactement sept semaines.
A ce moment, il est le jeune artiste exilé de sa patrie, et découragé. Il est vraiment à l'époque de la vie où les blessures et les déceptions sont le plus cruelles. Il le dit lui-même, et il a gravé sur la petite maison dont je vous parle les devises suivantes qui résument l'état d'esprit dans lequel il travaillait : Per aspera ad astra, ce qui veut dire : « Des cailloux du chemin aux astres du ciel » ;
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puis : « Dans la nuit et le malheur. — Plaise à Dieu ! »
Voilà le premier contact de Wagner avec Paris.
Dix ans après, au lendemain de la grande révolution de 1848, dont il a été la victime comme maître de chapelle à Dresde, — ayant pris une attitude révolutionnaire (Wagner a été, à un moment de sa vie, partisan de la liberté), il a été expulsé de son pays, — son premier mouvement, de même qu'en 1839 il était venu demander la gloire à Paris, son premier mouvement est d'y chercher le repos, la liberté, le travail. Il espère obtenir des commandes à l'Opéra. Encore une fois, il ne trouve que déceptions. Il n'obtient rien, il n'arrive même pas à se faire des relations, et, de nouveau découragé, il quitte Paris pour se retirer dans un exil dont je vous dirai un mot, car cet exil deviendra pour lui le commencement de l'amour et par conséquent du génie ; il se retire en Suisse, à Zurich.
Troisième voyage de Wagner à Paris, en 1859. Wagner est alors devenu un personnage plus important ; ses opéras ont été joués ; grâce, notamment, à l'intervention de Liszt, Lohengrin a remporté à Weimar un grand succès ; il est en plein dans le travail de la Tétralogie, et, en arrivant à Paris, il est précédé d'une renommée. La princesse de Met- ternich a servi d'intermédiaire entre lui et l'empereur, et, grâce à cette haute protec-
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tion, il est décidé que Tannhauser sera immédiatement mis en répétitions à l'Opéra. Cet accueil était inespéré. Alors, nous saisissons le mécanisme secret, le rythme violent de ce caractère. Sentant qu'il a le vent en poupe, il croit aussitôt tenir la fortune, il redevient irascible, déplaisant, désobligeant. La partition de Tannhauser ne lui plaît plus telle qu'il l'a lui-même composée, il veut y faire des corrections, il interrompt les répétitions, il les reprend, il bouscule les interprètes, les acteurs, l'orchestre, il retarde la pièce, si bien qu'au bout de cent soixante-dix-sept répétitions, ayant lassé tout le monde, ayant fatigué toutes les sympathies, découragé toutes les collaborations, Tannhauser paraît au milieu d'une atmosphère des plus défavorables, et, dès que le rideau se lève, on commence à rire, à crier, à chanter, à jouer du mirliton, à siffler : c'est la chute.
Cette fois, Wagner dit adieu à Paris, ulcéré, et vous comprenez alors la justesse du vers que je vous ai cité tout à l'heure :
Ah ! je l'ai trop aimé pour ne point le haïr !
En quittant Paris dans les dispositions que je viens de vous préciser, Wagner se retire en Suisse, dans un décor admirable, au bord du lac de Zurich, avec l'horizon des montagnes. Là, il est accueilli par des amis très chers, en particulier par la femme d'un ami, Mme Mathilde Wesendon.
Je ne crois pas qu'il soit jamais bon de jouer à ce petit jeu de scandale qui consiste à scruter les amours des grands hommes ;
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mais il est quelquefois utile et nécessaire, par probité artistique et par loyauté d'historien, d'accorder de l'attention à celles qui ont eu de l'influence. Or, cette Mathilde, qui n'est pas une Allemande, a eu sur Wagner une influence que nous ne saurions méconnaître sans risquer de ne pas comprendre ce qu'il y a eu de plus profond peut-être dans le génie de Wagner, puisque c'est à l'occasion de cet amour pour Mathilde, et sous son inspiration,, qu'il a conçu et composé Tristan et Yseult. - - .
Mathilde Wesendon, en effet, est une de ces femmes, une de ces conseillères qui dominent le génie de tout l'ascendant du cœur.. La pauvre femme se débattit de toute sa loyauté, de toute sa volonté, contre l'amour ; pendant longtemps, elle ne.fut véritablement qu'une amie, une inspiratrice, dans le sens le plus spirituel et le plus précis du mot, de Wagner, et peut-être pouvez-vous vous amuser à chercher les cinq mélodies extrêmement particulières dans l'œuvre de Wagner, qu'il a composées, sur les poèmes de Mathilde ; il y a là une fraîcheur, une juvénilité, une tendresse qui offrent une note tout à fait inattendue de la part de ce génie violent et volontaire. Mais bientôt, sentant le péril, ils sont obligés de se séparer. Bien que, dans la villa qui lui avait été offerte par ses amis, Wagner se fût trouvé dans des conditions inespérées pour travailler, il renonce à ce bien-être, il renonce au décor des montagnes, il renonce au lac et s'en va à Venise. Et alors voyez-vous la grandeur simplement humaine
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de cet amour qui, dans la langueur de Venise, se renonce lui-même, et qui pour se consoler, cherche à s'exprimer dans l'art? Richard Wagner, pour la perte de Mathilde, écrit Tristan et Yseult.
Et il continue de correspondre avec elle, car il a besoin de cette inspiratrice pour travailler, besoin de ne pas perdre le contact spirituel avec celle dont il s'est séparé, et les années s'écoulent, car cette influence a duré près de dix ans, jusqu'au moment où Wagner se trouve soumis à celle d'une autre femme, qui est devenue Mme Wagner : Cosima Liszt.
Si Mathilde fut une inspiratrice idéale et une femme de sentiment, celle-ci me paraît avoir opposé à la volonté de Wagner une volonté plus forte encore, car celle de Wagner était passionnelle, celle de Cosima fut calculatrice, et nous n'avons, pour mesurer l'habileté administrative de cette amoureuse, qu'à nous rendre compte que, après la mort de Wagner, elle a pu mettre sur pied et développer l'entreprise de Bayreuth.
Mais voici pour vous un détail bien significatif : à l'instigation de cette femme, Wagner oublie la première, et il commet, un jour, une indélicatesse que je livre à vos jugements : il fit réclamer par la nouvelle la correspondance de l'ancienne. Cosima écrit, comme secrétaire de Wagner, à Mathilde : « Ne pourriez-vous pas renvoyer les papiers de M. Wagner? » De telles actions portent généralement malheur à ceux qui les commettent, car il y a une justice dans la vie
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sentimentale comme ailleurs, et, en effet, à partir de ce moment, Wagner se trouve complètement isolé.
Le voilà qui a cinquante ans. Il est allé à Vienne avec l'espérance d'y faire jouer Tristan et Yseult. L'opéra est monté, il est mis en répétitions, on en fait jusqu'à soixante-dix- sept, et, à la soixante-dix-septième, la même aventure qui s'était produite à Paris pour Tannhiiuser, recommence : tout le monde est découragé, irrité, agacé, l'opéra est déclaré injouable et n'est pas joué, si bien que, en 1863, arrivé à plus de la moitié du chemin de sa vie, Wagner, faisant son bilan, est obligé de se retirer dans les environs de Vienne, afin d'y échapper à ses créanciers et de s avouer lui-même* que comme affaires et comme art, il n'a réussi à rien.
Alors, un miracle, — un de ces miracles sur lequel je ne m'étendrai pas, parce que c'est le hasard pur qui décide, — un miracle se produit : monte sur le trône, à Munich, un petit roi de dix-sept ans, Louis II, qui avait une passion pour la musique de Wagner, et son premier geste royal est de faire appeler Wagner, de mettre à sa disposition son influence, et surtout la cassette royale. Wagner devient le potentat de la musique, ce qui lui permettra de constituer son théâtre à lui. Wagner est enfin heureux, Wagner n'a plus d'histoire, il cesse de nous intéresser comme homme, si tant est qu'il l'ait jamais fait.
Déterminons, maintenant, comment cet être, fait des contradictions les plus violentes,
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souvent les plus désobligeantes, a conçu ce qui est devenu le drame musical.
Je crois pouvoir vous montrer, sans aucune exagération, que, s'il n'avait pas connu la France, s'il n'était pas venu à Paris, comme je vous l'ai dit, Wagner n'aurait pas réalisé avec la netteté qu'il y a mise et avec la puissance qu'il y a déployée le poème musical dont il est l'auteur.
Quels sont, en effet, les éléments principaux de ce poème musical, de ce drame musical?
C'est à Paris, à son premier voyage, c'est- à-dire à l'âge de vingt-six ans, que Wagner se trouvant à un concert du Conservatoire, où il a toujours admiré le fini et la précision dans l'exécution, eut l'occasion d'entendre la Neuvième Symphonie de Beethoven. Ce fut pour lui l'instant magique de l'illumination. Il en fut presque malade d'émotion, et, une fois guéri, il se sentit devenu lui- même musicien.
Pour lui, quelle était donc la signification de la Neuvième Symphonie?
Vous vous souvenez que, dans la Neuvième Symphonie, Beethoven, arrivé presque au terme de sa vie, ayant à exprimer ce qu'il avait jusqu'alors contenu dans son âme douloureuse, c'est-à-dire la joie, eut, en quelque sorte, pour la première fois, le sentiment que la musique instrumentale était impuissante à atteindre jusqu'à ce degré, et il a ajouté à l'instrument, à l'orchestre, la voix. C'est de là, précisément, que Wagner est parti. Il a eu l'impression que la musique instrumen-
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tale ne pouvait pas exprimer tout ce qu'il avait à dire, et que l'instrument de tous les instruments restait encore la voix à laquelle il suffisait de réserver un accompagnement, de sorte que, renversant l'ancien rapport naturel des termes, il constitua l'orchestre comme un simple accompagnement, comme un complément de la voix qui redevenait ainsi l'élément essentiel.
Comment, de cette voix, va-t-il faire quelque chose qui ne soit pas seulement un chant, mais qui soit une action, quelque chose qui ne soit pas un chant de concert, mais une voix de théâtre? Comment va-t-il porter ce qu'il vient de concevoir au concert du Conservatoire, en entendant Beethoven, sur une scène?
C'est alors qu'intervient un élément sur lequel je veux attirer votre attention, parce qu'il constitue l'essence même de Wagner, et il ne semble pas que, jusqu'à présent, on ait accordé à cet élément l'importance qu'il mérite.
Vous connaissez le paradoxe de Nietzsche. Vous savez que Nietzsche et Wagner, après avoir été liés de la plus grande intimité, se sont brusquement brouillés à l'occasion des représentations de Parsifal. Wagner était devenu tout à fait mystique, chrétien, et Nietzsche en a été révolté, parce qu'il a vu dans le mysticisme catholique de Wagner une influence de sa femme, et cela suffit pour que Nietzsche fût à jamais dégoûté de Wagner. Après avoir été très unis, Nietzsche détestait
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donc Wagner, et, parmi les injures qu'il a écrites contre lui, parmi les paradoxes qu'il a soutenus, il en est un que je retiens :
— Dans Wagner, affirmait Nietzsche, il y a tout, hormis un musicien.
C'est sans doute excessif ! Puis, il ajoute : — Wagner est un acteur dévoyé.
Ceci est encore probablement excessif, mais cette indication reste pour nous infiniment précieuse. Remarquez, en effet, que, dans la famille de Wagner, dans ses ascendants, alors que, jusqu'à présent, presque tous les grands musiciens ont appartenu à des familles de musiciens et ont, par conséquent, bénéficié, non seulement d'une hérédité, mais d'une ambiance musicale, dans les ascendants de Wagner il n'y a pas eu de mu-. siciens : il appartient à une famille d'acteurs. Son père adorait le théâtre. Son père, d'ailleurs, mourut alors qu'il avait deux ans, et Wagner fut élevé dans la suite par un beau- père qui était acteur ; il épousa lui-même une actrice à vingt-cinq ans, mariage fait à l'étourdie, où il ne vit dans la femme qu'il épousait que la comédienne. Enfin, il nous a lui- même confié, avec une sincérité indiscutable, qu'il y avait eu dans sa vie esthétique une commotion aussi forte qu'avait pu être l'audition de la Neuvième Symphonie de Beethoven : l'audition d'une artiste, d'une chanteuse, Mme Schrœder de Bregen, qu'il a entendue pour la première fois à Dresde et qui, ce jour-là, lui a révélé ce que pourait être le chant dramatique. Remarquez qu'il admirait dans cette femme, non pas même la chanteuse et la
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musicienne, mais proprement l'actrice, car il nous dit :
« Elle n'avait pas du tout de voix ; seulement, elle conduisait si bien son souffle qu'une âme de femme semblait en sortir avec une puissance qui faisait oublier à la fois et la voix et le chant. »
Sentez-vous comment, dans ce tempérament violent, combatif, perpétuellement sous pression, frémissant, aux gestes excessifs, aux passions désordonnées, l'élément acteur a déterminé une évolution profonde de la pensée? Sentez-vous comment la voix qu'il avait entendu se dégager de la symphonie de Beethoven, il l'a, en quelque sorte, concrétisée dans cette chanteuse et comment il est devenu, lui, par excellence, un homme de théâtre?
La musique n'a plus été pour lui qu'un instrument de théâtre ; l'orchestre n'a plus été pour lui qu'un moyen de dessiner, de paraphraser, de commenter les gestes, l'attitude, les mouvements des acteurs, et voilà exactement l'origine technique du drame musical.
Vous pensez bien, mesdames, que, lorsque nous nous trouvons en présence d'une théorie de ce genre, dont le principe essentiel est de vouloir mêler les arts, c'est-à-dire de faire coïncider la musique avec la peinture, la sculpture, la plastique, de telle façon que le drame soit, en quelque sorte, une harmonisation de tous les arts, nous éprouvons, nous, Latins, nous, descendants des Grecs,
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un grand étonnement. Depuis le drame grec, qui, en effet, répondait assez exactement à cette définition en mêlant justement le jeu des acteurs à la musique, nous nous sommes appliqués, les grands musiciens d'un côté, les grands poètes de l'autre, à diviser le domaine de l'Art ; nous avons détaché la sculpture et la peinture de la cathédrale, c'est-à-dire que nous avons distingué la sculpture et la peinture de l'architecture ; nous avons fait des efforts pour que notre tragédie classique devînt quelque chose de purement scénique et absolument indépendant de tous les autres arts. Et voici que Wagner, rebroussant le mouvement ininterrompu de cette différenciation, veut replonger tout dans l'indistinction : il entreprend ainsi le plus vigoureux effort de synthèse artistique des temps modernes.
Voyons comment il l'a réalisé.
Voilà donc constitué le drame musical où la musique est un commentaire de théâtre, un accessoire scénique. Cependant il faut que ce drame scénique soit quelque chose. Quel va en être le sujet? De quoi va-t-on parler?
C'est alors que Wagner reçoit d'un ami, dans l'été de 1841, un livre de légendes. Il lit celle du Tannhiiuser, puis il se trouve mis en rapport avec nos légendes, particulièrement la légende celtique de 'Tristan et Yseult, qui, pendant longtemps, a flotté dans son esprit sans qu'il pût en faire usage jusqu'au jour où, sous la poussée intérieure
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de l'amour que je vous décrivais tout à l'heure, il la sent devenir vivante et précisément capable d'exprimer symboliquement ce qu'il éprouve en lui et d'illustrer sa musique. Il est d'autant plus facilement poussé vers ces légendes provenant de toutes les directions, et particulièrement de notre pays, que nous sommes en plein romantisme et que, à ce moment, on tourne précisément le dos à l'antiquité, qui fut l'apanage de la Renaissance, pour se tourner uniquement vers le moyen âge, vers les chansons de gestes, vers ce je ne sais quoi de mystique et de ténébreux qui a exalté tous les romantiques, y compris Victor Hugo.
Alors se précise dans Wagner cette idée très simple :
— Puisque j'ai découvert Beethoven, je vais faire servir Beethoven à illustrer Shakespeare, le drame romantique devenant ainsi le thème principal de la musique beetho- vienne.
De plus, — car il y a beaucoup de choses dans Wagner, il y en a même, hélas ! trop, — de plus, il fut un philosophe. Il s'amusait à lire n'importe quoi. Cette activité dévorante le faisait entrer en contact avec toutes les idées qui passaient alors à travers l'Europe, dans le plein de la grande expansion romantique. Il a entendu parler de Schopenhauer, il a lu les œuvres philosophiques de Schopenhauer ; il connaissait notre romantisme et notre mal du siècle ; il sait que la vie est triste, qu'à ce moment la mode est au pessimisme, au découragement. Est-ce que
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ces légendes ne pourraient pas servir à exprimer, naturellement par -1 intermédiaire de la musique, ce pessimisme, cette sombre amertume qui plane sur le monde, mais toutefois, en s'inspirant des religions, en s'inspirant des morales et en cherchant à racheter cette amertume? Et ainsi se forme l'idée de la rédemption. Alors, le travail très simple qui s'imposerait au librettiste, en se penchant sur ces vieilles légendes, serait de les interpréter, d'en faire, en quelque sorte, l'exégèse morale, d'en tirer le sens purement humain et de faire descendre ainsi, peu à peu, les dieux, lès anciens dieux sur la terre. Le Crépuscule des Dieux serait l'avènement des hommes. Et ainsi vous voyez, si je me suis fait à peu près comprendre dans cette dialectique dont je m'excuse, nous arrivons à cette définition très précise, que je crois très claire, du drame musical tel que l'a compris Wagner, en y faisant entrer à la fois les éléments suivants : un élément musical, un élément dramatique, un élément légendaire et un élément philosophique. Nous dirions alors :
Le drame musical de Wagner fut un essai technique pour faire servir tous les arts à la fois à exprimer le perpétuel effort de l'humanité en marche vers sa propre divinisation.
Et ainsi nous aurions compris tout ensemble ce qu'il y a de poétique, puisque c'est la légende, c'est la poésie que Wagner veut exprimer, et ce qu'il y a de philosophique, de littéraire dans ses livrets, puisqu'il veut exprimer une idée et que cette idée, d'ail-'
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leurs par elle-même assez respectable, est de montrer comment l'humanité, de même qu'un enfant sortant lentement de ses langes, est arrivée à se dégager elle-même peu à peu de ses légendes, de ses religions, pour prendre d'elle-même une conscience de plus en plus claire et de plus en plus profonde.
Après quoi, je crois possible, en jetant une sorte de rayon qui se répercuterait de cime en cime, d'esquisser et de dégager ce que j'appellerai la symbolique de F œuvre wagné- rienne, et, pour me faire comprendre, laissez- moi vous rappeler une légende que dès l'âge de vingt-six ans, Wagner avait beaucoup aimée, puisqu'il en a composé un livret qui fut celui de son opéra les Fées. D'après cette légende, une fée, naturellement immortelle, s'était éprise d'un homme, c'est-à-dire d'un mortel. Pour pouvoir épouser ce mortel, il lui fallait renoncer elle-même à sa propre immortalité. D'autre part, pour que le mortel fût digne d'accéder à un si haut hyménée, il fallait qu'il fût soumis à un grand nombre d'épreuves et qu'il pût en triompher par son courage et son énergie. D'après la légende ancienne, la fée fut changée en serpent, et, courageusement, l'amoureux embrassa le serpent, et, par ce baiser, la fée fut délivrée. Richard. Wagner n'a pas accepté la légende sous cette forme. Voici comment il l'a corrigée :
Il a imaginé que la fée avait été transformée en rocher et que l'amoureux, au lieu de prendre le rocher dans ses bras et de l'embrasser, s'était mis simplement à chanter
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son amour et sa douleur ; et la puissance magique de ce chant avait suffi à dissoudre la pierre et à ressusciter la fée. Comme consécration de cet exploit de galanterie et de poésie, lui-même était élevé au rang d'im- mortel, au lieu que, primitivement, c'était la fée qui devait devenir mortelle.
Toute la poésie, toute la religiosité, tout le mysticisme de Wagner se trouve à mon sens admirablement résumé dans cette petite légende. Vous y constatez, en effet, une sorte de perpétuel va-et-vient entre les dieux qui descendent et les hommes qui montent.
Qu'est-ce en effet que Tannhiiuser, sinon le passage de la sensualité païenne à la pureté chrétienne? Lohengrin représente l'aspiration infinie de l'humanité vers cette même pureté, la faculté illimitée de ce désir. Et, à côté de Lohengrin, que signifie Elsa, en qui Wagner s'est toujours plu à voir une des représentations les plus précises et les plus réussies de l'élément féminin, sinon la perpétuelle inconscience, l'obstacle indéfini, celle qui, comme disait notre grand Vigny, ne comprend pas la parole étrangère? Qu'est-ce que la Tétralogie tout entière, avec laquelle nous nous enfonçons dans des ténèbres plus proprement nordiques et germaniques? Lorsqu'on essaie de l'éclairer, que voyons-nous apparaître? La figure de Brunehilde, qui s'oppose à celle de Votan et à celle de Siegfried, c'est-à-dire la lutte contre l'élément corrupteur lorsqu'il a précisément dégradé les dieux qui sont tombés, parce qu'ils ont été coupables, alors que les hommes qui ont
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été purs, qui ont pu lutter, sont devenus, eux, les représentants de l'élément spirituel et se sont élevés à l'immortalité. Enfin, avec Parsifal, nous nous perdons de plus en plus dans les nuages du mysticisme, puisqu'il s'agit ici de la rédemption du Rédempteur; c'est-à-dire du rachat de celui qui, ayant pris à sa charge tous les péchés du monde, ne peut être à son tour délivré que par le sublime amour au delà duquel il n'y a rien.
Voilà, dans son ensemble, la signification de l'œuvre littéraire et philosophique de Wagner.
Si vous ajoutez que cette signification littéraire et philosophique, telle qu'elle se dégage des textes qu'il a lui-même rédigés et infiniment élargis et commentés, amplifiés par son génie musical, vous arrivez tout natu-. rellement à cette conclusion que, par une contrariété singulière, cet homme, qui fut l'égoïsme personnifié, a créé, probablement par miracle, l'œuvre de laquelle se dégage uniquement un enseignement, d'abnégation, de sacrifice, d'aspiration vers le spirituel ; vous arrivez à cette conclusion que cet homme qui, par ce qu'il y a eu dans ses théories de dogmatique, de rigide, de volontaire, de systématique, a représenté ce qu'il y avait de plus concerté en même temps que de plus lourd et de plus obscur dans le génie allemand, a pourtant traduit aussi, parce que l'homme s'agite et que son génie le mène, a pourtant traduit par son œuvre l'idéal qui se trouve précisément le plus opposé à celui de la race germanique, puisque ce qu'il a
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uniquement exprimé, c'est une idée de désintéressement, de renoncement, si bien que le mot par lequel je pourrais résumer l'œuvre tout entière de Wagner, à la fois dans sa sonorité musicale et dans son accent philosophique, c'est « pitié ».
Je crois donc, mesdames, messieurs, que nous pouvons désormais nous trouver très à l'aise à l'égard de Richard Wagner.
Un certain nombre de soirs de suite je me suis plu à aller à l'Opéra. Je me suis rappelé, dans le recueillement magnifique qui accompagne l'exécution de la Walkyrie, ces souhaits lointains de Richard Wagner, lorsque, à vingt-six ans, il considérait comme le rêve le plus beau de sa vie d'être joué à Paris. Le - voilà joué à Paris, il y triomphe, il est indiscuté. Pourquoi? Parce que, quelles qu'aient été les bizarreries de son caractère, les faiblesses, les lâchetés de sa personne, il y a eu en lui ce devant quoi nous, Français, nous nous inclinons toujours, quelque chose qui n'est pas seulement le génie, mais qui est l'humanité. Il a été un forcené humaniste, il a été un fanatique de l'art, un fanatique de- la beauté. Cela, c'est une leçon que nous pouvons toujours recevoir, de quelque côté qu'elle nous vienne, car nous n'en avons pas besoin, et nous pouvons nous dire, lorsque nous écoutons du Wagner, que nous sommes bien loin de chez nous, car cette musique-là nous arrive de régions qui nous ont été pendant longtemps étrangères, mais nous ne voulons rien ignorer, et comme, véritable-
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ment, nous nous sentons emporter par uc flot, par une rafale telle qu'il n'est point de génie musical qui ait été capable d'en soulever de pareille, nous nous laissons aller en nous disant que, quelle que soit l'origine de la voix, du moment que la voix est belle, nous pouvons l'entendre et nous voulons la comprendre.
Pour résumer, laissez-moi vous rappeler ces devises écrites sur la maison de Bellevue où il composa son Vaisseau fantôme i « Dans la nuit et le malheur ! — Per aspera ad astra. — Plaise à Dieu. » Noble leçon, en effet, leçon humaine qui nous enseigne que les forts, ce sont ceux qui, dans la nuit et le malheur, continuent pourtant à chercher les astres ; ce sont ceux qui, sur les cailloux du chemin, continuent de marcher, quoiqu'ils s'ensanglantent les pieds. Ils peuvent broncher, ils peuvent tomber, se déchirer les genoux : ils restent un instant à terre, mais ils se relèvent et ils vont, ils vont... Plaise à Dieu !
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V
ÉMILE VERHAEREN
Victime et poète de la guerre. — Émile Yerhaeren et-l'huma- nité nouvelle. — La nature, — L'amour conjugal. — La poésie la plus compréhensive de l'époque aotuelle.
MESDEMOISELLES,
Émile Verhaeren est mort à Rouen : il est tout de même une victime de la guerre, — et sa mort, ainsi, n'est pas moins symbolique que sa vie L. Il nous intéresse ici à double titre.
Au mois d'août 1914, dans une petite villa des environs de Mons, qui porte le nom singulier du « Caillou qui bisque », Émile Verhaeren, avec sa femme et ses amis, apprit brusquement la violation de la neutralité de sa patrie. Alors, à ce moment, av&c ce tempérament frénétique qui l'a caractérisé toute sa vie, avec cette force d'enthousiasme, cette volonté un peu tumultueuse que j'espère vous faire sentir tout à l'heure, il n'a pas eu d'autre désir que de se jeter sur un fusil et de courir, lui aussi, à la frontière de Liége pour arrêter l'invasion. Ses amis, sa femme, sont parvenus à lui faire entendre raison, à le persuader qu'il était un vieux, qu'il avait passé l'âge du fusil, et que peut-
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être, avec son génie, il aurait un autre rôle à jouer. Il l'a compris, et ce rôle, pendant deux ans, il l'a joué avec un héroïsme, une énergie et un enthousiasme admirables, rôle du combat par la parole, par l'écrit, par le geste, par la conférence, et c'est au milieu de ce combat qu'il livrait chez nous que le 27 septembre 1916, sur le quai de la gare,
à Rouen, par un accident stupide, une fatalité aveugle, il est tombé, comme vous le savez, sous les roues d'un train. C'est un train, une sorte de machine infernale, qui a éteint ce cerveau avec le même aveuglement que l'obus ; également symbolique de ce qu'il y a d'horrible dans la guerre, qui détruit non seulement les jeunes poitrines, mais brise les cerveaux les plus puissants d'où jaillissait le génie.
Et voilà comment nous avons le sentiment d'honorer dans Émile Verhaeren un grand • mort de la guerre.
La première fois que j'ai vu Émile Verhaeren, c'était au parc de Saint-Cloud. Peut-être savez-vous que, depuis 1898, il avait pris l'habitude de vivre beaucoup en France ; il passait l'hiver chez nous et l'été à la campagne, dans la petite villa que j'évoquais tout à l'heure. Emile Verhaeren, que peut- être quelques personnes d'entre vous ont pu entendre ici même, — car il a été un grand ami des Annales, — était un homme qui impressionnait singulièrement dès qu'on l'apercevait. Il était petit, avec un visage tulmultueux, agité, une grosse moustache,
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de gros yeux, et, dès qu'il commençait à parler, une sorte d'agitation fébrile et puissante s'emparait de lui. Il avait des mains extraordinaires. Dès qu'on s'approchait de lui, on sentait qu'il n'y avait pas seulement en lui cette force un peu frénétique (c'est le mot dont je me suis servi et qui me reviendra plusieurs fois à la bouhe), un peu paroxys- matique, fiévreuse, mais qu'il y avait aussi. la grande chaleur, la grande générosité du cœur. Ce qu'il avait aussi et surtout, et ce sera peut-être la plus grande caractéristique d'Émile Verhaeren, c'était le goût des idées, le sens philosophique. Il aimait à parler de son art, de sa patrie, de toutes les grandes questions sociales, politiques, morales, esthétiques qui agitaient le monde. Il avait une conversation qui ressemblait un peu à celui de ses poèmes qu'il a appelé les Forces tumultueuses.
Vous avez peut-être remarqué, dans le monde, qu'il y a des êtres privilégiés ; dès qu'il sont là, même s'ils ne parlent pas, ils apportent quelque chose de lumineux. Ce sont de grands bienfaiteurs de tout leur entourage. Il y a des êtres qui sont des sources jaillissantes. Verhaeren a été, parmi les grandes sources humaines, l'une des plus jaillissantes et des plus fécondes.
Vous savez qu'après les guerres, ce sont les armes qui ont droit à la gloire. Vous savez que c'est par la victoire que s'imposent d'abord toutes les supériorités ; mais s'il est vrai que ce sont les généraux qui mènent les soldats au combat, s'il est vrai que ce sont les peuples
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qui fournissent les soldats, il est vrai aussi, et il ne faut pas l'oublier, que pour mener les peuples, pour éveiller ou entretenir en eux cet esprit de sacrifice, cette adoration des idées, ce culte magnifique de l'idéal, il faut de grands guides, des voyants, des prophètes, il faut des poètes. Emile Verhaeren aura été l'un des plus grands voyants, l'un des plus grands prophètes de l'humanité, et- il restera aussi l'un des témoins du temps le plus prodigieux qu'il aura guidé, compris, et dont il aura magnifié l'héroïsme dans ses vers également héroïques.
L'œuvre littéraire d'Émile Verhaeren est quelque chose de si énorme (trente volumes de vers, presque autant que Victor Hugo !), elle est si diverse, elle a em-ployé tant de thèmes, s'est servie de tant de dons; il y a eu sur cette âme si impressionnable, sur cette intelligence si ouverte, tant d'influences, depuis celle de Victor Hugo, sans oublier celle de Leconte de Lisle et surtout de notre Ecole symbolique française ; il a été le spectateur passionné d'aspects si multiples, si innombrables de la vie moderne, qu'il est, en quelque sorte, impossible, dans l'espace de quelques minutes, d'embrasser d'une seule vue, ni même d'énumérer tous les titres d'une telle production. Mais par bonheur, cette œuvre est aussi tellement sincère, elle a jailli si naturellement, si spontanément du cœur même, des nerfs mêmes, du tempérament de Verhaeren, qu'il suffit de jeter un regard rapide sur son existence, sur le mou-
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vement de sa destinée pour comprendre l'ensemble de cette œuvre, car elle est, avant tout, le témoignage, le récit sincère de la vie d'un homme, d'un grand homme, d'une âme frémissante et si une et harmonieuse dans son perpétuel changement.
Émile Verhaeren est né — voulez-vous essayer de l'évoquer avec moi? — dans un petit village au bord de l'Escaut. Dans ce village, une toute petite place ; sur cette petite place, un calvaire, un Christ au carrefour ; à côté, une chapelle de la Vierge Marie, où se trouvent suspendus des ex-voto par des marins venus d'on ne sait où ; le soir, défilent sur le fleuve, en cortèges, toutes voiles ouvertes sous les étoiles, des bateaux. Et, dans ce petit village, représentez-vous une petite maison de la fenêtre de laquelle on aperçoit la place, le carrefour, la chapelle, les bateaux sur l'Escaut. C'est là, dans ce village de Saint-Amand, qu'est né Émile Verhaeren. Son père était un mince rentier de village ; par conséquent, le petit Verhaeren n'a pas connu, à proprement parler, ni l'aisance, ni l'étroitesse de la vie ; il a vécu surtout librement. Il a été le compagnon de tous ceux qui circulaient dans le village ; il a, passé son enfance parmi les gens de -peine et de métiers, corroyeurs, forgerons, charpentiers, avec le fleuve immense au bout de sa pensée. Il a, par les jours d'avril, contemplé les bateaux. Et puis, il a été aussi l'ami de l'horloger,'du charron, du vannier, du marchand de cordes. Il était, comme il le dit lui-même, un petit
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vaurien très doux. Il avait comme camarades tous les va-nu-pieds du village, et à l'automne, quand les fruits étaient mûrs dans les jardins, bien souvent, dès que venait le crépuscule, il' faisait lui-même signe au plus mauvais de'ces va-nu-pieds pour s'en aller tous deux voler * dans les vergers. Le plus grand compagnon, à ce moment, de Verhaeren, fut le fils du sonneur de la petite chapelle. Bien souvent, — voilà l'espièglerie qu'il faisait, — il montait dans le clocher, s'accrochait à la vieille cloche, et, pendant qu'elle sonnait,- se lais-- sait balancer par elle avec le sentiment mystérieux du danger qu'il courait ainsi, mais aussi avec le sentiment magnifique d'être emporté vers quelque chose d'infini. Cette escapade périlleuse du clocher est restée dans la mémoire d'Émile Varhaeren, et aussi le clocher détruit par l'incendie, et ce sont ces images que, si souvent, il reprendra dans toùtes les parties de son œuvre, pour consacrer son souvenir à sa véritable patrie, à ce petit village où il verra « toute la Flandre », c'est-à-dire toute sa patrie.
Vous voyez qu'il n'y avait pas beaucoup de place, dans cette vie, pour les études. Aussi, Verharen n'a pas été un très brillant élève ; il n'aimait pas beaucoup ce travail-là. D'abord, il a essayé de donner satisfaction à sa famille. L'histoire que je raconte là est à peu près celle de tous les poètes. On voulut faire de lui un petit usinier ; — il y avait une usine à côté de la maison : celle de son oncle ; il n'avait pas dit non, et, pendant quelques mois, il a essayé de s'intéresser à l'usine.
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Cela n'a pas marché. Il s'est dit alors : « Je pourrais' peut-être faire du droit! »
C'était un moyen de tourner la difficulté. Et il s'est fait inscrire au barreau de Bruxelles, où il est resté pendant quelque temps ; mais ça n'a pas marché non plus. Il a fini alors par avoir le courage de dire ce qu'il voulait, et ce qu'il voulait, c'était être poète.
A partir de ce moment, mesdemoiselles, il ne se passe plus rien, dans la vie de Verhaeren, qui puisse faire l'objet d'une anecdote. Tout ce qui va lui arriver à partir du moment où il est devenu poète, ce sont des aventures intérieures, ce sont, comprenez-moi bien, des péripéties d'âme ; c'est simplement dans son cœur, dans son esprit, que vont survenir tous les événements qui changeront son caractère, modifieront son inspiration et feront de son œuvre ce qu'elle est devenue, si innombrable, si multiforme. Toute l'œuvre, toute la destinée de Verhaeren ressemble ainsi à une lutte constante et à une victoire perpétuelle, mais douloureuse, contre toutes les fatalités de la vie : d'abord, contre la nature, il avait une mauvaise santé ; ensuite, contre les angoisses intellectuelles, il a eu des crises religieuses, des crises morales ; puis, contre les difficultés sociales, il a voulu se faire une politique, il a voulu s'élever jusqu'à l'idéal de la justice ; et, enfin, contre la guerre, dont il n'aura vu que les horreurs, mais dont il avait prophétisé l'issue.
C'est à travers des affres perpétuelles, dans une douleur sans cesse renouvelée,
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qu'Émile Verhaeren, sur le chémin de sa destinée, tombant à genoux, puis se relevant comme dans une passion ininterrompue, est parvenu jusqu'à ce qu'il y a de plus heau dans toute son œuvre et peut-être dans notre temps : le sentiment sublime de la joie, la plénitude de la vie conquise, voulue, conservée, soi-même ayant été l'artisan de sa destinée et de son bonheur.
D'abord, il se portait mal, il avait mal à l'estomac, ce qui est très mauvais pour le tempérament, même chez un poète ; et, pendant des années, il a été le douloureux esclave de cette fatalité organique. Il a eu à lutter contre la nature qui, ainsi, l'avait traîtreusement frappé; c'est pendant ses angoisses physiques qui avaient menacé d'altérer en lui les sources mêmes de la volonté et de l'énergie, qu'il a couru les pires dangers intellectuels et moraux. Lui qui va devenir toute joie, lui qui va devenir tout amour, tout admiration, il a désespéré de l'existence. Comme ses nerfs étaient fatigués, il avait des hallucinations, des visions, et ceux qui connaissent bien son œuvre n'ont qu'à se rappeler les quelques images qui flottent constamment dans cette série de poèmes qui s'appellent les Débâcles, les Soirs, les Flambeaux noirs, et où le désespoir humain, l'amertume de la vie manquée, toutes les angoisses de l'être qui souffre et qui ne voit pas le sens de sa destinée sont exprimés avec une violence morbide, une précision et une richesse d'images qui touchent véritablement à l'hallucination.
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Puis, dans cette crise où il allait peut-être sombrer, une étoile s'est levée : l'amour. Sur les chemins obscurs où tombaient depuis tant d'années ses soirs, où il avait osé désespérer, il a vu s'avancer celle qui, suivant son expression, recelait en ses mains son sort. L'amour est venu à lui. Une fois qu'il a senti qu'il n'était plus seul au monde, il a commencé à regarder le monde d'un regard plus indulgent, plus, amical, plus tendre, et peu à peu, comme il guérissait, comme il ne souffrait plus de l'estomac, il pouvait laisser s'ouvrir largement son cœur.
Alors, mesdames, nous assistons à une sorte d'ivresse de convalescence, à une sorte de reconquête de toutes les douceurs, de toute la bonté de la vie, telles qu'on n'en a jamais vu ni entendu dans aucune littérature. A ce moment-là, voyez-vous, Verhaeren est comme fou ; il est ivre, ivre du monde, ivre de la nature, ivre de son propre corps. Il marche heureux de respirer l'air, de voir la terre ; il s'écrie, en parlant à ses propres yeux :
Soyez remerciés, mes yeux,
D'être restés si clairs sous mon front déjà vieux Pour voir au loin vibrer et sonner la lumière.
Et il s'adresse successivement à ses mains, à son torse, à sa poitrine, dans une sorte de litanies sacrées de la chair humaine, du système nerveux de l'homme qui est fait pour emprunter au monde toutes les sensations dont est faite la vie, la vie frénétique, la vie fiévreuse, la vie sublime. Et, à ce moment, Verhaeren est le roi du monde. Il
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est arrivé à ce qu'il appelle dans son œuvre « la multiple splendeur ». Toutes les forces,
il les a harmonisées, il comprend tout ce qui se passe autour de lui, il jouit de la nature entière ; il est, en quelque sorte, le prêtre de l'univers. Vous vous souvenez des romantiques. Les romantiques, avaient parlé du poète avec exaltation. Victor I-Iugo, tout le romantisme, adorait le poète, qui était un mage. Chez Verhaeren, il y a du divin, il y a du prêtre aussi; mais ce que Verhaeren a divinisé, c'est l'univers ; ce dont il est devenu le prêtre, c'est la splendeur du monde. Ce que,, maintenant, il va chanter, et qui va s'exprimer avec la même force, la même frénésie que tout à l'heure les angoisses et la douleur, c'est la bonté, la magnificence de la vie. Il n'y aura presque plus, désormais, qu'un mot dans toute la poésie de Verhaeren : « joie, joie, joie ! », comme disait Pascal et comme chantait Beethoven.
Nous touchons ainsi, mesdemoiselles, à l'une des heures privilégiées de la sensibilité humaine.
Il ne reste plus, maintenant que nous avons compris le tempérament de Verhaeren, qu'à voir comment sa sympathie va se répandre autour de lui. Que va-t-il aimer, que va-t-il chanter, à quoi va-t-il donner son cœur débordant?
Premièrement, vous comprenez, pour peu que soit présente à votre esprit l'évocation " si rapide que j'ai faite de la jeunesse de Verhaeren, que ce qu'il a le plus profondément, le plus chèrement aimé, c'est sa patrie.
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Le patriotisme est un des thèmes les plus frissonnants, les plus vibrants qu'il y ait dans toute la poésie de Verhaeren; seulement, il ne chante pas un patriotisme humanitaire, un patriotisme aux grands accents belliqueux ou héroïques. Il aime, dans la patrie, son histoire, son passé, sa beauté. Il aime, dans la Flandre, les Flamands, les Flamandes ; et il lui échappe des cris d'un pathétique parfois déchirant et sublime :
Les ai-je assez aimés, tous ces golfes, tous ces caps, [toutes ces baies j Et puis, ces- pêcheurs pensifs, têtus, tranquilles,
Ces pilotes râblés et forts, ces belles filles !...
Toutes les sensations de sa jeunesse composent la suite des poèmes qui s'appellent Toute la Flandre.
Il se rappelle aussi qu'il appartient à cette race dont il a suivi dans l'histoire la formation, dont il porte en lui l'aspect : peuple rugueux, d'un orgueil invincible, ayant le sentiment du droit, qui n'a jamais plié, et, pour que toute -cette sensation du patriotisme de Verhaeren soit présente à vos mémoires et reste dans vos cœurs, il vous suffira de lire l'admirable poème qui s'appelle l'Escaut, c'est-à-dire le chant même du fleuve qui passait sous la fenêtre de sa maison et dans lequel se trouve résumée pour lui toute sa patrie.
Un jour, dans le parc de Saint-Cloud, je me promenais, cette fois-là, avec Verhaeren et quelques amis. Le printemps commençait
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à poindre, avec le premier frisson des arbres. Comme toujours, on avait beaucoup discouru d'esthétique et de morale, et, résumant toutes ces pensées, Verhaeren était arrivé à dire :
— Le bonheur, c'est d'aimer tout. Le génie, c'est de se donner à tout.
Evidemment, le modeste grand homme, quand il avait formulé cette définition, n'avait pensé faire aucun retour sur lui-même ni faire aucune application à son propre cas ; mais cette sublime définition : « Le bonheur, c'est d'aimer tout. Le génie, c'est de se donner à tout », à qui donc convient-elle mieux qu'à lui-même? A ce moment-là, il nous montrait l'arbre qui frissonnait, il nous montrait des profils fuyants de femmes, un homme qui passait, la Seine au. loin, et tout cet aspect du monde, pour lui, devenu des sensations, représentait la vérité de la vie. Car il en était arrivé à cette conception que le poète est le monde tout entier. Il a aimé la nature avec la plus fougueuse sensualité. 0 Encore un petit rapprochement qui expliquera mieux ma pensée. Vous vous rappelez les romantiques, comment ils ont parlé de la nature (la Tristesse d'Olympio, le Lac). Que cherchaient-ils dans la nature? Un magnifique décor surtout, un décor de théâtre ; et aussi des images, des métaphores. Pour Verhaeren, au contraire, la nature, c'est lui-même. Il est attaché au sol, il est attaché à l'arbre, il est attaché au nuage par le fil mystérieux de ses nerfs qui frissonnent et qui vibrent. Il aime tout cela comme lui-même. Et surtout, dans cette nature avec
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laquelle il se confond, il est sensible à quoi? Non pas à ses grâces seulement, non pas à l'odeur des roses, non pas à la mièvrerie, qui a pendant si longtemps séduit les autres poètes, mais, au contraire, à tout ce qu'il y a de dur, de laborieux, de pénible, et aussi de conquérant dans la nature. Ce qu'il aime en elle, c'est la grande travailleuse ; ce qu'il chante, c'est tout ce qui s'élève, tout ce qui aspire, car ce qu'il voit dans la nature, c'est précisément le symbole de ce qui est devenu sa morale et sa conviction profonde : à savoir que ce qu'on voit n'est rien, que la volonté de vivre est tout. Le but que l'on poursuit, qu'on l'atteigne ou non, peu importe ! L'homme, c'est un idéal qu'il veut saisir et dont la beauté même est l'effort des mains tendues, même si elles doivent rester liées. Voilà ce qui est magnifiquement exprimé dans les deux poèmes que je veux citer : l'un, intitulé le Vent, — car tout poète a son image favorite et l'image favorite chez Verharen est le vent, le vent mystérieux qui passe partout et qui jamais ne se repose, qui ne sait pas exactement où il va, dans lequel, par conséquent, il y a quelque chose d'aveugle, mais qui est toujours puissant, toujours victorieux, qui triomphe de tous les obstacles, qui représente une force sans cesse agissante ; et c'est aussi, dans le second poème, un immense effort de travail que vous allez entendre célébrer, l'Arbre. L'Arbre, c'est Verhaeren lui-même. Il se confond avec cette image magnifique de toutes les forces mystérieuses qui mon-
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tent de la terre vers le ciel, de toutes les aspirations confuses qui veulent s'élever à la lumière, et il a vécu lui-même de la même vie que l'arbre : rayonnement de la divinité humaine dans la divinité de la nature, poème même de la religion du monde.
- L'ARBRE
Tout seul,
Que le berce l'été, que l'agite l'hiver,
Que son tronc soit givré ou son branchage vert, Toujours, au long des jours de tendresse ou de haine, Il impose sa vie énorme et souveraine
Aux plaines.
Il voit les mêmes champs, depuis cent et cent ans, Et les mêmes labours et les mêmes semailles ;
Les yeux aujourd'hui morts, les yeux
Des plus lointains aïeux,
Ont regardé, maille après maille,
Se nouer son écorce et ses rudes rameaux.
Il présidait tranquille et fort à leurs travaux ;
Son pied velu leur ménageait un lit de mousse ;
Il abritait lèur sieste à l'heure d,e midi
Et son ombre fut douce
A ceux de leurs enfants qui s'aimèrent jadis.
Alors, j'étais mêlé à sa belle vie ample ;
Je m'attachais à lui comme un de ses rameaux j Il se plantait, dans sa splendeur, comme un exemple ; J'aimais plus ardemment le sol, les bois, les eaux, La plaine immense et nue où les nuages passent ; J'étais armé de fermeté contre le sort,
Mes bras auraient voulu tenir en eux l'espace ;
Mes muscles et mes nerfs rendaient léger mon corps Et je criais : « La force est sainte.
Il faut que l'homme imprime son empreinte Violemment, sur ses desseins hardis :
Elle est celle qui tient les clés des paradis
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Et dont le large poing en fait tourner les portes. »
Et je baisais le tronc noueux, éperdument,
Et quand le soir se détachait du firmament,
Je me perdais, dans la campagne morte,
Marchant droit devant moi, vers n'importe où,
Avec des cris jaillis du fond de mon cœur fou.
L'humanité ne devait pas moins émouvoir le cœur de Verhaeren que la nature. Vous vous souvenez de la parole évangélique : « Aimez-vous les uns les autres. » Ce cri n'était pas assez pour Verhaeren, il a transformé cette parole en celle-ci : « Admirez- vous les uns les autres. » Il a voulu exprimer qu'il n'est personne au monde de méprisable, que tous les spectacles offerts par l'humanité la plus humble, celle qu'il avait connue dans sa jeunesse, celle qu'il a fréquentée depuis dans les ateliers, dans les usines, dans les villes tentaculaires, l'humanité même quelquefois la plus hideuse, la plus vicieuse et la plus dégradée, est encore quelque chose de noble et de beau qui mérite de provoquer non seulement la tendresse, mais l'admiration des cœurs vraiment compatissants et des esprits véritablement intelligents.
C'est en venant en France, à l'Exposition universelle de 1900 (vous voyez que les Expositions ont quelquefois du bon), qu'il a conçu cet immense amour pour l'humanité, l'humanité de tous les temps, mais, en particulier, l'humanité d'aujourd'hui; car vous savez que, parmi les poètes, c'est, au contraire, volontiers une sorte d'élégance, d'involon- - taire snobisme que de mépriser tout ce qui est trop contemporain, de dédaigner les
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formes nouvelles du progrès, les moyens de transport, les usines, les chemins de fer, les machines, les ouvriers et les ouvrières, toutes les cheminées, toutes les fumées répandues sur les villes et qui viennent ainsi, à côté des vieilles tours, des cathédrales, des musées, de toute la beauté née des anciens âges, jeter l'horreur de leur nouveauté. Verhaeren n'a pas trouvé cela juste. Il a trouvé que l'humanité s'avançait toujours sur le rude et douloureux chemin du progrès et qu'en s'avançant el e faisait de la beauté. C'est là le secret de ses œuvres qui sont parmi les plus célèbres, celles qui ont le plus vite attiré l'attention sur lui : Les Villes tentaculaires. Il a montré avec une force de relief, avec une poésie et une émotion surprenantes, « les longs défilés des gens d'ici », comme il dit, les pauvres paysans qui s'en vont, abandonnant leurs villages où ils ne gagnent pas assez, et attirés par ces fumées, par ces cheminées, par ces villes qui éclairent le soir, de leurs feux sinistres, le ciel obscur. Puis, il a montré, dans ces villes, toutes les horreurs que la misère, la pauvreté, le travail y peuvent accumuler. Mais, toujours, il s'est rendu compte que la grande ville était, comme l'arbre, une forme suprême de l'effort ; seulement cette fois-ci, saluons l'effort de l'humanité allant par la souffrance, par la misère, par toutes les épreuves, vers un âge de plus en plus juste, travaillant à son bonheur et y parvenant par sa volonté.
Voilà comment il s'est passionné pour toutes les observations de détail qui pou-
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vaient fournir à son imagination un symbole de cette volonté qui le mène. Il y en a un très grand nombre dans son œuvre, qui, toutes, sont empruntées à des images flamandes. L'une des plus célèbres est le Passeur d'eau : symbole très simple, que cet effort d'un vieil homme, qui ne veut pas renoncer à son idéal et qui lutte jusqu'à la mort, jusqu'à l'extrême fin. Vous voyez ainsi comment, peu à peu, dans cette âme admirable, tous les sentiments se sont transformés et élargis. Après avoir, en quelque. sorte, pris sur son torse, comme il le dit lui-même, l'univers tout entier pour l'embrasser, voici que c'est l'humanité tout entière à laquelle il s'adresse, et voici que la joie, le bonheur dont tout à l'heure il nous avait fait un tableau si enivré, devient simplement le commerce quotidien, journalier, avec ses semblables. L'homme fort, l'homme heureux, en vérité, s'oublie lui-même dans tous les autres, trouve son propre reflet dans le reflet de tous les yeux, trouve la palpitation de son cœur dans la palpitation du cœur de - tous les autres, en un mot, se donne sans cesse pour se mieux ressaisir. La vie est ainsi conçue comme une lutte, mais comme une conquête aussi, dont le prix est cette admiration qu'on a pour les autres, et la satisfaction qu'on en éprouve soi-même. Et le véritable prêtre, le véritable apôtre de cette communauté entre les hommes, c'est le poète, c'est Verhaeren lui-même, c'est son œuvre qu'il a ainsi consacrée à la tâche dont il avait trouvé l'inspiration en lui-même.
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Et peut-être, maintenant, évoquerez-vous Verhaeren lui-même dans ce vieux Passeur d'eau dont on voit successivement toutes les rames se briser et qui est resté,. jusqu'au dernier moment, fidèle à son idéal, avec une branche de laurier aux dents.
LE- PASSEUR D'EAU
Le passeur d'eau, les mains aux rames,
A contre-flot, depuis longtemps,
Luttait, un roseau vert entre les dents,
Mais celle, hélas ! qui le hélait Au delà des vagues, là-bas,
Toujours plus loin, par au delà des vagues,
Parmi les brumes reculait.
Les fenêtres, avec leurs yeux,
Et le cadran des tours, sur le rivage,
Le regardaient peiner et s'acharner,
En un ploiement de torse en deux
Et de muscles sauvages.
Je vous ai montré, tout à l'heure, comment, au plus fort de sa crise, Verhaerén avait trouvé dans l'amour un secours miraculeux. Il était donc naturel, il était nécessaire que, dans son œuvre, l'amour fût aussi l'objet de sa tendresse et la cause de sa j oie. Évidemment, dans l'œuvre de Verhaeren, ce qui - est surtout réputé, ce qui est devenu surtout célèbre, c'est l'aspect nouveau que je vous citais tout à l'heure : l'aspect industriel. L'œuvre amoureuse, la partie sentimentale, est moins connue, et, à mon avis, qui, j'espère, sera tout à l'heure le vôtre, elle n'est pas mise à son rang.
Comme poète d'amour, comme chantre de
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la tendresse, il ne me semble pas que Verhae- ren ait trouvé dans aucune littérature un rival. Jusqu'à présent, en effet, jusqu'à lui, on avait chanté l'amour, certes, en particulier les romantiques ; mais quel amour? L'amour passionné, l'amour romanesque, l'amour sentimental, le désespoir d'un Musset ou, au contraire, ce que Verlaine appelle « la fauve passion qui s'en va sonnant l'olifant ».
On avait toujours chanté l'amour dans ce qu'il avait, en quelque sorte, d'instantané, de brutal, de passager. Verhaeren chante, au contraire, l'amour qui dure, l'amour qui va sans cesse en s'enrichissant. Lui aussi, il aura connu, comme tous les autres, la folle passion ; lui aussi, il aura connu toutes les ardeurs, toutes les douceurs de la volupté ; mais, à tout cela, il aura ajouté quelque chose : la durée, la poésie de la vieillesse, l'intimité de l'habitude, le lent progrès l'une vers l'autre de deux âmes fraternelles. Et ce qu'il chantera, je n'ai pas peur du mot, c'est, à côté de l'amour sentimental, l'amour conjugal, l'amour dans le foyer, l'amour qui fait que la vieillesse ne compte pas, que les rides sont des embellissements ; ainsi il a fait entendre des poèmes qui, pour moi, sont parmi les plus émouvants qu'un homme ait jamais adressés à une femme ceux où il dit à sa compagne :
— Nous nous aimons maintenant d'avoir vieilli ensemble ; ce qui fait #que nous sommes plus tendres, c'est que nous nous sommes sans cesse rapprochés.
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Il est donc parvenu à renonveler indéfiniment tous les thèmes de l'amour en regardant toujours le même visage, en se penchant toujours plus profondément sur le même cœur. Il a fait là, à mon sens, une œuvre éternelle et que l'on ne saurait trop lire et relire, parce qu'elle exprime la poésie même de la famille, la poésie même de la vie de tous les jours, parce qu'il n'y a rien qui ne nous apprenne mieux à vieillir ensemble, ce qui, au fond, signifie simplement à vivre côte à côte.
Chaque heure, où je songe à ta bonté
Si simplement profonde,
Je me confonds en prières vers toi.
Je suis venu si tard
Vers la douceur de ton regard,
Et de si loin vers tes deux mains tendues, Tranquillement, par à travers les étendues !
J'avais en moi tant de rouille tenace Qui me rongeait, à dents rapaces,
La confiance.
J'étais si lourd, j'étais si las,
J'étais si vieux, de méfiance,
J'étais si lourd, j'étais si las Du vain chemin de tous mes pas.
Je méritais si peu la merveilleuse joie De voir tes pieds illuminer ma voie,
Que j'en reste tremblant encore et presque en pleurs Et humble, à tout jamais, en face du bonheur.
Et maintenant, mesdames, si je me suis fait un peu comprendre, il ne vous sera pas difficile. d'imaginer et de ressentir vous- mêmes l'angoisse effroyable, le désespoir inexprimable dans lequel le poète de l'amour,
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le poète de la joie, le poète de l'admiration et de la fraternité humaine a dû tomber lorsqu'il a appris la guerre. Alors, Verhaeren a été obligé de rechercher dans son cœur encore inexploré une force inconnue qui pût faire face aux nécessités nouvelles. Et, en effet, il n'a eu qu'à frapper ce cœur généreux pour qu'il en jaillît quelque chose d'imprévu : la haine.
De même qu'il a été le poète de l'amour, Verhaeren a été, par excellence, le poète de la haine. Oh ! l'Allemagne ! Il est bien tard pour en parler encore dans ces termes ; mais nous faisons l'histoire d'une âme. Verhaeren avait trouvé dans l'Allemagne quelque chose qui correspondait à ses admirations. Les industries nouvelles, les forces productrices, les usines, les cheminées, tout ce qu'il avait été le premier à chanter dans la poésie, est-ce qu'il ne l'avait pas vu de l'autre côté du Rhin, dans ce prodigieux effort industriel accompli par l'Allemagne? Et alors comment se serait-il représenté, lui, l'homme de la douceur, que toutes ces forces tumultueuses de la vie, on se préparait à s'en servir uniquement pour la mort ! Alors, il a été véritablement bouleversé, il s'est trouvé replongé brutalement dans les crises qu'il avait traversées au moment de sa jeunesse. Seulement, il avait, maintenant, son art, sa philosophie, sa solidité et sa petite patrie autour de lui, et il n'a plus désespéré. Il a compris la nécessité de la guerre, il a compris la nécessité de la force ; il y a vu simplement une forme passagère du sacrifice, et c'est pourquoi,
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lui aussi, il s'est jeté dans ce combat que j'évoquais en commençant et au milieu duquel il est mort, n'ayant pas eu, lui, le pauvre grand poète, la satisfaction de cueillir les joies qui nous sont venues depuis.
Laissez-moi vous dire, mesdames, que les temps que nous vivons deviendront, un jour, des temps simplement historiques, c'est-à- dire qui revêtiront, pour nos arrière-petits- neveux, la majesté, la froide majesté de l'histoire. Alors, ce que nous avons souffert, ce que nous aurons dépensé pour cette victoire qui aura assuré leur survie, comment l'évoqueront..ils? Peut-être par un vers de poète, peut-être par un vers de Verhaeren ; lui qui aura été le spectateur de ce prodigieux spectacle, il en sera le témoin, le témoin digne d'autorité, dont le verbe triomphera des âges et fera revivre, pour ceux qui ne les auront pas connues, les angoisses et les joies qui auront été les nôtres.
Je veux vous lire ce Lambeau de patrie, devenu célèbre comme un chant national ; plainte même de cette Flandre qu'il avait adorée, mais dans le destin de laquelle il a toujours eu foi, parce que toujours, aux heures les plus tragiques, il a vu sur ce calme horizon se profiler deux silhouettes : la " silhouette de sa reine, la silhouette de son roi ; car ce grand cœur, qui avait été à certaines heures socialiste, qui a été à toutes les heures de sa vie humanitaire et généreux, a toujours gardé le culte de ce qu'il y a de noble et de pur, et il avait trouvé sensibles et
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vivants cette pureté et ce courage dans la figure de sa reine et dans celle de son roi.
Verhaeren aura été véritablement égal par son génie, et surtout par son cœur, à l'époque prodigieuse dont il a été le premier interprète.
Vous allez donc écouter, comme la Marseillaise, l'âme en quelque sorte debout, et le cœur agenouillé, cette plainte héroïque de la petite patrie qui n'a pas voulu mourir. Vous allez, en effet, trouver dans cette plainte le chant national de la douleur, mais de la douleur qui, à force de noblesse et d'abnégation, devient non seulement de la victoire, mais de la joie. Ainsi ces vers de Verhaeren resteront, je l'espère, dans toutes les mémoires comme l'hymne même de ce temps où, certes, nous avons beaucoup souffert, mais où nous avons compris que la souffrance est la condition par laquelle on s'avance sur les chemins mystérieux du progrès et de la justice. Ainsi, l'œuvre de Verhaeren tout entière se trouve l'expression même des temps que nous vivons :
— C'est par la souffrance, disait-il, qu'on devient joyeux ; c'est par la justice qu'on devient grand.
Et, en effet, il a raconté, dans une de ses conférences, la petite anecdote suivante :
Lorsque sont venus des socialistes allemands dans la ville de Gand, visiter cette Maison du Peuple où lui, Verhaeren, avait été hospitalisé, Noske, qui était récemment le chef de la police allemande, se trouvant parmi les visiteurs, insinua, à quelqu'un des socialistes belges de cette Maison du Peuple :
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— Mais pourquoi faites-vous donc la guerre? Nous sommes des frères ! L'internationale...
Et le Belge de répondre simplement : — Pour l'honneur !
Ce sentiment de l'honneur, c'est ce pourquoi Verhaeren s'est mis à écrire et à parler. De même que, dans l'admiration dont je "vous parlais tout à l'heure, il a trouvé la source jaillissante de la force et de la joie, il a senti la nécessité, chez les peuples civilisés, de voir limiter cette force qui doit s'imposer à elle-même sa propre discipline ; tel est le rôle de l'honneur. Il a donc été le poète de la joie sous toutes ses formes, de la joie instinctive, de la joie qui nous vient de la nature, de la joie que porte notre tempérament lorsqu'il est sain, et aussi de la joie de la conscience, celle-ci qui s'acquiert seulement par la douleur et par le sacrifice parce qu'elle est, dans son principe même, un renoncement.
UN LAMBEAU DE PATRIE
Ce n'est qu'un bout de sol dans l'infini du monde.
Le Nord
Y déchaîne le vent qui mord.
Ce n'est qu'un peu de terre avec sa mer au bord Et le déroulement de sa dune inféconde.
Ce n'est qu'un bout de sol étroit,
Mais qui renferme encore et sa reine et son roi Et l'amour condensé d'un peuple qui les aime.
Le Nord
A beau y déchaîner le froid qui gerce et mord :
Il est brûlant, ce sol suprême.
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Quelques troupes, grâce à ce roi,
Y propagent l'exploit .
De l'un à l'autre bout de sanglantes tranchées ;
Et l'Yser débordé y fait stagner ses eaux Sur des vergers de ferme où, jadis, les oiseaux Aux vieux pommiers en fleurs suspendaient leurs niehées. jr- Dixmude et ses remparts, Nieuport et ses canaux, Et Furne, avec sa tour pareille à un flambeau,
Vivent encore ou sont défunts sous la mitraille.
0 ciel bleu de la Flandre, aux nuages si clairs Qu'on les prenait pour des anges traversant l'air, Qui donc eût dit que. tu serais ciel de bataille,
Un jour?
Sou s ta voûte, la gloire et le deuil, tour à tour, Apparaissent et s'entremêlent.
0 noms sacrés ! Keyem, Pervyse.et Ramscapelle ! C'est près de vos clochers, en d'immenses tombeaux, Qu'ils goûtent le repos,
Ceux qui se sont battus avec force et furie.
Le sol qui les aima leur a fait bon accueil,
Si bien que n'ayant ni suaire ni cercueil,
Ils Bont, jusqu'en leurs os, étreints par la Patrie.
Parfois,
En robe toute droite, ou de toile ou de laine,
Celle qu'ils acclamaient aux jours d'orgueil, leur reine Vient errer et prier parmi leurs pauvres croix ;
Et son geste est timide et son ombre est discrète ; Elle s'attarde et rêve, et quand le soir se fait,
Vers les dunes, là-bas, sa frêle silhouette Avec lenteur s'efface et bientôt disparaît.
Tandis que lui, le roi, l'homme qui fut saint Georges, S'en revient du lieu même où l'histoire se forge,
Aux bords de l'eau bourbeuse et sombre de l'Yser ;
Il rêve, lui aussi, et rejoint sa compagne,
Et leurs pas réunis montent par la campagne,
Vers leur simple maison qui s'ouvre sur la mer.
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VI
LA POÉSIE DE Mme DE NOAILLES
La multiplicité des races et des aspirations. — Mme de Noailles et les poètes romantiques : la nature, l'amour et la mort.
, Je me sens dans l'incapacité la plus profonde de vous exprimer le double sentiment qui m'anime, sentiment de joie et d'anxiété. Je suis joyeux à l'idée de participer à une fête de la poésie comme celle dont vous garderez certainement le souvenir aujourd'hui, et anxieux à l'idée du rôle, si modeste qu'il soit, que je dois tenir. Je me rends compte, au surplus, à l'expression de vos visages, de la déception que vous venez d'éprouver en me voyant paraître ! Je. me console, d'ailleurs, en pensant que quelque personne qui ait paru à ma place, la déception eût été la même, du moment que ce n'était pas la comtesse de Noailles elle-même.
Je vous dois une explication.
La comtesse de Noailles, en effet, s'est trouvée, comme elle vous l'expliquera elle- même dans la lettre qu'elle va vous lire, troublée dans son projet par un deuil, et, il y a une semaine, le cœur me battit très fort lorsque j'appris, par un coup de téléphone,
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que j'aurais peut-être le redoutable honneur de lui rendre hommage aujourd'hui.
Je me bornerai donc à vous dire en quelques mots ce qu'elle n'aurait pu vous dire elle- même, c'est-à-dire la place que son œuvre de poète lui a faite dans notre littérature, somment elle est née du passé, comment elle annonce l'avenir.
Il existe dans la langue française un mot qui a perdu bien de son sens : le mot génie. Pour lui restituer aujourd'hui, pendant quelques instants, la plénitude de sa signification, laissez-moi vous dire que deux êtres humains m'ont donné, dans ma vie, cette impression vivante et chaude du génie : le philosophe Henri Bergson et la. comtesse de Noailles.
Tous deux, en effet, quoique fort différents, ont en commun de nous avoir ouvert, l'un dans le monde de la pensée, l'autre dans celui de la poésie, des perspectives nouvelles ; tous deux aussi offrent ce caractère singulier et pathétique que leur pensée ne parvient jamais à s'exprimer autrement que sous la forme définitive et parfaite, comme si, intelligence ou sentiment, cette pensée, venant des profondeurs mêmes de l'âme, ne pouvait s'accomplir que dans son absolu, de même qu'un organisme ne vient au monde qu'avec tous ses organes.
Il y a longtemps que je connais, que j'aime, que j'admire la comtesse de Noailles. J'ai vu les premiers feux de la gloire, les plus doux, rayonner sur son jeune front, et hier encore,
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comme je m'entretenais avec elle en pensant à vous, elle "me confiait quelques-unes des transformations profondes qu'avaient accomplies en elle la vie, la douleur, le sentiment de la mort.
Et c'est maintenant, mesdemoiselles, que je dois vous révéler un grand secret des affections humaines. Peut-être savez-vous, en effet, que l'habitude est notre plus grand ennemi. Il arrive parfois que, dans l'intimité, l'habitude produit plus d'abandon ; mais il arrive plus fréquemment qu'elle finit par nous cacher ce que nous connaissons le mieux et par nous masquer les âmes les plus familières.
La comtesse de Noailles a ceci de particulier, qu'on ne peut pas s'habituer à elle ; elle est dans un perpétuel renouvellement ; par son geste, par sa voix, par ses dons d'éloquence, elle se manifeste sous des aspects indéfiniment imprévus et changeants. Et lorsque je parle de son éloquence je m'exprime mal, car on ne peut pas dire qu'elle possède la faculté de la parole ; elle possède quelque chose de bien plus mystérieux et de plus original où la parole n'entre que comme un élément, tout le reste étant représenté par l'inflexion, par le regard, par le mouvement merveilleux du rythme et du geste.
Ce qui me permet de dire devant elle — car elle m'écoute — tout ce que je pense de son génie, c'est que, extrêmement modeste, elle se rend compte elle-même qu'elle n'y est peut-être pas pour grand'chose ! Elle semble une force de la nature ; il semble que ce « cœur innombrable » dont le Destin l'a douée ait
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été simplement réservé à recueillir, à réfracter et ensuite à irradier à travers le monde tous les frissons, toutes les voix, tous les bruissements de l'univers. Je me souviens qu'un jour elle me vantait, avec son enthousiasme coutumier, les bienfaits du travail.
— Le travail, disait-elle, c'est ma joie, ma consolation, ma vie !
Et je me rendais bien compte que si, pour moi-même et pour tous les pauvres êtres de mon espèce et de ma taille, le travail est quelquefois rébarbatif et pénible, il n'en pourrait être de même pour celle en qui le travail est la vie même dans sa spontanéité et son abandon. Mme de Noailles compose ses vers étendue sur sa chaise longue, devant sa fenêtre ouverte. Elle a pu rédiger le Visage émerveillé en huit jours, le laisser dormir trois mois, et n'y rien changer en le relisant, tant il s'était accompli spontanément dans sa perfection, comme un beau vers.
S'il est des êtres auxquels puisse. s'appliquer la définition célèbre de Newton : « Le génie est une longue patience », ce n'est point la comtesse de Noailles, en qui le génie, au contraire, se présente avec tout le frémissement et le jaillissement de l'instinct, en qui le génie est la palpitation même de la vie.
C'est avec le'" Cœur innombrable' qu'éclata la gloire de la comtesse de Noailles.
Ce recueil de poèmes avait été composé par une jeune étrangère et était signé d'un grand
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nom de France. Ces deux traits, en vérité, en résument le caractère essentiel
Mme de Noailles, en, effet, n'appartient à aucune École poétique. Vous avez eu, mesdemoiselles, l'occasion de voir et d'entendre, dans les séances précédentes, des poètes et des conférenciers qui vous ont. initiées à la succession des théories et des tentatives. Vous savez combien ont été nombreuses ces esthétiques et ces poétiques ; vous savez comment se sont multipliées les diverses Écoles. Or, Mme de Noailles était née d'un sang: riche où se croisaient, semble-t-il, toutes les hérédités de l'Orient et de l'Occident. Il y avait en elle du sang grec et du sang celtique, il y avait en elle la fièvre de l'Orient et le rêve septentrional. Elle apportait ainsi, en jeune étrangère, un tempérament que n'avait pu limiter ni atténuer aucune de ces influences littéraires dont je viens de vous parler. Elle était libre, affranchie de toute discipline, indé- • pendante de toute doctrine ; elle n'avait qu'à laisser s'exprimer sa nature suivant les dons magnifiques qu'elle possédait.
Mais, d'autre part, si la comtesse de Noailles ne relevait d'aucune École, je ne vous ai point dit qu'elle n'eût pas de traditions. Si elle venait de l'étranger, c'est pourtant à Paris qu'elle était née, et, dans l'atmosphère française, elle a respiré l'air le plus pur, celui de l'Ile-de-France. Ce sont des paysages français, ceux de la Savoie, qui ont composé sa première représentation du monde. Ainsi s'explique la rencontre merveilleuse qui a permis à ce génie prime-sautier
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de rejoindre la tradition, de facon que se trouve réalisé par une sorte de prodige, le poème d'un univers presque barbare dans une langue presque classique.
Je voudrais, pour vous donner rapidement l'impression de son rôle poétique et de la place qu'elle doit occuper dans l'histoire de la poésie française, vous marquer comment elle ressemble aux poètes romantiques et par où elle se distingue d'eux.
Il semble, en effet, que, dans l'histoire littéraire de la poésie, elle soit partie du point où ils s'étaient arrêtés.
Mme de Noailles est romantique par la chaleur de son imagination, par le sentiment qu'elle a de la mission du poète. Comme Victor Hugo, comme Lamartine, elle «roit à la prédestination du génie, à son rôle sacré ; comme Alfred de Vigny, elle voit dans le poète le fatal privilégié que le génie et que la gloire condamnent à la solitude.
Mais le romantisme fut, avant tout, d'inspiration sentimentale. Je voudrais- vous montrer que l'inspiration de Mme de Noailles fut, à la fois, plus précise et plus frémissante. Frémissante, puisque sur tous les points où elle s'est rencontrée avec les romantiques, en chantant la nature, l'amour et la mort, elle a apporté, dans le développement de ces thèmes éternels, une ardeur, un frissonnement et un accent qui n'avaient encore jamais été entendus.
Les poetes romantiques passent, à l'ordinaire, pour nous avoir révélé la nature.
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C'est approximativement exact. Il importe, cependant, de préciser quel a été au juste, chez eux, ce sentiment de la nature. Pour les uns, la nature a été un objet d'aversion, d'épouvante.
Ne me laisse jamais seul avec la nature !... s'écrie Alf'red de Vigny, qui ne voit dans la nature qu'une marâtre insensible et implacable, dédaigneuse des misères, et à laquelle il préfère la majesté des souffrances humaines. Pour les plus tendres et les plus sensibles, pour un Lamartine, par exemple, la nature est un refuge, un lieu de consolation et d'oubli.
Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime...
Enfin, pour ceux qui sont doués de l'imagination la plus féconde, pour un Victor Hugo, par exemple, la nature est, avant tout, un inépuisable réservoir d'images et de métaphores, une source de comparaisons; elle est le décor magnifique de la Tristesse d',Olympio.
Vous voyez donc que, dans le fond, il y a là, chez tous ces poètes, surtout du sentimentalisme, du romanesque, du lyrisme, bref de la littérature.
Chez Mme de Noailles, au contraire, la nature est devenue quelque chose de vivant, de palpable, de. matériel, à quoi elle est attachée par des liens personnels et secrets. Elle aime la nature d'amour, et, comme dans toutes les passions amoureuses, elle éprouve le besoin de palper, de toucher, d'embrasser, de respirer les êtres et les choses, les astres, la terre, les feuillages. Elle est liée à la nature *
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par des liens qui ont la force, le frémissement des liens charnels.
La forêt, les étangs et les plaines fécondes Ont plus touché mes yeux que les regards humains. Je me suis appuyée à la beauté du monde,
Et j'ai tenu l'odeur des saisons dans mes mains.
Avec plus de familiarité encore, elle s'adresse au printemps :
Printemps, mets ton charmant visage dans mon cou...
De là, ce caractère tout de suite remarqué à l'impression de ses premiers vers, de fré-- missement, d'ivresse, d'ardeur maraîchère, ce besoin de sentir, d'étreindre l'univers tout entier, cet amour des jardins, de l'été, du printemps, des saisons, des feuilles, de la terre, de tout ce qui constitue la vie matérielle, physique, organique du monde.
En ce qui concerne l'amour, la comtesse de Noailles ne s'est pas séparée avec moins d'originalité des poètes romantiques, tout en continuant de leur ressembler et en les prolongeant. Chez les romantiques, en effet, l'amour reste un sentiment rigoureusement personnel, limité, déterminé.
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! s'écrie Lamartine.
C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde Qui s'était effacé !
dit Alfred de Musset. Et, enfin, Alfred de Vigny demande à Eva :
Marche à travers les champs une fleur à la main.
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Et lorsqu'il lui propose de visiter avec lui, dans la maison roulante, les paysages et les pays, il conclut :
Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit.
L'être aimé est donc le centre de l'univers, et l'univers n'est qu'un reflet, un prolongement, une extension de l'être aimé.
Chez Mme de Noailles, c'est précisément le contraire. Elle a aimé le monde et la nature d'un instinct si vaste et si puissant que l'amour ne sera pour elle qu'une concentration et comme une condensation de cette immense tendresse. Ce n'est plus l'univers qui est le reflet de l'être aimé, c'est l'être aimé qui est le reflet de l'univers. De là, dans cet amour, la fougue, la force, la vitalité fiévreuse de toutes les sèves du monde, le bouillonnement du sang, le frémissement de l'organisme.
Rappelez-vous l'admirable Bittô, dont je ne puis parler ici qu'avec la plus grande réserve, mais qui doit cependant me servir de- symbole. Bittô, la petite danseuse aux crotales, dans le plein midi et dans le plein été, se sent toute moite et molle de la langueur éparse par le monde brûlant. Elle s'approche du chevrier, elle l'écoute et, après l'avoir écouté, elle n'est pas moins triste, au contraire, ni moins déçue :
Bittô, je vous dirai votre grande méprise.
Le rude et lourd baiser dont parlent les chansons Ne guérit point le mal dont vous étiez atteinte.
Votre langueur venait de la verte saison,
Du parfum des mûriers et des chauds téI'ébinthes.
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Pensant vous délasser d'un tourment inconnu Qui vous venait des champs, des feuilles, de la terre, Vous avez sans prudence attaché vos bras nus Au cou du chevrier dont l'étreinte est amère.
Enfin, et c'est probablement là par où l'œuvre de Mme de Noailles s'est élevée le plus haut, elle a parlé de la mort comme aucun poète ne l'avait fait jusqu'à elle. Les hommes, en effet, n'osent, comme l'a dit La Rochefoucauld, regarder la mort en face. Les poètes ne sont pas plus braves que les simples hommes, et c'est toujours d'une manière indirecte, lointaine, fuyante, peureuse, qu'ils ont parlé de la mort. Mme de Noailles, elle, qui avait osé regarder le soleil en face, n'a pas craint d'en faire autant pour la mort. Et vous comprenez, d'après tout ce que je viens de vous dire sur son amour de la vie, ce que pouvait être en elle le sentiment de la mort. La mort n'est plus pour elle l'objet d'une terreur ou d'une anxiété mystique ; elle n'a pas l'imagination hantée ni obsédée par les traditions d'ordre spirituel ou religieux : elle est une vivante pour qui la mort n'est que la fin de l'ivresse de vivre. Elle a poussé ce cri admirable :
Je suis morte déjà, puisque je dois mourir. ~
Elle apparaît ainsi comme une continuatrice de ces vierges antiques, Antigone ou Iphigénie, qui, au moment de la mort, ne songeaient qu à ne plus voir la lumière.
Si vous voulez préciser ce qu'est la mort pour Mme de Noailles, rappelez-vous seule-
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ment ce que la vie est pour elle et de quelle fièvre véhémente elle adore tout ce qui vit. Et ainsi son œuvre nous apparaît, qu'elle chante les vivants ou les morts, comme une symphonie de toutes les forces éternelles qui vont se concentrer en elle pour s'exalter en un hymne à la puissance fécondante de la nature, et pour se révolter contre tout ce qui peut la détruire.
Certes, le sentiment de Mme de Noailles semble avoir évolué à l'égard de la mort. Jadis, elle ne pouvait supporter l'idée de la sienne ; elle était en rébellion contre le destin. Il semble qu'aujourd'hui, par l'expérience, l'épreuve, la lassitude de toujours combattre ce destin, de se donner sans cesse aux autres, la mort lui apparaisse au contraire comme une sorte de repos, de libération. Mais il est une angoisse dont elle n'a pu se délivrer malgré tout : c'est celle qui est provoquée par la mort des autres, par la mort des êtres jeunes, par la cessation de la vie chez les plus instinctifs et les plus vigoureux, les plus vivants. De là l'angoisse effrénée que provoqua dans son cœur la guerre ; de là ses accents immortels lorsqu'elle s'adresse aux héros dans lesquels elle voyait non pas des hommes, mais de jeunes êtres : ainsi son œuvre restera comme l'expression commune et concentrée de toutes les tristesses maternelles et le grand cri de révolte de l'humanité contre la guerre.
Et voilà comment, par une sorte d'approfondissement de son cœur, d'abord épars, dispersé dans l'univers entier, Mme de Noailles, par la tristesse et le deuil, est devenue le
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poète de la souffrance et de la mort : après avoir chanté la nature, elle a chanté l'humanité.
Parmi tous les traits que je viens de résumer si confusément devant vous, dans le vain espoir de caractériser un innombrable et insaississable génie, j'ai oublié, je crois bien, le plus essentiel : c'est un génie féminin. C'est sur celui-ci que je voudrais terminer.
Le monde moderne, mesdemoiselles, est sillonné de forces, de « forces éternelles » chaque jour plus, nombreuses : les unes qui sont dégagées par la science, les autres par les relations des hommes, si bien que toutes ces forces éparses par le monde ont besoin d'être condensées, résumées, symbolisées. Ce travail secret ne se peut accomplir que par un cœur de femme. La [symphonie de la' vie est devenue si nombreuse qu'elle ne peut être chantée que par une voix féminine, et, si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée, laissez-moi ajouter que toute la civilisation matérielle dont nous jouissons ou souffrons, toutes ces machines qui sont aussi bonnes pour produire la mort que la vie, ont été fabriquées par l'homme qui, naturellement, est un artisan, parce qu'il est un raisonneur. Mais il y a d'autres énergies ; il y a, dans notre civilisation, un ordre plus élevé, plus spirituel : l'ordre moral, qui reste à faire. Je me demande si les hommes, à l'heure actuelle, ne sont pas las de leur tâche longue et si rude, et si ce n'est point l'heure enfin pour les femmes de se mettre à cette
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tâche nouvelle qui serait de nous révéler le monde véritablement spirituel, de créer la civilisation véritablement morale.
Mme de Noailles nous est apparue comme une continuatrice, mais elle est aussi une prophétesse ; elle est précisément réservée à donner au vieux mot latin vates la plénitude de son sens, puisque le poète était un annonciateur.
L'important, dans la vie, n'est pas tant d'atteindre un but que de poursuivre quelque chose. C'est précisément cette poésie de l'élan, de l'aspiration, de l'instinct, dont Mme de Noailles est, à l'heure actuelle, la- plus complète, la plus harmonieuse représentante. Elle. a chanté moins l'amour que le désir, autant la mort que la vie, et si le geste le plus beau que puisse accomplir l'humanité est d'ouvrir et de tendre les bras, gloire à celle dont le cœur fut assez vaste, assez chaud et assez puissant pour embrasser l'univers !
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VII
BALZAC : « LA COMÉDIE HUMAINE »
Balzac visionnaire. — Balzac savant : le plan philosophique de la Comédie humaine. — Le roman, synthèse de l'art et de la science.
MESDAMES, MESSIEURS,
Je me présente à vous aujourd'hui dans un état d'étourdissement et de vertige très voisin de l'ébriété. Je viens, en effet, depuis bientôt une quinzaine de jours, de relire du Balzac, presque tout Balzac. J'ai relu le texte dans les éditions, j'ai revu, avec quelle émotion, les épreuves des manuscrits, j'ài recherché tous les souvenirs plus ou moins vivants à travers les différents pays, dépuis la Touraine jusqu'à la Pologne, qu'évoque pour nous ce grand nom ; et, véritablement, en venant ici, près de vous, je me sens dans l'état de ceux qui ont fait une très haute ascension : j'ai une sorte de mal de montagnes, qui serait proprement le vertige balzacien. Si ce mal que nous ressentons nous est communiqué avec cette violence, il faut bien songer qu'il a été, à un degré beaucoup plus intense et plus fort, ressenti par celui qui en fut l'origine, par Balzac lui-même. Et aujourd'hui je n'ai pas la pré-
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tention de vous découvrir Balzac après tous les admirateurs qu'il a eus, et surtout tous les ennemis qu'il a suscités. Je voudrais seulement essayer avec vous de retrouver cette espèce de vibration mystérieuse, frénétique, presque forcenée, qui se dégage de cette œuvre immense, de cette personnalité prodigieuse, de ce colosse moral et physique qui, pendant vingt ans, à raison, non pas de huit heures, mais de dix-huit heures par jour, a élevé le monument formidable dont je suis sûr que pas un de vous dans la salle n'a fait le tour (car vous n'avez certainement pas la prétention ni moi non plus d'en avoir lu les quatre-vingt-dix-sept volumes) qui s'appelle la Comédie humaine.
Vous savez comment, le plus souvent, Balzac s'évoque à nous. Lorsqu'on allait le voir, — il ne faisait pas de visites, mais il en recevait, — d'abord dans sa mansarde, près de la bibliothèque de l'Arsenal, puis dans ses divers appartements, toujours mal lneublés, — car, pendant toute sa vie, il vit défiler des visiteurs venus pour saluer sa maîtrise, — on le trouvait en négligé, en robe de chambre, — une robe de chambre de cachemire blanc, doublée de soir blanche, serrée à la taille — et quelle taille ! -— par une ceinture de soie également blanche, et portant sur la tête cette casquette dantesque qui lui avait été offerte par sa mère et qu'il a toujours gardée sur ses cheveux hirsutes. Telle est la silhouette de cette sorte de moine tragique, enfermé avec le cilice de l'écritoire,
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se déchirant avec la pointe de sa plume — où apparaît le trait principal : l'orgueil, l'amour frénétique (comme tout en lui) de la célébrité.
Quand il était tout jeune homme, dansant avec ses sœurs, il se - prit le pied maladroitement et tomba. Il en conçut une telle horreur de la danse et une telle humiliation, qu'il jura de ne plus jamais chercher à triompher dans le monde en dansant. A ce propos, les jeunes gens d'aujourd'hui, nos jeunes bacheliers ne risquent pas de tomber dans une telle disgrâce, ils savent trop bien danser ; mais il est à craindre aussi, qu'ils ne s'élèvent jamais aussi haut.
Cet homme est donc constamment préoccupé de la place à se faire dans le monde, et il dira un jour, à trente-quatre ans :
— Je veux gouverner l'Europe intellectuellement.
Lorsqu'on lui fera des compliments pour Eugénie Grandet, il acquiescera comme, d'ailleurs, tous les auteurs dont on loue un seul ouvrage, en disant :
— Certainement, Eugénie Grandet, est un chef-d'œuvre, mais c'est un petit chef- d'œuvre, et quand on me dit que c'est bien, c'est parce qu'on veut faire tort à tous les autres grands chefs-d'œuvre.
Donc, avec son orgueil, il a le sentiment essentiellement romantique, que là, à sa table de travail, il dirige l'humanité, qu'il accomplit le grand sacerdoce du penseur, du philosophe, du génie, et tout cela par l'action du romancier. Mais représentez-vous aussi qu'on
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ne peut arriver à une pareille endurance physique sans parvenir, du même coup, à une sorte d'exaltation, de surexcitation ; et ce fut ce trouble nerveux, cet acharnement volontaire qui nous a valu ce génie de Balzac que l'on a cru un observateur et qui fut simplement un rêveur. Je vais vous donner, par des faits, quelques exemples très précis de ses facultés de visionnaire, de cette fantaisie chimérique qui a tellement servi Balzac dans son œuvre et qui lui a tellement nui dans la vie.
Je ne vous rappelle pas sa biographie, vous la connaissez. Vous savez qu'il a fait ses premières études au collège de Vendôme. Mais voici tout de suite, et c'est le seul trait que je veux retenir, un petit incident qui devient symbolique de tout ce qui se passera par la suite dans sa vie : il avait quatorze ans, lorsque sa mère reçut du supérieur du collège une invitation à venir chercher d'urgence son fils : on lui dit qu'il est tombé dans une sorte de coma, d'hébétement dont il est absolument impossible de le tirer. En effet, quand elle aperçoit le petit Honoré, elle est stupéfaite, il semble complètement ahuri. Il nous explique plus tard ce qui s'était alors passé en lui :
— J'ai eu une espèce de congestion d'idées. Cette congestion d'idées lui était venue parce que, comme il était très mauvais élève, il était quotidiennement enfermé au cachot, et, pour se distraire, il y avait emporté toute la bibliothèque du collège qu'il avait ainsi dévorée. C'était donc un transport de
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livres au cerveau. Dans ce temps-là, il lisait trop ; plus tard, il écrira trop. Mais tel est le régime auquel il a toujours soumis son incomparable et merveilleux cerveau. Tout petit, il s'en tirait par l'étourdissement ; quand il 'aura quarante-huit, cinquante ans, ce ne sera plus la tête qui s'étourdira, ce sera le cœur qui cédera ; il mourra de littérature.
Après cette aventure, le père de Balzac acheva de prendre la plus mauvaise opinion de son fils, — d'ailleurs, tout l'entourage considérait le petit Honoré (et ceci est la règle pour les hommes de génie) comme tout à fait inférieur ; — un conseiller de la famille, estimant que le jeune homme avait une belle main, c'est-à-dire une belle écriture (heureu- ment pour lui, il s'en est tant servi depuis !), décida qu'il fallait en faire un expéditionnaire. Mais Balzac avait déjà' sa volonté : il refusa. Ayant alors passé quelques mois comme clerc chez un avoué, puis chez un notaire, il finit par obtenir de ses parents qu'on lui louât une toute petite mansarde (celle dont je parlais tout à l'heure) aux environs de l'Arsenal, afin d'être près d'une bibliothèque, et là, pendant "deux ans, il se consacra au théâtre. Au bout de ces deux ans, il arrive àVTours, chez ses parents, avec une valise toute chargée de manuscrits, parmi lesquels unelmagnifique tragédie intitulée Cromwell, comme Victor Hugo ; il rassemble aussitôt ses parents et les amis, notamment celui qui avait dit qu'il pouvait être expéditionnaire, il leur fait la lecture de Cromwell. C'est un four épouvantable. Il s'en rend compte ï
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— Le théâtre n'est pas ma voie, je vais travailler au roman !
Seulement, il avait tellement maigri, tellement dépéri dans cette mansarde, que le cœur maternel s'attendrit ; on le garda, et pendant six ans, en province, il put écrire des romans. Il en a écrit quarante, dont Sainte-Beuve nous a conservé quelques titres, mais que Balzac, les jugeant parfaitement, a condamnés et qu'il n'a pas publiés, donnant ainsi à tous les littérateurs de l'avenir, et peut-être particulièrement aux jeunes gens de notre époque, cette leçon que, quelle que soit la grandeur du génie, il ne saurait se passer d'apprendre le métier.
S'il y a eu un improvisateur, ce fut bien lui, Balzac. Si, pourtant, il y a eu un technicien, qui se fût exercé pendant des années, ce fut bien lui aussi, qui commença par jeter pardessus bord la valeur de quarante volumes, c'est-à-dire presque la moitié de tous ceux qu'il a conservés. Vous voyez ainsi que, dès le plus jeune âge, il ne vit que pour écrire, et ceci nous amène à considérer très rapidement un autre aspect de son caractère et de son talentlf: l'homme d'affaires qu'il y avait en lui. Si Balzac a été, depuis son plus jeune âge, hanté, obsédé par l'idée de la gloire, il était trop intelligent pour ne pas se rendre compte que, dans une société comme celle qu'il se réservait de peindre, le moyen le plus sûr de parvenir à la gloire était l'argent, et par conséquent les affaires. Aussi, pendant qu'il écrit, songe-t-il à gagner de l'argent un peu plus rapidement que par
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la littérature. — Qu'aurait-il dit de notre temps ! — Et il imagine alors, car il avait toujours des idées, de grandes idées auxquelles il ne manquait qu'un je ne sais quoi de sens pratique, il imagine que les classiques 'doivent être lus par le peuple, mais que, pour être lus, les classiques doivent être édités d'une manière portative, commode, et le premier il a l'idée de l'édition à bon marché, de gros volumes compacts dans lesquels on aurait tout La Fontaine, tout Molière, et c'est ainsi qu'il fit imprimer à ses frais un La Fontaine en un seul petit volume. Ce volume ne s'est pas vendu, parce que, pour le vendre, il aurait fallu organiser de la publicité. En effet, les affaires sont les affaires, et c'est ce dont Balzac ne se doutait pas. Alors, ayant manqué cette première entreprise, il se dit :
— C'est parce que j'ai eu à^.faire à un imprimeur que je n'ai pas réussi ; j'imprimerai moi-même.
Il constitue une imprimerie ; puis, l'imprimerie lui coûtant trop cher à cause des caractères, il devient fondeur, il fait faillite, et, à.>- trente ans, il se trouve ainsi être l'homme qui n'a pas réussi dans les affaires, qui'a derrière lui une dette effroyable, mais.e;qui, gardant le sentiment de l'honneur, se voit dans l'obligation de payer^cette dette et,qui ne trouve plus d'autre moyen d'y parvenir que d'écrire, alors -qu'autour de lui ses amis, sa famille, ne croient pas encore à son talent. Tel est Balzac à trente ans : un failli qui n'a plus d'autre crédit que celui qu'il se fait à lui-même.
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Partez de là pour vous rendre compte de l'effort de volonté qui, pendant des années, sans le secours d'aucune excitation venue du dehors, ni d'aucun encouragement, a pu le tenir courbé sur un labeur aussi ingrat . qu'écrire des romans.
- Je vous recommande, pour fixer ces idées, une extraordinaire scène de son Mercadet.
Il peint là l'homme d'argent, l'homme d'argent qui n'a pas réussi. Il l'appelle « le Faiseur ». Avant la guerre, nous l'aurions appelé « le Bluffeur », celui qui fait croire qu'il a de l'argent alors qu'il n'en a pas, celui qui déploie tout son talent, toute son ingéniosité à empêcher les créanciers de le poursuivre, à les ajourner. Cette scène, Balzac n'a cessé de la jouer pendant dix ans à tous ceux qui, porteurs des billets qu'il avait été obligé de souscrire préalablement, venaient chercher leur argent et qu'il renvoyait avec l'espérance que la publication de tel ou tel roman, les engagements pris envers lui par tel ou tel éditeur, allaient lui permettre de se libérer. Il. n'y est, en réalité, jamais parvenu.
Tel est ce visionnaire en affaires !... Nous voyons pourquoi il n'a pas réussi, pourquoi il a toujours été à la banqueroute dans la vie ; mais cette même faculté chimérique ne va-t-elle pas lui permettre de devenir précisément le romancier des affaires, d'être le peintre de tous ceux qui ont eu, comme lui, le même besoin d'argent, qui sont parvenus plus ou moins à en réaliser, mais qui, le plus souvent, n'ont connu que la décon-
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fiture...? Dans un roman qui s'appelle César Birotteau, il y a un véritable traité de droit touchant les banqueroutes : Balzac, hélas ! n'était que trop au courant !
Ainsi, l'harmonie entre ses défauts pour la vie et ses qualités pour l'art a précisément déterminé son génie.
Pour en finir avec ce caractère qui est le fond de son œuvre, il est encore un point sur lequel je voudrais attirer votre attention : les amours de Balzac.
En vous parlant des amours de Balzac, je ne poursuis pas du tout le petit jeu, un peu trop à la mode, de rechercher les secrets des grands hommes. Certes, Balzac, il le disait lui-même tout à l'heure, a été extrêmement fat. Beaucoup de gens de lettres le sont. Mais il a été extrêmement discret, et il n'y a pas beaucoup de gens de lettres qui le soient ; par conséquant, à cet égard, nous sommes obligés à un certain respect. Ayons de la discrétion, nous aussi. Il est vrai que nous avons les deux volumes de sa correspondance avec « l'Étrangère » qui sont tout de même une confidence importante ! Tout au moins, nous pouvons, nous devons parler de Mme Iianska.
Si Balzac a vécu dans cette robe de moine dont je vous ai dit un mot, il ne faut tout de même pas se figurer qu'il ne sortît jamais. Il avait sa loge à l'Opéra. Souvent, à six heures du soir, après son dîner, quand il ne se couchait pas, il se donnait une heure de distraction, ou une soirée. Un tilbury venait le chercher pour le conduire dans le monde,
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et il s'est trouvé en relations avec les plus jolies femmes de l'époque, avec les maîtres les plus réputés. Lorsqu'il voyageait, par exemple, lorsqu'il poursuivit ce rêve d'aller chercher dans les mines de Sardaigne, dans les scories des mines d'argent, les résidus qui s'y pouvaient trouver ; lorsque, plus tard, à cinquante ans, accomplissant son voyage de Pologne, il concevra l'idée de transporter soixante mille chênes de Pologne à Paris pour réaliser un bénéfice de un million deux cent mille francs ; enfin, toutes les fois qu'il se déplaçait dans cette Europe qu'il prétendait gouverner intellectuellement, il jouissait de sa gloire qui était universelle. Dans toutes les capitales, il était admirablement accueilli.
En Pologne, un jour, il est reçu dans un salon. Une des jeunes femmes qui étaient là s'absente un instant pour aller chercher le goûter. La présentation de Balzac n'avait pas encore été faite. Lorsque la jeune femme revient, portant un plateau, elle entend la maîtresse de maison qui dit : « Monsieur de Balzac », et elle en est tellement saisie qu'elle laisse tomber son plateau. Balzac racontait avec la plus grande complaisance cette anecdote.
Il n'a donc pas vécu complètement en dehors du monde et en dehors de la gloire ; mais, cependant, il n'y a eu dans sa vie que deux grandes influences : l'une, dont il a livré le secret dans son œuvre même, est Mme de Berny. Mme de Berny vint pendant douze ans, deux heures par jour, chez Balzac
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pour le voir écrire, et il a écrit sur elle cette phrase très belle que je vais essayer de me rappeler :
« J'ai étéptrès malheureux dans ma jeunesse ; mais Mme de Berny a tout soldé par un dévouement absolu que je n'ai d'ailleurs compris, dans toute son étendue, qu'après que la terre eut repris sa proie. »
Les artistes, les hommes de lettres ont des complexions amoùreuses parfois très particulières : ce fut, semble-t-il, le cas de Balzac chez qui prédominèrent toujours les facultés cérébrales.
Donc, Mme de Berny fut comme une ombre penchée sur la vie de Balzac, un grand dévouement plein d'attention et de vigilance, une tendresse profonde, un amour plus voisin de l'amitié peut-être que de la passion. Pour Mme Hanska, l'histoire est plus compliquée, et là nous voyons jouer, pour ainsi dire, dans le cœur de Balzac, son génie. Il a aimé Mme Hanska comme il a écrit la Comédie humaine. D'ailleurs, vous le voyez, le résultat est le même : de gros volumes.
Que s'est-il donc passé? Les faits, vous les connaissez. Mme Hanska est une Slave malheureuse en ménage, ayant un mari de vingt ans plus âgé qu'elle, malheureuse aussi dans sa maternité, ayant perdu des enfants, et qui vit enfermée non seulement dans son chagrin, dans son veuvage moral, mais aussi dans son château, parmi les solitudes de l'Ukraine, n'ayant pour toute distraction que la lecture qui entretient ses rêves. Bref, je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas dans cette
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âme un petit commencement de bolchevisme. Lorsque cette grande solitaire reçoit, expédiés de Paris, les premiers romans de Balzac, les Scènes de la vie privée, lorsqu'elle voit comment ce romancier comprend la femme, le femme à trente ans, avec quelle sollicitude et quèlle expérience il se penche sur ses rêves, sur ses chagrins, sur ses angoisses physiques, combien son regard est pénétrant, intime, audàcieux, elle frissonne, et, comme beaucoup d'autres, elle prend sa plume et écrit. Balzac trouve donc, chez l'éditeur Gosselin, le première lettre de « l'Étrangère ». Naturellement, elle ne lui fait pas de compliments, — ceci serait trop banal ; elle lui fait, au contraire, des critiques à propos de la Recherche de l'absolu, qui, vous le savez, est un très beau livre. Elle lui dit :
« Autrefois, je vous ai bien aimé; maintenant, je vous aime moins. »
Balzac, tout de suite piqué, avec .la facilité qu'il a d'écrire, voudrait répondre : mais à qui? L'Étrangère n'a donné ni son nom, ni son adresse ! Une seconde lettre survient enfin. Tout cela est assez bien combiné, Mme Hanska n'est pas maladroite ; elle dit :
« Accusez-moi réception par la voie de la Quotidienne. »
Elle invente la Petite Correspondance des grands journaux. Balzac, toujours docile, naïf et ingénu, fait passer une note dans la Quotidienne, disant :
« J'ai parfaitement reçu la lettre de l'Etrangère et je voudrais bien savoir à quelle adresse envoyer ma réponse. »
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Naturellement, l'adresse arrive, et là commence la correspondance, et, avec la correspondance, l'amour. Balzac rédige, donc il aime !
Ce n'est que quelques années plus tard qu'ils se rencontrent, après des combinaisons sur lesquelles je passe, car ceci n'est pas un roman, "mais l'amour d'un romancier, ce qui est très différent : ils se rencontrent à Neuchâtel. Que s'est-il passé à ce moment? Balzac nous dit bien qu'elle était très belle. D'ailleurs, qu'elle le fût ou qu'elle ne le fût pas, cela n'avait aucune importance ; dans l'état imaginatif où il se trouvait déjà, il ne s'agissait plus de cela. Il lui donne bien quelque part le èonseil de se mettre un peu de blanc d'ceuf, le soir, sur le visage, et de le laisser s'évaporer pour diniinuer les rides, et de mettre de l'huile sur la racine des cheveux pour les empêcher de blanchir. Ce sont des galanteries de grand homme, qui semblent indiquer que Mme Hanska n'était pas tout de même de la première fraîcheur. Mais, je vous le répète, pour Balzac, cela ne signifiait rien, parce qu'il imaginait et ne regardait pas l'objet de sa passion. Du côté de la dame, ce fut sans doute autre chose : elle a dû le trouver bien court, bien gros, bien mal arrangé ; elle a eu, incontestablement, une décèption. « C'était là le romancier, celui qui envoyait de si belles lettres? » Mais Balzac était si séduisant quand il parlait, quand il riait, quand il était gai, que Ja première désillusion physique. devait se trouver dissipée par l'éblouissement moral.
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Donc, après s'être vus, ils continuèrent de s'aimer et aussi de s'écrire pendant des années. Pourquoi pendant si longtemps? Il fallait attendre que Mme Hanska devînt veuve, oui. Mais on attendit bien au delà, et il est à craindre qu'il n'y eût point dans cette hésitation prolongée seulement de généreux motifs. Certes, chez Balzac, on ne saurait trouver que la réserve la plus honorable. Vous savez qu'il avait une vive fierté nobiliaire, et il était très flatté, dans le fond, de connaître une grande dame du grand monde russe, qui lui apparaissait dans une sorte de prestige oriental ; son imagination travaillait à plein là- dessus, et il voulut ne lui apporter qu'une situation digne d'elle. Et vous retrouvez ici sa gêne continuelle, son besoin de solder le passé. Dans son amour même, il est persécuté, poursuivi par la dette. Mais, de la part de Mme Hanska, pourquoi tant d'hésitations et de lenteurs? Là est le mystère que peut-être il est préférable- pour elle de ne pas approfondir. Quoi qu'il en soit, c'est seulement en 1850, — nous assistons là, mesdames et messieurs, à l'un des drames les plus poignants de l'amour et de la gloire humaine, — c'est seulement en 1850, à cinquante ans, alors que la maladie de cœur vient d'éclater (il est atteint depuis deux ans), que ses yeux sont malades, qu'il a des éblouissements, des étourdissements, qu'il ne peut plus monter un escalier ni courir sans sentir des palpitations du cœur, qu'il souffre de toutes les manières, surtout de se sentir diminué, de ne plus pouvoir travailler, c'est seulement à cet instant
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qu'il touche au bonheur, se demandant alors :
— Vais-je avoir la force physique de le réaliser?
Il arrive en Pologne, il se marie, soutenu par une dernière chimère : la croyance dans un médecin polonais. Il écrit à sa soeur :
(c Ma maladie est extrêmement grave. Ils appellent cela une hypertrophie du cœur. J'ai des amis, à Paris, qui en sont morts. Si j'étais à Paris, soigné par les médecins de Paris, je mourrais ; mais, ici, il y a un médecin polonais extraordinaire, il accomplit des miracles ; il me donne des pilules, il me soigne, il me garantit que dans quelques mois, je serai guéri. »
C'est dans ces conditions tragiques qu'il réalise le rêve de sa vie. Et après toutes sortes de précautions, d'atermoiements, — car il ne pouvait supporter le voyage, — il arrive enfin. à Paris, avec celle qu'il croit avoir conquise après tant d'efforts, il l'amène dans sa maison. Il trouve sa maison fermée : le domestique est devenu fou et personne ne leur ouvre. La maladie s'aggrave, Balzac meurt, et, quand il meurt, Mme Hanska n'est pas là, d'après le témoignage même de Victor Hugo. Et alors je me dis que Balzac, qui avait tout sacrifié à ce bonheur, ne l'a probablement pas recueilli, et, en tout cas, je suis sûr qu'il est mort sans avoir connu la tranquillité.
Ses deux amours, comme il le dit lui- même : la Dilecta (c'était Mme de Berny) et Mme Hanska, n'ont pas été capables de le distraire un seul moment de cette persécution
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constante de la pièce de cent sous. Il a peut- être connu le bonheur grâce à ce don d'illusion que nous avons trouvé en lui ; il n'a jamais connu les petits plaisirs, les douces joies de la sécurité, de l'abandon. Il est resté perpétuellement le martyre de son travail, de sa dette, de son amour. Sa vie est une de celles où il s'est passé le moins d'événements et où se sont peut-être trouvés concentrés les sentiments les plus tragiques, les plus pleins, les plus douloureux que puisse éprouver un amoureux et un artiste.
Tel est le caractère sur lequel se trouve fondée la Comédie humaine. Elle est née de cette âme par le geste le plus spontané, le plus naturel qui puisse se trouver, elle a jailli de cette âme comme un arbre de la terre. Cependant, pour en comprendre le caractère durable, il faut ajouter à ce que je viens de vous dire une autre considération.
Balzac était éminemment intelligent ; parmi tous ses contemporains qu'il a connus, fréquentés, à l'égard desquels il a souvent donné, comme envers Stendhal qu'il a sauvé de l'oubli, tant de marques de générosité et de désintéressement, il s'est particulièrement intéressé aux savants. Il a lu avec le plus grand soin tout ce qui se rapportait aux études, alors très à la mode, d'histoire naturelle ; toutes les sciences nouvelles, il les a goûtées avec la passion qu'il apportait à tout. Et l'un des hommes qui ont eu sur lui le plus d'influence est Geoffroy Saint- Hilaire.
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Pour comprendre ce qu'a voulu faire Balzac littérairement, il faut donc se souvenir de ce qu'a fait Geoffroy Saint-Hilaire au point de vue naturaliste. On a conçu que, dans la nature, toutes les espèces animales étaient, au fond, dérivées d'un même type ; tous les animaux se ressemblent par leur structure essentielle : d'où vient la différence des espèces? Elle vient de ce que, sur ce type élémentaire et universel, se sont exercées des influences dérivant du milieu, des conditions d'existence dans lesquelles les êtres se sont trouvés, et ainsi les conditions extérieures, les influences de climat, les influences d'alimentation, ont déterminé l'évolution des espèces et l'apparition de toute cette variété qui constitue la nature. Il en est, dira Balzac, dans la société comme dans la nature : tous les hommes sont conçus sur le même type ; seulement, ils ne vivent pas aux mêmes époques et ils ne sont pas dans le même milieu, ils n'exercent pas les mêmes professions et, par conséquent, ne s'exercent pas sur eux les mêmes influences. Un paysan et un militaire, un parfumeur comme Birotteau, un demi-solde comme le colonel Chabert, dérivent du même type, mais ils ont subi des influences différentes. Il y a, par suite, pour le romancier, une étude bien claire, bien simple et bien précise à faire, c'est de rechercher quelles sont les influences sociales exercées sur chacun des individus qui deviendront ainsi des types. Et Balzac a simplement voulu peindre les espèces sociales qui se sont trouvées dans le temps
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tumultueux où il a vécu, puisqu'il a pu voir se succéder les. générations de l'Empire et des deux Restaurations, et qu'il a pu ainsi constituer quelque chose de plus vivant, de plus complet que l'Histoire, à savoir le roman moderne.
Qu'est-ce que l'Histoire, en effet? Ce sont des dates, ce sont des noms, ce sont des batailles, ce sont de grands faits abstraits, sorte de reflet sur un miroir très lointain. Balzac a voulu supprimer le miroir et le remplacer par son œuvre. Il a voulu remplacer les dates, les faits, les accidents, les grands événements abstraits de l'Histoire par des individus, des hommes et des femmes en chair et en os, ayant chacun leur caractère aussi déterminé que le bégaiement du père Grandet ; et ainsi il a donné pour la- première fois au roman, que je considère, pour mon compte, comme le genre littéraire par excellence, sa véritable destination, qui est de peindre, d'une manière plus riche, plus vivante, plus artistique que l'Histoire, la même réalité,
La Comédie hmaine peut être définie très exactement : la peinture des époques sociales que Balzac a eues sous les yeux. Le jour où il a fait cette découverte, il a eu un moment d'ivresse. (Cette ivresse, il l'avait tous les jours à cause du café, mais il l'a eue particulièrement ce jour-là.) C'était en 1834, il venait d'écrire un de ses plus beaux livres, le Médecin de campagne ; il avait travaillé le matin rue Cassini ; tout d'un coup il a une
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illumination, il sort de chez lui, se précipite jusqu'au faubourg Poissonnière, où habitait sa sœur, Mme Surville ; il arrive, trouve sa sœur et son beau-frère, et il leur dit :
— Je suis tout simplement en train de devenir un homme de génie !
Il devenait un homme de génie, en effet, parce que, expliqua-t-il, il venait d'avoir l'idée d'enchaîner tous ses personnages les uns aux autres, de relier tous ses romans comme une suite historique. Et, quelque temps après, il dira, avec cette jactance où je vois plus de naïveté — cette naïveté que j'essayais de préciser tout à l'heure — que d'arrogance :
« Dans ce siècle, il y a eu quatre grands hommes : Napoléon, qui a été l'armée; Cu- vier, qui a été la science ; O'Connell, qui a été le peuple. Moi, je serai le quatrième, parce que, dans mon cerveau, je porte une société tout entière. »
Une société, en effet, voilà bien le mot, la caractéristique de la Comédie humaine. C'est la création d'une humanité complète, ayant tous ses types, tous ses rouages, toutes ses institutions, qui n'est pas toujours très exactement accommodée sur le modèle de la réalité, mais qui prend elle-même le caractère, le relief, la vie de la réalité, parce qu'elle se suffit à elle seule comme un organisme complet.
Et nous voilà, maintenant, au pied du monument. Voilà le magnifique portique.
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Vous pensez bien que nous n'allons pas y entrer ! Je ne vais pas vous analyser la Comédie humaine, je ne vais même pas en énumérer le répertoire. Est-il possible d'en dégager en cinq minutes les traits essentiels? Oui, du moins je le crois.
Balzac a peint des groupes sociaux. Peut- être avez-vous remarqué que lorsque vous prenez un roman, n'importe lequel, vous voyez les personnages qu'il représente, vous les voyez eux-mêmes, et c'est justement le plaisir que vous éprouvez à lire le roman que de suivre leur petite histoire. Dans Balzac, il y a de l'intrigue, il y a des catastrophes, il est extraordinairement mélodramatique ; mais c'est précisément là la partie caduque de son œuvre. Dans Balzac, que trouvezvous;? Voyez simplement les titres : les Employés, les Paysans, le Médecin de campagne, le Curé de village, la Femme de trente ans, et, lorsqu'il met des noms propres, comme César BirotteaLt, cela représente encore un ensemble, une classe sociale. C'est que, en effet, Balzac a été frappé, dans la société de son temps, de la mobilité perpétuelle. Après la Révolution, sont venues successivement d'autres révolutions, non pas des révolutions politiques, mais des révolutions sociales et économiques. Nous avons vu, en particulier, une classe nouvelle, employer une arme toute nouvelle : la bourgeoisie qui se pousse par l'argent. Balzac a été précisément, sous tous ses aspects et à tous les moments, le peintre de ces efforts pour parvenir, le peintre dè cette bourgeoisie faisant son chemin par
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tous les moyens, et, là-dessus, il n'a pas lésiné sur les bassesses, sur les- scélératesses, il a peint tout ce qu'il a vu avec franchise, avec loyauté, et aussi tout ce qu'il a imaginé.
Voilà donc bien le premier trait de la Comédie humaine. Balzac est un peintre de groupes, il étudie des familles, des espèces sociales. Mais — et c'est le second trait qui paraît tout à fait important — il ne peint pas du dedans, ce n'est pas un psychologue à la façon de Stendhal ou de ceux qui, depuis, se sont recommandés de Stendhal ; c'est un visionnaire, -un voyant. Et comment peint- il les hommes? Il les peint du dehors, parce qu'il les regarde ; il les peint par leurs gestes, leurs attitudes, leur accent, et c'est ainsi que s'expliquent les soins si minutieux, parfois pour nous agaçants, avec lesquels il note les bégaiements du père Grandet, les défauts de prononciation de Nucingen, et toutes sortes de plaisanteries, devenues fastidieuses, des employés, clercs de notaires, tout ce qu'il a pu entendre et retenir dans sa jeunesse. Et aussi il peint les lieux, parce qu'il se souvient toujours de Geoffroy Saint-Ililairé ; il sait que les animaux sont sous l'étroite dépendance non seulement du climat, mais de leur habitacle, et vous savez avec quel soin il s'applique à observer, dans tous ses romans, la vraisemblance matérielle. On lui a reproché — pour moi, c'est un compliment que je lui adresserais — d'avoir fait successivement la conquête de tout le public français en prenant comme théâtre de ses
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romans chacune des villes de France, de" sorte que chaque région était intéressée à lire un de ses livres ; de même, on lui a reproché d'avoir fait successivement la conquête des femmes en peignant les unes après les autres toutes leurs vertus, et plus souvent encore — la matière est plus riche — tous leurs défauts !
Vous vous rappelez les descriptions de la maison Vaucaire, de la maison du père Grandet, de la maison de Balthazar, dans la Recherche de l'absolu, de la maison de Tours, et vous savez jusqu'à quel point, souvent, il nous fatigue par la minutie avec laquelle il fait l'inventaire du mobilier, des tentures, de tout ce qui constitue le cadre de ses personnages. Il était lui-même attiré par toutes les « curiosités », il était collectionneur ; dès qu'il avait un instant de loisir (cela ne lui arrivait pas souvent), il achetait de vieilles choses. Il a été le premier (on a beaucoup exagéré, depuis) à encombrer de bric-à-brac notre littérature ; chez lui, c'était un travail à la fois instinctif et volontaire qui lui permettait le plus souvent d'arriver, par le dehors, à l'expression plus complète, plus saisissante, de la vérité intérieure.
Voilà le second point.
Et, enfin, le troisième, qui est peut-être le plus important, c'est que toute cette société, tout ce monde imaginé par Balzac, mais plus réel pour nous que le monde réel lui- même, avait besoin d'être mû par un ressort ; car si les hommes, si les femmes agissent, s'ils s'habillent, s'ils s'entourent de ce décor que Balzac vient de nous peindre, ils ont pour cela
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un motif, et ce motif qui, selon Balzac, déclenche la conduite humaine, c'est la passion. Balzac a été le peintre de la passion. Seulement, entendons-nous bien, il ne s'agit pas de la passion d'amour ! Je vous ai rappelé comment Balzac s'était intéressé à toutes les affaires, à toute la vie sociale ; ce qu'il a étudié dans le monde des passions, ce n'est pas simplement cet éternel thème de l'amour, ce sont toutes les formes de l'aberration humaine. Les plus grands types, les plus vigoureux et les pius beaux, chez lui, ne sont pas des amoureux. Dans la Recherche de l'absolu, Balthazar, cet homme qui est bon, qui est tendre, qui a toute la capacité de l'affection humaine, arrive peu à peu, par la déformation d'une idée fixe, à faire mourir de chagrin, en la ruinant, sa femme, puis à dépouiller ses enfants : pourquoi? Parce qu'il est possédé par cette passion : l'alchimie, et qu'il poursuit son rêve. Il est, lui aussi, un visionnaire : il poursuit la chimère de la transmutation des métaux. Il est affolé par la science et c'est une passion comme une autre, puisqu'elle suffit à bouleverser un caractère. Prenez le père Goriot, qui reste un des exemples les plus frappants de la méthode de Balzac : qu'est-ce que le père Goriot? Un vieux vermicellier qui a fait fortune dans les affaires, qui n'a jamais eu d'autre idée, d'autre souci que ses affaires, qui l'ont enrichi, et ses deux filles. Ses deux filles devenues : l'une, la baronne de Nu- cingen ; l'autre, la comtesse Anastasie de Restaud, se sont vite trouvées séparées du
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vieillard par leurs maris, par tout le cortège des obligations sociales, et vous voyez peu à peu s'envenimer, tourner à la maladie, à l'obsession, à un véritable délire de clinique, la passion paternelle du père Goriot, qui finit par mourir dans le plus grand désespoir parce que ses filles ne viennent pas pour lui fermer les yeux.
Enfin, s'il a peint les femmes avec tant d'affection, de richesse et de variété, n'est-il pas juste de dire que celle qu'il a le mieux réussie est une femme dans laquelle la passion n'est pas l'amour, mais, au contraire, la haine? La Cousine Bette.
Ainsi, nous avons dégagé, je crois, les traits essentiels du génie de Balzac ; nous nous rendons compte de ce qu'il y a eu en lui d'impulsif, d'intuitif, de violent, mais aussi de philosophique et d'intellectuel, et comment il est devenu, avec Shakespeare et Molière, suivant l'expression même de Taine, l'un des plus grands magasins de documents humains.
Je vous ai très rapidement évoqué cette - silhouette gigantesque. Je crois que, sans contester ses défauts, qui furent immenses, car ils sont à sa taille, nous pouvons lui rendre ' ce fier hommage : il a vécu d'une passion exclusive : celle de la littérature et de la vérité. Il a dit lui-même ce mot admirable :
— Puisque j'avais étouffé en moi toutes les passions, il a bien fallu m'en donner une autre, celle de l'art.
Moins grand que Shakespeare, peut-être, et que Molière, il a pourtant jeté sur l'hu-
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manité le même regard, ayant par instant la puissance fulgurante de ces éclairs des nuits méridionales. Certes, il n'a pas la fantaisie douloureuse, pathétique de Shakespeare, il n'a pas la grande mélancolie de Molière, car l'humanité qu'il a vue, ou plutôt qu'il a rêvée, il ne lui en veut pas de l'avoir trouvée souvent si basse et si laide, parce qu'il sait bien qu'elle peut se perfectionner à la condition d'être conduite par de bons chefs sur le chemin hasardeux du progrès. Comme les plus grands, il a donc'sacrifié son bonheur et sa vie à l'art et à la vérité. Comme les plus petits, il n'a pu consommer ce sacrifice que par l'amour. Et si personnellement, comme je vous l'ai montré, je n'accorde pas une estime bien particulière à Mme Hanska, dont je ne suis pas sûr qu'elle ait pleinement compris le rôle qui lui avait été réservé auprès du grand homme qui l'adorait, je lui rends un pieux hommage comme symbole.
Après quoi, je ne vous, demande pas, dès ce soir, de mettre à votre chevet les quatre- vingt-dix-sept volumes de la Comédie hurnaine; seulement, lorsque l'occasion se présentera d'en prendre un, méditez-le avec la bienveillante attention que vous venez d'accorder au très froid et très modeste interprète du plus grand créateur d'hommes et de femmes que nous ayons connu.
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VIII
LE THÉÂTRE DE THÉODORE
DE BANVILLE
Tout le monde se rappelle la donnée charmante du Penser : la vieille fée à qui les lèvres de Pierrot, parce qu'elles sont pures, rendent la jeunesse et la beauté. La muse romantique, quand apparut Théodore de Banville, se trouvait un peu dans l'état de la fée du conte : elle avait grand besoin d'amours qui la remissent à neuf. Le jeune poète fut son Pierrot merveilleux. Sans doute, il ne lui rendit pas tous les dons de la jeunesse ; elle garda quelques rides et un peu de la sécheressè des cœurs fatigués. Mais il lui restitua au moins l'insouciance, la gaîté, la fantaisie et même l'enfantillage : un furtif été d'arrière-saison, tel fut, après la solennelle floraison du drame romantique, le souriant théâtre de Théodore de Banville.
Ce théâtre, à vrai dire, est assez peu scé- nique, car, de même que Pierrot avait pour unique fonction « d'être blanc », Théodore de
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Banville eut pour unique souci d'être poète.
« Comme Euphorion, le symbolique enfant de Faust et d'Hélène, il voltige au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent sa draperie aux couleurs changeantes et prismatiques. » Ainsi Théophile Gautier saluait le jeune auteur des Cariatides qui, sur les planches aussi bien que sur la prairie, continuera ses jeux aériens. Il est convaincu, d'ailleurs, que cela suffit, que la poésie mène à tout, même au théâtre, que l'un découle de l'autre et l'on sent que chez lui, le choix du. sujet, du décor, l'aménagement des scènes, le caractère des personnages ne seront jamais que l'accessoire.
« Tous les systèmes qu'on a proposés sur la comédie pourraient sembler vrais si la raison scientifique, l'étude du fait ne les réduisaient ■ à néant. En effet, la comédie est née directement de l'Ode ; et en art comme en histoire naturelle, une espèce ne persiste qu'à la condition de garder ses caractères primitifs. Ce ne fut d'abord que pour permettre au chœur un peu de repos qu'on coupa ses chants d'un récit prononcé par un personnage et ainsi l'ode est la génératrice essentielle de la poésie dramatique. »
On voit que ce brillant rimeur n'est pas dénué de principes. On voit aussi que ces principes font de lui le contraire d'un dramaturge, — du moins au sens où les hommes de théâtre ont l'habitude de se définir euxmêmes.
Mais Théodore de Banville était très fin et de sens juste : on s'en convaincra en lisant
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les feuilletons toujours scintillants, souvent avisés, dans lesquels il a jugé les pièces des autres. En conséquence, il s'empressa de délimiter son domaine dramatique avec le plus grand soin. « Notre poésie dramatique, observe-t-il, d'où s'était enfui le souvenir de l'ode, était tombée au dernier degré d'appauvrissement et de misère,. quand Hugo parut, et, dans ses puissants creusets, ressuscitant Shakespeare, mélangea si intimement la poésie dramatique et la poésie lyrique, pour en faire un seul et même métal, qu'il semble impossible de les séparer désormais. Ce qu'il a fait pour la tragédie, dans mon petit coin, avec mes humbles forces et sans en rien dire, j'ai tenté de chercher comment on pourrait le faire pour la Comédie. »
Attendons-nous donc à retrouver dans le Beau Léandre, Diane au Bois, le Cousin du Roi, Florise, la Perle, Gringoire, tout ce que nous avons vu, non seulement dans Shakespeare, mais dans Ronsard, dans Aristophane. Pour le décor, voici le palais de Cléopâtre, le bois sacré de Diane, un château de France et tout le pittoresque de notre moyen âge ; pour les personnages, qu'ils viennent de la mythologie, de l'histoire ou des fables populaires, déesses, comédiennes, fées, polichinelles et pierrots, Colombine ou reine d'Egypte, Angélique, Urgèle ou Florise, nous reconnaissons, de loin, leurs rapides silhouettes qui passent sur la pointe des pieds, en costumes éclatants ; celui qui conduit leur gracieuse et vive cohorte nous est plus familier encore : c'est le poète lui-même,
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- et la chanson qu'il leur chante et leur fait répéter en chœur, c'est le refrain même de la poésie, tel que l'ont déclamé tous les poètes de toutes les Renaissances, de Du Bellay à ' Alfred de Vigny.
La nouveauté, cherchez-la dans le ton. Tout cet appareil de ses devanciers, en effet, Théodore de Banville ne l'a pas seulement réduit, selon son propre programme, • aux proportions de la Comédie : il en a changé le caractère; il l'a allégé. Ses pièces brèves et chantantes traitent presque toujours le même sujet, destinées à nous montrer toute la grâce que la poésie jette sur la vie, ou, au contraire, toute l'amertume que la vie réserve aux poètes. Presque toutes traitent ce sujet de la même manière, par l'argent ou par l'amour.
Mais Gringoire, Alexandre Hardy, le pauvre cousin du roi, tous les poètes réels ou imaginaires qui sont les héros de ces mésaventures sentimentales ou pécuniaires n'ont plus rien du Mage romantique. Nous n'en sommes plus au « Moïse » du premier moment de l'apostolat lyrique, mais au troubadour, au diseur de fables ou de romances. On pourrait presque dire que Théodore de Banville a apporté au théâtre, sans en avoir l'air, un type original, non pas d'amant, mais d'amateur des Muses. Son personnage de prédilection, à lui, a été le rimeur famélique, distrait et visionnaire, incapable de gagner un écu, capable seulement de rêve et de liberté, parfois d'amour, ne comptant, pour vivre, que sur les fées ou les bienfai-
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teurs qui dispensent des pensions ; silhouette un peu banale, peut-être, de faiseur de chansons, mais aimable et souple, immédiatement accordée à la fantaisie poétique et surtout rythmique de l'auteur, troussant à toute occasion le couplet, jetant les saillies à pleins vers, éternel chemineau des chemins de l'idéal, les yeux perdus au ciel de la beauté, tenant à la fois du prêtre et de l'arlequin, qui officie en haillons ou en manteau royal, également amoureux des statues grecques, des actrices et des vendeuses des grands magasins, qui pleure et qui fait rire et place des calembours pour enrichir la rime, qui a eu depuis une postérité éclatante et qui plaît toujours, figure enfin plus vivante et proche de nous qu'on ne croit, comme on a pu s'en rendre compte à la Comédie-Française.
La pièce d'Esope, en effet, dont la reprise a été accueillie avec faveur, offre un exemple éclatant de tout ce que nous venons de dire des défauts et des mérites propres à ce genre de théâtre. Mais elle y ajoute un peu plus de prétention et par instants le conte semble se hausser jusqu'au drame.
Nous sommes à la cour du roi Crésus, que menacent les Perses et dont les ministres ont ruiné le royaume. Pour comble d'infortune, le roi est amoureux de Rhodope, la belle esclave, de laquelle il peut tout obtenir, puisqu'il est le maître, hormis l'amour. A ce moment des cris et des plaintes
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retentissent et Rhodope reconnaît, roué de coups et misérable, un compagnon de sa première captivité. Cet être difforme et lamentable, c'est Esope que ses propos et la présentation de Rhodope recommandent de suite à l'attention de Crésus. Le roi cherchait un conseiller : ne le voilà-t-il pas tout trouvé? Ministre, Esope fait le bonheur des Lydiens, mais non celui des autres ministres qui, ayant d'abord tenté de l'acheter et de le corrompre, ne songent plus qu'à le perdre. Ils l'ont vu, dans la nuit, se pencher sur un coffre et en manier passionnément le contenu : n'est-ce point là l'or qu'il a dérobé au roi, sous couleur du bien public? Ils l'en accusent devant le roi et Crésus, qui avait donné bien légèrement sa confiance à Esope, ne la lui retire pas moins légèrement. Un seul être proteste et défend Esope : Rhodope, qui a compris non seulement l'amour du bossu pour elle, mais aussi sa grande âme. Quand le coffre est apporté, on n'y trouve que les haillons de l'ancien esclave qui, dans sa grandeur, aimait à manier ces guenilles pour se prémunir contre les surprises de la flatterie et les pièges du pouvoir.
On aperçoit comment, dans cette tragédie brillante, Théodore de Banville, tout en restant fidèle à son inspiration ordinaire et à ses procédés dramatiques ou prosodiques, a essayé d'élargir sa manière. Il a fait appel, dans ce dessein, à la vieille antithèse romantique et a composé ses personnages de contrastes, à la mode des Quasimodo et des Tri-
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boulet. Esope, non seulement est poète, ainsi qu'il sied, mais il est esclave ; il est non seulement amoureux, mais bossu ; il est non seulement misérable, mais sublime, et sur ses épaules difformes les haillons alternent avec le. manteau de pourpre ; il n'exerce son pouvoir passager que pour le bien des peuples et toute sa vertu aboutit seulement à le faire méconnaître.
On comprend donc la prédilection de M. de Max pour cet avorton divin. Il devait, dans ce rôle étrange, se complaire à des effets de diction et à des contrastes de costume. L'art du comédien et du poète se trouvaient merveilleusement accordés. Ils sont également raffinés, minutieux, épris de pittoresque, plastiques à la fois et musicaux ; l'un joue avec les vers et l'autre avec les attitudes et les inflexions : deux virtuoses !
Prenons garde pourtant, interprètes et critiques, d'exagérer cette virtuosité : c'est l'injustice à laquelle on est naturellement porté dans l'appréciation de l'œuvre de Théodore de Banville.
: On a souvent reproché aux grands lyriques du premier romantisme d'encombrer leurs œuvres d'eux-mêmes, de leurs passions ou de leurs idées, par leurs confidences ou leurs prédications. Banville est plus discret. Il met dans son œuvre principalement des mots et des sons, des rythmes et des rimes : il est un ouvrier qu'émerveille son outil. Par là, il reste assurément un écrivain, principalement au théâtre, de second ordre. Il lui a manqué l'invention qui crée des
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êtres et la force pathétique qui les anime. Il n'a aimé de la vie que ses apparences et ses grâces, le visage des choses et des hommes, non leur âme. Mais il a aimé tout cela d'une tendresse si fidèle et si exclusive qu'il a trouvé dans cet amour léger la noblesse morale et la probité artistique. Il n'est pas incapable de gravité ni de sérieux ; il y a dans Esope, sur la Lydie ravagée par la guerre, des vers d'un magnifique accent. Théodore de Banville s'amusait en écrivant et l'idée la plus juste qu'on devra garder de lui, c'est un peu celle d'un de ces diseurs de riens qu'il s'est attaché à peindre avec tant de complaisance et de pittoresque, mais assagi à la moderne, fantaisiste souriant et un peu bourgeois, qui, dans un joli jardin des environs de Paris, assis près de sa femme, passait les étés à lutiner, sur le papier, les fées.
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IX
L'ŒUVRE D'EDMOND ROSTAND
MESDAMES, MESSIEURS,
L'Angleterre a Shakespeare, l'Italie Dante, l'Espagne Cervantès, le Portugal Camoëns, la Grèce avait eu Homère, et feu l'Allemagne Gœthe. Chaque nation a son étoile ; la France, elle, n'a pas d'étoile, car ni Rabelais, ni Corneille, ni Molière, ni Voltaire, ni même Victor Hugo ne s'éclipsent entre eux. Ils brillent tous d'un éclat presque égal. Notre littérature semble une voie lactée.
En un jour pathétique pourtant, malgré les circonstances d'une époque à la fois trop terrible et trop belle pour les individualités, malgré surtout l'exiguïté d'une paroisse bien peu propre au déploiement d'une pitié populaire autour d'une dépouille auguste, je me suis demandé, aux funérailles très simples d'Edmond Rostand, si ce n'était pas lui qui avait été le plus proche de devenir, dans la constellation française, cet astre national.
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Il ne lui aura manqué qu'un peu de chance. Nul, avant lui, n'avait enivré de la sorte son temps. De plus, cette ivresse était uniquement littéraire, cette souveraineté uniquement poétique. Edmond Rostand, dont la santé était fragile et le tempérament aristocratique, n'a jamais rien fait pour le succès. S'il possédait tous les dons de la bonté, de l'amitié, du goût, il ne possédait aucun des privilèges ou des disgrâces,— cela dépend, — qui d'ordinaire assurent la popularité. C'est de sa retraite élégante et parfois mélancolique qu'a rayonné sa renommée. On ne lui a épargné, au milieu d'une réclame mondiale, ni la solitude, ni le doute, le doute et la solitude qui suivent le triomphe, pires que les angoisses qui précèdent le combat. D'instinct il portait en lui toute la joie de vivre, de sentir, de chanter. Par expérience, il n'a pu ignorer toute la tristesse de cette joie et son génie est le mélange heureux de cette tristesse des choses à cette joie de son cœur.
Je viens de relire l'œuvre entière d'Edmond Rostand.
De même que la vie éclatante de ce favori des dieux semble presque monotone, cette œuvre si diverse offre une singulière unité. Dès sa chambre d'étudiant, il est tout ce qu'il sera, fond et forme, inspiration et manière. A vingt ans, son idéal est formé, son métier prêt ; on voit la tradition qu'il suit, la nouveauté qu'il apporte. Comme Théodore de
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Banville, comme les romantiques, Edmond Rostand porte en lui le culte exclusif de la poésie, la vénération du poète. Seulement, parce qu'il vit dans un temps qui lui paraît devenu bien dur aux rêves, il nuance cette vénération de pitié, attendrit ce culte d'une résignation et d'une douceur qui sera la note la plus profondément originale de toute son inspiration.
Avez-vous jamais entendu Edmond Rostand faire une lecture? Sa diction était un second poème qu'il ajoutait au premier. Mais il lisait dramatiquement : pas de chant, pas de mélopée, rien que de l'action, du mouvement, une harmonie souple et fluide, la vie même. Aux répétitions, il éblouissait ses interprètes : il était un metteur en scène extraordinaire. Le détail et l'ensemble, rien ne lui échappait. Il a le génie de l'accessoire. Il possède comme personne avant lui l'art de l'invention scénique, la fantaisie matérielle, la verve de mouvements et d'incidents, toute cette improvisation de détails et d'objets qui s'adresse aux sens, à la vue surtout, et qui est le fond même du métier dramatique.
Ainsi s'est trouvé réalisé, dans Edmond Rostand, une sorte de miracle littéraire, à savoir la rencontre, dans un même écrivain, d'un grand poète et d'un dramaturge hors de pair.
Edmond Rostand était un Méridional. Il était d'origine marseillaise ; mais sa race venait de plus loin encore ; il avait une
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grand'mère qui avait été de Cadix. Je ne sais si vous vous représentez exactement ce que fut, à travers notre littérature et dans toute notre âme, ce que Stendhal appelait « l'espagnolisme ». C'est proprement le besoin de voir dans la vie quelque chose qui la dépasse ; c'est dans le fond, et presque toujours, le besoin de poétiser, d'exalter par je ne sais quoi de chimérique peut-être, mais de noble et de généreux, la réalité, quelque chose qui élargisse le geste, qui le rende plus significatif, plus humain, plus poétique, plus beau, en un mot. Et nous verrons que dans Rostand, il y eut justement, à côté de cet espagnolisme, à côté de ce sentiment qu'il rapportait de la lointaine Andalousie, tous ces besoins de métaphores, d'images, d'éclat, tout ce verbalisme qui prendra indifféremment la forme de la verve émue ou spirituelle. Mais il cache là-dessous une. âme profonde, recluse, méditative, en sorte que se trouveront réunies en lui les deux traditions les plus profondes de notre race. Il sera, en un mot, le poète de ce qui seul fait que la vie vaut la peine d'être vécue, c'est-à-dire de ce qui la dépasse : le romanesque.
Edmond Rostand a été, je crois pouvoir vous le dire en toute confidence, un timide. Je ne dis pas qu'il ait été timide devant les hommes ; il les a d'ailleurs peu connus, et surtout les hommes ne l'ont pas assez connu, car il en a été tout de suite séparé par ce nuage merveilleux qui l'isolait : la gloire. Mais il a été timide dans sa sensibilité, dans son cœur. Il a toujours eu la plus grande et
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la plus cruelle de toutes les angoisses, celle de son succès. Lui qui, à vingt-neuf ans, était de l'Académie française, lui qui était devenu le poète non seulement de la France, mais de l'univers entier, n'a jamais eu d'autre pensée que celle-ci : Ai-je mérité ma gloire? Ai-je le droit de m'en prévaloir? Et surtout, maintenant que tout ce que je puis faire entendre au monde, maintenant que tous mes poèmes, tous mes vers peuvent avoir un retentissement si vaste, qu'ai-je à dire, que puis-je apporter à l'humanité?
Et si Chantecler, malgré la destinée tragique que vous connaissez, reste l'œuvre qui exprime le mieux Rostand, c'est justement que là palpite l'angoisse profonde de son génie. "L'angoisse de la gloire, voilà ce qui fut dans le triomphe, dans l'isolement, dans le luxe apparent, l'obsession d'Edmond Rostand et ce qui provoqua en lui quelques- unes des émotions qui ont inspiré les différentes œuvres de son théâtre, depuis le gai sourire des Romanesques jusqu'à la tragédie sombre qui fut reprise avec tant d'éclat à la Porte-Saint-Martin : la Dernière Nuit de Don Juan.
Rostand s'est développé en lui-même. Il a presque toujours repris les mêmes thèmes en les approfondissant, en les élargissant, en les humanisant. De même que la lampe qu'il a évoquée avec tant de tendresse, la lampe de sa chambre d'étudiant qui, lorsqu'il avait vingt ans, l'empêchait de s'enivrer outre mesure et trop tard dans la nuit en écrivant ou en lisant des vers, baissait
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ou augmentait sa lumière suivant son désir, de même son propre génie s'est peu à peu développé en envoyant toujours la même lumière, mais plus éclatante et plus large à mesure que l'art, que l'expérience, que la réflexion et j'allais dire la tristesse, en particulier la grande tristesse nationale, lui faisaient mieux sentir que le sourire désarme la vie, mais qu'il y a quelque chose de supérieur au sourire, le sourire dans les larmes.
Vous savez qu'Edmond Rostand n'a pour ainsi dire pas d'histoire. Il a été trop heureux. Il n'y a dans sa vie aucun grand événement. Il débute prodigieusement. Après avoir quitté le lycée de Marseille, il vient terminer ses études à Stanislas ; puis, il est étudiant dans la chambre dont je parlais tout à l'heure ; avec la lampe, il se grise de poésie. A ce moment, à vingt ans, il est déjà attiré vers le théâtre, il compose une petite pièce, le Gant rouge, avec un collaborateur, et il la fait représenter en 1888. Elle est jouée pendant quinze jours, et le grand maître de la critique d'alors, Francisque Sarcey, prononce sur elle ce jugement :
« Ce qu'il y a de remarquable dans le Gant rouge, c'est que cette pièce ne contient pas un seul mot spirituel. En quatre actes, pas un trait. C'est tout à fait rare, et vraiment très remarquable. »
Il était donc évident, à ce moment-là, que même chez un Rostand, rien ne s'improvise. Le grand poète avait des progrès à faire. Il publie alors des vers lyriques, et c'est seulement lorsque Jules Claretie lui a demandé
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de composer pour la maison de Molière les Romanesques, qu'à vingt-cinq ans, il entre dans la célébrité et apparaît comme le poète qui devra renouveler, recréer peut-être tout notre théâtre poétique.
Et c'est Cyrano, c'est l'Académie française, c'est la gloire. Alors, il se retire dans cette gloire, il y médite, il y mûrit. Dès ce moment la légende commence à l'environner. Il devient le seigneur de Cambo, le châtelain des Pyrénées, de la villa merveilleuse où se complaît son instinct héréditaire pour les Pyrénées, son espagnolisme, où il a éprouvé aussi le besoin et trouvé le moyen de satisfaire ce qu'il y aura toujours en lui de fastueux. Il aime la nature, mais il l'aime selon la tradition la plus française, et volontiers il répéterait comme Louis XV à Mme de Pompadour :
— Ne sortez pas, madame, sans avoir mis votre rouge.
Il considère que la nature est un ornement de la vie, un décor, et il s'est fait là-bas, dans sa villa de Cambo, le cadre le plus magnifique, le plus harmonieux, ayant entouré un jardin à la française avec cette clôture naturelle, les Pyrénées. Et il vit là, dans sa solitude, là il réfléchit, et "là seulement ont pu pénétrer le secret de ce cœur fermé ceux qui l'ont bien connu et ceux qui, l'ayant bien connu, l'ont beaucoup aimé.
Get homme, que la légende vous a représenté comme distant et presque inaccessible lorsque, traversant Paris, il se retirait dans quelque palace, abrité, protégé, disait-on,
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par une succession de chambellans, cet homme était, avec ses amis, la simplicité, la bonté même. Il n'y a jamais rien eu de plus jeune que les mouvements d'Edmond Rostand en présence de la jeunesse, rien de plus frémissant en présence des idées, en présence de tout ce qui manifestait quelque chose de supérieur à la vie. Il n'a jamais été accessible à un mauvais sentiment. Si, d'aventure, il se laisse aller à quelque malice envers quelqu'un, c'est en exprimant de l'admiration à un autre, comme dans ce sonnet où tout ce que possédait Coquelin évoque ce qui manque à Guitry :
A COQUELIN
Toi, tu poétisais, ton geste avait du style !
Ta jambe était classique. Et, lorsque tu marchais, C'était Molière et, quand tu courais, Beaumarchais ; Quand tu sautais, Regnard ; quand tu dansais, Banville.
Toi, tu croyais. Ton cœur, sans réticence vile, Vibrait loyalement sous tous les grands archets.
Tu gardais de la scène où tu t'empanachais Une provision de fierté pour la ville.
Ceux-là savent comment, tout-puissant, étonné,
On répond : « Non, monsieur ! » en relevant le nez, Qui purent, Coquelin, te voir jouer et vivre.
Toi, tu vivais ta vie et tu vivais tes jeux.
Mais le rôle où sonna le mieux ta voix de cuivre Fut celui d'honnête homme et d'ami courageux.
Et ainsi vous pouvez vous. dire que tout ce qu'il y a de si généreux, de si allègre, de si spontanément décidé au sacrifice, tout ce
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qu'il y a de tendre dans l'œuvre de Rostand, est l'expression même de sa personnalité. Ce n'est pas seulement chez lui le style qui est l'homme même, c'est l'œuvre tout entière, et ce que nous pouvons suivre au point de vue du développement littéraire de son œuvre, c'est précisément l'expression de plus en plus claire, mais de plus en plus profonde de cette personnalité.
Je crois que ce qui a le plus fortement agi sur la sensibilité d'Edmond Rostand, c'est son sentiment de la gloire.
A une jeune femme que venaient visiter aussi les premiers rayons de la renommée et qui eût pu en être grisée, il disait un jour, avec cette mélancolie douce et consolante :
— Oui, moi aussi, je l'ai connue, la gloire ! Elle passe... Mais qu'importe, pourvu que l'on garde quelques amis !
Il a gardé beaucoup d'amis et la gloire lui est restée. Aujourd'hui, nous pouvons le considérer comme le représentant le plus complet, le plus harmonieux de notre littérature nationale, et nous devons définir son théâtre dans ce qu'il a de plus essentiellement français.
Edmond Rostand a débuté dans la poésie par les Musardises. Je voudrais vous montrer très rapidement que les petits poèmes lyriques d'Edmond Rostand contiennent tout son théâtre. Mais peut-être serait-il nécessaire, puisque nous faisons ici un tableau un peu large de l'œuvre de Rostand, de bien nous
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représenter quelle est au juste l'heure littéraire à laquelle apparaît ce théâtre.
Vous savez certainement que notre théâtre français, notre grand théâtre classique a présenté deux aspects. Héritier du théâtre antique, héritier du drame grec et souvent son imitateur, notre théâtre classique, au dix-septième siècle, a été la peinture de la passion, de la passion contrariée dans Corneille, de la passion triomphante dans Racine. Au contraire, notre théâtre comique, renonçant à la peinture sérieuse de cette passion et s'en tenant uniquement à l'observation des mœurs, nous a donné tout de suite la comédie de Molière. Les mœurs, la passion, voilà toute la matière de notre théâtre. Le romantisme arrivera, essayant d'opérer un mélange d'ailleurs maladroit entre les deux traditions ; mais jamais ne se manifestera d'autre tentative que celles-ci : peindre la passion ou peindre les vices, les travers, les ridicules des hommes. Vous sentez pourtant qu'il y a autre chose dans la vie, qu'il n'y a pas que l'amour qui bouleverse les destinées, provoque des assassinats ou des désastres ; il n'y a pas non plus que des avares, des harpagons, il n'y a pas que des misanthropes : il y a vous, il y a nloi, il y a surtout toute notre vie sentimentale, il y a nos rêves, nos tendresses, nos besoins de tendresse, il y a nos aspirations, nos attentes, il y a tout ce que nous désirons sans trop savoir au juste ce que c'est, il y a tout ce vers quoi nous aspirons ; il y a, en un mot, la vie sentimentale entrevue et effleurée par
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Musset ; et il y a aussi un instrument propre à exprimer dans toute sa souplesse, dans toute sa subtilité, dans toute son harmonie cette vie sentimentale ; c'est le vers nouveau, le vers du romantisme tel qu'il a été assoupli par un Banville, par exemple. Réunissez ces deux éléments, c'est-à-dire un théâtre qui prendra pour objet la peinture non pas de la passion ni des ridicules, mais de la vie romanesque, qui prendra pour sujet d'étude l'imagination exaltant les sentiments, peignant non pas l'amour, mais l'attente de l'amour, peignant non pas Jésus, mais la Samaritaine, peignant non pas l'Aigle, mais l'Aiglon, peignant non pas Don Juan, mais la Dernière Nuit de Don Juan; et ajoutez à ces sujets, à cette conception de la littérature et de la vie sentimentale l'instrument le plus souple, le plus prodigieusement délié qui se soit jamais réalisé, c'est-à-dire le vers français, travaillé depuis le moyen âge par Villon, par Molière, par La Fontaine, par tout le dix-huitième siècle, par Hugo, par Banville, arrivé à un moment de son développement et de son épanouissement où il peut servir à l'express on de toutes les nuances, tellement il est ductile et varié, où la rime intervient comme un chant, comme une musique ; — réunissez ces deux éléments, cette matière et cette forme, et vous avez toute l'œuvre de Rostand, c'està-dire le romanesque au théâtre chanté ro- manesquement.
Il y a surtout, chez Rostand, l'instinct physique, matériel, organique du théâtre.
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Tout enfant, comme Gœthe, il a pris l'habitude du théâtre avec un théâtre de marionnettes. Ce théâtre de marionnettes semble avoir marqué les deux points extrêmes, comme un double symbole, de son développement imaginatif... S'il s'était initié à la vie littéraire et dramatique avec les marionnettes, c'est au guignol que, dans sa dernière pièce, il condamne Don Juan, et l'on retrouve ainsi, à la fin comme au commencement, le petit théâtre qui, disait-il, avec son fronton, ressemble à un temple grec monté sur des échasses.
Edmond Rostand a le génie du théâtre. Il l'a non seulement dans l'ordre spirituel, parce que, comme j'essayais de le montrer tout à l'heure, il a l'intuition de tout ce qui est le plus humainement changeant, ondoyant, séduisant et exaltant, de tout ce qui monte, mais je vous ai dit qu'il possédait entre tous le don matériel de la mise en scène et de l'accessoire.
Savez-vous en quoi consiste, au juste, le théâtre? Je ne suis pas un auteur dramatique, j'ai l'air de parler de ce qui ne me regarde pas, mais ce désintéressement est justement mon excuse et ma justification. Le théâtre consiste souvent à prendre l'accessoire, au sens matériel, pour l'essentiel. Un conférencier, qui est devant vous et qui parle, ce n'est pas du théâtre. Si vous en mettez deux et qu'ils se donnent des coups ou qu'ils entrent en contradiction ou en conflit, cela devient du théâtre. Le théâtre consiste à se servir de tout ce qui est autour
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de soi : dès qu'il y a un objet, il faut le toucher. Vous verrez que dans les Musardises, alors que Rostand n'est encore qu'un poète lyrique, il a cet instinct de chanter tous les objets qui l'entourent. Il est dans sa chambre, il chante sa lampe. Tous les objets matériels, il les a célébrés. Il se promène sur le boulevard, il aperçoit une vitrine, il chante les fleurs, non pas les fleurs des champs, mais les pauvres petites fleurs qui vont aller dans des bouquets de fiancées. Il trouve la poésie dans les bibelots et les meubles.
Voici une pièce complètement inédite d'Edmond Rostand qui m'a été communiquée par la dame qui en est l'heureuse propriétaire. C'est une pièce écrite sur un éventail. Cette jeune femme, au lieu d'un simple album d'autographes, avait un éventail sur lequel un certain nombre de chers maîtres ont écrit des poésies. L'éventail était, par conséquent, blanc, et j'ai vu, de cette écriture admirable qui fait que sur l'éventail cela ressemble à un dessin, la pièce que j'ai fait copier. Je vous demande de bien vouloir l'écouter avec attention, et au besoin de la mettre dans vos mémoires, car je vais demander à la sténographe de ne pas la prendre. Je suis autorisé à la lire, non pas à la laisser imprimer. Tâchez au vol de saisir cet esprit qui rayonne...
Le sentiment le plus profond de cette beauté, de cette humanité que j'essayais tout à l'heure de ressusciter dans notre grand
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mort, s'est manifesté aussi dès son premier recueil des Musardises, et, cette fois, c'est le début que je voudrais vous lire ; cette dédicace, qui est celle du volume, devrait être la dédicace de l'œuvre entière.
Edmond Rostand, en effet, s'est intéressé surtout aux humbles, à ceux qui avaient voulu dépasser leur propre sort, qui se sont lancés, en quelque sorte, au-dessus d'eux- mêmes, car l'important, nous le savons, n'est pas de réussir, mais de chercher à bien faire, et souvent les plus pitoyables et les plus nobles sont ceux qui, à force de vouloir bien faire, n'ont rien fait du tout.
Je vous prie d'écouter, comme une sorte de prélude à toute l'œuvre qui suit, cette dédicace admirable des Musardises, intitulée « les Ratés » :
Je vous aime et veux qu'on le sache,
0 raillés, ô déshérités,
Vous qu'insulte le public lâche,
Vous qu'on appelle des ratés !
Donc, à cette heure où je me lance En pleine mêlée, où je vais Cogner, rompre plus d'une lance,
Recevoir plus d'un coup mauvais,
Où l'ardent désir me dévore D'attaquer de front mes rivaux,
Sans savoir seulement encore Ce que je suis, ce que je vaux,
Si je suis seulement de taille A me mêler aux combattants ;
— Dans ce matin de la bataille Où vont se ruer mes vingt mis,
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Je pense à vous, ô pauvres hères ! A vous dont peut-être, ce soir,
Je partagerai les misères,
Parmi lesquels j'irai m'asseoir ;
Et très longuement j'envisage,
Pour bien voir si j'ai le cœur fort, Pour m'assurer de mon courage,
La tristesse de votre sort.
Si j'étais, par le ridicule Qu'on vous jette, mis en émoi,
Il est toujours temps qu'on recule : Mieux me vaudrait rentrer chez moi.
Mais non pas ! car je veux la lutte. Et votre fortune n'a rien Qui me répugne ou me rebute. Même je la préfère bien
A celles, qu'on dit plus heureuses, De ceux qu'on nommait « philistins » Je préfère les viandes creuses De vos songes à leurs festins !
Si je tombe comme vous autres,
S'il me faut vider les arçons,
Eh bien, quoi ! je serai des vôtres, N'est-il pas vrai, les bons garçons?
A vous donc qu'on raille et qu'on hue Et qu'on accable de mépris,
0 foule innombrable, cohue Des déclassés, des incompris !
A vous que hanta la chimère Du définitif, du parfait,
Et qui, pour vouloir trop bien faire, Finalement n'avez rien fait ;
A vous qui portiez dans vos têtes De trop beaux idéals rêvés,
A vous tous, à vous grands poètes Aux poèmes inachevés j
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A vous dont les fainéantises Sont pleines de si fiers projets, Et que poursuivent les hantises De trop magnifiques sujets ;
A vous dont la pensée énorme, Trop large, ne pouvait entrer Sans la briser dans une forme, Dans un moule sans l'éventrer ■
A vous, peintres, que désespère La toujours fuyante couleur, Qui devant un jeu de lumière Jetez vos pinceaux de douleur ;
Musiciens, pâles d'entendre En vous des accords merveilleux, Et qui, de ne pouvoir les rendre, Avez des larmes dans les yeux ;
A vous qui, ne pouvant traduire Les finesses que vous sentez, Préférez ne jamais produire,
0 délicats, exquis ratés !
A vous, paresseux égoïstes,
Qui gardez vos œuvres en vous ; A vous les vrais, les grands artistes, A vous, les emballés, les fous,
Qui sans entendre les sarcasmes, Triomphez dans de pauvres soirs ; A vous dont les enthousiasmes Gesticulent sur des trottoirs,
Personnages funambulesques, Laids, chevelus et grimaçants, Pauvres dons Quichottes grotesques, Et d'autant plus attendrissants,
Dont la Muse est la Dulcinée, — 0 chevaliers errants de l'art, A qui la gloire destinée Manqua peut-être par hasard !
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Étant votre ami, votre frère,
Un rêveur, un hurluberlu Qui connaîtra votre misère Peut-être demain, — j'ai voulu
Vous dédier par ce poème Les premiers vers que j'ai tentés,
Enfants perdus de la bohème,
0 mes bons amis les Ratés !
Vous voyez, en même temps, l'extraordi- naire souplesse de l'instrument futur.
Je voudrais encore vous en donner un exemple, parce qu'ici nous saisissons à leur naissance les dons qui plus tard deviendront si éblouissants, qu'ils échappent à l'analyse.
Vous savez qu'Alfred de Musset avait trouvé sur la lune une métaphore célèbre : La lune sur le clocher, comme un point sur un i. Vous savez que Victor Hugo en a fait une autre non moins célèbre en la comparant à une faucille d'or dans le champ des étoiles. Dans une pièce intitulée Charivari à la Lune, voici le flot de métaphores, le flot intarissable de comparaisons qu'a trouvé Rostand :
Pour voguer sur ton eau Quel monarque fantasque T'a fait creuser là-haut,
Dans du porphyre, Vasque?...
Au bout de quel fétu De souffleur noctambule T'arc-en-cielises-tu Dans l'air bleuâtre, Bulle?
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Exigeant d'un mortel Une adresse impossible, Pour quel Guillaume Tell Sors-tu de l'ombre, Cible?
Au-dessus des coteaux Qui sont barbus d'éteule, Quels sont les bleus couteaux Que tu repasses, Meule?
Quand, partant pour ailleurs, Au voyage on se risque, Quel est, des aiguilleurs, Celui qui t'ouvre, Disque?
Quel est, dans ta blancheur De banquise immobile, L'invisible pêcheur Qui peut t'aborder, Ile?
Lorsque glisse en rêvant Ta forme d'or qui s'arque De l'arrière à l'avant, Quelle est ta voile, Barque?
Quand mincit au lointain Ton bombement de toile Lumineux et latin,
Quelle est ta barque, Voile?
Sur l'espalier du soir Quel jardinier t'empêche De mûrir pour pouvoir Te garder blanche, Pêche?
Sur les lignes de l'air, Portée où l'ombre flotte Quel est-il, le Wagner Qui put t'inscrire, Note?
Dans quel moule arrondi Est-ce que l'on t'arrange, Tarte? De quel midi Peux-tu bien être, Orange?
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De quel verre, Sorbet? De quelle jatte, Crème? 0, de quel alphabet? Zéro, de quel problème?
De quel pré, Champignon? Visière, de quel casque? Pont, de quel Avignon? Tambourin, de quel Basque?
Qui donc, Veilleuse, dort? Quel est ton hiver, Neige? Cirque, ton picador? Ton écuyer, Manège?
Quel Hercule a jeté Ce Peloton de laine? Fleur, quel est ton été? Ton Sèvres, Porcelaine?
Faïence, ton Nevers? Prunelle, ton Cyclope? Médaille, ton revers? Cachet, ton enveloppe?
Ton portrait, Médaillon? Diamant, ton satrape? Grelot, ton postillon? Grain de raisin, ta grappe?
Ton Versaille, Œil-de-Bœuf? Œil de tigre, ta Jongle? Ton bilboquet, Boule? Œuf, Ton nid? Arc, ta flèche? Ongle,
Ton doigt? Lotus, ton lac? Ton lait, Bol? Ton puits, Cruche? Fruit, ta branche? Or, ton sac? Pain, ton blé? Miel, ta ruche?
Il y en a soixante-quinze ! Mais voici l'heure du théâtre. Voici les Romanesques. Le jour où Edmond Rostand
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a trouvé, je ne dis pas le sujet, mais le titre des Romanesques, il a trouvé la formule définitive de son génie.
Les Romanesques ont été repris avec la Dernière Nuit de Don Juan, pensée touchante, — la première et la dernière pièces d'Edmond Rostand. On s'est aperçu alors de l'éternelle fraîcheur de ce poème déjà ancien. Et savez- vous pourquoi la poésie des Romanesques nous émeut toujours? Le sujet, peu importe. Un jeune homme et une jeune fille qui peuvent s'aimer naturellement ne s'aimeraient point s'il ne s'y mêlait du romanesque. En général, on peut observer qu'il n'y a rien de plus difficile à réaliser que les mariages que veulent les parents, et rien de plus difficile à empêcher que les mariages qu'ils ne veulent point. Le mariage de Syl- vette et de Percinet était depuis trop longtemps prémédité par les parents, par les deux pères, pour qu'il pût se réaliser naturellement ; de là, la nécessité d'une aventure : une haine les sépare, une haine simulée à la Montaigu et Capulet, avec des combats et des enlèvements ; bref, avec du romanesque. Il faut que ces deux jeunes gens se figurent qu'ils se sont conquis à travers toutes sortes de difficultés. Dès que le romanesque disparaît, vont-ils cesser de s'aimer? Oui, mais pas pour toujours, parce que le romanesque n'est tout de même que l'apparence, et dès qu'on a un peu d'expérience, c'est-à-dire de chagrin, on s'aperçoit que, sous ce romanesque apparent de la vie, il y a la vie elle-même qui peut être, elle, plus
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poétique et plus émouvante que toutes les fictions.
Tel est le sentiment qui se dégage de la pièce des Romanesques, et on a l'impression que rien de tout cela ne peut vieillir parce- que le romanesque est sujet, certes, aux fluctuations de la mode ; il n'y a rien de plus versatile que le sentiment. Seulement, chez Rostand, ce sentiment ne se prend jamais lui-même au sérieux, il se plaisante lui-même. Au moment où l'amoureux évoque les étoiles et compare prétentieusement sa dulcinée aux astres du ciel, nous voyons, nous, les spectateurs, le tableau de l'enlèvement truqué qui se prépare, nous entendons les premiers accords des musiques et nous savons que tout cela est du « chiqué » ; par conséquent, nous ne prenons pas au sérieux les sentiments. Or, les larmes peuvent vieillir, — il n'y a guère, même, que les larmes qui vieillissent les visages, — le sourire jamais. Les Romanesques, c'est un perpétuel sourire, et l'esprit dans le sentiment, le sentiment qui joue avec lui-même, voilà la formule qui permet à Edmond Rostand de déployer, dès l'âge de vingt-six ans, toute la verve à la fois de la fantaisie et de la vérité.
Ce sentiment du romanesque une fois apparu, il ne reste plus qu'à l'enrichir. C'est la flamine qui s'étend, qui éclaire plus loin et qui ne change pas de nature, et nous arrivons tout naturellement au chef-d'œuvre, à l'éblouissement, à Cyrano de Bergerac.
Qu'est-ce que Cyrano de Bergerac? C'est
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tout ce que je viens de vous dire, plus le reste.
Cyrano est un raté. Il a raté d'abord son physique, il a raté son œuvre, il a raté son amour, il a raté sa mort. Il répond donc parfaitement à la première et instinctive sympathie d'Edmond Rostand, il est par excellence celui vers lequel il devait aller lorsqu'il relisait lui-même les premiers vers qu'il avait écrits. Mais, en outre, Cyrano est un spirituel, un précieux ; il est, par excellence encore, celui qui sera capable de jouer avec son sentiment, celui qui fera de l'esprit avec sa douleur, celui qui ne laissera jamais poindre une larme dans sa paupière sans immédiatement la cacher par un sourire, par une pirouette, par quelque éclat. Enfin, dans Cyrano, il y a tout cet espagnolisme dont je vous parlais, le don quichottisme généreux ; il y a non seulement le besoin d'être aimé, mais aussi celui de se faire détester.
La haine est un carcan... Elle est une auréole.
Il éprouve le désir, par excès de tendresse vaine, de rompre en visière à tout le genre humain. Il y a enfin, dans Cyrano, et c'est par¡Ià qu'il est ce qu'il y a de plus national, de p u» français chez nous, il y a le panache.
Le panache ! mesdames, messieurs, je serais bien embarrassé pour vous le décrire, et, pourtant, il est indispensable que nous arrivions à bien sentir en quoi il consiste, puisque c'est notre âme, la vôtre, la..mienne, 1 âme française tout entière.
L'autre jour, j'ai essayé de définir ce que
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j'appelais la chanson, et cela nous a permis de jeter un regard sur le visage changeant de la France. Le panache, par une sorte d'harmonie merveilleuse, qui fait que se ressemblent tous les génies de la race, nous donne un nouvel aspect de cette âme nationale qui a trouvé son expression la plus définitive, la plus claire, la plus héroïque dans la poésie d'Edmond Rostand. Le panache, mais c'est quelque chose de tout à fait indéfinissable, qui est aussi bien physique que moral ; c'est aussi bien un accessoire de toilette qu'un geste, une attitude, un mot. Ç'a été, autrefois, le haubert, le heaume d'un Bayard, d'un Roland; ç'a été l'aigrette d'Henri IV, la cocarde de la Révolution, le petit chapeau de l'empereur, le casoar des Saint-Cyriens de 1914, le pompon des fusiliers marins. C'est apparu dans tous les moments de notre histoire, dans toutes les heures tragiques : la désinvolture dans la gravité. C'est, comme je vous le disais, une manière de ne pas se prendre au sérieux, de ne pas même prendre la mort au sérieux, de mourir en faisant de l'esprit, d'être toujours capable de dominer assez le péril pour en sourire ; c'est mourir avec une pointe d'esprit, comme dit Rostand lui-même, avec le sourire aux lèvres, et, d'une manière générale, on peut dire que le panache, c'est ce qui représente l'enthousiasme, la frénésie, la joie de tous ceux qui se sacrifient et jamais, pourtant, ne se sacrifient autrement que pour une chimère, mais une chimère généreuse. C'est ainsi qu'à travers tous les
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moments de notre histoire, nous avons vu cette chose physique se transformer moralement et prendre tous les tons, depuis l'esprit jusqu'aux larmes, puis enfin, par une dernière et sublime transformation, après avoir été le cimier blanc qui rayait le ciel des victoires, il est devenu le casque boueux du poilu et s'est caché, pour sauver le monde une fois de plus, dans la terre ensanglantée des tranchées.
Vous me permettrez de ne pas insister davantage sur Cyrano, vous le savez par cœur, moi aussi, d'autant plus que je voudrais me soulager le cœur en vous parlant de Chantecler.
Chantecler a été le grand souci de la vie d'Edmond Rostand. Aussi restera-t-il son chef-d'œuvre.
Tout à l'heure, j'évoquais le grand poète dans sa propriété d'Arnaga. Dans cette propriété splendide, dans cet isolement royal, qu'avait-il découvert? La nature. Au temps des Musardises, au temps même de Cyrano, dans la période précieuse, je vous ai montré qu'il n'aimait la nature que comme un accessoire de théâtre. Là, il l'a sentie et aimée physiquement, il a trouvé en elle le grand repos de la solitude. C'est en face d'elle qu'il a médité sur son propre destin en se demandant s'il en était digne. Et c'est pourquoi, dans Chantecler, il nous a livré ce qu'il y a eu de plus personnel en lui. Car, dans ce que nous veons de voir, dans les Romanesques comme dans la Princesse lointaine, même
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dans la Samaritaine, où vous reconnaissez ce caractère d'attente, le besoin d'espérance que nous définissions à l'instant, Rostand était assez étranger, malgré tout, à son oeuvre ; il y avait là de l'imagination, de la fantaisie, les dons les plus éclatants, mais des dons littéraires. L'accent personnel, l'âme profonde, l'âme humaine de l'écrivain, nous la sentions comme tamisée, à travers la féerie du vers. Dans Chantecler" elle est là tout entière avec son angoisse profonde, et aussi avec le sentiment qui lui a assuré le salut, qui a été sa rédemption, le sentiment national.
Permettez-moi de vous citer ces vers essentiels de l'oeuvre de Rostand, qui sont comme le leitmotiv profond et partout répandu de cette symphonie naturaliste. Remarquez que, dans Chantecler, c'est toute la tradition, tout notre moyen âge, tout La Fontaine, toute la nature. C'est là le héros non plus seulement imaginaire, comme dans Cyrano, mais le héros réel, le personnage naturel de notre histoire et de notre littérature. Et voyez comment l'inspiration, ici, est devenue, tout à la fois, personnelle et nationale : le cœur d'un homme, l'âme d'un pays, et, avec l'âme de cet homme et de ce pays, l'âme même de la patrie, vivante et présente dans un seul val on, dans la cour d'une ferme...
Je ne chante jamais que lorsque mes huit griffes Ont trouvé, sarclant l'herbe et chassant les cailloux, La place où je parviens jusqu'au tuf noir et doux ! Alors, mis en contact avec la bonne terre,
Je chante !... et c'est déjà la moitié du mystère,
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Faisane, la moitié du secret de mon chant...
Qui n'est pas de ces chants qu'on chante en les cherchant, Mais qu'on reçoit du sol natal, comme une sève !
Et l'heure où cette sève, en moi, surtout, s'élève, L'heure où j'ai du génie, enfin, où j'en suis sûr,
C'est l'heure où l'aube hésite au bord du ciel obscur. Alors, plein d'un frisson de feuilles et de tiges Qui se prolonge jusqu'au bout de mes rémiges,
Je me sens nécessaire, et j'accentue encor Ma cambrure de trompe et ma courbe de cor ;
La Terre parle en moi comme dans une conque ;
Et je deviens, cessant d'être un oiseau quelconque, Le porte-voix en quelque sorte officiel Par quoi le cri du sol s'échappe vers le ciel !
Edmond Rostand a été le porte-voix en quelque sorte officiel par lequel le cri de la nation s'est échappé vers le ciel.
Lorsque je vous ai montré Edmond Rostand s'isolant de plus en plus en lui-même pour arriver à exprimer par la résonance de sa propre âme la nature tout entière, la symphonie des choses, j'ai négligé encore ce qu'il y avait de plus profond dans son art, à savoir non plus le sentiment de la solitude due à la gloire, mais de la solitude simplement humaine, de tout être dont le cœur est trop sensible et c'est pourquoi Edmond Rostand a fait un pas de plus dans ce pèlerinage intérieur : la Dernière Nuit de Don Juan.
Lorsque la Dernière Nuit de Don Juan parut dans un grand périodique il y a quelque temps, on eut l'impression que l'opinion avait été surprise. D'une manière générale, surtout à l'égard des êtres que nous adorons, nous n'aimons pas beaucoup les change-
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ments. Quand nous avons adopté une idole, nous voulons qu'elle reste hiératique. Les dieux doivent être immobiles. Un dieu qui change n'a rien de divin. Nous n'avions pas compris Rostand de cette manière. Déjà Chantecler avait décontenancé les admirateurs de Cyrano. Ceux qui peu à peu, par l'effort personnel de la lecture, avaient revisé leur jugement, étaient arrivés à se persuader que Chantecler était non seulement le chef- d'œuvre d'Edmond Rostand, mais le chef- d'œuvre de notre actuelle littérature dramatique et lyrique, ceux-là se trouvèrent pourtant fort surpris encore par cette œuvre sobre, concise, nue, presque froide, d'un caractère spectral et d'un si profond et si radical pessimisme.
Qu'est-ce, en effet, que le Don Juan de Rostand?
Vous savez, mesdames, que Don Juan est, par excellence, l'homme du romanesque. Quel est le poète, quel est l'écrivain, quel est peut-être le jeune homme, la jeune femme, qui n'ont pas rêvé de ce séculaire séducteur?
Dans la première partie du rôle de Don Juan, Edmond Rostand, exprimant cette séduction, s'écrie qu'il n'est personne qui soit devenu un grand savant, un grand poète, un grand conquérant, sinon par le regret et le désespoir de n'avoir pas été Don Juan. A ce moment, emporté par son instinct du théâtre, il exagère assurément, mais il traduit une vérité éternelle, c'est-à-dire l'éternité même du type de Don Juan.
Il ne l'a pas pris en face, non plus qu'il n'a
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pris l'amour ni la passion ; il lui était indifférent de peindre la séduction de Don Juan. Ce qu'il a voulu exprimer, c'est la vanité de cette séduction. Peut-être que si l'idée de faire un Don Juan lui était venue tout à fait dans sa jeunesse et' à l'époque de Cyrano, il se fût complu à nous montrer là un type de séducteur espagnol ; il y eût déployé tout son lyrisme, toute son envolée, toute sa verve poétique et précieuse ; mais, à cette heure, ce qu'il veut, c'est se servir de Don Juan comme d'un symbole qui résume sa philosophie de la vie. Dans toute son œuvre, il avait chanté le romanesque, et pour conclure son œuvre, par un pressentiment sans doute (son génie, son inconscient, ce qu'il y a de surhumain en nous lui dictait son œuvre), il a pris le type du séducteur et du romanesque pour condamner le romanesque et en déceler la vanité, le néant.
Don Juan, dans un prologue rapide, a obtenu du diable (je vous disais tout à l'heure qu'Edmond Rostand avait débuté dans le théâtre avec un théâtre de marionnettes, comme Gœthe ; voici une nouvelle ressemblance avec Gœthe, voici l'atmosphère de Faust) un délai de dix ans, et, quand la pièce commence, le délai est expiré. C'est cette nuit même que Don Juan doit mourir. Alors, il évoque son passé, il fait son bilan, et appelle les ombres de celles qu'il a aimées ou qu'il a cru aimer ; car si Don Juan reste pour nous si sympathique malgré ses crimes, c'est parce que nous avons toujours imaginé
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qu'il était un chercheur, qui poursuit dans l'amour ce qu'il ji'y trouve jamais, et il a cru, en aimant les mille et une femmes de sa liste, il a cru, chaque fois, qu'il les connaissait bien. Alors, les voilà qui sont autour de lui, il ne peut pas en reconnaître une seule, il ne peut atteindre une seule âme, et même s'il a cru les faire souffrir, s'il a cru les faire pleurer, c'étaient le plus souvent des larmes fausses, et il pousse au milieu de tous ces êtres qui l'entourent ce cri admirable :
Je suis seul au milieu de la forêt des âmes !.\
Nous sommes tous seuls au milieu de la forêt des âmes. Et voici le grand chemin parcouru par ce poète : après avoir chanté la fantaisie, l'esprit, F en-dehors, tout l'accessoire de la vie, il est arrivé à nous faire sentir que le fond de cette vie était la solitude, et que l'amour, qu'on le prenne romanes- quement ou tragiquement, qu'il soit le rêve ou la passion, n'aboutit pourtant qu'à nous faire sentir à nous-même cet inexorable isolement. Les amants sont perpétuellement isolés l'un de l'autre. Voilà la grande, la lourde, la sévère leçon sur laquelle se ferme cette œuvre si souriante, si étincelante. Vous voyez que c'est par un progrès naturel, profond, humain, qu'Edmond Rostand est allé des premiers Ratés des Musardises au suprême raté, au raté des ratés, Don Juan.
La dernière fois que j'ai eu personnellement la joie de voir Edmond Rostand, à l'hôpital de Laressore, dans la dernière année
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de la guerre (vous savez qu'il avait lui-même désiré jouer un rôle plus actif, mais qu'il avait rencontré des impossibilités de la part du recrutement ; il s'était donc replié sur lui- même avec un chagrin qui n'était pas un chagrin de poète, mais un chagrin de Français, et nul n'a plus cruellement, avec une imagination plus chaude pour se représenter les misères, n'a plus cruellement souffert de la guerre dont probablement il est mort !), la dernière fois que je l'ai vu à cet hôpital, dans un joli costume de gabardine, il accomplissait (c'était un hôpital merveilleux, magnifique, habité par des poétesses. Oh ! les blessés qui arrivaient à l'hôpital de Lares- sore étaient heureux, on comblait leurs loisirs de vers et ils étaient inondés de poésie), il accomplissait, assis à une petite table, un labeur bien humble. Ce grand poète, qui débuta dans la prose à l'Académie française, savez-vous ce qu'il faisait? Il faisait de la petite prose toute simple, destinée à la correspondance des blessés. Il exprimait, pour ceux qui en étaient incapables, les sentiments confus que les petits poilus pouvaient avoir à envoyer à leurs familles, à leurs amis, à leurs femmes, à leurs enfants. Il était devenu un interprète tout simple et tout humble des humbles et des simples.
Je vois dans ce tableau, qui m'a si profondément ému, l'image même sur laquelle je voudrais terminer, parce que j'y trouve le symbole de la vie de Rostand, qui a été le grand interprète de notre pays. Je vous ai dit, en commençant, que son théâtre d'ac-
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cent héroïque était intervenu à un moment où, dans notre destinée, nous balancions peut-être. Il a remis debout, il a insufflé à toute une génération ce sentiment souriant de l'héroïsme, il a donné le sentiment de la facilité avec laquelle on peut se dévouer. Les grandes choses, les choses inutiles, les choses belles sont souvent les plus faciles. Voilà ce que nous a fait comprendre Rostand, voilà l'instinct qu'il a réveillé profondément dans la race, et voilà comment il a été l'interprète de toute la France d'hier, qui a fait ses preuves depuis et qui a médité ses leçons. Il nous a lui-même dit, dans son discours à l'Académie française, — car il était extrêmement conscient, non seulement de son devoir, mais de la manière de le réaliser, — que l'artiste, le poète doit, sans chercher à moraliser, donner des leçons d'âme. Son œuvre, sa vie, nous donnent pareillement une leçon d'âme, la même, et c'est pourquoi nous ne devons pas seulement saluer et honorer en lui un des plus grands
poètes de notre littérature, le plus gr^ftd-^ auteur dramatique de notre temps; -i"id- > aussi un des bienfaiteurs de l'humanité.
FIN
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TABLE DES MATIÈRES
' je ;j j Pages.
AVANT-PROPOS . -V*.. F......'T/ 1 LA BEAUTÉ 3
PREMIÈRE PARTIE
L'INSPIRATION SOCIALE
LES SOURCES ÉTERNELLES DE L'ART
1. — L'Art semeur d'idéal 9 II. — La Beauté et l'Hellade 29 III. — Le Rêve et l'Orient 49 IV. — L'Ame mystique 67 V. — L'Ame populaire 86 VI. — Le Cœur humain 111 VII. — L'Expression symphonique 128
DEUXIÈME PARTIE
LA TECHNIQUE PERSONNELLE
I. — L'Allemagne du Clair de Lune 154 II. — Beethoven. La joie dans la douleur 172 III. — Les Sources de la sensibilité romantique chez Schumann et Gabriel Fauré.... 191 IV. — Les vraies sources du génie de Wagner. 210
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Pfcge».
V. — Émile Verhaeren 232 VI. — La Poésie de Mme de Noailles 257 VII. — Balzac : la Comédie humaine 270 VIII. — Le Théâtre de Théodore de Banville.... 295 IX. — L'Œuvre d'Edmond Rostand ......... 303
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