CAMILLE LATREILLE
LES DERNIÈRES ANNÉES DE
LAMARTINE
1852-1869
D'après des documents inédits
Il faut à tout beau soir son Jardin des Olives. (Lettre à Alpboiise Karr, décembre 1857.)
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN & O, LIBRAIRES ÉDITEURS 35, Quai des Grands-Auguslins, 35
1925
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Tous droits de reproduction el de traduction réservés pour tous pays.
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LES DERNIÈRES ANNÉES DE
LAMARTINE
1852-1869
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'OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
La fin du théâtre romantique et F. Ponsard (1899).
Le Romantisme à Lyon. Chateaubriand (1905).
J. de Maistre et la papauté (1906).
L'opposition religieuse au Concordat, de 1792 à 1803 (1910). Après le Concordat. L'opposition de 1803 à nos jours (1910). La Petite Église de Lyon (1911).
Charles Sainte-Foi Souvenirs de jeunesse (1828-1835), publiés avec une introduction et des notes (1911). Victor de Laprade (1912).
Le Romantisme en Provence. Souvenirs d'étudiants lyonnais (1914).
Pour paraître prochainement
Lamartine, poète politique(Annales de l'Université de Lyon). La Mère de Lamartine, d'après des documents inédits.
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PREFACE
Ah cette vieillesse de Lamartine, que je voudrais la connaître Le vieux Lamartine, c'est Moïse qui redescend les pentes du Mont Sinaï, et qui, peut-être, va nous laisser surprendre sur son front les reflets du buisson ardent ». Ainsi s'exprimait Barrés, dans une brochure aux idées fortes, au rythme émouvant, l'Abdication du poète (1). Nul n'a mieux que Barrès mesuré l'essor du grand cygne blessé, que la tourmente de, 1848 a rejeté à son nid rustique du Maçonnais. Nul n'a peint, avec plus de sympathie et de pénétration, cette chute dans l'ingratitude et dans l'impopularité. Mais pourquoi Barrés a-t-il parlé d'abdication ? Non, un Lamartine n'abdique ni son génie, ni son devoir,.
(1) Chez Georges CnÈs et CI,, 1914, 95 pages.
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Le poète sommeillait en lui depuis les Recueillements la lettre' à Léon Bruys d'Ouilly, servant de préface au livre, avait accusé le malentendu qui séparait désormais Lamartine des admirateurs des Méditations ou de Jocelgn
4 Le bon public, qui ne crée pas, comme Jéhova, l'homme à son image, mais qui le défigure à sa fantaisie, croit que j'ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles je n'y ai pas employé trente mois, et la poésie n'a été pour moi que ce qu'est la prière, le plus beau et le plus intense des actes de la pensée, mais le plus court et celui qui dérobe le moins de temps au travail du jour. La poésie, c'est le chant intérieur. » 'Le « bon public prit Lamartine au mot, et refusa de passer à lire les Recueillements plus de temps que le poète n'en avait mis à les écrire. Lamarine venait de renier la poésie, et d'annoncer publiquement son divorce avec la Muse.
Mais son génie ne faiblit pas, pour s'orienter exclusivement vers l'action politique. Au reste, le levain de la poésie continuait à soulever cette pâte lourde et prosaïque de la langue des affaires, et les enne(mis mêmes qui jetaient dédaigneusement au député de Mâcon l'injure de votes, savaient bien que son éloquence avait des ailes, et que cet oratejur inspiré avait le don de porter au ciel de la poésie les chiffres de la finance,, les finesses de la diplomatie, les vulgarités de l'économie politique. Des adversaires ont pu contester que le chef du gouvernement provisoire eût mérité le titre d'homme d'Etat mais tous reconnaissent que Lamartine, au pouvoir, a renouvelé les miracles des Orphées dé la légende, et qu'il enchaîna pour un temps le monstre populaire sous le joug de la poésie.
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Après 1852, l'inspiration poétique reste à peu près tarie en Lamartine voilà bien des années qu'il' a quitté les rivages enchanteurs de la jeunesse, dont un Chateaubriand saluait avec tant de mélancolie la fuite à l'horizon de sa vie et surtout ce vieillard est devenu l'esclave de la tâche la plus prosaïque il lui faut payer ses dettes or, convient-il à un manœuvre de lettres de se réserver pour les loisirs de l'inspiration et d'attacher la Muse à son anneau de galérien de la plume ? Désormais il ne sera plus que prosateur, sauf à de rares heures privilégiées, où un flot de jeunesse rémonte à ses lèvres, et les ouvre aux échos harmonieux du passé.
Mais Lamartine prosateur n'a pas abdiqué son génie somptuosité de l'imagination, jaillissement de la pensée, puissance du. raisonnement, et, plus que tout, don souverain du pathétique, toutes ces qualités du grand écrivain éclatent dans les œuvres de cette vieillesse, qui ne connut ni la lassitude, ni la stérilité.
Moins encore que son génie, un Lamartine abdique son devoir, quand on s'est voué, comme lui, à l'apostolat social, on n'est plus le maître de sa destinée. Dès 1843, Lamartine s'était promis au peuple L'oeuvre de ce temps-ci, écrivait-il, c'e,st de faire monter les masses jusqu'à des conditions de civilisation, de loisir relatif et d'aisance qui leur permettent de s'instruire c'est de faire descendre l'instruction, en la vulgarisant, jusqu'à la- portée des masses » (1). Condamné à l'inaction politique, il se retrouvait en face de; ce devoir d'éclairer et de moraliser le peuple, et il ne crut pas déchoir si, (1) Lettre à M. Chapuys-Montlaville (6 juillet 1843), dans France parlementaire, t. III, p. 386.
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descendant de la tribune, il entrait dans la chaumière. Après le Conseiller du peuple, Geneviève, le Tailhur de pierres de Saint-Point et les Foyers du peuple, viendront le Civilisateur et le! Cours familier de littérature, autant de publications populaires, où le génie de Lamartine se déploie dans un renouveau de sève et de floraison.
Aussi bien, un autre devoir s'était greffé sur celui-là il avait des dettes d'innombrables créanciers, qui avaient eu foi en sa parole, attendaient de lui qu'il fît monnaie de son génie. Ce devoir d'honneur, Lamartine, voulut le remplir à tout prix, fallût-il se lier aux « travaux forcés de la plume. Il écrira donc, il écrira jusqu'à sa mort, et sa revue mensuelle, le Cours familier, il s'engagera à la continuer indéfiniment ». Ainsi, pour arracher sa vieillesse à l'étreinte de la misère, qui sait ? du déshonneur peut-être, il allait reprendre d'une main virile l'« instrument de fer », qui avait créé sa gloire et qui referait sa fortune.
Ce fut un beau spectacle de voir Lamartine vieilli se raidissant contre les coups du sort, et s'élevant à la hauteur de ces héros qu'il avait dressés sur l'humanité
.Les demi-cœurs et les faibles natures
Meurent au premier coup et des moindres blessures. Mais les âmes que Dieu fit d'un acier plus fort
De l'ardeur du combat vivent jusqu'à la mort.
De leur sein déchiré leur sang en vain ruisselle, Plus il en a coulé, plus il se renouvelle,
Et souvent leur blessure est la source des pleurs D'où le baume et l'encens distillent mieux qu'ailleurs. Ainsi une triple tâche lui restait, dans la ruine des libertés publiques et de sa situation sociale.
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Il voulait d'abord, comme il l'a dit lui-même, « sauvegarder et maintenir vis-à-vis du public, ami ou ennemi, le caractère d'homme du 24 février». Pour l'heure, la France avait un bâillon sur la bouche la presse était esclave lui-même s'était retiré sous sa tente. Mais de son ermitage de SaintPoint, ou de son atelier de la rue de la Ville-l'Evêque, il surveille l'horizon, prêt à y saluer la première lueur de liberté et de vie civique. Il n'oublie pas l'ostracisme qui pèse sur le fondateur de la république vaincue, mais il oublie moins encore que le génie oblige, que c'est un titre d'avoir été la « victime expiatoire » d'une révolution pacifique il a foi dans les retours certains de la liberté. Comment serait-il indifférent aux conflits politiques et sociaux dont la France, imparfaitement matée par l'homme de décembre, sera travaillée ? S'agit-il de juger la politique intérieure dej l'Empire ? celui qui, si longtemps, s'est préparé au maniement des affaires dans le travail obscur des commissions et qui a fortifié son expérience dans les combats solennels de la tribune, n'aura-t-il pas des lumières capables de rayonner dans cette nuit civique où Napoléon III se flatte d'aveugler le pays ? S'agit-il de juger la politique; extérieure du gouvernement ? Qui donc, mieux que l'ancien ministre des Affaires étrangères qui, en 1848, eut l'art de maintenir la 'paix de l'Europe, démêlera le jeu subtil de la diploxnatie, et dégagera le sens des mouvements, par lesquels les nations se rapprochent ou s'opposent ? « Notre horizon, s'écriait Lamartine, le 8 mai 1848, c'est l'avenir des peuples civilisés ». En quelles mains est tombé maintenant cet héritage de grandeur et de paix ? quel tableau de la situation extérieure s'est substitué à la diplomatie de pru-
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dence et de fermeté que lui-même avait inaugurée par son Manifeste aax puissances étrangères ? Nous aurons donc à étudier, en premier lieu, l'activité politique de Lamartine entre 1852 çt 1869. Ensuite, nous dirons quel fut son labeur d'écrivain. Il n'est plus, le poète de 1820, pour qui sonnait toujours l'heure de l'inspiration, et qui chantait
.comme l'homme respire,
comme l'oiseau frémit, comme le vent soupire,
comme l'eau murmure en coulant
Il n'est plus, le narrateur, qui, de sa plume aisée et pittoresque, déroulait les scènes variées de son Voyage en Orient. Il n'est plus, l'orateur qui avait connu les triomphes de la tribune et livré à l'admiration des foules des trésors d'idées enchâssées dans l'écrin des images. Maintenant, c'est un manoeuvre de la copie, qui se penche sur sa feuille le miracle de sa facilité se renouvelle à chaque jour, à chaque heure. Pourquoi faut-il qu'à cette production intarissable il manque un élément supérieur de beauté le désintéressement ? Lamartine, après 1852, n'écrit plus pour obéir à son génie, mais pour payer ses dettes, pour sauver son honneur, pour garder la tombe de ses morts. Il est rare que les chefs-d'œuvre naissent dans les occupations serviles, Pourtant, que de pages incomparables semées à travers les soixante volumes de cétte production d'automne et d'hiver C'est un Lamartine inconnu et presque inédit que celui du Civilisateur, de l'Histoire cte la Turquie, du Cours familier de littérature. Eh quoi des lamartiniens nous ont avertis l'un, c'est Chamborant de Périssat déclare que nous n'avons pas le droit de dire'que
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nous connaissons Lamartine, si nous ignorons ses Entretiens littéraires l'autre, c'est M. Barthou, se plaît à citer ce Cours familier, « où sont enfouies tant de merveilles méconnues ou oubliées ». Nous aurons à juger toute cette production hâtive d'un débiteur qui brûle de se libérer, mais qui reste jusqu'au bout un écrivain de génie.
Enfin nous aurons à suivre Lamartine dans le détail de ce calvaire des dettes durant ces dixsept années il a parcouru sa voie douloureuse, sans que jamais le fardeau ait cessé de peser sur ses épaules parfois la fatigue est la plus forte, et l'infortuné tombe sur cette' route de l'honneur il se relève pourtant dans un sursaut d'énergie, jusqu'à ce qu'il s'affaisse vaincu, tendant la main au gouvernement de Napoléon III. Nous irons plus loin, et nous essayerons d'atteindre jusqu'au cœur même de son intimité nous nous glisserons respectueusement à son foyer et nous projetterons quelques lueurs discrètes sur sa vie intérieure « On ne sait rien d'un homme, a-t-il écrit, tant qu'on n'a pas lu sa correspondance. L'homme extérieur se peint dans ses oeuvres l'homme intérieur se peint dans ses lettres (1) ». Déjà de nombreuses lettres de Lamartine appartenant à cette période ont été publiées çà et là dans les revues et les journaux, ou recueillies par Chamborant de Périssat, Ch. Alexandre et Jules Caplain (2) nous avons pu en lire beaucoup d'autres dans les Archives de Saint-Point, grâce à (1) Cours familier, t. VII, p. 318.
(2) Lamartine inconnu, notes, lettres et documents inédits, 1891. Souvenirs sur Lamartine, 1884. Edouard DUBOIS, Lamartiae 'et M'"° Valëntine de Lamartine, 1913 (ce livre n'est pas dans le commerce, la plupart des documents qu'il contient se trouvent dans une brochure de M. J. CAPLAIN, Les Abois financiers de Lamartine, 1912 (Extrait des Annales de l'Académie de Mâcon, 3' série, t. XVII, 1912).
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la bienveillante confiance des dignes héritier s du poète, M. et Mme de Noblet (1). Ces documents nouveaux nous aideront à nous approcher de cette âme d'élite, à la surprendre dans sa beauté, dans sa noblesse, dans son ingénuité. Puissions-nous fournir quelques raisons nouvelles d'admirer Lamartine, à tous ceux qui ont le culte de son caractère et de son génie
(1) Toutes les lettres de ou à Lamartine que nous citerons sans indication sont inédites et tirées des Archives de SaintPoint.
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PREMIÈRE PARTIE
LA VIE POLITIQUE
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CHAPITRE 1
L'homme du 24 février et la politique intérieure de l'Empire.
Deux décembre 1851. Au matin, sur lets murs de Paris, s'étalait le décret de dissolution de l'Assemblée nationale et du Conseil d'Etat, signé par LouisNapoléon Bonaparte.
Lorsque la nouvelle du coup d'Etat parvint à sa retraite de Monceau, Lamartine s'arracha du lit où le rhumatisme le clouait sans mouvement, (sans sommeil, sans nourriture depuis 43 jours. Ses amis, les jeunes hommes, que la parole inspirée du tribun de février avait à jamais conquis à la République, entendirent l'explosion de colère qui montait à ses lèvres
Cet homme est en dehors de l'humanité C'est un de ces fauves qui se sont échappés des forêts lugubres avec des vêtements d'hommes et se sont appelés Tibère, Néron et Caracalla 1. Celui-là va régner dans la pourriture 1. Il fera des guerres insensées, pour jeter des drapeaux sur le lit de la liberté morte. Et il vivra longtemps, et il aura des faces multiples. Et il nous ramènera l'invasion l (1). (1) Henri de Lachetellë, Lamartine et ses omis, p. 234.
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Sa voix de prophète résonnait dans le silence respectueux et affligé des hôtes de Monceau. Elle s'abaissa pour traduire des préoccupations personnelles « Ce misérable il me fera l'injure de ne pas me proscrire. Mais si je remue les lèvres il me dépêchera un assassin ».
Enfin il laissa tomber ces mots amers « Le peuple n'est que du sable on ne peut rien bâtir avec cela (1) ».
Le coup d'Etat reléguait Lamartine dans la solitude et l'éloignait de la vie politique.
« Mon rôle était fini, a-t-il écrit, j'acceptai mon destin » (2).
Désormais le vaincu de la politique s'isole à SaintPoint ou à Monceau mais il ne s'y enferme pas dans une stérile indifférence si la République était morte, du moins la France continuait de vivre, et la France regardait toujours du côté de ce Ferney politique, où son cœur avait battu en des jours orageux, et d'où la parole inspirée était tombée si souvent, interprète incorruptible de la conscience et du droit.
Les journaux de Paris répandirent le bruit qu'il avait été inquiété dans sa retraite, c'était faux « Je n'ai été ni brûlé, ni grillé, ni violenté », écrivait-il à son ami La Grange (3).
Cependant, le 4 décembre, il avait. vu arriver quelques centaines d'hommes armés ils venaient de Saint-Gengoux-le-Royal, un village de la montagne, et ils allaient à Mâcon pour y venger la République. Lamartine leur conseilla, du fond de son lit, de renoncer à leur entreprise, vouéel d'a(1) Eugène PELLETAN; La loi du progrès, avant-propos. (2) Œiiifres complètes, Mémoirea politiques, t. XL, p. 462. (3) Corresp., t. IV, p. 346 (lettre du 18 dôc).
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vance à l'insuccès, parce qu'elle n'aurait pas d'échos dans le pays.
Deux jours plus tard, Lamartine remettait à son fidèle ami, Charles Alexandre, son ancien secrétaire, un projet de déclaration qu'il adressait à ses électeurs du Loiret pour flétrir le coup d'Etat et leur recommander de tracer autour de ce gouvernement illégal le cordon sanitaire de l'abstention et de l'impassibilité ». « Faisons le vide, disait-il partout où il se montrera Il s'étonnera de sa solitude, il s'évanouira, faute d'air respirable en France pour le despotisme (1) ».
Ses collègues et ses amis ne connurent pas ce document vengeur que la censure aurait arrêté mais ils éprouvèrent le besoin de retremper leur foi démocratique auprès de celui qui personnifiait la république violée.
Le représentant Pradié lui écrivait, le 15 décembre
.Les passions sont venues dénaturer votre œuvre, mais elle ne périra pas. Ce n'est pas vainement qu'un spectacle si beau et si instructif a été -offerti à une nation intelligente comme la France. Elle peut-bien se laisser aller à des entraînements irréfléchis et subir pour un instant le joug de la force mais elle fait bientôt un retour sur elle-même, et comparant ce qui est avec ce qui a été et^surtout avec ce qui aurait pu être, elle reviendra avec la même facilité à de meilleurs sentiments. Non, la révolution de 1848 ne périra pas. Elle porte au front un caractère qui la distingue de toutes les autres. Elle a vécu deux mois au milieu d'un peuple affamé et armé, sans soldats, sans gouvernement constitué. Au(1) Cette protestation, qui devait paraître quand la presse serait redeivenue légale ou libre a, a été publiée par Ch. Alexandre dans ses Souvenirs sur Lamartine, p. 39..
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jourd'hui, le principe est changé. Mais l'expérience de l'un-et de l'autre est faite. On reviendra au vôtre quand la peur aura fait place à la confiance. On reviendra au vôtre en le complétant par une bonne organisation politique, car le vôtre est autant supérieur à celui qui l'a remplacé que le droit est supérieur à la force. Il n'y a donc rien de désespéré, bien que nous soyons descendus très bas dans l'échelle morale. (1).
Voici, à son tour, Eugène Pelletan qui apporte à son maître la profession de foi des jeunes générations, de celles qui reverront la République. Il lui écrivait
.Vous m'avez trop bien enseigné la foi aux principes et aux vertus qui sont véritablement ici-bas les médiateurs de la Providence, pour que j'éprouve devant tout ceci l'apparence d'un découragement. Je suis consolé, je viens de vous relire.
La jeunesse née de vos enseignements profitera de l'interrègne de la liberté pour retremper son âme au sentiment de la démocratie. »
Bientôt la province apprenait que 7.439.216 suffrages venaient de ratifier l'acte du 2 décembre « La France, disait Louis Napoléon, a répondu à l'appel loyal que je lui avais fait. Elle a compris que je n'étais sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit. »
Les amis de Lamartine ne se résignaient pas à ce que cette haute intelligence manquât au service (1) Lamartine a dit que cette lettre lui rendait l'écho de sa conscience.
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du pays. Lorsque la situation fut un peu éclaircie, et que le jeu des institutions constitutionnelles eut repris dans les limites autorisées par le prince président, les républicains modérés tournèrent' les yeux vers leur chef ne convenait-il pas que l'homme du 24 février' se laissât porter sur des listes d'élection et s'opposât à l'homme du 2 décembre ?
Lamartine déclina ces instances par une déclaration très nette sans se condamner pour toujours à l'inaction, il expliquait les inconvénients d'une candidature qui serait combattue par le pouvoir et vaudrait un triomphe aux idées abselutistes Ma conscience m'interdit le serment. Mon respect pour les électeurs répugne à recevoir tacitement d'eux un mandat illusoire que je suis d'avance décidé à décliner. Mon sens politique ne comprend pas la convenance de faire livrer à mon opinion un combat inégal sur un terrain et avec des armes où elle est vaincue avant le combat, et où l'apparente minorité où elle se montrera au pays dans des élections qu'on invoquera contre elle sera, aux yeux des masses, un témoignage de sa faiblesse. Enfin, je suis retiré de la lutte dans une retraite coinmandée par bien des convenances, et je n'en sortirai que dans une crise qui évoquerait par devoir les forces les plus minimes et en ce moment les plus annulées de la république.
Et ce fut en Saône-et-Loire, comme dans beaucoup de départements, un combat sans adversaire l'obscur Barbentane remplaça Lamartine
Aussi bien celui-ci était, comme nous le verrons, absorbé par ses affaires privées, et, d'autre part, il envisageait le présent avec ce fatalisme qui déjà lui avait fait jouer tant de parties contre la destinée
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Quant au pays, écrivait-il à la fille de son ancienne correspondante, Mademoiselle de Canonge, devenue Madame Duport, cela ne me regarde pas. Il fait son affaire comme il en est capable. Tant pis pour lui et pour nous. Vous avez cependant raison de penser que, quoique très opposé au 2 décembre et à ses suites, parce que cela n'est pas honnête, ni moral, j'ai bien moins d'antipathie contre le neveu que contre l'oncle. Je détourne les yeux et je travaille à gagner mon pain et à payer mes créanciers, (27 octobre 1852).
'Ainsi Dieu a ses plans, et il n'aime pas l'intrusion de volontés particulières, qui les dérangeraient pour le moment, Lamartine se résigne à courber la tête sous la volonté divine. Il ne sera pas sénateur du nouveau gouvernement, comme l'Indépendan,ce belge en a répandu le bruit il n'ira même pas à Paris, afin de n'être pas témoin du triomphe que le plébiscite va ménager au Président, car « les coeurs en deuil ne doivent pas se mêler aux habits de fête p. Il ronge son frein à Monceau, et il s'illusionne sur l'indifférence que rencontre dans les « villages » l'acceptation de l'Empire, qui s'y fait « sans nombre et sans chaleur (1) ». Mais fait-on courir le bruit qu'un vote en vers trouvé dans l'urne d'une section électorale de Mâcon, serait son œuvre, il s'indigne. Comment c'est lui qui aurait signé ce bulletin flagorneur Oui c'est le mot suprême acclamé par la France 1 Comme un saint monogramme, à mon œil ébloui, Ces trois lettres de feu rayonnent d'espérance
Oui toujours oui mille fois oui
(1) Lamartine inconnu, p. !la et 119. Corresp., t. IV, p. 354 et 356.
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Pour celui dont le bras refoula la tempête,
Votons, le cœur joyeux, le front épanoui,
Et que tout bulletin comme un écho répète
Oui toujours oui mille fois oui
Eteindre le volcan des discordes civiles,
Au sein de la morale allaiter la raison,
Dans un réseau de fer entrelacer nos villes,
Ouvrir à l'industrie un plus vaste horizon
S
Unir les camps rivaux sous la même bannière,
Pardonner à l'erreur qu'expia le remords,
Et, d'un passé qui fuit abandonnant l'ornière,
Saper l'antique abus, arbre au tronc déjà mort i
De vagabonds errants purifier les rues,
Assainir l'humble bouge aux humides parois,
Couronner les vainqueurs aux luttes des charrues, Abaisser pour nos vins la grille des octrois
Semer sur le travail l'aisance et le bien-être,
Anoblir les beaux-arts auprès du trône assis.
Voilà son rêve à lui. Nous vous verrons renaître, Gloire de Washington, siècle des Médicis 1.
Certes, la polinodie eût été monstrueuse, et Lamartine la démentit vigoureusement il priait le directeur d'un journal, qui lui avait attribué ces vers, de les rendre à leur auteur
Si mes ennemis, ajoutait-il, me respectent assez peu pour me croire capable de telles instabilités de pensées, qu'ils me laissent du moins le respect de moi-même (1). (1) Le Salut public de Lyon avait rectifié, dans son numéro du 27 novembre, et émis l'hypothèse que ces vers étaient d'un médecin de Mâcon, M. Bouchard, « un des hommes de France qui fait le mieux les vers x.
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L'Empire était fait Lamartine vivra dans le plus strict isolement. Loin de lui la tentation d'assister aux réunions où il courrait le risque d'entendre et de consacrer par sa présence une platitude oratoire en l'honneur du pouvoir nouveau. En 1857, il y eut des élections au Corps législatif, dés radicaux se mirent sur les rangs à Paris et dans quelques grandes villes. Rolland, l'ancien maire de Mâcon, dévoué à Lamartine, porta de sa propre initiative la candidature de Lamartine qui était à Paris. En vain celui-ci voulut faire insérer par les journaux de la capitale qu'il n'était pas candidat seul le Journal de Saônc-et-Loire (numéro du 10 juin) prévint les électeurs. Les résultats dans la première circonscription de Mâcon, furent, sur 11.779 votants
8.478 voix pour M. de Barbentane, candidat du Gouvernement
910 pour M. de Romand, candidat de l'opposition
2.340 pour Lamartine.
Lamartine souffrit de cette humiliation gratuite que Rolland lui attirait
Vous m'avez fait tomber un lourd pavé sur la tête, lui écrivait-il (24 juin) avoir 2.000 votes en face de M. de Romand.qui en a 1.000, est un des plus cruels affronts qu'un homme tombé puisse subir, et encore ne puis-je rien dire, car mon explication, pure vanité, aggraverait mon accident très honteux.
Je ne voulais me présenter à aucun prix, par logique. Je persiste cela étant, il était sûr que j'aurais un échec; Les journaux ici ont bêtement refusé d'insérer mon déni de candidature. On croit maintenant que je me portais ou me laissais porter, et que ma situation politique est réduite à, 2.000 voix en France 1
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Quelle coupé de lié à boire mais j'en ai tant' bu (1) Il protesta cependant par une lettre adressée au Courrier de Paris remettant les choses au point, il terminait par ces mots « Je n'étais que le candidat de l'amitié ».
Uri journal bonapartiste, la Patrie, s'empara très adroitement de cette formule et, la tournant contre le général Cavaignac qui avait fait acte de candidature, s'exprimait ainsi
Combien cette candidalure de l'amüié est plus flatteuse que la candidature de la révolution M de Lamartine est engagé, par son passé, comme le général Cavaignac. Il est lié comme lui à cette colonne brisée que l'on appelle la république. Il s'est isolé comme lui du régime qui a donné à la France tarit de' grandeurs. Mais il a noblement refusé de sortir de cette retraite pour agiter le pays. Il a accepté l'arrêt du destin sur sa vie, ou, pour mieux dire, il s'est soumis, sans murmures, à la nécessité du salut pub,lic, avec la dignité du patriotisme Ainsi que nous le verrons, les avances à Lamartine; entraient dans les vues de l'Empereur. Mais celui-là, bien loin de se laisser gagner, se plaisait à noter le travail de désaffection qu'il croyait voir s'accomplir dans les masses populaires à l'égard de l'Empire.
Parfois même son esprit s'ouvrait au vague espoir d'un avenir réparateur. Ainsi, le 22 août 1859, il félicitait l'amiral Suin d'avoir obtenu le cordon rouge, et il ajoutait
L'otium cum dignitate ne va pas aux hommes d'activité comme vous et moi, mais nous vivons dans un siècle où (1) Saint-Point donnait à Barbentane 191 voix, à Lamartine 16, à Romand 9.
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il y a de l'ouvrage pour tout .le monde. Qui sait si nous ne pousserons pas encore à la roue ce curieux siècle ? Cependant l'Empire se fortifiait par ses. victoires en Italie, et Lamartine, tordu de douleur par son rhumatisme, assiégé chez lui par les huissiers, subit une crise de désespoir plus terrible que celle qui lui avait autrefois arraché les anathèmes de sa Méditation du Désespoir il sentit tout vaciller de ses anciennes aspirations, et même de ses ardeurs civiques la gloire de la France ? un mot la foi en la démocratie ? une dérision et il écrivait à son ami Chamborant, le 18 juin 1860
.Je suis arrivé, pour mon. compte, à l'athéisme politique le plus complet, et je vous en souhaite autant. C'est la sagesse. Il.n'y a qu'une chose de sacrée et de certaine, c'est la conscience, parce que c'est la partie de nousmême que Dieu s'est réservée. Quant aux opinions, c'est l'homme, c'est-à-.dire le néant.
NOTA. Je ne vous demande pas le secret de mon athéisme politique (1).
Cette même malédiction, il la poussera encore en 1863, lorsqu'il se verra acculé à la vente de tous ses biens
Quant à la politique, écrira-t-il à son ami Dubois, je m'en fiche, et je suis à peu près comme le pays. Je pense à moi et à ceux qui vivent de moi (2).
« Phrase cynique^ dit Barrès, dont la pauvreté nous glace On se l'explique pourtant, si l'on ré(1) Ciiamborakt DE PASSAT Lamartine inconnu, p. 200. (2) Les Abois financiers de Lamartine., p..61.
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fléchit que l'Empire, loin de s'effondrer sous un sursaut de dégoût populaire, continuait son triomphe insolent, et mettait à une rude épreuve les républicains qui, arrivés à la vieillesse, sentaient le temps leur échapper. Fallait-il donc désespérer de la justice, et mener le deuil du droit et de l'honneur ? Tel est le sentiment qui animait Lamartine, dans ce fragment d'une lettre non datée
Quant à la politique, il n'y a plus de salut. Ces gens-là possédés du Satan des ruines, croient qu'on peut faire du 93 à l'extérieur, sans avoir du 93 au dedans. Ils se trompent, et attendons-nous à tout. L'Empereur a l'air de ne pas s'appartenir. Son mauvais génie le mène on ne sait où. L'agitation démagogique est grande, les honnêtes gens de toutes couleurs sont très intimidés. En réalité, ces heures de prostration ne duraient pas, et Lamartine se redressait bien vite, en lutteur passionné qui veut tenir jusqu'au bout. N'est-ce pas à lui qué songeait Eugène Pelletan, lorsqu'il évoquait la grande figure de Caton relisant la dernière page du Phédon, « au moment de fuir dans la morale éternelle le spectacle effroyable de César triomphant » ?
L'éloquent publiciste ajoutait
Je comprends encore qu'un autre Romain de ce siècleci, adversaire déclaré d'un autre César, ait murmuré en mourant votre propre poésie, comme s'il eût voulu qu'une strophe de vous l'emportât sur son aile en flamme au sein de l'immortalité (1).
Quel Romain ? quelle poésie ? L'allusion est obscure mais elle grandit Lamartine au-dessus de Cé(1) Le monde marche, 6" édit., p. 241.
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sar elle humilie la force devant le droit, l'usurpateur de 1851 devant le tribun de 1848.
Lamartine avait pris l'engagement de rester l'homme du 24 février il le fut au milieu des souffrances physiques, des angoisses privées, et des déboires politiques. C'est le spectacle que nos, offrent ses dernières années, torturées par l'épreuve, magnifiées par la résistance.
Disons-le bien haut l'athéisme politique dd Lamartine n'est qu'à la surface.
En réalité, la Correspondance et le Cours familier le montrent très attentif aux événements et toujours préoccupé de marquer sa place à l'écart des partis.
> D'abord avec les orléanistes, pas de rapprochement possible. Ceux-ci ne le ménageaient ni dans leurs journaux, ni dans leurs livre. Il répondit toujours avec convenance et fermeté. On le vit bien, lorsque la Revue Britannique reproduisit un article d'une revue anglaise, la Quaterly Review, écrit sous l'inspiration. directe de Louis-Philippe. La Revue britannique s'excusait d'accueillir ces confidences violentes, publiées par un ex-secrétaire de l'Amirauté, M. Croker. Lamartine y était accusé d'avoir évoqué et déchaîné, de concert avec les conspirateurs, les instruments de massacre et de pillage en février 1848, et surtout de s'être opposé au départ du duc de Nemours, des princes, des princesses, du roi enfin de n'avoir pas prévenu Louis-Philippe que le gouvernement provisoire lui avait préparé un sauf-conduit.
Lamartine, après avoir exposé ses relations avec la dynastie d'Orléans, qui le laissaient libre de tout engagement et de tout lien, rétablissait la vérité sur sa conduite à l'égard du roi fugitif et de sa fa-
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inille « « Je me chargeai seul et personnellement, affirmait-il, de toutes les mesures confidentielles de leur nature qui devaient assurer l'accomplissement des vues d'humanité du gouvernement et de la préservation de la sûreté du roi et de l'honneur de la nation. ).\fais c'est Louis-Philippe qui se déroba luimême aux attentions des membres du gouvernement provisoire, qui n'eurent plus qu'à fermer les yeux, pour éviter « qu'une indiscrétion ou une surprise ne compromissent malgré eux l'incognito d'une. évasion qui ne devait être qu'un départ (1). En terminant, il souhaitait que Louis-Philippe démentît cet acte d'accusation
La République de 1848, écrivait-il, n'a pas manqué à son devoir, le prince ne manquera pas à la situation. L'histoire les regarde l'un et l'autre ils se souviendront pour leur dignité mutuelle, qu'ils sont en face du temps (2).
De cette monarchie de Juillet il avait gardé le pire des souvenirs à ses yeux, elle avait compro(1) Les archives de Saint-Point contiennent la curieuse pièce que voici « Le gouvernement provisoire autorise M. le ministre des Affaires étrangères de pourvoir au prompt départ de Louis-Philippe et de la duchesse d'Orléans, ainsi que de tous les membres de sa famille, et de s'entendre avec le ministre des Finances pour la délivrance des fonds nécessaires à cet objet. L'exécution de ces mesures est confiée à la discrétion de M. Lamartine (sic), qui n'oubliera pas sans doute la rigueur de la politique, mais qui n'oubliera pas non plus les égards dus à l'âge, au, sexe et au malheur. Les membres du gouvernement provisoire M.-L. BLANC. 'ARAGO,. CRÉMIEUX. DUPONT (de l'Eure). A. MARRAST. Flocon. »
(2) Conseiller du peuple, t. II, p. 133 et suiv. C'est de cet article qu'il disait à Ch. Alexandre « J'ai répondu avec une page de l'Imitation de Jésus-Christ à une page! de vitriol. Ma mère m'a toujours dit qu'il fallait toujours être bon, qu'on ne se repentait jamais d'avoir été trop bon (Souvenire, p. a11):
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mis le régime parlementaire lui-même. Le jeu des intrigues éhontées, la pratique des tyrannies mesquines, répugnaient à sa nature droite et indépendante. Lorsqu'il vit se lever, sous l'Empire, l'aube d'une opposition parlementaire, il ne put réprimer un cri de dégoût « Et ces hommes voudraient recommencer ? J'aime mieux ce qui est c'est une leçon au moins à l'intrigue (1).
irréductible à l'endroit des Orléanistes, il paraissait, au contraire, avoir fléchi dans ses convictions républicaines et fait un pas vers l'hôte de l'Elysée. Il a dit, en effet
La démocratie, nécessaire en droit, semble impossible encore en fait dans les grandes populations modernes. Le temps seul peut rendre les peuples capables de se gouverner eux-mêmes. Leur éducation se fait par leurs révolutions (2).
On croit lire à travers ces lignes un adoucissement des formules intransigeantes par lesquelles Lamartine marquait, au lendemain du coup d'Etat, son hostilité au prince Louis-Napoléon. Le Cours familier contient d'autres déclarations, où s'accuse davantage cette sorte de trêve que Lamartine aurait pratiquée à l'égard du pouvoir. Par exemple, en octobre 1861, il qualifié ainsi l'Empire
Violent d'origine, mais que sa modération dans la force fait vivre.
En mai 1864, il range Napoléon III parmi les hommes « vraiment remarquables, qui rapetissent (1) Cours familier de ttttératare, Entr. 79", p. 9i
(2) Entr. 77', p. 919.
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tout ce qui est faussement grand autour d'eux (1). Dans le même entretien, sous forme de lettre, il caractérise en ces termes l'attitude différente prise par Sainte-Beuve et par lui après le coup d'Etat .Je me retirai pour toujours alors ma page était écrite, l'homme me condamnait à un éternel ostracisme. Vous n'aviez, vous, ni les mêmes devoirs, ni les mêmes antécédents, ni les mêmes points d'honneur vous pouviez transiger et choisir vous parûtes vous rallier à un second dix-huit brumaire, bien supérieur, selon moi, au premier. Je ne peux pas et je ne veux pas le juger ici. L'histoire jugera dans quelques années je n'ai pas d'humeur contre l'histoire. La France peut se ranger d'un autre parti que moi. La France c'est la France 1 nous ne sommes que des Français, elle a toujours raison de se sauver quand il lui est démontré qu'elle se sauve (2) 1 Lamartine, dans ses lettres, parle toujours de Napoléon III avec convenance il lui sait gré des témoignages de bienveillance qu'il a reçus plus d'une fois de l'Empereur ou de ses ministres mais jamais il n'a dépassé la ligne, de la stricte justice il ne s'est jamais rallié à l'Empire.
Si Napoléon III lui fit des avances, les légitimistes ne désarmèrent pas à son endroit. Il en a souffert cet acharnement lui paraissait injuste, et dans le passé, et dans le présent, son légitimisme de 1820 avait été sincère
(1) Entr., 1011. p. 325. Il est vrai que l'énumération est assez bizarre de ces grandes flgures Voltaire, Mirabeau, Danton, le premier des Bonaparte, Louis XVIII, Rossini, et Thiers. Dans ses Mémoires politiques, parus en 1863, il assure même qu'il avait bien vite reconnu en lui l'homme d'Etat le plus sérieux et le plus fort de tous ceux, sans aucune exception qu'il eût connus dans sa longue vie parmi les hommes d'Etat» (cf. liv. XXII, p. 46).
(2) 1 Id., p. 318.
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Nous aimions ces Bourbons, écrivait-il en 1857, à cause de leurs malheurs et de leurs services nous avions dans les veines un sang qui avait coulé pour eux on nous avait appris leur histoire comme un catéchisme de famille (1).
Au lieu de bouder le gouvernement de juillet, comme les purs de la légitimité, il s'était mis au service de la France; mais il n'avait répondu que par des refus aux offres de ministère ou d'ambassade qui lui venaient de Louis-Philippe.
Mais on ne lui pardonnait pas de n'avoir pas songé en 48 à l'héritier légitime et d'avoir fondé la République. Pontmartin a écrit dans ses Souvenirs Ledru-Rollin, Marrast, Flocon, Sobrier, Bastide, Caussidière étaient révolutionnaires de «métier». Mais Lamartine Cette nature d'élite L'hôte de la RocheGuyon L'ami du duc de Rohan Le Montmorency de la poésie 1. Nos rancunes présentes se mesurèrent à nos admirations passées il nous sembla que nous lui ferions tort, si nous n'élevions pas nos ressentiments à la hauteur de nos anciens enthousiasmes, de nos récents mécomptes et de sa gloire (2).
Les fanatiques du parti légitimiste ne désarmèrent jamais à son endroit et Lamartine les rencontra, à toutes les heures critiques de sa carrière, ligués contre lui. C'est ainsi que certains libellistes du parti s'acharnèrent sur le malheureux écrivain et s'efforcèrent de paralyser une souscription nationale, qui aurait pu alléger le fardeau de ses dettes (1) Entr. 211.
(2), Souvenirs d'un vieux critique, t. IX (1888), p. 258..
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A qui la faute, à qui la gloire de cet avortement d'une noble pensée, demandait Lamartine à un rédacteur de l'Union ? Quelques organes très hostiles de l'opinion que vous représentez, monsieur, peuvent s'en attribuer au moins la moitié (1).
En 1861, au plus fort de sa crise de dettes, il s'étonnait de se voir en butte aux dédains et aux injures de ceux pour qui, en 1830 et depuis, il avait souffert « le stoïque martyre de l'honneur (2). La persistance) de ces sentiments honore Lamartine pourtant si son cœur gardait sa fidélité à ses rois tombés, sa raison était invariablement attachée à la cause de la liberté.
Le Conseiller du peuple, le Cours familier de littérature, la Correspondance, abondent en témoignages formels. La République de 48 tient dans la vie et dans la pensée de Lamartine la même place que la guerre d'Espagne dans la carrièra politique et dans l'oeuvre de Chateaubriand. Il ne se contenta pas de s'en faire l'historien, il en fut encore, l'apologiste, et, à l'occasion, le vengeur.
Lorsque, en 1860, il voulut publier l'Histoire des Girondins dans une édition de ses Œuvres complètes, il soumit son livre à une critique très sévère, et très impartiale. Ses ennemis se trompèrent à cette manifestation de sincérité ils crièrent à la palinodie historique. Lamartine releva le défi, et il. répéta pour ceux qui ne voulaient pas entendre (1) Lettre du 4 janvier 1859. Lamartine savait par une lettre) de son ami Marcellus (27 juillet 1858), que le comte de Chambord était disposé à encourager la souscription dont nous parlerons, mais que le Conseil des ministres (sic) intervint, et décida «que les légitimistes marquants continueraient à garder le silence, et à soustraire leurs noms à toute publicité».
.(2) Entr. 72°, p. 379.
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Je n'ai répudié ni la saine révolution de 1789, ni la république nécessaire de 1848. J'ai dit et je redis si nous étions dans les mêmes crises, entre un trône subitement écroulé, et un peuple prêt à tomber ou en anarchie ou en fureur, je la referais encore !(1),
Cependant ses amis lui ont fait souvent Je reproche de n'avoir pas eu la main assez ferme pendant ces trois mois de pouvoir, et d'avoir refusé la dietature que la France lui offrait pour mieux briser les passions démagogiques. Il est vrai que Lamartine poussa l'héroïsme jusqu'à résister à cet entrainement des masses, qui acclamaient en lui le maître de la France. Ce désintéressement magnanime lui coûta sa popularité il se soumit consciemment à cette déchéance, du moment qu'elle devait servir l'intérêt supérieur du pays
Mon devoir, écrivait-il, le 27 octobre 1852, était de sauver mon pays, de rétablir la représentation nationale souveraine, de prévenir l'incendie du monde par la guerre et la terreur.
Je l'ai fait, je n'ai pas voulu plus plus aurait coûté des flots de sang versés pour mon ambition, j'en aurais été responsable là-haut. Je crois en Dieu et je pr.éfère son jugement dans cette affaire à l'applaudissement des hommes.
Dans le désintéressement de la vieillesse, il s'élevait à une vue sereine de son passé. La dernière (1) Entr. 71". Il a dit encore (Entr. 71°, p. 225) « Je fis résolumént la république je la fis seul. j'en assume seul la responsabilité je nommai seul les chefs les plus en vue et les plus populaires qui pouvaient lui apporter l'autorité des différentes factions auxquelles ils appartenaient je me nommai moi-même, parce que .je n'appartenais à aucune, et parce que, soutenu par le) peuple, seul je pouvais être arbitre .dans ce conseil souverain du Gouvernement ». t/
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fois qu'il parla devant un cercle d'auditeurs, c'était à Saint-Point, pour remercier des jeunes gens de Semur-en-Brionnais, venus lui donner une sérénade il formulait en quelque sorte son testament moral dans cette noble allocution
Je n'ai point aspiré à me placer à la tête de mon pays, si ce n'est un moment pour le servir et pour me retirer humblement ensuite à ma place je n'ai point été affecté de ce que vous appelez son ingratitude et ma déchéan- ce. Ma déchéance n'a été que ma retraite volontaire, et le cœur des honnêtes gens me tiendra lieu de ce que j'ai sacrifié librement pour éviter des malheurs publics, des spoliations ou des violences. Et encore ce n'est pas à moi que vous le devez, c'est à la France elle-même, à la nation presque tout entière, à ce merveilleux pays, où le peuple est aussi grand par son bon sens que par son élan vers les belles choses. Il a le sentiment du possible; il sait honorer ceux qui l'arrêtent il accepte avec sagesse le frein de sa propre modération. Tout ce que vous appelez ma gloire n'a été que d'avoir été pour quelques mois à la hauteur de la France entiére
Ainsi Lamartine mettait sa politique sous l'égide du pays. Puisque le pays, désormais, dans sa grande majorité, se ralliait à l'Empire, Lamartine s'inclinait devant cette volonté
Le salut du pays par des moyens honnêtes, a-t-il écrit en 1863, est, tout considéré, ma seule loi, parce que j'étais homme de gouvernement avant d'être homme de liberté. Je l'avoue, la liberté honore tout le monde, mais n'a jamais sauvé personne (1).
Sur ce terrain, la réconciliation était possible' entre l'homme du 24 février et l'homme du 2 décemf JCl) Mémoires politiques, liv. XXXV.
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bré. Sans se tendre la main, ils pouvaient s'estimer l'un l'autre et un préfet de Napoléon III servait la politique du souverain, lorsqu'il faisait, en 1863, battre des mains au nom de Lamartine c'était à la distribution des prix du lycée de Mâcon, le professeur de philosophie parlait
Vers la fin, rapportait Alexandre à son grand ami, vers la fin,, avec un bonheur singulier, une émotion éloquente, un talent de poète attendri, il a salué votre nom, votre jeunesse; il a raconté une promenade à Milly abandonné; à ce moment, les larmes seules ont applaudi puis à ces vers lointains de l'Isolement, dits d'une voix émue, des salves de bravos ont retenti dans toutes les mains. Sachez de suite que vous n'êtes pas oublié, que votre génie et votre infortune ont remué cette foule que je croyais indifférente.
La France' bonapartiste applaudissait le fondateur de la République de 1848.
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CHAPITRE II
Le ministre des Affaires étrangères de 1848 et la politique extérieure de Napoléon III.
L'empire, c'est la paix avait dit Louis-Napoléon, dans son discours de Bordeaux, à la veille de se faire proclamer Empereur.
Belle parole, que Lamartine eût été heureux de voir ratifier par les événements, car il avait toujours été l'apôtre de la paix. Elle est très émouvante, cette scène qui eut lieu au chevet de son père mourant « Mon fils, demandait celui-ci anxieusement, quelle sera votre politique ? ». « Une politique de paix », répondit Lamartine. Il resta fidèle à cet engagement solennel.
Ainsi, chaque fois qu'il dressait un acte d'àccusa-. tion contre la monarchie de Juillet, il avait soin d'excepter de ses griefs l'attachement à la paix dont l'histoire a souvent tenu rigueur à Louis-Philippe. Lorsque lui-même eut été placé par le' gouvernement provisoire à la direction des Affaires Etrangères, il s'empressa d'accepter cet héritage de paix, et c'est la paix que, par son Manifeste aux puissances, la République française déclarait au monde.
Il ne pouvait donc qu'applaudir aux efforts que fit d'abord Napoléon III pour sauvegarder la paix.
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Mais quelle paix ? une paix humiliante, parce qu'elle ne s'abritait que sous le drapeau d'un coup d'Etat et d'un serment violé.
Aussi ne tarda-t-il pas à dénoncer les concessions au prix desquelles un pouvoir entaché d'usurpation tâchait d'entrer dans la famille.des gouvernements réguliers. Le 10 août 1853, il écrivait à son ami Hippolyte Boussin
Mes affaires ne vont ni très mal, ni très bien. Je franchirai l'année avec ou sans vente de Monceau. J'espère toujours, cependant, que la paix très plate me le fera vendre. La honte est bonne à quelque chose pour ceux qui n'y entrent pas.
Deux mois plus tard, les nuages se sont épaissis au ciel de la diplomatie' européenne
II me semble, écrit Lamartine au pasteur Martin-Paschoud, que le monde gronde sous nos pas. Qu'en serat-il ? Je ne m'y intéresse plus que pour ce que vous savez, mais je crois que l'envahissement de la moitié de l'hémisphère politique et religieux par la superstition armée de la Russie serait un funeste préliminaire à l'affranchissement des consciences et de la raison humaine. Cette ligue du Nord n'aurait pas osé se former devant la France républicaine. La France expierait-elle déjà, comme nation, la faute qu'elle a commise comme être pensant ? Je le crains, bien qae les choses ne me semblent pas désespérées encore (1).
L'Orient, une fois de plus, allait mettre l'Europe en feu la Russie affichait des prétentions révoltan(1) Lettre du 1°T octobre 1853, publiée par E. SuotER, Lamarfine, étude morale (1910), p. 392. Martin Paschoud, ami de Lamartine, était pasteur de l'Eglise réforméei de Ferney.
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tes sur les Lieux-Saints et prenait ses dispositions pour soumettre au protectorat moscovite « l'homme malade ». D'autre part, Napoléon III qui aspirait à un baptême de gloire pour une armée qui n'avait encore remporté, sous son commandement, que la victoire du 2 décembre, entraînait dans son alliance l'Angleterre, et ces deux puissances occidentales, alliées à la Turquie, déclaraient la guerre au czar Nicolas (fin mars 1854).
Tandis qu'elles portaient leurs forces dans la mer Noire et sur le Danube, l'Autriche, par sa politique d'atermoiements et de duplicité, paralysait leur marche' en avant, et Lamartine s'impatientait de ne pas voir clair dans la situation
Je ne comprends pas plus, écrivait-il le 29 mai, les promenades platoniques de nos flottes et les pas perdus de nos armées loin des champs de batailles, que je ne comprends la démence obstinée de l'empereur des Tartares. Il y a une énigme sous tout cela. Il y. a un an que j'en suis convaincu. Le mot sera-t-il un coup de canon ou un traité de paix avant la bataille ? Je penche toujours à croire au traité de paix.
La diplomatie louvoyante de l'Autriche n'arrangea pas le conflit les alliés, qui n'osaient pas s'aventurer à travers les principautés de Moldavie et de Valachie, bien que l'armée russe les eût abandonnées, se détournèrent brusquement vers la Crimée
Quant à la guerre russe-anglo-française, écrivait Lamartine, le 2 septembre, la manière dont on la fait abaisse la Russie, enlève à la marine anglaise son prestige, autant qu'au czar, et ne glorifie pas l'aigle foudroyant de la France.
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Dès le 20 septembre, la brillante victoire de l'Alma fit courir le bruit que Sébastopol avait succombé la nouvelle était prématurée, Sébastopol résista le maréchal Saint-Arnaud, chef de l'expédition, mouru,t sous ses murs.
Le siège traînait en longueur, et, le 15 février 1855, Lamartine exposait ses craintes à son ami Dubois
Tout est bien sombre ici, et bien embrouillé en Europe. La guerre mal faite est le pire des systèmes. Nous n'avons cessé de dire faites-la en masses, ou ne la faites pas. Il faut détourner les regards de la Crimée. On dit que Napoléon va partir avec cent mille hommes pour la Hongrie. Il tombera, s'il exécute cette pensée, dans le piègeautrichien-prusso-russe. Que la Providence nous assiste 1
Devant une démonstration menaçante des troupes prussiennes sur le Rhin, Napoléon III abandonna ce. projet aventureux de traverser l'Allemagne pour attaquer la Russie en plein coeur et il fallut de longs mois d'efforts et de sacrifices, pour que la ville. de Sébastopol tombât enfin (8 septembre) la paix, après d'interminables préliminaires de négociations, fut signée à Paris, le 30 mars 1856. Lamartine qui avait fait des vœux pour l'indépendance et l'intégrité territoriale de la Turquie' se réjouissait que les ambitions du czar eussent été déjouées et, s'il avait critiqué les opérations militaires, il approuvait sans réservé la guerre elle-même et ses résultats
On a vu à la guerre de Crimée, écrivait-il, que l'Europe entière avait l'instinct unanime du danger de livrer
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l'Empire ottoman aux Russes. La France, sans s'informer si elle servait en cela l'Angleterre, a volé à Sébastopol, a versé le sang chrétien, pour préserver le sang ottoman, et la France a bien fait. Il ne s'agissait pas, en Crimée, de religion, il s'agissait de la liberté et de l'équilibre du monde.
Puissance civilisée, la France a été là à sa place, à la tête de la civilisation contre la force (1).
Le Congrès, avant de se séparer, avait, à l'instigation de la Cour, posé la question italienne la France fit accepter le vœu que les Etats pontificaux fussent évacués par les troupes françaises et autrichiennes, dès que la situation le permettrait et que dès mesures de clémence fussent prises dans les états de la péninsule, en particulier dans les Deux Siciles, à l'égard d'esprits « égarés et non pervertis ».
Lamartine ne s'abusa pas sur la portée d'une déclaration, qui consacrait le droit illégal pour des puissances étrangères d'intervenir dans le régime intérieur des gouvernements italiens comme il l'écrira plus tard, le congrès de Paris rompait avec tous les principes de droit public et international » (2).
C'est, dit-il, à ses amis, une déclaration de guerre sous la forme d'une signature de paix.
Cavour et Napoléon III l'entendaient bien ainsi ils allaient, pendant trois ans, préparer le terrain (1) Entr. 61«, p. 41.
(2) Entr. 53°, p. 337,
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diplomatique pour isoler l'Autriche, et réorganiser leurs finances et leurs armées, avant de lever le masque. Le 20 juillet 1858, les deux complices s'abouchaient à Plombières ils concluaient un traité sur cette' double base la France aiderait la Sardaigne à conquérir la Lombardie et la Vénétie, et Victor-Emmanuel lui céderait la Savoie et peutêtre le comté de Nice, pour renforcer sa frontière du Sud-Est.
Quelques mois plus tard, l'Autriche, provoquée et exaspérée par l'attitude du Cabinet de Turin, déclarait la guerre à la Sardaigne. Napoléon III informa l'Europe qu'il soutiendrait son alliée, et, le 3 mai, dans une proclamation au peuple français, il annonça son projet de délivrer l'Italie jusqu'à l'Adriatique.
Lamartine pouvait-il rester indifférent à ce rêve séduisant ? Lui-même, en 1848, lorsqu'il dirigeait la politique extérieure du gouvernement provisoire, avait-il eu moins de sympathie pour la Péninsule opprimée ou m)oins de confiance dans l'héroïsme français ?
N'est-ce pas lui qui, dans un article retentissant (1), s'était associé, par ses hommages, à l'initiative patriotique de Pie IX pour rallier et affranchir l'Italie éparse et enchaînée ? mais après avoir prouvé que le pouvoir temporel était un obstacle à l'indépendance et à l'unité de l'Italie', il s'écriait Le pape a fait ce qu'il pouvait faire. C'était à nous de faire le reste. Il faut un médiateur armé en Italie. (1) Situation de la France ix l'extérieur en 1847 (2' article), 28 octobre 1847, dans la France parlem., t. V, p. 9099.
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Qui serait ce médiateur ? Ni la Russie, puissance éloignée et schismatique, ni l'Angleterre, nation protestante et dépourvue d'armées de terre, ni, à plus forte raison, l'Autriche, géôlier séculaire de l'Italie, n'étaient capables de prendre ce rôle. Seule, la France: le pouvait
Il n'y a pas un soupir de liberté en Italie, déclarait Lamartine, qui ne soit une invocation à la France, il ne doit pas .y avoir un soupir de liberté en Italie qui ne soit entendu de la France. Il n'y a besoin entre les deux peuples ni de protocoles, ni de traité, ni de serment d'alliance ce sont les natures qui s'allient, ce sont les âmes qui s'assimilent, ce sont les instincts qui jurent pour eux.
Le grand patriote italien, Gino Capponi, retiré de la politique active, tressaillit à ces lignes vibrantes de son ami
Vous nous connaissez à fond, lui écrivait-il, et vous l'avez encore une fois montré. Ce que vous dites est vrai, mais c'est vu d'en haut, et c'est là votre métier à vous. C'est un véritable mouvement national, croyez-le l'indépendance en est le but, c'est-à-dire la vie politique, la pleine existence. Pie IX a donné la grande secousse. Vous faites bien de parler à la France un langage qui ne s'y fait pas beaucoup entendre, et c'est peut-être la première fois que des paroles venues d'outremont nous ont fait battre le cœur. Donnez hardiment à la tribune, car le moment de la nécessité est venu.
Quatre mois plus tard, Lamartine était ministre des affaires étrangères. Quelle diplomatie allaitil adopter à la face du monde ? Déchaîner l'esprit révolutionnaire, le faire souffler dans une tempête d'armes à travers l'Europe, et soulever les
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peuples opprimés dans un irrésistible élan vers la liberté ? Ce programme incendiaire n'était pas du goût de Lamartine, qui prévoyait les retours offensifs de l'honneur national, imprude'mment humilié, et surtout les conséquences dangereuses de' la victoire pour la liberté intérieure, de la défaite pour la paix sociale c'eût été, suivant son expression énergique, une « diplomatie de la démence (1) ».
Mais puisque Lamartine faisait adopter par ses collègues du gouvernement provisoire une politique extérieure respectueuse des traités, hostile à tout acte d'agression contre les gouvernements acceptés par les peuples, il ne pouvait envoyer à l'Italie que des sympathies platoniques
Si les Etats indépendants de l'Italie étaient envahis disait-il dans son manifeste si l'on imposait des limites ou des obstacles à leurs transformations intérieures si on leur contestait à main armée le droit de s'allier entre eux pour consolider une patrie italienne, la République française se croirait en droit d'armer elle-même pour protéger des mouvements légitimes de croissance et de nationalité des. peuples.
Ce dogme du respect des nationalités, des gouvernements et des peuples, Lamartine sut le maintenir intact, malgré ses sympathies pour l'émancipation de l'Italie. Il ne prononça pas un mot imprudent dans sa réponse aux députés de l'Association nationale pour la régénération de l'Italie (27 ;mars)
Allez dire à l'Italie, s'écria-t-il, qu'elle a des enfants aussi de ce côté des Alpes Allez lui dire que si elle était Kl) Entr. 60', p. 413.
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attaquée dans son sol ou dans son âme, dans ses limites ou dans ses libertés, que si vos bras ne suffisaient pas à la défendre, ce ne sont plus des vœux seulement, c'est l'épée de la France, que nous lui offririons pour la préserver de tout envahissement.
Cette hypothèse ne se réalisa pas car le roi de Piémont, Charles-Albert, qui avait, dès le 24 mars, appelé les peuples d'Italie à l'indépendance, ne voulut rien devoir au gouvernement provisoire au contraire, il était inquiet des 60.000 hommes que Lamartine avait postés sur la frontière des Alpes pour surveiller les événements de la Péninsule. Son ministre' des affaires étrangères dit à Bixio, chargé d'affaires de France à Turin, que
Si les troupes françaises paissaient les Alpes, elles seraient reçues en Italie comme les troupes françaises qui franchir.ent les Pyrénées en 1808 ont été reçues par les Espagnols.
Les patriotes italiens protestaient avec menaces contre l'immixtion de la France dans l'émancipation de l'Italie. L'Italia fara da se, c'était le mot qui circulait des Piémontais aux Lombards
L'armée française, s'écriait orgueilleusement le ministre de Charles-Albert, Pareto, n'entrera que si nous l'appelons, est comme .nous ne l'appellerons pas, elle n'entrera pas.
Lamartine' n'en restait pas moins prêt à l'intervention, si Charles-Albert poussait un cri de détresse et réclamait le concours de la France Dans aucun cas, disait-il à la tribune le 23 mai, l'Italie ne retombera sous le joug qu'elle a si' glorieusement
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secoué. Dans aucun cas, la France ne manquera à cette fraternité pour vingt-six millions d'hommes, qui a été sa loi dans le passé et qui est son devoir pour l'avenir. Lorsque Charles,-Albert, ,'battu à Custozza (25 juillet 1848), demanda la coopération de' la France, Lamartine n'était plus au pouvoir et n'était plus responsable de la politique de son pays.,
L'opinion politique, en Italie et même en France, a souvent mal jugé la conduite de Lamartine envers Charles-Albert. Lamartine ne cessa de rétablir la vérité des faits, et de mettre en lumière cette politique italienne, qui était, à se's yeux, son grand titre de gloire.
Ainsi, le 6 août 1849, un député prétendit que Lamartine aurait dit dans le comité de r Assemblée constituante
Je perdrai ou je compromettrai Charles-Albert « Une telle conduite, répliqua Lamartine, eût été aussi odieuse et aussi anti-italienne qu'anti-française. J'ai été bien mal compris, car c'est le contraire que j'ai dit, et c'est le contraire que j'ai fait.
Après avoir exposé nettement son attitude, il concluait
Vous voyez qu'il y a loin de là au système machiavélique de perdre et de compromettre soi-même un prince aventureux, malheureux et brave que la République ne pouvait ni pousser à la guerre sans perfidie, ni assister malgré lui sans prétexte, ni abandonner après ses revers sans dangers pour nos frontières et pour notre cause. Si j'avais dit ce que l'interrupteur m'attribue, je ne serais pas seulement le dernier des diplomates, je serais le dernier des hommes de .coeur (1),
(1) Lettre adressée au Moniteur, le 8 août 1849.
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Quant aux patriotes italiens, abattus par la défaite de Charles-Albert à Novare (23 mars 1849), et inquiets de la politique contradictoire du prince Louis-Napoléon, qui détruisait la république romaine et soutenait le principe des nationalités, ils attendirent la crise de 1859 pour reprendre la question de leur indépendance au point où l'avait portée le soulèvement prématuré de 1848. Ils retrouvèrent, à ce moment, la politique de Lamartine, et ils la discutèrent âprement.
Déjà l'opinion publique, en Italie, s'était irritée d'un article sur Dante`, écrit par Lamartine et publié dans le Siècle du 20 décembre 1856. Le critique louait l'épisode de Francesca et celui d'Ugolin Si l'immense poète, disait-il, n'est pas là, où sera-t-il ? Ni Homère, ni Virgile, ni Shakespeare n'ont, en si peu de notes, de pareils accents. N'eût-il que ces deux scènes, Dante mériterait d'être nommé à côté d'eux. Cependant il concluait que Dante' était
Un homme plus grand que son poème, et que Voltaire avait raison de voir en lui surtout « un grand inventeur de style ».
Ce fut, en Italie, une levée de boucliers, analogue à celle qui s'était faite contre le secrétaire d'ambassade de Florence, auteur de l'imprécation de ChildeHarold
Monument écroulé, que l'écho seul habite 1
Poussière du passé, qu'un yent stérile agite 1
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Terre, où les fils n'ont plus le sang de leurs aïeux, Où, sur un sol vieilli, les hommes naissent vieux. La blessure faite au patriotisme italien par ces vers fameux ne s'était jamais fermée elle se rouvrit à propos de l'article sur Dante, à qui Lamartine avait mesuré les éloges
Pourquoi ma plume n'est-elle pas une épée, lisait-on dans un journal florentin. (Il passa tempo 27 décembre 1856), et pourquoi ne peut-elle te percer le cœur du même fer dont notre compatriote, le colonel Pepe, te perça autrefois le bras (1). Au reste, si vous méritez un châtiment, déclare une lettre publiée par la Rivista Euganea, vous l'avez tout entier en vous-même ne pas comprendre Dante. Et pour un homme tel que vous, ne pas comprendre l'esprit et l'âme de l'Alighicri, est une terrible privation de ces délices uniques de la fantaisie et de l'intelligence, où l'on se plonge par la contemplation d'un monde divinement créé par un divin poète. Vous êtes un pauvre aveugle qui voyage au milieu de l'Océan, et ne voit pas la grandeur immense des eaux, la gloire du soleil et la magnificence de la tempête (2).
Cette explosion de fureur nationale ne déconcerta pas Lamartine qui dans son Entretien XVII" (mai 1857), reprit son jugement sur Dante, et le motiva par une étude détaillée de la Divine Comédie. Qui mieux quel lui était préparé à juger le grand poète ? Il savait la langue italienne, au point de s'en servir à l'occasion, quand il écrivait à un Italien il démêlait exactement les mérites et les défauts de la plupart des traducteurs français de Dante, Mongis, Antony Deschamps, Brizeux, Lamennais, Louis Ra-
(1) Nuova Antologia, 1" juillet 1916, p. 5. (2) Cenzetti, A. de Lamartine e l'Italia, p. 113,
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tisbonne il avait lu Dante avec l'un de ses meilleurs exégètes, le diplomate Artaud, et enfin il se soumit à la rude tâche de suivre vers à vers pendant 96 chants le poète de la Divine Comédie.
S'il continue à admirer l'épisode de Francesca et s'il se plaît à citer l'épisode d'Ugolin, parce qu'il s'y trouve « quelques cris profondément humains », il se refuse à faire abstraction de son sens critique aussi, dans l'Enfer, signale-t-il « des énigmes rebutantes d'obscurité, dégoûtantes de lasciveté » dans le Purgatoire, des « allégories glaciales », des « inventions étranges » dans le Paradis, des ,« bizarreries un « mysticisme dégénéré en délire ». Pour conclure il appelle la Divine Comédie « une apocalypse de génie, rêvée dans Patmos et écrite dans Florence, par le saint Jean du moyenâge, avec la plume de l'aigle toscan ».
Cette polémique allait bientôt se transporter sur le terrain des griefs diplomatiques.
Un publiciste, Etienne Plat, rejetait sur Lamartine la responsabilité de l'expédition d'agitateurs savoyards partis de Lyon pour s'emparer de Chambéry et préparer la réunion de la Savoie à la France. Cet incident n'est pas encore complètement éclairci, bien qu'il ait fait l'objet de travaux nombreux M. Dutacq, qui a utilisé les études publiées avant lui et s'est entouré de. tous les documents que l'on peut se procurer aujourd'hui, croit pouvoir incrimine la conduite d'Emmanuel Arago, commissaire de la République dans le département du Rhône (1). Arago, dit-il, s'il ne .« prêta pas les mains » à l'expédition ouvertement, en fut au moins « complice » (1) Histoire politique de Lyon pendant la révolution de 1848 (1910), p. 225-249.
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quant à Lamartine, il aurait amené « le cabinet de Turin à se laisser persuader que le gouvernement provisoire n'était pour rien dans cette déplorable affaires.
La thèse de M. Dutacq est discutable il a ses raisons pour parler de la « mollesse et de « l'indécision » d'Arago, mais il se, trompe, quand il l'accuse de complicité dans l'invasion de la Savoie. Arago avait averti Lamartine dès les premiers jours de mars, et il lui écrivait encore le 29 mars qu'il s'opposerait au « départ armé » des savoisiens, qu'une grande partie de la population Lyonnaise, surtout les citoyens des clubs, avait dessein d'accompagner jusqu'aux portes de la ville.
Qu'il ne se soit, pas conduit en administrateur résolu, on peut le soutenir, mais il ne fut pas complice. La vérité sur le rôle d'Arago est probablement dans cette appréciation d'un ancien membre du comité préfectoral du Rhône « Il laissait faire et il lui eût été difficile d'empêcher. Tout ce qui l'entourait partageait l'élan généreux (1).
Mais Lamartine a-t-il fait son devoir ? Il donnait des ordres, ses dépêches à Arago en témoignent, pour « arrêter les colonnes qui partiraient de Lyon ou de Grenoble » il déclarait à l'ambassadeur d'Angleterre, Normanby, qu'il était prêt à envoyer une armée pour rétablir l'ordre en Savoie(2). Au reste, il ne prit jamais au sérieux cette invasion de la Savoie par une bande de huit cents aventuriers. Aussi ne crut-il pas devoir repousser les imputations d'Etienne Plat, « J'ai répondu par le silence du dédain, écrivait-il en 1859, aux drôleries historiques de l'écrivains sa.(1) Maurice TREILLARD, La République à Lyon sous le Gouvernement provisoire (1849), p. 45.
(2) Nobiianby, Une année de révolution, t. I, p. 308.
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voyard qui m'attribue l'invasion furtive et nocturne de Chambéry par une poignée de conquérants, le bâton blanc à la main, tandis que j'avais 60.000 hommes au pied des Alpes pour y entrer en plein soleil, si telle eût été la pensée déloyale de la France » (1).
Lamartine ne s'émut pas davantage de l'attaque dont il fut l'objet à la Chambre des députés de Turin, en avril 1858, de la part du ministre de la guerre, le général La Marmora
Je n'ai pas l'honneur de connaître M. le général de La Marmora, écrivait Lamartine au rédacteur en chef de la Presse je le croyais un homme sérieux il me prête aujourd'hui dans son discours héroï-comique à la Chambre de Turin, des absurdités et des puérilités qu'on rougirait de prêter à un idiot des Alpes.
Selon La Marmora, Lamartine passant à Alexandrie, en 1846, aurait pris les sapeurs du génie piémontais en chemise pour des Autrichiens. La Chambre des députés de rire
Elle aurait ri bien davantage, si elle avait su que je n'avais jamais mis les pieds à Alexandrie, ni en Piémont, depuis 1822.
En 1848, Lamartine aurait répondu, d'après La Marmora, à un envoyé du roi Charles-Albert, lui demandant d'intervenir en Italie Non, je ne souffrirai jaartais que la Méditerranée devienne un lac italien.
(1) Lettre à M. Sinéo, député piémontais. Dutacq dit « La colonne expéditionnaire avait en tout 60 fusils de qualité inférieure, et dont quelques-uns même n'étaient pas forés 1 Ceux qui ne possédaient pas de fusils s'étaient munis de vieux pistolets, de sabres rouillés, de baïonnettes, de broches, de¡ couteaux de chasse, ou simplement de bâtons »,
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Au lieu de rire ici, la Chambre des députés de Turin a dû être saisie d'une bien vive admiration pour une prévoyance à si longue vue, car de quel génie prophétique ne faut-il pas être doué pour redouter le monopole des mers par les trois frégates à vapeur et les cinq ou six brick de la marine sarde, en présence des innombrables escadres françaises et anglaises, qui couvrent ces mers de l'ombrage de leurs voiles. C'est à peu près la sublime prévoyance de ce nouvelliste britannique qui appréhendait le monopole de l'Océan par la galiotte de SaintCloud (21 avril 1858.)
A cette riposte spirituelle et cinglante, Lamartine ayant ajouté quelques explications sur sa vraie politique à l'égard de Charles-Albert, la Gazette piémontaise, journal officiel du gouvernement de Turin, dressa dans un mémorandum de six colonnes, un réquisitoire contre l'ancien ministre des Affaires étrangères ses actes n'auraient pas été d'accord avec ses paroles il proclamait hautement les sympathies de la France pour le Piémont, et il refusait d'agir en faveur de l'indépendance de l'Italie. Lamartine revendiqua fièrement les sentiments qui l'avaient inspiré en 1848 à l'endroit de l'Italie « J'ai le cœur italien, dit-il, mais j'ai l'âme française. Nous devons amitié et bons offices au Piémont, mais nous ne lui devons pas le sang de l'Europe ». Le Memorandum faisait grief à Lamartine de n'avoir pas voulu donner un mot d'assentiment à l'ambassadeur de Charles-Albert, lors de la déclaration de guerre à l'Autriche, et d'avoir obstinément caché au Piémont la destination de l'armée des Alpes. Mais n'était-ce pas la seule politique honnête et sûre pour les deux peuples ?
« Ne pas conseiller au roi Charles-Albert une, guerre inopportune et inégale, ne pas même l'y en-
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tourager indirectement en lui disant pourquoi nous avions une armée des Alpes mais dans le cas d'une guerre intentée malgré nous par le Piémonf à l'Autriche, descendre au secours de l'talie, et nous faire les médiateurs armés de la Péninsule italien.ne ». Une fois de plus, Lamartine prouvait que lei secours français, au lieu d'être demandé, avait été repoussé sur un ton amer et hostile, l'Italie seule devant émanciper l'Italie.
Ce vibrant plaidoyer n'empêcha pas un piémontais, Sinéo, d'accuser, à la Chambre des députés de Turin, la république de 1848 d'égoïsme et de déloyauté envers le Piémont.
C'était abuser de la calomnie Lamartine répondit par une lettre à M. Sinéo, qui est un exposé substantiel, vigoureux, éloquent. Des vues d'ensemble sur l'art de la diplomatie et sur la situation générale de l'Europe y encadrent un tableau précis de l'histoire de fltalie et de la politique du gouvernement provisoire Lamartine écrit en historien et en homme d'Etat.
Quelle fut sa ligne de conduite en 1848 ? Une alliance défensive avec le Piémont ? Oui une alliance offensive.? Non, car, dit-il, « toute grande puissance militaire comme la France qui s'allie offensivement avec une puissance de second ordre comme vous perd sa liberté, sans acquérir de force c'est une autre qui l'engage, et c'est elle qui supporte le poids des événements ». De quel droit le Piémont exigerait-il un tel sacrifice de la part de la France ?
Nous aimons l'Italie de toute notre reconnaissance pour ses grandes choses, ses grandes races et ses grands hommes, mais nous ne prenons pas, comme vous vou-
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driez bien nous le persuader, le Piémont pour l'Italie il y a loin de Chambéry à Florence, et de Turin à Rome.
Il est vrai que la France est la nation du désintéressement, celle vers qui montent les prières des peuples opprimés. Lamartine est fier de cet héritage de dévouement mais il est Français d'abord Et où serions-nous, s'écrie-t-il dans un beau mouvement oratoire, si nous étions tenus, sous peine de vos insultes et de vos calomnies de tribune, d'obéir comme des Condottieri de la liberté, tantôt à l'Irlande, qui nous somme, par ses envoyés, d'attaquer avec elle l'Angleterre, tantôt aux provinces rhénanes ou belges qui nous somment, par leurs clubs, d'attaquer la Prusse, tantôt à la Pologne, qui nous somme, par ses émeutes dans Paris, d'attaquer la Russie, la Prusse et l'Autriche, tantôt à la Sicile, qui nous somme d'attaquer Naples, tantôt à Gênes, qui nous somme d'attaquer la Lombardie, tantôt à Milan, qui nous somme d'émanciper la Lombardie de l'Autriche et de vous tout à la fois ? Une telle exigence serait l'asservissement de la France à toute heure, à tout propos et hors de propos, à tous les droits, ou à tous les rêves des fragments de nationalités dont la carte du monde est faite ? La République française n'aurait pas une goutte de sang pour sa propre défense, si elle le prodiguait aussi follement à cette transfusion de sang français dans les veines des nations faibles ou impatientes la France serait partout, excepté où elle doit être, chez elle, forte, libre, sage, maîtresse de ses mouvements et de ses moments.
Si c'est la de l'égoïsme, Lamartine accepte le reproche, comme il convient aussi qu'une arrièrepensée de gain matériel pour son pays l'animait, lorsqu'il massait à la frontière cette armée de 60.000,
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hommes, prête à descendre des Alpes, afin d'arrêter les Autrichiens vainqueurs. N'est-ce pas, en effet, un droit et un devoir pour la France de veiller à sa sûreté, et de ne pas permettre que l'Autriche, puissance militaire de premier ordre, se substitue en Piémont et en Savoie à une puissance dei second ordre, sans danger pour nous ?
Cette politique réaliste, qui, s'il faut en croire Garnier-Pagès, aurait fait l'objet de tractations secrètes avec l'Angleterre (1), et que M. Quentin-Bauchart appelle e le secret de Lamartine (2), a de l'allure onze ans avant la guerre d'Italie, elle eût fortifié notre frontière du Sud-Est, et nous eût assuré comme contre-poids à l'unification de l'Italie ces deux joyaux, la Savoie et le Comté de Nice. Par là, Lamartine est bien, comme le veut M.Quentin-Bauchart, le « précurseur de Napoléon III ». Cependant il est inexact de soutenir que les deux politiques se confondent.
En effet, la divergence entre la politique de Napoléon III et les vues de Lamartine se manifeste dans la Correspondance inédite et dans le Cours familier, Quant à moi, écrit Lamartine à Dubois, cette guerre au profit de l'ambition du Piémont et des Mazziniens me paraît un délire. J'y ai résisté seul en 1848 que que serait-ce aujourd'hui si j'étais aux affaires ? (3). (1) Histoire de la réval'ution de 1s48, t. VI, p. 391 et sqq. (2) Lamartine et la politique étrangère de la révolution de février (1907).
(3) Lettre non datée, mais contemporaine des premiers bruits de guerre.
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Il constatait avec inquiétude que Napoléon III déchaînait en Italie une agitation révolutionnaire, et se mettait à la tête du parti « turbulent européen contre le parti « conservateur ».
Cependant la brillante campagne de Lombardie couvrait de gloire le drapeau français Lamartine vibrait à cette épopée mais il réfléchissait aux résultats de la victoire
J'attends comme vous deux Mârëngo, écrit-il à Rolland, le 29 mai. Je les désire, mais je n'aime pas la guerre pour cet ambitieux allobroge de Turin. Lui donner la Lombardie, c'est changer de servitude en Italie et affaiblir la France. Mauvaise guerre, dont toutes les issues sont mauvaises 1
Ni les préliminaires de Villafranca, ni surtout les menées des patriotes italiens, encouragées par Cavour et par le gouvernement anglais, ne pouvaient rassurer Lamartine même l'annexion à la France de la Savoie et du comté de Nice ne lui parut pas un contre-poids suffisant à cette « absorption de toutes les Italies » par le Piémont.
Une Prusse du Midi 1 s'écrie-t-il c'était assez d'une 1 (1).
Telle est la formule qui résume admirablement la pensée de Lamartine et qui atteste sa clairvoyance. C'est une confédération italique, et non une monarchie unitaire et militaire, qu'il avait souhaitée au nom de l'histoire et de la sécurité de la France. Sur cette question de l'unité italienne et de sa (1) Entretien LIV, p. 413.
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réalisation sous là forme fédérative, Lamartine n'à jamais varié.
Dans une lettre du 4 mars 1860 à Boussin, il se flattait d'avoir prévu les phases accomplies depuis quatorze mois par la politique franco-piémontaise; Cela commençait par le tragique, dit-il, cela était devenu comique si cela dure, cela finira par le ridi.cule, la mort des choses avortées.. On en est très ennuyé ici et partout. M. de Cavour me rappelle un certain O'Connell fameux il y a quinze ans, qui prétendait ressusciter l'Irlande en l'amputant de l'Angleterre. Quand vous aurez vécu aussi longtemps que moi, vous saurez qu'on ressuscite quelquefois comme dans l'Evangile, mais que le miracle impossible, c'est de rajeunir un homme ou un peuple. Une guerre universelle sortira de là-
Napoléon III, joué par Cavour, et de plus en plus inféodé à la politique des nationalités, laissa se réaliser, en complice, cette unité de l'Italie, où Lamartine voyait très justement le prélude de l'unité allemande, deux stupidités et deux trahisons en une par des Français », écrivait-il à son ami Dargaud, le 9 janvier 1861 (1).
Lamartine était passionné de diplomatie aussi bien pouvait-il sur ce terrain se targuer d'une compétence, que les circonstances de sa vie, ses prédilections avouées, ses lectures et ses réflexions avaient singulièrement développée. Mm° de Girardin l'avait (1) Cf. Souvenirs d'Alexandre, p. 367.
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appelé « le premier agriculteur de France » à plus juste titre pouvait-il se dire le ministre in partibus des Affaires étrangères de France, pendant ces années de retraite.
Avant d'avoir conquis la gloire du poète, c'est l'ambition de la diplomatie qui s'était éveillée en lui. De 1815 à 1820, pendant ses nombreux et longs séjours à Paris, il fréquentait les diplomates M. de Rayneval, le secrétaire des Affaires étrangères, l'avait en estime et lui ouvrait ses archives que le sagace d'Hauterive lui expliquait.
Nommé secrétaire d'ambassade à Naples, il rejoignait son poste, au moment même où le carbonarisme soulevait l'armée et le peuple contre le vieux roi Ferdinand, et lui imposait des institutions représentatives. Cette diplomatie en action était la meilleure école pour un débutant, préparé à l'intelligence des mouvements politiques.
A Florence, où il vint en 1825, son expérience diplomatique s'accrut, moins- par la rédaction de notes que le ministre ne lisait pas, que par la conversation de l'habile ministre toscan, Fossombroni, et surtout par la confiance dont le grand duc Léopold l'honorait. Il méditait sur la destinée de l'Italie un mémoire qu'il rédigeait en 1825 contient les idées qu'il développera toute sa vie (1).
Talleyrand fut aussi l'un des précepteurs diplomatiques de Lamartine. Celui-ci le fréquenta surtout pendant cette ambassade de Londres de 1831, où ce vétéran de la diplomatie à l'âge de 80 ans, « rassasié de fortune, de dignité, de renommée accepta.d'aller défendre la paix de l'Europe, que l'avènement de Louis-Philippe venait d'ébranler (1) Cf. H. DELONCLE Un mémoire inédit de Lamartine, sur l'Italie, en 1825 (Nouvelle Revue), 1882, t. XIV, p. 62 et sqq.
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Jamais, a écrit Lamartine, je n'oublierai certaines matinées sombres du mois de novembre, où les brouillards froids et épais de Londres empêchaient de distinguer le jour de la nuit, et forçaient le diplomate matinal à écrire ses dépêches à la lampe, sur un petit: guéridon au pied de son lit (1).
C'est là, dans des conversations lumineuses, que Talleyrand déroulait aux yeux de son jeune admirateur la carte de l'Europe, et éclairait le sort des peuples du. rayonnement de son génie. Lamartine en resta ébloui, et trente ans plus tard, il prenait Talleyrand pour « type de la littérature diplomatique ». Alors que Chateaubriand avait enseveli sous ses invectives l'œuvre de Talleyrand, Lamartine la remet en honneur, et la montre suspendue à. une « pensée honnête, persévérante, patriotique, européenne la paix ».
Ce n'est pas qu'il accepte l'indifférence de Talleyrand aux formes de gouvernement ces versatilités du diplomate qui servit la Révolution, Napoléon, les Bourbons et les d'Orléans, abaissent à ses yeux la dignité du caractère et la sainteté de l'intelligence. Ce n'est pas non plus qu'il approuve ce miracle de diplomatie, par lequel Talleyrand, aux Cents Jours, renouait la coalition contre Napoléon, car c'était déchaîner l'Europe sur la France. Mais il rend hommage au génie du négociateur.
Enfin les lectures achevèrent de dégager en Lamartine et de porter très haut le don diplomatique, que la Révolution do 1848 mit en lumière.
C'est dans Machiavel qu'il étudia surtout la di- plomatie.
(1) Entr. LIX, p. 389. H
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En 1848, il partageait encore à l'endroit de l'auteur du Prince les préjugés courants.
Plus tard, il relut les œuvres de Machiavel, et dans le LU" entretien il louait en lui « le plus ferme esprit politique, le plus sain appréciateur des réalités dans les choses, le plus hardi contempteur des chimères, que l'Italie ancienne ou moderne ait jamais produit, son premier patriote enfin. » Il faisait remarquer que Machiavel ne doit pas être regardé comme le complice des perfidies et des crimes de César Borgia, le héros du Prince Il ne loue pas, dit-il justement, il raconte, son tort est de raconter avec l'impassibilité d'une page de bronze, et de ne témoigner dans l'accent du narrateur aucune préférence pour le bien, aucune pitié pour les victimes, aucune exécration contre les attentats politiques. Le Prince lui paraît un chef-d'oeuvre de politique expérimentale, dont l'auteur fut un « homme d'Etat et « le plus grand écrivain politique de l'Italie moderne tout entière ».
C'est ainsi que Lamartine fut initié aux grandes vues de la diplomatie, sans compter que la Révolution de 1848 l'avait mis directement en contact avec les intérêts permanents de notre pays, et que son champ de réflexions s'était considérablement élargi pendant ces trois mois, où il eut la gloire de jeter, selon son expression, « sur les matières incendiaires de\ l'Europe la poignée de cendres qui rassura et pacifia la France et l'Europe (1) ».
Aussi pouvait-il, en 1861, donner à ses lecteurs du Cours Familier une consultation diplomatique. (1) Entretien LX, p. 418.
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Quel principe, se demandait-il, doit dominer la diplomatie française
Il écartait tour à tour le machiavélisme, qui vise à l'utile sans la considération des moyens l'accroissement illimité des peuples' ou des rois, qui aboutit à la monarchie universelle, et finit par soulever le genre humain la conformité de religion entre les peuples, qui mettrait hors de la loi de la diplomatie un tiers des Etats le principe des nationalités, qui depuis quelques années semble la panacée de toutes les difficultés européennes, mais qui, s'il était appliqué d'une manière absolue, produirait l'insurrection universelle que de « démembrements », que « d'annexions à la base des grandes nations
Le principe qu'il adopte, c'est la paix pour but, et l'équilibre pour moyen.
Les garanties de la paix, il les trouve dans l'armée et dans les alliances.
Lamartine a écrit la Marseilluise de la paix, et jusqu'au bout il restera fidèle à cet idéal de pacifisme noble, mais utopique cependant, en 1848, il ne supprima ni l'armée, ni les frontières, et, en 1861, il écrivait cette forte déclaration
Nous ne sommes pas de ces béats de la paix universelle qui croient supprimer la guerre entre les peuples, comme si l'on pouvait supprimer 'jamais l'injustice, la cupidité, l'ambition, l'oppression, l'égoïsme, les passions, qui forment malheureusement la moitié de la nature des individus ou des peuples Ne pouvant pas les supprimer, il faut les contenir il faut se.préserver soi-même, les armes de l'indépendance à la main, contre les armes de la conquête, de l'ambition, de l'oppression des contempteurs du monde.
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Les armées sont les remparts vivants des peuples offensives, elles sont de vils instruments de tyrannie défensives, elles sont le droit armé des nations. Nous ne connaissons rien de plus beau dans l'organisation sociale qu'une armée donnant son sang pour la patrie. L'armée, ainsi comprise, c'est la paix sous les armes. Gloire aux armées 1
Les alliances achèvent d'assurer les peuples contre les périls du dehors.
Quel système d'alliances Va-t-il préconiser pour la France de 1861 ? Il écarte successivement l'Angleterre, qu'une passion de rivalité anime toujours contre la France, et qui soutient toujours dans un congrès le point de vue opposé au nôtre la Russie, qui « sera certainement un jour une alliance très puissante et très fidèle, par attrait de caractère, et par conformité d'intérêt, pour la France », mais dont les ambitions en Pologne, sur les rives du Danube, à Constantinople, heurtent présentement nos intérêts la Prusse, « une puissance debout, mécontente, inquiète de sa mauvaise assiette territoriale entre la Russie, l'Angleterre, la France, et prête à toutes les infidélités d'alliances si on lui offre le prix de sa versatilité (1) ».
(1) Ce portrait de la Prusse serait à citer tout entier il abonde en vues prophétiques, comme celle-ci « Sa seule politique est de décomposer pour absorber c'est le dissolvant de l'Europe centrale. Quelle alliance sûre la France peut-elle nouer avec une puissance qui représente l'Angleterre sur son flanc droit, qui représente la Russie au cœur de l'Allemagne, qui représente la coalition en avant-garde contre nous en deçà du Rhin, qui représente enfin l'unité allemande en espérance dans l'Allemagne du Nord ? L'unité allemande, la perspective la plus anti-française que puisse offrir à nos ennemis Ici génie de l'absurde. l'abaissement de notre puissance en Europe 1 quatre vingts millions d'Allemands groupés en une seule puissance active, contre trente-six millions de Français 1
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Seule, l'alliance autrichienne offre à la France de 1861, d'après Lamartine, des garanties d'avenir l'Autriche est à la fois le rempart de la France contre la Russie en Allemagne et en Orient, et l'obstacle à l'unité allemande accomplie par la Prusse. La France alliée de l'Autriche c'est révolutionner la diplomatie Lamartine le sait mais la politique expérimentale ne s'embarrasse pas des traditions de cabinet, ni des préjugés de l'opinion. Quand on a lu ce cours magistral de diplomatie européenne, où l'on croit surprendre l'écho de la voix de Talleyrand, est-on surpris que Mme de Lamartine 'ait dit que la tribune de la Chambre des Députés et du Sénat s'inspirait des Entretiens, et reproduisait leurs arguments et même leurs phrases ?
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DEUXIEME PARTIE
LA VIE LITTÉRAIRE
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CHAPITRE PREMIER
L'écrivain populaire et l'historien.
L'écrivain populaire Civilisateur. Vie âe César. Lectares pour tous. L'historien Histoire de la Restauration. Histoire des Constituants. Flistoire de la Turquie. Histoire de la Russie. Vie d'Alexandre- le Grand.
Une revue, le Conseiller du Peuple et un journal, le Pays, avaient été pour Lamartine, de 1849 au coup d'Etat, un dérivatif à l'ennui de l'inaction que les événements lui imposaient. Ces deux feuilles remplaçaient la tribune où ses interventions se faisaient plus rares. Résigné à son impopularité, frappé d'ostracisme dans cette république qu'il avait fondée, il se donnait à la mission d'instruire le peuple, émancipé de la; tutelle politique, mais encore novice à l'exercice de la souveraineté. Un chaud foyer de dévouement s'était allumé en ce cœur riche du don suprême, la charité. Remerciant un ouvrier, qui lui avait dédié des vers, il lui disait (30 décembre 1849)
Ce peuple ne peut se perdre quand il renferme des âmes élevées comme est la vôtre, s'il me rend justice par votre bouche, je ne l'oublie pas non plus. J'écris
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pour lui chaque jour le Conseiller du peuplé ne sera pas tout Je pense à cette heure à une autre oeuvre Les Foyers du peuple, et je l'accomplis. Eclairer et consoler le peuple par des entretiens simples, intimes, popur laires, voilà mon désir et mon espérance.
En même temps, Lamartine écrivait ses beaux romans populaires, Geneviève! et le Tailleur de pierres de Saint-Point,
Plaignons Lamartine d'avoir été l'esclave de la copie. Ses imprçssarii littéraires, Mirès ej Milhaud, l'avaient ligotté du droit de leurs contrats, et ila n'entendaient pas faire grâce à leur victime d'une page, disons mieux, d'une ligne, même d'une lettre. Ils l'avaient mis en coupe réglée, et ils attendaient la livraison, à heure dite, d'un poids déterminé de marchandise et de génie (1),
Le coup d'Etat du 2 décembre établissait la cetsure c'était pour Lamartine la fin du Conseiller du peuple et du, Pays.
(1) Une! note, datée du 20 janvier 1852 et Signée Lamar- tine contient les bizarres calculs que voici
« Compte vérifié de ce qui reste dû fc MM. Mirès et Milhaud par M. de Lamartine sur le 2° volume du Voyag« en Orient.
« M. de Lamartine a traité pour 2 vol. de 380 à 400 pages, justification des Girondins, contenant 1.100 lettres par page. « Il a livré 322 pages des Foyers, contenant 2.000 lettres par page,
« Le volume qu'il doit conforme aux volumes des Girondins contiendrait donc 440,000 lettres.
« Il a livré 322 pages c,on'tenant 644.000 lettres, c'est-à»<JJre la valeur d'un volume des. Girondins, plus 200.000 lettres, ou environ un demi-volume.
« Il redoit donc à ces Messieurs 240.000 lettres ou un demi-volume à partir du 1" février prochain ».
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S'il abandonnait à contre-cœur le terrain politique, il ne voulait pas renoncer à son activité d'écrivain au surplus, des dettes pressantes lui faisaient un devoir de reprendre son labeur de plume. Pour ne pas désespérer de la vie et pour conserver les débris de sa fortune, il se remit à sa table de travail.
Tout en continuant les livres d'histoire commencés, il chercha une combinaison qui lui permît de rester en contact avec le grand public il fonda « pour l'instruction historique et morale des masses un journal non politique, le Civilisateur. Le Civilisateur dura trois ans (1) dans le silence de la censure et de l'état de siège, il n'eut qu'un médiocre succès faute d'argent, ne pouvant se livrer à son luxe habituel d'annonces, il ne réussit pas à déterminer un mouvement en faveur de son journal :«)1 devait me sauver, il n'existera qu'après ma perte », écrivait-il à Chamborant le 22 novembre.
L'année 1853 ne marqua pas une recrudescence sensible dans les abonnements
Le Civilisateur, écrivait-il à Dubois, le 3 janvier, continue à 100 par jour. Il a été à 250. Cela se ralentit. Mais l'élan est réel et durable, quoique trop faible. Je parais devoir m'élever à 14 ou 15.000. mais dans la totalité de l'année. Cela me laisse dans la pénurie (2). (1) La 1" livraison mensuelle est enregistrée dans la Bibliographie de la France, le 20 mars 1852 l'abonnement était de 6 fr par an.
(2) Lettre publiée par J. Claretde, TemPs, 27 déco 1907, mais datée à tort de 1852 en effet, le 3 janvier 1852, il était encore à Monceau et le Ciuilisateur n'existait pas au contraire, le 29 déc. 1852, il arrivait à Paris, et surveillait le réabonnement.
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A défaut 'du résultat matériel, là carrière 'du Civilisateur est littérairement glorieuse, et un critique contemporain pouvait écrire
En racontant la vie de tous les grands ouvriers de la civilisation, M. de Lamartine n'a eu qu'un but, c'est de donner au peuple l'enseignement le plus substantiel et le plus moral. M. de Lamartine a admirablement réussi, et ses biographies des hommes de bien, illustres et malheureux, sont vraies comme l'histoire et intéressantes comme des paraboles. Dans le Civilisateur, M. de Lamartine est un tendre et sublime pasteur des esprits c'est un éloquent ministre de la sainte histoire (1). Mm" de Lamartine, qui, d'ordinaire, se contentait de corriger les épreuves des publications littéraires de son mari, eut, cette fois, un rôle plus actif. Elle cherchait, de son côté, des « sujets populaires D, et, quand elle les avait trouvés et fait accepter, elle se mettait en quête de documents. Même elle eut l'honneur de collaborer directement elle écrivit la biographie d'un héros de l'an du monde 2900, Rustem, l'Hercule et l'Achille de la Perse (2).
Si le choix de Rustem surprend un lecteur européen, les autres grands hommes, admis à l'honneur de ce Panthéon français, constituent une sorte d'histoire de l'humanité, des principales étapes de la civilisation, des moments les plus fameux de la littérature, de l'art et de l'esprit d'invention (3). (1) Paulin Limayrac, Coups de plum)e sincères, p. 324. (2) Elle figure au t. II du Civilisateur, p. 333-420. (3) Il faut excepter Héloïse, Nelson, Antar, dont Lamartine avait déjà publié des fragments dans le Voyage en Orient, Bernard Palissy et Jacquard, qui semblent faire tache dans cette galerie de surhommes Lamartine, pour quelques-uns, s'en est rendu compte ainsi il s'excuse d'a-
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La biographie de Jeanne d'Arc est une exaltation du patriotismeè
Homère est représenté comme le type du « poète idéal », dont la destinée fut de « souffrir p et de chanter Dans cette biographie, on sent le frémissement d'une âme qui, elle aussi, a fait son Choix entre le « génie » et le « bonheur ».
C'est également un retour sur sa propre destinée qui communique tant de chaleur à l'étude que Lamartine consacre à Cicéron. Poète, orateur, philosophe, consul, administrateur de provinces, modérateur de la république; cet homme honora l'humanité par les dons les plus divers et les plus élevés. Heureux temps, où l'on n'avait pas « inventé ces divisions de facultés et ces spécialités de professions qui décomposent un homme entier en fractions d'homme, et qui le rapetissent en le décomposant ». Lamartine sait trop, par lui-même, ce qu'il en coûte dans les sociétés modernes pour prétendre unir les deux gloires de la pensée et de l'action. C'est encore à lui-même qu'il songeait, lorsqu'il transcrivait ces belles lignes de Cicéron exilé du Forum et du Sénat
Dans la nécessité où je suis de renoncer aux affaires publiques je n'ai pas d'autre moyen de me rendre Utile que d'écrire pour éclairer et consoler les Romains je me flatte qu'on me saura gré de ce qu'après avoir vis voir choisi l'artisan lyonnais, mais s'il inscrit son nom, c'est, dit-il, « pour montrer en lui aux artisans de tous les métiers manuels, si nombreux et si intéressants de nos jours, à la fois l'écueil et le modèle de l'ouvrier». Au reste, dans cette biographie, il a su s'élever aux idées générales, et tracer une comparaison saisissante de la vie du canut lyonnais, avec cette de l'ouvrier de la terre, qui est, dit-il, « Une vie humaine, au moins en comparaison de cette vie machinale de l'ouvrier en soie ou en coton des villes ».
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tomber le gouvernement de ma patrie au pouvoir d'un seul, je ne me suis ni dérobé lâchement au public, ni livré sans réserve à ceux qui possèdent l'autorité. Mes écrits ont remplacé mes harangues au Sénat et au peuple, et j'ai substitué les méditations de la philosophie aux délibérations de la politique sur les destinées de la patrie (1).
Dans sa galerie des grands hommes, Lamartine a fait figurer encore Christophe Colomb, qui acheva l'unité physique du globe et « avança l'oeuvre de Dieu, l'unité morale du genre humain » Gutenberg, l'inventeur de l'imprimerie, ce « télescope de l'âme » Guillaume Tell, Je régénérateur de la liberté de la Suisse Milton, l'un des trois grands poètes chrétiens (les deux autres étant Dante et Le Tasse), qui » furent à la théogonie du moyen âge ce qu'Homère fut à l'Olympe païen» M"10 de Sévigné, qui « a ému des millions d'âmes des palpitations d'un seul coeur » Bossuet, l'orateur c divin», qui est «tellement incorporé dans la gloire de la France qu'en le diminuant on retrancherait quelque chose à la majesté du génie français » Fénelon, dont le nom est devenu « le nom de toute poésie, de toute politique et de toute pitié pendant deux siècles », et dont la vie est une leçon de tolérance et d'humanité Cromwell, en qui il Voit moins un « grand politique qu'un « grand sectaire », et qu'il n'absout pas des crimes commis pour (1) Cette déclaration prend une valeur singulière lorsqu'on remarque que cette Vie de Cicéron parut au moment même de la proclamation de l'Empire. Charles de Lacretelle constatait cette coïncidence, et il écrivait à l'auteut « Vous vous êtes procuré une intime consolation, en écrivant la vie d'Un modèle toujours présent à votre pensée. Toutes les belles âmes viendront puiiser à cette source. L'harmonie reste parfaite entre le poète de Saint-Point et le philosophe de Monceau x..
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la grandeur de l'Angleterre, car « les nations, quoi qu'en disent les disciples de Machiavel et de la Convention, ont une conscience et des remords qui durent autant que l'histoire » Socrate, la plus pure incarnation du bon sens et de la philosophie pratique que la Grèce, sa patrie, ait montré à l'antiquité », mais à qui pourtant le biographe du Civilisafeur préfère a mille fois les sagesses plus divines de l'Inde, de la Chine et, surtout, de la révélation chrétienne)
Après trois ans d'existence le Civilisateur disparut, non que Lamartine fût à court de matière mais Mirès, toujours avide d'obtenir de son écrivain le maximum de rendement, s'était imaginé que des volumes s'achèteraient mieux que des fascicules mensuels il n'accepta plus d'abonnements, et renvoya l'argent reçu.
Les rapports de Mirès et de Lamartine se tendirent
Nous sommes retardés ici, écrivait celui-ci, le 19 juin, de Paris, par une apparence de grand procès qu'il faudra peut-être avoir avec M. Mirès.
Est-ce par suite d'une transaction que Lamartine fit une Vie de César, qui forma le tome V d'une réimpression en quatre volumes du Civilisateur, qui, sous ce titre Vies des grands hommes, fut donnée en prime aux abonnés du Constitutionnel.
Quoi qu'il en soit, cette étude de César eut un vif succès
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La Vie de César a paru hier, écrit-il, le 8 février 1856 les librairies viennent me dire qu'il y a littéralement queue partout pour l'avoir. On a tiré à 32.000. Dans sa jeunesse Lamartine avait été l'admirateur passionné de César. Il avait esquissé une tragédie sur la Bataille de Pharsale, et son « cher César ̃», comme il dit, s'y applaudissait du sort que le destin semblait lui réserver
Je vis que j'étais né dans ces phases brillantes Où des Etats vieillis les bases chancelantes,
Dans l'abîme des temps s'écroulent à grand bruit. Où tout dans l'univers ou change ou se détruit Je le vis et de loin, dans la terreur commune, J'en rendis grâce aux dieux, et bénis ma fortune. Réjouis-toi, César, ces jours sont faits pour toi 1 (1) César était décidément son « héros », par excellence, et il le concevait avec un caractère « moitié dieu, moitié Henri IV », voulant, disait-il, « écraser les signes de liberté, et montrer aux hommes que quand ils sont pourris dans les vices de l'égoïsme, un tyran est un bienfait pour eux (2) ».
En 1856, Lamartine n'en était plus à faire l'apologie du « bon tyran », et s'il continue à voir en César « le plus accompli », « le plus aimable » des Romains et peut-être des hommes, il ajoute qu'il est «le plus dépravé ». La gloire de César ne l'éblouit plus, au point de lui voiler sa corruption et ses crimes.
Il a lu Suétone, Salluste, la correspondance de Cicéron, Plutarque, et surtout il a vu une dictature (1) Corresp., t. II, p. 22 (à Virieu, 13 avril 1819).
(2) Corresp., t. I, p. 319 (à Virieu, 17. juillet! 1818).
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offerte à sa propre' ambition. C'est un jugement d'historien et d'homme d'Etat qu'il porte maintenant sur le héros du Rubicon et de Pharsale. Les grandes scènes abondent dans ce livre duel de Vercingétorix et de César, passage du Rubicon, bataille de Pharsale, mort de Caton. Les personnages y sont peints magistralement, Pompée, Cicéron, Catilinat et pour juger leur rôle, l'historien s'inspire de la morale la plus élevée. Ainsi le suicide de Caton lui arrache ces mots
Faiblesse héroïque, mais faiblesse des impatients 1 Honneur à cette philosophie de la résignation qui, après la perte de toute puissance d'action, a fait une dernière vertu de l'espérance 1
Lamartine réserve toutes ses sévérités pour César, qui, « né pour être le salut ou la perte de sa patrie », met sa gloire à l'asservir.
Aussi le condamne-t-il aux malédictions de l'avenir
Immense génie, dit-il, employé à agiter, à corrompre, à enchaîner ton pays, grand général habile démagogue, exécrable citoyen, brillant fléau de toute moralité et de toute liberté sur la terre, illusion de l'histoire, exemple des ambitieux, nom d'autant plus funeste au monde que les tyrans s'en font une excuse, les soldats une idole. les peuples un éblouissement, qui sous la gloire leur cache la servitude et sous le triomphe leur fait oublier la vertu 1
Un tel jugement, éclatant dans le silence civique du Second Empire, enflammait les âmes et ranimait en elles la douleur de la liberté morte en France, tuée par un nouveau César. L'allusion était
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transparente le drame du deux décembre se projetait à l'arrière-fond du décor romain les sophismes du tyran et de ses acolytes étaient percés à jour
Non s'écriait le fondateur de la République de 1848, la liberté romaine ne mourut pas de sa propre mort, comme on l'a écrit pour excuser ou pour flatter les imitateurs de César elle fut tuée, et César fut le meurtrier,
» Cet apostolat populaire Lamartine le couronna par son recueil des Lectures pour tous, qui avait d'abord dû s'appeler Le Lamartine des Familles. Destiné à tous, ce livre devait être irréprochable pensées, images, mots même, y ont téé soigneusement examinés, et l'auteur a sacrifié ce qui aurait pu ternir la limpidité de ce cristal de l'âme qu'on appelle l'innocence ». De bons sentiments, de beaux vers, dès tendresses de famille, des larmes d'émotion, des élévations du cœur vers Dieu, voilà ce que Lamartine offrait dans ce livre
Si, après avoir lu, disait-il, vous vous sentez meilleur, ne souhaitez pas d'autre récompense au poète. Sa gloire est dans votre âme, et non dans la renommée. Mmo de Lamartine avait scrupuleusement veillé à ce que la promesse du poète fût tenue elle avait obtenu que la correction des épreuves lui fût confiée, et elle alla jusqu'à exagérer les sacrifices. Ainsi le vers final du Lac
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Tout dise Ils ont aimé 1
devint
Tout dise Ils ont passé 1
Mm" de Girardin eut un cri contre ce sacrilège dont elle accusait le poète
Il eût mieux fait de mettre ils ont fumé, écrivaitelle à la nièce de Lamartine, Mm° de Pierreclos la rime eût été plus riche, et c'eût été plus conforme à nos moeurs. 0 vertu, que de crimes on commet en ton nom (1).
Les nièces de Lamartine furent de l'avis de M°'° de Girardin. Qu'eût dit la tante pudique', si elle avait, soupçonné que l'une d'entre elles Valentine pousserait le respect des textes jusqu'à publier les deux strophes trop vives restées dans le manuscrit du Lac
Elle se tut nos cœurs, nos yeux se rencontrèrent Des mots entrecoupés se perdaient dans les airs Et dans un long transport nos âmes s'envolèrent Dans un autre univers.
Nous ne pûmes parler nos âmes affaiblies
Succombaient sous le poids de leur félicité
Nos cœurs battaient ensemble, et nos bouches unies Disaient Eternité 1
En dépit des épurations de M"'° de Lamartine, les Lectures pour tous restent un trésor l'or pur, (1) Ch. ALEXANDRE, Souvenirs, p. 326. Ce reproche sur la rime tombait à faux, car la correction du vers final en avait entraîné une autre au vers précédent
Que les parfums légers dont l'air est embaumé,
ainsi modifié
Que les parfums légers dont l'air est caresséi.
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répandu à travers les 60 volumes de l'écrivain, y brille, débarrassé des « écumes », des « lies » et des « sables », et ce livre mérite d'être, par excellence, le livre de la Famille avec la Bible et l'Imitation, il devrait avoir le privilège d'ouvrir les jeunes âmes au bien et au beau la voix de Dieu y parle dans les splendeurs de la nature, dans, les tendresses du cœur, dans les élévations de l'intelligence famille, patrie et religion, tels sont les thèmes qui s'y trouvent développés par l'écrivain le plus sincère, le plus noble, le plus entraînant la Prière de l'enfant à son réveil, le discours sur le drapeau rouge, Milly ou la terre natale, ces chefs-d'œuvre, qui vivront éternellement, et beaucoup d'autres, figurent dans ce recueil d'hymnes au foyer, à la France et à Dieu. L'Adieu au lecteur contient, avec un pieux cantique de résignation aux douleurs de sa vie, une promesse émouvante
.Si après les sueurs, les labeurs, les agitations et les lassitudes de la journée humaine, écrit-il, la volonté de Dieu me destinait un long soir d'inaction, de repos, de sérénité avant la nuit, je sens que je redeviendrais volontiers à la fin de mes jours ce que je fus au commencement un poète, un adorateur, « un chantre de la création ».
Ce beau soir, rêvé par le poète, ne lui fut pas donné prisonnier du destin, il le resta jusqu'au bout, et ses nouvelles Harmonies, qui eussent été plus belles de naître au voisinage de la mort, ne furent jamais écrites. Ce que nous y avons perdu, nous le verrons, en étudiant les- poèmes épars dans le Cours familier de littérature*
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Le 27 décembre 1850, Lamartine écrivait à un ami
Je suis déjà en pleine eau de l'Histoire de la Restauration. Je soigne ce beau sujet, pendant des Girondins.
Les deux premiers volumes parurent en mai 1851 Le succès est immense, inespéré, universel, dépasse les Girondins, écrit Lamartine (1).
Au 2 décembre, quatre volumes étaient achevés, quatre restaient à paraître. Le septième fut terminé en 31 jours, et en octobre 1852, Charles Alexandre recevait le manuscrit du huitième volume.
Cette rapidité d'exécution a paru suspecte à Sainte-Beuve.
L'auteur des Lundis a (tenu entre les mains l'exemplaire de l'Histoire de lat Restauration, écrite par Lubis, sur lequel Lamartine avait marqué d'un trait de plume' les passages dont il voulait se servir, en particulier les citations du Moniteur
M. de Lamartine, dit-il, s'est contenté de prendre ces extraits purement et simplement, tels qu'ils ont.déjà été faits par M. Lubis, sans y mettre un mot de plus ni de moins et sans les contrôler (2).
Le procédé lui paraît trop expéditif et repréhensible.
(1) Valentine de Lamartine, par MI Th.-E. Ollivier, p. 62.
(2) Causeries du Lundi, t. IV, p. 389 et sq. (article du 4 août 1851).
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Il est vrai que Lamartine n'a pas nié sa dette à l'égard de Lubis. Mais Lubis était royaliste, et Lamartine, au lieu de le suivre aveuglément, l'a rectifié à l'aide de l'histoire libérale de Vaulabelle. Là encore il a prévenu loyalement ses lecteurs. Néanmoins, il ne suffit pas de dire, avec SainteBeuve, que sur ces deux historiens il a jeté sa poudre d'or et versé son torrent de couleurs. Lamartine ne se contente pas de transformer de sa plume prodigieuse, comme Chateaubriand dans son Voyage d'Amérique, ses ternes prédécesseurs il s'est efforcé d'être original, d'abord par l'esprit dans lequel il expose et juge les faits, ensuite par les documents nouveaux qu'il a utilisés. Légitimiste par le coeur, il est républicain par l'intelligence, et c'est une profession de foi démocratique, qu'il met loyalement en tête de l'ouvrage. Nul ne connaît mieux que lui, pour les avoir affrontés, les dangers de la démocratie, qui est « l'instrument qui blesse et qui brise la main de l'homme d'Etat p, mais qui est aussi l'instrument des grandes choses n. Le fait démocratique!, qui s'est imposé à ses méditations, et dont il est devenu l'un des héros devant la postérité, l'écarte de Lubis, le champion de la Restauration, sans pourtant l'incliner du côté de Vaulabelle, le porte-parole de l'opposition libérale, car Lamartine se souvient que sa jeunesse fut imprégnée de royalisme, qu'il a servi Louis XVIII et Charles X, et que par attachement sentimental à la légitimité il a refusé tout contact avec la dynastie d'Orléans. L'ancien légitimiste tenait la balance égale entre les deux partis qui se heurtèrent en France à cette époque de reconstruction politique et sociale. Cette impartialité ne fut pas du goût de Quinet, qui écrivait à Michelet (28 juin 1853)
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Je viens de lire, ici, à moitié, le dernier livre de Lamartine, l'Histoire de la Restauration. Si j'eusse achevé, il m'eût rendu malade. Que devient donc la conscience et la raison humaine ? (1)
Mais la plupart des lecteurs furent d'un autre avis, et madame de Lamartine pouvait écrire que le public était généralement satisfait de l'impartialité de cet ouvrage.
Aussi bien Lamartine s'était-il préparé consciencieusement à l'écrire. D'abord il avait connu et pratiqué les hommes de la Restauration pendant ses longs congés de secrétaire d'ambassade, ou dans les loisirs de Florence, il avait suivi de près la marche des événements, et, pour les juger, il pouvait s'aider de l'expérience de ses amis, le duc de Montmorency, Marcellus, Genoude.
De plus, il ne négligea pas les sources d'information où il pouvait puiser; faisons la part de l'inexactitude et de l'exagération ordinaires à notre écrivain mais ne rejetons pas cette déclaration qu'il écrivait à propos de son livre dans une lettre du 18 novembre 1852
Il n'y a rien d'écrit que sur pièces, mémoires, confidences ou souvenirs directs (2).
Un Augustin Thierry ou un Nettement auraient (1) Letfres d'exil, t. I, p, 48. Quinet revint plus tard à une appréciation plus juste de Lamartine, et celui-ci pouvait écrire à son ami, en 1856 « Nous avons la consolation dans nos revers de voir que personne du parti libéral ne) se manque à lui-même. La fortune nous manque, mais c'est son affaire. L'honneur reste » (Lettre publiée par M. A. La.font, Itevue Mondiate, 15 janvier 1920).
(2) Nous savons par des lettres conservées à Saint-Point que des documents inédits lui avaient été fournis par Hyde de Neuville, Guernon-Ranville et Decazes.
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poussé plus loin leur enquête ici comme toujours Lamartine reste l'improvisateur de Jocelyn ou des Girondins pourtant si Nettement a eu raison de dire qu'il manque à cet ouvrage « cette autorité que peuvent seuls donner à l'historien l'étude attentive des documents et le contrôle sévère de ses impressions », il a reconnu que le « sentiment général » en était « vrai » (1), et cette appréciation de l'écrivain le mieux renseigné sur l'époque de la Restauration diminue la portée du reproche que G. Planche faisait à Lamartine « d'aborder l'histoire sans l'avoir étudiée (2) ».
Aujourd'hui cette Histoire ne peut plus être lue que comme le témoignage sincère et intelligent d'un témoin qui dépose devant la postérité, après avoir consulté ses souvenirs et ceux de ses contemporains (3).
Cependant si le mot d'Augustin Thierry garde encore quelque valeur et si l'histoire est « une œuvre d'art autant que d'érudition », le livre de Lamartine se recommande à nous par l'éclat de son style tour à tour pathétique et éloquent, rem(1) Histoire de la littérature sous la monarchie de Juillet, t. II, p. 351, 1859. Voir une appréciation détaillée de Nettement dans la Revue contemporaine, 1852, t. III, p. 235268 et t. VIII, p. 228-260.
(2) Revue des Deux Mondes, 15 août 1854 « C'est, a dit encore Planche, une improvisation tantôt ingénieuse, tantôt passionnée, trop souvent confuse. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible d'y trouver les caractères d'un récit sérieux ».
(3) Sainte-Beuve, malgré ses réserves, admirait « le sentiment vif des situations générales, l'esprit en quelque sorte des grandes journées et des foules ». Villemain louait dans l'historieJn de la Restauration «cette infatigable puissance d'imaginer, de produire et de peindre » (Lettres à Lamartine, p. 274). Paulin Limayrac, rédacteur à la Revue des Deux biondes, saluait cette Histoire « éclatante comme un poème, et plus vraie qu'aucun des récits historiques de ce siècle » (Coups de plume sincères, p. 142).
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pli de formules à la Tacite, et par d'admirables tableaux, aux traits vivants et précis. Le récit des Cent Jours, par exemple, et, en particulier, les pages émouvantes sur le retour de Napoléon vaincu, méritent de rester classiques. Plus remarquable encore est cette immense fresque littéraire qui se dresse au seuil de cette Restauration, que Lamartine salue d'une expression grandiose et vraie Le règne des épées finissait celui des idées allait commencer.
On peut discuter quelques détails dans les jugements de Lamartine sur les écrivains de cette renaissance dans là poésie, la philosophie, l'histoire, le théâtre, la presse, toutes les œuvres d'art et d'imagination mais généralement ce don du portrait, si grand en ce disciple de Tacite, se manifeste par des touches lumineuses et nuancées M1** de Staël, Chateaubriand, Bonald, Fontanes, Joseph de Maistrè, Lamennais, Cousin, Augustin Thierry, Thiers, Guizot, Michelet, Victor Hugo, Vigny, etc., toute cette pléiade d'hommes illustres, parmi lesquels la postérité a mis Lamartine en bonne place, brille d'un vif édlat sous le pinceau prestigieux de l'historien qui terminait ainsi son évocation
La rtliture, qui avait paru stérile, parce qu'elle était distraite par la révolution, par la guerre et le despotisme, se remontrait plus productive que jamais. C'était la végétation d'une nouvelle sève longtemps comprimée, la renaissance de la pensée sous toutes les formes de l'art moderne. Une nbuvellê ère de la poésie, de là pôlitîfjûë, de la religion, devait couver dans ce foyer doht la paix et la liberté avaient ravivé les flâmniés. On rëtofi*
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naissait la France au moment où elle était vaincue par la frénésie d'ambition de son chef elle reprenait le sceptre de l'intelligence cultivée et de l'opinion dans le monde (1).
VHistùiré de la Restauration terminée, Lamartine sans désemparer, commença l'Histbire des Constituants (octobre 1852)
Magnifique sujet, écrivait-il, quelques jours plus tard, supérieur mille fois à là Restauration et même aux Girondins. Le 1" avril, j'aurai deux volumes. Je passe mes nuits à l'ouvragé. Cela dépasse en beauté, dira-t-il .encore, toutes les périodes traitées par moi.
Il s'y donnait de tout l'élan de sa nature enthousiaste et de sa mérveilleusé facilité Je ne puis copier aussi vite qu'il produit », avouait Mm° de Lamartine (2).
Au moment d'aborder l'histoire de cette première assemblée nationale française, Lamartine craint de rester inférieur à une tâché aussi haute son éloquence, il le sait bien, ne le trahira pas dans le récit des scènes grandioses et pathétiques qui se sont déroulées à la tribune de la Constituante, aux (1) Sous ce titre Les erreurs militaires de M. de Lamartine, etarnen cütique de son Histoire de ia Restauration, 1853, 146 p.), un capitaine d'état-major, A. du Casse, a relevé des inexactitudes nombreuses dans le récit des campagnes de 1814 et de 1815. Mais il exagère, quand il reproche à l'écrivain d'avoir vôulu rabaisser Napoléon; car Lamar-. tine rend hommage au génie déployé par l'Empereur en 1814, « dans cet effort suprême poutr retenir la fortune qui s'en allait ». Il admire moins la stratégie du vaincu dé Waterloo qui le lui reprocherait ?
(2) Souvenirs d'ALEXANDRE, p. 316.
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Tuileries, à Versailles, dans la rue, mais aura-t-il cet « esprit de discernement », qui lui permettra de « séparer, en contemplant ces grands drames, l'enthousiasme du fanatisme, la vérité de la chimère, la réforme du bouleversement, la modération de l'excès, la vertu du vice, la liberté de l'anarchie » ? Soixante-treize ans après Lamartine, nos modernes historiens de la Révolution n'ont pas encore trouvé la sérénité qui est la loi de l'histoire, lorsqu'ils abordent cette période, où va se promulguer pour la France et pour le monde le Code moderne de la, société et du gouvernement. « La justice est la seule passion de la conscience », déclare Lamartine, et devant sa conscience, c'est-à-dire devant Dieu, il s'engage à raconter la Révolution « sans flatter ses faiblesses et sans pallier ses forfaits ».
A-t-il tenu cette promesse On peut répondre qu'à côté des erreurs inévitables, l'ouvrage, dans les faits et dans les appréciations, atteste le plus noble effort d'impartialité.
Certes, Lamartine reste fidèle à ses convictions libérales, et, dès le début, il affirme solennellement sa foi à la philosophie du xviir* siècle, qui, dégagée des alliages suspects que la passion y mêla, jeta dans le creuset de l'avenir'la liberté religieuse et la liberté civile.
Mais il rend hommage au désintéressement du roi, de la cour, du clergé, de la noblesse et de la magistrature, qui conspirèrent pour la réforme de l'Eglise et de l'Etat, bien qu'ils n'eussent « qu'à perdre dans leur écroulement ou à périr sous leurs débris ». Les classes privilégiées se dévouèrent à la cause de la justice et du peuple
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Une grande et unanime passion, dit excellemment l'historien, prévalait dans les âmes comme dans toutes les conditions c'était la passion du bien public. L'enthousiasme de l'avenir avait saisi la France.
Par cette impartialité méritoire, Lamartine ne pouvait satisfaire ni les partisans, ni les adversaires de la Révolution. Les esprits en France n'étaient pas encore assagis au point d'accepter, les uns, qu'un historien vantât la « droiture et « l'honnêteté de Louis XVI, les autres, qu'il proclamât les conquêtes législatives faites en si peu de mois par l'Assemblée constituante « sur le despotisme, sur la théocratie, sur la féodalité, sur l'aristocratie, sur les traditions, sur les préjugés, sur les iniquités de l'ancienne civilisation française».
Cet ouvrage était destiné aux lecteurs du Siècle. Le directeur de ce journal, Havin, très dévoué à Lamartine, n'approuvait pas l'esprit de neutralité dans lequel cette histoire était conçue. Il écrivait, le 4 décembre 1853, à l'auteur
Votre histoire des Constituants a un parfum de royalisme qui hurle un peu avec vos précédents ouvrages. J'efface bien de temps en temps quelques expressions qui auraient un cachet de blâme contre la Révolution française mais je ne me permettrai jamais de remplacer des phrases qui donnent à ce grand mouvement de 1879 le caractère d'une insurrection contre le pouvoir royal, tandis que nous, enfants de cette grande révolution, nous n'y voyons que les symptômes d'une grande régénération, de l'émancipation d'un peuple généreux. Son Histoire des Constituants ne renouvelait pas un sujet sur lequel tant d'écrivains s'étaient déjà exercés, la plupart d'ailleurs pour donner carrière
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à leur esprit de parti du moins, il l'avait écrite en suivant les seules impulsions de sa conscience resté fidèle à ses aspirations libérales, il était prêt, selon l'expression de Mme de Lamartine, à « louer tout ce qui est bien » et à « blâmer tout ce qui est mal » (1).
Lorsque le rideau tombe, que Mirabeau est descendu au cercueil, et que la Constituante rentre dans le silence, Lamartine clôt son livre par ces admirables pensées
En écrivant cette triste et sublime histoire, on est sans cesse combattu entre l'admiration de la philosophie qui l'inspire et la douleur des événements qui la déconcertent. On s'écrie partout Gloire à la révolution Pitié pour les hommes C'est la nature les idées sont divines, les instruments sont des hommes. Le poids de l'idée qu'ils portent les écrase. Ils la soulèvent un mgr ment, puis ils la laissent retomber dans la lassitude ou dans le sang. Il faut des générations pour porter une idée jusqu'à la place que la Providence lui destine, c'est-àdire jusqu'à l'état d'institution. Ne nous décourageons pas l'homme est court, l'humanité est longue, et Dieu est éternel
Le 16 juillet 1854, le docteur Ménière et Jules Janin vinrent à Monceau. Lamartine, malade de la goutte, se plaignit devant eux d'être¡ retardé par cet accident, dans la composition d'une histoire de l'empire ottoman. Ce travail, qui, dit-il, le « charme », le « ravit », marchait à grande allure (1) Cf. Ch. Alexandre, OlJ. cit., p. 18t,
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Tous les jours, confie-t-il à ses visiteurs, je me lève à cinq heures, j'écris jusqu'à dix. Je vous assure que cette histoire sera très intéressante ce sont les Mille et une nuits de l'histoire. Je connais le pays, j'ai vécu en Orient. C'est mon pays d'adoption, celui qui cppyjent le mieux à ma nature physique et morale, C'est là que je. me retirerai plus tard pour y mourir (1).
Si Lamartine n'habita plus l'Orient que par l'imagination, du moins il poussa vivement la rédaction des hujt volumes, le premier ayant été publié en septembre J854, le dernier, en août 1855 M. de Lamartine se délecte dans son histoire de l'Empire ottoman, écrit sa femme je crains qu'il ne le fasse par trop splendide (2).
De la passion et de la poésie, Lamartine en jeta à pleines mains dans son livre mais faut-il l'en croire, lorsqu'il prétend y avoir apporté des documents « rigoureusement vrais et authentiques une érudition abondante et même inédite ? On trouve, en effet, en tête du 1" volume l'énumération des sources de l'ouvrage. Lamartine, qui prétend avoir lu « tous les historiens ottomans imprimés et connus », cite particulièrement l'Histoire de l'Empire ottoman, en 18 volumes par Hammer, à qui il doit des u matériaux sans prix », l'Histoire de Sobieski, par Salvandy, où le labeur, des recherches disparaît sous la facilité vigoureuse du style » les huit volumes de Mouradja d'Ohsson, qui présentent ia Turquie en relief dans sa religion, dans sa législation, dans son administra(1) Journal du Dr Méntère, p. 80.
(2) Cf. Ch. Alexandre (Souvenirs, p. 328).
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;tion, dans ses moeurs » et le Voyage en Tartarie et au Thibet du P. Hue, « trésor de mœurs, d'explorations, de science et de bonne foi ».
Mais Lamartine ne s'est pas contenté de ces lectures utiles il y aurait joint « quelques manuscrits ignorés, inédits », « dont, ajoute-t-il, il nous a été permis de prendre connaissance par nos interprètes, dans une des bibliothèques du sérail en 1833 a. Des précisions seraient ici nécessaires les lecteurs d'aujourd'hui sont plus exigeants, et cette référence sybilline leur inspire moins de respect que de défiance. La sincérité de Lamartine n'est pas en discussion mais nous ne savions pas que dans son voyage d'Orient il eût consacré ses loisirs à découvrir des sources inédites de l'histoire de la Turquie c'est dommage que son compagnon de route, M. de la Royère, n'ait pas mentionné ces heures studieuses passées dans « une bibliothèque du sérail ».
Lamartine put, à plus juste titre, invoquer sa documentation orale
Enfin, dit-il, toutes les notions sur les lieux, les mœurs, la religion, l'histoire, que de longs séjours en. Orient et les entretiens avec les personnages principaux de toutes les races et de toutes les conditions dans l'empire, depuis les Bédouins des déserts de'Palmyre jusqu'aux Bulgares ou Serbiens du Danube, peuvent prêter à un observateur étranger et impartial (1).
(1) Il rapportait d'Orient une vive admiration pour les Turcs, leur « courage », leurs « vertus religieuses, civiles et domestiques » « Leur noblesse,, disait-il, est écrite sur leurs fronts et dans leurs actions s'ils avaient de meilleures lois et un gouvernement plus éclairé, ils seraient un des premiers peuples du monde. Tous leurs instincts sont généreux. C'est un peuple de patriarches, de contemplateurs, d'adorateurs, de philosophes et quand Dieu a parlé, un peuple de héros et de martyrs ».
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Lamartine, en effet, s'instruisit en Orient d'une façon exceptionnelle, et il pouvait dire dans le résumé politique, qui termine son livre, que les voyages « sont l'éducation de la pensée par la nature et par les hommes ». A Constantinople, en particulier, il fréquenta plusieurs des hommes les plus distingués de l'Empire, sans parler des ambassadeurs des divers états européens. Revenu en France, Lamartine, à la Chambre des députés, se classa immédiatement parmi les spécialistes de la question d'Orient. Mais alors qu'en 1834 il soutenait la nécessité du démembrement de l'Empire ottoman, en 1854 il se proclamait un zélé partisan de son intégrité.. La généreuse donation que le sultan Abd-ul-Medjid lui fit en 1849, en reconnaissance de ses bons offices diplomatiques une propriété de vingt mille hectares dans la plaine de Bûrgaz-Owa, en Asie-Mineure, n'était pas étrangère à ce revirement.
Les Turcs, écrit-il, défendent sur le Danube la liberté de l'univers (1).
Formule retentissante, qu'il est difficile pourtant d'accepter. Le problème d'Orient est l'un des plus confus et des plus décevants qui aient jamais exercé l'ingéniosité de la diplomatie mais si vives et si douloureuses qu'aient été les déceptions de la France dans la pratique de l'alliance russe, nous n'allons pas jusqu'à subordonner les destinées de la liberté et de la civilisation de l'Europe au maintien de la souveraineté turque à Constantinople. Par un contre-coup imprévu des bouleversements que le monde a subis au lendemain de la signature de la paix, (1) Nouveau uoyage en Orient, p. 78 (édit de 1877) et Histoire de Turquie, préface cf. aussi Corresp., t. IV, p. 321.
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la Turquie s'est de nouveau concilié les sympathies de la France mais Pierre Loti lui-même ne serait pas allé dans son engouement pour ses amis de Stamboul, jusqu'à dire avec Lamartine que « la Turquie est l'avant-garde de la liberté de l'Europe. » Il fallait exposer cet état d'esprit de Lamartine, pour comprendre la « passion » qu'il mit dans cette Histoire de Turquie.
Il écrivait afin d'orienter l'opinion vers l'importance du problème ottoman, et la préparer à la solution qui, d'après lui, peut seule maintenir « l'indépendance et l'inviolabilité de tous les peuples. » C'est un devoir de parler, car il s'agit, dit-il, des « choses permanentes, vitales, qui forment l'essence même de notre existence nationale et qui ne se retrouvent pas quand on les a une fois perdues ». Telle était l'actualité de cet ouvrage, qui, en effet, trouva de l'écho dans le grand public.
Mais en Grèce, l'Histoire de la Turquie suscita de vives protestations. Pourtant Lamartine avait souvent inspiré les poètes de la Grèce moderne (1), mais les Lamartiniéns d'Athènes ne lui pardonnèrent pas sa turçophilie.
Un poète, Carasoutsas, écrivit en 1885, une ViQlente Réponse au poète Lamartine, auteur d'une Histoire de la Turquie il lui disait
Ainsi donc tu admires. yraiment les vertus des Turcs 1 Tu prends, docte poète, le bu,rip d'IIérodoJ;e.
Franchissant des montagnes de cadavres et des mers de v"'Vl'. £sang, Tu narres les glorieux triomphes des Musulmans, Aux peuples occidentaux béants et émerveillés 1. (1). Jean PsicHAni, Gaulois, 20 mars 1920
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Un autre réquisitoire, daté de Paris et lancé par Alexandre Soutzos, en qui les Grecs saluent le restaurateur de leur poésie, débute ainsi
0 toi, qui, dans ta jeunesse^ chantais Sion sur ta lyre, Et qui, dans ta vieillesse, chantes maintenant La Mecque [et Médine,
Lamartine, tu es l'adorateur du despotisme turc, Après avoir été le premier soutien de la démocratie (1). Lamartine connut-il ces protestations motivées par son Histoire de Turquie ? Toujours est-il qu'il resta ferme dans sa propagande pour le maintien de la suzeraineté ottomane. En 1861, sous le coup des événements qui troublèrent la Syrie et la livrèrent aux horreurs du fanatisme le plus meurtrier, Lamartine ne put qu'applaudir à l'intervention de la France, 'que l'Europe avait déléguée pour rétablir l'ordre dans cette contrée qui depuis des siècles vivait sous notre égide mais il ne songeait pas à l'émanciper du joug de ses oppresseurs. Au contraire, il prenait prétexte de la publication récente d'un Atlas (2) pour étaler la bigarrure ethnographique d'un pays où se heurtaient, en un pêle-mêle dangereux, les Maronites et les I)ruse& du Liban, les Grecs de la côte, les Juifs de Samarie et de Jérusalem, les nomades Ansériés, les Bédouins du désert, les Arméniens, « tisseurs de tapis, brodeurs de soie, changeurs d'espèces monnayées a, les Arabes de Damas, « race active, chevaleresque, fanatique, séditieuse, avide de sang », et il concluait
(1) Ces témoignages ont été cités par M. Cottis-Palamas, dans un article de l'Acropole (décembre 1920) Lamartine dans la poésie néo-hellénique.
(2) Allas Dufour publié par Armand le Chevalier (cf. Erttr. LXVI, p. 489 et sq.)..
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« Ne vaut-il pas mieux cent fois imposer la responsabilité de l'ordre dans le Liban aux Ottomans, qui, depuis mille ans, l'ont laissé chrétien, et le rendre libre et prospère en prêtant force au grand Seigneur, libéral, quelquefois faible, jamais sciemment oppresseur ? »
Mais si on lui objecte que la suzeraineté branlante du sultan était incapable de discipliner ce désordre, il répond que le gouvernement français est bien inspiré de conseiller au sultan qu'il délègue son autorité à l'un des héritiers de cet émir Beschir, que lui-même avait vu gouverner le pays en 1833, et que la France avait eu le tort de sacrifier en 1840 à son engouement pour Méhémet-Ali. Car cette famille « à la fois maronite, arabe, druse, chrétienne, musulmane, hébraïque, éclectique, résumant en elle toutes les régions qui se disputent la montagne », y rétablirait l'ordre, l'égalité et la paix.
C'est à préparer cette solution, un moment envisagée par le gouvernement de Napoléon III, qu'aboutissait cette Histoire de la Turquie, où l'auteur avait moins cherché la vérité objective que des arguments pour une construction de diplomate honoraire, venu à résipiscence, et employant sa vieillesse à maintenir l'empire ottoman, avec le même zèle qu'il déployait en 1834 à vouloir le partager. Ainsi l'actualité s'insinuait toujours dans les ouvrages d'histoire que Lamartine composait en cette période de sa vie, où il lui fallait, à la fois, se créer à lui-même un dérivatif salutaire à l'inaction forcée, et retenir par l'intérêt présent de la politique les lecteurs, que le passé de la Turquie laissait dans une parfaite indifférence.
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Au début de 1855, Lamartine avait dû cesser, comme nous l'avons vu, son journal mensuel, le Civilisateur. Il cherchait une issue pour échapper à la tyrannie de Mirés
Je n'ai plus un sou de travail littéraire, écrivait-il, le 15 février, à Dubois. Tout est dans ce genre aux abois. Je vais écrire et publier par moi-même une Histoire de. Russie en quatre volumes. Trente mille exemplaires de ma Turquie sont écoulés. Cela assure la vente de la Russie dans une certaine proportion.
,Il prétend s'être « condamné » à des « lectures », avant d'écrire mais il ne précise pas. Aussi bien prend-il son parti de n'avoir pas même à vulgariser des travaux d'érudition
Il plane un mystère presque impénétrable à l'histoire sur le berceau des peuples, lit-on au début du livre, comme il plane un nuage sur les sources des fleuves qui descendent de leurs glaciers pour inonder les continents. Quels que soient les efforts et les systèmes des savants pour remonter aux origines des nations, et pour suivre ensuite race par race et pas à pas les migrations immenses et inexpliquées de ces débordements d'hommes, tous extravasés, selon eux, des plateaux de la haute Tartarie, l'esprit se trouble aux récits hypothétiques de ces historiens du mystère on n'aperçoit que des lueurs, on ne discerne que confusion, on n'explique une énigme que par une autre énigme, et si on est doué d'esprit sincère et lucide qui ne se satisfait pas de paroles, mais qui veut marcher à la lumière vraie sur un terrain solide, on finit par abandonner ces poètes des ténèbres qu'on appelle les
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érudits, et par dire humblement le mot du vulgaire, qui est aussi le mot des philosophes, j'ignore.
L'aveu est franc, et naïf il nous renseigne sur la' valeur que peut avoir cette Histoire de Russie, dont les origines, d'ailleurs, n'ont été en partie débrouillées que de nos jours. Lamartine spéculait sur l'intérêt d'actualité que la guerre de Crimée donnait alors à la Russie mais ni l'histoire, ni même l'art, dans son sens le plus général, n'entraient en considération dans son esprit. Il tâton- na pendant quatre volumes au sein des « ténèbres », jusqu'à ce 'qùe la conclusion l'amenât sur lé terrain de la diplomatie il n'aimait pas, nous l'avons vu, cette Russie ambitieuse qui menaçait le monde « d'une autocratie universelle », et il exprimait son espoir que la guerre laissât dans l'empire des tzars des « désastres à réparer pour un demi-siècle b; ou l'emprisonnât dans la mer Noire. Pendant ce temps la Turquie s'adapterait à la civilisation de l'Occident, et l'hégémonie rêvée par la Russie sur Constantinople et l'Asie Mineure serait brisée par «une' confédération orientales sans acception de culte et d'origine, du Nil au Danube, et de l'Euphrate au Don, sous le protectorat européen ».
Faut-il éiifin citer une Vie d'Alexandre le Grand, qu'il annonçait en ces teüries à Dârgâud (lettre du 29 septembre 1857) « J'écris Alexandre en 800 pages et trois mois l'ouvrage va comme César Je refais mes études », disait-il encore à
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Dargaud, à propos de ce livre. Il lut, en effet, les principaux historiens d'Alexandre) Quinte-Curce, Arrien, Diodore de Sicile; Justin, Ptbléinée, Plu*tarque et suivit l'autorité dé Sainte-Croix, « le moins crédule des érudits », dit-il, sur lè degré de confiance qu'il fallait accorder à chacun d'eux. Là se borne l'effort de documentation de l'écrivain dévoré du besoin de se produire. Mais il prend sa revanche dans les considérations morales dont s'accompagne le récit du meurtre de Clitus, commis dans « un mouvement de fureur involontaire » il rapproche le « meurtre de sang-froid du fils de Condé, par des mains vénales, sur la tombe déjà creusée au fond d'un fossé » l'expédition d'Alexandre dans l'Inde, où il paraît comme « un héroïque spolia,teur d'empire, » lui suggère des réflexions mélancoliques sur l'esprit de conquête On ne saurait, dit-il, assez admirer le néant des entreprises humaines qui n'ont pour objet que la gloire ou l'intérêt d'un homme. Alexandre ne portait aucune idée aU dêlâ du Gàhgé il h'y portait qu'un nom, comme Cé= sar ne portait qu'une ambition â Rome; comme Napolébn né portait qu'un glaive à l'Europe 1
Aussi bien le parallèle de cés trois héros, Alexandre, César et Napoléon, revient souvent sous là plume de Lamartine, qui se prononce nettenierit pour le Macédonien car le génie de celui-ci eut polir fin dernière le progrès de la civilisation.
Alexandre périt, éefiMÎ, mais" sa patrie ne périt pas avec lui. La Grèce, l'Egypte, la Syrie, l'Asie-Mineure, à jamais délivrées de la menace et de la conquête des Perses, se répandirent, comme un fleuve dont la digue est
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renversée, dans l'Orient colonisé par Alexandre. De l'Euphrate au Nil, du Nil à la Mer Noire, du Caucase au Liban, de la Scythie à l'Ionie, le monde grec prit la place du monde persique. Il fit prévaloir pour toujours l'Europe sur l'Asie.
Nous voilà loin du sec Arrien ou de l'emphatique Quinte-Curce une fois de plus l'idée est venue transformer des matériaux que de froids narrateurs ou des rhéteurs élégants avaient exploités pour satisfaire la curiosité ou séduire l'imagination Lamartine, par delà le récit de ses pâles devanciers, a saisi le caractère du héros, et a marqué sa place dans l'histoire de l'humanité.
Ainsi Lamartine avait réalisé, tant que les circonstances le lui avaient permis, son projet de 1843, d'écrire des livres d'histoire, où les événements seraient envisagés sous le rapport de la civilisation et de la morale. Cette œuvre ne classait pas Lamartine au rang des historiens, mais des éducateurs populaires. La vérité objective ne lui devait pas un accroissement sérieux mais la vérité morale, celle qui, par delà les événements, en découvre la portée civilisatrice et en dégage les leçons utiles pour les hommes, avait fait entre ses. mains des conquêtes considérables. Libre à Gustave Planche, du haut de son érudition brutale et dédaigneuse, d'appeler ces livres d'histoire « des romans destinés à distraire les oisifs (1) » Lamartine avait érigé une sorte de Panthéon universel, dans lequel il avait établi le culte des civilisateurs bienfaisants et des idées fécondes pour l'humanité.
(1) Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1856.
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CHAPITRE II
Le Cours familier de littérature.
Au baptême du Cours familier assistèrent Ch, Alexandre et Louis de Ronchaud. Ils entendirent à Monceau Lamartine leur lire la préface qu'il venait de préparer « C'était, a dit Alexandre, un avant-propos écrit en beau style, d'un Laharpe supérieur, une revue des génies, une course à vol d'oiseau sur les hautes cimes. C'était d'une splendeur banale, sans nouveauté nous fûmes déçus, et il sentit de suite la déception (1) ».
Courageusement, Lamartine déchira ses feuillets, et en un jour d'inspiration il écrivit ce qu'il appellera bientôt son « manifeste du désespoir». Qui ne serait attendri et enthousiasmé par la lecture de' ces pages, où passe, frémissante, une âme de haute spiritualité, de lugubre désolation, et de résignation quand même.
Après avoir évoqué les souvenirs d'enfance et de jeunesse, qui se rattachaient à l'éveil du sentiment littéraire dans son esprit, il ouvrait son âme « jusque dans ses derniers replis », et en faisait palpiter devant ses lecteurs les fibres saignantes des douleurs de la vie
(1) Souvenirs, p. 334.
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Je n'ai en moi, disait-il, de quoi sourire ni au passé, ni à l'avenir je vieillis sans postérité dans ma maison vide et tout entourée des tombeaux de ceux que j'ai aimés. Les chenêts sur lesquels mon père appuyait ses pieds, et sur lesquels j'appuie aujourd'hui les miens, sont un foyer d'emprunt qu'on peut renverser à toute heure on peut les vendre et les revendre au moindre caprice à l'encan, ainsi que le lit de ma mère, et jusqu'au chien qui me lèche les mains de pitié quand il voit mon sourcil se plisser d'angoisse en le regardant. Il disait l'amer supplice d'une existence, descendue des sommets de la poésie et de la politique pour être rivée au « pilori du travail forcé » Mais il courbait la tête sous la main de Dieu.
Je serais mort déjà mille fois, confessait-il, de la mort de Caton, si j'étais de la religion de Caton mais je n'en suis pas j'adore Dieu dans ses desseins. Mourir, c'est fuir On ne fuit pâv,
Pour rester ainsi au poste d'abandon, de solitude et de travail, où la Providence l'a placé, il a trouvé un appui sauveur la littérature, qui le fait vivre dans la société des grands morts. Oh les lettres libératrices Cicéron, déjà, proclamait, dans une phrase immortelle, leurs utilités et leurs délices Lamartine, à son tour, en éprouve la vertu bienfaisante d'elles lui vient la sérénité au sein de la disgrâce les écrivains du passé lui font largesse de cette parcelle de leur âme qu'ils ont fixée dans leurs écrits il supportera cette condamnation au travail, puisqu'il se doit à ceux qui ont eu confiance en lui et qui, sur la foi de son honneur, ont aliéné entre ses mains l'héritage de leurs enfants
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Sur ces pages, dit-il, ce n'est pas de l'encre que vous lisez, sachez-le bien, c'est de la sueur •! ce n'est pas mon nom que je cherche à grandir, c'est le gage de ceux dont ce nom est toute la propriété et toute l'existence. Tel est le chef-d'œuvre par lequel le Cours familier entrait dans sa longue et brillante carrière. Pendant 168 mois les abonnés recevront ces Entretiens, qui sont un monument unique dans notre littérature, et que pourtant seuls les ferventes de Lamartine ont exploré, émerveillés des trouvailles de génie qu'ils font dans chacun de ces 28 volumes.
Lamartine avait conscience de jouer une suprême partie contre le destin
Voici ma dernière flèche, avait-il écrit à Rolland, le 15 janvier donnez-lui des ailes d'abord parmi vos connaissances à la sourdine puis, -quand je serai à Paris et non plus tôt, parmi les journaux et les journalistes. Si cela réussit, je suis sauvé si cela échoue, il n'y a plus de remède. Il faut que cela vive ou que je meure. Si, après trois mois de manifestation à Paris, je ne réussis pas à deux ou trois mille abonnements, je secouerai la poussière de mes pieds, et j'irai mourir je ne sais où, mais sous un autre ciel.
Le 8 mars, l'élan n'était pas encore donné, et Lamartine expliquait cette! indifférence par la «langueur edes affaires» et les « transes de l'esprit public depuis le Congrès (1) ».
Mais le 26 mars il adresse de Paris à jDuboîs ce qu'il appelle son Bulletin de la grande armée, » (1) Souvenirs, p. 3?8.
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Le mouvement des esprits et des cœurs, lui dit-il, est indescriptible ici et en province. Je marche à dater d'hier vers 5.000. De nouvelles listes vont s'ouvrir à Paris en dehors de moi par des hommes de zèle, et aussi dans les journaux des départements. Ces journaux, au nombre de 600, sont admirables pour moi et gratuitement, mais ils peuvent peu. Ceux d'ici sont gênés dans leurs manifestations voyez le Constitutionnel, le Pays, le Moniteur, qui se taisent.
J'espère néanmoins monter à 6.000 dans six semaines et à 7.000 d'ici novembre, à 10.000 en décembre et janvier prochain.
Si toute cette campagne que je conduis avec énergie, ensemble et patience, n'est interrompue par rien, vous voyez que j'aurai constitué pour quelques années environ 300.000 francs par an. Je commence à croire que je payerai bien.
Avec son enthousiasme imaginatif et sa faculté d'illusion, il voyait déjà un avenir doré. luire à l'horizon du Cours familier. S'il se trompait aux revenus financiers de l'entreprise, ',il n'exagérait pas le retentissement que l'œuvre nouvelle eut en France et même à l'étranger. Ce fut comme une lune de miel entre Lamartine et ses lecteurs anciens et nouveaux, dont l'écrivain savoura la douceur, moins encore pour le profit matériel, que pour le regain de gloire qui lui venait à 66 ans. Le feu prend partout à mon dernier numéro, écrit-il à Dubois, le 12 avril. Ce tocsin a fondu les cœurs en France et en Europe. C'est une queue d'amour à ma porte. Je commence à croire que j'irai à vingt-cinq mille. Vous seriez étonné si vous étiez ici sept mille lettres d'idolâtrie individuelle en deux mois et six jours popularité à domicile et de conscience.
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Il était même obligé de se défendre contre la proposition d'une souscription nationale; et il faisait répondre par les journaux « M. de Lamartine préfère la souscription aussi honorable qu'on se fait à soi-même par son travail »
Le Cours familier ambitionnait de faire son tour d'Europe, et même de pénétrer en Amérique. Les souscripteurs belges montrèrent le plus d'empressement c'est en Belgique que Lamartine trouvait les articles de presse lese plus justes, les plus propres, disait-il, « à rétablir les sottises d'exagération funestes à mon entreprise littéraire ». L'Angleterre fut d'abord indifférente. En vain M'"° de Lamartine s'était chargée de traduire en anglais les Entretiens au mois de juin, le Cours n'avait pas un abonné en Angleterre, pas plus qu'en Allemagne.
Le 9 mars, un ami de Lamartine, Desplace's, partait pour l'Amérique, avec 20.000 francs pour les annonces.
Nus ne semblait plus qualifié que Desplaces pour servir d'intermédiaire entre le génie français et la munificence américaine. Il échoua.
Lamartine ne vit pas venir le galion d'or américain, et, dépité, il maudissait les « républicains rapaces et illettrés de l'Amérique du Nord », qui, disait-il, « déclarent qu'ils ne connaissent pas même mon nom, et que ma littérature et ma poésie leur sont aussi parfaitement indifférentes que ma république »
Il eut des compensations avec l'Amérique du Sud, qui l'accueillit, dit-il, « avec enthousiasme comme un fils du soleil et de la latinité commune ». Mais les belles perspectives du début s'évanouirent « C'est si loin et si long que j'y vois trouble », constatait-il.
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En revanche Lamartine fit, avec le Cours familier, mentir le proverbe, d'après lequel il est plus difficile d'être prophète en son pays qu'ailleurs. A Paris un comité se forma spontanément pour soutenir l'entreprise littéraire de Lamartine Auguste Barbier, Bixio, Busoni, Havin (directeur du Siècle), Jules Janin, Ernest Legouvé, Paulin (directeur de l'Illustration), Ponsard, Léon de Wailly, etc., signèrent un appel pressant
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Nous faisons, disaient-ils, un acte inusité nous nous constituons en commission de publicité officieuse nous nous donnons pour mandat de faire connaître à tous les amis des lettres l'oeuvre de notre plus illustre écrivain, de notre grand poète, et de provoquer, autant qu'il est en nous, des souscriptions d'abonnement à son Cours Familier de littérature.
L'explication de notre conduite est dans le grand sentiment qui nous inspire. Le pays nous comprendra. Si on nous demande de quel droit ? nous répondrons du droit de notre amitié.
Nous voulons, sans lui et au besoin malgré lui, multiplier en notre nom cet appel.
Nous convions la France à s'associer à nous.
Les journaux rivalisèrent d'empressement, à soutenir le Cours familier (1) « Ne voyez-vous pas que c'est l'effort suprême, disait Texier aux lecteurs du Siècle. Riches et pauvres, tous tant que nous sommes, quel que soit notre Dieu, notre es(1) Lamartine remerciait ainsi Laprade, auteur d'un article éloquent « Jamais l'amitié n'eut la main si ferme, ni le tact du cœur si délicat. Je vous savais bien un très grand poète je ne vous savais ni si habile et si éloquent écrivain ni si ami. Tout ce qui lit ici votre manifeste est enthousiasmé.. Quant à moi, je suis touché jusqu'à l'attendrissement. Les malheurs sont bons gui révèlent de telles affections » (cf. E. Bibé, Victor de Laprade, p. 212, note).
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pqir, notre drapeau, profitons de l'occasion qui nous est offerte soyons les collaborateurs du génie que la postérité ne dise pas Ils avaient un grand homme à un jour de sa vie, ce grand homme a laissé voir qu'il avait besoin d'argent, et ils ne l'ont pas compris ».
Puisqu'il faut se borner, nous ne citerons plus que l'appel d'un adversaire politique CuvillierFleury, qui, après la publication des deux premiers Entretiens, signalait l'oeuvre à peine ébauchée, et s'écriait noblement
La dette du génie sera payée. M. de Lamartine sauvera son héritage, ses chenêts et son chien. Il sauvera son repos. Quand il tend noblement cette main qui a tenu la lyre des Méditations, la France se rappelle qu'elle lui doit les plus beaux chants qui aient été entendus depuis deux siècles dans notre pays, carmina non prius audita, et qu'une pareille dette ne se prescrit pas. Elle est toujours payable à vue et à discrétion (1).
Dans ce concert de sympathies, le Figaro fit entendre une note de moquerie et d'insulte il reprocha à Lamartine de compromettre la dignité des lettres, et il ne voulut voir dans ces épanchements douloureux qu'une entreprise de « mendicitë littéraire ». Tantôt il appelait le 1er Entretien « une clarinette d'avCugle », « une ritournelle», « une pitoyable chanson », « une balançoire » tantôt il représentait Lamartine en Bélisaire du pont des Arts, criant aux passants
O bonnes âmes charitables encore un million, s'il vous plaît, pour racheter les chenêts paternels 1 (1) Journal des Débats, 11 mai 1856 (article reproduit dans les Dernières études historiques et littéraires, t. 11, p. 224 çt sq.).
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Pendant trois semaines, les rédacteurs du Figaro, à l'exception de Villemot qui aima mieux se séparer de ses collaborateurs que participer à ce jeu de méchanceté, rivalisèrent d'outrages envers cette détresse poignante.
Ces ricanements sacrilèges ne pouvaient pas atteindre Lamartine1
Je n'ai pas lu le Figaro, écrivait-il à Dubois. J'ai appris ses diatribes par une députation de quatre cents jeunes gens des écoles, qui sont venus protester, et qui voulaient imprimer leur adresse de protestation dans les journaux. Je les ai remerciés du sentiment, et j'ai refusé l'adresse. Je leur ai dit que ces choses-là tombaient d'elles-mêmes, et qu'il ne fallait jamais ramasser les pierres qu'on jetait aux passants.
Le Figaro eut-il honte de, sa cruauté? Un jour, il déclara, sans autre explication, que ses rédacteurs désormais ne parleraient plus de l'auteur du Cours familier (1).
Lamartine était moins sensible à ces moqueries qu'aux observations de ses amis, dont plusieurs regrettaient le bruit fait autour du Cours familier. Ainsi, dès le début de l'entreprise, Dubois essayait de ramener l'attention de l'écrivain sur la vente de ses terres, qui pouvait le libérer dans la paix et la dignité
Comment diable pensez-vous, ripostait Lamartine, que si je pouvais toucher à une pierre de ma masure sans l'entraîner tout entière sur mes épaules et sur celles des miens, je ne le ferais pas ? Cela m'irrite, n'en parlons plus. Est ce qu'on vit dans sa paix et dans sa dignité, (1) Ce scandale fut dénoué dans une brochure vigoureuse (Le Figaro et M. de Lamartine, 1856, 63 pages).
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quand on nage dans une tempête ? C'est puéril, permettez-moi de vous le dire. Je voudrais bien y voir dans leur paix et dans leur dignité ceux qui sombrent, s'ils cessent de nager un instant 1
Rolland, de son côté, désapprouvait la publicité un peu tapageuse qui lançait le Cours familier. Son ami, qui se plaisait à dire « La réclame est un art inventé par Girardin et perfectionné par Lamartine », plaida vivement sa cause
Merci des bons avis, lui écrivait-il le 4 juillet. J'en sens la valeur, mais je ne puis les suivre qu'avec réserve age quod agis. Il s'agit de me libérer ou de périr. On ne peut avoir d'effet sans écho, ni d'écho sans bruit. Le bruit et le but sont honnêtes, il suffit. On doit supporter d'un cœur ferme et d'une oreille sourde les inconvénients réels de la situation. Je ne suis pas sur les roses de la vie.
Partout où il sentait un cœur sympathique, il faisait une démarche intéressée
Tâchez de m'aider auprès de vos compatriotes et amis dans mon œuvre libératrice, écrivait-il à Vaugelas. Répandez ces feuilles et livrez-les aux vents du midi. Si l'ami prenait les devants et souscrivait de luimême, Lamartine le remerciait avec émotion Je suis bien touché, écrivait-il à Gino Capponi, du souvenir, de la lettre, de l'offrande à mes revers. J'accepte le tout. J'appellerai de votre nom illustre et aimé un des arbres de mon jardin ou un des degrés de l'escalier de ma maison, moins dur à monter que celui de Dante. Hélas la vie riante à son début a de lugubres soirs pour tout le monde. La France est une ingrate marâtre pour
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moi qui lui ai sacrifié fortune et sang Dieu lui pardonne L'histoire avec raison ne lui pardonnera pas. Ainsi la blessure est toujours béante du moins, Lamartine veut faire de 'ce supplice du travail un remède à sa détresse, et c'est dans une atmosphère de sympathie qu'il se donnait à la composition du Cours familier il avait trouvé une voie féconde, où il marcherait à pas de génie
Lamartine critique littéraire De toutes les aventures courues par ce génie varié et fécond, celle-là n'était pas la moins inattendue. Les créateurs, d'ordinaire, n'ont pas beaucoup de goût pour s'ériger en juges des lettres, et lui-même, avait défini la critique cette puissance des impuissants ».
Auparavant Lamartine avait peu pratiqué cet exercice littéraire ses préfaces et ses commentaires des Méditafians et des Harmonies proposaient aux lecteurs moins des jugements ou des impressions, que des confidences personnelles, propres à fournir les éléments d'une appréciation objective. Sur les destinées de la poésie, il avait écrit quelques pages de grande allure, rédigées sous la forme d'oracles, plus qu'avec un appareil de raisonnements critiques.
Ainsi donc, après avoir conquis la réputation d'un orateur, après s'être révélé brillant historien, après avoir écrit pour le peuple de solides dissertations politiques et des romans ingénieux, Lamartine, à l'âge de soixante-six ans, débutait dans
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un genre où plusieurs de ses contemporains avaient porté un talent supérieur. Telles étaient les ressources de ce vigoureux esprit, que cette tentative, bien loin de compromettre sa gloire, l'a maintenue et renouvelée.
Pourtant son ambition était haute il la caractérisait ainsi
Etudier la littérature universelle en tout siècle, en tout pays, en toutes langues, avec intelligence et scrupule apprécier les œuvres, les commenter, les offrir en exemples plus qu'en règles à l'esprit inspirer ainsi la notion et le goût des lettres même aux illettrés, telle est la pensée de cette œuvre.
L'étendue de ce programme fait d'abord sourire Quel est le critique qui, après Villemain, et surtout après Sainte-Beuve, oserait promettre d' « étudier la littérature universelle » ? Ces deux maîtres ont tellement élargi la notion de leur art, qu'il semblait désormais impossible d'étendre la compétence d'un juge littéraire jusqu'aux œuvres écrites « en tout siècle, en tous pays, en toutes langues ». Sainte-Beuve lui-même, cet infatigable explorateur de l'horizon littéraire, a pourtant borné sa curiosité et n'a fait en dehors des littératures classiques et de la littérature française que de brèves excursions. Lamartine était-il plus cultivé, ou plus imprudent, lorsqu'il s'aventurait jusque dans l'Inde ou dans la Chine, à la poursuite de la beauté littéraire ? Il n'est resté qu'à la surface des écrivains indous ou chinois néanmoins, il a connu et fait naître le Râmayana ou Confucius, sinon en professionnel averti, du moins en amateur distingué
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Jusqu'à ce que les indianistes soient d'accord entre eux, remarquait Geruzez, la critique et surtout la critique inspirée doit avoir ses coudées franches (1). Avec Confucius Lamartine est encore plus à son aise il voit dans la Chine le « pays de la raison par excellence », et, poussé par sa prédilection pour la littérature politique et législative, il exalte en Confucius, non seulement « le ministre, le pontife et presque le demi-dieu d'un quart de l'humanité », mais aussi l' « Aristote et le « Lycurgue1 de ce peuple, dont, pour sa part, il avait étudié pendant 30 ans les institutions
On s'anéantit, écrit-il, devant cette révélation, cette expérience et cette éloquence énonçant, il y a vingt siècles, au fond d'une Asie inconnue, des principes sociaux et politiques qui semblent exhumés du sépulcre d'une humanité aussi savante et aussi expérimentée que la nôtre.
Peu s'en faut que Lamartine, dans son admiration pour cette sagesse politique, ne nous conseille de nous mettre à l'école de la Chine. Du moins, ne veut-il pas que l'« Europe armée fasse invasion dans cette ruche de quatre cents millions d'hommes » car, en échange des instruments de civilisation que le monde leur doit, « qu'avons-,nous à leur porter, que de l'opium et que la mort ? ». Il n'avait pas prévu que la Chine viendrait elle-même demander à la France des leçons et s'instruire auprès d'elle en culture humaines c'est qu'il n'avait pas deviné l'extension rapide et prodigieuse du Japon, qui menace la Chine « d'invasion», et (1). Repue de l'Instruction publique, 10 juin 1858.
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contre lequel le vieux pays de Confucius a besoin de s'organiser et de se protéger (1).
Dans ce cours de « littérature universelle », si Lamartine n'apporte pas la science des détails, l'investigation minutieuse, la précision des connaissances, qui nous paraissent aujourd'hui la base même de la critique, il a, en revanche, des vues d'ensemble, et il excelle à caractériser le tour d'esprit de chaque peuple, son apport particulier à l'oeuvre collective de la civilisation (2).
Il triomphe à brosser de vastes fresques d'histoire de la littérature; il anime les époques d'une vie intense les noms se pressent sous sa plume et se groupent pour évoquer un moment de l'évolution littéraire, et chacun de ces noms emporte l'épithète caractéristique et juste. De quel pas assuré il s'avance à travers cette période de notre littérature, où le classicisme s'étiole et meurt, pour faire place à l'art romantique De 1789 à 1800, c'est, dit Lamartine, un « interrègne tragique, de révolution, d'échafaud, de patrie en danger, d'éloquence tribunitienne » de 1800 à 1815, « une lourde et froide littérature de collège », à l'exception dé M"18 de Staël et de Chateaubriand de 1815 à 1830, une belle renaissance, qui « ne sera peutêtre pas regardée un jour comme trop inégale à la renaissance des lettres sous les Médicis et sous Louis XIV » (3).
Cette critique, qui se plait aux généralités, est encore « universelle », en ce qu'elle ne se limite pas aux lettres pures et qu'elle s'étend à tous les arts musique, peinture et sculpture. L'objet de (1) Entr. 34e et 35',
(2) Entr. 16, p. 251.
,(3) Entr. 18°, p. 444.
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chacun de ces arts n'est-il pas « d'exprimer des pensées ou de communiquer des sensations » ? Les Entretiens consacrés à Mozart, à Léopold Robert, à Phidias ou à Michel-Ange, ne sont pas les moins heureux.
Ce n'est pas que Lamartine demande à la musique, à la peinture pu à la sculpture, d'être littéraire, c'est-à-dire de choisir un sujet et de le traiter avec des moyens qui sont de la littérature proprement dite. Au contraire, il sent la beauté spécifique des sons, des couleurs et des formes même en musique', il ne goûte pas l'opéra à cause de ses dialogues chantés, et la part de la poésie, ou mieux de la versification, lui paraît toujours excessive. C'est en amateur de musique qu'il parle de Mozart, en connaisseur qu'il juge Léopold Robert, presque en technicien qu'il goûte l'art sublime de Phidias, la grandeur majestueuse de Michel-Ange, la grâce idéale de Canova.
Pour célébrer le « miracle grec », il trouve des accents inoubliables il s'est abîmé en extase au pied du Parthénon, et une prière est montée de ses lèvres à Phidias, « l'Homère de la pierre
Tout se tait, écrit-il, devant l'impression incomparable du Parthénon, ce temple des temples bâti par Périclès, décoré par Phidias type unique et exclusif du beau dans les arts de l'architecture et de la sculpture espèce de révélation divine de la beauté idéale reçue un jour par le peuple artiste par excellence, et transmisse par lui à la postérité en blocs de marbre impérissables et en sculptures qui vivront à jamais.
Cet amour fervent de la beauté communique a'u Cours familier une chaleur qui s'insinue dans
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l'âme du lecteur, et la prémunit contre l'indifférence ou l'ennui. Comment rester insensible à l'enthousiasme que ressent Lamartine en face des chefs-d'oeuvre ? Comment ne pas partager les émotions d'art, que cette intelligence d'élite reçoit des œuvres littéraires, et traduit en formules saisissantes ? Il vient de célébrer la t sublimité » et l' « harmonie » du Parthénon, et il s'écrie, en initié, qui veut répandre au dehors les transports dont il est lui-même agité
Ce sont des révélations que le ciel ne donne pas deux fois à la terre c'est comme le poème de Job ou le Cantique des Cantiques comme le poème d'Homère ou la musique de Mozart 1 Cela se fait, se voit, s'entend puis cela ne se fait plus, ne se voit plus, ne s'entend plus, jusqu'à la consommation des âges. Heureux les. hommes par lesquels passent ces souffles divins l ils meurent, mais ils ont prouvé à l'homme ce que peut être l'homme et Dieu les rappelle à lui pour le célébrer ailleurs dans une langue plus puissante encore 1
L'esthétique de Lamartine, puisée aux sources les plus hautes de l'antiquité et des temps modernes, puisqu'il avait pour maîtres Homère, Platon, Virgile, Cicéron, Milton, Corneille, Racine, Voltaire, Le Tasse, Pétrarque, Byron, Chateaubriand, Hugo dans les « premières splendeurs matinales » de son génie, se résume en cette expression l'art pour le beau. C'est un élément de beauté que l'écrivain, d'après lui, doit dégager ée la douleur même par delà les sensations, qui déchirent
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et torturent l'être physique, l'artiste saisit « l'intelligence impassible survivant au cœur torturé » (1) il s'arrache au prosaïsme de la matière et monte jusqu'à l'essence divine de la création.
Dans la théorie de l'art pour l'art, qui était à la mode vers 1860, il ne voit qu'un « paradoxe » il s'indigne qu'un écrivain se condamne à reproduire servilement la nature, belle ou laide, et croie avoir mis autant d'art « dans l'imitation d'un crapaud que dans la transfiguration de la beauté humaine en Apollon du Belvédère » (2). Il rappelle ces fanatiques du « laid » à la, loi suprême de l'art, qui naît de la pure beauté et qui reproduit la vérité idéale
La théorie du laid, écrit-il, est la parodie de la nature la théorie de l'art pour l'art ravale l'art en ne lui donnant pour objet que lui-mêmeQu'est-ce que l'art, si vous le séparez du bon et du beau ? C'est un jeu d'esprit au lieu de la plus sainte aspiration de l'âme, un matérialisme de mots, au lieu du divin spiritualisme des pensées.
On a reconnu dans ces lignes la noblesse native de Lamartine, qui répugnait à toutes les œuvres se donnant pour objet de rabaisser les hommes et les choses. Ses préventions contre la satire sont célèbres fût-elle légitime, la colère qui stigmatise des hommes et des renommées, Lamartine la rejette comme semeuse de haine, comme créatrice de laideur (3)
(1) Entr. 41", p. 379.
(2) Entr. 36°, p. 412.
(3) Les amis de V. Hugo exilé lui signalèrent cette attaque contre la satire, qui pouvait être dirigée contre les Châ-
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L'enthousiasme et l'amour, disait-il, ces deux seules véritables Muses divines, ne s'abaissent pas à satiriser le genre humain elles pleurent sur lui s'il se souille, elles lui chantent le Sursum corda de l'espérance s'il se décourage ou s'il se dégrade (1).
A plus forte raison, Lamartine, avait-il de l'éloignement pour la caricature, cette ironie de l'oeuvre de Dieu, ce blasphème au crayon » (2). Il n'admettait pas ces peintres, qui enlaidissent à plaisir une figure ou un livre, et se détournent volontairement du beau pour aller au laid. Il écrivait au réda,cteur du journal le Diogène
Quelle que soit ma reconnaissance pour l'article biographique dont vous me parlez,, je ne puis autoriser sur ma personne une dérision de la figure humaine, qui, si elle n'offense pas l'homme, offense la nature et prend l'humanité pour une moquerie. Je vous l'ai dit et vous le répète, cette fausse magnanimité de ma part autoriserait contre d'autres la même offense à la dignité de créature de Dieu. Je ne veux pas m'en rendre complice. Je vous l'ai dit, quand vous m'avez fait l'honneur de venir chez moi à ce sujet, ma figure appartient à tout le monde, au soleil comme au ruisseau, mais telle qu'elle est, je ne veux pas la profaner volontairement, car elle timents, que Lamartine n'aimait pas Dix mille vers d'injures f, disait-il. V. Hugo posa nettement la question à son ami (Lettre) publiée par M. Barthou, Annales politiques et littéraires, 13 juin 1920). Lamartine répondit « Non, jamais rien d'intenti,onnèllement blessant pour vous n'est Sorti de mon cœur et ne sortira de ma plume. Cela ne veut pas dire) que j'abdique oui rétracte rien de ma répugnance générale et théorique à la satire en vers, infligée aux noms propres. Ceci est chez moi système et sentiment. Mais ce no sera jamais à un ami malheureux que j'en ferai l'application » (V. HuGo, Les Chdtiments, édit. de l'Imprimerie nationale, p. 508.)
(1) Entr. 16°, p. 259.
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représente un homme et elle est un présent de Dieu (mars 1857).
Il faut donc s'attendre à ce que l'admiration soit la note dominante du Cours familier. Lamartine ignore non seulement ces dénigrements systématiques où se complait l'envie, mais encore ces perfidies innocentes, en apparence, qui s'insinuent ainsi que des poisons au cœur des gloires les plus pures, pour les corrompre. C'est à ses contemporains qu'il est le plus rare de voir un critique rendre justice Sainte-Beuve a donné le modèle de ces trahisons du goût, qui, sans couleur d'impartialité, aboutissent à rabaisser les réputations. Lamartine, au contraire, va de lui-même au devant de l'éloge des écrivains de son temps, et même de ses rivaux en poésie, en éloquence, ou en histoire. Son attitude ordinaire est celle qu'il prend à l'égard de Balzac, que Mm8 de Girardin venait de lui présenter
Elle l'aimait, comme j'étais disposé à l'aimer moimême. Je l'aimais déjà quand nous nous mîmes à table (1).
Ainsi la critique de Lamartine relève de la belle formule de Chateaubriand
La critique féconde des beautés substituée à la critique stérile des défauts.
Il ne faudrait cependant pays- s'imaginer que Lamartine hésite devant les vérités nécessaires, et (1) Entr. 106.
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qu'il craint d'exprimer à l'occasion des jugements sévères. Nous ne parlons pas des erreurs de goût où il est parfois tombé, et que l'histoire littéraire a enregistrées pour mettre en doute la sûreté de son jugement. Ainsi il n'aimait pas La Fontaine, et l'on sait comme il a mal apprécié la philosophie « dure, froide et égoïste du fabuliste, et surtout le style de ses Fables, « vulgaire, inharmonieux, disloqué, plein de constructions obscures, baroques, embarrassées, dont le sens se dégage avec effort et par circonlocutions prosaïques » (1).
Le jugement qu'il a porté sur Corneille, pour moins connu, n'en est pas moins faux
Romain exagéré, dit-il, déclamatoire, qui donne à l'héroïsme l'attitude, le geste, l'accent du matamore. On peut admirer tout de lui, continue-t-il, excepté le caractère naturel, vrai,, proportionné et sobre de son pays. Corneille, est tout ce qu'on voudra, excepté français (2). Ces aberrations sont exceptionnelles dans le Cours familier. Cependant quelques Entretiens contiennent, non plus des paradoxes, mais des vivacités, dont le ton semble dérobé à la polémique. Lamartine n'y est pas à l'abri de tout reproche cependant sur bien des points il a eu le mérite de voir clair le premier, ou d'ajouter le poids de son autorité à des jugements déjà formulés, mais encore soumis à la discussion
Les trois Entretiens consacrés à J.-J. Rousseau (65°, 66° et 67°) sont parmi les plus remarquables du Cours familier, et Mœ» de Lamartine dit qu'ils ont été accueillis avec enthousiasme (3)., C'est (1) Enlr. 81, p. 127
(2) Ibid., p. 121.
(3) Lettre à Ch. Alexandre, pp. cit., p. 296.
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qu'ils reposent sur une connaissance précise de la vie et de l'oeuvre de l'écrivain et sur une forte argumentation.
Dès le début, Lamartine place Rousseau au nombre des utopistes, ces « rêveurs dépaysés dans les réalités », dont les plans sociaux sont « l'opium des imaginations malades des peuples». Platon ouvre la liste de ces chimériques, où s'inscrit Fénelon, avec son Télémaque, catéchisme social de tous les révoltés contre la nature, la famille et la propriété. Rousseau, disciple de Fénelon, fut plus dangereux, parce qu'il écrivait 'avec son âme et que son éloquence passionnée remua les cœurs et séduisit les imaginations.
Lamartine confronte son Contrat social avec le bon sens, l'expérience et la vérité car il voit dans la politique, à la suite de Bacon, une science expérimentale, subordonnée aux faits et à l'histoire. Rousseau, au contraire, se croyait le droit, du haut de son génie, de s'établir législateur des sociétés humaines. Mais, objecte Lamartine, où donc l'auteur du Contrat -social a-t-il fait ce noviciat d'expérience et de raison ? Où a-t-il puisé la prétention d'être un phare vivant de l'humanité ? Adversaire haineux de l'ordre social, en marge duquel il se trouvait placé par sa naissance et par son éducation, romancier épris de chimères, moraliste hypocrite prêchant la vertu aux autres et affichant le cynisme dans sa conduite, il n'apportait à la démocratie moderne, ni l'infaillibilité du bon sens, ni les trésors de l'expérience, ni la sublimité de l'inspiration. La révolution française l'a pris pour oracle, elle s'est perdue.
Lamartine avait raison de signaler les dangers politiques et moraux de l'oeuvre de Rousseau les
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utopies sociales, il les avait combattues au pouvoir en 1848 dans le Conseiller du peuple, il mettait ses lecteurs en garde contre les démagogues, qui mènent les peuples à l'anarchie ou au despotisme lorsque parurent les Misérables, il prit dans cinq Entretiens (83-87) la défense de la société, « chose sacrée et nécessaire, quoique imparfaite et que Victor Hugo représentait comme « le résumé de toutes les iniquités humaines (1) ».
Quant à la vertu, Lamartine n'est pas suspect d'avoir jamais transigé avec ceux. qui, dans leurs écrits ou leur conduite, lui ont porté la plus légère atteinte. La moralité dans l'art n'a pas eu de partisan plus convaincu. N'écrivait-il pas dans son 48" Entretien
Il va sans dire que je choisirai dans ce recueil d'Horace, et que je m'arrêterai dans mes citations devant tout ce qui ferait monter la rougeur au front de l'innocence. Ce qui offense la pudeur n'est jamais beau le cynisme est la laideur de l'esprit.
Par là, s'explique la sévérité dont il fit preuve à l'égard d'Alfred de Musset. A vrai dire, il n'avait guère pratiqué l'œuvre du gracieux poète, il attendit sa mort, et l'occasion d'un article nécrologique, pour découvrir les Nuits. Il n'avait pas même répondu à l'appel angoissé que Musset lança dans sa Lettre à Lamartine ou plutôt, il nous confesse
(1) Cette étude qu'un critique, A. Boutrot, appelle à tort « le bavardage fatigué d'un homme! qui fut sublime autrefois (Revue bleue, 1902, t. XVH, p. 283 et sq.) met en pleine lumière les chimères d'un livre « très dangereux de deux manières non seulement parce qu'il fait trop craindre aux heureux, mais parce qu'il fait trop espérer aux malheureux ».
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qu'après l'avoir reçue, il prit un crayon, et ébaucha quelques vers, qu'il enfouit dans un tiroir sans les terminer lorsque cinq ou six ans plus tard, il les retrouva et voulut les compléter, il n'eut que le temps de « coudre à ce commencement un mauvais lambeau de fin, sans qu'il y eût ni milieu, ni corps, ni âme à ces vers». Il déclare sa réponse « médiocre », et personne n'y contredira on cherche en vain Musset dans le portrait que Lamartine en a tracé
Enfant aux blonds cheveux, jeune homme au cœur de {cire,
Dont la lèvre a le pli dés larmes ou du rire,
Selon que la beauté qui règne sur tes yeux
Eut un regard hier sévère ou gracieux
Poétique jouet de molle poésie,
Qui prends pour passion ta vague fantaisie.,
Emule de Byron, au sourire moqueur,
D'où vient ce cri plaintif arraché de ton coeur ? Quelle main de ton luth en parcourant la gamme, A changé tout à coup la clef de ta jeune âme,
Et fait rendre à l'esprit le son du coeur humain ? Est-ce qu'un pli de rose aurait froissé ta main ? Le 18° Entretien fit à Paul de Musset une « impression douloureuse », et il se plaignit en termes mesurés dans une lettre insérée par la Reaue des Deux Mondes du 15 juillet 1857, non pas des appréciations littéraires de Lamartine, mais de ses erreurs sur le caractère d'Alfred.
Il vous aimait, Monsieur, disait en terminant, Paul de Musset, parce que la chose du monde qui le touchait le plus, c'était le génie. L'envie lui fut toujours étrangère, et c'est à cette élévation de sentiments, à cette chaleur et à cette noblesse de cœur qu'il a dû de n'avoir pas
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un ennemi de son vivant, et de laisser aujourd'hui non seulement des admirateurs fidèles, mais même des dévots.
Ce plaidoyer eut, au moins, un résultat il fit lire à Lamartine les Nuits, dont il parla dignement dans le 19° Entretietl,
Il s'arrêtait même avec, complaisance aux qualités épiques du combat, que se livrent les deux rivaux, dans Don Paez, aux délicieux accords de la rêverie nocturne sur Venise dans Portia.
Mais il maintenait la sévérité de ses réflexions sur la sensualité d'un poète, coupable de « froisser l'âme » ou de « ternir la pudeur », et de multiplier, comme dans Rolla, les pages « souillées de lie, de vin, de sang, de tout ce qui tache ».
Eh bien à notre tour demandons-nous s'il ne serait pas à souhaiter, avec Lamartine, que Musset eût sacrifié ses « idylles de mansardes », ses » pastorales de) tabagies », qui commencent par une « orgie pour finir par un « suicide » et n'eût retenu de son œuvre que « deux petits volumes »' contenant « l'un les plus frais sourires de la jeunesse, l'autre les plus pathétiques soupirs de l'humanité »“
Ajoutons cependant que Lamartine oublie ces délicates merveilles de fantaisie et de sentiment que sont les Comédies et Proverbes. Aussi bien il n'a pas tenu à Mm0 de Lamartine, collaboratrice discrète, mais peu écoutée du Cours familier, que l'étude du critique s'étendît jusqu'à cette partie de l'œuvre de Musset,.
Du moins, la meilleure oraison funèbre de Musset n'est-e'lle pas dans ce regret exprimé par Lamartine, qui vient enfin de découvrir ses poésies
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'«Ali! combien, en les lisant, ai-je accusé le sort qui m'a privé d'apprécier et d'aimer, pendant qu'il respirait, un homme pour lequel je me sens tant d'analogie, tant d'attrait, et, oserai-je le dire ? tant de tendresse après sa mort Oh que ne l'ai-je connu plus tôt » La voilà, l'amende honorable qui était due à la plainte fraternelle de Paul de Musset le voilà, le canevas de la réponse immortelle qui devait être faite à l'immortelle Epître it M. de Lamartine.
La science aujourd'hui est à la base de la critique. Lamartine le savait bien, lui qui avait été lié avec Villemain et Sainte-Beuve, les créateurs en France de la critique informée.
Il avait connu le premier dans le salon de MUle de Sainte-Aulaire, où le professeur, déjà célèbre, avait salué dans l'Isolement l'avènement d'une poésie nouvelle et Lamartine fut tout de suite attiré vers celui qu'il appela dans son 10e Entretien « l'esprit le plus riche, le plus cultivé, le plus universel de notre âge (1).
Quant à là manière scientifique des Lundis, il l'appréciait à sa valeur, et il la définissait en ces termes, dans sa lettre de 1864
Vous expliquez l'homme par son temps. Comme le naturaliste consommé, vous voyez le fruit dans la racine, vous suivez la sève dans ses nœuds, vous en montrez les déviations par les accidents de sa vie. On comprend (1) Enfr. 10°, p. 292.
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l'homme par sa vie avant de le comprendre par ses oeuvres.
L'ambition de Lamartine fut autre. Sans doute, lui aussi, il pensait que la seule façon d'entrer avant dans l'intelligence d'une œuvre, c'était de l'éclairer par l'histoire de l'écrivain. Tant qu'il fut lié par son traité avec Mirès, qui lui interdisait les biographies des auteurs dont il parlait, il ne put pas donner carrière à son goût pour les détails précis et pour les développements biographiques. En juin 1858, il résiliait enfin cei contrat, et il promettait à ses lecteurs que le Cours familier allait redoubler d'intérêt (1). Il allait désormais appliquer sa maxime empruntée aux Persans « Pour connaître l'eau, il faut remonter à la source ». Parmi les éléments d'information auxquels Lamartine se plaisait à se référer, nous citerons en premier lieu les correspondances et les souvenirs biographiques. Nous avons vu plus haut (2) quelle importance il attachait aux lettres intimes qui, seules, nous donnent un portrait fidèle de l'écrivain, qui s'y peint à son insu.
Aussi a,-t-il lu dans la Revue germanique, qui venait de la publier, la « correspondance de Goethe et de' Schiller » et il dira de la Correspondance de Chateaubriand avec Mme Récamier, publiée par Mm° Lenormant, qu'elle est « bien supérieure en intérêt aux mémoires d'apparat du grand prosateur du xix" siècle (3).
Ces correspondances révélatrices n'ont pas absorbé tout son souci d'information. Sans aller jusqu'à des (1) Jourreal des Débats, 7 juin 1858,
(2) Préface, p. XI.
(3) Entr. 49' (1860), p. 64.
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recherches très poussées, qui n'auraient pas été de mise dans ce Cours familier, où il s'adressait « même aux illettrés », pourtant il a eu le scrupule de connaître et de lire les principaux ouvrages, surtout les plus récents et les plus complets, qui l'aidaient à acquérir une pleine intelligence des écrivains. Ainsi pour Boileau, il cite l'édition Berriat-SaintPrix, qui, dit-il, « a mis à leur date et à leur vraie lumière chaque syllabe de cette vie poétique ou familière » nous avons vu quel immense travail de préparation avait précédé la rédaction des Entretiens consacrés à Dante les savantes études de Walckenaër l'ont renseigné sur Horace pour parler du Don Juttn de Mozart, il a lu dans le texte italien les 31émoires de Lorenzo d'Aponte, le librettiste, et en a reproduit en français, dans son Entretien, les passages les plus caractéristiques Blaze de Bury ayant publié « une complète étude sur le génie de Goethe, et une incomparable traduction du drame de Faust », c'est à cette source qu'il puisera, sans préjudice des autres, moins riches ou moins connues, en attendant qu'il utilise, dans de nouveaux Entretiens (119°, 120', 121°) les Conversations avec Eckermann.
Cette enquête sérieuse s'accroît encore des impressions personnelles et des souvenirs particuliers qui meublaient sa riche mémoire, non seulement sur ses grands émules du romantisme' français, mais encore sur les écrivains étrangers. Ainsi il pourra dire d'Alfieri
Je ne l'ai pas connu personnellement, lui mais j'ai connu très intimement ses parents son neveu, homme distingué, président du Sénat à Turin ses commensaux de tous les soirs à Florence la comtesse d'Albany, son
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idole sa chambre, vide à peine sa bibliothèque, pleine encore de volumes grecs ouverts sur sa table (1). Lamartine a vu à Stuttgard le poète Schwab, de qui il a reçu des confidences sur la mère de Schiller il a connu la fille de Bettina d'Arnim.
Ces observations directes faites sur les écrivains ou sur leur entourage immédiat, donnent à un critique plus de précision et plus d'autorité. Aussi Lamartine peut-il, après avoir rappelé qu'il avait connu Joseph de Maistre, ajouter
C'est un grand avantage pour parler d'un écrivain que d'avoir vécu dans sa familiarité, car il y a toujours beaucoup de l'homme dans l'auteur. Vos portraits du comte de Maistre sont des portraits d'imagination le mien est un portrait d'après nature.
S'il s'agit d'un écrivain du passé, Lamartine a eu le privilège de' vivifier ses impressions au contact d'admirations très fortes, ou des lieux qui évoquent à la postérité le souvenir inoubliable d'une oeuvre. Ainsi il lut Arioste, pour la première fois en Italie, lorsqu'il avait vingt ans, dans une villa de luxe, élevée sur une colline légèrement boisée d'oliviers, de mûriers et de myrtes, qui dominait, non loin de Venise, la mer Adriatique, entre une jeune veuve d'une beauté enivrante, sa charmante fille, un chanoine spirituel et un professeur enthousiaste
Le lieu, la saison, les personnes, dit Lamartine, étaient admirablement adaptés par le hasard à cette ravissante lecture.
(1) Entr. 96'.
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Il recompose avec tant d'art la scène et le tableau, que le lecteur du Cours fatmilier ne sait plus ce qu'il doit goûter le plus, l'analyse du Roland furieux, « cette fierté du cœur et de l'imagination », ou la description de cette « belle halte de sa jeunesse », dans laquelle Lamartine a mis tant de fraîcheur et tant de poésie.
Qu'est-ce qui donne à son étude de la poésie lyrique de David une vivacité communicative d'admiration ? c'est qu'il lisait les Psaumes avec sa mère et ses sœurs, et que ses émotions de poésie de la Bible s'unissaient ainsi aux chers souvenirs de son enfance mais c'est aussi parce qu'il a rouvert le livre de sa mère à Jérusalem sur le tombeau du poète-roi « Je lus, écrit-il, avec des impressions centuplées pour moi par le site et par le voisinage du tombeau ». Cet ébranlement de poésie retentit encore au fond de l'imagination de Lamartine, lorsqu'e'n 1858, il détaille les beautés lyriques de ces Psaumes, qui sont « le vocabulaire universel des joies ou des douleurs de l'homme ».
Walckenaër est un guide excellent pour mener à l'admiration raisonnée d'Horace mais Lamartine a des lueurs que' ne donne pas l'érudition, parce qu'il s'est assis vingt fois, les vers d'Horace à la main, sur les décombres de sa petite métairie d'Ustica, dans sa vallée de la Difientia, sous les oliviers trempés de l'écume de l'Anio, sur les voûtes recouvertes de gazon de son cellier de Tibur. C'est pourquoi ce critique qui n'aime pas Horace, parce qu'il n'est que le poète de l' « agrément », a rendu justice à la flexibilité du style, à l'harmonie de la strophe, à la souplesse de l'imagination, à ce talent éclos à Venouse, ville de la Grande
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Grèce, et non pas dans la froide Sabine ou dans le dur Latium
Rustique et guerrière, écrit-il, la famille de Romulus n'avait pas ces abandons, ces nonchalances et ces élégances de la Sicile, de la Calabre ou de l'Attique (1). Ces bonheurs de sa critique, Lamartine les doit à ses voyages et à son expérience des hommes mais le fond substantiel du Cours familier lui vient du travail considérable qu'il avait fait dans la solitude de Milly, aux environs de la 20° année. Dans cette oisiveté forcée à laquelle les traditions politique de sa famille condamnèrent sa jeunesse, Lamartine fut pris pour l'étude d'une passion ardente
Travaillons, travaillons, écrit-il à Virien le lor juin 1809 il n'y a que cela Nous n'avons que cela à faire de cinq à six ans 1
Un peu plus tard (30 juin 1810), il envoie à son ami une belle profession de foi intellectuelle, et un large programme d'activité littéraire
Nous n'écouterons que notre propre conscience qui nous dit Travaillez pour donner les intérêts de ce que vous avez reçu travaillez pour être utiles si vous le pouvez.
En ces années de paresse féconde le nombre de livres qu'il a dévorés est prodigieux sa correspondance porte à toutes les pages la marque d'une fièvre de pensée, d'une passion de connaissances, qui font admirer cet adolescent exposé à tous les pièges du désœuvrement, mais qui, se sentant la vocation de la gloire, marche vers son des(1). Entr. 47° et 48'.
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tin d'un enthousiaste élan. C'est pour avoir tant travaillé dans sa jeunesse, que la vieillesse de Lamartine fut capable d'improviser l'immense labeur du Cours familier.
Gustave Planche se trompait, lorsque, dans un article de la Revue des Deux Mondes (15 novembre 1856), il refusait à Lamartine l'accès dans ce domaine des lettres, dont lui-même s'était établi le gardien hargneux.
Lamartine garde dans le Cours familier ce qu'un de ses admirateurs appelle son « génie de l'inexactitude » (1). Qu'importe ? Si nous voulons apprendre l'histoire littéraire, nous ne lirons les Entretiens qu'avec défiance un manuel de littérature nous rendra plus de services d'érudition mais fera-t-il autant pour nous « inspirer la notion et le goût des lettres », ce qui était l'objet de son Cours ? Planche n'a vu que les insuffisances et les défauts de cette critique qui ne ressemble pas à la sienne; nous opposerons à ces dédains l'appréciation de Geruzez, qui, dans un article du 12 juin 1858, disait de Lamartine
Quand il voit juste, ce qui lui arrive souvent, il ajoute la splendeur à la justesse, et alors il est incomparable quand il se trompe, ce qui lui est arrivé quelquefois, il ne se trompe pas comme le vulgaire, et il lui reste encore le prestige, quand la vérité lui échappe. C'est, en effet, le privilège de la poésie de transfigurer même l'inexactitude et l'erreur. Lamartine, critique littéraire, a gardé les séductions du poète le don de colorer, d'animer et d'émouvoir restait (1) E. Mplchior de Vogua.
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entier en ce vieillard, qui avait donné à son temps des fêtes d'imagination et de sensibilité, et qui continuait encore à l'enchanter dans un genre austère et prosaïque. Que de pages éclatantes de coloris, entraînantes de verve, pénétrées de lyrisme, il a semées au cours de ces 168 Entretiens
Ici, la délicieuse pastorale des amours du petit Didier et de la Jumelle éelos en cette Arcadie de Monculot avec la même fraîcheur que l'idylle de Daphnis et Chloé là, une description radieuse de la vallée de Chambéry, où les souvenirs d'amour et de bonheur se levaient dans cette âme ardemment tournée vers son passé ailleurs, un hymne à la beauté de Juliette Récamier, traînant après elle les cœurs de deux générations d'adorateurs enthousiastes ailleurs enfin, car il faut s'arrêter, un pieux monologue de la servante, gardienne du foyer, attendant au manoir de SaintLucipin son maître Louis de Ronchaud, qui poursuivait sur les grandes routes du monde son rêve d'art (1)
Ces pages éclatantes sont des hors-d'oeuvre Lamartine ne s'astreint pas à un plan suivi. Parfois il se laisse conduire par l'actualité il interrompt un sujet commencé, pour verser un hommage sur une tombe qui vient de s'ouvrir, ou pour communiquer à ses lecteurs l'émoi d'admiration où le jette la découverte d'un chef-d'œuvre (2). Au mois de mars, il est en pleine littérature latine avec Cicéron en avril il se tourne vers J.-J. Rousseau, pour revenir à Rome en juillet avec Tacite (3). Que (1) Enir. 87, 42. 49, 77.
(2) Entr. 18* et 19, (sur Musset). Entr. 40 (sur Mistral),
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de fois le Çours s'est infléchi vers une question incidente, qui prend toute la place et supplante le sujet annoncé Ne vous fiez pas au titre d'un Entretien l'auteur a trouvé sur son chemin un sentier divergent, qui l'a mené vers un horizon plus lumineux ainsi les pages projetées sur M. de Genoude et ses fils contiennent l'histoire des rapports de Lamartine avec Lamennais.
Ce sont les digressions biographiques qui, le plus souvent, traversent les développements amorcés, les suspendent, et parfois les écartent définitivement. Toute une histoire de la vie et des œuvres de Lamartine s'inscrit ainsi en marge du Cours familier. Comment l'auteur résisterait-il à la tentation d'évoquer les heures bénies du passé et de moduler une fois de plus la douce chanson de son intimité avec la nature à Milly, de son éblouissement devant les merveilles du golfe de Naples ou des églises de Florence ? Comment ne saisirait-il pas l'occasion de plaider encore pour les sourds qui ne veulent pas entendre la cause de son désintéressement et de son patriotisme durant la crise de 1848, qui ne le mit sur un piédestal que pour le précipiter dans l'abîme ? Comment enfin, aux heures où le fardeau est trop lourd pour ses forces affaiblies, ne çrierait-il pas sa détresse, et n'ouvrirait-il pas devant des lecteurs, qui sont des amis, la blessure que l'impopularité et les dettes ont faite à son cœur meurtri ?
S'il fallait choisir parmi les beautés du Cours familier, c'est à ces pages d'autobiographie que devraient aller nos préférences. Lui-même aj pu appeler son 1°' Enfretien son « manifeste du désespoir » sa plainte, en effet, va rejoindre dans la littérature du malheur les lamentations de Job,
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où tient l'infini de la misère humaine. Rien n'est plus poignant que de l'entendre ailleurs appeler les grandes ombres des adorateurs de Juliette Récamier, un Chateaubriand, un Mathieu de Montmorency, un Ballanche, un Lamennais, une M'°° de Girardin, et, se présentant le dernier pour clore la vision du brillant cortège d'autrefois, murmurer ces mots tragiques « Et moi, comme un ouvrier levé avant le jour pour gagner le salaire quotidien de ceux qu'il doit nourrir de son travail, écrasé d'angoisses et d'humiliations par la justice ou par l'injustice de ma patrie, je cherche en vain quelqu'un qui veuille mettre un prix à mes dépouilles, et j'écris ceci avec ma sueur, non pour la gloire, mais pour le pain (1) g.
Qu'on ne s'y trompe pas. Lamartine n'a pas fait un cours dogmatique il ne savait pas et il ne voulait pas. Ces Entretiens mensuels lui servaient d'un cadre complaisant pour qu'il pût dire à ses contemporains et à la postérité les impressions littéraires qu'il avait reçues des chefs-d'œuvre écrits dans toutes les langues, et surtout continuer cette histoire inépuisable de sa vie de poète, d'historien et d'homme d'Etat.
Son génie s'y est retrempé ces fleurs d'arrièresaison n'ont pas l'éclat et le parfum: de celles qui étaient nées au soleil de la jeunesse et de la gloire mais plus pâles et plus mélancoliques, elles entourent d'une couronne discrète cette vieillesse qui n'abdiquait pas et qui marchait à la mort sous le triple rayon du travail, de l'humilité et de la résignation.
(1) Entr. 51«, p. 239.
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CHAPITRE III
Les derniers poèmes.
Parmi les définitions de la poésie, l'une des plus éclatantes se lit dans le Cours familier (1). Lamartine se défend de pouvoir emprisonner par des mots cette chose subtile et mystérieuse il en suggère l'idée par des exemples, qui sont des modèles de style et de poésie,
Tour à tour la montagne et la mer viennent chanter leur hymne de beauté et d'émotion puis c'est la gamme de l'âme humaine dont nous entendons retentir les notes fondamentales amour, douleur, piété, vérité, vertu et de toutes ces harmonies éparses dans la nature ou dans le cœur, Lamartine compose une symphonie en hommage au Créateur A talent égal, écrit-il, le son que rend l'émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et plus sonore que le son tiré des passions légères ou mauvaises de l'homme plus il y à de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême c'est Dieu. On a dit le grand architecte dés mondes on pouvait dire Le grand poète des univers.
(1) Entr. 4», p. 841-272,
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C',est sa propre poésie dont il donne la formule, et c'est surtout l'idée de la poésie qu'il aurait voulu chanter au soir de sa vie. Comme on le voit, il ne met qu'au second plan le rythme, la rime, l'image, la couleur. Fau-il aller plus loin, et soutenir avec lui que la mesure, la cadence, la consonnance des sons à la fin des vers, soient « une puérilité, et presque une dérogation à la dignité de la vraie poésie ? » Sans absorber la poésie dans la forme, et sans nier la valeur poétique de la prose, car Fénelon, Bossuet, Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint Pierre, Chateaubriand, pour ne citer que ceux-là, donnent très souvent la sensation de la poésie, on doit contester à Lamartine la singulière théorie qu'il développe, lorsqu'il attribue à cette prose « plus de véritable poésie » que dans les vers de nos poètes « N'est-ce pas un jeu d'enfant, écrit-il, que cette condition arbitraire et humiliante de la prosodie des peuples consiste à faire marcher l'expression de sa pensée sur des syllabes tour à tour brèves et longues, comme une danseuse de ballets qui fait deux petits pas, puis un grand, sur ses planches ? N'est-il pas puéril que la poésie consiste à couper son sentiment dans toute sa fougue en deux hémistiches d'égale dimension, comme si les vibrations de l'âme étaient parallèles, et que la passion, l'amour, l'adoration, l'enthousiasme dussent être coupés par la césure, comme l'archet du chef d'orchestre coupe l'air en deux pour l'exécutant ? Enfin, comme si la pensée ne pouvait s'élancer de la terre au ciel à moins d'attacher sous le nom de rime à chacun de ses vers deux consonnances métalliques, comme la bayadère de l'Inde attache deux grelots à ses pieds pour entrer et pour adorer dans le temple
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On souffre de trouver sous la plume d'un poète ce dédain du rythme avec désinvolture Lamartine sacrifie une part de son génie, non la meilleure assurément, puisque il eut toujours en horreur le travail de la lime et les recherches de la technique, mais ce sentiment de l'harmonie, qu'il avait d'instinct, et qui donne leur consécration à la vivacité de ses émotions et à la noblesse de ses idées. Il ne voit plus maintenant dans l'art que la « difficulté vaincue p et dans le poète qu'un « assembleur de mètres et de rimes ».
Cet état d'esprit nous aide à comprendre la quasi-stérilité poétique de ses dernières années pourquoi l'inspiré de 1820 chanterait-il encore pour ses contemporains ? Des lignes de prose, pourvu qu'elles soient soutenues par la puissânce du sentiment, seront aussi « émouvantes », aussi « harmonieuses » et aussi « colorées » entassons les entretiens littéraires sur les entretiens littéraires, et pronostiquons la mort prochaine de la rime et du vers. La rime et le vers ont résisté et Lamartine luimême oublia ce blasphème qu'il jetait en 1856 à son passé et à sa gloire. Parfois en effet l'inspiration revint le visiter en cette saison d'automne, qui avait été particulièrement propice à ses rêveries il l'accueillit comme autrefois, de toute son âme, et se soumettant à ce qu'il appelait naguère « une puérile symétrie » et « une vraie consonnance de sonorité », il retrouva le secret de cette langue, que le rythme élève à la plus haute puissance de l'émotion et de la beauté (1).
(1) Cette doctrine hétérodoxe sur la poésie lui venait de l'abbé Dumont, l'ami de sa jeunesse. Cf. Confidences, liv.
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Au surplus, lui-même, au seuil de la tombe, fit amende honorable à la poésie, et en 1868, le Cours familier insérait un désaveu de cet athéisme poétique « Le vers français, disait-il, dont nous avons accusé ailleurs le vice et la puérilité trop musicale dans notre poésie, est cependant la dernière expression de la condensation, de l'harmonie, de la vibration, de l'image, de la grâce ou de l'énergie de la parole humaine ».
On pourrait faire un volume, qui ne déparerait pas la série des recueils publiés par Lamartine luimême, avec ces pièces d'arrière-saison, dispersées arbitrairement dans ceux qui les ont précédées. Ce volume s'ouvrirait par les Stances au Comte d'Orsay. Elles parurent d'abord dans la Presse, puis dans les Foyers du Peuple, et, enfin dans le Cours familier, avant qu'elles vinssent grossir les éditions modernes des Recueillements.
Le brillant comte d'Orsay, qui devait attacher à son nom une réputation d'élégance et de dandysme, avait commencé par la sculpture il fut un de ces artistes qui, de concert avec les poètes, avaient brûlé de la fièvre romantique, s'étaient enivrés de rimes, d'images et de couleurs dans les soirées ésotériques de l'Arsenal, et avaient combattu à la première représentation d'Hernani pour jeter à bas le vieil édifice du classicisme. Mmo Mennessier-Nodier qui l'avait vu dans la « boutique » de son père, en ces temps lointains, se le rappelait comme « un long adolescent frêle, un peu embarrassé d'une grande
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taille à laquelle il n'avait pas encore eu le temps de s'habiuer ». Son talent s'était affirmé par plusieurs œuvres de valeur, où le faubourg Saint-Germain s'était reconnu avec sa grâce aimable, lorsque, en 1848, il sculpta, à l'insu de Lamartine, un buste du tribun, dans son rôle épique de briseur d'émeute et de sauveur de l'ordre.
Lamartine reçut un exemplaire en bronze de cette effigie, plus hardie que ressemblante, où tout vivait, le pied, le front, le geste, l'attitude, l'œil, la bouche même il l'appelait le « buste du feu sacré ». Quelques mois plus tard, il rencontra d'Orsay à Cormatin, chez leur ami commun Henri de Lacretelle. Il se préparait à faire des vers pour remercier l'artiste, mais, interrompu par un tiers importun, il ne dépassa pas le premier hémistiche Alcibiade un jour.
C'est à Monceau, le 4 octobre 1850, que les stances de remerciement furent reprises et achevées. Mais les vers ont leur destin l'inspiration de Cormatin eût été bien différente de celle qui, en cet automne, vint à Lamartine d'une crise de découragement. C'est un cri de détresse et de dédain que les hôtes de Monceau entendirent ce jour-là sortir des lèvres de Lamartine, qui jamais ne s'étaient ouvertes surdes sanglots aussi poignants. Le poète du Désespoir et de Novissima verba se dressait, dans ces stances, de toute la hauteur douloureuse de son destin foudroyé.
Charles Alexandre nous a dit, dans une page vibrante, l'émotion dont furent étreints les hôtes de Monceau, lorsqu'ils entendirent, à table, réciter ces vers, tout chauds encore de la création « Nous étions remués jusqu'aux entrailles, a-t-il écrit. Le repas s'arrêta, nous n'avions plus faim. Le corps
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oublié, l'âme palpitante; muets, les yeux fixés sur le grand Inspiré, nous frissonnions devant cette haute figure de poète et de héros, aux cheveux blanchis, aux tempes creusées par l'épreuve, à la grandeur tragique, à la bouche frémissante, aux yeux fermés comme un mort, et qui semblait chanter audelà de la vie (1).
L'artiste avait immortalisé le verbe souverain qui sortait de ces lèvres de feu, et que le geste impérieux animait d'une vie intense et maintenant qu'étaitil le tribun des jours héroïques ? une épave de l'indifférence publique, un rebut d'ingratitude, une force oubliée et dédaignée. Aussi le buste n'avait-il plus qu'à descendre de son socle, et l'artiste devaitil briser cette image trompeuse, que la postérité confronterait avec l'original, pour découvrir le néant des grandeurs humaines et l'inconstance des foules changeantes, qui n'élèvent leurs idoles sur le pavois que pour mieux les précipiter dans l'abîme Oui, brise, ô Phidias Dérobe ce visage
A la postérité, qui ballotte une image
De l'Olympe à l'égout, de la gloire à l'oubli Au pilori du temps, n'expose pas mon ombre Je suis las des soleils, laisse mon urne à l'ombre Le bonheur de la mort, c'est d'être enseveli Que la feuille d'hiver au vent des nuits semée
Que du coteau natal l'argile encore aimée
Couvrent vite mon front moulé sous son linceul, Je ne veux de vos bruits qu'un souffle dans la brise, Un nom inachevé dans un cœur qui se brise 1 J'ai vécu pour la foule, et je veux dormir seul. (1) Souvenirs, p. 232.
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« Hommes, femmes, tous pleuraient, dit encore Alexandre. Nos larmes mieux que nos voix l'avaient applaudi. » Et lui, montant sur Saphyr, la jument confidente de ses rêves héroïques aux journées de juin, il s'en allait à Milly, lé point de départ de cette vie, qui devait un jour monter au sommet rayonnant de l'histoire, pour être le lendemain, vouée aux gémonies lugubres de l'ingratitude. Là, il s'entretint avec l'âme de sa mère, et une strophe nouvelle naquit de ce dialogue entre ces deux cœurs que tant d'amour avait soudés l'un à l'autre mais cette strophe est restée un secret entre la mère et le fils.
Par ces vers -Lamartine portait la douleur à la sublimité de la poésie il dépassait Byron, qu'il se plaisait à appeler « le plus grand poète des temps modernes » il égalait Job, ce lion du désert, qui a rugi les sanglots du sépulcre et de l'éternité Mais cette âme, fortement trempée, quoi qu'en aient dit ceux qui s'obstinent à voir en lui un poète larmoyant, ne s'accommodait pas d'un parti-pris de gémissement sempiternel sur les choses humaines certes, il était très sensible, et la souffrance descendait en lui à des profondeurs où elle atteint rarement mais il réagissait avec vigueur « Cette fibre, a-t-il dit de sa faculté de sentir, plie jusqu'à la mélancolie, jamais jusqu'à la prostration elle se redresse facilement, comme un ressort d'acier bien trempé que son élasticité même empêche de se rompre son équilibre, sans cesse troublé, sans cesse rétabli, donne à mon âme une certaine sérénité gaie sur un fond triste ». Le 4 octobre 1850, en chantant sa douleur, il l'avait tuée pour un temps le lendemain, il avait déjà remonté la pente du désespoir, et en tendant le manuscrit de ses vers à
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Charles Alexandre, il lui disait C'est un sublime va te faire f. lancé au peuple ». Et il rentrait dans l'action.
Pour tempérer la sévérité didactique de son Cours familier, Lamartine a parsemé quelques poèmes dans ses Entretiens.
Souvent, ce sont des vers déjà pubKés, et que l'auteur reproduit, en ornement de sa prose, et aussi pour alléger sa tâche de manœuvre littéraire. Parfois, le poète, à qui toutes les générosités sont habituelles, offre à ses lecteurs des vers inédits. Eh quoi du papier satiné, une impression de choix, de la prose harmonieuse, de nobles pensées, toute cette littérature présentée élégamment, ne pouvait encore satisfaire ce que Géruzez appelait délicatement « l'humeur incurablement libérale de Lamartine, et il y ajoutait quelquefois un régal de poésie non prévu dans les conditions du modeste abonnement. Cet endetté, qui écrivait pour payer ses créanciers, donnait, dans son Cours, au delà du prix qu'il recevait.
Ces pièces de vers, Lamartine les emprunta quelquefois à ses anciens manuscrits vers de jeunesse, restes inédits, soit que l'auteur ne les eût pas jugés dignes de la publication, soit qu'ils eussent été par lui oubliés dans un tiroir et retrouvés par hasard. On connaît, en effet, sa négligence n'a-t-il pas perdu son poème des Pêcheurs, douzé mille vers, disait-il à Lacretelle, très supérieurs à ceux de Jocehjn (1) ? Après avoir traîné le manuscrit dans (1) Lamartinte et ses amis, p. 33.
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ses voyages, il le laissa au fond d'une malle dans un grenier de Saint-Point ou de Monceau, et ne put jamais le retrouver.
Le Cours familier a sauvé quelques-unes de ces épaves du passé par exemple, les cantiques enfantins, par lesquels le collégien de Belley préludait aux Harmonies de l'âge mûr
Qu'as-tu donc vu là-haut, torrent suant d'écume, Pour rfculer d'effroi comme un coursier rétif,
Pour te cabrer d'horreur dans le ravin qui fume, Pour te briser hurlant de récif en récif
As-tu donc vu là-haut ton Dieu dans le nuage,
Torrent épouvanté, pour te sauver ainsi ?
Du Jéhovah des eaux as-tu vu le visage ?
Du froid de ses frissons es-tu resté transi ?
Tu n'es qu'un élément, mais moi, je suis un homme 1 Tu fuis, et moi j'adore, ô stupide torrent 1
Quoi Tu ne sais donc pas le nom dont il se nomme ? Quoi Tu ne lis donc pas dans ton flot transparent ? Moi, je le lis sans nuages
Dans le livre à mille pages
Que la nature et les âges
Déroulent incessamment
Dans les syllabes divines
Qui luisent sur les collines,
Majuscules cristallines
Dont l'étoile l'imprime au bleu du firmament (1). (1) Entr. XXIII Cantique sur le torrent de Thoys près de Belley (il faut lire Thoys, et non Tuisy, comme porte à tort le texte imprimé). Ces vetrs sont les premiers en date que nous ayons de Lamartine.
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Ces essais ont déjà l'harmonieuse fluidité, l'élan spontané, l'accent religieux de la poésie lamartinienne. Après les avoir lus, on comprend l'admiration dont ses amis de Belley, Aymon de Virieu et Louis de Vignet, entourèrent son adolescence inspirée.
De même que les Confidences nous avaient initiés à la floraison ossianique de son amour pour Lucy L. (1), le Cours familier nous a transmis un souvenir poétique de sa passion pour Mlle Henriette Pommier. Ce sont des vers sur une rose artificielle tombée d'une guirlande de robe pendant le bal et foulée aux pieds des danseurs
Mais moi, glaneur d'épis brisés près de la gerbe, Je te recueillis sur mon cœur,
Pour chercher sous ta feuille, ô fleur morte sur l'herbe, Une autre ivresse que l'odeur 1
Ah 1 repose à jamais dans ce sein qui t'abrite, Rosé qui mourus sous ses pas,
Et compte sur ce cœur combien de fois palpite Un rêve qui ne mourra pas (2)
Voici encore un complément à Gra,ziella, une de ces élégies, que le poète esquissait au crayon, dans les langueurs enivrantes de Procida.
C'est d'abord une gracieuse scène d'intérieur, où revit dans toute sa fraîcheur le parfum de la rustique idylle
Quand ton front brun fléchit sous la cruche à deux anses Où tu rapportes l'eau du puits pour le gazon (1) Voir les savantes étwdes de M. de Riaz Lucy L. et la four de Bionne (1910).
(2) Entr. VII, p. 57.
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Quand, la nuit, aux lueurs de la lune, tu danses
Sur le toit aplati de la blanche maison,
Et que ton frère enfant, pour marquer la cadence, Pinçant d'un ongle aigu les cordes de laiton,
Fait gronder la guitare ainsi qu'un hanneton,
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ? Le poète évoque ensuite la rencontre de Graziella qui vient de la fontaine, et d'un vieillard altéré. L'enfant approche la cruche pleine, et le frère mendiant y boit à longs traits.
Moi, cependant, caché par la vigne et l'érable,
Je regardais, muet, la scène d'Orient,
L'ombre que ce beau groupe allongeait sur le sable, Ton visage confus, le vieillard souriant.
Je retenais de peur mon haleine insensible
Je pensais voir en toi sous ces cieux éclatants,
Une apparition d'Homère ou de la Bible
La Jeunesse au cœur d'or faisant l'aumône au Temps 1 L'adolescent, ému au spectacle de cette vie simple et utile, fait le rêve d'oublier son nom et son pays, de n'être plus qu'un humble pêcheur de Procida, et de borner les désirs de son âme au bonheur de voir Graziella tous les jours, cousant la voile, tressant des corbeilles d'osier, faisant sécher les figues, remmaillant les filets,
Ou sur le bord moussu de la fontaine obscure
T'asseoir, te croyant seule, à la fin du soleil,
Comme un moineau son cou, lisser ta chevelure,
Dans 'tes petites mains prendre ton pied vermeil, En laver d'un bain froid la blessure amortie,
Arracher de la peau l'épine des cactus,
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Ou le dard de l'abeille, ou la dent de l'ortie,
Et d'une goutelette avec elle sortie
Teindre d'un peu de sang la fleur d'or du lotus, Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ? Ne dirait-on pas que la muse de Théocrite ou d'André Chénier a murmuré ces vers frais éclos, où tient la grâce divine d'un paysage enchanteur et d'une vie primitive, toute parfumée de jeunesse, de simplicité, de beauté ?
Cette élégie ne se compare pas à l'émouvante oraison funèbre qui a embaumé pour l'éternité le souvenir de la fille du pêcheur de Procida cependant elle s'inscrit en marge des meilleures pages du livre, que son auteur définissait ainsi C'est une réminiscence de dix-huit ans, c'est une première larme du cœur, qui s'était conservée pure et chaude dans le cœur comme la goutte de rosée dans une fente de rocher, et qui a fini par couler sur une page de mes œuvres (1) ».
Aussi bien cette exhumation de Graziella venait à propos. L'Entretien avait paru en novembre 1857 trois mois plus tard, Lamartine avait à se défendre contre l'accusation de plagiat à propos de Graziella.
Deux journaux, la Gazette de France et le Réveil, venaient d'emprunter à un ouvrage posthume de Brifaut, les Passe-temps d'un reclus, la bizarre idée que Lamartine avait pillé le comte de Forbin. Brifaut, en effet, trouvait dans le Charles Barimore de Forbin le modèle de Lamartine Graziella était calquée sur la Nisieda du comte
(1) Lettre à M. de Lourdoueix, 12 février 1858. Lamartine dit de cette élégie « Je l'achève et je la publie pour la première fois ».
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N'est-elle pas Napolitaine comme votre héroïne, fille de pêcheur comme votre héroïne, malade d'amour et prête à mourir, encore connne votre héroïne ?. Les magnifiques couleurs de votre tableau sont bien à vous, j'en conviens mais la toile, mais les figures, mais les attitudes dramatiques ne vous appartiennent pas. Vous avez tout embelli, agrandi, perfectionné, presque rien créé. Lamartine, qui avait de l'esprit, se défendit vivement contre celui dont il avait, autrefois, emprunté la culotte académique, le jour de sa réception parmi les immortels son « ancien ami Brifaut, disait-il, qui, du fond de son paisible et gracieux élysée classique, où il a eu si peu à se transformer pour être une ombre l'accusait de plagiat. Contre le larcin dont il était accusé, il protestait, d'abord qu'il ne connaissait pas même Charles Barimore, ensuite que, Graziella étant une larme de son cœur, c'est-à-dire « de toutes les propriétés la plus personnelle, la plus inviolable et la plus sacrée », il n'avait pas eu besoin de la dérober
Je m'étonne, 'continuait-il, de cette petite malveillance posthume échappée de la tombe de M. Brifaut, le plus doux, le plus aimable de tous les hommes, si doux et si aimable que, pour lui prêter avec vraisemblance la plus légère malice, il a fallu attendre qu'il fût bien mort (1).
Les ennemis de Lamartine ne se tinrent pas pour battus le Réveil répliqua par une analyse comparée de Graziella et de Charles Barimore. Un anonyme releva spirituellement, dans le (1) Lettre à M. de Lotirdouèix, 12 février 1858.
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Journal de Saône-et-Loire, (3 mars 1858)', ce que le procédé des rapprochements avait de puéril et il renvoyait au charmant opuscule d'un mystificateur prouvant par ce système que Napoléon I" n'avait jamais existé, et n'était qu'un mythe sous lequel on a représenté le soleil Napoléon est né dans une île, il est sorti du sein des flots c'est le soleil, qui, d'après les traditions mythologiques, sort de la mer à son lever. Napoléon est allé mourir loin de son berceau, à l'autre bout du monde, au milieu de l'Océan c'est le soleil qui va loin de son lever, à l'autre extrémité de l'univers, s'éteindre dans l'océan, etc. etc
Au reste, que vaut, en littérature, une accusation de plagiat ? Corneille a volé le Cid, Racine a pris Andromaque et Phèdre, Chateaubriand doit Atala à Bernardin de Saint-Pierre, et René à Goethe. Les sujets littéraires n'appartiennent à personne, ils sont à la disposition de celui qui les consacre par le génie.
Beaucoup de bruit pour rien M. de Forbin eut le bon goût de ne pas intervenir le mot de la fin ? il est dans la lettre de Lamartine à M. de Lourdoueix, à qui il rappelait la phrase de Montesquieu
Si on m'accusait d'avoir volé les tours de Notre-Dame, je commencerais par m'enfuir.
Mais revenons à la poésie de Lamartine et recueillons pieusement dans le Cours familier les dernières traces de cette inspiration, que Lamar-
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tine avait imprudemment laissé tarir. Il vint cependant puiser encore quelques gouttes, qui, tombant sur le cœur, lui apportent le divin rafraîchissement de l'ambroisie.
Avant d'être attaché à la meule de la production forcée, il avait espéré que la Muse, à son appel, reviendrait, et qu'une oeuvre suprême de poésie l'élèverait au-dessus de cette catégorie des amateurs, parmi lesquels il se rangeait modestement Un livre, confiait-il à Lacretelle, se mûrit lentement en moi au soleil couchant de la vieillesse. Il résumera, sous l'enveloppe concise du vers, tout ce que j'aurai pensé de moins indigne. Je l'appellerai Psaumes. Il sera mon testament devant Dieu, en religion, et en politique. Si une de mes œuvres doit surnager sur les flots du temps, je désire que ce soit celle-là. Je vais m'y mettre. J'en écrirai quelques versets à chaque automne (1).
Il n'avait pas prévu qu'il serait, en cette arrièresaison de sa vie, écrasé par une besogne accablante de prosateur gagé Des vers ? répondra-t-il un jour à l'un de ses correspondants. Je ne puis penser qu'à mes chiffres. Je n'ai que Barème dans l'esprit » (21 janvier 1858).
Que de fois cependant la poésie a tenté de s'insinuer dans cette vie qui devait se fermer au rêve, mais qui ne pouvait regarder sans regret au fond de sa mémoire le paradis perdu Une fois, c'est l'ancien questeur de la Chambre des députés, Baze, proscrit du 2 décembre, qui, de son exil de Liège, lui adresse des vers, où passe la nostalgie de la patrie perdue. Lamartine ému, lui répond
(1) Lamartine et ses amis, p. 33.
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Je ne sais pas si les Israélites en entendaient de pareils sous le saule du fleuve de Babylone mais Cicéron n'en écrivait pas de meilleurs du fond de sa proscription par Clodius
J'y répondrai en vers, et j'ai besoin de résister à mon inspiration pour ne pas répondre ainsi. Mais les vers en ce temps-ci ne doivent être datés que de l'exil il n'y aurait pas de convenance à chanter ses mélancolies ailleurs. (3 décembre 1854).
En 1855, la mort de Mme de Girardin faillit le provoquer à la poésie. En effet dans son testament, elle priait Lamartine d'achever son poème incomplet de Madeleine. Lamartine s'excusa Je n'ai plus, répondit-il à la personne qui lui avait transmis le vœu de la morte, ni l'âge, ni l'inspiration, ni même la convenance des beuux vers. Je flétrirais ce que j'aurais la témérité de toucher. Songez que la lettre de Mm° de Girardin est de 1835, et que nous sommes en 1855; le temps hélas 1 a marché pour tous.
Il ne fit pas les chants demandés, mais il écrivit pour le Cours familier une biographie de Mm° de Girardin, qui, pleine du culte de sa mémoire, et échauffée par l'amitié et la reconnaissance, remplace ce que Lamartine appelait « les. chants posthumes d'un poète qui n'a plus de voix » (29 juillet 1855).
Il continuait à recevoir avec reconnaissance les vers qui lui étaient dédiés, il respirait avec joie l'encens que d'autres brûlaient à son autel mais lui-même n'était plus un desservant du culte de poésie. A mesure que les années passaient, il se renfermait plus jalousement encore dans son rôle de demi-dieu
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Excusez; écrivait-il le 28 mai 1861, une main qui n'écrit plus de vers les vers sont des chants de l'âme, et la mienne ne doit plus chanter tant qu'elle n'a pas accompli de tristes et impérieux devoirs.
Malgré ces protestations et ces refus, Lamartine inséra dans le Cours familier quatre pièces de vers, dont un Epître à Alphonse Harr qui n'est qu'un spirituel badinage, et dont les trois autr'es. A Mm° Victor Hugu, le Désert, la Vigne et la Maison sont dignes des plus belles Méditations. Etudions-les dans leur ordre chronologique. En 185& paraissaient les Contemplations de Victor Hugo. Lamartine en reçut un exemplaire avec cette dédicace
A Lamartine, Victor Hugo
(Guernesey)
Il les lut et les admira
Jamais Victor Hugo, disait-il, n'avait plus pensé en poésies
Se conteïïterart-ïl de ce témoignage intime ou bien, mettant à profit ce Cours familier de littérature; qu'une fois déjà il avait ouvert à l'actualité, pour pleurer la mort de Mm° de Girardin, consacrerait-if à l'oeuvre nouvelle un de ses Entretiens mensuels ? Ne se souvenait-il pas que Victor Hugo, lorsqu'il exerçait les fonctions de critique du Conservateur, avait salué d'un bel éloge les Méditations ? Et surtout Lamartine n'avait-il pas à ceeùr de répondre en public à la grande pièce de vers gue Victor Hugo lui avait dédiée en 1S30, et gui
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figure dans les Feuilles d'automne ? Cette dette de vingt six ans devait-elle rester impayée ? Dans sa lettre de remerciements à son illustre rival ne lui avait-il pas promis, en échange, des vers, et « les plus beaux possible » ?
Il hésitait, lorsque les circonstaricës vinrent le fixer. Les poètes et les écrivains, amis de Victor Hugo, se concertèrent pour offrir à sa femme un hommage de' leur affection, qui serait doux du cœur des exilés de Guernesey ils firent relier un exemplaire des Contemplations, avec quelques pages banches, sur lesquelles chacun d'eux écrirait de la prose ou des vers. Lamartine, dont on sollicita la collaboration, se souvint qu'il avait été « poète aussi, et remplit sa page, qu'il intercala dans le Cours familier.
Il la fit précéder d'un court avertissement, pour expliquer que s'il se dérobait comme juge de l'œuvre nouvelle, car, disait-il, la critique serait suspecte de rivalité, l'éloge paraîtrait une adulation aux deux plus grandes puissances que nous reconnaissons sur la, terre, le génie et le malheur »,. du moins il s'empressait de « répondre par un bien faible écho à la voix qui venait de l'Océan ». Ces vers sont intitulés A Mme Victor Hugo, Souvenir de ses noces.,
M"" de Lamartine nous dit que le poète les improvisa dans son lit, sans plume ni crayon ». C'est d'abord l'évocation à la fois ardente et sereine de cette soirée, où Lamartine s'assit à la fable des nouveaux époux, pour y boire avec eux a le vin de' l'ivresse » du bonheurs
Le' nature servait cette amoureuse agap'e
Tout était miel et lait, fleurs, feuillages et fruits,
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Et l'anneau nuptial s'échangeait sur la nappe,
Premier chaînon doré de la chaîne des nuits
Lui rayonnait de la double flamme de la passion et du génie elle, de ses yeux, regardait sans trembler l'avenir
Et la nuit s'écoulait dans ces chastes délires,
Et l'amour sous la table entrelaçait vos doigts.. Maintenant, c'est la table de deuil, c'est l'automne de la vie, c'est l'exil sur un écueil de lOcéan le convive de 1822 vient redemander sa place au foyer de ses amis
Que vas-tu nous servir, ô femme de douleurs ?
Où brûlèrent deux cœurs, il reste un peu de cendre Trempons-la d'une larme Et c'est le pain des pleurs 1 Ainsi la pensée de Lamartine remontait le cours des jours évanouis, et opposait, dans un contraste saisissant, la douceur du dîner de noces à la mélancolie du banquet de l'exil.
Lamartine avait lu la Bible sur les genoux de sa mère, et jamais il n'oublia les scènes grandioses et pathétiques dont le souvenir se confondait avec les inflexions de la voix chère qui les avait déroulées à ses yeux d'enfant.
Les Psaumes de David et le poème de Job avaient particulièrement ébranlé son imagination et sa pensée. Ses Harmonies reproduisent' la splendeur lyrique et la force d'émotion des Psaumes, dont il
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dira, dans le Cours familier, qu'ils « sont le vocabulaire universel des joies ou des douleurs de l'homme ».
Lorsque "son ami Dargaud publia, en 1843, une traduction des Ps.aumes, que la presse religieuse et de hauts esprits, comme Michelet et Quinet,' louèrent fort, Lamartine lui dédia son beau poème, le Tombeau de David à Jérusalem, qui exalte le berger-roi.
Les lamentations de Job sont encore entrées plus avant dans son âme. Déjà, dans une Méditalion écrite en 1819, il avait essayé de reproduire quelques-unes des plaintes immortelles, et leur accent désespéré avait effrayé la piété de sa mère. Nous verrons que la philosophie de Lamartine s'apparente, malgré la différence des lieux et des dates, à celle du patriarche de Hus. Car après ses blasphèmes contre un aveugle créateur, tyran de sa créature, le défi de Job s'achève en humilité et en résignation, et Lamartine y voit le dernier mot de la sagesse humaine.
Cette ferveur d'admiration pour Job inspire au poète vieilli sa méditation suprême, le Désert ou l'immatérialité de Dieu.
Lamartine y a mêlé les deux thèmes qui s'harmonisent le mieux à sa nature, éprise de vie orientale et suspendue à l'amour divin.
Le poème, en effet, s'ouvre par une évocation large et majestueuse du désert, où ses pas de voyageur se sont imprimés pendant soixante jours. Ce sont des ondes immenses, rythmées au souffle de la brise, tantôt hurlante, tantôt impalpable, qui éveille la plaine de sable
Nulle autre voix que toi, voix d'en haut descendue, Ne parle à ce désert muet sous l'étendue.
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Qui donc en oserait troubler le grand repos
Pour nos balbutiements aurait-il des échos ?
Non le tonnerre et toi, quand ton simoun y yole, Vous avez seuls le droit d'y prendre la parole,
Et le lion, pept-être? aux narines de feu,
Et Job, lion humain, quand il rugit à Dieu 1.
La lune se lève dans l'infini de l'espace, et leg cimes noires du Liban s'estompent à l'horizon, pendant qu'une étoile, glissant au firmament, Semble un cygne baigné dans les jardins de Dieu. La féerie nocturne s'achève le vent, le ciel, le sable ont fait pour la 60" fois leurs confidences au voyageur, qui, demain, accomplira sa dernière étape au sein du désert,
Avant de quitter les flots figés de cet Océan, traversé au bercement du chameau,
Lent comme un jour qui vient après un jour qui passe, le poète jette un adieu vibrant au désert, où l'homme des villes sent se détendre les liens de la civilisation qui l'enchaînent aux murs du foyer, et respire, éperdu, l'haleine libératrice de l'immensité. Dresser chaque soir sa tente, recommencer chaque matin une marche qui n'aboutit jamais, souffrir de la faim et de la soif, subir la morsure du soleil de plomb, expirer de fatigue au sein de la morne étendue, et n'avoir contre la dent des bêtes de proie, qu'un linceul de sable, c'est une vie de misère, et qui pourtant a ses bonheurs
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Ah c'est que le désert est vide de cités
C'est qu'en voguant au large, au gré des solitudes, On y respire un air vierge des multitudes
C'est que l'esprit y plane indépendant du lieu, C'est que l'homme est plus homme, et Dieu même plus [Dieu.
Lorsque Lamartine, enfant rêveur, suivait le doigt de sa mère sur les pages de la Bible de Royaumont, il se forgeait dans l'imagination des félicités, que seule la vie libre du désert semblait pouvoir combler et voilà qu'en 1832, il avait voulu se donner à lui-même la joie d'éprouver les impressions de la solitude il avait fait son premier voyage d'Orient. Vingt-quatre ans après ce pèlerinage, ses impressions se réveillaient si vives dans son imagination, qu'il s'écriait avec ravissement
La liberté d'esprit, c'est ma terre promise 1
Marcher seul affranchit, penser seul divinise Au désert, l'homme se sent plus près de Dieu l'infini de l'espace dont il a le spectacle sous les yeux, lui suggère l'idée de .l'infini, par excellence, et un dialogue s'échange entre la créature perdue dans l'immensité et Dieu, dont la présence en cette immensité est sensible à l'esprit.
Jamais Dieu n'avait parlé, dans notre poésie, une langue plus majestueuse, plus éternelle, pour ainsi dire. Il accable l'homme. éphémère, petit, faible, de ses attributs d'éternité, de grandeur, de puissance. Que sont les images de Dieu enfantées au cours des siècles, sur les bords du Gange, en Perse, en Chine, en Egypte, en Grèce, au prix de cette essence invisible, impalpable, infinie
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Tout œil me rétrécit qui croit me reproduire.
Ne mesurez jamais votre espace et le mien,
Si je n'étais pas tout, je ne serais plus rien 1
La révélation se poursuit, solennelle, et Dieu dit enfin à l'homme écrasé dans son néant, le mot de l'énigme
Je ne suis pas un être, ô mon fils 1 Je suis l'Etre 1 Plonge dans ma hauteur et dans ma profondeur Et conclus ma sagesse en pensant ma grandeur 1 Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre,
Pour m'y trouver un nom je n'en ai qu'un. MYSTERE. L'homme se prosterne, et jette un hymne vibrant d'adoration et de respect à l'Etre, qui, du fond du désert, a fait rayonner sur la nuit où l'esprit humain est enfoncé, la lueur mystérieuse de la substance divine
O Mystère lui dis-je, eh bien sois donc ma foi. Mystère, ô saint rapport du créateur à moi
Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres, J'en relève mon front ébloui de ténèbres 1
Quand l'astre à l'horizon retire sa splendeur,
L'immensité de l'ombre atteste sa grandeur 1
A cette obscurité notre foi se mesure,
Plus l'objet est divin, plus l'image est obscure.
Je renonce à chercher des yeux, des mains, des bras, Et je dis C'est bien toi, car je ne te vois pas
Ainsi le désert a servi de cadre à cette prière, l'une des plus hautes qui soit montée des lèvres d'homme, parce qu'elle porte l'âme au seuil de l'infini.
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Un mois plus tard Lamartine créait une autre merveille de poésie. Il était allé seul à Milly pour la vendange et pendant que les vignerons, penchés sur les ceps, cueillaient en chantant les grappes mûres, lui s'était couché dans l'herbe, à l'ombre de la maison de son enfance, et, sa rêverie passant de la vigne joyeuse au seuil abandonné, de la douceur de l'heure à la mélancolie du passé, il prit un crayon et sur les marges d'un vieux Pétrcrrque, il écrivit les strophes sublimes de la Vigfoe et la Maison.
Le poète s'entretient avec son âme; il voudrait l'arracher au sentiment douloureux que l'automne est venu et que la jeunesse a fui il lui rappelle les fêtes d'autrefois, lorsqu'elle s'ouvrait aux promesses du bonheur et qu'elle tressaillait aux hymnes d'espérance chantés en cette aurore de la vie. C'est en vain l'âme s'obstine à la tristesse en cette saison où la vigne livre ses trésors, la nature a déjà pris sa robe de deuil sur son visage pâli erre un sourire sans chaleur, les ténèbres s'avancent, qui vont tout envahir.
Mais le poète ne veut pas voir cette menace de l'hiver il chante le crépuscule, en vers caressants, avec la ferveur mystique d'un initié
Pourtant le soir qui tombe a des langueurs sereines Que la fin donne à tout, aux bonheurs comme aux peines; Cette heure a pour nos sens des impressions douces Comme des pas muets qui marchent sur des mousses C'est l'amère douceur du baiser des adieux.
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La maison est là, avec son seuil usé et son, vêtement de lierre le cep est là, qui de ses nœuds presse l'angle du mur et invite au repos sous ses branches vivaces une tendresse émane des choses, pour faire accueil au retour de l'enfant aimé le miracle s'accomplit une flamme s'allume au foyer des souvenirs et réchauffe le passé.
Mais non, l'âme ne veut pas se prendre au piège de cette émouvante vision, et par delà le décor transfiguré par l'imagination elle regarde s'allonger sur le gazon l'ombre du passé mort
Je ne vois en ces lieux que ceux qui n'y sont pas 1 Pourquoi ramènes-tu mes regrets sur leur trace ? Des bonheurs disparus se j7appeler la place,
C'est rouvrir des cercueils pour revoir des trépas Et du lointain de son enfance elle évoque là maison bruissante de vie, les serviteurs se hâtant à l'ouvrage, les chiens aboyant sur les pas de leur maître, les fillettes aux blonds cheveux, égrenant dans la pureté des matins les notes allègres de leurs claviers, et sur cette nichée de colombes la mère penchée doucement, leur faisant répéter les mots de la piété et de l'adoration
Efface ce séjour, ô Dieu 1 de ma paupière,
Ou rends-le moi semblable à celui d'autrefois,
Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierre De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ces toits 1 Aujourd'hui la maison n'a plus de voix trop de fiancées en sont sorties pour aller au loin fonder des familles trop de cercueils ont franchi la porte pour tomber au gouffre du silence.
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A l'évocation de ces .deuils, l'âme a frémi du frisson de l'inspiration, et de sa détresse s'exhale un hymne à ces tendresses de la terre que Dien mit au commencement de nos vies et qui les parfument à jamais d'un immortel regret
O famille .0 mystère 1 cœur de la nature
Où l'amour dilaté dans toute créature
Se resserre en fflyer pour couver des berceaux, Goutte de sang puisée à l'artère du monde,
Qui court de cœur en cœur toujours chaude et féconde, Et qui se ramifie en éternels ruisseaux 1
Mais Dieu qui a noué les liens de la famille ne peut pas vouloir qu'elle se brise pour toujours sous les coups du sprt n'en réunira-t-il pas les membres épars dans le sein de son éternité Tpi qui permets, ô père aux paqvres hirondelles De fuir sous d'autres cieux Ja saison des frimas, N'as tu donc pas aussi pour tes petits sans ailes D'autres toits préparées dans tes divins climats O douce Providence 1 ô mère de famille
Dont l'immense foyer de tant d'enfants fourmille, Et qui les vois pleurer, souriante aq milieu,
Souviens-toi, cœur du ciel, que la terre est la fille Et que l'homme est parent de Dieu 1
Cette pieuse adjuration reçoit sa récompense l'âme a reconquis la paix, et le poète voit passer une main d'ange qui enveloppe le passé dans un linceul pour t'emporter au sein de Dieu, où il attendra le jour de la résurrection.
Michelet lut ce poème déchirant, et écrivit à Lamartine
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Lord of my heart. Vous m'avez fait pleurer à chaudes larmes et tout le monde pleure. Pourquoi écrivez-vous ces choses, vous le bien-aimé de Dieu, tant aimé des hommes ? Jamais, depuis les Méditations, vous n'avez donné un tel coup d'archet (1).
Ce n'est pas assez dire l'Isolement et le Lac, qui traduisent en strophes immortelles la plainte de l'âme veuve de son bonheur et désespérée de sa solitude, n'ont pas cette largeur d'inspiration, et ne dépassent pas le cercle de cet égoïsme, où Lamartine regrettait plus tard de s'être longtemps confiné. Assurément on n'enterre pas deux fois Elvire, et tous les amants, au cœur déchiré, répéteront le vers sublime
Un seul être vous .manque, et tout est dépeuplé.
Cependant tout cœur d'homme n'est pas ainsi labouré au tranchant de la passion au contraire, la fleur de la maison d'enfance éclôt pour chacun de nous avec la vie même, et tant qu'il y aura des âmes remontant le cours des années pour en respirer le parfum évanoui, elles adresseront à Dieu la supplication du poète de la Vigne et de la maison
Toi qui formas ces nids rembourrés de tendresses
Où la nichée humaine est chaude de caresses,
Est-ce pour en faire un cercueil ?
N'as-tu pas dans un pan de tes globes sans nombre Une pente au soleil, une vallée à l'ombre,
Pour y rebâtir ce doux seuil ?
(1) Lettre publiée par Mme Ollivier, Valentine de Lamar-
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Nul poème de Lamartine ne va plus au fond de la misère et de l'espérance humaine nul n'éveille dans les cœurs plus de consonnances et ne saisit plus fortement l'être tout entier sous l'étreinte de l'émotion et de la vérité.
C'est à Alphonse Karr, un ami de quinze ans, tombé lui aussi dans le besoin, et devenu horticulteur à Nice, que Lamartine écrivit, en décembre 1857, une Letfre en vers.
Le Vigneron du Beaujolais tend la main au Jardinier de la Côte d'Azur, et s'apitoie sur leur destinée commune
Il faut à tout beau soir son jardin des olives.
Non pas que le métier dont ils vivent l'un et l'autre les déshonore Karr vend ses fleurs, Lamartine son vin, et ces deux mercenaires mangent un pain gagné par leur sueur.
Certes, leur fortune avait connu des jours meilleurs, et le poète rappelle au journaliste les prouesses de sa plume alerte
Te souviens-tu du temps où tes Guêpes caustiques, Abeilles bien plutôt des collines attiques,
De l'Hymète embaumé venaient chaque saison
Pétrir d'un suc d'esprit le miel de la raison ?
Ce miel, assaisonné du bon sens de la Grèce,
Ne cherchait le piquant qu'à travers la justesse Aristophane ou Sterne en eût été jaloux.
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La pensée dé Lamartiné Se plaît aussi à revivre les jours fraternels, où tous deux, la main dans là main, affrontèrent l'orage de 1848
Je crois te voir encore,
A l'heure où sur Paris montait la rouge aurore, Quand ma lampe jetait sa dernière lueur,
Et qu'un bain de ma veille ctanchait la sueur,
Tu t'asseyais tranquille au bord de ma baignoire, Le front pâle et pourtant illuminé d'histoire
Tu me' parlais de Rome un Tncîte à la main,
Des victoires d'hier, des danger de demain,
Des citoyens' tremblants, de l'aube prête à naître, 'Des excès, des dégoûts et de la soif d'un maître, Du défilé terrible à passer sans clarté,
Pont sur le feu qui mène au ciel de Liberté
D'hier à aujourd'hùi, quel contraste! Et pourtant Tibur suffisait à combler les voeux d'Horace, et Cicéron se consolait à Tusculum de la tribune perdue.
Aussi bien Lamartine â toujours énvië la mort de Cicéron, victime de ¡'ambition: et de la lâcheté des triumvirs, que la courtisane Fulvie poussait au meurtre. L'ancien consul tombal eü hômtne de cœur sous le poignard d'ès sicaires, et Fùrvîe, qui s'était fait apporter la tête de son ennemi, ne respecta pas la majesté, de la mort
De son épingle d'or, elle perça' la langue,
Et sur les Rostres sourds fit clouer lés deux mains Qui répandaient le geste et le verte aux Romaiùs. Pourquoi les deux amis ne peuvent-ils espérer une fin aussi glôrièttse £
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Il n'est plus de Fulvie et plus de Cicéron
Notre Fulvie à nous, c'est quelque amer Fréron Dont la haine terrestre au feu du ciel s'allume Et qui nous liercetà la langue avec sa plume 1 Louis' Veuillot se recorinut à ce triait il prit le poète au mot, et se mit en devoir de percer la langue des deux amis avec sa plurrte de pamphlétaire (lr.
Lamartine s'éleva au-dessus de cette diatribe, comme aux jours lointains ou'Nénïésis le' traînait dans la boue. Barthélemy lui a fait amende honorable son insulteur d'aujourd'hui ne regretterat-il pas son injuste dénigrement ? Quoi qu'il en soif, lui, il ne descendra pas jüsqü'à la colère En fait de haine, déclarait-il, je veux mourir insolvable.
Toute une polémique, où Lamartine eut le' beau rôle, se greffa sur ce badinage en vers, que le' poète appelait modestement urle mùtinée de brouillard à ta cam pagne"
Est-ce l'accueil fait à cette Lettre, qui détourna désormais Lamartine de la poésie, et le riva exclusivemenf à sa besogne de prosateur ? Si la diatribe de Veuillot a produit ce résultat, la postérité y a perdu peut-être quelques-uns des « psaumes du soir que cette imagination toujours riche, cet coeùr toujours vibrant, cette pensée toujours puissante, auraient continué à insérer dans le Cours familier. (1> Cf. article de l'Univers, 1er janvier 1858, recueilli dans les Mélanges, 2' série. f. IV, p. 1-17.
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Faut-il descendre de ces hauteurs pour s'abaisser à des vers d'album, à cette menue monnaie de la poésie que tous les favoris de la Muse sont contraints de payer, en hommage à l'admiration, à la reconnaissance ou à la beauté ? Dans ces exercices de commande, voués à la médiocrité et à l'oubli, Lamartine souvent s'élève au-dessus des fadeurs et monte jusqu'à la poésie.
Pourtant ces pièces, parues en 1872, dans un volume de Poésies inédites, justifient cette réflexion de Laprade, qui les présentait au public Rien ne manquerait sans doute à la gloire du maître si ces fragments étaient restés inconnus mais il manquerait beaucoup à l'instruction des critiques, et beaucoup à nos jouissances.
Quoi qu'il en soit, c'est en vain que le Cours familier enregistre plus d'une fois des blasphèmes à la poésie; c'est en vain que les historiens nous rapportent des mots échappés au vieillard, qui, nous dit-on, sortait un jour de son sommeil de vaincu de la vie pour proclamer l'immense supériorité de l'homme d'Etat sur le poète (1) en définitive, Lamartine n'a jamais renié la poésie, c'eût été renier sa gloire et sa, jeunesse sans vouloir accorder de privilège aux poètes dans la mêlée politique et sociale, et sans admettre la malédiction jetée par un Chatterton à la société du haut de son génie incompris, il a cru jusqu'à la (1) Cf. Legouvé, Soixante ans de Souvenirs, t. II, p. 359-360.
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fin que le poète avait reçu de Dieu une mission, celle de conduire l'humanité, et il disait en 1862 Moquez-vous des poètes, hommes de prose, mais craignez-les ils ont le mot des destinées, et sans le savoir ils le prononcent (1).
Lui-même avait eu l'honneur dans quelques vers révélateurs d'ouvrir les portes de l'avenir sa politique s'était agrandie de tout le rêve de l'infini il avait conquis les intelligences par l'imagination et par le coeur il avait paru sur la scène mobile des évènements comme un inspiré de Dieu, qui avait allumé sa flamme d'homme d'Etat au foyer de sa poésie.
(1) Cours familier, t. XIV, p. 340.
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CHAPITRE IV
Les idées philosophiques et religieuses
retour à l'orthodoxie.
« Toute poésie qui ne se résume pas en philosophie, déclarait Lamartine en 1856, n'est qu'un hochet (1) »..
En effet le caractère philosophique de sa poésie n'est pas à démontrer l'esprit de généralisation s'affirme dans tous ses vers, même dans ses essais d'adolescent la souffrance dont il a été torturé lui arrache des accents, qui n'ont rien d'individuel, et il n'est pas nécessaire au lecteur de connaître l'histoire d'Elvire, pour qu'il retrouve dans les plaintes du Lac l'éternel gémissement de l'âme humaine, impuissante à fixer le bonheur.
En ce poète il est facile de découvrir un philosophe, non pas au sens strict du mot, car Lamartine ne construit pas un système, mais dans l'acception élargie, qui s'applique à tout écrivain, curieux des problèmes de la pensée enseigner à l'homme « où il est, ce qu'il est, où il va, et comment il doit penser, agir, adorer, vivre, mourir et (1) Entr. XII, p. 481.
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revivre (1) », ce fut l'ambition de ce poète, dont les leçons n'affectent pas la forme spéculative, mais s'insinuent par l'imagination et le cœur, pour gagner l'intelligence,
A toutes les périodes de sa vie, Lamartine témoigna d'un goût réel et d'aptitudes développées pour la philosophie. Après l'enseignement purement scolastique de Belley, il lui restait à dépasser ce stade mécanique de la pensée, pour atteindre jusqu'aux idées elles-mêmes il le fit, par la lecture et par la réflexion.
Mm° de Staël lui révéla les philosophes allemands dont il s'entretient avec Virien.
Puis il fit le tour des grandes philosophies Socrate et Platon retinrent d'abord son attention, sous l'influence de son ami Fréminville, un platonicien fervent, et de Cousin dont il. a peint l'éloquence grave et mystique en ces termes Un concours pareil à celui qui entourait jadis Abailard inondait les portiques des écoles. On n'en sortait pas éclairé, mais enivré. Le philosophe n'avait pas dévoilé les mystères que Dieu seul révèle tour à tour à l'intelligence pieuse de l'humanité, mais il avait accompli la seule fin de la philosophie sur la terre, il avait élevé l'âme de la génération et tourné ses regards vers Dieu (2). On sait que le Phédon avait particulièrement enthousiasmé Lamartine, et qu'il sut en rendre les beautés avec tant de bonheur, que Jouffroy disait de son poème sur la Mort de Socrate que Platon y était traduit par « quelqu'un du pays ». Quant aux philosophies orientales, il pourra se (1) Entr. LXXXI, p. 179.
(2) Histoire de la Restauration, t. II, liv. XV.
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vanter plus tard de les avoir « profondément scrutées (1) Le 28 juillet 1838, il écrivait à Virien Te revoilà dans la philosophie, tant mieux Et moi aussi, je vis depuis dix ans dans la philosophie. Mais la philosophie indienne m'éclipse toutes les autres c'est l'Océan, nous ne sommes que ses nuages (2).
L'Orient religieux et philosophique ne revit-il pas en partie dans la Chute d'un cutge, où un fin critique, Jules Lemaître, a montré tant d'analogies avec la pensée des brahmanes ? Lamartine a peint (3e Enfretien) le vertige qui le saisit, la première fois qu'il lut uni fragment des Védas dans la traduction du baron d'Eckstein
Je jetai des cris, je fermai les yeux, je m'anéantis d'admiration dans mon silence. Je m'agenouillai devant la fenêtre au soleil levant, d'où jaillissait moins de splendeur que de la page je relus lentement et religieusement les lignes. Je ne pleurai pas, parce que j'ai les larmes rares à l'enthousiasme comme à la douleur, mais je remerciai Dieu à haute voix, en me relevant, d'appartenir à une race de créatures capables de concevoir de si claires notions de sa divinité, et de les exprimer dans une si divine expression..
Les doctrines de Zoroastre, de Pythagore, de Confucius, de Mahomet de l'Hermès trismégiste, étaient également familières à Lamartine, comme en témoignent certains Entretiens du Cours familier et la tirade du Désert, dans laquelle Dieu énumère les divers emblèmes que les peuples de (1) Entr. LXXXI, p. 179.
(2) Corresp., t. III, p. 467..
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l'antiquité mirent successivement à sa place pour les adorer
Le Gange le premier fleuve ivre de pavots,
Où les songes sacrés roulent avec les flots,
De.mon être intangible en voulant palper l'ombre, De ma sainte unité multiplia le nombre,
De ma métamorphose éblouit ses autels,
Fit diverger l'encens sur mille dieux mortels.
La Perse, rougissant de cet ignoble jeu,
Avec plus de respect m'incarna dans le feu
Pontife du soleil, le pieux Zoroastre,
Pour me faire éclater me revêtit d'un astre.
Chacun me confondit avec son élément
La Chine astronomique avec le firmament,
L'Egypte moissonneuse avec la terre immonde
Que le dieu-Nil arrose et le. dieu-bœuf féconde La Grèce maritime avec l'onde ou l'éther
Que gourmandait pour moi Neptune ou Jupiter, Et, se forgeant un ciel aussi vain qu'elle-même, Dans la Divinité ne vit qu'un grand poème
On conçoit qu'après une préparation aussi longue et aussi sérieuse Lamartine ait formé le projet d'employer ses dernières années à écrire « comme Cicéron, le livre éternellement à faire, De natura deorum (1) ».
Il ne l'écrivit pas, les loisirs lui ayant manqué pour cet entretien mystique avec Dieu du moins, continua-t-il à tenir sa pensée en haleine, à réfléchir aux grands problèmes de la destinée, et à en(1) Entr. 701, p. 222. En 1851, il se réjouissait d'être déchargé du fardeau des affaires publiques pour « passer au service d'un meilleur maître » Dieu pour con- templer et confesser le Il peu de vérités qu'il est donné à l'homme d'entrevoir ici-bas ».
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trevoir s'il était possible une lueur de vérité à travers le voile jeté sur le front de l'Isis. mystérieuse.
Lamartine fut ardemment spiritualiste de tout temps on voit la croyance en Dieu présider à chacune de ses pensées, à chacun de ses actes pour lui, la mission de l'homme sur la terre est de faire « l'oeuvre de' Dieu». En 1853, jetant un coup d'œil en arrière, il pouvait écrire
Je mourrai avec cette conscience de n'avoir pas dit un mot et pas fait un acte dans ma vie publique qui n'eût pour objet le service de la vérité divine à mes dépens (1).
En ses années de retraite et de détresse, il continua son incessante prédication de Dieu. Ses livres, et, en particulier, le Conseiller du peuple et le Cours familier, abondent en affirmations de sa foi spiritualiste:
Il lui est impossible de raisonner, s'il ne part pas d'un principe religieux. Veut-il s'expliquer sur les problèmes d'amélioration sociale, il montre qu'ils sont subordonnés à l'idée de Dieu.
Aussi redoute-t-il l'affaiblissement du sentiment de Dieu dans l'âme du peuple, et il jette un cri d'alarme
On éteint Dieu, s'écrie-t-il, depuis un siècle, et surtout depuis quelques années, dans le peuple. On pousse les masses à l'athéisme.
(1) Corresp, t. IV, p. 358.
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En un tableau impressionnant, il peint les ravages accomplis dans les écrits par la propagande encyclopédique, depuis les sarcasmes de Voltaire jusqu'au cynisme de Diderot, par l'impiété révolutionnaire, par la restauration hypocrite, en 1802, d'une religion d'état et d'un « Dieu officiel et dynastique », par l'union du trône et de l'autel sous les Bourbons, et enfin par l'industrialisme du règne de Louis-Philippe, « rejetant toutes les pensées vers le trafic, vers le travail manuel, vers le lucre matériel, et faisant de l'or le vrai et le seul Dieu du siècle ».
Ainsi il condamne non seulement l'athéisme, « cette bêtise sans fond n, comme, il l'appellera plus tard, mais encore toutes les sectes, nées au xix" siècle, fouriérisme, saint-Simonisme, communisme, qui ne sont qu'un « matérialisme en action », puisqu'elles ont « la matière pour Dieu, la jouissance matérielle pour morale, la satisfaction exclusive des sens matériels pour fin ». Lamartine veut arracher ses lecteurs à ces pestilences d'athéisme théorique ou pratique, et régénérer leurs âmes par le souffle vivifiant de la la çroyance
Cherchez donc Dieu, conclut-il énergiquement, c'est votre nature et votre grandeur, et ne le cherchez pas dans ces matérialismes car Dieu n'est pas en bas, il est en haut 1
Lui-même n'est un ami du peuple que parce qu'il croit en Dieu. Au lieu de se désintéresser du sort des malheureux et de s'envelopper d'indifférence et d'égoïsme, il se penche vers leurs misères,
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et il trouve en lui la force de se dévouer et de s'attendrir.
C'est que le Dieu de Lamartine n'est pas une entité froide et impersonnelle, qu'il suffit de connaître et d'adorer métaphysiquement, mais « une loi en haut », par suite « un devoir en bas » (1). Ainsi par cette conception l'idée de Dieu descend du ciel sur la terre, pénètre la vie intérieure de l'homme, et met la vie sociale en harmonie avec le plan divin.
Lamartine s'était fait l'apôtre de Dieu dans ses livres, depuis qu'il était exilé des affaires publiques, et qu'il ne pouvait plus conduire directement le peuple à Dieu par des décrets et par des lois Toute civilisation qui ne vient pas de l'idée de Dieu est fausse, écrit-il. Toute civilisation qui n'aboutit pas à l'idée de Dieu est courte. Toute civilisation qui n'est pas pénétrée de l'idée de Dieu est froide et vide. La dernière expression d'une civilisation parfaite, c'est Dieu mieux vu, mieux adoré, mieux scrvi,par les hommes (2).
Lui-même mettait Dieu au centre de sa vie intime. Ecrasé par la souffrance, vaincu par le destin, il aurait pu répéter le mot de Brutus « Vertu, tu n'es qu'un nom » et déserter son devoir. Non, il repoussa cette tentation. Le mot de Brutus lui paraît une insulte à la Providence, qui a ses vues pour (1) Conseiller du peuple, t. I, p. 353 et suiv.
(2) France parlementaire, t. VI, p. 312. Dubois définissait ainsi, dans une lettre à Valentine de Lamartine, 12 mars 1875, la pensée de son illustre ami « Sa politique) était celle de 89 purgée de ses passions, éclairée par l'expérience, consolidée' et basée sur le sentiment religieux qui en découle c'est ce qu'il m'a expliqué cent fois dès le commencement et ce à quoi je m'unissais avec enthousiasme » (Caplaiiii, p. 175).
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se déclarer en faveur des méchants, et une erreur de philosophe qui n'a pas suffisamment étudié la nature des choses, et qui n'a pas compris pourquoi le succès, ici-bas, doit aller presque toujours aux mauvaises causes
C'est précisément parce qu'elle succombe, dit Lamartine, que la vertu n'est pas un nom, mais la plus sainte des choses humaines (1)
II eut plus de courage que Brutus, il vécut sans maudire. Abreuvé d'amertumes, renié par les hommes, abandonné par Dieu, il se raidit dans sa force de croyant, et sur les débris de sa fortune, de sa popularité, de son génie rivé à la tâche d'un mercenaire, il s'inclina comme Job sous la inain de Dieu
Mon cher, disait-il à Emile Ollivier, voulez-vous voir l'homme le plus malheureux qui existe, regardez-moi. Le jour, c'est supportable, mais les nuits, les nuits je me serais tué si je n'avais pas cru en Dieu (2).
Sa confession publique n'est pas moins émouvante
Mourir, c'est fuir 1 On ne fuit pas. Caton se révolte, le mendiant obéit obéir à Dieu, voilà la vraie gloire ? (3)
C'était une foi agissante que celle de Lamartine de sa croyance découlait sa conduite, et ce spiritualiste voulait se rendre digne de ce beau titre (1) Enfr. 47°, p. 361.
(2) Mm« OLL1VIER, op. cit. p. 101..
(3) Entr. 1. p. 75.
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qu'il donnait à l'homme, lorsqu'il l'appelait « le prêtre de la création »
Croire, adorer et prier, telles étaient, pour lui, les fonctions essentielles de la créature. Sans doute, Lamartine entendait ces mots dans un sens rationaliste mais ils nous font constater que sa croyance veut être en communication avec la source dont elle est issue Lamartine sent le besoin de parler à son Dieu dans la langue intime du cœur, qui se fond en adoration « L'homme qui prie, a-til écrit, est arrivé aussi haut qu'il soit donné à notre nature et à toute nature de monter (1),
Ces élévations vers Dieu, Lamartine les pratiquait spontanément, à toute heure, en tout lieu sa nature de croyant s'épanchait en ferveurs mystiques, en pieuses adorations
Dès qu'il n'y avait personne entre mes pensées et moi, Dieu s'y montrait et je m'entretenais pour ainsi dire avec lui (2).
Nous avons vu de quel élan, au milieu du désert, il s'était jeté à Dieu, comme si l'infinie'solitude était propice à un rapprochement plus étroit
Ma tente, aux coups du vent, sur mon front s'écroula Ma bouche sans haleine au sable se colla
Je crus qu'un pas de Dieu faisait trembler la terre, Et, pensant l'entrevoir à travers le mystère,
Je dis au tourbillon 0 Très-Haut si c'est toi, Comme autrefois à Job, en chair apparais-moi (1) Nouveau Voyage en Orient, liv. VI.
(2) L'Immortalifé, commentaire (1849). « L'amitié rend pieux, écrivait-il en 1850. La prière a été inventée par des cœurs qui avaient à s'inquiéter d'autres coeurs. La prière pour soi est un égoïsme, mais pour d'autres, c'est le véritable amour ». (Mm" Ollivier, op. cit., p. 57).
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Dieu ne se montra pas mais son esprit visita sa créature, et Lamartine recueillit pieusement la parole divine, telle qu'elle retentit en son cœur dans la majesté du désert.
Que vient-on donc encore parler du panthéisme de Lamartine Cette accusation avait été souvent lancée contre le poète, coupable d'avoir relié trop étroitement l'un à l'autre Dieu au monde ou à l'homme. On sait l'ardeur de communion qui portait Lamartine vers la nature celle-ci lui prouvait Dieu, mais il arrivait que, dans son amour du monde extérieur, il inclinât vers une confusion du créateur et de sa création de même, il souhaitait si vivement pénétrer l'esprit de l'homme de la vie divine, que Dieu semble n'être plus que le lieu où se réunissent nos pensées et nos sentiments. Des imprudences de langage dues à la forme poétique ne doivent pas nous tromper Lamartine s'est d'ailleurs expliqué en prose, dans l'avertissement des nouvelles éditions de la Chute d'un Ange « Je crois, a-t-il dit, en un Dieu possédant la suprême individualité, comme y croit la nature qui n'a été créée que pour réfléchir cette individualité divine et qui ne subsiste que de sa providence ». La nature, l'homme et Dieu sont trois termes indissolublement unis mais leur union ne va pas jusqu'à la fusion complète ils restent distincts, bien que la nature n'ait de réalité que par Dieu, et que l'homme ne soit rien, s'il n'est suspendu à Dieu. La méditation du Désert réfute une dernière fois, s'il en était encore besoin, ce reproche de panthéisme, contre lequel proteste le Credo de Lamartine. C'est Dieu lui-même qui se définit et se distingue du grand Tout, où le poète semblait parfois l'avoir absorbé ë
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Si je n'étais pas tout je ne serais plus rien 1
Non ce second chaos qu'un panthéiste adore
Où dans l'immensité Dieu même s'évapore,
D'éléments confondus pêle-mêle brutal
Où le bien n'est plus bien, où le mal n'est plus mal Mais ce tout, centre-Dieu de l'âme universelle,
Subsistant dans son -oeuvre et subsistant sans elle Beauté, puissance, amour, intelligence et Joi,
Et n'enfantant de lui que pour jouir de soi 1.
Ces vers ont la précision métaphysique, sans la raideur et le prosaïsme qu'on eût pu redouter sous la plume d'un poète qui se heurte aux idées les plus abstraites. La pensée de Lamartine, exercée aux spéculations, se joue de la difficulté d'énoncer en vers sa croyance et le poète prête à Dieu un langage à la fois rigoureux et élevé dans le désert, c'est le soufflle du Sinaï que Lamartine a recueilli des lèvres de Moïse, et qui anime ce dialogue entre Dieu et l'homme d'une grandeur divine.
Dans son XIIe Entretien, Lamartine a fait l'exposé de sa philosophie, sous une forme presque didactique. Il distingue dans l'âme trois facultés intelligence, sentiment, conscience, qu'il définit avec précision l'intelligence, qui « comprend et pense », le sentiment, qui « aime ou abhorre », la conscience, qui « juge et gouverne ». C'est la conscience qui rétablit dans l'âme l'équilibre entre l'intelligence et le sentiment que les impulsions instinctives de notre nature tendent sans cesse à rompre.
L'intelligence nous porte à Dieu, cause du mon-
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de intérieur et de l'univers physique le sentiment imprime à l'âme l'activité, la rend capable de souffrir et de jouir, de haïr et d'aimer la conscience achève notre âme, en lui donnant la moralité L'intelligence peut se tromper, le sentiment peut s'égarer la conscience ne peut fléchir c'est l'instinct absolu et incorruptible du juste et de l'injuste, du bien ou du mal, du crime ou de la vertu.
On le voit, la philosophie de Lamartine est une philosophie de la volonté l'intelligence et le sentiment sont abaissés devant la vertu, la seule fin que l'homme doive se proposer. L'exercice de la pensée si noble et si pur les élans du cœur, si sublimes et si désintéressés, s'effacent néanmoins devant les prérogatives de cette faculté, qui fait de nous des êtres de « moralité » ou « d'immoralité », de « mérite » ou de « péché ».
Il résulte de cette conception que toute philosophie se résout en morale, en code de la conscience. L'humanité, dès ses origines, a eu la péoccupation de régler sa vie, de mettre son activité en harmonie avec la volonté de Dieu. La morale se retrouve identique, sous la différence des mœurs, dans les codes de tous les législateurs sacrés et profanes, Bouddha, Zoroastre, Confucius, Pythagore, Socrate, Platon, Moïse,
Lamartine aperçoit moins la variété des dogmes que les religions ont établis chez les divers peuples, que la ressemblance des préceptes par lesquels la vie des hommes s'est disciplinée dans tous les temps.
S'il faut expliquer cette unité morale, l'écrivain suppose une révélation, faite à l'origine par Dieu
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lui-même, et dont un jour le christianisme a recueilli l'héritage.
Ces morales se jugent à leur valeur pratique toutes s'accordent à nous rendre tolérable le fardeau de l'existence. Car la loi du malheur pèse sur nous depuis un temps immémorial, à la suite d'une « catastrophe physique » ou d'une « faute morale », qui a fait de nous les esclaves de la douleur et de la mort.
Lamartine a sans cesse sous la plume le mot de Job
L'homme vit peu, et sa vie est remplie de beaucoup de misères 1
Avec âpreté il s'acharne à dresser le bilan de ces « misères », et l'on croit entendre passer dans sa voix l'éternel gémissement de l'humanité. Que sont à ses yeux toutes les joies de l'existence, caresses de la nature, délires de l'amour, charmes de l'amitié, douceurs de la gloire, au prix des misères physiques et morales qui nous guettent et nous atteignent tôt ou tard ?
Cette fureur de pessimisme qui se déchaînait dans la célèbre Méditation du Désespoir, Lamartine ne l'a jamais reniée mais cette philosophie de la révolte, à laquelle s'arrête le Satan de la Bible, ou ce Byron, dont l'image d'audace et de fierté hanta toujours son imagination, ne fut qu'un stade dans le développement de sa pensée. Si, comme Job, il débute par des blasphèmes, comme Job aussi, il termine par l'adoration et, en face de la révolte, il élève la philosophie « de la résignation, de la foi, de l'acceptation, du repentir et de l'immortelle certitude
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Un sceptique, a-t-il écrit, n'est jamais qu'un homme d'esprit qui n'a pas assez pensé. Il est resté en chemin au milieu de sa route.
Lui voulut aller jusqu'au bout, dût-il se heurter au mystère. Mais quoi le mystère n'est-il pas le dernier mot des choses humaines ?. Notre vie est un supplice Pourquoi ? qui nous dira le mot de l'énigme ? En attendant qu'il nous soit révélé, acceptons ce supplice il sera notre réhabilitation après notre mort, car la justice de Dieu nous garantit que l'homme, qui a lutté contre lui-même pour faire le bien, recevra sa récompense. Dieu a voulu le mystère mais ayons confiance en sa sagesse et en sa bonté adorons-le, sans le comprendre soumettons-nous à l'épreuve de la vie ne blasphémons pas la douleur humilions-nous sous la main de Dieu, et marchons, dans le crépuscule qui obscurcit notre vie terrestre, jusqu'à la pleine lumière qui brillera par delà notre tombeau.
Ainsi Lamartine avait pris le parti de la résignation contre la révolte, de l'espérance contre le désespoir.
Cependant l'optimisme de Lamartine ne se perdait pas dans la chimère. Nul, plus que l'auteur du Cours familier, n'a rejeté la philosophie de la perfectibilité indéfinie et continue de l'humanité. Autour de lui, des savants, des économistes, des penseurs, propageaient avec ardeur ce système, qu'Eugène Pelletan élevait même à la hauteur d'une religion dans un livre, la Profession de foi du XIXe
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siècle, qui posait la formule de la loi du. progrès indéfini et en poursuivait la démonstration à travers l'histoire.
Lamartine qui, dans son ode des Révolutions et dans Jocelyn, avait lancé la caravane humaine sur la route du progrès, ne croyait plus maintenant à une perfectibilité sans limites démentie par la nature et par les faits « La douleur, disait-il, est la seule vérité irréfutable d'ici-bas » tout penseur qui méconnaît cette loi de la douleur pour l'homme, comme de la décadence pour les nations, s'isole de la vie et de l'histoire.
La constitution physique de l'homme n'est-elle pas immuable depuis quatre mille ans ?
Montrez-moi seulement, demande Lamartine, que votre nature éternellement progressive ait donné par le travail de ce prodigieux écoulement des siècles, un organe, un doigt, une dent, un cheveu de plus à sa créature favorite, une ligne à sa stature, un jour à la durée de sa vie ?
Mais les philosophes de la perfectibilité remontent bien au delà de l'ère historique, et se basant sur la découverte de qtielques cadavres d'animaux antédiluviens, ils croient pouvoir conclure à l'élaboration progressive des espèces en général, et de l'homme en particulier. Lamartine n'a que dédain pour un système « qui prend pour créateur, à la place de Dieu, une pelletée de boue dans un marécage, un peu de chaleur putride dans un rayon de soleil, un peu de mouvement sans but emprunté aux vents et aux vagues, puis un instinct emprunté à une sourde puissance végétative, puis une intelligence empruntée au temps qui développe et qui
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détruit tout g. Conjectures pour conjectures, il aime mieux rapporter à Dieu l'hommage de la création sa bonté, sa sagesse et sa puissance n'ont pas eu besoin d'être suppléées par le travail sourd et aveugle des éléments. L'homme, suivant sa belle formule, « est un dieu tombé qui se souvient des cieux », et non pas de la fange originelle, où la doctrine de la perfectibilité le rejette, pour lui faire gravir, à travers des milliers de siècles, les degrés infinis de la perfection où il est aujourd'hui, en attendant qu'il soit dans l'avenir divinisé icibas.
Hallucination d'orgueil répond Lamartine et, se mettant une fois de plus en face de la condition présente et immuable de l'homme, il la confronte avec le progrès, et il conçlut
Qu'est-ce qu'un bonheur qui se compte par jour et par semaine, et qui s'avance à chaque minute vers sa catastrophe finale, la mort ? Le progrès dans le bonheur pour un pareil être, c'est le progrès quotidien vers le sépulcre. Or, qu'est-ce que le progrès dans le bonheur pour une race dont chaque être marche à son supplice prochain et inévitable ? Changer en fête et en joie cette procession éternelle vers la mort, c'est plus que se tromper, c'est se moquer de l'humanité. Les enseignements de l'histoire sont aussi la négation de la perfectibilité indéfinie les nations ont remplacé les tribus mais si loin qu'elles aient étendu leur empire, l'inévitable décadence est venue les frapper, et « ce globe n'est partout qu'un ossuaire de civilisations ensevelies ».
Cet anathème au progrès, Pelletan le releva, dans
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des Lettres à un homme tombé, que publia la Presse (1).
La discussion s'y poursuit sur le ton de la courtoisie et du respect; Pelletan défend avec fougue une doctrine qui est l'armature de sa pensée mais l'apôtre du progrès se souvient qu'il est le disciple de Lamartine et' il s'incline devant son maître. Il souffre de le voir nier le progrès, lui qui, dans dans la poésie et dans la politique, fut un initiateur de l'avenir car depuis le jour où sa pensée s'est émancipée et transfigurée, il a soulevé sur ses pas un cortège de jeunes hommes qui l'ont suivi comme un éclaireur de la civilisation
Je vous rappelle à votre gloire, s'écrie Pelletan. Avezvous peur d'être trop grand ? Mais tournez donc la tête et voyez derrière vous toutes vos actions, toutes vos œuvres, filles sublimes de votre génie, laisser tomber leur front dans leur main et gémir en silence.
`Aussi bien le désaccord vient-il de ce que Lamartine n'est pas entré exactement dans la pensée des protagonistes de la perfectibilité, et qu'il leur prête des rêves imaginaires, pour mieux les combattre.
Pelletan va donc reprendre l'exposé de sa thèse il interrogera tour à tour la nature, l'homme, l'intelligence, l'art, la société, l'histoire, pour y surprendre la loi du progrès.
Nous ne le suivrons pas dans son plaidoyer, où les arguments ont moins de force que d'élan, moins (1) Elles ont été réunies en volume¡ sous ce titre La loi du progrès Le monde marche (1857). Nos citations se réfèrent à la 6" édition de ce livre (1881). L'expression u à un homme tombé » ne fut pas du; goût de Lamartine u Le mot était malheureux, a dit Alexandre, il n'était pas tombé, mais descendu » (M'"° de Lamartine, p. 199)t
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de précision que de\vivacité les images y prolongent les idées et jettent sur, cet aride débat la splendeur de la poésie.
L'éloquence de Pelletan se donne surtout carrière dans ses interpellations à Lamartine. Ici, c'est une allusion à la Marseillaise de la paix, et à ce c titre d'honneur n de poète humanitaire, dont les railleurs ont fait sottement une injure. Là, c'est l'apothéose des Méditations, qui ont ouvert à la poésie les portes de l'avenir.
Enfin, c'est l'exaltation du platonisme lamartinien, où l'amour s'est épuré et monte en encens sacré jusqu'à Dieu
Et vous-même, ô poète 1 le plus grand des poètes de l'amour, le. plus chaste, le plus pur, le plus idéal. viendrez-vous affirmer aujourd'hui, vos œuvres à la main, que nous aimons comme les Grecs aimaient, et que vous avez chanté Elvire comme Anacréon chantait autrefois la jeune Milésienne, le front tombé sur la coupe vide et ses bandelettes dénouées sur l'épaule ? Ainsi ce flot de poésie roulait chaque vague portait à sa cime une lueur de progrès, brillant dans cette nuit de douleur où Lamartine avait plongé l'espèce humaine mais alors que le disciple, la figure levée vers l'étoile de l'utopie, poussait son cri d'espoir En avant le maître s'obstinait à soupirer une élégie sur les misères de l'existence. Lamartine couvrit de fleurs les rêves de Pelletan, mais ne les accueillit pas dans le sanctuaire de sa pensée. Il écrivait (13 mars 1857) à son disciple, qui venait de réunir ses lettres en volume Vous me faites une trop magnifique part d'ancienne amitié dans la préface mais vous ne me faites pas ma
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juste part de bon sens dans le livre. Vous savez bien que je ne suis incrédule qu'au progrès indéfini et continu, mais que je suis un très fervent et très dévoué sectateur du progrès humain et relatif. Dieu, la vie, la mort, l'infirmité de la nature, la vicissitude éternelle et historique des choses et des êtres me défendent d'adopter votre système.
Aimons-nous, c'est ce qu'il y a de plus sûr, et humilions-nous, c'est ce qu'il y a de plus vrai.
Nous touchons ici a,u tréfonds de l'âme de Lamartine sa méditation, le Désespoir, et son Harmonie, Novissîma verba ses deux épisodes épiques, Jocelyn et la Chute d'un ange, sont des fragments d'un poème de la douleur et de l'expiation, que Lamartine n'a pas eu le temps, ni la forcé d'écrire car ce poème dans son ampleur eût embrassé l'histoire entière de l'humanité et de ses rapports avec Dieu plus vaste que la Légende des siécles, plus démesuré que les épopées indoues, il exigeait, non pas un génie supérieur à celui de Lamartine, mais l'effort de toute une vie, absorbée dans cette tâche exclusive.
Quels accents d'a,irain Lamartine eût trouvés pour traduire ce cri de détresse qui monte de la terre vers le ciel quelles modulations de tendresse, pour chanter le cantique d'espoir que Dieu fait jaillir du cœur de l'homme
L'œuvre n'a pas été écrite Lamartine n'eut pas assez de foi en la poésie, qui seule l'aurait porté à la hauteur de cette épopée il voulut toucher aux deux cimes du rêve et de l'action et il laissa tarir, dans les tumultes de la vie publique, l'une des plus belles inspirations qui aient emporté un esprit d'homme dans les sphères de l'infini.
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Le jour vint où le. spiritualisme de Lamartine aboutit à l'orthodoxie, et où le poète put dire en toute vérité, le vers des Harmonies
0 Dieu de mon berceau, sois le Dieu de ma tombe 1 L'histoire de cette conversion, pour être moins féconde en conséquences que celle qui le ramenait en 1820 à la religion catholique, ne manque pas d'intérêt.
Il n'est pas facile d'en marquer les étapes d'abord une âme ne sait pas toujours elle-même par quels chemins elle passe pour conquérir une nouvelle croyance ensuite, plusieurs écrits de Lamartine ont été publiés longtemps après avoir été composés, et attestent, au moment où ils paraissent, un état d'esprit qui ne correspond plus à la réalité. Ainsi le dernier volume du Cours familier contient une étude sur Voltaire, dont le ton est nettement rationaliste postérieure à la mort. de Lamartine, puisqu'elle remplit le fascicule 166' daté d'avril 1869, elle nous tromperait sur ses sentiments, si nous ne savions qu'elle a pu être composée plusieurs années auparavant. Lamartine, en effet; écrivait parfois toute une série d'articles, pour profiter de ses loisirs relatifs, et se mettre en avance sur la maladie qui guettait sa vieillesse et pouvait entraver la publication régulière du Cours. Cet exemple montre combien il est délicat d'affirmer, par des déclarations publiques de Lamartine, qu'il était encore à une certaine date un adepte du rationalisme, ou qu'il était déjà gagné à l'orthodoxie.
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La mort de Mme de Lamartine, survenue le 21 mai 1863, semble marquer le début d'une évolution qui ramènera le poète à la croyance. Il souffrit beaucoup, nous le verrons, de perdre une femme d'intelligence, de dévouement et de bonté.
Surtout il apprécia mieux la beauté des convictions qui avaient soutenu cette âme d'élite, et qui, dans le rôle difficile de femme d'un homme de génie, avait mis tant de dignité et d'élévation. Mm° de Lamartine, née protestante, avait, pour associer sa vie au poète des Méditations, fait le sacrifice de sa religion. Devenue catholique par amour, elle le resta par loyauté sa droiture et sa vaillance d'âme la portèrent non seulement à la dévotion, mais encore au prosélytisme. Une fois qu'elle se fut démontré à elle-même la vérité des dogmes catholiques, elle se dévoua à la tâche de projeter sur les esprits la lumière dont elle était éclairée. Par delà la tombe, elle enseignait encore, et son mari ne put lire sans émotion la lettre qu'elle écrivait, le 10 janvier 1857, « confidentielle et personnelle pour Alphonse seul ». Dans ce testament du coeur, Mm° de Lamartine s'abandonnait à d'admirables effusions
Que ma mémoire te soit chère, disait-elle, je le demande à Dieu et à toi-même, et si je t'ai jamais contristé je t'en demande pardon à toi et grâce à Dieu 1. Croie que je t'ai aimé de toute la puissance de mon âme, et que je demande à Dieu d'être réunie à toi dans le ciel. Mon seul vœu pour toi c'est que Dieu te fasse la grâce avant de mourir de te jeter dans les bras de Jésus-Christ, qui seul peut porter- nos péchés et nous rédimer pour la vie éternelle. Dans le ciel « s'il y a plusieurs demeures », l'idée que nous ne serions pas ensemble si nous mourons dans une foi différente, fait mon tourment
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dès à présent. Quand je serai, comme je l'espère, purifiée de tous mes péchés par J.-C. dans l'autre monde, je serai plus digne de toi, et je voudrais mourir avec la certitude que toi aussi tu chercheras la rédemption par J.-C. et qu'ensemble nous serons dans son Paradis. Lorsque Dargaud était entré dans la vie de Lamartine, elle avait souffert c'était le danger du rationalisme qui prenait corps. Elle comprit que son devoir était de lutter.
Elle le fit avec tact, patience et abnégation aussi peut-on dire qu'en définitive c'est elle qui triompha
Lisez cela, écrivait un jour Lamartine à Dargaud, en lui envoyant un article politique lisez cela, c'était superbe hier soir. Je le gâte ce matin pour obéir à ma femme (1).
En matière religieuse, Lamartine était moins disposé à suivre les inspirations de sa femme. Pourtant il eut toujours des égards pour ses croyances, d'autant plus que celle-ci, dans sa clairvoyance, ne lui demandait jamais que des sacrifices possibles. Lorsqu'elle obtint que son mari lui laissât la correction des épreuves pour ses ouvrages de littérature, elle fit tourner cette modeste collaboration au profit de ses sentiments religieux, dût-elle même abuser de la confiance qui lui était accordée..
On est en droit de le lui reprocher sévèrement, car le respect du génie s'impose, surtout à ceux qui ont le privilège de produire en public ses créations. Mais, après tout, M'°° de Lamartine est-elle bien coupable ? Lamartine, à aucun prix, ne voulait se (1) Lettre du 28 novembre 1845.
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relire et. se corriger il laissait un éditeur faire des coupes sombres dans Graziella, pour ne pas éloigner du livre les lecteurs scrupuleux il supportait qu'un directeur de journal changeât des mots au texte de son Histoire des Constituants. Pourquoi n'aurait-il pas permis à Mme de Lamartine de veiller à l'innocence absolue des morceaux qui figureraient dans les Lectures pour tous, ou d'exercer un contrôle sérieux sur une édition d'Œuvres complètes, que l'écrivain voulait débarrasser de ce qui avait pu lui échapper de « repréhensible ou seulement d'équivoque ».
Ces retouches étaient la part de collaboration que Mm* de Lamartine pouvait le plus légitimement apporter à ces entreprises, où la gloire, non moins que les intérêts de l'écrivain, était engagée. Elle dépassa la mesure, mais en croyant de bonne foi qu'elle remplissait un devoir supérieur.
Du moins son orthodoxie ne manquait aucune occasion de s'affirmer et de tourner à la controverse apologétique. Ch. Alexandre, qui subissait d'ordinaire les assauts de son zèle, a publié quelques-unes de ces discussions, dans lesquelles il voit « une haute défense du christianisme, digne d'un philosophe religieux (1) ̃».
Lamartine l'entendit-il aussi lui prêcher sa foi ? Rien ne le prouve mais il ne pouvait pas ignorer cette ardeur de prosélytisme, et il la respecta. Sa femme était l'écho d'une voix chère qui s'était tue depuis longtemps, mais dont les vibrations retentissaient encore au plus profond de son cœur, la voix de sa mère qui lui avait appris à croire en Dieu, à l'aimer et à le servir, selon le Credo catholique. Le (1) Op. cit., p. 247.
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souvenir de cette mère et l'influnce de cette femme s'étaient associés pour produire cette déclaration que Lamartine inscrivait dans la préface des Œuvres comptez
Le christianisme a été la vie intellectuelle du monde depuis dix huit cents ans, et l'homme n'a pas découvert jusqu'ici une vérité morale ou une vertu qui ne fussent contenues en germe dans ces paroles évangéliquss. J'ai été élevé dans son sein. J'ai été formé de sa substance. Il me serait aussi impossible de m'en dépouiller que de me dépouiller de mon individualité. Et si je le pouvais, je ne le voudrais pas, le peu de bien qui est en moi vient de lui et non de moi-
Ce n'est pas encore le catholique complet mais ne peut-on pas penser que Dargaud est déjà vaincu et qu'il porte la peine d'avoir orienté Lamartine dans la voie du rationalisme, de l'avoir poussé à se déclarer et à travailler contre l'Eglise ?
Aussi bien; deux ans plus tard (décembre 1865), Dargaud mourait, et son convoi, suivant sa volonté, ne fut pas accompagné par le prêtre a Le bruit de l'argile tombant par pelletées sur ma bière, avait-il écrit, est le seul psaume que je pressente pour mes funérailles (1) ». Lamartine, dans une lettre à Léon Bruys, en eut du regret « La prière, disait-il, ne fait jamais de mal (2) ».
A côté de ce témoignage, connu seulement du cercle de ses amis, il faut inscrire celui que Laprade nous a rapporté, pour l'avoir entendu lui-même en 1863, lorsque Littré était candidat à l'Académie (1) Des Cognets, op. cit., p. 31.
(2) Ch. Alexandre, op. cit., p. 383. L'ancien secrétaire, qui avait entendu lire cette lettre, déplore qu'elle soit perdue), car elle était. dit-il, un acte dans la vie de Lamartine ».
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Française, Lamartine refusa de lui donner sa voix, disant « Je suis trop vieux et trop près de paraître devant le bon Dieu pour aller voter contre lui (1) ».
Citons encore ces lignes religieuses, qui terminent l'entretien du Cours familier sur Vigny, qui venait de mourir
Adieu, mon cher Vigny 1 vous voilà arrivé, quoique plus jeune que moi, devant Celui qui nous crée et qui nous juge, dans ce monde où toutes nos petites passions meurent avant nous, où nous ne serons appréciés ni par nos amis ni par nos ennemis, mais sur le type éternel du bien ou du mal que nous avons fait 1 Vous n'avez fait que du bien 1 Je vous tends la main d'ici-bas, tendez-moi la vôtre de là-haut. Il n'y a plus d'honïmes où vous êtes, il n'y a que l'Etre infiniment bon. Vous êtes bon, allez à lui 1
Maintenant qu'une partie de son passé est au delà de la tombe, sa croyance à l'immortalité s'affirme avec force, comme au temps où son cœur et sa pensée poursuivaient d'une prise idéale le fantôme évanoui d'Elvire
Sur les mondes détruits je t'attendrais encore.
L'élévation de son âme le porte vers l'éternelle ,réunion 'des êtres qui se sont aimés, et dans sa confiance même il trouve une preuve d'immortalité
Dieu, écrit-il, ne voudrait pas permettre, pour son honneur, à sa créature d'imaginer une Providence éter(1) V. de Laprade, par Edm. Biré, p. 274.
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nelle plus belle que la sienne nous serons bien étonnés là-haut de trouver un monde de morts plus beau cent fois que nous n'avons rêvé 1 que d'êtres adorés nous y retrouverons 1 (1).
Elvire tnorte repentante et pardonnée sa mère qui fut un ange de piété »; selon le mot de M'°" Delahante sa Julia, qui à l'âge de l'innocence avait pris son vol vers l'infini sa femme, qui dans la vie du monde avait pratiqué toutes les vertus, ces chères disparues l'attendaient dans le sein de Dieu, où leurs prières et leurs mérites préparaient le retour du rationaliste enfin désabusé.
M"1" de Lamartine disparue, c'est à Valentine qu'incombait la mission de ramener Lamartine à la foi. Elle s'y donna de toute son affection et de toute sa piété.
Dîtes-lui bien que je prie pour lui du fond du cœur, écrivait à Valentine le P. Gratry. Je demande à Dieu de lui mettre dans l'âme, dans tout son noble coeur et tout son grand esprit, la plénitude étincelante du christianisme, la réalité positive de la vie divine de J.-C.
Votre tâche est grande, lui disait le P. Hyacinthe. Veillez sur les destinées éternelles de cette âme, qui a reçu des dons si excellents et si rares, et qui en doit un compte d'autant plus redoutable au tribunal de la divine justice.
(1) Entr. 101., mai 1864.
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C'est à ce dernier qu'échut le rôle principal. Il était le neveu du poète Charles Loyson, qui salua en 1820 les Méditations dans sa revue le Lycée, et qui lui-même écrivait des vers où l'accent lamartinien se fait pressentir (1).
Il vint à Saint-Point au mois d'octobre 1867 obligé de quitter Paris, trois mois plus tard, il allait à Rome, il voulut voir Lamartine avant son départ
Comme cette visite ne pourra être renouvelée avant mon retour de Rome, écrivait-il à Valentine, ce serait peut-être le moment de tenter quelque chose.
Sur le'chemin du retour, de Florence, il prévenait Valentine qu'il avait tenu sa promesse de demander au pape une bénédiction spéciale pour Lamartine (2)
Je tiens à vous dire, ajoutait-il, que c'est avec un empressement plein de bienveillance et d'égards que cette bénédiction a été accordée. Puisse-t-elle porter bonheur à l'illustre malade Puisse-t-elle vous donner à vousmême, Madame, la consolation et la force dont vous avez besoin 1
Valentine s'appuyait encore sur le curé de Pris(1) Lamartine avait subi la séduction de l'illustre prédicateur, à tel point qu'il voulut lui consacrer un de ses Entretiens. Les archives de Saint-Point contiennent un manuscrit de 19 pages, dont l'écriture est tourmentée et difficile à déchiffrer, et qui sont le début d'un article sur le P. Hyacinthe.
(2) Déjà en 1860" le Pape, en lui accordant l'autorisation de faire célébrer la messe dans la chapelle de Monceaux, ajoutait « qu'il avait voulu profiter de cette occasion pour assurer son très cher fils de son estime et lui envoyetr toutes les plus grandes, tendres, particulières et permanentes bénédictions » {Des Cognets, p. 452).
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sé, l'abbé Perrotin, pour qui Lamartine avait beaucoup de considération un jour qu'avec Dubois il voyait arriver l'abbé Perrotin, il dit Dubois, c'est vous qui d'habitude me montrez la vérité de la foi, à mon tour de vous la faire voir. Regardez notre curé qui s'avance vers nous il est beau comme Apollon, chaste comme une vestale. La religion seule forme des hommes de cette trempelà (1) ».
L'abbé Perrotin desservait la chapelle de Monceau. Chaque dimanche, Lamartine assistait à la messe, « debout, nous dit-on, du commencement jusqu'à la fin de l'office (2).
Dans les derniers mois de sa vie, la vieille Imitation de J.-C. de sa mère ne quittait plus son chevet il ne pouvait plus parler, ni écrire mais il voyait, entendait et comprenait
J'ai reçu et observé, écrira plus tard l'excellent Dubois, lorsque j'arrivais vers son grand fauteuil devant le feu du salon d'en bas, les touchants et éloquents témoignages de ses regards, de son attitude, de ses soupirs et des prières qu'il murmurait sourdement entre ses lèvres (3).
A mesure que l'illustre vieillard s'affaiblissait, les orthodoxes regardaient avec plus d'inquiétude du côté de Saint-Point, pour voir si la colombe r.'allait pas en sortir avec le rameau de la conversion.
(1) Semaine religieuse d'Autun, 11 mars 1911.
(2) Ph. Virey, L'Abbé Perrotin et la chapelle du château de Lamarfine à Monceau (Annales de l'Académie de Mâcon, 3° série, t. XVI, p. 248).
(3) Lettre à l'évêque d'Autun (25 octobre 1890), dans Caplain. op. cit., p.- 60.
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Un catholique éminent, qui préférait aux anathèmes du fanatisme les douceurs de la miséricorde, adjurait, en 1868, Lamartine d'entrer enfin au sanctuaire, dont les Méditations, les Harmonies, le Tailleur de pierres de Sain t-Poin t, Geneviève l'avaient rapproché
Il faut achever, lui disait Léon Gautier il faut relire encore une fois l'Evangile puis, nous offrir le beau spectacle de votre tête blanche s'inclinant enfin devant la divinité de J.-C. L'heure est solennelle, l'occasion est rare. Vous qui aimez à flatter l'infortuné, ne profiterezvous pas de ces jours douloureux que traverse l'Eglise pour tomber enfin dans les bras de cette mère, et lui donner, au milieu de tant d'angoisses, la joie de votre conversion publique ? Nous attendons de vous ce grand acte qui honorera toute votre vie et vous grandira devant la postérité en vous justifiant devant Dieu (1). Vers le même temps, Victor de Laprade, dans une page éloquente de son livre sur le Seritiment de la nature, évoquait les Harmonies, où toutes les beautés de la création chantaient à Dieu, dans des strophes inspirées, l'hymne de la foi et de l'enthousiasme, et il s'écriait
Rappelons à ses admirateurs et au noble poète luimême, qu'à l'heure où il traçait ces immortelles pages, il n'était ni réaliste, ni panthéiste hégélien, ni positiviste, ni sceptique il était chrétien, de la simple religion de sa mère.
Ces appels trouvaient le chemin du cœur de Lamartine Léon Gautier ramenait auprès du vieil(1) Portraits du XIX' siècle, t. I, p. 78.
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lard le cortège de ces chrétiens qui avaient acclamé le poète des Méditations Laprade ranimait, pour ainsi dire de sa tombe, cette mère dont l'adoration s'était longtemps confondue pour son fils avec l'adoration de Dieu. C'en était trop Des larmes coulèrent de ses yeux, nous dit Biré, à la lecture du livre de Laprade, « et peu de jours après il faisait appeler un prêtre (1).
Est-il indiscret de pousser plus loin nos investigations ? Si nous nous permettons de pénétrer jusqu'à la chambre mortuaire, non pas certes pour surprendre les secrets d'une conscience, mais pour nous incliner devant l'illustre mort, c'est que nous avons pour nous y introduire le prêtre qui avait le plus le droit de s'agenouiller au pied de son lit. Le Père Hyacinthe écrivait à Valentine, le 28 février 1870
Voici un an que nous étions ensemble auprès de ce lit, vous pleurant, moi priant, tous deux pénétrés à la vue de tant de douceur, de tant de beauté, de tant de majesté devant la mort. C'était comme un reflet de cette âme que le monde a tant admirée et que vous avez tant aimée elle se détachait des tristesses et des infirmités de la terre qui l'avaient obscurcie, et se transfigurait en retournant à Dieu.
Souvenez-vous, chère Madame, de cette couche funè(1) Les archives de Saint-Point contiennent un billet presque illisible, daté .du 1" juillet 1868, dans lequel Lamartine invite le P. Hyacinthe à dîner, pour, lui dit-il, « causer de ce que vous savez ». Dubois écrivait à sa fille « Tout ce qu'elle (Valentine) m'a raconté des détails intimes de son oncle au point de vue religieux m'a bien fait du plaisir et de la consolation. Certainement c'est à elle qu'il a dû en grande partie ce retour (Abois, p. 79).
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bre, et pourtant souriante, de ce crucifix qui reposait sur sa poitrine, de cette couronne de fleurs que vousmême aviez placée entre ses mains. Sans doute vos larmes ont le droit de couler à ce souvenir, mais elles n'ont pas le droit de couler avec amertume, ni surtout avec découragement.
Valentine, pour sa part, était pleine de confiance, et sa prière montait à Dieu sur les ailes de l'espérance
Je ne sais pas s'il était orthodoxe, disait-elle Ch. Alexandre, qui a rapporté cette déclaration dans ses Souvenirs, ou plutôt je souhaite à bien des orthodoxes un cœur et une âme aussi religieux que les siens, priant sans cesse, se faisant lire par moi des psaumesi et l'Imitation. Personne et aucun prêtre ne m'ont jamais parlé de la religion, de ses devoirs .et de Dieu, comme il m'en parlait sans cesse. Je ne suis pas en peine de son âme elle a trop glorifié Dieu, trop aimé et donné à son prochain, pour que Dieu ne l'ait pas mise dans sa gloire.
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TROISIÈME PARTIE LA VIE INTIME
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CHAPITRE PREMIER
Le calvaire financier.
A la veille du 2 décembre, la situation financière de Lamartine n'était pas encore désespérée. Sans doute il avait un million de dettes pourtant sa concession d'Asie-Mineure, ses journaux, ses travaux d'histoire, lui promettaient des revenus élevés.
D'abord le rêve d'Orient, que son imagination avait tant caressé, semblait près de se réaliser des capitaux se risquaient pour l'exploitation de la propriété de Burgas-Owa, qu'il devait à la générosité du sultan n'y avait-il pas des chameaux, des vaches, des moutons à élever dans cette « Limagne d'Asie » des sangsues à pêcher dans les marais et les cours d'eau des cultures de toute espèce à faire prospérer sur un sol, que fécondaient « la cendre du Vésuve détrempée d'eaux abondantes et le soleil d'Asie modéré par les vents de mer comme dans un port (1) » ? Déjà des prospectus sur lesquels se détachaient gravés à l'eau forte les mots prestigieux Concession de M. de Lamartine en Asie, allaient se répandre à travers les foules et drainer l'or des souscripteurs.
(1) Lettre à Dubois, 17 juillet 1850.
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Ensuite lé journal le Pays, où Lamartine avait publié son premier article le 8 avril 1851, donnait des espérances
On Me lit sur Ici pavé que moi, écrivait-il le 6 juin, Dix mille et vingt mille numéros par jour vendus au détail. Vingt mille abonnés déjà à peu près aussi (1). Succès de bon aloi que celui de ce journal de doctrine, présentant aux lecteurs des réflexiôns souvent géniales, toujours judicieuses, sur les conditions du gouvernement parlementaire, et élevant la polémique quotidienne à la hauteur d'un tableau d'histoire.
Le Conseiller du peuple, de son côté, réussissait dans sa mission d'éducateur des classes moyennes. Enfin les travaux historiques marchaient à graride allure, comme nous l'avons vu, et les deux premiers volumes de l'Histoire de la Restauration avaient « un succès prodigieux et universel Le Coup d'Etat brisa cet élan littéraires
Grâce à cette assiduité et à cette rémunération de mon travail, constatait Lamartine, le 12 décembre 1851, je pouvais, en quelques années, me libérer complètement en préservant encore après moi le patrimoine de ma famille. Les événements du deux décembre et les mesures sur la presse qui suppriment toute publicité périodique; ferment instantanément et complètement pour mdi toutes ces sources de revenus (2);
Ainsi l'année 1852 s'ouvrait tristement. Pendant que le Pays et le Conseiller du peuple mouraient (1) A: DuBois (cf; Abois, p. 43)i
(2) Lettre publiée par M. Barthou, Revue bleue, 30 juin 1911.
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du coup d'Etat, les capitaux se détournaient de Burgas-Owa. En vain Lamartine s'abouchait avec une société anglaise, pour lui transférer les droits et privilèges qu'il tenait du firman de 1849, sous la réserve qu'il conserverait deux mille hectares il ne put obtenir des futurs concessionnaires les 30.000 francs qu'il lui fallait pour aller en AsieMineure, afin d'acheter des moutons et organiser des pêches de sangsues.
D'autre part, le gouvernement ottoman, qui répugnait à voir une société anglaise s'implanter au milieu des neuf villages turcs de la concession, proposait à Lamartine d'échanger sa propriété contre une rente annuelle de 100.000 piastres pendant vingt-quatre ans.
Entre temps, il tirait quelques ressources du produit du Civilisateur, et de la vente d'une partie de son mobilier. Mais le règlement du 24 juin vida sa bourse, et il n'osait plus aller jusqu'à Mâcon par peur des créanciers.
Il s'était adressé au Crédit foncier, qui estima ses immeubles à 1.600.000 francs. Mais comment se résigner à vendre
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?
Il plaçait un dernier espoir sur les récoltes et sur les abonnements. Mais la gelée et la grêle lui enlevèrent 80.000 francs de récoltes.
Il faisait des prodiges de travail
Je suis comme Cicéron, confiait-il à Chamborant, qui écrivait plus que ses deux secrétaires ne pouvaient copier.
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En effet, une Vie de Cicéron pour le Civilisateur, l'achèvement du Nouveau Voyage en Orient, le 86 volume de la Restaura,tion, une Vie de Socrate ou d'Alexandre, un volume de l'Assemblée constituante, des articles pour le Siècle, tel était le poids écrasant d'écriture, sous lequel ses épaules ne fléchissaient pas
J'ai beau faire, disait M"'° de Lamartine, je ne puis copier aussi vite qu'il produit (1)
Mais la maladie des vignes acheva le désastre des récoltes les abonnements au Civilisateur descendaient à huit ou dix par jour, et Lamartine n'avait pas d'argent pour faire des annonces enfin, crève-cœur suprême, l'Empire allait être établi.
L'année 1853 se leva dans une éclaircie. D'abord le Civilisateur montait jusqu'à 250 abonnements en un jour, et continuait à 100 « Je parais devoir m'élever à 14 ou 15.000 », écrivait Lamartine à Dubois (2). De plus il trouvait à Paris « une extrême et croissante bienveillance », et se disait « submergé de lettres hyperboliques ». Il ajoutait que « la fumée ne porte pas », et que la situation restait « assez triste et toujours menaçante » mais un nouveau rêve flottait devant son imagination.
Des amis et des admirateurs se groupaient, formaient une société en commandite pour l'acquisition des œuvres générales de Lamartine pendant sa vie et après sa mort « société. désintéressée, lit-on (1) Souvenirs de Ch. ALEXANDRE, p. 316.
(2) Lettre publiée par J. Claretie (le Temps, 27 décembre 1907).
1
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dans les statuts, d'omis des lettres sans acception de partis, d'opinipns politiques op d'écoles littéraires, sans autre but que de prolonger pour les écrivains éminents et pour leurs familles l'honneur, le fruit et la durée de jouissance des travaux de l'esprit »
On a reconnu la société qui jusqu'en 1925 a veillé sur les œuvres de Lamartine, et dont le premier gérant, Alfred Dumesnil, gendre de Michelet, traçait en 1869 le programme en ces termes Il est une obligation, dont toqs les actionnaires ont senti la profonde importance, c'est qu'il convient à l'honneur autant de la Société que du nom qui lui est donné comme un glorieux patrimoine, de colliger, de préparer, de suivre, en quelques mains qu'elles soient exploitées, les éditions à faire, afin que non seulement elles ne soient ni défectueuses, ni fautives, mais que, grâce à nos soins et à l'accomplissemenl du devoir qui nous incombe, pendant toute la durée de notre exploitation, il ne spit publié des œuvres de M. de Lamartine que des éditions parfaitement correctes et revues sur les textes les plus exacts (1).
Le 20 avril, 200.000 francs étaient souscrits, et la société se constituait (2) le 30 mai, il écrivait à M. Aubel « Mes actions littéraires ne vont pas mal et sont à 400.000 francs ».
Il établissait son bilan avec des chiffres gonflés d'optimisme
(1) Lamartine inconnu, Notice sur la Société des (Entres de Lamartine, p. 331
(2) Lamartine proposait comme membres du comité de surveillance Ronchaud, Ponsard, Rolland, Lacretelle, Chamborant, Dargaud, Emile de Girardin, Martin Paschoud de Genève. Tous ces noms sauf Chamborant et Martin Paschoud, 'se retrouvent sutr la liste des fondateurs, ayec ceux-ci Alfred Dumcsnil, Ampère, Pagnerre, Lacan, Desplace et Cerfbeer.
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l9 Je dois un million
2° Ils le payent (1)
3,° Je les rembourse dans l'année par les moyens suivants
200.000, comptant
2QO.O0O, pris au Crédit Foncier
300.000, actions de ma Société
250.000, Jtfilly vendu en gardant la jouissance jusqu'à Ina mort
60.000, hôtel et maison
Somme égale. 1 million, et tout est dit,
Le reste avec tout ce que j'ai, et le Civilisateur, et ig Turquie et Londres, revenus suffisants pour racheter en quatre ans les dettes chirographaires à 30.000 par an. Tout est dit sur le papier. Mais le Crédit Foncier refusa de prêter 200.000 francs sur Monceau, et, à défaut, la vente en était manquée « Mes affaires allaient bien, écrivait Lamartine, le 30 mai, Monceau était vendu aux Pereire, il y a huit jours. Aujourd'hui, c'est remis ou défait, cause de la crise qui terrorifie les banquiers et qui fond leurs lingots de papier dans leurs mains(2)». La vente de Milly était également ajournée « Les banquiers d'ici qui me l'achèteraient en m'en laissant la jouissance, écrivait Lamartine à Boussin, ne veulent plus, disent-ils, pour ne pas désirer ma mort ».
Quant à la mention 60.000 francs, hôtel et maison, elle s'explique par le changement auquel Lamartine s'était résigné Il quittait le bel hôtel de la rue de l'Université, pour s'installer rue de la Ville l'Evêque, n° 43.
(1) Les Mirès, les Vérpn. les Pereire, ses CQmniaqslitaires ou banquiers, que tantôt il caressa tantôt il maudit. (2) Lettre à Dubois (Temps, 16 octobre 1908).
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Enfin les vignes avaient trompé ses espérances Je ne fais pas avec 70 vignerons pour mille écus de récoltes », écrivait-il.
Seule la Turquie l'aida en ces mauvais jours Elle m'envoie, dit-il à Ronchaud, la complète exécution de mon traité avec elle (22 juillet), et elle paye au milieu 'de mes misères. Je vous mènerai donc, comme Cicéron menait ses disciples, passer trois mois dans ma villa du golfe de Smyrne. Que n'est-ce demain ?
Pour hâter ce demain libérateur, il se ruait au travail
Je travaille ici comme un nègre sans respirer un seul jour, écrivait-il à son ami Aubel. Un volume par 40 jours, plus le Civilisateur, et point de secrétaire pour me reposer. Mais je vais mieux et je suffis au jour et à la nuit-
L'année 1854 fut exceptionnellement féconde. La santé de Lamartine semblait défier la fatigue et les soucis. Sa femme écrivait le 19 janvier Mon mari a bonne mine et l'esprit vif et jeune. Mais le temps est excessivement mauvais, et M. de Lamartine est si imprudent, sortant par tous les temps, que je tremble de voir surgir un rhumatisme après une course comme celle d'aujourd'hui. Il est depuis quatre heures à pied, on ne voit pas à se conduire, et le thermomètre annonce une gelée pour cette nuit.
La Constituante tire à la conclusion, le 4* est eh train. Après cela, il va faire l'histoire des Turcs.
Il a comme toujours de la besogne taillée pour longtemps.
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Mais une fois de plus la vendange allait être une déception
Quel affreux jeu de hasard, disait un jour Mm, de Lamartine, que la fortune en vignes 1
En effet, aucune récolte ne reste exposée aussi longtemps à toutes les intempéries aucune n'est aussi souvent anéantie. Réussit-elle, il faut en tirer le meilleur parti, et bien que Lamartine ambitionnât d'être appelé « le plus grand vigneron de France », il n'excellait pas à vendre ses produits. Il avait toujours besoin d'argent, et les marchands de vin qui le savaient lui offraient des prix peu rémunérateurs. Ou bien, pour se faire de l'argent comptant, il achetait à terme la récolte de ses vignerons, et la revendait moins cher. Constamment il répétait l'opération, espérant toujours qu'entre l'achat et la vente un coup de fortune lui remplirait les mains, et lui permettrait, au jour de l'échéance, de payer sa dette.
En 1854, la récolte fut mauvaise
Nous sommes ruints à peu près comme l'année dernière, écrit Lamartine à Dargaud (1" septembre) dans quinze jours nous faisons semblant de vendanger. Les vignerons nous quittent de désespoir, et en vérité li y a de quoi.
Le travail littéraire restait donc l'unique moyen de salut on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de cette continuité dans l'effort, ou du plaisir qu'il éprouve à se donner à lui-même le spectacle de son activité. Ecoutons-le dire à Rolland (2 sept. 1854)
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Je commence aujourd'hui mon 5? volume, Jamais je n'ai tant et si bien travaillé.
Rien de neuf ici travail et travail et travail sans relâche. Venez établir un atelier de plus dans une chambre du château. Nous serons à Saint-Point jusqu'aux premiers jours d'octobre, parce qu'il n'y a pas de vendanges à Monceau et presque point à Milly. C'est le cas de travailler et de vivre de patience et d'encre, L'année 181)5 compte parmi les plus sombres de cette noire vieillesse, S'il eut été le maître de son destin, que n'aurait-on pu attendre du lutteur énergique, qui, le 15 février, écrivait à Dubois J'ai tardé jusque-là à vous répondre, Excusez uri homme qui termine en ce moment le 10e volume de son année et qui va en recommencer une autre série ? Malheureusement les débouchés littéraires se fermaient. L'Exposition universelle, favorable au commerce et à l'industrie, entravait le métier d'écrivain
Je suis dans le gâchis, écrit-il à Dargaud, plus et autant que jamais, las de la lutte et de la vie. Espérer et désespérer est pire qu'un simple désespeir. J'en suis làe Je travaille néanmoins assidûment, mais sans succès, excepté pour César, qui en a un réel et durable, et qu'on déchire pour cela. Mais il est bien coulé en bronze, et son profil ne déteint pas.
Je pense que vous avez travaillé vous-même mais, hélas nous travaillons maintenant pour un public imaginaire et pour des éditeurs évanouis, Il faut vendre ses terres., tout va mal.
Dans cet état d'esprit, comment accueillerait-il les conseils des critiques qui voudraient le hausser
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yer$ la perfection ? Un Belge, Ferdjnand Loise, en lui dédiant de la Poésie, exprimai}: délicatement le regret qu'il eût parfois lancé ses œuvres trop hâtivement (1)
Les bons conseils, lui répondait Lamartine, je ne puis les suivre, autant que cela serait désirable pour ma modeste renommée après moi. Je suis débordé par les mouvements d'une lourde domesticité obérée depuis vingt ans jusque la ruine des miens, et il laquelle je ne puis pourvoi? que par mon travail nocturne, 1& lecteiir choisira, s'il ne rejette pas tout en masse. Peu m'importe, pourvu que je sauve mes créanciers et ma famille. Plaignez donc et n'accusez pas. (17 décembre 1855.)
Les conseils financiers étaient encore moips du goût de Lamartine, qui n'interrogeait les gens d'affaires que sur la littérature. C'est ainsi que Dubois s'attira la mercuriale suivant, pour avoir effleuré d'un doute un de ces bilans qui concluaient toujours, g des disponibilités immanentes Ce n'est pas dans l'adversité et dans la lutte qu'il faut affaiblir l'homme en le décourageant les choses ne le flattent pas, il n'y a pas de danger que le ilel l'enivre. ,Laissez dire cpu?c qui par jalousie interprètent ou ridiculisent ma conduite financière. Ils n'en ont ou ils ne veulent pas en avoir l'intelligence. Quant à vous, croyezmoi prodigue, si vous voulez, mais ne me croyez pas dilapidateur ou insensé. L'or me coûte trop à acquérir par le travail incessant auquel je me suis dévoué, pour le jeter comme on le croit par jactance ou par démence (2). (1) Ferdinand Loise, docteur en philosophie et lettres, était professeur dp rhétorique française 4 l'Athénée rpyal de Tournai.
(2) Lettre du 31 décembre 1855. Quelques lignes en ont paru dans le Temps, IQ octobre 1908,
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Comme Dubois avait raison de craindre Trois banqueroutes allaient, en trois semaines, lui faire perdre 540.000 francs.
Admirons une fois de plus la souplesse et la résistance de ce tempérament quelquefois ébranlé, jamais abattu il allait fonder le Cours familier de littéra,ture.
Nous avons exposé plus haut les débuts de cette fondation, dont Lamartine attendait de beaux résultats. Il les obtint, grâce à l'intérêt littéraire des Entrefiens et à la réclame persévérante dont ils furent l'objet.
En tout, écrivait-il le 4 juillet, j'aurai 32.000 abonnés, je crois, à la fin de l'année. Que j'en garde 12 ou 15.000 après les réabonnements, et je suis content. J'aurai pour quatre ans 600.000 livres de rentes, et ensuite 300.000 environ tout sera bien payé, bien préparé pour mourir tranquille sur les survivants.
Ainsi l'avenir souriait au grand optimiste, qui dédaignait ses détracteurs, incapables de le suivre dans ses habiles combinaisons.
Sur ce rêve il quitta Paris. Mais à Saint-Point, il trouva le rhumatisme, la seule menace suspendue sur sa robuste santé, et qui apportait, avec la souffiance, l'arrêt du travail. Il s'en plaignait, en ces termes, vers la fin d'août, à Valette
Je suis depuis 23 jours sans mouvement, sur mon grabat entre les griffes d'un rhumatisme articulaire général. Heureusement il n'est pas féroce, cela fait gémir et cela ne fait pas crier mais cela menace d'une convalescence lente et prolongée. Je n'ose pas vous engager à venir l'adoucir, car Saint-Point n'est plus Saint-Point, c'est un hôpital, maîtres et domestiques sur le flanc, et mes pau-
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vres chevaux sur la litière. Ce qui me désespère, c'est la cessation du travail. Les jours passent, les échéances arrivent, et les abonnés ne se pressent pas.
Au cours de cet automne, il avait écrit 800 pages et payé 250.000 francs.
Il ne pensait pas sans inquiétude au réabonnement de 1857.
Cependant le Cours continua son ascension sans atteindre pourtant à ces hauteurs rêvées par Lamartine
Je travaille ici tant que je peux, écrit-il, le 15 juin, pour payer mes 800.000 francs de l'année 1857. Depuis Pâques et depuis surtout le départ de Paris j'avance à bien petits pas aussi. Cependant je m'obstine à payer mes dettes. J'espère réussir en trois ans au lieu de deux- Le métier est rude.
Malgré cette déception, il continuait ses services d'argent à ses amis. Ainsi il contribuait à l'impression d'un nouveau livre de Dargaud, Voyage aux Alpes, moins largement néanmoins, qu'il ne l'aurait voulu.
Le séjour de Saint-Point allait bientôt suspendre les soucis.
La récolte fut bonne.
Dans sa fièvre de travail, il écrivait en un mois 500 pages d'une vie d'Alexandre le Grand.
Malgré tout, ses affaires restaient embrouillées. Que serait le réabonnement ? S'il réussissait, il espérait se décharger en dix-huit mois « Alors, écrivait-il à Rolland, en Orient à toutes voiles ». Mais la porte enchantée de l'Orient ne devait plus s'ouvrir pour lui. En décembre, le fardeau retombait sur ses épaules, et il écrivait qu'il n'aspirait
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plus tfti'à quitter la terre, oit il n'a vü de solide que les tombeaux».
Si je renais en quelque autre monde, ajoutait-il, je ne m'y dévouerai qu'à mon égoïsme et riullement à ma patrie. La France est indigne d'avoir de nOMes enfants (1).
L'année 1858 commençait dans l'épreuve lé réabonnement, qui se faisait bien, ne l'aidait qu'imparfaitemènt à payer une échéance de 740.000 francs Il ne me reste, écrivait-il à1 Rolland, que le travail et l'espérance,-
Le travail ?i Lamartine l'appelait de toute son âme mais les évènements publics détournaient l'attention loin de la littérature.
L'espérance ? Elle s'obstinait quahd même car une reprise du Coûté était possible, et surtout là vente de Monceau finirait par se conclure'
Je ri'ai que Bàrême dans l'esprit, c6nfle-t-il à Rolland. Ne croyez pas encore que ce soit pour conserver Mon; ceau. Je n'y tiens pas plus qu'à mà pantoufle; C'est pbur miëiix qué cela. Mais probité où prévoyance après soi sont deux devoirs, devoirs fastidieux, et cependant les premiers de la vie: Je ne pense qu'au lit de ma tombe, Comme on fait son lit on se couche il ne faut pas une malédiction sur notre gazon.
Lamartine s'illusionnait il venait de perdre beaucoup dans une spéculation sur les vins, et Ii ne (i). Catalogué de la yénte Chéramy.
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pouvait payai- les billets vertus à échéance Il finit par s'avouer vaincu Consiimmaiiirti est! murmurait-il, les yeux perdus à l'horizon de ses dettes insurmontables.
Il dut suspendre là publication du Cours, prétextant l'émotion Causée dans le public par l'attentat et l'incertitude sur la date dù procès d'Ôrsini. La vérité était plus douloureuse. En effet, l'imprimeur Didot écrivait à Mme de Lamartine •>,
Je désirerais que là cofninùriication que j'ai l'honneur de vous faire restât entre nous, afin de ne pas troubler la tranquillité de M. de Lamartine, mais je ne dois pas vous cacher que le crédit considérable que nous avons fait est tel qu'il üe nous est pas permis, sans nous exposer à être blâmés par le conseil de sùrveillance de notre société commerciale, de l'accroître encore. Je com_prends l'utilité, la nécessité même de faire paraître iminédiatéinéttf ces deux numéros, mais comment faire" 1 Je suis très attristé de la maladie de M. de Lamartine et des embarras qui semblent S'accroître" pritir lui malgré le grand suécès que ses « Entretien& ont obtenu. Lamartine repondit lui-même (1S février) D'après votre refus de tirer mes deux numéros je ft*insisté pas. Je prends lé parti d'avouer franchement ma situation à mes abonnés, et d'ajourner la publication à une époque où j'aurai argent ou crédit.
Ainsi ne tirez pas, les maux extrêmes tint d'extrêmes remèdes.
Jé remets en même temps mes terres à vendre à un comité bienveillant et unanime des habitants de Mâcon. (1) Le docteur Méniètë dit trois millions cf. journal, p. 377; Lxmartiteé avoue feulement 400:000 francs (Lamartine inconnu, p. 178),
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En effet, les amis de Lamartine étaient intervenus. Dubois l'avait décidé à mettre en loterie SaintPoint et Monceau.
Un comité directeur s'organisa, qui publia dans le Journal de Saône-et-Loirc une adresse au grand concitoyen acculé à la ruine, et lui demanda son consentement à une loterie pour la vente de ses oeuvres
Vous êtes, disaient les Maçonnais, aimé et honoré, Monsieur et cher concitoyen, dans notre pays sans aucune acception d'opinion, par tous ceux qui n'ont pour parti que leurs bons sentiments. Cette loterie n'aura d'autre couleur que celle de l'amitié et de l'estiwe, et nous savons que vous ne voulez que celle-là. Réfléchissez et daignez nous répondre.
Dans sa réponse, Lamartine remerciait ses compatriotes de ce témoignage d'amitié publique, « la plus touchante preuve d'intérêt que toute une contrée ait jamais donnée à un de ses concitoyens ». Il avouait que ses charges dépassaient ses forces, et que le moyen proposé « était le plus propre à assurer une liquidation prompte, facile et sûre ». Faites donc, leur disait-il en terminant, ce que votre obligeance vous inspirera de mieux. Je ratifie tout, soyez mon conseil de famille (1).
Mais en France, la loterie était interdite, sauf pour les œuvres de bienfaisance et d'utilité publi(1) Journal de Saône-et-Loire, 3 mars 1858. Le; 11 février, il écrivait à Rolland « Si la loterie à laquelle je ne pensais pas, mais à laquelle à l'unanimité et de toute part on pense pour moi échoue, il n'y a qu'à s'ensevelir à dix pieds sous terre. Le breuvage est trouble et amer, mais il faut le boires
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que. Le comité avait besoin d'une dérogation à la loi. Lamartine insistait pour qu'on la sollicitât, sans le compromettre (1).
Les négociations n'aboutirent pas, le Gouvernement posait des conditions incompatibles avec sa dignité.
La déception était rude mais Lamartine l'avait prévue, et il ne s'abandonnait pas.
La chaleur d'âme de ses compatriotes le soutenait dans cette épreuve.
C'est un tremblement des cœurs, écrit-il à Texier (22 février) ce mouvement spontané et auquel j'étais loin de m'attendre me prouve que j'étais plus aimé du sol que je ne le soupçonnais. Je ne donnerais pas ce contrecoup moral et affectueux pour mes deux millions. Le mouvement des cœurs unanimes des Mâconnais, disaitil à Rolland, est prodigieux, miraculeux, vraiment surhumain. Je croyais que ma catastrophe ferait éclater l'envie, pas du tout, elle a fait éclater le grand cœur de toutes les classes ici.
Il avait compté sur le placement de cent mille billets de loterie à cinq francs, « presque tous, disait-il, ayant l'intention de me rendre, s'ils gagnaient ». Voilà que cette perspective s'évanouissait.
Mais Mâcon et Lamartine avaient partie liée. une nouvelle combinaison était amorcée aussitôt. Le 19 mars, dans une réunion tenue à Mâcon, sous la présidence de Chamborre, un riche agricul<1) Il désirait que cette autorisation fût une « sim- ple tolérance administrative envers le comité maçonnais » « S'il y faut, écrivait-il à Rolland, le 25 février, faveur personnelle motivée, loi ou décret, je n'en veux pas. Point de salut, hors l'honneur ».
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teur, beau-père de Ch. Alexandre, celui-ci lança un appel pour une souscription nationale en faveur de Lamartine.
L'assemblée approuva mais le préfet de Saôneet-Loire interdit la publication de l'appel dans la presse locale.
Sur son conseil, une députation de trois biâconnais, Chaïnbôrre, l'abbé Naulin, curé de Saint-Pierre et Lacroix, président du Tribunal civil, partit à Paris demander l'autorisation du Gouvernement. Le gouvernement eut d'abord une attitude favorable le général Espinasse, ministre de l'Intérieur, reçut courtoisement les délégués mâconnais, et, le 27 mars, il leur adressa une lettre officielle, pour autoriser la souscription et annoncer que l'Empereur y inscrivait le premier son nom (1).
Aussitôt Lamartine, dans un appel anonyme, pressait la ville de Paris de suivre l'exemple de Macon, et de répondre à cette souscription, comme elle l'avait fait pour Chateaubriand, le général Foy et Lafitte. L'appel protestait contre la rumeur d'humiliation qui circulait au sujet de Lamartine tendant ainsi la main à la nation Washington et Jefferson en Amérique Fox et la famille de Pitt en Angleterre Chateaubriand, le général Foy et Lafitte avaient-ils été humiliés de ce tribut de sympathie que leur nation leur avait décerné ?
Cependant Lamartine ne s'illusionnait pas La lettre impériale, avec la souscription del 0.000 francs, écrivait-il à Dubois, nous tue à moitié ou aux trois quarts (2).
(1) Abois, p. 47.
(2) L'Empereur souscrivait pour 10.000 francs, trop péu pour sauver Lamartine, trop au gré des adversaires de l'Empire.
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Néanmoins, il était d'avis qu'on ne s'arrêtât pas Une fois en route, disait-il, le salut n'est qu'au bout du chemin.
Aussi bien les sympathies de la population parisienne lui allaient au coeur, et M'°0 de Lamartine en jouissait délicieusement, et pour elle et pour son mari. Le comité, par la plume de Lamartine, en appelait à toute la France
Veut-elle que celui qui a tant aimé et tant honoré sa patrie soit dépouillé de tout foyer dans sa patrie ? Nous ne le pensons pas. Un pays est tout puissant, quand il le veut, contre un malheur privé. Riche ou pauvre, que chaque Français proteste contre cette proscription de l'indifférence par l'envoi au comité de la somme la plus modique apportée à cet.impôt du cœur (1).
Mâcon continuait à tenir la tête du mouvement une première liste de souscription y avait paru, que Mmo de Lamartine déclarait « charmante, bien combinée, excellente (2) ». Le directeur du Journal de Saône-et-Loire, A. Fonville, se prodiguait il insérait les manifestations de sympathie venues à Lamartine de toute la France, et même de l'étranger et constamment il réchauffait le zèle des souscripteurs par des articles éloquents.
Parmi les amis de Lamartine, les uns étaient enthousiastes sans arrière-pensée, comme Boussin qui (1) D'un brouillon conservé dans les archives de SaintPoint.
(2) Cependant elle ne s'élevait qu'à 7.090 francs et, à part un souscripteur de 2.000 francs, deux de 1000, 3 de 500, onzei de 100, les autres s'échelonnaient entre 50 et 0 fr. 50 c'est l'échec en perspective (Journal de SaÓne-'etLoire, 10 avril 1858). La 2° liste publiée par le même journal le 17 avril, n'allait qu'à 4017 fr. 95 cette fois les cotisations s'abaissaient à 0 fr, 30.
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s'offrait à se faire, à travers la France, l'apôtre de la souscription. D'autres, comme Rolland, rapportaient à Lamartine les propos de ses adversaires, et le mettaient en garde contre une campagne de calomnies qui lui ferait tort. D'autres enfin pensaient, avec Dargaud, que l'appel de Lamartine aurait plus de chances de succès, si l'intéressé prenait lui-même les devants, et offrait en holocauste à ses créanciers son luxe, ses châteaux, ses meubles, ses chevaux.
Dubois lui-même était trop circonspect au gré de Lamartine, qui voulait être soutenu, mais non averti et conseillé
Vous êtes désolant, lui écrivait Lamartine le 22 mai, mais ne soyez pas si désolé. Sachez que l'esprit de Paris et de la France n'a jamais été ce qu'il est pour moi Bonté, zèle, serviabilité unanime. Laissez calomnier ailleurs.
Comment voulez-vous qu'un homme qui reçoit 200 lettres par jour d'inconnus ignore les dispositions publiques ?
Je suis fâché de ce que vous me dites de Cluny, mais comment voulez-vous reculer par crainte de quelques murmures sur mes chevaux éclopés Il est bien clair qu'un homme qui vend l'écurie vendra les chevaux. Mais j'ai des raisons pour ne pas donner ce signal de sauye-qui-peut domestique. C'est absurde, inutile à me dire. Ne suis-je pas assez malheureux ? Que veulent-ils de plus ? Ne me dites pas toujours ce lugubre « il faut mourir » J'ai la tête forte, mais le vertige du désespoir que vous me laissez apparaître constamment pendant le combat pourrait me jeter à l'extrémité de la vie avant l'heure. C'est avant la bataille que le fantôme apparut à Brutus. Pendant la bataille on ne doit pas regarder en arrière Marchons
Aussi bien la souscription n'avait pas tardé à
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s'assoupir. Le ministre Rouland avait été bon prophète, qui, dès le début, avait pronostiqué son échec les légitimistes ne pouvaient voir en Lamartine qu'un transfuge les orléanistes ne lui avaient pas pardonné l'abandon de la duchesse d'Orléans les républicains avancés lui gardaient rancune de ses vigoureuses répressions de leurs émeutes. Lamartine avait conscience de cette opposition « Mon crime, écrivait-il, le 2 juin, est d'avoir servi et mécontenté tous les partis, en les empêchant de s'entregorger à leur gré dans les jours d'anarchie ». Cependant il tenait bon
Je crois au temps, ajoutait-il; celui qui veut et qui persiste est le maître-né de celui qui n'a ni volonté ni persistance c'est le caractère des foules.
Il était aidé par d'innombrables manifestations de sympathie, entre lesquelles il faut distinguer le plaidoyer vigoureux et éloquent inséré par Ernest Legouvé dans le Siècle. On voudrait pouvoir citer tout cet article, qui fait honte à la France de sa froideur
Notre obligation envers lui, est aussi impérieuse, aussi exigible, aujourd'hui 8 mai 1858, que le 15 mars 1848, quand il a fait reculer le drapeau rouge que le 17 avril, quand il a refoulé l'affreuse horde Blanqui que le 15 mai, quand il a sauvé l'assemblée envahie. Grâce au ciel, un grand service national ne se prescrit pas par dix ans, comme une créance de fournisseur.
Un moment Lamartine fonda de grands espoirs sur un comité de souscription qui se créait en Angleterre, sous la présidence de Lord Lansdowne (1). (1) Les principaux membres étaient John Russel, Sidney Herbert, Robert Peel, Edward Bulwer-Lytton, Charles Dickens, Tackeray.
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L'Angleterre n'avait pas oublié que Lamartine, ministre des Affaires étrangères, avait refusé d'encourager la délégation, venue à Paris pour intéresser la France à l'indépendance de l'Irlande (1). C'est l'ancien ambassadeur d'Angleterre à Paris, lord Normanby, qui avait déterminé ce mouvement par une lettre écrite de Florence, le 3 avril 1358, et dans laquelle il louait le héros de 1848, parce qu'il avait eu « l'occasion d'observer de bien près tout ce que son énergie a fait dans le temps pour la grande cause de la société et de l'ordre, non seulement en France, mais dans le monde entier » (2).
Edward Bulwer-Lytton prévint Lamartine de la constitution du comité anglais, et lui fit hommage de son admiration. Lamartine eût bien voulu faire reproduire dans les journaux cette lettre, le gouvernement ne le lui permit pas, et il dut se contenter de publier sa réponse (14 juin) en voici quelques lignes
La seule chose que l'Angleterre puisse avoir l'intention de récompenser en moi, c'est le culte constant et dévoué de cette paix plus glorieuse pour les deux nations que leurs plus belles victoires, car c'est la victoire tle leur bon sens sur des rivalités surannées qu'il faut laisser sans les remuer au fond de l'histoire, comme la mauvaise lie des vieux temps
(1) « Nous n'avons pas honte d'avouer, lisait-on dans le Times, que n'ous avons éprouvé un soulagement ineffable en lisant la réponse .de M. de Lamartine aux adresses des Irlandais. Déjà l'homme le plus remarquable de sa nation, il montre dans cette crise une fermeté, une indépendance et, une prévoyance au dessus même du prestige de son nom (cf. Quentin-Bauchart, Lnmartine et la politique étrangère de la révolution de février, p. 119).
(2) Il souscrivait pour mille francs. Lord Normanby a parlé très favorablement du rôle -de Lamartine en 1848 voir ses Mémoires, t. I, p. 296.
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Pendant quinze jours, ce fut, en Angleterre, un magnifique élan de sympathie puis, vinrent les difficultés diplomatiques .entre les deux gouvernements sur la question d'Italie et même,, une revue anglaise, la Saturday Reyiew, décrocha contre Lamartine une diatribe que l'Univers s'empressait d'accueillir. La souscription y était appelée une contribution déshonorante imposée à une nation en faveur de ses citoyens Lamartine ne l'avait pas méritée, lui qui avait fait la révolution de 1848 enfin il était inutile de souscrire pour un dissipateur de fortunes fabuleuses héritées de ses pères o.u .acquises par la vente de ses livres.
La riposte de Lamartine fut foudroyants ,La souscription, r.épli<ja,aitril, est un témoignage spontané et volontaire d'intérêt qu'une nation est appelée à 'décerner à lui de ses citoyens dont les .disgrâces imméritées de fortune la touchent, dont les talents l'honorent, ou dont le dévouement lui parlait digne de souvenir. C'est une obole, direz-vous mais l'obole devient médaille en tombant des mains d'une nation.
Quant à la révolution de 1848, il déclarait ne l'a,voir ni complotée, ni faite, ni voulu faire Mais, disait-il, la révolution .faite, j'ai ,fait Ja République. La République a refréné, régularisé, adouci et contenu la révolution.
Enfin, à l'accusation de prodigalité, il opposait sa vie retirée et laborieuse à Saint-Point et à Paris il ajoutait quelques mots sur l'origine de ses dettes, dont il taisait la cause la plus honorable, à savoir ses libéralités imprudentes et il terminait ainsi
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Si la souscription échoue contre l'indifférence et la calomnie, et si mes amis ne recueillent pour moi qu'une moisson d'outrages sur une terre où ils ont voulu glaner de leurs mains dévouées une gerbe de cœurs, je secouerai, non avec colère, mais avec résignation, la poussière du champ et du foyer paternels.
La lettre fut publiée dans 360 journaux et imprimée à six millions d'exemplaires, elle produisit en France et à l'étranger, au dire de Lamartine, « un immense coup sur les âmes ».
Ces incidents ranimaient pour un temps la souscription, et rendaient confiance à Lamartine. La session des Conseils généraux allait s'ouvrir. Un appel du comité de Paris les engagea à souscrire en dehors de « toute manifestation de parti », pour reconnaître les services rendus à la gloire des lettres françaises et à la cause de l'ordre. Mais une circulaire du ministre de l'Intérieur défendit aux préfets de favoriser la souscription. Le mot d'ordre fut généralement suivi un préfet, Paillard, refusa d'en tenir compte presque seul, le Conseil général de la Corrèze osa voter une subvention celui de la Gironde, que présidait un ami de Lamartine, le marquis de la Grange, se prononça contre la souscription par 27 voix contre 11. Mais le crève-cœur vint à Lamartine de l'attitude de ses compatriotes
Le conseil général de Sâone-et-Loire, écrivait-il, qui me doit 40 millions de revenus par ses deux chemins de fer, a eu la lâcheté de me passer sous silence. Le pays en est indigné (1).
(1) Lamartine inconnu, p. 193 (à Chamborant, 9 septembre).
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Persigny, président du conseil général de la Seine, ne reçut pas en son temps la lettre relative la souscription il ne put qu'envoyer son obole personnelle
Quand je songe, écrivait-il, aux services éminents que cet homme illustre a rendus à son pays et à l'éclat de ses talents, je gémis de ne pouvoir contribuer que par une vulgaire offrande au succès de l'oeuvre des généreux Mâconnais (lettre du 30 août) (1).
Une autre compensation vint à Lamartine de l'île Maurice, où un comité se forma sous l'impulsion d'un créole, M. Le Juge les Arméniens ouvrirent aussi une souscription à Constantinople et dans d'autres villes en Asie-Mineure.
De plus, les paysans de Monceau, de Saint-Point et de Milly, à qui Lamartine devait de l'argent et dont il avait sollicité un délai de payement, l'avaient parfaitement accueilli (2). Beaucoup même furent au nombre des souscripteurs. C'est à ces humbles que Lamartine pensait lorsqu'il écrivait à Pelletan
(1) Lamartine fit publier dans le Journal de Sa6ne-elLoire cette lettre «vengeresse», et il répondait en ces termes à Persigny « A travers leis convictions politiques opposées il y a un terrain neutre pour les âmes supérieures, c'est celui de la loyauté. Cette lettre est loyalo comme votre caractère. Par un phénomène étrange pour ceux à qui les révolutions n'ont pas ouvert le cœur humain, j'ai plus à me louer de vous que de mes amis naturels. Ne serait-ce pas, parce que nous pouvons différer de cause l'un et l'autre sans jamais différer d'honneur ?. »
(2) « Je suis momentanément vaincu, leur avait écrit Lamartine tout ce qu'il a été possible de faire honnêtement pour payer avec les intérêts jusqu'au dernier centime de ma dette envers vous, je l'ai fait je continuais à le faire, vous savez avec quelle loyauté, quelle assiduité au travail. quelle fidélité à mon devoir, quand mes armes sont brisées tout à coup dans mes mains et me rendent la lutte impossible, et l'amitié même stérile. »
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Je verse une larme d'attendrissement sur ce dévouement désintéressé du cœur de cette multitude. Ainsi, à côté des affronta, la Providence met les consolations <1). Enfin les vendanges s'annonçaient superbes elles produiraient plus de 10.0.000 francs, qui rajouteraient aux 900.000 déjà touchés ou escomptés par Lamartine
Il s'était trop hâté d'escompter le produit de la souscription en octobre, celle-ci ne s'élevait à Mâcon qu'à 29.822 francs à Paris les frais avaient absorbé la moitié des recettes qui elles-mêmes n'avaient pas suivi la progression soubaitée le pauvre écrivain devait vendre ses livres et couper les arbres de son allée de Monceau et les chênes de Saint-Point, pour payer ses créanciers les plus exigeants, et il tombait dans -l'un de ces « accès de désespoir » qui mettaient sa femme hors d'ellemême. Le 10 octobre, il s'emporte contre la France, qui l'abandonne, et qui a dit Qu'il meure » Il mourra s'éerie-t-ik mais loin d'elle pour qu'elle n'ait pas même ses os (2).
Sur ces entrefaites, le bruit se répandit q:ue Lamartine allait céder .ses biens à .ses créanciers. C'en était trop son amertume éclata dans une lettre à Rolland (16 octobre)
Comment pouvez-vous .me féliciter d'un abandon lâche et ruineux à mes créanciers d'une fortune gui ne <1) Lettre du 24 -septembre, en réponse à -un article de Pelletan dans la Presse.
(2) Il est encore plus amer contre la France dans une lettre à Dargaud (10 octobre), qu'il termine ainsi Nous ne voyons personne que des pélerins nombreux et inconnus qui viennent tous les jours dans les jardins pleurer sur Jérusalem a.
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leur payerait pas intégralement ce que je leur dois ? Vous ne me connaissez pas je mourrais plutôt. J'ai un caractère qui ne recule pas devant son devoir et tout le devoir. Le mien est de payer tout le monde. J'espère y parvenir à travers tous les brouillards dont vous nie parlez, brouillards qui sont sur les yeux d'autrui et non sur ma conduite quand on la verra à son point de vue d'honneur réel et de conscience ferme, .elle paraîtra ce qu'elle est, vigoureuse et honnête.
Ces explications, il les donna publiquement aux abonnés du Cours, en tête de l'Enfretien XXXV. Il y joignit une lettre aux journaux pour démentir la résolution qui lui était attribuée d'abandonner ses biens à ses créanciers et de quitter la France. Cependant le comité de la souscription, découragé par les efforts coûteux et peu rémunérateurs qu'il faisait depuis plusieurs mois, manifestait l'intention de se dissoudre. Lamartine protesta confidentiellement auprès de ses amis et s'en al-la rendre compte au comité des sommes considérables déjà payées il le décida à publier un nouvel appel.
Malgré tout â la fin de cette année 1858, où tant d'espoirs, une fois encore, s'étaient évanouis sous les coups répétés du destin, Lamartine jetait un cri de résignation, et même de confiance en l'avenir
La réaction que j'attendais, écrivait-il à Dubois (26 décembre), commence partout dans le coeur pour moi. Elle ira en s'accroissant encore dans un an.
J'aurai le dernier mot, soyez-en sûr. Les pays n'ont pas de volonté. Moi, j'en ai une et elle est résolue. Aussi j'ai bon espoir. J'accepte mes tribulations en expiation.
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L'année 1859 allait exiger de Lamartine des prodiges de volonté et d'optimisme. Il était prêt Plus le monde vous déserte, écrivait-il à Valette, plus il faut s'affermir soi-même Se ipsum deserere turpissimum est.
Les affaires sont écrasantes, cependant je ne me déciderai à quitter la France, qu'au moment où j'aurai été forcé à manquer à un remboursement d'honneur. Jusqu'ici j'ai pu payer à force de travaux vendus ou engagés; mais je touche au bord de l'abîme.
Une violente polémique l'y arrêta un instant. Le journal l'Union la provoqua, en relevant avec indignation le mot de marâtre que Lamartine appliquait à la France dans une lettre publique. L'écrivain prit feu et somma l'Union de reproduire sa réponse
D'une plume hautaine, il énumérait les accusations que chacun des autres partis politiques avait le droit d'élever contre lui. Quelles étaient donc ses fautes à l'égard des légitimistes ? L'énumération suivait, serrée, pressante, lumineuse, des obligations que ses anciens amis, s'ils avaient été justes, auraient dû avouer à l'endroit de Lamartine, au lieu de l'injurier
Je ne me vengerai de ces dénigrements et de ces iniquités de parti qu'en les constatant.
Ainsi terminait l'écrivain blessé au vif de sa conscience et jaloux de défendre son passé. Aussitôt les réabonnements se multiplièrent la
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souscription se releva pour quelques jours, et Lamartine put payer près d'un million de dettes Mais, écrivait-il, le 16 janvier, je suis encore menacé dans trois mois par l'autre million.
Pour donner plus de force à la souscription, il tâchait de se substituer au comité, qu'il accusait de ne savoir pas se servir de la publicité. Mais décidément la France était lasse de cette grande infortune et du bruit qu'elle suscitait de plus, la guerre d'Italie allait absorber l'intérêt public. C'est alors que le tentateur se pencha à l'oreille de Lamartine pourquoi n'accepterait-il pas sa libération de la main de l'Empereur ?
Il m'a envoyé la Guéronnière il y a huit jours, écrivait Lamartine à Dubois, pour m'offrir par un vote des corps politiques une dotation nationale de 100.000 livres de rente ou deux millions pour payer mes dettes. J'ai remercié cordialement et refusé net l'honneur ou la mort 1
Dubois ne put s'empêcher de dire à Lamartine que ses créanciers ne comprendraient pas ce raffinement de délicatesse
Les paysans dont vous me parlez, lui répondit-il, ont la probité, mais ils n'ont pas l'honneur. C'est le luxe de l'âme. Cela ne les regarde pas (1).
Aussi bien, quoiqu'il lui fût toujours impossible de vendre ses terres, il jonglait avec les chiffres et il établissait un bilan, en toute sincérité, mais (1) Abois, p. 52 (lettre du 16 mars).
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avec plus d'ardeur de justification que de science financière
Je viens de faire, écrit-il à son ami, un petit héritage d'une demoiselle inconnue, en Normandie, ferme, maison, herbages. Cela vaudra, je pense, 80.000, plus ou moins, pour moi.
Il me reste, en valeurs à terme et en fin d'abonnements 1858-59, environ 400.000 à toucher, d'ici à décembre prochain. Plus 200.000 environ revenus bruts, vins, etc., plus 300.000 ou 360.000 de l'abonnement 18591860. Total à espérer, y compris la succession dans un an environ, un million rond (1).
Dubois ramenait sur le plan des réalités ces disponibilités imaginaires mais sans heurter de front celui qu'il appelait un « rêveur obstiné », il prenait en silence les mesures pratiques capables de retarder la catastrophe.
La guerre, malheureusement, suspendit les payements des abonnés et entrava la souscription. Un nouvel effort du comité demandant trois cent mille francs suffisants pour sauver les créanciers et pour donner le temps de trouver des acquéreurs, resta sans effet. Lamartine prit le parti de dissoudre le comité « inutile et ruineux »
Je reconnais' que la nation m'a fermé son cœur, écrivait Lamartine dans une lettre destinée au public. Je reçois chaque jour plus d'insultes anonymes que de munificence nationale cette souscription sera nommée la souscription de l'injure (25 avril 1859).
Cependant Lamartine ne s'abandonnait pas le comité dissous, il avait l'intention de s'emparer (1) Abois, p. 63.
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seul de la souscription. De plus il-avait, le 16 mars, adressé au conseil municipal de Paris une demande pour une concession de terrain au bois de Boulogne, où il se construirait un châlet
Cette concession viagère, écrivait-il au président du Conseil municipal, serait sur ma tête, sur celle de ma femme et sur celle d'une de nos nièces elle serait ainsi insaisissable, et je pourrais, quelques (sic) soient les événements, y finir ma vie en sécurité dans des travaux littéraires utiles â ceux à qui je dois mon temps et mes veilles. La ville hériterait des bâtiments et des cultures après nous.
Le 19 mai, Lamartine recevait satisfaction. La concession de Passy était une garantie pour l'avenir mais le présent restait tragique. Une échéance de 600.000 francs approchait, et Lamartine n'avait plus de quoi payer son imprimeur et les frais de poste pour l'envoi des Entretiens: Quant à moi, écrivait-il à Adolphe Joanne, le 15 septembre, je meurs je meurs contristé et indigné l'échafaud politique m'aurait paru bien plus doux que le long et honteux supplice auquel la France me fait succomber. Je suis arrivé depuis quelques jours à l'insolvabilité complète. J'ai pourtant payé sur ma sueur un million et demi en 18 mois mais je suis à bout de force et la France n'a pas voulu m'aider.
Du reste j'éprouve ici de mes concitoyens les plus rapprochés une cordialité vraiment touchante. C'est la première fois qu'on voit un insolvable applaudi par ses créanciers; Cela m'est arrivé ici toutes les fois que j'ai paru devant eux. Cela devrait prouver à la France que ma ruine n'est pas de la honte^ et que mes adversités ne sont pas des tonts de conduite aux yeux de ceux qui me voient de plus près dans ma maison de verre. Mais je suis à la
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merci du premier qui voudra me chasser de mon foyer. Jugez quels jours et quelles nuits Ce ne sont pas celles de Catulle.
Rien n'égale dans la littérature de la souffrance les cris de désespoir de Lamartine martyrisé par les angoisses, il va jusqu'à blasphémer la France ingrate
Si je revis dans quelque étoile politique, écrit-il à Valette, le 19 novembre, je me garderai bien de m'y dévouer à un peuple sidéral ou terrestre. J'y vivrai pour moi, pour mes amis, et j'y mourrai en paix.
Cette profession d'égoïsme lui est arrachée par la douleur mais l'instinct de la justice et la bonté continuent à animer sa grande âme s'il se dit brouillé avec l'espèce humaine, il excepte cependant les philosophes comme Valette, qui pratiquent « la première des philosophies », c'est-à-dire « l'amitié », et aussi ses voisins, les paysans « qui, dit-il, sont aussi admirables pour moi que le reste de la nation est odieux».
Lamartine dut quitter les sympathies mâconnaises pour reprendre à Paris sa fonction de manoeuvre littéraire. Que de combinaisons il échafaudait pour faire reculer la banqueroute Projets de publicité pour la souscription, vente d'ouvrages non aliénés ou non encore écrits, ouvertures au crédit foncier pour un prêt sur la totalité de ses biens, mise en vente de Monceau à la chambre des notaires de Paris, etc.
Une lueur d'espoir traversa ces ténèbres l'Empereur avait parlé à ses intimes d'acheter Monceau pour y créer une maison de retraite en faveur
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des hommes de lettres (1). L'achat ne se fit pas. L'affaire projetée avec le Crédit foncier échoua aussi.
La souscription donnait très peu l'abonnement au Cours, si favorable qu'il fût, restait un palliatif insuffisant. Pour lutter contre la mauvaise fortune, Lamartine imagina de publier une édition de ses Œuvres complètes.,
C'est toujours la souscription disait Ch. Alexandre, et personne ne veut plus souscrire (2).
Lamartine avait plus de confiance ou plus d'illusion il estimait pouvoir, derrière cette édition, tenir tête à l'orage.
Cette édition devait, dans sa pensée, lui permettre un solennel examen de conscience elle devait surtout retarder la banqueroute.
La société propriétaire des œuvres était intervenue pour faciliter la combinaison.' Elle abandonnait à l'écrivain la jouissance de ses œuvres jusqu'à sa mort, ou jusqu'au 1er janvier 1869, s'il mourait avant en échange, Lamartine lui cédait l'exploitation, à partir de son décès ou de 1869, des œuvres déjà écrites et de celles qui suivraient pour une durée, non plus de 30 ans, mais de 50. (1) « Je n'éprouverais aucune répugnance, avait-il écrit à Boussin le 17 avril, à ce que l'Etat m'achetât Monceau, terre estimée, contre argent. Il n'y a là aucune faveur. Moreau a vendu à Bonaparte Gros Bois le duc de Bordeaux, la duchesse d'Orléans, etc., ont vendu à leurs enne'mis même. Cela n'engage ni honneur, ni liberté, ni reconnais-
sance ».
(2) Lettre à Dubois, 5 mars 1869 (Abois, p. 57).
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Ce fut d'abord un beau succès
En 25 jours, écrivait-il à Dubois, j'aurai déjà fait, je le pense, 200.000 francs. J'ai mis le doigt sur la source là où je ne l'attendais pas, bien que j'aie eu toujours l'instinct d'une grande affaire, dans cette opération qui sera la dernière,- avec tous les accessoires et développements à l'étranger et à l'intérieur, en quatre ans et sous quatre formes. Je crois à deux millions, en tous cas à 60.000 francs de rentes constituées (1).
Voilà que le rhumatisme vint le clouer sur son lit deux mois de souffrances atroces, pendant que les huissiers assiégeaient sa porte à Paris et à Saint-Point. Que de temps perdu poùr le travail Il avait dû suspendre le Cours familier et il s'excusait auprès de ses abonnés de « ce. retard involontaire» (Entr. LUI).,
Cette crise de. santé avait aggravé le manque d'argent deux fois il dut ajourner son départ de Paris, parce qu'il ne pouvait pas payer son voyage. Revenu enfin à Saint-Point, il y fut aux prises avec une nouvelle fatigue et avec des craintes pour sa récolte
Excusez, écrit-il à Valette, le 24 septembre, une main que le travail a vaincue et un. esprit que l'adversité épuise i Je suis malade et mes vignes sont mortes. Pendant que le monde tremble, que le droit public s'écroule, les vignes sont noyées. C'est notre petit monde à nous qui s'abîme sous nos pas. Claudite jam rivos Mais hélas il n'est déjà plus temps de le dire. 'Il n'y a plus de vin. J'avais 300.000 francs de récolte il y a six semaines sur pied dans mes vignes, je n'y ai pas ce matin de quoi payer les tonneaux. Adieu, vingt malheureux vignerons v-ien(1) Abois, p. 58.
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nent à travers le déluge m'interrompre et me demander du blé.
Pour la récolte ce ne fut qu'une fausse alerte il fit 3.000 pièces de vin, qu'il vendit assez bien, mais payables dans six mois.
La malade assombrit singulièrement cette fin d'année sa femme fut à l'extrémité pendant 28 jours d'une fièvre typhoïde Valentine avait contracté la fièvre au chevet de sa tante un ami de la famille, le docteur Pascal, venu loger à Monceau pour soigner les malades, mourut lui-même après neuf jours de souffrances enfin une femme de service était morte de ses fatigues, et. une autre devenue folle de son zèle et de son chagrin Moi, ajoute Lamartine qui vient de rédiger ce funèbre bilan, moi, très souffrant, courant d'un lit à un cercueil. Et vingt huissiers à` ma porte pour exiger de l'argent que mon travail et mes vins ne me donneront que dans six mois. Quelle vie (Lettre du 2 décembre, à Valette). Cinq jours plus tard il signait la vente de Milly. L'épreuve était trop rude Lamartine chancela sous' le coup'
Hier, écrit-il à Miss Blak le 8 décembre, j'ai été obligé de signer la vente de la moelle de mes os, ma terre et ma maison natale de Milly, et à un prix de détresse qui ne représente ni la valeur morale ni la valeur matérielle. J'ai emporté avec larmes en' quittant le seuil les vestiges de ma mère et les reliques de ma jeunesse, et j'ai écrit sur la porte que je ne repasserai plus Bénédiction sur cette maison, malédiction à la France Pardonnez' à cette vengèance d'une âme ulcérée (1). (1) Le même jour il griffonnait à la gérante du Cours, Madame Grosset, ce billet frémissant « J'ai vendu hier Milly,. J'ai le coeur ctéchiré. La France est odieuse de laisser dévêtir celui qui s'est plus occupé d'elle que de lui. J'aimerais mieux qu'elle eût pris ma peau»;
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La blessure ne devait jamais se fermer. Un mois plus tard, il trouvait pour peindre sa douleur de déraciné une image admirable
J'ai vendu, écrivait-il à Valette, le 4 janvier, la plume la plus chère et la plus tiède de mon nid de famille. Si cela payait tout, je ne dirais rien le ciel veut qu'on s'arrache toutes les plumes de la terre avant de prendre les plumes éternelles qui vont nous porter dans l'éther de Platon (1).
Le produit de Milly n'était qu'une goutte perdue dans l'océan des dettes, où Lamartine devait sombrer tôt ou tard. A Monceau, 400 créanciers défilèrent en 17 jours, et la plupart n'emportèrent, en fait d'argent, que des promesses.
Ceux-ci le consolaient des banquiers, qui, comme Mirès, lui refusaient de l'argent comptant. Mais il ne pouvait se reprendre à l'espoir.
A Paris, où il revint en février, il trouva de nouveaux déboires. Le banquier Péreire, qui souvent avait aidé Lamartine, s'était lassé, et, dans un moment d'humeur, il avait refusé de recevoir l'éternel quémandeur. Une plainte, vite changée en un cri de reconnaissance, tombe de la plume de l'infortuné
Une lettre sans réponse et une porte murée, lui écrivait-il, le 24 mars, sont deux procédés après lesquels il (1) L'acheteur, M. Mazoyer, revendit la maison quelques mois plus tard au notaire) de Saint-Sorlin, M. Daux, qui, avant de conclure, eut la délicatesse d'offrir à Lamartine de la lui retrocéder. Celui-ci le remercia « Achetez, lui disaitil, sans crainte de m'affliger. Une fois la coquille de l'œuf brisée le passereau n'y rentre plus. » (cf. Cazac, Lamnrfine au lycée nafional de Mâcon, p. 27, note).
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n'y a rien dans la langue muette des honnêtes gens. Je ne les ai jamais employés envers personne, et je ne les aurais jamais subis en silence de personne, excepté de vous. Mais les susceptibilités de la dignité personnelle doivent se taire toutes devant la reconnaissance acceptée. Après ce que vous avez été pour moi en bons sentiments, en paroles, en actes, en initiatives, en sacrifices personnels, je ne conserve et je ne veux conserver que l'éternel sentiment des services que vous avez voulu me rendre en si noble et si généreuse proportion la postérité ne trouvera que cette trace de vous dans mes souvenirs après moi. Il n'a pas tenu à vous que mon pays ne fût ce qu'il n'a pas été envers celui qui n'a pas déshonoré le nom de la France vous avez protesté autant qu'il était en vous contre l'iniquité de mes ennemis. Le plus étroit de mes devoirs est de m'en souvenir. Je resterai votre obligé malgré tout je désire que cette lettre reste com;me un monument de ce devoir accompli de toutes les calomnies dont j'ai été défiguré dans ma vie, et apparemment devant vous-même, la plus insupportable pour moi serait celle qui calomnierait mon cœur. Trois banqueroutes absorbèrent ses disponibilités, et il dut suspendre ses paiements pendant plusieurs mois. Les abonnements au Cours et la souscription aux œuvres complètes fléchissaient sous les contre-coups de la guerre. Le 13 août, il faisait à Dubois cette description navrante de sa détresse et de son labeur
Je songe à partir, mais je ne puis pas avant le 25, faute d'argent, et je n'ose pas, tant j'ai honte de reparaître les mains vides.
Je suis ruiné pour sept mois encore jusqu'à la corde. La petite banque de Paris est atroce et insultante pour moi, je n'y puis trouver sur lingots 5.000 francs seulement. Voilà 15 jours que je me casse le visage à leur porte. C'est une bande d'égorgeurs des pauvres hqnmes
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de lettres. Il faut me suffire et je ne le puis pas, n'ayant rien de comptant dans ;nes récoltes que les 25 louis que je paye tous les soirs pour ma fabrication (?) Aussi je mère une rude vie. Je viens de faire en dix jours 1° Tout un volume en 500 pages grand in-8°
2o La moitié d'un Entretien sur Rousseau
3° Une correction d'épreuves de 200 pages
4° Enfin deux cents lettres de ma main (correspondance), le tout sur mon genou, de ma main, sans secrétaire.
Ayant des affaires de banque et comptes de 4 heures par jour.
Comptez dix jours et récapitulez le travail 1 C'est mon chef-d'oeuvre de manœuvre de toute ma vie, et je ne suis pas fatigué. Il y a des grâces d'état. Hachette, Pagnerre, Didot, Cassou, mes libraires sont asphyxiés d?étonnement, et moi aussi sans compter que mes horribles angoisses d'affaires ne me laissent pas dormir. Quant à manger, il n'en est pas question des pèches, du fromage et du pain bis, voilà ma ration. Il faut conserver l'esprit libre.
Au prix de quelles peines put-il payer, à Monceau, 240.000 francs aux créanciers les plus exigeants, et obtenir des autres quelque répit ? Il ne le sait pas lui-même mais il est écrasé
Je viens, écrit-il à Dargaua, en octobre, de passer certainement le mois de ma vie le plus affreux. Je n'ai pas eu une nuit sans insomnie, une heure de jour sans souhaiter que ce fût la dernière.
Payer 300.000 francs avec rien, ma femme dans son lit, avec la fièvre, moi-même avec une fièvre nerveuse, vo,ilà ce qu'on nomme un beau soir Le-diable emporte les soirs et les matins d'une telle existence 1
Ainsi, des affaires impossibles, des santés chancelantes, la perspective d'un hiver de travail et
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d'angoisses, telle est la situation dans laquelle Lamartine se débat en cet automne lugubre de 1861. Sa détresse émut le P. Enfantin, avec lequel il avait autrefois entretenu des rapports amicaux. Enfantin écrivait à son ami Arles (21 janvier 1862) Quelle rude expiation que celle de Lamartine 1 mais que faire ? Je n'en sais rien. Je me fiche pas mal que son créancier, le crédit foncier, y perde, ou même que ses autres créanciers, hypothécaires ou non, ne soient pas payés par la vente de ses 40 volumes je crois que les souscriptions ne servent et ne serviront qu'à faire vivre ce Bélisaire, cet Œdipe, cet Homère. C'est donc une riente viagère, insaisissable, qu'il faudrait que Pereire, Bartholony, vous, nous, et tant d'autres, nous lui fissions (1). L'âme noble et naïve d'Enfantin s'illusionnait l'âge héroïque du Saint-Simonisme était révolu, la plupart de ses adeptes s'étaient orientés vers une vie pratique où le soin des intérêts matériels primait les chimères d'antan la rente uiagère ne fut pas offerte par l'Ecole au pauvre Lamartine.
Qu'allait-il faire ? Sur la question d'une vente forcée, il fut très catégorique il s'y opposerait avec vigueur, dans l'intérêt même de ses créanciers, par tous les moyens « honnêtes », « dilatoires » et pendant qu'on discuterait, il achèverait de les payer;
D'autre part, il rejetait toute combinaison qui pût paraître équivoque ainsi il témoigna le désir (1) En note à cette lettre, les exécuteurs testamentaires d'Enf¡antin ont écrit « Il est certain que s'il y a eu dans la vie politique de Lamartine des actes qui méritaient expiation, il y en a eu d'autres aussi qui ne pouvaient être oubliés sans ingratitude. C'est it l'abri de ce nom que pendant trois mois, en 1848, bien des gens qui ne 's'en souviennent plus aujourd'hui, purent dormir tranquilles».
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qu'on laissât tomber une pétition faite au Sénat pour qu'une récompense nationale lui fût accordée
Il ne me paraît pas convenable, écrivait-il au rapporteur, M. de La Rochejacquelin, d'accepter au nom de la loi ce que j'accepte du concours libre et amical des particuliers. La convenance est l'honneur des situations politiques cet honneur ne se définit pas, il se sent, il commande des sacrifices et des réserves sur lesquels on ne discute pas.
Je ne suis, vous le voyez, l'adversaire d'aucun gouvernement accepté par mon pays, je n'ai jamais cherché à me faire un drapeau politique de mes misères, mais je ne puis être l'obligé du gouvernement que je ne sers pas, sans manquer à mon passé quel qu'il soit. Ce n'est pas à l'Empire de rémunérer ce passé, et ce n'est pas à l'homme qui a proclamé la République de dénaturer ainsi les situations dans sa personne (1).
Il se retourna vers sa grande famille, les lecteurs des Entretiens littéraires, et il sollicita, par une circulaire du 24 mars 1862, « un prêt de cent francs par tête ou plutôt par cœur », qu'il ·rembourserait soit en volumes des Œuvres complètes, soit en abonnements au Cours familier, soit en argent dans deux ans.
Il ne semble pas que cet « emprunt littéraire ait réussi, puisque, le 1" mai il revenait à la charge et demandait une souscription à ses Œuvres complètes.
L'appel était pressant c'est que les recettes ve(1) Séance du 26 mars 1862. Le Sénat s'inclina devant ces « voeux si noblement exprimés », comme disait le rapporteur.
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naient de tarir subitement, et il écrira bientôt à Dubois (17 mai)
Je suis de nouveau en perdition (entre nous deux). Dieu est dur, mais il est juste. Il faut l'accepter, et je l'accepte, je l'ai mérité.
Aussi bien sa résignation s'accompagnait, comme à l'ordinaire, de mesures énergiques il prenait secrètement des mesures pour une liquidation générale afin d'obtenir de Monceau le prix le plus avantageux il songeait à donner procuration à des gens « plus forts que moi, disait-il, et ayant 40 millions derrière eux ». A ce compte peut-être garderait-il Saint-Point.
Pour en être plus sûr, il revint au procédé de la Loterie, et il sollicita l'autorisation du ministère, « dans l'intérêt assez général, lui écrivait-il, de prévenir la dispersion de ces intéressantes familles rurales. »
Ni l'un ni l'autre de ces projets n'aboutit. Les angoisses de ses dettes l'étreignaient si fort qu'il était prêt à subir les pires injures.
Ses triomphes, désormais, c'était de pourvoir aux échéances, dût-il se tenir sur la brèche « depuis cinq heures du matin jusqu'à cinq heures du soir tous les jours », au risque d' « expirer de fatigue et quelquefois d'angoisse » (1).
Il venait en trois mois de payer 500.000 francs le danger était ajourné, il pouvait se remettre au .travail avec moins de fièvre mais l'horizon restait sombre.
Elle est du 16 mars 1863 la lettre navrante de (1) Abois, p. 25. La lettre y est à tort) supposée de 1849.
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Lamartine, que M. Barrès a commentée avec tant d'éloquente émotion, et avec quelques sévérité Je vis, depuis deux mois, dans les suprêmes angoisses, écrivait-il à Dubois. C'est véritablement être étranglé entre deux portes. Je cherche de tout côté des ressources, mais je n'en trouve pas. Jusqu'ici, tous mes ennemis et tous mes créanciers semblent s'être donné rendez-vous sur mes ruines. Néanmoins n'ayez aucune inquiétude en ce qui vous concerne. Je serai prêt pour les 10.000 francs à la fin de juin, et si je n'ai pas fait d'ici là quelque grand coup important et libérateur, je me trouverai seulement, et en silence, avec encore 6 ou 700.000 francs de capitaux, jusqu'à ma perte finale.
Quoi qu'en dise Barrès, qui d'ailleurs fait remonter à 1849 ce qu'il appelle l' « abdication de Lamartine, celui-ci ne fléchit pas encore, et il va essayer le « grand coup important et libérateur ». Le 30 mars il explique sa situation aux abonnés du Cours sur cinq millions de dettes, il est parvenu à en rembourser quatre en huit ans de travail l'entreprise des Œuvres complétes, qui lui permettrait de désintéresser ses créanciers, est momentanément suspendue
31 volumes sont prêts, dit-il à ses lecteurs. Il ne m'en reste que neuf.à imprimer en neuf mois, avant le 1" janvier 1864. Cent vingt mille francs environ me manquent en ce moment par une circonstance extraordiuaire. J'ose vous proposer de me les avancer pour deux ans. Ces combinaisons entretenaient en lui la fièvre de l'illusion, et l'aidaient à s'abstraire de ses chagrins. Mais quelle tristesse à ce foyer, où la gêne va bientôt s'aggraver de la maladie
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On. en est, .écrit sa femme, aux privations d'intérieur, d'hospitalité, des dîners intimes d'amis. L'absence de ces dîners est fâcheuse pour Lamartine c'est sa seule récréation mais il est trop triste, il n'en veut pas (1). Cette admirable femme usait ses dernières forces à surveiller l'impression des volumes restant à paraître elle allait succomber à cette lutte désespérée qu'elle aussi menait avec une héroïque vaillance.
Elle mourut, le 21 mai, sans que son mari, cloué par le rhumatis'me sur son lit, pût s'approcher d'elle et recevoir son adieu.
Le même jour qù le cercueil de la mère rejoignait dans le caveau de Saint-Point celui de sa fille, lui, le père, rentrait dans sa vie d'expédients, et cette éternelle victime du drame de l'échéance appelait à l'aide ses amis.
Hélas les papiers timbrés ne s'arrêtent pas devant la mort, et ils vont du même pas, implacable et sûr, frapper à la pprte des cœurs brisés Aussitôt qu'il put quitter Paris, il vint à SaintPoint s'agenouiller sur la pierre du tombeau où ses morts l'attendaient. Il y vécut, retiré, sans voir personne, marchant avec peine, et espérant que la fin de l'été amènerait au moins l'atténuation de ses spuffrances physiques.
Verrait-il l'issue de sa crise financière ? Il avait obtenu l'autorisation de continuer son éternelle loterie de plus, des arrangements combinés par Dpbois lui avaient permis de poursuivre l'édition des Œuvres raisons d'espérer, mais combien fragiles
(1) A Cft. Alçxarrôre, p. 314.
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Mon rhumatisme s'est répandu dans tous mes organes, écrivait-il à Texier, le 6 septembre je ne puis écrire de ma main à mes meilleurs amis. Mes affaires vont je ne sais comment. J'ai la loterie, mais m'aidera-t-elle ?, Je l'ignore. Je vais payer 240.000 francs dans la semaine ici, et ce ne sera pas tout.
Un mois plus tard, rien ne s'était amélioré dans sa situation physique et morale
Je suis, écrivait-il à Dargaud, le 10 octobre, dans un bouleversement complet d'embarras financiers de tout genre après de déplorables vendanges, et au milieu d'exigences inattendues et de remboursements insuffisants. Ma santé va de mal en pis. Je me fais pitié à moi-même. Ses amis, et surtout l'excellent Dubois, gémissaient de leur impuissance. Le malheur frappait à coups redoublés sur ce vieillard qui expiait si durement sa gloire, et dont le génie pliait sous un fardeau surhumain.
Mais cette grande âme, battue par l'orage de la destinée, s'obstinait contre toute espérance prête à sombrer, elle voyait, dans un éclair d'illusion, la rive où elle allait aborder.
Les rhumatismes maintenant sont de chaque printemps, il les supporte les affaires continuent à aller « très mal », mais « tout reprendra en décembre », croit-il.
L'heure approche pourtant où l'assaut de l'adversité redoublant, il lui faudra courber la tête en vain les créanciers sont « obligeants et les récoltes « très belles »; « la destinée est plus forte que la Providence (1) ».
(1) Lettre du 24 novembre (Lamartine inconnu, p. 268).
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L'année 1865, s'ouvrit par une nouvelle circulaire aux abonnés du Cours il importait d'activer les abonnements,. qui, après tout, restaient la forme de souscription la plus digne et la plus efficace. Mais à peine des miracles de succès littéraire eussent-ils pu l'arrêter sur la pente de l'abîme. Les abonnements au Cours, les ressources de la loterie, la succession escomptée de Mme de Lamartine en Angleterre, autant de palliatifs, autant de délais pour ajourner la terrible liquidation. Voilà que ces promesses d'avenir allaient une fois de plus s'évanouir.
Il écrit à Emile de Girardin, le 26 avril
Le refus de l'Angleterre de me payer les treize mille louis de la succession de ma femme avant deux ou trois ans au moins, me force à me déclarer vaincu et à partir de Paris en suspendant tous mes paiements, même mon journal qui était mon pain quotidien.
L'Empereur et ses ministres, à qui j'ai remis l'année dernière un million d'autorisation pour la loterie, me la refusent totalement cette année. Ils me proposent de prendre l'initiative d'un don national que je ne puis ni ne veux accepter à aucun prix. Plutôt mourir que de manquer d'honneur, comme disaient les Girondins. Valentine qui maintenant a le privilège de partager et d'adoucir les angoisses de cette grande infortune, est émue jusqu'au fond du cœur, et elle ne peut taire son indignation devant l'indifférence des uns et l'ingratitude des autres
Mon oncle a besoin pour ses affaires et pour son travail de s'y trouver, écrit-elle à la veille d'un départ à Saint-Point. Hélas 1 tout en jouissant de nous retrouver sous ses vieux toits si chers, nous sommes torturés par la pensée que c'est peut-être pour la dernière fois, et
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qu'il lui faudra par la dureté des hommes se dépouiller même de son tombeau lui auquel la France doit tant, n'aura pas de quoi pose? son pied ni se reposer mort sur' de la terre lui appartenant. Si j'étais gouvernement, je craindrais une malédiction du ciel pour Miette iniquité et chaque jour qui passe la rend plus inévitable. Sa santé serait bonne sans les soucis qui le dévorent aussi je né peux pas vous dire assez mon amertume confre les hommes tlui sont coupables de son martyre. Mon oncle, écrit-elle un atitre jour, travaille beaucoup; il a l'admirable faculté de s'abstraire d"ê tout autres përisées quand arrivé l'heure de se mettre à l'oeuvre, et j'è crois vraiment que c'est ce qui le sauve (1).
Valentine vient de nous livrer le secret de cette incomparable fécondité de Lamartine en ces années, où d'autres, dévorés par le souci, eussent été atteints dans leur imagination et leur sensibilité. Lui, il est de la race des forts, qui tiennent tête au destin et qui meurent la plume à la main. Asa table de manœuvre il oublie créanciers, ingrats, malveillants, tous ceux qui auraient pu stériliser sa verve, éteindre son inspiration et le condamner à une inaction prématurée. Quelle vieillesse Quel chapitre, d'héroïsme à joindre à ceux de cette vie, qui tant de fois s'est élevée au-dessus des sommets humains Si le fardeau est écrasant, il en sentira, le poids, niais il ne le déposera qu'au seuil du tombeau. Non, il n'abdiquera pas
Se doutait-il qu'il était à la veille d'une liqui-' dation générale ? Il dut en convenir, lorsqu'il vintd'abord que la Porte lui refusait le paiement des arrérages stipulés; qui lui auraient permis de désintérésser' le Crédit foncier des intérêts dé 1866 (1) Lettre à Cliamborànt, 31 août 1866 (Lamartine inconnu, p. 275).
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ensuite, que les 400.000 francs du testament de Mme de Lamartine étaient toujours retenus en Angleterre enfin que l'administration lui faisait subir la restitution de plus de 3'00.0'00 francs produits par la loterie.
Trouver à emprunter ? Texier frappait en vain à toutes les portes. Obtenir de nouveaux délais ? Il n'y fallait pas songer.
Donc il invita ses créanciers, paysans et vignerons, à nommer un syndicat chargé de prendra en mains leurs intérêts et de s'entendre avec le débiteur. D'autre part il concerta des mesures de libération avec le Crédit' foncier, auquel il devait 70&;000 francs.
Au cours de cette crise il avait ajourné sa publication mensuelle il la reprit le 14 décembre, et dans une circulaire à ses abonnés il les priait de signer au plus tôt le mandat de renouvellement pour 1867.
Etait-il poussé par le vague espoir que les mesures de dépouillement absolu pourraient, une fois de plus, être retardées ? Peut-être, car le perspicace Dubois condamnait ces demi-solutions à vendra quelques vigneronnages de Monceau, il se donnait la faculté de rembourser en partie le Crédit foncier.
Mais ce n'est pas là où le bât le blesse le plus, écrivait Dubois, ce sont les créanciers chirographaires nombreux et pour au moins (je ne sais s'il est sûr lui-même) 300.000 francs. Là-dessus, il a renvoyé toujours la solution, avec les mêmes idées et espérances chimériques. C'est une véritable aberration d'esprit; et la folie d'un grand esprit est d'autant plus grave et inguérissable
(1) Lettre du 20 décembre 1866, Abois, h. 67.
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C'est l'honneur de Napoléon III d'avoir enfin mis la France au service de cette détresse. Longtemps il avait manœuvré pour que l'homme du 24 février acceptât l'argent offert par l'homme du 2 décembre il s'était heurté au mur infranchissable de l'honneur. Le voilà qui rompait avec les petites intrigues et ambitionnait de n'être que l'intermédiaire du pays entre celui qui l'avait servi et ceux par qui il l'avait servi. Une loi attribuant à Lamartine une récompense nationale fut déposée sur le bureau du Corps législatif.
Des neuf membres de la, commission, quatre n'approuvaient ni le principe, ni la forme de la loi » ils proposaient de remplacer la récompense nationale par une pension viagère à un vieillard de 77 ans de 30.000 francs réversible jusqu'à concurrence de 10.000 francs sur la tête de Valentine de Cessiat.
Deux conseillers d'Etat, chargés par le gouvernement de soutenir la discussion du projet de loi, suggérèrent une nouvelle rédaction qui ne blessât pas Lamartine dans sa dignité et lui assurât un secours effectif
II est accordé, à titre de récompense nationale, à M. Alphonse de Lamartine, une somme de cinq cent mille francs, exigible à son décès et dont les intérêts à 5 p- 100 lui seront servis pendant sa vie. Cette somme, en principal et en intérêts, sera incessible et insaisissable jusqu'au décès de M. de Lamartine.
Emile Ollivier fut nommé rapporteur. Son discours habile et vibrant emporta le vote il glorifia le poète des Méditations et de Jocelyn, l'historien des Girondins, l'apôtre de la charité sociale, le défenseur de la liberté religieuse, le protagoniste de
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la paix extérieure, l'instigateur du suffrage universel
Si vous pouviez, s'écriait-il en terminant, contempler, courbé sous les coups que ne cesse de lui porter la main des hommes plus encore que sous le poids des années, sans repos et sans joie, esclave d'un travail incessant, torturé par les préoccupations et les anxiétés, malheureux autant qu'un être humain puisse l'être sur cette misérable terre, et cependant toujours haut, doux, bienveillant et ferme si vous pouviez contempler dans son épreuve suprême celui que tant de splendeurs ont entouré, qui a fait battre tant de cœurs et répandre tant de larmes, celui que tant de bouches ont acclamé et tant de mains applaudi j'en suis sûr, quels que puissent être vos scrupules et vos griefs, vous les oublieriez, et il n'y aurait plus de place dans vos âmes remuées, que pour une douloureuse émotion.
Lamartine pouvait mourir en paix sa passion de débiteur était achevée aussi bien n'aurait-il pu porter sa croix plus avant, car il était atteint aux sources vives de l'intelligence et de l'activité (1). Désormais la liquidation pouvait être envisagée. Le désintéressement de Valentine, qui mit son honneur à se dépouiller de tout, et l'habile probité de Dubois réussirent à payer les dettes. L'ombre de Lamartine était consolée.
(1) Sur la liquidation très difficile de la succession on trouvera dels renseignements dans le livre de madame Ollivier, Valentirie de Lamartine, et surtout dans les Abois financiers de Lamartine. C'est à Dubois que Valentine dut de pouvoir garder Saint-Point et veiller pieusement jusqu'à sa mort (17 mai 1894) sur le souvenir du grand mort.
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CHAPITRE II
La famille. Les amis. Les soirées
rue de la Ville-l'Évêque. Les séjours à Monceau et à Saint-Point.
Nous n'avons pas la prétention de faire le portrait de Mmo de Lamartine il suffit de renvoyer au livre captivant que le plus pieux des biographes lui a consacré Charles Alexandre a fait revivre, avec la vérité de ses paroles et l'accent de sa voix, cette femme qui l'aimait comme un fils.
Lor.sque le volume parut (1887), un sceptique accusa l'auteur de naïveté, pour avoir tant de trésors d'admiration, et pour garder au long de 342 pages le ton invariable de l'éloge. Un autre approuva le jugement dans son ensemble, mais signala une lacune l'hommage était trop exclusif, et négligeait à tort Valentine, cette autre providence du poète, qui, la première étant morte, la remplaça près de lui. Enfin une plume malicieuse corrigea le dithyrambe de l'admirateur passionné L'excellente Maria-Anna-Elisà, lisait-on, dans un charmant petit livre, sans abandon, sans charme, inspirait dans la famille l'estime et le respect, la gratitude, non l'attrait. Ses manières et ses manies britanniques, son inoffensive préoccupation de ses attraits absents, exçi-
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taient les railleries plus ou moins contenues des petites filles (ses nièces). Son nez surtout, volumineux et empourpré, qui faisait son désespoir, faisait leur joie elle l'oignait sans cesse d'onguents, de liniments qui ne réussissaient qu'à le rendre plus gros et plus rouge, et c'était une source inépuisable de gaieté pour l'âge sans pitié (1). Eh bien, quoi qu'en dise Mme Ollivier, avec son nez gros et rouge, M°" de Lamartine était une femme distinguée, «ligne du nom quelle portait. « Votre tante», écrivait (30 juin 1837) à l'aînée de ses nièces moqueuses, à la vibrante et fine Alice de Pierreclos, un ami de Lamartine, qui devait à sa mort (1843) le faire son héritier, le docteur Circaud, de la Clayette, « votre tante est pour moi un modèle de toutes les vertus divines et humaines, de science profonde, de bienfaisance, en un mot de christianisme vivant. Le plus beau caractère de la modestie de madame votre tante, c'est de ne vouloir pas que l'on s'en aperçoive. Son mépris pour la vanité est si réel et si sincère qu'elle craindrait même de le trop annoncer. En femme d'un haut mérite, elle attache peu d'importance aux mondaines superfluïtés ». A juger par les réponses d'Alice au D' Circaud, la nièce ne riait pas (2).
Aussi bien nous n'avons à présenter ici que la compagne des dernières années, et dans ce rôle (1) Madame Ollivier, Valentine ,de Lamartiite, p. 12, ,(3« édit., 1908).
Ï2) Le Docteur Cireaud, homme Supérieur, à qui rrançois de Neufchateau avait dédié son poème Les trois nuits d'un goutteux, et ami de Mm. de St;aë4 appelait dans une autre lettre Mme de Lamartine le «,génie de la charité» a Je sors toujours de chez vous meilleur que je n'y suis entré», écrivait-il un jour la châtelaine de Monceau.
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M"'° de Lamartine a mérité l'hommage sans réserves de Charles Alexandre.
Chamborant de Périssat, qui fut du second voyage en Orient, et qui apprit à la connaître au début de cette période, s'exprime ainsi
Il n'y a point de sacrifices qu'elle n'ait faits à son mari. Elle vit exclusivement de son air, de sa vie on sent qu'elle l'aime du même amour que quand elle était jeune femme, amour doublé de celui des enfants qu'elle a perdus, et excité encore par l'injustice publique et l'ingratitude des contemporains (1).
Les nombreuses lettres reproduites par Alexandre permettent de dégager les traits principaux de sa physionomie.
Dans ses dîners comme dans ses réceptions, elle se tint à sa vraie place empressée auprès de chacun de ses invités, elle s'intéressait, sans y intervenir, aux discussions d'idées et de doctrine qui se déroulaient devant elle, non que son intelligence ne la mît de niveau avec les plus brillants causeurs elle était très cultivée, et pour l'énorme production du Cours familier, elle rendit des services par l'étendue de ses connaissances et la sûreté de son goût
« J'ai lu, il y a deux ans, écrit-elle un jour, trois gros volumes de Platon », et une autre fois « J'ai lu l'Emile » sur Platon, sur Rousseau elle a ses opinions, et sait les défendre généralement elle est d'accord avec les jugements portés dans le Cours mais elle sait les motiver auprès des lecteurs récalcitrants.
Elle souhaiterait mieux encore que cette com(1) Lamartine inconnu, p. 22d
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munauté de sentiments avec l'illustre écrivain. Pourquoi n'est-elle pas consultée à l'avance sur ce qu'il écrit ?
Je le convaincrais souvent de l'inconvénient des mots qui lui sont échappés (1).
Il lui reste la ressource de les changer, quand elle corrige les épreuves, mais elle met son orgueil à s'absorber en l'écrivain de génie, au point qu'elle tremble d'être surprise par lui en flagrant délit de personnalité.
Avec un tact exquis elle s'associait aux apologies par lesquelles Lamartine devait constamment défendre sa conduite et son œuvre. Ainsi la vive réponse opposée aux calomnies de l'Union en 1859 était non seulement approuvée par elle, mais encore jugée opportune
Peut-être que si vous aviez été ici, écrit-elle à Ch. Alexandre, sachant tout ce qui se passe et se dit, vous auriez compris l'opportunité pour lui d'expliquer sa vie passée (2).
Elle aussi vibre aux grands souvenirs de 1848, et elle ne tolère pas que les passions des partis défigurent pour la postérité cette page d'histoire, qu'elle a vue s'écrire sous ses yeux
Si en 1848, dit-elle, on avait eu à choisir entre les deux monarchies, il aurait sans aucun doute choisi le droit d'alors et non l'usurpation d'alors mais voyant que le salut du peuple n'était pas là, il fit la République. Il l'a dit assez haut C'est moi. Sa jeunesse était à la légitimité, (1) Id., p. 310.
(2) Op. cit., p. 2&7..
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son âge mur au peuple, non pour flatter ses passions, mais les relever par leur bon sentiment et leur grandeur d'homme, et c'est ce qu'il ferait toujours (1).
Lamartine pouvait donc se reposer en toute confiance sur cette loyauté d'intelligence et de cœur, qui en imposait à ses ennemis, et qui, dans l'avenir, devait porter témoignage en sa faveur. Cette femme d'élite eut encore le privilège d'alléger pour Lamartine le fardeau de la souffrance. La tragédie des dettes, elle en a accepté facilement pour elle l'amertume, mais elle aurait voulu l'épargner à son mari
Vous comprenez, écrit-elle à Chamborant, le 16 février 1858, que la perte de nos biens, même du pauvre Saint-Point, mon premier nid et mon dernier asile, n'est rien pour moi, si je le voyais tranquille.
(1) Id., p. 239. u Afadame de Lamartine, a dit Hehtri de Lacretelle, fut admirable jusqu'à la fin d'élasticité et de vigilance de cœur. Elle était entrée, et pour ne plus s'en retirer, dans le courant démocratique. Elle ne donna jamais un conseil contre la liberté » (op. cit., p. 218). Il a dit son admiration et son respect dans ces beaux vers qu'il lui dédiait
Vous ¡avez. Sans descendre jamais côtoyé le génie.
Conseillère du bien, c'est sur vous qu'aux grands jours Il s'appuyait, héros par l'acte et le discours
Et le pays sauvé voyait de loin sans voile
Une zone d'amour entourant son étoile
Le pain quotidien qui nourrit votre vie,
C'est la bonne action commencée et suivie,
C'est le zèle éternel d'une âme où souffle Dieu 1
C'est la fraternité qui fait qu'en chaque lieu
Vous accueillez la voix qui prie ou désespère,
Quelle que soit la langue où parle sa prière.
Aussi permettez-moi, lorsqu'en quittant vos toits,
Je regarde le soir s'allonger sous les bois.
D'applaudir la vertu de même que la gloire,
Et d'enchâsser deux noms dans la même mémoire.
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Mais le voir se miner la santé, se troubler l'esprit, se désespérer sous le poids d'une charge qu'il s'est donnée d'abord pour son pays, et ensuite pour les malheureux et les pauvres honteux dont il a sauvé la vie et l'honneur depuis neuf années, vraiment, il y a de quoi succomber, et je chancelle 1 (1).
Mais elle se relevait de ces accès d'abattement, pour opposer au destin une âme bien trempée II ne faut pas non plus, écrivait-elle à Ch. Alexandre, trop écouter les esprits alarmistes, qui croient tout perdu à la moindre difficulté. Ce qu'il y a de plus dangereux dans les abîmes, c'est le vertige qu'ils donnent en y regardant. On prend quelquefois les fossés pour des abîmes. Le pis aller, c'est de périr, mais il ne faut pas se suicider (2).
Lamartine n'eût ni mieux pensé, ni mieux écrit. Cette union d'âme n'était en rien compromise par les divergences religieuses. Comment Lamartine n'aurait-il pas respecté une croyance. qui avait été en sa femme à la fois un entraînement d'amour et une conviction de raisonnement ? Elle s'était faite catholique pour être acceptée dans la famille de celui vers qui l'élan de son cœur la portait mais elle avait cherché de bonne foi la vérité saint Augustin, saint Vincent de Paul, Fénelon l'avaient édifiée sur les preuves du catholicisme J'ai lu, disait-elle, de gros livres anglais des apologistes, je n'ai pas agi à la légère (3).
(1) Lamartine inconnu, p. 183.
(2) Madame de Lamartine, p. 221.
(3) Id. p. 254.
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Catholique, elle le fut ardemment mais sa manie de prosélytisme se corrigeait en elle par la tolérance des opinions et par le respect des âmes. Ch. Alexandre, qui admirait les libertés d'interprétation de sa large foi, s'accordait avec elle lorsqu'il l'entendait lui dire
Aimons ceux qui ne pensent pas comme nous, mais sans adopter leurs principes (1).
Ce serait mal la connaître que de lui attribuer des intempérances et des rêveries de dévotion elle voulait, comme disait son mari, « sa raison religieuse, et sa religion raisonnable».
Enfin le trait qui achève cette belle physionomie de catholique, c'est la charité. Mme de Lamartine continuait la tradition de famille qu'une mère incomparable avait enracinée dans le cœur du poète. A Milly, à Saint-Point, à Monceau, on la voyait se glisser au fond des chaumières, pour soigner les malades, secourir les pauvres, et verser sur toutes les détresses physiques et morales des paroles de sympathie et de résignation. Les enfants étaient ses préférés comme elle était passionnée de leur ouvrir l'esprit et surtout de leur former le coeur Elle présidait à la distribution des prix de son école de Saint-Point, et elle écrivait des pages touchantes pour entretenir en ces âmes d'enfants la foi et la piété (2).
A Paris, elle se cachait pour faire le bien. Lorsqu'elle mourut, Edouard Texier révéla ce délicat stratagème
(1) Id p. 316.
(2) Ch. Alexandre a dit de son livre, Explication Familière des devoirs du dimanche, « Je le lis souvent comme un bréviaire intime, et je tâche, à ses douces prières maternelles, d'y reprendre mon âme d'enfant (Id, p. 282).
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Il y avait dans le faubourg Saint-Marceau une madame Dumont connue des malheureux pour ses largesses et son inépuisable bonté. Jeunes filles séduites qu'elle a fait rentrer dans le droit chemin, vieillards dont elle était la sœur, enfants dont elle était la mère, infortunés de tous les âges qu'elle a secourus et aimés, vous ne reverrez plus cette consolatrice des affligés Madame Dumont vient de mourir avec madame de Lamartine. Elle succomba, minée par une toux sèche et écrasée par le fardeau alourdi chaque jour d'une existence de lutte, de fièvre, de détresse. Au début du printemps de 1863, un accès de, rhumatisme terrassa Lamartine sa femme s'installa à son chevet, et, chaque soir, pour l'endormir, elle lui faisait la lecture d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre nette.
Le mal s'aggrava huit jours, et huit nuits, elle fut en proie au délire une agonie de 24 heures la délivra enfin. Son mari, cloué sur son lit de douleur, n'avait pas pu s'approcher d'elle, pour recevoir son adieu (1).
Trois mois plus tard, Lamartine écrivait à Texier
Je ne puis me remettre du coup mortel que j'ai reçu par la mort de ma femme.
Du moins, il avait la consolation de ne pas la laisser aux prises avec les difficultés de la vie, comme s'il était mort avant elle
(1) Du moins lut-il cette belle lettre, à laquelle nous avons fait allusion plus haut (p. 166), et qui se terminait ainsi « Je vais travailler le reste de ma vie qui tire à sa fin, à me rendre meilleure, à réprimer ma jalousie égoïste de ton affection, à bien supporter les douleurs physiques et les inquiétudes morales, à cultiver la foi, l'espérance et la charité, afin d'être plus prête à rendre mon âme à son Créateur par la grâce de N.-S.-J.-C. en qui je mets ma confiance. Adieu, adieu ».
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J'ai compris par moi-même, a-t-il écrit de M1»* de Vigny morte avant son mari, ce soulagement du cœur, quand Dieu daigne se charger du dépôt sacré, que vous craignez de laisser après vous sans affection et sans providence ici-bas.
Si MI" de Lamartine était, d'après son mari, Pâme- de la maison, Valentine en était range (1),. Min' Ollivier, Ch. Alexandre, Chamborant de Périssat, Dubois nous ont parlé d'elle avec une respectueuse admiration. Les quelques lettres que ces biographes nous ont fait connaître nous aident à entrer dans l'intimité de cette femme qui a consolé et rasséréné les dernières années de Lamartine.
Aussi loin qu'on remonte dans son passé, on la retrouve en extase devant cet oncle, que tout mettait pour elle sur un piédestal le génie, la beauté, la fortune, la gloire.
Mélancolique et rêveuse, elle se plaisait aux méditations profondes un beau vers, une forte pensée la jetaient dans le ravissement et pour traduire l'émoi de son cœur elle trouvait des originalités d'images et des élans d'expression, qui bientôt en firent la nièce préférée de Lamartine. N C'est elle tous les biographes s'accordent sur ce point, que le poète chante dans des vers délicats, qu'il a faussement datés de 1818 et de Florence, où il n'était pas, à cette époque, mais qui (1) Lettre à Chamborant, 3 décembre 1860 (Lam. inc. p. 208).
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n'ont paru qu'en 184& dans une nouvelle édition des Recueillements
Il est un nom caché dans l'ombre de mon âme Que j'y lis nuit et jour et qu'aucun oeil n'y voit, Comme un anneau perdu que la main d'une femme Dans l'abîme des mers laissa glisser du doigt.
Dans l'arche de mon cœur qui pour lui seul s'en[tr'ouvre,
II dort enseveli sous une clé d'airain
De mystère et de peur mon amour le recouvre Comme après une fête on referme un écrin.
Si vous le demandez, ma lèvre est sans réponse. Mais, tel qu'un talisman formé d'un mot secret, Quand seule avec l'écho ma bouche le prononce, Ma nuit s'ouvre, et dans l'âme un être m'apparaît. C'est une vierge enfant, et qui grandit encore Il pleut sur ce matin des beautés et des jours De pensée en pensée on voit son âme éclore,
Comme son corps charmant de contours en contours. Un éblouissement de jeunesse et de grâce
Fascine le regard où son charme est resté.
Quand' elle fait un pas, on dirait que l'espace
S'éclaire et s'agrandit pour tant. de majesté.
Des splendeurs de cette âme un reflet me traverse II transforme en Eden ce morne et froid séjour Le flot mort de mon sang s'accélère, et je berce Des mondes de bonheur sur ces vagues d'amour. Oh I Dites-nous ce nom, ce nom qui fait qu'on aime, Qui laisse sur la lèvre une saveur de miel 1
Non, je ne le dis pas sur la terre il moi-même Je l'emporte au tombeau pour m'embellir le ciel.
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Valentine et ses deux sœurs cadettes, Alphonsine et Cécile, animaient de leur jeunesse et de leur grâce le foyer de leur oncle, qui s'épanouissait à cette fraîcheur d'âmes leur tante, de son côté, aimait les enfants de sa famille, mais, a-t-on dit « sans leur sourire » faut-il s'en étonner ? la douleur avait scellé ses lèvres de mère, et depuis la mort de Julia, elle traversait la vie avec un cœur blessé et un visage grave.
Quand vinrent les journées historiques de 1848, toute cette jeunesse, restée à Monceau, trembla pour les jours du tribun exposés à la tourmente, mais quelle compensation à tant d'angoisses, lorsque arrivaient en Mâconnais des bulletins frémissants de la bataille
Je dérobe une minute à la patrie pour vous dire tendresse, souvenirs, pensée de vous, même au milieu du feu et des balles et de l'enthousiasme fanatique et double de la République que je fonde et de l'ordre que je sauve.
Un sentiment exalté, mais pur, et que les invocations à Dieu pénètrent d'une ferveur religieuse, anime les reliques de cette correspondance qu'une main pieuse, a recueillies
Dieu, écrit l'oncle, ne m'a laissé que toi sur la terre par qui il puisse m'arriver de la joie, du bonheur, de l'affection. De jour en jour, d'année en année, mon coeur endurci et fermé à tout se raffermit plus exclusivement. sur cette tendresse de fille et d'ange.
Aimons Dieu, répond la nièce. Avec vous c'est le front haut et le cœur plein de confiance que je lui parle. Plus je vais, plus je me sens digne de votre tendresse je voudrais m'agrandir lé coeur pour vous aimer davantage. Adieu, je vous embrasse, je ne sais si c'est comme
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une fille, une amie, une nièce, mais ce que je sais, c'est que, quel que soit le sentiment, il sera long comme ma vie, et plus fort que la mort (1).
Les deux sœurs de Valentine s'étaient mariées, tandis qu'elle refusait les partis qu'on lui offrait. En 1854, elle eut enfin le bonheur qu'elle rêvait, celui d'habiter auprès de son oncle, et de pouvoir lui dévouer sa vie. Elle apportait la fleur de sa jeunesse et la lumière de son intelligence à ce foyer que menaçait la vieillesse et que les angoisses assombrissaient.
Valentine et sa tante rivalisèrent en quelque sorte de tendresse et de vaillance pour aider le pauvre grand homme à supporter les épreuves que nous avons vues s'accumuler sur sa tête. Les deux femmes, à vivre ainsi pour un même idéal, apprirent s'apprécier la tante se fit plus démonstrative et plus gracieuse pour accueillir les élans de cœur et les vivacités d'imagination qui échappaient à Valentine, et celle-ci nuança son respect d'affection, lorsqu'elle eut découvert, sous la froideur et l'austérité de cette mère à jamais meurtrie, une âme chaude et bonne. Mme de Lamartine, à sa mort, léguait à celle qui restait seule désormais pour remplir leur devoir commun, tous ses bijoux et la moitié de sa fortune.
(1) Citons encore ce fragment d'une lettre inédite « Je passe ma vie à pleurer de tourments sur vos angoisses, vos souffrances que je fais miennes,! tant je m'identifie à tout ce qui est vous. Dieu n'est donc pas Dieu, puisqu'il est si dur et si cruel. Ecrivez-moi, pensez à moi et aimez-moi, car je vous aime tant, tant, tant. Dites-moi si nous pouvons toujours vous espérer et vous attendre lundi 30 ou mardi 31. Je suis à compter les heures, les minutes, les secondes jusqu'à ce moment tant désiré. Adieu. Fa'ites de mon cœur un second vôtre où vous verselrez ce qui vous accable. Que ne puisje garder la plainte, ou vous la renvoyer en bénédictions Adieu encore je vous aime vous le savez, n'est-ce pas ?. »
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Valentiae allait adésormais donner la mesure de son dévouement, disons mieux, de son immolation au vieillard, que 1,'adversité s'obstinait à meurtrir de coups douloureux. A coeur vaitlant rien d'impossib?e c'est la devise que porte une bague-cachet héritée de sa tante, et dont elle va faire la règle de sa vie.
Pour se soutenir dans cette tâche sublime, elle s'appuie sur la bonté de cet oncle divin » qu'elle adore, et sur le courage dont il lui donne le fortifiant exemple (1).
Nous suivrons dans un autre chapitre cette autre Anitigone jusqu'au lit de mort du vieillard, qui par elle fut consolé de l'abandon des hommes et réconcilié avec Dieu. Dubois, qui la vit en ces années d'épreuves, et qui, après la disparition de Lamartine, l'assista comme un père dans la liquidation de ses affaires, lui disait un jour avec sa fine bonhomie Coeur d'or, âme divine, bonté inépuisable, tendresse délicieuse, charme ravissant, attrait vainqueur, grâce enchanteresse. Ah i vous êtes de la -vraie race de Lamartine. ̃>
Des amis de sa jeunesse il ne restait à Lamartine que Guichard de Bienassis et Fortuné -de Vaugelas la vie les a séparés de lui, mais son âme leur est unie fidèlement.
Guichard continue, à moitié aveugle, dans sa genm Au mois ae novembre 1860, 'Valentine fut ^'tfwm* nialaâe "Lamartine écrivait à Valette « Si Vaîeptine ;nous est enlevée!, faime mieux mourir que survivrez.
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tilhommière du Dauphiné l'existence cachée d'un juge de paix en retraite mais son cœur bat aux anciens souvenirs, et, généreusement, il vient en aide à l'ami endetté. Lamartine rembourse Guichard mais il veut le voir à Monceau
Je ne suis étonné, lui écrit-il, le 30 octobre M5G, que de ton étonnement. L'amitié en moi est indélébile, J'aurais eu bien du bonheur à t'.embrasser cette année, mais tu y penses trop tard je suis dans mes préparatifs de départ.
Si cependant toi et ton aimable guide vous veniez avant le 15 novembre demander l'hospitalité de quelques nuits à Monceau, vous seriez reçus avec la simplicité homérique du campagnard en détresse, mais avec la joie de l'ancienne et immuable affection.
Présente mes respects à celle qui soigne et embellit ton existence. Prolonge tes jours pour elle et pour nous. La vie est bonne tant qu'elle est chère à d'autres qu'à nous.
Vaugelas, comme Gaichard, est confiné dans sa ville de Die mais il n'a pas oublié celui dont il recevait en 1813 des relations poétiques de leurs plaisirs de jeunesse. Il s'intéresse à la santé et aux embarras d'argent de l'auteur du Cours familier. Celui-ci lui répond
Je vais anieux tt je commence par vous à remercier ceux que j'aime. Je voudrais bien aùler prendre la famée bienfaisante de votre soupirail bitumeux, mais je n'ai ni le temps de vivre, ni celui de mourir. Il faut travailleur, puis retravailler pour donner une miet.te de pain à ceux qui ont faim à cause de moi.
Venez vous-même à Saint-Point au mois d'août. J'y serai alors. L'ombre d'une seule tuile, tant qu'elle reste sur le toit, est.un padais pour rasatté,
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Je ne vous dis que ce mot. Je vous aime comme à dixhuit ans. Les années perdent les petites affections et embaument les grandes.
Adieu, je n'ai qu'une minute pour écrire, mais j'en aurai beaucoup pour bavarder à l'ombre de mes sept derniers arbres.
P. S. Tâchez de m'aider auprès de vos compatriotes et amis dans mon œuvre libératrice. Répandez ces feuilles et livrez-les aux vents du midi.
Trois amitiés de l'âge mûr dominent cette période de la vie de Lamartine les noms d'Edouard Dubois, de Dargaud et de Charles Alexandre sont inséparables du sien.
Dubois a mérité d'être appelé « le meilleur ami de Lamartine (1) ». Né en 1802, il avait fait ses études au collège de Cluny destiné au commerce, il passa deux ans à Marseille, moins absorbé par le négoce que par la lecture les Méditations enivrèrent son adolescence.
Revenu en Bourgogne, il s'y maria, et s'établit dans la terre de Saint-Laurent, aux portes de Cluny. Eni 1828, il fut invité comme maire de Château à une réunion où il devait rencontrer Lamartine. Le poète fut à son égard d'une exquise courtoisie, et le fascina par sa bonté et sa simplicité. Cette amitié qui commençait dans le rayonnement des Harmonies, éclairera de sa douceur les sombres années du poète vieilli et ruiné.
Dès ce moment, écrit Dubois, j'entrai dans son intimité la plus cordiale, la plus franche et la plus confidentielle. Je ne l'ai guère quitté tant ici qu'à Paris où (1) Voir l'article publié à sa mort par Emmanuel AUDUC, dans la Quinzaine, 1895b p. 174-182.
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j'avais pris un domicile en 1846. J'ai été mêlé sa vie et à ses affaires, autant et plus même que me le permettaient les exigences des miennes et celles de ma famille. Je l'ai aimé et servi de tout mon cœur et de tout mon dévouement. mais j'en ai été bien récompensé par l'amitié, l'estime est la confiance qu'il me donna sans réserve ainsi que sa très digne femme. Ce fut mon plus grand honneur en ce monde et une grande part de mon bonheur. J'en ai joui pendant 41 ans (1). Sous une enveloppe de bonhomie et de simplicité, Dubois avait l'esprit le plus orné et le cœur le plus chaud. Les témoins de sa vie s'accordent à reconnaître en lui une mémoire prodigieuse, une parole facile, un caractère enjoué, et surtout un dévouement absolu
Mon cher. Dubois, lui écrivait un jour Lamartine, les autres hommes ont un cœur dans la poitrine, moi j'en ai trouvé cent dans la vôtre..
Aux mauvais jours, Dubois aima et se dévoua avec une touchante fidélité. Il n'était pas de ces flatteurs qui ne savent qu'encenser leur idole, au risque de lui tourner la tête et de la livrer sans défense aux coups de la réalité. Dubois était entendu aux affaires il voulait, fût-ce au risque de blesser par sa franchise, arracher son ami aux dangers que son imprévoyance et sa générosité lui attiraient.
Lamartine.a multiplié à l'endroit de son humble ami les marques d'estime et d'affection. Il prenait sa part de tous les événements intimes de Saint-Laurent, naissances, mariages et deuils chaque année, il venait, avec Mm° de Lamartine, au
(1) J. CAPLAIN, op. Cit., P. 10.
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modeste manoir, où jadis Abélard avait porté les souvenirs de son amour.
Avec Dubois, Lamartine s'entretenait non seulement d'affaires, mais encore de politique et de littérature, de philosophie et de religion. Ainsi c'est au sortir d'une conversation avec Dubois, que Lamartine écrivit les trois remarquables entretiens de littérature diplomatique, mis sous le couvert de Talleyrand.
« Je voudrais être comme vous » lui déclarait son grand ami.
Dubois était légitimiste mais il avait trop de confiance en son ami pour ne pas le suivre jusqu'à la République
Ce n'est pas la République que je crains, disait-il à Lamartine en 1848, ce sont les républicains sans fime et sans Dieu.
Mais lorsque ce régime eut répudié Lamartine, Dubois s'en détourna.
Plus tard, ces deux esprits se rejoignirent dans une sorte d'apathie civique
Quant à la question politique et au système de gouvernement, écrivait Dubois, le 3 février 1873, au fond j'y suis indifférent. comme notre illustre ami l'était devenu dans les derniers temps de sa vie.
C'est alors qu'il l'avait entendu lui répéter la confidence déjà faite dans une lettre à Chamborant
Eh bien, moi, en politique, je suis devenu athée.
La récompense de cette amitié et de ce dévouement fut dans les innombrables témoignages
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d'estime que Lamartine a prodigués au modeste juge de paix de Cluny (1), et aussi dans ces lignes que Valentine écrivait à l'ami fidéle
Personne ne sait mieux que moi, pas même vous, l'affection profonde et la confiance que mon oncle avait en vous. Il m'en parlait sans cesse, avec un accent qui sortait de son cœur.
L'histoire des relations de Dargaud avec Lamartine a été faite magistralement par M. Jean des Cognets (2). Elle est puisée aux sources les plus authentiques, au journal manuscrit, dans lequel Dargaud consignait ses souvenirs de plus, elle est contrôlée par tous les autres témoignages qui se tirent de la Correspondance et des études faites en ces derniers temps par les plus pénétrants exégètes de l'âme lamartinienne.
Cependant les dernières années ne sont représentées dans ce livre que par un assez court chapitre, où les documents inédits sont plus rares et moins révélateurs. Les archives de Saint-Point permettent d'ajouter quelques traits à ceux qui ont été habilement mis en œuvre par M. des Cognets. Qui faut-il croire de l'éditeur des Souvenirs inédits de Dargaud, qui fait' de celui-ci le plus intime ami » de Lamartine, ou de M. Caplain, qui, (1) Nous en pourrions citer beaucoup. Ainsi le 3 juin 1853, il lui écrit J'arrive, mon cher ami, très empressé de serrer la main la plus cordiale et la plus pure que Dieu ait mise au bout d'un bras d'homme ».
(2) Cf. La vile intérieure de Lamartine, d'après les souvenirs inédits de son plus intime ami J.-AS. Dargaud et les travaux les plus récents (1913).
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s'appuyant sur les papiers de son grand-père Dubois, refuse à Dargaud cette place de choix dans l'amitié de Lamartine, et qui voit dans l'influence exercée par le premier sur l'esprit et le cœur du second l'oeuvre d'un tyran qui s'est imposé et non d'un ami qui s'est of'ert ?
La réponse à cette question est difficile ce qui paraît incontestable c'est qu'après 1852 l'action de Dargaud sur Lamartine est peu marquée. Dans la solitude et le malheur, Lamartine se réfugie plus volontiers vers les affections de famille sa femme et sa nièce ont, pour panser les plaies vives de cette âme, des délicatesses qu'ignore la rude main de Dargaud Mme de Lamartine, d'ailleurs, garde ses préventions à l'endroit du rationaliste, qu'elle rend responsable des tendances qui s'accusent en son mari, et dont s'alarme sa piété lorsqu'elle veut causer à cœur ouvert avec Dubois, elle lui fait écrire par Champeaux
M. Dargaud part demain, nous serons donc parfaitement libres (1).
Dargaud n'était-il pas de ces « flatteurs », qui, d'après Champeaux, « applaudissent à tout ce qu'il fait, à tout ce qu'il dit p et qui, au lieu de l'arrêter sur la pente de l'abîme, contribuent à l'ancrer dans ses chimères ? Quel sens pratique attendre de celui qui ne sut pas ménager ses ressources, et qui, pour vivre, eut besoin de l'hospitalité constante de Lamartine et de sa bourse toujours ouverte (2) ? (1) J. Caplain, op. cit., p. 139.
(2) « Dargaud, de 1835 à 1860, lui a coûté plus de soixante mille francs » (J. des Cognets, p. 438).
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Dans ses dernières années, Lamartine se lassa d'exercer, en pure perte, une générosité, que Dargaud, infatué de lui-même, ne justifiait pas par sa confiance et par sa docilité.
Même un malentendu faillit les brouiller.
Lamartine voulait établir Dargaud gérant de la société de ses oeuvres celui-ci refusa Lamartine ignora longtemps la cause de ce refus en réalité elle est à l'honneur de Dargaud comme le prouve la lettre qu'il écrivait à son ami le 29 septembre 1863 en voici un fragment
.Je refusai et je vous laissai ignorer mes raisons. Je puis vous les dire aujourd'hui et je puis ajouter pourquoi je les tus alors.
J'étais averti confusément-d'un rôle qu'on avait imaginé pour moi. Le moment décisif arrivé, les plus influents de vos actionnaires vinrent rue Las Cases au nombre de six et au nom de tous les autres. Ils étaient très animés, et me dirent « Monsieur, légalement comme gérant vous êtes notre homme, et vous n'êtes pas l'homme de Lamartine. Lamartine est un prodigue, il sera en tutelle (en tutelle, Lamartine, s'écrièrent plusieurs voix) Méditez bien vos obligations. Il faudra que vous soyez avec nous contre lui, pour son bien. Voilà nos conditions,
Ces conditions, messieurs, je les repousse comme outrageantes. Vos intentions sont bonnes, je veux le croire, mais elles sont odieuses. Il n'est pas, il ne peut pas être un mineur, l'homme de Jocelyn, des Girondins, de l'Hôtel de Ville, et, au lieu de lui faire subir cette tutelle insultante dont vous parlez, je voudrais lui donner la tutelle des peuples. Allez, messieurs, vous n'avez su ni de qui vous parliez, et, permettez-moi de vous le dire, ni à qui vous parliez.
Voilà, mon cher ami, en toute simplicité et sans phrases, ce qui se dit et ce qui se fit entre ces messieurs et moi.
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Vous me demanderez pourquoi je restai muet ou vague avec vous. Le voici
Vous raconter l'incident, c'était vous mettre en contact direct avec des hommes qui, au fond, vous souhaitaient du bien, mais qui, dans l'excès de leur passion, auraient blessé votre fierté- Vous n'auriez rien accepté d'eux, et l'affaire était manquée.
Je préférai me taire à mes risques, et je vous présentai comme gérant un homme trop jeune pour qu'ils pussent songer à en faire votre tuteur. Je les désorientai, et peut-être aussi que mon attitude les calma. Quoi qu'il en soit, ils n'éclatèrent plus (1).
Lamartine n'attendit pas ces explications pour rendre à Dargaud toute son amitié, comme en témoignent les deux lettres de 1859 et de 1861, publiées par. des Cognets, et comme nous pourrions le prouver par d'autres restées inédites.
Cependant Dargaud s'illusionnait lorsqu'il prétendait avoir recit mission d'écrirè la biographie de Lamartine (2).
En effet Dargaud s'étant ouvert de son projet en 1857, son ami lui répondait.
Ne songez pas à mon portrait. Je ne suis pas un homme de Plutarque, et puis, je m'intéresse à'mon nom après ma mort exactement autant qu'un fiacre vermoulu et en poussière s'intéresse au numéro qu'il a porté. L'amitié est quelque chose pendant qu'on vit, mais 'les amis n'ont aucun crédit sur la postérité (31 mai).
En 1861, il n'est pas encore converti à la pensée que Dargaud lui dresse un monument biographique il continue à mépriser la gloire, et il dit à Dargaud son dédain des pompes officielles (1) Ce gérant fut Alfred Dumesnil, le gendre de Michelet. (2) J. des COGNETS, op. cit., p. 12.
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Je demande de ne pas dormir sous l'herbe sordide du Père Lachaise piétinée par une cohue de déclamateurs funéraires et d'académiciens doctrinaires enchantés de votre mort, et remettant leurs mouchoirs très secs dans leur poche brodée de lauriers Que le diable emporte leurs funérailles officielles. Couchons-nous au pied d'un arbre, s'il nous reste un arbre alors sur la terre, le cyprès d'Horace ou le saule de notre ruisseau.
Dargaud s'obstina, et, le 27 septembre 1863, en félicitant Lamartine de son admirable Entretien sur Le Tasse, il ajouta,it
Je serai, moi aussi, l'historien d'un grand poète, d'un poète sous lequel il y a un homme, et auquel on ne saurait comparer le Tasse, malgré sa Jérusalem. Vous devinez ce héros d'épopée. Ce sera celui que j'ai le mieux connu et le plus aimé ce sera vous.
Ah comme je vous retracerai Je n'aurai pas besoin de consulter d'innombrables sources. Mes sources vives jailliront du cœur, de l'esprit, du souvenir, de toutes les facultés à la fois.
.Après toutes vos pertes je n'ai jamais été plus affeotueusement vôtre, et je me plais à vous le dire. (1) L'œuvre projetée ne fut pas écrite Lamartine n'y mit aucun empressement, et Dargaud se heurta à cette invincible résistance qu'il ne s'expliqua jamais. Du moins, il lui reste la gloire d'a,voir ap(1) Le 12 octobre 1863, Dargaud lui écrivait encore « Je suis malheureux de vos souffrances et de vos embarras mais je suis heureux, bien heureux d'aller vous voir à Monceau. Ah que né donnerais-je pas pour vous adoucir une de vos minutes Je puis dire avec vérité que je ne vous ai jamais ni tant admiré, ni tant aimé. J'ai mon coeur de vingt-cinq ans pour vous. Ah mon cher ami, laissez-vous bien soigner par Mmo Valentine. Ce rhumatisme cessera au moment où vous vous y attendrez le moins. Et quant a vos affaires, elles s'arrangeront. Une telle gloire finit par tout aplanir ».
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proché cet homme supérieur, et d'être entré assez avant dans son intimité.
Charles Alexandre, après avoir été le secrétaire de Lamartine, devint son confident il l'avait connu dans sa gloire, le malheur l'attacha davantage encore à cette existence tourmentée.
Il était né en 1821, à Morlaix, dans un manoir entouré de grands arbres, aux allées ombreuses descendant en pente douce jusqu'à la mer son enfance s'écoula, sous le regard d'une mère très pieuse, dans un décor de poésie à la fois sauvage et fleurie sa jeunesse religieuse, pure et studieuse, subit la séduction de la nature et des livres. Après de brillantes études à Paris, il entra comme rédacteur au ministère des finances. Mais, en 1844, la mort d'un frère, officier de marine, le ramenait auprès des siens, et ce deuil mit pour toujours le sceau de la rêverie et de la tristesse sur cette imagination de Breton, que l'infini mouvant de la grève avait préparé à la mélancolie.
Les Méditations et les Harmonies l'avaient enthousiasmé. Aussi quel fut son bonheur d'être présenté à Lamartine, par son ami Dargaud
Ce jour-là (9 mars 1843) il notait sur son journal
Mon désir s'est réalisé, un long désir de ma jeunesse. Le poète m'apparaissait comme une étoile lointaine que je n'atteindrais jamais.
Le 20 mars, ce fut encore une. plus grande date de sa vie
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Je suis allé pour la première fois au foyer de Lamartine. Je venais de Bretagne en pèlerinage à ce génie bien-aimé, l'imagination enchantée, le cœur attendri, la mémoire vibrante de ses vers, l'âme toute baignée de sa poésie. Ce nom harmonieux de Lamartine me ravissait.
La destinée de Charles Alexandre était fixée être pour les siens un fils aimant, qui tiendrait au foyer la place du disparu, et, quand il pourrait relâcher de ce devoir sacré, se rapprocher de son idole et lui offrir le parfum de son admiration. C'est dans l'automne de 1849 qu'il vint pour la première fois à Saint-Point
Il était, a dit Lamartine évoquant ce souvenir, grand et mince. sa tête était ornée par derrière et voilée par devant d'une belle chevelure indécise entre le brun et le blond, qui ruisselait jusque sur ses épaules, et d'où sortait, au mouvement de sa main, un front limpide, mais déjà plein de je ne sais quoi, pensées ou rêves, poésie future ou sagesse prématurée (1).
Paul de Saint-Vdct'or ayant quitté Lamartine, Charles Alexandre le remplaça comme secrétaire. Compagnon volontaire de mes travaux et de mes tribulations intimes à la ville et à la campagne, écrivait l'auteur des Entretiens, mais compagnon sans intérêt, auxiliaire sans solde, payé en amitié comme il assistait en tendresse, génie familier et serviable du foyer, genius loci.
Il rencontra dans les environs de Mâcon, à la Grange Saint-Pierre, une jeune fille, M11" Cham(1) Entretien 58".
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borre, dont il s'éprit mais le père trouvait son enfant trop jeune, et il exigea des fiançailles de trois ans, avant d'autoriser le mariage.
Ces trois ans, Alexandre les passa dans l'intérieur de famille de Lamartine, à Saint-Point, à Monceau, à Paris.
Son admiration affectueuse pour Lamartine s'est épanchée, en 1884, dans un beau livre de Souuenirs, qui, notés au jour le jour, sont le témoignage le plus vivant et le plus vrai sur le grand vieillard, héroïque et douloureux.
Il entra plus avant encore dans la confiance et dans l'affection de Mmo de Lamartine. On sait les préventions de celle-ci pour Dargaud, dont le rationalisme militant inquiétait son orthodoxie avec Alexandre, elle avait aussi à livrer des batailles sur le terrain du dogme et de la foi mais elle ne se heurtait pas comme avec Dargaud à une conviction hautaine, à une froide passion de prosélytisme. Alexandre aimait M'°e de Lamartine en fils respectueux il recevait avec déférence ses interminables sermons sur la croyance. Il en a lui-même publié quelques-uns, dont le tour révèle une pensée nourrie aux sources de la dialectique orthodoxe, et une fermeté de croyance, qui se tempère heureusement de charité.
M"'e de Lamartine l'associait à ses travaux de copie, de correction des épreuves et' d'épuration indiscrète des textes. De plus, elle l'initiait aux secrets les plus intimes de sa vie presque chaque matin, elle lui écrivait de Saint-Point ou de Monceau à la Grange Saint-Pierre, pour le consulter ou le renseigner.
C'est par Alexandre que la postérité a entendu les échos les plus confidentiels de ce foyer, où la
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détresse s'était installée, où la souffrance arrachait parfois des plaintes à l'homme de génie, torturé par le destin, et à sa femme compatissante qui voulait être à l'honneur de sa souffrance, comme elle avait joui des prérogatives de sa gloire.
Alexandre a écrit sur Mm° de Lamartine un livre, riche de lettres et de documents, plus riche encore de tendresse et de respect.
Il n'a pas laissé son nom comme poète même dans les anthologies mais l'ami de Lamartine restera dans le souvenir de la postérité le Blondel de ce roi de la poésie est sûr de l'immortalité.
Nous avons vu plusieurs témoignages de l'affection de Ch. Alexandre pour son illustre ami. Il l'entoura plus tendrement encore après la mort de Mmo de Lamartine
Vous réalisez cruellement à votre soir, lui écrivaitil, le 8 août 1863, votre poésie du matin, l'Isolement. Que sont ces larmes délicieuses de la jeunesse près des douleurs tragiques de l'âge mûr ? Comment êtes-vous là-bas, dans cette haute et triste demeure, si vide, si silencieuse ? Je pense souvent à vous que le soir vous soit doux, que la solitude vous repose- Vous êtes las de ce monde, mais vos amis ne sont pas las de votre voix, de votre amitié. Au revoir, et mille tendres vœux à l'ami enchanteur, et mille prières à la tombe.
Quels beaux sentiments Quelles expressions délicates Quelle amitié
Il y avait intimité parfaite de cœur et d'esprit entre Lamartine et Charles Alexandre. Celui-ci, le 24 février 1875, écrivait à Dubois
Où est le temps de Saint-Point, où sont ces morts bien-aimés ?
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Aimons-nous, nos rangs s'éclaircissent,
disait-il, un jour de deuil où il perdait un ami d'enfance. Disons ce vers avec lui, puisque nous l'avons perdu. il nous aimait et nous l'aimions d'une amitié éternelle. Aimons-nous en Lamartine.
Charles Alexandre ouvre la liste de ces jeunes amis de Lamartine, admirateurs fidèles et disciples respectueux, dont il reçut les hommages sans jamais les tenir à distance de son génie. Au contraire il était avec eux d'une simplicité de manières et d'une chaleur d'âme qui gagnaient les cœurs. Lui-même les a beaucoup aimés, ces jeunes, Laprade, Henri de Lacretelle, Louis de Ronchaud, d'Esgrigny, Valette, Hippolyte Boussin, Edmond Texier, Ponsard, Charles Rolland, Bruys d'Ouilly, qui ont vécu dans son intimité et ont satisfait le besoin de s'épancher et de se dévouer, qui caractérise cet homme aussi grand par le cœur que par l'esprit (1).
Dans une heure sombre, il se déclare à Dubois « malade et découragé et toujours ruiné, las de la vie, mais pas de l'amitié (lettre du 16 mai 1853). En lui, la prostration physique et morale cédait toujours devant un témoignage .d'amitié à recevoir ou à donner.
La haine lui était un sentiment étranger
Je ne me venge de rien, grâce à Dieu, écrit-il à Dubois.
N'avait-il pas déclaré dans le préambule des Nouvelles Confidences
(1) Voir le livre de Henri DE Lacretelle Lamartirée et ses amis. 1872.
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Je ne voudrais même pas qu'un mot irréfléchi, hostile à quelqu'un, restât après moi contre un des hommes qui me survivront un jour.
Comme nous l'avons vu, Lamartine avait quitté en 1854 son bel hôtel de la rue de l'Université, et à ceux qui incriminaient ses goûts de luxe, il pouvait désormais répondre
J'habite à Paris une petite maison reculée, au fond d'une cour, dans un quartier obscur, maison qu'un des publicains qui me censurent trouverait mesquine pour son intendant ou pour son concierge (1).
Il exagérait à peine, et les visiteurs qui venaient rue de la Ville-l'Evêque avec l'intention 'de dénoncer ses habitudes de faste, étaient reçus dans un intérieur modeste, qui désarmait la médisance. En 1856, Lamartine ut d'une pièce qui avait dû être une serre, un magasin où il installa les bureaux et la comptabilité du Cours familier. Le petit hôtel de la rue de la Ville l'Evêque s'était transformé en maison d'édition.
Aussi Lamartine pouvait-il répondre à ses ennemis
J'y ai l'existence d'un artisan de la plume qui vit de son salaire entre son métier et sa famille.
J'y reçois le soir quelques rares amis des mauvais jours, continue-t-il.
En effet autour de ce souverain detrôné une cour s'était formée, que n'attirait plus la puissance oti la fortune, mais qui subissait la seule attraction (1) Lettre à la SatitrdaD Review (juillet 1858).
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du génie et de la bonté. La salle à manger était « exiguë », le salon « étroit », nous dit Ch. Alexandre mais les familiers, dans ce décor intime, se sentaient plus près par le cœur, et les fêtes de pensée et d'esprit qu'ils se donnaient entre eux ne laissaient rien regretter des brillantes soirées de la rue de l'Université. En effet, que ne pouvait-on pas attendre de penseurs, comme Circourt, Valette, d'Eckstein de causeurs éblouissants, comme les deux Alexandre Dumas, Mareste, Eugène Pelletan, Mmo de Girardin ? Dargaud était là avec le charme de ses récits, le sculpteur Préault avec ses mots gravés à l'eau-forte Béranger, qui aimait et' respectait Lamartine, et celui-ci n'était pas en reste avec le patriarche de la chanson, apportait à ces réunions l'ironie, le bon sens, la malice, pendant que Mmo de Peyronnet et Mme Hubert de Lisle jetaient le rayonnement de leur grâce ou de leur beauté sur les mâles figures du général Pepe, du général Cailler et de Montanelli, le héros de la liberté italienne.
Lamartine, dans ce cercle d'élite, s'abandonnait à son éloquence inspirée, soulevait les plus hautes questions de poésie, d'art ou de politique, et excellait à faire valoir la verve, la finesse, l'érudition de ses invités. Il présidait à ces passes d'idées et d'esprit avec la délicatesse de sa (courtoisie, la splendeur de son imagination et la magnificence de sa pensée. Mais il se retirait de bonne heure le soir, «afin, disait-il, d'allonger le jour du lendemain et de gagner sur le sommeil des heures pour le travail ».
Néanmoins les petits journaux ne désarmaient pas. L'Illustration ayant reproduit le cabinet de travail de Lamartine,- un railleur, René de Rovig'b,
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plaisanta dans une chronique sur ce dessin, qu'il n'avait pris qu'en tremblant, et qui ne tarda pas à le rassurer
Ce cabinet est charmant, écrivait-il, encombré d'objets d'art le fauteuil, qui a l'honneur d'enserrer M. de Lamartine entre ses bras de velours, ressemble à une épave du temple de la mollesse. Les fenêtres du chantre d'Elvire donnent sur un beau jardin, dont les arbres dirigent leurs branches touffues vers ses carreaux, comme pour lui porter la bienvenue du printemps. De riches tapis, des rideaux soyeux, un foyer vaste et armé de toutes .pièces, semblent proclamer la défaite de l'hiver qui vient de passer (1).
On voit la tactique de ces puritains du journalisme Lamartine, à leurs yeux, ne commencerait à devenir digne d'intérêt, que le jour où il serait retiré dans une mansarde, où il souffrirait de la faim et du froid alors il lui serait permis d'apitoyer le public sur son sort, et de drainer des abonnements à son Cours farttitier,
Plaignons ces esprits mesquins, fermés au respect du génie « c'est un roi qu'un poète », a dit Hégésippe Moreau, et ce roi, plus que tout autre, a droit aux égards de ses contemporains.
Aussi bien Lamartine avait fini par sacrifier dans sa détresse ce luxe des chevaux qui tenait aux fibres de son être, ces chevaux, a-t-il dit, « que j'aimais avec passion comme des compagnons de mon enfance et de mes voyages». Le docteur Ménière, qui a fait une enquête sur les dépenses de Lamartine, dénonce sa « manie des chevaux » (1) Reproduit par Esquieu, Calepin d'un confectionneur de vieux pap iers. Une puçfe de notre histoire littéraire les souscriptions de Lamartine (1912), d'après Loredan LARciuen, Reoue anecdotique, 5 mai 1856.
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Il en a eu à Paris jusqu'à dix-huit, dit-on, et des voitures à l'avenant. Une semblable cavalerie à son service se trouvait à Mâcon, à Saint-Point, et je ne sais où encore si bien que cet escadron de quadrupèdes, mangeant à une foule de râteliers, entraînait une dépense fabuleuse de cochers, garçons d'écurie, piqueurs et si l'on y joint le fourrage, les harnais et tous les accessoires, on comprend qu'il y a toujours eu là un puissant agent de ruine (1).
Le calcul de cette « cavalerie demanderait à être révisé il est vrai que Lamartine a fait des prodigalités sur cet article, et c'est le point sur lequel Mme de Lamartine elle-même ne s'est résignée à des restrictions qu'à contre-cœur. Mais les écuries, rue de la ville l'Evêque, étaient fermées à Saint-Point même, les «coursiers » ont fait place à des chevaux de charrue, et Lamartine s'impatientait des reproches que lui transmettait Rolland Mon prétendu luxe, lui écrivait-il, le 22 avril 1858, fait pitié et mes domestiques sont sans gages depuis quinze mois. Tout se fera en son temps. Il me reste en chevaux deux rosses aveugles et fourbues, et comment voulez-vous que je laisse mes maisons, jardins, meubles, sans culture et sans gardiens ?
Il oubliait Saphyr, qui inutile à son maître broutait dans les prés de Saint-Point. Mais Saphyr faisait partie de la famille
Je ne vendrai jamais Saphyr, écrivait Lamartine à Boussin (30 juillet 1854). Elle est un souvenir des grands jours et du feu de 1848. Elle a reçu le baptême du plomb pour la république sensée contre l'anarchie folle. II nous faut vieillir ensemble (2).
(1) Journal du docteur P. Minière, p. 65' (30 novembre 1853).
(2) Voir sur SAPHYR une page éloquente de l'Entretien LVIII.
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De son ancien luxe, il ne garda que les chiens, « dont on a l'amitié, disait-il, pour un morceau de pain, et dont la fidélité caressante est une protestation contre l'infidélité des hommes ».
En effet on ne conçoit pas Lamartine sans Fido, ou quelqu'un de ses pareils, les grands lévriers qui fixaient sur leur maître des yeux intelligents, et lui donnaient la jouissance des mouvements gracieux.
Tel était le cadre modeste dans lequel se déroulait la vie de Lamartine à Paris.
A Saint-Point et à Monceau, il retrouvait presque sans changement sa vie d'autrefois, qui, après tout, était d'un paysan aisé plus que d'un seigneur opulent. Les mois d'automne et d'hiver qu'il passait à la campagne comportaient les soins de la vendange et de la vente des vins le travail littéraire absorbait les heures laissées libres par le métier de vigneron
Mon cher Dargaud, écrit-il, le 1er septembre 1853, je suis en plein 5e volume, après avoir expédié le matin un 4° de 600 pages. C'est ce qui vous explique mon silence- On est peu bavard le soir, quand on a tant causé avec son papier le matin. Nous menons une vie silencieuse, monotone et triste dont le travail est la seule diversion.
Jusqu'à la fin Monceau et Saint-Point furent des centres d'hospitalité; la porte de Lamartine était
largement ouverte comme son coeur
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Mon cher ami, écrit-il à Dargaud, le 19 octobre 1855, nous sommes arrivés hier soir à Monceau. Vos appartements, c'est-à-dire votre nid dans la vieille masure sera chaud le jour que vous m'indiquerez. Vous trouverez ici Mm° Graigy, M-1 Lyte, Mue Mary, et trois ou quatre enfants. M. Desplace y est aussi. Ronchaud viendra, dit-il. On pourra discuter comme vous voyez sur toutes les thèses. Quant à moi je dors aussitôt que j'ai dîné. Avec la conversation la promenade était le plaisir favori de l'hôte et de ses invités on partait à pied pour l'une des pittoresques vallées qui se cachent dans les collines du Haut Beaujolais des chevaux de selle pour les plus intrépides, des voitures pour les autres, assuraient le retour.
Ces plaisirs simples étaient souvent entravés par des atteintes de rhumatisme. Lamartine aurait souffert en silence, si le mal n'eût entraîné la cessation du travail(l). En tous cas, sa santé est un thème dont il n'abuse pas égoïstement, et d'où il fait jaillir des étincelles d'affection pour ses amis Je vous réponds, écrit-il un jour à Valette, par la main de Valentine, uniquement pour que vous sachiez que votre lettre m'a fait plus de bien qu'un verre de tisane. Il y a une vertu dans l'amitié, vous êtes pour moi l'augure d'une prochaine convalescence. Je suis depuis 23 jours sans mouvement sur mon grabat entre les griffes d'un rhumatisme articulaire général. Heureusement il n'est pas féroce, cela fait gémir et cela ne fait pas crier mais (1) Ces indispositions étaient utilisées par ses amis, qui entouraient son fauteuil ou son lit, et jouissaient de lui plus complètement « Un musulman, dit Lacretelle, n'aurait pas accepté plus docilement la maladie. Il ne) se révoltait contre la douleur que par des exclamations soldatesques. a (op. cit., p. 233). Faut-il dire à ce propos que la conversation de Lamartine s'émaillait de jurons populaires ? Gomme nous voilà loin du rêveur élégiaque de la légende
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cela menace d'une convalescence lente et prolongée. Je n'ose pas vous engager à venir l'adoucir, car Saint-Point n'est plus Saint-Point, c'est un hôpital maîtres et domestiques sur le flanc et mes pauvres chevaux sur la litière.
Le Docteur Ménière, qui vint voir Lamartine eh compagnie de Jules Janin, pendant l'une de ces crises, put constater de ses yeux, que le prétendu luxe de Monceau, dont les Parisiens faisaient des gorges chaudes, se réduisait à « une centaine de .paires de souliers de toutes les formes » rangées sur une longue table de bois blanc, à « treis be*aux lévriers » et à un « superbe épagneul ».
Nous entrons, note le visiteur, dans une grande chambre dont le parquet est recouvert d'un tapis commun. Le lit est un grand meuble en bois blanc peint en jaune rouge. Les gros pieds ronds portent des roulettes comme un lit d'auberge. Une table de nuit également peinte en acajou, de la plus petite dimension, supporte une carafe pleine de tisane de chiendent et une tasse à café sans soucoupe (1).
Le D' Ménière put encore voir que rien dans le menu, composé d'œufs, de chocolat et de café, ni rien dans l'ajustement du maître de céans, à qui Paris reprochait sa recherche élégante, et qu'il voyait maintenant avec « un énorme gilet de laine, couvrant mal la poitrine débraillée », n'était de nature à justifier l'accusation de prodigalité, que les petits journaux ressassaient pour se désintéresser de la détresse de Lamartine.
(1) Journal. p. 71 et sqq. (16 juillet 1854). Un goutteux est presque excusable d'aligner tant de paires de chaussures.
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Dans ces _repos forcés, comment Lamartine trompait-il son besoin d'action ?
Je joue avec mes chiens, écrit-il à Valette je demande des nouvelles de mes chevaux favoris j'écoute le mugissement de mes vaches dans la prairie. Je vois croître et décroître l'ombre de mes châtaigniers sur la montagne, et je demande à Dieu la patience, cette compensation amère des beaux jours perdus.
A la campagne, deux autres devoirs contribuaient à remplir les journées de Lamartine le règlement des dettes et l'exercice de la charité.
Parmi les nombreuses anecdotes relatives aux dettes de Lamartine, et que la tradition orale a conservées dans la mémoire des habitants de SaintPoint, la plus intéressante est celle-ci
Un matin Lamartine travaillait dans son cabinet où un feu de sarment jetait sa note claire parmi les papiers épars sur la table et les chiens couchés aux pieds du maître. Un paysan est introduit il tient à la main un de ces papiers, où s'étale la signature de Lamartine sous le chiffre d'une de ces dettes chirographaires qui rongent lentement l'édifice de reconstruction auquel s'acharne ce vieillard. Timidement le créancier demande son argent. « Mais je n'en ai pas, tu le sais bien », répond Lamartine. Le visiteur, qui de ses yeux aigus, a remarqué une pile de louis d'or sur l'angle de la cheminée, ne se laisse pas déconcerter « De l'argent, en voilà dit-il, et plus qu'il n'en faut pour me payer 1 Lamartine riposte « Tu te trompes, mon brave cet argent est pour les dettes d'honneur, c'est-à-dire des obligations sacrées, qui ne reposent que sur ma parole »; et il fait mine de vouloir éconduire son interlocuteur. Celuici, d'un geste prompt, jette au feu son papier, et dit à
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Lamartine « Maintenant ma dette est une dette d'honneur aussi ». Il fut payé sur le champ (1).
D'ordinaire, les règlements de comptes se faisaient à jour fixe Lamartine convoquait les diverses catégories de créanciers qu'il désintéressait par de l'argent, s'il en avait, ou dont il obtenait de nouveaux délais, à des conditions parfois onéreuses, lorsque la nécessité l'y contraignait.
Il avait foi dans ses ingénieuses combinaisons et dans le prestige de sa parole pour agir sur ses créanciers. Son imperturbable optimisme survit à toutes les crises.
Je sors, écrit-il à Valette, le 4 janvier 1861, de 17 jours et de 17 nuits de règlements de comptes avec 400 créanciers meilleurs que des hommes et d'autant plus supérieurs pour mon coeur » Ces règlements, il précise dans une lettre du 9, se sont faits « sans argent »•
Est-ce à dire que les créanciers de ce! coin de terre fussent d'une espèce à part ? Non, assurément mais au cas où leur dernier billet serait resté impayé, leurs transactions antérieures avec Lamartine leur avaient rapporté au delà de leurs prêts ou de leurs fournitures les intérêts toujours renouvelés, sans cesse accrus, dépassaient le capital de la dette leur générosité était sans inconvénient (1) Ce récit nous a été fait par M. le docteur Siraud, agrégé à la Faculté de médecine) de Lyon, maire de SaintPoint, et conseiller général de Saône-et-Loire il le tient de son grand-père, ancien instituteur retiré à Saint-Point, où Lamartine, qui l'estimait, se plaisait à l'entretenir. Un 'jour, l'illustre vieillard voulut que son compatriote lui amenât son petit-fils alors tout petit enfant il le prit dans ses bras, et mvirmura sur lui un vers, le dernier qui soit sorti de ses lèvres
Enfant, germe divin des moissons à venir.
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pour leur bourse. Toute cette contrée s'était enrichie, pendant que le châtelain de Saint-Point et de Monceau s'appauvrissait.
De plus les obligés de Lamartine étaient nombreux dans le pays. Il avait appris la charité à l'école de sa sainte mère, et son âme fut toujours fraternelle à ceux que frappait la pauvreté ou le malheur, Pour soulager la misère, il donnait de l'or sans compter mieux encore il se donnait lui-même. Il avait, dans sa générosité, des délicatesses, des ingéniosités touchantes.
Ses libéralités s'accompagnaient de discrétion « Il ne veut pas de témoins dans ses visites aux pauvres malades », a écrit Ch. Alexandre; il entrait seul dans les maisons de ses paysans, il en sortait « la figure rayonnante de bonheur ».
Lorsque lui-même ne savait pas où prendre de l'argent pour ses redoutables échéances, il était prêt à partager le fond de sa bourse, et même à la vider tout entière dans la main tendue-vers lui. Succombe-t-il sous le fardeau financier, ses vignerons et ses fermiers passent les premiers dans ses préoccupations paille, foin, blé, il faut qu'ils aient de tout selon leurs besoins leur maître ne pensera à lui, que lorsque ses fidèles serviteurs seront pourvus
Donnez tous les foins demandés par Révillon, écrit-il un jour à Dubois, et plutôt plus que moins. Le blé aussi abondamment.
Et encore, le 16 juin 1862
Je suis de plus en plus en perdition. J'ai très mal aux
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nerfs. Tout va mal, gens et choses. Donnez les foins et pailles à mes braves vignerons, mon souci (1). Le village de Saint-Point, comme il était naturel, eut la meilleure part dans ce débordement de générosité, auquel Mm° de Lamartine contribuait de tout son pouvoir
Ecrivez-moi ce que vous pensez, disait celle-ci à Ch. Alexandre, du nouveau plan de la fondation de l'école de Saint-Point. M. Dubois sait que je m'y suis préparée depuis bien des années, n'en parlez pas, c'est son secret et le mien. S'il arrive plus tôt que je ne pensais, et que cela se fasse avant ma mort, tant mieux. Il est naturel que je me sois préoccupée de sa perpétuité après ma vie (2).
L'école fut créée, et de nombreuses jeunes filles la fréquentèrent. Mme de Lamartine entourait ces enfants d'une vigilante affection.
Quant à Lamartine, il rêvait de faire tourner sa fameuse loterie, sans cesse chancelante, toujours redressée par lui, à l'avantage de ses compatriotes le château de Saint-Point serait devenu un asilehospice des vignerons âgés et infirmes de la commune, à la mort de Lamartine, de sa femme et de sa nièce. Ce projet ne se réalisa pas, la loterie ayant été interdite par l'administration.
Néanmoins la liste est longue des bienfaits qu'il répandit sur ce cher village, où sa vieillesse avait (1) Abois financiers, p. 37 et 61. LACRETELLË, qui fut dans l'intimité de cette vieillesse de Lamartine a nu dire « Ses dépenses privées étaient relativement modestes. Le budget de la charité creusait seul le gouffre. Dans ses années les plus désastreuses, celui-là ne subit jamais la moindre réduction » (op, cit., p. 180).
(2) Op. cit., p. 216.
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trouvé un abri à peu près stable et qui a le privilège de garder sa cendre.
A lui seul et. à ses frais, il avait construit une route qui manquait à ces montagnes il avait édifié un presbytère qu'il donna à la commune il avait réparé de ses deniers l'église et l'avait décorée d un beau portail gothique. Pour les malades de SaintPoint, il a,vait fondé des lits à l'hôpital de Cluny. Enfin MI' de Lamartine élevait et instruisait depuis 1830, dans le château même, quatre-vingts jeunes filles en bas âge (1).
Ainsi chaque pas que l'on fait dans ce vert et harmonieux vallon de St-Point éveille le souvenir du grand poète qui l'a immortalisé dans la mémoire des hommes.
(1) Elle prit des dispositions pour que cette œuvre de bien lui survécût elle destina ses économies à la fondation d'une école « Pour cela, écrivait-elle dans son testament intime, il faudrait acheter la maison Genisson, y placer trois sœurs pour l'école et la visite des malades à domicile, avec une pharmacie pour donner aux pauivres les remèdes gratuites ». Ce vœu fut exaucé l'école a fonctionné près d'un demi-siècle, sous la surveillance affectueuse de Valentine de Lamartine et de Mm* de Montherot, mère de MI" de Noblet.
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CHAPITRE III
La mort et les funérailles.
La dernière fois que Lamartine parut en public, ce fut en 1867 à travers les salles de l'exposition. Une petite voiture le traînait de curiosité en curiosité, et Valentine l'accompagnait dans sa visite aux merveilles industrielles venues de tous les coins de l'univers « Il ne s'y arrêtait guère, a dit Lacretelle, et ne leur envoyait qu'un sourire banal. Il apercevait sur elles l'ombre mortelle et fétide de l'Empire (1) »
Non. Ce qu'il apercevait dans un suprême éclair de conscience, c'était l'ombre qui descendait en lui, pour l'avertir que cette fête du génie dont il avait donné à la France et au monde le spectacle prodigieux, était finie, et qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie désormais que de mourir.
Pour s'y préparer, il s'abandonnait à de longs silences, et lorsqu'un ami voulait respectueusement l'arracher à cette mort anticipée, il répondait '« Je suis comme les chiens qui se taisent, et qui se cachent pour mourir ».
Aussi bien la maladie ne le quittait plus qu'à de (1) Lamartine et ses amis, p.. 290.
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courts intervalles. Valentine s'illusionnait par affection, mais son rôle de garde malade ne lui laissait guère de répit. Le 3 août 1867, elle écrivait à Dubois
Si j'en crois mes yeux et ceux de tous nos amis, vous serez, je crois, content de la mine de mon oncle. Il irait bien tout à fait sans les maudits soucis qui le dévorent. Le médecin exige impérieusement un repos de quinze jours en Suisse pour achever le traitement et mettre mon oncle au vert entre les soucis de Paris et les affaires de la campagne. On prétend que l'air des sapins sur les glaciers est un excellent tonique après une longue maladie. Nous passerons par notre vallée de Saint-Point, plus belle pour nous que celle de Tempé. (1).
Lamartine revint achever l'automne à Monceau. C'est là que Rolland le vit, en novembre, « bien vieilli, bien affaissé, bien malade » « Lamartine, écrivait-il à un ami, le vrai, le grand Lamartine est mort, car il ne vit plus dans sa pensée. Sa dernière maladie a tué en lui ce qui restait de puissance de l'intelligence ».
Il vit aussi sa nièce Valentine porter « vaillamment, mais non sans succomber parfois à la peine, le poids d'une liquidation terrible, et que son oncle ne pouvait plus conduire' (2) ».
Elle trouvait en Dubois un confident et un conseiller. Celui-ci l'admirait d'avoir pris sur elle les affaires et les ennuis, et s'efforçait de la guider au milieu des difficultés accumulées.
Elle avait mis fin aux dépenses inutiles, vendait les propriétés, pour payer le prêt privilégié du Cré(1) Abois, p. 69.
(2) Annales romantiques, t. Il,, p. 345.
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dit foncier, et continuait courageusement la publication du Cours famitier, la dernière et la plus précieuse des ressources.
On s'est étonné que les Enfrefiens aient paru jusqu'à la mort, et même après la mort de Lamartine, alors que bien des mois auparavant la nuit s'était faite dans ce cerveau surmené. Qui a tenu la plume ? se demande le Docteur Babonneix (1) Charles Alexandre ou Valentine ?
Et M. Babonneix incline pour cette seconde hypothèse
Elle a eu la beauté, dit-il, elle a eu la bonté n'aurait-elle pas eu aussi une étincelle de génie ?
La vérité est autre. Lamartine avait rédigé à l'avance un grand nombre d'Entretiens.
Le 10 octobre 1861, il prévenait un de ses correspondants qu'il avait « six volumes d'Entretiens tout faits, tout prêts, déjà imprimés ».
Je travaille à des numéros d'entretiens littéraires, écrivait-il encore le 6 septembre 1863, afin d'être en avance de deux ans dans trois mois. r Enfin le 7 décembre 1866, il se disait, comme nous l'avons vu, occupé à des articles sur Chateaubriand qui n'ont paru qu'en décembre 1868 et janvier 1869. Ainsi le Cours familier, ce monument incomparable de facilité, de souplesse et de génie, a été tout entier édifié pierre à pierre, par la main de Lamartine qui avait pris ses précautions avec la mort anticipée de la vieillesse.
(1) Chronique médicale, il, avril 1920.
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Les dernières lignes sorties de sa plume ont été pieusement conservées par Valentine Derniers mots écrits par Lamartine en juin 1868 à la Petite Muette ̃», lit-on sur l'enveloppe où elle les a renfermés. La sensation est douloureuse infiniment, en face de ces pauvres lignes cahotées, s'infléchissant dans toutes les directions, et où les mots n'arrivent pas à prendre forme. On croit entrevoir une invitation à dîner. Recevoir un ami à sa table, telle fut probablement la suprême pensée écrite de cette intelligence défaillante, qui avait eu le culte de l'amitié et de l'hospitalité.
Comme cette fin est différente de celle qu'il souhaitait, et qu'il regrettait, en 1858, de n'avoir pas obtenue
Il faut, disait-il alors, savoir mourir à propos. Je n'ai pas eu cette bonne fortune, quoique j'aie tout fait pour la rencontrer à son heure et à sa place mais Dieu, le maître du premier jour, est le maître aussi du dernier (1). En Lamartine, la parole, quoique rare, résista plus longtemps. Valentine, par des prodiges d'affection ingénieuse, savait lui désigner le visiteur qui se présentait, et le mettre sur la voie des mots qu'il convenait de dire. Mais après s'être exprimé brièvement et avec difficulté, le vieillard rentrait dans son silence.
« J'ai bien gagné le droit de me reposer», murmurait-il.
Des amis, Louis de Ronchaud, Edmond Texier, Louis Ulbach, d'Esgrigny, Henri de Lacretelle, Va(1) Entretien XXXV.. > i
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lette, etc. montèrent fidèlement la garde du respect autour de ce fauteuil placé à l'angle droit de la cheminée, d'où Lamartine se levait docilement à la voix de Valentine qui lui présentait quelque visiteur russe ou américain
Il était, a dit Lacretelle, soigneusement habillé et renvoyait un sourire mais l'habit et le sourire semblaient lui être imposés. Les plus graves questions flottaient, sans qu'il s'y mélât, autour de lui, qui les faisait tant naître autrefois (1).
Un soir Valentine lut devant lui la mort de.Laurence dans Jocelyn « De qui sont ces beaux vers ? p, demanda-t-il, et son visage était inondé de larmes d'attendrissement.
Valentine se disposait à le ramener à St-Point. Les fidèles vinrent lui faire leurs adieux, Edouard Grenier lui dit que les beaux jours du printemps de St-Point rétabliraient sa santé
Oui, bégaya-.t-il, le printemps, les hirondelles. Et il ne put achever. L'ami impressionné se retira en disant à Valentine « La mort serait un bienfait » « Oh non répondit-elle vivement, non le garder toujours même ainsi (2) ».
Pendant l'été elle ne quitta pas une minute le malade silencieux. De Saint-Point à Monceau, par les routes aimées, où tant de souvenirs affluaient au cœur, l'oncle et la nièce allaient au pas paisible de chevaux vieillis, elle penchée sur le malade, lui indifférent au décor comme aux saluts des (1) Op. cit., p. 297.
(2) Souv. littér., p. 33.
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paysans croisés en chemin, le regard tourné en dedans vers les lueurs surnaturelles.
Un soir, à Monceau, Lamartine s'enfuit après le dîner à travers champs on le trouva errant au loin; il ne voulut qu'après de pressantes instances revenir à la maison.
Bientôt après il était frappé d'une attaque, et Valentine réussit à la cacher même aux intimes. Cet avertissement fut-il compris de celui qui s'acheminait ainsi à la mort ?
En décembre, lorsque Valentine voulut le ramener à Paris il résista à la gare, il refusait de quitter, la voiture. Que se passait-il dans cette pensée vacillante ? Quel dialogue mystérieux échangeait-il de ses lèvres muettes avec la chapelle funéraire devant laquelle il venait de passer et qui lui avait fiait signe de rester ? Ses morts l'attendaient le 28 février 1869, dans son chalet de Passy, il mourait après avoir reçu l'extrême onction de la main de l'abbé Deguerry, curé de la Madeleine. Son vœu se réalisait
0 Dieu de mon berceau, sois le dieu de ma tombe 1 « Ce n'est pas au Dieu de la pure raison, dira plus tard Mgr Perraud, que Lamartine a voulu remettre ses meilleures espérances pour les destinées de son âme immortelle. Il a formellement entendu dormir son dernier sommeil au pied de la croix du divin Rédennpteur (1) ».
(1) Discours prononcé aux fêtes du centenaire. « Dieu, écrivait Valentine à propos de ces fêtes du centenaire, a eu toujours et partout sa place dans ces trois journées, où l'on sentait le souffle de Lamartine. Il est ressorti de tout cet ensemble un grand sentiment de spiritualisme chrétien ». (Lamartine inconnu, p. 317).
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Autour du mort ce fut le défilé des amis et des admirateurs. Chamborant était là, qui avait assisté Valentine en ces heures de douleur Henri de Lacretelle et Pelletan s'agenouillèrent ensemble au pied du lit funèbre Dubois, qui venait d'arriver à Paris se présentait le soir, après dîner, au chalet de Passy, sans rien savoir, il ne serra qu'une main glacée.
Deux des membres survivants du gouvernement provisoire, Carnot et Garnier-Pagès, apportèrent à leur illustre collègue le suprême hommage Guizot traversa l'allée du jardin les yeux pleins de larmes.
Dès que le gouvernement connut la nouvelle, il fit paraître un décret au nom de l'Empereur, disposant que les funérailles de Lamartine seraient faites aux frais de l'Etat. Chamborant correspondit à cet effet avec le maréchal Vaillant, ministre de la maison de l'Empereur au nom de Valentine il refusa les funérailles à Paris, puisque la volonté formelle du mort était d'être enseveli à St-Point, auprès des siens (1).
(1) Le 15 septembre 1866, Lamartine avait' signé la déclaration suivante
M. de Lamartine prie M. Chassagnes actuellement maire de Saint-Point de vouloir bien dans le cas de sa mort à Paris ou ailleurs réclamer des exécuteurs testamentaires son corps, afin de l'ensevelir avec les corps de sa famille, dans la chapelle funéraire du cimetière de Saint-Point. Voici les motifs sur lesquels il peut se fonder 1° Cela a été convenu ainsi en vertu d'unei décision du Conseil d'Etat, lorsque M. de Lamartine a fait construire à ses frais le nouveau presbytère de la commune et qu'il a donné à cet effet gratis le terrain et le jardin du presbytère.
2° M. de Lamartine a toujours témoigné et témoigne encore aujourd'hui par cette déclaration le désir d'être inhumé dans cette chapelle avec les corps del sa mère, de sa fille, de sa femme, qui y sont déjà inhumés, et avec le corps de sâ nièce Valentine de Cessiat. qui habite avec lui, si elle meurt avant lui.
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La levée du corps se fit le 3 mars devant une trentaine de fidèles, deux académiciens délégués par la compagnie, Jules Sandeau et Emile Augier cinq écrivains, Victor de Laprade, Alexandre Dumas, fils, Henri Martin, Louis Ratisbonne, Edouard Grenier trois hommes politiques, Emile Ollivier, Garnier-Pagès, Arnaud de l'Ariège. La jeunesse était absente ceux qui avaient vingt ans en 1869 n'avaient pas appris à respecter un écrivain dont le nom avait été traîné dans la boue des polémiques et des caricatures.
On se découvrit quand le convoi s'ébranla, raconte Grenier. Et ce fut tout. Nul discours, nul adieu. Lamartine avait voulu que le silence qui s'était fait autour de ses dernières années l'accompagnât dans la mort. C'était bien, c'était mieux (1).
Le lendemain, à sept heures du matin, le cercueil entrait en gare de Mâcon Louis de Ronchaud et Chamborant, qui l'avaient accompagné, prirent la tête du convoi derrière eux, des amis et quelques personnages Ch. 'Alexandre, le premier Mans l'amitié et le premier dans le deuil Edmond Texier et Charles Rolland, qui avaient vécu si près du cœur de Lamartine Victor de Laprade, le disciple devenu lui aussi un maître et qui gardait dans l'âge mûr la ferveur d'admiration de sa vingtième année pour le poète des Méditations Alexandre Dumas fils, qui allait bientôt dire de Lamartine « Je ne le compare pas, je lè sépare » Emile 'Ollivier, dont le rapport éloquent avait sauvé- l'infortuné grand Il désire que ces dispositions puissent être utiles à là commune qu'il a toujours tant aimée.m.
(Pièce communiquée par 10 fils de M. Chassagnes). (1) Souv. litt., p. 35.
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homme de la suprême humiliation Emile Augier et Jules Sandeau, l'un directeur, l'autre chancelier, de l'Académie Française, que leurs confrères, par, une éclatante dérogation aux usages de la compa'gnie, avaient envoyés jusqu'à Mâcon pour rendre hommage à l'illustre mort.
Après une messe basse dans l'église St-Pierre trop petite pour contenir toute la ville de Mâcon venue au service funèbre, le convoi s'ébranla. A la barrière, raconte Dumas fis, ceux qui n'avaient pas de voiture, revinrent sur leurs pas. Nous continuâmes. Vingt-cinq voitures à peu près suivaient la première (1).
La route était blanche de neige, et le soleil atténuait la vivacité du froid. Le peuple des villages affluait, pour s'incliner non pas devant le poète dont il ne mesurait pas la gloire, mais devant le bienfaiteur dont il vénérait la mémoire, tout embaumée de dévouement-et de charité
Le convoi, a dit Ch. Alexandre, regardait, en passant, le château de Monceau fermé au soleil, la pauvre maison de Milly, voilée de lierre, sur sa colline pierreuse la montagne des Méditations; la terrasse, près de la rivière, où il montait, comme Roméo, à l'heure du rossignol les vignes qui ont enrichi les vignerons et rendu pauvre le poète les sentiers de buis sous les saules, où il promenait sa tristesse les pauvres maisons où il en'trait sauver de la guerre un enfant, une mère de la misère. Partout on retrouvait un souvenir, une scène, une poésie, une vertu cette terre était pleine de lui 1 (1) Lettre à Hiinri Lavoix, parue dans l'Illustration, 13 mars 1869 (reproduite dans Entractes, l" série (1878), p. 309-321).
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Ainsi une vague de deuil déferlait sur ces lieux consacrés par le génie.
Dans la petite église de Saint-Point, au fond de laquelle une tenture noire portait la touchante ins.cription Ses bienfaits ne sortiront pcts de nos coeurs le curé dit les saintes prières, que psalmodiaient les paysans et les enfants de choeur les vieilles femmes pleuraient sur celui qu'elles avaient toujours connu et aimé. Enfin le corps descendit dans le caveau, où l'attendaient sa mère, sa fille et sa femfme, sous l'inscription gravée en lettres de bronze Speravit anima mea.
Aucun discours ne fut prononcé ainsi l'avait voulu Lamartine Dieu seul doit parler sur une tombe avait-il dit. « Quelle parole, d'ailleurs, remarque Emile Ollivier, eût été à la hauteur d'un tel homme (1) ».
S'il est vrai que la grandeur d'un homme se mesure à la fermeté dont il affronte le destin, jamais Lamartine ne révéla mieux la beauté de son âme qu'en cette période de son existence, où il nous apparaît abreuvé d'ingratitude et de calomnies par les hommes de tous les partis, déçu dans ses combinaisons ingénieuses pour'conjurer la gêne financière, rivé à l'humble tâche d'un mercenaire de la (1) Lettre à Emile de Girardin, 4 mars 1869 (dans Lamartine, p. 181). On lit sur le registre paroissial de Saint'Point « Le quatre mars mil huit cent soixante neuf, Marie-Louis-Alphonse de Lamartine, muni des sacrements de l'Eglise, décédé à Paris le 28 février, âgé de soixante-dix-huit ans, veuf en premières noces de Madame Elisa Marianne eirch, fils de feu Pierre Alphonse de Prat et Alice des Rois, a été inhumé à Saint-Point, avec les prières et selon le rite de l'Eglise, en présence de MM. les curés du canton, des membres de la famille, de M. Ollivier. L'Académie avait ses représentants venus de Paris. Une foule extraordinaire venue du Maçonnais et des paroisses voisines de Saint-Point, assistait aux funérailles de M. de Lamartine. Signé Dury, curé de Saint-Point ».
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plume. Tombé dans le gouffre, Lamartine est plus grand qu'en 1820, lorsque les Méditations ravivaient la flamme de poésie que la France souffrait d'avoir vu s'éteindre après Racine plus grand qu'en 1832, lorsque, pélerin du fabuleux Orient, il voyait les Maronites et les Druses s'incliner respectueusement au passage de l'émir frangi plus grand enfin qu'en 1848, lorsque, sur le perron de l'Hôtel de Ville, monté sur une chaise de paille, dans le tumulte des menaces et le sifflement des balles, il apaisait l'émeute sous l'autorité de sa parole souveraine et abattait le drapeau rouge, « traîné dans le sang du peuple en 91 et en 93 », devant le drapeau tricolore, symbole de la gloire et de la liberté. Dans sa retraite de Saint-Point il n'est plus qu'un vigneron et un agriculteur à Paris, son petit hôtel de la rue de la Ville l'Evêque se transforme en une agence de publicité, en une maison d'édition. Il est là, souffrant de voir la France trahir l'idée! républicaine et abriter sa peur de la démagogie dans la honte du césarisme il continue d'être la victime de son éternelle générosité, de sa confiance imprudente, de sa stratégie maladroite d'homme d'affaires enfin, il se résigne à devenir un « galérien de la plume », un manœuvre des lettres, impuissant à satisfaire les exigences de ses créanciers, à vaincre l'indifférence de ses lecteurs.
La souffrance, cette fois, est surhumaine, et, pour l'avoir éprouvée, Lamartine est monté plus haut que les cimes des Méditations et de la République de 1848. L'histoire de son âme douloureuse, il l'avait pressentie dans cette image saisissante de Jocelyn J'ai trouvé quelquefois, parmi les plus beaux arbres De ces monts où le bois est dur comme les marbres,
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Des grands chênes blessés, mais où les bûcherons, Vaincus, avaient laissé leur hache dans les troncs Le chêne, dans son nœud le retenant de force,
Et recouvrant le fer d'un bourrelet d'écorce,
Grandissait, élevant vers le ciel, dans son cœur, L'instrument de la mort dont il vivait vainqueur. Ainsi que le chêne, Lamartine, frappé par. la hache de la détresse, tint bon il vécut, gardant l'outil meurtrier dans sa blessure le tribun était oublié, le poète semblait mort, il restait le héros.
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TABLE DES MATIÈRES
Préface V Première partie
LX VIE POLITIQUE
CHAPITRE 1. L'Homme du 24 Février et la Politique intérieure de l'Empire 2 CHAPITRE Il. Le Ministre des Affaires étrangères de 1848 et la politique extérieure de Napoléon III. 22 Deuxième partie
LA VIE LITTERAIRE
CHAPITRE I. L'Écrivain populaire et l'Historien. 50 CHAPITRE II. Le Cours familier de littérature.. 81 CHAPITRE III. Les Derniers poèmes 114 CHAPITRE IV. Les idées philosophiques et reli- gieuses, retour à l'orthodoxie 146 Troisième parlie
LA VIE INTIME
CHAPITRE I. Le Calvaire financier 178 CHAPITRE II. La Famille. Les Amis. Les soirées rue de la Ville-l'Évêque. Les séjours à à Monceau et à Saint-Point. 226 CHAPITRE III. La Mort et les funérailles. 265
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Etude de il" NOIRARD, notaire à Mâcon A VENDRE A L'AMIABLE Le CHATEAU et la TERRE de MONCEAU-LAMARTINE
Commune de PRISSE (S.-&-L.) CHATEAU (ancienne résidence de Lamartine) Inscrit à l'inventaire supplémentaire des Monuments Historiques, dépenda nces.
PARC dit « Salon (te Dieu », site classé. DEUX FERMES. UN VIGXERONNAGE exploité à moitié fruits.
BATIMESTS dlv«ax MES d'embouche, 'V1GSBS. Suporflcit; totale quarante-quatre hectarcs environ.
Pour renseignements et traiter, s'adresser à M.» NOIHAHD, notaire, 34, rue Carmot, Maçon.
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POITIERS IMPRIMERIE DU POITOU 22, RUE DE LA MARNE, 22