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LES GRANDS ÉVÉNEMENTS LITTÉRAIRES
FÉLIX GAIFFE
LE MARIAGE
FIGAR O
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BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
ROMANS Qonoxt 12x19)
I.AI RFNCE ALCAN ClARISSE AUBF.RT.
IIALKIS PERSONNE.
EN MARGE DELA BIBLE. PIERRE BU LOTEV LE PHARMACIEN SPIR1TE.
RAZ.ROBOVL. MACALt-BOlSNARD MAADITH.
L'ENFANT TACITURNE. EMMANUEL SOURCIER. LA BELE BA.
L'HOMVE DEL OMBRE. SU7ANNE DEC ALLIAS... JERRY. NONCE CASANOVA. MESSAIJNE.
IA LIBERTINE.
RENEE Dl'NAN BA AL OU LA MAGICIENNE PASSIONNÉE.
RAYMOND ESCHOUER.. LE SEL DE LA TERRE.
JEANFAVERY THÉODORE. ROI DES ILES.
YVES LEFEBVRE LA FRANQUE AUX CHEVEUX D'OR,
G.-T. FRANCONI UNTFU DE L'ARMEE FRANÇAISE.
MAURICE D"HARTOY.... L'HOMME BLEU (Frù Comrd) RENÉ-MARIE HERMANT. KNIAZII. - £«V DÉTRESSE,
LA FEMME AUX HOMMES
FAKIR. -LEGERFAUT. JONCQUEL Er VARLET. LES TITANS DU CIEL.
L'AGONIE DE LA TLRRB.
ODETTE KEl'N LE PRINCE TARIEU
GÉNÉRAL KRASSNOFF... L'AMAZONE DU DESERT. M YVON LAPA'*FLLERtE.. L'ANGOISSE ET LA VOLUPTÉ. GEORGES MAL RFYERT.. L'AFFAIRE DU GRAND PLAGIAT.
MARTIN DE BR1EY LA MARIA FOSCA.
MARCEL MILLET LA LANTERNE CHINOISE.
ABELMOREAU LE FOU (PrU ZoUJ. '
BERNARD NABONNE..... M BUTTE AUX CAILLES. ,
ALICE ORiENT........... LA TUNIQUE VERTE.
CHARLESPERRAULT.... CONTES.
GÉTON PICARD ....'LES SURPRISES DES SENS.
ÉJPBÉFRÊYOST MANON LESCAUT.
WERRY SANDRE LE PURGA TOIRE (PrU Concourt).
^ MIENNE.-AtOUSSEUNB.
R0BERT4JE-DÎABLE.
PAUL-JEAN TOULET 0EHÀNZ1GUB.
THEO VARLET LE DEMON DANS L'AME.
LE DERNIER SATYRE. , -
VARLET ET BLANDIN... LA BELLE VALENCE. , V,"
PAULVLMEREU.. ..LES AMANTS DU REMPART.
\ CHUTTLÈHUTTEUX.
\\ LE PÊCHE INCONNU. . ,
WILLYETMENALKAS.. L'ERSATZ D'AMOUR.
.LENAUFRAGE ;. ;. <
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LES GRANDS ÉVÉNEMENTS LITTÉRAIRES
Collection nouvelle d'hittoire littéraire publiée scus la direction de
MM. ANTOINE ALBALAT, HENRI D'ALMERAS
ANDRÉ BELLESSORT, JOSEPH LE GRAS
PREMIÈRE SÉRIE (1928)
ANTOINE ALBALAT .... L'Art Poétique
HENRI D'ALMÉRW . ... Le Tartuffe
ANDRÉ BELLESSORT . ... Le Demi~Monde
JULES BERTAUT Le Père Goriot
RENÉ* DUMESNIL Madame Bovary
GUSTAVE FRÉJAVILLE . . . Les Méditations
FÉLIX GAIFFE Le Mariage de Figaro
Louis GUIMBAUD . ... Les Orientales
JOSEPH LE GRAS L'Encyclopédie
COMTESSE DE PANCE ... De lAllemagne
ALPHONSE SÉCHÉ . ... Les Fleurs du Mal
PAUL VULLIAUD ..... Paroles d'un Croyant
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LE MARIAGE DE FIGARO
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DU MÊME AUTEUR ;
Le drame en France au XVlll* tlkle. (Librairie Armand Colin, 1910). L'Ame de ta Pologne d'après ton théâtre. (Mercure de France, 1918,
efrito). Vtnoert du Grand Siècle. (Albin Michel, 19.14).
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LES, GRANDS ÉVÉNEMENTS LITTÉRAIRES
' v .: ^N ? ____
^FÉLIX GAIFFE
LE MARIAGE
DE FIGARO
ÉDITIONS EDGAR MALFÈRE
26, BOULEVARD JULES-VERNI, AMIENS
MCMXXVIU
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
100 exemplaire? sur Lafuma pur fil numérotée de I à 100.
Copyright by Edgard Molière, 1928.
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Tout travail relatif à Beaumarchais comporte nécessaire* ment une lourde dette à l'égard des deux principaux historiens qui ont étudié Vhomme et l'amvre, d'après tes documents originaux : Louis de Loménie, dans Beaumarchais et son temps, 1856, 2 volumes, et Lintilhac, dans Beaumarchais et son oeuvre, 1897, complété par /'Histoire du Théâtre en France, tome IV. Ces trois ouvrages sont, avec /'Histoire de Beaumarchais, de Gudin de la Brenellerie, et l'édition tris complète et très soignée des amures de Beaumarchais par G. D'Heylli et F. de Marescot, les sources essentielles de renseignements, très ptécieuses, et le plus souvent tris sûres. Sur quelques points pourtant, des recherches nouvelles nous ont permis de les rectifier ou de les compléter. Sur la destinée du Mariage de Figaro aux XIXe et XXe siècles, aucun travail d'ensemble n'avait été entrepris jusqu'ici.
It serait injuste de ne pas citer, pour l'ingéniosité des vues, l'élégance de la forme ou l'agrément de ta présentation, les études de Paul Botmefon (1887) de M. André Hallays (1897) et de M. René Datsème (1928).
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CHAPITRE I
BEAUMARCHAIS AU LENDEMAIN
.-"/ DU BARBIER DE SÉVILLE
y
Il est peu de chef3-d oeuvre plus populaires sur la scène française que le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, où, par un coup de bonheur que le critique Nisard déclarait unique, Beaumarchais a réussi à conquérir le public en reprenant deux {ois les mêmes personnages. Les deux pièces figurent encore au répertoire de nos théâtres subventionnés, et, sous leur forme lyrique, avec la musique de Rossini et de Mozart, elles continuent d'être applaudies sur toutes les scènes françaises et étrangères, où ce genre d oeuvre trouve place. Par une chance qui n'est pas commune, l'histoire de leur composition, la vie de leur auteur, ne sont pas moins attachantes que ces pièces ellesmêmes. La « première » du Mariage de Figaro a été un événement sensationnel, qui, en 1784, a passionné Paris autant qu'un scandale princier ou qu'une grande victoire. Ce qu'était Beaumarchais au lendemain de son Barbier de Séville, comment le second chef-d'oeuvre est sorti du . premier, voilà ce que nous verrons tout d'abord, en retraçant les péripéties nombreuses et mouvementées par lesquelles est passé le Mariage de Figaro.
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Au moment où Beaumarchais jouit pleinement du succès de son Barbier, et vient d'achever la composition du Mariage, il approche de la cinquantaine. C'est un personnage fort connu à Paris, qui ne manque pas de séduction, et qui, à travers sa vie agitée, a conservé « une belle figure ouverte, spirituelle, un peu hardie peut-être » ; c'est ainsi du moins que nous le dépeint Mme d'Obcrkirch après une des nombreuses lectures que l'auteur du Mariage faisait de son oeuvre lorsque la représentation n'en était pas encore autorisée. Il n'a plus sans doute l'aspect juvénile, le regard vif et l'air séduisant que nous admirons dans le fameux pastel de Pcrronneaux ; mais la gravure de Cochin, qui date de 1773, nous montre une physionomie énergique et franche, souriante et quelque peu sensuelle, qui conserve beaucoup d'agrément.
Il faudrait bien des pages pour raconter avec quelque détail l'existence aventureuse qu'a menée Beaumarchais jusqu'au début de ses grands succès dramatiques. Né en 1732, il était le fils de l'horloger Caron, artisan parisien fort habile, et pourvu d'une large aisance. Il ne prendra que plus tard ce nom de Beaumarchais sous lequel il est universellement connu, tout comme, un demi-siècle auparavant, le jeune Arouet adopta celui de Voltaire. Pierre-Augustin Caron avait été tout d'abord destiné a l'état paternel, et après une escapade d'adolescence, qui l'avait fait, pour un temps, chasser du logis familial, il s'appliqua en toute conscience à son métier d'horloger et y montra suffisamment d'imagination personnelle pour inventer un système d'échappement qui permettait de faire de toutes petites montres très plates, comme celle qu'il avait réussi à faire entrer dans une bague, et qu'il avait offerte à Mme de Pompadour,
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C'est pour réparer des pendules qu'il fit son entrée a la cour, par la petite porte sans doute, mais avec cet air avantageux qui agaçait quelque peu les hommes, mais plaisait aux femmes, conquises d'emblée par la taille bien prise, l'oeil vif et le sourire engageant de ce jeune homme, qui joignait à sa profession d'horloger bien d'autres talents encore. Il était musicien et fut bientôt chargé d'enseigner la harpe et la guitare aux filles de Louis XV, celles que leur père appelait familièrement : Loqhe, Coche, Chiffe et Graille.
C'est en intéressant ses royales élèves et par elles leur père, à la construction de l'École Militaire que venait d'entreprendre le financier PânVDuverney, qu'il s'introduisit dans le monde des affaires. En échange de ce service, Pâris-Duvemey l'associa bientôt a ses opérations : c'était là une fort jolie commission accordée à un intermédiaire adroit. Évoluant ainsi entre le monde de la finance et celui de la cour, et s'aidant de l'un et de l'autre, nous le voyons successivement « Contrôleur clerc d'office de la Maison du Roi », puis « Secrétaire du Roi », titre qui lui conférait la noblesse, et « Lieutenant général des chasses au Baillage et Capitainerie de la Varenne du Louvre » ; ses nouvelles fonctions l'obligent, comme il l'écrivit plus tard
' A juger les pâles lapins Et tes maraudeurs de la plaine.
avec moins de gravité sans doute qu'il n'en attribua par la suite h l'illustre Brid'Oison.
Il ne tarde pas À se trouver engagé dans des affaires de diplomatie secrète, de politique internationale et de police parfois assez louches, où il semble s'être toujours plu
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particulièrement. Son voyage en Espagne, en 1764, avait des buts multiples : recouvrements de créances pour le compte de son père, mission secrète de Pâris-Duvemey, règlement d'une délicate affaire de famille où était compromis l'honneur d'une de ses soeurs. Il trouve moyen d'y joindre les fonctions bénévoles d'un diplomate sans mandat, dont le principal exploit fut de fournir au roi Charles III une maîtresse, dans la personne de la marquise de La Croix, avec laquelle Beaumarchais lui-même était dans les termes les plus intimes depuis plusieurs mois.
A la mort de son protecteur, il entame un interminable et périlleux procès avec le comte de La Blache, petitneveu du défunt. De puissants et faux témoignages, joints à une histoire galante où il se trouve aux prises avec le duc de Chaulnes, ont pour résultat de le faire emprisonner au For-1'Évêque, et de paralyser ainsi tous ses moyens de défense. Grâce à des prodiges d'activité, d'énergie et de souplesse, il réussit en quelques mois à retourner l'opinion en sa faveur, mis en cause par le conseiller Goëzman qu'il avait fait solliciter, et dont la femme avait reçu des présents qu'elle n'avait pas tous rendus après la perte du procès, le malheureux plaideur obtient le plus formidable succès littéraire et personnel, grâce à ces fameux Mémoires qui vouent à un ridicule immortel le magistrat vénal, sa digne épouse, le censeur Marin, l'écrivain Baculard d'Arnaud, bref tous les adversaires qui, quelques mois auparavant, croyaient l'avoir définitivement abattu.
Il est ensuite chargé d'arrêter en Angleterre des libelles qui allaient paraître contre Mme du Barry. La mort de Louis XV ne le laisse pas désemparé ; il tient trop à ses fonctions nouvelles pour abandonner ce rôle d'intermé-
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diaire où il a si bien réussi. Ce seront maintenant des pamphlets contre Marie-Antoinette qu'il ira poursuivre à travers l'Allemagne et l'Autriche, en échappant À un attentat qui paraît bien avoir été organisé et mis en scène par lui-même. Il se pourrait d'ailleurs que le libelle, origine de toute sa mission, eût été son oeuvre, et que le prétendu auteur, le juif Angelussi, n'eût jamais existé que dans l'imagination féconde de Beaumarchais.
Il n'en obtient pas moins une nouvelle mission secrète où il rencontre à Londres un personnage non moins singulier et plus équivoque encore que lui-même, le chevalier d'Éon, dont le sexe a été longtemps discuté. On ne sait pas encore aujourd'hui lequel des deux aventuriers mystifia l'autre en cette occurrence.
Une affaire qui lui fit beaucoup plus d'honneur fut celle qu'il entama au cours du même séjour à Londres, en faveur des colonies insurgées d'Amérique. Avec la complaisance tacite et même l'aide financière du gouvernement français, il fonde une compagnie franco-espagnole, arme une flottille de commerce et le grand navire Le Fier Rodrigue qui, durement éprouvé dans un combat naval, contribua fortement à la victoire.
Nous sommes, à ce moment, dans la période qui sépare la première représentation du Barbier de Séville de celle du Mariage de Figaro. Mais les occupations d'auteur dramatique n'absorbent qu'une faible partie de l'activité de Beaumarchais. En même temps qu'il coopère activement à l'indépendance des États-Unis, notre homme s'occupe de vingt affaires : il est à la fois industriel, financier, plaideur surtout ; en 1781, il en est à son vingt-septième procès, il en a gagné beaucoup sur le nombre, mais il n'est pas encore au bout de ses peines ; c'est à ce moment qu'il lutte avec
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ardeur pour arracher aux comédiens la reconnaissance des droits des auteurs dramatiques, et obtient d'eux une comptabilité plus équitable et moins fantaisiste. Il se trouve ainsi le véritable fondateur de la société des auteurs dramatiques. Dans sa lutte ardente et souvent ingrate, l'acharnement et la mauvaise foi de ses adversaires ne furent pas un obstacle plus redoutable que la mollesse, l'envie sournoise et la répugnance à une action commune qu'il rencontra chez les écrivains mêmes dont il voulait protéger les droits. L'individualisme méfiant et jaloux de l'homme de lettres n'est pas une création de notre siècle. C'est alors aussi qu'il entreprend, avec l'appui du ministre Maurepas, la fameuse édition des oeuvres de Voltaire, connue sous le nom d'édition de Kehl, assez imparfaite sans doute, mais aussi soignée que les circonstances le permettaient, et qui a le grand mérite de rassembler pour la première fois la presque totalité des oeuvres de l'illustre écrivain.
On ne saurait se faire une idée exacte de l'existence pleine jusqu'à déborder, tumultueuse jusqu'à donner le vertige que mène à ce moment cet homme protée, qui, avec les premiers personnages du royaume, prépare la réorganisation de la Ferme Générale, étudie un projet d'emprunt, fait construire la pompe à feu de Chaillot, donne des consultations aux hommes d'État et aux filles séduites, aux gens de lettres et aux financiers, s'entremet dans les négociations les plus diverses, et, rendant service à tout le monde, s'enferre parfois lui-même dans de fort ennuyeuses affaires, comme celle de Mrae Kornmann et de l'avocat Bergasse où il entre précisément en 1781, et dont les suites interminables vont empoisonner sa vie pendant de longues années.
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On imagine sans peine qu'avec une pareille existence, la réputation d'Augustin Caron de Beaumarchais ait été singulièrement discutée. Il a pourtant de grandes qualités ; peu d'hommes, même en ce siècle sensible, ont poussé plus loin l'amour de la famille. Son père lui écrivait en 1764 : « Tu me recommandes, modestement, de t'aimer un peu, cela n'est pas possible, mon cher ami : un fils comme toi n'est pas fait pour n'être aimé qu'un peu d'un père qui sent et qui pense comme moi... Honneur de mes cheveux gris, mon fils, mon cher fils, par où ai-je mérité de mon Dieu les grâces dont il me comble dans mon cher fils?... »
Même au moment où sa considération est en jeu, où déjà il s'est anobli, il ne rougit point de la profession paternelle :
« Vous entamez ce chef-d'oeuvre, écrit-il dans ses Mémoires en s adressant à Mme Goëzman, par me reprocher l'état de mes ancêtres. Hélas, Madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait à plusieurs branches de commerce une assez grande célébrité dans l'art de l'horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j'ajoute avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d'être le fils de mon père... Mais je m'arrête, car je le sens qui regarde ce que j'écris, et rit en m'embrassant. »
Aussi n'est-il pas étonnant que jusqu'à son dernier soupir, son père lui ait témoigné les mêmes sentiments. « Je prie le Seigneur, écrit celui-ci à l'âge de 77 ans, tous les jours de ma vie de te bénir, de te récompenser, de te préserver de tout accident, ce seront toujours les voeux de ton bon ami et affectionné père. »
Ses sentiments fraternels ne sont pas moins tendres ni
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moins agissants. Il eut cinq soeurs qui répondaient aux noms de Lisette, Fanchette, Julie, Bécasse et MUo Tonton ; elles l'appelaient « le frère charmant ». II n'est pas une d'elles qu'il n'ait aidée, gâtée, dotée ou secourue. C'est grâce à lui que Lisette fut vengée de son séducteur Clavijo : si Beaumarchais n'eut pas la satisfaction d'obtenir l'exécution de la promesse de mariage que celui-ci avait souscrite à la jeune fille, il put au moins le démasquer, le confondre, et, après l'avoir fait destituer de son emploi, l'accabler encore de sa magnanimité en demandant sa grâce, qui lui fut refusée. Il paraît bien avoir été aussi un bon époux. Ses ennemis l'ont accusé faussement d'avoir empoisonné ses deux premières femmes et l'on est bien forcé de reconnaître qu'il n'a pas toujours été d'une fidélité exemplaire. Ses mariages successifs ont souvent aussi coïncidé avec l'habile entente de ses intérêts. Il n'en reste pas moins vrai que ce fut toujours l'épouse qui fit des avances, et qu'il fut très réellement demandé trois fois en mariage. Il avait fait la connaissance de sa première femme, Mme Francquet, en l'aidant à débrouiller la succession de son mari. Peut-être y parvint-il en jouant une extraordinaire comédie, sous le déguisement d'un prétendu abbé d'Arpajon de SainteFoix, confesseur de la dame. A défaut d'un héritage contesté, il y avait du moins gagné sa première charge à la cour et le nom de Beaumarchais, dépendant d'une terre assez hypothétique de sa femme, morte après dix mois de mariage (1757).Quant à sa deuxième femme, MmeLévêque. c'est aux Champs-Elysées, dans l'allée des veuves, si bien nommée, qu'il fit sa connaissance. Bientôt conquise par la belle prestance du jeune cavalier, rassurée aussi par le spectacle d'une vie de famille où régnait la plus cordiale intimité, instruite pourtant par l'existence et craignant de
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céder trop vite à un penchant qu'elle sent irrésistible, la jeune femme fait alors cette touchante déclaration : f Monsieur de Beaumarchais, je suis veuve ; je n'ignore pat combien la plupart des hommes sont peu retenus par les serments qu'ils font aux autels. Je sais combien vous chérissez les femmes ; mais vous êtes homme d'honneur, promettez-moi - et je vous en croirai - que vous ne me laisserez pas pleurer dans un lit solitaire en proie à tous les soupçons de la jalousie. » Leur union ne dura que trois ans, et l'on aime à croire que sa deuxième femme n'eut pas à constater de trop flagrantes infractions aux promesses par lesquelles il avait rassuré ses craintes.
Au moment où Beaumarchais prépare le Mariage de Figaro, il n'a pas encore épousé MUe Willermaula, avec laquelle il entretient déjà une fort tendre liaison, et dont il a une fille, baptisée du nom d'Eugénie, celui de l'héroïne de son premier essai théâtral. C'est après le succès du Barbier de Séville que M 110 Willermaula, ayant demandé à Beaumarchais de lui emprunter une harpe, fut invitée à venir l'entendre chez lui, et pour avoir l'instrument, elle ne trouva pas de meilleur moyen que de s'offrir elle-même au harpiste. En 1786 leur union sera régularisée, et, malgré mainte fantaisie et mainte passade, son mari lui aura laissé un assez tendre souvenir pour qu'elle écrive après sa mort : « Notre perte est irréparable. Le compagnon de vingt-cinq ans de ma vie a disparu, et ne me laisse que d'inutiles regrets, une solitude affreuse, et des souvenirs que rien n'effacera. »
Ce ne fut pas seulement de ses trois femmes légitimes qu'il fut aimé : nous savons par de nombreux témoignages que le beau sexe ne lui fut jamais farouche, Dans un impromptu composé en son honneur, sa «éur Jufie^en des noAio. / V" ,, i,. "''2\
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vers dont l'intention vaut mieux que la facture, n'a pas craint d'insister sur ce genre de succès, dont sa famille paraît avoir éprouvé quelque fierté.
A l'instant qu'il naquit,
Il montra tant d'esprit.
Un si grand savoir faire, *
Que ses parents charmés
Disaient : « Cesl un Voltaire
Dont nous somm's accouchés. »
Un jour au il grandissait, Sa mère te voyait, Et dit, par parenthèse : « Ah, mon fils, mon chcrfih. Que tu feras bien aises Les femmes de Paris! »
A peine avait douze ans Faisait des vers charmants A ses jeunes maîtresses ; Il était d'un tel prix Que pour tut les tigresses Devenaient des brebis.
Mais, malgré leurs appas. Il ne négligeait pas L'étude et ta musique, Si bien qu'en l'entendant On disait : « C'est unique, Il sera président.*,
L'admiration de Julie pour les conquêtes de son frère exagère à peine ; ce n'est peut-être pas à douze ans, mais sûrement à treize qu'il fut épris si violemment d'une de
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ses jeunes voisines que, quand elle se maria, il voulut d'abord se tuer, puis jura de détester à jamais < tout ce qui porte cotillon ou cornette ». Il se garda bien de tenir sa promesse. Ce n'est pas ici le lieu de raconter toutes les bonnes fortunes de l'illustre créateur de Figaro, quelques-unes fourniraient matière à des récits bien piquants, par exemple cette marquise de la Croix dont il fut très vivement épris - en Espagne avant de la jeter complaisamment dans les bras du roi, ou encore M 110 Ménard, cette jeune actrice - que le duc de Chaulnes protégeait avec des gestes un peu trop brutaux, et que Beaumarchais consola si bien que l'aventure se termina par une rixe, des coups d'épée, l'emprisonnement du duc, et la mise aux arrêts de Beaumarchais. Lui-même a revendiqué le droit d'embellir sa vie par quelques satisfactions sentimentales : comme on lui reprochait d'avoir fait aux femmes une trop grande place dans son existence, il répondit ainsi : « Ehl pourquoi rougirais-je de les avoir aimées? Je les chéris encore. Je les aimai jadis pour moi, pour leur délicieux commerce, je les aime aujourd'hui pour elles, par une juste reconnaissance. Des hommes affreux ont bien troublé ma viel quelques bons coeurs de femmes en ont fait les délices. Et je serais ingrat au point de refuser dans ma vieillesse mes secours à ce sexe aimé qui rendit ma jeunesse heureuse I »
Son ami, Gudin de La Brenellerie, écrit sur ce point ces lignes fort instructives : « Un des plus grands torts que j'aie connu à Beaumarchais, c'était de paraître tellement aimable aux femmes qu'il était toujours préféré, ce qui lui faisait autant d'ennemis qu'elles avaient d'aspirants à leur I-laire. » Voilà qui nous explique à la fois le grand nombre d'inimités tenaces que rencontra Beaumarchais au cours de sa carrière et aussi la complaisance, la vivacité, lt relief
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qu'il a su apporter dans la peinture des caractères de femmes chez qui la tendresse et la facilité se rencontrent plut souvent que l'austérité et la grandeur morale.
Il avait pourtant d'excellents amis, comme son collègue en littérature dramatique, Sedaine, comme surtout le fidèle Gudin qui écrivit pour le buste de Beaumarchais ces quatre vers souvent cités :
Bon père, bon époux, bon maître, ami sincère. Simple dans te procès, fier dans l'adversité. Auteur original, homme à grand caractère. Il sut dans tous Us temps garder sa liberté.
Homme à grand caractèreI... C'est là une appréciation d'une bienveillance un peu forcée ; il ne semble pas que les contemporains de Beaumarchais aient été en humeur d'y souscrire. Ce n'est pas que cet homme si actif, ti entreprenant, ti combattif parfois manquât de générosité ou de bonté : on le voit secourir de son influence et de sa bourse quantité de gens appartenant à toutes les classes de la société, et à qui, fort souvent, il ne songea point à réclamer leur dette ; dans combien de circonstances ne fit-il pas preuve du plus complet désintéressement! les différentes affaires où il se trouve engagé au moment même où il compose le Mariage de Figaro en sont autant de preuves frappantes. L'édition des oeuvres de Voltaire ne lui aura valu que les persécutions du clergé, les dénonciations du parti anti-philosophique et des résultats financiers désastreux.
Son confrère et ami, Cailhava, restait comme pétrifié devant la variété de ses talents : « Je vous l'ai déjà dit» et je vous le répète, lui écrivait-il, vous êtes un homme universel. Quand vous faites des drames, ils sont atten-
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drissantt ; quand vous faites des comédies, elles sont plaisantes, Etes-vout musicien? vous enchantez ; plaideur? vous gagnez tous vos procès ; armateur? vous battez les ennemis ; vous vous enrichissez, vous discutez vos droits avec les souverains ; amant? vous êtes toujours le même. » Mais précisément cette variété d'emplois n'allait pat tant exciter quelque méfiance ; on a pu admirer Beaumarchais, mais les gens sensés et posés, héritiers de toutes les sages traditions de l'ancienne France, avaient de la peine à lui accorder leur estime.
Le principal reproche qu'on lui faisait n'était point sa naissance modeste ; Diderot était fils d'un coutelier ; d'Alembert, enfant trouvé, s'était imposé à la considération de tous les milieux par le sérieux et la dignité de sa vie; après l'ascension de la haute bourgeoisie aux emplois que Louis XIV déjà n'avait pas hésité à lui confier, le XVIIIe siècle ne se scandalisait plus de voir des fils d'artisan ou des enfants de père inconnu occuper une place prépondérante dans le monde et même dans l'État, par le seul mérite de leur savoir, de leurs talents et de leur énergie. Sauf quelques grands seigneurs infatués d'une noblesse dont le privilège n'allait pas tarder à tomber en ruine, personne ne pouvait reprocher à Beaumarchais certains accès de fierté. C'est ainsi qu'un jour, voulant railler l'écrivain en faisant allusion à son premier métier, un gentilhomme de la cour lui mit dans la main une montre, comme pour la lui donner à réparer. Beaumarchais la laissa tranquillement glisser entre ses doigts et s'écraser sur le pavé.
Mais ce que ne pouvaient souffrir chez lui les gens de quelque délicatesse, c'était cette indiscrétion, ce goût de la popularité à tout prix, cet esprit d'intrigue,
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cette facilité à faire intervenir l'argent dans toutes les affaires, qui choquait certaines manières de penser et de sentir tout à fait respectables. Cette déconcertante variété d'occupations, Beaumarchais s'y complaisait un peu trop. Au cours de son voyage en Espagne, il écrivait à son père : « Que dirait la sagesse, si elle me voyait entremêler les occupations les plus graves dont un homme puisse s'occuper, de soirées agréables, tantôt chez un ambassadeur, tantôt chez un ministre j nous remettons au lendemain le soin des affaires sérieuses ; on ne manquerait pas de dire : Quel homme est celui-ci? les contraires peuvent-ils ainsi s'allier dans une même tête ? Oui, mon cher père, je ressemble à feu Alcibiade, dont il ne me manque que la figure, la naissance, l'esprit et la richesse. »
C'est parfois à des moyens aussi peu relevés que ceux d'Alcibiade qu'il fait appel pour entretenir la curiosité du public. Les fourberies auxquelles il se livre, toit pour délivrer Mm 0 Francquet de ses créanciers, soit pour justifier certaines de ses missions secrètes, sont à la fois fort plaisantes et singulièrement déplaisantes. Il prend un plaisir de fort mauvais goût à faire pénétrer le public dans l'intimité de sa vie privée, à lui donner le spectacle de ses affections familiales et même de ses faiblesses. Il étale au beau milieu de ses mémoires l'aventure de sa soeur avec Clavijo, et lorsqu'il épouse Mu° Willermaula et légitime ainsi sa fille Eugénie, il en fait part à toute la ville de Paris en répandant des copies de la lettre grandiloquente qu'il adresse à sa femme. Il met un peu trop d'affectation à déclarer que sa noblesse lui appartient bien, puisqu'il l'a payée à beaux deniers comptants. 11 ne voit pat qu'il se déconsidère en cherchant dans l'argent son principal moyen d'élévation, alors qu'il pourrait le trouver dans
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l'esprit ; il ne comprend pas qu'en voulant éblouir ses contemporains dans des domaines si différents, il soulevait contre lui tous les spécialistes bornés qui te méfient d'un amateur si brillant et si universel.
Ainsi s'expliquent bien des rebuffades dont il souffrit beaucoup, bien qu'il affectât toujours la bonne humeur et l'indifférence. Lorsqu'il offrit au comte de Vaudreuil une sorte de pot-de-vin en lui présentant un gigantesque et aventureux projet financier, il s'attira la réponse suivante : « Monsieur de Beaumarchais, vous ne pouviez venir dans un moment plus favorable, car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré, jamais je ne me suit mieux porté qu'aujourd'hui ; ti vout m'aviez fait hier une pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre. »
On connaît le mot qui lui fut adressé lorsqu'il se faisait une réclame outrancière de ses démêlés avec le pouvoir : « Ce n'est pas tout d'être blâmé, il faut encore être modeste. » Il résume assez l'opinion générale d'une époque où les aventuriers ne manquaient point, où ils étaient même tolérés, admis, parfois entourés de sympathies, mais sans jamais conquérir cette estime que l'on réservait à des gens d'existence moins voyante et de maintien plus digne. M. André Hallays rapporte ce mot adressé à Beaumarchais par, un de ses amis : « Avec le coeur d'un honnête homme, tu as eu toujours le ton d'un bohème. » Et Jules Sandeau recevant Loménie à l'Académie française disait : « 11 manquera toujours à la mémoire de Beaumarchais cette fleur d'estime que ne remplacent ni la renommée ni la gloire et qui s'appelle tout simplement la considération. » Si les relations féminines de Beaumarchais nous expliquent la psychologie de la plupart de ses héroïnes, ti nout devont trouver dans set comédies satiriques l'écho de
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son expérience des affaires financières, commerciales et judiciaires, c'est bien dans son propre caractère qu'il faut chercher la clef du type dominant de ses oeuvres, de l'immortel Figaro.
Avant de donner à la scène française le premier en date de set chefs-d'oeuvre, le Barbier de Séville, Beaumarchais avait fait un apprentissage fécond et varié dans plusieurs branches fort différentes de l'art dramatique ; il avait écrit des parades pour les divertissements offerts à ses invités par le fastueux Le Normand d'Étiolés, mari complaisant de Mm 0 de Pompadour. Ce genre de production, dont il nous a été conservé d'assez nombreux exemplaires, était d'une liberté qui dépasse tout ce qu'ont pu offrir dans ces dernières années nos petits théâtres les plus réalistes. « Ces scènes croustilleuses, écrit Collé, la manière dont elles étaient rendues, la franche gaîté qu'ils y mettaient, les ordures gaillardes, enfin jusqu'à leur prononciation vicieuce et pleine de cuirs, faisaient rire à gueule ouverte et à ventre déboutonné tous ces seigneurs de la cour, qui n'étaient pas tout à fait dans l'habitude d'être grossiers et de voir chez le roi des joyeusetés aussi libres, quoiqu'ils fussent dans l'intimité du défunt roi Louis XV. »
Parlant lui-même du genre de la parade, Beaumarchais écrivait plus tard : « Elle était haute en couleurs ; les jolies femmes la soutenaient fort bien, dans le demi-jour d'un salon peu éclairé, le soir après souper. Elles disaient seulement que j'étais bien fou. » A la fin d'une de ces pièces, dont l'auteur n'était autre que le larmoyant La Chaussée, un personnage excuse en ces termes une telle liberté :
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Mesdames, st nous avons fait A IVJ pudeurs quelques niches, Pour *m aussi mince forfait De porJons ne soyez pas chlches ; Une parafe sans cela Qui soit amvsante et rtùhlc. C'est la chost impossible.
Une parade de Beaumarchais que Lintilhac a retrouvée et analysée, et dont le titre : fean*Bête à la foire exclut assez toute prétention à la délicatesse, rentrait parfaitement dans la définition commune. Beaumarchais en éprouva plus tard quelque honte, mais il n'en conserva pas moins l'habitude des plaisanteries audacieuses et des équivoques hardies qui, sans atteindre, dans ses pièces destinées au grand public, l'effronterie que favorisait le huis-clos des théâtres de société, dépassait pourtant de beaucoup ce qu'on avait coutume de tolérer alors à la Comédie Française.
Ces bouffonneries débridées suivaient de près deux tentatives fort différentes par lesquelles Beaumarchais avait marqué ses débuts dans la carrière dramatique ; c'étaient deux drames tels que la théorie et l'exemple de Diderot les avaient alors mis à la mode. Eugénie (1767) était une sombre histoire de séduction, qui ne laissa pas d'ailleurs d'intéresser le public et demeura longtemps au répertoire ; Les Deux Amis (1770) était un drame d'affaires qui ennuya prodigieusement les spectateurs : le temps n'était pas encore venu de mettre à la scène la question d'argent. L'insuccès fut tel que les quolibet* se mirent à pleuvoir sur l'auteur et sur son oeuvre. L'intrigue de cette pièce aride parut trop compliquée à un spectateur du parterre, qui cria à haute voix : « Le mot de l'énigme au prochain
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Mercure », et déclencha ainsi les rires de l'assemblée. On venait de reconstruire la salle de l'Opéra qui avait été abandonnée lors de l'incendie de 1763 ; comme Beaumarchais disait à Sophie Amould : « Sous huit jours, quand tout le monde aura vu la salle, vous n'aurez plus ou bien peu de monde », la spirituelle actrice lui répliqua : « Vos Amis nous en enverront. »
Il ne semblait pas que Beaumarchais dût, au moins dans les pièces destinées à un théâtre public, abandonner de si tôt le « genre dramatique sérieux», sur lequel il avait publié un essai plein de déclarations d'une véhémente éloquence. Il est assez plaisant de voir l'auteur futur de comédies follement gaies se répandre en éloges aussi enthousiastes sur des pièces aussi justement oubliées que l'Enfant Prodigue, Nanine, Mélanide, Cénie, Le Père de Famille, l'Ecossaise, et enfin Le Philosophe sans le savoir, qui seul a surnagé de cette production larmoyante et ennuyeuse. C'est dans cet essai qu'il s'écrie, devançant les réformateurs romantiques : « Que me font, à moi, sujet paisible d'un état monarchique du XVIIIe siècle, les révolutions d'Athènes et de Rome? Quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d'un tyran du Péloponèse, au sacrifice d'une jeune princesse en Aulide? il n'y a dans tout cela rien à voir pour moi, aucune moralité qui me convienne. » Cette profession de foi moderniste, il ne l'oubliera pas dans ses deux chefs-d'oeuvre, mais il ne demandera plus, après le succès du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, ti quelqu'un est « assez barbare, assez classique » pour oser soutenir que le drame larmoyant est moins intéressant que la comédie. Pour le moment, il est persuadé de la supériorité du genre sérieux : « Tout le monde, écrit-il, sait que les sujets touchants nous affectent beaucoup plut qut les sujets
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plaisants... Si le rire bruyant est ennemi de la réflexion, l'attendrissement au contraire est silencieux. Il nous recueille, il nous isole de tout. Celui qui pleure au spectacle est seul, et plus il le sent, plus il pleure avec délices, et surtout dans les pièces du genre honnête et sérieux, qui remuent le coeur par des moyens si vrais, si naturels. »
Mais tandis que ces deux pièces, qui nous paraissent aujourd'hui également médiocres, l'exerçaient à conduire une intrigue, à ménager l'intérêt, et à camper des personnages sur la scène, il faisait son apprentissage d'auteur comique dans un genre tout différent, en écrivant ses fameux Mémoires, dont on a pu dire, à aussi juste titre que des Provinciales, qu'ils avaient tous les caractères et tout l'attrait de véritables pièces de théâtre. Voltaire s'écriait déjà : * Il n'y a point de comédie plus plaisante, point de tragédie plus attendrissante », et La Harpe : « Ces Mémoires sont d'un genre et d'un ton qui ne pouvait avoir de modèle, car il n'y en avait pas d'exemple. » Dans sa thèse sur Beaumarchais, Lintilhac s'est diverti à représenter les cinq Mémoires comme cinq actes d'une même pièce, et si cette démonstration a quelque chose d'un peu artificiel et forcé, elle contient une grande part de vérité, en plus d'un passage. On y trouve déjà le ton de la comédie satirique, celui qu'adoptera Figaro dans son étincelant monologue; on connait les vigoureuses apostrophes où il ridiculise Goêzman, Baculard et Marin, la prière ironique qu'il adresse au Très-Haut, et que celui-ci exauce en lui envoyant tous les adversaires qui peuvent le mieux servir sa cause ; le récit de sa confrontation avec Mme Goëzman forme une véritable scène de comédie, et il a suffi à des acteurs de société de se partager les répliques de ce plaisant duo, pour en tirer le tpectade
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le plus divertissant. Qu'on en juge par ce fragment :
« 11 était dix heures du soir, nous touchions à la fin de la première séance. « Homme atroce, me dites-vous, « (et j'en tremble encore), on vient de faire la lecture de «. mes interrogatoires, et vous remettez à demain à y « répondre, pour avoir apparemment le temps de disposer « vos méchancetés ; mais je vous déclare, misérable, que « si vous ne faites pas sur-le-champ, et sans y être préparé, « une interpellation, vous n'y serez plus admis demain « matin. »
« Aussi surpris de cette fière convocation que du ton brave qui l'accompagnait : « Eh I d'où savez-vous, Ma« dame, que je suis un homme atroce, un misérable? Je « n'ai jamais eu l'honneur, avant ce moment-ci, de me « rencontrer avec vous. - Je le sais, d'où le le sais ; je l'ai « entendu dire. - A M. de La Blache, sans doute? - « - A tout le monde, cet hiver, au bal de l'Opéra. - Il « était donc bien mal composé? En vous voyant, Madame, « je sens qu'il y avait mille choses plus agréables à dire ; « et vous avouerez qu'on vous a tenu là de tristes propos de « bai. Quoi qu'il en soit, vous voulez absolument une « interpellation avant de nou3 quitter? Il faut vous satis« faire.. Je vous interpelle donc, Madame, de nous dire « à l'instant sans réfléchir et sans y être préparée, pour« quoi vous accusez dans tous vos interrogatoires être « âgée de trente ans, quand votre visage, qui vous contre« dit, n'en montre que dix-huit? »
« Je vous fis alors une profonde révérence pour sortir.
. Malgré la colère que vous en montrez aujourd'hui, avouez-le, Madame, cette atrocité vous offensa si peu, que, prenant votre éventail, vous me priâtes de vous donner la main, pour rejoindre votre voiture : sans y chercher d'autre
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conséquence, je vous la prétentait poliment, lorsque M. Frémyn, le meilleur des hommes, mais le plus inexorable des greffiers, nout fit apercevoir que nout ne devions pat descendre du Palait ensemble avec cet air d'intelligence peu décent pour l'occasion. Alors, vous saluant de nouveau, je vous dis : « Eh bien, Madame, suis-je aussi atroce qu'on . a voulu le faire entendre ?-Ehl maisl vous (tes au moins « bien malin. - Laissez donc, Madame, les injures gros« sières aux hommes, elles gâtent toujours la jolie bouche « des femmes. » Un doux sourire, à ce compliment, rendit à la vôtre sa forme agréable, que l'humeur avait un peu altérée, et nous nous quittâmes. »
Ainsi se formait peu à peu, et par les voies les plus différentes le merveilleux talent d'auteur comique que ce diable d'homme allait puiser dans la parade comme dans le drame sérieux, dans la compagnie des femmes comme dans celle dej magistrats, dans l'observation aiguë et ironique de ses contemporains comme dans le jaillissement naturel de sa verve moqueuse.
C'est en 1775 qu'avait été représenté son Barbier de Séville, composé au moins trois ans auparavant, inspiré vraisemblablement d une parade qu'il avait vu représenter chez Le Normand d'Étiolés, conçu d'abord sous la forme d'un opéra-comique, et présenté comme tel aux Comédiens Italiens, qui, depuis quelques années, avaient fondu leur troupe avec celle de leurs anciens rivaux de la Foire. On a longtemps recherché les origines diverses de ce chefd'oeuvre et ceux que passionnent les questions de sources pourront longuement discuter sur les dettes que Beau-
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marchais a contractées envers Molière, Nolant de Fatouville, Regnard, Marivaux, et principalement Sedaine, dont l'aimable bluette On ne s'avise jamais de tout, forme une première esquisse qui ne lui a certainement pas été inutile, quoi qu'on ne puisse parler ici de plagiat. Mais ce qui frappe, au premier abord, tous ceux qui ont quelque teinture de notre théâtre classique, c'est que le sujet de cette pièce si divertissante semble manquer tout à fait de nouveauté. Les trois principaux personnages paraissent directement empruntés à l'Ecole des Femmes et aux Folies amoureuses : c'est l'éternel tuteur qui veut épouser sa pupille, et qui sera dupé par la fausse ingénue, aidée de son galant amoureux ; et pourtant il y avait bien, dans le Barbier de Séville, des éléments entièrement nouveaux qui ne manquèrent pas de frapper le public au point de le déconcerter, et, avant lui, d'inquiéter la censure. C'est en effet ie 13 février 1773 que fut signé par M. de Sartine le permis de représenter le Barbier, c'est au carnaval de 1774 qu'on est une première fois sur le point de le jouer, lorsque le bruit court que l'auteur y a inséré des allusions à son procès ; on soumet donc la comédie à un second censeur, Artaud, qui succède en cette qualité au fameux Marin. Affichée pour le 12 février, elle est encore une fois arrêtée, remaniée, grossie d'un acte, et jouée le 23 février 1775. Sous cette forme elle tombe à plat, à cause de quelques maladresses, et malgré ce qu'elle contenait d'heureux et de plaisant. L'auteur n'hésite pas, il « se met en quatre *, ou encore, t ôte la cinquième roue de son carrosse », c'està-dire qu'il réduit sa pièce à quatre actes, et sous cette nouvelle forme, elle va aux nues. Beaumarchais a lui-même résumé toutes ces péripéties dans les petits vers suivants :
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D'abord il a fallu la faire, Souvent ensuite la défaire, Au gré des acteurs la refaire. En en parlant n'oser surfaire. Presque toujours se contrefaire, Et n'obtenir pour tout salaire Que les brouhahas du parterre, La critique du monde entier. Souvent pour coup de pied dernier La ruade folliculaire, Ahl quel triste, quel sot métier. J'aime mieux être un bon barbier (bis).
Qu'y avait-il donc dans le Barbier de Séville qui pût à ce point passionner le public, inquiéter les censeurs, déchaîner les applaudissements et les rires, et créer dans l'austère et traditionnelle Comédie Française un succès d'un nouveau genre qui affectait presque les allures d'un scandale? La personnalité de l'auteur, ses démêlés avec la justice, l'autorité et les gens en place, y étaient sûrement pour quelque chose, mais il y avait aussi certains caractères véritablement nouveaux à cette date. D'abord on semblait avoir perdu depuis le début du siècle le secret de la comédie d'intrigue savamment combinée et franchement gaie, la rapidité des incidents, l'ingéniosité des combinaisons, l'imprévu des situations, la virtuosité avec laquelle l'auteur semble à chaque instant engager ses personnages dans une impasse pour les en tirer d'un coup de baguette magique, en des scènes mouvementées, tout cela étonnait et charmait un parterre depuis longtemps habitué aux scènes languissantes, aux dénouements prévus, à un type de comédie où le respect des bienséances et le goût de la sensibilité avaient ralenti tous les mouvements et éteint tout le feu.
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Ce n'était pas seulement dans l'agencement de» scènes mais dans le langage des personnage; que la gaîté étincelait à chaque réplique ; le Comte, Figaro, Ro3Îne, sont pétillants d'allègre jeunesse, Bartholo et Bazile nous divertissent à leurs dépens, mais non sans esprit, et si l'on peut reprocher à cet esprit d'être celui de l'auteur, on ne peut s'empêcher d'en rire, quand le mot plaisant part comme une fusée. Et pourtant la pièce porte bien sa date, les préoccupations du temps présent n'en sont point absentes, on peut y percevoir, transposée dans le mode joyeux, la partie la plus originale des tendances de Diderot, de celles même qu'avait soutenues Beaumarchais dans son essai sur le drame sérieux : Figaro est autre chose qu'un valet de Molière ou de Regnard : tout le long de la pièce, les revendications sociales, la peinture des conditions, le besoin d'exciter vivement les sympathies et les antipathies du spectateur, de ranimer l'intérêt par l'originalité du costume, le pittoresque des tableaux, les mots qui font balle et passent en proverbes, tout cela est bien daté de cette période bouillonnante où les gens de lettres sont les maîtres de l'opinion, gouvernent ceux qui jusqu'ici dirigeaient l'État presque sans contrôle, où le goût de la nouveauté, le besoin de critiquer, l'amour de la sensibilité joint à celui de l'ironie forment un mélange déconcertant et savoureux, que l'on n'avait pas encore connu jusqu'alors.
C'est ce que, sans nulle modestie, a pleinement senti et exprimé Beaumarchais, dans sa Lettre modérée sur le Barbier de Séville, où, fort de son succès, se sentant poussé par le vent de la popularité, il accable de ses sarcasmes les critiques moroses, fait la nique à ses adversaires, et peut s'offrir jusqu'à la joie supérieure et raffinée de se railler parfois lui-même. Dans certains passages, notamment au
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premier acte, lorsque le Comte retrouve Figaro, le lecteur serait embarrassé de dire, à première vue, s'il a sous les yeux un morceau du Barbier, que l'on a souvent représenté comme une pièce traditionnaliste, ou un fragment du Mariage, que l'on donne couramment comme le premier spécimen de la comédie franchement satirique. N'y a-t-il pas déjà une esquisse du fameux monologue dans l'air de bravoure qui termine cette scène et qui nous représente, en un raccourci singulièrement vivant, la carrière de Figaro, si semblable à celle de son créateur?
« Voyant à Madrid que la république des lettres était « celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, « et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les « conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, « les critiques, les maringoins, les envieux, les feuillistes, « les libraires, les censeurs et tout ce qui s'attache à la « peau des malheureux gens de lettres, achevait de déchi« quêter et sucer le peu de substance qui leur restait ; . fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, « abîmé de dettes et léger d'argent ; à la fin, convaincu que « l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs « de la plume, j'ai quitté Madrid ; et, mon bagage en « sautoir, parcourant philosophiquement les deux Cas« tilles, la Manche, l'Estramadure, la Sierra Morena, « l'Andalousie, accueilli dans une ville, emprisonné dans « l'autre, et partout supérieur aux événements ; loué par « ceux-ci, blâmé par ceux-là, aidant au bon temps, suppor« tant !e mauvais, me moquant des sots, bravant les « méchants, riant de ma misère, et faisant la barbe à tout « le monde, vous me voyez enfin établi à Séville, et prêt « de nouveau à servir Votre Excellence en tout ce qu'il lui « plaira de m ordonner. »
NGAXO. 3
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C'est pour avoir écrit, c'est surtout pour avoir vécu de semblables aventures, que Beaumarchais va se trouver en présence de difficultés souvent imprévues, perpétuellement renouvelées, et d'un caractère si dramatique, que l'histoire du Mariage de Figaro n'a pas eu moins de mouvement et d'intérêt que la pièce elle-même.
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CHAPITRE II
DU BARBIER DE SÉVILLE f AU MARIAGE DE FIGARO
Après le succès du Barbier de Séville qui n'aura pas moins de cinquante représentations entre 1775 et 1780, (chiffre considérable pour l'époque), Beaumarchais va donc entreprendre le tour de force d'écrire une pièce nouvelle en conservant les mêmes personnages. Le public est désormais familiarisé avec ce trio classique rajeuni et mis au goût de l'époque : cet Almaviva grand seigneur libertin, accoutumé à satisfaire toutes se3 fantaisies amoureuses, et qui, violemment et sincèrement épris de Rosine, possède en lui tout ce qu'il faut pour être bientôt enflammé par d'autres objets ; cette Rosine fine, adroite, futée, amoureuse, dont l'élan sincère sera bien vite et bien mélancoliquement brisé devant les inconstances d'un époux volage ; ce Bartholo, autrement nuancé que les ganaches traditionnels du Théâtre Italien, puisqu'instruit, cultivé, praticien expert et homme de bon conseil sur tout ce qui ne concerne pas son amour et ses défiances, il ne fait qu'accumuler les sottises par excès dejr récaution et d'ingéniosité, dès qu'il s'agit de garder, dans la cage étroite qu'il lui a construite, la jeune oiselle qui ne demande qu'à s'échapper. Les
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spectateurs ont aussi fait connaissance avec cette figure inquiétante et équivoque de Bazile, dont le cstume sombre, l'air sinistre, les bas instincts et l'aspect à demiecclésiastique ont flatté l'anticléricalisme inconscient qui sommeillait dans ce parterre d'une fin de régime, et le besoin qu'il éprouvait de concentrer ses haines et ses moqueries sur un traître authentique, aussi noir d'âme que d'habit, et bafoué par tous les autres personnages. Ils ont*?surtout fêté cet impudent, spirituel et pétulant Figaro, qui ose dire tout haut sur la scène ce que tant de plébéiens impatients et contraints pensent tout bas, qui, dans ses discussions avec le Comte, a toujours le dernier mot, et qui ressemble si fort à l'auteur dont le cerveau l'a enfanté, qu'on a cherché avec quelque vraisemblance l'origine de son nom dans celui du Fils Caron, (prononcé Fi Caron, comme à l'ancien temps).
Que Beaumarchais va-t-il faire de ces différents personnages, en leur donnant quelques années de plus? Il a poussé la hardiesse et l'amour de la difficulté vaincue jusqu'à donner un avant-goût de son projet, sous une forme ironique, dans la préface même du Barbier de Séville.
« Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j'avais voulu compliquer, étendre et tourmenter mon plan à la manière tragique ou dramatique, imagine-t-on que j'aurais manqué de moyens dans une aventure dont je n'ai mis en scène que la partie la moins merveilleuse?
« En effet, personne aujourd'hui n'ignore qu'à l'époque historique où la pièce finit gaîment dans mes mains, la querelle commença sérieusement à s'échauffer, comme qui dirait derrière la toile, entre le docteur et Figaro sur les cent écus. Des injures, on en vint aux coups. Le docteur,
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étrillé par Figaro, fit tomber, en se débattant, le rescille ou filet qui coiffait le barbier, et l'on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa tête rasée. Suivez-moi, Monsieur, je vous prie.
« A cet aspect, moulu de coups qu'il est, le médecin s'écrie avec transport : « Mon fils! ô ciel, mon fils! mon cher fils!... » Mais avant que Figaro l'entende, il a redoublé de horions sur son cher père. En effet, ce l'était.
« Ce Figaro, qui, pour toute famille, avait jadis connu sa mère, est fils naturel de Bartholo. Le médecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d'une personne de condition, que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon.
« Mais, avant de les quitter, le désolé Bartholo, frater alors, a fait rougir sa spatule, il en a timbré son fils à à l'occiput pour le reconnaître un jour, si jamais le sort les rassemble. La mère et l'enfant avaient passé six ans dans une honorable mendicité, lorsqu'un chef de bohémiens, descendu de Luc Gauric, traversant l'Andalousie avec sa troupe et consulté par la mère sur le destin de son fils, déroba l'enfant furtivement et laissa par écrit son horoscope à sa place :
, t St.rès avoir versé le sang dont il est né. Ton fils assommera son père infortuné : Puis tournant sur lui'même et le fer et le crime, Il se frappe et devient heureux et légitime.
« En changeant d'état sans le savoir, l'infortuné jeune homme a changé de nom sans le vouloir : il s'est élevé sous celui de Figaro : il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenue vieille et gouvernante chez le docteur, que l'affreux
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horoscope de son fils a consolé de sa perte. Mais aujourd'hui, tout s'accomplit.
« En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma pièce, ou plutôt comme on ne l'y voit pas, Figaro remplit les premiers vers :
Après avoir versé te sang dont il est né,
« Quand il étrille innocemment le docteur, après la toile tombée, il accomplit le second vers :
Ton fils assommera son père infortuné,
« A l'instant la plus touchante reconnaissance a lieu entre le médecin, la vieille et Figaro : C'est vousl c'est lui! c'est toil c'est moil Quel coup de théâtre I Mais le fils, au désespoir de son innocente vivacité, fond en larmes et te donne un coup de rasoir selon le sens du troisième vers.
Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime, Il se frappe, et...
« Quel tableauI En n'expliquant point si, du rasoir, il se coupe la gorge ou seulement le poil du visage, on voit que j'avais le choix de finir ma pièce au plus grand pathétique. Enfin, le docteur épouse la vieille, et Figaro, suivant la dernière leçon,
... Devient heureux et légitime.
Quel dénoûment! »
Sans doute, Beaumarchais n avait-il pas l'intention d'exécuter ce projet parodique, et de le porter à la scène ; même, le seul fait de l'avoir confié au public devait lui interdire à jamais de braver l'opinion en lui présentant sérieusement
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la réalisation d'une pareille fantaisie. Il y fut pourtant amené, comme il nous le conte lui-même, par une sorte de pari qu'il fit avec un prince de sang royal ; il s'en expliquait ainsi dans la préface du Mariage de Figaro.
« ... Feu Monsieur le prince de Conti... me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d'y montrer la famille de Figaro, que j'indiquais dans cette préface. « Monseigneur, a lui répondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère « sur la scène, comme je le montrerais plus âgé, qu'il en . saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre « bruit ; et qui sait s'il verrait le jour? » Cependant, par respect, j'acceptai le défi ; je composai cette Folle Journée, qui cause aujourd'hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C'était un homme d'un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier : le dirai-je? il en fut content. »
A vrai dire, la reconnaissance de Bartholo et de Marceline comme les parents, bien mal assortis, de l'illustre Figaro, ne constitue ni la plus importante ni la meilleure partie de la pièce. Il a fallu tout l'art de Beaumarchais, pour glisser en une fin d'acte d'un mouvement étourdissant, cet incident de mélodrame où le spectateur ne sait trop s'il doit s'attendrir ou s'esclaffer ; mais il s'est bien rattrapé en faisant porter toute son étude psychologique sur l'avenir du ménage Almaviva-Rosine, et notamment sur la peinture, à la fois audacieuse et infiniment délicate, de l'épouse délaissée et toujours aimante, mais à qui les déceptions et la lassitude ne permettent qu'une faible résistance à de charmantes tentations.
En mûrissant auesi Figaro, qui veut maintenant s'établir et faire souche, et ne te soucie pas d'être un mari pour
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rire, l'auteur donnait à ses boutades et à ses tirades un accent plus fort, une portée plus grande, une action plus sûre et plus directe sur la partie du public qu'attiraient les idées nouvelles. Il fallait bien aussi, pour nouer l'intrigue, pour justifier les inquiétudes du Comte et celles de Figaro, créer de nouveaux personnages. Beaumarchais en a fait des figures charmantes et immot telles : Suzanne, . toujours riante, verdissante, pleine de gaîté, d'amour et de délices... mais sage. » ajoute Figaro qui tient à se persuader lui-même de ce qui lui importe le plus. A vrai dire, cette fille délurée et attirante aime trop à jouer avec le feu pour que nous soyons assurés qu'elle ne s'y brûlera pas un jour, si elle ne s'y est déjà brûlée. Quant à Chérubin, on a dit fort justement que c'était Beaumarchais adolescent, et il faut bien convenir que, pour exécuter ce portrait rétrospectif, il a su trouver dans sa palette les nuances les plus fines et les plus vives à la fois.
On a longtemps discuté sur les origines biographiques et littéraires de ces différents personnages. Tout récemment encore, Mrae Jehanne d'Orliac, dans une étude très documentée sur le domaine de Chanteloup, prétendait assimiter tous les héros du Mariage de Figaro, y compris même ceux qui avaient déjà paru dans le Barbier de Séville, à certains des hôtes habituels des Choiseuts et aux Choiseuls eux-mêmes dans le voisinage desquels Beaumarchais avait plusieurs fois séjourné. Figaro serait ainsi, bien moins que Beaumarchais, le grand-père de la duchesse, Antoine Crozat, ancien laquais devenu partisan ; la Comtesse serait Louise-Honorine de Choiseul, le Comte serait le duc de Choiseul lui-même, non plus celui de la réalité, mais l'image qu'on s'en faisait d'après une réputation superficielle ; le nom de Lindor, sous lequel s'était dissimulé le
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comité, se trouverait précisément être celui du chien de la maison ; Suzanne aurait eu pour modèle une soubrette favorite de Mme de Gramont, et le nom de Chérubin ne serait que la corruption de « cher Lubin », surnom parfois appliqué à Petit Louis, tout jeune musicien qui était, paraît-il, « (in fort joli enfant pour le talent, l'intelligence et les manières ». La Duchesse de Choiseul écrivait en parlant de lui : « Il m'aime à la folie, et moi je l'aime de même. » Et devant les rigueurs de la grande dame, qui avait senti le danger des caresses, d'abord innocentes, que lui prodiguait cet enfant, le pauvre petit, tout en lui accordant la soumission la plus entière,en prenait la fièvre et, ne pouvant se contenter de la contemplation muette et désolée où il restait devant son idole, faillit un jour se jeter, désespéré, dans la Loire; on ne put mettre fin à son tourment qu'en le renvoyant à sa famille. Tout cela est bien séduisant, l'histoire de Petit Louis est si jolie que nous voudrions pouvoir y ajouter entièrement foi ; il n'est d'ailleurs pas impossible que Beaumarchais l'ait connue, mais par voie indirecte seulement, ainsi que l'a prouvé par des arguments irréfutables l'un des derniers biographes de Beaumarchais, M. Dalsème, au cours d'une polémique qu'il a soutenue contre Mme d'Orliac dans le supplément littéraire du Figarol. L'hypothèse que Mme d'Orliac avait empruntée à un article de Charles de Mazade dans la Revue des Deux* Mondes (1837) contenait à coup sûr des parties bien aventureuses, mais il n'est nullement impossible que quelques traits de l'histoire si touchante de Petit Louis soient venus aux oreilles de Beaumarchais, et se soient combinés dans son esprit avec les souvenirs enflammés de sa propre adolescence, t. Supplément* littéraire* du Figaro de» 12 nov, 3 et 24 déc. 1927.
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Chérubin avait d'ailleurs d'autres modèles ; il ressemble fort au héros d'un roman du XVe siècle, par Antoine de La Sale, {'Histoire et plaisante chronique du petit Jehan de Saintré et de la Dame des Belles Cousines, dont Beaumarchais avait pu lire une édition rajeunie parue dans la Bibliothèque des Romans en 1730. La situation, si audacieuse pour l'époque, du tête-à-tête entre la dame et son jeune adorateur, brusquement troublé par le retour du mari, se trouvait déjà traitée dans une pochade de Vadé : // était temps, et dans la charmante petite pièce de Rochon de Chabannes : Heureusement, empruntée elle-même à un conte de Marmontel. Il est juste d'ajouter que l'écuyer de Vadé et le Lindor de Rochon de Chabannes sont moins jeunes et plus dangereux que Chérubin, la vertu de la dame est mise à une plus rude épreuve, mais l'âge tendre du jeune héros de Beaumarchais donne à la situation, moins périlleuse pourtant, quelque chose d'un peu plus risqué du point de vue purement sentimental.
Dans la combinaison même de cette scène, dans les inquiétudes, les impatiences du Comte, qui doit être finalement dupe, dans toutes les histoires de fermeture et d'ouverture de portes, parfois difficiles à saisir à la lecture mais très claires et très animées sur la scène, on peut relever également des souvenirs de la Gageure imprévue de Sedaine qui avait obtenu un vif succès en 1769. Dans une comédie aussi complexe et aussi fortement intriguée que le Mariage de Figaro, il serait bien étonnant qu'on ne rencontre pas des souvenirs d'assez nombreuses pièces antérieures ; on a découvert, au cours de ces cinq actes bourrés d'incidents et de coups de théâtre, des réminiscences plus ou moins conscientes de comédies du XVIIe et du XVIIIe siècle ; c'est notamment Georges Dandin, avec les allées et venues
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dans la nuit et les soufflets donnés par méprise, qui se retrouvent au dernier acte des deux pièces, la Rencontre imprévue, le Double Veuvage de Dufresny, avec le thème, dès longtemps exploité dans les fabliaux du Moyen-Age, du mari qui caresse sa femme en croyant faire la cour à une étrangère, c'est aussi le Trompeur trompé, où une femme se substitue à sa rivale, pour rencontrer son amant à un rendez-vous, sans parler des nombreux ouvrages (comédies ou opéras-comiques) dont le sujet roule sur le fameux « droit du seigneur » qui prête à mainte tirade moralisante, d'un ton beaucoup moins dramatique et d'une allure moins vivante que les invectives et les manoeuvres de l'adroit barbier.
Quant à la grande scène du troisième acte, qui met Figaro aux prises avec Marceline devant le juge Brid'Oison, on peut évidemment lui trouver des antécédents littéraires; le souvenir du troisième acte des Plaideurs surgit aussitôt à l'esprit du lecteur. Mais Beaumarchais avait un autre modèle, et beaucoup plus vivant : on ne peut guère douter que l'immortel Brid'Oison, esclave de )a tô-ôrme, ne soit une caricature du juge Goëzman dont le nom altéré à l'espagnole se reconnaît dans le prénom même - Guzman - de ce magistrat grotesque, et dont l'accent alsacien est ici transposé en un bégaiement ridicule. Ainsi Beaumarchais utilisait, pour l'amusement de son public et pour le succès de sa pièce, la principale et la plus bruyante aventure de sa vie, dont Paris et toute la France s'étaient déjà copieusement divertis quelques mois auparavant.
La combinaison de ces divers éléments allait former cette pièce d'une intrigue, ou, comme on disait alors, d'une imbroille si complexe que les critiques contemporains
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au lendemain de la première représentation, devaient renoncer à en donner une analyse complète. Cette analyse, Beaumarchais nous l'a pourtant fournie, assez détaillée et fort claire, dans un brouillon qui a été découvert par Lintilhac, et que nos lecteurs, si familiers qu'ils soient avec la pièce de Beaumarchais, ne seront pas fâchés de retrouver ici, comme les vieux Parisiens sont heureux de consulter parfois un plan de leur bonne ville, pour se reconnaître dans le dédale de ses rues : « Figaro, concierge au château d'Aguas-Frocas, a emprunté dix mille francs à Marceline, femme de charge du même château, et lui a fait un billet de les rendre dans un terme ou de l'épouser à défaut de paiement. Cependant, très amoureux de Suzanne, jeune carriériste de la comtesse Almaviva, il va se marier avec elle, car le comte, épris lui-même de la jeune Suzanne, a favorisé ce mariage, dans l'e$fx>ir qu'une dot, promise par lui à la fiancée, va lui faire obtenir d'elle en secret la séance du droit du seigneur, droit auquel, en se mariant, il a renoncé entre les mains de ses vassaux. Cette petite intrigue domestique est conduite pour le comte par le peu scrupuleux Bazile, maître de musique du château. Mais la jeune et honnête Suzanne croit devoir avertir sa maîtresse et son fiancé des galantes- intentions du comte, d'où naît une union entre la comtesse, Suzanne et Figaro pour faire avorter les desseins de Monseigneur. Un petit page aimé de tout le monde au château, mais espiègle et brûlant comme tous les enfants spirituels de treize ou quatorze ans, fuyant dans ses gaîtés son maître, et qui, par sa vivacité et son étourderie perpétuelle, dérange plus d'une fois sans le vouloir le comte dans sa marche, autant qu'il en est dérangé lui-même, ce qui amène quelques incidents assez heureux dans la pièce... Le comte
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enfin, s'apercevant qu'il est joué, sans deviner comment on s'y prend, se résout à se venger en favorisant les prétentions de Marceline. Ainsi désespéré de ne pouvoir faire sa maîtresse de la jeune, il va faire épouser la vieille à Figaro, que tout cela désole. Mais, à l'instant qu'il croit s'être vengé en jugeant, et (que) comme premier magistrat d'Andalousie Almaviva condamne Figaro à épouser Marceline dans le jour ou à lui rendre ses dix mille francs, ce qui est impossible à ce dernier, on apprend que Marceline est mère inconnue de Figaro, ce qui détruit tous les projets du comte, lequel ne peut plus se flatter d'être heureux ni vengé. Pendant ce temps, la comtesse, qui n'a pas renoncé à l'espoir de ramener son infidèle époux en le surprenant en faute, est convenue avec Suzanne que celle-ci feindrait d'accorder un rendez-vous dans le jardin au comte, et que l'épouse s'y trouverait en place de la maîtresse. Mais un incident imprévu vient d'instruire Figaro du rendezvous donné par sa fiancée. Furieux de se croire trompé, il va se cacher au lieu bien indiqué pour surprendre le comte et Suzanne. Au milieu de ses fureurs, il est agréablement surpris lui-même en apprenant que tout cela n'est qu'un jeu entre la comtesse et sa carriériste pour abuser le comte ; il finit par entrer de bonne grâce dans la plaisanterie ; Almaviva, convaincu d'infidélité par sa femme, se jette à genoux, lui demande un pardon qu'elle lui accorde en riant, et Figaro épouse Suzanne. »
Voilà donc, en 1778, ce plan général développé en actes et en scènes, non sans de nombreuses corrections, ratures, transpositions, et parfois atténuations dont l'ensemble constitue d'ailleurs des remaniements moins profonds que ceux auxquels avait donné lieu le Barbier, de Séville.
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Il s'agit maintenant de faire jouer la pièce. On imagine bien qu'avec toutes les hardiesses qu'elle renfermait, ce n'était pas chose facile. En demandant au préfet de police de lui désigner un censeur, Beaumarchais se plaint qu'on ait déjà fait courir sur son ouvrage toutes sortes de bruits mensongers : « Un homme de la cour, et qui a l'honneur d'être de la société de la reine, avait appris à l'auteur que l'on faisait croire à Sa Majesté que la pièce était rejetée par les censeurs de la police, et qu'elle ne serait jamais jouée. On ajoutait même à la Reine que cette pièce était scandaleuse et faite exprès contre la religion, le Gouvernement, les bonnes moeurs, les Parlements, tous les états de la vie, et que la vertu, comme on pouvait bien s'en douter, était opprimée dans cet ouvrage exprès pour y faire triompher le vice. »
D'autre part, la censure était à ce moment fort sévère sur Ls ouvrages dramatiques ; aucune oeuvre littéraire ne peut, autant qu'une pièce de théâtre, exercer une action directe sur le public, et quand il s'agit de représentations théâtrales, il ne peut être question d'employer les subterfuges qui assurèrent par exemple l'impression et la distribution clandestine de l'Encyclopédie, avec la complicité tacite d'un directeur de la Librairie comme Malesherbes. Pendant tout le règne de Louis XV, des pièces comme la Partie de Chasse de Henri IV de Collé, qui n'avait d'autre tort que de présenter à l'admiration des bons Français un roi beaucoup plus populaire que le souverain actuel, avaient été impitoyablement exclues des théâtres publics. En 1765 Sedaine, le loyal confrère et le bon ami de Beaumarchais, avait vu arrêter par la police, à la veille même de la première représentation, le Philosophe sans le savoir, où l'on croyait découvrir une dangereuse apologie du duel. Il
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n'avait pu vaincre les résistances qu'en invitant les principaux magistrats avec leurs épouses à l'une des répétitions, et c'est en faisant, par le pathétique familier de son ouvrage, la conquête des femmes, qu'il put s'assurer, au prix de quelques modifications, la neutralité bienveillante des maris.
Nous savons que, pour le Barbier de Séville déjà, Beaumarchais avait connu de sérieuses difficultés parmi les pérégrinations du manuscrit entre la censure et la police ; il est assez plaisant de constater que la première approbation avait été donnée par Marin, ce provençal vantard et ridicule plutôt que sot, et que Beaumarchais devait, bientôt après, bafouer de la plus plaisante façon dans ses Mémoires. Le pauvre Marin qui avait, avec son drame de Julie, essuyé un retentissant échec au Théâtre Français (1762) et qui a laissé des pièces dont plusieurs scènes agréables mériteraient d'être tirées de l'oubli, avait connu les pires ennuis dans 'on métier de censeur à cause de son indulgence, jugée excessive par le pouvoir. Il avait été successivement embastillé pendant vingt-quatre heures, destitué de sa place et privé d'une pension de 2.000 livret pour ses maladresses ou son excès de libéralisme.
Le nouveau censeur à qui Beaumarchais avait affaire, se gardait bien de tomber dans les mêmes fautes. Ce personnage, dénommé Coqueley de Chaussepierre, est une figure bien singulière de cette fin d'ancien régime : c'est une sorte d'avocat de coulisses qui, après avoir plaidé au Parlement de Paris, et censuré les livres de jurisprudence, était devenu le conseiller juridique du Théâtre Français. Non content de jouer la comédie de société avec une verve comique qui, au dire de Collé, le rendait supérieur à Préville, il passait son temps dans la compagnie des comédiens
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et des comédiennes avec qui, disait-on alors, il vivait « à pot et à rôt ». Il n'était pas tendre pour ses confrères ; il avait, comme beaucoup d'autres, persiflé un poète dramatique du nom de Poinsinet, dans un mémoire sur un procès assez ridicule concernant une montre à répétition ; il avait raillé le drame sensible à la mode dans un poème en prose, intitulé Le Roué vertueux, dont le titre rappelait L'Honnête criminel de Fenouillot de Falbaire, et parodié les pièces horrifiques de Baculard d'Arnaud dans une production assez plaisante : Monsieur Cassandre, ou les effets de l'amour et du vert de gris. Il possédait le don de la facétie au point d'avoir compromis la dignité de la magistrature en soumettant au Parlement un factum sur la mort d'un chat, imputée à la femme du libraire Rey. Quelquefois la plaisanterie se retournait contre lui : c'est ainsi que, rencontrant un jour l'avocat Linguet, auteur des célèbres Mémoires sur la Bastille, journaliste distingué, fondateur des Armâtes, il l'aborda en ces termes : ."? Bonjour, monsieur Lingu-et. » Le spirituel publiciste lui répondit du tac au tac : « Bonjour, monsieur Coqu-é-ley. » Notre censeur en fut d'autant plus mortifié qu'il méritait, paraît-il, la double épithète.
Si mal disposé qu'il put être à l'égard de Beaumarchais, Coqueley n'hésita point à donner son approbation à la pièce qui lui était soumise, en demandant seulement quelques changements insignifiants, en particulier la suppression du mot de ministre et celle d'un passage relatif au jugement de Salomon. 11 faisait observer que les gaîtés de la pièce, « quoiqu approchant de ce qu'on nomme gaudriole, ne vont pas jusqu'à l'indécence », et ne présentent pas de danger, les conspirations et les crimes politiques ayant toujours été « conçus, combinés et exécutés
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par des gens réservés, tristes et sournois. » Il déclarait la pièce très bien écrite, et * très propre à attirer à la Comédie, qui en a grand besoin, beaucoup de spectateurs, et, par conséquent, beaucoup de recettes 1. »
Les comédiens français l'avaient d'ailleurs reçue « par acclamation » ; Sedaine, après une lecture minutieuse de l'ouvrage avait envoyé à son ami Beaumarchais une consultation, sorte de censure amiable et préalable qui contient quelques fort judicieux conseils : avec des crudités d'expression qui traduisent en les grossissant certaines nuances de sentiments, il rouligne plusieurs situations scabreuses, que Beaumarchais corrigea dans le sens indiqué ; il sent fort bien ce qu'offre d'inquiétant le caractère de Rosine, devenue comtesse Almaviva : « Cette Rosine s'est prêtée avec tant de finesse à tromper le docteur, qu'on ne peut s'empêcher d'imaginer qu'un jour elle trompera son mari. » Il obtient de Beaumarchais que le spectateur ne la voie plus sortir du cabinet où Chérubin est enfermé, et ne laisse pas vagabonder son imagination sur ce qui s'est passé entre eux ; en s'excusant de « donner dans le ridicule d'enseigner à son maître comment il doit s'y prendre », il lui suggère quelques indications utiles sur ce que Sarcey appellera plus tard « l'art des préparations ». Il le complimente sans réserve sur le personnage principal. « Votre Figaro m'a fait le plus grand plaisir, et vous vous êtes tellement et si bien rendu maître de ce caractère, qu'on vous croirait un peu Figaro. » On voit que Sedaine, s'il n'était pas un écrivain de grand style, ne manquait ni de sens du théâtre, ni de perspicacité psychologique.
, 1. Ce rapport, attribué par Loménie à l'historien Gaillard, a été restitué par D'Heytli et Marescot 1 son véritable auteur.
nCASO. 4
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Ce qui semble surprenant, c'est que ni le censeur officieux ni le censeur officiel ne paraissent avoir été choqués ou arrêtés par les hardiesses politiques du fameux monologue. Or elles semblent avoir été beaucoup plus fortes que dans la version définitive. D'après les variantes qu'Eugène Lintilhac a découvertes dans les manuscrits de la famille 1, la pièce, dans son premier état, se passait en France ; le monologue du dernier acte, sensiblement plus étendu que sous sa forme actuelle, contenait notamment trois passages d'une singulière audace : au lieu du « château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté », Figaro parlait nommément de la Bastille; il disait y avoir « été fort bien reçu en faveur de la recommandation qui l'y attirait », plaisantait sur la « retraite économique » qu'il y avait faite et ajoutait : « J'en sortis à l'avènement d'un ministre qui s'était fait donner la liste et les causes de toutes les détentions, au nombre desquelles il trouva la mienne un tant soit peu légère. » Ailleurs, après l'interdiction de sa tragédie « sur les moeurs du sérail », il racontait en avoir composé une autre où il dépeignait « la destruction du culte des Bardes et des Druides et de leurs vaines cérémonies ». Puis il ajoutait avec une fausse naïveté : « Je n'avais pas aperçu le venin caché dans mon ouvrage et les allusions qu'on pouvait faire des erreurs d'un culte faux aux vérités révélées d'une religion vérnabte. Un officier d'église, à hausse-col de linon, s'en aperçut fort bien pour moi, me dénonça comme impie, eut un prieuré, et ma pièce fut arrêtée à la troisième
1. On en trouvera le détail complet du» Y Histoire générale du Théâtre en France, tome IV ; Lintilhac y utilise des document» qu'il n'avait pu encore découverts lorrçj'il écrivit Beaumarchais et set «ivres.
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représentation par le bishop diocésain. » Enfin le passage célèbre sur la presse, avec l'énumération de tous les sujets interdits et la fondation du Journal Inutile, se terminait ainsi : * J'allais imprimer lorsque un de mes amis, effrayé, m'avertit que j'allais, sur mon titre seul, avoir tous les journalistes sur les bras, que l'inutilité faisant l'essence de tous ces ouvrages périodiques, ils ne souffriraient pas que, sous l'apparence d'un titre nouveau, je partageasse avec eux un droit d'inutilité, qu'ils n'avaient acquis qu'avec des pots de vin énormes et des pensions multipliées sur les têtes de tous les protégés. »
Non content de mettre ainsi en accusation directe les prisons d'État, l'Archevêché et la haute administration, Beaumarchais accentuait en outre l'embarras du Comte surpris par ses vassaux dans ses entreprises nocturnes contre la vertu de Suzanne. Les torts du seigneur libertin y étaient proclamés par tous les personnages, y compris Don Guzman Brid'Oison, qualifié « bavard es lois » et il se trouvait finalement entouré d'un murmure général fort menaçant et qui sentait déjà l'émeute. En voilà certes assez pour expliquer que la comédie ait eu à vaincre de graves oppositions dans l'entourage du roi et de la part du souverain lui-même.
Dans une lettre qu'il adressa dans la suite à M. de Breteuil, ministre de la Maison du Roi, Beaumarchais se plaint qu'après l'approbation du premier censeur, sa pièce ait été lue « dans toutes les soirées de Versailles », et se déclare « au désespoir de la complaisance peut-être forcée du magistrat sur un ouvrage qui lui appartenait encore, parce que ce n'est point la marche austère, discrète et fidèle de la grave censure. » On comprend bien les avantages qu'il eût trouvé à cette « marche discrète ». Mais pcuvait-il
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espérer que les audaces de sa pièce passeraient ainsi inaperçues jusqu'au jour de la représentation?
L'historique de cette période difficile est résumé dans la lettre en question, sous une forme à la fois hardie et prudente, qui sent l'avocat, mais qui n'est pas inexacte en ce qui concerne la matérialité des faits : « Bien ou mal lue, écrit-il, ou méchamment commentée, on trouva la pièce détestable, et, sans que je susse par où je péchais, parcequ on n'exprimait rien selon l'usage, je me vis à l'inquisition, obligé de deviner mes crimes, et me jugeant tacitement proscrit ; mais comme cette proscription de la cour n'avait fait qu'irriter la curiosité de la ville, je fus condamné à des lectures sans nombre. »
Pièce jugée « détestable », opposition entre le parti du Roi et celui des protecteurs de Beaumarchais, qui n etaienl pas du tout « de la ville », lectures à tous les coins de Paris, nois retrouvons tous ces éléments dans les récits contemporains.
Le plus célèbre est celui de Mme Campan, qui fit une lecture complète du manuscrit au roi qui l'avait déjà parcouru :
« Je commençai, dit-elle, le roi m'interrompait souvent par des exclamations soit pour louer, soit pour blâmer. Le plus souvent il se récriait : « C'est de mauvais goût, cet homme ramène continuellement sur la scène l'habitude des concetti italiens... » Au monologue de Figaro, dans lequel il attaque diverses parties d'administration, mais essentiellement à la tirade des prisons d'État, le Roi se leva avec vivacité et dit : « C'est détestable, cela ne sera * jamais joué, il faudrait détruire la Bastille pour que la « représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence < dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu'il faut
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« respecter dans un gouvernement. - On ne la jouera « donc point? dit la Reine. - Non, certainement, répondit « Louis XVI, vous pouvez en être sûre. »
Cette interdiction fut confirmée sous la forme la plus officielle, par une lettre du Roi au Garde des Sceaux, M. de Miromesnil : « Je vous renvoie, Monsieur, écrivait-il, la comédie de Beaumarchais. Je l'ai lue et fait lire, le censeur ne doit en permettre ni la représentation ni l'impression. »
Beaumarchais n'eut pas grand peine à donner une couleur espagnole aux noms de ses personnages, à changer le château de Fraîche Fontaine en Aguas Frescas, et à transporter son action de l'autre côté des Pyrénéer. C'est à cette transformation qu'il fait sans doute allusion dans une lettre badine qu'il adresse le 22 mai à son ami Laporte ; il compare sa pièce à un nouveau-né, et ne fait grâce à son correspondant d'aucune des images que cette comparaison entraîne : « Les comédiens, mes accoucheurs, sont donc tout prêts. Un censeur, qui m'a tâté le ventre, à Paris, a dit que mon ventre allait bien ; quelques praticiens de Versailles ont prétendu depuis que l'enfant se présentait mal. On l'a retourné », et il ajoute : « Ma première censure rend la seconde infiniment aisée puisqu'il ne s'agit que de faire approuver ou improuver les changements. »
En attendant cette seconde censure - celle de Suard - qui devait être beaucoup moins facile que ne le prévoyait Beaumarchais, celui-ci ne tardait pas à céder, en y mettant quelque coquetterie, aux nombreuses demandes de lectures privées qui luii parvenaient de toutes parts ; la curiosité générale s'exerçait sur cette oeuvre qui avait eu le don d'enthousiasmer les comédiens et de scandaliser le Roi ; à côté de celui-ci, le comte de Provence, le Garde
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des Sceaux et leur commun protégé Suard faisaient la plus vive obstruction à la pièce nouvelle. En revanche le comte d'Artois saisissait avec empressement cette occasion de fronder son frère; la Reine se laissait doucement entraîner par sa prédilection pour le Barbier et par l'attrait du fruit défendu ; la majorité de la cour était naturellement de ce dernier parti.
Beaumarchais se rendait donc dans les salons privilégiés avec un volumineux mais coquet manuscrit recouvert d'une enveloppe en carton sur laquelle se lisait le titre : Opuscule Comique, et dont les feuillets étaient attachés avec des faveurs roses. Loménie, qui a retrouvé ce manuscrit dans les papiers de ta famille de Beaumarchais, cite le singulier préambule par lequel, devant un auditoire qui contenait des grandes dames et des ecclésiastiques, l'auteur préludait à sa lecture. Ce petit morceau préliminaire roulait tout entier sur une de ces comparaisons peu décentes qu'affectionnait Beaumarchais : « La curiosité vive et pressante qu'inspire un ouvrage annoncé, ressemble en quelque sorte aux désirs fougueux del amour. Avez-vous obénu l'objet souhaité? vous le forcez à rougir d'avoir eu trop peu t d'appas pour vous fixer. » Après s'être ainsi modestement comparé à une belle qui regrette de céder si vite à son séducteur, Beaumarchais commençait cepen dant sa lecture, et nous savons par de nombreux témoignages quel succès il remportait chaque fois auprès de son élégant auditoire. Il avait l'ait d'animer les scènes par une diction entraînante, de souligner comme à demi-mot les sous-entendus, et, dit son ami Gudin, « le privilège de tout hasarder en se faisant applaudir. » Son charme personnel, la hardiesse de certaines situations scabreuses et de certaines équivoques très lestes que l'on écoutait derrière
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l'éventail, le petit scandale même que constituait cette lecture d'un ouvrage prohibé, ne contribuaient pas moins que le comique propre de la pièce à un triomphe qui te renouvelait à chaque lecture.
L'auteur était trop avisé pour se prodiguer sans mesure, pour ne pas faire désirer une présentation qui servait tes intérêts. Il laissait courir par la ville la romance du page, qui se chantait sur l'air de Malborough, mis à la mode par Mme Poitrine, nourrice du Dauphin, qui l'avait apporté de son village ; quoiqu a l'avis de certaines personnes dont Bachaumont enregistre l'opinion, * l'air qu'on dit tendre ne soit réellement que triste et niais, les paroles qu'on dit naïves ne soient que plates », ces paroles sont sur toutes les lèvres. Mais quand il s'agit de lire toute sa pièce, il n'accepte pas sans se faire longtemps prier d'appporter dans un salon le fameux manuscrit noué de faveurs roses. Tous les biographes de Beaumarchais ont reproduit pour la gauche humilité de son ton et la fantaisie de son orthographe, un billet du duc de Fronsac, suppliant l'auteur du Mariage de Figaro de venir lire sa pièce chez la princesse de Lamballe après avoir dîné avec lui. Il se laissa fléchir par la requête de ce grand seigneur à qui il avait fait précédemment fermer sa porte, comme il se laissera fléchir par Grimm, puis par la maréchale de Richelieu. Grimm était chargé de solliciter une lecture devant h comte et la comtesse du Nord, c'est-à-dire le grand-duc de Russie, futur Paul Ier et la grande duchesse. Quant à la maréchale de Richelieu, elle comptait parmi ses invités des personnages plus graves : des évoques et des archevêques.
Beaumarchais s'empressa d'exploiter le prestige que lui procuraient les suffrages d'auditeurs aussi austères et
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aussi haut placés. Dans une lettre au lieutenant général de police, Lenoir, il s'appuie sur ces puissants témoignages, et en particulier sur l'opinion très favorable du grand duc, pour demander une nouvelle lecture et la révision de l'arrêt prononcé en haut lieu contre sa comédie : «... Monsieur le Grand Duc et Madame la Grande Duchesse montrent un désir si public de voir représenter l'ouvrage, ils l'ont dit à tant de monde, qu'il n'y a plus moyen de faire semblant de l'ignorer ; ce refus peut finir par avoir quelque chose de très désobligeant, et quant à moi, cela ressemble si fort à une persécution personnelle, que je vous supplie de vouloir bien me dire enfin le mot de l'énigme, si vous le savez. J'ose croire qu'aucun citoyen ne mérite moins que moi d'éprouver ce traitement.
« Les comédiens à qui on a fait demander l'ouvrage, à qui le public, dont la plus saine partie le connaît, fait de vives insistances pour qu'on le joue, m'ont écrit que le tour de la pièce est venu, et me la demandent avec empressement.
« Je vous prie en grâce, Monsieur, en votre qualité de magistrat, de m'indiquer ce que je dois répondre à Monsieur le Grand Duc, qui sait fort bien que ma pièce n'est pas immorale, et à son auguste mère, qui la veut avoir très promptement. Je joins ici la lettre en original de son grand chambellan, que vous voudrez bien me rendre. Si la première censure ne suffit pas, Monsieur, ayez la bonté de m'en nommer une deuxième, une troisième : le Barbier de Séville en eut quatre de suite, car tout est bizarre dans ce qui m arrive. Mais observez que M. le garde des sceaux repart ce soir pour la campagne, et que si vous n'avez pas sa permission aujourd'hui, il y aura huit jours de perdus encore au moins, et que M. le Grand Duc n'en a que
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quinze à rester ici. J'ai dit à son chambellan que j'allais vous écrire de nouveau : je le fais. »
Cette demande était certainement appuyée par l'opinion publique. Beaumarchais au cours de ses lectures mondaines s'était fait autant d'admirateurs que d'auditeurs, et surtout, autant d'admiratrices que d'auditrices : Mme d'Oberkirch avait été séduite par l'aspect charmant de Beaumarchais, qui contrastait avec la figure chafouine de La Harpe... « On m'en blâmait, écrit-elle, on disait que c'était un vaurien. Je ne le nie pas, c'est possible. Mais il a un esprit prodigieux, une volonté ferme que rien n'arrête, et ce sont là de grandes qualités. » Chez la duchesse de Villeroy, l'affluence est telle que Fleury arrive à peine à saisir quelques mots : « J'en aurais su fort peu, écrit-il, si M. le comte de Lauraguais ne m'en avait parlé le lendemain. » Il ajoute qu'un tableau aussi hardi, et aussi impudent ne peut être que l'oeuvre d'un « facétieux épaulé». Le bruit court que Beaumarchais va él' T r l'interdiction royale en distribuant lui-même les rôles et en les faisant répéter pour jouer la pièce à Maisons chez le comte d'Artois ; on lui prête même ce mot : « Je ne demande qu'une chose, c'est que l'ouvrage paraisse bien dangereux, qu'on s'y oppose bien fort, et que le Roi surtout continue à s'en mêler et j'arriverai bientôt à la Comédie Française. Des ennemis et des obstacles, et je réussirai. »
Il pouvait, s'il le voulait, faire représenter sa pièce à l'étranger : dès novembre 1781, Catherine II avait fait solliciter par M. de Bibikoff, son chambellan et directeur général de ses spectacles, l'envoi du manuscrit de la nouvelle pièce. Elle a fait jouer déjà plus de cinquante fois le Barbier de Séville qui est toujours entendu avec un nouveau plaisir ; ce précédent et le nom seul de Beaumarchais
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suffisent à lui donner la plus grande envie de connaître et de faire jouer la suite des aventures de Figaro. « Son Excellence M. de Bibikoff en attend depuis longtemps l'impression, écrit-on à Beaumarchais, elle ignore les raisons qui ont pu la retarder, elle est très impatiente de faire jouir sa souveraine de cette nouveauté, elle vous prie en grâce, si cela vous est possible, de lui en faire passer une copie. » La lecture faite devant le comte et la comtesse du Nord n'a fait qu'accentuer cette excellente impression, et ils se font une fois de plus les interprètes de la souveraine pour solliciter l'étrenne d'une pièce qui, interdite en France, sera pour cette raison même accueillie avec transports par l'amie des philosophes. Nul doute aussi que le prince de Nassau-Siegen, qui vient de faire construire un château magnifique sur une hauteur voisine de Vcvsovie ne soit tout disposé à en utiliser la salle de spectacle pour la représentation du Mariage, il en donnera bientôt la preuve. Mais c'est à Paris que Beaumarchais prétend triompher. Il a demandé un second censeur, on le lui accorde, mais le choix n'est pas heureux pour lui : c'est Suard, homme de lettres adroit et insinuant, habile à dissimuler sous les dehors d'une indépendance héroïque un souci constant de plaire aux gens en place. Il est censeur du Roi depuis 1774, il semble bien avoir été, dans le cas actuel, consulté à titre officiel, quoique Beaumarchais ne fasse pas allusion à sa censure dans sa lettre au comte de Breteuil, et que son rapport n'ait pas été retrouvé par Loménie dans les papiers personnels de l'auteur. Une lettre adressée par le garde des sceaux à M. Lenoir, ne laisse aucun doute à ce sujet :
c Vous pouvez dire à l'auteur qu'il se garde de la (sa pièce) faire imprimer ailleurs pour en introduire les
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exemplaires en France. Recommandez à M. Suard d'être de la plus grande exactitude, et assurez-le qu'il sera soutenu. C'est un homme sage, de bon esprit, et qui connaît le véritable bon goût, et je suis fort aise que vous me l'ayez proposé pour la censure des pièces.
Ml ROM ESN IL.
Ce 19 juin 1782 au soir. »
Le rapport de Suard, ainsi que l'on pouvait bien s'y attendre, était nettement défavorable et concluait à l'interdiction de la pièce. Le manuscrit fut renvoyé à l'auteur, et il semble bien, après cette nouvelle épreuve, qu'il ne restât plus aucun espoir au malheureux écrivain. Pourtant, quelques mois après, les comédiens français sont fort étonnés de recevoir, du premier gentilhomme de la Chambre, l'ordre d'étudier le Mariage de Figaro pour le service de la cour. On ne sait au juste par quelle influence précise ce revirement avait été obtenu ; Beaumarchais écrira plus tard à M. de Bretcujl : « Des personnes que j'honore et dont je respecte tes demandes ayant désiré donner une fête à l'un des frères du Roi, voulurent absolument qu'on y jouât le Mariage de Figaro. Pour toute condition à ma déférence, je priai qu'on ne confiât la pièce, très difficile à jouer, qu'aux seuls comédiens français. Du reste, je laissai tout à la volonté de mes demandeurs. » Il est fort probable que le chef de cette petite conspiration était le comte d'Artois, et c'est en s'autorisant de son nom, et en mettant en avant le désir de lui être agréable que tout le groupe favorable à Beaumarchais - M. de Vaudreuil, Mme de Polignac, le duc de Fronsac - obtint l'autorisation qui, quelques semaines auparavant, eût paru tout à fait invraisem-
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blable. Le lieu où devait être donnée la représentation fut longtemps incertain ; on parla successivement de Versailles, de Trianon, de Bagatelle, de Brunoy, de Maisons ; cette dernière destination est indiquée expressément par La Harpe qui ajoute : « C'est, dit-on, un acheminement pour la faire jouer au Théâtre Français. » C'était d'ailleurs, sauf pour un rôle, la troupe ordinaire des comédiens français de Sa Majesté qui devait interpréter l'oeuvre nouvelle. On a fait appel en effet à Ml,c Rémont de la Comédie Italienne pour le rôle de Chérubin, faute d'une ingénue assez jeune et d'aspect assez naïf pour le rôle. Les autres personnages féminins donnent lieu aussi à quelques difficultés. Mme Bellecourt, à qui le rôle de Suzanne paraît avoir été un moment destiné, dut se rabattre sur celui de Marceline. Mile Fannier avait, elle aussi, ambitionné de jouer la charmante soubrette ; elle écrit le 11 octobre à Beaumarchais une lettre où, sous beaucoup de ménagements et de déférence, perce son dépit de voir le personnage confié à MUe Contât « dont ce n'est point le genre ». « Je sais, écrit-elle, qu'un auteur est maître de distribuer les rôles comme il lui plaît, mais il ne peut trouver mauvais, je crois, que l'on y soit sensible... Cette préférence pourra m'affliger, mais si vous m'assurez que vous êtes décidé, je ne récriminerai point, et me contenterai d'applaudir avec tout le public à votre nouveau succès, ne pouvant y contribuer par mes faibles talents. » Suzanne devait être en effet une des plus brillantes créations de Mlle Contât. Arnault, dans ses Souvenirs et regrets d'un vieil amateur dramatique, ne tarit pas en éloges sur le charme de cette femme « aussi spirituelle que jolie, et aussi jolie qu'il est possible de l'être... Son talent était au niveau de sa beauté : profondeur, finesse, gaîté et sensibilité, elle réunissait
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tous les dons qui, dans la comédie, font des actrices parfaites. » Elle était alors dans toute la plénitude de sa beauté et de son talent, et cultivait sa distinction et son intelligence naturelles dans la compagnie de la société la plus spirituelle de l'époque : les hommes les plus aimables de la cour et de la ville se trouvaient réunis à ses soupers. « Étrangère à toute exagération comme à toute affectation, la gaîté s'alliait toujours en elle à la décence, l'esprit au naturel et l'aisance au bon ton. » Elle devait faire du rôle de Suzanne quelque chose d'étincelant, en ajoutant les ressources de son esprit à l'esprit même de l'auteur.
Pour la Comtesse, après avoir d'abord pensé à MUe Doligny, qui allait bientôt se retirer du théâtre, Beaumarchais fit appel à Mlle Sainval cadette ; celle-ci avait fait dans la comédie des débuts assez temes, et à cette date on la considérait surtout comme une tragédienne plus remarquable par la sensibilité que par l'énergie. Elle avait, dit Arnault, « une voix douce et touchante, un maintien décent et noble ; et, quoiqu'elle ne fût pas précisément jolie, son visage, animé par de fort beaux yeux n'était pas, à beaucoup près, dénué de charmes... .
Préville, qui avait obtenu un succès inoubliable dans le Figaro du Barbier, était trop âgé maintenant pour conserver le rôle. On lui distribua celui de Brid'Oison, et il aida de ses conseils le jeune Dazincourt qui n'avait pas encore eu l'occasion de créer un rôle important dans une pièce nouvelle. * Personne, dit encore Amault, n'était plus propre à représenter ce personnage qui, placé entre le salon et l'antichambre, ne doit avoir ni le ton d'un valet ni celui d'un maître, mais doit unir cependant à la souplesse que commande sa position, l'assurance que lui donne la conscience de sa supériorité d'esprit sur tout ce qui l'entoure. »
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Le comte Almaviva revenait de droit à l'irrésistible Mole qui, malgré ses cinquante ans, continuait d'être la coqueluche des dames de Paris. La vogue de ce comédien, qui joua les jeunes premiers durant quarante ans, et se3 succès au théâtre et à la ville égalent tout ce qui a pu être raconté des plus séduisants parmi nos acteurs contempo-' rains : en 1776,- il avait été atteint d'une fluxion de poitrine ; cette maladie prit les proportions d'une catastrophe nationale : « Chaque soir, raconte Lyonnet, le parterre réclamait de ses nouvelles, chaque matin une longue file de voitures stationnait devant sa porte. Au premier bruit de convalescence, plus de deux mille bouteilles de vin généreux lui furent envoyées par des personnages de la plus haute condition... » Il n'est pas étonnant que cette popularité lui ait monté à la tête et qu'elle ait engendré chez lui une fatuité et une impertinence à l'égard des auteurs qui lui ont souvent été reprochées. Mais il possédait, et c'était bien l'essentiel, toutes les qualités requises pour son emploi : « Une jolie figure et des manières distinguées... une taille au-dessous de la moyenne, mais bien prise, des formes plus agréables que régulières, de la grâce dans tous ses mouvements. Une physionomie franche, douce, expressive, un maintien réunissant la dignité à l'aisance, une voix pleine, une diction pure et animée, et, selon les situations, de l'énergie, de la sensibilité, de l'enjouement, de la gaîté ; une connaissance approfondie des nuances. » Il avait du reste succédé à Bellecourt dans le rôle d'AImavivadu Barlier de Séville; il ne pouvait qu'obtenir le même succès dans le même personnage de la nouvelle pièce.
Le gros Désessarts figurait avec toute la rondeur voulue le personnage de Bartholo, beaucoup moins important que
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dans le Barbier. Les emplois secondaires qui changèrent plusieurs fois de titulaires au cours des représentations n'avaient pas non plus été distribués au hasard, et nous savons par plusieurs témoignages, notamment par celui du prince de Nassau-Siegen, que Beaumarchais était exigeant et harcelait ses interprètes jusqu'à ce qu'il ait obtenu'un résultat voisin de la perfection.
Ces répétitions furent fort nombreuses, il n'y en eut pas moins d'une trentaine ; les premières se firent dans le plus grand secret, aux suivantes, des privilégiés de plus en plus nombreux se trouvèrent admis.
Enfin, le 13 juin 1783, un public aussi élégant que nombreux se presse aux portes de la salle des Menus-Plaisirs (sur remplacement actuel de l'ancien Conservatoire) lorsqu arrive un ordre du Roi interdisant la représentation. Rien n'a pu être découvert, dans les archives et correspondances du temps, sur les motifs de cette brusque défense. On sait que Beaumarchais avait toujours affecté de se laisser faire violence par le groupe du comte d'Artois. Il est probable que, dans un de ces réveils soudains d'autorité dont il était coûtumier, Louis XVI se révolta au dernier moment contre l'idée d'une représentation si directement contraire à ses préférences et à ses volontés nettement exprimées à plusieurs reprises. H eut le tort de la faire trop tard ; l'attente déçue des spectateurs et des spectatrices se transforma en colère indignée. « Cette défense du Roi, écrit Mme Campan, parut une atteinte à la liberté publique. Toutes les espérances déçues excitèrent le mécontentement à tel point que les mots d'oppression et de tyrannie ne furent jamais prononcés, dans les jours qui précédèrent la chute du trône, avec plus de passion et de véhémence. »
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La lutte allait pourtant continuer. Que Beaumarchais ait prononcé ou non le mot de défi par lequel il annonçait qu'il ferait jouer sa pièce malgré le Roi, et « au besoin dans le choeur de Notre-Dame », il est au moins certain que la décision était bien prise chez lui de ne pas céder. A l'affront dont il venait d'être l'objet, s'ajoutait le dépit d'avoir multiplié les démarches, dirigé tant de répétitions et payé jusqu'aux habillements des acteurs ; sans sourciller il règle tous ces frais (de 10 à 12.000 livres) en bons billets de la caisse d'escompte ; comme toujours il agit, suivant le mot d'un chroniqueur, en « homme qui connaît la fortune et que son inconstance ne décourage pas. »
Les appuis dont il disposait, la curiosité publique, sa propre ténacité, sa souplesse et sa fertilité d'invention devaient en quelques mois triompher d'un souverain qui, même aidé de son frère et du garde des sceaux, n'était plus guère en mesure à cette date d'assurer l'exécution de ses volontés.
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CHAPITRE 111 . »
l'Ji
DU FAUBOURG MONTMARTRE AU FAUBOURG
SAINT-GERMAIN
PAR GENNEVILLIERS ET VARSOVIE
Après cette interdiction inattendue et presque incompréhensible, Beaumarchais ne devait pas abandonner la partie ; ce serait bien mal le connaître que de le supposer capable de céder à un pouvoir dont il avait pu maintes fois juger la faiblesse et la versatilité. Sa tactique devait être double : d'abord obtenir que l'interdiction d'une représentation privée cesse d'être définitive, ensuite en faire le prélude d'une représentation publique. Dans son histoire de Beaumarchais, Gudin de la Brenellerie explique que la représentation des Menus-Plaisirs avait pour but de connaître si la pièce ne présentait pas « quelque effet scandaleux qu'on n'aurait pu découvrir aux lectures » et il ajoute : « Donné sans connaissance de cause, l'ordre de suspension fut révoqué sans motif ; la répétition fut faite, le plaisir qu'elle causa, les rires qui éclatèrent dissipèrent les scrupules, et la pièce fut permise. » Ce résumé d'une période si complexe n'est pas tout à fait exact, il en note cependant deux points essentiels : le début et la fin, et ncARO. 5
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certains historiens plus récents auraient eu avantage à s'en inspirer pour démêler le véritable but de la représentation donnée à Gennevilliers quelques mois après.
Pour parer au nouveau contre-temps qu'il venait de subir, et pour effacer l'effet produit par le rapport hostile de Suard, Beaumarchais tient à obtenir le visa d'un nouveau censeur. L'occasion lui en fut fournie par le désir qu'exprima bientôt M. de Vaudreuil d'offrir au comte d'Artois et à une partie de la cour une représentation privée de la Folle Journée, dans son domaine de Gennevilliers. Bien loin d'avoir usé d'intrigue pour faire jouer sa pièce, comme l'a prétendu Mme Lebrun, Beaumarchais, alors on Angleterre, se fit longtemps prier, et sut tirer fort habilement parti de la situation. Le 4 septembre, le duc de Fronsac lui écrivait :
« J'espère, Monsieur, que vous ne trouverez pas mauvais que je me sois chargé d'obtenir votre agrément pour que le Mariage de Figaro soit joué à Gennevilliers ; mais il est vrai que quand j'ai pris cette commission, je vous croyais encore à Paris. Voici le fait. Vous saurez que j'ai cédé pour quelquesiinnées ma plaine et ma maison de Gennevilliers à. M. de Vaudreuil. M. le comte d'Artois y vient chasser vers le 18, et Mme la duchesse de Polignac avec sa société y«. viennent souper. Vaudreu'l m'a consulté pour leur donner un spectacle, car il y a une salle assez jolie, et je lui ai dit qu'il n'y en avait pas de plus charmant que le* Mariage de Figaro, mais qu'il fallait avoir l'agrément du Rolt Nous l'avons eu, et je suis vite accouru chez vous, que j'ai éfeftârt étonné et fort affligé de savoir bien loin. La pièce est bien sue, comme vous savez : nous donneriezvous votre agrément pour quelle fût jouée? Je vous promets bien tous mes soins pour qu'elle soit bien mise.
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M. le comte d'Artois et toute sa société se font la plus grande fête de la voir, et certainement ce serait un grand acheminement pour qu'elle fût jouée peut-être à Fontainebleau et à Paris. Voyez si vous voulez nous faire ce plaisirlà... »
En même temps, il adressait à M. de La Ferté, intendant des Menus-Plaisirs, un billet contenant cette phrase capitale : « La Reine m'a dit que le Roi consentait à ce que le Mariage de Figaro fût joué à Gennevilliers vers le 18. » Il demandait aussi à des Entelles, inspecteur général des Menus-Plaisirs, de transmettre à M1Ie Contât une invitation à dîner. Beaumarchais, qui avait quelques raisons de se défier des décisions royales, va prendre des précautions nouvelles ; en vain le comte de Vaudreuil écrit-il à Fronsac : « Hors le Mariage de Figaro, point de salut », en vain multiplie-t-il les galanteries à l'égard de Mlle Contât, de Mme Rémont et des autres actrices de la troupe, Beaumarchais ne veut rien permettre sans l'autorisation d'un nouveau censeur : « On me trouva, écrit-il à M. de Bretteuil, un peu bégueule à mon tour, et l'on dit que je faisais le difficile uniquement parce qu'on me désirait; mais comme je voulais absolument fixer l'opinion publique par ce nouvel examen, j'insistai pour qu'on me l'accordât, et le sévère historien Gaillard, de l'Académie française, me fut nommé pour censeur par le magistrat de la police. »
Ce < sévère historien », dont les graves et prolixes ouvrages ne sont plus lus par personne aujourd'hui, semblait assez peu fait pour goûter la verve comique du Mariage de Figaro : ses Histoires de Marie de Bourgogne, de François Ier et de Charlemagnc l'y avaient médiocrement préparé ; collaborateur au Journal des Savants, au Mercure de France, membre de l'Académie des Inscriptions depuis
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1760, membre de l'Académie française depuis 1771, il devait finir une longue carrière bien après la révolution, en 1806, en menant près de Chantilly la vie singulière d'un sauvage qui serait devenu bénédictin ; à ce moment, il travaillait dans la forêt, assis au pied d'un arbre, emportant avec lui ses livres, son écritoire, avec du pain et quelques fruits. En 1783, il n'en était pas arrivé à ce degré d'ascétisme, et sa grande intimité avec Malesherbes lui avait donné le goût de la tolérance en matière littéraire. Il donna donc un avis favorable, et la représentation put avoir lieu. Un billet du 15 septembre montre à quel point le comte de Vaudreuil en fut reconnaissant à Beaumarchais ; le ton de quasi déférence qui y règne et les espoirs qui s'y trouvent exprimés sont bien curieux à noter ; en voici le texte :
< Le comte de Vaudreuil a eu l'honneur de passer chez M. de Beaumarchais pour le remercier de la complaisance qu'il veut bien avoir de laisser jouer sa pièceàGennevilliers. Le comte de Vaudreuil a saisi avec empressement cette occasion de rendre au public un chef-d'oeuvre qu'il attend avec impatience. La présence de Monseigneur le comte a Artois et le mérite réel de cette charmante pièce détruiront enfin tous les obstacles qui en avaient retardé la représentation et conséquemment le succès. Le comte de Vaudreuil désire vivement pouvoir faire bientôt lui-même tous ses remercîments à Monsieur de Beaumarchais. »
Le château de Gennevilliers manquait de pittoresque, mais présentait des « cantons de chasse » où se rencontrait la société habituelle du comte d'Artois. Mme Lebrun loue le bon goût avec lequel il avait été meublé, et rappelle qu elle y joua elle-même plusieurs opéras-comiques avec son frère, sa belle-soeur et des chanteurs professionnels comme Garât, Laruette et Mme Dugazon.
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Le dernier spectacle qui y fut donné fut le Mariage de Figaro. « Dialogues, couplets, écrit-elle, tout était dirigé contre la Cour, dont une grande partie se trouvait là, sans parler de la présence de notre excellent prince. Chacun souffrait de ce manque de mesure, mais Beaumarchais n'en était pas moins ivre de bonheur. » L'humeur maussade de Mwe Lebrun ne paraît pas avo;r été partagée par les trois cents personnages de haut rang qui applaudirent la Folle Journée chez le comte de Vaudreuil. Comme le public était fort serré, et que les dames se plaignaient de la chaleur, Beaumarchais entraîné par son excitation heureuse brisa les carreaux avec sa canne pour leur donner de l'air, et quelqu'un fit observer joliment qu'il . avait doublement cassé les vitres ». Il faut convenir que, pour cette bruyante manifestation, il avait trouvé, dans l'entourage même du Roi, des appuis dont l'intervention nous paraît, aujourd'hui et à distance, tout à fait paradoxale.
Nous possédons, sur l'organisation même de cette représentation de Gennevilliers, un dossier très instructif, qui figure aux Archives Nationales, dans les Pièces justificatives relatives aux dépenses imprévues des Menus Plaisirs du roi, sous la cote O 13065 B. Le document principal de ce dossier est une lettre de M. des Entelles au comte de Vaudreuil : il s'excuse de ne pas avoir envoyé plus tôt le compte des dépenses auxquelles la fête a donné lieu. « Les différents préparatifs des spectacles de Fontainebleau, écrit-il, ne m'en ont pas laissé le moment. » Il donne le compte détaillé ainsi que la feuille de paiements émargée par les différents artistes, garçons de théâtre, etc. Ces frais se montent à un total de 2.605 livres, non compris les cadeaux particuliers que reçut chacun des acteurs de la pièce. Seuls furent payés en espèces les sujets du corps de ballet, appartenant soit
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à la Comédie Française, soit à l'Opéra : six premiers sujets à 72 livres, seize seconds sujets à 36 livres, onze danseuses à 32 livres. Les frais de voyage aller et retour pour les répétitions et la représentation s'élevaient à 684 francs (6 francs de voyage et pourboire pour 114 personnes). Il s'y ajoutait 102 francs aux perruquiers, et 307 francs sous la rubrique journées d'ouvriers, qui comprenait à la fois la main-d'oeuvre et les fournitures pour la décoMli *n.
L'émargement des acteurs que leur grandeur obligeait à recevoir un cadeau en nature au lieu du paiement en argent, nous renseigne sur la distribution de l'ouvrage : on y trouve encore des collaborateurs de la chorégraphie et de la musique, ce qui prouve la place considérable que continuaient à prendre les divertissements dans les spectacles de la cour : M 116 Moson, danseuse, et le violoniste Vaudron pour la Comédie Française, Mme 3 Dorival et Gervais, MM. Vestris et Nivelon, premiers sujets de l'Opéra, y sont notamment désignés, bien que plusieurs d'entre eux émargent d'autre part. Pour Garde], de l'Opéra, il a demandé comme cadeau l'honneur de chasser deux fois sur les terres du comte de Vaudreuil. Quant aux comédiens, voici leurs noms, avec indication du rôle qui leur était confié :
MM. PRÉVILLE Brid'Oison
Moii Le comte Almaviva
DAZINCOURT Figaro
DÉSESSARTS Bartholo
VANHOVE Bazile
BELLEMONT Antonio
REYMONT Grippe-Soleil
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MARSY Double-Main
LA ROCHELLE L'huissier
FLORENCE Pédrille
MUe3SAiNVAL La Comtesse
BELLECOURT Marceline
CONTÂT Suzanne
RÉMONT (C,c italienne). Chérubin
DAUTIER Une jeune bergère
LOLOTTE Fanchelte
Assurément cette liasse de pièces justificatives constitue un dossier à part sous la mention « États de dépenses qui ne concernent point monseigneur le comte d'Artois »; ce compte n'est pas rapporté dans le bordereau général des dépenses imprévues, par conséquent la maison du Roi n'a pas eu à en supporter les frais ; mais il est déjà pour le moins singulier de voir qu'une pièce, déclarée trois mois auparavant « détestable » et « injouable » par Sa Majesté Louis XVI, ait été de nouveau répétée et représentée par les comédiens du Roi, sous la surveillance des fonctionnaires officiels des Menus-Plaisirs, et que tous les frais en aient été avancés par le même service.
Quant à l'appréciation portée par Mme Lebrun sur le fond même de la pièce, et l'impression produite sur l'assistance, elle ne saurait surprendre : outre tout ce que la pièce présente encore aujourd'hui d'audacieux à tous égards, le monologue avait conservé bien des passages subversifs qui furent supprimés pour la représentation publique. D'autre part, au premier acte Figaro saluait Bartholo de cette apostrophe : «Bonjour, cher docteur de. mon coeur, de mon âme et autres viscères. » Marceline était assez grossièrement comparée à la mule de Bartholo,
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jadis gratifiée d'un emplâtre par Figaro, et pour repousser ses demandes obstinées de mariage, le docteur lui disait : « J'irais, grison apoplectique, agacer lisiblement la mort avec les jeux printaniers qui donnent la vie. Vous me prenez pour un Français. » Au début du deuxième acte, Suzanne dit, dans la version définitive : « Eli bien 1 Madame, est-ce qu'on peut faire finir ce petit démon-là? ma marraine par ci ; je voudrais bien par l'autre ; et parce qu'il n'oserait seulement baiser la robe de Madame, il voudrait toujours m embrasser, moi. » Dans le texte de 1783, la réplique était beaucoup plus vive : « Ma marraine par ci ; je voudrais bien par l'autre ; et parce qu'il ne peut rien baiser à Madame, il voudrait toujours me baiser quelque chose. » Au troisième acte, Figaro commentant sans respect les infidélités du comte disait, en parlant de la comtesse : « Instruit de vos faits et gestes, et prenant conseil de l'exemple, je vous solderais vos petits bâtards en un bon gros enfant légitime... et puis, cherche... » Enfin, au quatrième acte, Figaro disait à Bazile : « Si vous faites mine seulement d'approximer madame, (Marceline) la première dent qui vous tombera sera la mâchoire, et, voyez-vous mon poing fermé ? voilà le dentiste. »
De même qu'on s'était arraché Beaumarchais comme lecteur de son ouvrage défendu, on devait chercher à renouveler avant la représentation officielle encore incertaine, l'expérience de cette exécution privée. Il ne semble pas que la Comédie Française soit allée jouer, ailleurs qu'à Gennevilliers, la pièce qu'elle avait si longuement répétée et qu'elle était prête à présenter au public dès que l'interdiction du Roi serait levée. Mais une tradition fort accréditée veut qu'elle ait été jouée à l'étranger, chez deux des compagnons les plus fidèles du comte d'Artois et du
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comte de Vaudreuil : le prince de Ligne passe pour l'avoir fait représenter dans son château de Beloeil, et le prince de Nassau-Siegen dans la magnifique demeure qu'il venait de faire construire et aménager aux environs de Varsovie et dont les ruines d'aspect romantique subsistent encore aujourd'hui, sous le nom de château Dynassowski. Sur la représentation de Beloeil, l'aimable femme de lettres qui signe Lucien Perey donne, dans son Histoire de la princesse Hélène de Ligne (chap. VIII, p. 299 et suivantes) des détails remarquablement précis ; elle nous fournit même la distribution. La princesse Hélène aurait joué Suzanne, le chevalier de Boufflers se serait montré étourdissant dans Figaro, tandis que sa tendre amie, Mme de Sabran, faisait une charmante comtesse, et que le jeune Elzéar de Sabran incarnait Chérubin, le prince Joseph de Ligne, qui était fort mauvais comédien, se contentant du rôle de DoubleMain. Malheureusement, comme pour bien d'autres assertions de Lucien Perey, il est impossible de retrouver l'origine de ces précisions ; les érudits belges les plus au courant de tout ce qui concerne le prince de Ligne, MM. Leuridant et Charlier, n'ont absolument rien trouvé qui les confirme. Je n'ai rien pu découvrir non plus dans les oeuvres ni la correspondance du chevalier de Boufflers, et il est bien extraordinaire que le prince de Ligne, qui n'a parlé que deux fois de Beaumarchais dans ce qui nous est parvenu de lui, n'ait jamais fait allusion à cette légendaire représentation.
En ce qui concerne Varsovie, la tradition paraît reposer sur des bases plus solides. On trouve, dans l'ouvrage de Loménie, une lettre fort intéressante du prince de Nassau, au sujet des répétitions dont il assume la direction :
« On s'est avisé de prétendre, écrit-il, que moi ayant
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été témoin de plus de dix répétitions, et toujours à côté de l'auteur, je devais le suppléer, et traiter la troupe d'ici comme je l'avais vu quelquefois traiter celle de la Comédie Française. Vous voyez, mon cher Beaumarchais, que mon rôle n'est pas le plus facile à jouer. Aussi n'ai-je pas la prétention de rendre aussi bien que celui de la comtesse Almaviva sera rendu par la comtesse Tyskiewicz, que vous avez vue chez moi à Paris. Ma femme a le rôle de Suzanne ; Sophie, qui est fort grandie, celui du petit page, qu'elle joue très bien. M. de Maisonneuve, qui joue la comédie avec moins de froid que Dazincourt, et tout autant d'intelligence, a le rôle de Figaro. Le comte Almaviva est joué par M. V. (nom illisible) qui a l'air noble et tout ce qu'il faut pour bien rendre ce rôle. Le roi, qui vient aux répétitions, et qui met le plus vif intérêt à ce que la pièce soit bien jouée, disait hier au soir au souper : - Je paierais bien cher pour que M. de Beaumarchais arrivât ici cette nuit. - Vous jugez bien que ma femme et moi nous faisons chorus. »
Loménie donne pour cette lettre la date du 15 décembre 1785. Elle serait alors de longtemps postérieure non seulement aux répétitions, mais aux représentations de Paris, y compris la reprise triomphale d'août 1785. Il est beaucoup plus vraisemblable de lui attribuer, par suite d'une erreur de lecture bien explicable, la date du 15 décembre 1783. C'est la conclusion à laquelle, après une minutieuse étude des documents et des mémoires contemporains, aboutissent les érudits polonais qui ont traité la question, et je suis, pour ma part, tout disposé à m'y rallier 1. La
\ I. On trouvera sur ce point un résumé 1 de la question et des références complètes dans l'ouvrage de Bernatki t Teatr dramal u mutykA **
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représentation polonaise aurait donc eu lieu entre la fête de Gennevilliers et la première apparition de la pièce au Théâtre Français.
Pour passer de l'une à l'autre, il restait un fossé difficile à franchir : celui qui sépare une réunion aristocratique et privée d'une soirée où une pièce hardie est donnée en pâture au grand public. Le contraste est frappant, au xvme siècle, entre la liberté presque illimitée qui se donnait cours dans les théâtres de société, et la pudibonderie scrupuleuse qui présidait aux représentations régulières. Nous sommes assez surpris devant la grossièreté cynique de certaines parades que l'on offrait aux dames du rang le plus élevé, comme devant les corrections mesquines exigée; par les censeurs dans les textes les plus inoffensifs. L'issue finale n'était guère douteuse. « Vous verrez, avait dit Louis XVI, que Beaumarchais aura plus de crédit que le garde des sceaux. » Il voyait juste, mais la victoire définitive devait demander plusieurs mois encore.
Dans son mémoire au baron de Breteuil, Beaumarchais expose ainsi cette période de ses tribulations : « A mon grand étonnement et pour prix de ma complaisance, de nouvelles et sourdes objections sortirent contre l'ouvrage, du plaisir même qu'il avait fait à Gennevilliers. Résolu de les apaiser, je demandai de nouveaux censeurs à M. Lenoir qui voulut bien me répondre alors que la pièce avait été censurée et approuvée deux fois, M. le Garde des Sceaux pensait que le tribunal de censure et l'auteur étaient parfaitement en règle; qu'il ne restait plus qu'à lever la défense de jouer donnée par le Roi le jour des MenusSlanhlawa
MenusSlanhlawa Lwow, 1925. t. III, p. 240, qui renvoie notamment aux études de MM. Bogwlawtki, Ettrekher, Zawritowtki et Woroniecki.
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Plaisirs, et que lui, M. Lenoir, avait eu l'honneur d'en écrire à Sa Majesté. Deux mois après ce magistrat m'instruisit que le Roi avait daigné répondre : qu'il y avait, disait-on, encore des choses qui ne devaient pas rester dans l'ouvrage ; qu'il fallait encore deux nouveaux censeurs, et que l'auteur la corrigerait d'autant plus facilement, qu'on disait que la pièce était longue. M. Lenoir eut la bonté d'ajouter qu'il regardait cette lettre du Roi comme une levée de la défense de jouer la pièce aussitôt après l'examen des nouveaux censeurs, et je fus consolé. Mais tout ce bruit, toutes ces variantes, ces ordres, ces contreordres, et l'adoption et la proscription, avaient tellement effarouché les censeurs, que beaucoup n'ont pas seulement voulu ouvrir le manuscrit, car en ce pays comme dans les autres, loin de tendre la main au malheureux disgracié, tout le monde le fuit de crainte de glisser avec lui dans la fosse. »
Beaumarchais raconte ensuite comment on obtint qu'un nouveau censeur, Guidi, consentit à lire le manuscrit. Le récit de notre écrivain doit être lu avec quelque précaution ; lorsqu'il fait le compte des différents examinateurs de son ouvrage, il oublie toujours volontairement Suard, qui avait été, on le sait, nettement défavorable, ce qui embrouille le numérotage. D'autre part il présente à sa façon certains incidents dont d'autres témoignages modifient quelque peu la physionomie. Quoi qu'il en soit, c'était une singulière idée que de faire appel à JeanBaptiste-Marie Guidi, neveu de l'écrivain ecclésiastique Louis Guidi, et connu lui-même pour ses préventions anti-philosophiques. J.-B. Guidi, qui devait mourir en 1816 seulement, à l'âge de 84 ans, doyen des gentilshommes ordinaires du Roi et des censeurs royaux, décla-
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rail n'avoir pas mis les pieds au spectacle depuis trente ans ; avec les opinions qu'on lui connaissait, et le genre de vie retirée qu'il menait, il n'est pas étonnant qu'il ait montré pour la Folle Journée un enthousiasme fort médiocre. Beaumarchais prétend qu'il « refusait sèchement de communiquer » avec lui. En réalité, son rapport faisait les plus sérieuses réserves, au point de vue surtout de la morale ; Beaumarchais ne pouvait que souhaiter un nouvel examen, il l'obtint, tout en faisant mine de se le laisser imposer. Cette fois, on désigna un censeur beaucoup plus compétent, et plus accommodant aussi : c'était un auteur dramatique fort médiocre, Foucques-Deshayes, dit Desfontaines, qui, depuis une vingtaine d'années, avait donné au théâtre un assez grand nombre d'ouvrages, comédies, drames, opéras-comiques, parades dans le goût larmoyant ou égrillard du temps. Son rapport, très circonstancié, spécifie qu'il a examiné l'ouvrage avec le plus grand soin : « J'en ai fait quatre lectures, dans lesquelles j'ai suivi l'auteur phrase par phrase ; j'en conclus que M. de Beaumarchais aura supprimé ou adouci plusieurs endroits de sa pièce, puisqu'il me semble que de légers changements suffiront pour en autoriser la représentation. » Puis il examine l'intrigue en détail, en montrant tout ce qu'elle doit à des pièces antérieures, et cela non point pour discuter l'originalité de Beaumarchais, mais pour lui découvrir des précédents favorables. Il demande quelques suppressions insignifiantes dans le rôle de la comtesse et dans celui du comte, « dont, dit-il, il existe plusieurs modèles. » Au reste, les convenances théâtrales ne sauraient être blessées, puisque le comte ne réussit pas dans ses desseins. Il ajoute, après avoir examiné les autres rôles l'un après l'autre : « Si quelques spectateurs attri-
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buent à l'auteur des intentions qu'il n'a pas eues, s'il lui supposent des idées différentes de celles qu'il présente, l'explication de ces idées dans l'impression de l'ouvrage suffira pour établir cette justification. » Une telle appréciation ne pouvait qu'être fort agréable à Beaumarchais ; Dosfontaines devait lui donner en outre une bien douce satisfaction : quelques mois plus tard, il allait s'emparer de sa pièce pour écrire son Mariage de Chérubin. A la fin de son rapport, il n'hésitait pas à faire cette déclaration, qui devait combler d'aise le champion de la liberté théâtrale : « Je ne crains pas d'ajouter que la représentation de cette pièce peut contribuer à étendre la carrière dramatique, et autant la censure doit être délicate sur tout ce qui concerne la décence, la religion et le gouvernement, autant elle doit être indulgente pour les traits qui peuvent tourner au profit des moeurs. C'est à la liberté dont jouissait Molière que nous devons la morale dont ses pièces sont remplies ; ses caractères seraient-ils aussi énergiques qu'ils le sont, si on lui eût imposé la loi de n'en offrir que l'esquisse? »
Peut-être trouva-t-on que ce dernier censeur était allé trop loin dans l'approbation admirative, puisqu'on décide qu'il ne serait encore que 1 avant-dernier. Beaumarchais, dans le Mémoire auxquel j'ai emprunté plusieurs citations, avait sollicité une audience du baron de Breteuil, et il terminait plaisamment sa requête en ces termes : « En cet état, ne sachant plus s'il reste ou non des obstacles à la représentation d'une gaîté devenue pour ainsi dire si triste et si contrariante, j'attends vos derniers ordres en vous assurant qu'aucune affaire, aussi grave qu'elle fût, ne m'a coûté autant de peine et de travaux que le plus léger ouvrage qui soit jamais sorti de ma plume ; et, s'il
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est vrai qu'il ne se fait nul bon mariage en ce pays sans de grandes oppositions, en lisant le détail, vous avouerez que si l'on juge de la bonté d'un mariage par ses obstacles, aucun n'en a tant éprouvé que le Mariage de Figaro. »
Pour tout conclure, on soumit encore la pièce à un dernier censeur, Bret, auteur dramatique, qui avait notamment fait jouer au Théâtre Français avec un réel succès Le faux généreux, en 1758 ; c'était un esprit ouvert et largement informé, qui avait à la fois porté ses soins à étudier et commenter Molière et à introduire sur la scène française des imitations du théâtre allemand. Le Mariage de Figaro lui fut présenté après que Beaumarchais eut tenu compte des changements et suppressions réclamés par les censeurs précédents. Bret approuva la pièce sans corrections. Beaumarchais n'était pas encore satisfait, il demanda à faire, en présence des censeurs, une dernière lecture de son oeuvre chez M. de Breteuil. Comme en témoigne une lettre antérieure de Beaumarchais au Roi, il s'agissait de former « une espèce de tribunal composé d'académiciens français, de censeurs, de gens de lettres, d'hommes du monde et de personnes de la cour, aussi justes qu'éclairées, qui discuteraient en présence de ce ministre le principe, le fond, la forme et la diction de cette pièce, scène par scène, phrase par phrase et mot par mot. » L'auteur fait appel, dans la même lettre, au témoignage du baron de Breteuil sur la docilité avec laquelle, « après avoir subi sans se plaindre toutes les corrections qu'il avait plu aux trois censeurs de faire à cette pièce avant de l'approuver, il a retranché de nouveau jusqu'aux moindres mots dont ce tribunal de décence et de goût a cru devoir exiger la suppression. »
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Les Mémoires de Fleury, après la Correspondance de Grimm, nous ont laissé un amusant récit de cette réunion : « D'abord, Beaumarchais débute par annoncer qu'il se soumettra sans réserve à tous les retranchements, à toutes les corrections dont ces messieurs et même ces dames trouveront son ouvrage susceptible ; il lit, on l'arrête, on lui fait des observations, on discute ; à chaque interruption, il cède, puis revenant sur ses pas, il finit par défendre les moindres détails avec une adresse, une verve, une force de logique, une séduction de plaisanterie qui ferment la bouche à ses censeurs ; on rit, on s'amuse, on applaudit : « C'est un ouvrage unique. » Chacun y veut être pour quelque chose ; on ne rature pas, on ajoute. M. de Breteuil trouve un mot, Beaumarchais le prend et remercie du cadeau : « Ce mot sauvera le quatrième actel » Mme de Matignon donne la couleur du ruban du petit page ; cette couleur est adoptée ; elle fera fureur. « Qui ne voudrait porter les couleurs de Mmc de Matignon?... » Non, disait M. de Chamfort, parlant de cette séance, non, je n'ai jamais entendu un tel magicien I Tout ce que dit Beaumarchais pour l'apologie de son ouvrage, l'emportait infiniment par l'esprit, par l'originalité, par le comique même, sur tout ce que sa nouvelle comédie offrait de plus ingénieux et de plus gai. »
Cette dernière approbation s'accordait avec les désirs de l'opinion publique, de la cour, des comédiens, et même finalement des adversaires de Beaumarchais et du Roi luimême : on avait réussi à lui persuader que la pièce tomberait, et qu'il en serait ainsi débarrassé d une façon définitive. Le 31 mars 1784 Beaumarchais écrivait à son vieil ami, l'acteur Préville : « Nous nous sommes trompés tous les deux... Je tremblais que vous ne quittassiez le théâtre
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à Pâques, et vous, vous étiez dans l'opinion que le Mariage de Figaro ne pourrait pas se jouer.
« Mais il ne faut jamais désespérer de garder un acteur que le public adore, ni de voir vaincre un auteur courageux qui croit avoir raison, et que l'on ne dégoûte pas par les dégoûts. J'ai, mon vieil ami, le bon du roi, le bon du ministre, le bon du lieutenant de police ; il ne nous manque plus que le vôtre pour voir un beau tapage à la rentrée. Allons, mon ami l c'est bien peu de chose que ma pièce ; mais la voir au théâtre est le fruit de quatre ans de combat ; voilà ce qui m'y attache. Quel mal ils ont fait, ces méchants I Deux ans plus tôt, mon ami Préville aurait assuré le succès de mes cinq actes ; aujourd'hui le charme qu'il répandra sur un moindre rôle fera bien regretter qu'il ne joue pas le premier. »
H n'était plus besoin d'un très grand nombre de répétitions, puisque la pièce avait été longuement étudiée déjà en vue des représentations des Menus-Plaisirs et de Gennevilliers ; aussi, moins d'un mois après la lettre triomphante que je viens de citer, le 27 avril 1784, la pièce tant attendue était donnée à la Comédie Française. Au milieu de quelle curiosité impatiente, de quelle presse, de quels colloques passionnés, il est aisé d'en juger par les gazettes et correspondances du temps. Cette première fameuse a été trop de fois racontée pour que j'en hasarde un récit nouveau, qui n'ajouterait rien aux anciens et ne pourrait qu'en affaiblir l'éloquence frémissante. Je préfère reproduire ici la plus pittoresque et la plus complète de ces narrations, celle qui figure dans les Mémoires de Fleury j si ces Mémoires ont été rédigés après coup par l'acteur Lafitte, ils l'ont été sur des notes authentiques, et les détails qu'ils donnent ici sont vérifiés par d'autres témoignages.
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« Dix heures avant l'ouverture des bureaux, la capitale entière, je crois, était à nos portes. Quel triomphe pour Beaumarchais 1 S'il aimait le bruit, il en fit : non seulement il traînait à sa suite les amateurs et les curieux ordinaires, mais toute la cour, mais les princes du sang, mais les princes de la famille royale ; il reçut en une heure cinquante lettres de solliciteurs qui se mettaient à genoux pour avoir des billets d'auteur et lui servir de battoirs. Dès onze heures, Mmc la duchesse de Bourbon avait envoyé ses valets de pied au guichet pour attendre la distribution des billets, indiquée pour quatre heures seulement ; dès deux heures, Mme d'Ossun forçait son caractère et faisait politesse à tout le monde pour passer... Mme de Talleyrand mentait à sa renommée et payait triple loge ; les cordons bleus étaient confondus dans la foule, se coudoyant, se pressant avec les savoyards ; (a garde fut dispersée, les portes enfoncées... on entrait, on se pressait, on s'étouffait... La plupart n'ayant pas de billets jetaient en passant leur argent aux portiers. Impossible d'être tour à tour plus humble, plus hardi, plus empressé pour obtenir une grâce de la cour que ne l'étaient tous nos jeunes seigneurs pour s'assurer d'une place. Et chez nous, dans l'intérieur, autre spectacle! C'était un cliquetis d'assiettes, un bruit de fourchettes, de bouteilles débouchées... à assourdir; notre sanctuaire était un cabaret I Trois cents personnes dînaient dans nos loges pour être plus à portée des bureaux à l'ouverture ; la grosse marquise de Montmorin tenait à peine dans le joli réduit de MHc Olivier ; la gracieuse Mmc de Sénectère égara son dîner dans la bagarre, et il fallut avoir recours à Désessarts... pour qu'elle eut à manger sur le pouce.
« Et dans la salie, quel auditoire I Nommerai-je les
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illustres seigneurs, les nobles dames, les artistes à talent, les auteurs renommés, les riches du monde qui se trouvaient là. Quel brillant cordon de premières loges I La belle princesse de Lamballe, la princesse de Chimay, la nonchalante Mmc de Laascuse... la spirituelle marquise d'Andlau, la suprême Mrac de Châlons... la belle Mmo de Balby, Mme de Simiane, plus belle encore, MMmw de La Châtre, Matignon, Dudrencnc dans une même loge. Tout cela brillait, se saluait. C'étaient des bras arrondis, de blanches épaules, des cous de cygne, des rivières de diamants, des étoffes de Lyon bleues, roses, blanches, des arcs-en-ciel mouvants... s agitant, se croisant, papillonnant, tout cela impatient d'applaudir, impatient de dénigrer, tout cela pour Beaumarchais et de par Beaumarchais. »
Le lendemain on raconte que plusieurs femmes ont été étouffées tandis que la foule se pressait et enfonçait les portes et que Beaumarchais assistait à son triomphe au fond d'une loge grillée, en compagnie de deux abbés, Sabalicr de Castres, littérateur estimé, et Calonne, frère du contrôleur général des Finances, qu'il avait invités à dîner et à l'accompagner, « afin, disait-il, de se faire administrer, en cas de mort, des secours très spirituels. » Tandis que ces bruits couraient la ville, les comédiens comptaient la recette qui s'élevait à 5.698 livres 19 sols : multipliez ce chiffre par dix, et vous aurez à peu près la valeur actuelle de ce beau total.
On voudrait pouvoir se représenter la physionomie de tous ces grands seigneurs et de ces belles dames au spectacle d'une pièce qui étalait sous un jour si cru le relâchement de leurs moeurs, à une époque où, comme le remarque maintes fois Grimm, on est d'autant plus chatouilleux sur la décence au théâtre qu'on l'est moins dans
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la réalité. Il fallait tout l'entraînement de la mode et de ce que nous appelons aujourd'hui le snobisme, pour que cette salle, composée surtout de privilégiés, applaudît si vigoureusement des tirades où les privilèges étaient aussi audacieusement battus en brèche. Sans doute, il y eut des protestations et même quelques coups de sifflet. Mais l'ensemble de l'auditoire était favorable et même enthousiaste, malgré la mauvaise humeur de quelques gazetiers. Voici la note la plus hargneuse donnée par les nouvelles à la main de Bachaumont :
« Quant à la comédie, le plus grand nombre des spectateurs s'attendait bien qu'elle serait mauvaise, mais pas aussi longue... On ne s'imaginait pas qu'elle serait prolongée depuis cinq heures et demie jusqu'à dix heures. Et pour quoi faire? Pour nous peindre un grand seigneur au milieu de sa valetaille qui le dupe, le joue et le bafoue, pendant tout le temps. La seule prétention d'occuper un public français pendant plus de quatre heures avec une farce aussi dégoûtante méritait d'être sifflée. »
La malveillance du chroniqueur va jusqu'à présenter comme nettement hostiles à la représentation, non seulement Monsieur frère du roi, mais encore le comte d'Artois, qui, après la représentation de Gennevilliers, avait prononcé sur la pièce un mot assez cru, mais s'était toujours montré par ailleurs chaleureux protecteur de Beaumarchais. Quant à l'analyse de la pièce et l'étude des caractères, voici en quels termes elles sont expédiées : - « L'intrigue est tellement compliquée qu'aucun spectateur ne peut s'en rendre compte... elle se passe entre des personnages si bas et si méprisables qu'elle ne peut exciter aucun intérêt, même de curiosité. Le comte Almaviva qui veut débaucher la fiancée de Figaro, la comtesse qui
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veut séduire le jeune page, et ce jeune page voulant trousser le cotillon à toutes celles qu'il rencontre, et pour comble de turpitude, Figaro qui se trouve avoir couché avec une vieille sorcière de Marceline, qu'il découvre être sa mère, tel est le canevas de la pièce. » Voilà qui s'appelle grossir les traits, effacer les nuances et dépouiller de tout charme et de toute fantaisie poétique une oeuvre qui pourtant en abonde. Le style n'est pas mieux traité : « Il est, déclare le folliculaire, tout à fait vicieux et détestable. »
II ne manquait à ce bel éreintement que d'assimiler l'auteur à ses personnages. C'est ce que ne manque pas de faire une chanson qui, dès le lendemain, court tout Paris :
Pris de cet amas grotesque De fripons et de câlins Partant en style burlesque De leurs projets libertins, Pourquoi d'un ton pédantesque S'écrier : t Aht quelle horreur I » Cesl l'histoire de l'auteur.
Heureusement nous avons d'autres témoignages plus favorables, sans quoi nous pourrions nous demander si le public de la première représentation, celui des suivantes et la postérité même n'ont pas été victimes d'une sorte d'hallucination collective. Le Journal de Paris, le seul quotidien paraissant à cette époque, donne un compte rendu d'une modération et d'une impartialité qui tranche avec la malveillance dont il fera preuve dans la suite à l'égard de Beaumarchais ; il signale l'afHuence énorme des spectateurs et le succès de l'oeuvre : cette affluence même a ses inconvénients, puisque dans la fièvre et dans l'attente
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de cette foule pressée, tous les mots du dialogue prennent de l'importance, et l'auteur est guetté à chaque réplique. Néanmoins, l'enthousiasme a été la note dominante, malgré « quelques courts moments d orage. » Le rédacteur ajoute : « La pièce est fortement et théâtralement intriguée, et elle est faite pour produire une forte sensation par son originalité, par de très bonnes combinaisons comiques, par le sel de l'épigramme, par les traits nombreux de satire sur tous les états et par une foule de plaisanteries qui viennent quelquefois de loin, mais arrivent presque toujours bien. » 11 constate naturellement la longueur inusitée de l'ouvrage et prévoit que l'on fera des retranchements et que l'auteur supprimera certains détails « sur lesquels il se fera sans doute justice, comme le public a rendu justice aux beautés de la comédie ».
Métra traite sans doute la pièce d'amphigouri, d'imbroglio, de salmigondis, et même de monstruosité littéraire ; mais il ajoute : « On y rit, on y rit... et dès lors c'est un chef-d'oeuvre de goût, d'esprit et de morale. »
La complexité de l'intrigue, la gaîté qui domine et qui sauve tout, h hardiesse, souvent peu décente des peintures et celle, plus grande encore de la critique politique et sociale, tels sont les traits que la critique s'accorde à constater, sauf à les interpréter dans des sens divers.
Cette action compliquée, que les mémoires de Bachaumont déclarent impossible à suivre, la Correspondance de Grimm la présente comme « un imbroglio dont le fil facile à saisir amène cependant une foule de situations également plaisantes et imprévues... et conduit enfin à un dénouement à la foÎ3 clair, comique et naturel, mérite qu'il n'était pas aisé de soutenir dans une pièce dont la marche est aussi étrangement compliquée. »
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Quant à la morale, elle était sujette à d'assez vives discussions. Carat écrit dans ses Mémoires sur Suard : « Quoique Figaro parût de bon comique à plusieurs, il ne parut de bonne morale à personne. Les plus scrupuleux disaient comme Durufflé ! « Si Beaumarchais châtie les moeurs en riant, il les châtie trop, car il les blesse. » La Harpe, assez sévère pour Figaro qu'il connaissait par les lectures mondaines bien avant la première représentation, pense que certaines scènes qui blessent la décence peuvent être excusées à cause de la gaîté débordante qui entraîne le public à la suite de l'auteur. Comme Beaumarchais connaissait bien la force de cette allégresse dont il possédait le don suprême et dont il avait tant de fois déjà usé et abusé!
Ici encore Meister, le continuateur de Grimm pénètre avec une lucide impartialité jusqu'au fond de la question : « Quant à cette immoralité dont la décence et la gravité de nos moeurs a fait sonner si haut le scandale, il faut convenir que l'ouvrage en général n'est pas du genre le plus austère ; c'est le tableau des moeurs actuelles... et ce tableau est fait avec une hardiesse, une naïveté qu'on pouvait à toute rigueur se dispenser de porter sur la scène, si le but d'un auteur comique est do corriger les vices et les ridicules... et non pas de se borner à les peindre par goût et par amusement. M. de Beaumarchais n'a sûrement pas eu la prétention de faire une pièce essentiellement morale ; mais ne trouve-t-on pas dans plusieurs comédies de Regnard, de Le Sage, de Dancourt, dans quelques-unes même de celles de Molière, des situations plus libres, des détails plus licencieux? »
« Au reste, ajoute-t-il avec beaucoup de clairvoyance, ce ne sont pas assurément ces situations un peu hasardées
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et quelques traits moins licencieux que plaisants, qui ont arrêté si longtemps la représentation de cette comédie. L'auteur s'y est permis les sarcasmes les plus vifs sur tous ceux qui ont eu le malheur d'avoir quelque chose à démêler avec lui... Il traite avec une hardiesse dont nous n'avions pas eu d'exemple les grands, leurs moeurs, leur ignorance et leur bassesse, il ose parler gaîment de la liberté de la presse, de la police et même des censeurs. »
C'est bien là aussi ce qui fit sur La Harpe une impression d'étonnement qui allait jusqu'à la stupéfaction. Le fameux monologue surtout, proféré pour la première fois en pleine scène, n'était pas moins extraordinaire par son contenu que par l'effet produit sur les auditeurs :
« Je n'oublierai jamais, écrit-il, dans quel étonnement me jeta ce monologue, qui dure au moins un quart d'heure. Mais cet étonnement changea bientôt d'objet, et le morceau é*ait extraordinaire sous plus d'un rapport. Une grande moitié n'était que la satire du gouvernement ; je la connaissais bien, je l'avais entendue. Mais j'étais loin d'imaginer que le gouvernement pût consentir qu'on lui adressât de pareilles apostrophes en plein théâtre. Plus on battait des mains, plus j'étais stupéfait et rêveur. Enfin je conclus à part moi que ce n'était pas l'auteur qui avait tort, qu'à la vérité le morceau, là où il était placé, était une absurdité incompréhensible, mais que la tolérance d'un gouvernement qui se laissait avilir à ce point sur la scène l'était encore bien plus et qu'après tout Beaumarchais avait raison de parler ainsi sur le théâtre, n'importe à quel propos, puisqu'on trouvait à propos de le laisser dire. »
Voici, dans la correspondance privée, un témoignage qui confirme ceux que leurs auteurs destinaient à une certaine publicité. Cerutti écrit à la marquise de Boufflers,
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le 3 mai 1784 : « Le Mariage de Figaro est la comédie la plus folle, la plus gaie, la plus impertinente, la plus ingénieuse chose du monde. Si je n'étais pas malade, j'y retournerais pour rire, pour siffler, pour applaudir. Le prodigieux mouvement causé par cette pièce ne fait point tomber celui du magnétisme ï la folie est à son comble. »
Ces appréciations montrent qu'une partie au moins de l'opinion se rendait fort bien compte de ce que la pièce de Beaumarchais contenait de subversif. On s'étonne qu'après les avoir eues sous les yeux, ainsi que maints* souvenirs et mémoires du temps, Loménie ait dépensé tant d'ingéniosité à démontrer que les intentions de Beaumarchais n'avaient rien de révolutionnaire, et que la société, n'ayant pas le moindre soupçon du péril qui la menaçait, ne pouvait discerner dans les répliques et les déclamations de Figaro ce que nous y voyons aujourd'hui. Sans doute, parmi les lecl» urs et les spectateurs, il y avait des aveugles, volontaires ou non, des étourdis et des dilettantes qu'amusait la féroce et spirituelle démolition de leur caste et de leurs privilèges. 11 y avait aussi des gens clairvoyants, à commencer par le Roi en personne.
Cette « revue de la presse » est assurément plus vite faite qu'elle ne le serait aujourd'hui, au lendemain d'une « première » sensationnelle. Le cercle de la critique dramatique, s'il eût existé alors, n'aurait compté qu'un bien petit nombre d'adhérents. Ajoutons que l'interprétation fut généralement fort appréciée ; le charme et la distinction de Mole firent merveille dans le rôle d'Almaviva ; Préville traça une silhouette inoubliable dans Brid'Oison ; Dazincourt vit sa réputation définitivement établie par la maîtrise qu'il déploya dans le rôle de Figaro : « Mon cher enfant, lui dit Préville, vous avez joué le rôle comme je
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l'avais conçu. » Ce n'était pas un mince éloge dans la bouche de celui qui avait créé le Figaro du Barbier. On admire le désintéressement du grand tragédien Larive, qui consentit à jouer le petit bout de rôle de Grippe-Soleil, précédemment attribué à Reymont. On ne fut pas moins satisfait des personnages féminins : on se doutait bien que MUe Contât serait une délicieuse Suzanne ; le succès était moins certain pour la Comtesse et Chérubin. Or ici encore, la réussite fut complète. Le rôle de la Comtesse écrit Bachaumont, « un des plus difficiles de la pièce, a fait infiniment honneur au grand talent de Mlle Sainval cadette. » Quant à M 110 Olivier, son charme décent de blonde aux yeux noirs, son organe touchant, sa timidité même lui valurent tous les suffrages : les artistes les plus réputés - Fragonard, Lefort, Greuze - se disputèrent l'honneur de faire son portrait, et c'est dans le costume de Chérubin que tous la représentèrent. Comme il arrive presque toujours pour les oeuvres destinées à un grand succès, et vraiment écrites pour le théâtre, l'auteur avait trouvé des interprètes dont le talent égalait celui qu'il avait dépensé en écrivant sa pièce.
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CHAPITRE IV
LES LENDEMAINS ACCIDENTÉS D'UN TRIOMPHE
C'est avec un succès toujours croissant que le Mariage de Figaro poursuit sa carrière. Dès la deuxième représentation, quelques coupures et l'accélération du mouvement général ont fait gagner une demi-heure sur la durée totale, tout à fait inusitée, du spectacle. Un incident se produisit le 8 mai, à la cinquième représentation :
« Avant que l'on commençât la pièce, raconte Bachaumont, il se détacha des quatrièmes loges des imprimés qui volèrent dans la saltc. Ce fut à qui en aurait. Les femmes en demandaient à grands cris... Tous les crayons étaient en l'air pour copier ; c'étaient des cris de joie, des brouhahas, un tumulte, une farce qui valait mieux que celle de Figaro, et qui amusait tellement le public, que la représentation en a été reculée pendant plus d'une demi-heure... Voici ces vers :
Je vis hier au fond d'une coulisse L'extravagante nouveauté Qui, triomphant de la police, Profane des Français le spectacle enchanté.
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Dans ce drame honteux, chaque acteur est un vice Bien personnifié dans toute son horreur.
Bartholo nous peint l'avarice,
Almaviva, le suborneur ;
Sa tendre moitié l'adultère.
Le Double-Main, un plat voleur ;
Marceline est une mégère,
Basile un calomniateur ; Fanchette, t'innocente, est trop apprivoisée t Et, tout brûlant d'amour tel qu'un vrai Chérubin, Le page est, pour bien dire, un fieffé libertin. Protégé par Suzon, fille plus que rusée. Prenant aussi sa part du gentil favori Greluchon de la femme et mignon du mari. Quel bon ton, quelles moeurs cette intrigue rassemble l Pour l'esprit de l'ouvrage, il est chez Brid'Oison. Et quant à Figaro, le drôle à son patron Si scandaleusement ressemble, II est si frappant qu'il fait peur Et, pour voir à la fin tous les vices ensemble. Le parterre en chorus a demandé l'auteur.
Cette épigramme fut attribuée par les uns à un ennemi de l'auteur qui voulait provoquer un scandale au cours de cette cinquième soirée où la présence de la reine avait été, d'ailleurs à tort, annoncée ; d'autres affirmaient que ces vers avaient été écrits par le chevalier de Langeac et que Beaumarchais, sans nulle vergogne, les avait retouchés et fait imprimer, n'hésitant pas à faire une réclame bruyante à sa pièce, aux dépens de sa propre considération ; d'autres traits parfaitement authentiques de Beaumarchais rendent cette version assez vraisemblable. En tout cas le tumulte provoqué par cette pluie de petits papiers ne nuisit pas, bien au contraire, au succès de la pièce, et les applaudisse-
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ments n'en furent, ce soir-là, que plus bruyants et plus* nourris.
Sophie Arnould, à qui l'on avait prédit que la pièce tomberait, avait répondu : « Oui, elle tombera... cinquante tois de suite. » Ses prévisions furent dépassées. « Loin de s'affaiblir, lit-on dans Y Année Littéraire, l'engouement se propage. C'est à présent une aflluence dont on n'a pas d'idée. Dès midi le public investit toutes les avenues de la salle, assiège tous les bureaux. » La pièce se donne tous les deux jours, avec l'excellente interprétation qui a contribué au succès initial ; seul le rôle de Brid'Oison est passé de Préville à Dugazon qui le rend avec autant de pittoresque et plus de vigueur. Les vingt premières représentations réalisent un total de cent mille francs ; à la vingt-septième, Fleury note que l'affluence est toujours la même : on vient de province, on vient de l'étranger ; des ecclésiastiques même ne peuvent résister à l'attrait de cette pièce scandaleuse et y assistent en s'efforçant de conserver l'incognito. Après la trente et unième représentation, c'est le chiffre, formidable pour l'époque, de 150.000 francs qu'atteint le montant des recettes. En huit mois, les recettes brutes avaient atteint plus de 346.000 livres, laissant aux comédiens un bénéfice net de 244.000 livres, dont il faut défalquer la part de l'auteur, soit 41.000 livres. La Harpe exagère quelque peu, lorsqu'il prétend que la pièce fut jouée une ou deux fois par semaine pendant deux ans ; les registres officiels de la Comédie mentionnent 67 représentations en 1784, 13 en 1785, et 13 en 1786 ; de 1784 à 1790, le nombre total est de 111 ; ce chiffre imposant correspondil aux 500.000 francs que, d'après le même La Harpe, la pièce aurait finalement rapportés à la Comédie Française, et aux180.000 francs qu'en aurait tirés l'auteur? Peut-être
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les chiffres ont-ils été un peu grossis ; mais le succès était à coup sûr énorme, inouï et très fructueux.
A diverses reprises les représentations se trouvent interrompues par l'absence momentanée de quelque acteur : en novembre 1784, MHo Contât, qui joue Suzanne, quitte la scène, vu son état de grossesse avancée : la sagesse toute relative de l'héroïne, n'a pas gagné l'interprète ; en mars, c'est Mll° Olivier qui subit le même sort ; son embonpoint eût été doublement invraisemblable dans le rôle de Chérubin. Une maladie de Dazincourt, une absence de Ml,eSainval ont successivement espacé les représentations ; la reprise du 18 août 1785 ne s'en trouve que plus brillante et plus fêtée : salle comble, loges louées d'avance pour toutes les soirées suivantes jusqu'à Pâques, et nous sommes à la 74° 1
Il faut reconnaître que Beaumarchais avait tout fait pour alimenter ce succès et n'avait cessé d'attirer sur sa comédie et sur sa personne l'attention du public : le choix des moyens importait peu, il fallait avant tout ne laisser s'endormir ni les spectateurs dans la quiétude d'une curiosité refroidie et d'un enthousiasme mitigé, ni la pièce dans l'état tranquille de recettes moyennes et lentement décroissantes.
Au cours des premières représentations, la renommée assez équivoque de la pièce créa chez quelques dames de la plus haute société le vif désir de !a voir, avec une crainte presque aussi vive d'y être vues : quand on a coutume de dissimuler ses fredaines sous le voile tutélaire de la considération, on n'aime point à être surprise en train de savourer le fruit défendu. C'est pour complaire à trois de ces prudentes consciences que le Président Dupaty renvoya un billet de logé que Beaumarchais lui avait adressé pour
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une des représentations de sa pièce : « Je doute fort, a jou" tait-il, que je puisse en faire usage, attendu que je dois aller à votre Figaro avec des personnes suspectes, qui ont leurs raisons pour ne pas se montrer en public; c'est-à-dire, car avec vous il faut s'expliquer sur ce chapitre, une mère et ses filles. Si donc la loge n'est pas une de celles du rezde-chaussée où l'on n'est pas vu, votre billet ne pourra me servir. Vous pourriez cependant, dans ce cas-là, l'échanger contre un billet de loge du rez-de-chaussée î il ne manque pas de gens qui ne demandent pas mieux que de se montrer. » Au lieu d'accéder à la demande du Président - ce qui n'était sans doute pas très difficile - l'irascible auteur lui adressa cette fière réponse :
« Je n'ai aucune considération, Monsieur le Président, pour des femmes qui se permettent de voir un spectacle qu'elles jugent malhonnête, pourvu qu'elles le voient en secret. Je ne me prête point à de pareilles fantaisies. J'ai donné ma pièce au public, pour l'amuser et pour l'instruire, non pour offrir à des bégueules mitigées le plaisir d'en aller penser du bien en petite loge, à condition d'en dire du mal en société. Les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu, telle est la pruderie du siècle.
« Ma pièce n'est point un ouvrage équivoque ; il faut l'avouer ou la fuir.
« Je vous salue et je garde ma loge.
Signé : BEAUMARCHAIS 1. »
JL La lettre et la réponse, reproduites par Loménie d'après les pièces originales sont datées du 10 mars 1784. C'est assurément une erreur, puisque la première représentation eut lieu te 27 avril. Il faut vraisemblablement lire 10 mai. D'autre part, l'épithète suspectes qui figure dans la lettre de Dupaty est remplacée par scrupuleuses dans le récit de Loménic (p. 359), dont tes documents semblent parfois transcrits avec quelque légèreté.
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Cette susceptibilité fait sourire, quand on connaît un peu le père de Figaro. Elle était fort habile et lui fournissait un précieux élément de publicité. La lettre circula ; sur la plupart des copies, on substitua aux mots Monsieur le Président l'adresse mieux sonnante de Monsieur le Duc et Beaumarchais laissa croire que la cinglante épitre avait été écrite au duc de Villequier, celui-là même qui avait apporté l'ordre de Louis XVI arrêtant la représentation des Menus-Plaisirs ; puis, l'effet une fois produit, il s'empressa d'écrire au ministre de la Maison du Roi pour rectifier cette fausse attribution.
Pour la cinquantième représentation, l'habile auteur, constatant quelque fléchissement dans les recettes, imagina une fort ingénieuse réclame. Dans une lettre adressée au Journal de Paris, en date du 12 août 1784, il proposait l'établissement d'un Institut de bienfaisance, permettant aux mères pauvres de continuer à allaiter sans perdre tout le gain de leur travail. Il s'engageait à y consacrer les bénéfices que lui avaient valus sa comédie : « Quand je devrais être traité d'homme vain, j'y mettrai tout mon Figaro ; c'est de l'argent qui m'appartient, que j'ai gagné par mon labeur, à travers des torrents d'injures imprimées ou épistolaires. Or, quand les comédiens auront 200.000 francs, mes nourrices en auront 28.000 ; avec les 30.000 de mes amis, voilà un régiment de marmots empâtés du lait maternel ; tout cela paie bien des outrages. »
Pour coopérer à cette oeuvre bienfaisante, les comédiens français décident d'abandonner la recette entière de la cinquantième représentation, laquelle atteignit près de 6.400 francs. Pour la circonstance, le vaudeville final fut augmenté de quelques couplets que voici :
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SUZANNE
Pour les jeux de notre scène Ce beau jour n'est point fêté. Le motif qui vous ramène. C'est la douce humanité. Mais quand notre cinquantaine Aux bienfaits sert de moyen, Le plaisir n'y gâte rien.
FIGARO
Nous, heureux cinquanttnaires D'un hymen si fortuné, Rapprochons du sein des mères L'enfant presque abandonné. Faut-il un exemple aux pères? Tout autant qu'il m'en naîtra. Ma Suzon les nourrira.
SUZANNE
Mon ami je ne sais guère Quel devoir sera plus doux, Comme épouse et comme mère, Mon coeur les remplira tous. Entre l'enfant et le père Je partagerai l'amour. Et chacun aura son tour.
Enfin, Brid'Oison, invité à donner son avis a pris sa tête dans ses mains comme s'il composait à mesure. »
Que d'plaisir on trouve à rire
Quand on nvoit du mal à rien I
Que aVbonheur on trouve à s'dhê-^,^ ^
L'on m'amuse et j'fais du bimty}- ' '^\
FIGARO. (' I » IV ;.Z
V'-'-.o-'-y
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Que d'belles chos' on peut écrire
Contre tant d joyeux ébats l
Nos cri.Mcs n'y manqu'ront pas.
Cette sorte de défi jeté par Beaumarchais à ses ennemis ne pouvait manquer d etro relevé ; dès le lendemain, circulaient les deux épigrammes suivantes :
De Beaumarchais admirez la souplesse. En bien, en mal, son triomphe est complet :
A Tenfance il donne du lait,
Et du poison à la jeunesse.
La seconde est plus perfide ; on a pu y voir une allusion, non seulement à la malsaine pâture intellectuelle que constituait la comédie nouvelle, mais aussi à la mort suspecte des deux premières femmes de l'auteur. La voici :
Rien de bon ne vient des méchants, Leurs bienfaits sont imaginaires ; Tel Beaumarchais à nos dépens Fait des charités meurtrières : Il paye du tait aux enfants Et donne du poison aux mères.
Mais qu'importait à l'auteur applaudi? Son oeuvre philanthropique était brillamment lancée et sa pièce repartait.pour une nouvelle série de succès. Quant il se dit abreuvé d'outrages, on peut se demander s'il en souffre beaucoup et s'il ne préfère pas les pires injures au silence. Mais sur la réalité de ces outrages, aucun doute ne peut subsister. Ce ne sont partout qu'épigrammes, articles venimeux, pamphlets et parodies. On l'associe aux mépris dont lui-même abreuve les moeurs des grands. Des couplets satiriques contiennent ces vers :
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On a vu de ces duchesses Se livrant à leurs laquais, Qui même ont eu Beaumarchais.
Il a tellement abusé de la plus indiscrète publicité qu'on soupçonne quelque réclame truquée dans les manifestations qui lui font le plus d'honneur. Un jour il reçoit une lettre fort touchante ; elle lui est adressée par un jeune littérateur du nom de Fcydel, que l'indigence a réduit au désespoir. Avec un esprit ironique et macabre, qui eût charmé certains humoristes anglais, il raconte comment il a fait de vains efforts pour se procurer du travail et comment il avait été partout cconduit, et il ajoute :
« Je songeais ce matin à faire mes préparatifs pour l'autre monde, lorsque je me suis souvenu qu'il y avait près de deux mois que je n'avais lu les papiers publics. J'ai porté mes quatre sous sur le pont Notre-Dame ; j'ai lu dans le Journal de Paris du 4 août une lettre signée Caron de Beaumarchais, et j'ai senti mes yeux se mouiller.
« Aujourd'hui, Monsieur, j'ai l'honneur de vous écrire : ce n'est pas de l'argent que je vous demande, c'est de , 'occupation, une occupation quelconque. Si vous exigez de moi des témoignages d'honnêteté, je puis vous en produire de non équivoques.
« Supposé que vous ne souscriviez pas à ma demande, te vous prie de me renvoyer ma lettre sous enveloppe pour joute réponse ; mais je vous prie aussi d'y joindre un billet d'entrée pour le Mariage de Figaro, afin que j'aie au moins 1 a satisfaction de rire encore une bonne fois avant de faire le saut du Pont-Royal. »
Beaumarchais ne manqua pas de répandre cette lettre ; on la trouva trop spirituellement rédigée et envoyée trop
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à propos pour ne pas soupçonner le destinataire d'en être l'auteur. Pourtant l'original a été retrouvé dans les papiers de Beaumarchais par Loménie qui a en même temps acquis la preuve que le jeune désespéré avait été secouru et pourvu d'une place par son brillant et heureux confrère.
Dès les premières semaines, avaient foisonné, avec les dissertations critiques pour et contre le Mariage, quantité d'imitations, suites et parodies de la pièce à succès ; telles sont le Mariage de Glogurrio, le Veuvage de Figaro, etc. ; L'une d'elles, la Folle Soirée, contient tant de personnalités injurieuses, que la représentation en est interdite ; Desfontaines, l'un des censeurs du Mariage a étudié la pièce assez à fond pour brocher bien vite un opéra-comique sur les Amours de Chérubin. On joue aussi chez Nicolet le Testament de Figaro et le Voyage de Figaro à Alger à l'Ambigu.
Au début de l'année 1785, paraît une parodie très mordante, Figaro directeur de marionnettes dont Métra assure que Beaumarchais s'efforça d'arrêter la publication. On y voit Figaro confier à Suzanne son projet de monter à Paris un théâtre de pantins ; voici comment il expose son programme :
« Je ferai des pièces bien scandaleuses, je dirai du mal de tout le monde ; personne ne s'en fâchera, parce que chacun aura l'occasion de rire aux dépens des autres, et puis mes pièces, étant imprimées, me rapporteront encore.
SUZANNE, - Mais, si vos pièces sont trop libres, on n'en permettra pas l'impression.
FlOARO. - Tu ne sais donc pas le moyen qu'on emploie aujourd'hui? On fait une longue préface, bien plaisante, bien honnête. On excuse comme on peut les incongruités
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de la pièce et, à la faveur des belles estampes, on l'achète avec la même fureur qu'on est allé ta voir représenter. »
Ce dialogue fait allusion à la récente impression du Mariage précédé d'une préface retentissante. Depuis plusieurs mois se répandaient dans le public de fausses éditions « tronquées, pleines de fautes, de contre-sens, de bêtises et de lacunes, et faites sur de misérables manuscrits, arrachés de mémoire au théâtre et dérobés furtivement à la bouche des acteurs ». Beaumarchais, en désavouant ces contrefaçons qui 9e vendaient fort cher, annonce donc qu'il fait préparer l'édition authentique, « précédée d'un discours sur le grand objet de la décence théâtrale, et servant de réponse à tout ce qui a été dit ou écrit sur la pièce. »
Cette préface apologétique importait au moins autant à l'écrivain que la pureté et la correction de son texte. Le principal adversaire contre lequel il tenait à se défendre était l'académicien Suard. Celui-ci n'avait pu accepter sans rancoeur la représentation d'une pièce qu'il avait désapprouvée comme censeur. Il n'en avait pas pris son parti aussi facilement que son collègue Guidi ; on raconte que celui-ci, après avoir fourni sur le Mariage de Figaro un rapport peu favorable, à cause de la morale relâchée de la pièce, se trouvait, à la première représentation, parmi ceux qui riaient le plus fort. Comme Beaumarchais lui reprochait plaisamment cette inconséquence, Guidi lui répondit : « Si l'on affichait que, tel jour, les nymphes de l'Opéra danseront sans prendre les précautions qu'exige la décence, croyez-vous, Monsieur, que le parterre ne serait pas plein, et qu'on n'y rirait pas aux éclats? »
Suard ne pouvait se contenter d'un bon mot : personnage semi-officiel, rédacteur de la Gazette de France, devenu à la fois censeur, rédacteur et co-propriétaire du Journal de
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Paris, émargeant, pour un motif assez vague, au budget de l'Académie royale de Musique, membre de l'Académie Française, protégé de M. de Miromesnil et du comte de Provence, il possédait d'autres moyens d'action. Dès le mois de juin, recevant, comme directeur de l'Acndémie, M. de Montesquiou, en présence du prince royal de Suède, qui, sous le nom de comte de Haga, assistait à cette solennité, il avait introduit dans son discours une tirade violente contre la pièce « perverse » qui outrageait la décence et compromettait la moralité publique. « N'est-il pas permis, disait-il, de craindre que, par un abus toujours croissant, on ne voie avilir le théâtre de la nation par des tableaux de moeurs basses et corrompues qui n'auraient pas même le mérite d'être vraies, où le vice sans pudeur et la satire sans retenue n'intéresseraient que par la licence, et dont le succès, dégradant l'art et blessant l'honnêteté publique, déroberait à notre théâtre la gloire d'être pour toute l'Europe l'école des bonnes moeurs comme du bon goût? » Cette vertueuse mercuriale avait été fort applaudie, non seulement par les ennemis de Beaumarchais, mais par tous ceux qu'amusent les batailles littéraires et qui se plaisent à marquer les coups. « Partout, écrit Garât, on allait rire à Figaro, et partout on trouvait que le censeur avait raison, et que s'il était sévère, il l'était avec grâce. » La leçon n'avait certes pas porté sur le futur Gustave III qui, tout en félicitant Suard de sa harangue, avait ajouté en souriant : « Je suis si inaccessible à sa raison, que je vous quitte pour aller entendre une troisième fois Figaro. » Mais Beaumarchais n'en était pas moins irrité contre Suard qui, avec un talent bien inférieur au sien et une autorité toute de surface, exerçait une grande influence sur les milieux dont la gravité extérieure et la décence affectée étaient tout spécia-
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Iement visées par les railleries de l'impitoyable barbier. La préface du Mariage de Figaro, riposte étourdissante où l'accusé redouble ses coups et transforme la défense en une foudroyante offensive, ne devait être imprimée qu'en avril 1785. Mais dès la fin de 1784, elle était connue par les lectures que son auteur en faisait de tous côtés, et elle produisait son inévitable effet, qui était d'exaspérer des ennemis qu'on pouvait bien cribler de traits empoisonnés, mais non point supprimer ni réduire au silence. En décembre 1784, Métra écrit dans sa Correspondance secrète : « Monsieur de Beaumarchais a lu dans quelques sociétés la préface de sa pièce... Il laisse exhaler une humeur acre contre M. Suard... On présume que cette diatribe occasionnera une vive querelle entre l'Académie et le père de Figaro, et les gens malins s'apprêtent déjà à rire. » En février 1785, la Correspondance de Grimm signale l'impatience avec laquelle cette préface est attendue du public ; on sait que beaucoup de gens y seront attaqués sans ménagements ; Suard n'ignore pas qu'il y est désigné par ces mots : « Un homme de bien à qui il n'a manqué qu'un peu d'esprit pour être un écrivain médiocre. » Avant même l'impression, il adresse une longue lettre de protestation au lieutenant de police Lenoir, en réfutant à l'avance les griefs dont il sait être l'objet ; il se défend assez gauchement d'avoir visé le Mariage de Figaro dans la fameuse phrase de son discours. « Je proteste, écrit-il ensuite, qu'il n'y a point d'injures de ce genre que je n'accepte de lui avec beaucoup plus de résignation qu'un éloge. » Pourtant, il sollicite une rectification par l'intermédiaire de Lenoir, et déclare à son contradicteur : « Ce n'est pas assez d'être excessivement gai, il faut tâcher d'être fidèle. »
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Au cours d'une scène fort vive, Beaumarchais avait menacé Suard de faire imprimer sa préface à la fois à Paris et à l'étranger, pour couper court à toute saisie ou suppression. II mit ce projet à exécution, et la pièce, à qui le permis d'imprimer avait été accordé dès le 29 mars 1784, parut dans un double tirage, au début d'avril 1785 ; l'édition de Paris, très bon marché, s'enleva plus vite que celle de Kehl, fort soignée et ornée de cinq belles planches.
En écrivant ces pages vengeresses de la préface, dont nous admirons aujourd'hui la verve puissante et l'esprit endiablé, Beaumarchais ne se doutait pas qu'elles allaient être la cause première de la plus cuisante humiliation qu'il ait dû subir, dans une existence agitée où les outrages ne lui furent guère épargnés.
En effet, la lutte une fois engagée va devenir de plus en plus serrée et violente, et bientôt, pour le malheur de Beaumarchais, des personnages autrement importants que Suard s'y trouveront mêlés. D'abord, le grave académicien, non content de répondre à la préface en envoyant au lieutenant de Police une note où il se plaint que Beaumarchais ait.déformé sa pensée et fait des citations erronnées, harcèle son ennemi de critiques anonymes dans le Journal de Paris. On imagine bien que l'auteur du Mariage n'était point embarrassé pour riposter. Mais il est prudent de surveiller sa plume, quand on a déjà inquiété la susceptibilité des autorités les plus hautes. Or Beaumarchais semblait, par son ardeur combative et son universel irrespect, prendre à tâche de les braver.
Dans son mandement du Carême, l'Archevêque de Paris donnait à ses fidèles l'autorisation de manger des oeufs, mais en îevanche leur interdisait de lire les oeuvres de Voltaire dont Beaumarchais préparait l'édition, et d'assister
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aux représentations de la scandaleuse comédie. Aussitôt notre irascible pamphlétaire grisé par la victoire qu'il a remportée sur les plus grands personnages du royaume, exaspéré aussi par les attaques quotidiennes que multiplient contre lui les courtisans, les tartuffes et les gens de lettres envieux, écrit bien vite deux chansons où la majesté épiscopale n'est aucunement épargnée.
Voici d'abord, en son entier, le Cantique Spirituel du très spirituel Mandement du Carême de 1785, qui se chantait sur l'air : A Paris il y a deux lieut'nanls :
A Paris sent en grand soûlas
Deux saints prélats, L'un est chef, et l'autre est son
Premier garçon ;l Leur carnaval est d'annoncer
Qu'on peut laisser Filles, garçons, femmes et veufs
Casser des oeufs.
Suivons tous les commandements
Des mandements : Celui-ci n'est pas trop mauvais
Pour du Beauvais, Sur Figaro, sur l'Opéra,
Et coetera, On y voit des conseils tout neufs
A propos d'oeufs.
A propos d'oeufs ce mandement
Discrètement Dénonce aux dames certain goût
Qu'on voit partout,
I. M. l'abbé de Beauvais, évêque de Sencz.
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. Puis nommant leurs amusements
Dérèglements, L'apôtre annonce aux bons époux Qu'ils le sont tous.
A propos d'oeufs on voit encor
Dans ce trésor. L'écrivain te plus admiré
Bien déchiré ; Puis il empoigne auteurs, lecteurs
Et colporteurs Et lance tout d'un bras de fer
Au feu d'enfer.
Puis quand il les a condamnes
Tous bien damnés. Des lieux communs du bon pasteur
Le grave auteur A ses frères, pauvres d'esprit
En Jésus-Christ, Promet le benoit paradis
Du temps jadis.
En ce temps de confession,
Rémission, Si du mandement, les avis
Sont bien suivis. Nos deux pasteurs sont indulgents,
Si bonnes gens Qu'ils taisseront avec tes oeufs
Manger les boeufs.
Pourtant ta buts des révérends
Sont différents : L'un grille d'avoir du renom
Et l'autre non.
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Or prions le doux rédempteur
Qu'à cet auteur Il donne un esprit plus subtil,
Ainsi soit-il.
La Parodie du Mandement est d'un tour un peu moins vif, mais quelques couplets méritent aussi d'être cités. Après avoir gémi sur l'impiété du siècle :
Hélas / c'en est fait du monde Tout est damné pour jamais l Il était dans celle ville Un théâtre où sans danger A la faveur d'une grille, J'allais parfois m amuser ; Mais un bandit de Séville Malgré moi vint s'y placer Tout exprès pour m'en chasser.
En vain, pour échapper à ce spectacle licencieux, s'en va-t-il chez Nicolet ; il y retrouve - dans une des parodies du Mariage - les doux yeux de Suzon :
Ah t grands dieux, que je l'échappe belle t Un moment plus tard, Je faisais Figaro cornard.
Puis il passe à un autre sujet brûlant : l'édition de Voltaire :
Mais un autre soin m'agite Et soudain vient m achever ; Quand Voltaire ressuscite, Pouvais-je ne pas trembler P Oui, ce qui fait que j'enrage, Frères, c'est que l'on m'apprend
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Qu'en imprime son ouvrage, Et, qui plus est, qu'on le vend.
Il est bien inutile de défendre aux fidèles de lire « un tel vaurien », l'interdiction serait vaine ; et l'archevêque conclut, dans le style que lui prête son incorrigible persifleur :
Or par mon pouvoir suprême,
Mes frères, je vous promets,
Dans ce saint temps du Carême
De manger quelques oeufs frais ;
Mais, comme il faut pour soi-même
Mériter de tels bienfaits,
J'en excepte Beaumarchais.
Ces impertinences donnèrent lieu à une plainte de l'archevêque auprès du Roi ; celui-ci ne se décida pas encore à sévir, mais l'attitude provocante de Beaumarchais créait déjà chez lui une irritation sourde qu'un incident minime allait bientôt exaspérer.
Le 30 janvier 1785, le Journal de Paris insérait une lettre, assez anodine en apparence, qui venait continuer, sous une forme piquante, les polémiques engagées depuis bien des mois autour du Mariage de Figaro. Le correspondant anonyme, qui selon toute vraisemblance n'était autre que Suard en personne, commençait sur un ton de pince-sansrire : « L'origine des grandes maisons, leurs branches, leurs alliances, sont des points de discussion dignes de fixer l'attention des savants, et c'est rendre service à la société que d'écarter les nuages qui les enveloppent. » Partant de ces majestueuses généralités, il demandait quelques explications sur la « petite Figaro » à laquelle Rosine, au deuxième acte du Barbier, prétendait avoir
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envoyé des bonbons, en utilisant à cet effet la feuille de papier que Bartholo ne retrouvait plus dans le cahier.
« Jamais Figaro ne parle, parmi ses trente-six infortunes, d'avoir subi le joug d'un hymen, et même d'avoir eu des enfants », pourtant, « il y avait à Séville une petite Figaro, qui ne pouvait donc être que la fille de M. Figaro le barbier, puisqu'il n'y avait que lui dans toutes les Espagnes qui portait ce nom. Enfin, messieurs, est-ce une fille adoptive? Quelle était sa mère? »
Beaumarchais saisit la balle au bond ; il découvre dans cet incident l'occasion d'une réponse spirituelle et aussi d'une de ces charités tapageuses dont il s'était fait une spécialité. Il écrit au Journal de Paris que la petite Figaro est une fille adoptive du barbier ; elle est âgée de 25 ans, et se nomme Geneviève Valois, elle a épousé « un pauvre honnête garçon gagne-deniers au port Saint-Nicolas, nommé l'Ecluzc », qui vient d'être écrasé par accident ; elle reste, dénuée de tout, avec « un enfant de treize ans et un de huit jours qu'elle allaite ». Beaumarchais, qui a envoyé lui-même un louis à M. Merlet, inspecteur du Port SaintNicolas, en joint deux autres à sa lettre en priant le journal de les faire tenir à la malheureuse veuve, et il fait appel à la générosité du questionneur anonyme en faveur de la pauvre mère « affligée, souffrante et nourrice ».
Les jours suivants, le journal enregistre une série d'envois accompagnés de mentions parfois touchantes. C'est Bret, auteur dramatique, l'un des censeurs du Mariage, qui envoie six livres, puis deux petites filles de huit ans et demi et six ans, qui déclarent n'être « pas bien riches » et ajoutent : « Et puis, il y a tant de malheureux que nous ne pouvons pas donner beaucoup à chacun. Nous avons trouvé dans la bourse des personnes qui ont dîné hier à
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la maison de quoi augmenter notre don, nous vous envoyons cinquante-quatre livres pour la pauvre veuve l'Écluze. » Puis une société d'abonnés envoie cent vingt livres et écrit : « Nous applaudissons de grand coeur à la prestesse avec laquelle le grand-papa de cette petite fille a invité les bonnes gens à la secourir. Jamais curiosité ne fut plus heureusement servie. »
Le correspondant reste quelques jours déconcerté par la réponse de Beaumarchais et par les approbations qu'elle inspire, puis réplique assez faiblement ; Beaumarchais riposte à son tour avec force railleries : la lutte, qui amuse les lecteurs du Journal de Paris, tourne évidemment à l'avantage du père de Figaro.
Mais Suard ne désarme pas. ; quelques jours plus tard, il fait paraître une lettre d'un prétendu ecclésiastique ; dans le public, on la dit inspirée par Monsieur, frère du Roi, et écrite sous ses yeux. Cette épître indignée est d'un ton beaucoup plus violent et d'une portée beaucoup plus grave que les correspondances précédentes. Tout le début constate, sur un ton de suprême dédain, te succès populaire et même populacier de la Folle Journée, que l'ecclésiastique affecte d'assimiler aux suites et parodies qui en sont données sur les petites scènes. Il critique la bassesse des personnages, la peinture des liens équivoques qui unissent le'page et la belle comtesse, et la vulgarité du dialogue. « Si votre pièce se perdait, ce qu'à Dieu ne plaise, le dialogue s'en retrouverait presque en entier dans les bonnes facéties des faubourgs Saint-Jacques et SaintMarceau. » Il traite d'aussi haut la bienfaisance de Beaumarchais : « Nous ne sommes pas dans un temps où il faille chicaner les motifs des bonnes actions. » A ce propos, et c'est là que gît tout le venin de la lettre, il accuse BeaumaJ-
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LE MARIAGE DE FIGARO III
chais d'avoir déshonoré sa protégée en la faisant passer pour la « petite Figaro ». Beau thème et indignation facile :
« Vous ne connaissez pas, Monsieur, toute votre gloire, écrit le correspondant, de plus en plus anonyme et de plus en plus malintentionné. Le nom de Figaro est devenu immortel dans la bouche du peuple, comme celui de Tartuffe dans la bouche des gens du monde. Mais celui-ci est borné à désigner un hypocrite, au lieu que l'autre s'applique à toute espèce de mauvais sujets ; on le donne même aux chiens, aux chats, aux chevaux de fiacre. J'entendis l'autre jour un porteur de chaise dire, en voyant un chien des rues qui aboyait à tous les passants : « Assommons ce vilain Figaro. » Comment n'avez-vous pas pressenti que ce nom, prodigué à tout ce qu'il y a de plus bas et de plus ridicule, devenait une insulte pour une brave femme à qui on l'applique si légèrement...
« Une parente de la veuve l'Ëcluze, qui invoque ici votre humanité par ma plume, a vu avec douleur que quelquesuns de vos amis, qui à votre exemple envoyaient au Journal de Paris des secours pour cette pauvre veuve, les adressaient à la « petite Figaro ». Heureusement que les gens de son quartier ne lisent pas le Journal de Paris ; sans cela le nom de Figaro deviendrait une tache ineffaçable pour cette femme et pour le jeune enfant qu'elle allaite. »
Devant tant d'insultante mauvaise foi, Beaumarchais ne se contient plus. Il déclare qu'il ne répondra plus aux lettres si elles ne sont signées d'une armoirie. Il s'en prend aux directeurs du Journal de Paru à qui leur privilège ne donne pas le droit d'insérer des « grossièretés anonymes ». II précise, par une allusion assez claire aux personnages haut placés qui encouragent Suard : « Cela vous est si peu permis, que vous seriez à peine excusable, quand on vous
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112 LE MARIAGE DE FIGARO
l'aurait ordonné. » La lettre contient plus d'irritation violente que de traits vraiment spirituels, elle renferme surtout ce passage gros de sous-entendus, et par suite de danger pour son auteur : « Quand j'ai dû vaincre lions et tigres pour faire jouer une comédie, pensez-vous, après son succès, me réduire, ainsi qu'une servante hollandaise, à battre l'osier tous les matins sur l'insecte vil de la nuit ? »>
Phrase aussi malheureuse qu'emphatique I II suffisait que son insulteur fût anonyme pour que Beaumarchais put le traiter d'insecte vil de la nuit. L'académicien Suard, de taille fluette et de noir vêtu, avait, plus que tout autre, de sérieuses raisons de se reconnaître sous cette périphrase. Mais les lions et les tigres? Suard n'eut pas grand peine à convaincre son illustre protecteur, et, par celui-ci, le roi et la reine, qu'ils se trouvaient nettement désignés par cette comparaison; thèse bien invraisemblable! le débonnaire Louis XVI n'avait rien d'un fauveI Pourtant l'insinuation trouva chez lui un accueil d'autant plus facile qu'il était depuis longtemps irrité contre les insolences de Beaumarchais, mortifié aussi d'avoir vu le Mariage représenté (et avec quel succès I) contre son gré et malgré ses défenses formelles. Il se conduisit alors, non point comme un tigre ou un lion, mais comme un mouton enragé, c'est-à-dire avec plus de maladresse encore que de violence.
Amault raconte, dans ses amusants Souvenirs d'un sexagénaire, que, sans quitter le jeu auquel il prenait part, Louis XVI écrivit sur un sept de pique l'ordre d'arrêter Beaumarchais et de le conduire en prison. Et dans quelle prison 1 Non point dans cette Bastille où la première version du Mariage de Figaro nous montrait son héros enfermé, ni au donjon de Vincennes que Diderot, dans sa jeunesse, avait un peu longuement habité ; pas même au
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For-1'Evêque, asile réservé aux gens de théâtre ; mais à Saint-Lazare, le refuge des bandits précoces et des jeunes débauchés, la geôle où sont détenus les fils de famille dont le père avait obtenu du Roi une lettre de cachet pour sauver l'honneur du nom compromis par les débordements de leur enfant. Traitement d'une ignominie raffinée, quand il s'appliquait non plus à quelque chevalier des Grieux, mais à un homme mûr, placé à la tête de grandes affaires par la confiance de ses concitoyens et par celle du Roi lui-même, parvenu à ce moment au comble de la renommée et du succès. Une tradition pénitentiaire voulait que les jeunes vauriens amenés à Saint-Lazare fussent d'abord soumis à une fustigation destinée à leur rafraîchir le sang et à leur inspirer des réflexions salutaires. Le « passage à tabac » qui a remplacé cette coutume n'est pas sensiblement plus respectueux de la dignité humaine, et cette persistance de certains errements inspire quelque scepticisme sur l'influence des changements de régime en matière d'abus d'autorité. Beaumarchais, qui soupait joyeusement avec quelques amis, fut emmené discrètement et sans bruit, sous un prétexte plausible, par le commissaire Chenu ; il vint dire au revoir aux siens, en alléguant une affaire urgente qui l'appelait à Versailles, et ne subit nullement la légendaire fessée. Mais l'occasion s'offrait trop belle aux adversaires de Beaumarchais, pour qu'ils ne s'emparassent pas d'un si beau thème afin d'y broder quelques brillantes variations. Un graveur publie aussitôt deux estampes, dont l'une représente l'arrivée de Beaumarchais à SaintLazare ; l'autre le montre « culotte bas, la tête entre les jambes d'un lazariste, prêt à le fouetter avec une poignée de verges qu'il tient à la main ». Tout Paris chante, sur l'air du vaudeville de Figaro :
KGARO. 8
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Un lazariste inflexible, Ennemi de tout repos, Prend un instrument terrible Et t'exerce sur son dos. Par ce châtiment horrible Caron est anéanti ; Paveant maie nati.
Or, messieurs, la tragédie Qui/ VOUS donne en ce moment Va réprimer la manie De cet auteur imprudent. On t'étrille, il peste, il crie Il s'agite tn cent façons : Plaignons-le par des chansons.
Cependant une fraction importante de l'opinion se ravisait bientôt et réfléchissait que dans cet attentat à la liberté individuelle, il y avait quelque chose de plus grave qu'une matière à caricatures et à couplets satiriques. La détention se prolongea cinq jours : c'était assez pour que l'impatience gagnât non seulement la jeunesse, toujours frondeuse, mais bien des gens de sens rassis, qui ne voyaient pas sans indignation un pareil acte d'arbitraire. Un nouvelliste, après avoir raconté l'arrestation et l'emprisonnement de Beaumarchais, écrit : « On se demande si quelqu'un peut répondre de coucher ce soir dans son lit. » Àmault, quoique secrétaire du comte de Provence, compose une ode enflammée contre cet abus de pouvoir. Plus tard, il écrira dans ses Souvenirs : « Chacun se sentait menacé par là, non seulement dans sa liberté, mais dans sa considération. »
Au reste, si Beaumarchais fut délivré le cinquième
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Jour, ce fut malgré lui ; il demandait qu'on lui fit connaître son crime et qu'on lui donnât des juges. Le roi reçut de lui, par l'entremise de Calonne, un Mémoire justificatif où il se lavait, sans trop de peine, de l'accusation de lèsemajesté : « Comparant, écrivait-il, les grands obstacles que j'ai dû vaincre pour faire jouer une faible comédie aux attaques multipliées qu'on dédaigne après le succès, j'ai pris les deux extrêmes de l'échelle comparative, et de même que j'aurais dit : « Après avoir combattu des géants, dois-je marcher sur des pygmées"è » ou tels autres rapprochements figuratifs, j'ai dit :... mais, quand on s'obstinerait à penser qu'il peut exister en France un être assez capitalement fou pour vouloir offenser le roi dans une lettre soumise à la censure et publiée dans un journal, aij e donné jusqu'à présent des marques d'une telle démence, que l'on puisse hasarder sans preuve une pareille accusation contre moi? » Louis XVI trouva le Mémoire raisonnable et modéré; de nombreux amis de Beaumarchais sollicitaient la libération du prisonnier et, une fois la première colère passée, le souverain, qui n'avait rien d'un Tibère ou d'un Caligula, se rendait compte que son geste impulsif avait été malheureux. On rapporte qu'en révoquant la lettre il dit avec un sourire : « Je vois ce que c'est : mon frère s'avise de disputer avec Beaumarchais dans le Journal de Paris. Une autre fois, je ne me mêlerai point de ces querelles littéraires. *
Cependant Beaumarchais, délivré, persistait à demeurer enfermé chez lui. Le comte d'Artois, entretenant le roi de cette affaire lui dit : «Sire, vos sujets seront toujours prêts à faire à Votre Majesté le sacrifice de leurs biens et de leurs vies ; vous avez sur eux la puissance que vous donne le an g suprême ; mais elle ne s'étend point sur leur honneur
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et vous avez flétri celui de Beaumarchais. » Le roi reprit alors très vivement : « Eh! que veut-on que j'y fasse? Ne faudrait-il pas que j'allasse lui demander excuse? »
Ce furent, sinon des excuses, du moins des réparations qu'obtint bel et bien Beaumarchais. Dans son Mémoire, il avait envisagé quatre moyens entre lesquels le roi pouvait choisir pour désavouer l'affront qu'il lui avait fait subir : « 1° une déclaration portant que la maison de SaintLazare est une maison royale, substituée au château de Vincennes ; 2° que le roi daigne lui dire un mot, dans les galeries ou dans les appartements de Versailles ; 3° que Sa Majesté accepte la dédicace d'un ouvrage moral et honnête qu'il aura l'honneur de lui présenter ; 4° enfin que Sa Majesté lui donne une pension quelque modique qu'elle soit, en vertu de laquelle il puisse ajouter à ses titres celui de pensionnaire du roi. »
Nous savons que Louis XVI ne fit pas la déclaration demandée au premier article ; rien n'autorise à croire qu'il ait accordé une pension à l'auteur du Mariage de Figaro ou accepté de lui une dédicace quelconque. Mais il lui accorda beaucoup plus que le mot condescendant prononcé à Versailles. D'abord il lui fit verser une somme de huit cent mille livres qui lui était due comme indemnité pour la perte de sa flotte marchande et sa participation aux affaires d'Amérique ; de plus le contrôleur générai y joint « une lettre très flatteuse, où il lui témoigne combien il est satisfait de ses service*. » Enfin et surtout, la reine organise à Trianon une représentation du Barbier de Séville avec la musique nouvelle de Paësiello, et Beaumarchais est invité à y assister. Le comte d'Artois joue le rôle de Figaro, le comte de Vaudreuil celui d'Almaviva, et la reine en personne incame Rosine. « A coup sûr, écrit Meister, on ne
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pouvait faire à Beaumarchais une réparation plus flatteuse de l'affront qu'il avait reçu. »
Cette fois, le prisonnier de Saint-Lazare a cessé de bouder ; il ne parle plus de s'exiler en Angleterre ni de vendre ses chevaux ; il a lu avec satisfaction la longue liste de ceux qui se sont fait inscrire chez son portier pour le féliciter de son retour. A peine sent-il que l'affaire de SaintLazare est pour lui le premier signe d'un déclin qui va bientôt s'accentuer.
En tout cas, la pièce, elle, n'y aura rien perdu ; depuis le 7 mars l'affiche du Théâtre Français porte inscrite en gros caractères cette mention : « En attendant la 74e représentation de la Folle Journée, suspendue par l'indisposition d'un acteur. » La maladie de Dazincourt, puis le congé de M,le Sainval avaient moins de part à cette suspension que le mécontentement de l'auteur et son désir d'aiguiser l'impatience du public et de faire repartir sa comédie sur une reprise brillante, pour une longue série de représentations. Ce fut cette fameuse soirée du 18 août, où l'on se disputa les places et à laquelle assistèrent tous les ministres. On en comprend mieux maintenant tout l'éclat. L'auteur n'était pas sorti indemne de l'aventure ; mais l'oeuvre n'avait fait qu'y gagner.
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CHAPITRE V
L'EXPLOITATION DU SUCCÈS ADAPTATIONS, TRANSFORMATIONS ET SUITES
Dans les années qui précèdent immédiatement la Révolution, le Mariage de Figaro continue à paraître sur l'affiche de la Comédie Française, à intervalles plus éloignés, Il est vrai ; puis il va conquérir la province et l'étranger Il pourrait bien, à Paris, avoir souffert quelque peu du discrédit que diverses circonstances contribuent à jeter sur son auteur. L'année 1787 semble le trouver au sommet de la gloire : la centième du Mariage de Figaro vient d'être atteinte, fait inouï alors : à cette occasion, on fait courir le couplet suivant :
J'ai vu la centième folie
De celte étrange comédie
Qui fit courir tous nos Français.
Ahl bravo, bravo, Beaumarchais I
Ma foi, d'un mérite si rare
L'on doit attendre que Tarare
Va nom dégoter Figaro.
Ah t Beaumarchais, bravo, bravo l
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On vient de reprendre avec succès Eugénie, qui reporte Beaumarchais de vingt ans en arrière, ou peu s'en faut, et doit attendrir le dramaturge quinquagénaire au moins autant que son sensible public. Tous les provinciaux et étrangers de passage à Paris vont bientôt visiter la fameuse maison qu'il fait édifier non loin de la Bastille, avec son jardin anglais, ses bosquets, ses statues, ses inscriptions, ses oeuvres d'art, et tout ce faste dont il n'est pas niché d'éclabousser ses contemporains.
Mais sous cet éclat apparent la décadence est déjà menaçante. Contre l'attente générale, il a laissé sans réponse les attaques de Mirabeau, dont il a commencé par traiter plaisamment les pamphlets de Mirabelles, mais dont il semble ensuite résigné à recevoir patiemment les pires violences, Lassitude, aspiration au repos, excès de prudence, crainte d une nouvelle mésaventure renouvelée de Saint-Laz«tre? Peut-être y a-t-il un peu de tout cela dans une attitude qui contraste si fort avec les airs dégagés et volontiers batailleurs qu'affecte habituellement le père de Figaro. Puis c'est l'affaire Kornmann, mal engagée pour Beaumarchais. II y avait été entraîné par sa pitié pour une charmante jeune femme que persécutait un mari indigne ; pour pouvoir blanchir cet époux complaisant, cupide et parfaitement ignoble, il fallait noircir non seulement l'amant de Mme Kornmann, Daudet de Jossan, l'ancien lieutenant général de police Lenoir, le prince et la princesse de Nassau-Siegen sur qui il y avait beaucoup à dire, mais surtout l'auteur du Mariage, machinateur de toute l'intrigue. Sans doute les Mémoires qu'il écrit pour sa défense renferment plus d'une page spirituelle et plus d'un argument vigoureux, irréfutable même; mais il n'avait plus l'avantage de l'offensive ; son adversaire,
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l'avocat Bergasse, avait un tempérament vindicatif, une imagination enflammée, une éloquence un peu fumeuse, mai» dont la violence entraînait, sans que son emphase rebutât les lecteurs qui allaient en entendre bien d'autres dans les assemblées révolutionnaires. L'opinion publique, lassée sans doute d'avoir été si longtemps dominée par le même personnage, s'acharne sur celui qu'elle avait, quelque* mois auparavant, porté H haut. Une anecdote citée par les Mémoires secrets témoigne bien de l'état d'esprit du public à son égard : « A une des dernières représentation* du Mariage de Figaro, un particulier qui se trouvait dans une loge se récriait et disait : « Ce Beaumarchais a bien de l'esprit, i II était dans la loge d'à côté et lui dit : . Mais le mot de Monsieur ne vous écorcherait pas la bouche. » Le particulier reprend : Oui, je l'ai dit et je ne m'en dédis pas : Beaumarchais a bien de l'esprit, mais Monsieur de Beaumarchais n'est qu'un sot. » Les libelles anonymes pleuvent sur sa tête, les accusations les plus calomnieuses et les moins vraisemblables trouvent crédit auprès d'une population susceptible et versatile 2 la dernière lancée contre lui, celle d'avoir trempé dans l'accaparement des farines est aisément accueilli ?*, et paraît confirmée par sa fortune trop prompte et sa tri -* somptueuse demeure. Aussi quand, après deux longues années de procédure, le Parlement condamne Bergasse et Kommann et accorde À Beaumarchais des dommages et intérêts, il a beau avoir pour lui le bon droit et le respect de la chose Jugée, il a contre lui l'opinion publique ; et pour l'homme qu'il est, c'est plus grave que tout au monde.
Est-il étonnant que, durant cette période pénible, Beaumarchais n'ait pas beaucoup tenu à voir son nom figurer souvent sur 1 affiche du théâtre? Sans doute, il ne renonce
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ni à son activité naturelle ni à son goût des affaires. Mais il redoute le contact avec la foule : il arrive qu'on jpousse des huées sur son passage ; des affiches injurieuses dont placardées sur sa porte ; un soir même, il est attaqué Kans la rue. Aussi est-ce malgré lui qu'en plein procès n ornmann on a joué Tarare ; cet opéra singulier, dont àous comprenons mal aujourd'hui le succès, a été hué la répétition générale ; mais, acclamé a la première représentation, il a continué de l'être trente-trois fois de suite. Beaumarchais empoche ses droits d'auteur avec une satisfaction où se mêle bien de la mélancolie ; la publicité qu'il a tant cherchée l'offusque et l'effraie maintenant ; c'est par ordre du roi que Tarare a été joué, le 8 juin 1787, et l'auteur a refusé de se présenter au parterre qui le réclamait à grands cris. Six mois après, les spectateurs écoutent encore « avec un silence et une sorte d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'exemple à aucun théâtre *l cette étrange production où les danse» alternent avec les déclamations politiques exprimées en vers rocailleux qui servaient bien peu l'inspiration musicale de Salieri. Malgré cet incontestable succès, Beaumarchais, qui pourtant travaillait déjà à sa Mère coupable, semble bien avoir volontairement espacé les représentations du Mariage de Figaro* ; un contemporain assure qu'en 1788, les comédiens qui faisaient d'assez piètres recettes, en auraient fait volontiers une reprise éclatante et l'auraient affiché souvent de
1. Correspondance de Grimm, décembre 1787.
2. Dès le 4 novembre 1785, il avait demandé inutilement aux Comédiens Français de retirer sa pièce de l'affiche, parce que les dernières recettes étaient tombées au-dessous de mille écus (lettre inédite vendue en févrie.* 1928 a l'Hôtel Drouot et dont M. Louis Latzarus, qui prépare une Vit de Btatmarchal$, a bien voulu me communiquer une copie).
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fort bonne grâce : en fait il ne fut joué que sept fois en 1787, cinq en 1788, trois seulement en 1789.
Mais la province et l'étranger se sont déjà emparés de la pièce nouvelle. Le bruit qu'elle a fait à Paris, les incidents divers qui ont précédé, accompagné et suivi la première représentation, donnent à la comédie de Beaur&rchais un attrait de scandale qui précipite ici, arrête là son introduction au répertoire, mais partout la met au premier plan des préoccupations théâtrales 1. A Lille, en 1785, le gros événement de la saison est la « création » du Mariage de Figaro. On constate, en date du 10 juillet, que * la pièce a fait le plus grand plaisir dans son ensemble ». La même année, en mars vraisemblablement, la troupe, dirigée par Gallier de Saint-Girand, avait fait connaître àa Folle Journée aux habitants de Dijon ; comme elle se .léplaçait sans cesse, et promenait son répertoire à Maçon, d Genève et sans doute à Bourg, il y a tout lieu de croire que Beaumarchais fut applaudi dans ces différente* villes. On trouve la trace de quatre représentations de l'oeuvre nouvelle à Lyon, les 5,6,9 et 13 juillet 1785, sous la direction assez peu prospère "de Hachette de Villiers et de M 116 Destouches, et là comme à Paris, Beaumarchais se taille une jolie réclame en abandonnant ses droits d'auteur au profit des mères nourrices. Rouen voit apparaître le Mariage de Figaro en août 1785, puis en août 1786, peutI.
peutI. est impossible, dans l'état actuel de l'érudition dramatique^ de rassembler une documentation complète sur les représentations, d une pièce en province. Les études sur les théâtres provinciaux sont isolées, fragmentaires et de valeur très inégale. Mon collègue et ami, M. Max Fuchs, qui a pris à tâche de centraliser et de contrôler les uns par [es autres les renseignements concernant les scènes de province au XYlir* siècle, m'a beaucoup aidé dans l'esquisse, bien sommaire encore, que l'entreprends ici.
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être sous les auspices de la Montansier. On voit que les plaisanteries de Beaumarchais bravaient les effets de la canicule.
Dans d'autres parties de la France, des résistances se font sentir. Plus d'un magistrat partage les préventions de Louis XVI contre la comédie h la mode, et son veto triomphe plus aisément que celui du roi, car il n'a pas à vaincre mille intrigues de cour. A Bordeaux, le Parlement déclare la pièce contraire aux moeurs, aux lois, à la religion, et oblige les jurats à en interdire la représentation! A Nancy, les satires de Beaumarchais ravissent les spectateurs et scandalisent les défenseurs de la tradition. Grâce aux savantes recherches de M. Ch. Pfister, nous pouvons nous faire une idée précise de cet état d'esprit qui dut se retrouver dans plus d'une autre ville. En 1785 puis en 1787, on s'étouffe aux représentations de la Folle Journée. La fameuse phrase : « Vous vous êtes donné la peine de naître * provoque des trépignements d'enthousiasme ; on acclame l'acteur Michu après le grand monologue. Mais, pendant ce temps, le curé Chatrian écrit dans son journal : < Nous avions cru qu'on ne jouerait pas cette infâme pièce en Lorraine ; nous nous sommes trompés. Quelques exemplaires ayant été répandus à Nancy par les libraires Mathieu et Bontoux, une fureur merveilleuse s'est emparée des têtes. Les comédiens ont cru pouvoir braver le ministère, et elle a été représentée plusieurs fois au cours de ce carnaval.»
La « fureur merveilleuse ?» ne sévit pas moins hors de France. Sans parler de la Belgique, que les troupes françaises gratifiaient des dernières nouveautés peu après leur apparition, nous voyons en mars 1785 le prince de Galles faire venir à Londres Mole et M 119 Contât, qui jouent le
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Mariage de Figaro avec des personnes de la cour de son Altesse Royale. La pièce ne rut traduite en anglais qu'en 1795, par Thomas Holcroft, sous le titre s The Follles ofa Day, or the Marriage oj Figaro, et représentée la même année, non sans de sérieuses difficultés, au théâtre de Covent-Garden. Cette traduction n'eut pas moins de quatorze rééditions jusqu'en 1834.
On sait avec quelle impatience Catherine II attendait le manuscrit pour donner à la suite du Barbier de Séville le même éclat qu'à la pièce initiale. Une traduction russe de la Folle Journée paraît en 1787. Rhabeck donne une traduction danoise qui sera représentée cinquante-neuf fois de 1786 à 1846. En Suède, D. G. Bjôrn en fournit une autre qui paraîtra vingt-neuf fois de 1792 à 1799.
Après la représentation privée du prince de NassauSiegen, c'est en langue polonaise que les habitants de Varsovie vont voir jouer le chef-d'oeuvre de Beaumarchais. Une affiche spéciale, dont M. Zawritowski reproduit le texte, annonce cette première sensationnelle en excusant les acteurs des Théâtres Nationaux de Sa Majesté de ne l'avoir pas donnée plus tôt : « Cette comédie de M. de Beaumarchais, qui est l'auteur connu de tant d'oeuvres dramatiques nouvelles et spirituelles, paraissait jusqu'ici écrite exclusivement pour la France. Cette opinion s'appuyait sur le fait que, dans cette pièce, beaucoup d'allusions anecdotiques, outre son badinage et la nature de son intrigue, ne pouvaient être saisis que par des spectateurs français. Cependant cet ouvrage a été déjà traduit dans presque toutes les langues et représenté partout : notre théâtre s'est ainsi vu engagé à présenter cette comédie dans notre langue à notre très illustre public. Comme beaucoup d'éditions antérieures étaient falsifiées et offraient un
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texte incomplet et mutilé, où la moitié des pensées et des expressions de l'auteur se trouvaient altérées, nous avons dû attendre une édition conforme au manuscrit de l'auteur lui-même. »
D'autres pays n'avaient pas les mêmes scrupules. Tandis que se multipliaient les éditions françaises 1, il paraissait à Kehl en 1785 une traduction allemande sous le titre : Der lustige Tag oder Figaro's Hochzeit, et cinq autres versions imprimées respectivement à Nuremberg, Leipzig, Munich, Dessau et Berlin. M. J.-J. Olivier signale, dès le 25 mai 1785, une série de représentations du Mariage chez le margrave de Hesse-Cassel. Celle du 15 août est, suivant une habitude chère à Beaumarchais, donnée au profit d'oeuvres de charité. Une version hollandaise de G. Decambon, Hel huoeelik van Figaro paraît à La Haye en 1786.
Quant à l'Autriche, elle allait, cette même année 1786, faire connaissance avec la pièce de Beaumarchais sous la forme toute nouvelle d'un livret italien sur lequel Mozart avait brodé ses plus exquises arabesques musicales.
C'est en effet un peu plus de deux ans après la première représentation du chef-d'oeuvre comique qu'eut lieu - le Ier mai 1786 - celle du chef-d'oeuvre lyrique. Dès juillet 1784, le vénitien Da Ponte, avait pressenti tout ce que Mozart pouvait tirer du scénario de Beaumarchais et offert au compositeur un livret italien, suivant d'assez près l'intrigue de la Folle Journée. Cet empressement est d'autant plus remarquable que l'empereur Joseph II avait interdit de représenter dans ses États la
I. Pour les années 1784-1785, la bibliographie de M. Henri Cordier ne compte pas moins de 14 éditions différentes.
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pièce de Beaumarchais récemment traduite en allemand ; Da Ponte, qui venait de remporter un grand succès comme collaborateur du musicien Vincent Martin y Soler, dans la Cosa rara, avait autant d'habileté pratique que de flair théâtral. Profitant d'une période où l'Opéra de Vienne manquait de bonnes partitions, il alla trouver l'Empereur luimême pour lui soumettre l'idée qu'il avait eue de confier à Mozart la musique du livret qu'il avait tiré de la comédie de Beaumarchais ; cette musique - ou du moins ce que Mozart en avait déjà écrit - était, assurait-il, de toute beauté; les détails subversifs ou scabreux qui avaient amené l'interdiction de l'oeuvre dramatique disparaissaient dans son arrangement. Joseph II n'accorda pas sans hésitation son autorisation et son appui ; Mozart n'était guère apprécié alors que comme symphoniste : l'Empereur n'avait pas beaucoup goûté son Enlèvement au Sérail où il déclarait qu'il y avait « beaucoup trop de notes ». Il se laissa pourtant fléchir par l'insinuante obstination de DaPonte, il finit par lui dire : < Puisqu'il en est ainsi, je me fie à votre bon goût pour la musique et, pour les convenances, à votre habileté. »
Le résultat fut le chef-d'oeuvre que l'on connaît ; il fut l'objet d'importants remaniements postérieurs à l'entrevue entre DaPonte et l'empereur; au cours même des répétitions, Mozart ajouta plusieurs morceaux à sa partition, et ce n'est qu'à la veille de la première représentation -. exactement le 29 avril - qu'il écrivit la fameuse ouverture, synthèse générale de cette oeuvre exquise.
On sait l'admiration presque sans réserves qu'ont professée les plus éminents critiques et, ce qui est plus rare, les plus grands compositeurs pour les Nozze di Figaro, « oeuvre mozartienne par excellence », écrit M. Henri de
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Curzon ; et M. Camille Bellaigue voit dans les transformations de la comédie en opéra un « miracle * que seul Mozart pouvait réaliser. Wagner y voyait le plus parfait modèle de la musique dramatique :« Sur la base bien déterminée de YOpéra'butfa italien, écrit-il, Mozart construisit un édifice d'une perfection si pure, que ce fut avec raison qu'il refusa d'en retrancher une seule note, quand son empereur lui demanda d'y faire des coupures.l »
Le charme inexprimable de ce chef-d'oeuvre, sur qui les atteintes du temps n'ont eu aucune prise, fut bien senti par les interprètes qui, à la dernière répétition, firent une ovation au jeune compositeur ; par les auditeurs aussi, qui acclamèrent l'opéra nouveau, malgré certaines hardiesses qui choquaient alors les oreilles pédantes, malgré les cabales que montaient les jaloux de Mozart - Salicri en particulier - pour entraver l'essor de son oeuvre. A la seconde représentation, les Viennois bissèrent cinq morceaux, à la troisième, sept dont l'un dut être chanté trois fois. Mais ce que ce public pouvait difficilement sentir, c'est la métamorphose que le génie de Mozart a fait subir à la pièce de Beaumarchais ; resserrée en quatre actes, l'intrigue suit pas à pas la comédie originale, simplifiant seulement quelques épisodes, et élaguant ce qui n'est que littérature. Mais l'esprit de l'oeuvre est entièrement modifié, transposé dans un plan supérieur dégagé de tout ce que la verve un peu grosse de Beaumarchais y avait mis de plébéien et de matériel. L'âpre satire y est remplacée par un spirituel badinage, les allusions contemporaines ont fait place à des arabesques musicales d'une légèreté aérienne,
I. Wagner, cité par M. Prodhomme : Moiatl, ta «le et tes «tares, Paris, I9Î5.
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qui ne sont d'aucun temps ni d'aucun pays ; sans rien perdre de sa gaîté, de Son mouvement, toute la partie comique revêt une distinction qui manquait aux éclatantes bouffonneries de la pièce française ; l'amour surtout y prend un tout autre aspect : comme chez Beaumarchais, il domine l'oeuvre entière, il y circule comme un zéphyr qui caresse et qui trouble, il anime tout et met partout la vie ; mais ce qui était désir charnel devient chaste besoin d'aimer ; la sensualité se transforme en tendresse ; les craintes et les émois y prennent un accent suave et pénétrant, grave aussi parfois, qu'ignorait l'ardeur un peu sèche des héros de Beaumarchais. Avez-vous parfois entendu une*) histoire d'amour, une histoire vraie, très passionnée et libre par instants, racontée par une de ces femmes à la grâce suprême, chez qui le feu le plus ardent se cache sous le plus chaste maintien? On sait quelles réalités précises suppose et recouvre le récit ; les lourdes paroles d'un homme le rendraient grossier ; on sait que la narratrice n'est point une créature immatérielle et que, pour elle-même, ces réalités se présentent comme une inéluctable nécessité qui sans doute ne lui déplait point ; mais à force de naturel tranquille, de sérénité souriante, grâce à ce charme indéfinissable où il entre de la tendresse, de la passion contenue, de l'enjouement et de la dignité, elle nous fait tout accepter sans avoir à rougir ni sans que nous jugions décent de rougir pour elle - secret féminin qui est celui de Mozart, et qui explique, comment d'une pièce bourgeoise, satirique, où le désir s'ébat, éclate et parfois grimace, il a fait ce bijou de grâce aristocratique, de gaîté délicate où chante l'amour, le vrai et complet amour dans ce qu'il a de plus tendre et de plus profondI Miracle en effet, dont la renommée de Beaumarchais a bénéficié, mais que sa nature un peu trop
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vulgai.. eût bien été incapable de réaliser, et peut-être même de comprendre I
g^ L'opéra de Mozart ne devait être représenté sur une scène française que plus de vingt ans après, en 1807 ; ce fut, pendant la première moitié du siècle, un des succès les plus soutenus du Théâtre Italien. Mais, auparavant, on en avait donné un de ces arrangements singuliers qu'Emile Bergerat avait coutume de flétrir du nom de tripatouillages. En pleine Terreur, le 20 mars 1793, l'Opéra présentait au public un opéra en cinq actes, où le texte de Beaumarchais était conservé intégralement, sauf les parties correspondant aux airs, duos, trios et choeurs de Mozart, pour lesquelles un nommé Notaris avait écrit des paroles frar. ;aises. La longueur de ce spectacle ne pouvait manquer de rtbuter le public ; il n'obtint que cinq représentations. Cet arrangement bizarre fut pourtant repris, en 1807, à l'Opéra-Comique, sans doute pour faire pièce aux Italiens qui allaient donner l'oeuvre originale quelques semaines après ; en 1818, le Théâtre Feydeau inscrivait cette étrange rapsodie à son répertoire ; à certaines représentations, faute peut-être de posséder trois chanteuses capables de se mesurer avec la musique de Mozart, on confiait - au prix de quels remaniements et de quels contresens 1 - un des deux airs de Chérubin à Suzanne et l'autre à la Corntesse.
Les Noces de Figaro devaient revêtir une forme française décente dans les arrangements, un peu plus respectueux, de Castil-BIazc, de Michel Carré et Jules Barbier, puis de Paul Ferrier, qui, de 1818 à 1928, lui valurent de brillantes séries de représentations, notamment en 1826, 1858, 1872 et 1919. Mais avant 1818 il nous faut encore relever un arrangement des plus étranges ; le Page inconstant, ou
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Honni soit qui mal y pense, ballet héroï-comique, tiré du Mariage de Figaro, par Dauberval, et joué à la Porte-SaintMartin le 28 messidor an XIII ; en 1827, alors que l'oeuvre charmante de Mozart était connue sous sa double forme, on voit surgir un monstre encore plus hétéroclite : Figaro ou le Jour des noces, pièce en trois actes d'après Beaumarchais, Mozart et Rossini, arrangée par Dartois et Blangini. C'est le théâtre des Nouveautés qui eut le front d'offrir au public ce salmigondis.
On n'en continue pas moins d'ailleurs à broder des variations sur la donnée initiale de la Folle Journée, à lui donner des prologues, des suites, des annexes, des transpositions ou des imitations : procédé qui soulageait les auteurs de la peine d'imaginer des types nouveaux, mais ne constituait du moins ni plagiat, ni démarquage irrespectueux, ni attentat littéraire. Après les pièces de ce genre qui ont été citées au chapitre précédent, on continue d'en voir apparaître en nombre presque aussi considérable que dans les premiers mois qui suivirent l'apparition du Mariage de Figaro ; citons par exemple l'Empoisonnement de Figaro, par un auteur de Bordeaux (1785) le Mariage inattendu de Chérubin, par Mme de Gouges, et le Mariage de Fanchette, du même auteur (1786) Le lendemain de Noces ou A quelque chose malheur est bon (1787) le Repentir de Figaro, Figaro de retour à Paris, etc. Parmi ces productions dont la plupart sont médiocres, il faut faire une place à part à la comédie de Martelly, Les deux Figaros, qui fut représentée en décembre 1790 au théâtre du Palais-Royal, ci-devant Variétés Amusantes, dont le répertoire contient plus d'une pièce piquante et curieuse. Elle met en scène Chérubin qui n'est plus un adolescent, puisqu après bien des années de service il a conquis le grade de colonel, et nous le montre
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luttant contre Figaro à qui il emprunte son propre costume, pour empêcher le mariage de la fille du comte Almaviva avec un gentilhomme nommé don Alvar qui n'en veut qu'à sa dot. Comme on le pense bien, la victoire revient à l'aimable Chérubin, qui épouse la jeune fille, mais là n'est pas l'intérêt de la pièce : il réside surtout dans les critiques, souvent très vives, dont Martelly crible l'auteur de la Folle Journée ; il avait pour lui en vouloir d'assez bonnes raisons. Ancien avocat devenu acteur, sans avoir rien perdu pour cela de l'estime de ses confrères, Martelly avait joué le personnage d'Almaviva au théâtre de Bordeaux, et Beaumarchais, mécontent de son interprétation, lui avait déclaré qu'il avait manqué le rôle. « Eh bien, répondit Martelly, si j'ai manqué le rôle, je tâcherai de ne pas manquer la pièce. » Et il se mit à l'ouvrage avec le parti bien arrêté de ne point épargner l'écrivain à qui il n'avait pas eu l'heur de plaire. Non seulement il s'attache à prouver que les ruses de Figaro, assez pauvres en elles-mêmes, n'auraient jamais réussi sans la sottise exagérée du comte Almaviva, mais encore il s'en prend à la personne même de Beaumarchais, à son talent et à son caractère. C'est ainsi que nous voyons, au premier acte, Figaro recevoir deux auteurs dramatiques, dont l'un s'appelle Pedro, et l'autre répond au nom plus expressif de Lopès Plagios. Ils viennent lui demander des sujets de pièces, et ce que nous appellerions aujourd'hui un scénario. Voici ce que leur propose Figaro :
« (A Plagios) 11 vous faut un coup de théâtre? Choquez < la vraisemblance, je réponds du succès \(à Pedro) A vous, . un sujet de comédie, l'arrangement des scènes et le « dialogue? Soyez hardi, armez-vous d'épigrammes, votre « pièce aura cent représentations, »
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Pour imaginer son coup de théâtre, il n'a même pas besoin de connaître la donnée. « Hél qu'importe que le coup de théâtre tienne au sujet, naisse du sujet, pourvu que ce soit un bel et bon coup de théâtre bien étourdissant I *
Puis, parodiant tous les incidents du Mariage de Figaro, il lui propose « une reconnaissance, une fête troublée, un embrasement ». La reconnaissance est d'un effet sûr ; on fait revivre les parents d'un fils unique et orphelin, ils le reconnaissent grâce à un hiéroglyphe au bras,droit, et même, pour corser les faits, un autre au bras gauche.
Quant à Pedro, puisqu'il est indifférent sur le choix entre la comédie de caractère et la comédie d'intrigue, c'est naturellement cette dernière que Figaro lui conseille : « De l'intrigue, seulement bien embrouillée, conduis avec peine, un dénouement forcé, imprévu, c'est ce qu'i faut. 1 Et comme Pedro objecte qu'il a tenu jusqu'ici à imiter Molière et les bons auteurs, Figaro réplique victorieusement : « Voulez-vous réussir? - C'est pour cela que je vous consulte. - Laissez-vous donc conduire, mettez Molière de côté et livrez-vous au nouveau genre. »
Nous sommes au moment où l'impopularité de Beaumarchais atteint son maximum. On sait que la Révolution ne lui fut guère favorable : son goût de la publicité, son faste, les légendes qui couraient sur ses spéculations, avaient exaspéré une opinion publique, prompte à voir partout des suspects. En vain multiplia-t-il les preuves de zèle, rédigeant des mémoires, subissant sans impatience et sollicitant même les perquisitions, répandant les charités et les aumônes : il faillit, à propos d'une affaire assez compliquée d'achat de fusils, payer de sa vie la fâcheuse réputation qu'on lui avait faite. Il connut la prison, l'exil,
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la confiscation de ses biens, et si le 9 thermidor sauva sa famille de la guillotine, lui-même figura jusqu'en 1795 sur la liste des émigrés, et ne put rentrer à Paris qu'après cette date, ayant mené pendant trois ans à Hambourg la vie la plus malheureuse. Pendant cette période si agitée de sa vie, sa renommée d'auteur dramatique n'avait pourtant pas faibli ; le caractère révolutionnaire du Mariage de Figaro en faisait une pièce essentiellement populaire, dans ces jours de première exaltation. A une des représentations de la pièce, en 1790, la voix d'un spectateur substitue au dernier vers du vaudeville final : Tout finit par des chansons, le vers :
Tout finit par des canons.
La salle reprend en choeur ce refrain nouveau que Mercier recommande à tous tes théâtres des départements ; ceuxci, en effet, n'avaient pas manqué de maintenir à leur répertoire une pièce qui convenait si bien à la marche des événements politiques, ou de l'y inscrire lorsqu'elle avait été précédemment interdite. C'est ainsi qu'à Bordeaux, dès février 1789, le Parlement lève la défense qui avait arrêté jusque-là les représentations de la Folle Journée. Un acteur vient annoncer au public que ses camarades mettent à l'étude la « comédie morale de Beaumarchais ». Dans ses Tablettes contemporaines historiques et cryplographiques de l'Ecouteur bordelais, Pierre Bernadau reproche aux magistrats d'avoir « cédé à la populace irréfléchie dans ses prétentions, et effrénée dans ses désirs. » La première représentation eut lieu le 3 mars, et pendant tout le mois, la pièce poursuivit une carrière triomphale, mais fort accidentée, car presque toute» les soirées étaient accom-
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pagnées d'un tapage et d'un détordre que la municipalité était impuissante à réprimer 1.
Le schisme qui se produisit à ce moment dans la troupe de la Comédie Française ne permet pas d'établir pour la période de 1792 à 1799 une statistique exacte du nombre des représentations parisiennes du Mariage de Figaro, mais la popularité de la pièce nous est attestée par un curieux document qu'a découvert Lintilhac. C'est une variante du vaudeville final, plus complète et plus hardie que celle dont il a été fait mention plus haut. Elle introduit patriotiquement le « Ça ira » dans le couplet de Brid'Oison qui prend la forme suivante :
Or, messieurs, c'te comédie Qui n'est plus qu'un passe-temps, Sauf respect, peignait la oie Dec bon peuple en d'autres temps. ' Pour tromper sa maladie, Il chantait tout l'opéra ; Dame!... il n sait plus quce p'tit air là, Ça ira, ça ira ; Il usait plus quce p'tit air là Ça ira, ça ira, ça ira, ça ira. Soit que l'ennemi s'avance ou qu'il fuie ; Oui, ça ira, ça ira, ça ira. Jamais ce beau feu nse refroidira. De tout bon Français c'est là le refrain. Autrefois c'était un pauvre train, Chactm avait sa confrairit,
Point de Patrie, H n'y manquait que cela,
1. Cf. Courtenult. Le Théâtre à Bordeaux tous la Révolution
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Mais ça ira, ça ira, ça ira, Soit que l'ennemi s'avance ou qu'il fuie, Oui ça ira, ça ira, ça ira. Jamais ce beau feu nse refroidira.
Mais la plus singulière transformation que l'on ait fait subir aux personnages du Barbier et du Mariage fut effectuée par Beaumarchais lui-même. C'est au cours des années 1789 et 1790 qu'il composa L'Autre Tartuffe ou La Mère coupable, pièce qu'il intitula d'abord drame d'intrigue, et qui forme, vingt ans après, la suite du Mariage de Figaro. L'ouvrage fut reçu au Théâtre Français en 1791, mais comme les relations entre Beaumarchais et les comédiens privilégiés étaient, à ce moment, assez tendues à cause de la question des droits d'auteur, c'est sur une autre scène nouvellement créée, le Théâtre du Marais, qu'il le fit jouer le 6 juin 1792. L'affluence fut considérable mais souvent houleuse : les trois premiers actes furent écoutés au milieu du bruit et des huées, mais le quatrième déchaîna l'enthousiasme et aida la pièce à se soutenir jusqu'au bout. La critique fut assez peu bienveillante : les Annales louent le dénouement heureux du drame, mais en trouvent le style bas et vulgaiie; La Harpe se livre à une dissection cruelle, après laquelle plus rien d'acceptable ne semble rester de l'ouvrage : « Tout y est faux, évidemment faux, et l'effet n'en est pas seulement froid, mais ridicule et repoussant. » Assurément, l'insuccès primitif de cette pièce était dû en partie aux graves préoccupations du public, que les menées de Cobourg et la perspective de l'invasion inquiétait plus que les tentatives pathétiques de Beaumarchais, et ses rancunes contre l'avocat Bergasse, qu'il met en scène sous le nom à peine déguisé de Bégearss.
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Mais l'idée nous paraît aujourd'hui bien singulière de présenter au public, suivant la définition même de Gudin, non plus « une pièce gaie, une folle journée, mais le tableau d'une famille égarée par un fourbe hypocrite, et recouvrant la paix intérieure par la bonté et la justice de son chef. .> Le Mariage de Figaw ne nous a guère préparés à voir dans le comte Almaviva « un grand seigneur d'une fierté noble et sans orgueil », dans la comtesse une quadragénaire sentencieuse, pleurant sur ses fautes passées, et dans Figaro un vieux serviteur prodigue de tirades bénisseuses, qui conduit l'intrigue d'une main beaucoup moins alerte qu'au temps du château d'Aguas-Fresca«. Suzanne n'est plus la jolie fille, « toujours riante et verdissante », mais « une excellente femme, attachée à sa maîtresse, et revenue des illusions du jeune âge. » L'autre Tartuffe, c'est-à-dire Bégearss, est un traître d'une noirceur épaisse et sans nuances, et si l'amour des deux jeunes héros, le chevalier Léon et Florestine, n'est incestueux qu'en apparence, puisqu'ils sont enfants adultérins de chacun des deux époux, il plane sur cette tendresse quelque chose d'équivoque qui ne laisse pas de causer un certain malaise. Quant au style, il ne ressemble guère à cette source jaillissante de mots d'esprit et d aphorismes satiriques qui nous éblouissent dans le Mariage de Figaro. Qu'on en juge par ce fragment de la scène finale du quatrième acte :
a LE COMTE. - Mais, Figaro, que le fatal secret dont ce moment vient de t'instruire reste enseveli dans ton sein I
FIGARO. - Mon maître, il y a vingt ans qu'il est dans ce sein-là, et dix ans que je travaille à empêcher qu'un
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monstre n'en abuse I Attendez surtout mon retour avant de prendre aucun parti.
LE COMTE. -... Penserait-il à se disculper?
FIGARO. - Il fera tout pour le tenter. (Il tire une lettre de sa poche) ; mais voici le préservatif. Lisez le contenu de cette épouvantable lettre ; le secret de l'enfer est là. Vous me saurez bon gré d'avoir tout fait pour me le procurer... Suzanne 1 des gouttes à ta maîtresse. Tu sais comment je les prépare... Passez-là sur sa chaise longue ; et le plus grand calme autour d'elle. Monsieur, au moins ne recommencez pasl elle s'éteindrait dans nos mains 1
LE COMTE. - ... RecommencerI Je me ferais horreurI
FIGARO. - ... Vous l'entendez, Madame? Le voilà dans son caractèreI et c'est mon maître que j'entendsl Ahl je l'ai toujours dit de lui : la colère, chez les bons coeurs, n'est qu'un besoin pressant de pardonner 1 »
On voit que nous sommes là beaucoup plus près du mélodrame de Pixérécourt que de la comédie alerte, vive et spirituelle à laquelle Beaumarchais doit sa renommée.
Ce ne fut pourtant pas un échec total que cette création de La Mère coupable : quoique jouée très faiblement, la pièce se releva dès la deuxième représentation, et fut donnée 15 fois, du 26 juin au 5 août. Cinq ans plus tard, la troupe de la Comédie Française qui, exilée de la rue Richelieu, s'était installée rue Feydeau, fit à Beaumarchais le grand plaisir de lui demander sa pièce.
L'exécution fut cette fois parfaite et réunit tous les suffrages ; on applaudit tout particulièrement, soit en] 1797, soit à la reprise^'der 1799, Mole, Fleury, Dazincourt,
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Mme Vanhove, Emilie Contât et M 110 Mars. Ce ne fut pas seulement un succès d'auteur, mais un triomphe personnel que Beaumarchais put savourer à la représentation du 5 mai 1797, où, acclamé par toute l'assistance, il dut paraître sur le théâtre, entre Mole, Fleury et M,Ie Contât, et recevoir du public versatile et souvent ingrat, des acclamations presque aussi vives que celles qui firent dire à Voltaire en 1778, à la sixième représentation ô'Irène : « Vous voulez donc me voir mourir de plaisir? »
Les contemporains et même la première moitié du XIXe siècle jugèrent d'ailleurs La Mère coupable beaucoup plus favorablement que nous ; on a publié des lettres extrêmement élogieuscs de Roederer qui déclare n'avoir jamais versé de plus douces larmes, et de Grétry qui projetait de mettre en musique le sombre drame de Beaumarchais. La Mère coupable devait rester au répertoire jusqu'en 1850, et obtenir en tout, à la Comédie Française 114 représentations, dont 21 à la reprise de 1849. Jean-Jacques Weiss écrira encore en 1884 que Beaumarchais est, tout compte fait, « l'un des grands hommes de notre pays ; sa trilogie est une des grandes oeuvres de notre littérature. La trilogie de Beaumarchais comprend, avec un drame qui n'est point à mépriser, deux comédies maîtresses qui ont fait révolution dans l'art et dans l'État. »
Au moment de terminer sa carrière, Beaumarchais ne semble pas douter que sa dernière pièce ne complète parfaitement sa trilogie, et il n'en est pas médiocrement satisfait. Dans la préface intitulée : Quelque* mots sur ta Mère coupable, qui précède l'édition de 1799, l'auteur après avoir désavoué les deux éditions subreptices de 1797, se prodigue à lui-même I encenn, avec une parfaite désinvolture : « Les hommes^de lettres qui se sont voués
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au théâtre, en examinant cette pièce, pourront y démêler une intrigue de comédie, fondue dans le pathétique d'un drame. » Il est fort heureux d'avoir ainsi fondu deux genres dont chacun avait contribué à sa réputation dramatique ; il expose ainsi son dessein : « J'ai donc pensé, avec les comédiens, que nous pouvions dire au public : Après avoir bien ri, le premitr jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du comte Almaviva, laquelle est à peu près celle de tous let hommes ; après avoir, le second jour, gaîment considéré, dan* la Folie Journée, les fautes de son âge viril, et qui sont souvent les nôtres : venez vous convaincre avec nous, par le tableau de sa vieillesse, et voyant La Mère coupable, que tout homme qui n'est pas né un épouvantable méchant finit toujours par être bon, quand l'âge des passions s'éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d'être père! C'est le but moral de la pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ses détails feront ressortir. » Et il termine par cette profession de foi d'une gravité un peu mélancolique, à laquelle il ne nous a pas habitués : « 0 mes concitoyens, vous à qui j'offre cet essai, s'il vous paraît faible ou manqué, critiquezle, mai) sans m'injuri \ Lorsque je fis mes autres pièces, on m'outragea longtemps pour avoir osé mettre au théâtre ce jeune Figaro que vous avez aimé depui<*. J'étaÎ3 jeune aussi, j'en riais. En vieillissant l'esprit s'attriste, le caractère se rembrunit. J'ai beau faire, je ne ris plus quand un méchant ou un fripon insulte ma personne, à l'occasion de mes ouvrages : on n'est pas maître de cela.
« Critiquez la pièce ; fort bien. Si l'auteur est trop vieux pour en tirer du fruit, votre leçon peut profiter à d'autres. L'injure ne profite à personne, et même elle n'est pas de bon goût. On peut offrir cette remarque à une nation
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renommée par son ancienne politesse, qui la faisait servir de modèle en ce point, comme elle est encore aujourd'hui celui de la haute vaillance. »
Malgré les illusions qu'il a pu se faire sur la valeur d'un épilogue qui est fort loin de valoir les deux premières parties de la trilogie, il ne nous déplaît pas de laisser ainsi, à la veille de sa mort qui devait avoir lieu le 18 mai 1799, l'auteur du Mariage de Figaro contempler avec une sérénité apaisée l'ensemble de son oeuvre dramatique, qui avait affronté le public au milieu des plus violentes tempêtes et des péripéties les plus imprévues.
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CHAPITRE VI
XIXe ET XXe SIÈCLES L'ACTUALITÉ DU MARIAGE DE FIGARO
Le succès du Mariage de Figaro était loin d'être épuisé avec la mort de son auteur ; nous avons des témoignages précis de cette réussite matérielle dans les dix premières années du XIXe siècle ; c'est à cette époque que, conformément à la législation en cours, cessait la perception des droits d'auteur, portée depuis à cinquante ans après le décès. Les comptes de liquidation de la succession de Beaumarchais comportent une note de Framery, chargé de la perception de ses droits ; ceux-ci s'élèvent pour les dix années de 1799 à 1809 à la somme de 37.007 francs 22 centimes, ce qui, eu égard au pouvoir d'achat de l'or à cette date, constitue un total qui n'est pas négligeable.
Tout le long du XIXe siècle, et plus encore dans la première partie du XXe, le Mariage de Figaro a été représenté soit au Théâtre Français, soit au théâtre de l'Odéon, soit sur des scènes de province. Le retevé des représentations à la Comédie Française accuse assurément de grandes inégalités ; c'est ainsi que la pièce est assez délaissée dans les premières années de l'Empire, mais elle obtient un regain de faveur en 1810, avec quinze
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représentations; elle disparaît du répertoire de 1822 à 1826, mais n'est pas jouée moins de vingt-sept fois en 1828; sous le second Empire, dans la période de 1851 à 1870, la pièce figure plus de deux cents fois sur l'affiche, ce qui fait une dizaine de représentations annuelles. Actuellement, elle est jouée de cinq à huit fois par an, à la fin de 1927, elle avait atteint 867 représentations (pour la Comédie Française), dépassée de peu par le Barbier de Séville, qui en était à la 879e. Ce sont des chiffres plus qu'honorables, si l'on songe qu'avec un siècle de plus, certaines pièces de Molière, de Corneille et de Racine, ne parviennent pas au même nombre (Le Bourgeois Gentil' homme : 595 ; Horace : 705 ; Britannicus : 825). Les pièces très populaires le surpassent de beaucoup (Tartuffe : 2.234 ; Le Médecin malgré lui : 1.757 ; Le Misantrope : 1.349 ; Les Femmes savantes : 1.322 ;LeCid: 1.087 ; Phèdre : 1.113). Mais Beaumarchais dépasse sensiblement Marivaux : (Le jeu de l'Amour et du Hasarda 828) et les plus grands succès du théâtre romantique (Hemani : 800 ; Ruy Bios : 544 ; On ne badine pas avec Vamour : 380).
La faveur du public n'a donc pas cessé d'accompagner la comédie si vivante, si animée et si spirituelle de Beaumarchais, qui a pourtant contre elle le gros désavantage d'occuper une soirée toute entière, et de nécessiter un grand déploiement de spectacle. Il s'en faut d'ailleurs qu elle ait toujours été offerte au public dans son intégrité, et que l'opinion de la critique ait toujours été en accord avec celle des spectateurs.
On ne s'étonnera pas que sous l'Empire et la Restauration, certains des passages les plus audacieux aient été modifiés ou supprimés ; tantôt c'est un scrupule de bienséance qui fait amputer la fameuse boutade : « Boire sans
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soif et faire l'amour en tout temps, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes ». Le plus souvent, ce sont des hardiesses politiques ou sociales qui mettent en mouvement Us ciseaux de la censure. Au troisième acte, la tirade pleine de verve où Figaro définit la politique : * Feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir ce qu'on ignore, etc. » disparait sous Napoléon, mais cette suppression donne lieu à des manifestations à la reprise de 1820. Un témoin oculaire rapporte ainsi l'incident :
« Au troisième acte, à la fin de la cinquième scène, on s'est aperçu d'une omission : Figaro, après avoir expliqué au comte Almavivc 1 par quels moyens on s'avance dans les bureaux, esquive le définition de la politique. Quelques voix s'élèvent pour réclamer le passage retranché, mais elles n'empêchent pas l'acteur Cartigny, chargé du rôle de Figaro, de quitter la scène. Damas, qui remplissait le rôle du comte, obtient un moment de silence, et dit : « Nous jouons la pièce telle qu'elle est approuvée. » Le morceau retranché I reprend-on de toutes parts... on le dit à l'Odéon. Cartigny revient et s'excuse sur ce qu'il n'a point appris le passage qu'on demande. - Lisez, lisez. Et Figaro, hésitant encore, est enfin obligé de prendre le livre des mains du souffleur, et après s'être recordé avec le comte, il reprend ici la scène :
« De l'esprit pour avancer? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant ; et l'on arrive à tout.
LE COMTE. - ... Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique.
FIGARO. - Je U sais.
LE COMTE. - Comme l'anglais, le fond de la langue!
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FIGARO. - Oui, s'il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore ; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point ; s'en' fermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n'est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions, et pensionner des traîtres... Ici, des applaudissements redoublés interrompent l'acteur ; il est obligé de répéter ces mots : « Répandre des espions et pensionner des traîtres » ; et continue : « Amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d'ennoblir la pauvreté des moyens par l'importance des objets ; voilà toute la politique, ou je meursl »
En revanche, le grand monologue du cinquième acte resta considérablement allégé : si le gouvernement de Louis XVIII consentit à rétablir la phrase : « Il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. » 11 continua de sacrifier celle-ci : « Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu'ils ignorent? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche. » On comprend moins bien quelles susceptibilités purent éveiller le passage où Figaro devient « banquier de pharaon », et la méditation philosophique de la fin : « Encore, je dis ma gaîté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnue?, puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous tes goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre... > Toujours est-il qu'ils ne trouvèrent grâce ni l'un ni l'autre devant les censeurs impériaux et royaux ; ainsi délesté,
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le monologue était à coup sûr moins encombrant, mais il perdait une grande partie de ses pointes les plus acérées. Le vaudeville final se voyait lui-même abrégé de trois couplets : celui qui opposait l'immortalité de Voltaire au déclin de la monarchie, celui qui déclarait avec quelque impertinence que :
... le fils d'un butor Vaut souvent son pesant d'or.
et enfin le célèbre couplet final. Il eût peut-être été sage de le laisser s'imprimer dans l'esprit du peuple parisien, qui devait démentir peu de temps après le vers ironique et consolant :
Tout finit par des chansons.
C'est moyennant ces modifications que la pièce de Beaumarchais put être représentée non seulement dans la salie de la Comédie Française, aussi bien aux Tuileries qu'à l'Elysée et à Saint-Cloud, Fontainebleau ou la Malmaison. De même, nous voyons en 1818, le théâtre d'Angers annoncer une représentation du Mariage de Figaro, « d'après le texte approuvé pour le Théâtre Français et l'Odéon, en se conformant aux corrections qui ont été faites. »
Tout naturellement, après la Révolution de 1830, ce furent, bien au contraire, des couplets inédits en l'honneur du nouveau régime qui vinrent s'ajouter au vaudeville.
La popularité de la pièce nous est encore attestée par les imitations et les suites, à peine moins nombreuses
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que dans la période précédente. Citons notamment le Fils de Figaro, comédie vaudeville de Burat et Masselin (Ambigu, \Wb), Figaro en prison, de Lesguillon et Monrose, qui eut les honneurs du Théâtre Français ; la Fills de Figaro, comédie vaudeville de Melesville (Palais Royal, 1843) ; traduite en suédois, cette pièce fut jouée 6Îx fois au petit théâtre de Stockholm, en 1847, alors que continuait de triompher la traduction de Bjôm, jouée soixanteseize fois de 1799 à 1840.
Dans toute cette première partie du siècle, l'opinion du public était loin de concorder avec celle de la critique : un chroniqueur de 1810 constate le succès d'une représentation du Mariage de Figaro, beaucoup plus fructueuse que les soirées précédentes à la Comédie Française ; il trouve à cela deux raisons, « la première, c'est qu'elle présentait une réunion d'artistes que le public se plait toujours à revoir, la seconde : on jouait le Mariage de Figaro. On sait que le goût du public s'est déclaré depuis longtemps en faveur du mélange de comique et de bouffonnerie, de traits épigrammatiques et de trivialités, de hardiesse, de gaîté vive, d'esprit et d'immoralité, qui compose cette monstrueuse conception dramatique. »
C'est avec le même dépit et le même dédain pour l'opinion du parterre, que Geoffroy, qui tint pendant si longtemps le sceptre de la critique, s'exprime sur la pièce de Beaumarchais ; il écrivait en 1800 : « Quoique la Révolution ait enlevé à cet ouvrage une partie des allusions piquantes qui en faisaient le mérite, c'est encore un assez ample magasin de sornettes pour que la reprise en soit très courue. Le succès fou du Mariage de Figaro prouve que cette production avait de quoi exciter l'enthousiasme des sots qui partout sont toujours dans une immense
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majorité. Rarement les chefs-d'oeuvre produisent une aussi grande sensation, les meilleures pièces de Molière et de Racine n'attirèrent jamais la foule comme les farces de Scarron. Janol et Madame Angot font les seules pièces qui puissent balancer la gloire de Figaro. » Deux ans après, il déclare que « le succès du Mariage de Figaro est le plus grand scandale de ce temps. » Il raille les plaintes des philosophes contre la prétendue tyrannie dont la représentation de la Folle Journée prouve l'inexistence, et se réjouit de voir retrancher, au moment où il écrit, les réflexions les plus hardies du monologue, qu'il traite de « déclamations vaines et dangereuses. »
Après 1830, la censure se montre généralement plus libérale ; les audaces du romantisme lui donnent fort à faire, et le caractère d'actualité que revêtent les tirades enflammées des héros d'Hugo contre le? rois et les prêtres, les rend beaucoup plus dangereuses que les boutades de Figaro ; pourtant, dans ces quarante années où triomphe l'esprit bourgeois, toute une portion de la critique se met au service des préjugés les plus timorés et du pharisaîsme le plus étroit, pour combattre non seulement les innovations du jour, mais les hardiesses de la veille ou de 1 avant-veille. Aussi bien sous Louis-Philippe que sous Napoléon III, le divorce persiste entre les conceptions des milieux artistiques et celles du français moyen qui garnit les salles de théâtre et qui trouve d'ardents interprètes dans la presse : il n'a jamais manqué de journalistes pour prendre la défense des timidités, des routines et des incompréhensions bourgeoises contre les littérateurs coupables de rester franchement eux-mêmes, et de braver les traditions consacrées. Durant toute cette période, le roi du théâtre est Scribe, et après lui Emile
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Augier, plus mesuré et moins hardi qu'Alexandre Dumas, dont les théories osées et les brutalités d'expression effraient. Il faut se replacer dans cet état d'esprit pour lire sans trop de stupéfaction les lignes suivantes qu'écrivait Jules Janin, en 1842, dans un article destiné à l'£ncyclopédie du XIXe sUcle, et qui auraient dû, par conséquent, être aussi objectives que possible : « De toute la renommée, disons mieux de tout le tapage qu'a fait cet homme, que resle-t-il? A peine quelques longues comédies licencieuses, toutes ridées et qui maintenant font mal à voir, comme le vice quand il est devenu pauvre et vieux, et qu'il n'a plus d'asile que le grabat d'un hôpital... Beaumarchais n'est plus représenté aujourd'hui que par une vieille femme, cidevant la comtesse Almaviva, une domestique égrillarde et mal élevée, nommée Suzanne, et un gros homme, ratatiné et grisonnant, nommé Figaro, mauvais faiseur d'affaires qui n'a aucun crédit sur la place, et qui vit au jour le jour en revendant de vieux habits. Tel est le bagage intellectuel, philosophique et moral d'un homme qui a bouleversé autant de choses que Voltaire, qui a fait peut-être plus de bruit que Voltaire, c'est-à-dire qui en a fait beaucoup trop. » Le pauvre Jules Janin qui, peut-être par prudence, oublie Bazile dans son énumération, était bien hasardeux dans son appréciation et ses prophéties : qui, aujourd'hui, est le plus ridé, le plus pauvre et le plus vieux du Mariage de Figaro ou bien de L'Ane i tort et la Femme ressuscitée? Quelle prose nous paraît la plus démodée, celle du prétentieux critique ou celle de l'auteur comique dont un siècle et demi n'a pas éteint la verve, ni fané le style ?
Dix ans après, Sainte-Beuve, dans une série de trois articles, recueillis au tome VI des Lundis, se montre, et l'on rie s'en étonnera point, singulièrement plus équitable et
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plus perspicace ; il fait ses réserves sur certains côtés du personnage de Figaro : il le définit très objectivement, et avec beaucoup d'exactitude. « Figaro est comme le professeur qui a enseigné systématiquement, je ne dirai pas à la bourgeoisie, mais aux parvenus et aux prétendants de toutes classes, l'insolence. » Mais il voit en Chérubin « une création exquise et enchanteresse » ; il préfère de beaucoup les trois premiers actes aux deux derniers, mais il trouve jusqu'à la fin « de délicieux détails ». 11 ne se laisse pa* prendre à la prétendue moralité finale, et discerne tout ce qu'il y aveit de révolutionnaire dans la pièce, . où la société entière était traduite en mascarade et en déshabillé, comme dans un carnaval de Directoire. » Et il conclut avec beaucoup de sagesse : « Je n'assurerais pas que Beaumarchais en ait senti lui-même toute la portée ; je l'ai dit, il était entraîné par le courant de son siècle, et s'il lui arriva d'en accélérer le cours, il ne le domina jamais entièrement. » Il est très curieux de constater combien les événements publics peuvent modifier les réactions des spectateurs, devant cette pièce où tant d'allusions sont applicables, avec quelques légers changements, à des époques très différentes. Un feuilleton deSarcey, datant d'octobre 1871, nous rend compte des impressions produites par la reprise du Mariage de Figaro aussitôt après la guerre. La pièce n'avait jamais, à vrai dire, quitté le répertoire, elle avait toujours séduit particulièrement le public du dimanche. « J'étais, écrit Sarcey, bien aise de voir si l'effet du Mariage de Figaro serait le même sur un public qui vient d'échapper aux horreurs de la Commune, qu'il était jadis sur la bourgeoisie frondeuse des dernières années de l'Empire. Bien que le temps ait émoussé nombre de ses traits, le Mariage de Figaro n'en est pas moins resté une pièce révolution-
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naire. Geoffroy, l'ancien critique des Débats, remarquait déjà de son temps que le succès en était plus ou moins vif selon que les circonstances étaient ou rendaient au dialogue de son actualité.
« J'ai pu vérifier moi-même la justesse de cette observation. Les mots à remporte-pièce de Figaro sont tombés cette fois comme ces flèches dont parle Virgile, qui sont désarmées de leurs pointes et ne portent point coup. La phrase même, la phrase célèbre et toujours acclamée de 1858 à 1870, sur les petits hommes qui ont peur des petits écrits, n'a été saluée au passage que par les traditionnels bravos d'une maigre claque. On a comme un instinct vague que le moment n'est plus de rire des Figaros. Ce sont eux qui ont fait la Commune, par haine de toutes les supériorités sociales. Us n'ont plus la gaîté ni l'esprit toujours alerte de leur patron. Ils ont gardé son goût d'égalité, et sa rage de tout mettre en discussion. Il n'y en a pas un qui ne s'écrie : « Qu'ont-ils fait ces bourgeois? Us se sont donné la peine de naître, tandis que moi, morbleu!... »
« Ahl s'il lui était permis de voir ses successeurs I il n'aurait plus tant de coeur à rirel Et c'est pour cela peutêtre qu'on ne riait plus trop dans la salle... C'est le malheur des drames qui touchent à la politique de subir ainsi les flux et les reflux de l'opinion. Une révolution qui arrive, et voilà une pièce qui allait aux nues la veille, démodée pour cinquante ans Molière, lui, est toujours actuel, car il n'a raillé que les travers éternels de l'esprit humain. » Dans la suite de son article, Sarcey témoigne de beaucoup d'humeur et de quelque injustice à l'égard de l'intrigue dont il dénonce l'invraisemblance, les absurdités, les complications inutiles.
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A coup sûr, sa prédiction ne s'est pas réalisée, et plus de cinquante ans après son article, la pièce, bien loin d'être démodée, n'a fait que croître dans la faveur du public. Chaque époque y a trouvé, et souvent y a mis, quelque chose qui correspondait plus particulièrement à ses préoccupations. Ainsi dans les vingt premières années de la troisième République, ce qui plaisait le plus aux spectateurs, c'était'précisément ce que Sarccy y trouvait de désuet, de déplaisant et même parfois de pénible ; c'est-à-dire les revendications anciennes d'une démocratie désormais triomphante. La critique reprochait à l'un des plus illustres interprètes du rôle de Figaro, Coquelin aîné, d'assombrir la pièce en voulant en accentuer la portée sociale : ? M. Coquelin, écrit Louis Gandérax à la fin de 1881, s'était mis en tête à la fois de rembrunir Beaumarchais comme tel de ses camarades avait rembruni Molière, et de manifester son adhésion au gouvernement de la République. M. Coquelin n'était plus un comédien vulgaire : il se posait du même coup en abstracteur de quintessence et en confesseur de la foi, de cette foi révolutionnaire qui fait les Talma et aussi les Collot d'Herbois. » De même Sarcey lui en veut d'avoir fait de son personnage . le héraut des revendications sociales, le porte-parole de la révolution future », et il s'écrie : « Mais non, mais non, Figaro était avant tout un drôle de belle humeur, et il ne doit y avoir autour de lui que des visages allègres. Il faut que cette Folle Journée soit emportée dans un tourbillon de gaîté. »
Aujourd'hui, les surenchèies démagogiques nous font paraître bien pâles certaines déclarations de l'insolent barbier ; nous goûtons davantage la gaîté qui anime toute l'intrigue et ce parfum XVIIIe siècle un peu équivoque, mais
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beaucoup moins brutal et moins pervers que celui qui règne dans la plupart de nos comédies contemporaines.
L'interprétation se ressent naturellement des préoccupations du public ; parfois même elle les accentue ou va jusqu'à les créer, l'exemple de Coquelin en est la preuve. Il faudrait tout un volume pour étudier en détail la physionomie que chaque artiste célèbre a imprimée aux différents p'.rsonnages. Le chroniqueur de 1810 admire l'élégance de Damas, il loue Mile Leverd de son aimable talent, et, ce qui nom surprend un peu, de sa force comique dans le rôle de la Comtesse. Mn° Mars lui paraît naturellement une Suzanne spirituelle, vive et gaie ; elle 1 était encore, avec vingt-huit années de plus, lorsque Théophile Gautier rendit compte d'une représentation au bénéfice de Fanny Elssler. Ce jour-là, le rôle de la Comtesse était tenu par Mlle Rose Dupuis, et celui du page par Mm 0 Cinti-Damoreau. A propos de cette dernière interprète, Gautier qui ne manquait ni de goût littéraire, ni, quoiqu'on ait prétendu, de goût musical, écrivait : « Mme Cinti-Damoreau qui a depuis longtemps une réputation bien méritée de belle personne, a fait voir, en revêtant le costume de Chérubin, que les trois-quarts de la beauté des femme? dépendent de leurs jupe», de leurs dentelles et de leurs atours, et que leur principal mérite consiste à n'être point des hommes. Ce travestissement, qui paraît réjouir beaucoup les vieillards de l'orchestre, grands amateurs de pantalons collants, nous a toujours paru inconvenant et désagréable. Pourquoi ne pas faire remplir ce rôle par un très jeune homme?
« Mme Damoreau a chanté, avec sa perfection accoutumée, un grand air de Mozart, auquel, tout beau qu'il est, nous aurions préféré la simple romance : « J'avais une marraine... »
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Il termine son compte rendu par ces lignes acérées : « Le Mariage de Figaro n'a présenté rien de remarquable, si ce n'est qu'avec la somme d'années formée par l'âge des trois actrices, l'on aurait facilement remonté aux rois Chronos et Xixouthros, contemporains et témoins du déluge. . Ce reproche a pu être plus d'une fois adressé aux représentations de la Comédie Française. Sans aller jusqu'aux évocations archéologiques du bon Théo, on peut regretter que l'âge ajouté des trois personnages féminins, que Beaumarchais rêvait si jeunes et si pimpants, ait dépassé, dans plus d'un programme récent, un siècle et demi ; le record des deux siècles n'a pourtant jamais été atteint à ma connaissance.
Le rôle de Chérubin a tenté un grand nombre de jeunes actrices, et même de moins jeunes ; il est arrivé souvent, à la Comédie Française surtout, que l'allure du petit page n'avait rien des grâces de l'adolescence. Deux ou trois fois seulement, le personnage a été confié à de tout jeunes hommes ; cette épreuve n'a pu être que fort rarement tentée, car le délai est bien court pendant lequel un débutant masculin est assez jeune pour représenter Chérubin sans trop de virilité, et assez expérimenté pour tenir la scène. Dans les récentes tentatives faites en 1921 au VieuxColombier, avec Julien Carette et cinq ans après à la Comédie Française, avec Jean Weber, l'avis de la critique a été fort partagé, et l'on a généralement regretté le travesti.
Les autres rôles exigent également des qualités complexes qui ne se sont pas toujours rencontrées chez tous les interprètes : on a vu les réserves que formulaient Sarcey et Gandérax sur la conception de Coquelin ; il avait pourtant marqué le rôle d'une forte empreinte. Après lui,
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Georges Berr, par sa science de la diction, son art scénique, faisait oublier qu'il lui manquait une partie des dons physiques nécessaires au personnage. M. André Brunot, titulaire actuel du rôle, a toute la prestance voulue, avec beaucoup de verve, d'autorité et de gaîté. Un des meilleurs Figaro que nous ayons possédés durant ce dernier quart de siècle était Coste, qui joua le rôle à l'Odéon un nombre considérable de fois ; il en avait bien pénétré le caractère général et toutes les nuances. Le grand écueil pour ce personnage, comme pour celui de Chérubin, c'est l'âge de l'acteur : il est rare qu'un comédien assez mûri pour détailler le monologue et en supporter l'écrasante longueur sans essoufflement, soit encore assez jeune pour donner l'illusion du joyeux et trépidant barbier. .
11 serait cruel d'énumérer tous les comtes et les comtesses qui ont manqué de la distinction nécessaire à de pareils rôles. Malgré le mérite de plusieurs des interprètes successifs d'Almaviva, il ne semble pas que le charme et l'élégance aristocratique de Delaunay se soient jamais retrouvés au même degré chez aucun d'entre eux. On sait combien Mua Cécile Sorel sait incarner les grâces hautaines des grandes dames de l'ancien régime. A côté d'elle, MUe Berthe Cemy joue depuis longtemps, avec la même sûreté de tradition et la même finesse, le rôle de Suzanne, où se sont illustrées avant elle tant de charmantes comédiennes. Cette distribution, à laquelle se joignait Mtle Marie Leconte 1, dans le rôle de Chérubin, aujourd'hui confié à Mlle Berthe Bovy, était égale, il y a quelques années, aux meilleures que l'on ait pu connaître. A l'heure actuelle,
F? I. M"* M. Leconte a joué Chérubin de 1904 à 1919, et a pris le rôle de Suzanne a cette date.
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les critiques les plus fidèles à la traditionnelle galanterie française sont bien obligés de reconnaître que la disproportion entre l'âge des personnages et celui des interprètes, atteint et dépasse même le point maximum. D'autre part, la jeune troupe n'a pas encore fourni des remplaçants capables de faire oublier l'autorité et le charme de ces sociétaires tant de fois acclamés. Des rôles comme celui de Brid'Oison, Marceline et Bazile ont généralement tenté beaucoup de comédiens ; il est relativement facile d'y mettre un relief et une composition originale, et les dessous en sont beaucoup moins complexes que ceux des personnages principaux. Thiron a laissé des souvenirs impérissables dans Brid'Oison ; à l'Odéon, M. La Roche a longtemps tenu, avec un tact supérieur et un juste sentiment de la mesure, ce rôle qu'il est trop aisé de faire tomber dans la charge.
Le rôle de Marceline, un des plus variés et des plus amusants de l'emploi des duègnes, a fourni à plus d'une artiste au talent éprouvé, l'occasion de parcourir la gamme des nuances qui vont des prétentions grotesques jusqu'à l'indignation ou l'attendrissement. Le Bazile du Mariage est beaucoup moins important et moins riche en effets que celui du Barbier. Il a été tenu au Théâtre Français, tantôt avec éclat, tantôt avec correction, par toute une série de consciencieux artistes. En compulsant les archives de l'Odéon, j'ai eu la surprise de le voir attribuer à divers comédiens, qui ont fait depuis de brillantes carrières dans des genres tout différents, notamment l'opérette... et le cinéma.
11 serait injuste en effet, d'oublier que le Mariage de Figaro fait partie du répertoire de l'Odéon, comme de celui du Français et qu'il n'y a pas été joué moins souvent :
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c'est une des pièces qui ont figuré le plus fréquemment sur l'affiche aux matinées classiques du jeudi, et que les conférenciers attitrés du second Théâtre Français ont le plus volontiers commentée, devant un auditoire qui était jadis fort attentif. Sous les différentes directions qui se sont succédées de Porel à MM. Gémier et Abram, de 1888 à 1919, les conférences ont été faites par MM. Larroumet, Sarcey, Chantavoine, Brunetière, Lacour, Bernardin, Jules Renard, Abel Hermant, Félix Gaiffe, Léo Claretie, Paul Berret. La conférence de Brunetière est restée justement célèbre et figure dans ses Epoques du Théâtre Français.
C'est à l'auteur de ces lignes que M. Paul Gavault confie, en 1915, la causerie destinée à présenter l'oeuvre de Beaumarchais à un public en proie à de beaucoup plus graves préoccupations. J'ai conservé de cette matinée le souvenir d'une jeunesse très vibrante, qui applaudit avec un singulier entrain les parties les plus hardies du rôle de Figaro. On se demandait si la censure, qui avait prononcé des exclusions et pratiqué des coupes assez brutales, même dans des oeuvres classiques, laisserait passer dans son entier ce texte qui donnait lieu à plus d'une application contemporaine. Elle se montra libérale cette fois, et n'en fut que médiocrement récompensée, car les passages du monologue relatifs aux exigences des censeurs furent salués d'un tonnerre d'applaudissements qui faillit empêcher l'excellent Coste de retrouver la suite de sa tirade...
Une représentation du 8 août 1918, pour les débuts de M,le Nadine Picard dans le rôle de Suzanne, mérite une mention spéciale : le registre de l'Odéon porte, à côté du chiffre des recettes, assez honorable, cette indication : « Le bombardement par pièces à longue portée a repris. »
Trois soirées se détachent de l'ensemble des nombreuses
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représentations où le Mariage de Figaro a occupé l'affiche ; ce sont d'abord les deux galas consacrés par la Comédie Française et l'Odéon, les 27 et 28 avril 1884, à la célébration du centenaire de la première représentation de la Folle Journée. La distribution du Français était étincelante, Avec Coquelin, Delaunay, Thiron, Mmeî Barretta, Tholer, Rosa Bruck et Jouasain. Celle de l'Odéon était naturellement plus terne ; c'était pourtant Porel lui-même qui s'était chargé du rôle de Figaro. Deux à-propos en vers, l'un de Paul Delair et l'autre d'Emile Moreau célébraient, suivant les rites habituels, la gloire de Beaumarchais.
Le 30 septembre 1919, le théâtre de l'Odéon fêtait le centenaire de l'inauguration de la salie actuelle, reconstruite après l'incendie de 1818. Le Mariage de Figaro avait été choisi pour cette soirée, donnée entièrement sur invitations. Interprétation très brillante (Coste, Lamy, Desmoulins, Maxudian, Berthier, Barancey, Mme* G. Picard, Talour, Courtal et, dans le rôle de Chérubin, une charmante débutante, MHe Ponzio, qui récita un à-propos de Miguel Zamacoïs). Est-ce un effet de la puissance révolutionnaire de la pièce de Beaumarchais? Le lendemain de cette sensationnelle soirée, éclata une grève des machinistes qui interrompit les spectacles pendant une semaine entière.
Il ne faut pas oublier l'interprétation très vivante et très rajeunie qui fut donnée en 1921 au Vieux-Colombier. La plupart des artistes, alors presque débutants, à qui les rôles principaux furent confiés, ont fait depuis de brillantes carrières. Le Comte et la Comtesse étaient joués par Paul OEttly et Mmê Blanche Albane, Figaro par Georges Vitray, Suzanne par Valentine Tessier, Marceline par Gina Barbieri, Brid'Oison par Albert Savry, Bazile par Jean
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Galland, Bartholo par Romain Bouquet, Antonio par André Bacqué, Fanchette par Jacqueline Ferney, et, comme je l'ai dit plus haut, Chérubin par Julien Carette. La critique fut généralement très favorable à l'effort réalisé sous l'impulsion si intelligente et si active de Jacques Copeau : « Les artistes du Vieux-Colombier, écrivait Jean Manegat dans Comoedia, ont donné à l'intrigue du Mariage de Figaro une animation, une cohésion, une vie enfin, insoupçonnées trop souvent. » Et, tout en faisant quelques réserves sur la façon parfois incomplète dont était mise en valeur « l'admirable diversité de ce texte à mille facettes », notre confrère distribuait les plus vifs éloges à tous les artistes, y compris les petits rôles et les personnages de figuration* D'autre part, Pierre Seize écrivait : « Je ne saurais trop engager les « amis de la Maison de Molière »... à se rendre sur la rive gauche. Us n'y entendront pas « mâchouiller * le texte de Beaumarchais par des comiques édentés. Us y verront des phénomènes dont ils ont perdu la mémoire : un jeune Figaro, une jolie Suzanne, une Comtesse point septuagénaire, un Bazile point grotesque, et un Almaviva qui n'a pas de rhumatismes. Ils y verront comment, sans les cartons coloriés du magasin de décors de la Maison, on peut susciter, sur des dalles de ciment, toute la grâce du siècle de Beaumarchais. »
Quelque préférence que l'on puisse avoir, soit pour l'interprétation juvénile du Vieux-Colombier, soit pour l'exécution un peu plus solennelle de la Comédie Française, il faut reconnaître que le Mariage de Figaro est une des pièces que nos troupes dramatiques ont exporté avec le plus de succès. Presque tous les ans, notre première scène présente la comédie de Beaumarchais en Belgique, en Hollande ou en Suisse. En 1920, une tournée la promène
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triomphalement en Rhénanie ; en 1922, l'Allemagne fait le plus chaleureux accueil à la compagnie du Vieux-Colombier.
Au cours du siècle, d'ailleurs, les traductions n'ont cessé de ce multiplier ; à celles que j'ai signalées au chapitre précédent, il s'en ajoute au moins trois nouvelles en Allemagne et une en Danemark. D'autres langues s'annexent la pièce de Beaumarchais, une traduction slovène paraît en 1830, une traduction hongroise en 1877. Le Portugal et l'Espagne l'adoptent à leur tour; une traduction espagnole de 1834 est jouée au théâtre dcl Principio de Madrid, sous le titre du Séducteur confondu. A Varsovie, la pièce a été représentée plus de trente fois, aux différentes reprises de 1815, 1834, 1856, 1871 et 1908. Elle reprend une vie nouvelle en 1922, grâce à l'exquise traduction de M. Boy-Zelenski et aux ardents propagandistes de l'esprit français en Pologne. « C'était, écrit M. Woroniecki, une véritable fête artistique ; la splendeur des décors et des costumes de l'époque, les chants, la musique et les danses, admirablement exécutées, formaient un tableau féerique, dans lequel les artistes se mouvaient avec une grâce et une verve étourdissantes. Le tout fut d'un ensemble incomparable, digne des meilleures scènes françaises. »
Quant aux éditions françaises imprimées, elles n'ont cesse de se multiplier, après la série de réimpressions et contrefaçons qui suivit la première représentation : on ne compte pas moins de vingt-deux éditions de 1785 à 1883, date où paraît la savante bibliographie des oeuvres de Beaumarchais par M. Henri Cordier. De 1883 à 1928, j'en ai personnellement identifié dix-sept, sans pouvoir me flatter d'être absolument complet.
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Ainsi, après un siècle et demi, le Mariage de Figaro reste une pièce vivante, dont l'action sur le public est toujours très profonde. L'attrait du scandale a disparu ; le parfum trouble qui s'exhalait de cet imbroglio amoureux s'est évanoui : c'est l'oeuvre du temps qui confère l'innocuité aux poisons éventés au fond de vieux flacons. tas sens et les nerfs ne s'excitent que sur des ouvrages contemporains; avec les années, l'atmosphère qui entoure les chefs-d'oeuvre se rassérène et se purifie ; on n'y sent plus le fluide dangereux qui passait jadis de l'auteur au lecteur sous les regards complices de toute une génération, parlant le même langage, vibrant aux mêmes suggestions et souriant fiévreusement aux mêmes sous-entendus. Werther et René ne risquent plus de provoquer une épidémie de suicides. Pour alimenter ses rêveries équivoques, ce n'est plus à Chérubin que s'adresse l'inquiète adolescence. Cette comédie, que les grandes dames écoutaient par moments derrière l'éventail, on la présente maintenant, en matinées classiques, à la jeunesse des écoles qui n'en semble ni émue, ni gênée. Quant aux adultes, ils connaissent d'autres analyses d'une précision plus hardie ; à force de voir mettre les points sur les i, les coeurs à nu et les corps aussi, ils ont perdu le secret de ce plaisir un peu pervers que trouvaient nos ancêtres à deviner de très matérielles réalités sous les voiles épais de l'allusion ou de la périphrase ; les héros de Beaumarchais leur paraissaient vêtus d'une gaze impudique ; à côté de ceux que nous présente la comédie contemporaine, ils nous semblent couverts d'étoffes fort décentes, parfois même un peu
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empesées. Mais la Folle Journée a mieux à nous offrir que ce genre d'attraits qui lui valut d'abord une grande part de son succès.
Comme toutes les oeuvres qui continuent à vivre, la comédie de Beaumarchais se renouvelle sans cesse par son contact avec des publics différents. On l'a dit plus d'une fois, un chef-d'oeuvre se reconnaît à ce qu'il possède en soi assez de substance pour présenter à des générations successives, des aspect divers et des motifs nouveaux d'admiration. Ce pouvoir de continuel rajeunissement est la marque la plus certaine des grands ouvrages. Ce qui nous paraît sublime dans Polyeucte, n'est point ce qui séduisait les habitués de l'hôtel de Rambouillet ni les tendres et sceptiques spectatrices du XVIIIe siècle ; l'étude du subconscient nous a fourni des raisons inédites d'admirer la profonde psychologie de Racine, et le contre-sens romantique d'un Molière amer et pessimiste a eu du moins le mérite de nous le faire mieux aimer en l'adaptant aux sombres révoltes d'un siècle tourmenté. Pour prêter à de pareils renouvellements, il faut que l'écrivain ait crée des types singulièrement riches d'humanité profonde et de vérité permanente; ainsi peuvent-ils bénéficier d'actualités successives.
Sans avoir fourni à autant d'interprétations diverses que Tartuffe ou Alceste, Figaro et ses compagnons ont trouvé assez de successeurs différents par le costume et le langage, analogues par l'âme, pour évoquer chez les gens d'hier et d'aujourd'hui l'image de tel ou telle de leurs contemporains.
Figaro est un type essentiellement français, que nous coudoyons journellement. Il faudrait beaucoup de naïveté pour s'imaginer que le régime démocratique lui a ôté toute
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raison d'être. Aujourd'hui comme en 1784, il reste encote des autorités à fronder, des pontifes à railler, des abus de pouvoir à démasquer. Un vaste champ reste ouvert à ceux qui, comme l'insolent barbier, n'ont ni le sentiment des distances, ni le respect de l'estampille officielle. A vrai dire, Figaro s'est beaucoup enhardi au cours du XIXe siècle ; non content d'accaparer le devant de la scène et d'y débiter son monologue sous forme de boniment électoral, il s'est hissé jusqu'à ces places élevées dont il narguait jadis les titulaires. Il faut convenir que, parvenu au pouvoir, il y a fait souvent moins brillante figure que dans l'opposi tion : son individualisme excessif, son dévorant besoin de combinaisons et d'intrigues, son amour de l'argent et son médiocre souci de la dignité l'ont fait juger assez sévèrement par une opinion dont chaque représentant souhaite trouver chez les gens au pouvoir les mérites solides et la gravité que lui-même ne possède point. Mais alors, derrière le Figaro parvenu aux sommets de la hiérarchie, se sont dressés d'autres Figaros fidèles à la tradition de l'ancêtre, c'est-à-dire irrévérencieux avec esprit, souples sans bassesse, ambitieux sans noirceur.
C'est rabaisser Figaro que de lui donner comme lignée les Giboyer, les Vernouillet et les Rabagas. Il a plus d'élégance intellectuelle et morale, et quoique d'humble origine, plus de race. Figaro est du XXe siècle comme du XVIIIe, parce qu'il est essentiellement français, plus essentiellement encore parisien, mauvaise tête et bon coeur, frondeur, quelque peu fanfaron, mais sensible et dévoué, par-dessus tout actif, adroit et spirituel. Il travaille irrégulièrement, mais avec une facilité et une rapidité qui tiennent du prodige ; il se sent « paresseux avec délices », mais il ne trouve pas souvent le loisir de savourer ces
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délices-là ; rarement en bons termes avec l'autorité, trop porté à jouer quelque mauvais tour au concierge, aux huissiers et aux agents, il est avec cela serviable et bon, d'une bonté habile autant qu'efficace ; la verdeur gauloise de son langage n'est souvent que le vêtement un peu voyant de vérités utiles à dire, et son laisser-aller un peu débraillé n'exclut pas une certaine fierté gouailleuse qui a plus d'une fois imposé le respect à des hypocrites malintentionnés ou à des pleutres solennels.
Figaro nous a parfois agacés ou irrités, en ce début tourmenté d'un siècle difficile, par sa hâblerie trop entraînante pour les masses, par son acharnement à critiquer des institutions et des entreprises dont l'existence est salutaire,! et qui ont besoin pour vivre de calme et de stabilité, par sa trop grande habileté aussi à se « débrouiller », ce qui, en argot plus précis, signifie trop souvent « s'embusquer », ou . se débiner »... Et pourtant, malgré les inconvénients de sa blague éternelle, les dangers de son irrespect universel et de sa surenchère démagogique, nous avons pour lui une fraternelle indulgence : il force au sourire qui désarme ceux même d'entre nous en qui une goutte de sang genevois, une alliance septentrionale ou une éducation huguenote a infusé le goût de la gravité : c'est qu'en tout Français sommeille un Figaro qui ne demande qu'à s'éveiller, gaillard et dispos.
Les autres personnages de la Folle Journée ont, eux aussi, changé d'esprit extérieur, mais sans pour cela disparaître de l'horizon social. Brid'Oison ne porte plus perruque ; mais il lui arrive de bégayer encore ou de bafouiller, sans rien perdre pour cela de sa solennité* Il respecte toujours la fô-ôrme et n'a point acquis le sens de l'équité, de l'esprit et de la vie. Nous avons changé son nom, et, comme il se
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rencontre plus souvent dans l'administration que dans la magistrature, nous l'avons par une généralisation abusive, appelé M. Lebureau. Bartholo, séducteur en retraite et fort peu séduisant, tuteur avide, médecin redoutable à ses malades, vieillard cacochyme et toujours berné, figure à des centaines d'exemplaires dans la vie contemporaine ; il suffit de feuilleter un album d'Abel Faivre pour le retrouver caricaturé sous ses différents aspects, sous l'aspect médical principalement. Bazile est laïcisé quant au costume, quant aux opinions aussi ; Augier en le baptisant Déodat ou Sainte Agathe, n'avait opéré que la première partie de la transformation ; il semblait admettre que le monopole des manoeuvres sournoises, de la calomnie et du chantage appartient au parti dit « bien pensant ». Nous avons élargi nos vues : nous apercevons Bazile embusqué à tous les coins de la presse, à tous les angles de couloirs, parfois carré dans un confortable fauteuil directorial ou adossé à la cheminée d'un salon où se font et se défont les réputations ; il est là, partout où surgit l'occasion de poignarder un ennemi dans le dos, de vendre une calomnie, une entremise, un silence. Comme chez le sinistre maître à chanter, son allure équivoque vient du contraste entre la dignité de ses apparences et la bassesse de sa conduite ; mais si la bassesse est la même, la dignité ne s'emprunte plus seulement à la soutanelle et au légendaire chapeau noir ; elle peut aussi s'abriter derrière le monocle élégant, se draper dans la redingote démocratique, ou même rabattre sur ses yeux la casquette prolétarienne ; il existe aujourd'hui beaucoup plus de pouvoirs à flatter et à servir dans leurs basses oeuvres : il a bien fallu que Bazile enrichisse sa garde-robe. Le comte Almaviva est toujours un heureux de ce
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monde ; mais il n'est plus aussi résolument et héréditairement oisif. Il étend même assez volontiers devant ses fantaisies donjuanesques le paravent d'une occupation peu absorbante : sinécure diplomatique, direction de quelque oeuvre philanthropique, artistique ou littéraire, ou présidence nonchalante d'un inerte Conseil d'administration. Comme jadis, il ne s'est donné que « la peine de naître », puisque la ploutocratie républicaine crée des dynasties comme l'aristocratie monarchique. Il continue à poursuivre les formes infiniment variées de l'éternel féminin, à se dépiter d'une conquête trop lente, à se dégoûter d'une conquête trop facile, et à concilier la jalousie avec l'inconstance, par un illogisme que la ruse des femmes et la naïveté de quelques hommes a fait réputer exclusivement masculin.
C'est Chérubin qui, malgré tout son charme, nous paraît sans doute le plus éloigné de nous. C'est qu'aujourd'hui Chérubin fait du sport et ne fait guère de confidences. Le sport est un dérivatif aux rêveries voluptueuses; il est parfois aussi un alibi. La cuirasse de silence, d'ironie ou d'indifférence affectée dont se revêt la tendre jeunesse de maintenant - si peu tendre en apparence 1 - n'est pas aussi dure ni aussi impénétrable qu'elle veut le paraître ; le puissant projecteur de Freud a souvent réussi à la percer et à inonder de lumière un subconscient volontairement obscur. Chérubin ne chante plus sa chanson naïve et éper'due aux genoux de sa marraine ; mais il lui arrive de se chanter à lui-même une chanson plus mélancolique, plus désespérée ; et cette musique silencieuse, étouffée par une pudique énergie, prélude parfois un drame sombre qui étonne les âmes simples. Il arrive aussi que Chérubin est moins attiré qu'il n'attire ; il feint seulement de trouver
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imposante la belle marraine dont il a pressenti l'émoi, et il en profite pour tirer de la situation tous les avantages, même les plus matériels, qu elle comporte. Il n'est pas impossible que Beaumarchais ait joué ce rôle un peu déplaisant dans l'un au moins de ses mariages et dans plusieurs de ses conquêtes ; son petit page du moins est plus innocent ; il est si jeune I Même en 1928, Chérubin n'étudie qu'un peu plus tard le rôle de Bel-Ami.
Antonio est un vieux jardinier, abruti par le vin ; sa fille Fanchette a grand peur d'être battue pour s'égarer trop souvent dans les bosquets en compagnie du petit page. Idylle de tous les temps, aux champs comme à la ville I La petite bergère ou 1 arpète attend aussi, en rentrant tard à la maison, la colère paternelle, que ne nourrit plus seulement le jus de la vigne, mais les apéritifs et les pousse-café ; en recevant les coups, elle se dit que ce n'est pas payer trop cher le doux apprentissage du baiser, et que l'étreinte du joli petit gas lui fera oublier demain ses meurtrissures... « Tant va la cruche à l'eauI... » continueront de lui répéter aussi vainement les professeurs de vertu qui n'aiment point que l'esprit vienne aux filles.
Il y a longtemps qu'il est venu à Marceline, et maintenant il tourne à l'aigre. La condition et les droits de la femme non mariée ont beaucoup gagné depuis un siècle. Mais nous voyons pourtant tous les jours des Marceline», qui furent séduisantes et légères autrefois, et qui ne demanderaient qu'à le redevenir ; toutes fanées et revêches qu elles sont, elles ont encore des moments où le coeur parle et les sens aussi ; car, ainsi que l'affirmait plaisamment la vieille Mme d'Aine à Diderot, de"ces moments-là, « les femmes en ont jusqu'au tombeau » et « celles qui disent autrement sont des menteuses. » Pour se venger des hommes qui les ont
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jadis trahies, de ceux qui aujourd'hui n'entendent pas leurs appels ou les laissent sans réponse, elles accusent l'égoïsme et l'injustice du genre masculin. « Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes 1... Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, en majeures pour nos fautes... » Et la tirade continue. Marceline est le prototype des féministes par refoulement passir.nnel. On ne saurait lui dénier le mérite de l'actualité. Suzanne n'est plus soubrette aujourd'hui, ou elle ne s'attarde guère dans cet état subalterne. Des voies plus brillantes lui sont ouvertes : elle est vendeuse dans un commerce de luxe, mannequin ou dactylographe ; en cette dernière qualité, elle préfère le secrétariat de Monsieur au service de Madame. Elle est toujours charmante. « verdissante, pleine de gaieté, d'esprit, d'amour et de délices ». Elle glisse adroitement entre les mains des hommes tendues pour l'arrêter au passage, ou s'échappe en riant, sans trop rougir, des bras qui l'ont, par surprise étreinte un instant. Jeu dangereux où, entre un enlacement trop mollement subi et un baiser trop volontiers reçu, plus d'une vertu succombe. Mais il se trouve toujours un Figaro, très malin et très débrouillard, pour être assuré que Suzanne est sage : ces jolies et adroites filles de Paris font tourner les têtes les plus solides et les mieux averties. Sage? après tout, pourquoi pas? Le roseau survit à bien des orages, et l'on voit la sagesse se nicher en d'agréables séjours où on ne l'attendrait guère. Suzanne passe sur les boulevards, aux Champs-Elysées ou au Bois. « Est-elle sage? demande le moraliste inquiet en fronçant le sourcil. - Ce serait dommage pour une aussi jolie enfant 1 » riposte le Parisien, sceptique incorrigible et gobeur infatigable, qui va tout
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à l'heure parier sur des réalités beaucoup plus douteuses que la vertu de Suzon.
Les troubles, les inquiétudes, les jalousies, les tendres élans de la Comtesse ne sont plus de notre temps, vous diront beaucoup de petits jeunes gens décidés et cyniques. Une femme du monde, jolie et courtisée, trahie et tentée, ne se perd plus en vaines hésitations pour savoir si elle se vengera, en prenant son plaisir où elle sait bien qu'il se trouve. Ne croyez pas trop vite ces Don Juans en quatrième vitesse qui généralisent plus vite encore qu'ils ne conquièrent et proclament toutes les femmes faciles parce qu'ils ont trouvé de rapides complaisances .alleurs que dans le demi-monde. Un corps élégant, une cervelle ingénieuse, une volonté rapide et des sens exigeants, c'est la formule de certaines Françaises d'aujourd'hui et de tous les temps ; ce n'est pas à beaucoup près, celle de la généralité des Françaises, heureusement 1 La vie moderne leur a donné plus de liberté et leur a demandé plus d'énergie ; elles trouvent fort démodée la sentimentalité bêlante et affectent souvent une indifférence un peu dure, qui est toute superficielle. Sans qu'un pli de son visage bouge, et peut-être avec un petit sourire dédaigneux, plus d'une jolie spectatrice suit les hésitations et les émois de la Comtesse, en y reconnaissant ce qu'elle a éprouvé elle-même : tendresse dévouée, désillusion amère, espoirs tenaces, puis apitoiement périlleux, frissons délicieux d'un désir inavoué, avec l'horreur atavique de la première chute : et tout cela, qui fait leur charme, leur noblesse et la richesse de leur vie intérieure, elles ne l'avoueront jamais ; ceux qui les connaissent bien n'ont pas de peine à le deviner.
Autant que les types humains, l'atmosphère orageuse, trépidante, lourde de conflits, de revendications, de luttes
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individuelles et sociales est restée actuelle au point que nous nous demandons si, en lançant ses personnages dans cette intrigue tourbillonnante, Beaumarchais n'a pas été un précurseur, et n'a pas peint l'avenir plutôt que son propre temps. Comme Figaro aurait encore embrouillé l'écheveau de ses ruses, s'il avait disposé d'une automobile et d'un appareil téléphonique! Cet imbroglio vertigineux, que l'oncle Sarcey accablait d'une inexplicable sévérité, M. Parigot y voit fort justement, après celui du Barbier, l'origine d'un genre cher au public français, illustré au XIXe siècle par Scribe, Sardou et beaucoup d'autres ; ici Beaumarchais en a fait le support de beaucoup de pensées, de sentiments, d'observations, d'indignations ou d'enthousiasmes dont la plupart de ses continuateurs se soucièrent assez peu. Cette forme dramatique, que nos jeunes écrivains ont grandement raison de chercher à remplacer aujourd'hui par des modes de présentation plus directs et plus neufs, est loin d'avoir perdu son pouvoir sur le public. Le spectateur français, passionné d'action logique et animée, a conservé le goût de ces mouvements d'horlogerie compliqué» et minutieusement réglés, qui déclenchent, au moment le moins attendu, le ressort auquel nul ne pensait plus, et qui logiquement pourtant, va changer la face des choses.
Quant au style, il est pleinement nôtre, avec ses qualités et ses défauts : le goût n'y est pas toujours pur ; les contemporains le jugeaient encombré de tours insolites, de métaphores bizarres, d'allusions, de citations, parfois de coqà-l'âne ; il n'a point la tranquille régularité du grand siècle, et c'est pour cela qu'il nous touche directement. Il est hétérogène, et pas toujours, comme s'en flattait Beaumarchais, pour rendre le parler naturel des différents person-
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nages ; car il fourmille de mots d'auteur. Nous ne lui en voulons point ; nous en avons tellement pris l'habitude! A chaque ligne un mot piquant, une pointe imprévue, réveillent l'attention ; si démesuré qu'il soit, la grand monologue du Ve acte a beaucoup moins vieilli que les tirades de Dumas fils, i' est moins solennel, plus spirituel et plus vivant.
La vie, c'est bien là vraiment la qualité essentielle de la Folle Journée, non point cette vie ralentie des oeuvres à demimortes en naissant, ni cette vie éphémère des fleurs dramatiques qui brillent quelques dizaines de soirs, puis se fanent vite, mais cette vie puissante, intense et riche qui répand comme un souffle de gaîté et d'ardeur sur la scène et dans la salle, et semble posséder, par un inconcevable mjracle, le don de l'étemelle jeunesse. A<$' 1 //>>
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DISTRIBUTIONS A LA COMÉDIE FRANÇAISE pC
PERSONNACES 27 avril 1784 27 avril 1884 II ma! 1926 31 juillet 1927
. . ;
Le comte Almaviva Moii DELAUNAY FENOUX DESSONNES
La comtesse SAINVAL cadette THOLER C. SOREL C. SOREL
Figaro DAZINCOURT COQUELIN A. BRUNOT DUBOSQ
Suzanne CONTÂT BARRETTA B. CERNY LECONTE
Marceline BELLECOUR^ JOUASSAIN CFONTENEY J.DEVOYOD
Antonio BELLEMONT BARRÉ CROUÉ CROUÉ
Fanchctte LAURENT MULLER NIZAN NIZAN
Chérubin OLIVIER R. BRUCK BOVY BOVY
Barthob DÉSESSARTS GARRAUD LAFON LEDOUX
Bazile VANHOVE VILLAIN LEDOUX DORIVAL
BricTOison PRÉVILLE THIRON SIBLOT SIBLOT
Double-Main MARSY LELOIR DUFRESNE DUFRESNE
Un huissier LA ROCHELLE FALCONNIER FALCONNIER
Grippe-Soleil LA RIVE (à partir de FÉRAUDY J.WEBER ROGNONI
la 2e, CHAMPVILLE)
Une jeune bergère DANTIER
Piirîtte FLORENCE ROGER A.REYVAL FOUCHÉ
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I Beaumarchais au lendemain du Barbier de Séoille 9
CHAPITRE II
Du Barbier de Séoille au Mariage de Figaro 35
CHAPITRE III
Du faubourg Montmartre au faubourg Saint-Germain, par Gennevilliers et Varsovie 65
CHAPITRE IV
Les lendemains accidentés d'un triomphe 91
CHAPITRE V
L'exploitation du succès. - Adaptations, transformations et suites.. 118
CHAPITRE VI ,-».-..
XIX 9 et XX 9 siècles. - L'actualité du Mariage de Figaro. ÏA\
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ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 3 SEPTEMBRE 1928 PAR F. PAILLART A ABBEVILLE (SOMME)