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PAUL SOUDA/ LES
RÇMOtfïïQOES
À L'ACADÉMIE
ERNEST FLAM MARION
ÉD)TEUR-PAR)S
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Les romantiques à l'Académie
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Il a été tiré de cet ouvrage vingt-cinq exemplaires sur papier vergé pur fil La{umfl¡ numérotés de 4 à 25.
DU MÊME AUTEUR
Chez d'autres éditeurs ;
LES LIVRES DU TEMPS, première et deuxième séries, 2 volumes.
VOLTAIRE DÉMIURGE, suivi des mémoires et de mélanges- choisis de Voltaire, 1 vol. in-Sa.
MAHCEL PROUST. 1 Volume. ANDRÉ GIDE. 1 volume. PAUL VALÉRY. 1 volume.
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PAUL SOUDAY
Le$ romantiques
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.- à C Académie
SUIVI DES DISCOURS DE RÉCEPTION
DE MM. DE LAMARTINE, CHARLES NODIER, VICTOR HUGO,. SAINTE-BEUVE, ALFRED DE VIGNY, ALFRED DE MUSSET.
ET DES RÉPONSES
DE MM. LE BARON CUVIER, DE JOUY,
DE SALVANDY, VICTOR HUGO, LE COMTE MOLÉ, NISARD.
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, PARIS
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Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.
Copyright 1928,
by ERNEST FLAMMARION.
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PRÉFACE
-On s'étonnera peut-être de ne pas trouver en tête de notre liste Chateaubriand, premier des romantiques français par la date, et le plus grand jusqu'à l'avènement de Victor Hugo. Ce n'est pas notre faute, mais celle de Napoléon. Chateaubriand ne peut figurer dans un volume sur les Réceptions des romantiques à VAcadémie, pour cette raison qu'il n'y fut point reçu, Il y fut élu pourtant, en 1811, et ne cessa d'en faire partie jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant trente-sept ans : bel exemple de longévité académique! Il daigna même prendre la peine d'écrire son discours et d'en donner lecture à la commission, mais il ne put le prononcer en séance publique, par interdiction formelle de l'empereur. Tout le monde le connaît néanmoins, parce qu'au lieu de le publier dans un coin de ses oeuvres complètes où
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l'on n'irait peut-être pas le chercher, comme il l'eût fait sans doute si tout s'était passé normalement, il l'inséra plus tard dans le livre V de la deuxième partie des Mémoires d'outre-tombe, aujourd'hui le plus lu de ses ouvrages. Ainsi les décrets des gouvernements autoritaires vontils souvent à l'encontre de leurs intentions. Le plus notoire des discours reste celui que Napoléon voulut étouffer, et la plus retentissante des réceptions, celle qui n'eut pas lieu. Sans ces précautions et ces rigueurs, tout cela serait bien oublié.
Le piquant est que Napoléon avait souhaité cette élection. Il avait dit : « Pourquoi Chateaubriand n'est-il pas de l'Institut? » Après un tel mot, celui-ci ne pouvait manquer d'en être. Le grand empereur et le grand écrivain furent constamment en coquetterie réglée, avec des dépits, des bourrasques, et une foncière incompatibilité d'humeur. Les faiseurs d'épigrammes les donnent pour jaloux l'un de l'autre, et prétendent que chacun des deux voulait accaparer toute la gloire disponible. Je ne crois pas à cette rivalité, parce que si les despotes sont ombrageux et les hommes de lettres aussi, ils travaillent dans des genres trop différents. Les vraies haines confraternelles — les pires de toutes — ne visent que les concurrents directs. Vous connaissez l'adage : Homo homini lupus, femina feminae lupior, .ckricus clerico lupissimus... Mais il n'y a rien
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pour scriptor imperatori, ni pour la réciproque. Ou du moins ces hostilités interprofessionnelles ont d'autres motifs.
En réalité, Napoléon aurait désiré d'attacher à son char l'auteur du Génie du Christianisme, paree qu'il savait que l'appui d'un tel homme est une force, et que ce livre retentissant avait déjà bien utilement servi son plan de relever les autels. Ne refusons pas à Napoléon un certain esprit politique. Ces avances ébranlèrent un peu Chateaubriand, qui faillit se laisser séduire. Il n'était certes pas insensible à la grandeur, et l'on ne niera pas non plus sans réserve celle de Napoléon. Mais ses souvenirs et traditions gênaient Chateaubriand, ancien émigré, qui avait servi à l'armée des Princes, et dont la famille souffrit de la Terreur. Il soignait d'autant plus les apparences de la fidélité qu'elle ne le tenait pas en profondeur. Littérateur avant tout et pénétré du néant de toute autre chose, il voulait dominer et protéger de haut même le gouvernement de son choix, sans 'foi du charbonnier ni discipline étroite. Il le fit bien voir aux Bourbons.
Bien qu'il eût répudié la philosophie du xvm° siècle, il demeurait à sa manière un de ces idéologues que Napoléon détestait, comme peu maniables et incommodes. Attiré dans la diplomatie, Chateaubriand s'était cru forcé de se démettre après l'exécution du duc d'Enghien. Il ressentit comme un affront personnel celle de
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son cousin Armand de Chateaubriand, agent de Louis XVIII, pris en flagrant délit de conspiration contre la sûreté de l'Etat. A défaut d'incidents de cette sorte, le grand rêveur eût gardé un goût d'opposition, de doute et de dédain philosophique, bien naturel chez un maître du romantisme et très favorable à sa littérature, mais qui exaspérait l'autocrate uniquement soucieux d'ordre et de silence dans les rangs.
En juillet 1807, Chateaubriand ne s'avisa-t-il pas de publier dans le Mercure un article conte- nant cette phrase : « C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire ». Et cette autre : « Si nous avions jamais pensé que le gouvernement absolu est le meilleur des gouvernements possibles, quelques mois de séjour en Turquie nous auraient bien guéri de cette opinion. » Ce sont de belles phrases, qui ne manquent même pas d'une certaine justesse, mais Napoléon ne pouvait trouver bon qu'on le comparât à Néron ou au Grand Turc. Il ne devait même pas être si rancunier, pour avoir conseillé, c'est-à-dire ordonné, quatre ans après, l'élection de Tacite à l'Académie.
L'usage est en pareil cas de se proclamer indifférent à ces vanités et de ne céder qu'aux instances de sa femme et de ses amis. L'illustre vicomte suivit correctement la coutume. Par égard pour Mme de Chateaubriand, à qui il devait bien quelques compensations, il posa sa candi-
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dature et fit, dit-on, ses visites à la cavalière., c'est à dire à cheval, ce qui ne soulevait pas d'objection, mais aussi en ne descendant de sa monture que pour les personnages considérables, et en laissant simplement sa carte chez le portier pour ceux du fretin, mais le fretin fait nombre, et si l'affaire n'eût été sûre, grâce au tyran, quelle imprudence !
A qui succéda-t-il? A Marie-Joseph Chénier t Ce n'eût été un bien « bon mort » pour personne que cet auteur d'un Edgar, d'un Tibère, d'un Charles IX, d'un Henri VIII, d'un Timoléon, et autres tragédies, destinées à ne pas lui survivre. Corneille et Racine avaient emporté le secret de la tragédie viable : Voltaire lui-même ne put galvaniser le genre que d'une façon provis-oire et y obtint de grands succès que la postérité ne ratifie pas. Il était temps que le romantisme insufflât au théàtre tragique un esprit nouveau et inventât le drame. Mais on n'y songeait pas encore en iSi L
Le jacobin et impie Marie-Joseph Chénier était particulièrement un mort exécrable pour Chateaubriand, le ci-devant, le restaurateur du culte, sinon de la foi. Ce Chénier avait assez vertement critiqué le Génie du Christianisme, dont la beauté charme aujourd'hui même ceux qu'elle ne convainc pas. Mais Marie-Joseph restait classique et aussi insensible à cette poésie que le voltairien abbé Morellet. Chateaubriand ne se priva donc
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pas de dire son fait à ce fâcheux prédécesseur.. Malgré quelques précautions oratoires et une courtoisie de circonstance, ce discours est un magnifique éreintement. Imaginez l'oraison funèbre d'un redoutable hérésiarque ou seulement d'un Fénelon par Bossuet! Je connais des lecteurs, même des prêtres, que Bossuet ennuie et qui raffolent de Chateaubriand. Ce. qui manqua à Bossuet, c'est une Pauline de Beaumont, attendrissante et ensorcelante, que l'enchanteur enchanté tenait sur ses genoux en composant son grand livre chrétien. Même pour un apologiste, il n'est pas mauvais, littérairement, d'avoir traversé les jardins d'Armide. Cependant, malgré toutes les différences, dont certaines à l'avantage de Bossuet, il y a bien quelques analogies de style entre l'aigle de Meaux et celui de Combourg.
Traducteur du Paradis perdu, celui-ci évoqua Milton, avec la même horreur que Bossuet avait mise à peindre Cromwell, mais pour accabler Marie-Joseph Chénier sous la comparaison. En tant que poète, c'était trop facile, mais ChaÍeau- briand insiste sur la retraite de Milton, qui racheta ses erreurs par ses souffrances et sa piété. Marie- Joseph Chénier ne devint pas aveugle physiquement et ne rechercha pas les secours de la religion. Il n'a donc pas d'excuse, et son successeur condamne sans ménagement ses écrits, en y dénonçant « l'empreinte des jours désastreux qui les ont vus naître ». Ce que nous déplorons, c'est
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que cette empreinte ne les ait pas rendus plus beaux, et que la Révolution n'ait inspiré aucun chef-d'œuvre. Elle ne s'exprimera dignement que plus tard, dans les Victor Hugo et les Michele't. On avait alors trop d'autres choses à faire, et l'action ne favorise pas immédiatement les lettres.
Chateaubriand réclame pourtant la politique comme le seul sujet vraiment sérieux pour la littérature. Napoléon préférait qu'elles fussent séparées. Les diatribes contre la Révolution lui déplurent, à lui qui en considérait l'empire comme la suite et le couronnement. Le « Robespierre à cheval », quoique neveu de Louis XVI par son mariage avec Marie-Louise, ne tolérait pas qu'on flétrît les régicides, dont certains dînaient à sa table. Comme les droits des peuples et ceux des rois d'après Retz, les éléments si divers de sa grandeur ne s'accordaient jamais mieux que dans le silence. Il sabra ce discours de coups de crayon, et ordonna des coupures ou corrections, auxquelles Chateaubriand ne consentit point. Il ne lui avait servi de rien d'achever sa harangue par une péroraison officiellement louangeuse à l'honneur du « César au Capitole », de l'impératrice et du petit roi de Rome. Il quitta la partie, et le dommage ne fut pas bien grand.
On regrette surtout, en trouvant dans ce morceau quelques mots sur André Chénier, frère de Marie-Joseph, qu'il n'ait pu faire l'éloge de ce grand poète et en marquer la position par rapport
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,au romantisme. Brunetière, qui ne s'entendait guère à la poésie, a soutenu qu'André Chénier demeurait tout classique, en qualité de grec et de latin. Il y a un mot plus juste dans Sainte-Beuve, indiquant que c'était être romantique que de reprendre les choses de plus haut et l'antiquité à -sa source. On eût aimé de voir dans ce discours ce qu'en pensait Chateaubriand, qui retrouvant aussi la fraîcheur de l'antique, a noblement parlé de la Grèce, et senti le christianisme même un peu en païen. Mais les poésies d'André Chénier ne seront publiées qu'en 1819, par Henri de Latouche.
Le second romantique élu — et le premier reçu — c'est Lamartine. On sait que né en 1790, sept ans avant Vigny, douze ans avant Hugo et vingt -ans avant Musset, il put les devancer tous et donner dès 1820 les Premières méditations, où se trouvaient quelques merveilles qu'il ne dépassera pas, telles que le Lac, l'Isolement et le Vallon. En le recevant le 1er avril 1830, l'Académie observait exactement l'ordre chronologique, et ne l'avait pas fait trop attendre. A cette date, en pleine effervescence de la grande querelle, l'année de la bataille d'Hernani, c'était pour le romantisme une éclatante victoire.
Cependant la majorité, sinon l'unanimité de l'Académie tenait pour le parti classique. Bien entendu! On ne peut beaucoup s'en étonner, ni s'en indigner. Au xvn* siècle, l'Académie était en
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majorité hostile à Racine et à Boileau, dont on se demande si le parti des Chapelain et des Perrault leur eût permis d'y pénétrer sans la protection que leur accordait Louis XIV. Avant de ne plus faire figure que de perruques et d'idoles pour les pires misonéistes, ces maîtres classiques avaient été des novateurs hardis, méconnus des attardés et des frivoles, persécutés par les pontifes et les « tortonistes » de leur temps. Car Tortoni est éternel, comme la Sorbonne, et souvent d'accord avec elle, ainsi que M. Clément Vautel l'a très justement remarqué. Ce sont des symboles, auxquels les manies qu'ils symbolisent ont naturellement préexisté et survivront probablement sans fin. A mi-chemin entre la Sorbonne, qui au XVIIe siècle était surtout théologienne, et le boulevard, qui à la même époque ne se composait que de terrains vagues, l'Académie ne peut se laisser entièrement annexer par aucune de ces deux puissances ni leur offrir un terrain pour opérer leur funeste jonction. Mais on comprend très bien que formée d'hommes pour la plupart déjà mûrs et qui ont fait leur œuvre, elle se méfie des tentatives audacieuses et s'institue la gardienne des traditions, qui d'ailleurs ont quelques bons côtés et quelques raisons d'être.
Il faut seulement qu'elle ne s'enferme pas dans ce conservatisme jaloux, et ne se borne pas à défendre comme une espèce de Fafner le trésor acquis, mais sache l'augmenter de richesses nou-
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velles, que les futures générations académiques devront aussi conservera leur tour. Une difficulté vient parfois de l'intransigeance des jeunes écoles, non moindre que celle des pontifes, et qui tend à détruire tout le passé, comme l'autre à étouffer :tout l'avenir. Les démolitions et les interdictions de bâtir sont également barbares. Le vrai rôle de l'Académie consiste à modérer les passions antagonistes, à exercer un arbitrage impartial, à laisser tomber tout l'excessif et le caduc pour accueillir tout le solide et le durable, bref à sanctionner la vraie critique et à devancer le jugement de la postérité.
Comme il n'y a jamais quarante écrivains du premier mérite dans le même temps, il lui faut bien recourir à de vagues notabilités officielles ou mondaines. On excuse cet inévitable remplissage. Mais à exclure les valeurs certaines, -elle perdrait bientôt son prestige. Lorsqu'on parcourt la liste de ses membres depuis sa fondation, on ne s'étonne pas d'y trouver beaucoup d'inconnus, mais de n'y pas trouver certains noms réellement immortels. Les génies ont moins ;besoin d'elle qu'elle n'a besoin d'eux. C'est déjà trop qu'elle n'ait su attirer, au xix" siècle, ni 'Stendhal, ni Balzac, ni Michelet, Baudelaire, ni Flaubert; elle ne compterait pas plus qu'une académie de province si elle n'avait eu du moins Chateaubriand, Lamartine et Hugo, Vigny et Musset, Taine et Renan.
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Lamartine avait principalement raison de s'écrier : « Et vous, messieurs, vous ouvrirez maintenant vos rangs au talent, au génie, à la vertu, à toutes les prééminences... Déjà d'illustres et pures renommées vous attendent : vous n'en laisserez aucune sur le seuil! Sans acception d'écoles ou de partis, vous vous placerez, comme la vérité, au-dessus des systèmes. Tous les systèmes sont faux, le génie seul est vrai, parce que la nature seule est infaillible. ) On ne voit pas bien ce que la vertu vient faire là dedans, et l'Académie lui doit des prix Montyon, non des fauteuils; il est possible que tous les systèmes soient faux, mais ils ne le sont pas également, et si nous ne pouvons atteindre qu'une vérité approximative, certains en approchent beaucoup plus que d'autres; enfin la seule infaillibilité qu'on érigera jamais en dogme sera celle du pape. Comme optimiste, Lamartine éclipse Pangloss ! Et il y a du « grand dadais )> dans ce grand poète, selon le mot de Chateaubriand. Mais en gros, il tombait juste et cédait à un bon mouvement. Trop d'hommes de lettres ne renvoient jamais l'ascenseur, comme on l'a dit depuis, et une fois élus à l'Académie, ne votent que pour des ducs ou des politiciens. Les jeunes de 1830 surent gré à Lamartine de ses dispositions hospitalières, et de n'avoir pas pensé que, puisqu'il était académicien, l'ère romantique était close. Sainte-Beuve l'en félicita pubtque- ment dans un article du Globe, et d'autre part il
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encore des cierges, n'attend pas un nouveau changement de religion pour n'être qu'une horreur.
En somme, pour Lamartine, qui dénigre la mythologie prônée par Boileau, le romantisme, c'est la poésie chrétienne. Je crains que le grand païen Goethe n'eût pas jugé ce romantisme plus sain que celui des Schlegel. L'exemple de Gœthe lui-même prouve assez qu'il a pu en exister un autre, parfaitement compatible avec l'antiquité mieux comprise, le paganisme immortel et le pur ordre classique. La légende et la mythologie grecques restent alors les plus poétiques et les plus nobles des symboles. Relisons l'épisode d'Hélène, dans le second Faust, et l'Iphigénie en Tau- ride! Lamartine, raisonnant et légiférant sur la. poésie française, aurait pu mentionner André Ché- nier, enfin édité depuis onze ans et qu'il eût été impardonnable de n'avoir pas lu. Mais la leçon de Chômer contredisait sa chimérique confusion du Parnasse avec le Golgotba.
Lamartine n'en célébrait pas moins justement la renaissance de la poésie, bien qu'elle ne dût pas. changer de mont sacré ni de base religieuse comme il l'imaginait. Et il n'avait pas tort de déclarer r « Tout annonce un grand siècle Le xix* siècle- fut grand, quoique autrement que Lamartine ne l'avait cru. « Époque de transition », si l'on veut, comme il eut le courage de le dire, et comme sont tous les siècles, mais héritier de ce dix-
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huitième que Lamartine saboule, et de cette - Grèce qu'il met en réforme. Il prédit la perpétuité de la monarchie, la fidélité de Charles X à la Charte (la veille des ordonnances), et croit notre avenir « indissolublement lié à celui de nos, rois », ce qui ne l'empêchera pas, dix-huit ans- plus tard, de fonder une République, il est vrai, peu viable. Si légitimiste et si bien pensant quatre mois à peine avant juillet 1830, on se demande s'il ne songera pas surtout, en 1848, à punir Louis-Philippe. t N'oublions pas que c'est à ce coco-là que nous devons l'empire! » prononçait le bon Flaubert.
N'oublions pas non plus que nous lui devons. des vers sublimes. Cuvier lui-même, qui le recevait, en eut quelque soupçon. Il lui adressa, du moins quelques compliments convenables. La, courtoisie y était, sinon l'enthousiasme. Je ne sais pourquoi Cuvier crut devoir flétrir les « tristes abstractions de la philosophie », et affirmer la supériorité des qualités morales sur les, intellectuelles, quitte à enseigner dix minutes- après que les devoirs envers la poésie ou la science priment tous les autres. C'est exact, mais il ne suffit pas d'être un bon jeune homme ou un bon père de famille pour les remplir. Sainte-Beuve. prononce crûment que Cuvier resta « au-dessous de sa tâche ». D'ailleurs, ce grand naturaliste- n'avait peut-être pas un esprit très philosophique.
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Avant d'être élu en 1830, Lamartine s'était présenté une fois, en 1824, et avait été battu par un certain Droz, auteur, paraît-il, d'une Philosophie morale (ne pas confondre avec Monsieur, Madame et Bébé). C'était déjà trop.
Victor Hugo fut bien plus mal traité. Dans Victor Hugo racontépar un témoin de sa vie, il est dit qu'il fut candidat quatre fois. C'est cinq fois qu'ille fut en réalité. Première candidature en i835, au *fauteuillaîné : Dupaty est élu. Deuxième candidature en 1836, au fauteuil Raynouard : on lui préfère Mignet. Troisième candidature en 1839, au fauteuil Michaud : il a pour concurrent Berryer j pas de résultat ; après plusieurs tours de scrutin, l'élection est ajournée. Quatrième candidature en 1840, au même fauteuil : élection de Flourens. Enfin, cinquième candidature en i84i, au fauteuil Népomucène Lemercier : Victor Hugo triomphe, mais de justesse, par 17 voix contre 15 à An- celot.
L'Académie l'avait échappé belle. Quelle figure ferait-elle devant l'histoire si le plus grand poète français du siècle, et de tous les siècles, s'était lassé de se morfondre dans l'antichambre et avait secoué la poussière de ses sandales! C'est évidemment par égard pour l'Académie et pour atténuer le ridicule dont elle se couvrit que le Victor Hugo raconté escamote un des échecs du maître. Ce n'est certes pas lui que diminuait cette longue série. Ayant les voix de Chateaubriand et de
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Lamartine, il aurait pu leur écrire comme Leconte de Lisle lui écrira en pareille occasion : « Vous m'avez nommé, je suis élu. » Les deux académiciens qui votaient pour lui étaient vraiment les seuls que Victor Hugo pût considérer- eomme ses pairs. Et le seul point important pour un écrivain est d'obtenir le jugement favorable de ceux qu'il admire ou qu'il estime.
Pourquoi donc solliciter le suffrage des autres? On se rappelle le mot de Flaubert, apprenant que son ami Renan se portait candidat: « Quelle modestie! » Sansdoute ! Mais d'abord, chezunhomme supérieur, voilà une qualité aimable. Victor Hugo modeste! C'est d'un bon exemple. Assez de Zoïles l'accusent d'un orgueil auquel, d'ailleurs, il aurait eu droit. J'approuve sa gentille ténacité devant cet huis maussade.
Il avait deux excellentes raisons de principe. Dans un temps où le romantisme excitait tant de haines, l'intérêt de la poésie ressuscitée voulait que l'Institut ne niât pas le miracle et ne la renvoyât pas au sépulcre. Assurément, à la longue, elle eût vaincu et régné quand même. Mais l'ostracisme académique eût égaré pour des années la masse flottante du public, qui a besoin de témoignages autorisés et de preuves rassurantes. D'où l'utilité des honneurs officiels. Malgré les épigrammes faciles, des hommes éminents peuvent très sincèrement les désirer non pour leur satisfaction personnelle, mais pour le succès
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de leurs idées. Ce n'est point alors de la var mais de la propagande. René s'en moquait, 1] Victor y tient.
D'autre part, Alphonse Karr écrivait à celui de Sainte-Adresse : « Vous êtes entré à 1'^ demie en enfonçant les portes... Ce n'était ^ ment pas la peine de se faire Victor Hugo 1 devenir l'un des Quarante. Mon pauvre Vie nous voilà donc enfin l'égal de M. Flourens On admet cette attitude chez un Flaubert : sied moins au tortoniste des Guêpes. Victor H lui répondit : « De mon côté je n'ai pas tort suis un peu poète, maisje suis beaucoup sold, L'Académie, après tout, a été une grande el .et peut et doit le redevenir... » Dans l'intérê l'Académie, il faut que les grands et les v écrivains y entrent, même au prix de long pénibles assauts, parce que c'est à cette condi qu'elle maintient son influence et l'applique service des bonnes lettres. Victor Hugo parli homme de gouvernement et de salut public : ennemis, les gens du parti classique, étaient défaitistes et les naufrageurs.
On a dit, il est vrai, que Victor Hugo n'asp. tant à un siège académique que parce que C'I pour lui le seul moyen de devenir pair de Fra Le roi nommait les pairs, mais ne pouvail •choisir que dans certaines catégories : ne pa; pas assez d'impôts, et n'étant ni cardinal, ni aident de cour d'appel, Victor Hugo n'avait
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la ressource d'ètre académicien. Louis-Philippe l'envoya en effet à la Chambre haute, mais quatre ans après, en 1843. Pour n'avoir pensé qu'à cela dès sa première candidature, c'est-à-dire depuis 1833, il faudrait que Victor Hugo fût exceptionnellement doué de prévoyance. Et je conviens qu'il pouvait vraiment se passer de cette pairie, tant convoitée par M. Poirier. Mais Lamartine était député, Chateaubriand avait été pair aussi et même ministre. Pourquoi Victor Hugo se fût-il singularisé ? Il suivit la mode.
La réception de Victor Hugo démontra à ceux des académiciens qui en avaient pu douter qu'on n'avait pas élu cette fois un homme insignifiant. Jamais on n'avait vu pareille affluence au bout du pont des Arts. Cela se dit quelquefois par complaisance ; mais ce jour-là, on disait vrai, et ce n'est pas un complaisant, c'est un adversaire, Edmond Biré, qui avoue : c Dès dix heures du matin, la salle était pleine ; de onze heures à deux heures, le Palais Mazarin eut à subir un véritable siège, et à un moment il fallut recourir à la force armée pour repousser les assaillants, les dames surtout qui avaient juré d'entrer coûte que coûte. » Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on distribue plus d'invitations qu'il n'y a de places, et que le service d'ordre est mal fait et discourtois.
Le 3 juin 1841, l'assistance si compacte se distinguait, en outre, par une extrême élégance. Une foule de grandes dames, en toilettes alors jugées
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ravissantes. Qui donc a prétendu que Victor Hugo n'intéressait pas les femmes? Et pour la première fois depuis dix ans, on vit à l'Académie des altesses royales : le duc et la duchesse d'Orléans, la duchesse de Nemours, la princesse Clémentine. Quelle belle salle!
Le discours de réception aussi fut très beau. J'en appelle encore à Edmond Biré, si peu suspect d'indulgence. Il dit : « Le discours du poète est magnifique, tout plein d'images éclatantes, écrit dans cette langue sonore, d'une précision, d'une netteté absolues, où chaque phrase est frappée comme une médaille. *
Victor Iïugo commença par célébrer avec un souffle épique la grandeur de Napoléon, à qui pourtant il ne succédait pas. Son beaucoup moins illustre prédécesseur s'appelait Népomucène Le- mercier. On conçoit qu'il ait cherché des digressions. On ne peut pourtant supprimer ces séances traditionnelles qui intéressent tant le public, car les Français aiment l'éloquence. Mais le récipiendaire trouve trop souvent une matière infertile et petite, et ce n'est pas amusant de louer pendant une heure un auteur dont on fait peu de cas ou même qu'on a peu lu. La disparate ou la disproportion entre le héros et l'orateur touchent parfois au comique. Napoléon, plus que Népomucène, fournissait Victor Hugo d'un sujet à sa taille et dans ses cordes. On sait ce qu'il en a tiré dans ses œuvres, en prose et surtout en vers. Pour re-
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venir à ce thème favori et composer ce splendide prélude, il saisit avec empressement le prétexte des relations entre Lemercier et Bonaparte, excellentes sous le Directoire et le Consulat, troublées sous l'Empire. Car Népomucène fut, avec Chateaubriand, Mme de Staël, Benjamin Constant, Ducis et l'abbé Delille, un des six poètes ou penseurs qui osèrent seuls résister à Napoléon. Et Victor Hugo comprend que le reste de la France se soit laissé éblouir, mais rend hommage à la stoïque indépendance de ces six opposants, à qui la gloire ne faisait pas oublier la liberté. Comment l'accuse-t-on de violents partis pris? Il n'y a pas plus impartial que ce grand poète.
Ce sont les esprits partisans que son impartia- lialité gêne. Je connais un pacifiste combatif qui tonne contre le bellicisme de Victor Hugo. Ne croyez pourtant pas à un autre Joseph de Maistre l Mais le fils du général Hugo ne pouvait flétrir purement et simplement la guerre ; il se contente d'en signaler les excès. Tout héroïsme ne devait- il pas l'inspirer? Son génie poétique discernait l'àme de toutes choses et toutes les sortes de beauté. Celle de la Convention, certes mèlée d'horreur, ne lui échappe pas davantage, et il en brosse une fresque tragique, à la Michel-Ange ou à la Tintoret, où les nuées et les éclairs emportent les chétifs individus dans un sinistre et sublime ensemble. Cette vue synthétique d'un profond coloriste est plus vraie, en somme, que
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n'importe quel minutieux compte rendu d'annaliste parlementaire. Et quelle discussion politicienne prévaudra contre cette phrase sur l'assiduité de Lemercier aux tribunes de 1793: « Il se pencha sur la fournaise pendant que la statue de l'avenir y bouillonnait encore, et il y vit flamboyer et il y entendit rugir, comme la lave dans le cratère, les grands prineipes révolutionnaires, ce bronze dont sont faites aujourd'hui toutes les bases de nos idées, de nos libertés et de nos lois. » Quelle plus décisive apologie de la Révolution française? Le lyrisme est aussi un instrument de pénétration intellectuelle, et Moréas disait qu'une des qualités dominantes chez les poètes était le bon sens. Un autre passage de ce discours, sur les idées françaises adoptées par les nations comme une vaccine qui inocule le progrès et préserve des fièvres révolutionnaires, sera confirmé en ce qui concerne l'Angleterre elle- même, d'abord si furieuse ennemie de ces idées, par Taine dans son Histoire de la Littérature anglaise (Livre IV, ch. i.)
Il fallait pourtant bien parler un peu de Népo- mucène. Ce polygraphe d'une fécondité stérile, dont l'œuvre foisonna, mais ne vécut point, et qui détestait le romantisme, Victor Hugo poussa la générosité jusqu'à prononcer à son propos les noms de Voltaire et de Shakespeare, d'Eschyle et de Beaumarchais. Il indiqua seulement, en termes brefs et discrets, qu'il aurait peut-être dû prendre
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« certaines précautions conservatoires dans l'intérêt de l'art » et articuler une restriction « sur un point délicat et suprême, sur la condition qui ouvre ou ferme aux écrivains les portes de l'avenir, c'est-à-dire sur le style ». On ne pouvait moins dire, et c'était bien le point capital. Il n'y avait pas un atome de poésie chez les versificateurs classiques, à cette époque, et les écrivains de cette école écrivaient tous en style plat. On a donné bien des définitions du romantisme. Sa première tâche et son bienfait le plus général consistèrent à rappeler la poésie et la littérature même du rang de verbiage à la dignité d'art. Il n'y avait plus que de futiles improvisateurs ou de creux rhétoriciens. Les romantiques furent d'abord des artistes. Et peu importe que certains d'entre eux, notamment Lamartine et Musset, aient eu des défaillances. Le principe resta sauf, et Victor Hugo, qui le personnifie, tint haut jusqu'au bout le radieux pennon.
On aimera son hommage au « grand Gœthe d'autant plus que par la suite, dans son William Shakespeare, il se montrera injuste pour l'auteur de Faust. La poésie allemande n'était pas encore rentrée dans l'ombre, puisqu'il y avait Henri Heine, d'ailleurs très hostile à Hugo, sans doute par envie, comme il a lui-même avoué qu'il le fut à Goethe. Hugo célèbre aussi Byron et signale plus exactement une éclipse de la poésie anglaise, puisque Keats et Shelley avaient précédé Childe-
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Harold dans la tombe. Enfin on remarquera que Victor Hugo parle beaucoup, peut-être un peu trop, de Dieu, qu'on ne savait pas un personnage si académique. Mais la mode le voulait encore, et Buloz n'aurait pu prétendre en ces temps que l'Eternel n'était pas d'actualité. Hugo déclare dans son discours "de réception : « Je crois en Dieu. » Il le répétera dans son testament. La difficulté n'est pas tant d'y croire, ou de n'y pas croire, que de le définjr. Leconte de Lisle insinuait qu'en arrivant en paradis, Victor Hugo dirait au Seigneur : « Mon cher confrère... » En tout cas, sur cette croyance, Hugo n'a pas varié, et s'il n'a pas définitivement résolu le problème, il y a consacré un sublime livre de vers intitulé Dieu, qui impose au moins l'admiration. Et l'âpre voltairien que deviendra le grand poète, après avoir eu d'abord contre Voltaire quelques préjugés indignes de ces deux grands esprits, s'annonce déjà dans la phrase sur ce « pouvoir spirituel », passé aux hommes de lettres philosophes, et « qui, depuis trois siècles, a cessé d'appartenir à l'Eglise. » Le plus grand des lyriques sera le plus grand des satiriques par surcroît. Les diverses cordes de sa lyre se sont bien trouvées de ses opinions, ce qui est l'essentiel pour les opinions d'un poète.
L'antipoète, c'est entre tous M. de Salvandy, diplomate, politicien, vaguement historien, et très précisément philistin. On parle encore du discours asséné à Vigny par Molé ; nous y vien-
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drons tout à l'heure. Pourquoi ne parle-t-on pas de celui qu'infligea Salvandy à Hugo ? C'est un scandale. Hugo en fut blessé et lui en garda rancune. Il y avait de quoi. Vous avez publié, dit Salvandy, « à dix-huit ans, votre premier recueil lyrique, qui n'a pas été surpassé, même par vous ». Pour ce malheureux, les premières Odes restaient le meilleur ouvrage de l'auteur, malgré les Orientales, les Feuilles d'automne, les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les ombres, Hernani et Ruy Blas, et toutes ces merveilles étaient annulées d'un trait, sacrifiées par prétérition aux premiers essais du débutant! Quel venin et quelle sottise! Et l'on frémit à l'idée que Salvandy n'eût pas modifié sa formule même après les Contemplations et la Légende des Siècles. Il rattache Hugo à la famille de Jean-Baptiste Rousseau, de Marot, de Pindare et du Psalmiste, qu'il èite ensemble et sur le même plan. Passe pour le Psalmiste et Pindare, mais Hugo a peu de ressemblances avec Marot, bon poète du moins quoique d'un tout autre genre, et n'en a pas du tout avec Jean-Baptiste Rousseau, poète détestable et assommant. Plus loin, Salvandy compare Hugo à Lamartine, ce qui était juste, mais aussi, sur le même rang, à Casimir Delavigne, et c'est énorme. Voilà de ces académiciens qui jugent les concours de poésie !
De plus en plus insolent, le Salvandy incrimine le théâtre de Victor Hugo qui, d'après lui, flétrit
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la grandeur, amoindrit la vertu, confond le bien et le mal, et sape toutes les bases. A propos de Notre- Dame de Paris, il demande : « Où est l'homme dans tout cela? » Il aperçoit une Esméralda « sans âme » et une cathédrale « sans Dieu ». Il n'y a pas encore assez de Dieu chez Hugo pour contenter Salvandy. On peut d'ailleurs considérer une cathédrale, comme un temple grec, d'un point de vue esthétique et historique. Salvandy affirme que le prestige des lettres françaises est dû exclusivement aux classiques du xvii" siècle, pas du fout aux auteurs du xixe, qui l'auraient plutôt compromis. Il conclut que le « génie national » de la France « a su, dans ces dernières années, résister à sa littérature ». Pour M. de Salvandy, les romantiques sont donc des empoisonneurs et des ennemis publics! Ce serait le comble de l'injure, si ce ne l'était d'abord de la niaiserie. « N'injurie pas qui veut! » disait Jaurès. En polémique littéraire, tout ne porte pas. Salvandy n'a fait que troquer publiquement son bicorne à plumes pour un bonnet d'àne.
Il prend la défense du style de Népomucène, de son esprit et de son goût. Agamemnon, Pinto, la Panhypocrisiade et tout le reste n'en sont pas moins oubliés. C'est Hugo qui avait prévu juste. Salvandy dénie toute grandeur à la Convention, d'après lui toujours battue. Cependant il loue Carnot, qui était conventionnel. Wattignies est de 1793. Et il reproche à Napoléon de nous avoir
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fait perdre la frontière du Rhin, que la Révolution, dit-il lui-même, nous avait donnée. Nous ne la devions pourtant pas à la Constituante, qui n'a pas fait la guerre, et qui est la seule assemblée révolutionnaire approuvée par Salvandy. Ce n'est pas seulement en littérature que cet enragé de modéré ne raisonne pas très bien. Il blâme Hugo d'avoir fait un discours politique. C'est qu'on ne l'avait pas fourni d'un sujet très littéraire, et Hugo montra plus de compétence même en politique que Salvandy en aucun sujet.
Sur un point, et un seul, Salvandy a raison. Les grands écrivains doivent avant tout se consacrer à leur œuvre. Plutôt que d'être ministres, mieux vaut que Pascal écrive ses Pensées et Corneille ses tragédies. Mais Salvandy a l'air de défendre sa pâtée. Et sans les approuver pleinement, on conçoit que les Chateaubriand, les Hugo et les Lamartine aient trouvé amer de céder le pas à des Salvandy. Certes, pour les hommes intelligents, un ministre n'est rien à côté d'un grand poète, mais pour l'immense foule bourgeoise, populaire et aristocrate, le ministre ou l'ambassadeur est le grand personnage et l'homme de lettres, même illustre, ne vient qu'après. Si celui-ci n'est au moins académicien, on fera passer avant lui le moindre député. Dans sa réponse à Thomas Corneille, Racine disait, à propos de Pierre: «... Quelque étrange inégalité que durant leur vie la fortune mette entre eux (les grands
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poètes) et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité... fait marcher de pair l'excellent poète et le grand capitaine. » Je crois même qu'elle préfère de beaucoup le premier au second, mais il est bon de ne pas attendre la postérité pour rétablir les préséances et empêcher qu'un général ou un secrétaire d'Etat ne vous marche sur le pied. La dignité de l'esprit y est intéressée.
Et, toujours par la faute des nombreux, le pouvoir procure un prestige, une influence, des relations et satisfactions de toute sorte, auxquelles la plus éclatante gloire purement littéraire ne suppléerait pas. Avez-vous visité la maison des champs de Corneille à Petit-Couronne? C'est une chaumière de paysan. Pendant ce temps le gouverneur de Normandie et n'importe quel intendant ou fermier général habitait des châteaux. Les grands écrivains ont droit à une existence brillante, entourée, comblée à tous points de vue, s'ils en ont le goût. Ils peuvent s'accommoder aussi bien de la retraite et d'un train médiocre, mais ils n'y sont pas tenus. Et ils n'en sortent guère que par la politique. C'est encore vrai tout de suite après leur mort. S'ils ne s'étaient un peu mêlés de politique, pensez-vous qu'Anatole France et Barrès auraient eu des obsèques nationales ? C'est douteux pour Hugo lui-même. Et en a-t-on fait à Flaubert?
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Je craindrais d'excéder la patience du lecteur 'en m'étendant aussi longuement sur les autres réceptions. La plus fameuse est celle d'Alfred de Vigny. Elle excite encore bien des curiosités, mais ne vaut peut-être pas sa réputation.
Encore plus lanterné que Victor Hugo, Vigny fut battu six fois, par Pasquier, Ballanche, Patin, Saint-Marc Girardin, Sainte-Beuve, Mérimée, et dut poser une septième fois sa candidature pour .ètre enfin élu en 1845. C'est en cela que l'Académie se conduisit de façon vraiment indigne, et aurait pu exciter son ressentiment. Il s'est plaint de ses visites et a bafoué notamment Royer-Collard, 4ans le Journal dun poète. Peut-être avait-il ïui-même l'humeur incommode et oubliait-il trop l'attitude protocolairement déférente qui s'impose à un solliciteur. Si l'on ne veut pas s'y plier, on ne sollicite pas. Le pire formalisme consiste à repousser les formes établies par l'usage. Les hommes qui savent vivre s'y soumettent correctement, avec une pensée de derrière, suivant l'expression de Pascal, c'est-à-dire en se réservant in petto de n'y attacher aucune importance.
Il faut bien convenir que son discours est trop long et guindé.
Son prédécesseur Étienne, vaudevilliste et journaliste, ne motivait pas ces développements, qui fatiguèrent l'auditoire, d'autant plus qu'il débitait sa harangue d'un ton solennel et prétentieux, au rapport de Sainte-Beuve, qui a sûrement
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quoique tardivement dit la vérité sur les impressions de séance, dans le VIe tome des Nouveaux Lundis, après avoir fait dès le lendemain un article de convenance et de bénissage recueilli au III* volume des Portraits Littéraires. Vigny pontifiait, à son habitude. Il « donna sur les nerfs » de l'Académie et du public, qui soulignèrent avec malveillance les quelques pointes du comte Molé, lesquelles ne dépassaient pas la moyenne des épigrammes académiques. Il y a deux bonnes choses dans le discours de Vigny : la distinction entre les penseurs et les improvisateurs, vraie en soi, mais trop absolue et un peu maladroite, parce qu'on sentait trop qu'il se rangeait lui-même dans la première catégorie et reléguait presque tous ses confrères dans la seconde, ce qui n'était pas faux, mais malgracieux; puis la péroraison, au los de l'école romantique, excellente, mais qui arrivait tard.
Molé lui décerna quelques éloges décents, peut- être avec un peu plus d'épines que de roses, relevant finement que Vigny n'avait pas oublié de marquer sa place dans la nouvelle école, mais n'avait fait aucune allusion à Chateaubriand; discutant quelques-unes de ses idées, notamment sur- Richelieu, sur les prisons de la Terreur, sur Napoléon, comme c'était son droit, et certainement son devoir en ce qui concerne l'ennuyeux Cinq- Mars. Il ne réprouva pas sans nuances le romantisme, mais, pour le diminuer, en expliqua le,.
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succès par la nouveauté, et lui opposa la stupide théorie des grands siècles, Périclès, Auguste, Léon X, Louis XIV, en dehors desquels il n'y aurait fatalement que décadence. Que fait-il de Dante, de Rabelais, de Shakespeare? Voit-on sous Louis XIV un lyrique comparable à Villon et à Ronsard? Le plus grand orateur athénien, Démos- thène, n'est-il pas du ive siècle? Tacite ne l'em- porte-t-il point sur Tite-Live ? La prose de Voltaire n'égale-t-elle pas celle de Bossuet? Mais en Mn, si Molé se montra classiciste étroit et scolaire, ces observations n'atteignaient pas directement Vigny. La grande faute de Molé, celle qui pour nous est impardonnable, mais qui fut peu remarquée, c'est qu'ayant parlé avec quelques louanges et quelques réserves, sans animosité blessante, de presque tous les ouvrages de Vigny, il ne souffla mot de ses poésies et parut ignorer non seulement la Maison du berger, la Mort du loup, le Christ au Mont des oliviers, déjà parus dans la Revue des deux mondes et non encore réunis en volume, mais les plus anciens Poèmes, où il y a des chefs-d'œuvre comme Eloa et Moïse. Je suis persuadé que Molé les négligea de bonne foi, parce qu'il n'y avait rien compris, et qu'il les omit sans mauvaise intention.
On sait que Vigny se jugea insulté, refusa de se laisser présenter à Louis-Philippe par Molé, et même de siéger tant que celui-ci serait directeur, L'Académie l'avait élu de nouveau à ce poste,
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évidemment pous faire pièce à Vigny. En principe, un grand poète inspire toujours plus de sympathies, mais il faut bien reconnaître que Vigny avait des torts, que ceux de Molé étaient modérés ou involontaires, si bien que le récipiendaire ne les avait pas remarqués en commission et ne s'en aperçut qu'en séance, ou après la séance, :grâce à la malignité publique. La réponse de Sal- vandy à Victor Hugo était autrement inepte et offensante.
Entre temps, l'Académie avait reçu l'aimable Charles Nodier, qui, n'eût-il rien écrit, aurait .son nom attaché à l'histoire de « la grande boutique romantique », en qualité d'hôte et d'amphitryon, mais qui nous a donné Trilby et d'autres -contes charmants. Il succédait à Laya, auteur de l'Ami des lois et père de l'auteur du Duc Job. Discours de réception un peu timide, où le doux orateur risque une prudente défense du romantisme, avec bien des réticences et des circonlocutions pour amadouer les classiques : le brave homme voudrait contenter tout le monde. M. de Jouy, dit l'ermite de la Chaussée d'Antin, l'un des auteurs du livret de Guillaume Tell, qui eut bien de la chance d'être mis en musique par Rossini, trouva chez le bon Nodier de l'esprit « voltairien », d'ailleurs pour l'en féliciter. M. de Jouy admirait donc Voltaire : mais quelle idée s'en faisait. il?
Nous retrouvons Victor Ilugo, recevant Sainte-
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Beuve, qui remplacait en 1845 Casimir Delavigne. Sainte-Beuve fit naturellement un discours intelligent et soigné : malgré la différence de ton, tout discours de réception est, en somme, une étude critique. Sainte-Beuve, bien à son affaire, et fort avisé, ne manqua pas, lui, de nommer Chateaubriand, encore vivant, et dont il attendait la mort pour déboucher ses poisons. Il fit aussi quelques saluts à Victor Hugo, mais risqua une impertinence. Que serait-il arrivé, se demande-t-il, si un poète dramatique éminent, de l'école classique, avait surgi? Il sous-entend que le théâtre de Victor Hugo, qu'il ne put jamais souffrir, même avant d'être brouillé avec l'auteur, eût été rejeté dans l'ombre. Mais l'hypothèse est absurde. Les plus grands génies portent la marque de leur époque, comme l'a fortement démontré Taine, et il ne peut surgir de génie classique en temps de romantisme. Il y a plus d'une manière de bien écrire en vers, insiste Sainte-Beuve. Oui, Racine écrit bien en vers, Hugo aussi. Mais un Racine était impossible au xixe siècle, comme un Hugo. sous Louis XIV. Chacun d'eux, changé de siècle, eût changé sa manière.
Le grand poète ne daigna pas répondre à cette absurdité, qui tendait à insinuer perfidement que ses succès de théâtre n'étaient dus qu'à l'absence d'un concurrent sérieux. Il fut généreux pour Casimir Delavigne, tout en rappelant l'abîme qui les séparait, et pour Sainte-Beuve, contre qui il
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avait tant de griefs littéraires et intimes. « Entre Casimir Delavigne qui est si noble et Lamartine qui est si grand, lui dit-il, vous avez su dans le .demi-jour découvrir un sentier qui est le vôtre et
•.créer une élégie qui est vous-même. » Personne ,ne vit là dedans la moindre allusion, ni Sainte- Beuve, qui se déclara enchanté, ni Victor Hugo, dont ce n'est pas le genre, et qui sans doute ne -connaissait pas le médiocre et indécent Livre *<£ amour.
Victor Hugo parle aussi avec estime du romancier de Volupté, et du critique, dont on ne pouvait ««neore juger l'œuvre à fond, puisqu'elle était inachevée. Sur Victor Hugo, déjà traité sans trop de .ménagements, elle ne s'achèvera jamais. Sainte- Beuve ne réparera pas certains articles fielleux, «et ne parlera plus de son ancien maître, rival et ami. Il ignora les Contemplations et la Légende des siècles, ce qui était une étrange façon de comprendre sa rubrique du lundi. Meilleur critique -que Sainte-Beuve quand il s'en mêlait, et plus impartial, Hugo lui dit de Port-Royal, alors inachevé aussi : c'est « le plus important de vos ouvrages. » Tel est encore aujourd'hui l'avis géné- ral du yJublic lettré.
Le discours de Musset, reçu en 1852, n'est pas le meilleur de la série. Depuis quelque temps déjà dl avait noyé son talent dans l'alcool. Et puis, il succédait à Dupaty ! Encore un vaudevilliste, et
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spécialisé dans l'opéra-comique, l'auteur des Voi<Mre.! Versées! Que faire d'un si maigre sujet? Il y a une terrible lettre de Flaubert à Louise Colet, contre ce pauvre discours. C'est vrai que Musset se rend un peu ridicule en étalant un infini et insistant respect pour un Dupaty ; qu'il renie le romantisme, en se défendant de le renier ; qu'il semble placer Bossuet et Fénelon au-dessus de Molière et Racine; qu'il tombe dans la capuci- nade; qu'il fait pitié, lorsqu'il daigne affirmer que la poésie est, quoi qu'on en puisse dire, un noble exercice de l'esprit : qu'on hausse les épaules lorsqu'il reprend un cliché académique sur la supériorité des qualités morales et cite ce vers de son Dupaty :
Un beau trait nous honore encor plus qu'un beau livre.
Flaubert observe qu'un maître nageur de sa connaissance a opéré quarante sauvetages, et que la littérature universelle n'a peut-être pas produit quarante chefs-d'œuvre. Mais quoi! Musset n'était plus que l'ombre de lui-même.
Nisard couvre Musset de fleurs, mais pires que des trognons de choux. Entre Dupaty et Musset, le directeur de l'Académie voit des traits communs: « l'inspiration, la veine » ! Il rabroue Musset pour son byronisme, ses atteintes à la vieille prosodie, ses vers qui n'étaient pas sur leurs pieds ! Puis il le félicite d'avoir trahi le romantisme. « Vos
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opinions littéraires se rapprochaient de plus en plus de la vérité... Votre hardiesse d'autrefois et vos admirations plus éclairées et plus sûres... ». On préférerait encore être houspillé comme Hugo et Vigny par un Salvandy ou un Molé plutôt que loué comme Musset par ce Nisard. Ainsi que le dira Hugo, Dieu
Est capable de tout, lui qui fait balayer Le bon goût, ce ruisseau, par Nisard, ce concierge.
Nisard a pourtant écrit d'excellentes choses sur les classiques, mais comme tant de critiques universitaires, et comme Sainte-Beuve lui-même (mais pour d'autres motifs), sur ses contemporains il déraisonnait.
L'Académie a donc accueilli le plus grand prosateur et les quatre grands poètes du romantisme, plus le critique qui en passait pour le défenseur et l'interprète, l'ayant été effectivement à ses débuts. Elle les a même élus assez jeunes : Chateaubriand à quarante-trois ans, Lamartine à quarante, Hugo à trente-neuf, Sainte-Beuve à quarante et un, Musset à quarante-deux, et Vigny, le moins favorisé, à quarante-huit. L'âge moyen des. récipiendaires approche aujourd'hui de la soixantaine. On ne peut accuser l'Académie, où les classiques avaient naturellement la majorité, d'anti- romantisme irréductible.
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A ces profitables et brillants confrères, qui lui infusaient un sang nouveau et une jeunesse inespérée, elle infligea l'éloge-pensum de morts bien coriaces. Ce n'était pas sa faute. La plus belle Académie ne peut donner que ce qu'elle a. Mais elle aurait pu leur épargner l'humiliation de longs stages dans l'antichambre et de réponses désobligeantes. Elle n'a pas senti que l'honneur était pour elle, et les a traités en parents pauvres.
Une particularité de presque tous ces discours est l'abus des périphrases. A l'Académie, c'est une manie usuelle de ne nommer personne, et de ne désigner les gens que par énigmes ou allusions. Après quelques années, on ne sait plus du tout de qui il s'agit. Paul Valéry n'a fait que pousser à l'extrème cette tradition du lieu, en s'attachant à ne pas prononcer le nom de son illustre prédécesseur. Mais celui-là restera longtemps dans toutes les mémoires. Il est comique de prendre tant de peine pour en dissimuler tant d'autres qui, même écrits en toutes lettres, nous laisseraient une impression d'anonymat. Quel est le sens de cet usage? C'est, sans doute, un petit jeu de société. Au bout de très peu de temps, l'orateur gagne presque à tous les coups.
Ces discours sont forcément de valeur inégale, mais quelques-uns assez beaux, et tous intéressants pour l'histoire littéraire. Ils étaient dispersés ou enfouis dans les bibliothèques. Il m'a paru qu'il valait la peine de les réunir pour la commo-
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dité des curieux. Je remercie mon confrère M. Georges Oudard, qui m'en a suggéré l'idée, et ne m'a laissé que le travail le moins attrayant pour le lecteur, à savoir cette préface.
PAUL SOODAY.
Paris, avril 1928.
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Réceptions des romantiques
à l'Académie
ACADÉMIE FRANÇAISE
M. de Lamartine, ayant été élu par l'Académie- Française, à la place vacante par la mort dé M. le comte Daru, y est venu prendre séance le- I Ir avril 1830 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Appelé par votre indulgence bien plus que par mes faibles titres à l'honneur dont je viens jouir aujourd'hui, à voir un nom qui vous emprunte tout et qui vous rend si peu, inscrit parmi les noms du siècle dont vous êtes l'ornement et l'élite, j'ai tardé longtemps à venir prendre acte de cette part d'illustration que vous m'avez décernée, à vous apporter le tribut de ma reconnaissance et de mon bonheur I Mon bonheur ! j'en avais alors ! La distinction dont vos suffrages m'honoraient, cette gloire des lettres dont votre choix est la récompense ou le présage, cet éclat d'estime et de bienveillance que répand sur une famille, sur une patrie tout entière, l'élection d'un?
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de ses enfants; toutes ces joies de l'esprit, de la famille, de la patrie, étaient doublées pour moi ! Elles se réfléchissaient dans un autre coeur. Ce temps n'est plus ! Aucun des jours d'une longue vie ne peut rendre à l'homme ce que lui enlève ce jour fatal où, dans les yeux de ses amis, il lit ce qu'aucune bouche n'oserait lui prononcer : tu n'as plus de mère 1 Toutes les délicieuses mémoires du passé, toutes les tendres espérances de l'avenir s'évanouissent à ce mot ; il étend sur sa vie une ombre de mort, un voile de deuil que la gloire elle-même ne pourrait plus soulever ! Ces joies, ces succès, ces couronnes, qu'en fera-t-il ? Il ne peut plus les rapporter qu'à un tombeau !
Ainsi la Providence, qui se voile sous nos joies comme nos douleurs, nous attend avec un arrêt de mort, à l'heure de nos vains triomphes ! Et mieux que ces insultes jalouses, que les anciens mêlaient à leurs honneurs pour en tempérer l'ivresse, au moment où notre coeur s'élève, où notre félicité déborde, elle nous atteint avec un mot qui corrompt tout, qui détruit tout, et nous dit plus haut : Tu n'es rien ! Tu n'es qu'un homme ! le jouet de la mort ! le fils de ce qui n'est déjà plus !
Tandis que je me préparais à apporter ici à la mémoire d'un homme qui m'était inconnu le tribut de vos funèbres hommages et de ceux de la France ! tandis que je cherchais dans vos coeurs, dans les souvenirs de son inconsolable famille, des regrets et des éloges, une source intarissable de larmes s'ouvrait dans mon propre cœur, et cette douleur que j'avais à peindre, c'était à moi de la sentir et de l'étouffer !
Pardonnez-moi donc, Messieurs, si je réponds si faiblement à ce que vous aviez le droit d'attendre du successeur de M. le comte Daru ! A ce que demandait de moi la mémoire de cet homme, que de son vivant
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même on appela l'homme probe ! Je parle, dans ce temple de la parole, une langue qui n'est pas la mienne ; je parle d'une douleur publique, abîmé- dans ma propre douleur ; mais je parle d'un homme dont le nom seul est une illustration pour sa mémoire, et dont la vie se loue elle-même dans la. conscience des hommes de bien !
Poète, philosophe, orateur, historien, administrateur, homme d'État, tant de titres vous étonnent d'abord ! Tant de titres m'ont étonné moi-même î Vous cherchez le secret de cette universalité dans- l'homme même ? Il est dans son temps : l'histoire de- notre talent est presque toujours celle de notre vie !
Il naquit, il fut jeté sur la scène du monde à une di5 ces rares époques où la société dissoute n'est plus rien, où l'homme est tout : époques funestes au monde, glorieuses pour l'individu ! temps d'orage qui fortifient le caractère quand il n'en est pas brisé ; tempêtes civiles qui élèvent l'homme quand elles ne l'engloutissent pas 1 Dans les jours d'ordre et de règle, la scène pour chacun est étroite, le sentier traeé, la vie écrite pour ainsi dire d'avance. Nous naissons dans la classe pour laquelle la fortune nous a marqués ; la société presse ses rangs à droite et à gauche, il faut suivre ceux qui nous précèdent, poussés par ceux qui nous suivent dans un lit social déjà creusé devant nous ; nous y marchons d'un pas. plus ou moins ferme, avec la seule distinction de nos forces ou de nos faiblesses individuelles, nous arrivons au terme ; si nous en valons la peine, on nous nomme, on nous caractérise en deux mots ! et Voilà la page de notre vie dans un siècle ! Change? le nom, et cette même page sera l'histoire de cent autres hommes ! Mais dans ces drames désordonnés et sanglants qui se remuent à la chute ou à la régénération des empires, quand l'ordre ancien s'est
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écroulé, et que l'ordre nouveau n'est pas encore enfanté ; dans ces sublimes et affreux interrègnes de la raison et du droit que la pensée n'ose contempler, et sur lesquels l'histoire même jette un voile, de peur que l'humanité n'ait à rougir à son réveil ! tout change ; la scène est envahie, les hommes ne sont plus des acteurs, ils sont des hommes ; ils s'abordent, ils se mesurent corps à corps, ils ne se parlent plus la langue convenue, de leurs rôles, ils se parlent la langue véhémente et spontanée de leurs intérêts, de leurs nécessités, de leurs passions, de leurs fureurs ! héro'ïsmes, bassesses, talents, génie, stupidité même, tout sert ; toute arme est bonne ! tout a son règne, son influence, son jour ; l'un tombe parce qu'il porte l'autre, nul n'est à sa place, ou du moins n'y demeure ; le même homme, soulevé par l'instabilité du flot populaire, aborde tour à tour les situations les plus diverses, les emplois les plus opposés ; la fortune se joue des talents comme des caractères ! il faut des harangues pour la place publique, des plans pour le conseil, des hymnes pour les triomphes, des lumières pour la législation, des mains habiles pour amasser l'or ! des mains probes pour le toucher. On cherche un homme I Son mérite le désigne : point d'excuses ! point de refus ! le péril n'en accepte pas ! on lui impose au hasard les fardeaux les plus disproportionnés à ses forces, les plus répugnants à ses goûts ; et si, parmi ces victimes de la faveur populaire, il se rencontre un homme doué d'autant de vertus que de courage, d'autant d'activité que de forces, toujours propre au rôle qu'on lui assigne, si ce rôle n'a rien que d'honorable, toujours supérieur au fardeau qu'on lui impose, s'il consent à l'accepter, toujours prêt au dévouement, si la conscience le commande ; l'esprit de cet homme s'élargit, ses talents s'élèvent, ses facultés se multiplient, chaque fardeau lui crée une
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force, chaque emploi un mérite, chaque dévouement une vertu ; il devient supérieur par circonstance, universel par nécessité ; et à l'heure où le pouvoir qui peut seul succéder à l'anarchie, le despotisme, fort aussi de sa nécessité, se présente, et cherche ses appuis dans ce que la révolution a laissé d'intact et de pur, il voit cet homme, il s'en empare, il l'élève, il se dit : ce n'est plus l'homme de la foule, c'est l'homme de l'ordre, l'homme du pouvoir, l'homme de la réparation. Il est à moi ! Cet homme est M. Daru. Le secret de son universalité se trouve écrit dans sa destinée ; le secret de ses forces et de son génie vous sera révélé dans ses fonctions et dans ses ouvrages.
Né à Montpellier, en 1767, d'une famille honorable -et distinguée, M. Daru reçut une éducation analogue à sa naissance, et fut destiné à l'état militaire. La: révolution le surprit jeune encore ; elle apparaissait comme l'aurore d'une régénération morale et politique : on ignorait alors que les peuples ne se régénèrent point par des théories, mais par la vertu ou par la mort, et la hache sanglante des révolutions n'avait point été pesée dans les calculs de l'espérance. M. Daru passa sous les drapeaux le temps où la France s'y réfugiait tout entière ; employé au ministère de la Guerre, il en sortit volontairement au 18 fructidor, voulant bien servir son pays dans ses périls, dans ses passions ou dans ses crimes, jamais ! Dix mois de prison lui firent payer à son prix ce jour de courage et de vertu ; ordonnateur en chef des armées, secrétaire général du ministère de la Guerre, commissaire pour l'exécution de la convention de Marengo, déjà son nom s'unissait au récit de nos victoires ; déjà il portait l'ordre, la lumière et la probité dans cette administration des armées, jusque- là confuse comme le pillage, imprévoyante comme
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le hasard - déjà l'homme dont le coup d'œil était un jugement l'avait distingué dans la foule, et avait reconnu en lui cette patience et cette énergie, qu'avec sa. brutalité de génie, il comparait au bœuf et au lion. Bientôt nous le retrouvons tribun : ce mot sonne mal avec le nom de M. Daru 1 Il n'avait du tribun que le nom. Sorti de l'école de l'anarchie, homme d'un esprit ferme et d'un cœur droit, il comprenait mieux à cette époque le pouvoir que la liberté ; le pouvoir était la nécessité du moment ; et c'est, n'en doutons pas, dans cette horreur de la licence qu'il faut chercher le principe de son dévouement à un homme qui fut le pouvoir incarné, parce qu'il fut la volonté inflexible. Entre la dictature et l'anarchie, M. Daru, comme la France, n'avait pas à choisir ; pour remonter de la licence à la liberté, les peuples n'ont d'autre chemin que la tyrannie.
Intendant général de la Grande Armée et des pays conquis, secrétaire d'État en 1811, ministre de l'administration de la Guerre en 1813, il déploya partout ce courage d'esprit, cette fertilité de ressources, cette inflexibilité de devoirs qui le firent toujours admirer, souvent bénir, et, disons-le, quelquefois redouter des provinces où il organisait la conquête. Ministère terrible pour un coeur généreux, que celui de servir d'organe à la victoire, de demander aux peuples vaincus ou le salaire de leur liberté, ou la rançon de leur défaite ! Le caractère de M. Daru passa par cette rude épreuve comme par celle du feu sans en être atteint, et, dans des fonctions où Rome employait ses plus inexorables proconsuls, où les nations tremblantes ne s'attendent qu'à rencontrer des Ver- rès, elles reconnurent avec estime, quoique avec douleur, des mains probes, un esprit élevé et un cœur d'honnête homme.
^£rmi tant de fonctions diverses où la pensée a
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peine à trouver une lacune, comment l'administrateur trouva-t-il le temps de la philosophie, de l'histoire, de la poésie ? dans des moments toujours employés ; dans des heures dérobées par minutes, non à ses devoirs, mais au plaisir, à la nuit, au sommeil ; dans une âme toujours active, pour qui le travail était le repos du travail.
La traduction d'Horace, des traductions de Cicéron, un poème sur Washington, un poème sur les Alpes, un autre sur la Fronde, une épître à Delille, la traduction de Casti, des discours en vers, des discours à l'Académie, des travaux sur la librairie, sur les liquidations, l'histoire de Bretagne, l'histoire de Venise ; enfin un poème sur l'astronomie, qui n'est publié que d'hier, et qui promet d'éclairer son tombeau du rayon le plus tardif, mais le plus éclatant de sa gloire ; tels furent ce qu'un tel homme appelait ses loisirs. Presque tous ses ouvrages, vous les connaissez, Messieurs ! Il aimait à vous apporter les essais de son esprit, et trouvait dans vos suffrages l'avant-goût de ce jugement du public qu'il voulait -conquérir comme il avait conquis sa fortune, avec labeur et loyauté. Parmi les discours qu'il prononça dans cette enceinte, on aime à distinguer surtout sa réponse au duc Mathieu de Montmorency, ravi si tôt .aux espérances du pays et à la confiance du trône, et qui vous apportait pour titres l'âme de Fénelon dont il avait reçu la mission sacrée. Quoique assis sur des bancs opposés, M. Daru l'honorait ; car toutes les vertus se comprennent. Dans sa réponse, il lui parla de sa piété céleste et de son infatigable charité ; seul homme en effet à qui l'on pût parler en face de ses vertus, car elles n'étaient un secret que pour lui- même. Il n'est plus ! Une voix plus heureuse s'est élevée sur sa tombe, et a consacré parmi vous cette vie, dont la fin ressembla moins à une mort qu'au
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mystique sommeil du juste ; mais je n'ai pu prononcer ce beau nom, ce nom qui retentira à jamais dans mon cœur comme dans un sanctuaire, sans m'arrêter un instant, sans saluer au moins d'une larme et d'un respect cette vertu qui brilla dans nos jours d'orage comme un arc-en-ciel de réconciliation et de paix, qui ne se mêla aux partis que pour les adoucir, aux lettres que pour les élever, à la politique que pour l'ennoblir. Plus heureux ou plus malheureux que la plupart d'entre vous, j'unis des regrets personnels à ceux de la France et de l'Europe ; les regrets d'une chère et illustre amitié. Les dernières lignes qu'ait tracées sa main mourante, ces lignes interrompues par la mort même, m'étaient adressées ; plus qu'à un autre ce souvenir m'appartient ; j'y serai Mêle ! Mon titre le plus cher à mes yeux sera d'avoir été aimé d'un tel homme, et ma plus douce consolation de m'attacher à sa mémoire et de la vénérer à jamais.
L'oeuvre de prédilection de M. Daru était cette traduction d'Horace, commencée dans les cachots de la Terreur, poursuivie et achevée enfin dans les camps, dans les palais, à travers toutes les vicissitudes d'une vie si pleine et si agitée.
Horace était le poète de l'époque, comme le Dante semble le poète de la nôtre ; car chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu'un de ces génies immortels qui sont toujours aussi des hommes de circonstance ; elle s'y réfléchit elle-même, elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. L'époque ressemblait à celle d'Auguste ; l'Europe sortait des rudes épreuves d'une révolution qu'elle ne comprenait pas encore ; il fallait détourner les yeux d'un passé souillé de sang et de boue ; ne s'étonner de rien, nil admirari, ni des changements de maîtres, ni des changements de
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rôle, ni des murmures, ni des adulations, ni des, servilités populaires ; il fallait glisser sur tout pour ne rien heurter, ne jeter sur les choses qu'un regard superficiel et dédaigneux, de peur d'arriver à l'horreur ou au mépris, et ne prêcher aux hommes que cette sagesse insouciante et facile, cet épicurisme dela raison qui ne donne point de remords à la servitude, point d'ombrage à la tyrannie, qui venge de tout par le léger sourire de l'ironie, amuse l'indifférence, console la faiblesse, excuse la lâcheté, et dont le vice s'accommode comme la vertu. Voilà Horace, l'ami de Brutus, l'ami de Mécène ; l'homme qui jette son bouclier à Philippes, et qui chante la fermeté stoïque, le justum ac tenacem, entre les délices de Tibur et les complaisances de Rome. Un tel poète devait plaire à un tel moment ; le pouvoir inquiet de l'époque devait voir avec une joie secrète 1es esprits détournés des pensées fortes, des résolutions graves, se porter sur cette philosophie complaisante et molle, qui prend le destin en patience et les hommes en plaisanterie ; les tyrans, les peuples eux- mêmes, aussi affamés d'adulations que les tyrans, ont toujours aimé les poètes de cette école. Ce n'est pas pour eux que s'ouvrent les cachots de Ferrare, que s'élèvent les échafauds de Roucher et d'André Chénier, que Syracuse a des carrières et que Florence a des exils. Ils chantent, couronnés des grâces insouciantes, dans les banquets des maîtres du monde ou dans les saturnales populaires ; une sympathie secrète les attache à toutes les tyrannies ; car ces poètes amollissent les hommes, pendant que les sophistes les corrompent, et que les tyrans les enchaînent.
Telle ne fut point la pensée de M. Daru en nous rendant Horace : Horace était l'ami de son âme ; il voulut le rendre l'ami de son siècle, mais il entreprit
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l'œuvre la plus difficile, je dirais presque l'œuvre la plus impossible de l'esprit humain. On ne traduit personne : l'individualité d'une langue et d'un style est aussi incommunicable que toute autre individualité. La pensée tout au plus se transvase d'une langue à l'autre : mais la forme de la pensée, mais la couleur, mais son harmonie, s-échappent et qui peut dire ce que la forme est à la pensée, ce que la couleur est à l'image ? Mais si ce qu'on prétend traduire n'est pas même une pensée, si ce n'est qu'une impression fugitive, un rêve inachevé de l'imagination ou de l'âme du poète, un son vague et inarticulé de sa lyre, une grâce nue et insaisissable de son esprit, que restera-t-il sous la main du traducteur,? quelques mots vides et lourds, pareils à ces monnaies d'un métal terne et pesant, contre lesquelles vous échangez la drachme d'or resplendissante de son empreinte et de son éclat ; et d'ailleurs, dans la poésie d'un autre âge, il y a toujours une partie déjà morte, un sens des temps, des mœurs, des lieux, des cultes, des opinions, que nous n'entendons plus, et qui ne peut plus nous toucher ! Otez à une poésie sa date, sa foi, son originalité enfin, qu'en restera-t-il ? ce qui reste d'une statue des dieux dont la divinité s'est retirée, un morceau de marbre plus ou moins bien taillé ! La révolution que le christianisme a dû produire dans la poésie, cette révolution dont les progrès sont sensibles dans le Dante, dans Milton, dans le Tasse, dans Pétrarque, dans Athalie, a été lente à agir sur nous : nos cœurs étaient chrétiens, et nos lèvres étaient païennes ; de là, froideur et désaccord- entre notre poésie et le cœur humain ; mais cette révolution se manifeste enfin ; elle nous détache d'une muse sans individualité, d'une philosophie sans espérance et sans règle, d'une mythologie sans foi ; elle nous demande quelque chose de grave et
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de mystérieux comme la destinée humaine, d'élevé comme nos espérances, d'infini comme nos désirs, de sévère comme nos devoirs, de profond et de tendre comme nos pensées et nos affections ! elle nous demande enfin ce que le père de toute poésie moderne a si bien défini : — Il parlar che nell' anima si sente ! ce langage qui s'entend, qui se parle, qui retentit dans l'âme humaine, remous vivant de nos sentiments les plus intimes ! la mélodie de notre pensée !
La chute d'un empire dont M. Daru avait été une des colonnes, tourna ses regards vers les enseignements de l'histoire ! Il fut tenté de l'écrire : il choisit Venise ; le choix seul était du génie. Venise, avec son berceau caché dans les lagunes de l'Adriatique, avec ses institutions mystérieuses, sa liberté tyrannique, ses conquêtes orientales, son commerce armé, son despotisme électif, ses mœurs corrompues et son régime inquisitorial, ressemble à un de ces monuments gothiques, moitié arabes, moitié chrétiens, qu'elle éleva elle-même, et dont on admire l'étrange et colossale architecture, sans pouvoir en assigner l'origine et la fin ; c'est l'Alhambra de l'histoire ! ou plutôt ce n'est pas une histoire, c'est le roman du moyen âge ! c'est un de ces récits fabuleux de l'Orient, où les merveilles s'enchaînent aux merveilles dans la bouche des conteurs arabes, jusqu'à ce que les palais et les temples, les héros et les pompes, tout disparaisse par le même enchantement qui les avait évoqués, et tout s'écroule dans le tombeau silencieux de l'Océan. Ainsi s'est écroulée cette reine de la mer dans ses propres flots ! Venise est à elle-même son tombeau ! tombeau digne d'elle et qui raconte à lui seul de puissantes et lamentables destinées ! L'étranger va la chercher dans ses ruines, et chaque pas qui retentit sur ses pavés, chaque herbe qui
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croît entre ses débris, chaque pierre qui tombe de ses palais dans ses canaux à moitié comblés, réveillent en lui, avec une impression de terreur mystérieuse, des images de gloire, de volupté et de néant. M. Daru s'est élevé souvent à la hauteur de ce sujet : son style a quelque chose de la sincérité et de la gravité antique, de cette solennité des premiers temps, où l'historien exerçait une sorte de sacerdoce des traditions ; cette gravité lui sied ; ce n'est pas une chose légère et plaisante que cet enseignement du passé pour instruire l'avenir ! nous aimons à retrouver dans le ton de l'historien quelque chose d'animé comme les impressions qu'il éveille, de sublime et de triste comme ces destinées des empires qui sortent du néant pour y retomber après un peu de poussière et de bruit !
Après ce monument du moyen âge, M. Daru voulut en élever un à sa patrie ; il écrivit l'histoire de Bretagne, mais ici les souvenirs et les couleurs manquaient : il en est des provinces comme des hommes, elles ont leurs destinées indépendantes de leur importance relative ; unç lagune de l'Adriatique, un rocher de la Méditerranée, une montagne de la Judée ou de l'Attique, éveillent puissamment la sympathie des générations, tandis que d'immenses et populeuses provinces n'ont que leur nom dans la mémoire des siècles ; c'est la physionomie des nations comme celle des individus qui les fait saillir dans la foule, et qui les grave dans nos souvenirs ; la gloire, les revers, les orages politiques impriment cette physionomie aux peuples ; ce sont les rides des nations ! La Bretagne n'en avait pas encore ; l'on regrette que le regard de l'historien n'ait pas plongé plus avant dans les antiquités de la Bretagne ; on regrette surtout que sa plume s'arrête à la page la plus historique de son récit ; à cette page, qui semble arrachée à l'his-
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toire des temps héroïques, où la foi du chrétien se confondait avec la fidélité du soldat, où des provinces entières se levaient d'elles-mêmes aux seuls noms de Dieu et du Roi, et, ne puisant leurs forces que dans leur désespoir, renouvelaient dans un coin de l'Ar- morique les prodiges de l'antique patriotisme, et montraient à l'Europe vaincue ou muette que rien n'est plus invincible qu'un sentiment généreux dans le cœur de l'homme, qu'il s'appelle dévouement ou liberté ! Et que si la religion et la royauté ne devaient pas avoir leur Salamine, elles avaient du moins leurs Thermopyles sur la terre des Clisson et des Dugues- clin I
Ces grands ouvrages furent entremêlés de compositions moins sévères, de poésies pleines de sens et de grâces, de rapports qui sont restés des ouvrages sur de hautes matières d'administration ; on y distingue ces rapports annuels sur les prisons adressés à l'héritier du trône, qui ne trouve point d'infortunes trop abjectes pour le regard d'un Roi, point de misères au-dessous de la charité du chrétien, et qui, comme ses aïeux au jour de leur sacre, ose toucher du doigt ces plaies honteuses de l'humanité pour les soulager ou pour les guérir !
Élevé à la pairie, M. Daru parla à la Chambre avec cette élévation de talent, cette maturité d'expérience, et cette roideur de conviction, fruit d'une longue et forte éducation politique ; le temps et le bienfait de la restauration lui avaient appris à tempérer les doctrines sévères du pouvoir d'un esprit de modération et de liberté, dont il n'avait pas reçu les inspirations sous les tentes du conquérant ou sous les faisceaux du dictateur ; il siégeait sur les bancs de l'opposition, mais d'une opposition pleine de droiture et de loyauté : nous ne sommes point ici pour juger des opinions ; les opinions n'ont d'autre juge que la
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conscience et le temps ! Comme ces cultes divers qui ont leurs autels sous un même temple, nous devons les respecter sans fléchir devant elles, et les comprendre sans les partager ! Personne ne sut mieux que M. Daru distinguer les affections de l'homme privé des devoirs de l'homme politique. Ses souvenirs furent de la reconnaissance, et jamais de la faction ! Il apprécia l'immense bienfait d'une restauration qui lui coûtait un ami, mais qui régénérait l'Europe ; ce n'est point à nous de réprouver des sentiments dont nous nous glorifierons nous-mêmes envers la famille de nos Rois, d'avoir deux poids et deux mesures, et de condamner, dans des hommes comblés de confiance et de grandeur par un autre homme, des sympathies que nous ne pourrions flétrir sans flétrir en même temps ce qu'il y a de plus noble et de plus désintéressé dans le oœur humain : la mémoire du bienfait, la pitié pour la chute, et l'innocente fidélité des souvenirs !
Telles étaient, Messieurs, les destinées de M. Daru, encore pleines de promesses et d'espérances, quand la mort vint clore à jamais cette vie laborieuse et lui imposer le repos avant la fatigue ! Ainsi nous passons ! ainsi une génération s'effeuille, pour ainsi dire, devant nous, et tombe homme à homme dans l'oubli ou dans l'immortalité ! Encore quelques noms illustres, encore quelques éloges éclatants, et celle dont l'agitation et le bruit ont fatigué le monde et retentiront dans de longs âges dormira tout entière dans le repos et dans le silence. Quand ce moment est arrivé, quand les passions et les opinions contemporaines son»t ensevelies avec la poussière des générations éteintes ; quand l'amour et la haine, quand le bienfait et l'injure ne retentissent plus dans le cœur des hommes nouveaux, alors la postérité se lève et juge : l'heure est venue pour cette grande renom-
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mée du xvm® siècle, de ce siècle qui, né dans la corruption de la Régence, grandissant à l'ombre d'un règne qui se trahissait lui-même, jouant indifféremment avec les armes du sophisme ou de la raison, sapant les fondements de toutes les institutions avant de les avoir étayées, s'assoupissait dans tous les délires de l'espérance à la voix de ses poètes et de ses sages, et se réveillait au bruit de ses institutions croulantes, aux lueurs de ses incendies, aux cris de ses victimes et de ses bourreaux. Son nom, que nous cherchons encore, sera difficile à trouver ! De sa naissance à sa fin, il y a de tout en lui, depuis la pitié jusqu'à l'horreur, depuis l'admiration jusqu'au mépris ! Mais, quelle que soit l'épithète glorieuse ou vengeresse dont les générations futures le marquent parmi les siècles, nous pouvons le dire ici, sans crainte d'être démentis par l'avenir : ce ne fut point un siècle de pensée, ce fut un siècle d'action ! La philosophie moqueuse n'y fit point un de ces pas immenses qui portent l'intelligence humaine sous un nouvel horizon ; les arts n'y furent point inspirés ; car ils ne regardèrent jamais le ciel, d'où toute inspiration descend ; la poésie y négligea sa lyre, pour n'y saisir qu'un froid pinceau ; elle étouffa sur ses lèvres le grand nom, le nom de Dieu, qui doit retentir au moins dans l'âme des poètes, ses instruments animés du grand concert de la création ! La science seule y grandit, parce que la science vit de faits et non d'idées ; l'éloquence seule y fut forte, parce que l'éloquence est encore de l'action. La voix de Mirabeau y retentit, mais c'est de la tribune ; Mirabeau, un de ces hommes gigantesques qui apparaissent à la chute des empires, et qui, comme Sam- son, semblent pouvoir à leur gré soutenir seuls les colonnes de l'édifice, ou les entraîner dans leur chute. Mais Mirabeau lui-même n'y serait qu'une re-
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nommée vulgaire, s'il n'eût été le premier des orateurs et des tribuns !
Et nous, qui jugeons les autres, bientôt on nou& jugera nous-mêmes ; bientôt un impartial avenir nous demandera nos titres à cette part de renommée, que nous croyons immense, et qu'il connaîtra seul bientôt il fera le redoutable inventaire de nos opinions, que nous nommons des principes ; de no& préventions, que nous appelons de la justice ; de notre bruit, que nous prenons pour de la gloire. Et déjà nous nous jugeons nous-mêmes, déjà, invoquant nos préjugés pour arbitres, nos affections pour juges, nous prononçons, au gré de nos passions encore brûlantes, l'apothéose ou l'arrêt d'un siècle dont nous. n'avons vu que la sanglante aurore ; siècle de ténèbres pour les uns, siècle de lumière pour les. autres, siècle à controverse pour tous 1
Ne partageons, Messieurs, ni ce mépris, ni cet Ór-,gueil ! ne croyons point que cette vérité qui appartient à tous les temps et à tous les hommes ait attendu notre heure pour se lever sans nuage sur notre berceau ! n'oublions point que toute vérité est fille d'une autre, fille du temps, comme ont dit les. sages, et que la civilisation tout entière est suspendue- à cette chaîne de traditions dont la chaîne d'or, qui portait le monde, n'était qu'une éclatante figure mais aussi ne nous calomnions pas nous-mêmes fc - Le jour de la justice se lèvera assez tôt ! assez tôt la postérité dira, en pesant nos mémoires : ils furent (ce que nous sommes en effet) les hommes d'une- double époque dans un siècle de transition !
Quant à moi, Messieurs, si, atteint quelquefois d-e- ce dégoût de mon temps, maladie éternelle de tout ce. qui pense, j'étais tenté d'être injuste envers mon, siècle, je jetterais un regard sur les hommes devant. qui s'élève aujourd'hui ma voix ! je contemplerais,.
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dans cette enceinte même, ici l'Homère du Christianisme, assis non loin de son Platon ! là cet orateur philosophe, que la pensée et la parole, que la monarchie et la liberté revendiquent comme leur plus- loyal et leur plus profond interprète ! ici ce généreux citoyen, qui le premier osa tenter la colère de la. tyrannie, quand tout flattait ou se taisait ! Homme digne des temps antiques, si les temps antiques furent ceux de la simplicité, de la vertu, de la candeur, du génie, du dévouement qui ne se compte pour rien, et de la gloire qui s'ignore elle-même ! Sa parole, comme un glaive libérateur, trancha ce nœud de servitude qui enchaînait la France à l'oppression, et retentira longtemps dans notre histoire comme le premier soupir de restauration et de liberté, sorti dir cœur d'un homme de bien, son plus digne temple et son plus éloquent organe ! Ce Pline français, chez' qui le génie n'est que l'oeil de la science, et dont la vaste et puissante intelligence semble avoir été créée par la nature pour la surprendre dans ses mystères, comme pour la décrire dans sa majesté ! Ce digne chef de notre premier corps politique, dont la sagesse se confondra dans l'avenir avec la sagesse de nos législations qu'il a préparées ! Ces maîtres de nos deux scènes, les uns habiles héritiers de nos chefs- d'œuvre qu'ils perpétuent, les autres hardis novateurs cherchant le vrai dans la seule nature, et la lumière dans leur seul génie ; ces dignes princes de l'Église, qui consacrent les lettres de la sainteté de leur vertu ; enfin ce jeune et brillant Quintilien; qui, dans l'ombre de nos écoles, s'est élevé à lui seul une tribune retentissante, et dont l'éloquence, dé.. passant cette tribune même, s'élève à la hauteur de tous les sujets, à la rivalité de tous les talents ! Que si franchissant les bornes de cette enceinte, mon regard se porte sur la génération qui s'avance, je le
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dirai, Messieurs ! je le dirai avec une intime et puissante conviction, dussé-je être accusé d'exagérer l'espérance et de flatter l'avenir, heureux ceux qui viennent après nous ! tout annonce pour eux un grand siècle, une des époques caractéristiques de l'humanité. Le fleuve a franchi sa cataracte, le flot s'apaise, le bruit s'éloigne, l'esprit humain coule dans un lit plus large, il coule libre et fort ; il n'a plus à craindre que sa propre fougue, il ne peut être souillé que de son propre limon. Une intention droite l'emporte et le dirige ; une soif immense de perfectionnement, de morale et de vérité le dévore ; un sens nouveau, un sens salutaire ou terrible, lui a été donné pour l'assouvir. Ce sens qui a été révélé à l'humanité dans sa vieillesse, comme pour la consoler et la rajeunir, c'est la presse ; cette faculté nouvelle qui s'ignore, s'épouvante encore d'elle-même, elle jette dans une civilisation toute faite le même désordre qu'un sens de plus jetterait d'abord dans l'organisation humaine ; mais le temps, mais ses propres excès, mais l'épreuve seule infaillible des législations en régleront l'usage, sans en retrancher les fruits, et quel que soit le doute effrayant dont elle travaille encore les plus fermes intelligences, je ne puis croire que nous devions maudire une puissance de plus accordée à la pensée de l'homme par une Providence plus généreuse et plus prévoyante que nous, étouffer un de ses plus beaux dons, et lui rejeter son bienfait.
Une jeunesse studieuse et pure s'avance avec gravité dans la vie ; les grands spectacles qui ont frappé ses premiers regards l'ont mûrie avant l'âge; on dirait qu'un siècle la sépare des générations qui la précèdent. Elle sent la dignité de la vocation humaine, vocation relevée et élargie par des institutions où toutes les libertés de l'homme ont leur jeu, -où toutes ses forces ont leur emploi, où toutes ses
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vertus ont leur prix. Les lettres s'imprègnent de cette moralité des mœurs et des lois. La philosophie, rougissant d'avoir brigué la mort et revendiqué le néant, retrouve ses titres dans le spiritualisme, et redevient divine en reconnaissant son dieu. Le spiritualisme lui-même remonte d'un cours insensible vers la philosophie révélée, il s'incline devant le dogme, mystérieuse expression de vérités SUFbymaines, et confesse enfin que, pour être juste comme pour être vraie, la philosophie ne peut point faire abstraction de la plus pure et de la plus large émanation de lumière qui ait été départie à l'homme : le christianisme ! L'histoire s'étend et s'éclaire ; elle écrit l'homme tout entier, elle voit les idées sous les faits, et suit les progrès du genre humain dans la marche sourde et lente de la pensée, plus que dans ces journées sanglantes qui élèvent ou précipitent la fortune d'un homme, sans rien changer au sort de l'humanité. La poésie dont une sorte de profanation intellectuelle avait fait longtemps, parmi nous, une habile torture de la langue, un jeu stérile de l'esprit, se souvient de son origine et de sa fin. Elle renaît fille de l'enthousiasme et de l'inspiration, expression idéale et mystérieuse de ce que l'âme a de plus éthéré et de plus inexprimable, sens harmonieux des douleurs ou des voluptés de l'esprit ; après avoir enchanté de ses fables la jeunesse du genre humain, elle l'élève sur ses ailes plus fortes, jusqu'à la vérité aussi poétique que ses songes, et cherche des images plus neuves pour lui parler enfin la langue de sa force et de sa virilité. Un souffle religieux travaille la pensée humaine ; mais cette religion intime et sincère ne s'appuie que sur la conscience et la foi. Elle ne demande au pouvoir ni des alliances qui l'altèrent, ni des faveurs qui la corrompent ; elle ne demande que ce qu'elle accorde elle-même, que ce
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<quî fait son essence et sa gloire, indépendance et conviction. La politique n'est plus cet art honteux <de corrompre ou de tromper pour asservir. Le chrisiianisme avait jeté aussi en elle un germe divin de moralité, d'égalité et de vertu, qu'il a fallu des siècles pour faire éclore. On le voit poindre d'âge en âge, dans les soupirs des peuples et dans les vœux des -bons rois, comme une pensée vivace du genre humain, toujours combattue, jamais étouffée ; déjà le génie bienfaisant de Fénelon la révèle au pouvoir, comme la sainte loi de la charité politique, comme l'évangile des Rois. Elle survit aux rigueurs du despotisme, comme aux saturnales de l'anarchie ; elle triomphe des faibles qui la nient, comme des insensés qui la profanent. La morale, la raison et la liberté :sectent enfin du vague des théories, issues des formes, .éte prennent une vie et un corps dans des institutions, où .l'ordre et la liberté se garantissent ; où la monarchie qui les protège grandit à nos yeux du seul titre ,que nous revendiquions pour elle, la tutrice des adroits et des progrès du genre humain.
,.Voilà les prémices du siècle qui s'ouvre ! S'il n'ou- îijlâe point les sanglantes leçons du passé ; s'il se soutient d-e l'anarchie et de la servitude, ces deux fléaux vengeurs, qui attendent, pour les punir, les fautes des rois ou les excès des peuples ; s'il ne demande /pas aux institutions humaines plus que l'imperfec- tion de notre nature ne comporte, il remplira sa glorieuse destinée ; il répondra à ce sentiment sym- pathique dont les hommes d'espérance aiment à le -saluer dès aujourd'hui. Ce siècle datera de notre double restauration ; restauration de la liberté par le trône, et du trône par la liberté. Il portera le nom. ou de ce roi législateur qui consacra les progrès du temps dans. la Charte, ou de ce roi honnête homme Honl ila parole est une charte, et qui maintiendra à
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sa postérité ce don perpétuel de sa famille. N'oublions pas que notre avenir est lié indissolublement à celui de nos rois ; qu'on ne peut séparer l'arbre de sa racine sans dessécher les rameaux, et que la monarchie a tout porté parmi nous, jusqu'aux fruits parfaits de la liberté. L'histoire nous dit que les peuples se personnifient, pour ainsi dire, dans certaines races royales, dans les dynasties qui les représentent ; qu'ils déclinent quand ces races déclinent ; qu'ils se relèvent quand elles se régénèrent ; qu'ils périssent quand elles succombent, et que certaines familles de rois sont comme ces dieux domestiques, qu'on ne pouvait enlever du seuil de nos ancêtres sans que le foyer lui-même fût ravagé ou détruit.
Et vous, Messieurs, vous ouvrirez successivement vos rangs au talent, au génie, à la vertu, à toutes les prééminences de ces époques ; déjà d'illustres et pures renommées vous attendent ; vous n'en laisserez aucune sur le seuil ! Sans acception d'écoles ou de partis, vous vous placerez, comme la vérité, au-dessus des systèmes. Tous les systèmes sont faux ; le génie seul est vrai, parce que la nature seule est infaillible. ïï fait un pas et l'abîme est franchi ! il marche et le mouvement est prouvé ! Vous voudrez que ce corps illustre, comme le prisme dont les nuances diverses forment l'éclatante harmonie, réunisse toutes les célébrités contemporaines, et concentre tous les rayons de cette immortalité nationale dont vous êtes le foyer -et l'emblème ! et vous glorifierez ainsi le Roi qui vous protège, le grand homme qui vous fonda, la ^France qui se reconnait et qui s'honore en vous 1
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Réponse de M. le baron Cuvier, Directeur de l'Académie Française, au discours de M. de Lamartine prononcé dans la séance du 1" avril 1830.
Oui, Monsieur, l'Académie Française doit une justice égale aux divers talents. Toute véritable prééminence est un titre à ses suffrages. Aussi, dans tous les temps, s'est-elle fait un honneur d'appeler dans son sein quiconque a su prêter à la raison un langage digne d'elle ; quiconque a su émouvoir les hommes aux noms sacrés de la vérité et de la vertu ; et si elle a montré quelque préférence, c'est pour les écrivains qui, en respectant la langue et les convenances, ont été assez heureux pour imprimer à leurs ouvrages des formes propres, par leur nouveauté, à saisir plus vivement les esprits. Bossuet, accablant son auditoire de toutes les grandeurs divines ; Racine, revêtant des nuances d'un langage céleste ce que le cœur humain peut éprouver de sentiments plus tendres et plus délicats ; Montesquieu, éclairant comme de vives étincelles les ressorts les plus cachés de la machine sociale ; Buffon, peignant le premier la nature dans sa pompe et sa majesté ; tous ces heureux novateurs et bien d'autres encore qui se sont
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ouvert des routes inconnues avant eux pour arriver à leur gloire, l'Académie s'est empressée de les faire concourir à la sienne ; leurs noms fameux feront à jamais l'orgueil de nos annales.
Je dis plus, Monsieur ; c'est qu'y eût-il la moindre réalité dans ces préventions ou ces passions que la malignité oisive attribue quelquefois si légèrement aux hommes occupés des travaux de l'esprit, un corps placé sous les yeux de la France et de l'Europe serait dans l'heureuse impuissance de se déshonorer, en repoussant celui qui se serait fait à juste titre un grand nom. Le sort du génie, même à l'égard de ces distinctions qu'il aurait peut-être le droit de regarder comme frivoles, ne dépend point des petites jalousies de ses rivaux. En vain le pouvoir, comme il est arrivé quelquefois, aurait-il la faiblesse de se faire l'auxiliaire de l'envie, la voix publique finirait par l'emporter. Mais en se pénétrant de ces vérités consolantes dont l'histoire ancienne et nouvelle de l'Académie a offert des preuves si multipliées, il est une autre vérité qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que le génie n'est pas dans la nouveauté seulement, mais dans la nouveauté jointe à la perfection.
Heureux l'écrivain qui peut se prévaloir à la fois d'ouvrages originaux et excellents, et de l'assentiment public 1 Plus heureux encore celui envers qui un caractère aimable et une vie pleine d'honneur ont rendu toute jalousie et toute prévention impossibles.
C'est ainsi que vous nous arrivez, Monsieur ; pour vous l'estime et l'amitié ne sont pas moins vives que l'admiration ; et telle est la nature de vos écrits qu'ils devaient nécessairement exciter tous ces sentiments.
Lorsque dans un de ces instants de tristesse et de découragement qui s'emparent quelquefois des âmes les plus fortes, un promeneur solitaire entend par hasard résonner de loin une voix dont les chants
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doux et mélodieux expriment des sentiments qui répondent aux siens, il est comme saisi d'une sympathie bienfaisante ; il sent vibrer de nouveau ces fibres que l'abattement avait détendues ; et si cette voix qui peint ses souffrances y mêle par degrés de l'espoir et des consolations, la vie renaît en quelque sorte en lui ; déjà il s'attache à l'ami inconnu qui la lui rend ; déjà il voudrait le serrer dans ses bras, l'entretenir avec effusion de tout ce qu'il lui doit.
Tel a été, Monsieur, l'effet que produisirent vos premières méditations sur un grand nombre de ces êtres sensibles que tourmente l'énigme de ce monde, et qui, dans cette profonde nuit où la Providence a jugé à propos de laisser la raison humaine, sur notre origine, sur notre nature et sur notre destinée, éprouvent sans cesse le besoin d'un guide qui les arrache à ce noir labyrinthe du doute, et les transporte vers des régions de lumière et de sécurité.
Les tristes abstractions de la philosophie les laissent froids comme elles ; ils ne se rassurent point avec ces esprits légers qui, dans l'impossibilité de résoudre ce terrible problème, cherchent à s'en distraire par l'insouciance et l'oubli ; et ce grand poète de nos jours à qui vous avez départi avec tant de noblesse ce qui lui est dû d'éloge et de blâme, et qui n'a voulu voir dans notre univers que le temple du dieu du mal, ils repoussent avec effroi en lui l'ange du désespoir.
En vous, Monsieur, dès votre apparition, ils ont salué d'un commun accord le chantre de l'Espérance.
Aussi énergique que votre émule dans la peinture des maux de la vie, aussi pénétré de la vanité de nos plaisirs, de la rapidité avec laquelle ils s'écoulent, ce rayon consolateur, qui n'a pu luire pour son esprit, à éclairé le vôtre, et votre talent l'a fait briller aux yeux de vos semblables,
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1/espérance est votre muse, l'espérance, sœur de- l'imagination. Ces deux fées, qui, presque seules ici- bas, nous soutiennent et nous animent, est-il éton- nant qu'elles se soient disputé à qui animerait plus- vivement pour vous la nature tout entière ; que votre génie, inspiré par elles, ait enfanté tant de créations- gracieuses, sublimes, ou terribles ; également grande soit qu'au tombeau des Scipions, il pèse la cendre des. héros, soit qu'il entende résonner ces harpes d'OTr que Dieu lui-même écoute, ou qu'il nous montre te- malheur comme un vautour pressant l'univers- de sa, terre cruelle ? L'image de la volupté elle-même, tout' étonnée de se trouver au milieu de tant de grandesimages, de tant de sérieuses pensées, n'y perd lien- de son charme. Vous seriez presque un séducteur, si la leçon ne venait chaque fois mettre un terme à> l "enchantement, d'autant plus sévère qu'elle y fait; un plus grand contraste.
En effet, soit que vous fassiez parler la douleur 08' le plaisir, c'est toujours pour nous conduire à la sagesse. Toutes ces études que vous faites de vous- même, tous ces divers aspects sous lesquels vous envisagez l'homme et le monde, vous ramènent à la même vérité. Jamais l'emblème du miel placé aux bords du vase ne se réalisa mieux ; on vous lit, attiré par l'éclat de la poésie la plus brillante, et l'on setrouve avoir fait un cours d'une profonde philosophie.
Peut-être tous vos lecteurs ne sont-ils pas demeurée convaincus, et sans doute vous ne vous étiez pas> flatté de terminer des disputes qui durent depui» que les hommes raisonnent. Ce n'est probablement, pas dans la vie présente que nous arriverons à l'évidence sur cette théodicée qui, au pied des rochers de- l'Idumée, divisait, il y a plus de trois mille ans, Job et ses amis, et sur laquelle de nos jours encore les
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Leibnitz, les Clarke et les Newton ne se sont point accordés. Les opinions ont donc pu demeurer diverses sur vos doctrines, mais il n'y en a eu qu'une sur votre talent. Si tous n'ont pas déféré au philosophe (et quel est le philosophe qui aurait joui d'un pareil avantage ?) à cette magie puissante qui commande à tous les êtres, qui fait mouvoir les mondes, qui évoque les ombres, les anges et les démons, qui tour à tour, et à votre volonté, nous charme et nous effraie, chacun a reconnu le poète.
Vous-même, Monsieur, êtes-vous entraîné comme vos lecteurs ? participez-vous à ces délicieuses émotions que vous savez si bien leur communiquer ?
Je vous avoue que je le crois, et c'est dans vos ouvrages mêmes que j'en prends la persuasion. Cette langue à laquelle on nous avait si peu accoutumés, qui exprime si simplement les pensées les plus hautes, sans recherche, sans antithèses, qui coule de source et va toujours au cœur, ne peut appartenir qu'à une âme transportée dans les régions sublimes où elle nous appelle. A la noble pureté de votre style, à l'harmonie enchanteresse et continue de vos vers, on sent que votre esprit a entendu ces concerts d'un monde idéal dont vous parlez, et qui font paraître la réalité si petite et si méprisable. Oui, c'est ainsi que les intelligences supérieures doivent s'entretenir des grands mystères !
Voudriez-vous vous y arracher, Monsieur ? Ce que des éditeurs empressés de satisfaire l'avidité du public nous ont dit sur les lacunes de vos derniers écrits aurait-il quelque fondement, et serait-ce pour des occupations d'un intérêt plus immédiat que vous négligeriez ces nobles productions de votre esprit ?
J'espère, pour l'honneur des lettres, qu'il n'en sera rien. Chacun de nous a sans doute à remplir des devoirs respectables envers son Prince et son pays ;
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mais ceux à qui le ciel a accordé l'heureux don du. génie, le talent de dévoiler la nature, ou celui de parler au cœur, ont des devoirs qui, sans contrarier en rien les premiers, sont, j'ose le dire, d'un ordre tout autrement relevé. C'est à l'humanité entière, c'est aux siècles à venir qu'ils en doivent le compte.
Combien, parmi ces personnages qui passent successivement au pouvoir, n'en est-il pas qui ont vu. le bien qu'ils avaient fait ou projeté, dissipé comme- un songe devant les projets non moins rapidement évanouis de leurs successeurs ! Une vérité, au contraire, une seule vérité découverte, un seul sentiment généreux gravé par l'éloquence dans le cœur des hommes, contribuera, pendant des siècles, et sans que rien puisse l'empêcher, au bien-être de générations innombrables, et portera le nom de son auteur jusqu'à la dernière postérité.
Ainsi pensait votre illustre prédécesseur.
Entré presque à la fois dans les deux carrières qu'il- a parcourues si honorablement, il n'a point sacrifié- l'une à l'autre, et même c'est par celle des lettres qu'il a commencé sa vie, et qu'il l'a terminée.
Pardonnez-moi, Monsieur, si, m'écartant un peu de votre opinion à son sujet, j'ose croire que la variété de ses travaux a tenu plutôt à l'étendue de ses. facultés qu'aux circonstances extérieures ; qu'il a été lui, plus encore que l'âme de son siècle ; et surtout que, pour arriver aux premiers rangs de son état, les- bouleversements de la révolution ne lui auraient pas été nécessaires.
Une tête puissante comme la sienne devait se faire jour dans tous les temps. Le monarque qui, dans- Colbert, obscur serviteur de l'un de ses ministres, sut démêler le futur restaurateur de la prospérité de la France, n'aurait pas méconnu la vaste capacité de M. Daru, qui avait débuté par des postes plus-
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apparents que Colbert, et il se serait bien gardé de la laisser oisive.
Elle ne pouvait pas échapper davantage à l'homme des temps modernes, qui a su le mieux tirer parti des talents. Aussi dès qu'il l'eut connue, soit qu'il s'agît de pourvoir aux besoins des combattants, ou de recueillir avec ordre les fruits de la victoire, ou de préparer pendant les courts intervalles de paix des victoires nouvelles, M. Daru fut-il toujours employé en chef. Intendant d'armée, commissaire pour l'exécution des traités, administrateur des pays conquis, ministre, partout il déploya la même force de tête et la même vigueur de caractère. Car là, rien ne ressemble à ces fonctions paisibles qui s'exercent à loisir dans l'ombre du cabinet. Après le général, c'est sur l'administrateur de l'armée que pèse la responsabilité la plus grave, la plus instantanée. Ces multitudes d'hommes dévoués qui ont fait d'avance à leur pays le sacrifice de leur sang et de leur vie ne lui demandent que leurs besoins physiques, mais ils les demandent impérieusement. Suivre par la pensée leurs masses diverses dans tous ces mouvements compliqués que leur imprime le génie du chef ; calculer à chaque moment leur nombre sur chaque point ; distribuer avec précision le matériel dont on dispose ; apprécier celui que peut fournir le pays ; tenir compte des distances, de l'état des routes, et proportionner ses moyens de transports, pour qu'à jour nommé chaque corps, la plus petite troupe, reçoive exactement ce qui lui est né..cessaire ; voilà une faible idée des devoirs de l'administrateur militaire. Qu'il se glisse dans ses calculs la moindre erreur, et les plus heureuses combinaisons de la stratégie sont manquées ; des foules de braves périssent en pure perte ; la patrie même peut devenir victime d'une seule de ses fautes, à ce terrible jeu def
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la guerre, où le plus petit accident a quelquefois des conséquences si funestes. Mais, avec cette responsabilité presque égale, quelle différence dans les moyens ! Le général dispose du ressort tout puissant de l'honneur, bien sûr, à ce mot, de tout obtenir de soldats français. Trop souvent le chef de l'administration ne peut employer que des spéculateurs sans honte, qui n'ont d'honneur que le gain, dont les profits croissent avec les embarras, et chez qui en faire naître passe pour le plus grand raffinement de l'industrie, non moins à surveiller, non moins menaçants pour le soldat et pour le Trésor que toutes les forces de l'ennemi. Et ces difficultés, déjà si grandes dans les temps ordinaires, dans quelles proportions ne s'accrurent-elles pas sur les immenses théâtres où se sont faites les guerres de notre temps, et lorsque avec une rapidité presque miraculeuse, d'innombrables armées se portaient en quelques semaines au centre du pays ennemi ? Quelle continuité d'action ! Que de nuits passées à travailler ! Que d'inquiétudes et de soucis amers 1 Incurie des subordonnés, indiscipline des troupes, rapacité des chefs, plaintes des peuples, humeur du maître, il fallait savoir tout endurer, tout sacrifier à un objet unique, au salut de l'armée.
Tel fut toujours M. Daru. Ces deux mots de son chef, que vous avez rapportés, le caractérisent complètement. Rien ne l'ébranlait, ni au physique ni au moral ; dans les succès comme dans les revers, son corps d'athlète demeurait aussi sain, aussi frais que sa tête ; toujours même précision dans ses ordres, même clarté dans sa gestion, clarté qu'au besoin il savait, avec une sagacité merveilleuse, porter sur la gestion des autres ; dissipant dès le premier examen tous les nuages, dévoilant en peu de temps les pratiques que l'on avait espéré couvrir de ténèbres impé-
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nétrables. Je n'ai pas besoin de rappeler la preuve- éclatante qu'il a eu récemment occasion de donner d& ce talent.
Après de longs services dans cette administration, un autre poste lui avait été conféré, poste de confiance et comparativement de repos ; mais, au retour de cette invasion de funeste mémoire, entreprise contre son avis, et dans laquelle des fléaux sans nombre justifièrent sa prévoyance, on exigea de lui de reprendre ses anciennes fonctions, et cela, lorsque tout. déjà était désespéré ; lorsque déjà le destin avait prononcé son arrêt, et que notre malheureuse armée était irrévocablemént condamnée à ce désastre, dont rien n'approche dans l'histoire, depuis les temps de Cambyse, ou depuis ceux d'Attila.
Devancer l'armée le plus souvent à pied, bravant pendant plusieurs jours un froid de 28 degrés, recueillir pour elle le peu que l'ennemi n'a pas enlevé, ou que n'ont pas détruit ces multitudes d'où le- malheur a fait disparaître la discipline ; tâcher de remettre un peu d'ordre dans cet immense désordre, voilà tout ce qui lui fut possible. Mais il se remontra dans toute sa force, l'année suivante, lorsque la France, qui venait de perdre une armée de trois cent mille hommes, en reproduisit, comme par enchantement, une autre presque aussi forte, sacrifiée en quelques mois au même esprit de vertige qui avait détruit la première.
Eh bien ! cet homme, que l'histoire de notre temps présentera sans cesse comme un ressort principal, comme un instrument essentiel de ces expéditions gigantesques et répétées, dont aucune histoire n'offre d'exemple, est le même qui a fait tant de vers agréables, qui a traduit le plus varié, le plus difficile des poètes, et qui, s'il se proposait en cela un but peut-être impossible à atteindre, en est cepen-
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dant approché plus qu'aucun de ses devanciers ; c'est le même qui a mis dans un jour tout nouveau l'histoire de ce gouvernement sombre et cruel, auquel les crimes les plus atroces et les vices les plus bas étaient indifférents, pourvu qu'ils l'aidassent à se maintenir, et dont la chute honteuse était presque nécessaire pour justifier la Providence de lui avoir accordé tant de siècles de durée.
Ce même homme encore, dans deux grands corps de l'État, a traité avec étendue et solidité des questions nombreuses et importantes de haute législation.
Ajouterai-je, mais sans doute le public m'excusera, voyant où je parle, qu'également attaché à ses devoirs de tous les degrés, ce même homme, membre de deux grandes académies, s'y est toujours montré des plus laborieux et des plus assidus ; que les associant dans son attachement, il consacrait à la gloire de l'une le talent qui l'avait fait appeler à l'autre, et qu'il a passé les derniers jours d'une trop courte vie à chanter, avec les merveilles des cieux, la merveille non moins grande du génie de l'homme, qui a été capable de deviner leurs lois ? Ce fut encore pour lui une étude toute nouvelle. Le traducteur d'HOTace, l'historien de Venise, pour célébrer les découvertes immortelles des Copernic, des Kepler, des Newton et des Laplace, se vit obligé de devenir leur élève.
Et que l'on ne croie pas qu'il choisît pour tant de travaux politiques, littéraires ou scientifiques, les intervalles que les affaires de son administration laissaient entièrement libres. Avec M. Daru, tout marchait de front. Il composait au bruit des armes ; quelque excès d'occupation l'empêchait-il de méditer ou d'écrire, il songeait à recueillir des matériaux pour des compositions futures. Son poème sur les Alpes a été fait pendant cette campagne si agitée, où Masséna repoussa une invasion imminente. C'est au milieu de
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tout le fracas de la catastrophe de Venise, qu'il conçut le plan de son histoire ; et dans le partage de ses dépouilles, le seul butin qu'il se réserva furent ces documents si importants qui en forment les preuves. Le plan de son histoire de Bretagne avait été conçu dans des moments plus orageux encore, quand la France déchirait ses entrailles. Pour son Horace, il ne le quittait point ; à chaque campement., au moindre bivouac, il trouvait quelques moments à lui consacrer. C'est ainsi que dans les prisons de la Terreur, presque en vue de l'échafaud, il adressait à son geôlier cette épitre si plaisante, si digne d'Horace,, et d'Horace le stoïcien, car vous avez bien dit, Monsieur, qu'il y en a deux, où il lui prouvait que c'était lui geôlier qui était prisonnier, tandis que le poète sous les verrous parcourt libre et gai l'univers.
M. Daru lui-même nous donne k secret de cette- activité que rien n'a pu interrompre : il est tout entier dans ces belles paroles d'une de ses premières préfaces : que dans les circonstances les plus pénibles de la vie, il est un noble emploi du temps, qui rend i l'homme tout ce qui lui appartient de bonheur et de dignité.
Oui, Monsieur, ce noble emploi du temps, le travail de l'esprit est, je ne dis pas, la consolation que la providence nous accorde dans tous nos malheurs ; car il est des malheurs où nulle consolation n'est possible, et vous nous en offrez un triste exemple ; mais, de tous les adoucissements qu'elle nous a ménagés, le plus sùr, le plus à la disposition du sage. Que s'il lui est encore accordé d'y joindre l'amitié, quelle- contrariété de la vie ne supporterait-il pas avec ces deux soutiens?
Ce furent l'amitié et l'amour du travail qui réunirent dans l'origine les membre de l'Académie Française, et, depuis sa fondation, notre compagnie a
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toujours été consacrée à ce double culte. Venez, Mon- sieur, l'y partager avec nous ! venez y partager nos vœux pour le bonheur du prince, pour le bonheur de la France qui en est inséparable. Peut-être trouverez- vous dans nos exercices quelques distractions à vos douleurs ; peut-être aussi devez-vous croire moins qu'un autre que votre triomphe soit devenu tout à fait étranger pour celle à qui votre piété filiale aurait été si heureuse d'en faire l'hommage. Si les habitants des demeures célestes prennent quelque part aux événements de ce monde, c'est sans doute lorsqu'ils voient honorer par les hommes ceux qui ont toujours fait un noble usage des dons du ciel.
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ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Charles Nodier, ayant été élu par VAcadémie Française à la place vacante par la mort de M. Laya, y est venu prendre séance le 26 décembre 1833 et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
L'honneur d'être admis parmi vous, et de faire entendre ma faible voix dans cette enceinte où'a retenti celle de tant de grands hommes, était trop au-dessus de mes espérances pour que je fusse préparé à le reconnaître dignement par mes paroles. La longue étude que j'ai faite de l'art et des ressources du langage ne m'a pas fourni des expressions assez vives et assez puissantes pour peindre les sentiments que votre bonté m'inspire, et je ne l'avais pas prévu dans mon avenir ce moment glorieux où je dois regretter 'de n'être pas. .assez éloquent pour ne pas paraître ingrat. L'indulgence qui a daigné accueillir mes titres littéraires et les couronner d'un si haut prix peut seule faire grâce aux efforts inhabiles de ma reconnaissance, et me tenir compte d'une pensée profondément empreinte dans mon cœur, quoique je ne sache la manifester que par des démonstrations imparfaites. La langue du bonheur ne m'a jamais été
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bien familière ; j'en suis presque aujourd'hui à mon apprentissage, et c'est une des innombrables choses qu'il m'était réservé de venir apprendre auprès de vous.
Le choix que vous avez bien voulu faire de moi, Messieurs, a sans doute acquis dans les actes de l'Académie l'autorité de la chose jugée ; et les abnégations de la modestie manqueraient de bienséance dans un homme qui a été honoré de vos suffrages. Quelques-uns de mes travaux vous ont paru dignes de la plus éminente des récompenses, et le témoignage éclatant que vous leur avez rendu sera désormais à mes yeux la mesure de leur valeur. Cependant, je ne me fais pas assez d'illusion sur mes droits pour méconnaître dans l'arrêt de votre justice une secrète faveur dont le mystère pourrait bien vous avoir échappé à -voug-mème,,; ; et comment l'amitié serait-elle restée tout à fait étrangère à la détermination de cette illustre assemblée où j'ai le bonheur de compter tant d'amis ? C'est un de vous (1), Messieurs, qui m'a ouvert la carrière des lettres, qui a encouragé mes premiers pas dans cette voie difficile, et qui m'a rendu l'étude plus chère que tous les plaisirs, par la douce autorité de ses leçons. C'est un de vous (2) qui m'affermit dans les essais de l'enseignement, quand j'étais repoussé d'une chaire nomade, et proscrite comme moi par l'intolérance des partis. C'est un de vous (3) qui me rappela de l'exil et qui me redonna une patrie. Plusieurs ont été mes émules et m'ont vu heureux de leurs triomphes. Tous ont été mes maîtres et m'ont vu fier de leurs conseils. Non, Messieurs, ce n'est pas à moi seul, ce n'est pas seulement au zèle assidu de quelques travaux
(i) M. Droz.
(a) M. Arnault.
(3) M. Etienne.
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utiles que je dois la gloire de prendre place au milieu de mes modèles. Je la dois aussi à des sympathies qui me sont plus précieuses que mes succès, et en m'enlevant ce.tte croyance, vous me forceriez à répudier la plus flatteuse de mes vanités.
Ah ! si vous me permettiez de lui donner un plus libre essor dans une circonstance qui l'explique du moins, et qui l'excuse peut-être, je m'efforcerais de rassurer la conscience de mes juges, en réclamant l'aveu anticipé de quelques-uns des hommes célèbres dont ils occupent si justement la place. En effet, Messieurs, je ne peux arrêter mes regards sur vos rangs sans me rappeler que je les ai vus remplis par une autre génération où j'ài admiré d'autres talents et chéri d'autres amis, car je suis parvenu à l'âge ■où le cœur entretient déjà plus de tendres affections parmi les morts que parmi les vivants. — La Harpe ne dédaigna pas de m'éclairer des lumières de cette dialectique ingénieuse et savante qu'il faudrait offrir pour modèle à tous les critiques, si des préventions contradictoires n'en avaient par deux fois obscurci l'éclat. — Volney m'enhardit et me soutint dans l'investigation pénible et cependant délicieuse de cette belle science de la parole qui se lie à toutes les sciences humaines pour les enrichir et pour les expliquer. — Chénier m'admit souvent à la confidence de ses vers, et sa plume, ordinairement moins humble, corrigea quelquefois les miens. — Suard, dont j'étais né le voisin dans une des plus antiques et des plus illustres de nos cités, m'a fait plus d'une fois goûter le charme de ces causeries ravissantes où revivaient avec tant de grâce l'atticisme élégant et l'exquise politesse d'une littérature patricienne. — Le bon Sicard et le noble Ségur accueillirent mes essais. — Collin et Legouvé me reçurent en partage de la fidèle amitié qu'ils avaient conservée à mon
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père... Et je sens qu'il faut que je m'arrête à cette pensée, car elle vient d'absorber toutes les autres 1 J'ai nommé mon père qui ne m'entend plus, mon père dont les yeux se sont fermés dans les larmes sur ma destinée incertaine, mon père dont l'espoir du bonheur qui me comble aujourd'hui n'a pas pu consoler les derniers. moments ! Ah ! puisse du moins un rêve heure.'ix en porter l'image à son sommeil !
Pardonnez-moi, Messieurs, si quelques émotions douloureuses viennent se mêler à la joie qui devrait remplir aujourd'hui mon âme tout entière ! C'est de ce mélange que ia vie de l'homme se compose, et il n'est point, hélas ! de prospérité si achevée qu'elle ne soit corrompue par quelque secrète amertume. Pourquoi m'en défendre d'ailleurs dans cette solen.nité dont le retour est toujours accompagné d'un souvenir de deuil, et où la première obligation que vous imposiez à ceux qu'honore votre choix est l'accomplissement d'un devoir funèbre ?
Les éloquentes paroles du directeur de l'Académie au tombeau de M. Laya ne m'ont pas laissé une longue tâche à remplir. Le nom de mon respectable prédécesseur est lui-même un éloge assez complet de son talent et de sa vie. La gloire littéraire de l'homme de goût qui a recueilli avec une chaste admiration les préceptes des maîtres de son art, qui les a pratiqués avec une invariable fidélité, qui les a transmis deux fois à deux générations studieuses, tantôt par ses exemples, et tantôt par ses leçons ; cette gloire fondée sur de sages écrits, et qu'avouera l'estime équitable de la postérité, ne peut soulever dans ses travaux réguliers et modestes aucune des questions animées et souvent orageuses de la critique.
L'existence de l'homme de bien qui a placé tout son bonheur dans un constant exercice de la vertu est peu sujette à ce choc d'événements et à ce tumulte
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de contrastes qui fournissent de longs détails à l'histoire. Vouée à de paisibles études et à de saines doctrines, elle brille de tout l'éclat d'un siècle, mais elle brille comme la surface de ces fleuves au cours grave et doux, bienfaisant et majestueux, qui déploient leurs eaux transparentes sur une pente insensible, et qui doivent une partie du charme dont ils embellissent la nature à leur calme et à leur limpidité.
Le trait distinctif de la biographie de M. Laya, c'est celui que vous avez signalé par une heureuse expression dans le vénérable Ducis, l'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. — Et que pourrait-on ajouter à l'éloge de l'écrivain éloquent et sensible dont chaque ouvrage fut une bonne action ? — C'est peu pour lui d'accomplir une composition souvent élégante et quelquefois vigoureuse, s'il n'en voit résulter une induction morale dont l'effet peut contribuer au bonheur de la société. — Dans les Dangers de l'opinion, il lutte contre le préjugé cruel qui flétrissait de la honte d'un coupable une famille innocente. — Dans Jean Calas, sa plume destinée à combattre tous les genres de fanatisme livre à l'horreur publique les fureurs de l'intolérance religieuse. — Dans Falkland, il sonde avec Godwin les replis les plus cachés d'un cœur bourrelé de souvenirs vengeurs, et il met les remords à nu pour en épouvanter le crime. — Dans des écrits d'une moins grande portée, dans des pages presque fugitives, on le retrouve encore inspiré par cette philanthropie sans faste qui était la règle de ses ouvrages comme celle de ses mœurs. Telle est cette excellente Épître à un jeune cultivateur nouvellement élu député, qui ne saurait être méditée avec trop de soin par tous les hommes que le suffrage de leurs concitoyens élève à la direction des affaîres du pays. — Napoléon re-
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grettait, dit-on, que le grand Corneille n'eût pas vécu de son temps pour ea faire un ministre d'État. Heureux le peuple, enfin éclairé sur ses précieux intérêts, qui regrettera que l'écrivain philosophe n'existe plus, pour le compter au nombre de ses mandataires. Le véritable ami du peuple, c'est le sage.
Mais le titre immortel de M. Lava, celui qui révèle dans le littérateur modeste le ressort d'une âme forte, celui qui atteste à la fois l'élan d'une verve hardie et le dévouement d'une intrépide vertu, celui qui a fait dire à un roi spirituel et judicieux qu'en ouvrant ses rangs à M . Laya l'Académie avait acquitté la dette de la France entière, vous l'avez nommé avant moi, Messieurs, c'est le drame de l' Ami des lois, ceuvre héroïque, œuvre magnanime, dont l'auteur livrait sans crainte sa pensée à l'émeute souveraine et sa vie aux bourreaux. L'Ami des lois fut représenté le 2 janvier 1793, aux acclamations d'une foule transportée qu'un seul éclair de la vérité éternelle venait consoler un moment de ses malheurs. Vous savez, Messieurs, quelle récompense était promise alors aux accents d'une muse courageuse et sincère. Les Sphynx de ce temps-là ne souffraient pas avec patience qu'on ■osât leur arracher le mot terrible de leurs énigmes. Aussi ces derniers cris de nos mourantes libertés, quelques tendres et suppliantes paroles de modération et de pitié, suscitèrent des excès où se manifestait assez tout ce qu'on pouvait attendre d'une république sortie, les bras rouges de sang, des massacres de septembre. La consternation régna dans Paris. La Commune souleva pour la première fois, sans masque, sa tête hideuse et menaçante au-dessus de tous les pouvoirs qui conservaient quelque apparence de légalité. La confiance non encore décimée, mais déjà soumise par l'audace, présenta un spectacle tout à fait nouveau dans l'histoire des grandes
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assemblées politiques. Elle suspendit pendant trois jours le procès d'un roi de France pour libeller l'acte d'accusation d'un poète. Le plus populaire des tribuns de la Montagne s'écria vainement que c'était perdre trop de temps à une comédie, quand le salut du peuple attendait pour être consommé la représentation d'une tragédie sanglante. La faction, impatiente de victimes, ne renonçait pas facilement au plaisir atroce d'en saisir une de plus en passant, et le généreux Laya fut mis hors la loi qu'il avait invoquée par les tyrans qu'il avait peints. Il ne parvint pas sans peine à sauver sa tête proscrite, longtemps réclamée par une voix formidable, par une voix qui imposait silence à celle de la justice et de l'humanité, par une voix qui ne faisait d'appel qu'à la mort, et qui trouvait toujours la mort docile à ses commandements. C'était la voix de Marat.
Ce respect des formes classiques et des doctrines éprouvées, que je viens de remarquer en M. Laya, forme le caractère le plus distinctif de l'académicien, car ils sont l'objet véritable de l'institution académique. L'essor d'un esprit progressif qui s'élance dans l'avenir est l'acte individuel d'une pensée solitaire, et les académies, loin de le réprimer dans ce qu'il a de sublime, en retirent au contraire une gloire toujours nouvelle qui s'accroît à chaque siècle. Il ne faut donc pas craindre qu'elles désavouent l'œuvre du temps sélectionné par l'usage, qu'elles repoussent l'œuvre du génie consacrée par une admiration réfléchie, car, le jour où ceci arriverait, elles cesseraient d'être elles-mêmes et trahiraient leur destinée ; mais leur but, comme autorité littéraire, est essentiellement conservateur ; mais elles n'y seraient pas moins infidèles le jour où, entrainées par l'aveugle ferveur du jugement, elles livreraient leurs lois et leurs dieux au sort d'une tentative incertaine, sans avoir reconnu
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si le terrain où l'on entreprend de les conduire n'appartient pas aux barbares.
Arrivées à la suite des règles établies, au milieu d'une littérature illustrée par des chefs-d'œuvre qu'il parait impossible de surpasser, elles furent préposées à la défense de la littérature et des règles comme une garde tutélaire. Protectrices vigilantes des acquisitions du passé, elles attendent de la seule postérité - l'aveu solennel qui peut agrandir leur domaine. Elles ne récusent pas sans doute le jugement de l'avenir, mais elles ne le préviennent point. En présènce du siècle qui fonde quelque chose peut-être, mais qui détruit pour fonder, elles n'ont d'obligation que de maintenir : c'est une assez noble tâche, et l'Académie l'a très dignement comprise.
Je devais cette profession de foi à l'Académie ; je la devais aux lettres françaises, puisque je suis souvent cité parmi les écrivains qui ont donné quelques gages à l'esprit d'innovation. Cette accusation est grave, Messieurs, dans le sein d'une assemblée dont je viens de définir et d'honorer autant qu'il était en moi le glorieux ministère ; mais il n'est pas dans mon caractère de l'éluder par de timides défaites, où l'on chercherait plutôt les concessions d'un candidat qui s'humilie que la résipiscence d'une opinion qui s'éclaire. Mon opinion n'a point changé. Elle est aujourd'hui ce qu'elle était dans le jeune enthousiasme de mes études classiques. Elle est ce qu'elle a été dans l'application de mes théories littéraires à la composition de mes ouvrages, et je ne crains pas de la professer sans détour ; j'ai souscrit aux efforts de l'esprit d'innovation, Messieurs, je l'approuve et je le défends, mais je vous prie de me permettre de développer ma pensée et de faire ma part.
Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation nécessaire, de cette innovation irrésistible, qui se
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conforme, obéissante, aux progrès reconnus de l'intelligence sociale ; qui procède, comme une émanation naïve, des innovations pratiques de la civilisation ; qui seconde par une expression bien faite, ou par une forme heureusement appropriée à sa nature, renonciation d'une idée utile et populaire qui n'a pas encore de nom ; qui prête l'éclat et la vie d'une création nouvelle à tout ce qui porte un sceau de nouveauté et de création dans les conceptions de l'homme ; et tel est le génie des sociétés qu'aucune révolution fondamentale ne peut s'opérer dans leur antique organisation, qu'un mouvement analogue ne s'opère en même temps dans leur parole. Ce phénomène indivisible est une des lois de l'espèce : il n'y a rien à lui opposer.
Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation éclairée, de cette innovation réparatrice, qui proteste contre l'oubli dédaigneux où deux grands siècles de notre littérature ont injustement laissé les siècles antérieurs, qui dispute à la poussière du moyen âge les titres méconnus d'une de nos plus belles gloires nationales ; qui exhume laborieusement, pour les rendre à la lumière, ces chefs-d'oeuvre de délicatesse, d'ingénieuse simplicité, de merveilleuse imagination, de magnifique éloquence, dont les peuples les plus perfectionnés se seraient enorgueillis, et qui leur rend le même culte que les artistes de la Renaissance aux dieux ressuscités de Polydore et de Praxitèle : étrange innovation, si c'en était une, que cette innovation du passé, qui ne construit pas, mais qui répare, et qui borne son ambition bienfaisante à relever des ruines sublimes pour en illustrer les souvenirs de la patrie !
Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation conquérante, de cette innovation cosmopolite, qui ne tient pas dans un injuste mépris les productions du
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génie de l'étranger ; qui s'enrichit avec joie des inventions qu'elle admire, sans s'informer de leur origine ; qui ne soumet pas un génie exotique au tarif chicaneur de la douane littéraire ; qui revendique au contraire comme sien tout ce qui est grand et tout ce qui est beau, parce que 'le génie n'appartient pas en propre à une région privilégiée, mais à l'humanité tout entière ; qui appelle tous les talents à ses fêtes nationales ; qui convoque toutes les muses à ses concerts ! Le Parnasse d'une nation vraiment civilisée est ouvert, comme le Panthéon d'Alexandre Sévère, aux grands hommes de tous les pays.
Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation aventureuse elle-même qu'une confiance trop tôt déçue égare à la recherche du nouveau, loin des sentiers tracés par l'expérience et par le goût. Elle marche dans des ténèbres où la lumière ne sera peut- être jamais faite, mais elle marche. Elle n'arrivera pas où elle va, je le crois, mais il lui reste assez de temps pour revenir sur ses pas, tenter une autre carrière, et la fournir jusqu'au bout. Telle est du moins l'espérance que j'en ai conçue et à laquelle je ne renoncerais pas sans douleur. Il faut rappeler le génie qui se trompe, Messieurs, il faut lui tendre les bras ; il ne faut pas le proscrire 1 Le génie est trop rare pour qu'il soit permis de le traiter comme un banni obscur et méprisé. L'ostracisme qui le frappe est une calamité publique ! S'il s'obstinait cependant, contre mon attente, à franchir toutes les bornes raisonnables et légitimes de la forme et de l'invention, s'il arrivait à l'abîme qu'il peut déjà mesurer sans s'amender de son erreur et sans discerner ses périls, la poésie aurait alors des pleurs bien amers à répandre, car je doute que la poésie eût jamais perdu davantage ; et vous ne me blâmeriez pas d'accorder à tant d'infortune quelques regrets respectueux. Les enfants mêmes
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savent le juste châtiment de ce prince téméraire qui exposa ses ailes de cire aux feux trop voisins du soleil, mais il est admirable d'avoir approché du soleil, et Icare a donné son nom à la mer où il est tombé.
J'attacherai peu d'importance dans ce genre d'innovation à ces témérités purement matérielles qui n'intéressent que l'apparence la plus extérieure d'un ouvrage d'esprit. Je ne m'irriterai point contre la fantaisie d'un rythme inaccoutumé, s'il rachète la bizarrerie par quelques avantages qui flattent mon oreille ou mon esprit ; s'il est d'ailleurs naturel, harmonieux, pittoresque, et surtout correct. Je ne me piquerai pas enfin d'être moins indulgent qu'Horace pour quelques taches légères, dans une composition que relèveront de toutes parts des beautés éblouissantes. Mais ici se bornera cette condescendance déjà bien vaste et bien facile qu'on ne saurait cependant refuser aux essais d'une époque de transition. On ne me verra donc pas approuver l'innovation audacieuse qui violerait à plaisir les lois de notre belle langue, et qui se ferait un jeu sauvage de la. remplacer par un idiome de convention étranger à toutes les grammaires. On ne m'accusera point, j'espère, d'avoir prêté la faible autorité de mon exemple à cette innovation, plus dangereuse encore, qui va jusqu'à menacer les principes de la morale universelle, et dont j'ai le premier anathématisé le funeste délire, en signalant, il y a douze ans, à la critique de mon temps, l'invasion et les progrès d'une école frénétique. Renfermé par choix dans des études solitaires qui me réduisent le plus souvent au commerce des anciens, je ne sais rien aujourd'hui de ce pernicieux abus de l'art d'écrire, ou plutôt de quelque facilité qui tient lieu d'art, que par là terreur et l'indignation qu'il a soulevées. Il est du moins conso-
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lant qu'aucun talent vrai ne restera souillé de ces excès, même quand il aurait été entraîné un moment à les partager, par la fougue des passions ou l'approbation corruptrice des méchants. Les talents vrais peuvent s'égarer, mais ils ne peuvent pas se perdre, parce qu'il n'y a point de talent vrai hors d'une bonne conscience. Le mépris des mœurs publiques, des affections généreuses et des nobles sentiments, a pu gâter quelques beaux esprits d'une portée médiocre, mais il n'a jamais fait tort d'un grand homme à l'admiration et aux respects de la postérité.
Et comment ne serait-il pas juste et vertueux le poète qui comprend sa mission, le poète qui se reconnaît assez de force pour l'accomplir ? Comment pourrait-il oublier qu'aux jours malheureux où nous sommes, et quand les croyances ébranlées par l'ignorante malignité des sophistes ont perdu leur autorité salutaire sur la multitude, c'est dans ses nobles mains que la providence des sociétés a placé le sacerdoce ? Par quelle insigne méprise plongerait-il dans l'abîme le vol de sa muse créée pour les cieux ? Hélas ! il ne renoncerait pas à la plus vulgaire des qualités de son âme, sans abdiquer une des parties essentielles de son génie ; car c'est un caractère religieux et solennel, c'est un caractère auguste et sacré que celui dont la nature a investi les grands écrivains ! C'est un ministère d'élection qui leur donne le sceptre des âges ! Notre vieille mythologie nationale avait figuré leur empire par cet Hercule gaulois qui tient tous les peuples enchaînés à sa parole, et ce pouvoir sublime de l'éloquence, ne nous y laissons pas tromper sur la foi de quelques exceptions dont le temps a déjà fait justice, il n'appartiendra jamais qu'à des mœurs innocentes et austères.
Le poète dirait-il pour se justifier qu'il n'a fait que céder à l'exigence brutale d'un siècle avide de ce
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genre d'émotions ? Dieu le garde à jamais d'une humiliation aussi honteuse ! Qu'importe le caprice féroce des siècles mauvais ? Qu'importe leur suffrage ou leur blâme, leur faveur ou leur colère ? La fin des civilisations, ainsi que leur commencement, a des bacchantes pour les Orphées, je le veux croire, et Laya le savait. Eh bien ! cela est encore une consécration ! C'est une destinée différente pour le poète, mais ce n'est pas une moindre destinée ! Il y a des apothéoses sanglantes, et le ministre des sacrifices a distribué pour le moins autant de palmes que le ministre des triomphes. Oh ! qu'alors une chaste lyre est un précieux trésor, et que les victimes sont belles, quand elles sont pures I
Je le répète, Messieurs ! Hors de la ligne des devoirs moraux de l'homme, il ne faut plus chercher le talent. Il n'y est pas ! Et s'il pouvait s'y trouver une fois par un déplorable hasard, il vaudrait mieux que la littérature n'existât point, il vaudrait mieux qu'elle n'eût jamais existé 1 La littérature est l'interprète des nobles sentiments. Elle est faite pour diriger les nations dans leur marche, et non pour les suivre dans leurs égarements. Elle porte un flambeau qui éclaire et non une torche qui dévore ! — Le sage qui vous a légué le devoir touchant de répartir ses bienfaits, appréciait avec justesse l'alliance du sublime instinct qui produit les beaux ouvrages et de celui qui produit les belles actions. — Le génie et la vertu, c'est peut-être la même chose.
Je n'ai pas craint, Messieurs, de vous ouvrir toute mon âme, et elle n'a pas un mystère que je ne vous eusse révélé avec la même sincérité. Je sais que votre haute raison ne s'informe pas des vaines nuances de l'opinion, et je serais peu tenté de hasarder mes pas sur cette cendre ardente et mobile, si le dernier devoir qui me reste à remplir aujourd'hui ne me forçait
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à y passer en courant. — Après bien des combats obscurs dont ma vie civile porte encore les profondes cicatrices, je crois savoir enfin, et faites grâce à mon scepticisme si vous ne l'approuvez pas, que la plupart des secrets de la politique se résument pour le peuple en orgueilleuses déceptions, que les hommes de notre temps ont follement substituées à d'autres chimères, pour conserver des motifs apparents de se haïr et de se déchirer. J'ai placé le dernier asile de mes jours fatigués bien loin de cette arène trompeuse. J'ai appris à fuir le présent pour le passé, pour l'avenir peut-être 1 et c'est sans doute à ce désintéressement complet de position que j'ai dû l'avantage d'esquisser quelques scènes de l'histoire avec une candeur qui m'a quelquefois tenu lieu de talent ; mais en m'isolant des choses humaines par mes théories, je suis resté homme par tous les sentiments qui attachent l'homme à l'humanité. J'ai perdu des illusions en grand nombre ; je n'ai point perdu d'affections. J'aime tout ce que j'aimais, et vous ne reconnaîtriez pas en moi le confrère que vous avez cru vous donner, si vous me trouviez capable de souiller cette gloire unique de ma vie par les basses palinodies d'un transfuge. Non, Messieurs, ma mémoire reconnaissante ne sera jamais infidèle à la vieillesse et à l'exil. Je sais trop, pour tomber dans cette indignité, qu'il n'y a point de crime plus lâche que la trahison, et point de trahison plus impie que celle qui renie l'infortune. Là cependant finissent les devoirs de l'homme, et je ne méconnais point les devoirs du citoyen qui se soumet avec respect aux pouvoirs établis par le suffrage des nations et affermis par l'invisible main qui les dirige à son gré. Heureux de vivre à une époque unique dans les annales du monde où il n'y a ni courage à braver la puissance royale, ni faiblesse à la défendre, je rends
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hommage sans effort à l'autorité protectrice qui laisse le droit de franchise à mon cœur, et il n'en coûte rien à mon indépendance de révérer dans un prince honnête homme le modèle de toutes les vertus privées, le protecteur des lettres et le modérateur des partis.
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Réponse de M. de Jouy, Directeur de l 'Académie Française, au discours de M. Charles Nodter, prononcé dans la séance du 26 décembre 1833.
Monsieur,
L'orateur romain, en disant que la gloire de l'homme de lettres consistait surtout à composer des ouvrages utiles et dignes d'être lus, avait marqué là place réservée à M. Laya dans l'estime de la postérité. Le caractère d'un noble dévouement au bien public, d'une généreuse audace dans la manifestation de ses sentiments, est si fortement empreint dans son dramt de l'Ami des Lois, que la critique la moins indulgente a dû respecter jusqu'aux défauts d'une œuvre de gloire et de courage, défendue par la réputation d'un homme de bien.
Vous avez satisfait avec tant de justice et de talent à l'obligation qui vous était imposée d'acquitter notre dette envers votre prédécesseur, que je craindrais, en voulant ajouter quelque chose à l'éloge que nous venons d'entendre, d'affaiblir l'impression que vous avez laissée dans tous les esprits du mérite et du caractère du vertueux Laya.
Ainsi, sans nous arrêter plu-s longtemps sur l'idée
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affligeante d une perte dont votre présence au milieu de nous adoucit l'amertume, je me hâte de reporter l'attention publique sur les titres qui vous désignaient depuis longtemps aux suffrages de l'Académie.
Tour à tour moraliste, romancier, historien et philologue, vous n'attendez pas de moi l'analyse de ceux de vos nombreux ouvrages auxquels une apparente frivolité a. procuré cette vogue populaire qui n'est pas toujours la mesure exacte du talent qui les a produits : en me bornant à rappeler les succès de Jean Sbogard, de Trilby, de Thérèse Aubert, du Peintre de Saltzbourg et de plusieurs autres romans, également remarquables, par l'intérêt, la grâce et l'originalité ; je m'arrêterai plus particulièrement sur celles de vos productions, moins connues du public, qui cependant vous donnaient des droits plus directs à nos suffrages.
Il appartenait à l'Académie Française, instituée plus spécialement pour la conservation et le perfectionnement de la langue, d'apprécier à leur juste valeur ceux de vos écrits où vous vous êtes proposé le même but.
D'Alembert avait dit qu'un bon dictionnaire de notre langue était l'ouvrage le plus utile et le plus philosophique dont une société littéraire pût doter son pays : vous paraissez imbu de cette vérité, Monsieur, dans votre Examen critique des Dictionnaires, et là malice de quelques-unes de vos observations, où }' Académie aurait pu voir une censure injuste de son propre ouvrage, ne l'a point empêchée de vous tenir compte des choses utiles qu'elle a trouvées dans le vôtre.
Sous le titre trop modeste de Mélanges tirés d'une - ,petite bibliothèque, vous avez traité avec une érudition, tout à la fois profonde et spirituelle, quelques- unes des questions bibliographiques et littéraires les
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plus importantes dans l'histoire des livres. Ce volume. rteiaapli de recherches précieuses, d'observations dictées par le sens- le plus droit et la critique la mieux éclairée, a pour buis d-e ramener au goût des bonnes et fortes études une jeunesse ardente, trop disposée àicsoire que l'imagination suffit à tout, et à nier que- la ïitiscfli soit un lien nécessaire entre le génie qui isorv>snte et le talent qui exécute.
Il n'a fallu rien moins que l'édition critique que vous avez publiée de l'Élégie de Philomèle pour donner de la vraisemblance à l'opinion de quelques érudits qui ont attribué ce pet1t poème à l'auteur des Métamorphoses. Les notes dont vous l'avez enrichi suffiraient pour -vous assigner un rang parmi les plus habiles scoliastes.
Une seule remarque suffit à l'éloge de votre Dictionnaire des Onomatopées : vous étiez encore sur les bancs d'un collège, quand cet ouvrage, au moment où il venait d'être publié, fut aussitôt mis à l'usage des lycées et distribué en prix à vos jeunes- camarades.
Si l'on consent à adopter, sans un nouvel examen, ce que j'appelle un paradoxe de Buffon : s'il est vrai que le style soit l'homme lui-mê.me, il est peu d'écrivains auxquels on puisse faire une application plus directe qu'à vous, Monsieur, d'un principe que l'expéTieJlce, il faut en convenir, a tant de fois mis en défaut. En décomposant votre style, en y trouve en effet cette imagination brillante, cette naïveté spirituelle, cette sensibilité vraie, cette ironie piquante, en un mot, toutes les qualités, de l'esprit et du cœur dont se composent votre caractère et votre talent. Sous votre plume, la grâce et l'élégance de l'expression donnent un prix à la pensée la plus vulgaire, et lors même que l'on pourrait vous reprocher, en quelques endroits, une sorte d'affectation néologique, on
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trouve à l'examen que le terme nouveau que vous essayez d'introduire a son excuse, ou du moins son prétexte, dans une élégante euphonie et dans la difficulté de rendre avec le mot commun votre pensée tout entière. Vous osez heureusement, suivant l'expression d'Horace. L'originalité de l'idée vous semble comme à RivarÓI mendier une expression nouvelle : on aurait désiré, peut-être, que vous lui fissiez moins souvent l'aumône.
Ce qu'on appelle le génie de notre langue n'est autre que le génie des grands écrivains qui en ont fait usage ; l'un d'eux en a fixé le caractère principal dans cette ingénieuse réflexion : « Ce n'est pas le besoin, a dit Fontenelle, c'est le plaisir de vivre en société qui semble avoir réuni les Français en corps de nation, et c'est dans cet esprit que s'est formée leur langue. »
Les Français ne parlent pas seulement pour s'entendre, mais aussi pour se plaire : de là cette clarté continue, ces nuances délicates, ce choix d'expressions, ces convenances dans les mots et dans les images, qui font le charme du style de nos grands écrivains ; ce charme, on le retrouve souvent dans vos principaux ouvrages.
Le sentiment le plus vif du ridicule, le coup d'oeil le plus prompt à le saisir, l'expression la plus propre à le peindre, vous appelaient dans la carrière de la critique, et vous l'avez parcourue, Monsieur, sans renoncer à ce caractère de bienveillance universelle qui vous dicta des excuses pour toutes les erreurs, de l'indulgence pour toutes les opinions, et des éloges pour tous vos rivaux.
A ce don d'une critique sans amertume, plus rare encore que le talent, vous joignez cet esprit voltairien qui met en mouvement celui des autres ; cet esprit communicatif qu'on ne peut mieux caractériser qu'en
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lui donnant le nom d'un homme qui, seul, est une époque dans les annales de l'esprit humain.
On a pu remarquer que le titre de quelques-uns de vos ouvrages n'est souvent pour vous, Monsieur, comme pour Montaigne, qu'un moyen d'introduire en fraude, si j'ose parler ainsi, quelques-unes de ces vérités hardies que le prudent Fontenelle tenait si serrées dans sa main.
Cette indépendance d'opinions et de sentiments, cette hardiesse de pensées a fait de vous, sous tous les gouvernements, un zélé partisan de la liberté de la presse, et l'on peut s'en convaincre, dans les tablettes de Jean Sbogar, où vous exposez avec tant de force et de logique vos théories de liberté, les plus hardies peut-être qui aient encore été écrites. Le gouvernement d'alors vous les pardonna : il n'en voyait pas la portée. Mais il n'en fut pas de même de votre réclamation en faveur des éxilés de 1815 ; vous parliez de principes à l'esprit de parti ; vous parliez de clémence au pouvoir de droit divin ; on crut vous faire grâce en saisissant votre écrit et en défendant aux journaux d'en faire mention.
La presse libre est incontestablement la plus forte production contre les caprices et les passions du pouvoir arbitraire ; toute amélioration dans la science du gouvernement vient d'elle. La critique la plus amère, la satire même lui sont permises lorsqu'elles ont pour objet de flétrir des actions malhonnêtes que la loi ne saurait atteindre et sur lesquelles l'opinion publique, mise en mouvement par la presse, peut seule exercer une utile censure.
La mesure était comble ; la presse était muette et la restauration achevait de détruire ce palladium des libertés nationales, lorsque l'Académie Française poussa le cri d'alarme.
La reconnaissance publique n'oubliera pas que c'est
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du sein de cette assemblée que sortit la première protestation légale contre la violation des libertés de la- presse et de ses droits constitutionnels.
Le même sentiment qui dictait en d'autres temps, à l'Académie Française, l'énergique réclamation qu'elle- osa faire entendre en faveur de la liberté de la presse, ne commande-t-il pas aujourd'hui de signaler l'abus qu'on en peut faire et qui tendrait à la rendre odieuse par ses propres excès ?
La presse est une arme loyale que l'on porte en plein jour, dont on se pare avec orgueil. Il est glorieux de l'employer au service de l'Etat. Il est honorable de s'en servir pour venger son honneur ; il est juste et licite d'en faire usage pour sa défense personnelle. La presse est une épée, la licence est un poignard, ou, pour répéter vos propres paroles : la liberté de la presse est une muse, la licence de presse est une furie.
Si la presse sans garantie devient de l'arbitraire- entre les mains du pouvoir, elle dégénère en licence entre les mains du peuple : mais où trouver cette1 garantie contre des excès également dangereux ? Dans. la loi même qui en proclame la liberté illimitée. C'est quelquefois violer l'esprit d'une loi, a dit Voltaire, que de n'en pas transgresser la lettre. En effet, qui oserait soutenir que la loi qui garantit la librecirculation des idées ait voulu se priver du droit de punir l'expression publique de la pensée qui peut compromettre l'existence physique et morale de la société tout entière, de la famille, ou même d'un seul individu. Je ne crois pas qu'on puisse citer parmi les- défenseurs les plus zélés de la liberté de la presse un s-eul publiciste qui n'ait rangé l'abus qu'on peut en faire au nombre des plus grands fléaux dont l'ordre- social puisse être affligé.
Et pourtant, Messieurs, n'hésitons pas à le dire.
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il faut plus de courage aujourd'hui pour attaquer les excès de la presse qu'il n'en fallait sous la Restauration pour défendre ses droits. On n'avait à craindre alors que les rigueurs honorables d'un pouvoir absolu; maintenant on court le danger plus grand de se voir calomnier dans ses intentions, outrager dans sa conduite ou diffamer dans son honneur.
Traduit calomnieusement au tribunal de l'opinion publique, c'est trop souvent en vain qu'on invoque les souvenirs du passé, les services qu'on a rendus, les témoignages d'estime et d'amour qui vous furent prodigués jadis par les mêmes hommes qui vous persécutent aujourd'hui - : vous vous défendez de l'injure par des raisons, devant un public ingrat ou frivole qui se plaît à voir briser ses propres idoles, ne fût-ce que pour se débarrasser d'une dette d'admiration ou de reconnaissance qu'il nie avec autant d'ardeur qu'il en avait mis à la contracter.
J'ai pu croire, Messieurs, que ces observations sur la liberté de la presse auraient quelque poids dans la bouche d'un homme qui a passé quarante ans de sa. vie à la défendre, en présence de toutes les tyrannies, et qui s'est vu trois fois jeté dans les fers en expiation d'un pareil crime ; je puis espérer du moins que ces observations ne paraitront pas déplacées en parlant de l'estimable confrère que nous regrettons et en répondant à celui qui vient occuper sa place : tous les deux ont donné des gages honorables de leur fidélité au principe conservateur de la véritable liberté de la presse.
L'Académie est heureuse d'associer à ses travaux un collaborateur animé des sentiments dont elle s'honore ; car vous pensez comme elle, Monsieur, que les qualités de l'homme de lettres, à l'époque où nous vivons, sont inséparables des vertus du citoyen, que
sa gloire consiste à remuer ces âmes engourdies dans *% , ,
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un repos que toute innovation inquiète, que toute- agitation fatigue ; à éveiller les passions généreuses en leur donnant pour mobile l'amour de la patrie, et. pour exemple les grands hommes qui l'ont illustrée. Vous pensez comme nous, Monsieur, que l'homme de lettres digne de l'honorable mission que la société lui confie doit s'occuper à refréner, dans les factions qui s'agitent autour de nous, cette activité dévorante qui tendrait à ébranler, par des secousses en sens divers, les fondements de l'ordre social, et qui, dans sa haine aveugle pour des principes qu'elle affecterait de confondre avec les abus et les préjugés, demanderait effrontément à l'anarchie les bienfaits d'une sage réforme.
Après vous avoir exprimé les sentiments de l' Ac.:\démie, qu'il me soit permis, Monsieur, de me féliciter du hasard qui me procure pour la seconde fois, dans le cours de cette même année, l'honneur de présider l'Académie Française dans une solennité où elle me donne un ami pour confrère. C'est un devoir si doux à remplir que celui qui nous autorise à louer solennellement l'homme que nous aimons, à manifester en public notre admiration pour ses talents, notre estime pour son caractère et notre amitié pour sa personne !
Ce bonheur, je vous le dois, Monsieur, et c'est une dette du cœur dont je m'acquitte avec une bien vive satisfaction.
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ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Victor Hugo, ayant été élu par l'Académie Française à la place vacante par la mort de M. Lemercier, y est venu prendre séance le 3 juin 1S41 et a prononce le discours qui suit :
Messieurs,
Au commencement de ce siècle, la France était pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu'elle remplissait l'Europe. Cet homme, sorti de l'ombre, fils d'un pauvre gentilhomme corse, produit de deux républiques, par sa famille de la république de Florence, par lui-même de la république française, était arrivé en peu d'années à la plus haute royauté qui jamais peut-être ait étonné l'histoire, Il était prince par le génie, par la destinée, et par les actions. Tout en lui indiquait le possesseur légitime d'un pouvoir providentiel. Il avait eu pour lui les trois conditions' suprêmes, l'événement, l'acclamation et la consécration. Une révolution l'avait enfanté, un peuple l'avait choisi, un pape l'avait couronné. Des rois et des. généraux, marqués eux-mêmes par la fatalité, avaient reconnu en lui, avec l'instinct que leur donnait leur sombre et mystérieux avenir; l'élu du destin. Il était
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l'homme auquel Alexandre. de Russie, qui devait périr à Taganrog, avait dit : Fous êtes prédestiné du ciel ; auquel Kléber, qui devait mourir en Egypte, avait dit : Vous êtes grand comme le monde ; auquel Desaix, tombé à Marengo, avait dit : Je suis le soldat et vous êtes le général ; auquel Valhubert, expirant à Austerlitz, avait dit : Je vais mourir, mais vous allez régner. Sa renommée militaire était immense, ses conquêtes étaient colossales. Chaque année il reculait les frontières de son empire au delà même des limites majestueuses et nécessaires que Dieu a données à Ja France. Il avait effacé les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrénées comme Louis XIV ; il avait passé le Rhin comme César, et il avait failli franchir la Manche comme Guillaume le Conquérant. Sous cet homme, la France avait cent trente départements ; d'un côté elle touchait aux bouches de l'Elbe, de l'autre elle atteignait le Tibre. Il était le souverain de quarante- quatre millions de Français et le protecteur de cent millions d'Européens. Dans la composition hardie de ses frontières, il avait employé comme matériaux deux grands-duchés souverains, la Savoie et la Toscane, et cinq anciennes républiques, Gênes, les États- romains, les États vénitiens, le Valais et les Provinces- Unies. Il avait construit son État au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avancés dix monarchies qu'il avait fait entrer à la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les enfants, ses .cousins et ses frères, qui avaient joué avec lui dans la petite cour de la maison natale d'Ajaccio, il avait fait des têtes couronnées. Il avait marié son fils adoptif à une princesse de Bavière et son plus jeune frère à une princesse de Wurtemberg. Quant à lui, après avoir ôté à l'Autriche l'empire d'Allemagne, qu'il s'était à peu près arrogé sous le nom de Confédération du
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Rhin, âprès lui avoir pris le Tyrol pour l'ajouter à la Bavière et l'Illyrie pour la réunir à la France, il avait daigné épouser une archiduchesse. Tout dans cet homme était démesuré et splendide. Il était au-dessus de l'Europe comme une vision extraordinaire; Une fois on le vit au milieu de quatorze personnes souveraines, sacrées et couronnées, assis entre le césar et le czar sur un fauteuil plus élevé que le leur. Un jour il donna à Talma le spectacle d'un parterre de rois. N'étant encore qu'à l'aube de sa puissance, il lui avait pris fantaisie de toucher au nom de Bourbon dans un coin de l'Italie et de l'agrandir à sa manière ; de Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d'Etrurie. A la même époque, il avait profité d'une trêve, puissamment imposée par son influence et par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce titre de rois de France qu'ils avaient usurpé quatre cents ans, et qu'ils n'ont plus osé reprendre depuis, tant il leur fut alors bien arraché. La révolution avait effacé les fleurs de lis de l'écusson de France ; lui aussi, il les avait effacées, mais du blason d'Angleterre ; trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la même manière dont on leur avait fait affront. Par décret impérial, il divisait la Prusse en quatre départements, il mettait les Iles Britanniques en état de blocus, il déclarait Amsterdam troisième ville de l'empire, — Rome n'était que la seconde, — ou bien il affirmait au monde que la maison de Bragance avait cessé de régner. Quand il passait le Rhin, les électeurs d'Allemagne, ces hommes qui avaient fait des empereurs, venaient au-devant de lui jusqu'à leurs frontières dans l'espérance qu'il les ferait peut-être rois. L'antique royaume de Gustave Wasa, manquant d'héritier et cherchant un maître, lui demandait pour prince un de ses maréchaux. Le successeur de Charles-Quint, l'arrière.
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petit-fils de Louis XIV, le roi des Espagnes et des Indes, lui demandait pour femme une de ses sœurs. Il était compris, grondé et adoré de ses soldats, vieux ,grenadiers familiers avec leur empereur et avec la mort. Le lendemain des batailles il avait avec eux de ces grands dialogues qui commentent superbement les grandes actions et qui transforment l'histoire en épopée. Il entrait dans sa puissance comme dans sa majesté quelque chose de simple, de brusque et de formidable. Il n'avait pas, comme les empereurs d'Orient, le doge de Venise pour grand échanson, ou, comme les empereurs d'Allemagne, le duc de Bavière pour grand écuyer ; mais il lui arrivait parfois •de mettre aux arrêts le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux guerres, il creusait des canaux, il ,perçait des routes, il dotait des théâtres, il enrichissait des académies, il provoquait des découvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d'Etat jusqu'à ce qu'il eut réussi à substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procédure, la raison suprême et naïve •du génie. Enfin, dernier trait qui complète à mon sens la configuration singulière de cette grande gloire, il était entré si avant dans l'histoire par ses actions, qu'il pouvait dire ce qu'il disait : Mon prédécesseur l'empereur Charlemagne ; et il s'était par ses alliances tellement mêlé à la monarchie, qu'il pouvait dire ce qu'il disait : Mon oncle le roi Louis XVI.
Cet homme était prodigieux. Sa fortune, Messieurs, avait tout surmonté. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitié, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n'y avait pas une tête, si haute ou si fière qu'elle fût, qui ne saluât ce front sur lequel la
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main de Dieu, presque visible, avait posé deux couronnes, l'une qui est faite d'or et qu'on appelle la royauté, l'autre qui est faite de lumière et qu'on appelle le génie. Tout dans le continent s'inclinait devant Napoléon, tout, — excepté six poètes, Messieurs, — permettez-moi de le dire et d'en être fier dans cette enceinte, — excepté six penseurs restés seuls debout dans l'univers agenouillé ; et ces noms glorieux, j'ai hâte de les prononcer devant vous, les voici : Ducis, Delille, l\f1Xle de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Lemercier.
Que signifiait cette résistance ? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l'empire, la domination, la splendeur ; au milieu de cette Europe émerveillée et vaincue qui, devenue presque française, participait elle-même du rayonnement de la France, que représentaient ces six esprits révoltés contre un génie, ces six renommées indignées contre la gloire, ces six poètes irrités contre un héros ? Messieurs, ils représentaient en Europe la seule chose qui manquât à l'Europe, l'indépendance ; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté.
A Dieu ne plaise que je prétende jeter ici le blâme sur les esprits moins sévères qui entouraient alors le maître du monde de leurs acclamations ! Cet homme, après avoir été l'étoile d'une nation, en était devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser éblouir. Il était plus malaisé peut-être qu'on ne pense, pour l'individu que Napoléon voulait gagner, de défendre sa frontière contre cet irrésistible envahisseur qui savait le grand art de subjuguer un peuple et qui savait aussi le grand art de séduire un homme. Que suis-je, d'ailleurs, Messieurs, pour m'arroger ce droit de critique suprême ? Quel est mon titre ? N'ai-je pas bien plutôt besoin moi-même de bienveillance et
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d'indulgence à l'heure où j'entre dans cette compagnie, ému de toutes les émotions ensemble, fier des suffrages qui m'ont appelé, heureux des sympathies qui m'accueillent, troublé par cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas donné de vous consoler, confus enfin d'être si peu de chosedans ce lieu vénérable que remplissent à la fois de leur éclat serein et fraternel d'augustes morts et d'illustres vivants ? Et puis, pour dire toute ma pensée, en aucun cas je ne reconnaîtrais aux générations nouvelles ce droit de blâme rigoureux envers nos anciens et nos aînés. Qui n'a pas combattu a-t-il le droit de juger ? Nous devons nous souvenir que nous étions enfants alors, et que la vie était légère et insouciante pour nous lorsqu'elle était si grave et si laborieuse pour d'autres. Nous arrivons après nos pères ; ils sont fatigués, soyons respectueux. Nous profitons à la fois des grandes idées qui ont lutté et des grandes choses qui ont prévalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepté l'empereur pour maître comme envers ceux qui l'ont accepté pour adversaire. Comprenons l'enthousiasme et honorons la résistance. L'un et l'autre ont été légitimes.
Pourtant, redisons-le, Messieurs, la résistance n'était pas seulement légitime ; elle était glorieuse.
Elle affligeait l'empereur. L'homme qui, comme il l'a dit plus tard à Sainte-Hélène, eût fait Pascal sénateur et Corneille ministre, cet homme-là, Messieurs, avait trop de grandeur en lui-même pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuyé sur la toute-puissance, eût dédaigné peut-être cette rébellion du talent ; Napoléon s'en préoccupait. Il se savait trop historique pour ne point avoir souci de l'histoire ; il se sentait trop poétique pour ne pas s'inquiéter des poètes. Il faut le recon-
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naître hautement, c'était un vrai prince que ce sous- lieutenant d'artillerie qui avait gagné sur la jeune république française la bataille du 18 brumaire et sur les vieilles monarchies européennes la bataille d'Aus- terlitz. C'était un victorieux, et, comme tous les victorieux, c'était un ami des lettres. Napoléon avait tous les goûts et tous les instincts du trône, autrement que Louis XIV sans doute, mais autant que lui. Il y avait du grand roi dans le grand empereur. Rallier la littérature à son sceptre, c'était une de ses premières ambitions. Il ne lui suffisait pas d'avoir muselé les passions populaires, il eût voulu soumettre Benjamin Constant; il ne lui suffisait pas d'avoir vaincu trente armées, il eût voulu vaincre Lemercier ; il ne lui suffisait pas d'avoir conquis dix royaumes, il eût voulu conquérir Chateaubriand.
Ce n'est pas, Messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou l'empereur chacun sous l'influence de leurs sympathies particulières, ces hommes-ià contestassent ce qu'il y avait de généreux, de rare et d'illustre dans Napoléon. Mais, selon eux, le politique ternissait le victorieux, le héros était doublé d'un tyran, le Scipion se compliquait d'un Cromwell ; une moitié de sa vie faisait à l'autre moitié des répliques amères. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux de son armée le deuil de Washington ; mais il n'avait pas imité Washington. Il avait nommé la Tour d'Auvergne premier grenadier de la république ; mais il avait aboli la république. Il avait donné le dôme des Invalides pour sépulcre au grand Turenne ; mais il avait donné le fossé de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Condé.
Malgré leur fière et chaste attitude, l'empereur n'hésita devant aucune avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la Légion d'honneur, le Sénat, tout fut offert, disons-le à la gloire de l'empe-
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reur, et, disons-le à la gloire de ces nobles réfrac- taires, tout fut refusé.
Après les caresses, je l'ajoute à regret, vinrent les persécutions. Aucun ne céda. Grâce à ces six talents, grâce à ces six caractères, sous ce règne qui supprima tant de libertés et qui humilia tant de couronnes. la dignité royale de la pensée libre fut maintenue.
Il n'y eut pas que cela, Messieurs, il y eut aussi service rendu à l'humanité. Il n'y eut pas seulement résistance au despotisme ; il y eut aussi résistance à la guerre. Et qu'on ne se méprenne pas ici sur lesens et sur la portée de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne. A ce point de vue supérieur d'où l'on voit toute l'histoire comme un seul groupe et toute la philosophie comme- une seule idée, les batailles ne sont pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites à la terre. Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s'ébauchent par la dharrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend à dominer, lorsqu'elle devient l'état normal d'une nation, lorsqu'elle passe à l'état chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, Messieurs, quelque magnifiques que soient les résultats ultérieurs., il vient un moment où l'humanité souffre. Le côté délicat des mœurs s'use et s'amoindrit au frottement des idées brutales ; le sabre devient le seul outil de la société ; la force se forge un droit à elle ; le rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours éclairer la face des nations, s'éclipse à chaque instant dans l'ombre où s'élaborent les traités et les partages de royaumes ; le commerce, l'industrie, le développement radieux des intelligences, toute l'activité pacifique disparaît ; la sociabilité humaine est en péril. Dans ces moments-là, Messieurs, il sied qu'une
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imposante réclamation s'élève ; il est moral que J'intelligence dise hardiment son fait à la force ; il est bon qu'en présence même de leur victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances aux héros, et que les poètes, ces civilisateurs sereins, patients et paisibles, protestent contre les conquérants, ces civilisateurs violents.
Parmi ces illustres protestants, il était un homme que Bonaparte avait aimé, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur à un autre républicain : Tu quoque ! Cet homme, Messieurs, c'était M. Lemer- cier. Nature probe, réservée et sombre ; intelligence droite et logique ; imagination exacte et, pour ainsi dire, algébrique jusque dans ses fantaisies ; né gentilhomme, mais ne croyant qu'à l'aristocratie du talent ; né riche, mais ayant la science d'être noblement pauvre ; modeste d'une sorte de modestie hautaine ; doux, mais ayant dans sa douceur je ne sais quoi d'obstiné, de silencieux et d'inflexible ; austère dans les choses publiques, difficile à entraîner, offusqué de ce qui éblouit les autres, M. Lemercier, détail remarquable dans un homme qui avait livré tout un côté de sa pensée aux théories, M. Lemercier n'avait laissé construire son opinion politique que par les faits. Et encore voyait-il les faits à sa manière. C'était un de ces esprits qui donnent plus d'attention aux causes qu'aux effets, et qui critiqueraient volontiers la plante sur sa racine et le fleuve sur sa source. Ombrageux et sans cesse prêt à se cabrer, plein d'une haine secrète et souvent vaillante contre tout ce qui tend à dominer, il paraissait avoir mis autant d'amour-propre à se tenir toujours de plusieurs années en arrière des événements que d'autres en mettent à se précipiter en avant. En 1789, il était royaliste, ou, comme on parlait alors, monarchien de 11785 ; en 93 il devint, comme il l'a dit lui-même,
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libéral de 89 ; en 1804, au moment où Bonaparte se trouva mûr pour l'empire, Lemercier se sentit mûr pour la république.
Comme vous le voyez, Messieurs, son opinion politique, dédaigneuse de ce qui lui semblait le caprice du jour, était toujours mise à la mode de l'an passé.
Veuillez me permettre ici quelques détails sur !e milieu dans lequel s'écoula la jeunesse de M. Lemercier. Ce n'est qu'en explorant les commencements d'une vie qu'on peut étudier la formation d'un caractère. Or, quand en veut connaître à fond ces hommes qui répandent de la lumière, il ne faut pas moins s'éclairer de leur caractère que de leur génie. Le génie, c'est le flambeau du dehors ; le caractère, c'est la lampe intérieure.
En 1793, au plus fort de la terreur, M. Lemercier, tout jeune homme alors, suivait avec une assiduité remarquable les séances de la Convention Nationale. C'était là, Messieurs, un sujet de contemplation sombre, lugubre, effrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le pouvons sans danger aujourd'hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passé sur la civilisation humaine et qui ne reviendront plus 1 C'est, à mon sens, une volonté de la Providence que la France ait toujours à sa tête quelque chose de grand. Sous les anciens rois, c'était un principe ; sous l'empire, ce fut un homme ; pendant la révolution, ce fut une assemblée. Assemblée qui a brisé le trône et qui a sauvé le pays, qui a eu un duel avec la royauté comme Cromwell et un duel avec l'univers comme Annibal, qui a eu à la fois du génie comme tout un peuple et du génie comme un seul homme ; en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges ; que nous pouvons détester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer !
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Reconnaissons-le néanmoins, il se fit en France, dans ce temps-là, une diminution de lumière morale, et par conséquent, - remarquons-le, Messieurs, — une diminution de lumière, intellectuelle. Cet espace de demi-jour ou de demi-obscurité, qui ressemble à la tombée de la nuit et qui se répand sur de certaines époques, est nécessaire pour que la Providence puisse, dans l'intérêt ultérieur du genre humain, accomplir sur les sociétés vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles étaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s'appellent des révolutions.
Cette ombre, c'est l'ombre même que fait la main du Seigneur quand elle est sur un peuple.
Comme je l'indiquais tout à l'heure, 93 n'est pas l'époque de ces hautes individualités que leur génie isole. Il semble, en ce moment-là, que la Providence trouve l'homme trop petit pour ce qu'il veut faire, qu'elle le relègue sur le second plan et qu'elle entre en scène elle-même. En effet, en 93, des trois géants qui ont fait de la révolution française, le premier, un fait social, le deuxième, un fait géographique, le dernier, un fait européen, l'un, Mirabeau, était mort ; l'autre, Sieyès, avait disparu dans l'éclipsé ; il réussissait à vivre, comme ce lâche grand homme l'a dit plus tard ; le troisième, Bonaparte, n'était pas né encore à la vie historique. Sieyès laissé dans l'ombre et Danton peut-être excepté, il n'y avait donc pas d'hommes du premier ordre, pas d'intelligences capitales dans la Convention ; mais il y avait de grandes passions, de grandes luttes, de grands éclairs, de grands fantômes. Cela suffisait, certes, pour l'éblouissement du peuple, redoutable spectateur incliné sur la fatale assemblée. Ajoutons qu'à cette époque où chaque jour était une journée, les choses marchaient si vite, l'Europe et la France, Paris et
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la frontière, le champ de bataille et la place publique avaient tant d'aventures, tout se développait si rapidement, qu'à la tribune de la Convention nationale l'événement croissait pour ainsi dire sous l'orateur à mesure qu'il parlait, et, tout en lui donnant le vertige, lui communiquait sa grandeur. Et puis, comme Paris, comme la France, la Convention se mouvait dans cette clarté crépusculaire de la fin du siècle qui attachait des ombres immenses aux plus petits hommes, qui prêtait des contours indéfinis et gigantesques aux plus chétives figures, et qui, dans l'histoire même, répand sur cette formidable assemblée je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.
Ces monstrueuses réunions d'hommes ont souvent fasciné les poètes comme l'hydre fascine l'oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton, la Convention attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illuminé l'intérieur d'une sombre épopée avec je ne sais quelle vague réverbération de ces deux pandémoniums. On sent Cromwell dans le Paradis perdu, et 93 dans la Panhypocrisiade. La Convention, pour le jeune Lemercier, c'était la révolution faite vision et réunie tout entière sous son regard. Tous les jours il venait voir là, comme il l'a dit admirablement, mettre les lois hors la loi. Chaque matin il arrivait à l'ouverture v de la séance et s'asseyait dans la tribune publique 1 parmi ces 'femmes étranges qui mêlaient je ne sais quelle besogne domestique aux plus terribles spectacles, et auxquelles l'histoire conservera leur hideux surnom de tricoteuses. Elles le connaissaient, elles l'attendaient et lui gardaient sa place. Seulement, il y avait dans sa jeunesse, dans le désordre de ses vêtements, dans son attention effarée, dans son anxiété pendant les discussions, dans la fixité profonde de son regard, dans les paroles entrecoupées qui lui échappaient par moments, quelque chose de
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si singulier pour elles, qu'elles le croyaient privé de raison. Un jour, arrivant plus tard qu'à l'ordinaire, il entendit une de ces femmes dire à l'autre : Ne te mets pas là, c'est la place de l'idiot.
Quatre ans plus tard, en 1797, l'idiot donnait à la France Agamemnon.
Est-ce que par hasard cette assemblée aurait fait faire au poète cette tragédie ? Qu'y a-t-il de commun entre Egisthe et Danton, entre Argos et Paris, entre la barbarie homérique et la démoralisation voltai- rienne ? Quelle étrange idée de donner pour miroir .aux attentats d'une civilisation décrépite et corrompue les crimes naïfs et simples d'une époque primitive ; de faire errer, pour ainsi dire, à quelques pas des échafauds de la révolution française les spectres grandioses de la tragédie grecque, et de confronter au régicide moderne tel que l'accomplissent les passions populaires l'antique régicide tel que le font les passions domestiques ! Je l'avouerai, Messieurs, en songeant à cette remarquable époque du talent de M. Lemercier, entre les discussions de la Convention et les querelles des Atrides, entre ce qu'il voyait et -ce qu'il rêvait, j'ai souvent cherché un rapport; je -n'ai trouvé tout au plus qu'une harmonie. Pourquoi, par quelle mystérieuse transformation de la pensée •dans le cerveau, Agamemnon est-il né ainsi, c'est là un de ces sombres caprices de l'inspiration dont les poètes seuls ont le secret. Quoi qu'il en soit, Agamemnon est une œuvre, une des plus belles tragédies •de notre théâtre, sans contredit, par l'horreur et par la pitié à la fois, par la simplicité de l'élément tragique, par la gravité austère du style. Ce sévère poème a vraiment le profil grec. On sent, en le considérant, que c'est l'époque où David donne de la ■couleur aux bas-reliefs d'Athènes et où Talma leur donne la parole et le mouvement. On y sent plus que
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l'époque, on y sent l'homme. On devine que le poète a souffert en l'écrivant. En effet, une mélancolie profonde, mêlée à je ne sais quelle terreur presque révolutionnaire, couvre toute cette grande œuvre. Examinez-la, — elle le mérite, Messieurs, — voyez l'ensemble et les détails, Agamemnon et Strophus, la galère qui aborde au port, les acclamations du peuple, le tutoiement héroïque des rois. Contemplez surtout Clytemnestre, la pâle et sanglante figure, l'adultère dévouée au parricide, qui regarde à côté d'elle sans les comprendre et, chose terrible ! sans en être épouvantée, la captive Cassandre et le petit Oreste ; deux êtres faibles en apparence, en réalité formidables ! L'avenir parle dans l'un et vit dans l'autre. Cassandre, c'est la menace sous la forme d'une esclave ; Oreste, c'est le châtiment sous les traits d'un enfant.
Comme je viens de le dire, à l'âge où l'on ne souffre pas encore et où l'on rêve à peine, M. Lemercier souffrit et créa. Cherchant à composer sa pensée, curieux de cette curiosité profonde qui attire les esprits courageux aux spectacles effrayants, il s'approcha le plus près qu'il put de la Convention, c'est-à- dire de la révolution. Il se pencha sur la fournaise pendant que la statue de l'avenir y bouillonnait encore, eL il y vit flamboyer et il y entendit rugir, comme la lave dans le cratère, les grands principes révolutionnaires, ce bronze dont sont faites aujourd'hui toutes les bases de nos idées, de nos libertés et de nos lois. La civilisation future était alors le secret de la Providence ; M. Lemercier n'essaya pas de le deviner. Il se borna à recevoir en silence, avec une résignation stoïque, son contre-coup de toutes les calamités. Chose digne d'attention, et sur laquelle je. ne puis m'empêcher d'insister, si jeune, si obscur, si inaperçu, perdu dans cette foule qui, pendant la terreur,
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regardait les événements traverser la rue conduits par le bourreau, il fut frappé dans toutes ses affections les plus intimes par les catastrophes publiques. Sujet dévoué et presque serviteur personnel de Louis XVI, il vit passer le fiacre du 2i1 janvier ; filleul de Mme de Lamballe, il vit passer la pique du 2 septembre ; ami d'André Chénier, il vit passer la charrette du 7 thermidor. Ainsi, à vingt ans, il avait déjà vu décapiter, dans les deux êtres les plus sacrés pour lui après son père, les trois choses de ce monde les plus rayonnantes après Dieu, la Royauté, la Beauté et le Génie I Quand ils ont subi de pareilles impressions, les esprits tendres et faibles restent tristes toute leur vie, les esprits élevés et fermes demeurent sérieux. M. Lemercier accepta donc la vie avec gravité. Le 9 thermidor avait ouvert pour la France cette ère nouvelle qui est la seconde phase de toute révolution. Après avoir regardé la société se dissoudre, M. Lemercier la regarda se reformer. Il mena la vie mondaine et littéraire. Il étudia et partagea, en souriant parfois, les mceurs de cette époque du directoire qui est après Robespierre ce que la régence est après Louis XIV ; le tumulte joyeux d'une nation intelligente échappée à l'ennui, ou à la peur ; l'esprit, la gaieté et la licence protestant par une orgie, ici, contre la tristesse d'un despotisme dévot, là, contre l'abrutissement d'une tyrannie puritaine. M. Lemercier, célèbre alors par le succès d'Agamemnon, rechercha tous les hommes d'élite de ce temps et en fut recherché. Il connut Ecouchard-Lebrun chez Ducis, comme il avait connu André Chénier chez M®1 Pourrat. Lebrun l'aima tant, qu'il n'a pas fait une seule épigramme contre lui. Le duc de Fitz-James et le prince de Talleyrand, M®10 de Lameth et M. de Florian, la duchesse d'Aiguillon et Mme Tallien, Bernardin de Saint-Pierre et Mme de Staël lui firent
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fête et l'accueillirent. Beaumarchais voulut être son éditeur, comme vingt ans plus tard Dupuytren voulut. être son professeur. Déjà placé trop haut pour descendre aux exclusions de partis, de plain-pied avec tout ce qui était supérieur, il devint en même temps l'ami de David qui avait jugé le roi et de Delille qui l'avait pleuré. C'est ainsi qu'en ces années-là, de cet échange d'idées avec tant de natures diverses, de la contemplation des mœurs et de l'observation des individus, naquirent et se développèrent dans M. Lemercier, pour faire face à toutes les rencontres de la vie, deux hommes, — deux hommes libres, — un homme politique indépendant, un homme littéraire original.
I Un peu avant cette époque, il avait connu l'officier de fortune qui devait succéder plus tard au directoire. Leur vie se côtoya pendant quelques années. Tous deux étaient obscurs. L'un était ruiné, l'autre était pauvre. On reprochait à l'un sa première tragédie,, qui était un essai d'écolier, et à l'autre sa première action qui était un exploit de jacobin. Leurs deux renommées commencèrent en même temps par un sobriquet. On disait M. Mercier-Méléagre au même instant où l'on disait le général Vendémiaire. Loi étrange qui veut qu'en France le ridicule s'essaye un moment à tous les hommes supérieurs ! Quand M™8 de Beauharnais songea à épouser le protégé de Barras, elle consulta M. Lemercier sur cette més-alliance. M. Lamercier, qui portait intérêt au jeune artilleur de Toulon, la lui conseilla. Puis tous deux, l'homme de lettres et l'homme de guerre, grandirent presque parallèlement. Ils remportèrent en même temps leurs premières victoires. M. Lemercier fit jouer Agamem- non dans l'année d'Arcole et de Lodi, et Pinto dans l'année de Marengo. Avant Marengo, leur liaison était déjà étroite. Le salon de la rue Chantereine avait vu
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M. Lemercier lire sa tragédie égyptienne d'Ophys au général en chef de l'armée d'Egypte ; Kléber et De- saix écoutaient aussi dans un coin. Sous le consulat, la liaison devint de l'amitié. A la Malmaison, le premier consul, avec cette gaieté d'enfant propre aux vrais grands hommes, entrait brusquement la nuit dans la chambre où veillait le poète, et s'amusait à lui éteindre sa bougie, puis il s'échappait en riant aux éclats. Joséphine avait confié à M. Lemercier son projet de mariage ; le premier consul lui confia son projet d'empire. Ce jour-là, M. Lemercier sentit qu'il perdait un ami. Il ne voulut pas d'un maître. On ne renonce pas aisément à l'égalité avec un pareil homme. Le poète s'éloigna fièrement. On pourrait dire que, le dernier en France, il tutoya Napoléon. 1 Le 14 floréal an XII, le jour même où le Sénat donnait ' pour la première fois à l'élu de la nation le titre impérial : Sire, M. Lemercier, dans une lettre mémorable, l'appelait encore familièrement de ce grand nom : Bonaparte 1
.Cette amitié, à laquelle la lutte dut succéder, les honorait l'un et l'autre. Le poète n'était pas indigne \ du capitaine. C'était un rare et beau talent que M. Lemercier. On a plus de raisons que jamais de le dire aujourd'hui que son monument est terminé, aujourd'hui que l'édifice construit par cet esprit a reçu cette fatale dernière pierre que la main de Dieu ~ pose toujours sur tous les travaux de l'homme. Vous n'attendez certes pas de moi, Messieurs, que j'examine ici page par page cette ceuvre immense et multiple qui, comme celle de Voltaire, embrasse tout, l'ode, l'épître, l'apologue, la chanson, la parodie, le roman, le drame, l'histoire et le pamphlet, la prose et le vers, la traduction et l'invention, l'enseignement politique, l'enseignement philosophique et l'enseignement littéraire ; vaste amas de volumes et de bro-
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chures que couronnent avec quelque majesté dix poèmes, douze comédies et quatorze tragédies ; riche et fantasque architecture, parfois ténébreuse, parfois vivement éclairée, sous les arceaux de laquelle apparaissent, étrangement mêlés dans un clair-obscur singulier, tous les fantômes imposants de la fable, de la Bible et de l'histoire, Atride, Ismaël, le lévite d'Ephraïm, Lycurgue, Camille, Clovis, Charlemagne, Baudouin, saint Louis, Charles VI, Richard III. Richelieu, Bonaparte, dominés tous par ces quatre colosses symboliques sculptés sur le fronton de l'œuvre, Moïse, Alexandre, Homère et Newton ; c'est-à-dire, par la législation, la guerre, la poésie et la science. Ce groupe de figures et d'idées que le poète avait dans l'esprit et qu'il a posé largement dans notre littérature, ce groupe, Messieurs, est plein de grandeur. Après avoir dégagé la ligne principale de l'œuvre, permettez-moi d'en signaler quelques détails saillants et caractéristiques : cette comédie de la révolution portugaise, si vive, si spirituelle, si ironique et si profonde; ce Plaute, qui diffère de l'Harpagon de Molière en ce que, comme le dit ingénieusement l'auteur lui-même, le sujet de Molière, c'est un avare qui perd un trésor ; mon sujet à moi, c'est Plaute qui trouve un avare ; ce Christophe Colomb, où l'unité de lieu est tout à la fois si rigoureusement observée, car l'action se passe sur le pont d'un vaisseau, et si auda- cieusement violée, car ce vaisseau, — j'ai presque dit ce drame, — va de l'ancien monde au nouveau ; cette Frédégonde, conçue comme un rêve de Crébillon, exécutée comme une pensée de Corneille ; cette Atlan- tiade, que la nature pénètre d'un assez vif rayon, quoiqu'elle y soit plutôt interprétée peut-être selon la science que selon la poésie ; enfin, ce dernier poème, l'homme donné par Dieu en spectacle aux démons, cette Panhypocrisiade qui est tout ensemble une épo-
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pée, une comédie et une satire, sorte de chimère littéraire, espèce de monstre à trois têtes qui chante, qui rit et qui aboie.
Après avoir traversé tous ces livres, après avoir monté et descendu la double échelle, construite par lui-même pour lui seul peut-être, à l'aide de laquelle ce penseur plongeait dans l'enfer ou pénétrait dans le J ciel, il est impossible, Messieurs, de ne pas se sentir au cœur une sympathie sincère pour cette noble et travailleuse intelligence qui, sans se rebuter, a courageusement essayé tant d'idées à ce superbe goût français si difficile à satisfaire ; philosophe selon Voltaire, qui a été parfois un poète selon Shakespeare ; écrivain précurseur qui dédiait des épopées à Dante, à l'époque où Dorat refleurissait sous le nom de De- moustiers ; esprit à la vaste envergure, qui a tout à la fois une aile dans la tragédie primitive et une aile dans la comédie révolutionnaire, qui touche rar Agamem- non au poète de Prométhée et par Pinto au poète de Figaro.
Le droit de critique, Messieurs, paraît au premier abord découler naturellement du droit d'apologie. L'œil humain, — est-ce perfection ? est-ce infirmité ? — est ainsi fait qu'il cherche toujours le côté défectueux de tout. Boileau n'a pas loué Molière sans restriction. Cela est-il à l'honneur de Boileau ? Je l'ignore, mais cela est. Il y a deux cent trente ans que l'astronome Jean Fabricius a trouvé des taches dans le soleil ; il y a deux mille deux cents ans que le grammairien Zoïle en avait trouvé dans Homère. Il semble donc que je pourrais ici, sans offenser vos usages et sans manquer à la respectable mémoire qui m'est confiée, mêler quelques reproches à mes louanges et prendre de certaines précautions conservatoires dans l'intérêt de l'art. Je ne le ferai pourtant pas, Messieurs, et vous-mêmes, en réfléchissant que .:.i,
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par hasard, moi qui ne peux être que fidèle à des convictions hautement'proclamées toute ma vie, j'ar.ticulais une restriction au sujet de M. Lemercier, cette restriction porterait peut-être principalement sur un point délicat et suprême, sur la condition qui, selon moi, ouvre ou ferme aux écrivains les portes de l'avenir, c'est-à-dire, sur le style, en songeant à ceci, je n'en doute pas, Messieurs, vous comprendrez ma réserve et vous approuverez mon silence. D'ailleurs, et ce que je disais en commençant, ne dois-je pas le répéter ici surtout ? qui suis-je ? qui m'a donné qualité pour trancher des questions si complexes et si graves ? Pourquoi la certitude que je crois sentir en moi se résoudrait-elle en autorité pour autrui ? La postérité seule, — et c'est là encore une de mes convictions, — a le droit définitif de critique et de jugement envers les talents supérieurs. Elle seule, qui voit leur œuvre dans son ensemble, dans sa proportion et dans sa perspective, peut dire où ils ont erré et décider où ils ont failli. Pour prendre ici devant vous le rôle auguste de la postérité, pour adresser un reproche ou un blâme à un grand esprit, il faudrait au moins être ou se croire un contemporain éminent. Je n'ai ni le bonheur de ce privilège, ni le malheur de cette prétention.
Et puis, Messieurs, et c'est toujours là qu'il en faut revenir quand on parle de M. Lemercier, quel que soit son éclat littéraire, son caractère était peut-être plus complet encore que son talent.
Du jour où il crut de son devoir de lutter contre ce qui lui semblait l'injustice faite gouvernement, il immola à cette lutte sa fortune, qu'il avait retrouvée après la révolution et que l'empire lui reprit, son loisir, son repos, cette sécurité extérieure qui est comme la muraille du bonheur domestique, et, chose admirable dans un poète, jusqu'au7 succès de ses
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ouvrages. Jamais poète n'a fait combattre des tragédies et des comédies avec une plus héroïque bravoure. Il envoyait ses pièces à la censure comme un f général envoie ses soldats à l'assaut. Un drame supprimé était immédiatement remplacé par un autre qui avait le même sort. J'ai eu, Messieurs, la triste curiosité de chercher et d'évaluer le dommage causé par cette lutte à la renommée de l'auteur d'Agamem- non. Voulez-vous savoir le résultat ? — Sans compter le Lévite d'Ephraïm proscrit par le Comité du salut public, comme dangereux pour la philosophie ; le Tartufe révolutionnaire proscrit par la Convention, comme contraire à la république ; la Démence de 'Charles VI proscrite par la Restauration, comme hostile à la royauté ; sans m'arrêter au Corrupteur, sifflé, dit-on, en 1823, par les gardes du corps ; en me bornant aux actes de la censure impériale, voici ce que j'ai trouvé : Pinto, joué vingt fois, puis défendu ; Plaute, joué sept fois, puis défendu ; Christophe Colomb, joué onze fois militairement devant les baïonnettes, puis défendu ; Charlemagne, défendu ; Camille, défendu. Dans cette guerre, honteuse pour le pouvoir, honorable pour le poète, M. Lemercier eut en dix ans cinq grands drames tués sous lui. \.
Il plaida quelque temps pour son droit et pour sa pensée par d'énergiques réclamations directement adressées à Bonaparte lui-même. Un jour, au milieu d'une discussion délicate et presque blessante, le maître, s'interrompant, lui dit brusquement : Qu'avez-vous donc ? vous devenez tout rouge. — Et vous tout pâle, répliqua fièrement M. Lemercier ; c'est notre manière à tous deux quand quelque chose nous irrite, vous et moi. Je rougis et vous pâlissez. Bientôt il cessa tout à fait de voir l'empereur. Une fois pourtant, en janvier 1812, à l'époque culminante des prospérités de Napoléon, quelques semaines après
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la suppression arbitraire de son Camille, dans un moment où il désespérait de jamais faire représenter aucune de ses pièces tant que l'empire durerait, il dut, comme membre de l'Institut, se rendre aux Tuileries. Dès que Napoléon l'aperçut, il vint droit à lui. — Eh bien, Monsieur Lemercier, quand nous donnerez-vous une belle tragédie ? M. Lemercier regarda l'empereur fixement et dit ce seul mot : Bientôt, j'attends. Mot terrible 1 mot de prophète plus encore que de poète ! mot qui, prononcé au commencement de 11812, contient Moscou, Waterloo et Sainte- Hélène !
Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n'était cependant pas éteint dans ce cœur silencieux et sévère. Vers ces derniers temps, l'âge avait plutôt rallumé qu'étouffé l'étincelle. L'an passé, presque à pareille époque, par une belle matinée de mai, le bruit se répandit dans Paris que l'Angleterre, honteuse enfin de ce qu'elle a fait à Sainte-Hélène, rendait à la France le cercueil de Napoléon. M. Lemercier, déjà souffrant et malade depuis près d'un mois, se fit apporter le journal. Le journal, en effet, annonçait qu'une frégate allait mettre à la voile pour Sainte- Hélène. Pâle et tremblant, le vieux poète se leva, une larme brilla dans son oeil, et au moment où on lui lut que « le général Bertrand irait chercher l'empereur son maître... » — Et moi, s'écria-t-il, si j'allais cher- cher mon ami le premier consul !
Huit jours après, il était parti.
Hélas ! me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux détails, il ne l'est pas allé chercher, il a fait davantage, il l'est allé rejoindre.
Nous venons de parcourir du regard toute cette noble vie ; tirons-en maintenant l'enseignement qu'elle renferme.
M. Lemercier est un de ces hommes rares qui
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obligent l'esprit à se poser et aident la pensée à résoudre ce grave et beau problème : — Quelle doit - être l'attitude de la littérature vis-à-vis de la société, selon les époques, selon les peuples et selon les gouvernements ?
Aujourd'hui, vieux trône de Louis XIV, gouvernement des assemblées, despotisme de la gloire, monarchie absolue, république tyrannique, dictature militaire, tout cela s'est évanoui. A mesure que nous, générations nouvelles, nous voguons d'année en année vers l'inconnu, les trois objets immenses que M. Le- mercier rencontra sur sa route, qu'il aima, contempla et combattit tour à tour, immobiles et morts désormais, s'enfoncent peu à peu dans la brume épaisse du passé. Les rois de la branche aînée ne sont plus que des ombres ; la Convention n'est plus qu'un souvenir; l'empereur n'est plus qu'un tombeau.
Seulement, les idées qu'ils contenaient leur ont survécu. La mort et l'écroulement ne servent qu'à dégager cette valeur intrinsèque et essentielle des choses qui en est comme l'âme. Dieu met quelquefois des-idées dans certains faits et dans certains hommes comme des parfums dans des vases. Quand le vase tombe, l'idée se répand.
Messieurs,, la race aînée contenait la tradition historique ; la Convention contenait l'expansion révolutionnaire ; Napoléon contenait l'unité nationale. De la tradition naît la stabilité, de l'expansion nait la liberté, de l'unité naît le pouvoir. Or, la tradition, l'unité et l'expansion, en d'autres termes, la stabilité, le pouvoir et la liberté, c'est la civilisation même. La racine, le tronc et le feuillage, c'est tout l'arbre.
La tradition, Messieurs, importe à ce pays. La France n'est pas une colonie violemment faite nation; la France n'est pas une Amérique. La Franc& fait partie intégrante de l'Europe. Elle ne peut pas plus
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briser avec le passé que rompre avec le sol. Aussi, à mon sens, c'est avec un admirable instinct que notre dernière révolution, si grave, si forte, si intelligente, a compris que, les familles couronnées étant faites pour les nations souveraines, à de certains âges des races royales il fallait substituer à l'hérédité de prince à prince l'hérédité de branche à branche ; c'est avec un profond bon sens qu'elle a choisi pour chef constitutionnel un ancien lieutenant de Dumouriez et de Kellermann qui était petit-fils de Henri IV et petit- neveu de Louis XIV ; c'est avec une haute raison qu'elle a transformé en jeune dynastie une vieille famille, monarchique et populaire à la fois, pleine de passé par son histoire et pleine d'avenir par sa mission.
Mais si la tradition historique importe à la France, l'expansion libérale ne lui importe pas moins. L'expansion des idées, c'est le mouvement qui lui est propre. Elle est par la tradition et elle vit par l'expansion. A Dieu ne plaise, Messieurs, qu'en vous rappelant tout à l'heure combien la France était puissante et superbe il y a trente ans, j'aie eu un seul moment l'intention impie d'abaisser, d'humilier ou de décourager, par le sous-entendu d'un prétendu contraste, la France d'à présent ! Nous pouvons le dire avec calme, et nous n'avons pas besoin de hausser, la voix pour une chose si simple et si vraie, la France est aussi grande aujourd'hui qu'elle l'a jamais été. Depuis cinquante années qu'en commençant sa propre transformation elle a commencé le rajeunissement de toutes les sociétés vieillies, la France semble avoir fait deux parts égales de sa tâche et de son temps. Pendant vingt-cinq ans elle a imposé ses armes à l'Europe ; depuis vingt-cinq ans elle lui impose ses idées. Par sa presse, elle gouverne les peuples ; par ses livres, elle gouverne les esprits. Si elle n'a plus
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la conquête, cette domination par la guerre, elle a l'initiative, cette domination par la paix..C'est elle qui rédige l'ordre du jour de la pensée universelle. Ce qu'elle propose est à l'instant même mis en discussion par l'humanité tout entière ; ce qu'elle conclut fait loi. Son esprit s'introduit peu à peu dans- les gouvernements, et les assainit. C'est d'elle que viennent toutes les palpitations généreuses des autres peuples, tous les changements sensibles du mal au bien qui s'accomplissent parmi les hommes en ce moment et qui épargnent aux Etats des secousses violentes. Les nations prudentes et qui ont souci de l'avenir tâchent de faire pénétrer dans leur vieux sang l'utile fièvre des idées françaises, non comme une maladie, mais, permettez-moi cette expression, comme une vaccine qui inocule le progrès et qui préserve des révolutions. Peut-être les limites matérielles de la France sont-elles momentanément restreintes, non, certes, sur la mappemonde éternelle dont Dieu a marqué les compartiments avec des fleuves, des océans et des montagnes, mais sur cette carte éphémère, bariolée de rouge et de bleu, que la victoire ou la diplomatie refont tous les vingt ans. Qu'importe ? dans un temps donné, l'avenir remet toujours tout dans le moule de Dieu. La forme de la France est fatale. Et puis, si les coalitions, les réactions et les congrès ont bâti une France, les poètes et les écrivains en ont fait une autre. Outre ses frontières visibles, la grande nation a des frontières invisibles qui ne s'arrêtent que là où le genre humain cesse de parler sa langue, c'est-à-dire, aux bornes mêmes du monde civilisé.
Encore quelques mots, Messieurs, encore quelques instants de votre bienveillante attention, et j'ai fini.
Vous le voyez, je ne suis pas de ceux qui déses- [ pèrent. Qu'on me pardonne cette faiblesse, j'admire
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mon pays et j'aime mon temps. Quoi qu'on en puisse dire, je ne crois pas plus à l'affaiblissement graduel de la France qu'à l'amoindrissement progressif de la race humaine. Il me semble que cela ne peut être dans les desseins du Seigneur, qui successivement a fait Rome pour l'homme ancien et Paris pour l'homme nouveau. Le doigt éternel, visible, ce me semble, en toute chose, améliore perpétuellement l'univers par l'ensemble des nations choisies et les nations choisies par le travail des intelligences élues. Oui, Messieurs, n'en déplaise à l'esprit de diatribe et de dénigrement, cet aveugle qui regarde, je crois en l'humanité et j'ai foi en mon siècle ; n'en déplaise à l'esprit de doute et d'examen, ce sourd qui écoute, je crois en Dieu et j'ai foi en sa providence.
Rien donc, non, rien n'a dégénéré chez nous. La France tient toujours le flambeau des nations. Cette époque est grande, je le pense, — moi qui ne suis rien, j'ai le droit de le dire : — elle est grande par la science, grande par l'industrie, grande par l'éloquence, grande par la poésie et par l'art. Les hommes des nouvelles générations, que cette justice tardive leur soit du moins rendue par le moindre et le dernier d'entre eux, les hommes des nouvelles générations ont pieusement et courageusement continué l'œuvre de leurs pères. Depuis la mort du grand Gœthe, la pensée allemande est rentrée dans l'ombre ; depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poésie anglaise s'est éteinte ; il n'y a plus à cette heure dans l'univers qu'une seule littérature allumée et vivante : c'est la littérature française. On ne lit plus que des livres français de Pétersbourg à Cadix, de Calcutta à New- York. Le monde s'en inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois continents, partout où germe une idée un livre français a été semé. Honneur donc aux travaux des jeunes générations ! Les puissants
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écrivains, les nobles poètes, les maîtres éminents qui sont parmi vous, regardent avec douceur et avec joie de belles renommées surgir de toutes parts dans le champ éternel de la pensée. Oh ! qu'elles se tournent avec confiance vers cette enceinte ! Comme vous le disait il y a onze ans, en prenant séance parmi vous, mon illustre ami M. de Lamartine, vous n'en laisserez aucune sur le seuil 1
Mais que ces jeunes renommées, que ces beaux talents, que ces continuateurs de la grande tradition littéraire française ne l'oublient pas : à temps nouveaux, devoirs nouveaux. La tâche de l'écrivain aujourd'hui est moins périlleuse qu'autrefois, mais n'est pas moins auguste. Il n'a plus la royauté à défendre contre l'échafaud comme en 93, ou la liberté à sauver du bâillon comme en 1810 ; il a la civilisation à propager. Il n'est plus nécessaire qu'il donne sa tête, comme André Chénier, ni qu'il sacrifie son œuvre, comme Lemercier ; il suffit qu'il dévoue sa pensée.
Dévouer sa pensée, — permettez-moi de répéter ici solennellement ce que j'ai dit toujours, ce que j'ai écrit partout, ce qui, dans la proportion restreinte de mes efforts, n'a jamais cessé d'être ma règle, ma loi, mon principe et mon but ; — dévouer sa pensée au développement continu de la sociabilité humaine ; avoir les populaces en dédain et le peuple en amour ; respecter dans les partis, tout en s'écartant d'eux quelquefois, les innombrables formes qu'a le droit de prendre l'initiative multiple et féconde de la liberté ; ménager dans le pouvoir, tout en lui résistant au besoin, le point d'appui, divin selon les uns, humain selon les autres, mystérieux et salutaire selon tous, sans lequel toute société chancelle ; confronter de temps en temps les lois humaines avec la loi chrétienne et la pénalité avec l'Êvangile ; aider la presse
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par le livre toutes les fois qu'elle travaille dans le vrai sens du siècle ; répandre largement ses encouragements et ses sympathies sur ces générations encore couvertes d'ombre qui languissent faute d'air et d'espace, et que nous entendons heurter tumultueusement de leurs passions, de leurs souffrances et de leurs idées les portes profondes de l'avenir ; verser par le théâtre sur la foule, à travers le rire et les pleurs, a travers les solennelles leçons de l'histoire, à travers ies hautes fantaisies de l'imagination, cette émotion tendre et poignante qui se résout dans l'âme des spectateurs en pitié pour la femme et en vénération pour je vieillard ; faire pénétrer la nature dans l'art comme la sève même de Dieu ; en un mot, civiliser les hommes par le calme rayonnement de la pensée sur •leurs têtes, voilà aujourd'hui, Messieurs, la mission, la fonction et la gloire du poète.
Ce que je dis du poète solitaire, ce que je dis de l'écrivain isolé, si j'osais, je le dirais de vous-mêmes, Messieurs. Vous avez sur les cœurs et sur les âmes une influence immense. Vous êtes un des principaux centres de ce pouvoir .spirituel qui s'est déplacé depuis Luther et qui, depuis trois siècles, a cessé d'appaTtenir exclusivement à l'Église. Dans la civilisation actuelle deux domaines relèvent de vous, le domaine intellectuel et le domaine moral. Vos prix et vos couronnes ne s'arrêtent pas au talent, ils -atteignent jusqu'à la vertu. L'Académie Française est en perpétuelle communion avec les esprits spéculatifs par ses philosophes ; avec les esprits pratiques par ses historiens ; avec la jeunesse, avec les penseurs et avec les femmes par ses poètes ; avec le peuple par la langue qu'il fait et qu'elle constate en la rectifiant. Vous êtes placés entre les grands corps de l'État, et à leur niveau, pour compléter leur action, pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour
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faire pénétrer la pensée, cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, là où ne peut pénétrer le code, ce texte rigide et matériel. Les autres pouvoirs assurent -et règlent la vie extérieure de la nation, vous gouvernez la vie intérieure. Ils font les lois, vous faites les mœurs.
Cependant, Messieurs, n'allons pas au delà du possible. Ni dans les questions religieuses, ni dans les questions sociales, ni même dans les questions politiques, la solution définitive n'est donnée à personne. Le miroir de la vérité s'est brisé au milieu des sociétés modernes. Chaque parti en a ramassé ua morceau. Le penseur cherche à rapprocher ces fragments, rompus la plupart selon les formes les plus étranges, -quelques-uns souillés de boue, d'autres, hélas ! tachés de sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, à quelques lacunes près, la vérité totale, il suffit d'un sage ; pour les souder ensemble et leur rendre l'unité, il faudrait Dieu.
Nul n'a plus ressemblé à ce sage, — souffrez, Messieurs, que je prononce en terminant un nom vénérable pour lequel j'ai toujours eu une piété particulière ; — nul n'a plus ressemblé à ce sage que ce noble Malesherbes qui fut tout à la fois un grand lettré, un grand magistrat, un grand ministre et un grand citoyen. Seulement il est venu trop tôt.. Il était plutôt l'homme qui ferme les révolutions que l'homme qui les ouvre. L'absorption insensible des commotions de l'avenir par les progrès du présent ; l'adoucissement des mœurs; l'éducation des masses par les écoles, les ateliers et les bibliothèques ; l'amélioration graduelle de l'homme par la loi et par l'enseignement, voilà le but sérieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai penseur ; voilà h tâche que s'était donnée Malesherbes durant ses trop courts ministères. Dès 1776, sentant venir la
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tourmente qui, dix-sept ans plus tard, a tout arraché, il s'était hâté de rattacher la monarchie chancelante à ce fond solide. Il eût ainsi sauvé l'Etat et le roi si le câble n'avait pas cassé. Mais, et que ceci encourage quiconque voudra l'imiter, — si Malesherbes lui-même a péri, son souvenir du moins est resté indestructible dans la mémoire orageuse de ce peuple en révolution qui oubliait tout, comme reste au fond de l'Océan, à demi enfouie sous le sable, la vieille ancre de fer d'un vaisseau disparu dans la tempête !
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Réponse de M. de Salvaridy, Directeur de l'Académie Française, au discours de M. Victor IIugo prononcé dans la séance du 3 juin 1841.
Monsieur,
Vous avez eu raison de rendre hommage à notre siècle et à notre patrie. Les lettres ne peuvent oublier que la France est le seul pays du monde qui les ait traitées à l'égal de la politique, qui les ait constituées, qui leur ait donaé des assemblées, des élections, une tribune, de grands jours. Où trouveriez-vous ailleurs ce noble prix de vos travaux, cette inauguration solennelle ? Et, même parmi nous, quel autre temps vous eût offert cet immense concours, cet auditoire illustre, et l'enthousiasme qui avait devancé vos pa- Toles, que vos paroles ont confirmé ?
Nous concevons que toutes les idées de la vie publique se soient éveillées en vous à ce spectacle. Les intérêts, les problèmes littéraires, se sont effacés de votre pensée. Il vous a semblé que, votre voix se faisant entendre à votre pays pour la première fois, vous deviez vous présenter à lui sous le patronage des plus imposantes renommées, des maximes les plus populaires, de tous les sentiments et de tous les sou-
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venin; français. C'est à nous de vous restituer votre cortège naturel, de rassembler autour de vous vos patrons et vos garants véritables : les Odes, Notre. Dame de Paris, les Rayons et les Ombres, tant d'ouvrages qui vous ont obtenu, plus qu'à personne dans. notre jeune littérature, cette universalité séculaire des écrivains français que vous avez rappelée tout à l'heure, et justifiée. Les anciens, pour triompher, s'entouraient des images de leurs ancêtres. Napoléon, Sieyès, Malesherbes ne sont pas vos ancêtres, Monsieur. Vous en avez de non moins illustres : J.-B. Rousseau, Clément Marot, Pindare, le Psalmiste. Ici, nous ne connaissons pas de plus belle généalogie. Dès le grand siècle, Racine, à la place où je suis, disait à Thomas Corneille, à la place où vous êtes, que son illustre frère marchait de pair avec les Turenne et les Condé. Cela se disait sous le sceptre de Louis XIV, en présence d'une société toute remplie des grandeurs du rang et de la puissance. Et c'est parce qu'on pouvait déjà parler ainsi, qu'en effet, c'était le grand siècle.
A ceux de nous qui, faute de posséder les. inépuisables et charmants domaines de la poésie, nous replions sur le champ étroit et aride de l'action, vous faites bien de proposer en exemple le ministre vertueux, l'homme d'État-martyr dont la renommée est si pure, qu'elle serait, à elle seule, un jugement et une condamnation sans appel à l'égard du temps et du régime qui l'ont immolé. Poète, cette grande mémoire de de Malesherbes n'est pas votre étoile conductrice. Ce n'est pas à sa lumière que vous avez marché dans la vie. Ce n'est pas son inspiration qui rayonne dans vos écrits. Les modèles que les lettres vous demandent d'accepter, à ce jour solennel où elles vous couronnent, c'est Corneille, c'est Shakespeare, c'est le Dante ; ce sont tous les maîtres de
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l'art, sous quelque ciel et sous quelque règle qu'ils aient vécu.
Quand Napoléon disait, dans les caprices de sa puissance et de son génie, qu'il aurait pris Corneille pour ministre, sans s'en apercevoir, il faisait comme Richelieu : il le persécutait. Figurez-vous ce grand homme arraché, pour nos ambitions, pour nos misères, à cette autre ambition de donner un théâtre à la France, de fonder la langue, de marcher, dans le cours des siècles, le premier entre tous dans sa carrière 1 Voyez-vous ce génie et cette âme antiques contraints de servir le cardinal ou de se débattre avec la Fronde, au lieu de gouverner souverainement les Horaces, Cinna, Polyeucte, le Cid ? Non, non, Monsieur ! nous aurions des drames immortels de moins : est-il sûr que nous eussions un grand ministre de plus ? Il ne se rencontre pas de lacune dans la succession de nos politiques illustres, entre Richelieu, Mazarin et Louis XIV. Songez-vous quel vide ferail Corneille absent dans les lettres françaises ? — Et Pascal ! obliger ce grand penseur d'agir au lieu de penser, ce grand écrivain de délibérer au lieu d'écrire ; condamner ce sublime esprit à se dépenser au profit de l'heure qui passe et qui dévore, au préjudice de l'avenir qui rend immortel ce qu'il adopte ! Ah ! que les maîtres du monde laissent notre bien où Dieu l'a mis ! et vous, Monsieur, sachez gré aux lettres de se montrer avares et jalouses, de vouloir garder tout entiers ceux qui les honorent.
Sans doute, il peut arriver qu'un double génie rayonne au front de quelques rares privilégiés du sort, qu'aux palmes de la poésie ils joignent celles de l'éloquence, et tracent, pour l'honneur de la patrie, un double sillon de gloire. Ailleurs, la politique s'applaudira de les avoir conquis. Ici les lettres inquiètes, pour s'associer à leurs triomphes, ont be-
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soin de se sentir assurées de ne les avoir pas perdus.
Nous devons vous le dire, Monsieur : une des choses dont la Compagnie vous a tenu compte, un mérite qui ne vous était pas contesté, c'était l'indépendance ■et la fidélité de votre vie littéraire. Tous, nous savions
.gré à un jeune homme, doué des plus riches dons de la Providence, d'avoir courageusement défendu sa vocation et sa destinée de poète contre les séductions de l'ambition politique, les entraînements de l'esprit de parti, les mirages de la vanité, si facilement abusée sur notre mission et notre puissance. Nous vous avons vu, homme de lettres avant l'âge d'homme, poursuivre et obtenir, à quinze ans, des palmes dans cette enceinte ; composer coup sur coup, à cet âge où Voltaire ne méditait pas encore Œdipe, vos premiers poèmes, qui vous valurent ce nom d'enfant sublime où le mot d'enfant était de trop ; publier, à dix-huit ans, votre premier recueil lyrique, qui n'a pas été surpassé, même par vous ; et, depuis lors, pendant vingt années, ajouter sans repos les productions aux productions, toujours éclatant, souvent heureux ; inégal, mais supérieur ; à la fois original -et varié ; poussant la passion littéraire jusqu'à l'esprit de secte, l'ambition littéraire jusqu'à l'emploi de chef de parti avec tous ses périls ; déjà célèbre, à peine dans la maturité de votre âge, et en possession d'un rare privilège : c'est qu'au jour où l'Académie vous appelle, en présence d'un public longtemps plus impatient pour vous que vous-même, ce n'est pas son choix qu'elle aurait à justifier, suivant le vieil usage ; ce seraient ses retards, si vous-même ne l'aviez fait pour nous, en donnant aux lettres, entre deux candidatures, ce volume des Rayons et des Ombres, brillant et pur reflet de vos premières illuminations.
Voilà vos titres, Monsieur. Ils vous désignaient pour
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successeur de cet autre poète éminent et fidèle, qui, dans sa longue carrière, ne demanda qu'à la littérature l'influence et la gloire. Il ne put se préserver des orages : il se préserva du pouvoir et des honneurs. Et ce n'est pas qu'il fût de ces esprit inquiets ou incertains, qui vivent loin du monde réel, n'ayant pour patrie que le champ de la pensée. Que dire à tout ce public qui l'a connu, et l'estima, de cette âme que deux sentiments dominèrent, la passion de la justice et l'amour de l'humanité ; de ce caractère qui, pendant tout un demi-siècle où les institutions, les partis, les hommes se sont précipités, broyés, confondus, resta immuable et pur ; de cette carrière littéraire marquée par le plus grand succès de l'époque, liée glorieusement à la renaissance des lettres et de l'art parmi nous après le moyen âge révolutionnaire, et recommandable surtout parce que le renom de la vertu y efface encore celui du talent 1 Que dire enfin de ce poète auquel échurent, et qui accepta simplement, sans éclat, les deux plus rares distinctions de notre temps, l'amitié de Bonaparte, l'inimitié de Napoléon ! de ce citoyen qui, de son intimité avec le maître de la France, ne retira que de l'honneur de l'avoir rompue ; qui, de sa chute retira ceci : «-Vous me pressiez, dit-il à M. de Talley- rand, de vous demander quelque chose. Le moment est venu : nous avons souvent pensé ensemble que la cause des proscriptions sanglantes de l'histoire, c'est la confiscation. Dans la charte que vous préparez, abolissez-la ! » Et quelques jours après, M. do Talleyrand lui disant : « Etes-vous content de moi ? — Oui, car l'honneur ne sera qu'à vous, et la joie intérieure ,est à nous deux 1 »
Les âmés supérieures ont presque toujours été trempées dans les épreuves. Népomucène Lemercier se trouva, dès le berceau, aux prises avec une de ces
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lattes intimes qui abattent les natures vulgaires, qui fortifient et qui élèvent toutes les autres. A trois ans, l'accident le plus simple était venu flétrir toute l'existence brillante qui paraissait l'attendre — il tomba, et quand on vint le relever, tout un côté du corps se trouvait frappé de mort sans retour. Aux tortures par lesquelles l'art fit passer son enfance, pour essayer sans succès de ranimer cette moitié de lui-même qui ne devait pas revivre, il joignit le long travail de sa volonté pour y suppléer : il résolut de se rendre habile à tous les exercices, même au ma.niement des armes, indispensable à ses passions et à son courage. Cette double gymnastique de l'âme et du corps tendit les ressorts de son caractère et de son intelligence. Elle explique à la fois ce qu'il eut de précoce, de militant, d'opiniâtre, j'ajoute : d'excellent. Car, chez les âmes vraiment élevées, l'épreuve de la douleur vaincue développe, à côté des dons de la force, ta bonté du cœur, la générosité, le dévouement qui les font aimer.
Vous avez parlé de Méléagre. A quinze ans, vous faisiez des odes ; Lemercier, des tragédies. La reine voulut faire jouer Méléagre. La reine voulut y assister. La reine voulut avoir le poète adolescent dans sa loge, pour mieux jouir d'un succès dont elle ne doutait pas, et qui, en effet, répondit à ses vœux. La reine, enfin, quand on demanda l'auteur, le fit présenter par M1®* de Lamballe, sa marraine, au public charmé, qui voulut, à son tour, que la princesse embrassât le jeune lauréat, ce qu'elle fit de bonne grâce au milieu des transports de l'assemblée. Que devint-il dans un tel moment ? la grandeur, la beauté, le public, toutes les puissances, le comblant de leurs faveurs à la fois, il fut étourdi sans doute de son succès, enivré de sa fortune ? Ce qu'il fit, Monsieur, le voici : 'l'enfant jugea ce succès de cour
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de mauvais aloi. Il récusa des applaudissements dont la reine de France avait donné le signal. Faisant. pour commencer, de l'opposition contre lui-même, il retira inexorablement sa pièce, qu'on a pu railler 'plus tard, qu'on n'a pas connue : car il la détruisit, ■et, se plongeant tout entier dans l'étude des lettres
.antiques, il se prépara, par de mâles travaux, à des succès qui fussent légitimes, même à ses yeux.
L'homme qui s'était ainsi vaincu lui-même de •toutes les manières, qui avait discipliné, courbé sous le joug les parties mortes de son corps, et l'orgueil, cette partie vive de l'âme, cet homme ne devait .accepter aucun joug, éviter aucun adversaire. Napoléon ne fut pas son premier duel ; il en eut un autre auparavant, plus hardi encore. La Révolution avait promené la hache sur toute cette société si éclatante, si frivole, si admirable à mourir, au milieu de laquelle il avait grandi ; il vit tomber jusqu'à l'obscur précepteur de son enfance. Toutes les douleurs, toutes les colères sillonnaient son âme. Les pensées de Charlotte Corday y descendirent. C'est alors qu'il lui arriva d'assister aux séances de la Convention. Il était là, pâle, immobile, muet. Ses compagnes de spectacle l'appelaient idiot, à ce silence désespéré de l'indignation qui se sent impuissante, du courage qui se voit enchaîné. Vous l'avez cru fasciné, Monsieur ! Comment ce ferme esprit l'eût-il été, dans le lieu où il voyait les lois, suivant sa belle expression (les lois divines et humaines 1), mises hors la loi ? Par les orateurs ! vous oubliez qu'il n'y en avait plus : ia Convention, au 31 mai, sur l'ordre des clubs, les avait livrés à l'échafaud. Ensuite, il se fit un long silence, interrompu seulement par la voix du motion- naire, venant, l'injure et le meurtre à la bouche, commander à l'assemblée despotique de se déchirer le Iflanc elle-même, d'envoyer ses membres, par char-
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retées de soixantaines, à la place de la Révolution, et trouvant toujours une majorité pour obéir à la pas- sion régnante, quel que fût son étendard, parce que proscrire docilement aujourd'hui encore, c'était une chance de vivre jusqu'au lendemain. Les écrits de Lemercier l'attestent : à aucune époque de sa vie, il n'aurait fallu lui parler de la grandeur de cette époque servile et abominable. Il n'admettait pas qu'en s'entassant, les crimes se grandissent. Il n'eût pas consenti davantage à entendre tout rejeter sur le compte de Dieu, qui ne commande pas tout ce qu'il permet ; argument plein de péril, vous eût-il dit : car on risquerait ainsi de diviniser toutes les passions humaines, et d'ériger en pontifes du ciel tous les oppresseurs des hommes ! Enfin, vous l'auriez vu, comme nous, se soule-ver contre cette excuse, trouvée après coup, que les attentats révolutionnaires fussent provoqués par les périls de la France, et justifiés par son salut. Il vous aurait montré, dans la campagne de 1792, nos armées, dernier legs de la monarchie expirante, faisant une sortie victorieuse par toutes nos frontières, poussant l'élan de Valmy et de Jem- mapes jusque sur l'Escaut, le Rhin et les Alpes, débordant à la fois dans les champs de la Hollande, de l'Allemagne, de l'Italie ; et, tout à coup, au deuxième mois de 1793, tout cet essor glacé sous le vent de nos crimes, nos armées épouvantées, non du dehors, mais du dedans, la fortune de la France en quelque sorte affaissée dans la stupeur publique, les Alpes et le Rhin repassés, le Palatinat, la Belgique, la Savoie, reperdus plus vite qu'ils n'avaient été conquis, notre territoire même, la Flandre et le Roussillon, l'Alsace et le Béarn, tombés au pouvoir de l'étranger, partout, en quarante jours, l'horreur et l'invasion, comme auparavant nous avions partout la victoire. Cela dura quatorze mois. Il fallut tout ce temps, et
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des levées de quatorze cent mille hommes, pour qu'un homme qu'aima Lemercier, homme obscur, grâce à Dieu, dans les annales de la proscription, éclatant dans celles du patriotisme, Carnot, parvînt, dans la solitude de son génie, à réorganiser la victoire, à préparer les représailles de Fleurus. Il fallut six années, remplies de travaux héroïques, pour regagner tout le terrain qu'une seule nous avait fait perdre. Non, non ! n'essayons pas d'attacher à cette funeste année 1793 une auréole de gloire. Elle n'a rien conquis. Elle n'a point vaincu. Dieu n'a pas permis qu'à côté des crimes, elle comptât autre chose que des malheurs. Voilà l'histoire ! Les lettres, qui, dans leur région sereine, n'ont à flatter aucune passion et aucun régime, doivent, à ce peuple libre qui nous écoute, la vérité sur une époque où il n'y eut de sublime rien que des victimes, rien d'auguste qu'un échafaud, rien de surnaturel que la férocité ; où les pouvoirs, en se déplaçant, se dégradèrent ; où une assemblée, pour avoir voulu être unique et souveraine, servait, au lieu de régner, et avant d'épouser la terreur, la subissait. Vous avez peint cette demi- obscurité, ces ténèbres bien plutôt qui s'abaissèrent sur les esprits comme sur les consciences, quand un peuple en délire, qui dressait des autels à la Raison, se mit à détruire tout ce qui fait l'honneur des nations civilisées et l'orgueil de l'esprit français, les arts, les monuments, les souvenirs, l'histoire, la langue même, proscrite pour inaugurer, à sa place, vous savez quel jargon grossier et barbare. Ajoutons le nom de la liberté profanée dans ces tyrannies sauvages. Vous comprendrez tout ce qui soulevait l'âme de votre prédécesseur. A la longue, son indignation se fit jour enfin. Il lança aux tyrans un audacieux défi, la comédie du Tartufe révolutionnaire, qu'ils se hâtèrent de proscrire, et l'auteur avec l'ou-
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vrage. Mais le titre reste. Il dit le jugement de cet . esprit indépendant sur le temps et sur les hommes., Et, par ce jugement, il ne crut pas infirmer la gloire- de la France. La gloire de la France est de désavouer des souvenirs qui corrompraient les générations présentes et qui blessent le genre humain. La gloire de la 'France est de n'avoir pas désespéré d'elle-même- dans ces extrémités ; de s'être héroïquement défendue contre l'étranger, quand elle ne pouvait se défendre contre l'échifaud ; d'avoir vu jaillir de son: sein tant de soldats intrépides, tant de capitaines victorieux, tant de citoyens, tant de femmes héroïques qui: savaient mourir, et des poètes qui savaient protester. La France était partagée entre plusieurs classes, d'hommes : les prescripteurs, les martyrs et nos soldats. Paix aux premiers, honneur à tous les autres l Sans doute, il s'est vu, dans notre histoire, uns assemblée vraiment sublime par l'éloquence et le génie, auguste par la puissance, alliant à l'éloquence la vertu, à la puissance le courage, qui osa clore le vieil ordre social, qui prétendit fonder le nouveau. Elle le fondait sur la justice absolue, sur l'égalité civile, sur la dignité humaine, faisant des fautes assurément, en faisant d'immenses et d'irréparables, mais par inexpérience d'esprit et de coeur, par amour de l'humanité, par désintéressement, par générosité. Représentation éclatante de la France, rassemblant toutes les illustrations et tous les talents, elle ne statua pas seulement pour la France, elle statua pour le genre humain. Il ne se fera pas dans le monde une conquête civile qui ne date de ses créations. Les principes qu'elle promulgua au milieu des foudres et des éclairs sont les codes de l'avenir. On dirait le Sinaï des libertés humaines. C'est elle qui est le point culminant de notre histoire entre- Louis XIV et Napoléon. Celle-là, malgré ses erreurs,.
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peut se louer tout haut à propos surtout de LemeF- cier, qui se montra, toute sa vie, fidèle à ce premier culte de sa jeunesse. Que les amis de la liberté honnêtes et sincères, parmi nous et dans le monde entier, réservent à celle-là leurs hommages l
Faut-il savoir gré, du moins, à l'ère conventionnelle de la tragédie d'Agamemnon ? Vous l'avez pensé, Monsieur. Cet ouvrage vous semble une réminiscence. Ne serait-il pas bien plutôt une protestation ? N'y trouvons-nous pas la révolte d'un noble esprit contre le langage, contre les idées, contre les hommes qui venaient de régner ? Vous avez caractérisé vous-même, en juge compétent, cette sévérité de formes, cette simplicité d'ordonnance et de style, l'élévation sans faste, le naturel sans rudesse, une couleur antique répandue sur tout l'ouvrage. Il y a de la terreur, mais elle vient des passions ; il y a de la fatalité, mais c'est bien la fatalité grecque, celle qui n'exclut pas les dieux. Ce n'est point là l'école révolutionnaire, Monsieur. Je sens Eschyle partout, Danton, ou ses pareils, nulle part. Et n'est-ce pas ce qui rendit le succès immense ? Il y avait, sous le Directoire, une étrange contrariété entre les gouvernants, qui se rattachaient de toute leur puissance au principe révolutionnaire, origine et sanction de leur pouvoir, et la France, qui, échappée des serres de la terreur, remontait avec transport à toutes les jouissances des sociétés policées, les réunions, les lettres, les arts. La France applaudissait dans l'œuvre de Le- mercier le réveil des études antiques, le rétablissement des plaisirs de l'esprit, comme elle salua la venue du jeune conquérant qui venait s'offrir à ce peuple, artisan de tant de destructions, les mains toutes pleines des chefs-d'œuvre de l'Italie. Le Directoire céda au torrent, en couronnant, avec une pompe antique et républicaine, le héros au Luxembourg, le
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poète au Champ de Mars. Sans s'en apercevoir, des deux côtés, il abdiquait. Le Consulat était une telle délivrance, qu'il ressemblait à la liberté. Lemercier même s'y trompa. Il aimait Bonaparte, parce qu'il l'admirait. Cette
époque fut la plus belle de leur vie à tous deux. Napoléon était dans toute la fécondité de son génie et de sa puissance. Il constituait de sa main tutélaire le nouvel ordre social. Il y introduisait la règle, l'obéissance, le respect, en y maintenant l'enthousiasme. Il relevait les autels, il restaurait les monuments et les institutions. Il érigeait à Turenne ce tombeau près duquel un jour, après toute l'Iliade de ses batailles, après toute l'Odyssée de ses exils, il devait venir reposer, soldat auprès du soldat, victorieux auprès du victorieux. De son côté, Lemercier, le coeur et l'esprit contents, se sentait plus que jamais inspiré. Il venait de donner Pinto. Il composait Charlemagne. Il publiait plusieurs poèmes : les Quatre métamorphoses, imitation trop fidèle de l'antiquité ; Homère, Alexandre, Moïse, trilogie philosophique où la haine de l'anarchie respire ; Ismaël au désert ; les Ages français, glorieuse épopée dont les quinze chants célébraient les quinze siècles de notre histoire. Tous ces ouvrages étaient empreints des mêmes sentiments et des mêmes idées qui gouvernaient le Consulat. C'était la pente générale des lettres ; elles prenaient leur revanche contre l'anarchie, proclamant en littérature les anciennes formes, en politique les anciens temps ; si bien que Lemercier se vit un jour débordé par le public et par Napoléon. L'un se soulevait contre Christophe Colomb, par scrupule pour l'unité de lieu ; l'autre rétablissait, pour s'y asseoir. le trône de Louis XIV et de Charlemagne. Depuis longtemps ce trône apparaissait à Lemercier, dans les effusions inquiètes de la Malmaison et de Saint-
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Cloud, comme une barrière fatale. C'était la première fois qu'une amitié allait se briser à un semblable écueil.
Lemercier, qui était un homme de 1789, et qui l'est resté toujours, avait, en fait de monarchie aussi, bien qu'en fait de liberté, des idées inconciliables, avec l'Empire. Il acceptait, comme une trêve heureuse, la suprême magistrature de son égal. Il n'acceptait pas sa royauté. Il n'y croyait pas. Le sacre même de la religion et celui de la victoire ne lui imposaient point. Comme il était sans ambition, rien ne trompait son bon sens. On ne sait pas combien le désintéressement rend facile de lire dans l'avenir r Il y lisait. C'est dans toute la sérénité de son jugement, aussi bien que de son courage, qu'il disait à Napoléon, maître du monde, ce magnifique mot r J'attends 1
Sans doute, Monsieur, la France alors offrait un grand spectacle. Elle remplissait le monde, et un homme la remplissait. Mais Lemercier se demandait si ce n'était pas une fausse et périlleuse grandeur, que celle où un homme absorbe en lui toutes les forces de quarante millions d'hommes, où il resplendit de toute la richesse de l'Empire. Il pensait que la gloire, faite de tels matériaux, est prise sur la dignité des peuples, et contient dans la même mesure l'éclat et la fragilité. Vous avez redressé le colosse au milieu de nous. Vous l'avez revêtu de toutes ses pompes. Vous nous l'avez montré, dans toute la magie de ses défaites de peuples, de ses créations de rois, de ses constitutions de fiefs guerriers. Lemercier se demandait quelle était la condition de ce régime : le silence partout ; le succès toujours ! Vienne l'heure où la fortune fatiguée refusera le succès à un bout de l'Europe : tout chancellera. Les nations que Napoléon a vaincues se lèveront en armes. Les rois,
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qu'il a faits, ceux même de sa famille peut-être, dé- 1 serteront, avant de tomber. Les dynasties, dont ses ] décrets ont affirmé la chute, lui donneront le démenti j de leur restauration, du vivant de son pouvoir. De i toutes parts, enfin, apparaîtront ces plaies cachées I que Lemercier signalait déjà dans l'entretien histo- rique de Saint-Cloud : la colère courant dans les veines de peuple à peuple ; la conquête du monde aboutissant à l'invasion, le pouvoir absolu à la solitude ; la France reculant, pour prix de tous ses sacrifices, du Rhin où Napoléon l'avait prise, jusqu'à ces vieilles frontières que la Révolution avait laissées si loin derrière ses victoires !
Lemercier soutint sans plainte et sans faste l'inimitié du chef de l'Empire. Ses vertus étaient simples, parce qu'elles ne lui coûtaient pas. Mais quelle misère que, Napoléon devenu maître du monde, Lemercier voie toutes les amertumes empoisonner sa vie ; qu'incrédule envers l'empereur, il doive marcher de revers en revers, comme l'empereur de triomphes en triomphes ; qu'il finisse par être attaqué jusque dans les débris de sa fortune ! Il fut réduit un moment à vivre avec dix-sept sous par jour, et ses amis même l'ignorèrent : il était de ces hommes qu'on croit toujours riches, parce qu'ils sont dignes. Interdit au théâtre, il s'était jeté dans les sciences et avait composé l'Atlantiade ; pauvre, il monta dans la chaire de l'Athénée ; il dota les lettres françaises de ce Cours de littérature, qui est un des plus beaux monuments que la science de l'antiquité ait élevés parmi nous.
Disons la vérité. Il y a une habitude matérialiste de nos idées et de notre langage qui consiste à mesurer la grandeur des gouvernements à la grandeur du silence qu'ils ont fait autour d'eux. Nous les admirons, à notre propre insu, de n'avoir rien supporté,
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c'est-à-dire, d'avoir eu peur de tout.. La Convention «bat les dissidents sous la hache. L'Empire, qui a une -puissance et une majesté réelles, se contente, sauf un jour, à les enchaîner. Combien j'aime mieux la condition actuelle des pouvoirs qui a été de faire un pas de plus, de gouverner dans le combat et par le combat même. Je la préfère pour eux, je la préfère pour mon pays. Sachons proclamer qu'il y a là une plus réelle grandeur. Et celle-là n'est prise sur personne ; elle est le bien et l'honneur de tout le monde.
Ces sentiments étaient ceux de Lemercier ; les luttes dans lesquelles il s'engagea, du temps des libertés de la Restauration et des nôtres, contre les -oppresseurs de la Grèce, contre les factions de la république des lettres, contre les censures théâtrales et politiques, ne désarmèrent aucun de ses souvenirs de la terreur, aucun de ses souvenirs de l'Empire. Comme ses inimitiés tenaient à des principes et non à des intérêts, il n'était pas de ces esprits que la lutte présente réconcilie avec les haines passées. Dans le feu des journées de 1830, et depuis, avec ses mœurs et son âme républicaines, il écrivit passionnément contre les commémorations de la République. Plus tard, quand la nouvelle se répandit qu'un prince de France s'apprêtait à faire voile vers Sainte-Hélène pour délivrer Napoléon captif et rendre les cendres impériales au sol français, son cœur d'homme et d'ami put s'émouvoir. Son âme de citoyen resta inflexible. L'Académie garde le souvenir de ce jour où -elle entendit une proposition de mettre au concours l'Éloge du grand homme. Aussitôt Lemercier de protester de toutes les forces de son âme et de sa paTole. Il protesta au nom de la patrie mutilée dans sa 'liberté, mutilée dans son territoire et sa grandeur. Assurément, ce n'est point là le jugement de l'histoire : car il est incomplet. C'était oublier les travaux
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du législateur, quand la France en subsiste depuis quarante ans. C'était oublier les victoires du héros, si grandes qu'elles effacent les revers. Mais, dans des temps superficiels et changeants comme les nôtres, honorons cette rare fidélité à soi-même, cette constance immuable ; et, si nous nous rappelons l'universelle commotion excitée par le retour des cendres impériales, nous admirerons par-dessus tout en Lemer- cier un don plus rare encore que la constance, don précieux qui éviterait à l'homme public bien des fautes, parfois bien des remords : c'est le courage contre le tyrannique monologue d'une opinion dominante. Cette séance que je rappelle nous est chère et mémorable, Monsieur. C'est la dernière où nous avons vu au milieu de nous l'écrivain illustre, le confrère affectueux et sûr, l'honnête homme qui se faisait aimer de près, comme, à toutes les distances, il se faisait estimer. Deux jours après, cette vie exubérante, qui, dans un corps incomplet, avait conservé, jusqu'à soixante-douze ans, la jeunesse de l'imagi- nation, du cœur, du talent, s'épuisa tout à coup. Lemercier devait mourir comme il avait vécu. Sa ; mort ressembla à une protestation.
Mais, j'ai besoin de le dire, et cela m'appartient : s'il protesta beaucoup, ce fut en ayant de son côté, trop souvent, la justice et la vérité. L'opposition, chez lui, ne fut ni un caprice de son caractère, ni une ma- ladie de son âme. Il n'était point de ces naturels chagrins qui sont mécontents de tout, vice où se cache 1 un secret mécontentement de soi-même. C'était un esprit sérieux, exact, bienveillant ; loin de quereller le fleuve sur sa source, l'arbre sur sa racine, il avait accueilli avec confiance quatre grands gouvernements ■■ à leur naissance : la révolution de 89, le consulat, la restauration, le gouvernement de 1830. Il était facile sur les programmes, difficile sur l'exécution, et com-
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ment nier que l'exécution n'ait plus d'une fois trompé sa légitime attente ? Du reste, il est vrai que, rigide et absolu comme il l'était, il subissait les inconvénients inévitables de l'éloignement des affaires : les idées théoriques, la connaissance incomplète des faits, les jugements injustes par zèle pour la justice. Mais on peut lire ses nombreux écrits : on y verra invariablement les principes auxquels, jeune, il avait voué sa vie, invariablement le blâme de ce qu'il avait une fois blâmé. Il a pu penser, à un jour donné, de plusieurs de nos gouvernements, qu'ils n'allaient pas, ou n'allaient plus à la taille de la France. Il n'a jamais voulu pour elle la mode de l'an passé. On l'a vu quelquefois en avant de son temps ; en arrière, jamais.
Parlerai-je de votre jugement sur ses travaux, Monsieur ? Vous pouvez exprimer toute votre pensée, Monsieur, sans recourir à des comparaisons auxquelles il ne prétendait pas, et que nous n'avons garde d'exiger pour lui. Vos précautions conservatoires dans l'intérêt de l'art ne nous ont frappés que sous un rapport : nous craignons de vous trouver plus sévère que nous.
Sans doute, pourquoi le nier ? les dernières productions de Lemercier ne sont pas toujours empreintes de la grâce facile qui distingue, comme disent les peintres, sa première manière. Sa diction semble moins libre qu'aux époques où sa pensée ne l'était pas. Son style ferait croire que son esprit était comme f son caractère, plus à son aise dans l'angoisse et le ' péril. Il y a de ces natures élevées et fortes qui trouvent la sérénité dans la tempête. Mais, à cela près, quelle admirable fidélité, pendant près de soixante ans de travaux, aux intérêts de l'art, aux principes du goût et à ses lois ! Accuserez-vous ses spirituelles comédies, Pinto ou Christophe Colomb, suspectes au
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parterre du temps, au sujet de l'une des unités ? Lui- même a laissé voir, dans une de ses ingénieuses préfaces, que ce genre nouveau de la comédie historique qu'il voulait introduire, enfant d'un pari de sa jeunesse, ne laissait pas que d'éveiller quelque alarme dans sa conscience littéraire. Et ce n'était pas de ses propres témérités qu'elle était troublée : il craignait d'en avoir provoqué de plus grandes.
Vos réserves s'appliqueraient-elles à sa célèbre tentative de VAtlcintiade, à cette curieuse épopée qui avait la nature pour héros, la science pour merveilleux, où le poète a tout imaginé, l'action, le théâtre, et les dieux ? Il y a, dans cette fantaisie extraordinaire d'un esprit original et profond, un côté sérieux qui mérite que notre pensée s'y arrête. Lemercier voyait toute machine épique détruite, avec toute foi religieuse, par les dévastations de la philosophie et de son chef,
De l'incrédulité fanatique sectaire (i).
Ne concevant pas, enfant qu'il était lui-même du XVIIIe siècle, qu'on pût proposer au nôtre de revenir au merveilleux du Dante, de Milton, du Tasse, du Ca- moënsr il imagine de fabriquer cet instrument, qui faisait un aussi grand vide dans la poésie que dans la conscience humaine ; pour y réussir, il remonte hardiment à la Théogonie d'Hésiode, il démêle, dans ses formes mythologiques, les éléments de la science orientale, et se met à bâtir sur le même modèle. Etrange faiblesse de cet esprit intrépide, qui ne vit pas que l'Olympe d'Homère était réel et vivant, qu'il comprenait, sous ses formes diverses, la vérité, la providence, ce que l'homme en savait f Qu'était, au contraire, l'Olympe scientifique de Lemercier ? Un
(i) Lemercier, Poème d'IIomcre.
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aveu de notre solitude, quand nous avons fait le ciel désert ; de notre épouvante, quand nous nous en apercevons ; de notre impuissance, quand nous voulons le remplir. Dans la fable grecque, Deucalion remue des pierres et fait des hommes ; Lemercier s'y prenait de la même manière pour faire des dieux : il échoua.
Applaudissez-vous, Monsieur, d'être venu à une . époque où le problème qui tourmenta cette noble I intelligence était résolu. Les incertitudes de la raison et de la conscience avaient cessé : l'esprit humain était revenu, comme l'enfant prodigue, s'asseoir à la table paternelle. La France avait suivi la pente des restaurations impériales jusqu'aux anciennes croyances et jusqu'aux anciennes races, espérant se reposer, avec toutes ses conquêtes, à l'ombre de jeunes et royales libertés. A vos débuts, vous trouviez, coulant à pleins bords les trois sources de toute poésie, la liberté, la foi, la tradition. Aussi, dès le premier jour de ce régime, trois jeunes hommes parurent, de ces hommes qu'une même génération a rarement réunis, le chantre des Messéniennes, celui des Méditations, et vous, Monsieur : l'un qui disait les douleurs du patriotisme vaincu : l'autre, les malaises sublimes de l'imagination et de la conscience libre ; le troisième, c'était vous, les souvenirs et les vœux de la France monarchique et religieuse : admirable littérature, qui se montrait tout ensemble antique par le goût, française par le cœur, chrétienne par le sentiment et la pensée ! C'est l'honneur de la Restauration de vous avoir produits tous trois ; c'est l'honneur de nos institutions de vous avoir tous trois conquis..
Que vos chants étaient nobles et purs ! En les relisant, on s'étonne que, si jeune, il vous ait été donné d'unir la fermeté de la pensée à la simplicité de la diction, d'animer la strophe majestueuse de l'ode des
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émotions politiques ou des sentiments intimes qui occupaient votre âme, en parlant, comme la langue naturelle de votre esprit, la meilleure langue poétique de nos deux grands siècles littéraires. Le poète lyrique semble un être choisi, dans cette noble famille de penseurs inspirés, que nous nommons les poètes. Pour les modernes, qui ne la chantent pas, l'ode doit être un chant encore. Il faut qu'elle en ait à la fois le mouvement et la régularité. On exige d'elle plus d'essor dans des chaînes de plus ; plus d'émotion et plus d'enthousiasme avec plus de souplesse pour échapper à plus d'entraves. Aussi ne se rencontre-t-il qu'un ou deux poètes lyriques par littérature. Il y faut le cœur qui sent, l'âme qui veut, les événements qui inspirent, les temps qui permettent ou qui conseillent. Le poète a besoin de se sentir en communication avec ses contemporains. Ce ne sont pas ses passions solitaires qu'il exprime, ce sont les leurs. Il porte en soi leurs convictions, leurs croyances ; et, ensuite, vient ce don d'en haut, cette langue de feu qui descend sur le front des rares élus du ciel. Tout cela, vous l'aviez. La France, qui était loin de répondre tout entière à votre voix, reconnut en vous le poète lyrique. Et, dans tout ce que vous avez publié depuis, les Feuilles d'automne, les Voix intérieures, les Chants du Crépuscule, les Orientales, votre dernier Recuèil, vous avez prouvé que, quand il vous plaît, vous pouvez le redevenir. t
Vous étiez destiné, dans vos opinions et vos travaux, à des vicissitudes qu'explique le double génie qui veilla sur votre enfance. Fils d'une rrière vendéenne et d'un soldat glorieux de l'Empire, élevé dans les croyances maternelles en même temps que dans les agitations de la vie militaire, parmi les noirs rochers de l'île d'Elbe, les scènes sauvages de la Ca- labre, les drames terribles de l'insurrection espa-
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gnole, il y eut deux esprits et deux directions en vous. Votre illustre père avait dit : « L'enfant a les opinions de sa mère, l'homme aura celles de son père. » La prédiction s'accomplit rapidement. Des anciennes gloires, vous en vîntes à chanter et à défendre les nouvelles ; celles-ci vous donnèrent à la liberté.
C'est en présence de la Restauration, je me hâte de l'ajouter, que ce changement s'accomplit en vous. Mais vous avez eu bien raison, depuis, en opposant vous-même, dans un de vos livres, au Jacobite de 1820, le Révolutionnaire de 1830, de ne désavouer rien de ce que vous avait dicté la première influence qui vous domina. Elle fut bonne à votre gloire. On sent partout, dans la forme, l'empreinte de vos récentes études grecques et latines ; partout, dans l'inspiration, le souffle d'une mère. En remontant le cours de vos écrits, on dirait de ces eaux vives et abondantes qu'on trouve toujours plus pures et plus limpides, à mesure qu'on approche de leur source. Le temps, lorsqu'il vous entraîna, sembla remuer dans le torrent toute la sombre et orageuse part des impressions de votre enfance. Plusieurs ouvrages, à effets terribles, en sortirent. A cette époque, tout parut changer en vous, non seulement les opinions, mais les croyances, les formes, les modèles. Ce second période de votre carrière littéraire eut pour modèle le moyen âge, pour forme le drame ; il a semblé quelquefois avoir pour croyance le terrible mot inscrit sur le frontispice de Notre-Dame de Paris.
Par une disposition heureuse et singulière, tandis que dans la politique, vous vous élanciez en avant avec l'ardeur de votre âge et du temps, vous vous attachiez, dans vos études, au passé de la France, avec une croissante admiration. Une observation curieuse, attentive, passionnée, vous faisait découvrir,
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dans le trésor de nos traditions, des merveilles oubliées ou méconnues. Le moyen âge, grâce à vous, n'a jamais été si populaire que depuis 1830. Sa littérature, sa langue, ses arts, vous frappaient à un égal degré. On ne saurait nier que votre langue si riche, que votre pensée si féconde, n'aient puisé à cette source des forces de plus. Vous avez, d'un autre côté, rendu un service dont les lettres aiment à vous remercier, en leur nom et au nom des arts. Vous avez Ternis en honneur nos vieux monuments. Personne n'a, plus que vous, instruit nos générations à comprendre et à respecter -ces pages séculaires de la vie des nations. En cela, vous avez fait école glorieusement. C'était le temps où vous preniez le nom -de révolutionnaire. Erreur, Monsieur : vous recommandiez le respect du passé. Vous étiez séparé par un abîme de la cause à laquelle vous pensiez appartenir.
C'est parmi toutes ces préoccupations que vous avez abordé le drame. Vous avez revêtu ses deux formes principales, le roman et le théâtre. Votre théâtre, remarquable à beaucoup de titres, et notamment par une rare puissance d'effets dramatiques, est encore trop récent, et, si on peut parler ainsi, trop contemporain, pour être jugé sous le rapport des principes littéraires, des règles, du style, de tout ce qui a été si vivement controversé pendant quelques années. Ce que je puis proclamer, c'est que personne n'a défini mieu:pp$fe vous, dans vos discours préliminaires, la mission de cette éloquente prédication par la parole et par l'action, qu'on appelle l'art scé- nique..., ou (pour employer un mot, au fait, plus français) l'art théâtral. Vous avez écrit cette belle maxime, que le poète a charge d'âmes. Vous avez condamné hautement cette tragédie philosophique, qui bat en brèche une société, dont les ruines l'enterreront. Vous avez prescrit à l'art de chercher non,
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seulement le beau, mais le bien, et vous venez de professer de nouveau ces maximes. On ne pouvait placer le but plus haut. Pour l'atteindre, on vous a vu, plusieurs fois, transporter sur la scène ce respect pour la vieillesse, cette sollicitude pour la femme, cette pitié pour le faible et le déshérité, qui sont tout ensemble de nobles sentiments du cœur et des ressorts puissants de l'art. Mais n'avez-vous pas uniformément procédé sous l'empire d'une pensée ingénieuse, nouvelle, périlleuse ? Jusqu'à ce jour, le poète avait paru concevoir des personnages comme des types d'un sentiment ou d'une idée formels ; le caractère qu'il leur avait donné était un et simple. Il retraçait en eux une passion dominante, qui les distingue, qui efface tout le reste. Sans doute, ce n'était point la vérité positive, celle du monde réel. Dans le monde, les oppositions sont fréquentes. La vertu n'exclut pas une part des imperfections humaines ; le crime n'est. pas inaccessible à quelques-uns des sentiments intimes de l'homme ; la grandeur s'est vue, jointe aux bassesses de l'âme ; avec la bassesse des situations, se rencontre la dignité du caractère ou même l'élévation de l'esprit. C'est cette vérité pratique dont vous avez fait votre machine dramatique. Vous avez cherché, vous avez trouvé des émotions profondes dans ces contrastes, dans ces accouplements du bien et du mal, naturels et inattendus ; possibles, mais redoutables. Un péril, en effet, que vous n'aviez pas prévu, c'était que l'auditoire continuât à voir des types malgré vous-même, quand vous présentiez des accidents ; qu'il généralisât les caractères développés devant lui, de sorte que la grandeur resterait flétrie dans sa pensée, la vertu amoindrie, le bien et le mal confondus. Ainsi, la société, que vous entendez instruire et défendre, serait sapée par l'instrument de ses plus nobles plaisirs. Et dès lors, un esprit attaché
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au vrai comme le vôtre, ne serait-il pas amené à conclure qu'il y a quelque part une loi essentielle du théâtre, qui donnerait raison à la vérité de convention contre la vérité matérielle, raison à vos devanciers illustres contre vous ?
Notre-Dame de Paris marque le point culminant de cette carrière nouvelle que je signale. Il est une louange après laquelle toute autre est superflue. C'est le succès, un succès universel et populaire de dix années. Dire qu'il a fallu le plus rare talent de peindre et de raconter, pour intéresser puissamment à un tableau empreint de tant de tristesses ; admirer la connaissance minutieuse de l'époque, la fidélité inépuisable des mœurs et du langage ; remarquer dans le style cette souplesse vigoureuse qui se relève et s'abaisse, descendant, quand il vous plaît, jusqu'au ton des régions les plus grossières d'un ordre social si grossier encore ; célébrer cette intelligence profonde des intérêts et des passions qui fait du romancier un philosophe, comme l'action peut en faire un poète épique, ce seraient là des éloges qui se sont, en quelque sorte, usés sur Notre-Dame de Paris, et qu'à bon droit vous trouveriez vulgaires.
J'aime mieux signaler une belle action dans un beau livre. Tandis que les flots soulevés de la multitude battaient en ruine nos basiliques, vous avez eu cette gloire de protester pour leur défense, en poète et en penseur : vous avez concouru à arrêter à leurs pieds le mouvement qui entraînait les esprits. Il faut vous en savoir gré, d'autant plus qu'on croit sentir dans toute votre composition quelque chose des orages populaires qui grondaient alors. Vous prenez parti pour un grand monument de la main des hommes ; vous faites peur pour la société, ce vieux monument de la main de Dieu. Quel peuple que celui de la Cour des miracles ! quelle jeunesse que
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Jehan et ses pareils ! quelle bourgeoisie que Grin- goire ! quelle magistrature que Barbedienne ! quelle noblesse que Château pers ! quel clergé que Frollo ! quel roi que celui qui régnait ! Ailleurs, vous tirez de l'association des vertus et des vices vos effets les plus terribles. Ici, l'effet terrible jaillit du problème philosophique que vous vous êtes proposé ¡: la solitude de chacune des facultés humaines, et le spectacle d'une imagination de femme ayant son choix à faire, quand vous avez donné, à celui-ci, la volonté ; à celui-là, le coeur ; à un autre, l'esprit ; à un autre, la beauté ; du reste, rien : Phœbus, sans pensée ni sentiment ; Frollo, sans cœur et sans foi ; Gringoire, sans conscience et sans courage ; Quasimodo, monstre idéal, bête fauve qui sait aimer ! Vous vous jouez avec un art incomparable de tous ces ressorts exorbitants et incomplets. Mais où est l'homme dans tout cela ? Ne dirait-on point un cercle de Dante, un désert peuplé de fantômes humains ? Restent les deux objets de votre prédilection et de la nôtre : la Esmé- ralda, ravissante enfant de votre imagination, qui seule ferait vivre l'ouvrage ; et cette vieille cathédrale, aïeule vénérable de tous nos monuments, à qui vous avez restitué avec amour toutes les magnificences dont l'orna la foi de nos pères... Cependant, la Esméralda ne serait-elle pas aussi une forme, un caprice, un songe, l'ombre gracieuse d'une femme, rien de semblable en réalité à la compagne et à l'inspiratrice de l'homme, aux deux femmes que vos odes reconnaissantes nous ont fait aimer ? Entre la passion, l'esprit, le dévouement et la beauté, c'est la beauté inerte et vide qu'elle choisit. Elle ne comprend rien de tout le reste. Elle ne répond qu'aux casques et aux éperons d'or. J'en appelle à toutes les femmes qui m'entendent : évidemment, dans votre pensée, comme Ondine, cette création philosophique
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et charmante, Esméralda, est sans âme. La cathédrale, de son côté, est sans Dieu ! L'art, sous ses ogives superbes, se montre, se déploie avec richesse et majesté partout ; la Divinité, la religion, n'y apparaissent nulle part, à moins que ce ne soit une fois, dans les prières sacrilèges, dans les cantiques homicides de iFrolIo. Et sur tout cela plane, répétée d'instant en instant, de catastrophe en catastrophe, la sombre devise, la douloureuse ironie du commencement et de la fin de votre livre, ce tetrible cri : 'ANANKÈ : la fatalité, c'est-à-dire pour providence de ce désert : le néant 1
Etait-ce une énigme dont vous seriez venu nous donner le mot tout à l'heure, en proclamant la prééminence de notre époque sur les siècles écoulés, et n'aviez-vous que l'utile pensée de mener à cette constante conclusion tous les esprits, par le tableau de temps grossiers, où, comme la liberté, comme la justice, comme la dignité humaine, la Providence semble absente du sein des sociétés ? Ou bien simplement, ne serait-ce pas un de ces orages qui passe sur l'âme du jeune homme, dévastant ses pensées premières, ses hautes croyances, tout ce qui lui est venu de la culture maternelle, jusqu'au jour où: l'orage passé, rendu à lui-même, il sentira se relever dans son cœur toutes ses nombreuses convictions qui avaient fléchi, mais qui n'étaient pas déracinées ?
Je me persuade en effet, Monsieur, que vous êtes parvenu à un troisième période de. votre talent et de votre destinée. Le discours que nous venons d'entendre m'en paraît l'heureux et brillant programme. Vous dites le Seigneur, comme aux jours de votre enfance, et par là vous entendez sûrement une loi morale, qui soutienne la ' raison de l'homme pour prononcer hardiment sur le bien et le mal, pour choisir entre les gouvernements, entre les systèmes,
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entre les causes. Vous voulez des ancres, et vous les demandez aux plus vénérables souvenirs. Vous tracez, du poète et de sa mission, un tableau qui rendrait Platon confus de l'avoir banni de la République.
Ici, Monsieur, au sein de cette compagnie exclusivement littéraire, vous ne pourrez rien de plus, que nous seconder dans notre séculaire devoir de défendre le style et la langue, qui vous préoccupe à juste titre. Mais, vous l'avez indiqué : ce sont là aussi des intérêts positifs pour la France. Elle a reçu, de l'épée des conquérants, des domaines que reprend un caprice de la fortune. De sa langue et de sa littérature, elle a reçu l'empire et, si elle le possède, est-ce, comme vous semblez le croire, parce que trois grands hommes qu'elle honore et qu'elle regrette, lord Byron, Walter Scott, Goethe, sont morts ? Ne serait-ce pas bien plutôt parce que Corneille, Racine, La Fontaine, Molière, Pascal, Bossuet ont vécu ?
Certes, honneur à la génération présente, surtout quand elle se sera pénétrée des maximes que vous venez de nous faire entendre, et, puisse cette enceinte s'ouvrir à tous ceux qui comprendront la dignité de leur vie 1 Mais, avant tout, honneur et reconnaissance a'ux générations passées 1 Si on lit notre jeune littérature, comme vous le dites, Monsieur, jusqu'aux bornes du monde civilisé, à qui le doit-elle, sinon à ses devanciers ? Ce n'est pas elle qui a conquis cet immense auditoire. Elle l'a trouvé tout fait. Nous sommes aujourd'hui comme des enfants de famille, qui n'avons qu'à soutenir la fortune paternelle. Dieu veuille nous faire de plus en plus comprendre que nous la conserverons uniquement comme nos pères l'ont acquise, par la correction, par la règle, par l'esprit d'ordre en fait d'art et de goût ! Tout se tient chez les nations : les grandeurs, les décadences, s'enchaînent. Quand le goût dépérit, c'est que la sève
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lui fait les grands empires s'épuise.. Les États sont comme ces arbres dont vous avez parlé. Si la mort se met dans les branches, elle est au cœiir.
Heureusement, dans notre France, la vie est partout. Un sang nouveau circule avec des institutions plus jeunes, plus libres ; et, cette fois, le génie national joint la mesure à la force. Nous l'avons vu, dans ces dernières années, livré à lui-même, résister à sa littérature et la contenir, comme il a contenu, comme il a surmonté tous les excès. Aussi avons- nous, ainsi que vous, une foi sincère dans l'avenir. Quand on regarde la route à ses pieds, on y trouve des aspérités partout ; quand on regarde en avant, oh la voit se dérouler plane et sûre. Nous avons en main tous les leviers : dans la nation, l'égalité civile ; dans les lois, la discussion ; dans le pouvoir, le concours ouvert entre tous les talents ; sur le trône, l'amour des arts ; le respect des lettres, sur ses degrés ; dans la société, plus de croyances avec plus de lumières ; enfin, une paix industrieuse et féconde qu'annoncent, sans la troubler, comme pour complaire à l'esprit français, les bruits de la guerre africaine, nous apportant les exploits des princes et des soldats. Il ne faut à la France que de bons principes et de bons exemples. Vous nous aiderez, Monsieur, à les. donner.
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ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Sainte-Beuve, ayant été élu par l'Académie Française à la place vacante par la mort de M. Casimir Delavigne, y est venu prendre séance le 27 février 1845 et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
C'est un grand moment dans la vie de tout homme de lettrés que celui où il entre à l'Académie : c'en est un surtout bien imposant et tout à fait décisif pour l'écrivain dont les débuts étaient loin de se diriger vers un prix si glorieux, et pouvaient même sembler s'en détourner quelquefois ; qui eût considéré, il y a peu de temps encore, ce but solennel comme peu accessible, et qui a eu besoin, pour y aspirer sérieusement, de l'indulgence de tous et de l'encourageante bienveillance de quelques-uns. Ces amitiés, Messieurs, s'il est permis désormais de leur donner ce nom, ces amitiés précieuses et illustres, en voulant bien me tendre la main du milieu de vous, m'ont enhardi et comme porté ; elles m'ont rendu presque facile un succès que d'autres plus dignes ont attendu plus longtemps : il se mêle malgré moi aujourd'hui un reste d'étonnement et de surprise jusque dans la. reconnaissance. Je saurai m'y accou-
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tumer, jouir, comme je le dois, des honorables douceurs de cette distinction par vous accordée à l'écrivain. Et que le public surtout, le grand juge permanent, n'ait à s'en apercevoir dans la suite qu'au redoublement de mes efforts, à leur application de plus en plus marquée vers les sujets élevés et sérieux, qui sont faits pour remplir la seconde moitié de la vie.
C'est marcher tout d'abord dans cette voie, Messieurs, que de venir retracer devant vous un caractère et un talent comme celui de Casimir Delavigne : il a eu dès le premier jour la célébrité, il a obtenu la gloire, et il n'a pas cessé un seul instant depuis d'y joindre l'estime. Homme de lettres accompli et qui n'a été que cela, poète à la fois populaire et modéré, d'une pureté inaltérable, habile et fidèle dispensateur d'un beau talent, bon ménager d'un grand renom, il eût offert en tout temps une existence littéraire bien distinguée et bien rare : elle le devient encore plus, à la considérer aujourd'hui.
Une qualité générale frappe au premier coup d'oeil, en parcourant l'ensemble de cette vie bien courte et pourtant si remplie. Quand je dis que cette qualité frappe, j'ai tort, il serait plus juste de dire qu'elle repose et satisfait : sa destinée a tout à fait l'harmonie ; et je n'en veux pour preuve que le sentiment universel qu'elle inspire, cette sorte d'admiration affectueuse et douce dont il est l'objet. Casimir Delavigne, poète, sut être toujours à l'unisson, au niveau du sentiment public ; il partagea les goûts, les émotions, les enthousiasmes du grand nombre en ce qu'il y eut d'honnête, de légitime, de généreux ; il en fut l'organe clair, ingénieux, élégant, sensible. Qu'il chante ouvertement ou sous voile d'allusion les douleurs et les oppressions de la patrie, qu'il se reporte aux calamités, aux espérances ou aux plaintes
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de l'Italie et de la Grèce, qu'il raille au théâtre certains préjugés, qu'il flétrisse certaines tyrannies, il est toujours aisément d'accord avec ce que sont tentées de penser et de sentir sur ces sujets la plupart des natures droites et saines, des jeunes âmes écloses du milieu de notre société et formées par notre éducation libérale. Il exprime ses pensées, ses émotions, qui sont volontiers les leurs, du mieux qu'ellesmêmes le pourraient désirer, et avec les couleurs qu'il leur plairait le plus de choisir. C'est ainsi qu'en un temps où d'autres talents élevés poursuivaient et atteignaient, ou manquaient la gloire en d'autres régions plus orageuses de la sphère et sur d'autres confins, lui, il suivait sa belle et large voie, populaire d'une popularité légitime, heureux d'un bcnheur possible : en un mot, il réalisait dans toute sa vie une sorte d'idéal tempéré et continu, sans aucune tache.
Même, dans cette seconde moitié de sa carrière où il eut affaire à un milieu de société décidément modifié, à certains goûts littéraires que nous connaissons très bien, moins réguliers, moins simples ou moins traditionnels, et, comme on dit, plus exigeants, là encore, il sut trouver je ne sais quel point agréable ou tolérable dans le mélange ; il étendit ses ressources sans trop sortir de ses données habituelles ; il put paraître quelquefois sur la défensive, il réussit toujours à garder ses avantages, il ne fut jamais vaincu.
Casimir Delavigne, né au Havre en 1793, d'une honorable famille de la classe moyenne, vint faire ses études à Paris, au lycée Napoléon. Il était précédé de deux années par son frère Germain, dont le nom n'est pas séparable du sien, et par cet autre ami, non moins inséparable, j'allais dire par cet autre frère, M. Scribe. Il était sur les bancs et disputait les pre-
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mières places avec un autre de ses futurs confrères, alors brillant de promesses, M. de Salvandy. Il faut dire pourtant que ce ne fut pas dans les hautes classes que le talent du jeune Casimir se révéla : jusqu'à l'âge de quatorze ans, son intelligence elle-même semblait sommeiller. Ce fut par la poésie qu'elle se fit jour. Un matin qu'on avait donné quelque version de Perse ou d'Anacréon, le jeune écolier trouva plus facile de traduire en vers français. Les vers furent de tout temps plus à son usage que la prose. Un de ses oncles était lié avec Andrieux et lui montra ces premiers vers de Casimir : « Qu'il laisse les vers, répondit Andrieux, c'est un vilain métier : qu'il fasse son droit et devienne un bon avocat. » Mais lorsqu'on lui eut porté, quelque temps après, le Dithyrambe sur la Naissance du Roi de Rome : « Allons, dit-il, amenez-le-moi ; aussi bien on voudrait l'empêcher, qu'il ne ferait jamais autre chose que des vers. » Et le jeune Casimir lui ayant été présenté, il le reçut comme un fils, lui donna des conseils particuliers, lui fit suivre son cours, le lia avec son autre lui-même, Picard, et insensiblement, bien peu d'années après, Casimir Delavigne, encore très jeune, était devenu à son tour le conseiller de ses premiers maîtres, surtout de Picard, qui lui lisait ses comédies : naïve et touchante réciprocité 1
Les choses littéraires, Messieurs, ne se passent pas toujours ainsi, par une filiation si directe, si pieuse, si ininterrompue. Les générations ne se succèdent pas toujours comme il arrive dans une famille aimante et bien réglée. Un moment vient où le jeune homme, qui jusqu'alors avait paru suivre la leçon des devanciers et des maîtres, se croit sûr de lui. Un éclair l'éblouit, un rayon l'illumine, qu'importe ? il se lève, s'émancipe brusquement et se retourne souvent contre les plus proches : de là bien des
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discordes, des égarements sans doute, peut-être aussi quelques nouveautés conquises et ajoutées à grand'- peine à l'héritage des anciens. Car toutes ces discordes domestiques et ces guerres civiles littéraires n'empêchent pas, Messieurs, et tout devant moi le prouve, que les vrais lettrés, j'entends par là ceux qui aiment les lettres pour elles-mêmes, ne soient, toute rébellion cessante, d'une même cité, d'une même famille, et que le bien acquis et par les pères et par les neveux ne compose finalement le trésor de tous.
Casimir Delavigne a cela de particulier, entre les gloires poétiques de son âge avec lesquelles on l'a -souvent comparé, qu'il reçut docilement la tradition des maitres d'alors, et qu'il n'eut jamais l'idée ni la velléité de s'y soustraire : il en pressentait toutes les ressources que son talent en pouvait tirer, et qu'il en serait le rejeton le plus fertile, le plus brillant. Modeste et parfois timide d'apparence, on-aurait tort pourtant de croire qu'il manquât de fermeté. Il y a plus de force qu'il ne semble dans cette tenue constante de caractère, de méthode et d'école, au milieu d'une époque si diversement agitée. S'il céda quelquefois sur des points de détail, quand il le crut nécessaire et raisonnable, il ne se laissa jamais tenter ni entraîner aux séductions croissantes, ni aux ■souffles impétueux. De quelque côté qu'on se place pour en juger, je le répète, il y a de la force dans -cette réserve.
Je ne puis qu'effleurer (et j'en ai regret) les cir- 'constances intéressantes de sa vie à ses débuts. Il eut d'abord une modique place dans l'administration -de ce bienveillant et universel patron, Français de Nantes, qui, l'ayant aperçu un jour dans ses bureaux, lui demanda : « Que venez-vous faire ici ? » Lorsqu'il commenca ses Messéniennes vers 1816, il était
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plus sérieusement employé dans un travail pour la liquidation des dettes étrangères sous M. Meunier. Il composait en même temps son Êpître à Messieurs clc l'Académie Française sur l'étude, pour ce brillant concours de 1817 d'où sortirent tant de jeunes noms. Il résultait parfois de ce partage d'occupations quelques erreurs de chiffres dans sa tâche habituelle : on cite tel cheval dont le chiffre fut porté, par mégarde, à la colonne des 10.000 au lieu de celle des 1.000. M. Mounier, avec une douce gronderie, telle qu'on la peut supposer de sa part, ne put s'empêcher de lui faire remarquer : « Voyez donc, comment cela se fait-il ?» — cc Comment ? répondit le poète étonné : que vous dirai-je, Monsieur, il fallait que ce fût un bien beau cheval ! » La France, qui faillit payer ce cheval un peu trop cher, allait retrouver son compte aux Messéniennes.
Elles coururent d'abord manuscrites, puis parurent en public avec un succès prodigieux. Toutes les âmes jeunes, vives, nationales, naturellement françaises, y trouvèrent l'expression éloquente et harmonieuse de leurs douleurs, de leurs regrets, de leurs vœux ; tout y est honnête, avouable, et respire la fleur des bons sentiments : Casimir Delavigne s'y montra tout d'abord l'organe de ces opinions mixtes, sensées, aisément communicables, et si bien baptisées par un grand écrivain, le mieux fait pour les. comprendre. et les décorer, par M. de Chateaubriand, de ce nom de- libérales qui leur est resté. On n'en trouverait aucun représentant plus irrépréhensible et plus pur, en ces jeunes années d'essai, que Casimir Delavigne : en sincérité, en éclat, en expression loyale et populaire, il rappelle un autre. cher souvenir, un autre nom sans reproche aussi, et qu'il a chanté : Casimir Delavigneet le général Foy !
Louis XVIII lui-même put lire les premières Mes-
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s-éniennes, et y applaudir dans sa mesure. Un de ses ministres d'alors, un de vos illustres confrères d'aujourd'hui, eut l'une des premières copies, et la porta au château. Après le travail, la conversation fut aisément amenée sur le chapitre des vers, que Louis XVIII aimait, comme on sait, et dont il se piquait fort. Lecture de la première Messénienne fut faite ; et, de l'impression favorable du roi, aussi bien que de l'officieuse insinuation du ministre, il s'ensuivit que Casimir Delavigne était le lendemain bibliothécaire de la Chancellerie, — où il n'y avait pas encore de bibliothèque.
La vogue des Messéniennes devait porter naturellement le jeune auteur vers d'autres applaudissements : Casimir Delavigne y avait de tout temps songé. On le conçoit, le théâtre, c'est l'arène de tous les coeurs amoureux de la grande gloire littéraire, de tous ceux qui briguent hautement la palme et qui croient à la rémunération publique du talent. Un beau talent lyrique, si élevé qu'il 50it, et souvent à cause de cette élévation même, devient difficilement populaire. Chez les anciens, chez les Grecs du moins, l'ode, c'était le théâtre encore : elle avait devant elle la Grèce assemblée et les Jeux Olympiques. De spirituels modernes, grands lyriques à leur manière, ont trouvé moyen de surprendre, de ressaisir le même succès par la chanson. Casimir Delavigne venait de ravir le sien par ses Messéniennes. Mais c'est au théâtre principalement, c'est là, comme à leur rendez-vous naturel et à leur champ de bataille décisif, que visent les plus nobles ambitions poétiques.
Aussi, malgré son prélude de la veille, on peut dire de Casimir Delavigne qu'il entra à la première représentation de ses Vêpres siciliennes incertain, pauvre, à peu près inconnu, et qu'il en sortit maître de sa destinée. Vous n'attendez pas, Messieurs, que j'aille
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m'ériger ici en juge, discuter des genres, réveiller ou trancher de vieux débats. Je vois devant moi les hommes qui, à des degrés divers, ont donné à la scène française son éclat et ses nuances de nouveauté depuis plus de vingt ans ; ce n'est pas devant ces juges du camp, qui ont pratiqué l'arène, ce n'est pas devant le grand poète qui me fait l'honneur de me recevoir en ce moment au nom de l'Académie, glorieux champion dans bien des genres, et lui-même l'un des maîtres du combat, que je viendrais étaler et mettre aux prises des théories contradictoirement discutables, tour à tour spécieuses, mais qui n'ont jamais de meilleure solution ni de plus triomphante clôture que ce vieux mot d'un vainqueur parlant à la foule assemblée : Allons de ce pas au Capitole remercier les dieux ! — Allons applaudir le Cid pour la centième fois 1 — Casimir Delavigne aurait pu, pendant des années, se borner à cette réponse envers ceux qui auraient cherché querelle à ses premières œuvres dramatiques. Il dut à un ensemble de qualités, d'inspirations heureuses et de ressorts ingénieux, et à l'habile ménagement qu'il en sut faire, d'enlever son public et de le retenir longtemps. A relire plus froidement aujourd'hui cette première moitié de son théâtre, on pourrait remarquer que, s'il se montre évidemment de la postérité de Racine par les soins achevés du style, il tiendrait plutôt de l'école dramatique de Voltaire par certaines préoccupations philosophiques et certaines allusions aux circonstances. Mais ce jugement même serait trop incomplet. Que du milieu de la moisson si riche de ses premiers triomphes, de cette ferveur généreuse des Vêpres siciliennes, de cette exquise versification des Comédiens, il me soit permis de choisir, et d'exprimer ma prédilection pour des portions du Pana : le jeune auteur y trouvait dans l'expression de l'amour des
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accents passionnés et vrais ; dans ses choeurs, surtout quand il exhale les tristesses et les langueurs de sa Néala, il arrivait au charme et nous rendait mieux qu'un écho de la mélodie d'Esther. L'hymne des brahmes au soleil, et leur cantique du Jugement dernier, en faisant ressouvenir des trois premiers- choeurs d'Athalie, ne pâlissaient pas auprès, mais semblaient s'être éclairés à cette magnificence.
De la pièce si agréable des Comédiens, je veux pourtant relever ce personnage de Victor, type du jeune auteur dramatique tel que le rêvait le poète, et à la faveur duquel il a exprimé, sur le but moral de l'art, sur le rôle du talent dans la retraite, quelques conseils et préceptes d'une justesse appropriée, dont il est demeuré observateur fidèle :
Aimons les nouveautés en novateur prudent...
Que le littérateur se tienne dans sa sphère...
Crains les salons bruyants, c'est l'écueil à ton âge ; Nous avons trop d'auteurs qui n'ont fait qu'un ouvrage...
Et d'autres pareils. Casimir Delavigne resta toujours, à bien des égards, et sauf une certaine fougue qu'il lui prête, le Victor de ses Comédiens, adouci et non amolli par le succès.
L'École des Vieillards fut un grand moment dans les fastes dramatiques d'alors. L'opinion de quelques bons juges est que, nulle part peut-être, Casimir Delavigne n'a si bien rencontré pour l'entrain natif de sou talent et pour le courant direct de sa veine. L'intérêt dramatique qui animait l 'œu vre au gré de la foule vient assez confirmer ce jugement. Sur ce thème, qui semble usé, du mariage, le poète avait su trouver un comique nouveau, un pathétique sérieux et nullement bourgeois, une morale pure et non vulgaire. Les-
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caractères se dessinent et contrastent, ils concourent tous par un jeu naturel à l'action. Le personnage de Mme Sinclair, de cette mère vaine et légère qui entraîne .et compromet sa fille sans le vouloir, sans y songer, n'est pas le moins piquant de vérité. Une diction irréprochable et ornée, dont chaque point soutient ou égaye l'attention, vient servir et compléter cet heureux ensemble. Talma, après avoir entendu la pièce au 'Comité, y voulut aussitôt un rôle. Quand les deux grands acteurs, interprètes incomparables de la pensée du poète, s'unissaient pour la faire valoir, l'émotion allait au comble. On me pardonnera un détail de statistique, la statistique ici est parlante : les soixante- six premières représentations de l'École des Vieillards égalèrent ou surpassèrent même de quelque chose en recette les soixante-six premières du Mariage de Figaro. Le chiffre le plus approchant, dans les modernes succès, est celui de Sylla.
Casimir Delavigne avait trente ans : il était arrivé à la maturité de la jeunesse, à la possession de la célébrité la plus flatteuse et la plus pure ; les générations de son âge et celles qui s'étaient élevées -depuis, ou qui grandissaient, l'avaient pour première idole. Toutes les opinions s'inclinaient. devant son talent ; il échangeait vers ce temps avec le plus célèbre poète de l'autre parti (il y avait encore des partis en ce temps-là), avec M. de Lamartine, des félicitations poétiques, pleines de bon goût, de bonne -grâce, et dignes de tous deux. Un prince, qui savait demander à la cause publique les sujets de ses propres choix, le dédommageait par son intérêt, j'allais oser dire, par son amitié, d'une destitution odieuse. Vous- mêmes, enfin, Messieurs, Académie Française, vous alliez l'accueillir en votre sein. Le poète eut là de pleines et belles années. Si quelque chose pouvait zajouter à leur éclat, c'était la manière dont il le
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portait : aimable, naïf, rougissant, on aurait cru voir une jeune fille plutôt qu'un des héros de la popularité. Le monde, qui eût été empressé de l'attirer, ne le tentait pas : on peut dire de lui, selon une expression heureuse, que le monde ne l'a pas vu et ne l'a pas connu ; il ne l'a qu'entendu. Casimir Delavigne semblàit comprendre de loin que ce monde si aimable, si flatteur et tout à fait engageant, s'il aguerrit l'homme, intimide parfois le talent. Lui, il avait choisi de vivre en famille. Pur homme de lettres, sérieusement Occupé de la conception de ses ouvrages, les méditant longuement à l'avance, les composant et les retenant (circonstance singulière !) presque tout entiers de mémoire avant de les écrire, il avait besoin de temps, de recueillement. Son organisation délicate, et même frêle, n'avait pas trop de tout son souffle pour des compositions d'aussi longue haleine. La famille comprenait tout cela, on lui ménageait des loisirs, on faisait silence autour de lui ; i! pouvait être rêveur et distrait à ses moments. Un frère, un aîné, homme d'esprit et de talent, s'oubliait avec bonheur en ce frère préféré qui devenait le chef des siens. D'excellents amis, juges avisés, suivaient avec détail, assistaient de leurs conseils les œuvres naissantes qui faisaient leur orgueil. En tout, c'était là, je ne dirai pas un spectacle touchant (il n'y avait pas spectacle), mais une touchante manière de jouir de sa gloire et de la mériter d'autant mieux, en s'y dérobant.
En ces heureuses années, Casimir Delavigne fit le voyage d'Italie ; il s'y reposa des longs travaux par des inspirations qui tiennent davantage à la fantaisie ou à l'impression personnelle ; la plupart des ballades qui datent d'alors ne paraissent qu'aujourd'hui pour la première fois. On y peut remarquer une sorte de transition à sa seconde manière ; il cherche à s'y
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rapprocher de plus près de la nature, à prendre son point de départ dans la réalité : ainsi, dans le Alii-acle, il s'inspira de la vue d'un enfant mort, qu'il avait vu entouré de cierges et paré de ses beaux habits, au moment où un jeune frère, dans sa naïve ignorance, s'approche du mort en lui offrant un jouet. Il avait été très touché de cette vue, aimant extrêmement les enfants, comme cela est ordinaire aux poètes et aux âmes pures. Mais, même en ces ballades, remarquons- le bien, il transforme la réalité et l'enveloppe successivement en une suite de petits drames : il y a chez lui de la composition, de l'arrangement toujours ; il idéalise, il construit, il revêt sa pensée première avec lenteur, grâce, circonlocution et harmonie. Même en ses moindres cadres, il a besoin d'espace et il s'en procure. S'il n'est ni si impétueux ni si entraîné qu'on voudrait d'abord, laissez-le faire, laissez-le rêver à loisir, seul, ne l'interrompez ni ne l'excitez : il arrive aussi à ses effets, à ses nobles et douces fins. On se rappelle l'Ame du Purgatoire ; les Limbes, le second chant de ce petit poème du Miracle, sont admirables de ton.
Nous ne craignons pas ici de soulever avec respect un voile pieux qui est désormais celui du deuil : le voyage d'Italie réalisa tout son rêve ; il y vit tout ce qu'il attendait du passé ; il trouva plus : son coeur y trouva celle qui lui était destinée, et son avenir s'enchaîna. Lui-même a consacré les prémices de son bonheur domestique dans les seuls vers peut-être où il se soit permis ce genre d'épanchement :
Il n'est point de beaux lieux que n'embellisse encore Le sentiment profond qu'on éprouva près d'eux...
De tels vers et ceux qui suivent, et que je regrette de ne pouvoir citer avec étendue, ont tout leur prix
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chez le poète qui n'a laissé échapper de son âme discrète que de pudiques parfums.
Lorsque Casimir Delavigne revit la France à son retour d'Italie, et dans le temps où il méditait son Marino Faliero, les choses littéraires, il ne put se le dissimuler, avaient légèrement changé de face. L'accueil incertain fait à sa Princesse Aurélie, à cette comédie demi-capricieuse et demi-satirique que des gens d'esprit ne croient pas encore jugée, parut, quoi qu'il en soit, un premier symptôme. Jusque-là il avait eu, moyennant ses consciencieux efforts, un succès plein, facile, succès du jour et du lendemain, un applaudissement sans réserve ; il avait gagné à chaque pas, il s'était étendu et avait donné de lui- même de variés et croissants témoignages. A partir de 1828, un temps d'arrêt se présente : il se trouve en face de générations plus inquiètes, plus enhardies, qui se mettent à contester -et qui réclament dans les conceptions dramatiques, et même dans le style, certaines conditions nouvelles, plus historiques, plus naturelles, que sais-je ? (car je ne nierai .pas qu'il n'y eût quelque confusion en plus d'une demande), enfin des conditions un peu différentes de celles qui, la veille encore, suffisaient. Casimir Delavigne vit le danger pour lui et y para. Si, dans cette seconde phase de son talent, il lui fallut défendre pied à pied sa position acquise, transiger même par instants, on doit convenir qu'il le fit avec bien de l'habileté et de l'à-propos. Je ne sais si sa domination à la longue ne s'en affaiblit pas quelque peu au centre ; il ne perdit rien du moins sur ses frontières. Marino Faliero, Louis XI, surtout les Enfants d'Êdouard, un des plus grands succès dramatiques de ces onze dernières années, ne sauraient être considérés que comme des victoires ; les généraux habiles savent en remporter même dans les retraites.
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Nous autres critiques qui, à défaut d'ouvrages, nous faisons souvent des questions (car c'est notre devoir comme aussi notre plaisir), nous nous demandons, ou, pour parler plus simplement, Messieurs, je me suis demandé quelquefois : Que serait-il arrivé si un poète dramatique éminent, de cette école que j'appellerai franchement l'école classique, si, au moment du plus grand assaut contraire et jusqu'au plus fort d'un entraînèment qu'on jugera comme on le voudra, mais qui certainement a eu lieu ; si, dis-je, ce poète dramatique, en possession jusque-là de la faveur publique, avait résisté plutôt que cédé, s'il n'en avait tiré occasion et motif que pour remonter davantage à ses sources, à lui, et redoubler de netteté dans la couleur, de simplicité dans les moyens, d'unité dans l'action, attentif à creuser de plus en plus, pour nous les rendre grandioses, ennoblies et dans l'austère attitude tragique, les passions vraies de la nature humaine ; si ce poète n'avait usé du changement d'alentour que pour modifier, lui, en ce sens-là, en ce sens unique, de plus en plus classique (dans la franche acception du mot), je me le suis demandé souvent, que serait-il arrivé ? Certes il aurait pu y avoir quelques mauvais jours à passer, quelques luttes pénibles à soutenir contre le flot. 'Mais il me semble, et ne vous semble-t-il pas également, Messieurs ? qu'après quelques années peut-être, après des orages bien moindres sans doute que n'en eurent à supporter les vaillants adversaires, et durant lesquels se serait achevée cette lente épuration idéale, telle que je la conçois, le poète tragique perfectionné et persistant aurait retrouvé un public reconnaissant et fidèle, un public grossi, et bien mieux qu'un niveau paisible, je veux dire un flot remontant qui l'aurait repris et porté plus haut. Car ç'a été le caractère manifeste du public en ses derniers retours, après
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tant d'épreuves éclatantes et contradictoires, de se montrer ouvert, accueillant, de puiser l'émotion où il la trouve, de reconnaître la beauté si elle se rencontre, et de subordonner en tout les questions des genres à celle du talent.
. Casimir Delavigne n'avait pas la tournure de caractère propre à lutter ainsi contre un public qui l'avait tout d'abord favorisé. Sa pe-rsévérance si remarquable ét cette force réelle dont j'ai parlé consistaient plutôt à suivre sa ligne en tenant compte habilement des obstacles, et même à s'en faire au besoin des points d'appui, des occasions de diversité. Aussi ne croyait-il pas tant céder que concilier. Byron, Walter Scott, Shakespeare, il ne s'inspirait d'eux tous que dans sa mesure. Jusque dans ce système moyen si bien mis en œuvre par lui et qu'il faisait chaque fois applaudir, il avait conscience de sa résistance aux endroits qu'il estimait essentiels. Pourquoi ne pas tout dire, ne pas rappeler ce- que chacun sait. ? Bienveillant par nature, exempt de toute envie, il ne put jamais admettre ce qu'il considérait comme des infractions extrêmes à ce point de vue primitif auquel lui-même n'était plus que médiocrement fidèle ; il croyait surtout que l'ancienne langue, celle de Racine, par exemple, suffit ; il reconnaissait pourtant qu'on lui avait rendu service en faisant accepter au théâtre certaines libertés de style, qu'il se fût moins permises auparavant, et dont la trace se retrouve évidente chez lui à dater de son Louis XI.
Et ici, Messieurs, sans embarras, sans discussion, et sachant devant qui j'ai l'honneur de m'exprimer, je rendrai toute ma pensée, ce qui est un hommage encore à l'illustre lnort, au sincère et pur écrivain que nous célébrons. Il y a plus d'une manière de bien écrire, même de bien écrire en vers. Une de ces bonnes, de ces excellentes, de ces enviables pu regret-
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tables manières consiste (et la nature de notre versification semble y convier les rares élus) à revêtir sa pensée d'harmonie continuelle et d'élégance, à oser par moments, et par moments à se dérober, à préparer l'énergie, à voiler l'audace, à semer de grâces insensibles, de tours ingénieux, de figures heureuses et appropriées, un tissu net, flexible et brillant. Il y a une autre façon qui se conçoit, surtout dans le drame, mais je ne crains pas d'ajouter en toute poésie : serrer davantage à chaque instant la pensée et le sentiment, l'exprimer plus à nu, sans violer sans doute l'harmonie ni encore moins la langue, mais en y trouvant des ressources mâles, franches, brusques parfois, grandioses et sublimes si l'on peut, ou même simplement naïves et pénétrantes.
Je ne veux pas tracer de cette seconde manière un trop long dessin qui pourrait paraître à quelques-uns comme un portrait de fantaisie, et où s'inscrirait pourtant plus d'un nom ; elle est d'autant plus vraie, d'ailleurs, qu'elle n'est pas précisément une manière, un procédé général, et qu'elle se décrit moins. Quoi qu'il en soit de ces deux habitudes d'écrire, Casimir Delavigne excellait dans la première, et il en offre les plus purs et les plus constants exemples, les derniers que notre littérature puisse avec orgueil citer à la suite des modèles.
La révolution de 1830 portait au pouvoir tous les amis de Casimir Delavigne, et elle semblait du même coup devoir porter avec elle son poète bien-aimé, son chantre favori, celui dont elle avait redit les refrains au premier jour du triomphe. Il n'en fut rien. Casimir Delavigne resta et voulut rester homme de lettres : c'est une singularité piquante en ce temps-ci, un trait de caractère bien digne d'être étudié. Je conçois, Messieurs (et d'assez beaux noms autour de moi me le disent), que le divorce entre les différentes appli-
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cations de la pensée ait cessé de nos jours, qu'un noble esprit habitué à tenter les hautes sphères, à parcourir la région des idées en tous les sens, ne se croie pas tenu à circonscrire son activité sur tel ou tel théâtre, qu'il ne renonce pas à sa part de citoyen, à faire peser ou briller sa parole dans les délibérations publiques, à compter dans l'État ; — je conçois, Messieurs, et même j'admire un tel rôle ; mais ce n'en est pas moins un aimable contraste que cette modération de désirs et, si l'on veut, d'idées, chez un homme aussi distingué, aussi désigné, et qui pouvait espérer beaucoup. En même temps on se l'explique très bien. Casimir Delavigne aimait avant tout son art et le renom populaire qu'il s'y était fait. Il avait gravé au fond du oœur l'antique programme d'Horace : Quem tu, Melpomene, semel... Celui, ô Melpo- mène, que tu as regardé d'un œil d'amour au berceau, celui-là, il ne sera ni lutteur aux jeux de Corinthe ni vainqueur aux courses d'Élide, ni général triomphateur au Capitole ; mais il aimera les belles eaux de Tibur, et il trouvera la gloire par des vers nés à l'ombre des bois. » Et dans le cas présent, d'ailleurs, il y avait mieux, il y avait de quoi tenter et retenir toute l'ambition d'une âme de poète. Casimir Delavigne comprit qu'une révolution dramatique était imminente vers 1830 ; il voulut être, lui aussi, là où il y avait péril, là où peut-être il jugeait, à son point de vue, qu'il y avait émeute : il y fut de sa personne, constamment, et durant huit ou dix années ses œuvres ne furent jamais plus nombreuses, plus réitérées, plus faites pour attester sa présence. Après Marino, on a Louis XI, les Enfants d'Edouard, Don Juan d'Autriche, Une famille au temps de Luther, la Popularité, la Fille du Cid, six longues œuvres. L'analyse intérieure de son procédé, de sa tactique savante en cette seconde phase, serait curieuse à suivre de près : nous
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nous tenons aux simples aspects. Cette conciliation qu'il tentait sur un terrain glissant, et qui réussissait chaque fois, était chaque fois à recommencer : il se montrait infatigable. Aussi point de distraction, point de partage : les fonctions publiques, les devoirs ou les honneurs politiques, tous les genres de soins et souvent les amertumes qu'ils entraînent, l'eussent jeté trop loin de ses travaux chéris ; et, afin d'être mieux en mesure contre toute tentation, il s'arrangeait, je crois, en vérité, pour ne pas être même éligible.
Sa santé, de tout temps délicate, s'altérait déjà et se minait profondément ; il vivait plus exactement que jamais dans la famille : les jours d'action au foyer du théâtre et le tous les jours au foyer domestique. On ne le voyait plus du tout dans le monde, où il n'était jamais allé qu'à son corps défendant. Comme s'il avait compté ses moindres instants, il venait même assez peu à vos séances, Messieurs, et ne se permettait qu'à peine de se distraire à vos libres travaux : c'est par ce seul point peut-être de l'assiduité académique que celui qui a l'honneur de lui succéder peut espérer de le remplacer sans trop de désavantage.
La popularité qui lui avait souri de si bonne heure, qu'il avait goûtée avec délices, qu'il avait certes le droit d'aimer (car elle ne s'était jamais présentée à lui que sous la forme de l'estime publique), il la traduisit au théâtre dans une de ses dernières œuvres, qui n'a peut-être pas été assez appréciée. La comédie qu'il donna sous ce titre (la Popularité), et dans laquelle il revint un peu à sa manière des Comédiens, est pleine de vers ingénieux, élégants, bien frappés, qui, comme ceux du Méchant, de la Métromanie, se sentent assez du genre de l'épître, mais n'en sont pas moins chers, dans cette modération de goût, aux habitudes de la scène française. Une leçon d'une véri-
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table élévation morale ressort de l'ouvrage. Lui aussi, il avait compris que la popularité n'est bonne qu'à être dépensée, risquée à un certain jour, jetée, s'il le faut, par le balcon. Il est vrai que, de tous les trésors, c'est celui dont il coûte le plus de se dessaisir, même pour les âmes généreuses. Que si on ne l'emploie pas au jour marqué, la conserve-t-on pour cela plus sûrement ? Souvent elle fuit d'elle-même entre les mains, et elle échappe. La comédie de Casimir Delavigne exprime à merveille quelques-unes de ces épreuves, -de ces alternatives, qu'il dut méditer souvent : sachons-lui gré d'avoir conçu, d'avoir fait applaudir, en cette oeuvre presque dernière, le sacrifice de ce qui pouvait sembler son idole. Il fit précéder sa pièce, à l'impression, d'une charmante dédicace à son jeune fils, et qui rappelle pour le ton ces autres vers délicieux que chacun sait, adressés à sa campagne de la Madeleine.
Les vers d'adieu à cette campagne, qu'il eut Je regret de vendre, étaient d'un plus lointain et plus intime pressentiment : c'était la vie même avec tout ce qu'elle- a de cher et d'embelli qu'il saluait une dernière fois. « Il faudra quitter cette terre, cette maison..., ses ombrages que tu cultives », a dit Horace. Casimir Delavigne eut aussi son linquenda tellus, et il le rendit en des accents bien émus :
Cette fenêtre était la tienne,
Hirondelle qui vins loger Bien des printemps dans ma persienne Où je n'osais te déranger ;
Dès que la feuille était fanée,
Tu partais la première, et moi,
Avant toi je pars cette année.
Mais reviendrai-je comme toi ?
Cette voix sensible et pénétrée, au moment où elle
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s'exhalait en de si gracieuses plaintes, était déjà consumée d'un mal mortel ; le doux chantre était atteint dans l'organe mélodieux.
Dès que le bruit du danger et, sitôt après, de la mort de Casimir Delavigne se répandit, cette renommée étahlie, paisible, dont il jouissait sans contestation, se réveilla dans un grand cri : on se demanda s'il était possible que celui dont on se croyait si en possession, qu'on venait d'applaudir la veille et qui florissait dans la maturité des années, fût déjà ravi. Il semblait qu'il était devenu pour tous, avec le temps, un de ces biens égaux et continus, une-de ces douceurs acquises et accoutumées, qu'on ne se remet à ressentir tout d'un coup qu'en les perdant. Nous avons été témoins, nous avons fait partie, Messieurs, du deuil public. Décrirai-je cette journée du dix-neuf décembre, ces funérailles immenses du simple homme de lettres, ce cortège mené par le jeune fils orphelin, et où se pressaient les représentants de l'Etat, de la société, toute la littérature ! La population parisienne elle-même y prit part : elle connaissait par son nom le poète, par ce nom amical et familier de Casimir qui disait tout pour elle, et qui circulait autour du convoi dans un murmure respectueux. Hommage solennel et attendrissant, quand il est pur des intérêts de parti ou des prestiges de la puissance, quand il s'adresse au simple particulier, et qui atteste sincèrement alors que l'homme de talent qu'on pleure eut en effet avec la foule, avec la majorité des autres hommes, des qualités communes affectueuses, de bons et généreux sentiments, des sympathies patriotiques et humaines 1 Tous ces souvenirs émus, reconnaissants, se rassemblaient ici une dernière fois, et montaient avec quelque chose de plus doux que la voix même de la gloire. Mais en prolongeant, Messieurs, je m'aperçois que je cours le risque de répéter
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involontairement ceux qui lui ont payé ce jour-là sur sa tombe le tribut de douleur de la France, et que je rencontre surtout cette parole gravement éloquente, qui fut alors votre organe, qui l'est encore aujourd'hui, et devant laquelle il est temps que je me taise.
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Réponse de M. Victor Hugo, directeur de l'Académie Française, au discours de M. Sainte-Beuve.
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Monsieur,
Vous venez de rappeler avec de dignes paroles un jour que n'oubliera aucun de ceux qui l'ont vu. Jamais regrets publics ne furent plus vrais et plus unanimes que ceux qui accompagnèrent jusqu'à sa dernière demeure le poète éminent dont vous venez aujourd'hui occuper la place. Il faut avoir bien vécu, il faut avoir bien accompli son oeuvre et bien rempli sa tâche pour être pleuré ainsi. Ce serait une chose grande et morale que de rendre à jamais présentes à tous les esprits ces graves et touchantes funérailles. Beau et consolant spectacle, en effet ! cette foule qui encombrait les rues, aussi nombreuse qu'un jour de fête, aussi désolée qu'un jour de calamité publique ; l'affliction royale manifestée en même temps que l'attendrissement populaire ; toutes les têtes nues sur le passage du poète, malgré le ciel pluvieux, malgré la froide journée d'hiver ; la douleur partout, le respect partout ; le nom d'un seul homme dans toutes les bouches ; le deuil d'une seule famille dans tous les coeurs !
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C'est qu'il nous était cher à tous ! c'est qu'il y avait dans son talent cette dignité sérieuse, c'est qu'il y avait dans ses œuvres cette empreinte de méditation sévère qui appelle la sympathie, et qui frappe de respect quiconque a une conscience, depuis l'homme du peuple jusqu'à l'homme de lettres, depuis l'ouvrier jusqu'au penseur, cet autre ouvrier ! C'est que tous, nous qui étions enfants lorsque M. De- lavigne était homme, nous qui étions obscurs lorsqu'il était célèbre, nous qui luttions lorsqu'on le couronnait, quelle que fût l'école, quel que fût le parti, quel que fût le drapeau, nous l'estimions et nous l'aimions ! C'est que, depuis ses premiers jours jusqu'aux derniers, sentant qu'il honorait les lettres, nous avions, même en restant fidèles à d'autres idées que les siennes, applaudi du fond du coeur à tous ses pas dans sa radieuse carrière, et que nous l'avions suivi de triomphe en triomphe avec cette joie profonde qu'éprouve toute âme élevée et honnête à voir le talent monter au succès et le génie monter à la gloire !
Vous avez apprécié, Monsieur, selon la variété d'aperçus et l'excellent tour d'esprit qui vous est propre, cette riche nature, ce rare et beau talent. Permettez-moi de le glorifier à mon tour, quoiqu'il soit dangereux d'en parler après vous.
Dans M. Casimir Delavigne, il y avait deux poètes, le poète lyrique et le poète dramatique. Ces deux formes du même esprit se complétaient l'une par l'autre. Dans tous ses poèmes, dans toutes ses Mes- séniennes, il y a de petits drames ; dans ses tragédies, comme chez tous les grands poètes dramatiques, on sent à chaque instant passer le souffle lyrique. Disons-le à cette occasion, ce côté par lequel le drame est lyrique, c'est tout simplement le côté par lequel il est humain. C'est, en présence des
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fatalités qui viennent d'en haut, l'amour qui se I plaint, la terreur qui se récrie, la haine qui blas- 'j phème, la pitié, qui pleure, l'ambition qui aspire, la virilité qui lutte, la jeunesse qui rêve, la vieillesse qui se résigne ; c'est le moi de chaque personnage qui parle. Or, je le répète, c'est là le côté humain du drame. Les événements sont dans la main de Dieu ; les sentiments et les passions sont dans le coeur de l'homme. Dieu frappe le coup, l'homme pousse le cri. Au théâtre, c'est le cri surtout que nous voulons entendre. Cri humain et profond qui émeut une foule comme une seule âme ; douloureux dans Molière quand il se fait jour à travers les rires, terrible dans Shakespeare quand il sort du milieu des catastrophes 1 Nul ne saurait calculer ce que peut, sur la multitude assemblée et palpitante, ce cri de l'homme qui souffre sous la destinée. Extraire une leçon utile de cette émotion poignante, c'est le devoir rigoureux du poète. Cette première loi de la scène, M. Casimir Delavigne l'avait comprise, ou pour mieux dire il l'avait trouvée en lui-même. Nous devenons artistes ou poètes par les choses que nous trouvons en nous. M. Delavigne était du nombre de ces hommes vrais et probes, qui savent que leur pensée peut faire le mal ou le bien, qui sont fiers parce qu'ils se sentent libres, et sérieux parce qu'ils se sentent responsables. Partout, dans les treize pièces qu'il a données au théâtre, on sent le respect profond de son art et le sentiment profond de sa mission. Il sait que tout lecteur commente, et que tout spectateur interprète ; il sait que, lorsqu'un poète est universel, illustre et populaire, beaucoup d'hommes en portent au fond de leur pensée un exemplaire qu'ils traduisent dans les conseils de leur conscience et dans les actions de leur vie. Aussi lui, le poète intègre et attentif, il tire de chaque chose un enseignement et une explication. Il donne un sens
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philosophique et moral à la fantaisie, dans la Princesse Aurélie et le Conseiller rapporteur ; à l'observation, dans les Comédiens ; aux récits légendaires, dans la Fille du Cid ; aux faits historiques, dans les ,Vêpres siciliennes, dans Louis XI et dans les Enfants d'Edouard, dans Don Juan d'Autriche, dans la Famille au temps de Luther. Dans le Paria, il conseille les castes ; dans la Popularité, il conseille le peuple. Frappé de tout ce que l'âge peut amener de disproportion et de périls dans la lutte de l'homme avec la vie, de l'âme avec les passions, préoccupé un jour du côté ridicule des choses et le lendemain de leur côté terrible, il fit deux fois l'École des Vieillards : la première fois il l'appela l'École des Vieillards, la seconde fois il l'intitula Marino Faliero.
Je n'analyse pas ces compositions excellentes, je les cite. A quoi bon analyser ce que tous ont lu et applaudi ? Ënumérer simplement ces titres glorieux, c'est rappeler à tous les esprits de beaux ouvrages et à toutes les mémoires de grands triomphes.
Quoique la faculté du beau et de l'idéal fût développée à un rare degré chez M. Delavigne, l'essor de la grande ambition littéraire, en ce qu'il peut avoir parfois de téméraire et de suprême, était arrêté en lui et comme limité par une sorte de réserve naturelle, qu'on peut louer ou blâmer, selon qu'on préfère dans les productions de l'esprit le goût qui circonscrit ou le génie qui entreprend, mais qui était une qualité aimable et gracieuse, et qui se traduisait en modestie dans son caractère et en prudence dans ses ouvrages. Son style avait toutes les perfections de son esprit : l'élévation, la précision, la maturité, la dignité ; l'élégance habituelle, et, par instants, la grâce ; la clarté continue, et, par moments, l'éclat. Sa vie était mieux que la vie d'un philosophe ; c'était la vie d'un sage. Il avait, pour ainsi dire, tracé un cercle autour
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de sa destinée, comme il en avait tracé un autour de son inspiration. Il vivait comme il pensait, abrité. Il aimait son champ, son jardin, sa maison, sa retraite ; le soleil d'avril sur ses roses, le soleil d'août sur ses treilles. Il tenait sans cesse près de son oœur; comme pour le réchauffer, sa famille, son enfant, ses frères, quelques amis. Il avait ce goût charmant de - l'obscurité qui est la soif de ceux qui sont célèbres.
Il composait dans la solitude ces poèmes qui plus tard remuaient la foule. Aussi tous ses ouvrages, tragédies, comédies, Messéniennes, éclos dans tant de calme, couronnés de tant de succès, conservent-ils toujours, pour qui les lit avec attention, je ne sais quelle fraîcheur d'ombre et de silence qui les suit même dans la lumière et dans le bruit. Appartenant à tous et se réservant pour quelques-uns, il partageait son existence entre son pays, auquel il dédiait toute son intelligence, et sa famille à laquelle il donnait toute son âme. C'est ainsi qu'il a obtenu la double palme, l'une bien éclatante, l'autre bien douce : comme poète, la renommée ; comme homme, le bonheur.
Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillante au dehors, ne fut ni sans épreuves ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir Delavigne eut à lutter par le travail contre la gêne. Ses premières années furent rudes et sévères. Plus tard son talent lui fit des amis, son succès lui fit un public, son caractère lui fit une autorité. Par la hauteur de son esprit, il était, dès sa jeunesse même, au niveau des plus illustres amitiés. Deux hommes éminents, vous l'avez dit, Monsieur, le recherchèrent, et eurent la joie, qui est aujourd'hui une gloire, de l'aider et de le servir : M. Français de Nantes sous l'Empire, M. Pasquier sous la Restauration. Il put ainsi se livrer paisiblement à ses travaux, sans inquiétude, sans
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trop de souci de la vie matérielle, heureux, admiré, entouré de l'affection publique, et en particulier de l'affection populaire. Un jour arriva cependant où une injuste et impolitique défaveur vint frapper ce poète dont le nom européen faisait tant d'honneur à la France ; il fut alors noblement recueilli et soutenu par le prince dont Napoléon a dit : Le duc d'Orléans est toujours resté national ; grand et juste esprit qui comprenait dès lors comme prince, et qui depuis a reconnu comme roi, que la pensée est une puissance et que le talent est une liberté.
Quand la méditation se fixe sur M. Casimir Dela- vigne, quand on étudie attentivement cette heureuse nature, on est frappé du rapport étroit et intime qui existe entre la qualité propre de son esprit, qui était la clarté, et le principal trait de son caractère, qui était la douceur. La douceur, en effet, est une clarté de l'âme qui se répand sur les actions de la vie. Chez M. Delavigne, cette douceur ne s'est jamais démentie. Il était doux à toute chose, à la vie, au succès, à la souffrance ; doux à ses amis, doux à ses ennemis. En butte, surtout dans ses dernières années, à de violentes critiques, à un dénigrement amer et passionné, il semblait, c'est son frère qui nous l'apprend dans une intéressante biographie, il semblait ne pas s'en douter. Sa sérénité n'en était pas altérée un instant. Il avait toujours le même calme, la même expansion, la même bienveillance, le même sourire. Le noble poète avait cette candide ignorance de la haine qui est propre aux âmes délicates et fières. Il savait d'ailleurs que tout ce qui est bon, grand, fécond, élevé, utile, est nécessairement attaqué ; et il se souvenait du proverbe arabe : On ne jette de pierres qu'aux arbres chargés de fruits d'or.
Tel était, Monsieur, l'homme justement admiré que vous remplacez dans cette compagnie.
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Succéder à un poète que toute une nation regrette, quand cette nation s'appelle la France et quand ce poète s'appelle M. Delavigne, c'est plus qu'un honneur qu'on accepte, c'est un engagement qu'on prend. Grave engagement envers la littérature, envers 1.1 renommée, envers le pays ! Cependant, Monsieur, j'ai hâte de rassurer votre modestie. L'Académie peut le proclamer hautement, et je suis heureux de le dire en son nom, et le sentiment de tous sera ici pleinement d'accord avec elle, en vous appelant dans son sein, elle a fait un utile et excellent choix. Peu d'hommes ont donné plus de gages que vous aux lettres et aux graves labeurs de l'intelligence. Poète, dans ce siècle où la poésie est si haute, si puissante et si féconde, entre la Messénienne épique et 'l'élégie lyrique, entre Casimir Delavigne qui est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le demi-jour découvrir un sentier qui est le vôtre et créer une élégie qui est vous-même. Vous avez donné à certains épanchements de l'âme un accent nouveau.- Yotre vers, presque toujours douloureux, souvent profond, va chercher tous ceux qui souffrent, quels qu'ils soient, honorés ou déchus, bons ou méchants. Pour arriver jusqu'à eux, votre pensée se voile, car vous ne voulez pas troubler l'ombre où vous allez les trouver. Vous savez, vous poète, que ceux qui souffrent se retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et inquiet et qui est de la honte dans les âmes tombées et de la pudeur dans les âmes pures. Vous le savez, et pour être un des leurs, vous vous enveloppez comme eux. De là, une poésie pénétrante et timide à la fois, qui touche discrètement les fibres mystérieuses du cœur. Comme biographe, vous avez, dans vos Portraits de femmes, mêlé le charme à l'érudition, et laissé entrevoir un moraliste qui égale parfois la délicatesse de Vauve-
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nargues et ne rappelle jamais la cruauté de La Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sondé des côtés inconnus de la vie possible, et dans vos analyses patientes et neuves on sent toujours cette force secrète qui se cache dans la grâce de votre talent. Comme philosophe, vous avez confronté tous les systèmes ; comme critique, vous avez étudié toutes les littératures. Un jour vous compléterez et vous couronnerez vos derniers travaux qu'on ne peut juger aujourd'hui, parce que, dans votre esprit même, ils sont encore inachevés ; vous constaterez, du même coup d'œil, comme conclusion définitive, que, s'il y a toujours, au fond de tous les systèmes philosophiques quelque chose d'humain, c'est-à-dire de vague et d'indécis, en même temps il y a toujours dans l'art, quel que soit le siècle, quelle que soit la forme, quelque chose de divin, c'est-à-dire de certain et d'absolu ; de sorte que, tandis que l'étude de toutes les philosophies mène au doute, l'étude de toutes les poésies conduit à l'enthousiasme.
Par vos recherches sur la langue, par la souplesse et la variété de votre esprit, par la vivacité de vos idées toujours fines, souvent fécondes, par ce mélange d'érudition et d'imagination qui fait qu'en vous le poète ne disparaît jamais tout à fait sous le critique et le critique ne dépouille jamais entièrement le poète, vous rappelez à l'Académie un de ses membres les plus chers et les plus regrettés, ce bon et charmant Nodier, qui était si supérieur et si doux. Vous lui ressemblez par le côté ingénieux, comme lui-même ressemblait à d'autres grands esprits par le côté insouciant. Nodier nous rendait quelque chose de La Fontaine ; vous nous rendrez quelque chose de Nodier.
Il était impossible, Monsieur, que, par la nature de vos travaux et la pente de votre talent enclin surtout
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à la curiosité biographique et littéraire, vous n'.en vinssiez pas à arrâter quelque jour vos regards sur deux groupes célèbres de grands esprits qui donnent au xviie siècle ses deux aspects les plus originaux, l'hôtel de Rambouillet et Port-Royal. L'un a ouvert le XVIIe siècle, l'autre l'a accompagné et fermé. L'un a introduit l'imagination dans la langue, l'autre y a introduit l'austérité. Tous deux, placés pour ainsi dire aux extrémités opposées de la pensée humaine, ont répandu une lumière diverse. Leurs influences se sont combattues heureusement, et combinées plu5 heureusement encore ; et dans certains chefs-d'œuvre de notre littérature, placés en quelque sorte à égale distance de l'un et de l'autre, dans quelques ouvrages immortels qui satisfont tout ensemble l'esprit dans son besoin d'imagination et l'âme dans son besoin de gravité, on voit se mêler et se confondre leur double rayonnement.
De ces deux grands faits qui caractérisent une époque illustre, et qui ont si puissamment agi en France sur les lettres et sur les moeurs, le premier, l'hôtel de Rambouillet, a obtenu de vous, çà et là, quelques coups de pinceau vifs et spirituels; le second, Port-Royal, a évei'llé et fixé votre attention. Vous lui avez consacré un excellent livre, qui, bien que non terminé, est sans contredit le plus important de vos ouvrages. Vous avez bien fait, Monsieur. C'est un digne sujet de méditation et d'étude que cette grave famille de solitaires qui a traversé le XVIIe siècle, persécutée et honorée, admirée et haïe, recherchée par les grands et poursuivie par les puissants, trouvant moyen d'extraire de sa faiblesse et de son isolement même je ne sais quelle imposante et inexplicable autorité, et faisant servir les grandeurs de l'intelligence à l'agrandissement de la foi ! Nicole, Lancelot, Lemaistre, Sacy, Tillemont, les Arnault,
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Pascal, gloires tranquilles, noms vénérables, parmi lesquels brillent chastement trois femmes, anges austères, qui ont dans la sainteté cette majesté que les femmes romaines avaient dans l'héroïsme ! Belle et savante école qui substituait, comme maître et docteur de l'intelligence, saint Augustin à Aristote, qui conquit la duchesse de Longueville, qui forma le président de Harlay, qui convertit Turenne, et qui avait puisé tout ensemble dans saint François de Sales l'extrême douceur et dans l'abbé de Saint-Cyran l'extrême sévérité ! A vrai dire, et qui le sait mieux que vous, Monsieur ? (car dans tout ce que je dis en ce moment, j'ai votre livre présent à l'esprit) l'œuvre de Port-Royal ne fut littéraire que par occasion, et de côté, pour ainsi parler ; le véritable but de ces penseurs attristés et rigides était purement religieux. ■Resserrer le- lien de l'Eglise au dedans et à l'extérieur par plus de discipline chez le prêtre et plus de croyance chez le fidèle ; réformer Rome en lui obéissant ; faire à l'intérieur et avec amour ce que Luther avait tenté au dehors et avec colère ; créer en France, entre le peuple souffrant et ignorant et la noblesse voluptueuse et corrompue, une classe intermédiaire, saine, sto'ïque et forte, une haute bourgeoisie intelligente et chrétienne ; fonder une église modèle dans l'Église, une nation modèle dans la nation, telle était l'ambition secrète, tel était le rêve profond de ces hommes qui étaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd'hui par le résultat littéraire ! Et pour arrivera ce but, pour fonder la société selon la foi, entre les vérités nécessaires, la plus nécessaire- à leurs yeux, la plus lumineuse, la plus efficace, celle que leur démontraient le plus invinciblement leur croyance et leur raison, c'était l'infirmité de l'homme prouvée par la tache originelle, la nécessité d'un Dieu rédempteur,
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la divinité du Christ. Tous leurs efforts se tournaient de ce côté, comme s'ils devinaient que là était le péril. Ils entassaient livres sur livres, preuves sur preuves, démonstrations sur démonstrations. Merveilleux instinct de prescience qui n'appartient qu'aux sérieux esprits ! Comment ne pas insister sur ce point ! Elles bâtissaient cette grande forteresse à la hâte comme si elles pressentaient une grande attaque. On eût dit que ces hommes du XVIIe siècle prévoyaient les hommes du XVIIIe. On eût dit que, penchés sur l'avenir, inquiets. et attentifs, sentant à je ne sais quel ébranlement sinistre qu'une légion inconnue était en marche dans les ténèbres, ils entendàient de loin venir dans l'ombre la sombre et tumultueuse armée de l'Encyclopédie, et qu'au milieu de cette rumeur obscure ils distinguaient déjà confusément la parole triste- et fatale de Jean-Jacques et l'effrayant éclat de rire de Voltaire 1
On les persécutait, mais ils y songeaient à peine. Ils étaient plus occupés des périls de leur foi dans l'avenir que des douleurs de leur communauté dans le présent. Ils ne demandaient rien, ils ne voulaient rien, ils n'ambitionnaient rien ; ils travaillaient et ils contemplaient..Ils vivaient dans l'ombre du monde et dans la clarté de l'esprit. Spectacle auguste et qui émeut l'âme en frappant la pensée ! Tandis que Louis XIV domptait l'Europe, que Versailles émer^ veillait Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville applaudissait Molière ; tandis que le siècle retentissait d'un bruit de fête et de victoire ; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les esprits le grand règne, eux, ces rêveurs, ces solitaires, promis à l'exil, à la captivité, à la mort obscure et lointaine, enfermés dans un cloître dévoué à la ruine et dont la charrue devait effacer les derniers vestiges, perdus dans un désert à quelques pas de
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ce Versailles, de ce Paris, de ce grand règne, de ce grand roi, laboureurs et penseurs, cultivant la terre, étudiant les textes, ignorant ce que faisaient la France et l'Europe, cherchant dans l'Écriture sainte les preuves de la divinité de Jésus, cherchant dans la création la glorification du Créateur, l'œil fixé uniquement sur Dieu, méditaient les livres sacrés et la nature éternelle, la Bible ouverte dans l'église et le soleil épanoui dans les cieux !
Leur passage- n'a pas été inutile. Vous l'avez dit, Monsieur, dans le livre remarquable qu'ils vous ont inspiré ; ils ont laissé leur trace dans la théologie, dans la philosophie, dans la langue, dans la littérature, et, aujourd'hui encore, Port-Royal est, pour ainsi dire, la lumière intérieure et secrète de quelques grands esprits. Leur maison a été démolie, leur champ a été ravagé, leurs tombes ont été violées ; mais leur mémoire est sainte ; mais leurs idées sont debout ; mais des choses qu'ils ont semées, beaucoup ont germé dans les âmes, quelques-unes ont germé dans les cœurs. Pourquoi cette victoire à travers ces calamités ? Pourquoi ce triomphe malgré cette persécution ? Ce n'est pas seulement parce qu'ils étaient supérieurs, c'est aussi, c'est surtout parce qu'ils étaient sincères ! C'est qu'ils croyaient, c'est qu'ils étaient convaincus, c'est qu'ils allaient à leur but pleins d'une volonté unique et d'une foi profonde. Après avoir lu et médité leur histoire, on serait tenté de s'écrier : — Qui que vous soyez, voulez-vous avoir de grandes idées et faire de grandes choses ? Croyez ! Ayez foi ! Ayez une foi religieuse, une foi patriotique, une foi littéraire. Croyez à l'humanité, au génie, à l'avenir, à vous-mêmes. Sachez d'où vous venez pour savoir où vous allez. La foi est bonne et saine à l'esprit. Il ne suffit pas de penser, il faut croire. C'est de foi et de conviction que sont faites
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en morale les actions saintes et en poésie les idées sublimes.
Nous ne sommes plus, Monsieur, au temps de ces grands dévouements à une pensée purement religieuse. Ce sont là de ces enthousiasmes sur lesquels Voltaire et l'ironie ont passé. Mais, disons-le bien haut, et ayons quelque fierté de ce qui nous reste, il y a place encore dans nos âmes pour des croyances efficaces, et la flamme généreuse n'est pas éteinte en nous. Ce don, une conviction, constitue aujourd'hui comme autrefois l'identité même de l'écrivain. Le penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire, je le répète, à la patrie, à l'intelligence, à la poésie, à la liberté ! Le sentiment national, par exemple, n'est-il pas à lui seul toute une religion ? Telle heure peut sonner où la foi au pays, le sentiment patriotique, profondément exalté, fait tout à coup, d'un jeune homme qui s'ignorait lui- même, un Tyrtée, rallie d'innombrables âmes avec le cri d'une seule, et donne à la parole d'un adolescent l'étrange puissance d'émouvoir tout un peuple.
Et à ce propos, puisque. j'y suis naturellement amené par mon sujet, permettez-moi, au moment de terminer, de rappeler, après vous, Monsieur, un souvenir.
Il est une époque, une époque fatale, que n'ont pu effacer de nos mémoires quinze ans de luttes pour la liberté, quinze ans de luttes pour la civilisation, trente années d'une paix féconde ? C'est le moment où tomba celui qui était si grand que sa chute parut être la chute même de la France. La catastrophe fut décisive et complète. En un jour tout fut consommé. La Rome moderne fut livrée aux hommes du Nord comme l'avait été -la Rome ancienne ; l'armée de l'Europe entra dans la capitale du monde ; les drapeaux de vingt nations flottèrent déployés au milieu
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des fanfares sur nos places publiques ; naguère ils venaient aussi chez nous, mais ils changeaient de maître en route. Les chevaux des Cosaques broutèrent l'herbe des Tuileries. Voilà ce que nos yeux ont vu ! Ceux d'entre nous qui étaient des hommes se souviennent de leur indignation profonde ; ceux d'entre nous qui étaient des enfants se souviennent de leur étonnement douloureux.
L'humiliation était poignante. La France courbait la tête dans le sombre silence de Niobé. Elle venait de voir tomber, à quatre journées de Paris, sur le dernier champ de bataille de l'empire, les vétérans jusque-là invincibles qui rappelaient au monde ces légions romaines qu'a glorifiées César et cette infanterie espagnole dont Bossuet a parlé. Ils étaient morts d'une mort sublime, ces vaincus héroïques, et nul n'osait prononcer leurs noms. Tout se taisait ; pas un cri de regret ; pas une parole de consolation. Il semblait qu'on eût peur du courage et qu'on eût honte de la gloire.
Tout à coup, au milieu de ce silence, une voix s'éleva, une voix inattendue, une voix inconnue, parlant à toutes les âmes avec un accent sympathique, pleine de foi pour la patrie et de religion pour les héros. Cette voix honorait les vaincus, et disait :
Parmi des tourbillons de flamme et de fumée,
Le bataillon sacré, seul devant une armée,
0 douleur ! quel spectacle à mes yeux vient s'offrir ?
S'arrête pour mourir 1
Cette voix relevait la France abattue, et disait :
Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,
Je dépose à ses pieds ma joie et mes douleurs;
J'ai des chants pour toutes ses gloires,
Des larmes pour tous ses malheurs !
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Qui pourrait dire. l'inexprimable effet de ces douces et fières paroles 1 Ce fut dans toutes les âmes un enthousiasme électrique et puissant, dans toutes les bouches une acclamation frémissante qui saisit ces nobles strophes au passage avec je ne sais quel mélange de colère et d'amour, et qui fit en un jour d'un jeune homme inconnu un poète national. La France redressa la tête, et à dater de ce moment, en ce pays qui fait toujours marcher de front sa grandeur militaire et sa grandeur littéraire, la renommée du poète se rattacha dans la pensée de tous à la catastrophe même, comme pour la voiler et l'amoindrir. Disonsle, parce que c'est glorieux à dire, le lendemain du jour où la France inscrivait dans son histoire ce mot nouveau et funèbre : Waterloo, elle grava dans ses fastes ce nom jeune et éclatant : Casimir Delavigne.
Oh ! que c'est là un beau souvenir pour le généreux poète, et une gloire digne d'envie î Quel homme de génie ne donnerait pas sa plus belle œuvre pour cet insigne honneur d'avoir fait battre. alors d'un mouvement de joie et d'orgueil le cœur de la France accablée et désespérée ! Aujourd'hui que la belle- âme du poète a disparu derrière l'horizon d'où elle nous envoie encore tant de lumière, rappelons-nous avec attendrissement son aube si éblouissante et si pure I Qu'une pieuse reconnaissance. s'attache à jamais à cette noble poésie qui fut une noble action ! Qu'elle suive Casimir Delavigne et qu'après avoir fait une couronne à sa vie, elle fasse une auréole à son tombeau ! Envions-le, et aimons-le F Heureux le fils dont on peut dire : Il a consolé sa mère ! heureux le poète dont on peut dire : Il a consolé la patrie r
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ACADÉMIE FRANÇAISE
M. le comte de Vigny, ayant été élu par l'Académie Française à la place vacante par la mort de M. Étienne, y est venu prendre séance le 29 janvier 1846 et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Quel est le sentiment qui attire sans cesse devant vous, et presque parmi vous, cette foule empressée et choisie, depuis l'époque déjà bien ancienne où vous avez résolu de lui ouvrir ce sanctuaire des lévites qui croit sincèrement à la religion des lettres ; cet atelier des artisans de la parole, comme les nomma l'un des plus illustres de vos prédécesseurs ? — Pourquoi le bruit remplace-t-il ici le grave silence des études ? Pourquoi l'agitation y fait-elle oublier, pour un moment, le calme des dissertations savantes ? — Le motif de. cette curiosité religieuse n'est-il pas le. désir de retrouver dans l'aspect de ceux dont on a lu les oeuvres, ou dont on sait les actes mémorables, quelque chose des émotions qu'on avait puisées dans la lecture de leurs récits et dans l'éclat de leurs actions ? N'est-ce pas l'ardeur de deviner sur des fronts si souvent cachés quelle harmonie existe entre l'homme et son œuvre, entre ce créateur et ses créa-
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tions ? Noble sentiment dont nous devons d'abord remercier nos concitoyens, nos amis et nos frères, généreuse intention d'une assemblée à la fois élégante et studieuse qui, par ses regards pensifs ou par ses gracieux sourires, semble dire à chacun de vous :
« — Vous êtes passagers, mais vos ouvrages nous restent. Vous avez vécu, vous avez travaillé pour nous ; nous n'ignorons pas votre vie, nous savons vos travaux : nous venons, pour une fois, jeter un regard sur vos traits, pour connaître comment y est tracée l'empreinte de vos labeurs, pour distinguer entre vous quels sont les hommes éminents dont nous devons honorer le passé, et ceux dont l'avenir nous promet encore de nouvelles splendeurs ; vous êtes un corps illustre, nous sommes la nation. »
Eh bien ! puisque cette mère commune veut soulever votre voile et vient chercher la source de vos idées dans vos entretiens ; puisque le grand jour pénètre dans le cabinet des travailleurs et sur la table même du travail, que chacun de nous donc, tour à tour, révèle à tous quelques-uns des mouvements intérieurs de sa pensée et montre les secrets ressorts de ses oeuvres.
Eh ! Pourquoi les troubles profonds de nos études ne pourraient-ils avoir leurs confessions publiques, comme autrefois le cœur même eut les siennes dans la primitive Église ? La conscience de l'écrivain solitaire peut faire devant tous son examen. Les remords des belles-lettres ne sauraient être bien cruels, et les reproches que l'on se fait ne sont guère que des regrets de n'avoir pas aussi complètement atteint qu'on l'eût voulu l'idéale beauté que l'on ne cesse de rêver.
Il y a dans la vie de chaque homme une époque où il est bon qu'il s'arrête, comme au milieu de son chemin, et considère, dans un moment de repos et
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de préparation à des entreprises nouvelles, s'il a laissé derrière lui sur sa route une pierre qui soit digne de rester debout et de marquer son passage ; de quel point il est parti, quels voyageurs l'avaient précédé, desquels il fut accompagné, desquels il sera suivi.
Ce moment d'arrêt est aujourd'hui venu pour moi ; votre libre élection l'a marqué, et la sobriété de mes ambitions, le calme et la simplicité de ma vie me permettent de vous redire, Messieurs, avec justice et en toute conscience, les paroles de l'un de vos devanciers, de ce moraliste profond qui disait, en entrant à l'Académie Française, il y a cent soixante ans (1) :
« — Cette place parmi vous, il n'y a ny poste, ny crédit, ny richesses, ny authorité, ny faveur qui ayent peu vous plier à me la donner, je n'ay rien de toutes ces choses. Mes 'œuvres ont été toute la médiation que j'ai employée et que vous avez re- çeûe ; quel moyen de me repentir jamais d'avoir escrit ? »
Ayant donc à vous parler pour la première fois, devant cette assemblée que vos noms attirent et à qui mes écrits ne sont peut-être pas entièrement inconnus, mon premier devoir est de vous retracer l'un de ces coups mortels, multipliés par la main providentielle et sévère qui fait naître et tomber nos races éphémères et les renouvelle si rapidement, qu'entre le jour où vous donnez un de ces fauteuils et le jour où l'on s'y vient asseoir, deux autres sièges sont déjà vides et recouverts d'un crêpe de deuil.
Mais ici doivent se trouver tous les genres de courage réunis à tous les genres de gloire.
Lequel de vous, esprits supérieurs, lorsque dans
(i) i5 juin 1695.
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ses nuits il a considéré la marche de l'espèce humaine s'avançant avec persévérance vers un but toujours inconnu, sous les bannières mobiles des idées, lequel de vous, plein d'espoir dans l'avenir et le progrès, ne s'est dit :
Quels que soient les monuments qu'ils laissent, les hommes éminents d'une génération ne sont rien que les éclaireurs de la génération qui les suit.
Celui qui était assis avant moi à cette place ne s'est pas éteint dans les langueurs de la vieillesse, et n'a point senti la mort le gagner, membre par membre, jusqu'aux sources du sentiment et de la pensée. Il venait à peine d'entrevoir le déclin des ans, il était fort, il n'avait rien perdu de lui-même et se sentait une âme saine dans un corps énergique, il était heureux et debout dans la vie, quand un souffle de mort, qui avait frappé auprès de lui une femme, compagne de toute son existence, du même coup l'a renversé à côté d'elle.
Rien ne vous avait préparés à cette perte, et jamais peut-être étonnement ne fut aussi grand que celui que l'on vit parmi vous ; car de plus jeunes que lui avaient eu des années de dépérissement qui vous avertissaient longtemps avant leur dernier jour. — Au milieu de l'une de vos séances on vint vous dire qu'il n'était plus. Vous vous levâtes tout à coup, par respect pour sa mémoire et pour la mort qui passait dans vos rangs, et chacun se retira en silence pour y penser longtemps et pour en gémir toujours.
Chacun de vous se demandait sans doute quel homme il venait de perdre, et s'il appartenait à l'une ou à l'autre des deux natures d'où sortent les maîtres de la pensée et les guides éloquents des grandes nations.
En effet, deux races différentes et parfois rivales composent la famille intellectuelle. L'homme de
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l'une a des dons secrets, des aptitudes natives que n'a point l'autre.
Le premier se recueille en lui-même, rassemble ses forces et craint de se hâter. Étudiant perpétuel, il sait que pour lui le travail c'est la rêverie. Son rêve lui est presque aussi cher que tout ce que l'on y craint. — Sur chacune des routes de sa vie, il recueille, il amasse les trésors de son expérience, comme des pierres solides et éprouvées. Il les met longtemps en réserve avant de les mettre en oeuvre. Il choisit entre elles la pierre d'assise de son monument. Autour, de cette base il dessine son plan, et quand il l'a de tous côtés contemplé, refait et modelé, il permet enfin à ses mains d'obéir aux élans de l'inspiration. — Mais, dans le travail même, il est encore contenu par l'amour de l'idéal, par le désir ardent de la perfection. Mécontent de tout ce qui n'entre pas dans l'ordre pur qu'il a conçu, il se sépare de son œuvre, en détourne les yeux, l'oublie longtemps pour y revenir. Il fait plus, il oublie l'époque même où il vit et les hommes qui l'entourent ; ou, s'il les regarde, ce n'est que pour les peindre. Il ne songe qu'à l'avenir, à la durée de sa construction, à ce que les siècles diront d'elle. — Il ne voit que les générations qui viendront respirer à l'ombre de son monument, et il cherche à le faire tel qu'elles trouvent à la fois le bien dans son usage, le beau dans sa contemplation.
Qu'il soit poète ou grand écrivain, cet homme, ce tardif conquérant, ce possesseur durable de l'admiration, c'est le Penseur.
L'autre n'a pris dans l'étude que les formes qu'il lui fallait pour se préparer à la lutte de chaque jour. Il porte sur tous les points sa parole et ses écrits. Il aspire non seulement à la direction des affaires, mais à celle de l'intelligence publique. Il tient moins à
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la perfection et à la durée de son oeuvre qu'à son action immédiate. Son esprit est agile et prime- sautier, son émotion plus ardente que profonde, sa volonté énergique, ses vues soudaines et praticables. La presse et la tribune sont ses forces. Par l'une, il prépare son pays à ce qu'il lui doit faire entendre par l'autre. Une forme unique ne saurait lui suffire. Il faut que les masses l'écoutent et y prennent plaisir, que, par ses écrits courts et réitérés, il amène à lui leurs intérêts légitimes et leurs passions généreuses avant que sa dialectique les enchaîne. Forcé de plaider chaque jour, et de gagner la cause de son idée ou de son autorité, par-devant la nation, pour obtenir d'elle les armes nécessaires au combat du lendemain, il faut que sa science ait des anneaux innombrables pour lier dans ses détours tant d'intelligences diverses. — Dans tout ce qui se discute de grandiose ou de minime sur les besoins et la vie d'un peuple, il faut que chacune de ses notions soit précise, et prête à sortir de sa bouche claire et brillante comme les pierreries qui pleuvent des lèvres de la fée. — Il sait d'avance que sa gloire sera proportionnée au souvenir que laisseront les événements qu'il a suscités ou accomplis, les choses du moment qu'il a discutées. S'il règne sur son temps, c'est assez. Que son époque soit grande par lui, c'est tout ce qu'il veut : bien assuré que pour parler d'elle, il faudra la nommer de son nom, et que rien ne pourra briser l'anneau d'or qu'il ajoute à la chaîne des grandes choses et des faits mémorables.
Qu'il soit orateur, homme d'Etat, publiciste, cet homme, ce dominateur rapide des volontés et des opinions publiques, c'est l'Improvisateur.
Entre ces deux puissantes natures, qui peut déterminer les mérites et donner la palme ? La valeur de ces deux créatures diverses ne peut être pesée que
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par le Créateur ; lui seul peut, après la mort, dignement juger et rémunérer ces deux forces presque saintes de l'âme humaine, comme la postérité seule a droit de les classer parmi les grandeurs de ses terrestres domaines.
Aucun homme n'en aurait le pouvoir, et aujourd'hui moins que jamais, puisque ces deux races, autrefois si distinctes, se sont alliées et confondues dans le Parlement, et ne sauraient, au premier coup d'ceil, se démêler qu'avec peine, sous la toge du législateur.
Aujourd'hui, en effet, les historiens sont ministres, et, lorsqu'ils se reposent, jettent un regard en arrière, et redeviennent historiens. L'inspiration des poètes et des grands écrivains sait se ployer aux affaires publiques, combattre à la tribune, et, dans les armistices, reprendre les chants et les écrits destinés à l'avenir.
Plusieurs portent ainsi un glaive dans chaque main, mais. il sera donné à bien peu d'en porter deux d'une trempe égale.
Durant le cours de leur vie, la nation, émue et reconnaissante de ce grand tableau que forment ses hommes supérieurs, recueille le bien qui lui vient d'eux, et ne cherche point à distinguer leur vocation native de leurs qualités acquises. Mais, après eux, elle sent unanimement et comme d'elle-même quelle était la nature véritable de chacun, elle le sent par ce même instinct merveilleux' qui fait que, dans les théâtres, un parterre, même inculte, s'il voit passer le vrai et le beau, jette, sans savoir pourquoi, un seul cri de cette voix, qui semble véritablement alors la voix de Dieu.
Heureux est notre pays, qui produit si souvent des hommes tels, que l'on n'a d'autre embarras que de distinguer quel fut le plus grand de leurs mérites, et
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lequel en eux l'emporta de ces éléments précieux si étroitement fondus en une seule puissance intellectuelle.
Mais si ce jugement définitif n'appartient qu'à une postérité éloignée, il reste au m-oins à tout homme qui étudie avec indépendance et conscience l'esprit de son temps le droit modeste de pressentir les jugements de l'avenir et d'exprimer ses propres sympathies.
Ce droit, Messieurs, j'en userai en vous faisant relire les pages de cette vie heureuse si brusquement éteinte, à laquelle ne manque aucune élégance ni aucun succès. J'examinerai jusqu'à quel degré celui que vous avez perdu participa des deux natures que j'ai cherché à définir. Je dirai celle qui me paraît avoir été la plus réelle en lui, et je marquerai du doigt la trace de la génération littéraire à laquelle il appartint, et l'empreinte vivante de la génération qui l'a suivie.
En considérant d'un premier regard l'ensemble de cette existence riante et que rien n'assombrit dans son cours, ni la gêne étourdie du premier âge, ni même la lutte politique de l'âge mûr, on sent qu'un discours sur ce sujet ne peut pas être une oraison par trop funèbre.
Le siècle s'ouvre, et dès son premier jour un jeune homme apparaît dans les lettres. — Il a vingt- deux ans. Heureusement doué en toutes choses, d'un aspect aimable et imposant à la fois, son visage est régulièrement beau, sa taille élevée, sa tête portée haut, son sourire fin et gracieux, ses manières polies et reposées. Son caractère répond à ses formes. Il est indulgent dans ses jugements sur les hommes, facile à se lier, mais réservé dans ses démarches ; serviable
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avec tous, mais circonspect au delà de ce que son jeune âge ferait attendre.
C'est qu'il sait déjà la vie. Un ciel ardent l'a mûri. Il a grandi sous la zone torride de quatre-vingt-treize. La vie publique, il la connaît par la terreur ; la vie privée, par une pauvreté légèrement portée, mais doublement pesante : car, à dix-sept ans, il a épousé une jeune personne de son âge ; la même dont il a pu dire à sa dernière heure : J'ai vécu la main dans la sienne, et dont le sommeil même de la tombe ne lui a pas fait quitter la main. Cet homme si jeune est courageux et modéré ; son énergie lui vient de son âge, sa modération de son mariage précoce qui rend le cœur prudent par amour.
Dans cette époque de confusion et de sanglantes erreurs, il a déjà su faire son choix, s'est allié-à la modération armée, s'est enfermé -et a combattu dans la ville de Lyon assiégée, avec M. de Précy, croyant voir la justice et le bien du côté des Girondins, et il n'a échappé qu'avec peine aux mitraillardes de la Commune affranchie. Il vient à Paris ; il regarde autour de lui, un âge nouveau va naître ; le XVIIIe siècle, exténué et mutilé, rend son dernier soupir dans une orgie. Le Directoire ne sait ni régner ni gouverner, mais du moins il laisse aux arts quelque mouvement qui ressemble à la liberté. On s'étourdit avec des grelots. La chanson vit encore ; le vaudeville la porte comme une fleur à son côté, appelant à son aide la jeunesse dorée. — Une voix répond des premières à l'appel : c'est celle du jeune Etienne. — Sur les bords de la Meuse, élevé d'abord par un vieux et savant curé, puis au collège de Barle-Duc, il n'a point appris à composer des choses si profanes que ces chansons. Mais à Paris (où l'on apprend beaucoup), il a déjà connu une imposante et très dramatique personne qui, dans sa vieillesse,
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l'accueillit avec des sentiments tout maternels. C'était la grande tragédienne de Voltaire, Mlle Clairon, qui lui légua sa bibliothèque, comme à Voltaire enfant, Ninon avait légué la sienne. — On voit que le théâtre faisait les premiers pas vers lui. — Des feuilles de ces livres moqueurs sont sortis sans doute les esprits familiers de la comédie et du journal qui, toute sa -vie, lui parleront à l'oreille.
Dès lors, il se comprend, il laisse un libre cours à sa plume qui, à peine échappée du collège, s'échappe joyeusement du bureau, prison bien plus sinistre.
Il se connaît, il se sent appartenir à la plus vive des deux familles d'âmes supérieures dont je viens de parler. Il est improvisateur. Il le sait si bien, que ces nombreuses et courtes œuvres qu'il jette aux petits théâtres comme des bouquets, il les intitule lantôt folies, tantôt impromptus ; quelquefois des deux noms ensemble. L'un des premiers se nomme le Rêve. (C'est toujours par un beau songe que nous commençons.) Celui-ci plut beaucoup au public qui, tous les soirs, vient voir passer les rêves du théâtre, ce souverain capricieux qui, lorsque la soirée commence, est notre adversaire, et qui parfois, lorsqu'elle finit, est devenu notre ami. Dès la première entrevue, il fut l'ami du jeune Girondin.
Pendant quinze ans, on écoute avec joie des pièces joyeusement écrites. Depuis la scène des Troubadours, des Variétés, du Vaudeville, jusqu'à celles de la Comédie Française et de l'Opéra, le jeune Étienne multiplie ses fantaisies toujours brillantes, toujours- inoffensives et faites dans un vrai sentiment d'honnête homme. Une sorte de naïveté vive s'y reconnaît aussi, et y correspond à l'un des traits distinctifs de son caractère, qu'il conserva jusqu'au dernier âge de sa vie.
Ici, Messieurs, et avant de nommer ces œuvres-
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pleines d'intérêt et de grâce, je dois quitter un moment avec lui les théâtres de Paris, pour dire combien le goût qu'il avait pour la scène lui fut propice dès les premiers pas qu'il y voulut hasarder.
Il avait, comme je l'ai dit, au plus haut degré, ce que le cardinal Mazarin exigeait des hommes qu'il mettait aux affaires : il était heureux.
Ce n'est pas seulement en France que l'on se souvient du camp de Boulogne ; de ce grand orage qui s'amassa et gronda sur les bords de la mer pour aller éclater et tomber sur Austerlitz. — Une colonne de marbre est sortie de terre pour attester une seule menace de la France, de même qu'une de ses indignations vient d'en faire sortir ces fortifications qui, si elles n'ont jamais, comme je le souhaite, l'occasion de prouver sa force, attesteront du moins toujours l'opulence de ses souverains caprices.
Un matin donc, au camp de Boulogne, l'armée regardait vers la mer, et même au delà. Tous nos ports étaient bloqués, et cependant on vit arriver des voiles ; elles étaient nombreuses : c'était une flotte, et une flotte française ; elle venait d'Anvers ; elle avait traversé les croisières ennemies avec une grande audace et une fortune inespéréé. — L'armée, impatiente et oisive, voulut donner une fête à la ville et aux vaisseaux. — Le jeune improvisateur fut prêt avant les flambeaux. On joua de lui une comédie tout ardente d'espoir, et dont le langage n'avait de celui du camp que l'enthousiasme. Ses couplets sur les brûlots furent alors populaires. Quelques vétérans de l'armée les savent encore.
Comment cette action n'aurait-elle pas plu au grand capitaine, qui ne cessait de regarder la côte, ennemie, et se disait :
Je ne demande au ciel qu'un vent qui me conduise.
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Il applaudit ; il chercha, il fit appeler dans la foule le jeune auteur, le prit par la main, et le donna, pour tout son règne, au ministre secrétaire d'État qu'il allait conduire à Berlin.
A compter de ce jour-là, l'étoile de l'empereur guida cette vie, et cette heureuse fortune, toujours croissante, devint aussi un second monument du camp de Boulogne.
Libre alors de toute préoccupation trop matérielle, ce vif esprit se répand en inventions variées. On y pressent déjà des œuvres plus sérieuses. Tantôt c'est l'École des Pères, où sont démontrés avec sévérité les dangers d'une étourderie trop prolongée dans le caractère d'un jeune père, et le ridicule presque contre nature de la familiarité des fils. Là se respire déjà quelque chose de la grande comédie ; c'est l'enseignement de la dignité des moeurs de famille ; ainsi dans le Mariage d'une heure, douce méprise -causée par trop de soin d'une fortune prochaine et troublée par une jalousie entre deux amis ; ainsi dans la Jeune femme colère, que l'on écoutait hier à Paris, qu'on verra demain à Londres, qui touche de près à une conception de Shakespeare et que l'on joue souvent traduite en anglais, sans trop redouter le voisinage de Petrucchio et de Catherine (il), ce qui en -est un assez grand éloge. Quelquefois ce sont des intrigues compliquées, des imbroglios du genre de ce qu'on nomme en Espagne drames de cape et d'épée, -comme Les Maris en bonne fortune ; des contes de fées et des Mille et une Nuits, comme Cendrillon et Gulistan, que jamais peut-être n'abandonnera ce théâtre formé de comédie et de musique qu'il aima plus que tout autre.
Cet esprit léger vole et se porte sur toute fleur qui
(1) Taming of the Shrew.
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le charme. Le miel qu'il compose devient chaque jour plus exquis, son vol s'élève aussi à chaque coup d'aile. — Il était presque impossible que des livres de M118 Clairon et des contes de Voltaire il ne sortît rien pour l'opéra-comique. Aussi vinrent Jeannot et Colin, les deux Auvergnats se tenant par la main, frais et dispos, l'un sauvé par l'autre des vanités de Paris, et retournant aux affections de son enfance dans la montagne :
On leur battit des mains encor plus qu'à Clairon.
Partout dans l'aimable auteur un choix de sujets et de caractères qui ramenaient aux moeurs simples, à l'amour de la vie de famille, à la bienfaisance, au désintéressement, à la constance des affections intimes. En nommant ces qualités qu'il enseignait, je me trouve nommer celles qu'il possédait lui- même. — Car, malgré le grand nombre de ses ouvrages, je serais moins long, je crois, à vous les énumérer qu'à redire tout ce que j'ai entendu d'excellent des actes de sa vie. Je ne sais s'il eut des ennemis, cela n'est pas impossible, puisqu'il suffit pour cela d'exister, et surtout de réussir ; mais je ne sais personne qui en ait rencontré un seul, et les plus affectueux de ses amis, quelquefois les plus reconnaissants, je les ai trouvés dans ses adversaires politiques.
Distrait comme La Fontaine, il avait comme lui cette grâce de narration et de dialogue qui se plaît à jeter des voiles transparents sur les folies passionnées de la première jeunesse.
La Fontaine lui-même, je ne crains pas de l'affirmer, eût été fort embarrassé s'il lui eût fallu conclure après chacun de ses contes, comme après chaque fable, par une moralité. — Peut-être pen-
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serez-vous comme moi que Boccace se préoccupe aussi fort peu du sens philosophique de ses Nouvelles, et ne prétend guère plus à l'enseignement que la reine de Navarre.
C'étaient des temps où le plaisir était une affaire sérieuse ; et celui de raconter et d'écouter n'était pas peu de chose apparemment pour'les personnages enchanteurs et enchantés du Décaméron, puisqu'ils en oubliaient la peste de Florence.
Je ne chercherai donc point à découvrir la moralité d'une certaine nouvelle qu'on aimait par-dessus toutes et qui venait de l'Arioste en droite ligne, que chacun redisait d'âge en âge à sa manière ; une histoire qui, sous le règne de Louis XIV, fut presque élevée à la dignité .de cause célèbre, dont les avocats furent M. Boileau-Despréaux d'un côté, et, de l'autre, M. l'abbé le Vayer, et les parties, M. de La Fontaine et M. Bouillon, traducteurs rivaux de la Joconde, comme on appelait alors cette nouvelle.
La difficulté du récit séduisit une fois encore quelqu'un de notre temps.
Écrire cette aventure était bien moins périlleux que la mettre en scène. Ce que le malin fabuliste avait dit avec une clarté et une franchise tout à fait dignes de Rabelais, il fallait le traduire seulement en situations semblables, substituer une épreuve à des trahisons, un soupçon à des certitudes, faire de la musique un complice, et de ses accords des symboles ; il y fallait enfin plus d'art que jamais.
On le sait, la couronne de la rosière est encore pleine de fraîcheur, sinon de pureté.
J'ai devancé quelque peu l'époque de cet opéra, afin de quitter la musique pour toujours, ainsi que l'auteur de Joconde.
Mais un art plus grave s'était fait pressentir, je l'ai dit, dans les œuvres de M. Étienne. Déjà Brueys et
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Palaprat, comédie écrite en vers dont le style est facile et vif, annonçait que l'auteur pouvait, s'il le voulait enfin, se recueillir pour écouter la muse lorsqu'elle lui conseillerait d'entrer dans l'analyse sérieuse et intime des idées et des caractères, et lorsqu'elle viendrait à ses côtés faire résonner le rythme divin. — Dans cet acte bien composé, où toutes les proportions sont mesurées, sans efforts apparents, où le caractère du duc de Vendôme est opposé et lié dans un juste degré à ceux des deux fraternels écrivains dont la mansarde est si gaie et si généreuse, il entrait dans l'art pur en peignant la vie d'artiste. Cette courte comédie ne doit-elle pas être à nos yeux l'introduction des Deux Gendres ?
Vingt-deux pièces de théâtre de la main de M. Etienne avaient précédé cet ouvrage, le plus important de tous par le travail et le plus brillant par le succès. Un talent plus mûr s'y montre, une composition plus sévère et des mots plus profonds, avec une verve aussi ardente que dans des ouvrages plus jeunes.
La question que traite la comédie des Deux Gendres, Messieurs, est une des plus graves qui aient jamais occupé l'âme entière du poète, du philosophe et du législateur. Or, le grand artiste doit sentir en lui quelque chose de ces trois hommes à la fois.
Le but du théâtre n'est pas seulement d'enlever tous les âges aux soins et à l'oppression habituelle de la vie.
« Les dieux, dit quelque part Sénèque, pensent que la lutte d'un homme de bien contre ses passions ou contre l'adversité est un spectacle digne d'eux. »
Dans cette comédie, c'est contre l'adversité que lutte l'homme de bien ; il n'a plus l'âge des passions. Il est deux fois père, il a sur son front la double majesté de la vertu et de la vieillesse.
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Quelle est donc son adversité ? L'abandon. Quelles mains le frappent ? Celles de ses enfants. Pour quelle faute ? parce qu'il a été trop bon, trop grand, trop père, trop sublime ; parce qu'il s'est dépouillé pour eux de son -vivant, parce qu'il leur a partagé ses biens, parce qu'il s'est ouvert les entrailles et leur a donné son sang et son cœur.
Et pourquoi ce partage, pourquoi ce sacrifice ? Car, s'il se dépouille ainsi et se met à la merci de ses enfants, ce n'est pas qu'il ne sache parfaitement les dangers qu'il va courir. Il a de la vie une longue expérience ; il croit peu à la reconnaissance. Il sait à quoi il s'expose. Pourquoi donc ce dévouement ?
L'art de la scène n'a jamais osé répondre, et ne le. devait pas. L'examen de l'art le pourrait seul.
Lorsqu'un jugement inattentif et incomplet conclut seulement alors que la moralité de la pièce était : qu'un père ne doit jamais donner tout à ses enfants, ce fut glisser timidement à côté de la pensée. Le père répondrait, s'il était interrogé, qu'il s'est ainsi dépouillé pour ne plus voir mesurer ses biens d'un œil impatient ; qu'il a cru trouver un moyen de ne plus entendre dire ce mot hideux resté de la barbarie dans nos moeurs, que l'on prononce avec indifférence et qu'on ne peut entendre sans frisson : car lorsqu'on dit d'une fille, en regardant les cheveux blancs de son père : « Elle a des espérances », on entr'ouvre une bière. Ce mot seul, le plus détestable des mots inconsidérés de la vie intime, suffit pour faire sortir des yeux caressants de l'enfant des regards sombres de cupidité. Le bon vieillard n'a pas voulu; les voir devenir méchants. Plutôt que de lire une noire pensée, il a mieux aimé tout donner à tout. hasard.
Là repose la question redoutable. La main qui las
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sonderait ne s'arrêterait qu'aux questions sociales de l'héritage. On les sent gronder sous la comédie qui les effleure.
Telle est la puissance de l'art. — Que sa barque pavoisée glisse sur la mer, c'est assez pour tout remuer dans ses profondeurs, et faire paraître à la surface ses gigantesques habitants. Tout est du domaine de l'art, et rien n'est frivole dans ses créations, poursuivies toujours par des dédains interminables et impuissants.
Le mérite de l'auteur comique fut grand, fut réel, le jour où, prenant dans ses mains une tradition ancienne, et l'ébauche d'une sorte de proverbe informe, il leur donna une nouvelle vie. — Le caractère excellent et tout à fait créé d'un Tartufe de bienfaisance bien digne d'escorter le courtisan ambitieux et trembleur est un des plus beaux portraits du tableau ; mais je sais au moins autant de gré au peintre de la création de deux figures de femmes par lesquelles il repose les yeux et la pensée, et en qui réside peut-être le sens le plus intime de l'oeuvre.
Par elles, ces deux étrangers tiennent au père de famille ; les coups destinés à leur père tombent sur leur coeur, où le contre-coup retombe aussi de tout son poids. Sur leur faible cœur, comme sur une enclume, les hommes frappent sans pitié ; l'ambitieux et l'avare sont d'un côté ; de l'autre, le père et son vengeur ; elles implorent, elles apaisent, elles supplient en vain ; on leur défend de pleurer et d'avoir les yeux rouges. Elles ont la piété filiale qui manque aux gendres, elles ont les remords qu'ils devraient avoir ; elles bravent l'opinion qui fait frémir ces deux pâles hommes ; elles détestent cet héritage reçu avant la mort, et n'osent pas le maudire tout haut ; puis enfin, lorsqu'il est arraché aux gendres, toutes deux arrivent au bout de ce rude
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combat blessées jusqu'au fond de l'âme, et si profondément, qu'il leur reste à peine la force de sourire à leur bonheur futur.
Voilà de ces caractères vrais et surpris dans la na-ture, que ne devinent point ceux qui n'ont pas vécu, c'est-à-dire souffert. Voilà ce qui n'était pas même indiqué dans cette esquisse de collège qu'on opposa à M. Étienne. On prétendit tout à coup se souvenir de tout ce qui ressemblait à ce grand ouvrage. On le découvrit partout ; dans les dialogues et les fabliaux du xvie siècle, dans les Fils ingrats de Piron et le Roi Lear de Shakespeare on suivit sa trace. Eh I Messieurs, il y avait encore dans les annales de l'ingratitude filiale un plus grand auteur à citer ; c'est l'auteur du monde et du cœur humain, celui qui composa l'histoire réelle de Jacques II et de ses filles.
On avait évoqué une ombre, mais bien en vain ; ce n'était même pas l'ombre d'un homme de talent. Un procès tout entier s'ensuivit, procès littéraire dont le dossier est fort considérable, et dont vous me pardonnerez volontiers, j'en suis sûr, de ne pas être le rapporteur posthume ; car le procès n'est plus, et les Deux Gendres ne oesseront d'exister et de tenir leur rang parmi les meilleures comédies dont notre XIXe siècle ait à s'honorer depuis sa naissance.
L'arrêt du public fut alors résumé ainsi par un critique : « M. Ëtienne a tué le jésuite, et, par ce meurtre, est devenu son héritier légitime. »
Au reste, Messieurs, je dois le dire, c'était un janséniste qui disait cela.
Pour que la cause fût jugée en toute équité on avait imaginé (ce n'était pas, je pense, les meilleurs amis de l'auteur) de faire représenter à l'Odéon ce Conaxa exhumé, tandis que la Comédie-Française représentait les Deux Gendres. — Pour ces sortes de personnes
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qu'afflige un trop grand succès, c'était une consolation délicatement ménagée. Ceux que mécontentait le plaisir que le public avait trouvé sur la rive droite n'avaient qu'à passer les ponts pour rencontrer sur la rive gauche le contre-poison.
Quant à l'auteur, peu inquiet de sa mise en accusation, il passa aussi les ponts ; mais ce fut pour entrer ici, à l'Académie Française.
On se donnerait moins de peine pour détruire ce qu'une fois l'enthousiasme a élevé en France, si l'on considérait combien ce qu'il y construit est solide. Notre nation, que l'on ne cesse d'accuser et qui veut bien elle-même s'accuser d'inconstance, n'abandonne jamais un succès qu'elle a fait, et lui conserve toute la fraîcheur de son jour de naissance. Elle le reprend, elle le pare de nouveau ; elle le rajeunit par une larme, s'il est sombre, par un sourire, s'il est enjoué. Tout est classé dans son trésor, et rien n'y perd jamais son rang.
Ce fut alors que, dans le discours que M. Etienne prononça devant vous, écrit ingénieux où il démontrait que les comédies sont les portraits de famille des nations, il vous rappela, Messieurs, un écrivain qu'il remplaçait, et dont le nom seul peut servir à mesurer ces rapides changements de l'esprit des lettres dont j'ai dit un mot. C'était M. Laujon, qui avait écrit la Poétique de la chanson. J'ai, je m'en accuse, le tort particulier à ma génération, de ne pas assez regretter la gaieté de l'ancien Caveau, où se réunissaient, dit- on, les disciples fervents de Vadé, de Collé, de Piron, nommant leurs réunions l'Académie du plaisir, se déclarant les législateurs chantants et étudiant le code de la gaieté. Aussi ce tort que je me reconnais me permet, d'un autre côté, de comprendre parfaitement que M. Etienne ait eu besoin de faire partie d'une autre académie que celle du plaisir, d'étudier
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et de réformer le Code civil et d'être législateur sans chanter.
Les Deux Gendres montraient assez que déjà la poésie sentait mieux sa dignité et redevenait grave, avec le sourire sérieux de la comédie : comédie de mœurs véritable, où la pensée première, l'action, les caractères, tout atteste que l'art élevé devient pour l'auteur un culte plus fervent. Il va bientôt entrer en défiance de sa facilité même. Ses travaux sont plus calmes, sa manière est plus délicate, son analyse plus attentive.
Il sent lui-même qu'il manque à son talent un style plus sévère et plus poétique, et qu'il lui faudra sortir enfin de l'examen aride de la dépravation humaine pour entrer dans les féconds domaines de l'imagination. — Il médite déjà une comédie politique dont la satire est poignante et va s'attaquer au pouvoir le plus formidable du monde entier. — Il ne cherche plus seulement à plaire ; il descend au fond de sa conscience, il y puise des forces inconnues pour lui jusque-là, il en tire une arme qui se nomme l'Intrigante. — A sa vue, Paris jette un grand cri mêlé de joie et de ressentiment.
La cause, la voici :
Une sourde inquiétude se répandait comme un fléau dans l'empire depuis trois ans. — Enivré de victoires, on ne se juge plus. — Le pouvoir sans contrôle voulait être aussi sans limites ; indiquer, décider les mariages selon ses calculs de politique et de dynastie. — On dressait des listes d'héritières, et trop souvent un doigt tout-puissant choisissait les noms.
On murmurait partout « que le maître de l'Occident, qui, sans les consulter, partageait les nations entre ses frères, croyait donc pouvoir jeter, contre leur gré, des héritières à ses soldats. »
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Mais il y eut des nations qui protestèrent et des populations qui s'enfuirent tout entières dans les montagnes plutôt que de se laisser ainsi prostituer, et de même il se trouva des familles réduites à se cacher, humiliées de ces redoutables faveurs d'un souverain qu'on ne refusait pas sans danger.
Il est donc certain que le trouble était répandu dans les foyers.
Lorsque vint une comédie qui disait tout haut cette secrète horreur, le peuple jeta ce cri dont on se souvient encore après trente-deux ans, tant est forte la voix d'une juste indignation et d'une douleur de père.
Ce sont là les cris qu'il est glorieux pour nous de faire pousser aux nations, car la main qui fait gémir le blessé est celle aussi qui guérit la blessure. La tribune du théâtre protesta quand les deux autres étaient muettes. — Au milieu de Paris, la première représentation fut brillante et remplit de tempêtes la Comédie-Française.
Tout ce bruit se fit entendre jusque dans le palais souverain. On y voulut voir ce qui causait un tel tumulte et s'il serait bon de permettre tant de joie. — Celui qui dominait tout, et qui redoutait beaucoup aussi, voulut savoir ce que valait cette arme qu'il se disposait à briser. — Il la fit jouer à l'écart, pour en bien mesurer la portée.
Ce fut là une soirée de mauvais augure. Il y avait loin de cette représentation à celle du Camp de Boulogne.
On était dans la salle étroite de Saint-Cloud, en 1813, dans la dernière année du règne. Le dictateur était triste et sentait que son empire n'était pas même viager.
L'édifice était ébranlé, et celui qui l'avait élevé en entendait déjà, et avant tous, les sourds craquements.
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Comme à l'empereur Julien, le Génie de l'empire lui apparaissait attristé et tenant son flambeau renversé. Pourtant sa cour était brillante encore, et il avait rassemblé, ce soir-là, quelques restes de ce parterre de rois qu'il avait fourni souvent à ses grands acteurs. Devant ce public splendide et triste, superbe et muet, on n'avait point d'enthousiasme à craindre. Tout ce qui froisserait le maître blesserait la cour, tout ce qui le blesserait la ferait saigner.
Dans l'angle de cette loge oblique, où l'on se souvient encore de l'avoir vu se jeter brusquement, la main sur ce grand cœur qu'il commençait peut-être à déchirer, l'empereur se demandait comment son étoile pâlissante était déjà si près de son déclin, que l'un de ceux qu'il avait créés eût osé s'indigner de quelque chose, nourrir de cette indignation ses réflexions secrètes, s'abreuver de ce besoin tout nouveau de justice, et risquer, pour répandre quelques vers sortis du fond du cœur, la perte de l'une de ces amitiés impérieuses qui jadis donnaient la mort aux poètes en se retirant.
Le public impérial est attentif et silencieux. Chacun souffre à son rang. On commence, et le souverain observateur, pareil à un sombre et inquiet chimiste, portant les yeux tour à tour sur la scène et sur la masse de cette assemblée convoquée pour juger, approche de cette froide pierre de touche l'or suspect du poète. Il voit s'ouvrir, devant lui, la maison sévère et calme d'un riche commerçant de Paris. Une femme, la belle-sœur de ce grave personnage, y a jeté le trouble, le bruit, le luxe en son absence. Elle a brisé le mariage qu'il voulait pour sa fille, et que sa fille souhaitait dans son cœur ; elle a ourdi une intrigue profonde, et veut donner la jeune enfant et ses richesses à un homme de cour. — L'honnête homme revient chez lui et s'étonne.
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L'intrigante a tout renversé au nom de la cour. Il refuse ce mariage nouveau, elle le menace de la cour ; •on lui fera savoir, dit-elle, ses volontés suprêmes ; balancer un instant à obéir, c'est lui manquer.
Étrange dialogue où l'énergique marchand répondit :
On abuse aisément du nom le plus auguste,
-Quoi 1 l'on manque à la cour quand on la croit injuste ?
Pendant les luttes de cette scène, les spectateurs ■sikneieux regardaient avec effroi le spectateur impassible. — Eux et lui se demandaient quel était cet être abstrait et toujours accusé que l'on nommait la cour. L'un se reconnaissait ; les autres eussent voulu ne pas le reconnaître et en frémissaient.
Cependant la comédie poursuivait et redoublait ses coups. L'acteur élevait une voix sévère, et cet acteur n'était rien moins que Fleury ; il disait :
Si je sèrs mon pays, si j'observe ses lois,
-C'est, à son tour, l'Etat qui garantit mes droits.
C'était une maxime bien téméraire pour ce temps- là. Il ajoutait :
Je suis sujet du prince et roi dans ma famille.
Et nul n'est plus soumis à son autorité ;
Mais que peut-elle faire à l'hymen de ma fille ? Mon respect pour la cour a souvent éclaté.
César se leva. L'arrêt était porté.
Paris avait été libre pour un soir et maître pour deux heures, c'était assez. Sa licence était trop grande.
Du même coup, les presses furent brisées, la comédie fut interdite, l'auteur menacé de perdre tous se$
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-emplois ; du même coup aussi, et nous devons en* gémir, fut étouffée dans l'âme de l'écrivain sa poésie- encore jeune, au moment où elle allait atteindre l'âge et la stature d'une muse formée.
Grâce à la fortune de la France, les temps sont déjà loin de ces rudesses du pouvoir absolu, qui nEl renaîtront jamais sans doute,, et que la gloire même ne saurait absoudre. Les générations auxquelles j'appartiens, et qui depuis l'adolescence n'ont respiré que l'air de la liberté parlementaire, ont déjà peine à croire qu'on ait pu supporter la pesanteur de- l'autre.
Telle fut, Messieurs, la sévérité violente du souverain. Considérons quelle fut la vengeance du poète ; nous avons vu le talent, voyons le caractère.
Dix mois après cette soirée orageuse, celui qui avait dit : J'ai voulu voir, j'ai vu, était renversé comme Athalie. La même famille royale qui, enfantant l'Académie Française, vous avait donné en 1642' l'élection par vous-mêmes et l'égalité entre vous, apportait en 1814, à toute la France, l'élection et l'égalité dans la liberté constitutionnelle, n'ignorant pas, que la liberté est toujours militante, et qu'elle aurait à essuyer son premier feu, mais lui offrant volontairement sa poitrine.
L'occasion eût été bonne pour se venger du despotisme abattu. Faire représenter et répandre avec éclat la comédie satirique eût été chose facile et toute à propos, provoquée par la presse, bien accueillie et propre à mettre en faveur. On en eut la pensée autour de M. Étienne, mais il ne voulut point de ce petit triomphe, et son cœur lui dit que si son œuvre avait été proscrite, elle l'avait été par celui qui lui-même était en ce moment proscrit. — Il refuse le succès promis à l'Intrigante. Il fait plus, il défend la cause impériale vaincue, il attaque le vainqueur, il dirige
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et soutient contre lui ce premier feu d'une opposition naissante (et qui pour cela, sans doute, prit pour image un nain symbolique). Il travaille à prédire, peut-être à préparer ce retour presque magique de l'île d'Elbe, qui fut sans doute la plus grande émotion de la vie la plus puissamment émue de notre siècle, et ne se venge du conquérant qu'en s'expo- sant à un long exil dont le coup effleura de bien près ' sa tête.
Voilà, certes, une noble revanche contre l'empire, Messieurs, et digne de ces âmes de poète toujours entraînées au dévouement par une sensibilité naïve, par de chaudes et presque involontaires affections.
On a loué naguère une autre vengeance qu'il exerça ; vengeance lente, et sûre, celle d'une opposition patiente, persévérante, spirituelle toujours, éloquente souvent, et qui dura seize années.
De ces deux vengeances, Messieurs, j'avoue que je préfère la première, estimant plus la loi du sacrifice que celle du talion.
Les idées aujourd'hui font des pas aussi rapides que ceux des déesses d'Homère, et les théories, les doctrines, les discussions politiques de ces premières années qui suivirent l'empire vous sembleraient vraiment appartenir à l'histoire d'un âge plus reculé, si je les faisais apparaître ici.
Mais puisque pour cette époque nous sommes déjà la postérité, puisque là se trouve un des mérites de celui dont j'ai suivi tous les pas, j'irai chercher ce mépris jusque dans les orages où il s'est formé ; et dans ses débris éteints, mais fumants encore, je porterai la main froide de l'historien. \.
J'y suivrai le publiciste ; je ne reculerai pas plus devant la difficulté de le louer que je n'eusse recule devant le danger de le combattre, si les temps et l'occasion l'avaient voulu.
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J'ai montré comment, tout en appartenant à la famille intellectuelle des improvisateurs, il s'était élevé par degrés jusqu'à une méditation ;plus sérieuse- et une forme plus exquise de l'art.
Jeté brusquement dans la polémique par les événements, il fut le plus rapide et le plus infatigable- lutteur de cette époque, et rentra avec ardeur dans sa primitive et véritable nature. Son esprit tout voltairien se répandit en flots satiriques dans une feuille- périodique de ce temps dont il double la célébrité et la force.
Le Nain jaune avait beaucoup grandi ; et, s'étant transformé en Minerve, il ne pouvait manquer de- .grandir aussi en talent et en science, surtout en science stratégique ; et nul ne fut plus habile que M. Étienne dans les man-ceuvr,es et les contre-marches d'une polémique dangereuse et subtile, toujours sous les armes et veillant à la fois sur tous les points qu'elle avait résolu d'attaquer, de saper et de détruire. Les cent lettres sur Paris frappèrent juste et frappèrent fort. Ces lettres, improvisées partout où se trouvait leur auteur, souvent au milieu du bruit des conversations et jusqu'à la table joyeuse de ses enfants, étaient cependant écrites dans un langage plein d'ordre et de clarté, de mesure pour juger les hommes, d'énergie pour débattre les choses publiques. Ces lettres étaient brèves et pénétrantes, et, comme les armes courtes, firent les blessures les. plus profondes. Ces lettres contribuèrent à rallier et à multiplier les membres d'une opposition peu nombreuse d'abord, mais bientôt formidable.
La main sûre qui les écrivait ne s'arrêta plus que son œuvre ne fût accomplie. Or, par un étrange contrasta, sa main fut improvisatrice, et sa parole ne le fut jamais. Partout cette main soudaine porta le même style limpide et ironique, nourri de la con-
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naissance exacte des affaires du moment, et que rien ne gêne dans son allure saine et vigoureuse, mais où l'on sent à chaque pas quelque chose d'âpre et d'inexorable.
Les lettres sur les élections (1), sur les finances (2), contre la censure (3), sur les impôts (4), en demeurent les exemples les plus complets, et surtout, dans un genre d'écrits moins familier, l'éloge dE" M. le général Foy, dont M. Ëtienne eut l'honneur d'être l'ami et presque l'émule dans les mêmes rangs et à la même tribune.
Sa main légère et flexible traçait les plans de toutes les défenses et surtout de toutes les attaques, et Jondait la puissance la plus populaire de la presse à cette épp.que. Cette main fut enfin celle qui, 'toujours ferme jusqu'au dernier moment, rédigea, dit-on, l'adresse des deux cent vingt et un.
Sans doute, une foi profonde en ses principes montrait à cet homme éminent le but de ses travaux ; mais un ressentiment non moins profond l'anima et le soutint jusqu'au bout.
Je ne veux jeter aucun sombre souvenir sur cette séance, dont le caractère en tout temps dut être celui d'une fête, et aujourd'hui le doit être surtout pour moi. Je ne soulèverai donc aucun des amers débats auxquels ma plume jusqu'ici demeura toujours volontairement étrangère ; mais, avec une impartialité complète, je ne puis m'empêcher de dire combien est grande la faute de tout pouvoir mal conseillé qui ose blesser ou dédaigner les grands écrivains chers au pays. Leur escrime est admirée, ne les forcez pas à casser le bouton du fleuret, il deviendra une dan-
(i) i«r octobre 1818.
(a) i5 mai i&iQ.
(3) 10 septembre 1819.
(4) 27 mai 1819-
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gereuse épée. Si ces artilleurs redoutables se jouent avec la poudre et se plaisent à la lancer au ciel en gerbes brillantes et mille fois transformées, cet éclat est d'abord celui de l'art, et ils n'en veulent tirer que la lumière ; mais ne les provoquez pas, car ils savent pointer, et ils n'ont pour vous renverser qu'une chose à ajouter à leurs pièces : c'est le boulet.
Je ne redirai point l'offense à ceux même qui l'ont réparée. Cette exclusion valut à M. Étienne un retour parmi vous, qui ressemblait à un triomphe, plus que son absence brillante n'avait ressemblé à un martyre. — Cette rigueur du pouvoir lui fit tenir deux fois de vos mains la couronne de l'élection, que les plus grands n'ont reçue qu'une fois dans leur vie.
Tout lui réussit donc, même la persécution ; et de tout ce que donnent les victoires politiques, je ne sais rien qui lui ait manqué. Vous l'avez vu se retirer autant qu'il le pouvait faire dans ses grandes terres, où il regardait croître à la fois ses enfants et leurs fils et ses arbres favoris :
Inter flumina nota
Et fontes sacros.
En parlant de lui l'on ne peut ajouter, comme Virgile :
Fortunate senex,
car, s'il était avancé en âge, il ne fut jamais un vieillard.
Lorsqu'il sortait de ses calmes retraites, c'était pour rapporter au parlement, à de rares intervalles, des discours et des votes indépendants.
Messieurs, l'indépendance, si magnifique dans une
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chaumière, est belle encore même dans un château.
Le peuple, toujours attentif à la parole des écrivains célèbres, écoute religieusement la voix qui sort des chaumes comme celle qui vient des tourelles, pourvu seulement qu'il sache bien que c'est une voix libre qui lui parle.
L'amour du juste et du vrai fait asseoir partout la liberté de la pensée : Rabelais la trouve à son côté dans son pauvre presbytère, Mathurin Régnier dans ses carrefours et l'opulent Montaigne dans ses domaines ; Milton, aveugle et ruiné, dans une masure, entre ses deux filles ; Spinosa, le sombre ouvrier, au fond de son atelier, et Descartes, l'hôte et l'ami des reines, la rencontre dans leurs palais ; Gilbert dans sa mansarde, et Montesquieu dans ses parcs ; Malebranche dans sa cellule ; Bossuet dans ses autels épiscopaux, et de nos jours, Burns à sa charrue, et lord Byron à la poupe de son vaisseau.
Tous possédaient au même degré cette libre énergie qui se puise, non dans la condition, mais dans le caractère.
Quant à mon prédécesseur, son indépendance, qui ressemblait dans le premier âge à celle de Jean- Jacques, fut, dans le dernier, pareille à celle de Voltaire.
Auteur comique et publiciste, retiré dans ses beaux vallons et ses parcs de la Meuse, où tout lui était cher et où lui-même était cher à tous ; dans ses riches possessions, semblables aux jardins de Sal- luste, il aurait pu raconter des guerres plus grandes que celles de Jugurtha, et même aussi des conjurations.
Il avait commencé une grande comédie dont il nous restera des fragments excellents. Elle était intitulée l'Envieux.
Tout le monde n'a pas l'honneur d'avoir des en-
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vieux. M. Etienne pouvait connaître les siens. Mais apparemment la laideur du modèle le dégoûta du portrait. Il ne l'acheva pas.
On regrette et l'on ne peut trop regretter ses Mémoires projetés ; car l'histoire n'est jamais plus belle qu'écrite par ceux qui furent les acteurs ou les ,confidents de ces grandes choses. Pour moi, j'aurais voulu surtout le voir se souvenir de la poésie et du théâtre, et revenir à ses premières amours ; s'il eût chanté les forêts, assurément elles eussent été dignes d'un consul. Mais quoi ! le bonheur a le défaut d'être insouciant, et, en vérité, le bonheur se voit si rarement qu'on peut lui pardonner cette imperfection:, surtout vers la fin d'une carrière si active dans les travaux de l'art et de. la politique la plus haute, si féconde dans l'un en œuvres variées et dans l'autre en graves mesures, en discussions ardentes et en importants résultats.
Une autre considération d'ailleurs me fait penser que l'on peut voir son absence subite et totale de l'art dramatique avec moins de regret, c'est qu'il est resté ainsi arrêté dans sa route, mais non altéré -et faussé. Ce qu'il a écrit a été exécuté franchement et nettement dans le seul genre qu'il eût connu, .aimé et imité, celui de la tradition et de l'ancienne comédie. S'il eût poursuivi ses travaux, il lui aurait fallu, pour se maintenir au niveau de ses propres succès, modifier sa forme et la déguiser, changer sa manière et son style. Il fut mieux, il fut plus digne à lui de s'arrêter à temps et de regarder en silence se former sous ses yeux une autre génération littéraire novatrice, sérieuse et passionnée.
Un esprit nouveau s'était levé du fond de nos âmes. Il apportait l'accomplissement nécessaire d'une réforme déjà pressentie depuis des siècles ; jetée en germe par le christianisme même sur le sol français
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de la poésie, dès le moyen âge ; soulevée, de siècle en siècle, par des précurseurs toujours étouffés ; remuée encore et à demi formée en théorie sous le règne de Louis XIII ; annoncée depuis et dévoilée par de magnifiques lueurs sorties de quelques grandes œuvres de plus en plus rapprochées de la nature, de: la vérité dans l'art et du génie réel de notre nation ; c'était dans notre âge que cette réforme pacifique devait? éclater.
L'histoire en est récente et simple. Ce ne fut point une ténébreuse conspiration.
Depuis peu d'années la paix régnait avec la Restauration. Tout semblait pour longtemps immobile. Il se trouva quelques hommes très jeunes alors, épars, inconnus l'un à l'autre, qui méditaient une poésie nouvelle. Chacun d'eux, dans le silence, avait senti sa mission dans son coeur. Aucun d'eux ne sortit de sa retraite que son 'œuvre ne fût déjà formée. Lorsqu'ils se virent mutuellement, ils marchèrent l'un vers l'autre, se reconnurent pour frères et se donnèrent la main. Ils se parlèrent, s'étonnèrent d'avoir senti dans les mêmes temps le même besoin d'innovatioIl, et de l'avoir conçu dans des inventions et des formes totalement diverses. Ils se confièrent leurs idées d'abord, puis leurs sentiments, et (comment s'en étonnerait-on ?) éprouvèrent l'un pour l'autre une amitié qui dure encore aujourd'hui. Ensuite chacun se retira et suivit sa destinée. Depuis ces jours de calme, ils n'ont cessé d'alterner leurs écrits ou leurs chants. Séparés par le cours même de la vie et ses diversions imprévues, s'ils se rencontraient, c'était pour s'encourager, par un mot, à la lutte éternelle des idées contre l'indifférence et contre l'esprit fatal de retardement qui engourdit les plus ardentes nations dans les temps où il ne se trouve personne qui leur donne une salutaire secousse. Leurs ceuvres
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se multiplièrent. Dans ce champ libre nouvellement conquis, chacun prit la voie où l'appelait l'idéal qu'il poursuivait et qu'il voyait marcher devant lui.
Soit que les uns aient donné leurs soins au coloris et à la forme pittoresque, aux nouveautés et au renouvellement du rythme, soit que d'autres, épris à la fois des détails savants de l'élocution et des formes du dessin le plus pur, aient aimé par-dessus tout à renfermer dans leurs compositions l'examen des questions sociales et des doctrines psychologiques et spiritualistes, il n'en est pas moins vrai que, tout en conservant leur physionomie particulière et leur caractère individuel, ils marchèrent tous, du même pas, vers le même but, et que leur rénovation fut complète sur tous les points. Le nom qui lui fut donné était depuis longtemps français, et, puisé dans les origines de notre langue romane, il avait toujours exprimé le sentiment mélancolique produit dans l'âme par les aspects de la nature et des grandes ruines, par la majesté des horizons et les bruits indéfinissables des belles solitudes.
La poésie épique, lyrique, élégiaque, le théâtre, le roman reprirent une vie nouvelle, et entrèrent dans des voies où la France n'avait encore posé son pied. Le style qui s'affaissait fut raffermi. Tous les genres d'écrits se transformèrent, toutes les armures furent retrempées ; il n'est pas jusqu'à l'histoire, et même la chaire sacrée, qui n'aient reçu et gardé cette empreinte.
Les arts ont ressenti profondément cette commotion électrique. L'architecture, la sculpture se sont émues et ont frémi sous des formes neuves ; la peinture s'est colorée d'une autre lumière ; la musique, sous ce souffle ardent, a fait entendre des harmonies plus larges et plus puissantes.
A ces marques certaines le pays a reconnu et pro-
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clamé par ses sympathies- l'avènement d'une école nouvelle.
En effet, dans les oeuvres de l'art, tout ce qui passionne aujourd'hui la nation a puisé la vie à ses sources. Il est arrivé que ceux qui semblaient combattre l'innovation prenaient involontairement sa marche, et lors même que des réactions ont été tentées, elles n'ont eu quelque succès qu'à la condition d'emprunter les plus essentielles de ses formes. Il appartient à l'histoire des lettres de constater la formation et l'influence des grandes écoles. Il serait ingrat de les nier, injuste et presque coupable de s'efforcer d'en effacer la trace ; car, ainsi que les couches du globe sont les monuments de la nature, et marquent ses époques de formation successive, de même et aussi clairement dans la vie intellectuelle de l'humanité les grandes écoles de poésie et de philosophie ont marqué les degrés de ce que j'oserai appeler : l'échelle continue des idées.
Votre sagesse, Messieurs, a su ne point se laisser éblouir et entraîner tout d'abord par les. applaudisse- ments et les transports publics, et elle a voulu attendre que le temps les eût prolongés et confirmés. Mais aussi, sans tenir compte des vaines attaques, des dénominations puériles, des critiques violentes, et considérant sans doute que les excommunications littéraires ne sont pas toutes infaillibles, vous avez reçu lentement et à de longs intervalles les hommes qui, les premiers, avaient ouvert les écluses à des eaux régénératrices.
Malgré ses doctrines opposées, celui dont j'ai imparfaitement raconté la vie avait ainsi compris ce qui s'est accompli, Messieurs, et, m'en parlant une seule fois, me fit l'honneur de me le dire.
J'ai tâché de rendre justice à tous ses rares médites. Je m'apprête pour laisser une autre voix que
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la mienne vous parler plus au long des luttes et dessuccès de cet homme éminent, dans ce monde parlementaire où je ne suis encore entré que par la pensée. Cette voix grave est celle d'un homme d'Etat. Il dirigeait, à son tour, votre noble assemblée, Messieurs, et son règne paisible de trois mois allait. finir sans que nulle perte l'eût assombri, lorsque vous fut enlevé, par sa douleur, celui dont l'adieu a été pour vous aussi une douleur si imprévue et si amère.
« Nous vivons dans la mort », a dit le prophète, et elle est comme l'atmosphère naturelle de l'homme. Mais si, comme j'en ai la foi profonde, l'espèce- humaine est en marche pour des destinées de jour en jour meilleures et plus sereines, que la chute de chaque homme n'arrête pas un moment la grande armée. L'un tombe, un autre se lève à sa place, et, une fois arrivés sur l'un de ces points élevés d'où, l'on parle avec plus d'autorité, notre devoir est de penser, dès ce jour même, à ceux qui viendront après nous : pareils à nos glorieux soldats qui, d'une main, plantent leur drapeau sur la brèche, et tendent l'autre main à celui qui, après eux, marche au premier rang.
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Réponse de M. le Comte Molé, airecteur de l'Aca- Hémie Française, au discours de M. -le Comte Alfred jiïe Vigny prononcé dans la séance du 29 janvier 1846.
Monsieur,
J'avais en effet l'honneur de présider l'Académie, et je touchais au terme assigné par son règlement à mes fonctions, quand la mort, frappant coup sur coup dans ses rangs, lui enleva M. Étienne. A la douleur que nous ressentions tous, il vint se joindre pour moi le pénible et personnel regret de ne pouvoir conduire à sa dernière demeure celui auquel vous succédez aujourd'hui, et dont vous venez de raconter la vie. avec ce charme de narration qui se fait remarquer dans vos nombreux écrits. Mais souffrez, Monsieur, que pour un moment je m'interrompe. Auprès des places encore vides de MM. Ëtienne et Soumet, j'en aperçois une autre devant laquelle. une amitié de trente années a besoin de faire entendre sa tristesse et ses regrets. La France et l'Académie les partagent. Elles déplorent la perte d'un homme qu'elles ne remplaceront pas, parce qu'il a été le dernier de ceux qui lui ressemblent ; d'un homme qui est mort ainsi qu'il avait vécu, respecté de tous les partis. Il n'était
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pas de notre temps, et le respect qui n'en est pas non plus s'était retrouvé pour lui. Bientôt des voix dignes de leur mission viendront célébrer ici la mémoire de M. Royer-Collard. On me pardonnera, je l'espère, d'avoir saisi l'occasion de déposer sur cette tombe, qui semble avoir voulu se dérober à nos hommages, le tribut d'une affection qui s'enorgueillissait de la sienne, et de cette déférence à laquelle l'intimité même ne faisait jamais qu'ajouter.
Vous, Monsieur, vous n'avez pu connaître* ces hommes qui vous ont devancé de si loin. Vous avez même peu connu M. Etienne. Vous n'avez pu jouir comme nous de cette égalité d'humeur, de cette politesse bienveillante et nuancée, de ces entretiens -si instructifs où se retrouvaient cette fine raillerie, ce langage si flexible, si élégant, si concis et si pur, que vous venez d'apprécier avec tant de justesse dans son théâtre et dans sa polémique. Son esprit s'était évidemment formé aux leçons de Voltaire et des meilleurs écrivains du dix-huitième siècle ; et, pour parler comme on parle maintenant, j'ajouterai qu'il était exclusivement de leur école. Je ne voudrais pas vous enlever une illusion agréable ; mais, malgré l'accueil plein d'obligeance que vous a fait M. Etienne, et la justice qu'il s'est plu à vous rendre, il a été fidèle jusqu'à la fin aux mêmes traditions littéraires. Il était, en un mot, de ceux qui s'abreuvent au moins timidement à ces sources régénératrices dont vous vous applaudissiez tout à l'heure d'avoir ouvert les écluses avec l'aide de vos amis.
Je ne saurais non plus passer sous silence cette' ¡,représentation de l' Intrigante, à laquelle vous avez' attaché une importance qu'elle ne comportait pas, et qui vous a fait donner à M. Etienne des éloges qu'il .::l} 'aurait certainement point acceptés. M. Etienne et moi nous n'avons pas connu ces familles françaises
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'se dérobant par la fuite à des firmans qui envoyaient, comme récompense, une jeune esclave à un janissaire (expression, Monsieur, que vous venez de retirer à l'instant et qui se trouvait dans le discours auquel j'ai dû répondre). Il a pu constater et déplorer comme moi, à cette époque, les abus de la puissance lorsqu'il y en a eu ; et aussi, et plus encore, qu'il se trouvât des pères et des mères à qui l'ambition ou le soin de leur fortune faisait marier leurs filles selon le gré présumé du maître, plutôt que selon leur penchant. Mais jamais il n'y a eu parmi nous alors ni jeunes esclaves, ni janissaires ; jamais M. Étienne n'aurait reconnu sous ce nom les soldats ou les généraux de Marengo, d'Austerlitz et d'Iéna. — Chacun, Monsieur, a le devoir de défendre son temps contre la réaction des partis, ou l'exagération à laquelle les écrivains les plus distingués, d'ailleurs, se laissent quelquefois entraîner. Vous aimez l'anecdote, et vous savez la généraliser habilement pour en faire sortir des tableaux aussi imposants que dramatiques. Permettez à un homme qui, en 1813, vivait bien près de celui dont vous aimez peu la gloire, de rétablir ici les faits, tels du moins que sa mémoire les lui rappelle. Dans l'Intrigante, l'auteur, dont la verve comique ne ménageait aucun ridicule, aucun abus, même ceux dont la critique aurait pu porter quelque ombrage au pouvoir, représente une femme intrigante, se vantant d'un crédit qu'elle n'a pas, promettant et menaçant, au nom du souverain, pour contraindre sa nièce à épouser un homme de. la cour. Mais le père de la jeune fille va droit à l'autorité suprême, et sur-le- champ l'intrigante reste impuissante et confondue. Un tel dénouement, Monsieur, est de l'histoire. Il est conforme à tous mes souvenirs. Toutefois, je n'hésite pas à le reconnaître, l'opinion publique, en 1813, n'était plus la même que sous le Consulat et les pre-
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mières années de l'Empire ; la nation épuisée commençait à se demander où s'arrêteraient ses sacrifices et une ambition qui semblait ignorer les limites du possible. Elle commençait à juger celui qu'elle n'avait fait qu'admirer jusque-là, et prêtait même l'oreille aux suggestions de ses éternels détracteurs. Les bruyants applaudissements du parterre, et les sifflets qui leur répondirent, donnèrent tout de suite à l'Intrigante une portée que n'avait pas prévue l'auteur. Le tumulte se renouvelait à chaque représentation ; la pièce ne fut plus jouée. Quant à cette autre représentation à Saint-Cloud, dont vous nous avez parlé avec autant d'émotion que si vous y aviez assisté, je n'ai pu qu'admirer cette puissance merveilleuse de l'imagination et du talent, qui donne consistance et vie à tout ce qu'elle touche, se transporte à travers le temps face à face de ce qu'elle veut peindre, et supplée à la réalité par la magie des couleurs. Heureusement, vous l'avez remarqué, M. Étienne ne perdit aucune de ses places. Lorsqu'en 11814 il refusa de livrer sa pièce à ceux qui voulaient s'en. servir contre le prisonnier de l'Europe à l'île d'Elbe, il crut rester fidèle, et non, comme vous l'avez dit, se montrer généreux. Permettez-moi de défendre encore sa mémoire d'un reproche que tous ceux qui l'ont connu repousseront avec moi. Il exerça, dites-vous, contre la Restauration une vengeance lente et sûre, celle d'une opposition qui dura seize années. M. Ëtienne ne songea jamais- à se venger. L'apposition qu'il fit au gouvernement de la Restauration prenait sa source dans ses opinions véritables. J'ai le droit de le dire, puisque cette opposition ne fut jamais la mienne, et qu'il m'attaqua même quelquefois dans ses lettres sur Paris, étincelantes de talent et de verve, et qui eurent tant d'action sur les esprits.
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Depuis 1830, M. Étienne ne cessa de siéger dans nos grands corps politiques ; il y apporta tous les fruits d'une longue expérience, et cette sagesse que donne la maturité de l'âge à ceux qui, exempts de haines, d'illusions et d'envie, ne sont plus attirés que par la justice et la vérité. Sa vie entière a été littéraire et politique comme ses écrits. La vôtre, jusqu'ici, a été tout adonnée aux lettres, et vous devez votre entrée dans nos rangs à l'éclat de vos succès littéraires. En admettant dans son sein toutes les écoles et leurs représentants les plus honorables, l'Académie a laissé au temps, qui fait justice de tous les engouements, dont on ne peut calculer les retours, à prononcer entre elles. Vous l'avez louée vous-même de ne pas se laisser entraîner par les applaudissements et les transports publics. Il y a en effet, entre les écrivains et le public d'une époque, d'indéfinissables rapports. Les premiers, affectés comme le second, subissant les mêmes influences, respirant, pour ainsi parler, le même air, échauffés du même soleil, provoquent, sans s'en rendre compte, des applaudissements qui n'attendaient que l'occasion pour éclater. Le public, charmé de se sentir aidé à descendre en lui-même, à y chercher je ne sais quelle satiété, ou quels désirs de nouveauté, qu'il n'osait encore se proférer, flatté de voir élever à la hauteur d'une théorie ce qu'il ressentait confusément et timidement, éclate en transports, en satisfactions vives, et prodigue, comme les rois, ses faveurs à ceux qui le reflètent et justifient jusqu'à ses faiblesses. C'est ainsi que se forment toutes les écoles, que se succèdent toutes les poétiques; chacune à son tour saluée à sa naissance par les mêmes transports. C'est ainsi que les écrivains qui suivirent le siècle d'Auguste, ceux même de la décadence des lettres latines, furent aussi applaudis de leur temps, que Virgile et Horace, Tite-Live et Cicéron l'avaient
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été de leurs contemporains. Et pourtant, nous ne devons pas l'oublier, l'alliance de l'homme avec le beau ne saurait dépérir. Il y a entre le beau et notre nature malade une relation indestructible, que chaque nation est appelée à faire ressortir quand son tour est venu de marcher à la tête de la civilisation humaine, comme la nuée lumineuse guidait Israël dans le désert ; après les Grecs et le siècle de Périclès, les Latins et le siècle d'Auguste ; après les Latins la Renaissance, puis la France et notre siècle de Louis le Grand. Serait-ce une infirmité infligée par la main de la Providence à notre espèce, de ne pouvoir nous maintenir longtemps dans la possession la plus com plète et le sentiment le plus, pur du beau dans les lettres et dans les arts ; et ne devons-nous atteindre le faîte que pour aussitôt en descendre ! Tout n'cs' pas su, tout n'est pas dit sur ces grandes questions Ceux qui viendront après nous y répandront de nou velles lumières. Je reconnais avec vous l'essor qui prirent à la fois, après la chute de l'Empire, plusieur: jeunes écrivains, parmi lesquels, Monsieur, vous vene: de nous marquer votre place, et dont quelques-un: sont rangés aujourd'hui parmi ceux dont la Franci et l'Académie se font gloire. Mais qu'il me soit permi de compléter le tableau en réparant une omissioi sans doute involontaire. Longtemps auparavant quinze années en arrière, un homme avait apparu il venait venger le christianisme des dédains et de outrages du dix-huitième siècle. Admirateur passionn de Racine et de Molière, de la langue de Pascal, d la Bruyère, de Bossuet et de Fénelon, il ne parlai que la sienne. Ce que le passé avait eu d'exclusif et d trop restreint, il le rejetait ; à la place du culte de règles il avait mis celui du beau. Son style semblai s'éclairer à la fois des splendeurs du passé et de vives clartés d'un nouvel avenir. Cet homme, c
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grand écrivain, Monsieur, vous l'avez déjà nommé, il s'appelle Chateaubriand. Il avait fait tomber les barrières : on en profita pour s'élancer, non sur ses traces, mais dans des espaces où, à côté des beautés naturelles qu'on y cherchait, pouvait se rencontrer le mirage qui trompe le voyageur dans les solitudes de l'Orient. On dirait, Monsieur, que vous l'avez compris ; car au lieu de vous livrer exclusivement à votre imagination si riche et si féconde, vous avez presque toujours emprunté à l'histoire du passé ou à l'histoire contemporaine les faits et les caractères dont vous avez su tirer des compositions qui vous sont propres, et ont tout le mérite de l'originalité.
C'est ce que vous appelez, si je ne me trompe, la vérité dans l'art, paroles qui renferment tout un système, et dont vous avez fait l'exposition dans un petit traité. Cette vérité dans l'art, si j'ai su la comprendre, n'est autre chose que ce que nous appelons, nous simples lecteurs, le roman historique dans sa plus grande extension. J'ai peu de goût, il faut bien que je le confesse, pour ces atteintes si profondes portées à la vérité, et par conséquent à la moralité do l'histoire. Mais je m'empresse de l'ajouter, le roman historique peut les éviter. Rien ne captive davantage, n'intéresse plus vivement que l'effort du talent ou -du génie s'appliquant à faire revivre le passé et à placer tout le drame de la vie humaine au milieu d'institutions et de mœurs qui ont cessé d'exister. N'est-ce pas là ce que Walter Scott a fait, Monsieur, surtout dans l'un de ses plus beaux ouvrages, les Puritains ? Tel n'a pas été votre dessein dans Cinq- Mars. C'est l'histoire elle-même arrangée avec art, mais arrangée en roman. Tous les faits y sont empruntés à nos annales, et il en est bien peu auxquels votre imagination si fertile et si brillante ait laissé toute leur identité. Quant à vos personnages, ils sont
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assurément les plus considérables de l'époque. Si vous vous étiez contenté de faire revivre, pour le- besoin du drame, le père Joseph, mort quatre ans auparavant, de prendre pour votre héros Cinq-Mars, ce favori de vingt-deux ans, présomptueux et vain, rival étourdi autant que téméraire de Richelieu, -et qui, pour se débarrasser du premier ministre, voulait livrer la France aux étrangers, je vous demanderais seulement si ce n'est pas étendre un peu loin le programme ou les droits de la vérité dans l'ai-t ! Mais réduire à de telles proportions l'un des plus grands hommes d'État des temps modernes, un ministre dont l'immense ambition n'eut jamais d'autre but que la, puissance et l'élévation de la France, dont l'œuvre immortelle fut de nous doter de l'unité nationale, tout en constituant l'autorité royale sur des bases inébranlables ; qui oublia trop sans doute que la clémence est souvent le meilleur conseil des rois, comme la bonté est toujours l'habileté de leur justice ; mais qui, en détruisant toutes ces grandes existences rivales du trône, fit, le premier, de l'espace pour les petits, et travailla pour les desseins de la Providence, déjà écrits au-dessus de sa tête dans des régions inaccessibles à ses regards ; de pareils hommes, Monsieur, appartiennent à la vérité plus qu'à l'art. Les mêler à des fictions, les plier à des combinaisons ingénieuses et romanesques, c'est risquer de les amoindrir sans les peindre. Vous trouverez naturel, sans doute, qu'au sein de cette compagnie dont il u été l'illustre fondateur, il s'élève une voix pour rappeler la gloire et défendre au besoin la mémoire du cardinal de Richelieu.
Il est un autre personnage que vous avez représenté, fait parler, agir dans l'un de vos plus intéressants ouvrages, votre Canne de jonc, et envers lequel vous, me reconnaîtrez, j'en suis sûr, le devoir de combattre,
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non les justes reproches que la postérité peut lui adresser, mais le dénigrement et la rancune des partis.
Je défierais, je vous le jure, quiconque aurait approché de l'empereur, fût-ce son plus mortel ennemi, de ne pas éprouver un peu de ce que j'ai ressenti en lisant cette scène, cette prétendue conversation à Fontainebleau entre lui et le vénérable Pie VII. Au surplus, je vais au-devant de votre réponse ; la Canne de jonc n'est qu'une création, un jeu de votre imagination. Vous n'avez pas entendu la donner pour autre chose. Vous n'aimez, je le sais, ni n'estimez l'admiration. Vous faites dire à votre capitaine Renaud : « Je déteste l'admiration, elle est un sentiment corrompu et corrupteur. » De là vient, sans doute, que votre esprit proteste si souvent contre les plus grandes renommées de notre histoire, et se complaît à rabaisser ceux devant lesquels les générations se sont inclinées. Je vais vous livrer tout le secret peut-être de la dissidence qui, à mon grand regret, se rencontre sur quelques points, entre vous et moi. J'aime à admirer avec passion ; pour moi, c'est la vie élevée à sa plus haute puissance. C'est par l'admiration que la créature remonte à son créateur, que l'homme se console de ne pas égaler ce qui le surpasse. Elle le porte à imiter tout ce que sans elle, peut-être, il n'aurait su qu'envier ; enfin si, comme vous l'en accusez,, elle entraîne à sa suite quelques illusions, la faute en est à sa généreuse nature; c'est que l'admiration, c'est l'amour et le culte de tout ce que Dieu a fait de plus beau, de meilleur et de plus grand.
Qu'il me soit permis de hasarder ici une réflexion. Au milieu de cette multitude de romans historiques, de mémoires supposés, de biographies contemporaines qui ont paru depuis un quart de siècle, il deviendrait impossible, je le déclare, de savoir la vérité sur rien, ni le vrai sur personne. Mais heu-
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reusement il se fait aussi de savants et laborieux efforts pour défendre et maintenir la vérité historique. Je n'en voudrais pour garantie que cette histoire du Consulat et de l'Empire, que la France et l'Europe lisent avidement, et dont un livre consacré au Concordat offre le tableau le plus complet et le plus fidèle des négociations et des rapports de. l'empereur avec le pape.
La Canne de jonc, Monsieur, n'est qu'un chapitre du volume intitulé : Grandeur et servitude militaires. Ce volume fait éprouver le regret qu'un talent aussi incontestable et sachant si bien captiver, entrainer ses lecteurs, se soit laissé entraîner lui-même, surtout dans le Cachet rouge, au delà sans doute des véritables intentions de l'auteur en accusant de la servilité la plus aveugle et la plus barbare nos officiers et nos soldats.
J'arrive maintenant à l'application la plus illimitée du système de la vérité dans l'art. C'est dans votre livre de Stello que je la rencontre. Votre docteur noir, pour distraire son malade, lui raconte les scènes les plus terribles des prisons et des échafauds de 1794 : « C'est une doctrine qui m'est particulière », lui dit-il, « qu'il n'y a ni héros ni monstres. » Dès lors vous ne deviez pas choisir le docteur pour historien d'un pareil temps, car les victimes ont été héroïques, et le nom de monstres est le seul pour désigner leurs bourreaux. — Je les ai connues ces victimes, et il ne m'a manqué qu'une ou deux années pour prendre rang parmi elles à côté de mon père. C'est en leur nom comme au nom de leurs enfants que je viens repousser de toutes les forces de mon âme et de mes souvenirs tout mélange impie de leur mémoire infortunée à de frivoles scènes de coquetterie et d'amour, et plus encore à des récits où les mères de famille les plus respectées, où les hommes
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les plus respectables se livrent à des jeux hideux, et dont le moindre effet serait d'enlever à leur mort toute sa dignité, à leur malheur tout son prestige. J'ai connu, honoré, Monsieur, ceux qui sont cités par- le docteur, et vous serez heureux de l'apprendre, i! s'est incroyablement trompé. Il existe encore quelques-uns de ces détenus que le 9 thermidor trouva vivants à Saint-Lazare, et qui vous le confirmeraient au besoin, avec plus d'émotion et d'autorité que moi.
Vous êtes placé trop haut dans l'estime de tous ceux qui vous connaissent, et, souffrez que je l'ajoute, dans la mienne, pour que je m'excuse ici de la chaleur avec laquelle je m'exprime. Je viens de lire vos ouvrages, et l'intérêt que vous avez su y répandre n'a pu empêcher mes souvenirs de se réveiller en foule, mes vives impressions se faire jour. Que vous importent d'ailleurs les impressions d'un lecteur solitaire, si vous vous reportez à vos constants succès ? JI y a, au surplus, dans Stello même, de quoi les expliquer; n'est-ce pas là que vous avez placé cette déchirante histoire de Chatterton, qui vous a fourni le sujet d'un drame que ses spectateurs si nombreux ne sauraient oublier ? Vous avez voulu rendre sensible, par les émotions du théâtre, cette idée qu'il y a des êtres autour desquels il se crée une sorte de nécessité de mourir, soit que leur organisation trop faible, trop fine et trop délicate, ne puisse supporter les froissements et les mécomptes de chaque journée, soit qu'un concours de circonstances accablantes leur fasse de l'existence un trop pesant fardeau ; idée, j'ai besoin de le dire, qui blesserait mes plus chères et plus profondes convictions. Si Chatterton, si ce jeune homme de dix-huit ans m'eût laissé lire au plus profond de lui-même, ne croyez pas que je me fusse borné comme le lord maire, ou lord Talbot, -à lui ouvrir ma bourse ; non ; son âme souffrait plus.
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que son corps, c'est elle qu'il fallait arracher au poison dont elle se nourrissait, au charme énervant et ,corrupteur de ses vagues et mélancoliques rêveries ; il fallait lui montrer sur la terre cette vie pratique dans laquelle nous marchons tous, et au-dessus de sa tête quelque chose de plus élevé, de plus poétique que sa propre poésie ; lui dire que l'amour et la foi retiennent également le faible tenté de fuir dans le tombeau. Son oœur si noble, sa jeunesse si pure se serait bientôt rappelé que celui de qui nous tenons le souffle de vie a seul le droit de nous le retirer un jour, et qu'il ne nous refuse jamais à la fois le soulagement de nos misères et le courage de les supporter. Quoi qu'il en soit, Monsieur, les deux caractères de Chatterton et de Ketty Bell sont une création pleine d'art et de charme qui vous appartient entièrement. Rien ne leur ressemble, pas même ce qui les rappelle, comme Gilbert, Werther, René lui-même, et toute cette famille, hélas ! si attachante d'âmes et d'esprits malades qui remonte jusqu'à J.-J. Rousseau. Au delà du dix-huitième siècle on ne retrouve plus leur trace. Ils appartiennent, croyez-moi, à des générations amollies, à une civilisation énervée, où l'homme, s'absorbant en lui-même et s'apitoyant sur sa propre destinée, s'isole de ses semblables, et concentre toute son existence dans un stérile et plaintif orgueil.
Mais j'oublie trop, je le crains, la fatigue de cette assemblée ; le temps me manque pour nommer tous vos écrits ; je le regrette, car il n'en est aucun qui n'ait reçu du public un accueil favorable. Je ne saurais cependant omettre les traductions du More et du Marchand de Venise, où vous avez montré que le génie de Shakespeare peut sans trop de dommage être traduit en français. Dans l'avant-propos et la lettre qui les précèdent vous avez prodigué à Racine et aux
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écrivains de son école de dédaigneuses rigueurs. Le moment n'est-il pas venu de mettre un terme à ces disputes ? à quoi serviraient-elles désormais ? Que 'Ceux qui regrettent ces règles respectées de nos pères, les observent encore, qu'ils restent plus délicats que leur temps sur l'illusion de la scène et les conditions de la vraisemblance, c'est leur droit. — Maintenant qu'en toute chose le système préventif est aban'donné, c'est aux contemporains d'abord, et à la postérité ensuite, que la répression est confiée ; c'est à 'eux de juger des œuvres que le génie de l'homme aura conçue~ et exécutées dans sa pleine et entière liberté. Ainsi donc, que l'écrivain, que l'artiste se mette à l'œuvre en écoutant la voix intérieure qui lui parle, que chacun consulte en lui-même cette image du beau qu'il a apportée en naissant, mais que la manière dont il a su garder et gouverner son âme a pu, qu'il ne l'oublie pas, conserver pure, ou dénaturer et obscurcir. Que d'autres diffèrent autant qu'ils le voudront d'un passé qu'ils se sentent la force de mépriser ; mais que l'orgueil d'innover sache se préserver au moins de la tentation d'imiter. On n'est original qu'à son insu. Le moindre effort pour le paraître empêche nécessairement de le devenir. Il n'y a ,de nouveauté, d'originalité inépuisable que dans le naturel, que dans l'homme tel qu'il est. Je voudrais, je l'avouerai, voir adopter le programme du classique, moins les entraves ; du romantique, moins le factice, l'affectation et l'enflure. Les hommes semblent s'entendre d'un bout de la civilisation à l'autre pour recueillir en ce moment tous les fruits que la liberté peut produire. Les institutions, les mœurs, les lettres, les arts, tout y concourt, tout y participe à la fois ; -et ce qui prouve plus que tout le reste les vues de la Providence, c'est le prince qu'elle tenait en réserve pour leur accomplissement. Né près du trône, il
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n'avait aucun des préjugés que donnent souvent à- ceux qui y montent leur naissance et leur éducation. Au niveau de son temps dont il n'a que les lumières, il le comprend, il le dirige sans jamais s'associer à ses préventions. Protecteur le plus éclairé des lettres, il sait que de nos jours le meilleur et le plus noble service à leur rendre, c'est d'en assurer la plus complète indépendance. Chaque époque, Monsieur, a sa littérature, qui est l'expression de ses mœurs, de ses passions, de ses goûts. Mais entre les ouvrages dont elle brille, il faut en distinguer de deux natures : les- uns, d'un mérite relatif, appropriés au plus grand nombre des lecteurs, obtiennent de bruyants applaudissements ; c'est le triomphe contemporain : les, autres, puisés aux sources des éternelles vérités, et de ce beau dont l'homme a seul le sentiment sur la terre, reçoivent d'abord un accueil moins éclatant, et attendent le jugement de cette élite de notre espèce dont la voix répétée de siècle en siècle, depuis Homère, s'appelle la renommée, s'appelle la gloire, et redit à. l'avenir les noms qui ne périssent pas.
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ACADËMIE FRANÇAISE
M. Alfred de Musset, ayant été élu par l'Académie Française à la place vacante par la mort de M. Du- paty, y est venu prendre séance le 27 mai 1852 et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
J'ai à parler devant vous d'un homme qui fut aimé de tout le monde ; devoir sans doute bien doux à remplir, et bien facile en apparence, puisque, pour rappeler à votre mémoire ce que l'esprit a de plus aimable et le cœur de plus délicat, je n'aurais presque qu'un mot à dire, et que, pour faire ici son éloge, il suffit de nommer M. Dupaty.
Mais c'est par cette raison même que je ne saurais toucher un pareil sujet sans une bien grande hésitation ; non que je recule devant la tâche précieuse que vos suffrages m'ont imposée. Celui qu'honorent de tels suffrages doit avoir autant de courage que vous avez eu d'indulgence, et, si peu digne qu'il se puisse croire de cette bienveillance qui l'accueille, s'efforcer du moins d'y répondre. Non, ce qui m'arrête en ce moment, ce n'est pas la crainte, Messieurs, c'est le respect. Comment pourrai-je en effet, moi qui ai à peine entrevu M. Dupaty, vous entretenir digne-
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ment de cette vie si bien remplie, dont le souvenir vous est présent, de ces qualités brillantes que vous avez aimées, de ces vertus qui vivent dans votre estime ?
Comment vous en parler, Messieurs, quand votre mémoire est encore toute pleine des simples et touchantes paroles prononcées au bord d'une tombe par l'un des maîtres de l'éloquence française, admirable et pieux tribut que le talent payait à l'amitié ?
Il faut pourtant, Messieurs, vous obéir ; et veuillez me permettre ici un souvenir qui m'est personnel. Lorsque j'exprime le regret d'avoir trop peu connu M. Dupaty, je ne puis me défendre d'une réflexion pénible. Mon aïeul maternel, M. Guyot-Desherbiers, avait l'honneur d'être au nombre des amis de M. le président Dupaty ; mon père connaissait celui que vous regrettez ; à quoi tient-il que je ne l'aie connu. aussi (j'entends d'une façon régulière et suivie) ? A la différence d'âge sans doute, à la mort de mon père, qui fut prématurée ; mais n'est-ce pas aussi un peu à l'étrangeté du temps où nous sommes ? Si nous eussions vécu depuis soixante ans dans des. circonstances ordinaires, sous quelqu'un de ce& grands règnes dont hier encore on trouvait plaisant de médire, aurions-nous vu les rapports sociaux se rompre, quelquefois si vite, qu'on ne saurait dire pourquoi ? Assurément ces secousses terribles, ces. déchirements et ces déchaînements qu'on appelle des révolutions, ne brisent ni les liens de famille ni les robustes amitiés ; mais que font-elles de ces autres liens moins sérieux et si charmants, précisément parce qu'ils sont fragiles ? Que font-elles des relations du monde, de cet aimable commerce des. esprits, qui, s'il ne remplit pas la vie, sait l'embellir et la faire mieux aimer ?
Je viens de nommer le président Dupaty ; ce serait.
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en effet, montrer bien peu de respect envers mon honorable prédécesseur, que de ne pas commencer par rendre un juste hommage au nom de son vertueux père, de ce courageux magistrat, qui est l'une des gloires du parlement de Bordeaux. Courageux, il le fut sans doute, lorsque, l'un des premiers en Fcance, il osa, devant les supplices, faire parler l'humanité, attaquer hautement des coutumes cruelles, et forcer la justice même à revenir sur ses arrêts. N'ayant pu préserver d'une mort ignominieuse trois. malheureux qu'il ne jugeait point coupables, il ne prit point de repos qu'il n'eût effacé ce triste et sanglant souvenir : il fit réhabiliter leur mémoire.
« Venez, s'écrie à ce sujet M. Emmanuel Dupaty dans son poème des Délateurs, venez, défenseurs des Calas 1 et toi surtout, mon père :
J'ai prononcé ton nom : que l'innocence espèr-e !
Puis il ajoute ce vers, qui est si bien de lui :
Un beau trait nous honore encor plus qu'un beau livre-
Quelques années plus tard, Benjamin Constant devait suivre ce noble exemple, et prêter à Wilfrid, menacé à son tour, l'appui de son éloquence passionnée. Toujours est-il que l'initiative prise par le ]pré.si.d,ent du parlement de Bordeaux ne fut point perdue pour Louis XVI et contribua puissamment à j'abolition de la torture.
Vous le savez, Messieurs, quand la mort l'a frappé, M. Emmanuel Dupaty se disposait à aller à Bordeaux pour l'inauguration de la statue de son père, et il avait sollicité à cette, occasion le titre de directeur de l'Académie, non par un sentiment d'orgueil qui eût été d'ailleurs bien légitime, mais pour apporter un
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hommage plus grand à une mémoire vénérée. Là, s'il lui eût été donné de réaliser son dernier rêve, une émotion bien douce l'attendait, dont l'homme jouit bien rarement : c'eût été de trouver l'honneur de sa vieillesse près des souvenirs de son enfance. En effet, c'est dans cette ville, qui fut plus d'une fois la patrie du talent, que M. Dupaty est né, le 31 juillet 1775. C'est là que s'écoulèrent ses premières années, au sein d'une de ces familles privilégiées, qui sont comme des sanctuaires où ne pénètrent que les nobles pensées. D'autres ont fourni à l'État des savants et des capitaines, celle-ci devait lui donner des magistrats et des artistes. Cependant, tandis que les frères aînés, Charles et Emmanuel, l'un dans la statuaire et l'autre dans les lettres, allaient prendre leur place au rang le plus distingué, pendant qu'Adrien, le plus jeune, s'apprêtait, par l'étude des lois, à succéder dignement à son père, l'une des trois sœurs, recevant par son mariage le nom déjà célèbre d'Élie de Beaumont, devenait, en outre, la belle-sœur de la fille de Cabanis. Le nom de Condor- cet, celui de Grouchy venaient se joindre à ces alliances. Cette modeste et illustre famille touchait ainsi à toutes nos gloires.
Le goût des lettres ne fut pas la première vocation du jeune Emmanuel. Élevé dans un port jusqu'à l'âge de onze ans, doué d'un esprit libre et hardi, n'ayant jamais été ni au collège ni dans aucune école publique, il annonça dès son enfance un penchant décidé pour l'état de marin. Le voisinage de l'Atlantique avait facilement parlé à cette vive imagination ; il s'entretenait sans cesse avec ses frères et sœurs de voyages périlleux, d'expéditions lointaines ; il dessinait de petites marines avec beaucoup de finesse et d'habileté, talent aimable, comme celui de la miniature, qu'il a toujours gardé et cultivé ; mais
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en même temps il -voulait être soldat. Ce n'était pas assez pour lui de l'inconstant hasard des mers, il y voulait encore l'attrait des combats : tous les dangers plaisaient à son courage.
Je ne sais si, dans cette voie qui effrayait la tendresse maternelle, il fut approuvé ou retenu par un homme plein de science et de sagesse dont je ne dois point passer le nom sous silence, puisque M. Dupaty ne l'a jamais oublié ; car l'un des traits les plus saillants de ce généreux caractère, ce n'était pas seulement d'être sincère et dévoué dans ses amitiés, c'était surtout d'y être fidèle. Comme il avait la religion du devoir, il avait le culte de la reconnaissance. Dès ses premières années, ayant perdu son père, il avait reçu les leçons et les conseils de M. Desaunets, ancien professeur au collège de Montaigu ; trente ans plus tard, au milieu des succès qui marquaient chacun de ses pas, il dédie à son ancien maître l'un de ses plus importants ouvrages ; il lui rappelle les soins, les avis salutaires qui l'ont guidé pendant sa jeunesse ; il lui fait hommage de tout son mérite, et il écrit sur sa, première page :
Même étant fait par moi, cet ouvrage est le tien.
Ce n'est pas là le compliment puéril de l'écolier qu'étourdit sa couronne, ni le souvenir tardif du vieillard qui aime à se pencher du côté de son berceau ; c'est le langage cordial de l'honnête homme qui, sûr désormais de sa route, serre la main qui l'a d'abord conduit.
Emmanuel Dupaty passa à Paris les années qui précédèrent la Révolution, et celle où elle se déclara. I! reçut, comme on peut penser, toutes les impressions de cette époque. Plein d'énergie et de vrai patriotisme, il saluait avec transport les premières
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lueurs de ce foyer terrible qui, après avoir tanf éclairé, allait tant consumer et tant détruire. En ce moment, l'illusion féconde, pour me servir du mot d'André Chénier, et cette confiance presque naïve qui accompagne souvent la loyauté, lui faisaient croire, comme à bien d'autres, qu'il s'agissait de supprimer les abus, non pas de renverser les choses. Il n'imaginait point que, pour élaguer les branches mortes d'un arbre séculaire, on dût porter la hache dans ses racines. Il avait vu la noblesse et le clergé renoncer à leurs privilèges, et il croyait à l'égalité ; il avait assisté aux fêtes du Champ de Mars, et il croyait à la fraternité ; enfin, il avait vu tomber la Bastille, et il croyait à la liberté. Il avait alors quatorze ans. Qu'aurait-il fait s'il eût vu le reste ? Il ftait l'ami intime du comte de Sèze, du digne fils de l'un des défenseurs du roi. Qui sait où l'auraient pu mener quelques mots trop vite sortis du cœur, lorsque l'honnêteté passait pour imprudence ? Son heureuse destinée lui ôta ce péril, et ne voulut pas qu'il entendît les dernières paroles de ce martyr qui disait en partant : Je recommande mes enfants à ma femme ; je recommande à Dieu ma femme et mes enfants.
Appelé, en 1792, par la première réquisition, M. Dupaty entra dans la flotte qui était en rade de Brest. C'était le but de ses plus chers désirs, et il se fit remarquer tout d'abord par son esprit et par son adresse. Je ne sais laquelle de ces deux facultés il préférait à l'autre en ce temps-là ; elles plaisaient en lui toutes deux. Aussi prompt à faire un couplet qu'à monter aux hunes d'un navire, espiègle ou intrépide, selon l'occasion, avec autant de gaieté que d'audace, qui n'eût aimé ce jeune soldat plus instruit que ses lieutenants, et dont la bonté était aussi franche que sa malice légère ? Loin de s'offenser de
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ses railleries, on le respectait et on le protégeait, et,- quoi qu'il fÎt, on le laissait faire ; témoin ce jour où, pour se divertir, en même temps que pour se venger (je demande pardon de citer un trait d'enfant, mais ceux-là aussi peignent l'homme), poussé à bout par un maître d'équipage qui le traitait un peu trop en nouveau venu, il lui prit son chapeau, et l'alla planter sur la girouette du grand mât. Ce tour d'adresse, où il jouait sa vie, fut applaudi de la flotte entière. Le hardi matelot fut appelé et fêté sur tous les vaisseaux.
J'ai hâte d'ajouter que, deux ans après, ce même matelot, fort de nouvelles études, nommé, après ses examens, aspirant de troisième classe, faisait preuve de la même adresse, du même sang-froid et du même courage, dans une circonstance tout autre, au formidable combat naval du il3 prairial. Le commissaire de la Convention, Jean-Bon Saint-André, l'avait appelé près de lui, et le nouvel aspirant fut quelquefois assez heureux pour adoucir les rigueurs du conventionnel. Il était à bord du vaisseau le Patriote, et vers la fin de la bataille ce vaisseau presque désemparé; et serré de près par trois navires anglais, se voyait forcé de se rendre. L'aspirant Dupaty supplia le capitaine d'attendre encore quelques instants ; il descendit dans la batterie, où cinq à six pièces seulement se trouvaient en état de tirer, et il en pointa une avec tant de précision, qu'il abattit le grand mât du bâtiment ennemi le plus redoutable en ce moment. Le vaisseau français fut alors dégagé, et les Anglais, repoussés du Patriote, se portèrent sur le Vengeur, dont on connaît la fin sublime. Quand l'ennemi se fut retiré, le capitaine proclama l'aspirant comme ayant sauvé trois fois le navire durant le cours de la bataille, et le nomma de seconde classe.
Cependant cette courte mais rude campagne avait épuisé les forces du jeune marin ; et quand la flotte
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revint à Brest, une maladie cruelle le retint plusieurs mois à l'hôpital de cette ville. Là, sans ressource et sans consolation, perclus de tous ses membres et presque privé de l'usage de la parole, déjà pleuré par sa mère et ses sœurs, et ne pouvant même leur écrire pour leur envoyer un dernier adieu, il vit en effet s'approcher l'heure fatale où ses espérances n'eussent laissé que des regrets. Mais ce fut alors que cet esprit léger, quelque peu enclin aux maximes des philosophes de l'autre siècle, connut pour la première fois une chose plus immortelle que les grands hommes qui l'ont insultée, je veux dire la pensée chrétienne, et les dévouements qu'elle inspire ; car ce qu'on nomme l'immortalité n'est que le souvenir des mortels, et l'éternité est celui de Dieu. Il fut soigné par les religieuses, et, fidèle en cette circonstance aux habitudes de son cœur, il se plaisait encore, dans sa vieillesse, à raconter les soins qui l'avaient sauvé.
Rendu à sa famille par ces soins précieux, après avoir passé quelque temps à Morlaix, dans la maison d'un examinateur de la marine qui lui était devenu, comme tous, un ami, il reprit bientôt ses travaux. D'abord ingénieur hydrographe, envoyé en cette qualité pour lever le plan de Saint-Jean-de-Luz, celui du Passage, en Espagne, et d'une partie des côtes adjacentes, il revint ensuite à Paris vers l'année 1797. Il fit ce voyage, la plupart du temps, poétiquement à pied, comme on disait alors, libre et heureux, toujours poursuivi par le refrain de quelque chanson qui se mêlait à ses calculs ; car la Muse impatiente qui l'accompagnait n'attendait qu'un instant propice pour s'emparer de sa vie entière.
Cette occasion allait se présenter. Il venait de passer, à son retour, dans les cadres du génie militaire ; mais il avait, en fait, quitté le service. La révolte de Saint-Domingue, inaugurée par Toussaint-Louver-
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pture et couronnée par l'incendie et les massacres de 53 avaient apporté un dommage sensible dans la fortune de la famille Dupaty. Vainement, Auguste, J'un des quatre frères, s'était condamné à un long -exil pour tenter de recueillir les restes de cette fortune ; son courage patient, pour toute récompense, ne devait trouver que les coups de poignard de quelques monstres désenchaînés. Il y mourut. Emmanuel, alors âgé de vingt-deux ans, insouciant de l'avenir, à demi dégoûté du sang des batailles par celui qui avait coulé sur les échafauds, presque indifférent, s'il avait pu l'être, et se voyant appauvri sans chagrin, prenait sa part de ce vaste repos où s'endormait la France fatiguée, au bruit lointain des victoires ■du consul. Il eût été de ces victoires, et il eût passé le pont d'Arcole à côté du héros, comme Belliard et Vignola, ou devant lui, comme Lannes et Muiron, -s'il n'était entré par hasard, ne sachant que faire un .soir,, à l'Opéra-Comique.
Je demande la permission de dire que je n'invente Tien ; car la vérité est souvent étrange. Il entra donc dans ce théâtre, où tout était nouveau pour lui. ■Quelle était la pièce qu'on représentait, j'ai essayé en vain de le savoir ; mais que ce fût le vieux Grétry chantant alors avec Marmontel, Méhul avec Hoffman, ou le tendre Monsigny avec l'inimitable Sedaine, l'impression profonde n'en fut pas moins reçue. Après le premier étonnement, au bruit de l'orchestre, aux clartés du lustre, aux feux de la rampe, à cet assemblage de l'esprit et de l'harmonie, entouré de. tout ce qu'il y avait d'hommes distingués et de jolies femmes, caT le consul allait à Feydeau, le matelot déjà poète vit qu'il était dans son pays. *Qu'ai-je à faire autre chose, se dit-il tout bas, que de ^confier ma pensée à ces gens qui parlent et chantent ïsî bien, qui savent si bien faire rire ou pleurer 1
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Aussitôt s'effacèrent les rêves lointains, la curiosité de suivre La Përouse : le murmure de l'Océan, qui troublait encore cette tête ardente, se confondit dans la musique, et un coup d'archet l'emporta.
Alors parurent, presque sans intervalle, ces pièces gracieuses, à demi écrites, à demi chantées, qui ont égayé le moment le plus sévère et peut-être le plus grand de notre histoire. Il ne faut pas croire qu'il fût facile d'avoir, dans ce temps-là, tout bonnement de l'esprit. On s'adressait à un public distrait, le lendemain de Marengo ; et, de mêmeque Molière disait que c'est une entreprise considérable de faire rire les honnêtes gens, ce n'était pas non plus une chose fort aisée de savoir plaire au maître du monde. M. Dupaty eut à la fois et ce bonheur et ce talent : se laissant aller sans réserve à son inspiration naturelle, se souciant à peine du succès qui ne lui a jamais manqué, toujours interprété par les meilleurs artistes, toujours heureux et toujours aimé, sa carrière théâtrale a duré environ quinze ans. Elle l'a presque exclusivement occupé de vingt-deux à trente-sept ans, et le consul, devenu empereur, allait écouter entre deux victoires ces opéras où chantaient Berton, Boïeldieu et Da- layrac.
Ici se présente, pour moi, une difficulté. On net veut pas qu'ayant appartenu à ce qu'on appelait l'école romantique, j'aie le droit d'aimer ce qui est aimable, et l'on m'en fait une école opposée, décidant, par mes premiers pas, d'une route que je n'ai point suivie. Ce n'est pas que je veuille faire une inutile palinodie, ni renier mes anciens maîtres, qui sont encore mes amis ; car je ne me suis jamais brouillé qu'avec moi-même. Mais je proteste de toutes mes forces contre ces condamnations inexorables, contre ces jugements formulés d'avance, qui font
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expier à l'homme les fautes de l'enfant ; qui vous défendent, au nom du passé, d'avoir jamais le sens commun, et qui profitent des torts que vous n'avez plus pour vous punir de ceux que vous n'avez pas.
Ce n'est point ainsi, Messieurs, ce n'est point dans cette enceinte que je puis redouter ces cruels préjugés ; et la meilleure preuve que j'en puisse avoir, c'est que je parle devant vous. Mais je prie en grâce qu'on veuille me croire sincère, lorsque je loue, non pas outre mesure, ces faciles compositions. Il est bien vrai que le travail, le soin du style y manquent parfois, où sont peut-être perdus pour nous. Mais, sans qu'un détail vous arrête, sans qu'un mot soit jamais douteux, quand on lit les ouvrages de M. Dupaty, il est impossible de les quitter. On ne reste pas sur une phrase ; les littérateurs ne faisaient pas tant de fracas alors qu'aujourd'hui. Mais lorsqu'on a fermé le livre, sans savoir et sans pouvoir dire précisément de quoi l'on est charmé, l'honnêteté, la grâce et le bon sens vous restent dans la tête comme le parfum d'une fleur. Heureusement celles-là ne se fanent pas.
Casimir Delavigne, fils du même temps, et avec qui M. Dupaty a plus d'un rapport, quand ce ne serait que l'amour de la beauté, de la gloire et de la patrie, laisse à peu près dans l'âme le même sentiment, et, doué de plus de force et d'autant de grâce, il savait que l'estime vaut mieux que le bruit.
L'une des premières pièces du jeune auteur, intitulée l'Opéra-Comique, et représentée en l'an VI, fut composée en société avec M. de Ségur, oncle de l'honorable général, de l'écrivain brillant qui siège aujourd'hui parmi vous. M. Dupaty écrivit quelques autres ouvrages, par la suite, avec M. Bouilly, dont il resta constamment l'ami. Une affection non moins tendre le lia également, vers ce temps-là, avec M. de Jouy ; et cette affection se montra particulièrement
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lorsque, bien des années plus tard, M. de Jouy, devenu infirme, se retira à Saint-Germain, chez sa fille. Un souvenir précieux de l'auteur de Sylla a consacré ces derniers soins.
Vous n'attendez sûrement pas de moi, Messieurs, que je vous rende compte bien en détail de ces pièces légères et amusantes ; par leur légèreté et leur finesse même, elles échappent à l'analyse. Il y a cependant parmi ces opéras, dont quelques-uns sont des comédies, certains titres trop connus de tout le monde pour ne pas devoir être rappelés : qui n'a pas entendu parler du Chapitre Second, de la Leçon de Botanique, de l'Intrigue aux Fenêtres, ou des Voitures versées ? Qui ne connaît cette jolie bluette de Ninon chez madame de Sêvignê ? L'une de ces pièces, d'Auberge -en Auberge, a été transportée sur le théâtre anglais. Elle est excessivement plaisante par des changements de décorations qui arrivent si à propos, que les personnages s'imaginent sans cesse qu'ils ont voyagé sans changer de place. Dans le Poète et le Musicien, il y a des vers qui sont restés célèbres. Ceux, par exemple, où le poète, défendant contre l'orgueil du Grand-Opéra les prétentions plus humbles de l'Opéra- Comique, plaide cette cause si aisément connue :
J'aime auprès d'un palais une simple cabane ;
■En quittant Raphaël, je souris à l'Albane.
:De pampre couronné, l'aimable Anacréon Sur l'airain, près d'Homère, a consacré son nom. Sans être au premier rang, on peut prétendre à plaire.
N'est-ce pas là toute la grâce et, si l'on peut ainsi parler, toute la fierté modeste de M. Dupaty ?
Lorsque j'ai dit que rien n'arrêtait dans son style ordinaire, je n'ai entendu parler que de ses ouvrages -en prose ; car, sitôt qu'il s'exprime en vers, il en
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rencontre à tout moment qui semblent ne lui rien coûter, et qui, arrivant tout à coup, clairs, nets, précis, toujours élégants, étincellent çà et là comme des paillettes d'or. Celui qui termine la tirade dont je viens de citer un fragment est d'une gaieté franche qui a bien son prix, lorsque, continuant à soutenir sa thèse, le poète s'écrie :
C'est à tort, aujourd'hui, qu'une censure amère N'accorde aux vers chantés qu'une palme éphémère, .................................................. Et tout Paris encor se souvient de Babet 1
On en pourrait noter ainsi par centaines, de ce tour vif et de cette libre allure, où se retrouvent toujours une verve qui entraîne, et parfois même un peu de cet atticisme qui est le charme suprême des Épîtres de Boileau.
Un des talents les plus remarquables de M. Emmanuel Dupaty, c'est de savoir très habilement, comme on dit au théâtre, poser une scène, c'est-à-dire saisir l'à-prbpos, l'occasion, le moment précis où l'intérêt et la curiosité ayant été graduellement excités jusqu'à un certain point, l'action peut s'arrêter ; et la passion, le sentiment pur, peuvent se montrer et se développer. Ces sortes de scènes où la pensée de l'auteur quitte pour ainsi dire son sujet, sûr de la retrouver tout à l'heure, et se jette hors de l'intrigue et de la pièce même dans l'élément purement humain ; ces sortes de scènes sont extrêmement - difficiles ; c'est la part de la poésie. Car de même que nous avons nombre d'ouvrages au théâtre où le trop grand développement des sentiments et des caractères étouffe l'action, si bien que les personnages semblent des statues qui rêvent dans le vide ; de même nous voyons d'autres pièces dans lesquelles
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les événements ou, pour mieux dire, les accidents se multiplient de telle sorte qu'il ne reste plus la moindre place ni pour le cœur, ni pour l'esprit, ni presque pour l'intelligence ; et alors, au lieu de statues qui avaient du moins quelque beauté dans leur calme, nous voyons le théâtre sans cesse traversé par des marionnettes essoufflées qui ont à peine le temps de dire qui elles sont, ce qu'elles veulent, d'où elles viennent et où elles vont. Si vous avez une distraction, si vous perdez un mot de ces imbroglios qui se font le plus obscurs qu'ils peuvent, c'est fait de vous, le fil vous échappe, et le reste de l'énigme se déroule devant vous comme une page couverte d'hiéroglyphes auxquels vous ne comprenez plus rien.
La juste mesure entre ces deux excès, je le répète, est très difficile. Elle ne l'était point pour M. Du- paty, par ce motif qu'elle lui était naturelle ; et l'opéra- comique, ce genre qu'il aimait tant et qu'il avait tant de raisons d'aimer, est justement celui de tous les genres où se montre le plus distinctement ce temps d'arrêt, ce point de démarcation entre l'action et la poésie. En effet, tant que l'acteur parle, l'action marche, ou du moins peut marcher ; mais dès qu'il chante, il est clair qu'elle s'arrête. Que devient alors le personnage ? Est-ce un maître irrité qui gronde, est-ce un esclave qui supplie, est-ce un amant jaloux qui jure de se venger, est-ce une jeune fille qui s'aperçoit qu'elle aime ? Non, ce n'est plus rien de tout cela, et il ne s'agit plus de savoir de quelles circonstances naît la situation. C'est la colère, c'est la prière, c'est la jalousie, c'est l'amour que nous voyons et que nous entendons ; et que le personnage s'appelle comme il voudra, Agathe ou Élise, Der- nance ou Valcour, la musique n'y a point affaire. La mélodie s'empare du sentiment, elle l'isoie ; soit qu'elle le concentre, soit qu'elle l'épanché largement,
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elle en tire l'accent suprême : tantôt lui prêtant une vérité plus frappante que la parole, tantôt l'entourait d'un nuage aussi léger que la pensée, elle le précipite au l'enlève, parfois même elle le détourne, puis le ramène au thème favori, comme pour forcer l'esprit à se souverir jusqu'à ce que la muse s'envole, et rendre à l'action passagère la place qu'elle a semée de fleurs.
Me voici loin des Voitures versées, ainsi que d'une autre pièce que je ne dois pas oublier, et qui a pour 4itre la Prison militaire. C'est une comédie en cinq actes, extrêmement bien faite, d'un style vif et brillamt, et dans laquelle, dit-on, l'auteur a pris plaisir à retracer quelques détails de sa propre captivité. Elle eut un succès qui dura longtemps, et qui, aujourd'hui, pourrait se recommencer ; car pour l'arrangement, l'intrigue et le romanesque, elle serait tout à fait à la mode. Une autre comédie en vers, Les Deux Mères, écrite en 1813, eut les honneurs des Tuileries ; elle fut représentée devant l'Empereur. Le poète, alors, était en grande faveur, et la reine de Naples en personne parut sur le théâtre impérial dans un quadrille allégorique qu'avait composé M. Du- paty. Je pourrais le suivre dans cette veine de cour, qui, du reste, lui allait à merveille, car sa muse a toujours un certain air de fête.
Mais je dois d'abord parler de sa disgrâce et de l'opéra de Picaros et Diêgo qui l'a fait exiler et a failli lui coûter cher. Cette pièce s'appelait d'abord les Valets, ou plutôt le Salon dans l'Antichambre ; car ce dernier titre ne fut point imprimé, et je n'ai pu le retrouver exactement. Cette petite pièce, donnée -au théâtre Feydeau en 1802, fit beaucoup de bruit à Paris, et la représentation en fut défendue par la police. Il n'est pas possible aujourd'hui, même en lisant la pièce avec grande attention, de comprendre
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les causes fort douteuses qui ont amené la disgrâce de l'auteur. Il s'agit de deux aventuriers, dont l'un est un ancien garçon mercier et l'autre un barbier espagnol, qui s'introduisent dans une maison pour y tenter, à l'aide de faux noms, une tromperie bientôt démasquée. On crut dans le temps que quelques valets devenus grands seigneurs, et qui s'étaient reconnus dans la pièce, en avaient sollicité l'interdiction. Quoi qu'il en soit, un ordre de déportation fit bientôt conduire M. Dupaty à .Brest, où il fut détenu pendant quelque temps, en rade, à bord de l'Amiral, avec la perspective, fort pénible, d'être mené à SaintDomingue, pour y rejoindre l'armée du général Le- clerc.
Ai-je besoin de dire qu'à peine arrivé, le prisonnier fut traité en ami par les officiers et par les soldats ? Il se retrouvait là au milieu de ses habitudes premières, de ses meilleurs et plus chers souvenirs. La menace même d'être transporté (bien que le climat, de Saint-Domingue fût très dangereux en ce moment) n'était pas faite pour l'effrayer. Il n'y avait que son cher théâtre qui lui causait de cruels regrets ; car il l'aimait avec passion, comme il arrive presque toujours aux imaginations un peu vives. Il existe, en effet, dans cette vie toute factice mais toute poétique, dans ces rochers et ces palais de carton qui viennent ou disparaissent comme d'un coup de baguette, dans ce langage même de la fiction, où le rire et les larmes se succèdent ou se mêlent, et sont quelquefois très véritables ; il existe, dis-je, un attrait singulier auquel on résiste difficilement, pour peu qu'on soit sensible avec de l'esprit.
Il n'y a pas de bon comédien qui n'ait point aimé son théâtre ; mais cet attrait pour l'auteur est bien plus grand encore ; car l'un récite et l'autre invente. Il est vrai que le comédien, s'il est doué d'un vrai
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génie, peut aussi mériter le nom d'inventeur. Gar- rick a osé corriger, dans l'un des chefs-d'œuvre de Shakespeare, une scène admirable, qui, ainsi modifiée, a été applaudie par toute l'Europe. Talma, pour qui Napoléon avait une si haute estime qu'il a pensé à lui donner la croix de sa Légion d'honneur, Talma était précieux pour ses savants conseils ; et de telle pièce où il fut applaudi, on pourrait dire que, si elle n'est pas de- lui, on ne sait trop de qui elle est. Mais avec quelle attention, avec quel plaisir, l'écrivain consciencieux et plein de sa pensée ne voit-il pas s'animer devant lui la forme vivante de son idéal, marcher, parler, agir les rêves de son coeur ! Et si l'amour de la vérité, de la beauté, le guide et l'éclairé, avec quel soin, ou parfois même avec quel emportement irrésistible ne se livre-t-il pas à ce travail, qui, bon ou mauvais, quel qu'en soit le résultat, n'en est pas moins, quoi qu'on en puisse dire, l'un des plus nobles exercices de l'esprit ! On sait comment le pratiquait Molière. Voltaire pleurait, et voulait qu'on pleurât, et se fâchait si l'on ne pleurait pas, lorsqu'il jouait, chez lui, ses propres tragédies; et la tradition a pris soin de nous dire comment Racine récitait ses vers à MHe Champmeslé. Il y a sans doute, pour l'esprit, des routes plus grandes et plus sévères, il y en a d'incomparables, celles où Fénelon et Bossuet ont passé. Mais celle-ci n'en reste pas moins belle, et à coup sûr elle doit être honorée, quand 'elle est suivie par un honnête homme...
Ce mot me ramène à M. Dupaty.
Il était donc à Brest, s'ennuyant un peu, mais se gardant de le laisser voir à des gens qui le traitaient si bien, improvisant toujours de ces vers charmants qui lui échappaient comme par mégarde, lorsqu'il apprit que les rigueurs du consul s'étaient tout à coup adoucies. Peut-être Napoléon s'était-il aperçu,
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avec ce regard qui ne se trompait guère., qu'on avait prononcé bien vite. Je ne sais s'il crut avoir un toct, mais il eut la pensée d'une réparation. Le prisonnier redevint libre, et reçut la permission, c'est-à-dire l'ordre, de revenir à Paris. Les offres les plus flatteuses et. les plus brillantes furent alors faites à M. Dupaty, mais il refusa. tout ; et depuis ce moment, pendant l'espace de sept ou huit ans, c'est-à- dire à peu près depuis 1803 jusqu'au mariage d& l'empereur, il ne s'occupa que du théâtre.
A l'occasion des spectacles de toute sorte qui Buivirent ce mariage, il fut, comme je l'ai dit tout à l'heure, admis près de la reine de Naples ; il le fui aussi près d'une autre reine dont le nom suffit pour rappeler tout ce qui faisait la grâce et le charme de- cette cour alors sans égaie, je veux dire la reine Hor- tense. Il composa les paroles de quelques divertissements pour les fêtes données par ces deux princesses. et il conserva toujours religieusement les marques. précieuses de leur bonté. L'empereur enfin, en 1812., lui donna la croix de la Réunion. En même temps, il lui fit. proposer de nouveau une place élevée dans la magistrature ; l'offre lui en fut transmise par le- grand juge, duc de Massa ; mais elle était subordonnée à quelques conditions que M. Dupaty ne voulut pas encore accepter. L'empereur annonça, plus. tard, l'intention de l'attacher à l'éducation du roi de Rome.
Un incident, léger en apparence, qui se passa vers ce temps-là, doit sembler digne d'attention,, en ce qu'il atteste une fois de plus le respect ou plutôt le culte que professait M. Dupaty pour la mémoire de son père. Au mois de novembre 1812, M. de Féletz fit, dans le Journal de l'Empire, un article à propos des Lettres sur l'Italie, où il ne se bornait pas à critiquer l'ouvrage, mais où il attaquait assez forte-
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ment les opinions philosophiques de l'auteur. Les trois frères Dupaty allèrent ensemble demander raison de cet article ; M. Emmanuel surtout prit la chose très vivement. Cette scène laissa chez M. de Fé- letz une impression profonde, qui, vingt-quatre ans après, lorsque M. Dupaty se présenta à l'Académie, devint entre eux un motif de rapprochement, et la source d'une amitié qui ne finit qu'à la mort de M. de Féletz.
Cependant, s'il boudait de loin l'administration impériale, l'auteur de Picaros et Diégo ne boudait pas le vainqueur de Wagram, encore moins le vaincu de Leipsick. Cette croix qu'il avait reçue de la main de Napoléon, cette croix lui tenait au cœur, et l'obstination même de ses refus lui faisait attacher um plus grand prix à la seule chose qu'il eût acceptée' d'un homme qui pouvait tant donner, et qui savait si bien offrir. Tant que le conquérant marcha dans ses victoires, il n'essaya pas de le suivre, ni de toucher à la lyre de Tyrtée. Napoléon, dans sa toute- puissance, effrayait le talent modeste ; ce n'était pas sa faute, le temps lui manquait. Au milieu de ses. campagnes, lorsqu'il se plaisait (il le dit lui-même} au son des cloches et au bruit du canon, il aimait aussi la littérature, mais il la rudoyait un peu. C'était alors qu'assistant un jour à une tragédie guerrière, il4 disait, en manière d'éloge : « Il nous faudrait beaucoup d'ouvrages comme celui-là ; c'est une vraie pièce de quartier général. On va mieux à l'ennemi, après l'avoir entendue. » Ëloge bizarre, qui a sa*- grandeur, mais fort capable d'effaroucher Dernance,. Florville, Agathe et Élise.
M. Dupaty, pendant ce temps-là, faisait jaser et gazouiller ces personnages inoffensifs. Lorsque l'empereur revenait poudreux de sa grande poussière et las de ses ennemis vaincus, il lui improvisait des cou-
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plets pour ses fêtes. Il aimait de tout son cœur c6 grand homme aux Tuileries, et il se sauvait à Fey- deau dès qu'il le voyait toucher à son épée. Mais lorsque advinrent les grands désastres, lorsque, aux traces de l'incendie de Moscou, sur le chemin de la Bérésina, le maréchal Lefebvre, septuagénaire, marchant à pied derrière Napoléon, commença à dire tristement : « Il est bien malheureux, ce pauvre empereur que j'aime ! », lorsqu'on vit tomber lambeau par lambeau, harcelé pied à pied pendant deux années, ce troupeau qui avait traversé le monde ; lorsque enfin la France accablée vit se renouveler en vain dans son sein les prodiges de l'Italie, alors le faiseur de vaudevilles, l'improvisateur de romances, prit l'uniforme pour aller à Clichy, et à son tour il tira l'épée (1).
M. Dupaty, après cette journée,- ne songea plus de longtemps à Feydeau. Il venait de faire une chanson bien connue sur l'impératrice et le roi de Rome :
Gardons-le bien, c'est l'espoir de la France.
Tous les soldats savaient ce refrain ; lui-même, une fois les armes prises, devint capitaine de la garde nationale comme il était devenu poète. Mais il n'y avait jamais chez lui de résolution passagère.
Il commanda le corps dont il était le chef jusqu'à la destruction des compagnies, au mois d'avril 1848.
Dans tous les désordres qui se sont succédé pendant nos trente-quatre dernières années, il a constam-
(i) Chargé de surveiller un poste difficile, il s'avança dans la plaine de Saint-Denis, et reprit, sur les Russes, une batterie d'artillerie dont les premiers défenseurs avaient été dispersés. Il la ramena à la barrière, et, s'approchant du maréchal Moncey, il lui dit, pour toute harangue : « Monsieur le maréchal, voici les pièces ».
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ment et obstinément exposé sa vie. Il a toujours. partout recueilli, des, témoignages de sympathie, d'attachement et de respect. Après la réorganisation de* 1848, exempté par son âge du service habituel, et", n'ayant plus ses épaulettes, il réclama, comme simple- soldat, sa part des fatigues <et des dangers que voulaient braver sans lui ses anciens compagnons. Ce- belliqu>eux instinct de ses jeunes années était une despassions de sa verte vieillesse, et il semblait assez, étrange de trouver dans le cabinet d'un homme de-' lettres, entre le buste de Voltaire et celui de Rousseau, un fusil de munition.
J'ai maintenant à parler de deux poèmes, dont l'un, à son apparition, produisit un très grand effet, et dont l'autre est jusqu'à présent resté inédit. Le premier a pour titre les Délateurs ; le second Isabelle- de Palestine.
Les Délateurs parurent en 1816 ; ce poème fut écrit sous une impression évidemment très vive et même violente, au spectacle des représailles qui signalèrent ce triste moment, principalement dans le. Midi de la France. M. Dupaty était alors au nombre des rédacteurs du Miroir et d'e l'Opinion ; c'était l'aurore des petits journaux ; de plus, il était membre de la Société des Enfants d'Apollon, et il s'occupait d'un petit ouvrage intitulé la Rhétorique des demoiselles, écrit sous la forme de Lettres à Isaure. Tout à- coup arrive la nouvelle de l'a mort du maréchal Brune, on parle d'assassinats, d'affreux soulèvements, de tous les crimes chers à la populace. M. Du-.paty, au milieu de son travail, sent sa plume trembler dans sa main ; l'indignation lui dicte quelques vers- qu'il jette au hasard sur le papier ; le lendemain ifc continue, et, sa verve s'animant ainsi, croyant écrire jane page, il fait une satire.
Ce fut l'opinion générale que, pour la pureté et:
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l'énergie du style, comme pour l'élévation des sentiments, cette satire surpassait de beaucoup les autres productions de l'auteur. Je me range, pour ma part, à cette opinion ; et, s'il m'était permis d'exprimer toute ma pensée, j'oserais dire que ce petit poème peut hardiment soutenir la comparaison avec tout autre ouvrage du même genre ; non pas avec Horace ou Boileau, ni surtout avec le grand Juvénal, mais avec Gilbert, par exemple, et même avec de plus forts que lui. Parmi vingt passages, écrits comme on parle, remplis de couleur et d'esprit-, il s'en trouve un qui fait frémir ; c'est le tableau, malheureusement trop vrai, des exécutions hâtives dont le Rhône et l'Isère furent les témoins :
L'appareil du supplice est sorti des cités ;
Un échafaud mobile erre dans la campagne...
Le morceau qui commence ainsi est tout entier plein d'une vigueur sinistre. Le poète nous montre le meurtre impuni, l'assassin raillant sa victime, le fils frappé dans les bras de sa mère, le moribond égorgé dans son lit ; puis il ajoute en terminant :
Les forfaits sont comblés par d'exécrables jeux ;
Et, reculant d'horreur à ce spectacle affreux,
Le fleuve qui, la veille, apportait à la ville Les doux tributs des champs sur son onde tranquille, Après l'assassinat d'un père ou d'un enfant,
Ramène dans Lyon l'échafaud triomphant.
Isabelle de Palestine ne nous offre pas de telles images. Ce poème dramatique, trop long, je crois pour être représenté, respire d'un bout à l'autre les plus nobles sentiments, et cette grandeur héroïque, cette bravoure des croisades, si fière devant les hommes, si humble devant Dieu, cette poésie che"
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valeresque, dont le Tancrède de Voltaire reste le type inimitable. M. Dupaty l'imite pourtant, mais il ne l'imite que là où son guide est bon, vertueux, religieux même ; et, dans les mille routes ouvertes par cet insatiable et immense -esprit, il ne voit que -le droit chemin.
Cette pièce était devenue la seule occupation de, M. Dupaty. Chose singulière, cette tragédie était d'abord un opéra-comique, commencé en 1813. Peu à peu, à mesure qu'il pensait et qu'il écrivait, le sujet a pris sous la plume de l'auteur d'autres proportions. A moins d'avoir eu entre les mains ce manuscrit qu'on n'ouvre qu'avec respect, il est impossible d'imaginer combien de soin, de persévérance, quelle recherche de la vérité, quelle profonde étude de l'histoire, quelle religion tout à fait convaincue sont là dans ce beau travail.
Ce fut l'adieu de ce génie aimable, de cet excellent homme, et, en le lisant, on sent combien il était attentif, il était heureux de bien faire. Il passait des journées entières, sans le savoir, à travailler chez lui, chez ses amis, dans les salons et dans la rue ; et tandis qu'on le voyait partout enthousiaste de sa pensée, récitant ses vers au premier venu, il ne voulait pas que sa pièce fût imprimée et la retouchait sans cesse.
C'est dans cette poésie, c'est dans cette clarté qu'a vécu et qu'est mort M. Dupaty. Il croyait en Dieu, et la vie lui semblait trop courte pour prendre garde aux mauvaises et tristes choses qu'on y rencontre. Comme son jardinier cueillant dans un parterre, il n'a voulu voir de ce monde que ce qui est pur sous les cieux. Il adorait la beauté, la gaieté, l'honnêteté, la vérité, et ne se souciait point du reste. Les souffrances cruelles qui l'ont tué lentement n'ont pas été plus fortes que son courage.
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« Ce n'est pas la mort, disait Montaigne, c'est le .mourir qui m'inquiète. » M. Dupaty n'eut point cette- inquiétude. Il se souvint, dans ses derniers jours, des sœurs de l'hôpital de Brest. Il attendit -et vitt venir à lui, presque avec joie, la plus belle mort, celle qui ne dément rien d'une belle vie, et il expira regretté de tous, plein de douceur et de fermeté, plein d'espérance et de résignation.
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Réponse de M. Nisard, Directeur de l'Académie Française, au discours de M, A ljred de Musset prononcé dans la séance du 27 mai 1852 (1).
Monsieur,
En traçant le portrait de l'homme rare auquel vous succédez, vous aviez craint d'omettre quelques traits caractéristiques ou d'ajouter quelque trait de votre invention. Vous devez être rassuré. Le personnage que vous venez de peindre est bien le confrère dont la perte nous a été si sensible. Vous croyiez ne pas le connaître assez ; vous l'avez cherché, vous l'avez trouvé dans nos souvenirs encore douloureux, et vous nous l'avez rendu au vrai, comme ces peintres habiles auxquels il suffit des indications d'une famille affligée pour faire un portrait ressemblant de quelque mort chéri. On le sent à votre ton pénétré : yous avez aimé M. Dupaty. Pourquoi pas plus tôt ? Vous le dites avec tristesse : ce sont les révolutions qui brisent les amitiés anciennes et empêchent les amitiés -nouvelles. Ne faut-il pas y ajouter, pour les gens de lettres, certaines préventions qui les rendent
(i) Discours académiques et universitaires (i85a-i868) Firmin- Didot et Cte, éditeurs.
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suspects les uns aux autres par l'effet des classements arbitraires de la critique ? Vous ne connaissiez pas M. Dupaty, par la très mauvaise raison qu'il ne vous connaissait pas lui-même. L'Acadé- mie, vous le saurez du reste, est bonne à bien des.choses : elle détruit ces préventions, elle rapproche- des hommes qui se croyaient de deux camps opposés ; et, par ce noble usage de confier au nouvel élu l'éloge public de son prédécesseur, elle fait, nous venons de le voir, un dernier ami à celui qui n'est plus.
Vous ne m'avez laissé rien à dire, Monsieur, de la vie de M. Dupaty, ni de ses aimables ouvrages, nt de ce qu'on pourrait appeler ses qualités héroïques. Après votre discours, après celui que vous avez rappelé, et qui eût rendu notre tâche si difficile, s'il s'agissait ici d'une lutte de bien dire, et non d'une sincère émulation de regrets, rien ne manque à l'hommage qui était dû à notre confrère. Mais peut- être reste-t-il quelque chose à ajouter sur son caractère privé, sur ce que fut l'homme de tous les jours. Votre discours le fait deviner ; j'essayerai de le dire ; et si j'y mêle mes sentiments personnels, l'Académie me le permet, sachant bien que je ne songe pas à les distinguer des siens, mais à donner quelques motifs de plus de notre regret commun. Je ne sais rien d'ailleurs de M. Dupaty que ne sachent tous- ceux qui l'ont pratiqué et aimé. Mais, admis un des derniers à l'honneur de son amitié, peut-être ai-je été plus attentif à tout ce qui en faisait le prix, et ai-je goûté plus profondément un bien que je voyais si près de m'échapper 1
On a souvent dit de M. Dupaty : il n'y a plus d'hommes tels que celui-là ! Est-ce à dire qu'il a emporté avec lui les qualités d'esprit et de cœur que vous venez de louer dignement ? Ces qualités,
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grâces à Dieu, lui survivent ; elles sont l'apanage de l'homme, et elles animent parmi nous d'autres. cœurs d'élite. Mais M. Dupaty les avait d'une certaine manière qui les lui rendait propres et personnelles ; et c'est cette manière qu'il a emportée- avec lui.
Voilà pourquoi on peut parler de sa probité, quoique parler de la probité d'un homme, ce soit, à ce qu'il semble, ou le louer de trop peu, ou trop peu estimer les autres hommes. Mais de même qu'il y a une probité chagrine qui se paye de ce qu'elle fait par trop d'estime pour elle-même et trop de sévérité pour autrui, de même il y en a une autre plus aimable qui ne se donne pas pour une rareté, afin de- n'offenser ni de ne décourager personne, et qui, indulgente pour les autres, n'est sévère que pour elle seule. Telle était la probité chez M. Dupaty. C'est la différence entre l'honnête homme et le galant homme. Le monde nous donne le premier titre par esprit de justice ; le second, qui semble avoir été inventé pour M. Dupaty, c'est le cœur de nos amis qui nous le decerne.
Ce que j'ai dit de sa probité, je le dirai de sa: bienveillance. Il y a aussi deux sortes de bienveillance : l'une qui s'arrête aux bons mouvements et se dissipe en paroles ; l'autre, qu'un grand docteur de l'Église, saint Ambroise, a raison de mettre au- dessus de la bienfaisance même, parce qu'elle y mène invinciblement, et qu'elle donne encore là où la bienfaisance n'a plus à donner. C'est de cette façon que M. Dupaty était bienveillant. Il s'était comme engagé à vie au service de tous ses amis,, et peu s'en fallait qu'il ne tînt pour ami quiconque avait besoin de lui. Tout ce qu'on peut avoir d'habileté permise pour ses propres affaires, sa bienveillance le lui suggérait pour les affaires des autres. Soit
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qu'il s'agît d'une froideur à dissiper dans l'intérêt d'un ami, ou d'une volonté incertaine à faire pencher en sa faveur, ou d'une confidence à attirer sans avoir l'air de l'attendre, personne n'était plus pénétrant ni d'une insinuation plus efficace. Il m'a fait souvent penser, contre l'apparence, que le dévouement est la plus sûre des lumières, et que l'égoïste consommé, qui étudie les hommes pour s'en servir, les connaît moins que l'homme bienveillant qui s'aide de leurs imperfections même pour leur faire du bien.
Cette habileté innocente qui le rendait si utile à ses amis, il l'oubliait quand il s'agissait de lui-même. Il semblait qu'il ne fût armé que pour la défense des autres. Toujours confiant, l'âme découverte et nue, il vivait au milieu du monde comme au milieu d'amis, s'avançant au-devant d'inconnus, non du pas prudent des gens qui tâtent le terrain, mais comme un enfant qui ne soupçonne pas de pièges. Je lui en parlais souvent, et m'étonnais qu'ayant toujours été si exposé, il eût été si respecté, et que le monde lui eût permis d'être un si galant homme impunément., Il m'en donnait des raisons tout à l'éloge du monde. Pour moi, tout en croyant que la loyauté et l'ouverture sont une meilleure défense que l'artifice, j'expliquais cette impunité de l'homme de bien, chez M. Dupaty, par une susceptibilité courageuse dont on n'eût pas osé se jouer. Nul n'était plus prompt à pardonner une offense ; mais on savait qu'il ne la pardonnait qu'après l'avoir relevée.
La promptitude d'esprit qu'ont certaines gens pour la médisance ou la raillerie, il l'avait pour la louange. Quelques personnes n'y voulaient voir d'abord qu'une certaine frivolité sur un fonds d'obligeance naturelle ; mais, à l'user, elles reconnaissaient dans cette prétendue frivolité une justice délicate qui tenait
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compte à chacun de ce qu'il avait d'aimable. Que tous les compliments qu'il savait si bien faire ne fussent pas toujours mérités, le plus grand tort en était aux gens; pour lui, c'était un peu de liqueur généreuse, débordant d'un vase trop plein.
Il était aimable jusque dans une faiblesse dont on peut parler à l'honneur de sa mémoire. Auteur et poète, comment n'eût-il pas eu beaucoup de tendresse pour ses ouvrages ? Il aimait donc à en parler, mais comme on parle de ses meilleurs sentiments ; il aimait à lire s'es vers, mais comme ce qu'il savait de mieux à dire à ses amis. Sa faiblesse, c'était peut- être de voir des amis dans tous ceux auxquels il lisait ses vers. Si c'était plutôt un peu de vanité littéraire que trop de candeur, je l'ignore : en tout cas, j'aime mieux la vanité qui parle que celle qui se tait ; car ce que Sénèque a dit des douleurs de l'âme n'est pas moins vrai des vanités : les petites parlent beaucoup, les grandes sont muettes.
Aussi bien, ce n'est point de ses anciens ouvrages qu'il était vain, quoique ce que vous venez d'en dire, Monsieur, avec la double autorité du succès et du talent, prouve qu'il en aurait eu sujet. De tout son passé si brillant, il avait coutume de dire : 'x( Je suis entré à l'Académie avec de la monnaie de billon. » Sa plus grande complaisance se portait sur ce qu'il composait, au moment où il le composait ; et le pire qu'on risquât en l'allant voir sur les entrefaites, c'était d'entendre un poète septuagénaire débitant, avec le feu de la jeunesse et l'enthousiasme de l'art, de très beaux vers, composés le plus souvent dans des nuits sans sommeil, où il voulait, disait-il, regagner le temps perdu, et où il abrégeait sa vie.
Vous avez fait un juste éloge d'Isabelle de Pales- 'tine, qui fut d'abord un opéra-comique, puis une tragédie, et que j'ai vu peu à peu tourner à l'épopée.
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C'est cette pièce dont il aimait à réciter des passages à ses amis. Il la recommençait sans cesse, comme s'il avait eu une seconde vie devant lui. Il est tel feuillet du manuscrit qui est formé de vingt feuillets superposés, et le dernier ne devait pas être le feuillet définitif. Quand on engageait M. Dupaty à s'arrêter : « J'expie, disait-il, la trop grande facilité de mes premiers succès. » Sur la fin de sa vie, une grande affection de la vue l'empêchant d'écrire, toutes ces corrections se faisaient dans sa mémoire, et c'était, chaque matin, comme un flot nouveau qui effaçait ce qu'il avait écrit la veille sur le sable. Souvent je lui offris ma main pour fixer sur le papier ,de très beaux passages pour lesquels je craignais quelque rature dans la nuit. Il aimait mieux les garder dans sa tête pour en être plus longtemps le maître. C'est ainsi qu'il a emporté dans la tombe ses plus beaux vers. Que ne les ai-je retenus ? Que n'ai-je du moins le crédit de persuader que cet ouvrage, rendu public, lui eût assuré, à plus de trente ans de sa vogue de jeune homme, une renommée durable !
Dans ce poème tout religieux, M. Dupaty voulait Tendre sensible par la forme dramatique l'idée chrétienne qui met tout le mal à la charge de l'homme, et rapporte tout le bien à Dieu. Cette idée était devenue pour lui une croyance de cœur, dès le jour de, ce combat du 13 prairial que vous avez si bien, raconté. Quand le vaisseau le Patriote fut hors de danger, l'aspirant Dupaty, étonné d'être debout et sans blessure sur le pont jonché de cadavres, voulut voir si, dans toutes les parties dit. bâtiment où l'avait appelé son devoir et entraîné son courage, il y avait un espace de la largeur de sa tête, que les boulets anglais n'eussent pas troué. Il se trouva que, -durant ce glorieux combat d'un de nos vaisseaux
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contre trois, le jeune officier n'avait pas fait un pas sans qll'un boulet ne prît sa place, pas un mouvement 'sans que la mort n'eût passé devant ou derrière lui. Sa vie, ainsi sauvée, lui parut un bienfait <direct de la Providence, et désormais il en fit deux parts, prenant à son compte tout ce qui lui arrivait •de mal, renvoyant à la Providence le bien même dont il eût pu faire honneur à sa volonté. Il confessait ainsi le dogme chrétien qui concilie la. Providence avec le libre arbitre ; dogme incompréhensible pour -ceux qui ne savent pas s'en vouloir de leurs fautes, ni n'être pas vains de leurs vertus ; croyance facile et familière pour l'homme de bien. Je; comprends que M. Dupaty ait eu cette croyance, et qu'il y ait été fidèle jusqu'à la mort. Outre sa vie plusieurs fois sauvée de périls extrêmes, vertus, talents, tout chez lui était don d'en haut : il le sentait, et il ne se servait de la réflexion que pour s'ôLer le mérite de ce qu'il faisait sans elle. Ce poème qu'il tint renfermé non seulement pendant les neuf années que prescrit Horace, mais. pendant la moitié de sa vie, ne fut qu'une longue et. douce méditation sur toutes ces choses, et, en dernier lieu, une préparation à ce qu'il regardait comme le dernier bienfait de la Providence, la mort dans la paix de l'homme humble «t reconnaissant. C'est pour cela qu'il ne voulut mi l'achever ni le livrer au public, et que, jusqu'aux approches de l'heure suprême, il put, sans profanation, mêler et par moments confondre 'Ses derniers rêves de poète et ses dernières prières de chrétien 1
Un esprit si aimable, un cœur si rare avaient valu à M. Dupaty une grande faveur à l'Académie. Son secret pour la. garder était bien simple ; il aimait l'Académie, et l'Académie le savait. Aimer l'Académie, c'est autre chose que de s'y plaire, et de s'y
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montrer assidu à des séances où l'on entend les maîtres de la parole et de la plume parlant de choses de l'esprit. Aimer ainsi l'Académie, c'est l'aimer pour soi. M. Dupaty l'aimait de la vraie façon, pour elle-même. Il lui était fort dévoué, et n'avait rien plus à cœur que de lui plaire. C'est pour cela, Monsieur, que vous alliez devenir, presque à son insu., son candidat. On avait pu lui donner quelques scrupules d'école, non sur la valeur de vos titres, mais sur leur orthodoxie classique. Ce qu'il pressentit des dispositions de l'Académie à votre égard le tourna peu à .peu du côté de vos espérances. Je vis les scrupules se dissiper et naître la sympathie. Je me souviens qu'il me parlait de votre mère. Son cœur était déjà dans vos intérêts : votre cause était gagnée.
Comment M. Dupaty n'eût-il pas aimé en vous ce que vous avez de commun avec lui, parmi des différences profondes, l'inspiration, la veine ? C'est ce que je me félicite d'avoir goûté des premiers, il y a vingt ans, dans les poésies de votre début. Tandis que bien des lecteurs s'en inquiétaient pour les lettres et pour vous-même, j'osais en faire l'éloge dans un des mille écrits oubliés, auquel votre premier recueir donna sujet ; et peut-être me sera-t-il permis, le jour où vos vers vous font entrer à l'Académie, de rappeler que, dès ce temps, je vous voyais marcher, tout- en vous jouant, dans le grand chemin qui y mène. Votre recueil avait des défauts ; mais tandis que chez d'autres les défauts ont l'air de tenir à leur chair et à leurs os, vous portiez les vôtres comme un déguisement pour un jour de plaisir. On sentait que le naturel et la franchise prendraienit bientôt le dessus, et que cette source jaillissante de vive et fraîche poésie, qui sortait, mêlée d'un peu de vase, à vingt pas- de là, coulerait pure et limpide.
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Je ne veux pas m'attirer à moi-même ce que vous ■venez de dire de si noble contre ceux qui s'entêtent
■à ne pas croire à la conversion des gens, pour se donner le plaisir de leur reprocher des erreurs dont' ils sont guéris. Mais comme tout événement doit avoir sa morale, il semble que votre réception n'aurait pas la sienne, si, pour ne pas rappeler les légères fautes de vos commencements, on risquait de ne pas faire ressortir assez le mérite de vos progrès : et puisque j'ai parlé de conversion, en gardant le silence sur les erreurs passées, n'ôte-t-on pas à la conversion ce qui lui donne l'autorité du bon exemple ? Vous êtes en vue aujourd'hui, Monsieur, pour que les lettres, auxquelles vous êtes si cher, rapportent une partie d-e. l'honneur que vous recevez aux principes qui vous ont aidé à le mériter ; et, dans les éloges que je vous adresse au nom de l'Académie, je craindrais de faire tort tout à la fois aux principes en ne disant point ce qu'ils ont fait pour vous ; à vous, Monsieur, en ne disant point ce que vous avez fait pour vous-même.
Vous aviez pris pour le héros de vos premières poésies l'Enfant du Siècle. Vous nommiez ainsi un jeune homme sorti la veille du collège, et qui s'était jeté dans les plaisirs, pensant entrer dans la vie. La mode était alors de mépriser les hommes avant de s'être mêlé à eux, de douter de la vertu avant d'avoir eu des devoirs, et de Dieu avant de le connaître. L'Enfant du siècle avait donné dans cette mode, s'imaginant qu'il prenait possession de ses vrais sentiments. Admirateur de lord Byron, s'il ne se croyait pas lord Byron, tout au moins se croyait-il son don Juan.
Pour peindre ce personnage au naturel, vous vous -étiez mis à douter vous-même de choses infiniment moins respectables, mais qui ne laissent pas d'avoir
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leur prix, notre vieille prosodie, par exemple. Vous- étiez le plus vif à cette guerre qu'on lui fit sous la, bannière de l'enjambement et du vers brisé ; guerre- dont, elle et vous, vous êtes seuls sortis sans blessures.
Vous aussi vous admiriez beaucoup lord Byron;. mais, pouvant déjà imiter de lui les admirables poèmes où son imagination sincère domine son humeur, vous aimiez mieux le Don Juan, par lequel il a fini, en persiflant toutes choses, même la poésie. Toutefois plus d'un passage où vous aviez rencontré ses beautés en cherchant peut-être ses défauts, et bon nombre de vers que vous aviez bien voulu laisser sur leurs pieds, charmaient tous ceux qui se con-,naissaient aux nouveautés durables ; en sorte que jamais début littéraire ne causa tant d'inquiétude et ne donna tant d'espérance.
Vous aviez alors l'âge de votre héros. Moins de quatre ans après, nous vous retrouvons, lui et vous,, mais combien changés ! L'Enfant du siècle est un sérieux jeune homme, déjà las des passions contre- lesquelles il lutte encore. Le premier orgueil de la vie a été abattu. L'arme du doute, avec laquelle il jouait enfant, a éclaté dans ses mains saignantes. Dans l'excès de sa douleur, il s'en prend au xvme siècle, à Voltaire, à lui-même. Il vaut mieux, parce' qu'il a souffert ; et s'il n'est pas encore édifiant, son exemple n'est déjà plus à craindre.
A mesure que le modèle était devenu meilleur, le talent du peintre avait grandi. C'est peu de laisser là les vers brisés comme Sixte-Quint jetant ses béquilles, au grand déplaisir des dupes de la théorie, qui comptaient leurs beaux vers par le nombre de ceux qu'ils estropiaient ; vous entriez dans la voie de la grande poésie. Vous trouviez, pour toutes les contradictions du oœur de votre héros, pour la vanité de
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ses plaisirs, pour ses réveils généreux après la léthargie, pour cet amour persévérant de l'art et du beau, qui tantôt le charme comme un rêve, tantôt le poursuit comme un reproche, vous trouviez des vers pleins de force et de couleur, et vous rachetiez vos irrévérences envers la vieille prosodie en la rajeunissant. De ws vers de jeune homme, il ne restait déjà plus que la jeunesse, la première et la dernière des grâces. du vrai poète.
Vous n'imitiez plus lord Byron ; mais n'y a-t-ifr pas une imitation indirecte qui vient d'avoir trop aimé le modèle ? Celle-là se mêlait encore à vos richesses naturelles : elle n'y a rien ajouté ; et -votre exemple m'est une preuve illustre qu'il y aura toujours plus de péril que de profit pour nos poètes à se laisser aller aux charmes du grand: poète anglais.
Ce farouche plaisir que prend lord Byron à ne respecter rien de ce que nous respectons, à briser dans- notre main le bâton qui nous aide à marcher, à nous ôter tous les ressorts naturels de notre âme, pour les remplacer par l'orgueil, comme si l'orgueil était possible à beaucoup d'hommes, ou comme s'il soutenait personne ; cette fureur de singularité par laquelle il aime mieux le désespoir pour lui seul qu'une- espérance qu'il faudrait partager avec les autres hommes ; ces contradictions du poète qui s'enthousiasme, et du penseur qui ne tient pas pour vrai ce. qu'il pense ; tant d'élan pour tomber de plus haut dans l'abime ; tant de lumière pour produire ce qui ressemble le plus à la nuit profonde, l'éblouissement ; tout cela ne convient pas au génie sain et pratique de- notre pays. Pour un tour d'esprit de ce genre, il faut une langue chargée de mystère et d'ombres, toujours. en deçà ou au delà des mots qui servent à exprimer les. passions générales et les vérités accessibles à tous.
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Notre langue ne veut point s'y prêter ; et c'est tant mieux pour nos poètes, car en leur refusant son service pour L'imitation étrangère, elle les renvoie à: leur naturel, et d'un imitateur ingénieux, mais gêné, elle fait un poète libre et original.
C'est ce qui vous est arrivé, Monsieur; et, quoiqu'il y ait beaucoup à louer dans. ce que vous avez imité ou reproduit naturellement du grand poète anglais, permettez-moi de préférer ce que vous tirez de votre propre fonds. Lord Byron ne vous a pas donné l'idée de la belle pièce, Espoir, en Dieu, où, après vous être débattu si douloureusement avec le doute, vous finissez par les accents de l'hymme religieux. Vos Nuits de mai, d'août, de septembre, sont votre bien propre et le nôtre ; et la sensibilité par boutades de l'auteur de Don Juan ne vous a pas inspiré ces admirables stances sur la mort de rvrnB Ma- librans, où, de ce qui fut, il y a quinze mois, le regret passager de la société polie, vous avez su faire un sujet éternel de douces larmes.
Ces pièces, qui ne périront pas, nous font toucher, Monsieur, au dernier progrès de votre talent, alors que vous vous séparez de l'Enfant du siècle pour ne plus parler qu'en votre nom. Vos muses sont désormais la raison, restée libre, mais sans caprices ; la milan-t colie, qui vient en son temps des choses trop aimées, et qui nous invite à en chercher de meilleures ; le doute, parfois encore, mais le doute triste, touchant, et qui va se rendre ; la tendresse, qui survit à la passion, et qui en purifie les souvenirs ; l'aimable philosophie, qui nous guérit du dédain stérile. Tout, dans vos dernières poésies, est à la fois plus viril et plus doux. Les esprits difficiles disent pourtant qu'on y pourrait surprendre quelques vers qui trahissent votre ancienne intimité avec l'Enfant du siècle. J'ai le bonheur de ne pas les voir ; et j'ad-
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mire avec quel mélange de liberté et d'art, de hardiesse et de mesure, vous faites faire place à votre pensée au milieu des difficultés de notre langue. Quelquefois, c'est en vous jetant tout au travers ; mais, le plus souvent, ce sont les obstacles qui paraissent se retirer d'eux-mêmes devant vous.
Tandis que vous marchiez, chaque jour, à plus grands pas dans les voies de la belle poésie, vos opinions littéraires se rapprochaient de plus en plus de la vérité. Opinions est peut-être un mot un peu péda Tl- tesque pour vous, qui avez plus songé à produire qu'à juger, et à la poésie qu'à l'esthétique. Appelons cela vos sentiments sur l'art et sur ses exemplaires immortels ; c'est aussi sérieux, et plus aimable.
Au commencement, les novateurs croyaient avoir de vous d'assez bons gages. Vous ne ménagiez pas les doctrines classiques, qui pourtant ne vous gênaient guère, et qui trouvaient même leur compte à la façon piquante dont vous les attaquiez. Dans une boutade de jeunesse contre ce que la critique appelle la vérité du cœur humain, vous disiez, avec trop d'esprit pour la cause :
Le coeur humain de qui, le cceur humain de quoi ?
Et le lendemain, car c'était à deux ou trois ans de là, vous rendiez hommage à cette vérité, en trouvant le cœur humain dans votre propre cœur. Vous vous rangiez librement aux doctrines classiques, comme à des lois faites pour vous. Avec quel sentiment ne parlez-vous pas de nos grands écrivains ! Autour de vous, on admirait Molière pour faire pièce à tel de ses illustres contemporains ; vous, vous l'admiriez sans dire du mal de Racine. Pour louer La Fontaine, vous retrouviez quelques-uns de ses vers.
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Dans cette justesse exquise sur tout ce qui touche à l'art français et à ses modèles, je ne regrette qu'une chose : c'est que vous en ayez excepté Boileau. Vos dernières, rigueurs contre lui remontent, il est vrai, à dix ans. Mais c'était au temps de vos plus beaux vers, et peut-être dans la meilleure de vos dernières- pièces. De quoi lui en vouliez-vous ? Serait-ce de n'avoir pas été capable de certaines faiblesses intéressantes de votre Enfant du siècle ? Ce serait jusfè, s'il en. avait eu la prétention. Vous lui préférez Régnier ! Pourquoi ne pas les aimer tous les deux.? Je vais bien le venger, Monsieur, en disant que, dans cette pièce où vous lui êtes si sévère, vous avez plus. d'un trait de cette poésie franche, sobre, colorée par le fonds, qui fait sa gloire ; et que partout où votre aimable laisser-aller ne coule pas jusqu'au sans-façon de Régnier, vous écrivez comme Boileau.
Tout le monde sait le mot charmant de Voltaire, sur ce qu'il en coûte de dire du. mal de Nicolas. Vous en avez pu dire impunément : cela seul m'e serait une preuve que vous deviez finir par n'en plus penser. Je puis donc vous prendre à témoin, Monsieur, qu'un poète aurait une idée bien étroite de son art, s'il ne le reconnaissait pas dans l'homme illustre qui fait sortir la poésie de deux sources principales : le cœur d'un homme touché d'une passion vraie, et le cœur d'un homme de bien. J'irai plus loin ; aussi bien., aux yeux des gens qui n'aiment pas Boileau, j'ai,, depuis longtemps, toute honte bue à son sujet, J'étendrais la. maxime comminatoire de Voltaire à toute génération qui, en. France, ferait mépris de Boileau. Témoin le XVIIIe siècle, Voltaire en tête, auquel il n'en eût pas pris mal, ce semble, d'avoir plus de respect pour sa morale, et d'être plus fidèle aux traditions de son grand goût. Aimer Boileau, non
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d'amour, qui le demande ? mais comme on aime la vérité et le devoir, est, j'ose le dire, une qualité sociale dans notre pays. Les vicissitudes de sa gloire, tour à tour ébranlée et raffermie, y marqueront toujours, dans la raison publique, un progrès ou un déclin.
Quand on vous a loué de vos vers, Monsieur, on n'a fait que la moitié de votre éloge. Les qualités de vos. ouvrages en prose, comme celles de vos poésies, sont des dons. Vous ne cherchez pas cette phrase leste, piquante, de premier jet, que nous y admirons, quoique un peu moins que vos vers. Si le travail la polit, l'inspiration vous la donne.
Le talent de conter brièvement, et avec intérêt ; l'art de rendre ce que vous imaginez aussi vraisemblable que ce que vous savez ; l'amour senti et peint délicatement, au lieu de cette métaphysique grossière du plaisir que certains romans nous donnent pour l'amour ; des descriptions qui ne viennent pas au secours d'une invention languissante, et ne sont que les cadres légers de tableaux agréables ; un dialogue vif, un style simple et franc, qui fuit les fausses couleurs, comme votre récit fuit les descriptions ; enfin, la plume de Prévost, tenue d'une main plus légère, voilà ce qui distingue vos Nouvelles ; outre leur petit nombre qui est à la fois une critique discrète de la fécondité des conteurs en ce temps-ci, et une manière de revendiquer, pour ce genre aimable, le mérite de la difficulté vaincue.
J'ai quelquefois assisté à des lectures qui se faisaient de vos Proverbes, devant d'aimables mères de famille, assises autour de la table du salon, dans la soirée, à l'heure où les enfants sont retirés. On s'envoyait des invitations pour ces fêtes délicates .de l'esprit et, ces jours-là, il n'y avait guère d'excuse.
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Quels succès de bon aloi n'y avez-vous pas obtenus, Monsieur ! Quels éloges précieux sortaient de toutes. les bouches à la fin de la lecture ou dans les entr' actes soit qu'il s'agît de louer la conduite ingénieuse et simple de la pièce, soit qu'on revînt sur les traitsd'observation fine ou de passion vraie, et qu'il s'engageât quelque contradiction aussi flatteuse que l'éloge, où ceux qui croyaient défendre la vérité contre vous ne s'avisaient pas de ne pas admirer votre esprit ! Ces lectures étaient elles-mêmes des' scènes presque dignes de votre plume ; et vous seul auriez su peindre la vivacité de ces causeries inspirées par vous ; le silence, d'embarras plutôt que. de blâme, aux endroits risqués, et le plaisir innocent que prenaient d'honnêtes gens à cette fantaisie discrète qui ne cache pas la réalité, à ce romanesque- modéré qui ne détourne pas du devoir.
Il y eut un temps où le public impatient attendait ces Proverbes. Il les attendait, il ne vous les commandait point ; car c'est encore un de vos traits, que,. même èn étant populaire, vous avez su ne pas obéir à la mode. Vous la forciez de prendre vos heures c'est ainsi seulement qu'elle peut ajouter à la réputation des écrivains sans compromettre leur gloire. Est-ce le bruit de ces lectures de salon, alors presquegénérales, ou le succès de quelques représentations sur des théâtres de société, qui fit songer à porter vos; Proverbes à la Comédie-Française ? Vous, Monsieur, vous n'y pensiez guère. On vint vous dire, un 'jour,. que, sans vous en douter, vous aviez écrit pour notre' première scène ; et, fort heureusement, on vous le persuada. Il s'était formé tout exprès, pour vos pièces, des acteurs qui avaient senti naître en eux, en les- lisant, le talent de les rendre. Tout était prêt. Il n'y fallait, on le sait, ni machines, ni décors, et le magasin du théâtre n'avait pas à prendre part au succès.-
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Vous fîtes choix, parmi ces petites pièces, des plus propres à la scène ; nous allâmes applaudir au théâtre ce que nous avions applaudi à la lecture ; mais ce n'était plus des proverbes : le public leur donna leur vrai nom ; il les appela des comédies.
Toutes ont réussi ; quelques-unes resteront au théâtre. Elles y resteront d'abord à titre de tableaux fidèles des moeurs de notre temps, s'il est vrai, comme le disent de très bons juges, que vos personnages existent, et que vous ayez peint d'après nature un certain monde, — le grand monde, dit-on, — élégant, aiguisé, plus spirituel que passionné, plus jaloùx de parer un trait d'esprit qu'un contre-temps, et de causer que d'agir. Elles y resteront en outre, et plus certainement, par mille traits de vérité durable, par des types déjà populaires, par le tour si français du dialogue, par plus d'une scène neuve, où vous ne permettez pas à vos originaux d'avoir plus d'esprit qu'ils n'en ont besoin, et à votre grand monde d'en avoir plus que tout le monde.
Vos ouvrages en prose ont cette grâce particulière, que, sans être jamais de la prose poétique, on y sent toujours le poète. Quelle est cette poésie qui surnage ainsi parmi tout ce que vous avez écrit, jeunesse de sentiment et de pensée, frais coloris, musique intérieure que vous seul savez noter ? Je l'ignore, mais je la sens, et l'impression en est charmante. On ne dira pas de vous, Monsieur, ce qu'Ovide a dit de lui, que tout ce que vous voulez écrire est un vers ; on dira : Que tout ce que vous écrivez est d'un poète. Là est votre gloire. Vous êtes poète en un ■temps qui lit plus de vers par respect humain que par goût ; et ce temps est étonné de vous lire avec plaisir, et il vous applaudit de la douce violence que vous lui faites. Il est plus aisé de dire à quel rang vous apparfenez, qu'à quel genre. Poèmes drama-
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tiques, élégies, contes, satires inclinant vers l'apitre,, chansons, stances, tous ces genres vous doivent ou des modèles agréables ou quelques beautés nouvelles. Il y a des gens qui cherchent encore un sonnet sans défaut : je pourrais leur en montrer plus d'un dans votre Recueil. Enfin, quand il vous plaît de traduire un poète ancien, vous écrivez d'original. L'ode d'Horace à Lydie, dans vos vers si aisés, si vifs et si fidèles, est-elle plus d'Horace que de vous ? Que vous dirais-je encore, Monsieur ? Vous êtes poète, et vous n'avez jamais songé à être autre chose. La politique ne vous a point tenté. Vous avez fait pourtant des vers politiques, et de fort beaux ; mais soit que votre indignation prophétique flétrisse, dès 1840, les doctrines sauvages de 1848, soit que vous adressiez à ceux qui régnaient alors de ces vers qui ne se tournent pas en outrage aux jours du malheur, parce qu'ils n'ont pas été des flatteries aux jours de la puissance, personne ne s'est avisé d'y voir une candidature au gouvernement. Vous avez fait de la politique comme en faisait La Fontaine, qui ne songeait guère à être ministre, mais qui se permettait par moments de rêver à la grandeur et à la gloire de son pays.
Enfin, le même bonheur qui vous a gardé de la politique vous a gardé de l'esprit de parti en littérature. Quoiqu'il ait plu à votre modestie de parler de vos maîtres, vous n'avez été le disciple d'aucune école ; c'est pour cela sans doute que vous n'avez pas eu, comme il arrive, à travailler de vos propres mains à votre gloire, sous prétexte de travailler à la fortune -d'une école. Vous n'avez pas eu de camarades, mais vous avez eu beaucoup d'amis. Vos ouvrages ont fait tout seuls leur affaire.
Il est un côté surtout par où ils devaient plaire- à l'Académie française : c'est que leurs qualités sont du meilleur temps de l'esprit français. Notre siècle a
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-connu et admiré deux -sortes de beautés littéraires : j'oserai comparer l'une à un visage dont la beauté serait légèrement altérée par la maladie ; l'autre, Mi Tiin -visage où la sainte ■ajouterait son colori-s .aux ^grâces la beauté. Si la première paraît plus touchante, elle est plus fragile, et elle risque de n'être pas du ig&ut de tout le monde ; l'autre est l'habitude -et le naturel même de l'esprit français, et elle plaît à tous. Tel est le caractère des beautés de vos ouvrages. On peut différer d'avis, même à J'Académie, sur leur nombre ; mais celles dont on est d'accord ont aux yeux de tous la fraîcheur d'empreinte de monnaies qu'on aurait retrouvées du grand siècle.
L'Académie savait aussi, par vos sentiments sur l'art et sur ses modèles, quel secours elle se donnerait en vous nommant pour ses travaux intérieurs. A cet égard, le temps a beaucoup ajouté aux devoirs qui. lui sont tracés par son institution séculaire. Par les. prix qu'elle décerne, par les travaux que suscitent ses concours, elle exerce, sans la chercher, une influence utile sur les lettres. Vous l'y aiderez, Monsieur ; vous viendrez fortifier l'esprit qui domine à l'Académie, esprit sévère sur le choix du beau, libéral sur ses diversités et ses origines, qui admire, en 'les distinguant, Dante et Virgile, Racine et Shakespeare, et qui ne fait pas un tort à Régnier de ce que certaines personnes le préfèrent à Boileau. A cet esprit général de l'Académie, vous ajouterez vos propres lumières, et tout ce que vous avez gardé, dans un goût plus difficile, de votre hardiesse d'autrefois et de vos admirations plus éclairées et plus sûres. Vous prendrez votre part dans cette tâche douce mais délicate de provoquer et de récompenser des écrits utiles, et d'entretenir le goût des lettres, qui va s'affaiblissant tous les jours dans ce pays dont il a fait la
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gloire. Votre prédécesseur, — vous ne lui envierez pas un dernier regret que je mêle à votre éloge, — votre prédécesseur s'y montrait parmi les plus zélés ; il s'agissait de l'honneur des jugements de l'Académie et de quelques heureux à faire ; c'était de quoi l'occuper tout entier. Vous aurez à cœur de revendiquer cette partie de son héritage ; et, comme vous avez su rester poète malgré la politique, malgré la poésie elle- même, vous resterez académicien.
FIN
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TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE V Discours de M. de Lamartine 4a- Réponse de M. le baron Cuvier 64. Discours de M. ChaiL's Nodier 76- Réponse de M. de Jouy .. 91 Discours de M. Victor Hugo £9- Réponse de M. de Salvandy 129- Discours de M. Sainté-Beuve 157 Réponse de M. Victor Hugo.... 178 Discours de M. Alfred de Vigny .y... ï 193 Réponse de M. le comte Molé /.. v 227 Discours de M. Alfred de Mus/et 241 Réponse de M. Nisard .. • | ■ 2SS
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LES ROMANTIQUES A L'ACADÉMIE.
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Préface de Joseph (laillaux. 5 -1 MAURIAC (FRANÇOIS)
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