------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
CHARLES DES GUEHRO-IS
ŒUVRES POSTHUMES
LA VIE ET LES LETTRES DE
WHslsMM COWPER
TOME PFLTMIER'
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
MCMXXXIII
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
La Vie et les Lettres de
WILLIAM COWPER
------------------------------------------------------------------------
EXTRAITS DU TESTAMENT
DE
M. CHARLES DES GUERROIS
(1 Je désire que, lors de la publication de chaque Volume de « mes Œuvres, un exemplaire sur vergé de chaque Volume soit « envoyé aux Bibliothèques Nationales de Paris, Arsenal, « Mazarine, Sorbonne, et Saint-Pétersbourg, Berlin, Vienne, (f Munich, Rome, Florence, Madrid, Lisbonne, Copenhague, « Stockholm, Christiania, Harvard (Collège Boston), naturellement « Troyes. — Ce désir est une prescription.
« J'ai omis dans la liste de mes volumes de vers, l'épique inti« tulé : CŒURS POLONAIS ET BAYONNETTES RUSSES, 1 volume à « imprimer seulement à 18 exemplaires : un sur Japon pour la « Bibliothèque de Troyes et 17 sur Hollande pour les Biblio« thèques Nationales de Paris, Arsenal, Mazarine, British « Muséum, Vienne, Madrid, Berlin, Rome, Florence, Copenhague, « Stockholm, Christiania, Harvard, les autres à mes héritiers. « — Comme je l'ai dit, je crois avoir brûlé par mégarde, avec « une grande quantité de vers et autres œuvres de jeunesse, mon « volume sur Lucien dont j'avais fait deux copies. Il ne reste que « l'original, trop informe pour être publié, — je le mettrai dans « mon coffre-fort à titre de document seulement. (1)
» Voilà à peu près l'ensemble de mes oeuvres. Toute ma vie « est là, je n'en ai point d'autre; qu'on ne s'évertue pas à me « composer une biographie imaginaire, je n'ai qu'une histoire « psychologique, qu'on s'en tienne là.
« Je termine ici ce codicille a: Charles DES GUERROIS. »
(1) Ce manuscrit ayant été retrouvé a été publié en 1921.
------------------------------------------------------------------------
<$;£RLJj|vDES GUERROIS
\ APIVRÊ» POSTHUMES
LAv$ïfe ET LES LETTRES
DE
WILLIAM COWPER
TOME PREMIER
PARIS
A I,PHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
MCMXXXII
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
LA VIE ET LES LETTRES
DE
WILLIAM COWPER
TOME PREMIER
Il y a de cela bien longtemps, j'ai appris l'anglais pour lire Shakespeare et les lettres de Cowper. Je n'ai point à parler ici de Shakespeare. Ce nom est si grand que tout ce que je pourrais dire du poète pour exprimer l'admiration qu'il m'a inspirée resterait au-dessous de mon impression, au-dessous de la pensée de ceux qui connaissent et pratiquent l'auteur de Jules César, d'Hamlet et d'Othello. On lit Shakespeare, on ne le loue pas. Quant à Cowper, de bien plus faible abord que Shakespeare (je ne parle à ce moment que des lettres de l'ami de M. Newton et de Mme Unwin, non de ses poèmes), il m'a bien payé de ma peine, légère d'ailleurs. Cowper est de ceux qui devraient former la lecture préférée d'une classe de personnes qui méritent attention. Je ne dis pas les gens futiles, les gens de la chronique et du roman, lecteurs qui ne voient pas au delà de l'essai léger du feuilleton dramatique, mais les gens de goût, ceux qui cherchent et qui sont en peine de
------------------------------------------------------------------------
trouver quelque chose, qui devinent instinctivement qu'il y a quelque part des livres exquis et qui ne les trouvent pas ou ne les connaissent pas tout en les appelant ; ceuxlà pourraient se plaire beaucoup à la lecture de William Cowper, le doux moraliste épistolaire. Mais, hélas, ces gens de goût sont délicats et ont peur de leurs peines, ils ne savent pas l'anglais et s'exagèrent la difficulté de l'apprendre. C'est pour eux que j'ai relu les lettres de Cowper (la première fois je les ai lues pour moi) et c'est à eux que je veux donner une idée de cette délicieuse correspondance. S'ils ont avec le goût quelque délicatesse de sentiment et d'âme — et toutes ces choses ne se séparent guère — ils y trouveront infiniment plus de plaisir que dans les lettres, charmantes cependant, de ces mondains, Chesterfield et Horace Walpole ; l'esprit et la personnalité égoïste tiennent chez ces derniers une place trop grande pour plaire à ceux qui adorent les divines simplicités de l'âme et du caractère. Cowper s'est bien des fois regardé vivre, trop, malheureusement pour son bonheur, mais il ne s'est jamais regardé écrire ; sa délicieuse prose — il faut bien se répéter si l'on veut faire justice à cette prose qui n'a que peu d'égales — sa prose, ses vers sont sortis de sa plume comme un fruit mûr tombe de l'arbre qui l'a nourri, de la branche qui l'a porté. Et c'est là justement ce que j'appelle la simplicité de l'écrivain et du poète.
La vie extérieure de Cowper offre avec sa vie intérieure un contraste digne de l'observation la plus exacte du psychologue. Sa vie extérieure a été douce, on peut dire heureuse, si le bonheur consiste dans le tissu uni d'une
------------------------------------------------------------------------
existence facile et qui n'a rien à conquérir sur les hommes et sur les choses ; jamais il n'a eu, le poète, comme tel incapable de cette terrible conquête, à s'occuper de son pain du jour et du pain du lendemain ; nulle catastrophe n'a traversé sa vie et n'en a brisé la trame. Et voilà que d'un autre côté, sa vie intérieure, à partir d'un certain moment, et cela de très bonne heure, est un spectacle navrant d'orages, de ravages qui ne connaissent plus qu'à peine les éclaircies.
Un problème de psychologie très intéressant consisterait à rechercher comment une conciliation est possible entre un tempérament naturellement gai et enjoué et les effrois d'une âme qui ne se possède plus, qui se jette comme volontairement sous le coup des préoccupations les plus douloureuses, des désespoirs les plus poignants : c'est ce problème que fait naître la vie de notre poète William Cowper. Une des premières explications qui se présente peut être empruntée à la physiologie et réside dans la débilité même des organes du poète, dans une timidité qui l'a soumis, victime passive, à tous les ébranlements accidentels qui surviennent dans les vies le plus pacifiquement ordonnées ; puis il y a eu des causes différentes, de nature religieuse. L'amitié d'un ministre de l'Evangile, indiscret quoique éclairé, est la principale de ces causes extérieures. Cette opposition que je signale entre un caractère gai et un tempérament mélancolique, je ne l'invente pas ; elle se marque dans bien des passages de la correspondance, et notamment dans une lettre du 26 octobre 1790, à M. Newton, pleine de désespoir, et où
------------------------------------------------------------------------
Cowper finit par dire qu'il est aussi gai qu'à l'ordinaire. Ce contraste singulier se retrouvera à chaque pas dans la vie, dans les lettres de l'auteur de la Tâche.
Cowper lui-même, dans une lettre à M. Park, 1792 (1), nous a donné en quelque sorte la note de sa vie, mélange de gaieté douce et de tristesse sans cause apparente. Il y fait une courte autobiographie humoristique. « De vingt à vingt-trois ans, dit-il, je m'occupai, ou fus censé m'occuper de l'étude des lois ; de trente-trois à soixante ans, ma vie s'est passée à la campagne, où la lecture n'a été qu'une excuse de mon oisiveté, et où, faute d'un magasine ou d'une revue, je me suis fait tantôt charpentier, tantôt faiseur de cages pour les oiseaux, quelquefois jardinier, quelquefois enfin dessinateur de paysages. A cinquante ans, je me fis auteur ; c'est parmi les goûts de fantaisie celui qui m'a le mieux servi et le plus longtemps : ce sera probablement le dernier. »
La naissance de Cowper et les premiers pas dans la vie ne peuvent en rien expliquer ses tristesses. Le poète était de noble origine et sa famille remontait de divers côtés jusqu'au sang royal d'Angleterre. Ceux que le sang royal intéresse moins seront plus touchés peut-être de savoir qu'il avait du sang de poète dans les veines : il était par Anne Donne, sa mère, le petit-fils du poète Roger Donne, puis immortel par le souvenir que lui en a conservé Izaack Walton que par ses œuvres à lui.
(1) Cette lettre, du 10 mars 1792, n'est pas à sa date dans le vol. iv, de l'édition Suuthey ; elle figure dans l'Appettdix mis à ce volume, p. 361, On la lisait déjà dans le t. XVIII des Poètes anglais donnés par le Dr Al. Chalmers. Elle est aussi dars l'édition Grimshawe, p. 570.
------------------------------------------------------------------------
Le père de William, le Dr Cowper, était recteur de la paroisse du Grand Berkhamstead (Great Berkamstead), antique résidence des rois de l'Heptarchie et plus tard des Plantagenet.
Le poète, né en 1731. aux jours sombres de l'automne (26 novembre) et qui devait mourir aux premiers jours du printemps, 68 années après (en 1800), fut de bonne heure façonné aux tristesses de la vie. Il avait six ans quand il perdit sa mère, et cette blonde et douce figure que nous entrevoyons à travers un portrait peint par Hiens, ne devait pas cesser d'apparaitre à Cowper ; il n'y a point de semaine, et je pourrais ajouter point de jour, nous a t-il dit plus tard, où je ne pense à elle, tant est grande l'impression que m'a laissée sa tendresse, quoiqu'elle ait eu bien peu de temps pour me la témoigner.
Le souvenir de ce cercueil quittant la maison et qu'il voyait partir de la chambre aux enfants (nursery), se renouvelait si vif dans sa mémoire d'homme, qu'il lui a inspiré un très beau et touchant poème : on le croirait dicté par la douleur récente et poignante. L'âme de Cowper était de celles où la douleur garde vie et fraîcheur.
« 0 ma mère, disait le poète en un retour de piété bien permis à qui a le souvenir si tendre ; quand je sus que tu étais morte, dis, voyais-tu les larmes que je versai ? Ton esprit arrêta-t-il son vol sur ton enfant endolori et malheureux dés lors, quand le voyage de la vie commence à peine ? Peut-être, invisible, tu me donnas un baiser, peutêtre une larme, si les larmes sont permises aux âmes bienheureuses. J'entendais le glas de la cloche pleurant au jour
------------------------------------------------------------------------
de ta sépulture, je vis la voiture de deuil qui t'emportait lentement. Et me détournant de la fenêtre de la chambre aux enfants, je t'envoyai dans un long soupir, dans une larme, un suprême adieu (i).»
Il pouvait bien pleurer, en effet, le pauvre abandonné. Cette mort devint pour l'enfant de six ans l'occasion des épreuves commençantes. Il fut jeté, lui le faible et le timide, dans cette terrible éducation publique qui ne semble avoir été établie que pour devenir l'école de toutes les tyrannies ; car ce que l'esprit y gagne est peu de chose et on l'aurait mieux appris au logis ; quant au profit que l'âme et le caractère en retirent, qu'on le demande à ceux qui ont passé par cet apprentissage de tous les vices et de toutes les férocités.
Le pauvre petit Cowper rencontra chez le docteur Pittman un tyran, comme en ont rencontré à toute époque jusqu'à Byron, presque tous ceux qui valent quelque chose par le raffinement triste de l'âme et de la pensée. William eut son tyran comme Noël Byron, mais il n'y eut pas pour lui de Robert Peel. Aussi se rappelait-il encore plus tard avec peine son bourreau ; il disait naïvement : « Je n'osais le regarder plus haut que le genou, ce qui fait que la partie à moi la mieux connue de son costume était la boucle de ses souliers. »
Rien n'est précieux au philosophe pour l'étude d'un caractère et d'une âme comme les symptômes pris sur le fait dans l'adolescence et la première jeunessse. Aussi
(i) On the Receipt. of my Mother's Picture. Ed. Southey, t. Vl,p. 232 ; Ed.Grimshawe, p. 6n.
------------------------------------------------------------------------
lisons-nous avec intérêt une page où apparaît en son germe ce mysticisme qui sera plus tard le tourment et la consolation du poète.
« Un jour, dit-il (i), j'étais assis seul sur un banc dans la salle d'études, mélancolique et prêt à pleurer au souvenir des souffrances que j'avais déjà endurées, et en même temps attendant à chaque minute mon bourreau ; à ce moment, les mots du Psalmiste se présentèrent à mon esprit : « Je ne craindrai point ce qu'un bras de chair peut faire contre moi ». A ma propre situation, je les appliquai avec une plénitude de foi et de confiance en Dieu qui 't'eût pas déshonoré un plus vieux chrétien que moi. A l'instant je me sentis une ardeur de vie et de gaieté que je ne m'étais jamais connue, je parcourus la chambre avec une joie bondissante, don de Celui en qui je mettais ma confiance. Mais hélas ! ce fut le -premier et le dernier exemple de ce genre qui se produisit chez moi d'enfance à âge d'homme. La cruauté de ce jeune garçon qu'il avait longtemps exercée en si grand secret que nul ne s'en doutait, fut à la fin découverte; il fut chassé de l'école et j'en fus retiré. »
Nous tenons là, je crois, une des influences notables qui se sont bien souvent manifestées dans la vie de Cowper ; il sera bien souvent triste ou gai, heureux ou malheureux, suivant les inspirations de cette voix qui lui parle du ciel
(1) Dans le Memoir of hls early lift (Mémoire sur ses premières années. Ce prédeux Memoir que Southey n'a donné que par extrait n'est pas non plus reproduit iti extenso dans l'édition Grimshawe (p. 449 et suiv.). Cet éditeur timoré (qui remplace le mOt damned par le mot lost) a reculé à la pensée de donner au public les pages où Cowper rapporte sa tentative de suicide, et les a supprimées. C'est comprendre bien étroitement la fonction d'éditeur.
------------------------------------------------------------------------
ou qui se tait : il est un élu ou un damné : voilà tout le secret.
Ce fait de la vie morale du poète se marque à toutes les pages. William éprouvait un si cruel besoin de se tourmenter de l'état de son âme qu'à défaut de sujets présents de tortures intellectuelles, il reportait plus tard sur son enfance les scrupules de sa conscience d'homme. Il avait eu à cette époque de sa vie une maladie qui le mit en danger, et il avait eu le malheur de ne penser guère à Dieu qui pouvait à ce moment le rappeler à lui. Bien des années après, cette pensée lui revient et le pénètre d'une peine aiguë : « Quoique sévèrement traité par cette maladie, et mis en péril imminent, cependant, disait-il, ni pendant la période du danger, ni pendant ma convalescence, je n'éprouvai nuls sentiments de contrition, je n'eus pas la moindre pensée de Dieu et de l'éternité. Au contraire, à peine je relevais de mon lit de douleur, les entraînements au péché devinrent plus violents que jamais, et le diable semble avoir plutôt gagné que perdu avec moi, tant je suis porté à m'offrir à ses suggestions et passif sous ses attaques. En ce temps, je devins un adepte à ce point versé dans l'art infernal du mensonge, que rarement je commettais une faute sans ét'e capable d'y trouver une excuse bonne à tromper les plus sages. On appelle cela, je le sais, tours d'écolier ; mais une fondamentale dépravation de principes, et l'œuvre du père des mensonges, sont en général, au fond de ces tours qu'on traite si légèrement. »
L'innocent Cowper ! celui qui s'accusait ainsi amèrement était le plus doux, le plus inoffensif de tous les
------------------------------------------------------------------------
enfanls ; son aimable caractère l'attirait déjà de préférence vers les meilleurs de ses condisciples, vers ceux qui dans leur vie d'hommes se sont le plus distingués, quelquesuns au service de leur pays. Mais quoi ! il portait dans ses veines du sang puritain, et, comme les puritains ses ancêtres, il s'effrayait devant cet inconnu du monde invisible qui confine au monde visible.
Depuis l'âge de 10 ans, Cowper avait été mis à l'école de Westminster — nous dirions au collège — c'est à cette période de sa vie que se rapportent les scrupules dont il nous a entretenus et qui lui survinrent en plusieurs occasions. Lui-même, outre celle qui se rapporte à la maladie, nous en fait connaître une autre assez singulière. Un soir assez tard, il traversait le cimetière de Sainte-Marguerite. Une lumière qui tremblait dans cet asile des morts attira sa curiosité, si bien qu'au lieu de hâter le pas et de siffler pour se donner du courage, il s'avança pour voir d'où venait cette lueur. Un fossoyeur était à l'œuvre, sa lanterne posée à ses pieds. Juste au moment où l'enfant arrivait près de lui, il lança un crâne qui frappa William à la jambe. Cela alarma fort sa conscience tranquille et tendre, et il enregistra cet incident bien futile en lui-même comme un des meilleurs enseignements religieux qu'il eût reçus à Westminster. L'impression qu'il lui avait causée ne laissa pas, comme on pouvait s'y attendre, de s'évanouir bientôt. « Je devins, dit-il, si parfaitement oublieux de la condition mortelle que, quelque étrange que cela puisse paraître, ne considérant que ma force et mon activité juvénile, et remarquant le battement égal de mon pouls, je me
------------------------------------------------------------------------
mis à croire avec toute complaisance que je pourrais bien ne jamais mourir ». I Le pauvre enfant paya chèrement sa faute, si faute il y avait. Un abattement extrême s'empara de lui, au moral comme au physique, et il se mit en tête que la consomption faisait de lui sa proie. Il n'osa pourtant se découvrir à personne de sa prétendue maladie, ayant cette idée singulière que toute infirmité corporelle est honteuse à avouer,
et particulièrement la consomption. « Le messager du Seigneur cependant, ajouta-t-il, fit son office, et me convainquit pleinement que j'étais mortel. »
Une gaieté douce était pourtant si bien le caractère de cette imagination primitivement heureuse, que longtemps après il revenait avec un sentiment non douteux de plaisir sur ces années d'adolescence à Westminster, où la consomption ne l'avait pas empêché d'exceller au jeu de paume et à la balle. Il ne lui déplaisait pas de revoir en idée ces jours de Westminster, bien différents de ceux qu'il avait passés chez le docteur Pittman. On lit dans une de ses lettres, bien postérieure en date, mais qui se rapporte à cette époque : « Il faut que celui qui ne peut trouver son bonheur à regarder en avant de soi, se le donne en regardant en arrière. Sur ce principe, j'envoyai l'autre jour mon imagination à trente ans derrière moi. Elle se montra tort obéissante, aussi bien que fort rapide, elle accomplit à l'instant le voyage prescrit, et finit par me déposer sur les bancs de la sixième classe à Westminster. Je me revis une fois de plus écolier — une période de ma vie où, à défaut de vrai bonheur, je n'avais du moins
------------------------------------------------------------------------
jamais connu ce qui en est l'opposé. Jamais faiseur de songes éveillés ne réussit mieux que je ne fais à rêver : j'ai le talent de tisser en quelques minutes une pièce de tapisserie qui n'a pas seulement tous les charmes de la réalité, mais qui de plus, est embellie de mille beautés variées ; et ces beautés-là, purement imaginaires, ont mieux le don de nous captiver qu'aucune beauté qui ait jamais existé. Aussi me retrouvai-je en grande faveur auprès du maître ; je reçus un sou d'argent (i) en récompense de ma composition, et de plus, j'eus le plaisir de la voir circuler de classe en classe pour faire l'admiration de tous ceux qui étaient capables de la comprendre. »
Ces souvenirs ne sauraient se rapporter à une vie d'écolier bien malheureuse. Ceux qui ont fait Cowper malheureux à Westminster se sont trop rappelé la maison du docteur Pittman. Il faut le dire, si Cowper, tourmenté dans son enfance, avait continué de l'être à cette période où l'homme va commencer d'éclore dans l'adolescent, il y a fort à craindre que sa tête y aurait succombé, et que l'Angleterre aurait compté un grand poète de moins. Il y a plus, il a même consacré dans ses vers ces souvenirs d'école, et les tons doux y dominent par-dessus tous les autres. S'il s'est prononcé contre les écoles publiques, on peut l'affirmer, Westminster n'y est pour rien ; la peinture même qu'il a tracée de ces écoles montre avec quel plaisir il
(1) Ce sou était toujours donné neuf, et le vainqueur avait le droit de se présenter à la maîtresse de l'école qui lui accordait un change élevé, car elle donnait six fois la valeur de ce qu'elle recevait Southey rappelle à ce propos que ce fut là, à IUt aussi, la source de ses premiers profits littéraires. Mais lui, c'était toujours en anglais qu'il écrivait ; Cowper était surtout récompensé pour les vers latins il y excellait.
------------------------------------------------------------------------
ramenait sa pensée aux jours de sa vie adolescente :
« Faiblesse si l'on veut, c'est une faiblesse qui mérite quelque louange : nous aimons les lieux qui ont vu les jeux de nos jours d'enfance. La scène est touchante et le cœur est de pierre que cette vue n'émeut point, rien autre chose ne saurait l'émouvoir. Le mur sur lequel nous avons essayé notre industrie de gravure, le nom que nous y avons entaillé encore subsistent, le banc sur lequel nous nous sommes assis pour nos graves exercices, mutilé, haché d'entailles profondes, pas détruit cependant; ces petits,l'habit au vent, échauffés et rougissants, jouant nos jeux sur le lieu même où nous avons joué, et heureux comme nous ; ce spectacle qui plaît renouvelle tout d'un coup nos plaisirs d'autrefois, si bien que cette seule vue semble nous rendre nos innocentes, douces et simples années. Cet attachement si vif pour le lieu d'où nous nous sommes élancés à l'heure de courir la longue course de la vie. garde son pouvoir si infaillible, que nous le sentons jusqu'au temps de la vieillesse et jusqu'à notre dernier jour (i) »
La vie, la vraie vie dont l'école n'est pas même le prélude, ne tarda pas en effet à se présenter à l'enfant qui aurait tant aimé à n'en jamais affronter les périls, les difficultés et les obstacles. Il avait dix-huit ans et il dut quitter Westminster et les amis qu'il s'y était faits, Lloyd, Churchill et Colman, Cumberland et Hastings. Il passa environ neuf mois dans la maison paternelle, et puis il lui fallut comme tant d'autres, obligés de faire violence à des désirs
(i) Dans le poème intitulé Tirocinium.
------------------------------------------------------------------------
inconnus et soigneusement cachés, mais déjà maîtres de leur âme, aller chez l'attorney, apprendre la pratique et la triture de la loi et des affaires. Il n'y portait guère la disposition qui seule peut faire réussir dans une semblable carrière. « En ce temps, dit-il, j'estimais un homme selon le degré où il s'était avancé et le goût qu'il s'était acquis dans la littérature classique : j'avais la plus pauvre opinion de tous les autres talents séparés de celuilà. Je vécus, et j'appris la vanité de ce dont j'avais fait mon orgueil ; en peu d'années, je connus qu'il est d'autres branches de savoir qui font traverser à un homme la vie plus brillamment que la simple connaissance de ce que Virgile et Horace ont laissé après eux. A mesure que mon attachement pour ces nobles personnages diminua, je me vis mieux venu parmi les personnes que j'avais le plus d'intérêt à cultiver ».
Cela dura trois ans, pendant lesquels il résida chez son avoué en étudiant la loi ; or, voici comment Cowper étudiait ce qui était pour lui fort peu attrayant. Il couchait dans la maison de M.Chapman, le solicitor à qui il avait été confié. Le jour il s'échappait et allait couler les heures chez une tante qu'il avait dans Southampton Row. La journée se passait là à rire avec le futur chancelier Thurlow, pour le moment son compagnon d'études chez M. Chapman, et lady Hesketh, cousine de notre William, que nous retrouverons plus tard dans la vie et la correspondance de Cowper.
Le futur poète suivait là un fort bon chemin pour arriver à la conclusion qu'il ne tarda pas à tirer, à savoir
------------------------------------------------------------------------
qu'il n'était bon à rien dans la vie : « Je n'ai jamais pu savoir, écrivait-il plus tard, à M. Unwin (i), ce que la nature prétendait faire de moi ; je me trouve moi-même si parfaitement impropre à entrer dans les occupations et les amusements qui sont d'habitude ceux des hommes. »
D'autres fois cependant il prenait la chose moins gaiement ; il assumait le blâme sur lui-même au lieu de le rejeter sur la nature. Ecrivant à un jeune ami (2) qui alors étudiait le droit, il lui disait : « Vous avez raison, mon cher ami, de mettre le temps à profit. Pour prendre les termes de la vie rustique, vous êtes au moment des semailles, et les gerbes que vous espérez ne peuvent être à vous qu'autant que vous aurez saisi l'heure. La couleur de notre vie entière est généralement celle que lui impriment les trois ou quatre premières années où nous sommes nos maîtres. C'est alors qu'on peut dire que nous modelons notre destinée et que nous mettons en réserve pour l'ave- : venir une suite de mésaventures ou de succès. Si j'avais eu la sagesse d'employer mon temps comme vous, dans une situation qui ressemblait d'assez près à la vôtre, peut-être je n'aurais jamais été poète, mais je me serais fait un rôle plus important dans le monde, et j'aurais conquis une position où mes amis auraient été plus heureux de me voir arriver. Mais trois ans que j'employai mal dans l'étude d'un avoué furent suivis, comme cela devait être, de trois ans et plus également mal employés au Temple ; et la conséquence de tout cela a été, suivant ce que porte l'épi-
(1) Mai 1781.
(2) -Samuel Rose, 23 juillet 1789.
------------------------------------------------------------------------
taphe italienne : « Voilà où j'en suis, sto qui ). Le seul usage que je puisse faire de moi-même à présent, ou du moins le plus utile, est de servir d'épouvantail aux autres, quand une occasion se présente à eux d'échapper à ma folie et à ma destinée, pour peu que mes avis puissent avoir d'importance à leurs yeux ».
Cowper a fait là l'histoire de tous ou presque tous les poètes, de ceux surtout que les passions n'emportent point dans les tourbillons. La vie est devant nous, et les difficultés de la lutte paraissent énormes, insurmontables ; d'un autre côté, la muse sourit, elle n'a que des douceurs engageantes, elle vous retire de ce chaos des brutalités humaines où périt d'ordinaire tout ce qu'il y a d'élevé et de généreux en nous — et nous nous donnons à la muse. D'Israéli jeune, dans Conlarini Fleming, a merveilleusement exprimé cet état de l'âme qui s'éveille à la poésie et recule devant les terreurs de la vie. Le baron Fleming, premier ministre d'un roi du Nord, voulant attirer son fils à la carrière politique, le détourne de la poésie qui nous attire pour nous perdre (t) : « Souvenez-vous, dit- il à ce fils qui va tout à l'heure se perdre par une équipée d'imagination, souvenez-vous qu'en tout ceci j'ai pris pour accordé que vous serez un Homère. Mais restons dans le vrai maintenant, ne perdons pas de vue que rien au monde n'est plus improbable que la réalisation de cette hypothèse. Le haut talent poétique — et il semble qu'en cela se trouve la preuve qu'un poète est, à le prendre au mieux, un égarement, quoique une belle erreur de la nature — le haut
(I) Contarini Fleming, part. II, eh. X, p. 484, ed. de Philadelphie.
------------------------------------------------------------------------
talent poétique est le plus rare de ceux qui surgissent dans la création. Ce que vous sentez est ce que j'ai senti moimême, ce que tous les hommes ont senti : C'est la conséquence de notre facilité native à recevoir des impressions, facilité qui n'a pas encore subi d'atteintes. Plus tard, en avançant dans la vie, et à mesure que vous vous cuirasserez, que vous connaîtrez mieux l'homme et vous-même, vous verrez ce sentiment de votre jeunesse décroître chaque jour. Mêlez-vous à la société, et je réponds que ce sentiment de la poésie s'évanouira en vous, car chez vous comme chez le plus grand nombre, il ne suppose point une faculté créatrice ayant sa source dans une organisation particulière ; mais il est tout simplement le résultat d'une impression nerveuse qui se rencontre Cr) chez tous ».
Aussi, tout bien considéré, Cowper était-il plus près de la vérité qu'on ne le croirait, quand il écrivait à une personne amie : « J'ai en moi, ce dont peut-être vous ne vous doutez pas, une ambition infinie (ar. infinité sbare of ambilion). Mais en même temps, j'ai, comme vous le savez, une infinie défiance de moi-même. Cette réunion de dispositions contraires a fait que, jusqu'en ces derniers temps, je me suis en glissant dérobé dans la vie sans rien entreprendre, mais toujours désirant entreprendre quelque chose. A la fin, je me suis risqué, je me suis aventuré dans l'unique sentier qui, à une période si tardive, restait encore ouvert devant moi. Je suis résolu, si Dieu n'en a pas décidé autrement, à m'ouvrir un chemin vers la renom-
(i) Il faudrait p!utôt traduire impressibililé (sllsceptibilily), si ce mot n'avait pas une physionomie si barbare.
------------------------------------------------------------------------
mée, à travers l'obscurité qui a été si long temps mon lot. Aussi tout ce qui menace l'accomplissement de mon désir favori me va au cœur. le suppose que tous les esprits ambitieux en sont là. Celui qui cherche à se distinguer doit être sensible à la désapprobation autant qu'il désire d'être applaudi. Nous ne rendons certainement pas honneur à Dieu quand nous enterrons ou négligeons d'agrandir, dans la mesure de nos forces, le talent, n'importe lequel, grand ou petit, qu'il peut nous avoir donné. Qu'il s'agisse des biens naturels ou des facultés de l'esprit, c'est une vérité infaillible qu'à celui qui a (c'est-à-dire à celui qui se sert de ce qu'il a obtenu, diligemment et de façon à augmenter son fonds) il sera donné davantage. Prenez-moi donc, ma chère (i), à titre d'habile rimeur aussi long temps que j'en aurai le talent. Car, autant que je puis le voir, en cette seule voie, il m'est permis, soit d'honorer Dieu, soit de servir l'homme, soit enfin de m'être utile à moi-même ».
Il résulte de là clairement que Cowper, comme bien d'autres à qui sont venus les tardifs repentirs (lui, couronné et glorieux, n'aurait jamais dû se repentir, et je crois qu'au fond ses repentirs n'ont jamais été bien vifs), lui comme bien d'autres, recula plutôt par faiblesse devant les terreurs d'une vie active et militante : il alla à la muse, mais il se retira encore plutôt des affaires qui l'épouvantaient. Cowper n'en était pas encore à ce point de faire de sa vie absolument ce qu'il voulait. Une famille ne se laisse pas dire par un jeune homme de vingt ans : « Je ne
(1) La lettre est adressée à lady Hesketh, sa cousine.
------------------------------------------------------------------------
veux rien faire, et je ne ferai rien. » On a des parents haut placés, ils promettent de vous aplanir la marche dans le chemin qu'ils parcourent eux-mêmes. Comme eux et à côté d'eux vous arriverez aux honneurs. — Comment leur dire : « Tout cela ne me touche pas, je veux être ce qu'il me plaira d'être, c'est-à-dire rien ou un grand poète si la vie m'est propice. » Il faut au moins aller au Temple ou à l'Ecole de Droit.
Cowper, au sortir de chez son solicitor, qui paraît avoir été fort accommodant, alla donc au Temple. Il avait vingt et un ans, et il devenait jusqu'à un certain point maître de lui-même et indépendant, car il allait désormais vivre seul. Mais aussi, sa responsabilité vis-à-vis de lui-même allait s'accroitre, et les conséquences en devaient être bien redoutables sur un esprit ainsi organisé. C'est là, c'est au Temple qu'il allait ressentir les premières atteintes de la maladie mentale qui, à diverses reprises, l'a si fortement frappé. Lui-même qui semble s'être complu beaucoup plus que de raison dans ces souvenirs mélancoliques, a retracé dans le Mémoire déjà cité l'invasion de la maladie :
« Peu de temps après mon établissement au Temple, je fus frappé d'un tel abattement de corps et d'esprit (with such a dijection of spirils), que ceux-là seuls qui en ont souffert peuvent en avoir la plus légère idée. Jour et nuit j'étais sur la roue, me couchant glacé d'horreur et me levant désespéré. Je perdis alors toute espèce de goût pour les études qui jusque-là m'avaient si fort attaché. Les classiques n'avaient plus aucun charme pour moi ; j'avais besoin de quelque chose qui me fût plus salubre que le
------------------------------------------------------------------------
pur amusement ; mais je n'avais personne pour me dire où je trouverais ce qui m'était nécessaire.
« A la fin, je rencontrai les Poèmes d'Herbert, et tout gothiques et sans art qu'ils étaient, j'y trouvai un accent de piété que je ne pus m'empêcher d'admirer. C'était le seul auteur que je me plusse à lire. Je l'avais sous les yeux tout le long du jour et quoiqu'il ne me fût pas donné d'y trouver ce que j'aurais pu en retirer, la guérison de mon mal, mon mal cependant me semblait allégé quand je lisais mon poète. Enfin, un parent très proche et très cher me conseilla de mettre ce livre de côté ; il le regardait comme plus propre à nourrir ma maladie qu'à y porter remède.
« Je demeurai environ une année dans cet état mental. Au bout de ce temps, ayant éprouvé l'inefficacité de tous moyens humains, je commençai à avoir recours à Dieu et à la prière ; tel est le rang que le Rédempteur occupe en notre estime. Jamais nous n'allons à lui qu'en dernier ressort, quand le secours attendu de toutes les créatnres nous a manqué. Mon cœur endurci s'amollit à la fin , et mes genoux enroidis commencèrent à plier. Je composai une série de prières et j'en fis un fréquent usage. Quoique ma foi fut bien faible, le Tout-Puissant, qui ne sait pas briser le roseau tombant, voulut bien m'écouter gracieusement.
« On me conseilla de changer de lieu et je saisis une occasion d'aller avec quelques amis à Southampton, j'y passai quelques mois. Bientôt après mon arrivée, une promenade me conduisit vers un lieu appelé Freemantle, à un mille environ de la ville. La matinée était calme et claire.
------------------------------------------------------------------------
Le soleil brillait éclatant sur la mer, et le pays qui s'étendait sur ses bords était le plus beau que j'eusse jamais vu. Nous nous assîmes sur une éminence, à l'extrémité de ce bras de mer qui court entre Southampton et la Forêt Neuve. C'est là que tout-à-coup, comme si un autre soleil se fût allumé à cet instant au ciel tout exprès pour chasser de mon être intérieur le chagrin et le tourment moral, je me sentis allégé de tout le poids de ma misère ; mon cœur en un moment devint léger et joyeux : j'aurais pleuré dans mon transport si j'avais été seul : le Fiat tout puissant pouvait seul me remplir de ces délices inexprimables. Ce ne fut point une aurore de paix qui se dévoile par degrés, mais une splendeur de la présence de celui qui donne la vie. Je crois me souvenir de quelque chose comme un élan de gratitude envers le Père des miséricordes pour ce bienfait inattendu, et que je l'attribuai à la gracieuse acceptation de mes prières. Mais Satan et mon cœur plein de malice m'eurent bientôt persuadé que je n'étais redevable de ma délivrance à rien qu'à un changement de place, et à l'amusante variété que ce lieu-ci me mettait sous les yeux. Et ainsi ils changèrent le bienfait en poison, m'induisant à conclure que rien, hors un cercle ininterrompu de distractions et la complaisance à mes désirs, ne pouvait m'assurer contre une rechute
« Sur ce principe de l'enfer, à peine retourné à Londres, je jetai au feu mes prières, et au vent s'envola toute pensée de piété, toute idée de compter sur Dieu mon Sauveur. Sûrement, je dus à sa miséricorde de ne pas périr : gloire en soit rendue à sa grâce ! »
------------------------------------------------------------------------
Voilà bien Cowper ; il cède cette fois à sa vraie nature ; les larmes se sèchent ; le premier sentiment de la grâce s'efface, et un retour mondain le ramène à des pensées, fort naturelles et qui, par cela même, s'éloignent de l'ordre de sainteté. Tout cela est de l'homme, et on peut dire de l'homme bien né, sinon bien organisé : il fallait être Cowper pour arriver de ces faits si simples aux pensées d'enfer et de damnation.
Nous ne pouvons voir là qu'une organisation nerveuse et impressionnable à l'excès, et regretter que ces sourires de la nature, ces éclaircies de la vie morale n'aient pas eu plus de durée et de puissance ; mais il n'etlt pas été le poète qu'il est devenu, si cet équilibre heureux se fût établi et maintenu chez lui.
Cowper, par son naturel enjoué et sociable, était fait pour les joies de la vie les plus délicates, celles qui ne coûtent rien à l'honneur, rien à l'idéal de vertu moyenne qu'un homme du monde et un honnête homme peut se proposer. Revenant plus tard sur le souvenir de cette excursion de Southampton, il retraçait ainsi, au profit de M. Newton, les quelques jours de cette vie où la nature reprenait le dessus et restait dans ses justes droits : « Je me rappelle fort bien Southampton, quoique je fusse jeune et que la conscience ne me retînt pas sur la danse ; ou l'usage des cartes, je n'ai jamais paru de ma vie au salon d'assemblée (1). Je n'ai jamais été particulièrement épris de la société, elle me déplaît, surtout à la campagne. -, Une promenade à l'abbaye de Netley, à Freemantle, à
1 (1) Salo" de coiiversatio?z, casiiio, comme nous dirions aujourd'hui.
------------------------------------------------------------------------
Redbridge, un livre au coin du feu, ont eu pour moi toujours plus de charme que je n'en savais tirer des amusements que le lieu pouvait m'offrir. Je faisais aussi le matelot, et étant de la compagnie de sir Thomas Hesketh qui, lui-même, était marin de naissance, je me voyais souvent enrôlé dans le service militaire. Mais j'avais beau me donner un air et porter le caleçon de matelot, je n'avais pas franchement droit à cet honneur, me déplaisant fort en pleine mer, excepté par le plus beau temps. Comment ils peuvent éluder la fatigue, ceux qui entreprennent de longs voyages maritimes, vous le déciderez mieux que moi ; en ce qui me concerne, j'ai rarement parcouru sous voile un espace équivalent à la distance de la rivière de Hampton à Portsmouth, sans éprouver cet ennui qu'on ressent à être emprisonné, et cela va parfois jusqu'à un degré insupportable. Il est un certain égarement moral auquel je crois tous les hommes sujets ; mais nul n'y est plus que moi soumis: j'entends cette disposition, cette mauvaise humeur, ou tout autre nom qu'on lui veuille donner, qui nous fâche contre une situation qui n'a rien de désagréable en elle-même, uniquement parce que nous n'en pouvons pas sortir à volonté. Je ne pouvais supporter le séjour de la chambre où je suis à l'heure qu'il est, si j'en sentais la porte fermée à la clé. En moins de cinq minutes j'éprouvais la sensation de l'emprisonnement, bien que j'y pusse demeurer des heures, sous l'assurance que j'en puis sortir quand il me plaira, sans être soumis à aucun ennui. C'est pour cette raison, je crois, que le yacht m'a toujours été désagréable. Si j'en pouvais sauter dehors dans un champ de
------------------------------------------------------------------------
blé ou dans un jardin, il me plairait assez ; mais ayant l'eau tout à l'entour de moi, je me trouvais emprisonné là comme si j'avais été environné par le feu, et mon embarcation ne me semblait en aucune façon m'offrir une compensation pour ce qn'elle me prenait de ma liberté. Je ne doute pas que Noé n'ait éprouvé un sentiment de joie quand il put sortir de l'arche, et je suis sûr que Jonas fut enchanté de sortir de sa baleine. Ainsi l'étais-je de m'échapper du bon sloop Henriette ».
A partir du voyage de Southampton, dégagé des nuages qui dans ces derniers temps avaient obscurci sa vie, Cowper eut quelque jeunesse, il vécut. Avant repris sa résidence au Temple, il ne craignit plus pour un temps d'y introduire tous les agréments, tous les charmes qui existent en dehors de la passion : la passion est un élément qu'à aucune heure, à aucun moment, il ne faudra chercher dans la vie de ce jeune dissipé, de ce jeune mélancolique Si nous trouvons quelque part, dans ses œuvres de jeunesse, des vers adressés à quelque jolie apparition, leur caractère tempéré leur assigne une limite qui demeure bien loin de celle où demeure la passion ; un sentiment délicat et pur les a exclusivement inspirés : c'est encore le goût de la sociabilité, augmenté de l'attrait d'une jeune fille souriante et qui n'est pas plus timide que lui. Il n'eut qu'un attachement un peu sérieux, c'est celui qui l'attira vers sa jeune cousine Théodora Jane, seconde fille de son oncle, M. Ash!ey Cowper, et sœur de lady Hesketh. Cet attachement fut partagé et il y eut là un petit roman, très vite interrompu, dont il n'est guère resté de trace que
------------------------------------------------------------------------
dans de petites pièces de vers fidèlement conservées par la femme qni avait eu l'honneur de conquérir cette affection, et qui ont été imprimées après la mort du poète en un petit volume publié par Croft (i).
La vie du jeune William, à qui la mort de son père a donné une indépendance complète, devient assez dissipée. Les visites à la campagne, dans des châteaux du voisinage, chez des dames et des amis, y tiennent leur place avec l'étude, mais l'étude par saccades et un peu au hasard (desultory, diraient si bien les Anglais) ; mais il avait dès lors de l'acquis et un bon fonds classique qui ne devait plus lui faire défaut. Une fois entre autres, il passe trois jours à Greenwich, pour lesquels il donnerait l'immortalité des dieux. Il y rencontra une jeune beauté de seize ans, qu'il compare à une muse, pour laquelle il se prend d'une de ces affections légères comme les vers qu'il lui adressa sans doute — car la jeune muse n'a pas conservé comme Théodora les précieuses reliques ; mais cet autre petit roman, après en être resté aux jeux de la littérature légère, se brisa encore une fois ; la jeune fille retourna aux Indes où elle a pris naissance comme la superbe leopardess que nous rencontrons dans la correspondance d'un autre poète, d'un autre infortuné, John Keats (2).
Dans les excursions aux châteaux du voisinage, Cowper voyait la bonne compagnie, sa société naturelle. A Londres, par la force des choses, il retombait dans la société du Temple, du Temple où, après la mort de son
(1; L'éditio.n Sowlhey a pu joindre ces poèmes aux autres, les éditeurs en ayant acheté la propriété, le copyright.
(2) Voir John Keats's Life and Letters by lord Houghton.
------------------------------------------------------------------------
père, il avait acheté, suivant l'usage anglais, un appartement au prix de 250 livres (6.250 francs). Sans pruderie ni mauvaise humeur, il participe aux joyeusetés du Nonsense Club (Club des Absurdités). Ce club était composé de sept anciens élèves de Westminster qui se réunissaient pour dîner tous les mardis. Entre ces membres étaient Lloyd, Colman, et surtout Joseph Hill, le plus sûr et un des plus constants parmi les correspondants qu'il aura un jour. Avec les autres c'étaient des liaisons, avec Hill c'était l'amitié, l'amitié solide et qui dure, qui reçoit et provoque les confidences.
Hill. épris de la campagne et des pures jouissances qu'y peut goûter une âme sans passions, était l'ami naturel de Cowper. Tous deux, amoureux de la nature et de ses beautés, étaient parfaitement indifférents aux spectacles plus fatigants, plus pompeux et plus vides que peut offrir une grande capitale comme Londres. Quand Georges III monta sur le trône en 1760, ni l'un ni l'autre ne fit un pas pour voir les fêtes splendides de ce couronnement. William laissa son oncle, M. Ashley Cowper, donner aux sœurs de son ami des places d'où l'on pût tout voir à son aise, et lui-même se tint en un parfait repos dans ces jours d'universelle agitation.
C'est fort bon cette vie de quiétude ; mais il faut pour la mener paisible au dedans comme au dehors, une dose de philosophie qui se rencontre chez peu d'hommes, même parmi ceux que le monde appelle sages parce qu'ils ne sont pas ambitieux. Cowper ne me paraît pas, je dois le dire, avoir eu cette philosophie parfaite qui bannit les regrets
------------------------------------------------------------------------
aussi bien que les désirs. Les regrets, à défaut des désirs toujours fort calmes chez lui, paraissent avoir occupé dans sa vie une place que Southey n'a pas remarquée dans sa biographie du poète, exacte, suffisamment bien faite, mais peu philosophique. Les preuves de ce que j'avance sur ces regrets abonderaient s'il en était besoin. Un soir, Cowper prenait le thé chez une dame dans Bloomsbury, en compagnie de son ami Thurlow. Thurlow ne ressemble en rien à Cowper, il avait la tête forte et le corps robuste ; il allait droit devant lui sans jamais dévier, et menait avec une décision sans faiblesse, sans défaillances, cette grande affaire de la vie. Cowper, qui faisait ses réflexions tout bas et qui comparait tristement sa conduite et ce qui devait s'en suivre avec l'application énergique de son compagnon d'études, releva la tête et lui dit tout d'un coup :
« Thurlow, je ne suis rien (nobody, personne) et ne serai jamais rien, et vous, vous serez chancelier, vous aurez soin de moi, quand vous en serez là. »
Thurlow qui avait conscience de sa force, sourit et répliqua : « Assurément ».- « Ces dames, reprit Cowper, me serviront de témoins ». Thurlow sourit encore et répondit : « Qu'elles servent de témoins de la promesse, je l'accomplirai certainement. »
Cette conversation avait lieu en 1762. En cette même année, Cowper révélait l'état de son esprit plus préoccupé et plus attristé qu'on ne croirait des choses de la vie, dans une lettre qu'il écrivait à M. Chotworthy Rowley (1).
« Votre lettre m'est arrivée dans la crise même ; demain
(1) 2 septembre 1762. N'est pas dans Grimslawè.
------------------------------------------------------------------------
je pars pour Brighthelsmston où je compte rester jusqu'à ce que l'hiver me rappelle à Londres. Le monde est un triste sire (shabbv fellow) et nous traite assez mal. Mais laissons taire, laissons couler un petit nombre d'années, et il n'y aura pas de différence entre nous et nos pères de la dixième génération en remontant. Je pourrais me livrer au spleen comme vous et avec plus de raison, si je voulais lâcher la bride à cette disposition ; mais j'ai pris ma résolution, et, croyez-moi, partagez-la, j'entends n'être jamais mélancolique tant que j'aurai cent livres dans ma bourse pour me tenir en gaieté. Dieu sait combien de temps cela durera (i). Mais en attendant, lo Triumphe ! Si c'est noble spectacle à contempler, un grand homme luttant avec l'infortune, un homme au bas de, l'échelle qui méprise le malheur n'est pas chose vulgaire. C'est pour le présent toute ma philosophie ; elle sent assez l'antique stoïcisme, mais les stoïques, avant de céder à l'infatuation d'euxmêmes, avaient à mon sens une grande sagesse dans leur doctrine.
(i) Six ans auparavant, à la mort de son père, William, sans être pauvre, s'était trouvé dans une position de fortune assez précaire. Il lui fallut quitter la maison pastorale qui avait eu ses premières affections. Nous avons de lui sur ce sujet des paroles bien touchantes ;
« J'étais trop jeune alors pour avoir jamais réfléchI beaucoup. Il ne m'était jamais venu à l'idée qu'un ministre n'est pas propriétaire de la maison et -du champ qu'il occupe. Il n'y avait pas un arbre, pas une porte, pas une barrière dans tout le pays, avec qui je ne me sentisse étroitement lié, et la maison elle-même, je la préférais à un palaic. On m'envoya chercher à Londres pour que je fusse à côté de mon père à ses derniers moments, et il était moit un peu avant mon arrivée. Alors et seulement alors pour la première fois, je sentis que le lien entre moi et mon pays natal était à jamais brisé je soupirai un long adieu à ces champs et à ces bois que je croyais à moi pour toujours, et jamais je ne fus sensible à leur beauté comme à ce moment où je quittai les lieux pour n'y revenir plus. » Lettre à S. Rose, 19 octobre 1787. L'à-propos m'a engagé à citer une partie de cette lettre que nous retrouverons en son lieu.
------------------------------------------------------------------------
« Si ma résolution de devenir un des puissants de ce monde était de moitié aussi forte que l'est en moi celle de mépriser la honte d'en rester un des petits, je ne désespérerais pas de posséder une maison dans Lincoln's InnFields avec tout ce qui s'ensuit, car rien n'est plus certain, et je le prouverais par mille exemples, que tout homme peut être riche s'il le veut. Quel est le secret et le talent de la moitié des gens pourvus d'un talent, si ce n'est l'avarice, et n'importe comment vous l'appelez, la chose réussit toujours. Mais cela m'irrite qu'un chien cupide, qui travaillera le matin à la chandelle pour gagner ce dont il n'a pas besoin, soit loué pour son habileté, pendant qn'un homme mieux né (a gmtleman)'¡ sera outragé parce qu'il sait se soumettre à ses besoins plutôt que de travailler comme un âne pour y subvenir. N'avez-vous jamais connu un homme qui, dans l'ensemble de ses actions, obéit à autre chose qu'à l'impulsion de sa nature ? Et cependant nous nous infligeons le blâme les uns les autres avec autant de facilité que si ce naturel était la bête du monde dont on vînt le plus facilement à bout, et que nous n'eussions rien à faire qu'à incliner les rênes à droite ou à gauche, et d'aller tout justement suivant que les autres vous dirigent. Tout cela est de l'absurdité et rien de plus (i). « Il y a des personnes de sens qui, possédant de grandes richesses, sont assez sages pour les dépenser fort joliment ; il en est d'autres, non moins sages, qui savent s'en tirer sans ces grandes richesses. Entre ces deux classes
(i) Cowper dans cette lettre a un peu dépassé la mesure qui lui est habitUelle. Le sujet lui était pénible et excitait sa bile. Il est un peu dur de laisser croire aux gens riches que tout l'esprit dort sur leur oreiller.
------------------------------------------------------------------------
sont ceux qui dépensent leur argent honteusement et l'entassent de même. Si vous me demandez où donc il faut placer ceux qui amassent honnêtement beaucoup de fortune, il faudra d'abord que vous ayez la bonté de les découvrir et de me les indiquer, et puis je répondrai à la question. En somme, mon cher Rowley, il y a un degré de pauvreté qui ne comporte pas le moindre déshonneur : c'est le point où un homme se peut permettre du linge propre et.la bonne compagnie : pourvu que jamais je ne descende au-dessous de ce point-là, il me touche peu de m'élever au-dessus. Voilà une étrange lettre (i), et je ne saurais imaginer par quel chemin j'en suis venu à l'écrire ; mais la voici telle qu'elle est et grand bien puisse-t-elle vous faire. Il se trouve que je n'ai pas de biens (estâtes) à gouverner ; si donc mon épître tombait en de mauvaises mains, je. n'ai point à redouter l'interdiction (commission of lunacy) ».
On me dira que cette lettre indique plus de satisfaction de soi-même que je n'en ai supposé, et que ma conclusion déborde de beaucoup le texte que j'allègue. Je réponds qu'il est des satisfactions de nous-mêmes qui cachent et même trahissent de bien profonds mécontentements, et certes, la lettre que j'ai traduite, par la nature des expressions, par le ton, par l'accent même qui y règne d'un bout à l'autre, est de celles qui indiquent qu'on est moins content de soi qu'on n'affecte d'en avoir l'air.
Outre ce que j'ai déjà mis sous les yeux du lecteur, j'ai
(i) Cowper. a raison, et je crois qu'elle est unique parmi les siennes il a toujours tt partout plus de mesure et de'grâce que dans cette lettre singulière.
------------------------------------------------------------------------
d'autres pièces encore à produire à l'appui de mon sentiment. Quand il écrivit la lettre à Rowley, Cowper n'avait encore que trente-un ans et, en ce temps-là, on ne veut pas convenir des torts qu'on a eus avec soi-même et avee la destinée ; on invente des paradoxes ou des raisons pour se justifier, et comme nul accusateur ne se présente, on répond apparemment à une voix que nul n'entend hors nous-mêmes, car elle est dans notre conscience. Mais on n'a pas toujours vingt ans ni trente ans ; prenons William à une époque postérieure de sa vie. Il va toucher à la cinquantaine et il écrit à son fidèle ami Joseph Hill. Que lui dit il à cet ami, à ce confident, avec iequel il a moins besoin en quelque sorte de poser qu'avec lui-même ? — Oh ! à n'en pas douter il regrette, et ces regrets prennent une expression touchante dans cette lettre à l'ami qui, au lieu de continuer le reproche, lui imposerait plutôt silence avec une pitié pleine de tendresse. Hill, qui a partagé avec son ami les plaisirs et dissipations de jeunesse, qui plus tard s'est jeté dans le travail avec cette vigueur qui n'appartient qu'à la race anglo-saxonne, et s'est mis sur le chemin honorable de la fortune, Hill est à sa résidence de campagne, et c'est là que va le trouver la confidence presque douloureuse du pauvre William :
« Je vous salue en votre castel de Buen-Retiro, et souhaite que vous y goûtiez sans mélange les jouissances rurales ; mais il semble que vous soyez obligé de jeter dans la coupe une dose de ces drogues amères que toujours il faut avaler à la ville. Eh bien ! vous êtes dans les occupations honorables et utiles, avec dix fois plus de
------------------------------------------------------------------------
bénéfice pour la société que si vous aviez le chalumeau à la lèvre pour quelques moutons sous les rameaux étendus d'un hêtre, ou que si vous écoutiez murmurer un ruisseau. D'ailleurs, par suite de l'habitude prolongée, de la pratique de tous les jours, vous pouvez non seulement endurer vos occupations, vous savez même y trouver de l'agrément. Je me souviens d'un temps où vous n'auriez pas trouvé si facile de consacrer aux choses de votre profession tant d'heures parmi celles que la distraction réclame ; et je l'ose dire, vous n'avez pas oublié quel charme vous trouviez à donner relâche à votre esprit, quand, étendu de tout votre long sur les ruines d'un vieux mur, au bord de la mer, vous vous divertissiez à lire la Jérusalem du Tasse, et le Pastcr fido (i). Je me souviens que tous deux nous prenions en pitié M. de Grey, quand nous l'allions voir à son cottage de Taplow, et que nous trouvions, sinon le maître au moins son bureau, et sur ce bureau l'in-folio aux blanches feuilles (2) qui nous remémorait l'homme d'affaires ici. dans cette retraite, aussi bien que dans Westminster-Hall. Mais c'est par ces degrés qu'il est monté sur le Banc (3). Maintenant, il peut lire ce qu'il lui plait, chevaucher où il veut, pourvu que la santé lui en donne congé. Et vous qui n'avez pas la goutte et qui ne l'aurez probablement jamais, quand l'heure de la retraite viendra pour vous, vous serez pour cette raison même, à défaut d'autre, bien plus heureux que lui ».
(1) De Guarini.
(2) InterfOliéeS.
(3) Bench, le siège des juges. Les juges, en Angleterre sont de grands personnages.
------------------------------------------------------------------------
Qui ne comprend la douleur cachée qu'il y a sous ces mots : « C'est par ces degrés qu'il est monté sur le Banc des juges ! 1) Quel retour sur ces heures du Temple trop désœuvrées, sur les rêveries oisives, les nonchalances du Nonsense Club.
Au reste, il n'appartient pas aux poètes de faire le procès du poète qui n'a pas voulu ou pu être millionnaire. Je me hâte d'ajouter que rien en effet n'est plus loin de ma pensée, je constate ce que je crois être les secrets retours, les pensées amères de Cowper, je ne les juge pas, je ne les condamne pas, je ne les accueille pas non plus et tout bas je me dis : Il vaut mieux.pour nous, pour la postérité, que Cowper ait fait la Tâche et ne soit point monté sur le Banc du Roi, qu'il n'ait point trôné même sur le sac de laine du chancelier ; je le dis et je pense avec orgueil qu'au fond Cowper était du même avis.
11 faut l'entendre, pour peu qu'il s'étourdisse, vanter les charmes de la vie qu'il mène. Voici par exemple une lettre de lui à ce même Rowley (1). Elle est de cette époque du Temple, un peu antérieure, il est vrai (2). La voici :
« Londres, août 1758.
« Mon très cher et très aimable ami, en retour de votre lettre française, voici une épître en latin, non que je sois très fort sur cette dernière langue, c'est plutôt que l'autre m'est trop peu familière. Quant à de la prose anglaise, je ne doutais pas que vous en fissiez dédain. Pendant que
(1) T. 1, p. 455, Ed. Southey.
(2) Août 1758.
------------------------------------------------------------------------
vous vous attachez à votre Rhadamante, quel qu'il soit (i), le suivant dans les campagnes aussi bien qu'à la ville, avec plus de peine que de profit, comme vous dites, moi qui ne travaille point, et qui ne compte rien gagner, je mène une vie de loisir, c'est assez vous dire une vie de délices pour moi, car je suis loin de vous envier la boue de vos champs, tous les jours ensevelis sous un affreux déluge. De mon côté cependant je vais en nos campagnes des environs, pour visiter un ami ou une amie ; petits voyages qu'on peut faire à pied ou avec une voiture de louage. Il est fort rare que je monte à cheval et je ne le fais jamais que contraint et forcé, attendu que j'ai cette partie fort tendre (2) et que la chevauchée me vaut des talures et des déchirures. Dernièrement, j'ai passé trois jours à Greenwich. Oh ! les bienheureux trois jours S'ils avaient pu se prolonger jusqu'à trois années, je n'aurais point envié aux dieux leur immortalité. J'y ai rencontré cette aimable et aimée jeune fille dont je vous ai si souvent parlé. Elle est à cet âge (seize ans) où chaque jour ajoute quelque chose à la beauté. Sa modestie est extrême et, chose merveilleuse dans une femme, elle est fort taciturne; mais quand elle parle, vous la prendriez pour une Muse. Hélas ! ma fâcheuse destinée veut que cet astre éclatant regarde vers d'autres contrées. Natif des Indes occidentales, c'est là qu'il doit retourner, ne me laissant que les soupirs et les larmes. L'amour est mon tourment à moi ; le vôtre, ce sont les passions amoureuses (lascivia).
(1) Cela veut dire en bon anglais Pendant que vous suivez le tour du circuit.
(2) Cowper, moins attique qu'anglais nomme cette partie toUt crûment, ?lales.
------------------------------------------------------------------------
(e Il y a quelques jours, je suis allé aux Jardins de la Bonne Marie : les charmes de ce lieu sont au-dessus de tous les éloges. Les opéras qu'on y donne, comme chez les Italiens, mais en notre langue, sont montés. Les récitatifs y sont ridicules au delà de tout ce qu'on peut dire ; mais les mélodies y sont délicieuses. Tout ce qu'il y a à craindre. c'est de prendre en plein air la toux ou la fièvre.
« Notre ami Alston ne m'a point écrit et je ne crois pas qu'il m'écrive. Je connais dès longtemps sa paresse, sa nature oublieuse. Si vous le voyez, faites-lui bien des reproches pour moi... (i) Adieu ! »
Cowper, cependant en ces années, jouissait avec délices des charmes de la société où l'intelligence a sa part, de cette société qui, depuis Addison et le Spe(/aleur, a toujours eu un noyau en Angleterre. Sans sortir du Temple, où, en général, les mœurs étaient plus bruyantes que raffinées, plus libertines qu'élégantes, il avait des amis qui, peu à peu, l'attiraient à eux par les séductions de la composition littéraire facile et anonyme. Ses amis Bonnell Thornton et Colman avaient fondé en 1754 un journal d'essais qui eut pour titre Le Connaisseur. Cowper y glissa quelques articles, un entre autres sur la nécessité de garder les secrets qui nous sont confiés. Je ne sais pas si ce petit essai fut beaucoup apprécié, ou même s'il fut beaucoup lu : le moraliste du moins fit une rare conversion, peutêtre la plus rare de toutes, et en tous cas la plus méritoire
(1) Je respecte trop le lecteur pOlir traduire la recommandation qui suit, et où Cowper, non content d'oublier l'atticisme comme tout à l'heure, tombe dans une grossièreté plus que britannique. Je me contente de transcrire ces vilains mots en latin Cvlttntque meum oSClIlelur, jube,
------------------------------------------------------------------------
qu'on puisse se promettre ; il se convertit lui-même, et il assure (i) que depuis le jour où il prit la plume pour recommmander la fidélité, au secret, il croit n'en avoir pas divulgué un seul.
Les auteurs étaient tous membres du Nonsense Club et ce n'est pas seulement d'innocents essais moraux qui sortaient de ce club un peu trop égayé. De ces réunions joyeuses vinrent aussi des satires violentes comme celle que la verve trop peu réglée de Colman et de Lloyd lança contre deux poètes, Mason, le classique auteur du Jardin Anglais (2) et Gray, l'illustre lyrique. C)\vper prenait part à ces gaietés un peu trop osées, sinon comme auteur direct des satires, au moins par les conversations d'où naissent quelquefois des inspirations regrettables, produit de l'excitation présente ; mais de tout cela, il ne reste pas de trace appréciable, et il faudrait être bien trop puritain pour aller chercher là contre le poète un chef d'accusation ou même un simple grief. Heureux encore ceux qui n'ont rien de plus à se faire pardonner !
Quelques objections que l'on pût faire à la société au sein de laquelle il vivait, à la moralité littéraire des personnages qui l'entouraient, gens d'infiniment d'esprit d'ailleurs, et avec lesquels on aurait beaucoup de charme à se perdre s'il était question de se perdre, il n'y avait rien là qui pût mettre grandement en péril. Une amitié plus compromettante rapproche Cowper du poète Churchill, le diffamateur, le satirique et l'apostat.
(1) Dans une lettre à M. Unwin. 6 avril 1780.
(2) E>ivlish Gai-,Icei, poème en quatre livres. 1772-1782,
------------------------------------------------------------------------
Cowper, qui était de la même année que Charles Churchill, éprouvait de la sympathie pour ce dangereux personnage, qui, poète, fouettait les poètes de sa satire, et prêtre, faisait dormir ses paroissiens à l'église : homme, hélas ! qu'il faut mettre parmi les malheureux plutôt que parmi les réprouvés ; car si un jour il jeta sa robe de prêtre au vent, il l'avait reçue de la nécessité plutôt qu'il ne l'avait revêtue par choix (i).
Etrange hasard des amitiés humaines ! En dépit de toutes les différences sans nombre qui les séparaient, c'est ce redoutable poète que Cowper va choisir pour se lier avec lui, attifé par la hardiesse virile de cette poésie trop forte, par l'amour de la liberté qui en est l'âme. Chose singulière ! le futur auteur de la Vérité ( Trulh, parmi les Poèmes) ne se dit point que l'amour des hommes n'était pas au fond de cette poésie d'invective pour en faire accepter la violence. C'était une si grande chose dans la pensée de Cowper d'être un poète qu'il prenait de bonne foi le poète Churchill tel qu'il l'avait rencontré ou cru rencontrer : « Un poète, disait-il, il n'y en a pas plus d'un en cent ans, mais Churchill, le grand Churchill, méritait ce nom. »
La sympathie de notre William pour l'auteur de la Rosciade et de Gotham n'alla pas cependant et ne pouvait aller jusqu'à l'intimité. Le poète religieux, le futur auteur de Vérité, de la Marche de l'Erreur, d'Espérance, ne pouvait
(1) Kept those sheep
Wich for my curse. I was ordain'd to Keep, Ordain'd, ales, to keep through reed, not choice.
------------------------------------------------------------------------
être l'ami (l'ami au plus beau sens de ce mot) du libertin, du profligate. Il céda tout simplement, lui whig et fils de whig, à l'attrait d'une poésie patriotique et forte, et il entrait dans cette poésie, dans cet esprit par certains côtés. Il en est même résulté quelques ballades, dont deux ou trois, avant John Gilpin (une ballade d'un genre bien différent\ ont eu l'honneur d'être populaires. Que ne donneraient pas aujourd'hui les amis, les admirateurs de Cowper pour connaître, pour mettre dans leur cabinet la feuille d'un penny où sont imprimés sur méchant papier gris probablement, ces compositions qui, il y a cent ans, ont été chantées par toutes les voix populaires de la capitale des trois royaumes !
Churchill, après avoir bafoué les comédiens et les dignitaires ecclésiastiques de l'Angleterre, après avoir remplacé la robe noire par la veste brodée d'or et les manchettes ue dentelle, après avoir exposé dans son poème de la Nuit ses différends avec sa femme dont il s'était séparé, après avoir fait des dettes et s'en être débarrassé au moyen d'une transaction avec ses créanciers qui reçurent la promesse de 25 pour cent, après avoir maudit, injurié, blasphémé en vers passionnés, étonné enfin la ville par son génie et ses déportements, Churchill mourut à 33 ans (1764), et cette liaison ne laissa d'autre trace dans la pensée du poète survivant qu'un souvenir épuré par les années. Aussi pouvaitil, deux ans après, écrivant à sa parente Mme Cowper, dire avec sincérité (1) : « J'ai la gaieté et le bonheur, et étant en paix avec Dieu, je suis en paix avec moi-même. »
(1) 12 mars 1766.
------------------------------------------------------------------------
Nous avons traversé la première période de la vie de Cowper et nous n'y avons guère rencontré que le bonheur, la joie facile et l'insouciance même poussée à peu près jusqu'aux dernières limites, puisque ce fils de pasteur, presque pauvre, vivait sans penser à préparer son avenir et sa fortune. Ces temps heureux touchent à leur fin et le jeune homme, qui depuis la mort de son père a vécu au jour la journée, va se heurter contre les difficultés de la vie qu'il a volontairement un peu trop éludées jusqu'alors. Cependant il a déjà senti les premiers éveils du talent : à ce talent naissant il a donné jour dans de faciles poésies adressées aux beautés qui, pour la première fois parlèrent à son cœur amoureux de sociabilité élégante et légèrement émue, dans quelques ballades sans conséquence, perdues aujourd'hui, et dont les plus passionnés amateurs ne retrouvent pas trace. Un emploi plus extraordinaire et qui vraiment a de quoi surprendre, de ce jeune talent qui ne doit avoir que très tard son usage sérieux est celui que nous rencontrons à cette époque : Cowper, qui devait traduire Homère, commença par traduire la Heiii-iade : la poésie, et la négation, la moquerie, la parodie sérieuse et ennuyeuse de la poésie. Il est vrai que William fit ce travail par dévouement pour son frère, qui avait entrepris de traduire le « poème » de Voltaire, et jamais dévouement ne fut plus héroïque. William avait traduit quatre livres. L'héroïsme réuni des deux frères n'alla pas jusqu'à mettre en anglais huit livres, qui furent payés vingt guinées. Cowper abandonna toute la somme à son frère. Sans attacher au fait de cette traduction une importance exa-
------------------------------------------------------------------------
gérée, il ne faut pourtant pas l'oublier tout à tait, au moins pour s'en étonner.
Les jours heureux sont finis. Le pauvre Cowper qui parlait si joyeusement des « cent livres » qu'il espérait ne pas voir tarir en sa bourse, touche à la fin de son patrimoine, et il sait fort bien, quoique nous l'ayons vu faire le vaillant avec son camarade Clotworthy Rowley, il sait fort bien que ce n'est pas avec ses propres forces qu'il en gagnera un autre ; quel poète décidé à n'être que poète ne sait pas celà de source certaine ? Que faire ? Car quand on approche de la dernière guinée ou même des cent dernières guinées, il faut bien, malgré qu'on en ait, songer à se faire cette question, terrible pour un poète, car un poète, ne sait point faire des affaires, c'est-à-dire suivant une ingénieuse et peu morale définition contemporaine, faire passer l'argent de la poche des autres dans sa poche à soi. Si Cowper n'avait pas de fortune, il avait des amis, il avait des parents. Il avait entre autres dans sa parenté le major Cowper qui disposait d'une place dans la Chambre des Lords, la place de Secrétaire des Journaux. Un beau jour, cette idée lumineuse tomba dans la tête de Cowper (il avait alors 32 ans) : si le Secrétaire actuellement en fonctions venait à mourir, le mijor Cowper pourrait disposer de cette place en ma faveur. L'ami à qui, sur ce temps, il fit part de cette idée, prit feu, et exprima un vif désir que le secrétaire mourût. Cowper partagea ce désir en son cœur. Ne lui reprochons pas trop vivement cette mauvaise pensée, il se l'est assez souvent reprochée à lui-même :
------------------------------------------------------------------------
« Ainsi, je mis mon désir dans ce que Dieu m'avait défendu de désirer ; et je me plongeai encore plus avant dans la faute en donnant à mon ambition le caractère de l'homicide. Il plut au. Seigneur de m'accorder ce que mon coeur avait ambitionné, et dans le bien même qui m'était accordé je trouvai la punition immédiate de mon crime. »
Cowper s'exagérait certainement la faute qu'il avait pu commettre ; mais dès qu'il considérait les choses sous ce point de vue d'une rigide austérité, et si l'on se représente d'ailleurs jusqu'où allait sa timidité qui n'eût peutêtre jamais d'égale, on se fera une idée des tortures qui s'emparèrent de cette pauvre âme.
Cowper avait obtenu bien au delà de ses désirs. Le Secrétaire des Journaux ou. plus exactement des Procèsverbaux, était mort ; mais dans le même temps deux autres offices plus importants et beaucoup plus lucratifs vinrent à vaquer par démission du titulaire : c'étaient les places de Greffier de la Chambre et de Secrétaire des Comités. Le major Cowper mit généreusement ces deux dernières places à la disposition de son jeune parent qui accepta. La position où il allait se trouver l'obligeait à payer de sa personne devant une assemblée imposante. Le malheureux ne put supporter cette idée. Il se représenta vivement, sans relâche, ces terribles regards des plus grands personnages de l'Angleterre fixés sur lui, le sondant jusqu'au plus profond de son âme, lui adressant la parole, et son courage défaillit.
Placé entre le dénuement et cette redoutable épreuve, si légère pour d'autres, moins grands hélas ! mais plus forts,
------------------------------------------------------------------------
le sommeil le quitta, et enfin, après une semaine, il écrivit au major Cowper, le priant de vouloir bien le décharger des deux offices importants qu'il lui avait proposés pour lui donner le troisième, incomparablement moins lucratif, mais qui le mettait beaucoup moins en évidenee. Le major voulut bien consentir au risque de se compromettre, car il était à craindre que quelque soupçon de vénalité ne se glissât dans l'affaire, quand on le verrait investir un étranger de deux places lucratives, en ne réservant pour un si proche parent qu'un office minime. William néanmoins fut Secrétaire des Procès-verbaux. Mais il fallait dans un examen montrer qu'il était capable de remplir les devoirs qui allaient lui être imposés.
« Apprendre cela, dit la pauvre âme, et être frappé d'un coup de tonnerre, c'était tout un pour moi. Je savais, à n'en pas douter que, dans ces conditions, l'office qu'on me donnait n'était pas mon fait. M'obliger de comparaître à la barre de la Chambre pour établir publiquement mes titres à la place, c'était en effet m'en exclure. Cependant l'intérêt de mon parent, l'honneur de son choix, ma réputation à moi-même et ma position de fortune, tout me poussait en avant, tout me pressait d'entreprendre une tâche que je voyais impossible. Ceux qui ont un tempérament pareil au 'mien, pour qui une exhibition publique d'eux-mêmes, en quelque. circonstance que ce soit, est un poison mortel, peuvent se faire une idée de mon état, les autres ne peuvent s'en faire aucune. »
Plus de sommeil, plus de repos. Cet étrange fonctionnaire alla pourtant dans les bureaux qu'il devait diriger.
------------------------------------------------------------------------
Pour surcroît, il trouva hostiles les commis qui devaient être ses subordonnés -- ils appartenaient à un concurrent fort ambitieux de la place redoutée par Cowper — on lui mit sous les yeux les Journaux manuscrits (nous dirions les procès-verbaux) de la Chambre : il lut sans comprendre. Ce supplice dura six mois. Le mot de supplice n'est pas trop fort, le pauvre poète se compare lui-même à un condamné à mort qu'on mène au lieu de son exécution.
Au bout de six mois, il n'y tint plus et s'enfuit à Margate. Au moment de partir, il écrivit à sa cousine, lady Henriette, femme de sir Thomas Heskett (lady Heskett tiendra une grande et honorable place dans la correspondance du poète). Cette lettre, qui se sent un peu de l'influence calmante d'un congé obtenu, du milieu nouveau où l'infortuné se sent déjâ en espérance, nous révèle très bien l'état de cette pauvre âme tourmentée. Lisons ces pages tristes avec le respect que mérite le génie, qui des régions du pur idéal, sa patrie, se trouve jeté par la vie et par les puissances d'en-haut, dans notre triste et mortelle condition humaine.
La lettre est datée du Temple, 9 août 1763 :
« Ma chère cousine,
« Ayant promis de vous écrire, je me hâte de dégager ma parole. J'ai plaisir à vous écrire en tous temps, mais ; surtout maintenant que mes journées se passent à lire les g procès-verbaux et mes nuits à en rêver. Une occupation r fort peu agréable pour une tête qui depuis longtemps s'est 1
------------------------------------------------------------------------
habituée au luxe de choisir le texte de ses réflexions et s'est inquiétée d'affaires aussi peu que si elle était plantée sur les épaules d'un gentleman beaucoup plus riche que je ne le suis. Mais mon crâne hébêté paie l'arriéré d'ennui, et ce n'est pas de sitôt qu'il oubliera le régime auquel il s'est soumis récemment. Si je réussis à me faire investir de cet office, et la chose est douteuse, j'aurai du moins la consolation de penser que les volumes par moi écrits deviendront un trésor transmis avec le plus grand soin à la postérité, et dureront aussi longtemps que la Constitution anglaise — une durée qui doit satisfaire la vanité de tout écrivain qui a tant soit peu d'amour pour son pays (a spark of love). Oh ! ma bonne cousine, si je vous ouvrais mon cœur, vous n'y verriez rien, je m'en flatte, qui dût vous déplaire, mais bien des passages qui vous étonneraient. Je suis fait d'une singulière façon et ne ressemble en rien à tous les hommes que j'ai rencontrés. Assurément, je ne suis pas un complet imbécile ; mais j'ai en moi plus de faiblesse que le plus grand idiot dont je pu:sse me souvenir. Bref, si j'étais aussi bien disposé pour le monde à venir que je suis incapable de jouer mon rôle dans celuici, et Dieu me garde de le dire en esprit de vanité, je ne voudrais pas changer ma condition avec celle de tel saint que ce soit de la chrétienté.
« Je sais enfin où je suis appelé, et j'ai obtenu un congé. Je vais à Margate, et qu'est-ce qui viendra après, cousine, à votre avis ! Je sais ce que vous espérez ; mais toujours depuis ma naissance, j'ai eu le talent de dérouter les espérances qn'on avait fondées sur moi. Il y a bien des
------------------------------------------------------------------------
années, cousine, il y avait chance pour que je fusse tout autre chose que ce que je suis à présent. Mon rôle est tracé maintenant et m'est irrévocablement imposé. Entre nous, ce n'est pas un rôle brillant et qui doive vraisemblablement m'exposer à exercer une trop grande fascination.
« Adieu, ma chère cousine, vous aimant comme je le fais, je m'étonne comment diable je ne suis pas tombé amoureux de vous. Je remercie le ciel de ne l'avoir pas permis, car voici qu'en vous écrivant je me suis procuré un plaisir qui dans l'autre cas eût été perdu pour moi. Ecrivez-moi, ou je n'aurai recueilli que la moitié du prix qui est dû à ma noble indifférence. »
Quelle tristesse poignante au fond de cette gaieté un peu forcée, qui cependant ne porte pas la moindre trace d'affectation ! Chaque sourire que ce pauvre torturé nous demande est bien près de devenir une larme ! Et, remarquons-le aussi, de quelle admirable sincérité avec luimême il fait preuve ! Il ne cherche point à se draper, à s'arranger, à se faire valoir ; non, il est tout simplement impropre aux affaires de ce monde, il le sait, et gémit tout bas de son irrémédiable incapacité. Et si nous songeons que cette lettre est adressée à une parente, cette franchise nous paraîtra encore plus merveilleuse ? car c'est surtout avec la famille que le cœur s'ouvre le plus difficilement, par l'effet de je ne sais quelle honte qui nous porte à nous dissimuler davantage à ceux qui croient nous connaître le mieux et qui croient surtout avoir des droits à influencer notre destinée, à la pousser dans le sens de leurs désirs
------------------------------------------------------------------------
tout positifs, de leurs espérances tout d'abord traduites en avantages matériels.
A Margate, Cowper eut des heures plus douces ; il s'apaise dans une atmosphère mieux accommodée à son humeur et à son caractère parce qu'elle ne lui parle plus de lords, de Chambre et de procès-verbaux ; il respire dans une société sereine et amie du plaisir. La plaie cependant est toujours vive, sa première pensée au réveil est pour l'objet de ses terreurs.
« Je voyais l'hiver venir, dit-il, et je regrettais chaque moment enfui qui faisait cette saison plus proche, comme un homme emporté par un torrent rapide vers la mer menaçante, d'où il ne voit aucune chance de se retirer, alors pourtant qu'il ne peut vivre dans les flots. »
Octobre le ramena à son supplice. Mais, me direz-vous, êtes-vous fou de vous associer à cette folie ? Quoi donc ! Voilà un homme qui a mangé son patrimoine ; on lui donne une bonne place et, au lieu de la prendre sans rien dite, et de la remplir de son mieux, il se plaint, il a des gémissements comme un Agamennon sous le poignard d'une Clvtemnestre !
Mon Dieu, oui, le fait est vrai, le poète se lamente parce qu'il a une place qui lui assure du pain. Mais rappelez-vous, ô accusateurs injurieux, qu'en effét, il s'agit d'un poète, et que peu importe ce qui trouble une âme. C'est cette âme même qu'il faut voir ; c'est ce spectacle vu de près et du dedans même, qui est intéressant pour quiconque a souci de ce qui est l'homme, de ce qui, dans
------------------------------------------------------------------------
l'homme, est mouvement naturel et vrai. Et quel qu'en soit le motif, y eût-il jamais tourment plus exquis, plus profond, que ceux qui sont infligés à cette victime de la poésie, dont le crime était de n'avoir pas vingt mille guinées de rente ?
Continuons donc d'assister à ce spectacle saisissant, puisque c'est celui d'une âme qui souffre et se débat sous l'étreinte de la souffrance.
L'heure est venue de retourner dans ces odieux bureaux, et le moment n'est pas éloigné où il faudra « faire le saut.))
« Je me sentais pressé par la nécessité dans l'un et dans l'autre cas, avec le désespoir pour unique perspective. J'étais réduit à ce dilemne, ou de demeurer dans ma place jusqu'à la dernière extrémjté, et par là de m'exposer à un refus public pour cause d'incapacité (car le peu de connaissance que j'avais acquis ne manquerait pas de me faire défaut à la barre de la Chambre), ou de l'autre côté, de rejeter mon office sans marchander, et de courir le risque de priver mon bienfaiteur du droit de nomination en mettant sa prudence et son discernement en question. En cette situation, de tels accès de douleur m'ont parfois saisi, seul dans ma chambre, que je jetais des hauts cris, maudissant l'heure de ma naissance, et élevant en même temps mes yeux vers le ciel, non comme un suppliant, mais dans une infernale intention de reproche malveillant et de blasphème contre mon Créateur. Une pensée traversait parfois mon esprit, à savoir que mes péchés avaient peutêtre amené sur moi cet état désespéré, que la main de la
------------------------------------------------------------------------
vengeance divine était au fond de ma vie, mais dans l'orgueil de mon cœur je m'absolvais moi-même et par là reportais implicitement sur Dieu l'accusation d'injustice, disant : Quels péchés ai-je commis pour mériter ceci ?
« Je voyais clairement que la délivrance pouvait venir de Dieu seul ; mais j'étais persuadé qu'elle ne me serait point accordée, et en conséquence je ne priais pas à l'effet de l'obtenir. De ses mains en effet je ne la voulais pas; mais comme Saül allaita la sorcière, moi de même j'allais au médecin, le docteur Heberden ; j'étais aussi exact à user des drogues que si elles eussent dû guérir mon esprit bl-essé ou qu'elles eussent aplani devant moi les lieux hérissés d'aspérités Je fis, il est vrai, un effort de dévotion. Ayant trouvé une prière ou deux dans ce magasin de fatras pharisaïque bon à faire les gens contents d'euxmêmes, le « Devoir complet de l'Homme » (1), je le répétai quelques soirs, mais avec si peu de confiance que bientôt je jetai le livre de côté et avec lui toutes les pensées de Dieu et toute espérance de remède possible ».
Il ne faut pas être fort perpspicace pour voir où tout cela tendait, et Cowper lui-même, à qui ce mal aurait pu fermer les yeux, n'écait pas sans se rendre compte de ce qui se passait en lui.
« Je commençai, dit-il, à entrevoir la folie comme la seule issue possible. J'avais un intense pressentiment que mon sort serait celui-là et je le désirais avec force, je
(i) Inutile de dire que le pieux Grimshawe a retranché ce passage mal sonnant.
------------------------------------------------------------------------
dirigeais mes yeux de ce côté avec une attente pleine d'impatience ».
Cela l'aurait dispensé de paraître à la barre de la Chambre des Lords ! Au moyen âge, l'infortuné aurait donné son âme au diable pour qu'il emportât son corps loin de ce lieu de son supplice.
« Maintenant, bontinue-t-il dans cet intéressant Mémoire que Grimshawe a faussé et que Southey a tronqué, la grande tentation vint sur moi ; c'était le point où Satan m'avait poussé tout ce temps : le sombre et infernal désir du suicide. Je devins plus secret et plus morose ; j'évitai toute société, même celle de mes plus intimes amis, et je m'enfermai dans mon appartement. La ruine de ma fortune, le mépris de mes parents et de tous ceux qui me connaissaient, le préjudice que je causerais à mon patron, tout cela fut jeté à mon esprit avec une force irrésistible. M'étant familiarisé avec l'idée de la folie, je commençai à me familiariser avec l'idée de la mort. Bien que précédemment dans mes moments les plus heureux, je ne me fusse jamais senti capable d'envoyer de ce côté une seule pensée sans trembler à l'idée de la dissolution, j'en fis maintenant mon désir et je n'éprouvai qu'une faible répulsion à l'idée de la provoquer moi-même. Peut-être, pensais-je, il n'y a point de Dieu, ou s'il est un Dieu, les Ecritures peuvent être fausses, et en ce cas, Dieu n'a nulle part défendu le suicide (i). Je considérai la vie comme mon
(i) Retranché par Grimshawe. On voit dans quel esprit timoré a agi ce révérend éditeur.
------------------------------------------------------------------------
bien, je me crus libre par conséquent d'en disposer à mon gré. Des hommes dont le nom est grand s'étaient donné la mort, ce qui n'empêchait pas le monde de garder le plus profond respect pour leur mémoire.
« Pour combler la mesure, j'allai jusqu'à me persuader que l'acte que je méditais, fût-il le plus criminel du monde, et la supposition même admise que le Christianisme s'y opposât, la misère que je souffrirais en enfer serait plus supportable. Un souvenir aussi me revint. Quand j'atteignais l'âge de onze ans environ, mon père me fit lire une apologie du suicide, et voulut avoir mon opinion à ce sujet : j'obéis et je raisonnai contre le livre mis sous mes yeux. Mon père écouta mes raisons et garda le silence, n'approuvant ni ne désapprouvant ; d'où je tirai la conclusion qu'il prenait parti avec l'auteur contre moi. Après tout, je crois que le vrai motif de sa conduite en ceci est qu'il voulait se persuader, s'il était possible, de concevoir de bonnes pensées sur l'état d'un ami mort à cette époque depuis plnsieurs années et qui s'était frappé lui-même, et dont la mort l'avait pénétré de la plus profonde affliction. Mais ce côté de la question ne se présenta point alors à moi et le silence de mon père fut d'un grand poids à mes yeux.
(< En ce temps, je me trouvai au restaurant en compagnie d'un vieux monsieur de belle mine, que j'avais déjà rencontré là plusieurs fois, mais sans lui parler jamais. Il commença l'entretien et s'étendit sur les misères qu'il avait endurées. Cela ouvrit mon cœur en sa faveur, je n'hésitai pas et je pris franchement part à la conversation.
------------------------------------------------------------------------
A la fin, le sujet du suicide fut mis sur le tapis, et le résultat de l'entretien fut que nous convinmes de ceci : à savoir que la seule raison qui décide quelques hommes à vouloir bien traîner avec eux leur fardeau de douleur jusqu'à la tombe, tandis que d'autres prennent l'autre parti, était que ces derniers avaient en eux une certaine dose de courage indigné, qui manquait aux autres. Une autre personne que je rencontrai à la taverne me dit qu'elle avait fait son thème là-dessus, et qu'elle ne gardait pas le moindre doute sur la liberté qui lui appartenait de mourir quand et comment elle le jugeait convenable. Il faut dire par parenthèse que ce même homme, qui depuis a passé par de nombreuses et grandes afflictions, est encore vivant. Tels étaient les émissaires que le Prince des Ténèbres déchaînait contre moi. Béni soit le Seigneur qui a fait sortir beaucoup de bien de tout ce mal ! Cet accord de sentiments dans des hommes de sens, qui ne se connaissaient pas l'un l'autre, me parut une décision valable de la question, et je résolus d'agir en conséquence ».
Je ne puis m'empêcher de m'arrêter ici un moment pour remarquer quelle effrayante et naturelle suite de déductions logiques dans la folie. Chacun retrouvera en soi quelques bribes, plus ou moins, de cette logique du désespoir et des heures sombres. Je reprends la suite du funèbre récit, tout entier omis par Grimshawe :
« Un soir de novembre 1763, aussitôt que la nuit TuT. venue, affectant un air aussi joyeux et aussi dégagé de préoccupations que possible, je me rendis dans la bou-
------------------------------------------------------------------------
tique d'un apothicaire et je demandai une demi-once de laudanum. Mon homme sembla m'observer de près ; s'il le fit, je ménageai ma voix et je composai mon visage de telle façon que je lui fis illusion. Le jour où je devais comparaître à la barre de la Chambre n'étant pas venu (une semaine m'en séparait encore), je gardai ma fiole avec soin dans ma poche de côté, résolu d'en faire usage quand il me deviendrait bien clair que tout autre moyen d'échapper m'était refusé. Cette évidence était dès lors suffisamment acquise, mais je voulais m'accorder toutes les chances possibles et retarder l'exécution de mon dessein jusqu'au dernier moment. Mais Satan était impatient de tout délai.
« Le jour avant l'époque indiquée, étant au café Richard, je lisais le journal, où je trouvai une lettre qui attira mon attention. A mesure que j'avançais dans cette lecture, mon esprit s'y appliqua davantage. Je ne m'en rappelle pas la teneur ; mais avant d'être au bout, il me parut démontré que cette lettre ctait un libelle ou une satire contre moi. L'auteur paraissait être informé de mon projet de suicide et avoir écrit sa lettre en vue d'en rendre l'exécution plus certaine et plus prompte. Il est probable qu'à ce moment le désordre commençait à envahir mon intelligence, il est certain du moins que je cédais à une puissante illusion. Je dis intérieurement : « Votre cruauté sera satisfaite, vous jouirez de votre vengeance ! » et jetant le journal dans un accès de violente colère, je quittai la chambre, je me dirigeai vers la campagne où je me proposais de découvrir quelque maison où je pusse mourir ; ou si je n'en trouvais
------------------------------------------------------------------------
pas, décidé à prendre le poison dans un fossé, supposé que j'en pusse trouver un assez retiré.
« Je n'avais pas marché une heure dans les champs qu'une pensée me vint. Je pouvais encore vivre, je n'avais autre chose à taire qu'à vendre ce que j'avais dans les fonds publics c'était l'affaire d'une heure), monter sur un vaisseau et me transporter en France. Là, quand tout autre moyen de subsister viendrait à me manquer, je me promettais de trouver un asile excellent dans un monastère, ce que rendrait bien facile un changement de religion. Enchanté de cet expédient, je retournai chez moi pour empaqueter tout ce que je pourrais dans le peu de temps que je m'accordais. Mais comme je jetais les yeux sur mon porte-manteau, je changeai encore une fois d'idée et le suicid-e me revint à l'esprit avec tous ses avantages.
« Ne sachant où m'empoisonner, car chez moi j'étais bujet à me voir interrompu à chaque instant par ma ménagère et son mari, je mis de côté ce projet et résolus de me noyer. Dans cette intention, je pris une voiture, et ordonnai au cocher de me conduire au Quai de la Tour : j'avais dessein de me jeter dans la rivière du haut du Quai de la Douane. Je commettrais un étrange oubli si je négligeais de remarquer ce fait que j'étais sans cesse entraîné à abandonner les lieux qui étaient le plus favorables à l'exécution de mon plan, pour d'autres où il était comme impossible de le mener à fin. Des champs, où il était improbable que je fusse interrompu, j'allais au quai de la Douane, où je pouvais compter sur l'obstacle certain ; en cela, je cédais à une impulsion soudaine, qui durait tout
------------------------------------------------------------------------
juste assez de temps pour me ramener chez moi et qui alors n'avait plus de suite. Rien ne me parut jamais plus praticable que le projet de retraite en France, jusqu'à ce qu'il eût produit l'effet voulu, et alors il devint à mes yeux impossible et absurde, jusqu'au point d'en être ridicule.
« Ma vie, que j'avais considérée comme étant à moi, dont j'avais prétendu avoir le droit de disposer, me fut conservée par Celui à qui vraiment elle appartenait et qui seul avait droit d'en disposer. Ce n'est pas la seule occasion à laquelle il convienne d'appliquer cette remarque ; d'autres occasions pareilles s'offriront dans le cours de ce récit, et si naturellement, que le lecteur ne peut manquer d'y arrêter son attention.
« Je laissai la voiture sur le Quai de la Tour, avec dessein de n'y jamais revenir ; mais en arrivant au bord de la rivière, je reconnus que l'eaù était basse, et de plus, un portefaix était assis sur queiques paquets comme pour prévenir la mise à exécution de mon projet. Cette porte de l'abîme sans fond m'étant fermée par la miséricorde suprême, je revins à la voiture et je donnai l'ordre de me ramener au Temple. Je fermai les stores et une tois encore je revins au laudanum, décidé à le boire à l'instant. Mais Dieu en avait autrement ordonné. Un conflit, qui me brisa, s'étendit en moi : ce n'était pas, à vrai dire, un tremblement, mais une agitation convulsive, qui me priva, jusqu'à un certain point de l'usage de mes membres, et mon esprit n'était pas moins agité que mon corps.
« Violemment tiré entre le désir et la crainte de la mort, vingt fois j'appliquai la fiole à ma bouche, et vingt fois un
------------------------------------------------------------------------
empêchement irrésistible m'arrêta ; et même sur le temps il me sembla qu'autant de fois je mettais la bouteille à mes lèvres, autant de fois une main invisible l'en retirait. Je me souviens fort bien que je remarquai cette circonstance non sans surprise, quoiqu'elle ne changeât en rien ma résolution. Haletant et dans des transes horribles, je me rejetai dans le coin de la voiture. Quelques gouttes de laudanum qui avaient touché mes lèvres, la vapeur même de cette liqueur commencèrent à me paralyser. Regrettant la perte d'une si belle occasion, et incapable cependant d'en profiter, je résolus de ne pas vivre : et déjà à demi mort de ces combats intérieurs, je retournai au Temple. Immédiatement, je rentrai dans ma chambre, et ayant fermé les deux portes, intérieure et extérieure, je me préparai à jouer ie dernier acte de la tragédie. Je versai le laudanum dans une petite coupe, je la mis sur une chaise à côté de mon lit, je m'habillai à moitié et me glissai entre les couvertures, tremblant d'horreur à la pensée de l'action que j'allais commettre. Je me reprocbai amèrement mon imbécile lâcheté pour avoir permis à la crainte de la mort de me dominer à ce point; je fus rempli de dédain pour ma misérable timidité ; et pourtant il me semblait même alors que j'appartenais à un pouvoir supérieur qui disait : Pense à l'action que tu vas commettre ; réfléchis et vis ! »
« A la fin cependant, animé d'une ferme résolution. j'étendis la main vers la coupe ; à ce moment, les doigts de mes deux mains se contractèrent, serrés comme s'ils avaient été liés avec une corde, et l'usage m'en fut
------------------------------------------------------------------------
absolument interdit. Mortes comme elles l'étaient, j'aurais pu réussir cependant à élever la coupe à mes lèvres, car les bras étaient demeurés entièrement libres ; mais ce nouvel obstacle me frappa d'étonnement ; il semblait que ce fût une intervention divine. Je me remis dans mon lit pour réfléchir là-dessus, et dans le temps que je méditais à ce sujet, j'entendis la clé tourner à la porte extérieure, et le mari de la blanchisseuse entra. A ce moment, l'usage de mes doigts me fut rendu ; d'un bond je sautai hors du lit, je m'habillai, et cachai la coupe, et affectant un air aussi calme que possible, j'entrai dans la salle à manger. Au bout de quelques minutes, je restai seul. C'est alors que, sans l'intervention évidente de Dieu en ma taveur, j'aurais certainement commis un acte coupable sur moimême, car j'avais devant moi toute une après-midi.
« Le départ de la blanchisseuse et de son mari ne m'eût pas plus tôt débarrassé des empêchements du dehors, que d'autres prirent naissance au dedans de moi-même. L'homme eût à peine fermé la porte derrière lui, que l'Esprit qui fait les convictions vint sur moi, et il se produisit une complète altération de mes sentiments. L'horreur du crime me fut montrée sous un jour si éclatant que, pris d'une sorte d'indignation furieuse, je saisis la coupe, versai le laudanum dans un bassin d'eau sale, et non content de cela encore, je jetai le tout par la fenêtre. Ce mouvement, ayant produit ce qui en devait sortir, n'eut pas de suite.
« Je passai le reste du jour dans une insensibilité stupide, indécis comment je voulais mourir, mais toujours
------------------------------------------------------------------------
résolu de mourir, ne voyant pas d'autre issue libératrice. Ce sentiment de l'énormité du crime de suicide qui tout à l'heure s'était manifesté à moi n'avait laissé aucune trace, et, à moins que mon Père Eternel ou Jésus-Christ ne se fût entremis pour annuler mon contrat avec la mort, ma convention avec l'enfer, afin que je pusse être admis un jour au contrat de miséricorde, je serais devenu dès lors le compagnon des démons et le juste objet des vengeances éternelles.
« Dans la soirée, j'eus la visite d'un ami intime, qui me félicita de l'heureuse résolution qu'il savait que j'avais prise, de faire tête et de garder ma place. Je ne savais d'où lui était venue cette information, je n'y contredis point -cependant. Nous nous entretînmes pendant quelque temps, lui vraiment gai, et moi affectant de l'être. Quand il s'en alla, je me dis : « Je ne le reverrai plus ».
« Voilà à quelles extrémités un homme qui est un des bons peut être réduit, et j'étais de ceux-là, suivant l'appréciation de ceux qui me connaissent le mieux : tout ce que veut le monde en sa disposition clémente, c'est un extérieur de décence. Avec ces dehors, tout fût-il au-dedans honteux athéisme, pourriture de cœur, rébellion contre le Dieu des bénédictions, nous avons toute la bonté voulue ; et si nous sommes damnés, hélas ! qui sera sauvé ? — Renversez cette charitable proposition, et dites : Si un de ces hommes qui est parmi les bons est sauvé, qui périra ? Cela approche davantage de la vérité, mais la proposition est dure et le monde ne peut la supporter.
« Je me mis au lit pour prendre ce que je croyais être
------------------------------------------------------------------------
mon dernier sommeil en ce monde. C'est au matin que je devais paraître à la barre de la Chambre, et j'étais décidé à ne pas voir ce moment. Je dormis à l'ordinaire et me réveillai vers trois heures. Immédiatement je me levai, et à l'aide d'une veilleuse, je trouvai mon canif, je le pris dans mon lit avec moi, et pendant quelques heures j'en tins la pointe dirigée sur mon cœur. Deux ou trois fois je le plaçai tout droit sous mon bras gauche, pesant sur la lame de tout mon poids. Mais la lame se rompit sans vouloir pénétrer.
« De cette façon le temps passa jusqu'à ce que le jour commençât à paraître. J'entendis l'horloge frapper sept coups, et dans l'instant la pensée me vint qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Chacun sortirait bientôt de ses chambres, et mon ami ne tarderait pas à me venir prendre pour aller à Westminster. Le temps est arrivé, pensai-je, la crise est venue, er il n'y a plus à s'attarder dans l'amour de la vie.
« Je me levai, et je verrouillai, je le crus du moins, la porte intérieure de mon appartement ; mais je le crus à tort, la main me trompa, et je laissai la porte comme je l'avais trouvée. Mon salut, on le verra, ne vint pas de cette circonstance, mais je la mentionne pour montrer que la Providence veillait sur moi bienveillante, gardant ouvertes devant moi toutes les voies par où je pouvais m'échapper, et ne voulant pas que rien fût laissé au hasard.
« Il ne me restait pas cette fois la moindre hésitation, et je me mis vivement à l'exécution de mon dessein. Ma jarretière était faite d'un large ruban écarlate, avec boucle
------------------------------------------------------------------------
coulante cousue à l'extrémité. Avec l'aide de la boucle, je formai un nœud, et le fixai autour de mon cou, puis je le serrai si étroitement qu'à peine je laissai un passage pour la respiration et pour la circulation du sang ; l'ardillon de la boucle tenait le nœud serré. A chaque coin du lit était placé un tortillon de bois sculpté retenu par une pointe de fer qui le traversait par le milieu. Je glissai l'autre extrémité de ma jarretière, en forme de coulant, dans une de ces pointes, et je l'y attachai, puis je me tins suspendu pendant quelques secondes, retirant mes pieds sous moi, afin qu'ils ne pussent atteindre le plancher ; mais le fer se courba ; le bois sculpté s'échappa et la jarretière en même temps. Je l'attachai alors au cadre de mon lit, faisant faire au ruban plusieurs tours, et le liant fortement. Le cadre se rompit, et je retombai.
« La troisième tentative devait vraisemblablement réussir. J'ouvris la porte qui atteignait à environ un pied du plafond ; monté sur une chaise, j'en pouvais dominer la partie haute, et mon coulant était assez large pour s'adapter à un angle considérable de la porte ; je le fixai assez solidement pour qu'il ne pût Réchapper de nouveau. Je repoussai la chaise avec mes pieds et me trouvai suspendu de toute ma longueur. Pendant que j'étais dans cette position, j'entendis distinctement une voix disant par trois fois : Tout est fini 1 Quoique je sois sûr du fait, maintenant comme dansl'instantmême,je n'en pris point d'alarme ni d'occasion de faiblir dans ma résolution. Je demeurai si longtemps < ainsi, que je perdis tout sentiment, toute conscience de î mon existence.
------------------------------------------------------------------------
« Quand je revins à moi, je me crus dans l'enfer ; tout ce que j'entendis, ce fut le bruit de mes propres et effroyables gémissements, et une sensation pareille à celle que produit la soudaineté d'un éclair, commençant à se saisir de moi, passa sur tout mon corps. Quelques secondes écoulées, je me trouvai tombé la face contre le plancher. Au bout d'une demi-minute environ, je pus me remettre sur mes pieds et, chancelant, vacillant, j'allai d'un pas trébuchant regagner mon lit.
« Par un effet de la providence adorable de Dieu, la jarretière qui m'avait soutenu jusqu'à ce que l'amertume de la mort aux choses de la terre fût passée (till the bifterness of temporal death was past) se rompit justement avant que ne commençât la mort éternelle. Le sang épanché sous un de mes yeux et marquant une large tache de pourpre, un cercle rouge autour de mon cou, montraient clairement que j'avais été suspendu au bord de l'éternité. Le cercle rouge au col pouvait, il est vrai, avoir été produit par la pression de la jarretière ; mais le sang amassé sous l'œil était certainement l'effet de la strangulation, car je n'éprouvais point à la place affectée une sensation de contusion, comme je n'aurais pas manqué de le faire si j'eusse reçu un coup à une partie si délicate. Et j'inclinai à croire que le cercle marqué à mon col provenait de la même cause, car la place n'était point excoriée et ne me causait aucune souffrance.
« J'étais au lit depuis peu de temps, quand je fus surpris d'entendre du bruit dans la salle à manger, où la blanchisseuse allumait le feu : elle avait trouvé la porte
------------------------------------------------------------------------
libre du verrou, en dépit de l'intention que j'avais eue de la fermer ; cette femme avait dû passer par la porte de la chambre à coucher dans ce temps même que j'y étais suspendu, et cependant elle ne me vit pas. Elle entendit ma chute, et entra dans le moment pour me demander si j'étais bien, ajoutant qu'elle avait craint que je n'eusse une crise.
« Je l'envoyai chercher un de mes amis à qui je racontai tout ce qui s'était passé. Je le dépêchai lui-même à mon cousin, qu'il dut ramener du café. Dès que ce dernier fut arrivé, je lui montrai la jarretière brisée qui gisait au milieu de la chambre, et je l'informai de la tentative que j'avais faite sur moi-même. Sa réponse fut : « Vous m'épouvantez, mon cher M. Cowper ; il est hors de doute à ce compte-là que vous ne pouvez occuper la place ! Où est la commission ? » Je lui donnai la clé du tiroir où elle était déposée et, comme ses devoirs le réclamaient immédiatement, il l'emporta. Ainsi finit tout rapport entre moi et les bureaux du Parlement.
« Jusqu'à ce moment je n'avais éprouvé aucune inquiétude spirituelle de nafure. Ignorant du péché originel, insensible au crime que renferment des transgressions effectives, je ne comprenais ni la loi ni l'Evangile ; la première qui condamne, le second, qui apporte la miséricorde, ne me disaient rien. Je connaissais aussi peu JésusChrist dans son office de Sauveur, que si jamais son nom divin ne fût venu jusqu'à moi. Aussi, dès lors, je vis s'ouvrir devant moi une scène nouvelle. Je connus le péché, surtout j'eus conscience de celui que j'avais commis en dernier lieu. L'horreur de la faute, la bassesse qu'elle
------------------------------------------------------------------------
révélait, m'appparurent sous des couleurs si fortes, si incroyablement fortes, que je me méprise moi-même, d'un mépris qu'on ne saurait ni comprendre ni exprimer, pour l'avoir voulu commettre. L'intelligence que j'eus de mon action m'assure contre la répétition d'un crime auquel je ne pouvais maintenant penser sans horreur.
« Avant de quitter mon lit, il me vint en pensée que rien ne me manquait plus que le meurtre pour combler la mesure de mes iniquités, et que bien qu'ayant failli dans l'accomplissement de mon dessein, je devais répondre du crime dans tonte son étendue. Alors vint un sentiment de la colère de Dieu, accompagné d'un désespoir profond de m'y soustraire. La crainte de la mort s'empara de moi plus forte que jamais n'en avait été le désir.
« Une lumière comme celle du feu, passant fréquemment devant mes yeux, et :n même temps un poids > excessif sur mon cerveau, me faisaient craindre l'apoplexie, J accident d'autant plus probable, me semblait-il. qu'une i extravasion n'avait guère pu manquer de s'y produire, j dans un effort si violent de la nature.
« Par l'avis de mon ami et cher bienfaiteur qui revint 1 me voir à midi, j'envoyai chercher un médecin, je lui dis D ce qui avait eu lieu, et les suites que j'en appréhendais. Il n m'assura que ce danger n'existait pas, et fut d'avis que, tout o obstacle mis de côté, je devais me retirer à la campagne.
Rassuré de ce côté et ne sachant où aller, je demeurai :) chez moi, où mon isolement me laissait la pleine liberté b de songer à l'état de mon âme, sujet qui jusqu'alors n m'avait occupé trop peu.
------------------------------------------------------------------------
« Alors j'écrivis à mon frère, à Cambridge, pour l'informer de la situation critique où je m'étais trouvé, et du moyen que j'avais pris pour m'en délivrer, l'assurant en toute bonne foi que j'avais mis de côté toute intention de cette horrible nature, et que mon désir était de vivre aussi longtemps que le Tout-Puissant voudrait me laisser la vie.
« Mes péchés maintenant défilèrent devant moi. Je commençai à voir et à sentir que j'avais vécu sans connaître de Dieu au monde. Je me promenais dans ma chambre, disant en moi-même : Jamais il n'y eut un criminel pareil à moi, jamais un aussi grand pécheur. Tous mes chagrins me semblèrent comme s'ils n'avaient jamais été, tant étaient redoutables les terreurs qui assiégeaient mon esprit, tant ces autres chagrins étaient plus douloureux et plus grands que les premiers. Tantôt je me voyais repoussé loin de la miséricorde par tel chapitre (des Ecritures), tantôt par tel autre. L'épée de l'ange semblait garder de mon approche l'arbre de vie, et jeter au-devant de moi la flamme à chaque avenue par où je tentais d'y arriver. Je me rappelle en particulier la parabole du figuier stérile comme ayant été pour moi une source de tourment inexprimable. Je me l'appliquais, fermement persuadé que quand le Sauveur maudit l'arbre sans fruit, il avait l'œil sur moi et qu'il avait positivement dirigé contre moi cette malédiction.
« Je parcourus tous les sermons de l'archevêque Tillotson, dans l'espérance d'en rencontrer un sur le sujet qui m'intéressait, je consultai mon frère sur le vrai sentiment j qu'il fallait se former sur le sujet, désirant, s'il le pouvait, (
------------------------------------------------------------------------
obtenir une interprétation plus favorable que celle que ma conscience troublée m'imposait : «Seigneur, tu m'as fait le jouet de toutes les tempêtes, tu t'es précipité sur moi comme un géant au temps des ténèbres ; tu m'as épouvanté par des visions à l'heure de la nuit. »
« Je n'ouvrais pas un livre sans y trouver quelque chose qui me frappât au cœur. Je me souviens que, prenant un volume de Beaumont et Fletcher qui se trouva ouvert sur la table chez mon cousin, la première phrase qui frappa mes yeux fut celle-ci : « La justice divine est là-dedans. » Mon cœur répondit à l'instant : « C'est la vérité. » Et je ne puis m'empêcher de remarquer que, si je trouvais quelque passage dans un livre pour me condamner, c'était toujours la première phrase sur laquelle je tombais. Tout prenait une voix pour prêcher, pour prêcher en s'adressant à moi, et tout prêchait la malédiction de la loi.
« En ce temps, j'eus une forte tentation d'employer le laudanum, non comme poison, mais comme dormitif, dans le but de calmer mon agitation, d'endormir mon esprit trop éveillé au sentiment de la douleur, harassé par des nuits sans sommeil, par des jours d'anxiété ininterrompue. Mais Dieu, qui ne voulait pas que rien vînt à la traverse de l'œuvre de vivification qu'il avait commencée en moi, ne le permit pas : ni le besoin de repos, ni l'angoisse sans trève de mon esprit ne purent me déterminer à user de ce remède : j'en haïssais et détestais jusqu'à l'odeur.
« Je ne descendais jamais dans la rue sans croire que la foule fixait les yeux sur moi, riait et me méprisait, et
------------------------------------------------------------------------
j'avais toutes les peines du monde à détruire la persuasion que la voix de ma conscience était assez haute pour que chacun pût l'entendre. Ceux qui me connaissaient semblaient m'éviter et, s'ils me parlaient, c'était, à ce qu'il me paraissait, d'un air de mépris. J'achetai une ballade qu'on vendait dans la rue, parce que je me figurai qu'elle était écrite à mon sujet. »
Voilà bien la monomanie qui se prononce. Notre pauvre Cowper voit partout sa condamnation écrite ; tous les livres prennent une voix et lui crient : Tu es un pervers ! Tous les visages se dirigent vers lui, tous les yeux tournent sur sa personne une prunelle moqueuse. Les caractères de la folie vont se déclarer mieux encore dans ce qui suit : l'amour de la solitude, la recherche des ténèbres vont se manifester. C'est une progression redoutable et marquée. Continuons de lire les pages de cette lamentable confession telles qu'elles ont été écrites par cette plume si véridique, si étrangement sincère.
« Je dînais tout seul, soit à la taverne où je me rendais la nuit venue, soit au restaurant où je prenais toujours le soin de me cacher dans le coin de la chambre le plus ténébreux. Je dormais communément une heure dans la soirée ; mais c'était pour me sentir épouvanté par des rêves ; et quand venait le réveil, il se passait quelque temps avant que je pusse affermir mes pas et traverser le passage qui conduisait à la salle à manger. Je vacillais je chancelais comme un homme ivre. Je ne pouvais supporter les yeux de l'homme ; mais quand je venais à penser que l'oeil de
------------------------------------------------------------------------
Dieu était ouvert sur moi (et je sentais de cela une conviction assurée), il en résultait pour moi une inexprimable angoisse. Si, pour un moment, un livre ou un ami attirait par surprise mon attention de moi-même, une lueur venue de l'enfer traversait aussitôt mon esprit, et je me disais intérieurement : « Que me font ces choses à moi qui sui-s damné ? » En un mot, je voyais en moi un pécheur, un pécheur en tout et de toute manière ; mais je ne distinguais pas encore un signe de la miséricorde de Dieu en Jésus-Christ.
« De toute l'artillerie de Satan, l'engin principal n'avait pas encore été mis en œuvre contre moi. Déjà recouvert par les vagues du désespoir, je n'étais pas encore au fond de l'abîme. Le temps pour l'ennemi de faire usage de cet engin était arrivé ; je fus donc poussé à m'enquérir si je ne m'étais pas rendu coupable du péché qui ne se pardonne pas et je fus persuadé que j'avais commis ce péché.
« La négligence à mettre à profit les grâces que Dieu m'avait faites à Southampton fut remise devant mes yeux comme le péché contre le Saint Esprit. Nulle interprétation favorable de ma conduite en cette circonstance, nul raisonnement de mon frère qui était maintenant près de moi, rien de ce qu'il voulut me faire entendre comme pouvant atténuer les offenses commises, rien n'eut pouvoir de se faire écouter un moment. Satan me fournit si à point des armes contre moi-même, que ni l'Ecriture ni la raison ne purent me tirer de mon erreur. La vie dés lors m'apparut comme préférable à la mort, uniquement parcequ'elle était la barrière qui me séparait des feux éternels.
------------------------------------------------------------------------
« Mes pensées du jour devinrent encore plus sombres, mes visions de la nuit encore plus terribles. Un matin, comme j'étais entre le sommeil et la veille, il me sembla que je me promenais dans l'abbaye de Westminster, attendant le commencement des prières. Soudain je crus entendre la voix du ministre, et j'allai en hâte vers le choeur ; comme j'étais sur le point d'y entrer, la porte de ter située sous l'orgue me fut jetée à la face avec un bruit qui fit résonner l'abba)e, ce bruit me réveilla et une sentence d'excommunication de toutes les Eglises de la terre n'aurait pu être aussi terrible pour moi que l'interprétation que je ne pus me défendre à attacher à ce rêve.
« Une autre fois, il me sembla que je prononçais ces mots : 0 mal, deviens mon bien à moi ». Je crus en vérité que j'avais adopté ce sentiment de l'enfer, tant il me semblait venir en droite ligne de mon coeur. Je me levai de mon lit pour chercher mon livre de prières, et l'ayant trouvé, je m'efforçai de prier ; mais alors j'éprouvai l'impossibilité d'aller vers Dieu, insurmontable s'il ne fait les premiers pas vers nous. J'essayais plusieurs fois et passionnément de prier ; ces essais demeurèrent tous infructueux.
« Comme j'avais quelque obscure idée du pouvoir de la foi, je pris le parti de faire une expérience pour reconnaître si j'avais ou non la foi. Dans ce but, je résolus de répéter le Credo : arrivé à la deuxième phrase du symbole de la foi, tout souvenir de la prière disparut instantanément de mon esprit, et je n'en pus rappeler à ma mémoire la moindre syllabe. Pendant que je m'efforçais de ressaisir
------------------------------------------------------------------------
mes idées et au moment où j'allais y arriver, je reconnus dans mon cerveau une sensation paraissant résulter d'une vibration tremblante, dans toutes les parties qui le composaient. Aussi les mots m'échappèrent dans l'instant même où je croyais les tenir. Cela me fut une torture, mais devenant plus calme, -je fis une troisième tentative, qui se trouva aussi infructueuse que les autres.
« je considère ce fait comme le résultat d'une intervention surnaturelle ayant pour objet de me déclarer que pour avoir péché contre l'Esprit Saint, Jésus-Christ me rejetait, et que je n'avais plus rien à prétendre aux dons de l'Esprit. Bien assuré de ceci et plein d'une conviction inébranlable à cet égard, je m'abandonnai au désespoir. J'éprouvai au cœur une sensation de brûlure, comme celle que causerait le feu naturel, et je conclus que c'était par anticipation une de ces flammes éternelles où je devais bientôt être plongé. Je me couchai, poussant des cris d'horreur, et sentant mes genoux s'entrechoquer.
« C'est en cet état que mon frère me trouva, et les premiers mots que je lui adressai furent ceux-ci : « Oh ! frère, je suis damné, réfléchissez à l'éternité, et puis figurez-vous ce que c'est qu'être damné ». J'avais en effet dans l'âme un sentiment de l'éternité qui semblait en valoir la pleine intelligence. Mon frère, percé jusqu'au cœur par cette vue de misère, essaya de me consoler, mais en vain Je refusai la consolation, et mon âme m'apparaissait sous de telles couleurs, qu'essayer de me consoler, c'était seulement m'exaspérer et se faire un jouet de mes craintes.
« A la fin, je me rappelai mon ami Martin Madan et je
------------------------------------------------------------------------
l'envoyai chercher. Je le regardais précédemment comme un fanatique, m.us en ce moment j'éprouvais la conviction que, s'il ¡ se trouvait quelque baume en Galaad. lui seul devait le répandre sur moi. Dans des occasions antérieures, quand parfois les intérêts de mon âme avaient réclamé mon attention, j'avais réfléchi à la nécessité du repentir. Je savais que beaucoup de personnes avaient parlé de larmes versées pour les péchés commis ; mais quand je me demandais s'il viendrait jamais un jour où je pleurerais sur les miens, il me semblait qu'une pierre verserait des larmes plutôt que moi.
« Ne sachant pas que Jésus a été mis en croix pour faire naître le repentir au coeur des hommes, je désespérais d'éprouver jamais ce sentiment. Mon ami vint. Nous nous assîmes tous deux sur le bord du lit, et il commença à me dire l'Evangile. Il parla du péché originel, de la corruption qui accompagne tout homme venant en ce monde et qui fait de chacun d'eux un enfant de la colère. Je vis poindre comme une espérance en mon coeur. Cette doctrine me remettait sur la ligne des autres hommes, et me faisait voir ma condition moins désespérée.
« Ensuite, il insista sur l'efficacité du sang de JésusChrist, qui contient toutes les expiations, sur sa justice, qui vaudra pour notre justification. Pendant que j'écoutais cette partie de son discours, et les paroles de l'Ecriture qui lui servent de fondement, mon cœur commença à brûler au-dedans de moi, mon âme fut percée par le sentiment de mon ingratitude envers ce Sauveur si misériçordieux ; et ces larmes que je croyais ne jamais verser,
------------------------------------------------------------------------
jaillissaient d'une source libre: je vis clairement qu'il fallait ce remède à ma maladie, et je compris sans qu'il me restât de doute que c'était là vraiment l'Evangile du salut.
« En dernier lieu, il me rappela avec force la nécessité d'une foi vive en Jésus-Christ, mais pas seulement d'un assentiment d'intelligence, mais d'une foi pratique : je devais m'y attacher, l'embrasser comme un moyen de salut conquis par moi personnellement. Ici j'étais en défaut, et je déplorai l'absence en moi de cette foi salutaire. Il me dit qu'elle était le don de Dieu, et qu'il espérait que Dieu la mettrait en moi. Je ne pus que répondre : .1 Je voudrais qu'il me la donnât ». Demande fort peu respectueuse, mais sincère, et que Dieu dans sa bonté, et au temps marqué par lui, voulut bien exaucer.
« Mon frère, voyant que j'avais accueilli la consolation des mains de M. Madan, désirait ardemment que je saisisse la première occasion de reprendre l'entretien avec cet ami, et c'est pourquoi il me pressait de me rendre près de lui sans retard. J'inclinais à attendre, mais mon frère semblait impatient de tout délai. A la fin, il me décida à sortir. Je mentionne ce fait à l'honneur de son humanité et de sa droiture, qui ne permettaient pas qu'une différence entre sa manière de voir et celle de notre ami empêchât d'agir suivant ce qu'elles lui inspiraient de faire. Mon bien était l'unique objet qu'il se proposait, et tous ses préjugés s'évanouissaient en présence de son désir d'arriver à ce but. Puisse-t-il recevoir pour récompense tout le bonheur que l Evangile — que je commence de connaître pour la première fois — a seul le pouvoir de donner.
------------------------------------------------------------------------
« J'étais mieux, il est vrai, mais très loin d'être bien. L'esprit blessé en moi souffrait moins, mais n'était nullement guéri. Ce que j'avais éprouvé n'était que le prélude des chagrins, et une longue série de terreurs plus cruelles encore allaient venir sur moi. Je dormis bien mes trois heures accoutumées, et alors je m'éveillai plus éloigné de Dieu que je ne l'avais jamais été.
« Satan m'assiégea d'horribles visions, de voix plus horribles encore. Mes oreilles tintaient du bruit des tortures qui semblaient m'attendre. Alors les furies de l'enfer s'emparèrent de moi, et avant le point du jour les douleurs de la mort m'environnèrent. Les extrémités de mon' corps s'engourdirent, et la vie parut s'en retirer ; mes mains et mes pieds devinrent froids et roides ; une sueur froide couvrit mon front, mon cœur sembla à chaque pulsation battre pour la dernière fois, on aurait dit que mon âme s'attachait à mes lèvres comme si elle se fût sentie près de les quitter. Jamais criminel ne redouta plus la mort, jamais aussi ne fut plus assuré de mourir.
« A onze heures, mon frère vint me voir, et environ une heure après son arrivée, cette maladie de l'esprit que mes désirs avaient si ardemment appelée se manifesta en effet.
« Au moment où je traversais l'appartement dans l'état de la plus horrible consternation, m'attendant à chaque instant que la terre allait s'ouvrir et me dévorer, ma conscience me remplissait d'épouvante, le vengeur du sang étant à ma poursuite et, la cité du refuge demeurant hors de portée et hors de vue, une étrange et horrible obscurité
------------------------------------------------------------------------
m'environna. Supposez qu'il fût possible qu'un coup violent tombât sur le cerveau sans trouver le crâne : telle fut la sensation que j'éprouvai. Je projetai ma main contre mon front et poussai un grand cri, tant fut vive la douleur que je ressentis. A chaque coup répété, mes pensées et mes paroles devinrent plus égarées et plus indistinctes ; une seule chose demeura claire : le sentiment du péché et la certitude du châtiment. Tout le temps de ma maladie je restai sous l'empire de ce sentiment, jamais interrompu, jamais ne perdant de son intensité.
« Mon frère à l'instant vit l'altération survenue, et se consulta avec mes amis sur la meilleure manière de disposer de moi. Il fut convenu qu'on me transporterait à Saint-Alban ; le docteur Cotton tenait en ce lieu une maison où étaient admis les malades de ce genre ; on savait d'ailleurs que je connaissais un peu le docteur Cotton. Ses titres à leur choix étaient, outre son habileté comme médecin, son humanité bien connue et la douceur de son caractère. 11 convient de jeter un voile sur les h secrets qu'a connus ma prison. »
Je n'ai pas voulu interrompre cette confession sans prétention comme sans déguisement. Elle est triste, elle est navrante, mais elle porte avec elle plus d'une leçon ; le malheureux qui est si menacé, au lieu de réagir résolument ■ et en homme contre l'égarement de l'esprit dont il sent à n'en pas douter le germe en lui, se livre en quelque façon ; il ouvre la place à l'ennemi, il appelle comme à plaisir la folie. Et autour de lui, que voyons-nous ? Un spectacle
------------------------------------------------------------------------
tout pareil. Ses amis, ses parents, qui voient venir le mal, qui savent quelles sont les préoccupations redoutables de ce timide et de cet égaré, le laissent à lui-même quand ils devraient calmer son imagination maladive, emmener ce malade loin de Londres et du Parlement qui l'épouvante. Puis, quand les premières terreurs religieuses l'assiègent, au lieu de l'éloigner de ces idées, de lui dire sans discussion : Dieu est clément, et de remettre à plus tard l'œuvre de la conversion (hélas ! il était tout converti et valait mieux que bien des gens disposés à le damner et dont la conscience ne leur a jamais rien dit), on le jette dans des discussions théologiques, on abonde dans son sens, on l'entretient du péché originel, de la corruption de l'homme ; on allume encore et l'on excite cette pensée à laquelle il fallait le régime de l'abstinence. La folie était inévitable, elle vint.
Ce qui a manqué à Cowper dans ces tristes années, c'est ce qu'on trouve dans la vie de plus d'un poète et d'un philosophe, une femme à la main légère, à la voix clémente. La Fontaine a Mme de la Sablière, John Locke a lady Masham, Milton a sa femme Elisabeth Minshul (bis loving wife), et sa fille Deborah ; Pope, non loin, a miss Marthe Blount, Swift a Stella ; le pauvre Cowper qui aura plus tard près de lui Mme Unwin et lady Heskett, n'a en ce temps que le docteur Martin Madan, qui lui parle d'expiation, de justice et de péché, au lieu de l'envoyer à la campagne, sous le climat plus doux du comté de Sussex ; on aurait eu chance par de sages précautions de ce genre d'échapper à la folie ; mais on se mit de connivence avec
------------------------------------------------------------------------
la constitution maladive du poète, et on le précipita du côté où il penchait.
Cowper était désormais confié aux soins d'un médecin prudent, le docteur Cotton. Nathaniel Cotton était homme de sens et parait avoir été une âme excellente. Il était [ poète d'ailleurs, et ses vers (i) qui ont une rare distinction i morale donnent de l'homme l'idée la plus heureuse. Il i était de tous les médecins peut-être le plus propre à guérir jun malade comme Cowper, dont l'âme était plus atteinte pque le corps. On peut croire qu'il ne faillit point à sa ;1tâche, Le peu que Cowper lui-même nous a dit à ce égard rmous autorise à le penser. Il parle en un endroit des histoires plaisantes que lui racontait l'excellent docteur.
Le médecin de Saint-Alban avait une mission difficile. OOn en jugera par des vers que Cowper composa entre la 'jJtentative de suicide et sa translation chez M Cotton. Ordinairement, quand on vous raconte les souffrances de corps i'll'un patient, nous n'en pouvons avoir qu'une idée vague ; iLane maladie comme celle de Cowper porte en elle les acpreuves de sa nature et de son intensité. Quand le malade
□surtout est poète, il lui appartient mieux qu'à personne de IjHécrire et de représenter son état. Or voici comment Cowi3oer définissait poétiquement l'état de son âme — qu'on i -iorenne plutôt cette page comme un diagnostic que comme aile la poésie : la poésie vit d'autres couleurs et d'autres .unuances que cela (2) :
» « La haine et la vengeance, mon éternel partage, à peine
1) (I) Visions in Ve'u.
(q (2) Hutired and vengeance — my eternel portion,
------------------------------------------------------------------------
peuvent souffrir le désir qui retarde l'exécution et attendent avec impatience le moment de s'emparer de mon âme.
« Damné dont le rang est au-dessous de Judas qui, pour quelques pièces d'argent vendit Jésus son saint Maître ! Jésus deux fois trahi me tient, moi le dernier des deux pécheurs, pour le traître le plus méchant.
« Dieu me désavoue, l'homme me désavoue, :",'enfer pourrait être un refuge à mes misères, et c'est pour cela que l'enfer tient fermées pour moi ses bouches toujours affamées.
« Lot terrible, mille dangers m'environnent. Faible, fatigué, tremblant, assiégé de mille terreurs, je dois rece- voir ma sentence, pire que celle d'Abiram.
« Le spectre vengeur de la justice irritée précipite d'un coup vers le centre le criminel en son hurlement. Moi, le jugement est ma nourriture ; au-dessus de la terre, je suis enfermé dans une tombe de chair. »
Ses péchés d'autrefois lui revenaient jour et nuit, remplissaient tous ses rêves, et il se représentait sans cesse, pour en gémir comme de crimes atroces, les choses les plus indifférentes. Il se croyait si absolument rejeté de Dieu qu'il repoussait la Bible ; les promesses et les joies du divin Livre n'étaient plus faites pour lui.
Cinq mois se passèrent dans cet eut, et il commença à se familiariser avec la damnation qu'il croyait son partage, comme on se familiarise avec des périls connus et toujours présents, comme le vulgaire des hommes se familiarise avec l'idée de la mort.
------------------------------------------------------------------------
« Après avoir attendu à chaque instant, pendant cinq mois, la vengeance divine prête à tomber sur moi, je me familiarisai tellement avec l'idée du désespoir, que je contractai une sorte de hardie indifférence à cet égard. Je commençai à me persuader que pendant le temps que l'exécution de la sentence demeurait suspendue, je gagnerais à me laisser aller à un cours d'idées moins horribles que celles auxquelles j'avais accoutumé de m'abandonner. « Mange et bois, car demain tu seras en enfer », voilà la maxime qui me servit de règle. Dès lors, je pus entrer en conversation avec le docteur, je ris de ses histoires, et pour ne pas demeurer en reste, je lui contai quelques-unes des miennes, sans cesser d'ailleurs de porter écrits dans mon cœur la sentence et l'irrévocable arrêt.
« Il observa avec plaisir l'apparent changement. Pensant, ce qui était assez naturel, que mes sourires étaient sincères, il crut que ma complète guérison approchait ; mes sourires cependant ressemblaient à la verte surface d'un marais, plaisante à l'œil, mais qui ne recouvre que fange et corruption. La seule chose qui pût déterminer le progrès et l'achèvement de ma guérison manquait encore : la connaissance par expérience de la vérité telle qu'elle est en Jésus-Christ.
« Je me souviens qu'en ce temps un regret de nature diabolique se logea dans mon cœur. J'éprouvai un vrai chagrin de n'avoir pas saisi toute occasion qui avait pu s'offrir de donner satisfaction à mes appétits mauvais ; j'allais jusqu'à envier ceux qui, étant partis avant moi pour la place qui est la leur, goûtent la consolation de penser
------------------------------------------------------------------------
que du moins ils avaient bien gagné leur héritage de misère, en se livrant sans mesure à l'entraînement de leurs sens. Oh ! Dieu de miséricorde ! Quel abîme de souillure est l'âme humaine ! et où sera la différence qui nous sépare des démons, si ta grâce ne dispose autrement de nous ? »
J'ai reproduit au complet toute cette partie de la vie de Cowper dont lui-même nous a transmis les navrants détails, parce que de la vie d'un homme, à mon gré, ce qu'il y a de plus intéressant c'est ce qui se passe dans l'âme : le vulgaire ne voit que les événements ; le philosophe s'attache surtout à l'action invisible des sentiments et des idées qui a fait les événements visibles. La maladie du poète nous est maintenant connue dans son origine, et nous en avons vu la phase la plus terrible, nous en avons suivi les accidents les plus douloureux. Elle aura des retours, cette triste maladie, sous l'influence de circonstances se rattachant au même ordre d'idées ; mais le malade ne sera plus seul alors ; des soins éclairés l'environneront, et parmi ces soins, les meilleurs et les plus efficaces de tous, les consolations qui viennent d'âmes affectueuses.
Trois mois s'étaient écoulés quand son frère, agrégé (i) de Benet Collège, sa résidence à Cambridge, vint de cette ville pour visiter le malade. Le docteur Cotton avait annoncé un mieux sensible. Quoiqu'il eût dit vrai sur ce point, John s'étonna de trouver son frère presque aussi taciturne et renfermé que jamais. William lui-même res-
(i) Fellow ; gradué attaché à un collège, qui prend sa part des revenus de l'établissement et vit — souvent grassement — de cette ressource.
------------------------------------------------------------------------
sentit de cette entrevue plus de peine que de joie. Profondément affecté de sa condition qu'il croyait décidément sans remède, ce malade enviait le bonheur de celui qu'il voyait en possession de biens qui lui manquaient.
« Dès que nous fûmes seuls, dit Cowper, il me demanda comment je me trouvais : « J'éprouve tout le mieux, répondis-je, que le désespoir peut me donner ». Nous descendîmes ensemble au jardin.
« John le voyant sous l'empire de cette idée de désespoir, lui proteste qu'il se trompe absolument ; « et si forte fut sa protestation, que je ne pus refuser quelque attention à ses paroles Je fondis en larmes et m'écriai : « Si c'est une erreur, je suis le plus heureux des êtres. » Quelque chose comme un rayon d'espérance pénétra brusquement dans mon coeur ; mais je n'osais m'y livrer trop complaisamment. Nous dînâmes ensemble et mon après-midi se passa plus gaiement. Quelque chose semblait murmurer à mon oreille à chaque instant : « Il est encore de la miséricorde r.
« Dès qu'il m'eût laissé, ce sentiment nouveau gagna du terrain de moment en moment. Cependant mon esprit demeurait dans un tel état de fluctuation, que je ne pus reconnaître là qu'un vague présage d'un avenir meilleur, sans pouvoir assigner de motif à mon pressentiment.
« Le domestique observa qu'un changement en mieux ; s'était soudain produit chez moi ; et cet homme que depuis ( j'ai toujours gardé à mon service, en témoigna beaucoup ) de joie.
« Je me couchai et j'eus un bon sommeil. A.u matin, je
------------------------------------------------------------------------
rêvai que le plus charmant enfant que j'eusse jamais vu venait en dansant jusqu'au bord de mon lit ; il semblait échappé récemment des lisières ; cependant je remarquai fort bien que son pas était ferme et assuré. Cette vue me donna une sensation de plaisir, et servit du moins à remettre l'harmonie en mes esprits ; ma joie était un mystère pour moi-même et pour ceux qui m'environnaient. La bénédiction de Dieu me préparait à jouir de la plus brillante lumière de sa face en faisant luire sur moi cette aurore première de ses clartés ».
Ai-je eu tort de dire que le salut de cette âme était uniquement dans la présence de ceux qui l'approchaient, qui lui parlaient, qui pouvaient à volonté lui ouvrir le ciel ou l'enfer ? Cowper lui-même n'hésitera pas à vous le répéter (1) : il fait dater son retour à un état meilleur de la visite de son frère : « Quoiqu'il ne restât qu'un jour avec moi, sa compagnie servit à mettre en fuite une foule de délires et d'illusions qui me maîtrisaient péniblement, et le lendemain matin je me retrouvai un autre homme ».
Voici, d'après son propre récit, comment ce changement s'opéra en lui :
« Dès les premiers jours de mon arrivée à Saint-Alban, j'avais mis de côté la parole de Dieu, comme un livre qui ne me touchait et ne m'intéressait plus en rien, ne s'adressant point à moi. La seule circonstance où je puisse me
(1) Dans une lettre à lady Heskett, du 5 juillet 1765, écrite avant le Early Metnoit-, dont les pages précédentes sont extraites.
------------------------------------------------------------------------
rappeler en avoir lu un seul chapitre, ce fut un jour, deux mois environ avant mon rétablissement ».
Ce jour donc, comme il se promenait dans le jardin, il trouva sur un banc une Bible ; on l'avait probablement laissée là à son intention. Il l'ouvrit et tomba sur le chapitre (Jean, xi), où Lazare est retiré du nombre des morts. Il y vit, ce sont ses expressions, « tant de bonté, de miséricorde et de sympathie à l'égard de l'homme misérable, dans la conduite de notre Sauveur », qu'il fut touché presque jusqu'aux larmes. Je pensais peu, ajoute-t-il, que je voyais là le juste type de la pitié que Jésus était sur le point d'étendre jusque sur moi-même. Je soupirai et je dis : Oh ! que je n'eusse pas rejeté un Rédempteur si bon ! Que je ne me fusse pas ainsi mis hors de tous ses bienfaits ! Et mon cœur fut soulagé, quoique la lumière n'y pénétrât pas encore. Je fermai le livre, sans intention de le rouvrir.
« Je me levai un peu plus gai, et retournai à ma chambre, où le déjeûner m'attendait. Pendant que j'étais à table, je m'aperçus que le nuage d'horreur qui si longtemps m'avait enveloppé se dissipait d'instant en instant ; et chaque moment ancrait son espérance. D'heure en heure, la persuasion augmentait pour moi que je n'étais pas destiné à l'entière et absolue ruine. La voie du salut cependant demeurait cachée encore à mes yeux, et elle ne m'apparaissait pas plus clairement qu'avant ma maladie. Je pensais seulement que s'il plaisait à Dieu de m'épargner, je mènerais une vie meilleure, et que j'échapperais à l'enter ;
------------------------------------------------------------------------
pourvu que le devoir observé religieusement me fut une garantie de salut. Ainsi la terreur du Seigneur peut faire un pharisien ; la douce voix de la miséricorde dans l'Evangile peut faire un chrétien.
« Mais l'heureuse période qui devait briser mes fers et ouvrir devant moi une claire perspective de la généreuse miséricorde de Dieu en Jésus-Christ était arrivée maintenant. Je me jetai sur une chaise près de la fenêtre, et apercevant là une Bible, je me hasardai une fois de plus pour y trouver ce qui instruit et fortifie. Le premier verset qui frappa mes yeux fut le 25e du 3e chapitre de YEpître aux Romains (1).
« Immédiatement je fus muni de force pour croire, et ] les pleins rayons du soleil de justice brillèrent sur moi. Je : compris la valeur de l'expiation à laquelle Il t'était sou- mis, mon pardon scellé dans son sang, et l'entière pléni- tude de la justification qui procède de Lui. Tout ce que ; mon ami Madan m'avait dit si longtemps auparavant reprit J toute vie et clarté, avec une puissante démonstration de s l'Esprit 1). Si le bras du Tout-Puissant ne m'avait soutenu, , je crois que je serais mort de joie et de reconnaissance.. Mes yeux se remplirent de larmes, ma voix étranglait par -j la violence du transport, je ne pouvais qu'élever mes yeux x vers le ciel dans une crainte silencieuse, et débordant Ji d'amour et d'étonnement. Mais l'œuvre du Saint-Esprit est 1;
(1) Voici en entier le passage que Cowper ne cite qu'en partie
a Tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés par sa grâce, ,3 par la rédemption qUI est en Jésus-Christ que Dieu a proposé pour être la victime 2r de propitiation par la foi que le pécheur aurait en son sang, pour la manifestation n, en sa justice, là où la bonté divine remet les péchés qui sont passés ». Versets 23, ~ 24 et 25.
------------------------------------------------------------------------
mieux décrite avec ses paroles qu'avec les paroles humaines : «C'était une joie ineffable et pleine de gloire ». Ainsi mon père céleste en Jésus-Christ voulut bien me donner la pleine assurance de la foi, et d'un cœur de pierre, étranger à la foi, faire naître un enfant à Abraham. Quelle joie eût été la mienne maintenant, si j'eusse dans le passé donné toutes les heures de ma vie à la prière et à la reconnaissance !
« Je ne perdis aucune occasion de chercher le trône de grâce ; je m'y réfugiai avec un empressement irrésistible et qui jamais ne pouvait obtenir satisfaction à mon gré. Pouvais-je m'en empêcher ? Pouvais-je ne pas aimer ce Dieu en Jésus-Christ qui m'accueillait et ne pas me réjouir en lui ? Me réjouir jour et nuit était toute mon occupation. Trop heureux pour dormir beaucoup, je regardais comme du temps perdu tout ce que prenait le sommeil. Oh ! que la première ardeur de mon amour eût continué ! Mais j'ai connu après ce temps plus d'une heure morte et non justifiée ; de larges intervalles de ténèbres, interrompus par des retours trop brefs vers la paix et la joie dans la foi.
« Mon médecin toujours vigilant et plein de sollicitude pour ce qui me touchait, commença alors à s'alarmer, craignant que la soudaine transition du désespoir à la joie ne se terminât par une crise violente et fatale. Mais « le Seigneur était ma force et le chant de ma voix, le Seigneur était devenu mon salut J). Je dis : « Je ne mourrai pas, mais je vivrai, je célébrerai les œuvres du Seigneur ; il m'a châtié avec rigueur, mais il ne m'a point livré tout entier à la mort. Oh ! grâces soient rendues au Seigneur !
------------------------------------------------------------------------
car sa miséricorde dure éternellement ». Peu de temps après, le docteur Cotton fut plus content, et reconnut que ma guérison était affermie ; j'eus alors avec lui de longs et doux entretiens sur les choses qui ont rapport à notre salut ».
Quelques personnes s'étonneront peut-être que j'aie traduit au long ces pages dont au besoin on retrouverait l'analogue dans des livres émanés d'intelligences qui ne sont pas de l'ordre et de la famille de Cowper ; ces personnes auraient tort, l'intérêt est justement dans cette similitude à certains égards et sous le joug de certaines idées, d'intelligences si dissemblables d'ailleurs en force, en étendue, en beauté. Et puis, n'est-ce donc rien, le spectacle de ces esprits mobiles et tourmentés qui vont de l'exaltation au découragement, de la vie à la mort, du ciel à l'enfer, et qui, par un mouvement contraire et explicable seulement par leur organisation plus raffinée et plus funeste, repassent à l'abattement et à l'enfer pour revenir encore au ciel et à la vie !
C'est le prix, hélas, dont on paie le don de poésie, que le vulgaire regarde comme un pur présent, quand encore il ne le prend pas pour un accident indifférent.
Cowper était maintenant revenu à la santé. Il ne se pressa pas pourtant de quitter l'excellent docteur Cotton qui avait tant contribué à le ramener à un état meilleur. Si la prudence le retenait dans cette maison de soins éclairés et bienveillants, le plaisir mêlé de gratitude l'y attachait aussi ; le malade se plaisait extrêmement aux
------------------------------------------------------------------------
conversations religieuses du pieux auteur de Visions in Vei -se. Il le regardait non sans raison, comme un vrai philosophe : le médecin ne consentant à séparer aucune de ses connaissances dans le domaine de la nature, de la ferme croyance en un Agent tout puissant.
Le pauvre Cowper qui dans sa vie n'aura pas toujours ce bonheur, était tombé cette fois en des mains dignes de toucher à ces délicatesses d'une organisation poétique et maladive. Cowper put connaître à fond son hôte excellent pendant un séjour de douze mois qu'il fit encore dans sa maison après la guérison même. Il s'est plu à rendre hommage au mérite sûr du médecin et de l'ami en des termes o qui honorent le poète et le savant assez heureux pour se rencontrer.
« Je regarde, dit Cowper, comme une manifestation de la Providence qui a veillé sur moi pendant une partie de ma vie, qu'au lieu d'être remis aux mains d'un médecin de Londres (ils étaient si près que je m'étonne de leur avoir échappé), j'eusse été transporté chez le docteur Cotton. Je ne fus pas seulement traité par lui avec la plus grande tendresse tout le temps de ma maladie, on n'eut pas seulement pour moi la plus grande attention, mais quand ma raison me fut rendue, alors que j'avais si besoin d'un ami, homme de sentiments religieux avec lequel je pusse m'entretenir, à qui je pusse ouvrir à ce sujet mon âme sans réserve, j'aurais pu difficilement trouver une personne plus propre à m'être utile sous ce rapport. Plein d'un inquiet désir de fixer mes opinions sur ce sujet longtemps négligé, .. il devenait nécessaire, pendant que mon esprit demeurait
------------------------------------------------------------------------
encore faible et ma vigueur mal assurée, que j'obtinsse ; quelque assistance Le docteur était disposé à me soutenir i de ce côté comme pour le reste, et il était capable en cela i aussi bien qu'en ce qui se rapportait plus directement à sa x profession. Combien de médecins auraient regardé ce ; désir des choses religieuses comme un appétit déréglé, t comme un symptôme subsistant de folie ! Mais si c'était de a la folie, mon ami en était atteint comme moi, et ce me fut î une heureuse chance ».
Le symptôme le plus décidé de la guérison de Cowper 1 apparut quand son esprit put enfin se détendre, et au lieu XJ de ses vers désolés et désespérés que nous avons traduits, t, pleins, si on l'ose dire, des odeurs sulfureuses de l'enfer, se 3 répondre en un hymne plutôt attendri des larmes de l'espérance et du bonheur. Cet hymne est intitulé l'Heureux x Cbangement et porte pour épigraphe ce texte de l'Evan- -i gile ? « Voici que je fais toutes choses nouvelles ». Je tra- -J duirai également ces vers pour marquer le chemin que b cette âme attristée et frappée avait parcouru et qui la js ramenait aux portes du salut :
(1 Quelle bénédiction est sur ta créature, ô Dieu, quand b son œil voit briller l'éclat de ta parole, la source de 3 lumière venue d'en-haut !
« A travers toutes les tempêtes qui obscurcissent les e; cieux et assombrissent les choses de la terre, il contemple aj le Soleil de Justice qui sur ses rayons porte la guérison.
« Frappé de cette lumière, le coeur humain, sol dès lors 21 fécondé, de la surface où naguère se cachaient les serpents, 2 fait monter les doux parfums de la grâce.
------------------------------------------------------------------------
« L'âme, jadis province affreuse du domaine sombre de Satan, sent un nouvel empire se former dans ses profondeurs, et un règne céleste commence.
« L'astre dont la lumière d'or gouverne l'année féconde, depuis qu'obéissant à sa parole, il bondit du néant,
« A versé sur les nations la joie qui coule avec ses rayons ; mais, Jésus, c'est ta lumière seule qui peut briller sur le monde ».
L'heure cependant était venue de se séparer du docteur Cotton ; la petite fortune du malade s'en allait tous les jours s'amoindrissant, et il devait déjà beaucoup d'argent au médecin qui l'hébergeait depuis si longtemps. Mais l'horizon était plus clair, et le juste pressentiment de Cowper lui avait révélé une période de sa vie plus heureuse et prochaine. Son goût de douce sociabilité devait le bien servir et lui taire passer des heures clémentes, entremêlées encore de retours de tristesse, mais à tout prendre, les meilleures de sa vie.
William chargea son frère de lui trouver un logement aux environs de Cambridge, étant résolu à ne plus revoir Lo'idres, le théâtre de ses « abominations » d'autrefois, Il appelait ses malheurs des abominations. Tant de gens appellent leurs tautes et leurs crimes des accidents de la destinée !
Sa famille ne s'opposa à rien ; on le laissa tranquillement donner sa démission de commissaire des banqueroutes, charge qu'il avait occupée depuis plusieurs années, qui ajoutait à son revçnu soixante livres par an. C'est une
------------------------------------------------------------------------
histoire bien connue. Ses parents qui avaient mis en lui de grandes espérances de fortune — on n'admet que celleslà — ne voyaient plus en lui que Fobjet de pénibles anxiétés : il portait la peine d'un grand tort dans la vie, celui d'être un homme de génie, pauvre, au lieu d'être un homme ordinaire faisant fortune. La famille du reste se conduisit bien : au lieu de lui faire des reproches inutiles, elle se réunit pour lui faire une pension qui le mit en état de vivre honorablement et dans la retraite.
En se retirant du monde, Cowper jetait un cri de joie que plusieurs comprendront. Il disait son bonheur en vers, il le disait en prose. En prose, dans le Memoir qu'il a écrit sur lui-même et dont nous avons cité déjà de nombreux fragments ; en vers, dans un hymne d'allégresse qui répond, fait écho à l'hymne déjà précédemment traduit.
,( La grande miséricorde du Seigneur, disait le reconnaissant Cowper (dans son Memoir) m'a donné des parents qui m'ont procuré tous les moyens de jouir de tous les conforts et de toutes les douceurs de la vie. Je suis assuré que tant que je vivrai, le pain me sera donné et l'eau ne me manquera pas ».
J'aime à constater ce sentiment de reconnaissance attendrie envers une honorable famille.
Dans ses vers éclate l'enthousiasme de la liberté reeOllquise :
« Loin du monde, je fuis, ô Seigneur, loin des luttes et ]
------------------------------------------------------------------------
des tumultes, loin des scènes où Satan guerroie et remporte la victoire.
« La calme retraite, l'ombre silencieuse conviennent à la prière et à la louange et semblent créées par ta douce bonté pour ceux qui suivent ta voie.
« Là, si ton esprit touche une âme et vient gracieusement habiter son modeste séjour, avec quel prix, quelle joie et quel amour elle vit où réside son Dieu !
« Là, comme le rossignol, elle verse les chants de la solitude ; elle n'a plus soif de la louange humaine.
Il Auteur et protecteur de ma vie, source bénie de lumière, et, s'il faut réunir en un tout les noms harmonieux, mon Sauveur, tu eb à moi !
M Quelles grâces je te dois ! Quel amour, infini trésor, fera résonner les célestes royaumes quand le temps aura - cessé d'être ! »
Cowper était chez le docteur Nathaniel Cotton depuis plus de dix-huit mois, l'heure était venue enfin de quitter ce lieu où était venue pour lui la renaissance au bonheur, et qu'il appelait le lieu de son second enfantement, parce que c'est là qu'il avait connu Dieu.
Son frère lui avait trouvé un logement à Huntingdon ; on n'avait pas pu, ou peut-être, on n'avait pas voulu par prudence, le rapprocher plus près de Cambridge, ville de la science et de la discussion religieuse, toutes choses mauvaises pour Cowper à qui il fallait le repos dans l'adoration émue.
Le 7 de juin 1765. William quitta Saint-Alban à quatre
------------------------------------------------------------------------
heures du matin et partit pour Cambridge. Lui-même nous a raconté fidèlement les sentiments qui l'animaient pendant le voyage. C'est la joie débordante d'un esprit qui se sent libre après avoir été dans les liens, d'un corps qui renaît à la vie après avoir souffert plus que la mort.
« Le domestique dont j'ai parlé à propos de là joie que lui faisait mon retour à la santé m'accompagnait. Il avait mis tant d'affection à veiller sur moi durant toute ma maladie, il m'avait gardé avec tant de patience et de douceur que je ne pouvais supporter la pensée de le quitter ; ce fut cependant avec quelque peine que j'obtins du docteur de vouloir bien s'en séparer. L'argument qui eut le plus de force fut l'extrême désir qu'il témoigna de me suivre. Il semblait m'avoir été envoyé providentiellement, étant entré au service du docteur Cotton tout justement à propos pour être attaché à ma personne, et j'ai grandement sujet d'espérer que Dieu se serve de moi comme de l'instrument destiné à l'amour, à la connaissance de Jésus. Il est impossible de dire quel sentiment de sa protection et du sentiment paternel qu'il étendait sur moi le Tout-Puissant s'est plu à mettre en mon âme durant tout le voyage.
« Je me souvenais de la souillure qui est dans le monde et de la triste part que j'y avais prise moi-même, mon cœur souffrit à la pensée d'y rentrer. La bonté de Dieu m'a pénétré du désir de le voir glorifié et je redoutais d'entendre son nom employé aux blasphèmes et aux jurements, comme c'est l'usage dans ce pays, objet de tant de faveurs, et si ingrat. Mais la parole « Ne crains pas, je suis avec
------------------------------------------------------------------------
toi », était ma consolation. Je passai tout le temps du voyage en une communion silencieuse avec Dieu; et ces heures sont parmi les plus heureuses que j'aie connues. »
Après avoir demeuré quatre jours à Cambridge, Cowper i repartit et se mit en route pour Huntingdon : ce fut le /vingt-deux juin (1765) qu'il atteignit le lieu où allait se i dépenser ou se préparer une partie de sa destinée, où son savenir allait prendre la couleur qu'il devait garder jusqu'à .Ua fin, sauf des nuances plus ou moins prononcées. Son ltfrère qui l'avait accompagné depuis Cambridge le mit chez jllui et le laissa sans le présenter à qui que ce soit, sans le nmettre en rapport avec personne.
a Il ne m'eût pas plus tôt quitté, dit Willliam, que me iltrouvant entouré d'étrangers et dans un lieu inconnu, la ,,waieté commença à m'abandonner (mon cœur était si tort ibdisposé à glisser en arrière vers son état passé) je me sentis i):;comme un voyageur au milieu d'un désert inhospitalier, i,isans un ami pour le fortifier, ou un guide pour le diriger. alje sortis vers la fin du jour, en cette disposition mélancolique. M'étant écarté à un mille à peu près de la ville, mon o::œur à la fin se trouva si fort entraîné vers le Seigneur, upqu'ayant gagné un coin retiré à l'angle d'un champ, je 'wm'agenouillai sous l'abri d'un bord relevé d'un chemin u.,uiider a bank) et répandis mes plaintes à ses pieds. Mon ÚSauveur voulut bien m'entendre, je me vis délivré de cet pnccablement, je fus mis en état de me confier à Celui qui a iOiioin de l'étranger; je pus me décharger sur lui de mon ic:.rardeau, et demeurer assuré que, en quelque lieu qu'il fît
------------------------------------------------------------------------
tomber le, lot qu'il m'assignait, le Dieu de toute consolation serait toujours avec moi. Il fit pour moi plus que je n'avais demandé, même eu pensée.
« Le jour suivant j'allai à l'église pour la première fois depuis mon retour à la santé. Pendant tout le temps du service, j'eus beaucoup à faire pour maîtriser mes émotions, si pleinement je voyais la beauté et la gloire du Seigneur. Mon cœur était plein d'amour pour toute l'assemblée, et surtout pour ceux en qui je remarquais un air d'attention et de sagesse. Un grave personnage était assis dans le même banc que moi ; je l'ai vu depuis souvent, j'ai souvent causé avec lui, et l'ai reconnu humme de vraie piété, vrai serviteur du rédempteur divin. Pendant qu'il chantait le psaume, je dirigeais mes yeux de son côté, et le voyant tout entier à sa sainte occupation, je ne pus m'empêcher de dire en mon cœur, avec beaucoup d'émotion : « Béni soyez-vous, pour louer Celui qui aime mon âme ! »
« Telle fut pour moi la bonté du Seigneur, qu'il me donna l'huile de la joie pour faire cesser mon deuil, et le vêtement de louangl, pour me relever de mon abattement ; et quoique ma voix gardât le silence que lui imposait le sentiment intense que j'éprouvais, mon âme cependant chantait au-dedans de moi et avait des bondissements de joie. Quand on lut l'Evangile du jour. c'en lut trop pour mes forces. Oh ! quelle parole que la parole de Dieu, quand l'Esprit nous met en vive disposition de la recevoir, et nous donne l'oreille pour entendre, le cœur pour comprendre ! L'harmonie céleste est en elle, et révèle son
------------------------------------------------------------------------
auteur. L'Evangile pour cette fois, était la parabole de l'Enfant prodigue. Je me vis dans ce miroir si clairement, j'y reconnus si bien la bonté pleine d'amour du Seigneur que j'avais mis en oubli et en dédain, que toute la scène me fut présente en réalité ; elle se passait dans mon cœur même
« Au sortir de l'église, j'allai immédiatement au lieu où j'avais prié le jour précédent ; je reconnus que le soulagement que j'avais éprouvé en cet endroit n'était que le prélude d'un bienfait plus abondant Comment exprimerai-je ce que le Seigneur fit pour moi, à moins de dire qu'il fit passer devant moi sa bonté en toute son étendue ? Il me sembla que je lui parlais face à face, comme un ami qui s'entretient avec son ami ; seulement mon discours était tout en larmes de joie, en murmures que rien ne peut rendre. Je pus dire en vérité, avec Jacob, non pas : « Combien ce lieu est terrible ! » mais : « Combien ce lieu est aimable C'est vraiment la maison de Dieu ! »
Cowper est sauvé maintenant, au moins pour des années ; pendant une période de 'dix ans (dix ans de bonheur et de sécurité, long espace dans une vie humaine!) la maladie terrible ne le visita point. Son âme a maintenant recouvré la sérénité ; son corps est délivré des souffrances ; la vie reprend pour lui sa grâce présente et comme ce doux chant qui se fait entendre à l'esprit aux heures de bonheur tranquille. Il fait mieux qu'oublier sa maladie, il en profite. Il écrit à lady Hesketh le Ier juil-
let 1765, neuf jours après son arrivée à Hunùrfêmm: Si
près encore de l'époque où il avait pour loge/fteïsiVra m-ai- -"
------------------------------------------------------------------------
son de ceux qui ne s'appartiennent point, pour ami et pour société le médecin qui soigne les aliénés, il ne lui reste point d'amertume des jours de son désespoir et de sa maladie ; Cowper est une âme si vraiment, si foncièrement religieuse, qu'il puise dans ce souvenir des motifs de reconnaissance envers Dieu :
« Quand je considère, dit-il à sa cousine, l'effet que la maladie a produit sur moi, j'en suis au plus haut degré reconnaissant, et sans hypocrisie, je l'estime, après la vie même, la plus grande bénédiction que j'ai jamais reçue de la divine bonté. Je prie Dieu de me permettre de conserver à jamais le sentiment où je suis, et alors, j'en ai la certitude, je continuerai d'être, comme je le suis à présent, vraiment heureux. »
La première pensée de Cowper avait été pourtant pour son ami Joseph Hill, et elle lui était due. Hill, pendant sa maladie, avait donné ses soins aux affaires de son ami, et Cowper l'en remerciait comme il faut remercier un ami.
« Je ne puis vous récompenser, lui dit-il, deux jours après son arrivée (le lundi 24 juin 1765) qu'en vous disant que par la miséricorde de Dieu, je suis rendu à un parfait état de santé, du corps aussi bien que de l'âme, ceci, je crois, vous fera plaisir, et volontiers je ferais tout ce qui pourrait vous rendre heureux.
« J'ai un logement qui .me rappelle sans cesse nos excursions d'été. Nous en avons eu plus d'un qui ne le valait pas, et, sauf l'étendue (qui cependant suffit pour un
------------------------------------------------------------------------
homme seul), nous n'en avons guère eu qui valussent mieux. Je ne suis pas tout à fait seul, ayant ramené avec moi de Saint-Alban un domestique qui est le miroir de la fidélité et de l'affection pour son maître. Bien différent de l'Espion Turc qui dit qu'il n'a point de domestique parce qu'il ne veut point d'un ennemi dans sa maison, j'ai loué le mien parce que je voulais avoir un ami. On ne voit pas souvent les maîtres donner ces éloges à leurs domestiques, et ceux-ci n'ont pas trop coutume de les mériter ; mais j'ai éprouvé le mien dans la santé et dans la maladie, et jamais je n'ai vu son pareil.
« La rivière Ouse (je ne sais pas au ju<:te l'orthographe de ce nom) (i), est le charme de cette partie du pays. Elle est ici, je crois, aussi large que la Tamise à vVindsor, et la Tamise argentée ne mérite pas mieux cette épithète que notre rivière, elle n'a pas plus de fleurs sur ses bords, ni l'une ni l'autre à vrai dire, ne se distinguent par ces ornements. Fluellin dirait : Elles sont comme les deux doigts de la main, et il y a du saumon dans l'une et dans l'autre. C'est un noble courant pour qui s'y veut baigner, et j'en ferai cet usage trois fois par semaine, m'étant mis dans ses eaux pour la première fois ce matin. »
Cowper vient, en quelques mots de nous donner agréablement l'idée du pays qu'il habite et de la rivière qui le .. traverse. Un poète son devancier, fort extraordinaire, qui a mis en vers, mais en vers d'une poésie abondante et quelquefois gracieuse, la géographie de l'Angleterre,
(1) Cowper, d'instinct, adopte la vraie.
------------------------------------------------------------------------
Michel Drayton. né un an avant Shakespeare, et mort quinze ans après lui (1563-1631), a ainsi décrit dans son Poly-Olbion, le parcours de la rivière Ouse, ces scènes que la lecture de Cowper nous rendra familières (canto XXII, dans Early Poets, de Southey, p. 653). J'ai pu d'ailleurs, après bien des recherches, me procurer un ouvrage qui m'a permis de refaire comme sur les lieux, les promenades de Cowper, il est intitulé The Rural Wlllcks of W. Cowper by J. and M. S. Storer, Pentonville. John Johnson, le cousin, le compagnon de Cowper, l'éditeur d'une partie de sa correspondance, parle ainsi de cet ouvrage dans la Préface des Lettres du poète qu'il a données sous le titre de Privait Correspondence, deux volumes in-8'. « C'est un charmant petit volume, où le paysage qui environne Olney et Weston est fidèlement décrit. Il m'a plus d'une fois mis dans cette illusion que je me retrouvais dans ces lieux, et que j'y accompagnais encore mon respecté parent » (P. xx). C'est un in-octavo contenant douze gravures outre le frontispice. Je les ai parcourues, ces reproductions de lieux rendus à jamais chers par la poésie, avec autant de plaisir que d'émotion, et je souhaite au lecteur, s'il a ces délicieuses curiosités, de pouvoir se procurer l'agréable volume — il est de 1803. Je ne puis en ce moment, pour lui tenir lieu des gravures de Storer, que mettre sous ses yeux les vers de Drayton :
« Invention, dit le poète, que tes ailes encore une fois prennent l'essor, et dis en te conformant à la vérité comment l'Ouse errante, délicieusement coule dans les champs de Bedford et, poursuivant sa course jusqu'à HunÜngdon,
------------------------------------------------------------------------
vaillamment se comporte entre ses rives avant d'atteindre Ely qui l'adore comme une divinité. Se dégageant de Brackley, et traversant des campagnes d'une douceur plus que terrestre, à Newport, elle reçoit comme une sœur la petite Ouse qui, du prochain et superbe Chiltern, vient à elle d'un cours alenti. Des merveilles de ses rives souvent en son cours s'enorgueillit cette petite Ouse, elle-même parée d'une abondance de fleurs.
« L'Ouse, ayant passé Ouleney (Olney), semble perdre le sens et ne savoir plus où diriger sa course, auparavant droite et réglée : elle se met à errer en mille détours et méandres, ici, là, en avant, en arrière, de côté et d'autre, et comme une fille étourdie, souvent revenant sur ses pas, se perd comme en des labyrinthes, redouble ses entrelacements, court à travers des champs opulents, et enfin, dans son orgueil, partage en deux la capitale hospitalière du comté, où elle déploie en une glorieuse largeur son ample sein. De mille façons variant la claire apparence de ses eaux, elle mène son cours à travers les prés verdoyants ; mais elle n'a pas été loin encore quand l'Ivel, nymphe brillante, venant de Shetford, arrive avec une danse légère et.traversant plus d'une gracieuse vallée : elle se couronne d'un beau port, arrive à Bickleswade, de plus en plus encouragée à poursuivre sa maîtresse à la face brillante, où le soleil aime à se mirer, et à se mêler avec l'Ouse. qu'enfin elle atteint en son amour : dans ses bras de cristal elle enserre l'Ouse, sa souveraine ; et celle-ci. fière de cette alliance, poursuit vers Saint-Neot, descend dans ces ■plages abaissées vers Huntingdon, et quitte les limites du
------------------------------------------------------------------------
bien-aimé Bedford. A peine est-elle entrée en ce second comté dont elle est la souveraine, que deux claires fontaines, d'Halveston non loin, l'une salée, l'autre douce, saluent ainsi son entrée et sa grandeur... »
Que le lecteur veuille bien accepteur cette page, traduction (les vers difficiles du vieux poète, comme un dédommagement des Rural TVa/ks que je ne puis lui faire parcourir.
La seconde pensée du poète fut pour lady Hesketh, une amie parmi les parents, chose plus rare peut-être que partout ailleurs. Il l'avait vue à Londres deux jours avant la catastrophe qui le conduisit à Saint Alban II se souvenait encore. avec tristesse de cette pénible entrevue quand il lui écrivait, le Ier juillet 1675 :
« Dt puis la visite que vous avez bien voulu me faire au Temple (la seule fois en ma vie que je vous aie vue sans plaisir), que n'ai-je pas souffert ! Et depuis qu'il a plu à Dieu de me rendre l'usage de ma raison, quelles jouissances n'ont pas été les miennes ! Vous savez par expérience à quel point il est doux de sentir les premiers retours de la santé après une fièvre ; mais si c'est une fièvre du cerve .iu ? Sentir que le feu s'amortit est, à mon avis, un bienfait qu'on ne saurait recevoir sans la 'plus profonde reconnaissance. Si terrible que soit ce châtiment,
j'y reconnais la main de la justice infinie ; il n'est pas plus ; difficile pour moi d'y reconnaître aussi la main de l'infinie : miséricorde... (1).
(1) Ici vient le passage que j'ai traduit un peu plus haut et où il exprime sa £ reconnaissance pour le bien que lui a fait la maladie.
------------------------------------------------------------------------
« Je vous écris ceci afin que vous ne me preniez pas pour une misérable créature abandonnée ; vous pourriez incliner à me regarder comme tel, en considérant la grande distance qui me sépare à présent de tous les amis que j'ai au monde : séparation qui, avant l'accident qui m'a frappé, m'aurait sans aucun doute rendu malheureux en effet ; mais l'affliction m'a fait connaître un chemin vers le bonheur que sans celà, je n'aurais jamais découvert. Vous pouvez maintenant informer tous ceux . qui vous paraissent s'intéresser vraiment à moi, qu'ils ne doivent plus conserver de crainte sur mon bonheur actuel. Vous-même vous devez croire que mon bonheur n'est point un songe, puisque je vous ai dit le fondement sur lequel il repose ».
Ceux qui ont éprouvé ou qui éprouvent encore la douleur sans haine, tempérée au contraire par la bienveillance pour chacun et pour tous, ne liront pas sans attendrissement ce que Cowper, heureux à ce moment de la vie, débordant presque de sainteté et de contentement, écrit à cette même lady Hesketh (10 octobre 1765) :
« Je rends grâces à Dieu pour votre amitié, je lui rends grâces pour chacun des amis qui me sont donnés, pour tous les bonheurs de ma situation ici, pour la santé de mon corps et la parfaite sincérité de mon esprit. Me souvenir du passé, le comparer avec le présent, je n'ai besoin que de cela pour me pénétrer de reconnaissance, et être reconnaissant, c'est être heureux. Non que je croie être assez reconnaissant, ou que je suppose devoir l'être jamais
------------------------------------------------------------------------
assez dams cette vie. Le cœur le plus, chaud n'a peut-être que des accès de tendresse, et souvent est insensible à l'égal du plus, troid. C'est du moins, ce que j'éprouve souvent, et le plus souvent que je ne devrais. »
Un nouveau bonheur allait éclairer la vie de Cowper. Eminemment fait pour l'amitié, il ne pouvait se contenter des amitiés lointaines, toujours en quelque façon plus platoniques que réelles : ami de loin et justement par lettres, on ne lit point à toute heure dans les yeux d'e son ami, on n'échange point en chaque circonstance, en chaque besoin de la vie ces paroles qui sont le charme des heures et qui demeurent le bonheur des jours de plus tard si ceuxci sont privés de ces consolations délicieuses : on ne rend point, on ne reçoit point ces mille services qui sont autant d,e liens durables dans le présent et dans l'avenir.
M. Hodgson, le ministre de la paroisse, bon prédicateur et homme de sens, était allé visiter le nouveau venu : Cowper était reçu civilement par deux ou trois familles ; il s'était lié avec un ecclesiastique, M. Nichol'son, fort pauvre, qui lui donnait à souper et le traitait avec du pain et du fromage arrosés d'une cruche d'ale noire brassée de ses propres mains ; mais ce n'étaient pas là des amis au sens que je disais tout à l'heure. Il allait bientôt les rencontrer ces amis, et en attendant, il était fort content de son sort :
« En somme, disait-il à lady Hesketh (i), je suis persuadé que si j'avais,pu choisir dans toute l'Angleterre le
(i) 14 septembre 1765.
------------------------------------------------------------------------
lieu de mon séjour, j'e n'aurais pas pu choisir mieux pour moi-même, et très vraisemblablement je n'aurais pas choisi si bien. »
Et quelques jours plus tard au major Cowper, cet officieux parent qui avait failli le rendre fou en lui donnant une bonne place (i) :
« En ce qui me touche, je suis plus heureux que le jour n'est long ; la clarté du soleil et la lumière des flambeaux me voient également dans un profond contentement. J'ai des livres en abondance, un loisir confortable, et je jouis d'une santé meilleure, je crois, que depuis bien des années. Qu'est-ce qui manque à mon bonheur ? Rien, si je puis seulement être reconnaissant, et j'ai foi que celui qui a répandu sur moi tant de bénédictions me donnera la reconnaissance pour les couronner toutes. »
Le pays, sans avoir rien de particulièrement beau, car il ne possédait ni les bois glorieux, ni les vues magnifiques, était suffisamment attachant pour Cowper dont l'heureuse nature pouvait prendre racine facilement en tous lieux. Huntingdon, orné de sa jolie rivière, environné de grands marais propices à la chasse comme à la pêche (amusements, du reste, inconnus au poète) était une ville d'un peu moins de deux mille habitants répartis en 300 mai« sons et consistant en une seule rue développée sur un mille à peu près de longueur, avec plusieurs allées latéraies débouchant à angles droits Et c'est, au dire du nou-
(1) 8 octobre 1765.
------------------------------------------------------------------------
veau venu, une des villes les plus propres de l'Angleterre. Comme d'ailleurs elle a un transit assez considérable, que les petits bâtiments venus de Lynn remontent la rivière, on y voit assez de mouvement pour qu'elle ait la vie.
Au bout de quelques mois, l'habitant du Temple, l'hôte du docteur Cotton était complètement gagné à cette vie nouvelle, à ce calme séjour. « Vous pouvez vous rappeler, dit-il au major Cowper (8 octobre 1765) que j'attendais très peu de satisfaction du bien-être qui m'était préparé à Huntingdon. Combien est-il plus sage de prendre sans inquiétude notre lot où il aura plu à la Providence de l'envoyer. Si j'avais choisi pour moi-même, je n'aurais jamais pu tomber sur un lieu qui me fùt si agréable à tous égards. Je redoutais si fort la pensée d'avoir à faire de nouvelles connaissances sans nulle circonstance pour me recommander. Sauf la qualité de parfait étranger que je désirais de tout mon cœur, ne voir pas une âme s'occuper de moi ici le moins du monde.. Au lieu de cela, deux mois après mon arrivée, j'étais connu de toutes les personnes qu'on peut voir avec bien-être, et je crois très sincèrement que c'est le plus agréable centre (neighbourhood (( voibinage) » que j'aie vu de ma vie »,
Il ne tombait à ce moment qu'une ombre sur son bonheur, il avait des dettes et peu d'argent, ayant trouvé le moyen de dépenser en trois mois ce qui aurait dû défrayer une année, et Joseph Hill, le caissier et le banquier ordinaire, recevait l'instante prière de payer le médecin de Saint- Alban, avec un argent qu'il n'avait pas eu ou qu'il n'avait plus.
------------------------------------------------------------------------
Le futur poète détournait sa pensée de ce sujet fâcheux pour tout le monde et surtout pour des esprits de cette trempe, en écrivant à lady Hesketh ou en recevant et lisant les lettres de sa cousine. Citons une des lettres de notre cher poète qui appartiennent à cette époque ; elle vous mettra au courant des pensées qui le pénétraient à ce moment, et de plus, par le ton de résignation gaie qui y règne d'un bout a l'autre, elle sera une excellente préparation à la connaissance des amis que nous allons bientôt introduire avec leur calme et grave figure.
A lady Hesketh,
4 septembre 1765.
« Quoique j'aie quelques connaissances fort agréables à Huntingdon, aucune de leurs visites, ma chère cousine, ne me sont aussi agréables que l'arrivée de vos lettres. Je vous remercie de celle que j'ai à cette heure même reçue de Droxford, et surtout pour. le passage où vous voulez bien m'y donner une liberté sans limite sur le sujet qui m'a déjà fait si souvent mettre la plume à la main. Tout ce qui nous intéresse profondément coule aussi naturellement de la plume que des lèvres, dès lors que toute contrainte est absente et que nons trouvons un ami assez indulgent pour nous prêter attention. Combien de personnes parmi toutes celles et de bien des genres que je connais, pourrais-je • découvrir après la recherche la plus exacte, à qui il me fût permis d'écrire comme je vous écris ? J'espère que le • nombre en pourra augmenter. Assurément, il serait difficile qu'il diminuât.
------------------------------------------------------------------------
« Pauvre *e-*- ! J'ai été mis au couranr de toute son histoire, et je ne puis que déplorer ce qu'il ne m'est pas permis d'ex.cuser. Deux de mes amis (i) ont été enlevés, durant ma maladie, au milieu d'une carrière à laquelle on ne saurait penser sans effroi ; et me voilà ici, jouissant de plus de. santé et de gaieté que je ne me souvienne d'en avoir goûté jamais^ maintenant que j'ai passé des mois dans l'appréhension de la mort imminente. Combien sont mystérieuses les voies de la Providence ! Pourquoi ai-je reçu grâce et merci ? Pourquoi ai-j;e été préservé ? Pourquoi frappé pour mon bien ? Pourquoi ai-je été reçu en miséricorde comme j'en ai l'espérance ? Pourquoi ce don qui m'est accordé du plus grand bonheur que je puisse jamais connaitre ou espérer dans cette vie, pendant que ceux-ci sont saisis par la main qui ne pardonne pas (overlaken by the great arrcst). sans avoir connu le réveil ni le repentir, et sans être préparés en rien ? L'infinie sagesse de Celui qui, dans son infinie miséricorde, m'a tout donné peut seule résoudre ces questions, nul ne les peut résoudre que lui. Si un libre penseur, comme plus d'un de ces hommes s'appelle faussement, pouvait être amené à donner une solution sérieuse au problème, il dirait à coup sûr : (1 Sans aucun doute, monsieur, vous avez couru un grand danger, vous avez vu de près la catastrophe, et vous avez eu du bonheur d'y échapper » (2). Imbécile et choquante réponse ! Comme si la vie dépendait du hasard !
(1) Liovd et Bcnslcy,
(2) Le lecteur familier avec M. Cowper reconnaîtra en son germ,, la manière du poète en ses pièces sévères, Hoep, Exrvslulalioll, etc., où il procède volontiers 1 ar interrogations vives et dialogues serrés.
------------------------------------------------------------------------
Comme si tout ce que nous sommes ou nous pouvons être, tout ce que nous possédons ou ce que nous espérons pouvait être mis au chapitre des accidents. Il résulte cependant de cette liberté de penser que Celui qui, au dire de notre Sauveur, connaît avec précision ce qui se rapporte à la dernière même de ses créatures, est censé laisser sous l'empire du hasard ceux qu'il a faits à son image, et de là aussi il résulte par conséquent que le châtiment que notre Père céleste nous inflige à seule fin que nous devenions le digne sujet de ses bienfaits masque si souvent sa destination de bienveillance, et que les hommes traitent avec dédain la correction qui vient du Tout-Puissant. Les fièvres et toutes les maladies sont des accidents, et la vie qui se prolonge, la cure au moins qui met fin à la maladie, est l'œuvre du médecin. Personne au monde ne saurait approuver plus que moi l'usage des moyens indiqués en ces occasions ; car il y aurait de la présomption fanatique à les négliger. Dieu a mis dans les remèdes dont il nous accorde la disposition, de salutaires propriétés, dans l'intention que nous les mettions à profit ; autrement cette portion des œuvres créées par lui n'aurait point d'usage. Mais imputer notre retour à la vie à la médecine, sans porter nos vues au delà, c'est dérober à Dieu l'honneur qui lui est dû, c'est dire que dans le fait il a remis en d'autres mains les clés de la vie et de la mort ; qu'en donnant à une substance le pouvoir de nous guérir, il a placé nos vies hors de sa propre puissance. Celui qui pense ainsi peut aussi bien tomber tout d'abord à genoux et rendre grâce à la drogue qui l'a guéri ; car à coup sûr elle
------------------------------------------------------------------------
a été l'instrument plus immédiat de sa reprise à la vie que le médecin ou l'apothicaire. Ma chère cousine, une ferme persuasion du contrôle de la Providence sur tout ce qui nous touche est la condition indispensable de notre bonheur. Sans cela on ne peut dire que nous croyions en l'Ecriture ; nous ne pouvons avoir en notre âme rien qui ressemble à la résignation à la volonté divine. Si je suis convaincu que nulle affliction ne peut venir sur moi sans la permission de Dieu, je suis convaincu également qu'il voit et sait que je suis affligé : imbu de cette croyance, je dois croire avec une force égale que si je le prie de me secourir, il m'entend ; je dois être également assuré que s'il m'entend, il opérera ma délivrance, si c'est par là en somme que je dois arriver au bonheur ; si au contraire, il ne me délivre pas, je puis me reposer dans la certitude que des intentions toutes bienveillantes lui ont inspiré son refus. Dieu nous a créés, non pour que notre existence ajoutât à son bonheur, qui fut toujours parfait, mais afin qu'il nous fût donné à nous-mêmes de jouir du bonheur ; et dans toutes les dispensations à notre égard, même dans les moindres détails, ne consultera-t-il pas toujours cette fin pour laquelle il nous a faits ? Supposez le contraire, c'est (quoique nous ne nous en doutions pas toujours) nous porter contempteurs de chacun de ses attributs, et, en même temps, refuser de croire à sa vigilance sur nous, c'est nier absolument que nous ayons rien à attendre de lui. Suivant cette vue, il nous apparaîtra clairement que ce n'est pas faire envers lui notre devoir trop rigoureux, nous dire que nous devons accepter comme un bienfait
------------------------------------------------------------------------
tout ce qui nous vient de lui, et nous montrer reconnaissants, lors même que nous sentons le cuisant de la baguette de fer dont il nous touche. Cette persuasion absente, tout ce qui nous arrive de bon, en dépit de l'idée de bonheur que nous y attachons, perd son meilleur titre à se faire apprécier, chaque affliction, au contraire, devient intolérable. La mort même doit être accueillie avec joie par celui qui a cette foi en Dieu, et celui qui ne l'a pas doit viser à la mettre en son âme sous peine d'être un fou.
« Vous ne sauriez croire combien je suis heureux d'apprendre que vous devenez dame et maîtresse de Freemantle (i). Je connais l'endroit et j'irais là de Southampton les yeux fermés. Vous avez l'obligeance de m'inviter à y aller, je serai assez obligeant envers moi-même pour accepter l'invitation quoique je ne sois pas d'humeur à me laisser décider pour peu de chose à quitter ma retraite chérie de Huntingdon. »
C'est dans l'intervalle de cette- lettre, datée du 4 septembre 1765, à la lettre suivante, qui est datée de dix jours plus tard (14 septembre), que se placent les premiers rapports avec la famille Unwin, gens simples et tels qu'il les fallait à Cowper à cette époque où il éprouvait plus le besoin de goûter la vie en sa calme et douce plénitude que de savourer les raffinements de l'esprit. La famille se composait de M. Unwin, ministre de l'Eglise, et de sa femme, d'un fils et de sa fille. C'est le fils qu'à première vue Cowper semble avoir remarqué et apprécié plus par-
(1) Maison de campagne que lady Hesketh voulait acheter près de Southampton. Ce projet ne se réalisa pas.
------------------------------------------------------------------------
ticulièrement. « Il a vingt un ans, c'est un des jeunes gens les plus aimables et les plus ouverts que j'aie jamais rencontré. Il n'est pas encore arrivé à cette période de la vie où le soupçon se fait valoir à nos yeux'sous la forme de la sagesse, et met entre chaque chose, notre chère personne exceptée, et notre estime confiante, une incommensurable distance. Aussi connaît-on le jeune Unwin presqu'à première vue. N'ayant rien dans le cœur qui lui fasse une nécessité de le tenir fermé de barres et verrous, il l'ouvre librement même à un étranger. Ce jeune homme est comme son père destiné au saint ministère .».
La sœur de cet aimable jeune homme est également une douce figure. Je remarque qu'il y en a beaucoup de ces douces figures dans la vie de Cowper ; il est de ceux qui ont le bonheur, plus rare qu'on ne pense, de vivre selon leurs affinités, d'aimer là où ils devaient aimer.
« Miss Unwin (i) a environ dix-huit ans. On la peut dire belle et gracieuse. Devant sa mère elle parle peu, non parce que sa mère l'exige d'elle ; c'est plutôt qu'elle profite de l'excuse de cette présence pour ne pas parler, ayant une certaine disposition à la timidité. La plus remarquable cordialité règne entre tous les membres de la famille, la mère et la fille semblent folles l'une de l'autre (dote upon each alber). La première fois que je me présentai dans cette maison, je fus introduit près de la fille seule ; je demeurai assis près d'elle environ une demi heure avant que son frère n'arrivât ; c'est lui qui m'avait invité à le venir voir. Comme il faut absolument parler dans un tête à tête si l'on
(1) A miss Hesketh, 18 octobre 1765.
------------------------------------------------------------------------
veut que les personnagss du drame puissent être distingués des chaises sur lesquelles ils sont assis, elle parla beaucoup et fort bien ; et comme le reste de la famille, elle eut avec moi autant d'aisance que si nous eussions été de vieilles connaissances. Par sa grande piété, elle ressemble à sa mère, un des modèles de piété les plus remarquables que j'aie jamais vus. Ils forment la famille la plus doucement gaie et la plus engageante qu'on puisse se représenter.
« Depuis que je vous ai écrit les lignes qui précèdent, continue Cowper reprenant sa lettre interrompue, j'ai rencontré Mmc Unwin dans la rue et l'ai accompagnée chez elle. Nous nous sommes promenés ensemble dans le jardin et nous avons eu une conversation qui m'a fait plus de bien que n'aurait pu m'en faire une audience que m'aurait accordée le premier prince de l'Europe. Cette femme est une bénédiction, et je ne la vois jamais sans sortir meilleur d'auprès d'elle. Je suis traité chez ces amis comme si j'étais un de leurs proches, j'ai été à plusieurs reprises invité à les visiter en tout temps de la journée. Vous savez combien il y a en moi de réserve : aussi je ne puis me décider à faire de ce privilège tout l'usage que, j'en suis sûr, il est dans leur intention que j'en fasse ; mais peutêtre cette timidité s'effacera par la suite. C'était mon instante prière, avant de quitter Saint-Alban, qu'en quelque lieu que dût m'envoyer la Providence, je pusse rencontrer une connaissance comme celle que je trouve en Mme Unwin. Qu'il est heureux de croire fermement que nos prières sont entendues dans le temps même que nous les faisons,
------------------------------------------------------------------------
et qu'il est bon d'en trouver la preuve dans la réalisation effective et entière de nos vœux. Sûrement, c'est le gracieux accomplissement des moyens qu'il a plu au ToutPuissant de mettre en œuvre pour ma conversion. Après avoir été à juste titre mis hors de tout commerce des hommes, y pouvoir encore une fois participer, être admis tout d'un coup dans l'intimité de ceux que Dieu regarde comme les bons de la terre, de ceux que, suivant la vive expression de l'Ecriture, il conserve comme la prunelle de son œil, c'est là une bénédiction qui porte avec elle la marque visible de la divine bonté, une grâce infinie comme elle est imméritée, et de même que son glorieux Auteur, libre dans le cours qu'elle choisit, adorab!e dans ses effets ! »
Quant à M. Unwin le père (i) : « C'est un homme instruit et un homme de sens, aussi simple qu'un pasteur Adams » (2).
Quelques semaines après ses premiers rapports. avec les Unwin, Cowper ne comprenait plus Huntingdon sans eux. « Maintenant, écrit-il à Hill (3), que je les connais, je m'étonne d'avoir pu me plaire si fort à Huntingdon avant de connaître ces amis, et j'incline à croire que n'importe quel lieu me paraîtrait désagréable s'il ne possédait pas un Unwin.
« Cela me convainc de la vérité d'une observation que j'ai souvent faite, à savoir que quand nous ne voulons
f1) A Joseph Hill, 25 octobre 1765.
(2) Parson Adams, personnage de Fielding dans Joseph A mima.
0) 25 oct. 175.
------------------------------------------------------------------------
reconnaître l'esprit que dans le cercle des personnes qui sont des nôtres (défaut vers lequel pour mon compte du moins j'ai toujours penché), nous nous rendons coupables envers le reste du monde d'une absence de charité, et envers nous-mêmes par étroitesse d'esprit. Wapping et Redriff contiennent peut-être quelques-unes des personnes qui soient les plus aimables qui soient au monde, et qui mériteraient qu'on allât à Wapping et à Redriff uniquement pour les connaître (i). Vous vous souvenez de la stance de M. Gray : « Plus d'une perle se cache dans les profondeurs de l'Océan ; plus d'une fleur est née pour fleurir loin de tous les yeux, pour prodiguer des parfums aux vents du désert ».
Soudain une pensée frappa Cowper et s'empara de lui tout entier, la pensée qu'il pourrait entrer comme pensionnaire dans la maison de gens qui vivaient si bien avec eux-mêmes et si facilement avec les autres. Cette pensée, dans une nature comme celle de William, devait se transformer sans transition en un vif désir. Avoir ce bien ou mourir, se dit-il, tout en se révoltant contre lui-même
(i) Si le lecteut veut s'édifier sur Wapping et Redriff, il pourra se reporter à la description qu'en donne Fielding descendant la 1-aniise sur le vaisseau qui doit le transporter à Lisbonne. Voici ce passage qui est un bon commentaire de celui de Cowper :
« Qu'on se figure la situation déplaisante où nous étions dans le voisinage de Wapping et de Redriff, respirant le délicieux mélange formé par l'air de ces deux agréables localités, jouissant du concert harmonieux que font les matelots, les marchandes de poisson, les marchandes d'huîtres, et les voix bruyant, s de tous les habitants des deux rivages, le tout composant une harmonie plus variée que celle qu'Hogarth a réunie dans cette gravure tracée par son burin, gravure qu'il suffit de regarder pour devenir sourd.... » (*).
(*) Voyage to Lisbon, Fielding's Works, vol. XII, p. 242, Millar, 1766.
------------------------------------------------------------------------
pour se montrer aussi indocile et exigeant envers la Providence.
Justement un jeune homme que M. Unwin avait eu dans sa maison à titre d'élève (pupil) était parti la veille pour Cambridge. Ne pouvait-il pas prendre sa place ? Cette pensée une fois entrée dans son esprit l'agita violemment, jusqu'à ne lui plus permettre pendant deux ou trois jours de s'occuper d'autre chose.
Cowper, qui ne pouvait s'empêcher de faire intervenir Dieu dans toute sa vie, même pour règler, ses affaires domestiques, n'y manqua pas en cette circonstance : il fallait aborder la question avec les Unwin, il y fut décidé par ces mots continuellement répétés au dedans de lui, et qu'il regardait comme surnaturels : « Le Seigneur Dieu de vérité fera cela ». La question au fond était fort simple : Être pris en pension par une famille qui prenait volontiers un commensal.
Cowper, pour entamer cette grande « négociation », prit son courage à deux mains : il se proposa à M. Unwin qui ne fit aucune difficulté, et l'affaire fut conclue entre eux.
Ce fut le Il novembre 1765 que Cowper prit possession de sa nouvelle demeure, et entra comme un autre membre de la famille chez M. Unwin. Sa joie fut au comble.
« J'ai trouvé, dit-il, un lieu de repos préparé pour moi par la main de Dieu même, où il a mis à ma disposition des moyens abondants de m'avancer dans la connaissance de notre Seigneur Jésus, tout à la fois par l'étude de sa parole et par la communion avec ses disciples chéris.
------------------------------------------------------------------------
Puisse la mort seule interrompre ce commerce ! Paix soit avec le lecteur, par la foi dans le Seigneur Jésus. Amen ».
Ces élans mystiques à propos des plus simples événements de la vie ordinaire paraîtront inexplicables à la plupart des lecteurs ; d'autres les comprendront parfaitement, et ce seront les âmes craintives, pour lesquelles toutes les choses de ce monde où tout est pour elles blessure et douleur, deviennent de graves complications. Dans tous les cas, de tels élans, compris ou non, sont trop caractéristiques de la nature d'une âme pour que j'aie pu ou dû les omettre.
Cowper, entre autres motifs pour se faire le pensionnaire des Unwin, invoquait l'économie or, on va voir comment il entendait l'économie. Dans le temps qu'il arrivait à Huntingdon, la bourse, on le sait, fort peu garnie, et n'ayant plus guère à compter que sur la bienveillance de ses parents, il mandait à Hill :
« Je suis devenu un cavalier de profession, et en conséquence, je veux être traité comme le chevalier de l'Eperon sanglant. Il m'en a coûté gros pour arriver à mes fins, et je crois au bout du compte y être parvenu » (i).
Sa famille à ce moment, était fort bien disposée pour lui, et lui-même se plaît à en rendre le témoignage sans détour (2) :
« Le compte que vous me rendez brièvement de ma famille m'agrée beaucoup dans votre lettre. Si vraiment
(1) A Joseph Hill, 14 août 1765.
(z) A lady Hesketh, 1" août 1765.
------------------------------------------------------------------------
ils s'intéressent à moi, c'est une preuve de leur grande charité envers qui n'a amené sur eux que le désappointement et l'ennui depuis qu'il a été mis en position de leur causer un chagrin quelconque. La conduite envers moi de mon ami le major, après les souffrances que je lui ai causées en abandonnant si misérablement son intérêt et le mien, est un noble exemple de générosité et de vraie grandeur d'âme ; et en effet, je ne sais point d'homme chez qui ces qualités se fassent remarquer comme chez lui : qu'on lui donne seulement une occasion de les déployer,
et toujours elles sont prêtes dès l'abord à se manifester i dans ses paroles et dans ses actions, et jusque sur ses ; traits. J'ai de puissants motifs pour être reconnaissant »...
On conçoit que la manie du cheval éclose chez leur i jeune parent plût médiocrement à ceux qui désormais r; allaient avoir charge de lui ; ils furent également mécon- tents d'apprendre qu'il avait à ses gages un domestique, et 1 que par surcroît, il entretenait un jeune garçon qu'il avait j amené avec lui de Saint-Alban. C'est ce qu'une lettre de o son oncle Ashley lui insinuait dans les termes les, plus g doux qu'il fût possible. Deux ou trois lettres échangées * sur ce sujet pénible ne firent point renoncer Cowper à h sa manière de vivre. Son oncle alors lui donna à n entendre, toujours fort doucement, qu'il était à craindre o que le mécontentement de ses parents ne se manifestât au u préjudice de son revenu.
« Peu de temps après, ajoute Cowper, mon frère vint if me voir, et je sus de lui que mon cousin, le colonel, (J
------------------------------------------------------------------------
avait soulevé cette tempête ; c'est lui qui, me voyant m'opiniâtrer, avait à cette occasion rassemblé la famille, recommandant à ses divers membres de ne plus donner à un homme qui savait si peu faire un usage convenable de leur libéralité ; il déclara que, quant à lui, il ne donnerait plus rien. Il avait en conséquence retiré sa contribution. Mon frère ajouta cependant que mon excellent ami sir Thomas Hesketh avait pris sa place et ajouté du sien la somme qui allait faire défaut » (i).
Le colonel (plus tard général) Cowper avait menacé pour tout de bon ; cependant, ne se voyant pas suivi dans sa rigueur par les autres membres de la famille, il eut honte de demeurer en reste de générosité, et continua à payer sa quote-part. Il y eut à cette occasion envers Cowper un combat de libéralité et de nobles procédés. La même lettre à lady Hesketh, du 2 janvier 1766, nous en fournit encore deux exemples que j'ai plaisir à citer dans les termes mêmes de l'écrivain : « Au temps où cette fâcheuse discussion s'agitait, et où je ne m'attendais à guère moins qu'à l'abandon de la famille, je reçus par la poste une lettre anonyme d'une main qui m'était totalement inconnue, conçue du reste dans les termes les plus bienveillants, les plus obligeants qui se puissent imaginer : on m'engageait à ne pas me mettre à la torture par la crainte de voir se réaliser l'événement dont j'étais menacé ; qu'en effet, quelque réduction que dût subir la somme de mon revenu, le vide serait comblé par une personne qui m'aimait tendrement et qui approuvait ma conduite. Je vou-
(I) A lady Hesketh, 2 janvier 1786.
------------------------------------------------------------------------
drais bien savoir de qui venait cette lettre. J'ai vu, il n'y a pas long temps, un style qui ressemblait à s'y méprendre à celui de cette lettre ».
Elle devait être de lady Hesketh, ou de Théodora, cette sœur de lady Hesketh que William avait aimée.
Ce que j'appellerai son autre famille, la famille Unwin, ne resta pas en arrière de la famille naturelle ; et c'est de là que vint l'autre généreux exemple auquel j'ai fait allusion :
« Il n'y avait pas encore dix mois que j'étais dans sa maison, nous dit Cowper dans la même lettre de 1786, quand Mmc Unwin m'offrit généreusement ma place sous son toit. Je devais toujours conserver le même bien-être et ne plus payer que moitié du prix convenu ; elle se chargea d'arranger les choses avec son mari ».
Cowper, on le comprend, se sentait heureux chez les Unwin comme il ne l'avait jamais été auparavant. Une fois dans cette maison hospitalière et calme, il n'a qu'une crainte, c'est de n'y pas rester : le'défaut d'argent l'effraie. Le bon ménage de ses finances a toujours été son côté faible; pendant trente ans, il a cru à l'économie de l'année prochaine : comme bien des potentats plus grands que lui, il voit toujours dans l'avenir l'équilibre de son budget — équilibre qui ne s'est guère jamais réalisé.
Finances à part, Cowper est si heureux dans cette maison de la paix et de la piété douce, qu'il se trouble à la pensée de se voir un jour obligé de la quitter faute de pouvoir payer sa pension : le défaut d'argent l'effraie par ses fâcheuses conséquences ; l'intérêt d'ailleurs n'a jamais
------------------------------------------------------------------------
eu aucune prise sur lui. Jamais, disait-il à Joseph Hill (i), je ne retrouverai une retraite pareille à celle-là.
La correspondance de Cowper en ce temps a une tendance particulièrement religieuse, qui se manifeste, mais un peu plus gênée, jusque dans les lettres à lady Hesketh, femme du monde plutôt que femme de piété. Il lui écrivit le 6 mars 1766 :
« J'ai imputé votre silence de ces temps passés à la cause que vous lui donnez vous-même, je veux dire à ma situation changée ; ma pénétration a même été jusqu'à interpréter la fréquence de vos lettres pendant le temps où je vivais isolé, comme une marque d'attention envers un solitaire : c'était en effet un acte de vraie charité que de m'écrire. Grâce à Dieu, j'étais heureux, même alors : la solitude n'a rien d'assombri quand l'âme prend sa direction en haut. Saint Paul dit aux Hébreux ses convertis : « Vous êtes déjà arrivés à la Montagne de Sion, en la société des anges innombrables, dans l'assemblée générale des premiers-nés qui sont inscrits au ciel près de Jésus, le médiateur de la nouvelle alliance. Si cela est, et sûrement cela était ainsi pour ceux à qui il s'adressait, sans quoi jamais l'Esprit de vérité n'eût parlé en ces termes, il n'y a plus sur la vie de poids ennuyeux et de mélancolie. Vous ne me soupçonnerez pas, ma chère cousine, de prendre ce passage à la lettre ; le gens cependant est celui-ci sans nul doute : Qu'une foi vive a la puissance d'anticiper dans une certaine mesure les joies de la Société céleste dont l'âme entrera par la suite en possession effective.
(1) Sans date, t. 2, page 193.
------------------------------------------------------------------------
« Depuis que j'ai changé l'assiette de ma vie, j'ai trouvé des motifs plus puissants encore d'être reconnaissant envers le Père de toutes les miséricordes. La famille au sein de laquelle j'habite est une famille de chrétiens : et il a plu au Três-Haut de me mettre sur leur chemin afin que nul moyen ne me manque pour m'avancer dans cette disposition de l'âme et de cette conduite qu'il exige de tous ses serviteurs.
Il Ma chère cousine, la moitié des chrétiens appellerait i cela folie, fanatisme et sottise ; mais ces pensées n'ontdies pas pour les appuyer la parole de Dieu et dans les s passages que j'ai cités et dans plusieurs autres ? Si nous ne ^ sommes pas avec Dieu en ce monde, nous ne pouvons pas e espérer d'être avec lui dans l'autre. Une foi qui ne nous 2 engage point à nous entretenir avec le ciel, qui n'échauffe c point le cœur en le purifiant, qui, en un mot ne gouverne c pas notre pensée et nos actions comme nos paroles, n'est j point la foi et n'obtiendra pour nous de faveur ni ici-bas K ni dans le monde qui suivra celui-ci. Prenons donc garde, ma chère cousine, de nous tromper en un point de cette 5 importance infinie. Le monde ne manquera pas de nous 2 dire que nous sommes assez bons, et le monde, par der- rière, fera mépris de nous, Mais ce n'est pas le monde 3 qui juge le cœur et l'éprouve. Cette prérogative n'ap- partient qu'à Dieu seul. Ma chère cousine, j'ai souvent 11 prié Dieu pour vous à votre insu, et maintenant je le prie a pour vous en présence de vous-même. Il y en a beaucoup q qui ne me pardonneraient pas ce tort : mais je vous ai is connue depuis si longtemps et si bien, que je ne crains pas gj
------------------------------------------------------------------------
de vous dire quel sincère désir j'ai de vous voir croître en toutes les grâces chrétiennes, en tout ce qui peut assurer votre éternel bonheur,
« Je suis obligé à Mme Cowper pour le livre qu'elle m'a envoyé (i) et qui, vous le voyez, est arrivé à bon port. Je veux considérer cet envoi comme une marque qu'elle désire me voir lui écrire: je ferai suivant son désir. Ma position est telle qu'elle me fait près de mes amis, j'entends ceux qui le sont effectivement, un titre à n'être pas tout-à-fait négligé. Pour la même raison, ceux à qui je n'inspire pas une sincère amitié ne se porteront naturellement qu'avec froideur à s'occuper de moi. A ce motif, j'impute le silence de plusieurs qui, avant l'affliction qui est venue sur moi, étaient assez disposés à rechercher mon entretien. »
Il est assez embarrassant, on le comprend, de répondre à de telles homélies, tombant en plein Londres, au milieu des plaisirs et des conversations mondaines.
Dès que la correspondance de Cowper prenait ce tour, lady Hesketh n'était plus aussi désignée pour recevoir ses confidences. Mme Cowper, la femme du colonel et sa cousine, celle-là même qu'il venait de nommer en terminant sa lettre à lady Herketh, devait recevoir de préférence ces épanchements plus que religieux.
Mme Cowper était la sœur de Martin Madan que nous avons vu porter à Cowper malade et déjà à la veille de la folie, des consolations assez mal entendues. Mme Cowper, qui habitait. Park-House, à Hartford, était moins dans le
(1) C'étaient les Méditations de Pearsail.
------------------------------------------------------------------------
monde et semblait naturellement, par le tour de son esprit, devoir être la destinatrice de ces lettres où son cousin se déchargeait des pensées qui le remplissaient et on peut dire, l'obsédaient, car il était vraiment à cette époque, le Haunted Mail dont nous parle Dickens.
Cowper, une fois en correspondance avec sa pieuse cousine, s'en donna à cœur joie ; l'oreille de sa parente était très disposée à recevoir ces confidences et dissertations religieuses qui, mises en termes plutôt à l'usage des théologiens, nous semblent un peu étranges entre gens du monde, ou du moins entre laïques. Je ne donnerai pas davantage au lecteur de ces lettres qui probablement lui paraîtraient par trop austères et même un peu sombres — disons le mot — ennuyeuses. J'aime mieux traduire une lettre où William rend compte à Mme Cowper de la vie qu'il mène à Huntingdon. Cette lettre est datée du 20 octobre 1766 :
« Je vous suis obligé de l'intérêt que vous prenez à mon bien-être, et de vous enquérir si fort en détail comment se passe ici mon temps. Quant aux amusements, j'entends ce que le monde appelle ainsi, nous n'en avons point. Ils ne manquent pourtant point au lieu que j'habite, les cartes et la danse étant l'affaire avouée de presque tous les habitants de Huntingdon qui savent vivre (gentle). Nous refusons de prendre part à ces jeux, de nous joindre aux autres pour tuer le temps de cette manière, et cette conduite nous a valu le nom de Méthodistes. Vous ayant dit comment nous ne passons pas notre temps, je dois
------------------------------------------------------------------------
vous apprendre maintenant comment nous le dépensons. Nous déjeunons d'habitude entre huit et neuf ; jusqu'à onze, nous lisons, soit l'Ecriture, soit les sermons de quelque fidèle prédicateur des saints mystères ; à onze heures, nous assistons au service divin qui est ici célébré deux fois par jour. De midi à trois heures, nous nous séparons, et chacun use de ce temps à sa guise. Durant cet intervalle, je lis dans ma chambre, je me promène, quelquefois à cheval, ou je travaille dans le jardin. Rarement nous demeurons assis une heure après le dîner, mais si le temps le permet, nous nous rendons au jardin, où j'ai le plaisir de m'entretenir sur des sujets religieux avec Mme Unwin et son fils. S'il pleut ou qu'il fasse trop de vent pour qu'on se promène, nous causons à la maison, ou nous chantons des hymnes de la collection de Martin ; à l'aide du clavecin de Mme Unwin, nous nous donnons un concert supportable, dans lesquels nos cœurs, je l'espère, jouent la plus belle partie et la plus harmonieuse. Après le thé, nous sortons, et cette fois, c'est la promenade pour tout de bon. Mme Unwin marche bien, et d'habitude, nous avons fait nos quatre milles avant de revoir la maison. Quand les jours sont courts, cette excursion se place dans la première partie de la journée, entre le service religieux et le dîner. Le soir, nous lisons, nous causons jusqu'au moment de souper comme dans le temps qui le précède ; des hymnes ou un sermon terminent communément la soirée. Pour dernier exercice de la journée, la maison est appelée à la prière. Je n'ai pas besoin de vous dire à vous que cette vie n'est en rien incompatible
------------------------------------------------------------------------
avec la gaieté la plus vive : aussi, nous sommes tous heureux, et tous unis comme frères. Mme Unwin a pour moi une affection presque maternelle, et moi j'ai quelque chose de filial pour elle ; son fils et moi nous sommes frères. Béni soit le Dieu Sauveur qui m'a donné de tels compagnons et une telle vie ; grâces lui soient rendues surtout pour m'avoir donné un cœur qui peut goûter ces biens.
« J'ai eu l'esprit plus d'une fois tourmenté par la pensée de prendre les ordres ; je crois que chacun de ceux qui reviennent à Dieu ne manque guère de se croire appelé par lui au ministère : mais il a plu à Dieu, par des moyens dans le détail desquels je n'ai pas besoin d'entrer, de me montrer pleinement qu'il vaut mieux que je me refuse à ce désir : en effet, ceux qui ont la moindre idée de ce que j'ai souffert à la crainte de paraître en public, m'excuseront bien aisément si jamais plus en ma vie je n'affronte cette épreuve. Cependant, s'il plaît au Tout-Puissant, je puis être l'instrument dont il se servira pour ramener plusieurs personnes à la vérité par des moyens connus de lui seul, et j'espère que nos efforts de ce côté n'ont pas été absolument sans succès. Si j'avais le zèle d'un Moïse, aurais-je besoin d'un Aaron qui portât la parole pour moi. »
Les autres lettres de Cowper à sa parente du même nom roulent toutes sur des sujets religieux ; il n'avait de bonheur alors qu'à diriger sa pensée de ce côté.
« Je remercie Dieu, dit-il, (i), de ce que j'ai entre mes
(i) A Mm. Cowper, 3 sept. 1766.
------------------------------------------------------------------------
parents des personnes à qui je puis écrire sans réserve mes sentiments sur ce sujet comme je le fais avec vous. Une lettre sur tout autre objet est plus insipide pour moi que ne l'était ma tâche même du temps que j'étais écolier, et je ne le dis pas par vaine gloire. Dieu m'en préserve ! mais pour vous montrer ce que le Tout-Puissant, dont je ne suis pas digne seulement de prononcer le nom, a fait pour le plus grand des pécheurs. Autrefois, il était ma frayeur, et son service, oh ! quelle fatigue il me causait ! Maintenant, je puis le dire, je l'aime, lui et son saint nom, et je ne suis jamais si heureux que quand je parle de ses miséricordes à mon égard. »
Nous apprenons par cette même lettre du 3 septembre 1766 que la santé de Cowper, ébranlée par le coup qu'elle avait reçu trois ans auparavant, n'avait plus cette constance qui seule fait de la vie un bien ayant une valeur et un prix :
« Vous avez l'obligeance de vous informer de ma santé !
Cela me décide à vous dire (car d'ailleurs je n'avais pas parlé d'une chose aussi peu importante) que j'ai eu tout récemment une indisposition suffisante pour me convaincre que non seulement la vie humaine en général, mais la mienne en particulier, ne tient qu'à un fil bien mince. Je suis assez robuste en apparence, mais la moindre indispoï sition me met à bas. La seconde a été rude, et le bâtiment i n'a plus la solidité d'autrefois. Mais de cela même je i remercie Dieu de tout mon cœur. Si seulement l'homme i intérieur est fortifié de jour en jour comme j'espère qu'il
------------------------------------------------------------------------
le sera sous l'influence du Saint-Esprit en qui est la force qui renouvelle, il importe peu à quelle époque prématurée l'enveloppe sera dissoute. Celui qui m'a en quelque sorte relevé d'entre les morts, en un sens plus littéral m'a donné la grâce, je l'espère du moins, d'être prêt à la première sommation, à remettre entre ses mains cette vie que deux fois j'ai reçue de lui. Que je vive ou que je meure, je désire que ce soit à sa gloire, et cela ne peut manquer d'être pour mon bonheur ».
Quoique j'aie promis de ne pas rejeter le lecteur en pleine dissertation théologique, je ne puis m'empêcher de mentionner encore et de traduire un beau passage de cette même lettre, parce qu'il nous fera bien comprendre ce qu'était l'âme de Cowper, tendre en même temps qu'austère ; c'est cette âme qui doit faire naître et qui fera vivre ses poésies ; austérité et tendresse seront la double inspiration de la Tâche et de ses autres poèmes.
Dans la discussion que William soutient avec sa cousine sur la persistance comme personne individuelle de l'âme après la mort, il prend la question par le côté humain et de sentiment : il lui répugne de croire que ceux qui se sont aimés ici-bas ne se connaîtront pas dans le monde qui succédera à celui-là. Le lecteur ne me saura pas mauvais gré de mettre sous ses yeux ce passage admirable selon moi, parce que la simplicité du langage s'y joint à l'élévation de la pensée :
« Une mère, une femme, une amie, doit, ce me semble, se sentir un peu mal à l'aise à la pensée d'une éternelle
------------------------------------------------------------------------
séparation loin des objets de sa tendresse ; et ne pas les reconnaître quand elle les retrouvera dans une autre vie ou ne pas les retrouver du tout, c'est bien à peu près, quoique non absolument, la même chose. Souvenez-vous que je crois que l ame doit reconnaître les siens. Savoir qu'ils sont heureux n'ajoutera pas peu à son propre bonheur ; mais les voir heureux sera sans doute une félicité plus grande. Ainsi du moins le conçoit notre humaine intelligence telle qu'elle est aujourd'hui. Aussi, penser, quand nous les quittons, que nous les perdons pour jamais, que nous devons à jamais ignorer si ceux qui étaient la chair de notre chair et les os de nos os, sont comme nous entrés en partage de la gloire céleste ou s'ils sont déshérités de leur portion du ciel, doit jeter une ombre attristée sur toutes nos liaisons de l'heure présente. Pour moi cette vie est si bien une chose du moment, tous les intérêts qu'elle nous offre ont à tel point baissé dans mon estime, depuis que par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, )e suis devenu attentif aux choses d'un autre monde, que, pareille à un ver au milieu de mes amitiés et de toutes mes affections, cette seule pensée les rongerait toutes jusqu'au cœur, en eu«sé-je un millier ; et si leur durée se devait terminer avec cette vie, je crois que je me sentirais peu de penchant à cultiver ce sentiment si fugitif et à lui faire produire des fruits plus abondants. Et cependant, l'amitié est nécessaire à notre bonheur ici-bas ; l'amitié reposant sur des principes chrétiens, les seuls qui lui puissent servir de fondement, est placée sous la sanction même de la religion ; car qu'est-ce que cet amour que le Saint Esprit, par
------------------------------------------------------------------------
l'organe de saint Jean, s'efforce de mettre en nous, qu'estce, si ce n'est l'amitié ? Elle est le seul amour qui mérite ce nom, un amour qui peut accepter la peine, soutenir les veilles, se sacrifier, aller à la mort même, pour le bénéfice de son frère. Les amitiés humaines sont une herbe de vil prix, comparées avec cette amitié-là, et même l'union des esprits dans l'harmonie de la paix, souffrirait, à mes yeux du moins, si elle ne devait durer qu'autant que nos demeures terrestres. On pourra m'objecter peut-être qu'en ceci je fais preuve d'une grande faiblesse, puisque j'ai tant besoin des futures espérances pour me soutenir dans l'accomplissement du devoir d'ici bas. Mais je suis ainsi fait : je suis loin, bien loin, je le sais, d'atteindre la perfection de l'amour chrétien, loin de toucher n'importe quel autre but divin, et c'est pourquoi je veux ne négliger aucun des secours qui peuvent me servir à m'avancer dans la voie. »
La dernière lettre que Cowper écrivit à lady Hesketh à cette époque — nous verrons ce commerce affectueux se renouveler par la suite plus vif et plus délicieux — est en grande partie une description de l'état où son âme se trouvait alors : nous reconnaissons un homme vivant qui laisse échapper de ses lèvres l'hymne de joie et de reconnaissance. Cela n'fst pas nouveau pour nous ; je me borne donc à reproduire un passage où il disait l'aspect général de Huntingdon noyé dans le débordement de sa rivière La lettre en effet est écrite en plein hiver ; elle est datée du 30 janvier 1767 :
------------------------------------------------------------------------
« Je suis ravi, écrivait-il à sa cousine, que vous ayez passé votre été en un lieu où vous avez trouvé tant d'agrément. Pour moi, mon lot est tombé sur un pays où nous n'avons ni bois ni parc, ni vues pour récréer l'œil ; le sol est plat et insipide ; dans l'été, il n'a pour ornement que le bleu des saules, et dans l'hiver un déluge le recouvre : c'est l'état où nous le voyons à présent. Nos ponts sont ébranlés et presque rompus; nos pauvres saules ont leurs racines à nu, et nos meules de foîn en sont presque à naviguer sur les eaux. Cependant, nous sommes heureux, même ici ; du moins, je suis heureux ; et je n'ai pas de bosquets avec des sièges commodément disposés, point de lieux de plaisance couverts de thym pour m'embaumer, aussi n'en aije pas besoin. Vous croyez me faire venir l'eau à la bouche en me parlant des délices de Taplow, mais vous voyez que vous êtes trompée dans votre attente. »
Cowper cessa à cette époque d'écrire à lady Hesketh, pour un temps seulement, et Mme Cowper devint sa correspondante en faveur; avec elle, il montre son cœur par les beaux et par les vilains côtés — ce sont ces derniers qu'il se plaît surtout à mettre en lumière. Il déploie une attention pleine de rigueur à dénicher — qu'on me pardonne cette expression — tous les sentiments coupables qui peuvent se cacher en son âme sous de favorables apparences. Il y met une rigueur de casuiste dont on use rarement, au moins contre soi-même. Une lettre à MmeCowper nous en fournit un exemple singulier.
Cowper était un peu tombé des nues à Huntingdon ; hier sorti de chez le docteur Cotton — nous savons quels
------------------------------------------------------------------------
malades recevait le docteur Cotton — l'esprit à peine remis des terribles secousses qu'il venait d'éprouver, il devait avoir à ces yeux de gens de province habitués à ne voir que les choses qui sont dans la règle et dans l'ordre, bourgeois de petite ville que nulle circonstance n'avait disposés à une bienveillance particulière, une apparence assez bizarre, dont le portrait peint par Romney et gravé par Harvey peut nous donner une idée approximative (i). Aussi qu'était-il arrivé ? Les gens de Huntingdon l'avaient pris pour je ne sais quel aventurier et l'amour-propre du nouvel arrivé avait été plus d'une fois blessé ; il avait entendu autour de lui des phrases plus ou moins désobligeantes. En ces circonstances, que fait Cowper ? Le jeune Unwin a l'occasion d'aller à Londres, et son chemin est de passer par Hartford. Son pensionnaire lui donne une lettre de recommandation pour Mme Cowper. Le prétexte est d'envoyer à sa cousine quelqu'un qui puisse la renseigner parfaitement sur sa santé et sur tout ce qui le concerne ; car Unwin sait toute son histoire ; on ne lui a rien caché ; c'est le prétexte, mais la raison ? Cowper va vous la dire lui-même et avec une sincérité qu'on peut dire excessive, dans la lettre où il remercie Mme Cowper du bon accueil qu'elle a fait à son jeune ami :
(i) Je ne veux pourtant pas cacher que ce portrait est d'une date postérieure Pourtant Cowper, au lendemain de la folie devait avoir quelque chose de ce portrait. Il y en a un autre plus calme, d'un tout autre aspect, dans la l'rivale Correspondance donnée par J.Johnson. Voir le portrait peint par Romuey, dans l'Ed. Southey, t. Ier, et aussi dans l'éd. Grimshawe.
------------------------------------------------------------------------
A Madame Cowper, 3 avril 1767.
« Vous nous avez renvoyé mon ami Unwin charmé de votre aimable accueil et de tout ce qu'il a vu au Parc (1). Vous ouvrirai-je une fois de plus une vue dans mon cœur vil et plein de tromperie (vile and deceitful) ? Quel motif, croyez-vous, était au fond de ma conduite quand j'ai désiré qu'Unwin allât vous. visiter ? Je ne soupçonnais pas, dans le premier moment, que l'orgueil et la vaine gloire eussent aucune part à ma démarche ; mais bientôt après que je lui eus conseillé cette visite, je découvris dans ce sol fertile la racine de mon désir. Vous savez que je suis un étranger ici ; le soupçon s'attaque à tous les étrangers, à moins qu'ils n'apportent avec eux leurs lettres de crédit. Jusqu'à ce moment, je pense, on s'est fort occupé dans ce lieu-ci de savoir d'où je venais et à qui j'appartenais.
« Encore que mon ami, vous pouvez le supposer, avant que je fusse admis comme pensionnaire dans cette maison, eût acquis la conviction que je n'étais pas un simple vagabond, et qu'il ait depuis ce temps reçu des preuves plus démonstratives de ce que je vaux (2), cependant je ne pus résister à la tentation de le convaincre par ses propres yeux, en le mettant en rapport avec une de mes plus brillantes connaissances dans le monde ; afin que quand il entendrait ) dire : « Cet homme, ce Cowper (ihat fellow Cowper), — > ce qui est arrivé précédemment — il puisse, sur témoi2 gnage hors de doute, se porter fort pour moi et pour mon j droit à être mis parmi les gens bien posés (gentlemanhood),
(1) Park-House, demeure du colonel Cowper.
(2) Spensibility.
------------------------------------------------------------------------
et ôter de dessus moi le poids de la dénomination injurieuse. Oh ! orgueil ! orgueil ! il trompe avec la subtilité du serpent, et marche, dressé et superbe, bien qu'il rampe sur la terre ».
Je ne sais si le lecteur est comme moi, mais je suis charmé de cette sincérité, de cette candeur, et je trouve plus de plaisir à la rencontrer qu'à voir sortir d'une plume diserte la plus belle pièce d'éloquence. « Je m'attendais à trouver un auteur, dit Pascal, et je suis charmé de rencontrer un homme ! » Un homme, c'est fort bien, mais un homme sincère, un homme qui se laisse voir naïvement devant vous! Montaigne est un homme.Trouvons-nous chez lui ce charme de sincérité ? En est-il beaucoup qui renoncent comme Cowper, à ce point-là, au besoin et à la pensée secrète de la faire valoir, qui consentent à se draper, sous air de négligence, à dire tout bonnement leur faiblesse et à nous faire sourire ?
Cowper ne s'occupe pas seulement de chanter des hymnes, de se promener dans la campagne, de cultiver les melons et les choux-fleurs (il était récemment devenu jardinier enthousiaste). La bienfaisance aussi a une part dans sa pensée et dans son activité. Il s'occupe de l'avenir du petit garçon qu'il a ramené avec lui à son arrivée à Huntingdon. « Cet enfant (i) est le fils d'un cordonnier ivrogne de Saint-Alban, qui probablement, à l'heure qu'il est, l'aurait fait mourir de faim, ou l'aurait empoisonné avec le : gin, si la Providence ne l'eût pas jeté en mon chemin pour recevoir mon assistance. Je sentis une joie d'avoir cette :
(i) Lettre à J. Hill, 12 nov. 1766.
------------------------------------------------------------------------
occasion de montrer quelque charité en un lieu où la miséricorde sur moi avait été si grande ; et j'espère que Dieu bénira mes efforts. C'est un bel enfant, d'un heureux caractère, et qui ne manque pas d'intelligence. Si les attentions qu'ont pour lui les personnes de l'endroit ne le gâtent pas, il tournera bien probablement. Si vous voulez plus de détails, adressez vous au docteur Cotton.
« Mon idée première est, quand il aura un an ou deux de plis, de faire de lui à peu près ce qu'est le domestique que j'ai maintenant. Il aura environ neuf ans quand mon domestique me quittera. Je pense à ce moment le prendre à mon service, il sera d'âge à faire ce que je pourrai avoir à lui commander, et en même temps à apprendre les secrets du métier de tailleur. Cet arrangement, plus coûteux que si je n'avais point de domestique du tout, me sera cependant une économie considérable, car je n'aurai plus à pourvoir qu'aux besoins d'un seul individu au lieu de deux ; et j'en vois d'ailleurs résulter cet avantage — il n'est pas à dédaigner — de préserver cet enfant des mauvais exemples et de la mauvaise compagnie : c'est à quoi l'on n'arriverait pas aisément si, tout lien rompu, je le jetais entièrement dans une autre maison. Après tout, les mesures que je peux prendre à cet égard, comme en tout le reste, sont précaires, parce que mon revenu aussi est précaire. Mais Dieu ordonnera tout pour le mieux. »
Cowper jouissait de son bonheur paisible, quand une catastrophe survenue dans la famille de ses hôtes en vint un moment détourner le cours, qui se trouvera rejeté ail. leurs et dans des conditions qui ne seront plus les mêmes.
------------------------------------------------------------------------
Mme Unwin et son fils continueront de tenir leur place dans l'existence de Cowper ; mais l'introduction sur la scène d'un nouveau et dominant personnage modifiera sensiblement sa situation. En juillet 1767, M. Unwin, se rendant à cheval dans la paroisse où en sa qualité de pasteur, il devait célébrer le service divin, fit une chute qui devint immédiatement mortelle. Cowper reçut de cet événement une impression terrible. Il en rend compte en ces termes à J. Hill (16 juillet 1767) :
(( Votre désir que les papiers publics vous aient donné une fausse information est vain. M. Unwin est mort, il est mort comme les journaux l'ont rapporté. A neuf heures dimanche matin, il était en parfaite santé. Il avait devant lui vingt ans comme n'importe lequel d'entre nous; avant dix heures il était étendu privé de. la parole et du sentiment, sur un lit de bourre, dans une pauvre chaumière : comme il a été impossible de le transporter, il y est mort le jeudi soir. J'ai entendu ses gémissements de mort, effet d'une terrible agonie, car il était d'une forte constitution, et les convulsions de ses derniers moments ont été violentes. Pendant les courts et peu nombreux intervalles où la raison lui a été rendue, il priait avec ardeur et avec des expressions de la foi la plus ferme, de la confiance la plus entière dans le seul Sauveur. A ce lieu de refuge suprême, nous devons tous revenir à la fin, si nous voulons avoir l'espérance dans la mort. Quand tout autre asile nous manque, nous sommes heureux de nous placer sous l'unique abri où nous puissions nous retirer avec certitude. Grand et noble bonheur quand tous les sols
------------------------------------------------------------------------
inconstants où nous avons essayé de nous reposer se rompent sous nos pieds, l'heure vient de se fixer au rocher qui ne saurait être ébranlé. Quand notre lot est celui-là, nous recevons, sans y avoir droit, une grande miséricorde.
« Notre société ne se dispersera pas ; mais nous irons nous fixer ailleurs : où, je ne le sais point encore. v
C'est le 16 juillet que Cowper annonçait ce changement projeté de résidence ; deux mois et cinq jours après, il était accompli : la lettre qui vient immédiatement après celle-là dans la Correspondance, et qui est du 21 septembre (1) est datée d'Olney. Cowper avait habité Huntingdon un peu plus de deux ans, et c'est là peut-être qu'il a goûté le plus pur bonheur de sa vie ; outre le charme qu'il y a à se sentir revivre en pleine possession de soimême, il entrait dans la douceur de ces amitiés intimes qui donnent à la vie sa vraie valeur.
Avant de la quitter, une remarque est à faire sur cette époque de Huntingdon, où Cowper est dans le meilleur contentement de sa vie. Les lettres de ce temps, sans faire défaut, ne sont pas très nombreuses : vient même un moment où elles s'interrompent presque ; du moins Cowper néglige ou abandonne plusieurs correspondants. Plus tard, quand il sera moins heureux, les lettres seront plus abondantes ; c'est que peut-être le bonheur est assez disposé à se renfermer en lui-même et moins communii catif. On dit que le chagrin ennuie ceux qui en sont
(1) 1767. Adressée à J. Hill.
------------------------------------------------------------------------
témoins, et le bonheur donc ! Cowper sentait cela apparemment, et il n'a laissé échapper ce bonheur en effusions que le moins possible : plus tard, moins heureux, il se répandra davantage. — 11 faut dire aussi que nous n'avons pas toutes les lettres de cette époque : ainsi toutes celles que William écrivait à son frère ont été perdues ; cette perte est d'autant plus regrettable que cette correspondance, à ce qu'il paraît, était souvent en vers.
Ce fut M. Newton, un personnage qui va devenir bien influent dans la vie de Cowper, qui décida le choix de la nouvelle résidence d'Olney. Il y était vicaire (1). Peu de jours après la mort de M. Unwin, il arriva que M. Newton, recommandé par le docteur Conyers, fit une visite à Mme Unwin. Il avait à ce moment toutes les prises sur cette âme de femme si terriblement ébranlée. Il proposa à ses nouveaux àmis de venir habiter Olney, se chargeant de leur procurer une maison. Sa proposition ayant été acceptée, ii loua en effet une maison si voisine du rectorat où il demeurait lui-même qu'en ouvrant une porte dans le mur du jardin, la communication se trouvait établie sans que l'on eût besoin de passer par la rue. La famille devait quitter Huntingdon à la Saint-Michel, et comme la maison
(i). Ciirafe. Cette place lui avait été donnée par lord Dartmouth. Quant au rectorat, il appartenait à Moses Brown. poète assez distingué, qui a publié des Eglogues de Pèchem's (Piscaf.;ry Eglogues et donné une édition d'haak Walton. Brown ne résidait pas. La situation secondaire que M. Newton occupait à Olney lui donnait tin revenu d'environ 38 livres, sons compter les souscriptions volontaires qui montaient quelquefois à 40 livres. Heureusement, M Thorotou, un de ces riches qui font de la richesse une bénédiction vint à son secours en mettant à sa disposition une somme fixe de 200 livres par an. Cowper vit aussi cet homme généreux se faire le pourvoyeur de ses charités en lui donnant une somme qui remit l'équilibre entre ses désirs bienfaisants et son très mince budget.
------------------------------------------------------------------------
ne pouvait être prête pour ce temps-là, M. Newton reçut, à ce qu'il paraît, ses amis chez lui dans l'intervalle.
Cowper nous donne une première idée de sa nouvelle résidence dans une lettre du 20 octobre 1767 à J. Hill (il était arrivé depuis quelques jours seulement, depuisle 14):
« Je n'ai pas pour le moment de carte sous les yeux ; mais suivant ce que je me rappelle de la dernière carte que j'aie consultée, Olney occupe l'extrême nord du comté (le Buckinghamshire). Nous sommes juste à cinq milles au delà de Newport-Paoneil.. Je veux soupçonner que vous vous enquérez de cela dans l'idée d'une entrevue, quand le temps en sera venu. Nous pourrons dans un mois être établis dans notre maison à nous, où un mien et si excellent ami sera certainement bienvenu chez Mmc Unwin. Nous aurons à votre service un lit et un coin du feu bien chaud, si vous venez avant le prochain été ; dans le cas contraire, vous aurez une chambre qui regarde le Nord en face et où vous pourrez trouver la même fraîcheur que dans les bois de Vallombreuse. »
Si nous en croyons Hayley, Olney est un pays pittoresque ; il est à croire cependant que le peintre-poète voyait un peu ce pays avec les yeux de son imagination et à travers Cowper — il faut qu'un pays n'offre guère de ressources pour que la présence d'un grand poète ne lui prête pas, par les associations qu'elle suggère, une attrayante beauté. Cowper lui-même est plus vrai quand plus tard, il dit de ce pays (1) : « Les promenades y sont
(I) Lettres à lady Hesketh, lei mat 17S6.
------------------------------------------------------------------------
belles ; mais il faut faire un voyage pour les aller chercher — « Et encore elles ne peuvent être que pour la belle saison ; durant huit mois de l'année il faut se confiner ; on n'a alors pour toute promenade qu'une allée de grève, de trente pas de long (i). »
Olney, avec sa rivière d'Ouse, parcourant de vastes prairies, a son charme ; mais la grande beauté n'y est pas, les grands horizons de montagnes. Jean-Jacques Rousseau admirait beaucoup les grandes vues des montagnes de la Suisse. « Cependant, ajoutait-il au rapport de Bernardin de Saint-Pierre, je ne voudrais pas demeurer sur ces montagnes, parce que les belles vues gâtent le plaisir de la promenade (2). »
Cowper à Olney, avait les belles promenades sans les grandes vues. Les gravures, dans les Rural Walks, commentée par la Tâche, donnent bien l'idée de ces enviables promenades.
Olney, aussi bien que Huntingdon, se compose d'une rue unique, les maisons y sont bâties en pierre, mais le plus grand nombre y est souvent de chaume, l'église est grande et remarquable pour la hardiesse de son clocher. Le travail du pays consiste à faire de la dentelle, et ce travail rapporte peu, car les habitants sont misérablement pauvres. Ceux qui ne font pas à la dentelle tressent la paille et ces occupations sédentaires occupent tant de femmes et d'enfants de tout âge, que les fermiers même
(1) Lettre à M. Newton, 5 août 1786.
(2) Œuv. dj Bernardin de Saint-Pierre, t. xii, p, 62, Ed. Dupont, Es-ai sur J.-J. Rousseau.
------------------------------------------------------------------------
ont de la peine à trouver des bras pour les travaux des champs.
En somme, le pays ne se recommandait par aucun agrément particulier aux yeux de Cowper, surtout depuis qu'il n'avait plus de cheval : la raison lui avait fait une loi de ce retranchement, car depuis la mort de M. Unwin, les revenus de sa veuve étaient très restreints, et joints à ses ressources à lui, permettaient à peine à l'un et à l'autre de tenir leur maison honorablement.
Ce n'est point le charme d'un pays attrayant, d'une société choisie, qui amenait ici Cowper et son amie ; ils y venaient uniquement pour M. Newton. Qu'est-ce donc que ce personnage qui est destiné à exercer une si grande influence — pas des plus heureuses, je le crois — sur le poète qui venait à lui si spontanément ? On s'est fort ingénié à le définir ; et en effet, qui ne sait combien il est difficile de faire le tour d'un esprit, d'une âme, d'un caractère qui ont une valeur décidée ? Si cela est difficile pour des personnages qui se sont manifestés par de grandes choses, par des actes éclatants, il est bien plus malaisé encore de définir et de juger ceux dont l'action est limitée et se rapporte surtout aux choses de l'ordre moral, bien plus enveloppées de mystère, bien plus fuyantes, bien plus compliquées et plus difficiles à apprécier.
M. Newton, ancien capitaine de la marine marchande, ) commandant un vaisseau marchand, un négrier, subitement j touché de la grâce et entré dans les ordres sacrés, était g assurément un saint homme ; mais il était encore plus -i remarquable par l'intelligence — et cette sainteté n'est pas
------------------------------------------------------------------------
toujours discrète ; cette intelligence, au moins à des yeux qui s'en tiennent à des points de vue plus particulièrement humains, ne brille pas par la sagesse et le discernement — Nous le verrons, placé à la tête d'une grande paroisse et d'un district de misère, trouver moyen de faire de son ami une sorte de vicaire et de substitut. Non content d'exploiter saintement la vertu et la sensibilité de son disciple volontaire, il enflammera indiscrètement cette âme qui avait bien plutôt besoin d'être modérée et attiédie : naturellement réconciliée par la force des choses et des mouvements intérieurs, il fallait sans l'effrayer, sans l'assombrir, la maintenir dans cette voie moyenne, la seule où il y eût sûreté pour le poète. M Newton ne comprit pas tout cela, ou s'il le comprit, il n'en tint pas compte, et les conséquences de sa conduite imprudente ne se révéleront que trop clairement. Mais ne nous empressons pas de juger un tel homme à la légère ; il aura assez d'occasions de se faire connaître à nous par ses actes et par ses paroles, pour que nous l'attendions à I'oeuvre : le jugement n'en sera que plus sûr, étant plus appuyé de preuves.
M. Newton a des nerfs que rien ne saurait ébranler : appelé ou venu spontanément au lit des malades, des mourants, sous le chaume des affligés et des pauvres, il prie en se touchant la poitrine, il élève sa forte voix dans les assemblées religieuses, et il frappe jusqu'à le briser sur le cœur des fidèles, il est dans son élément, il vit de ces scènes et de ces excitations de sa sensibilité ; mais qu'il emmène Cowper au pied de ces lits de souffrance et de misère, qu'il l'excite, lui le nerveux et le sensible à l'excès,
------------------------------------------------------------------------
s a prendre la parole, à élever la voix pour la prière dans > ces réunions toujours imposantes pour un esprit comme ) celui du pauvre poète, quel doit être, bon Dieu, le ré:mlHat d'une telle imprudence ? Oh ! nous sommes loin des paisibles prières de Huntingdon, des calmes exhortations )de M. Unwin, du clavecin de Mmc Un,*in, et nous allons mous rapprocher, hélas ! insensiblement, de la maison du bdocteur Cotton.
J 'ai voulu introduire brusquement le lecteur dans cette atmosphère nouvelle, pour qu'il n'éprouve pas de surprise Ruand il verra les années de bonheur chrétien (christian tfJappincss). objet de l'enthousiasme du révérend M. Grimshawe, aboutir aux épreuves nouvelles qui sont réservées au disciple de M. Newton. Ses amis, ses parents, savaient A quoi s en tenir sur « cette vie désirée du bonheur chrétien », quand ils le voyaient toujours en compagnie de £ Newton, n occuper ses heures qu'à la prière, aux exer es re igicux, obligé de renoncer à la promenade du -o.r, parce que M. Newton le retenait à ces heures, et obligé d affronter les grandes chaleurs du jour parce que M. Newton ne lui laissait que ces heure! à lui, obllé l'être au H malades, de de voir et d'exhorter les moutants, d' J perpétuels sermons, d'éternelles xhortations dont le moindre défaut était d'être inutiles, ige enfin (j en veux surtout pour cela à M. Newton) de foncer en partie avec sa correspondance avec ses amis,
ui aurait pris trop du temps consacré à ces exercices d une lete bien mal entendue.
La correspondance de Cowper se ralentit en effet sensi-
------------------------------------------------------------------------
blement : nous ne trouvons pendant cette période commençante de son séjour à Olney que des lettres plus courtes et plus rares. Et s'il écrit, ce sont moins des lettres que des sermons. Ses amis comprirent immédiatement sous quelle influence il était tombé, et essayèrent de l'y soustraire. Ainsi Hill, toujours fidèle à sa vieille affection, l'invite à venir à Londres, espérant que ramené dans ce cercle de ses amis, sous l'influence d'idées moins sombres et en tous cas moins exclusives, son âme pourra reprendre un ressort qui commence à s'amoindrir. Il répond à son ami :
A J. Hill, 31 juillet 1769,
« Mon cher Joe (1), sir Thomas traverse les Alpes, et sir Cowper (car c'est le titre qu'il porte à Olney). préfère : son logis à tout autre lieu du monde. Horace, observant ] combien diffèrent les habitudes de l'âme suivant les diffé- rentes personnes, s'écriait, il y a un assez bon nombre 3 d'années, dans un vrai esprit de poésie : « Combien un r homme diffère d'un autre homme ! » Cela ne nous semble 3 pas en anglais une exclamation fort sublime ; mais je me a souviens qu'on nous apprenait à l'admirer dans l'original..1 (f Mon cher ami, je vous suis obligé pour votre invita- -L tion ; mais étant depuis longtemps accoutumé à la retraite, ,3 que j'ai toujours aimée, je suis maintenant moins que 5[ jamais porté à revisiter ces scènes du bruit et de la foule 51 qui ne m'ont jamais plu, et que j'abhorre à présent. Votre 3i souvenir, je le garde avec une affection aussi chère que 3j.
(I) Abréviation de Joseph.
------------------------------------------------------------------------
jamais, et qui est aussi vive que celle que j'ai jamais eue pour qui que ce soit. Mais les étranges et rares accidents de ma vie ont donné un tour absolument autre à mon caractère et à ma conduite, et m'ont rendu incapable de me plaire aux occupations et amusements auxquels j'ai pu prendre part dans les jours d'autrefois. »
J'ai dit que les lettres d'Olney en ce temps avaient un goût de sermon ; en voici la preuve dans une lettre à J. Hill encore ; je la cite parce que le sermon n'a rien de vulgaire, mais offre plutôt dans le christianisme une saveur stoïque. Hill avait vu la mort de près dans une maladie dont pourtant il s'était tiré. Cowper lui écrit pour le féliciter et l'exhorter en même temps (21 janvier 1769) :
A J. Hill,
« Mon cher Joe, je me réjouis avec vous de vous savoir hors de danger, je suis heureux que vous ayez échappé à cette main à laquelle vous n'échapperez pas toujours. La mort est ou la plus redoutable ou la plus consolante chose qui s'offre à nous de ce côté-ci de l'éternité. La voir de près et ne distinguer sur sa face ni l'un ni l'autre de ses traits, accuserait un degré d'insensibilité dont je ne veux pas soupçonner mon ami, que je sais être un homme qui pense. Vous avez été conduit au bord du tombeau, et puis vous avez été relevé par Celui qui tient les clés du monde invisible, qui ouvre, et alors rien ne peut fermer, qui ferme ce que nul ne peut alors ouvrir. Je n'oublie pas de lui rendre grâces pour vous et de prier à l'effet que votre
------------------------------------------------------------------------
vie soit consacrée au service de Celui qui vous l'a conservée. « Me voici, je suis à la porte et je frappe ! » Ainsi dit Celui dont dépend notre vie mortelle comme notre vie immortelle, et béni soit le nom de l'Être qui blesse seulement pour pouvoir guérir et qui ne nous rend visite que pour faire apparaitre sa miséricorde ; le sens de chacune de ces dispensations est : Prépare-toi à paraître devant ton Dieu. Cette voix est celle de la miséricorde et de la bonté, car sans ces avertissements, quelques préparatifs que nous puissions faire en vue d'autres événements, nous n'en ferions aucun en vue de celui-là. Mon cher ami, je désire avec prière que, quand ce suprême ennemi viendra pour exécuter sur nous une commission sans limites (r), nous puissions être prêts, étant établis et enracinés dans une foi inébranlable au nom de Celui qui a triomphé de la mort sur sa croix. »
Hill prit bien cette homélie. Cowper, quelques jours après (29 janvier 1769) le remercie d'avoir reçu avec douceur un avertissement que d'autres auraient repoussé avec colère. Ht il ajoute : u Pour moi, si je puis à certains jours regarder la mort avec bonheur, ce n'est pas que je la contemple du haut de mes oeuvres et de mes mérites, quoique Dieu me soit témoin que le travail de ma vie est de garder ma conscience pure d'offenses envers Lui. »
L'année 1770 fut marquée pour Cowper par un événement douloureux ; il perdit son frère John Cowper qui,
(r) An unlimited comiilissioil, jargon emprunté à b profession de légiste, celle de Hill.
------------------------------------------------------------------------
durant sa maladie de 1763, lui avait montré une affection de frère. Les soins que John avait donnés à sa personne corporelle, William alors les rendit alors à son frère en le ramenant à des idées religieuses plus précises par de longues et sérieuses conversations où il mettait toute son ardeur d'intelligence et d'âme. John, converti par son frère, qui avait travaillé à cette œuvre chérie depuis 1765, fit une sainte mort, dont William a conservé le souvenir dans plusieurs lettres adressées à Hill, à M. Unwin, à Mme Cowper.
Voici la lettre qu'il adressa à Unwin à une date rapprochée de cet événement (1) ; elle est toute pénétrée d'une douceur résignée :
A Joseph Hill,
« Mon cher ami. je me réjouis que le Seigneur ait fait de vous un ouvrier de notre oeuvre, je veux dire la prière qui a retiré mon cher frère des ténèbres pour le mettre dans la lumière. Ç'a été une œuvre bénie, et quand votre tour viendra de mourir dans le Seigneur, de vous reposer de tous vos travaux, cette œuvre vous accompagnera. J'ai eu pour un temps une espérance de guérison : du moment où il a plu à Dieu de faire pénétrer la lumière en l'âme de mon malade, il y a eu quatre jours durant un changement en mieux si visible en sa position, que nous en fûmes tous surpris. Le docteur Glenn lui-même était émerveillé et commença à croire que toutes les conjectures menaçantes ne se réaliseraient pas. J'ai la pleine conviction qu'il en a
(1) 31 mars 1770. John Cowper était mort le 20.
------------------------------------------------------------------------
été ordonné ainsi, non pour lui-même, mais pour nous, qui étions si profondement intéressés à son avancement spirituel : il devait donner des preuves si apparentes de l'œuvre de Dieu sur son âme que nul doute ne pût subsister. Quant à ses amis de Cambridge, ils n'entendaient rien a tout cela. Il ne parlait jamais de ces choses à personne qu'à moi, et à moi-même, jamais quand d'autres pouvaient l'entendre ; il ne faisait parfois exception que pour la garde. Il savait bien distinguer ceux qui pouvaient le comprendre et ceux qui en étaient incapables ; il savait fort bien d'ailleurs qu'il n'était pas en état de soutenir une controverse que ne manquerait pas de susciter la déclaration de ses nouvelles vues et de ses sentiments nouveaux. Aussitôt après sa mort, je parlai du changement qui s'était opéré en lui à un ami qui lui était cher, à un associé du Collège qui ne l'avait point quitté tout le temps de sa maladie, lui apportant soins assidus et tendresse ; mais il ne me comprit pas.
« Je poursuis en insérant les détails que je puis me rappeler et que je n'eus point occasion de mettre dans mes lettres à Olney, car je quittai Cambridge brusquement et plus tôt que je ne le pensais faire. Il avait un sens net et profond des difficultés qu'il aurait à combattre s'il plaisait à Dieu de le remettre sur pied. Il voyait la nécessité de se ranger parmi les fidèles, et l'opposition qu'il s'exposerait à rencontrer en acceptant ce titre-Sous le poids de ces pensées, un jour que j'étais seul avec lui, il jeta brusquement la prière que voici :
« 0 Seigneur, tu es la lumière, nulles ténèbres ne sont
------------------------------------------------------------------------
en toi. Tu es la source de toute sagesse, il est de ton essence de te montrer bon et gracieux. Je suis un enfant, ô Seigneur, apprends-moi quelle conduite doit être la mienne. Donne-moi la sagesse du serpent avec l'innocence de la colombe ! Répands ta bénédiction sur les âmes que tu as commises au so:n de ta créature misérable et destituée de secours, qui n'a en propre aucune sagesse, aucune science : par ta miséricorde, fais que j'aie la foi devant elles. Une autre fois, il dit : « Combien il est étonnant que Dieu abaisse son regard sur l'homme, combien plus étonnant encore qu'il l'abaisse sur un ver de terre comme moi ! Il me voit cependant, il connaît exactement toutes mes souffrances. Il est présent, je le vois par la foi, veux-je dire », il étend ses bras vers moi (et luimême étendit ses bras); il dit : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui succombez sous le fardeau, venez, et je vous accorderai le repos ». Il sourit et pleura en articulant ces mots. Comme il exprimait sa pensée sur ces sujets, il y avait dans toute sa manière d'être une dignité imposante que jamais auparavant je n'y avais vue à un tel degré: Il parlait avec une extrême décision, faisant une pause à la fin de chaque phrase, et il y avait dans son air et dans le ton de sa voix quelque chose dont on ne saurait dire la solennité, quelque chose qui n'était plus lui et que je n'ai jamais vue dans personne.
« Voilà ce que Dieu a fait. Je l'ai loué pour cette oeuvre merveilleuse, et j'ai éprouvé devant cette mort de mon frère une joie de cœur telle que jamais je n'ai connu la pareille qu'à propos de ma propre conversion. Il est main-
------------------------------------------------------------------------
tenant devant le Trône ; encore un peu de temps et nous serons réunis pour ne plus nous séparer. »
Cowper ajoutait en post-scriptum :
» Un jour ou deux avant sa mort il devint si faible et se trouva si mal, qu'on ne pouvait plus le quitter ; ainsi, il n'avait plus guère la force ni l'occasion de me parler. La veille du dernier jour, il me dit qu'il avait eu une nuit sans sommeil, mais calme. Je lui demandai s'il lui avait été possible de recueillir ses pensées. Il me répondit : Toute la nuit, j'ai fait ce que j'ai pu pour penser à Dieu et prier. J'ai eu beaucoup de paix et de consolation ; ce que j'ai eu de consolation m'est venu de ce côté. Quand je le vis le lendemain à sept heures du matin, il était mourant, plongé dans le sommeil, et paraissant exempt du sentiment d'angoisse douloureux qui accompagne d'ordinaire la dissolution de notre être. Je serai heureux de recevoir de vos nouvelles, mon cher ami, quand vous aurez le temps d'écrire, et que votre inclination vous y portera. La more de mon cher frère est pleine d'utiles leçons. Puisse Dieu sceller cette instruction dans nos coeurs ! »
Quelques personnes s'en étonneront peut-être ; mais j'ai tenu à donner ce récit, d'abord parce qu'il contient une leçon, et puis parce qu'il nous introduit au sein de ces moeurs méthodistes anglaises dont rien chez nous ne peut donner l'idée, quoique, peut-être, en cherchant bien, on y pût aussi découvrir des morts chrétiennes. "j Complétons cette lettre par celle que William, quelques j ]
------------------------------------------------------------------------
semaines après (8 mai 1770), écrivait à J. Hill, et par laquelle nous verrons pleinement quelle part le frère eut à la conversion du frère.
A Joseph Hill,
La volonté de Dieu a été de briser les liens et les espérances qui attachaient mon frère ici-bas ; non pas cependant sans lui donner la vue glorieusement vivante d'un bonheur plus excellent que tout bonheur qu'il pouvait se promettre dans un monde comme celui-ci. Malgré sa grande instruction (car il tenait sous ce rapport un des premiers rangs dans l'Université), il allait d'un vœu sincère à la recherche de la vérité. Quoiqu'il n'eût pu entrer dans mes se :timents la première fois que je m'en ouvris à lui, et que dans bien des conversations postérieures, je n'eusse pu l'amener à accepter mes idées comme vraies et conformes à l'Ecriture, cependant, je n'eus pas p'us tôt qui té Saint-Alban qu'il se mit à étudier avec l'attention la plus profonde les points sur lesquels nous différions, et à se procurer les meilleurs livres sur ces matières. Son esprit fut tenu pendant cinq ans ouvert à la persuasion, et pendant tout ce temps il travailla à se rendre maître d;- la vérité avec une diligence infatigable, suivant le loisir et l'occasion. En mourant, il me dit entre autres choses : « Frère, je vous croyais dans l'erreur ; cependant, j'aurais voulu avoir votre croyance. Je me sentais' incapab e de croire, et cependant je n'ai jamais cessé d'espérer qu'un jour je serais amené à croire » De l'étude des livres il fut conduit iur son lit de mort à l'étude de lui-même, et de là
------------------------------------------------------------------------
il apprit à renoncer sa justice et sa très aimable personnalité pour se soumettre à la justice qu: est celle de Dieu suivant que la foi nous le dit. Suivant ces vues, il était plein du désir de la mort. Convaincu enfin que le salut acheté par le sang du Christ s'étendait jusqu'à lui, il priait avec ardeur pour que la mort vînt, il en sentit les approches avec joie, et mourut en paix.»
Cowper enfin, non content He ces hommages d'un caractère tout privé, rendit témoignage à la mémoire de son frère dans un petit écrit qui a été publié après sa mort à lui-même par M. Newton. Il a pour titre Adelphi (Les Frères). Esquisse de la personne et récit de la mort de feu le Rév. John Cowper, membre du Collège de Bennet, Cambridge, qui a terminé sa carrière avec joie le 20 mars 1770. Ecrite par son frère, feu William Cowper, du Temple, esquire, auteur de la Tâche, etc. Fidèlement transcrite du manuscrit original par John Newton, recteur de Sainte-Marie Woolnooth et Sainte-Marie Woolchurch, 1802.
Tu supplicanli protinus admoves Aurem;, benign us ; pro lnchrymis mihi Risum reducis, pro dolore Latitiamque, alacremque plausum (I)
Bachanan, P. 30 )).
John Cowper avait 33 ans. Il était ministre de Foxton, Cambridgeshire. John Cowper, au reste, était fort éloigné durant sa vie des sentiments dans lesquels il mourut. Dans
(1) A celui qui te supplie tu ouvres l'oreille avec bienveillance ; tu me donnes le rire au lieu des pleurs, tu me rends la joie et la frémissante allégresse.
------------------------------------------------------------------------
une maladie qu'il avait faite au mois de septembre qui précéda sa mort, son lit n'était couvert que de comédies. Distingué par ses succès à l'Université, il n'attacha t de prix qu'à l'érudition classique, et quand il tomba malade, il préparait une édition d'Apollonius de Rhodes, travail qui lui coûta la vie.
La mort de ce jeune frère, pour lequel William éprouvait une tendre et juste affection, avait laissé dans l'âme du survivant une impression redoublée de mélancolie ; il cessa presque toute correspondance avec ses amis, Hill excepté, et encore les lettres qu'il échangeait avec ce dernier ne concernaient que ses affaires. M. Unwin avait quitté Olney pour aller remplir un office religieux dans le canton d'Essex ; miss Unwin de son côté avait épousé un ecclésiastique, M. Powley, et vivait à une grande distance, dans le Yorkshire. Cowper se trouvait ainsi seul entre M Newton et Mme Unwin, livré à des pensées élevées sans doute, mais sombres ; la douce sérénité de la période précédente, celle de Huntingdon, avait fait place à un assombrissement progressif. L'expansion délicieuse des jours écoulés avait été remplacée par la concentration qui accompagne des pensées trop exclusivement religieuses. C'était l'heure, à ce qu'il semble, où la poésie devait venir apporter à ce solitaire attristé des consolations excellentes. Jusqu'à l'époque où nous sommes arrivés, nous n'avons trouvé, dans les lettres du futnr auteur de la Tâche, aucune mention de poésie, de rien qui sente l'écrivain, l'auteur. Pourtant, à certains moments, l'oisiveté lui pè~e, il a des appels éloquents à quelque chose qu'il ne connait pas :
------------------------------------------------------------------------
c'est la muse qui le tourmente et qui le sollicite. Seraii-ce un paradoxe de dire que si Cowper avait deviné de meilleure heure qu'il était poète, il n'eût pas cherché la foi avec cette inquiétude dont nous avoni vu les preuves douloureuses ?
M. Newton, qui était un homme fort pénétrant, comprit cela des premiers, et résolut de jeter de ce côté le poète ignoré de lui-même en faisant encore profiter de son talent l'œuvre religieuse qu'il avait à cœur. Le ministre était depuis quelque temps déjà dans l'intention de créer un volume d'hymnes Désirant en même temps venir au secours de la foi des chrétiens et perpétuer par un monument durable, le souvenir d'une intime et chère amitié, il fit de Cowper l'instrument de cette création poétique. C'est à mes yeux le meilleur titre de M. Newton près de la postérité : il a découvert ou au moins pressenti le talent du poète qui demeurait jusqu'alors enveloppé et inconnu chez son ami et de son ami même. Pourtant, à ne considérer que la position mentale de Cowper, il y avait lieu peut-être à incliner son esprit \ ers cette partie où le poète devait de toute nécessité rencontrer la mélancolie qu'il ne portait que trop en lui-même, surtout depuis la mort de son frère.
Il suffit d'ouvrir les Hymnes d'Olney pour se convaincre que la tristesse y tient plus de place que la joie. « Où est, s'écrie le poète, où est le bonheur que j'ai connu quand le Seigneur s'est révélé à moi pour la première fois ? Où est la vue, si consolante à l'âme, de Jésus et de sa parole ?
« De quelles heures paisibles j'ai joui ! Que le souvenir
------------------------------------------------------------------------
en est doux encore ! Mais en fuyant elles ont laissé un vide douloureux que le monde jamais ne saura remplir.
« Reviens, ô sainte Colombe ! reviens, doux messager du repos ! je hais les péchés qui t'attristent et qui t'ont fait te retirer de mon sein » (i).
Marcher avec Dieu ! Grand bonheur ; mais Cowper, à qui I on présentait sans cesse un impossible idéal, croyait toujours marcher hors la présence de Dieu, et de là de mortelles tristesses et sans aucun doute des terreurs cachées (2).
Ecoutez, en effet, ces notes d'une lyre qui va se briser (3) :
« Mes espérances d'autrefois se sont enfuies ; la terreur commence pour moi ; je sens, hélas, que la mort m'a surpris dans les fautes et les péchés.
» Ah ! où fuirais-je ? J'entends le tonnerre gronder ; L1 Loi crie que la destruction est proche, que la vengeance va descendre.
« Quand je revois Ifs chemins que j'ai suivis, je redoute la destinée qui est sur moi. Mais un murmure aussi me dit : Fuis la colère qui se prépare. »
Ecoutez encore ces accents empruntés au poète tonnant, à Isaïe (4) ;
« Sur les cœurs contrits, le Seigneur répandra un divin bonheur ; dites-le moi. ô Dieu miséricordieux, mon cœur est-il un cœur contrit ? La contrition lui manque-t-elle ?
(1) Au tome V des Œuvres, Ed Southey.
(2) Hvmne i. Walking with Cod.
(3) Hvmne XXXII, The shining light.
(4) 7 he Contrite Heart. Hvmne ix.
------------------------------------------------------------------------
« J'entends, mais il semble que j'entende en vain, insensible comme l'acier ; si je sens quelque chose, c'est seule. ment la douleur de ne pouvoir sentir.
« Il me semble quelquefois que j'incline à t'aimer ; si je le pouvais seulement ! Mais un autre esprit est en moi, plein d'aversion pour tout ce qui est bon.
« Mes meilleurs désirs sont faibles et rares ; je m'efforce et lutte pour arriver à des désirs plus forts ; mais quand je crie : Renouvelle ma force, ils paraissent plus tièdes encore.
« Tes saints reçoivent consolation, je le sais ; ils aiment la maison de prière ; moi aussi, je vais où vont les autres ; mais je n'y trouve point de consolation.
« Oh ! donne à ce cœur la douleur ou la joie- ; résous ce doute qui m'obsède ; brise-le, s'il n'est pas brisé, et s'il l'est, guéris-le. »
Ce n'est pas là de la poésie religieuse à la façon de JeanBaptiste Rousseau : le poète n'a pas pris dans les Psaumes un texte en se disant : Je vais broder là-dessus dix stances ou dix vers — non, ce sont des cris brefs et douloureux d'une âme blessée ; la colère, la vengeance, le tonnerre y résonnent avec un bruit d'épouvante. Cowper avait besoin d'amis attentifs et tendres qui lui lussent un jour le Sermon sur la Montagne, un autre jour quelques pages de Fénelon ou de saint François de Sales (pas de Tillotson ou de Barrow), qui le dérobassent à lui-même pour le mettre en présence des scènes les plus douces de la nature la plus amie, qui sussent réjouir ses yeux par le vert des gazons, par la calme solitude des parcs hospitaliers, et lui ménager des conversations doucement philosophiques. — Et jour-
------------------------------------------------------------------------
nellement on faisait retentir à ses oreilles les lamentations de Job, le tonnerre d'Isaïe ; on le menait de la chapelle méthodiste aux lits de souffrance d'une paroisse où les souffrances n'étaient pjs rares.
Ce qu'on avait préparé arriva, et Cowper lui-même l'avait pressenti, car un moment vint où il ne voulait plus même franchir le seuil de la maison de M. Newton. En 1773, la folie était revenue, et il fallut consulter, comme dix ans auparavant, le docteur Cotton ; le docteur écrivit, prescrivit ; les remèdes habituels furent mis en usage, mais ces remèdes n'atteignirent point la racine du mal ; comme la première fois, l'esprit était plus malade que le corps. Il y eut encore des scènes douloureuses. Cowper, plein des sombres idées dont on avait rempli son imagination, se crut appelé à renouveler le sacrifice d'Abraham, non pas sur son fils, mais sur lui-même. Une première tentative sur sa vie ayant échoué, il fallut le veiller avec une sollicitude de tous les instants, Mme Unwin fut admirable dans ces circonstances ; nuit et jour, elle fut sur pied, s inquiétant aussi peu de sa santé qne des propos de la médisance, car la médisance ne respecta pas même ces rapports irréprochables de l'ami et de l'amie, du dévouement et du besoin. M. et Mme Newton aussi furent très bien — Cowper était chez M. Newton qui, au premier moment, avait cru le recevoir pour une nuit ; mais par un caprice de malade qu'il n'y avait pas à discuter, Cowper ne voulut plus quitter cette maison qu'il faisait la sienne. Mme Unwin, sentant quelle charge cette hospitalité forcée faisait peser sur le ministre, le pressait quelquefois
------------------------------------------------------------------------
de revenir dans la maison qui était la leur : le malade alors suppliait, pleurait, demandait à rester avec des instances si vives qu'il y aurait eu cruauté à ne pas se rendre à ses prières et à ses larmes.
La folie religieuse était parfaitement caractérisée : le malade croyait que le salut éternel n'était point pour lui, et tirant la conséquence de son idée avec une parfaite précision de logique,il cessa non seulement d'assister aux prières qui se font en public au temple, en commun à la maison ; il n'essaya même pas de prier solitairement : persuadé que pour lui, implorer la miséricorde, c'était s'imposer à la volonté de Dieu.
Si je ne craignais pas d'être accusé d'un scepticisme irrespectueux qui n'est pas dans ma pensée, je donnerais à ce fait son interprétation la plus simple : on avait fatigué Cowper de sermons, de prières, d'exhortations, d'homélies, de visites du Seigneur, il se tenait à l'écart, voilà tout.
Il était cependant gênant le moins possible. Dans ses bons intervalles, il travaillait au jardin, il taillait les arbres. Dès qu'il pouvait s'échapper un instant de la maison, il cherchait de ces menues occupations suivant son goût. Cela dura seize mois (de janvier 1773 à mai 1774). Enfin, un jour qu'il était à jeter leur nourriture aux poulets, un sourire parut sur son visage, c'était là le premier depuis seize mois, et quelques jours après, il consentit à retourner avec Mme Unwin dans la maison qu'il avait quittée Dès lors, il revint à pas lents, mais sûrs, vers un état meilleur : quoiqu'il demeurât sous le pouvoir de la fatale idée,
------------------------------------------------------------------------
exclusion de la miséricorde divine, son esprit fut ramené par degrés à des impressions plus normales.
Avec ce bon sens qui persiste sous les égarements les plus marqués de l'esprit, comme l'eau courante sous la glace, il se détournait des livres, il n'avait nul goût â être en compagnie, il se livrait à des occupations inoffensives, qui seules pouvaient laisser l'intelligence, se redresser peu à peu et reprendre son ressort. Ce fut alors qu'au jardinage il joignit un goût qui est devenu célèbre dans sa vie à l'égal de bien des choses importantes ; car le caprice des contemporains et de la postérité même va souvent chercher dans la vie des hommes les plus illustres quelque détail bien insignifiant pour l'immortaliser. Cowper se mit à élever et à apprivoiser des lièvres. Il le fit en observateur ; il sut se convaincre par des remarques multipliées que chez ces animaux si simples il y a des différences de caractères appréciables comme chez les espèces les plus relevées dans l'échelle des êtres, comme chez les hommes eux mêmes. Pendant douze ans il persista dans ce goût bien innocent, mais qui, j'en suis persuadé, eut une très heureuse influence sur son esprit, en exerçant doucement : son attention ; et même — ne craignons pas de le dire, ; tant pis pour les moqueurs — sa faculté d'aimer ; il célébra ) ces pauvres animaux en prose et en vers : et quand il vit 1 le dernier mourir de vieillesse, il lui donna peut-être une 1 larme, il lui consacra du moins une épitaphe qui lui rappei lât le souvenir de ses inoffensifs amis.
Deux ans, trois ans, quatre ans se passèrent avant que ) Cowper reprît la plume pour renouveler la correspon-
------------------------------------------------------------------------
dance avec ses amis (i). Cet essai recommença timidement par l'échange de quelques petits présents envoyés à Hill ou reçus de lui. Et puis les goûts littéraires se renouvelant chez William, il se mit à lire les œuvres de Gray et à se dire son ami dans une lettre ainsi datée : APril, fancy the 20 th '777. « Avril, j'imagine le 20, 1777 M.
« J'ai lu les œuvres de Gray, et je le regarde comme le seul poète depuis Shakespeare qui ait droit au titre de sublime. Peut-être vous souviendrez-vous que j'avais autrefois de lui une autre opinion. J'avais tort. Il n'appartenait pas à notre société du jeudi, et c'était un homme d'Eton, ce qui le faisait descendre prodigieusement dans notre estime. Jadis, je regardais les lettres de Swift comme les meilleures qui pussent être écrites ; mais j'aime mieux maintenant celles de Gray. Son humour, ou son esprit, qu'on l'appelle comme on voudra, ne s'inspire jamais d'un mauvais naturel, et jamais ne prend un caractère agressif. La pointe, cependant, n'en est pas moins vive, je crois, que celle qu'on remarque en l'esprit du Doyen. » '
Que notre cher poète lise Gray, l'abbé Raynal, les voyages de Cook et de Forster que lui procure lord Dartmouth, il n'y a rien à dire à cela ; mais qu'il veuille prendre deux, trois ou quatre jeunes gens pour leur enseigner le grec et le latin à cent guinées par an, c'est là, il est permis de le penser, une idée un peu chimérique. Ce beau projet est contenu dans une lettre à Hill, du 6 juillet 1776.'
(1) Nous ne trouvons pas une lettre du 5 novembre 1772 an 18 mai 1776. Tout cet intervalle est rempli des accablantes mélancolies qui sont le fond de la vie de Cowper. ,
------------------------------------------------------------------------
Cowper oubliait ce qu'il disait lui-même quelques mois après à ce même Hill : « Les autres maladies ne font que battre les murailles ; mais ces fièvres nerveuses se glissent en rampant dans la citadelle et mettent la garnison à l'épée » (i).
« Vous voyez, disait-il à son fidèle ami en continuant, que je ne me suis pas fait scrupule d'user de votre offre obligeante. Le souvenir des années d'autrefois, des sentiments jadis échangés dans nos promenades du soir, me convainc que la meilleure façon d'en user avec un ami comme vous est d'accepter sans réserve ce qui est gracieusement offert. » (2).
Les années qui vont de 1776 à 1779, sans être aussi stériles que les précédentes, sont peu riches en correspondances de Cowper. Je traduis les plus intéressantes de ces lettres courtes et qui semblent écrites par un homme pressé d'affaires. C'est qu'en effet les fleurs, les melons, les concombres étaient de graves occupations pour ce solitaire. Est-il conte'nt ! Il a recueilli en abondance de la graine d'une fleur nouvelle en ce pays, la fleur appelée broallia, et Gordon, a ce qu'on lui a dit, vend cette graine deux guinées l'once (11 décembre 1777, à J. Hill).
Il continue cependant à lire les lettres de Gray(3).
« Les dernières ne valent pas beaucoup comme lettres, mais un jeune homme dégoût et de jugement en pour-
(J) 12 novembre 1776.
(2). Hill s'éta:t mis à sa disposition pour les affaires de son ami
(3) Lettre à Hill, 25 mai 1777.
------------------------------------------------------------------------
rait tirer grand profit. Quant aux lettres de M. West, je crois que je pourrais sans trop de peine vous amener à mon sentiment en ce qui les concerne. On y trouve de l'élégance et du bon sens, mais rien de caractéristique, rien qui les distingue des lettres de n'importe quel autre jeune homme ayant du goût et de l'instruction. Pour le livre dont vous me parlez, je ne sais si je veux le lire ou non (i). J'en aimerais la paitie scientifique (2) ; mais la partie politique qui, sans doute est un détail des intrigues mises en jeu par la Compagnie et ses agents, une histoire des Nababs qui s'élèvent et des Nababs qui tombent, je ne me sens aucunement en goût de la lire. Ne vous donnez donc pas la peine de m'envoyer ce livre, au moins quant à présent. »
Cowper lit l'ouvrage de Baker sur le microscope, il lit les Poèmes latins de Vincent Bourne, il lit enfin les Voyages de Cook et de Foster, à propos desquels il fait ceite réflexion (lettre à Hill. 17 juillet 1777) : « Il est fort heureux pour les pauvres natifs de ces pays lointains que nos dépenses nationales ne puissent être défrayées par des cargaisons d'ignames et de bananes. La curiosité une fois satisfaite, il se peut donc qu'on les laisse jouir paisiblement de leurs richesses en ce genre ».
Cowper, qui raisonnait avec son bon sens le plus droit, avait compté sans le développement immense de la marine
(1) Il s'agit de l'Histoire des Etablissements et du Commerce des Européens dans X les deux Indes, do Ravnal. S
(2) Et non « philosophique ». Pililosophicili n'a pas trait à la pliilisophie.
------------------------------------------------------------------------
britannique, sans la vapeur, et sans le goût des dominations océaniques.
M. et Mme Hill s'étaient faits les pourvoyeurs de livres du pauvre Cowper, qui n'en avait guère à lui ; aussi n'estil occupé qu'à recevoir, à lire et à renvoyer les volumes. Il écrit à Hill (ier janvier 1778) :
« Mon cher ami, votre dernier envoi a été doublement le bienvenu, et la bonté de Mme Hill me fait un plaisir particulier, non pas comme venant d'une personne qui m'est étrangère, car je ne la regarde pas comme telle, mais plutôt parce qu'elle vient de quelqu'un qui vous appartient de si près. J'aurai soin, en renvoyant les livres, de reconnaître l'envoi de son obligeante lettre. Soyez sûr cependant que je lis avec la même rapidité que si le maitre du cabinet de lecture (1) était à côté de moi, me touchant le coude à chaque instant, et murmurant continuellement : Dépêchez-vous ! Mais comme je lis haut, je n'aurai pas fini avant la semaine écoulée. Je renverrai les livres par la diligence, lundi prochain ».
Cowper avait commencé par repousser l'abbé Raynal ; il s'est enfin décidé à le lire, et il le lit avec plaisir (lettre à Hill (11 avril 1778). Ce jour-là, « l'abbé est le plus intelligent écrivain qu'il ait rencontré sur un sujet de cette étendue. » Le 7 mai, il en est arrivé à se passionner pour cette lecture (lettre à Hill) :
« Mon cher ami. J'ai été en des transes continuelles,
(1) Cit-citlaiiiig libvary, d'où librarian, qui ne veUt pas dire « libraire ».
------------------------------------------------------------------------
craignant à chaque courrier qu'on ne redemandât l'abbé Raynal ; je suis heureux d'avoir fini avant que mes craintes ne soient réalisées. Je l'ai gardé longtemps, mais il n'y a point eu de négligence ni de paresse. J'ai lu les cinq volumes à M-e Unwin et rarement ma voix me permet de lire plus d'une heure de suite. Je dois à Raynal de m'avoir appris beaucoup de choses sur bien des sujets qui, encore qu'intéressants, ont si peu de rapport à ceux dont, en général, on s'occupe à la campagne, que si ces œuvres n'étaient pas venues à 0lney, je serais à jamais resté dans mon ignorance à cet égard.
« Je l'admire comme philosophe, comme écrivain, comme intelligence extraordinaire, et aussi comme extraordinaire talent pour digérer ses pensées. C'est un vrai patriote, ce qui n'empêche pas que le monde ne soit sa patrie. Les fraudes et intrigues du cabinet et celles du Comptoir semblent lui faire une égale horreur. S'il n'eût pas observé aussi que la religion a subi un mélange d'artifice, peut-être en outre eût-il été chrétien. »
Cowper ne s'est pas encore dégagé du milieu où il vit, il est un homme d'Olne)', un countrv-çentleman, il s'intéresse à Olney. à ce qui se passe à Olney. Je l'aime mieux ainsi. Plus tard, à Weston, il sera un peu plus dans la belle société, il soignera un peu plus ses manières et ses relations. Maintenant, il est plus uni, et, si je l'ose dire, plus bonhomme. Voyez bien dans les lettres de cette époque à M. Unwin ce qui l'occupe (lettre du 18 juillet 1778) :
------------------------------------------------------------------------
A M. Unwin,
« Mon cher ami, je vous jette tout d'un coup au milieu des choses ; il est reconnu que si cela n'est pas de la matière épistolaire, cela est au moins plus sublime. M. Morley, c'est de l'épicier qu'il s'agit, s'est rendu coupable de tant de négligence insouciante, votre mère a eu si peu à s'en louer dans ces derniers temps, qu'elle est enfin obligée de le quitter ; elle vous prie de lui envoyer l'adresse de M. Rawlinson, voulant lui transférer sa pratique. Elle ajoute de plus qu'elle savait fort bien que ce n'est pas le temps du saumon, et qu'il n'était nullement dans son intention que vos ordres en fissent venir à Olney avant le printemps.
« Nous vous sommes redevables à raison de vos informations politiques, mais il nous est impossible de nous acquitter avec la même monnaie. Continuez cependant à nous instruire des choses qu'on ne peut apprendre par les journaux et quand il arrivera à Olney quelque chose qui sortira de la banalité des événements ordinaires, vous le saurez en retour. Nous n'avons eu en ce genre rien dans ces derniers temps, hors un lion qui a été amené à la foire ; il est âgé de 7o ans et privé comme une oie. Votre mère et moi l'avons vu embrasser son gardien dans ses pattes armées de griffes et lui lécher la figure. D'autres même l'ont vu recevoir la tête de ce même gardien dans sa gueule et la rendre intacte — spectacle dont nous nous sommes privés. Nous avons mieux aimé conseiller au brave homme de renoncer à cet exercice, peu conciliable avec la prudence, à moins qu'il n'eût une tête de rechange.
------------------------------------------------------------------------
L'animal cependant était magnifique à voir, et bien plus royal que ceux que j'ai vus à la Tour.
« Le journal nous dit que le Chancelier est souvent au Register Office, parce qu'il a conçu le projet d'abréger les procédures usitées en la Cour. S'il a en effet un tel dessein, il est si habile et si résolu qu'il ne le laissera pas tomber à terre et ne le quittera pas sans l'avoir mis à fin. Peut-être les gens de loi n'auront point à regretter ce parti que prend le chancelier, car ils y pourront gagner, par la multiplicité des procès, plus qu'ils ne font maintenant à leur longueur.
« Si vous voulez prendre cela comme une lettre, je pourrai peut-être à l'occasion vous en envoyer d'autres du même genre. »
Lettre à M Unwin, 3 décembre 1778.
« Mon cher ami, j'ai été bien agréablement surpris hier soir de voir arriver M. Dodsley. Son mérite seul est une suffisante recommandation. Mais le voir venir sans qu'il fût attendu, sans même qu'on eût pensé à lui, cela lui a assuré encore une plus particulière bienvenue. Vous avez fait une chose obligeante en l'envoyant, et je voudrais pouvoir vous en témoigner ma reconnaissance par l'envoi d'un ananas pour chacun des volumes.
« J'ai fait au jardinier de M. Wright présent de graines de cinquantes espèces de plantes de serre chaude. En retour, il m'a fait cadeau de six ananas à fruits : je les ai mis dans une couche d'écorce où ils réussissent à souhait. S'ils produisent de bons fruits, vous aurez quelque petite
------------------------------------------------------------------------
chance d'en goûter Mais ne vous attendez pas à voir des géants d'ananas, car la transplantation qu'ils ont subie en décembre leur aura porté un coup, et leur taille en sera probablement diminuée. Il a promis de me donner de meilleurs plants en octobre, c'est la saison qui convient à la transplantation, et il y ajoutera un renfort chaque année successivement. C'est Mme Hill qui m'a envoyé les graines (1) ; s'il avait fallu les acheter, on ne les aurait pas eues peut-être pour moins de trois guinées. Voilà comment nous autres grands jardiniers instituons un utile commerce d'échange, et trouvons le moyen de nous procurer des choses de prix qui, de cette façon, ne nous coûtent rien.
« Comment vous êtes-vous tirés de l'orage ? Il ne nous a causé d'autre dommage que de nous tenir éveillés toute la nuit et de donner un mal de tête à votre mère, et en outre — cela peut à peine s'appeler un dommage — il a enlevé une longue et pesante palissade couronnant le mur de notre jardin, pour la déposer sur deux couches chaudes, ie tout si doucement qu'elle n'a pas été le moins du monde brisée ni endommagée. »
Lettre à M. Unwin, 17 juillet 1779.
« Mon cher ami, nous vous envions vos brises de mer. Dans le jardin, nous ne sentons que la chaleur renvoyée par les murs; dans le salon, nous ne sentons que la chaleur réfléchie par les maisons d'en face. J'imagine que
(1) Les graines dont il a parlé en commençant.
------------------------------------------------------------------------
Virgile était dans quelque endroit semblable quand il a écrit ces deux beaux vers :
— Oh ! quis me gelidis in vallibus Hœmi Sislat, et ingenti ramorum protegat timbra !
« Le pis de la chose est que les rayons du soleil ont beau frapper les cordes de ma harpe avec la même vigueur qu'ils frappaient la sienne : ils n'en sauraient tirer des sons comme ceux-là, mais bien plutôt des gémissements comme ceux qu'il fait sortir, dit-on, de la statue de Memnon.
« Comme vous vous êtes hasardé à faire l'épreuve, votre propre expérience sera votre meilleur guide en ce qui concerne le bain. Du cas de Smollett au vôtre on aurait bien de la peine à faire sortir une induction, dut-on tirer de toutes ses forces. Il était corpulent, musculaire et tort : pour vous, si vous étiez perdu ou volé, le signalement qu'on ferait de vous en ces termes dans un avis rendu public ne serait,.pas trop exact et ne mettrait guère sur la trace celui qui se chargerait de l'investigation (i). Mais si le bain ne vous donne pas mal à la tête ou ne vous empêche pas de dormir la nuit, je ne suppose pas qu'il vous puisse être dommageable.
« Je me souviens d'une promenade que je fis à Margate au bord de la mer, où la côte est haute et perpendiculaire. A de longs intervalles on trouve des chemins de voiture
(t) Nous n'avons pas de mot pour répondre à an enquirer. Un . chercheur » est tout antre chose et exprime une toute autre idée. Mille nuances exactes de la pensée échappent au français, que l'anglo-saxon exprime parfaitement er avec aisance. J'ai eu d" occasions sans nombre de m'en convaincre.
------------------------------------------------------------------------
taillés en plein dans le roc et par lesquels on gagne la rive sans qu'il y ait d'autre moyen d'y parvenir ou de s'en éloigner. Je me promenai près d'un mille sur la plage, sans remarquer que la marée montait rapidement sur moi. Quand je m'en aperçus, il était presque trop tard, et j'eus beaucoup de peine à laisser à distance le flot qui me gagnait. J'ai mentionné cet incident pour vous avertir, dans la crainte que jamais vous ne vous laissiez surprendre comme moi. Il serait fort peu agréable d'être forcé de grimper comme un chat au flanc du rocher suspendu sur l'abime. et peut-être ne serait-il guère possible de se tenir accroché quatre heures de suite sans le moindre répit (i).
« Il semble que ce soit une bagatelle, un rien ; c'est cependant un inconvénient réel de porter un nom comme celui que vous dites. Supposez la personne à qui il appartient ayant une position et obtenant une promotion dans l'armée, dans l'église, parmi les gens de loi, comme cela sonne mal ? le capitaine Twopenny (Deux sous), l'évêque Twopenny, le juge Twopenny ! Tous les talents de lord Mansfield suffiraient à peine à donner quelque dignité à un pareil nom. Avec un tel nom, accomplissez des actions dignes des louanges de la poésie, qu'il sera difficile d'enrichir ces syllabes :
« 0 Muse, place-le haut sur la liste de la Renommée. place-le haut, cet homme de merveille, Twopenny est son nom ! »
(1) Je n'ai guère besoin de rappeler au lecteur la belie scène à laquelle, dans l'Atititiii zire, >ir Waltet Scott (V-hap. XII-XIII) a donné lieu un. incident de ce genre. Le (langer que courent sir Arthur et miss M'ardour est présent à la mémoire de quiconque a ouvert un roman anglais.
------------------------------------------------------------------------
« Pour être sérieux, si les Français débarquaient dans l'île de Thanet, et que M. Twopenny tombât entre leurs mains, ce serait pour lui une belle occasion de franciser son nom et de s'appeler Monsieur Deux Sous; et puis quand il serait échangé par cartel, ce nom reprendrait aisément une forme anglaise, et, insensiblement deviendrait Monsieur Iwo Sboes (i) transformation selon moi infiniment préférable. »
A M. Unwin, 17 août 1779,
« Mon cher ami, vous ne devez pas vous attendre à recevoir ligne pour ligne, ni croire que j'aurais dû mesurer à la toise vos deux dernières lettres et vous envoyer en retour autant de pieds et de pouces. J'aime fort à écrire ; mais, d'un autre côté, j'aime fort aussi le jardinage, et je trouve peu de loisir pour l'exercice de la plume, excepté quand le temps ne me permet pas de m'employer parmi les plantes. C'est le cas ce matin, la chaleur presque tropicale m'a chassé du jardin dans la maison, où faute du meilleur emploi de mon temps, je fais ce que vous voyez.
« Vous croyez que vous en avez trop dit sur le Docteur; et moi je crains d'en avoir trop dit et de m'être montré trop libre au sujet de M. '] wopenny, quoique je n'aie en aucune façon à me reprocher d'avoir voulu diminuer la valeur de l'homme, tout en m'égayant au sujet de son n0111.
« J'en ai usé co.mme d'un jouet, dans la pensée que je n'en saurais trouver un à meilleur marché.
(II Deux souliers Tuv Shotw a à peu près le môme son que Deux Sous.
------------------------------------------------------------------------
« Quant au Docteur, vous jugez exactement comme je l'avais fait avant votre dernière lettre, et j'avais dit ma pensée à votre mère. Nous avions tort de lui faire la cour ; non est tllnti (cela n'en vaut pas la peine) i vous lui avez tendu la main au moment où il se noyait, et si, à l'heure où il commence à sortir de l'eau, il est capable de commettre envers vous une offense préméditée, ce que vous avez de mieux à faire est de la souffrir patiemment, et de prendre soin que ce soit la dernière fois.
« Pour vos pétitionnaires du Kent, leur intention est bonne, mais le cas est désespéré, et par conséquent (puisje me hasarder à le dire ?) la tentative est vaine. Quand Henry VIII réforma l'Eglise, il avait deux fois autant de pouvoir que Georges III les deux Chambres du Parlement étaient pour lui, et le clergé lui-même, quand il fut appelé, tant par honte que par peur de faire autrement. concourut cordialement à l'oeuvre. Mais quand il s'agit de réformer le Parlement, il faut que ce soit lui-même qui prenne l'œuvre en main. Et croyez-vous que vous avez assez d'éloquence, vous croyez-vous assez puissant dans tout votre comté, pour obtenir de ceux que vous voulez persuader, d'abandonner ce qu'ils ont tant travaillé à conquérir ? Les gens qui ont des pensions, après avoir lu votre harangue, renonceront-ils à leurs pensions ? Les gens en place renonceront-ils à leurs places? Ceux qui espèrent. des places ou de l'avancement renonceront-ils à leurs espérances déjà pleines de promesses et diront-ils : « Ces messieurs ont raison, la nation sera ruinée ; nous nous retirerons et saurons être contents ? » J'ai bien peur
------------------------------------------------------------------------
que non : le luxe rend les hommes nécessiteux et leurs besoins les exposent à la corruption ; la corruption les dispose à une profusion croissante ; et la profusion, dans son progrès qui ne cesse pas, crée de nouveaux besoins. De ceux-ci renaît la corruption et le libertinage moral ; et ainsi va le monde, dit le pauvre Robin.
Le roi cependant est là, spectateur attristé, mais impuissant, de la seène. Aucune mesure de gouvernement ne peut se réaliser sans rallier une majorité : on n'a une majorité qu'autant qu'on l'achète ; quelle réponse alors Sa Majesté peut-elle faire à la pétition ? Si elle est conçue dans les termes d'une loyauté obéissante, elle est un tourment inutile pour le roi ; si elle est conçue autrement, elle est une insulte. Vous voyez que sur ce sujet, je ne suis pas d'accord avec vos voisins.
« Il y faudrait un bras plus long et une main plus forte. L'homme n'a jamais été réformé par l'homme, et jamais il ne le sera ni ne pourra l'être. Il faut idonc que votre pétition soit portée ailleurs,ou elle n'est rien. Dixi. »
A M. Unwin, 21 septembre 1779.
« Amico mlo, veuillez m'acheter un diamant de vitrier. J'ai garni de verres les deux châssis destinés à recevoir mes plants d'ananas ; mais je ne saurais reniettre en état les fenêtres de la cuisine tant que je ne pourrai pas, à l'aide de dct instrument, réduire le verre aux dimensions convenables. Si je savais plomber, je serais un vitrier au complet, et je ne désespère pas de voir l'heureux temps où je parcourrai les villes voisines penché sous des feuilles de
------------------------------------------------------------------------
verre suspendues derrière mon dos. Que le gouvernement impose une nouvelle taxe sur le verre, et je ne vois guère de branche de commerce où l'on pût faire aussi bien des affaires. Un chinois dix fois riche comme moi mettrait à profit sans scrupule une occasion comme celle-là ; et pourquoi pas moi qui ai autant besoin d'argent que n'importe quel mandarin de la Chine ? Rousseau aurait été charmé de me voir ainsi travailler, et se serait écrié avec ravissement « qu'il avait trouvé l'Emile qui, croyait-il, n'avait existé que dans sa propre pensée ». Je vous recommanderai de suivre mon exempie. Vous apprendrez le métier sans délai, et vous pourrez non seulement vous amuser chez vous, mais encore exercer votre talent à raccommoder les vitraux de l'église. Par là, en épargnant de l'argent à la paroisse, par là, ainsi que par vos autres perfections propres au ministère, vous vous feriez une g'ande popularité dans l'endroit.
« J'ai huit paires de pigeons. Quand, au matin, j'entre dans le jardin, je les trouve perchés sur le mur, attendant leur déjeuner, car je leur jette toujours leur pâture sur l'allée de grève. Si votre désir était accompli et que vous eussiez les ailes d'une colombe, je vous trouverais sans doute parmi eux. Seulement, quand la chose arrivera, soyez assez bon pour vous faire connaître par un moyen ou par un autre ; car j'imagine qu'il faudrait à votre jabot pour le remplir autre chose de meilleur que de l'ivraie.
« Votre mère et moi avons fait l'autre semaine en chaise de poste une excursion à Gayhurst,le château de M.Wri ,ht. à environ quatre milles d'ici. Il sait que je ne recherche
------------------------------------------------------------------------
pas beaucoup les visages étrangers et il a envoyé son domestique tout exprès pour m'informer qu'il partait pour le Leicestershire, et que s'il me convenait de visiter les jardins, je pourrais satisfaire ma fantaisie sans craindre de rencontrer le propriétaire. J'ai accepté l'invitation et j'ai été charmé de tout ce que j'ai vu en ce lieu. La situation est belle, les jardins sont disposés avec goût ; la serrechaude la plus florissante du monde, et les orangers les plus magnifiques que j'aie jamais vus. Bref, il faudrait avoir le talent de Cox ou de Langford, les commissairespriseurs, pour ne pas rester dans l'éloge au-dessous du mérite de ces lieux. »
L'heure du départ de M. Newton arrivait cependant, et en vérité il était temps pour Cowper et pour bien d'autres encore dans la paroisse. M.Newton lui-même nous apprend, dans une lettre adressée à M. Thornton, riche personnage qui avait la nomination à ce bénéfice, que dans la pauvre petite paroisse d'Olney, il y avait douze cas de folie ; il est si loin de croire qu'il puisse y être pour quelque chose, qu'il répète lui-même, sans broncher, l'accusation qu'on murmure contre lui à ce sujet :
« le crois, dit-il, que mon nom court le pays : on pré- ] tend que je rends les gens fous par mes prédications (1 ï. believe my name is up about the country for preaching people ? mad) » |
Avant son départ. M. Newton publia les Hymnes d'Oliiey, j
------------------------------------------------------------------------
dont le no-mbre était devenu considérable (i). Ces poésies sacrées, dans la pensée du pasteur, destinées à l'édification des fidèles chez qui, pendant son ministère, il avait rencontré quelque rébellion, devaient en outre rester comme le monument d'une vraie amitié. Quoi que l'on puisse dire en effet de l'influence désastreuse de M. Newton sur notre poète, son amitié avait été sincère et vive ; après les devoirs de sa profession, il avait fait des soins donnés à son ami l'affaire principale de sa vie. Cette liaison avait duré près de douze ans (1767-1780). Sur la fin, M. Newton, prévoyant le vide que son absence allait faire dans la vie de son a.ni. l'avait décidé, malgré son excessive répugnance à voir des étrangers, à se laisser présenter M. William Bull, ministre dissident, établi dans la ville voisine, à Newport Pagnell. M. Bull, par charité chrétienne d'abord, se fit un devoir de visiter Cowper tous les quinze jours ; puis il se laissa facilement gagner à s'attacher à son tour à i l'ami de M. Newton. Lui-même, par son caractère sociable, par son intelligence cultivée et son goût, conquit par j degrés l'aftectinn et la confiance de son nouvel ami. Cow'i per, en ses égarements même, était bien plus aimable que ( J.-J Rousseau, quelques années auparavant, ne l'avait été b dans sa folle ; le soupçon ne tenait pas de place dans son Ii imagination, et il ne voyait pas dans ses amis autant b d'ennemis mortels conjurés contre son repos et sa vie fi même.
Malgré les précautions qu'avait prises la tendr-esse de
(1) Il v en avait de M, Newton et de Cowper. Les hymnes qui sont l'œuvre de Cuwper portent dans la collection originale la marque C.
------------------------------------------------------------------------
M. Newton, son départ, son absence furent ressentis avec une douleur aceablante par l'ami qui pendant douze ans avait vécu avec lui dans les habitudes d'une intimité journalière et qui n'avait ni déguisements ni secrets. Il a donné à ses sentiments leur vive expression dans la lettre suivante :
A Madame Newton, 4 mars 1780,
« Chère madame, faire une surprise est tout aussi agréable, peut-être même l'est tout autant, que de la recevoir. C'est le motif qui me décide à vous écrire aujourd'hui de préférence à M. Newton. Il éprouverait du plaisir à recevoir une lettre de moi, mais pas de surprise. Vous voyez donc que dans la circonstance présente, je me fais un pur égoïste et consulte principalement mon plaisir. Car si je consultais le vôtre, je garderais le silence : mon sac n'est pas comme celui du ministre, rempli et farci de voies et moyens pour tous les besoins possibles (1), et je trouverai difficile peut-être de lever même le contingent qu'il faut pour une courte épître.
« Vous avez remarqué dans la conversation de tous les jours que celui qui tousse et se mouche le plus souvent (si toutefois il n'est pas enrhumé), ne le fait que parce qu'il n'a rien à dire. Il en est tout de même quand on écrit une lettre ; une longue préface, comme la mienne, est un méchant symptôme et indique toujours une grande stérilité dans les pages qui vont suivre ;
« La maison pastorale se remplit de tristesse aussitôt
(1) Allusion au granl sac, au « budget »,
------------------------------------------------------------------------
que M. Newton l'eût quittée ; elle devint bien plus triste encore, dès que vous fûtes partie ; maintenant qu'elle est habitée par d'autres, je ne puis même la regarder sans un sentiment de peine. Comme je me promenais ce soir dans le jardin, je vis la fumée sortir de la cheminée du cabinet, et je me dis : « C'était autrefois un signe que M. Newton était là ; cette fumée ne dit plus cela. Les murs de la maison ne savent rien du changement qui est survenu ; le verrou de la porte a le même son qu'autrefois exactement ; et quand M. Page monte les escaliers, pour autant que je sache ou saurai jamais, le bruit que son pas fait en tombant ne saurait guère être distingué peut-être du bruit que faisait le pied de M. Newton. Mais jamais le pied de M. Newton ne retournera plus sur ces degrés. Ces réflexions et beaucoup d'autres pareilles me venaient à l'esprit en cette circonstance, et bien qu'à beaucoup d'égards il ne me reste pas plus de sensibilité que n'en ont les briques et le mortier, cependant je ne puis sur ce point demeurer insensible. Si ma position me permettait de quitter Olney à mon tour, je n'y resterais certainement pas. Ce n'est pas l'attachement aux lieux qui me retient, c'est que je n'en puis habiter un autre, en étant incapable. J'ai vécu ici dans le passé, mais maintenant j'y suis enterré ; je n'ai plus rien de commun avec le monde de ce côté-ci de ma sépulture ; en paraissant parmi les hommes, je leur serais un sujet d'étonnement, et leur vue me serait désagréable à moi-même.
" Telles sont mes pensées à ce sujet. D'autres sont plus profondément affectés, et cèdent à des considérations
------------------------------------------------------------------------
d'un plus grand poids, ayant été pendant nombre d'années sous un ministère dont ils regardaient justement la possession comme un sujet de bonheur; ils craignent d'avoir beaucoup à souffrir du changement qui est survenu. Cette crainte eût toujours été légitime dans tous les cas. Mais le successeur de M. Newton n'est pas accompagné des plus heureux présages, si bien que dans l'état présent des choses ils ont doublement lieu de craindre (1). Après tout, si M. Page n'a rien à gagner avec moi, avec moi aussi il n'a rien à perdre. Quand sa conduite justifierait les pires appréhensions que l'on a conçues de son caractère, je ne m'en inquiéterais nullement Mais je puis me hasarder à avancer ceci, c'est que, s'il n'est pas irréprochable, les taches seront aperçues, et d'autant plus visibles qu'il vient après M. Newton. »
Cette lettre indique un état d'esprit des plus attristés. Cependant, à mon avis, plutôt qu'une douleur profonde, il y faut reconnaître ce sentiment navré, j'oserais presque dire en partie physique, que provoquent les séparations après une longue habitude, une intimité de tous les instants.
A ces peines se joignent des chagrins d'un autre ordre, chagrins auxquels toute la vie de Cowper jusqu'ici nous a habitués du reste. Une lettre de Hill lui avait donné à entendre que ses revenus, déjà si précaires, pourraient subir quelque diminution, Cowper lui répond à ce propos (1er Janvier 1778 :
( 1) M. Grimshave, qui est fort tendre pour tout ce qui concerne la robe ecclésiastique, a retranché at passage. Southey l'a donné de bonne foi.
------------------------------------------------------------------------
« Vous me ferez plaisir en me marquant si je dois entendre par le chagrin auquel vous faites allusion, qu'une portion quelconque de mes subsides est effectivement retranchée, ou s'ils tardent seulement plus que d'habitude à venir. Il est utile, même aux riches, de savoir auss approximativement que cela se peut, la somme exacte de leur revenu ; combien cela l'est plus encore à une petite fortune comme la mienne ! Si ma première supposition est la vraie cela devra m'être un moindre sujet de surprise que d'avoir vu ces mêmes subsides continuer si longtemps. Des faveurs sont bien des faveurs en effet quand elles tombent sur un sol si stérile, où la dépense de la semence n'est jamais compensée par la moindre espérance d'une récolte quelconque. Ce que la reconnaissance a de pénible, je l'ai souvent éprouvé, mais le plaisir d'obliger en retour d'une obligation reçue, jamais il ne m'a été donné de le connaître ,.
Il y a tout lieu de croire que ce n'était là qu'une fausse alarme. Cowper, qui ne rend pas tout à fait pleine justice aux siens, a toujours été pour sa famille l'objet d'une sollicitude effective, et bien méritoire si l'on tient compte des exigences permises à des gens qui considèrent l'activité dans les positions sociales élevées, comme la condition absolue de l'intérêt qu'on peut prendre à la destinée d'un homme, et surtout d'un des leurs. D'ailleurs William jusqu'alors ne s'était recommandé à l'attention de ses parents par aucune manifestation de talent et de poésie — il est vrai que peut-être s'il eût révélé de trop bonne heure le poète qui était en lui, il eût perdu tout droit à être aidé
------------------------------------------------------------------------
par ces parents qui se réunissaient pour soutenir un homme obscur. A peu de temps de là, sir Thomas Hesketh mourut, et laissa à son parent un souvenir par son testament.
« Pauvre sir Thomas, dit Cowper à Hill (i), je savais qu'une place m'était donnée dans ses affections, et j'étais informé par lui-même depuis bien des années, que je tenais une place dans son testament; mais je ne savais guère, après un laps de temps si long. la devoir occuper encore. Le souvenir qu'il m'a accordé après une séparation si prolongée, me fait grand honneur, et m'oblige d'autant plus à regretter sa mort ».
La main de lady Hesketh se peut facilement deviner dans la clause du testament de sir Thomas où son cousin était mentionné, mais Cowper n'avait pas de lady Hesketh près des personnages qui arrivaient au pouvoir. Thurlow, l'ami de sa jeunesse, venait d'être investi de l'éminent office de chancelier, et les amis de Cowper fondaient sur cet avènement des espérances en faveur de celui-ci. Le nouveau chancelier, de son propre mouvement, avait en effet donné une place à l'ancien camarade de tous deux, à Hill, comme nous l'apprend une lettre de Cowper à ce dernier (18 juin 1778) :
« J'ai une véritable joie que le Chancelier vous ait fait ce présent, qu'il y ait ajouté un tel lustre par la manière dont il vous l'a donné, et qu'enfin tout cela ait précédé
(i) Il avril 1778.
------------------------------------------------------------------------
votre voyage à Wargrove (i), parce que votre résidence solitaire en ce lieu vous en est devenue plus agréable. On reconnaît bien là le caractère de l'homme. Il donnera à regret et en murmurant quand il a été sollicité ; au contraire il met son plaisir à surprendre ceux qu'il estime par les témoignages de sa bienveillance. Puissiez-vous vivre assez pour recevoir de nouvelles preuves, que je ne me trompe pas dans l'opinion que j'ai conçue de lui ».
Mais Hill qui avait toujours été dans les affaires était bien autrement actif que Cowper : le poète décourageait les amitiés qui auraient osé encore s'occuper de lui ; l'exemple du major Cowper n'était pas de nature à décider les protecteurs à se mettre en avant et à hasarder leur crédit en sa faveur ; et William lui-même le sentait parfaitement ; le jour même où il écrivait à Hill les lignes que nous venons de lire, il répondait à M. Unwin avec qui en ce temps il commença à correspondre fréquemment, et qui lui avait conseillé de se rappeler au souvenir de l'homme puissant dont sa jeunesse avait reçu une promesse moitié par jeu, moitié sérieuse :
A M. Unwin, 18 juillet 1778.
« Mon cher Unwin, je vous suis très obligé de votre avis amical, et j'ai donné ma plus parfaite attention au sujet auquel il se rapporte, soit avant, soit après votre lettre. Le résultat est que je suis persuadé qu'il vaut mieux ne pas écrire. Je connais bien l'homme et son caractère.
(II U'aigriwe dans Grimshawe.
------------------------------------------------------------------------
Sa façon de penser est libérale, il est généreux et plein de discernement. Il est fort au courant des intrigues qui se jouent en ces occasions. Après une interruption de quinze ans de tout commerce entre nous, il traduirait ma lettre en ces mots : Souvenez-vous du pauvre. Cela ne lui causerait que dégoût ; il croirait qu'une démarche de ce genre ferait rejaillir le déshonneur sur notre intimité d'autrefois. Il ne m'a point oublié, et ne se souvînt-il plus de moi, il est environné de gens qui ne peuvent l'aborder sans me remettre en sa mémoire ; il sait du reste parfaitement où j'en suis. Peut-être serait-il charmé de me surprendre par un bienfait : Si telle est son intention, j'y ferais obstacle en allant au devant. Ainsi a-t-il fait pour mon ami M. Hill, avec qui dans le temps je le mis en rapport, de même qu'avec tous les membres de ma famille que j'ai à Londres.
Il l'envoya chercher l'avant-derniére semaine, et sans aucune sollicitation de sa part, lui donna spontanément l'une de ses places de secrétaire. Je ne sais pas quel revenu y est attaché ; mais comme la position de fortune de M. Hill est bonne et que la place n'a point été demandée, j'ose dire qu'il ne s'agit point d'une misère. Merci encore de votre conseil. Vous voyez en partie les raisons qui me décident ; si nous étions réunis je pourrais en ajouter d'autres y>.
Quelle marque de sa bienveillance Thurlow pouvait-il à cette époque donner à son ancien camarade du Temple ? Une place? Ce n'était pas facile avec celui qu'une place simplement donnée et non remplie avait conduit à la folie. Une pension ? Mais Cowper à cette époque n'avait encore
------------------------------------------------------------------------
rien fait qui pût justifier cette faveur, et les deniers de la libre Angleterre, quoique certainement prodigués parfois et jetés à de moins dignes, ne' sortent pas de l'Échiquier sans qu'au moins un prétexte puisse être invoqué. Plus tard, quand Cowper fut devenu un poète écouté de l'Angleterre, Thurlow était encore chancelier, et tous les hommes de cœur eussent battu des mains à l'annonce d'une pension donnée à l'auteur des poèmes qui remuaient si profondément le sens moral. Thurlow ne songea pas à associer son nom au nom désormais immortel, et tout le blâme en retombe sur sa mémoire, inscrite seulement sur la liste des Chanceliers du Royaume-Uni. Mais à- cette époque, s'il ne fit pas ce qu'il ne pouvait pas faire, Cowper luimême ne songea pas à le lui reprocher. Il crut si peu à une injuste négligence, qu'il écrivit quelques stances sur la promotion de Thurlow. Il disait à Hill en les lui envoyant (14 novembre 1779) :
« L'approbation que vous avez donnée à mon dernier présent d'Hélicon (1) m'encourage à vous en envoyer un autre. J'ai dans le fait écrit cela tout exprés pour vous ; car mes sujets ne sont pas toujours de ceux qui vous plairaient (2). Mon esprit a toujours sa tendance à la mélancolie ; il ressemble à quelques étangs que j'ai vus et qui, tout pleins qu'ils soient d'une eau noire et infecte, réfléchissent néanmoins en un jour de brillant éclat, les rayons du soleil à leur surface. »
I) La fable intitulée L'A lia lias et l'Abeille, envoyée avec une lettre du 2 octobre 1779. Elle est parmi les Poésies, au vol. V, p. 234, éd. Southey.
12) Cela semblerait indiquer que Cowper pensait déjà à ses Poèmes, ses sérieux poèmes.
------------------------------------------------------------------------
Cowper, pour combattre ces mélancolies auxquelles il avait l'extrême bon sens de ne pas céder, avait recours à toutes les distractions, à tous les secours ; il écrivait à ses amis ; il se partageait entre la lecture et le jardinage où il avait fait de grands progrès, car il pouvait envoyer maintenantà ses amis ies melons et des ananas (pine-apples); il avait huit paires de pigeons qui venaient prendre la nourriture dans sa main ; il s'était épris enfin d'une passion pour le dessin.
De ces occupations diverses, la seule dont il reste trace pour nous, ce sont ses lectures; car, ainsi qu'on peut le supposer, ce lecteur n'était pas de ceux qui parcourent d'un œil indifférent des livres sans intérêt, et qui d'un ouvrage passent à un autre sans se souvenir du premier. Il juge ce qu'il lit et il le juge fort bien. Il a parcouru les Classiques Anglais, de la collection de Johnson, que lui a prêtés son ami Unwin, et il en dit son avis en homme qui n'est pas dupe (26 mai 1779) :
« J'ai rencontré diverses choses qui, si elles avaient été mises au feu dès leur naissance, n'auraient pas fait de tort à l'auteur, et auraient certainement fait du bien à ses lecteurs. 11 y a peu de choses en ce genre, mais ce peu est beaucoup trop. C'est une pitié, à mon avis, que l'éditeur ait admis rien de pareil ; la muse anglaise n'aurait rien perdu à ce que l'on eût mis de côté cette friperie poétique. D'autres en outre semblent n'avoir qu'un droit bien contestable à une place parmi les Classiques ; et je suis embarrassé, quand je vois les vrais Classiques en telle compagnie,
------------------------------------------------------------------------
pour deviner quelle idée le docteur Johnson se fait, quelle définition il donne du mérite classique. »
Il a lu aussi les Biographies du Docteur, qui a porté dans cet ouvrage son bon sens habituel et sa vigueur d'esprit. La biographie de Milton seule le mécontente vivement. Que dirait-il hélas ! s'il lui fallait lire les monstruosités qui ont été imprimées à propos de l'auteur du Paradis perdu, chez nous, et de notre temps ? Le jugement qu'il porte à ce propos est d'un esprit supérieur, je suis heureux de traduire cette page, noble réponse à des blasphèmes que nous avons été condamnés à entendre :
A M. Unwin, 31 octobre 1779.
« La dernière lettre que je vous ai écrite avait simplement pour objet de vous apprendre que je n'avais rien à vous dire : vous y avez répondu en ne disant rien. J'admire l'à-propos de cette conduite, quoique j'y aie perdu. Je vais tâcher cette fois, de vous dire quelque chose, et j'espère en retour recevoir quelque chose.
« J'ai pris beaucoup d'intérêt aux Vies de Johnson, dont je vous remercie. A une seule exception près, mais qui me fâche fort, je crois qu'il a mis dans ces Vies son bon sens et son talent habituels. Le traitement infligé à Milton est d'une rigueur qui va jusqu'au suprême degré. Il n'y a pas d'apparence qu'un écrivain pensionné épargne un républicain ; et le Docteur, dans le but, je suppose, de convaincre son royal patron de la sincérité de ses principes monarchiques, a peint laborieusement le portrait de ce grand poète en y mettant la plus habile cruautè. Comme homme,
------------------------------------------------------------------------
il lui a laissé à peine l'ombre d'une bonne qualité. Rusticité dans sa vie privée, et dans sa vie publique, haine farouche de tout ce qui touche à la royauté. Voilà les deux couleurs principales qu'il a mises sur sa toile. Si Milton avait des vertus, ce n'est pas dans la peinture du Docteur qu'il faut les chercher. Et il est heureux pour le poète que, le seul vice dont sa mémoire ait pu être chargée soit quelque humeur chagrine dans le caractère ; il est évident que, si le biographe en avait pu découvrir davantage, il n'eût pas épargné son modèle. Comme poète, il l'a traité avec une sévérité assez marquée ; il a arraché à l'aile de sa Muse une ou deux de ses plus belles plumes et les a foulées sous son large pied. 11 a passé sentence de condamnation sur Lycidas, et de ce charmant poème, il a pris occasion de tourner en ridicule (ce qui est assez ridicule en effet) le puéril babil des compositions pastorales, comme si Lycidas en était le prototype et le modèle. La vivacité des descriptions, la douceur du rythme, le souffle classique d'antiquité qui règnent dans cette composition ne sont comptés pour rien. Je suis convaincu, pour le dire en passant, que le critique n'entend point le r\ thme poétique, ou que le préjugé a fermé son oreille à l'harmonie de Milton. Y eût-il jamais chose au moins aussi délicieuse que la musique du Paradis perdu ? Elle ressemble à celle d'un orgue admirable ; elle a dans la majesté les tons les plus pleins et les plus profonds, avec toute la douceur et l'élégance de la flûte dorienne. C'est une variété sans fin et qui n'a jamais été égalée, si ce n'est peut-être par Virgile. Le Docteur cependant ne trouve rien à dire sur ce
------------------------------------------------------------------------
thème fécond, mais il ne tarit pas sur l'impropriété de la langue anglaise pour ce vers blanc, il ne sait que remarquer combien, dans la bouche de quelques lecteurs, ce vers devient facilement déclamatoire. Oh ! je secouerais sa vieille jaquette jusqu'à taire tinter l'or de sa pension dans sa poche. J'en aurais encore à dire, mais l'espace me manque ».
Cowper étend sa pensée à tout ce qui intéresse les hommes intelligents. De la poésie il tourne son esprit vers la politique, et dans quelques lettres à demi sérieuses, à demi en plaisanterie, il dit tout doucement ce qu'il pense. On lit dans une lettre à M. Unwin (2 décembre 1779) :
« Je serais assez disposé à suivre vos avis et à mettre sous les yeux de lord North un projet en ce qui touche les subsides de l'année qui vient, si la difficulté de faire face aux nécessités de mon propre budget ne me faisait pas désespérer de faire face aux besoins de la nation. Si j'avais au monde dix acres de terre, là où je n'eu ai pas un, et que dans ces dix acres je découvrisse une mine d'or plus riche que toutes les mines du Mexique et du Pérou, quand j'aurais mis à part un petit nombre d'onces, pour mes besoins de l'année, je donnerais de bon cœur le reste au gouvernement. Mon ambition se trouverait plus satisfaite de mettre à néant les embarras du pays, que de descendre chaque jour au fond d'une mine pour me rouler sur des trésors à moi. C'est là du patriotisme, vous en conviendrez. Mais hélas ! çette vertu n'est guère l'apanage que de
------------------------------------------------------------------------
ceux qui n'en peuvent rien faire de bon. Celui qui n'en a que plein sa main s'empare si avidement de la première occasion de devenir riche, que son patriotisme tombe par terre, et il saisit l'or à la plaee. Celui à qui jamais ne s'offre une occasion pareille tient ferme son patriotisme dans son poing serré, et s'écrie : Oh ! quel bien je ferais si j'en avais le pouvoir ! »
Ainsi, sans avoir l'air d'y toucher, il juge du même coup et avec un bon sens piquant les hommes corrompus qui tiennent le pouvoir et les héros du patriotisme qui veulent s'en saisir. Cowper, en religion, touche au méthodisme ; en politique, il est puritain de l'école de Milton, mais il est le plus doux des méthodistes et le plus aimable des puritains. Il compare le temps où il vit à celui de Charles Ier. Je traduis la lettre suivante, qui commence gaiement par une anecdote et se termine au sérieux par de graves considérations auxquelles notre époque ne saurait être insensible :
A M. Unwin, 13 février 1780.
'X J'ai à vous remercier des portraits peints d'après nature dans la Chambre des Communes, sans oublier le Chancelier, le duc de Richmond, et les perruques des évêques. La mauvaise prononciation que M. Burke donn; au mot vecligal me rappelle une altercation plaisante qui eut lieu une fois que j'étais dans la galerie entre M. Rigby et le feu alderman Beckford. Ce dernier avait un langage fort incorrect, et le premier, je crois, n'était pas un savant
------------------------------------------------------------------------
de première force. Il se hasarda cependant une fois à faire une citation de Térence, et voilà le texte qu'il en donna : Sine scelere et Baccho friget Venus. L'alderman l'interrompit, le reprit doucement sur sa méprise et rendit à Cérès sa place dans la phrase. Sur quoi M. Rigby répartit qu'il était extrêmement obligé à son honorable ami de vouloir bien lui apprendre le latin et qu'il saisirait la première occasion de reconnaître ce bienfait en lui apprenant l'anglais.
« Vous n'êtes pas seul, je crois, à penser que vous voyez une ressemblance frappante entre le règne de Sa Majesté actuelle et celui de Charles Ier. L'extension illégitime de l'influence de la Couronne, la défaveur témoignée, la disgrâce infligée aux gens que la cour ne voit pas d'un bon œil, quoique d'ailleurs irréprochables dans leur conduite et leur caractère, la dilapidation des deniers publics, et surtout le soupçon qui gagne créance, d'un dessein arrêté de favoriser la cause du Papisme, sont des traits qu'on retrouve de l'un comme de l'autre côté. Ces causes aussi ont commencé à produire les mêmes effets qu'au temps de l'infortuné monarque. 11 y a longtemps que j'ai lu le récit qu'en fait Clarendon ; mais si la mémoire ne me fait grandement défaut, je crois que vous y verrez (et au fait, il ne saurait guère en être autrement; que les chefs du parti mécontent, et les différents comtés qui les soutenaient, s'entendaient fort bien, et cherchaient des moyens de communiquer ensemble qui approchent fort de nos modernes comités de correspondance. Vous me demandez ce que je pense sur la tendance de telles associations. Non, je me trompe, vous ne me demandez pas mon opinion, vons me
------------------------------------------------------------------------
donnez la vôtre, qui est exactement d'accord avec mes propres sentiments. Elles s'expliquent, en effet, ces associations, et si l'on était tenté de leur supposer des intentions pacifiques, elles ont pris soin d'ôter tout fondement à cette hypothèse. Il y a un an elles exprimaient leur désir que le peuple se soulevât et leur étonnement qu'il n'en fît rien. Maintenant, elles disent en termes fort clairs au gouvernement que l'esprit de résistance est déchaîné, que la nation enfin a l'éveil, qu'on aura recours aux armes à la première provocation, et que le pouvoir saura que c'est à ses risques et périls qu'il fait bon marché de la pétition de l'Yorkshire. Le discours de sir Georges Saville m'a remis en mémoire ces vers où est décrite l'ouverture du Temple de Janus, cérémonie qui était le prélude obligé de la cmerre :
Discord iп tetra
Belli ferralos postes, portasque refregit.
« Il semble donc clair que dans la pensée de tous les hostilités sont regardées comme la dernière ressource. Quant au temps que l'on choisit pour l'exécution, il était, selon moi, le pire que l'on pût prendre, Tant de personnes placées au premier rang dans le pays, même pour la richesse territoriale, se portant résolument à ce qu'elles ont décidé, quand leurs desseins sont si méritoires en euxmêmes et leurs moyens de les mettre en oeuvre si formidables, forceraient le pouvoir à compter avec elles quand elles le voudraient. Une querelle de ce genre, même poussée à la dernière extrémité, pourrait se vider sans que la ruine du pays en fût la conséquence, si l'on était en paix
------------------------------------------------------------------------
avec les peuples voisins, mais quand on a la guerre au dehors, la guerre sur une grande échelle, comme à présent, on ne peut pas compter, je le crains, sur cette issue favorable. ■>>
Cowper prenait pour une crise mortelle ce qui n'est chez les peuples libres que l'exercice des forces vitales. Le bruit, à la distance où étai[ le correspondant de M.Unwin, est facilement pris pour le signe des combats à mort : des gens mieux placés que lui pour apprécier les événements s'y sont trompés corr.me lui, et n'ont pas vu la liberté anglaise près de sortir plus assurée et plus forte de ces débats violents qui ne sont au fond que des débats de frères. Un homme très isolé est excusable de n'avoir pas vu d'avance venir ce grand résultat, en germe dans les corruptions et les querelles nationales.
L'ami de M. Newton avait toujours des mélancolies profondes, des contemplations attristées de lui-même jusqu'au milieu des gaietés accidentelles qui le prenaient par surprise.
« Je m'étonne, dit il à M. Newton (i), qu'une pensée qui se joue, se hasarde à frapper à la porte de mon intelligence, et plus encore qu'elle se fasse ouvrir. C'est comme si Arlequin s'avisait de pénétrer dans le sombre appartement où est exposé un cadavre. Ses gestes bizarres conviendraient fort mal à propos en tout état de cause, mais surtout s'ils mettaient la grimace du rire sur les traits des assistants en deuil. Mais l'esprit longtemps fatigué par la
( ) IJ juillet i 780.
------------------------------------------------------------------------
monotonie d'une perspective lourde et lugubre, fixera joyeusement son œil sur tout ce qui peut mettre un peu de variété dans les objets qu'il lui est permis de contempler, ne fût-ce qu'un petit chat jouant avec sa queue. »
Il dit dans la même lettre :
« Des nuits telles que souvent sont les miennes préparent misérablement le jour suivant, et sur toutes choses me disposent mal à écrire. Cependant, quand j'ai une plume à la main, pour peu que je sois en veine d'écrire.
je me sens soulagé par degrés ; et comme je saisis avec joie toute occupation qui peut mettre mon attention en jeu, je me réjouis surtout d'une occasion qui m'est offerte de converser avec vous,ne fût-ce que sur le papier. Cet emploi de mon temps m'aide par dessus tous les autres à me tromper moi-même, illusion à laquelle je dois le peu de bien-être dont je jouis : les choses me semblent être encore une fois ce qu'elles étaient, et j'oublie qu'elles ne peuvent plus jamais le redevenir.
« Nous vous remercions l'un et l'autre de nous avoir permis de lire la lettre de M***. Le tour amical et obligeant qu'il lui a donné rendait la réponse encore plus difficile. Je crois apercevoir clairement que s'il ne compte pas sur vos applaudissements, il se tiendrait fort heureux cependant d'échapper à votre censure. On dirait qu'il s'approche de vous d'un pas mesuré, qu'il vous prend doucement par la main, comme s'il implorait votre clémence,
et qu'il vous demandât au moins de l'épargner. Vous savez ? gouverner votre plume avec une si parfaite adresse, que je ; ne doute pas que vous ne soyez en mesure de lui envoyer i
------------------------------------------------------------------------
une réprimande toute parfumée de baume qui ne lui permettra pas de se plaindre d'une tête rompue. — Quel pouvoir d'illusion renferme l'idée la plus étrange quand on la poursuit avec ardeur, qu'on la nourrit d'arguments tels qu'un esprit aussi ingénieusement perverti que le sien peut aisément produire (i). Le Jugement tombe endormi sur son banc (bench, le siège du juge), pendant que l'Imagination, comme un élégant et vif avocat, se tient à la barre, toute pleine de babil, et avec l'enchantement de son sophisme savamment ourdi, emporte tout devant elle.
« Eusse-je la force d'esprit, celle du corps me manque pour la tâche que vous voulez mettre sur moi. Je ne puis supporter la pensée trop intense. Les mailles de ce réseau merveilleux, le cerveau, sont composées chez moi de fils si délicats — tels ceux d'un tisserand — qu'avant qu'une lougue pensée trouve son chemin dans ce dédale, elle s'y enchevêtre en bourdonnant et sifflant, de telle façon qu'elle semble mettre en danger tout le fragile tissu, »
Et pourtant c'était un esprit fait pour le bonheur facile, celui de Cowper ! Il avait une de ces heureuses constitutions qui, laissées si peu que ce soit à elles-mêmes, prennent plaisir à tout, s'amusent de tout ! Le voilà qui se prend de passion pour le dessin de paysage ; voyez comme il s'y met de tout cœur.
« C'est, dit-il à -M. Unwin (8 mai 1780), un art fort amusant, et comme tous les autres arts, celui-là aussi veut
(1) Il s'agit probablement du premier projet de Thelyphthora, dont M. Madan avait entretenu M. Newton. (Thehphttiora, or a treatise on fcmale ruin. London, 1780). Madan soutient la polygamie,
------------------------------------------------------------------------
être pratiqué longtemps et avec beaucoup d'attention. « La vie n'a rien donné aux mortels sans un long travail. »
La Providence a voulu que le don d'exceller n'appartienne point à l'indolence ; il faut que le succès soit la récompense du travail appliqué ; la paresse doit avoir pour punition l'obscurité accompagnée de la défaveur. Tout le temps qu'une occupation me plaît, je suis capable de m'y appliquer sans fatigue, parce que mes sentiments sont tous de nature intense. Rien dans ma vie ne m'a donné un petit plaisir. Si je jouis, c'est à l'extrême. La fâcheuse conséquence de ce tempérament, c'est que mon attachement à n'importe quelle occupation ne survit guère à sa nouveauté. Cette fibre de mon imagination qui s'ébranle, touchée par un amusement quel qu'il soit, résonne avec tant de véhémence sous la touche énergique, que bientôt elle se sent de fatigue et de lassitude. De là, je tire un fàcheux pronostic et m'attends à être forcé bientôt de chercher quelque amusement nouveau. Alors peut-être jc pourrai de nouveau accorder ma lyre, et je serai en mesure de répondre à votre demande.
« Venons à la visite que vous vous proposez — que vous. ne vous proposez pas — de nous faire : l'espérance que vous nous en faites concevoir joue sur votre papier comme le reflet (jack o lanlern) d'un vase sur un plafond. Cette comparaison n'est point du genre bas. car Virgile, vous vous en souvenez, l'a employée. L'image est ici, elle est là, elle s'évanouit, elle revient, elle vous éblouit, un nuage s'interpose, et plus rien. Quelque justesse qu'ait la
------------------------------------------------------------------------
comparaison, j'espère que vous saurez la lui ôter, et que votre détermination dernière sera de venir. Quant aux maçons que vous attendez, amenez-les avec vous ; amenez de la brique, amenez du mortier, amenez tout ce qui fait obstacle à votre voyage — tout cela sera le bienvenu. J'ai une serre trop petite ; venez et me l'agrandissez; bâtissez-moi une serre à ananas (pinery); réparez le mur du jardin qui a grand besoin de votre secours ; faites tout ce qu'il vous plaira, vous n'en sauriez trop faire : bien loin de vous regarder comme importuns, vous et votre suite, nous nous réjouirons de vous voir, que vous veniez à ces conditionslà ou à toute autre qu'il vous plaira de proposer. Plaisanterie à part, vous devez considérer qu'un long été est devant vous, que ceux que nous voulons réunir (party) n'auront pas de sitôt une occasion comme celle-ci de se rencontrer, que même en ne commençant pas ce mois-ci, vous pouvez finir encore votre bâtisse long temps avant l'hiver, mais que vous ne trouverez pas toutours à Olney votre frère et votre sœur Powley. Ces conditions-là et d'autres encore, telles que le désir que nous avons de vous posséder tous réunis, doivent, je crois, l'emporter sur toutes vos hésitations ».
Aux diverses occupations que nous avons énumérées, Cowper joignit à l'occasion celle de légiste. Ce mot étonne le lecteur ; cet avocat sans le savoir va pourtant nous donner de sa clientèle une idée si gaie et si parfaite qu'il n'y aura plus rien à ajouter :
« Du droit, dit-il (i), j'en sais un peu moins qu'un
(1) A Joseph Hill, 6 mai B780.
------------------------------------------------------------------------
attorney de village, et pourtant j'ai quelquefois, ce me semble, autant de besogne. Le peu que j'ai eu de commun avec la profession s'en est allé en fumée ; mais quoique je professe ou proteste avec le plus grand sérieux du monde que je ne sais rien de ces sortes de choses, on ne peut pas leur faire croire qu'une tête qui autrefois a porté la perruque de la. jurisprudence, puisse être en défaut sur les dons naturels qu'elle est censée couvrir. J'ai eu la bonne fortune de tomber juste une ou deux fois, ce qui, joint au bon marché d'un avis donné pour rien, a poussé mon crédit à un point où jamais je n'aurais espéré atteindre en qualité de légiste. Au fait, si deux des plus savants dans la science du droit peuvent sur le même point donner des avis opposés, ce qui n'est pas chose trop rare, il semble assez indifférent qu'un homme réponde en se basant sur une régie ou à l'aventure. Celui qui, par hasard, tombe sur h côté vrai de la question est tout juste aussi utile que celui qui arrive à la même fin par des approches régulières, et qui est conduit au but où il vise par les plus grandes autorités. Il
Toutes ces distractions cependant, même celles que les clients de bonne volonté le forçaient de prendre, devenaient désormais insuffisantes. Cowper désirait quelque chose. Il ne lui suffisait même plus de petites fables rimées pour taire plaisir à ses amis, d'énigmes industrieusement rédigées, de petites pièces d'envoi jointes à un turbot ou à des ananas : la Muse commençait à parler haut. Peutêtre aux années où il était penché sur un pupitre d'attorney, où il ne travaillait pas, en ces jours de jeunesse où il
------------------------------------------------------------------------
voyait familièrement ces hommes d'esprit et ces poètes, Colman, Lloyd, Churchill, avait-il rêvé pour lui aussi les honneurs de la poésie : les petits vers adressés à Théodora et jusqu'à ces ballades à deux sous qu'il jetait dans Londres peuvent appuyer jusqu'à un-certain point eette conjecture. Si elle est fondée, Cowper aurait vérifié une observation de Goethe, que le grand poète a formulée ainsi dans Poésie et Vérité : « Ce qu'on désire jeune, on l'obtient dans sa vieillesse (i) ».
Le poète commençait à se lancer un peu plus qu'il n'avait fait jusqu'alors et à donner un objet plus élevé à ses spéculations poétiques. Un jour (lettre à M. Unwin du 27 février lÍ80), il a fait des vers intitulés The Modern Patrioi « Le Patriote moderne ». Un discours de Burke qu'il lut le soir même du jour où il avait voulu les envoyer à Unwin, le décida à brûler sa pièce. Voilà déjà le scrupule de l'honnête homme. Nous avons aussi le scrupule du poète : un ou deux vers qui ne le satisfaisaient pas et qu'il avait trouvé difficile de corriger, l'avaient tout d'abord empêché d'envoyer à son ami le Modem Patriot. Il sentait parfaitement au fond que ces sujets politiques, d'où la pente au libelle est facile, sont tout à fait indignes de la la poésie.
« Hélas ! disait-il dans la même lettre, que puis-je faire de mon esprit ? Je n'en ai point assez pour faire de grandes choses, et quant aux petites, elles sont si fugitives, que
(t) U'as man iii der lugetid mlJlsrhf. hui man im Altérait Fiille C'est l'épigraphe du livre VI. On peut voir au livre X des mêmes Mémoires de Gœthe un commentaire éloquent sur cette observation ainsi formulée (Œuvres, t. 3, p. 430).
------------------------------------------------------------------------
quand on veut arrêter le sujet au vol, on remplit seulement sa main de fumée. Mon esprit, il faut que je le traite comme ma linotte : je la garde dans sa cage la plupart du temps ; de temps en temps seulement je lui ouvre la porte pour qu'elle puisse"trotter un peu par la chambre, et puis de nouveau, je la renferme. »
Cette fois encore Cowper se bornait à entr'ouvrir la porte à ce pauvre esprit captif qui prenait à la picorée la fable du Rossignol et du Ver-luisant (elle était jointe à la lettre). Une autre fois (1), il s'amusait à raconter à Mme Newton l'aventure malheureuse de Tom Freeman. Racontons-la avec lui ; mais reprenons cette jolie lettre dès le commencement :
A Mme Newton, 2 juin 1780.
« Chère Madame, quand j'écris à M. Newton, il me répond par une lettre ; quand je vous écris, vous me répondez par du poisson. Je vous rends mille grâces du maquereau et du homard. Ils m'ont assuré, en termes aussi intelligibles que ceux par lesquels auraient pu s'exprimer la plume et l'encre, que vous vous souveniez d'Orcbard-Side (2) ; et quoiqu'ils n'aient parlé de leur vie, et qu'on pût encore moins s'attendre à les voir parler morts, ils m'ont donné de votre amitié une assurance qui répond exactement à celles que M. Newton met dans toutes ses lettres. Pour moi, je n'ai jamais commencé une lettre plus à l'aventure que celle-ci. Il se peut que je la
(1) 2 juin 1780.
(2) « Le Côté du Verger »; apparemment le quartier d'Olney habité par Cowper,
------------------------------------------------------------------------
finisse, mais il est plus probable que je n'en viendrai pas à bout. J'ai eu plusieurs mauvaises nuits, et le vent est à l'est ; deux circonstauces qui me sont si contraires, à quelque occupation que je veuille me livrer, mais surtout quand je prétends écrire, que j'ai eu la plus grande difficulté à me résoudre même à l'essayer.
« Vous n'avez peut-être jamais su la mésaventure de l'infortuné Tom Freeman. Lui et sa femme, revenant de la foire de Hamlip, descendaient l'avenue de Weston. Il y avait eux d'abord, leur cheval ensuite, et leurs grands paniers de bois ; il était dix heures du soir. Le cheval ayant une imagination vive et des nerfs faibles, s'imagina qu'il voyait ou entendait quelque chose, mais il n'a jamais pu dire quoi. Un effroi soudain mettra de l'activité et une vigueur passagère jusque dans des jambes boiteuses. En conséquence, il s'élança du milieu vers le côté de la route, avec une si étonnante rapidité, qu'il démonta le faiseur de pain d'épices et sa femme, habile dans la même industrie. Non content de cet effort et ne se croyant pas encore hors de danger, il prit aussi vite qu'il put un plein galop, se précipita contre la porte qui est au fond de l'avenue, et la força de s'ouvrir, sans apercevoir qu'il y eût là une porte quelconque. Il continua de galoper, et avec une vélocité et une force toujours croissantes, tant qu'enfin il arriva à Olney. J'étais au lit depuis environ dix minutes quand j'entendis le bruit le plus étrange et le plus inexplicable qui se puisse imaginer. Il provenait du choc des poëles d'étain et d'un four de Hollande donnant contre les flancs des parois de bois. On ramassa dans la rue beaucoup de
------------------------------------------------------------------------
pain d'épices et les fenêtres de M. Lucy ont été mises en pièces. Pure comédie si tout se fût borné là ; mais nous apprenions le lendemain que la pauvre femme avait la clavicule rompue et depuis elle n'a guère pu reprendre ses occupations. »
Dans cette même lettre, le poète envoyait encore une petite fable à Mme Newton ; elle avait pour titre Les Colombes (i).
L'heure de la grande poésie était venue cependant pour le poète, et seule elle pouvait le sauver de tui-même et de ses désastreuses mélancolies. C'est une femme (il y a presque toujours une femme au milieu des grandes choses et des grandes audaces), c'est Mme Unwin qui l'excita à entreprendre quelque chose de plus important pour le sujet et pour la matière que tout ce qu'il avait essayé jusqu'alors. Elle lui conseilla d'écrire un poème de longue haleine et suggéra la Marche de l'Erreur (Progress of Enor). Du reste, M. Newton fut au dehors la seule personne à qui il fit part de son entreprise, et il ne lui en communiqua le dessein qu'avec une certaine frayeur de la désapprobation du rigide ami.
« Ne vous alarmez pas, lui dit-il (21 décembre 1780); je monte Pégase, mais il a un mors. Il ne me jouera plus le tour de m'emporter avec lui. J'ai convaincu Mme Unwin elle-même que je puis le diriger et l'arrêter quand il me plaît. »
(1) Au t. V, p. 239-40 « De ces « colombes », dit Cowper annonçant la fable à Mm. Newton, le mâle fumait la pipe, la femelle cousait. Cette petite circonstance vous aidera peut-être à deviner quel est le couple que j'avais sous les yeux. »
------------------------------------------------------------------------
Cowper, dans la même lettre, laisse parfaitement voir l'usage dont la poésie peut être pour lui et les abîmes dont elle peut le retirer.
« Si la nature humaine, dit-il, peut être comparée à une pièce de tapisserie, et pourquoi non ? cette nature humaine, telle qu'elle subsiste en moi, quoique fanée d'un côté, à l'endroit, garde à l'envers de vives couleurs. La louange me fait plaisir, et quoique je n'aie pas un désir passionné de l'éloge à tout prix ou de ce qu'on appelle communément la popularité, cependant, quand un ami judicieux me frappe sur l'épaule, j'avoue que cela m'est un encouragement. Dans cette saison de l'année, dans ce climat sombre et qui n'a rien que d'attristant, il n'est pas aisé à celui qui a un esprit comme le mien de le détourner des sujets tristes et de le ramener pour l'y fixer à des objets qui puissent contribuer à un amusement. La poésie, par dessus toutes choses m'est utile à cet égard. Tant que je suis retenu à la poursuite des belles images ou d'une belle expression à lenr donner, j'oublie tout ce qui porte l'ennui avec soi, et comme un enfant qui fait l'école buissonnière, je suis décidé à profiter de toute occasion qui s'offre à moi de m'amuser et de mettre de côté la désagréable pensée que je dois après tout retourner au logis et être fouetté de plus belle. u
Voilà bien le meilleur Cowper, celui que sir Egerton Bridge a caractérisé en lui reconnaissant, hors les heures de mélancolie sombre, « une bonne humeur pleine de sourire et inclinée à la conversation ».
------------------------------------------------------------------------
M. Newton donna son approbation au poème médité par son ami et telle était l'ardeur du poète entré dans sa voie et qui en avait conscience qu'en trois ou quatre mois (de décembre 1780 à mars ou avril 1781) il avait composé dans le genre satiriquement moral qui était décidément le sien, quatre poèmes importants: lhe Progress of Error ; Truth ( Vérilé) ; Table-Talk (Propos de Tablé) ; et Expostulalio1l (Sortie morale).
Cowper, à ses heures, avait la verve, le diable au corps, si nécessaire au poète qui a médité et qui est dès longtemps plein de son sujet ; mais il avait aussi, ce qui n'est pas moins essentiel à la perfection des ouvrages poétiques, le mécontentement de lui-même ou plutôt la satisfaction difficile, ce sentiment qui fait non plus qu'on rature perpétuellement et qu'on remplace un mot par un mot, une phrase par une phrase, mais qu'on se dit : Je n'ai pas atteint jusqu'au point où je pouvais m'élever, et qu'on aspire toujours plus haut. Lui-même a très bien exprimé ce sentiment dans ce passage d'une lettre que nous avons déjà traduite en partie, celle où il parlait au révérend Unwin de son Modem Patriot (27 février 1780) :
« Vous voulez bien désirer recevoir de mes lettres, j'en ai plus de plaisir à les écrire. Je dois en même temps cependant témoigner ma surprise que vous ayez contentement à les recevoir, quand moi-même j'en fais rarement partir une dont je pense favorablement. Il ne faut point prendre ceci comme une accusation dirigée contre votre goût ou votre jugement, mais comme un éloge adressé à
------------------------------------------------------------------------
ma modestie et à mon humilité, que je vous prie de ne pas perdre de vue. C'est une juste observation de sir Joshua Reynolds, que si les hommes d'un talent ordinaire sont à un haut degré satisfaits de leurs productions, les hommes d'un vrai génie ne le sont jamais. Quelque sujet qu'ils aient choisi, toujours ils se figurent qu'ils sont restés au-dessous, lors même que les autres jugent qu'ils l'ont traité excellemment. Et la raison en est qu'ils ont un certain sens élevé de la perfection auxquel restent étrangers les autres hommes, dont eux-mêmes sentent ne pouvoir reproduire l'exemplaire en leurs ceuvrt s. Votre serviteur, sir Joshua ! Je pensais peu en commençant avoir votre visite ; mais puisque vous avez fait une entrée sans prévenir, vous êtes le bienvenu. »
Il y a tout lieu de croire que pendant le coup de feu qui détermina l'éclosion des poèmes sur lesquels avant la lâche s'est fondée la renommée de Cowper, le poète se débarrassa des visites importunes, comme celle dont il rend compte à M. Newton dans une lettre datée d'Olney:
« Depuis que je vous ai écrit ma dernière, nous avons eu la visite de ""*'. Je ne sentais en moi qu'une médiocre disposition à le recevoir avec cette complaisance qui fait généralement supposer à un étranger qu'il est le bienvenu. De sa manière d'être, plutôt hardie qu'aisée, je conclus que ce n'était pas le cas de lui faire cet accueil bienveillant, bagatelle dont au reste. il ne sentirait guère la privation s'il ne lui était pas donné de la rencontrer. Il a l'air d'un homme qui a voyagé, mais non pas l'air d'un
------------------------------------------------------------------------
homme comme il faut revenu de voyage (a traveller gentleman)-, il s'est absolument débarrassé de cette réserve qui entre si ordinairement dans la composition du caractère anglais. Vous ne le voyez pas cependant s'ouvrir doucement et par degrés comme le font les hommes polis; mais il se lâche sur vous tout d'un coup (burst upon xou). Il parle très haut, et quand nos pauvres petits rougesgorges entendent un grand bruit, ils ambitionnent à l'instant de le surpasser. Le diapason de leur voix en s'élevant donna lieu à la sienne de monter de ton; sa voix à leur tour excita la leur ; ni de l'un ni de l'autre côté on ne songea à abandonner la partie qui d'instant en instant, devint plus intéressante pour nos oreilles pendant tout le cours de la visite. Les oiseaux cependant ont eu le bonheur d'v résister, et nous aussi. Ils se flattent peut-être d'avoir remporté une victoire complète ; mais M. *** les aurait tués tous les deux si cela s'était prolongé encore une heure ».
Cowper cherchait les délassements plutôt qu'il ne les fuyait, et cette lettre, si gaiement écrite en est la preuve. Mais au fond ses pensées avaient pris un tour sérieusement moral, qui conduisait directement à la composition des poèmes dont le caractère est une austérité ingénieusement diversifiée. Lisons une lettre à M. Newton où nous trouverons dés à présent ce même caractère bien marqué. Ce n'est plus comme à une autre époque la pure pensée religieuse ; la réflexion morale plus ferme et en même temps plus humaine s'y marque en traits arrêtés.
------------------------------------------------------------------------
Cette lettre est un symptôme et un précurseur ; à ce titre je la saisis :
A M. Newton, 23 juin 1780.
« Mon cher ami, vos réflexions sur l'état de Londres, sur les péchés et les énormités qui se commettent en cette grande ville pendant que vous l'aperceviez à distance de Greenwich semble avoir annoncé prophétiquement le coup pesant qui est tombé sur elle immédiatement après. L'homme prophétise souvent sans en avoir conscience. Un esprit qui n'est pas un esprit parle par sa bouche, quoiqu'il ne soupçonne pas à ce moment qu'il est sous une influence extérieure. S'il prévoyait ce qui est toujours prévu par Celui qui dicte la parole qu'il suppose être sa propre parole, il souffrirait d'avance comme il souffre après ; il désirerait peut-être aussi ardemment l'heureuse ignorance à laquelle dans l'état présent il est si redevable, que quelques-uns, entraînés par une folie inconsidérée, ont désiré une science lui ne serait que le malheur.
cc Et pourquoi tout ceci, à vous surtout qui me l'avez dit précédemment? Ce n'est pas que je veuille en aucune façon instruire plus sage que moi ; mais la remarque m'a été naturellement suggérée par le souvenir de votre lettre ; et cette lettre, qui n'est pas la dernière, s'est trouvée avoir pris mieux possession de mon esprit. Je ne puis mieux comparer cet esprit — le mien — qu'à une planche sur laquelle passe le rabot du charpentier (je parle du temps pendant lequel je vous écris) : ce qu'enlève l'instrument représente celles de mes pensées qui sont à la surface ;
------------------------------------------------------------------------
après que le rabot a passé plusieurs fois, une nouvelle surface a remplacé la première ; celle-ci, le travail continuant, est à son tour emportée, et une nouvelle surface succède à l'autre. Si les copeaux d'aujourd'hui vaudront que vous les acceptiez, je n'en sais rien ; je ne suis fait malheureusement ni de cèdre, ni d'acajou ; je suis truncus fieulnus, inutile lignum ; aussi, quand le rabot me ferait aussi mince qu'une feuille d'oublié, ce ne serait toujours jusqu'à la fin que bois sans valeur.
« Il n'est pas étrange que la calomnie se prenne à vous : car l'épée de la calomnie, comme l'épée de la guerre, perce celui-ci comme celui-là, et tel qui n'a rien à se reprocher attire de préférence la pointe qui n'épargne rien. Mais qu'on ait élevé une imputation de ce genre contre vous qui vous mêlez des projets du gouvernement je dirais presque moins que n'importe lequel parmi ses sujets, voilà qui est étrange en effet. Tout est pour le mieux cependant quand ceux qui se font un jeu de tacher la réputation d'autrui inventent telle histoire qui se réfute d'elle-même. Je m'étonne qu'ils ne fassent pas toujours effort pour accommoder leur fiction au vrai caractère de leur victime ; leur conte aurait du moins un air vraisemblable, et il en pourrait coûter bien du trouble et de la peine à cet homme de paix et sans reproche pour écarter la calomnie. Mais peut-être il ne serait pas aisé de distinguer par quel côté votre conduite prêterait plntôt à une tentative de ce genre, ou ce que vous pouvez dire ou faire en n'importe quel temps, qui pourrait fournir au plus ingénieux calomniateur un bon prétexte pour glisser entre
------------------------------------------------------------------------
7 vos paroles et vos actions un mensonge qui semblât faire D corps avec les unes et avec les autres. Vous n'aimez pas es compliments, je le sais, mais avec votre permission, 3 eeci n en est pas un, ce n'est que l'expression de la vérité. uâl en pis, c'est pour le coup que je vous ai loué.' Eh bien! vous ne devez vous en prendre qu'à vousri même, il n'y a pas eu préméditation de ma part, ces ri mots sont tombés d'une plume qui, d'aussi loin que je q puisse me souvenir, ne s'est jamais rendue coupable aucune flatterie depuis que je sais la tenir. Celui qui me ^calomnie, me peint plus noir que je ne suis, celui qui me plus blanc ; c'est de l'une comme de l'autre part une couche de peinture ajoutée ; et quand je me regarde ns le miroir de la conscience, je vois que tous deux, le calomniateur comme le flatteur, m'ont dégujsé. J'aimerais fautant voir mon tailleur coudre à mon habit des rondelles Ue pain d épiées en guise de boutons, que d'entendre fluelqu un appeler diamant ma pierre de Bristol. La super îene du tailleur n'embellirait pas plus mon habit que le mensonge du flatteur ne me ferait plus riche. je ne fais namais a mon ami un présent de ce qui me déplait à moimême Ergo (nous voilà enfin à la conclusion), je n'ai pas entendu vous flatter. p
« Nous avons envoyé à lord Dartmouth par ce courrier uine pétition en faveur des pauvres gens qui font la den^ n°n5 parce que je l'ai signée ' c'est M. G. qui , rédigée; ;¡Ou elle n'a pas paru conforme à la grammaire à M- qui en conséquence a refusé de la signer. Je crois
------------------------------------------------------------------------
pourtant que Priscien lui-même aurait pardonné à la forme en faveur du sujet. J'ose dire que si sa Seigneurie ne fait pas droit à notre demande, ce ne sera pas parce qu'il croit une rédaction grammaticale de plus grande importance que le pain des pauvres, mais pour quelque raison meilleure. »
J'aime à voir Cowper, le poète, l'homme qui a à lutter contre des difficultés morales d'autant plus pénibles qu'elles sont inhérentes à lui-même, à son âme, à sa vie intérieure de tout temps, prendre à coeur la cause et la misère de ces ouvriers en dentelle d'Olney, pauvres gens qui gagnaient leur vie avec des prodiges de travail et en supportant d'infinies privations, et qu'un bill menaçait de la faim.
Cowper qui rédigeait ou recommandait des pétitions, menait sur la même ligne les conseils littéraires donnés à ses amis, conseils du plus pur goût et du style le plus charmant. Il traduit avec le plus vif plaisir une lettre adressée à W. Unwin qui lui avait communiqué une épitaphe latine de sa composition, avec prière de la corri ger. Cowper obéit à son ami, et lui répond en ces termes ;
A M. Unwin, 2 juillet 1780 :
« Très cher, je suis charmé de votre confidence, et je a crois pouvoir espérer que je n'en abuserai jamais. Si vous me confiez un secret, je pose dessus un sceau impénétrable ; ;si vous faites appel à mon jugement, tel qu'il est, je ne me livre jamais en l'exerçant au caprice ou à l'étourderie, ,'-.1
------------------------------------------------------------------------
bien moins encore à la malice qui cherche à nuire. Les critiques, je crois, ne peuvent pas en général se vanter d'être aussi purs que moi de ces vices. J'aime votre épitaphe, sauf le mot immaturus, sur la propriété duquel j'ai des doutes ; je le crois en effet applicable aux fruits plutôt qu'aux fleurs. J'ai aussi quelque objection à faire au dernier pentamètre, la proposition qu'il contient étant une pensée par elle-même un peu trop évidente pour qu'on puisse finir par là. Non que je croie qu'une épitaphe doive être aiguisée en pointe comme une épigramme. Mais il faut qu'on trouve dans toutes ces petites choses, au point où elles se terminent, la pensée et l'expression serrée, afin qu'elles puissent laisser au palais une agréable saveur. Tout ce qui est court doit être nerveux, mâle et serré. Tels sont les petits hommes, et les petits poèmes devraient être ainsi faits. La cause en est que là où l'œuvre est brève, l'auteur n'a pas le droit de plaider l'excuse de la fatigue ; et le laisser-aller n'est jamais admis en rien comme une excuse valable. Maintenant que vous connaissez mon opinion, vous corrigerez sans doute ma correction, vous changerez pour le mieux mes changements. Toucher et retoucher, en dépit des écrivains qui se vantent de leur négligence, en dépit de quelques autres qui auraient honte de laisser voir leurs brouillons, voilà le secret de presque tout écrit excellent, surtout en vers. Quant à moi, je ne m'en fatigue jamais, et si vous vouliez bien prendre autant de peine que j'en prends, vous n'auriez pas besoin de me demander de vous corriger. »
On ne saurait faire mieux, et en termes plus élégants, la
------------------------------------------------------------------------
poétique d'une anthologie. Il est aisé de le voir, Méléagre et Léonidas de Tar-ente n'avaient pas de secrets pour le grave auteur de l'Espérance et du Proçress of Error.
Dans l'été de Ij80, Cowper, qui sans doute pressentait instinctivement qu'il fallait préparer les voies à une apparition publique à titre d'auteur, fit un voyage à Londres. Ce lui fut une occasion de renouveler quelque commerce avec Mme Cowper, sa cousine. Il lui fit trois visites et lui écrivit une lettre :
A Mme Cowper, Park-Street, Grosvenor square, 20 juillet 1780 :
« M. Newton a voulu que je fusse des siens, et je suis venu pour me trouver avec lui. Me voici plus vieux de seize ans pour le moins que la dernière fois que vous m'avez vu ; mais les effets du temps se sont manifestés plutôt sur le dehors de ma tête que sur l'intérieur. Ce qui était brun est devenu gris, mais ce qui y était faible, demeure faible (foolish). Le fruit vert passe à l'état de pourriture avant d'atteindre sa maturité, si la saison n'a à lui envoyer que vents froids et nuages sombres, qui interceptent tout rayon de soleil. Mes jours s'en vont en silence, ils marchent (telle en sa folie le pauvre vieux roi Lear aurait voulu que fût la marche de ses soldats) comme s'ils avaient aux pieds du feutre, pas assez en silence pourtant pour que je ne les entende pas. N'était que toujours je prête l'oreille à leur fuite, comme je n'ai aucune infirmité de plus que. quand j'étais plus jeune, j'irais volontiers m'abuser par une imagination que je suis encore jeune.
------------------------------------------------------------------------
cc J'aime écrire parce que ce m'est un amusement ; mais cet amusement que j'y cherche, je ne l'y trouve pas toujours. N'ayant que de rares sujets qui soient bons à quelque chose, et n'ayant pour correspondants que des personnes n'ayant nul goût pour ce qui ne mène à rien, je me trouve souvent réduit à la nécessité, désagréable néce sité, de me prendre moi-même pour sujet. Cela ne conduit pas à grand'chose de bon ; car, quoique en décrivant ma propre condition, je trouve des matériaux abondants sur lesquels je puis exercer ma plume, cependant, comme cette occupation n'est pas très agréable pour moi, je comprends du reste qu'elle ne peut qu'ennuyer les autres. Un peintre qui bornerait l'exercice de son art à la reproduction de sa figure aurait une merveilleuse dose de fatuité, s'il ne prenait pas bientôt la nausée de son travail; son bonheur serait singulier s'il ne donnait pas la nausée aux autres comme à lui-même.
« Votre demeure est fort éloignée de la scène des récentes émeutes et de la confusion qui s'en est suivie ; j'espère que bien que n'ayant pas manqué d'ouïr le récit de tout cela, vous n'en avez pas entendu davantage, et que les clameurs rugissantes de cette multitude n'ont pas été jusqu'à vous. Ce fut un jour de terreur pour l'innocent, mais un jour de plus grande terreur encore est venu pour le coupable. La loi a été pendant quelque temps comme une flèche posée sur l'arc ; elle semblait sans torce et ne produisait point d'effet ; maintenant elle est la flèche qu'on décoche, et bien des gens qui naguère la méprisaient tremblent maintenant en en voyant la pointe dirigée contre eux.
------------------------------------------------------------------------
« J'ai parlé plus à ce coup que ces temps passés je ne parlai en trois visites ; vous vous souvenez de ma disposition taciture ; jamais ne l'oublieront ceux qui m'ont connu. Ne voulant pas me départir de ce qui à ma connaissance pourrait bien être la partie la plus brillante de ma personne morale, je ferme ici la bouche, je fais ma révérence, et je retourne à Olney. »
La vanité qui met la plume à la main de l'auteur était très antipathique à Cowper ; aussi ne professait-il pas une grande admiration pour les lettres de Pope, et je n'ai vraiment pas le courage de l'en blâmer. Il jugeait très sévèrement ce devancier que les belles dames et les beaux esprits avaient tant loué, tant choyé, et il avait une peur extrême de lui ressembler. C'est ce que nous voyons par une lettre du 8 juin 1780 à M. Unwin, où il nous apparaît se surveillant lui-même avec soin sur l'emploi de la plaisanterie et des choses qu'on veut bien nommer spirituelles :
« Il n'est pas impossible que je me fusse accordé le plaisir de vous écrire sans attendre une lettre de vous, si je n'en avais été empêché par une raison que vous devinerez malaisément. Votre mère m'a dit le contentement que vous exprimiez à propos de mes lettres, selon vous amusantes, spirituelles, et ainsi de suite. Or, il faut que vous le sachiez, j'aime chèrement la louange, surtout de la part de ceux qui ont le jugement et de ceux qui ont assez de délicatesse eux-mêmes pour ne pas offenser la mienne en me louant. Mais voilà que j'ai trouvé que cette
------------------------------------------------------------------------
conséquence se produisait ou allait se produire comme suite de l'éloge que vous me prodiguiez. Si mon ami m'a cru spirituel précédemment, il faudra qu'il me trouve dix fois plus spirituel encore ; là où j'ai plaisanté une fois, je mettrai cinq plaisanteries ; pour une remarque de bon sens je lui en enverrai une douzaine. Dès lors cette vanité puérile m'aurait tout à fait égaré et aurait fait de moi un écrivain de lettres aussi désagréable (disgesting) que Pope, lequel semble s'être figuré qu'une phrase, à moins d'être bien tournée, une période, à moins de s'effiler en pointe, ne valaient pas le port. Aussi est-il pour moi, hors en un petit nombre de lettres, l'épistolaire le plus antipathique que jamais j'aie rencontré. Voilà pourquoi je voulais attendre que l'impression que vos louanges avaient faite sur quelque imbécile (foolish) partie de moi-même fût effacée, afin de pouvoir griffonner comme à l'ordinaire, et écrire les pensées qui me viennent à la tète d'elles-mêmes (my uppermost tboughts), et celles-là seulement ».
C'est dans ce même ton de candeur et de sincérité qu'est écrite une lettre un peu postérieure :
' A M. Unwin, 6 août 1780 :
« Vous aimez à avoir nouvelles de moi, raison excellente pour me décider à vous écrire. Mais je n'ai rien à dire; cela semble être une raison non moins bonne pour » que je n'écrive pas. Cependant si vous aviez ce matin à notre porte mis pied à terre de votre cheval, et que vous vinssiez présentement — il est au moment où j'écris cinq
------------------------------------------------------------------------
heures de l'après-midi — me dire : M. Cowper, vous n'avez pas ouvert la bouche depuis mon arrivée ; avezvous résolu de ne pas parler ? ce serait une pauvre erreur si en réponse à l'invitation je me défendais uniquement et sans avoir de meilleure raison à faire valoir, sur ce que je n'aurais rien à dire. Et cela, par parenthèse, me suggère un enseignement qui ne vient pas mal à propos, me remet en pensée une vérité que je suis trop porté à oublier, que j'ai sur les bras quelque besogne épistolaire, à savoir qu'une lettre se peut écrire sur quelque chose ou sur rien, suivant que l'on a en main quelque chose ou rien. Un homme qui a à faire un voyage de vingt milles et qui doit les parcourir à pied n'hésitera pas, en doute s'il doit partir ou non, parce qu'il ne se rend pas compte comment il pourra jamais arriver au terme, car il sait qu'en mettant tout simplement un pied devant l'autre, il ne peut manquer d'arriver. Il en est de même pour ce qui nous occupe actuellement, et pour toute chose semblable. On écrit une lettre comme on suit une conversation, comme on accomplit un voyage : il n'y faut nipréméditation, ni combinaison arrangée d'avance, nul artifice, nulle invention jusque là inconnue : il suffit d'avancer, bien décidé, comme l'est un postillon, une fois qu'on est parti, de ne s'arrêter point avant le terme atteint. Si un homme peut parler sans penser, pourquoi n'écrirait-il pas dans les mêmes conditions ? Un grave personnage du dernier siècle, une perruque à queue, un soulier carré, une figure de Steinkerque dirait ; « Mon bon monsieur, on n'a le droit de faire ni l'un ni l'autre, » Mais il faut espérer que le
------------------------------------------------------------------------
siècle présent n'a rien de commun avec les opinions moisies de l'autre siècle ; ainsi donc, bon sir Lancelot, ou sir Paul, ou sir n'importe comment, rentrez dans le cadre de votre portrait, prenez votre air qui convient aux pensées d'un autre siècle, et laissez-nous cependant, nous autres modernes, penser quand nous pourrons, et écrire bon gré mal gré ; aussi bien nous pourrions sans cela être morts à votre exemple.
« Quand nous reportons un regard en arrière, il semble que nos yeux aillent chercher des individus d'une autre nature et presque des créatures d'une autre espèce. Leurs vastes demeures où les pas s'égarent, leurs salles immenses, les vitraux peints de leurs fenêtres, leurs porches gothiques étouffant sous la profusion des chèvrefeuilles, leurs petits jardins et leurs murs élevés, leurs bordures de buis, leurs touffes de houx, leurs ifs taillés en statues, sont si fort passés de mode aujourd'hui qu'il nous semble impossible que des gens qui nous ressemblaient si peu dans leurs goûts aient eu avec nous une ressemblance > quelconque. Et cependant dans tout le reste, ils étaient, je [ le suppose, exactement la contr'épreuve de nous-mêmes ; 1 le temps, qui a fait des coutures aux manches tailladées du :j pourpoint, qui a réduit le vaste haut de chausses à une 1 mignonne paire de bas de soie, a laissé la nature humaine Il juste au point où il l'a prise. L'intérieur de l'homme du n moins n'a subi aucun changement. Ses passions, ses goûts, ses visées sont justement ce qu'ils étaient autrefois. Seulen.ment ils portaient peut-être, aux jours d'autrefois, un b déguisement moins beau à l'œil, car la philosophie et la
------------------------------------------------------------------------
littérature mettront leur masque sur l'extérieur ; mais, à tous autres égards, un moderne n'est qu'un ancien sous un habillement différent. »
En se dirigeant vers les régions plus troublées où le poète entra le jour où il se livra au public, Cowper sentait le besoin de se retourner vers sa famille, comme s'il eût compris qu'il y a là des affections certaines, moins soumises que les autres à la chance des événements et des succès, lady Hesketh bientôt, Mme Cowper en attendant :
A Madame Cowper, 31 août 1780.
« Je vous suis obligé de votre longue lettre qui m'a semblé courte, et de votre lettre courte qui était encore plus que je n'avais le droit d'espérer. En sa brièveté, elle m'a apporté deux nouvelles intéressantes : votre rétablissement d'une fièvre, et la mort de lady Cowper. Il fallait, je crois, s'attendre à ce dernier événement, car, autant que je puis me rappeler la noble dame, elle était parvenue à ces années qui côtoient de près les limites d'un autre monde. Quant à vous, vous êtes encore jeune comparativement. Vous pouvez penser à la mort tant qu'il vous plaira (vous n'y sauriez trop penser) ; mais j'espère que vous vivrez sans y penser encore un bon nombre d'années.
« Cela ne me coûte pas de grands efforts d'imagination de supposer que mes amis qui étaient déjà vieux quand je les ai quittés continuent d'être vieux ; mais il m'en coûte parfois beaucoup de me représenter ceux qui étaient jeunes
------------------------------------------------------------------------
en ce temps-là, plus vieux qu'ils n'étaient alors. N'ayant point été témoin moi-même du changement que le temps a produit en eux, l'idée qui m'est restée de leur personne n'étant point altérée par le compte-rendu des yeux, demeure la même ; ma mémoire me représente cette image sans altération, et gardant imprimé l'exemplaire de leurs traits tel qu'il était alors, oublie que., depuis, le portrait peut avoir perdu beaucoup de sa ressemblance, par les changements que les années survenantes ont produit dans l'original. Je ne sais pas quels effets le temps peut avoir imprimés sur votre personne ; car si sa griffe (comme disait nos grand'mères) creuse quelques visages de sillons profonds, il semble, en s'approchant de telles autres figures, rentrer ces mêmes griffes avec un soin tendre, comme s'il craignait de blesser. Mais lors même qu'il traite le corps en ennemi, il est un ami pour l'esprit, et tel vous l'avez éprouvé. Sous ce rapport d'ailleurs, le traitement qu'il nous réserve dépend de ce que nous avons été à son égard. Si nous en usons bien avec lui, si nous écoutons les avertissements qu'il nous apporte, il nous est vraiment un ami ; sinon, il nous traite comme le pire des ennemis, il nous retire journellement quelque chose de ce que nous prisions, sans nous rien donner de meilleur à la place. Heureux ceux qui, comme vous, peuvent s'arrêter, posant le bout du pied sur le sommet dernier de la vie humaine ; de là avec plaisir abaisser leur regard sur la vallée qu'ils ont parcourue, et quelquefois étendre leurs ailes, en espérance d'un heureux vol dans l'éternité ! Mais encore un peu de temps et cette espérance sera accomplie,
------------------------------------------------------------------------
« Si votre bienveillance consent à me mettre brièvement au courant de ce qui regarde votre famille, au cas où cela n'aurait rien d'inopportun, je serai heureux de recevoir ce que vous m'enverrez : car bien que cinquante milles à peine me séparent des miens, je suis aussi peu au courant de ce qui les touche que si des continents ou des océans s'étendaient entre nous ».
Il continua, dans ses lettres de ce temps, d'exprimer ses opinions sur tout sujet qui se rencontre sous sa plume. Un jour, c'est la Biographie (i) publiée de son temps qu'il juge â assez sévèrement et avec justesse ; car remarquons comme le bon sens bien employé suffit chez lui à des tâches que " dans nos ambitieuses visées modernes nous le jugeons volontiers incapable de remplir. *
« Je crois, dit-il (2), que j'ai lu tout ce que je lirai du | premier volume de la Biographie. Il me parait fort amusant ; il l'est plus 1 eut-être qu'il ne le paraît si les auteurs avaient passé leurs personnages à un crible plus : serré, n'admettant que ceux-là qui, d'une façon ou ^ d'autre s'étaient créé des titres à l'immortalité en méritant bien du public. Une compilation ainsi conçue aurait été j plus judicieusement faite ; j'avoue cependant qu'elle aurait } eu moins de variété. Les prêtres et les moines d 'auti-clois, j les docteurs des temps plus rapprochés qui ne se sont signalés que par quelques volumes de controverse depuis 1 longtemps mis de côté et que personne ne lira jamais plus, j
(1) BingraPhin. BrilalllzÌca.
(J) A M. Umvin, 3 septembre 1780.
------------------------------------------------------------------------
auraient pu être passés sous silence sans qu'il fût fait d'injure ni de dommage à la réputation nationale en ce qui touche .le génie ou l'érudition. Cette observation m'a suggéré les vers suivants, qui peuvent servir à mettre en lumière ma pensée et en même temps à donner à ma critique un air plus vif :
« Oh ! la folle tentative de vouloir donner l'hospitalité à > des noms obscurs, nés pour l'oubli ! En vain couchés dans 1 la page historique, ils implorent l'attention des âges futurs: j ces petites lumières, qui ont l'éclat fugitif d'une étin) celle (i) tombent une à une de la main rapide de la 1 Renommée ; les gouffres du Léthé les reçoivent à l'heure de la chute et le ténébreux oubli les engloutit toutes à jamais. l" Tel quand un entant (ainsi font les enfants en leurs jeux) f; a brûlé un vieux journal de i'autre année, la flamme éteinte, îï il regarde le feu qui court à la surface de cette cendre / voilà que disparait miladv, et puis le squire, et puis le ri ministre, illustre étincelle ! et puis, étincelle qui n'est pas fi moins illustre, le savant. »
'-< Virgile n'admet que des grands hommes dans ses D Champs-Éiysées : je ne puis me rappeler les vers qu'il leur o consacre à tous ; en voici du moins deux qui me sont q présents :
Quique sui memores nlios fecere merendo Inventas aut qui vitam cxcoluere per- artes (2).
« Un principe de scrupule et de sobriété comme celui-là
(1) Tu.jnkling dit tout cela en tin mot.
(2, Ceux qui par leurs services se sont recommandés au souvenir des hommes, oc ou ceux qui par les arts inventés ont embelli la %-ie.
------------------------------------------------------------------------
conviendrait bien à l'écrivain d'une biographie nationale. Mais assez sur ce sujet ».
La fortune continuait à ne pas traiter Cowper en enfant gâté, car la lettre se termine par ces lignes : « Si vous pouvez rencontrer un Virgile d'occasion, un Homère d'occasion aussi, Iliade et Odyssée, avec une clef, car je n'ai point de dictionnaire, le tout assez bon marché, je vous prierai d'en faire l'achat pour moi. »
Un autre jour, il dit son mot sur l'éducation :
A M. Unwin, 7 septembre 1780.
« Mon cher ami, autant de gens au monde ayant des enfants et une tête capable de réfléchir sur l'importance du sujet de l'éducation, autant d'opinions sur ce sujet, beaucoup justes et sensées, quoique toutes différant les unes des autres. En ce qui concerne l'éducation des garçons, je crois qu'on les empiège généralement trop tôt dans le grec et le latin. Il est agréable sans doute, pour un père de voir son fils paraître déjà assez avancé dans ces langues à un âge où les autres les ignorent entièrement ; mais il résulte de là souvent qu'un enfant, capable à six ou sept ans d'expliquer une fable d'Ésope, ayant épuisé tout son petit trésor d'attention et de soin pour faire cette noble acquisition, se fatigue de la tâche imposée, prend l'étude en dégoût et ne fait plus dès ce temps que de pauvres progrès. L'esprit et le corps ont à cet égard entre eux une re s semblance frappante. Dans l'enfance, l'un et l'autre ont l'agilité, non la force ; ils peuvent surtout frétiller avec
------------------------------------------------------------------------
une merveilleuse facilité ; mais un travail rude les détruit tous deux. Dans les années qui s'approchent de la maturité, ils sont moins actifs, mais plus vigoureux, plus capables d'une application suivie ; ils peuvent faire un jeu de ce qui naguère leur eût causé une intolérable fatigue. Aussi je vous recommanderais (mais après tout vous devez rester juge) de réserver les deux années prochaines de l'éducation du petit John, à l'écriture et à l'arithmétique ; j'y joindrais pour varier et parce que d'ailleurs on lui peut donner la forme d'un amusement, la géographie, science qu'il faut étudier à temps, sous peine de ne plus guère s'en occuper, et sans laquelle l'éducation d'un homme comme il faut est incomplète. — Cette science, cependant, je le sais tristement par expérience, on ne l'apprend que peu ou point dans les écoles. Le fils de lord Spencer, a l'âge de quatre ans, connaissait la situation de chaque Etat, pays, ville, rivière et montagnes remarquables du monde. De cette connaissance que son père n'avait jamais acquise, il était redevable à un objet d'amusement, ayant été accoutumé à jouer avec les cartes qui sont coupées en divers compartiments, disposition qui permet d'en faire à volonté une masse confuse, afin que ces parties puissent être remises ensemble par une main qui fait coïncider exactement tous leurs angles et saillies, de manière à recomposer un tout complet.
« S'il commence le latin et le grec à huit ans ou même à neuf ans, c'est assez tôt certainement. Sept années, période que d'ordinaire on accorde à cette étude, suffisent et au-delà, surtout avec la disposition que cet enfant a
------------------------------------------------------------------------
à s'instruire ; car sans doute vons ne voudriez pas le voir en état d'entrer à l'université avant qu'il ait ses quinze ans, âge prématuré à mon sens, et auquel on ne pourrait le confier à lui-même sans un extrême danger pour les moeurs. En somme, vous comprendrez que la difficulté, suivant moi, consiste plus à brider et à retenir qu'à pousser en avant un entant doué comme lui : la sagesse dit la même chose. Si donc à la fin des deux années qui vont venir, ay lieu de lui mettre en main une grammaire, vous lui per-i mettiez de se récréer à lire pendant une année encore quelques agréables livres sur la philosophie naturelle, je crois que cela serait utile. 11 y a un livre intitulé Cosm01 théorie des Enfants , il y a la Théologie physique et la Théologie astronomique de Duham et quelques autres ouvrage^ dans le même genre, qui sont facilement intelligibles^ même pour un enfant, et qui sont pleins d'un utile ensei-i gnement ».
Il continue, dans la lettre suivante, à exposer ses idées sur ce sujet au même correspondant :
A M. Unwin, 17 septembre 1780,
« Vous désirez connaître la suite de mes idées au suje de l'éducation. Voici mes pensées là-dessus ; la plupar s'étaient présentées à moi quand je vous écrivis la der nière fois, mais n'ont pu entrer dans une seule lettre. Elle se rapportent, il est vrai, à une autre branche de ce suje intéressant, non moins importante que la première.
« C'est selon moi votre bonheur, et je désire que vou
------------------------------------------------------------------------
pensiez de même, d'être à tous égards à la hauteur de la tâche d'instruire votre fils et de le préparer à l'université, sans avoir besoin de le confier aux soins d'un étranger. A mon jugement, une éducation à la maison doit être préférée à une éducation publique pour cent raisons, le temps et l'espace me manquent pour les énumérer. Je me contenterai d'en toucher deux ou trois, que je dois considérer comme ayant droit à votre plus sérieuse attention. Dans une école publique, ou pour mieux dire, dans toute école, la partie morale de l'éducation de l'enfant sera peu soignée, la partie religieuse pas du tout. S'il peut s'élever jusqu'à l'amour de la vertu ayant pour point de départ les belles choses qu'en disent les classiques, si l'amour de la sainteté peut se développer en lui parce qu'il aura assisté à des sermons comme ceux qu'il doit entendre, selon toute apparence, tout est pour le mieux. Mais je suis sûr que vous avez eu trop d'occasions d'observer à quel point ces moyens sont inefficaces, pour en attendre un bien grand avantage. En même temps l'influence plus puissante du mauvais exemple, et peut-être de la mauvaise compagnie, travaillera à tous les instants en sens contraire de ces uniques moyens de salut qui lui peuvent être offerts, et pourrait en définitive, au bout de cinq ou six ans, vous le renvoyer autre que vous ne voudriez le voir. Vous avez, il est vrai, échappé à la contagion pour votre compte, mais un petit nombre d'exemples de gens qui ont heureusement échappé à une maladie générale n'autorisent pas à conclure qu'elle n'est pas contagieuse et qu'on peut la braver sans danger.
------------------------------------------------------------------------
« Vous avez trop vu le monde, vous êtes un homme trop réfléchi pour n'avoir point observé qu'à mesure que les fils de famille approchent des années de la maturité, ils perdent le sens des obligations qu'ils ont envers leurs parents, ou du moins se dégagent de cette tendre affection que le plus proche de tous les liens semble exiger d'eux. J'ai souvent fait cette observation moi-même et j'ai toujours pensé que j'en pouvais trouver une explication suffisante, sans jeter tout le blâme sur les enfants. Tant qu'ils sont dans la maison de leurs parents, le bienfait se renouvelle tous les jours, et chaque jour leur remet en mémoire combien il est de leur intérêt ainsi que de leur devoir de se montrer en retour complaisants et affectueux. Mais à huit ou neuf ans, l'enfant part pour l'école. Dès ce moment, il devient un étranger dans la maison de son père. L'exercice de l'affection paternelle subit une interruption. Les sourires de sa mère, les tendres avis, la sollicitude de l'un et l'autre parents ont cessé d'être devant ses yeux; d'année en année il se sent plus détaché d'eux, jusqu'à ce qu'enfin par le fait, le lien soit si bien détaché, , qu'il se trouve plus heureux partout ailleurs que dans leur i compagnie.
« J'aurais été content d'avoir une signature d'affranchis- sement (i) pour cette lettre, car je n'ai dit que peu de ce 3 que j'aurais pu exposer sur ce sujet, et peut-être ne me j
(i) A frank. Non pas notre timbre d'affranchissement, mais la signature que s; mettent certaines personnes privilégiées sur une enveloppe et qui lui donne la ,,1 franchise. Le timbre est un droit commun, que l'on paie (ùu reste, c'est une invention ne moderne) ; le frank, l'ordre d'affranchissement, est un privilège réservé aux membres4 e:> du Parleiiient.
------------------------------------------------------------------------
sera-t-il pas permis de le reprendre où je le laisse. Si je le puis cependant, j'ajouterai par la suite à mes lettres ».
Un peu plus tard en effet, l'ami de M. Unwin reprend la suite de ses réflexions sur l'important sujet qu'il a traité avec bon sens, sinon avec génie.
On a pu remarquer dans la lettre précédente que Cowper, sans aborder directement la question, incline à donner la préférence à l'éducation privée sur l'éducation publique : Miss Edgeworth, un peu plus tard, fera de même; et cela est naturel dans cette Angleterre du home, où le sentiment, et on peut le dire, l'orgueil de la famille est développé à un si haut degré, sans préjudice, bien au contraire, de la vie publique. Dans la lettre qui va suivre, Cowper continue à abonder dans son sens, et à exprimer sa préférence, d'une manière plus générale cette fois, car précédemment on pouvait croire qu'il n'avait en vue que le cas du jeune Unwin, et que peut-être la question portée sur un autre terrain et envisagée par rapport à plusieurs ou à tous, non plus à un seul, recevrait une solution différente.
A M. Unwin, 5 octobre 1780 :
« Venons à la suite de notre propos. Vous m'avez pris d'avance un de mes arguments en faveur d'une éducation particulière ; je n'en dirai donc que peu de chose. La supposition ridicule que la langue maternelle, à quelques égards la plus difficile de toutes les langues, permet qu'on s *en rende maître sans un guide, est fort répandue dans toutes les écoles dont j'ai jamais entendu parler. La pro-
------------------------------------------------------------------------
noncer bien, la parler et l'écrire d'un style coulant et avec élégance. autant de points où l'on n'arrive pas facilement : de ceux qui traversent Westminster ou Éton, il n'en est pas un seul sur cinquante qui fasse en ce sens un progrès marqué ; et ceux qui arrivent à devenir accomplis en sont redevables plutôt au désir qu'ils en ont et à l'application qu'ils y mettent, qu'à toute la somme d'enseignements qu'ils ont jamais reçue en ces écoles. En général, il n'y a rien de si pédantesque que ce style d'un écolier, si même il s'inquiète d'avoir un style, et s'il ne fait point effort pour y arriver, il manque naturellement d'élégance, et peut-être de correction grammaticale. Ce résultat peut assurément être attribué en grande partie au défaut de culture, car le même enfant qui reçoit de fréquents éloges pour son latin mériterait souvent d'être fouetté pour son anglais, si la faute n'était pas celle de son maître plutôt que la sienne. Où cet inconvénient peut-il être prévenu mieux qu'à la maison, supposant toujours néanmoins (c'est le cas chez vous) que les parents de l'enfant et leur entourage d'amis (acquaintance) sont eux-mêmes des gens de goût et d'élégance. Causer en effet avec ceux qui causent bien, être mis en contact avec des auteurs qui ont donné à la langue plus de pureté et plus de perfection par leurs œuvres, ce sont des avantages dont ils ne sauraient jouir ailleurs comme là. Et quoiqu'il faille du temps pour régler le goût et fixer le jugement, quoique ces résultats ne puissent être atteints que par degrés, lors même qu'on a affaire aux meilleures intelligences, je crois cependant qu'on aura besoin pour arriver là d'un temps beaucoup moins long
------------------------------------------------------------------------
qu'on ne l'imaginerait d'abord, parce que les occasions de progrès sont continuelles.
« J'avais promis de m'étendre peu sur ce point, et j'en ai déjà tant dit, que si je n'avais pas une signature de franchise, il me faudrait brûler ma lettre et recommencer.
« L'éducation publique est souvent mise en avant comme le remède le plus puissant à cet air de gêne timide et maladroite, si commun chez la jeunesse de notre pays. Mais je crois très fort que le prétendu remède, au lieu de gcérir le mal, en est souvent la cause : pendant sept ou huit ans de sa vie, le jeune garçon a vu à peine pour converser avec eux un homme ou une femme, excepté les servantes de sa pension. Aussi un gentleman ou une dame sont pour lui choses si nouvelles qu'il est dans un embarras parfait pour savoir comment il doit se conduire en leur présence. Il joue avec les boutons de son habit, avec la ganse de son chapeau, il se mouche, il penche la tête, il a couscience de ce qui lui manque, à un degré qui le rend tout à fait malheureux ; il tremble que quelqu'un ne lui adresse la parole, ce serait son coup de grâce. Toute cette misérable timidité n'est-elle pas évidemment le résultat de son éducation ? Quant à moi. je le pense ainsi en effet S'il voyait chaque jour bonne compagnie, il n'en serait point épouvanté, et un salon rempli de dames et de messieurs ne lui causerait pas plus de frayeur que les sièges sur lesquels ils sont assis. Tel est l'effet de l'habitude.
« Je n'ai pas besoin d'ajouter rien sur ce sujet, et je crois que le petit John a toute chance d'échapper à cette faiblesse aussi bien que n'importe quel jeune monsieur. Il
------------------------------------------------------------------------
semble avoir à cet égard le tempérament hardi de son père, chez qui je n'ai jamais pu découvrir la moindre trace de timidité, encore que je l'aie souvent entendu se plaindre de ce défaut. Dirigé par vous, et sous l'influence de votre exemple, je crois qu'il ne peut guère manquer de s'y dérober. S'il y échappe, il est délivré de ce qui fait pour la vie le malheur de bien des hommes ; et ce défaut a été la ruine de plus d'un, le jetant dans la compagnie la plus basse et la moins honorable, la seule où ils puissent être libres et gais.
« Les liaisons formées à l'école sont durables, dit-on, et utiles. Il y a là-dessus deux ou trois histoires : on ne les citerait pas sans cesse comme on le tait, toutes les fois que ce sujet est mis sur le tapis, si la chronique qui en conserve le sou\enir en a'.'ait beaucoup d'autres à faire valoir. Pour ma part, j'ai vu ces amitiés qui ne manquent pas de chaleur au début, extrêmement sujettes à se refroidir : de sept ou huit que j'avais choisis pour mes intimes parmi environ trois cents, au bout de dix ans il ne m'en restait pas un. La vérité est qu'il peut y avoir et qu'il y a souvent tel attachement d'un jeune homme pour un autre, qui ressemble à de l'amitié, et tant qu'ils demeurent dans des circonstances qui leur permettent de s'obliger et de se secourir, naturellement cette amitié promet d'avoir suite et de durer. Mais ils ne se sont pas plus tôt séparés l'un de l'autre pour entrer, chacun de son côté, dans le monde, que d'autres liens les saisissent ; de nouvelles occupations, qu'ils ne partagent plus, effacent le souvenir de ce qui s'est passé en des jours antérieurs, et ils deviennent pour jamais
------------------------------------------------------------------------
étrangers l'un à l'autre. Ajoutez à cela que souvent l'homme diffère de l'enfant à tel point, ses principes, ses moeurs, son caractère, sa conduite subissent une altération si profonde, que nous ne reconnaissons plus en lui le vieux compagnon de nos jeux, mais plutôt nous le trouvons indigne de la place qu'il occupait autrefois dans nos affections et incapable de l'y retenir.
(J Je finis ici comme j'ai fini la dernière fois, par un retour immédiat au cher intérêt qui nous occupe. Le petit John est placé heureusement au-dessus de la nécessité de s'attacher à des espérances si précaires, il n'a pas besoin qu'on l'envoie à l'école en quête de quelque grand homme en germe, qui puisse faire un jour sa fortune. »
Presque en même temps qu'il annonçait à M. Newton ses nobles poèmes Progrcss of Error, Irulh (21 décembre 1780), Cowper envoyait encore à M. Unwin (9 novembre 1780) les Vers sur un Chardonneret mort de faim dans une cage ; car, il est essentiel de le remarquer, l'aimable poète, alors même qu'il est emporté par son génie dans les régions de la haute poésie morale, ne se pose point à ses propres yeux comme un mortel élu, placé bien audessus de la plaine où vivent les hommes ses frères ; il ne juge point que les choses petites et gracieuses soient indignes de lui, il sait très bien composer et avouer de bonne grâce une jolie bagatelle. Voici donc l'envoi gracieux tourné en plaisanterie qu'il fait à son ami :
------------------------------------------------------------------------
A M. Unwin, 8 novembre 1780.
« J'ai écrit la pièce suivante l'été dernier. L'histoire tragique qui lui sert de fondement s'est réellement passée dans la maison qui est à côté de la nôtre. Je suis heureux quand je puis trouver un sujet à travailler ; un lapidaire, je le suppose, regarde comme une partie laborieuse de sa tâche d'enlever par le frottement ses aspérités à la pierre; mais moi, c'est mon amusement, et si, ayant reçu tout le poli que je peux lui donner, elle fait paraître quelque peu de lustre, *je me crois bien payé de ma peine.
« J'exigerai de vous un demi-penny pour chaque pièce que je vous enverrai, les courtes aussi bien que les longues. C'est un retour de bâton auquel vous ne vous attendiez pas ; mais il m'est impossible de les donner à moins. Si j'avais eu plus tôt l'idée de ce moyen de remplir mon échiquier, j'aurais fait le marché depuis longtemps ; mais je suis charmé que la pensée m'en soit venue. Ce sera un grand encouragement à ma Muse, un aiguillon puissant à mon génie. Si la guerre d'Amérique devait se prolonger encore longtemps, je me verrais forcé d'élever mon prix ; mais je ne le ferai point sans de bonnes raisons : j'agirai suivant que lord North se conduira plus ou moins bien en ce qui touche les impôts : s'il impose quelque taxe additionnelle sur les objets de mon commerce, la nécessité d'une mesure correspondante de ma part deviendra si évidente que j'ose dire que vous n'y ferez pas d'opposition.
« Votre mère joint ses tendresses aux miennes, qui ne vous manquent pas plus qu'à l'ordinaire aux uns et aux
------------------------------------------------------------------------
autres. Votre désir d'avoir de ses nouvelles lui est très agréable ; mais ayant en moi un si habile secrétaire, elle pense qu'il est moins nécessaire d'écrire elle-même. Elle mettra cependant la plume à la main quand ses nerfs, qui rarement sont bien forts, et que cette saison de tempête affaiblit encore, lui permettront de le faire ».
Je trouve dans une lettre de cette époque (i) une allusion presque imperceptible aux poèmes dont la eomposition l'occupait alors. Les petits sonnent de la trompette pour annoncer une fable ou un épigramme, les grands travaillent en siience, et puis quand un grand travail est achevé, ils viennent et disent : Jugez-moi. Cowper écrit donc :
A J. Hill. (fin de 1780).
« Merci de votre lettre qui, sans m'obliger à aller à Wargrove dans un temps de l'année où les voyages ne sont pas fort agréables, m'a mis de la manière la plus commode en parfaite connaissance avec votre joli petit jardin, votre vieux cottage, et surtout votre prudente et sagace hôtesse. Qnelque admiration que je professe pour elle, j'admire encore plus la modération philosophique avec laquelle vous paraissez la traiter ; car je connais peu de caractères plus provoquants, à mon gré du moins, que celui de l'égoïste, qui manque toujours d'honnêteté, surtout si, décidé qu'il est à vider votre poche, il n'a pas l'adresse de cacher son dessein. Mais vous avez parfaitement raison et
:1) De cette époque suivant Southey, qui dit novembre ou décembre 1780 GrimYiave la met au 26 novembre lïSI. C'cst Southey qui me parait être dans le ,.i.
------------------------------------------------------------------------
vous agissez tout-à-fait comme je tâcherais de le faire en pareil cas. Vous sacrifiez tout pour être dans un lieu qui vous plaît, et si mon indolence naturelle ne m'avait point abandonné, je ferais comme vous ».
Cette dernière phrase, d'une apparence si modeste, veut dire : Si je n'étais pas aux prises avec des vers sonores et solides, avec les vices de mon temps et de mon pays, si je n'attaquais pas ici l'impiété qui s'affiche, là l'hypocrisie qui se déguise, partout les vices qui corrompent le pur sang de la vieille Angleterre.
Cette fin d'automne 1780 vit s'augmenter le revenu de Cowper : il annonce dans cette même lettre à Hill que lady Cowper lui a laissé une somme par testament ; et quoique un post-scriptum nous annonce que la nouvelle est fausse en ce qui touche lady Cowper, elle demeure vraie cependant en ce que William appelle the substantial part of the information, le point essentiel de l'information qu on lui a transmise : le legs lui a été fait, mais par une autre personne.
Il semble qu'à ce moment, en cette fin de l'année 1780, si occupée par la composition des Poèmes, Cowper qui se qualifie d'humoriste, redouble d'humour et de gaieté ; il n'y a rien pour égayer les idées et donner de la vie, comme le témoignage qu'on se rend, en ayant le droit de se le rendre, qu'on a écrit des choses qui vivront quand soi-même on aura cessé de vivre depuis longtemps, qu'on sera, comme dit Ronsard, un fantôme sans os.
« Votre pauvre soeur ! écrit-il à M. Unwin (le 24
------------------------------------------------------------------------
décembre 178o). Elle a beaucoup de bonnes qualités, et en quelques occasions fait preuve d'un bon esprit ; mais si quelques personnes n'ont pas d'oreille pour la musique, elle n'en a pas, elle, pour l'humour. Fort bien, mais si elle ne peut rire de nos plaisanteries, nous pouvons, nous, rire de ses bévues, et par là prendre une ample revanche du désappointement qu'elle nous a causé. M. Powley est absolument comme elle ! si la plaisanterie échappe à sa femme, ce n'est pas lui qui la reconnaîtra. Ils ne sont pas nés ni l'un ni l'autre pour écrire des épigrammes et des ballades, et je dois être moins mortifié de la froideur avec laquelle ils accueillent mes petites saillies humoristiques (niy srnall sallies in lhe t.(.'<rv rf drollery), quand je réfléchis 'que Swift lui-même, s'il n'avait eu que des juges comme ceux-là, n'aurait pas trouve un seul admirateur ».
Cowper a beau écrire des poèmes et de nobles poèmes ; il n'en est pas pour cela plus concentré en lui-même : il a une oreille pour les plaintes de ses amis, une parole pour les consoler et leur relever le moral, surtout, ce qui n'est [ pas le plus facile, à l'encontre des petites afflictions, de ce ) qu'on a appelé de notre temps, les petites misères de la vie 1 humaine. Il écrit :
;1 A M. Unwin, 14 janvier 1781.
« J'écris rarement ce qu'on peut appeler proprement une -iréponse à une lettre, à moins que ce ne soit une lettre qui aexige une réponse. Dans la circonstance présente, sentant p'que je n'ai point le nerf de pensée qui me permettrait de
------------------------------------------------------------------------
faire des excursions sur l'aile de l'invention, je me propose de me renfermer dans l'unique sujet de votre lettre. Cette prudente manière d'agir aura un double avantage, celui de m'exempter du travail de pomper où il n'y a pas. d'eau (pumping in vain), et de vous convaincre que vous ne pouvez faire pire chose que de me priver de vos lettres, en vertu de cette idée qu'elles ne peuvent me procurer ni profit ni amusement.
« Les impressions que l'esprit a reçues de bonne heure s'effacent rarement tout-à-fait. C'est là une vieille observation, mais de celle-là, j'en ferai sortir une autre. Quoique vous avez un exact souvenir de la pieuse et sage remarque de John Cross, je suis lâché de penser que vous ne l'avez jamais mise en pratique, et je m'en étonne d'autant plus que sa bonne fortune inattendue dans la circonstance à laquelle vous faites allusion prouve, ou peu s'en faut, Futilité de cette pratique. Comment serait-il possible, si vous avez soin de veiller en vous levant à vous tenir ferme dans cette idée, que vous fussiez tourmenté comme vous l'êtes par une suite de pareilles mésaventures — dîmes qui ne sont pas payées, dilapidations sans fin, procès remis sur le tapis, et votre vicaire qui vous laisse là pour aller chercher un pays plus plaisant. J'ose dire que John Cross n'était point sujet à tous ces désagréments et petites misères : il n'avait pas la moitié de votre esprit; il savait cependant éviter tout cela en tournant surtout son attention à la meilleure chance en ce qui touche l'objet auquel vous faites allusion. Il présentait aux traits de sa mauvaise fortune quelque chose de plus solide qu'un bou-
------------------------------------------------------------------------
clier aux sept épaisseurs et les recevant, si même il les recevait, bans qu'ils pu-sent atteindre son cœur, il traversait le monde', insensible aux troubles dont le monde est plein. Il faisait claquer sa main en l'appliquant vous savez où, et disait à l'infortune : Maintenant, Madame, je vous défie. Vous savez cela aussi bien que moi et, par conséqnent, vous devriez le mettre en pratique, et quoique vous ne puissiez, j'imagine, vous vanter d'un appui comme celui qui le soutenait, cependant, dans votre petite mesure, et en proportion de votre capacité, vous devez mettre à profit son exemple et tirer bon parti de peu de chose. »
La composition des poèmes qui vont tout d'un coup tirer Cowper de l'obscurité et lui donner en un jour la célébrité que d'autres attendent des années, avance bon train : le 21 janvier 1781, il a fini et envoyé à M. Newton le Progress of Errer. Vérité est presque achevé. Le 18 février suivant, envoi de Propos de Table. Dès le 5 mars il est question de la publication et des détails qui l'accompagnent. Voici comment Cowper annonce à M. Newton le premier de ces Poèmes ; sa joie déborde à ce point qu'il se permet au commencement de sa lettre un calembour qui ne peut guère se traduire et qui n'aura guère bonne grâce en français — on autorise cela dans une lettre particulière à un ami :
------------------------------------------------------------------------
« A M. Newton, 21 janvier 1781.
« Je suis heureux que le Progrès de l'Erreur n'ait pas erré dans son voyage comme je le craignais, et qu'il vous soit arrivé à bon port ; je suis encore plus charmé qu'il ait eu votre approbation ; car s'il ne l'eût pas obtenue, j'aurais mieux aimé qu'il se fût égaré, j'aurais été fâché que la mémoire du messager l'eût si bien servi dans cette occasion. Je le connaissais pour être de ces sortes d'esprits qui, fort occupés à faire des excursions dans le domaine de l'imagination, n'ont pas toujours présents les objets qui les touchent immédiatement, et encore moins ceux qui concernent les autres. Après lui avoir donné ma commission, je commençai à le regretter alors qu'il était trop tard. Mais je l'ai fait pour épargner une enveloppe franche ; la chose ayant bien tourné, le but où je visais s'est trouvé atteint. Ceci est remis aux mains d'une personne moins vaporeuse, et sur qui par conséquent on a le aroit de compter.
« Quant au poème intitulé Vérité, qui est déjà plus long que son aîné et qui doit être allongé de vingt vers encore peut-être, peut-être plus, je recule devant la partie de le transcrire maintenant. Mais comme il n'est pas besoin de se presser, j'espère que quelque jour de pluie comme le mois prochain en amènera vraisemblablement, et où peutêtre, je serai trop heureux d'avoir sous la main une occupation, ce travail me paraîtra moins formidable à entreprendre ».
Cette lettre est du 2 1 janvier ; la suivante, du 4 février, marque bien du chemin déjà fait :
------------------------------------------------------------------------
A M. Newton, 4 février Ii8r.
« De part et d'autre nous avons attendu, je suppose, une lettre avec une égale impatience : Nos lettres se sont croisée.:, et chacun de nous a voulu venir le dernier, le prix de la course, en matière de missives, étant toujours à celui qui vient le dernier. Ce n'a pourtant pas été l'unique raison de mon silence. J'ai été fort occupé de mon métier (I), et vous verrez avant peu le fruit de mon travail. Je n'en dirai rien pour le présent, si ce n'est que Vérité, quoique fini depuis longtemps, ne doit venir qu'après cette première production, et le Progrès de l'Ei-i-eii- même ne doit point prendre le pas sur elle. Vérité sera toujours de saison. et quoique le Progrès de l'Erreur ait quelque rapport au jour présent, il ne se lie pas si étroitement aux choses actuelles que le nouvel ouvrage, qui a pour titre : Propos de Table (Tahle-Tnlk).
« J'ai presque terminé la copie de ce poème que je vous destine, mais je ne puis vous l'envoyer jusqu'à ce que sur celle-là j'en aie fait une autre pour moi, l'original étant écrit sur tant de pièces et de morceaux de papier qu'il serait fort ennuyeux de les ranger, et d'ailleurs je n'ai pas d'autre copie que cette mise au net. Je n'ai pas compté les vers, mais je crois que ce poème-ci est plus long que chacun des deux précédents. Maintenant, je crois que je „ suspendrai ma lyre pour le reste de l'année, et
Puisque Quatre-vingt-un a eu tant de besogne Quatre-vingt-deux fera le reste ».
(1) Iii i>iv wiiy, qu'il ne faut pas traduire d ma ma',iert, Il v a là une petite l'ointe d'orgueil très sensible.
------------------------------------------------------------------------
A M. Newton les Poèmes, les poèmes moraux et satiriques, graves pour le fond, graves pour la forme ; les autres correspondants doivent se contenter de pièces d'un genre moins sérieux : à M. Unwin les fables et les épigrammes. M. Hill reçoit un jour le Report of an adjuged Case. qui va mieux à sa profession de légiste. Voici ce que dit Cowper au sujet de ce notable procès :
A J. Hill, 15 février 1781.
« Je me réjouis que vous ayez goûté mon compte-rendu d'un procès si extraordinaire. Si la pensée de vérifier les décisions de nos cours de justice me fût venue pendant que j'avais l'honneur de me présenter à leur barre, il n'eût pas été difficile peut-être de compiler un volume de « précédents J) non moins intéressants et amusants ; à défaut de l'éloquence grecque et romaine, l'harmonie du mètre eût pu faire une ample compensation.
« Ce que vous me dites de votre oncle et de votre mère m'a fait grand plaisir. J'ai longtemps craint de m'informer de ceux qui m'intéressent, redoutant que la question n'amenât une réponse pénible. La longévité est réservée à si peu de personnes, elle est si rarement accompagnée de ce bien-être que donnent la santé et un coeur léger, que je ne pouvais pas raisonnablement supposer que vos parents ou les miens eussent sous ce rapport le bonheur dont il semble qu'ils jouissent. Puissent-ils continuer de posséder ces biens aussi longtemps que durera leur vie ! Je ne pense pas qu'en ce jour de marchands de légumes (costermonger days), comme il me semble que les appelle
------------------------------------------------------------------------
1 Falstaff, une vieillesse d'avant le déluge soit bien dési'r râblé ; mais vivre bien, tout le temps de notre vie, c'est là il le point important ; ce point qui comprend tout ce que ] nous pouvons désirer de ce côté du rideau qui est susr{ pendu entre le Temps et l'Eternité.
« Adieu, le meilleur ami dont je puisse me vanter et ,1 tel que je n'en ai pas un, soit parmi les lords, soit parmi honorables membres de la Chambre des Communes ».
Le poète, car il est maintenant en légitime possession de oce beau nom que nous lui avons donné quelquefois par r.anticipation. revient vite à John Newton. J] lui envoie jcette rois.ic Table-Tolk (Propos de Table).
A M. Newton, 8 février i-Si.
« Je vous envoie le TablL'- Tal/,', C'est un mélange Me plusieurs choses, les unes qui peuvent être utiles ¡fies autres qui, pour autant que je ,em rt J'verfssantes. Je me fais gai pour attirer les gens epres de moi et grave afin qu'ils gagnent quoique chost en ma ÇHmpagnie. De temps en temps, je prends le costume de philosophe et profite de ce déguisement pour glisser un mot en faveur de la religion. Enfin il y a de la mousse et oar-ci par-la quelque friandise qui semble donner au tout juste droit au nom d'un mets que ces dames appellent une bagatelle. Je n ai pas mis là-dedans plus de facétie ne voulant pas me conformer au goût de mes lecteurs 'aux lepeiis de mon approbation personnelle, ni plus de sérieux !'ans la crainte de perdre la leur.
------------------------------------------------------------------------
« Un poète, dans les circonstances où je me trouve a un rôle difficile à jouer ; tantôt il faut qu'il mette la bride à sa gaîté, s'il en a, tantôt qu'il la pique de l'éperon ;
il faut parfois qu'il soit aux larmes, si vif est le sentiment qu'il a de l'importance de son sujet, et puis soudain, il : faut qu'il rie, de peur que sa gravité ne soit prise pour lourdeur ennuyeuse. Si cela n'est pas un exercice violent pour l'esprit, je ne sais pas ce qui mérite ce nom, et si? quelqu'un en doute, qu'il essaie. Si toutes ces ruses et cette habileté sont nécessaires, je n'en sais rien, mais j'incline à soupçonner que si ma Muse devait aller vêtue de la cou-é leur des Quakers, sans un pauvre petit ruban pour égayer son costume, elle pourrait cheminer d'un bout de Londres à l'autre sans attirer plus d'attention que si elle appartetenait en eflet à la pieuse congrégation ».
Dans la portion de sa lettre qui vient ensuite, Cowper se défend d'avoir usé d'expressions trop dures à l'égard de M. Madan et de son livre intitulé Thelyppthora (1). M. Madan, sublime devancier des sublimes Mormons, voulait introduire au sein de la communauté chrétienne la polygamie païenne et mahométane sous l'ingénieux pré- texte de prévenir les séductions trop en usage dans une société corrompue (2). Cette folie du moment a perdu r
(1) L'infidèle Grimshawe a omis ce passage.
(2) Cowper a bien des fois entretenu ses correspondants, tantôt avec indignation, ,i tantôt avec ironie, du livre de Manin M.uhm. Il suffira de citer ce passage suivant 7t d'une lettre à M. Unwin (27 février 1780). Le lecteur, je l'en préviens, ne trouvera J. pas ce passage dans Grimshawe, qui donne la lettre tronquée « En avez-vous >1 entendu parler ? Qui n'en a pas entendu parler ? Car une annonCe élogieuse en a J. déjà été publiée. — Savez-vous qu'iii certain cousin de votre humble serviteur Il c écrit un traité — il est maintenant sous presse - pour prouver que la polygamie ::>i
------------------------------------------------------------------------
tout intérêt aujourd'hui ; le lecteur me saura gré de ne lui donner sur ce point que ce qu'il trouvera dans la note. La lettre à M. Newton finit d'une manière plus intéressante pour nous :
« Il y a eu lundi dernier 31 ans que vous êtes mariés. A cette époque j'avais dix-huit ans, et je venais justement de quitter l'école de Westminster. En ce temps-là j'estimais un homme suivant ce qu'il avait de savoir et de goût dans la littérature classique, je tenais dans la plus mince estime tout autre talent qui n'était pas accompagné de celui-là. J'ai vécu assez pour voir la vanité de ce dont j'avais fait mon orgueil, et en peu d'années j'ai connu qu'il y avait d'autres talents propres à faire avancer un homme dans la vie plus brillamment que la simple connaissance de ce qu'Homère et Virgile ont laissé après eux. A mesure que mon attachement pour les illustres personnages (getilry) diminua, je me vis plus favorablement accueilli parmi ceux qu'il était plus de mon intérêt de cultiver. Mais je dépensai tout ce temps à peindre un morceau de bois sans une étincelle de vie. A la fin je
est d'institution divine ? On veut introduire la pluralité des femmes, mais non celle des maris. Le but que l'auteur a en vue est de porter remède à la coutume trop répandue de l'adultère (Cowper a écrit adiillére, et Southey qui a aussi son can!, a corrigé arbitrairement pour mettre sédllc/ioll) en faisant ipso facto de la femme en délit l'épouse légitime de SOli séducteur. Un officier d'un régiment dont partie est en garnison ici donne à un des soldats permission de s'enivrer six srmai-es durant, espérant le guérir par la satiété ; l'bomiiie a été ivre pendant six semaines, et l'est encore aussi souvent qu'il peut. Un vice en peut tirer un autre, mais jamais coroner, daus le royaume de la morale, n'a apporté ce verdict à la mort d'un vICe Felo de fg (il s'est tué lui-même).
« Ceux qui estiment l'auteur son; fâchés de son livre les autres disent Solvantur risu tabula ; tu missus abibis (Hor. Lib. 1. Sa., dernier vers).
« Le rire fait tomber les tablettes de la main du juge; allez-vous-en absous ».
------------------------------------------------------------------------
commençai à penser" pour tout de bon : je me vis en possession de bien des bagatelles, mais pas la plus petite solidité dans tous mes trésors. C'est alors que je connus la vérité, et puis elle m'échappa,^ et ainsi finit mon histoire. Je ne voudrais pas plus que vous ne le désirez vous-même vivre une seconde fois une telle vie, n'était pour une seule raison. Celui qu'on mène au lieu de l'exécution, même par la route la plus rude, quand il arrive au lieu de sa destination, serait bien content, malgré les cahots qui l'ont secoué, de recommencer le voyage. »
Le lecteur aura reconnu ce passage que j'avais déjà précédemment traduit en partie ; il ne me saura pas mauvais gré de le lui avoir donné ici en entier et à sa vraie place je crois : c'est à la veille de publier ses premiers vers — surtout quand on a cinquante ans, cas peu commun dans tous les temps et particulièrement au nôtre — qu'on voit dans son vrai jour et qu'on estime à sa vraie valeur la pièce pour laquelle le rideau va se lever et le mérite littéraire en général.
Et cependant, malgré ses réflexions générales, malgré la satisfaction donnée à sa verve par la composition rapide de trois ou quatre poèmes moraux assez étendus, le poète n'est pas content encore ; il va céder de nouveau à l'ardeur généreuse d'exposer en noble langage de nobles vérités. Quelques jours à peine se sont écoulés, il écrit à M. Newton (25 février 1781) :
« Malgré le dessein que j'avais formé de donner une poignée de main à la Muse et de prendre congé d'elle
------------------------------------------------------------------------
r pour le présent, nous avons eu un tète à tète depuis que je vous ai envoyé la dernière production que vous avez reçue. Mon intention est de donner un bref sommaire de l'histoire juive, des entremises miraculeuses qui se sont produites en faveur de ce peuple, des grands privilèges qui lui ont été accordés et des abus qu'il en a faits, et de sa ruine qui en a été la suite : et alors, par voie de comparaison, j'amènerai une autre description pareille des faveurs accordés à ce pays, le nôtre ; je dirai l'ingratitude pareille dont elles sont payées, et la punition que d'après cela il a tout lieu d'attendre, à moins qu'une réforme ne vienne s'interposer entre lui et le châtiment qui menace. Expostdlfition (Réprimande momie) est le titre adopté présentement; mais je n'ai pas trouvé jusqu'ici, pour écrire cet ouvrage, cette facilité sans laquelle je désespère de le finir bien, ou même de le finir du tout. »
J'aime assez à mettre, par voie de contraste, à côté des lettres où Cowper est avec ses amis comme avec lui-même, prenant seulement la peine de parler tout haut, les lettres un peu plus apprêtées — naturelles toujours — qu'il écrit à des personnes qui ne sont pas ses correspondants habituels, et particulièrement à des dames. Il me semble voir un parfait gentleman faisant avec aisance fiourisb du chapeau et de la main en abordant des personnes de considération dans un salon élégant. Nous avons déjà vu une lettre en ce genre adressée à Mmc Newton, en voici une autre adressée à une autre personne amie :
------------------------------------------------------------------------
A Mme Hill, 17 février 1781.
« Chère Madame, quand un homme, et particulièrement un homme qui vit tout à fait à la campague, entreprend d'écrire à une dame qu'il n'a jamais vue, il est bien la créature la plus gauche du monde : Il commence sa lettre avec les mêmes émotions que s'il devait l'aborder en personne ; avec cette différence seulement qu'il peut prendre pour réfléchir tout le temps qu'il lui plaît, et qu'il n'est pas forcé d'écrire un seul mot sans l'avoir bien pesé auparavant, encore moins une phrase qu'il ne croit pas spirituelle au suprême degré. Du reste. soit qu'il s'agisse d'une lettre ou d'une visite, sa manière d'être est dans l'un et l'autre cas également forcée et peu naturelle. Il veut, comme on dit, partir de la meilleure jambe, et il se trouve que c'est souvent, comme dit Hudibras, non la jambe de chair et d'os. mais l'autre, bien meilleure, la jambe de bois. Le mal extraordinaire qu'il se donne aboutit seulement comme pour ce héros, à se jeter à bas de son cheval ; et il doit sa déconfiture, si ce n'est pas à sa parfaite stupidité, du moins à un effort trop empressé de réussir.
« Maintenant, je vous assure, Madame, que toutes les vivacités et saillies de ma part échappent entièrement au reproche de préméditation, et que jamais je ne me suis mis à une besogne de ce genre avec plus de simplicité. J'étais décidé avant de commencer à écarter toute visée de l'espèce que j'ai dite, et étant parfaitement libre des fers que cette présomption, communément appelée timidité,
------------------------------------------------------------------------
impose à l'esprit, je suis, comme vous le voyez, étonnamment brillant.
« Mon principal dessein est de vous remercier de votre aimable présent dans les termes les plus simples, qui toujours portent avec eux la meilleure preuve de la sincérité d'un homme. Les plantes feront figure par la suite dans la serre chaude d'un beaucoup plus grand personnage que moi, qui suis un très petit personnage, et qui n'ai pas de serre chaude du tout. J'en éléverai pourtant quelques-unes pour mon plaisir, les gardant aussi longtemps que cela se peut à la chaleur du tan que je leur donne toute l'année ; en échange de celles dont je me défais, je recevrai en fait de plantes étrangères ce qui n'est pas trop délicat pour supporter la serre ordinaire (green-nouse). Je ne dois pas oublier de vous dire une chose dont sans doute vous avez déjà entendu parler, quoique peut-être vous n'en ayez jamais fait l'expérience : c'est que les feuilles ramassées au moment de la chute conservent la chaleur bien plus longtemps que l'écorce et sont préférables à tous égards. L'année qui vient, mon intention est d'en faire usage moimême. Je vous dis cela parceque M. Hill m'a annoncé il y a quelque temps qu'il construisait une serre-chaude, où je suppose que les feuilles à cet état réussiront beaucoup mieux que dans un simple chassis.
et Je vous prie, Madame, d'accepter encore une fois mes remerciements pour le beau saumon que vous avez eu la bonté de m'envoyer (i) et qui a l'excellence d'une truite
(i) Les amis de Cowper connaissaient son goût, et truites, saumons , turbots et homards arrivaient perpétuellement à Olney.
------------------------------------------------------------------------
de l'Herfordshire, lui ressemblant si fort par le goût, que les yeux bandés, je n'y aurais pas trouvé de différence.
« Je vous prie, Madame, d'accepter mes remerciements, et de les croire aussi sincères qu'ils le sont en effet. M. Hill me connaît assez pour ne pas craindre de se faire ma caution, car pour moi je ne fais pas grand usage des compliments et des beaux discours et je ne prétends faire ni compliments ni beaux discours quand je vous assure que je suis, chère Madame, non pas seulement de mon ami, mais de vous-même aussi le très obéissant et très affectionné serviteur ».
Nous avons vu Cowper faire une estime plus juste qu'au temps jadis des facultés humaines dans leur répartition. Ses préjugés de jeunesse s'en sont allés ; son horizon s'étend : sa vue morale des choses et de la vie humaine s'étend. Il jette une fois en passant un coup d'œil pénétrant sur le grand problème de la vertu et de la responsabilité.
A M. W. Unwin, 6 février 1781.
(( Mon cher ami, puisse votre humanité vous faire autant de bien qu'elle en fait aux autres. Vous ne trouverez nulle part des êtres ayant plus de droit à votre pitié que là où votre pitié va les chercher (1). Un homme qui par ses vices a mis en danger sa vie et sa liberté sera toujours vu d'un œil de compassion par ceux qui comprennent la nature humaine et de quels éléments elle est faite
(r) Visites dans les prisons.
------------------------------------------------------------------------
Et tout en reconnaissant que la rigueur de la loi est fondée sur des principes de nécessité et de justice, tout en nous réjouissant que de telles barrières aient été établies pour la paix de la société, si nous considérons que la différence entre nous et le coupable n'est pas notre œuvre, nous serons comme vous pris d'un sentiment attendri à la vue de son infortune, et ce sentiment ne sera pas diminué par cette considération que lui-même en est l'auteur. Je regarde le plus méchant homme enfermé dans la prison de Chelmsford avec plus de faveur que le chrétien qui demande les gages d'un serviteur à celui qui n'a jamais été son maître.
« Je vous fais compliment de porter vos cheveux. Je ne doute pas que vous n'ayez beaucoup gagné une bonne mine en mettant de côté votre perruque. La meilleure perruque est celle qui ressemble le plus aux cheveux naturels : pourquoi donc celui qui a assez de cheveux aurait-il recours à ce qui en est l'imitation ? Je doute que si on pouvait se priver d'un bras ou d'une jambe avec aussi peu de souffrance qu'on se coupe une boucle de cheveux, il n'y eût eu des gens qui se fussent moins accommodés des membres que la nature leur a donnés que d'un morceau de bois à la place, et qu'ils n'eussent agi en conséquence. »
Cowper, dans une lettre à Hill s'élève encore à de plus hautes considérations, mais un peu plus chimériques. — Est-ce une chimère pourtant de penser que ce petit globe que nous habitons ne sera pas éternel ?
------------------------------------------------------------------------
A J. Hill, Olney, 8 février 1781.
« Mon cher ami, il se peut que Mme Hill n'ait rien perdu personnellement dans la récente et terrible catastrophe survenue aux Iles (1), mais je croirais, puisqu'elle est en correspondance avec ces contrées, qu'elle peut être liée avec des personnes qui ont été victimes du fléau. Dans l'un comme dans l'autre cas, je prends part à sa peine, car il est à croire que depuis le premier voyage que Colomb fit dans le monde Occidental, il n'a jamais subi de pareilles convulsions, jamais peut-être depuis la création du globe. Vous dites que l'Etat devient vieux et laisse apercevoir plusieurs symptômes de décadence. Un écrivain ayant le talent de l'hypothèse comme Burnet pourrait édifier une argumentation plausible pour prouver que le monde luimême vieillit (2). Quand ce juste équilibre qui a jusqu'ici soutenu toutes choses semble défaillir, quand les éléments brisent la chaîne qui les retenait, quand le vent balaie les oeuvres de l'homme et l'homme avec ses œuvres, que l'Océan semble sauter par dessus le commandement :« Tu iras jusqu'ici et tu n'iras pas plus loin, ici s'arrêtent les flots orgueilleux », ces prodigieux désordres semblent annoncer le déclin et présagent peut-être une dissolution qui ne serait pas éloignée. Cette pensée a si bien emporté mon attention que je n'ai point réservé de place pour cette petite politique qui se confine dans les limites de la Grande-Bretagne. Qui sait si pendant que mille et dix
(1) Les Indes Occidentales avaient été ravagées par d'affreux ouragans.
(2) Cowper balance entre les mots également risqués superantiuation et superanrtuity.
------------------------------------------------------------------------
mille langues sont occupées à ajuster la balance de nos intérêts nationaux, à se plaindre des nouveaux impôts, à déplorer une dette tous les jours chargée du poids de nouveaux millions, la consommation de toutes choses ne peut pas venir fermer le grand livre en un moment et clore toute une scène d'activité comme si elle n'avait jamais été ? Charles Fox dirait peut-être que cela lui paraît fort invraisemblable. Je suis curieux de savoir s'il pourrait prouver cela, jusqu'à celà. Je suis sûr après tout qu'il ne pourrait prouver que la chose est impossible ».
Les petites choses ne perdent pas tous leurs droits sur le poète, même au temps des grandes. Le parterre de CoventGarden ayant soumis le chanteur Vestris à je ne sais quelle humiliation, Cowper prend part, à demi ironiquement, en prose et en vers, à cette mésaventure :
A M. W. Unwin. 27 février 1781.
« Hélas ! pauvre Vest.is ! Quel objet digne de pitié ! et qu'il était vraiment français dans son humiliation, quand il inclinait la tête jusque sur les planches du théâtre et qu'il la tenait dans cette position, comme s'il eût eu dessein de ne la relever jamais ! Aussi humble quand il s'abaisse qu'il s'élevait haut dans ses pirouettes, également français dans l'un comme dans l'autre. Lequel est le plus digne de compassion, le danseur qui est obligé, aux dépens de tout ce qu'on appelle dignité dans un homme, de s'incliner sous la volonté arbitraire d'un public turieux, ou ce public luimême, qui croit que cela vaille la peine de hurler pendant des heures pour amener un danseur humilié à lui donner
------------------------------------------------------------------------
satisfaction ! Considérant que la vie ne dure pas des siècles, et ils le savent, il n'est pas déraisonnable de dire que, des deux parts, lui et eux pouvaient mettre leur temps à plus haut pris, et le dépenser à meilleur escient. Il est possible aussi que vous pensiez que l'auteur de cette sage réflexion aurait pu lui-même mieux employer son temps qu'à écrire ce qui suit à ce propos. Je souscris à la justesse de cette remarque, et j'ai à dire seulement pour mon excuse que la composition est courte, qu'elle ne m'a pas coûté beaucoup de temps, et qu'elle pourra peut-être en faire faire une plus longue, ce qui a, quelquefois son utilité. Vous pouvez, si vous le voulez, envoyer cela au Coin du Poète ( i ) :
« Annonce (A Care)
« Le pauvre Vestris, chagrin au-delà de toute expression d'avoir encouru à ce point le déplaisir public, déconcerté quoique français, le cœur lourd quoiqu'il ait le pied léger, demande humblement la permission d'informer ses amis que, le premier avril prochain, il a l'intention de prendre un bateau à Richmond et de descendre la rivière en droite ligne vers Cuckold's Point : tout en allant, gai et alerte, il sautera tous les ponts qu'il rencontrera sur son chemin, laissant la barque courir au gré de la marée, et il la rattrapera sain et sauf de l'autre côté ; il espère humblement leur prouver par cet expédient qu'il est leur
( i ) Les journaux et magazines anglais de ce temps-là avaient ce qu'on appelait le Coin du Poète (Poe/es Comer), où étaent accueillies les bInettes de ceux qui n'avaient rien à faire. Cela se voit encore dans les journaux d'Amérique et dans les feuilles de province en Angleterre.
------------------------------------------------------------------------
très obéissant serviteur (il y fera toujours effort) et remonter d'un saut à leur bienveillance d'autrefois ».
« Je n'ai point oublié votre aimable invitation, quoique dans ma dernière lettre je n'aie point pensé a y répondre. Je puis seulement vous dire pour le présent que ma première visite sera pour Storck ; mais que cette visite, faite maintenant, me mettrait mal à mon aise d'une manière insupportable à ce point que mes hôtes eux-mêmes se ressentiraient sans nul doute du poids de mon malaise, Ce n'est que sur le papier que pour le présent je fais courir mes traits d'esprit (current UpOI1 paper), et cette sorte de papier courant me doit servir à moi (i) comme les dollars du Congrès (américain) lui servent à défaut de meilleure monnaie ».
Cowper revient vite aux choses sérieuses :
A M. Newton, 5 mars 1781,
« Mon cher ami, depuis qu'écrire est devenu un de mes principaux amusements, et que j'ai déjà composé tant de vers sur des sujets qui peuvent donner à ces productions l'espoir d'être utiles, je serais fâché de les supprimer entièrement, ou de les publier sans effet, faute de cet ingrédient qui coûte si peu, le nom de l'auteur. Si donc mon nom peut leur servir en quoi que ce soit comme un passeport près du public, ils sont les bienvenus à s'en faire un titre, et M. Johnson (2) m'annoncera s'il lui plait
(1) Paper currency. Cowper joue sur les mots current, mrren/y — le dernier signifiant la monnaie qui a cours.
,2) Le libraire.
------------------------------------------------------------------------
au monde de cette façon : « William Cowper, esquire, du Temple (Inner Temple) ». Si vous êtes de .mon avis, je crois que le lable-Talk (Propos de Table) fera le mieux à la tête du livre, les sujets qui y sont traités étant peut-être plus populaires ; et l'on voudrait, tout au départ, saisir le public par l'oreille et le retenir aussi ferme que possible, afin qu'il vous écoute volontiers, à une seconde ou troisième occasion.
« J'ai mis le passage auquel vous faites objection, uniquement pour prendre mon monde, et je crois qu'il pourra vraisemblablement répondre à mon intention. Le dessein que j'ai eu était de dire toutes les choses sérieuses que je pourrais, et cependant de déployer toute la gaieté compatible avec un projet de ce genre. N'imaginez pas que je veuille prendre parti pour ce passage comme pour un enfant charmant à moi dont je répugnerais à me séparer, mais je crois que, sans l'enjouement de ce morceau qui l'annonce, le paragraphe suivant ne paraîtrait pas à son avantage. Si le monde était rempli d'hommes comme vous, je n'aurais jamais écrit cette page ; mais, me croyant jusqu'à un certain point obligé de chatouiller si je voulais plaire, j'ai affecté une disposition plaisante que je ne sentais pas. Du reste, partout où il y a guerre, il y a mi-ère et outrage ; cela n'empêche point qu'il ne soit pas seulemcnt légitime de prier pour le succès de sa patrie, cela est encore un devoir. — En ce qui touche la mutualité, je crois que la virago (1) de Russie estune impertinente chatte qui se vient mêler de nos affaires et engager une demi-douzaine
(1) Le mot peu poli est de Cowper.
------------------------------------------------------------------------
de petits chats de sa connaissance à égratigner le pauvre vieux lion qui, s'il a été insolent en son temps, n'a probablement agi que comme ils auraient fait dans les mêmes circonstances et avec la même force pour leur donner du courage.... (i).
« Olney a vu aujourd'hui ce qu'il n'avait jamais vu auparavant, et ce qui, j'imagine, servira de texte pendant des années aux conversations. Ce matin, à onze heures, une force militaire est entrée dans la ville chassant devant elle une autre troupe de soldats qui, après avoir pendant quelque temps défendu le pont avec acharnement, a été obligée de le quitter et de s'enfuir. Les hommes ont pris la fuite en bon ordre, se retournant de temps en temps pour faire feu, mais enfin ils ont été obligés de se rendre prisonniers de guerre. Il y a eu beaucoup de tambour, beaucoup de clameurs, on a beaucoup trotté dans la boue, mais il n'y a pas eu un pouce de dentelle fait dans la ville, au moins dans le quartier de Silver-End ».
Cowper, qui a résisté d'abord à l'avis de M. Newton, finit pourtant par y céder :
A M. Newton, 18 mars 1781.
« Ma paupière légèrement malade pourra m'empêcher de vous écrire une longue lettre, et m'aurait peut-être empéché de vous écrire du tout, si je n'avais su qu'un silence de quinze jours vous paraîtrait trop long d'une semaine.
« Je suis lâché de vous avoir donné deux fois la peine d'écrire sur un sujet aussi peu important que le passage en
(1) Dans le passage que j'omets il s'agit de jardinage.
------------------------------------------------------------------------
question. Vos premières objections ne m'avaient pas fait comprendre à quel point il vous paraissait digne de reproche : mieux informé, j'ai résolu immédiatement de le retrancher, et je joins ici quelques vers par lesquels vous m'obligerez de le remplacer. Je ne suis pas fort envieux de tisser un fil politique dans aucune de mes pièces, et cela pour deux raisons : la première, c'est que je ne crois pas avoir qualité, au point de vue du talent et de la pénétration, pour me faire une opinion décidée sur de telles matières ; et en second lieu, je crois que ces discussions, quoique les plus populaires de toutes, sont aussi les plus inutiles (r).
« Je vous suis obligé de votre avis en ce qui concerne le mode de publication, et je me suis incliné à le suivre, Jusqu'au point où je suis arrivé en traitant le sujet de Réprimande morale, j'ai travaillé avec assez de facilité, et à mon avis (car, bon gré, mal gré, je suis obligé d'avoir un avis sur ce que j'ècris), avec plus de force et d'éloquence que dans aucune de mes autres compositions. Mais ce sujet semble m'engager à une abondance de développement qui fait prévoir une longueur considérable, et le temps de l'année est venu où le jardinage et la promenade ne laissent que peu de temps à la plume. Je me propose cependant, quand j'aurai inséré un nouveau rameau dans le Progrès de l'Erreur à la place qu'occupait Tbelypbtbora, quand j'aurai transcrit Vérité et que je vous l'aurai envoyé, dem'appliquer à la composition mise en dernier lieu sur le métier, avec toute l'habileté que je pourrai déployer. En
(1) Cowper indique ici le changement à faire.
------------------------------------------------------------------------
conséquence, si les trois premières sont mises sous la presse pendant que je serai encore occupé à filer et à tisser la dernière, il se pourra que le tout soit prêt pour la publication avant que la saison convenable soit passée. Mon intention est présentement que quelques petites pièces choisies, sept ou huit peut-être, les meilleures que je pourrai trouver dans un plein portefeuille que j'ai par devers moi, accompagnant les autres. La réunion de tout cela formera, j'imagine, un volume de grosseur convenable, sans qu'il soit besoin d'avoir recours pour l'enfler et lui donner les proportions voulues à un luxe déraisonnable de marges.
« Si l'on devait établir un comité d'enquête devant lequel les poètes eussent à subir un examen sur les motifs qui les ont appelés à publier et que j'y fusse appelé pour entendre raison des miens, je crois que je pourrais dire avec vérité peu de poètes en pourraient dire autant — que sans avoir d'objection aux conséquences lucratives qui en pourraient résulter, ce n'est point à cela que j'ai visé. Quel peut donc être votre motif ? dit M. le Président. Je réponds en m'inclinant : L'amusement. Hors cela, il n'y a rien ; il n'y a point dans ma très petite sphère, d'occupation, la poésie exeeptée. qui puisse faire beaucoup pour me détourner de ce train de pensées mélancoliques qui, : sans cesse et sans trève, à moins que je ne sois ainsi ) occupé, font invasion chez moi. Et si je ne publiais pas ce ) que j'écris, je ne pourrais pas m'intéresser à mon travail 3 et à mes propres applaudissements assez pour y trouver e amusement.
« Dans ce récit de la bataille qui a eu lieu à Olney, j'ai
------------------------------------------------------------------------
tendu un piège à votre curiosité et j'ai réussi à vous y prendre : J'ai pensé que ce récit aurait une apparence d'énigme, er cela n'a pas manqué ; mais comme beaucoup d'énigmes, quand vous en aurez le mot, celle-ci vous paraîtra peu digne de la peine que vous aurez prise de hasarder une conjecture. Il y a des soldats en garnison à Newport et à Olney. Par ordre de leurs officiers, ces troupes se sont rencontrées à Emberton Marsh, ont fait toutes les manœuvres d'un combat réel, et le résultat a été la prise de notre ville. Depuis ma lettre, il y a eu une nouvelle rencontre dans le même but. M. Raban a gardé une chambre pour Mme Unwin et pour moi, afin que nous; puissions voir ce spectacle à notre aise. Nous l'avons vul eu effet, mais il n'a pas répondu à ce que nous en attendions ; car avant que le conflit pût être décidé, la poudrer vint à manquer des deux côtés, et les combattants furent obligés de laisser l'affaire indécise. S'il était possible que quand deux grandes armées passent la nuit dans l'attente d'une bataille, une troisième vînt en silence leur dérober leurs munitions et leurs armes de toute espèce, quelle comédie on aurait au lieu de la pièce qui a toujours une si tragique conclusion. »
Cowper cependant n'est pas trop absorbé dans la com- position de ses poèmes ; il jardine, il se promène, il jouit ] des douceurs simples et naturelles de la vie. Aussi écrivait- il moins à M. Unwin, et il s'en excuse sur ces occupa- tions diverses ; mais la vraie raison à mon sens, c'est que t Cowper qui, à un jour donné, a senti sa force, sans y \ mettre un dédain qui n'était pas dans son caractère, se plait 1
------------------------------------------------------------------------
moins avec un ami dont il a mesuré la juste valeur ; et, vue à travers les lettres de l'ami illustre, l'intelligence de M. Unwin ne paraît pas avoir été d'un ordre très élevé — je ne veux pas, du reste, la rabaisser au-dessous de la limite moyenne.
A M. Unwin, 2 avril 1781.
« Ma matinée est prise par le jardin, et dans l'aprèsmidi, jusqu'à ce que j'aie pris le thé, je ne suis bon à rien. A cinq heures la promenade, et la promenade terminée, la fatigue commande le repos, et une fois encore, je ne suis bon à rien. Ainsi, vous le voyez sans que j'aie besoin de vous le dire, l'heure qui est comprise entre quatre et cinq vous appartient comme la seule sur les vingt-quatre qui n'ait pas d'autre destination.
« Je ne m'étonne pas que vous ayez été fort affecté dans la circonstance que rappelle votre dernière lettre, surtout si l'on tient compte de la dureté que vous avez rencontrée dans la conduite de votre ami. Remarquez cependant que de même qu'il vous est naturel d'avoir des sentiments très élevés, il est naturel également à d'autres caractères de laisser de côté ces sentiments élevés, et de vous parler, d'agir envers vous exactement comme ils le font dans leurs rapports avec le reste des hommes, sans faire la moindre attention à l'irritabilité de vos nerfs. Les hommes dont la parole est rude et sans ménagement devraient prendre grand soin d'avoir toujours la justice pour eux, la justesse et l'à-propos de leurs opinions et de leurs censures étant la seule excuse supportable qu'ils puissent alléguer en
------------------------------------------------------------------------
faveur de la conduite qu'ils tiennent, surtout dans un pays où la civilité du dehors est inculquée à chacun dès le berceau même. Dans le cas qui nous occupe présentement, je crois que vous avez à supporter le poids d'une censure qui n'est pas fondée sur la vérité, et que par conséquent vous ne méritez pas. Je crois que celui-là fait son devoir dans la chaire qui ne dissimule rien de ce qu'il croit par la crainte d'offenser. Accommoder sa parole au jugement et à l'opinion des autres, en vue de leur plaire, c'est manquer au moins à ce que nous nous devons à nous-mêmes, et cette conduite ne peut être estimée une preuve de fidélité envers celui dont nous nous disons les serviteurs. Mais il est peu d'hommes qui ne soient dans la nécessité d'exercer la charité et la patience. Le monsieur en question vous a donné en tout ceci une grande occasion de montrer combien vous êtes disposé, malgré la différence de vos vues, à lui rendre tout ce qu'il avait droit d'attendre de vous si votre croyance était en parfaite harmonie avec la sienne.
« Quant à Monsieur le Curé (1), je crois que vous êtes sans excuse quand vous permettez qu'un tel homme vous fâche en quoi que ce soit. L'énormité et l'injustice de la demande doivent vous la faire supporter. Si un voleur s'avisait de dire que vous êtes un misérable parce que vous n'avez pas sur vous une bonne plume d'or, sa brutalité vous ferait-elle quelque peine ? Pourquoi donc avez-vous eu un si grand chagrin dans la circonstance actuelle ? »
Mêmes excuses avec M. Newton. Il n'a pas le temps
(1) En français dans l'original,
------------------------------------------------------------------------
d'écrire. Mais' cette prétendue paresse n'empêche pas les pensées du cœur, je veux dire les pensées de l'auteur, plus chères encore que celles de l'homme, d'aller leur train sans discontinuer.
A M. Newton, 8 avril 1781.
« Depuis que j'ai commencé à tenir la plume d'auteur, mes lettres sont moins dignes que jamais de vos regards. Bientôt cependant je déposerai ce rôle, je cesserai de vous ennuyer de mes ordres à j'imprimeur, au moins jusqu'après l'été. Si je vis jusqu'au retour de l'hiver, je pourrai reprendre peut-être; mais mon appétit de renommée n'est pas assez vif pour lutter avec mon amour de la belle saison, mon amour de l'indolence et mon amour du jardinage.
« Je vous envoie par M. Old mes oeuvres complètes, reliées en papier brun et portant les numéros d'ordre que je me proposerais de leur donner à l'impression. En ce qui concerne le poème intitulé Vérité, il est si vrai qù'il ne pourra guère manquer de blesser le lecteur peu éclairé. Je crois en conséquence que pour venir au devant des préjugés qui naturellement se dresseront tout hérissés contre cet ouvrage, une préface explicative, telle que vous (et personne autre aussi bien que vous) pourrez me la donner, aurait en soi toute la convenance désirable pour concilier la faveur au poème. Ou même,'si la tâche ne vous déplaît pas, si vos occupations vous permettent de vous en charger, si enfin vous pensez que cela fût mieux ainsi, je serais heureux de vous devoir une préface gènérale à tout l'ou-
------------------------------------------------------------------------
vrage. J'entends, cependant, que vous consultiez à cet égard votre propre jugement, et que vous mettiez la main à l'une ou à l'autre de ces besognes, ou que vous les écartiez toutes deux, absolument comme votre prudence vous y engagera.
« Les observations que j'ai faites dans le Progrès de l'Erreut, quoique d'une application générale, comme vous le dites, se trouvent pourtant réfléchir si malheureusement sur l'auteur de Thélyphthora, qu'elles iront presque aussi sûrement le frapper à l'endroit faible, qu'il lira le poème s'il est publié avec mon nom et je ne voudrais en aucune manière vous envelopper dans le ressentiment que ces vers attireront probablement sur moi, conséquence qui ne manquerait pas de se produire si l'on nous voyait aller vers le public bras dessus bras dessous, et réclamer ensemble son attention. Pour ma part, j'ai ma réponse prête, si l'on s'attaque à moi ; mais pour vous, comme vous avez correspondu avec lui (M. Madan) sur la matière de son livre, que vous avez clos cette correspondance d'une manièt e aussi aimable que le sujet qui l'avait motivé pouvait le permettre, vous pourriez penser que la modération amicale de votre conduite semblerait se démentir, si vous veniez soutenir et encourager publiquement un ouvrage où il est en apparence traité si librement. Mais après tout, il n'y a point de nécessité que votre nom paraisse, quoique de toute façon je ne pusse qu'être honoré de le voir rapproché du mien s'il n'y a point à cela d'objection sérieuse. — Vous trouverez le passage substitué dans le Progrès de l'Erreur juste à la page qu'occupaient les réflexions sur l'ouvrage de M. Madan.
------------------------------------------------------------------------
I( La réponse de M. Hill me semble n'avoir d'autre défaut que celui qui vient d'une vertu. Sa grande charité, sa bonté candide, ont, selon moi, fait obstacle à cette animation et à cette énergie que même un homme excellent peut montrer quand il répond à un livre qui ne peut guère manquer d'exciter un peu d'indignation. La douceur et l'indulgence ne sont pas réclamées plus instamment par l'Ecriture en quelques cas, que l'âpreté de la réprimande et de la sévérité dans d'autres.
« Je suis fort content des éloges que les rédacteurs du Revues ont donné à sir Airy (i), Je n'en espérais pas davantage et je me demande s'ils parleront aussi favorableblement de ma publication à venir.
« J'ai écrit beaucoup aujourd'hui. Ce doit être mon excuse si je termine ainsi brusquement. Nos amitiés à tous deux. Nous sommes en assez bonne santé, Mme Unwin mieux même qu'à l'ordinaire ; quant à moi, je n'ai d'autre souffrance que celle dont on ne guérit pas ».
Suit l'envoi d'un concombre accompagné d'une espèce d'énigme sur ce fruit qui n'est pas de ses élèves et que cependant il a élevé. Devinez l'énigme, dit-il à son ami, et mangez le fruit pour votre peine. — Cela voulait dire que la graine venait de son jardin, et que le fruit avait été produit par un jardinier de ses amis.
Dans une lettre du 25 avril 1781, Cowper revient encore à la préface de M. Newton qui lui tient au cœur, et
(1) Voir le poème Anti-Thelypht/wra, publié en 1781. — Ç'est le premier ouvrage publié de Cowper.
------------------------------------------------------------------------
exprime son opinion sur les Païens, sujet qu'il a eu occasion de toucher dans ses vers.
A M. Newton, 23 avril 1781.
« Mon cher ami, n'ayant pas le moindre doute que vous ne soyez capable de faire une préface exactement telle que je la désire voir au-devant de mon livre, et étant convaincu d'ailleurs que les doutes que vous avez vousmême sur ce point sont dépourvus de tout fondement, je ne retire point ma demande, je ne rabats rien de l'empressement que j'ai mis à la faire. La circonstance est délicate, j'en conviens : mais je suis loin de croire pour cela qu'il vous soit difficile de réussir. Vous pouvez tirer un trait de plume, délié comme un cheveu, là où un autre ferait une tache d'encre aussi large qu'une pièce de douze sous.
« Quant aux Païens et à ce que j'en ai dit, le sujet est de ceux sur lesquels chacun doit se faire son sentiment à soimême, et sur lesquels nous ne devons pas aller au-delà du point où l'hypothèse, de concert avec les opinions admises, peut nous porter. Je voulais cependant aller au devant j d'une objection que je prévoyais, et la faire sans porter atteinte à la vérité de l'Evangile, et en même temps en 1 heurtant aussi peu que possible les sentiments de l'adversaire. Après tout, en effet, je ne vois point de milieu ; ou t nous devons les supposer en état de perdition, ou, s'ils g sont sauvés, attribuer leur salut uniquement à la vertu de la clémence divine. Ils me semblent à moi, suivant les =
------------------------------------------------------------------------
principes de l'équité, être dans la même situation et avoir droit (au moins suivant les notions humaines de justice) à la même indulgence queles petits enfants, les uns comme les autres ayant la tache de la nature corrompue, les uns comme les autres ne pouvant absolument connaître le remède. Je suppose les enfants universellement sauvés, parce qu'ils ne connaissent pas le péché, et les Païens yertueux s'étant trouvés hors d'état de pécher contre la Révélation, et ayant fait un usage consciencieux des lumières que la nature leur donnait, je les croirais sauvés également. Mais deux raisons m'engagent à laisser un sujet sur lequel je pourrais m'étendre encore longuement : la première, c'est que j'écris une lettre et non un essai ; la seconde, c'est que, après tout ce que je pourrais écrire làdessus, il me serait interdit d'arriver à une conclusion certaine (1).
« J'avais eu autrefois l'idée de joindre quelques petites pièces à celles que je vous ai envoyées ; mais n'en ayant qu'un très petit nombre que j'ai jugées dignes de leur tenir compagnie, et celles-là mêmes se rapportant pour la plupart à des sujets devant plutôt servir à l'amusement qu'être utiles, j'ai changé d'avis. Si par la suite j'amassais un nombre de ces bagatelles suffisant pour former un volume de mélanges, ce qui n'est pas impossible, je pourrais les recueillir et les imprimer.
« Je vous suis grandement obligé de l'intérêt que vous
(1) Le Révérend Grimshawe, j'ai le regret de le dire, a jugé à propos de retrancher toute cette partie de la lettre II fait mille petites infidélités de détail ; je ne signale que les plus criantes mais on ne saurait avoir trop d'aversion .pour une manière semblable d'éditer une correspondance.
------------------------------------------------------------------------
prenez à la publication de mes Poèmes ; je suis charmé de la vivacité que vous montrez à ce sujet. Votre opinion favorable m'est un présage heureux de celle du public ; car, en tenant compte de votre partialité pour moi et pour ce qui vient de moi, à ce titre même, cependant, je suis sûr que vous ne souffririez pas sans m'avertir que je vinsse ajouter un rimeur de plus à la multitude de rimeurs insipides qui déjà n'infestent que trop le monde de leurs productions. »
Les petites pièces cependant dont il a eu l'air de faire bon marché dans la lettre précédente, tiennent au cœur du pauvre William, et l'on ne peut s'empêcher de sourire en le voyant y revenir immédiatement sous le prétexte, fort plausiblé assurément, que le libraire a besoin de grossir le volume.
A M. Newton, 25 avril 1781.
« Tant que je comptais publier seulement les quatre pièces déjà envoyées, je ne me donnais pas la peine de relire avec attention les petits poèmes que j'ai par devers moi. Mais voyant qu'il devenait nécessaire d'ajouter quelque chose, j'y ai de nouveau jeté les yeux et j'ai le plaisir de reconnaître, après un examen aussi sérieux qu'on peut l'attendre de la part d'un auteur jugeant ses propres productions, que je suis en possession de huit cents vers qui peuvent, en toute sûreté, je crois, s'aventurer devant le public. A cela je pourrais ajouter les pièces que j'ai traduites de Vincent Bourne. Mais n'en ayant point de copie entre les mains, je dois vous prier de me les envoyer, ou
------------------------------------------------------------------------
de les faire transcrire pour moi. Le tout ensemble pourra fournir un millier de vers, et, comme je suppose que M. Johnson ne mettra pas plus d'une pièce par page (i) ils tiendront plus de place que le même nombre de vers écrits de suite et sur le même sujet. Il y a des temps où je ne saurais écrire, et le moment présent est de ceux-là ; quand même il n'en serait pas ainsi, je préférerais ce moyen de grossir le volume à celui de remplir le vide par un poème de longue haleine comme les précédents.
« Des rythmes variés sur des sujets variés soulageront mieux l'esprit et l'oreille et préviendront peut-être cette t fatigue qui autrement, n'aurait que trop de chance de se r manifester. »
Cowper, on le voit, sait admirablement ce qu'il fait, et ! l'expose en toute circonstance avec une netteté parfaite ; i ij pèse tout avec exactitude, il se rend compte de tout avec 2 soin, il ne néglige pas même le moindre détail qui pourt rait paraître minutieux ; c'est ainsi qu'on assure le succès, 5et plus d'un poète, plus d'un écrivain, faute d'avoir arrêté i?,son regard sur ce qu'il dédaignait peut-être, a appris ce iasecret à ses dépens.
Le poète discutait souvent avec M. Newton les expresizsions qu'il avait employées dans ses vers, le plus souvent ,bdéférant aux avis de ce sage censeur — un peu timoré — ipquelquefois résistant. Ainsi, une fois M. Newton avait fait
(I) Le tex-e semble dire ne donnez pas plus d'une page à chaque pièce ; mais aie sens évidemmert est celui que j'adopte, puisqn'il s'agit d'arriver à un volume tij,;Liffisamment gros.
------------------------------------------------------------------------
objection à une expression qu'il trouva un peu forte. Cowper répond avec fermeté (18 février 1781) : ;
« Je ne m'attendais guère à une objection de votre part...
Je n'approuve pas l'usage des mots pris de ce qu'un oncle à moi appelait le dictionnaire diabolique : mais il arrive quelquefois qu'une expression rude est presque nécessaire pour égaler l'indignation excitée par un abominable sujet (1). je vous remercie cependant de votre avis, et quoique la poésie soit sujette à inspirer traîtreusement à l'écrivain une chaleur qu'il n'éprouve pas en écrivant en prose, mon désir sera toujours d'être ramené au juste degré v par votre sentiment ». 1 De ces passages que nous avons déjà rencontrés et de beaucoup d'autres semblables, on pourrait faire une poétique très ingénieuse et très sensée, ne se sentant en rien de la roideur pesante qu'on trouve dans les traités de rhétorique ; il n'y a qu'une bonne rhétorique : c'est celle que nous faisons dans le commerce des idées et dans le commerce de la plume. C'est le moyen de faire justice de bien des exagérations de jeunesse, de tradition etd'exemple.
Il s'agissait maintenant de mettre au courant M. Unwin et de concilier son amitié quelque peu jalouse, car il y avait quelque jalousie d'amitié entre les deux hommes d'église, M. Newton et M. Unwin, chacun d'eux étant assez porté à croire qu'il n'avait pas dans les communications de l'ami commun une part égale à celle de l'autre. De là la lettre suivante : J
(i) Il s'agit toujours de ThelyphtOVCl et de M. Madan. 1 X
------------------------------------------------------------------------
A M. Unwin, Ier mai ¡"7RI.
« Votre mère dit que je dois écrire, et vous devez.. n'admet point d'excuse ; autrement, je pourrais me défendre sur ce que je suis fatigué, que je n'ai rien à dire, que mon cerveau est pesant, qu'en conséquence vous vous trouveriez mieux, ainsi que moi, du silence. Mais toutes ces excuses, et celles que me pourraient suggérer en outre le dégoût, l'indolence ou la nécessité, ne sont pas recevables, du moment qu'une dame introduit son argument Irréfragable : Il faut. Une ressource vous reste cependant, c'est que vous avez le droit de lire ou de ne pas lire, suivant que vous l'aimerez mieux, ce que j'écris ; à moins que lady Anne ne soit à côté de vous et ne vous dise : Il faut que vous lisiez cela, auquel cas, en vrai chevalier, vous devez obéir sans chercher d'excuse.
« Sous presse, pour paraître prochainement, en un volume in-8o, prix trois shillings, Poèmes, par William Cowper, du Temple, esquire. Vous pouvez supposer, pour l'étendue de l'ouvrage, qu'on a longtemps fait mystère de la plus grande partie des pages qui le composent, parce que vous ne les avez jamais vues ; mais la vérité est que la plus grande partie de ces vers, à l'exception de ceux que vous avez entre les mains, sont le produit de l'hiver dernier. Les deux tiers du volume seront remplis par quatre pièces dont la première a pris naissance au mois de décembre, et la dernière au mois de mars. Elles contiennent, au total, j'estime, deux mille cinq cents vers ; elles portent ou porteront devant le public quand le temps
------------------------------------------------------------------------
en sera venu, les titres de Propos de table, le Progrès de l'Erreur, Vérité, Réprimande morale. M. Newton écrit une Préface, et l'ouvrage est publié par Johnson. La principale, je peux dire la seule raison qui m'a empêché de vous parler jusqu'à présent de ce que je vais mettre sous les yeux de tout le monde (si M. Tout-le-Monde croit qu'il vaille la peine de s'informer de la chose), c'est que jusqu'à ces derniers jours je n'avais pas l'honneur de savoir moimême ce qu'il en devait être. Cela peut paraître étrange, et cependant cela est vrai ; car ne connaissant pas d'assureur qui voulût prendre sur lui le risque de l'ouvrage, et ne jugeant pas qu'il convînt à une bourse comme la mienne de courir aucun hasard, même avec la garantie de mon propre génie, je demeurai en grand doute, pendant plusieurs semaines, qu'aucun libraire voulût se charger de ces risques qui pourraient devenir fort coûteux en cas de mésaventure à la vente. Mais Johnson a bravé héroïquement tous les périls, et se charge de toute la dépense. Ainsi donc je parais. Je serai charmé que le prochain ordre d'affranchissement (frank) vienne en compagnie de mes traductions de Vincent Bourne. Ma Muse, dès sa première apparition publique, se mettra à vos pieds ».
Il n'est pas besoin d'une grande pénétration pour reconnaître dans la lettre qu'on vient de lire les traces d'un embarras léger, très marqué cependant. Cowper cherchait péniblement des excuses là où il n'en était pas besoin. La verve l'avait poussé à écrire, il avait écrit ; et avec cette sorte de pudeur qui convient si bien à l'artiste, il n'avai
------------------------------------------------------------------------
dit : Me voici, que quand il avait été sûr d'un résultat obtenu et d'une réussite à espérer.
Avec Hill, qu'il n'avait pas habitué à se croire des droits sur les vers qu'il produisait, l'aveu était plus facile ; il était même d'autant plus facile cette fois, que son ami se trouvait déjà en possession du secret qui n'en était plus un. Il lui écrit donc :
A J. Hill, 9 mai 1781.
« Je suis sous la presse, je voudrais en vain m'en défendre. Mais de quelles voix mystérieuses se sert la renommée pour porter une nouvelle d'un bout à l'autre de votre grande ville ! Il y a peu de jours, à l'exception d'un seul homme, et celui-là n'est guère de plus grande taille que vous, tout Londres ignorait le fait ; car je ne pense pas que les papiers publics aient encore annoncé cette très agréable nouvelle ; le titre du livre, qui est la base de l'annonce, étant parvenu depuis si peu de temps à l'éditeur; et voilà maintenant que vous êtes informé, vous qui demeurez à deux milles au moins de chez celui qui dans cette circonstance m'a servi de confident.
« Mes oeuvres sont pour la plupart le produit de l'hiver dernier — toutes à vrai dire, excepté quelques petites pièces. Quand je ne peux pas trouver d'autre moyen de m'occuper, je pense, et quand je pense, la nature me pousse fort volontiers à penser en vers. D'où il suit que la saison de l'année qui généralement flétrit les fleurs de poésie fait épanouir les miennes, telles qu'elles sont et me couronnent d'une guirlande d'hiver. Sous ce rapport, les
------------------------------------------------------------------------
poètes mes contemporains et moi nous ne nous ressemblons pas. Ils écrivent quand les délicieuses influences de la saison, des perspectives agréables et un vif mouvement des esprits animaux font de la poésie en quelque sorte le - ' langage de la nature ; et moi, quand à chaque feuille des lauriers du Parnasse sont suspendus des glaçons, quand un homme raisonnable espérerait aussi peu de réussir à composer des vers que d'entendre siffler un merle. Cela doit me servir d'excuse près de vous pour tout défaut de chaleur et d'animation que vous pourriez remarquer dans ce que vous lirez bientôt. Quant au public, si je ne lui plais pas, la chose est sans remède. Un ami pèsera et prendra en considération toutes les circonstances qui ont pu être au désavantage du poète, son indulgence accordera tout ce qu'un auteur peut désirer, et peut-être même au-delà de ce qu'il a le droit d'attendre ; mais ce n'est pas ainsi qu'agit le monde : tout ce qu'il n'aime pas, nulle excuse ne saurait l'amener à le pardonner, et il serait inutile de lui dire : J'ai écrit mes vers en janvier ; la réponse immédiate serait : Pourquoi ne pas les avoir écrits en mai ? — Question qui pourrait être embarrassante pour de plus sages têtes que nous autres poètes nous n'aurons généralement le bonheur d'en posséder ».
Cowper n'est pas tellement occupé de ses vers et de son éditeur qu'il ne trouve le moment de jeter un coup d'œil sur les grands événements contemporains. Un jour donc, il regarde vers l'Amérique, il dit son mot sur ce qu'il observe de ce côté, et une fois de plus, il montre le danger
------------------------------------------------------------------------
iMes prédictions politques ; car, le 13 mai 1781, à la veille rtlu triomphe des colonies américaines (1) qui vont devenir tune grande république et un des Etats qui comptent dans 5e monde par la civilisation, par les idées et par le commerce, il prédit l'agonie de l'insurrection :
A M. Newton, 13 mai 1781.
« Cette dernière victoire sur les Américains va être bien Très de vérifier ma prédiction politique, et sir Joshua > 1 aura rien à faire qu'à enregistrer l'accomplissement d'une prophétie d'autant plus respectable que, quand pour la nremière fois on lui a donné cours, il paraissait si invra:isemblable qu elle se réalisât. Il semble que la rébellion iooive bientôt prendre fin, désemparée qu'elle est par la tèéfaite, et destituée de ressources ; l'extinction de la iuuerre s 'en suivra bientôt. Du reste, à tous événements, ifai pris soin de mettre à couvert ma réputation et, ayant crédit à la fois le beau et le mauvais temps, l'un dans la 15ièce à laquelle je vie: s de faire allusion, l'autre dans \rxpos tu lotion, que ce soit pile, que ce soit face, comme on ^ (1), ma prédiction ne peut manquer de s'accomplir ».
3 Cowper cependant, était aux mains de l'imprimeur, et Jetait là le cas de s armer de patience. L'impression de 2S vers en effet traînait en longueur et la saison s'avançait
(i «'r) La déclaration d'indépendance est du 4 juillet 1776 ; mais la capitulation du isneral anglais Cornwallis à Yorktown n'est que du 19 octobre 1781. Il avait fallu pq années d'efforts pour assurer le grand résultat auquel avaient travaillé toutes 01 forces du pays et de ses grands hommes.
(11) Littéralerient : « Que la lame tombe sur la pointe ou sur le manche », (fait ~ fall edge).
------------------------------------------------------------------------
rapidement ; l'été arrivait à grands pas et Londres n'aHaitj, plus avoir personne pour saluer la venue du poète. Onï conçoit l'impatience qui le saisit alors. Ses lettres dei, ce moment (i) sont pleines de l'expression de son ennuis incessant. Il écrit :
A M. Newton, 21 mai 1781.
« Je ne suis pas si impatient de me voir imprimé que de sentir mes mesures déconcertées par le délai. Je savais d'avance que malgré toute la diligence de Johnson il arriverait trop tard, et que l'été, qui est tout proche, serrerait de trop près le moment de notre publication. J'aurais en conséquence, bien préféré procéder tout à loisir suivant son avis (si vraiment il veut imprimer à loisir), et ainsi profiter de tout l'à-propos que l'hiver amènera à son retour, plutôt que d'ouvrir ma boutique tout juste au moment oû la foire est finie.
« Les choses en étant là, et cette marche si lente cadrant j si bien avec mes vues, je veux vous épargner la peine de ; revoir les épreuves, et cela pour deux raisons : Première- ment, votre temps est précieux, et en second lieu, n'ayant ï rien écrit récemment que je ne retienne de mémoire, i4 1 est impossible qu'un mot changé ou la moindre faute c m'échappe. Je me propose en conséquence de me procurer 1 des signatures d'affranchissement (2) pour l'alltr à Londres « et pour le retour, et de prier Johnson de me transmettre 3 les épreuves «.
(1) Fin de mai 1781.
(2) Le priyilège d'affranchir par leur signature existe toujours pour le membre 31 du Parlement, mais il ne l'exerce plus avec la même latitude.
------------------------------------------------------------------------
M. Madan revient encore ici avec son éternel Thelyphtora, comme ce passage est piquant, je le traduis:
« Cela formerait un étrange spectacle et peut à peine se supposer ; cependant nous admettons l'hypothèse pour un instant et dans le but de nous amuser. Un homme (il faut que ce soit un stoïque renforcé) est environné d'une douzaine d'individus. L'un lui tourmente le nez, l'autre lui pince les côtes, celui-ci lui donne une tape à droite, celuilà une tape à gauche ; l'un lui marche sur les orteils, l'autre lui crache à la figure ; tel lui enfonce des épines dans les mollets, tel autre lui aligne un coup de pied dans le derrière ; l'un lui frappe le poignet droit, l'autre le poignet gauche ; l'un le coiffe d'un bonnet de fou, et le dernier, homme de quelque esprit, et ayant sa bonne part d'humour, lui rit au nez, se moque de lui et lui fait des mines grotesques, pendant que ses compagnons se livrent sur leur victime à des occupations tourmentantes. Le patient (car il faut qu'il soit patient pour demeurer maître de lui) affecte pendant tout ce temps d'être parfaitement bien, il nie que personne le touche, il les appelle tous ses chers amis, il remarque que le temps est fort beau et puise dans sa tabatière.
« Ce tableau vous semble extravagant ; il n'est pourtant pas sans avoir quelque ressemblance avec M. Madan. Il est ou veut paraître insensible aux nombreux coups assénés qu'il reçoit de ses antagonistes, ils sont une poignée de misérables sans nulle valeur ; quelques-uns sont ses meilleurs amis et l'opposition qu'ils font à son livre prouve leur bigoterie ou leur sottise piutôt qu'elle ne lui porte
------------------------------------------------------------------------
préjudice à lui ; quant aux autres, soit qu'ils écrivent, soit que le vent siffle, cela est tout un pour lui. Et cependant, comme notre infortuné personnage ci-dessus décrit doit sans aucun doute souffrir beaucoup, l'auteur de Thelyphlora n'en doit pas être plus exempt, si les deux massues de l'érudition et de la logique, si les orties piquantes de l'esprit et de l'humour peuvent le tirer de son apathie (i).
« A ce propos, nous serons charmés que vous apportiez avec vous le livre de M. Barton.
« Un affectueux salut de la part de Mme Unwin. Tous deux nous attendons le jour qui nous est promis, avec une impatience qui n'est pas sans plaisir ; nous nous réjouissons à la pensée que si nous ne pouvons pas en hàter l'arrivée d'un seul moment, il viendra pourtant et ne peut pas ne pas arriver, et que l'intervalle, quelque long qu'il puisse paraître, ne saurait passer une quinzaine — j'entends, s'il vous est possible de remplir votre promesse ».
Même impatience dans cette autre lettre :
A M Unwin, 23 mai 1781.
« Si les amis d'un écrivain ont besoin de patience, combien plus en a besoin l'écrivain lui-même ! Votre désir de voir ma Muse se produire en public, le désir que j'ai de mon côté de vous satisfaire, en sont réduits également à endurer le désappointement du retard. J'espérais que la trompette de mon éditeur aurait dès à présent informé le
( r) Je n'ai pas besoin d'avertir le lecteur que ce passage n'est pas dans Grimshawe, ni même un mot de la lettre d'où il est tiré. Une fois pour toutes son Cowper est un Cowper correct, n'y cherchez rien qui soit improper.
------------------------------------------------------------------------
public de tout ce que celui-ci a besoin de savoir en pareil cas, et qu'une fanfare d'a- nonce, retentissant dans chaque journal, aurait dit : « Voici le poète ! » Mais l'homme, et spécialement l'homme qui écrit des vers, est né pour souffrir des désappointements Cela est sûr comme il est sûr que les imprimeurs et les libraires sont nés pour être les créatures les plus sujettes à remettre toujours et les plus ennuyeuses. En bon anglais, ce magnifique préambule signifie que le temps pour publier est maintenant passé, que la ville part chaque jour pour la campagne, et que mon livre ne peut paraître qu'au retour des absents, c'est-à-dire l'hiver prochain.
« Cette mésaventure cependant ne vient pas s ns amener en compensation un avantage : j'aurai par là ce qu'autrement je n'aurais pas eu, le pouvoir de corriger moimême mes épreuve -, avant ge qui n'est jamais de mince importance, mais qui devient souvent appréciable quand il s'agit de poésie. Une seule faute peut détruire toute la beauté et toute la force d'un passage entier (i), et peut-être celui de tous où l'infortuné poète met principalement son orgueil. Ajoutez à cela que de temps en temps il faut s'attendre à trouver dans une imprimerie un important présomptueux qui se mettra en tête que lui aussi est un poète, et ce qui est encore pis, un meilleur poète que celui qui l'emploie. Il en résulte que, cousant et ravaudant par-ci par-là un lambeau de sa façon, il crée une telle différence entre l'original et la copie, que l'auteur ne peut plus
(i) Knock out the bi,aiiis or a whole passage taire sauter la cervelle à tout un passage, cela ne serait pas supportable en français.
------------------------------------------------------------------------
teconnaître son ouvrage. Aussi, comme je ne veux pas être responsable des sottises de personne excepté des miennes, je me console un peu quand je pense qu'il dépendra de moi de prévenir de pareilles impertinences. Il m'y faudra pourtant votre secours. Il sera absolument nécessaire que la correspondance entre Johnson et moi s'échange sans la dépense du port ; car les épreuves feraient double et triple lettre ; cette dépen:e qui, à chaque fois doit être double, à l'envoi du paquet, puis au retour, ne laisserait pas de m'être lourde ; puisque, vous le voyez, il faut que je tire ma subsistance de ma cervelle, et elle gênerait également l'éditeur, qui sans nul doute espère tirer de la même source quelque profit. En conséquence, une demi-douzaine d'enveloppes à affranchissement à moi, et autant à lui, viendraient parfaitement bien à point, si vous pouvez, sans que cela vous dérange en rien, me les procurer.
« Mes cravates étant presque toutes usées (i), j'ai l'intention de porter des cols, pourvu qu'ils soient plus à la mode que les cravates elles-mêmes. En ce cas, je vous serai obligé de m'acheter une belle boucle de col pour fort peu d'argent. Pour 20 ou 25 shillings peut-être, un objet d'occasion peut se trouver qui fera fort bon effet à o l n ey.
« Je vous suis trés obligé àe l'offre que vous me faites de m'aider à traduire Bourne. Mais ce n'est que rarement,
(1) On a presque besoin d'apologie avec le lecteur français pour mettre sous ses yeux ces détails famil:ers. Mais comme ces choses-là nous introduisent dans l'intitimité d'un homme mieux que les sublimités les plus magnifiques, je me risque à traduire le Fassage.
------------------------------------------------------------------------
et toujours en vue de m'amuser que je traduis, parce qu'il me paraît désagréable de travailler sur le patron taillé par un autre ; il est sûr au moins que cette déplaisance ne manquerait pas de m'arriver dans une besogne de quelque étendue. Et puis, ce qui est épigrammatique et spirituel en latin deviendrait parfaitement insipide en anglais : un traducteur de Bourne se verrait fréquemment obligé de suppléer ce qu'on nomme le tour, et c'est là le plus difficile et ce qui coûte le plus de toute la composition ; on n'y arriverait peut-être pas dans beaucoup de cas, ou du moins on n'y réussirait pas suffisamment. Si un poème latin a la clarté, l'élégance et l'harmonie, c'est assez : mais les lecteurs anglais ne sont pas satisfaits à si bon marché. Pour me citer moi-même, en comparant le Choucas avec l'original, vous verrez que j'ai été obligé de donner du piquant à une pointe qui, assez pénétrante dans le latin, aurait paru dans le latin aussi émoussée, aussi grossière que le fer d'un lacet. J'aime la mémoire de Vinny Bourne, je l'estime un meilleur poète latin que Tibulle, Properce, Ausone(i) ou quel que ce soit des poètes de ce genre, excepié Ovide. Je l'aime d'un amour qui n'est pas sans partialité, puisqu'il était sous-maître de la cinquième classe à Westminster quand j'étais écolier. Il était d'un si bon naturel et si indolent que je perdis avec lui plus que je n'acquis, car il me fit aussi peu actif que lui-même. Il était aussi peu soigneux de sa personne que s'il s'en fût fié à son talent pour couvrir comme un manteau tout ce qui
(i) Passe pour Ausone, et encore les Roses, la Moselle Mais Tibulle, mais Properce ? — Il ne faut pas prendre tout à fait Cowper au sérieux. il se moquerait de nous.
------------------------------------------------------------------------
pouvait vous être désagréable en lui. Et en effet, ses écrits ont presque tout racheté. Son humour est entièrement à lui ; il parlera d'une pie ou d'un chat en des termes si excellemment appropriés au personnage qu'il dessine, qu'on le croirait animé lui-même de la vie de l'être qu'il décrit par sa plume. Et à toute cette drôlerie, il entremêle par moment une veine de réflexion raisonnable et même religieuse et avec tout cela un air de plaisanterie, de bon naturel et d'humanité qui en fait selon moi un des écrivains les plus aimables du monde. Cela ne se rencontre pas souvent, un écrivain qui vous fasse sourire sans que ce soit a ux dépens de personne, qui amuse toujours sans jamais blesser ; qui, toujours élégant, toujours classique 'plus que ne le sont les classiques eux-mêmes, charme plus pour la simplicité enjouée de ses idées que par la pureté et l'élégance de sa versification : tel était cependant ce pauvre Vinny (1). Je me souviens d'avoir vu le duc de Richmond mettre le feu aux boucles graisseuses de sa perruque et lui souffleter les oreilles pour l'éteindre.
« Je suis charmé de votre projet, mais mon plaisir cesse quand je viens à en pressentir le succès. Si le monde formait son opinion des membres du clergé d'après votre caractère à vous, je ne doute pas que la réussite ne fût telle que vous la pouvez désirer. Mais je pense qu'il n'y a pas un seul membre du Parlement qui ne voie dans le cercle de ses connaissances un ministre de l'Eglise et peut-être plusieurs dont le caractère, estimé au point de vue des reproches qu'il mérite, ne contribuàt que fort peu au suc-
(1) rincent.
------------------------------------------------------------------------
cès d'un bill semblable. Il en est sept ou huit dans le voisinage d'Olney qui ont dit adieu à la sobriété et qui supprimeraient l'Eglise si la question des émoluments ne les retenait, plutôt que d'entraver dans un seul cas la vente de la bière forte. Moi-même, si je faisais partie du Parlement, je ne sais pas si je pourrais me montrer favorable à votre projet ; ne trouverait-on pas dans cinq milles à la ronde de presque toute localité, des ministres qui achèteraient des cabarets bien achalandés, au moyen d'une licence qu'ils s'assureraient, et qui, après cela, prendraient ces maisons sous leur patronage? je crois que nulle pénalité ne saurait prévenir cet abus, vu la difficulté de la preuve, et qu'il n'y aurait pas de précaution ingénieuse qui pût aller au devant de tous les abus possibles. Pour tout résumer en peu de mots, le clergé en général, surtout dans les vingt ou trente dernières années, s'est tellement relâché que, dans mon opinion bien arrêtée, aucune mesure par laquelle on viendrait proposer d'ajouter aux privilèges d'un ordre que la communauté laïque ne respecte plus guère, n'aurait l'appui de la législature. Vous me rendrez la justice de croire que je ne dis point cela pour donner satisfaction à une humeur splénétique ou à un tour d'esprit critique. Bien loin de là, ce sera ajouter peut-être à la sévérité des observations précédentes que d'assurer — mais même à ce risque je ne puis m'empêcher de le faire — que je les crois exactement fondées en fait, et que je suis sûr, soit d'après ce qui est à ma connaissance personnelle, soit d'après les récits de personnes dont je ne puis mettre en doute la véracité, que dans cette partie du
------------------------------------------------------------------------
s monde au moins, la plupart :des plus insignes débauché sont ceux-là mêmes à qui les mœurs et jusqu'à l'âme des autres sont confiées ; et je ne puis supposer que le diocèse de Lincoln, ou plus particulièrement le coin de ce diocèse que j'ai sous les yeux soit plus malheureux sous ce rapport que le reste du royaume (l).
« Depuis que je me suis mis à écrire de longs poèmes, il me semble que je m'e détourne avec dédain à la seule pensée d'écrire de courtes pièces. Je me suis dernièrement mis à un poème qui, si jamais je le finis, ne pourra guère embrasser moins d'un millier de vers. Mais celui-ci d'oit faire partie d'une seconde publication, en compagnie — le temps étant venu — de plusieurs autres ouvrages auxquels je n'ai pas pensé encore ; car il paraît (j'ignore cela jusqu'à ce que le libraire se soit trouvé dans le cas de me le dire) il parait que les pièces qui sont isolées n'ont pas d'e chance ; seul, un volume peut faire recette (2). Vousmême confirmez cette information en m'envoyant des enveloppes affranchies qu'on rie remplira pas à moins d'un volume. Mais je dois ajouter que si le Vent avait soufflé de tout autre point, ou si, venant de l'est comme il en vient maintenant, il eût été moins violent, il aurait fallu vous contenter d'une lettre beaucoup plus courte ; mais tout autre emploi du temps qui devient impossible tourne au p'rofit de la plume.
(1) Entièrement omis par le Révérend Grimshawe. Il est bien convenu que tous les membres du clefgé sont des saints. Parler ainsi de la robe dans un pays où il n'est pas permis de prononcer le mot enf--r (hell)
(2) Cowper a déjà la langue du métier, le jargon, faud rait- il dire ; stand no chance — a volume will go àoiv'it. C'est ainsi qu'o'n parlait da ris la boutique -de Jotinsou.
------------------------------------------------------------------------
« Fort heureusement, je n'attendais rien de vous par cette poste : le courrier a perdu le sac où se serait trouvée votre lettre — autre motif pour ma prolixité ! »
Dans sa lettre suivante, Cowper renouvelle avec instance près de M Unwin sa demande de moyens de correspondre en franchise avec Johnson qui a commencé l'impression des Poèmes. « Car, dit-il, une fois que roule la presse, ces humbles serviteurs des poètes ne souffrent pas volontiers les délais, parce qu'ils ont besoin des caractères pour d'autres auteurs, non moius impatients de voir le jour ».
Il poursuit : (1)
« Je suppose que ce beau temps vous décide à monter à cheval en attirant d'un autre côté les dames au jardin. Si j'étais à Stock, je me mettrais de leur compagnie, et pendant qu'elles tricoteraient ou feraient du filet à l'ombre, je me réjouirais à la pensée de n'avoir pas sous moi une bête dont la marche au pas me serait ennuyeuse, dont le trot me secouerait, dont le galop risquerait de me jeter dans un fossé. Je n'ai jamais pu deviner ce que la nature avait voulu faire de moi, tant je me vois peu propre à aucun des amusements et occupations où s'emploie d'habitude le gros des hommes. Quand j'étais enfant, j'excellais au jeu de la crosse et à celui du ballon ; mais la renommée que je m'étais acquise par mes talents en ce genre est dès long temps oubliée, et je ne vois pas qu'en rien j'aie fait depuis
(1) Cette lettre datée dans Southey Mai 1781, est donnée par Grimshawe sous la date plus précise 28 Mai 17S1.
------------------------------------------------------------------------
quelque figure. Je suis bien sûr cependant que la dite nature n'a pas voulu faire de moi un cavalier, et que si tous les hommes avaient mon goût, la science du jockey prendrait fin tout d'un coup et pour jamais (1). Le temps me presse, d'ailleurs, je ne suis pas riche en matériaux, et c'est pourquoi, avec un salut affectueux de nous tous, je m'arrête ici. »
A la fin de mai 1781, Johnson qui a compris qu'il s'agit d'un poète et d'un avènement (cela ne se devine pas toujours à première vue chez les libraires, ni même chez beaucoup d'autres) se met vivement à la besogne et étonne le poète lui-même par sa diligence (Lettre à M. Newton, 28 mai 178 1). Ce sujet épuisé, la lettre continue et la partie qui vient après est fort belle :
« Depuis un jour ou deux, le temps est devenu merveilleusement plus beau, et, si ce ciel sans nuages continue à briller sur nous, ou plutôt si les vents froids ne se mettent pas à souffler, vous promet une excursion charmante, autant du moins qu'il dépend d'un beau ciel de la faire telle. Vous vous plaignez rarement du trop de soleil, et si vous aimez une chaleur qui ne le cède guère à celle de l'Afrique, une promenade au côté sud de notre long jardin fera exactement votre affaire. Réfléchis par le sable et par les murs, et en même temps frappant sur votre tête,
(1) On voit que le goût de Cowper pour le cheval avait été seulement un caprice fort passager. L.. question financière, comme on dit aujourd'hui, avait dû être pour beaucoup dans sa guérison. — Et ainsi nous nous donnons le mérite ou le tort de bien des choses à l'égard desquelles le choix ne nous a pas été laissé.
------------------------------------------------------------------------
ces rayons pourraient bien vous faire désirer la jouissance pour une heure ou deux de cette immensité d'ombre donnée par les arbres gigantesques qui n'ont pas cessé de croître dans le pays de votre captivité. Si vous pouviez de temps en temps en temps passer un jour ou deux dans ces forêts et revenir en Angleterre en le désirant seulement, cela n'ajouterait pas peu au plus exquis de vos plaisirs. Mais pennx non homini dalx (i). Un temps viendra peutêtre (mais il faut que la mort soit venue auparavant) où il vous sera permis de visiter les forêts sans danger, sans peine ni dépense ; où la contemplation de ces scènes si présentes à votre souvenir réveillera en vous des émotions de gratitude et de louange bien supérieures à ce que vous en pourriez supporter dans cette présente vie. En ce sens, je crois qu'il y a toujours un' ciel sur la terre, et l'âme séparée du corps peut trouver une joie toute particulière à contempler ces lieux qu'autrefois elle a connus, et se réconcilier, au moins jusqu'à y revenir par la mémoire reconnaissante, avec un monde qu'aux temps écoulés elle supportait si péniblement.
« Miss Catlett ne doit pas songer à un autre logement que celui que nous lui pouvons donner sans nous gêner en rien et où nous la recevrons avec tout le plaisir possible. Nous pouvons dire l'un et l'autre — c'est-à-dire moi en latin et Mme Unwin en anglais — nihil Iiii a me a lie Il Il 111 puto. Elle aura un grand lit et une grande chambre. Nous aurons, nous, la chambre que nous occupons toujours quand nous avons du monde, et que nous occuperions
(;) Il n'a point été donné d'ailes à l'homme.
------------------------------------------------------------------------
certainement quand même elle ne serait pas avec vous (1). Les choses étant ainsi, il ne vous reste pas la moindre objection ; nous désirons donc que vous lui transmettiez de notre part un affectueux salut ; dites-lui que nous l'attendons et qu'elle ne sera qu'à moitié autant la bienvenue si elle va loger ailleurs que chez nous.
« Ayant encore deux lettres à écrire, je me vois forcé d'abréger celle-ci une fois encore, vous souhaitant bon voyage, et à nous le bonheur de vous voir en bonne santé et gaieté ».
Le voyage que ces lignes faisaient pressentir se réalisa en effet, comme nous le voyons par une lettre du 7 juillet 1781, où Cowper exprime vivement le sentiment de peine que M. Newton laissa en la quittant, dans la maison de ses amis d'Olney :
« Mon cher ami, M. Old nous a apporté la bonne nouvelle de votre heureuse arrivée. Mes émotions à votre départ ont été tout autre chose qu'agréables, et Mme Unwin a souffert à cette occasion plus qu'à votre premier départ d'Olney. Quand nous nous reverrons et en quelles circonstances, si même nous nous reverrons du tout, cela est une question dont la solution ne se trouve que dans le livre de la Providence qui se rapporte à la présente année, et il ne nous sera permis de la lire qu'après que le volume sera entièrement complet. Ce que je sais, c'est que votre visite a fait grand plaisir ici. Elle a été agréable même à
(1) Je traduis fidèlement ce passage que le bon M. Grimshawe a jugé à propos de retrancher, le regardant apparemment comme improper.
------------------------------------------------------------------------
moi qui, bien que vivant au milieu de bien des choses faites pour tenir en joie, ne suis que peu sensible à leurs charmes. Quand vous fûtes avec nous, je pris la résolution d'être, autant que possible, sourd aux conseils du désespoir, ne voulant pas, si je ne pouvais contribuer que médiocrement au plaisir de mes hôtes, le gâter par une mélancolie hors de saison et, comme un instrument qui a une corde rompue, détruire l'harmonie du concert ».
C'est une chose bien à remarquer qu'avec le retour de M. Newton coïncide le retour de ces mots de mélancolie, de désespoir, qui pendant un long temps, ont cessé de paraître dans ses lettres.
Heureusement cette influence passagère va être contrebalancée par une femme qui doit tenir désormais pour un temps une place notable dans la vie du poète. Cowper introduit lady Austen (c'est d'elle qu'il s'agit) en ces termes (même lettre à M. Newton) :
« Lady Austen, mettant de côté toute cérémonie, nous a fait la première visite et, non contente de nous témoigner ainsi ses égards, nous a fait d'aimablés excuses sur son sans-façon. Nous avons rendu la visite hier. C'est une femme vive et agréable qui a beaucoup vu le monde, et qui le regarde comme un grand sot, ce qu'il est en effet. Elle rit et fait rire et fait aller une conversation sans avoir l'air d'y toucher ».
Voici comment la connaissance s'était faite avec lady Austen, veuve de sir Robert Austen, baronnet. Lady
------------------------------------------------------------------------
Austen avait dans le voisinage d'Olney, à Clifton, sa sœur, Mme Jones, femme d'un ecclésiastique. Mme Jones était l'une des rares personnes admises dans la maison du poète. Un jour, lady Austen, en visite à Clifton, se trouvait avec sa sœur dans une boutique située en face même de la maison de Cowper. Celui-ci aperçut lady Austen, et soudain fut pris d'un vif désir de la connaître. Il voulut absolument que Mme Unwin l'invitât à prendre le thé. Mme Unwin se rendit à ses importunités. L'invitation fut faite, et lady Austen s'y rendit. Mais une fois arrivée, Cowper ne voulait plus se rendre près des dames. On l'y décida enfin, et il fut si charmé de lady Austen, qu'il l'accompagna à Clifton, et bientôt elle devint pour lui « la sœur Anne », Sister Ann.
Cowper, comme tous ceux qui se sentent appelés à occuper un rang, à exciter l'attention, et à tenir ouverts les yeux du public, était plein de sollicitude pour ses vers, il y pensait toujours, et telle faute lui sautait aux yeux en montant au lit, qu'il corrigeait bien vite. Il dit à ce sujet à M. Newton (même lettre) :
« J'aime mieux subir le châtiment maintenant que d'y être soumis plus tard. En conséquence, si Johnson veut marquer à la marge avec un Q les vers que lui ou les siens ne trouveraient pas suffisamment finis, je les retoucherai volontiers, ou je donnerai les motifs de mon refus. Je me tiendrai également fort obligé envers toutes autres personnes d'indications de ce genre ; je le suis déjà à quelqu'un qui, en resserrant deux ou trois paragraphes en un,
------------------------------------------------------------------------
Ga beaucoup perfectionné la distribution de mon ouvrage. U'ai un penchant, je le sais, à émincer un sujet en de trop inombreux morceaux, et par là à déranger cet ordre qui fait ;la clarté de tous les ouvrages, au moins dans une notable nmesure ».
Et le poète immédiatement, donne un exemple du soin Gattentif avec lequel il revoit ses ouvrages toujours présents a sa mémoire, alors même qu'il n'a sous les yeux aucun nmanuscrit, et aux heures où d'habitude on le croit parfaitement affranchi de ces préoccupations et où l'on ne songe pqu'au repos.
Cowper avait près de lui un autre conseiller, plus préixieux encore que M. Newton, parce que, moins savant que site ministre, moins habile à arrêter au passage un vers mal )œonnant ou un sens dangereux, il savait s'adresser à son Innoral, le soutenir toujours et le relever quand cela deve;finait nécessaire. Cet autre conseiller, toujours présent, n'est jeautre que Mme Unwin. Nous avons sur ce point le témoignage de Cowper lui-même :
A M. Unwin, 5 juin 1781.
« Votre mère dit que, quoiqu'il y ait dans mes poèmes jbdes passages renfermant des opinions qui ne sont pas deslittinées à réunir l'assentiment de tous, le monde reconnaî;-jitra du moins... ma modestie ne me permet pas de consiTggner par écrit ce qu'elle ajoute. J'ai la plus haute opinion abde son jugement, je sais, pour en avoir éprouvé la justesse, jpque ses observations méritent toujours attention, et qu'on
------------------------------------------------------------------------
y ait égard. Cependant, tout étrange que cela peut sembler, , je ne sens pas la vanité d'auteur quand elle me loue ; je s sens quelque chose qui vaut mieux, c'est un éperon pour i ma diligence, c'est un cordial pour ma gaieté active, l'un r et l'autre m'excitent à justifier ses espérances, à ne pas 2 demeurer tout au moins au-dessous de ce qu'elle attend I de moi. Je crois en vérité que si le lourd ennui découlant j de ma plume (i) me valait le renom d'un mauvais poète (2), , la censure lui serait plus pénible qu'à moi : non que je 5 sois insensible à la valeur d'un bon renom, soit comme 5 homme, soir comme poète. Si l'on n'a pas l'ambition d'y \ arriver, il est impossible de conquérir ce renom en l'une s comme en l'autre qualité. Mais ma vie ayant été à beaucoup q d'égards une suite de désappointements et de mortifica-tions, je suis peut-être sur certains objets moins impressionnable et moins sujet à la crainte que je ne l'aurais été à dans des circonstances différentes, et quoique ce fût pour 1 moi un réel chagrin de faire tomber quelque honte sur t mes amis, je saurais porter ma part de ce chagrin avec 3 une suffisante mesure de tranquillité. »
Je n'ai pas voulu interrompre ce passage ; mais peut-on n exprimer plus excellemment l'influence d'une femme des sens et de cœur veillant sur votre esprit comme elle veilles sur votre vie, et vous empêchant avec un sourire de vouseï égarer par oubli de vous-même ? Ce seul passage duu
(1) Dulness dit tout cela et mieux encore en un seul mot, ou plutôt le mot, anglais exprime une idée qui n'a pas d'expression en français. Comme si nous 2 n'avions pas la chose, nous n'.avons pas voulu du mol. Fatuité des langues.
(2) Dupce. Même observation et mieux encore sur ce mot que sur dulness.
------------------------------------------------------------------------
poète me donnerait du respect pour Mme Unwin qui, à beaucoup d'égards, a été l'ange de cette existence en risque de se perdre dans les abîmes de la folie. Cowper reprend :
« Ces pluies qu'amène la saison ont versé des déluges sur toutes les paroisses avoisinantes, mais ont passé par dessus nous. Mon jardin languit, et ce qui est pis, les champs aussi languissent, et l'herbe des hauteurs est brûlée. Ce n'est pas par hasard que ces distinctions se produisent ; mais si elles sont l'oeuvre de la Providence, quel sens y faut-il attacher ? Je puis seulement répondre comme un mien ami répondit autrefois dans les écoles à une question mathématique : Prorsus nescio (je n'en sais absolument rien). Peut-être en est-il ainsi afin que les hommes qui ne veulent pas croire ce qu'ils ne peuvent comprendre, puissent connaître la folie de leur conduite en voyant jusqu'à leurs sens porter témoignage contre eux ; en se voyant eux-mèmes, suivant le dessein de la Providence, le sujet d'innombrables dispensations qu'ils ne sauraient expliquer. Mais cette fin n'est jamais atteinte. La leçon est assez fréquente, mais personne n'en profite. Soit : l'enseignement qui nous est proposé en vain constitue (dans ma pensée) une dette qu'il faudra payer plus tard. - Vous devez prendre ceci comme un soliloque. J'ai mis en écrit mes idées, sans me rappeler que j'écrivais une lettre, et à vous ».
Cowper, pendant que l'imprimeur s'attardait, car le beau zèle d'un moment n'avait pas duré, allait toujours en avant, il était en veine. On ne lui eovoie pas d'épreuves,
------------------------------------------------------------------------
il s'en console en composant autre chose : le poème intitulé Hope (Espérance), est déjà sur le métier. La lettre où il en fait part à M. Unwin est d'ailleurs intéressante, parce qu'elle nous donne quelques éclaircissements sur le but moral que Cowper se proposait dans ces sévères compositions poétiques, qu'au nom de l'ancien et austère calvinisme il adressait à l'Angleterre relâchée, à l'Angleterre qui avait passé par Locke et Shaftsbury :
A M. Unwin, 24 juin 1781.
« Mon cher ami, la lettre que vous avez retenue si longtemps, craignant qu'elle ne me fît peine, m'a fait plaisir. Horace prétend que les poètes sont une espèce chagrine (genus irrita bile vatum) et, d'après l'expérience que j'ai pu faire du catactère de deux ou trois d'entre eux avec lesquels je me suis autrefois trouvé en liaison, je puis, en toute vérité souscrire à l'exactitude du portrait qu'il a tracé. Pour ma part cependant, je n'ai jamais connu cette excessive irritabilité, que quelques écrivains laissent apercevoir quand un ami, comme dit Pope
Hasarde un déplaisir, fait sentir une faute (1).
« Moins qu'en aucun cas je ne voudrais me permettre cet accès d'irritation uniquement parce qu'une question polie m'est posée le plus aimablement du monde, et par un homme qui, j'en suis convaincu, s'intéresse sincèrement à ma réputation. Je réponds en conséquence sans aigreur, mais bien pénétré de l'obligeance de vos intentions, que
(I) Just hints a fatilt, or hesitates dislike.
------------------------------------------------------------------------
vous pouvez, je I'espere, vous mettre parfaitement a l'aise sur un sujet qui me parait avoir ete pour vous l'occasion de quelque sollicitude. Quand j'ai ecrit le poeme intitule Vérité (j'entends par la la verite religieuse), il fallait de toute necessite que j'etablisse cette doctrine que je crois vraie, que je fisse tomber une juste censure sur des opinions et des convictions qui sont en opposition directe avec elle ; quoique certaines erreurs peuvent être innocentes et que les erreurs religieuses meme ne soient pas toujours pernicieuses, elles ne peuvent que conduire a la destruction la ou la foi et l'esperance d'un chretien sont interessees ; ne me point occuper de cela, c'etait trahir mon sujet; car c'etait ou supprimer ce qui, a mon jugement, est de la derniere importance, ou, par un timide silence, preter assistance aux maux memes que je pretendais combattre. Pour me faire mieux comprendre, j'ajouterai que j'ai ecrit ce poeme dans l'intention de bien marquer le caractere tout-a-fait gratuit de 1'Evangile, dispensation de la misericorde, au sens le plus absolu du mot, a l'exclusion de toute pretention de droit de la part de 1'homme qui re^oit : en consequence, j'ai voulu poser en principe l'inefficacité des oeuvres et montrer, en me fondan;tsur l'Ecriture, l'absurdité de la doctrine qui renferme un contre-sens dans les termes ou elle est enoncee, a savoir que 1'homme, par le repentir et les bonnes oeuvres, peut meriter la misericorde de son createur : un contresens, dis-je, parce que la misericorde méritée peid le nom de misericorde et doit recevoir celui de justice. C'est la l'opinion a laquelle j'ai dit dans ma derniere lettre que le
------------------------------------------------------------------------
monde refuserait de souscfife ; mais, sauf cette exception, il ne me revient pas que j'aie introduit dans aucune de mes pieces une syllabe qui puisse provoquer l'objection ; et quant a cette piece m6me, j'ai tache de lui 6ter la secheresse doctrinale par autant de jolies choses, bagatelles et joujoux, que j'en ai pu réunir sur le sujet. Si bien que, si j'ai frotte leurs gencives, je l'ai fait avcc un hochet de corail, ce hochet même embelli par le ruban qui le retient, ayant t'esperance de charmer par le tintement des clochettes que j'ai pu y attacher.
« II est inutile que vous vous donniez la peine d'aller chez Johnson ; sachant parfaitement oil les choses en sont, je me trouve en état de satisfaire moi-meme votre curiosite. Je lui ai renvoyé par le dernier courtier la deuxième feuille de Propos de Table qu'il m'avait envoyee pour la corriger — ce poème marche en tete du volume. Le delai m'a permis d'ajouter une piece d'une longueur considerable, qui, sans cette circonstance, n'aurait pas pu paraitre dans cette publication, elle répond au nom de Hope (Esperanee).
« Les excuses dont votre jardinier indépendant veut couvrir son inobservation du dimanche sont, a mon avis, fort miserables, et toutes ensemble se resument a ceci : Je mets dans ma poche un penny quand je le peux, et toute la saintete du dimanche ne prevaudra jamais sur un intérêt si superieur. Le barbier et coiffeur qui me donne ses soins les refuserait le dimanche au roi lui-m6me. quoiqu'il put aisement faire valoir des excuses beaucoup plus plausibles que celles qu'invoque le vieux dont vous
------------------------------------------------------------------------
me parlez, pour peu qu'il fut dispose a passer par dessus son devoir et a n'ecouter point sa conscience.
« Je me rappelle un vers de l'Odyssee, dont le sens litteralement reproduit est qu'il n'y a rien au monde de plus impudent que le ventre. Mais si Homere avait rencontre un module de moderation pareille a la votre, il aurait supprime son observation ou du moins il l'aurait limitee par une exception. J'espere qu'a l'avenir Mme Unwin ne vous laissera jamais vous mettre en route pour Londres sans garnir vos poches de quelques provisions ; car, quel etrange article cela ferait dans un journal, si l'on voyait qu'un grand monsieur, bien habille, ecclesiastique, a en juger par son exterieur, et ayant une bourse d'or dans sa poche, a ete trouve mort de faim dans la rue ' Comme cela ouvrirait le champ aux conjectures, quand il faudrait expliquer un evenement ace point extraordinaire ! Quelques-uns supposeraient que vous aviez ete enleve et sequestra comme Betty Canning, d'affamée memoire (i), d'autres diraient : Ce monsieur etait un methodiste et poussait le rigorisme jusqu'a la plus extreme abstinence, que sa constitution n'a malheureusement pas pu supporter. Mais j'ose dire que personne ne mettrait le doigt sur la vraie cause, ou ne soupçonnerait un seul moment que votre reserve trop timide eut produit le tragique denouement dont il s'agit ; n'est-il pas possible, puisque nous
(i) Sur cette Elisabeth Canning, une servante disparue pendant 2-8 jours et soidisant sequestrée. voir SoUthey, The Doctor et Fielding's life, bv Lawrence, p 320.
Elle avait jeCine dans sa prison, suivant son désir, apres avoir mangé le pain qu'OD avait mis près d'elle. Londres voulut bien s'occuper un an de cette sotte bistoire.
------------------------------------------------------------------------
sommes sur ce chapitre, que la maigreur de votre fluette personne provienne de la même cause ? Car sûrement il est raisonnable de soupçonner que la timidite qui, dans une occasion d'aussi sensible epreuve a pu se rendre maitresse de vous, soit egalement la plus forte en d'autres circonstances. Je me souviens que Colman m'a raconte que dinant une fois chez Garrick, celui-ci le pressa a plusieurs reprises de retourner a un certain plat pour lequel on lui connaissait un gout particulier. Colman refusa autant de fois et a la fin declara qu'il ne pourrait pas accepter. — Mais ne le pourriez-vous pas, dit Garrick, si vous etiez dans un cabinet obscur, et seul ? — La meme question vous pourrait peut-etre etre adressee a bon droit ou plus justement encore ; et c'est pourquoi je vous recommande ou de vous donner un peu plus d'assurance ou de manger toujours dans les coins obscurs ».
Hope (Esperance) naissait tout-a-l'heure sous la plume de Cowper, aujourd'hui, c'est Charity; Conversation suivra de pres. 11 eut a ce moment une époque de creation tervente et pressee, comme tous les vrais pontes en comptent dans leur vie poetique : l'inspiration vient et le presse, et le pousse en avant, toujours en avant. Un poème n'est pas lini qu'une autre idee se présente et demande qu'on l'accueille, qu'on veuille bien sculpter pour elle comme pour les autres un coffret de gout severe, mais d'un precieux travail, et le poete obéit avec joie : il n'est pas fou a ce moment-la, il n'a pas le temps de i'etre. Les poèmes deja débordent d'un volume dans un autre, dont le poete caresse I'idée avec un bonheur dont il ne dit pas toute
------------------------------------------------------------------------
I'etendue. C'est si mysterieux la joie d'un poete qui cree et qui vole a ses heures d'inspiration dans des regions que ne connaitra jamais le vulgaire des mortels.
« J'ai mene si loin l'execution de Charity, dit Cowper a M. Newton dans une lettre que j'ai precedemment traduite en partie (i), que je me suis hasarde a m'en découvrir a Johnson, en lui demandant s'il prefere publier cette piece maintenant ou plus tard. — M-e Unwin se propose d'envoyer une couple de canards par la diligence de vendredi prochain ; j'imagine que cette derni^re production pourra trouver place dans le panier a cote d'eux. (2).
« Celui qui se mettra en tete de saisir mes traits se trouvera fort embarrasse pour trouver une bonne occasion ; il est bien certain que ce n'est pas moi qui la lui donnerai, et s'il la derobe, il taut qu'il ait le vol aussi subtil et la vue aussi prompte qu'Autolycus lui-même (3). Ce qu'il y aura de mieux a faire sera de peindre une figure a tout hasard, et de dire que c'est la mienne. Ceux qui ne m'ont pas vu ces derniers vingt ans diront : II se peut que ce portrait soit frappant maintenant quoiqu'il ne ressemble en rien a l'original d'autrefois, le temps produit de grands changements. Ceux qui me connaissent mieux diront peut-etre :
(I) Lettre du 7 juillet 1781.
(2) La poésie et les comestibles se malent perpétuell.ememt dans les Iettres de Cowper et ce melange produit l'effet le plus bizarre- Le poisson de mer cnvoye par M. Newton, par M. Unwin, par M. Hill, affluait A Oli)et-. Mais cela n'est pas du gout de M. Grimshave il a bien une trop halite idée de la dignité de la pocsir pour mettre ainsi de compagnie les homards et les verso Il coupe les vivrcs le plus résolument du monde i ceux qui lui passent par les mai-ns.
(3) V. le Winler'sTale, de Shakespeare.
------------------------------------------------------------------------
Quoique ce ne soit pas parfaitement l'homme, il y a cependant quelque chose de son visage Si le nez etait un peu plus long, le menton un peu plus court, les yeux un peu plus petits, le front un peu plus protuberent, ce serait lui a s'y mdprendre. Et ainsi, sans seulement me voir, l'artiste peut me mettre sous les yeux du public avec autant d'exactitude que le peintre en a mis a vous représenter, quoique, je le suppose, ]'original fut en plein devant ses yeux quand il a cherché a en reproduire I'image
Dans une lettre ecrite peu de jours apres, Cowper entre par quelques mots dans l'explication du dessein qu'il s'est propose dans le poeme intitule Charity :
A M. Newton, 12 juillet 1781.
« J'ai ecrit Charité, non pour chercher la popularity, mais, autant que cela me serait possible, dans l'esperance de faire du bien, et si un ecrivain de Revue dit : POUT n'en pas mentir, la Muse de ce gentleman porte des souliers methodistes ; vous pouvez reconnaitre a sa demarche, a ses discours sur la Grace que le poète et elle ont peu d'6gards pour le goat, pour les modes: pour les passions prédominantes, pour la grosse comédie de l'époque, quoiqu'elle se pare d'une plume d'emprunt, que de temps en temps elle se donne un air de rire leger, elle entend seulement prendre, si elle le peut, les gais, les etourdis qui suivent ce chemin, par une production d'un genre nouveau. Elle a mis a son piège une dragee, dans l'esperance d'attraper tous ceux qui viendront a passer I) ; — le senti-
------------------------------------------------------------------------
ment de ce critique en ceci ne s'éloignera pas de la verite ; il a saisi mon intention, il s'est rendu compte de mon principal objet ; si je reussis, qu'on me suive jusqu'a ce qu'un petit nombre de lecteurs soient conduits a une pensee sérieuse, je me croirai paye pour tout ce que j'ai dit, pour tout ce que j'ai fait, quoique plus d'une fois j'ai couru après une rime un bon bout de chemin et aussi loin que mon esprit pouvait aller ; et n'importe comment, si Dieu me prete vie et me laisse ou je suis une annee encore, j'ecrirai un autre livre.
« J'ai entendu parler d'une chambre a parquet pose sur des ressorts et autres engins pareils, avec un art si parfait de tout point, que si vous y entrez, vous etes force de vous mettre en toute bonne grace a danser un menuet; balance par le mouvement, vous suivez les ondulations majestueuses d'une figure a huit personnages, sans flate ni violon, ni aucun autre instrument ; tout de même j'ai ecrit, dans un accès d'humeur rimeuse, les mots qui vous mettront en danse, et, bon gre, mal gre, vous conduiront toujours dansants, gais et alertes, jusqu'au bout de ce que j'ai mis sur le papier. Afin que vous puissiez sortir de cette danse avant que Madame et vous soyez absolument las a force de sauter, je prends conge, et ici vous recevez un salut profond et jusqu'a terre de votre tres humble W. C. ».
Cowper n'est pas sans inquietude sur Johnson qui avait t repris le tres petit pas pour imprimer. Cela n'empêchait I pourtant pas le poète d'aller en avant dans la composition
------------------------------------------------------------------------
d'un second volume et de saisir en même temps au passage les heures de divertissement qui pouvaient se presenter.
A M. Newton, 22 juillet 1781,
« Johnson, ayant commence d'imprimer, m'a donne quelque garantie de sa perseverance ; sans quoi la lenteur de sa marche me ferait presque désespérer d'arriver au but. II a, je l'avoue, du temps devant lui, mais cette circonstance-la même devient partois un piège (I) et occasionne des delais sans remede. Témoin le li£vrede la fable, qui se met a faire un somme au milieu de la carrière et qui ne se reveille que quand la tortue a gagne le prix.
« Tenant pour chose convenue que le nouveau bill sur le mariage passerait, j'ai pris de la occasion dans mon apostrophe a la liberte, de célébrer l'ere joyeuse qui allait s'ouvrir ; mais je n'ai fait que fournir une preuve de plus que les pontes ne sont pas toujours prophètes, car la Chambre des lords a rejete ce bill. J'ai cependant en main quatre vers pour remplir le vide. II sera temps, de les inserer quand on enverra le manuscrit. Je m'occupe donc d'une piece qui sera intitule Conversation, et qui remplira dans un second volume l'office que la Table-Talck (Propos de Table) remplit dans le premier, ce morceau servira d'ouverture a la symphonie qui vient après.
Sic brevi fortes jaculemur xvo (2),
(1) Je l'ai déjà dit, je traduis Cowper, je ne me charge pas de le rectifier ni d'accorder ses métaphores. Je n'y reviendrai plus. Mais je demande à n'être pas inquiété pour ses petites fautes — qui en sont à peine dans des lettres.
(.2) Ainsi d'une main hardie, nous élançons nos espérances dans le court ayenir,.
(Horace.) .
------------------------------------------------------------------------
« Notre excursion au Spinnie (i) dont je vous ai parlé dans les vers que je vous ai précédemment envoyés s'est réalisée hier. Le temps était justement celui que nous aurions eu si le choix nous eût appartenu, peut-être plus beau, car parfois il n'y a pas de chose plus difficile au monde que de nous satisfaire nous-mêmes. Nous dînâmes dans l'abri que nous trouvions au pied des arbres (2). Notre grande brouette, qui peut passer en son genre ponr n'avoir pas sa pareille, servit au transport de toutes nos provisions, et puis, avec l'aide d'une planche posée par dessus, nous fîmes une excellente table. Nous partîmes à une heure et nous étions chez nous peu après huit heures. Je ne me suis jamais trouvé à une partie de plaisir qui ait si bien réussi. Nous nous séparâmes avant d'être fatigués les uns des autres, bonheur qu'on n'a pas souvent dans ces sortes de circonstances (3). Nous étions sept de notre compagnie, y compris Hannah qui, tout enchantée qu'elle fût de l'excursion, ne l'était pas plus que ceux qui ont plus d'années qu'elle. Elle n'est pas moins enchantée aujourd'hui de posséder une sœur qui lui est née l'autre nuit ; la question est de savoir si les autres membres de cette belle famille auront le même sujet de se réjouir de cet événe-
(1) Délicieuse retraite appartenant à M. Throckmorton. Voir la vignette d'Harvey en tête du T. 2 de l'édition Southey.
(2) Je traduis comme Hervey dans sa vignette a interprété i-oot-hozise. Le fait est qu'il s'agit d'un pavillon rustique construit avec des racines d'arbres et des brancnages entrelacés.
(3) Croirait-on que M. Grimshawe n'a pas donné un mot du récit de cette innocente fête ? Pour le coup, c'est un peu fort. J'ose dire que, qui n'a lu Cowper que dans Grimshawe ne le connaît pas. Chez cet éditeur, nous avons l'austère (quard il ne contrarie pas trop les idées de M. Grimshawe) ; nous n'avons aucunement ce qu'Erasme appelle si bien festivitas.
------------------------------------------------------------------------
ment. S'il en venait encore une troupe après elle, à moins que les parents n'aient recours à la méthode que recommande le docteur Swift aux familles pauvres qui veulent subsister (i ), il n'est pas aisé de dire où ils trouveront la nourriture qui fait vivre, ce n'est pas à Olney, à coup sûr.
« Il ne vous est pas toujours possible de trouver du temps pour écrire, et moi je ne puis pas toujours écrire longuement. Ce n'est pas le temps qui me manque, mais quelque chose qui n'est pas moins nécessaire, peut-être les matériaux, peut-être l'entrain ; et plus souvent encore je manque de force pour surmonter une indolence dont vous-même je vous ai quelquefois entendu vous plaindre ».
Quelques jours après, Cowper écrit à Mme Newton, avec assez de gaieté, quoiqu'il dise n'en avoir pas ce jour-là :
A Mme Newton, août 1781,
« Quoique je vous doive beaucoup, ayant été favorisé par vous de votre dernière lettre, et que je sois très disposé à reconnaître la dette, ce n'est point cependant le jour présent que j'aurais choisi pour m'acquitter. Un abattement d'esprit qui, peut-être aura cessé demain, me rend peu propre à écrire, besogne que je préférerais toujours accomplir sous une bonne impression de gaieté, 'car la mélancolie se communique, là surtout où une grande disposition sympathique aide à la contagion.
(1 ) Swift, dans une plaisanterie d'un goût contestable, propose de manger les enfants.
------------------------------------------------------------------------
Mais certaine volaille qui, à ce que j'apprends, va prendre sa volée pour vous aller présenter ses respects, a fait annoncer qu'elle demandait un agréable compagnon, et je me vois obligé de saisir l'occasion de l'accompagner à la ville en cette qualité.
« Je vous remercie de l'historique en raccourci que vous me donnez de ma famille. Comme toute chose en ce monde, où le lamentable semble être mélangé au ridicule en d'égales proportions, votre narré donne lieu tout à la fois de rire et de pleurer. Mon oncle à lui seul m'oblige à faire l'un et l'autre. Il touche à ses quatre-vingts ans ; un chapeau blanc avec une bordure jaune n'est pas 1 indice de la sagesse qui convient à un si grand âge. Il ne peut faire qu'un pas de plus dans ce chemin du ridicule, c'est d'ordonner à son exécuteur testamentaire de l'enterrer dans cet équipage. Il est de très petite taille, et pour peu qu'il ait garni son chapeau de rose au lieu de jaune, on aurait pu fort naturellement le prendre pour un champignon et le faire voyager dans un panier.
» Tant que le monde durera, la mode continuera de le mener par le nez. Et après tout, que peut faire la mode en faveur de ses adeptes les plus obéissants ? Elle peut ramener en cercle les mêmes choses toujours, et rien de plus. Que nos chapeaux soient blancs ou noirs, de forme haute ou basse, que nous portions une montre ou deux, cela est de bien peu de conséquence. De là, il est vrai, une apparence de vanité, mais la folie et la vanité qui amènent le changement sont invariablement les mêmes. Quand les modes d'une époque donnée paraissent moins ridicules
------------------------------------------------------------------------
que celles de l'époque qui a précédé, ce n'est pas que le monde soit devenu plus raisonnable, c'est que dans une série de changements perpétuels il faut bien quelquefois changer pour le mieux. D'un autre côté, je ne crois pas que les modes absurdes aujourd'hui adoptées soient une preuve de plus grande folie. Dans peu années, peut-être l'an qui vient, le monsieur de belles manières fermera son parasol et le donnera à sa sœur pour reprendre en main un solide bâton à noeuds ; et quand il aura accompli ce changement, sera-t-il plus sage qu'à présent ? Pas le moins du monde. L'amour du changement aura fait faire une chose raisonnable pour laquelle, en réalité, il n'a pas de goût, tout son mérite en cette occasion consistant en ceci que, fatigué d'un joujou, il en a pris un autre.
u Johnson, dans un billet que j'ai reçu de lui la semaine dernière, exprime le désir que ma plume se remette à l'œuvre. Supposant qu'il pourrait ne pas lui déplaire de grossir le volume, je lui ai permis de tirer sur moi jusqu'à concurrence de huit cents vers, si cela l'arrange, la pièce qui a pour titre Conversation, et que je crois avoir annoncée à M. Newton dans ma dernière, étant finie. Si Johnson la demande, je la transcrirai le plus tôt possible, et je l'enverrai au square Charles. M. Newton voudra bien prendre la peine de le transmettre à l'Imprimerie. Ce n'est point un dialogue comme le titre vous le ferait supposer. Cette pièce d'ailleurs ne ressemble en rien à Propos de Table, si ce n'est en ceci qu'elle est comico-sérieuse, comme tout le reste. Mon dessein est ici de convaincre les gens qu'ils ne fout de leur langue qu'un pauvre usage, eu égard à l'in-
------------------------------------------------------------------------
tention que la Providence a manifestée en leur faisant le don de la parole. J'ai voulu marquer les abus qu'on en fait, c'est la partie plaisante de la chose, et prescrire le remède, c'en est la grave et sérieuse partie.
« Nous ne vous en sommes pas moins obligés pour les noix de coco, bien qu'elles ne fussent bonnes à rien. Elles ne contenaient qu'une liqueur putride, environnant une masse blanche et ronde, ayant à peu près le goût et la consistance du suif et la grosseur d'une petite noix. Mêmes remerciements pour le poisson, quoique rien ne soit encore venu. Mme Unwin n'oublie pas les œufs, mais tant que dure la moisson, les puddings sont si demandés que les fermiers ne veulent pas vendre cette denrée.
« Nos amitiés à tous deux, et à miss Catlett, si elle est à la maison. A la lettre de Monsieur, dont je le remercie, on répondra prochainement ».
La lettre annoncée par ces derniers mots part en effet le 16 août :
A M. Newton, 16 août 1781.
« Mon cher ami, je pourrais dater ma lettre de la serre que nous avons transformée en salon d'été. Des paillassons de jardin sont pendus aux murs, le sol couvert d'un tapis, le soleil presque entièrement exclus par une tente (1) de paille tressée qui ne lui permet de briller que sur le tapis, cela nous fait la retraite de beaucoup la plus délicieuse qu'il y ait à Olney. Nous mangeons, nous buvons, nous
(1) Je n'ai pas osé hasarder le mot marquise, qui ne serait pas de l'époque.
------------------------------------------------------------------------
dormons où nous l'avons toujours fait ; mais c'est ici que nous passons tout le reste de notre temps : le bruit du vent dans les arbres, le chant des oiseaux sont beaucoup plus agréables à nos oreilles que l'aboiement continu des chiens et les cris des enfants, sans parler des doux par- fums d'un jardin au lieu des exhalaisons putrides du SilverEnd. Une observation se présente naturellement dans cette : circonstance, et beaucoup d'autres occasions donnent lieu i de la faire également, c'est qu'on désire ce qu'on n'a pas, , et l'on ne regarde point le bien qu'on tient en sa posses- sion. Cela est si vrai dans le cas présent, que pendant des g années je me serais tenu heureux d'avoir la jouissance 3 d'une retraite même bien moins faite pour charmer mon rj goût naturel, que celle où j'écris en ce moment, et j'ai ij souvent jeté un regard d'envie sur une pauvre chaumières qui, en raison de sa situation isolée des bruits et objetse] désagréables, semblait promettre tout ce que je pouvaisei désirer ou espérer, tout ce qui peut concourir au bonheur,,i en tant que le bonheur dépend de la possession des lieux, et jamais je n'ai fait attention une seule fois à cet asileal commode, qui me donne tout ce que je pourrais trouvera dans l'ermitage le plus isolé. avec l'avantage d'avoir SOUSEL la main toutes les aises de la vie que nul ermitage auuf monde ne saurait me donner. On s'imagine aisémentfn qu'on serait heureux dans des situations que moins d'unean semaine ferait trouver ennuyeuses à la mort. Un hommean qui a toujours porté du linge fin, qui tous les jours de sace vie a fait une chère somptueuse, porte envie au paysan quiiuj vit dans une hutte couverte de chaume, et le paysan, àé (
------------------------------------------------------------------------
son tour, n'envie pas moins le palais et le parc magnifique de l'homme riche. S'ils pouvaient faire échange de leurs positions, le brillant personnage trouverait ses plafonds bien bas, ses fenêtres laisseraient pénétrer bien du vent ; point de cave pour son vin, point de vin à mettre en sa cave. Ces inconvénients et mille autres non moins fâcheux mettraient en un moment son beau et romantique projet en mille petits morceaux. Le paysan, de son côté, ne manquerait pas de trouver que l'acquisition de ces énormes biens devient un embarras absolument incompatible avec la facile jouissance de l'heure présente. Au milieu de tant de choses, il ne saurait laquelle choisir. Il boirait à l'excès, sachant que l'abondance dont il dispose est inépuisable ; pour le même motif, il mangerait jusqu'à l'indigestion. Il ne saurait imaginer d'autre bonheur que celui des sens ; il se transformerait en brute, et sa bonne fortune deviendrait " sa mort. Le riche avait peut-être sous sa main, ou il pouvait se procurer à son plaisir et sans la moindre peine, une retraite pareille à celle-ci ; mais s'il l'avait, il ne daignerait pas la regarder ; s'il ne l'avait pas, il oubliait qu'il pouvait se la donner à commandement. Le paysan également se trouvait en possession de quelques biens dont il est un sot de n'avoir pas profité, mais il n'a su ni les voir,
ni les apprécier, parce qu'ils avaient été tous les jours et à toutes les heures à son usage, santé robuste, force du corps, la tète et le cœur jamais malades, la tempérance, à laquelle l'obligeait la nécessité, et qui humainement parlant, lui garantissait la jouissance de tous les autres biens.
------------------------------------------------------------------------
« Je vous ai envoyé le thême d'un écolier. Quand je vous écris, je n'écris pas sans penser, mais ma pensée n'est jamais préméditée ; il en résulte que les idées qui me passent par la tête quand je n'ai pas la plume en main sont justement le sujet des lettres que je vous écris.
« Johnson m'a adressé dernièrement une manière d'excuse de la négligence de son imprimeur, en promettant plus de diligence à l'avenir. Excuses et promesses venant fort à propos. Je n'ai reçu qu'une feuille depuis que vous nous avez quittés. Je vois bien, il est vrai, que nous avons du temps devant nous ; mais je vois aussi que le temps, si long qu'on le suppose, ne peut suffire à l'accomplissement d'une œuvre qui reste stationnaire. Je ne sais pas encore s'il ajoutera Conversation aux poèmes dont il est déjà nanti, et je n'y attache pas beaucoup d'importance. Jamais homme n'écrivit autant devers que j'en ai composé pendant l'année qui vient de s'écouler avec une indifférence égale à la mienne sur ce qu'il en adviendra, ou, pour parler plus juste, avec si peu de désir de la louange publique. Mes pièces sont de nature à devenir utiles ; plus elles attireront l'approbation, plus il y aura chance pour qu'elles se répandent et, par conséquent, pour qu'elles atteignent ce but d'utilité ; et comme je vous l'ai dit une fois, ce but, avec mon amusement à moi, est l'unique fin que je me propose. Et même à poursuivre ce but, quelque louable qu'il puisse être en soi-même, je n'ai pas l'ardeur qui. autrefois, m'eût éperonné. Mon travail ne doit point avoir sa récompense, et, comme le disait un jour M. Raban,
------------------------------------------------------------------------
j'élève un échafaud devant une maison où d'autres sont destinés à vivre et où je n'entrerai pas, moi (i).
a Il ne me reste pas de place pour la politique dont je croyais, en commençant, faire mon principal sujet.
« Les lettres de M. Simonds ne sont certainement pas chez nous. Nos domestiques ne touchent jamais à un papier sans qu'on le leur ait permis, et ils observent si rigoureusement nos ordres à cet égard que si je ne brûle pas les enveloppes de journaux, elles s'accumulent au point de former une litière. »
Cowper entrait encore plus avant dans l'étude de luimême en se comparant à M. Newton ; c'est à lui-même qu'il écrit :
A M. Newton, 21 août 1781.
« Mon cher ami, votre désir est de pouvoir mieux employer votre temps ; cependant, vous n'êtes jamais dans l'oisiveté. En tout ce que vous dites ou faites, soit que vous demeuriez seul, soit lue vous fassiez ou receviez des visites, soit que vous pensiez ou que vous écriviez, que vous vous promeniez ou que vous soyez au repos, l'état de votre esprit est tel qu'il laisse apparaître à vousmême, en dépit de toutes les excursions en sens divers, l'existence en lui d'un principe fondamental qui tend constamment aux meilleures choses. Je ne mets nullement en doute la vérité de ce que vous dites, quand vous vous plaignez de cette foule de pensées sur des bagatelles qui vous
(1) Allusion à sa perdition supposée
------------------------------------------------------------------------
tourmentent sans relâche ; mais aussi que vous avez toujours à la porte de votre imagination une pensée sérieuse, comme un juge de paix qui a en main la loi sur les attroupements tumultueux, prêt à la lire et à disperser la foule. Là git la différence entre vous et moi. Mes pensées sont revêtues d'une livrée de couleur sombre, la plupart du temps d'apparence aussi grave que le vêtement des domestiques d'un évêque. Toujours elles se dirigent sur des sujets spirituels ; mais la plus imposante, la plus bruyante entre toutes (i), est celle qui me crie continuellement d'une voix retentissante : Actum est de te, periisti (c'en est fait de toi, ta perte est accomplie) Vous souhaitez être plus attentif, je souhaiterais l'être moins ; la dissipation même serait la bien venue chez moi, pourvu que le vice n'y eût point de part ; mais j'ai beau l'inviter le plus vivement que je puis, elle ne m'écoute pas, elle se tient à distance. Cependant, avec tout ce poids de ténèbres sur mon esprit, je vois ainsi que vous glissez l'heure présente et je sens la rapidité avec laquelle le temps s'enfuit. Chacun des objets qui nous environnent, chacun des événements qui nous arrivent, se glisse un peu à la façon des voleurs et nous dérobe les jours, les mois, les années, avec une adresse si consommée qu'au moment même où nous disons : Les voici, ils sont disparus. Le temps qui va de l'enfance à l'âge adulte forme une période ennuyeuse de notre vie, par cette raison surtout selon moi qu'alors nous obéissons à l'impulsion donnée par d'autres et que le droit nous est
(i) L'énergie du texte anglais est parfaitement intraduisible. Cowper fait ses pensées du genre masculin et, de celle qui l'obsède le plus un grand gaillard à la voix retentissante. l'he tallest fellow and the loudest amontts them ail.
------------------------------------------------------------------------
refusé d'avoir une volonté à nous. Mais à partir de là, en descendant le cours des ans, la pente est si rapide qu'à peine avons-nous pu remarquer le brusque mouvement qui nous emporte, déjà nous avons touché le fond.
« En ce moment, une scène nouvelle s'ouvre devant nous : soit qu'elle rende ou non ce qu'elle promet, elle ajoutera des plumes à l'aile du temps, pendant les heures du moins où elle continuera à nous occuper. Si le projet que nous formons se réalise, mille circonstances diverses accompagneront le changement qui va se produire dans notre vie à Olney. Dans le cas contraire, il aura du moins servi à nous fournir un sujet de conversation et de raisonnement ; bien des heures se seront écoulées avant qu'il ait cessé d'occuper notre imagination qu'il aura retenue si longtemps. Lady Austen, qui désire beaucoup s'assurer une retraite, surtout une retraite qui la rapprocherait de sa sœur, admirant très fort M. Scott comme prédicateur et aussi vos deux humbles serviteurs aujourd'hui habitants de la serre, les plus agréables personnes du monde, est présentement résolue à se fixer ici. Cette partie de notre grand bâtiment aujourd'hui occupée par Dick Coleman, sa femme, ses enfants, et d'innombrables rats, est le coin du moude qu'elle choisit de prétérence à tous autres pour sa résidence à l'avenir. Dans un an à partir du printemps prochain, elle commencera ses réparations et embellissements, et l'hiver d'après, (le bail de sa maison à Londres finit à cette époque), elle se propose de prendre possession. Ce projet me fait un plaisir extrême pour M-e- Unwin qui, depuis le départ de Mme Newton, est privée de toute
------------------------------------------------------------------------
compagnie de son sexe et n'a jamais une femme à qui penser. Mme Scott réside non loin de nous à la vérité, et c'est une excellente personne, mais elle a tous ses moments pris par l'attention que réclame sa maison et pas plus que nous, elle n'aime à faire des visites. Mais pour le présent, les choses sont dans les nuages. Deux années doivent se passer, et dans deux ans, non seulement ce projet, mais tous les projets de l'Europe seront à vau-l'eau. »
Cowper finit cette lettre par seize petits vers où il dit que le poisson et les homards sont trop chers et qu'il n'en veut pas à ce prix. « Attendez, dit-il, que Français et Hollandais aient quitté les mers, et alors envoyez tout le poisson que vous voudrez et aussi souvent qu'il vous plaira ».
Le poète revient quatre jours après à son ami pour l'entretenir de Johnson et de ses imprimeurs :
A M. Newton, 25 août 1781,
« Mon cher ami, le billet de Johnson (j'ai reçu de lui un paquet depuis que je vous ai écrit) me ferait soupçonner que vous l'avez vu et que vous lui avez mis l'aiguillon. Je le croirais, à entendre ses protestations de diligence pour l'avenir. Personnellement, je ne sais que peu de chose des libraires et des imprimeurs; mais je sais qu'il n'y a pas d'autres personnes au monde comme ces gens-là pour entasser les délais ; d'ailleurs je ne suis pas pressé et je lui épargnerais les importunités. Je vous suis obligé néanmoins de vous être entremis, si la diligence qu'il pro-
------------------------------------------------------------------------
met est l'effet d'un coup d'éperon de votre part. Il veut ajouter Conversation aux autres poèmes ; il dit qu'il m'informera du moment où il devra recevoir cette pièce ; mais c'est à vous d'abord que je l'enverrai par la première occasion propice qui se présentera, et je vous prierai de la lui remettre. Je souhaite que je n'aie pas peur de faire le volume trop gros ; le sens de ces paroles est, à ce que je suppose, que si j'ai encore en main quelque autre morceau, la place ne lui manquera pas. Pour le présent, je n'en ai pas, mais je suis en train d'en produire un, faveat modo musa (i). J'ai commencé et j'ai déjà avancé quelque peu un poème qui a pour titre : Retraite (2). Mon dessein en choisissant ce sujet est de mettre les esprits en voie d'user des occasions que cet état donne à un homme de s'occuper activement de ses plus chers intérêts ; je veux censurer les vices et les folies que les hommes portent avec eux dans leurs retraites, où ils ne font d'autre usage de leurs loisirs que de s'accorder la facile jouissance de leurs appétits favoris, et de se payer par une vie de plaisirs de la vie d'affaires qui a précédé. Pour conclure, je voudrais insister sur le bonheur qu'on trouve en cet état, quand on sait en jouir avec sagesse et en faire profiter ses sentiments religieux. Mais tout cela, pour le présent, n'est qu'en embryon. En général, quand je commence, je désespère de
(1) Que la Muse seulement me soit propice.
(2) Retirement « Retirement » que pour abréger il a bien fallu traduire par Retraite est cet état des hommes qui après une vie consacrée à amasser de la fortune, ou à se livrer aux ambitions, se retirent des affaire s, non pas du monde. Ce mot, en Angleterre, où la vie a des activités si diverses et si univgrselles, est d'une application plus grande que chez nous.
------------------------------------------------------------------------
mener à bien ; mais si, comme mon squire en voyage, je réussis à m'échauffer en avançant, cette pièce pourra entrer comme les autres dans le volume, car j'ai du temps devant moi.
« Suzanne Roberts a été regardée comme morte pendant quelque temps, elle est restée sans parler toute une semaine et puis un mieux est survenu; alors de violentes convulsions se sont produites et de nouveau elle est mieux. M. Scott est tiré d'affaire ; cependant, à notre dernière visite du matin, nous l'avons trouvé un peu troublé par la brutale impiété d'un homme ivre qu'il venait d'unir à une dame enceinte ; l'église à cette occasion, était remplie d'oisifs qu'on ne peut décider à se conduire avec quelque convenance ou quelque décorum ; le misérable lui-même avait toute l'insolence que peuvent donner l'ignorance et l'ivresse.
« J'ai oublié de vous dire que Johnson use avec beaucoup de discernement critique de la permission que Sa Seigneurie poète lui a accordée. II m'a suggéré plusieurs changements, ou plutôt il a marqué plusieurs passages défectueux que j'ai corrigés au grand avantage des poèmes. Dans la dernière feuille qu'il m'a envoyée, il en a noté trois de ce genre, et tous les trois, je les ai corrigés pour le mieux. Dans la feuille précédente, j'avais en quelques cas, fait droit à ses critiques ; dans d'autres, j'avais préféré m'en tenir aux expressions que d'abord j'avais choisies, Ainsi, nous allons notre chemin ensemble avec assez bonne harmonie, et peut-être les auteurs ne s'en trouveraient pas mal si leurs libraires, quand ils se trou-
------------------------------------------------------------------------
vent avoir quelque goût, étaient admis, non pas à rapiécer dt leurs mains l'oeuvre à coups de marteau, mais à noter les endroits défectueux, et à recommander humblement un meilleur coup de crayon ».
Il m'arrive souvent de traduire coup sur coup ou à peu de distance plusieurs lettres qui semblent faire double emploi. Le lecteur attentif et bienveillant n'en jugera pourtant pas ainsi ; il saura bien reconnaître que c'est avec décision que j'ai traduit ces lettres qui semblent se répéter, mais qui se répètent quelquefois en se modifiant réciproquement, souvent en ajoutant l'une à l'autre : ainsi, le poète a expliqué à M. Newton les intentions qui ont guidé sa plume dans la composition du poème Retirement ; il revient sur le même sujet avec M. Unwin, et il est explicite, les lumières qu'il nous donne sont plus vives. Or, les paroles que dit un poète sur lui-même, pourvu qu'il ne fasse pas comme Lamartine l'a voulu faire, le commentateur de propos délibéré, sont toujours à écouter avec attention et à recueillir précieusement ; qui dira mieux que l'auteur ses intentions, son plan, ses volontés que le poète lui-même qui parle encore sous la chaleur d'une impression contemporaine ? Laissons donc la parole à notre poète, dût-il redire à celui-ci ce qu'il a déjà dit a l'autre :
, A M. Unwin, 25 août 1781.
« Je me réjouis sincèrement de la naissance d'un autre fils qui vous arrive et de la convalescence prochaine que vous entrevoyez pour Mme Unwin. Puissent vos trois t
------------------------------------------------------------------------
enfants et les trois suivants, quand ils feront leur entrée être autant de bénédictions pour leurs parents et vous faire désirer d'en avoir deux fois autant ! Mais qu'est-ce qui vous faisait attendre de jour en jour une lettre de moi ? Lettre pour lettre est la loi de toute correspondance, et comme j'avais écrit le dernier, je me suis accordé du temps, espérant voir venir quelque chose de chez vous. Non pas que j'obéisse absolument à cette loi pointilleuse de la réponse lettre pour lettre ; mais, comme j'ai été fort occupé dans les derniers temps, je n'étais pas fàché de me trouver libre d'user de mon droit et en possession d'une excellente excuse si je gardais le silence.
« Je m'attendais, vous vous en souvenez, à voir publier mon livre le printemps dernier, et cette espérance a été désappointée. Le retard m'a permis de grossir ma publication d'environ un tiers, et si ma muse ne m'a pas abandonné, ce que je croirais volontiers, il se peut que j'y ajoute encore. J'ai en main un sujet qui me promet grande matière à developpement poétique ; mais vu l'absence de quelque chose qui me manque et que je ne saurais définir, je ne puis présentement aller en avant. Le titre de cette pièce est La Retraite. Mon dessein est de recommander le bel usage qu'on en peut faire, d'exposer les conditions qu'il faut réunir pour atteindre à ce but, d'insister sur le bonheur que permet cette période de la vie, quand on s'y dirige comme on le doit faire. Dans le cours de la traversée qui me conduira à travers ce vaste sujet, je voudrais trouver les caractères, indiquer les fautes et les erreurs de gens à milliers qui entrent dans la retraite, n'ayant rien de
------------------------------------------------------------------------
ce qu'il faut pour cela et avec des projets qui ne tendent en aucune manière à procurer leur bonheur ou celui des autres. Mais, comme je vous l'ai dit précédemment, il y a des temps où je ne suis pas plus poète que je ne suis mathématicien, et quand viennent des moments de cette espèce, je crois invariablement qu'il vaut mieux s'abstenir que de travailler sans résultat.
« Je me verrai forcé d'avoir encore une fois recours à vous pour des enveloppes affranchies, l'addition de trois mille vers ou peu s'en faut m'ayant forcé d'en employer nombre sur lequel je n'avais pas compté ; mais l'obligeance de votre ami et votre obligeance à vous-même m'ayant autorisé à demander, je le fais sans chercher d'excuses.
« La solitude, ou plutôt la vie à deux que nous menons à Olney, tire à sa fin. Vous n'avez pas oublié peut-être que la maison que nous habitons se compose de deux corps de logis. Et comme vous n'avez vu à l'intérieur que la partie que nous occupons, je dois vous apprendre que l'autre partie est de beaucoup la plus superbe et la plus commode. Lady Austen l'a vue. elle s'en est éprise, elle va l'arranger et la meubler, et si elle peut se décharger des deux dernières années du bail de sa maison à Londres, elle y entrera probablement dans un an. Cette nouvelle ne vous sera pas indifférente, parce que, je vous l'ai dit, lady Austen est une femme aux manières parfaites, pleine de sens, agréable à tous égards, et par dessus tout aimant chèrement votre mère. Cet événement est à mes yeux, et je ne doute pas qu'il ne soit aux vôtres, un signe manifeste de l'intervention de la Providence. Une femme, une
------------------------------------------------------------------------
amie, et qui promet bien d'être digne de ce nom, vient s'établir à Olney, où bon nombre de considérations exigent qu'elle soit la bienvenue. Depuis le départ de M. Newton jusqu'à l'arrivée de lady Austen, il n'y a pas eu dans le royaume une solitude plus absolue que la nôtre. La compagnie ne nous était pas nécessaire, mais quand elle venait, elle faisait plaisir. Une personne qui a été en contact avec le monde, qui le connaît à fond, qui a infiniment d'entrain, une imagination vive, une conversation toujours en éveil, va introduire bien de l'animation dans un lieu comme celui-ci, qui, séjour du calme jusqu'à présent, n'en vaudra pas pis pour prendre un peu plus de vie. Et en cas de maladie aussi — la maladie nous peut venir à tous — c'était une perspective assez sombre, quand nous ne nous défendions pas d'y jeter les yeux : à peine dans ce lieu-ci une femme dont il nous fût permis d'attendre consolation et assistance. La femme du vicaire que nous avons à présent est une personne à laquelle il faut donner son prix ; mais elle a son intérieur, et quoique faisant partie de notre voisinage, c'est un voisinage assez éloigné. Si le plan en question se réalise, nous aurons comme une famille, et je suppose que pas un jour ne se passera sans amener quelques relations des uns avec les autres ».
Cowper passa des heures charmantes à construire le château en Espagne de cette intimité avec la femme qu'il appellera bientôt « soeur Anne ». Il était bien besoin que quelque chose vînt le distraire des pensées attristées qui tendaient constamment â le dominer.
------------------------------------------------------------------------
A M. Newton, 9 septembre 1781.
« Mon cher ami, je ne veux pas laisser la poste partir sans moi, quoique je n'aie rien de bien essentiel à mettre dans son sac. J'écris dans la serre, où nos myrtes, rangés devant les fenêtres, font la plus agréable jalousie qu'on puisse imaginer; nul bruit ne m'y dérange, et je n'y vois que des objets faits pour plaire. La position est aussi favorable que je puis le désirer, aux sensations que je viens chercher ici. Il n'en est pas de même de mon esprit ; ce qui périclite de ce côté ne trouvera point le remède dans le calme de ma retraite, ou dans la beauté de la scène qui s'étend sous mes yeux C'est sans doute grâce à l'excessive chaleur de la saison que je me trouve si tort en défaut quand j'essaie d'écrire ou prose ou vers ; mes esprits animaux sont dans un état de dépression et ma plume en est appesantie. Cette pesanteur cependant est toute à votre service, et ce qu'il en faut pour remplir la la présente épître, je vous l'envoie sans faire la moindre résistance ».
Dans la suite de la lettre, Cowper exprime son opinion sur la musique, et cette opinion est bizarre. Il est singulier de voir un poète doué comme lui, sensible aux impressions naturelles, aimer si peu la musique, et lui être si peu indulgent. Cependant, si l'on y réfléchit bien, sa manière de voir à cet égird est moins singulière qu'elle n'en a l'air. La poésie de l'auteur du T able- Talck et de l' Expostulation a la fermeté sérieuse, la vigueur morale ; son caractère est essentiellement religieux, et cependant, je l'oserais
------------------------------------------------------------------------
dire, plus humaine que divine ; en s'efforçant de sauver l'homme, elle pense à l'homme plus qu'à Dieu, elle n'a pas le sentiment de l'infini comme l'ont eu des poètes moins religieux assurément au fond que Cowper. Ceux qui compareront par exemple Cowper à Lamartine me comprendront; ceux qui compareront Cowper à Klopstock ou à Milton me comprendront mieux encore.
Laissons maintenant la parole au .poète :
« Je suis fâché de voir que la censure que j'ai exprimée sur le compte d'Occiduus est plus justifiée encore que je ne le supposais. Lady Austen a été à ses concerts du dimanche, composés, à ce qu'il paraît, d'airs de chansons et d'airs de psaumes indistinctement : musique sans paroles, et par conséquent, on peut dire, je crois, mnsique sans dévotion. Un jour, comme sa nièce était assise près de lui, elle lui demanda son sentiment touchant la légitimité des distractions qu'on peut trouver au Vauxhall ou au Ranelagh : elle n'avait d'autre pensée que de tirer de lui un arrêt de désapprobation afin que miss Green se soumît de meilleur cœur à la volonté qui la retenait loin de ses plaisirs, en voyant que cette volonté avait pour appui l'opinion d'un si fameux théologien. Jugez de son désappointement : il déclara ces amusements innocents et les recommanda comme ayant leur utilité. La curiosité, dit-il, était naturelle aux jeunes personnes, et on avait tort de leur refuser un plaisir qu'elles pouvaient goûter sans le moindre danger, attendu que, le refus étant déraisonnable, le désir n'en persisterait pas moins. Ce n'était qu'une promenade, et
------------------------------------------------------------------------
une promenade n'était pas plus dangereuse en un lieu que dans un autre — et autres raisonnements dans le même genre, qui auraient pu sortir plus légitimement, ou du moins avec un moindre scandale des lèvres d'un laïque adonné à ses sens. Comme plusieurs autres personnes que nous connaissons, il semble avoir compromis gravement son caractère spirituel, par son attachement à la musique. Que ce goût soit légitime quand il est modéré et à sa place, cela est hors de doute, mais je crois que le vin, même chez un homme habituellement adonné à l'ivrognerie, n'induit pas plus en débauche et n'agace pas plus l'entendement tel que nous l'avons de nature, que la musique, toujours la musique, musique à propos et hors de propos, n'affaiblit et ne fait périr le sens des choses spirituelles. Si l'on n'en est pas avec la pensée de la rapporter sincèrement à l'adoration de Dieu, avec le dessein d'assister l'âme dans l'accomplissement de cet acte — et cela ne saurait être quand on fait de la musique son unique occupation — elle devient purement et simplement un plaisir des sens, plaidant avec force en faveur d'autres plaisirs, plus grossiers peut-être, mais dont le principe est le même.
« M. Mock, quoiqu'il soit un homme simple, honnête et bon — tellemert du moins l'idée que nous nous en sommes formée — ne paraît pas devoir obtenir l'approbation générale; il prêche la vérité, à ce qu'il semble, mais il ne prêche pas toute la vérité ; et un certain membre de cette église, qui a signé la lettre d'invitation, conçue en termes assez encourageants, paraît devoir se faire un de ses plus vigoureux opposants. Le petit homme cependant a une
------------------------------------------------------------------------
fortune indépendante, et il n'a rien de mieux à faire que de se transporter (i) en quelque lieu, où il pourra trouver des auditeurs un peu moins regardants, un peu moins entendus, que nous autres les gens d'Olney ».
Auteur, éditeur, amis, marchaient cependant en avant, et l'on entrevoyait déjà l'heure de la publication des' poèmes. Voici que la préface est composée, et M. Newton,. qui en est l'auteur, l'a fait parvenir au poète, on lui répond :
A M. Newton, 18 septembre 1781.
« Mon cher ami, je vous renvoie votre préface, avec mille remerciements pour les termes affectueux avec lesquels vous m'introduisez près du public. Je n'ai rien remarqué qui me parût devoir être changé, excepté une seule phrase du premier alinéa; je ne l'ai pourtant pas rayée, afin que vous puissiez, si vous le jugez convenable, la laisser subsister en rayant le changement que je vous propose. La raison qui m'a déterminé à vous soumettre cette correction est que le sens ne m'a pas frappé par sa clarté ; en conséquence je me suis efforcé de le rapprocher de l'intelligence du lecteur. Quant à tout le reste, je ne saurais désirer mieux. Vous dites, il est vrai, en ma faveur, plus que la modestie ne me permettrait de dire de moi-même ; mais il faut bien accorder quelque chose à la partialité de l'ami, dans une circonstance d'un intérêt si vif.
(1) Trundle himself away, se rouler, se brouetter.
------------------------------------------------------------------------
« Je n'ai pas la moindre objection à vous voir remettre un exemplaire au docteur Johnson. Je sais fort bien cependant qu'un de ses sarcasmes aiguisés, au cas où il ne serait pas content, ferait bientôt le tour de tous les salons, et empêcherait la vente. Il écrit, je l'avoue, en homme qui pense beaucoup, et dont les pensées ont quelquefois un tour religieux. Mais on me dit qu'il s'est montré assez sévère dans ses remarques sur le docteur Watts, qui cependa.nt, si je puis tant soit peu me porter juge en matière ,d.e vers, a le talent du vrai poète : trop souvent, il est vrai, ne se soignant pas assez, et inattentif à ces délicatesses de détail qui constituent l'élégance de l'expression, mais sublime souvent dans ses conceptions, et ayant dans l'exécution la main du maître. Pope, m'a-t-on dit, l'avait mis dans la Dunciade; mais quelqu'un l'ayant invité à lire avant de juger, il se convainquit que le docteur méritait un autre traitement, et remplit le vide que son absence avait produit dans le vers au moyen de quelque sot écrivain dont le nom monosyllabique se trouva propre à entrer dans cette lacune. Quelles que soient cependant les fautes qu'on peut me reprocher comme poète, je ne puis m'accuser de négligence. Je n'admets jamais un vers que je ne l'aie tait aussi bon que cela m'est possible ; et quoique mes opinions puissent déplaire à ce roi des critiques, il ne sera pas dégoûté, j'aime à m'en flatter, par les négligences de ma paresse, soit dans la mesure.ou la rime, soit dans l'expression. Que le reste coure la chance de son jugement. Il se peut qu'il soit satisfait ; s'il l'est en effet, j'aurai mis de mon côté une des meilleures trom-
------------------------------------------------------------------------
pettes du royaume. Qu'il parle seulement de moi en des termes aussi favorables que de sir Richard Biackmore (encore que ce poète brille dans son poème intitulé la Création, il a couché en vers plus d'absurdités que n'importe quel poète de notre pays), et mon succès sera assuré.
« Je me suis toujours promis de rire avec vous de votre pipe, mais je l'ai oublié toutes les fois que je vous ai écrit, et maintenant je ne suis pas en humeur de rire. Vous observerez pourtant pour vous donner courage et en l'honneur de ladite pipe, qu'elle échappe à peu près au coup de ma critique. Jamais vous n'enfumez les dames, jamais vous ne les forcez de quitter la place; vous n'en usez pas non plus comme d'un excitant à boire sec. Vos amis, il est vrai, ont le droit de se plaindre que votre pipe les prive souvent du plaisir d'être avec vous, parce qu'elle vous retient dans votre cabinet ou vous entraîne dans votre jardin; mais à tous autres égards, c'est une pipe innocente autant que pipe le peut être. Fumez donc, fumez et souvenez vous que si un poète a condamné le tabac, un poète meilleur que le premier (le spirituel et élégant Hawkins Browne) ne lui a pas ménagé les louanges chaleureuses (i).
« Re/ircment avance, mais d'un progrès plus lent que tous ses prédécesseurs. J'ai vu le temps où je pouvais sans peine produire dans ma matinée 5o, 60, et jusqu'à 70 vers; mais maintenant je reste généralement au-dessous de trente, et je me vois parfois obligé de me contenter d'une douzaine. Le poème est arrivé, je crois, à l'heure qu'il est,
(1; Dans le poème intitulé La Pipe de Tabac. Browne test aussi l'auteur d'un poème sur Y Immortalité de l'Ame.
------------------------------------------------------------------------
à six ou sept cents vers : ainsi nous avons espérance de le voir parvenir à bonne fin ; et j'ose affirmer que Johnson me donnera le temps de le terminer ».
Les lettres de Cowper, le lecteur n'a pas manqué de le remarquer, sont presque toujours en causerie familière et charmante par sa simplicité. On est avec un ami qui vous dit sa pensée comme elle lui vient, et toujours avec l'élégance d'un esprit dont la nature a fait tous les frais. Je veux remarquer aussi que parfois cette causerie tourne à l'essai, mais à l'essai court, sans aucun étalage ou pédantisme ; essai en une page ou une demi-page, où l'écrivain dit sur le sujet qui se présente et qu'il n'a pas cherché, à peu près ce qu'il y a d'essentiel à dire quand on ne fait pas un traité ex professo. Il nous parlait tout à l'heure de la musique ; il va maintenant nous parler de la mer, et il le fait tout naturellement, car il s'adresse à M. Unwin, et M. Unwin, entraîné par le goût ou le caprice de l'époque. goût ou caprice qui s'est bien développé depuis, est sur les bords de la mer, goûtant les plaisirs d'imagination ou de réalité qu'on cherche en face de la vague ou dans le flot mêm e :
A M. Unwin, 26 septembre 1781.
« Je puis, à ce que je pense, vous féliciter de votre heureuse arrivée àBrigthelmstone. Je suis d'autant plus charmé du projet que vous avez d'y finir l'été, que je connais l'endroit, et qu'avec l'aide de l'imagination, je peux, sans trop de difficulté, me faire l'un des vôtres et partager vos amuse-
------------------------------------------------------------------------
ments et vos excursions. Par une assez singulière coïncidence, au moment où j'allais recevoir votre dernière lettre, par laquelle vous m'apprenez votre voyage projeté, j'avais écrit sur ce sujet, ayant trouvé occasion vers la fin démon dernier poème, qui a pour titre Retirement, de m'occuper quelque peu de cette passion de date moderne pour les plaisirs du bord de la mer, et d'indiquer les moyens de les rendre utiles aussi bien qu'agréables. Je crois comme vous que ce qu'il y a de plus magnifique sous le ciel est l'Océan dans son immensité; et je ne peux qu'éprouver une sorte d'étonnement peu poli, quand je considère le nombre infini de gens qui y portent leurs regards sans émotion, et même sans réflexion. Sous tous ses aspects divers, la mer est de toutes choses du monde la plus propre à faire naître en nous des impressions durables de la Puissance redoutable qui l'a créée et qui lui impose des lois. Cette insouciance me paraît d'autant moins excusable, que, dans un temps où je donnais aux sujets religieux presque aussi peu d'attention qu'homme au monde, je me souviens cependant que les flots étaient une voix pour moi, et qu'au milieu même de la dissipation j'avais l'oreille ouverte pour les entendre. Un des personnages de Shakespeare dit : « Je ne suis jamais gai que lorsque j'entends de douce musique ». L'effet que cette harmonie semble avoir eu sur lui, la vue et le murmure de la mer me l'ont fait éprouver, et souvent ils ont fait entrer mes pensées en une mélancolie qui ne manque pas de charme et qui n'est pas sans profit. — Assez pour le Signor Nettuno.
« Lady Austen va à Londres d'aujourd'hui en huit.
------------------------------------------------------------------------
Nous lui avons dit qu'elle aurait votre visite. C'est une aventure que vous pouvez tenter avec d'autant plus d'empressement, qu'aimant comme elle 1 aime tout ce qui touche à votre mère, elle ne peut manquer d'être assez prévenue en faveur de son fils. Ajoutez à cela que vous avez pour vous recommander des titres personnels qui ne sont point du tout à mépriser, et qu'une femme qui a son goût distingué et son coup d'œil ne peut manquer d'apprécier. Il y a dans son caractère bien des parties qui feront votre admiration; un trait surtout, en raison de son extrême rareté, lui vaudra votre affection et votre estime. Elle est si naturellement portée à la reconnaissance, elle a un sens si vif de ce qu'elle doit, qu'à peine le trouverait-on égalé dans aucun des rangs de la société, et si la renommée O
dit vrai, il est fort rare dans les positions les plus élevées. Manifestez seulement un désir de lui être agréable, jamais elle ne l'oubliera ; non seulement elle vous remerciera, mais les larmes lui viendront aux yeux pour peu que lui revienne en mémoire le plus léger service qu'elle a reçu. Joignez à ces nobles sentiments la vivacité la plus'extrême et en même temps la plus inoffensive qui se puisse imaginer. En un mot, elle est ce que vous verrez apres avoir causé avec elle une oemi-heure ; et quand je saurai que vous projetez un voyage à Londres, je vous enverrai son adresse ».
Cowper admire la mer ; mais c'est un admirateur humoristique. Une première fois déjà il a parlé à M. Unwin de ces excursions sous prétexte de santé, dont le vrai motif est le plaisir. C'était deux ans auparavant, en juillet 79 (ainsi
------------------------------------------------------------------------
a daté Cowper), je donne ici cette lettre que j'ai réservée pour la rapprocher de la précédente :
A M. Unwin, juillet 1779.
« Quand je fus à Margate, c'était une partie de plaisir d'aller à Ramsgate. La jetée, je m'en souviens, était regardée comme un travail excellent de maçonnerie, et telle elle m'a paru. Elle doit, je pense, être finie maintenant, et ce n'est pas un petit avantage que celui qui nous est offert, de remarquer aussi souvent que vous le voulez, sans vous déranger ni vous mettre en dépense, comme ces pierres énormes sont exactement jointes. Mais Margate, dites-vous, est plus vivant. Tout de même un fromage de Chester plein de vers est plus vivant qu'un bon, mais il n'est vivant que parce qu'il est pourri. Je me souviens aussi que Margate, rempli de monde, il est vrai, était généralement peuplé d'un monde tel que ceux qui mettent quelque délicatesse dans le choix de leur compagnie redoutaient de se trouver avec ces gens-là. Le bateau allait à Londres chaque semaine, chargé de maquereaux et de harengs, et revenait chargé de passagers. Le bon marché de ce moyen de transport le mettait également à la portée du poisson mort et du monde vivant. Ainsi, il se peut que votre solitude à Ramsgate soit encore un avantage — c'en serait un du moins pour moi.
« Il n'y avait pas, dans mon temps, grand'chose à voir dans l'ile de Thanet, hors la beauté même du pays et la magnifique vue de la mer, qui n'est surpassée nulle part, sauf à l'ile de Wight ou sur quelques parties des côtes du
------------------------------------------------------------------------
Hampshire. Il y a une chose cependant qui excita ma curiosité, je m'en souviens, et j'allai la voir. Ce sont des ruines superbes, bâties à grands frais par le feu lord Holland, et qui, le lendemain du jour où je les vis, tombèrent pour rien. Il se peut que cela continue à être des ruines, et dans ce cas je vous engagerais fort à les visiter, attendu qu'elles ne peuvent qu'avoir beaucoup gagné à cet heureux accident. Il n'est guère possible de mettre ensemble des pierres avec cet air de violent et magnifique désordre qu'elles ne manquent pas de prendre quand elles tombent d'ellesmêmes.
« Nous désirons de tout notre coeur que Madame Unwin tire des bains tout le bien qu'ils peuvent faire. Mais en même temps nous vous mettons en garde contre le bain, quoique la chaleur de la saison semble vous engager à en user; il n'est pas bon pour les maigres constitutions, disposées à l'étisie.
« Je me souviens (c est la quatrième fois que je me souviens dans cette lettre, mais ce sera la dernière) que l'avocat Sam Cox se promenant sur le bord de la mer, et paraissant absorbé dans une méditation profonde, on lui demanda à qui il pensait : « Je m'étonnais, répondit-il, qu'un élément aussi vaste et presque infini produise ce petit poisson : une sardine ».
Cowper termine cette lettre assez humoristique en demandant à son ami d'acheter pour sa mère, dans cette île de Thanet, de la laine à tricoter des bas. L'avocat Sam Cox n'aurait pas mieux fait.
------------------------------------------------------------------------
Revenons. Cowper,'quoiqu'il en dise, est assezpréoccupé de Johnson et de ce qu'il pourra penser de ses vers. Dans une lettre postérieure, il reprend encore en sous-oeuvre l'opinion qu'il a exprimée au sujet de ce grand critique à propos du Docteur Watts. Les premiers mots de la lettre nous mettent au courant des habitudes laborieuses du poète à cette époque ; voilà pourquoi je les transcris avec le texte :
A M. Newton, 4 octobre 1781.
« J'écris généralement la veille du courrier ; mais cela m'a été impossible hier, parce que j'ai dû m'occuper des dispositions à prendre pour l'hiver dans ma serre. J'écris aujourd'hui avant déjeuner, ne voulant pas perdre un pouce du terrain que je puis vous donner.
« N. B. — Un critique me ferait une querelle pour cette expression (un pouce de temps), et la qualifierait durement, il dirait qu'elle implique une confusion d'idées, une assimilation peu naturelle du temps et de l'espace.
« Je me vois avec plaisir détrompé au sujet de l'opinion erronée que je m'étais formée de la critique de Johnson sur Watts. Rien ne saurait être plus judicieux, plus caractéristique d'un goût distingué, que ses observations sur cet écrivain. Je crois au surplus qu'il s'écarte quelque peu du vrai quand il pense que les sujets religieux n'ont jamais été traités avec succès par les poètes. Un peu plus de connaissance pratique du Christianisme l'aurait peut-être mis à même de découvrir dans le petit docteur en question d'excellente poésie sur des sujets spirituels. Je suis parfaitement d'accord qu'il est à-propos d'envoyer à Johnson 'un
------------------------------------------------------------------------
exemplaire de mes oeuvres ; et je crois qu'il serait bien de le lui adresser en notre nom collectif à tous deux ; il faudrait joindre un joli billet comme vous savez les faire, et qui le puisse disposer à lire le livre d'un œil favorable, en le mettant de belle humeur par un peu de cajolerie, car, avec sa science et sa pénétration, il est un terrible ours.
« J'ai oublié de vous dire dans ma dernière lettre que j'avais reçu avec plaisir votre proposition de vous nommer au titre du volume en qualité d'éditeur. Je ne m'effraie pas de vous voir nommé à plus d'un titre dans un livre qui porte mon nom. Dans ma dernière pièce, que j'ai finie avant-hier, j'ai dit en public que j'habite sur les bords de l'Ouse ; ce public est un grand sot s'il ne sait pas que vous demeurez à Londres ; il en concluera que je me suis vu forcé d'user de l'assistance d'un ami de la capitale, et que je ne pouvais avoir recours à personne mieux qu'à vous. Je transcrirai cela et ;e le soumettrai à votre approbation le plus tôt qu'il me sera possible. J'ai maintenant, je crois, fini mon volume ; je suis presque las d'écrire, n'ayant rien fait autre chose depuis une année. Je compte que le volume se composera d'à peu près huit mille vers. La période de grande vitesse que Johnson a si souvent promise n'est pas encore venue ; deux, et quelquefois trois semaines se passent sans que je reçoive une feuille. La première qu'on me fera parvenir nous mènera jusqu'au milieu de Espérance ; c'est, à mon compte, la moitié du volume ; aussi, à moins qu'il n'y mette plus de célérité, le moment de publier se passera cette année comme il s'est passé l'année dernière. Je crois cependant que dans son intérêt même il saisira le
------------------------------------------------------------------------
moment s'il peut, et sera prêt à paraître lors de la réunion du Parlement, après les vacances de Noël ).
La réflexion philosophique adoucie se montre avec mesure dans les lettres de Cowper et leur donne un grand charme. Nous avons laissé M. Unwin au bord de la mer, dans le comté de Sussex. Cowper sait par expérience quelles distractions on goûte dans ces lieux de plaisir ; et il sait mieux aussi que le monde ne change pas ; que vingt ans sous ce rapport ne sont guère plus que six mois, parce que l'homme porte toujours dans les amusements les mêmes vanités, les mêmes oisivetés avides de jouissances ; il va nous décrire de main de maître ces plaisirs dont on se promet tant et qui donnent si peu.
A M. Unwin, 6 octobre 1781.
« Mon cher ami, qnel monde que celui où vous êtes chaque jour, que je n'ai pas vu depuis vingt ans, et que je ne verrai jamais plus ! L'art de se dissiper n'est nulle part mis en pratique avec plus de succès et de raffinement qu'au lieu de votre résidence actuelle. Par.le récit que vous m'en faites, je vois qu'elle est exactement ce qu'elle était quand je l'ai visitée, un théâtre de luxe et d'oisiveté ; toujours la musique, la danse, les cartes, la promenade, les chevauchées, le bain, manger, boire, le café, le thé, la médisance, la toilette, les bâillements et le sommeil. Les appartements peut-être sont plus magnifiques, parce que les propriétaires sont devenus plus riches ; mais les masures et les occupations des gens qui s'y trouvent réunis sont tou-
------------------------------------------------------------------------
jours les mêmes. Quoique ma vie soit depuis longtemps celle d'un reclus, je n'ai pas le caractère d'un ermite, et je ne suis pas du tout ennemi de la gaieté et de la bonne humeur ; mais je ne puis vous envier votre situation ; je sens même qu'il faut par nécessité que je préfère mon coin silencieux, le secret foyer de notre salon à toutes les splendeurs, à toute la gaieté de Brighton.
« Vous me demandez quels sentiments j'éprouve à propos de ma prochaine publication. Je me sens parfaitement à l'aise. Si je n'avais pas été bien assuré d'avance que ma tranquillité aurait peu de risques à courir, je ne me serais jamais engagé dans cette voie, car je ne puis supporter un trouble d'esprit. Je me suis proposé deux objets : [le premier a été de me procurer un amusement ; le second, de donner à mon plaisir à moi une direction telle qu'il en pût résulter quelque profit pour les autres. Si j'ai réussi, j'y trouverai mon plaisir ; si je me suis trompé, je ne serai pas mortifié au point qu'on aurait pu le croire. Je me souviens d'un vieil adage (bien que je ne me rappelle pas d'où il vient : Bene vixit qui bene latuit (i), et s'il m'était revenu en mémoire à temps, il aurait pu servir d'épigraphe à mon livre. A propos, il sera tort bien placé en tête de Relirement, si seulement vons pouvez me dire qui il en faut rendre responsable. Les critiques ne peuvent m'ôter le plaisir que j'ai à me dire que tout le loisir que j'ai consacré à écrire pour le public, je l'ai employé consciencieusement et en vue d'être utile. Il n'y a rien d'agréable, cela est sûr,
(i) C'est avoir bien vécu que de s'être bien caché ». Ce n'est pas l'avis de Plutarque. Voir le Traité Si c'esi bien dit, cache la vie.
------------------------------------------------------------------------
à être affiché dans les journaux en qualité de méchant poète (i); mais il n'y a pas, je crois, sur terre, un homme qui en prît mieux son parti. Malgré toute cette indifférence pour la renommée (vous me connaissez trop bien pour croire que j'affecte rien), j'ai mis tous mes soins à la mériter. Cela a tout l'air d'un mystère ou d'un paradoxe dans l'application; ce n'en est pas moins la vérité. J'ai pris en considération ce fait que le goût du jour est raffiné, délicat à l'excès, et que dégoûter cette délicatesse de goût par un lâche défaut d'attention à la satisfaire, ce serait commencer par renoncer à toute espérance d'être utile : et voilà pourquoi, ayant écrit pendant l'année qui vient de s'écouler plus de vers peut-être que qui que ce soit en Angleterre, j'ai fini, j'ai poli, j'ai touché et retouché avec le plus grand soin. Si après tout cela, je n'ai fait que gâter du papier, ce peut être mon malheur, ce ne sera pas ma faute. Je supporterai cet accident avec la plus parfaite sérénité.
« Mon intention n'est pas de donner un exemplaire à *** ; c'est un bon petit homme, il chante tout-à-fait comme un coq, mais il ne se connaît pas plus aux vers que le coq son modèle.
« Celui qui suppose que la fortune de lady Austen est précaire se trompe. Je puis vous assurer, sur le fondement des renseignements les plus authentiques et les plus circonstanciés, que sa fortune est tout à la fois honorable et très bien assurée ».
i) Duttce.
------------------------------------------------------------------------
Ainsi perdu en pleine composition et en pleine poésie, Cowper néglige un peu ses amis, et M. Newton s'en plaint. Cowper lui répond, et il y a, ce me semble, dans sa lettre, une nuance imperceptible d'ironie, qui, après tout, est peut-être plus dans la forme que dans l'intention :
A M. Newton, 14 octobre 1781.
« Mon cher ami, je ne voudrais pas vous priver d'aucune consolation, et en conséquence, je voudrais vous voir tirer toute la consolation que vous pourrez de la pensée que vous êtes un correspondant plus libéral que moi. Vous me permettrez cependant en même temps de m'attribuer une part dans ce même genre d'applaudissement, et de me souvenir avec satislaction que je vous ai écrit quelquefois trois lettres pour une que j'ai reçue de vous. Excepté moi, je n'ai jamais connu un poète qui fût ponctuel en quoi que ce soit, ou sur lequel on pût compter quand il s'agissait de rendre un devoir quelconque en mettant à part ceux auxquels il se croyait tenu envers les Muses. Du moment qu'un homme met dans son impertinente cervelle qu'il a ce que le monde appelle génie, il se décharge de la servile corvée de tous les offices de l'amitié, et il n'est dès lors pins bon à rien, hors la diligence que réclame son occupation favorite. Mais je ne suis pas encore vain à ce point de me figurer que j'ai droit à ces honneurs dont on s'investit soi-même, et quoique j'aie envoyé à l'imprimeur beaucoup de poésie ou du moins ce que mes lecteurs, je l'espère, voudront bien accepter à . ce titre, j'ambitionne plus que jamais une place dans votre cœur, et d'un autre
------------------------------------------------------------------------
côté, je désire me prévaloir de toutes les occasions de vous convaincre que vous avez toujours la même place dans le mien. L'attention que réclame ma fonction poétique s'est, je l'avoue, en ces derniers temps, mise un peu à la traverse de mes autres occupations, et il en est résulté que j'ai écrit moins fréquemment que je ne l'aurais fait en d'autres circonstances. Mais c'en est fait, du moins pour le moment, et je le crois aussi, pour quelque temps. J'ai transcrit Retirement et je vous l'envoie ; soyez assez bon pour le faire parvenir à Johnson qui, je suppose, le fera J passer au public à son heure— mais son heure ne viendra J pas vite, au train dont il va. La poste m'a apporté une : feuille cette après-midi, mais nous n'avons pas encore t atteint la fin de Espérance. »
Le reste de la lettre nous montre Cowper prenant sa ; part des tracasseries de la paroisse, mais y portant du i moins une assez bonne dose d'humour, qui seule peut faire : supporter la fadeur de ces querelles locales et de personnes..
« M. Scott, j'en trouve la preuve dans les lettres que s vous lui adressez, a raconté un de ses ennuis, mais pas le 3 plus grand, je crois. La question s'il aura en M. G. Raban r un assistant dans la Grande Maison (i), demeure encore 3 une question, ou du moins subsiste coir»me sujet de 5 mécontentement entre M. Scott et le peuple. Dans un ri tête à tête que j'ai eu la semaine dernière avec ce candidat J à la chaire, je lui ai dit sans détour mes pensées à ce sujet ; ;
(i) Au temple apparemment ou dans ce qui en servait, ou plutôt, métaphorique...; ment, dans la maison de Dieu.
------------------------------------------------------------------------
je lui ai donné le conseil de changer de rôle en imagination et pour un moment avec M. Scott, de se demander à lui-même comment il goûterait un assistant qui se serait introduit et imposé lui-même ; je lui ai conseillé également de ne plus à l'avenir faire aucune démarche à ce sujet près de M. Scott, puisqu'il pouvait être assuré que jamais celui-ci ne donnerait son consentement. Je conclus en disant que s'il persistait dans son dessein de parler au peuple, la conséquence probable serait que tôt ou tard M. Scott se verrait forcé de quitter la paroisse et que le blâme de son expulsion retomberait tout entier sur lui, M. Raban. Il écouta, il approuva, et, je crois, le jour suivant, sans plus tarder, se joua de tous mes bons avis, ou du moins d'une bonne partie de mes conseils ; il s'en alla en effet chez M. Scott, en compagnie de M. Perry, lui demander la permission de parler à l'exhortation du soir. M. Scott, ainsi que je l'avais prévu, se montra inébranlable, mais il offrit, pour la satisfaction de ses auditeurs, de prêcher trois fois devant eux le dimanche : il l'aurait pu, M. lones lui ayant obligeamment offert, circonstance inconnue à ses interlocuteurs, d'officier pour lui à Weston. M. Raban lui répondit : Cela ne remplit pas le but, Monsieur, ce n'est pas ce que le peuple désire, il faut à nos habitants de la variété ». M. Scott répliqua fort sagement : « Si c'est là ce qu'ils désirent, ils doivent s'en passer ; ce n'est pas à moi d'entrer dans ce caprice pour le favoriser. y, C'est la dernière information que j'aie eue sur ce sujet, et elle m'est venue, non pas de M. Scott, mais d'un témoin auriculaire.
------------------------------------------------------------------------
« Je ne supposais pas, jusqu'à ce que les gens des Revues (reviewers) me l'eussent appris, que vous êtes un composé d'artifices et de projets cachés, et que votre ambition est de tromper vos auditeurs. Eh bien ! je sup- pose qu'ils sont fort contents d'eux-mêmes, pensant qu'ils ; vous ont mortifié. Mais combien ils s'abusent. C'est vous < qu'ils ont visé, et leur flèche a été frapper la Bible, en i revenant, 'bien entendu sur eux-mêmes. Mon tour viendra, , car je crois que j'aurai quelque peine à échapper à la 1 férule de leur critique. »
Il les mesurait pourtant, ces critiques si redoutés de loin ; ; parlant du jugement éventuel de leur plume, it écrivait à i, ce même M. Newton qui avait déjà senti le poids de leurs 2 coups, dans des termes qui indiquent que la sécurité à cet 1: égard n'était pas absolument inébranlable (i), il cherchait 1j à se rassurer par la conscience du bien qu'il avait voulu u faire et sur lequel il basait ses titres à l'admiration publi--i que, ca-r l'estime lui aurait-elle suffi? — 11 est permis, je 51' crois, de se poser cette question sans offenser l'auteur dese; poèmes sermonneurs qui est aussi l'auteur de la Tâche.
Franchement cependant, je crois que notre poète faisaitJij un peu plus le brave qu'il ne l'était ; il ne se sentait passif très rassuré en effet, sachant très bien le pouvoir de cessa critiques qui n'écoutent pas beaucoup la chanson qu'onnc leur chante quand on leur dit : La conscience est sauve..3 — Cowper avait, comme poète, mieux à leur dire que3u cela. Voilà pourquoi, s'il voyait passer devant lui desaj silhouettes de critiques mettant le pied sur son premierr5,
(i) Lettre du 2 février 1781, On la trouvera plus loin.
------------------------------------------------------------------------
œuf poétique, il ne tremblait pas trop. S'il n'était pas charmé du procédé entrevu, vaguement entrevu, il n'en était pourtant pas découragé non plus (i).
A mesure que tous les vers qui ont obsédé sa pensée pendant des mois et des mois sortent de cet esprit hanté, l'idée des vieux et chers amis se représente à lui plus vive et plus nette, sa plume écrit tout naturellement leur nom sur l'adresse de ses lettres. Voici une lettre de ce temps :
A Mme Cowper, 19 octobre 1781.
« Ma chère cousine, votre crainte que je ne vous tinsse pour indigne de ma correspondance, par ressentiment du long temps que vous mettez à me répondre, peut aller de vous à moi, et c'est moi maintenant qui puis justement l'éprouver. Il y a longtemps que j'ai reçu votre dernière, et cependant, je crois pouvoir dire en vérité que pas un courrier depuis que je l'ai reçue ne s'est passé qui ne m'ait fait souvenir de la dette dont je suis tenu envers vous, pour vos communications obligeantes et sans réserve en prose et en vers ; ces derniers surtout m'ont touché, parce que je les regarde comme des marques de votre plus particulière confiance La vérité est que moi-même j'ai été un si grand faiseur de vers, j'ai été si occupé à préparer un volume pour la presse, volume qui, je crois, fera son apparition dans le cours de l'hiver, que j'avais à peine assez de loisir pour prêter l'oreile à toutes autres exigences. Il est
(1) Voir ci-«près une lettre à M. Umvin, du 24 novembre 1781.
------------------------------------------------------------------------
fini cependant, il est allé se mettre aux mains de l'imprimeur, et je n'ai plus à m'en occuper que pour corriger les feuilles à mesure qu'on me les envoie et finalement le remettre aux mains du public. C'est une entreprise hardie, aujourd'hui que tant d'écrivains du premier mérite ont pris les devants et semblent avoir mis d'avance la main sur tous les sujets dignes d'attention, comme aussi s'être approprié toutes les grâces de la poésie ornée, c'est une hardie entreprise que de se présenter devant le public à titre de poète, surtout si l'on considère que le luxe, la paresse, le vice, ont corrompu le goût public, et que rien plus n'est le bienvenu que la fiction puérile ou ce qui du moins tend à exciter le rire. Je me suis mis en tête cependant que j'étais tombé sur quelques sujets qui n'avaient jamais été traités au point de vue poétique, et de quelques autres je me suis persuadé qu'il ne serait pas difficile de leur donner un air de nouveauté par la manière de les traiter. Mon seul objet est d'être utile, objet cependant que je ne saurais atteindre, je le sais, à moins que je n'aie en même temps le don de faire plaisir. J'ai donc mis ces deux cordes à mon arc, j'ai fait de mon mieux en me servant de l'un aussi bien que de l'autre pour envoyer ma flèche au but. Mes lecteurs auront à peine commencé de rire qu'ils se verront invités à corriger cette disposition légère et à me lire avec un air plus sérieux. Quant à l'effet à obtenir, je le laisse tout entier en la puissance de Celui qui seul peut le produire; ni prose ni vers ne peuvent réformer les mœurs d'un âge corrompu, encore moins peuvent-ils inspirer le sentiment du devoir religieux à moins qu'ils ne s'appuient pour
------------------------------------------------------------------------
devenir efficaces, sur le pouvoir qui voit de haut la vérité dont il a daigné nous faire part.
«Vous avez rempli mon cœur d'une douleur sympathique quand vous avez décrit l'état de votre âme lors de votre dernière visite dans le Hertfordshire. Si j'avais connu d'avance votre voyage projeté, j'aurais pu prédire tous vos sentiments avec la plus infaillible certitude. Sur ce sujet, votre cœur ne sera jamais en repos ; mais avec vos principes de résignation et de soumission à la volonté divine, vos sentiments seront toujours ceux qui conviennent à une âme chrétienne. Il nous est défendu de murmurer, mais le regret ne nous est pas interdit ; ceux que nous avons aimés tendrement pendant leur vie, nous pouvons les suivre d'un affectueux souvenir, sans que nous devions pour cela nous reprocher une révolte contre la volonté souveraine qui a ordonné la séparation. Un jour vient, j'en ai pleine confiance, où vous verrez et connaîtrez que la miséricorde envers tous Jeux a seule produit un événement dont le souvenir demeure encore plein de tristesse. »
Les amis de Cowper, ou peut-être ceux qui en prenaient le titre sans le démentir par des sentiments hostiles ou perfides, sans le justifier par un zèle actif de bonne volonté, regardant vers le public, paraissaient craindre un accueil peu bienveillant pour ce volume du poète et pour sa sérieuse préface. Cowper écrit à ce sujet à l'ami qui s'y intéresse le plus :
------------------------------------------------------------------------
A M. Newton, 22 octobre 1781.
<( Mon cher ami, M. Bates, sans en avoir l'intention, a fait peser sur les modernes lecteurs une censure encore plus rigoureuse qu'aucune de celles qu'on trouverait dans mon livre. Si, au milieu de calamités sans nombre, ils ont une disposition si gaie qu'ils ne puissent pas lire une préface de trois ou quatre pages parce que la teneur en est sérieuse, ils sont allés loin en vérité, ils sont au dernier terme d'une folie, celle qui, j'imagine, a dominé à l'heure même où la sentence allait être portée chez toutes les nations qui ont subi des punitions exemplaires. Mais encore qu'il vive dans ce monde dont il a si mauvaise opinion et doive en conséquence le connaître mieux que moi qui n'ai point de rapports avec ce monde, je veux espérer qu'il peut être dans l'erreur. La curiosité est une passion universelle. De ceux qui croient qu'un livre vaut la peine d'être lu, il en est peu qui n'éprouvent le désir de savoir quelque chose de l'auteur. Ce désir les conduira tout naturellement à jeter un coup d'œil sur la préface, et ils ne tarderont pas à comprendre qu'à persévérer quelque peu, il leur sera permis d'apprendre quelque chose sur le sujet qui les attire. Si donc votre préfaèe n'est pas lue, je tiendrai ceci pour convenu : l'unique motif en est que le livre lui-même ne vaut pas qu'on s'en occupe. Quoi qu'il en soit, c'est bien assez que je me sois chargé du rôle de bouffon pour les amuser, et que, plongé dans un état d'abattement qui leur est absolument inconnu, j'aie pris un air de gaieté et de vivacité que je n'ai pas en réalité, uni-
------------------------------------------------------------------------
quement dans le but de gagner leur attention à des pensées plus utiles. Je ne puis un seul instant supposer l'idée de vous voir en cette occasion descendre à mon niveau, et rechercher leur faveur dans un langage qui ne donne pas un démenti plus éclatant au ministère que vous exercez qu'à la teneur constante et suivie de votre caractère et de votre conduite. Non, que la préface demeure. Je ne puis y rien changer. Je pourrais facilement la tourner du côté plaisant, mais elle vaut mieux telle qu'elle est.
« Puisque nous en sommes sur ce chapitre, ne serait-il pas convenable, ayant porté votre attention sur le costume de fantaisie que j'ai revêtu dans Propos de Table, de comprendre dans la même définition le poème Conversation, lequel est, des deux, au moins quant à la première moitié, la plus tournée au badinage ? Autrement, les lecteurs iront croire peut-être que l'observation pouvait être entièrement laissée de côté. — A mon grand regret cependant elle aurait disparu, car quand je suis enjoué, je me fais violence à moi-même, et j'aime en conséquence vous entendre leur dire que je fais le bouffon pour les amuser, non pas parce que je suis bouffon de ma nature, mais parce que j'ai affaire à un monde sans cervelle
« J'ai une prière à vous faire, c'est de ne plus à l'avenir laisser de place pour Mme Newton, à moins que d'avance vous ne lui ayez fait promettre de remplir le vide : car il arrive que nous sommes privés de votre compagnie sans être dédommagés par la sienne. Johnson m'a envoyé deux feuilles dans le courant des derniers dix jours, à mon grand étonnement. Je lui ai fait compliment de sa dili.
------------------------------------------------------------------------
gence, espérant que je pourrais ainsi l'encourager à persévérer. Avec la première feuille viendra le commencement de Charité ».
Avec M. Unwin, Cowper a une philosophie si douce. qui coule si naturellement, que je ne puis m'empêcher de la comparer à la poésie de La Fontaine —une phiiosophie aussi. Elle n'est pas cherchée, cette philosophie de Cowper, et chacun sans doute se dira qu'il aurait trouvé sans peine ces observations si justes et si simples. — Peut-être, mais les aurait-il dites aussi bien que notre poète d.Olney ?
A M. Unwin, 5 novembre 1781.
« Mon cher William, je vous félicite de l'heureux retour qui vous a ramené des lèvres du grand abîme (il. A vrai dire, vous n'avez pas remarqué beaucoup de marques de retenue et de vraie sagesse parmi les gens de Brihgthelmstone, mais il n'est pas possible d'observer les mœurs d'une multitude, à quelque rang qu'elle appartienne, sans apprendre quelque chose : j'entends, pourvu qu'un homme ait un esprit comme le vôtre, capable de réflexion. S'il ne voit rien à imiter, il ne saurait manquer de voir quelque chose dont il faut se garder ; si rien ne frappe sa vue dont il faille féliciter ses semblables, il verra du moins beaucoup de choses propres à faire naître en lui la compassion. Il n'y a pas, je crois, une vue si mélancolique au monde — un hôpital n'est pas à comparer —
(1) Autrement dit des bords de la mer. Cette 'juainlntJ! J'expression n'est pas ordinaire à Cowper.
------------------------------------------------------------------------
que celle d'un millier de personnes désignées sous le nom de gens comme il faut, heureusement douées peut-être par nature, raffinées encore par l'éducation, ayant des apparences inoffensives et innocentes, destituées cependant de toute espèce de religion, ou qui n'obéissent en aucune façon dans leur conduite à la religion qu'elles professent : pas un de ces hommes n'est bien loin de l'éternité où il deviendra impossible de se tromper soi-même, et où les amusements ne sauraient pénétrer. Quelquesuns parmi eux, nous pouvons l'espérer, sortiront de cet état de perdition il est probable en effet, que quelquesuns en sortiront parce que la miséricorde, s'il est permis de se servir de cette expression, se porte avec amour à chercher les objets parmi les âmes les plus désespérées. Mais l'Ecriture ne permet pas à la charité la plus ardente d'espérer la délivrance de tous. Quand je vois un homme dans l'affliction et le malheur, je me dis : Voilà peut-être un homme que le monde envierait, si l'on savait ce que valent ses chagrins, qui peut-être lui sont envoyés pour adoucir son cœur et tourner ses affections vers leur centre légitime. Mais, quand je vois une foule de gens de plaisir, quand j'entends parler d'innombrables voluptueux qui n'ont d'oreilles que pour la musique, qui n'ont d'yeux que pour ce qui brille, et de langue que pour l'impertinence et pour les vanités, je dis ou tout au moins je comprends que c'est le cas de dire C'est de la folie ! La persistance dans cette voie doit aboutir à une conclusion tragique ! Cette conduite vous condamnera non seulement comme chrétiens indignes de ce nom, mais à titre de créatures intelli-
------------------------------------------------------------------------
gentes; Vous savez par les lumières que la nature a mises en vous, si vous ne les avez pas éteintes, qu'il y a un Dieu et qu'une vie comme la nôtre ne peut être conforme à sa volonté.
« Je ne vous demande point pardon pour la gravité et le sombre de ces réflexions, sur lesquelles je suis tombé lorsque j'y pensais le moins quoique, à dire le vrai, ces réflexions ou d'autres pareilles ne manquent pas de se présenter à mon esprit quand il se tourne vers une scène d'amusements publics, comme celle que vous avez quittée récemment.
« Je me souviens bien de M***, cet homme fameux à ce titre unique qu'il coulait oisivement son temps, et qu'il se baignait sur la rive découverte, sans avoir la décence de se couvrir de la protection d'une hutte à baigneur. Je puis dire avec certitude que le monde auquel il se fait sembable le méprise pour cette ressemblance même. Je me souviens fort bien en eflet que moi et les gens de ma société qui n'avions pas entre nous tous un grain de religion, nous ne prononcions jamais son nom qu'avec dédain : l'attention qu'il met à profaner le dimanche ne lui vaudra jamais autre chose.
« Je penche à espérer que Johnson vous a dit la vérité quand il vous a annoncé qu'il me mettrait devant le public peu de temps après Noël. Sa presse est devenue plus exacte que par le passé. Nous n'avons plus guère maintenant à imprimer que deux des pièces les plus longues, et en outre les plus petites qui doivent suivre en manière d'épilogue, et ce sera une affaire terminée. Mais il faut encore une fois
------------------------------------------------------------------------
- que j'ouvre la bouche pour avoir des enveloppes affranchies. Celles-là seront les dernières, je l'espère bien. Que d'ailleurs elles viennent à votre bon loisir et à celui de M. Smith.
» Nous sommes heureux de voir que vous ayez ainsi lieu de vous applaudir des progrès de John. Plus il a de vivacité, mieux cela vaut, pourvu que cette vivacité soit gouvernable, étant d'ailleurs soumise à une direction telle que celle que pourra lui imprimer votre prudence et celle de Mme Unwin. Je n'ai pas besoin de vous mettre en garde contre la sévérité dont je crois qu'il n'est pas besoin, et dont, je suis sùr, vous ne voudriez pas user sans nécessité. Mais si peut-être je devais murmurer : « Prenez garde au trop d'indulgence ! » je ne ferais que glisser une insinuation que la tendresse d'un père pour un aimable enfant semblerait pouvoir justifier. Je n'ai pas de motif particulier à alléguer pour vous mettre ainsi en garde ; il n'est pas possible que j'en aie à cette distance, mais avec ce qui vous ressemble, il est rare qu'un avis de ce genre manque d'à-propos. Votre mère a été fort indisposée d'un mal de gorge et d'une atteinte de fièvre ; mais la voilà de nouveau en santé, sauf que les forces, qui ne sont guère celles d'une amazone, ne sont pas revenues encore. Des tendresses à vous et à votre famille, et les miennes en même temps. »
Je constate chez Cowper un phénomène intellectuel qui n'a rien que d'ordinaire, les frères-poeles me comprendront .. la poésie avait chez lui des intermittences assez longues.
------------------------------------------------------------------------
Mais ce phénomène intellectuel était accompagné d'un r phénomène moral plus rare, et qui m'étonne, qui étonnera £ les poètes et ceux qui ont pu voir par le dedans l'âme des 2 poètes, ces âmes tourmentées toujours, tourmentées sur- tout quand la poésie s'éloigne ; on est malheureux alors, « on se dévore, on croit que c'est pour toujours, qu'on ne ; reverra plus cet hôte divin et capricieux. Rien de sem- blable chez Cowper, ce poète qui l'était si véritablement, , qui a eu les belles conceptions, et aussi les belles émo- tions de la poésie victorieuse. Il supportait sans trop de : peine, à ce qu'il paraît, les éclipses de la poésie. J'en 1 trouve la preuve dans la lettre suivante .
A M. Newton, 7 novembre 1781.
« Ayant cessé pendant quelques semaines de faire des vers, je me trouve incapable d'y revenir ; je ne puis que m'émerveiller, eomme de l'un des événements les plus extraordinaires de ma vie, d'avoir composé un volume. Si l'on m'eût fait entrevoir cet événement comme une chose possible, en des jours meilleurs, j'en aurais certainement éprouvé de la joie, mais cependant mille obstacles auraient conspiré à me débarrasser de l'entreprise. Je n'aurais pas osé alors commettre mon nom près du public, confier ma réputation au hasard de l'opinion. Je n'en suis plus là ; je me vois plus indifférent à ce Ljui peut m'arriver sous ce rapport que jamais je ne l'ai élé de ma vie. L'enjeu qui m'aurait semblé gros alors, me semble maintenant de mince valeur ; et il m'importe peu, à moi qui maintenant me sens privé de ce que j'estimais à infiniment i
------------------------------------------------------------------------
plus haut prix, que la sentence du monde m'accorde ](J titre de poète ou qu'elle me déclare mal fondé dans mes prétentions à ce titre. Cette heureuse froideur sur un point qui, en général intéresse si vivement tous les rimeurs, m'a laissé en pleine liberté d'entreprendre, délivré des chaines de la crainte, et libre absolument de cette défiance qui tient naturellement à mon caractère, et qui m'aurait mis hors d'état de prendre la plume d'écrivain, ou aurait été la seule cause de mon insucccès si je m'étais hasardé. Dans. mon dernier envoi à Johnson, je lui ai tait passer une nouvelle édition de mon titre, j'ai mis de côté le paradoxe latin qui y figurait pour le remplacer par une citation française qui s'ajoutera a celle tirée de Virgile. Elle est prise d'un volume de l'excellent Caraccioli intitulé Jouissance de soi-même, et me frappe parce qu'elle cadre particulièrement avec l'objet que je me propose.
« M. iiull est un honnête homme. Nous l'avons vu deux fois depuis qu'il a reçu de vous le commandement de se rendre ici, et il nous a dit avec sincérité que c'était pour obéir à ce commandement qu'il était venu. Il a dîné avec nous hier ; nous étions tous assez en gaieté, et la journée se passa fort agréablement. Il n\ a pas longtemps qu'il fit une visite à M. Scott. M. Raban arriva M. Bull, s'adressant au premier commença à lui tenir un discours : Mon ami, le trouble est dans votre Ame, vous êtes malheureux, je lis cela sur votre visage. M. Scott répondit qu'il l'avait été en effet, mais qu'il était mieux. Eh bien, dit M. Bull, je veux vous mettre sous les yeux la cause de ce malaise où vous êtes. Vous vous prodiguez trop, vous vous donnez à
------------------------------------------------------------------------
trop bon marché. Visitez moins votre monde, et conversez davantage avec votre propre cœnr. Combien de fois par semaine parlez-vous à ce peuple è - Trois fois. — C'est cela, nous y sommes. Vos sermons sont une vieille ballade, et vous-même aussi êtes une vieille ballade. — Mais je voudrais suivre les traces de M Newton. — Vous faites bien en toute autre chose de suivre ses traces ; mais dans le cas présent, vous avez tort, et lui aussi avait tort, M. Newton suivait un chemin où nul autre que lui n'aurait pu marcher si longtemps, et il en avait fait un chemin banal des années avant de quitter Olney. Trop de familiarité et de condescendance lui ont coûté l'estime des siens. Il croyait s'assurer leur amour auquel il avait tous les titres possibles, et c'est par là même qu'il l'a perdu. Soyez sage ; mon cher ami. écoutez un bon avis : faites-vous plus rare si vous voulez que les gens de petit entendement apprennent à vous estimer votre prix.
« Quand il nous rapporta cette harangue, si adroitement ajustée pour s'adapter à la tierce personne présente (1), elle nous fit du bien, et comme dit Jacques,
Fit chanter nos poumons ainsi que Chanteclair.
« Mme Unwin me recommande de vous informer qu'on est désormais fixé et hors de doute sur ce qu'il faut penser de Thomas ***. C'est un habitué des cabarets, et nul n'en ignore. Geary Bull l'a ramené tout dernièrement chez lui ivre d'un de ces lieux publics, où il avait joué au palet, et où il s'était donné le plaisir de boire jusqu'à ne pouvoir
(1) M. Raban, le candIdat prédicateur qui aurait toujours voulu être dans la cl,,irr.
------------------------------------------------------------------------
plus tenir debout sans assistance. Elle croit qu'il est de son devoir d'amie de vous informer du fait, afin de vous mettre en garde contre des prêts d'argent que vous perdriez. Il avait l'habitude de nous faire de fréquents emprunts ; mais notre intention à l'avenir est de cesser des assistances de cette sorte.
« Nous souhaitons que la lettre à vos paroissiens ait le meilleur effet, et nous serons heureux de la lire. Bien des remerciements pour les six maquereaux parfaitement frais.
« Notre affection pour vous deux, bien que nous l'envoyions souvent à Londres, nous demeure cependant. Ce n'est pas une source inépuisable (il n'y a qu'un amour qui puisse justement être appelé de ce nom), mais c'est du moins une source très prospère et qui, selon toute apparence, ne doit pas s'épuiser tout le temps que nous vivrons ».
L'enuuyeux M. Madan fait les frais de la lettre suivante : je la traduis parce qu'après tout ce personnage s'efface pour laisser la place à Cowner lui-même et à ses justes et philosophiques réflexions. La lettre est adressée au même correspondant (1) :
A M. Newton, 19 novembre 1781.
« Mon cher ami, je crois que vos craintes au sujet de M. Madan ne soient que trop bien fondées. Cela me causeplus de chagrin que de surprise de les voir vérifiées. Plein
- (1) Elle n'est pas dans Grimshawe.
------------------------------------------------------------------------
de confiance en lui-même et de présomption comme il l'a toujours été, il se sentira bien mortifié quand il verra que ce qu'il a pris pour la terre ferme n'était qu'une vapeur suspendue à l'horizon, et qu'en la poursuivant il doit jeter son vaisseau sur des écueils qui seront sa perte. Les hommes qui vont à la découverte de la vérité sont généralement réservés, humbles et modestes : si leurs découvertes s'attirent moins d'estime qu'elles ne méritent d'en obtenir, ils savent opposer à ce désappointement la patience et une humeur égale. Mais ces raisonneurs qui vont si vite, ces gens qui se portent si témérairement à affirmer sont en général mariés à une hypothèse, et, transportés de joie à leurs conquêtes imaginaires, portent impatiemment la contradiction et ne se contiennent plus à la pensée d'une réfutation. Jamais château bâti d'air n'a eu plus de chance que celui-ci d'être complètement démoli ; je souhaite avec vous que l'architecte puisse être capable de soutenir le choc ; mais cela m'embarrasse fort de comprendre comment il y pourrait résister. Après avoir éveillé l'attention des hommes, après avoir assemblé le monde autour de lui pour leur faire entendre son Eurèka, après avoir mis les gens sérieux à la torture, après avoir excité la curiosité, peut-être la concupiscence des étourdis qui ne pensent pas, se voir ainsi facilement mis dans la confusion, se voir réfuté si clairement, si certainement par son antagoniste, ce doit être un terrible coup pour toutes les passions qui l'avaient poussé dans la lice et qui ont été caressées délicieusement par son imagination flattée du succès. Ceci peut (et toute personne réfléchie désirera qu'il en
------------------------------------------------------------------------
toit ainsi) le disposer à revenir sérieusement sur luimême, à examiner sa conduite passée, et opérer chez lui line réforme plus souhaitable que ne le serait la possession de toutes les femmes de Salomon ou même l'établisssement de la polygamie par la loi. Assurément le pauvre maniaque Flui se fait une robe de sa couverture et qui se persuade que quelques pailles mêlées à ses cheveux sont un diadème -oyal, ne mérite pas plus la pitié, peut-être la mcrite-t-il moins, que le pauvre raisonneur qui feuillette avec infiniment de peine et d'habileté des bibliothèques entières H'in-folio ; et, à la fin de tout son travail, s'aperçoit qu'il a embrassé une ombre et qu'il s'est fait le jouet du spectateur.
<(Je vous serai obligé, quand l'occasion se présentera de ae savoir par vous-même, de m'apprendre comment il supmorte cet assaut, s'il s'endurcit contre la lumière et la coniviction, chose à peine possible en pareil cas, s'il se repent ,He ce qui est fait, si enfin il est nové dans le regret et un inutile chagrin
« Vous me faites un honneur dont je suis peu digne en rme demandant mon avis sur des points douteux qui peuvent se présenter, et en parlant de vous laisser guider par rma décision. Tel qu'il est cependant, mon jugement est ooujours à votre service, et il y serait encore s'il valait Iolus qu'il ne vaut en effet, la peine d'être consulté par )vous. La compassion et l'humanité vous portent à interposer vos bons offices pour empêcher la publication que lvlr1 Haweis menace de lancer contre cet infortuné. Ce sont s,à des conseillers dont vous pouvez en toute sûreté écou:'.er les avis, ils méritent d'autant plus d'être écoutés que
------------------------------------------------------------------------
vous êtes peut-être le seul homme au monde à qui un tel dessein ait été inspiré et qui soit capable d'en ménager l'exécution avec une prudence et une délicatesse suffisantes. Le livre et l'auteur sont des sujets distincts, et les gens raisonnables ne manqueront jamais de faire cette distinction. L'auteur, en effet, peut souffrir des impertinences du livre, mais le livre ne doit point être jugé d'après la personne de l'écrivain. En fût-il même autrement, il ne serait pas besoin ici de M Haweis, le point discuté étant déjà jugé, et les arguments de M. Madan condamnés à la barre du public. M. Haweis se fera plus de mal à lui-même par ce procédé sans générosité qu'il n'en peut faire à M. Madan en divulguant — à supposer qu'il y ait lieu de le faire — mille irrégularités de sa conduite. Les plaisirs qu'on permet indûment à ses sens sont assez odieux par eux-mêmes, surtout dans un ministre de l'église ; mais il faut détester doublement l'homme qui, pour satisfaire une inimitié actuelle, se prévaut de secrets dont jamais il n'eût pu être le possesseur, s'il n'eût pas autrefois fait profession d'amitié pour celui dont il a obtenu la confiance. Et s'il arrivait aussi que l'intelligence de M. Madan fît naufrage dans un tel déluge d'accusations et de reprochts suivant de si près ses désappointements d'aujourd'hui (et un tel événement n'est point du tout improbable), M. Haweiss aurait grandement lieu de regretter de ne lui avoir pas arraché sa vie plutôt que de l'avoir perdu de réputation. Il croit peut-être que l'intérêt de la cause exige de lui qu'il agisse ainsi ; mais la cause (i) a-t-elle jamais eu à gagner
(l) La cault, c'est-à-dire la cause par c5xcellence, la cause religieuse.
------------------------------------------------------------------------
à la mise en lumière des vices et des folies ds ses adhérents ? En somme donc, si je dois donner un avis, je demanderais d'écrire (i) ». .................................................
Ecoutons maintenant Cowper nous conter, avec un sérieux qui en double le mérite, une histoire d'apparition :
A M. Unwin, 24 novembre 1781.
« Les nouvelles sont toujours les bienvenues, surtout quand elles viennent d'un autre monde. Je ne puis vous informer de ce qui est arrivé dans la baie de la Chesapeake, mais je puis vous dire ce qui s'est passé à West Wicombe, dans ce pays. Vous sentez vous en disposition d'ajouter ici à l'histoire d'une apparition ? Non, ditesvous. Je suis de votre avis. Je ne crois pas à plus d'un sur cent de ces contes dont les vieilles femmes se servent pour effrayer les enfants, en apprenant aux enfants à s'effrayer l'un l'autre. Mais vous n'êtes pas, j'imagine, philosophe à ce point de croire qu'une apparition soit chose impossible. Pouvez-vous écouter une histoire de ce genre, pourvu qu'elle soit revêtue d'un caractère d'authenticité ? Oui, eh bien ! je puis vous en raconter une.
« Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de l'amitié romanesque qui a existé autrefois entre Paul Whitehead et lord le Despenser, autrefois sir Francis Dashwood. Paul, en mourant, fit un legs à Sa Seigneurie. C'était son cœur qui fut retiré du corps, et envoyé suivant l'ordre donné.
(2) D'écrire à M. Hauweiss pour le détourner de son projet Je diffamer M. Madan.
------------------------------------------------------------------------
Son ami ayant bâti une église, qui venait justement d'être finie, en fit comme un mausolée pour la circonstance. Ayant (les journaux dans le temps, nous en ont, je crois, fait le récit), ayant élevé un pilier élégant au centre de l'édifice, il y plaça le coeur en question, enfermé dans une urne d'or. Mais cela ne se passa pas comme quand une dame place une statuette de porcelaine sur une cheminée ou en haut d'une étagère : la chose se fit en grand cérémonial de respect et en observant toutes les formes des solennités funéraires. Il engagea les meilleurs chanteurs et les meilleures symphonies, il invita toute la noblesse du voisinage, tout ce qui avait droit au titre de gentleman, à assister à la cérémonie de ces obsèques. Ayant rangé tous les assistants en une procession majestueuse, il se rendit à leur tête à la place désignée, et de ses propres mains, il remit le trésor, reste d'un corps qui avait cessé d'être, à la place honorable qu'il devait occuper si haut. Ayant ainsi, comme il le croyait (et il pouvait le croire, car les deux amis, à ce qu'il paraît, avaient la réputation de libres penseurs, et s'ils avaient quelque religion, c'était une religion de païens), ayant ainsi apaisé les mânes du défunt, il se reposa dans la satisfaction de ce qu'il avait fait, et supposa que son ami demeurerait en repos. Mais il n'en fut rien. Il y a environ une semaine, je reçus une lettre d'une personne qui ne peut être que bien informée ; on me mande que, dans un tout dernier temps, Paul est apparu fréquemment à Sa Seigneurie qui souffre d'une complication de maladies, et qu'on pense que le coup que le lord a reçu de visites aussi inattendues rendra son rétablissement impos-
------------------------------------------------------------------------
sible, d'improbable qu'il était. Ce n'est pas tout : pour donner au fait le caractère de la certitude, pour dérouter les sceptiques qui voudraient élever quelque doute, il est peu des nombreux domestiques du lord, et peut-être n'en est-il pas un, qui n'aient pas vu de leur côté apparaître le mort, tantôt dans le parc, tantôt dans le jardin aussi bien que dans la maison, le jour comme la nuit, indifféremment. Je ne fais point de réflexions sur cet incident, ayant à écrire d'autres choses encore, et peu de place de reste.
« Je suis grandement obligé à M. Smith pour les signatures de franchise qu'il m'a fait remettre, et plus encore pour le billet aimable dont il les a accompagnées. Il m'en a fourni assez amplement pour mon besoin actuel, et par son empressement, par la manière obligeante dont il rend service, il m'a encouragé à avoir recours à lui, au cas où un besoin semblable se reproduirait. Un auteur français que je lisais hier soir dit : Celui qui a écrit, écrira. Si les critiques ne mettent pas le pied sur ce premier œuf que j'ai pondu, pour l'écraser, je porterai vraisemblablement témoignage une fois de plus en faveur de la vérité de son observation : il est probable que, quand la verve me montera, quand je me sentirai suffisamment muni d'habileté, j'entreprendrai de créer encore un autre volume. Pour le présent cependant, je ne me sens pas en disposition pareille ; et au fait, celui qui se propose d'écrire, doit faire des lectures, non pour reproduire par le menu les observations déjà faites par d'autres mais afin que, renouvelé et comme ramené à la plénitude, il soit en état d'observer pour son propre compte et de produire au
------------------------------------------------------------------------
dehors ses observations. Faiseur devers, je compte comme un de mes principaux avantages cette circonstance que depuis treize ans je n'ai pas lu un poète anglais, et un seul depuis vingt ans. L'imitation même des meilleurs modèles est mon antipathie : l'imitation est servile et mécanique, jeu trompeur qui a mis en passe d'usurper le nom d'auteur bien des gens qui n'auraient pas su écrire du tout, s'ils n'avaient écrit sur le patron que leur mettait aux mains quelque écrivain original (i). Mais quand l'oreille et le goût se sont longuement accoutumés à la manière des autres, il est presque impossible d'éviter de la prendre, et nous imitons malgré nous-mêmes, à proportion de l'admiration que nous éprouvons. Mais assez sur ce point. »
Le poète n'est pas tellement occupé de sa prochaine apparition devant le public, qu'il ne conserve assez de liberté d'esprit pour plaisanter avec ses vieux camarades, ou philosopher doucement avec ses amis. Il s'égaie en humoriste avec Hiil :
A J. Hill, 26 novembre 1781.
« Mon cher ami, je vous remercie beaucoup de votre lettre, qui, sans m'obliger à aller à Wargrowe dans une saison où il n'est pas fort agréable de voyager, m'a fait faire connaissance, le plus commodément du monde, avec votre joli petit jardin, avec votre vieux cottage, et par dessus tout avec votre très prudente et très avisée hôtesse. Tout en l'admirant beaucoup, j'admire encore plus
(1) Etudions l'antiquité, respectons la tradition, mais ne lui empruntons que ce dont nous ne pouvons nous passer. Béranger.
------------------------------------------------------------------------
cette douceur philosophique avec laquelle vous paraissez la traiter ; car je connais peu de caractères plus irritants, pour moi du moins, que celui des égoïstes, qui ne sont jamais honnêtes, surtout si, décidés à mettre dans vos poches une main de filou, ils n'ont pas assez d'esprit pour cacher leur dessein. Mais vous avez parfaitement raison, et vous agissez absolument comme je tâcherais de le faire en pareil cas. Vous sacrifiez tout à un séjour qui vous plaît, et si l'indolence qui m'est naturelle ne se retirait de moi, je ferais comme vous.
« Vous pourriez vous excuser de m'envoyer 40 livres aussi bien que de parler de vous en écrivant. Des deux ingrédients je ne sais pas vraiment lequel m a rendu votre lettre plus agréable (remarquez que je ne dis pas plus acceptable). Le mandat, il est vrai, a été le bienvenu, mais tout bienvenu qu'il est, il ne m'a pas fait rire. J'ai ri cordialement au récit dans lequel vous mettez en scène vous et votre hôtesse, dame Saveall, dont vous avez peint le portrait fort ressemblant, j'en suis sûr, quoique d'une main nullement flatteuse. Quant à vous, je ne vous ai jamais retrouvé si au complet depuis que je vous ai vu à Londres, où si souvent nous nous sommes égayés mutuellement par notre humour réciproque, sans que cependant nous nous soyions causé l'un à l'autre une peine d'un moment. Nous sommes des humoristes tous deux, et il est fort heureux pour votre femme et pour Mme Unwin qu'elles aient l'une et l'autre trouvé le joint avec nous.
« Remerciez encore Mme Hill de ses intentions. Elle a le vrai enthousiasme du jardinier, et je peux m'intéresser
------------------------------------------------------------------------
à ses désappointements, sachant fort bien ce que c'est, et en ayant moi-même ma bonne part ».
Ecoutons maintenant notre poète, avec M. Unwin, rechercher le principe de la société, et voyons-le, porté parla bienveillance de son âme, l'aller chercher, ce principe, à une source pure et élevée :
A M. Unwin, 26 novembre 1781.
« je vous ai écrit, par le dernier courier, pensant que vous étiez à Stock ; mais dans la crainte que cette lettre ne vous suive pas à Laytonstone, et que vous ne veniez à me soupçonner d'une négligence déraisonnable, ne voulant pas d'ailleurs que l'enveloppe affranchie que vous m'avez envoyée tombe aux papiers de rebut et devienne inutile entre mes mains, je vous écris une seconde fois. Ma première lettre cependant contenant tout ce que pour le présent j'avais à vous communiquer, il est un peu plus que possible que celle-ci soit vide, et peu digne que vous y jetiez les yeux. Vous me rendrez la justice de supposer que s'il dépendait de moi d'être fort amusant, je le serais ; car, en m'accordant ce désir arrêté de plaire, vous ne faites que mettre a mon compte une part de cette vanité universelle qui pousse toute personne, en toute occasion, à paraître le plus possible à son avantage. A vrai dire, cependant, quand j'écris, comme c'est le cas avec vous, sur ce qui ne touche point aux affaires, ni à rien qui s'y rapporte, j'ai beaucoup moins en vu'" d'amuser mon correspondant —
------------------------------------------------------------------------
la modestie ne me permettrait pas d'en concevoir l'espérance — que mon amusement à moi. Il y a un plaisir attaché à la communication de nos idées, soit oralement, soit par lettre, dont rien sur terre ne saurait prendre la place ; et c'est la jouissance que nous tirons de ce mutuel commerce, qui non seulement prouve que nous sommes des créatures destinées à la vie sociale, mais même nous y rend propres plus que toute autre chose au monde — Je ne peux pas écouter patiemment les philosophes : ils supposent, chacun pris à part, et tous ensemble (il me paraît du moins que c'est l'opinion qui prévaut parmi eux) que la faiblesse de l'homme, ses besoins, son incapacité de rester seul, sont devenus les causes les plus puissantes sous l'influence desquelles il a dans le principe renoncé à la solitude et a commencé à mener la vie qui rapproche les uns des autres. Il me semble qu'il est plus raisonnable, il est en mème temps plus honorable pour l'espèce humaine, de supposer qu'un penchant généreux de l'âme, un attachement fraternel à nos semblables, nous ont attirés pour ainsi dire, vers le centre commun, nous ont appris à bàtir des cités, à y faire notre résidence, à donner la bienvenue à l'étranger qui veut partager notre sort ; ainsi nous avons voulu jouir de la société les uns des autres ; nous avons voulu goûter le bonheur de ces liens chers et réciproques sans lesquels un paradis ne nous serait d'aucun prix. Le monde renferme toutes les variétés de caractères ; il y a des gens dont l'entendement est si bien endormi, dont le coeur est si bien formé d'une insensible argile, qu'ils vivent dans la condition sociale sans contribuer en
------------------------------------------------------------------------
quoi que ce soit au bonheur de leurs semblables, sans y puiser pour eux-mêmes aucun agrément. Je vois continuellement passer sous nos fenêtres un homme de cette trempe. Il dessine des modèles pour le fabricant de dentelles ; je ne l'ai jamais vu converser avec un voisin qu'une seule fois, quoique je le connaisse de vue depuis douze ans. Il est vigoureux de constitution, a le ventre rond, extrêmement protubérant, qu'il considère évidemment comme son meilleur ami, parcequ'il est son unique compagnon, et que le travail de toute sa vie consiste à le remplir. Je le comprends parfaitement, c'est le désir de bien bien manger et de bien boire (1), et de temps en temps le besoin d'une paire de souliers neufs qui retient cet homme ainsi attaché au voisinage de ses semblables ; car supposez que ces besoins et d'autres du même genre ont cessé de se faire sentir, qu'y a-t-il encore qui puisse recommander la société à son estime et à sa préférence ? Vous le verriez se pavaner dans un désert avec les deux pouces sur la hanche ; il ne pourrait guère être plus silencieux qu'il ne l'est à Olney ; mais quant aux avantages ou consolations qui se peuvent puiser dans l'amitié, dans l'affection qui nous donne des frères, il ne pourrait guère être plus privé de ces biens qu'il ne l'est dans la présente situation. Mais les autres hommes ont plus à faire qu'à donner satisfaction à leur ventre. Il y a les aspirations du cœur, et que les philosophes en disent ce qu'ils voudront, elles crient plus haut que tous les besoins du corps, elles ne permettent pas à une créature, digne du nom d'homme, de se contenter
(t) Rabelai's nt serait point embarrassé et dirait rondement; le plaisir de III gueiiir.
------------------------------------------------------------------------
d'une vie d'isolement, ou de chercher ses amis parmi les bêtes de la forêt. Prenons vous-même pour exemple ! Est-ce parcequ'il n'y a point de tailleurs ni de pâtissiers dans l'étendue de la plaine de Salysbury que vous n'y prenez pas votre résidence ? N'est-ce pas plutôt parceque vous aimez les hommes, parceque vous êtes ouvert aux impressions sociales, et que vous trouvez plaisir à rendre service quand vous le pouvez ? - '1 émoin le saumon que vous m'avez envoyé et le saumon que vous vous proposez d'envoyer encore. Votre mère désire que vous y ajoutiez une poignée de crevettes, non-seulement parcequ'elles plaisent à son goùt, mais parecqu'elle s'en accommode si parfaitement qu'elles lui font toujours du bien.
« Maintenant, sur la parole d'une pauvre créature, j'ai dit tout ce que vous avez lu sans la moindre intention d'en dire un mot quand j'ai pris la plume. Mais ainsi vont mes pensées ; Quand vous secouez un pommier sauvage, le fruit tombe : il n'est bon à rien quand vous l'avez, mais enfin, c'est tout ce qu'on peut attendre d'un pommier sauvage. Tel qu'il est, je vous invite de bon cœur à mon régal, et si vous approuvez mes sentiments, dites aux philosophes du jour que je les ai tous laissés derrière moi. et qu'en y pensant le moins, j'ai découvert la vraie origine de la société ».
Dans une autre lettre. Cowper continue de philosopher à sa manière, philosophie qui ne suffirait pas à une chaire de Berlin ou même d'Edimbourg, mais qui, pour l'usage ou la consolation de la vie, en vaut bien une autre. Il écrit donc :
------------------------------------------------------------------------
A M. Unwin (sans date).
« J'ose dire que je n'entre pas absolument dans votre idée d'une théocratie pour le jour actuel ; la mienne est purement et simplement la théocratie de tout le monde, suivant laquelle tous les hommes, bien qu'un petit nombre seulement en aient conscience, agissent sous une direction providentielle, et en outre un regard de grâce suit particulièrement ceux qui mettent leur confiance en Dieu. Telle est ma croyance en ce qui concerne les individus ; quant aux royaumes de la terre, je crois que par son opération immédiate, ou plus probablement encore par l'intervention des anges (voyez Daniel), le souverain Maître les gouverne et leur impose la règle, leur assigne leur origine, leur durée, leur fin. il leur fait leur part de prospérité ou d'adversité, de gloire ou d'opprobre, il décide de leurs vertus ou de leurs vices, suivant que l'y porte ou l'y détermine l'obéissance qu'ils témoignent à leur conscience ou à sa parole, ou la négligence qu'ils font de l'une et de l'autre. Mais dans cette persuasion, comme je l'ai dit, je ne m'écarte en rien de l'opinion générale de ceux qui croient à une Providence, de ceux du moins qui y croient suivant l'expression de l'Ecriture. Je suppose en conséquence que votre pensée va plus loin, et je recevrai avec joie les informations plus spéciales que vous me donnerez à cet égard..
« Je me réjouis (nous nous en réjouissons tous deux) de vous voir accepter sans frayeur que votre image se multiplie avec cette rapidité, ce n'est pas nécessairement
------------------------------------------------------------------------
un désavantage. Il est quelquefois plus facile de gouverner une demi-douzaine d'enfants et de faire leur sort que de régler les passions et de satisfaire les exigences extravagantes d'un seu!. e me souviens d'avoir entendu dire à O J
Moïse Brown que quand il n'avait qu'un ou deux enfants, il croyait qu'ils lui feraient perdre la tête ; mais quand il en eût eu dix ou douze, les choses allèrent toutes seules et il n'y pensa plus.
« Je ne vois qu'une chose qui me plaise dans nos affaires. La guerre d'Amérique semble être dirigée sur un nouveau plan. C'est quelque chose. Quand une longue suite de mesures tournées dans un certain sens n'a pas eu de succès, l'adoption d'autres mesures est du moins accueillie avec joie, parce qu'on croit pouvoir compter sur des mesures plus sages et plus effectives ; mais, sans discipline, tout est perdu, Pitt lui-même n'aurait rien pu accomplir avec de tels instruments ; mais il n'eût pas souffert d'être ainsi trahi ; il eût fait payer aux traitres de leur tête leur lâcheté ou leur indolence, et le châtiment infligé aux uns aurait donné aux autres plus d'activité- »
Dans la lettre suivante, adressée à M. Newton et datée du 27 novembre 1781, c'est bien une autre note sur l'Amérique. Il est venu de mauvaises nouvelles, et Cowper, avec un bon sens que plus d'un politique d'alors aurait pu lui envier, et imiter, souhaiterait que le roi et son ministère prissent une résolution ferme en face de la situation our couper court à cette affaire si mal engagée, et laisser
------------------------------------------------------------------------
les Américains aux mains de leurs nouveaux maîtres ; il y verrait tout profit pour la Vieille Angleterre. Persévérer. ajoute-t-il, ce serait se préparer des déboires jusqu'à la fin. Ce serait aussi préparer les voies à la sédition en Angleterre même, et par le murmure y préparer peut-être la révolte. — Je ne jurerais pas, d'ailleurs, qu'il faille applaudir des deux mains à notre ami quand il réclame pour lui-même et pour les gens de bon sens doués de quelque perspicacité, le droit de juger des affaires publiques au coin de leur feu et de faire des conjectures sur l'avenir, aussi bien que le peut faire le plus grand personnage du cabinet. S'il n'y avait pas là quelque peu de badinage, il faudrait rappeler à notre solitaire que les affaires d'Etat obéissent à des ressorts un peu plus compliqués qu'il ne paraît le croire.
Dans la suite de cette même lettre, remarquez attenti\ement ce scrupule qui est bien caractéristique de Cowper. Il a écrit un passage, je ne sais lequel, mais il s'agit de quelques vers d'un de ses poèmes, où il avait semblé glisser quelque insinuation peu favorable à une certaine catégorie de chrétiens : là-dessus il s'alarme, il craint d'avoir dit quelque énormité, il y revient, il s'en occupe, il tourne et retourne dans son esprit ce que sa plume a laissé échapper ; pendant trois jours le repos s'éloigne de lui, il est dans les transes, et il ne se calme un peu qu'en soumettant le passage suspect au tribunal de son ami :
« Je me réjouis, dit-il, de la condamnation que vous avez portée sur cette page, et quoique je ne voie pas ce
------------------------------------------------------------------------
que je pourrais présentement mettre à la place, j'y ferai mon effort, quelque travail que cela doive me coûter, et je me réjouis de la pensée qu'il ne sera point au pouvoir des critiques de quelques accusations qu'il s puissent d'ailleurs me charger, de m'accuser de bigoterie, ou du dessein de déverser la haine sur tels ou tels chrétiens, au hasard de la paix publique. J'aimerais mieux voir mon livre brûlé que de laisser une seule ligne coupable d'une telle tendance échappée à ma plume. '»
Il est trop clair que, même en des temps plus calmes, aux périodes les plus heureuses de sa vie. Cowper a toujours côtoyé là folie. Dans la suite de cette lettre, Cowper s'informe encore une fois de M. Madan, et c'est heureusement pour enterrer le sujet.
« Je vous renvoie la lettre de M. Madan, et vous remercie fort de me l'avoir mise sous les yeux. Après avoir renoncé sans regret à tous ses autres attachements, et sacrifié, comme je le pense, beaucoup de ses plus chères amitiés à sa bien-aimée hypothèse, il continue de se souvenir qu'il a occupé autrefois une place dans vos plus chères affections, et semble ne pas vouloir encore l'abandonner. Il est aisé de voir que s'il a fait mention de mon livre, c'est parce qu'il y trouvait occasion de renouveler une correspondance que, malgré son aveuglement, malgré l'erreur dont il est entêté, il recherche avec empressement, sans pouvoir prendre sur lui-même d'y renoncer. Mais quel cœur endurci contre les arguments décisifs par lesquels son édifice de sophisme et de
------------------------------------------------------------------------
fausse interprétation est si complètement démoli ! On dirait même qu'il n'en a jamais entendu parler ! Quoi donc ! N'a-t-il jamais été en présence de son antagoniste de la Revue ? S'il lui est connu pourtant, il devrait au moins essayer de lui répondre. Traiter avec ce dédain un écrivain instruit et de cette capacité, c'est un misérable subterfuge, et pas un homme raisonnable ne consentira à croire à la sincérité du mépris qu'il affecte de ressentir pour un critique si digne de son attention. S'il ne s'est point informé au contraire, sa conduite est, au suprême degré artificieuse, et ne sera, je crois, que peu utile à ses desseins. Un combattant n'a pas le droit de mépriser son ennemi t1nt qu'il ne lui a pas fait face, tant qu'il n'a pas triomphé dl: lui. Mais je pense qu'à l'avenir le silence enveloppera ce bruyant sujet. Puisse-t-il dormir en paix, et que nul n'ait la hardiesse de troubler ses cendres ! »
Un fragment de lettre sans date, mais qui se rapporte à ce même temps, nous montre l'intimité qui régnait entre Cowper et Mme Unwin. Le poète donnait le droit à son amie de le conseiller, et il écoutait ses conseils :
A M. Newton (sans date).
« M.idame Unwin m'en ayant suggéré la pensée, j'ai ajouté à mon poème dont je vous ai parlé dernièrement, autant de place qu'il en fallait pour compléter juste le nombre de deux cents. Je l'ai fait sans intention de mettre le nombre rond, mais le hasard l'a voulu ainsi. Elle a
------------------------------------------------------------------------
pensé que l'occasion était belle de donner un camouflet aux évêques ; il n'aurait pas été poli de refuser sa demande à une dame si raisonnable ; je me suis donc exécuté, et j'ai fait voler quelque peu la poussière de leurs ailes.
« Jamais je n'ai écrit une copie de Jean et Marie, autre que celle que je vous ai envoyée. C'était une de ces bagatelles qui parfois surgissent dans mon imagination comme des champignons, soit pendant que je suis a écrire, soit au moment même où je vais commencer. Je vous l'ai envoyée parce que je vous envoie tout ce qui me semble propre à faire naître un sourire ; mais jamais je n'aurais pensé à en multiplier les exemplaires. Je n'ai même jamais répété ces vers qu'à Mme Unwin. La conclusion est facile à tirer : c'est que vous avez quelque ami doué d'une bonne mémoire.
« Cette après-midi, un domestique a ouvert la porte du salon pour nous dire qu'il y avait une dame dans la cuisine. Nous avons ordonné de l'introduire, et nous nous attendions à recevoir Mme Jones. Mais il se trouva que la dame en question nous était inconnue, et ce n'était pas Mme Jones. Elle vint en droite ligne à Mme Unwin, et ne s'arrêta point que leurs nez à toutes deux ne fussent près de se toucher. Je crus qu'elle voulait embrasser Mme Unwin. Une extrême familiarité, jointe à un air d'extraordinaire gravité, me fit croire qu'elle avait le cerveau quelque peu dérangé. Je commençai à m'alarmer, ; ainsi que Mme Unwin. Elle avait un paquet à la main, r un mouchoir de soie noué autour du cou. Quand je fus ; assuré qu'elle n'était pas folle, je la pris pour une ennemie
------------------------------------------------------------------------
de la douane, et je ne doutai point qu'elle ne nous apportàt quelques échantillons d'objets de contrebande. Mais notre surprise, eu égard à l'apparence et à la manière d'être de la dame, devint dix fois ce qu'elle avait été d'abord, quand nous apprîmes que l'inconnue était la fille de Marie Philips, qui nous apportait quelques pommes, spécimen d'une quantité de ces fruits qu'elle avait à vendre. Elle prit le thé avec nous, et durant la deuxième partie de sa visite, montra beaucoup de » (Le reste de sa lettre manque).
Cowper excelle dans ces pages où le sérieux de la forme fait à dessein contraste à la légèreté du fond qui en lui-même n'est rien que bagatelle et matière à amusement. — 11 y a des récits fort admirés — justement admirés — dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, où l'agrément familier du récit ne surpasse pas celui du narré charmant qu'on vient de lire : il m'a rappelé ces pages de Jean-Jacques que tout le monde a dans la mémoire, et par exemple l'aqueduc. Un aqueduc ! un aqueduc !
Cependant le temps à ce qu'il paraît n'était pas toujours clément pour Cowper ; le soleil ne brillait pas toujours pour éclairer les paysages où l'on se promène délicieusement ; la Muse, nous le savons, ne riait pas toujours au poète, elle avait ses intermittences, pas trop moroses peut-être, mais moroses, j'en suis sûr. Bref, les heures étaient lourdes ; que faire en cette extrémité ! Cowper appellera à son aide un ami.
------------------------------------------------------------------------
A J. Hill, 30 novembre 1781.
« Mon cher ami, quoique j'aie beaucoup d'esprit, quoique Mme Unwin en ait encore bien plus que moi, il en faudrait plus que nous n'en avons à nous deux pour faire face à toutes les exigences de ces jours sombres et de ces longues soirées. Les livres sont le seul auxiliaire que je puisse penser à invoquer ; mais les livres ne sont pas communs à Olney. En conséquence, si vos mille occupations diverses pouvaient vous permettre ce soin, je vous serais obligé de souscrire pour moi à quelque cabinet de lecture riche en livres, et de laisser sur le comptoir mon adresse lisiblement écrite, accompagnée de l'ordre de m'envoyer un catalogue. Vous voudrez bien me transmettre l'adresse de ce cabinet de lecture, et je ne vous causerai plus de dérangement à ce suj et. »
Deux jours après, encore une missive d'affaires à J. Hill. Je n'en cite que le passage qui nous met en présence de l'échiquier de Cowper ; mais tout le monde ne pense pas finances comme les poètes — et ils ont bien leurs raisons pour cela : on ne parle pas du vide comme on parle du plein (2 décembre 1781).
« Merci du billet. Il est avantageux d'avoir un débiteur qui ne paie pas régulièrement. Plus la rente met de temps à venir, plus grosse est la somme qui nous arrive. A quoi l'on peut ajouter que l'arrivée n'en étant point attendue — et elle l'est d'autant moins que le débiteur est plus mauvais — ne manque jamais de causer une
------------------------------------------------------------------------
agréable surprise, sensation qui mérite de prendre place parmi les plus agréables qui nous soient réservées. »
Cowper, au commencement de la guerre d'Amérique, avait cru pouvoir compter sur un succès certain des armes anglaises, et il avait pris les devants pour le célébrer. Maintenant, les affaires prennent une fort mauvaise tournure, il rentre ses espérances et ses vers (même lettre).
« La conquête de l'Amérique semble n'avancer que lentement. Notre mauvaise fortune dans cette partie du monde m'obligera à supprimer deux pièces dont j'étais assez fier. Elles avaient été écrites il y a deux ou trois ans, peu de temps après le double échec essuyé par M. d'Estaing à Sainte-Lucie et à Savannah, alors que nos opérations dans le monde occidental permettaient encore ce qu'elles ont cessé de tenir depuis. Comptant, sur la foi de ces promesses, que je pouvais me hasarder à prédire une triomphante issue à la guerre, je mis ma plume sur ce ton. Mais mes prédictions se trouvant fausses, les vers qui les expriment n'y doivent pas survivre. »
Le poète en prend donc son parti. Il supprime le Présent à la Reine de France, et une pièce adressée à sir Joshua Reynolds. Il y substitue une épître poétique, produit de l'été dernier, et un autre poème en stances, inachevé encore ; et puis, adieu à la politique, elle n'est décidément pas sa vocation.
------------------------------------------------------------------------
A M. Newton, 4 décembre 1781.
« Le théâtre où se jouent les affaires nationales est une scène si changeante, qu'un événement qui paraît probable aujourd'hui devient impossible demain. A moins qu'un homme n'ait vraiment le don de prophétie, il ne peut qu'en courant grande chance de perdre sa peine, dépenser ses rimes en l'honneur de futurs contingents qui peut-être ne se réaliseront jamais que dans ses désirs et dans les rêves de son imagination. Fils d'un whig aux principes bien établis, d'un homme qui aimait son pays, j'ai appris de jeunesse à m'animer de cet enthousiasme patriotique qui ne demande qu'à éclater en poésie, ou du moins à pousser un esprit, pour peu qu'il y ait d'initiative naturelle, dans la voie des travaux poétiques. Les pièces de Prior en ce genre furent particulièrement signalées à mon attention ; et comme à cette époque du siècle où nous sommes, les clubs politiques, et par une conséquence naturelle, les chants politiques, étaient fort en vogue, les meilleures pièces en ce genre, quelques-unes écrites par Rowe, et aussi, je crois, quelques-unes composées par Congrève, et bi'en d'autres encore, œuvre de beaux esprits du temps, furent proposées à mon admiration. Devenu d'âge, le désir me prit d'imiter ces brillants exemples, et au temps où j'habitais le Temple, je composai plusieurs ballades à un sou, dont deux ou trois eurent l'honneur d'être populaires. Ce que nous apprenons jeunes laisse de longues traces. Les succès dont nous fûmes favorisés il y a environ trois ans, quand d'Estaing
------------------------------------------------------------------------
subit son double échec, l'un en Amérique, l'autre dans les Indes Occidentales, ayant encore une fois enflammé mon zèle patriotique, il s'est manifesté par les mêmes symptômes, et a produit des effets tout semblables à ceux qu'il avait produits jadis. Mais, par malheur, l'ardeur d'esprit que je ressentis en cette occasion, dédaignant de se renfermer dans les bornes que les faits lui prescrivaient, m'a poussé à faire le prophète aussi bien que le poète, et l'illusion qu'elle cherchait lui a été fatale. Je m'en réjouis. Moins il y aura dans ce livre de compositions de ce genre, mieux cela vaudra ; il n'en sera que plus en harmonie avec le caractère de celui qui accorde son patronage à ce volume ; et d'ailleurs aussi la teneur constante de mes pensées sur les affaires publiques exige que j'exhorte mes compatriotes à se repentir plutôt qu'elle ne demande de moi que je flatte leur orgueil — ce vice qui peut-être appelle aujourd'hui sur eux une si sévère punition. »
Cowper annonce ici un passage destiné à remplacer un autre morceau du poème Expostulation : « Le nouveau paragraphe, dit le poète, se compose exactement du même nombre de vers que le passage condamné ; car en cette occasion j'ai travaillé à l'imitation d'un tailleur qui coud une pièce sur un trou à votre habit : j'ai pensé qu'il était nécessaire d'opérer de cette façon.
« Nous nous réjouissons pour M. Barham de l'heureux désappointement qui lui est survenu. Que le monde
------------------------------------------------------------------------
soupçonne peu ce qui chaque jour se passe dans son sein ! Que la vraie religion opère au temps présent les mêmes miracles qu'aux premiers âges de l'Eglise, que des pères abandonnent leurs enfants aux mains de Dieu pour mourir à l'heure qu'il aura fixée, de la mort qu'il aura désignée, le tout sans un murmure, et puis les reçoivent de lui comme en pur don et revenant d'entre les morts : voilà le miracle inaperçu ! Le monde cependant serait plus justement encore suj'et au reproche d'aveuglement, si tous ceux qui font profession de la vérité manifestaient dans leur conduite son pouvoir d'une manière aussi éclatante que M. Barham.
« Les vents d'est, et la nécessité de nous confiner chez nous ne conviennent ni à moi ni à Mme Unwin. Du reste nous sommes, comme disent les Irlandais, plutôt mal que malades.
« Mme Madan est heureuse. Le fruit sera trouvé mûr. il peut tomber quand il voudra.
« Nous sommes fâchés de vous entendre parler dans les termes du doute d'une visite de printemps à Olney. Ces doutes doivent finir avec l'hiver. »
Le lecteur me saura gré, je crois, de mettre sous ses yeux une lettre pleine d'humour dans la forme, et très raisonnable au fond, qui naturellement a été omise par M. Grimshawe. Le poète va causer, mais littéralement causer avec son ami :
------------------------------------------------------------------------
A J. Hill, 9 décembre 1781.
« Mon cher ami, maintenant que je vous ai bien fait mes remerciements de la belle morue et des huîtres que vous avez envoyées, je vais supposer, quoiqu'il soit matin, que nous sommes à l'après-midi. Vous et moi nous avons dîné ensemble, nous sommes assis confortablement près d'un bon feu et nous venons d'entrer en conversation comme bons compagnons. Vous parlez le premier, parce que je suis un homme qui ne parle pas beaucoup.
« Eh bien Cowper, que pensez-vous de cette guerre d'Amérique ?
« Moi. Pour dire le vrai, je n'aime pas trop à mettre la pensée sur de sujet. Quand j'y pense, je n'ai pas grand plaisir. Je crois fort que ce sera la ruine du pays.
« Vous. Cela n'est pas gai, en effet ! Si nous en arrivons là, ce sera la faute de ceux qui pourraient enrayer s'ils le voulaient.
« Moi. Mais croyez-vous la chose praticable ?
« Voits. Pourquoi pas ? Qu'on cesse de combattre, et la paix s'ensuit tout naturellement. Je voudrais qu'on rappelât l'armée et qu'on mît fin à cette échauffourée.
« Vous allez maintenant avoir un long discours de moi.
« Moi. Vous connaissez assez mes sentiments sur certains sujets, vous savez que je ne regarde pas les événements de la vie publique comme l'œuvre du hasard,
------------------------------------------------------------------------
comme aussi je ne crois pas qu'il faille les rapporter d'une manière absolue à la sagesse de l'homme ou à sa folie. Celles-ci agissent en effet comme causes en sousordre ; mais c'est ailleurs qu'il faut chercher la cause du déclin ou de la prospérité d'un empire. Il y a longtemps que j'ai cessé de me plaindre des hommes considérés comme agents et des mesures qu'ils prennent, ayant appris à les considérer uniquement comme les instruments d'un Pouvoir plus élevé, qui se sert d'eux pour répandre la richesse, la paix et tout ce qui fait la dignité, sur une nation favorisée : ou au contraire pour dépouiller un peuple de tous ses honneurs, quand des énormités publiques qui se sont obstinées à durer le déterminent à infliger un châtiment national. L'es desseins des hommes élevés en dignité quand il le veut ainsi, deviennent aussi absurdes, aussi insensés que les délibérations des fous enfermés à Bedlem, quand ils mettent ensemble l'eurs cerveaux détraqués pour entrer en considération de l'état du pays. Je vais plus loin encore. La sagesse, ou la folie que nous constatons ou croyons constater chez ceux qui nous gouvernent, étant mises absolument hors de cause, je ne puis envisager les circonstances que traverse ce pays, sans y remarquer une complication que je n'ai jamais rencontrée dans l'histoire d'aucun autre peuple, et que j'e crois surnaturelle (s'il m'est permis d'employer ce mot en pareille matière), prodigieuse en son genre, et telle que la prudence humaine n'y peut rien. J'ai bonne opinion de
------------------------------------------------------------------------
l'intelligence et de l'intégrité de quelques-uns de deux qui nous gouvernent ; et cependant il est clair pour moi qu'ils ne sont pas à la hauteur de leur tâche. Je ne pense pas moins favorablement de quelques hommes qui ne 3ont pas au pouvoir ; cependant j'ai la certitude que jamais, dans aucun de leurs discours, ils n'ont conseillé d'adopter le plan qui pourrait seul mettre fin à ces embarras. Si nous continuons la guerre, c'est désespoir uniquement ; d'année en année nous plongeons et nous enfonçons dans les profondeurs croissantes de nos malheurs. Renoncer à la poursuivre, c'est user d'un remède également désespéré, et il se trouverait en définitive, je crois, que ce n'est pas un remède du tout. D'une façon commue de l'autre, nous sommes perdus. Persévérer, c'est nous affaiblir : nous ne pouvons recouvrer nos colonies par les armes. Renoncer à la tentative, c'est rejeter nous-mêmes 'et volontairement ce que dans l'autre cas nos efforts ne peuvent reconquérir : que nous adoptions l'une ou l'autre mesure, nous sommes également perdus, car je considère la perte de l'Amérique comme la ruine de l'Angleterre (i). Eussions-nous dans la mère-patrie des charges moins lourdes que celles qui pèsent sur nous, il nous serait difficile de supporter cette perte ; mais, écrasés comme nous le sommes sous le poids d'une dette énorme que le crédit public ne peut plus, absolument plus porter, la conséquence est inévitable. Aussi me paraît-il que nous sommes serrés à mort
(i) !,'avefiit, a montré que dans cette prédiction comme dans sa prem:ère, celle du triomphe, Cowper avait été fort mauvais prophète.
------------------------------------------------------------------------
entre les deux côtés de cette alternative communément appelée un bâton fendu (2), la condition la plus menaçante et la plus redoutable où puissent se trouver les intérêts d'un pays.
« Je crois que je m'en suis acquitté assez bien pour un homme qui ne parle guère, et que j'ai su fort bien accaparer la parole à mon profit. Je vous remercie de ne m'avoir pas interrompu. »
Cependant le volume par lequel ce poète de cinquante ans va s'annoncer au public s'avance d'heure en heure vers le moment de la publication. Suivons-le dans son progrès :
A M. Newton. 17 décembre 1781.
« Le poème que j'avais en main lors de ma dernière lettre a pour sujet l'amitié. Le courrier suivant m'a apporté un paquet de Johnson. L'épreuve qu'il contenait nous amène jusqu'à la dernière partie de Retirement avec la suivante par conséquent viendront les premières des petites pièces. Le volume étant composé, au moins pour les quatre cinquièmes, de vers héroïques (on les appelle ainsi) et sur les sujets les plus sérieux, j'ai désiré retirer la Montagne de Feu (The Burning Mountain) de la place qu'elle occupait à l'avant-garde de l'infanterie légère, pour la rejeter à l'arrière-garde.
(1) Les Grecs disent un dilemme nous le disons après eux.
------------------------------------------------------------------------
Ayant fini Amitié, et craignant, si je tardais à l'envoyer, que la presse ne me prévînt, étant d'ailleurs certain que ni le sujet, ni 'la manière dont je l'ai traité ne présentait rien qui fût de nature à motiver des réserves de votre part, j'ai pris la liberté d'envoyer directement la pièce à Johnson, et je compte que le prochain courrier me la rapportera imprimée:. Elle se compose de trente à quarante stances, et cette étendue la rend propre à prendre la place des deux pièces supprimées, sans que j'aie besoin d'avoir recours à l'Epitr'e que j'avais annoncée. Ainsi, dans l'arrangement actuel, Amitié, où il y a surtout de l'enjouement, quoique sans passer les bornes (quite sobcr), viendra immédiatement après la Retraite, et JEtna clora le volume. Les naturalistes modernes nous disent, je crois, que c'est le volcan qui forme la montagne. On mfe reprochera donc d'avoir méconnu les lois de la nature, en supposant que l'Etna, dans les temps anciens, ignorait les feux contenus dans son sein, et que dès le temps où les éruptions n'avaient pas commencé, son front le dressait aussi haut qu'à présent. Il se peut cependant que le principe, juste en certains cas, ne s'applique pas universellement à tous les cas ; fût-il juste toujours, je ne sache pas qu'un poète soit obligé d'écrire avec un savant à son côté (i) et d'être prêt toujours à soumettre son imagination au
(l) Un philosophe, chez nos voisins, c'est ce que nous appellerions un savant ; les Transactions philosophiques sont n(is Mémoires de J'Acad¿'mie des Sciences, Du ,-e,te, je dois ajouter que philosopher c'est Locke aussi bien que Newton le nl,t a les denx sens.
------------------------------------------------------------------------
joug des faits tels qu'ils sont. Vous m'obligerez en me donnant votre opinion à cet égard. Dites-moi, je vous prie, si vous pensez qu'une note en manière d'apologie soit nécessaire. Je ne voudrais pas avoir l'air ignorant aux yeux des lecteurs de Revues, et sur des points que pas un d'eux ne doit manquer de connaître. Je dis une note, parce qu'il ne faut pas songer à changer la pièce — ou du moins il faudrait en retrancher le début pour le remplacer par un autre : c'est là encore une tâche dont je ne me chargerais pas volontiers, attendu que les vers qu'il faudrait faire disparaître sont au nombre des plus poétiques de cet ouvrage.
« Possesseurs comme nous le sommes de plus grands avantages que les peuples voisins, plongés dans le libertinage aussi profondément que les plus libertins d'entre eux, nous sommes certainement plus crimin'els. Ils ne voient point et nous nous refusons à la lumière. Aussi faut-il compter qu'à l'heure où le jugement viendra visiter la terre, il annoncera les plus grandes rigueurs au peuple sur lequel tombera l'accusation de la plus grande perversité. Dans la dernière partie de l'administration du duc de Newcastle, le noir était sur toutes les figures. Le monde, en allant dans les rues, avait un visage tel que dut être celui du prophète Jonas quand il criait : « Encore quarante jours, et Ninive s'era détruite. » Mais notre Ninive aussi se repentit ; elle prit des sentiments en quelque façon appropriés à sa condition. Elle fut dans l'abattement, elle apprit à parler
------------------------------------------------------------------------
un plus humble langage, et si elle ne mit pas sa confiance en Dieu, du moins elle parut avoir renoncé à mettre sa confiance en ellie-même. Un répit s'ensuivit ; la ruine qui la menaçait se détourna, et sa prospérité devint ce qu'elle n'avait jamais été. Et puis elle reprit la présomption et revint à l'orgueil, elle fut ce qu'elle était auparavant. Où en est à présent notre Ninive ? Au point justement que vous dites ; le péril qu'elle court est sans bornes ; sa destruction paraît inévitable, et son cœur est aussi dur que la meule inférieure du moulin. Ainsi, je le suppose, se conduisit Ninive quand le châtiment attendu se détourna : le pardon que Dieu lui avait accordé devint une occasion de libertinage, et cet abus criant de la miséricorde l'exposa, quarante années écoulées, à la complète exécution d'une sentence dont la menace seule était tombée sur elle une première fois. Des événements analogues, accompagnés d'une fréquente analogie de conduite, semblent autoriser à penser que la catastrophe ne sera pas fort différente. Mais, après tout, les desseins de la Providence sont insondables, et pour les nations comme pour les individus, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Le pays assurément ne saurait être sauvé, tombé comme il l'est au dernier degré de la débauche et de l'impiété ; il pourrait cependant être conduit à se repentir par des voies que nous ne soupçonnons guère, et en un temps où nous comptons le moins sur ce changement. »
Cowper est un peu trop prompt à croire que la fin
------------------------------------------------------------------------
du monde approche : un général se fait battre, la fin du monde ; un amiral rentre au port au lieu de battre l'ennemi, la fin du monde.
1 A M. Newton (Lettre datée du plus court jour de l'année 1781).
« Je reçus dernièrement de M. Smith un billet daté de la Chambre des Communes, où il semblait heureux de me donner le premier la nouvelle de la prise des transports français par l'amiral Kampelfelt, et d'un engagement entre les deux flottes auquel on devait s'attendre. Le billet était écrit le lundi et m'arriva par la poste du mercredi ; mais hélas ! ce même courrier nous apportait le journal qui nous apprenait que l'amiral avait dû fuir devant un ennemi très supérieur, et chercher un abri dans le port qu'il avait récemment quitté. Cet événement, j'imagine, aura de pires conséquences que le désappointement même qu'il causera : il fournira à l'opposition, comme l'ont fait tous nos revers, un aliment à des querelles et une occasion de jeter des bâtons dans les roues de l'administration. Ainsi tout ce que nous achetons chaque année avec tous les millions dépensés, ce sont des revers fâcheux pour nous et non pas pour l'ennemi, et des querelles domestiques au lieu de victoires sur l'étranger. Il faut bien des coups pour mettre à bas une grande nation, et la pauvre Angleterre en a reçu un grand nombre de bien pesants. Ces coups, il est vrai, nous font chanceler et tournoyer sur nous-
------------------------------------------------------------------------
mêmes ; mais le coup n'est pas encore frappé qui doit nous faire tomber sur nos genoux. Une chute de ce genre serait notre salut ; mais si nous tombons enfin sur le flanc, nous sommes perdus. — Assez de politique. »
Dans la dernière partie de cette lettre, Cowper annonce à son ami une petite pièce de vers intitulée Le Laminoir (The Flatting Mill), où il se compare au cylindre qui réduit l'or en feuilles minces : lui aussi a réduit en feuilles minces l'or de la morale pour en envelopper la pilule qu'il veut faire recevoir par le public. Ces vers deyaient servir d'introduction à son volume : cette idée ne se réalisa pas.
Dans une lettre datée du dernier de décembre 1781 (à M. Newton), Cowper revient sur ce sujet de l'Angleterre et de l'Amérique, pour prendre cette fois son parti de la séparation qui va devenir un fait accompli :
« Je considère, dit-il, l'Angleterre et l'Amérique comme n'ayant fait dans l!e passé qu'un seul et même pays. Les intérêts, les rapports naturels, les liens du sang concouraient à produire ce résultat. Un grand tremblement de terre les a séparées, et maintenant l'Océan Atlantique coule entre les deux. Celui qui pourra épuiser cet Océan et rapprocher les deux rivages assez exactement pour qu'ils se touchent par tous les points, aura la puissance de réunir les deux pays ; mais c'est là une œuvre de la Toute-Puissance, et rien que la Toute-Puissance ne peut effacer la rupture consommée.
------------------------------------------------------------------------
Cette dispensation d'en haut est évidemment un coup frappé sur l'Angleterre ; est-Ce bien pour l'Amérique ? Le temps peut en décider ainsi ; mais pour le présent cet événement ne semble pas se présenter sous un aspect favorable aux privilèges tant civils que religieux de ses citoyens. Je ne puis mettre en doute l'assertion du docteur W... ; mais les Français qui s'inquiètent fort peu des traités qui froissent leurs intérêts, peuvent aisément, en l'absence d'un traité, et même en opposition directe à des engagements verbaux, prétendre à des droits sur un pays auquel ils ont donné leur sang et leur argent ; et si l'on veut contester la validité de leurs prétentions, vous verrez une armée bientôt débarquée, en bel équipement, et en possession de quelques-unes des plus fertiles provinces du pays, en passe de prouver très clairement la légitimité des droits réclamés. Un fouet n'est un fouet que par l'un de ses bouts. Un carreau de foudre, tel que vous en avez vu aux serres de l'aigle de Jupiter, est également redoutable à ses deux extrémités, et peut faire tomber le châtiment sur l'Occident, à l'heure même où la punition ne semble destinée qu'à l'Orient. »
Cowper commence l'année 1782 avec M. Unwin. J'augure bien de M. Unwin (1), et ma raison, c'est que les lettres que son ami lui écrit sont de plus en plus et
(1) Sans rétracter ce que j'ai dit précédemment, qu'il n'était pas une intelligence supérieure. On peut ètre très aimable sans être un Locke ou un Newton.
------------------------------------------------------------------------
presque toujours charmantes, enjouées, et d'autant plus agréables que la plume les a commencées sans savoir où elle ira ni par où elle passera. Le genre épistolaire (qui n'est pas un genre) diffère de tous les autres genres littéraires en ceci, que partout ailleurs, pour écrire un beau poème, une bonne élégie, une ode digne des maîtres, une églogue digne de Virgile, un discours digne de Chatham, de Macaulay ou de Guizot, il faut savoir où l'on veut aller comme on sait d'où l'on part, et comment on remplira ce vide redoutable qui sépare le commencement de la fin ; au contraire, pour écrire une lettre qui aille non seulement au correspondant qu'on a choisi, mais à cet autre correspondant bien plus difficile, la postérité, il faut commencer sans dessein, aller sans plan arrêté, la bride sur le cou, enfin, comme dit Mmc d'e Sévigné. Demandez son secret à l'aimable contemporaine de M. de la Rochefoucauld et de Mme de La Fayette. Cowper le sait, ce secret, ce rare s'ecret, et voilà pourquoi ses lettres sont une si délicieuse lecture, quand il ne fait pas de la politique ou de la religion trop sérieuses. Il va nous donner en quelque façon la poétique des épistolaires, et cette poétique-là vaut bien celle des Marmontel et des Hugues Blair.
A M. Unwin, 5 janvier 1782.
« Mon cher ami, si je m'accordais le droit de plaider l'excuse ordinaire des correspondants, et que je la prisse pour urte raison valable pour ne pas écrire,
------------------------------------------------------------------------
à savoir que je n'ai rien à vous mander, je ne prendrais certainement pas la plume à cette heure. Mais, 'en pareil cas, alors qu'une extrême disette de sujet semblait me présenter l'impossibilité absolue d'arriver à écrire une lettre, je me suis aperçu souvent qu'il ne faut que mettre la main à la plume et aller son train, pour venir à bout de toutes les difficultés ; et voilà pourquoi, mettant à profit Inexpérience passée, je commence avec la pleine assurance que plus tôt ou plus tard, une idée en suggérant naturellement une autre, j'arriverai au terme de mon épître le plus heureusement du monde.
« Dans la dernière Revue, je veux dire l'avant dernière, j'ai lu la critique de Johnson (i) sur Pope et Prior. Je suis obligé de souscrire à son opinion sur le premier, qui a toujours été la mienne : je n'ai jamais pu adopter l'avis de ceux qui le préfèrent à Dryden, pas plus que celui des personnes (j'en ai connu, et même des gens de goût et de jugement), qui lui refusent absolument le droit d'être appelé un poète. Il avait certainement un art mécanique de composition, et dans chaque vers qu'il a écrit, nous voyons des marques à ne s'y pas méprendre d'un travail infatigable et industrieux. Les écrivains qui regardent comme une nécessité de faire des efforts à ce point pénibles, de donner de tels coups de collier, ont généralement autant de phlegme qu'ils ont de sobriété correcte ; mais Pope, à cet égard, sortait de la condition commune des auteurs
(1) Johnson était fort âgé alors il est mort en 1784, à 75 ans
------------------------------------------------------------------------
de cette catégorie. Avec l'application infatigable d'un peintre flamand qui n' épargne pas la peine, et représente une crevette avec une exactitude minuti'euse, il avait tout le génie des maîtres placés au premier rang. Jamais, je crois, on n'a vu un talent pareil au service d'un esprit servilement laborieux. Mais je réserve ma plus grande admiration à Dryden qui a réussi à force de génie uniquement, et en dépit d'une paresse insouciante qu'on pourrait presque dire qu'il s'est réservée à lui seul. Ses fautes sont sans nombre, mais ses beautés aussi sont sans nombre. Ses fautes sont celles d'un grand esprit, et ses beautés, parfois du moins, sont d'un tel ordre que Pope, avec toutes ses touches et retouches, n'a jamais pu les égaler. Jusque-là, par conséquent, je n'ai pas de querelle à faire à Johnson. Mais je ne puis consentir à ce qu'il dit de Prior. D'abord, quoique la mémoire puisse me faire défaut, je ne me souviens pas qu'il fasse mention de son Salomon, le meilleur poème que Prior ait écrit, soit que nous considérions le sujet où l'exécution.
« En second lieu, il le condamne pour avoir introduit dans ses vers d'amour Vénus et Cupidon, concluant de là qu'il est impossible que sa passion soit sincère, puisque, quand iii a voulu l'exprimer, il a eu recours aux fables. Mais au temps où Prior écrivait, ces divinités n'étaient pas aussi surannées qu'elles le sont devenues depuis. Les écrivains ses contemporains et quelques-uns qui sont venus après lui n'ont pas jugé qu'il fût au-
------------------------------------------------------------------------
dessous d'eux d'admettre ces divinités à prendre place dans leurs vers. Au fond, Tibulle ne croyait pas plus à leur existence que nous n'y croyons nous-mêmes, et Tibulle n'en est pas moins reconnu d'une commune voix le prince des amoureux 'et des élégiaques, bien qu'il ait introduit presque à chaque page les dieux païens. Ces choses-là sont affaire de mode, et c'est ce qu'e le docteur semble avoir oublié. Mais que dirons-nous de ses observations d'une critique rance et moisie à propos de Henry ct Eiiiiiia ? Je lui accorde, et c'est mon avis à moi-même que, moralement considérés, le ch'evalier et la dame sont des personnages condamnables, et que l'un comme l'autre nous donne un exemple qui ne doit pas être suivi. L'amant se montre dissimulé de telle sorte que la femme se résout à le suivre en foulant au pied tout ce qui est délicatesse, convenance, et même jusqu'à la pudeur.
« Mais quand le critique traite leur dialogue d'ennuyeux et de lourd, à qui fera-t-il croire cela, si ce n'est à quelque critique comme lui ? Il y a bien peu de lecteurs, hommes ou femmes, qui n'aient gardé souvenir du plaisir fascinateur que leur a fait éprouver cette poésie enchanteresse, et qui ne sachent pas que, bien loin de la juger ennuyeuse, ils ont été ravis par le tour romantique qu'ils y ont remarqué, au point de passer par-dessus tous ses défauts, et de lui donner place en leur mémoire comme dans un sanctuaire, sans qu'elle leur soit devenue un fardeau. Je m'étonne presque qu'en souvenir du traite-
------------------------------------------------------------------------
ment infligé à Orphée par les Bacchantes, les jeunes hommes et les jeunes filles ne déchirent pas en pièce, membre à membre, le dit et maussade commentateur, pour venger l'injure faite à leur cher poète. J'admire Johnson comme un homme d'un grand sens et d'une vaste érudition ; mais quand il s'érige en juge des écrivains amoureux, lui qui, je pens'e, ne l'a jamais été de sa vie, il aurait pu tout aussi bien se croire qualifié pour prononcer sur un traité d'équitation ou l'art de la fortification. »
L'impression du volume de Cowper tirait cependant à sa fin. Jusqu'au dernier jour, le poète a eu grande attention à mêler à dose suffisante l' Allegro au Penseroso : c'est ainsi qu'il s'exprime lui-même (1). Jusqu'à la veille de la publication il a prêté l'oreill'e aux observations de son éditeur (2). Celui-ci a-t-il trouvé à redire à une pièce, le poète docile la supprime, quelque partialité qu'il puisse avoir pour elle à titre de dernière née : « Car, dit-il, partial pour toutes ses productions, un poète réserve toujours sa plus grande partialité à la dernière venue. Mais comme le volume contient assez de vers sans ceux-là, laissons dormir la pièce en question (PriendshiP.). Si Dieu me prête vie 'et que je ressaisisse la plume, il se peut que je reprenne ce sujet
(1) A Johnson, r 81. Vol. 11, p. 389. Ed. Southey.
(2) A M. Newton, dernier décembre 1781. Il s'agit du Flalling-Mill et de stances intitulées Friendship, que Johnson repoussait.
------------------------------------------------------------------------
en sous-œuvre, en l'habillant de façon nouvelle. Il offre1 une riche matière, trop riche pour que deux ou trois pages aient pu suffire à son développement. »
Encore quelques pas et nous arrivons. La lettre du 5 janvier 1782 à M. Unwin se termine par ces mots : « Le premier paquet que je recevrai m'apportera, je crois, la dernière épreuve de mon volum'e, qui se composera d'environ 350 pages d'une honnête impression. Mon entrée publique ne saurait donc tarder beaucoup. »
Mais Cowper ne savait pas encore ce que c'est que les imprimeurs, et il acquérait l'expérience à ses dépens : un livre à finir avec eux est comme les beaux jours qui ne vienn'ent jamais. Le poète est mécontent, ses vers se refroidissent, l'auteur s'impatiente, on n'aime pas à demeurer longtemps dans cette incertitude quand il s'agit de paraître pour la première fois devant le public ; on n'aime pas à différer pendant des jours et des mois unie visite qu'on doit faire à un souverain. Cowper a donc des heures où il est mal à l'aise, et il ne le dissimule pas en écrivant à ses amis :
A M. Newton, 13 janvier 1782.
« Je lis votre lettre et tout de suite je commence à y répondre, le panier m'offrant une belle occasion d'épargner une enveloppe affranchie : j'ai d'ailleurs la libre disposition d'e mon temps, ce qui peut ne pas arriver demain. Quant à Johnson il fait quelquefois de belles promess'es et met dans sa marche assez de diligence, et
------------------------------------------------------------------------
alors je commence à me flatter que nous sommes à la veille de la publication. Puis vient un intervalle de trois semaines peut-être, et rien de fait. Il y a aujourd'hui trois semaines que j,e lui ai renvoyé son dernier paquet, et quoique une enveloppe puisse être suffisante pour tout ce qui reste à expédier, je ne sais si une semaine ne va pas se passer avant cet envoi. Et puis nous devrons recommencer et faire subir au tout une révision, qui, menée avec la même lenteur que la première, nous prendra une autre année. D'un autre côté, éprouvant quelques-uns des sentiments d'un auteur, encore qu'ils n'aillent pas au plus vif, je ne suis pas toujours très content. Je soupçonne que notre homme réserve sa préférence pour d'autres qui n'ont retenu ses presses que depuis moi, et que mon éloignement nie fait tort. Mais ayant à porter d'autres soins et soucis infiniment plus pesants, je rejette pour le moment celui-ci de dessus mes épaules, et ne m'en laisse accabler que fort peu. Si cela n;e vous dérangeait pas de lui demander quelles sont ses intentions, s'il ne pense pas que nous soyons en danger de manquer la saison, eu égard à tout ce qu'il nous reste à faire, je vous serais obligé cîei lui poser la question.
« Votre réponse sur l'Ætna va parfaitement au fait et me cause un grand plaisir. Je hais de faire des changements, quoique je ne m'y refuse jamais quand la convenance m'y oblige ; mais ici un changement, si je ne me trompe, eût été fort difficile. En effet, quand une
------------------------------------------------------------------------
pièce est finie depuis deux ou trois ans, et que l'auteur se voit obligé d'y faire quelque changement ou quelque addition, il ne lui est pas aisé de tomber sur la veine même d'où il avait tiré ses idées la première fois : le tour de la pensée ou celui de l'expression accuse la pièce rapportée et ne manque pas de convaincre un lecteur pénétrant qu'il y a là un raccommodage et un rapiéçage.
« Je crois que je ne vous ai pas remercié dans ma dernière de vos anecdotes étrangères ou de chez nous : je répare donc cet oubli et vous suis aujourd'hui comme je l'ai été dans le temps, vraiment obligé de me les avoir transmises. Il y a plus à apprendre d'un fait que de mille raisonnements. Mais, hélas ! en quel sens peut se dirigdr le gouvernement ? J'ai entendu dire (car je n'en ai jamais fait l'expérience) que si un homme saisit un fer rouge avec sa main nue, le fer s'y attache sans qu'il puisse s'arracher à ce contact. Telles sont les colonies dans les mains de l'administration. Nos hommes d'Etat s'y brûlent les doigts tout le temps qu'ils les retiennent, et cependant ils ne peuvent les lâcher. Je tie sais si vos sentiments et les miens sur ce sujet sont en parfait accord ; mais vous pourrez vous en rendre compte quand je vous aurai dit quels sont les miens. Je crois que le Roi est tenu, et parce qu'il se doit à luimême, et par ce qu'il doit à son peuple, de se considérer par rapport à ses possessions, comme un dépositaire investi par Dieu même et tenant ses droits de l'autorité divine pour le bénéfice de ses sujets. Comme il n'e peut
------------------------------------------------------------------------
los vendre ni les ruiner, il ne peut non plus les abandonner à un ennemi, il ne peut céder le droit de les gouverner à qui que ce soit, pas plus à elles-mêmes qu'à d'autres, tant qu'il lui est possible de le conserver. S'il le fait, il trahit tout à la fois son propr'e intérêt et celui des autres pays qu'il gouverne. Supposez, me dit-on, que ce soit la volonté de la Providence que ces possessions soient arrachées de ses mains : que décider alors ? — Je réponds qu'on ne peut reconnaître que ce cas s'est réalisé, qu'à l'heure même où cette volonté de Dieu est en effet accomplie (i) : avant ce temps, la plus extrême probabilité de l'événement attendu n'e délie pas le souvenir de l'obligation de tenir jusqu'au dernier moment, d'autant que des apparences de malheur ne disent pas infailliblement les desseins de Dieu, mais au contraire peuvent faire place à des événements meilleurs, à l'heure même où nous y comptons le moins. Voyant les affaires sous ce jour-là, si j'étais assis sur le trône de Sa Majesté, j'y porterais la même obstination que ce roi, parce que si je cédais tant que j'aurais quelque dernier moyen de triompher, j'ignorerais à jamais si je n'ai pas abandonné ce qu'il m'était permis de conserver, et que je m'ôterais ainsi d'ailleurs le droit de répondre aux doutes et aux suggestions de ma conscience.
« Je nie suis pas fâché que vous ayez adopté d'autres sentiments en ce qui touche le présent que nous voulions
(t) Voici la célèbre doctrine du fait accompli, qui a conquis tant d'autorités sur les événements de notre temps
------------------------------------------------------------------------
faire au Docteur, maître en critiqu'e (i). Je veux bien admettre qu'à le Docteur est un homme qui possède des talents énormes, avec l'érudition la plus profonde, et je n'ai pas le moindre doute sur l'universalité de son savoir. Mais par ce que j'ai vu de ses remarques sur les poètes, je me sens très porté à mettre en question dans bien des cas sa bonne foi ou son goût. Trop souvent il produit des fautes avec l'air d'un homme qui les ayant cherchées avec infiniment de diligence, est en fin de compte, obligé de les mettre à la pointe d'une aiguille et de les regarder au microscope. Je suis sûr que je pourrais facilement le convaincre d'avoir nié l'existence d'e bien des beautés et de s'être refusé à en voir beaucoup d'autres. Que son jugement soit naturellement fautif, ou que des considérations étrangères l'aient faussé, un poète qui a consacré sa plume à des sujets comnre ceux que j'ai choisis, ne sera probablement pas épargné par lui.
« Nous éprouvons un vrai chagrin de vous entendre parler sur ce ton de votre voyage ici, et nous espérons que vous trouverez un suppléant. Mille grâces de nous avoir mis sous les yeux votre lettre d'un nouveau converti : nous espérons qu'elle n'est que l'avantcourière d'autres lettres pareilles encore à naître.
« M. Scott se mettra en route demain. Mille amitiés à vous deux et à la jeune Euphrosyne ; la vieill'e dame qui portait ce nom étant morte dpuis longtemps, si celle-
(i) Samuel Johnson.
------------------------------------------------------------------------
ci le veut bien, elle remplira le poste laissé vacant par l'autre, et sera ma Muse à l'avenir. »
La lettre suivante, à M. Unwin, revient sur le docteur Johnson, et nous avons le plaisir d'y rencontrer d'excellentes et sages idées sur l'art de la critique :
A M. Unwin, 17 janvier 1782.
« Mon cher William, je me réjouis de voir que nous nous rencontrons dans notre opinion sur le Roi de la Critique 'et sur les écrivains qu'il a choisis pour en faire l'objet de ses remarques. Il m'est indifférent de savoir si le monde, en général, partage mes opinions : mais j'aime que mes amis soient d'accord avec moi dans ma manière de voir. Le même ouvrage revêtira des apparences fort différentes aux yeux du même homme, suivant qu'il le lira à tel ou tel point de vue. S'il ne le lit que pour son amusement, sa bonne foi courra un moindre danger de recevoir un croc-en-jambe soit de l'intérêt personnel, soit du préjugé ; il se laissera charmer par c'e qui a vraiment le droit de plaire, et il ne cherchera pas avec trop de curiosité à découvrir une tache, parce que son dessein n'exige pas qu'il déploie une exactitude minutieuse. Mais si une fois il devient critique de profession, le cas est bien différent. Il faut qu'à tout prix, s'il le peut, il s'établisse dans tous les esprits comme un homme d'une perspicacité extraordi-
------------------------------------------------------------------------
naire et d'un goût excellent. Il ne peut jamais arriver à ce grand but en suivant le sentier battu où marche le jugement commun des lecteurs. Il faut qu'il s'efforce de convaincre le monde que les écrivains en possession de la faveur publique sont déparés par plus de fautes que les lecteurs ne l'imaginent, et par des fautes qu'ils n'ont jamais soupçonnées. Il choisit un écrivain, universel, lem'ent estimé — c'est une raison de plus pour le déprécier et le dénoncer au public — il feint de ne pas voir quelques-unes de ses beautés ; à quelques autres il accorde de faibles éloges, en s'arrangeant pour que des milliers de personnes, plus modestes quoique tout aussi judicieuses que lui, en arrivent à se demander si vraiment ce sont donc des beautés. Peut-on donner de tout ce que j'ai dit une démonstration plus forte et plus claire que les remarques sévères, je pourrais dire injustes, de Johnson sur Prior ? Sa réputation à titre d'auteur qui à force de travail sans doute, mais avec un extrême bonheur, a mis dans tous ses poèmes l'ornement d'une facilité charmante, est demeurée sans atteinte jusqu'à ce que Johnson vînt se porter son antagoniste. Et comment l'attaque-t-il sur ce point où est sa principale force ? Je ne me rappelle pas les paroles même dont s'est servi le critique : mais je me trompe fort si ma mémoire ne m'en retrace pas le sens exactement. « Les mots dont il use, dit Johnson, semblent avoir été introduits par force dans la place qui leur est assignée ; nous les y trouvons établis ; mais nous nous apercevons aussi que
------------------------------------------------------------------------
leur arrangement n'est qu'un effet de la contrainte, et que sauf la violence qui a été employée, ils auraient été. certainement placés dans un ordre différent. »
« Avec votre permission, très savant Docteur, c'est là la remarque la plus empreinte de mauvaise foi que j'aie jamais rencontrée, et qui serait bien mieux sortie de la plume de Curj ou de Dennis que de la vôtre. Tout homme qui n'ignore pas ce que c'est que de composer d'es vers sait, et sait par une rude expérience, que le style familier est celui où il est le plus difficile de réussir. Faire parler aux vers le langage de la prose sans qu'ils soient prosaïques, faire marcher les mots dans l'ordre qu'ils pourraient naturellement prendre en tombant des lèvres d'un homme qui n'a point médité ses paroles, et cela sans qu'ils aient rien de bas, les faire couler harmonieusement, élégamment, sans paraître ôter pour la rime une syllabe de la place qui lui appartient, c'est là une des tâches les plus difficiles dont un poète se puisse charger. Qu'elqu'un a su s'en tirer à son honneur, c'est Prior. Beaucoup ont essayé d'atteindre à sa perfection en ce point ; mais les meilleures copies sont restées bi'en loin de l'original. Et maintenant, venir nous dire, quand nous et nos pères avons admiré si longtemps ce poète pour son excellence en ce point même, venir nous dire que Prior est un écrivain facile, il est vrai, mais que sa facilité a un air de roideur, en d'autres termes, que sa facilité n'est pas de la facilité, mais quelque chose qui a le semblant et rien de plus, n'est-ce pas là
------------------------------------------------------------------------
une contradiction, une observation qui refuse après avoir accordé, dans la même phrase, avec le même souffle ? Mais j'ai rempli la plus grande partie de ma feuille à disserter sur un sujet très peu intéressant (i). Je dirai seulement que, considérés comme nation, nous n'avons pas beaucoup de grâces à rendre à ce juge trop sagace et trop impitoyable, qui n'a pas concouru à ajouter à notre réputation de poètes, et que pour ma part j'ai lieu de me féliciter qu'il ait entrepris son office de critique et qu'il en ait épuisé les travaux, avant que mon pauvre volume en pût devenir le sujet. C'est le cas de vous dire que vous ne sauriez avoir un exemplaire à l'époque que vous indiquez. J'ai passé une quinzaine ou plus dans l'attente de la dernière feuille, qui n'est pas encore arrivée.
« Vous avez déjà enrichi la mémoire de John de la plus grande partie des trésors qu'un père voudrait lui confier. Si tout ce qui n'est que commun et tout ce qui a un caractère immoral était effacé des ouvrages de nos poètes anglais, comme ils fondraient, comme on en Verrait même quelques-uns devenir entièrement à rien ! Je crois que quelques-unes des Fables de Dryden amuseraient fort cet enfant : la plupart sont de belles compositions et qui rre passent pas la portée de son intelligence. Mais Dryden a écrit peu d'ouvrages où l'on ne rencontre pas çà et là une allusion qui blesse la chasteté,
fil je ne suis pas à cet égard de l'avis de Cowper, et le lecteur n'en sera pas non plus sans doute. Les excellents principes et l'agréable manière de les exprimer
------------------------------------------------------------------------
ce qui vous met dans l'obligation de choisir à votre enfant le chemin où il doit marcher, de peur qu'il n'aille s'enfoncer dans la boue. Nous n'avons pas fait mention de l'Allegro et du Pcnseroso de. Milton, dont, je m'en souviens, j'étais si charmé dans mes jeunes années, que jamais je ne me fatiguais d'y revenir. Il y a même dans le grand poème de Milton (le Paradisc Lost), quand le paradis n'est point 'encore fermé, des passages qu'il lui peut être avantageux d'étudier. Apprenez-lui, comme vous le pouvez faire, à réciter quelques-uns des beaux discours qui se prononcent au Pandœmonium, ceux qu'échangent Satan, Ithuriel et Zéphon ; apprenez-lui à les dire avec dignité, grandeur et convenance, cela lui pourra être fort utile par la suite. Plus tôt l'oreille est formée, plus tôt les organes de la parole sont accoutumés aux diverses inflexions où la voix doit se plier pour réciter ces passages, plus vous avez acquis un excellent résultat. Des Saisons de Thomson pourraient aussi, je crois, sortir pour lui quelques utiles leçons. Ce poème tendrait du moins à donner à son esprit un tour observateur et philosophique. Je n'oublie pas que John n'est qu'un enfant ; mais je me souviens aussi que cet enfant a reçu en partage des talents qui passent son âge. Nous avons pris grand plaisir à ses remarques sur les aumônes paternelles, et nous ne doutons pas qu'elles ne soient justifiées en ce qui concerne les deux guinées que vous nous avez envoyées : elles ont fait quatre chrétiens heureux.
------------------------------------------------------------------------
« Je n'ai point de vaisseaux (i), et je n'ai pas touché un crayon depuis trois ans. Si je m'y remets jamais, et j'en doute, cet exercice demandant des yeux plus forts que les miens, mon habileté sera au service de John. »
Nous avons vu Cowper faire de la politique à sa manière ; mais nous n'avons assisté en quelque sorte qu'à l'extérieur de sa pensée : ce qui est plus curieux, c'est sa pensée même, son esprit, c'est de voir comment il se comprend et s'explique lui-même. Il ne pouvait ainsi se révéler par le dedans qu'à un vieil et fidèle ami de ses jeun'es années. Lisons en cet esprit la lettre suivante :
A J. Hill, 30 janvier 1782.
« Mon cher ami, après vous avoir remercié d'un baril d'excellentes huîtres, il ne me resterait plus rien à dire, si je ne me décidais à mettre sur le papier ce qui pourra me venir sous la plume. Le monde politique ne nous offre pas pour le moment de fort agréables sujets, et d'ailleurs nous les offrît-il, je ne le vois pas d'assez près pour les traiter comme ils doivent l'être, ces magnifiques thèmes. Un homme qui mène la vie que je mène, dont la principale occupation, en cette saison où nous sommes, est d'aller dix fois le jour du coin du feu à ses châssis de concombres et de revenir autant de
(1) Peut-être on lui demandait quelque dessin de marine.
------------------------------------------------------------------------
fois, ne peut faire paraître sa sagess'e, si sagesse il y a, qu'en laissant les mystères du Gouvernement au soin de gens qui ont beaucoup mieux qualité à cet égard, vu le poste qu'ils occupent et l'information qu'ils possèdent. Ne vous figurez pas cependant que je sois un spectateur qui ne se soucie en rien du spectacle, que je ne m'intéresse point du tout aux affaires de mon pays : bien loin de là, je lis les journaux, je vois que les choses vont mal de tous les côtés. Je tombe de temps en temps sur le récit de quelque désastre qui s'emble produit sans conteste par la trahison, la lâcheté ou l'esprit de faction. Je m'en souviens : en ces jours plus heureux où vous et moi pouvions passer une soirée à énumérer des victoires et des acquisitions qui semblaient venir à la suite les unes des autres sans interruption, il y avait plaisir à écouter un faiseur de politique, on pouvait parler, 'et parler encore sur un sujet si heureux sans craindre de devenir fatigant pour les autres ou pour soimême. Quand le pauvre Bob White m'apporta la nouvelle du succès de Boscawen en vue des côtes de Portugal, quels sauts de joie je fis alors. Quand Hawke fit sauter Conflans, je fus encore plus transporté. Mais rien ne saurait 'exprimer le ravissement que j'éprouvai quand Wolfe fit la conquête de Québec. Il me semble donc que le vrai patriotisme ne me fait point défaut, mais la suite des événements publics en ces derniers temps ne m'a point fourni d'occasion de donner jour à ces sentiments. Je ne puis me réjouir parce que je n'y puis trouver de valable raison.
------------------------------------------------------------------------
« Permettez-moi d'ajouter que celui qui a laissé ses cinquante ans derrière soi n'a guère profité de la vie, s'il n'a pas de tout autres vues des choses humaines qu'au temps où il était bien plus jeune. Il voit, pour peu qu'il réfléchisse, que ce monde sera jusqu'à la fin ce qu'il a été depuis le commencement, une scène de changements, d'incertitudes et de fluctuations ; que les nations comme les individus eux-mêmes ont leurs saisons d'enfance, de jeunesse, d'âge accompli. Anglais, il se dira que la nôtre, en particulier, manifeste tous les symptômes de la décadence, et qu'elle est déjà tombée dans un état de décrépitude. Je lis l'histoire de Mme Macaulay. Je n'ai pas la niaiserie de l'âge radoteur à ce point de supposer que les hommes valaient beaucoup mieux ou étaient bien plus sages au temps de ma jeunesse que maintenant. Mais sans m'exposer à être accusé de radotage, je puis me hasarder à affirmer que les hommes dont l'intégrité, le courage et la sagesse ont rompu les liens de la tyrannie, établi notre constitution sur sa vraie base, et mis un peuple, couvert du mépris de toutes les nations, en état de conquérir le respect et l'estime à leur plus haut degré, font une meilleure figure dans l'histoire qu'aucun de nos personnages d'aujourd'hui n'a chance d'en faire un jour, quand leurs jolies harangues seront oubliées, et que rien ne survivra que le souvenir des motifs et des vues qui les leur ont fait prononcer.
« Mon cher ami, j'ai écrit à l'aventure, en tous les
------------------------------------------------------------------------
sens du mot, ne sachant lorsque j'ai commencé, ni à quels sentiments j'allais donner jour, ni s'ils se trouveraient d'accord avec les vôtres. Excusez un homme des champs s'il se trompe en pareil sujet, et croyez-moi sincèrement à vous. »
La correspondance avec M. Newton est naturellement assez austère : la sévérité y a plus de part que l'enjouement. Le poète lui-même nous explique la nature du plaisir qu'il a à s'entretenir avec son ami et à recevoir de ses lettres :
A M. Newton, 2 février 1782.
« Mon cher ami, quoique je mette à haut prix votre correspondance pour elle-même, sa valeur s'accroît encore à mes yeux quand je considère les nombreuses difficultés par lesquelles il vous faut passer pour la poursuivre. Retenu par tant d'occupations, et des occupations plus faites pour s'emparer de votre attention, je dois voir, et je vois en effet, une preuve particulière de votre amitié dans le soin que vous voulez bien prendre de me favoriser si souvent d'une lettre ; et cela non seulement parce que les miennes, écrites dans une situation d'esprit bien peu favorable aux méditations religieuses, ne valent pas que vous les lisiez, mais surtout parce que dans le temps que vous consultez ma satisfaction à moi et que vous vous efforcez d'amuser
------------------------------------------------------------------------
ma mélancolie, vous contraignez vos pensées à se détourner du seul canal où elles se plaisent à couler, pour les diriger vers un autre si différent et qui doit plaire si peu à un esprit comme le vôtre, que sans moi et le plaisir que vous voulez me faire, elles ne prendraient jamais peut-être cette direction. Aussi, malgré le plaisir que j'aurais à recevoir nouvelles de vous chaque semaine, je ne me plains pas de ne jouir de cet avantage qu'une fois tous les quinze jours, je suis plutôt heureux de recevoir cette faveur si fréquemment.
« Je vous remercie d'avoir touché le coude à Johnson : cet avertissement passant de lui à l'imprimeur m'a procuré deux feuilles nouvelles, et deux de plus ajoutées à celles-là nous mèneront, je crois, au bout du volume, ou peu s'en faut. Je sens en moi par moments, une indifférence si parfaite en ce qui touche l'opinion que le public prendra de mon livre, que je suis tout près de me flatter que ni la censure des gens des Revues ni celle de tous autres lecteurs armés en guerre ne sera capable de me caus'er le plus léger trouble. Mais comme cette désirable indifférence ne demeure pas constamment en possession de mon esprit, j'incline parfois à soupçonner qu'elle n'est pas tout à fait sincère, ou du moins que je pourrais la voir m'abandonner tout juste au moment où j'en aurais le plus besoin. Quoi qu'il en soit, je suis persuadé qu'il n'est pas en leur pouvoir de m'infliger une bien grande mortification. Mon intention a été bonne, je l'ai exécutée du mieux que me permettaient
------------------------------------------------------------------------
mes moyens : tout est bien jusque là, et c''est une louange dont il n'est pas en leur pouvoir de me priver. S'ils condamnent mes vers, je puis même bien dire avec Cervantès : Qu'ils fassent mieux s'ils peuvent ! Si c'est ma doctrine qui ne trouve pas grâce devant eux, ils jugent ce qu'ils n'entendent pas ; je récuserai la juridiction de la Cour et plaiderai l'incompétence. Horace a pu aller jusqu'à dire que, loué par ses lecteurs, i,l n'en serait pas plus gras, et que condamné par eux, il n'en serait pas plus maigre : et vraiment, ce serait me manquer à moi-même si, ayant pour me soutenir tant de considérations d'un ordre plus él'evé que celles qu'il lui était permis d'invoquer, je ne pouvais m'abandonner au caprice de la popularité, qui, comme le vent, souffle où elle veut, et qui ne nous obéit pas plus qu'e le vent. Si vous dites, et que deux ou trois personnes comme vous le répètent : Bien réussi ! cela me donnera plus de contentement que s'il m'était permis de gagner les lauriers de Churchill, et par les mêmes moyens.
« M. Raban a passé une heure avec nous depuis qu'il a reçu votre dernière, mais il ne nous en a pas dit un mot, nous ne sommes pas de son conseil privé. Il connaît trop bien nos sentiments sur certains points pour nous accorder place dans son intimité et faire de nous ses confidents. Il est civil, du moins il n'a point l'intention de ne l'être pas, et c''est tout l'éloge que nous pouvons lui donner. Quelques personnes à notre place ne lui en donneraient pas tant. A peine est-il assis qu'il étend
------------------------------------------------------------------------
ses jambes de toute leur longueur, met ses pieds l'un sur l'autre, croise ses bras, penche la tête sur son épaule, et commence une série de baillements répétés : il semble assez disposé à écouter et à prendre le plaisir qu'on lui donnera ; mais jamais il ne mettra un sujet sur le tapis, jamais il ne fera aller la conversation par quelques remarques de son cru. Cela n'est pas toujours plaisant. (Lacune.)
« George Mayne, que vous vous rappelez sans doute, un fermier qui habitait la pente charmante d'une colline dans la paroisse de Weston. est mort la semaine dernière. Pour peu que vous vous rappeliez cet homme, vous vous souvenez qu'il mettait avant tout sa gloire en cette croyance que lui et ses deux chiens aboutissaient au même point, et qu'aucune part de l'un ni des autres ne survivrait au tombeau. M. Page ?a accompagné, a prêché son sermon funèbre, et a informé l'assemblée la plus nombreuse que Weston ait jamais vue, qu'il l'avait converti. Je ne sache pas pourtant qu'aucune personne capable d'en juger ait donné créance à ce récit, ou que le miracle qu'il a produit s'appuie sur une preuve beaucoup meilleure que ceci, à savoir que le pauvre George a demandé à être enterré dans son banc, probablement comme compensation des visites qu'il n'y a jamais faites tout le temps de sa vie ». (Lacune.) Le reste de la lettre n'existe plus. M. Grimhawe qui dispose de la correspondance de Cowper avec une souveraine autorité met ici une partie de la lettre du 13 jan-
------------------------------------------------------------------------
vier à M. Newton, celle qui a rapport au docteur Johnson.
Nous nous laissons aller tout simplement au flot, au cours, si l'on veut, de la pensée de Cowper, qui le porte tantôt vers un sujet, tantôt vers un autre : c'est le vrai moyen, j'e crois, de lire avec plaisir ces lettres écrites sans prétention, suivant l'inspiration du jour. C'est même ce désordre — pas du tout effet de l'art — qui fait le charme de ces correspondances où l'anecdote succède à la réflexion morale, oÙ les observations du critique se croisent avec les jugements politiques débités au coin du feu et sans nulle morgue. Ce sont surtout les remarques d'une judicieuse critique qui forment le fond de la lettre qu'on va lire :
A M. Unwin, 9 février 1782.
« Mon cher ami, j'e vous remercie des vers de M. Lowth. Ils sont si bons, que si j'avais été présent quand il les a prononcés, j'aurais tremblé pour l'enfant : j'aurais craint que l'homme ne vînt à démentir les espérances qu'un génie manifesté de si bonne heure aurait fait naître. Cela ne se voit pas souvent, une imagination si vive gouvernée avec tant de correcte sagesse, et dégagée de ces exubérances sans retenue, à un âge qui connaît si peu l'expérience ; abondante sans être fastueuse ; gaie sans chercher à se faire pimpante. Quand les écoli'ers composent des vers, s'ils ont quelque feu, il se perd généralement en éclairs, en
------------------------------------------------------------------------
étincelles qui passent. Cela peut faire concevoir l'espérance de mieux pour plus tard, mais aussi ne mérite guère un éloge présent. Leur esprit est généralement forcé et faux ; leur style sublime, quand ils affectent ce genre, n'est la plupart du temps que du phébus. Je me souviens du temps où j'en étais là, et où le style enflé, bruyant et vide d'une tragédie qui aujourd'hui provoquerait le rire chez moi, me mettait dans le ravissement et m'e remplissait d'admiration. En général, c'est seulement quand la lecture et l'observation ont formé notre goût, que nous pouvons donner le prix à l'ouvrage excellent 'et le préférer à l'ouvrage sans valeur. Bien moins encore avant ce temps sommes-nous capables de produire un ouvrage qui soit bon. Mais Lowth semble avoir atteint du premier pas à ce qui est excellent, et avoir obtenu par l'intuition ce que nous autres, de moindre taille, sommes trop heureux d'apprendre à la fin, si encore nous en sommes capables, à force de travail pour notre compte, à force d'enseignements qui nous sont prodigués par les autres. Les compliments qu'il fait à la mémoire du roi Charles, il les retirerait sans doute aujourd'hui, tout évêque qu'il est, et encore que le zèle de Sa Majesté pour la cause des évêques ait en partie amené sa ruine. Il faut qu'un siècle ou deux aient passé avant que certains personnages historiques puissent être vus sous leur vrai jour. L'esprit de parti se travaille à voiler leurs fautes, comme à leur attribuer des vertus qu'ils n'ont jamais eues.
------------------------------------------------------------------------
« Voyez la figure de Charles dessinée par Clarendon ; c'est un beau portrait ; voyez-la peinte d'un pinceau plus vrai par Mme Macaulay : sa difformité est telle qu'elle en devient blessante à nos yeux. Chacun des traits a l'expression de la ruse, et révèle un esprit qui vise à la tyrannie par la dissimulation, en feignant de se faire l'avocat de la vérité.
« J'ai à puiser dans nos archives d'histoire secrète un récit dont je veux vous faire part et que je vous aurais communiqué plus tôt si je n'avais pensé qu'il pouvait n'y avoir jamais lieu de le tirer de l'obscurité. Quand des personnes pour lesquelles j'ai eu de l'amitié me causent par leur conduite désappointement et mortification, ou se montrent injustes dans leur manière d'agir avec moi, je ne les compte plus dès lors comme amies ; et cependant je suis tendre encore à l'endroit de leur réputation, si bien que je voudrais, si je le pouvais, cacher ce qui l'a ternie. Mais en vous faisant connaître l'anecdote qui suit, je ne cours nul risque de la voir publiée, bien certain que vous commander le secret c'est le lui assurer à jamais.
« Mes lettres vous ont déjà fait connaître l'étroite et intime liaison qui s'est établie entre la dame que vous avez visitée dans la rue de la Reine-Anne (i) et nous. Rien ne pouvait promettre mieux, quoique cette liaison eût commencé si fort à l'impromptu. Notre nouvelle amie se communiqua à nous avec aussi peu de réserve
(i) Lady Austen.
------------------------------------------------------------------------
que si nous fussions nés dans la même maison et que nous eussions été élevés ensemble. En partant, elle fut la première à proposer un échange d'e lettres, et comme votre mère n'aime pas à écrire, elle me proposa d'entrer en correspondance avec moi. Ce commerce n'était pas établi depuis bien longtemps, quand je découvris par quelques insinuations délicates qu'elle avait pris ombrage de quelque chose que j'avais écrit : je ne me rappelle pas ce que ce pouvait être : certain de n'avoir jamais eu en aucune façon l'intention de blesser, je m'excusai cependant sur le passage en question, et cette brèche à notre amitié fut fermée. Après cet incident, notre correspondance alla pendant longtemps d'un train doux et égal ; mais à la fin, ayant eu plusieurs fois l'occasion de remarquer qu'elle exprimait une sorte d'idée toute romanesque de nos mérites, et bâtissait sur le fondement de notre amitié de tels châteaux en Espagne pour le bonheur qu'il était bien certain que nul parmi les hommes n'e pouvait répondre à cette attente, je Tui écrivis pour lui rappeler que nous étions mortels, pour lui recommander de ne pas fonder sur nous des idées plus hautes que de raison ; j'e lui fis comprendre que prêter à une créature des couleurs empruntées à notre propre imagination, et ainsi embellie, la louer par delà le mérite qui lui appartient, c'est en faire une idole, dont nous n'avons rien à attendre en fin de compte, si ce n'est la certitude qu'elle trompera nos espérances, que nous aurons un jour à reconnaître tristement notre
------------------------------------------------------------------------
erreur. Je lus la lettre à votre mère, elle la lut ellemême, et l'honora de son approbation la plus chaleureuse. Cependant cette même lettre offensa mortellem'ent ; on y fit une réponse telle qu'il n'y avait pas de réplique possible. Et là finit (car il devenait impossible qu'elle se renouvelât jamais) une amitié qui promettait de durer, puisque elle était formée avec une femme qu'on pouvait croire constante de caractère, connaissant le monde, ayant grande expérience du peu de fond qu'il faut faite sur lui, mais par dessus tout ayant le sens religieux et du sérieux dans l'esprit — car avec toute la gaieté elle pense beaucoup — tous ces motifs nous faisaient croire à l'un et à l'autre, en dépit de cette prudente réserve qui marque nos caractères, que nous pouvions avoir confiance en elle, l'estimer et l'aimer, et lui ouvrir nos coeurs. Il est peut-être nécessaire d'ajouter que, suivant son désir même, je lui écrivais en prenant avec élue le titre de frère ; elle de son côté était ma sœur. — C'est comme une fumée évanoui'e (i).
« Je vous remercie d'avoir bien voulu vous mettre à la recherche de l'épigraphe que je voulais adopter, mais j'e n'en ai plus besoin.
« Je n'ai point gardé de place pour la politique ; il faut donc remettre à en parler à une lettre ultérieure. Nous somm'es remis du trouble que nous a causé la
(i) Cette rupture n'était heureusement ras définitive. M. Grimshawe. je ne sais pourquoi, a omis tolite ci tte partie de la lettre qui se r:1ppO' te à Jody Austen, sauf deux lignes qui deviennent inintelligibles par la suppression du i-este. Cet éditeur entend malice à totit.
------------------------------------------------------------------------
rupture sus-mentionnée, mais nous en avons été malheureux pendant quelques jours. Ne sachant pas si la personne après quelques jours écoulés ne pourrait pas d'aventure comprendre qu'elle s'était trop pressée et avait agi d'une façon déraisonnable, et renouveler spontanément la correspondance, la justice ne me permettrait pas de vous faire connaître cette querelle plus tôt ; mais comme il s'est passé quelques semaines sans qu'il soit venu de propositions de pai'x, je suis persuadé maintenant qu'on n'a pas l'intention d'en faire, et je dois équitablement vous mettre en garde contre l'idée que vous pourriez avoir d'une nouvelle visite ».
Nous avons laissé Cowper assez mécontent de son éditeur et de son imprimeur. Nous allons maintenant faire un pas de plus vers cette publication tant r'etardée, tant désirée :
A M. Newton, 16 février 1782.
« Mon cher ami, craignant que le ton de mécontentement de ma dernière tettre n'eût sur vous un effet que je n'avais pas l'intention de produire, et ne vous mît dans le cas de faire un nouveau voyage chez Johnson, afin de le pousser à l'œuvre un peu plus vivement, je vous écris aujourd'hui à l'effet de vous informer qu'il a, pour le moment du moins, imposé silence à mes plaintes en m'envoyant tout le livre, à l'exception des
------------------------------------------------------------------------
deux dernières feuilles, qu'il me fait espérer pour demain. Qand j'aurai retourné le paquet — mon intention est de le renvoyer par la diligence de lundi — cette ennuyeuse affaire aura pris fin, en ce qui me concerne du moins ; Johnson n'aura plus qu'à faire rouler la presse jusqu'à ce que le nombre d'exemplaires qu'il Veut avoir soit tiré, besogne qui, je crois, ne demandera pas un long temps ; car on m'a dit que la célérité avec laquelle la presse, une fois à l'oeuvre, peut expédier un livre, est merveilleuse.
« Caraccioli dit : « Ecriré a quelque chose qui fascine au plus haut degré, et celui qui a écrit une fois écrira ». Cela peut être ; mon 'expérience me permet de souscrire à la première partie de son assertion ; car entre tous les amusements auxquels il m'a fallu recourir, je nleii ai jamais trouvé un qui ait répondu si heureusement au dessein qui me le faisait rechercher. Le repos et l'apaisement qui en est résulté est devenu tel, j'ai été parfois si complètement absorbé dans mon occupation de rimeur, que ni le passé ni l'avenir, dont la perspective à d'autres moments, m'e porte tant à regretter, n'avaient plus le pouvoir de retenir ma pensée.
« Voilà pourquoi je désire, et depuis que la fièvre de poésie m'a quitté, j'ai souvent désiré qu'elle pût me reprendre. Mais jusqu'ici mes désirs ont été vains. Les sujets ne me manquent pas ; mais je me sens tout à fait hors d'état de les saisir et de les traiter. Si les autres écrivains me ressemblent ou non en ce point, je n'en
------------------------------------------------------------------------
sans rien mais je supposerais qu'il en va de moi à cet égard un peu différemment des autres. Du moins les écrivains qui produisent beaucoup, dont la veine d'imagination semble avoir été riche à proportion des exigences qu'ils lui imposaient, ne peuvent avoir été si dissemblables suivant les temps, si inégaux à euxmêmes. Il y a cette différence entre le poète Cowper et la généralité des autres, qu'ils ont ignoré à quel point Ils sont redevables à un pouvoir tout-puissant, quant à la possession de ces talents qu'ils croient leur appartenir de droit : moi au contraire je sais, et je sai's parfaitement, et je dois peut-être recevoir cet enseignement jusqu'à la fin, que mon pouvoir de pensée, et par conséquent mon pouvoir de composition, m'est donné, comme mon enveloppe extérieure elle-même, par la même main qui à tous égards me distingue de la brute. Cette leçon, si elle n'était inculquée en nous à tous les instants, pourrait peut-être être oubliée, ou du moins ne nous apparaître que comme un vague souvenir : ce malheur ne me menace point ; car tout ce que les anciens mythologistes ont inventé d'une double colline, d'un dieu des vers inspirateurs de la poésie » (Le reste manque.) (r)
Le reste de cette lettre a été déchiré. On serait curieux de savoir comment du Dieu Apollon l'ingénieux écrivain
(1) Il a fallu que Cowper eût cette ressemblance avec un autre illustre épistolaire cette formule désagréable se renouvelle souvent dans la lecture des œuvres de Cicéron C,,-Iei-a desliiii. Elle est plus rare heureusement dans la correspondance de notre William.
------------------------------------------------------------------------
allait revenir au sentiment chrétien qui l'occupait quelques ligries plus haut.
Le 24 février 1782, Cowper écrivant à M. Unwin croit être séparé de la publication de son volume par moins d'une semaine : le Ier mars est le jour fixé par Johnson.
« Quand demain je recevrai une lettre de vous, n'oubliez pas que je ne serais- pas votre débiteur, je vous paie par anticipation. — Sachant que vous prenez intérêt à l'apparition de mon livre et que vous l'attendez avec quelque impatience, je vous écris pour vous informer que, s'n' est possible à un imprimeur d'être exact, je paraîtrai le premier de mars. J'ai donné ordre d'envoyer deux exemplaires à Stock ; l'un des deux est destiné à M. John Unwin. Il se peut après tout que mon livre paraisse sans préface. M. Newton m'a écrit une lettre pleine de sens autant qu'amicale — il n'en pouvait pas sortir une autre de sa plume — et elle est imprimée. Mais le libraire qui le connaît et professe pour lui une haute estime, le voudrait voir hors de cause et, muni de mon consentement préliminaire, il a offert d'entrer à ce sujet en négociation avec l'auteur. Il pense que cette pièce, propre à recommander le volume aux personnes de piété, écarterait en revanche les profanes, et son opinion est que dans le fait il n'est besoin d'aucune préface. Dans d'autres occasions, j'ai trouvé Johnson un homme fort judicieux : aussi je veux dans celle-ci encore me laisser diriger par lui.
------------------------------------------------------------------------
« Comme je vous ai dit la rupture survenue entre nous et lady Austen, il devient nécessaire que vous soyez mis au courant de tous les épisodes qui ont rapport à cet incident. Avant-hier elle m'a envoyé pour M. Jones son beau-frère trois paires de manchettes brodées, en me prévenant que bientôt j'en recevrais une quatrième. Je savais qu'elles étaient commencées avant notre querelle. Je priai M. Jones de lui dire, la première fois qu'il lui écrirait, à quel point je lui étais obligé, et de lui faire savoir que je mettrais au retour à ses pieds mon volume, le seul présent que je puisse lui envoyer, quoique demeurant ainsi fort en reste avec elle. De son côté aussi elle avait toute raison de compter sur ce cadeau. L'affaire en est là pour le moment. Si une réconciliation doit s'en suivre sous une forme ou sous une autre, je n'en sais rien ; mais ce que je sais, c'est que quand cette aimable liberté de relations, cette confiance sans réserve qui appartient uniquement à l'amitié a été une fois déracinée, vous pouvez la replanter avec tout le soin que vous voudrez, il 'est fort difficile, sinon impossible de la faire reprendre. La crainte d'offenser un caractère trop susceptible est peu favorable au développement du bonheur que nous recherchons jusque dans nos liaisons ordinaires, mais eliie devient absolument incompatible avec les plaisirs d'une réelle amitié. Lady Austen doit passer l'été dans notre voisinage ; lady Peterborough et miss Mordaunt doivent être de la partie : la première est une femme à la mode et dissipée,
------------------------------------------------------------------------
la seconde une altière beauté. La solitude est notre passion et fait nos délices : c'est du cajme de la vie seul que nous pouvons attendre le bonh'eur dans la mesure que la raison ne défend pas de se promettre icibas. Qu'avons-nous affaire en conséquence avec des personnes de ce caractère ? Retournerons-nous à l'école de danse ? Nous débarrasserons-nous de nos manières simples et sans art pour apprendre, et quand nous ne sommes plus jeunes encore, les manières de ceux qui n'ont au plus que leurs manières pour titre de recommandation, sans qu'elles puissent cependant les recommander à personne qu'à des gens qui leur ressemblent ? Ce s'erait une folie que la nécessité seule aurait droit d'excuser, et dans notre position il n'y a pas à invoquer cette nécessité. Nous n'irons pas au monde, et si le monde veut venir à nous, il aura la réponse française : Monsieur et Madame ne sont pas visibles.
« Je n'offre mon livre qu'à un petit nombre de personnes. Le Lord Chancelier est du nombre. Je joins à un paquet que j'envoie à Johnson par ce courrier une lettre à Sa Seigneurie, destinée à accompagner le volume ; et pour vous, vous trouverez ci-incluse une copi'e de cette lettre : je sais que votre amitié vous doit rendre curieux de la connaître. Un auteur devient un personnage important. Quel que puisse être son méri'te, la seule qualité d'aujourd'hui permet d'approcher de personnes auxquelles, dans toute autre circonstance, il ne pourrait s'adresser sans être taxé d'impertinence. Il ne peut me
------------------------------------------------------------------------
personnage plus important que lui. J'ai donné ordre également d'envoyer un exemplaire à M. Robert Smith.
« Lord Sandwich a été rudement pourchassé ; mais je considère la chasse qui lui a été faite pour le jeter hors de sa place, plutôt comme l'œuvre d'une faction que comme l'effort du vrai patriotisme convaincu de ses fautes et désireux de le sacrifier à l'intérêt public. Si elle ne s'appuie sur la vertu publique, la prospérité pub'ique ne saurait être de longue durée ; et où donc la chercherons-nous, la vertu publique ? Elle semble, il est vrai, avoir part aux motifs qui animent un ou deux membres du parti populaire ; mais accorder qu'ils sont sincères, ce qui est accorder beaucoup à la charité, tout le reste est pervers jusqu'à l'évidence, 'et la quantité de sel est trop petite pour assaisonner la masse.
« J'espère que Jean continue à être content et à vous donner du contentement. S'il aime l'instruction, il a un maître qui peut lui donner en abondance ce qu'il aime ; et avec la capacité qu'il ti'ent de la nature, ses progrès doivent être ce que vous désirez. »
Cowper cependant est assez tourmenté ou il affecte de l'être au sujet de la Préface de M. Newton que le libraire Johnson veut supprimer avec insistance. Pour nous, nous savons que le poète en a fort bien pris son parti ; mais il serait peu amical et surtout peu poli de ne pas paraître éprouver quelque perplexité sur ce sujet délicat où se trouve engagé, pour si peu que ce soit, un amour-propre d'auteur
------------------------------------------------------------------------
A M. Newton, Février 1782, sans autre date.
« Mon cher ami, il ne m'est pas possible comme par le passé, de répondre par le même courrier à vos lettres qui m'arrivent le dimanche. La poste part avant que l'autre soit arrivée. Un arrangement nouveau et fort incommode. Je suis maintenant obligé de tenir toutes mes dépêches prêtes pour neuf ou dix heures du matin. J'espère que je sais prendre le langage d'un secrétaire d'Etat.
« Voici incluse la lettre de Johnson à propos de la Préface ; j'y joindrais ma réponse si j'en avais gardé copi'e » (Cowper fait ici une analyse fidèle de cette lettre à Johnson, qu'il est inutile de répéter, il continue) : « Je vois que Johnson a eu une entrevue avec vous à ce sujet, où vous vous êtes conduit de manière à justifier ma prédiction (i). A quoi il se résoudra, je n'en sais rien, et je suis sans inquiétude à ce sujet. Je ne puis cependant être insensible à la bonne amitié qui vous a fait écrire votre Préface, au point de n'e pas mettre au défi tous les événements plutôt que de désirer la suppression de cette pièce. Elle me fera honneur près de ceux dont l'opinion favorable est vraiment en honneur, et si elle me fait tort dans le jugem'ent des autres, je n'y puis rien : la faute n'en est ni à vous ni à moi, elle est toute à eux. Si un ministre de l'Eglise
(1) Que M. Newton ne ferait point d'opposition à ce qui semblerait de nature à faire mieux vendre le livre.
------------------------------------------------------------------------
est placé plus haut qu'un poète, et je crois qu'il suffit d'apprécier exactement ce que vaut chacun d'eux pour ne pas hésiter sur cette question, il est hors de doute que ,l'avantage de voir nos noms à côté l'un de l'autre dans le même volume est tout entier pour moi. Mais, pour dire ~a vérité, encore que j'y puisse trouver un amusement d'un moment, je ne goûte à rien un vrai plaisir. Mes maîtres de la nuit ont bien soin de ne pas me laisser oublier où j'en suis. Toujours rappelé à cette vérité que je connais d'ailleurs, que je suis un étranger dans le système que j'habite (i), je ne puis quand je le voudrais me persuader — ce serait une pure illusion — que j'aie un intérêt réel aux choses auxquelles je fais allusion. Je sais que cette opinion serait regardée comme suffisante pour établir la folie si elle était produite devant un jury chargé de prononcer sur l'aliénation. Mais ce n'en est pas moins un fait : et ce n'est pas à mon gré la circonstance la moins pénible que je ne puisse convaincre personne de ce fait dont je suis convaincu moi-même, sans pouvoir produire aucune preuve à l'appui. Mais laissons ce sujet. On en saura assez là-dessus quand il en sera temps.
« Nous vous rendons grâce pour le Sermon à propos
(1) Cowper veut dire, on le pressent assez, que préd-*cateur de sentiments religieux, il est exclu du bénéfice de ces sentiments. Il se croit un damné parmi des élus. Toujours sa folie persistante. Grimshawe a retranché ce passage entier. On n'a chez lui qu'un Cowper de fantaisie, poète à ses heures et pieux comme le premier venu. Il faudrait avoir un grand phlegme pour ne pas s'irnter de ces suppressions et arrangements qui retranchent toute originalité et détruisent une physionomie.
------------------------------------------------------------------------
du Jeûne (i). Je n'avais pas lu deux pages que je m'écriais : L'auteur a lu Expostulation ! Mais quoique les deux pièces aient de grands rapports en ce qui touche les points traités, et qu'on puisse parfois rencontrer jusqu'aux mêmes impressions, je me dis bien vite que sur un tel sujet une coïncidence frappante a pu se produire entre les deux écrits sans qu'il y ait lieu de s'en étonner. Je ne doute pas que ce sermon ne soit l'ouvrage d'un honnête homme, il porte un air de zèle et de sincérité qu'il n'est pas facile de contrefaire. Mais, encore que je ne vois pas pourquoi l'oreille des rois comme celles des autres hommes n'entendrait pas quelquefois parler de leurs fautes, je crois apercevoir beaucoup de bonnes raisons qui s'opposent à ce qu'on les accus'e ainsi en public. II est presque impossible à l'auteur de faire entendre ces reproches sans manquer au respect dû à la fonction royale, sans encourager d'autre part chez les lecteurs un esprit de censure grossière. Sa Majesté aurait peut-être le droit de répliquer : « Je suis prêt à confesser mes sentiments personnels et mes fautes à moi ; mais si je devais suivre votre avis, et rejeter du nombre de mes serviteurs tout ce qui est marqué par le libertinage, où iraisje chercher des hommes d'e foi, de vraie piété chrétienne, que la nature et l'éducation aient mis en droit de succéder aux autres ? » Il faut que l'es affaires se fassent ; les hommes qui savent les affaires peuvent
(i) Non pas sermon sur le ieùne. On sait qu'en Angleterre, dans certaine* circonstarces politique-,, on prescrit par mesure législative un jeûne solennel
------------------------------------------------------------------------
seuls accomplir cette besogne, et ce n'est pas souvent qu'on trouve dans cette catégorie des hommes moralement bons. Quand Nathan accusa David, il n'employa pas le ministère d'un héraut, il ne lança point son accusation au son de la trompette ; je ne puis donc croire que l'auteur de ce sermon soit à l'abri de tout reproche quand il oppose les fautes du roi à la vue du peuple.
« Nos journaux nous ont fait défaut ces d'ernières postes. Ayant dû en louer, nous avons à cette occasion découvert que nous pouvons nous procurer à Olney six Moniing-Chroniclcs par semaine, moyennant trois schillings trois pence par trimestre. Nous vous serons donc obligés si vous voulez bien payer notre marchand de journaux de Londres et lui dire que nous n'avons plus besoin de ses services.
« Daniel Raban a nivelé et sablé la colline où se tient le marché, et comme l'eau 'est rare à Olney, il a imposé à la paroisse la dépense d'une pompe municipale ; de plus, pour que les habitants n'aillent pas la nuit se jeter dans sa pompe, il prétend la surmonter d'une lanterne. Les gens d'ici n'étant pas assez riches pour se donner le luxe des choses superflues, cette mesure ne cause pas une satisfaction universelle ».
Cowper a composé à cette occasion quatre vers : comme le sel ne nous en paraît pas bien piquant, et que nos lecteurs seraient bien probablement du même avis,
------------------------------------------------------------------------
laissons ces petits vers où ils sont. Ils étaient bons peut-être pour Omey et pour la circonstance, Cowper termine :
« Ma voiture est pleine ; M. Jones n'y peut pas trouver place pour cette fois.».
Nous sommes au 6 mars 1782, et le poète n'a pas encore reçu son livre, il ne sait même pas s'il a paru. Il se plaint du reste vivement de la saison après s'être plaint longtemps de son libraire :
A M. Newton, 6 mars 1782.
« Jamais hiver, depuis que nous connaissons Olney, ne nous a plus étroitement confinés que le présent. Les chemins ont été si fangeux ou la saison si rude, que trois fois seulement depuis le dernier automne nous avons pu nous échapper dans les champs. Cela n'accommode pas M'"' Unwin, à qui l'air et l'exercice, à peu près ses seuls remèdes, sont presque une nécessité absolue. J'en suis là aussi ; mes fréquentes visites au jardin ne me suffisent nullement. L'homme qui luimême est une créature sujette au changement semble ne se soutenir jamais mieux que dans la variété : il semble qu'elle soit son élément propre. Un mélancolique du moins est prompt à se fatiguer jusqu'à la tristesse de voir les mêmes murs et la même enceinte : la même scène lui suggère perpétuellement les mêmes pensées.....
« J'ai parlé de l'utilité du changement, je n'en
------------------------------------------------------------------------
désire pourtant point, et il ne s'en est fait aucune en moi en ce qui touche l'es amitiés, et aussi je reste toujours le même exactement dans mon affection pour vous. Nous n'avons point d'autres amis que vous, nous ne comptons point nous en faire d'autres. »
Suivons avec M. Unwin, le correspondant intime, l'affaire de lady Austen. La brouille se termina comme c'est assez l'habitude, par une amitié plus vive qu'auparavant. Les choses cependant ont de la peine à se remettre et à reprendre leur pli :
A M. Unwin, 7 mars 1782.
« Mon cher ami, nous prenons grand plaisir à l'idée de votr'e voyage dans le Nord, puisqu'il nous donne l'espérance que nous vous verrons au passage, vous et les vôtres. Nous n'avons qu'un chagrin, c'est que miss Shuttleworth ne puisse pas être d'e la partie. Une ligne de vous par le prochain courrier, pour nous dire l'heure à laquelle nous devons vous attendre, sera la bienvenue.
« Nous sommes loin de vouloir faire revivre la liaison dont je vous ai précédemment entretenu. Elle nous était à la vérité agréable en un sens ; nous aimions à voir notre amie au pays et près de nous ; mais cette liaison même était peu d'accord avec notre plan favori, avec ce désir du silence 'et de la solitude où nous avons passé tant d'années et où nous voudrions passer
------------------------------------------------------------------------
également celles que nous avons encore devant nous. Cette amie a beaucoup de sens, infiniment de vivacité d'esprit, une abondante facilité de langage ; mais sa vivacité même était quelquefois excessive pour nous. A l'occasion, elle pouvait nous délasser, nous ranimer, mais plus souvent elle nous épuisait, votre mère ni moi n'étant de force à lui tenir tête. Mais, après tout, il ne dépend pas absolument de nous, ce renouvellement ou ce brisement définitif de notre intimité d'autrefois ; ou plutôt il ne tient pas à nous que nous cultivions cette liaison ou que nous l'abandonnions en désespoir de cause, ce à quoi nous penchons fort. Je soupçonne un peu, par l'envoi des manchettes et par les termes dans lesquels on vous a parlé de nous, que nous devons nous attendre à quelque ouverture de la part de la dame. Si le cas se présente, nous avons beau désirer de nous tenir sur la réserve, nous ne devons pas y mettre de rudesse ; mais je puis assurer pour nous deux que nous ne rentrerons dans cette liaison qu'à notre corps défendant, n'en espérant pour l'avenir aucun fruit meilleur qua ceux qu'elle a déjà produits. Si vous pensez qu'il y a à reprendre au portrait que je vous ai fait de la personne comme étant flatté, je persiste du moins à protester que je l'ai tracé sans partialité, et qu'il ne la représente pas sous des traits et sous une apparence trop favorables. Vous devez l'avoir vue sous un jour désavantageux : la pensée vive d'une querelle d'hier et où elle avait déployé dans les termes une chaleur néces-
------------------------------------------------------------------------
sairement offensante pour nous deux, n'a pu manquer de se refléter dans sa manière d'être ; il lui était impossible de paraître maladroitement embarrassée ; elle doit du moins s'être montrée jusqu'à un certain point peu naturelle, son attention se trouvant forcément prise en grande partie par le souvenir présent de ce qui s'était passé entre nous. Rien n'aurait pu me décider à vous aventurer dans sa compagnie si je n'eusse pas été sûr qu'elle vous traiterart avec politesse, et presque certain qu'elle ne tarderait pas à voir combien sa conduite est déraisonnable, à faire 'enfin les excuses voulues par la circonstance.
« Ce n'est pas trop à mon avantage que l'imprimeur tarde si longtemps à satisfaire votre attente. Cela produit un état d'esprit qui a pour effet de nous fatiguer et de nous mettre en trouble : il n'y a que bien peu de plaisirs qui puissent nous dédommager de la peine que cause une attente bien des fois trompée. Je prends comme un fait que vous n'avez pas reçu le volume, ne l'ayant pas reçu moi-même, n'ayant pas seulement entendu parler de Johnson depuis qu'il a fixé le premier du mois pour le jour de la publication.
« Quelle bigarrure que nos feuilles publiques, la moitié de la page pleine des désastres du pays, l'autre de ses vices et de ses plaisirs ! Ici une île qu'on nous enlève, là une nouvelle comédie qu'on nous donne ; ici un empire perdu, là un opéra italien ou le raout que le duc de Glocester a donné un dimanche.
------------------------------------------------------------------------
« Plaise à votre altesse royale ! Je suis un fils de l'Angleterre et je dois demeurer debout ou tomber avec la nation. La religion, son vrai Palladium, nous a été dérobée, elle tombe en poussière. Le péché est notre ruine, l'es péchés des grands surtout sont funestes, et entre ces péchés particulièrement la violation du dimanche, parce que toutes les autres fautes. sortent naturellement dei celle-là. Est-il bien qu'un prince fasse du dimanche un jour d'amusements mondains, et que non content de le professer lui-même, il invite tous ceux que l'eur rang désigne pour une telle distinction, à partager sa faute ? Est-il vrai que les exemples ont un effet proportionné à l'élévation en dignité de ceux qui les proposent ? (1) Quel 'exempte alors est plus pernicieux que celui que vous donnez par cette flagrante impiété ? Par pudeur, prince ! — Si vous désirez le succès des arm'es de votre frère, si le royaume sortant de ses ruines doit être pour vous une vue consolante, un peu plus de respect pour une prescription qui demande le respect le plus profond ! — Je ne vous dis pas : Pardonnez cette brève remontrance. L'intérêt que je porte à mon pays, sa prospérité qui est la mienne, me donnent le droit de la faire. Je suis, etc...
« Ainsi pourrait quelqu'un écrire à Son Altesse, et ce quelqu'un, selon moi, se donnerait une occupation tout aussi profitable en sifflant l'air d'une vieille ballade. Lord P. a eu un raout le même jour. Est-il le fils de ce
(1) Sur les Exemples des Gmtids, voyez le premier sermon du Petit Carême de Massillon.
------------------------------------------------------------------------
lord P. qui acheta Polichinelle moyennant cent livres, et après l'avoir gardé une semaine, le mit en pièces et le déchira membre à membre parce qu'il faisait le morose et s'obstinait à ne pas parler. — La chose est probable.
« Je n'ai point de copie de la Préface, et je ne sais point comment Johnson et M. Newton se sont arrangés sur ce chapitre. Elle ne renfermait rien qui, vu les sujets traités, fût particulièrement de nature à offenser. On y a trouvé trop de piété, »
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
------------------------------------------------------------------------
DEUXIÈME PARTIE
La première partie de la vie de Cowper est finie. Le voilà auteur, et auteur public. Le moment critique est venu enfin, ce volume tant attendu a paru dans les premiers jours de mars 1782. Le 18 mars Cowper commence déjà à connaître l'opinion de ses amis, et les plus chers, cela est de droit, se présentent les premiers.
A M. Unwin, 18 mars 1782.
« Mon cher ami, rien ne m'a donné plus de plaisir, depuis la publication de mon volume, que l'opinion favorable que vous exprimez sur son compte. Il pourrait être goûté de certaines personnes sans qu'il en résultât pour moi d'autre satisfaction que celle que peut me procurer l'espérance d'avoir fait quelque bien. J'ai ici quelques voisins qui disent qu'ils aiment mon livre — assurément j'aime mieux leur plaire qu'e leur déplaire — mais je les connais pour gens aussi peu habiles en poésie qu'en mathématiques ; et en conséquence leurs applaudissements me viennent comme un son où il n'y a pas de musique. Mais mon amour-propre n'est pas resté si parfaitement au repos quand j'ai lu le compte que me rend votre amitié de l'émotion qu'il vous a fait éprouver. Il a été caressé, cet amour-propre, il a été content, et il m'a dit sur un ton qui se faisait assez entendre, que peut-être d'autres personnes, dont j'apprécie hautement le mérite et le jugement, approu-
------------------------------------------------------------------------
veraient également mon ouvrage. Comme moraliste donneur de bons conseils, je désire plaire à tous ; comme auteur, je suis parfaitement indifférent au jugement de tous, 'excepté le très petit nombre de ceux qui sont vraiment judicieux. Mais ce qui dans votre lettre m'a fait le plus de plaisir, c'est que vous l'avez écrite avec feu, et que, tout en disant beaucoup, vous en avez supprimé davantage, ne voulant pas blesser ma délicatesse. — Ma délicatesse vous est obligée ; mais vous remarquez qu'elle ne pousse pas la recherche au point de ne pouvoir goûter l'éloge sous-entendu, après le régal de l'éloge exprimé.
« Il me semble maintenant que je me réjouirais de commencer un autre volume mais de vouloir à pouvoir il y a une distance trop grande pour que je la franchisse en ce moment et puis, la saison où nous entrons requiert si souvent ma présence au jardin où je suis à moi-même mon fac-totum, qu'il me reste peu ou point de loisir pour écrire. Je me ferais grand tort à moi-même, si je négligeais de mentionner l'extrême plaisir que m'a causé votre récit des sourires et des larmes de Mme Unwin : les personnes dont la sensibilité est vive sont toujours des personnes de goût ; qui sait la poésie le doit à cette sensibilité plus qu'à quoi que ce soit. Mme Unwin sût-elle Aristote par cœur, je n'estimerais pas son jugement aussi haut que je l'estime et dois l'estimer, si cette sensibilité faisait défaut. Mais je sais qu'elle la possède, cette sensibilité qu'Aristote ne
------------------------------------------------------------------------
saurait donner à personne, et dont la moitié des lecteurs sont privés. C'est là justement ce qui me fait 'estimer à si haut prix l'opinion de votre mère. La nature l'a faite critique, non les règles ; elle connaît ce qui 'est bon ou mauvais dans une composition, à ce point que son jugement ne la trompe jamais. Aussi quand deux expressions se balancent également dans mon estime, et que j'en ai référé, comme je le fais toujours, pour décider, à sa sagacité, je ne l'ai jamais vue embarrassée pour porter une décision juste. »
En mêm'e temps qu'il envoyait son livre aux vrais amis, Cowper l'envoyait, comment dirai-je ? aux amis obligés, à ceux qui ont le droit de vous oublier, mais qu'on n'oublie pas impunément. Le chancelier Thurlow, cet ami de jeuness'e qui promettait si facilement à William, comme lui simple aspirant à la science du légiste, de ne pas l'oublier quand il serait assis sur le sac de laine, et qui oubliait 'encore plus facilement cette promesse qu'ii' ne l'avait faite, était du nombre de ces amis obligés. Cowper lui envoya donc son volume, en l'accompagnant ou le faisant précéder de la l'ettre suivante :
« A Lord Thurlow, Olney, 25 février 1782.
« Mylord, je ne m'excuse pas d'accomplir ce qui me semble un devoir : je pécherais contre notre amitié cordiale d'autrefois si, jetant un volume dans le monde,
------------------------------------------------------------------------
j'oubliais que je dois tout particulièrement en cette occasion témoigner mes respects à Votre Seigneurie. Quand nous nous séparions, vous ne pensiez guère entendre jamais plus parler de moi ; et de mon côté, je - ne pensais pas voir le jour où je vous écrirais, moins encore que celui où je me présenterais devant vous en qualité d'auteur.
« Parmi les pièces que j'ai l'honneur de mettre sous vos yeux, il en est une à laquelle j'e dois vous prier de pardonner : je veux parler de celle dont Votre Seigneurie est le sujet. La meilleure excuse que je puisse invoquer, c'est qu'elle a coulé pr'esque spontanément de ma plume, au souvenir affectueux d'une liaison qui a été très honorable pour moi.
« Quant aux autres, leurs mérites, si 'elles en ont, aussi bien que leurs défauts, dont beaucoup m'auront échappé sans doute, ne manqueront pas de se manifester à vos yeux. Mais beaucoup de perspicacité ne va pas généralement sans beaucoup d'ouverture de coeur ; et je me remets avec d'autant moins d'inquiétude aux mains de Votre Seigneurie, que je vous connais mieux à cet égard.
« Si ma première visite, après un intervalle de tant d'années, peut n'être ni importune ni ennuyeuse, mais surtout si 'elle peut apporter quelque profit, je n'aurai rien de plus à désirer (omne tulit punctum).
« J'ai l'honneur d'être, avec des opinions sur certains sujets bien changées peut-être, du moins avec des senti-
------------------------------------------------------------------------
ments d'estime et d'affection toujours les mêmes, de Votre Seigneurie le très fidèle, très obéissant et très humble serviteur, W. C. »
Cowper a mêlé assez adroitement dans cette lettre, où l'embarras ne perce pas trop, les souvenirs d'une vi'eille et égale amitié, le respect dû à la haute position du Chancelier, et la dignité d'écrivain. Au fond cependant, l'ami étant rentré dans l'ombre par l'effet du temps écoulé, le Chancelier était sur le premier plan, et il y avait là à la rigueur un acte de déférence, je dirais une .attention de courtisan si ce mot pouvait prendre place à côté du nom très pur et très honorable de Cowper. Le poète le comprenait bien, il se sentait sinon abaissé, du moins, on peut le dire, un peu moindre el ses yeux : il fallait, pour lui rendre le sentiment absolu de sa dignité, qu'une lettre du Chancelier vînt et rétablit l'égalité un moment compromise. Aussi Cowper l'attendait-il, cette lettre, avec une extrême impatience ; nous le voyons par la suite de la lettre à M. Unwin, dont nous avons interrompu la lecture :
« Si je recevrai on non une lettre de Sa Seigneurie le Chancelier, c'est ce qui demeure présentement un objet de doute et restera probablement tout aussi douteux pendant longtemps encore. Il est tellement pris par l'es affaires, et si les journaux disent vrai, il est en ce moment surtout si occupé, que je suis forcé d'admettre la pensée mortifiante que ma lettre et mon livre sont
------------------------------------------------------------------------
jetés tous deux dans un coin comme choses trop insignifiantes pour attirer l'attention d'un homme d'Etat, et qu'ils ne seront retrouvés que quand son exécuteur testamentaire mettra la main dessus. Mais cela ne dépend ni de lui ni de moi. Je lui ai envoyé la vérité, et la vérité, je sais qu'il l'ignore. Celui qui mit dans le cœur d'un certain monarque d'Orient d'amuser une nuit sans sommeil au récit écouté des événements de son royaume, Celui-là aussi peut faire naître pour lord Thurlow une occasion pareille, et lui inspirer le désir curieux de savoir ce que lui a envoyé un ami pour lequel il eut autrefois de l'affection et de l'estime.
« J'ai lu votre lettre à ces Messieurs, et j'e l'approuve fort. Puisse-t-elle avoir son effet légitime ! Quand même il manquerait de se produire, vous n'en avez pas moins accompli ce que demandait l'humanité, et les pauvres membres endoloris des prisonniers ne se lèveront pas contre vous au jour du jugement. J'ai fait à la dernière phrase un léger changement, que vous ne désapprouverez peut-être pas. »
La réponse attendue ne vint pas. Le Chancelier s'e tut. De moins grands personnages, comme Colman, à qui Cowper avait envoyé son livre, se turent aussi, et leur silence au moins imposé, quand il n'aurait pas été contraire aux plus simples exigences de l'amitié, toucha sensiblement le poète, qui en prit occasion d'écrire une pièce que nous rencontrerons bientôt ; il l'a intitulée
------------------------------------------------------------------------
Valediction. « Adieu » traduirait bien imparfaitement ce mot par lequel le poète prend un congé irrité.
Si la publication de son livre fut pour Cowper, comme pour bien des frères-poètes, l'occasion d'amers désappointements, elle am'ena aussi bien des témoignages en sens contraire. Nous avons déjà vu comment M. Unwin avait accueilli les Poèmes de son ami. M. Unwin était un ami d'ancienne date ; un ministre, le révérend M. Bull, à qui Cowper avait également envoyé son volume, n'était pas encore un ami ; il demanda à le devenir, le poète avait conquis un ami à l'homme :
A M. Bull, 24 mars 1782.
« Cher Monsieur, si vous ne m'aviez loué qu'à titre de poète, j'aurais avalé vos éloges tout d'une pièce, j'aurais léché mes lèvres et je n'aurais pas fait de réponse ; mais comme vous m'offrez votre amitié et que vous me jugez digne de votre affection, honneur beaucoup plus grand à mes yeux que celui d'être poète, poète même ayant votre approbation, je crois que je ne dois pas rester muet dans une circonstance aussi intéressante.
« Votre lettre m'a fait un grand plaisir, comme témoignant tout à la fois et de votre suffrage approbateur, et du cas que vous faites de moi. J'ai écrit dans l'espérance de plaire à vous et à des personnes comme vous ; je dois confesser qu'en même temps je jette de côté un coup d'œil sur le monde en général à qui je
------------------------------------------------------------------------
voudrais plaire ; mais je crois pouvoir dire que j'ai eu en vue plutôt le profit et l'instruction de tous, que leurs louanges. Ce sont des enfants : si nous leur donnons une médecine, il nous faut adoucir avec du miel les bords de la coupe. Si mon livre a cet honneur que par lui la connaissance de la vérité arrive à des esprits qui l'ignorent, je m'en réjouirai ; et je me réjouis déjà de la preuve qu'il m'a procurée de votre estime, puisqu'e j'aimerais mieux vous plaire à vous qu'à tous les écrivains de l'une et de l'autre Revue.
« Quand le loisir et la santé vous permettront de faire un trot jusqu'à Olney, vous êtes assuré de la bienvenue de deux de ses habitants, bienvenue qui ne vous manquera pas, même quand il vous plairait d'allumer votre pipe avec la page en question.
« A vous, mon cher ami, en toute affection ».
M. Unwin, lui, ne se bornait pas à des éloges dont le poète qui en est l'objet reste le secret confident. Il ne se taisait pas dans le monde sur le compte de l'ami poète ; il était, comme le dit Cowper lui-même en commençant une lettre (i" avril 1782), une excellente trompette :
A M. Unwin, 1er avril 1782.
« Mon cher ami, je n'aurais pas pu trouver une trompette meilleure. Votre zèle en faveur de mon livre aussi bien que le nombre considérable de vos connais-
------------------------------------------------------------------------
sances vous mettent parfaitement en état de remplir ce très utile office. Je crois vous voir la bouche sur le long tube, proclamant en faveur de vos nombreux amis mes mérites poétiques, à des intervalles bien ménagés, le dirigeant du côté d'Olney et versant dans mon oreille charmée le bruit de leurs applaudissements. Je n'ai pas besoin de vous encourager à continuer ; jamais vous ne manquerez de souffle dans une cause pareille ; et moi-même, ainsi encouragé, je puis aller en avant, et si la fièvre des vers revient, produire un autre volume.
« Hélas ! de celui qui est assis sur le sac de laine jamais il ne nous viendra des éloges comme ceux que votre bon ami nous a prodigués. Il a de grands talents, mais point de religion. Il y a quelque temps, M. Hill lui a dit que j'étais sur le point de publier : là-dessus il n'a point fait de réponse, que je sach'e, car M. Hill ne m'en a rapporté aucune. Il a eu depuis l'occasion de l'entretenir en particulier, mais le pauvre auteur n'a pas même eu l'honneur d'une mention ; d'où j'e tire deux leçons : la première, c'est que quelque importance que je puisse avoir à mes propres yeux, je suis très insignifiant aux siens ; la seconde, c'est que jamais je ne recevrai de Sa Seigneurie pas plus de sa main et de son écriture que par l'entremise d'une autre personne, le moindre accusé de réception de l'envoi que je lui ai fait ; et par conséquent tous nos rapports sont finis, à jamais, car jamais semblable occasion de les renouveler ne se présentera à moi.
« Pour me dédommager de cette mortification,
------------------------------------------------------------------------
M. Newton me dit que mon livre a toute chance de faire son chemin, de se répandre et de prospérer, que les gens graves ne peuvent s'empêcher de sourire 'et que les gens gais sont frappés de la vérité des enseignements qu'il contient ; qu'il y a tout lieu de croire qu'il ira jusqu'aux mains de Sa Majesté, attendu qu'on l'a mis dans la voie qu'il faut prendre pour y arriver. Si te Roi venait à tomber amoureux de ma Muse, et de vous par contre-coup, ce serait pour nous une large compensation à l'indifférence du Chancelier, et vous pourriez devenir le premier ecclésiastique qui jamais ait atteint à une mitre en grimpant sur les épaules d'un poète. Mais je crois que nous devons nous contenter, moi de ce que je gagnerai, si je gagne quelque chose, et vous du plaisir de savoir que j'ai gagné.
« Ne doutez pas que vous ne soyez capable d'exécuter la tâche que Johnson voudrait vous faire entreprendre : Les écrivains de la Revue sont des sociniens si décidés, qu'ils ont moins de charité pour un homme qui s'appuie sur les principes que je confesse, qu'un Portugais pour un Juif. Il n'est pas impossible qu'ils trouvent par-ci par-là quelque chose à louer, mais sans aucun doute ils réprouveront les doctrines, ils déclareront que je suis un méthodiste, et par là ralentiront la vente du volume s'ils ne l'empêchent pas tout à fait. Où est la difficulté qui' vous arrête ? Que le jugement que vous portez à part vous devienne public, que le monde soit mis au courant de ce que vous éprouvez en faisant une lecture au coin du feu, l'affaire est faite, j'ai passé devant la
------------------------------------------------------------------------
critique, mon livre va de l'avant et en est redevable à une recommandation judici'euse. En retour, composez un livre, et j'écris votre article dans les Revues. Ainsi, nous pouvons nous offrir l'un à l'autre à l'admiration publique, et tirer bon profit de notre amitié. Mais sérieusem'ent, j et crois que vous avez tout ce qu'il faut pour ne pas reculer devant l'entreprise. Si vous n'avez d'autre objection à vous en charger que la défiance de votre capacité, je suis persuadé que vous n'avez besoin que d'essayer pour vous donner un démenti à vousmême.
« Nous avons ri de tout cœur en entendant votre réponse à la question du petit John ; je crois cependant que vous auriez pu lui répondre sans détour : « Il y a bien des espèces de talent, mon cher ; je ne crois pas que le mien soit tourné à la poésie ; mais je puis faire dix fois plus pour amuser en conversation une compagnie, que notre ami d'Olney. Il sait rimer, et moi causer. S'il avait mon talent et que j'eusse le sien, nous serions trop charmants, et tout le monde irait presque jusqu'à l'adoration pour nous. »
La critique ne se montra pas tout d'abord favorable au poète ; la Critical Revicw notamm'ent le traita avec une dureté marquée (Numéro d'avril 1782» : L'auteur des Poèmes a d'excellentes intentions, mais aucun talent ; ses vers sont faibles et languissants ; rien de nouveau,
------------------------------------------------------------------------
rien de vif pour les faire pénétrer ; l'auteur ne s'élève jamais au-dessus de cette médiocrité tant dédaignée, tant condamnée par Horace ; il n'a point su donner à ses préceptes la forme et la beauté qui seules les pouvaient faire accepter. Enfin on emprunte à Cowper lui-même des armes pour le battre : « Le clair discours, lui dit-on en lui empruntant deux vers, aussi froid qu'il est clair, tombe pour l'endormir dans l'oreille qui n'écoute pas. »
« Le poète, qui s'est composé de son mieux pour faire bonne contenance 'en face des critiques, se trouve un peu hors d'assiette à la lecture de cet article, et il a quelque dépit de sa faiblesse. Mais une heureuse compensation lui est réservée. Laissons-le nous dire luimême cette bonne fortune.
A M. Unwin, 27 mai 1782.
« Mon cher ami, j'ai eu quelque honte de me sentir à ce point mortifié par la censure de la Revue Critique, dont les rédacteurs cependant ne pouvaient lire sans parti-pris un livre tout rempli d'opinions et de doctrines si éloignées des leurs : aussi je dois maintenant faire bonne garde contre ma vanité qui pourrait être trop flattée par l'éloge que voici. Je vous l'envoie pour les raisons que je vous ai données en vous faisant part de quelques anecdotes du même genre, dans le temps que nous étions réunis. L'intérêt que nous avons l'un et l'autre au succès de ce volume est si parfaitement iden-
------------------------------------------------------------------------
tique, que vous devez entrer avec moi en partage du blâme ou de l'éloge qu'on lui décerne ; comme vous sympathisez avec moi quand je porte le fardeau de l'outrage, vous avez droit aussi de jouir avec moi des cordiaux que je reçois de temps en temps, quand il m'arrive de rencontrer des juges plus favorables ou de plus d'équité.
« Un commerçant, un de nos amis (vous l'aurez bientôt deviné) (i) a envoyé mes Poèmes à l'un des premiers savants, à un des personnages les p'us éminents de la littérature, des plus haut placés aussi dans le monde politique, dont le siècle où nous sommes puisse se vanter. Peut-être ici votre puissance de conjecture est à bout, et vous commencez à me demander : « Qui est-il ? où habite-t-il ? qu'*est-il ? Parlez, car je suis tout impatience ». — Je ne dirai pas un mot de plus : la lettre qui m'a rapporté des remerciements de ce personnage pour le présent reçu parlera pour lui :
Passy, 8 mai 1782.
« Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et je vous suis très obligé pour le livre dont vous avez bien voulu me faire présent. Depuis longtemps je n'étais plus en goût de lire de la poésie ; mais la manière de ce poète a quelque chose de si neuf, son style est si aisé et si correct tout à la fois, son expression réunit à la clarté tant de concision, les
(ij C'était M. Thornton.
------------------------------------------------------------------------
sentiments qu'il exprime sont si' justes, que j'ai lu le tout avec un grand plaisir, et quelques-unes des pièces plus d'une fois. Je vous prie d'accepter mes remerciements et de présenter mes respects à l'auteur.
« Je prendrai soin de faire passer les lettres en Amérique, etc.
B. FRANKLIN....
« Nous pouvons maintenant traiter les critiques comme l'archevêque de Tolède (1) traita Gil Blas quand celui-ci s'avisa de trouver quelque chose à reprendre à un de ses sermons : Ailez, idiot, et tâchez de vous procurer un meilleur goût si vous savez où mettre la main dessus.
« Nous nous réjouissons de vous savoir de retour chez vous sain et sauf. Si nous pouvions voir chaque jour d'un seul coup d'œil ce qui se passe chaque jour sur toutes les routes du royaume, combien de gens sont blessés et dans les épouvantes, combien sont pillés et maltraités, nous trouverions qu'il est assez juste de se montrer reconnaissant des voyages heureusement accomplis, de la délivrance de dangers qui ont passé à côté de nous, et que peut-être il ne nous a pas même été permis de voir. Quant aux latitudes élevées du Sud et dans une nuit de ténèbres et de tempête, l'éclair soudain parti découvrit au capitaine Cook un vaisseau qui lui apparut passant tout contre lui, et qui peut-être, sans cet éclair, l'eût abordé et brisé, très certainement le
(1) De Grenade. Cowper n'a pas lu Gil Blas hier.
------------------------------------------------------------------------
danger aussi bien que la lumière rapide qui le fit reconnaître lui étaient envoyés pour lui porter cette leçon salutaire, qu'une Providence spéciale veillait sur '-ui, et qu'il n'était pas seulement préservé de maux qui lui étaient connus, mais de beaucoup d'autres dont il n'avait pas la révélation, pas même le soupçon le plus léger. Combien d'événements hors de toute probabilité peuvent cependant s'e réaliser ! Combien il y a peu de chances pour que deux vaisseaux aillent s'entrechoquer au milieu et dans l'immensité de l'Océan Pacifique, pour que, tenant des directions contraires, venus de parties du monde si infiniment éloignées l'une de l'autre, ils suivent cependant une ligne si exactement correspondante qu'ils aillent se précipiter l'un sur l'autre, s'emplir d'eau et sombrer dans une mer où tous les vaisseaux du monde pourraient être dispersés sans qu'aucun d'eux en aperçut un autre ! Et pourtant, c'est ce qui devait arriver sans ce succès si remarquable dont Cook a enregistré le souvenir. La même Providence, il est vrai, aurait pu aisément conduire ces deux vaisseaux dans une direction si éloignée que toute rencontre fut absolument impossible ; mais dans ce cas, il n'y avait plus de leçon ; ou du moins l'héroïque voyageur aurait pu faire tout le tour du globe sans trouver l'occasion de raconter un incident qui parle si vivement à l'esprit.
« Je ne suis pas plus charmé du temps que vousmême. L'absence du soleil qui n'a daigné se faire voir ce printemps que bien moins .qu'il ne l'avait fait cet
------------------------------------------------------------------------
hiver, a sur mon corps un effet qui n'est pas heureux. Je sens une invincible répugnance pour le travail, et pourtant il faut bien que je me réfugie dans le travail comme étant mon unique secours contre quelque chose de pire. Si je ne fais rien, je suis dans l'abattement ; si je travaille, je suis fatigué, et cette fatigue serait mieux définie par le mot lassitude, de tout genre de fatigue la plus accablante au monde. Mais c'en est assez sur moi et sur le temps.
« Le coup que nous avons frappé dans les Indes Occidentales sera, je crois, décisif, au moins pour la présente année, et en ce qui touche nos possessions engagées dans le conflit actuel. Mais les journaux et leurs correspondants me dégoûtent et me rendent malade. Une victoire après une série si prolongée de revers les a remplis de présomption et de vanterie insolante ; Rodney est presque taxé de Méthodisme pour avoir attribué son succès à la Providence, et pendant ce temps-là, des gens qui ont renoncé, ou peu s'en faut, à s'appuyer sur la protection d'un tel ami, faute de laquelle on ne saurait rien accomplir, menacent de chasser les Français de la mer, rient des Espagnols, se moquent des Hollandais, et vont emporter le monde comme leur conquête. Nos ennemis se vantent et nous nous moquons d'eux parce qu'ils se vantent ; cependant nous savons chanter une chanson aussi bruyante que la leur, sur la même clef : mais nul doute qu'on ne se moque de nous aussi à notre tour partout où iront nos
------------------------------------------------------------------------
journaux. La vraie gloire d'un Anglais devrait être de faire bien ce qu'il a à faire et d'en parler peu ; mais il se déshonore quand il se vante et s'enorgueillit de ses prouesses, comme s'il avait fini sa tâche, à l'heure où il l'a à peine commencée. »
Prenons cependant, semble dire le poète, les petits bonheurs qui veulent bien se donner à nous, fût-ce un simple concert sur la place donné par quelque détachement en garnison :
« Au Révérend W. Unwin,
chez le Rév. Matthieu Powley, Dewsbury, près Wakefield, 27 avril 1782.
« Mon cher William, une partie du corps nouvellement levé de lord Harrington a pris garnison à Olney depuis que vous nous avez quittés. Ce détachement a la musique du régiment. La troupe a été rangée ce matin sur la colline du Marché, et un concert comme nous n'en avons pas entendu depuis bien des années a été exécuté non loin de notre maison. Votre mère et moi, pour mieux entendre, nous sommes mis à la fenêtre en dépit du vent d'est le plus froid qui jamais ait soufflé en avril. Le corps de musique s'en est acquitté avec goût et comme il convient ; leurs instruments n'ont point imité ces trompettes qui piaulent à la foire : nous avons eu une douce et élégante symphonie qui a charmé nos oreilles et servi à nous convaincre que nul laps de temps écoulé ne nous peut rendre insensibles à
------------------------------------------------------------------------
l'harmonie, et que si la comédie, les bals et les mascarades ont perdu tout pouvoir de nous toucher, au point que nous les trouverions non seulement insipides, mais insupportables, cependant la belle musique ne manque pas de retrouver dans l'âme une faculté correspondante, une sensibilité qui dure jusqu'au bout, et que la religion même ne saurait éteindre. Je dois donc avoir de la pitié pour telles ou telles personnes vertueuses (quelques-unes au moins ont passé pour telles autrefois) qu'un archet, un violon a enlevées à tous leurs devoirs de chrétiens, et qui, ayant pour un temps renoncé au monde, y sont rentrées en dansant de toutes leurs forces. C'est un piège auquel il me serait difficile d'échapper s'il se rencontrait fréquemment sous mes pas.
« Quand nous avons éloigné l'idée de vous voir venir pour une seule nuit, c'était seulement en manière de raisonnement, et dans l'iespérance de vous décider à faire un plus long séjour avec nous. Mais plutôt que de renoncer à vous voir du tout, nous serions heureux de vous tenir, ne fût-ce que pour une heure. Si les chemins sont passables et que nous puissions user de nos jambes, car vous savez que nous n'allons point à cheval, nous tâcherons d'aller au-devant de vous dans le parc de Weston. Mais je ne désigne point d'heure, pour que vous n'alliez pas vous croire dans l'obligation d'être ponctuel, ce qui pourrait être difficile à la fin d'un si long voyage. Seulement, si le temps est propice, vous nous trouverez là dans la soirée. C'est l'hiver au
------------------------------------------------------------------------
Sud ; il se peut qu'à la fin ce soit le printemps, sinon l'été au Nord : car j'ai lu qu'il fait le plus chaud au Groenland quand nous avons ici le p'us grand froid. Quoi qu'il en soit, nous pouvons espérer à la fin d'un pareil mois d'avril que le premier changement de vent fera la saison plus belle.
« Nous prenons vraim'ent part aux contrariétés que vous avez éprouvées au nord de Wakefield. Il est fort heureux que la fatigue et la frayeur réunies n'aient pas été trop fortes pour Mme Unwin. Quel rustre que celui dont vous avez parlé ! Maudit est celui-là, dit l'Ecriture, qui met l'aveugle hors de son chemin — malédiction assez redoutable, je crois, pour roussir du moins la barbe du misérable qui refuse de mettre l'égaré dans sa voie. Vous prêcherez probablement à Dewsbury le dernier dimanche, et si vous apercevez dans l'assistance cet amateur de petits profits, ce sauvage ennemi de la civilisation, vous pourrez trouver moyen de le lui dire.
« La comparaison du vicaire mise en latin :
Sors adversa gerit stimulum, sed tendit et alas : Pungit, aPi similis ; sed velut ista fugit.
« Quelle dignité a la langue des Romains ! quelle idée elle nous donne du bon sens et du mâle esprit du peuple qui la parlait ! La même pensée qui, revêtue d'expressions anglaises, nous semble puérile, et même touche au niais, prend un tout autre air en latin, et fait une épigramme au moins aussi bonne que quelques-unes de Martial.
------------------------------------------------------------------------
« Je me souviens de vous avoir entendu faire, du temps que vous étiez ici, sur les parenthèses, une observation à laquelle j'ai accédé sans restriction : un peu d'attention nous convaincra cependant l'un et l'autre qu'il ne faut pas les condamner indistinctement. Quand elles sont nombreuses et longues, elles embarrassent le sens et prouvent que la tête de l'écrivain est dans les nuages, qu'il n'a pas su arranger la matière qu'il traite, ou qu'il est peu versé dans les grâces de l'expression. Mais comme la parenthèse est rangée par les grammairiens au nombre des figures de rhétorique, nous devons croire qu'ils ont eu leurs raisons pour lui conférer cet honneur. Aussi nous remarquerons qu'employée par quelques-uns de nos écrivains les plus élégants, comme dans les mains des anciens poètes et orateurs, elle a une grâce particulière et donne à la phrase une beauté qu'elle n'aurait pas d'ailleurs.
Hoc nemus, nitnc, inquit, frondoso vertice collcm (Quis deus incertum est) habitat deus.
Virg. Æneid. VIII.
« La parenthèse a sa grâce dans cet exemple, le premier qui s'est présenté. Je n'ai pas le temps d'en chercher d'autres, ni de place pour les insérer. Mais votre observation vient, je crois, à l'appui de mon opinion. Nous avons pensé à vous et parlé de vous tous les jours depuis votre départ, et nous continuerons jusqu'à votre retour. Notre affection vous suit, ainsi
------------------------------------------------------------------------
que Mme Unwin, John qui cache les bouilloires à thé qu'on ne retrouve pas, et vos hôtes de Dewsbury (i) ».
Cowper qui affectait assez d'insensibilité à l'égard de la critique se trouve à l'épreuve n'être pas plus invulnérable qu'un autre, et s'il s'afflige des censures des uns il s'impatiente du silence prolongé des autres. Nous sommes déjà au 12 juin, et la Revue Mensuelle (Monthly Reviezv) n'a pas encore parlé. Cowper écrit à ce sujet :
A M. Unwin, 12 juin 1782.
« Mon cher ami, tout ce qui survient d'extraordinaire dans notre vie est une occasion d'apprendre, si nous voulons, quelque chose de notre cœur et de notre caractère dont nous ne nous étions pas avisés jusqu'alors. Il nous est aisé de nous promettre d'avance que nous nous conduirons sagement, modérément ou résolument dans telle occasion donnée. Mais que cette occasion se présente en effet, il ne nous paraît plus facile alors de tenir notre promesse, si grande est la différence entre théorie et pratique. Cela pourrait bien n'être pas une remarque neuve ; mais elle n'en est pas pire pour être vieille, si elle est vraie.
« Avant de me donner au public, je me disais : Vous et moi, M. Cowper, nous ne nous tourmenterons
(i) Les Powley. sœur et beau-frère de M. Unwin,
------------------------------------------------------------------------
guère de ce que les critiques pourront dire de notre livre. Mais ayant une fois envoyé les élucubrations de mon esprit chercher les aventures, je n'ai pas tardé à devenir inquiet du résultat, et j'ai découvert que je ne pouvais occuper avec plaisir une place chaude et commode dans mes bonnes grâces si mes amis n'étaient pas contents de moi comme je l'étais de moi-même. Approuvé par eux, j'ai commencé à me sentir travaillé par l'ambition. C'est une bonne chose, me suis-je dit, que le suffrage de mes amis ; mais les amis y mettent quelquefois de la partialité, et les miens, j'ai tout lieu de le croire, n'en seraient pas tout à fait exempts : il me semble que j'aimerais assez entendre un étranger ou deux parler de moi en bons termes. J'ai maintenant le plaisir de me voir applaudi par le London et le Gentleman's Magazines (l'approbation du premier m'est surtout agréable) et par le docteur Franklin. A ce propos, les Magasines sont un genre de publications qui n'ont guère de valeur à nos yeux jusqu'à ce que nous nous y voyions couchés tout au long, et alors ils prennent à nos yeux une importance que nous ne pouvions pas leur reconnaître auparavant. Mais la Revue Mensuelle, le plus formidable de tous nos juges, n'a pas parlé encore. Que dira ce Rhadamante critique quand mon génie tremblant paraîtra devant lui ? Il continue à me tenir dans l'eau bouillante et à me faire attendre la sentence. Hélas ! quand je désire un jugement favorable de ce côté (pour confesser une faiblesse que je
------------------------------------------------------------------------
n'avouerais pas à tout le monde), je ne me sens pas peu influencé par un amour tendre pour ma réputation qu'il faut établir ici, ici même parmi mes voisins d'Olney. Nous avons des horlogers qui eux-mêmes sont des beaux esprits et qui peut-être à l'heure qu'il est, me font l'honneur de me croire un de leurs pareils. Et puis il y a un charpentier, un boulanger ; enfin, pour ne pas parler des autres, il y a M. Teedon, votre idole, dont un sourire est celui de la renommée. Tous ces gens-là me mettront au rang des pauvres d'esprit, si ces terribles critiques leur donnent l'exemple. Mais allons, que partout ailleurs j'aie renom de méchant poète : cher Monsieur Griffith, laissez-moi passer pour un génie à Olney.
« Je suis enchanté que M. Madan soit content ; je lui suis obligé de s'être entremis près de Dodsley, je n'en attendais pas tant. Je voudrais le voir publier quelque chose qui pût à son tour devenir l'objet de mon approbation ; mais il faut que cela soit sur quelque autre sujet. »
Cowper, après être -revenu sur le système de polygamie de M. Madan pour le réfuter, ajoute :
« Il ne fait que troubler la paix des familles, met à la torture les plus estimables parmi les femmes, et se déshonore lui-même.
« Nous sommes fâchés de la maladie du petit William ; mais l'enfance a cet heureux privilège de
------------------------------------------------------------------------
regagner presque immédiatement ce que la maladie lui a fait perdre. Nous nous affligeons aussi de l'état dangereux où se trouve M. Thornton. Mais celui-là qui est bien préparé pour le grand voyage ne peut le faire trop tôt s'il ne regarde que lui-même, quoique ses amis puissent déplorer son départ.
Le lecteur a pu remarquer combien les lettres de Cowper sont toujours sérieuses, même quand il se permet un demi-tour vers le badinage. En vers, il se contraignait moins pour jeter sur le papier ce qui se présentait à lui dans le genre léger, et il s'accordait la fantaisie d'écrire des compositions futiles ; nous en avons encore assez parmi les oeuvres ; mais il avait souvent l'extrême bon sens de ne pas les laisser subsister : les avoir faites, c'était assez, le but se trouvait atteint, amusement d'une heure :
A M. Bull, juin 1782, mercredi.
« Je vous enverrais volontiers les vers qui s'échappent de ma tabatière, si la chose était possible ; mais hélas ! ils n'existent plus. Je suis pour moi-même un critique plus rigoureux que vous ne croiriez, et j'ai le bon goût de me sentir de mauvaise humeur contre presque tout ce que j'écris, pour peu que la chose ait huit jours : en conséquence, ils ont servi — n'importe à quoi — mais Bentley lui-même n'aurait pu les traiter plus outrageusement.
------------------------------------------------------------------------
« Je vous remercie du souvenir amical que vous voulez bien conserver de moi, et je souhaite occuper toujours une place dans votre estime et votre affection. Et je la garderai, je n'en doute pas, jusqu'à ce que vous ayez découvert que je n'ai droit ni à l'une ni à l'autre. »
Comme on pouvait le prévoir, la brouille avec lady Austen n'avait pas été de longue durée. Lady Austen n'avait eu d'autre tort que de regarder ses amis comme des saints, et de leur faire part de cette manière de voir, assez singulière dans une femme du monde. Les amis dont on avait une opinion si exaltée n'en pouvaient pas être bien fâchés au fond : la réconciliation était donc facile. Le livre de Cowper y fournit une occasion qui dut être saisie avec empressement.
Tout le malentendu d'un instant est effacé. Cowper, dans une lettre de l'été de 1782 (mais la date du 3 juillet se trouve dans le corps de la lettre) écrit à son ami confident :
A M. Unwin (3 juillet 1782).
« Ci-incluse une lettre de lady Austen, que je vous prie de me retourner dans votre première lettre. C'est sa sœur qui en a été le porteur. Nous sommes réconciliés. Elle a saisi la première occasion qui s'est présentée d'embrasser votre mère avec des larmes de la plus tendre
------------------------------------------------------------------------
affection, et moi naturellement je n'ai plus rien sur le cœur. Tout d'abord il y a eu entre nous quelque peu d'embarras ; mais maintenant nous sommes aussi à notre aise que jamais. Elle résidera à Clifton jusqu'après Noël. Ayant dû vous m'ettre au courant de notre querelle, je me regarde pour cette fois comme relevé de l'obligation que je me suis imposée de tenir secrètes toutes ses autres lettres. Celle-ci en effet, à proprement parler, ne fait pas partie de notre correspondance (i) « Pour être plus à moi, je vous écris dans la serre où je tremble de froid en ce présent jour troisième de juin. L'été et l'hiver ne dépendent donc pas de la position respective du soleil et de la terre, mais de la disposition suprême de Celui qui est le maître de toutes choses. Samedi soir, le froid était si vif qu'il a saisi plusieurs jeunes pousses de nos pêchers. Le pépiniériste avec qui nous sommes en rapport me dit que presque partout les espaliers sont hors d'espérance, et qu'un de ses amis, voisin de Londres, a perdu tous les arbres arrivés à pleine croissance d'un grand jardin. Les noix même, grosses comme des noisettes, tombent à terre ; quant aux fleurs, elles s'épanouissent, mais elles semblent n'avoir plus de parfum. Hier, je me suis promené dans le jardin avec votre mère ; je m'étais enveloppé d'un pardessus d'hiver, et je ne l'ai point du tout trouvé trop lourd, pas plus qu'au mois de janvier. Les concombres sont tachés de cette rouille qu'ils contractent rare-
(I) Cowper parle ici de grammaires anglaises, sujet peu intéressant pour le lecteur, qui n'est pas le père du petit John.
------------------------------------------------------------------------
ment, excepté aux derniers jours de l'automne ; les melons augmentent à peine. Cependant c'est une consolation de penser que si ces fruits ne peuvent arriver à maturité, nous n'en avons pas besoin. Les moissons, dit-on, se présentent fort mal ; les tiges des blés sont de très inégale hauteur ; si bien qu'une partie des épis courent risque d'être étouffés par les autres. Les épis, du reste, sont en général maigres et chétifs. Je n'ai jamais vu un été où il n'y eût pas à supporter de temps en temps un jour froid ; mais une quinzaine d'hiver comme celle que nous venons de subir, dans cette saison de l'année, je n'en ai pas souvenir.
« Je crains que vous n'ayez découvert un jour trop tard les tissus dont vous me parlez. Les insectes les ont probablement quittés à cette heure, et se rient dès lors de tous les efforts que l'adress'e de l'homme peut employer pour chercher à les détruire : pour chaque toile qu'ils ont suspendue cette année à vos arbres et à vos buissons, vous en trouverez suivant toute apparence cinquante ou peut-être cent l'année prochaine. Ils multiplient à l'infini, si bien que si la Providence ne s'en mêle pas, et que l'homme juge à propos de ne pas s'en occuper, les rieurs pourront un jour s'apercevoir de leur méprise. »
Je laisse, dans une lettre qui vient après celle-ci, tout ce qui est politique, la politique du poète nous touche peu, pour arriver à des sujets moins importants, beaucoup moins importants, mais qui nous intéressent bien
------------------------------------------------------------------------
1
plus vivement. Et à ce propos on me permettra de faire une remarque : c'est qu'en effet, dans les livres de nos devanciers, nous recherchons avec infiniment plus de curiosité ce qui touche personnellement l'auteur ou ses amis, que ce qui peut concerner les intérêts d'un peuple ou d'un monde : c'test que ce qui peut faire apparaître l'homme dans son ingénuité et sa vraie physionomie a plus le droit de toucher des hommes que des pages étrangères à cet objet mobile sans doute, mais qui se retrouve toujours et qui ne meurt pas ; la politique au contraire nous met en contact avec l'accident perpétuel, et fait mauvaise figure dans les livres qui ne la considèrent pas dans le vaste ensemble et dans les principes où elle peut puiser sa grandeur et son légitime intérêt : voilà pourquoi la politique n'est bonne que dans les politi'ques et dans les historiens qui m'ettent la politique en action, pourquoi elle ne vaut rien ou pas grand'chose dans les épistolaires : ils feraient de méchantes lettres s'ils voulaient faire de la bonne politique. Laissons donc le duc de Portland, le marquis de Rockingham, et l'impopulaire Shelburne (le héros de B. d'Israéli (i), et entendons Cowper paulo minora canentem :
A M. Unwin, 16 juillet 1782.
« Comment vous consolerai-je sur ce qui vous chagrine maintenant ? Pardonnez-moi si je ne puis m'empêcher de sourire de ce chagrin ; car qui donc,
(1) Dans Sihyl.
------------------------------------------------------------------------
excepté vous, pourrait se faire de la peine sur un semblable motif ? Vous vous êtes conduit avec politesse et comme un gentleman ; vous avez offert l'hospitalité de votre maison à un étranger qui ne pouvait pas, du moins aux environs de chez vous, s'accommoder d'un autre gîte convenable. Cet homme, en ne refusant ni n'acceptant une offre si honorable pour lui, s'est fait honte à lui-même, non pas à vous. Je crois qu'à l'avenir vous devez mettre plus de réserve à vous ouvrir à un étranger ; jamais plus vous ne devez vous exposer à des incivilités de la part d'un archidiacre que vous ne connaissez pas.
« Quoique je n'en aie rien dit, j'ai sympathisé avec vous sur la peine que doit vous avoir fait éprouver la perte de mi'ss Ord. J'ai gardé le silence uniquement parce que je ne savais pas de consolation à vous donner à ce sujet, dont votre esprit ne fût muni d'avance. En effet, c'est un point bien délicat de mettre le baume sur la plaie, et même lorsqu'on l'applique le mieux possible, peut-être serait-il plus sage de ne pas s'en mêler. Je me rappelle avoir lu, il y a bien des années, un long traité de la Consolation, en français ; le nom de l'auteur m'échappe, mais j'écrivis ces mots à la marge de son livre : « Consolation pour chacun ! Cela est bien pour un Français, la créature du monde qui se console le plus facilement ! »
« Nous sommes aussi charmés que jamais de lady Austen, et elle de nous. Avec la vive imagination, et
------------------------------------------------------------------------
son désir de nous réunir tous et de ne faire qu'une famille (elle a dès à présent pris congé de Londres). elle a mis sur le tapis un projet qui sert du moins à nous amuser et à nous faire rire : c'est de louer la maison de M. Small sur le haut de la colline de Clifton ; cette maison est belle, vaste, commode ; nous y pouvons habiter à l'aise et y recevoir les amis qui à l'occasion voudraient bien nous faire une visite. La maison est meublée ; mais si on peut l'obtenir sans les meubles, le prix sera très peu de chose. Vos sentiments, s'il vous plaît, sur cette démarche » (i).
Cowper termine la lettre par ces mots qui le peignent assez bien pour que nous ne négligions pas de les recueillir :
« Vous devez être charmé de cet heureux changement du temps, je le suis aussi. J'ai rempli quatre pages en moins de temps que deux ne m'en auraient pris il y a une semaine : si bon est l'effet d'un rayon de soleil sur un papillon comme moi ! »
Voilà donc lady Austen revenue à Olney ou dans le voisinage, et avec elle les jeux et les fuites de l'imagi. nation, les projets de vie à trois vont leur train. L'idée de louer cette maison de la colline ne se réalisera pas cependant ; mais bientôt l'aimable amie allait se
(i) Ce mot est en français dans l'original.
------------------------------------------------------------------------
rapprocher bien plus près encore qu'on ne l'avait rêvé, jusqu'à communiquer directement et par une porte de jardin avec ses amis ; elle allait occuper bientôt la maison du presbytère qu'avait habitée M. Newton. En attendant, les relations amicales de Clifton à Olney reprenaient toute leur vivacité affectueuse ; lady Austen cherchait dans son esprit agréable tous les moyens de faire oublier au poète ses tristesses et de le tirer de ses abattements. Elle lui avait apporté un jouet qui serait d'une bien dangereuse possession en France : c'était une presse en miniature avec laquelle le poète s'amusait à imprimer de petites pièces de vers de sa composition. Il lui écrivait dans une occasion de ce genre, à un moment de cet été de 1782 où une inondation avait interrompu les communications entre Olney et Clifton :
A Lady Austen (été de 1782).
« Ma chère Sœur, vous voyez mon commencement ; je ne sais si avec le temps je n'en arriverai pas à imprimer des ballades à un sou. Excusez la grossièreté de mon papier ; j'en ai perdu une telle quantité avant de rien pouvoir produire de lisible, qu'il n'e m'en reste pas de plus beau. Je me propose d'employer un habile ouvrier d'ici à me faire un casier plus large ; car vous voyez que mes vers tournent leur queue en trompette comme des chilens hollandais, tant il m'est difficile de faire coïncider exactement les deux moitiés.
« Nous attendons avec impatience la fin de ce déluge
------------------------------------------------------------------------
hors de saison. Je ne crois pas que notre correspondance doive s'arrêter parce que nous sommes à un mille l'un de l'autre. Et encore c'est par l'imagination que je nous rapproche à la distance d'un mille ; car ce débordement nous a en réalité séparés aussi efficacement qui si le Canal d'Angleterre coulait entre nous. »
Cowper avait bien besoin d'être relevé et amusé par lady Austen : la publication de ses Poèmes lui était une cause, sinon de vives peines, du moins de chagrins et d'ennuis latents. Son livre avait paru en mars 1782 ; au mois d'août de la même année, le poète était encore à apprendre l'opinion de Johnson, et il se demandait avec une certaine anxiété ce qu'elle pourrait être. Lisons une lettre qu'il écrit le 3 de ce mois :
A M. Unwin. 3 août 1782.
« Mon cher ami, n'étant pas sans quelque espérance que la prochaine lettre de M. Newton me mettrait en état de satisfaire votre curiosité relativement à l'opinion du docteur Johnson, j'ai différé de répondre à votre dernière ; mais je ne sais rien encore, M. Newton ayant différé d'écrire une semaine de plus qu'à l'ordinaire. Quand ce jugement me sera connu, favorable ou non, vous en recevrez communication ; mais je n'attends pas beaucoup ni bien vivement de ce côté. Il est bien difficile de plaire à ces têtes critiques et érudites. Il n'est pas impossible qu'il adoucisse sa férule en considération
------------------------------------------------------------------------
de mon sujet et de mes intentions. Mais la composition mêm'e aura bien de la peine à échapper à sa censure. Encore que tous les docteurs puissent n'être pas du même sentiment, il y a du moins un docteur qui est mon admirateur décidé, et dont j'ai fait la découverte tout récemm'ent. Lui aussi, comme Johnson, s'est avec grand'peine décidé à lire, ayant une aversion marquée pour tout ce qui est poésie, excepté pour les Nuits d'Young, qu'une fois, confiné à bord d'un vaisseau, sans autre occupation, il apprit par cœur. On le décida pourtant, et il me lut plusieurs fois, si bien que, si mon livre l'eût accompagné sur mer, au lieu de celui du docteur Young, j'avais chance d'occuper cette tablette de sa mémoire dont l'auteur des Nuits s'empara à ce moment : il s'appelle Renny, et habite Newport-Pagnel.
« Il semble que ce soit un paradoxe, mais c'est la vérité. Nous ne sommes jamais plus en danger que quand nous nous croyons le mi'eux à l'abri de tout péril, et nous ne sommes jamais mieux à l'abri en réalité, que quand le danger semble nous menacer de plus près. J'ai dernièrement éprouvé moi-même la vérité de ces deux propositions qui semblent contredire la raison. Comme j'allais de la serre à la grange, je vis trois jeunes chats (car nous n'en avons pas moins dans notre état de maison) qui regardaient avec attention quelque chose qui était enroulé sur le seuil d'une porte. D'abord je n'y pris pas beaucoup garde ; mais un fort sifflement m'engagea à y regarder d'un peu plus près, et alors
------------------------------------------------------------------------
j'aperçois une vipère ! la plus grande que je me rappelle avoir jamais vue : elle se dressait, elle dardait sa langue fourchue, elle lançait le sifflement susdit au nez de l'un des chats qui touchait presque ses lèvres. Je courus dans le vestibule chercher une bêche à long manche dont je prétendais me servir comme d'une arme. Je reviens en quelques secondes ; la bête n'y est plus, je crains qu'elle ne m'ait échappé. Cependant je vois le jeune chat immobile à la même place, et toujours attentif. J'en conclus que glissant entre la porte et le seuil, la vipère avait pénétré du jardin dans la cour. Immédiatement je fais le tour, et je la trouve s'entretenant avec le vieux chat : celui-ci, dont la curiosité était excitée par un objet si nouveau, se sentait fort désireux de lui caresser la tête avec sa patte de devant, et en effet il répéta plusieurs fois ce manège, les griffes rentrées cependant, et sans colère ; le tout à ce qu'il semblait pour s'enquérir et examiner à la manière des savants. Pour l'empêcher de devenir victime de ce louable exercice de ses talents, je m'interposai rapidement avec la bêche, et fis subir la décapitation au reptile : opération qui ne fut pas mortelle dans le moment même, mais qui finit par le devenir. Si c'ette vipère s'était glissée dans les passages, où il fait noir, ou bien si, une fois arrivée dans la cour, elle n'avait pas été arrêtée par le chat, et qu'elle se fût cachée dans quelqu'un des bâtiments extérieurs, il était presque inévitable que quelqu'un de la maison fût mordu : on
------------------------------------------------------------------------
pouvait marcher sur elle sans la voir, et si la bête venimeuse pouvait se couler au dehors, avant que le blessé pût savoir à quel ennemi il avait eu affaire. Il y a trois ans, nous en découvrîmes une déjà dans la même place, et le barbier la tua avec une truelle.
« Notre projet de quitter Olney pour aller nous établir chez M. Small était, comme vous le pensez bien, une plaisanterie, ou plutôt un texte à plaisanteries ayant leur côté sérieux. Nous ne l'avons jamais considéré comme tout à fait exécutable ; cependant nous y avons vu quelque chose qui le rapproche si bien des idées praticables, que nous ne l'avons pas repoussé comme absolument indigne de toute attention. C'était un de ces projets dont les gens à imagination vive se font un jeu ; ils les admirent pendant plusieurs jours, et puis les mettent en pièces. Lady Austen est revenue jeudi de Londres, où elle a passé la dernière quinzaine, et où l'avait appelée une occasion imprévue de disposer de ce qui reste à courir de son bail. Nul lien ne l'attache donc plus à la grande ville ; elle n'a plus au monde personne qu'e nous à qui elle donne le titre d'ami ; elle n'a plus de demeure qu'à Olney. Elle doit habiter la maison du pasteur, où 'elle a loué ce qu'il lui faut pour se loger ; comme ornement elle y mettra ses meubles : elle ira prendre le logement aussitôt que la femme du ministre aura mis en ce monde un autre enfant, qui doit faire en octobre son entrée à Olney.
« M. Bull, ministre dissident à Newport, et notre
------------------------------------------------------------------------
ami, homme d'esprit, homme instruit, excellent et vieux, qui vient quelquefois nous rendre visite et que nous avons visité la semaine dernière, m'a remis trois volumes de poésie française, œuvre de Mme Guyon. — Je vous entends me répondre : Une quiétiste, une fanatique, je ne veux avoir rien de commun avec elle. — C'est fort bien, vous êtes parfaitement en droit de n'avoir rien de commun avec elle ; mais cependant de tous les vers français que j'ai lus, les siens sont les seuls qui m'aient plu ; ils ont une netteté égale à celle que nous applaudissons si justement dans les compositions de Prior. J'en ai traduit plusieurs et continuerai mes traductions, jusqu'à ce que j'aie rempli un registre lilliputien que j'ai par devers moi et que je ma propose d'offrir à M. Bull. Il est l'admirateur passionné de Mme Guyon ; il a fait une fois vingt milles A cheval pour voir son portrait dans la maison d'un étranger, el le possesseur insista pour lui faire accépter cette peinture, qui maintenant a pris place au-dessus de la cheminée de son salon. Le portrait frappe à la première vue, il a trop de caractère pour ne ressembler pas à l'extrême, et s'il était environné d'une auréole, au lieu de porter le costume d'une religieuse, on pourrait croire qu'on a sous les yeux la figure d'un ange.
« Nos prés sont couverts en août d'une inondation pareille à celles de l'hiver ; les roseaux qui devaient recouvrir nos chaises dépaillées, en compagnie de beaucoup de foin qui était encore sur place, sont partis au
------------------------------------------------------------------------
fil de l'eau pour un voyage à Ely, et on ne sait pas s'ils reviendront jamais : sic transit gloria mundi. Je suis enchanté que vous ayez trouvé un vicaire. Puisset-il être votre homme ! J'aime à apprendre que M"" Bouverie me continue son approbation : c'est pour des lecteurs pareils qu'on aime à écrire ».
Il n'y a plus de nuages dès lors entre lady Austen et Cowper ; il lui écrit, il lui adresse de petits vers où les plaintes sur le déluge d'Olney tiennent plus de place que la galanterie ; mais tout cela est sur un ton de familiarité amicale qui nous prouve que le commerce entre eux a repris comme aux meilleurs jours. Nous avons lu une lettre, voici des vers :
« A Lady Austen.
« Observer les tempêtes, et voir le ciel, accuser de mensonge tous nos almanachs, trembler de froid, voir en automne les plaines noyées sous les pluies de l'hiver : voilà les occupations qui prennent mon temps en ces lieux et qui me font désirer d'être un Mynheer des Pays-Bas ; je n'aurais plus dès lors besoin d'esprit, bagage inutile pour un lourd Hollandais. Je n'aurais plus alors de mauvaise humeur contre la boue, contre le déluge qui couvre les prés ; je vivrais content dans un marais, et je m'y trouverais comme dans mon élément ; je serais un élément et non pas un homme ;
------------------------------------------------------------------------
je ne serais plus pris d'un vain désir de voir Sœur Anne venant charitablement à mon aide pour tirer mon esprit de son bourbier ; j'aurais le génie d'un rustre, et mon ambition n'irait pas au delà. »
Une lettre de Cowper à M. Unwin nous fait assister à cette intimité renouvelée du poète et de lady Austen :
A M. Unwin, 27 août 1782.
« Les quatre derniers jours ont été des jours d'aventures, remplis d'incidents, mêlés abondamment de peine et de plaisir, et des plus intéressants. La manière d'agir de lady Austen à notre égard depuis son retour à Clifton a été de nature à nous attacher à elle plus que jamais. Une inondation, il est vrai, nous a quelquefois séparés pendant plusieurs jours ; mais quoique souvent il nous ait été impossible, à nous qui n'allons jamais en voiture, de la visiter elle, dès que l'eau est devenu guéable pour un âne, elle en a monté un et est venue nous rendre visite à nous. Jeudi dernier elle vint avec sa sœur pour assister à l'instruction du soir. Elle était depuis peu de moments assise dans son banc quand elle fut attaquée des. plus cruelles douleurs de colique bilieuse ; très courageuse cependant, et résolue à ne pas alarmer sa sœur, la congrégation ou le ministre, elle supporta son mal sans guère laisser voir de ce qu'elle éprouvait, même à Mme Jones, jusqu'à ce que le service fût fini. Depuis quelque temps, elle a été fort sujette à cette maladie.
------------------------------------------------------------------------
« Nous nous mettions à table pour souper, quand un coup frappé vivement nous jette en alarme. Je cours à la fenêtre du vestibule, car les lièvres étant lâchés, il était impossible d'ouvrir la porte. La soirée avait été très mauvaise, la pluie presque continuelle, mais à ce moment même elle c'essait. Je priai Mme Jones de faire le tour pour gagner la porte, et comprenant à la voix tremblante qu'il y avait quelque malheur, je me hâtai d'aller à sa rencontre. A peine avais-je atteint la porte de la cour, que lady Austen parut, appuyée sur le bras de M. Scott. Elle ne pouvait pas parler, mais passant son autre bras sous le mien, elle s'aida de son mieux, et avec beaucoup de peine, pour gagner le grand fauteuil, au coin de la cheminée du salon : là, pendant un long espace de temps, elle souffrit des douleurs inexprimables ; enfin, un peu soulagée par les secours que lui avait donnés votre mère, elle fit ce qu'elle put pour monter l'escalier, et après environ trois heures de supplice, on la mit au lit. A onze heures du soir nous envoyâmes un message à Northampton ; à sept heur'es du matin il revint, ramenant un médecin. Celui-ci fit ses prescriptions, et la malade se trouva mieux. La nuit du vendredi elle dormit passablement, se leva joyeuse, et toute la journée du samedi, nous charma comme d'habitude par sa conversation agréable et abondante ; mais comme elle s'était trop animée en raison de son peu de force, il en résulta un terrible accès d'hystérie, qui la saisit justement comme elle
------------------------------------------------------------------------
allait se mettre au lit. Elle était seule, sa sœur ayant été obligée de retourner chez elle, et croyant cette précaution inutile, n'avait pas voulu que personne couchât à ses côtés. Le signal convenu consistait à frapper si elle avait besoin de quelque chose : elle frappa ; votre mère courut à la chambre, je l'y suivis pour savoir si je serais bon à quelque chose. Elle n'avait pas commencé encore à se déshabiller ; je fus donc admis, et bientôt après sa maladie prit le caractère de convulsions, accompagnées de nombreux symptômes de la plus violente crise de cette espèce que j'aie jamais vue. Au bout d'un quart d'heure environ, elle fut mieux ; elle reposa assez bien. Le dimanche elle avait recouvré sa gaieté ; hier soir enfin elle se trouva assez bien pour retourner à Clifton. Nous y dînons demain.
« Etes-vous curieux de savoir ce qu'elle pense de vous ? La question sans doute éveille votre curiosité si elle ne l'était pas déjà. Si cependant je remettais à la satisfaire, si je renvoyais la réponse à ma prochaine lettre, pour finir celle-ci par quelque chose de plus important ? — Mais non, il faut vous contenter tout de suite ; un homme qui mérite la bonne opinion des autres n'y saurait être indifférent. Ecoutez donc.
« Elle vous aurait reconnu pour le fils de votre mère dès le premier moment qu'elle vous vît, quand même vous n'auriez pas été annoncé par votre nom. C'est un éloge, permettez-moi de vous le dire, surtout venant de lady Austen, qui regarde cette mère comme
------------------------------------------------------------------------
la meilleure des femmes et l'aime au moins autant que si elle était sa propre mère. Votre personne est la plus élégante qu'elle ait jamais vue — ne vous plaignez plus de vos jambes qui n'ont point de mollets, de votre ventre qui n'est que du vide ! — Votre figure est fort bel:e. — N'allez plus être honteux d'un nez qu'e parfois vous avez cru trop long ! — Chaque mouvement de vos membres, vos gestes, votre attitude, tout 'est d'un homme comme il faut ; ajoutez à tout cela que votre vivacité et votre bon sens, réunis à un caractère aimable (elle ne doute point que ce ne soit le vôtre, quoiqu'elle n'ait eu qu'un quart d'heure pour vous connaître) vous ont placé très haut dans son estime : que vous eussiez seulement occasion de cultiver ces bonnes dispositions, vous seriez sans rival dans son esprit. Il y a quatorze ans je ne vous aurais pas raconté tout cela : jeune garçon que vous étiez alors, tant de louanges vous auraient gâté, et ce que vous en méritiez déjà vous l'auriez perdu par l'avide désir d'en obtenir davantage. Mais maintenant je ne crains pas de faire confidence de tout cela au père de plusieurs enfants, au ministre de trois paroisses. Je prie Mme Unwin d'ajouter à votre prochaine lettre un court post-scriptum à l'effet de m'informer si, en lisant ce portrait de vous, vous avez rougi, et combien de fois. J'allais oublier c'e que notre amie m'a prié de vous dire, c'est qu'elle désire autant qu'il y ait un M. Unwin à Olney que vous pouvez désirer qu'il y ait une lady Austen à Stock.
------------------------------------------------------------------------
« Malgré la rigueur extraordinaire de la saison, nous avons beaucoup de blé de rentré, et en bon état. Il ne paraît pas que les plaintes de nos fermiers eussent aucun fondement raisonnable. Le blé a beaucoup moins souffert de la nielle qu'on ne l'avait annoncé, et s'il a souffert (dans ce pays du moins), il faut l'attribuer à leur impatience déraisonnable, qui a voulu le couper trop tôt. Il fait si froid ce 27 août que je tremble et suis gelé dans la serre où j'écris. »
M. Unwin, à ce qu'il paraît, reçut modestement les louanges de lady Austen : c'est du moins ce que nous apprend la lettre suivante de Cowper :
A M. Unwin (non datée).
« Mon cher William, la modestie des 'expressions dont vous usez au sujet des éloges de lady Austen m'autorise à ajouter hardiment mon suffrage au sien, et à le confirmer en vous assurant que je la crois équitable et bien fondée à vous juger comme elle le fait. Le compliment, il est vrai, réfléchit sur moi-même ; car si vous étiez au-dessous de l'opinion qu'elle a de vous, je ne devrais pas vous accorder dans mon estime la place que vous y occupez depuis si longtemps. Ma sagacité et ma puissance de discern'ement ne sont donc pas médiocrement intéressées ici ; car ou vous ressemblez au portrait, ou je me suis étrangement mépris sur le compte de mon homme, et je me suis absolument trompé sur sa valeur. En ce qui touche votre personne
------------------------------------------------------------------------
et votre figure, je laisse aux dames à en juger, elle ont naturellement mieux que personne le droit de décider à cet égard ; mais de sàvoir si vous êtes en perfection l'homme de sens et l'homme comme il faut, c'est là une question qui m'intéresse autant qu'elles, et cette question, en qualité de votre ami, j'incline naturellement à la décider en votre faveur. Notre amie (quand vous la connaîtrez aussi bien que nous, vous l'aimerez comme nous l'aimons) est maintenant des nôtres, elle a résidé avec nous ces quinze derniers jours. Elle n'était pas encore parfaitement guérie quand elle est repartie pour Clifton. Peu de temps après son retour, M. Jones eut occasion d'aller à Londres. A peine était-il parti, que le Château, n'ayant plus de garnison, fut assiégé dans les règles dès que la nuit fut venue. Des brigands parurent et furent entendus dans le jardin, aux portes, aux fenêtres. Leur principale tentative fut dirigée sur la fenêtre de la cuisine : là, ils enlevèrent un carreau entier, tout justement celui qui faisait face au ferrement destiné à retenir cette fenêtre ; mais par l'effet d'une providence, la fenêtre avait été clouée à l'encadrement de bois, en vue de la tenir étroitement close et d"empêcher l'air de pénétrer ; il en résulta que les voleurs furent désappointés. Ayant été découverts par la servante, ils se retirèrent. Les dames, fatiguées de veiller sans cesse et sous le coup d'alarmes répétées, se décidèrent enfin sur nos instances à venir prendre asile chez nous. On mit dans la maison des hommes munis
------------------------------------------------------------------------
d'armes à feu, et les malfaiteurs, ayant su cette circonstance, battirent en retraite. M. Jones revint. Mme Jones et Mrae Green sa fille nous quittèrent alors ; mais lady Austen avait été trop ébranlée pour pouvoir reposer en un lieu où tant de terreurs l'avaient assaillie; elle ne suivit pas sa sœur. Elle continua de rester avec nous jusqu'à ce que son logement dans la maison presbytérale soit mis en état de la recevoir. Vous voilà au courant d'événements d'importance qui ont pris place dans notre histoire depuis ma dernière lettre.
« Je dis amen de tout mon cœur à votre observation à propos des hommes investis du caractère religieux. Ceux qui se posent comme adeptes des sciences mathématiqus, de l'astronomie ou de la jurisprudence, ont généralement la capacité qu'ils veulent qu'on leur suppose. La raison en est peut-être qu'il sont toujours exposés à se voir dévoilés s'ils tentaient d'en imposer et de se surfaire ; aussi ont-ils soin d'être ce qu'ils veulent paraître. Seule, la profession des sentiments religieux admet toutes conditions : on s'y jette légèrement ; on s'y porte avec une sorte de lâcheté d'habitude, parce que la charité et la bonne foi exigent que nous attendions et supposions le mieux, et que nous jugions favorablement de notre prochain, et encore parce qu'il est facile de tromper les ignorants, qui, en cette matière, forment la grande majorité. Qu'un homme s'attache à une secte particulière, qu'il se jette furieusement dans la mêlée pour ce qu'on appelle proprement doctrines
------------------------------------------------------------------------
évangéliques, qu'il s'enrôle sous la bannière de quelque prédicateur populaire, et l'affaire est faite. Contempler un Chrétien ! un Saint ! un Phénix ! Et cependant peut-être son cœur, son caractère, sa conduite même, sont loin d'être ceux de la sainteté ; peut-être valentils moins pour l'exemple que ceux de tels incrédules de profession. N'importe ! il faut parler, il a le Shibboleth de la vraie Eglise — la Bible dans sa poche et la tête bien garnie des opinions qu'on lui a données. Mais l'homme tranquille, humble, modeste et paisible, qui est ce que l'autre veut paraître, qui déteste le bruit et qui n'en fait pas, qui se garde du monde parce qu'il connaît les pièges du monde, qui n'entre dans cette mêlée mondaine qu'appelé par les devoirs de son état, qui même alors n'y va qu'avec crainte et tremblement, celui-là occupe toujours le plus haut rang dans l'opinion des gens qui jugent de la valeur d'un homme, 'en l'éprouvant par la vraie sagesse comme par une pierre de touche, et qui jugent de l'arbre par son fruit.
« Vous êtes désireux de visiter les prisonniers, vous voulez être utile à leurs besoins, et les instruire. Vous recherchez ce ministère, quoique vous deviez en l'accomplissant rencontrer bien des choses qui vous seront pénibles. Cela, je le compr'ends : vous n'écouterez pas cette sensibilité qui vous est douloureuse, mais les douleurs des autres. Aussi quand je rencontrerai un de ces beaux parleurs sus-mentionnés, je l'enverrai à Stock, afin que votre défiance de vous-même lui soit une leçon
------------------------------------------------------------------------
de modestie, que votre générosité lui apprenne à n'être point indifférent aux maux des autres, que toute votre conduite enfin lui dise de jaser moins et d'agir davantage. »
On aime à voir dans les lettres de Cowp'er les vieux amis tenir leur place à côté des amis les plus nouveaux ; M. Mill n'est point oublié, et on serait heureux de le recevoir, de s'entretenir avec lui dans la petite serre à la façade ornée de myrtes (lettre du 6 septembre 1782) ; et en même temps on écrit à M. Bull (27 octobre 1782) :
A M. Bull, 27 octobre 1782).
« Mon aimable et très cher ami (1), les voitures et les chaises de poste ne sauraient vous porter en un lieu où mon affection ne vous suive pas ; j'apprendrais que vous êtes parti pour finir vos jours dans la lune, que je ne vous en aimerais pas moins ; mais m'es yeux chercheraient l'astre, votre nouvelle demeure, toutes les fois qu'il paraîtrait au ciel, et je vous dirais : Adieu, mon ami, adieu pour jamais ! Je ne vous ai plus, mais vous n'êtes pas oublié. Vivez heureux dans votre séjour de lumière, et fumez en paix vos dernières pipes. Vous êtes délivré de la Terre, de tous les soucis du moins, et pour cela je me réjouis de ne vous y voir plus ; quant aux soucis qui se peuvent rencontrer dans la lune,
(0 En français dans l'original.
------------------------------------------------------------------------
je suis résolu à les supposer plus légers que ceux qu'on supporte ici-bas : ils ne sauraient guère être plus pesants.
«Je n'ai jamais manqué de demander à ceux que je croyais pouvoir me donner de vos nouvelles, si vous étiez malade ou en voyage ; car je me suis longtemps étonné de votre silence et de votre absence prolongée. C'est, je crois, M. Jones qui m'a dit que vous étiez parti. Cela me fait supposer que vous avez été à Ramsgate, et à cette condition, je vous excuse, mais vous devriez vous rappeler, mon ami, qu'on ne va pas s'établir au bord de la mer pour en rapporter des douleurs d'entrailles et cette faiblesse accompagnée de lassitude dont vous vous plaignez. Vous devriez revenir rajeuni de dix ans, les nerfs raffermis, ef la gaieté remontée au plus haut de l'échelle barométrique. Venez chez nous cependant, et Mme Unwin joindra ses attentions et son habileté à celles de Mme Bull ; nous vous donnerons du bouillon pour guérir vos 'entrailles, de la rhubarbe pour les fortifier, et nous vous renverrons vif et joyeux comme nous voudrions que vous le fussiez toujours.
« Vos avis, aussi bi'en que votre manière de les donner, sont tout pleins de bonté et tout amicaux : ils vous ressemblent. Je vous remercie et ne refuse pas vos conseils parce qu'ils ne sont pas bons ou parce qu'ils me déplaisent, mais parce qu'ils ne sont pas à mon adresse : il n'y a pas sur la terre un homme qui ne se trouvât
------------------------------------------------------------------------
meilleur en les suivant, moi seul excepté. Prouvez-moi que j'ai le droit de prier, et je prierai sans cesse ; et à la prière je joindrai la louange encore, même au sein de cet enfer près duquel le ventre de la baleine de Jonas était un palais, un temple du Dieu vivant. Mais permettez-moi d'ajouter qu'il n'y a pas dans l'Ecriture un encouragement qui puisse venir jusqu'à moi, une consolation dont l'effet puisse atteindre jusqu'à ma condition. Cette condition, je ne vous l'expose pas, parce que vous n'y pourriez pas croire ; vous conviendriez de ce que je vous dis si vous la connaissiez. Et cependant la faute qui me met hors des bienfaits dont j'ai joui autrefois, vous ne la regarderiez pas comme une faute, vous me diriez même que ce fut un devoir accompli. Ce que je vous dis est étrange, vous me croirez fou : — mais je ne suis pas fou ; très noble Festus, je suis seulement désespéré ; ces forc'es d'intelligence que je possède mfe sont données quelquefois uniquement pour que j'y puise l'amusement, d'autres fois pour donner une pointe plus vive à ma souffrance p!us intense. Je n'ai pas même, depuis dix ans, appelé la bénédiction sur ma nourriture, et je n'espère pas la jamais plus invoquer. Cependant je vous aime et j'aime ceux qui vous ressemblent, et je suis résolu à jouir de votre amitié tout le temps que je pourrai — ce temps ne sera pas long, nous ne devons pas tarder à nous séparer pour toujours.
« Mme Guyon est finie, mais pas transcrite encore tout à fait. Mme Unwin qui a été dans ces derniers
------------------------------------------------------------------------
temps fort indisposée, met ici ses amitiés pour vous avec les miennes, et tous deux nous nous rappelons affectueusement au souvenir de Mmo Bull et du jeune monsieur ».
Nous voilà tout à fait gagnés à M. Bull ; il faut que celui à qui Cowper écrit en des termes semblables soit un aimable homme. Malheureux poète, qui ne savait pas ou qui ne pouvait pas jouir assez de ces amitiés charmantes, de ces voisinages aimables pour écarter les funestes idées qui assiégeaient sa vie et faisaient de lui, presque à toutes les heures, à celles du moins de la solitude et de la nuit, le frère de la folie !
« Je regrette, disait une autre fois Cowper à ce même ami (5 novembre 1782), de ne pas vous avoir connu intimement dans ces jours plus heureux où mon cœur et mon esprit demeuraient tels encore qu'ils auraient pu rendre une affectueuse liaison moins indigne de vous. »
Mais Cowper ne s'abusait-il pas ? avaient ils jamais existé ces jours plus heureux, et le cœur, et l'esprit du pauvre abusé n'étaient-ils pas aussi dignes que jamais de l'affection des meilleurs ?
Incompréhensible nature d'homme et de poète ! Vous le croyez enfoncé dans ses mélancolies terribles : il l'est en effet, et voilà qu'au même instant il laisse échapper de sa plume facilement entraînée la plaisante histoire de John Gilpin, destinée à devenir, singulière rencontre !
------------------------------------------------------------------------
plus populaire que ses plus belles conceptions, que les poèmes si vigoureux de son premier volume, que la Tâche elle-même. Dans un moment d'inspiration facile et heureuse, voulant amuser lady Austen, Cowp'er laisse échapper de sa plume John Gilpin, et le voilà populaire en Angleterre : ceux qui ne lisent pas de vers, ceux qui n'ont jamais entendu parler de poésie répètent le burlesque récit dans las mots que le poète leur a dictés, et dès ce moment il est des leurs comme ceux qui composent des ballades à deux sous.
Voici la lettre où il annonce ce fameux John Gilpin :
A M. Unwin, 4 novembre 1782.
« Mon cher ami, vous êtes trop modeste : votre dernière, quoique composée de trois pages seulement, me constitue votre débiteur : il se peut que la présente ne soit pas plus longue. Mais n'importe : si courte qu'elle puisse être, ce sera une lettre, vous deviendrez mon débiteur, et je serai votre créancier. Car il ne faut pas estimer une lettre par le nombre de lignes, mais par ce qu'elle contient, et qu'est-ce qu'une lettre pourrait contenir de plus agréable que ce que j'ai trouvé dans votre dernière ?
« Vous me dites que John Gilpin vous a fait rire aux larmes, et que les dames de la Cour sont enchantées de mes Poèmes. Grand bien leur fassent-ils ! Puissentelles devenir aussi sages que l'auteur désire les voir, et alors elles seront bien plus heureuses que lui ! Je
------------------------------------------------------------------------
sais que le livre renferme cette sagesse qui vient d'en haut, parce que c'est d'en haut que je l'ai reçu. Puissentelles la recevoir aussi ! Car, soit qu'elles la puisent à la citerne, soit qu'el'e tombe sur elles du ciel en forme de rosée, comme elle est tombée sur moi, c'est tout un. C'est la pure eau de la vie, quiconque en boit n'aura plus jamais soif. Quant au fameux cavalier ci-dessus mentionné, il est avec ses hauts faits une source inépuisable de gaieté. Du moins il me semble tel, et rarement nous le rencontrons sans nous faire du bon sang au souvenir de ses illustres gestes. Je vous laisse parfaitement le maître de faire de l'homme et de son histoire ce qu'il vous plaira. Auctore tamen anonymo imprimatur (i), et quand on aura imprimé, envoyez-moi un exemplaire.
« Je vous félicite d'avoir fait ce que voulaient le devoir et votre conscience, en vous imposant toute cette peine pour soulager les prisonniers. Vous avez agi aussi bien avec sagesse qu'avec courage, et vous méritiez un meilleur succès. Vos travaux c'ependant, oubliés ici, ne le seront pas ailleurs, et si les pauvres gens de Chelmsford n'en recueillent pas le bénéfice, vous-même le recevrez du ciel. C'est pitié que les gens riches se laissent engager à des actes de bienfaisance quelquefois par le caprice ou le préjugé populaire, quelquefois même par des motifs plus indignes encore. Le caprice décida de la libérale souscription ramassée au profit
(i) Qu'on imprime seulsment sans nommer l'auteui,.
------------------------------------------------------------------------
des veuves des marins qui s'étaient perdus avec le Royal-Gsorgc. Du moins une courte et simple lettre, pleine de sens, insérée en ce temps dans les journaux, fit pénétrer en moi la conviction que cette collecte n'était pas nécessaire et qu'en la faisant on avait agi sans jugement. Et maintenant, la difficulté que vous éprouvez à réaliser dans le cas présent vos bienfaisantes intentions, m'oblige à penser que s'il se fût agi de quelque chose de plus éclatant que de fournir à un petit nombre de gens le combustible nécessaire pour préserver du froid leurs extrémités, vous auriez mieux réussi. Les hommes vraiment pieux ont plaisir à faire le bien à la dérobée ; mais il faut tout au moins un faste de bienfaisance déployé pour satisfaire le gros des hommes. Je me sens incliné à vous fournir une occasion de briller en secret. Nous faisons ce que nous pouvons, mais ce que nous pouvons est peu de chose. Vous avez de riches amis, vous êtes toujours éloquent, et vous savez être pathétique quand il le faut. L'hiver sera rigoureux à Oiney pour bien des gens que leur sobriété laborieuse et leur honnêteté recommandent à l'attention de' la charité : ne pourrions-nous pas conter à des personnes comme Mme Bouverie ou M. Smith, la détresse d'une demi-douzaine de ménages, et faire péné trer ces récits dans des cœurs sensibles comme les leurs ? Vous ferez ce que vous jugerez bien, et nous de notre côté demeurerons persuadés que vous ferez de votre mieux. Lady Austen fera sans doute quelque chose, car elle sait sentir et compatir. »
------------------------------------------------------------------------
Nous avons un peu perdu de vue le volume de Poèmes que Cowper a publié au mois de mars, et le poète luimême a semblé faire comme nous ; mais ce n'est qu'une fausse apparence : s'il n'y pense pas tout haut, il y pense tout bas, et il souffre du silence prolongé, définitif maintenant, de quelques amis dont il avait espéré de bonnes paroles. Les bonnes paroles ne sont pas venues, elles ne viendront jamais. Le poète en a maintenant pris son parti, mais non sans une tristesse profonde, et bien des mots qu'il laisse échapper à son insu nous en ont fourni la preuve en nous montrant le fond de l'âme ; il médite déjà peut-être les vers à lord Thurlow et à Colman, The Valediction. Il n'en dit rien pourtant en écrivant à Hill, et ce chagrin renfermé n'en fera que mieux la proie de ce cœur déjà si tourmenté. Nous rencontrons toujours avec plaisir, de loin en loin, quelque lettre à Hill : celui-ci représente les amitiés premières, les amitiés de jeunesse qu'on dit les plus fidèles, et qui ne justifient pas toujours cet éloge. Quoi qu'il en soit, Cowper écrit donc à son vieil ami :
A J. Hill, 11 novembre 1782.
« Votre abominable griffonnage, comme vous l'appelez, n'en a pas moins été le très bien Venu. Les lettres, il est vrai, n'ont pas la netteté et la beauté de la gravure ; mais si la lettre m'a coûté quelque peine à déchiffrer, j'en ai été bien récompensé par ce qu'elle
------------------------------------------------------------------------
m'apprend dans le détail. Je suis heureux que votre santé soit telle que vous n'ayez plus à vous plaindre que de ce qui est l'accompagnement inévitable de la vie entraînée sur la pente descendante. Si ma santé à moi vaut mieux que la vôtre, cela vient principalement, je crois, de l'air de la campagne, et de la vie retirée dont je jouis constamment, de la plus parfaite régularité dans les heures des repas et du sommeil, du bonheur enfin d'être délivré de toute occupation ayant apparence d'affaires. Je mène la vie que j'ai toujours désirée, et la circonstance seule exceptée que je n'ai pas une fortune indépendante (entre nous soit dit, cette dépendance ne s'accorde guère avec la disposition prédominante de mon caractère), il ne me manque rien qui puisse former l'objet d'un désir.
« Votre vie ne sera pas assez longue peut-être pour que vous voyiez vos arbres élevés à la dignité de bois de construction ; néanmoins j'approuve vos plantations et le désintéressement qui vous engage à les faire. Bien peu de personnes plantent au temps de la jeunesse ; mille autres amusements moins utiles détournent leur attention, et la plupart, quand une fois la jeunesse est passée, se disent qu'il est trop tard pour commencer. Je puis vous dire; cependant, pour vous soutenir et vous encourager, qu'un bois planté par le major Cowper, quand il eut dix-huit ans seulement de plantation, devint un fort bel ornement de son parc, fournissant une ombre aussi épaisse qu'on pouvait la désirer. Quand je
------------------------------------------------------------------------
serais aussi vieux que votre mère, que je suis heureux de voir arrivée à ce grand âge, d'autant mieux que je considère en quelque sorte sa longévité comme un gage et une assurance de celle qui vous est réservée à vousmême, s'il m'arrivait de devenir propriétaire d'un terrain qui valût d'être planté, je, commencerais dès demain, sans même attendre que la Providence s'engageât à me faire vivre encore cinq ans.
« J'ai vu la semaine dernière un monsieur qui revenait d'Hastings. Je lui demandai' où il avait logé. Il me répondit : « Chez P... » Je voulus ensuite savoir si la femme du pauvre homme vivait encore ou si elle était morte. — Morte, fut sa réponse. Alors, répliquai-je, elle a exhalé sa dernière gronderie, et un homme de bon sens et vieux pourra descendre en paix dans sa tombe. M. P... sans doute ne touche guère ni vous ni moi, mais une si belle occasion s'offrant à moi de s'informer de lui, je n'ai pu n'en pas profiter. J'ai toujours plaisir à apprendre quelque chose d'une homme que j'ai connu un peu il y a tant d'années ; et c'est là le seul motif pour lequel je vous ai parlé de cette circonstance.
« Un seul mot dans votre lettre demande à être rectifié ! Vous dites que j'évite avec soin de vous visiter à Wargrove. Cela n'est pas exact ; mais enraciné où je suis, retenu par l'heureuse intimité où j'ai le bonheur d'être, et n'ayant pas voyagé depuis vingt ans, indolent d'ailleurs de nature, ne pouvant supporter l'agitation, toutes cep circonstances me sont autant d'obsta-
------------------------------------------------------------------------
cles insurmontables. Ces obstacles cependant n'existent pas pour vous ; et si vous voulez en faire l'essai avec Mme Hill, vous vous verrez le bienvenu près de Mme Unwin et de moi, autant que vous pouvez l'être chez n'importe quels amis. A vous d'affection. »
M. Unwin avait entendu l'appel de son ami ; il avait ému la charité d'un des riches de la terre en faveur des pauvres faiseurs de dentélle d'Olney, et Cowper l'en remercie avec un accent de gratitude qui nous fait bien pénétrer dans cette âme aussi humaine que religieuse :
A M. Unwin, 18 novembre 1782.
« Mon cher William, de la part des pauvres et en notre nom à nous-mêmes, veuillez exprimer notre reconnaissance en des termes proportionnés au bienfait, à notre généreux ami M. Smith. Je l'appelle notre ami parce qu'ayant connu moi-même en une précédente circonstance son désir d'obliger, et éprouvant aujourd'hui l'empressement désintéressé qui le porte à secourir les malheureux, mon ambition ne peut se contenter à moins. Il peut être assuré du secret le plus absolu : pas une âme, maintenant ou plus tard, n'entendra prononcer son nom comme étant celui de la personne dont nous est venue cette libéralité. Mais quand je parlerai de lui ou que les autres en parleront devant moi, je n'oublierai pas ce qui est dû à un caractère si rare. Je désire, et
------------------------------------------------------------------------
votre mère le désire aussi, qu'il pût quelquefois nous donner quelques moments quand il va à Nottingham ; il nous trouverait heureux de recevoir un homme que nous devons nous tenir honorés de connaître. Nous emploierons dans la distribution de l'argent tout ce que nous avons de prudence. Mais dans cette ville où l'Evangile a été préché durant tant d'années, où la population a eu le bonheur de posséder pendant si longtemps de laborieux et consciencieux ministres, il n'est pas facile de découvrir des gens qui, sans se livrer à aucune pratique religieuse, soient cependant des objets désignés de charité. Les incrédules sont si scandaleux, si adonnés à l'ivrognerie et au libertinage, si indignes à tous égards, que les faire participer à la libéralité, ce serait la dénaturer (1). Nous promettons cependant que nul n'aura part au bienfait, hors ceux qui sont misérablement pauvres, et en même temps laborieux et honnêtes, circonstances qui se trouvent bien souvent réunies ici, où le labeur le plus soutenu et qui ne connaît point de trèves procure à peine le morceau de pain. Nous ne faisons que les dentelles les plus communes,
(1) La pensée de Cowper n'est pas absolument claire dans l'expression, qqoique le fond des choses ne soit pas douteux Voici comment je la comprends Le donateur aura dit N'ayez pas égard aux pratiques religieuses des pauvres ; n'ayez égard qu'à leur misère. Cowper répond L'œuvre de nos ministres a fructifié, tout ce qui vaut quelque chose a les sentiments religieux; quant aux autres, c'est une lie indigne de tout secours. Cependant nous ne ferons de libéralités qu'aux pauvres, nous ne leur demanderons pas : Que pençq-ivoiis Mais que sotiffrq-vous ? -— Nous verrons le complément de la pensée de notre WilIi9m dans une lettre à Mmt Newton (13 décembre 1782), où il explique que ces sentIments religieux chez beaucoup des meilleurs habitants d'Olney étaient latents : la pauvreté ne leur permettait que le sentiment interne.
------------------------------------------------------------------------
et le prix en est tombé presque à rien. A vous aussi nous devons des remerciements, et nous vous remercions d'avoir fait taire en notre faveur les droits de vos paroissiens. Vous êtes toujours avec eux, et toujours ils tirent profit, du moins quelques-uns d'entre eux tirent profit de votre présence parmi eux. Olney est un lieu où la population abonde, population composée surtout des affamés et des déguenillés de la terre, et n'est guère possible pour nous qui sommes en petit nombre et peu habiles, d'étendre nos secours au point d'en faire profiter un nombre si considérable d'individus. Recevez donc votre part de leur reconnaissance, et soyez certain que toutes les fois que leurs prières appelleront une bénédiction sur les bienfaiteurs qui ont soulagé leurs besoins, Celui qui entend cette prière, à l'heure où il l'exaucera, se souviendra de son serviteur de Stock.
« Je pensais peu, en écrivant l'histoire de John Gilpin, la voir imprimer ; je ne voulais que rire et faire rire deux ou trois autres personnes dont vous étiez une. Mais voilà que tout 3e monde rit, ceux du moins qui aiment comme nous un conte plaisant en soimême, et finement dit. Qu'ils rient ; ils ne rient pas toujours si innocemment et à si peu de frais ; car dans un monde comme celui-ci, où les sujets pour la satire abondent et où il ne manque pas pour les saisir d'esprits tournés de ce côté, le rire qui ne blesse personne a du moins en sa faveur la grâce de la nouveauté. La devise favorite de Swift était : Vive la bagatelle, désir qui va
------------------------------------------------------------------------
bien à un philosophe de sa trempe, dont presque toute la sagesse, quelle qu'en fût la source, ne venait du moins pas certainement d'en haut. Je ne suis certainement pas ennemi de la bagatelle, quoiqu'elle n'ait pas en moi un ami aussi prononcé et aussi habile qu'elle en avait un en lui. Si j'ai recours à la bagatelle et à la pure bagatelle, c'est que j'y suis réduit par la nécessité : une mélancolie, que rien autre chose ne saurait distraire aussi puissamment, m'engage parfois dans la difficile entreprise de me forcer à être gai. Et tout étrange que cela peut paraître, les vers les plus plaisants que j'aie jamais écrits l'ont été dans mes moments de plus sombre tristesse, et sans cette tristesse même peut-être n'auraient-ils jamais été écrits. A dire vrai, ce serait une extravagance fâcheuse à contempler, celle de marins embarqués sur un vaisseau fouetté par une tempête terrible, et qui ne s'occuperaient qu'à jouer du violon et à danser. C'est là cependant, en somme, ce que je fais souvent.
« J'apprends par Mme Newton que certaines personnes haut placées ont parlé avec une approbation marquée d'un certain livre. Qui sont ces personnes et ce qu'elles ont dit, c'est de quoi doit m'informer une autre lettre. J'ai été en même temps assez satisfait de la Revue Mensuelle. »
Chut ! la mort nous oublie, disait Fontenelle à ceux qui parlaient devant lui de ce sujet si désagréable à ses
------------------------------------------------------------------------
oreilles. Cowper a un mot presque aussi joli que ceîuilà : « Nous devenons vieux, dit-il à M. Hill (Novembre 1782) ; mais cela soit dit entre nous, le monde n'en sait rien. » Il ajoute : « M. Small me dit que vous êtes à l'apparence toujours le même qu'autrefois ; quant à moi, ayant pris un peu d'embonpoint, les dames me disent que je suis aussi jeune que jamais. »
La correspondance entre Cowper et Hill n'était pas aussi active qu'elle aurait pu l'être entre de si anciens amis : elle se bornait à quelques lettres écrites par le poète. Ces lettres étaient assez rares, et Cowper luimême nous en donne la raison (même lettre) : « C'est, dit-il, qu'il est bien plus aisé d'écrire là où il y a échange de lettres ». Hill était empêché d'écrire par la multiplicité de ses affaires, et Cowper faisait de son mieux pour que cette conversation épistolaire qu'il soutenait presque seul ne tombât pas tout à fait.
Avec les Newton la correspondance est plus active : ceux-ci écrivent à leur tour, et les lettres s'échangent facilement. Cette fois, c'est à Mme Newton qu'il écrit : Mme Newton a piqué sa curiosité intéressée en lui parlant de nobles applaudissements. Il lui écrit donc, toujours mêlant la halle et l'Académie, Horace et les turbots :
A Mme Newton, 23 novembre 1782.
« Chère Madame, les soles que vous avez bien voulu nous envoyer étaient remarquablement belles, recevezen nos remerciements. Grâces vous soient rendues aussi
------------------------------------------------------------------------
de la peine que vous prenez pour faire vendre mes Poèmes, et surtout de l'intérêt que vous prenez à leur succès. Ma dignité d'auteur est assurément satisfaite quand il me revient qu'ils s'attirent l'approbation des grands, comme Horace l'a dît autrefois, c'est vraiment la renommée. Encouragé comme je l'ai été, je désire naturellement écrire encore ; mais les désirs ne servent que de peu quand il s'agit de réaliser une intention de ce genre. Plus d'un qui a réussi dans la première tentative a tout gâté par la seconde. Mais voilà que je me souvilens de vous avoir dit cela déjà précédemment : si ma mémoire me l'eût rappelé une minute plus tôt, je n'aurais pas répété cette observation une seconde fois.
« L'hiver s'annonce très rigoureusement : la rudesse de la saison et le prix élevé du grain, ce sont là des circonstances bien menaçantes pour les pauvres. Tout est bien pour ceux qui peuvent faire leur nourriture d'une promesse, et s'envelopper dans le chaud vêtement du salut. Un bon feu et une table bien servie ne remplacent que bien imparfaitement ces autres biens meilleurs : si indiffér'ents sont les avantages, que je les échangerais tous les deux avec joie pour les haillons et la faim non satisfaite du plus pauvre de ceux qui lèvent les yeux en haut dans l'expérience d'un monde meilleur, et qui pleurent des larmes de joie au milieu de la privation et de la détresse. Quel monde que celui-ci ! Comme il est mystérieusement gouverné, et en apparence abandonné à lui-même ! Un homme qui a
------------------------------------------------------------------------
jeté des milliers de livres à la table de jeu s'avise de voyager : il met ses biens sous l'administration de quelque personne de son choix ; il cherche pendant quelques années les plaisirs de la France et de l'Italie ; il revient, plus sage peut-être qu'il n'est parti, s'étant enrichi de connaissances que dans ses folies il n'aurait jamais acquises ; il recommence à faire grande figure chez lui, brille dans le Sénat, gouverne son pays à titre de ministre, fait admirer ses talents, et si le succès lui vient, est adoré au moins d'un parti. Meurt-il, on le loue comme un demi-Dieu, et son tombeau devient un monument de sa vie entière, excepté de ses vices. Le revers exact de ce tableau est facile à rencontrer dans maintes chaumières d'Olney. Je n'ai pas besoin de vous les décrire, vous connaissez ceux auxquels je fais allusion. Ils aiment Dieu, mettent leur confiance en lui ils le prient en secret, et quoiqu'il s'e propose de leur donner une publique récompense, le jour de cette récompense est retardé. Et cependant ils souffrent tous les maux que les infirmités jointes à la pauvreté peuvent leur infliger. Qui pourrait soupçonner, à moins d'avoir cet œil de l'esprit qui le sait révéler, que le haut personnage est celui que son Créateur tient en abomination, et que le malheureux dont j'ai parlé en dernier lieu lui est cher comme la prunelle de son œil ? Il n'est pas étonnant que le monde qui n'est pas dans le secret se croie obligé — un certain nombre de personnes au moins — de douter d'une Providence, et que d'autres
------------------------------------------------------------------------
pensent qu'il faut absolument la nier, puisque tout ce qu'il y a de vraie vertu ici-bas vit et meurt dans un état d'obscurité et d'oubli, et que tous les vices des autres ne peuvent les priver du bénéfice des dignités et de la grandeur ! Mais tout s'explique derrière le rideau, quoique très peu à la satisfaction des grands.
« Si vous me demandez pourquoi j'ai écrit ces choses, pourquoi surtout je les ai écrites à vous, à qui il n'était pas besoin de les écrire, je ne puis que vous répondre qu'ayant une lettre à écrire, et n'ayant point de nouvelles à mander, j'e me suis attaché au premier sujet qui m'est tombé sous la main, et je l'ai suivi aussi loin que ma pensée le demandait.
« M. Newton et moi pensons l'un comme l'autre au sujet du patriotisme. Notre dispute n'était pas plus tôt commencée qu'elle était finie. Ce serait peut-être une chose excellente, quand deux personnes s"engagent. dans la dispute, que leurs amis respectifs les jetassent chacun dans une chaise de poste pour les envoyer vers des points cardinaux opposés. Que l'un des deux fasse vingt milles du côté de l'est, et l'autre autant du côté de l'ouest, et puis qu'ils écrivent leurs opinions par la poste. On préviendrait par là bien des altercations et des aigreurs ; les disputants n'en seraient que plus tôt ramenés à une juste entente et, éloignés l'un de l'autre, combattraient d'autant plus judicieusement que la distance entre eux serait plus grande.
« Présentez, je vous prie, mes amitiés à M. Newton,
------------------------------------------------------------------------
et dites-lui que tout en aimant mon pays comme je l'aime lui-même, je hais les folies et les laideurs morales, et que je l'aimerais mieux voir frappé par les fléaux, témoignage de la miséricorde, qu'endurci en esprit par la prospérité. »
Une lettre à M. Unwin intéressera tous ceux qui ne sont pas indifférents à ce qui est humain et qui aiment jusque dans son menu détail, quand il est reproduit avec sincérité, cette vie humaine où tant de tristesses se mêlent à si peu de vraies joies. Il s'agit de l'argent donné par M. Smith pour les pauvres d'Olney :
A M. Unwin. 30 novembre 1782.
« Mon cher William, puisque tel est le désir de M. Smith, nous disposerons de l'argent avant la fin de l'année. A vrai dire, nous en avons déjà disposé, à l'exception d'une très faible partie, que nous voulions réserver jusqu'à ce que la rigueur croissante de Ïa saison nous invitât à en faire usage. Un homme et sa femme ont été faits si heureux, que ni l'un ni l'autre ne pouvait dormir par excès de joie. Ce sont des gens parfaitement honnêtes, rangés et industrieux ; mais toute leur industrie laborieuse ne leur avait pas permis de se soutenir eux et cinq enfants sans s'endetter fortement chez le boulanger. Leur dette acquittée, et avec cela le don de quelques objets d'habillement nécessaires ont été des bienfaits si parfaitement inattendus, que
------------------------------------------------------------------------
leurs transports en les recevant ne sont pas souvent égalés.
« Votre ami, M. Teedon, qui, avec tous ses petits défauts, mérite qu'on s'occupe de lui, en tant du moins que la plus stricte honnêteté et l'attention la plus laborieuse à sa petite école peuvent lui constituer un titre de ce genre, a reçu des secours effectifs et tout à fait de saison. Le pauvre homme n'avait presque plus de papier, et n'ayant pas de quoi en acheter d'autre ou payer au marchand sa petite dette arriérée, s'était mis par le chagrin dans une fièvre lente que M. Smith a très heureusement guérie : le pauvre maître d'école a recouvré maintenant sa santé et son feu de conversation. Le jour du loyer à payer approchait aussi, époque redoutable, que sans doute sa pauvreté voit venir avec épouvante ; mais on lui a ôté ses terreurs à ce sujet, et -la somme de troi's guinées a accompli toutes ces merveilles. Notre principe à c'et égard est qu'il vaut mieux secourir efficacement un petit nombre de personnes, que de diviser une somme en parcelles tellement minimes que le soulagement se fait à peine sentir parmi les nombreux copartageants. Nous avons cependant retiré d'autres personnes de dettes qui, toutes minimes qu'elles fussent, les accablaient d'un insupportable fardeau : et en mettant dans leur poche quelque petit nombre de shillings, nous leur avons donné courage pour porter avec un cœur rafraîchi et joyeux l'esclavage de leurs misérables occupations.
------------------------------------------------------------------------
« Je vous ai fait un détail assez circonstancié ; voici pourquoi : Encore qu'il soit bien certain que M. Smith n'eût pas mis à notre disposition ses libéralités s'il n'avait pas eu une confiance à peu près absolue dans notre prudence, il éprouvera peut-être quelque satisfaction à savoir quelque peu en détail comment cette prudence s'est manifestée. Nous n'avons donné qu'aux gens honnêtes et dignes, et je puis ajouter, comme conséquence, qu'à c'eux qui savent vraiment être reconnaissants.
« J'attends demain une lettre de M. Newton je ne puis par conséquent vous renseigner par cette poste sur le sujet que Mme Newton a touché si légèrement. Je doute que lui-même s'y étende davantage, la sagesse lui faisant craindre de recevoir des éloges, et aussi de transmettre ceux qu'il peut recevoir pour d'autres. Pour moi, ma modestie ne court aucun danger ; j'ai eu moimême de quoi me garder suffisamment contre les atteintes de la vanité ; pas un homme n'aurait une haute idée de lui-même si chacun croyait que son Créateur le met au plus bas.
« J'ai un poème sur l'Amitié que je ne saurais transcrire présentement, ma vie en dépendît-elle : il est composé d'au moins trente stances de six vers chacune. En quelque autre occasion peut-être j'aurai plus de temps et je me s'entirai moins porté à l'indolence. Pour le présent, je ne puis écrire qu'une lettre et, à dire vrai, je ne suis pas fâché quand j'arrive à la fin.
------------------------------------------------------------------------
« J'ai écrit ceci une semaine plus tôt qu'il n'était besoin, je viens de m'en apercevoir dans le moment. Il se peut par conséquent que je trouve une occasion de vous envoyer Amitié ».
Ce n'est pas Amitié qu'il envole avec la lettre suivante (à M. Unwin, non datée), mais ce sont les vers anglais et les vers latins sur le naufrage du Royal-George. Les traductions de Mme Guyon vont toujours : ainsi le poète n'est pas trop dans l'oisiveté. Il faut toujours que le démon poétique se fasse jour par quelque coin. Voici cette lettre qui est de l'automne de 1782 (fin de septembre ou commencement d'octobre), et que Southey a eu tort de mettre entre une lettre de novembre et une de décembre :
A M. Unwin (automne de 1782).
« Mon cher William, le docteur Beattie mérite la plus haute considération. Je le tiens pour un homme de sens, un philosophe, un érudit, un esprit distingué, et un bon écrivain (1). Je le crois de plus chrétien : plein d'un respect profond pour l'Ecriture, d'un zèle actif pour en propager et en imprimer la croyance (ce qu'il fait avec la sincérité et les nobles manières d'un homme comme il faut), il semble avoir des titres à être appelé de ce nom de chrétien : le lui refuser, c'e serait s'en montrer indigne soi-même. Toutes ces excellentes
(1) Et un bon poète 1 Voir The Minstrel.
------------------------------------------------------------------------
raisons militant en sa faveur, on ne saurait manquer de motifs qui justifient la lecture de ses écrits. Vous avez bien voulu, il y a quelques années, me communiquer un de ses volumes, où j'ai trouvé à la fois le plaisir et l'instruction ; je vous prie de m'envoyer le nouveau volume quand vous pourrez le faire sans trop vous en priver ; ou plutôt apportez-le vous-même, pendant que les hirondelles sont encore sur leur départ, car l'été nous quitte à grands pas.
« Vous me dites qu'on vous a demandé si je projette de composer un autre volume ? Je réponds : Pas pour le moment, je ne crois pas qu'on m'y ait suffisamment encouragé. jc me tiens heureux d'avoir plu à un petit nombre de personnes, mais je ne suis pas assez riche pour mépriser le grand nombre. Je ne sais pas comment ma denrée s'est débitée, mais si' la vente a été lourde, je dois prendre garde à ne pas me risquer une seconde fois. Mon libraire ne voudra pas courir la chance certaine de perdre, et moi je ne le peux pas. Malgré cela, j'écris, et dans ce moment même, j'écris pour la presse. Je vous ai dit que j'avais traduit quelques poésies de Mme Guyon ; je crois vous avoir dit aussi que M. Bull se propose de les imprimer. Il est parti pour les bords de la mer avec Mme Wilberforce, et il doit rester six semaines absent. Mon intention est de la surprendre à son retour par l'offre d'autant de ces poèmes traduits que je lui en ai déjà donné. Cet ouvrage-ci' cependant semble devoir être moins populaire encore que le pre-
------------------------------------------------------------------------
mier. Les gens sans religion le mépriseraient, et ceux qui ne sdnt pas versés dans les matières religieuses ne l'entendraient pas. Mais le ton de simple et naturelle piété de l'original a une douceur qu'on ne saurait dire. Cette femme chante comme un ange, et c'est pour cela même qu'elle n'a trouvé que peu d'admirateurs. J'écris encore d'autres choses, comme vous le verrez de l'autre côté (1), mais celles-ci n'ont pour objet que mon amusement. »
Que faire dans les longues soirées de décembre, et à Olney encore, si l'on ne pense aux vieux amis ? Cowper pense à eux et il leur écrit :
A J. Hill, 7 décembre 1782.
« A sept heures du soir, ce sept de décembre, je me figure que je vous vois dans votre coin, au café. Sans doute le garçon, aussi adroit que ses prédécesseurs, élève de la main droite la théière jusqu'au plafond, et de la gauche abaissant la tasse presque jusqu'au plancher, reçoit la cascade limpide — limpide tant qu'elle descend, mais à peine a-t-elle atteint sa destination, elle se transforme avec bruit en écume mousseuse. Voici le dix-neuvième hiver depuis que je vous ai vu en présence de votre tasse de thé : et dussent dix-neuf autres encore
JI) Les vers sur le Royal-George.
------------------------------------------------------------------------
passer sur moi avant que la mort ne me prenne, je me souviendrais toujours d'une circonstance qui nous a fait rire si souvent.
« Combien vos soirées sont peu semblables aux miennes Les vôtres se passent parmi le bourdonnement incessant que fait le contenu de cinquante perruques bruyantes et affairées, les miennes au coin du feu, dans une retraite aussi «parfaitement silencieuse que la solitude le peut faire, où nul bruit ne se produit que celui que nous pouvons faire nous-mêmes pour nous distraire. Par exemple, voici deux dames rustiques et votre humble serviteur. L'une des dames a joué du clavecin, pendant que j'ai joué avec l'autre à la raquette et au volant. Dans le même temps, un petit chien hurlant sous la chaise de la première, s'est acquitté dans la perfection de la partie vocale. Le divertissement terminé, j'ai commencé ma lettre, et je vous en ai donné le récit, n'ayant rien de plus important dont je puisse vous faire part. Je sens que vous aimez chèrement le rien-faire quand vous pouvez trouver l'occasion et l'à-propos de vous y livrer ; mais comme de tels à-propos sont rares pour vous, j'ai pensé qu'une courte description de l'oisiveté dont je jouis pourrait vous donner quelque plaisir. Le bonheur qui ne nous appartient pas, nous pouvons nous en donner l'illusion en sympathisant avec nos amis qui le possèdent.
« Les journaux me disent que la paix va se faire, et qu'elle est éloignée ; que le siège de Gibraltar est
------------------------------------------------------------------------
abandonné, et qu'il doit être continué. Il est heureux pour moi, bien que j'aime mon pays, de n'avoir que peu de curiosité. Il fut un temps où ces contradictions m'auraient mis à la torture; mais j'ai appris par expérience que le mieux pour des gens qui ne comptent pas plus que moi est d'être patients, et d'attendre du temps la connaissance certaine des faits où leurs réflexions ne sauraient les faire arriver.
« Je vous remercie de la belle morue accompagnée d'huîtres, et j'espère avant peu vous devoir des remerciements pour les drogues d'Elliott que vous m'aurez procurées. Chaque fois que je sens le plus petit mal à l'un de mes yeux, je tremble que, mon Esculape n'étant plus là, mon remède infaillible ne soit à jamais perdu pour moi. Adieu, mes respects à Mme Hill. »
Une lettre à M. Newton fait une suite naturelle au passage politique de celle à M. Hill que je viens de traduire :
A M. Newton, 26 janvier 1783.
« Mon cher ami, on assure parmi les personnes les mieux informées à Olney, le barbier, le maître d'école et le tambour d'un régiment en garnison ici, que la réconciliation s'est opérée enfin entre les puissances belligérantes, que les articles du traité sont convenus, et que la paix est comme faite. J'ai vu ce matin à neuf heures un groupe d'une douzaine de personnes en confé-
------------------------------------------------------------------------
rence très intime sur le même sujet, je le suppose du moins. Le théâtre de la consultation était la boutique d'un forgeron, très confortablement garantie contre le vent et regardant en face le soleil du matin. Quelquesuns avaient leurs mains derrière le dos, quelques autres les tenaient croisées sur la poitrine, d'autres les plongeaient dans les poches de leurs pantalons. La façon dont chacun était posé indiquait que les esprits étaient tournés à la paix ; mais la distance était trop grande pour que les paroles pussent arriver jusqu'à moi, rien n'a transpiré de ce qui a été dit. Je veux espérer cependant que le secret ne restera pas longtemps un secret, et que vous et moi, également intéressés à l'événement, quoique peut-être inégalement informés, auront lieu bientôt de nous réjouir de le voir accompli. Les puissances de l'Europe se sont heurtées pour un beau résultat, à savoir que les Américains, au bout du compte déclarés indépendants, se maintiennent dans l'indépendance, s'ils peuvent, et que les territoires que les parties qui ont jugé à propos de s'engager dans le conflit, se sont enlevés l'une à l'autre dans le cours de la guerre, soient, à l'heure où elle se termine, rendus respectivement à ceux qui les ont perdus. Les peuples peuvent se rendre coupables d'une conduite qui rendrait à jamais un individu infâme, et cependant porter haut la tête, parler de leur gloire, et mépriser leurs voisins. Vos opinions et les miennes, nos opinions politiques, j'entends, ne cadrent pas exactement ; cependant je ne puis avoir à ce sujet
------------------------------------------------------------------------
une autre opinion que celle que j'ai professée de tout temps. L'Angleterre, plus peut-être par la faute de ses généraux quel par celle des hommes qui la gouvernent, a montré en quelques circonstances un esprit de cruelle animosité qu'on n'avait jamais eu à lui reprocher jusqu'alors. Mais c'est là le pire qu'on puisse alléguer. D'un autre côté, les Américains qui pouvaient se contenter de lutter pour leur légitime indépendance, et par là mériter d'être applaudis, me semblent avoir commis l'action de parricide en reniant leur mère-patrie, en faisant de sa ruine leur but préféré, en s,'associant enfin, pour l'accomplissement de leur dessein, avec ses pires ennemis. La France, et conséquemment l'Espagne, ont joué un rôle perfide et de brigandage. Elles ont volé l'Amérique à l'Angleterre, et soit qu'elles puissent ou non mettre un jour la main sur ce, joyau, c'était sans aucun doute l'intention qui les faisait agir. Je mets la Hollande plus bas encore que tous les autres : elle s'est battue avec un ami pour le bien d'un ennemi. Les Français ont mené les Hollandais par le nez, et les Anglais Qnt battu ces derniers avec te Seau pour l'avoir souffert. Mes vues sur cette querelle étant et ayant toujours été cel-lesrlà, il el); résulte que j'ai pour l'Angleterre des espérances, plus brillantes, que celles quJe. pouvait il y a quelque temps autoriser sa situation.. Elle seule a à se plaindra dt'injustices commises à son préjudice. L'Amériqiflç aurait le droit peut-être de dire que- son adiversgÀrç a été l'agresseur. Admettons cela : F Amérique n'a
------------------------------------------------------------------------
pas seulement repoussé l'injure, elle a répondu par une injure plus grande. Quant aux autres puissances, si la perfidie traîtresse, l'avarice et l'ambition suffisent à fàire appeler leur cause celle. de la corruption perverse, ces caractères ne manquent pas.
« En conséquence, je crois que, quels que soient les fléaux réservés à l'Angleterre dans l'avenir, sa ruine n'est pas encore imminente.
« Reconnaissez maintenant que jé mérité de tenir ma place dans l'atelier que je vous ai décrit, et que j'e ne ferais pas petite figure parmi les badauds politiques d'Olney.
« Je souhaite que la société que vous avez formée puisse prospérer. Vos sujets seront plus importants et discutés plus à fond. La terre est un grain de sable ; mais les intérêts spirituels de l'homme vont de pair avec la grandeur des cieux. »
Une autre lettre du même à M. Unwin complète ce que Cowper avait à dire sur le sujet de la paix américaine ; il y laisse échapper tout ce qu'il a si fort à cœur avec une amertume qui se trahit par l'ironie :
A M. Unwin, 2 février 1783.
« Félicitons-nous du retour de cette ferme et sincère amitié entre les rois d'Angleterre et de France, qui a subi une si longue interruption. C'est grand'pitié quand des amis si cordialement unis se laissent diviser par des
------------------------------------------------------------------------
bagatelles. Treize méchantes colonies que le roi d'Angleterre préférait garder et que le roi de France aurait voulu s'attribuer s'il l'avait pu, ont troublé l'harmonie qui sans cela aurait subsisté jusqu'ici, sans doute, entre ces illustres personnages. Si le roi de France dont la grandeur d'âme n'a d'égale que celle de la reine qui partage son trône, avait regardé ces misères, indignes qu'elles étaient de son attention, avec l'indifférence qu'elles méritaient ; ou même, au cas où il aurait pensé qu'elles pussent occuper son royal esprit, s'il se fût avisé de se dire qu'elles étaient en réalité la propriété de son bon ami le roi d'Angleterre ; où enfin si ce dernier avait mis une décision moins obstinée à les retenir dans son domaine, qu'il eût, avec cette politesse et cette courtoisie qu'on attend excellemment des souverains, qu'il eût prié Sa Majesté Très-Chrétienne d'accepter une bagatelle pour laquelle elle semblait avoir pris un goût si marqué, on aurait prévenu tout le bruit qui s'est fait. Mais hélas ! les monarques, tout porteurs qu'ils sont de sceptres et de couronnes, sont hommes comme les autres, ils se querellent et se réconcilient, tout comme les plus infimes de leurs sujets. Je ne puis cependant admirer assez la modération et la magnanimité du roi d'Angleterre. Son cher ami de l'autre côté du détroit n'a pas, il est vrai, pris possession réelle des colonies en question, mais il les a fort bien et très effectivement arrachées aux mains de leur ancien
------------------------------------------------------------------------
propriétaire. Celui-ci néanmoins jetant les cendres (i) de la patience sur la flamme de son ressentiment, et ne laissant éclater en lui d'autre flamme que celle de la plus pure affection, embrasse le roi de France comme si de rien n'était, lui donne le Sénégal et la Gorée en Afrique, lui donne les îles qu'il lui avait enlevées dans l'Occident, lui donne les territoires qu'il a conquis dans l'Orient, lui donne une pêcherie sur les côtes de TerreNeuve ; et comme si tout cela était 'encore trop peu, sachant que Louis a un faible pour le roi d'Espagne, il donna à ce dernier une île dans la Méditerranée que des milliers d'Anglais avaient achetée au prix de leur vie ; en Amérique enfin, il lui donne tout ce qu'il désirait, au moins tout ce qu'il a pu demander. Sans doute la plus grande cordialité régnera à l'avenir entre ce royal trio : et quoique peut-être des guerres puissent se rallumer entre leurs descendants, à quelques siècles d'ici, la présente génération ne doit plus revoir une telle calamité. J'espère apprendre bientôt que la reine de France qui, au moment où cette rupture a éclaté, venait de faire cadeau d'une montre à la reine d'Angleterre, lui a envoyé aussi, pour reconnaître tant de générosité, un cachet pour sceller ce traité. En vérité, c'est le moins qu'elle puisse faire. »
Quelle ironie dans tout cela ! Quel dépit ! Cowper est profondément anglais, anglais jusqu'à la moelle des
(1) Littéralement « l'éteignoir » ("xfi".f:lIisher). L'ileig,,oti, de la patience ferait fort mauvaise figure dans une langue sérieuse.
------------------------------------------------------------------------
os, anglais contre les ministres du roi d'Angleterre, contre les généraux anglais, contre le roi d'Angleterre lui-même ! Ne touchez pas à l'Angleterre ! Voilà son cri patriotique, son cri en quelque sorte religieux. Et ne croyez pas qu'il attiédisse ces sentiments en présence du ministre de l'Evangile ; tout ce qu'il peut s'imposer à lui-même, c'est de reconnaître en termes généreux l'action de la Providence, ici comme ailleurs ; mais il ne peut s'empêcher de maudire cette paix en tant qu'oeuvre humaine. Il croit que la France a pillé l'Angle-
terre, et qu'on a payé la France pouç^ÇéJa, Tëf il^s'indigne (lettre à M. Newton, du 8 iévr^^yS^). On. -n^est pas
plus anglais que notre poète.
FIN DU PREMIER \oLlXMBX 77/mi \ ,'"
------------------------------------------------------------------------
IMPRIMERIE
Industrielle & Commerciale 39, Rue Général-Saussier, 39
TROYES
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
AUTRES OUVRAGES DE CHARLES DES GUERHOLS
POÉSIE
Sous le Buisson, premiers chants, un volume in-ia. Paysages, un volume in-I2.
Pro Patria, Iambes et Elégies, un volume iIl-I2.
Sonnets et Petits Poèmes, un volume in-12.'
Nos Grandes Pages, un volume in-I2,
A la Mort de Victor Hugo, cinq sonnets. Plaquette in-12. Etude sur Mislress Elizabeth Browning, suivie de ses Quârante-quatre « Sonnets Portugais » et de quelques autres de ses poemes, un volume in-12.
La France Héroïque, un volume in-I2.
Timon d'Athènes, traduit de Shakspeare, avec une introduction, un volume in-I2.
Paroles de Poésie, un volume in-I2.
Au, Pays des Epées, un volume in-12.
AvwQtv, Poèmes de l'Ame qui Chante, un volume in-12. France Toujours, un volume in-I2.
Variations sur des Thèmes Virgiliens, un volume in-I2. Demi-Tons à Demi-Voix, un volume in-12.
Dans le Monde de l'Art, un volume in-12.
Virevoltes et Caronades, un volume in-12.
Chansons et Rayons, un volume in-xa.
Notes Epiques, un volume in-ia.'
Le Poème de la Cathédrale, un volume in-I2.
Entre Ciel et Terre, un volume in-12.
Poèmes Inquiets, un volume in-12.
Poèmes Apaisés, un volume in-12.
Depuis, un volume in-12. ~ Poèmes Anthologiques, un volume in-I2.
Dans le Monde des Idées, un volume in-I2.
Automnes et Reverdies, un volume in-I2.
Autour de Port-Royal, un volume in-I2.
PROSE
Pensées de l'Art et de la Vie, un volume in-8°.
Jean Passerat, Poète et Savant, un volume grand in-8°.
Le Président Bouhier, sa vie, ses ouvrages et sa bibliothèque un volume ia-8°.
------------------------------------------------------------------------
ŒUVRES POSTHUMES DE CHARLES DES GUERROIS
POÉSIE
Idéal et Terre à Terre, un volume in-I2.
Silence de l'Ombre, un volume in-I2.
Énigme de la Mort, un volume in-I2.
Citta dolente, un volume in-I2.
Du Mystère au Mystère, un volume in-i2.
Vita peracta, un volume in-I2.
Poèmes de Nature et d'Intimité, un volume in-I2.
Pendant qu'il est jour, un volume in-I2.
Les Nuits d'argent, un volume in-12.
Ultima Thule, un volume in-12.
Poèmes farouches, un volume in-[2.
Comme en rêve, un volume in-I2.
Paroles sans musique, un volume in-12.
Vaillamment, un volume in-12.
A petit _tlot, à petit bruit, un volume in-I2.
Le Sourire des Choses, un volume in-I2.
Sous la Nue, un volume in-I2.
Fleur d'abîme, un volume in-I2.
Dans le Monde des Fantômes, un volume in-12.
Musique de rêve, un volume in-12.
Le Verbe à la volée, un volume in-I2.
Dans le Monde des Rêves, un volume in-12.
Avant l'Avènement, un volume in-12.
Loin des Étoiles, un volume in-I2.
PROSE
Lucien ou de la Décadence, un volume in-8.
Éloges littéraires et Biographiques, un volume in-I2.
La Vie et les Lettres d'Olivier Goldsmith, un volume in-I2. Etudes slir quelques-uns de nos vieux Poètes, un vol. in-i2. Les Poètes anglais, un volume in-I2.
Eludes antiques, un volume in-12.
Quelques pages sur Euriale et Lucrèce, un volume in-12. La Vie et les Lettres de John Keats, un volume in-I2. Études anglaises, Correspondance de Thomas Gral-, 3 vol. in-12.