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CHARLES DES . UZfS-
ŒUVRES POSTHUMES
LA VIE ET LES LETTRES
DE
WILLIAM COWPER
TOME DEUXIÈME
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
MCMXXXV
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AUTRES OUVRAGES DE CHARLES DES GUERROIS
POÉSIE
Sous le Buisson, premiers chants, un volume in-12. Paysages de Champagne, un volume m-ia.
Pro Patria, Iambes et Elégies, un volume in-I2.
Sonnets et Petits Poèmes, un volume in-12.
Nos Grandes Pages, un volume in'12- P|amiette in-12
A la Mort de Victor Hugo, cinq sonnets. Plaquette in sur ~
«
ses poèmes, un volume in-ja.
La France Héroïque, un volume lntroduc Timon d'Athènes, traduit de Shakspeare, avec tion, un volume in-I2.
Paroles de Poésie, un volume in-I2.
voLume in-,,
un volume U«..
Demi-Tons à Demi- Voix, un volume m-12.
Dans le Monde de l'Art, un volume m-12. Virevoltes et Caronades, un volume in-I2.
Chansons et Rayons, un volume in-i2.
Notes Epiques, un volume in-I2.
Le poème de la Cathédrale, un volume in-ia.
Entre Ciel et Terre, un volume in-ia.
Poèmes Inquiets, un volume in-I2.
Poèmes Apaisés, un volume in-I2.
Depuis, un volume in-12..
poèmes Anthologiques, un volume Dans le Monde des Idées, un volume in-ia.
Automnes et Reverdies, un volume in-i2.
Autour de Port-Royal, un volume iIi-I2.
PROSE
pensées de l'Art et de la Vie; un volume in-So.
Jean Passer,at, Poète et Savaat, un volume grand ^ • Le Président Bouhier, sa vie, ses ouvrages et sa mu un' volume ia-8°.
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La Vie et les Lettres de
WILLIAM COWPER
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EXTRAITS DU TESTAMENT
DE
M. CHARLES DES GUERROIS
« Je désire que, lors de la publication de chaque « Volume de mes OEuvres, un exemplaire sur vergé de « chaque Volume soit envoyé aux Bibliothèques Natio« nales de Paris, Arsenal, Mazarine, Sorbonne, et « Saint-Pétersbourg, Berlin, Vienne, Munich, Rome, « Florence, Madrid, Lisbonne, Copenhague, Stockholm, « Christiania, Harvard (Collège Boston), naturellement « Troyes. 1— Ce désir est une prescription.
« J'ai omis dans la liste de mes volumes des vers, « l'épique intitulé : Cœurs Polonais et Bayonnettes « Russes, i volume à imprimer seulement à, 18 exem« plaires : un sur Japon pour la Bibliothèque de Troyes « et 17 sur Hollande pour les Bibliothèques Nationales « de Paris, Arsenal, Mazarine, British Muséum, Vienne, « Madrid, Berlin, Rome, Florence, Copenhague, « Stockholm, Christiana, Harvard, les autres à mes « héritiers. — Comme je l'ai dit, je crois avoir brûlé « par mégarde, avec une grande quantité de vers et « autres œuvres de jeunesse, mon volume sur Lucien « dont j'avais fait deux copies. Il ne reste que l'original, « trop informe pour être publié, — je le mettrai dans « mon coffre-fort à titre de document seulement. ( 1 )
« Voilà à peu près l'ensemble de mes œuvres. Toute « ma vie est là, je n'en ai point d'autre ; qu'on ne « s'évertue pas à me composer une biographie imaginaire, « je n'ai qu'une histoire psychologique, qu'on s'en « tienne là.
« Je termine ici ce codicille.
« Charles DES GUERROIS. »
(i) Ce m^uicrit ayant été retrouvé a été Fublié en 1921
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CHARLES DES GUERROIS ŒUVRES POSTHUMES
LA VIE ET LES LETTRES DE
WILLIAM COWPER
TOME DEUXIÈME
PARIS
A 1 P H 0 N SEL LEMERRF, ÉDiTEUt-
27-51, PASS\GF CHOisEuu^.7,-31 - N
%ICMXXXIII
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LA VIE ET LES LETTRES
DE
WILLIAM COWPER
TOME DEUXIEME
Reprenons maintenant Cowper au milieu de sa vie habituelle, entre une ou deux amies, parmi son jardin, en présence de ses plantes qu'il cultive avec un sentiment d'anxiété (i) — c'est lui qui nous le dit — quoiqu'il n'en puisse pas manger le fruit une fois arrivé à maturité. Il écrit à M. Unwin et lui dit la vie nouvelle que lui fait le voisinage de lady Austen (19 janvier 1783) :
« Mon cher William, ce n'est pas par représailles, c'est parce que le temps m'a manqué, que j'ai tardé à vous écrire. Nous qui étions par le passé constamment solitaires, nous voilà maintenant toujours en réunions ; non que notre société se soit fort augmentée : une personne de plus, c'est toute la différence. Lady Austen et nous, passons alternativement nos journées au château les uns des autres. Dans la matinée, je me promène avec l'une ou l'autre des dames, et l'aprèsmidi, je dévide du fil. Cette occupation a été celle d'Hercule, probablement celle de Samson, et c'est la
(1) A M. Newton8, février 178J.
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mienne. Si ces deux héros étaient de ce monde, je n'aurais pas peur de les défier à une lutte d'adresse en cette besogne, et je ne doute pas que je ne les battisse l'un et l'autre. Quant à tuer des lions et autres divertissements de cette sorte, qui faisaient leur bonheur, je serais leur humble serviteur, et je demanderais d'être excusé.
« N'ayant point d'enveloppe-afïranchissement, je ne puis, comme je me le proposais, vous envoyer les deux lettres de M. Smith. Notre correspondance a duré autant que le motif qui l'occasionnait, et puis a pris fin. Charmé de son bon sens, de sa politesse, de sa libéralité envers les pauvres, j'étais jaloux de continuer à entretenir cette correspondance avec lui, et je le lui ai dit. Peut-être eût-il été plus sage à moi de ne lui en point faire la proposition. Mais les cœurs chauds ne sont pas renommés pour la sagesse, et le mien était trop chaud pour se laisser guider par la prudence en pareille occasion. Depuis, je n'ai point entendu parler de lui, et j'ai renoncé à toute espérance à cet égard. Je sais qu'il a trop d'occupations pour trouver des loisirs à me consacrer, et j'aurais dû m'en souvenir plus tôt. Il a trouvé du temps pour faire beaucoup de bien et pour nous mettre en œuvre comme les agents de ses bienfaits, et cela aurait pu être assez pour moi. Quoiqu'il m'ait imposé rigoureusement le secret et que vous m'ayez fait les mêmes injonctions en son nom, je ne me considère pas comme obligé de vous cacher les sommes qu'il nous nous a fait remettre. Seulement, à mon tour, je vous
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prie de vouloir bien garder le secret, parce que en quelque intimité que vous soyez avec lui, quelque haute estime qu'il ait pour vous, je ne puis être sûr cependant qu'il approuvât mon indiscrétion, sa délicatesse sur ce point étant aussi extrême que sa bienfaisance. Il a envoyé 40 livres, vingt à chaque fois. Il y a bien longtemps que Olney n'avait eu un ami pareil à lui, et jamais on n'a vu quelques familles secourues d'une manière si efficace, encouragées si pleinement à poursuivre leur honnête travail ; maintenant que leurs dettes sont payées, qu'enfants et parents ont des vêtements confortables, leur industrie les met dans le cas de se suffire à eux-mêmes. Leur peine auparavant était comme perdue, maintenant elle a effet, elle leur gagne du pain, et tous leurs autres besoins trouvent amplement à se satisfaire. *
« Je souhaite qu'avec l'assistance de M. Bate, votre projet en faveur des prisonniers puisse se réaliser. Une plume aussi formidable que la sienne peu faire beaucoup de bien en s'employant comme il faut. La peur d'une censure hardiment lancée est dix fois plus propre à émouvoir que l'éloquence la plus persuasive. Ceux qui sont insensibles pour les autres sont les personnes du monde les plus sensibles pour elles-mêmes. »
Quelques lettres de Cowper à J. Hill vont nous montrer combien le poète se surveillait de près sur le chapitre de la vanité : nous en conclurions tout bas qu'il se sentait donc quelque peu faible sur ce chapitre, malgré toutes les montres qu'il faisait du contraire.
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Hélas ! quel poète ne l'est pas jusqu'à un certafti point ?
Il écrit à J. Hill (13 et 20 février 1783 :
« Mon cher ami, quand c'est à vous que j'écris, j'ai toujours un sujet. J'ai toujours le moi sous la main, et le moi avec tout ce qui le touche est toujours intéressant pour un ami. Vous croyez peut-être qu'ayant commencé à ouvrir boutique de poète, je suis toujours à écrire des vers. Il n'en 'est rien ; je n'ai rien écrit, du moins je n'ai rien fini depuis que j'ai publié, excepté une certaine histoire facétieuse de John Gilpin que M.. Unwin a jugé à propos d'envoyer au Morning* Advertiser. Vous l'avez peut-être lue sans vous douter qui en était l'auteur.
« Mon livre attire sur moi des faveurs que ma modestie ne me permet pas de mentionner plus en détail, une seule exceptée, que toute ma modestie ne peut pas taire, une lettre très honorable du docteur Franklin, à Passy. Ce sont les fruits que le livre m'a valus.
« Une promenade dans le jardin m'a fait du bien, J'ai remarqué que Janvier, le mari de Mai, à ce que dit Chaucer, étant mort, Février a épousé la veuve. »
« Soupçonnant (1) que la vanité seule pouvait m'avoir décidé à faire allusion aux éloges que m'a donnés le docteur Franklin, j'ai été plusieurs fois sur le point de brûler ma lettre pour cela même. Mais
!t) 20 février 1783, à J. Hill. Du jour même où il écrivait oa finissait la pré'édente,
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n'ayant pas le temps d'en écrire une autre par ce même courrier, et croyant que vous serez assez indulgent pour pardonner à un auteur un peu de complaisance pour lui-même dans une occasion si tentante, je laisse aller la lettre écrite.
« Un péché commis conduit naturellement à en commettre un autre et un plus grand ; et c'est ce qui arrive ici, car je n'ai d'autre moyen de satisfaire votre curiosité que de transcrire la lettre en question. Je vous dirai qu'elle est adressée non à moi, mais à une mi'enne connaissance, qui a fait passer au docteur Franklin mon volume sans m'en avoir informé. »
Une autre lettre à J. Hill, qui paraît être du même temps, nous remet dans les considérations de la haute philosophie politique : « Mon cher ami, il se produit de grandes révolutions dans notre fourmilière terrestre. Une fourmi de grande réputation et de grands talents pousse dehors une autre fourmi ; des partis se forment qui se rangent les uns en face des autres ; formidables adversaires : ils se menacent réciproquement de la ruine, ils sé traversent et se mêlent ; ils sont comme les splendeurs de l'aurore boréale qui amusent le spectateur en même temps qu'elles sont censées présager de grandes catastrophes.
« Il y a des tremblements de terre dans la politique comme dans la nature, les premiers en apparence moins terribles que les autres, mais n'ayant pas un effet moins fatal que les autres. La statue que Nabuchodonosor vit en songe était composée de matériaux hétérogènes ' et
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dont l'accord est impossible, et aussi elle se brisa. Tout ce qui se compose d'éléments pareils doit s'attendre à une catastrophe semblable.
« J'ai une estampe du dernier chancelier au dessus de la cheminée du salon. Je la regarde souvent, et je me rappelle le temps où j'étais intimement lié avec l'original de cette gravure. Elle lui ressemble fort, mais il est déguisé par son chapeau, qui est laid, quoique la mode n'y ait rien à redire ; par sa grande perruque, dont le nœud se distingue à peine dans le profil ; par son rabat et sa robe, qui lui donnent un air de prêtre sans grâce. Notre amitié est morte et enterrée ; la vôtre est la seule qui survive de toutes celles dont j'ai été honoré autrefois. » (i)
Cowper cependant, que nous avons vu si ironique, si fâché contre la paix qui consacre l'indépendance de l'Amérique, revient avec le temps à des sentiments plus modérés, plus dignes d'un esprit élevé qui doit toujours voir les choses dans leur ensemble avec calme et si je l'ose dire, avec un certain dédain, sans ces partialités toujours étroites et qui sont le fait des esprits moindres ou de la jeunesse inexpérimentée et qui ne se connaît pas ; à des sentiments plus dignes aussi d'un poète qui a d'autres royaumes — royaumes inviolables et où la foule ne pénètre pas avec ses clameurs et ses passions.
Ces sentiments plus modérés, nous les trouvons dans
i) Thurlow, si indifférent à l'égat-d de l'auteur de la Tàehe, s'est cependant très bien conduit envers l'auteur des Récits Ju Manoir, connue le remarque M. Grimshawe.
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deux lettres à M. Newton et à M. Bull-Cowper écrites à M. Newton (24 février 1783).
« Mon cher ami, la faiblesse que j'éprouve à l'un de mes yeux pourra contribuer à me faire abréger ma lettre ; mais mon intention est de l'écrire aussi longue que les matériaux dont je dispose me permettront de le faire, dans la limite de mes forces.
« Je suis presque fâché de dire que je suis réconcilié à l'idée de la paix, étant revenu non parce que j'approuve ; mais parce que la nécessité y était. L'état déplorable du pays, que les amis de l'administration ont mis 'en avant avec insistance, et que leurs adversaires n'ont pas nié, me convainc que notre unique refuge sous le ciel était dans ce traité contre lequel je me suis élevé. Ce traité même, je le trouve moins blâmable que d'abord il ne m'a paru, lord Shelburne ayant coloré certains articles de manière à les rendre moins pénibles à l'œil. Mais mon opinion sur tout cela est que le temps est venu (si toutefois le pays doit espérer le salut) où la Providence doit intervenir pour le sauver. Une paix avec les plus grands avantages politiques n'aurait pas pu guérir nos plaies ; une paix qui n'a aucun de ces avantages peut retarder notre rui'ne pour un temps limité, mais ne saurait l'empêcher de venir en définitive. Cette perspective a de quoi faire trembler tous ceux qui ne se confient point en Dieu, et ceux même qui mettent leur confiance en lui peuvent trembler. La paix ne sera probablement pas de longue
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durée ; et suivant le cours ordinaire des choses, une nouvelle guerre doit nous achever. La ruine d'un grand pays ne peut pas être regardée d'un œil indifférent, même par ceux qui savent qu'une patrie meilleure leur est réservée. Mais du moins pour ceux-ci tout sera bien enfin.
« Quant aux Américains, je rie leur pardonne pas peut-être comme je devrais le faire ; peut-être je ne pourrai jamais m'empêcher de voir en eux les auteurs de la ruine — de la ruine préméditée — de ce pays. Ils ont poussé la pointe plus loin que la maison de Bourbon n'aurait pu la porter en un demi-siècle. Je peux les voir d'un œil prévenu ; mais je ne crois pas qu'ils soient égaux à la tâche de fonder un empire. Il faut de grands hommes pour suffire à cette mission, et leurs grands hommes, je croîs, sont encore à naître (i). Ils ont déployé assez de passion obstinée pour nous faire beaucoup de mal ; mais si le bien ou tout autre chose peut sortir de là pour eux, l'événement s'eul en peut décider. Je conviens avec vous qu'il se peut que l'Amérique devienne un pays d'extraordinaire lumière évangélique ; mais cependant je ne puis rien apercevoir dans leur nouvel état qui permette particulièr'ement d'accueillir cette espérance comme fondée. Ils ne peuvent avoir plus de liberté de conscience qu'ils n'en avaient, ou du moins, si cette liberté n'était pas entière, ils n'avaient à s'en prendre qu'à eux des limites qui leur étaient imposées. Peut-être l'Eglise et l'Etat réglés
(i) Encore des conjectures et prévisions à la Cowper.
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à nouveau leur en laisseront moins. Laissons faire — toutes choses arriveront bientôt à leur fin. Le temps est proche où un empire sera établi qui remplira la terre. Nf les hommes d'Etat ni les généraux n'en poseront les fondements, mais il s'élèvera au son de la trompette.
« Le dernier enfant de M. Scott est mort ; c'est ce matin à quatre heures qu'il a expiré. La grande tache qui s'étendait sur son visage devait faire désirer qu'il ne vécut pas ; l'humeur virulente qui dévorait la chair sur les os devait faire souhaiter que la mort ne tardât point. Il a vécu peu de temps dans un monde dont il n'a rien su ; il est parti pour un monde où il en sait plus dès à présent que le plus savant qu'il ait laissé dans celui-ci.
« Mon corps est bien, mais mon esprit userait une enveloppe de diamant ; et cependant mon enveloppe qui n'est pas des plus robustes ne laisse pas apercevoir de traces de ces opérations intérieures. M. Unwin se porte bien. Recevez l'un et l'autre une affection qui ne vous manquera jamais. »
Avec M. Bull, Cowper fait encore un pas de plus dans le sens de cette paix d'abord si détestée (lettre du 7 mars 1783) :
« Mon cher ami, quand viendrez-vous pour nous dire ce que vous pensez de la paix ? Est-elle bonne en elle-même cette paix, ou bonne seulement si l'on considère l'état ruineux de notre pays ? Je m'en suis tout d'abord indigné amèrement, ne voyant dans lee
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conditions auxquelles elle a été conclue, que le déshonneur et la ruine de la Grande-Bretagne. Mais ayant appris depuis que notre déshonneur et notre ruine sont déjà consommés autant qu'ils peuvent l'être, je me réconcilie avec le traité, et je crois devoir une profonde reconnaissance au roi de France pour avoir consenti à déployer avec nous tant de douceur. La branche d'olivier n'a il est vrai ni feuille ni fruit, mais ce n'est pas moins la branche d'olivier. M. Newton et moi avons échangé plusieurs lettres à ce sujet ; tantôt considérant en graves politiques que nous sommes, l'état général de l'Europe, tantôt nous attachant à l'état de l'Angleterre en particulier ; quelquefois remarquant la conduite de la maison de Bourbon, quelquefois celle des Hollandais, mais plus particulièrement celle des Américains. Peutêtre la distance n'était pas grande entre nos opinions, moins grande même qu'elle ne le paraissait. Nous avons conduit cependant notre dispute avec modération et nous l'avons amenée à une conclusion toute pacifique. En cela du moins nous avons donné preuve d'une sagesse que des politiques plus habiles que moi feraient bien d'imiter.
« Aimez-vous beaucoup vos montagnards du Nord ? Un homme qui ne porte point de culottes peut-il être un bon chrétien ? Vous êtes mieux en position de résoudre pour moi cette question, qu'homme au monde que je connaisse ayant, à ce qu'on me dit, prêché devant un si grand nombre d'entre eux, et causé, sans nul doute, avec quelques-uns. Il faut que vous sachiez que-
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les Highlanders me vont au cœur et que je crois voir en eux ce que les Anglais étaient autrefois, ce qu'ils ne seront plus jamais. Tels ont été les effets du luxe ! »
Voilà un passage qui eût fait pâmer d'aise le jeune Walter Scott, alors âgé de douze ans, et qui peut-être lisait dans le jardin de Kelso (i), sous le grand platane dont il a gardé dans ses années illustres un si bon souvenir, les R_'rcy's Reliques of Ancient Poetry : en vue de la Tweed et du Teviot qui se réunissent, de l'antique abbaye de Melrose, sinon en vue, du moins à distance des ruines du château de Roxburgh, le futur - auteur de l'Antiquaire et du Monastère repassait peutêtre dans sa riche et tenace mémoire, les prodigieux récits de ces chers Highlands qu'il avait entendus à huit ans à Sandy-Knowe, chez son excellent grand-père. Son cœur aurait battu, j'en suis sûr, s'il avait pu lire les paroles que Cowper écrivait en cette année 1783, et plus tard, quand Waverley fermentait dans sa tête puissante, il aurait pu les mettre comme épigraphe au premier de ses romans, de ses chefs-d'œuvre.
« Paulo minora canamus. Nous voilà faisant une fugue avec le seigneur d'Abbotsford, prenant dans son cabinet une de ces épées à deux mains qui faisaient la joie de ses Highlanders bien-aimés, nous voilà sur le point de partir avec lui pour la chasse du cerf (1), et Cowper, qui n'ambitionne point les forêts dignes d'un consul... ou de Rob-Roy, se dispose à nous présenter deux lièvres !
(t) Chez sa tante Janet Scott.
(2) Lady of the Lett.
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« Vous savez (i) que je nourrissais deux lièvres. Depuis que je vous ai vu, je n'ai rien écrit qu'une épitaphe de l'un d'eux, qui est mort la semaine dernière. Je vous en envoie la première édition. »
Des lettres tournées à la bagatelle n'iraient pas au grave M. Newton. Il faut donc réfléchir quand on lui écrit, et peser ses matériaux.
Lettre à M. Newton, 7 mars 1783 :
« Mon cher ami, si mes lettres étaient composées de matériaux dignes d'être accueillis par vous, elles seraient plus longues. Il y a un sujet sur lequel ils pourraient écrire sans jamais éprouver de fatigue ; ceux-là qui se savent en droit de s'y intéresser (2). Ce sujet, il ne m'est pas permis d'y atteindre, et il en est peu d'autres qui ne me fatiguent bien vite. Sur ces derniers, cependant, il ne me serait pas impossible peutêtre de m'étendre davantage, si je pouvais oublier que c'est à vous que j'écris ; à vous à qui il serait, dans mon opinion, aussi peu convenable et aussi parfaitement absurde d'envoyer une feuille pleine de bagatelles, qu'il le serait à moi de m'arroger cette liberté si j'écrivais à l'un des quatre Evangélistes. Mais puisque vous mesurez mes lettres avec une si minutieuse exactitude, permettezmoi de vous traiter en retour d'une façon pareille. Votre écriture est serrée, il est vrai, mais la mienne n'est pas trop espacée, il me semble. Vous ne faites point de
(1) Fin de la lettre à M. Bull..
(1) Le sujet de la priére on du salut, on le devine assez. Toujours la folie du pauvre poète, latente et imminente, quand elle n'est pas déclarée.
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marge, c'est vrai encore, mais si vous en faisiez, il vous faudrait avoir recours à l'habileté lilliputienne de ceux qui font tenir le Credo dans l'étendue d'un schilling, car en comparant très exactement, je trouve que votre papier est dans tous les sens d'un bon pouce plus petit que le mien. Par conséquent, en supposant récriture également serrée, mes lettres, avec marge doivent être aussi longues que les vôtres qui n'en ont pas. Que cette considération jointe à cette autre, tirée de leur futilité, suffise pour vous les faire estimer, sinon longues, du moins assez longues.
« Le caporal East nous a fait deux visites. Nous vous sommes obligés de lui avoir recommandé de nous visiter. Il nous a fait passer le temps agréablement par un récit fort modeste et en même temps très extraordinaire, de ses àventures chrétiennes au camp. Il a prié ici deux fois, et dans ses prières comme dans sa conversation, il a mis à jour une veine de bon sens qui ne se rencontre pas communément chez les gens de sa condition sociale, aussi bien qu'une chaleur de cœur particulière aux personnes vraiment spirituelles (i). Le pauvre garçon n'ayant pas reçu sa paie, se trouvait assez embarrassé, et il se serait vu obligé de laisser en gage au lieu de sa garnison quelque partie de ses modestes effets, si nous ne lui avions remis une demi-guinée. Il est parti hier militairement pour Northampton. Hier aussi un corps de Highlanders a traversé Olney. Cette troupe fait partie du régiment qui s'est il y a quelque
(l) Spirituelles, au sens religieux et mystique.
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temps mutiné à Portsmouth. Convaincus sans exception d'un seul homme, que le général M. les a vendus à la Compagnie des Indes Orientales, ils ne respirent que vengeance, et jurent qu'ils démoliront sa maison en Ecosse, dès qu'ils seront arrivés dans ce pays. Cette résolution est vraiment fort peu chrétienne ; mais comme hommes, si l'accusation qu'ils portent contre le général est fondée, je ne puis les blâmer. Le reste du régiment est en garnison à Dunstable, Woburn et Newport : en tout onze cents hommes. Une partie du corps, dit-on, doit s'arrêter quelques jours à Olney. Pas un de leurs officiers supérieurs n'est avec eux ; soit qu'ils aient conscience de leur faute, soit qu'ils se sachent soupçonnés d'avoir connu le marché inique et d'y avoir trempé, ils redoutent le ressentiment du corps. Il paraît que le projet du gouvernement serait de les briser en petits détachements, afin qu'arrivés en Ecosse ils se voient trop faibles pour tenter des entreprises mauvaises. Une quarantaine d'entre eux se sont fait les auditeurs de M. Bull. Celui-ci s'est trouvé singulièrement heureux de s'adresser à un troupeau qui a été élevé sur les montagnes de la Calédonie. Il leur a dit qu'il se rendrait à la maison de John O'Groas pour entendre un soldat prier. Ils portent en général les sentiments religieux jusqu'à ne vouloir assister qu'à des prédications évangéliques, et on dit que beaucoup d'entre eux ont le caractère Evangélique. Cela n'empêche pas que la tête du général M. n'ait été assez en danger dans leurs rangs ; car deux fois il a été jeté à terre
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par la crosse d'un mousquet. Le sergent-major est venu à son aide, sans quoi il eût été à jamais hors d'état de vendre des Highlanders à la Compagnie des Indes Orientales.
« Je vous remercie de l'extrait que vous me donnez de la lettre de M. Bowman. J'aime toujours l'approbation des hommes de goût et d'instruction ; mais pour que ma vanité ne se laisse pas trop entraîner par le courant, mon désir d'aller en avant est tenu en bride par l'absolue impuissance de renouveler mes entreprises dans le domaine de la poésie.
« Nous aimons et nous respectons M" Cunningham, notre sympathie lui est acquise au milieu de ses épreuves multipliées. Puisse-t-elle arriver à bon port. La rigueur de la saison retardera peut-être son voyage. Nous partagerions plus pleinement votre joie en cette occasion si sa visite! à Londres ne paraissait pas devoir être contraire à votre projet de visite à Olney.
« Quand votre dernière lettre est arrivée, mon œil était tellement enflammé que je n'ai pas pu considérer votre cachet. Il va mieux maintenant et je me propose de l'examiner attentivement la première fois que je le verrai. »
Notre aimable poète nous fait tout doucement sa rhétorique épistolaire, rhétorique d'autant meilleure qu'elle n'en est pas une (à M. Newton, 5 avril 1783).
« Quand on a une lettre à écrire, rien n'est plus utile que de commencer : d'abord parce que si l'on ne
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commence, on n'a pas de bonne raison d'espérer de finir jamais, et puis le commencement est la moitié de la besogne ; il est plus difficile de mettre la plume en train que de continuer quand une fois on l'a mise en mouvement.
« La maladie de Mrs Cunningham, qui peut tourner à la mort, et qui la prend à un tel moment, a fait naître en moi comme chez MU Unwin une grande compassion, tant pour elle que pour sa fille. D'être séparée d'une fille qu'elle aime tant, avec l'intention de se réunir prochainement à elle ; se voir arrêter avant d'avoir pu partir, et si loin de ses parents qui tiennent le plus de place dans les affections, quand sa fille, de son côté est sous le coup d'une maladie qui ne se guérit pas souvent, ce sont là des circonstances à émouvoir sensiblement. Elle a, il est vrai, beaucoup de courage naturel, et pour rendre sa condition encore plus tolérable, les espérances chrétiennes lui servent de soutien. Mais nous sommes ainsi faits que les malheurs de ceux qui ont le moins besoin de notre pitié excitent le plus notre pitié ; un caractère aimable produit en nous la sympathie, et nous prenons le chagrin pour des personnes sur lesquelles nous devrions peut-être plutôt nous réjouir. Il y a cependant 'encore une chance pour qu'elle en revienne : nous devons le désirer, quoique pour elle il valût beaucoup mieux retenir loin du ciel ceux à qui seuls le ciel est promis : nous voudrions du moins les retenir jusqu'à ce que nous puissions nous envoler avec eux.
« La semaine dernière j'ai eu une lettre de W.
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Hadland, sollicitant en termes tragiques le présent d'un vieil habit ou d'argent pour en acheter un. Je n'ai pas répondu et ne me propose pas de répondre, tant pour les raisons qui ont déterminé votre refus, que parce que j'ai eu un récit fort différent de celui qu'a fait son ami Ease, du délit pour lequel il a été dégradé. Je sais qu'après que la mutinerie des volontaires eut été châtiée par l'emprisonnement, on leur offrit leur paie et leur pardon à la condition de rentrer dans le devoir : ce fut ce moment critique que saisit Hadland pour lever une contribution en leur nom, afin de les mettre en état de persister dans leur refus, persistance que le manque de moyens pour vivre avait rendu difficile, sinon impossible. J'incline d'autant plus à croire cette version que la punition qui lui a été infligée, que la punition qui autrement semblerait avoir été injuste et déraisonnable, s'explique ainsi naturellement. S arts doute on ne lui aurait pas infligé la peine du fouet et la dégradation pour un acte pur de bienfaisance compatissante ; mais en soutenant les mutins, il fit de leur cause la sienne et se rendit plus coupable que les coupables primitifs eux-mêmes.
« Je n'ai pas vu M. W*** pendant le temps qu'il a passé à Olney, ou du moins je ne l'ai vu que par la fenêtre. Quelle raison l'a décidé à nous excepter du nombre des personnes qu'il a visitées, je n'en sais rien, mais nous ne sommes point fâchés qu'il ait fait cette exception. Je lui veux tout le bien possible ; mais je suis heureux qu'il n'en ait appelé à moi pour entendre ses
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apologies : les nombreuses personnes près de qui il les a portées n'en sont point satisfaites. La lettre même qu'il a produite n'a point été à son avantage. Cette lettre paraissait écrite par sa femme ; mais en réalité elle avait été écrite par son fils, et n'avait par conséquent aucun poids.
« Je voudrais toujours terminer mes lettres par des nouvelles d'Olney, si Olney avait à vous apprendre quelque chose qui en valut la peine, mais ou les nouvelles intéressantes font défaut, ou elles ne viennent pas jusqu'à moi. La réunion des fidèles de la Basse-Eglise (Lovuir Meeting) a fini par trouver un ministre, et les gens, à ce qu'il paraît, sont contents de lui. Il s'appelle Hillyard. Il est nouveau, il est sûr de plaire tant qu'il le sera. M. Scott a toujours été malade depuis son retour du Lincolnshire ; il se porte rarement bien et les maux dont il est atteint sont de nature à rendre sa vie extrêmement précaire. Il est mieux cependant depuis quelques jours.
« Nous nous portons assez bien ; mais ni la saison ni le vent, qui est à l'est, ne sont favorables à notre état moral : toujours au printemps la puissance vitale s'affaiblit chez nous. »
Cowper a fait allusion à des dépressions morales : avec la connaissance que nous avons de lui, nous n'avons que trop lieu de nous attendre à des phénomènes morbides de cette nature ; mais il ne nous laisse pas à cet égard dans la nécessité de faire des conjectures ; il nous met au courant de ses tristesses, tristesses sans
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cause, et qui n'en sont que plus rebelles aux conseils de la raison intérieure, aux encouragements de nos amis qui veulent nous relever. Il écrit à M. Newton (le 20 avril 1783) :
« Mon cher ami, l'emblème que j'avais conçu devait représenter, non mon cœur, mais le cœur d'un chrétien, qui se réjouit' dans le deuil, percé d'épines, mais environné de roses. J'ai l'épine sans la rose. Ma ronce est celle de l'hiver, mes fleurs sont flétries, et il ne reste que les épines. Mes jours s'e passent dans la vanité, et il m'est impossible de les dépenser autrement. Nul homme sur la terre ne se rend mieux compte que moi de l'inutilité d'une vie comme la mienne, nul ne gémit plus profondément sous le fardeau ; mais cela mème, c'est encore vanité, puisque je me connais et gémis en vain ; mes pleurs n'apporteront pas le remède parce qu'il n'y a pas de remède pour moi. Le temps dont il semble que je fasse l'emploi le plus rationnel est celui que je passe à lire. Des études cependant n'ont qu'un champ bien limité, et me servent de peu, parce que je n'ai de livres que ceux que j'emprunte, et que personne ne saurait me prêter une mémoire. Mes livres à moi sont presque usés. Je lis la Biographie et la Revue. Si tous les lecteurs du premier de ces ouvrages avaient autant de mémoire que moi, ceux qui ont compilé l'œuvre auraient travaillé bien en vain à sauver de l'oubli les grands noms des siècles passés ; car ce que je lis aujourd'hui, je l'oublie demain, Qui m'entendrait pourrait dire : C'est un
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avantage après tout, le livre est toujours neuf. — J'en demande pardon à qui ne dirait cela : je puis me remémorer si je ne peux pas me souvenir, et le livre à la main je reconnais les passages que sans le livre je ne me serais rappelés de ma vie.
« La Revue me plaît fort parce que si les pages ne laissent pas de'trace dans ma mémoire, je n'y ai guère regret ; lecteur fort dédaigneux que je suis de la plupart des modernes écrivains. Tantôt c'est le sujet qui me déplaît, tantôt c'est la manière de le traiter ; le style est affecté ou la matière dont traite l'auteur n'a point d'attrait. Votre homonyme l'évêque de Bristol est le sujet du principal article des deux derniers numéros ; mais bien que ce fût un savant homme et qu'il écrive parfois comme un homme éclairé, je le vois sous l'empire des invincibles préjugés contre la vérité et ceux qui la professent ; subtil dans l'interprétation des prophéties, mais hétérodoxe dans ses opinions sur quelques sujets religieux et apportant de très faibles raisonnements à l'appui de ses opinions erronées. Quelle peine il s'est donnée pour prouver que la perdition des méchants n'est pas éternelle, qu'on peut se repentir dans l'enfer, et que les diables peuvent enfin être sauvés ; établissant ainsi, autant qu'il est en lui, la croyance à un purgatoire, faisant plus de pas vers l'Eglise de Rome que jamais méthodiste n'en a fait, et cependant il accuse formellement de se rapprocher du pape tous c'eux qui se rangent sous la dénomination de méthodistes. Quand je pense au pauvre évêque, je pense aussi à quelques-
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uns qui diront un jour : « N'avons-nous pas prophétisé en ton nom, et en ton nom accompli grand nombre de miracles ? Et alors il leur sera répondu : Eloignezvous de moi, car je ne vous ai jamais connus. » Mais peut-être il a pu être éclairé à ses derniers moments, il a pu être sauvé à l'article même de la mort. Il est bien à désirer, à espérer aussi, qu'il l'ait été en effet. Un tel homme réprouvé au grand jour offrirait la vue la plus terrible entre tous ceux qui passeront à la gauche. Mais je ne pense pas que beaucoup s'y rangent, ni même aucun de ceux qui au temps de leur vie ont eu la modération, la vertu et la sincérité, qui ont usé avec une vraie piété de la faible lumière mise en eux, et qui enfin, ignorant Dieu si on les compare à d'autres, en ont su assez pour connaître qu'il faut Le craindre, L'aimer, et se confier en LUI. Telle œuvre se passe souvent entre les rideaux du lit d'un mourant, que la garde et le docteur — c'est le docteur et la garde que je veux dire — ne soupçonnent pas. L'âme ne fait qu'un pas des ténèbres à la lumière, et ce pas, elle le fait sans témoin. Ce que j'ai vu de mon frère m'a induit à penser très charitablement de l'état de tels hommes dans le monde futur.
« Nous attendrons avec anxiété la communication des nouvelles que vous recevrez d'Ecosse. Offrez nos amitiés, s'il vous plaît, à Miss Cunningham. J'ai vu dans le Gentleman's Magasine du dernier mois le compte que l'on rend d une découverte faite par un médecin : il s'agit d'une nouvelle méthode de traitement de la
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consomption, qui à l'épreuve, a réussi merveilleusement bien. Suivant ce médecin, le siège de la maladie est dans l'estomac, et il la guérit principalement par l'émétique. L'ancien traitement opposé à cette maladie a été si peu efficace, que je me sentirais attiré vers toute nouvelle méthode qui se présenterait sous les auspices de bonnes recommandations. L'auteur de cette découverte est, diton, un homme de sens et de jugement, mais j'ai oublié son nom. »
Je ne mets pas en doute la capacité médicale de Cowper ; j'aime mieux cependant le mettre sur des sujets qui lui sont plus familiers. Je l'entendrai plus volontiers m'entretenir de prédicateurs et d'éloquence sacrée. Laissons-le peindre un prédicateur de son temps — je dis bien de son temps, on pourrait s'y tromper et croire qu'on se retrouve en présence des contemporains de la Satyre Menippée — mais j'aime fort que l'ami de M. Newton mette le remède à côté du mal, et nous trace comme un Maury l'aurait pu faire, mieux qu'un Maury, le tableau de la vraie et saine éloquence religieuse (lettre à M. Newton, 5 mai 1783) : « Mon cher ami, la lettre non cachetée à M. Scott appelle m'es remerciements, comme elle m'a invité à la lire. Vous pouvez croire que je n'ai pas entendu M. Mayor, mais que j'ai entendu parler de lui. Il a plu à M. Scott et à M. Chator, surtout à celui-ci, qui en a parlé chez nous dans les termes de l'éloge le plus marqué. Ce qui m'est revenu de son sermon par d'autres m'a cependant
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convaincu que je n'y aurais pas pris plaisir, tout au contraire. Il n'a pas seulement appuyé sur des détails circonstanciés, ce qui est certainement (pour user d'une comparaison d'Horace) aussi peu utile que de passer son temps à tirer un à un les poils de la queue d'un cheval ; il s'est de plus 'exprimé avec une trivialité tout à fait indigne de la chaire. Le péché, a-t-il dit, jette un homme la tête en bas, la grâce le remet sur ses pieds ; puis revient le péché qui d'un tour de main subtil met encore une fois tout sens dessus dessous. J'ai autrefois assisté aux séances de la Société de Robin Hood ; mais les orateurs en tablier de cuir (i) et en bonnet de laine n'ont jamais été chercher si bas leurs fleurs de rhétorique. Combien différente est la simplicité de parole qu'exige un sujet religieux à traiter, de cette vulgarité de discours que notre prédicateur a confondue à tort avec elle ! L'affectation de toute sorte est haïssable, surtout dans un ministre, et plus particulièrement encore cette affectation qui l'induit traîtreusement à se servir d'expressions bonnes tout au plus pour les gens illettrés. Sans doute la vérité peut se passer d'ornement, comme peut s'en passer une belle personne ; mais partir de là pour la vêtir de haillons quand on a sous la main un habit décent, cela passerait à bon droit pour absurde et ridicule. La forme la plus belle de proportions peut devenir repoussante sous la saleté et l'attirail du mendiant ; et les vérités même qui nous sont venues
(r) Ces orateurs que Shakespeare a si excellemment représentés dans la première scène de son Jules César.
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du ciel, encore qu'elles ne puissent être dépouillées de leur nature, peuvent être déshonorées par le déguisement que leur impose un langage contraire à toutes les convenances. Il est étrange qu'un disciple formé par vous s'égare ainsi. Mais vous devez vous consoler par la réflexion qu'il n'aurait jamais pu se tromper à ce point, s'il ne s'était départi complètement et volontairement de vos préceptes aussi bien que de votre exemple. S'il me fallait définir votre style en deux mots, je dirais qu'il a la simplicité ornée, simplex munditiis, et je ne crois pas qu'il me fût possible de le louer plus justement ou de lui donner un éloge plus illustre. Il est donc certain qu'à cet égard du moins le disciple ne ressemble pas au maître. Celui-là qui peut parler de manière à se faire entendre d'une assemblée de paysans, et en même temps dans des termes qui n'offensent point une oreille académique, celui-là a trouvé le milieu excellent. Des gens de goût et de jugement peuvent certainement trouver cet heureux tempérament, et ce qui le prouve, c'est que quelques-uns y sont arrivés. Hactenus de concionando (i). Fanny Kitchener a apporté hier à M™ Unwin une lettre écrite par elle-même. Cette lettre est toute de bon sens et en bons termes — meilleurs que ceux du sermon susdit. Son écrit était à cet effet de confesser l'inconvenance de sa conduite passée et d'implorer de Mrs Unwin le pardon du chagrin que l'offense a dû lui faire éprouver. Elle a parlé avec abondance de larmes et comme toute pénétrée ; et s'il
(i) Tout notre discours, jusqu'ici, n'a roulé que sur la rhétorique.
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en faut juger avec la commune charité, elle se repent véritablement. M. Scott, comme un chirurgien qui fait plus d'usage du fer que des liniments (i) lui a dit qu'il y avait peu de consolations à donner à une pécheresse de son espèce ; mais votre lettre à la pauvre fille a tout guéri et lui a rendu la tranquillité. Corporellement, elle est bien malade, elle espère être admise à l'hôpital de Northampton.
Nous ressentons une vraie joie d'apprendre que Mistress Cunningham est mieux, et nous désirons cordialement que des nouvelles qui promettent plus encore vous viennent d'Ecosse. Debemur morti, nos nostraque (2). Tous nous reconnaissons la dette ; mais rarement nous nous soumettons de bonne grâce quand ceux que nous aimons sont appelés à la payer. L'appel vous trouvera prêt, non pas moi, quoique j'aie été averti de longue date. Pendant quelques années, j ai attendu cette heure avec désir ; mais ces dix dernières années, j'ai appris à la redouter. »
Cowper nous fait ici un aveu précieux. Il redoute la mort. Pourquoi donc ! On ne redoute la mort que quand on est un peu satisfait de la vie. Quels regrets lui donner quand avec un peu de plaisirs elle nous apporte beaucoup de chagrins ? Cowper croit en être là encore, il se trompe : cette vie paisible, sans plaisirs vifs, mais aussi sans peines apparentes a quelque peu endormi Cowper ; ces terreurs religieuses dont lui-même nous fait
(1) Poultice, un cataplasme.
(a) Nous sommes une dette due à la mort, nous et tout ce qui nous appartient.
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confidence en maints endroits pourraient bien n'être au fait, depuis une période que lui-même détermine dans sa pensée sans la fixer pour nous en termes spécifiés, que la traduction humaine des satisfactions tranquilles, des joies presque latentes qu'il goûte dans sa condition on peut dire solitaire, près d'une personne attentive, visité à intervalles' par l'esprit poétique, occupé de la pensée d'amis chers qui voulaient bien venir animer de loin sa solitude par leurs correspondances.
Voilà au vrai, et en analysant sincèrement les choses, voilà où 'en est Cowper au moment où nous sommes arrivés. Ame mobile parce qu'il est poète, il ne restera pas au point où nous le voyons aujourd'hui, et les éléments morbides qui sont dans sa nature physique, aussi bien que dans sa nature morale venant à prédominer, des modifications importantes, et dans le sens de la souffrance plus aiguë aussi bien que plus fréquente, apparaîtront à nos yeux et devront être constants dans ces analyses psychologiques où nous nous efforçons de l'interroger, soit qu'il avoue, soit qu'il se dérobe.
On se demandera peut-être — cette question se présente naturellement à la pensée — comment Cowper, sociable plutôt que misanthrope, et poète par dessus le marché, peut supporter une vie si effacée, si vide de mouvement, d'incidents, de plaisirs et d'activité. Je réponds que ce phénomène ne peut s'expliquer que par un travail très actif qui s'opère dans l'esprit du poète : il pense à ses amis absents, il se les représente, il les évoque à son foyer, ce qu'il fait leur est destiné, et comme il faut que
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ses amis, pour occuper une telle place non seulement dans son affection, mais dans son esprit, soient au moins des hommes distingués, il est naturellement porté à se les surfaire un peu, à se les figurer comme des hommes d'un grand mérite, et c'est ainsi qu'ils peuvent, même absents, lui tenir lieu de toute activité, de presque tous plaisirs. J'ai pour garant de ce que je crois pouvoir avancer ici, Cowper lui-même qui parle en ce sens à M. Unwin dans une lettre du 12 mai 1783. M. Unwin est évidemment un digne clergyman qui élève de son mieux ses enfants, prêche le moins mal possible ses ouailles, et écrit les lettres les plus spirituelles qu'il peut, dans la limite de ses moyens, à son ami Cowper. Eh bien ! celui-ci qui se sait de ceux à qui de droit appartiennent les illustres amitiés, les nobles relations, fait de son ami un personnage évidemment supérieur à sa valeur réelle, il le façonne à l'image de ses désirs, il le grandit, et il finit par l'investir du droit suprême de lui donner dans la vie les consolations qui ne lui viennent plus d'ailleurs. Voici en quels termes il parle à cet ami, dont la figure, telle que nous l'ont transmise les éditeurs de Cowper, n'annonce pas à coup sûr un si grand honneur :
« Mon cher ami, une lettre écrite d'un lieu comme celui-ci est une création, et créer est une œuvre de laquelle de simples mortels ne peuvent guère se vanter d'être capables. Ex nihilo nihil fit (I) est un axiome qui trouve son application dans tous les cas où la Divinité n'est pas en jeu. Voyant les choses sous cet
(1) Rien ne se fait de rien.
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aspect, je devrais me reconnaître coupable d'une extrêm'e folie, devant la prétention de travailler sans matériaux, si je ne savais pas que, bien que le produit de mes efforts doive n'être rien, ce rien n'en sera pas moins le bienvenu. Si je n'ai point de nouvelles à vous mander, je puis vous dire du moins que je vous estime hautement, que l'amitié qui me lie avec vous et avec les vôtres est le seul baume de ma vie, et c'est là un bien qui suffit à me faire accepter une existence où il n'y a nul autre bien. Ce langage n'est pas celui du moment présent, l'unique effet d'un nuage qui vient à passer sur moi et qui va être emporté tout à l'heure ; il exprime précisément l'état habituel de mon esprit, tel qu'il a été constamment depuis dix ans.
« Ceux qui se sont mis en possession d'un Dieu et à qui il est permis de l'honorer d'un culte, sont les maîtres d'un trésor ; mais aussi haut qu'ils puissent l'estimer, ils n'en ont que de faibles idées et bornées par des limites extrêmement étroites. Prenez-en ma parole, la parole d'un homme qui est dans des conditions singulièrement appropriées pour témoigner en cette. matière, qui, ayant joui pendant quelques années du bonheur dont je parle, en a été privé pendant un temps plus long, et n'a point espérance d'en redevenir possesseur tant qu'il vivra.
« Telles sont mes réflexions du dimanche matin. Le son des cloches les a fait naître ; ou plutôt leur a donné une telle puissance, qu'elles ont, malgré moi, forcé ma plume de se mettre à l'unisson ; car, quoique je ne les confie pas souvent au papier, jamais elles ne sont absentes de mon esprit.
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« Dans la Revue du mois dernier, j'ai trouvé un compterendu d'un sermon prêché par M. Paley, à la consécration de son ami, l'évêque Law. Le critique admire et porte aux nues le prédicateur, il prie ardemment le Maître de la moisson d'envoyer dans sa vigne un plus grand nombre d'ouvriers. Je ne puis être d'accord avec lui en ce point ; je ne vois pas et je ne saurais deviner comment et en quoi la vigne gagnerait à cela. M. Paley est certainement très ingénieux et il a fait les plus grands efforts d'esprit pour montrer l'Eglise établie, consistant en évêques, prêtres et diacres, sous le jour le plus favorable ; mais une hiérarchie qui n'a point les dons spirituals, plongée dans le luxe et la mollesse, forme un sujet trop noir pour que cette éponge le blanchisse. Je pose en principe que quand il faut se mettre en grands frais d'esprit pour établir une thèse, cette thèse au fond n'a rien de solide. La sienne ne l'est pas en effet, non plus que toutes les jolies inventions sur lesquelles il cherche à l'établir. Il dit d'abord que la distribution de l'Eglise. suivant plusieurs degrés, a cet heureux effet que chaque classe du peuple est pourvue d'un clergé à son niveau et répondant à ce qu'elle est elle-même, avec qui elle peut vivre et former société sur un pied d'égalité. Mais pour arriver à cet effet excellent, il faut qu'il y ait au moins trois ministres dans chaque paroisse, un pour les gens comme il faut, un pour les gens du commerce et du métier, un enfin pour ceux qui sont au plus bas de l'échelle sociale, et l'on ne trouverait pas aisément beaucoup de paroissesvoù la masse laïque fasse si peu de société que ce soit avec son ministre. C'est donc pure invention,
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toute de fantaisie. En second lieu, il prétend que cette constitution hiérarchique jette une dignité sur la profession même du ministre, et que le clergé prend sa part du respect dont les plus hauts dignitaires sont l'objet. Grand bien puisse leur faire cette participation ! Eux-mêmes ils savent combien cette part qui leur revient est petite. La dignité qui se déverse sur un ministre des manches de dentelle et du bonnet carré de son diocésain ne mettra jamais en danger son humilité. Pope dit avec vérité :
« C'est la valeur morale qui fait l'homme ; absente elle fait l'homme de rien : tout ce qui n'est pas la valeur morale n'a pas plus de prix qu'un vieux soulier ». Notre prédicateur continue : « Les riches et splendides situations dans l'Eglise ont été justement regardées comme des prix offerts et ayant le pouvoir d'attirer les personnes qui promettent beaucoup et qui se distinguent par l'éminence de leurs facultés intellectuelles. J'accorde cela. Mais la récompense que l'Ecriture met devant nos yeux 'est bien différente de celle-là, et nos appâts ecclésiastiques sont trop souvent dévorés par des gens de valeur nulle et qui n'ont pas de talents du tout. Ils ne font qu'enflammer l'avarice et l'ambition ; ils ne poussent point du tout à acquérir ces dons qui seuls font l'ornement du ministère : le zèle pour le salut des hommes, l'humilité et l'abnégation.
M. Paley et moi ne pouvons donc tomber d'accord. » Cowper, quoique depuis longtemps séparé de tous ses parents par le sang, n'avait point endurci son cœur à leur égard, et dans l'occasion il sentait de vieilles affec-
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tions se réveiller. A la mort de la femme d'un de ses oncles, il écrit à J. Hill (26 mai 1783).
« Je prends part au malheur de mon oncle, et je ne m'étonne pas de l'affliction que cette perte lui cause. Un lien qui a subsisté pendant tant d'années ne peut être brisé sans qu'une grande douleur frappe le survivant. J'espère cependant, 'et je ne le mets point en doute, que quand il aura un peu plus de temps pour se recueillir, il trouvera dans sa famille cette consolation que tous les pères n'ont pas le bonheur de pouvoir s'e promettre. Il arrive bien rarement que des personnes mariées passent ensemble des années si longues ou si heureuses, mais cette circonstance même, que volontiers on invoque contre l'excès du chagrin, est justement celle qui porte la douleur de mon oncle au plus haut degré ; c'est pour cela même que sa perte lui est plus sensible et qu'il sent mieux qu'il ne peut que difficilement vivre sans celle qu'il n'a plus. Et cependant c'est un tribut nécessaire que tous ceux qui vivent longtemps doivent payer en retour de leur longévité : il faut qu'ils perdent plus d'une personne qu'ils auraient joie à retenir dans la vie, peut-être celles-là même autour desquelles roule tout leur bonheur ; il faut qu'ils les voient descendre dans leur tombe avant eux. Sous un point de vue du moins, c'est un principe tout de miséricorde : quand la vi'e a perdu ce qui lui donnait son goût le plus vif, nous ne devons la résigner qu'avec plus de joie. Je vous prie de lui offrir mon souvenir le plus affectueux et de lui dire, si vous le trouvez bon, combien je désire que le soir de sa longue journée soit long et heureux. »
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La lettre suivante à M. Newton (du 31 mai 1783) roule également en partie sur le sujet de la résignation à la mort que nous devons nous imposer comme hommes et plus encore comme chrétiens. M. Newton avait perdu une amie (peut-être une parente) que nous avons précédemment entrevue malade :
« Nous nous réjouissons, plutôt que nous ne sommes dans le deuil, à l'occasion de la mort de M™ Cunningham. Quand la mort s'adresse à des personnes qui ont la foi, elle perd son aiguillon, non seulement pour ceux qu'elle retire de ce monde, mais même aussi pour ceux qui survivent. La nature il est vrai, présentera toujours à notre pensée quelques causes de chagrin, quand nous verrons s'en aller une aimable et chréti'enne amie ; mais l'Ecriture n'en a que plus de raisons à nous opposer en sens contraire ; c'est sur des fondements solides qu'elle nous prescrit de nous réjouir ; c'est en de telles occasions et d'une manière plus frappante peut-être que dans toutes autres, qu'elle nous dit que la douleur se tourne en joie. C'est faire affront à la loi de notre pays que de dire : Le roi est mort : elle déclare qu'il se retire (demises), et c'est tout. Ce qui n'est qu'une fiction quand il ne s'agit que d'un roi, devient une réalité et la vérité même quand c'est le Chrétien qui est en jeu. Il ne fait que déposer son corps parce que c'est son privilège à lui de n'en pas porter plus longtemps le fardeau ; il ne meurt pas, c'est à ce moment-là même qu'il commence à vivre. Mais le monde ne comprend pas cela, en conséquence l'es rois de la terre doivent
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continuer de se retirer jusqu'au bout du chapitre, tant qu'enfin l'avenir prouve que la plupart sont bien morts en effet.
Nos illustres visiteurs du continent, quelque opinion qu'ils puissent se former de notre politesse (i), en quoi peut-être ils voudront bien consentir à ne nous regarder comme inférieurs qu'à eux-mêm'es, ne doivent suivant toute vraisemblance se faire qu'une mince idée de notre dévotion. Ils remarqueront du moins que le dimanche est presque aussi mal observé en Angleterre qu'en France. Je sens quelque chose qui ressemble fort à de l'indignation s'allumer en moi, quand les journaux me disent que nos ducs et nos juges, les législateurs qui hi'er portaient une loi contre la profanation de ce jour, le profanent eux-mêmes, et de la manière la plus scandaleuse. La duchesse de Devonshire a amusé le monde et s'est amusée elle-même presque aussi longtemps que la femme la plus célèbre peut se promettre de goûter et faire goûter ces plaisirs. Ceux qui étaient enfants quand elle a commencé sa carrière de plaisir commencent maintenant à attirer l'attention sur euxmêmes et ne tarderont pas à pousser cette Reine des fêtes mondaines hors de sa charge si pleine d'agréments délicieux. La couronne qui l'enceint se brisera (2) et un front chauve succédera à la beauté. J'ai bien connu autrefois la mère de sa Grâce de Devonshire : c'est une femme de sens et de sagesse, sa fille n'en a que plus
(1) Le mot en français chez Cowper.
(») Instead of a girdle there will be a rent, rare exemple d'obscurite chti Cowper.
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à craindre, et n'en a pas moins d'excuses à invoquer à sa décharge. Un peu de temps encore, et elle et tous ceux qui lui ressemblent reconnaîtront que leur vie n'a été rien que folie. — Quidqltid in buccam vïnerit, loquor (i) ».
Quelque chose de lourd pèse sur la vie de Cowper, et lors même qu'il plaisante, quoiqu'il plaisante fort bien, et dans le vrai ton, on sent très distinctement sous sa gaieté affectée ce quelque chose d'attristé et de sombre. Ainsi cette lettre à M. Bull (3 juin 1783) :
« Mon cher ami, ma serre avec sa façade de myrtes. et où je n'entends que le clapotement d'une jolie pluie et le grondement lointain du tonnerre est tout à fait délicieuse ; il ne manque à son agrément que la fumée de votre pipe. Le tabac n'était pas inventé dans l'âge d'or. Tant pis pour l'âge d'or. Cet âge de fer, ou de plomb, serait absolument insupportable sans le tabac ; aussi pouvons-nous raisonnablement supposer que le bonheur de ces jours meilleurs aurait considérablement gagné à le connaître et à en user. J'espère que vous et votre fils êtes bien revenus à la santé. La saison a été bien peu favorable à ce qui est vie animale ; et moi, qui ne suis que l'animal, j'ai eu beaucoup à en souffrir.
« Je serais charmé d'écrire, et je n'écris que peu ou point. Le temps n'est point arrivé qui doit mûrir ces fruits ; je l'attends cependant et je le désire. J'ai besoin d'une distraction, et privé de celle-là je n'en ai point d'autre pour y suppléer. Je vous envoie pourtant, puis-
(J) Tout ce qui me vient à la bouche, je le dis.
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que j'ai promis de vous envoyer tout, deux stances que j'ai composées à la demande de lady Austin. elle voulait des paroles pour un air qu'elle admirait beaucoup, et je lui ai donné ces stances sur la Paix. »
J'aime 'entre toutes dans Cowper, comme dans bien d'autres, comme dans Pline, comme dans Mme de Sévigné, les lettres qui nous font pénétrer dans son intérieur, qui nous permettent de le voir avec ses goûts et son entourage tels qu'ils sont. Entrons avec lui dans la serre qu'il vient de nous faire entrevoir. (Lettre à M. Unwin, 8 juin 1783) :
« Mon cher William, notre très rigoureux hiver, communément appelé le printemps, est maintenant fini, et me voilà établi dans ma retraite favorite, la serre. En un tel lieu, si parfaitement silencieux et ombragé, où ne s'entend pas un pied humain, où mes myrtes seuls ont la hardiesse de regarder par la fenêtre d'un air curieux, vous pouvez croire que je n'ai point à craindre les interruptions, et que je suis parfaitement maître de mes pensées. Mais les beautés du lieu sont à elles seules une interruption ; mon attention est distraite par ces myrtes même, par une double rangée d'oeillets qui commencent à entrer en fleurs, par une planche de fèves déjà fleuries ; et vous devez, s'il vous plaît, prendre comme une preuve non médiocre de mon estime, que je m'arrache à de si puissants rivaux qui me disputent à vous, pour vous consacrer exclusivement cette heure.
« Vous ne connaissez pas le Rév. M. Bull, de Newport, et c'est peut-être un bonheur pour vous. Vous regret-
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teriez encore plus que je ne le regrette moi-même, d'être séparé de lui par une distance de tant de milles. Il passe demain une parti'e de la journée avec nous. Un dissident, mais un dissident libéral ; un homme de lettres et d'une grande valeur intellectuelle (génius) ; possesseur d'une belle imagination, ou plutôt non, il n'en est pas le maître : une imagination qui pour peu qu'il se trouve dans une compagnie qui lui plaise et puisse gagner sa confiance, prend le champ avec lui dans les régions de la spéculation et amuse, en leur communiquant de sa vivacité toutes les autres imaginations qui ont le bonheur d'être de la compagnie. D'autres fois, il a une tendre et délicate mélancolie, non moins agréable en son genre. Il n'y a pas d'hommes mieux qualifiés que les hommes de ce caractère pour se faire rechercher comme amis et compagnons en un monde tel que celui-ci. Chacune des scènes de cette vie à deux faces, une sombre et une brillante ; aussi l'esprit où se mêlent à un égal degré la mélancolie et la vivacité a mieux que les autres ce qu'il faut pour envisager ce double aspect des choses humaines : il peut être vif sans se montrer léger, pensif sans tomber dans l'abattement. M. Bull est semblable à ce portrait. Mais il fume : il n'y a rien de parfait en ce monde :
Nihil est ab omni Parte beatum (i)
« Je vois que votre ami, M. Fytche a perdu sa cause, et, ce qu'il y a de plus mortifiant, l'a perdue par l'effet
(i) Nulle part ne se rencontre le bonheur de la perfection.
HORACE.
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d'une seule voix. Si j'avais été pair d'Angleterre, il aurait pu compter fermement sur la mienne ; car je suis persuadé que si l'usage autorisait les présentations conditionnelles, si chaque ministre tenait son bénéfice comme le juge tient son office, quandiu bene si gesserit (tant qu'il en sera digne), la cause de la religion y gagnerait, aussi bien que l'honneur de l'Eglise établie (i). Il faut qu'il y ait quelque part une autorité disciplinaire, et si les évêques n'en veulent pas pour eux-mêmes ou refusent de l'exercer, je ne vois pas pourquoi les patrons laïques auraient les mains liées. Si j'ai bon souvenir de l'état de la question (et je ne l'ai entendu établir que par vous) mes réflexions à ce propos sont justifiées. Il y a longtemps cependant que nous avons raisonné à ce sujet, et je puis me représenter les choses inexactement : s'il en est ainsi mes raisons n'ont plus aucune valeur. Je crois comprendre que votre ami a présenté sous la condition que si le ministre se laissait àller à l'immoralité ou à la négligence, il pouvait venir lui demander sa démission ou le soumettre à la pénalité spécifiée d'avance. Si je me figure les choses à tort, remettez-moi dans le vrai.
« Je mets sur l'autre feuillet quelque chose, un chant s'il vous plaît, composé jeudi dernier : l'incident qui y a donné lieu était arrivé le jour précédent (2) ».
Comme il arrive volontiers à ceux dont la vie sans être vide, est éloignée des occupations actives, Cowper
(I) 1 be Establishment.
(2) Il s'agit de la chanson de la Rose.
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se. fait des affaires des affaires de ses amis ; il en raisonne comme d'habitude on ne raisonne guère que des choses qui nous concernent en propre. Il écrit à M. Newton (13 juin 1783) :
« Mon cher ami, merci de vos documents hollandais. Le suffrage d'hommes comme ceux-là doit vous avoir été très agréable ; le plaisir n'en peut être surpassé que par le témoignage que dès auparavant vous rendait votre conscience d'avoir publié la vérité, et d'avoir ainsi s'ervi un bon maître. M. Madan aussi, je m'en souviens, avait tiré un certificat d'un théologien hollandais en faveur de son Thelyphthora. La seule conséquence que j'en veuille tirer est que tous les théologiens hollandais ne se ressemblent pas, et qu'en Hollande, aussi bien qu'ailleurs, l'erreur et l'hérésie peuvent trouver des défenseurs parmi ceux à qui leur ministère même importe le devoir de les déraciner.
« J'ai toujours regretté que votre histoire ecclésiastique ne soit pas poussée plus loin : je n'ai jamais vu une œuvre mieux qualifiée suivant moi pour servir la cause de la vérité, ni l'histoire employée si heureusement clans un but si excellent. Les faits incontestables, les grandes observations qu'ils suggèrent, irréfragables, le style suivant mon jugement, incomparablement meilleur que celui de Robertson ou de Gibbon. Je voudrais vous donner mes raisons à l'appui de mon opinion, si je n'avais un motif décisif qui me retient : c'est que vous n'avez point d'oreille pour cette musique, quel que soit le musicien. Ce qu'e vous avez composé depuis sans
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l'imprimer, ne le cède en rien à ce que le public a vu : vous auriez pu y trouver un encouragement à continuer, quoique n'ayant plus pour écrire le même temps que précédemment. A Olney, votre plume était libre ; loin du monde vous aviez du loisir, et sans loisir, je pense que Paul lui-même n'aurait pas écrit ses Epîtres ; mais ces jours ne sont plus, et toute espérance de vous voir continuer votre œuvre s'est envolée avec eux.
« Le jour du Jugement nous est représenté non seulement comme devant être une surprise, ce sera même un piège tendu à tous les habitants de la terre. Une différence, il est vrai, se produira en faveur des gens religieux : c'est que l'événement soudain et à quelques égards inattendu, et de tout point redoutable, trouvera cependant ceux-ci préparés.. Mais le jour étant ainsi caractérisé, il s'ensuit que le champ s'ouvre largement pour les conjectures : ceux-ci le placeront à telle période, ceux-là à- telle autre : il se trouvera que la plupart d'entre nous se seront trompés et si quelquesuns ont rencontré juste, ils n'en retireront pas d'avantage, la justesse de leur conjecture ne devant être prouvée que par l'événement même se réalisant au jour fixé. Mes sentiments à ce sujet me paraissent complètement conformes à l'Ecriture, quoique, je n'en doute pas, ils diffèrent absolument de ceux de toutes l'es personnes qui ont porté là-dessus leurs méditations. Mais à cause de leur singularité, et comme d'ailleurs ils sont sans importance pour le bonheur des hommes, que d'ailleurs ils sont difficiles à digérer — difficiles
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à proportion même de leur singularité — je les garde pour moi. »
Voilà les aimables rêveries dont Cowper berçait son imagination etre deux volumes de vers. Elles ne ressemblent guère à celles dont Jean-Jacques Rousseau se nourissait dans l'île de Saint-Pierre, me dira-t-on peut-être, celles de Rousseau plus riantes par la forme (i), au fond ne sont guère accompagnées de consolations plus puissantes, 'et folie pour folie, encore mieux vaut celle du poète qui va faire le beau et souvent très riant poème de la Tâche, que celle qui ne produit que l'invention singulière d'une conspiration de tous contre un seul homme, et de tous les amis fait d'implacables ennemis.
A cela je n'ai véritablement rien à répondre, et je vois en effet Jean-Jacques tout aussi funèbre dans le fond de son âme que l'ami de M. Newton. Cependant la folie de Rousseau fait moins de peur, puisqu'elle permet encore à celui qui en 'est atteint de voir la nature avec cette intensité de perception et de jouissance ; et puis enfin, s'il faut avoir des ennemis, mieux vaut avoir pour ennemis messieurs Diderot, Grimm et David Hume, monstres auxquelles on peut échapper en se réfugiant dans l'île de Saint-Pierre, que Dieu qui vous suit et vous saisit partout pour vous précipiter dans son enfer implacable. J'aime mieux être persécuté que damné. Mais je m'effraie de ces pentes redoutables que l'esprit peut suivre à son insu et qui le
(1) Voir surtout dans les Rêveries la cinquième Pn'11Ièli"d...
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mettent à un moment donné en présence, tantôt du monde hostile et conjuré, tantôt au bord de l'abîme oÙ l'on tombe pour l'éternité. Et à quoi menaient-elles le poète, ces heureuses spéculations ? A rien : « Elles n'importent point au bonheur des hommes > dit-il luimême ; et en ce qui le concerne personnellement, elles sont plus vaines encore : il est damné quoi qu'i! ùis: e sans rémission, et il n'a pas même ce droit de prier, qui appartient aux plus infimes des hommes, et dont les théologiens les plus rigoureux n'ont pas pu ou osé dépouiller les plus misérables criminels.
Cowper continue sa lettre à M. Newton en ces termes, où l'on sent comme tout à l'heure, l'imagination du poète sous le coup des mystères redoutables et impénétrables .
« Je suis et j'ai toujours été un grand observateur des phénomènes naturels, mais je ne crois pas les aborder avec superstition. L'erreur à laquelle sont soumises les spéculations de ce genre, portant les hommes dont l'esprit est tourné aux imaginations, à interpréter l'Ecriture au gré des événements contingents du jour, apparaît évidente si l'on considère que ce que le Dieu des Ecritures a cru devoir cacher, le Dieu de la Nature ne le dira pas. Dieu des Ecritures ou Dieu de la Nature, il est toujours le même, toujours d'accord avec lui-même ; et son dessein, s'il a voulu qu'il fût secret, vous demeure impénétrable, quelque voie que nous prendrons pour essayer de le découvrir. Il est cependant impossible à son observateur des phéno-
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mènes naturels de n'être pas frappé de la singularité de la présente saison. Les brouillards dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre continuent, ce qui n'empêche pas que, jusques à hier, la terre ne fût aussi sèche qu'elle pourrait l'être par l'effet de la chaleur la plus intense. Le soleil continue à se lever et à se coucher sans rayons, à peine brille-t-il à midi, même quand le ciel n'a pas un nuage. Hier, à onze heures du soir la lune était d'un rouge sombre : elle était presque à son point le plus élevé et paraissait à peu près de la couleur de la brique rouge. Naturellement je le sais, elle doit avoir cette apparence, traversant une atmosphère brumeuse ; mais qu'une atmosphère semblable se maintienne pendant si longtemps et dans un pays où ce phénomène à ma connaissance ne s'est pas produit même en hiver, n'est-ce pas un fait remarquable ? Nous avons eu plus d'orages accompagnés de tonnerre qu'il n'en faut pour troubler la paix des craintives filles d'Olney, moins cependant qu'il n'en a éclaté dans plusieurs lieux peu éloignés, et moins violents. Quoi qu'il en soit, hier matin à sept heures, deux globes de feu ont fait explosion, soit sur le clocher, soit aux alentours du clocher. Williams Andrews les a aperçus comme ils se rencontraient à ce point, et immédiatement après il a vu une telle fumée s'échapper par les ouvertures du clocher, qu il en devint invisible. Je crois qu'il n'en est pas résulté grand dommage, encore que plus tard, quand Joe Green vint pour monter l'horloge, des fragments de pierre et de mortier sont tombés autour de lui en telle abondance qu'il n'osa faire sa besogne et
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s'enfuit épouvanté. Le bruit de l'explosion fut plus fort que tous les bruits que j'ai jamais entendus ; c'était à croire que mille marteaux de forge battaient ensemble de grandes pierres pour les réduire en poudre. Le temps est toujours aussi chaud, l'air aussi chargé de vapeurs que si nous n'avions eu ni pluie ni tonnerre de l'été.
« Il y a eu autrefois une publication périodique appelée le Journal de Mist (i). Ce nom-là conviendrait fort bien à la feuille que vous avez entre vos mains. Tout brumeux que je suis cependant, je ne veux pas devenir mystique (2), je veux comme un faiseur d'almanachs, être entendu au sens littéral comme poète, néanmoins, s'il arrivait quelque événement merveilleux, je revendiquerais le droit d'user au profit de la muse tragique de ce pronostic après coup, et de tous autres semblables ».
J'ai traduit cette lettre plutôt pour montrer où peut en arriver un esprit comme celui de Cowper, réduit à travailler sur lui-même et à tirer une pâture de choses qui, moins solitaire, n'attireraient même pas son attention, lue pour ce qu'elle vaut en elle-même. Hâtons-nous de revenir avec lui à des sujets moins nébuleux — je le dis sans jeu de mots — à des sujets où l'homme trouve son compte dans la réflexion morale. Pourvu que l'homme soit appelé à réfléchir sur l'homme, peu
(li Mi si en anglais signifie brouillard. En Angleterre, l'éditeur d'un journal ou d'une revue ou d'un maga^ive lui donne volontiers son nom : Block-woods Maga{im, Chambers M'lga:{ine, etc. L'éditeur du journal dont parle Cowper s'appelait apparemment Mist, de là le jeu de mots.
(1) Jeu de mots: Mist, brouillard, mystical, mYStique C'est assez peu digne de la gravité de Cowper.
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importe quelle en est l'occasion. Cowper écrit à M. Newton (17 juin 1783) :
« Mon cher ami, votre lettre est arrivée à M. Scott quand il avait encore M. Mayor ; je ne sais pas si elle l'aura fait changer d'opinion sur ce dernier, comme prédicateur ; pour ma part, je me plais à reconnaître et à proclamer la saine justesse de votre opinion à vous, non seulement parce que je mets haut votre jugement, mais parce qu'il se rapporte exactement à celui de toutes les personnes judicieuses que j'ai entendues s'exprimer sur le compte de ce ministre. Je ne crois pas que jamais on ait fait revenir un homme de ses fautes en le querellant ; le cœur, tout corrompu qu'il est, et à cause de sa corruption même, s irrite de n'être pas traité avec quelque ménagement et quelques égards de politesse, et cherche querelle à son tour. Un dogue brutal permettra peut-être qu'on le caresse, tout en grondant sous la main qui le flatte ; mais si vous le touchez avec rudesse, il mordra. Il n'y a pas de qualification morale que l'esprit de personnalité intéressée puisse feindre avec plus de succès que le zèle religieux. Un homme croit qu'il combat pour le Christ, et il ne combat que pour ses propres idées. Il croit faire une habile investigation du cœur des autres, quand il ne gratifie que la malignité de son propre coeur ; il suppose ses auditeurs privés de toute communication divine, afin de briller mieux par comparaison à ses propres yeux. Quand il a accompli cette remarquable tâche, il s'étonne que les gens ne soient pas convertis. « Il leur a prêché la saine doctrine », et
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s'ils ne tremblent pas en confessant que la parole de Dieu est véritablement en lui, il les donne comme des réprouvés incorrigibles, et perdus pour jamais. Un homme qui m'aime, au contraire, s'il me voit dans l'erreur, a pitié de moi, il s'efforce de m'en convaincre sans emportement, et de me persuader d'en sortir. S'il a de grandes et bonnes nouvelles à m'annoncer (i), il ne me les apportera pas avec colère, avec la chaleur d'un esprit qui ne se contient pas. Aussi n'est-il pas facile de comprendre sur quels motifs un ministre peut s'établir, pour justifier une conduite bonne seulement à prouver qu'il ne sait pas quel devoir est le sien. L'absurdité qu'il manifeste en cela ne lui échapperait certainement pas s'il n'était lui-même sous le coup d'une illusion.
« M. Raban a été ordonné ministre d'une Congrégation d'Indépendants jeudi dernier, à Yardley. Trois ministres assistaient à la cérémonie, et trois sermons ont été prêchés à cette occasion. M. Bull était l'un des trois. L'Eglise ne se compose présentement que de 25 membres. Le ministre ne doit pas être payé, et il a été élu à l'unanimité. L'assemblée était très nombreuse, et beaucoup de personnes étaient venues d'Olney. On m'a dit que M. Bull a fait subir au nouveau ministre un examen fort serré, et qu'il a parlé de lui-même en des termes fort propres à toucher l'assistance. Toute sa famille était présente et fondait en larmes.
« M. Hillyard, successeur de M. Whitford, venu ici de Kimbolton, est vu avec plaisir, et fort suivi. Quoique
(1) Evangile bonnt nouvellt.
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l'éducation lui ait manqué, il a beaucoup travaillé à munir son esprit de connaissances. Souvent il prononce mal un mot, mais il le place toujours à propos. Jamais il ne se fâche en chaire, mais ses sermons révèlent de l'expérience, de la pénétration et de la connaissance pratique de l'Evangile. Aussi promet-il d'avoir beaucoup de succès. Un troupeau aime toujours un ministre qui paraît aimer son troupeau. La vieille maxime simile agit in simile (i) n'a jamais été trouvée plus vraie que dans ce cas-là. Et c'est justement pourquoi vous avez été très aimé à Olney. Si vous alliez prêcher devant les Chickesaws et les Chactas, vous seriez également aimé d'eux.
« L'été se passe, et jusqu'ici il s'est fait à peine apercevoir ou sentir. Des nuages sans fin interceptent les rayons du soleil et la plupart du temps il fait un froid d'automne, bien que nous soyons à la veille des plus longs jours. Nous nous réjouissons de penser que vous avez toujours le projet de venir nous voir, et nous espérons que vous amènerez avec vous le soleil dans son éclat ».
Cowper, dans une autre lettre du 29 juin 1783 à M. Newton, appuie encore sur le même sujet météorologique. Je la traduis parce qu'elle continue de nous ouvrir des jours sur l'esprit du poète.
(I) Le semblable agit pour produire le semblable.
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« Mon cher ami, la traduction de vos lettres en Hollandais est chose où je me plais (i). Je ne voulais vous donner que de simple prose, mais la rime s'est jetée au-devant de moi et je suis tombé dans la poésie quand je m'y attendais le moins. L'atmosphère toute béotienne que je respire depuis plus de six jours rend cette saillie ae génie d'autant plus surprenante ; pendant six jours, dans un pays qui n'est pas sujet aux brouillards, nous avons été enveloppés d'un des brouillards les plus épais dont j aie souvenir. Nous ne voyons le soleil que dépouillé de ses rayons. A peine si l'on peut apercevoir les arbres à un mille de distance. Le soleil à son coucher à l'apparence d'une salamandre rougecerise, et se lève, à ce qu'on me dit, avec le même teint. Un tel phénomène à la fin de juin a fait faire bien des raisonnements aux savants du lieu. Les uns craignent de se coucher, dans l'attente où ils sont d'un tremblement de terre. Les autres assurent que le soleil ne se lève ni ne se couche plus aux mêmes lieux, et affirment, en gens sûrs de leur fait, que le jour du Jugement est proche. Cela est probable, et je le crois comme eux, mais pour d'autres raisons. Cependant je ne puis découvrir chez ces gens si effrayés les symptômes d'une ré formation même temporaire. Aujourd'hui même, dimanche matin, les cruches de tous nos gens ont fait le voyage du Silver End (2) comme d'habitude, peutêtre dans l'idée qu'ils ont en cette circonstance plus besoin que jamais d'un cordial. Sérieusement cependant
(i) rai tâche de renire Id consonnance lie D.I,h avec Much.
(2) Quartier le plus mal lamé d'Olney, et séjour des cabaretiers,
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le Ciel a un aspect remarquable, et tel que jamais je n'ai eu occasion d'observer le semblable en cette saison de l'année. Les signes dans le ciel doivent, suivant la prédiction, apparaître pour marquer la venue des derniers temps ; et dans le cours des quinze dernieres années, j'ai vu beaucoup de ces signes. Le présent obscurcissement (i) de la nature entière peut être mis au nombre des plus remarquables ; mais il se peut qu'il ne soit pas général : à Londres du moins, où règne habituellement une atmosphère épaissie, le phénomène peut paraître moins facile à observer.
« Pardonnez une disgression où je me suis laissé glisser sans y penser, de la Hollande à un brouillard, la transition n'est pas trop contraire à la nature. Quand vous avez écrit ces lettres, vous ne pensiez pas être destiné à devenir un apôtre des Hollandais. C'est pourtant ce qui arrive, et tels, entre beaucoup d'autres, sont les avantages que nous tirons de l'imprimerie ; art pour lequel, sans aucun doute, l'homme a reçu les enseignements de ce même maître suprême qui lui a appris à broder pour l'autel et à extraire l'encens ; art qui en somme est presque un aussi grand bienfait que le don des langues, puisqu'il répand les pensées d'un écrivain sur les plus nobles sujets parmi tout un peuple ».
Le poète vit dans sa solitude, mais c'est de parti pris, et en vue des avantages, des jouissances qu'il en peut
(1) Cowper emploie le mot obfuscation en ajoutant « Si je puis me servir de cette expression ..
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retirer. C'est ce qu'il explique dans la lettre à M. Newton (27 juillet 1783) :
« Mon cher ami, vous ne pouvez avoir plus de plaisir à recevoir une lettre de moi que je n'en aurais à l'écrire si ce n'était pas chose presque impossible en un lieu comme celui-ci de trouver un sujet.
« Je suis dans un monde où abondent les événements qui pourraient suggérer bien des observations graves, peut-être même quelques observations utiles ; mais ces événements n'arrivant malheureusement point jusqu'à moi, je perds tout à la fois et l'amusement que m'en pourrait procurer le récit et le bénéfice des réflexions qui en pourraient sortir. Je me retourne vers la semaine qui n'est plus, et je me demande : Quelle est son œuvre i Même question pour la semaine précédente, et toutes deux font une seule et même réponse : Rien ! Une situation comme celle-ci où je suis ignoré du monde autant qu'ignorant de tout ce qui se passe dans le monde, où je n'ai rien à faire qu'à penser, serait tout justement ce qui me convient, si mes sujets de méditation étaient aussi agréables que mon loisir est ininterrompu. Ma passion pour la vie retirée ne s'est nullement amoindrie après tant d'années passées dans la solitude la plus entière, chose qui me paraîtrait merveilleuse au delà de tout ce qu'on peut dire, vu mon état d'esprit, si je ne savais que nos pensées vont dans la direction qui leur est imprimée, que nos approbations et nos préférences se règlent suivant les décisions de cette Providence qui place notre demeure à son gré et
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en choisissant pour nous. Ainsi je suis tout à fait libre et prisonnier. Le monde s'ouvre devant moi, la Bastille ne me retient point dans ses murs ; il n'y a point _de fossés autour de mon château-fort, point de serrures à mes portes dont je n'aie la clef ; mais une force invisible et qui échappe à tout contrôle de ma part, un attachement aux lieux, une inclination plus puissante que tout ce que j'ai jamais éprouvé, même pour le pays de ma naissance, veut pour moi des murs de prison, des limites que je ne puis franchir. Dans les années antérieures, j'ai connu le chagrin et, auparavant, j'avais toujours su ce que sont les troubles de l'esprit. Il en est résulté une horreur pour les lieux où j'ai tant souffert, une fatigue de ces objets que j'avais vus pendant si longtemps avec l'œil du désespoir et de l'abattement.. Je n'en suis plus là aujourd'hui. Quoique la même cause subsiste, et bien plus puissante encore, elle ne produit plus son effet naturel. Les pierres même du jardin me connaissent comme leur intime ami. Le plus petit objet me ferait faute, j'éprouverais un sentiment de peine à le voir disparaître et je crois, s'il se pouvait que j'abandonnasse pour un an ce coin si peu commode, j'y reviendrais avec ravissement, je n'y tiendrais plus à la vue de choses auxquelles tout le reste du monde serait pour le moins indifférent, il en est même quelques-unes peut-être qu'on ne verrait pas sans déplaisir, comme le charme des toits ruineux et les murs chancelants des chaumières voisines. Mais il est ainsi ce coin, et je l'aime parce qu'il doit être ma demeure, parce que ainsi l'a ordonné Celui qui m'y a placé,
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« Iste terrarum mihi prœter omnes « Angulus ridet. (i)
« C'est le lieu du monde que j'aime le plus, non pas que je lui doive aucun bonheur quel qu'il soit, mais parce qu'il m'est permis d'être malheureux ici plus à mon aise qu'ailleurs si je ne considère que moi-même, et si je considère les autres, avec moins de dérangement et d'ennui pour eux.
« Vous vous étonnez, et j'ose le dire, sincèrement, ne croyant pas avoir droit à un tel éloge, que je préfère votre style d'historien à celui des deux plus renommés écrivains d'histoire que connaisse le siècle présent. Afin que vous ne me soupçonniez pas d'avoir avancé ce que mon opinion vraie ne m'autoriserait pas à soutenir, je vous dirai sur quoi je me fonde. Je ne vois point d'affectation dans votre style ; je ne vois pas autre chose à chaque ligne sortie de leur plume. Ils me sont perpétuellement désagréables, Robertson avec sa manière pompeuse et son étalage, Gibbon avec ses grâces et manières françaises. S'ils sont corrects, vous l'êtes aussi, vous vous exprimez avec autant de précision qu'eux. Les mots sont rangés dans vos pages avec autant de convenance que dans les leurs ; mais vous ne mettez pas vos périodes en musiques (2). Ils font voir un perpétuel désir de se montrer, eux, à leur avantage ; vous êtes, vous, tout à votre sujet. Ils chantent, et vous parlez. Or, l'histoire étant faite pour être dite et non
11) Entre tous et par dessus tous me sourit ce coin de tt!rre. (HOR \O)
(2) Si R"bt:1bon et Gibbon, le sobre Gibbon. mettent leurs péiiodes en musique, qu'aurait dit Cowper de quelques historiens de notre conn..i.san.:e.
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pour être chantée, vous leur êtes en cela fort supérieur selon moi. Un écrivain qui dédaigne leurs artifices sans dédaigner l'élégance ni l'harmonie, prouve par cela seul qu'il leur est supérieur à tous deux en talent judicieux. Voilà mes raisons. J'honore un talent que caractérisent en première ligne le bon sens et le désir de faire le bien ; mais l'affectation est un émétique. »
Cowper, depuis quelques mois, et pour préciser, depuis le commencement de cet été de 1783, fait le mystérieux avec ses amis, et il semble que nous fassions comme lui ; il n'a pas dit un mot à M. Newton, à M. Unwin, son confident le plus intime, d'une œuvre qu'il a commencée et qui portera son nom jusqu'à la dernière postérité chez laquelle les noms de Milton, de Pope et de Wordsworth ne seront pas des sons vides de sens. Le poète, qui fait le modeste, que la muse ne visite plus, qui en est réduit à traduire les effusions pieusement lyriques de Madame Guyon, a mis sur le métier son poème de la Tâche. Depuis quelques mois, il a près de lui une amie qui par son intelligence exigente et son goût, exerce une influence heureuse sur notre poète, un peu porté — faut-il le lui reprocher ? — à s'endormir, non pas sur ses lauriers, mais sur ce qu'il considérait comme une chute. Cette amie qui, en même temps, par sa vivacité inventive, est d'un précieux secours dans une solitude presque complète comme celle où vit Cowper, son poète qu'elle stimule et rattache par la curiosité aux choses de la vie, on l'a déjà nommée, c'est lady Austen. Du château de lady Austen au
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château de Cowper, l'échange des visites est fréquent, ou pour mieux dire continuel : on ne se visite plus, on est ensemble. Lady Austen était établie dans la maison presbytérale, proche voisine de ses deux amis, et on ne formait plus, c'est Hayley qui nous l'apprend, qu'une seule famille ; alternativement on dînait dans l'une et dans l'autre maison. Dans ces entretiens de chaque jour, l'imagination de l'amie, toujours en éveil, flairait les sujets à l'intention du poète et les lui indiquait, et vite il fallait qu'il se mît à l'œuvre. C'est lady Austen qui lui a raconté l'histoire de John Gilpin dont il l'a amusée à son tour après en avoir fait un chef-d'œuvre, c'est elle qui lui demande le chant funèbre (Dirge) en l'honneur du Royal-George ; c'est elle encore qui lui suggère la pièce burlesque (i) intitulée Les Voyageurs en détresse (The distressed Travellers) qu'elle doit mettre en musique et chanter. Enfin, on sait comment fut conçu le poème de la Tâche. L'amie de Williams voulait qu'il composât quelque ouvrage en vers blancs, et plus d'une fois elle avait renouvelé ses instances à cet égard. Enfin un jour qu'elle le pressait de nouveau, il promit, moitié sérieux, moitié jouant peut-être, de lui obéir ; il n'y mettait qu'une condition : c'est qu'elle lui donnât un sujet : « Oh ! répondit-elle, les sujets ne peuvent vous faire faute, prenez le premier sujet venu, prenez ce sopha ! >
Cowper, avec la vivacité d'une imagination de poète,
(t) Burltsqut est trop dire \ playful rendrait mieux en anglais la nuance que je veux exprimer.
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saisit à l'instant même tout ce que le sujet proposé en riant lui offrait de ressources ; quelles scènes pour la poésie familière, intime, élevée en même temps ; cadre plus heureux, ressources plus riches que celles qu'ont fournies à Campbell et à Rogers les Plaisirs de l'Espérance et les Plaisirs de la Mémoire. Le sujet de Cowper avait l'avantage considérable d'être moins didactique, d'imposer moins la monotonie de la forme et de l'énumération déguisée, d'offrir enfin plus de prise à l'imprévu. Aussi s'en empare-t-il avec bonheur pour le traiter avec une extrême félicité de talent, de verve et d'humour. C'est son titre immortel.
Le poète le sentait, et plus il le sentait, plus il a mis de coquetterie à être discret et à ne dire : J'y mets la main, que quand il put le montrer complet : le poète naturellement n'aime pas montrer son oeuvre par fragments, c'est-à-dire à l'état d'imperfection. Mais le charme de dire : La voilà, quand elle peut apparaître dans toute la perfection de ses formes et de ses propositions ! M. Bull, par une exception privilégiée que justifie son caractère aimable, a seul reçu l'heureuse confidence — mais une confidence restreinte cependant ; car si on lui a dit : J'ai un poème sur le chantier, et ce poème aura tel nom, on n'a pas été tenu de lui lire, comme il faudrait le faire avec un ami présent et exigent, les feuilles encore humides, ou de lui envoyer les fragments récemment composés.
Même à M. Bull cependant, Cowper n'aime pas à parler du poème qui est sur le métier ; il commence par
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ne lui parler que de Mm. Guyon et vous croiriez qu'il n'a pas autre chose en tête. Il lui écrit le 3 août 1783
« Mon cher Bull, je commençais à désespérer d'une lettre de vous, sans pourtant vous blâmer de votre silence. Je connais Rollingdean et tous ses agréments, les dunes, la colline et les mille occasions charmantes de courir de côté et d'autre qu'on trouve au bord de la mer. Je savais en outre que vous auriez à prêcher souvent : enfin je faisais surtout la part à votre indolence naturelle, car vous avez beau être actif et diligent dans ce qui est affaire et obligation ; vous savez dans votre cœur que vous aimez à en prendre à votre aise — semblable en cela à tous les ministres : toutes ces raisons concourant à justifier votre silence, il eût été fort déraisonnable à moi de le condamner.
« J'ai ri comme vous en voyant votre révérend confrère de l'Eglise établie prendre l'alarme et choisir un texte en manière d'antidote aux tendances perverses de votre discours. Le texte, en faisant subir aux mots une petite transposition et un léger changement, aurait été peut-être plus près de la vérité et aurait mieux répondu à l'exigence du cas. Au lieu d'exhorter ses auditeurs à s'attacher fortement à la forme des saines paroles (1), il aurait dû parler du son d'une forme (2), ce qui aurait été, à mon gré, une définition plus juste
(I) Hold fast tIle plY m ej sound words.
(2) The sound of a forin. EnCOre UR assez pauvre id'-l de mou que je ne mot. pas à l'actif de William, - - -
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des sermons qu'il fait lui-mêm'e, lesquels n'ont de mérite que le son et la forme.
« Je suis charmé que le bain vous ait été avantageux, et je souhaite que plus vous vous baignerez plus vous en ayez besoin, afin que vos jours puissent être prolongés et votre santé plus solide. Les frictions sont un bon exercice, provoquent la circulation, appelant les humeurs au dehors, et si vous voulez vous en rapporter à la mémoire d'un certain monarque de démangeante mémoire, constituent un plaisir trop grand pour un sujet.
« J'ai toujours été un admirateur des orages qui. font gronder le tonnerre, même avant de savoir quel est celui dont la voix parle par cette voix ; mais surtout j'ai toujours admiré le tonnerr'e roulant sur les grandes eaux. Le tonnerre roulant en mer a quelque chose de singulièrement majestueux ; l'oeil et l'oreille ont là toute facilité d'observer sans interruption ; la voûte qui s'étend au-dessus des flots, par son étendue, en renvoie mieux les échos. Aussi je vous ai porté envie ; j'aurais voulu jouir de la fraîcheur de ces brises qui viennent avec l'orage. Nous avons été régalés de quelques-uns de ces éclats des musiques du ciel. Les décharges de la foudre, au dire d'une personne'qui a longtemps habité les Indes Occidentales, ont été aussi bruyantes que c'elles qu'il a jamais entendues dans ces parages, et les éclairs ont eu une splendeur qui ne le cédait point aux éclairs de l'Amérique. Mais quand le tonnerre prêche, un horizon qui a l'océan pour limite est le seul champ où le son puisse s'étendre en liberté et faire écho.
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« Quoique cela puisse paraître étrange, je n'ai que peu de loisir : ce peu je l'ai consacré, pendant le mois qui a suivi votre départ, à la traduction de Mme Guyon. J'ai mis au net toutes les pièces qui sont venues de là, et vous les aurez à notre première rencontre. Elles sont à vous, pour en faire l'usage qui vous conviendra, vous pouvez prendre et laisser à votre fantaisie ; pour moi mon but est déjà rempli. La composition de ces vers m'a amusé, et je n'ai plus rien à leur demander. Vous ne réclamerez pas cependant pour le moment les vers sur l'Amitié, qui ne faisaient pas suffisamment corps avec les autres. J'ai encore quelques petites choses que vous verrez à temps et heure, mais je ne puis maintenant les transcrire. »
Cette lettre se termine par une allusion assez obscure aux idées habituelles du poète, qui ne se croit point en droit de prendre place dans le cercle, dans la couronne de ceux qu'a visités la miséricorde : je ne peux, dit-il, ni porter une couronne, ni servir à orner une couronne.
C'est dans une autre lettre à M. Bull que nous voyons pour la première fois le Sopha mentionné :
« Mon cher ami, j'ai reçu votre lettre le premier, je réponds le 3 (1). Vous quittez Lymington le 6, vous serez par conséquent chez vous quand vous recevrez ma réponse. Aussi je ne serai pas long, puisque j'écris dans l'attente et dans l'espérance que nous nous reverrons bientôt.
(1) Pas de mention de mois.
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« Nous vous sommes obligés du journal que vous nous envoyez et qui relate les événements où vous êtes intéressé : nous nous réjouissons de n'en pas trouver un dans le nombre qui ait pu vous chagriner. Votre demeure au bord de la mer, la beauté des vues que vous avez sous les yeux, vos charmantes cavalcades, la vue des palais que vous avez visités, nous ne vous envions rien de tout cela, mais nous sommes charmés que vous ayez joui de ces plaisirs. Quel motif aurionsnous de porter envie à qui que ce soit ? Notre serre n'est-elle pas un cabinet embaumé ? Tout le devant en est garni à l'heure qu'il est de balsamines et d'oeillets, de roses et de résédas, de jasmins et de chèvrefeuilles, il n'y manque rien que votre pipe pour en faire - un lieu de l'Arabie heureuse, un désert parfumé !
« Le Sopha est fini, mais il n'est pas complet : voilà un paradoxe que votre pénétration naturelle, aiguisée encore par votre habitude d'attention raisonnée, démêlera et saura expliquer en un moment. N'allez pas croire pourtant que je m'endorme sur le Sopha — au contraire, il me donne une rude besogne : cela n'est pas aisé de le modeler et de lui donner la forme au gré de mon désir.
« Que nous puissions nous revoir bientôt ; présentez à votre famille nos respects affectueux ; et dites au Welcher et à son camarade que s'ils ne se conduisent pas- bien, je les sanglerai de la belle manière ; ce ne seront pas les premiers académiques pour lesquels j'aurai été sans pitié. »
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Pendant qu'il est occupé à la composition du poème qui va devenir son deuxième volume, Cowper se retourne vers le premier, non sans amertume sur la réception qu'il a rencontrée jusqu'ici ; de l'amertume, il en a plus qu'il n'en veut avouer, et il a raison : il faut être fier quand on porte la conscience d'un talent, d'un vrai don méconnu ou méprisé. C'est dans ce sentiment d'amertume plutôt hautaine que d'abattement, qu'il écrit à M. Unwin (4 août 1783) :
« Mon cher William, je vous suis sensiblement reconnaissant de l'intérêt que vous prenez au succès de mes productions. Vos susceptibilités à ce sujet sont celles que j'aurais moi-même si une occasion m'était donnée de prendre Johnson à part pour lui faire la question que vous posez. Mais je suis bien préparé à l'annonce de tout ce qu'il y a de pire, et aussi longtemps que j'aurai pour moi quelques juges capables, tant que je demeurerai dans la conviction que je n'ai déshonoré ni moi ni mon sujet, je ne me tourmenterai pas extrêmement de ce que la vente a pu être. Viser au bien spirituel des hommes et réussir, devenir populaire, en écrivant sur des sujets tirés de l'Ecriture, il y aurait dérision même de la part d'un poète à ambitionner ces résultats dans des temps comme ceux où nous vivons. La poésie peut avoir bien des charmes, mais elle n'en a pas d'assez forts pour vaincre l'aversion qu'une époque de dissipation comme celle-ci professe pour des enseignements de ce genre. Faites donc la question
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hardiment, et ne soyez pas mortifié quand même il secouerait la tête pour la baisser bientôt : ce ne sera justement que ce que nous avons toute raison de prévoir. Nous rejetterons la faute sur les vices de l'époque et nous prononcerons l'acquittement du poète.
« Je suis enchanté que mon ode latine .et aussi mon chant funèbre anglais vous plaisent comme à moi. L'air auquel j'ai dû m'accommoder m'a imposé une contrainte fâcheuse, celle d'écrire en vers alexandrins, mètre qui selon moi ne convient guère qu'à des oreilles françaises : du reste je ne voulais qu'une chose, c'est que le sujet et les paroles fussent adaptés suffisamment bien à la musique. La ballade est, je crois, un genre de poésie particulier à ce pays, s'accommodant également bien des sujets des plus burlesques et des plus tragiques. Son principal caractère est une simplicité aisée. Nos ancêtres y excellaient, pour nous autres modernes, l'art de les composer est perdu. On remarque que nous n'avons qu'un petit nombre de bonnes odes anglaises. Mais en revanche nous avons beaucoup de ballades excellentes, qui sous le rapport de la valeur poétique ne le cèdent point peut-être aux meilleures odes dont la langue grecque et la langue latine puissent se vanter. J'ai toujours été grandement épris de cette sorte de composition et si des sujets plus graves ne m'avaient pas appelé dans une autre direction, je m'y serais adonné de préférence. J'ai hérité de mon père un goût particulier pour la ballade, où il réussissait lui-même : il vivait d'ailleurs à une époque qui a vu naître les meilleures productions en ce genre. Qu'y a-t-il de plus
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joli que la ballade de Gay, ou plutôt de Swift, d'Arbuthnot, de Pope et de Gay dans le Je m'y perds ! (i) — cette ballade qui commence ainsi : « Alors que la mer mugissait » ? J'ai su de bon lieu que tous y contribuèrent, et que la plus célèbre association de gens d'esprit que ce pays ait jamais vue n'a pas dédaigné de mettre en commun force et talents pour la composition d'une chanson. Le succès cependant répondit à leur désir, et nos jours de décadence ne verront jamais œuvre pareille. Les ballades que Bourne (2) a traduites, belles en elles-mêmes, sont encore plus belles dans sa version ; elles surpassent infiniment, selon moi, touc ce qu'Ovide et Tibulle nous ont laissé (3). Elles sont tout aussi élégantes et bien plus touchantes et pathétiques que les plus tendres passages de l'un ou de l'autre.
« Assez sur les ballades et les écrivains de ballades : digne sujet, direz-vous, pour un homme dont la tète pourrait être remplie de choses meilleures ! — Et elle est en effet remplie de choses meilleures (4), mais en somme si peu à bonne intention, que j'y fourre tout ce qui peut devenir un amusement : ainsi par exemple, j'ai deux chardonnerets qui dans l'été sont habitants de
(1) What dou r call it, farce tragi-comique pastorale, avec cette double épigraphe tirée d'Horace : Spiral iragicum satis et feliciier audet. - Locus est et pluribus umbris, Il y a au 2e acte une ballade que Kitty donne à Suzanne pour le chanc ; elle commence Twas vhcen the s cas were roaring. Elle est belle et tolichante. V. Poems on f/erul occaiions, by J. Gay, London 1737, T. I", p. 253.
(2) Poète mort en 1747.
(3) Te ne veux rien ôter à Vincent Bourne ; mais je ne peux laisser passer cela. Qu'est-ce que le pauvre fellow de Cambridge a à faire avec la pure beauté antique et classique ?
(4) je crois voir là une allusion & La Tàche.
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la serre. Il y a quelques jours, comme je nettoyais leurs cages, je plaçai sur la table celle que j'avais en main, l'autre restait suspendue au mur : les fenêtres et les portes étaient toutes grand ouvertes. J'allai à la pompe pour renouveler la provision d'eau, et à mon retour, je ne fus pas peu surpris de trouver un chardonneret posté à la partie supérieure de la cage que j'avais posée sur la table, et baisant en chantant le chardonneret prisonnier. Je m'approchai du nouveau venu et il ne manifesta aucune crainte ; je m'approche encore, il n'est pas plus effrayé. J'avance la main de son côté, il ne s'en inquiète pas. Je le saisis, supposant que j'avais mis la main sur un oiseau étranger, mais jetant les yeux sur l'autre cage, je reconnus mon erreur. L'habitant de cette dernière, pendant mon absence, s'était arrangé à trouver un passage là où le fil de fer se trouvait un peu dérangé, et il n'avait fait d'aùtre usage de sa liberté conquise que pour aller embrasser son ami et s'entretenir avec lui plus intimement qu'il ne lui avait été permis de le faire jusque-là. Je le réintégrai dans son domicile, mais en vain. En moins d'une minute il avait de nouveau glissé sa petite personne à travers le passage, de nouveau il était perché sur la cage de son voisin, le baisant comme la première fois, et chantant, comme dans le ravissement de cette heureuse aventure. Je ne pouvais que respecter une amitié si généreuse, qui, pour se satisfaire elle-même, avait deux fois négligé l'occasion de prendre la clé des champs : je consentis à leur rapprochement et décidai qu'une seule cage à l'avenir les réunirait tous deux. Je suis charmé
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de tels incidents ; car au besoin, et quand il me faut un amusement, je mets ces choses en vers, et cela sert à me divertir...
« Je transcris à votre intention une pièce de Mme Guyon, non comme la meilleure, mais parce qu'elle est plus courte que d'autres, et aussi bonne que presque toutes. »
M. Newton, en ce mois d'août 1783, fit une visite à Olney. Quand nous voyons M. Newton près de Cowper, nous pouvons être sûrs que la maladie mentale n'est pas loin ; et en effet nous allons encore une fois avoir la preuve de l'influence malheureuse qu'a la présence du rigide ministre sur la tête affaiblie de son ami. Tout d'abord, pendant tout un grand mois, il ne prend pas la plume. Mauvais symptôme chez Cowper dont la plus légère étincelle de gaieté demandait à jaillir et à prendre son vol vers les amis éloignés. Il a écrit- le 4 août à M. Unwin, et c'est seulement le 7 septembre qu'il reprend la plume pour écrire au même M. W. Unwin :
« Mon cher ami, un silence si prolongé veut quelques mots d'explication. Ce qui m'a empêché d'écrire, c'est d'abord une visite de trois semaines de nos amis d'Hoxton, et puis un rhume, accompagné de fièvre, dont je ne suis débarrassé que depuis très peu de temps. Un été de brouillard a grande chance d'être suivi d'un automne de maladies : aussi il y a dans ce pays tant de monde malade des fièvres, que les fermiers ont
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éprouvé de la difficulté pour rentrer leurs moissons, les ouvriers ayant été presque chaque jour emportés du champ de leur travail incapables de le prolonger, et beaucoup pour mourir.
« Notre dame poète française tombe certainement sous le reproche Que vous lui faites, quoique la faute ne me paraît point sauter aux yeux dans la pièce que je vous ai envoyée. Je me suis efforcé en effet dans toutes mes traductions de guérir mon auteur de cette maladie, soit en supprimant des passages sujets au reproche que vous avez mentionné, soit en donnant à l'expression un tour moins emphatique et plus respectueux. Mais après tout cela on n'en reconnaîtra pas moins que notre poète a conversé avec Dieu sur le ton familier ; j'espère cependant que l'excès n'y paraîtra pas au point de devoir déplaire à un lecteur religieux. Que Dieu entre en commerce familier avec l'homme, ou, ce qui est la même chose, qu'il permette à l'homme de s'entretenir familièrement avec lui, il n'est pas très difficile de le comprendre, comme il n'est pas très présomptueux de le supposer, quand on porte son attention sur quelques considérations. Malheur au pécheur qui ose prendre avec lui une liberté que sa parole n'autorise point, ou qu'il n'a point encouragée par ses avances ! Tant qu'il ne croit pas fermement à l'incarnation de la Divinité, l'homme ne peut en aucun cas s'approcher de Dieu pour l'entretenir ; et dans ce cas, l'aborder comme si des relations établies nous en donnaient le droit, quand véritablement il n'y a point de rapports entre Lui et nous, ce serait l'affronter en
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face. Mais Dieu après l'Incarnation a la nature humaine aussi bien que la nature divine. Quand il a pris la nature de l'homme, il s'est manifesté comme l'ami de l'homme, comme le frère de toute âme qui donne sa tendresse. Il s'est entretenu librement avec les hommes, du temps qu'il était sur la terre, il s'est entretenu librement avec eux d'après sa résurrection. Aussi je ne doute point qu'il ne soit possible, même maintenant, de s'approcher de lui sans l'embarras des cérémonies et des frayeurs, d'entrer avec lui dans un commerce aisé, délicieux et sans contrainte. Ce droit cependant ne peut appartenir qu'à ceux qui font l'affaire de leur vie de lui plaire, d'être avec lui en un commerce étroit et toujours cultivé. Et alors je pense que le danger de l'offenser disparaît parce que cette habitude de l'âme devient son œuvre à lui, nous ne sommes pas plus près qu'il ne l'a bien voulu : c'est lui-même qui nous a attirés. Si nous nous adressons à lui comme ses enfants, c'est parce qu'il nous dit qu'il est notre père. Si nous lui ouvrons notre cœur comme à un ami, c'est parce qu'il nous donne le titre d'amis ; si en lui parlant, nous usons du langage de l'amour, c'est parce qu'il l'a employé le premier, nous apprenant ainsi que ce langage est celui qu'il a aimé à entendre dans la bouche des siens. Mais je confesse que par l'effet de la faiblesse, de l'extravagance et de la corruption de l'humaine nature, ce privilège, comme tous les autres privilèges accordés au chrétien, est sujet à l'abus. Le mal se mêle à tout ce que nous faisons ; 1 indulgence nous encourage à l'usurpation, et quand
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nous prétendons exercer les droits d'enfants, nous retombons dans l'enfance. C'est ici, je crois, que mon auteur s'est égaré, et c'est ici que j'ai été particulièrment attentif à préserver ma traduction de l'erreur, ma crainte n'étant pas de représenter mon poète comme s'établissant en familiarité avec Dieu, mais comme poussant cette familiarité jusqu'à l'irrévérence impertinente, et oubliant — faute qui quelquefois est la sienne — de rendre le légitime respect dû à sa Majesté. Faute étrange de la part d'une femme comme celle-là, qui a passé sa vie dans la contemplation de la grandeur de Dieu, qui semble avoir eu toujours le vif sentiment, et s'y être même parfois absorbée sans réserve et sans mesure. »
Le lecteur, si je ne me trompe, aura déjà reconnu dans ces terreurs du poète anglais en présence et à la pensée de Dieu, le lecteur aura reconnu un état mental où quelque chose périclite : Cowper va nous révéler encore mieux cet état, dans une lettre de M. Cowper luimême. Le corps et l'âme ont souffert en même temps.
Lettre à M. Newton, 8 septembre 1783 :
« M" Unwin voulait répondre à votre billet obligeant daté de Bedford ; une-douleur au côté l'en a empêchée. Ce mal continue, mais il est moins violent. Moi qui en pareil cas suis son secrétaire, je n'aurais pas manqué d'écrire à sa place sans la maladie qui est venue à la
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traversa. J'ai été pris de la fièvre immédiatement après votre départ. Nous avons eu grand plaisir à vous savoir mieux, et je suis persuadé que vous vous croirez payé du plaisir que vous nous avez causé par la nouvelle que je vous donne que je suis mieux aussi. Les rêveries dont votre tête était remplie dans le moment où le mal était le plus intense, encore que ce ne fussent que des rêveries, produit d'une imagination échauffée, ont cependant été pour vous la preuve consolante du tour qui porte de préférence vers les plus excellents sujets votre cœur aussi bien que votre intelligence. Je n'ai rien éprouvé de semblable, et il eût été surprenant que j'eusse des rêveries de ce genre ; car je n'ai point eu le délire du tout, et pour me le donner, il a toujours fallu tout au moins une fièvre véritablement dangereuse. Sous ce rapport, si c'est le seul, on peut dire que j'ai la tête solide ; et la même raison qui fait que le vin n'a jamais pu m'apporter l'ivresse fait peut-être aussi qu'une fièvre ordinaire n'affecte point mon intelligence.
« L'épidémie affecte un caractère plus mortel à mesure que l'automne prend son cours. Deux hommes de buveuse mémoire, Bob Freeman et Bob Kitchener, en sont morts depuis votre départ. Dans le Bedfordshire, on dit, je ne sais pas pourtant jusqu'à quel point cela est fondé, qu'elle est presque aussi fatale que la peste. Il est heureux pour ceux qui m'entourent, que je ne sois pas trop sujet à prendre les fièvres, ni à délirer quand j'en suis saisi. Mon délire serait celui d'un homme qui descend plutôt vers les régions inférieures qu'il ne
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monte vers les régions d'en haut (i), et mes pensées égarées, si elles ressemblaient tant soit peu à mes rêveries habituelles, ne serviraient qu'à choquer les assistants. On me parlait dernièrement d'un greffier en fonction dans un service public, qui avait eu pour principal office, pendant des années, de déférer le serment à des comparants ; cet homme ayant le délire dans une maladie dont il mourut, passa la dernière semaine de sa vie à crier jour et nuit : « Que Dieu soit avec vous ! — Baisez le livre (la Bible) ! — Donnezmoi un schilling (2) ». Qu'il est malheureux si on le compare à vous. Qu'il est heureux si on le compare à moi ! »
« Je me suis senti dans ces derniers temps plus abattu et plus accablé que d'habitude, plus fatigué de rêves dans la nuit, dont le poison se répand plus amer sur le jour qui suit. Je ne sais pas ce que peut être un changement en mal après onze années de misère ; mais ma ferme conviction est que cet état ne présage pas un changement en bien. Vous ne savez pas ce que j'ai souffert pendant que vous étiez ici, et pourquoi vous en aurais-je instruit ? Votre amitié pour moi vous aurait fait jusqu'à un certain point participer à mes maux, et cetta part se serait accrue par la conscience de votre impuissance à les soulag'er. Peut-être votre présence leur communiquait-elle un degré de vivacité plus
fi) Bef/ceth, Ahoie Cowper veUt fdin: entendr,' çvidemmcnt qu il vo%,.,ige plutôt par la pensée da no l'enfer que dans le ciel, belleatb et above ont cette valeur en anglais : que tout cele est pénii)le,
(2) Le salaire,
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poignante ; l'ami de mon cœur, celui avec lequel j'avais échangé autrefois les pensées consolantes, cessant de m'être utile comme ministre, cessant de me plaire comme chrétien, m'offrait un spectacle qui devait nécessairement ajouter la plus amère mortification à la tristesse du désespoir. Je vois maintenant un long hiver devant moi, qu'il me faudra passer comme je pourrai. Je connais le terrain avant d'y marcher ; il est creux, il est agité, il tremble dans toutes les directions ; il est comme le sol de la Calabre, partout ondulant et s'ouvrant sous les pieds ; mais il faut que tout chancelant j'y fraie mon chemin, du moins si je ne suis pas englouti en marchant.
« M. Scott a presque toujours été malade depuis votre départ. Cette atmosphère raréfiée, ces tempêtes qui ne laissent point de relâche sont des plus contraires à une poitrine affectée d'asthme. Aussi souffre-t-il, et samedi dernier, comme bien des samedis précédents, il s'est vu dans la nécessité de se faire poser un vésicatoire en manière de préparation à ses travaux du dimanche : il ne peut respirer sans cela. Si les ordres sacrés étaient toujours conférés à des conditions de cette nature, je mets en question si les évêques euxmêmes seraient fort recherchés. Mais il a le calme et la gaieté, et son salaire lui plaît.
« Je vous prie de me rappeler au souvenir de M. Bacon en termes amicaux, et de lui faire comprendre que si je n'ai pas écrit le paragraphe qu'il souhaitait lire, ce n'est pas que j'aie été insouciant au désir qu'il
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exprimait, c'est que cela m'a paru impossible. S'il m'était permis, dans un état d'esprit qui me défend presque absolument les jouissances de la société, s'il m'était permis de désirer de former une nouvelle liaison, je désirerais le connaître ; mais cela m'est interdit ; et dans l'état où en sont les choses, je ne le regrette pas. Vous êtes mon ami de longtemps, et c'est pourquoi je ne vous épargne pas ; vous ayant connu dans de meilleurs jours, je vous fais payer le peu de plaisir que j'ai pu vous donner autrefois, en vous entretenant de mes peines présentes. Mais je n'ai pas ces droits-là sur M. Bacon.
« Veuillez rappeler bien affectueusement M™ Unwin et moi à M" Newton et à son Elisa, qui est aussi la vôtre ; et aussi à Miss Catlett, si elle est avec vous. La pauvre Elisa s'affaisse et languit ; mais dans le pays où elle va, sa tête se relèvera et il n'y aura plus de défaillances. La maladie qui mène à la vie éternelle vaut mieux qu'une vie antédiluvienne.
« Agréez nos affections, à tous deux. A vous sincèrement, mon cher ami.
« Lady Austen me prie de joindre ici ses compliments. »
Il est bien étrange que Cowper, dont la vie a toujours été irréprochable, se croie ainsi exclu des bienfaits de la venue du Sauveur en qui il croit, du bénéfice même de la prière : et ici je suis frappé d'un rapprochement qui me semble indiqué.
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Cinq ans avant l'année où nous sommes, chez nous. en France, s'éteignait dans la mort un autre grand esprit bien différent de Cowper sous tous les autres rapports, mais qui lui ressemble par le point douloureux : Jean-Jacques Rousseau, lui aussi, se croyait en dehors des amitiés désirées : les amitiés qui manquaient à Cowper étaient les amitiés divines ; les amitiés qui manquaient à Jean-Jacques étaient les pures amitiés humaines ; mais les souffrances étaient aussi vives d'un côté que de l'autre, le résultat a été pareil, ou presque pareil, puisque Jean-Jacques est mort volontairement, et que le hasard seul a préservé Cowper d'une mort semblable, ardemment désirée. Tous deux sont tourmentés de lugubres pensées, l'auteur des Poèmes est assiégé de visions de l'enfer ; l'auteur d'Emile est obsédé des idées de conspiration universelle contre son repos et son bonheur. Qu'il nous soit permis d ajouter que peut-être l'auteur d'Espérance a puisé dans la nature même de ses souffrances des consolations qui ont manqué à l'infortuné génie que nous revendiquons. Même en s'en croyant abandonné et repoussé, on ne pense pas ainsi à Dieu sans lui jeter involontairement et presque à son insu une muette prière. Mais à qui met tout dans les hommes, que reste-t-il quand les hommes manquent et sont ennemis ? — Mais le Vicaire Savoyard ? — J'y pense, au Vicaire Savoyard : mais le Vicaire Savoyard est une effusion éloquente. Je ne ferai pas à Rousseau l'outrage de dire qu'elle n'a peut-être pas été beaucoup au-delà des lèvres ; elle est venue du
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cœur assurément, et le mot de Quintilien est toujours vrai (i). Mais ce qui a été dans le cœur y reste-t-il ?
Rousseau, qui en écrivant le Vicaire Savoyard a été un demi-chrétien, est, je crois, trop retombé sous l'influence du dix-huitième siècle dont il était, après tout, pour avoir cherché dans les refuges divins la consolation des exils humains.
Voilà ma pensée, et s'il faut que je dise tout, la condition de Cowper à qui sourient M" Unwin et lady Austen, qui a des amis sûrs comme M. Unwin, M. Bull et M. Newton aussi, me paraît préférable, infiniment préférable à celle de Jean-Jacques qui n'a que Thérèse Levasseur, et qui repousse David Hume après avoi": repoussé Diderot.
A travers les pages désolées de Cowper, il y a encore un éclair qui passe, et cela est apparent jusque dans les lettres de ce moment, qui semble avoir été fort pénible pour le poète d'Olney, puisque les maux corporels concouraient à rendre le tourment moral plus intense encore. Il écrit de nouveau à M. Newton (23 septembre 1783) :
« Mon cher ami, nous sommes heureux qu'après avoir été attaqué d'une fièvre dont l'issue est plus d'une fois devenue fatale, et qui presque toujours laisse le malade extrêmement affaibli, vous soyez sitôt rendu à la santé et rentré en possession de vos forces. Votre santé et votre force sont utiles au bien des autres, et
(I) Ptcius est quod disertos facii.
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sous ce rapport, intéressent Celui qui dispense la force et la santé, qui par vous dispense un bien plus précieux que l'une et l'autre. Quant à moi, sans avoir été confinéje n'ai jamais été absolument bien depuis que vous nous avez quittés. Une fièvre fort vive, qui n'a duré il est vrai que quelques heures, mais qui a laissé derrière elle une grande lassitude et un extrême abattement, indice, à ce qu'il me semble, d'une tendance fiévreuse, m'a rendu pendant quelque temps et me rend encore absolument impropre à me livrer à mes occupations favorites, à écrire, à lire ; jusqu'à une lettre, et même une lettre à vous, m'est pénible à faire. Un vomitif que j'ai pris hier m'a, je crois, fait plus de bien que toute chose, mais je n'en pourrai avoir la certitude que quand je serai revenu de la fatigue que ce remède m'a causé. John Line a eu la maladie régnante et l'a encore, mais il est mieux.
« Quand il fut attaqué, il annonça qu'il mourrait ; mais, pour la seule fois qu'il s'est mis en tête de prophétiser, il paraît s'être trompé ; il a cependant vu la mort de près.
« Bett Fisher a été enterrée hier soir ; elle est morte de la maladie. Molly Clifton est mourante, mais de consomption. J aurais dû vous dire que le pauvre John a vu la mort de près, et qu'il a eu de grandes consolations pendant tout le temps de la maladie. Vous le savez, quoique ne parlant pas, il a toujours été ferme dans sa foi, et aussi quoiqu'il ne soit que ravaudeur d'habits, par conséquent fort inférieur en dignité à un
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tailleur (i), il semble avoir été une trop forte partie pour le suprême ennemi. Oh ! quelles choses se passent dans les chaumières et les réduits, auxquelles les grands n'ont jamais songé ! Des savants français s'amusent, et, comme ils le disent eux-mêmes, se couvrent de gloire à inventer des ballons atmosphériques qui, par leur légèreté spécifique, s'élèvent dans les nuages et vont se perdre dans des régions où nulle industrie -humaine n'avait pu pénétrer jusqu'alors. Un tailleur anglais, un habitant des fumiers du Silver-End prie, et sa prière monte jusqu'aux oreilles du Seigneur des Armées. C'est lui qui se couvre de gloire, qui livre des combats, qui remporte des victoires, et il ne fait point de bruit. L'Europe n'est point émerveillée de ses actions, les Académies étrangères ne l'invitent point à être des leurs, il n'inventera jamais l'art de voler dans les airs, de faire monter dans les cieux un globe de taffetas. Il fera mieux, il ira lui-même au ciel. J'ai grand peur qu'il n'y en ait pas un parmi ces savants qui fût assez sage pour changer de condition avec lui si cela se pouvait : il est certain cependant qu'il n'y en a pas un qui ne gagnât infiniment à cet échange.
« Depuis votre départ, nous avons dîné avec M. Bull à Newport. Une semaine auparavant je lui avais écrit pour lui annoncer notre visite projetée ; en sa qualité de studieux et de contemplatif, il mit la lettre dans sa poche et n'y pensa plus. A notre arrivée les fenêtres du
(l) On sait que les Anglais disent qu'un tailleur n'est que la neuvième partie d'un homme ; que sera-ce d'un ravaudeur d'habits ? (Cowper)..
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salon étaient fermées, jet la maison paraissait vide d'habitants. Cependant, après nous avoir fait attendre quelque temps, la servante du logis ouvrit la porte, et le maître apparut lui-même. M™ Bull et son fils étaient partis pour Bedford ; mais comme nous avions trouvé celui que nous venions surtout chercher, nos dînâmes et passâmes l'après-midi ensemble fort agréablement. Cela ne vaut pas la peine de répéter si souvent que son jardin a tout l'air de n'avoir pour destination que de recevoir la mélancolie et de faire prospérer cette plante ; mais cette impression revenant toujours la même, je ne peux pas m'empêcher de répéter toujours cette remarque (i). Il m'a montré un coin où il a placé un banc, et où cela le charme, me dit-il, de fumer sa pipe et de méditer. Il s'assied là, le dos contre un mur de brique et le nez contre un autre, ce qui doit, vous voyez, être charmant au plus haut degré, et aider puissamment à la méditation. Il est d'autant plus enchanté de sa niche, qu'elle lui a coûté quelque argent et infiniment de travail : il a fallu, pour la faire, enlever plusieurs tombereaux de terre, lesquels tombereaux de terre, s'il m'était permis d'en disposer à mon gré, je ferais bien vite reporter là où on les a pris, à l'effet de remplir cette place dont la destination semble être de recevoir des morts bien plutôt que des vivants. Jamais il n'entrerait dans mes vues de faire prendre en dégout à
(i) Le poète. chez Cowper, est doublé d'un jardinier ; la vue d'un jardin négligé l'offense sensiblement et sans doute le jardin de l'oublieux M. Bull était fort négligé.
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un homme ses amusements inoffensifs ; et en conséquence jamais je ne dis à notre ami ce que je pense à cet égard ; mais je le vois souvent peu en gaieté, et je ne puism'empêcher de soupçonner que le lieu de repos qu'il a choisi y est pour quelque chose...
« Je vous serai obligé de m'envoyer, quand vous le pourrez faire à votre convenance, les Voyages d'Hawkesworth. Voici les longues soirées qui commencent, et rien ne concourt à les abréger comme les lectures à haute voix.
« Lady Austen répond à vos compliments par les siens. Les Jones sont partis pour Brighton. M. Page est prévenu qu'il doit quitter Ranstone. M. Scott est mieux que dans ces derniers temps, mais si faible qu'il lui faut un cheval pour aller à Weston (i). M" Unwin se porte bien et me prie de joindre ses amitiés aux miennes : prenez-les rendues avec la plus chaleureuse expression, celle que je voudrais leur donner, et répondant au sentiment le plus sincère. Notre affection aussi à Elisa ».
Dans une lettre à M. Unwin (29 septembre 1783), Cowper donne à peu près les mêmes détails sur sa santé troublée en ces derniers temps. Nous ne les répéterons pas, mais nous transcrirons les réflexions que cet état lui inspire :
« Je paie généralement ce tribut en automne. Maintenant, je l'espère, l'air plus pur que celui que nous
(1) Weston est tout près d'Olney.
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avons respiré depuis des mois, le soleil, plus brillant que nous ne l'avons vu de l'été, ont ranimé vos esprits et mis dans votre existence plus de contentement. Nous avons la vie intellectuelle, mais nous avons la vie animale ,aussi, et par conséquent nous sommes sujets aux influences de l'atmosphère. Les bestiaux dans les champs donnent des signes évidents de fatigue et de malaise dans un temps déplaisant : et nous, leurs seigneurs et maîtres, il nous faut éprouver les mêmes symptômes ; la seule différence d'eux à nous est qu'ils ne connaissent pas la cause de leur prostration et que nous la connaissons ; mais, à notre grande humiliation, nous sommes aussi bien qu'eux incapables de nous guérir de ce mal. A ces causes, j'ai désiré quelquefois être un savant. Combien semble heureux, comparé à moi, un homme habile à étudier et à pénétrer la nature, dont l'imagination est continuellement en quête d'hypothèses, dont la raison est sans cesse occupée à motiver ces hypothèses et à les établir. Pendant qu'il s'enquiert de l'origine des vents, il n'a pas le loisir de remarquer l'influence qu'ils exercent sur lui ; pendant qu'il recherche de quelle substance le soleil se compose, il oublie que ses rayons n'ont pas paru depuis un mois. On voit sur ces matières, un système toujours remplacer l'autre. Les Tourbillons de Descartes ont cédé la place à la gravitation de Newton, et la gravitation à son tour est menacée par le moderne fluide électrique.
« Une génération s'amuse à souffler et à colorer des bulles d'air, la suivante à les briser. Cependant
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notre savant est un homme heureux. Il échappe à mille inquiétudes auxquelles est sujet celui dont la tête n'a rien pour la remplir ; son occupation, soit qu'elle consiste à poursuivre un papillon ou à achever une démonstration, lui paraît l'exercice du monde le plus salutaire. Plus il va, plus il s'applaudit. Ses découvertes, qui à l'épreuve peuvent se trouver n'être que des rêves, sont pour lui des réalités. Le monde le regarde avec étonnement, comme il regarde lui-même les nouveaux phénomènes célestes, et peut-être le comprend aussi peu qu'il comprend ce spectacle. Mais on ne l'en loue pas moins ; lui-même n'en jouit pas avec moins de complaisance de ces éloges auxquels il croit que ses succès imaginaires lui donnent droit. Ces honneurs l'accompagnent tout le temps de sa vie, et si cent ans après sa mort un nouveau venu l'en dépouilla, cela lui importe peu : il ne lui est pas difficile alors de s'en passer.
« J'en ai dit beaucoup là-dessus, et je ne sais pas ce que peut valoir ma dissertation. Pas une syllabe n'en était préméditée quand j'ai pris la plume ; mais, currente calamo, ce sujet m'est tombé sous la main. Mon but est de vous amuser en vous amusant. Il est atteint d'un côté : je serai heureux si je ne le manque pas de l'autre.
« A propos, quelle est votre opinion sur ces ballons ? Je suis étonné de la découverte. Est-il possible, croyezvous, de faire pénétrer dans l'estomac et l'abdomen une quantité d'air inflammable suffisante pour que le savant, cessant de graviter vers le centre, monte en vertu de la
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légèreté spécifique, pour ne s'arrêter que parvenu dans le milieu exactement en équilibre avec sa propre pesanteur ? Ne pourrait-il pas, au moyen d'un gouvernail en carton, placé à la partie postérieure de son corps, s'élever avec aisance dans cet élément plus pur ? Ne pourrait-il pas, en sens inverse, en laissant échapper lentement et par degrés l'élément aérien qu'il a absorbé, reprendre sa naturelle tendance vers la terre, et descendre sans le moindre danger ni inconvénient ? Ces choses valent qu'on s'en enquière, et, j'ose le dire, on s'en enquerra comme elles le méritent. Les pennœ non homini datœ (i) seront probablement moins regrettées qu'elles ne l'ont été, peut-être une volée d'académiciens ou de belles dames seront pour la génération suivante un spectacle qui n'aura plus rien d'extraordinaire.
« Une lettre, qui a paru dans les papiers publics l'autre semaine, me convainc que les gens instruits ne sont pas sans espérance de tirer de la découverte des ballons quelque parti de ce genre. L'ingénieux auteur de cette lettre, qui est en même temps homme de sens, craignant que les ignorants ne soient portés à prendre en riant un sujet que lui-même considère sous le point de vue le plus sérieux, les prie avec beaucoup de politesse et de ménagement de vouloir bien se montrer patients ; il leur fait entrevoir bien des conséquences heureuses qui peuvent résulter d'expériences suivies sur
(J) Des ailes n'ont pas été données à l'homnie,
OviDB,
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l'aérostat, il montre que les ballons peuvent être employés à relever la forme des continents et des îles, à reconnaître les pays très éloignés et d'une grande étendue. Il ne faut pourtant pas se flatter d'obtenir ce résultat, à moins que par l'effet d'une élévation extraordinaire, le champ de la vue humaine ne s'étende dans des proportions infinies, et que le savant, porté jusqu'aux régions du ciel, n'embrasse du regard tout l'hémisphère à la fois.
« Mais doit-il s'élever par l'insufflation de l'air dans son propre corps, comme nous l'avons supposé ci-dessus, doit-il monter dans une boîte de carton soutenue par le ballon ? C'est ce qu'on ne voit pas encore, et je le suppose, la question n'est pas à cette heure parfaitement décidée, même dans la pensée de l'auteur. »
De la plaisanterie qui peut paraître un peu prolongée, un peu appuyée (i), Cowper passe au sérieux, et s'il s'y étend, les sujets du moins en valent, la peine, témoin cette lettre où, d'une plume ferme et justement sévère, il suit les égarements au sein desquels, par l'effet de la corruption des esprits, s'est perdue l'idée chrétienne (à M. Newton, 6 octobre 1783) :
« Mon cher ami, il est triste de penser que l'Evangile
,'i) Aussi n'est-ce pas en Angleterrre que Voltaire a dit
Glissez, mortels, n'apuvez pas.
Voyez comme ils appuient dans leurs comédies; dans leurs Essais même, leur triomphe. Combien Addison consacre-t-il de spectateurs au Paradis perdu ? Nous ne supporterions pas en France dix fenilletons, fussent-ils des chefs-d'œuvre, sur Cinna ou sur Athalie,
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qui tend directement au bonheur de l'homme dans cette vie présente aussi bien que dans la vie à venir, et qui répond si effectivement au dessein de son auteur partout où l'on comprend bien et où l'on croit sincèrement ses préceptes, ait produit à l'occasion tant de maux par l'ignorance, la bigoterie, la superstition de ceux qui le professent, par l'ambition des papes et des princes, instruments des papes : l'Evangile n'a plus fourni qu'un prétexte plausible aux hommes pour se persécuter les uns les autres, et on les a vus sanctifier la plus détestable cause en invoquant la spécieuse excuse de leur zèle pour l'avantage de la plus excellente.
« Les Anges descendent du ciel pour publier la paix entre l'homme et son Créateur : le Prince de la Paix lui-même vient pour l'établir sur des bases solides, et c'est la guerre, la haine, la désolation qui sortent de là. Des milliers d'hommes se disputent sur 1 interprétation d'un livre que pas un d'eux ne comprend. Celui qui est tué meurt dans la ferme persuasion que la couronne du martyr lui est réservée ; celui qui l'a tué est également convaincu qu'il a agi pour le service de Dieu. En réalité, ils se trompent tous les deux, et pas plus l'un que l'autre ils n'ont droit à l'honneur qu'ils s'arrogent. Si une multitude d'hommes aveugles partant pour une ville se mettait à disputer sur la route qui y conduit en droite ligne, et qu'une bataille s'ensuivit, il y a tout lieu de croire que le résultat probable serait que nul de ces voyageurs n'y parvînt ; et ce combat, contraire à la nature et à la raison, serait une peinture jusqu'à un
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certain point rappelant l'original que nous nous représentions. Et pourquoi le monde n'est-il plus présentement occupé de ces querelles ? Parce que ce zèle qui ne valait guère mieux que la folie, a fait place à une indifférence misérablement absurde. Le Saint Sépulcre n'est plus rien aux yeux des nations dites chrétiennes, non parce que la lumière de la vraie sagesse les a délivrées d'un attachement superstitieux à la place matériellement considérée, mais parce que Celui qui y a été enseveli n'est plus dès longtemps regardé par elles comme le Sauveur du monde. La raison éclairée par la philosophie a guéri, il 'est vrai, les esprits d'une pauvre et absurde idée ; mais en se débarrassant de l'idée illusoire, ils ont renoncé à la substance même des choses ; ils se sont élevés contre la vérité parce qu'elle portait des mensonges parasites. Ici nous voyons le nec plus ultra de la sagesse humaine, au moins en ce qui concerne les affaires de religion. Cette sagesse éclaire l'esprit sur ce qui n'est pas l'essence même de la vérité ; mais sur ces vérités qui sont l'essence du Christianisme, elle laisse l'homme dans d'absolues ténèbres. Elle peut découvrir les nombreuses erreurs qui dans différents âges ont déshonoré la foi, mais c'est seulement pour y substituer une erreur plus fatale que toutes les autres idées, celle qui représente la foi elle-même comme une illusion de l'intelligence. Nous saurons un jour pourquoi ces maux ont été permis. Une chose cependant demeure certaine, c'est que la folie et la fureur de ceux qui s'avouent disciples de l'Evangile lui ont été plus funestes que
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toutes les hostilités ouvertes de ses adversaires déclarés : et peut-être a-t-il été permis que ces maux prévalussent pour un temps, afin que l'origine et la nature divine de l'Evangile apparussent d'une manière plus éclatante, quand on le verrait capable de tenir pendant des siècles contre la plus formidable de toutes les attaques, contre l'imprudence de ses amis. Les outrages qui se sont produits à la suite de la vérité ainsi pervertie sont devenus une pierre d'achoppement pour les esprits ; les sages de ce monde, avec toute leur sagesse, n'ont pas su distinguer le don heureux de l'abus qui en a été fait. Voltaire s'est fâché, Gibbon a tourné le dos ; mais le troupeau du Christ reçoit toujours sa pâture, et ne cesse de s'accroître, encore que le philosophe en refusant de croire puisse changer le pain en pierre, un poisson en serpent.
« Je vous suis très reconnaissant des Voyages, que j'ai reçus et que j'ai commencé à lire hier soir. Mon imagination est si captivée par ces récits, que je crois partager avec les navigateurs tous les dangers qu'ils ont courus. Je perds mon ancre ; ma grande voile est déchirée et n'est plus que lambeaux ; je tue un requin, et je converse par signes avec un Patagonien ; le tout sans bouger du coin du feu. Le principal résultat de ces voyages autour du monde semble être l'amusement qu'ils procurent à ceux qui sont restés chez eux. On a fait des découvertes, mais des découvertes qui rendront à grand peine les dépenses de telles entreprises. Nous avons ramené un indien, et, après l'avoir corrompu,
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nous l'avons renvoyé chez lui, pour communiquer à son tour la corruption à son pays : joli jeu certainement, mais qui aura beaucoup de peine à rendre ce qu'il a coûté. Des nations qui vivent du fruit de l'arbre à pain (i), n'ayant point d'ailleurs de mines qui les rendent dignes d'être cultivées par nous, ne recevront pas souvent des visites à l'avenir. Tant mieux pour elles ! leur pauvreté est leur préservatif. »
Il semble que la fièvre continue de tourmenter sourdement notre cher poète ; toutes les lettres qu'il écrit à ce moment sont chagrines, fl éprouve même le besoin de gronder son pays, à l'occasion des sujets anglais qui se sont sacrifiés dans l'Amérique du Nord insurgée, aux intérêts de la mère-patrie. Lisons sa lettre à B. Newton, d'octobre 1783 (sans autre date) (2) :
« Mon cher ami, je vous remercie de vos anecdotes américaines ; je vous en suis d'autant plus obligé que le travail qui consiste à transcrire m'est particulièrement désagréable. Le sort des gens qui nous sont fidèles (3) 'est fort à plaindre. Privés de tous les biens que procure le séjour du pays natal et qui ne s'en séparent pas ; envoyés dans une terre étrangère pour la cultiver sans en avoir les moyens ; abandonnés de plus par une déplorable nécessité, du gouvernement auquel ils ont
(0 Ou qui m:lTlg'ent des fruits en guise de Fain le tex;e dit littéralement du frui -pain (breuà-fruit).
(2) Grimshawc: donne la date du 13.
(]) LoyaUsls,
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tout sacrifié, ils offrent un spectacle d'infortune qu'on ne peut contempler, même à cette distance lointaine, sans prendre part aux maux qu'ils éprouvent. Qui eût empêché de consacrer à les faire vivre quelqu'une de nos landes ou de nos forêts qui ne servent à rien ? Il est vrai que pour leur construire des maisons et les fournir d'instruments agricoles, il eût fallu faire de grandes dépenses ; mais, selon moi, l'accroissement de population et la mise en valeur du sol amélioré se seraient bientôt produits et fait sentir comme un avantage national, et auraient indemnisé, peut-être même enrichi l'Etat. Mais je crains bien qu'il n'y ait point à espérer de voir adopter au temps présent par le public des mesures si justes et si sages. Nos bienfaits sont pour les étrangers, notre négligence est réservée à nos compatriotes. Je me souviens que pleins de compassion pour le malheur des Portugais, au temps du tremblement de terre de Lisbonne, nous leur envoyâmes un plein vaisseau chargé d'outils pour servir à l'enlèvement des décombres et à la reconstruction de la ville ruinée. Je me souviens aussi, pour l'avoir entendu dire dans le temps, que la Cour de Portugal accepta nos brouettes et nos pioches avec beaucoup de mauvaise grâce et traita notre présent avec dédain. Que nous en eussions fait autant pour nos frères, en étendant seulement un peu le bienfait, et nous, les sauvions peut-être de la. ruine, non sans qu'il en réfléchît sur nous-mêmes des avantages, et notre présent, reçu avec joie, nous aurait valu de la reconnaissance. Telles sont nos réflexions à
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ce sujet. Du reste, n'étant point un politique de profession, et ne portant que rarement une attention momentanée sur de semblables objets, je puis n'avoir point aperçu des difficultés que les membres du cabinet saisiraient en ouvrant un oeil à demi. Peut-être, prendre sous notre protection une classe d'individus proscrits par le Congrès aurait pu paraître une action dangereuse, et nous eût privés des droits que nous pouvons réclamer un jour sur sa haute protection et ses puissantes affections. Ceux qui gouvernent la terre ne manquent pas de laisser toujours en dehors de leurs calculs Celui qui gouverne l'univers. Ils oublient que le pauvre a un ami plus puissant pour la vengeance qu'ils ne peuvent l'être pour l'oppression, et que la trahison et la perfidie peuvent en fin de compte n'être qu'une très mauvaise politique.
« Les Américains eux-mêmes me paraissent être dans une position qui n'est guère moins à plaindre que celle des Loyalistes abandonnés. Doit-on dire qu'une révolte a été heureuse quand elle n'a fait que substituer à la menace d'une tyrannie une tyrannie réelle, qu'on a secoué les entraves qu'impose un gouvernement bien ordonné, uniquement pour donner ouverture aux opinions discordantes et aux intérêts opposés entre eux, des fauteurs de l'insurrection pour jeter enfin toutes choses dans une complète anarchie ? Voilà évidemment ce qui se passe à présent, et, à moins que la Providence n'intervienne d'une manière toute particulière, cela durera vraisemblablement des années, Peut-être après
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beaucoup d'inimitiés mutuelles et de sang répandu, ils finiront par se ranger en quelque sorte d'organisation établie, mais à grand'peine (je crois qu'ils le pensent eux-mêmes), à grand'peine en auront-ils un plus désirable que celui dont ils jouissaient avant de se soulever. Les craintes qu'ils avaient de se voir imposer arbitrairement étaient bien fondées sans nul doute. Il pouvait donc être nécessaire de commencer une lutte à l'effet d écarter ce danger, et on pouvait arriver au but sans renoncer à la soumission. Mais les passions d'un peuple, une fois soulevées, ne s'apaisent pas facilement. La lutte engendre l'aversion ; un petit succès fait naître de plus ambitieuses espérances, et ainsi une querelle de médiocre importance aboutit à une rupture ; peut-être à la ruine des deux parties contendantê's. Il n'est point à croire qu'un pays auquel le Créateur a prodigué tout ce qui peut le rendre désirable soit à jamais abandonné au malheur. Ils peuvent avoir raison, ceux qui supposent qu'avec le temps il prendra la prééminence sur tous les autres ; mais le jour qui amènera cette éclatante prospérité semble être encore bien loin : la Toute-Puissance peut le hâter cependant, et le faire paraître à l'heure où l'on s'y attendra le moins. Mais tous les raisonnements humains ne se basent que sur l'apparence. Au moins les gens qui ne disposent pas d'informations plus précises que moi, sont forcés de s'en tenir à l'apparence.
« Vous m'avez surpris bien agréablement en me transmettant une lettre pleine de sens et de politesse
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de M. Bacon : cet excellent homme que je n'ai jamais vu, que je ne verrai peut-être jamais, n'en a pas moins une place dans mon cœur. Jamais je ne verrai l'estampe dont il me fait présent si obligeamment (i) sans éprouver un sentiment de reconnaissante affection. Je m'efforcerai de répondre à sa lettre en des termes dignes de son obligeante bonté, aussitôt que l'estampe me sera parvenue.
« Nous avons ouvert deux des noix de coco, l'une mauvaise, l'autre excellente ; la troisième paraît devoir être bonne. Mon intention en commençant était de traiter un autre sujet, et je voudrais l'avoir suivie. Il n'y a pas d'homme au monde qui ait moins qualité que moi pour régler le sort des nations ; mais quand je vous écris, je parle, c'est-à-dire, j'écris (2) aussi vite que ma plume peut courir, et cette fois elle m'a emporté. Je sais que je suis votre débiteur pour la dernière lettre dont vous m'avez favorisé ; mais je ne saurais vous payer maintenant, à moins que nous ne consentiez à accepter comme paiement ce dont vous faites plus de cas que de toutes choses, je le sais, les très sincères assurances de mon affection pour vous- et pour les vôtres. »
Avec son vieil ami Hill, Cowper se déride ; s'il touche un mot de politique, c'est en riant (lettre du 10 octobre 1783) :
(i) Le présent n'est qu'annoncé, il viendra bientôt.
(2) La repetition est de Cowper : When I write to you, I talpk, thai is I write..
— Elle était inévitable, en anglais comme en français.
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« Mon cher ami, je n'ai rien à dire sur les sujets politiques, pour deux raisons : la première, c'est que je n'en connais aucun en ce moment qui fût fort amusant à traiter, surtout pour vous, qui aimez votre pays ; la seconde, c'est qu'il n'y en a aucun que j'aie la vanité de me croire capable de discuter. Il faut pourtant que vous me permettiez de me réjouir un peu de la chute de la Caisse d'Escompte, parce que je crois que les Français l'ont bien gagné, et de déplorer d'un autre côté que le RoyaUGeorgy n'ait pu être relevé : d'autant que j'ai écrit deux poèmes, l'un en latin, l'autre en anglais, pour pousser à la tentative. Le premier seul ayant été publié, les marins n'y ont pas compris grand'chose, et c'est peut-être la raison de leur insuccès. »
Du théâtre bruyant de la politique, nous sommes ramenés un autre jour vers une scène plus humble, mais toujours bienvenue, le coin du feu d'un Anglais qui se suffit à lui-même (à Hill, 20 octobre 1783) :
« Je n'aurais pas gardé si longtemps le silence si j'avais su avec certitude où une lettre de moi pouvait aller vous chercher. Vos excursions d'été sont finies maintenant, et en vous adressant quelques lignes dans le centre même de l'activité et des affaires, là où vous passez l'hiver, je suis sûr de ne pas mettre à côté du but.
Quoique j'aime passionnément la belle saison et les délicieuses scènes que l'été mît sous nos yeux, je vois
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l'hiver approcher sans trop m'en inquiéter ; les longues soirées ont aussi leurs douceurs, et il est difficile, je crois, de trouver sur la terre un être aussi bien ramassé chez soi (i) qu'un Anglais au coin du feu en hiver. J'entends un Anglais vivant à la campagne ; car à Londres il n'est pas facile de résister aux gens qui forcent votre porte. J'ai deux dames à qui je fais la lecture, deux dames, quelquefois plus, jamais moins. Pour le moment, nous faisons le tour du globe sur un vaisseau, et, grâce à une mémoire qui ne retient pas grand'chose, la vieille histoire me paraît presque neuve. Cependant, le voyage de Cook me fait grandement faute ; pouvez-vous me l'envoyer ? Celui de Foster me ferait grand plaisir aussi. Ces voyages réunis feront passer l'hiver gaiement, et je vous aurai grande obligation. »
Nous avons entendu Cowper parler de politique, nous allons maintenant l'entendre causer d'art : il n'en sait pas beaucoup plus long sur l'un de ces sujets que sur l'autre, mais il est toujours intéressant d'entendre un honnête homme, sincère et qui ne s'en fait point accroire, exprimer les opinions du bon sens qui s'interroge en toute simplicité et répond avec candeur. Il écrit à M. Newton au sujet de cette estampe qui lui a été promise par M. Bacon et qu'il a reçue. (Lettre du 22 octobre 1783) :
(1) Snug, mot anglais inimitable, surtout pour nous qui vivons si peu chez nous et qui ne trouvons de bon que le coin du feu des autres.
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« Mon cher ami, je me suis imposé de ne point faire d'éloges de M. Bacon, qui cependant a bien mérité des choses flatteuses : je suis retenu par la défense qu'il a mise dans sa lettre. Rien de plus beau que le présent, rien de si obligeant que la manière dont il est fait. J'admets que l'estampe est ligne pour ligne et trait pour trait l'exacte reproduction de son œuvre (i), autant du moins que la lumière et l'ombre peuvent rendre sur une surface plate, l'effet d'un morceau de sculpture. Il peut donc m'être permis de dire que je l'admire.
« La vie que je mène ne me donne point d'occasion de cultiver la science qui fait le connaisseur ; il serait d'ailleurs assez déplacé de ma part de parler le langage de cette science à vous qui repoussez le titre d'amateur. Mais nous savons tous deux quand nous avons du plaisir. Il me semble cependant que je dois spécifier ce qui me plaît ; car un éloge général, quand il y a tant de beautés distinctes, serait aussi injuste qu'insipide.
« L'attitude de lord Chatham est selon moi extrêmement gracieuse, et sa figure exprime très bien l'idée que nous attachons justement à ce personnage. Elle n'annonce pas seulement de grands talents et une habileté consommée, mais un intérêt tendre et tout de cœur pour le bien de l'Etat confié à ses soins. Dans la figure de la Cité on lit tout l'empressement (pardonnezmoi ce mot français qui exprime mon idée mieux que
(1) M. Bacon est un sculpteur mort en 1799, à l'âge de 59 ans. Il s'agit d'une reproduction par la gravure du monumt!ut élevé par c. t artiste au comte deeCha.
tham dans l'abbaye de 'Westminster.
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pas un mot anglais qui me vienne à l'esprit) qu'exige sa mission : son air est noble, quoique son attitude soit celle de la prière. Mais la figure du Commerce est surtout d'une beauté parfaite. A la lettre, j'ai senti les larmes me venir aux yeux en la contemplant. Tant de grâce et d'élégance ayant rencontré une protection si puissante, c'était là une idée irrésistible. Il y a, dans l'air et dans tout le visage de l'Angleterre, une complaisance sereine qui convient mieux à la dignité que l'exultation triomphante qu'une main moins habile n'aurait pas manqué de mettre sur son front. Elle semble être heureuse de se voir assise aux pieds de celui qui l'a sauvée. Je connais par cœur la plupart des monuments de l'Abbaye, mais je n'en ai pas présent un seul qui m'ait donné autant de plaisir. Toutes les images (1) sont gracieuses, tous les visages sont expressifs. Si vous croyez que l'opinion d'un spectateur ignorant comme je le suis vaille la peine d'être communiqué à l'artiste, et que d'ailleurs je ne vous paraisse pas avoir dépassé la limite des appréciations que M. Bacon peut entendre sans que sa modestie s'offense, je vous autorise de tout cœur à le mettre au courant de mes sentiments. Je ne vois pas pourquoi il serait blessé par de justes éloges ; son talent est un don, et tout le mérite en revient à Celui qui le lui a accordé.
« Me voilà quitte, je ne suis plus votre débiteur. »
( i ) Figures. C'est la personne dans son ensemble. Nous n'avons pas de mot correspond an t.
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Les poèmes de Cowper ont paru en mars 1782, ils sont vieux maintenant de près de vingt mois. Le poète a attendu longtemps, avec patience, avec courage, au moins, avec une espérance qui ne s'est point lassée, parce qu'elle se fonde sur une connaissance imparfaite des hommes en général et des hommes politiques en particulier, de leurs indifférences cyniques à tout ce qui n'est pas l'affaire du jour considérée à son point de vue le plus étroit, celui de l'intérêt personnel. Il a envoyé son livre, et on ne l'a pas lu ; il a écrit, et on ne lui a pas répondu. Il n'y a plus désormais à y compter, et l'espérance prolongée au delà de ces limites deviendrait dès lors plus qu'une illusion, on y pourrait voir la preuve d'une faiblesse d'esprit ; le Chancelier — qui ne l'est plus — aurait le droit de sourire de cette croyance persistante à l'amitié des hommes d'Etat — et des hommes de théâtre : cela fait .deux, on pourrait s'y tromper. L'acteur Colman, qui, sans être chancelier, s'était permis d'être aussi impoli qu'un chancelier, a ~honneur d'être associé à Thurlow, dans le poème irrité de Cowper.
Cowper, je le dis à sa louange, n'a pas cette faiblesse ; il ne croit plus, il n'espère plus en cette amitié, et l'heure est venue où il va rompre, comme il convient à un poète, avec une illusion trop prolongée. Le poème intitulé l'Adieu (1) (The Valediction) est écrit, et M. Unwin en va recevoir une copie. Il lui écrit le 10 novembre 1783 :
(J) Adieu n'est pas assez fort 1 il y a dans Valediction l'adieu avec rmonClment,
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« Mon cher William, j'ai. perdu presque tout le temps que j'avais devant moi pour écrire, à faire des changements aux vers qui viendront à la suite de cette lettre ou qui y seront inclus, je ne sais pas encore si ce sera l'un ou l'autre. Si la prose vient abondante, je transcrirai les vers sur une autre feuille ; dans le cas contraire, je les mettrai sur celle-ci même. Vous comprendrez, avant d'avoir été bien loin dans cette lecture, que la pièce n'est pas destinée à être imprimée. Je ne vous impose aucune autre restriction. La conduite désobligeante de nos amis, quoiqu'elle puisse en certains cas ne pas affecter beaucoup notre bonheur ou beaucoup retenir occupée notre pensée, en d'autres circonstances, reviendra sur nous et se représentera avec une importunité extrême et presque irrésistible ; et peut-être alors le ressentiment, non éveillé jusqu'alors, deviendra plus vif que de raison, et ne sera plus en proportion avec la cause qui l'aura fait naître. C'est dans un semblable moment que j'ai conçu ce poème, c'est alors que j'ai laissé échapper le dépit si vif auquêl je n'aurais pas dû peut-être m'abandonner à ce point, mais que cependant, même aux heures de la réflexion plus froide, je ne puis condamner absolument. J'ai été en si étroite intimité avec les deux personnes auxquelles je m'adresse, qu'il m'a été impossible de ne me sentir pas irrité de la négligence que tous deux m'ont témoignée dans une circonstance qui appartient au passé. Je clos ici ma préface.
« Vous ne devez pas penser que si vous nous eussiez
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fait une visite l'été passé, tout le plaisir en eût été pour vous. Par une telle pensée vous feriez tort à vousmême et à nous. Croyez-vous que nous ne vous aimions pas ? Vous ne pouvez soupçonner votre mère de froideur, et quant à moi, assurez-vous bien que je n'ai pas au monde un ami autre que vous à qui je dise tout, sans la moindre réserve. Prenez donc courage, et quand une occasion favorable de venir nous voir se présentera, soyez sûr que vous aurez de l'un comme de l'autre la bienvenue que vous êtes en droit d'attendre. Mais j'ai remarqué dans vos deux dernières lettres je ne sais quel abattement mélancolique, contre lequel, je le crains, vous ne réagissez pas assez fortement. Je vous soupçonne d'être trop sédentaire. « Il vous est impossible de vous promener ». Comment cela vous est impossible, vous le savez mieux que moi ; assurément vos jambes sont assez longues, et le poids de votre personne n'est pas trop lourd à porter. Mais allez à cheval, allez-y souvent, c'est là ce que je demande de vous. Je crois vous avoir entendu dire que vous ne pouviez pas faire sans but, même des promenades de ce genre. La santé n'est-elle rien ? N'est-ce rien qu'une nouvelle vue, et en bien des pays on découvre à chaque pas des vues nouvelles ? Soyez bien assuré que les fauteuils ne sont pas les amis de la gaieté, et qu'un long hiver passé au coin du feu est le prélude d'un printemps maladif, Chaque chose que je vois dans les champs m'intéresse, et je peux revoir tous les jours de ma vie avec un nouveau plaisir le même ruisselet ou un bel arbre. C'est
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chez moi en partie, le résultat d'un goût naturel pour les beautés de la campagne, et en partie l'effet de l'habitude ; car jamais je n'ai laissé échapper, quand j'ai pu la saisir, l'occasion de respirer l'air des champs et de converser avec la nature. Je vous recommande instamment de cultiver le même goût ; je soupçonne que vous avez négligé ce soin et que vous en portez la peine.
« Il y a eu samedi huit jours, comme je venais de me mettre au lit, comme votre mère aussi venait de se coucher, le cri au feu ! jeté dans l'escalier vint nous effrayer. Je me levai aussitôt, et j'aperçus des jets de flamme au-dessus du toit de la maison de M. Palmer, notre voisin d'en face. L'incendie cependant n'était pas si voisin de lui qu'il paraissait l'être, ayant commencé dans la cour d'un boucher, et à quelque distance. Nous nous hâtâmes de descendre les escaliers et d'ouvrir la porte pour recevoir autant de mobilier de toute espèce que notre maison en peut contenir, plusieurs personnes apportant leurs meubles dans l'idée qu'il pouvait être nécessaire de déménager. En deux heures de temps, il nous en vint une telle quantité qu'il n'en pouvait pas tenir davantage chez nous jusqu'aux parties inhabitées de notre maison se trouvant encombrées. Ce n'est pas que nous-mêmes fussions absolument en sûreté ; un chaume qui nous touche et sur lequel tombait une pluie d'étincelles était un dangereux voisinage. Par un bonheur providentiel cependant, la nuit était parfaitement calme, et nous pûmes échapper au péril. A quatre heures du
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matin, le feu était éteint après avoir consumé plusieurs hangars, mais aucune maison d'habitation. La santé de votre mère a souffert un peu de la fatigue et de l'agitation de la nuit, mais elle s'est remise promptement. Pour moi je n'ai point souffert. Le plus léger vent aurait porté le feu au bout de la ville ; les multitudes de toits de chaume et les piles de fagots très rapprochées les unes des autres auraient été d'excellents conducteurs. Les ballons sont en voie de prospérité, et je m'en félicite avec vous. Grâce à Montgolfier, nous volerons quelque jour. » (1)
Je n'ai pas voulu interrompre Cowper, quelque impatience que j'eusse d'en venir à ce beau poème tout plein d'une poétique colère, qui porte ce titre significatif : L'Adieu, Il a été répété, j'en suis sûr, sous cette forme ou sous une autre, par des poètes grands ou petits, promis à la mémoire des hommes ou à l'oubli, qui, ayant jeté dans un premier livre les plus pures effusions de leur intelligence et de leur coeur, n'ont eu pour réponse que le silence dédaigneux de gens auxquels ils avaient fait l'honneur de leur dire : Prenez part à mes plus chères pensées. L'Adieu n'est pas seulement un poème ; c'est un épisode de la vie de Cowper, et à
11) Je me suis abstenu de traduire une lettre à M. Newton, du 3 novembre 1783. qui raconte l'incendie d'Olney à peu près dans les mêmes tenues; avec addition de quelques détails. On y voit mieux encore à quel risque la ville avait échappé. Le feu, grâce au calme absolu de l'air. s'arrêta à six pas d'un immense tas de bois et de bruyères. Cowper assure que ces affinités n'ont pas de prise sur lu;, et tout aussitôt il ajoute qu'il ne peut penser à autre chose
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ce titre, il doit figurer entre les feuillets de sa correspondance, où ce que nous cherchons surtout, c'est lui, sa vie de tous les jours, sa vie morale, sa vie d'intelligence. Je traduirai donc ici L'Adieu, avec tout le soin que j'y pourrai mettre.
« L'Adieu.
« Adieu cœurs faux dont les plus chères affections s'en vont taries, comme ces ruisseaux sans profondeur que boit un soleil d'été ! Oublieux de celui qu'autrefois vous avez choisi pour ami, froids sur ce qui le touche, et insoucieux de ses maux, à tous deux je vous dis un long et dernier adieu ! Froid à mon tour, je veux à votre exemple ne m'intéresser plus à vous.
« Et, d'abord, adieu Niger ! Après épreuve faite et bien faite, je me détourne de vous, avec une indifférence égale à mon affection d'autrefois. Votre cerveau est bien rempli, votre langue qui sait avec énergie presser l'ardente pensée, la dignité sénatoriale de vos traits, votre esprit solide, votre grâce toute virile, votre âme intrépide, vous ont élevé aussi haut que le talent peut monter ; mais si ces qualités ont fait de vous un pair d'Angleterre, elles ont en vous détruit l'ami ! Réclamez tout ce que l'esprit a jamais pu conquérir ; soyez grand, soyez craint, soyez envié, soyez admiré, demandez une renommée aussi durable qu'on la peut obtenir sur cette terre, mais ne prétendez plus à l'avenir au nom d'ami !
« Je vous ai envoyé des vers, et comme votre
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Seigneurie le sait, je les ai flanqués d'une modeste feuille d'humble prose ; je ne voulais pas vous remettre en mémoire une promesse, bien facile à tenir cependant pour peu que vous l'eussiez voulu, j'obéissais simplement à un penchant naturel, j'entendais vous donner la preuve d'une vieille affection toujours vivante. Votre silence impoli me dit au moins que votre cœur est changé ; et ainsi, mylord, adieu !
« Et maintenant, acteur affairé d'un moins noble théâtre (i), amuseur gagé d'un âge ennemi du sérieux, illustre historien patenté, Térence, autrefois mon ami, adieu à toi ! Tu réunis quelques vertus, assez pour te rendre digne d'une position plus noble que la tienne, toi qui, né parmi les honnêtes gens, t'es abaissé trop bas et au point de demander ta subsistance au brodequin, au cothurne, à l'étalage des vaines curiosités. Ton compagnon de jeu et d'école, du temps que Nichol faisait du bouleau une menace et des lauriers une couronne, moi qui plus tard l'ai connu homme et ayant de la barbe au menton, censeur hebdomadaire d'une ville pleine de rires, j'ai présumé que le volume que je me permettais de t'envoyer, recommandé par le nom d'un ami absent depuis de longues années pourrait être un présent bien venu chez toi, et toucher à l'endroit sensible ton cœur que la nature n'a point fait dur. Mais toi aussi, à ce qu'il semble (que ne peut faire la grandeur, même en songe !), tu es devenu dédaigneux : paradant
( 1 ) Colman.
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parmi tes rois et tes reines, qui s'agitent une heure et passent au rang des choses oubliées, tu as pris la froideur qui est la maladie du jour, et, comme sa Seigneurie, tu jettes de côté ton ami.
« 0 amitié, cordial du cœur des hommes ! amitié qu'on professe avec tant de ferveur, qu'on suit si peu ! Tes fleurs parent nos années dont le soupçon n'approche pas, tu promets de délicieux fruits. Nous nous attachons à des espérances de vérité et de constance, ô folie de notre jeunesse pleine de rêves ! Mais bientôt, hélas ! nous découvrons l'erreur où nous entraînent les chaleurs téméraires de l'inexpérience ; nous voyons avec larmes se perdre cette récolte que nous espérions, que le temps a détruite, ou qu'une gelée a flétrie. Celui qui entreprend d'être cette grande chose qu'on nomme un ami, devrait renouveler sa nature, purifier son cœur, se préparer au martyre, mettre en son âme la vaillance qu'il faut pour donner mille preuves de ce que vaut et de ce que peut une affection sincère. Il se peut qu'il ait à donner sa santé, sa fortune, à échanger une vie contente pour une vie troublée, la vie facile pour la vie remplie de peines, à répondre à des soupirs par des soupirs, à des sanglots par des sanglots, à mouiller ses joues pour des chagrins qui ne sont pas ses chagrins. Le cœur de l'homme, trop faible pour une tâche si grande, fait défaut à l'heure surtout où l'on compte sur lui ; c'est quand on l'invite à partager les maux du cœur ami, que pareil à un arc brisé, il refuse son office en s'échappant.
« Plaisirs ou affaires, quoi qu'ils aient choisi, les
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hommes sont également infidèles à l'amitié ou à l'amour. Retiré de toutes les compagnies où l'on cherche l'amusement, de toutes les foules qui dépensent la vie en éclats et en bruits, pour ne chercher que des scènes où les concurrences ardentes et envieuses ne produisent point de ces tempêtes qui troublent l'existence, que je rencontre quelque bon ange protecteur, un être qui ait connu et fui les hommes, poli quoique vertueux, qui n'ait rapporté des commerces mondains que les manières, non les mœurs du temps présent : avec lui, peut-être avec elle (car il n'est en ce monde amitiés plus solides que les amitiés données par les femmes), que je jouisse, en quelque lieu ignoré, où ne reviendra plus la mémoire des amis pardonnés, que je jouisse jusqu'à la scène qui vient clore cette vie au déclin, de l'union qui rapproche les cœurs jamais désunis pour un instant.
« Un bienfait nous est déjà accordé, pour lequel nous lui devons rendre grâces, quand Dieu nous donne la santé, ce rayon de soleil qui tombe sur nos jours ; et s'il y ajoute — bonheur donné à bien peu ! — le contentement du cœur, nous lui devons bien plus de louanges encore ; mais s'il nous accorde un ami, possesseurs de ce bien, nous avons vraiment un trésor, c'est le couronnement de toutes les autres grâces : s'il nous fait présent d'un ami dont le cœur est dans les cieux, qui tirant des cieux sa naissance, possède l'inspiration de la divine sagesse, il nous donne ce que la
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Nature en son indigence (i) ne saurait jamais nous donner, car la monnaie la plus riche qu'elle ait frappée, c'est l'homme en sa légèreté fragile : il nous donne de l'or, un or plus pur que l'or le plus pur d'Ophir, une âme, image de lui-même, une âme vraie. »
Tel est ce noble Adieu, vive inspiration d'une âme honnête blessée dans sa tendresse et dans ses illusions Comme l'a dit le poète à- l'ami auquel il envoyait cette effusion généreuse, des vers ainsi frappés n'étaient que pour l'oreille de l'amitié. Quand cependant Cowper fut mort, Hayley donna le poème au public, mais en partie seulement — la partie qui se rapporte à Colman : on peut impunément au nom de la justice dire ses vérités à un acteur ; mais il y aurait des inconvénients à exercer sur un lord, un chancelier, cette justice distributive. La pièce en son ensemble a donc dormi longtemps, et c'est Southey qui le premier a pu la publier en son entier, en 1835.
Cette satisfaction donnée à un légitime ressentiment, le poète se sentit débarrassé d'un poids, et il se mit à regarder autour de lui, à s'intéresser aux affaires de sa bourgade, minces affaires ! Elles ne nous intéressent guère que par la manière de les conter du narrateur — et encore ne méprisons pas trop ces minces affaires : l'homme s'y retrouve bien toujours par quelques coins !
( 1 ) Ballkrllbt Naliii-e, expression à la Shakespeare ou de Shakespeare même.
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Voici une lettre à M. Newton du 17 novembre 1783 :
« Le pays aux alentours a pris l'alarme au sujet des incendies. Il y en a eu deux depuis celui d'Olney. Un à Hitchin, où les pertes s'élèvent, dit-on, à 1.100 livres, et un autre, dans un endroit peu éloigné d'Hitchin, dont je ne sais pas le nom. On a jeté à Bedfort des lettres contenant la menace de brûler la ville ; et les habitants ont été si effrayés qu'ils montent la garde dans plusieurs quartiers, depuis plusieurs nuits. Quelque fou ou quelque diable est aux champs, on lui fera payer cher ces témoignages de sa méchanceté. Depuis l'incendie d'Olney, nous avons envoyé deux femmes et un jeune garçon à la justice, sous la prévention de maraudage ; Sue Riviss était accusée d'avoir volé une pièce de boeuf ; elle a dit pour sa justification qu'elle ne voulait qu'en prendre soin. Cette femme, dont vous vous souvenez, a été relâchée faute de preuves : non que les preuves fissent défaut en effet, mais nos gens de Gotham n'ont pas jugé à propos d'envoyer leur témoignage. Avec celle-là allait l'autre femme que j'ai mentionnée tout à l'heure, et qui, à ce qu'il paraît, a prétendu professer quelques principes religieux, mais qui , en cette circonstance, s'est permis une latitude de conduite peu en harmonie avec sa dévotion : elle avait rempli son tablier d'objets d'habillement, mais elle ne voulait également qu'en prendre soin. Elle aurait été rendre visite à la prison du comté si Billy Raban, le fils du boulanger, plaignant, avait insisté en ce sens ; mais
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par bonté, par faiblesse aussi je crois, il a intercédé pour elle et l'a fait relâcher. Le jeune monsieur qui paraissait en compagnie de ces belles dames est le plus jeune fils de Molly Boswell. Il avait volé quelque ferraille au détriment du boucher Griggs. Convaincu du fait, il a été condamné au fouet, et il a subi sa peine, attaché derrière un tombereau, depuis la maison de pierre jusqu'au grand pont, et retour par le même chemin. Il a semblé montrer un grand courage ; mais il n'a fait qu'en imposer au public. Le bedeau, chargé de l'exécution, avait rempli sa main gauche d'ocre jaune ; après chaque coup, il passait son fouet dans cette main gauche, de manière à laisser à chaque fois sur la peau la marque sanglante d'une blessure, mais en fait s'arrangeant pour ne pas le blesser du tout. M. le constable Hinschcomb, qui suivait le bedeau, s'étant aperçu de ce manège, a appliqué des coups de sa canne, sans ménagement ni précaution de ce genre, sur les épaules du trop clément exécuteur. A l'instant même, la scène devint plus intéressante. Rien ne put décider le bedeau à frapper plus fort, le constable n'en frappa que plus vigoureusement ; cette double flagellation continua jusqu'à ce qu'une fille du Silver-End, émue de pitié pour le pitoyable bedeau ainsi maltraité par les mains de l'impitoyable constable, se mit de la procession, et se plaçant immédiatement derrière le personnage dernier nommé, le saisit par sa queue, et le tirant en arrière par la dite queue, lui couvrit la figure de soufflets avec une furie digne l'une amazone. Cette
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suite d'événements a pris une plus grande partie de mon papier que je n'avais l'intention de lui en accorder ; mais je n'ai pu m'empêcher de vous montrer comme quoi le bedeau touchait sur le voleur, le constable sur le bedeau, la fille enfin sur le constable, et comme quoi le voleur est le seul qui n'ait pas eu de mal. Nous avons vu M. Teedon et il est reparti. Il venait pour remercier d'une vieille paire de culottes. Comme nous lui demandions des nouvelles de sa santé, il nous a répondu qu'il avait une fièvre lente, ce qui lui interdisait absolument tout ce qui pouvait lui enflammer le sang. Cela me parut fort sage ; mais dans la circonstance, il ne me fut pas facile de reconnaître en quoi cette prudence pouvait être nécessaire. L'eau claire ne l'échauffera guère, et pour parler un peu son langage, les liquides plus enivrants ne sont pas, je crois, fort à portée de sa bourse. Il nous a apporté la nouvelle — dont je ne garantis pas l'authenticité — que la ville de Bedford était en feu hier, et que les flammes n'étaient pas encore éteintes quand le messager qui avait annoncé l'événement l'avait quittée.
« Swift, expliquant pourquoi le prédicateur domine toujours son auditoire, en donne pour raison que quelque grande que soit la foule au bas de la chaire, la place ne manque jamais au-dessus. Si les savants de France peuvent porter l'art de voler à la perfection qu'ils désirent, c'est le contraire qui deviendra vrai : la foule dominera le prêcheur, et ceux qui resteront dans le bas diront à l'aise : Je puis vous assurer, après tout, pour
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en avoir fait l'expérience moi-même, que cette manière de voyager est des plus charmantes. J'ai rêvé, il y a une ou deux nuits que je voyageais dans les régions supérieures, ayant pour voiture un ballon à deux chevaux, et je me guidais avec la plus grande aisance, la plus parfaite sécurité. Après avoir parcouru l'espace que je voulais, je tournai court, et faisant jouer mon fouet, je descendis ; mes chevaux pleins de feu faisaient toutes sortes de courbettes, mais sans le moindre danger, ni pour moi ni pour mon véhicule. Le temps est proche apparemment, c'est mon rêve qui le dit, où ces excursions aériennes deviendront communes, où les juges parcourront leur district en ballon, les évêques leur diocèse ; où le tour de l'Europe sera accompli avec infiniment de rapidité, et avec le même profit, par tous ceux qui veulent uniquement dire qu'ils l'ont fait. »
En attendant qu'il puisse voyager en ballon, Cowper voyage dans les livres, et c'est son seul amusement : il aurait aimé visiter la planète dans tous ses coins, et il ne visite que les prairies d'Olney, ou le coin de son feu. Il se console, comme tant d'autres, par l'illusion : illusion d'amour, illusion de voyages, illusion de sagesse, illusion d'amitié, illusion de poésie, nous avons chacun la nôtre, et la réalité, avant la tombe, fait justice de toutes.
Cowper écrit à Joseph Hill, 23 novembre 1783 : « Mon cher ami, votre opinion sur les voyages en ferait passer le goût à qui aurait un appétit moins vif que. le
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mien : mais comme de tous ceux dont on peut dire qu'ils sont libres, il n'y en a pas un peut-être qui soit autant que je le suis confiné en un lieu, comme d'ailleurs je suis fort désireux de connaître tout ce qu'on peut apprendre de notre planète pendant que j'ai l'honneur de l'habiter, que d'ailleurs je n'ai pas à ma disposition d'autres moyens de m'instruire, je suis obligé de me contenter de récits qui ne méritent pas toujours peutêtre une foi absolue, mais qui, soumis à notre faculté d'appréciation et de critique, ne peuvent pas nous induire en de bien importantes erreurs. J'avais jeté mon dévolu sur le livre de Swinburne, et je m'étais mis en tête de me le procurer si cela était possible. Quelques extraits de l'ouvrage que j'ai trouvés dans la Revue m'avaient charmé.
« Je n'ai pas besoin d'ajouter que je serai très reconnaissant à Mrs Hill de vouloir bien me les faire lire. Je lui dois beaucoup pour les peines qu'elle veut bien se donner en ma faveur, et je lui serai très obligé de tout l'amusement que je pourrai trouver dans l'hémisphère austral, si je suis assez heureux pour y mettre le pied. Le cercle de mes lectures est des plus restreints pour le manque de livres d'abord, et aussi par suite de certaines raisons particulières. J'ai la politique en horreur, parce qu'elle ne se fonde guère que sur des hypothèses, parce qu'elle est sujette à mille fluctuations, et qu'elle ne conduit qu'à des idées impraticables. La science, j'entends la science de la nature, qu'on étudie-en prenant les mathématiques pour guide, n'est plus mon affaire ; j'ai lu
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autrefois sur ce sujet des ouvrages destinés aux lecteurs les moins savants, et je m'en souviens encore. Pour la poésie, la poésie anglaise, je m'en tiens éloigné, par la raison que je me donne moi-même beaucoup à la pratique de ce genre de composition, et je n'ignore pas qu'à trop fréquenter les poètes on se laisse inévitablement entraîner à une habitude d'imitation, que je hais et méprise très cordialement.
« Je suis enchanté que mon oncle se porte si bien, et qu'il ait trouvé de nouvelles beautés dans une aussi vieille connaissance que le paysage d'Hastings. Présentez-lui, s'il vous plaît, mes très affectueux respects, la première fois que vous le verrez. Si l'homme le plus heureux est celui qui a le moins d'argent dans les fonds publics, il n'y a pas beaucoup de gens sur terre que je doive envier. Je consentirais cependant à voir mes livres de rentes devenir des milliers de livres, au risque des tourments que pourrait me faire éprouver cette passion qui en donne tant. Je n'envoie rien aux journaux moimême, mais Unwin envoie quelquefois pour moi. Le réceptacle qu'il a choisi pour y lancer mes fusées est le Public Advertiser ; mais elles sont en petit nombre, et mes travaux présents sont de nature à les rendre moins nombreuses encore. A vous, mon cher ami. »
Si Cowper avait eu une vie très active, beaucoup d'occasions de distractions, la pièce de vers où il avait précédemment exhalé ses ressentiments contre Colman et Thurlow l'aurait soulagé pour toujours; et il n'y
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reviendrait plus, je dirai plus seul avec lui-même ; il aurait honte d'y penser encore. Supposez, s'il se pouvait. Gœthe envoyant à l'une des puissances du jour son drame, Gœtz de Berlichingen : son volume est reçu dans les antichambres de Postdam ou de Versailles : on le lit ou on ne le lit pas ; et on ne lui envoie pas un mot de réponse. Gœthe fera probablement une épigramme (pas un poème de 60 ou 80 vers) contre l'impertinent ministre ou diplomate ; et puis, l'épigramme lancée, lue le soir même aux amis, certes il n'y pensera plus, il a mieux que cela à faire : n'y a-t-il pas à discuter les théories de Lessing, les idées de Moser, ne faut-il pas qu'il aille à dix lieues à cheval visiter un ministre qui ressemble à celui de Wakefield ? Et le fragment antique à étudier, et ces échantillons de minéralogie à reconnaître et à classer, et cette leçon d'anatomie à se donner ou à prendre ? Le volume est bien loin, qu'il deviennne ce qu'il pourra ; déjà Faust fermente dans la pensée de l'heureux et intrépide auteur.
Mais Cowper entre Mrs Unwin, une digne femme, qui ne met pas beaucoup de. mouvement dans sa vie, et les Voyages du Capitaine Cook, que voulez-vous qu'il devienne, s'il ne rumine pas ses injures ? S'irriter, c'est vivre, et le poète serait bien dupe s'il ne tirait pas d'une injure tout le parti possible. C'est ce qu'il ne manque pas de faire. Il a dit leur fait en vers à Thurlow et à Colman : il avait eu précédemment sa page de prose pour le Chancelier, mais l'acteur n'aura-t-il pas
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aussi son coup de plume ou son coup de fouet dans la langue de Junius ? Si vraiment, il l'aura. Ecoutez-le bien. C'est à M. Unwin qu'il s'adresse (24 novembre 1783) :
« Mon cher William, une soirée de solitude inattendue et que votre mère et moi passons avec nousmêmes (cela est rare), me donne une excellente occasion d'écrire par la poste de demain, occasion sans laquelle cela m'eût été impossible. Vous êtes bien bon de vous occuper de mes besoins littéraires avec ce soin attentif, et je vous en suis reconnaissant à proportion. Les leçons de Blair (quoique apparemment elles doivent faire l'objet de mes lectures particulières, n'étant pas ad captum feminarum (1), seront parfaitement les bienvenues.
« Vous dites que mes vers vont au coeur : vous suivez mon exemple en cela, car ils sont venus de mon cœur avant d'aller au vôtre (2). Un homme tout lord qu'il est n'est rien pour moi, à moins que sa qualité de lord ne soit jointe à d'autres qualités qui lui donnent droit à mon respect. S'il croit que son titre lui donne le droit de me traiter avec dédain, je suis son humble serviteur, et mon embarras ne sera jamais de lui en rendre autant. Je suis cependant fort en colère contre l'homme de théâtre (Manager, Colman). Il a publié un livre depuis qu'il a reçu le mien, et il n'a pas daigné
(1) Pour charmer les femmes. Il s'agit de rhétorique, et l'excellent docteur en effet n'est pas amusant.
(2) Le texte est bien plus expressif : Vous avez senti mes vers ; je les ai sentis avant vous.
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me l'envoyer, comme l'y obligeait la simple politesse, pour ne pas parler du souvenir d'une ancienne amitié. Je n'irai pas cependant me montrer ignorant du cœur humain jusqu'à paraître surpris d'une conduite que j'avais toute raison d'attendre. A ces hommes, autrefois et pendant bien des années liés avec moi, je ne suis plus nécessaire, une liaison avec moi n'est plus dans leurs convenances, je ne suis plus rien pour eux absolument. Ils pensent à moi comme ils pensent à l'homme de la lune ; que j'aie une lanterne, un chien et un fagot, ou que je n'aie aucun de ces indésirables biens, cela leur est parfaitement indifférent. En quoi nos sentiments sont exactement pareils ; notre indifférence est réciproque, et si je reparais devant le public, comme cela n'est pas impossible, je leur en donnerai la preuve.
« Le Josèphe de l'Estrange a fait dans ces derniers temps les frais de nos lectures du soir. Mais l'historien entre dans un détail si fastidieux de circonstances, et son traducteur est si insupportablement grossier et vulgaire, que nous en sommes fatigués tous les trois (1). Comme Tacite aurait brillé en un sujet pareil, lui, le grand maître en l'art de la description, concis sans obscurité, émouvant sans vouloir être poétique ! Mais il était décidé, pour de sages raisons sans doute, que les plus grands malheurs qui aient jamais frappé un peuple, et l'accomplissement de l'une des prophéties les plus remarquables contenues en l'Ecriture auraient
(i) On sait que la troisième personne à ces réunions intimes du soir n'est autre que lady Austen.
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pour historien un des plus mauvais écrivains. Cet homme aussi était un de ceux qui s'accommodent au temps et aux circonstances, recherchant la faveur de ses maîtres romains aux dépens de la foi, ou peut-être était-il incrédule, et n'avait pas du tout la foi des siens.
« Vous penserez qu'il est difficile de me plaire : je cherche querelle à Josèphe parce que l'élégance lui fait défaut, et à quelques-uns de nos modernes historiens parce qu'ils en ont trop. Je me fâche contre lui parce qu'il court en avant comme une gazette, sans s'arrêter en chemin pour faire une seule observation ; je me fâche contre nos modernes parce qu'ils prétendent décrire par des lignes exactes des personnages dont l'existence remonte à deux mille ans, et découvrir les motifs qui ont déterminé leurs actions, avec la même précision que s'ils avaient vécu de leur temps. La simplicité est devenue une qualité bien rare dans la décadence des grands royaumes et là où le raffinement dans tous les arts est porté à l'excès. Les écrivains romains des dernières époques se font remarquer par leurs faux ornements, ils étaient sans doute admirés par les lecteurs de leur temps. Les auteurs du siècle où nous sommes me semblent devoir justement tomber sous le coup de la même censure. Swift et Addison étaient simples ; Pope savait l'être, mais souvent il a une teinte 'd'affectation ; depuis eux, je connais à peine un écrivain célèbre à qui l'on puisse reconnaître la simplicité (i).
(1) Cowper est rigoureux. Quoi G,)ldsmith est affecté, Johnson affecté, Gibbon affecté Que dirait-il, bon Dieu, de Tennyson, de Carlyle et d'Emerson
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Mais votre mère réclame de la place pour un postscriptum ; il faut que je termine brusquement mon discours ».
La lettre suivante de Cowper va introduire d'aimables personnages qui tiendront désormais leur place dans la vie du poète, les Throckmorton, les maîtres de Wisten. Comme le poète lui-même, nous serons charmés d'entrer en familiarité avec eux. La lettre n'est pas datée ; elle est adressée à M. Unwin.
« Mon cher ami, il est dur pour nous autres jeunes gens qui avons des oncles encore vivants, (N. B. J'ai moi-même un oncle encore vivant), que ces vénérables messieurs se portent nos rivaux, même quand il s'agit des dames ; que moi, par exemple, je trouve dans une page de votre lettre un passage qui me fait espérer que Miss Shuttleworth sera des vôtres ici, et qu'à la page suivante je lise qu'elle a une invitation de votre oncle. Il se peut que nous n'ayons jamais la qualité d'oncles ; mais nous pouvons raisonnablement espérer que le temps viendra où d'autres, aussi jeunes que nous le sommes maintenant, nous envieront les privilèges du vieil âge et nous verront tirer à nous cette part de l'attention des dames à laquelle leur jeunesse prétendra en vain. Faites vos compliments s'il vous plaît, à votre sœur Elisabeth, et dites lui que nous avons eu grand regret au plaisir que nous nous promettions de la voir, plaisir qui nous a échappé.
« Les ballons sont si fort à la mode, que même ici
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nous avons essayé d'élever un ballon. Vous pouvez vous souvenir qu'en un lieu appelé W'eston, à un mille d'Olney, ou guère plus, habite une famille du nom de Throckmorton. Le propriétaire actuel est un homme que je me souviens d'avoir vu enfant encore. Il a une femme jeune, aimable et belle. Ils sont papistes, mais beaucoup plus aimables que beaucoup de protestants. Nous n'avons jamais été en grand commerce avec la famille, quoique depuis notre établissement ici nous ayons eu la permission de nous promener dans le parc : on a bien voulu nous donner une clé, qui nous permet de pénétrer partout. Quand le présent M. Throckmorton devint propriétaire, à la mort de son frère aîné, et vint s'établir à Weston, je lui envoyai ma carte avec mes compliments, lui demandant de vouloir bien me continuer le privilège que j'avais dû jusqu'alors à la bienveillance de sa mère — celle-ci, en cette circonstance, alla finir ses jours à Bath. Pour conclure il m'accorda ma requête, et pendant environ deux ans, il n'y eut rien de plus entre nous. Il y a une quinzaine environ, je reçus une invitation conçue dans les termes les plus polis ; il me disait que le lendemain il tenterait de gonfler un ballon, et que si cela pouvait me faire plaisir d'être présent, il serait charmé de me voir. Votre mère et moi nous rendîmes à l'invitation. Tout le pays était là réuni, mais on ne réussit pas à gonfler le ballon. Je crois que dans cette tentative on suivit toutes les règles que prescrit la science. Mais le succès d'une opération de ce genre dépend de détails si minutieux que rien
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n'est plus précaire. La réception que nous fit le maître de la maison fut néanmoins flatteuse à l'extrême ; on eut pour nous plus d'attentions qu'il ne nous était permis d'en attendre, plus que pour aucun des autres invités. Nos hôtes semblaient même fort désireux de conquérir notre estime. Nous prîmes le chocolat et fûmes invités à dîner, mais nous étions invités ailleurs. Un jour ou deux après, M" Unwin et moi dirigeâmes notre promenade de ce côté. Une ondée nous surprit. Je découvris un arbre que je crus propre à nous abriter tous deux, un grand orme dans un bosquet qui fait face à la maison. M" Throckmorton nous aperçut, et courant vers nous sous la pluie, insista pour nous faire entrer chez elle. M. Throckmorton était sorti. Nous restâmes à causer avec elle jusqu'à ce que le temps s'éclaircit, et alors, sur ses instances, nous fîmes un tour avec elle dans le jardin. Le jardin est presque leur seule promenade, et certainement la seule retraite où ils soient à l'abri des dérangements. Elle nous en offrit une clé de façon à rendre tout refus impossible, et dit qu'elle nous en enverrait une. Quelques jours après, nous reprîmes encore ce chemin dans la fraîcheur de la soirée. Nous vîmes M. et Mrs Throckmorton regagnant leur maison ; nous nous saluâmes à quelque distance, mais nous ne les joignîmes pas. Au bout de quelques minutes, comme nous avions dépassé la maison et presque atteint la porte qui du parc ouvre sur les champs y attenant, j'entendis le bruit de la porte de fer qui communique à la cour, et je vis M. Throckmorton
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accourir vers nous d'un pas rapide ; nous nous hâtâmes également à sa rencontre ; il nous présenta la clé que je reçus, lui dis-je, comme une faveur des plus marquées, et après quelques mots, de ceux qui se disent en pareil cas, nous prîmes congé. Il y a une semaine que ces choses se sont passées. Toute cette civilité de la part de nos voisins me parut être dans leur pensée le prélude d'une connaissance plus intime ; mais pour le présent les choses en sont là. J'aimerais extrêmement être avec cette maison sur un pied de relations faciles, y faire une visite du matin, de temps en temps, en recevoir une ; mais rien de plus. Car quoique M. Throckmorton soit un des hommes les plus agréables que j'aie jamais connus, je ne puis pas désirer de le voir autrement : notre maison, pas plus que notre mobilier, notre personnel de domestiques et notre revenu ne nous permettant pas de donner à dîner ; d'un autre côté, je ne voudrais pas pour tout au monde être mis en rapport avec la gentilhommerie (i) du voisinage, ce qui ne manquerait pas d'arriver si nous dînions à Weston ; car il n'y a pas dans tout le pays un homme, lui excepté, avec qui je pusse supporter de me lier. Ce sont des squires et rien de plus, fiers de leur bourse et adonnés aux rudes exercices rustiques. Quant à M. Throckmorton, il est tout à fait homme du monde, et respectable à tous égards.
« Je vous en ai dit long. Adieu. Nous comptons les
(i) Gentry: ce sont les gens qui ont aisance et manoir.
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jours et nous sommes heureux à la pensée de vous voir bientôt, vous et votre sœur. »
Nous venons de voir les distractions apparaître à Cowper sous la forme de visites au voisinage, et il a paru les accueillir avec joie. Ne nous y fions pas. Cependant, à d'autres moments, il se prend à réfléchir que le temps est précieux et qu'en définitive le temps qu'on donne aux distractions est du temps perdu. Il va presque désirer la longue vie des Patriarches, qui autrefois l'aurait épouvanté. Quoi d'étonnant ? Il est maintenant occupé, le temps ne lui pèse point ; il est doux au soir de se coucher en répétant les vers de la Tâche, qu'on 3. écrits dans la journée et qui portèrent notre nom aux générations futures. Je comprends très bien le poète écrivant à M. Newton (30 novembre 1783) :
« Mon cher ami, je n'ai ni longues visites à rendre ou à recevoir, ni dames qui mettent des heures à dire ce qui pourrait se dire en cinq minutes ; cependant je me vois obligé de bien ménager le temps et de tirer tout le parti possible des plus courts moments qui me sont donnés. Nous avons beau avoir planté notre tente en un lieu aussi retiré que possible ; les amusements et les distractions ne manquent pas en ce monde, et il n'est guère besoin d'aller les chercher. Les affaires, ou ce qui se présente sous ce titre imposant, viendront nous chercher jusque dans la plus tranquille retraite, et quelque insignifiantes qu'elles soient en réalité, ne manqueront
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pas de faire valoir leur importance pour exiger notre attention. C'est chose merveilleuse comme mon temps m'est dérobé par les nécessités réelles ou qui prétendent l'être. J'ai tout juste le temps d'observer que le temps va vite, et dans le temps que j'ai fait cette remarque, le' temps est parti. Je m'étonnais, un temps passé, de la patience des hommes d'avant le déluge ; je m'émerveillais qu'ils pussent supporter une vie de presque dix siècles et variée d'aussi peu d'incidents que celle qui semble avoir été la leur. Il est probable qu'ils avaient moins d'occupations qu'e nous ; leurs affaires étaient renfermées dans un cercle bien plus étroit ; leurs bibliothèques étaient fort peu remplies ; les recherches de science étaient menées avec bien moins d'habileté et de subtile pénétration, et les violons peut-être n'étaient pas encore inventés. Comment sept ou huit cents ans de vie pouvaient-ils se supporter ? Je me suis fait autrefois cette question sans y trouver la réponse ; mais je crois que j'ai cette réponse maintenant. Je supposerai que je suis venu au monde un millier d'années avant la naissance de Noé, avant même qu'il fut question de lui. Je me lève avec le soleil ; je prie, je prépare mon déjeuner ; je bois un seau de lait de chèvre et mange une douzaine de galettes de taille raisonnable. J'attache une nouvelle corde à mon arc, et mon plus jeune fils, un garçon d'environ treize ans s'étant amusé à jouer avec mes flèches jusqu'à ce qu'il n'y restât pas une plume, je me vois obligé de les réparer. La matinée s'est ainsi passée en préparatifs pour la chasse et le temps est venu de dîner.
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J'arrache les racines pour mon repas ; je les lave et les fais bouillir ; elles ne sont pas assez cuites et je les remets sur le feu. Ma femme se met en colère : querelle ; nous nous remettons. Mais pendant ce temps-là, le feu s'est éteint et il faut le rallumer. Tout cela est fort amusant. Je vais à la chasse, je rapporte le gibier au logis ; j'emploie la peau de la bête tuée à raccommoder un vieux vêtement ou à en composer un nouveau. Le jour cependant se passe, je me sens fatigué, je me retire pour chercher le repos. Voilà comment labourant et mangeant les fruits de la terre, chassant et me promenant, et courant, raccommodant les vieux habits, dormant et se levant, je peux supposer qu'un habitant du monde primitif avait assez d'occupations pour qu'il lui fût permis de déplorer la brièveté de la vie et trouver, après plusieurs siècles, que les années avaient toutes glissé à travers ses doigts et passé comme une ombre. Qu'y a-t-il d'étonnant alors que moi, qui vis dans un temps de civilisation bien plus raffinée, où il y a bien plus de besoins, de désirs et de jouissances, je sente parfois que le temps me manque et que le loisir me fait défaut pour remplir les quatre côtés d'une feuille comme celle-ci ? Les choses se passent bien ainsi en effet et si les antiques messieurs que j'ai appelés à mon aide, avec leurs plaintes sur la disproportion du temps aux besoins qu'ils en avaient, ne peuvent me servir d'excuse, il faudra bien alors que je m'avoue coupable (i), et
(1) Que Je plaide coupable (plead guilty), formule sacramentelle dt: la langue des tribunaux anglais.
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confesse que je suis souvent pressé, alors même que je n'ai pas de motifs valables pour l'être.
Assez de préface, venons à ma lettre. M. de Coëtlogon désire obtenir la collaboration de M. Scott à la Revue Théologique dont il est, je crois, le directeur. Il dit qu'il s'est assuré de vous, et il désire également mon concours, soit en prose, soit en vers. Il a bien fait de s'adresser à vous, parce que vous lui pouvez donner un concours efficace ; quant à moi, s'il m'eût connu mieux, il n'eût jamais pensé à voir en moi un théologien, en vers ou autrement.
« M. Wright qui appartient à lord Dartmouth a passé ce matin avec moi près de deux heures : c'est un vieillard respectable, que je vois toujours avec plaisir, pour lui-même aussi bien qu'à cause de son maître. J'ai été heureux d'apprendre de sa bouche que Sa Seigneurie jouit d'une santé meilleure qu'elle ne l'a jamais eue depuis quelques années. »
J'ai voulu citer tout au long la parodie que notre poète s'amuse à faire de la vie primitive : cela est bon à mettre en regard des brillants tableaux que JeanJacques a tracés de la vie sauvage, qui n'est que la vie primitive continuée dans des contrées ou dans des coins dont la vie civilisée n'a pas approché. Cowper est franchement pour la civilisation et pour tous ses ornements ; il n'en voudrait retrancher que les vices — chimère encore, mais noble chimère : c'est celle de tous les législateurs, de tous les moralistes pratiques et de
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tous les prédicateurs. Le philosophe passe et sourit en disant : On ne sépare pas ce qui est inséparable ; l'homme n'arrive à la civilisation extrême que parce qu'il a des vices, fet ces vices si maudits sont l'accomplissement même et le signe dernier de la civilisation.
Les aérostats ont été l'une des conquêtes chèrement achetées de la civilisation et de la science. Le poète qui a commencé par un sourire prend maintenant les ballons tout à fait au sérieux ; il ne serait pas poète s'il en était autrement. Quelles régions ouvertes à l'imagination par la découverte merveilleuse de Montgolfier ! Cowper a souri, puis il a vu et il s'est converti. C'est une leçon bonne à recueillir et dont on pourrait faire l'application à des idées, à des inventions bien plus importantes encore. Le cœur humain est ainsi fait : il est porté tout d'abord à l'incrédulité, à la raillerie ; mais les gens d'esprit ont un excellent moyen pour convertir les incrédules, c'est de les mettre de la partie, les intéressant à l'idée qu'ils veulent faire accepter : elle devient alors en quelque sorte la propriété, la chose de ces railleurs, et ils s'y intéressent plus vivement que d'autres, comme pour s'excuser de n'avoir pas trouvé eux-mêmes ce qu'ils auraient pu découvrir comme le premier venu, comme l'heureux inventeur. Prendre de bonne grâce son parti de la découverte, c'est en quelque façon rejeter sur le hasard le bonheur de l'invention. Cowper écrit à M. Newton (15 décembre 1783) :
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« Mon cher ami, je ne sais pas quelles peuvent être vos pensées, en un temps où la science a produit la plus extraordinaire de ses œuvres, sans excepter peut-être ce prodige, un vaisseau, un vaisseau complet de tout point, et pouvant accomplir la circumnavigation du globe. Mon esprit à moi se laisse fréquemment entraîner dans ces vallons, et fait à ce propos d'infinies spéculations, légères comme l'air des régions mêmes où ils s'élèvent. Le dernier récit qui est venu de France et qui est si parfaitement authentique, a changé ma disposition à plaisanter sur ce sujet en sérieuses espérances. L'invention de ces nouveaux véhicules est encore dans l'enfance, et déjà elle semble avoir atteint un degré de perfection où la navigation n'est parvenue qu'après avoir reçu de l'expérience sa maturité, et son progrès des mains de la science qui épuisait en sa faveur toute son industrieuse habileté. Je sais bien que le premier bateau ou canot qui jamais ait été fait, bien que de construction grossière — ou même pas construit du tout, ce n'était qu'un arbre creux tombé par hasard dans l'eau, et qui, bien que dépourvu de rames et de voiles, pouvait cependant être dirigé à l'aide d'une perche — était en son espèce un ouvrage plus parfait qu'un ballon à présent : la seule circonstance qu'il pouvait être gouverné lui donne évidemment la supériorité à deux points de vue : il offrait plus de sécurité et moins d'inconvénients. Mais l'atmosphère, bien moins dense, nous le savons, offrè autant de résistance aux ailes et à la queue d'un oiseau que l'eau ou le gouvernail d'un navire. Pope, présen-
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tant à l'esprit une des rares leçons utiles qu'il sait donner et renvoyant les hommes à la Providence de Dieu comme à la vraie source de toute sagesse, dit ces belles paroles.
« Apprends du Nautile, si petit, à étendre la voile, à jeter la rame mince, et à recevoir la brise qui donne le mouvement. »
Il est aisé de détourner ces lignes, et, en les arrangeant, de les faire cadrer à notre sujet actuel.
« De l'aile du Milan qui décrit des cercles, apprends à voler, déploie la queue en éventail, et traverse le Ciel. »
« Il est certain du moins que rien de ce qui est à la portée du génie humain ne sera oublié pour accomplir cette œuvre suprême du génie scientifique, en y ajoutant tout ce qui manque encore à sa perfection. Le télescope qui rapproche les objets, la pointe qui va dérober paisiblement et sans accident la foudre au nuage orageux qui la contient, pouvaient paraître autrefois des découvertes plus éloignées de l'œil de l'inventeur et plus difficiles à réaliser, que ne l'est maintenant le problème de diriger le corps qui déjà se soutient dans les airs ; surtout si l'on considère tout ce que nous possédons dès à présent d'habileté dans la mécanique, maîtres que nous sommes de principes qu'il ne nous reste plus qu'à appliquer, comme nous l'avons déjà fait dans l'art tout semblable de la navigation, et ayant dans chacun des
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oiseaux qui traversent l'air un modèle qu'il nous suffit d'imiter. Des ailes et une queue, il est vrai, c'était peu de chose, tant que le corps, infiniment plus pesant que le volume d'air qu'il déplace, était naturellement entraîné par son propre poids, et ne pouvait demander de le maintenir en équilibre à aucun des instruments que. peut mettre en mouvement la force d'un homme. Mais maintenant nous flottons dans les régions aériennes — au hasard, il est vrai, et suivant que le vent nous pousse : il ne nous manque rien cependant qu'une puissance pareille à celle du gouvernail, puissance que peut nous donner le génie de l'invention, qui a surmonté bien des difficultés égales, sinon plus grandes. Supposons que l'on en vienne à bout, et que l'homme finisse par être aussi familier avec l'élément aérien qu'il l'est devenu avec les eaux de la mer, la conséquence pour l'homme sera-t-elle une miséricorde, ou un jugement ? Ce sera, je crois, un jugement (1). La première raison, c'est que s'il eût été bon pour l'homme de pouvoir comme un oiseau se transporter d'un li'eu à un autre, le Créateur aurait attaché cette faculté à la constitution de son corps (2). Mais l'homme a rampé sur la terre pendant six mille ans et maintenant, à l'heure où déjà approche la fin de l'état présent des choses, il commence
(d Je ne cherche pas à défigurer la pensée de Cowper en lui donnant un tour élégant. Il s'agit d'une pensée mystique : si j'ôte le tour mystique, si je n'emploi:: pas la langue et la formule, que -restera-t-il ?
(2) Cowper ne réfléchit pas qu'on pourrait user du même argument contre la navigation : le Créateur ne nous a point faits pour nager comme les poissons ; que ne nous tenons-nous sur la terre qui est notre élément propre ? — Tout cela est très faible de raisonnement.
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à vouloir s'élever au-dessus de son élément natal. C'est son tort, c'est son malheur. Comme un écolier échappé il franchit ses limites (2), et il aura à se repentir de sa présomption. En second lieu, je crois que ce sera un jugement sur nous, parce que, sans prétendre à une extrême sagacité, il est aisé de prévoir mille maux que le projet ne manquera pas d'amener à sa suite : ce qu'il en sortira en définitive, c'est la confusion de tout ordre, l'anéantissement de toute autorité, des dangers pour les propriétés et pour les personnes, et l'impunité aux malfaiteurs. Si donc j'étais législateur et en possession d'un absolu pouvoir, j'infligerais la mort à tout individu convaincu d'avoir volé dans les airs, à l'instant même où il pourrait être pris : le faire descendre de ses hauteurs avec une balle dans la tête ou dans son véhicule ne serait point considéré comme un meurtre. Les savants me traiteraient de vandale. Les érudits s'écrieraient que sans moi la fable de Dédale eût été réalisée ; les historiens chargeraient ma mémoire du reproche de froideur, de stupidité et d'oppression, mais en même temps le monde irait son chemin tranquillement, et la liberté dont il pourrait être privé aurait pour compensation la sécurité dont il lui serait permis de jouir en plus.
« Je ne sais pas quels sont vos sentiments au sujet du bill des Indes Orientales. J'ai trouvé là aussi fréquemment un sujet de réflexion. Je puis voir sans peine les
(1) Ou il rompt ses liens (he breaks bis boundr).
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taches qui le déparent ; mais ses beautés à mes yeux l'emportent de beaucoup sur ses défauts. Quelles que puissent être les vues de son auteur, s'il délivre une portion si considérable de l'humanité de l'horrible tyrannie qu'elle a soufferte, il mérite une statue à plus juste titre que Montgolfier à qui, paraîtrait-il, on en doit élever une. Il se peut qu'il (1) fasse courir des risques à notre liberté ; mais en fût-il même ainsi, du moment qu'on se propose l'émancipation de peuples si infiniment plus nombreux que le nôtre, le projet du moins est généreux, et je ne lui refuserais pas mes encouragements si j'en avais à donner.
« Nous nous portons bien et nous vous aimons. Souvenez-vous de nous, comme je ne doute pas que vous ne le fassiez avec la même affection. « Contentez-vous de mes sentiments sur des sujets comme ceux-ci, jusqu'à ce que je puisse vous envoyer — si jamais ce jour luit pour moi — une lettre plus digne de paraître sous vos yeux.
« Nous sommes les vôtres, (2)
« GUILLAUME et MARIE. »
J'ai fait à Cowper dans une autre circonstance, le compliment qu'il est bien anglais : je ne le lui ferai pas ici : ce n'est pas très anglais, en effet, de vouloir sacrifier
(1) Fox, membre de l'administration qui voulait faire anéantir le privilège de la Compagnie des Indes. Le bill accepté par la Chambre des Communes fut rejeté à la Chambre des Lords et amena la sortie de Fox du ministère (Décembre 1783).
(2) En français dans l'original les mQis soulignés. Il y a les vôtres.
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la liberté de l'Angleterre à l'émancipation des populations hindoues — qui n'ont pas été émancipées : les politiques n'ont pas de ces charités-là, et je crois que les politiques ont raison. On peut ne pas être oppresseur à Calcutta et demeurer libre à Londres : il est bon qu'il y ait dans le monde des exemples de cette liberté généreuse qui fait des hommes, qui, si elle fait des Clive et des Hastings, fait aussi des Chatham, des Burke, des Romilly et des Wilberforce.
Il m'est impossible également de louer notre poète comme législateur : il est assez singulier de le voir commencer par exalter l'invention de Montgolfier audessus de notre atmosphère terrestre pour l'y ramener bientôt au moyen d'une balle dans la soie légère de son vêtement aérien. Décidément, Cowper ne sera ni gouverneur du Bengale, ni collègue de Fox à la Chambre des Communes.
Cowper continue cependant à faire de la politique, et nous le suivrons encore dans cette voie, où il risquera de s'égarer moins s'il veut bien rester dans les termes des spéculations générales, qui lui laissent son vrai caractère, celui de moraliste.
Lettre à M. Newton, 27 décembre 1783 :
« Mon cher ami, grâce au comité patriotique, dont les efforts ont détourné la dissolution projetée, les franchises données par les membres du Parlement aux correspondances n'ont pas cessé d'avoir cours. Tout ignorants qu'ils étaient qu'une lettre de moi à faire
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partir par cette poste dépendait de l'existence du présent Parlement, ils ont conduit leurs délibérations avec une vigueur et une intrépidité qui donneraient presque la sensation de croire qu'ils étaient informés du fait. Tant il est vrai que les actions des hommes sont liées à des conséquences dont il ne se doutent guère, et que des événements comparativement insignifiants en euxmêmes, peuvent être l'origine des plus importants.
« Mes pensées au sujet des ministres et des hommes revêtus du pouvoir sont proches parentes des vôtres. Le public est bien heureux quand ceux qui gouvernent un Etat sont dirigés par des principes qui peuvent être en harmonie avec ses intérêts. L'ambition d'un homme est souvent devenue l'instrument du bien général ; et plus d'un a servi son pays en vue de s'immortaliser par ses services. Voilà, selon moi, la mesure de la confiance qu'il faut accorder à l'homme naturel, et elle ne doit pas aller au-delà. L'intérêt personnel est au fond de tous les actes. Si l'intérêt personnel peut être satisfait ou flatté par l'opulence, par l'élévation conquise au moyen de l'activité qui se donne carrière, si les talents d'un homme sont de ceux qui promettent d'être utiles en grand, le pays se trouvera bien de posséder cet homme. Et c'est là, peut-être, tout le patriotisme que nous avons droit d'espérer. Et cependant je ne puis m'empêcher de jeter sur ce personnage un regard mêlé jusqu'à un certain point de considération et de respect, je veux du moins l'honorer dans la mesure du bien qu'il me fait. L'ambition et l'amour de la renommée ne sont
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certainement pas des principes avoués par le Christianisme, mais ces sentiments sont ordinairement le partage des esprits supérieurs et les fruits qu'ils produisent peuvent souvent leur servir d'excuse. Les grands hommes du monde ne font qu'un avec le monde dont ils sont partie intégrante ; ils sont élevés en honneur pour le gouverner, et ce sont des motifs mondains qui les portent à assumer ce gouvernement ; mais enfin, dirigé par leurs mains, il prospère peut-être ; et quand il prospère, le monde chrétien, dont l'existence est entièrement distincte, participant à l'avantage général, ne doit point leur refuser sa reconnaissance. Le soleil est une œuvre glorieuse du Créateur, il fait beaucoup de bien sans le vouloir. Moi cependant, qui ai la conscience du bien qu'il me fait sans savoir quelle est sa religion, ou même s'il est d'une religion quelconque, j'accepte avec joie les biens qu'il fait, je l'admire, et j'e sens qu'il est du devoir de tout homme de lui accorder sa gratitude. Je sais que vous êtes dans les mêmes sentiments que moi et qu'il n'a pas de plus chaud partisan que vous.
« Le roi, disons-nous, ne peut faire mal, et il est fort heureux pour le pauvre George III qu'il ne le puisse pas. Je crois cependant qu'il ne s'en est fallu dans ces derniers temps que de l'épaisseur d'un cheveu qu'il ne fît mal. La faute, il est vrai, vient de ses conseillers et non pas de lui ; mais il éprouvera probablement, quoique cela soit dur, que s'il ne peut pas faire mal, il peut porter les conséquences du mal qu'il ne peut pas faire. Il a renvoyé ses serviteurs, mais il n'a pu faire tomber le
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déshonneur sur eux ; ils triomphent au bas du siège ministériel qu'ils ont quitté (1). Leurs places doiventelles rester vacantes, ou faudra-t-il les prier de les reprendre. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu les choses en tel état de désorganisation, et je crains fort que ce ne soit que le commencement des chagrins. Ce n'est pas le temps pour un roi de prendre des libertés avec le peuple ; l'esprit dont les Communes sont animées ne le permettra pas, et les conseillers de Sa Majesté doivent avoir moins de connaissance des dispositions aujourd'hui dominantes qu'il n'est permis de leur en supposer, s'ils imaginent que de tels pas en avant de la prérogative passeront inaperçus. L'adresse piquera le monarque au vif. Je suis fâché qu'il se soit exposé à des observations d'une telle sévérité, mais je crois que la circonstance exigeait cette rigueur. Je le plains ; mais tout roi qu'il est et quoique je l'aie toujours honoré, si j'avais été membre de la Chambre, j'aurais voté l'Adresse.
« Je suis obligé à M. Bacon de vouloir bien se souvenir de moi. Ce mot cependant ne dit pas suffisamment mes sentiments. Si peu que je le connaisse, je
(1) Dégradation dit Cowper ; je ne traduis ni par Jégrada/ion., ni par abaissement : j'évite toute expression d'où résulterait une idée d'humiliation, et qui d'ailleurs correspondrait fort peu à l'expression anglaise. Cowper est avec les ministres tombés. Il s'agit du ministère de lord North et de Fox, qui tomba en décembre 1783, précisément à l'occasion de ce bill sur les affaires de l'Inde dont il a été question dans la lettre du iS décembre. Le ministère North-Fox avait voulu que les affaires de Bengale fussent gouvernées par un comité compusé de sept commissaires nommés par un bill et inamovibles. Cela ferait, dit-on à cette occasion, un roi d'Angleterre et un roi du Bengale. George III intervint et fit rejeter le bill de Fox par la Chambre des Lords. Il avait ouvert par là la porte à M. Pitt, qui prit le ministère en ce même mois de décembre 1783. Pitt avait 24 ans.
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devrais l'aimer du moment que j'aurais jamais des raisons pour me croire l'objet d'une attention de lui ; mais sachant que j'ai le bonheur d'avoir ma part de ses souvenirs, je ne l'en aime assurément que mieux. En vérité, je ne demeure pas en reste avec lui ; je ne saurais dire d'où cela vient ; mais il est sûr que peu de jours se passent dans lesquels je ne pense à lui. Il est vrai que l'estampe qu'il a bien voulu m'envoyer et qui est toujours sous mes yeux, doit souvent me ramener à lui ; mais quelque prix que j'attache à cette gravure, je ne crois pas qu'elle soit seule à réveiller le souvenir de son auteur.
« Je finis par ce qui vous fera rire comme moi, je le souhaite du moins. M. Scott, engageant le peuple à la prière fréquente, a fini ainsi son exhortation : « Vous n'avez qu'à demander, et vous LE trouverez toujours prêt à accorder. Ouvrez vos bouches toutes grandes, et il les remplira. »
L'année 1784 s'ouvre par une lettre à M. Unwin. Le poète s'y plaint de n'avoir guère, dans sa solitude, de sujets qui puissent servir de matière à ses lettres. Nous ne nous en plaignons pas, nous, au contraire : la disette de ces sujets qui appartiennent au premier venu — il suffit pour qu'ils ne vous manquent pas, de regarder et d'écouter autour de vous — a forcé Cowper à regarder plus profondément en lui-même, à creuser souvent des notions morales ou doucement philosophiques que sans cela, et grâce à la paresse d'esprit qui lui était naturelle (toute sa vie en est la preuve), il aurait laissées dormir tranquillement dans son intelligence.
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« Mon cher William, écrit-il à M. Unwin (le 3 janvier 1784), votre silence commençait à nous inquiéter à l'extrême, votre mère et moi, et si je n'avais pas reçu une lettre de vous hier au soir, je vous aurais écrit par ce courrier pour m'enquérir de votre santé. Comment se peut-il faire que vous n'êtes pas comme moi, attaché à poste fixe, mais qui souvent changez de lieu pour vous mêler à une société variée, vous me supposiez maître d'abondants matériaux, tandis que vous-même vous croyez être dans la disette ? Je vous assure de bonne foi que le sol d'Olney ne me paraît pas produire richement les objets qui inspirent le désir d'écrire des lettres. Il n'y a pas de lieu plus pauvre en incidents, plus mal fourni d'anecdotes qui vaillent la peine d'être recueillies. Nous avons :
Un ministre, un poète, un crieur, un sonneur,
Et notre seul squir'e c'est le pauvre poète.
« N'ai-je donc pas toute raison d'attendre deux lettres de vous, que vous une seule de moi ? L'événement d'importance, celui qui me touche le plus pour le moment, vient de se produire tout à l'heure. La porte qui est au bas de l'escalier est gonflée par le dégel, et vous obtiendriez tout d'elle plutôt que de la décider à s'ouvrir. On a essayé de lui faire violence, mais cette tentative a été accompagnée d'une si horrible dislocation de toutes les parties qui la composent, qu'il a fallu immédiatement appeler un chirurgien vulgairement appelé un charpentier, dont les soins, nous pouvons l'espérer, guériront ses
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nombreuses fractures et sa mâchoire qui ne joue plus. Ses médecines sont de solides ferrements et une certaine composition glutineuse, faite, nous dit-il, avec des queues et des oreilles d'animaux. Ma présente occupation ne s'accommode pas trop de tout cela, le bruit, les allées et venues, les interruptions la contrarient fort.
« Dans ces circonstances, je pourrai ne pas me développer avec toute la clarté et l'étendue qu'il faudrait sur le sujet et à propos duquel vous voulez savoir ma manière de penser ; mais je ferai de mon mieux. Sachez donc que j'ai appris, il y a longtemps, de l'Abbé Raynal. à détester les monopoles comme contraires à l'intérêt général du commerce, avec quelque habileté d'ailleurs qu'ils soient établis et appliqués. Il en résulte que la concession dont vous me parlez ne saurait me plaire en aucune façon. Ce n'est pas cependant, je l'avoue, une raison suffisante pour en autoriser le retrait. Mais les raisons valables ne manquent pas. Une concession de ce genre, on le sait, est toujours annulée par la nonexécution des conditions. Pourquoi ne le serait-elle pas aussi si l'on a excédé les conditions accordées, si l'on a été contre l'intention qui l'avait fait consentir, si enfin on 'en a étudié les effets à des objets que le cédant n'a jamais eu la pensée d'y comprendre ? Il me paraît que ces réflexions s'appliquent assez bien au cas de ceux dont la concession est supposée en péril. Cette concession fait d'eux une Compagnie pour le commerce et leur donne un privilège exclusif pour le trafic des Indes Orientales. Elle ne les investit pas de la souveraineté,
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elle ne les met pas en possession de la royale prérogative de faire la paix et la guerre, prérogative que le Roi ne peut pas aliéner, quand même il le voudrait. Ils l'ont cependant exercée cette prérogative. Oubliant les termes de leur institution, ils se sont mis en possession d'un immense territoire qu'ils ont gouverné avec une verge de fer, un territoire auquel ils ne peuvent avoir absosument aucun droit à moins qu'ils n'invoquent un droit qu'on n'invoque pas sans honte, l'e droit de conquête. Aussi souvent qu'il leur plaît, ils brisent en pièces, comme on brise un pot de terre, les souverains de ce pays, considération qui passe après celle de leur intérêt personnel, les oppriment tout autant que le peut demander leur avidité lucrative, sans que jamais en aucun cas j'aie entendu dire qu'ils aient consulté le bien de ces peuples. Que le gouvernement donc doive intervenir, et défaire ces rois-tyrans, cela est pour moi de toute évidence. Si après avoir mis sous le joug une partie si considérable de ce misérable monde, c'est une nécessité de nous en maintenir possesseurs, cela me paraît être un devoir si strictement obligatoire pour la législature de dérober ces régions à la main de ces usurpateurs, que je croirais que le négliger devrait attirer une malé diction, et une malédiction bien amère. Mais supposé qu'on suive cette conduite, peuvent-ils légalement être privés de leur charte de concession ? En vérité je le crois. Si dénaturer à force d'abus une concession octroyée, c'est la déchirer, jamais les abus ne se sont manifestés aussi clairement que dans le cas présent ;
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jamais on n'a perdu plus justement son droit à réclamer le bénéfice d'une charte. Et je ne crois pas du tout qu'une mesure de ce genre prenne l'autorité d'un précédent, à moins qu'on ne puisse alléguer comme une raison suffisante pour ne pas perdre un coquin, que les magistrats pourraient bien en venir à exercer avec légèreté un pouvoir de cette nature, et à pendre de temps en temps un honnête homme pour leur plaisir. Quand les directeurs de la Banque auront mérité d'attirer sur eux la même sévérité, j'espère qu'elle ne leur sera nullement épargnée. En attendant, je ne crois nullement qu'ils soient plus en danger parce qu'une association de pillards a rendu ses comptes à la justice.
« Nous nous portons bien et nous vous aimons tous. Je n'ai jamais écrit avec une telle précipitation 'et sous le coup d'un dérangement pareil. Pardonnez-en les effets et croyez-moi votre très affectionné W. C. »
Cowp'er s'adresse à Mrs Hill pour avoir des livres, et à M. Hill pour avoir de la politique, de la politique de première main, celle des journaux ne lui suffit pas.
Lettre à M" Hill, 5 janvier 1784 :
« Chère madame, vous me pardonnerez le dérangement que je vous donne en vous écrivant ceci, en considération de celui que j'épargne à votre mari, mon excuse sera le temps que je ne lui prends pas. Je le sais si fort occupé, que je ne puis en conscience le fatiguer d'une commission qu'il ne pourrait pas faire, je le sais, faute de loisir. La
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peine finirait toujours par retomber sur vous, et voilà pourquoi j'aime autant m'adresser à vous tout d'abord.
« J'ai lu et je renvoie les livres que vous avez eu l'obligeance de me procurer. M. Hill m'a fait espérer dans sa dernière que j'en pourrais avoir d'autres du cabinet littéraire auquel j'ai souscrit. Je n'en désire pas maintenant beaucoup, et je ne veux pas abuser à l'excès de votre obligeance. Dans une quinzaine à peu près, j'en dois recevoir d'un ami du comte d'Essex pour répondre à tous mes besoins de tout le reste de l'hiver. En été, je lis peu. Je vous serai donc très obligé de vouloir me faire parvenir le Récit de Voyage de Forster, s'il est dans votre cabinet de lecture, et aussi les Voyages de Swinburne, dont M. Hill m'a parlé. Si on peut me les envoyer ensemble, ce que peut-être les conditions de la souscription ne me. permettent pas d'espérer, je serai charmé de les recevoir tous les deux à la fois. Dans le cas contraire, Forster d'abord, et Swinburne ensuite ; dans tous les cas, Swinburne, s'il est impossible d'avoir Forster.
« En relisant ce que j'ai écrit, j'y trouve une aisance et une liberté parfaites ; à tel point que si je n'avais mille preuves de l'excellence de votre naturel, j'aurais la pudeur de supprimer ces lignes pour tâcher d'écrire quelque chose de plus civil et de plus convenable de la part de quelqu'un qui n'a jamais eu le bonheur de vous voir. Mais j'ai toujours remarqué que les personnes de sens aiment mieux ce qui est naturel et sans affectation. »
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A M. Hill, quelques jours après (8 janvier 1784) :
« Mon cher ami, j'e voudrais que vous eussiez plus de loisir, afin qu'il vous fût possible de me gratifier plus souvent d'une page de politique. L'autorité d'un journal n'est pas d'un poids suffisant pour déterminer mes opinions, et ce sont les seuls documents que j'aie à ma disposition. Je suis donc, en ce qui touche les matières politiques, suspendu dans un état de perpétuel scepticisme, le plus fâcheux, état où puisse se trouver le jugement. Mais votre politique à vous a du poids dans mon esprit parce que je connais votre indépendance, la justesse de vos raisonnements, et les moyens d'information dont vous disposez. Mais je connais également la nature pressante et la multiplicité de vos occupations ; il faut donc, comme une horloge oubliée, que je me contente d'aller de travers, excepté peut-être une ou deux fois par an, quand vous viendrez me remettre à l'heure.
« Le crédit public est bien ébranlé, et les fonds sont comme une marée descendante. Comment en s'erait-il autrement quand notre aile de l'Occident est déjà coupée jusqu'à la racine, et que les ciseaux en ce moment menacent notre aile de l'Orient ? Quelque bas cependant que soient les fonds publics, ils ne sont pas plus bas que mes fonds à moi, et comme c'est là l'article qui présentement me touche de plus près, je vous serai obligé d'avoir recours à tels voies et moyens pour remplir mon échiquier, que votre sagesse pourra vous suggérer, et que l'excellence de vos talents saura mettre en oeuvre. L'expérience que j'ai faite de votre bonne volonté jamais
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en défaut en des occasions semblables, m'a été fort agréable, et je ne doute pas, dans celle-ci, de vous trouver également disposé à me prêter vos services. »
Dans la correspondance avec l'es autres amis, nous avons la vie extérieure de Cowper ; avec M. Unwin lui-même, nous avons l'es communications plus intimes, mais celles-là surtout qui se rapportent aux intérêts de ce monde, aux secrètes pensées de cet ordre qu'on ne dit pas à tout le monde. Avec M. Newton seul, nous avons les communications sans réserve qui se rapportent aux intérêts spirituels : si nous voulons suivre l'état de l'âme du poète que nous aimons, c'est les lettres à M. Newton qu'il faut interroger ; ce qu'il aurait honte de dire à un autre, il le dit à lui, en exagérant même un peu ; car 'enfin, si nous contrôlons les lettres qu'il écrit à l'ancien ministre d'Olney par les lettres qu'il adresse à ses autres amis, Cowper en vérité n'a pas l'air d'être cet abandonné, ce désespéré qui se peint sous des couleurs si sombres dans ses lettres au ministre d'Hoxton.
C'est à la lumière de cette réflexion préliminaire qu'il faut lire les lettres à M. Newton, sans se dissimuler du reste le fonds sombre et recouvert par les gaietés artificiellement naturelles (si l'on me permet cette alliance de mots étranges) qui subsiste, dure et s'accroît dans cette âme trop livrée à elle-même. Voici en quels termes il écrit à M. Newton, le 13 janvier 1784 :
« Mon cher ami, moi aussi j'ai pris congé de l'année qui n'est plus ; je me suis séparé d'elle précisément au
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même instant que vous, mais avec des sentiments et des émotions qui ne ressemblaient guère aux vôtres. Je me suis retourné vers tous les événements qui s'y sont accomplis, j'ai revu toutes les rencontres qu'elle m'a présentées, comme un voyageur se retourne vers un désert qu'il a traversé avec fatigue du corps et chagrin du cœur, ne recueillant d'autre fruit de sa peine, sinon cette pauvre consolation, que ce désert dans son horreur, il l'a laissé derrière lui. Le voyageur verrait s'évanouir en grande partie cette consolation toute minc'e qu'elle est, si ce désert à peine passé, un autre désert aussi long, également désolé, s'ouvrait devant lui. A cet égard, ils se trouverait 'exactement dans la même position que moi. Vraiment je me réjouirais de voir l'autre année finie et tombée dans le passé, si je n'avais pas toute raison d'en prévoir une nouvelle toute semblable.
« La nouvelle année est déjà vieille pour moi. Je ne suis pas, il est vrai, assez doué du don de seconde vue pour pouvoir m'e vanter de connaître par anticipation les événements qui demeurent cachés dans son sein ; mais je suis convaincu que, quels qu'ils soient, il n'en est pas un qui vienne comme un messager de bonITes nouvelles pour moi. C'est un soulagement de ses maux, même à un homme pour qui n'a pas lui la lumière, c'est un soulagement que la mort qu'il peut désirer, que la mort où il lui est permis de trouver la délivrance finale. Mais avec le désespoir qui pèse sur ma vie, je n'ai pas cette consolation, qui résulterait de l'espérance probable d'un état meilleur, le terme une fois arrivé. Car, plus
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malheureux que mon voyageur, que je traverse n'importe quelles difficultés, n'importe quels dangers et quelles afflictions, je n'en suis pas plus près du logis et du refuge, à moins qu'il ne faille donner cie nom à un cachot.
« Ce thème n'est pas fort agréable ; mais dans une telle disette de sujets pour mes lettres, et surtout ayant comme je l'ai, vivemenl imprimé en moi le sentiment de ma condition, il ne m'a pas été possible d'en choisir un autre. Le temps de la saison 'est un emblème exact de mon esprit dans son état actuel. Un brouillard épais enveloppe toutes choses, et en même temps il fait une gelée intense. Vous me direz qu'à ces ténèbres glacées succèdera un joyeux printemps, vous tâcherez de me donner cœur à espérer un changement spirituel du même genre — mais ce sera peine perdue. La nature a sa renaissance de vie, mais une âme qui a une fois reçu le coup de la mort ne revit plus. Le buisson qui a paru mort ne l'est pas en 'effet ; au temps voulu, il fera éclater l'enveloppe de ses feuilles et de ses fleurs ; mais il n'y a pas de renaissance pour le pi'eu qui est planté dans la haie ; il est aussi mort qu'il le paraît, et les apparences ne recevront point de démenti.
« La fin du mois prochain verra s'accomplir une période de onze années pendant lesquelles je n'ai pas tenu un autre langage. Pour un homme dont les yeux ont autrefois été ouverts, c'est un bien long temps à passer dans les ténèbres — assez long pour faire du désespoir une habitude invétérée, et c'est bien, en effet, ce que le
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désespoir est pour moi. Mes amis, je le sais, s'attendent que je reverrai la lumière. Suivant eux, il est de l'essence de la vérité divine, que celui qui l'a possédée une fois n'en soit jamais privé sans retour. J'admets la solidité de ce raisonnement dans tous les cas excepté le mien. — Et pourquoi pas en ce qui me touche ? Pour des causes qu'ils n'entendrai'ent pas déduire sans croire à la folie, mais qui font peser sur mon esprit le poids d'une conviction inébranlable. Si j'en puis revenir, pourquoi suis-je en cet état ? Pourquoi cet état de mutilation qui fait de moi un membre inutile de l'Eglise, précisément à une époque de ma vie où, mon jugement et mon expérience ayant acquis la maturité, je pourrais être plus que jamais utile ? Pourquoi cassé et renvoyé du service jusqu'à une époque où, suivant le cours de la nature, je n'aurai plus en moi assez de vie pour regagner le temps que j'aurais perdu, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus à espérer raisonnablement que la récolte paie les frais de la jachère ? Je prévois la réponse : Les voies de Dieu sont cachées, et il ne vous rend pas compte de ses desseins — réponse dont je pourrais me prévaloir aussi bi'en que ceux qui l'allèguent. Au fond de ma ruine il y a un mystère que le temps dévoilera.
« Je suis heureux que vous ayez trouvé un si grand trésor caché, et M™ Unwin me charge de vous dire que vous n'avez fait que lui rendre justice en supposant qu'elle s'en réjouirait. Il n'est pas aisé de deviner pourquoi le révérend docteur, votre prédécesseur, avait caché tout cela. Sujet d'un gouvernement libre, plein d'ailleurs, je
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le suppose, de la divinité qui a le plus d'adorateurs, il ne pouvait pas craindre que sa grande richesse attirât sur lui la persécution. Je ne peux pas croire non plus qu'il regardât comme un déshonneur pour un dignitaire de l'Eglise d'être riche, quand tous les ecclésiastiques en général n'épargnent point la peine pour le devenir. Mais la sagesse de quelques hommes est mêlée d'une espèce singulière de malice artificieuse fort semblable à celle d'une pie, qui cache ce qu'elle trouve avec beaucoup d'adresse, uniquement pour le plaisir de le faire. »
Cowper ne parle à personne du poème qu'il compos'e ; il continue à garder sur ce sujet le plus complet silence ; mais il compose parfois des vers suivant que l'occasion s'en présente. Ainsi M. Unwin lui a envoyé des vers latins. Cowper, sur une idée qui lui vient d'inspiration, se met à les traduire en vers anglais, et il. envoie l'ouvrage à son ami (Lettre à M. Unwin, janvier 1784) :
« Mon cher William, quand ce soir j'ai formé la résolution de vous écrire en répons'e à votre dernière, je ne pensais pas vous adresser rien de plus sublime que de la prose. Mais avant de commencer, l'idée m'est venue que peut-être vous ne seriez pas fâché de me voir essayer de traduire 'en vers les vers que vous m'envoyez (1). Ils sont si beaux que la tentation devenait irrésistible : à la fin, elle a été, comme disent les Français, plus forte qu'e moi ; et j'ai cédé. Il en résulte que j'ai perdu une heure, et je ne sais si je pourrai
(1) Ils étaient du docteur Tortin. Le lecteur les trouvera dans Grimshawc.
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remplir ma feuille avant l'heure du souper. Mais j'y ferai mon possibl'e.
« Je trouve vos observations parfaitement justes. Vous n'avez nulle raison de vous défiier de votre goût, ou de le soumettre au contrôle du mien. Vous savez vous servir du langage et vous en comprenez la force aussi bien qu'homme du monde. Vous sentez vivement et vous aimez passionném'ent la poésie. Comment serait-il possible que vous n'en fussiez pas bon juge. Je ne hasarde qu'un changement qui, selon moi, ferait un peu mieux. Je préférerais que le 7e et le 8e vers fussent ainsi :
Aspirante levi Zephyro et redeunte serena Anni temperie, fecundo e cespite surgunt.
« Mon motif est que le mot cum est répété à trop peu d'intervalle. Cela du reste déplaît à mon oreille, et comme cette répétition peut être évitée sans dommage pour le sens, il me semble plus élégant de diversifier l'expression autant que possible, dans des cas semblables. On montre ainsi que l'on commande à sa phrase, et on donne à sa composition un air plus magistral. Si extincta ne se rapportait pas à talis, je préférerais votre mot micant à celui du Docteur, vigent. Mais cette dernière expression me semble mieux et plus directement faire contraste à cette mort qui est l'œuvre d'un trait ou d'une flèche (1). On peut dire des étoiles qu'elles meurent dans le jour,
(1) Le lecteur peut passer ces quelques lignes qui ne sont pas fort intel essantes pour celui qui n'attache pas d'import.mce à ces petits iii-,-stères de la poésie latine, je les donne pour montrer le soin minutieux de Cowper, qti'il ne manquait pas de porter dans ses compositions propres et en anglais.
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et que la force leur revient dans la nuit. Peut-être le Docteur pensait à ce noble vers de Gray :
Hyperion's march they spy,
and glitt'ring shafts of war (I)
Mais c'est une belle composition, tendre, touchante et élégante. Il n'est pas facile de la rendre en anglais comme elle devrait être rendue.
Mille remerciements pour tes livres qui, grâce au soin avec lequel ils ont été emballés, sont arrivés en bon état. Ils nous donneront l'amusement pour bien des soirées d'hiver. Nous sommes charmés de votre projet de venir les rechercher vous-même.
Nous nous réjouissons aussi que votre cousine ne nous ait pas oubliés dans son testament ? L'argent qu'elle a laissé à ceux qui ont suivi ses funérailles aurait été mieux employé si elle en eût disposé en votre faveur, et peut-être en ce moment elle n'a pas une autre opinion. Hélas ! en quel ordre de recherches nous jette cette pensée, et combien il est impossible d'y rencontrer quelque conjecture plausible ! De quoi sont occupés les esprits des morts ? Quelle est leur résidence ? Ont-ils quelque connaissance de ce qui se passe sur la terre ? Sont-ils transportés à d'incommensurables distances, ou continuent-ils, quoique invisibles à nos yeux, à demeurer en communication avec la scène de leur vi'e terrestre, et à s'intéresser aux événements d'ici-bas ? Combien peu de
(1) Ils observent la marche d'Hypérion et ses éclatantes flèches de guerre.
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chose nous savons d'un état auquel pourtant nous sommes tous destinés, et combien cette obscurité où demeure enveloppé le pays mystérieux, contribue à augmenter l'anxiété que nous ressentons quelquefois devant le voyage qui nous y conduit ! C'est assez cependant pour vous et pour quelques autres personnes de ma connaissance, de savoir que vous serez heureux dans cet état qui vous aura séparé de la terre. Tout est préparé pour vous recevoir, et vous n'aurez pas lieu de rien regretter de ce que vous aurez laissé ici-bas.
« A propos de ça (1) j'ai écrit à M. Smith. Ma lettre est partie de ce matin. Combien j'aime et j'honore cet homme ! Pour plusieurs raisons je n'ose lui dire à quel point vont ces sentiments. Mais je hais la froideur du style que je suis obligé d'employer en lui écrivant. Ce vers d'Horace :
Dii tibi divitias dederunt artemque fruendi (2)
n'a jamais pu s'appliquer à l'ami du poète moitié si justement qu'à M. Smith. Mon cœur brûle du désir de l'immortaliser. Mais la prudence dit : Abstiens-toi, et tout poète que je suis, je me conforme à ses injonctions.
« Je vous félicite de ce bien que sans en avoir conscience, vous avez fait, par votre exemple et votre conversation. Ne pas croire mériter le témoignage que votre ami vous rend à ce sujet, c'est prouver que vous en êtes digne. La grâce est aveugle à ses propres beautés.
(1) Cowper met ces mots en français.
(2) Les dieux t'ont donné l'opulence et l'art d'en jouir.
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Tout au contraire ces Vertus où l'homme peut atteindre sans la grâce, sont très portées à s'admirer elles-mêmes. Puissiez-vous agir par de semblables impressions sur beaucoup de membres de votre ordre ! Je ne conçois pas d'hommes qui en aient plus besoin que ceux-là.
« Vous n'attendez pas que je loue votre manière d'agir envers M***. Il est honorable pour lui cependant, il est encore plus honorable pour vous que vous ayez été capable d'adopter cette conduite : On a dit de quelque homme de bien (ma mémoire ne nie représente pas son nom) : « Rendez-lui un méchant office et vous en faites votre ami à jamais ». Mais il n'y a que le Christianisme pour former de tels amis. J'e souhaite que son père puisse s'ouvrir à la légitime impression que doit produire cet exemple probant, qui vous montre si supérieur aux idées qu'il s'est faites de vous si déraisonnablement. Il ne tient pas de place dans mes affections et jamais rien ne lui en fera obtenir une.
« J'ai ri de vous voir expliquer vos sentim'ents, à l'occasion d'un éloge venu des colonnes d'un journal. Mais j'ai ri d'un rire de plaisir et d'approbation : c'est bien là le cœur en effet, il n'est pas fait autrement. Il en est peu qui puissent faire si bien et n'en rien dire, il n'en est guère peut-être qui puissent se taire sans effort. Vous-même et votre ami Smith, vous êtes des exemples peu communs du courage qu'il faut pour soutenir une lutte de ce genre. Autrefois j'ai senti mon cœur battre et toutes mes vei'nes palpiter dans une occasion de ce genre. Publier une bonne action, c'était mal agir ; je le
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savais. Mais la tenir cachée, il me semblait que ce fût volontairement me faire tort. Je réussissais quelquefois, d'autres fois cela m'était impossible. Il est vrai' que je n'ai pas été souvent dans le cas de souffrir ces luttes. »
Si l'Angleterre en eût cru Cowper, elle n'aurait jamais eu l'embarras de son empire de l'Inde ; elle se serait épargné la difficulté de commander à cent quatre-vingt millions d'êtres qui n'ont de commun avec les habitants du monde occidental que le nom d'hommes ; elle ne se serait pas vue dans la nécessité d'annexer (c'est le mot à la mode) territoire sur territoire, royaume sur royaume, empire sur empire ; on n'eût jamais entendu parler de Cawnpore et de Nam-Saïb ; la Grande-Bretagne aurait perdu l'occasion de montrer cinq ou six héros à l'Europe, et l'Europe aurait été privée d'une distraction de six mois. Ecoutons-le développer son thème indien (lettre à M. Newton, 25 janvier 1784) :
« Mon cher ami, ce débat élevé au sujet du patronage des Indes Orientales semble devoir faire tomber sur nous, par ses suites, la vengeance du mal que nous y .avons produit. L'objet en dispute est trop précieux pour que ni l'un ni l'autre parti consente à l'abandonner, et chacun est jaloux de l'influence que l'autre s'acquerrait s'il venait à s'en mettre en possession. Dans un pays où la politique a si longtemps roulé sur les roues de la corruption, un avantage de cette valeur doit mettre dans les plateaux de la balance un poids qui exclut pour l'avenir toute idée d'équilibre. Chacun a ses idées à ce sujet, et j'ai les
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miennes. Si j'étais arbitre de ce différent, et revêtu de pleins pouvoirs pour le décider, je mettrais un talent de plomb au cou de ce patronage, et je le plongerais dans les profondeurs de la mer. Pour parler moins métaphoriquement, je renoncerais à toute possession territoriale dans un pays où nous ne pouvons avoir aucun droit, et que nous n'e pouvons gouverner en assurant par quoi que ce soit le bonheur des habitants, et sans courir d'un autre côté le danger de vivre chez nous dans de perpétuelles contestations ou de subir urte tyrannie insupportable : je veux parler de cette tyrannie qui flatte le sujet par une apparence trompeuse et un goût illusoire de liberté chez lui, sans lui accorder rien de plus ; achetant à droite et à gauche ; assez riche, en effet, pour pouvoir acheter des milliers de consciences, et par conséquent assez. forte si elle rencontre un homme incorruptible, pour rendre tous les efforts de cet homme, ou de vingt hommes ses pareils s'ils se pouvaient trouver, romanesques et parfaitement inutiles. Je suis l'e très loyal sujet du roi et son très obéissant comme très humble serviteur. Mais, avec la permission de Sa Majesté, je dois reconnaître que je ne suis pas absolument convaincu de la rectitude d'e ces mesures à elle-même ou de la justesse de ses vues. Si je pouvais croire que le roi mérite confiance personnellement, il me semble évident néanmoins qu'il ne peut pas se porter garant de ceux qui viendront après lui. Il est mon roi cependant, et je le révère à ce titre. Je tiens sa prérogative pour sacrée et je ne souhaiterai jamais le succès d'un parti qui empiète sur elle et qui, sous
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prétexte de patriotisme, voudrait anéantir toutes les conséquences d'un titre et d'un pouvoir essentiels à la constitution. J'e vous ai dit toutes les raisons qui me font voir avec chagrin toute domination anglaise dans l'Inde, qui me font déplorer que nous ayons à disputer un prix comme celui-là. L'immense valeur qui s'y attachera prolongera la dispute, suivant toute probabilité ; et après les luttes qui ont été la suite de cette querelle, luttes assez violentes pour ébranler jusqu'aux fondements de notre Etat, il n'est pas déraisonnable de penser que des luttes plus violentes encore et plus fatales, sont réservées à l'avenir, et après tout, la victoire conquise par l'un ou l'autre parti peut entraîner la ruine du corps national tout entier. En même temps il est un fait d'une évidence trop déplorable, c'est que la Compagnie elle-même ne possède qu'à un mince degré l'es qualités nécessaires à l'exercice de la souveraineté. Que dirai-je donc pour conclure ? J'e me défie de la Cour, je suspecte les patriotes, je ne veux absolument point de la Compagnie parce qu'elle a perdu tous droits à la confiance dans cette grande affaire, et en conséquence je ne vois de remède que dans l'anéantissement, s'il était possible, de l'existence même de notre autorité dans les Indes Orientales.
« Unwin a de moins une cousine et il a de plus mille livres. Cette parente est morte en laissant plus de soixante mille livres ; mais elle a légué la plus grande partie de sa fortuite à des parents pauvres : elle en aura probablement ruiné quelques-uns par la libéralité.
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Recevez mes meilleures araitiés pour vous et pour ceux de chez vous. Mary Bell est morte et enterrée. La petite vérole est dans Dog-Lane (l'Allée du Chien). Point d'autres nouvelles. »
Cowper était de souche radicale : certes il ne ment point à son origine et il se montre un radical incomparable quand pour éviter à l'Angleterre des querelles de tribune, il voudrait voir la puissance anglaise anéantie dans l'Inde. Cowper qui n'est qu'un politique assez médiocre — il faut, pour devenir un bon politique, à défaut du commerce avec les hommes et les choses, un esprit bien élevé et bien ferme — ne s'était jamais dit que ces querelles de tribune entretiennent la vie politique, et par suite la vie générale dans un pays exubérant de force, de sève, d'activité et d'argent comme l'Angleterre. Il tranche dans le vif, notre radical.
Dans une lettre de février 1784 (pas d'autre date), à M. Newton, nous voyons le poète s'occuper des travaux de son ami, quand nous voudrions surtout le voir parler des siens, auxquels il se contente de faire une allusion brève et détournée :
« Mon cher ami, j'e suis heureux que vous ayez fini un ouvrage dont le commencement était resté dans mon souvenir et que je vous avais vu interrompre avec peine. La raison qui vous faisait croire qu'il valait mieux ne pas continuer était telle, que je fus obligé de m'y fendre : vous aviez peur — tel était le motif allégué par vous — de finir par voir votre esprit entraîné à
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montrer de l'aigreur, en écrî-vant sur un sujet comme celui-là. Je ne doute pas que vous ne vous soyez gardé de suivre cette pente ; car dans le temps je n'ai pas vu que vous ayez péché en ce point.
« Je me suis occupé ce matin à arranger un titre grec et à chercher une épigraphe. L.épigraphe que vous dites convient certainement: ; mais on en a tant usé, que c'est une objection, je crois, à s'en servir encore : il n'est presque pas un écrivain, entre ceux qui ont réclamé le droit d'avoir une pensée à eux, qui n'ait pris cette épigraphe. En conséquence, je vous en envoie une que je n'ai jamais vue encore sous forme d'épigraphe, et qui me paraît également appropriée et convenable. Le mot grec Desmos, qui signifie un bien, peut servir à exprimer figurément les chaînes que la bigoterie et le préjugé donnent à l'esprit. Ce n'e sera donc pas pour parler la langue des jurisconsultes, donner un faux nom à votre livre que de l'appeler Misodesmos (Qui hait les chaînes). La phrase suivante me plaît par dessus toutes les épigraphes auxquelles j'ai songé. Mais.
Querelis
Haud jastis assurgis, et irrita jurgia jactas (i) Æneid, Liv. X v. 94.
« D'après le peu que j'ai vu du directeur de la Revue en question et tout ce que j'ai entendu dire, je ne me sens
(1) « Tu te lèves pour d'injustes plaii-.tes, tu suscites de vaines dispuUs ».
Le lecteur sourira peut-être de voir Cowper donner cette épigraphe à un livre qui probablement, contenait plus d'une querelle théologique, et qui, sans dotite, est la suite de l'histoire ecclésiastique dont il a été parlé précédemment.
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pas la moindre inclinaison à me mettre à ses ordres en qualité de poète. Il me déplaît à tel point que quand j'aurais un plein tiroir de pièces bonnes pour ce qu'il en veut faire, je crois que j'aurais bien de la peine à me décider à en donner quoi que ce soit à son recueil. Il se peut d'ailleurs que vienne le jour d'une nouvelle publication pour mon propre compte, auquel cas je serais fort aise de rester le maître de telles pièces inédites, qui peuvent décemment faire leur apparition dans un volume de moi. Pour le présent cependant, je n'ai rien qui pût lui être bon, je n'ai guère le temps de me livrer à la composition poétique, le dimanche étant l'e seul jour de la semaine où nous restions seuls.
« Le temps me presse en ce moment ; mais j'ai voulu vous montrer en quelle allègre disposition ma mémoire grecque et latine est toujours, quand il s'agit d'obéir à vos ordres, et aussi, par le premier courrier, j'ai de mon mieux répondu à votre demande. »
L'e 10 février 1784, Cowper écrit encore à M. Newton. et cette fois il commence par nous donner quelques détails intéressants sur lui-même. On aime toujours à pénétrer par quelque coin dans la vie la plus intime de ces poètes chéris — coins de vie physique et morale en même temps — où eux s'euls peuvent nous introduire quand ils en ont l'idée et la volonté.
« Mon cher ami, c'est le matin que j'écris, et le matin j'e ne suis pas en verve : ce n'est pas le mieux pour mes correspondants. Le sommeil qui redonne la
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vigueur à mon corps, semble me l'ôter à tous autres égards. Aux approches du soir, je deviens plus alerte, et juste au temps où je me retire pour aller au lit, je me sens plus dispos qu'à tout autre moment pour les occupations de l'esprit. C'est l'ordinaire chez nous autres gens qu'on appelle nerveux. Par un étrange renversement de l'économie animale, nous sommes prêts à dormir quand nous avons le plus besoin d'être éveillés, et nous nous couchons précisément quand nous pourrions demeurer debout pour les desseins et les exercices de l'activité. La montre est montée peu régulièrement, et march'e la nuit quand ses services sont inutiles, et dans le jour elle ne va pas. A beaucoup d'égards, nous avons l'avantage sur nos pères les Pictes. Nous dormons dans une peau non entamée, et ne sommes pas obligés de nous soumettre à l'opération pénible du tatouage de la tête aux pieds, afin de présenter une apparence convenable et de pouvoir nous présenter décemment devant le monde. Mais d'un autre côté nous n'aurions pas tort de leur envier leurs nerfs plus solides, cet afflux d'esprits vitaux qui les préservait efficacement de toutes les impressions désagréables que cause une atmosphère chagrine et de toute ombre de mélancolie provenant de tout autre motif. Ils savaient, je pense, faire usage des herbes vulnéraires, les occasions ne manquant pas d'employer leur habileté chirurgicale ; pour des médecins, je présume qu'ils n'en avaient pas, n'en ayant pas besoin. Est-il croyable que de tels ancêtres ait pu descendre une créature comme moi, chez laquelle
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n'apparaît pas trace de la moindre ressemblance de famille ? Quel changement ont amené un petit nombre de siècles ! Sans vêtements ils bravaient la température la plus rud'e ; et moi, armé de tous les moyens de me préserver que l'art a pu inventer depuis ce temps-là, j'ai bien de la peine à redouter même la température la plus douce. Si l'e vent vient à souffler sur moi quand mes pores sont ouverts, je prends froid, et la toux s'ensuit. Je crois que si une indisposition de ce genre avait surpris un Picte, ses amis auraient supposé qu'un os s'était arrêté dans sa gorge 'et qu'il était en danger d'étouffer. Ils auraient peut-être essayé de guérir sa toux en fourrant leurs doigts dans son gosier, ce qui aurait redoublé le mal. Mais jamais l'idée ne leur serait venue d'administrer du laudanum, mon seul remède. De cette différence qui s'est produite entre moi et mes ancêtres, je suis redevable aux habitudes de lux'e et de débilitante complaisance pour soi-même, d'une longue suite d'aïeux, qui de génération en génération ont fait de leur mieux pour détériorer la race, jusqu'à ce qu'enfin les effets accumulés de leurs folies se soient réunis sur moi chétif homme, il est vrai, mais non pas un homme jeté dans le moule de ceux d'autrefois ; un homme qui n'est que plaintes et soupirs ; qui porte la vie dans l'abattement, les esprits accablés, et qui ne pense jamais aux aborigènes du pays qui est le sien, sans désirer d'être né de leur temps et parmi eux. Le mal est1 sans remède, à moins que les siècles passés ne soient rappelés à l'existence, que tous mes ancêtres ne revivent,
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et que dûment avertis des dangers de l'oisiveté unie au raffinement, ils ne préservent intacte la hardiesse robuste de leur constitution, pour transmettre à leurs descendants cette désirable vigueur. J'ai vu autr'efcis Adam dans un rêve. Nous disons quelquefois d'un portrait que nous ne doutons pas de sa ressemblance à l'original, quoique nous n'ayons jamais vu ce dernier ; et il arrive que nous n'avons pas tort quelquefois d'en juger ainsi, quand la figure est fortement caractérisée et que les traits sont pleins d'expression. C'est justement ce que je pense de mon Adam imaginaire, et justement pour une raison pareille. Sa contenance était extrêmement gauche, et il était facile de voir que jamais un Français ne lui avait appris à tenir sa tête à droite, à mettre en dehors ses orteils, à laisser tomber ses bras avec grâce, à mettre sur son visage un sourire qui ne signifie rien. Mais si on commandait à M. Bacon une statue d'Hercule, il ne pourrait pas désirer un plus parfait modèle. Il était assis comme un roc, la force de ses membres, la saillie de ses muscles, la hauteur de sa taille, tout concourait à montrer en lui un homme dont la vigueur première n'avait subi aucune atteinte, et qui, étant le premier de sa race, n'était point venu au monde porter comme une nécessité le poids des infirmités mises à sa charge par l'intempérance des autres. Sa force surpassait celle d'un Picte autant que celle d'un Picte devait surpasser la mienne. Ainsi, suivant mon hypothèse, il y a eu d'Adam à moi, une progression toujours décroissante de vigueur physique : du moins si mon rêve a fidèlement représenté
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ce personnage, et mérite la créance que je ne puis m'empêcher de lui donner, la vérité est du côté de mes conjectures. »
Ces poètes, on ne sait jamais où l'on en est avec eux ! On croit les tenir, ils vous échappent, on se figure qu'on a fait le tour de leur 'esprit, et tel coin inexploré vous réserve des surprises. Et cela n'est pas vrai seulement du grand Gceth'e, qui est aux cours d'anatomie quand vous le croyez occupé à composer un li'ed d'amour, qui brise avec son marteau de géologue des échantillons de roche dans les montagnes de la Sicile, à l'heure où vous le croyez écrivant à Herder, qui considère avec l'attention d'un archéologue émérite quelque fragment sur lequel vous avez marché, quand vous le croyez dans la galerie de Manheim dans la contemplation des belles œuvres de la sculpture antique respectées par le temps, ou des plus belles créations du pinceau moderne ; vous le croyez à Venise plongé dans l'admiration exclusive des grandes pages de Titien : Ah ! oui vraiment ! il s'est échappé et vous le trouverez dans quelque coin de terre ferme dessinant une vieille tour, et se querellant avec le podestat, qui le prend pour un espion levant le plan des forteresses de Sa Majesté l'empereur d'Autriche. Cela est vrai même de moins grands que Goethe, de poètes qui n'ont pas reçu 'en don comme l'auteur de Faust et de Wilhelm Meister, l'universalité du génie ; cela est vrai de Cowper : votre imagination vous le représente entre deux dames lisant les Voyages de Swinburne ou de Forster, ou écrivant à intervalles,
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quand le spirit ne fait pas défaut, quelque passage de la Tâche. Eh bien non, il va, ni plus ni moins que Goethe, s'occuper d'anatomie : seulement il ne s'adressera pas au cadavre, il est bien trop délicat pour cela et il a bi'en les nerfs trop faibles ; il ira à Johnson et lui demandera le Système complet des Vaisseaux sanguins d'Albinus, et les Tables anatomiques du même (Billet à Johnson, du 19 février 1784, Cambridge).
Nous allons enfin avoir des nouvelles de la Tâche, que Cowper a exécutée si mystérieusement ; nous allons savoir où il en est par une lettre à M. Bull, son seul confident à cet égard (Lettre du 22 février 1784) :
« Mon cher ami, nous avons la joie du dégel ; je suppose que c'est un bien dont on jouit partout, et auquel probablement participe l'Europe entière. Moi-même je n'en vaux que mieux, quoique rien ne me manquât de ce qui peut rendre l'e froid supportable. Quel motif ont-ils donc de se réjouir, ceux qui, manquant de tout, étaient exposés à sa plus extrême rigueur ! La glace cependant n'est pas encore fondu'e dans mon encrier : le froid a été long à y prendre l'encre, mais enfin il a été le plus fort. Aussi le Sofa n'a reçu ces derniers temps que peu ou point d'additions. Il se compose présentement de quatre livres et d'un cinquième commencé. Avec le sixième terminé, l'œuvre sera complète ; mais si j'en puis juger par l'impossibilité où je suis en ce moment de travailler, ce terme est loin encore.
« Je vous dois des remerciements pour l'e bon souvenir que vous m'avez donné dans la lettre envoyée
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il l'occasion de votre départ, je vous en dois autant pour celle que j'ai reçue hier au soir. J'aurais répondu si j'avais su où vous faire parvenir une ou deux lignes de moi ; mais ne sachant si vous étiez chez vous ou en voyage, ma paresse, je l'avoue, s'est autorisée de l'absence de l'aiguillon nécessaire.
« Parmi les consolations dont nous avons joui durant ce long et rigoureux hiver, une des plus excellentes est la libéralité de la même personne inconnue à tous excepté à nous, qui a fait de nous les intermédiaires de sa charité comm'e l'année dernière et pour la même somme. Cela nous a mis peut-être en état de sauver quelques malheureux de la mort et certainement d'épargner à plusieurs les rigueurs les plus pressantes du besoin.
« N'avez-vous pas peur, tory que vous êtes, de m'avouer vos principes, à moi qui suis whig ? Sachez donc que je suis dans l'opposition, que tout en ayant pitié du roi, je ne désire pas que le succès soit de son côté dans la contestation présente. Mais j'engage là une bataille qui serait trop longue à combattre sur le papier. Hâtez-vous de venir, afin que nous puissions la décider en face l'un de l'autre.
Notre respect à Mf" Bull, notre amitié au jeune Hébreu. Je vous félicite de ses progrès et je suis charmé que vous puissiez dire comme le vieillard de Térence :
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Omnes omnia
Bona dicere, et laudare fortwnas meas,
Qui gnatln/l habcre in tali ingenio proditum (I) »
En ce même mois de février 1784, Cowper développe dans une lettre à M. Newton cette politique whig à laquelle il a fait allusion dans cette dernière lettre à M. Bull. Craignant que le lecteur ne goûte pas beaucoup cette politique de poète, j'étais presque décidé à ne pas la lui donner ; en la relisant cependant, j'y trouve tant de choses qui prennent un grand prix de la manière de l'écrivain, que je me reprocherais cet oubli. Je donne donc cette lettre (février 1784, sans autre date) :
« Mon cher ami, je me félicite de vous annoncer un dégel par lequel a pris fin un froid qui a duré neuf semaines consécutives sans avoir que de bien courtes interruptions : on n'avait pas vu une gelée si prolongée depuis l'année 1739. Puis-je présumer que vous me serez obligé de vous donner cette information que peut-être aucun autre de vos correspondants ne daignera mettre sous vos yeux, quoiqu'ils sachent l'e fait aussi bien que moi et soient convaincus 'comme moi qu'il est de tout point conforme à la vérité ? Le changement de température est, je suppose, partout reçu comm'e un bienfait, mais nulle part ce bienfait n'est plus sensible qu'à Olney, quoique à Olney même la rigueur de l'hiver ait été adoucie pour plusieurs. Le même bienfaiteur qui les a
(1) Tout le monde me fait toutes sortes de compliments et nie félicite de mon bonheur d'avoir un fils doué d'un tel caractère.
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secourus l'année dernière a cette année encore pourvu à leurs besoins avec une libéralité pareille. Comme le tuyau souterrain qui amène la chaleur à nos. myrtes, il fait le bien et demeure invisible. Il prescrit le secret aussi rigoureusement que jamais et ses injonctions doivent par conséquent être respectées avec le même scrupule. Lui cependant il est heureux ; sa philanthropie n'est pas comme la mienne, un principe impuissant, qui se consume en désirs improductifs. En même temps j'avoue que c'est une consolation, et j'accepte comme un honneur d'être employé à conduire la main bienfaitrice, et de sentir cette confiance mise en moi qui me fait le distributeur des libéralités d'un autre. Quelques-uns périssaient, nous les avons sauvés, et tous ceux qu'on a pu faire participer au bienfait ont été retirés de la détresse la plus pénible.
« Je ne mettrai pas ma politique sous le couvert d'une apologie, je ne la soupçonnerai pas d'être erronée uniquement parce que j'e la prends dans les journaux. Je tiens comme un fait incontesté que ceux qui se chargent de porter sous nos yeux (i) la sagesse de nos représentants mettent dans leur travail assez de fidélité et d'exactitude. S'ils n'étaient pas fidèles et exacts, s'ils se
(i ) Reporters : Nous n'avons r).is de mot correspondant à ce mot anglais. C'est un exemple entre mille de l'exactitude ave,: laquelle une langue se modèle sur les mœurs. Il est assez étonnant cependant que pendant 48 ans que nous avons eu la Tribune chez nous (1789--1799 (1814-183r), un mot ne se soit pas forme qui dise ce que dit reporter. Il est vrai que nous avons sténogi-aphe. Mais sténographe n'est pas tout à fait reporter. C'est tin peu plus. puisqu'il dit tout, et un peu moins, puisqu'il ne juge rien. Mais que dis-je ? Nous avons notre reporter, e'est le secrétairerédacletir. Il vaut même mieux, puisqu'il est officiel .. un fonctionnaire ? O tour inattendu des choses
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sentaient coupables de mensonges fréquents, d'inexactitudes grossières, ils ne manqueraient pas d'être châtiés par la verge d'e la critique du Parlement. Si je pouvais assister aux débats, j'aurais sans doute une opinion plus certaine sur la bonté de mes documents. Mais si la Chambre des Communes est la meilleure école de la politique anglaise, assertion qu'on peut émettre, je crois, sans crainte de la voir contestée, il en résulte que celui qui lit ce qui se passe dans cette Chambre, a des facilités d'information moindres seulement que celles offertes à qui entend de ses propres oreilles, et peut être prés'ent sur les lieux.
« Ayant pour moi ces appuis, je prends courage, et quand un certain révérend de nos voisins fait mine de me dédaigner et fait bon marché de mes opinions uniquement parce qu'il a traversé Londres en se rendant dans le Wiltshire, je ne suis pas absolument convaincu qu'il ait raison de son côté. Je ne sache pas que l'air de la capitale ait la puissance de faire pénétrer la lumière dans l'intelligence, ou que dormir urie nuit dans la grande ville soit nécessairement une cause de sagesse. Il me dit que M. Fox est un drôle, que lord North est un coquin, que chacun les exècre tous deux, et que je dois les exécrer aussi. Mais je demande la permission de m'excuser. Drôle et coquin sont des qualifications dont nous autres gens peu habitués à entretenir les grands personnages, nous n'usons qu'avec ménagement. Je ne peux pas d'ailleurs me persuader que parce que l'un des deux a fréquenté la table de jeu, et l'autre, après
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avoir été à la tête du parti de la Cour, s'est associé avec le premier, il faille les regarder l'un et l'autre comme traîtres à leur pays et bons seulement à être pendus. Je n'ai aucune peine à me persuader qu'ils peuvent très bien être entièrement persuadés de la rectitude de leur conduite, et d'autant mieux que je me sens moi-même fort porté à croire qu'en ce point ils ne se trompent pas. Je ne puis me mettre en tête que l'influence secrète dont on parle soit un vain épouvantail, un pur fantôme conjuré uniquement pour servir les desseins cachés, le shibollette d'un parti, et rien de plus. Le stuartisme, selon moi, a été l'e signe caractéristique du règne actuel, et comme je suis, que j'ai toujours été assez enthousiaste quand il s'agit de la liberté anglaise, je ne saurais refuser mon respect et mes bons désirs à un homme quel qu'il soit, qui agit de tout son pouvoir pour combattre cette tendance, en ne sortant pas des moyens constitutionnels. Le fils de lord Chatham me semble avoir abandonné les principes de son père. Je n'admire ni ses mesures ni son caractère ; mais j'admire beaucoup la douceur et la patience avec lesquelles on le traite, et cette considération que des hommes d'une capacité égale pour le moins, et d'infiniment plus d'expérience, daignent montrer à sa jeunesse. Sa présence au pouvoir, obstinément continuée sans qu'il y ait à cela de meilleure raison qu'un point d'honneur imaginaire, est sans 'exemple. On dirait d'un jeune homme enivré du pouvoir ou embarrassé dans les fils d'une intrigue, et à tout hasard obéissant à l'influence d'hommes qui ont plus de talent 'et d'adresse que lui. Je
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crains fort qu'il ne soit l'instrument de méchants desseins, et que son obstination à ne pas se désister, trop semblable à celle d'e certain personnage, n'amène un orage sur lui et sur la nation.
« Le traité de Caraccioli sur la Connaissance de soimême n'a, je crois, jamais été traduit. J'ai quelquefois pensé que les Mélanges Théologiques (1) en pourraient avec plaisir recueillir un chapitre tous les mois. C'est une œuvre pour laquelle j'ai une grande admiration. Vous qui connaissez le plan des auteurs de ce recueil, pouvezvous me dire si une contribution de ce genre serait la bienvenue ? Si vous le pensez ainsi, je serais très exact dans mes envois ; et dans l'état d'esprit où je suis, un travail de ce genre me conviendrait mieux que la composition originale sur des sujets religieux.
« Souvenez-vous de nous comme de gens qui vous aiment et qui ne sont jamais sans penser à vous. »
Cowper n'est pas sans sa bonne mesure de préjugé protestant ; il est aisé de voir que c'est par pure condescendance qu'il veut bien croire qu'un catholique est fait de la même étoffe qu'un puritain ; mais dans un caractère comme le sien, ce préjugé perd naturellement beaucoup de son âpreté, et devient, si l'on ose dire, aimable comme lui. Témoin cette lettre à M. Unwin, du 29 février 1784 :
« Mon cher ami, je suis charmé que vous ayez dans votre voisinage un lord Saint-Pierre (2) comme celui-là.
(1) Recueil memuel, une Revue théologique.
(2) Such a lord Petre, un catholique.
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Il faut que ce soit un homme d'un tour d'esprit libéral, pour employer un hérétique et lui demander ce genre de service. Je désire que votre liaison avec lui devienne plus intime, ne doutant pas que plus il vous connaîtra, plus il vous trouvera à son gré.
« Vous désespérez d'obtenir une prébende, vu le manque de certains talents de rimeur dont vous me supposez possesseur. Mais que dites-vous d'un chapeau de cardinal ? Il se peut que Sa Seigneurie ait du crédit à Rome, 'et que cette dignité plus haute vous soit réservée sérieusement ; cependant, je respecte le caractère de votre lord et je ne s'erais pas fâché qu'il y eût beaucoup de papistes semblables à lui dans notre pays.
« M. Smith a donné libre carrière à sa générosité et contribué au soulagement d'Olney dans une mesure aussi large, qu'il l'avait fait l'année dernière. Peu après que je vous eus donné avis de son premier envoi, nous en reçûmes un second de la même somme, accompagné, il est vrai, de l'avertiss'ement que nous devions le considérer comme l'anticipation d'un subside qu'il eût réservé pour l'hiver prochain, sans la rigueur extraordinaire de celui-ci. La conséquence à en tirer est que l'hiver prochain nous ne devrons rien attendre. Mais si nous prenons en considération ce qu'est la personne, et si nous tenons compte de son naturel incliné à faire le bien, il y a quelque raison de croire que la conséquence, si logique qu'elle soit, peut cependant se trouver fausse.
« En reprenant votre lettre, je m'aperçois que vous désirez que je vous dise mon avis de la réponse que vous
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avez faite à Sa Seigneurie. Si j'avais oublié de vous dire que je l'approuve, je vous connais assez pour ne pas douter de la fausse interprétation que vous auriez faite de mon silence. Je suis donc fort content que le hasard m'ait fait j'eter une seconde fois les yeux avant qu'il fût trop tard, sur le passage de votre lettre où vous réclamez mon opinion. Un homme qui joint la modestie au talent a toujours quelque raison de se défier de lui-même dans les occasions qui ne sont pas ordinaires. Rien n'est si propre à nous faire tomber dans le ridicule que la crainte exagérée du ridicule. Mettre trop d'application et de force est chose aussi dangereuse quelquefois qu'en mettre trop peu ; mais vous vous en êtes fort bien tiré, considérant qu'un lord est de ces personnages avec lesquels vous ne vous entretenez pas tous les jours. Pour ma part, quand j'écris à un étranger, je me sens affaibli de la moitié de mes forces intellectuelles. J'ai le vague soupçon que je pourrai bien écrire des sottises, et j'en écris. Je tremble à la pensée d'une inexactitude de langage, et je tombe dans des violations positives de la grammaire. Je sens la sueur me couler. J'ai recours au grattoir et à la sandaraque. Je corrige une demi-douzaine de fautes qu'e je n'aurais pas commises d'ordinaire, et ma lettre n'est pas plus tôt partie qu'il me revient à la pensée combien j'aurais pu mieux faire ; j'aurais pu si aisément assouplir la roideur de cette phrase ; il m'eût été si facile de donner de l'élégance à l'ensemble qui a un air d'insupportable gaucherie ; si seulement ces défauts m'avaient frappé plus tôt ! Ainsi nous avons
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peur, nous ne savons pas de quoi, et nous manquons le succès par un désir exagéré d'être parfaits.
« Je lis tous les soirs les Préfaces de Johnson, excepté quand le journal me retient. En un temps comme celuici, quel écrivain peut faire concurrence au journal ? Qui, pour peu qu'il ait une étincelle de patriotisme, ne dirige pas toute son attention à la crise que nous traversons ? Les conséquences qui selon moi doivent être la suite de nos commotions sont trop redoutables pour que j'e les énonce. Elles se déclareront elles-mêmes, et bientôt, si j'ai quelque perspicacité politique.
« Je suis si fâché contre *** pour son silence, qu'une invitation si pressante de votre part de lui écrire n'a pu le décider à rompre, que j'aime mieux ne pas exprimer les sentiments qu'il m'inspire. Malheur à l'homme qui ne peut amollir la bienveillance d'un cœur ami ! »
Aucune particularité de la vie de notre poète ne saurait nous être étrangère, et nous acceptons comme un soulagement personnel tout incident, si minime qu'il soit en apparence, qui se produit dans cette existence si voilée, si étouffée. Cette fois, ce sont les parents d'un criminel qui viennent le trouver, et qui veulent faire de lui un solliciteur. Ecoutons-le raconter cela à Newton (8 mars 1784) :
« Mon cher ami, j'estime qu'en ce moment le malheureux jeune homme à qui vous avez fait cette visite charitable à Bridewell, est sur le point de s'e voir transférer de Newgate, où il a été prisonnier quelque temps,
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à Maidstone, où il doit être jugé. S'es parents, surtout sa mère, sont, comme on peut le croire, dans un excès d'affliction, que partage sa tante ***. Elle est venue me trouver ce matin, chargée du quatrième message du même genre, me priant d'intercéder près de lord Dartmouth pour qu'il intercède près du juge et implore sa faveur : demande insensée, dictée par le désespoir et l'ignorance de l'intégrité avec laquelle la justice est rendue en ce pays. Je crois que je leur ai fait comprendre l'inconvenance et l'impossibilité même de toute fâcheuse démarche précédant le jugement ; mais je n'ai pas pu m''excuser de la tâche de recommander le coupable à l'intercession de lord Darmouth, au cas d'une condamnation, qui, du reste, semble inévitable.
« Je leur ai dit (car ce m'eût semblé cruel de ne pas le faire), que je ne pouvais en aucune façon leur faire espérer que mon intervention leur serve à quoi que ce soit ; que nulle circonstance ne se présente dans le procès qui puisse être invoquée pour tirer leur parent de la foule des criminels et pour fournir au moins le prétexte d'un recours, qu'en conséquence je ne pensais pas que Sa Seigneurie consentît à prêter ses bons offices ; ou que s'il y consentait, la bonne foi du roi serait surprise, attendu que la clémence royale n'est pas l'effet pur de la faveur, au point de n'être pas déterminée par les circonstances particulières de la cause qui la distinguent de cas analogues. L'affaire en est là. Je n'ai pu me refuser à un office que l'humanité réclamait de moi, quoique d'ailleurs, eu égard à la condition désespéré'e de mon
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client, j'aimasse mieux, pour Sa Seigneurie et pour moi, n'avoir pas accepté ce patronage !
« Je vous remercie des deux premiers numéros des Mélanges Théologiques. Je ne les ai pas lus d'un bout à l'autre, mais je les ai parcourus assez pour voir que le recueil doit beaucoup à Omicron. Un essai signé Parvulus m'a plu également ; et je serai charmé si un de nos voisins, à qui j'ai prêté ces numéros, peut appliquer à son usage la leçon que l'auteur a voulu donner. Après plus ample considération, j'ai jugé à propos d'abandonner mon projet de traduction de Caraccioli. Quoiqu'il n'y ait pas, selon moi, de livre plus propre à enseigner l'art de la méditation pieuse, ou à faire pénétrer fortement dans l'esprit la conviction de la vanité de toutes les recherches intellectuelles qui n'ont pas pour but le bien de l'âme, j'ai pu découvrir dans sa manière d'instruire un vice qui n'échapperait à personne dans un pays aussi éclairé que celui-ci. Privé des avantages qu'on retire de la soumission aux lois évangéliques, n'appartenant point à la communion chrétienne, il tombe dans une erreur qui résulte naturellement de la situation : toujours attribuant les plaisirs qu'il a trouvés dans une vie sainte à habileté savante à marcher avec constance dans la carrière des contemplations, au lieu de reconnaître là l'action directe du grand Consolateur de son peuple ; toujours appelant l'e regard de ses lecteurs sur un principe spirituel intérieur, qu'il suppose existant dans l'âme de tous les hommes, en lui montrant dans ce principe la source de toutes les divines jouissances au lieu de les rapporter au
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Christ, comme il eût été heureux de le faire, s'il eût eu des maîtres chrétiens. La part faite à ces défauts, il demeure un charmant écrivain, et il peut être lu avec infiniment de plaisir et d'avantage par ceux qui savent faire cette part. Il n'en demeure pas moins vrai que, en présence de ces reproches qu'il mérite, encore bien que suivant moi, jamais homme n'ait eu le cœur plus véritablement dévoué à Dieu, il ne semble pas porter un vêtement assez juste pour paraître sous l'œil de ce public qui sait que l'homme n'est rien, et que Jésus est le tout de toutes choses (ail in ail). Il ne peut donc aspirer à occuper une place dans ces Mélanges, et la mortification sera moins grande pour lui d'être refusé tout d'abord, que s'il avait éprouvé un refus de la part de l'éditeur. En conséquence, j'e ne peux répéter que ce que j'ai dit précédemment, que si un sujet convenable se présente à moi, et qu'il me soit possible de m'appliquer à le traiter, je m'efforcerai de contribuer au recueil pour ma quotepart. Mais, hélas ! quand il s'agit de travaux spirituels, c'est le cœur qu'il faut plutôt que la tête. Je pourrais faire quand on voudra le portrait du Désespoir ; je pourrais décrire le pays qu'il traverse, indiquer chacun de ses pas, l'e suivre de la mélancolie à la fureur, de la fureur à l'endurci ssement, de l'endurcissement enfin à l'indifférence sur le résultat final du tout ; et cela je pourrais le faire en prose ou en vers avec la plus grande facilité ; mais quel bien sortirait-il de là ? Comme pour les figures de Cibber qui représentent des fous sur la porte de Bedlam, on pourrait convenir que la peinture
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est exacte ; mais si on admirait, ce ne serait qu'en proportion qu'on serait offensé.
« Mardi soir, nous avons eu une autre alerte d'incendie. Une grange attenante à la brasserie George Gee a été brûlée et rasée au niveau du sol ; cette construction voisine a échappé quoique le chaume de son toit ait été en partie brûlé. S'il eût fait le moindre vent et que le souffle fût venu de l'est, l'incendie serait venu sur nous. Mais le temps était parfaitement calme. Il est hors de doute que l'e feu a été allumé par la malveillance. »
Il y a déjà longtemps que je soupçonne Cowper d'exagérer un peu sa maladi'e mentale, ou tout au moins de tenir trop peu de compte des éclaircies dont il lui était permis de jouir plus souvent qu'il ne semble l'avouer : lui-même va nous en donner une preuve assez appréciable. Nous l'avons vu bien des fois, tout récemment encore, s'occuper de la politique, et avec assez de chaleur assurément : le voici maintenant qui vient nous dire que la politique ne l'intéresse point, ne l'occupe point ; et quelle raison nous en donne-t-il ? Justement cet état mental dont il nous faisait tout à l'heure une description si terrible, quand il s'offrait d'être notre guide, comme un autre Dante, dans les régions du Désespoir ; ce n'est donc pas, je crois, beaucoup offenser la logique, que de douter un peu, au moins à certains moments, de la cause aussi bien que de l'effet.
Voici une lettre à M. Newton, où, tout en disant qu'il
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est étranger à la politique, il fait encore de la politique (i) :
« Il n'est guère possible de s'intéresser moins que je ne le fais à ce qui se passe dans le monde politique. J'ai mes raisons pour rejeter ce far.deau de mes épaules, des raisons que jamais personne peut-être n'a eues excepté moi. Si j'étais tombé de la lune sur cette autre planète il y a onze ans, les affaires d'un monde étranger ne m'auraient pas intéressé beaucoup : et c'est justement cette absence d'intérêt que je reconnais en moi, plein comme je le suis d'une conviction que rien encore n'a pu ébranler, que je vis tout à fait en dehors de ce globe qui est le vôtre, et que, sans être natif de la lune, je n'ai pas été fait cependant avec la poussière de la planète terrestre. Je l'avoue cependant : à titre d'amusement, et pour oublier autant que je le puis cette redoutable translation d'une Angleterre qui m'a donné le jour à une Angleterre qui ne m'est rien, je cause quelquefois de ces sujets, je vous en ai écrit quelquefois, comme s'ils étaient aussi importants pour moi qu'ils le sont pour chacun de ceux qui m'environnent. Et même en ce moment, je n'ai pas d'objection à en causer. »
Et Cowper, sans autre préparation, se met comme vous et moi pourrions le faire de la question italienne ou de la question d'Orient, à entamer la question de l'Inde. Sa discussion à ce sujet, qui ne fait guère que
(i) Lettre du n mars 1784. Je passe la première partie de cette lettre, où Cowper parle assez longuement à M. Newton d'un livre de controverse de celui -ci, intitulé Apologie. Cette page intéresserait peu le lecteur.
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répéter ce que nous avons déjà vu, revient à dire et à conclure qu'il aime mieux voir la direction de l'Inde dans toutes autres mains que dans celles de la Couronne. Et tout cela pourra bien finir par la perte de l'Inde. « Nos bons voisins, qui ont si heureusement jeté bas notre béquille occidentale, semblent avoir le dessein de nous rendre le même service pour l'autre côté. En ce cas, nous serons pauvres, mais dans mon opinion, nous n'en aurons qu'une chance de plus d'être libres ; et j'aimerais mieux boire de l'eau de gruau à mon déjeuner, et n'être esclave de personne, que de porter une chaîne, et de boire le thé comme d'habitude. »
Et Cowper qui y met cette ardeur juvénile nous dira que la politique ne le touche plus en rien ! Il a vingt ans, et la politique le touche comme elle peut toucher un généreux descendant de Pym et de Hampden.
M. Newton, qui est homme de sens, a percé à jour la prétention de Cowper : Non, lui dit-il, vous n'êtes pas si absorbé dans le désespoir que vous le voulez croire : vous pouvez causer d'autres sujets, écrire même sur d'autres sujets que celui-là. Mais Cowper n'entend pas raillerie là-dessus, il tient à son désespoir, comme un poète du XIX. siècle peut tenir à sa mélancolie. Il réplique à M. Newton (15 mars 1784) : (1)
« Je converse, dites-vous, sur d'autres sujets que le désespoir, et je puis, par conséquent, en faire autant la
(1) Je préviens le lecteur qui y regarderait de près que SOlithey a confondu en une les deux lettres à M. Newton du 15 et du 19 mars 1784. Grimshawe les distingue soigneusement.
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plume à la main. La vérité est, mon ami, que je suis un homme de peu de conversation sur n'importe quel sujet. Celui du désespoir, je m'abstiens autant que possible d'y toucher, par égard pour les personnes en la compagnie desquelles je me trouve ; mais j'oserai dire qu'il n'est jamais hors de ma pensée une minute dans toute la journée. Je ne veux pas dire que je ne sois jamais gai, je le suis souvent, je le suis toujours, quand mes nuits ont été tranquilles pendant un temps. Mais écoutant ainsi toujours un cœur abandonné et qui n'a plus d'espérance, il en résulte que je ne puis guère prêter plus qu'une demi-attention aux sujets mis en avant par d'autres, et que j'en mets rarement en avant moi-même. Mon silence cependant et mon absence me rendent quelquefois aussi amusant que si j'avais du brillant d'esprit, je donne par là occasion à des railleries amicales et en douceur ; un rire s'élève et je ris avec les autres. Mais vous comprendrez sans peine qu'un esprit occupé de ces choses est en fort mauvaise disposition pour disserter sur les matières théologiques. Les objets de ce genre qu'on peut envisager avec le plus d'utilité et de plaisir sont pour moi du fruit défendu. Je tremble d'en approcher. Il m'est arrivé quelquefois de me trouver insensiblement entraîné à prendre part à des entretiens de c'ette sorte. Il en est résulté un mécontentement de moi-même et je me suis fait des reproches.
Vous me direz peut-être que j'ai écrit en vers sur ces sujets, et que je peux par conséquent écrire en prose si je le veux sur ces mêmes sujets. Mais il y a une
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différence. La recherche de l'expression poétique de la rime et du rhythme nombreux sont toutes affaires de quelque difficulté ; tout cela amuse, il est vrai, mais on n'y arrive pas sans étude, et peut-être ces objets secondaires attirent une plus grande partie de l'attention de l'esprit que le sujet lui-mêm'e. Les personnes qui aiment la musique trouveront parfois du charme à entendre l'air, quand les paroles ne leur feront aucun plaisir. Il y a pourtant des sujets qui ne m'épouvantent pas toujours par leur importance ; je veux dire ceux qui ont rapport à la vie et aux mœurs des chrétiens ; quand un sujet de cette sorte se présentera et que je serai dans un état d'esprit à ne pas m'interdire absolument cette occupation, j'y porterai mon attention avec empressement, par l'unique raison cependant que vous m'en priez. La composition en vers est mon occupation favorite, et ce que je compose en ce genre, je le réserve pour mon usage particulier de plus tard.
« Mes soirées apparti'ennent aux livres. Je lis à haute voix pour l'amusement de la compagnie, offrant ainsi une vocifération de deux heures en dédommagement de mon silence tout le reste du temps.
« J'ai dernièrement fini huit volumes des Préfaces ou Vies des Poètes, de Johnson. Parmi tous ces poètes, je n'en remarque qu'un seul — un poète dont la renommée n'est pas grande (i), je ne savais même pas qu'il eût existé avant de le trouver là — je n'en remarque qu'un seul dont l'esprit semble avoir eu la
(i) Sa renommée a grandi depuis. Digne destinée des poètes sacrés.
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plus légère teinture de religion, et il avait à peine sa raison. Il s'appelle Collins (i). Il tomba dans un état de mélancolie et mourut jeune. Peu de temps avant sa mort, son biographe le trouva dans le logement qu'il occupait à Islington, tenant à la main le Nouveau Testament. Il dit à Johnson : Je n'ai qu'un livre, mais c'est le meilleur. De lui par conséquent on peut ne pas désespérer ; mais de la vie de tous les autres, il n'y a qu'une conclusion à tirer, c'est que les poètes sont une race de très peu de valeur, et très perverse (2). »
Cowper, si sévère pour les pauvres poètes ses compatriotes, est très indulgent pour Caraccioli. Il revient avec M. Newton sur cet écrivain, pour lequel il a un faible qu'il nous est bien impossiblé de partager (lettre à M. Newton, 19 mars 1784) :
« Mon cher ami, je voudrais pouvoir vous donner quelques détails sur le marquis Caraccioli (3). Il y a quelques années, j'ai vu un'e courte histoire de lui dans la Revue : je ne m'en rappelle rien en particulier, excepté cette circonstance, qu'il était (et qu'il est peutêtre encore), officier au service de Prusse. J'ai deux volumes de ses œuvres, que m'a prêtés Lady Austen.
(1) J'aurais voulu voir l'auteur de la Tâche rendre un hommage un peu attentif à l'auteur de l'Ode <1U Soir, à ce pauvre Collins, dont les œuvres tiendraient entre vos deux doigts. Mais elles sont immortelles.
(2) 1.'anglais est encore plus méprisant s'il se peut et plus énergique Poflr are a very worthless, wicked sel of people.
(3) Cowper fait confusion, je crois Le Caraccioli dont il s'agit est I*auteu, des Lettres de Clément XIV qui firent du bruit au xviiisiècle. Le marquis DominIque Caraccioli, ambassadeur de Naples, n'a rien de commun avec l'autre qui n'était ni marquis, ni ambassadeur. Il est mort en 1803.
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L'un roule sur le sujet de la Connaissance de soi-même, l'autre traite de l'art de s'entretenir avec la personne susdite (with the same gentleman). Si j'avais donné suite à mon projet de le traduire, mon dessein était de me procurer, si cela m'avait été possible, quelque récit authentique de ce qui le concerne ; on aurait pu avoir cela peut-être chez les libraires qui font commerce des publications étrangères. Mais les raisons que je vous ai données dans ma dernière m'ont décidé à renoncer à ce projet. Il a dans le style quelque chose qui me touche au plus haut degré, et que je ne sais comment définir. Je dirais qU':: c'est le pathétique, si la qualité dont je parle ne se rencontrait qu'à l'occasion et seulement lorsque son sujet aurait particulièrement le droit de toucher. Mais ce que je dis se retrouve partout. Il n'a pas une phrase qui n'en reçoive l'empreinte. Peutêtre je définirai mieux cet attribut qui le caractérise, en disant que tout son ouvrage a un air de pieuse et tendre mélancolie, qui, pour moi du moins, est extrêmement agréable.
Cette qualité de son style, qui tient peut-être uniquement à l'arrangement de ses mots, à la modulation de ses phrases, il serait bien difficile de la conserver dans une traduction. Je ne sais pas si l'art pourrait tirer ce parti de notre langue ; je croirais plutôt que cela est impossible et que cette manière appartient exclusivement aux Français, parce qu'il n'est pas rare de la rencontrer chez leurs écrivains, et que je n'ai jamais rien vu de semblable chez les nôtres. »
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Dans une lettre à M. Unwin, Cowper continue de nous entretenir de ses lectures, et nous allons trouver là quelques remarques de cette critique de bon sens, qui, après tout, est la meilleure. Elle ne va pas chercher ses idées et s'es appréciations dans une région inconnue et transcendante, plus baignée par les brouillards que par les rayons du soleil ; elle est la fille des Grecs et d'Horace, et son origine en vaut bien une autre ; elle nous vient du pays de la lumière, et ce pays a sa beauté, je crois. Cette lettre est du 21 mars 1784 :
« Mon cher William, je vous remercie de l'amusement que vous m'avez procuré. Je désire souvent être possesseur d'une bibliothèque ; souvent je regrette la folie que j'ai faite de vendre une bonne collection de livres. Après tout, j'en ai une dans le comté d'Essex ; elle est un peu loin, il est vrai, trop loin pour la pouvoir consulter dans les occasions ; mais elle répond au besoin d'amusement et comme un auteur s'accommode fort bien d'une voiture de roulage pour le transporter, je me vois tourné suivant mes commodités. J'ai fini hier soir de lire les Préfaces de Johnson ; mais comme le nombre des poètes dont il a daigné se faire l'historien était de 56, il doit y en avoir beaucoup dont l'histoire me demeure inconnue : Ceux-là, ou quelques-uns d'entre eux, si vous voulez bien les admettre dans votre voiture, seront cordialement les bienvenus. Je suis le très grand et très humble admirateur du biographe. Son bon sens peu commun, l'expression pleine de force dont il revêt ses idées, lui assurent semblable tribut de tous ses lecteurs.
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Il sait pénétrer avec sagacité dans l'intérieur d'une intelligence et corriger avec bonheur l'opinion populaire partout où elle s'écarte de la vérité, et il accomplit cette tâche avec la hardiesse d'un homme décidé à penser par lui-même, mais en même temps avec une justesse de sentiments qui nous laisse la conviction qu'il ne se sépare pas des autres par affectation, mais parce que son jugement est plus sain. Cette remarque cependant porte sur son récit plutôt que sur la partie critique de son œuvre. Ici je ne crois pas qu'il tombe toujours juste quand il se sépare de l'opinion commune. Il ne trouve point de beautés dans le Lycidas de Milton. Il répand son dédain sur Prior, à tel point que s'il était véritablement aussi indigne d'attention que son historien nous le représente, il devrait cesser d'être compté au nombre des poètes. Ce sont là les deux circonstances où il a le plus blessé mon goût. Il y en a d'autres encore, mais moins importantes ; la place me manque pour les énumérer et d'ailleurs, j'e ne suis pas si sûr qu'il s'y trompe, que sur ces deux autres points. Je ne peux comprendre ce qui a pu lui faire croire que l'Aima est écrite à l'imitation de Hudibras. Autrefois ces deux poèmes étaient en faveur chez moi 'et je les lisais souvent, mais je n'ai jamais vu le moindre trait de ressemblance entre eux, je n'en vois pas davantage maintenant, si ce n'est qu'ils sont en vers de même mesure.
« Après tout, il y a une remarque fort triste, mais qu'il est impossible de ne pas faire, quand on a parcouru cette série de Vies poétiques, c'est que ces talents
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si brillants ont été accompagnés de très peu de vertus. Ces lumières de notre pays semblent avoir été revêtues d'une splendeur plus éclatante que d'autres, uniquement pour que leurs taches devinssent plus visibles. La nature peut tout pour la partie intellectuelle de notre être, si peu pour la partie morale ! Quelle vanité, quelle impertinence chez Pope ! Comme il est sensible à la critique, combien elle a pour lui d'aiguillons, et combien cependant il sait peu commander au désir de se montrer provoquant ! A quels artifices misérables Addison peut s'abaisser pour faire tort à la réputation de son ami ! Et Savage, comme il est enfoncé dans les laideurs morales ! Il se condamne d'autant plus sévèrement qu'il prend plus de peine pour pallier ses vices. S'ils paraissent à ce point choquants malgré le voile qui les couvre, quel dégoût ils causeraient aperçus au naturel ! Quel sycophante ne devient pas Dryden quand il s'agit de flatter le goût public, lui qu'on voit accepter le libertinage dans ses écrits, quoiqu'il demeure chaste dans la conversation. Je ne sais si l'on ne pourrait pas parcourir ces huit volumes le flambeau à la main, comme dit le prophète, pour trouver un homme, sans qu'il fût possible d'en découvrir un seul, à moins peut-être que Arbuthnot ne méritât ce titre.
« Je commencerai ce soir Beattie, et je me promets beaucoup de plaisir de cette lecture. En lui, du moins, je trouverai un homme dont le talent s'éclaire de temps en temps d'un rayon venu du ciel, un homme qui, s'il n'a pas en abondance la lumière de l'Evangile, use du moins
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fidèlement et sans jamais en négliger l'occasion, du peu qu'il en a. Combien je respecte plus un homme comme celui-là que des milliers d'êtres qui le qualifieraient d'aveugle, sans que la grâce leur ait été accordée de pratiquer la moitié de ses vertus. Lui aussi est un poète et a écrit le Ménestrel. Les passages que j'en ai vus m'ont plu infiniment. Si vous avez le poème, je serais charmé de le lire. Il se pourra, puisque vous m'en donnez la liberté, que je me permette de temps en temps une annotation marginale, mais je n'userai pas de ce droit à l'étourdie et au point de défigurer les volumes. »
Cowper termine cette lettre comme beaucoup d'autres: par les demandes d'objets à acheter pour M" Unwin et pour lui. Il y a entre autres la demande d'un chapeau à son usage ; je recueille ce détail parce qu'il peut nous donner une idée de la manière d'être du poète. Il n'est pas négligent pour sa personne ; il se souvient du temps où il fréquentait les belles sociétés de Londres. Le chapeau réclamé ne doit pas être un chapeau rond et rabattu, qu'il déteste, mais un galant chapeau retroussé à la mode et de bon air.
Nous avons vu Cowper poète et jardinier, politique sans le savoir et théologien sans le vouloir. Nous l'allons voir dans une qualité nouvelle et non moins surprenante que toutes les autres, pour lui au moins, autant que pour nous. Les candidats au Parlement vont venir frapp'er à sa porte ; nous allons avoir Cowper électeur ! Laissons-le raconter cela à M. Newton (20 mars 1784) :
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« Mon cher ami, puisque c'est le plaisir de Sa Majesté de m'offrir encore une occasion d'écrire avant la dissolution du Parlement, je la saisis avec tout l'empressement possible. Je vous remercie de votre dernière lettre, qui n'a pas été la moins bienvenue pour arriver, comme une gazette extraordinaire, en un temps où on ne l'attendait pas.
Comme en un temps d'agitation plus qu'ordinaire de la mer, l'un va pénétrer dans des criques et des creux de rochers où, dans des temps plus calmes, elle n'atteint jamais, de même, l'effet de ces tèmps se fait sentir jusqu'en ce coin du Verger (i), où en général le flot politique nous laisse aussi paisibles que les crevettes et les moules qui ont été accidentellement déposées dans quelque creux où n'atteint pas la ligne des marées par la propulsion habituelle du flot. Nous étions assis hier après dîner, les deux dames et moi, fort paisibles et sans la moindre crainte d'une invasion pareille du secret de notre salon, l'une des dames tricotant, l'autre faisant du filet et Monsieur dévidant la laine, quand, à notre inexprimable surprise, un rassemblement parut devant notre fenêtre ; un coup bien appliqué fut frappé à la porte, les gamins poussèrent des clameurs joyeuses, et la servante annonça M. Grenville. Puss (2) était malheureusement lâché et hors de sa boîte, si bien que le candidat, avec tous ses bons amis à ses trousses se vit refuser l'entrée par la porte d'honneur, et dut aller
(1) Orchard SiM, probablement le nom de la partie d'Olney qu'habitait Cowper.
(2) Le lièvre apprivoisé de Cowper.
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gagner la porte de derrière, le seul chemin par où l'on pût pénétrer sur les lieux.
De sa nature, un candidat n'est pas très susceptible, et aimerait mieux, je crois, entrer par la fenêtre que de ne pas entrer du tout. En une minute, la cour, la cuisine et le salon furent pleins. M. Grenville s'avançant vers moi, me donna une poignée de main avec une grande et très séduisante cordialité. Aussitôt qu'il fut assis, lui et tous ceux qui purent trouver des chaises, il commença à s'ouvrir sur lie dessein de sa visite. Je lui dis que je n'avais pas le droit de vote, et il me crut sans résistance. Je lui dis que je n'avais pas d'influence, et ici je le trouvai moins disposé à ajouter foi à mes paroles, d'autant moins sans doute que M. Ashburner, le drapier, qui venait de l'envoyer à moi, lui apprenait que j'en avais beaucoup. Pensant que je ne pouvais être en possession d'un semblable trésor sans le savoir, j'e me hasardai à confirmer ma première assertion, en disant que si j'avais une influence quelconque, j'étais fort embarrassé de dire où elle pouvait être, ou en quoi elle consistait. Ainsi finit la conférence. M. Grenville me serra la main une seconde fois, embrassa les dames et se retira. Il embrassa aussi la servante dans la cuisine, et il avait l'air en somme d'un gentleman de tout cœur, fort disposé à aimer et à embrasser. Il est très jeune, très aimable et fort beau. Il a une paire de fort beaux yeux ; mais ces deux yeux, à ce qu'il paraît, ne suffisant pas à un sénateur pour remplir ses difficiles fonctions; il en a un troisième, qu'il porte suspendu à sa boutonnière par un ruban. Les gamins poussèrent leurs clameurs,
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les chiens aboyèrent, Puss se sauva, et le héros avec son long et obséquieux cortège, se retira. Nous nous égayâmes beaucoup de l'aventure, et en peu de temps nous revînmes à notre tranquillité habituelle, qui n'est pas destinée, j'e crois, à subir jamais d'interruption de ce genre à l'avenir. Je me suis tenu cependant pour fort heureux de pouvoir affirmer au candidat que je n'avais pas cette influence dont il m'e demandait d'user en sa faveur ; si je l'avais eue, j'aurais dû lui refuser de l'employer pour lui, vu la manière dont j'envisage présentement le différend entre la Couronne et les Communes ; car il se range du côté de la Couronne. C'est un bonheur de ne compter pour rien dans un monde où l'on ne peut jouir activement d'une importance quelconque sans désobliger quelqu'un. Le bourg cependant semble lui être fort dévoué, et s'il a autant de succès dans tout le Comté, il triomphera sans doute dans l'élection. M. Ashburner peut-être a pu se sentir un peu mortifié, puisqu'il était évident que je devais l'honneur de cette visite à la fausse idée qu'il avait donnée de mon importance. Mais s'il lui avait plu d'affirmer à M. Grenville que j'avais trois têtes, j'e ne me serais pas cru obligé de les montrer.
« M. Scott qui, dites-vous, a été si fort admiré dans votre chaire, serait également admiré dans la sienne, au moins par tous les juges capables de l'apprécier, s'il n'était pas si porté à s'irriter contre son auditoire. C'est par là qu'il se fait du mal, et eût-il l'intelligence et l'éloquence de Paul lui-même, il se ferait encore le même mal. Il lui arrive rarement, il ne lui arrive jamais peut-
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être de prêcher un sermon doux et modéré, sans que j'en entende faire de grands éloges ; mais ce tempérament irritable, par lequel il se laisse entraîner jusqu'à ce qu'on pourrait appeler l'outrage, détruit tout le bien qu'on se propose de faire en prêchant. Il applique à faux sa puissance, qui même en souffre, et il fait le tourment de ses auditeurs. Mais M. Scott a la bonté, et il pourra se débarrasser de ce défaut. »
Autre aventure, mais moins gaie au fond et moins gaiement racontée que la précédente. Nous baissons d'un ton, et au lieu de M. Grenville, candidat au Parlement, nous descendons au pieux et enthousiaste caporal East, que nous avons déjà rencontré dans la Correspondance de notre poète. C'est à M. Newton encore que s'adresse cette autre lettre (avril 1784, sans autre date).
« Mon cher ami, le récit que vous m'avez fait dans votre dernière lettre du caporal East m'ayant amené forcément à me faire sur ses prétentions à la qualité de chrétien, une opinion moins favorable que cell'e que m'avaient fait concevoir son apparente modestie et ses airs de spiritualité, je ne suis pas fâché d'avoir eu une occasion de lui dir'e mes sentiments à son égard. Après avoir reçu votre lettre, j'ai vu également M. Bull, qui m'a rapporté un entretien qu'il avait eu avec un certain autre soldat sur la valeur morale et la conduite de cet homme. Le régiment étant licencié, il m'a fait une seconde visite jeudi matin, se rendant à Londres où, m'a-t-il dit, il espérait trouver de l'ouvrage, en ayant vainement cherché
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à Northampton. Je le vis venir et ne voulant pas d'abord entrer dans la voie des reproches, je lui fis dire que nous ne pouvions pas le recevoir. Cela était vrai, nous étions justement à déjeuner et généralement quand on déjeune, on n'aime pas à avoir en face de soi un spectateur qui n'est que c'ela. Je voulais par là l'engager à s'éloigner, mais il ne lui plut pas de me comprendre. En conséquence, après déjeuner, j'ordonnai de l'e faire entrer au salon. En premier lieu, je lui dis qu'il m'avait renseigné inexactement en me disant que c'était vous qui l'aviez adressé à moi : j'avais à cet égard votre témoignage. Il ne lui convenait pas d'avouer un mensonge positif. Aussi se borna-t-il à me répondre qu'il se trompait fort si vous ne l'aviez pas envoyé. Je lui répliquai : Vous vous trompez donc fort très certainement. Alors je lui fis un long détail d'es accusations que son camarade de l'année et le bruit public mettaient à sa charge. Mais ici encore, il trouva plus à-propos d'avoir peu de mémoire. Il ne lui revenait pas qu'il se fût jamais rendu coupable d'avoir juré depuis qu'il avait fait profession de sentiments religieux, il ne lui revenait pas non plus qu'il eût joué jamais, excepté une seule fois qu'il avait jeté les dés pour un pâté de mouton ; il n'avait pas de souvenir de s'être enivré plus d'une fois depuis qu'il était soldat. Le meilleur avis que je pouvais lui donner était de répondre à son accusateur en présence de M. Bull, devant qui il avait déposé ses sujets de plainte : il répondit que cet homme était parti pour le Bedfordshire et qu'il ne savait où mettre la main dessus. Là-dessus nous nous séparâmes, lui désappointé puisqu'au lieu d'argent qu'il venait
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chercher, je ne crains pas de l'affirmer, il ne remportait que des reproches ; et moi 'enchanté d'être débarrassé de lui d'une façon qui me rassure assez bien contre la crainte de recevoir du personnage une nouvelle visite. Il n'a pas pleuré, mais ses genoux tremblaient au point de l'e porter à peine. On m'a depuis dit pis de cet homme, et pis que je ne veux croire, quels que soient maintenant mes sentiments sur son compte.
« Ceux qui ne connaissent que peu les terreurs de la divine colère ne s'effraient pas beaucoup de traiter légèrement leur Créateur. Pour ma part, si je devais faire un choix, j'aimerais mi'eux faire le saut de l'Empédocle et me jeter dans le cratère du mont Etna que de me jouer à Dieu en si-petite circonstance que ce fût. Nous trouvons dans l'Ecriture la miséricorde manifeste et abondante, elle apparaît à chaque page. La colère n'est en comparaison que légèrement touchée, parce que l'Ecriture n'est pas tant un témoignage de colère que de pardon. Mais le déplaisir de Dieu eût été le sujet principal du livre, s'il eût mis sous nos yeux avec détail ce sentiment, ne fût-ce que dans la mesure qu'on peut supporter dans cette vie, le monde des chrétiens peutêtre eût été moins rassuré ; mais je crois que ces présomptueux qui touchent à l'Evangile se fussent rencontrés plus rarement. La Parole est une épée flamboyante et celui qui y touche avec des doigts non sanctifiés, croyant s'en faire un instrument, s'e trouvera n'avoir fait que se brûler.
« Quel désastre en Calabr'e ! Toute maison est bâtie sur le sable, quand ses habitants n'ont point de Dieu
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ou n'ont qu'un faux Dieu. L'es solides et les fluides ne sont tels que par rapport l'un à l'autre ; mais par rapport à la puissance divine, ils ont également ou la fixité ou la mobilité. Les habitants d'un rocher s'abîmeront dans le temps qu'une coquille de noix sauvera la vie d'un homme au mili'eu d'un océan sans fond. Le Pape accorde des dispenses pour les folies et les extravagances au temps de carnaval. Mais elles sont aussi bien une offense pour Oelui dont il prétend être le vicegérant, en ce temps qu'en tout autre. Si j'étais Calabrais, je ne donnerais pas à mon pape de Rome un farthing de ses plus larges indulgences étendues d'aujourd'hui sur tout le temps à venir. Il y a un mot qui fait trembler ce monde, et le Pape ne peut faire faire sitence à ce mot. La figue d'un enchanteur comme celuilà ! les enchanteurs de Pharaon avaient deux fois son habileté. »
Ecoutons notre poète reprendre le cours de ses remarques, critiques sur les poètes ou écrivains qu'un bon hasard fait tomber dans ses mains. Il n'a pas de bibliothèque, notre pauvre poète ! (Lettre à M. Unwin, 5 avril 1784) :
« Mon cher William, ce chapeau que je vous ai demandé, je vous prie maintenant de ne pas vous en occuper. Ne vous hâtez pas de conclure que j'entends aller nu-tête : cela veut dire seulement que j'ai trouvé un moyen plus à la main de me le procurer.
« Je vous ai remercié dans ma dernière lettre de
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votre Johnson ; je vous remercie maintenant avec un accent plus marqué, de votre Beattie, le plus agréable écrivain et l'e plus aimable que j'aie rencontré ; le seul auteur que j'aie vu dont les recherches philosophiques et critiques reçoivent l'embellissement diversifié d'une imagination poétique, qui fait du sujet, même le plus aride et le plus margre, un régal pour le lecteur épicurien. Et puis il est si bien à son aise que l'auteur luimême se laisse apercevoir à chaque page, et, ce qui est très rare, nous ne voyons pas seulement l'écrivain, mais l'homme ; et cet homme est si aimable, si égal d'humeur, si heureux dans sa religion, si humain dans sa philosophie, qu'il faut nécessairement l'aimer, pour peu qu'on ait le sens de ce qui est digne d'être aimé. Si vous n'avez pas son poème intitulé Le Ménestrel et que vous ne puissiez pas l'emprunter, je vous prierai de me l'acheter ; car, quoique je ne puisse me permettre sur une grande échelle cette dépense si coûteuse des livres, je puis du moins m'e donner les œuvres poétiques de Bættie.
« J'ai lu six des Leçons de Blair, et qu'est-ce que je dis de Blair ? Qu'il est homme de sens, maître de son sujet, et si on veut bien lui passer çà et là une locution écossaise, bon écrivain, en tant du moins que la clarté du langage et de la méthode contribuent à faire un écrivain digne de ce nom. Mais la stérilité de son imagination ! — si toutefois on peut dire qu'il ait entre s'es facultés intellectuelles une faculté comme celle-là. Peut-être les philosophes, ou les hommes qui visent à ce titre, naissent quelquefois sans l'imagination, ou
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peut-être cette faculté se flétrit en eux faute d'exercice. Quoi qu'il en puisse être, Blair a un cerveau aussi sec que celut que Shakespeare décrit quelque part, « sec comme le biscuit qui reste dans le vaisseau après un voyage ».
« J'accorde que ces excellents hommes sont dans le vrai, philosophiquement parlant, quant à l'explication qu'ils donnent de l'origine du langage ; et si l'Ecriture nous avait laissés dans l'obscurité à cet égard, j'adopterais avec empressement leur hypothèse, faute de lumières plus certaines. Je supposerais par exemple que le premier effort de l'homme relativement au langage lui a fait pousser une interjection, et que ah ! ou oh ! dit avec un geste étonné et des attitudes diverses, doit avoir complètement épuisé sa faculté de s'exprimer ; qu'avec le temps, il a pu inventer des noms pour plusieurs choses, mais d'abord pour les objets de ses besoins journaliers. Une pomme reçut son nom de pomme, et il peut ne pas s'être écoulé un bien grand nombre d'années avant que cette dénomination ait été adoptée généralement. En ce cas, et dans cette supposition, voyant l'un de ces fruits dans une autre main, un homme s'écrie avec un air très pathétique : « Oh pomme ! » Fort bien. Oh pomme ! est un discours très émouvant, mais qui malgré tout ne lui sert de rien. Celui qui la tient la mange ; et l'autre s'en va ayant dans la bouche « Oh pomme » 'et rien de mieux. Réfléchissant sur son désappointement, il se dit que peutêtre sa mésaventure vient de ce qu'il n'a pas été assez explicite, il invente unie expression qui corresponde à
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son idée de translation à titre gratuit, et à la première occasion, il modifie son rôle en conséquence. Son discours maintenant se compose de ces mots : « Oh ! donne pomme ». Celui qui tient la pomme comprend qu'on lui demande de s'en séparer, et comme la faim est déjà satisfaite, il n'est peut-être pas éloigné de se conformer à ce désir. Mais, malheureusement, il y a lieu encore à méprise, et un troisième individu se trouvant là présent, c'est à lui qu'il donne la pomme. Désappointé encore une fois, et s'apercevant que son langage n'a pas toute la précision nécessaire, l'orateur se retire dans son cabinet et là, après de longues et profondes réflexions, il arrive à l'intelligence de ceci : que l'insertion d'un pronom, dont la fonction sera d'indiquer que non seulement il demande que la pomme soit donnée, mais qu'elle soit donnée à lui-même, remédiera à tous les inconvénients précédents, il met à profit la première occasion qui se présente ; il réussit à merveille, il obtient la pomme, et par son succès met son invention si fort en crédit, que les pronoms continuent dès lors à jouir d'une grande célébrité (1).
« Comme mes deux détaillants de syllabes, Blair et Beattie, sont d'accord que le langage est primitivement venu à l'homme d'une source supérieure, et que la divJersité des langues que nous trouvons actuellement sur la terre a pris son origine de la confusion des langues à
(1) Quelles misérables inventions d'une science sans profondeur et sans vérité, et dire qu'il y a eu des philosophes qui se sont contentés de jeux de mots pareils dont riraient des écoliors de douze ans. Cowper ne dit que faiblement leur fait à ces philosophes, mais il écrit une lettre, il ne fait pas un traité, et cette forme légère convient mieux ici que les grandes phrases à la Bonald.
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Babel, je ne suis pas parfaitement convaincu qu'on ait lieu d'inventer cette très ingénieuse solution d'une difficulté que l'Ecriture a déjà résolue. Mon opinion cependant est, si je me hasarde d'avoir une opinion à moi, si différente de l'opinion de gens dont la sagesse est si supérieure à la mienne, que l'homme eût été son maître à lui-même, s'il eût enrichi son vocabulaire de mots et de phrases seulement pour répondre au besoin actuel de nécessité ou de convenance ; son progrès aurait dû être infiniment plus long qu'il ne l'a été en effet, et aux jours d'Homère, un poème comme l'Iliade n'aurait pu se produire.
« Au contraire, je ne doute pas qu'Adam, au jour même de sa création, n'ait été capabl'e de s'exprimer en des termes qui disaient tout et le disaient avec élégance : je suis certain qu'il n'éprouvait pas le moindre embarras pour trouver des paroles sublimes et des combinaisons logiques de discours, quand il lui venait en pensée de louer son Créateur. »
Dans une autre lettre, Cowper revient sur son docteur Blair (25 avril 1784, à M. Unwin) :
« Mon cher William, je voudrais avoir des paroles de feu et des pensées de flamme ; mais, pour l'e présent, je n'ai guère ma tête à moi. Après une mauvaise nuit et un jour de mélancolie, ayant d'ailleurs écrit déjà une longue lettre, je ne me trouve pas en fonds et en verve pour échauffer ou pour éclairer. La poste part de bonne heure le mardi. La matinée est le seul temps où je
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prenne de l'exercice : voulant donc me la réserver à cet effet, et en même temps me conformer à votre désir d'une réponse immédiate, je vous donne de dette soirée tout le temps que je peux en mettre à part à votre intention. J'ai eu de plus un rhumatism'e dans le dos ; quoique j'en sois débarrassé en grande partie, il m'en est resté une sensation douloureuse, que mon occupation actuelle fend plus sensible. Ne croyez pas que je veuille faire valoir le mérite que j'ai à me montrer exact, en énumérant les difficultés qui pourraient m'empêcher de l'être. Je veux s'eulement puiser là une excuse si je vous envoie une feuille qui, arrivée sous vos yeux, ne vous paraîtra pas mériter d'être lue.
« Depuis que ma dernière l'ettre est partie, Blair s'est un peu plus insinué dans mes bonnes grâces. A mesure que ses sujets en deviennent plus digries, il les traite mieux ; mais, en somme, j'e le tiens pour un écrivain sec ; est-c'e sans doute à titre de précepteur, mais aussi peu amusant qu'il est possible de l'être avec tant de savoir. Sa langue est, à l'exception de celle de Swift, la moins métaphorique que je connaisse, et le peu de figures qu'on trouve chez lui ne viennent pas toujours à propos. Il me paraît être un critique qui s'anime fort peu à ce qu'il lit ; il raisonne plutôt sur les beautés d'un auteur qu'il ne les goûte véritablement, aux yeux de qui un passage est digne d'éloges, non pas parce qu'il le charme, mais parce qu'il est conforme aux règles que la critique a faites et promulguées en vue de ce cas.
« Je me suis rendu quelquefois à votre désir d'anno-
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tations marginales ; j'en aurais été plus prodigue si j'avais lu pour moi seul ; mais comme je lis à haute voix pour les dames, je n'ai pas toujours le temps de noter mon opinion sur une expression douteuse, encore moins de proposer une correction. J'ai omis de censurer dans le livre une observation particulière, quoique, au moment où je l'ai rencontrée, elle m'ait été déplaisante. Elle me revient à ce moment, et je puis aussi bien la mentionner ici. L'auteur loue et avec raison cette noble description d'un orage mêlé de tonnerre qui se trouve au premier livre des Géorgiques, et qui se termine par ce vers :
Ingeminant austri, et densissimus imber (i).
« Etant pressé, je ne vais pas au livre même chercher les expressions du critique, mais ma mémoire suffira à me rappeler le sens. Quand les poètes font une description, dit Blair, ils devraient toujours choisir les circonstances auxquelles l'esprit, de soi-même, penserait le moins, les circonstances les plus éloignées, et qui, par conséquent, sont le plus propres à le frapper. Aussi admire-t-il le coup de tonnerre qui fend les montagnes et remplit toute une nation d'étonffement ; mais il trouve à redire au membre de phrase qui termine la période, parce que, selon lui, le poète y mentionne des circonstances d'une tempête indignes que Virgile y portât son attention, parce que tout le monde y pense naturellement. Mais, ici, je ne suis pas d'accord avec
(II Le vent redouble en même temps que la pluie la plus serrée.
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lui ; je ne saurais comprendre que le vent et la pluie viennent mal à propos dans la description d'une tempête, ou que le vent et la pluie puissent être décrits plus poétiquement. Virgile sait remarquablement bien terminer ses périodes, et jamais il ne conclut qu'avec la plus parfaite dignité de nombre et d'impression, et je crois que dans l'exemple en question il montre à un haut degré l'habileté qu'il possède à cet égard. Le vers a une marche parfaite de majesté. Le vent est de ceux que le mot ingeminant seul pouvait rendre, et les mots densissimus imber donnent, il est vrai l'idée d'unie pluie, mais d'une pluie peu commune, et telle que Virgile seul pouvait la caractériser par une seule épithète (i). Ainsi, loin de soutenir le docteur dans sa remarque critique, je ne pense pas que VEnéide contienne un plus beau vers, ou une description terminée plus magnifiquement.
« Nous sommes enchantés que le docteur Conyers ait fait choix de vous en cette occasion. Vous saurez, sans nul doute, justifier sa préférence. Soyez sans crainte, vous avez un cœur qui sait s'émouvoir dans les occasions où la charité agit sur lui, il ne vous fera pas défaut cette fois. Les mots brûlants viennent toujours assez se presser sur les lèvres, quand on a une sensibilité comme la vôtre. »
( i ) Nous sommes assez portés, au temps où nous sommes, à traiter avec dédain ces petites questions de ménage poétique, et nous n'avons pas tort peut-être, en ce sens que cela ne regarde, pas les critiques. Mais le poète, cela le regarde; on ne lui apprend pas ces choses, mais il faut qu'il les apprenne, et encore mieux qu'il les sache. Les poètes me comprendront.
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Cowper, quand il tient un livre, est un peu comme La Fontaine avec le prophète Baruch : il faut qu'il en parle à tout le monde, jusqu'à épuisement du sujet. Nous devons le pardonner à sa disette de livres. Il a parlé deux ou trois fois à M. Unwin de Blair et de Beattie ; il faut encore qu'il en parle à M. Newton (lettre du 26 avril 1784) :
« Mon cher ami, nous sommes dans un vrai chagrin que vous ayez été indisposé. Vous devez cependant vous tenir heureux d'avoir traversé une saison pareille et d'en être quitte à si bon marché. Un rhume et une esquinancie sont choses fort désagréables, mais en général une fièvre est plus fâcheuse, et il est peu de personnes en ces parages qui n'aient eu une fièvre. J'ai moi-même été dernièrement sur le flanc ; je ne viens que de me remettre d'une douleur rhumatismale au dos. la plus poignante que j'aie jamais éprouvée. On parlait de saignée et de vésicatoire ; j'en ai été quitte pour des fomentations et une boîte de pilules. J'ai été soigné par M. Grindon, qui se donne le même mouvement qu'à l'ordinaire, et qui, selon moi, n'en est pas moins mourant, ayant eu il y a quelque temps une attaque d'apoplexi'e, et plus récemment une de paralysie. Ce sera une perte pour ce pays. Quoique je ne l'estime pas absolument un Esculape, je lui crois autant d'habileté qu'à la plupart de ses confrères du voisinage, par dessus lesquels il a le mérite d'une extrême prudence, et cette qualité est des plus nécessaires quand on opère sur le corps des autres.
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« Nous sommes charmés que votre livre prenne l'essor. Cela ne fera pas l'affair'e de ceux qui ne pourraient être contents que s'il vous voyaient vous ranger de leur bord, mais les gens dont l'esprit est libéral disent que vous faites bien, et il n'y a que les personnes appartenant à cette classe dont l'opinion puisse être quelque chose pour vous.
« J'ai été occupé dernièrement de la lecture des Discours de Beattie et de Blair. Je n'ai pas encore fini le dernier ; l'autre est, à mon gré, le plus agréable des deux. C'est, pour dire le vrai, le plus intéressant écrivain sur des sujets arides que j'aie encore rencontré. Son imagination possède à un haut degré le caractère poétique, sa façon de s'exprimer est facile et élégante, sa manière est à c'e point familière que nous croyons converser avec un vieil ami, dans les termes du commerce le plus amical. Blair au contraire est roide, non que son style soit pédantesque, mais il a un air de si extrême précision ! Cet écrivain est homme de sens, il a l'intelligence des sujets qu'il traite, mais il est trop pénétré de l'idée qu'il s'adresse au public, il est trop occupé de l'idée de réussir, pour se permettre un moment ce jeu de l'imagination qui donne à l'autre tant d'agrément. Blair se présente à nous, comme un érudit, B'eattie comme un érudit à la fois et un homme aimable, si aimable en effet, que je n'ai pas été un moment sans désirer le connaître depuis que j'ai lu son livre. N'ayant de ma vie lu une page d'Aristote, je me trouve heureux d'avoir rencontré une occasion d'en apprendre chez d'eux critiques modernes plus que lui-même, je le crois,
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n'aurait pu m'en enseigner (i). Et puis je me suis senti assez disposé en cette circonstance à me faire compliment à moi-même de ma pénétration. Quoique je ne me sois jamais livré beaucoup à l'art d'écrire et de composer, je n'ai pas trouvé que ces auteurs eussent grand'chose à m'apprendre. Ils m'ont aidé à ranger mes observations suivant quelques chefs méthodiques, mais lis ne m'en ont pas suggéré beaucoup dont je ne me fusse déjà rendu maître d'une façon ou d'une autr'e. Au fait, les critiques n'ont pas créé les auteurs, mais les auteurs ont fait les critiques. Le sens commun a fait comprendre aux écrivains la nécessité de la méthode, de la l^j^on, de l'emploi de pensées qui aient rapport et convenance au sujet ; c'est la vive intelligence qui leur a proposé les ornements dont ils peuvent embellir leurs ouvrages, et alors sont venus les critiques. Remarquant les bons effets que produit l'attention à se conformer à ces manières d'écrire, ils ont ordonné qu'on suivrait à l'avenir ces indications comme des lois ; et après avoir dressé d'après ce qui était bien écrit leurs préceptes pour bien écrire, ils se sont vantés d'être les auteurs d'un art que cependant les auteurs du temps avaient déjà montré réalisé dans de vivants exemples Les critiques sont cependant utiles à leur manière, en ce sens qu'ils nous donnent une délimitation des frontières que l'intelligence créatrice ne peut pas convenablement franchir ; et, de plus, ils exercent les fonctions
(i) Bon mettre deux petits compagnons comme Blair et Beattie au-dessus d'Aristote, du plus grand génie de l'antiquité, il n'y manque plus que de mettre Addison au-dessus dHomère.
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de juges, auxquels le public a le droit d'en appeler dès l'instant qu'il est importuné par l'es extravagances de ceux qui ont eu l'audace de les franchir (i).
« Les candidats à la députation du comté ont donné un exemple d'économie que les autres candidats feraient bien de suivre ailleurs ; ils ont convenu, dans l'un et dans l'autre camp, de défrayer les dépenses de ceux qui leur apporteraient respectivement leur vote, mais en même temps, de n'ouvrir point les maisons publiques au divertissement du populaire, réforme cependant que le populaire n'a nullement approuvée, et il a témoigné son mécontentement par une émeute. On avait élevé une estrade, d'où les orateurs devaient haranguer leurs électeurs. Cette estrade a été la première victime de la fureur de la populace. Peu curieux d'entendre ce qu'avai'ent à leur dire des messieurs qui n'avaient rien de mieux à leur donner que des paroles, ils l'ont mise en pièces et en ont dispersé les fragments sur la place des élections. Le shériff, l'es membres du bureau, les gens de loi, les électeurs prirent la fuite dans le moment. Ils revinrent à leur poste, mais ils furent mis en déroute par un s'econd assaut, pareil au premier. Ils se mirent alors en devoir de briser les fenêtres de l'auberge où les fuyards s'étaient réfugiés ; et comme on n'était pas sans crai'nte de voir le feu mis à la ville pendant la nuit, les francs-tenanciers proposèrent de faire face aux
(i) C'est là une définition juste, mais étroite la critique. La critique est cela, mais elle est quelque chose de plus encore chez les maîtres elle se produit comme initiatrice à la fois hardie et prudente, indiquant des voies où l'intelligeiice peut s'engager avec nouveauté, et signalant en même temps les périls où la témérité inexpérimentée irait donner.
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émeutiers et de s'assurer de leurs personnes. A ce moment, un émeutier, vêtu d'une grande jaquette de bouffon s'avança et défia le plus brave d'entre eux. Olney envoya dans la carrière son héros, qui fit repentir l'auteur du défi de sa présomption. C'était M. Ashburner : saisissant l'homme à la gorge, il le secoua, le jeta à terre, fit résonner la cavité de son crâne sous ses poings vigoureusement appliqués, et le traîna en prison sans avoir souffert de sa part le moindre dommage en sa personne. Animés par cet exemple, les autres francstenanciers firent comme leur chef, et en cinq minutes vingt-cinq sur trente qu'étaient ces coquins étai'ent mis en sûreté dans la prison.
« Adieu, mon cher ami, je sens à écrire se réveiller mes douleurs dans le dos ; et d'ailleurs je n'ai plus de place. »
Laissons Cowper développer en toute liberté ses idées sur toutes sortes de sujets ; nous en s'erons quittes, je l'ai déjà dit, pour nous figurer que nous lisons une suite d'essais, essais aussi heureusement pensés quelquefois, presque toujours plus agréables encore à lire que ceux d'Addison et de Steele, parce qu'ils sont plus courts, et que celui qui les écrit, au lieu d'être en face d'un public généreus'ement exigeant et peu amusable, ne parle qu'à un ami, toujours heureux de voir ses lettres arriver, et naturellement charmé de recevoir des épîtres qui ressemblent si peu au commun des lettres échangées entre gens du monde. Il va nous parler cette fois d'un sujet plus délicat autrefois qu'il ne l'est main-
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tenant, de l'usage du fard (lettre de M. Unwin, 3 mai 1784) :
« Le sujet de la couleur factice qu'on applique sur son visage peut être considéré, selon moi, sous deux points de vue. D'abord on peut discuter sur le point de savoir si l'usage du fard n'est point en contradiction avec la bonne morale, et en second lieu on peut discuter d'une manière générale si cette pratique présente quelque avantage. Je procède dans toutes l'es formes d'une dissertation logique, mais seulement pour fixer mon point de départ. Je ne promets pas d'observer la même régularité au-delà de la mesure où elle peut demeurer compatible avec mon dessein d'écrire aussi vite qu'il m'est possible.
« Quant à l'immoralité de cet usage, je n'en verrais aucune si j'étais en France. Au contraire, il s'emble que ce soit en ce pays un signe de modestie, l'aveu tacite de ce que tout le monde sait, je veux dire que les visages français ne tiennent en effet de la nature ni rouge ni blanc. Cette humble confession d'un défaut peut d'autant mieux passer pour une vertu, qu'il est fait chez un peuple qui ne se distingue pas par son humilité. De plus, avant de prouver que l'usage est immoral, il nous faudrait prouver que l'immoralité est au fond de la pensée de c'elles qui le pratiquent, soit qu'elles se proposent de tromper, soit qu'elles veuillent allumer d'illégitimes désirs chez les spectateurs. Mais les dames françaises, si l'on s'attache à la pensée qui les détermine, doivent être acquittées de cette double accusation. Personne ne
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croit un seul moment que leur teint soit naturel, pas plus que s'il était Vert ou bleu, et ce jugement sans ambages est produit par deux causes : d'abord il est universellement connu que les dames françaises ont naturellement le teint brun ou jaune ; 'et en second lieu, elles mettent si peu d'artifice dans leur manière de se farder ! Car elles n'essaient pas même — j'ai à cet égard des informations exactes — d'imiter le naturel ; elle se barbouillent à la hâte et au hasard, leur seule inquiétude est qu'il y en ait assez (i).
« En conséquence, là où il n'y a ni désir d'éveiller les passions, ni intention de tromper, je ne puis reconnaître rien d'immoral. Mais en Angleterre, j'en ai peur, nos dames qui se fardent ne peuvent pas se prévaloir des mêmes excuses. Elles vont jusqu'à imiter la nature avec une exactitude si parfaite, que l'on voit quelquefois le public se partager en deux camps, et des disputes plei'nes de chaleur s'élever sur la question de savoir si les visages sont fardés ou non. J'en ai vu un exemple remarquable chez miss B***, que je me rappelle fort bien. On ne s'aperçut jamais que ses roses et ses lis étaient dûs à l'art, jusqu'à ce que l'âge où elle était arrivée ne permit plus de croire que la nature seule les produisît. Ce désir inqui'et de n'être pas seulement roses et blanches (les dames françaises ne visent qu'à cela) (2), mais de croire qu'elles sont très belles, et beau-
(1) Je donne cette lettre sans déguisement. Il ne faut vis que les dames, si elles lisent ce livre, se laissent prendre à l'aveugle par Cowper Il faut qu'elles sachent bien à qui elks ont affaire.
(2) Cowper n'est pas si poli que cela dans l'expression, il dit bonnement : Elles ne viseut qu'à cela en France.
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coup plus belles que la nature ne les a faites, est un symptôme assez peu favorable à l'idée que nous voudrions nous faire de la chasteté, de la pureté et de la modestie des femm'es de notre pays. Qu'elles se rendent coupables d'un dessein de tromper, cela est certain. Autrement, pourquoi tant d'art ? Et si l'on veut tromper, pourquoi et dans quel but ? Très certainement pour gratifier une vanité de la plus niaise espèce, ou, ce qui est encore plus criminel, pour attirer et faire tomber dans l'es pièges, pour mener à bien plus sûrement leurs desseins tentateurs. Ainsi, sur la même question, mon opinion prend deux chemins opposés. Je peux croire qu'une femme française avec un pouce de fard sur la figur'e, a la vertu, la plus excellente sagesse ; et jamais il ne me viendrait à l'esprit de penser moins bien d'une Française parce qu'elle serait fardée. Mais il faut qu'une belle Anglaise m'e pardonne si je ne me montre pas aussi charitable pour elle. Elle est du moins coupable d'imposture, soit qu'elle me trompe ou non, parce que son intention est de le faire ; et c'est chose fort heureuse encore si c'est là tout le blâme qu'elle mérite.
« Ceci m'amène à la seconde série de mes idées sur cette matière, et ici je s'ens que je me trouverais dans un terrible embarras si l'on m'imposait la tâche de louer l'usage du fard au point de vue de ses avantages. Si un mari exige qu'e sa femme se farde, peut-être ferat-elle bien d'obéir, dans son intérêt même ; elle le doit du moins. Mais je crois que ce ne serait guère son intérêt à lui, et cela pour les raisons suivantes. D'abord, 'elle s'en admirera davantage ; et puis, si elle sait bien
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s'y prendre, elle sera plus admirée par les autres ; et cette admiration conquise peut soumettre sa vertu à des épreuves qu"elle n'aurait point eu à subir sans cela. Il m'est du reste impossible d'imaginer, en dehors de celle que j'ai dite, aucune circonstance où l'usage du fard en c'e pays peut être avantageux ou convenable. Généralement parlant, il n'offre pas d'utilité, parce qu'en général les femmes anglaises n'ont pas besoin de venir au secours de leur teint. Une peau brune est chez nous une rareté, et le sexe, surtout depuis que l'inoculation s'est répandue, aurait peu de bonn'e grâce à se plaindre que la nature ne l'ait pas bien traité relativement au teint. Les femmes de chez nous peuvent cacher et gâter un teint naturellement beau ; mais elles ne peuvent pas (du moins elles auraient de la peine) s'en donner un plus beau. Mais supposé qu'elles le puissent. il y a au bout une tragédie qui devrait les faire trembler. Il est à ma connaissance qu'en France, quoique l'usagée du rouge soit général, celui du blanc n'est pas à beaucoup près aussi répandu. En Angleterre, une femme qui use de l'un use généralement de tous deux. Or tous les fards blancs, toutes les lotions de cette sorte, toutes les préparations, sous quelque titre qu'on les donne, contiennent du mercure, du poison par conséquent, et par suite, deviennent à la longue la ruine de la constitution. Miss B*** que j'ai nommée ci-dessus, a porté de cette vérité un lamentable témoignage, il est certain que sa chair tombait de ses os avant sa mort. Lady Coventry a fourni de ce que j'avance une preuve qui n'est guère moins triste ; et si un médecin de Lon-
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dres pouvait parler librement, il serait en état de publier une statistique de mortalité parmi les femmes, d'une longueur qui nous surprendrait.
« Ces raisons me font condamner absolument l'usage du fard tel qu'on le pratique en Angleterre. Une raison plus haute que toutes celles-là doit encore me le faire blâmer. Je ne puis, il est vrai, découvrir que l'Ecriture le condamne spécialement. Mais le soin inquiet de la personne qui s'e manifeste évidemment par un artifice de ce genre est, j'en suis sûr, contraire à la teneur et à l'esprit général des livres saints. Montrez-moi une femme au visage peint, et je vous montrerai une femme dont le cœur est aux choses de la terre, et non aux choses de là-haut. Mais mon observation ne s'applique à c'ette peihture qu'autant qu'on en fait un art d'imitation ; car, employée comme l'emploient les Françaises, je l'estime aussi innocente qu'elle l'est chez l'Indienne sauvage, qui dessin'e un cercle autour de sa figure, et fait au milieu deux taches ou blanches, ou bleues. Voilà là-dessus mes idées. Vive valeqwe. »
Voici une autre lettre à M. Unwin, plus bigarrée que la précédente, qui est une dissertation en forme (8 mai 1784) :
« Mon cher William, quand nos correspondants nous envoient de l'argent, je ti'ens qu'ils ont droit à une réponse immédiate ; en conséquence, quoique depuis l'arrivée de -votre lettre, j'aie à pein'e eu le temps de parcourir le journal, me voilà la plume à la main et
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tout prêt à vous informer que la dite lettre, avec son contenu, est à cette heure arrivée à bon port à Olney.
« Vous faites bien de mettre de la gaieté dans vos lettres quoique vous n'en ayez pas beaucoup vousmême ; vous faites bien et pour vous 'et pour moi : pour vous, parce qu'il arrive souvent qu'en prenant un air de gaieté, nous la faisons naître en réalité, et pour moi, parce que j'ai toujours eu besoin d'un rire plus que d'une larme, la disposition naturelle de mon tempérament me portant à la mélancolie, indépendamment d'autres causes encore.
« Il y a longtemps, c'était aux premiers jours de la naissance de John Gilpin, une dame qui maintenant habite Bristol m'e conseilla d'en écrire une suite. Mais ayant toujours remarqué que les auteurs, dans l'orgueil du succès d'une première partie, sont tombés au-dessous d'eux-mêmes quand ils en ont voulu composer une seconde, j'étais trop prudent pour suivr'e son conseil. Je voudrais que vous lussiez l'histoire de ce héros, composée par Bladon, afin que vous puissiez me dire .de quelle étoffe elle est composée. Mais ne l'achetez pas ; car environnée qu'elle est des réclames des journaux, il ne peut s'agir là que d'une affaire de libraire, et la chose doit être trop chère au prix de deux schillings. J ollnson, dans l'avant-dernier paquet que j'ai reçu de lui, me demandait si j'avais en vue ou déjà tout préparé, des changements pour John Gilpin ; car suivant lui, se borner à réimprimer l'original ce serait publier ce qui a été ressassé dans tous les Magasines, dans tous les journaux, dans toutes les rues. Je lui ai
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répondu que le manuscrit que je lui envoyais contenait deux ou trois passages où je m'écarte de la première version, que d'aill'eurs, sauf ces légers changements, je n'en avais point à proposer, qu'en conséquence, s'il le croit maintenant trop usé pour tenir sa place dans un volume, je suis prêt à acquiescer de grand cœur à sdn jugement. Je pr'ends donc comme chose convenue que mon cavalier ne tiendra pas l'arrière-garde de mes Poèmes suivant mon intention première, et je ne serais pas fâché de le voir laissé de côté. Cela peut venir d'un principe d'orgueil, mais quelle que soit la source de ce sentiment, j'éprouve, et cela depuis longtemps, un éloignement marqué pour la pensée d'avouer publiquement cette production comme mienne, et depuis qu'elle est devenue si populaire, cet éloignem'ent n'a fait que redoubler, quoique du reste je n'eusse pas manifesté de scrupule à cet égard, si Johnson n'avait pas pris l'initiative. Mais une crainte m'est survenue : c'est que je pourrais m'exposer à une accusation de vanité en admettant John Gilpin dans mon livre, et quelque personnes pourraient m'en faire un crime. Voyez un peu de quelles gens le monde est composé, et vous vous direz que mes craintes ne sont pas chimériques. Ajoutez à cela que quand en corrigeant la dernière partie du livre V de la Tâche, je viens à considérer la solennité et la nature sacrée des sujets qui y sont traités, il m'a paru inconvenant, pour ne pas employer une qualification plus rigoureuse, de faire suivre ces prémisses d'une conclusion pareille. Je me contente donc d'avoir ri et d'avoir fait rire l'es autres, et je ne veux fonder mes espérances
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de succès comme poète sur quelque chose de plus important.
« Nous allons maintenent d'un pas assez alerte dans notre impression. La semaine qui vient me fera atteindre. je l'espère, la fin de la Tâche, et la quinzaine suivante ne se passera pas sans qu'e le tout soit achevé. Je suis charmé que Paley soit de mon côté dans l'affaire de l'éducation. Paley est certainement homme de sens en tous sujets, 'et sur celui-ci il atteint à la sagesse. Mais je serai bien trompé si le Tirocinium (I) n'irrite pas quelques-tins de mes amis et ne me fait bon nombre d'ennemis. Le vers a un aiguillon que la prose n'a ni ne peut avoir, et je ne sache pas que les écoles en général, et particulièrement les écoles publiques aient jamais été condamnées précédemment d'une manière aussi directe et aussi vive. Mais elles sont devefnu'es un malheur, une abomination, et il est bon que les yeux et le nez des hommes s'ouvrent s'il est possible pour le reconnaître.
« Voilà bien une lettre d'auteur, mais c'est la lettre d'un auteur à son ami. Si vous êtes l'ami d'un auteur, il faut que vous vous attendiez à recevoir des lettres comme celle-ci. Vienne juillet et vous avec lui, amenant efti votre compagnie autant que vous le pourrez de ceux qui sont vous encore en cessant d'être vous ».
Voilà le secret lâché. Cowper a entre les mains la matière d'un nouveau volume : la Tâche en fait partie, et ce nouveau volume est déjà presque entièrement imprimé. Voilà bien les poètes : on ne les voit rien écrire, et les
(i) Poème de Cowper sur l'éducation qui faisait partie de son nouveau volurne.
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vers et la prose apparaissent un jour devant le public en faisant les trois saluts. Personne, à moins de se lever de bon matin et d'e jeter un coup d'oeil furtif dans le petit cabinet de Castlc-Street (i), où d'Abbotsford, en passant avec un air de distraction sous les fenêtres, ne voyait jamais Walter Scott écrire : il tenait sa plum'e de clerk of session ; il était toujours en compagnie de ses hôtes, toujours prêt à les mener voir les bords de la Tweed ou les ruin'es de Melrose, à peine disparaissait-il des demi-heures sans qu'on sût ce qu'il était devenu ; et ces demi-heures avec les matinées lui suffisaient pour écrire, bride abattue (sa prose n'en valait pas pis), un chapitre de Waverley, d'Ivanhoe ou de Woodstock.
Cowper qui n"est pas le Grand Inconnu (2) a fait un peu comme lui avec nous ; il s'est dérobé, et la Tâche a été composée : ce monument, dit Southey, n'est pas plus superbe que les Pyramides, mais il portera plus loin dans la mémoire des hommes le nom de son auteur, que les antiques ouvrages de l'orgueil égyptien n'ont porté le nom de leurs fondateurs.
N'anticipons pas cependant. Nous sommes au printemps de I784, et la Tâche n'aura toute sa p'erfection qu'à l'automne de la même année. Cette année 1784 va voir les derniers jours de Johnson et la mort du vieux critiqu'e, qui du moins avant de mourir va saluer le poète depuis deux ans né à l'Angleterre. Elle va voir aussi, cette année, l'intimité croissante de Cowper avec WestonPark, dont les propriétaires vont échanger — dans ses
( A Edimbourg.
(2) The Ureal Unknown, ainsi nqmme-t-on Walter Scoth.
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lettres — le beau nom historique de Throckmorton pour le nom prosaïque de Frog, immortalisé par l'ami poète.
Le io mai 1784 Cowper écrit à M. Newton :
« Mon cher ami, nous sommes heureux de ce que vous nous dites du docteur Johnson. Sa conversion sera Certainement une preuve singulière de la toute puissance de la Grâce, et plus elle est singulière, plus elle est décisive. Le monde fera de son âge un argument contre sa sagesse, et se consolera par la pensée qu'il doit radoter. Peut-être en conséquence, pour réfuter la calomnie, et faire honneur à la cause dont il devient l'adepte, il ne pourrait mieux faire que de consacrer son grand talent et une part considérable des années qui lui restent, à produire quelque oeuvre importante sans rapport immédiat avec les intérêts de la religion. Il fournirait ainsi la preuve qu'un homme d'instruction profonde, du meilleur sens, peut prendre les sentim'ents et la docilité d'un enfant sans devenir un imbécile, et que se ranger sous l'Evangile n'est pas nécessairement une preuve de fanatisme, de faiblesse d'esprit ou de folie. Mais celui qui l'appelle saura bien le mettre dans la voi'e.
« Vendredi, sur une invitation spéciale, nous avons assisté à l'essai qui a été fait chez M. Throckmorton, de donner l'essor à un ballon : cette tentative n'a pas réussi. Nous nous attendons à une invitation nouvelle dans le cours de la semaine prochaine. Sa compagnie se composait de Mrs Unwin et de moi. Nous avons été reçus avec la plus extrême politesse. On ne saurait se figurer un naturel plus engageant et plus agréable que celui de
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Monsieur, une réu'nion plus parfaite que celle qui se voit chez Madame, de tout ce qu'on nomme bonté, complaisance, innocente, gaieté. Les gens du li'eu les ont dernièrement outragés à plusieurs reprises avec grossièreté, en raison de la religion qu'ils professent. Aussi, nous avons cru que c'était une obligation pour nous de les traiter avec des égards plus marqués ».
Johnson qui vient à résipiscence avec Dieu y vient aussi avec le poète. C'est justice : Cowper, qui longtemps avait été inquiet de l'opinion du vieux critique, qui avait fini par n'y plus penser — il le disait du moins, mais qui sait ? — apprend enfin que l'auteur des Vies des Poètes lui est favorable, et sa joie, pour être différée, n'en est pas moins vive (lettre à M. Newton, 22 mai 1784) :
« Mon cher ami, je suis heureux d'apprendre enfin les s'entiments favorables du docteur Johnson sur mon livre. J'avais cru qu'il fallait s'en passer et il y a longtemps que je m'étais dit que n'ayant pas le bonheur de lui plaire, je demeurais dans l'ignorance de son opinion grâce à la tendresse de mes amis d'Hoxton, qui ne voulaient pas me mortifier en me faisant part de sa désapprobation. Il me vient à la pensée que je lui dois des remerciements pour s'être placé 'entre moi et la rancune des faiseurs de Revues, qui rarement font grâce à un avocat de la vérité évangélique, écrivant en vers ou en prose. En conséquence, je joins à cette lettre un billet où je témoigne brièvement ma gratitude et que
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vous pouvez facilement, j'imagine, si vous ne voyez à cela rien de déplacé, lui faire remettre par M. Latrobe. A lui aussi je fais mes compliments, en le remerciant de la part qu'il a pris'e à la défense de mon volume. Si, à quelque point de vue, il vous semble que ce soit une démarche qu'il n'y ait pas avantage à faire, rien de plus facile que de supprimer la lettre (i).
« J'ai pitié de M. Bull. De quelle tâche plus difficile un homme peut-il se charger que de gouverner des gens qui ont atteint l'âge d'hommes sans avoir jamais senti le joug de l'autorité, sans avoir connu cette partie de l'éducation qui mène aux autres en y préparant ? J'avais oublié, ou je n'avais jamais remarqué cette circonstance, que c'étaient des hommes qu'il devait avoir pour élèves. Mais maintenant je ne suis pas surpris qu'étant des hommes en effet, ils se trouvent à l'épreuve désobéissants, intraitables, insolents et présomptueux ; car ce sont là les qualités qui en général dominent chez les adultes d'autant plus développées qu'ils sont plus ignorants. Il a diné avec nous depuis qu'il a reçu votre dernière. C'est jeudi que nous l'avons vu. Il arriva tout abattu, comme un homme qui porte un fardeau, plein de tristesse ; mais nous l'avons renvoyé tout joyeux. Il sait fort bien reconnaître la prudence, la délicatesse, l'attention à ménager les sentiments, que la société a fait paraître en cette occasion ; et en vérité la société s'honore par cette conduite ; car il serait absolument intolérable
(il Cowper avait raison de foire ses réserves. Mieux informé un peu plus tard, et sachant que Johnson ne s'était pas; comme il l'avait cru, en-remi., pour lui, Cowper retira ses remerciements et sa lettre. (Lettre à M. Newton, du 5 juin 1784).
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qu'une accusation d'incapacité pût se faire écouter un moment, quand elle est portée par cinq têtes vides de ce genre contre un homme d'autant d'érudition et de talent. Le pis de l'affaire est qu'à moins qu'on ne puisse trouver chez les hommes, unies à la jeunesse, la modestie, l'égalité de caractère, l'humilité et la disposition à recevoir l'instruction il n'y a point, ce semble, d'espérance. M. Bull en effet, est irritable ; et! il peut paraître n'avoir pas ces traits sévères, cette manière 'et ce ton décidés dont un maître enseignant ne peut presque absolument pas se passer. Mais je ne vois pas que dans l'e cas présent, possédât-il ces caractères, la position en fût beaucoup meilleure. Quelle impression peuvent faille un regard imposant ou la menace la plus énergique, quand on ne peut pas leur donn'er effet ? Il n'y a point à parler des verges, ils sont trop vieux pour cela, quoiqu'ils ne soient pas trop sages. Il en faut dire autant des tâches qu'on impose en guise de punition, et parce qu'ils sont incapables d'en faire aucune, et parce qu'à leur âge il dépend d'eux de choisir entre le parti de s'y soum'ettre et la volonté de s'y soustraire. La société peut, il est vrai, les renvoyer, et ces jeun'es gens qui promettent fort n'auraient pas, à ce qu'il semble, grande objection à faire à cette mesure. Il y a d'autres écol'es prêtes à les recevoir et que, pour n'en avoir pas essayé, ils préféreront à la vôtre. Le joug n'est donc pas assez pesant sur eux ; ils ont l'esprit parfaitement en repos sur les suites de leur insubordination, et naturellement ils ne mettront point de bornes à leur insolence. Je ne l'affirme pas avec trop d'assurance : mais j'incline
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fortement à croire qu'une institution de ce genre réussirait mieux, si les élèves étaient reçus beaucoup plus jeunes. Il n'y aurait pas à espérer sans doute que tous se convertissent et devinssent des sujets propres à faire des ministres. Mais, placés ainsi sous une direction spirituell'e, il est probable que quelques-uns du moins seraient bons pour cette mission, et que les autres, quand l'âge serait venu, ayant reçu une bonne et solide éducation, pourraient sortir de là pour aller porter leurs services à la société dans d'autres emplois. Je jette ceci seulement en passant, car je prévois que de là résulterait un changem'ent complet du plan adopté.
« Je m'étonne qu'un homme d'esprit libéral comme M. Brewer soit à ce point blessé par votre publication ; je ne m'étonne pas moins qu'après avoir vu dans l'ouvrage les raisons qui vous ont décidé à l'imprimer, il exprim'e une surprise si chagrine de le voir paraître ? N'a-t-on pas mis en questfon votre probité, quand on vous a reproché de ne rester dans l'Eglise qu'e par des motifs d'intérêt, quand on a voulu douter de la sincérité de votre opinion touchant son rituel, sa discipline et ses règlements ? Mais telle 'est la puissance d'une dénomination que les plus libres de préjugés suivent encore une pente qui se manifeste à la longue.
« Le pauvre Nat Gee a déshonoré ses cheveux gris ; il est suspendu d'office, et son fils aîné dit Amen pour lui. Mais sans doute William Peace vous a informé de cette affaire, dont, par conséquent, je n'avais pas besoin de vous parler. Il vous a probablement dit que lady Austen est partie pour Bath.
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« Ce beau mois de mai nous dédommage d'un rigoureux hiver. La chaleur est venue si vite, qu'il ne s'est pas écoulé plus d'une semaine entre la stérilité nue de décembre et la feuille en son plein développement. Nous nous portons bien, et nous pensons toujours à vous et à Mrs Newton avec une sincère affection. »
Cowper était de ces esprits qui ne sont pas contents s'ils ne se façonnent eux-mêmes et toujours : il n'y a pas d'âge pour cess'er de devenir meilleurs et plus savants. Il. écrit à M. Unwin le 3 juillet 1784 :
« Mon cher William, je suis fâché de ne vous avoir dit adieu qu'à la volée. Quand la voiture s'est arrêtée à la porte, je pensais vous trouver dans votre chambr'e ; sans quoi mon costume du matin ne m'eût pas empêché de descendre afin de vous faire un adieu plus convenable.
« Nous somm'es charmés que vous ayez eu un bon voyage. Notre joie serait plus entière encore si vous n'aviez pas eu besoin de recourir au médecin ; mais nous sommes heureux qu'ayant dû invoquer s'es secours, vous ayez eu la bonne fortune de le rencontrer. Faites-nous savoir bientôt que ses avis ont produit effet fet que vous êtes quitte de tous ces méchants symptômes.
« Je vous remercie des soins que vous avez pris à l'effet de me procurer un dictionnaire. Il est assez étrange encore que, n'ayant au monde en ma possession l'étude de l'antiquité, j'aie besoin d'un dictionnaire ; plus étrange encore que, n'ayant au monde en ma possession qu'un auteur latin, je pense que ce soit la peine de faire cette émplette. J'e le dis moi-même et je le pense, que
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cela est étrange. Mais j'ai en tête, quand les présents travaux de ma plume seront à fin, de retourner à l'école et de me délasser l'esprit par quelque commerce avec le poète de Mantoue et le poète sabin ; peut-être même en relisant quelques autres auteurs, dont en général nous perdons de vue l'es ouvrages à cette période de notre vie où nous serions le mieux en état de les lire, puisque alors le jugement et le goût étant formés, nous avons plus de chances pour n'e passer point à côté de leurs beautés sans les apercevoir.
« Ce changement de vent et de saison me fait du bien, et j'aurais joui de la première belle matinée que j'aie vue de tout un mois (i), si notre nouveau faiseur d'impôts (2) ne m'avait mis hors de moi. Je suis en colère contre lui, non seulement à cause de l'objet de sa proposition, mais à cause des termes dans lesquels elle est conçue. Quand il impose les chevaux il fait le plaisant, il rit, encore qu'il pût considérer que les roues, les milles parcourus et les grooms ont déjà été taxés précédemment, et que par conséquent un air un peu plus grave ne fût pas hors de saison. Mais il me fâche encore plus par le raisonnement au moyen duquel il veut justifier l'impôt qu'il met sur la chandelle. Quelques familles, dit-il, ne souffriront qu'e peu de cette taxe. Et pourquoi ? Parce qu'elles sont si pauvres qu'elles ne peuvent guère s'en
( 1 ) Les pronostics d'été n'avaient pas tenu, et il avait fallu, tout le mois de juin, pendant ces longs jours qui, à moins d'être beaux, deviennent des déceptions d'autant plus cruelles qu'il.s ont été plus longs, se réfugier dans la serre ou au coin du feu pour échapper à l'aigreur du vent.
(2) Tx-.ker. C'est une manière un pen plaisante de désigner un chancelier de l'Echiquier, un ministre des finances.
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donner plus de dix livres par an. Excellent ! Les gens ne peuvent consommer que peu ; ils ne paieront donc qu'une petite somme, et par conséquent le fardeau ne sera pas lourd pour eux : raisonnement qui pour la cruauté et l'effronterie semble digne d'un héros et d'un conquérant. Mais il n'use pas de toute la force de son raisonnement même, et avec toute sa sagesse, il n'a pas eu la sagacité de voir que, poussé à ses dernières limites, il va à décharger et dispenser les pauvres du paiement de n'importe quelle taxe : il ne s'agit que de porter un objet de consommation à un prix trop élevé pour leur poche, il ne leur coûtera rien, car ils ne l'achèteront pas. Réjouissez-vous donc, ô les gens sans le sou ! Le ministre vous envoie coucher dans les ténèbres, mais il sauve votre dernier demi-penny : au lieu de le dépenser à vous donner le luxe inutile d'une chandelle, vous le garderez pour vous acheter un petit pain dont vous déjeunerez et que vous mangerez sans doute pénétrés de reconnaissance pour celui qui a l'obligeante bonté de diminuer pour vous, de vous épargner les dépenses, et qui, tout en semblant menacer votre argent, le sauve en effet.
« Je désirerais qu'il voulût bien se rappeler que le demi-penny que le Gouvernement impose grossira chez le petit marchand jusqu'aux proportions de quatre sous. Je voudrais qu'il visitât les misérables huttes d'e nos dentellières d'Olney, et qu'i'l les vît, dans les mois d'hiver, travaillant à la lueur d'une chandelle d'un liard depuis quatre heures de l'après-midi jusqu'à minuit. J'e voudrais qu'il eût mis son impôt sur les dix mille lampes dont est illuminé le Panthéon, sur les flambeaux qui
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courent, pour les éclairer, devant dix mille voitures et chaises chaque soir, sur les bougies qui répandent la lumière sur dix mille tables de jeu. Je voudrais en un Mot qu'il considérât la poche du pauvre comme sacrée, qu'il comprît que charger d'impôts des gens si nécessiteux, c'est décourager le peu d'industrie qui existe encore ch'ez nous, en décourageant ceux qui travaillent.
« Un mien voisin, habitant du Silver-End, est possesseur d'un âne ; l'âne a son domicile de l'autre côté du mur du jardin, et j'écris dans la serre. Il se trouve que que ledit âne se trouve ce matin en disposition plus musicale, soit que le beau temps le mette en gaieté, soit qu'il se sente maître de quelque air nouvellement appris, ou qu'il trouve sa voix plus harmonieuse que d'habitude. Ce serait une cruauté de mortifier un si beau chanteur : aussi je ne lui dis pas qu'il me gêne et me dérange ; mais j'e me 'hasarde à vous le dire à vous, et à m'autoriser de ce concert pour vous prier de m'excuser si je finis ici brusquement.
« Je vous envoie Les Chardonnerets (i), vous en ferez ce que vous jugerez à propos. »
Que dites-vous de cette lettre ? Quintilien n'a-t-il pas encore une fois raison ? Le cœur fait l'éloquence des orateurs, a dit le grand rhéteur romain ; le cœur a plus de puissance encore que cela, puisqu'il peut faire l'économie politique éloquente. L'ironie de Cowper défendant la poche du pauvre est éloquente comme pourrait l'être celle d'un Courier. Cowper, Courier, étrange association
(i) Poésie.
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de noms, mais qui, vraie une fois, ne le sera probablement pas deux. Cowper, une fois dans sa vi'e a été pamphlétaire, au meilleur sens du mot ; il a employé savamment l'ironie au service d'une juste cause.
Nous l'allons voir dans une autre lettre se railler, mais non plus avec cette ironie pénétrante, des religions de l'antiquité. Le temps n'était pas encore venu où de savants et féconds esprits devaient, à force de regarder aux choses, y voir tant de merveilles d'idées, y mettre tant de produits singuliers de leur cerveau ingénieux. Il écrit donc à IVI. Newton le 5 juillet 1784 :
« Mon cher ami, la disette de matériaux, la conscience acquise que mes sujets sont et ne peuvent manquer d'être peu importants 'et dépourvus d'intérêt, mais par dessus tout, les esprits animaux qui font défaut, tout cela fait pour moi une chose très fatigante d'une lettre à écrire, et voilà pourquoi j'ai recours à un papier plus petit. Acqui'escez pour le moment à mes justes raisons, et si jamais le temps amène pour moi un changement favorable, je promets sincèrement de changer en mieux de mon côté.
« Homère dit en un'e certaine circonstance que Jupiter, comme on avait besoin de lui, ne put pas être trouvé à son domicile céleste, étant allé prendre sa part d'une fête préparée en son honneur par les Ethiopiens. Si par Jupiter nous entendons le temps, la température, comme souvent l'ont fait les anciens, nous pouvons dire que notre Jupiter anglais à fait une absence, retenu par quelque invitation de se genre, durant tout le mois de
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juin, il nous a laissés sous le coup des rigueurs de l'hiver à peu de chose près. Ce beau jour c'ependant nous fait espérer que la fête est finie, et que nous aurons le bonheur de le posséder parmi nous sans que l'es Ethiopiens nous privent davantage de sa compagnie.
« Est-il possible que les hommes sages de l'antiquité aient pu avoir un vrai respect pour le fatras fabuleux qu'ils élevaient à la dignité imaginaire de religion ? Nous qui avons été assez heureux pour jouir dès l'enfance des clartés d'une lumière si vive, ne sommes-nous peut-être pas parfaitement compétents pour décider la question, et nous pouvons faire de vains efforts pour imaginer ces absurdités que l'intelligence, même une intelligence non dépravée, a pu accueillir comme des vérités quand elle s'est trouvée entièrement privée du secours de la révélation. Il semble cependant que des hommes dont les idées sur d'autres sujets atteignaient souvent au sublime, qui avaient une puissance de raisonnement sans nul doute égale à la nôtre, qui déployaient dans les matières de jurisprudence où il faut examiner avec une entière sagacité les témoignages qui se produisent, autant de pénétration subtile qu'un procureur général d-e nos jours, auraient dû ne pas se laisser duper par des impostures qu'un enfant parmi nous reconnaîtrait pour en rire. Juvénal, je m'en souviens, commence une de ses satires par l'observation qu'il y avait de son temps des hommes assez hardis pour rire des histoires du Tartare, du Styx et de Char on, et des grenouilles qui coassent sur les bords du Léthé, donnant par-là même occasion au lecteur de soupçonner que lui aussi était
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du nombre de ces profanes. Horace, de l'autre côté, déclare avec un sérieux mélancolique qu'il ne voudrait pas pour tout au monde s'embarquer dans un bateau en compagnie d'un homme qui aurait révélé les mystères d'Eleusis. Nous savons cependant que ces mystères, quels qu'ils pussent être, ne méritaient pas plus, et sous aucun rapport, d'être regardés comme divins, que la mythologie du vulgaire. Où donc prendre notre point d'appui pour juger ? Si Horace était un bon et orthodoxe païen, comment Juvénal a-t-il pu faire paraître cet affreux libertinage de principes, au point de tourner en ridicule ces doctrines que l'autre tenait pour sacrées ? Leurs moyens d'information étaient égaux, l'esprit de l'un n'était pas supérieur à celui de l'autre. Je suis assez disposé à croife que l'incrédulité que Juvénal laisse percer était sincère, et qu'Horace n'était pas autre chose qu'un croyant hypocrite.
« Dispensez-moi de rien dire, sensé ou non s'ensé, relativement à la politique ; vraiment ce sont là des matières qui m'intéressent si peu, que si elles ne me fournissaient quelquefois un sujet d'entretien quand tout autre me fait défaut, jamais je n'en parlerais. Je consentirais à perdre une grosse somme si, après une annonce d'un mois dans la Gazette, le ministre actuel quel qu'il puisse être, pouvait mettre la main sur un individu qui se souciât aussi peu que moi de lui ou des mesures qu'il peut prendre. Quand je dis que je mettrais au hasard une grosse somme, il est entendu que je la m'ettrais au jeu si je l'avais. Si M. Pitt est en effet un honnête homme, je l'estime à ce titre. Mais, pour mettre les choses au
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mieux, je crains qu'il n'en soit réduit à dire un jour avec Enée :
Si Pergama dextra
Defendi possent, etiam hac defensa fuissent (I)
« Quel qu'il soit du reste, je ne puis goûter ses taxes. Du moins je suis fort disposé à trouver mauvais qu'il en établisse quelques-unes. Dix schillings sur les chevaux, c'est absurde, vu que les voyageurs avai'ent déjà à supporter de lourdes charges ; et ici j'ai du rrtoins le mérite du désintéressement, n'allant jamais à cheval. Mais le droit additionnel sur la chandelle, qui pèsera lourdement sur le pauvre, me touche extrêmement. Le ministre, il est vrai, se défend sur ce que les pauvres ne souffriront que peu de cet impôt, puisque dès à présent ils ne peuvent guère se permettre l'usage de la chandelle. Il n'avait certainement pas mis la pitié dans son sac (2) quand il en a tiré cet impôt, et un tel raisonnement à l'appui. Traduisez-le en termes propres, il veut dire à peu près ceci : « Faites les besoins de la vie trop coûteux pour que le pauvre puisse y mordre, et vous épargnerez sa bourse. Si les gens n'achètent que peu de chandelles, ils ne paieront que peu de taxe, et s'ils n'en achètent pas du tout, la taxe, en ce qui les concerne, n'existe pas. » La vérité même, mais aussi ils se casseront le nez contre leurs meubles, s'ils en ont, et ils n'en seront pas plus riches quand les heures qu'ils pouvaient dérober à la
(1) Si une main avait pu sauver Pergame, c'est cette main qxi l'aurait sau%,ée.
(2) Budget, en anglais, veut primitivement dire un sac, une besace, la besace où il y a le côté de la dépense et celui de la recette.
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nuit en travaillant à la lumière, ils n'e pourront plus les donner au travail (i). »
Après des nouvelles des uns et des autres, Cowper nous remet en mémoire son fameux dictionnaire latin. « J'ai acheté un grana dictionnaire, et il ne me manque plus rien que des auteurs latins qui me donnent occasion de m'en servir. Si j'avais commencé par acheter l'es auteurs, j'aurais pris la chose par le bon bout ; mais cette dépense était eu-dessus de mes moyens. Admirez, je vous prie, ma prudence.
« Vivite, valete, et mementote nostrum (2) »
La liaison renouvelée avec lady Austen avait été dès l'abord pleine de promesses et de plaisirs réels, le poète même y avait trouvé profit, et je crois que s'il n'eût tenu qu'à lui, cette liaison aurait duré ; sa mélancolie avait besoin de cette gaieté comme l'ombre a besoin de la lumière, comme la vieillesse a besoin du sourire des enfants. Mais à côté de Cowper, il y avait Mr" Unwin, et quoique les sentiments plus tendres fussent tout à fait hors de la question, les exigences exclusives de la part de l'autre dame plus jeune, avaient rendu assez diffi-
(1) Le lecteur n'a pas besoin que je lui fasse remarquer que cette lettre, j'our la verve, reste fort au-dessous de celle à M Unwin où notre Cowper a traité le même sujet, Il en est toujours ainsi l'esprit sur tout sujet, grand ou petit, a un certain idéal des choses. Une fois cet idéal réalisé, son effort de création se relâche, il n'a plus la même vigueur, peut-être plus le même goût à suivre un chemin qu'il connaît déjà. Mais Raphaël, me direz--eous. Oui, Raphaël ; mais Raphaël est unique au monde, et il n'y a que Raphaël qui eût pu, dix fois, vingt fois, r;,,fliener son pinceau sur les toiles où naisssent les vierges, sans se fatiguer, sans se répéter. C'est une des merveilles du génie humain. Le génie vit de variétés paree qu'il vit de création.
(2) Vivez, soyez en santé, et ne nous oubliez pas.
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cile la position de ladv Austen ; il y avait eu des tiraillements jaloux entre les deux femmes, et lady Austen avait pris l'e parti de s'éloigner. Cowper, naturellement, s'était rangé du côté de sa plus vieille amie, celle qui n'était pas peut-être pour te plaisir (Mrs Unwin était cependant fort gaie, à ce qu'il paraît), mais pour le dévouement. Il avait vu partir avec regret, j'en suis sûr, lady Austen, mais peu désireux de voir se renouveler ces tiraillements dont nécessairement il avait eu à souffrir, il ne souhaita pas voir se renouveler cette liaison pour la seconde fois interrompue. Il touche quelque chose de ces mystères d'intérieur dans sa lettre à M. Unwin, du I2 juillet 1784 :
« Mon cher William, votre sœur nous quitte ce soir ; elle ira à pied à Newport. Votre mère et moi devons l'accompagner jusqu'aux limites de notre promenade habituelle. La voiture la prend à cinq heures du matin. Des deux côtés, la séparation sera pénible ; le temps qu'elle doit durer et la distance qu'elle va mettre entre nous ne peuvent manquer de la rendre telle. Mais la première partie du projet court risque de ne pouvoir s'exécuter : le temps devient bas et menace de rendre une promenade à pied impossible. Je ne sais encore comment les dames sortiront de ce mauvais pas, j'e ne les ai présentement vues ce matin ni l'une ni l'autre. Votre sœur désire que je vous transmette ses remerciements pour l'ouverture que vous avez faite à Miss Unwin ; elle ne s'en tient pas moins obligée envers vous quoique cette ouverture n'ait pas réussi.
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« Vous allez à Bristol. Vous y trouverez probablement une dame tout récemment encore notre proche voisine ; elle était dans cette ville il y a peu de temps. Si vous la rencontrez, souvenez-vous, s'il vous plaît, que la liaison avec elle nous a été sous quelques rapports incommode, et que nous ne désirons pas la voir se renouveler. Veuillez donc régler votre conduite là-dessus. Le caractère d'une personne avec laquelle nous sommes à tous les instants doit être fait exprès pour nous. Trop ou trop peu d'un seul ingrédi'ent, n'importe lequel, gâte tout. Dans le cas dont il s'agit, la dissemblance était trop grande pour ne pas se faire sentir continuellement et détruire par conséquent le charme de nos rapports. Nous avons des motifs cependant de croire que la personne a abandonné toute pensée de retour à Olney (1).
« Je crois comme vous que le vers de Vinny (2) n'est pas bon ; s'il connaissait une autorité de nature à justifier la substitution d'un participe à un substantif, il aurait bien fait de la citer en marge. Mais j'incline fortement à croire qu'il n'en avait pas. Les poètes rencontrent quelquefois des difficultés qu'ils ne peuvent surmonter en se conformant aux règles, et c'est de là, j'imagine, qu'est venue cette concession qui leur permet d'user de ce qu'on appelle licence poétique. Mais cette liberté, je crois, se contente d'abréger un mot ou de l'allonger, ou d'altérer la quantité d'une syllabe, mais jamais ne va jusqu'à la violation des règles de la grammaire. J'ai osé' essayer de corriger mon maître, mais je ne porte
(1) M. Grims:iave retranche toute cette partie de la lettre.
(2) Vinny. Vincent, Vincent Boume.
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pas la hardiesse au point de croire que j'ai réussi. Je ne suis pas sûr non plus que ma mémoire me rappelle fidèlement le vers qui suit ; mais en le comparant au vers anglais correspondant, je suis persuadé que le vers latin tel qu'il me revient ne saurait différer beaucoup du véritable. Voici donc' comment je lis le passage :
Basia amatori tot tum permissa beato, ou
Basia qiice juveni indulsit Susanna beato Navarcha optaret maximus esse sua (i)
« J'ai entièrement oublié les vers précédents, ?et je serais par conséquent embarrassé de dire si le distinguo, conçu en ces termes, se lie aisément et comme il faut avec ce qui précède.
« Nous vous remercions du dessin de votre maison. Jamais je ne me suis figuré l'image d'une chose à ce point ressemblante — l'original que je n'avais pas vu. Vous me l'avez sans doute, en telle ou telle occasion. décrite exactement, et la juste impression faite par votre description m'est demeurée. C'est une belle habitation, et le temps viendra, je l'espère, où je la connaîtrai mieux que par un dessin.
« Je n'ai pas encore lu la dernière Revue ; mais, en la parcourant, je suis tombé accidentellement sur un compte-rendu de l' Essa,i, de Hume sur le Suicide. Je
(1) (-e n'est pas, je l'avoue. très intéressant en soi. mais enfin, on ne connaît bien un homme que quand on sait, non pas seulement en gros, mais par le menu, ce qui occupe ou amuse son intelligei-ce. Prenons cela pour un châtiment, et ne rabaissons pas trop notre pauvre Cowper.
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suis heureux qu'ils aient l'esprit assez libre pour condamner le dérèglement moral d'un auteur pour lequel ils professent une si grande admiration (i). Je dis un esprit assez libre ; car il y a dans le monde autant de bigoterie pour les erreurs de cet homme, qu'il y en a dans le cœur de quelques sectaires pour leurs dogmes et leurs idées à eux. Il est le Pape d'e milliers d'individus, aussi aveugles et aussi présomptueux que lui. Bien aveugles certainement ceux qui n'e veulent pas voir. Autrement, il serait impossible qu'un homme, naturellement judicieux et sagace, dont l'intelligence est en possession de tous les bénéfices qu'on peut conquérir par un exercice constant et une culture assidue de ses facultés, eût pu se convaincre lui-même ou espérer de convaincre les autres par des sophism'es si palpables et qui n'ont pas même le charme de la séduction éloquente pour se faire accepter. La ridicule assertion que puisque ce n'est point un crime de détourner le Danube de son cours, ce n'est point un
(1) Cet Essai sur le Suicide qui a été imprimé en 1799 avec un autre Essai sur I'Inz)nortalité de l'Ame (Strasbourg;, Levrault), commence par cette phrase: - One coii.sidéi,able advalltagt thaï ari!cs from Philosophy, consists ist the sovereign alltidole which it qffop-d,s Io sitpe,stitioit oi- J'ai se religio@i. IJ Entre les superstitions combattues par la Philosophi,-, est celle qui consiste. à redouter la mort volontaire elle nous met au-dessus de ces vaines terreurs. Hume établit que le suicide ne viole aucun devoIr envers Dieu, ni envers le prochain, ni envers nous-mêmes. Owv trouve (p. 7) cette phrase qui pourra paraître monstrueuse à quelques persorines : <• La vie d'un homme n'est pas de plus grande importance pour l'univcrs que la vie d'une liuitru. »
«C'est un blasphème, dit encore le philosophe (p il), d'imaginer qu'il soit au pouvoir d'un être créé de troubler l'orJre du monde ou d'enrreprendre sur la Providence et sur son œuvre. »
J'engage fort les curieux à lire cet Essai de Hume. Et puis s'ils veulent se Lire tout d'une fois une idée nette du point où peut arriver un esprit dégagé des derniers liens et des suprêmes co!itraiiites, ils feront bien de lire 1er Notes que Shelley a mises à la suite de La Reine .'vIab. London, E. Moxon, 185+
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crime non plus de faire sortir d'une artère quelques onces de sang, n'irait pas seulement à justifier le suicide, mais encore l'homicide ; car la vie de dix mille hommes est de moindre conséquence pour leur pays que le cours de ce fleuve pour les pays qu'il traverse et qu'il baigne. La perte de dix mille hommes serait bientôt réparée ; mais la perte du Danube serait un mal pour les millions d'hommes qui habitent sur ses bords, et pour toutes les générations à venir. Mais 'entre la vie d'un homme et l'eau d'une rivière, jamais il ne peut s'établir aucune comparaison quant au prix de chacune ; à moins qu'un philosophe sans principes ne se charge de les estimer.
« Je vous remercie de l'offre que vous me faites des classiques. J'emprunterai quand j'aurai besoin. J'ai un Horace. Depuis quelques années, je suis en possession d'un Homère avec une Clef (l'Homère et la Clef appartiennent à M. Jones). J'ai depuis un temps tout aussi long un Virgile, propriété de M. Scott. Les temps de la grammaire et moi nous sommes brouillés ensemble, à moins que vous ne soyez près de moi. »
La folie attire la folie. Cowper, dont la tête était atteinte au point que nous avons vu — nous reverrons cela encore, et bien lamentable — éprouvait je ne sais quel plaisir à jeter un regard dans le monde des insensés, témoin un passage que nous allons rencontrer dans une lettre de M. Newton, du I9 juillet 1784 :
« Mon cher ami, malgré la justesse de la comparaison par laquelle vous faites ressortir la corruption
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insensée d'une réunion assemblée pour rendre des honneurs divins à la mémoire de Mandel, je, n'ai pas pu m'empêcher de rire au tableau que vous faites de ces convicts musiciens (i). Le sujet a quelque chose en soi de redoutable, et l'idée que vous en donnez est parfaitement juste ; cependant j'ai ri, et j'aurais ri si j'avais été du nombre de vos auditeurs. Mais le ridicule est dans la conduite étrange que vous réprouvez, et non dans la réprobation que vous formulez. Des gens qui portent la monomanie de la musique au point de prendre pour en faire la matière d'un concert, non seulement leur procès futur, mais même le message de clémence de leur roi — le seul qu'ils recevront jamais — doivent m'excuser si je m'égaie quand j'aurais bien plutôt sujet d'être triste ; car si leur situation est attristante, l'eur conduite en de telles circonstances est trop plaisante pour qu'on n'en sente pas le ridicule, et viendrait à bout d'une gravité plus assise que la mienne.
« Aux jours où Bedlam était ouvert à la cruelle curiosité des promeneurs du dimanche, j'y ai fait une visite. Quoique enfant encore, la misère des pauvres captifs ne me trouva pas insensible, et je sus compatir à leur position. Mais la folie de quelques-uns avait un air de si plaisante humeur, et se manifestait par tant et de si fantastiques extravagances, qu'il était impossible de n'en pas être amusé, ce qui ne m'empêchait pas, en
(t) M. Newton avait, dans un sermon fulminant, comparé les mu>iciens jouant l'oratorio du Messie, de Haëndel,» des gens condamnés 811 qui vont l'être, qui font de leur juge et de leur procès l'objet d'une représentation et d'un amusement scénique. -
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même temps, de m'irriter contre moi-même du plaisir que je prenais. Un vers de Bourne rend d'une manièr'e fort expressive le spectacle que ce monde met sous nos yeux, av'ec ses incidents tragi-comiques, risibles par eux-mêmes, mais terribles par leurs conséquences :
Sunt res humana flebile ludibrium (i).
« Nous avons eu la semaine dernière à Olney un exemple de ces pleurs dans la gaieté. Une fête a été l'occasion d'une catastrophe vraiment horrible. Lucy et sa femme, et deux parentes du vitrier, nommées Hine, se rendirent dans une voiture couverte à Woolaston, pour prendre part aux fêtes anniversaires du lieu. Après avoir passé le jour fort agréablement sans doute, ils se remirent dans leur véhicule, pensant être bientôt rendus chez eux à bon port. Il y avait quelques oies dans le chemin, sur lesquelles la roue allait passer. Lucy agita son chap'eau pour les effrayer, oubliant que son cheval pourrait bien lui aussi prendre l'épouvante. Il s'effraya en effet et prit le mors aux dents. D'un côté de la route se trouve une pente qui descend rapidement, et où deux femmes qui avaient versé ont été tuées il y a environ deux ans : craignant le même sort, et effrayé par les cris des femmes qui en même temps s'attachèrent à lui au point de le mettre hors d'état de guider son cheval, Lucy le tira violemment et tout d'un coup de l'autre côté. En un moment, courant à toute bride comme il faisait, le cheval alla avec la voiture donner
i % XI.faut.rire et pleurer -de ces choses humaines.
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contre un mur : la force du coup le renversa et brisa tous ses harnais ; sans cette circonstance, pas une des personnes emportées par la voiture n'eût échappé à la mort. Lucy reçut une violente contusion à la tête et eut les jambes affreusement déchirées ; une des femmes eut un bras rompu et un poignet démis ; l'autre n'était que contusionné. Mais le plus grand dommage a été pour Mrs Lucy : elle a eu le crâne fracturé, et un côté de la face, avec la moitié correspondante de la peau de la tête, si complètement détachée des os, que quand son mari vint pour la relever, il prit la chair pendante pour le foulard qu'elle avait sur s'es cheveux. L'histoire est presque trop horrible pour être racontée ; mais ayant commencé, j'ai dû aller jusqu'au bout. Cette femme vit cependant, elle est soignée par le docteur Kerr à Woolaston même, d'où elle n'a pu être transportée. On m'a dit hier qu'il y avait espérance de la sauver, ce qui est d'autant plus étonnant qu'elle est enceinte. Voilà comment il est dangereux pour tous et fatal pour quelques-uns, d'oublier que nous ne sommes pas mis dans ce monde uniquement pour y prendre durant quelques années tout le plaisir que nous pourrons, et puis le quitter sans que Celui qui nous y a envoyés remarqu'e notre sortie.
« Il y a un mois environ, j'ai reçu une lettre d'un homme que vous vous rappelez et dont je ne croyais guère plus entendre jamais parler, James Nichols. Il m'a écrit pour s'enquérir de ses vieilles connaissances à Olney, particulièrement de Nelly Langton ; il désire être informé de tout ce qui s'est passé ici : combien de
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naissances, combien de morts, et probablement aussi combien de mariages sont survenus ou se sont faits à Olney depuis qu'il l'a quitté ; mais je ne lui ai pas répondu, et mon intention n'est pas de lui répondre. Il parle beaucoup du Seigneur et des opérations du Seigneur en lui ; mais il y a longtemps que je regarde James comme un colporteur let brocanteur en ces sortes de choses plutôt que comme un bon et solide commerçant. Il est maintenant ouvrier maçon à Ostende. Quand il a écrit, il venait de se bl'esser à la jambe en tombant du haut d'une échelle.
« Souvenez-vous de nous comme nous nous souvenons de vous, c'est-à-dire avec une amitié et une affection qui ne souffrent point de diminution. »
Et, en effet, il y a toujours un accent sincère de sentiments affectueux dans les lettres de Cowper à M. Newton. Il lui écrit encore, avec un mélange de tristesse qui n'échappera à personne (24 juillet 1784) :
« Mon cher ami, il se peut que je sois bref ; mais je ne veux pas vous laisser partir pour Lymington sans que vous ayez une ligne de moi. Je connais bien ce lieu, pour y avoir passé six semaines il y a plus de vingt ans. La ville est jolie, et le pays délicieux. Vous êtes bon marcheur, et en conséquence, une partie de la côte appelée Hall-Cliff ne vous paraîtra point hors de la portée de vos dix orteils. C'était pour moi une promenade favorite, autant que je m'en souviens, l'endroit est à trois milles de Lymington. Là, debout sur le rivage, vous pouvez contempler l'Aiguille de Rocher : du moins vous l'auriez pu il y a vingt ans ; depuis ce
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temps, elle est, je crois, tombée de sa base et noyée : elle a donc cessé de se laiss'er apercevoir. Je souhaite que vous passiez là votre temps agréabl'ement, et vous ne le passerez pas autrement, cela est probable. Peutêtre aussi le mettrez-vous à profit pour les autres : pour vous-même cela est certain.
« La manière dont s'est faite précédemment votre connaissance avec M. Gilpin donne à votre voyage un air providentiel, et permet d'espérer que vous pourriez être chargé d'un message pour lui (i).
« Je l'admire comme biographe. Mais comme Mr8 Unvin et moi parlions de lui hier au soir, nous ne pouvions nous empêcher de trouver étonnant qu'un homme voie tant d'excellence dans la vie, tant de gloire et de beauté dans la mort des martyrs dont il a interrogé le souvenir, et qu'en même temps il désapprouve les principes où les actions qu'il, admire ont puisé leur origine. Il semble cependant que ce soit faire un pas de ce côté de la vérité, que de louer les fruits qu'elle produit ; et malgré soi on pense qu'un pas de plus le mettrait en possession de la vérité elle-même. Puisset-il, par vous, arriver à faire ce pas.
« Nous vous sommes obligés pour la préférence que vous auriez donnée à Olney, si la Providence ne vous avait envoyé d'un autre côté. Mais comme, lors de votre visite de l'été dernier, vous ne nous aviez pas fait espérer que vous nous en feriez une autre cette année, notre désappointement est moins grand. A votre âge et au
(r) Expression mystique sous laquelle Cowper cache l'espérance d'une conversion à raire.
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mien, cl-es visites de deux ans en deux ans laissent entre elles un si long intervalle que nous ne pouvons, à ce compte, nous en promettre un bien grand nombre. Mais que nous soyons réunis beaucoup de fois ou peu de fois, vous serez toujours le bienvenu auprès de moi, en mémoire des bons jours qui ne sont plus. Dans le prés'ent état de mon esprit, mon amitié pour vous a la même chaleur que jamais. Mais je ne possède guère ce qu'il faudrait pour être près de vous, avec vous.
« D'autres jours me sont promis que ces jours sans gloire et qui ne mènent à rien, et quand il me sera permis de les voir, je me réjouirai. Cependant je crois trop peu aux assurances de mes amis pour qu'elles fassent naître en moi rien qui ressemble à la joie. J'éprouve plutôt en les écoutant ce que ressent le pauvre vi'eux Tantale, s'il est encore là où l'ont mis les poètes. »
Le reste de la lettre fait allusion aux controverses de M. Newton qui avait toujours maille à partir avec quelque théologien. Et puis les nouvelles d'Olney : M. Grindon le médecin est mort et a son fils pour successeur.
Cowper, lui, ne voyage qu'aux rives prochaines, d'Olney à W'eston, d'Auteuil à Passy. Il écrit à M. Unwin (4 août 1784) :
« Je vous félicite d'un voyage accompli sans ennuis ni dangers. Vous avez fait cinq cents milles sans rencontrer ni les uns ni les autres. Quelques-uns de nos voisins, il y a une quinzaine, faisaient une excursion à
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un village voisi'n, et ils ont rapporté au logis des crânes brisés, l'un d'eux est mort. Pour moi, il semble que j'échappe parfaitement au danger des voyages, grâce au tendre intérêt que prend à moi le législateur. Craignant sans doute qu'une vie si précieuse ne se termine trop tôt, par quelque coup, quelque accident prématuré., il a fait des roues et des chevaux un objet de si grande dépense, qu'il n'est pas probable que j'aille trouver la mort en carrosse ou à cheval.
« Votre mère et moi continuons à Weston nos visites de chaque jour, et nous trouvons tant de plaisir sous ces agréables ombrages, qu'il reste bien peu de place au regret de ne pas pouvoir faire de plus lointains voyages. Puisque j'ai touché cette corde, je ne puis me refuser le plaisir de vous dire que nos voisins de Westdn étant sur le point de quitter leur demeure pour quelque temps, et venant à nous rencontrer un soir, peu de jours avant leur départ, nous ont priés de considérer pendant leur absence, le jardin et tout ce qui s'y trouve, comme à nous, et à cueillir, sans le moindre scrupule, tous Ce qui pourrait nous agréer. En conséquence, nous avons cueilli des fraises chaque fois que nous y sommes allés, et nous avons rapporté de gros bouquets de chèvrefeuille qui ont embaumé notre maison tout le temps, et jusqu'à leur retour. J'apprends que M. Throckmorton fait un nouveau ballon ; il est de papier, dont il absorbera seize mains. Il doit s'élever sur les ailes des esprits enflammés, et par conséquent, c'est le soir, je suppose, qu'aura lieu l'ascension. Je prends comme un fait que nous serons invités à ce spectacle, mais aurons-nous le
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courage de braver l'es inconvénients d'une visite nocturne, c'est là le point douteux.
« Me voilà de nouveau, avec l'aide de lord Dartmouth, lancé dans les voyages sur l'Océan Pacifique. Notre lectur'e d'hier au soir nous a fait faire connaissance avec l'île d'Hapace que nous n'avions guère visitée auparavant. Les Français et les Italiens n'ont guère lieu, à ce qu'il semble, de s'enorgueillir de leurs perfections dansantes ; et nous pouvons désormais, sans trop de chagrin, donner les mains à leur supériorité dans cet art. Les sauvages les valent, s'ils ne l'es surpassent. Quelle merveille aussi, qu'avec un bois creux et un bâton, ils produisent une harmonie telle, que les personnes mêmes accoutumées à la plus douce musique ne peuvent entendre celle-là sans plaisir. N'est-il pas fort difficil'e d'expliquer les différences frappantes de mœurs et de caractère, qui existent entre les habitants de ces îles ? Beaucoup sont proches voisins les uns des autres, et disposent à peu de chose près des mêmes éléments de progrès ; cependant, quelques-uns d'entre eux ont une certaine somme de politesse, montrent des symptômes de goût, et ont un sentiment de l'élégance ; d'autres, au contraire, sont aussi grossiers que nous pouvons nous attendre à trouver des peuplades qui n'ont jamais eu aucune communication avec l'hémisphère du Nord. Ces volumes fournissent largement matière à réflexions philosophiques, et occupent souvent mon esprit dans le temps que je ne les lis point.
« Je suis fâché que vous n'ayez pas pu tirer au clair l'information non authentique que j'ai reçue au
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sujet des bouffants et tournures de liège (1). Je m'occupe maintenant tous les jours à donner toute la grâce que je peux à mon nouvel ouvrage ; en le transcrivant, j'arriverai bientôt au passage où cette folie est censurée. Je serais fâché d'e passer la plume sur ces vers, mais je ne saurais les conserver qu'autant que les accusés seraient déclarés coupables. Le monde après tout n'est pas si stérile en fait de sujets à offrir à la ressource, qu'il ne m'en puisse fournir quelque autre aussi bon à employer.
« Si vous connaissez quelqu'un qui écrive, ou qui se propos'e d'écrire un poème épique sur le nouveau règlement relatif aux franchises de lettres, vous pouvez lui offrir mes compliments et ces deux vers pour faire son début :
Heu quot amatores nunc torquet epistola rara ! Vectigal certum, perituraque gratia Franki ! o
Dans une lettre un peu postérieure adressée à M. Newton (16 août 1784), nous trouvons des nouvelles agréablement données du ballon annoncé à M. Tenwin. Sa destinée a été brillante, mais courte. Laissons parler Cowper :
« Si vous n'aviez exprimé le désir d'avoir un mot de moi avant de quitter Lymington, je ne vous aurais
(1) Cork skirls end bosoms. Quelque folie semblable aux crinolines du jour. Il paraît cependant que cette fois il s'agit aussi des hommes. Il est question, dans une lettre que nous rencontrerons bientôt, de male rumps. Hommes ou femmes, il faut toujours qu'il y ait certain ridicule en vogue Addison et Stieles, de leur temps déjà constataient cette étrange aberration qui fait des femmes des tours massives et noie la grâçe des formes dans un flot qui n'a pas même d'ondulations.
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certainement pas répondu si tôt. Connaissant ce lieu et l'amusement qu'on y trouve, j'aurais eu trop de modestie pour me supposer capable d'ajouter aux jouissances que vous goûtez actuellement la moindre jouissance digne d'entrer en ligne avec celles-là. Si de mes fenêtres je n'ai pas vue sur l'océan, j'ai vu'e du moins sur une profusion de réséda, qui, objet moins grandjose, a pour le moins tout autant de parfum ; si je n'ai pas un ermite dans une grotte, je me vois moimême dans une s'erre : j'y fais une figure moins vénérable peut-être, mais tout aussi animée. Et même, dans ce coin obscur, nous ne sommes pas absolument au dépourvu quant aux moyens de nous livrer à des expériences et spéculations scientifiques dont le monde retentit à cette heure.
« Jeudi matin, nous avons fait partir un ballon des prés d'Emberton ; trois fois il s'éleva et autant de fois redescendit ; dans la soirée il accomplit une nouvelle ascension à Newport : il s'éleva en ce lieu et ne redescendit plus. Comme la flèche lancée contre la colomb'e aux jeux des Troyens, il prit feu dans l'air, et se consuma en un instant. Je ne sais pas quelle interprétation les devins ont donnée à ce présage ; mais je serais assez étonné si le Newton à houlette ne prédit pas la guerre la plus sanglante qui ait jamais divisé l'Europe.
« Je lis le dernier voyage de Cook ; il m'e plaît et m'amuse beaucoup. Il paraît que dans quelques-unes des Iles des Amis, les naturels excell'ent si fort dans l'art de la danse, ils s'en acquittent avec une délicatesse
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et une grâce si parfaite, qu'ils n'ont pas d'e supérieurs, même sur nos théâtres d'Europe. Ah ! si Vestris eût été dans le vaisseau, pour se voir surpassé par un sauvage ! La gazette nous dit que la reine de France a fait mettre en prison ce roi des cabrioles pour refus de danser devant elle, sous prétexte de maladie, alors qu''en fait il se portait parfaitement bien. Si ce fait est vrai, il pourrait bien, en ce moment même, se préparer à réaliser mon désir, et penser que ce ne serait pas un mauvais échange, celui de la prison où il est enfermé avec une danse à Anamooka. Je ne me serais cependant pas attendu à apprendre que ces insulaires ont une habileté consommée dans un art qui demande un goût si parfait dans toute la conduite et l'emploi de la personne : on ne m'aurait pas plus étonné en me disant qu'ils sont bons mathématiciens et bons astronomes. Ignorants comme ils sont de la science en toutes s'es branches, à ce point étrangers à toute autre espèce de culture raffinée, il semble étonnant qu'ils poussent la danse à tel point de perfection, quand plusieurs de nos messieurs d'Angleterre, avec toute l'assistance des maîtres français, ne peuvent arriver à apprendre cet art. Nous en devons conclure que telle nation a un'e disposition naturelle à tel talent, et que nos voisins de France et nos amis de la mer du Sud sont proches parents par l'esprit, encore qu'ils habitent des pays si prodigieusement éloignés l'un de l'autre.
« Mf" Unwin se souvient de s'être trouvée chez son frère avec M. Gilpin. Il lui a paru un homme de beaucoup de sens et de politesse, par conséquent fort agrable.
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« Nous sommes heureux de vous savoir en si bonne santés vous et M" Newton, et d'apprendre aussi qu'il y a espérance de mieux pour Elisa. Cette lettre vous apprendra que nous aussi nous portons bibI, et que, pour ma part, je n'éprouve pas à beaucoup près le même abattement qu'il y a quelque temps. Apprenez aussi, ce que vous saviez déjà, que nous vous aimons tous, et que je suis votre affectionné ami. »
Dans une autre lettre du mois d'août également (sans autre date, adressée à M. Newton) nous voyons le pauvre Cowper qui a faim de tous les éléments d'activité se prenant à tout ce qu'il peut. Cette fois, c'est une querelle de sacristie qui l'occupe, un différend entre marguillier et vicaire. Je laisse de côté cette partie de la lettre pour en traduir'e seulement le commencement :
« Mon cher ami, si la chaleur est aussi intense à Londres qu'ici, et que vous soyez en ce moment occupé à écrire, cela doit vous paraître une rude besogne, et cependant un moissonneur qui a tout le long du jour le nez baissé à' un pouce de sa faucille, envierait bien votre sort et le mien, et ne nous prendrait tout au plus que pour de laborieux ouvriers de bagatelles.
« M. Teedon a reçu à deux fois votre bon présent, venu très à propos : deux guinées avant que votre argent fût arrivé, et le reste dans le champ de Weston (Weston Field). Nous l'y rencontrâmes tout justement comme nous venions de grimper avec peine la pente rapide de ce chemin étroit ; nous étions en grande peine que son honnête, mais un peu verbeuse reconnaissance ne nous valût un bon mal de gorge, nos
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pores étant là tout grands ouverts à un vent d'est qui passait fort fréquent sur le sommet de la colline, »
Cherchons les nouvelles de l'œuvre qui se prépare aux mains du poète. Naturellement nous les trouverons dans les lettres de M. Unwin, qui déjà lui donne les moyens de faire voyager ses paquets en franchise (Olney, 11 septembre 1784) :
« Mon cher ami, je vous remercie de votre abondante provision de francs de port (franks). J'espère que vous n'avez pas été oublieux de mes intérêts dans la circonstance, et que vous êtes pourvu d'un nombre pareil d'enveloppes en franchise, portant mon adresse. Je vous suis obligé également des recherches que vous avez faites au sujet de ces tournures de liège à l'usage d'es hommes. Désespérant cependant de voir confirmée cette nouvelle mode, en des termes qui permettraient une censure générale, j'avais, avant que votre dernière lettre ne m'arrivât, mis de côté le passage où je lançais cette c'ensure. Je continue de transcrire, poussant cette besogne avec toute la rapidité possible. J'ai presque fini le 48 livre, et j'espère, à la fin du mois, arriver au bout de l'ouvrage. Quand le tout sera fini, je me propose, afin d'éviter toute perte de temps, de saisir la première occasion d'envoyer le paquet à Leman-Street ; mais je vous prie de me ddnner dans votre première lettre une adresse exacte, afin qu'il arrive sans danger de s'égarer. S'il me fallait transcrire l'ouvrage une seconde fois, c'est un travail que je n'entreprendrais qu'à mon corps
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défendant, car, encore que j'aie gardé copie de tous les changements importants, il y a bien des petits détails dont je n'ai pas tenu note ; c'est d'ailleurs un travail servile, et de toutes les occupations celle qui me déplaît le plus. Je sais que vous ne perdrez pas de temps pour lire l'ouvrage ; mais je dois vous prier aussi de n'fen point perdre pour le remettre à Johnson, afin que s'il lui convi'ent de l'imprimer, il le puisse m'ettre sous presse sans retard ; et que dans le cas contraire, le manuscrit puisse être offert immédiatem'ent à votre ami Lengman, ou à tout autre. Non que je doute de Johnson ne l'accepte, car il le trouvera plus que le premier ouvrage, ad captum populi. Je n'ai pas compté les vers au-delà des quatre premiers livres, qui en contiennent 3276. J'imagine par conséquent que le tout monte à peu près à cinq mille. Je vous dis cela maintenant parce que ce renseignement peut épargner à Johnson quelque peine quand il voudra estimer le volume du livre, et que je pourrais bien n'y plus penser une autre fois.
« Il y a une quinzaine, nous avons eu une visite de M. Venn, que je n'avais pas vu depuis plusieurs années. Il se présenta à moi très poliment, et avec de grands remerciements pour lui et pour sa famill'e, du plaisir que mon livre leur avait fait à tous. Il me dit qu'il était sûr que le livre devait fairé son chemin, et il espérait que je n'avais pas déposé ma plum'e. Je me bornai à lui répondre en termes généraux que l'usage de ma plume était pour moi une nécessité salutaire, mais je ne lui dis rien de ma nouvell'e production. Il dit qu'un passage avait particulièrement produit sur lui
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un effet électrique : il entendait parler de la description de l'Anglais dans Entretien de Table, et il y avait encore, on eût dit, quelques étincelles dans sa parole quand il en vint à rappeler cette page. Je fus charmé de voir cette peinture remarquée par un homme d'esprit cultivé, parce que j'en avais toujours eu bonne idée moi-même, et que jamais auparavant je ne l'avais entendu mentionner avec distinction.
,, « Soyez bien assuré, mon William, qu'encore que jamais je ne voulusse écrire à personne qu'à vous avec cette liberté en parlant de moi ou de ce qui est à moi, le plaisir que j'ai à le faire est un plaisir très innocent, où, si j'en puis croire ma conscience, il n'entre rien de cette vanité qu'on reproche en général si justement aux auteurs. Quoi qu'e je fasse, j'avoue que je désire du fond de mon cœur le faire bien, et quand je puis croire que j'ai réussi, je suis heureux, il est vrai, mais sans orgueil ; car Celui qui a placé toute chose hors la portée de l'homme, excepté ce qu'il lui donne libéralement, a mis un esprit qui sait cette vérité, et qui réfléchit, dans l'impossibilité de se laisser dominer un seul instant par un sentiment si peu intelligent.
« Notre liaison avec l'es gens de Weston en est toujours au même point. Nous nous rencontrons souvent, avec échange de politesse les plus courtoises. L'autre semaine, dans la soirée, nous avons fait rencontre de toute la famille. M. Throckmorton nous dit que dans une demi-heure il ferait partir un ballon, et que si nous étions curieux de voir cela, que nous voulussions l'accompagner chez lui, dans le temps que nous prendrions
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une tass'e de thé, le moment de l'ascension serait arrivé. Il commençait cependant dès lors à faire nuit, et bien assurés qu'il faudrait plus de temps qu'il ne le supposait, nous nous excusâmes sur l'heure avancée : en effet, il nous aurait fallu marcher l'espace de deux milles très tard dans la soirée, ce qui ne nous aurait convenu ni à l'un ni à l'autre. Nous nous attendons cependant à être invités à une exhibition du même genre qui se fera de jour mardi prochain. M. Throckmorton nous a envoyé des perdrix et un lièvre. »
Il y avait des mots, des noms qui devaient faire tressaillir Cowper, comme des notes qu'on a entendues dans l'orag'e et le péril de la vie : ainsi, voilà un jour son ami Joseph Hill qui lui demande ce qu'il pense d'un livre du docteur Cotton, le bon médecin qui l'avait traité pendant sa folie. Cowper en lisant ce nom a dû tressaillir ; il se remet cependant, et répond avec sangfroid (11 septembre 1784) :
« Mon cher ami, je n'ai jamais vu le livre du docteur Cotton, au sujet duquel vos soeurs m'interrogent, et je ne savais pas, jusqu'à ce que vous vinssiez me l'apprendre, qu'il eût rien écrit depuis ses Visions. Je ne doute pas que ce livre nouveau ne soit digne de lui par la piété judicieuse, et je crois que personne mieux que lui n'a qualité pour écrire sur des sujets comme celui que son titre semble annoncer. Il y a quelques années qu'il ne m'a donné de ses nouvell'es, et, vu son grand âge, il est probable que je ne recevrai plus de lettres de lui ; mais je ne cesserai jamais de le res-
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pecter. C'est un vrai savant, suivant l'idée que je me forme d'un savant digne de ce nom, chacune de ses connaissances acquis'es sur les objets naturels se liant dans sa pensée avec la ferme croyance à un agent ToutPuissant. »
Cowper lui-même faisait quelquefois de la science comme celle qu'il vient d'e définir ; il y mettait de plus le rayon de poésie qui lui donne le charme pour tous. Il y a quelque chose de cela, comme un peu de Bernardin de Saint-Pierre, dans la lettre suivante à M. Newton (18 septembre 1784). :
« Mon cher ami, je suis votre louable exemple, et je mets devant moi une feuille de mon plus grand papier. Il n'y a qu'un moment il était blanc et immaculé, mais j'ai commencé à le noircir, et ayant commencé, il n'est pas probable que je cesse jusqu'à ce que je l'aie gâté d'un bout à l'autre. Je vous ai envoyé plus d'une f'euille qui, au jugement de mon esprit, était très indigne de passer sous vos yeux ; mais ma conscience trouvait cependant quelque peu à se consoler par la réflexion que si la missive n'était bonne à rien, elle n'e vous coûtait rien aussi, hors la peine de la lire. Les choses sont changées maintenant. Vous devez payer un prix solide pour un p'eu de mousse qui fond sous vos doigts, et encore que je n'e prenne pas absolument dans votre poche, vous perdez cependant votre argent, et, comm'e on dit, vous n'en voyez pas plus clair (1), dicton qui
(1) You are never the wiser, dit le proverbe anglais plus noblement que le nôtre ; vous n'en êtes pas plus sage, ou plus savant. "ai quelque remords d'avoir mis
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ne s'accomplit jamais plus à la lettre que pour le lecteur de m'es épîtres.
« Ma serre n'est jamais si plaisante qu'à l'heure où la saison va nous en chasser. La douceur des soleils d'automne et le calme de cette saison dernière en font une retraite plus agréable qu'elle ne nous l'est jamais en été, puisque en ce temps, les vents étant généralement vifs, nous ne pouvons la rafraîchir en y laissant pénétrer une quantité d'air suffisante, sans en être en même temps incommodés. Maintenant, au contraire, me voilà avec la porte ouverte, avec toutes les fenêtres ouvertes, et je jouis du parfum de toutes les fleurs d'un jardin aussi plein de fleurs qu'en a pu faire plein mon savoir de jardinier. Nous n'avons point d'abeilles, mais quand j'habiterais une ruche, il me serait difficile d'entendre plus de leur musique plus que je n'en entends. Toutes les abeilles du voisinage se donnent rendez-vous à une planch'e de réséda en face de la fenêtre, et me paient du miel qu'elles y prennent, par un murmure qui, tout monotome qu'il est, emplit mon oreille aussi agréablement que le sifflement de m'es linottes.
« Tous les bruits que la nature envoie sont délicieux, au moins dans ce pays. Je ne trouverais pas peut-être le rugiss'ement des lions en Afrique, ou des ours en Russie, fort agréable ; mais je ne sais point de bête
dans mon texte le dicton un peu tri\-ial. Mais le français n'en fait jamais d'autres. Tous les autres peuples ont des proverbes dignes de Shakespeare, de Cervantès et de Milton lui-même ; nous atitrt:s, nous sommes si dédaigneux de tout ce qui est poptilaire, que nous avons refusé de marquer à l'empceinte des honnêtes gens les dictons qui ont cours chez tous les peupits. Nous y avons perdu une source d'excellentes richesses.
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en Angleterre, dont je n'estime la voix très musicale, sauf et excepté toujours, bien 'entendu, le braiement de l'âne.
« Les notes émises par tous nos oiseaux, libres et domestiques, me plaisent. Je ne m'aviserais pas sans doute de mettre une oie en cage, et la suspendre dans le salon pour jouir de sa mélodie ; mais une oie dans un pré ou dans une cour de ferme n'est point mauvaise exécutante ; et quant aux insectes, si l'escarbot noir, ou plutôt les escarbots de toutes les couleurs, veulent bien ne pas se présenter devant moi, il n'en est aucun des autres que je voulusse exclure ; au contraire, sur quelque clé qu'ils chantent, depuis le petit fausset du cousin jusqu'à la basse de l'humble abeille, j'admire toutes leurs notes. Sérieusement, cela me frappe comme un exemple digne d'être remarqué de la bonté de la providence pour l'homme, que cet exact accord ait été établi entre son oreille et les sons qui la viennent visiter presque à tous les moments, du moins dans la vie rurale. Tout le monde sait les effets désagréables que certains sons produisent sur les nerfs, et par conséquent sur le bien-être : si c'e monde de péchés avait été rempli de bruits à glacer le sang dans nos veines, à faire du sens de l'ouïe un continuel sujet d'incommodité, je ne pense pas que nous eussions été fondés à nous en plai'ndr'e. Et cependant les champs, les bois, les jardins, ont chacun leur concert, et l'oreille de l'homme est toujours en fête, et elle le doit à des créatures qui semblent le charmer uniquement elles-mêmes. Les oreilles mêmes qui sont sourdes à l'Evangile, jouissent continuelle-
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ment d'e cette fête que leur donnent, sans qu'elles le sachent, des sons dont elles ne sont redevables qu'à l'auteur du divin Livre. Il y a quelque part, dans l'infini de l'esprit, un monde qui ne se meut point dans l'orbe de la miséricorde ; or, comme il est raisonnable, conforme même à l'Ecriture, de supposer qu'il y a de la musique au ciel, peut-être, dans ces funestes régions, se trouve le contraire de la musique, des sons épouvantables, au point de faire la douleur même plus insupportable et de donner une pointe plus pénétrante au désespoir même. Mais voici mon papier qui vient à propos m'avertir de tirer les rênes et de retenir mon imagination de descendre dans les abîmes, qu'elle n'est que trop habituée à visiter.
« Notre meilleure amitié à vous ainsi qu'aux vôtres.
« Swm ut semper, tui studiosissimus (i). o
Quel dommage, qu'une imagination où il y avait des parties si riantes, et qui tournée du bon côté, 'employée à l'observation assidue et poétiquement scientifique, aurait pu, comme je le disais tout à l'heure, donner à l'Angleterre son Bernardin de Saint Pierre, se soit laissée glisser sur la pente des régions infernales et n'ait produit qu'un Dante, non pas un Dante qui a décrit l'Enfer, mais un Dante qui l'a vu, qui y a habité, qui a senti les flammes mordre sa chair, qui a vu le rire infernal des démons l'attirer et lui dire : Tu es marqué pour être des nôtres.
(1) Comme toujours je vous aime de la plus chère affection.
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Et cependant, merveilles insondables, bienfàit divin de la Providnce, cet état de l'âme a des répits, de longs répits, s'il n'en avait pas, il faudrait mourir ; à cette âme, pour la consoler, pour la sauver de ces redoutables attractions, Dieu a donné la poésie. La poésie ! c'est un admirable don fait à un Shakespeare, à un Milton, à un Wordsworth, à un Lamartine ; mais à un Cowper, à un Jean-Jacques Rousseau ! et encore, non, ne faisons pas intervenir ici Jean-Jacques Rousseau ; peut-on comparer celui qui se croit haï, poursuivi, persécuté par les hommes, mais qui se réfugi'e près de Dieu comme dans un sanctuaire inviolable, avec celui qui a fini par se persuader que Dieu l'a marqué à dessein et avec choix, avec malice, comme un réprouvé, comme un citoyen-né des régions infernales, placé un instant sur la terre pour se préparer aux douleurs, plus cuisantes par le contraste, de son étern'el et déplorable séjour !
Le poète, heureusement, pense à la Tâche, et il ne pense plus à l'enfer. Son poème va être prêt à donner à l'imprimeur, ce n'est pas le cas de penser à l'enfer, quoique ce soit celui de se préparer peut-être à d'autres tourments. Il écrit à M. Unwin, 2 octobre 1784 :
« Mon cher William, un poète ne peut guère trouver du temps pour écrire en prose. La vérité est que je fais hâte pour finir ma copie, afin que vous puissiez la recevoir assez à temps pour qu'il vous soit possible de la lire à loisir avant de vous rendre à Londres. Je ne sais encore si j'en viendrai à bout. J'ai à régler toute
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la ponctuation, qui, dans les vers blancs est de la dernière importance, et particulière à ce genre de composition ; car je ne sais pas à quoi servent les points et les virgules, si ce n"est à donner des indications à la voix ; or, comme il est plus difficile de diriger la voix dans la lecture des vers blancs que dans celle de toute autre espèce de poésie, il est besoih de perpétuelles indications et données pour régler les inflexions, les cadences et les pauses. C'est cependant une affaire qui, en dépit des grammairiens, doit être laissée en grande partie ad libitum scriptoris ; car chaque auteur, si je ne me trompe, ponctue suivant sa manière de lire. Si je puis envoyer le paquet à la voiture pour une h'eure après midi mercredi prochain, vous l'aurez le samedi neuf. Mais je n'en espère pas tant. Peut-être n'e pourraije l'expédier que le u, auquel cas il ne vous parviendra que le 13. Je crois n'être prêt qu'à la dernière de ces deux époques, parce que, outre la ponctuation, j'ai à transcrire l'argument de chaque livre. Ajoutez à cela qu'en écrivant pour l'imprimeur je suis forcé d'e prendre ma plus belle main, ce qui fait avancer la besogne lentement. L'épigraphe du tout est : Fit surculus arbor. Si vous pouvez mettre le nom de l'auteur sous cette épigraphe, faites-le ; sinon elle devra se produire sans nom d'auteur, car je ne sais à quel écrivain la rapporter. Un certain prince d'Orange avait pris en 1733 ces mots pour légende, non pas d'un poème de sa composotion ni même d'un poème quelconque, mais d'une médaille, je crois.
« M*** est membre du Parlement pour le pays de
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Cornouailles, mais pour quelle localité du pays de Cornouailles, je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'une fois, je l'ai vu appuyer ses deux mains sur le fer d'une balustrade, avec intention de sauter par dessus. Mais il ne crut pas qu'il y eût sûreté à accomplir cet exercice, et il retira ses mains. Je l'ai vu chez M. Throckmorton. Nous avons pris le chocolat avec ce dernier depuis que je vous ai écrit. L'occasion de notre visite était comme à l'ordinaire un ballon. Votre mère a invité madame, et miss M. Throckmorton, à nous rendre visite, et ils ont promis, mais il ne se sont pas encore acquittés de leur promesse. Tout le monde se trouvait là (1) ; comme vous pouvez le penser, et M" W*** avec les autres. Elle a été amenée par son fils, jeune homme de 17 ans, dans un phaéton traîné par quatre chevaux de Lilliput. Voilà une expression ambiguë (2) et qui mettrait les commentateurs à la torture, si ce que j'écris aujourd'hui pouvait être lu dans quelque mille ans d'ici. Que les Aides et les Stevens des siècles futurs sachent donc que je ne veux point affirmer que M" W*** vînt ce matin-là même de Lilliput, ou même qu'elle y ait jamais mis le pied, je ne veux que montrer les chevaux comme des créatures de si petite taille, qu'on pouvait les dire sans exagération, issus de Lilliput.
(1) En français dans l'original. Raillerie adoucie contre les Français, qui mettent volontiers la France dans Paris, et Paris dans un salon.
(2) L'ambiguïté n'existe pas en français comme dans l'anglais où elle résulte entièrement de la préposition from, qui indique le mouvement, le déplacement aussi bien que l'origine d'une chose.
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« Le privilège de la franchise postale ayant été si fort écourté, je ne sais trop comment mon libraire et moi nous arrangerons pour faire voyager les épreuves d'ici à Londres et de Londres ici. Il faudra, je pense, les faire voyager par la diligence, en grand nombre à la fois ; car, comme d'autres auteurs, je me vois dans la nécessité d'être économe. »
La parfaite sincérité de Cowper, qui fait le charme de sa correspondance, autant que la variété des idées qui s'y trouvent répandues, éclate dans une lettre que le poète écrivait en ce temps à M. Newton (9 octobre 1784) :
« Mon cher ami, la peine que vous vous êtes donnée pour exempter notre correspondance des suites ruineuses qui menaçaient d'en être la conséquence, étant pour moi la preuve que mes lettres, toutes communes qu'elles sont, se font cependant recevoir de vous avec plaisir, je reprends courage et j'observe la même ponctualité que d'habitude.
« Vous vous plaignez d'avoir des pensées décousues. Je crois qu'il n'y a pas une tête au monde d'où ne pût sortir la même plainte, et je suis persuadé que toutes l'exhaleraient en effet, si toutes s'observaient comme vous dans leurs divagations, et si toutes avaient votre honnête promesse. Du moins, quand vous définissez vos méditations, vous définissez les miennes. Peut-être même je puis faire un pas de plus que vous sur l'e même terrain, et affirmer avec la plus stricte vérité
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que non seulement je ne mets pas de liaison dans m'es pensées, mais que souvent même je ne pense pas du tout. Je me trompe fort si je n'e me prends pas dans ce sommeil des idées ; car quand je me demande quelle est ma dernière idée (comme un sous-maître de Westminster demande à un écolier inattentif quel est le dernier mot) je n'ai pas de réponse à faire, mais, comme le dit écolier, il me faut rester court et l'air ébahi. Je vous rends là de ma manière d'être un compte qui est très peu philosophique, ce qui est très fort en contradiction avec l'opinion commune des savants, que l'âme, principe actif, et dont l'activité consiste à p'enser, doit, par conséquent, penser toujours. Mais pardonnezmoi, messieurs les philosophes (1). Il y a des moments où, si je pense, je n'en ai pas du tout consci'ence, et la pensée, et la conscience du fait que l'on pense, me semblent, à moi du moins qui ne suis pas philosophe, inséparables l'une de l'autre. Peut-être cependant avonsnous raison tous les deux : si vous voulez m'accorder que je ne pense pas toujours, je vous accorderai en retour l'activité dont vous vous déclarez le champion, et je définirai la différence qu'il y a entre nous deux en disant que si l'âme est, comme vous le dites, en ellemême un principe actif, la conséquence de l'union qui la m'et en contact avec un principe dépourvu de l'activité la réduit souvent au sommeil, interrompt ses opérations, et lui fait subir une espèce de défaillance, où elle est privée temporairement de l'exercice de toutes
(1) En fronçais.
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ses fonctions. Je vous ai rapporté mon expérience avec sincérité et sans déguisement. Vous pouvez donc ou admettre mon assertion, que l'âme n'est pas toujours nécessairement active, ou nier que mon âme soit une âme humaine : et quoique j'incline souvent moi-même à adopter cette opinion, vous ne vous rangerez pas facilement à convenir de cette négative. — Assez sur cette discussion à laquelle je ne croyais guère être entraîné aujourd'hui.
« J'ai reçu hier au soir une lettre de lord Dartmouth. Il m'apprend l'arrivée à bon port dans Saint-JamesSquare, du dernier Voyage de Cook, qu'il a eu l'obligeance de me prêter. C'est de Sandwell cependant qu'il m'écrit. La lecture de ces volumes m'a procuré beaucoup de plaisir, 'et j'en ai retiré, j'espère, quelque instruction. Pourtant, pas une observation ne s'est imposée à moi plus irrésistible que celle que je n'ai pu m'empêcher de faire sur la mort du Capitaine Cook. Di'eu est un Dieu jaloux ; et le pauvre homme s'est laissé sans opposition adorer à Owyhee. Dès ce moment, l'intervention de la Providence qui s'était si remarquablement manifestée en sa faveur, s'est tournée en opposition, et cette opposition a traversé tous ses desseins. Il abandonne le li-eu où on l'avait fait dieu, mais il y fut ramené par une violente tempête dont il eut plus à souffrir que de toutes celles qui l'avaient précédée. A son départ, il avait laissé ses adorateurs infatués de l'idée de sa divinité, très disposés par conséquent à le servir. A son retour, ils les trouva chagrins, défiants, mystérieux. Le vol d'une bagatelle, par suite d'une méprise de
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sa part dans la poursuite du voleur, devint une affaire de la dernière importance. Par erreur aussi fut tué un des chefs favoris des insulaires. En un mot, rien autour de lui qu'erreur et méprise, jusqu'à ce que, privé du souffle, il tomba dans la mer (i), et alors tout se rasséréna. Le monde ne voudra pas voir ou comprendre que la dispensation ainsi réglée du châtim'ent porte les marques évidentes de la colère divine ; mais une intelligence tant soit peu tournée au spirituel ne peut se refuser à donner son attention à ces faits. La Vérité elle-même nous a appris qu'Hérode mourut pour un crime du même genre. Mais Hérode en aucun sens ne croyait en Dieu ; il ne lui avait pas été donné pour s'établir dans sa croyance la moitié des motifs et occasions qui avaient été favorablement offerts à notre pauvre compatriote. On pourrait alléguer peut-être que le Capitaine plaisantait, qu'il n'avait d'autre dessein que de s'amuser, lui et ses compagnons. J'en doute. J'en doute. Celui-là ne connaît le cœur que bien imparfaitement, qui ne sait pas que - même un homme de sens est flatté par une exaltation de quelque nature qu'elle soit. Mais accordons qu'il plaisantait : il n'était pas humain, pour n'en parler pas plus à la rigueur, de se faire un jeu de l'ignorance de ses amis, de se moquer de leur simplicité, d'encourager leur aveugle crédulité. D'ailleurs, si un bloc de pierre ou de bois peut être adoré sans devenir blâmable, il n'en est pas de même d'un homme qui a reçu le baptême. Il sait ce qu'il a fait, et en per-
( 1 ) Dans un dernier combat avec les natUrels, et frappé par derrière.
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mettant qu'on lui rende de semblables honneurs, il encourt l'e reproche de sacrilège (i).
« Nous nous réjouissons de vous savoir si heureux par votre église, par votre société, par toutes vos relations. Je n'ai pas même gardé assez de place pour vous dire toute l'amitié qu'e nous avons pour vous. »
Enfin le manuscrit de la Tâche est parti, et Cowper commence à nous donner, parlant à ses amis, ces interprétations de ses vers qui sont encore la meilleure critique d'une œuvre poétique, quand elles viennent d'une âme simple, d'un esprit sincère (Lettre à M. Unwin, 10 octobre 1784) :
« Mon cher Unwin, je vous envoie quatre cahiers de vers ; une fois envoyés, je l'es bannis de mon esprit, et je n'y veux plus* penser, jusqu'à ce que je les voie imprimés. Je n'ai pas en définitive trouvé le temps ou j'e n'ai pas eu l'habileté de donner la dernière main à la ponctuation. Je crois cependant qu'elle n'est pas si fautive, quoique dans une œuvre si longue, et qui exige à cet égard une attention si minutieuse et si h'eureuse,
(1 Hayley qui avait connu le capitaine Cook, n'adopte pas, lui toujours si porté à l'adoration envers Cowper. l'interprétation rigoureuse de son ami. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans la Vie u poète « J'ai eu en 1772 le plaisir de m'entretenir avec l'illustre marin, à bord de son vaisseau, La Résolution, et je ne puis laisser passer la présente lettre sans y joindre une observation : je suis persuadé que mon ami Cowper s'est entièrement mépris sur la conduite du capitaine Cook, dans l'affaire qu'il a touchée. En me fondant stir le peu de liaison que j'ai eu avec ce marin si humain et si vraiment chrétien, en considérant la teneur entière de sa vie, je ne puis croire qu'il lui ait été possible d'zigir. en quelque circonstance que ce soit, avec cette impie arrogance qui aurait pu paraitre criminelle aux yeux du Tout-Puissant. »
HaylltY a raison, t:t le pauvre Cowper raisonne avec plus de piété que de sagesse.
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il soit naturellement impossible d'éviter quelques fautes. Quand vous en trouverez, je vous serai obligé d'e les corriger.
« Dans quelqu'es passages du deuxième livre, particulièrement, vous me trouverez très satirique. Ecrivant sur de pareils sujets, je n'ai pu éviter de l'être. Je ne puis rien écrire sans viser du moins à me rendre utile, il serait indigne d'e mon âge de ne pas me proposer ce but, en ne le faisant pas, je déshonorerais la religion que je professe. Je sais que ce n'est pas des efforts d'un poète qu'il faut attendre la réforme d'abus tels que ceux sur lesquels j'ai fait porter ma censure ; mais promener son regard sur le monde, sur ses folies, ses vices et ses extravaganc'es, sur son indifférence à ce qui est le devoir, sur son attachement invincible à ce qui est mal, et faire taire le blâme, ce serait approuver le désordre. On ne pourra pas du moins me faire ce reproche, car je n'ai flatté ni tout haut ni tout bas les mœurs et les habitudes de ce monde. Je n'ai fait qu'un compliment, un seul, et celui-là était si justement dû, qu'il m'aurait semblé impossible de le refuser, surtout quand l'occasion s'offrait si belle — j'oublie : il y en a encore au i" livre un autre adressé à M. Throckmorton — mais le compliment dont je veux parler est celui qui va à M. Smith. Il est d'aill'eurs tellement ménagé, que lui seul peut l'envoyer à son adresse, lui seul et vous, à qui je découvre le secret. Tant de délicatesse de sa part m'oblig'eait d'ailleurs à montrer de mon côté cette délicatesse.
« J'ai rejeté vers la fin du volume ce qui porte
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l'empreinte religieuse, et cela pour deux raisons : en premier lieu, je n'ai pas voulu repousser le l'ecteur dès l'abord ; et secondement je voulais réserver pour les dernières les meilleures impressions que je puisse éveiller. Dussé-je écrire autant de livres que Lope de Vega ou Voltaire, pas un seul ne manquerait de porter cette marque ; si cela déplaît au monde, tant pis pour le monde. Je fais toutes les concessions qu'il m'est possible, en vue de leur plaire, mais je ne veux pas leur plaire aux dépens de la conscience.
« Mes descriptions sont toutes d'après naturle, ; pas une n'est de seconde main. Les esquisses du cœur que j'ai tracées sont dues à mes propres observations, pas une n'est empruntée aux livres, pas une n'est au moindre degré le résultat des conjectures. Dans mes rythmes, que j'ai variés autant que je l'ai pu faire (car les vers blancs sans variétés de rythme ne valent guère mieux que le bruit qu'on fait rendre à une vessie), je n'ai imité personne quoique parfois peut-être on puisse remarquer une apparente ressemblance : c'est que, si j'évite de ressembler, je n'affecte pas de différer.
« Si l'ouvrage ne peut pas se vanter d'être sur un plan régulier (quoique à cet égard même, je ne croie pas qu'on ne puisse plaider sa cause), il peut du moins soutenir que les réflexions sortent toujours naturellement du passage précédent, et que, sauf le cinquième livre, qui est surtout politique, il y a dans l'ensemble du poème unité de tendance : il tend à rabattre le goût qui entraîne les gens d'aujourd'hui vers la vie de Londres, et à recommander la tranquille vie rurale, l'e loisir
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de la campagne, comme étant favorables à la cause de la piété et de la vertu.
« Si mon ouvrage vous plaît, j'en s'erai heureux, et le plaisir qu'il pourra vous donner sera pour moi comme un présage qu'il sera accueilli de tous. »
M. Unwin fut content, en effet, et qui ne l'eût été ? Nous le somm'es, nous autres lecteurs après cent mille lecteurs ; comment le premier de tous, celui à qui se révélait, comme en un grave sourire de l'auteur satisfait, ce trésor de vers pleins de sens, frappés à la Milton — à la Cowper — ce trésor de justes et belles pensées, cet admirable poème où il y a quelque chose de la douc'eur inexprimable des campagnes paisibles, des grands parcs aux ombrages séculaires, aux eaux claires et tranquilles, comment celui-là n'aurait-il pas été ravi d'un de ces ravissements que nous font les belles chos'es encore à nous seuls et qui seront demain à tous ? Car on est heureux de la minute, de l'heure qui vous met seul à seul avec l'œuvre chérie, on 'est heureux de la pensée que bientôt cette admiration sera partagé'e par d'innombrables esprits.
Cowper écrit à son ami, tout ému encore de la louange que celui-ci a donnée à son œuvre (20 octobre 1784) :
« Mon cher William, votre lettre m'a tiré d'une certaine anxiété, et m'a donné beaucoup de ce plaisir plus vif qu'un plaisir négatif. J'ai foi dans votre jugement, j'ai une confiance implicite à la sincérité de votre
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approbation. C'est chose sérieuse que d'écrire un si long poème, et cet auteur connaîtrait bien peu son propre cœur, qui ne se soupçonnerait pas de quelque partialité pour ce qui est son oeuvre ; et quel est celui qui ne serait pas mortifié d'avoir écrit cinq mille vers en pure perte. Cependant le poème que vous avez dans les mains ne fera pas un volume aussi fort qu'e le précédent, un livre comme le désirerait un libraire. Je dis cela parce que, lors de ma première publication, quand j'eus envoyé cinq mille vers à Johnson, il m''en demanda encore mille. Il y a deux ans, j'ai commencé une pièce qui est arrivée à deux cents vers, et puis j'en suis resté là. Je m'y suis remis dernièrem'ent, et je crois que je la mènerai à fin. Mais le sujet prête, et ne saurait être traité en moins de sept ou huit cents vers. Cette pièce roule sur la question de savoir laquelle est préférable, de l'éducation publique ou de l'éducation domestique : c'est en faveur de la dernière que je fais mon choix. Ce morceau prendra le même chemin que le poème, j'e veux dire qu'il fera visite à Stock en se rendant chez l'éditeur. Mon dessein est de vous le dédi'er ; mais, d'abord, il faut qu'il passe sous vos yeux. Si après l'avoir vu, vous avez quelque objection, ne fût-elle pas plus grosse qu'un point sur cent i, je me priverai de ce plaisir, et je ne me fâcherai point de votre refus. J'ai eu quelque idée de mettre John Gilpin à la queue de tout. Il a fait grand bruit dans l'e monde, et peut-être n'est-il pas mal de montrer que si j'écris généralement dans une intention sérieuse, je n'en sais pas moins à l'occasion avoir la gaieté. Les rédacteurs de la Revue Critique m'ont fait
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le reproch'e de viser à l'humour sans y atteindre : John ayant conquis un renom d'humour par où il surpasse presque toutes les pièces qu'a vues paraître l'époque, peut servir à écarter de moi ce reproche. Mais sur c'e point je m'en rapporte entièrement à votre jugement, et c'est sur votre décision qu'e j'entends me régler. Tout cela fera un in-octavo comme l'autre. J'aurais dû vous avertir que la pièce qui m'occupe maintenant est en vers rimés. Je ne veux plus écrire en vers blancs. Ils sont plus difficiles à faire que les vers rimés et n'amusent pas tant à composer. Si, lorsque vous irez offrir mon livre à Johnson, vous le voyez caress'er son menton, lever les yeux vers le plafond, si vous l'entendez crier : « Humph ! » allez, je vous prie, au-devant, et dites-lui que je serais fâché qu'il se fît mon éditeur pour y perdre, ou qu'on le pressât le moins du monde de se charger de mon livre. Je le lui offre uniquement parce que je crois qu'il aurait li'eu de se plaindre de moi si je ne le faisais pas. » Mais cette satisfaction donnée à l'exacte loyauté, il m'est indifférent d'être imprimé par tel ou tel éditeur. Si Longman fait des difficultés, ce qui 'est probable, puisque je sais par vousmême qu'en pareil cas, ce n'est pas à lui-même qu'il s'en rapporte, mais au jugement d'un autre poète (i), ne vous mettez point en peine de le convaincre. L'idée d'être marchandé, surtout s'il faut que vous soyez l'intermédiaire, m'est insupportable. Nichols, me dit-on, est' le plus érudit des imprimeurs actuellement existants.
(1) D'un frère poète (brofber-poet) ne serait-ce pas une ironie en français?
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Il peut être homme de goût aussi bien que d'instruction, et je suppose que vous n'auriez pas de peine à trouver qui vous présentât. Il imprime le Gentleman's Magasine, et peut être notre homme, si les autres se refusent ; dans le cas contraire, ne vous donnez pas plus de peine à ce suj'et. Il se pourra que j'envie les auteurs à qui leurs moyens permettent d'imprimer à leurs frais, et dans ce cas je n'écrirais plus. Mais la mortification ne me brisera pas l'e cœur. »
Cowper continue SéJ. lettre en s'expliquant sur des corrections que son ami lui a proposées ; et ses remarques sont si justes (grammaticalement et poétiquement parlant ; je laisse au lecteur à juger s'il en est de même de celle de ces remarques qui s'e rapporte à l'échafaud de Charles I"), qu'on me pardonnera de ne pas les avoir omises, comme ç'avait été ma première pensée :
« Je viens à vos corrections. Je vous en remercie sans la moindre affectation, et je les prends dans leur ordre :
« P. 140 Vérité (Truth) en général, sans l'article la (the), ne serait pas suffisamment désignée. Il y a bien des sortes de vérités, philosophique, mathématique, morale, etc. ; et un lecteur, peu accoutumé à entendre parler de vérité religieuse ou de vérité de l'Ecriture, pourrait être en doute, pourrait facilement être en doute, et ne savoir de quelle vérité il s'agit.
« Je reconnais que le mot grâce, suivant l'usage que
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j'en ai fait, et le sens que je lui ai donné, ne se rencontre pas fréquemment en poésie. Mais le sujet que j'e traite ne se rencontre guère non plus chez les poètes. Chaque sujet a ses termes qui lui appartiennent en propre, et les sujets religieux puisent les leurs dans l'Ecriture avec plus de convenance qu'en toute autre source : c'est là que j'ai pris le mot grâce. Je permets aux incrédules d'en user avec sarcasme, mais je ne leur accorde pas l'e droit de le proscrire, d'autant mieux qu'il n'existe pas dans toute notre langue un autre mot qui puisse rendre la faveur de Dieu conçue d'une manière abstraite.
« P. 1(50. Impress the mind faintly, or not at all, (agir sur l'esprit faiblement ou pas du tout) : Je préfère ce vers à cause de la chute qui le termine brusquement, ayant toujours remarqué qu'une petite inégalité de ce genre, dans un long ouvrage, a un bon effet, pourvu qu'on en use avec sobriété et discernement.
« P. 127. Cette remarque aurait dû venir la première, c'est par oubli que j'ai passé par dessus.
« Mes sentiments au sujet du supplice de Charles Ier sont d'une nature particulière, je l'e crois du moins. Je crois que l'action fut bonne, mais mal faite ; que la vie lui devait être ôtée, mais qu'elle le fut sur des motifs injustes. Mais mes idées s'écartant si fort des idées communes, il vaut mieux les supprimer, et je vous dois de m'en avoir inspiré la pensée. Veuillez donc corriger le passage ainsi ;. cette correction est la vôtre, sauf un seul mot :
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We too are friends to royalty. We love The king whno loves the law, respects his bouds, And reigns content within them.
(Nous aussi somm'es amis de la royauté. Nous aimons le roi qui aime la loi, qui se tient dans les bornes de son pouvoir légitime, et qui règne satisfait dans le cercle que les lois lui ont tracé).
« Vous avez probablement remarqué, à votre seconde lecture, que j'admets qu'on prend légitimement la vie d'un animal quand elle fait obstacle à l'intérêt ou à la convenance de l'homme. En conséquence, les limaçons et tous les animaux rampants qui gâtent nos fruits ou nos récoltes de blé peuvent être détruits quand il nous est possible de les saisir. J'éprouve un vrai plaisir à savoir qu'e M" Unwin m'a si facilement compris. Des vers blancs, vu l'arrangement inusité des mots, vu l'enjambement fréquent d'un vers sur l'autre, vu aussi le style, qui demande une espèce de magnificence tragique, ne sont apparemment pas trop obscurs, ils doivent plutôt être d'une extrême clarté, pour être compris avec cette facilité. C'est mon travail, mon travail entre tous, d'être aussi clair que possible. Vous entendez bien ma pensée quand vous supposez que j'ai un grand respect pour la vertu qui se dérobe à la tentation (i).
(1) Allusion à ce passage de la Tâche (Liv. iii, p. 126, éd. 1788)
When fierce tentation, seconded within By traitor appetite, and arm'd with darts Temper'd in hell, invades the throbbing breast, To combat may be glorious, and success Perheps may crown us, bit I to fly is sape.
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C'est cette sorte de courage que l'Ecriture en toute sa teneur nous invite à faire paraître quand le mal où se portent les sens vient nous assaillir. Quant aux mauvais penchants qui ont leur siège dans l'intérieur de l'âme, il faut lutter avec eux corps à corps, il n'y a pas à les fuir. Les sollicitations à pécher, qui souvent s'adressent à nos sens ne sont que bien rarement, selon moi, vaincues autrement.
« Au troisième livre, dans le passage où j'annonce que j'e vais traiter de l'art d'élever des concombres, je vous prie de substituer les cousins aux puces (i). Je n'ai pas besoin de vous dire pourquoi.
(2)
« Je peux facilement comprendre que vous ayez des objections très raisonnables à opposer à mon projet de dédicace. Vous êtes membre du clergé, et j'ai maltraité l'ordre auquel vous appartenez. Vous êtes enfant de l'Alma Mater (3), et je l'ai rudoyée aussi. Ne vous imposez donc aucune contrainte quand je ne vous en impose point moi-même, mais considérez-vous comme pleinement libre.
« En vous envoyant à tous notre plus chère affection, je vous dis adieu cordialement. Je suis fatigué de cette écrivaillerie sans fin. Adieu. »
(1 ) Les concombres, dit le poète (Liv. m, p. 114, éd. Iï88), n'ont jamais été
chantés ;
Yet gnats have had, and fi-ogs, and mice, long since ; Their enlopy.
(2) Détails de famille et d'emplettes.
(3) L'Eglise établie. Cowper est un dissenter.
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Cowper, au 30 octobre 1784, révèle pour la première fois à M. Newton l'existence du poème dont le manuscrit est aux mains de M. Unwin. Le poète, dans cette lettre, est un peu comme un homme qui a à dire quelque chose d'embarrassant, et qui, avec distraction, parle de chose et d'autre, toutes bien loin de sa pensée. Pour conduire M. Newton à la Tâche, il le fait passer par les Iles Sandwich et par les Essais de Knox (1). Enfin il y arrive. On remarque que Cowp'er ne fait remonter qu'à un an, c'est-à-dire vers le milieu de l'automne de 1783, l'époque où il a commencé son poème. Pour un motif ou pour un autre, il commet ici quelqu'e inexactitude ; c'est dans l'été que les premières mentions de cette œuvre ont commencé à paraître dans ses lettres. La mémoire lui faisait-elle défaut ? Voulait-il, par un petit accès d'amour-propre, se donner l'air d'avoir mené l'œuvre meilleur train ? enfin était-il de bonne foi, et n'avait-il commencé à se mettre sérieusement à l'œuvre qu'à cette époque ? Tout cela est possible, et au fond importe peu. Que l'ouvrage ait été achevé en douze ou en dix-huit mois, cela ne fait rien à l'affaire. L'essentiel, c'est que le poème existe, et que nous le lisons avec ce plaisir intens'e qu'on a à se promener dans un parc sévère, aux arbres séculaires et magnifiques. Voici la lettre à M. Newton :
« Mon cher ami, je m'empresse de reconnaître la
( 1 ) Je dois dire toutefois que M. Grimshawe fait du passage où il est question de Knox, une lettre séparée, qu'il met sous le 22 octobre 1784. Southey, gêné par la propriété littéraire, a été quelquefois embarrassé par la Private Correspondence, et il a pris quelques détours pour la fondre dans la correspondance ancienne.
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justesse de votre remarque sur l'héroïsme vraiment romain des insulaires des Sandwich. Je crois qu'on rencontre rarement des preuves de ce courage chez les peuples qui sont arrivés à un haut degré de civilisation. Le raffinement et le libertinage des idées se touchent de trop près pour qu'il soit permis de croire à l'existence de ce noble héroïsme ; et je mets en question si jamais les Romains eux-mêmes, aux derniers jours de l'empire, ont donné des exemples d'amitié fidèle comme ceux que vous avez été si touché de rencontrer chez ces pauvres sauvages. Les Romains avaient été un peuple dont il est impossible de contempler les vertus sans admiration. Mais la Grèce, qui était pour eux ce que la France est pour nous, une boîte de Pandore d'où sortaient tous les maux, les réduisit bientôt à sa mesure, et naturellement ils ne tardèrent pas à tomber plus bas encore. La religion n'a rien à voir à cette question. La nature non corrompue suffit à la production de cet héroïsme. Quand l'Italie était une terre de héros, elle n'avait pas plus la connaissance du vrai Dieu que ne l'ont à présent ses sigisbés et ses joueurs de violon ; et en effet, il semble indifférent qu'un homme soit né sous l'empire de la vérité qui n'agit point sur lui, ou sous c'elui de l'erreur qui le tient véritablement sous le joug. Ou même, s'il y a une différence entre les deux cas, il semble qu'elle soit plutôt en faveur du derni'er ; car une croyance fausse, celle du Mahométan par exemple, peut animer le courage et pousser au mépris de la mort ; au contraire, ceux qui méprisent la vraie religion sont punis de leur 'extravagance, il suffit à leur punition qu'ils soient abandonnés à la dépravation pous-
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sée à son dernier degré. Aussi nous voyons un insulaire des Sandwich se sacrifier à son ami qui n'est plus ; et nos matelots et marins, tout chrétiens qu'ils sont, au lieu de se laisser toucher par sa générosité, le massacrent avec une cruauté inexorable ; car il n'était, lui, qu'un ennemi sans défense, sans résistance, n'ayant d'autre but que de témoigner son affection pour le mort. Le tuer en de telles circonstances, c'est être son assassin, avec tout ce qu'il est possible d'imaginer pour aggraver le crime.
« Je lis en ce moment un livre que vous n'avez jamais lu et que vous ne lirez probablement jamais : les Essais de Knox. Peut-être devrais-je commencer par vous dire que je suis contraint à cette lecture par le manque de livres mieux faits pour me plaire, car je n'en ai point et je n'ai pas davantage le moyen de m'en procurer. Je ne suis pas fâché cependant d'avoir rencontré cet auteur ; mais quand je lui aurai donné cette louange qu'il est homme de jugement et qu'il est vertueux à sa manière, je lui aurai donné tout ce qu'il m'est possible de lui accorder. Je n'aime pas son style qui est parfois d'une dureté et d'une sécheresse insupportables, quelquefois au contraire chargé d'ornements qui le font ressembler à un pimpant Harvey ; je n'aime pas sa manière, qui ne prend jamais de vivacité sans 'en devenir pire, tant il est malheureux dans ses efforts pour atteindre au talent de décrire ou de raconter. Mais comme il a surtout choisi pour sujet les vices, les mœurs et les extravagances modernes, il m'est du moins utile en ce sens qu'il me renseigne sur des points à l'égard desquels je ne pourrais ni ne voudrais être informé que par ouï-dire. Et
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cependant j'ai besoin d'informations de ce genre, puisque moi aussi j'écris sur ces sujets, comme lui écrivain satirique. Il est bon, par conséquent, si je veux mettre le doigt sur l'endroit faible, que j'apprenne à savoir où donc il faut le chercher.
« Me voici encore une fois chez Johnson sous la forme d'un poème en vers blancs composé de six livres et qui a pour titre la Tâche. Je l'ai commencé il y a environ un an, et en écrivant parfois une heure par jour, parfois une demi-heure, quelquefois jusqu'à deux heures, je suis arrivé dernièrement au terme. Je ne vous en ai pas parlé plus tôt parce que, presque jusqu'au dernier jour, j'ignorais si je mènerais l'ouvrage à fin ; car souvent je portais dans mon travail une agonie mentale qui, tout en m'aiguillonnant au travail, menaçait de m'empêcher de le poursuivre. Mon libraire, je pense, ne se montrera pas plus pressé que précédemment. Je ne m'attends pas à faire mon apparition au monde avant le mois de mars, et alors les crocus et moi nous commencerons à poindre ensemble. Vous pouvez être assuré que je saisirai la première occasion de paraître devant vous. Mon intention est également de me donner la satisfaction d'introduire ma Muse, fût-'elle importune, près de M. Bacon. »
Nous allons donc maintenant avoir le plaisir de suivre les destinées de ce volume qui, pareil à une âme en peine (l'es poètes savent cela !) demande à paraître à la lumière. M. Unwin a réussi près du libraire Johnson, et
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c'est Cowper lui-même qui se charge de nous l'apprendre dans une lettre du i" novembre 1784 à son ami :
« Mon cher ami, quand je remettrais ma réponse, il me faudrait toujours finir par écrire une lettre qui n'aurait pas sa franchise, autant vaut me passer dès à présent de la franchise et écrire tout de suite, surtout avec le désir que j'éprouve de remercier votre amitié de l'office qu'elle a si bi'en rempli. Je suis enchanté pour vous aussi bien que pour moi que vous ayez réussi du premier coup, et que votre première démarche ait été aussi la dernière. Et comme Johnson ne s'est pas fait prier pour accepter un second volume de moi, j'y veux voir la preuve que le premier ne l'a pas mis en perte ; je tire d-e là quelque espérance raisonnable qu'il ne sera pas mis non plus en perte par cet autre volume. Mon imaginati'on me dit (car je sais que vous vous intéressez au succès de mes productions), que votre cœur battait en approchant de la porte du libraire, et qu'il s'est senti déchargé d'un fardeau quand vous êtes ressorti. Vous avez bien fait d'en parler chez les Thornton ; ils sauront maintenant que vous ne prétendez pas avoir à ma confiance, quelque peu qu'elle puisse valoir, une part plus grande que celle que vous possédez en effet. J'ai écrit à M. Newton par ce dernier courrier pour l'informer que je suis une seconde fois aux mains de l'imprimeur. Il sera surpris, mais je ne crois pas qu'il ait le droit de se plaindre, car il garde de son côté ses secrets d'auteur sans me les communiquer. Je ne m'e crois pas du tout offensé par sa discrétion ; je ne me croirais pas blessé, dût-il publier toute une
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bibliothèque sans au préalable m'avoir dit un mot de ses intentions. En pareil cas, ne rien dire n'est point une violation des lois de l'amitié, quoique ce soit une preuve d'amitié de parler ; mais bien des raisons peuvent se réunir pour engager un écrivain à tenir son ouvrage secret, sans qu'aucune soit injurieuse pour ses amis. J'ai moi-même obéi à l'une de ces raisons, et personne ne pourrait m'en blâmer, cette raison, c'est le désir de surprendre agréablement. Si je me suis refusé ce plaisir avec vous, c''est pour m'en donner un plus grand à moimême en déracinant de votre esprit les petits soupçons qui ont pu y pousser comme de mauvaises herbes, qu'il y a au monde quelqu'un plus proche de moi que vousmême. Si cette considération n'avait pas forcé comme un levier le dessus de mon coffre-fort, il eût gardé jusqu'à la fin ses secrets avec une inviolable fidélité, et la première nouvelle que vous et n'importe lequel de mes amis auriez eue de la Tâche, c'est dans les papiers publics que vous l'auriez trouvée. Mais vous savez maintenant que, soit comme poète, soit comme homme, je ne donne le pas à personne sur vous dans mon estime. J'avance dans mon nouvel ouvrage (que j'inclinerais fort maintenant à appeler du nom de Tirocinium (1), aussi vite que la Muse le permet. Il est arrivé à une longueur de 700 vers, et j'en ajouterai encore probablement deux ou trois cents. Quand vous verrez M. Smith, p'eut-être ne vous sera-t-il pas difficile d'obtenir de lui une demidouzaine d'enveloppes en franchise, portant votre adresse
(1) Le poème sur l'éducation a gardé ce nom en effet.
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et la date du 15 décembre, auquel cas elles iront à la poste, ce jour-là au soir, remplies de mes élucubrations, Je n'indique pas une époque plus rapprochée parce que je hais d'être pressé, et Johnson ne peut avoir besoin du manuscrit plus tôt qu'il n'e l'aura suivant cet arrangement.
« Je ne suis pas fâché que John Gilpin, qui jusqu'ici n'a été l'enfant de personne, ait chance d'être enfin reconnu. Je puis çà et là lui donner une touche qui le fera paraître mieux, l'impression en quelques endroits n'ayant pas l'air de fini et d'antiquité qu'elle devrait avoir, et dans une des stances il y a une rime fausse. Quand j'aurai donné ce dernier coup de pinceau à ce personnage, je prétends l'orner de deux épigraphes, l'une grecque et l'autre latine ; si bien que quand on verra que le volume lui-même n'a qu'une épigraphe en trois mots, et que les livres dont il se compose n'en ont aucune, on comprendra peut-être que j'ai voulu me moquer de cet étalage pompeux de littérature dont certains auteurs s'amusent à charger leurs titres. Knox par exemple, qui pourtant est homme de sens, n'a pas moins d'une demi-douzaine d'épigraphes, je crois, en tête de ses Essais. »
Malgré cette profession de foi dirigée contre les épigraphes, voici notre poète qui, 'en annonçant son poème sur l'Education à M. Bull, demande à ce révérend érudit et ministre, une épigraphe pour le Tirocinium. Cowper, qui est sincère avec ses amis, même lorsqu'il s'e déguise un peu avec le public, va peut-être nous dire le motif de cette grande hostilité contre l'es épigraphes :
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hélas ! c'est qu'il n'a point de livres où en chercher et en puiser. Il écrit donc à M. Bull (8 novembre 1784) :
« Mon cher ami, comme vous le savez, la Tâche est sous presse. Depuis qu'elle est partie, je me suis mis à composer un autre poème, que je suis à présent en train dle copier, et qui suivra l'autre de près, c'est du moins mon intention. Il est intitulé Tirocinium, ou Coup d'oeil sur les Ecoles. Je veux et entends, dans cet ouvrage, blâmer l'e manque de discipline et l'insouciance scandaleuse de la morale qui règne dans les écoles, surtout dans les plus grandes, je veux recommander l'éducation particulière comme préférable à tous égards ; engager les pères à se faire les précepteurs de leurs enfants quand cela est possible, et si cela rie l'est pas, à prendre chez eux un maître particulier ; si enfin ni l'un ni l'autre ne se peut, à confier leurs enfants aux soins d'un homme comme celui auqu'el j'écris en ce moment ; que ce soit quelque ministre à la campagne, et qu'il n'ait à donner ses soins qu'à un petit nombre d'élèves.
« Maintenant, qu'est-ce qu'il me faut ? — Une épigraphe. J'ai tant pris d'épigraphes dans Virgile et dans Horace, que je commence à craindre que le monde ne s'aperçoive (comme cela est en effet), que ce sont là les seuls écrivains de Rome qui soient en mes mains. Trouvez-m'en donc une dans quelqu'un de vos innombrables volumes, n'importe qui vous la fournisse, pourvu que ce soit Burgersdicius, Bogtrottius ou Puddengulphius ; plus vous l'irez chercher loin, mieux cela vaudra. On supposera du moins que l'auteur que je cite m'est fami-
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li'er, et cette supposition, tout erronée qu'elle est, ne fera aucun mal à personne, et me fera quelque bien.
« Quand vous l'aurez trouvée, apportez-la avec vous, demain, samedi ou lundi. Vous et votre fils dînerez avec nous un de ces trois jours. Choisissez votre jour, et faites-nous connaître votre choix par un mot que vous remettrez au porteur. »
J'ai dit quelque part que Cowper, qui avait perdu sa mère à six ans, avait conservé toute sa vie le souvenir tendre de cette mère à peine entrevue ; il est maintenant âgé de cinquantre-trois ans, et nous allons trouver dans une lettre à Hill qui venait de perdre sa mère âgée de 87 ans, ce regret toujours vivant (lettre de novembre 1784, sans autre date) :
« Mon cher ami, m'affliger avec vous de la mort d'une mère âgée de 87 ans, serait peu sage. J'aime donc mieux, parce que cela est plus raisonnable, vous féliciter du bonheur accordé à si peu d'avoir pu conserver pendant tant d'années près de vous une parente si aimable et si proche. Votre lot et le mien, sous ce rapport, comme d'ailleurs sous presque tous les autres rapports, ont été fort différents. Votre mère a vécu pour vous voir monter, ou du moins pour vous voir confortablement établi dans le monde ; la mienne, morte quand je n'avais 'encore que six ans, n'a pas vécu pour m'y voir couler à fond. Toute votre vie, vous pourrez vous ressouvenir avec plaisir d'un bonheur dont vous avez joui si longtemps, et moi, tant que je vivrai, il me faudra regretter un bien dont
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j'ai été privé de si bonne heure. Je peux dire avec vérité qu'il ne se passe pas une semaine (je pourrais dire peut-être 'et rester vrai, pas un jour), où je ne pense à elle. Si forte a été l'impression que sa tendresse a faite sur moi, quoiqu'elle n'ait pu me la témoigner que pendant un si court espace de temps ! Mais les voies de Dieu sont équitables, et quand je réfléchis aux tourments qu'elle aurait éprouvés à voir les miens, je vois cause de me réjouir plutôt que de pleurer de la destinée qui l'a si tôt cachée dans le tombeau.
« Nous avons, comme vous le dites, perdu en lady Austen, une voisine pleine de sens et de vivacité ; mais nous avons été si longtemps accoutumés à une vie retirée qui ressemble beaucoup à la solitude, nous aimons d'ailleurs naturellement si fort la vie tranquille, que nous pouvons retomber dans notre tête-à-tête d'autrefois sans souffrir du changement. Je n'éprouve pas en effet le besoin d'avoir un tiers entre elle et moi, tant qu'il me sera permis d'avoir la compagne que j'ai eue depuis vingt ans.
« Me voilà de nouveau sous la presse. Vous aurez entre les mains un volume de moi dans le cours de l'hiver ou au commencement du printemps. Vous le trouverez peut-être en somme plus amusant que le premi'er, parce qu'il traite de sujets plus variés, et ces sujets, la plupart du moins, appartiennent aux choses d'ici-bas. C'est un poème 'en six livres intitulé La Tâche. A celui-là j'en ajouterai un autre, que j'ai fini hier, et qui aura, je crois, pour titre Tirocinium. L'éducation en est le sujet.
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« Vous voyez que j'ai suivi votre avis, et que je n'ai pas laissé ma plume oisive. »
Le poème moindre une fois achevé va rejoindre le grand poème chez M. Unwin (lettre du 20 novembre 1784 à M. Unwin) :
« Mon cher William, le Tirocinium vous baise l'es mains. J'ai changé d'avis sur les épigraphes à mettre en tête de John Gilpin. J'ai craint de n'être pas compris, et de gagner le nom de sot au lieu de celui d'homme d'esprit. D'un autre côté, Tiro, en considération du sujet, méritait bien un ornement érudit de ce genre. Vous remarquerez que mon épigraphe, en effet, est fort érudite. C'est à mon voisin, M. Bull, que j'en suis redevable, car je n'ai pas dans toute ma bibliothèque un écrivain qui se mette à mon service pour me fournir d'épigraphes. J'avais auparavant usé et abusé de Virgile et d'Horace. N. B. Il n'a jamais vu un vers du poème.
« Je ne crois pas que les ivrognes, les joueurs, les débauchés, les gens à la parole libertine, l'es faiseurs de plaisanteries impies, tous les gens en un mot qui n'ont pas de principes religieux et moraux (et tels sont bien en majorité, nous le savons, ceux qui sortent de nos Universités) puissent être déshonorés par une comparaison avec quelque objet que ce soit de ce côté-ci de l'Erèbe. En conséquence, je ne me repens pas de mes grenouilles.
« Je sais que quand j'ai fait connaissance avec Cambridge, Benet avait une haute réputation, et ce fut le
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principal motif qui décida mon père à choisir ce collège pour mon frère ; un léger changement pourra donc faire l'affaire, il suffira de substituer était à est, comme ceci :
« Il était l'ornement d'un collège où le bon ordre encore était sacré. »
« Le court drame que voici mettra, je pense, en si beau jour l'affaire de la musique, que vous ne douterez plus de la justesse de la critique.
« La scène s'ouvre et laisse paraître l'Abbaye (de Westminster) remplie d'Auditeurs et d'Exécutants. Un Ange descend au milieu de cette Assemblée.
L'Ange. Que faites-vous ?
Réponse. Nous faisons la commémoration d'Handel. L'Ange. Qu'est-ce que la commémoration ? Réponse. Une cérémonie instituée en l'honneur de celui dont nous célébrons la mémoire.
L'Ange. Mais vous chantez des antiennes ?
Réponse. Oui, parce qu'il en est l'auteur.
L'Ange. Vous chantez aussi des airs Italiens ? Réponse, Oui, pour la même raison.
L'Ange. Ainsi, parce que Handel a mis des antiennes en musiqu'e, vous les chantez en l'honneur de Handel et parce qu'il a composé la musique de certains airs Italiens vous les chantez dans une église. Vraiment Handel vous est fort obligé, mais Dieu est grandement déshonoré.
(L'Ange se retire et la musique continue sans autre empêchement). (1)
(1) Je serai étonné si ce petit drame, comme dit Cowper, paraît piquant au lecteur.
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« Une lettre est arrivée hier au soir de l'Yorkshire commencée par Mrs Powley, et finie par son mari. Sa maladie n'erveuse est revenue, mais le médecin n'appréhende pour elle aucun danger. Elle est dans un état d'esprit heureux, tournée aux choses spirituelles, pleine de reconnaissance, de louange, et de confiance.
« Lady Austen n'est pas revenue et ne reviendra pas : elle a pris une maison à Bristol, et l'a meublée.
« Vous trouverez encore une Epître à Joseph Hill, Esqttire. Je l'ai écrite mercredi dernier. C'était un tribut si bien dû, que je me serais déshonoré en ne le payant pas. Hill me rend tous les services qu'il peut, encore qu'il ne m'aît pas vu depuis vingt ans. »
La rupture avec Lady Austen est donc consommée cette fois, nous le voyons par le mot un peu sec où Cowper constate son nouvel établissement à Bristol. Le poète perdait une amie. A ce moment-là même et d'un autre côté, il voyait un ami ébranlé. M. Newton, en dépit de tous les raisonnements de l'auteur de la Tâche pour motiver sa réserve, était blessé du secret que Cowper avait gardé sur la composition de son poème, et le pauvre poète, pressé par cet ami rigoureux sur les choses de l'amitié comme sur celles qui se rapportent à Dieu, tâchait de se justifier de son mieux (27 novembre 1784) :
« Mon cher ami, tout l'intérêt que vous prenez à ma nouvelle publication, tous les motifs que vous invoquez à l'apui de votre droit à une confidence de ma part, me frappent comme autant de preuves de ce que je suis
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pour vous, comme autant de preuves d'une amitié sur laquelle la distance ni le temps ne peuvent rien. Mais il est difficile d'ajuster à la satisfaction de toutes les parties des prétentions opposées. J'ai fait de mon mieux, et je laisse à votre justice le soin de donner une interprétation équitable à tout ce qui s'est passé, et de reconnaître pour certain que si l'on a pu reprocher à ma conduite, en cette occasion, de paraître trahir un manque d'attention et d'attachement pour vous, je suis en réalité aussi innocent de ces fautes que vous pouvez le désirer.
« Je vous envoie ci-inclus, en premier lieu, une copie de Y Avertissement an lecteur, qui explique mon titre, que sans cela on ne s'expliquerait pas facilement ; en second lieu ce qu'on appelle un Argument, c'est-à-dire un sommaire du contenu de chaque livre, de beaucoup plus détaillé et plus ample que celui qui sera imprimé. Il vous mettra assez au courant des choses dont il est traité dans mon poème, quoique les tenons et les mortaises qui font la liaison des divers passages, et conduisent de l'un à l'autre, ne puissent être montrés dans un abrégé ; vous trouverez enfin un extrait, comme vous le désirez. Le sujet qui y est traité sera de votre goût, j'en suis sûr, et comme je n'ai admis dans ma description que des images tirées de l'Ecriture, que j'ai tâché d'atteindre aussi exactement qu'il m'a été possible, à la sublime simplicité d'expression des Saints livres, j'ai- espérance aussi que la mise en œuvre aussi vous plaira. En ce qui touche le rhythme et le style, l'extrait en question pourra être considéré par vous comme un spécimen assez exact de tout l'ouvrage. Quant aux sujets, ils sont tellement variés,
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qu'aucun passage rie peut devenir sur tous les points un spécimen du livre en son ensemble.
« Mon principal dessein est de gagner le lecteur par des peintures morales, par des descriptions, par des images de choses mises sous ses yeux, et d'autres embellissements poétiques de ce genre, à lire ce qui peut lui profiter. Subsidiairement, ma pensée est de combattre la prédilection en faveur d'une métropole, qui réduit le pays à la mendicité en l'épuisant, en le privant de tous ses principaux habitants ; sur une autre ligne qui suit ces deux-là, et autant que je le puis faire en poursuivant mes deux buts principaux, je veux frapper le vice, la vanité, l'extravagance, partout où je les trouve. Je n'ai pas ménagé les Universités. Une lettre qui a paru dans le Messager général du soir (General Evening Post) de samedi, qu'on dit avoir été reçue par un officier général et qu'il a fait imprimer comme méritant l'attention publique, lettre qui d'ailleurs a toutes les apparences de l'authenticité, suffirait seule à justifier la censure la plus sévère dirigée contre ces corps, s'il était besoin d'une justification de ce genre.
« En manière de supplément à ce que j'ai écrit à ce sujet, j'ai ajouté un poème rimé, intitulé Tirocinium. Il traite de la discipline scandaleusement relâchée qui prévaut dans presque toutes les écoles, mais surtout dans les plus grandes, qui s'occupent si peu des mœurs, que les jeunes gens en général sont débauchés dès l'instant où ils deviennent susceptibles de l'être. Je recommande au père de se charger de l'office de précepteur de son fils, quand rien ne s'y oppose sérieusement ; s'il y a des
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obstacles de ce genre, je demande un précepteur à la maison ; et enfin, dans le cas où l'es enfants ne peuvent pas être élevés à la maison, j'insiste pour qu'ils soient remis à quelque respectable ecclésiastique de campagne, qui réserve tous ses soins à deux élèves, et pas plus. M. Unwin me fournissant un exemple heureux et approprié, le poème lui est dédié. J'espère maintenant que vous interdirez l'impatience à votre faim, et que vous vous contenterez de la collation que je vous présente en attendant le diner. La lecture de l'œuvre par morceaux, feuille à feuille, serait si défavorable à l'ouvrage, et j'y perdrais tant moi-même, que, je l'ose espérer, vous ferez taire le désir que vous m'aviez exprimé à cet égard. Un poème ainsi démembré n'est véritablement bon que pour l'œil de l'auteur.
« La règle de Cicéro;1 : Nulla dies sine linea (i) produira un volume en moins de temps qu'on ne croirait. Je m'y suis conformé si rigoureusement, que bien que fréquemment je ne pusse trouver le temps d'écrire que trois vers, je ne laissais pas d'écrire, et puis quand à l'occasion je me trouvais plus en verve, l'abondance d'un jour faisait compensation à la stérilité d'un autre. Mais je me propose bien de ne plus écrire en vers blancs. La musique de la rime faisant défaut à ces vers, ils demandent une attention si étroite au repos et à la cadence, et de plus, un genre si particulier d'expression, qu'ils sont, du moins pour moi, l'espèce la plus difficile de poésie dont jamais je me sois mêlé.
(1) Jamais ne laissez passer un jour sans é,:rire.
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« Je suis obligé à vous et à M. Bacon de vouloir bien vous souvenir de moi comme d'un ami quand vous vous rencontrez. Un artiste ne peut arriver au point d'excellence où il est, s'il n'a les sentiments les plus exquis ; et avec les sentiments les plus exquis, on est, et l'on ne peut manquer d'être aimable. »
Le poète est tout heureux d'avoir fini son poème (Tirocinium) en si peu de temps, et cela le met en gaieté ; il sort de son humeur habituelle en écrivant à M. Unwin (1784, sans autre date) :
« Mon cher William, la bande qui — vous pouvez te remarquer — a été retranchée au sommet de la feuille, l'avait été avant que je me misse à écrire ; mais comme on met rarement à profit cette partie du papier, j'ai pensé que ce serait pitié de mettre au rebut ou de destiner à des usages moins nobles la partie restante, belle encore et ample, pour un défaut si peu important. Je l'ai en conséquence destinée à recevoir une lettre que vous accepterez comme entière, quoique peut-être un homme de loi n'eût pas beaucoup de peine à démontrer que ce n'est qu'un fragment. Ne vous écrivant point en franchise, le plus juste retour et la meilleure vengeance que je puisse vous offrir est de vous proposer de m'e rendre la pareille ; et voici du reste le motif qui m'a déterminé à en agir ainsi. Dans ma dernière lettre, je vous ai recommandé de vous procurer des enveloppes portant franchise et sous le couvert desquelles voyagerait le Tirocinium ; elles devaient être datées d'un jour que je vous désignais, le
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plus rapproché qu'à ce moment-là je pusse me hasarder à indiquer. Il est arrivé cependant que le poème est fini un mois plus tôt que je ne comptais, et les deux tiers en sont déjà transcrits au net. C'est là une chance à laquelle sont exposés ceux qui chevauchent sur un coursier du Parnasse, ils ne savent jamais, avant de monter, de quel pas il lui plaira de marcher. S'il n'est pas disposé à une course rapide, il sera impossible d'accélérer son pas ; s'il est en humeur contraire, il sera impossible de l'arrêter. Me voici donc maintenant obligé de mettre à néant mon invitation première et de vous informer que par la voie qui vous conviendra et aussitôt que vous voudrez, la pièce en question sera prête à se mettre à votre disposition ; car sans y employer une diligence extraordinaire, j'aurai achevé de la copier en une semaine.
« Les critiques ne sauront jamais que quatre vers du poème ont été composés dans le temps que j'avais une once et demie d'ipécacuanha dans l'estomac, et un vaisseau de bois appelé seau entre les jambes, et que juste au moment critique... en un mot, l'émétique et les vers sont partis au même instant. S'ils savaient la chose, ils ne pourraient du moins me refuser d'être un poète d'une singulière diligence, et ils seraient forcés d'avouer que je ne perds pas de temps. J'ai entendu parler de poètes qui ont employé les purgatifs comme étant d'une souveraine efficacité quand ils voulaient être plus brillants qu'à l'ordinaire. Dryden ne manquait pas d'en faire usage : en mémoire de quoi Bayes, dans la Répétition, informe l'auteur que dans les besoins de la Muse, il a toujours eu recours au jus de pruneaux. Mais je suis le seul poète
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qui ait pris les choses à rebours ; et mon entreprise ayant réussi à merveille me permet de recommander à tous mes confrères à venir, un vomitif comme le moyen le plus infaillible de produire une versification coulant avec aisance.
« Votre mère se porte bien et me prie de vous envoyer ses amitiés. Rien de nouveau entre nous et les Trockmorton, si ce n'est que dernièrement, ayant mis la rivière à sec, ils nous ont fait cadeau d'un beau brochet. Les chemins commencent maintenant à devenir fangeux, et naturellement nos pélerinages à Weston seront moins fréquents. Il n'a donc pas chance, à présent, pour que nos rapoprts avec eux deviennent plus étroits. Mes affections à toute votre famille. Adieu. »
Le Tirocinium ainsi annoncé ne tarda pas à partir pour Stock, résidence de M. Unwin ; et nous apprenons par une lettre du poète, en date du 29 novembre 1784, que son ami fut content du nouveau poème qui venait se soumettre à son appréciation.
« Mon cher ami, je suis heureux que vous soyez content, et j'accepte votre satisfaction comme une promesse que, du moins, le public ne sera pas mécontent du poète. Car, encore que je connaisse votre partialité pour moi, je sais aussi quels égards vous avez pour votre réputation ; je sais que vous n'avez rien de plus cher, et en conséquence, sans mettre dans votre critique une sévérité contraire à l'amitié et à la justice, vous ne voudriez pas vous montrer satisfait à trop bon marché, avec trop peu de raisons de l'être. Je vous ai appelé
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précepteur de vos deux fils, en prévision certaine de l'événement. Je n'ai pas pensé que ce fût violé la vérité que de tenir pour réalisé dès à présent ce qui sera accompli demain. C'est un événement qui demeure en suspens, ce n'est pas une fiction.
« Voici maintenant ce que j'ai surtout à vous dire. Dès que M. Newton a su (et je me suis arrangé pour qu'il l'apprit par moi) que je vous avais mis au courant de ce qui demeurait un secret pour lui, et que vous étiez à ce propos le chargé d'affaires de sa Seigneurie l'auteur près de Johnson, il m'a écrit une lettre très amicale il est vrai, mais où j'e pouvais entendre à chaque ligne le murmure adouci de quelque chose qui ressemble à de la mortification, murmure qu'il n'avait pu entièrement étouffer. Sa lettre cependant ne renfermait rien dont vous eussiez pu vous-même faire l'objet d'un blâme, rien que je n'eusse toute raison de considérer comme témoignant de ce que je suis pour lui. Il finissait en m'exprimant le désir de connaître quelque chose de mon plan, de recevoir, comme marque d'amitié et à titre de spécimen, un extrait, ou, ce qu'il aimerait mieux encore, il me demandait d'ordonner à Johnson de lui envoyer les feuilles en épreuve à mesure qu'elles sortiraient de dessous la presse. Décidé à ne pas accueillir cette dernière demande par plusieurs raisons, mais principalement parce que je ne voudrais pas plus montrer mon poème par pièces et par morceaux que ma maison si j'en avais une (la beauté de la construction, dans l'un comme dans l'autre cas, étant exposée à perdre beaucoup par cette vue morcelée de l'ensemble), j'ai tâché de faire avec lui un
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compromis, et de le satisfaire sans me diffamer moimême. J'ai refusé les épreuves d'une manière absolue quoique poliment. Mais je lui ai envoyé une copie des arguments de chaque livre, amplifiés et plus circonstanciés que ceux qui sont insérés dans l'ouvrage. Suivant son désir, j'y ai ajouté un extrait, et j'ai fait choix, comme plus approprié à son goût, d'un morceau — Retour de toutes les choses créées à la perfection (i) — que vous vous souvenez d'avoir vu vers la fin du dernier livre. J'ai cru qu'il était nécessaire de vous faire part de ceci, dans la crainte que si vous alliez lui faire visite, il ne vous étonne en se montrant si fort au courant sur ce sujet, que vous ne sauriez, faute dé ce que je vous apprends ici, vous expliquer ni comprendre comment il est instruit à ce point.
« Vous vous êtes acquitté de vos commissions à merveille (2) Nous faisons plus que vous approuver. Nous vous admirons. Vous n'aviez pas b'esoin de précautions oratoires pour parler de la balance qui s'est si fort abaissée, et que nous estimions être une beauté plutôt qu'un défaut. Pardonnez à un pauvre poète qui ne peut parler même de livres, de schillings et de pences qu'à sa manière (3).
(1) Toutes choses, suivant le poète, tendent vers le ciel, toutes ont été créées parfaites, et tolites le redeviendront un jour. De là ce mouvement si beau, qui touche le cœur et le surprend « Hâtez-vous donc, et emportez dans vos révolutions le monde en débris, ô saisons dont le cours est si lent »
Liv. VI. p. 27J. éd. 1788.
(2Ï En français.
(3) Cowper fait sans doute allusion à quelque passage d'une lettre de M. Unwin qui se sera excusé de n'avoir plus d'argent au compte de ses amis, tandis que le poète se croyait plus en fonds. Je donne cette explication pour ce qu'elle vaut.
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« J'ai lu Lunardi avec plaisir. Il est vif, jeune et plein de sens, et selon moi, montre en sa personne, les Italiens sous le meilleur jour. Quand je jette les yeux sur son portrait, il me semble que je lis dans ses traits ce bon sens et ce courage qui, à n'en pas douter, se lisaient il y a deux mille ans sur le visage d'un jeune Romain. »
Cowper, parce qu'il a écrit un beau poème (il sait cela, un poète sait cela) ne s'en fait point accroire, il n'imite point ces parvenus de la fortune qui, parce qu'ils ont beaucoup d'or, croi'ent qu'ils peuvent prétendre à tout, et s'environnent de luxe, prodiguent dans leurs demeures les marbres, les dorures, les peintures et l'es chênes sculptés : lui, le poète, il ne s'en croit pas plus d'esprit parce qu'il a composé la Tâche. Il conserve, sachons-lui en gré, sa modestie et sa sincérité ; nous avons vu tant de poètes qui avaient écrit des choses moins solidement belles, moins durables surtout, s'échapper et sortir en une heure de la ligne du bon sens, se perdre dans les extravagances du rêve et de la fantaisie, mettre des Mille et une Nuits dans la brume de Londres, jeter des Orientales parmi la fange de Paris. Tel n'est pas, je le répète avec un plaisir qui fait contre-poids à tant de déceptions environnantes 'et contemporaines, tel n'est pas l'excellent poète Cowper.
Lettre à M. Hill, 4 décembre 1784 :
« Mon cher ami, je vous remercie cordialement d'un très bon baril d'huîtres. Ma reconnaissance une fois témoignée, je pourrais peut-être y ajouter en cou-
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pant court à mon épître, plutôt qu'en continuant une lettre où vraisemblablement vous ne trouverez pas votre compte, puisque vous n'y rencontrerez rien à apprendre et rien pour vous amuser. La saison où nous sommes en 'effet n'est pas très favorable à ces commerces épistolaires. Une atmosphère de brume et un ci'el sans soleil ont effet sur les esprits, et quand les esprits sont tenus en échec, adieu à toute espérance d'être gens de bonne compagnie, par lettre ou autrement. J'envie ces heureux voyageurs qui avec une aisance si parfaite, s'élèvent dans les régions que pas un nuage n'a déshonorées, et datent leurs épîtres de lieux en dehors de ce monde terrestre. Il n'est pas étonnant qu'ils l'emportent sur nous autres qui allons en tâtonnant dans les ténèbres inférieures, par le brillant de leurs saillies, autant qu'ils nous laissent au-dessous d'eux dans leurs expéditions. Non pas que je me misse fort en peine d'aller chercher l'esprit jusque dans les nuages ; au contraire, je me plais à multiplier mes découvertes en demeurant dans la région où je st^is. Que chaque homme fasse ce qu'il lui appartient de faire. La vocation des autres est d'embrasser de belles vues, de faire de substantielles observations sur le monde d'en bas, comme celles-ci par exemple : Que la terre vue d'une hauteur qui épouvante rien que d'y penser, ressemble à une plaine circulaire ; que l'Angleterre est un pays très riche et très cultivé, dans lequel l'es limites de la propriété de chacun sont marquées et assurées par les haies qui coupent le pays ; que Londres et Westminster, vues du voisinage de la lune, ne font qu'une figure assez insignifiante. J'admets
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l'utilité de ces remarques, mais en même temps je dis : Chacun à son goût (i) et le mien est plutôt de ramper que de voler, et de porter avec moi au tombeau, s'il se peut, un cou non rompu. »
Mais si Cowper ne s'en fait point accroire, s'il ne prétend pas, enflé par le succès de sa plume, devenir l'émule de Rochester, ou de Pope, ou de Waller, s'il ne prétend pas lancer dans le ciel poétique des fusées à la manière de Donne, il n'entend pas non plus qu'on lui refuse ce qui lui appartient, l'originalité, qu'on lui demande de ressembler à Milton ou à Thompson : il est lui, il veut être lui ; il laisse ces grands poètes dans leur grandeur, ces étoiles dans leur haut ciel ; mais après eux, il 'est quelque chose, car il est William Cowper (lettre à M. Newton, II décembre 1784) :
« Mon cher ami, n'ayant imité personne, je puis raisonnablement espérer que l'on ne me fera pas subir une comparaison désavantageuse avec ceux qui sont plus haut que moi. Milton a sa manière à lui, Thompson a sa manière à lui. Celui qui écrirait comme l'un ou l'autre de ces poètes, mériterait, selon moi, le nom de copiste, mais non celui de poète. Aussi un lecteur judicieux, un lecteur homme de sens comme vous ne dira pas que ma manière n'est pas bonne parce qu'elle ne ressemble pas à la leur, il considérera plutôt ce qu'elle 'est en elle-même. Les vers blancs peuvent être bien plus
(i) En français.
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diversifiés, quant au rythme, que les vers rifnés ; et je ne saurais comprendre pourquoi ceux qui ont écrit en ce genre ont jugé à propos de j'eter tous leur rythme dans le même moule. Assurément ce n'est pas la nécessité qui les y a contraints. Je me flatte cependant d'avoir évité cette ressemblance avec les autres, qui m'aurait donné droit seulement à partager l'oubli où ils tomberont ensemble. Il se peut que de même que le critique de mon précédent volume a pu, non sans raison, dire qu'il ne savait dans quelle catégorie d'écrivains me ranger, le critique de celui-ci, quel qu'il soit, se trouvera dans le cas de remarquer également que mon ouvrage prend place à part. En somme, quoique je sois aussi peu porté que personne aux espérances présomptueuses, et plutôt porté à craindre et à voir le pis, qu'à surfaire mes productions, je suis persuadé que ce volume ne me fera pas perdre ce que l'autre m'a fait gagner de terrain.
« Quant au titre, je crois qu'il est le meilleur que je pusse choisir. Il n'est pas possible qu'un livre, renfermant des sujets si variés, sans qu'aucun soit prédominant sur l'es autres, soit désigné par un titre qui comprenne également tous ces sujets. Les choses étant ainsi, il semblait presque nécessaire de tirer le nom du poème de l'incident qui lui a donné naissance, et j'e ne vois pas que parce que j'ai fait au delà de ma tâche, la Tâche cesse d'être un titre approprié. Une maison serait encore une maison quand l'architecte l'aurait bâtie dix fois plus grande qu'il n'en avait d'abord l'intention. Je pourrais, il est vrai, à l'exemple du gazetier du dimanche, l'appeler le Pot-pourri. Mais je me ferais tort à moi-même, car
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quoique l'ouvrage ait beaucoup de variété, il n'offre point de confusion, j'ose l'espérer.
« Par la même raison, aucun des titres des divisions de l'œuvre ne s'applique à l'ensemble des matières contenues dans le livre auquel il se rapporte particulièrement. Chacun de ces titres est pris, soit du passage du livre qui précède et commande les autres (je devrais dire de l'introduction) soit du passage qui y fait le plus de figure. Si je m'étais mis à l'œuvre avec l'intention d'écrire sur un gril, et que j'eusse en effet écrit près de 200 vers sur cet ustensile, comme je l'ai fait sur le Sopha, j'aurais pris pour titre le Gril. Mais le Sopha étant, si je puis dire, le point de départ que j'ai pris pour la longue carrière que bientôt j'e me suis mis en tête de parcourir, il a acquis dans mon estime une juste prééminence, et a mérité d'être promu aux honneurs dont il jouit à la page du titre, son droit est si valable, que pas un mot dans la langue n'en saurait prétendre un plus assuré.
« Quoique par l'effet de quelque circonstance accidentelle l'idée que ce titre vise à faire concevoir, vous eût échappé, le Cadran (Time-Piece) me paraît, comme à propos, l'emporter sur la plupart de mes titres. Le livre auquel j'ai donné c'e titre prétend frapper l'heure qui dit : Le jugement est proche, et comme il ne se ménage pas à faire apparaître les Signes du temps, il semble être désigné par un nom suffisamment approprié au sujet.
« Quant au mot reptile (1), c'est le nom que Milton lui-même, dans certain passage du Paradis perdu, donne
(1) Worm, littéralement t,er,
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au serpent. Je n'ai pas le livre sous la main; je ne puis par conséquent me reporter au passage précis ; mais je suis sûr du fait. Je suis bi'en trompé aussi, ou Cléopâtre, dans Shakespeare, donne le même nom à l'aspic dont elle veut faire l'instrument de sa mort (i\ Mais comme je n'ai pas lu cette pièce depuis 25 ans, je n'affirme rien. Il n'y a pas de doute cependant : ce sont des termes qu'on peut employer l'un pQur l'autre, un ver est un petit serpent, et un serpent est un ver d'une grande taille. Et quand on ajoute une épithète propre à désigner la plus redoutable de ces bêtes, sans doute l'idée est assez clairement posée. Aucun animal appartenant à l'espèce ver ou reptile n'a de crête, excepté le plus dangereux de tous.
« Nous ne voyons pas ou plutôt nous ne sentons pas souvent avant Noël un froid aussi rigoureux. Venant à l'improviste, au moins pour moi, il s'est trouvé être probablement plus que ma serre n'en pouvait supporter, car hier matin, une atmosphère si froide environnait mes myrtes, que le mercure était tombé à huit degrés audessous du point de congélation. »
Rien n'est précieux selon moi, comme ces révélations d'un auteur sur lui-même et sur son oeuvre ; le plus fin critique n'en sait jamais tant que l'auteur ; qu'il parle avec sincérité, le poète, le créateur d'une œuvre, et il nous en apprendra plus en quelques lignes que l'appréciateur étranger après une étude approfondie. Conti-
(1) Cowper ne se trompe pas du tout ; et là comm: en bien d'autres endroits, un serpent est désigné par le mot worm.
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nuons donc avec le poète cet intéressant voyage autour de son oeuvre : croit-on que si Milton avait voulu parler lui-même du Paradis perdu, de la composition, de l'ordonnance, du style, des sources du poème, il ne nous aurait pas intéressés mille fois plus encore qu'Addison, quelque excellent critique que soit l'écrivain du Spectateur ? Lisons donc cette lettre à M. Unwin (18 décembre 1784). Elle commence par une allusion à quelque expédition de M. Unwin sur laquelle nous n'avons pas d'autres renseignements :
« Mon cher ami, je suis fâché avec vous que vous ayez eu la peine de monter en vain à Saint-Paul, mais en même temps je vous félicite de n'avoir pas attrapé une fièvre. Il me plairait fort de voir à mon aise un ballon voguant dans l'air, ayant à bord un savant ou deux, mais en même temps je serais très fâché de m'exposer, pour jouir de ce spectacle, à la rigoureuse température des régions supérieures de l'atmosphère. Les voyageurs eux-mêmes sont, à ce qu'il me paraît, garantis des injures de l'air par cette agitation de l'esprit et cette chaleur du sang qui ne peut manquer de les accompagner dans leur voyage aérien ; avantages que ne possède pas au même degré le spectateur plus froid et plus maître de lui-même.
« La dédicace du poème est votre affaire plus que celle de personn'e. Vous avez donc, cela est hors de doute, le droit de la façonner à votre gré, et je n'ai pas le plus petit mot à dire au léger changement que vous voulez y introduire. J'y ai mis ce que vous avez effacé,
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en me laissant guider par un motif où il y avait peutêtre plus de chimère que de réalité. Je craignais que les critiques des Revues, ou quelques-uns de nos très sagaces lecteurs, non moins cléments, n'allassent soupçonner qu'il y avait sous roche quelque secrète intention : que, auteur et ami s'étaient entendus sur l'e point de savoir de quelle façon l'auteur pourrait le plus habilement présenter l'ami au public, comme un ecclésiastique ayant à tous égards qualité pour se charger d'un élève ou deux, si par hasard quelque personne riche avait besoin d'un précepteur pour ses enfants. Voilà pourquoi j'ai ajouté les mots : « Et de ses deux enfants seulement » (i), voulant faire comprendre que vous avez parfaitement assez de votre enseignement actuel, et que vous ne désirez pas d'autres élèves. Je voulais ainsi aller au devant d'une interprétation peu généreuse, et qui serait injuste pour vous et pour moi. Mais cette précaution ne vous paraissant pas nécessaire comme à moi, je suis prêt, moi aussi, à croire qu'elle ne l'est pas et à me ranger à votre avis.
« Je voulais, dans ma dernière lettre, vous expliquer les raisons qui m'ont décidé à donner cette louange à l'évêque Bagot, dans la crainte que, sachant que je n'ai point de rapports personnels avec lui, vous ne crussiez que j'avais agi un peu à la légère. En premier lieu, j'ai voulu que le monde sût bien que je n'ai pas d'objection à faire à un évêque en sa qualité d'évêque. En second
(1) Voilà bien une naïveté Je solitaire, toujours ruminant une idée et la retournant sous toutes ses faces, et la reprenant toujours comme si elle avait encore quelque double fond. Le monde est tout à la fois moins malin que cela et plus malin.
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lieu, les cinq frères ont été tous mes camarades d'école, tous aimables, tous jeunes gens de valeur. Troisièmement, Louis, l'évêque, avait été traité avec une rudesse grossière dans la Revue Mensuelle, à propos d'un sermon qui m'a paru, quand j'ai lu l'extrait que cette Revue en a donné, mériter les plus grands éloges, puisqu'il prouvait de la manière la plus explicite son bon sens et sa piété sincère. Ces motifs agissant sur moi, je me suis senti heureux d'avoir une occasion de rendre publiquement honneur à un homme de mérite publiquement calomnié ; et en effet les rédacteurs de la Revue se sont depuis repentis de leurs accusations injustes, et ils ont fait un assez long détour pour les rétracter ; car ils ont pris occasion du sermon prêché lors de la visite que l'évêque fît à Norwich, pour dire tout le bien possible de sa Seigneurie, qui, dans cette circonstance, quel que pût être le mérite du discours, n'en pouvait réclamer d'autre pour lui-même que celui d'y avoir assisté comme auditeur.
« Depuis que je vous ai écrit, j'ai reçu de M. Newton une lettre qui ne m'a pas plu, et j'e lui ai fait en retour une réponse qui ne lui aura probablement pas plu davantage. Sa lettre avait du dépit et de l'irritation ; quant à la mienne, si l'on n'en peut pas tout à fait dire autant, elle ne manquait pas cependant de sécheresse, et elle était passablement amère. Nous rie tarderons pas, je pense, à rentrer dans nos termes habituels d'amitié ; mais pour le moment, il est fâché, il est mortifié. Il aurait été content si le livre eût été mis en ses mains pour passer dans les vôtres, ou même dans les vôtres
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pour passer dans les siennes ; il aurait fallu enfin qu'il pût donner son avis sur une conduite que j'ai suivie sans le consulter, et qu'il eût vu le livre en manuscrit. Mais mon dessein était de vous faire le compliment 'entier, et je l'ai fait. S'il en dit davantage à ce propos, je parlerai librement, et je lui donnerai lieu d'être encore moins content qu'il ne l'a été. »
La veille de Noël, en effet, Cowper écrit assez sèchement à M. Newton qui, toujours dépité apparemment, avait sans doute trouvé mauvais le titre du poème et avait conseillé d'en adopter un autre :
« Mon cher ami, lui dit Cowper, de manière à couper court à toute discussion ultérieure sur ce suj'et : je ne suis ni Mède ni Persan, je ne suis pas davantage fils d'un Mède ou d'un Persan, mais je suis né au Grand Berkampstead, dans le comté d'Hertford, et cependant je ne puis trouver un autre titre pour mon livre, je ne puis trouver bonne aucune addition à l'ancien titre. Je veux cependant espérer que quand le volume sera à vos pieds, vous recevrez en grâce jusqu'à un certain point du moins le titre qu'il porte, surtout quand vous verrez ce titre justifié par le début du poème et par la conclusion.
« Si j'avais connu les anecdotes qu'on raconte du pauvre Daniel sur son lit de mort, anecdotes dignes de votre attention, je vous en aurais fait part. Le peu qu'il a dit, à ce que l'on rapporte, sur les matières spirituelle, n'a pas été très frappant. Ce peu cependant, je puis vous le donner sur une valable autorité. Son frère
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lui demandant comment il se trouvait : « Fort calme, répondit-il, et je crois que je peux sans crainte espérer avoir droit à une portion (i) ». Le monde a trouvé beaucoup à dire à sa louange, et la prose et les vers ont été mis en réquisition pour le célébrer dans le Mercure de Northampton. Mais les médecins ont, je le suppose, jugé qu'il valait mieux garder l'e silence. Si jamais il a bu à la fontaine de vie, il a bu aussi, et souvent trop copieusement, à certaines autres sources où l'on ne puise pas sans argent. Il avait des vertus qui ont ébloui l'œil naturel, l'œil du corps, et des défauts qui offensaient l'œil spirituel. Mais le jour suprême révélera ces mystères (2). »
Ce même train de réflexions chrétiennement chagrines se retrouve dans une autre l'ettre à ce même M. Newton, du 5 janvier 1785 :
« J'ai observé, et vous devez avoir eu plus souvent que moi l'occasion d'observer que quand un homme, après avoir un temps paru se ranger parmi les chrétiens, a dépouillé ce caractère pour reprendre l'ancien, il perd, avec la grâce dont il semblait être en possession, la partie la plus aimable du caractère qu'il reprend. Les meilleurs traits de sa figure naturelle semblent être effacés, afin qu'après avoir porté la religion seulement comme un masque qui l'embellissait, il paraisse plus déplaisant qu'avant de le prendre. Selon votre demande,
(1) Expression mystique : une portion de l'héritage céleste.
(2) Iste dies indicabit,
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je mets ici mon Epitaphe du docteur Johnson : c'est du moins mon intention de le faire, si un tambour qui en ce moment annonce l'arrivée d'un géant dans la ville, me le permet. Je n'en ai pas encore envoyé, la copie au Magasine.
« Epitaphe du docteur Johnson. (i)
« Ici repose Johnson : un sage, tous le confessent, que l'Angleterre peut s'enorgueillir d'avoir porté : sa prose était l'éloquence formée par la sagesse, portant avec bonheur la pensée vertueuse ; graves, mâles et forts, ses vers méritent d'être placés au-dessus des chants des poètes qui ne sont que des chants : du Ciel il tenait plusieurs nobles dons, en dernier lieu couronnés par la foi, qui à elle seule vaut toutes les autres. Oh ! homme immortel, conquérant d'une double immortalité, par la renommée sur la terre, par la grâce dans les cieux ! »
« M. Page a quitté le pays, il n'a point laissé d'admirateurs après lui, et il n'en a pas davantage emmené avec lui ; à moins qu'il ne faille compter sa femme comme un admirateur, ce qui ne laisse pas de souffrir quelque doute. Il a eu des querelles avec la plupart de ses connaissances, et les autres étaient fatiguées de lui. Jusqu'à Maurice Smith son ami était de ce nombre. 11 s'est même disputé avec le commissaire-priseur au milieu de la vente de son mobilier, qu'il ne lui a pas laissé achever, et c'est lui-même qui s'est chargé de le finir. Il a pris congé de son auditoire en ces termes : « Et maintenant, prions pour votre méchant Ministre. »
(1) En vers. 10 vers.
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C'est toujours à M. Unwin que Cowper confie ses affaires .les plus intimes ; c'est par les lettres à lui adressées que nous pouvons savoir où en sont les rapports du poète avec M. Newton ; ces rapports ne sont pas encore entièrement rétablis, puisque Cowper ne sait trop s'il est mal ou bien avec cet ancien ami. Voici ce qu'il écrit à M. Unwin le 15 janvier 1785 :
« Mon cher William, vos lettres sont toujours les bienvenues. Vous pouvez toujours trouver quelque chose à dire, ou toujours m'amuser et vous amuser vousmême en disant amicalement des riens. Je n'ai jamais vu qu'une lettre fût plus facile à écrire parce qu'on avait plus longtemps remis à l'écrire. Au contraire, l'expérience m'a appris à répondre promptement, afin de pouvoir le faire sans difficulté. C'est en vain que l'on voudrait attendre qu'on ait en main des matériaux accumulés, dans une situation comme la vôtre et la mienne, où il se produit si peu d'événements. Après avoir longtemps attendu, nous nous trouverons aussi pauvres qu'au premier jour.
« Je ne saurais vous dire positivement et avec certitude en quels termes nous somm'es en ce coment, M. Newton et moi. Il y a, je crois, un mois que je n'ai entendu parler de lui. Mais mon friseur (1) ayant été dans le cours de la semaine dernière à Londres d'où il est revenu hier au soir, est allé le visiter à Hoxton ; il l'a chargé de me faire ses amitiés et ses excuses d'e son silence, qui a pour cause, a-t-il dit, la fréquence de ses
(1) Le mot est en français.
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sermons à cette époque d'e l'année. Il n'a pas été content que mon manuscrit ne lui fût pas communiqué avant de passer sous l'œil de personne, et je crois avoir des raisans de penser qu'il a même eu du dépit en apprenant qu'un certain poème précédé d'une dédicace n'est pas dédié à lui-même. Mais nous nous remettrons comme des gens qui, au fond, ont de l'amitié l'un pour l'autre, ne manquent pas de le faire, nonobstant quelques petits dissentiments passagers de temps à autre.
« Je ne sais pas si M. Smith a été décidé par une requête de vous ou s'il a devancé une requête dont il n'avait pas besoin, quand il nous a envoyé son présent. Il nous a fait passer un billet de vingt livres avec lequel nous avons accompli des merveilles en faveur de ceux qui n'ont ni pain ni vêtements. C'est un jeune homme très extraordinaire, et bien qu'il soit probable que je ne le verrai jamais, il y aura toujours pour lui une niche dans le musée de mes souvenirs mêlés de respect.
« La mort du docteur Johnson a mis la plum'e à la main à un millier d'écrivailleurs, et à moi parmi les autres. Pendant que j'étais au lit, attendant pour me lever le moment où je pouvais raisonnablement espérer de trouver la salle prête, j'ai invoqué la Muse, et composé l'épitaphe que voici (i).
« Elle ira, je crois, au Gentleman's Magazine, que je considère comme un lieu respectable où l'on peut mettre les petites choses qui, confiées aux journaux, ne peuvent espérer de vivre au delà d'un jour (2). Mais
(1) Cower répète ici l'épitahe qu'il a déjà envoyée à M. Newtoii.
(2) Le Gentleman's Magasine était d'autant mieux choisi que Johnson v avait beaucoup écrit et avait contribué k sa fortune au temps d'Edwiard Cave, son directeur.
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Nichols ayant une petite pièce de moi entre les mains, laquelle n'est pas encore imprimée (elle a pour titre le Champ des Peupliers, et je crois que vous l'avez), j'attends qu'il ait prêté à la première sa science d'accoucheur pour lui donner l'autre. Dans son dernier numéro, il a publié mon Epitaphe de Tiney (i), qui, je pense, est depuis longtemps dans celles que vous recueillez.
« Pas un mot de Johnson jusqu'ici. J'ai cependant l'esprit en repos là-dessus, étant bien certain que son intérêt demeurant en j'eu, ne manquera pas d'être là pour l'avertir du moment opportun à la publication.
« Nos sincères amitiés à vous et aux vôtres. N'oubliez pas de présenter mes compliments respectueux à Miss Unwin, et si vous n'e l'avez fait encore, remerciez-la de ma part du très agréable récit de Lunardi. Il est jeune, je crois, il est plein de sens et plein de feu (c'est du moins ce qu'annoncent ses lettres 'et son esprit porté aux entreprises), c'est un homme qui a ce qu'il faut pour briller, non seulement parmi les étoiles, mais aussi dans la sphère plus utile, quoique moins sublime, des occupations terrestres.
« J'ai bien des fois traversé le Canal en ballon, depuis que j'ai lu le récit de ce fait accompli par Blanchard. J'ai une soif insatiable de savoir pourquoi son aérostat a failli tomber dans la mer, quand, à ce qu'il paraît, le gaz n'était point épuisé. N'est-ce pas l'excès du froid qui a condensé l'air inflammable et causé la descente du ballon ? Dites-le moi, et soyez mon Apollon à jamais ! »
(i) Un des lièvres privés de Cowper.
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C'est quand Cowper est confiné par le froid que la mémoire de ses amis un peu négligés lui revient, et qu'il prend la plume pour rafraîchir une amitié à laquelle d'ailleurs il n'a jamais été infidèle dans le fond du coeur ; il écrit à J. Hill (22 janvier 1785) :
« Mon cher ami, la fin de ce froid prolongé qui nous a flagellés et resserrés au logis trois semaines durant est accueillie avec infiniment de plaisir. Le temps est maintenant, pour parler en poète, doux et plaisant, et la vue du soleil, après une éclipse si pleine d'ennuis, est particulièrement la bienvenue. Car, sans une allée sablée de soixante pas de long où je vais chercher l'exercice quotidien, il me faudrait ne voir un beau jour qu'à la fenêtre, sans qu'il me fût permis d'en jouir autrement ; le pays rendu impraticable par la gelée, qui a fini par se résoudre en une fange épaisse, me tient étroitement prisonnier. Vivent les inventeurs de ballons et ceux qui les perfectionnent ! Il fait toujours beau au-dessus de nos têtes, et avec le temps nous n'userons pas d'une autre route.
« Que fera le Parlement quand il se réunira ? Fera-t-il quelque chose, ou rien, ou seulement du mal ? Il est en complète disgrâce dans mon esprit. J'en désespère absolument. Passera-t-il un acte pour la mise en culture des terres vagues appartenant à la Couronne ? Voterat-il des fonds pour l'établissement d'une pêcherie du Nord ? Va-t-il constituer un nouveau fonds d'amortissement, au moyen duquel la dette national'e ne manquera pas de s'éteindre ? Je ne parle pas d'une représentation
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plus égale, parce que, à moins d'accorder l'e droit de voter aux particuliers non propriétaires, je n'ai aucune espèce de chance de me voir jamais représenté. Accompliront-ils toutes ces merveilles, ou n'en accomplirontils aucune ? Ne retirerai-je d'autre avantage du grand Wittema-Gemot de la nation, que de lire les débats de cette assemblée, moi qui, de vingt volumes in-folio de ces débats, ne donnerais pas un farthing ? »
Cowper m'étonne ; il vient d'achever son grand poème de la Tâche, il n'en est encore qu'aux préliminaires de la publication, il doit par conséquent êtr'e encore à ce sujet dans un certain degré d'excitation, et cependant le voilà qui s'occupe avec sollicitude de bagatelles, comme de savoir si Nichols imprime ou non ses petites pièces sur le Champ des Peupliers, sur le Bouton de rose. Il y met de l'intérêt, de la vivacité. Il est vrai que la première phrase de la lettre qu'il écrit à M. Unwin peut parfaitement suffire à expliquer cet intérêt qui nous semblerait un peu exagéré peut-être (lettre du 7 février 1785) :
« Mon cher ami, nous vivons dans un état de solitude qui souffre si peu d'interruptions, où les incidents dignes d'être mentionnés sont si rares, que je me mets toujours là pour écrire avec la conviction décourageante que je n'ai rien à dire. Et ordinairement le présage est justifié par l'événement. Car quand j'ai rempli ma feuille de papier, je m'aperçois qu'e je n'ai rien dit. Sachez cependant que je suis maintenant en mesure de vous
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donner avis d'une chose qui ne vous trouvera point indifférent : c'est que j'ai reçu, revu et renvoyé à Johnson les deux premières feuilles, en épreuves, de ma nouvelle publication. Cela se passait il y a une quinzaine, et depuis ce temps, je n'ai point entendu parler de lui. Partant de là cependant, je puis me hasarder à prévoir la marche que prendra l'affaire et qui la mènera à bonne fin.
« Mon Champ de Peupliers est dans le dernier Gentleman's Magazine. En conséquence, j'ai envoyé deux autres pièces, une traduction latine de celle-là, traduction que vous ne connaissez pas, 'et une autre pièce sur un Bouton de rose que je brisai par inadvertance — je ne sais pas si vous avez ou non vu cette pièce. Aussitôt que Nichols imprime les poèmes que je lui envoie, je lui en fais passer d'autres. Je lui en envoie ordinairement deux, et il les publie successivement, un chaque fois. Je puis, dans cette mesure, le fournir de petits poèmes sans m'incommoder beaucoup. Car je lui ai envoyé ma dernière provision au mois d'août, et elle vient seulement d'être épuisée.
« Je vous fais part de l'anecdote suivante à la requête pressante de votre mère, qui ne veut pas souffrir que la moindre partie de la louange qui me revient aille s'ensevelir dans l'oubli. Un certain lord Archibald Hamilton a loué la maison de M. Small, de Clifton, dans notre voisinage, pour une saison de chasse. Il y réside en ce moment avec sa femme et sa fille. C'est une famille exemplaire à quelques égards, et je crois aimable de tout point. Le Révérend M. Jones, vicaire
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de la paroisse, qui, sur invitation, dîne souvent dans cette maison le dimanche, a conseillé à ces personnes de lire mon volume ; et Sa Seigneurie, après en avoir lu une partie, exprime le plus ardent désir de connaître l'auteur, alléguant un motif que ma grande modestie ne me permet pas d'indiquer d'une manière trop directe. M. Jones cependant, en homme sage, informa sa Seigneurie que pour certaines raisons particulières, j'avais refusé d'aller dans le monde depuis plusieurs années, et que par conséquent il n'y avait point à espérer de faire ma connaissance. Sa Seigneurie eut l'extrême politesse de répliquer qu'elle en était très fâchée.
« Est-ce là tout ? me dites-vous. Si vous étiez là et que j'entendisse la question, je prendrais un air embarrassé et j'e vous dirais oui. Mais comme nous sommes à distance, je fais claquer mes doigts de votre côté et je vous dis : Non, ce n'est pas tout. M. Teedon, qui de temps en temps nous accorde la faveur d'une visite, au soir, discourait il n'y a pas longtemps avec cette éloquence dont il a le secret, sur les marques diverses que la Providence lui a données de sa faveur particulièrement interposée. Il avait désiré, dit-il, plusieurs choses qui, au temps où il formait ces désirs, semblaient séparées de lui par une telle distance, qu'il était improbable, et même, pour quelques-unes d'entre elles impossible qu'il la franchît jamais. Entre les autres désirs qu'il avait formés, il en était un, celui de se voir lié avec des hommes de talent et de génie : et, ajouta-t-il., voici que par ma liaison avec ce digne monsieur (se tournant vers moi), mon désir pour certain est amplement satisfait.
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Vous pouvez croire que pendant que j'entendais ce discours, la sueur perlait sur mon front, et si vous le croyez en effet, vous ne vous tromperez pas. Tel est le plaisir que m'a fait cet encens répandu avec tant de délicatesse !
« Jusqu'ici ma marche a été assez facile ; mais ici j'ai déposé ma plume et passé quelques minutes à réfléchir, faisant effort pour trouver quelque sujet avec lequel il me fût possible de remplir le papier blanc qui reste encore devant moi. Mais rien ne me vient : Adieu donc, et souvenez-vous de ceux qui pensent à vous !
« Ceux qui lisent le grec en faisant sentir les accents prononcent l'i dans fiXata comme un Y,. Je n'adhère pas à cette prononciation, quoique on me l'ait fait suivre dans le cours de mes études. Je prononcerais par conséquent ce mot exactement comme le mot latin filio, en prenant la quantité pour guide. » (i)
M. Teedon, dans la Correspondance de Cowper, est chargé de donner la petite pièce ; nous l'allons voir reparaître en compagnie d'un autre original, son cousin, dans une lettre à M. Newton (Olney, le 19 février 1785) :
« Mon cher ami, je vous suis obligé de vouloir bien m'apprendre les différents motifs qui occasionnent le retard de vos lettres. En possession de cette clé, je
(x) Voilà qui nous déroute passablement! Mais en fait de prononciation grecque, il ne faut pas prendre pour guides des Grecs de Goettingue ou d'Oxford, il faut prendre des Grecs d'Athènes.
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pourrai expliquer tout délai accidentel dans l'expédition de vos lettres, sans rien supposer de pire qu'une interruption qui vous a empêché, ou l'inexactitude de votre messager.
« M. Teedon vient de nous quitter. Sa visite avait pour but de mettre sous nos yeux un spécimen de l'habileté de son cousin dans l'art de la reliure. Le livre sur lequel il a exercé son talent est votre Vie. Vous ne faisiez pas, il est vrai, une figure bien brillante ; mais comme ce costume vous était donné par un artiste qui n'avait pas reçu de leçons, et que c'était son premier essai, vous n'avez pas lieu de vous plaindre. Le jeune homme a évidemment des talents par l'exercice desquels il pourrait se distinguer pour le bien des autres et pour son bien à lui, si sa situation ne l'étouffait pas. Il sait faire un tympanon (i), l'accorder, jouer sur son instrument ; pour peu qu'il se fût trouvé dans des circonstances favorables, pas de doute qu'il n'eût été capable de faire un clavecin. Malheureusement il passe sa vie dans un endroit où ni l'un ni l'autre de ces instruments n'est fort usité. Il sait métamorphoser une noix de coco en une coupe passable ; mais quand il a fait sa coupe, il faut ou qu'il aille la remplir à la pompe, ou qu'il la place sur sa propre cheminée comme ornement. Pareillement, il saura relier un livre, mais s'il veut avoir des livres à reli'er, il faut ou qu'il les fasse, ou qu'il les achète, car nous avons peu ou point de savants à Olney. Il y a des hommes qui possèdent des talents avec lesquels
(i) Dulcimer ; Johnson définit ainsi le dulciiner Instrument que l'on joue en frappant avec de petits bâtons sur les cordes d'airain.
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ils font le mal ; d'autres ont des talents qui, s'ils ne les emploient pas à faire le mal aux autres, ne leur peuvent faire du moins que peu de bien à eux-mêmes. Et cependant, même inutiles, les talents sont toujours un don heureux, à moins que par notre folie nous n'en fassions une malédiction ; car si nous ne pouvons les faire servir à un usage lucratif, ils peuvent cependant nous procurer pour bien des heures lourdes le moyen de nous amuser innocemment. Tel est l'usage que M. Killingworth fait de ses talents. Nous l'avons, je crois, fait heureux ce soir en lui mettant entre les mains deux volumes in-8°. où les principes et la pratique de tous les arts inventés par l'homme sont posés et développés. Je ne doute pas que la moitié des enseignements qu'il aura trouvés dans ce livre ne le mette à même avec le temps d'exécuter bien des choses qui ne le rendront pas plus riche d'un farthing, mais qui néanmoins seront pour lui et pour les siens l'occasion de beaucoup d'amusement.
« Combien vaut mieux s'occuper comme lui que comme un de nos voisins, qui, bien que lui aussi soit naturellement ingénieux, n'a eu d'autre affaire depuis plusieurs années que de remplir son verre et de le vider ! Quoique vous ne le connaissiez pas beaucoup, il ne vous est pas non plus absolument inconnu, et le nom de Geary Bail peut vous remettre en mémoire l'individu. Il est maintenant malade d'une hydropisie, et quoiqu'il soit dans la force de l'âge, il souffre de toutes les infirmités de la vieilless'e. Il se console, me dit-on, en pensant à certaine opération qui s'est produite en lui il y a quelques années, et qu'il appelle du nom pompeux de conver-
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sion, bien qu'elle n'ait pas produit les fruits meilleurs que ceux qui peuvent croître au cabaret. C'est comme cela que les cochons sont convertis quand on les lave, et ils témoignent aussi de la persistance du naturel en retournant se vautrer dans la boue. M. Perry, dont il a épousé la fille le visite souvent, mais il déclare que de tous les êtres privés de sens qu'il a rencontrés en sa vie, le pauvre Geary est le plus complètement stupide. Tant qu'il a pu se traîner dans la rue, il a fait un voyage journali'er, consistant à aller au Chêne Royal et à en revenir, et nous étions si ponctuels, moi à nettoyer mes dents à ma fenêtre, et lui à boire son eau-de-vie, que rarement j'e manquais de l'apercevoir. Mais maintenant ses jambes sont couvertes de vésicatoires (i) et refusent de lui prêter assistance pour aller désormais chercher le poison.
« Osborn, le baptiste, (je tiens cela de M. Wilson), avait résolu de faire, en qualité de diacre de l'église, une visite officielle à William Penn, dans le but de lui signifier sa sentence d'expulsion, quand il le rencontre par hasard dans la rue ; mais alors, remarquant dans sa marche et sur son visage, les indices d'un caractère qu'il ne ferait pas bon irriter, il abandonna à jamais son dessein. Ces hommes sont mariés tous deux, et la femme de l'un ni celle de l'autre ne croient à l'extravagance coupable de l'eurs maris.
« L'hiver revenant tardivem'ent nous visiter avec un redoublement de rigueur, nous est déplaisant à nous-
( r) Ou de pustules (blistered).
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mêmes, qui sommes bien pourvus de combustibles, et qui ne nous sentons guère de la rude saison que quand nous allons trouver notre lit ou que nous en sortons ; mais que le froid est bien plus redoutable au pauvre ! Quand le Cabinet (i) nous parle de ressources, ce mot ne manque jamais de faire pénétrer mon imagination dans les chaumières à murs de boue de nos pauvres d'Olney. Là je trouve réunies en un seul individu les misères de l'âge, de la maladie et de l'extrême pauvreté. De tous ces maux rassemblés nous avons bien des exemples autour de nous. A telle femme par exemple, la paroisse alloue un schilling par semaine ; mais elle est engourdie par le froid, mais elle est rendue impotente par la maladie, et il lui est impossible d'ajouter un autre schilling à celui-là. Aussi ces pauvres gens souffrent tout ce que la disette peut leur faire souffrir, la mort seule ne leur est pas infligée par la faim ; et ce dénouement serait, je crois, pour un grand nombre d'entre eux un bienheureux soulagement. Une des causes de cette misère est l'énormité de l'impôt dont le pays est chargé ; si bien que, pour le pauvre, les quelques pences qu'il a pu se procurer ne sont presque plus rien. Cependant le sac (2) va s'ouvrir prochainement, et on continuera de nous parler de ressources. Mais je pourrais conduire l'homme d'Etat qui roule vers la Chambre dans une voiture presque aussi splendide que le Char de Phaéton, en présence de scènes qui le feraient trembler rien que d'entendre prononcer ce mot de ressources, pour peu qu'il lui restât de sensibilité pour les maux des
(1) Ministers, les ministres.
(2) The budget, le sac où tombe l'impôt.
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autres. Ce n'est pas là cependant que j'en voulais venir quand j'ai commencé ce paragraphe de ma l'ettre. J'allais faire cette remarque, que de tous les hivers que nous avons passés à Olney — et celui-ci est le dix-septième — le présent hiver est celui qui nous a tenus le plus longtemps prisonniers. Trois fois, et trois fois seulement depuis la mi-octobr'e, nous avons fait une fugue dans les champs pour y respirer un peu d'air pur, pour y trouver un peu de mouvement. Notre dernière expédition n'a pas été sans quelque péril : M™ Unwin a glissé dans un fossé, et quoique j'ai rempli en cette circonstance le rôle d'un écuyer empressé, elle n'a pu en sortir que sur les mains et sur les genoux.
« Si nous avons ici d'autres nouvelles que c'elles dont je vous ai fait part, elles ne me sont pas encore parvenues. Je suis en parfaite santé, de corps du moins, et Mrs Unwin se porte assez bien. Adieu. Nous nous souvenons de vous toujours, de vous et des vôtres avec toute l'affection que vous pouvez souhaiter. »
Cowper écrit souvent à M. Newton, plus souvent qu'à personne, M. Unwin peut-être excepté ; ces lettres à cet ami — qui n'a pas beaucoup de sourire, il est vrai — sont parfaitement amicales ; mais on y chercherait en vain ce ton de vraie cordialité qui règne dans les l'ettres courtes et rares à M. Hill. Ce sont là des tours que nous joue la vie : elle nous sépare des amis de la jeunesse, de ceux avec lesquels nous avions nos vraies sympathies ; elle nous rapproche au moyen de circonstances imprévues, par mille liens invisibles et tout puissants, d'amis nou-
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veaux que nous n'aurions pas choisis ; et puis alors, par la force de l'habitude, de la nécessité, d'une puissance supérieure qui n'est pas l'attrait et la joie du commerce réciproque, nous leur versons les trésors de notre cœur et de notre intelligence ; mais tout bas on se dit : L'amitié avait mieux sa douceur aux jours plus sereins de la jeunesse, non obscurcis encore par les maux survenants ; l'amitié a mieux sa place dans cette lumière joyeuse des premiers jours et l'on retourne aux amis négligés. Ainsi fait Cowper avec J. Hill. Il lui écrit (27 février 1785) :
« Mon cher ami, je vous écris seulement pour avoir des nouvelles de votre santé, et avec un vrai désir d'apprendre que vous êtes mieux. Horace quelque part donne à son ami le conseil de laisser là son client et de venir passer la soirée avec lui. Je ne pousse pas l'irréflexion au point de vous conseiller d'en faire autant, parce que nous ne sommes pas si proches voisins qu'il faudrait l'être pour se permettre une escapade de ce genre. Mais je désire que vous vouliez bien me donner tout juste cinq minutes du temps qui appartient en propre à vos clients et que vous m'en fassiez profiter. Employezle, veux-je dire, à m'apprendre que vous êtes mieux, si vous n'êtes pas encore tout à fait bien.
« J'ai moi-même été assez malade depuis la dernière lettre que vous avez 'eue de moi ; mais, la force exceptée, je suis aussi bien qu'auparavant. Ma maladie est ce qu'on appelle communément du nom mieux compris d'un gros rhume, ce qui, traduit comme il faut, vous le savez certainement, veut dire le frisson, la fièvre, une chaleur
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brûlante, une lassitude, le tout accompagné de plusieurs autres maux qui sont le partage de la chair. La poudre de James est mon remède en tous ces cas, 'et jamais ne manque son effet. »
Cowper fait à l'occasion la leçon à ses amis, et comme il est fort indépendant, le poète puritain, il l'es met en garde contre l'excès d'abnégation qui, dans leurs rapports avec les grands, semblerait les placer vis-à-vis de ceux-ci dans un état d'infériorité qu'il ne faut jamais reconnaître ni même accepter. C'est en ce sens qu'il écrit à M. Unwin. M. Unwin avait écrit à lord Petre, pour lui recommander les pauvres de Butsbury, et ne voulant pas importuner le grand personnage, ou peut-être craignant l'ennui d'une démarche répétée, il lui avait dit que le silence serait considéré comme un refus et ne provoquerait pas de nouvelle demande. Cowper blâme son ami de c'et excès de condescendance : il ne fallait pas s'interdire ainsi le droit d'écrire et de récrire, de presser, de lasser l'opulent personnage. Voici cette lettre (28 février 1785) :
« Mon cher ami, permettez-moi de vous dire que vous avez agi avec Sa Seigneurie (1) avec plus de générosité que d'e sagesse. Les hommes haut placés ont naturellement de grands avantages, auxquels les petits n'ont pas besoin d'ajouter volontairement ; et peut-être un des privilèges auxquels ils croient avoir un droit légitime en vertu de leur position supérieure, consiste justement à se figurer
(1) Lord Petre.
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qu'ils sont au-dessus de ces obligations de politesse attentive envers les gens de moindre état, obligations auxquelles ces derniers se croient toujours astreints dans leurs rapports avec eux. Il se peut par exemple que Sa Seigneurie, sans être blessée du tout par votre démarche, ait l'air de vous prendre au mot et de profiter du droit que vous lui avez donné de se taire, quoique en réalité sa pensée soit tout autre. Il a pu, au reçu de votre lettre, penser tout le contraire et se dire : J'enverrai aux pauvres diables quelque chose pour les empêcher de mourir, et je profiterai de la première occasion que j'aurai d'écrire à M. Unwin. Mais d'autres choses d'importance venant se mettre à la traverse, comme sa jument favorite qui s'enfonce un clou dans le pied, ou peut-être une nouvelle voiture dont il faut que Sa Seigneurie règle la construction et la garniture, il a pu, par suite de cette négligence à l'égard des petites gens et des petites choses qui est le propre de la haute noblesse, mettre en oubli tout à la fois le pauvre Butsbury et son bienveillant avocat. Vous cependant, vous vous êtes interdit à l'avenir toute intervention en faveur de vos clients ; car, encore que Sa Seigneurie pût n'entendre pas repousser votre demande par le silence, vous ne pouvez vous assurer que mylord n'a point eu cette intention. Je crois en conséquence que dans cette occasion vous vous êtes élevé un peu trop haut dans les régions de la politesse. Si, au lieu de lui dire que vous interprèteriez son silence comme un non sans retour, vous aviez pris la liberté d'insinuer qu'il est fort pénible de rester dans un état d'incertitude, que désirant avec anxiété et tout à la fois, voir les gens de Butsbury
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soulagés promptement, et vous-même certain que vous ne l'aviez pas offensé en vous adressant à lui en leur faveur, vous attendriez avec impatience une réponse, vous n'auriez pas mal fait.
« Mais scro sapcrc (i) est le fait de l'homme ; la peine que cette sagesse nous coûte à acquérir n'est souvent couverte que tout juste par la valeur de notre acquisition ; et quand des sentiments comme les vôtres sont en jeu, la valeur acquise n'est peut-être pas même égale à la peine dépensée.
« Je désire de tout mon cœur que vous puissiez arranger votre différend sur les dîmes sans avoir recours à un procès ; d'abord parce que l'objet du litige est de peu d'importance, et parce que, de tous les hommes existants, vous êtes le dernier qui deviez vous jeter dans les filets de la chicane, si vous pouvez vous en dispenser, ayant si peu de chair à donner en pâture à ces furieux tourments de l'âme qui viennent sur vous. Mais enfin, s'il n'y a point de remède et que vous deviez vous engager dans le procès, je vous recommande pour attorney le célèbre Joseph Mill ; il connaît l'Echiquier aussi bien que la Chancellerie. C'est un honnête homme : ainsi chante un poète avec vérité, et c'est aussi un homme de grande capacité. Mtx/jov $é[**<;, dix ^-/Yirriç (2). Je ne connais point d'avocat, mais il les connaît tous, et vous recommandera celui qui fera le mieux votre affaire. Je suis mortifié (3) que votre fromage ne se trouve pas le
(1) Etre sage trop tard, savoir trop tard.
(2) Petit, niais guerrier.
(3) Le mot en français.
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meilleur ; il est venu d'un pays fameux pour ce genre de comestibles, et il m'a paru le meilleur des deux qu'on nous a permis d'acheter, et c'était une faveur : sed de caseis no il disputandu'm (i).
« La presse marche comme une voiture à larges roues, lentement et sûrement. Après les deux premières feuilles corrigées, tout un mois se passa avant qu'il m'en vînt deux autres ; et avant qu'on veuille bien m'envoyer un autre paquet, un mois encore pourra bien se trouver écoulé : ainsi dans un pré l'oie sauvage bat des ailes et en bat encore, mais elle ne s'élève point : elle se dresse sur la pointe du pied au bord de l'Ouse, elle médite de monter, elle étend son long cou, et bat des ailes encore ; ses efforts répétés finissent par l'élever au-dessus de terre ; elle monte avec joie clans les régions d'en haut, et qui décrira son chant ? Pour elle du moins il récompense amplem'ent les peines qu'elles s'est données.
« Dans le dernier Gentleman's Magazine, un poète fait son apparition avec ma signature, poète dont je ne sais pas le premier mot ; si ce n'est que s'es vers ne me plaisent point. En conséquence, je me propose à l'avenir pour me distinguer de ce nouveau venu, d'insérer une astérique entre mes initiales. Je vous dis cela afin que s'il vous arrivait de mettre la main sur le Magazine dans un café 'et que votre œil tombât sur W. * C., vous puissiez, en le voyant, reconnaître votre ami. »
Tout est bon à notre poète comme sujet de lettre, lui-même nous l'a dit, et il va nous le prouver une fois
(1) Mais il ne faut pas disputer des fromages.
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de plus en écrivant à M. Newton une lettre fort longue dont une grande partie roule sur une table à jouer (19 Mars 1785) :
« Mon cher ami, vous serez étonné sans doute quand je vous dirai que j'écris sur une table à jouer, et votre étonnem'ent redoublera quand je vous dirai de plus que nous déjeunons, que nous dînons, que nous soupons sur une table à jouer. En un mot, elle sert à tous les usages, excepté à celui auquel elle a été primitivement destinée. Je vais vous donner la solution de cette énigme de peur qu'elle ne vous revi'enne en tête mal à propos et ne vous intrigue au moment peut-être où vous seriez sur le point de monter en chaire ; car je vous ai entendu dire que justement en ce temps là votre esprit est troublé par l'invasion d'idées impertinentes. La table ronde, dont nous nous servions précédemment n'avait pas la force de porter la pression de ma poitrine et de mes coudes. Quand je m'en servais pour écrire, elle craquait, elle s'affaissait, et par divers tours fâcheux qu'elle me jouait, troublait l'opération. Le guéridon était trop léger et trop petit ; la table à dîner carrée était trop pesante et trop grande, et quand les côtés étaient étendus, elle occupait presque toute la salle ; la table qui sert de buffet, placée à trop grande distance du feu, et que d'ailleurs on ne fait pas voyager aisément, en raison de sa taille, ne convenait pas davantage. En conséquence, la table à jouer qui depuis seize ans était reléguée comme vieux meuble, la table à jouer, qui est couverte de serge verte, et qui, par cela même, 'est préférable à toute autre à surface glissante, la
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table à jouer, qui a l'assiette ferme et qui ne chancelle jamais, a été promue à l'honneur de me prêter son aide quand je veux écrire ; et comme nous évitons l'ennui de changer souvent de place nos meubles d'usage habituel, nous l'avons mise également à tous les autres services. Elle nous a valu de temps en temps la chute d'un verre ; car quand elle est couverte d'une nappe, les creux qui reçoivent les paniers aux fiches ne se distinguent pas facilement, et comme on ne les voit pas, il arrive souvent de n'y pas penser. Mais comme elle a de nombreuses qualités qui compensent largement cet inconvénient unique, nous versons sur cette tabl'e notre café, notre vin et notre ale, sans le moindre murmure, et nous sommes résolus de continuer à en faire notre table à l'exclusion de toute autre. Pour ne pas devenir ennuyeux, je n'ajouterai à ce sujet qu'une seule circonstance, parce qu'elle vous fera comprendre mieux que tout ce que je vous ai dit jusqu'ici, ce que notre table vaut comme bureau. Pénétrée et desséchée d'un côté par la chaleur du feu, elle s'est ouverte en une large fissure, qui, de la surface plaquée s'est étendue jusqu'à la substance même de la planche. Où commence cette ouverture se présente un morceau de bois pointu, qui, dès l'instant qu'il se trouve en contact avec une robe ou un tablier, les déchire. L'éclat est malheureusement du côté de cette excellente, de cette immortelle table que M™ Unwin effleure avec ses vêtements toutes les fois qu'elle se lève de sa chaise. Les conséquences, pour employer le mot à la mode, n'ont pas besoin de vous être expliquées en détail, mais l'aiguille
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répare tout le dommage, et la table à jouer continue de remplir ses fonctions sans rivale.
« Les routes plus nettes et la saison adoucie nous ont 'encore une fois tirés de captivité en nous permettant de nous échapper pour nos promenades habituelles. Nous avons souffert tous deux, je crois, d'un emprisonnement si prolongé. MT" Unwin a eu tout l'hiver une fièvre nerveuse, et mon 'estomac n'a rien pris de bonne grâce, souvent même son pain et son beurre ne lui ont pas convenu. Pour elle, je l'espère, elle est à la fin débarrassée de son mal, mais le mien paraît opiniâtre, ne cédant à aucun des remèdes que je p'eux lui opposer, passé le moment même où je le combats. J'attribue cette maladie — notre maladie à tous deux, pour bien dire — en grande partie au manque d'exercice. Nous en avons pris en d'autres temps plus qu'il ne nous a été possible d'en prendre dans ces derniers temps, et pour ma part jusqu'à l'âge de trente ans passés, il a été presque essentiel à ma santé que je fusse continuellement en mouvement. Aussi cette aide habituelle fait faute, je n'en doute pas, à ma constitution : et à moins que, dans des vues que je ne saurais pressentir, la Providence n'intervienne pour empêcher ce résultat, l'heure de la dissolution arrivera d'autant plus tôt pour ce corps qu'il aura été moins dérangé par le mouvement. Une digestion qui se fait mal, finit toujours, je crois, si on ne parvient pas à la rétablir, par dégénérer en maladie chronique. J'ai vu chez plusieurs l'hydropisie en être la suite. Mais qu'importe ? La mort est inévitable, et que nous mourions aujourd'hui ou demain, que la mort vienne d'humidité ou de séche-
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resse, cela n'est point chose de conséquence. L'état de notre santé spirituelle est tout, si je pouvais découvrir sous ce rapport quelques symptômes de plus de convalescence, ce corps pourrait retourner à la poussière d'où il est sorti sans m'arracher un soupir. Je ne me proposais pas de rien dire de ceci : mais je l'ai dit, et il faut maintenant que je cherche un autre sujet.
« On nous a détruit une de nos promenades favorites. Le bocage a été rasé, les arbres coupés à la naissance du tronc ; les lilas même et les seringats ont été coupés à la naissance du tronc (i). Je n'imaginais guère (j'aurais bien pu le penser cependant) que les arbres qui l'autre été m'abritaient du soleil serviraient cet hiver à faire cuire des pommes de terre et à faire bouillir la théière pour les pauvres d'Olney. C'est cependant ce qui est arrivé, et nous-mêmes avons dans notre bûcher plus de deux voitures du bois de ces arbres.
L'arbre nous rend ainsi des services divers,
En été donnant l'ombre, il chauffe les hivers.
« J'ai parlé des pauvres. Je dois vous dire à ce propos, en réponse à votre requête en faveur des Freemans, qu'ils ont depuis longtemps reçu une portion de la libéralité annuelle de leur bienfaiteur anonyme. M" Unwin leur a envoyé plus de douze livres de bœuf et d'eux pains de huit livres (2).
« Une lettre de Manchester est arrivée ici dimanche dernier, adressée au Maire, ou autre premier magistrat
(ij La répétition appuyée est de Cowper.
(2) Gallon loafJts, exactement des pains composés de huit livres de farine.
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d'Olney. La lettre était à cette fin de l'engager, lui et ses voisins, à adresser des pétitions au Parlement contre les concessions que le Gouvernement se propose de faire à l'Irlande. M. Maurice Smith, en sa qualité de constable, a pris la lettre. Mais si ce respectable personnage a l'intention de se conformer à cette invitation ou non, je n'en sais rien. En ce qui me concerne pourtant, je peux répondre en toute sûreté que je ne signerai aucune pétition de ce genre, d'abord parce que j'e n'ai pas le droit de juger la question en connaissance de cause, et en second lieu, parce qu'il me semble que quel que soit le résultat, il n'est pas un lieu en Angleterre qui y soit moins intéressé qu'Olney. »
La lettre suivante nous ramène aux remontrances que Cowper a faites à son ami le révérend Unwin sur le peu d'efficacité que, par sa tournure même, devait avoir sa requête adressée à lord Petre, en faveur des pauvres de Butsbury. Elle contient aussi des nouvelles de Johnson et du poème qui s'imprime ; enfin elle nous rappelle, sans nous en donner les détails, aux péripéties de la destinée de John Gilpin, qui, d'un obscur 'cavalier qu'il était dans son village, est devenu un lion à Londres et le rival de MT" Bellamy (Lettre à M. Unwin, 20 Mars 1785) :
« Mon cher William, je vous rem'ercie de votre lettre ; elle m'a fait rire, et il y a peu de choses de nature à être contenues dans une lettre, pour lesquelles je voie qu'il y ait lieu d'être plus reconnaissant. Il m'a plu aussi
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de voir mon opinion relative à la nonchalance (i) de Sa Seigneurie sur un objet qu'e vous aviez tout à cœur, complètement vérifiée. Il n'est pas à ma connaissance que l'œil d'un grand seigneur ait jamais été disséqué. Je ne peux m'empêcher de penser cependant que cet organe, tel qu'il existe au front d'un personnage de cet ordre, si on le soumettait à un examen soigneux, paraîtrait différer essentiellement par sa structure de l'œil d'un simple bourgeois : si différente est la manière de voir un même objet, chez un homme placé dans une situation élevée, et chez celui qui n'a qu'une humble position. Ce qui, à vous et à moi paraît grand, beau, sublime, important, venant à être mis, et mis très humblement sous les yeux de mylord ou de Sa Grâce, devient trop petit pour être seulement visible, ou, si on l'aperçoit, semble être chose de rien et qui ne vaut pas qu'on s'en occupe. Mon idée ne paraît donc pas absolument chimérique.
« En deux mois, j'ai corrigé des épreuves formant en somme 96 pages, pas plus. En d'autres mots, j'ai reçu trois paquets. Rien ne marche assez vite au gré de l'impatience, et je crois que l'impatience d'un auteur a la plus vive de toutes les allures possibles. Il me semble cependant que marchant de ce pas, nous n'arriverons pas devant le public avant l'automne qui vient. Si donc le hasard vous faisait passer devant la porte de Johnson, insinuez votre tête dans l'établissement, et glissez audit Johnson que si ses envois étaient un peu plus fréquents, cela ne me fâcherait pas. J'en attendais un fermement ce soir, quinze jours s'étant écoulés depuis que j'ai reçu
(j) En français.
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le dernier. Mais rien n'est venu, 'et j'ai éprouvé quelque dépit. J'ai cependant pris le journal et je l'ai lu. J'y ai vu que l'empereur et les Hollandais, après toutes leurs négociations, vont 'entrer en guerre. Les réflexions que voici m'ont frappé. Une grande partie de l'Europe va être plongée dans la plus cruelle de toutes les calamités ; les troupes sont en mouvement, l'artillerie 'est attelée ; les cabinets sont occupés à combiner des plans pour l'effusion du sang et les dévastations, des milliers d'hommes vont périr, qui sont incapables de comprendre la querelle ; des milliers d'hommes qui, quel que soit le résultat de tout cela, n'y sont guère plus intéressés que moi, seront soumis tout le temps que durera ce différend, à d'indicibles peines : Eh bien après, monsieur le poète ? Vous avez composé des vers que vous êtes impatient de voir imprimés et parce que l'impression semble être en retard, vous êtes mécontent, pour ne pas dire abattu. Ayez honte de vous-même. Vous vivez dans un monde où votre indignation peut s'appliquer à de plus dignes suj'ets ; chagrinez-vous à propos des nations décimées, et réservez le chagrin que vous fait votre livre retardé pour le temps où feront défaut de plus importantes tragédies !
« Vous remettez à notre prochaine entrevue certains sujets de conversation. Quand viendrez-vous ? Je ne désire pas que ce soit maintenant, parce que le jardin n'est en c'e moment qu'un lieu désolé comme du reste tout le pays environnant. En mai, nous aurons des asperges, des concombres en abondance, un temps enfin qui nous permettra d'aller à Weston, du moins nous pouvons
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l'espérer : venez donc en mai ; vous nous trouverez heureux de vous recevoir, et avec vous tous ceux de votre famille que vous pourrez amener avec vous.
« Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez de la célébrité conquise par John Gilpin. Soyez sûr que ces nouvelles ont fait plaisir, mais les sentiments éprouvés par vous à ce sujet m'ont fait plus de plaisir encore. Consolez-vous, mon ami : l'occasion ne s'est pas encore offerte à vous de dire publiquement : Je connais l'auteur ! Mais l'auteur le dira bientôt pour vous, et peut-être éprouvera à le faire un plaisir qui ne sera point au dessous du vôtre.
« Je suis précisément de votre avis en ce qui concerne le fard. Adieu. »
Nous avons déjà, il y a longtemps, entendu parler de la célébrité de John Gilpin ; c'était apparemment une célébrité relative, et il y avait eu redoublement. Voici en effet ce qui s'était passé. Nous allons voir là encore un de ces hasards si puissants dans les vies littéraires comme dans les vies militaires, qui décident souvent de la gloire d'un homme en lui donnant la renommée d'un jour. Il prend une batterie et il prépare la célébrité d'une victoire ; il publie une ballade et il attire l'attention qui profitera à un poème. C'est l'histoire de Cowper.
Pendant que la Tâche s'imprimait (i), la charmante ballade à deux sous tomba dans les mains de M. Richard Sharp, alors célèbre dans le monde par son talent de conversation, plus tard distingué par la critique comme
(i) La Tcuht s'imprimait au commencement de 1785.
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auteur d'un volume de Poèmes et d'Essais. M. Sharp était fort lié avec Henderson, l'e grand acteur de ce temps-là, et qui se faisait admirer comme interprète de Shakspeare dans les grands et difficiles rôles de Bénédict (Much ado abowt nothing), de Shylock (Merchant of Venice), de Hamlet, du roi Jean, de Falstaff enfin, qui n'est pas le moins diffiicile de tous. Henderson à ce moment faisait des récitations publiques à la salle des Francs-Maçons. M. Sharp, qui toute sa vie (elle a duré bien longtemps après cette époque), a regardé ce fait comme un honneur et un bonheur pour lui, indiqua au comédien John Gilpin, et lui proposa de lire la ballade humoristique. Henderson eut le bon goût de ne pas élever d'objections, et de comprendre tout de suite la valeur du chef-d'œuvre (j'e n'efface pas le mot de chef-d'oeuvre, il y en a de plus d'un genre, comme il y a plus d'une demeure dans la maison de mon Père). Il lut donc John Gilpin dans cette salle où l'on entrait moyennant un prix fort élevé. Chaque soir la salle était comble, et quand le récitateur en venait à ] olzn Gilpin, le fou rire éclatait, et Mrs Siddons, la grande actrice si accoutumée à s'entendre applaudir sur un autre théâtre, applaudissait à son tour de ses belles mains. Ce fut un triomphe pour Henderson qui lisait admirablement, un triomphe pour le poète qui se voyait devenu tout d'un coup l'idole d'un peuple. Quelle préparation pour la Tâche qui s'imprimait à ce moment même !
De la tribune des Francs-Maçons, John Gilpin s'en alla dans l'atelier de l'imprimeur ; on revit le fameux
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cavalier passant au grand galop devant la Cloche (i) d'Edmonton avec son manteau flottant et son ceinturon d'exercice. Un seul marchand d'estampes vendit six mille exemplaires, et comme les chiffres ont leur éloquence, j'en ajouterai un autre : les récitations d'Henderson qui furent renfermées dans les limites du carême de 1785, rapportèrent 800 livres (20.000 francs).
Cowper, à qui ses amis, M. Newton, M. Unwin apprirent ce succès, fut très flatté : les applaudissement ont toujours un son très doux à l'oreille d'un poète, qu'ils soient donnés à une ballade à un penny, plaisanterie d'une soirée, ou à un grand poème, œuvre de veilles et d'une vie de méditations. Il fait allusion à ce prodigieux succès dans la lettre suivante à M. Newton (22 Avril 1785) :
« Mon cher ami, quand j'ai reçu le récit que vous me faites de la grande célébrité acquise par John Gilpin, j'ai été très flatté et aussi très attristé. En ma. qualité d'homme, composé de tous les ingrédients dont tous les autres hommes sont faits, et dont la vanité fait partie aussi, j'ai été charmé de penser que j'étais tout d'un coup devenu si célèbre, et que tout le monde s'informait de moi avec empressement ; mais bientôt après, me souvenant de ce que j'ai été jadis, et qu'il y a treize ans, tout innocente qu'est l'histoire de John, je ne l'aurais pas écrite alors, ma gaieté est tombée, j'ai été honteux de mon succès.
« Votre lettre a été suivie, au courrier d'après, d'une lettre de M. Unwin. Vous me dites que je suis le rival de
(1) Enseigne dituberge.
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Mrs Bellamy, et lui, que j'ai un concurrent non moins redoutable à la renommée, dans la personne du cochon savant. Hélas ! que vaut la prospérité d'un auteur dans un monde qui peut laisser une prostituée d'un côté, et un cochon de l'autre, éclipser les gloires les plus brillantes ? Ces réflexions me ramènent assez à l'humilité ; et à moins qu'il ne soit dans ma destinée de m'emparer de l'attention. publique par des moyens plus sublimes qu'une ballade, je suis persuadé que les applaudissements publics ne me feront point de mal au fond. Sous l'influence du désespoir (i), j'ai créé plusieurs choses que l'espérance encore vivante en moi ne m'aurait pas permis de produire. Mais si le sol de la mélancolie sur lequel j'ai marché si longtemps, a fait germer quelquefois un champignon inutile, il est heureux du moins qu'on ne puisse pas l'accuser d'avoir donné l'être à des poisons. Comme vous, je vois ou je crois voir que Gilpin peut n'être pas inutile. Des causes, en apparence de minime valeur, donnent lieu souvent aux plus heureux résultats ; et il n'est pas impossible que dès à présent mes volumes aillent franchir des distances et parviennent jusqu'à des endroits où ils n'auraient jamais atteint s'ils n'avaient pas été annoncés par le fameux cavalier.
« J'espère que ni le maître de Saint-Paul, ni celui d'aucune autre école, qui auraient, à propos de John, commencé à se déclarer m'es admirateurs, ne m'écriront à ce propos : qu'ils attendent encore un peu, et s'ils ont commencé à rire avec moi, ils changeront de note 'et ne
(i) DMPair, le désespoir religieux.
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tarderont pas peut-être à me traîner dans la boue. Le Tirocinium n'est point leur ami ; au contraire, s'il produit l'effet que j'e désire, il se trouvera être fort leur ennemi, car il ne fait point quartier aux pédagogues du jour ; mais, les voyant tous également coupables de négligence et d'engourdissement en ce qui touche les intérêts de la morale, il prononce leur condamnation à tous, maîtres des écoles et directeurs des Collèges, sans distinction. Notre caractère est assez différent de celui des Juifs. Ils ne voulaient ni danser, ni pleurer. Nous, il est vrai, quand un homme pleure dans notre sein, nous ne pleurons pas ; mais je dois ajouter que s'il se met à jouer du chalumeau, nous paraissons disposés à danser avec le plus grand empressement. Je dois vous dire que cette remarque se rapporte à John Gilpin, sans quoi, comme elle est rejetée assez loin de sa place naturelle, vous pourriez être fort embarrassé pour vous l'expliquer. »
Même air avec M. Unwin, sauf les notes désespérées qui sont absentes ici — ce qui, avec un écrivain moins sincère que Cowper, nous ferait suposer qu'il croit un peu de cant nécessaire quand il écrit au méthodiste, M. Newton (lettre à M. Unwin, 30 Avril 1785) :
« Mon cher ami, je vous remercie de votre lettre qu'échauffent les nouvelles de la célébrité de John Gilpin. Je ne me doutais guère, quand je le hissais sur mon Pégase, qu'il deviendrait si fameux. J'ai aussi appris de M. Newton, qu'il n'est pas moins célèbre en Ecosse, et
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qu'une dame de ce pays avait eu l'idée d'écrire une seconde partie sur le retour de M" Gilpin à Londres, que, ne réussissant pas à son gré, elle avait laissé là son entreprise. Il me dit également que le directeur en chef de l'école de Saint-Paul (je ne sais pas son nom) a pris, en conséquence du plaisir que John lui a causé, un violent désir de m'écrire. Espérons qu'il renoncera à cette idée ; car si nous échangeons des civilités à ce sujet, le Tirocinium gâtera tout. La grande estime cependant où est tenu ce chevalier des bouteilles d'e grès (i) peut tourner à l'avantage du volume dont cette histoire est destinée à faire partie. Les événements qui doivent devenir le prélude de* notre triomphe paraissent souvent tout à fait dénués d'importance, et de ceux qui naturellement semblent ne rien promettre du tout. On est trompé, mais dans un sens opposé à ce qu'on voit chez Horace : nous voulions faire une petite tasse, et c'est une amphore que nous avons créée. Il est assez dur que moi seul je n'aie pas un exemplaire imprimé de cette facétieuse histoire. Quand vous irez à Londres, achetez-moi la plus belle impression de la pièce, et apportez-la avec vous. Je vous remercie d'avoir écrit à Johnson ; je lui ai écrit aussi moi-même. Votre lettre et la mienne ont fait des miracles. Que seulement cet effet soit durable, et tout l'ouvrage sera bientôt imprimé. Nous atteignons maintenant le milieu du cinquième livre de la Tâche. Ce Johnson ressemble à quelques chevaux vicieux que j'ai connus.
(1) John Gilpin met dans son ceinturon du milieu deux bouteilles de grès, une à droite, l'atitrte à gauche ; ces bouteilles sont pleines de vin, et quand le cheval s'emporte, elles s'entrechoquent, et versei.t leur liquide sur le pavé.
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Jusqu'au coup d'éperon, ils ne bougeaient pas ; l'avaientils reçu, c'étaient des ruades. C'est ce qui est arrivé. Il a eu quelque peu de mauvaise humeur, mais il a pris une allure plus vive, et j'ai été content.
« J'ai eu beaucoup de plaisir à lire le passage suivant dans la lettre de M. Newton : « Je reconnais que vous avez agi en toute convenance en ce qui concerne votre publication ». Et dès à présent, nous voilà redevenus bons amis. Maintenant, il s'enquiert de l'œuvre. Jusqu'à ce qu'il se fût déchargé en faisant cet aveu, ni lui, ni moi n'en avions fait aucune mention dans aucune de nos lettres. Quelque vent lui a d'aventure porté nouvelle des raisons sur lesquelles je me fonde jour justifier ma conduite. Je n'en ai jamais fait mystère, mais votre mère et moi avons toujours eu soin de les confier à l'oreille de ceux qui vraisemblablement devaient les lui transmettre. Il fallait seulement qu'elles se fissent entendre, et ce point une fois gagné, leur force et leur solidité étaient telles qu'elles ne pouvaient manquer leur effet.
« Vous nommez Bensley, j'ai connu jadis celui dont vous parlez ; mais j'ai beaucoup mieux connu encore son frère aîné. Nous avons été camarades d'école, et il faisait partie d'un club de sept élèves de Westminster, dont j'étais, lesquels dînaient ensemble tous les jeudis. S'il plaisait à Dieu de me donner le talent nécessaire pour me bien tirer de mon rôle de poète, bien des gens qu'autrefois j'ai nommés mes amis, mais qui depuis m'ont traité avec la plus magnifique indifférence, se montreraient tout prêts à me prendre par la main comme précédemment, et quelques-uns que je n'ai jamais eu en
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cette estime, se vanteraient, comme Bensley (qui n'était qu'un jeune garçon quand j'ai quitté Londres), d'une liaison avec moi qui n'a jamais existé. Eussé-je toutes les Vertus, tous les dons et perfections de Saint Paul lui-même, je pourrais les avoir à Olney, toutes ces perfections, sans que personne se souciât de moi plus que d'une épingle, vous excepté, et encore une ou deux personnes. C'est la renommée qui met en faveur, et un talent, pour peu qu'il soit frotté et rendu brillant par l'usage qu'on en fait, donnera à un homme plus d'amis qu'un millier de vertus. Le docteur Johnson, je m'en souviens, dans la Vie de l'un de nos poètes (je crois que c'est Savage), dit qu'il s'e retira du monde, espérant qu'on le regretterait. Mais jamais on ne s'aperçut qu'il n'était plus là. Je crois qu'il fait là-dessus cette réflexion, que le vide causé par l'absence d'un individu, quel qu'il soit, est bientôt rempli ; qu'un homme peut toujours être obscur s'il veut demeurer tel, et que celui qui néglige le monde sera négligé par l'e monde.
« Votre mère et moi, avons été hier nous promener dans le Désert (1). Comme nous entrions, quelque chose de blanc, contenu dans un petit trou au poteau qui soutient la porte, attira mon regard. Je regardai de plus près, et je découvris un nid d'oiseau, où étaient deux petits œufs. Avec le temps les petits naîtront, ils s'èmplumeront, la queue leur poussera, puis les plumes aux ailes, et ils prendront leur volée. Je suis un peu comme la mère ; mon nid est dans un petit coin, c'est là que je couve et que
(1) Wilderness, comme on disait le Désert à Ermenonville.
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j'échauffe mes œufs, et au temps voulu, ma progéniture prendra de l'aile et de la voix.
« Nous sommes dans l'attente joyeuse de votre arrivée. »
Nous venons d'avoir une note douce ; mais il ne faut que tourner la page pour avoir la note triste, et quelle tristesse ! Comme de juste, la lettre triste est adressée à M. Newton (Mai 1785, sans autre date) :
« Mon cher ami, je ne sais si ce que j'ai à vous dire sera pour vous une nouvelle ou non ; j'e ne puis me dispenser de vous raconter le fait, ne voulant point passer sous silence un événement, important du moins à Olney. Il s'est accompli beaucoup plus près de vous que de nous, il se peut cependant que vous n'en ayez pas encore entendu parler. M. Ashburner l'aîné se rendit à Londres il y a eu mardi huit jours, en parfaite santé et heureux de vivre ; aussi était-il très gai ; et le vendredi suivant on le ramenait chez lui dans une voiture funèbre. Peu après son arrivée à Londres, il se plaignit d'une douleur aigue au coude, puis à l'épaule, puis aux deux épaules. Il fut saigné, il prit deux doses d'une médecine qu'un apothicaire jugea propre à lui faire du bien ; et il mourut le jeudi dans le matinée, à dix heures. Quand j'appris ces nouvelles, j'y pouvais à peine croire ; et cependant ma vie a été assez longue pour que j'aie vu par moi-même maintes preuves diverses et tout à fait convaincantes, que ni la santé, ni la force extrême, ni la jeunesse elle-même ne nous garantissent aucunement des
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coups de la mort. Il n'est pas ordinaire cependant aux hommes de trente-six ans de mourir de cette mort soudaine. J'avais vu celui-ci quelques jours seulement auparavant, avec un paquet de gants et de crêpes sous le bras, à la porte de Geary Bail, qui alors n'était plus qu'un corps sans vie. Le jour suivant je le vis marcher devant le cercueil et conduire la procession funèbre qui accompagnait Geary à la sépulture. Il marchait, on peut le dire en toute vérité (1), car sa démarche était héroïque, sa taille celle d'un athlète, et ses traits portaient l'empreinte de la fermeté et de la confiance. On eût dit qu'il était né pour enterrer les autres et qu'il était sûr de n'être jamais enterré lui-même. Tel il m'est apparu comme j'étais à la fenêtre examinant son allure : et le voilà mort.
« Je ressens la tendresse et la bonté affectueuse qui vous fait vous souvenir de nos rapports d'autrefois et exprimer l'espérance de me voir rétabli dans mon premier état. Moi aussi il n'y a pas plus de huit mois, j'ai eu mes espérances, quoiqu'elles aient été de courte durée, évanouies aussi vite que l'écume qui flotte sur les eaux. Il y a quelques préliminaires par lesquels il faut passer, avant qu'une espérance durable de vie meilleure puisse s'introduire en moi. J'ai dans l'esprit des convictions qui interdisent absolument à l'espérance d'y pénétrer, ou qui, si elle y pénètre, la repoussent immédiatement. Ces idées ne peuvent souffrir une telle compagne, et il faut qu'ellesmêmes soient bannies avant qu'un hôte si désirable
(1) March en anglais est bien plus expressif que notre marcher français. C'est un mot de la langue héroïque et tragiquie. Drutn and colours ; Th,-v march ; cela est commun dans Shakespeare.
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puisse prendre possession sans crainte d'être troublé. Ceci dites-vous, s'accomplira. J'y arriverai peut-être, mais je n'y suis pas encore ; et Dieu, dans l'action qu'il a exercée sur moi ne m'a pas fait avancer d'un seul pas vers le but. Si je vais au bien, on n'a jamais vu créature destinée à être sauvée y aller si lentement. Je suis comme un limaçon qui est tombé dans un puits. Tout limaçon qu'il est, il accomplit sa descente avec une rapidité proportionnée à son poids ; mais pour remonter, ce n'est plus la même vitesse ; mais mon retour à la lumière du jour, si jamais j'y dois revenir, se fait avec assez de lenteur. Je souhaite que vous avanciez d'un pas rapide et accompagné de plaisir, vers le grand objet que vous avez en vue ; je prise vos lettres à la valeur qu'elles ont par elles-mêmes, et qu'augmente d'ailleurs à mes yeux l'intérêt particulier que celui qui les écrit prend à moi. Si j'étais tel qu'autrefois, je dirais que j'ai des droits particuliers et sur lesquels rien ne peut prévaloir, à votre attention particulière. Vous pouvez justement avancer que vous avez été l'agent de la liaison qui vous a rapproché de plusieurs autres personnes ; mais notre liaison à nous deux a été l'œuvre de Dieu. Les bêtes qui de Bethsemesh entrèrent dans l'arche abandonnèrent tout ce qu'elles aimaient, obéissant à une impulsion qui pour elles était parfaitement mystérieuse et inintelligible. Votre voyage à Huntingdon ne fut pas un moindre miracle. Celui qui vous envoyait savait bien pourquoi il vous envoyait, mais vous ne le saviez pas. Cet événement providentiel, aussi longtemps que nous en conserverons la mémoire tous les deux, me mettrait en droit de
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réclamer quelque distinction spéciale de votre part, si j'étais, comme je n'y suis pas, dans le cas d'en user et de la demander. Mais je ne suis plus le même qu'en ce temps-là, et si votre affection pour moi n'existait plus, vous pourriez, avec toute raison, excuser votre changement par le mien. Je ne peux rien dire de moi-même pour le présent, mais je puis me hasarder à prédire ceci : c'est que si l'espérance que je serai rendu à mon premier état se réalise, comme mes amis me l'assurent, j'aimerais certainement plus que jamais ceux qui n'ont pas cessé de m'aimer, alors que je n'étais plus le même que précédemment. Je ne doute pas que Nabuchodonosor n'eût des amis au temps de sa prospérité ; les rois ont beaucoup d'amis. Mais quand ses ongles s'allongèrent comme des serres d'aigle, et qu'il mangea de l'herbe comme un bœuf, il avait, je pense, peu de gens pour prendre pitié de lui.
« Je suis charmé que Johnson soit réellement plus poli que je ne le supposais. Je ne lui en voulais pas pour les critiques qu'il à fait tomber sur mes vers (il en a fait un assez grand nombre, et plusieurs de ces critiques étant judicieuses, mon ouvrage ne fera qu'y gagner), mais pour la rudesse avec laquelle il a mis en question la justesse du jugement que je portais sur un écrivain du dernier siècle, quoique je me sois borné à rappeler l'effet que ses vers faisaient sur moi quand j'étais encore enfant. Il y avait là sans doute un accès de mauvaise humeur de sa part, provoqué, j'imagine, par un peu d'importunité de la mienne à le pousser de vitesse. Il est revenu cependant, et si ce n'est que la presse semble avoir dormi cette semaine, il a fait marcher l'impression aussi vite que
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je pouvais le désirer. S'il eût été du même pas depuis le commencement, le livre serait publié, comme en effet il devrait l'être depuis trois mois. Ce reproche d'indolence m'e revient contre lui de tous ceux qui le connaissent, et l'accusation est si générale, que si j'avais composé ou que j'eusse à publier un livre dont je voulusse prendre les risques à mon compte, j'aurais grand peur de me servir de lui. L'homme qui est négligent pour lui-même ne se montrera pas, on ne saurait s'y attendre, très attentif aux intérêts d'un autre.
« Nous allons ce matin faire une visite à M. Pomfret. Nous voulons voir une belle planche de tulipes, je n'en ai jamais vu de collection. Belle peinture, et c'est Dieu qui est l'artiste. »
La lettre précédente nous a paru désespérée : Cowper la trouve trop audacieuse d'espérance. Il se repent de son espérance, et il écrit à M. Newton en ces termes (4 juin 1785) ; il s'agit d'un ministre qui a prêché à Olney avec succès, M. Greatheed :
« J'aurais voulu être de ses auditeurs, dit notre pauvre poète ; mais cette faveur ne m'est pas permise encore. En effet, depuis que je vous ai dit que j'avais espérance, je n'ai jamais cessé de désespérer, et je me suis repenti plus d'une fois de m'être si tôt enorgueilli et vanté. Un roi peut interdire à un homme de paraître devant lui ; il serait étrange que le Roi des rois n'en pût pas faire autant. Je sais que sa volonté est que je ne me présente pas devant lui maintenant ; quand la prohibition sera
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levée, je me présenterai ; mais jusque là je ne lui plairais point, et je ne me servirais pas moi-même en entrant là où je ne suis pas appelé.
« Nous avons été dernièrement mis dedans, pour employer un mot de la langue des Jockeys, ou pour parler d'une manière plus classique, on nous a trompés et on a fait de nous des dupes. Un certain homme de courte taille, avec une figure ronde et rose, et un ventre protubérant, se donnant le nom de M. Crawford, ministre d'une congrégation dissidente au Bourg, se présenta un jour de la semaine dernière chez nous, porteur d'une pétition de son église à l'effet d'obtenir assistance pour le paiement d'une dette dont on s'était chargé pour reconstruire la maison des Réunions. M" Unwin le reçut dans la salle. J'étais dans le jardin et on m'appela. Quoique la connaissance de la physionomie ait enfin été élevée à la dignité d'une science par l'ingénieux M. Lavater, n'en ayant jamais fait une étude spéciale, je suis volontiers disposé à me défier de mon habileté à interpréter les traits des visages. En cette occasion cependant,
il eût mieux valu pour moi avoir meilleure opinion de mon savoir, et je n'aurais point fait tort à l'individu sur lequel je l'aurais exercé. Aussitôt que je l'aperçus, quelque chose sembla me dire : Cet homme est un coquin ! Je repoussai cette idée : si je lui avais donné la créance à laquelle elle avait droit, j'aurais épargné cinq shillings. D'ici, il se rendit à Towcester, sans oublier de ramasser tout ce qu'il put à Wellenborough et en d'autres endroits sur la route. Un peu en deçà de Towcester, M. Shepherd, ministre dissident de cette ville, l'aperçut
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comme il menait dans un bois peu éloigné de la route une femme, qu'il l'avait vu raccrocher au passage. Arrivé peu après à Towcester, il commença à exercer dans la ville son talent pour les pétitions. Sa première visite fut pour M. Shepherd, et comme bien vous pensez, il ne fut pas peu surpris de rencontrer dans le ministre un témoin oculaire de sa conduite honteuse. Il nia tout d'abord, mais à la fin, vivement poussé, il avoua, et eut l'impudence d'invoquer pour excuse le temps de gaietés où l'on se trouvait, puisque c'était la foire à Towcester, et que la route, en conséquence, était pleine de tentations. Il avait bu un peu plus que de raison, et de là vient qu'il n'était pas assez sur ses gardes. M. Scott tient ce récit de M. Shepherd, et moi de M. Scott. Ce récit le précédant partout, et partout venant à sa rencontre, sa récolte est finie, au moins en ces parages. Aussi a-t-il jugé à propos de revenir sur ses pas. Retournant à la ville (i), il est repassé par Olney, ne se doutant pas que l'odeur de ses péchés était venue aussi de ce côté. M. Wilson l'aperçut, le suivit aussi vite qu'il put, l'atteignit au pont, lui dit ce qu'il avait appris, et le requit, s'il était en état de se justifier, s'il tenait à sa réputation et à l'Evangile qu'il avait prêché (car il avait prêché à Olney), de revenir et se laver de l'accusation. Il répondit qu'il tenait très fort à sa réputation, mais qu'il avait laissé du linge propre à Newport, et qu'il était de toufe nécessité qu'il s'en occupât. En vain M. Wilson l'assura qu'une réputation sans tache vaut mieux qu'une chemise
(i) To town, dit le texte Les Anglais désignent souvent ainsi leur capitale, Londres, comme les Romains disaient Urbs. Est-ce le cas ici ?
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propre. Il persista à s'éloigner, promettant de revenir pour se justifier, dans la soirée même ou le lendemain matin. Mais malheureusement quelque autre empêchement d'importance le retint, et on ne l'a pas revu. Je vous ai dit cette longue histoire uniquement pour vous mettre en garde contre ce mendiant au cas où il irait de vos côtés, ce qui n'est pas impossible. Il est très vrai cependant, car on s'est informé, qu'il est ministre, qu'il exerce ses fonctions au Bourg, et que sa Maison d'assemblées a été rebâtie.
« Mon livre est enfin imprimé, et j'ai renvoyé mardi la dernière épreuve à Johnson. J'ai donné ordre de faire parvenir un exemplaire à Charles-Square (i) ; à celui-là, Johnson a commandement d'en joindre un autre, adressé à John Bacon, esq. (2). J'ai été obligé de vous le faire parvenir ne connaissant pas l'adresse exacte de M. Bacon. J'ai pris la liberté de parler de l'artiste en des termes dont il est parfaitement digne. Le passage a été écrit aussitôt après le reçu de la gravure qu'il a bien voulu m'envoyer, et pendant que l'impression faite sur moi par cette œuvre était encore chaude. Il voudra bien, en conséquence, excuser la liberté que j'ai prise, et la mettre sur le compte des sentiments que lui-même a fait naitre, « La saison des promenades est revenue. Nous allons tous les jours faire visite au Désert. M. Throckmorton, l'été dernier, m'a donné une clef de son jardin. Les gens de la maison sont tous absents, à l'exception du chape-
(1) Je prie le lecteur bienveillant de ne pas prendre le Pirée pour un homme. Charles Square est le square Charles.
(2) Le sculpteur.
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lain et d'un domestique ou deux ; en sorte que les chèvrefeuilles, les lilas et les seringats sont à nous absolument. »
Le poète est heureux de savoir la Tâche imprimée ; il est plus heureux encore cependant de la pensée de voir bientôt son ami M. Unwin ; et voyez comme dans la lettre qu'il lui écrit à ce propos il se montre sous un jour d'aimable modestie. Il ne me déplaît pas qu'avec les hostiles, les indifférents et le public même (une collection plus nombreuse d'indifférents), le poète le porte très haut : l'orgueil sied alors ; mais dans les rapports avec les bienveillants, avec les amis, avec ceux sympathisant si peu que ce soit, que c'est doux et charmant la modestie ? Et si le poète est orgueilleux, croit-on que ce soit pour son plaisir ? Oh ! non, non, cela oblige toujours plus ou moins à jouer un rôle, et qu'il est bien plus délicieux d'être sincèrement et naturellement modeste ! Il y a là une source de bonheur, et Cowper a su y puiser, je l'en félicite de tout cœur, parce qu'il a rencontré plus d'amis que d'ennemis, plus de bienveillants que d'indifférents, plus de Bacons que de Thurlows. Voici la lettre à M. Unwin (12 juin 1785) :
« Mon cher William, la première intention de votre mère était de vous écrire ; mais revenant à votre lettre, et voyant que vous seriez éloigné de Stock quand sa lettre y arriverait, elle a changé d'idée et m'a donné charge d'écrire pour elle. J'ai donc à vous exprimer le plaisir que nous fait votre visite que nous attendons et les idées
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charmantes que nous nous en faisons. Je n'ai pas besoin de beaucoup de mots, j'en suis sûr, pour vous assurer que nous nous réjouissons de votre visite promise : c'est pour votre mère et pour moi, le meilleur de ce que nous pouvions désirer ; il ne manque à notre bonheur que de ne pouvoir espérer voir MT" Unwin vous accompagner. Si elle pouvait se transporter à la portière de la diligence, et que la diligence pût la mettre à notre porte, nous aurions tous nos hôtes et tout notre bonheur. Nous pourrions sans peine trouver de la place pour cet autre vous-même, quoique sous un toit comme le nôtre, celui qui avait mis l'Iliade dans une coquille de noix dût être embarrassé pour loger plus de monde : sans cela William et Mary, et une demi-douzaine d'autres encore seraient les bienvenus s'ils étaient à vous. M" Unwin vous prie, et je vous prie aussi, de parler de nous à Miss Unwin dans les termes de l'amitié plutôt que dans ceux de la politesse, et de lui dire que la connaissant déjà de réputation, et la connaissant d'après la meilleure autorité, la vôtre même, nous avons une joie sincère à penser qu'elle sera des vôtres. Je suis à la vérité, un peu inquiet, n'ayant de ma vie connu un écrivain goûté de ses lecteurs qui n'ait démenti par sa présence ce que son livre avait fait attendre de lui : c'est au point que si on m'e demandait ce qui vaut le mieux d'un poète passable, je répondrais : Ce qu'il a imprimé. Mais tout ira bien ; mon cœur me dit que dans tous mes rapports avec mes amis, je n'ai le désir de briller que par mon affection et mon estime pour eux : si je manque ailleurs, j'ai la vanité de croire que je puis n'être pas en défaut sur ce point.
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Rappelez-nous aussi, je vous prie, avec beaucoup d'affection, au souvenir de Miss Shuttleworth : nous la connaissons déjà et l'expérience nous a appris à dire que nous serions heureux de la voir. Notre seul chagrin est la perspective de vous posséder pour si peu de temps ; mais à cette circonstance, la seule partie fâcheuse de l'histoire, nous penserons pour le moment aussi peu qu'il sera possible.
« Accablé par la lassitude et la langueur que fait peser sur moi la chaleur de ce jour, je ne suis pas en état de vous écrire une longue lettre. Je suis dans le pavillon d'été (non pas dans la serre) ; la porte, qui est ouverte, regarde le jardin ; et la fenêtre, ouverte aussi, a vue sur un beau verger, si bien que s'il y avait moyen d'obtenir de la fraîcheur, j'aurais le bonheur d'en avoir ; mais dans un jour comme celui-ci, il n'y a point à l'espérer. Vous m'avez fait grand plaisir en mettant un exemplaire de mon livre à destination de Dewsbury (i). J'en voulais envoyer un, mais je ne savais comment le faire parvenir. John Gilpin, que vous avez adressé ici, a pris le galop pour se rendre à quelque autre endroit : du moins il n'est pas venu à Olney.
« N'oubliez pas de faire nos amitiés aux Powley. Votre visite, nous l'espérons, relèvera le moral de votre sœur, et l'effet s'en fera sentir longtemps. Si les bonnes nouvelles, comme dit Salomon, sont reçues avec plaisir quand elles viennent d'un pays lointain, la vue des amis
(1 \ Les premiers Poèmes apparemment; le nouveau volume n'est pas publié encore à ce moincnt. Je crois du moins que c'est le sens de ce passage Cowper dit tout simplement un livre, a book.
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venant d'un pays lointain doit faire plus de plaisir encore.
« Jean, ci-devant le petit, tout à l'heure le grand, et qui va promettre, le temps aidant, de devenir tout à fait le grand, faites-vous maître de l'Iliade et de l'Odyssée aussitôt que vous le pourrez, et alors vous serez maître de deux des plus beaux poèmes qui aient jamais été composés par l'homme, et composés dans la plus belle langue que l'homme ait jamais parlée (i). Toutes les langues qui me sont tant soit peu connues sont du jargon, comparées à la langue grecque. »
Les dernières épreuves du volume avaient été renvoyées à Johnson l'e 26 mai (lettre à M. Newton du 25 juin 1785). Le 9 juillet (lettre à M. Newton), lord Dartmouth a reçu son exemplaire et lu une partie du livre : la publication se place donc entre ces deux dates, en juin, apparemment. C'est une date immortelle pour la poésie anglaise qui, après s'être traînée bien des jours dans l'imitation française, allait se retremper, pour l'inspiration aus sources naturelles, et pour la langue aux pures sources saxonnes.
Le libraire Johnson n'était cependant pas expéditif en besogne : le 25 juin, les plus chers amis de Cowper, malgré les ordres du poète, n'avaient pas encore reçu
(i ) Ce langage sonore aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines.
André Chénier.
Cowper, André Chénier, l'anglo-saxon et le jeune grec,' qui l'eût dit, qu'ils se donneraient la main ? André Chénier, au moment où Cowper écrivait cette ligne, avait 24 ans. Mais Cowper n'a petit-être jamais entendu prononcer son nom que le lendemain du 8 thermidor... et encore
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son livre ; à cette date du 25 juin 1785, il écrit à Joseph Hill :
« Mon cher ami, j'écris dans un coin que j'appelle mon Boudoir (1). C'est un pavillon d'été pas beaucoup plus grand qu'une chaise à porteurs. La porte de ce pavillon ouvre sur un jardin à cette heure rempli d'oeillets, de roses et de chèvrefeuilles, et la fenêtre donne sur le verger de mon voisin. Ce lieu servait autrefois à un apothicaire, aujourd'hui mort, de chambre à fumer : sous mes pieds est une trappe où il mettait ses bouteilles. Le voilà maintenant consacré à de plus nobles usages. Je l'ai garni de paillassons de jardin, je l'ai meublé d'une table et de deux chaises, et c'est là que je couche sur le papier tout ce que j'écris en été soit à mes amis, soit pour le public. Il est à l'abri de tout bruit et de toute invasion importune ; car les importuns viennent quelquefois à Olney me déranger pendant mes soirées d'hiver. Mais, grâce à mon boudoir, je peux maintenant leur échapper. La retraite d'un poète est sacrée. Ils reconnaissent la vérité de cette proposition, et n'essaient jamais d'aller contre.
« Cette dernière phrase me rappelle que j'ai donné l'ordre de remettre mon volume chez vous. Mon libraire est le plus temporiseur de tous ses confrères, sans quoi vous l'auriez reçu il y a longtemps. Il y a plus d'un mois que je lui ai renvoyé la dernière épreuve ; l'impression doit donc avoir été terminée depuis. Je lui ai envoyé le manuscrit au commencement de novembre dernier, afin
(1) En français.
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qu'il fût à même de publier quand tout le monde serait encore à Londres ; et il s'arrangera pour frapper son coup quand il n'y aura plus personne. Il n'y a pas de position où la patience (vous me comprendrez) ne soit mise aux plus dures épreuves : cette remarque peut vous aider à supporter les innombrables épreuves de votre profession à vous (i). »
Le même jour (25 juin 1785) mêmes plaintes à M. Newton, entremêlées de menues nouvelles d'Olney, qui, à première vue, semblent devoir intéresser médiocrement le lecteur. Aussi ai-je été plusieurs fois sur le point de tourner le feuillet ; mais cette fois encore comme bien d'autres fois, le remords m'a pris. Les petites nouvelles de Cowper sont tellement inséparables des réflexions morales qui naissent spontanément de son esprit tourné aux contemplations élevées, que ce serait se priver, ce serait priver le lecteur, que je suppose homme de goût et épris de toutes les choses de l'intelligence et de la vie, curieux et répétant volontiers avec Térence : Je suis homme et rien d'humain ne m'est étranger, que je m'e suis décidé à traduire ce que je voulais supprimer d'abord : là où les autres ne feraient que du coquetage, Cowper sait faire de la philosophie morale. Le lecteur me pardonnera peut-être moins mes préliminaires que la lettre même à Cowper. La voici, elle est adressée, ai-je dit, à M. Newton :
(1) Nous savons que M. Hill était attorney.
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« Mon cher ami, un billet que j'ai reçu de M. Scott, écrit à votre prière, et qui nous informe de l'amélioration survenue dans la santé de M" Newton, exige nos remerciements, car il nous a soulagés d'une vive inquiétude à son égard. Cette bonne nouvelle nous a été bientôt après confirmée par Sally Johnson ; nous avons donc lieu d'espérer maintenant que M" Newton est complètement rétablie. La mine de Sally fait honneur à l'air de Hoxton. Elle semble n'avoir rien perdu ni pour la vivacité des couleurs, ni pour les proportions de la taille, depuis qu'elle n'est plus ici ; et ce qui fait encore plus honneur à votre grande ville, elle semble pour les choses spirituelles aussi être la même Sally que nous avons connue à Olney. Le lieu où l'on est n'importe en rien par conséquent. Ceux qui ont ce qu'il faut pour arriver à la grâce et qui savent user de ce qu'ils possèdent réussissent partout, les autres nulle part. Il en est beaucoup qui, après avoir été les ornements de ce jardin autrefois arrosé par vos mains, après avoir fleuri près de nous, ont depuis paru se flétrir. D'autres, transplantés dans un sol qui paraissait moins favorable à leur croissance, ont parfois trouvé avantage au change, et d'autres fois ils n'y ont du moins pas perdu. De moimême qui avais autrefois feuilles et fruits, quoique je n'aie aujourd'hui ni les uns ni les autres, de moi je ne dis rien, ou du moins ceci seulement : Que quand le flot du désespoir passe sur moi, je me lamente de ma stérilité, et pense qu'il est bien dur de se voir réduit à cette misère ; mais quand un rayon d'espérance tombe sur
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moi, j'accepte d'être ce que je suis, cette plante abandonnée par la sève, sachant que Celui qui m'a commandé de me flétrir peut, quand il le voudra, me commander de refleurir. C'est rarement cependant et pour peu de temps que surviennent ces lignes que j'ai dites en dernier lieu. La lumière qui vient jusqu'à moi ne peut être comparée ni à celle du soleil ni à celle de la lune. C'est un éclair qui perce la nuit sombre -, pendant qu'il brille, les cieux semblent s'ouvrir, mais c'est pour se reformer soudain.
« Nous nous sommes enquis, sans pouvoir en être instruits, si les derniers moments du pauvre Northon avaient offert quelque chose de mémorable. J'écoutais les récits, espérant que du moins il aurait reconnu, comme il l'a fait si longtemps et en le déplorant avec ceux qui l'ont connu dans ses jours plus vivants, la négligence qui l'avait éloigné des meilleures choses, et le désir ardent qui l'avait poussé à la recherche des richesses. Mais il a gardé là-dessus un silence complet. Cependant il est évident que les soins de ce monde ont étouffé en lui beaucoup de la bonne semence, et qu'il n'était plus le Nathan que nous avions si souvent écouté en la vieille maison, riche en esprit, quoique pauvre en puissance de s'exprimer ; dont les aspirations étaient à tous égards inexprimables, et parce qu'elles dépassaient l'étendue de notre langage, et parce que le langage manquait à Nathan pour les rendre. Je crois avec vous cependant qu'il est dans sa demeure et à bon port. Il avait une tête faible et des passions fortes, ce que savait bien Celui qui l'avait fait, ce à quoi sans
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doute aussi Il fera la part dans sa clémence. Le pardon de Dieu est sans limites d'étendue et de conditions ; son indulgence a une telle largeur, que quoique en général il exige un aveu de nos péchés, il en dispense parfois, et ne permet pas même au pécheur de déclarer son offense. Il a si bien pardonné qu'il semble même avoir oublié. Des exemples de ce genre peuvent n'être pas communs, mais je sais qu'il y en a eu, et Nathan a pu en être un.
« Je ne sais pas à quoi Johnson passe son temps et je ne m'en enquiers point. Il y aura demain un mois que je lui ai renvoyé la dernière épreuve. Il pourrait, ce me semble, avoit publié à l'heure qu'il est, sans prendre une fièvre à force de précipitation, sans se rompre le cou à force de se presser. Mais comme je n'ai point vu le livre aux annonces, j'en conclus qu'il n'est pas publié. Si la session du Parlement avait fini à l'époque ordinaire, Johnson serait arrivé trop tard. Le Dr Johnson se moque de Savage pour avoir mis la destinée d'un poème mort-né sorti de sa plume, sur le compte d'un retard du libraire (i) ; cependant, quand le Dr Johnson
(i) La Vie de Richard Savage, premier et de beaucoup le meilleur, le plus complet essai de Johnson dans le genre biographique — le meilleur parce que c'est le plus sympathique - n'est point conçue dans le ton de la raillerie il Y a bien plutôt une tristesse pénétrante et grave, qui finit par gagner le lecteur Sans recourir au texte du Docteur, on pourrait affirmer sans crainte que le mot de luugh, employé par Cowper, est injuste, injuste pour Johnson, injuste pour l'infortuné Savage. Aussi Southey fait-il justement la remarque que Johnson ne se moque point de Savage ; il se borne à dire « Que le poète remit aisément les hommes dans ses bonnes grâces, sur cette simple considération que son poème fût malheureusement publié deux jours après la prorogation du Parlement, en un moment où tous ceux sur lesquels il pouvait compter pour y jeter les yeux étaient dans les préparatifs
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eut à son tour un poème de sa composition à publier, jamais homme au monde ne se montra plus inquiet et plus pressé de paraître devant le public acheteur. Mais j'ai porté ma pensée sur ce sujet jusqu'à en être fatigué, et je me suis à la fin mis à l'aise en me plaçant sur un oreiller plus doux, et prenant la résolution, si jamais j'ai affaire à mon présent éditeur, d'imposer de tout autres conditions.
« J'ai eu dimanche la visite de M. Wright, par qui lord Dartmouth s'est enquis obligeamment du volume ; il a bien voulu ajouter qu'il était impatient de le voir. Je lui ai dit que j'avais donné l'ordre d'envoyer un exemplaire à Sa Seigneurie, et que j'espérais qu'elle le recevrait sinon bientôt, du moins avant son départ pour la campagne. J'ai également commandé d'en envoyer un à M. Barham. J'ai été honteux bien des fois d'avoir omis de lui envoyer mon premier livre.
« Ce pays souffre beaucoup de la sécheresse. Le blé est, je crois, maigre en bien des endroits, et la récolte du foin ne dépasse pas en certains lieux le cinquième d'une récolte ordinaire. De lourdes taxes, des contributions énormes en faveur des pauvres, la maigreur des terres ont mis nos fermiers presque à bout de ressources ; et beaucoup de gens qui ne sont pas fermiers, ne sont guère éloignés du même degré de désespoir.
précipités d'un départ, ou s'occupaient, déjà débarrassés des affaires publiques, à prendre congé de leurs amis. »
Il n'y a point là de moquerie malséante. Il n'y en a point, je le répète avec plaisir, dans tout l'ouvrage — je l'ai relu pour m'en assurer — et Cowper s'est trompé. Le malheureux n'avait point de livres.
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Je ne désespère pas beaucoup parce que je n'ai jamais laissé ma pensée aller à de grandes inquiétudes sur les choses temporelles. Mais je me sens quelque colère contre un ministre qui, en imposant une taxe sur les gants, n'a pas eu honte de les ranger parmi les objets de luxe. Les bottes et les bonnets fourrés ne sont pas regardés comme un luxe en Russie ; les gants ne peuvent pas plus raisonnablement être regardés comme tels sous un climat qui parfois ne le cède guère en rigueur à celui du Nord. La nature, il est vrai, se contente de peu, et le luxe semble, à quelques égards, chose relative plutôt que pouvant se déterminer sur des règles fixes. Ainsi avec le temps on pourra regarder comme un luxe pour un Anglais de porter des culottes, parce qu'on peut vivre sans cela, et que des gens dont le revenu est borné peuvent trouver que c'est une dépense trop coûteuse. J'espère cependant être caché dans la poussière avant de voir ce jour ; car ayant porté ce vêtement tant d'années, si vraiment c'est un luxe, j'aurais de la peine à m'en passer ; il faudra bien en venir là pourtant, si je ne puis me permettre de porter ce vêtement.
« Notre santé est passable ; quant à la gaieté, c'est comme à l'ordinaire, rarement mieux, quelquefois pis. »
La première lettre que Cowper écrit après celle-là à M. Newton nous apporte la première nouvelle de l'effet que son livre a produit sur un lecteur (9 juillet 1785) :
« Mon cher ami, vous faites tort à votre jugement quand vous dites qu'il n'est pas tel qu'on s'en puisse
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rapporter a lui ; vous me faites tort a moi si vous supposez que j'ai cette opinion de votre jugement. S'il m'eût été contraire, cela m'eût mortifié et porté un coup. Il n'y a personne dont la désapprobation m'eût porté un coup plus sensible. L'opinion favorable que vous avez de mon livre doit, en conséquence, me faire plaisir en proportion de la peine que j'aurais éprouvée. J'ai reçu dimanche, par la poste, une lettre de lord Dartmouth ; il m'y remercie de mon volume dont il n'avait lu encore qu'une partie. Sur cette partie cependant, il s'exprime en des termes dont l'auteur a toute raison d'être content ; et il ajoute que le spécimen lui a donné impatience de lire le tout. J'ai reçu également une lettre d'un mien et judicieux ami de Londres, homme de goût que vous ne connaissez pas, et qui tient le même langage. Fortifié par ces cordiaux, je me sens en état d'affronter le monde sans trop d'anxiété, et me voilà soulagé en grande partie de ces craintes qui, je le répète, agitent tous les hommes en pareille circonstance.
« Comme vous pouvez vous en souvenir, j'ai envoyé mon premier volume au Lord Chancelier, en y joignant une lettre amicale et respectueuse. Sa Seigneurie cependant n'a pas jugé à propos de faire la moindre réponse, de témoigner par le moindre signe qu'elle eût reçu mon présent. Je l'ai envoyé aussi à Colman, directeur du Théâtre de Haymarket, avec lequel, autrefois, j'ai été dans les termes de l'intimité. Lui aussi a été trop grand personnage pour se souvenir de moi, et quoi qu'il ait publié depuis, il n'a pas jugé convenable de répondre par
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une politesse semblable. Je me suis permis de profiter avec plaisir d'une occasion de leur montrer à tous deux que je ressens leur conduite à mon égard, et je n'ai envoyé mon présent livre ni à l'un ni à l'autre. Ce sont là les amis auxquels je fais particulièrement allusion dans mon épître à M. Hill, et il se peut qu'ils prennent pour euxmêmes une censure qu'ils méritent si bien. S'ils ne le font pas, peu importe ; car je n'aurai jamais à l'avenir aucun commerce avec eux.
« Si M. Bates a trouvé que c'était chose difficile de vous donner une épigraphe pour vos volumes, rien ne me permet de supposer que j'en découvrirai une aisément. Je tournerai et retournerai mes livres ; mais il y a quelque chose de si nouveau et de si singulier dans le sujet qui vous a mis la plume à la main, que je me demande si dans tous les classiques on trouverait une phrase qui s'y adapte. Ils déifiaient les morts, il est vrai, mais ils ne célébraient pas l'apothéose dans le temple de Jupiter. Le dieu nouveau avait un autel à lui particulier ; et la cérémonie était menée sans sacrilège ni confusion. Il est possible cependant, quoique je n'en ai guère l'idée, qu'il se présente quelque chose qui cadre avec votre sujet, et en ce cas je serai heureux de mettre à votre disposition ce que j'aurai.
« Je vous ai dit, je crois, que le Spinney (i) a été abattu ; et quoi qu'il puisse paraître suffisant d'avoir mentionné une fois un fait de ce genre, je ne puis m'empêcher de revenir à cet attristant sujet. Nous y
(i) Un bois où Cowper aimait à se promener.
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entrâmes hier au soir pour la première fois de l'été, à près de neuf heures. Nous y avions fait à peine quelques pas, que nous nous apercevions que cette retraite délicieuse n'est plus destinée à être jamais une retraite délicieuse. Une année encore, et le tout sera devenu un taillis. Ce qui était autrefois une allée aux détours multipliés, est à cette heure en train de se transformer, et déjà est aussi boisé que le reste. Des peupliers et des ormes sans nombre poussent dans l'herbe. Ils sont maintenant aussi hauts que le genou. Avant la fin de l'été, ils seront deux fois aussi hauts, et une saison de plus en aura fait des arbres. Alors il sera devenu impossible à tout autre qu'à un chasseur et à son chien d'y pénétrer. Cette scène est si absolument désolée que nous y laissâmes toute gaieté. Les étangs sont à sec. L'étang de forme circulaire qui fait face à l'ermitage est rempli de glaïeuls et de roseaux, tellement que s'il conserve encore un peu d'eau, on n'en aperçoit pas une goutte. Le saule pleureur qui se voyait sur le côté, la seule plante d'ornement qui eût échappé à la hache, est mort. Le lierre et les mousses qui tapissent l'ermitage ont été arrachés. Les nattes mêmes qui couvraient les bancs en ont été enlevées par violence, déchirées en morceaux, et foulées aux pieds. Adieu donc, Spinney ! Je me suis promis de n'y plus remettre le pied. Nous y avons prié tous deux, vous pour moi, et moi pour vous. Mais il n'est plus maintenant protégé par la consécration et on n'entendra plus la voix de la prière. Sa destinée, sous ce rapport, toute lamentable qu'elle est, n'offre point un exemple unique. Le lieu
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où Jacob versa l'huile sur son monument, et (l'application ici est encore plus directe) le lieu qui fut honoré autrefois de la présence de Celui qui habita dans le buisson, ont depuis longtemps souffert un déshonneur pareil, et sont devenus des lieux comme tous les lieux.
« L'application du texte dont vous parlez : Je suis leur musique — est faite très à la rigueur ; elle n'en vaut pas pis ; nous y donnons tous deux notre approbation hautement. L'autre texte tiré d'Ezéchiel ne semble pas aussi approprié. Le prophète se plaint que sa parole était pour le peuple comme un chant agréable, entendu avec plaisir, mais bientôt oublié. Je pense que dans la Commémoration, la parole n'est rien, mais que la musique est tout. La Bible cependant vous fournira en abondance des passages qui peuvent recevoir leur application. Tous les passages en effet qui s'élèvent contre la profanation de la maison de Dieu et de son culte semblent s'offrir d'euxmêmes dans la circonstance (i). »
Trop souvent apparaissent chez Cowper les signes de la dépression mélancolique. Le succès commence à lui sourire, ce succès qui lui vient dès sa seconde .tentative et que d'autres attendent des années et des vies, et le voilà qui recherche la tristesse comme son pain quotidien. Lisez cette lettre à M. Unwin (27 juillet 1785) :
(1) J'ai jugé ne pas devoir omettre ce passage, tout obscur qu'il est, parce que je pense que le leztt!ur, s'il %'intéresse beaucoup à ce que dit Cowper, doit s'intéresser un peu à Cowper lui-mênie. et saisir avec curiosité tout ce qui peut offrir des jours sur c<:tte âme tourmentée Au reste, l'allusion qu'il fait ici se rapporte à la fameuse Commémoration de Haendel, qui l'avait tant scandalisé, ainsi que M. Newton.
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e4 Mon cher William, vous et les vôtres m'avez laissé dans une situation d'esprit qui me disposait peu à voir compagnie. Je me consolais par l'espérance que je passerais dans le silence un jour et que j'y trouverais abondamment le loisir de me laisser aller à des impressions que je voulais nourrir, quoique appartenant au genre mélancolique. Mais mon espérance s'est trouvée vaine. Moins d'une heure après votre départ, M. Greatheed parut à la porte de la serre. Nous fumes obligés de l'inviter à dîner avec nous. C'est un homme jeune, agréable, de bon sens et de bonnes manières. Mais malgré toutes ses qualités, je sentais que dans la circonstance je n'aurais point regretté son absence. Tant nous sont préférables les absents que nous aimons beaucoup à ceux qui sont avec nous et que nous aimons un peu. Je me suis cependant dédommagé depuis, et personne autre n'étant venu me déranger, j'ai envoyé à votre suite plus d'une pensée.
« Deux jours après votre départ, un violent orage mêlé de tonnerre est venu fondre sur nous. Je passais du salon dans la salle, ayant Mungo sur mes talons, quand un éclair sembla remplir la chambre de feu. Au même instant partit l'éclat de tonnerre, ce qui me fait supposer que l'explosion se fit directement au-dessus du toit. Le courage de Mungo en cette redoutable circonstance me fit sourire, en dépit de l'impression solennelle que ne manque jamais de produire sur moi un événement de ce genre. A l'instant où il entendit le tonnerre (pareil à l'explosion d'un fort canon), les yeux dirigés vers le
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plafond, d'où semblait venir le son, il aboya ; mais il aboya exactement à l'unisson avec le tonnerre. Un coup de tonnerre, un aboiement, et la voix coïncidait si bien avec le coup de tonnerre, que les deux sons semblaient commencer et finir ensemble. On voit des chiens, en pareil cas, serrer la queue et se tapir dans un coin : mais Mungo est, à ce qu'il semble, d'une espèce plus courageuse. Une maison peu éloignée de la nôtre était but assigné à la foudre ; elle renversa la cheminée, fendit les murs et écorna la maison voisine, où était couché un homme ivre et endormi sur son lit : le coup le réveilla plein d'épouvante, et il promit de ne plus s'enivrer ; mais j'ai vu des conversions de ce genre, et beaucoup, finir tristement. Depuis que je connais Olney, je n'y ai vu qu'un orage comme celui-là, et je suis heureux qu'il ne soit pas arrivé deux jours plus tôt, à cause des dames, l'une d'elles au moins en aurait été épouvantée. Vous avez oublié ici les Saisons de Thompson et une bouteille d'essence de cornes de cerf. Je ne vous promets pas que vous reverrez jamais la bouteille ; j'ai ce matin un mal de gorge, et j'use sans me gêner de ce qu'elle contient, comme d'un topique extérieur, l'occasion ne nous manquera pas sans doute de faire usage du reste. Quant aux Saisons, elles vous seront rendues.
« J'ai reçu depuis votre départ deux lettres de remerciement très flatteuses, l'une de M. Bacon, l'autre de M. Barham, toutes deux conçues en des termes qui pourraient faire d'un poète maigre un poète gras, et d'un poète humble, un poète orgueilleux. Mais n'étant moi-même ni
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maigre ni humble, je ne sache pas qu'elles aient eu sur moi d'autre effet que de me faire plaisir, et je vous informe du fait, espérant assurément que vous aurez du plaisir aussi. Nous allons maintenant nous promener, et j'en étais là de ma lettre avant de recevoir la vôtre.
« Vendredi. Il faut maintenant que je me resserre autant que possible. Quand j'ai pris la plume, j'avais l'intention de remplir les quatre côtés de mon papier, mais mon paquet se transformant en deux lettres distinctes, je ne puis vous donner que trois côtés. J'ai rempli une grande feuille de remarques sur Pope, et je l'enverrai par le courrier de dimanche. Il m'est indifférent que Nichols me reconnaisse ou non. J'avance dans ma traduction, velis et ramis, omnibus nervis (i), comme dit Hudibras, et si Dieu me donne la santé et le talent, je vous la mettrai dans les mains la première fois que je vous verrai.
« Le poisson était bon, parfaitement bon, et nous n'avons pas oublié de porter vos santés. L'argent s'est trouvé, pas un farthing ne manquait à l'appel. Mon chapeau est arrivé, et nous l'admirons tous deux ; mais celui de votre mère ou n'a jamais été envoyé ou s'est trompé de route, il ne nous est point parvenu. Dites à Jean que je l'aime de tout mon cœur pour l'honneur qu'il fait à son maître, et l'appui qu'il prête aux éloges que j'ai faits devant le public du système suivant lequel il est élevé.
« M. Teedon vient de nous quitter tout à l'heure. Il a
(i) A la voile et à la rame, de toute ma vigueur.
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lu mon livre, et comme il craint que quelques-unes des beautés qu'il renferme ne m'aient échappé, il me les a montrées du doigt. Je vous assure qu'il est homme de fort bon sens, très sagace, et d'un goût où je ne vois rien à reprendre. J'espère que vous êtes de mon avis.
« Ne vous chagrinez pas de ce que l'amour du Christ a été éveillé en vous par la vue d'un tableau. Si un chien ou un chat faisait naître en moi la pensée de la bonté du Christ, je ne mépriserais point cette pensée parce que ce serait un chien ou un chat qui me l'aurait donnée. Parce que l'instrument est bas, la noblesse du principe n'en peut souffrir. Celui qui s'agenouille devant une peinture qui représente le Christ, est un idolâtre, mais celui qui à la vue d'une belle peinture sent s'allumer en son cœur un ardent souvenir des souffrances du Sauveur, est un chrétien. Supposez que je rêve comme a fait Gardiner, que Jésus marche devant moi, qu'il se tourne et me sourit et qu'il remplit mon âme d'un amour et d'une joie ineffables ; me dira-t-on que c'est une illusion, me dira-t-on que ce n'est pas une raison comme celle-là qui doit me faire mettre en lui mon amour et ma joie, parce qu'un rêve n'est qu'un tableau peint sur la toile de l'imagination ? Cette manière de théologie ne me convient pas. Aimer Jésus est la plus haute dignité de l'homme, n'importe comment cet amour se soit produit en lui.
« Adieu ! puisse la bénédcition de Dieu être sur vous tous ! C'est le désir de votre mère et le mien.
« P. S. — Vous étiez à peine arrivé à Emberton quand M. Teedon est venu pour nous donner mission de remercier
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en son nom miss Unwin de sa libéralité envers lui. Le pauvre homme paraissait si humble et si pénétré de reconnaissance, que je lui pardonnai toutes ses importunités passées. Veuillez, en conséquence, je vous prie, transmettre ses remerciements à son excellente bienfaitrice. »
Cowper ne nous a point paru enivré de popularité et de gloire, et c'est bien avec raison que nous nous sommes fait cette idée. Il va nous décrire de la manière la plus curieuse ce qui se passait en lui, non pas après vingt ans de commerce avec le public, alors qu'on est un vieux routier des campagnes littéraires, mais dès son second essai, dès son second effort pour attirer l'attention de ce public si rebelle à toutes admirations nouvelles. Nous allons voir qu'il boit déjà, avec une espèce de dédain, à cette coupe qu'il a à peine effleurée. (Lettre à M. Newton, du 6 août 1785) :
« Mon cher ami, le récit de ce que vous avez éprouvé quand vous avez commencé à paraître comme auteur (1) m'a paru très divertissant, parce qu'il est très naturel. Je pense que jamais écrivain n'est sorti pour la première fois de dessous la presse sans être convaincu que tous les yeux et toutes les oreilles allaient diriger sur lui leur attention, ou du moins sans une extrême anxiété qu'ils ne lui refusent cette attention. Mais quelque difficulté et quelque intérêt que puisse nous offrir cette entreprise
(I) Maiden-atdhorship, comme on dit ntaiden-speaeh.
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quand elle est tentée pour la première fois, il me semble que nos sentiments à ce sujet perdent bientôt toute leur vivacité. Je puis du moins en répondre pour un, sinon pour tous. Ce que j'éprouve ne ressemble en rien à ce que j'éprouvais en publiant mon premier volume. Je suis même si indifférent là-dessus, que je puis, en toute vérité, affirmer que pendant plusieurs jours de suite, je ne suis coupable d'aucune pensée adressée à mon livre. Dieu sait que mon esprit ayant été absorbé pendant douze années par ses réflexions sur les sujets qui contiennent le plus d'épouvante, le monde, avec les opinions qu'il peut se faire de ce que j'écris, est devenu aussi peu important pour moi que le sifflement d'un oiseau dans un buisson. Le désespoir a fait de la distraction une nécessité pour moi, et j'ai trouvé dans la poésie la plus agréable distraction. Si je n'avais pas mis tous mes efforts à faire le mieux qu'il m'est possible, le plaisir eût été nul. C'eut été un assez pauvre jeu, que de noircir tant de papier uniquement pour le plaisir de le faire. Dieu m'a fait de plus la grâce de mettre en moi le désir de n'écrire pas en vain. En conséquence, j'ai mêlé une grande part de vérité avec beaucoup d'objets moins importants ; des vérités qui méritent du moins de recevoir le vêtement le plus beau et le plus convenable qu'il était en mon pouvoir de leur donner. Si le monde ne m'approuve pas, tant pis pour le monde, et non pour moi. Je n'ai visé qu'à faire du bien, et c'est pour lui seul que sera la perte. Quant aux éloges, si j'en obtiens, je me sens également invulnérable de ce côté. L'aspect sous lequel je me suis
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vu pendant tant d'années a été si humiliant, que je crois que les éloges de tous les hommes réunis ne sauraient me faire de mal. Dieu sait que du moins je parle en -toute vérité quand j'affirme que l'admiration de créatures semblables à moi me paraît de toutes les armes la moins dangereuse que mon pire ennemi puisse diriger contre moi. Je suis protégé contre des attaques de ce genre par une vue de moi-même, si parfaitement et si réellement humiliée, que je me trompe fort si je ne les méprise pas cordialement. La louange appartient à Dieu, et je ne crois pas en être ambitieux plus que je ne le suis des honneurs divins. Si je pouvais avoir l'espérance certaine qu'à la fin Dieu me retirera de l'abîme, je devrais lui rendre grâce de tout ce que j'ai souffert, n'eussé-je recueilli que cet unique fruit de mon affliction, je veux dire la certitude qu'il m'a donnée que je suis bien plus méprisable en moi-même que je ne l'avais soupçonné auparavant ; et puis il m'a appris que la connaissance de moi-même où je me croyais parvenu assez avant en ce temps, n'était rien absolument, en comparaison de ce que j'ai su depuis sur ce sujet. Le moi est un sujet d'inscrutable misère et de méfaits insondables, il ne peut jamais être étudié avec tant de succès que dans les ténèbres ; car de même que les rayons du soleil semblent revêtir d'une beauté les objets les plus hideux et faire sourire jusqu'à un fumier, de même la lumière du visage de Dieu, daignant se communiquer à une créature tombée, lui donne tant de douceur dans le moment, qu'elle semble, tant à ses propres yeux qu'à ceux des autres,
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n'avoir plus rien de hideux ou de repoussant. Mais le cœur est un nid de serpents, et ne sera jamais autre chose tant qu'il aura un battement. Si Dieu couvre de sa main l'ouverture de ce nid, ils se taisent et se tiennent cois ; mais s'il retire sa main, toute la nichée retire la tête en sifflant, et redevient aussi vive, aussi venimeuse que jamais. J'ai toujours confessé qu'il en est ainsi, depuis que je me suis réfugié dans la vérité ; mais je n'ai jamais su cela comme je le sais maintenant. Pour quelle fin j'ai été mis en possession de cette connaissance, si c'est pour le bien des autres ou pour le mien, ou pour celui des autres et le mien à la fois, c'est ce que la suite fera voir.
« Ce que j'ai écrit me conduit naturellement à parler d'un sujet que j'avais oublié. Je ne blâmerais personne, pas même mes plus intimes amis et ceux qui ont l'opinion la plus favorable de moi, je ne leur adresserais pas un reproche, s'ils mettaient sur le compte de ma vanité la publication de John Gilpin venant après tant de vérités d'un ordre solennel et sérieux, s'ils soupçonnaient que tout raisonnable que je puisse être quand il le faut, j'éprouve cependant cette démangeaison de popularité qui ne me permettrait pas d'omettre de faire valoir mes droits à une plaisanterie qui a eu un si grand succès. Il n'en est pourtant point ainsi. Quand j'envoyai à Johnson le manuscrit de la Tâche, je priai, il est vrai, M. Unwin de lui demander s'il aimerait mieux que John Gilpin fît partie du volume ou restât en dehors. Je n'avais en vue qu'une chose, c'était de pousser à la vente. Johnson
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répondit : Je préfère de beaucoup qu'il en fasse partie. Quelques mois après, m'envoyant un paquet, il y joignit un billet où il exprimait un changement d'avis, alléguant que mettre John Gilpin sous la presse, ce serait réimprimer ce qui avait traîné dans tous les Magazines, dans toutes les boutiques, au coin de toutes les rues. Je répondis que je voulais me laisser entièrement diriger , par son avis, et que s'il entendait laisser de côté John Gilpin je n'en aimerais que mieux cette décision. Il n'y eut rien de plus entre nous à ce propos et j'en conclus que je n'aurais jamais l'honneur immortel d'être connu de tout le monde comme auteur de John Gilpin. Dans le dernier paquet cependant arriva John, joliment imprimé, et dans l'équipage voulu pour se présenter devant le public. Les choses ayant pris cette tournure, j'en tirai la conclusion que Johnson s'était rangé à ma pensée première, pour le bien de la vente du livre, et comme il avait eu la peine et encouru la dépense de l'impression, je corrigeai l'épreuve et laissai passer la pièce. Peut-être après tout, le livre ni l'écrivain ne deviendront pas plus fameux pour être dans l'honorable compagnie de John, qu'ils ne l'eussent été lui absent ; car le volume n'a point encore été annoncé, et je ne sache pas que Johnson se propose de le mettre aux annonces. Il craint la dépense, et par là peut faire tort à ses affaires. Beaucoup de gens qui achèteraient le livre en ignoreront l'existence, mais je n'ai pas le mot à dire.
« Mon compliment à M. Throckmorton était imprimé avant qu'il mit bas le Spinney. Le fait est qu'il ne l'a pas
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coupé, c'est M. Morley le fermier qui l'a coupé, sans doute cependant avec le consentement du propriétaire. Après tout, mes civilités poétiques lui étaient bien dues, en retour d'avantages plus solides qu'il m'a accordés en simple prose : sans aucune sollicitation de notre part, sans même que nous eussions fait entendre que nous le désirions (c'était en effet une faveur à laquelle nous ne pouvions pas prétendre), il m'a fait présent d'une clef de son jardin réservé, avec permission d'y prendre ce que nous voudrions. Je crois que jamais personne autre n'a eu cette clef, et les maîtres du manoir ne la donneraient probablement pas volontiers à beaucoup de gens car le lieu est leur promenade favorite, la seule où ils puissent être à l'abri de tout dérangement. M. Trockmorton a cependant quitté le pays avec les siens ; et il se peut faire qu'il ne sache jamais que ma Muse lui a accordé son attention.
« J'ai réfléchi à votre épigraphe, et j'aime ce qu'elle dit ; mais la meilleure version, parce que c'est la plus laconique, est, selon moi, celle-ci :
Cum taLis sis, sis noster.
« Utinam me semble inutile.
(1) « Il y a trois semaines, M. Unwin et sa ci-devant pupille, Miss Shuttleworth, accompagnés de John, nous ont fait une visite en passant pour aller vers le Nord ; ils ont fait une excursion jusqu'à Dumfries. M. Unwin m'a
(1) Marée reçue.
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prié de vous dire que bien qu'il ait été à Londres (i) plusieurs fois depuis qu'il a eu le plaisir de vous voir, il y a toujours été pour affaires et n'y a fait qu'un court séjour, ce qui ne lui a pas permis d'aller vous présenter ses respects. »
Les amis qui avaient témoigné en faveur du poète lors de son premier livre ne l'abandonèrent pas au second ; M. Bacon le sculpteur approuva comme la première fois ; nous le voyons par cette lettre à M. Newton du 27 août 1785 (2) :
« Mon cher ami, j'ai fait de sincères et chauds remerciements à M. Bacon pour sa très amicale et obligeante lettre ; mais ayant mis sur l'enveloppe ces marques de ma reconnaissance, je suppose que vous ne les avez pas remarquées (3). Je ne me serais pas contenté de lui transmettre mes remerciements par votre canal, je les lui aurais adressés immédiatement à lui-même si je n'avais prévu cet inconvénient : c'est qu'en lui écrivant à luimême en une circonstance de ce genre, je ne pouvais manquer de faire de moi et de mon livre le sujet de ma lettre. Voilà, comme en témoignera Mrs Unwin, la raison
(1) In town : les Anglais disent aller en ville, ou à la ville, pour aller à Londr(!s Town, c'est le Urbs des Roniains. Je crois l'avoir déjà remarqué.
(2) 17 août dans Grimshawe.
(5) Le procédé est tellement inusité que le passage en devient difficile à comprendre. Voici l'explication que j'en donne. Cowper, recevant une letre amicale de M. Baxon, veut l'en reiiiercier, mais il ne lui écrit pas directement. C'est à M. Newton qu'il écrit en lui disant : Transmettez mes remerciements à notre ami commun. Malheureusement c'est sur l'enveloppe de sa lettre qti'il a mis ses politesses, et M. Newton ne les a pas remarquées.
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qui m'a obligé à me refuser ce plaisir. Je place maintenant ces lignes en tête de tout ce que j'ai à dire, premièrement afin qu'elles n'échappent pas à votre attention ; en second lieu, parce que rien n'est plus important pour moi, et troisièmement parce que je suis impatient de me voir disculpé de toute négligence.
« Vous m'avez dit, je crois, que vous lisiez rarement les feuilles publiques. Dans la dernière, nous avons eu un extrait du Journal de Johnson, soit qu'il lui ait donné ce nom ou tout autre. Il est certain que l'éditeur de ces pages ne se montre guère l'ami de la cause de la religion ou de la mémoire de l'auteur ; d'après l'échantillon que nous en avons vu en effet, elles semblent être pleines seulement d'un rabâchage propre à les rendre tous deux ridicules. Ses prières pour les morts, son récit de la rigueur avec laquelle il observait les jeûnes prescrits par l'Eglise, son attention à raconter s'il prenait du thé ou du café, si c'était avec du sucre ou sans sucre, s'il prenait une ou deux tasses de l'un ou de l'autre, ce sont là les plus importants articles qu'on trouverait dans ces mémoires puérils du grand Johnson, suprême dictateur assis au trône de la littérature et qui radote ou peu s'en faut dans son cabinet ; témoin qui vient tristement déposer dans quelle mesure la sagesse de ce monde peut se trouver réunie avec l'ignorance presque enfantine des affaires d'un monde meilleur. Je me souviens d'un brave homme de Huntingdon qui, je n'en doute pas, est maintenant avec Dieu, et qui. lui aussi, tenait un Journal. Après sa mort, la négligence ou l'étourderie extravagante de ses
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exécuteurs fut cause que ce Journal courut pour l'amusement de ses voisins. Il fut vu de toute la ville, et toute la ville déclara qu'il était extrêmement divertissant. Il contenait des pages d'un prix bien supérieur à celles que renferme le Journal du pauvre Docteur ; mais il donnait également un fidèle récit de l'heureuse délivrance de tous ses vents (car il était fort incommodé d'une disposition flatueuse) de quelque côté qu'ils s'échappèrent, et le pieux remerciement y était toujours joint. Nous devons certainement être reconnaissants, quel que soit le bienfait que nous ayons reçu ; et il est également certain que cela n'en aurait pas valu pis si mon vieil ami avait négligé de mentionner ses éructations, si le Docteur, de son côté, s'était abstenu de parler de ses tasses de thé sans sucre et des dîners où il mangeait trop. Je m'étonne en effet qu'un homme aussi éminent que Johnson dans l'érudition, qui savait que chaque mot sorti de ses lèvres passait pour un oracle, et que la moindre ligne griffonnée par sa plume était estimée à l'égal d'un trésor, ait laissé après lui ce qu'il aurait rougi de montrer pendant sa vie. Si Virgile voulut brûler l'Enéide, combien plus de raison auraient eu ces braves gens de brûler leur Journal !
« M. Perry ne laissera pas de Journal de ce genre après lui ; il est mourant, comme vous le savez peut-être. Le docteur Kerr qui, je crois, lui a fait deux ou trois visites, a prié, lors de la dernière, qu'on ne l'envoyât plus chercher. Il a déclaré qu'il n'y avait pas d'espérance, attendu que la cuisse et la jambe doivent être gagnées par la gangrène. Le malade cependant est dans l'état d'esprit
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le plus consolant. Tant qu'il a cru qu'il lui serait possible de s'en tirer, il s'est fort occupé de passer en revue les actes de son ministère ; et vivement frappé de ce qui lui avait manqué dans l'exercice de cette fonction, il a assuré M. Raban qu'il se proposait, quand il recommencerait à exercer, de montrer bien plus de diligence qu'il n'en avait jamais eu. Il savait, ajoutait-il, qu'on avait dit beaucoup de bien de lui ; mais que bien qu'il eût confiance d'avoir trouvé grâce assez pour ne pas déshonorer son ministère, il savait se rendre compte en même temps combien peu il avait mérité cette faveur. C'est le dimanche qu'il tenait ces discours et beaucoup d'autres semblables. Jeudi, M. Raban revint le voir, et ce jour-là, M. Perry se savait condamné à mourir. Les règles et avis qu'il s'était précisément prescrits à lui-même, il les adressa alors à son visiteur. Il lui recommanda sur toutes choses de montrer du zèle et de l'affection à ceux qui ne connaissent pas Dieu et de ne pas mettre moins de soin à avertir les insouciants dont la tête est pleine de lumière, dont le cœur est éloigné des voies de Dieu ; il lui recommanda enfin avec la même chaleur ceux qui, se croyant sages, s'occupaient beaucoup des choses au dessus de leur portée, et fort peu de celles qui sont d'un intérêt immédiat et nécessaire. Il ajouta que durant sa maladie, Dieu lui avait donné d'autres vues du péché que celles qu'il avait eues précédemment ; il l'exhorta vivement à la vigilance. M. Raban ayant été lui-même l'historien de ces conversations, il est à croire qu'elles lui ont fait impression. Des avis sortant de lèvres comme celles-là, et de lèvres mou-
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rantes, doivent avoir leur poids, et il est heureux pour l'auditeur, que l'instruction reçue demeure présente à sa pensée. Mais nous ne pouvons, je crois, tirer profit que des pensées qui nous sont venues spontanément sur ces choses. Les représentations d'un mourant peuvent nous frapper dans le moment ; et si elles éveillent en nous un esprit d'enquête et d'examen de nous-mêmes, au point que nous n'ayons pas de repos tant que nous ne nous sommes point approprié ses vues et son expérience, tout va bien : autrement le vent qui passe est à peine évanoui plus vite que l'effet des plus sérieuses exhortations.
« Nous avons de nouveaux voisins, avec qui cependant nous serions bien fâchés de passer notre vie comme avec des voisins ; mais il n'y a pas de danger. Lord Peterborough et sa femme (i), lady Anne Foley, ont loué une maison à Weston, et un jeune homme du nom de Smith, qui, dit-on, juge à propos de se tenir à distance de ses créanciers, est avec eux. M. Jones que nous avons vu récemment, mais que nous ne voyons pas maintenant une fois en trois mois, commence à être fatigué de son maître. Ses rapports avec lui l'exposent en effet à présent au danger presque inévitable d'offenser et ceux de la maison et ceux du dehors. Un ministre de l'Evangile ne saurait guère être dans des liens plus mal formés. Je prends comme un fait qu'il aura avec Mylord et son entourage aussi peu affaire que possible.
« Nous désirons de tout notre cœur que le voyage
(i) His Lady Amie Foley : His est souligné. Peut-être y a-t-il là une intention de malice. C'était sans doute une niaitresse.
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de Mistress Newton aux eaux minérales lui fasse du bien ainsi qu'à miss Cunningham. Je n'ai pas besoin de dire : Présentez-leur mes amitiés, car vous enverrez ma lettre. Je ne me rappelle pas avoir vu un mois d'août aussi froid, mais j'ai entendu dire que les bains sont très propices par une température semblable.
« Veuillez nous rappeler affectueusement au souvenir de miss Catlett, et à tous ceux qui, liés avec vous, nous donnent jamais une pensée.
« Adieu, mon ami, mes idées sont changées, comme vous le dites, en ce qui concerne mon état spirituel, mais cependant elles sont loin encore d'être ce qu'elles doivent devenir avant que j'arrive au bien-être moral durable. »
Cowper, comme auteur, était dans une singulière position. Retiré dans son coin d'Olney, il recueillait les applaudissements autour de lui, mais les applaudissements du monde, il n'en savait rien ou peu de chose ; et il faut dire ici qu'il ne s'en tourmentait guère. Il écrit à M. Unwin, le 27 août 1785 :
« Mon cher ami, je me sentais hier assez découragé, quand votre envoi est venu me remettre. Toute preuve d'attention est la bien venue, donnée à un homme qui passe sa vie dans une bouteille de vinaigre par ceux qui vivent au dehors de cette même bouteille ; aussi vos livres ont été les bien reçus (n'oubliez pas, à ce propos, que je n'ai pas l'original, dont vous m'avez envoyé la traduction seulement) ; bienvenues ont été aussi les manchettes de
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miss Shuttleworth. J'ai l'ambition, autant que personne l'eut jamais de vivre dans le souvenir des absents pour lesquels j'ai une haute estime ; aussi j'ai eu infiniment de plaisir à recevoir son très obligeant présent. J'ai trouvé beaucoup plus de consolation dans les amitiés que j'ai formées en ces vingt dernières années, que dans mes liaisons beaucoup plus nombreuses des années antérieures.
« Mémorandum. Celles de la dernière période sont presque toutes avec des Unwin ou l'œuvre des Unwin.
« Vous avez droit aussi à tous mes remerciements pour les estampes facétieuses de John Gilpin. Un poème sérieux est comme un cygne ; il a le vol pesant, et ne va jamais loin ; mais une plaisanterie a les ailes de l'hirondelle, qui ne se fatiguent jamais, et qui la portent dans tous les plus petits coins. Cependant j'ignore absolument l'accueil que rencontre mon volume, et je crois qu'à considérer ma nonchalance (1) à cet égard, je serais très exemplaire, pour peu que les auteurs voulussent mon exemple. Je dois vous dire néanmoins que, encore que les lauriers que j'obtiens à Olney ne puissent guère servir à exalter mon orgueil, j'en ai conquis quelques-uns. Le révérend M. Scott est mon admirateur et trouve mon second volume supérieur au premier. Cela doit être. Si la pratique de notre art ne nous conduit pas au mieux, rien ne nous y peut faire parvenir ; et un homme ne saurait être plus mortifié de s'entendre dire qu'il s'est surpassé lui-même, que l'éléphant auquel on donnait cet
(1) En français
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éloge, qu'il était le plus grand éléphant du monde, luimême excepté. A ce moment, il me revient en mémoire que nous avons reçu de vous un panier d'excellent poisson pour lequel vous n'avez pas encore eu nos remerciements. Je mets donc icT l'expression de notre reconnaissance.
« Si l'on peut juger justement d'un livre par un extrait, je ne m'étonne pas que vous ayez été si peuédifié par le Journal de Johnson. Il est plus ridicule encore que ne l'était celui du pauvre *** de venteuse mémoire. La partie qu'on nous en donne dans la feuille d'aujourd'hui ne renferme pas une pensée qui vaille un farthing, la dernière exceptée, où il prend la résolution de ne plus se soumettre à des obligations qui n'en sont pas. Je suis fâché que lui, qui partout ailleurs a été un soutien si viril de la cause de la vertu, ait eu recours dans son cabinet à des occupations si puériles, et si superstitieuses aussi. S'il avait mieux étudié sa Bible (de son propre aveu, elle lui était presque étrangère), il aurait mieux su à quoi employer ses heures de solitude et se serait moins occupé de bagatelles. Ses élucubrations en ce genre ont plutôt l'air d'un pieux radotage, que d'un emploi sérieux de sa force au service de Dieu. On aura lieu de se féliciter si les effets de cette publication ne deviennent pas nuisibles, en mettant la bonne cause, déjà trop méprisée, sous le coup d'un ridicule encore plus impie. De l'autre côté de la même feuille, je trouve une longue suite d'aphorismes, de maximes et de règles pour la conduite de la vie, qui, bien que ne portant pas la signature du Docteur, portent si bien le cachet des pages
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précédentes, que je le soupçonne d'en être également l'auteur. Je ne les ai pas lues toutes, ces règles et ces maximes, mais j'en ai lu quelques-unes, assez triviales. Pour l'une de ces maximes cependant, je lui pardonne les autres : il conseille de ne jamais bannir entièrement l'espérance, parce que, tout en étant le plus grand flatteur qu'il y ait au monde, elle est cependant le cordial de la vie. Je voudrais cordialement, sur tout objet qui m'intéresse, nourrir l'espérance en la mesure où, démentie, elle ne mettrait pas ma paix en danger. Mais là est la difficulté, pour moi du moins dont le caractère impatient ne me dispose pas à la modération en quoi que ce soit et même ne me la permet guère. Un moyen de se guérir, cependant, et le seul moyen de se guérir de toutes ces espérances et craintes déréglées, c'est de se soumettre à la volonté de Dieu. Heureux ceux qui ont cette soumission ! (Happy they that have it !) (i).
« Cette dernière phrase me rappelle le retour que vous avez fait dans une de vos lettres sur le docteur Blair, que vous avez choisi pour ajuster les prétentions rivales du who et du that. Je ne veux pas me mettre témérairement en opposition avec un si grand grammairien, et même, à vrai dire, je ne le contredis pas absolument ; dans les occasions importantes, comme la prière et la
(i ) Le that éveille chez notre auteur un doute et un désir de discussion philologique. Au lieu de that. n'aurait-il pas fallu dire who? Je donne la traduction de ce passage en faveur de ceux qui se rendent compte philologiquement de la langue anglaise. Cela pourra intéresser ces personnes. Quant aux autres, elles peuvent passer la fin de la lettre. Mais on est si heureux d'avoir un peu de philologie sans passer par les mains des grammairiens! U -n écrivain autorisé qui parle de ces matières, c'est une bonne fortune.
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prédication, et sur les sujets élevés, je me renfermerais dans la stricte correction : ainsi par exemple, si j'écrivais un poème épique, je voudrais être correct ; mais je ne m'astreins pas à l'être dans les circonstances familières. Dieu qui (who) entend la prière est bien dit ; Hector qui (who) vit Patrocle est bien dit ; et l'homme qui (that) me fait la barbe ou les cheveux chaque jour, est selon moi irréprochable aussi ; s'interdire d'employer jamais l'un pour l'autre donnerait un air de roideur et de pédanterie à une expression qui, eu égard à ce qu'elle représente ne saurait être trop négligemment jetée.
« Adieu, mon cher William ; j'ai écrit de toute ma force ; depuis que je suis levé, je n'ai pas fait autre chose, le temps de déjeuner excepté — et il est maintenant une heure passée. »
J'ai traduit précédemment en partie une lettre adressée à M. Newton, et où Cowper raconte ses excursions de jeunesse, particulièrement ses expéditions navales sous le commandement de sir Thomas Hesketh ; nous l'avons vu alors ennemi de tout ce qui pouvait entreprendre sur sa liberté, et désirant le rivage dès l'instant qu'il était renfermé dans un bateau ou un vaisseau dont il ne pouvait sortir. Je reprends maintenant dans cette lettre (elle est du 24 septembre 1785), les passages qui nous sont encore étrangers, et qui vont nous mettre en présence de plusieurs ministres : M. Perry, M. Scott, M. Unwin, M. Jones, M. Newton ont tous cette qualité, et s'ils étaient réunis, ce serait presque un consistoire. Cowper
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en son refuge, en sa solitude d'Olney, n'avait plus guère d'autre compagnie, plus guère d'autres amis.
« Dans ma dernière lettre, je vous ai écrit que M. Perry était regardé comme perdu par ses amis, et que son médecin avait déclaré qu'il était un homme mort. Au moment où je finissais l'article précédent de la présente lettre il (1) est entré. Il apportait deux lettres que j'enclos dans celle-ci ; l'une des deux vous est adressée à vousmême, et vous l'y verrez vous entretenir de son esprit et de son corps d'une façon qui rendra superflu, je n'en doute pas, tout ce que je pourrais dire moi-même à ce sujet. Les seules conséquences qui, en apparence, résultent de sa maladie, c'est qu'il est un peu pâle, et que, lui qui a toujours été un excellent homme, il est encore plus angélique que jamais. La maladie sanctifiée vaut mieux que la santé. Mais je sais un homme qui, depuis près de quatorze ans, souffre d'une maladie pire que la sienne, et qui, présentement, n'en est que plus profondément enfoncé dans le mal.
« M. Scott nous est venu voir hier. Il est très disposé à fonder une école du dimanche, s'il peut réunir les fonds nécessaires. M. Jones en a eu une pendant quelque temps à Clifton, et M. Unwin m'écrit qu'il n'a pas d'autre pensée que celle-là, le jour et la nuit, depuis quinze jours. C'est une excellente institution qui semble assez en voie d'être généralement adoptée, et qui, par les bons effets qu'elle promet, est bien digne de l'être. Je ne sais pas en
(1) Le mourant M. Perry.
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effet, tant que l'Evangile continuera d'être renfermé dans des limites aussi étroites, comment les mœurs pourront se réformer dans les classes inférieures de la société, ou par quel autre moyen il sera possible de prévenir chez elles l'abolition de tous principes, tant moraux que religieux. Des parents imbus de paganisme ne peuvent élever que des enfants païens. Cette assertion ne sera nulle part plus souvent ni plus clairement prouvée qu'à Olney, où les enfants de sept ans infestent chaque soir les rues de malédictions et de chansons auxquelles les convenances ne permettent pas de donner le nom qui leur appartient. Des marmots comme ceux-là n'en sauraient être à ce degré de perfection diabolique sans la connivence de leurs parents. Il faut s'applaudir si ce ne sont pas quelquefois leurs parents qui les instruisent. A juger par les progrès accomplis, on peut difficilement croire qu'ils aient d'autres maîtres. On ne peut donc douter que ce ne fût un très grand acte de charité de les arracher à de telles mains, avant que le mal ne soit invétéré au point de devenir désespéré. M. Tudon, j'imagine, serait choisi pour maître si le projet recevait exécution. Je ne vois pas au moins que nous ayons ici aucune autre personne mieux qualifiée pour remplir cet office. Il est incontestablement chrétien, il est misérablement pauvre, et ses revenus ont besoin d'être grossis, autant que n'importe quel enfant au monde peut avoir besoin d'instruction.
« J'apprends que M. Jones est à Londres. Il se peut que vous l'y ayez vu ; et en ce cas vous connaissez mieux que moi ses intentions présentes en ce qui concerne lord
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Peterborough, Nous l'avons vu il n'y a pas longtemps, dans un moment où il parlait de résigner son office (1) immédiatement. Mais je sais qu'on l'a depuis autrement conseillé, et qu'il s'est repenti du dessein qu'il avait formé. Je crois que c'est grande pitié s'il a eu un tel repentir. Une chose qu'on n'aurait jamais dû toucher ne peut jamais être trop tôt abandonnée. Tant que son seigneur et patron s'est tenu à distance, il y avait moins de danger à dépendre de lui ; mais maintenant, aux yeux de tous ceux qui s'intéressent à sa conduite comme ministre de l'Evangile, il y a là quelque chose de fâcheux. Il semble s'en douter, et nous espérons qu'il renoncera bientôt à cette dépendance. »
Les soirées de l'automne sont revenues, et avec elles pour Cowper le loisir de penser et d'écrire à son ami Joseph Hill. Il lui adressera donc sa petite lettre quasiannuelle ! Commerce rare, toujours amical, et bien caractéristique de la vie. On a été lié intimement et chèrement ; on a eu dans une vie commune mille points de contact intellectuels ; puis les événements vous portent chacun de votre côté, vous avez chacun vos objets habituels de pensée, naturellement fort dissemblables : de là vient qu'un jour, ayant un mode d'existence très différent, peu d'idées en commun, on éprouve presque à s'écrire un certain embarras. On s'aime toujours au fond du cœur, on a toujours la même estime réciproque, mais on ne sait
(1) Son office d'intendant qu'il confondait assez singulièrement avec les fonctions de ministre de l'Evangile (lettre du 16 oct 1785 à M. Newton).
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plus trop que se dire : que voulez-vous qu'un poète dise à un attorney, même en l'aimant beaucoup ? Avec un ministre de l'Evangile comme le poète en compte beaucoup parmi ses amis, il y a toujours un terrain commun : ce sont les pensées philosophiques, les choses de l'âme ; mais serait-ce bien le cas d'entamer ces discussions avec un procureur ? On risquerait fort de se livrer à des monologues, et à des monologues peu écoutés. En pareil cas, il n'y a qu'une ressource ; c'est d'abréger ses lettres et de ne pas les faire fréquentes. Ainsi agit Cowper avec son ami l'attorney de Londres (lettre du II octobre 1785) :
« Mon cher monsieur, vous commencez votre lettre en vous excusant de votre long silence ; je me vois de mon côté, forcé de recourir à la même excuse, d'autant mieux que votre obligeante invitation à Wargrave vous mettait en droit d'espérer une réponse plus prompte. Le fait est que je suis devenu, sinon un homme d'affaires, au moins un homme affairé, et que depuis près d'un an, j'ai été pris par une besogne qui ne souffrait pas d'interruption. Aussi était-il impossible pour moi d'accepter votre bonne invitation ; ayant à vous faire cette seule réponse que je ne le pouvais pas, j'ai pensé qu'il était de peu d'importance de vous la faire un peu plus tôt ou un peu plus tard.
« Vous me rendez justice quand vous attribuez l'épître imprimée qui vous est adressée, à mon amitié pour vous ; mais dans le fait, elle a également son origine dans l'idée
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que j'ai de votre amitié pour moi. Comme j'ai, à telle ou telle page de mes deux volumes, distingué par leur nom la plupart de ceux pour lesquels j'ai des sentiments d'amitié, il m'a semblé qu'il y aurait une négligence injustifiable à omettre le vôtre ; et si j'ai hasardé cette démarche sans vous communiquer à l'avance mon intention, ce n'était que pour doubler mon plaisir, par l'espérance de vous surprendre agréablement. Les poètes sont gens dangereux à connaître, surtout quand on a en sa personne de ces qualités qui promettent de briller en vers. C'est justement à cela que vous devez de figurer dans les miens. Car, en dépit, de ce que vous dites au sujet de l'honnêteté et de l'amitié, qu'elles ne sont pas assez éclatantes personnes pour être célébrées publiquement, je dois néanmoins conserver d'elles l'opinion que j'en ai eue de tout temps, c'est qu'il n'y a point de qualités de l'esprit ou du cœur qui puissent mieux mériter l'éloge public. Je peux, moi du moins, jeter les yeux autour de moi sur la généralité des hommes, et tout en constatant que ces nobles ingrédients d'une personnalité honorable font défaut, je vois fort bien aussi le manque d'autres qualités, assez précieuses pour compenser leur absence. »
Avec ses amis les ministres, que Cowper est bien mieux à son aise ! Quand il leur écrit, tout lui est sujet d'entretien, et il ne craint pas, devant eux, de laisser percer, d'exhaler dans toute leur plénitude ces sentiments qui, chez un correspondant de Londres, seraient légèrement taxés de ridicule, si ce n'est de pis. Est-ce à l'attorney
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Hill que Cowper écrirait ce qu'il écrit librement à M. Newton (16 octobre 1785) :
« Mon cher ami, c'est un grand honneur et une grande bénédiction d'avoir envoyé un enfant au ciel, et les sentiments que vous éprouvez en cette circonstance sont de ceux qui peuvent vous faire adresser des félicitations plutôt que des condoléances. En fût-il autrement, comme l'accès vous est librement ouvert à toutes les sources de pure consolation, je sens que ce serait presque de l'impertinence de vous les indiquer. Echapper à une vie de souffrance pour aller à une vie de bonheur et de gloire est une délivrance qui ne permet pas le chagrin aux survivants, à moins qu'ils ne se chagrinent pour eux-mêmes. Nous ne pouvons, il est vrai, perdre ceux que nous aimons, sans regret ; mais un chrétien a dans ses regrets les soulagements que le monde ignore. Ceux qu'ils aiment, les gens du monde, quand ils meurent, vont où ne savent pas leurs amis ; et s'ils les supposent, comme c'est généralement le cas, dans un lieu de bonheur, ils n'ont cependant qu'une pensée bien faible d'une réunion possible un jour. Mais vous n'êtes pas dans ces idées. Vous savez tous deux où est allée votre enfant bien-aimée, et vous savez que vous la suivrez ; vous savez aussi qu'en attendant elle est incomparablement plus heureuse que vous-mêmes. En ce qui la touche du moins, rien n'est donc advenu que ce qu'il fallait désirer du désir le plus fervent. Je ne crois pas être particulièrement égoïste ; mais une des premières pensées que votre récit des derniers instants et de la mort de miss Cunningham m'a
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suggérées, c'est à moi qu'elle est rapportée. J'ai été frappé de cette idée qu'elle n'était pas née quand je suis tombé dans les ténèbres, et qu'elle est allée au ciel avant que je sois sorti de l'abîme. Quel lot est le mien ! me suis-je dit : mon casque est tombé de ma tête et mon épée de ma main, au milieu de la bataille ; j'ai été jeté à terre au moment où je m'y attendais le moins, juste au moment où je venais de crier victoire ! A ce moment, la défaite est venue sur moi et depuis j'ai été foulé aux pieds si longtemps, que les autres ont eu le loisir de vaincre et de recevoir la couronne avant que j'aie pu faire un seul effort heureux pour me retirer de dessous les pieds de mes ennemis. Il m'a donc semblé qu'en pleurant pour miss Cunningham, vous lui donniez ces larmes auxquelles j'avais seul droit, et j'étais près de m'écrier : « Le mort, c'est moi, ce n'est pas elle, votre douleur se trompe de chemin ». Je vous ai donné sans déguisement aucun l'histoire de mes pensées là-dessus : si elle ne vous plaît pas, du moins pardonnez-là, parce que c'est la vérité. Les malheureux, je le crois, sont toujours égoïstes. J'ai, je l'avoue, mes moments heureux ; mais ils sont comme la rosée du matin ; ils passent si vite et si tôt sont évanouis. Il y a douze ans, j'ai eu un songe au souvenir duquel toutes les consolations s'évanouissent et doivent, à ce qu'il me semble, toujours s'évanouir. Mais je ne vous troublerai point de mon rêve ni de mes commentaires sur ce même rêve ; car s'il était possible, je ferais bien de l'oublier, le souvenir n'en étant propre qu'à m'exclure de tout bonheur.
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« Cela devait sembler d'un mince intérêt pour moi, qui ne l'entends jamais prêcher, si M. Scott va d'Olney au Lock, ou s'il demeure ici ; dans le fait cependant, je crois que peu de. personnes s'intéressent autant que moi à cet événement. Il connaît mon mode de vie et a cessé depuis longtemps de s'en étonner. Un nouveau ministre aurait besoin de s'enquérir, et je ne suis pas curieux de dire mon histoire à un étranger. Il croirait peut-être aussi devoir m'assaillir d'arguments qui seraient plus utilement employés s'il les dirigeait contre les murs d'une tour. Aussi mon désir est que M. Scott nous reste. Il m'a fait l'honneur de me consulter deux fois à ce propos. Lors de notre première entrevue, il ne parut remarquer dans la proposition qui lui était faite, que peu de chose par où elle se recommandât à son approbation. Mais quand il revint pour la seconde fois, nous trouvâmes un grand changement dans ses idées à ce sujet. Il envisageait la proposition avec chaleur, avec animation, les difficultés avaient disparu, et il ne voyait plus que les côtés séduisants. Je ne pouvais pas lui dire : Monsieur, vous êtes d'un caractère qui va naturellement aux extrêmes, et avec des dispositions comme celles-là, on ne peut trop se défier de son propre jugement. Mais j'aime à penser qu'il aura le bénéfice de votre jugement à vous. Il me semble cependant que le ministre qui fera revivre la gloire éteinte du Lock ne doit pas seulement prêcher exactement la foi, ce que M. Scott est très capable de faire, mais il doit aussi y mettre beaucoup d'adresse ; et j'ai à peine besoin d'ajouter que ce n'est pas de ce côté
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qu'il excelle, puisqu'il est toujours prêt à le reconnaître lui-même. Mais sur ce sujet, je n'ai rien à vous dire qui soit nouveau pour vous, et c'est pourquoi je le laisse, d'autant plus qu'il m'est raisonnablement permis de supposer qu'en ce moment la décision est prise.
« Me voici à cette partie de ma feuille que je consacre ordinairement aux nouvelles quand j'en ai à vous communiquer, mais présentement je suis à cet égard en grande disette, et M. Scott m'a probablement devancé à glaner le peu qui s'en trouverait. Lord Peterborough ayant renvoyé M. Jones de son service, les gens de Turvey l'ont brûlé, lui, M. Jones, en effigie, avec un paquet d'épines sous le bras. On ne sait encore ce qui résultera de son renvoi. Sa Seigneurie le menace d'un procès, et si leurs différends ne peuvent être réglés par arbitres, il pourra bien se faire que les profits qu'a faits le pauvre Jones comme intendant aillent se fondre à Wetsminster. Il a travaillé d'un dur travail et sans doute avec grande intégrité ; et il a eu pour récompense de dures paroles et un traitement outrageux.
« M. Scott (il ne vous en aura peut-être pas parlé, car il ne nous en a rien dit ici), a subi un traitement semblable en un lieu de ce pays appelé Hinksey, ou quelque autre nom pareil ; pour l'Evangile il a été maltraité en effigie ; et pour cette cause, je le présume, il ne refuserait pas d'être brûlé in propria persona ».
Que faisait notre poète depuis un an à peu près (octobre 1784) qu'il avait complété le volume dont la
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Tâche était la partie principale ? Une lettre à M. Unwin (23 octobre 1785) où le nom d'Homère est prononcé plusieurs fois, va nous mettre sur la voie- :
« Mon cher William, il vous était bien permis de penser que votre belle lettre s'était égarée, quoique par le fait je l'eusse reçue à son heure. Je ne suis pas souvent à ce point en retard, et vous pouvez vous assurer que que quand cela m'arrive, ce n'est pas la paresse ou la négligence qui en est la cause. J'ai, comme vous le savez, une occupation de tous les jours, quarante vers à traduire, tâche que je ne manque jamais d'accomplir quand je le puis. Je ne mets pas moins d'exactitude à les transcrire, si bien qu'entre ces deux occupations, ma matinée et ma soirée sont prises en grande partie. Ajoutez à cela que bien que mon état mental soit rarement assez abattu pour m'interdire de composer des vers, il l'est souvent assez pour ne pas me permettre d'écrire une lettre. Je n'en dirai pas davantage sur une faute qui demandait quelque excuse ; pousser cette excuse au delà, ce serait commettre une nouvelle et plus grande faute.
« Je ne sais pas si vous avez vu ma lettre à M. Urban. Elle a été imprimée dans le Magazine d'août (1) ; on y a répondu dans le numéro de septembre par une citation tirée des Essais de Say, introduite par M. Nichols luimême, et qui se rapporte au célèbre clair de lune d'Homère. L'opinion de Say sur la traduction de ce passage
(J) Le Gentleman's Magazine; c'était l'universel repository. Voir Boswell, joh"son's Life.
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par Pope confirme ce que j'en ai dit dans ma lettre. J'en peux donc conclure raisonnablement que Nichais, qui fait la citation, se range de mon côté. Je ne sache pas que l'œuvre de Pope ait été jamais plus rudement traitée que par moi dans la circonstance ; cependant, quoique ce Magazine soit un champ où se rencontrent les discussions sur toutes les questions, personne ne s'est encore présenté pour Pope contre moi. La vérité est que sur les points où je l'ai touché, il n'y a point à le défendre. Les lecteurs du texte le savent ; quand aux autres, soit que ce poète mérite ou non ma censure, ils doivent comprendre que ce n'est pas à eux d'en juger. J'en suis maintenant au vingtième livre d'Homère, et j'irai assurément en avant, parce que plus j'avance, plus je trouve que mon entreprise est justifiée, et le temps venu, si je vis, je publierai certainement. En somme, j'aurai composé environ quarante mille vers, pour lesquels quarante mille vers je me serai donné beaucoup de peine, car jamais je ne laisse passer un seul vers négligé. Aussi je vous laisse à penser si un tel travail une fois achevé, je ne chercherai pas à en faire quelque chose, à en tirer quelque profit si je peux ou du moins un peu de renommée qui soit ma récompense.
« J'approuve entièrement votre manière de conduire John. Les livres les plus amusants sont les meilleurs pour commencer, et il n'y a pas de livre au monde, qui soit à cet égard préférable à ceux d'Homère. Il n'y en a pas à ma connaissance où l'on trouve du grec plus aisé à expliquer — du grec poétique, j'entends — pour la prose,
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je recommanderais la Cyropédie de Xénophon. C'est là aussi un amusant récit, et dix fois plus aisé à comprendre que les épigrammes contournées et les platitudes des petits poètes qu'on met généralement dans les mains des enfants. J'ai remarqué particulièrement la netteté des caractères grecs de John, laquelle, permettez-moi de vous le dire, mérite sa part d'éloge ; car écrire la langue lisiblement n'est pas donné à tous ceux qui la peuvent lire. Ne prenons que moi pour témoin de ce que j'avance.
« J'aime la petite ode de Huntingford que vous m'avez envoyée. En des sujets semblables, nous n'attendons pas beaucoup de nouveauté nf grande profondeur de pensée. L'expression est tout, et du moins elle me semble irréprochable. Et cependant les Monostrophiques de Huntingford ont été mon cauchemar depuis six grands mois. Il n'a pas, je crois, paru une Revue, une Revue Mensuelle au moins, où ils n'aient pris le tiers de la place. Le savant poète, à ce qu'il semble, a eu le malheur de rencontrer un plus savant critique. Le critique a relevé beaucoup de fautes dans son grec. Le poète s'est justifié ; le critique a répliqué ; et quoique de part et d'autre cette controverse ait été menée avec beaucoup de modération, j'ai parfois pris de l'humeur, je le confesse, à voir cette longue discussion. Je voudrais bien, me disaisje, que si les gens sont forcés d'écrire des odes, il leur plût de les écrire dans une langue dont ils fussent sûrement maîtres.
« Mais qu'est-ce que Huntingford à côté de Robert Héron, esq. ? Avez-vous vu les Lettres sur la Littérature
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de ce dernier ? Si vous les avez lues, dites avec moi, je vous prie, que vous avez vu la plus vaine, la plus cruelle, la plus injustifiable attaque qu'on ait jamais dirigée contre les plus éminents écrivains (i). Je souhaiterais voir cet homme bien et dûment châtié, si je ne le regardais comme indigne d'un regard de tout homme capable d'accomplir cette tâche. Mais celui qui ne trouve pas de beauté dans Virgile, ou qui ne découvre pas, ce qui est encore pis, un seul exemple du sublime dans l'Ecriture, doit, ou se mentir à lui-même, ou, de toutes les créatures existantes, être la plus dénuée de goût et de sensibilité. »
Nous étions bien sûrs que le poète, une fois en veine de poésie, ne laisserait pas sa plume inactive après la Tâche finie ; la tâche, pour les vrais poètes, ne finit qu'à l'heure de la mort, ou à l'heure plus triste où le talent défaillant leur arrache la plume des mains. Cowper n'en était pas encore là, il avait des années de vie devant lui, et son talent, longtemps contenu et ménagé, n'était pas épuisé. Toutefois le poète avait dit peut-être tout ce qu'il avait à dire, et plutôt que de se condamner à des redites, il aimait mieux tourner son talent vers un autre emploi. Traduire Homère, enjolivé et défiguré par Pope, lui parut un digne emploi de sa force. Il y avait lieu de déployer dans cette lutte avec le grand poète grec cette gravité d'expression accentuée
(i) Robert Héron (son vrai nom est Pinkerton) attaquait surtout Virgile. Pétrarque, Pindare, le cardinal de Retz, Molière; la Bible elle-même .,'é,happ.it pas à ses critiques amères, où il enveloppait également toute la littérature orientale
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qui est le caractère si marqué de la langue particulière de notre poète. Son parti fut bientôt pris, et quelques jours après que le volume de la Tâche était achevé, les premiers vers de l'Iliade étaient écrits (fin d'octobre 1784). En octobre 1785, il en était au vingtième chant du poème : il n'avait pas perdu de temps, et il prouvait une fois de plus quelles merveilles on peut accomplir en observant à la lettre le précepte de Cicéron : Nulla dies sine linea. Pas un jour en effet ne s'était passé sans qu'il eût la plume à la main et un Homère ouvert devant lui.
Et que la poésie lui était compagne fidèle ! Elle l'aidait à traverser ces heures que lui-même a qualifiées d'heures de ténèbres, et lui en allégeait le poids ; elle faisait mieux encore : elle lui rendait ses amis, elle lui en donnait de nouveaux, elle lui ramenait les anciens, les plus chers, les plus précieux ; elle ne lui rendait pas Thurlow ni Colman, mais, après l'Adieu qu'il leur avait lancé, et qui certes n'était parti que quand le cœur s'était senti bien et entièrement détaché, le regret ne devait pas être grand. La poésie enfin lui rendait sa cousine, lady Hesketh.
Depuis dix-huit ans (30 janvier 1767, date de la dernière lettre de' Cowper) lady Hesketh, effrayée du tour mélancolique et pour ainsi dire tragique que prenaient chez son cousin les idées religieuses, avait cessé d'être en commerce avec lui, non sans regretter plus d'une fois, on n'en peut douter, que celui qu'elle avait regardé comme un frère ne fût plus pour elle qu'un étrange! -
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Maintenant, après John Gilpin, après les pages sereines et même riantes de la Tâche, si pleine des plus douces émotions de la vie rurale, des plus délicieux aspects de la nature, elle sentit que le poète n'était plus celui qu'il avait été dix-huit ans auparavant, et elle lui écrivit : les vers du poète lui en offraient l'occasion la plus naturelle. Cowper à qui, seule de la famille, elle revenait tendre la main, s'empressa de lui répondre, et ce commerce tout amical se trouva renoué sans effort ; on ne sent point ici les tiraillements qui ont signalé la liaison avec lady Austen.
La lettre par laquelle Cowper répondit à celle de sa cousine réflète d'elle une manière naïve et bien touchante la vue éprouvée par le poète en reconnaissant cette écriture qu'il n'avait pas vue depuis près de dix-neuf ans.
Lettre à Lady Hesketh (12 octobre 1785) :
« Ma chère cousine, ce n'est pas chose nouvelle pour vous de faire plaisir aux autres ; mais j'oserai dire que vous n'en causez pas souvent un plus grand que celui que vous m'avez fait ce matin. Quand je suis descendu pour déjeuner et que j'ai trouvé sur la table une lettre affranchie par la signature de mon oncle, et qu'ouvrant l'enveloppe, j'ai vu qu'elle renfermait une lettre de vous, j'ai dit en moi-même : « Cela devait être ; nous voilà redevenus jeunes, et les jours que je n'espérais pas voir sont revenus ».
« Ainsi vous voyez que vous avez bien jugé quand
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vous avez pensé qu'une ligne de vous ne me serait pas désagréable. Elle ne pouvait causer que ce qu'elle a produit en effet, une très agréable surprise, car je peux avec vérité me vanter d'une affection pour vous, à laquelle ni les années, ni nos rapports interrompus, n'ont rien ôté. Je n'ai besoin que de me rappeler les sentiments que j'ai eus pour vous, et combien j'ai eu raison de les avoir, pour qu'immédiatement ils revivent, et l'on peut dire qu'ils revivent, quand ils ont seulement dormi faute de pouvoir se manifester, et encore je les calomnie quand je dis qu'ils ont dormi. Mille fois je me rapelle avec le plus grand plaisir mille scènes où à nous deux nous étions tout le drame, et cela dans un temps où rien ne me faisait supposer que jamais plus j'entendrais parler de vous. J'ai ri avec vous en lisant les Mille et une Nuits, source, vous vous le rappeliez, où nous puisions une gaieté qui mérite de n'être jamais oubliée. Avec vous j'ai fait le voyage de l'abbaye de Netley, de tous côtés j'ai escaladé les haies avec vous, et bien d'autres exploits que nous avons accomplis ensemble : tous je les ai refaits en souvenir, dans ces dernières années — je ne m'écarterais pas beaucoup de la vérité en disant dans l'année même qui vient de s'écouler. Les heures que j'ai passées avec vous sont au nombre des plus délicieuses de mon passé, et aussi elles sont enregistrées dans mon esprit à une profondeur qui défie le temps de les effacer. Et je n'oublie pas non plus mon pauvre ami, sir Thomas (i). Sa bonté envers moi m'obligerait seule de
(i) Le mari dom lady Hesketh était veuve.
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garder son souvenir ; mais le dernier témoignage qu'il vous a donné de sa tendresse me le rend plus cher encore. Avec son intelligence peu commune (car avec de nombreuses singularités il avait plus de sens que n'importe lequel de ses amis), avec ses sentiments généreux, il l'a fait. Ce fut la dernière et aussi la meilleure preuve qu'il pût donner d'un jugement qui ne se trompait jamais, pour peu qu'il se donnât le temps de le consulter.
« Vous dites que vous avez souvent eu de mes nouvelles ; cela me semble une énigme ; je ne puis imaginer de quel côté elles vous venaient ; mais cela n'importe point. Je dois vous dire cependant, ma cousine, que vous avez été mal informée à quelques égards. Il est vrai que je suis heureux ; je vis, j'ai passé ma vie depuis vingt ans avec Mrs Unwin, et c'est à ses soins affectueux pour moi, durant la plus grande partie de ce temps, c'est à ses soins, après la Providence, que je dois de vivre. Mais il m'est impossible de me regarder comme heureux en ce sens que, durant treize de ces années, j'ai été dans un état d'esprit qui a fait une nécessité de ces soins et de cette attention ; soins et attention qui ont porté atteinte à sa santé, et qui, si elle n'avait eu des soutiens plus qu'ordinaires, devaient la mener au tombeau. Mais je veux passer à un autre sujet : il serait cruel d'entrer dans des détails propres à donner seulement de la peine, et je ne voudrais pour rien au monde donner la couleur noire à la première lettre d'une correspondance renouvelée contre toute attente.
« Je suis charmé de ce que vous me dites de la santé
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de mon oncle. Avoir un peu de gaieté à un âge si avancé est beaucoup ; mais voir ces jours avancés animés de la vivacité de la jeunesse, c'est bien plus encore, et peut passer pour une rareté dans ces temps qui suivent de si loin le déluge. Heureux, pour la plupart, sont les pères qui ont des filles. Les filles, d'habitude, ne vivant pas plus longtemps que les affections que la nature avait mises en elles, comme un fils, qui généralement n'a plus rien de ces sentiments, même avant que soient expirées les années de son adolescence. Je me réjouis particulièrement du bonheur de mon oncle, qui a trois filles, trois descendantes de sa petite personne, lesquelles ne lui laissent rien à désirer de ce côté.
« Ma chère cousine, la dépression d'âme qui, sans doute a empêché plus d'un homme de prendre place parmi les écrivains, a fait de moi un écrivain. Une occupation constante m'est nécessaire, et en conséquence, j'ai soin d'être constamment occupé. Les travaux manuels n'occupent pas assez l'esprit, je le sais par expérience, ayant essayé de plus d'un. Au contraire, la composition, surtout en vers, l'absorbe entièrement. En conséquence, j'écris généralement trois heures le matin, et le soir, je copie. Je lis aussi, mais moins que je n'écris, car j'ai besoin d'exercice, et jamais je ne passe un jour sans m'exercer.
« Vous me demandez où j'ai passé cet été : je vous réponds : A Olney ; si vous me demandiez où j'ai passé les derniers dix-sept étés, je vous répondrais de même : A Olney. Oui, et les hivers aussi ; j'ai rarement quitté
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ce lieu, et je ne crois pas l'avoir jamais quitté quinze jours de suite, excepté quand je fus près de mon frère dans sa dernière maladie.
« Adieu, ma bien-aimée cousine ; je ne serai pas toujours si prompt à vous répondre ; mais j'aurai toujours grand plaisir à vous répondre quand je pourrai.
« A vous, ma chère amie et cousine. »
Lady Hesketh n'avait pas la tendresse bruyante, mais elle l'avait sincère. Pendant dix-huit ans elle avait pu se taire, parce qu'elle avait pensé que son cousin était dans un état à ne pas recevoir le bénéfice de ses lettres ; maintenant elle avait rompu la glace, elle l'avait trouvé plus serein, plus content de la vie, plus communicatif ; elle n'allait plus l'abandonner. Mais il y a un point toujours délicat à toucher, même avec les plus chers amis : la tendresse de lady Hesketh osa aborder ce point ; elle s'enquit avec une sollicitude qui ne permettait pas les susceptibilités, si son revenu ne serait point insuffisant ; elle le fit dès sa seconde lettre ; et Cowper répondit ainsi : (9 novembre 1785) :
« Ma très chère cousine, votre dernière et très affectueuse lettre n'a pas cessé de me trotter dans la tête depuis que je l'ai reçue ; et maintenant je commence d'y répondre deux jours avant que la poste se mette à mon service. Je vous en remercie, et avec une chaleur dont vous ne douterez pas, j'en suis sûr, quoique je n'emploie pas beaucoup de paroles à la décrire. Je ne cherche
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point à faire de nouveaux amis, n'étant nullement sûr d'en trouver, mais j'ai un indicible plaisir à savoir que je suis toujours aimé d'un ancien ami. J'espère que maintenant notre correspondance ne s'interrompra plus, et que nous irons ensemble au tombeau, causant et babillant aussi gaiement que le permettra cette scène que nous traversons.
« Je suis heureux que mes poèmes vous aient plu. Mon volume, soit pendant le temps que je le composais, soit depuis qu'il est publié, ne m'a pas procuré un plaisir pareil à celui que m'a causé le sentiment que vous en avez, vous et mon oncle. Je donne ce qu'il faut donner à la partialité ; je fais la part de la vivacité avec laquelle vous goûtez ce qui vous plaît, et quand j'ai fait tous les retranchements voulus par ces circonstances, je me trouve encore assez riche de l'approbation qui me demeure. Mais par dessus tout, j'honore John Gilpin, puisque c'est lui qui vous a encouragée à écrire. Je l'ai composé à dessein de faire rire, et il a bien répondu à mon intention ; mais je lui dois maintenant un bien plus précieux que tout le rire du monde, le renouvellement de nos rapports, inestimable pour moi.
« Ma bienveillante et généreuse cousine, quand autrefois il me fut demandé si j'avais besoin de quelque chose, et qu'en même temps on me donna délicatement à entendre que la personne qui s'enquérait était prête à pourvoir à tous mes besoins, je déclinai cette faveur avec une politesse reconnaissante, mais positivement. Je ne souffre, je n'ai souffert nulle incommodité de ce
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genre, que je n'aimasse mille fois mieux supporter que de contracter des obligations de cette sorte envers une personne qui, comparativement à vous, n'était qu'une étrangère pour moi. Mais à vous je fais une autre réponse. Je vous connais, je sais ce que vous avez de générosité dans le caractère, j'ai dans la sincérité de votre désir de m'être utile une confiance absolue qui me met hors de toute contrainte et de tout malaise, de toute crainte d'être indiscret en acceptant. A vous en conséquence je réponds : Oui. Quand, en quelle mesure et en quelle manière vous voudrez ; et j'ajoute que mon affection pour la donatrice est telle, que le plaisir que j'aurai à recevoir en sera dix fois plus grand. Il faut cependant que je vous initie à l'état de mes finances, afin que vous ne les supposiez pas renfermées dans des limites plus étroites qu'elles ne le sont en réalité. Depuis que M" Unwin et moi nous habitons Olney, nous n'avons eu qu'une bourse, quoique pendant tout le temps, jusqu'à une époque récente, son revenu fût presque le double du mien. Son revenu, il est vrai, est maintenant réduit dans une certaine proportion, et n'excède pas le mien de beaucoup : le pis qui en résulte est que nous sommes forcés maintenant de nous refuser différentes choses que nous avions pu nous donner jusque là ; mais ce sont des choses d'où ne dépend ni la vie ni le bien-être de la vie. Mon revenu a été plus fort qu'il n'est maintenant, mais au meilleur moment il ne m'aurait pas permis de vivre comme le voulaient mes parents (i), s'il n'eût été
(i) Cela me paraît être le sens du mot communions ; car, depuis son départ de Londres, Cowper n'eut plus .ltlCune de: ces relations de monde qui obligent.
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réuni à un autre revenu plus fort, il ne me l'aurait pas permis, du moins en cette partie du royaume. C'est de quoi j'ai la preuve complète dans les trois mois que j'ai passés à Huntingdon dans un logement que je louais ; car en cet espace de temps, au moyen d'une savante administration et d'une connaissance approfondie de l'économie domestique, j'eus l'art de dépenser le revenu d'une année. Maintenant, ma bien-aimée cousine, vous savez les choses à fond. Ne vous gênez point, car c'est inutile ; mais laissez-vous aller à faire part de ce que vous pourrez mettre de côté sans vous priver, et donnez, quelle que soit la somme, puisque par là vous êtes sûre d'ajouter au bien-être de ma vie une des plus douces jouissances que je puisse goûter, une preuve et un gage de votre affection.
« Je ne peux m'empêcher de croire que je vous reconnaîtrais, en dépit du travail que le temps peut avoir fait : il n'est pas un trait de votre visage, quand je le rencontrerais sur la route, isolé, que je ne rappelasse à l'instant même. Je dirais : ceci est le nez de ma cousine, ou, ce sont ses lèvres et son menton, et pas une femme sur la terre, excepté elle, ne peut les revendiquer comme lui appartenant. Quant à moi, je suis un jeune homme, fort éveillé pour mon âge ; je ne suis pas devenu gris autant que je suis devenu chauve. N'importe, il y a des cheveux dans le monde, et plus nombreux sont-ils que tous les cheveux qui ont jamais eu l'honneur de m'appartenir ; aussi, comme je m'en suis procuré tout juste assez pour faire une ou deux boules sur les tempes, et
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les mêler au peu qui me reste encore par derrière, j'ai l'air, si vous me voyez dans l'après-midi, de posséder encore une fort respectable coiffure, facilement confondue avec mes cheveux naturels, qui, renfermés dans un petit sachet et un ruban noir tombant sur le col, prolongent mes agréments de jeunesse jusqu'à la veille de la vieillesse même. Otez-vous de l'esprit la crainte d'écrire trop souvent !
« P. S. Afin que la description de ma personne soit complète, j'ajoute encore ces deux articles : Je ne dois rien à personne, et j'engraisse. »
Encore une lettre pleine de la joie de cette amitié qui revit, de cette correspondance renouvelée. Cette lettre ne porte pas de date :
« Ma très-chère cousine, je suis heureux de vous avoir toujours aimée comme je vous ai aimée. Cela me met hors de toute nécessité de soupçonner que mon affection d'aujourd'hui pour vous soit produite par aucune considération égoïste. Non, je suis sûr que je vous aime d'une affection désintéressée, et pour vousmême, parce que je n'ai jamais pensé à vous sans éprouver d'autres sentiments que ceux de la plus vraie affection, dans le temps même que j'e vivais dans la persuasion de ne jamais plus entendre parler de vous. Mais avec vos sentiments d'à présent venant s'ajouter à ceux que j'ai toujours eus pour vous, il ne m'est pas facile de vous dire fidèlement tout le bonheur qui me remplit. Je
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suis dans un état d'esprit pareil à celui du voyageur décrit dans le Messie de Pope, qui, traversant un désert de sable, tressaille tout à coup au bruit inattendu d'une cascade (i). Vous m'avez mis dans une situation nouvelle pour moi, et où je suis quelque peu embarrassé de la conduite que je dois tenir. D'un côté je ne veux pas vous causer un chagrin en arrêtant votre libéralité ; de l'autre je ne voudrais pas en abuser comme si j'étais un avare, et qu'il s'agît non pas de votre argent, mais du mien.
« Quoique je ne soupçonne pas, ma cousine; qu'un secret à garder vous soit un fardeau, cependant, après avoir mûrement réfléchi sur ce point depuis que je vous ai écrit ma dernière lettre (2), je suis disposé à vous relever de cette défense que je vous avais faite. Ma traduction est maintenant amenée à ce point que je n'ai plus ni la crainte de m'arrêter en chemin, ni celle qu'un autre cavalier monté sur Pégase ne prenne l'avance sur moi. Si donc l'occasion s'en présente, ou
(1) The swain, in barren deserts with surprise See lilies spring, and sudden verdure rise; And start amid the thirsty wilds, to hear New falls of water murmuring in his ear.
(2) « Je vais, lui disait-il dans cette lettre du 9 novembre 1785, en un passage que Southey a détaché et que Grimshawe a remis en place. je vais vous apprendre un secret que vous ne devez pas même dire à votre chat, c'est que je traduis Homère. Je pourrai vous dire quelque autre jour, quand je n'aurai rien de mieux à vous mand2r, les raisons qui me font entreprendre ce labeur herculéen, et sur lesquelles je me fonde pour justifier un travail dans lequel il semble que Pope m'ait si heureusement devancé, quoique, au fait, il ne m'ait pas devancé du tout ». Dans cette même lettre, Cowper nous apprend que sun intention u'est nullement de faire présent aux libraires de l'ouvrage long et pénible qu'il compose, mais de le publier par souscription, et il demande à l'effet de répandre ses propositions ou prospectus, le concours de sa cousine.
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si l'on vous interroge à ce sujet, sa seigneurie le poète vous donne la permission de parler librement. Le docteur Johnson a lu mon premier volume et en a fait l'éloge ».
Les lettres à lady Hesketh vont faire maintenant le fond de la correspondance de notre poète rajeuni ; les lettres à ses autres correspondants ne vont plus faire que se glisser dans les intervalles, et c'est pour cette chère parente qu'il réservera les meilleurs sujets qui se présenteront sous sa plume. Ainsi voici une lettre (du 5 novembre 1785) à M. Newton ; elle n'est pas sur ce ton de vivacité charmante qui a signalé les premières lettres à lady Hesketh :
« Mon cher ami, si j'étais encore l'homme d'autrefois, vous n'auriez pas à vous plaindre de ma négligence à écrire. Vous avez supposé que j'avais accepté votre paquet comme une réponse à ma dernière, et c'est ce que j'ai fait, me croyant même trop payé ; mais quoique je fusse votre débiteur et de beaucoup, je n'avais pas de quoi payer ma dette. Vous ne savez pas quelle victoire je remporte quelquefois quand je prends seulement la plume pour écrire. Plus d'une fois j'ai résolu de dire à tous mes correspondants (ils ne sont pas nombreux) : « Je prends congé de vous pour le moment ; s'il m'est donné de voir des jours meilleurs, vous entendrez plus tard parler de moi ». J'ai dû, ou peu s'en faut, prendre cette mesure ; et même en cette présente circonstance, j'ai été sur le point de prier
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Mrs Unwin de me remplacer. Elle offrait d'écrire pour moi ; mais craignant que vous ne supposiez mon état pire qu'il n'est en effet, j'aime mieux répondre moimême. Assez sur un sujet qui pourrait prendre toute ma feuille et qui y a déjà usurpé trop de place. Il est temps que je vous remercie en joignant aux miens les remerciements de Mrs Unwin pour votre Récit (i). Je vous ai dit dans ma dernière lettre quelles émotions m'avait fait éprouver l'abrégé que vous m'en donnez dans votre lettre ; il ne me reste plus qu'à ajouter que l'impression faite sur moi par la Relation tout au long a été de même nature. J'envie tous ceux qui portent dans leur existence mortelle une heureuse espérance ; j'envie encore plus ceux qui meurent pour recueillir les fruits de leur espérance. Mais je reviens à moi à temps ; j'ai résolu de ne plus toucher cette corde ; et cependant j'allais mettre sous les pieds ma résolution. Du reste, l'histoire de votre heureuse nièce est précisément ce qu'elle devait être, claire, affectueuse et simple, digne d'elle et digne de vous. Combien plus le monde pourrait retirer de bénéfice de pages comme celles-là, consacrées au souvenir d'une enfant inconnue, mais pieuse et croyante, si l'orgueil des savants voulait condescendre à les lire, que de l'histoire de tous les rois et de tous les héros qui ont jamais existé. Mais le monde sait où placer son admiration, et Dieu sait où placer son amour. Les uns font du bruit autour d'eux et meurent ; les autres pleurent silencieusement pendant un peu de
(1) Récit de la mort de miss Cunningham, nièce de M. Newton.
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temps, et puis entrent dans la vie éternelle. J'aimerais mieux avoir été votre nièce ou son historien, que le plus grand César qui jamais ait fait gronder son tonnerre.
« La vanité des progrès humains n'a jamais paru aussi visible qu'aujourd'hui. Le génie des modernes fait des découvertes ; quelle utilité ils tireront de leurs découvertes, je n'en sais rien ; mais certainement ils ne rendent pas leurs justes honneurs aux anciens. Homère et Virgile, comme poètes, ont joui (si ce mot peut s'appliquer aux morts) d'une réputation sans rivale pendant une longue suite de siècles ; mais une sagace critique soupçonne fort maintenant qu'Homère n'a pas composé les poèmes qui lui ont valu de si longs applaudissements : un certain Robert Héron, Esq., assure même que Virgile n'a jamais écrit un vers qui vaille la peine d'être lu. Virgile n'est qu'un misérable plagiaire, un imitateur servile ; son plan est celui d'un méchant ouvrier, et il n'a pas dans toute son œuvre une pensée qui puisse supporter l'examen. Bref, il n'est rien moins que ce que les lettrés ont vu en lui depuis deux mille ans, un homme de génie et un élégant écrivain, J'ai peur que le cas d'Homère ne soit désespéré, Après tant de générations écoulées, il serait difficile d'élucider une question que le temps et la sagacité moderne embrouillent de concert. C'est en vain sans doute qu'un honnête homme demanderait dans sa simplicité : « Si Homère n'a pas écrit l'Iliade et l'Odyssée, qui a écrit ces poèmes ? ». Il est très sûr qu'on lui répondrait : « Cela importe peu ; il ne les a pas ,écrits ; c'est tout ce que je voulais démon-
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trer ». Virgile cependant peut encore se consoler par quelque chose. Ce même M. Héron, qui ne trouve pas de beautés dans l'Enéide ne découvre pas non plus un seul exemple du sublime dans l'Ecriture. Ainsi par exemple il dit qu'Ezéchiel, quoique de tous les écrivains il ait mis dans son langage le plus de saletés, l'emporte sur tous les Prophètes. Aussi, comme il est le premier des érudits qui ait frappé de réprobation jusqu'au style des Ecritures, il pourra ne gagner que peu de prosélytes au jugement qu'il porte sur un écrivain païen. Pour ma part du moins, si j'avais été accoutumé à mettre en doute si l'Enéide est ou non un noble ouvrage, ce monsieur aurait tout à l'instant décidé la question ; et je me serais à l'instant senti assuré qu'il doit y avoir de nombreuses beautés dans une œuvre qui a le bonheur de déplaire au critique acerbe de la Parole de Dieu. Quelle entreprise ne peut suggérer une passion déréglée pour la renommée ? C'est cette passion qui a porté l'un à brûler le temple d'Ephèse, l'autre à se précipiter dans un volcan ; et enfin ce malheureux squire à donner un démenti à tous ses sentiments élevés, ou à publier devant le monde qu'il n'a point de sentiments élevés du tout.
« C'est aujourd'hui le cinq novembre (i), le plus mauvais jour de l'année pour écrire des lettres. Comme on vous remet continuellement en mémoire le feu de jbie, on peut fort bien oublier tout le reste. Les gamins
(1) Anniversaire de la Conspiration des Poudres, célébré officiellement en Angleterre jusqu'à ces dernières années, et qui maintenant n'appartient plus qu'à la populace.
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d'Olney ont un jeu fort amusant, qui commence ordinairement chaque année ce jour-là même ; ils l'appellent le hockey : il consiste à se. couvrir de boue réciproquement, et aussi à en envoyer aux fenêtres, ce qui me force à me lever de temps en temps et à les menacer du fouet, pour préserver nos vitres. Nous savons que les gamins de Rome fouettaient la toupie, faisaient rouler le cerceau et jouaient à la paume ; mais je ne crois pas que nous lisions nulle part qu'ils prissent plaisir à ces aspersions de boue, et je crois pouvoir donner à l'ingénieuse jeunesse d'Olney tout l'honneur de cette invention. Il faudra s'applaudir si les écoles du dimanche peuvent leur inspirer un goût de gens civilisés pour des amusements un peu moins vulgaires. Cette institution est en voie de se réaliser, en ce sens qu'une souscription est ouverte ; mais elle monte en tout à ce qu'on m'a dit, à dix-neuf livres : faible commencement, et qui ne promet pas même une longue durée, vu l'accroissement continuel des taxes.
« Nous avons perdu nos nobles voisins : lord Peterborough et milady sont partis, et partis pour ne plus revenir. M. Throckmorton a été si mécontent de son intendant, M. Morley, pour leur avoir loué sa maison, qu'il a failli le renvoyer de son service. Il n'est pas probable du reste que ce dernier garde son poste longtemps ; il a usé trop largement des liqueurs spiritueuses, ce qui fait que ses jambes commencent à enfler, et qu'il va rapidement à l'hydropisie.
« M. Jones et lord Peterborough se sont enfin quittés,
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et après bien des discussions ils ont fini par se quitter bons amis. Jones ayant remis à son patron un compte d'honnête homme, a refusé de le falsifier au préjudice de sa réputation, et son maître l'a menacé d'un procès. Mais le trouvant inflexible et inaccessible à l'intimidation, il a fini par lui tendre la main, par le traiter comme on traite un ami, et par l'admettre dans ses bonnes grâces. Il est fort heureux pour les petits que les grands soient quelque peu capricieux ; autrement, ils pourraient bien être en tout temps au même degré insolents et oppresseurs.
« M. Scott est importuné de lettres anonymes ; mais il se conduit sagement ; et la question de savoir s'il ira au Lock ou non semble devoir se résoudre bientôt par l'affirmative ».
Cowper revient vite à lady Hesketh, à l'amie qui ramène comme un essaim les souvenirs joyeux de la jeunesse. Il lui écrit le 23 novembre 1785 :
« Ma chère cousine, je vous remercie de m'avoir destiné votre matinée ; je vous remercie encore de m'avoir écrit quand le temps que vous aviez mis à part à cet effet s'est trouvé presque entièrement pris par d'autres occupations. J'ai eu besoin de délibérer quelques instants pour décider si je vous répondrais par le courrier de ce soir, ou si j'attendrais que le vin fût arrivé ; mais à dire vrai, attendre était au dessus de mes forces ; j'ai tout aussitôt coupé court à l'indécision en prenant
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le parti de croire que la fréquence de mes lettres ne vous fatiguera pas. Je ne croyais ni ne soupçonnais que la Providence tînt en réserve pour moi, dans cette vie, un bonheur comme celui que je me promets de notre intimité renouvelée.
« Mais il semble que mes raisonnements à cet égard étaient basés sur l'erreur : elle est renouvelée, cette amitié, et je regarde vers l'avenir, plein de la très heureuse pensée qu'elle durera ; je suis décidé à faire tout ce que je pourrai pour mériter, en me montrant moi-même aussi exact que possible, que vous soyez exacte dans votre correspondance. Comme il est facile de prendre et de garder des résolutions, quand le cœur y est ! (i).
« Cinquante choses se présentent à ma pensée, que je voudrais vous dire, et chacune de son côté réclamant la préférence, elles me mettent toutes ensemble en un tel trouble quand je veux choisir, que je sais à peine par laquelle commencer.
« Je vous remercie, ma très chère cousine, de votre avis médical. J'ai essayé de divers autres vins ; mais je n'en ai jamais rencontré que je pusse boire toujours sans en être incommodé, que le porto. Pour la quantité, c'est un point dont l'habitude décide si positivement, que la limite qu'on a observée pendant plusieurs années, il devient en quelque façon impossible de ne s'y pas renfermer. Quand j'ai bu ce que je bois habituellement, je sens qu'aller plus loin ce serait toucher au dégoût.
(i) Phrase soulignée dans l'original.
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J'ai en effet un très fâcheux estomac, et qui ne gagne pas à devenir plus vieux. Depuis quelque temps, je n'ai rien mangé à quoi il n'ait fait un accueil maussade, depuis le pain et le beurre du matin, jusqu'à l'œuf qui généralement fait mon souper. Il me force à me refuser quelques choses que j'aime, et d'autres qui dans une certaine mesure sont ou semblent être nécessaires à la santé. Il y a vingt ans que je n'ai touché au thé vert ; si je l'ai essayé, ç'a été un poison pour moi ; mais le thé noir qui ne me fait jamais de mal le remplace si bien, que je n'ai point à me plaindre à cet égard. Il m'est moins facile d'accepter la privation de végétaux presque complète, à laquelle je suis réduit depuis quelque temps. Mais assez et trop de moitié sur un sujet qui n'usurpera plus à l'avenir une portion si considérable du papier que je vous consacre.
« Vous avez émis dans une lettre précédente la supposition que Mrs Cowper, de Devonshire Street, m'a écrit depuis que je n'ai vu les autres membres de la famille. Il n'en est rien, ma chère ; tout ce qu'elle a pu vous apprendre de moi, elle l'a su par les Newton, qu'elle voit. Vous êtes la dernière de mes parentes que j'aie vue avant de partir pour Saint-Alban. Vous n'oubliez pas, je l'ose dire, que vous vîntes, en compagnie de Sir Thomas, me voir dans ma chambre quelques jours avant que je prisse congé de Londres : c'est alors que je vous vis pour la dernière fois, c'est alors que je dis dans mon cœur. comme vous gagniez la porte pour sortir : Adieu ! tout est fini à jamais entre nous ! Mais la
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Providence en a ordonné autrement, et il faut que je dise encore une fois combien sincèrement j'en suis heureux. Ce serait une pitié, tant que nous continuons à habiter le même monde, si nous ne nous aimions pas jusqu'à la fin, après avoir été en quelque sorte élevés ensemble. Mais nous nous aimons, et cela en dépit d'une longue séparation ; quand cette séparation devrait durer autant que notre vie, nous nous aimerions encore.
« Je voulais en commençant être en grande gaieté ; mais je suis tombé sans y penser sur un sujet qui m'a tourné à la tristesse ; mais si la tristesse m'a un peu envahi, ce n'a pas été sans charme pour moi-même. L'admiration que vous professez pour M. Pitt peut être comme vous le dites, ma chère, votre côté brillant ; mais suivant moi, ce qu'il y a de plus beau chez vous, c'est votre bonté et votre affection pour moi. Le cher moi, vous le savez, réclamera toujours, demandant d'être mis avant toutes choses, et peu de personnes sont disposées à contester ses droits. Quant à la politique, vous ferez de moi absolument ce que vous voudrez. Je suis prêt à accepter toutes vos opinions, car vivant où je vis et comme je vis, il est impossible que j'aie à moi aucune opinion bien arrêtée. Mon esprit à cet égard est, autant que vous pouvez le désirer, une carte blanche (i) : écrivez-y ce qu'il vous plaira. Je reconnais que j'ai
(i) Cowper a fait ici comme bien des étrangers qui veulent employer des mots français, il n'a pas saisi la nuance des mots qu'il employait. Nous ne disons pas cela comme il l'a dit, nous disons donner carte blanche dans le sens de donner pleine liberti. Si nous voulions exprimer l'idée de Cowper nous dirions par exemple: Mon esprit est une feuille blanche où vous pouvez écrire à votre fantaisie.
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honoré son père, et qu'en d'autres temps j'ai fait des cabrioles en l'honneur des victoires remportées sous les auspices de lord Chatham ; et quoique depuis sa mort on ne soit pas souvent dans les cas de faire des cabrioles, je suis prêt cependant à en faire pour son fils s'il m'en fournit raisonnablement l'à-propos. Quant au Roi, je l'aime et le respecte à bien des égards, je n'ai qu'une querelle à lui faire : c'est qu'après avoir chassé un noble et bel animal qu'il a fini peut-être. par prendre dans la chambre d'une dame, il le relève au bout de quelques jours et se remet à le chasser. Quant les cerfs ont à leurs trousses les gens qui les chassent ordinairement, je n'ai rien à dire : les gens qui leur font la chasse ne prétendent pas trop d'ordinaire à une réputation d'humanité, et quand ils sont cruels, ils sont dans leur rôle ; mais j'ai une toute autre opinion du caractère de notre roi : il a de la pitié dans le cœur, et devrait par conséquent en montrer davantage à un animal qui est à lui.
« J'admire le faux que vous avez fait, et j'y applaudis ; mais la dernière fois, vous y avez mis une telle précipitation, que l'écriture de la date n'était pas trop semblable à celle de l'adresse (i). J'imagine cependant que toutes choses considérées, si la Poste découvrait votre falsification, elle y fermerait assez volontiers les yeux. Cela se fait communément, mais rarement en des cas qui se puissent justifier comme le vôtre.
(L) Lady Hesketh, pour faire parvenir ses lettres franches de port à Cowper, les affranchissait au moyen de la signature paternelle. 11 paraît que cela était admis.
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« Ma très chère cousine, si vous me donnez le vin, il n'est pas raisonnable que vous supportiez aussi la dépense des bouteilles, dont nous ne pourrions guère faire d'autre usage que de les mettre sur la planche, où les chats les casseraient ; je vous demande donc la permission de renvoyer le mannequin à d'autres bouteilles en nombre égal à celui qu'il aura apporté. Il en résultera une différence de seize schillings dans le prix du vin.
« Nous recevons le courrier les mercredis, les vendredis et les dimanches ; les mercredis et vendredis, vers le moment du déjeuner, et les dimanches, en cette saison du moins, dans l'après-midi. Adieu, ma chère, je ne suis jamais plus heureux, ce me semble, que quand je lis vos lettres ou que j'y réponds.
« P. S. — Puisque vous voulez bien vous intéresser aux affaires de mon estomac, j'entrerai dans quelques détails plus précis. J'ai essayé du vin de Madère, mais il m'échauffe la nuit. Le sherry donne appétit, mais je n'en ai pas besoin. Je prends du quinquina et du fer, dont j'attends beaucoup de bien. J'ai un simple relâchement des organes ».
Cowper qui sent que le succès lui vient et que le flot de la popularité va le porter, prend du courage et de l'aplomb ; mais ne craignons point, il ne perdra rien de la simplicité qui nous l'a rendu si aimable. Il est de ceux que la fatuité ne visite jamais, à qui l'affectation
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est à jamais inconnue. Il écrit à M. Unwin (28 novembre 1785) :
« Mon cher ami, merci du drap et de la mousseline, qui ont fait grand plaisir ; merci aussi de l'information que vous me donnez sur le bonheur que j'ai eu d'échapper jusqu'ici du moins, à la griffe des critiques. Vous pouvez vous réjouir avec moi, et j'ose dire que vous vous réjouirez : la porte du patronage commence à s'ouvrir pour moi. Ma chère cousine, lady Hesketh, est fort répandue dans le monde parmi les gens de l'esprit le plus orné. Elle se charge, comme vous verrez, de faire marcher ma souscription, et elle y met un empressement et une chaleur qui ne me permettent pas de douter que mon Prospectus n'ait toute la circulation qu'elle pourra lui donner. Mais ce n'est pas tout. Le Rév. Walter Bagot, qui est venu me voir il y a deux ans, décidé surtout à cette démarche par ma première publication, m'a fait une nouvelle visite à l'occasion de mon deuxième livre. Nous l'avons vu deux fois, et nous l'attendons encore jeudi ou vendredi prochain, cette fois avec sa femme qui a désiré l'accompagner. Lors de sa dernière visite, je lui ai fait part de mon intention de publier par souscription un nouvel Homère anglais. On ne saurait recevoir avec plus de plaisir une nouvelle de ce genre ; il n'est pas possible de rendre avec quel feu d'amitié, avec quel extraordinaire empressement, il m'a offert ses services, avec toute l'influence dont il dispose, influence considérable pour sa valeur et pour son étendue. Tout va bien jusqu'ici.
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« Je n'ai pas, jusqu'à présent, besoin de l'Odyssée. Ma correspondance avec lady Hesketh ayant été très fréquente, m'a en ces derniers mois pris beaucoup de mon temps et continuera probablement de m'en prendre beaucoup. J'ai commencé avant-hier le livre XXIII ; mais envoyez Ulysse quand vous pourrez.
« Je voudrais vous être agréable en vous envoyant la partie de la traduction que vous désirez, encore que je ne pusse la confier à la poste sans une extrême anxiété, parce que, au fait, je n'ai pas d'autre manuscrit : la première copie ne ressemble guère à la seconde d'un bout à l'autre. Mais je suis arrêté par une difficulté insurmontable, qu'un moment de réflexion vous fera comprendre. Le cahier étant écrit à la manière des livres, la même feuille contient autant de ce que vous ne désirez pas que de ce que vous souhaitez avoir : par exemple, si je vous envoie la page i, il faut que je vous envoie aussi les pages 41 et 42, qui sont sur la partie correspondante de la même feuille. Je ne pourrais, en conséquence, vous en envoyer assez qu'en vous envoyant -plus que n'en peut contenir une enveloppe portant franchise. »
Pendant que notre poète causait avec son ami, le vin annoncé à Cowper par sa cousine est arrivé, et nous allons voir par la lettre suivante que lady Hesketh y joignait les cadeaux d'amitié, non seulement pour lui, mais pour Mrs Unwin : c'était une manière délicate de
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reconnaître les soins (ils duraient depuis vingt années déjà) de cette femme excellente.
Lettre à lady Hesketh, 30 novembre (1785) :
« Ma très chère cousine, votre bonté m'oblige (agréable obligation) d'écrire toutes mes lettres dans les mêmes termes : toujours des remerciements, remerciements au commencement, remerciements à la fin. Mais on est heureux de remercier, je le dirai, quand les remerciements viennent du coeur ; et je peux ajouter qu'il n'y a personne au monde que je remercie avec autant d'affection que vous. Vous exigez que je vous donne en toute franchise mon avis sur le vin. Il est donc arrivé sans avoir souffert le moindre dommage ou fracture, et j'ai fini la première bouteille aujourd'hui même. Il est excellent, et quoique le vin que j'avais l'habitude de boire ne fût pas mauvais, le vôtre est bien préférable. Les bouteilles seront à Londres dimanche. Je suis épris du pupitre et de son contenu avant de l'avoir vu. Le tout sera entièrement le bien venu. Il y a quelques années, j'ai fait à Mrs Unwin présent d'une tabatière d'argent, l'emplette fut faite à Londres par un ami. Cette boîte est d'une taille et d'une forme qui la font plus appropriée aux mains d'un homme qu'à celles d'une femme. En conséquence, elle accepte avec plaisir la boîte que vous lui avez envoyée — je devrais dire avec le plus grand plaisir. Et moi, mettant de côté la boîte de cuir dont je me suis servi si longtemps,
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j'entrerai en possession de la sienne. Je vous transmets ses paroles : « Dites à Lady Hesketh que je l'aime et que je l'honore ». Or, ma cousine, vous pouvez compter comme sur une vérité très certaine que ces mots sortant de ses lèvres ne sont point un vain son. Je ne lui ai jamais entendu exprimer pour personne un sentiment qu'elle n'éprouvât pas. Elle n'use point ordinairement de ces expressions ; mais quand elle les emploie, c'est le cœur qui parle. Il y a longtemps qu'elle me cajole avec l'art qu'on met à apprivoiser un ours, pour que j'envoie chercher le docteur Kerr. Mais ainsi que je vous l'ai fait entendre précédemment, je suis têtu comme la plupart des hommes, et jusqu'ici j'ai très galamment refusé. Mais que faire maintenant ? S'il était peu poli de refuser de céder aux prières d'une dame, me montrer inflexible aux prières de deux, ce serait vraiment être un ours. J'inviterai donc très prochainement le docteur à s'enquérir du dit estomac et de ses maux, et vous saurez le résultat.
« J'ai lu le Voyageur et le Village abandonné de Goldsmith, et j'ai pris un grand plaisir à ces deux poèmes, tant pour l'exécution que pour la tendance qui s'y remarque et les leçons qu'ils font pénétrer dans l'esprit.
« Mrs Unwin m'a dit un de ces soirs après souper : J'ai deux belles volailles engraissées et justement à point, je m'étonne si je pourrais les envoyer à lady Hesketh ? Je répondis : Oui, certainement oui, et je vous dirai une histoire qui vous convaincra à l'instant
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que cela se peut en toute convenance. Mon frère fut pendant un temps vicaire de M. Fawkes, d'Orpington, comté de Kent ; en ce temps-là, j'habitais le Temple. Un matin, comme je lisais au coin du feu, j'entends à la porte un pas prodigieusement lourd : j'ouvris, et j'aperçus un personnage extrêmement rustique, avec des bottes couvertes de boue et un surtout non moins couvert de boue. Supposant que ma grande renommée comme avocat m'attirait un client de quelque contrée lointaine, je le priai d'entrer. Il entra, et se fit connaître à moi en disant qu'il était le fermier chez qui mon frère logeait à Orpington. Après m'avoir informé de ce fait, il déboutonna son surtout, et je remarquai une quantité de longues plumes qui sortaient d'une poche de côté. Il y fourra sa main, et à grand peine en retira un énorme chapon gras. Il continua à se décharger de l'autre côté, en en retirant également un autre chapon, et me pria de les accepter tous les deux. Je les envoyai à une taverne où on les accommoda, et en compagnie de deux ou trois amis que j'invitai à la fête, je les trouvai incomparablement meilleurs qu'aucune volaille des paniers de Londres à laquelle j'eusse jamais goûté. Les volailles d'Olney doivent valoir celles d'Orpington, dis-je à Mrs Unwin ; envoyez-les donc : vous ne sauriez jamais en disposer mieux.
« Ma chère, j'ai une autre histoire à vous dire, mais d'une autre espèce. J'étais fort lié à Westminster avec Walter Bagot, frère de lord Bagot. Dans le cours de vingt années après que nous fûmes sortis de cette école, je ne
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le vis, je crois, que deux fois : une fois j'allai le voir à Oxford, et lui, une autre fois, me rendit ma visite au Temple. Il a un frère qui habite à quatre milles d'ici à peu près, grand propriétaire. Il arriva qu'après la publication de mon premier volume, il vint dans ce pays rendre visite à son frère. Ayant lu mon livre et l'ayant pris en gré, il saisit cette occasion de renouveler connaissance avec moi. Je me sentis fort porté d'affection pour lui, d'autant qu'il était clair qu'après un si long temps écoulé il gardait encore son attachement pour moi. Il est maintenant chez son frère ; il m'est venu voir deux fois dans le cours de la semaine dernière, et ce matin il a amené Mr3 Bagot. C'est un bon et aimable homme ; elle de son côté est une très agréable femme. A sa seconde visite, je lui fis connaître ma traduction d'Homère. Il eut un extrême plaisir à me voir dans cette occupation, et avec cette ardeur d'amitié qui rendrait criminel de ma part le moindre doute d'un seul moment sur sa sincérité, il me demanda avec instance d'user de lui pour faire aller la souscription, et s'engagea à me servir, lui et tous ses amis, dont plusieurs sont d'un rang élevé. Pendant qu'il était chez nous, sa voiture fut mise dans une auberge de la ville ; et je m'étonnais à son départ qu'il allât la trouver, au lieu de se faire prendre à notre porte ; mais un quart d'heure environ après son départ, son domestique vint avec une lettre que son maître avait écrite à l'auberge, et qui, dit-il, ne demandait pas de réponse. Je l'ouvris, et j'y lus ce qui suit :
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« Olney, 30 novembre 1785.
« Mon bon ami,
« Vous m'obligerez en acceptant dès à présent cette souscription à votre Homère, avant même que vous ayez décidé le plan et fixé le prix de la publication ; quand vous aurez décidé ces points, si vous voulez m'envoyer un certain nombre de prospectus, je m'efforcerai de les faire circuler autant qu'il sera en moi parmi mes amis et mes connaissances. Que la santé et le bonheur soient avec vous.
« A vous toujours,
« Walter Bagot. »
« N. B. — La lettre contenait un billet de vingt livres. « Ma très chère cousine, pour qui j'ai plus d'attachement que je ne saurais dire, je vous remercie encore une fois pour toutes vos bontés, ce qui me fait souvenir de vous remercier spécialement pour les huîtres que vous m'offrez. Je les aime beaucoup, et peu de choses me conviennent mieux, quand elles sont bouillies, sans beurre. Vous pouvez remarquer que je fais des progrès entre vos mains, et que je me gêne de moins en moins pour accepter de vous sans cesse.
« M. Unwin, dans une lettre à sa mère, dit ceci : « J'ai été charmé de voir aujourd'hui quelle haute idée la Revue Critique donne du poème de mon ami ». De ce côté donc j'ai passé par les baguettes. La Revue Mensuelle ne s'est pas occupée encore de moi.
« Adieu, ma fidèle, bonne et consolante amie :
« A vous, toujours à vous. »
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Cowper qui se rappelle la susceptibilité de M. Newton,
si bien marquée et manifestée avec tant de dépit lors de la nouvelle qui lui était tardivement donnée d'un poème achevé sans lui avoir été seulement annoncé, ne retombe pas dans la même faute, et sans se presser (l'Iliade va être finie) il lui fait part de sa traduction d'Homère. Il lui écrit le 3 décembre 1785 :
« Mon cher ami, j'apprends avec plaisir que l'on demande beaucoup votre dernier Récit. Si je peux juger de l'utilité qu'ont en général ces sortes de compositions par celui qu'elles ont toujours produit sur moi, il y a peu de livres plus édifiants que ces souvenirs des lits de mort. Ils intéressent tous les lecteurs, parce qu'ils les entretiennent d'un moment où tous doivent arriver, et qu'ils encouragent les survivants en leur présentant de solides raisons d'espérer qu'eux aussi à leur tour, quand ils mourront, ils jouiront des mêmes consolations, des mêmes soutiens.
« De mon côté, je suis employé aussi à écrire des récits, mais qui n'ont pas le même caractère d'utilité. Il est cependant devenu, par l'habitude, essentiel à mon bien-être que je sois occupé, et occupé la plume à la main ; mais produire toujours des poèmes originaux, et surtout des poèmes d'une étendue considérable, n'est pas si facile. Pendant quelques semaines après que j'eus fini la Tâche et renvoyé la dernière épreuve corrigée, je fus nécessairement oisif, et ce ne fut pas pour moi une petite .. souffrance. Un jour, comme j'étais dans une détresse
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d'esprit presque insupportable, je pris l'Iliade, et sans plus me rendre compte de la besogne que j'allais entreprendre que je ne puis savoir en ce moment ce que je ferai à pareil jour dans vingt ans d'ici, j'en traduisis les vingt premiers vers. Le même besoin revenant sur moi, j'eus recours au même expédient, et je traduisis encore. Chaque jour amenant son besoin de travail ajouta quelque chose à I'oeuvre ; enfin je commençai à faire ces réflexions : L'Iliade et l'Odyssée ensemble forment à peu près 40.000 vers. La traduction de ces quarante mille vers me donnera du travail pour longtemps.. J'ai déjà fait quelques pas dans ce travail, et j'y trouve une très agréable distraction. Homère, sous le rapport des mœurs, est un écrivain irréprochable, et quoique la lumière ne lui eût pas été donnée, il a répandu dans ses deux poèmes un nombre considérable de grandes et inappréciables vérités. Bref, c'est un vieux et vénérable gentleman, et personne ne peut se déshonorer en faisant connaissance avec lui. Tous les lettrés sans exception sont d'accord que Pope nous a donné deux forts jolis poèmes sous le nom d'Homère, mais qu'on n'y trouverait pas la moindre parcelle de l'esprit homérique, pas la moindre ressemblance avec la manière du poète. Je veux donc essayer si je n'en pourrai pas faire moi-même une copie mieux réussie. J'ai du moins pour moi l'avantage d'avoir sous les yeux les fautes de Pope. Ce sont comme autant de bouées sur une côte dangereuse, qui me dirigeront, et me donneront des chances plus probables de réussite. Ces considérations et beaucoup d'autres, mais surtout
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un esprit qui avait horreur du vide comme de son plus mortel poison, me donnèrent une impulsion si vive, que je me propose avant qu'il soit longtemps de publier les conditions d'une souscription à cet ouvrage : je l'ai maintenant mené assez loin pour ne craindre pas de hasarder cette démarche. J'ai des amis, et ils ne sont pas en petit nombre, par qui j'ai toutes les raisons du monde d'espérer donner à mes prospectus une circulation étendue : si l'entreprise se trouvait être avantageuse, on ne pourra pas dire que le profit en viendra à qui n'en a pas besoin. C'est là une affaire qui n'est pas trop de votre ressort, et il ne vous appartient pas beaucoup de la faire marcher ; mais il se peut que parmi vos nombreuses relations vous connaissiez quelques personnes qui s'intéressent assez à un ouvrage comme celui-là pour n'être pas éloignés d'y souscrire. Je n'entends pas — loin de moi cette pensée — vous mettre dans le cas de faire des sollicitations hasardeuses, là où vous pourriez éprouver un refus, ce refus ne vous donnât-il qu'une peine d'un moment. Vous connaissez mieux que moi les à propos que vous pourrez avoir et ce que vous pouvez faire dans une cause de ce genre. Si vous ne pouvez que peu, j'estimerai ce peu beaucoup ; et si vous ne pouvez rien, je suis sûr que ce ne sera pas faute de bien vouloir. »
(Ici Cowper rend compte à M. Newton des visites de M. Bagot, visites que nous connaissons déjà par une lettre à lady Hesketh.)
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« Une correspondance s'est également rouverte en ces derniers temps entre moi et ma chère cousine lady Hesketh, que j'ai toujours aimée comme une sœur (car nous avons été en quelque façon élevés ensemble), et qui m'écrit des lettres aussi affectueuses que si elle était ma sœur en effet. Elle aussi entre dans mes vues et mes intérêts sur ce chapitre avec une chaleur qui me donne grand courage. Elle connaît également beaucoup de monde, et je ne doute pas qu'elle n'agisse de tout son pouvoir sur tous ceux qu'elle connaît. J'ai encore d'autres cordes à mon arc — peut-être en ma qualité de traducteur d'Homère devrais-je dire à ma lyre : je ne peux pas les énumérer ici ; mais en somme les perspectives semblent s'ouvrir devant moi assez pleines de promesses. Je n'ai pas encore consulté Johnson làdessus ; mais j'ai l'intention de le faire prochainement.
« Mes esprits sont un peu mieux. Dans le courant du mois dernier j'ai remarqué une très sensible amélioration. L'espérance de meilleurs jours semble recommencer à luire sur moi, et j'ai de temps en temps un avertissement, bref il est vrai, et passager, qui me dit que Dieu ne m'a pas abandonné pour jamais. »
Le reste de cette lettre est consacré à des commissions données à M. Newton et à des détails de santé. Comme nous le savons déjà, le poète, qui ne veut pas rester sous le coup d'une maladie d'estomac, très peu favorable au travail de l'intelligence, s'est décidé à consulter le docteur Kerr. En attendant, il se promène dans le jardin,
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la seule promenade possible en cette saison. A ce moment, Cowper écrit à lady Hesketh (6 décembre 1785) :
« Ma chère cousine, je n'écris pas sur mon pupitre, mais à propos de mon pupitre. L'ayant en vain attendu par la voiture qui est venue après votre lettre, je l'attendais par la suivante ; pensant qu'il pouvait être arrivé hier soir à Sherrington, j'ai envoyé ce matin en ce lieu un homme que j'espérais voir me le rapporter. Me voilà encore une fois désappointé. J'ai été dans une impatience de le recevoir, que vous-même m'avez appris à ressentir ; et maintenant j'ai pensé de vous informer qu'il n'était pas arrivé, craignant que peut-être il ne soit retenu à Londres par la négligence de quelqu'un que vous auriez chargé de l'emballer ou de le porter à la voiture.
« Je vais me voir obligé d'être plus bref que je ne me propose de l'être dans mes lettres à vous, le temps me faisant défaut pour écrire plus longuement. Comment, me direz-vous, peut-on manquer de temps, quand on vit à la campagne, sans affaires, sans voisins, quand on ne fait point de visites, et que soi-même on en reçoit si peu ? — Ma chère, j'ai été aux courses ce matin, et j'ai une autre lettre à écrire ce soir ; la poste part à sept heures, et il est maintenant près de six heures. Un beau jour pour les courses, direz-vous, et d'autant meilleur sans doute qu'il a plu sans discontinuer. Et à quelles courses croyez-vous que j'ai été ? Je pourrais vous laisser
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le deviner ; mais comme je vous aime trop pour vous laisser en présence d'une énigme dont vous ne trouveriez jamais la solution, je vous le dirai tout de suite, sans vous tenir plus longtemps en suspens. J'ai été à Troie, où les principaux héros de l'Iliade ont couru pour urI. prix pour la conquête duquel nos jockeys dédaigneraient de seller un cheval ; et cependant je vous assure qu'ils s'en sont très noblement acquittés, quoique leur peine dût avoir pour récompense une poële et un chaudron.
« Je n'ai jamais répondu à votre question sur le commun, le terrain vague des ébats publics (i). Je me souviens fort bien d'avoir fait le discours que vous me rappelez, et le lieu où je le fis était un commun dans le voisinage de Southampton. Je ne me rappelle pas cependant le nom du lieu. Mais je me souviens fort bien que je me vantai de la sagacité dons vous parlez, précisé-
(1) Le mot common dit tout cela. C'est la place publique d'un peuple qui aime la nature au lieu d'être nue et poudre!use, elle est couverte de végétations naturelles et parfumées. Laissons Cowper lui-même nous décrire délicieusement un common (Task, book 1, p. 28, éd. de 1788)
The common, overgrown with fern, and rough With prickly gorse, that, shapeless and deform'd. And dang' rous to the t(iticb, has yet its bloom, And decks itself with ornaments of gold,
Yuelds no inpleasing ramble ; there the turf Smells fresh, and rich in odorif' rous herbs, And fungous fruits of earth, regales the sense With luxuf" of unexpected sweets.
« Le commun, couvert de fougères et de sa rude végétation de genêts épineux, informes et dangereux au toucher, qui cependant ont leur fleur et se décorent d'ornements d'or ; le commun offre une promenade qui n'est pas sans charme là, le sol gazonné a un frais parfum, et, riche d'herbes odoriférantes, de productions fougueuses du sol, donne aux sens le délicieux régal de parfums *natte.dus. .,
Miss Mitford, dans ses délicieux et frais volumes de Our Village, vous fera faire aussi d" douces promenades sur le common, parmi les joueurs de cricket.
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ment après vous avoir prise dans mes bras pour vous faire traverser une place boueuse de la route qui conduisait à ce commun. Depuis ce jour-là jusqu'à présent, j'ai toujours eu dans le nez les délicieux et sauvages parfums de cet endroit. Nous n'avons pas ici de lieux pareils. S'il y en a jamais eu autrefois, les clôtures les ont depuis longtemps fait disparaître ; mais nous avons dans les champs qui avoisinent Olney un parfum que je ne trouve pas moins agréable, et que malgré un examen attentif, je n'ai jamais su m'expliquer. Autant que j'ai pu l'observer, il ne vient ni d'une herbe, ni d'un arbre, ni d'un buisson : je croirais qu'il a son origine dans le sol. C'est exactement le parfum de l'ambre frotté avec force : seulement l'odeur est plus prononcée. Je ne l'ai jamais remarquée que dans des temps chauds et dans des places où le soleil a toute sa puissance, où l'air d'ailleurs ne pénètre pas. J'étais fortement tenté d'en parler en poète, quand je décrivais dans la Tâche la scène du commun ; mais j'ai craint que la rareté de ce phénomène singulier ne disposât le lecteur à mettre cette description sur le compte d'une fantaisie d'odorat, ou tout au moins à n'y voir qu'une fiction introduite de propos délibéré.
« J'ai tenu ma promesse et j'ai envoyé chercher le docteur ; mais comme je l'ai laissé libre de prendre tel moment qu'il voudra de cette semaine, je ne sais pas quel jour j'aurai sa visite. Je me suis trouvé avec lui. C'est un homme de bonne compagnie et un homme de sens ; quant au savoir professionnel, je crois qu'il a peu de supérieurs.
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« M" Unwin (qui veut qu'on vous présente ses affectueux respects), est à côté de moi qui me tricote des bas avec une habileté digne de Pénélope elle-même. Cela ne vous paraîtra pas une exagération quand je vous dirai que depuis vingt ans je n'ai pas acheté une paire de bas de fil, de soie ou de laine.
« Adieu, ma bien-aimée cousine ; si cette lettre vous parvient avant que j'aie votre réponse à ma dernière, ne me faites pas attendre longtemps une réponse aux deux. >
Jamais Cowper n'a été si actif avec aucun correspondant : avec les autres, il faut qu'il se décide à écrire ; avec lady Hesketh il obéit à une impulsion, la plume lui commande. Dès le lendemain il est encore avec elle (sept décembre 1785) :
« Ma chère cousine, hier au soir à pareille heure je vous écrivais, et voici que je vous écris encore. Si notre correspondance se fût renouvelée il y a un an, il se peut qu'ayant alors sous la main une occupation plus agréable, jamais il ne me fût venu à l'idée de traduire Homère pour mon plaisir. Je ne doute pas que mon ami Bagot ne fasse tout ce qui dépendra de lui pour donner cours à mes Prospectus. Il y met une telle chaleur, il prend un intérêt si vif au succès de mon entreprise, que le moindre doute de ma part serait sans excuse. Mais sa sphère d'influence et la vôtre sont absolument distinctes. Il me recommandera surtout aux hommes, et vous, je pense,
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aux dames. Les gens qui ont de la littérature seront probablement quelque peu curieux de savoir comment j'ai mené une tentative où Pope m'a précédé ; mais, après tout, une traduction d'Homère doit être principalement un livre de dame.
« Voici qu'en ce moment même il me vient à la pensée de vous demander si M. Arnott, dont je n'ai pas depuis vingt ans entendu prononcer le nom, excepté par moi, est de vos connaissances. Lui-même doit avoir, je pense, beaucoup de relations, et pour certaines raisons j'imagine qu'il ne serait pas éloigné de faire ce qu'il pourrait en faveur d'un livre entrepris par un homme qui porte le nom de Cowper. Mais je laisse toutes ces choses à notre discrétion, dont je ne doute non plus que de votre zèle à me servir : je suis sûr de l'un et de l'autre comme si j'étais à côté de vous pendant que vous agissez. A ce propos, un de nos voisins se trouvant aujourd'hui à Newport, aperçut une lettre portant mon adresse sur la fenêtre de l'auberge, et l'ayant prise, me la remit pendant mon dîner. C'était une lettre de M. Bagot, qu'il avait laissée là en retournant chez lui, espérant qu'il se trouverait quelqu'un pour la porter. Elle est conçue en des termes dignes de l'amitié qu'il professe pour moi et contient une nouvelle assurance de ses actives démarches en ma faveur dès qu'il aura reçu mes prospectus. C'est un homme de goût et d'instruction, et il voit aussi clairement que moi qu'il y a chance pour cet ouvrage. J'écrirai ces jours-ci à Johnson, mon éditeur, pour régler avec lui les préliminaires indispen-
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sables. Cela fait, je lui transmettrai l'ordre de mettre sous presse immédiatement les prospectus. La saison est favorable ; Londres est au complet ou le sera quand les prospectus seront prêts, et ils ne le seront guère qu'après les fêtes, auquel temps, s'ils ne survient pas d'obstacles, j'aurai fini l'Iliade. Je la reverrai alors avec soin, comparant toujours avec l'original, et j'aurai donné à l'ouvrage la dernière main vers le mois de mars probablement. Il est également probable que vers le mois de mars nous aurons sondé le terrain quelque peu, et que nous serons en état de juger sur quelque fondement si la souscription pourra être remplie ; car on ne pourra entrer dans les très grandes dépenses que l'affaire entraînera, sans être fixé sur ce point. Si la souscription n'atteint pas le chiffre voulu, j'en reste là, et je n'ai plus qu'à rendre l'argent, en me félicitant de n'avoir pas passé une autre année encore à traduire l'Odyssée. Mais, quoique je ne sois pas naturellement très porté aux espérances téméraires, j'ai sur ce sujet une certaine légèreté du cœur, qui m'engage à espérer un tout autre résultat.
« Ma chère, vous ne dites pas un mot du pupitre dans votre dernière lettre que j'ai reçue ce matin. Je conclus de votre silence que vous le supposiez parvenu à Olney, ou en route pour y venir, vous attendant fermement que ma prochaine vous apprendrait son arrivée à bon port. Où donc peut-il être ? Je ne désespère pas tout à fait, pour les raisons que je vous ai dites hier soir, mais à dire vrai, je suis bien près de désespérer. J'écris depuis
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plusieurs années sur un atlas, que je commence à trouver trop bas et de surface trop plate, quoique je m'en tinsse satisfait tant que je n'espérais pas un pupitre plus commode. Voyez et observez combien il est vrai qu'en augmentant le nombre des commodités qui nous environnent, nous multiplions nos besoins exactement dans la même proportion. Je ne puis douter que si vous alliez me dire que tous les hommes à Londres qui se piquent de quelque élégance portent des souliers noirs avec des roses blanches, et que vous allez m'envoyer de ces souliers à la mode, on ne me vît sauter d'impatience jusqu'à ce qu'ils me fussent arrivés. Non que je me soucie d'un farthing de quoi mes souliers sont faits, mais parce que des souliers envoyés par vous m'intéresseraient de la tête aux pieds.
« Je n'ai jamais eu le plaisir de voir M. Jekyll, et je ne l'aurai probablement jamais. J'ai été plus d'une fois à Gayhurst ; mais nous allions uniquement chercher une promenade agréable dans le parc aux moments où la famille n'y était pas. Je me suis trouvé l'an dernier avec Mrs Wright chez M. Throckmorton ; elle nous a plu extrêmement à tous deux ; quant à M. Wright, c'est un chasseur si décidé, qu'il ne manquerait pas sans doute de me prendre pour un être insipide, n'ayant aucun goût pour ce qu'il admire tant. Pour cette raison et pour quelques autres encore, je n'ai jamais été en rapport de visites avec aucun des gentlemen du pays. Avec M. Throckmorton, il est vrai, j'avais plaisir l'an passé à entrer en liaison ; mais à peine la connaissance était-
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elle commencée entre nous, qu'il a quitté le pays, et il est généralement si peu chez lui, que je n'ai pas lieu de penser que l'intimité se fasse jamais mieux entre nous.
« Je réserve le reste de ma feuille au docteur Kerr, que je pense voir demain : s'il ne vient pas, je devrai croire que ma lettre ne lui est pas parvenue. Bonne nuit donc, ma chère ! Je remplirai le peu de place qui me reste quand je pourrai vous dire que je l'ai vu ou que je dois lui récrire. Le défaut d'espace me force à différer de répondre à certains passages de votre dernière.
« Jeudi soir.
« Oh ! que cette lettre eût des ailes ! qu'elle pût voler pour vous dire que mon pupitre, le plus élégant, le mieux fait, le plus commode de tous les pupitres du monde, de tous les pupitres qui ont été jamais ou seront jamais faits, le pupitre que j'aime le plus, est arrivé à bon port. Et, ma chère, il était réellement à Sherrington quand la femme du voiturier (cet homme lui-même n'était pas à la maison) croassa son abominable non ; cependant elle examina la feuille ; mais ou elle le fit avec si peu de soin, ou, comme disait ce pauvre Dick Madan, d'un œil si ignorant, que mon nom lui échappa. Mon aimable cousine, vous m'avez envoyé quelque chose de trop précieux ; je n'ai rien à vous donner en retour, que les affectueux sentiments d'un cœur vraiment touché de votre bonté. Qu'il est agréable d'écrire sur cette sur-
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face verte (i). Je suis fâché d'être arrivé si vite au bout de mon papier. Il me reste seulement de la place pour vous dire que M" Unwin est enchantée de sa boîte et qu'elle me charge de vous faire ses remerciements et plus que ses remerciements. Que puis-je faire de si loin. que vous dire qu'elle vous aime cordialement, et que je fais comme elle ! Le portefeuille est aussi le plus complet que j'aie jamais vu, et la chaîne de montre est la plus brillante qui se puisse voir.
« Adieu pour un peu de temps. A Homère maintenant.
« N. B. J'écris en général le jour avant le départ de la poste ; c'est là ce qui vous embarrasse. Je veux ainsi m'assurer du temps et n'être pas pressé. Il y a aujourd'hui vingt-deux ans que j'ai quitté Londres. »
Pendant que Cowper avait ses délicieuses jouissances d'amitiés, propres à compenser toutes les déceptions (s'il en avait eu, et l'on en a toujours, même dans le succès), son nouveau livre faisant sans bruit son chemin dans le monde : les éloges lui arrivaient, les uns emphatiques, les autres modérés ; Cowper, homme de bon sens avant d'être poète, repoussait les uns en acceptant les autres avec modestie. On a plaisir, en ces temps d'éloges hyperboliques, où les poètes se comparent aux fondateurs d'empires et les romanciers à Napoléon, on a plaisir à voir un poète excellent se faire si modeste-
(i) Ce pupitre, qui était fort joli et qui est devenu une relique, appartint après la mort de Cowper à M. J. Johnson, qui sera introduit en son temps parmi les correspondants du poète. Sa famille l'a conservé.
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ment la part de louanges, et au moment où la renommée lui vient, la gloire, ne point lâcher la bride à son imagination et à ses rêves, mais demeurer sans murmure et sans révolte le simple habitant d'un coin perdu, le commensal d'une digne femme qui tricote ses bas et lit le livre de Common Prayer. C'est un exemple si merveilleux et si rare, qu'il mérite qu'on s'y arrête. Lisons donc en nous recueillant cette lettre à M. Newton (10 décembre 1785) :
« Mon cher ami, ce que vous dites de mon dernier volume me donne le plus sincère plaisir. Il m'en est revenu de différents côtés des récits favorables ; mais aucun ne m'a fait tant de plaisir que le vôtre, et les motifs s'en comprennent d'eux-mêmes. J'ai un goût pour l'éloge modéré, parce qu'il promet d'être judicieux, mais la louange excessive, comme la distribue notre pauvre ami *** (j'ai un oncle aussi qui me célèbre absolument dans le même style), est un trop gros morceau pour une hirondelle ordinaire. J'en mets les neuf dixièmes sur le compte de la partialité de famille. Je ne sais pas plus que vous quel accueil mon livre a rencontré près des acheteurs ; mais je crois qui si Henderson n'était pas mort, et que j'eusse jugé à propos de lui donner cent livres pour lire mon poème en public, il serait devenu plus populaire qu'il ne l'est. Je suis fort éloigné de mettre John Gilpin au dessus de tout ce que j'ai écrit ; et John Gilpin a eu son assez bonne part de popularité.
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« Votre opinion sur l'Homère de Pope concorde parfaitement avec celle de tous les juges compétents avec lesquels j'ai eu l'occasion d'en causer. Je n'ai jamais vu une copie qui ressemblât si peu à l'original. Il n'y a pas au monde, je crois, de poème — hors les poèmes divinement inspirés — si simple que ceux d'Homère ; et il n'y a pas au monde de poèmes plus badigeonnés et ornementés que la traduction que Pope en a faite. Aussi, dans les mains de Pope, le sublime d'Homère devient de l'enflure, ses descriptions sont un bariolage. Pope d'ailleurs, n'a pas la moindre idée de ce talent à diversifier les caractères, qui distingue Homère si éminemment. Tous ses personnages, dans toutes les occasions, adoptent pour s'exprimer une phraséologie enflée et pompeuse, et c'est Pope qui la leur prête ; encore que dans l'original, la dignité de leurs discours, lors même qu'il est le plus majestueux, réside principalement dans la simplicité de leurs sentiments et de leur langage. Il faut encore que j'adresse une autre critique à notre Anglo-Grec, et je choisis celle-là entre beaucoup d'autres critiques qui se pressent dans ma pensée, mais que je ne peux déduire faute de temps et faute de place ; la voici : C'est qu'avec tout son talent il manquait de sensibilité à un point qu'on ne peut s'expliquer quand on lit certains passages de ses poèmes originaux à lui-même. Il n'est pas d'écrivain plus pathétique qu'Homère, parce qu'il n'en est pas de plus naturel ; et comme il n'en est pas de moins naturel que Pope dans sa traduction, il n'y en a pas non plus de moins pathétique. Mais je ne vous fatiguerai pas
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d'un thême dont je ne veux pas vous rebuter avant le temps.
« Si le grand changement en moi, dont vous exprimez si vivement l'attente, vient à se réaliser, en quelque temps qu'il ait lieu, vous pouvez compter certainement que vous en serez le premier informé. Mais soit que vous veniez portant dans vos mains des félicitations, soit que vous n'en ayez point à m'apporter, je n'ai pas besoin de vous dire que vous serez toujours le bienvenu ici.
« Les vers suivants se présentent dans le moment à ma pensée comme une épigraphe qu'on pourrait mettre au Messie, si vous ne la trouviez pas trop tranchante :
« Nunquam inducunt animum cantare, rogati ; Injussi, nunquam desistunt (i). »
Dans une lettre de ce temps à lady Hesketh, le poète revient aux motifs qui l'ont engagé à traduire Homère. Bien d'autres sujets encore sont touchés dans cette lettre ; la voici (15 décembre 1785, jeudi) :
« Très chère cousine, mon pupitre me charme toujours ; mais il ne me charme jamais tant que quand je vous écris. Si ce n'est pas vous qui me donnez l'objet même, je vous dois du moins d'avoir décidé la question contre moi, et résolu que je l'aurais malgré toutes mes objections. Dès avant son arrivée, Mrs Unwin avait
(1) Priez-les de chanter, jamais vous ne l'obtiendrez d'eux; ne leur demandez rien, ils ne se tairont plus. Horace.
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d'un coup d'œil fixé la place qui lui convient parfaitement. Un certain guéridon que je n'avais pas remarqué et qui occupe un coin de la chambre sert à le poser quand on n'en a pas besoin, et de là on le transporte facilement quand on veut s'en servir, sur une table plus grande. S'il ne faut pas que je sache qui est le principal auteur du bienfait, permettez-moi du moins de vous prier de témoigner au bienfaiteur ma reconnaissance et mon affection. Quant au fréquent usage que j'en fais, je vous dirai ce qu'il en est. Quand j'écrivais mon premier volume et que je ne faisais que commencer à sortir de l'état de mélancolie où j'avais été plongé quelques années durant (et dont, par parenthèses, je ne me regarde pas comme entièrement délivré, même à cette heure), Mrs Unwin insista pour me faire abandonner la plume, craignant que ma santé n'en éprouvât des conséquences fâcheuses. Quand les dames insistent, vous le savez, il n'y a plus rien à faire, l'obéissance de notre part devient nécessaire. J'obéis donc, mais ayant perdu mon violon, je devins pensif et malheureux. En conséquence, elle me le rendit, persuadée de son utilité, et depuis ce temps-là jusqu'à aujourd'hui je n'ai jamais cessé de griffonner. Remarquez cependant, ma chère, que je ne griffonne pas toujours ; la tâche que je me donne à moi-même est de traduire quarante vers par jour ; s'ils courent aisément, je vais quelquefois jusqu'à cinquante ; mais je ne reste jamais au-dessous du nombre que je me suis imposé. Tantôt, j'y suis occupé une heure et demie, tantôt trois heures ; en général, c'est de deux à
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trois. C'est là, vous le voyez bien un travail dont on ne peut pas se trouver mal. Ce que j'ai traduit le matin, je le transcris le soir.
« Ne croyez pas que je pousse l'inhumanité jusqu'à vous envoyer sur le champ de bataille sans autre auxiliaire que M. Bagot. Il est en effet un de mes hommes, mais j'en ai d'autres encore qui ne laissent pas d'être considérables. M. Unwin prend naturellement ma cause à cœur, et il a bon nombre de relations importantes. Par lui originairement je me trouve en relations, quoique par lettres seulement, avec M. Smith, membre du Parlement pour Nottingham. Toutes les communications entre moi et mon libraire se sont échangées jusqu'ici à l'aide du privilège parlementaire de cet ami. Il veut bien parler de mes livres en termes excellents, et je ne doute pas qu'il ne pousse ma souscription avec ardeur. John Thornton le grand, qui, avec ses trois fils, tous trois membres du Parlement, a, j'imagine, dans la ville (i), une sphère d'action plus grande qu'aucun homme, se montrera, j'ai lieu de l'espérer, non moins zélé en ma faveur. M. Newton qui, de ce côté, a une influence étendue, me servira, je le sais, comme un frère. J'ai échangé aussi quelques lettres avec M. Bacon le statuaire, qui doit avoir des relations nombreuses et qui, si j'en peux juger par les sentiments qu'il exprime, ne restera pas en arrière quand il s'agira de me servir. Je ne doute pas non plus de lord Dartmouth, je crois pouvoir compter sur lui. Tous ceux que je vous ai
(1) Dans Londres.
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nommés, ma très chère cousine (je fais cette remarque pour mieux vous rassurer) sont, sans autre exception que le dernier, partisans de Pitt. M. Smith particulièrement est un des plus intimes amis du ministre, et il était avec lui quand le garde-barrière faillit lui enlever à jamais la chance d'être Premier (i). Je vous dis tout ceci comme pour vous frapper sur le dos, nullement étonné que votre pauvre cœur souffrît à l'idée d'être presque une Dame errante isolée dans ma cause (2).
« Quant à l'entreprise elle-même, il y a certaines considérations de délicatesse qui ne me permettent pas de la justifier devant le public. Il me conviendrait mal d'indiquer dans une préface les fautes de Pope, et cela serait aussi impolitique que peu convenable (3). Mais à vous, ma chère, je puis exprimer mes sentiments en toute liberté. Je dois cependant vous dire avant tout que vous avez répondu merveilleusement bien à la' personne qui vous demandait si ma traduction était en vers blancs ou en vers rimés. C'est comme vous avez dit, et que certains critiques prétendent ce qu'ils voudront, je maintiens et je maintiendrai toujours que donner une exacte reproduction d'Homère en vers rimés est parfaitement impossible. Parlons maintenant de Pope lui-même. Je ne lui ôterai rien de ce qui lui appartient ;
(1) Premier ministre. Le mot de Premier, dans sa concision aristocratique, a une haute signification de puissance en Angleterre.
(2) Lady Errant, jolie allusion aux chevaliers errants d'unè autre ép.oque.
(3) Cowper oublie un peu, ce me semble, la lettre au Gentleman s Magasine dont nous parlerons tout à l'heure, et qui peut passer pour une préface — une préface de loin.
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il a écrit dans sa traduction d'Homère un grand nombre de vers très doux et musicaux ; mais ses vers ne sont pas tous comme cela ; au contraire, ils sont souvent boiteux, faibles et plats. Il a d'ailleurs, à l'occasion, un bonheur d'expression qui n'est qu'à lui. Mais ces heureuses expressions sont toutes modernes et n'ont rien de commun avec Homère. La Bible exceptée, il n'y a jamais eu au monde un livre aussi remarquable par ce genre de sublime né de la simplicité, que les œuvres d'Homère. Il est toujours nerveux, uni et naturel. Je m'en rapporte à la connaissance que vous avez de son traducteur, pour décider des mérites de Pope à cet égard. Un jardin en toute sa gaieté de juin est moins fleuri que sa traduction. Des métaphores auxquelles Homère n'a jamais songé, qu'il n'a jamais cherchées, qu'il aurait probablement dédaignées s'il les avait trouvées, se suivent l'une l'autre dans une succession aussi rapide que les tableaux qui passent dans la lanterne magique. Homère est, dans les cas où le style facile est nécessaire, le plus aisé et le plus familier de tous les écrivains ; Pope ne s'est pas avisé de cela, et ne manque jamais de prendre un soin religieux de parader dans ses habits de velours. Les discours de ses héros ont souvent une animation que Pope a probablement estimée rude et de mauvais ton, car il a réduit ceux qui présentent ce caractère au parfait modèle des bonnes manières françaises Shakespeare lui-même ne sait pas plus excellemment qu'Homère marquer les caractères des personnages par les traits qui les
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distinguent ; il n'est pas plus attentif à donner à chaque caractère une consistance qui ne se dément jamais. Cher Pope, quelle qu'en soit la cause, soit qu'il ne l'ait pas vue, soit que tout en la voyant, il n'y ait pas attaché d'importance, cette grande beauté est presque anéantie. Bref, ma chère, il y a à peine au monde deux choses aussi peu ressemblantes l'une à l'autre que la version de Pope et l'original d'Homère. Donnez-moi une bonne épingle, afin que je puisse attacher votre promesse à ma manche. Allons, voilà qui est fait.
« Maintenant, assurez-vous sur la parole d'un homme qui a beaucoup étudié Homère dans sa jeunesse et qui connaît peut-être mieux qu'homme au monde la traduction de Pope, pour l'avoir, il y a vingt-cinq ans, comparée à l'original d'un bout à l'autre et vers par vers, sur la parole aussi d'un homme qui ne voudrait pas vous tromper en quoi que ce soit ; assurez-vous que Pope n'est jamais entré dans l'esprit d'Homère, qu'il ne l'a jamais traduit, j'ai presque dit qu'il ne l'a jamais compris : il est vrai à la lettre qu'il n'a pas compris bien des passages. Pourquoi dès l'abord, quand il commençait sa tâche, a-t-il (je prends son aveu à lui-même) rêvé sans cesse qu'il errait sur des chemins inconnus, qu'il était égaré dans des forêts et parmi des bruyères, et qu'il s'éveillait dans la terreur ! Je vous le dirai, ma chère : ses songes étaient des emblèmes de ce que la veille lui révélait ; et je suis fort trompé si je ne suis pas bien près de pouvoir prouver qu'en se mettant à l'œuvre, il savait fort peu de grec, et que
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jusqu'au bout il n'a jamais été un adepte en cette langue. Donc, ma bien-aimée cousine, encore une fois, prenez courage. J'ai devant moi une belle occasion d'acquérir de l'honneur ; et si l'Iliade une fois finie, la froide réflexion ne m'assure pas que je m'en suis saisi, je brûlerai le manuscrit.
« Il faut que je laisse mille choses sans réponse : mais les huîtres ne doivent point passer inaperçues, elles sont excellentes. Il faut ici que je laisse de la place pour Kerr ; je ne l'ai pas encore vu. Je ne puis l'aller trouver maintenant, de peur que nous ne nous croisions en route.
« Samedi.
« Il faut maintenant que j'entasse cent choses dans ce coin. Point de Kerr encore. On dit dans notre ville qu'il est fort malade ; si ce bruit est vrai, j'en suis très fâché. Je ne serais guère au-dessus d'une brute si j'oubliais de vous remercier de cette commande d'huîtres en notre faveur et pour toute la saison. Je vous aime pour toutes vos bontés et pour celle-là entre les autres.
« J'ai écrit dernièrement à Johnson à propos d'Homère. Il est habile homme dans sa partie, et connaît comme personne les ruses du métier. Il désire que je ne publie pas par souscription, mais que je lui mette entre les mains mon manuscrit. Il croit être en mesure de me faire des propositions que je pourrai goûter. Je lui répondrai aujourd'hui et je persisterai. Mais son avis me paraît être d'un favorable augure. La
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dernière poste m'a apporté une fort obligeante lettre de M. Smith, ci-dessus nommé. Je lui répondrai aujourd'hui, et lui demanderai, comme c'était mon dessein, de s'intéresser à ma souscription. J'ai toujours soin de prendre suffisamment d'exercice chaque jour. Quand le temps ne permet pas la promenade, je m'exerce vigoureusement avec les cloches muettes (i) : cela vous charmerait de me voir me livrer à cet exercice. Je dis encore une fois que je vous aime et je vous aime spécialement pour l'intérêt que vous avez pris au succès des passages qu'on a lus, dites-vous, dans cette soirée dont vous parlez. Je sais tout ce que votre cœur a de chaleur amicale, et combien c'est chose précieuse d'avoir part à votre affection.
« Le lièvre a été pris par un chien de berger qui n'avait pas présente la crainte de la loi ; le berger l'a donne au secrétaire de la paroisse, qui nous en a fait cadeau. Mrs Unwin est toujours profondément sensible à l'obligeance que vous avez de ne la point oublier. Son fils va à Londres quelquefois, et si vous le permettez, il sera heureux, je n'en doute pas, de frapper un matin à votre porte, dès que l'occasion s'en présentera : il suffira que je lui fasse entendre que le droit lui en est accordé. »
Le docteur Kerr, tant attendu, était venu enfin. Luimême avait failli mourir d'une morsure d'écureuil,
(i) Dtlmb-bells, disques de plomb que les athlètes anglais s'attachent au poignet et avec lesquels ils s'exercent pour augmenter leurs forces.
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compliquée du virus d'une tumeur qui s'était mis en contact avec la plaie dans le temps que son scalpel l'ouvrait à l'hôpital. Ce médecin très habile reconnut, sans presque que le malade eût besoin de les lui expliquer, les symptômes du mal de Cowper et la nature du mal lui-même, situé dans la membrane intérieure de l'estomac plutôt que dans l'estomac lui-même ; il prescrivit ses remèdes, et comme Mrs Unwin lui demandait si le patient pourrait recouvrer la santé, il répondit qu'il ne voyait aucune raison d'en douter.
Ainsi rassuré, le poète se remit à l'œuvre de plus belle. Déjà il est au dernier livre de l'Iliade, et comme ces héros ou comme ces dieux qui parcourent la carrière en trois pas, il songe à l'Odyssée.
« L'Odyssée que vous m'avez envoyée, dit-il à M. Unwin (24 décembre 1785) n'a qu'un défaut, un seul défaut du moins que j'aie découvert, c'est que je ne peux pas la lire. Rien que d'essayer, si je continuais, me rendrait bientôt aussi aveugle qu'Homère lui-même J'en suis au dernier livre de l'Iliade ; je vous serai donc obligé de m'envoyer une édition plus lisible à la première occasion qui se présentera.
« J'ai écrit dernièrement à Johnson, avec prière de me conseiller et de me renseigner au sujet d'une demande publique de souscription (1), il m'a répondu par le conseil de ne pas avoir recours à ce mode de publication, mais de traiter plutôt avec lui, ajoutant
(1) Proposais c'est ce que pour abréger je traduis ordinairement par prospectus.
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qu'il était en état de me faire des offres que je pourrais accepter, il le croyait. J'ai répondu à sa lettre, mais je m'en tiens à mon premier dessein.
« Ayant occasion d'écrire à M. Smith à l'occasion de sa libéralité princière, dont les pauvres d'Olney, eux aussi, se ressentiront cette année, j'ai glissé un mot en faveur du pauvre poète votre serviteur, et j'ai reçu une réponse pleine d'obligeance et d'encouragement. Il me promet entre autres six souscripteurs qui ne me feront pas déshonneur, dit-il, et il désire avoir des prospectus aussitôt qu'ils seront imprimés.
« L'encouragement me vient de toutes parts. J'en ai besoin dans une entreprise aussi longue et aussi importante ; mais il ne me manque pas, et est tel qu'il le faut pour soutenir le cœur. Homère n'est pas un poète qu'on puisse traduire sous le coup de la crainte qui doute et de l'abattement d'esprit.
« Il faut que je vous chante l'éloge du pupitre que ma chère cousine m'a envoyé. Il est aussi élégant que possible, et quant aux détails, il est de cèdre, couvert d'un très beau vernis de laque de Chine. Dans son ensemble et fermé, il affecte la forme d'une très jolie petite malle. Il renferme toutes sortes de choses pour l'utilité, l'encre et le sable y sont renfermés dans le verre taillé ; il a des charnières, des poignées et une monture d'argent. Il est incrusté d'ivoire et peut être employé comme pupitre de lecture. Il est arrivé garni de toutes sortes de fournitures de bureau : cette magnifique feuille de papier sur laquelle je vous écris vient
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de là. La tabatière offerte à votre mère est également fort belle. Elle est en carton, charnière d'or ; elle est bordée d'or enchaîné, diraient les dieux, d'une chaîne d'or, disons-nous, nous qui ne sommes que de simples mortels. »
Cowper qui se sent appuyé dans son entreprise, prend du cœur et va la mener bon train ; les prospectus vont prendre leur cours et aller se poser sur la table de tous les gens qui comptent en Angleterre. Il y a plus : le poète qui, s'il fût demeuré sans appui, aurait conservé sa fierté inexorable des temps qui ont suivi la publication des Poèmes, et fût demeuré avec Thurlow et Colman, ses infidèles amis, dans les termes posés par l'épître de l'Adieu (Valediction), moins isolé et plus fort, se sent plus en position et en droit d'oublier ses griefs : il va écrire à ceux qu'il a rejetés. Nous allons apprendre tout cela et bien d'autres choses encore dans une lettre à M. Unwin qui clôt l'année 1785 (31 décembre 1785). Mais d'abord donnons ici, à sa date, la lettre à Colman (27 décembre 1785). Elle en vaut la peine, puisqu'elle prouve une fois de plus, ce qui n'a pas besoin d'être démontré, que la mauvaise tête joue un mauvais rôle dans les amitiés, et qu'on s'éloigne souvent les uns des autres, mortels ennemis, pour n'avoir pas avoir voulu être bons amis : une main tendue aplanissait tout et mettait à néant toutes les injustes susceptibilités. Voici la lettre où Cowper avait le bon sens de mettre sous les pieds ces susceptibilités malheureuses ;
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« Cher Colman,
« Car, quoique depuis vingt ans nous n'ayons eu ensemble aucuns rapports, je n'ai pas le cœur d'adopter avec vous un autre style, et je suis encouragé à vous donner ce titre sous lequel autrefois je m'adressais à vous, par ce que m'a appris, il y a quelque temps, mon ami Hill, celui-ci m'ayant dit que vous lui aviez demandé de mes nouvelles et que vous lui aviez annoncé quelque chose comme l'intention de m'écrire. J'ai pris soin de vous faire savoir ma nouvelle qualité d'auteur, en vous envoyant mon volume. Si je ne vous ai pas envoyé mon deuxième livre, c'est que vous ne m'aviez point envoyé votre Art poétique, circonstance où j'ai vu, dans un accès de spleen sans doute, une préméditation. Mais ce que j'ai su par Hill m'a guéri de cette maladie, en ce qui vous concerne.
« Une fois auteur, toujours auteur : c'est là, vous le savez, mon ami, un axiome contre lequel on ne peut pas disputer. En ce qui me touche du moins, il paraît devoir se vérifier, car j'ai trop de loisir pour en pouvoir user sans écrire. Voilà pourquoi j'écris tous les jours et j'ai écrit tous les jours, depuis ma dernière publication ; il en est résulté une nouvelle traduction d'Homère en vers blancs, que je suis sur le point de mettre au jour. Jusqu'ici j'ai fait présent de mes manuscrits au libraire ; mais ayant donné deux fois dans cette fantaisie, je veux essayer cette fois s'il ne serait pas
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tout aussi agréable de faire un marché qui mît quelque chose dans ma poche. Je viens donc humblement solliciter votre voix et votre coopération, et vous prier de m'aider à répandre mes Prospectus, car je publierai par souscription. En pareil cas, vous le savez, on met tous les rouages en mouvement, et il y aurait lieu de s'étonner si moi, qui ai si peu de rouages à mettre en jeu, j'omettais de faire agir un rouage de votre importance. Aussitôt que j'aurai votre permission, j'ordonnerai à mon libraire de vous envoyer quelques prospectus.
« Les journaux m'ont appris votre maladie, à laquelle j'ai pris un vrai intérêt ; car le temps ne peut détruire une amitié comme celle que j'ai eue pour vous, alors même que l'absence joint ses efforts à ceux du temps. Les journaux m'ont appris également votre convalescence ; mais apprendre de votre main, cela donnerait le plus vif plaisir à celui qui peut en toute honnêteté dire qu'il a été jusqu'à ce jour votre affectionné
« W. Cowper.
27 décembre 1785, Olney, Bucks. »
Cowper n'avait pas trop présumé de la vieille amitié de Colman : celui-ci lui répondit en lui écrivant, dit Cowper, comme à un frère.
Ce qu'il advint de la lettre à Thurlow, nous ne le savons pas : le grand personnage se prévalut peut-être de l'infinie distance qu'il y a entre un chancelier d'Angleterre et un simple directeur de théâtre, pour
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être infiniment moins poli ; sans doute il persista dans son silence. Nous verrons par la suite si cet orgueil se démentira, et nous serions heureux de rencontrer la trace d'un rapprochement entre le grand homme et le grand personnage — c'est le poète qui est le grand homme.
Revenons à la lettre de fin d'année à M. Unwin :
« Mon cher William, ma dernière vous a appris que j'agis d'après le plan que vous m'avez recommandé l'été passé. Mais depuis cette lettre, ma négociation avec Johnson a fait de nouveaux pas. Le Prospectus est arrangé ; l'épreuve en a été imprimée, corrigée et renvoyée. Johnson se conduit fort bien, au moins d'après ma manière de comprendre les choses, et semble se rendre compte clairement que j'ai agi libéralement avec lui. Il désire que mon travail soit récompensé pécuniairement, que je mette, comme il dit, une jolie somme dans ma poche, et pense que deux volumes, format grand in-quarto, feront l'affaire. Il ne voudrait nullement, dit-il, conseiller de fixer un prix extravagant, et il l'a mis à trois guinées ; la moitié, comme d'habitude, payable en souscrivant, le reste à la remise de l'ouvrage. Cinq cents souscripteurs à ce prix, ajoute-t-il, mettront dans ma poche plus de mille livres. Je fais de mon mieux pour obtenir ce chiffre de souscripteurs. J'ai écrit, je crois, à tous mes amis d'autrefois, ceux qui sont morts exceptés, pour leur demander leur assistance. J'ai avalé mon dépit de jadis, et j'ai écrit au Chancelier, et
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j'ai écrit à Colman. Je les mets par là maintenant à une belle épreuve, s'ils y sont disposés, d'une manière efficace. M. Newton me sert chaudement, et peut faire beaucoup. J'ai naturellement écrit à M. Bagot qui, lorsque je l'ai vu ici, m'a demandé avec un rare et affectueux empressement de le faire aussitôt que les conditions de la souscription seraient fixées. Si je pouvais obtenir l'adresse de Sir Richard Sutton, je lui écrirais aussi, quoique je ne me sois trouvé qu'une seule fois avec lui depuis que j'ai quitté Westminster, où lui et moi nous avons lu ensemble jadis l'Iliade et l'Odyssée d'un bout à l'autre. Vous trouverez ci-incluse la réponse que m'a faite lord Dartmouth et que je vous prie de montrer à lady Hesketh, parce qu'elle lui fera plaisir. Je serai charmé si vous pouvez trouver l'occasion de faire à ma cousine une visite durant votre séjour à Londres: Vous remarquerez par tout ceci que je ne me manque point à moi-même : celui qui ne fait pas lui-même ce qu'il peut n'a pas le droit de réclamer l'assistance des autres. Je n'aurai pas non plus à tous autres égards le droit de me plaindre de moi-même. Je vous remercie de vos conseils d'ami et de vos précautions insinuées, et je ne manquerai pas de laisser guider ma plume par vos avis. Je respecte le public, je me respecte moi-même, et j'aimerais mieux manquer de pain que de m'exposer étourdiment à un jugement rigoureux, soit d'un côté, soit de l'autre. Je hais cette affectation qui paraît si souvent dans les écrivains, de négligence et de légèreté paresseuse ; et je n'ignore pas
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que dans le cas présent particulièrement, il est nécessaire de se garder de ces défauts, alors que j'entreprends la tâche vaste et ingrate de faire mieux que Pope n'a fait avant moi.
« Je vous remercie de tout ce que vous avez fait et dit pour moi, je vous remercie d'avance pour tout ce que vous ferez et direz dans la suite. Je suis sûr de vous trouver toujours. Je vous remercie sur tout de ce soin jaloux que vous avez pris de mon honneur et de la considération qui doit m'appartenir, quand ce Mann dont vous parlez a demandé des échantillons de ma traduction. Quand je ferai le commerce de vins, de draps ou de fromages, je donnerai des échantillons ; mais de vers jamais. Rien n'aurait pu me décider à satisfaire à la demande de ce monsieur, hormis l'assurance donnée par lui que c'était une envie de sa femme.
« J'ai souvent pensé avec plaisir à l'été que vous deviez avoir dans le cœur dans le temps que vous mettiez votre soin à adoucir la rigueur de l'hiver pour tant de gens qui sans vos secours y seraient demeurés exposés. Je voudrais que vous pussiez tirer des geôles tous leurs hôtes, n'y laissant que ceux qu'on n'en peut faire sortir convenablement et à leur avantage. Vous n'avez jamais dit une meilleure chose de votre vie que quand vous avez assuré M. Smith du bien que ferait aux pauvres d'Olney un don de literie. Il n'y a pas un des conforts de ce monde dont ils soient, comme dit Falstaff, si odieusement dépourvus. Quand une pauvre femme, et une honnête femme, que nous connaissons bien,
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rapporta au logis deux paires de couvertures, une pour elle et pour son mari, et l'autre pour ses six enfants, ceux-ci, aussitôt qu'ils les virent, sautèrent hors de leur paille et les prirent dans leurs bras, et les baisèrent, leur exprimant leur bonheur (i), et dansèrent de joie. Une vieille femme, bien vieille, la première nuit qu'elle se vit si confortablement enveloppée, ne put pas fermer l'œil, agitée qu'elle était par des émotions contraires, l'extrême joie d'un côté, et de l'autre, la crainte de n'être pas assez reconnaissante.
« J'y pense en ce moment et j'e vous le dis tout de suite : ce manuscrit sera, je l'espère, prêt pour l'impression vers la fin de février. J'aurai fini l'Iliade dans à peu près dix jours, et je commencerai immédiatement la révision de tout l'ouvrage. Il faut, si vous le pouvez, que vous veniez à Olney, ne fût-ce que pour vous charger de le remettre sûrement à Johnson. Car si, par l'effet d'un accident, il se trouvait égaré, je serais perdu, l'original premier ne correspondant qu'imparfaitem'ent à cette copie. »
Notre poète a fait dans la lettre qu'on vient de lire, comme précédemment déjà dans une lettre à lady Hesketh (du 115 décembre 1785, ci-dessus), un dénombrement vraiment homérique de ses héraults et auxiliaires. Il cherchait cependant et depuis longtemps déjà, à 'en enrôler sous ses drapeaux un autre meilleur
(1) L'anglais en dit plus encore blessed them, les bénirent, comme quelque chose d'animé. Ce mot nous manque.
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encore, le public lui-même. A ce public qu'il est toujours sage de se ménager beaucoup, de flatter un peu, et d'arraisonner modérément sans en avoir l'air, il s'adressait dès le mois d'août, par l'intermédiaire d'un périodique estimé en Angleterre le Gentleman's Magazine (i).
Il commence en feignant qu'une dame de goût, personne intelligente et connaissant bien les meilleurs écrivains anglais, avait lu récemment l'Homère de Pope, qu'elle n'avait pas ouvert depuis plusieurs années. Sa lecture finie, elle lui avait demandé ce qu'il en pensait, non sans marquer elle-même un désappointement extrême, et en laissant percer quelque soupçon que le préjugé avait fait beaucoup pour le poète original, pour Homère. Ce petit préambule sans conséquence achevé, Cowper prend la parole pour son propre compte. « Pour moi, dit-il, j'ai toujours été un des plus chauds admirateurs du poète grec, dont les œuvres, suivant moi, sous le rapport de la variété et de la sublimité de la conception, et de la noblesse du langage, demeurent jusqu'ici sans rivales. Aussi je me sentis un peu piqué de l'insinuation de cette dame ; et comme j'avais, il y a quelques années, comparé soigneusement Homère 'et Pope, en rapprochant d'un bout à l'autre les deux poèmes dans l'original et la traduction, je m'en jugeai d'autant mieux autorisé à prendre la défense du poète grec ; ne doutant que beaucoup d'Anglais n'aient dii
(1) Mois d'août 1785. Son article', sous la forme d'une' lettre adressée à M. Urban, est reproduit dans les Sélections de ce Maga'{ine, volume deux. Southey nous en a donné une analyse étendue dans la Vie de Cowper, T. 1, p. 348.
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prendre de lui une idée fort au-dessous de sa valeur, je vous prie de me permettre, par l'intermédiaire de votre Magazine, de donner à mes opinions à ce sujet, la facilité de pénétrer dans un cercle plus étendu que celui qu'elles pourraient parcourir sans votre aide. Je sens un double plaisir à m'acquitter de cette tâche. C'est à mes yeux une occasion de revendiquer l'honneur de mon poète préféré, et en même temps de manifester le bon sens et la justice de ceux qui l'ont couronné en lui prodiguant ces applaudissements infinis que mon amie a tant de peine à s'expliquer. »
Ici le critique accorde à Pope la part d'éloges qui lui revient et qu'il y aurait injustice à lui refuser, même en présence de ses faiblesses et de la traduction plus fidèle de son rival : Pope, faible traducteur d'Homère, demeurera toujours le poète de la Forêt de Windsor et de l'Essai sur I!Hoin,;;te. Cowper explique les fautes de son devancier ; et l'origine de ces fautes, qui est surtout dans le désir d'attirer à lui les guinées de ses compatriotes, n'est pas trop à son honneur : « La renommée, dit Cowper, n'avait pas été son principal mobile ; s'il eût visé à la gloire, il n'eut pas, avec ses talents, permis à d'autres de participer à son entreprise. Ses relations du monde étaient nombreuses, ses distractions fréquentes, et il fut obligé d'avoir recours à des assistances étrangères ; lui-même il dut quelquefois écrire à la hâte et sans beaucoup de soin ; et souvent, sans doute, il fut forcé, soit par délicatesse, soit à cause de la précipitation du travail, d'admettre tels vers de ses collabora-
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teurs, propres à déshonorer, non seulement Homère, mais son traducteur même. »
La cause principale de son insuccès réside dans la nature même de vers qu'il avait adopté : « Pope excellait à écrire des vers rimés, c'est-à-dire qu'il avait le plus heureux talent pour accommoder le sens aux besoins de la rime. Découvrir des mots à terminaison semblable, dans une langue comme la nôtre où ils abondent, là n'est pas la difficulté pour un homme qui connaît suffisamment le métier ; mais quand il s'agit d'accommoder le sens à la rime, et que l'affaire est de traduire, l'espace pour se mouvoir est bien étroit ; le sens est déterminé d'avance ; aussi la rime doit bien souvent imposer, même au plus expert dans son art, la presque inévitable nécessité de s'écarter du sens de l'original ; car la remarque de Butler est aussi vraie qu'elle est plaisante : suivant lui « la rime est le gouvernail des vers ; comme pour les vaisseaux, elle sert à diriger leur course ». Aussi, dans des exemples sans nombre, pouvons-nous remarquer une violence faite au sens d'Homère, violence dont assurément Pope se fut jamais rendu coupable, s'il n'y avait été contraint par les chaînes dont il s'était lié lui-même. »
« La rime a entraîné Pope à commettre d'autres fautes encore ; telle est par exemple cette coutume barbare qu'il a adoptée d'accourcir les noms propres : « Le vers blanc, de construction plus grandiose, aurait offert une place assez large à Idomeneus et à Meriones, et à plusieurs autres, pour se permettre de se tenir droits,
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au lieu d'être écourtés du pied. La rime a encore un autre effet désastreux sur un poème de cette longueur : elle ne permet pas une variété suffisante dans le repos et la cadence. L'oreille est fatiguée du retour des mêmes rythmes, rassasiée d'une musique harmonieuse, il est vrai, mais toujours répétée. Le point de départ a donc été une erreur : on peut le déplorer, mais non s'en étonner. Car qui peut s'étonner, sachant que tous les hommes aiment naturellement ce à quoi ils excellent, que Pope, habile à faire sonner les cloches de la rime mieux qu'un homme au monde, les ait attachées au cou d'Homère ? Pope cependant, quand il a composé pour son propre compte un poème épique, l'a écrit en vers blancs, comprenant sans doute qu'il est bien plus approprié, au double point de vue de la variété et de la dignité, à la grandeur d'une telle œuvre. Et quoique Atterbury lui ait conseillé de jeter le poème au feu, que Pope ait suivi ce conseil, je ne crois pas que ce soit l'absence de la rime qui lui ait fait encourir cet arrêt. Après ce que j'ai dit à ce propos, il est à peine besoin d'ajouter qu'Homère ne peut qu'avoir souffert à l'excès dans l'image anglaise que nous avons de lui. Parfois il supprime ses phrases, d'autres fois il le force à recevoir un sens autre que le sien. La rime donne le mot, et il s'ensuit une misérable transformation ; au lieu d'Homère dans le costume gracieux de son âge et de sa nation, nous avons Homère en gilet étriqué.
L'inspiration et la manière d'un auteur sont des termes qui, selon moi, peuvent être employés récipro-
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quement. L'inspiration produit la manière, et celle-ci à son tour est un indice de l'inspiration. L'inspiration d'Homère était virile, hardie, sublime. Au-dessus dè 'ces petites habiletés au moyen desquelles un écrivain comme Ovide cherche à amuser ses lecteurs, il se contente de dire la chose comme elle est ; il fait sortir la dignité des objets de leur simplicité, à laquelle ne peuvent atteindre les écrivains en recherche de l'ornement. Si vous rencontrez une expression métaphorique dans Homère, vous tombez sur une rareté : je ne dis pas qu'il n'ait point de métaphores, mais j'affirme qu'il en a fort peu. La poésie de l'Ecriture exceptée, je ne crois pas qu'il y ait au monde de poésie aussi simple que la sienne. En est-il de même de son traducteur ? Je réponds : Non, c'est exactement le contraire. Dans aucune de ses pièces à lui, Pope n'est plus rempli de figures que dans sa traduction d'Homère. Je ne nie pas que ses fleurs ne soient belles, mais ce sont des fleurs modernes, et elles ont poussé sur le sol anglais. L'Iliade et l'Odyssée, en ses mains, n'ont pas plus l'air d'antiquité que s'il les avait inventées lui-même. La simplicité de ces poèmes est noyée dans une profusion de jolies choses, qui peuvent bien frapper l'œil à première vue, mais qui ne sauraient dédommager des beautés plus grandes qu'elles cachent. Le véritable Grec se trouve aussi mal de ses acquisitions qu'une statue de Phidias ou de Praxitèle aurait à souffrir de la brosse du peintre. Le peintre pourrait donner à l'œuvre du statuaire les couleurs à la mode du jour, la nuance de l'œil de
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l'empereur ou celle des cheveux de la reine de France, mais il empâterait ces belles lignes que l'artiste voulait proposer à l'admiration de tous les âges à venir. »
Le poète qui devient ici un excellent critique d'autant plus habile à trouver le défaut de la cuirasse, d'autant plus aiguisé, plus sharp, qu'il travaille pro domo sua, cite des exemples, et montre qu'en plus d'une circonstance, Pope a fait tort à son original en l'accablant sous de faux ornements, ou qu'il l'affaiblit par une fausse délicatesse : « Il en est résulté, dit-il, un terre à terre qui ne se trouve jamais dans le grec. Les héros d'Homère respectaient leurs dieux exactement au même degré que les catholiques (i) respectent leurs idoles. Tant que leur cause prospérait, ils étaient de fort excellents dieux ; mais que vînt un revers de fortune, ils les traitaient avec une familiarité qui approchait fort du blasphème. Pope a étendu ces outrages d'une telle proportion de douceur chrétienne, que tout l'esprit du vieux poète en est étouffé entièrement. Pareillement, les invectives échangées par ses héros sont parfois adoucies à tel point qu'au lieu de la vivacité et de l'aigreur de l'original, nous n'avons plus que le petit lait des bonnes manières. Homère n'a point de rivaux quand il s'agit de marquer vivement et heureusement les caractères : son traducteur fait parler à tous ses personnages une seule et même langue : ils sont tous également enflés, pompeux et roides. Homère est exact sans petitesse, aisé sans négligence, grand sans ostentation, sublime
(i) Cowper dit les papistes.
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sans peine. Aucune de ces qualités chez Pope. Il est souvent enflé, souvent plat, souvent négligent, et — quelle en est la cause, je n'essaierai pas même de la faire entendre — en bien des cas il.a donné à des passages entiers un sens qui est à côté du vrai sens.
« Si mes belles compatriotes, conclut Aléthès (Cowper avait signé de ce nom) veulent s'en rapporter à un étranger sur cette matière, qui du moins leur est nouvelle, elles sauront à qui elles doivent s'en prendre de la fatigue que la lecture d'Homère a imposée à beaucoup d'entre elles ; elles peuvent demeurer convaincues que les savants vraiment savants, les savants polis et judicieux de tous les pays n'ont pas été, depuis le premier jusqu'au dernier, sous le coup d'une erreur et d'une illusion ; mais qu'Homère, quelque figure qu'il puisse faire en anglais, a par lui-même droit aux éloges les plus magnifiques que ses plus enthousiastes admirateurs aient pu lui accorder. »
Cowper se défendait dans ses lettres à lady Hesketh, à Joseph Hill (5 avril 1786) de faire une préface où il serait dans la nécessité d'étaler tout au long les défauts de Pope : c'était prudent à coup sûr ; mais il me semble que la lettre d'Aléthès au Gentleman's Magasine valait bien une préface. Je ne le dis pas pour en faire un reproche à Cowper, qui a plaidé la cause du poète grec et celle des gens de goût ; mais je ne veux pas qu'un acte de prudence passe pour un acte de modestie et de générosité — qui n'était pas d'ailleurs exigé.
La lettre d'Aléthès s'adressait au public ; c'est une
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œuvre de bonne critique. Reprenons la suite des lettres de Cowper à des amis, qui sont souvent des chefsd'œuvre de bon sens et de bonne causerie, que ses amis ont bien fait de nous conserver et de publier, en dépit de l'opinion qu'il avait lui-même, et qu'il a exprimée une fois dans une lettre (sans date) au révérend M. Powley, gendre de Mrs Unwin.
« Je ne garde point de lettres, y disait-il, excepté celles que l'importance de leur contenu m'oblige de conserver... Par contenu d'importance, j'entends ce qu'on appelle communément affaires d'espèce ou d'autre. En détruisant toutes les autres lettres, je veux le bien de mes amis, car j'estime que la délicatesse exige de moi que je ne laisse pas après ma mort, pour tomber sous les yeux de je ne sais qui, des monceaux de lettres dont ce serait la destinée sans cette précaution ; et par la même raison, ce que je fais de leurs lettres, je voudrais de tout mon cœur qu'ils le fissent des miennes. Au fait, il semble qu'il n'y a pas plus de raison de conserver et de perpétuer ce que la plume laisse échapper journellement dans le cours d'une correspondance ordinaire, que ce qui sort des lèvres dans la conversation de tous les jours. Des milliers d'in-folios de conversation sont livrés à l'oubli sans regret ; et des in-octavos, au moins, de correspondances, sont souvent conservés précieusement jusqu'à la mort, sans utilité quelconque pour nous ou pour d'autres. Ils vont alors chez l'épicier et servent d'amusement à celles de ses pratiques qui savent lire
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l'écriture, comme elles disent ; ou bien, ce qui est cent fois pis, les correspondances trouvent moyen d'arriver chez l'imprimeur. C'est là un malheur qui ne manque jamais, ou du moins rarement, de se produire, si le défunt a eu le malheur de laisser après lui un ami plus attaché à sa mémoire que discret dans le choix des moyens de l'honorer. »
Le reste de la lettre ne se rapporte plus au même sujet ; je le traduis cependant, parce qu'on y trouvera deux ou trois observations morales ou autres, qui ont leur intérêt :
« Je ne me suis étendu longuement sur un sujet que je n'avais pas l'intention de toucher en commençant, que parce que je n'avais pas de nouvelles à vous transmettre. Vous avez reçu maintenant, je présume, la dernière publication de M. Newton. Je suis en train de la lire, n'ayant pas des poumons qui puissent tenir longtemps ; aussi je ne suis pas encore loin dans le livre. Les lettres cependant, par ce que j'en ai vu, me paraissent offrir un exemple d'un fait que j'ai vu se produire souvent : il résulte de cette lecture qu'un homme peut aimer vraiment et servir Dieu, et conserver cependant en un coin de son cœur une petite idole cachée et choyée. Est-il possible d'aimer beaucoup sans aimer trop ? Pour ma part, je ne l'ai jamais pu ; mon expérience a toujours répondu Non.
« M. Postlethwaite est venu pour tenir la place de
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M. Bean, qui est parti pour une excursion vers l'ouest à Bath ou à Bristol, peut-être aux deux. Le susdit va publier une Grammaire où il prétend aller plus loin que Lowth et Beattie. J'ai souscrit, et vous en pouvez faire autant si cela vous plaît. Le prix sera de trois schillings. C'est peu pour régler les droits et prétentions de douze temps. Ce que peuvent être ces douze temps, je ne saurais présentement l'imaginer. Je n'en emploie guère jamais, à ce que je crois, plus que la moitié de ce nombre. »
Notre poète, cependant, ne perd pas de vue les intérêts de son Homère, et il s'appuie de toutes les accointances qui peuvent lui être utiles dans le cabinet même, ou en dehors du cabinet, dans le monde. Il ne néglige pas l'érudit M. Bull qui peut au besoin lui expliquer un passage difficile de l'Iliade, et il songe à une dédicace au roi ou à la reine : il n'y faut pas penser pourtant. Nous allons voir cela dans une lettre à lady Hesketh (sans date) :
« Ma chère, j'ai un voisin, le révérend M. Bull ; il habite Newport-Pagnell, où il est à la tête d'une école : il a du talent, du goût et une érudition consommée Je dirai de lui que quant à l'instruction, il a en ce pays peu de supérieurs, s'il en a. Il est mon intime ami, et dîne chez nous une fois tous les quinze jours tout le long de l'année. Je lui ai lu déjà une partie de ma traduction, et je serais honteux de répéter dans les termes dont il s'est servi
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l'éloge qu'il en a fait. Si quelque difficulté se présentait, j'aurais recours à lui ; il est mon oracle de Delphes. Il s'est mis d'affection à mon service, et son érudition est une banque sur laquelle je peux tirer à volonté. Je dispose également de l'influence qui peut lui appartenir, et il m'a déjà envoyé des noms qui figureront honorablement sur ma liste de souscripteurs.
« Dois-je écrire aux Madan, Martin et Spencer ? Est-ce votre avis ? On m'a dit que le premier ne parle que de ma Tâche dans toutes les assemblées ; mais ce terrible livre de sa façon m'a plus qu'à moitié mis en peur de me rapprocher de lui, je crains qu'il ne me demande ce que j'en pense, auquel cas je me verrais forcé de jeter l'anathème à son ouvrage à la face même. Je lui ai jeté un large coup d'oeil de désapprobation dans mon Progrès de l'Erreur, et il est le seul homme qui n'ait pas compris mon intention, ou qui du moins n'ait pas paru la comprendre. Je sais de bon lieu que ses relations dans le monde sont presque rompues, et que depuis la publication de son livre il en est réduit à vivre à peu près isolé. S'il ne s'agissait donc que de lui, ce ne serait pas grandement la peine de le déranger ; mais mon cher docteur de Buttercram me servirait, je l'ose dire, de tout son pouvoir, et il doit avoir une influence considérable, surtout dans le clergé. Cependant, je ne puis m'adresser à lui sans m'adresser également à Martin, sous peine de blesser ce dernier plus que je ne le veux faire. — Conseillez-moi.
« Une Dédicace au Roi ou à la Reine implique-t-elle
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quelque chose comme l'obligation pour l'auteur de présenter son livre de sa propre main ? S'il en est ainsi, tant pis pour monsieur l'auteur Cowper, car la chose est impossible. Je ne consentirais pas à faire sous cette condition une dédicace à l'Empereur de la Lune, dût-il me promettre en récompense la montagne de SainteCatherine.
« Vous avez eu parfaitement raison, ma chère, de donner à la Tâche le pas sur son frère aîné quand il s'est agi de les présenter au général. Mon premier volume est une confession de ma foi, à laquelle il ne s'intéressera sans doute pas très vivement ; mais le second, où l'on voit quelque chose de ma manière de vivre, avec certaines autres choses qui peuvent amuser, a chance de lui plaire. Je serai heureux s'il lui plaît en effet, car je le connais pour un homme d'excellent goût ; mais cependant n'espérons pas qu'il en dise beaucoup.
« J'ai passé des heures et des heures en vains efforts pour reconnaître l'auteur de la lettre que je vous envoie par un examen minutieux de l'écriture ; et jamais la pensée ne m'était venue, jusqu'à ce moment, où elle me frappe, que c'est votre père qui l'a écrite. Je le retrouve dans le style, dans le soulignement des mots sur lesquels il veut appuyer — usage auquel il ne manque jamais — dans la formation de grand nombre de lettres ; et dans l'adieu ! de la fin, je l'aperçois si manifestement, que je pourrais à peine être plus convaincu si je l'avais vu écrire cette lettre. Dites-moi, ma chère cousine, si vous n'êtes pas de mon avis ?
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Combien je dois l'aimer si ma conjecture est vraie ! Je l'ai toujours aimé beaucoup, mais, en ce cas, je l'aime, s'il se peut, mieux que jamais.
« Adieu, bien-aimée fille de mon bien-aimé oncle l'anonyme. »
Lady Hesketh, comme un ange de paix et de consolation, sans bruit, sans se faire valoir, venait ainsi remettre le poète en bons rapports avec sa famille, avec les membres même contre lesquels il avait eu les plus fortes préventions, et le général était du nombre, puisque William avait eu l'idée que son parent lui avait à un certain jour retiré son assistance pécuniaire, continuée par le reste de la famille. Lady Hesketh parvint à convaincre son cousin que le général n'avait jamais retiré au poète sa contribution de famille ; même dans les années où ils étaient devenus comme des étrangers l'un pour l'autre. Et elle le décida à lui écrire à l'occasion de son Homère, lui demandant de s'intéresser à sa souscription. Le général désira avoir un spécimen de la traduction, et Cowper qui avait déjà repoussé avec mépris une demande semblable, on s'en souvient, refusa cette fois encore. Mais bientôt il en fut au repentir, lady Hesketh lui ayant communiqué l'extrait d'une lettre du général, qui parlait du poète dans les termes les plus obligeants. Nous allons retrouver les détails de cette petite affaire dans les lettres à lady Hesketh. Mais j'ai voulu d'abord les résumer, pour en préparer l'intelligence, dans un récit succinct.
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La première adressée à sa cousine en l'année 1786 (lundi 2 janvier, Olney), nous montre le premier rapprochement opéré entre le poète et le général :
« Ma très chère cousine, ne prenez pas d'inquiétude pour mon estomac. Le remède (1 ) est certainement chose détestable ; mais quand je le prends le matin et sans lavage, les effets en sont moins pénibles que je n'aurais pu le craindre.
« Si je ne savais pas que vous avez le goût meilleur que quatre vingt-dix-neuf lecteurs sur cent, de votre sexe ou du nôtre, votre approbation ne me ferait pas le plaisir qu'elle me fait. Il faut considérer une chose, c'est que je n'ai pas toujours lu la traduction de Pope d'un œil si critique que dans ces derniers temps : si donc je remarque des fautes qui vous échappent, il ne faut pas mettre cela sur le compte de mon jugement qui serait meilleur, mais bien plutôt y voir l'effet. d'une attention plus étroite et naturelle en cette circonstance. Je me rappelle bien le temps où les vers qui vous ont charmée pendant tant d'années me causaient un plaisir pareil ; et si je ne les avais pas en dernier lieu examinés à la lueur de la lampe d'Homère, les défauts qui les déparent me seraient jusqu'ici demeurés cachés, tant Pope excelle à fasciner l'esprit par son langage. Mais Homère ne manque jamais quand il s'agit de représenter les choses avec exactitude, et jamais la perfection du jugement ne
Ci) Un vomitif qu'il fallait prendre cha.que semaine. Il y avait aussi une teinture à mettre dans des infusions de menthe poivrée.
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l'abandonne. Je ne crois pas que jamais en un seul cas, il ait sacrifié la beauté à l'embellissement. Il n'a point recours à l'hyperbole (figure qu'on rencontre si souvent chez son traducteur, qu'on la croit la figure favorite du poète grec) : aussi, lorsqu'il décrit la nature, soit dans l'homme, soit dans l'animal, soit la nature inanimée, vous pouvez être certaine qu'il y met toujours la plus entière vérité. Son grand titre de gloire, c'est qu'il n'omet aucun trait frappant de son modèle vivant, et que jamais aussi il n'y ajoute de moindre détail qui ne lui apaprtienne pas. Oh ! que cela ressemble peu à certains faiseurs de descriptions modernes que je connais ! Ils vous étouffent sous les mots : des mots, des mots, et puis ils croient qu'ils ont copié la nature. La vérité est qu'ils n'ont pas même regardé la nature, ou du moins qu'ils ne l'ont regardée que d'une manière insuffisante. C'est comme si un peintre, ayant fait le portrait d'une belle femme, vous montrait quelque chose comme les lignes de son visage, puis remplissait l'intervalle de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
« Votre lettre, ma très chère cousine, m'a fait le plus grand plaisir, son contenu ne pouvait manquer de produire cet effet. A dire vrai, toutes vos lettres sont ainsi, ce qui fait que je les attends toujours avec impatience. Mais j'ai eu plaisir surtout à ce que vous me dites du général Cowper. Avant d'aller plus loin sur ce sujet, je dois vous dire que j'ai suivi votre bon conseil, et qu'une lettre à son adresse, d'une assez jolie longueur, partira par le même courrier qui doit être
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chargé de celle-ci. Je me borne à lui expliquer les motifs de mon entreprise et à lui demander d'employer sin influence en ma faveur.
« Je ne sais pas comment mon frère a pu être induit en erreur par de fausses informations ; mais il a été sans nul doute faussement renseigné ; voici à quel propos. J'étais depuis peu de temps établi chez M. Unwin, à Huntingdon, quand je reçus une lettre de votre bien-aimé père, me donnant à entendre, dans les termes les plus adoucis — il n'en pouvait pas, lui, employer d'autres — que la famille était fort mécontente, ayant appris que j'avais un domestique, et que je m'étais chargé d'un enfant que j'avais amené avec moi de Saint-Alban en ce lieu. L'espace me manque pour vous raconter la correspondance qui s'échangea entre moi et mon oncle, et les raisons qui avaient déterminé ma conduite sur ces deux points. Il suffit de vous dire que je n'y changeai rien, encore que mon oncle me dit, aussi doucement qu'il se pouvait, qu'il y avait un danger, c'est que l'irritation de mes parents ne produisît des effets dont mon revenu pourrait se ressentir. Je ne peux continuer mon récit sans saisir l'occasion qui se présente de vous dire qu'à ce moment, quoiqu'il n'y eût pas dix mois que j'étais dans la maison, Mrs Unwin me fit l'offre généreuse de rester sous son toit, pour y être traité comme par le passé, en ne payant plus que la moitié du prix stipulé. Elle se chargeait d'arranger les choses avec son mari. Vous pouvez compter que je mis mon frère dans le secret de cette affaire.
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« Peu après que mon oncle et moi avions échangé à ce sujet deux ou trois lettres, comme j'avais cessé d'en entendre parler, mon frère alla à Londres où il resta peu de temps, et la première fois que je le vis après ce voyage, il m'apprit ce qui suit : Mon cousin ci-dessus mentionné (i) avait suscité tout cet orage ; me voyant inébranlable, il avait convoqué la famille, et avait conseillé aux membres qui la composaient de ne pas donner à un homme qui savait si mal user de leur libéralité : il déclara pour sa part qu'il ne donnerait plus rien ; en conséquence il retira sa contribution. Mon frère ajouta cependant que mon bon ami Sir Thomas (2) s'était substitué à lui et avait ajouté la somme qui allait manquer. Ainsi renseigné, et, à ce qu'il paraît, renseigné à tort, vous ne vous étonnerez pas, ma chère, si je cessai dès lors de regarder le colonel comme mon ami, et si j'ai cessé de demander de ses nouvelles depuis lors jusqu'à présent. Mais quand parlant de lui, vous usez de ces expressions : « lui qui, vous le savez, est demeuré si constamment votre ami », je me sens revenu à lui, et plus que revenu ; j'éprouve pour lui une sincère affection : convaincu qu'il n'aurait pu agir à mon égard comme on l'avait dit à mon frère, sans que cela vînt à votre connaissance.
« J'ai un mot ou deux à ajouter sur ce même sujet (3).
(1) Le général Cowper, alors colonel.
(2*) Sir Thomas Hesketh, le feu mari de Lady Hesketh.
(3) Le cours du récit m a amené a citer déjà ce passage précédemment. Je ne le retrancherai pas ici de la lettre à laquelle il appartient : on est si heureux, et on en a si rarement l'occasion en ce monde, d'enregistrer de nobles actions, des actes de bonté reçus avec reconnaissance
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Pendant que s'agitait cette désagréable question, et que je ne m'attendais à guère moins qu'à l'abandon de la famille, je reçus par la poste une lettre anonyme, d'une écriture à moi entièrement inconnue. Elle était conçue dans les termes les plus obligeants et bienveillants qu'on puisse imaginer : on m'y engageait à ne pas me laisser mettre à la torture par la crainte de voir se réaliser la menace suspendue sur moi ; que, quelque réduction que pût subir mon revenu, le déficit serait comblé par une personne qui m'aimait tendrement et qui approuvait ma conduite. Je voudrais savoir de qui venait cette lettre ; je crois avoir vu il n'y a pas longtemps un style qui la rappelle par une excessive ressemblance.
« Que vous êtes bonne, ma cousine, de penser pour moi comme vous le faites ! Que je reçoive de vous telle proposition que vous voudrez, et je suis prêt à l'adopter, car vous ne m'avez pas encore jusqu'ici donné un conseil dont je n'aie aussitôt reconnu la justesse. Mon habileté dédicatoire (je ne sais pas ce qu'elle peut être) demeure parfaitement libre d'engagements. Parmi tous les patrons de la terre, je préférerais une dame, et entre toutes les dames que je pourrais choisir, celle à laquelle je m'adresserais de préférence serait lady Spencer. Si je dédiais à un lord, en choisir un, ce serait en offenser deux, car j'espère n'en avoir pas moins de trois dans mon parti : Dartmouth, Bagot, Thurlow. J'ai écrit au dernier nommé de ce triumvirat ; mais je n'espère pas beaucoup avoir une réponse ; car il n'écrit, me dit-on, à personne. Mais je me suis arrangé de manière que son silence
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équivaudra à un consentement positif. J'ai envoyé la réponse de lord Dartmouth à Unwin qui, je l'espère, vous l'aura montrée quand cette lettre vous parviendra. Je me réjouis à la pensée de votre entrevue avec lui ; et Mrs Unwin n'a qu'un chagrin, c'est de ne pouvoir mettre ses yeux dans la tête de son fils pendant qu'il sera avec vous. Il doit être à Londres aujourd'hui. Peut-être ne pourra-t-il pas se présenter demain chez vous ; mais je ne doute guère qu'il ne s'y présente avant de revenir.
« J'ai gouverné de façon que le général ne puisse pas croire qu'on m'a engagé à lui écrire. Je pense que s'il n'est pas à Londres lui-même, il y aura quelqu'un chez lui pour recevoir la lettre. En quel lieu a-t-il maison de campagne ? et M" Cowper est-elle existante ?
« J'ai eu aujourd'hui un de mes terribles jours, et je commence à me sentir épuisé. Vous n'avez jamais eu de correspondant qui, voulant vous écrire, s'y préparât au moyen d'un émétique. Il se trouve cependant que c'est la seconde fois que cela arrive.
« Mes prospectus seront prêts pour la publication d'ici à quelques jours. Mon intention est d'écrire à Johnson par ce courrier pour lui faire mettre la presse en train.
Adieu ! puissent mille années de votre vie être plus heureuses la millième que la précédente ! — Nous mangeons le second baril des huîtres de Notre-Dame (i), qui sont excellentes. »
(i) Une formule un peu dans le genre de celles que Voltaire emploie si souvent:
Mes anges, mon hiros, etc.
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Nous avons quelques jours après des nouvelles de l'entrevue de lady Hesketh et de M. Unwin (10 janvier 1786, à lady Hesketh) :
« J'ai eu grand plaisir à savoir que vous aviez vu en mon ami Unwin ce que j'étais sûr que vous verriez en lui, un homme très agréable. Je ne l'ai pas annoncé avec un bruyant panégyrique, d'abord parce que j'étais assuré que quels que fussent ses mérites, vous sauriez bien les démêler, et en second lieu parce qu'il se peut qu'on fasse du tort à un homme en le faisant précéder de son éloge. Il est aisé de monter notre attente à un ton si élevé que la réalité, pour excellente qu'elle soit, ne puisse que rester au dessous.
« Je me tiens fort redevable à M. ***, dont je n'ai eu nouvelle par personne avant vous, et pour sa disposition amicale envers moi, et pour la façon dont il signale les défauts de mon livre. Il faudrait qu'un auteur fût bien tendre aux blessures pour faire révolte sous la main qui le touche si doucement. Il en est assurément v comme il le dit, comme vous et mon oncle le dites. Vous ne pouvez vous tromper tous, et il n'est pas du tout probable qu'aucun de vous se trompe. Je prends donc comme un fait qu'il y a dans mon livre des inégalités de composition, et je vous assure en toute bonne foi, ma chère, que s'il arrive à une seconde édition, je ne plaindrai pas ma peine pour le rendre meilleur. Cela pourra me faire peut-être un agréable amusement quand j'en aurai fini avec Homère et pris congé de lui. Des poèmes tels qu'ils sont donnés d'abord, ont en général
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été susceptibles de correction. Pope, je crois, n'en a jamais publié un dans sa vie qui n'ait subi des changements, et ses pièces les plus longues en ont subi un grand nombre. Je ne veux pas me mettre à l'abri sous cette observation qu'il y a dans un poème et qu'il doit y avoir toujours dans une œuvre étendue, des inégalités. Il y a en tout sujet des parties unies, que nous ne pouvons justement essayer de faire plus hautes. De nature, elles sont humbles, et si on les fait monter, on ne peut que leur donner un air maladroit et bizarre. Mais d'ailleurs, j'accorde parfaitement que cette remarque ne s'applique pas à ce sur quoi vous avez fait porter votre objection. Vous connaissiez d'avance vous-même l'observation que je viens de dire ; et n'aviez nul besoin de m'entendre vous la suggérer comme excuse, si elle peut valoir à ce titre ; mais vous l'auriez faite spontanément pour moi. En vérité, ma chère, si vous aviez connu sous l'empire de quelle angoisse d'esprit j'ai écrit tout ce poème (la Tâche), quelles interruptions perpétuelles amenait une 'cause qui depuis a cessé d'exister, et tellement puissante que parfois il ne m'a pas été possible d'écrire plus de trois vers en une séance ; vous vous seriez dès longtemps étonnée autant que moi que l'ouvrage se soit élevé au-dessus des produits de Grub-Street.
« Ma cousine, ne vous mettez point en peine de me trouver quelqu'un parmi les Mages pour examiner mon Homère. Je puis me passer d'eux, et si je n'avais pas conscience que leur aide ne m'est point nécessaire, je serais le premier à la rechercher Assurez-vous que mon
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intention est de porter jusque sur le dernier vers un œil aussi soigneux que possible, sous le rapport de la langue comme sous celui de la versification. Pas un vers n'ira chez l'imprimeur qui n'ait subi le plus strict examen.
« Une souscription est à tous égards le mode de publication préférable. Quand j'aurai vidé dans la mienne la bourse de mes amis et de leurs amis, je resterai libre de lever des contributions sur le public, et je serai en fonds pour- faire les frais d'une nouvelle édition. J'ai donné ordre à Johnson d'imprimer les propectus immédiatement, et j'espère qu'ils iront vous baiser les mains avant la fin de la semaine.
« J'ai reçu de Joseph la plus obligeante lettre qu'il m'ait jamais écrite. Il a fait part de mon dessein à un des maîtres crEton, qui a répondu : « Un ouvrage comme celui-là fait grand besoin. »
Lady Hesketh avait eu plaisir à voir M. Unwin. M. Unwin de son côté, fut charmé de la cousine de son poète, de son ami. Celui-ci nous l'apprend dans une lettre à M. Unwin lui-même, et sa joie est vive de voir ainsi rapprochées les deux personnes qui tiennent le plus de place dans sa vie (14 janvier 1786) :
« Mon cher William, je suis heureux que vous ayez vu lady Hesketh. Je savais que vous trouveriez en elle tout ce qu'il y a d'aimable et de poli. Sans cela, comme elle est ma parente, jamais je ne vous aurais mis en rapport avec elle. Elle aussi a été charmée de son visiteur et se promet le plus grand plaisir à vous revoir ;
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mais elle n'est pas sans quelque crainte qu'un tendre intérêt pour le tympan de votre oreille ne vous éloigne d'elle. N'ayez peur. Vous avez deux tympans, et si elle les brise l'un et l'autre, je vous achèterai un cornet.
« Le général Cowper m'ayant beaucoup pressé de joindre un spécimen à mes demandes de souscription, Je lui en ai envoyé un. Il est pris du XXIVe livre de l'Iliade et fait partie de l'entrevue de Priam et d'Achille. Dites-moi, s'il est possible à quelqu'un de me l'expliquer, pourquoi Homère a fini son poème aux funérailles d'Hector ? Se peut-il qu'il se soit décidé par une imagination aussi peu digne de lui que celle-ci, à savoir, qu'ayant fait le nombre de ses livres égal à celui de l'alphabet, il ne voulait pas pour tout au monde aller plus loin ? Pourquoi ne nous a-t-il pas donné la mort d'Achille et la destruction de Troie ? Dites-moi aussi : Les critiques, Aristote en tête, n'ont-ils pas déclaré que le poète avait fini justement où il fallait finir, et que tout poème, chez toutes les générations, doit s'arrêter à la mort d'Hector ? Je n'ai pas là-dessus le moindre doute, Si donc je vis assez longtemps pour écrire une douzaine de poèmes épiques, je prendrai toujours soin de mettre Hector en terre, et de mettre fin immédiatement à tout ce qui était en train.
« J'ai eu une letre vraiment amicale de M. Smith, écrite aussitôt après qu'il se fût tiré de sa fièvre. Il faut que je rende hommage à la poudre de James, non seulement pour le bien qu'elle m'a souvent fait à moi-même,
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mais bien plus encore pour avoir servi à sauver une vie dix fois plus précieuse à la société que la mienne ne le sera jamais.
« Vous dites : « Pourquoi vous ennuierais-je de mes ennuis ?» — Je réponds : « Pourquoi non ? A quoi est bon un ami, si nous ne pouvons mettre un bout du sac sur les épaules, pendant que nous-mêmes portons l'autre bout ? »
« Vous apercevez votre devoir envers Dieu, et aussi votre devoir envers le prochain, et vous vous acquittez de ces deux devoirs du mieux que vous pouvez. Cependant une certaine personne vous estime aveugle. Je voudrais que tout le monde fût aveugle comme vous ! Mais il y a des gens qui disent comme les Chinois : « Nous avons deux yeux ; les autres peuples n'en ont qu'un ! » Je suis charmé cependant que votre œil unique ait une vue assez bonne pour découvrir que des censures de ce genre ne valent pas qu'on s'y arrête.
« Je vous remercie cordialement pour toutes les démarches que vous faites dans l'intérêt de ma présente entreprise.
« Arrangez-vous pour faire à lady H. (He<rketh), uïte longue visite. Elle a mille choses à vous di li- , '» 11,
FIN DU TOME DEUXIÈME
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IMPRIMERIE INDUSTRIELLE ET COMMERCIALE 39, RUE GÉHÉRAL-SAUSSIEIl — TROYES
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ŒUVRES POSTHUMES DE CHARLES DES GUERROIS *
POÉSIE
déal et Terre à Terre, un volume in-I2. 'ilence de l'Ombre, un volume in-I2. tnigme de la Mort, un volume in-I2.
itta dolente, uni volume in-X2.
..Il& Mystère au Mystère, un volume in-12. 'itn. peracta, un volume in-I2.
oèmes de Nature et d'Intimité, un volume in-I2. endant qu'il est jour, un volume in-I2. ,es Nuits d'argent, un volume in-12. Jltima Thule, un volume in-l2.
Poèmes farouches, un volume in-12. Comme en rêve, un volume in-12.
Paroles sans musique, un volume in-12. Vaillamment, un volume in-12.
A petit flot, à petit bruit, un volume in-I2. Le Sourire des Choses, un volume in-I2. Sous la Nue, un volume in-I2.
Fle/lr d'abime, un volume ill-I2.
Dans le Mnnde des Fantômes, un volume in-I2. Musique de rêve, un volume in-12.
Le Verbe à la volée, un volume in-I2. Dans le Monde des Rêves, un volume in-I2. Avant l'Avènement, un volume in-12.
Loin des Étoiles, un volume in-I2.
Avant la Fin, un volume in-I2.
Après le Bonheur, un volume in-l2. Poèmes vrais, un volume in-l2.
Fantômes de Rêves, un volume in-I2.
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OEUVRES POSTHUMES DE CHARLES DES GUERROIS
PROSE
Lucien Olt de la Décadence, un volume in-8.
Éloges littéraires et biographiques, un volume in-I2o La Vie et les Lettres d'Olivier Goldsmith, un volume in-I2. Etudes sur quelques-uns de nos vieux Poètes, un vol. in-I2. Les Poètes anglais, un volume in-I2.
Études antiques, un volume in-I2.
La Vie et les Lettres de John Keats, un volume in-I2. Études anglaises, Correspondance de Thomas Gray, 3 vol. in-I2.
La Vie et les Lettres de William Cowper. tome lef, un vol. in-12.