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GB^DS NEVROPATHES
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OUVRAGES DU DOCTEUR CABANES
OUVRAGES DE MÉDECINE HISTORIQUE
Le Cabinet secret de l'Histoire, 4 vol.
Les Indiscrétions de l'Histoire, 6 vol.
Les Morts mystérieuses de l'Histoire, 2 vol.
L'Enfer de l'Histoire, 2 vol.
Dans les Coulisses de l'Histoire, 1 vol.
Les Enigmes de l'Histoire, 1 vol.
Les Evadés de la Médecine, 1 vol.
Médecins amateurs, 1 vol.
Marat inconnu.
Balzac ignoré .
Folie d'Empereur.
La Princesse de Lamballe intime.
Napoléon jugé par un Anglais.
Poisons et Sortilèges (en collaborai. avecleD'L. NASS), 2 vol.
La Névrose révolutionnaire (en collaboration avec le
DrL. NASS). 2 vol. (nouvelle édition). Légendes et Curiosités de l'Histoire, 5 vol. Moeurs intimes dupasse, il vol. Fous couronnés.
Une Allemande à la cour de France. L'Histoire éclairée par la Clinique. Au Chevet de l'Empereur. Dans l'intimité de l'Empereur. Le Mal héréditaire, 2 vol. Les Condé (Grandeur et dégénérescence d'une famille priucière),
priucière), volumes.
OUVRAGES DE PATHOLOGIE LITTÉRAIRE
Grands Névropathes, 3 vol.
OUVRAGES D'|IIST0IRE MÉDICALE
Les Curiosités de la Médecine (nouvelle édition), 4 vol.
Remèdes d'autrefois, 2 vol. (Epuisé).
Remèdes de bonne femme (en collaboration avec le D'JBARRAUD). (Epuisé.)
L'Esprit d'Esculape (en collaboration avec le D 1' WITKOWSKI).
Joyeux propos d'Esculape (en collaboration avec le Dr WITKOWSKI) .
Chirurgiens et Blessés à travers l'Histoire.
DIVERS
Souvenirs d'un Académicien, 2 vol.
La Salle de Garde. (Epuisé).
Les Goutteux célèbres. (Epuisé).
Le Costume du Médecin. (3 séries), hors commerce.
Poitrinaires et Grandes Amoureuses. (3 séries), hors
commerce. La Médecine en caricatures. (4 séries), hors commerce. Petites Misères, grandes Maladies, hors commerce. La Goutte et l'Humour, hors commerce. Esculape chez les Artistes. Dents flt dentistes à travers l'Histoire, hors commerce.
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Docteur CABANES
GRANDS
NÉVROPATHES
TOME III
HOFFMANN - HEINE- SWIFT - QU1NCEY - COLERIDGE
COOPER - TENNYSON - CHOPIN GOGOL - GONTCHAROV - LERMONTOV - DOSTOIEVSKY
Ouvrage illustré de $.5 gravures
PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, HUE mJYGHENS, 22
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DroiU de traduction et de reproduclion réservés pour tous pays. Copyright 1935 by Albin Michel
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AVERTISSEMENT
An seuil de cette troisième et dernière série de GRANDS NÉVKOPATHISS, dans laquelle nous avons rassemblé, par pays, les chapitres concernant des auteurs étrangers, nous tenons à préciser le sens que le D 1' Cabanes a entendu donner au titre qu'il a choisi.
Il ne saurait être question, pour la plupart des personnages étudiés au cours de ces trois volumes, de ce que les psychiatres entendent par grande névrose. Le terme de « grands névropathes » — puisqu'il fallait, pour l'édition, une appellation d'ensemble — signifie simplement : grands hommes qui furent, aux degrés les plus divers, des névropathes. Il est à présumer que le Dr Cabanes eût repris et amplifié chacune de ces études au moment de les réunir en volumes. Nous ne nous croyons pas, quant à nous, le droit de les modifier dans le sens de théories, en apparence nouvelles, et dont l'outrance n'est pas obligatoirement un gage de durée.
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8 GRANDS NÉVROPATHES
Nous ajouterons que le premier article de psychopathologie du Dr Cabanes, paru en 1886 (alors qu'interne en pharmacie, il préparait le doctorat en médecine, tout en étudiant l'Histoire), était intitulé : Les Souverains Névropathes.
En juin 1907, Cabanes fondait la Société médicohistorique « destinée à grouper, pour des recherches et des études communes, des médecins, des historiens, des littérateurs et des artistes». Nous donnons, à la fin du présent volume, le texte intégral de l'exposé des buts de ce groupement, que la grande guerre devait disperser quelques années plus tard.
Peut-être les lecteurs fidèles du Dr Cabanes, qui nous honorent d'une si précieuse sympathie, jugeront-ils que nous exagérons le souci de définir exactement la pensée et les desseins du disparu; mais les initiés pensent avec nous que cette précaution n'est pas tout à fait la précaution inutile...
BL-A. CABANES.
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GRANDS NEVROPATHES
HOFFMANN
Est-ce le musicien, le peintre, le comédien ou l'auteur dramatique, que nous vous présentons? Hoffmann fut, à la fois, tout cela; mais qu'il ait composé de la musique, qu'il ait peint ou dessiné, qu'il ait dirigé un orchestre ou joué des pièces, son originalité s'est manifestée dans toutes ces directions.
La multiplicité de ses occupations témoigne de l'inconstance de son caractère. Chez lui, tout est contraste : enthousiaste et railleur, croyant et sceptique, on n'a pas eu le temps d'essuyer les larmes que la lecture de certaines de ses productions a fait jaillir, qu'on rit aux éclats des bouffonneries dont il entremêle les récits les plus graves; et c'est pourquoi Hoffmann est lu et compris par les publics les plus divers.
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Les enfants et les femmes lui sont attachés par le côté merveilleux de son oeuvre; ils y retrouvent, par endroits, des fictions prestigieuses, comme celles des Mille et une Nuits. Ces personnages étranges, ces logis bizarres, ces aventures fantastiques plaisent à des imaginations éprises de l'irréel. Quand, plus âgé, plus réJléchi, on revient à Hoffmann, on lui découvre des aspects nouveaux; on reconnaît que ces plaisanteries outrées, ces extravagances voulues ont un sens symbolique : sous le masque de ses héros, se laisse entrevoir l'âme inquiète, tourmentée, d'un malade d'esprit et de corps.
Comme J.-J. Rousseau, qu'il admirait, Hoffmann s'est mis à nu dans ses Contes, mais avec un étalage plus discret de son moi que chez l'écrivain des Confessions et des Rêveries. Si son orgueil perce parfois, sa dignité offensée en a seule provoqué l'accès et, parce qu'à de certaines heures, il s'est irrité de ce qui, la veille, l'aurait laissé indifférent.
« Oui, poète, s'écrie Prosper Alpanus, tu es bien plus parfait que ne l'imaginent la plupart de ceux à qui lu as communiqué tes essais... »
Petit et contrefait, Hoffmann gardait rancune à la nature de cette disgrâce physique : n'est-il pas d'observation courante que les nains sont d'une susceptibilité, d'une irritabilité que l'exiguilé de
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HOFFMANN
{Gravure de la collection de l'uulcur)
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leur taille contribue sans cesse à exaspérer? Hoffmann n'a pas fait exception à la règle : « Cet atome, toujours agité et tourbillonnant, écrit Arvède BARINE, avait l'humeur extrêmement mobile; il riait, pleurait, se fâchait, se consolait dans la même minute, et le tout avec explosion. »
Son tempérament d'artiste entendait ne s'asservir à aucune règle; mais un bon oncle veillait qui, lui, prétendait bien contrarier ces instincts d'indépendance et de fantaisie.
L'oncle Otto comprenait l'éducation à sa manière. C'était le type de l'homme rangé, ordonné, méticuleux à l'excès. Un ordre minutieux et inflexible présidait, jour et nuit, à ses actions. Il s'était assigné tant de minutes pour manger, tant pour jouer du clavecin ou lire des vers, « afin de faciliter la digestion », tant pour dormir ou se promener, et tant pour témoigner son affection filiale à sa vieille mère : on voit que rien n'était oublié!... Le même esprit d'ordre présidait à ses sentiments et à ses pensées. Conseiller de justice en retraite, il ne voyait d'autre carrière possible pour son neveu que la magistrature; tout au plus lui tolérait-il la musique, la peinture ou la poésie, mais à titre de distractions hygiéniques, comme repos d'un travail cérébral, comme délassement à des études sévères.
Hoffmann était né avec l'esprit de révolte qu'il tenait de son père, lequel pensait que « les conven-
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tions sociales ont été inventées par les sots, tout exprès pour donner aux gens d'esprit (parmi lesquels il se rangeait) le plaisir de s'en moquer et de les insulter avec raffinement».
Sa mère, par contre, pauvre créature souffreteuse, était au désespoir « quand on dérangeait une épingle ». On devine le ménage assorti que ces deux êtres, si désharmoniques, devaient réaliser. La séparation était fatale; chacun s'en, fut de son côté; l'enfant cadet suivit sa mère; l'aîné fut laissé au père.
Un détail à ne pas omettre : les deux époux étaient cousins germains. Qui connaît le danger des unions consanguines, quand l'un et l'autre des conjoints présentent des tares, ne s'étonnera pas que le jeune Hoffmann ait été victime d'une aussi lourde hérédité. Il avait d'autant moins de chances d'y échapper, qu'il était né tardivement, alors que son père touchait à la cinquantaine, et qu'il avait mené une vie passablement agitée, avant d'aborder au port apaisant, du mariage.
Guillaume Hoffmann — celui qui nous occupe — n'avait que trois ans lorsque son père l'abandonna aux hasards d'une éducation et d'un milieu qui allaient marquer leur empreinte sur sa vie entière.
Sa mère, au dire de quelqu'un qui l'approcha, était une « image vivante de la tristesse, de l'abattement et du repos ». Elle restait des heures entières
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sans parler, ni bouger, peut-être aussi sans penser. Son fils était persuadé qu'il avait hérité d'elle son imagination débridée, hypertrophiée.
« On dit, écrira-t-il plus tard, que l'hystérie des mères ne se reporte pas sur les fils, mais qu'elle excite en eux une sorte d'imagination excentrique; mon cas vient à l'appui de cette opinion. La poésie, elle, est un héritage paternel ».
Par une coïncidence curieuse, habitait dans la maison même des Doerffer — les grands-parents maternels de notre personnage, chez qui s'était retirée sa mère — une créature singulière, dont madame Hoffmann fut bientôt la compagne inséparable, attirée vers elle par une affinité de goûts et de tempérament : le cas n'est pas rare chez les névropathes et chez les aliénés.
Profondément hystérique, mélancolique et nerveuse, Mme Werner conçut pour Mme Hoffmann une sympathie qui ne se démentit point; et, comme l'a remarqué avec beaucoup de pénétration un jeune médecin psychologue (1), ce fut un spectacle bien capable d'agir sur l'imagination d'un enfant, que celui de ces deux folles mystiques se racontant leurs rêves et leurs craintes. Mme Werner se prenait pour une vierge des temps modernes. Pleine de cette idée,
1. 1> Marcel DEMERLIAC, Etude mêdico-psyohologûpte sur Hoffmann. Lyon, A. Rey, 1908.
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elle passait des heures à contempler l'auréole qu'elle croyait voir au front de son enfant. A genoux devant lui, elle chantait des cantiques et se levait la nuit pour le couvrir de petites fleurs bleues. Cet enfant devait être le grand poète maladif Zacharias Werner, voué lui-même à la folie.
Dès ses premiers pas dans la vie, Hoffmann avait montré un penchant irrésistible pour les choses démoniaques. Sa mère se désolait d'avoir donné le jour à un enfant qui semblait n'être venu au monde que pour expier les écarts et la conduite scandaleuse de ses ascendants. Son plus grand plaisir était de tourmenter les animaux, de les soumettre à mille tortures; ses camarades eux-mêmes étaient ses souffre-douleur, et quand il en avait fini avec eux, il s'en prenait à la Bible de l'aïeule, qu'il barbouillait de figures diaboliques.
Un matin, on trouva morte clans sa chambre la mère d'Hoffmann. « Ses traits, écrivait ce dernier à un de ses amis, le jour de l'événement, étaient horriblement contractés. » Désormais, l'enfant allait être confié à sa grand'mère, Mme la conseillère Doerffer. ' :
Cette vieille dame, devenue impotente avec les années, était une espèce de géante, dont l'aspect imposant tranchait d'autant plus sur le reste de la famille, composée de véritables pygmées. Ces petits
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bouts d'hommes et ces petits bouts de femmes étaient des lutins pleins de gaieté, amateurs passionnés de musique, et qui se plaisaient à organiser des concerts, où chacun jouait d'un instrument désuet. C'était un spectacle étrange que cet orchestre de nabots, aux manières excentriques, et une imagination aussi impressionnable que celle d'Hoffmann devait en être fortement remuée. Une simple chanson, quelques sons de violon ou de luth, surtout quand sa « petite tante » Sophie en pinçait les cordes, communiquaient à l'enfant une commotion nerveuse qui l'agitait tout entier. Ses traits présentaient, du reste, une mobilité presque continuelle et qui s'exagérait sous la moindre influence (1).
Sa sensibilité ne fit que s'accroître avec les années; à la puberté, son organisme ressentit une
1. Ce qui frappait chez lui, c'était cette extraordinaire mobilité. Ses saluts consistaient en « petites inclinaisons de la nuque, souvent répétées et toujours brusques... Elles avaient quelque chose de grimaçant et de convulsif. » Sa physionomie était ellemême très changeante et mobile. Quelqu'un qui l'avait rencontré dans un café de Dresde en fait ce curieux portrait : « Son visage, petit et futé, n 'était pas le même à deux secondes d'intervalle; ses yeux perçants brillaient d'une telle lueur et ses lèvres se contractaient en de telles grimaces sareastiques, que l'on regrettait de ne pas entendre le petit homme les traduire dans son langage... Parfois, il s'asseyait sur une chaise aussi éloignée que possible des autres consommateurs, sans doute pour ne pas être gêné dans ses jeux de physionomie et pouvoir s'y livrer a loisir.» Il serait allé jusqu'à étudier ses tics, afin de pouvoir les décrire : dans un de ses contes, le Magnétiseur, il s'est mis en scène, sous le nom du peintre Biekert. A noter qu'entre autres tics, il était onychophage,
OP.ANDS NKVllOl'ATIIIÎS, III. 9
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secousse, dont il eut quelque mal à se remettre. Il se plaignait alors de malaises, de migraines, de saignements de nez répétés; d'autre part, ses goûts se modifiaient : la musique, la peinture ne lui procuraient plus le même plaisir; son instinct sexuel s'éveillait, mais les femmes qu'il désirait n'étaient que des créatures de rêve; elles étaient insaisissables et se dérobaient à ses poursuites.
Jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, Hoffmann mène une vie retirée et morose. Nommé depuis peu magistrat, il est désormais libre de toute contrainte familiale; placé dans un milieu où l'usage des vins capiteux est passé à l'état d'habitude, il ne tarde pas à se livrer avec excès à la boisson, mais par principe, pour arriver à une excitation factice, qu'il croit propice à Péclosion des idées.
Pourquoi l'alcool, qui déprime tant de gens, n'en exalterait-il pas d'autres, ne les élèverait-il pas audessus d'eux-mêmes? A cet égard, il professait des théories qu'il ne dédaignait pas d'appliquer à luimême :
« On parle souvent de l'inspiration que les artistes puisent dans l'usage des boissons fortes; on cite des musiciens et des poètes qui ne sauraient travailler autrement (les peintres, autant que je sache, sont restés à l'abri de ce reproche). Je n'en crois rien, mais il est certain que lorsqu'on est dans
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l'heureuse disposition, je pourrais dire dans la constellation favorable, où l'esprit passe de la période d'incubation à celle de création, une boisson spiritueuse imprime aux idées un mouvement plus vif. La comparaison qui me vient à l'esprit n'est pas bien noble; mais de même qu'une roue de moulin travaille plus vite quand le torrent grossit et augmente de force, de même quand l'homme se verse du vin le mouvement intérieur prend une allure plus rapide. »
Le vin ne suffisant pas toujours pour accélérer le mouvement du moulin, force est de recourir parfois à un liquide plus corsé. Le bol de punch, par exemple, permet de contempler « le combat entre les salamandres et les gnomes qui habitent dans le sucre (sic) ». Mais ce n'est que par exception et comme ressource suprême : le vin a les préférences de l'artiste, du littérateur; encore faut-il en distinguer les divers crus, déterminer par l'expérience lesquels feront naître les oeuvres légères, lesquels les travaux profonds. Et Hoffmann de recommander, avec une gravité toute professorale, pour la musique d'église les vins vieux de France ou du Rhin; pour l'opéra sérieux, le meilleur bourgogne; pour l'opéra-comique, le Champagne; pour les canzonettas, les vins chaleureux d'Italie; enfin, pour une composition romantique, comme le Don Juan, un verre modéré de la boisson issue du
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« combat entre les salamandres et les gnomes ».
Gardons-nous d'assimiler Hoffmann à l'ivrogne vulgaire qui s'abandonne bestialement à sa passion; quand il se jugeait assez excité pour le travail qu'il avait projeté, généralement il s'arrêtait; mais, comme tous les alcooliques, il en arriva peu à peu à ne plus pouvoir résister au penchant qui l'entraînait; sa volonté devint de plus en plus débile. Prédisposé, d'autre part, de par son hérédité, il fut, de bonne heure, atteint de troubles nerveux, préparant un terrain excellent pour d'autres troubles sensoriels qu'allait faire naître chez lui l'usage des boissons spiritueuses.
Le journal qu'Hoffmann commençait à rédiger en 1804 montre qu'à cette date il était déjà sujet à des obsessions délirantes.
Il écrivait le 6 janvier 1804 :
« Tous mes nerfs excités avec du vin épicé. Pensées de mort. Fantômes. »
Entre temps, il contractait une fièvre continue, de nature typhoïde, qui le tint plusieurs semaines alité et qui s'accompagnait de délire violent. « Il avait, nous dit l'un de ses biographes (1 ), des cauchemars qui le plongeaient dans une irritabilité extrême. Les amis qui le veillaient devenaient
1. I-IITZIG, Auf Hoffmanns Lelen und Naclilass. Berlin, 1823: Stuttgard, 1S39.
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autant d'instruments de musique, dont les accents le torturaient. Ses hallucinations avaient, du reste, presque toutes un caractère ou un point de départ musical. »
Dans l'ardeur de son délire, il fredonnait un opéra d'un bout à l'autre, devant ses auditeurs ébahis. Il assimilait ses garde-malades à des instruments de musique : « Aujourd'hui, la flûte m'a cruellement tourmenté », désignant par là un ami qui parlait très bas et dont la voix ressemblait à un susurrement. A un autre moment, il lui échappait de dire : « Tout l'après-midi, cet insupportable basson m'a fait souffrir le martyre. » Le basson, avec sa grosse voix, lui avait déchiré les nerfs.
Les soirs où il était resté relativement sobre, dans l'état intermédiaire à la veille et au sommeil, il avait observé, devançant Baudelaire, un phénomène, qu'avec son acuité habituelle de vision il n'a pas manqué de consigner. Il se produisait alors, chez lui, une confusion entre les couleurs, les sons et les parfums.
« C'est comme si, disait-il, les uns et les autres naissaient mystérieusement tous ensemble d'un même rayon de lumière et s'unissaient pour former un concert merveilleux. »
Le parfum de l'oeillet rouge foncé, précise-t-il, « agit sur moi avec une puissance extraordinaire et magique. Je tombe involontairement dans un état
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de rêve et j'entends alors, comme dans un grand éloigncmcnt, le bruit du cor s'enfler et s'affaiblir tour à tour ».
Ses hallucinations sont loin d'être toujours aussi agréables : tantôt, ainsi qu'il l'écrit à un de ses amis (1), il lui semblait «répandre dans l'obscurité une lueur phosphorescente». Tantôt il prétendait apercevoir, dans un salon très éclairé et occupé par de nombreuses personnes, un gnome sortant du parquet dont il était seul, bien entendu, à percevoir les formes. Il lui arrivait aussi de voir flotter autour de lui, quand il était ià sa table de travail, occupé à écrire, des spectres grimaçants; et pour dissiper l'effroi et l'angoisse que ces visions provoquaient chez lui, sa femme devait s'asseoir à ses côtés afin de le calmer et le rassurer.
« Mon enfance, a écrit Hoffmann, dans le Chat Murr, s'écoula dans une complète avidité de sensations. »
Des sensations violentes, voilà ce qu'il réclamait dès son jeune âge, et l'excitation alcoolique est une de celles qui devaient naturellement s'offrir à lui des premières. Mais avant de rechercher dans quelle mesure il a puisé à cette source d'inspiration, il convient de remarquer que ses sensations, même
1. Lettre à lïitzig,.20 avril 1807.
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à l'état normal, étaient particulièrement vives :
« Il suffisait, confesse-t-il, d'une sensation corporelle agréable pour me rappeler toujours les images les plus vives et les souvenirs les plus gracieux. »
Son oeuvre abonde en témoignages d'une hypertrophie démesurée des sens. Son odorat est d'une subtilité particulière : par instants, il lui semble qu'« une vapeur subtile et d'une odeur singulière se répand autour de lui»; à d'autres moments, il demeure comme « charmé par un sortilège et enivré par les suaves parfums d'un féerique jardin».
Les hallucinations à point de départ olfactif se retrouvent fréquemment dans ses Contes; de même, les hallucinations de l'ouïe : ne signale-t-il pas, en quelque endroit, des « voix graves qui lui parlent dans un murmure mystérieux » ; ne parle-t-il pas, ailleurs, d'un baiser, « rapide et léger, comme un son longtemps prolongé » ; de son âme, « où résonnent de mystérieux accords, échos du monde lointain » ?
Le sens de la vue était presque aussi développé, chez Hoffmann, que celui de l'ouïe; il a, nous l'avons dit plus haut, présenté le phénomène de l'audition colorée, tout comme Goethe, Musset et Maupassant, pour ne citer que des noms notoires. H y a, cependant, une différence entre Hoffmann et les porteurs des grands noms que nous venons
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d'évoquer, c'est que, comme l'a bien vu le D1 Demerliac, l'audition colorée, que tant de poètes ont possédée, ou cru posséder, se manifeste dans ses oeuvres, dans ses lettres, dans son journal, avec un tel naturel, avec une telle vérité d'images et d'expressions, qu'oit est tenté d'y voir bien plutôt une forme de son imagination, qu'un artifice ou une coquetterie de littérature.
A vrai dire, les phénomènes qu'il éprouvait ne relèvent point de l'audition colorée proprement dite, mais d'une fusion d'images gustatives, auditives, olfactives, visuelles, comme il pouvait seulement s'en produire chez cet homme de génie, qui était à la fois un musicien, un peintre et un poète. « Ce n'est point une vaine image, une allégorie, reconnaît-il lui-même, à laquelle recourt le musicien qui prétend que les couleurs, les parfums, les sons lui apparaissent de même essence et se combinent pour lui en un merveilleux concert. »
Quant à lui, il passait insensiblement d'une sensation à une autre d'un ordre tout différent, quand il ne lui arrivait pas de les confondre, sans parvenir à fixer une ligne précise de démarcation. Cette unique citation — et de pareilles pourraient être multipliées — suffit comme attestation d'un état aussi exceptionnel : Kreisler (c'est lui qu'il désigne sous ce nom) se propose d'acheter « un habit dont la couleur est en ut dièze mineur ; ce [pour] quoi,
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IlOFpiANN
avec signature autographe (fac-similé) (Collection de l'auteur)
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alin de tranquilliser ceux qui le verraient, il y avait fait ajouter un collet de couleur mi majeur».
Cette facilité des associations sensorielles est-elle, comme d'aucuns l'ont avancé, le privilège d'esprits supérieurs, l'explication de leur supériorité? Il est malaisé d'en décider; l'hypothèse est assez curieuse, en tout cas, pour mériter d'être relevée au passage, mais elle appelle une vérification étayée sur des observations multipliées.
Pour en revenir au cas particulier d'Hoffmann, il est hors de doute qu'il a présenté avec une sensibilité excessive une émolivité morbide. Cette émotivité allait, suivant les jours, du mysticisme le plus poétique à l'hypocondrie la plus noire. Il en était arrivé à avoir peur de tout : on reconnaît là l'état décrit par Morel et Legrand du Saulle, sous le nom de panophobie et auquel Magnan proposa plus tard de substituer le terme, peut-être plus concret, &anxiomanie; cet état où, selon l'expression de Th. Ribot, « l'on a peur de tout et de rien; où l'anxiété Hotte comme dans un rêve et ne se fixe que pour un instant, au hasard des circonstances, passant sans cesse d'un objet à l'autre». Hoffmann n'éprouvait pas une sensation agréable qui ne s'accompagnât de l'appréhension des conséquences funestes ou dangereuses qu'elle pouvait entraîner à sa suite.
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« Quel mauvais génie, s'écriait-il dans une heure de désespérance, a donc jeté dans mon âme cette horrible défiance, qui me fait soupçonner ruine et malheur dans une parole, dans un regard, voire dans la plus futile circonstance indépendante de toute volonté humaine! »
Un jour — c'était en l'an 1809 — il assistait à un bal et se sentait la joie au coeur : enfin, pensaitil, je vais me divertir sans arrière-pensée; quand soudain l'idée lui vint qu'il était « multiplié comme par un polyscope ». Toutes les figures qui s'agitaient devant lui, lui apparaissaient ses propres images, et il s'irritait contre leurs faits et gestes. Cette idée s'empara de lui à un tel point qu'elle devint une véritable obsession.
Il avait aussi des impulsions subites, des accès de colère, motivés par les plus minces prétextes. Un de ses auditeurs restait-il impassible devant ses plaisanteries, il s'emportait contre lui, et n'avait de cesse qu'il ne l'eût obligé à quitter la place. Un jour, il lui arriva de lancer un verre d'eau à la tête d'un de ses amis qui avait eu le tort d'impressionner désagréablement ses oreilles, en chantant faux une ariette de Mozart !
« La poésie d'Hoffmann était maladive » a déclaré Heine; c'est qu'en effet, si l'on a pu souvent constater que la personnalité de l'écrivain se retrouve dans ses productions, pour Hoffmann non seule-
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ment on l'y devine mais elle y déborde, pourrait-on dire.
Les héros de ses contes sentent, entendent, voient d'une manière anormale. « Il en est des déséquilibrés des contes d'Hoffmann comme des hallucinés des cliniques et des asiles; chez eux l'illusion précède l'hallucination et l'annonce. » (DEMERLIAC.)
La plupart des hallucinations des Contes trahissent l'influence de l'alcool et se découvrent surtout dans les compositions qui datent du temps où l'auteur se livrait à des excès de boisson. Ailleurs on relève de curieux exemples d'obsession; là encore il est facile de reconnaître une auto-observation : l'étudiant Anselmus, du Pot d'or, comme Balthazar, du Petit Zacharie, c'est Hoffmann lui-même, au moins par certains côtés.
De l'obsession à l'impulsion, la distance est courte; les personnages d'Hoffmann l'ont vite franchie : dans les Elixirs du diable, comme dans Mademoiselle de Scudéry, apparaissent des types de criminels impulsifs, qu'un psychiatre n'hésiterait pas à réclamer pour ses justiciables.
D'autres phénomènes psycho-pathologiques peuvent encore être recueillis dans l'oeuvre si touffue d'Hoffmann. Ainsi que nous le faisait judicieusement remarquer notre très érudit ami, le Dr Hahn, bibliothécaire en chef de la Faculté, les mystères de l'occulte ont toujours eu un grand charme pour
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Hoffmann; il les a scrutés avec une parfaite clairvoyance et il a discuté avec une rare pénétration la plupart des problèmes qui préoccupent actuellement le monde scientifique. L'idée particulière qu'il se faisait du monde des esprits est nettement définie dans le passage suivant :
« On ne saurait nier l'existence du monde surnaturel qui nous environne, et qui se révèle souvent à nous par des accords singuliers et des visions étranges. La crainte, l'horreur que nous éprouvons alors tient à la partie terrestre de notre organisation : c'est la douleur de l'esprit, incarcéré dans le corps qui se fait sentir... Peut-être est-ce la punition que nous réserve la nature, dont nous tendons- sans cesse à nous éloigner, comme des enfants ingrats. Je pense que, dans l'âge d'or, lorsque notre race vivait dans une bienheureuse harmonie avec toute la nature, nulle crainte, nul effroi ne venait nous saisir, parce que, dans cette paix profonde, dans cet accord parfait de tous les êtres, il n'y avait pas d'ennemi dont la présence pût nous nuire. »
Hoffmann justifie, une fois de plus, le titre de «voyants» donné aux poètes; que de sensations n'a-t-il pas ressenties, dont on cherche aujourd'hui une explication scientifique et dont, demain peutêtre, la cause profonde sera découverte! Ainsi a-t-il souvent éprouvé la sensation du « déjà
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vu» (1), qu'il a décrite, certainement d'après luimême, dans les Aventures de la Nuit de SaintSylvestre et la Princesse Brambilla. Dans cette dernière nouvelle, surtout, il semble avoir pris plaisir à accumuler les troubles de la personnalité, « au point de donner le vertige au lecteur le plus calme ».
A maintes reprises, notamment dans le Chien Berganza, Hoffmann donne une analyse très exacte du dédoublement de la personnalité dont il offrait, on le sait, un des plus curieux exemples. Mais c'est surtout dans les Elixirs du Diable que, suivant l'expression d'un commentateur allemand (2), l'aliéniste peut trouver assez de matériaux pour en composer un gros volume de clinique et d'études mentales.
Les types de fous et de malades y abondent: délirants erotiques, maniaques, déments précoces, mélancoliques y sont étudiés et dépeints magistralement; et l'on est saisi d'étonnement en présence de ce « clinicien es lettres » qui, par la seule force de son génie, s'est assimilé non seulement les connaissances médicales de son temps, mais a devancé celui-ci sur nombre de points.
1. Y. sur ce curieux phénomène la thèse de THIBAULT, Essai psychologique et clinique sur la sensation du déjà vu. Bordeaux, 1S99.
2. KLINKE, Uoffmanns Lchen wnil Werlce (Brnunschweig und Leipzig, 1902).
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Ce qu'il y a de particulièrement intéressant à relever chez Hoffmann, c'est que ses troubles organiques même ont servi son génie, et qu'il a puisé peut-être le meilleur de son inspiration dans son déséquilibre fonctionnel.
Il appartient à cette catégorie de grands hommes « dont la route a été tracée à travers toutes les afflictions humaines et dont un fatal destin a nourri l'imagination par des maux inouïs et par une éternelle misère (1) ». Combien d'amertumes secrètes, de fronts plissés, de bouches aux plis désabusés, sur les portraits des grands railleurs de l'humanité! Que de souffrances se dissimulent sous un masque moqueur! Et comment ne pas être saisi d'admiration devant des hommes comme Scarron, riant des torsions de son corps disloqué; comme Molière, se mettant en scène dans le Malade, jusqu'à en mourir; comme Hoffmann enfin, suivant sur lui-même les phases progressives d'un mal qui le conduisait à la tombe.
Quelle fut la nature de celte maladie qui lui fit
souffrir « mort et passion », comme disent les
, bonnes gens, et à laquelle il ne succomba qu'après
une agonie prolongée? Longtemps on a cru, sur la
1. LoÈYE-VETMAris, OEuvres complètes d'Hoffmann (préface).
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FAC-SIMILÉ D'UNE EAU-PORTE D'HOFFIIANN extraite de ses « OEuvres posthumes » (Magasin pittoresque 1861)
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foi de tels passages de ses Contes, qu'Hoffmann fut un tabétique. On a voulu retrouver le tableau de son propre état dans ces lignes extraites de la Fenêtre d'angle du Cousin :
« Mon pauvre cousin a eu le même sort que le fameux Scarron. Une maladie opiniâtre lui a ôté aussi l'usage de ses jambes. Il en est réduit à rouler de son lit à son fauteuil et de son fauteuil à son lit, avec l'aide du bras vigoureux d'un invalide maussade, qui lui sert de garde-malade. Mon cousin a une autre ressemblance avec Scarron : il est aussi auteur... Cette passion d'écrire a joué un vilain tour au pauvre cousin : il a beau être très malade, la roue de l'imagination tourne toujours au galop dans sa tête; il invente, invente, malgré toutes les souffrances; mais quand il s'agit de faire prendre aux idées le chemin du papier, le méchant démon de la maladie a barré le passage; non seulement la main refuse le service, mais les idées s'envolent, ce qui jette le cousin dans la plus noire mélancolie. »
Dans le Petit Zacharie, Hoffmann fait cadeau au méchant gnome Cinabre, pour le punir de ses forfaits, du mal qu'il juge le plus horrible, de celui qui le torture lui-même; mais dans les symptômes qu'il décrit, on ne reconnaît que des lectures, mal digérées, d'ouvrages médicaux, et nullement, comme d'aucuns l'ont un peu témérairement avancé, les
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HOFFMANN 35
signes du tabès dorsalis (1). Les lésions de l'ataxie locomotrice, ainsi que l'a très judicieusement objecté l'auteur (2) d'une remarquable étude sur notre conteur, se constituent beaucoup plus lentement : ne pas oublier que l'évolution de la maladie a été, dans le cas d'Hoffmann, relativement rapide.
En octobre 1821, Hoffmann était en excellente santé et de la meilleure humeur; quelques semaines pliis tard, il était repris de ses crises de foie dont il avait eu souvent à se plaindre (3).
Au mois de janvier de l'année suivante, Hoffmann ne pouvait plus bouger de son fauteuil : ses jambes n'étaient encore qu'à demi paralysées; bientôt elles le furent tout à fait et les membres supérieurs se prirent à leur tour : son bras droit lui refusant tout service, il dut prendre un secrétaire et lui dicter les contes qu'il était devenu incapable d'écrire de sa propre main. Cette rapidité d'évolution rappelle évidemment beaucoup plus ce qu'on observe dans la polynévrite alcoolique que dans l'ataxie, à marche incomparablement plus lente.
1. Comme Champfleury, dans une étude, d'ailleurs très attachante, publiée par VAthenoeum français (15 septembre 1855).
2. ]> KUENEMANN, Les Génies morbides : Hoffmann (17761822), in Répertoire de médecine internationale, 1912.
3. Les premiers symptômes s'étaient manifestés à Posen : il avait eu alors, outre des épistaxis, des douleurs dans l'hypocondre droit et des vomissements bilieux; les crises hépatiques étaient, depuis lors, revenues à plusieurs reprises, do plus en plus fréquentes, de plus en plus douloureuses,
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Elle est, en outre, parfaitement conforme aux antécédents de l'écrivain, qui avait pris l'habitude de l'alcool dès 1804, et cultiva la dive bouteille pendant près de vingt années.
Sans doute son intelligence est demeurée jusqu'au bout intacte; mais il a présenté des troubles de la mémoire, des idées obsédantes, du délire, en particulier du délire onirique, des hallucinations, qui portent le cachet indéniable de l'éthylisme.
Les troubles dyspeptiques et hépatiques, l'absence de troubles de coordination et de désordres vésicaux, écartent pareillement l'hypothèse de tabès et nous engagent à nous rallier, en fin d'analyse, à celle, beaucoup plus acceptable, d'une névrite, dont l'alcool évoluant sur un terrain favorable —■ ne pas oublier l'hérédité chargée du poète — a été l'agent actif, le principal responsable.
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HENRI HEINE
Il a sa statue sur le sol germanique, celui qui s'était intitulé lui-même «un Prussien libéré». L'effigie a eu le sort de l'original qui fut longtemps ballotté, errant de logis en logis (1) dans ce Paris où il était venu se fixer, fuyant son inhospitalière patrie.
Quel effroyable calvaire que cette vie, ce martyre prolongé du pèlerin morbide, dont la maladie exalta l'intelligence, en avivant sa sensibilité !
On s'est demandé, à propos de Heine comme de Musset, qui se ressemblent par tant de côtés, si le pathétique qu'on rencontre chez ces deux poètes, quand ils parlent de leurs souffrances, de leurs blessures, de leur désespoir, avait réellement sa source dans le sentiment. Combien d'hommes qui ont eu les mêmes espérances, suivies des mêmes déceptions; combien chez qui la foi a fait place à
1. «Le poète avait la manie des déménagements; à la longue il ne se plaisait nulle part et trouvait partout une raison pour transporter ailleurs ses pénates toujours errants. Il lui fallait, disait-il, une tranquillité absolue et il la cherchait en vain de quartier en quartier... 2> Souvenirs de la vie intime d'Henri Heine, recueillis par sa nièce, 90.
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la désillusion, sans réactions violentes. C'est que les poètes sont des organismes qui vibrent dans les notes aiguës et lorsque le malheur ou la douleur les frappe, ils restent, selon leur nature, brisés ou bronzés, pour parler comme Chamfort, rarement résignés.
A rencontre du poète des Nuits, Heine ne s'est jamais déclaré vaincu; il ne s'est jamais soumis, jamais rendu; jusqu'au bout il a lutté et son esprit, son terrible esprit, a survécu jusqu'au dernier souffle.
Quelle verve et quelle ironie outrancières ! 11 n'y a, dans toute l'histoire littéraire, qu'un autre nom qu'on puisse évoquer, qu'un autre personnage torturé, martyrisé comme lui, et qui ait nargué son mal, qui l'ait supporté avec un tel stoïcisme, mais de combien de coudées Heine dépasse Scarron!
Tous ses mots sont autant de perles qu'on voudrait pouvoir enchâsser et conserver dans un reliquaire précieux, qu'on n'ouvrirait qu'avec une religieuse émotion. Quel exemple nous a légué ce contempteur de toute croyance qui, après avoir vécu comme Epicure, a su mourir comme Epictète (1)!...
1. Sur ee sujet poignant des réactions humaines vis-à-vis de la douleur, lire le noble et clairvoyant ouvrage du Dr Paul VOIVENEL : Le médecin devant la douleur et devant la mort. (Paris, 1934, Librairie des Champs-Elysées.) (BL C.)
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HENRI HEINE 3!)
Dans sa jeunesse, il avait suivi les cours d'Hegel, et il en avait embrassé les maximes :
« J'étais jeune et fier, dira-t-il plus tard, à l'heure des confessions, et je me sentais flatté d'apprendre, par le maître, que le bon Dieu n'était point au ciel, comme le disait ma grand'mère, mais que j'étais Dieu moi-même sur la terre. »
Il prit d'ailleurs vite en dégoût cette doctrine, qu'il n'avait peut-être jamais bien approfondie, et qui ne tarda pas à devenir la cible de ses sarcasmes.
« Un beau soir d'été, conte-t-il, j'étais près d'une fenêtre ouverte, à côté du professeur Hegel. J'avais vingt et un ans, j'avais bien dîné et pris du café, et je parlais avec enthousiasme des étoiles que j'appelais la demeure des élus. Le maître grommelait à côté de moi : « Les étoiles, les étoiles ne sont qu'une lèpre lumineuse du ciel ! » — Mais, pour Dieu, lui dis-je, n'y a-t-il là-haut aucun lieu où la vertu soit récompensée? Hegel me regarda d'un oeil perçant : « Ainsi, dit-il, vous voulez encore qu'on vous donne un pourboire pour avoir soigné votre mère malade et pour n'avoir pas empoisonné votre frère? »
En 1825, Heine s'était converti au protestantisme; les règlements l'exigeaient de qui voulait obtenir le titre de doctor juris utriusque. Un moment, le bruit courut de sa conversion au catholicisme; mais il faut l'entendre raconter les cir-
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constances dans lesquelles cette conversion s'était opérée.
« Oui, explique-t-il, je suis retourné à Dieu, comme l'enfant prodigue, après avoir longtemps gardé les porcs chez les Hégéliens. Est-ce le malheur qui m'a fait revenir? Peut-être une moins pauvre raison. Je fus atteint d'une nostalgie céleste, qui me poussa, à travers les forêts et les ravins, sur les sentiers vertigineux de la dialectique. Or, quand on désire posséder un Dieu qui puisse vous venir en aide, et c'est là l'important, il faut admettre aussi sa personnalité et ses attributs divins, tels (lue la toute-bonté, la toute-science, la toute-justice, etc., etc. Alors l'immortalité de l'âme nous est donnée par-dessus le marché, comme l'os médullaire que le boucher glisse gratuitement dans la corbeille d'un client dont il est satisfait; on appelle cela, en français, la réjouissance, et l'on en fait d'excellents consommés qui sont très fortifiants pour le malade; aussi, me garderai-je de la refuser. »
Sous cette apparence d'ironie, Heine était préoccupé, beaucoup plus qu'il ne le voulait paraître, du problème de l'au-delà et comme un jour son ami Laube lui demandait : « Enfin, que penses-tu de l'autre vie? » il répondit, après quelques minutes de silence : « Demande-moi ce que deviendra cette bûche dans la cheminée; la flamme la dévore. Contentons-nous d'en recevoir la chaleur, en atten-
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HENRI HEINE EN 1851
(Liiho de la collection de l'auteur)
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dant que la cendre soit dispersée par le vent. » Ce n'était pas qu'il n'eût le désir, le désir ardent, de croire; mais cet analyste féroce pouvait-il se contenter de la foi du charbonnier? Un seul Dieu trouvait grâce devant lui et c'était le Christ.
« C'est le Dieu que j'aime le plus », confiait-il à une femme qui essayait de le ramener à des sentiments meilleurs à l'égard de la religion. Et il donnait de sa préférence ces raisons :
« Ce n'est point, disait-il, toujours sur le ton ironique, parce qu'il est un Dieu légitime dont le père était déjà Dieu et gouverne le monde depuis un temps immémorial, mais parce que, bien qu'il soit né Dauphin du Ciel, il a des tendances démocratiques et n'aime pas le faste courtisanesque; et puis parce qu'il n'est pas le Dieu d'une aristocratie de pharisiens doctrinaires, ni de lansquenets galonnés, mais bien un modeste Dieu du peuple, un bon Dieu citoyen. En vérité, si le Christ n'était pas encore Dieu, je donnerais ma voix pour qu'il le fût, et bien plus volontiers qu'à un Dieu absolu et imposé, je lui obéirais à lui, le Dieu élu, le Dieu de mon choix. »
Le grand ironiste avait une excuse à son scepticisme irrévérencieux : lui que le Destin avait condamné à ne pouvoir ni vivre ni mourir.
Vivre dans la mort, quel supplice plus horrible;
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et si 6'était la rançon de son génie, de quel prix la cruauté du Destin le lui faisait-il payer!
Il ne blasphémait pourtant qu'avec modération. « Si on pleure sur la terre, lui avait souvent répété sa mère, c'est que Dieu console dans le ciel. » Devenu aveugle comme Milton, Heine se contentait de soupirer : « Dieu doit me regarder avec plus de tendresse et de compassion depuis que je ne peux plus voir que lui. »
Ce n'est pas l'auteur de l'Intermezzo qui aurait fait de difficulté à proclamer, avec un autre poète, que : « Ce qu'il y a de meilleur dans l'esprit humain, c'est l'esprit divin. » Malgré tout, il ne pouvait parvenir à croire que tout n'est que matière, celui que la muse inspiratrice avait baisé au front (1).
1. En réalité Heine croyait à une Divinité, mais il restait absolument réfractaire aux cérémonies du culte. Une anecdote, entre bien d'autres, le prouvera. Un jour, la princesse de Belgiojoso, qui revenait d'Orient, où elle avait visité Jérusalem, lui rendait visite. A entendre l'intérêt chaleureux avec lequel Heine s'informait de ce voyage en Terre Sainte, la princesse se méprit et crut saisir une lueur religieuse chez le malade. Elle parla de l'abbé Caron, très en vogue à cette époque, et proposa de l'amener; par politesse plus que par conviction assurément, Heine consentit à recevoir l'ecclésiastique.
Après deux ou trois visites de l'abbé, Heine dit il une de ses amies : « La princesse m'avait amené l'abbé Caron, vous le saviez? (Prenant un air de componction :) Il avait éveillé quelques velléités religieuses; (puis en riant :) mais, décidément, je reviens aux cataplasmes. Le soulagement est plus immédiat! »
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N'a-t-il pas psalmodié ses plus belles strophes au milieu des pires tortures? Et quand l'enveloppe charnelle s'en allait pièce à pièce, l'étincelle divine ne restait-elle pas en lui aussi lumineuse, aussi éclatante (1)?
Le crépuscule du génie mourant a eu, selon la magnifique expression du plus prestigieux des critiques, « toute la fraîcheur et l'éclat d'une aurore ».
« Cette âme accoutumée à se passer de corps avait hérité en quelque sorte de toute la vie qu'avaient perdue ses organes; l'huile manquait à la lampe, entretenue par je ne sais quel idéal aliment, redoublant, avant de s'éteindre, de rayonnements et de feux. Tous ceux qui l'ont visité dans ce cercueil préparatoire, où il gisait immobile, se demandaient par quel miracle cette forme exténuée palpitait encore. »
. Ce martyre dura huit années, huit siècles ! Dans ce chant prolongé du cygne, les plaintes et les cris alternèrent avec les mélodies angéliques et les rêves enchantés du demi-sommeil; les cauchemars de la fièvre furent entrecoupés d'accès de rire
1. Plus le corps du malade s'affaiblissait, plus semblait croître la vigueur de son esprit. C'est dans son lit de douleur qu'il composa et publia, en 1847, son admirable poème A'Atta Troll. Il en composa plusieurs autres dans les heures de répit que lui laissaient ses intolérables souffrances; les plus remarquables : les Confessions, les Dieux en exil, parurent dans le courant do l'année 1854.
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qui « déchiraient l'oreille comme un sanglot ».
L'ironie et le rêve, c'est l'alliance de ces deux facultés qui constitue l'originalité de ce Germain francisé.
L'ironie est née, chez Henri Heine, le jour où a commencé la douleur.
D'abord légère et voilée, tant que les parties profondes de son être n'ont pas été atteintes, elle devient plus acerbe, plus sarcastique, avec les progrès de son mal; jusqu'au jour où il arrive à se tourner lui-même en dérision, à éprouver comme une volupté à se moquer de ses propres souffrances.
« Quand notre coeur, écrit-il, est brisé, broyé, . alors il nous reste encore le beau rire éclatant. »
L'ironie — l'observation est d'un psychologue averti (1 ) — n'a pas tardé à être pour Heine comme les narcotiques pour les personnes en proie au mal physique : après avoir constitué un remède occasionnel et passager contre une crise de souffrance, elle est bientôt devenue, entre ses mains, un antidote préventif, procurant la sensation délicieuse de l'aneslhésie morale et permettant de défier la douleur. »
Son sarcasme déconcertant était un remède dont il avait éprouvé les effets; mais, à la longue, l'ne1.
l'ne1. Maurice PALKOLOGUE, qui a écrit, sur «l'Amour chez Henri Heino », dos pages trop remarquables pour avoir été assez remarquées.
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tivité s'en était émoussée et il n'était plus de ressource humaine contre son incurable misère.
Il n'est pas aisé de fixer l'époque du début de sa maladie, encore moins sa nature exacte.
La première trace que nous ayons trouvée, dans sa correspondance, de symptômes douloureux, remonte à 1823.
Il est alors âgé de vingt-quatre ans, étant né le 13 décembre 1799. Il se plaint de névralgies intolérables causées par l'excès de travail, et, sans doute sur les conseils de son médecin, va prendre des bains de mer à Cuxhaven. Il en revient tout à fait rétabli en apparence.
Les maux de tête le reprennent quatre mois plus tard et son lamento revient, comme un leit-motiv, dans les lettres qu'il adresse à sa soeur bien-aimée.
Une amélioration se produit dans les années qui suivent. Les bains continuent à le soulager, il en prend à Lucques, en Italie, à Helgoland, dans la mer du Nord; en 1837, il est à Boulogne-sur-Mer où le rencontre Barbier, l'auteur des ïambes.
Jusque-là, point de symptômes nettement accusés. La paralysie n'a pas commencé son oeuvre destructrice. Sa « santé païenne », sa « divinité physique», dont il se montrait vain, n'étaient pas encore atteintes.
Un de ses biographes a donné pour cause à l'af-
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fection chronique dont Heine devait mourir, un incident dont il ne faudrait pas, croyons-nous, exagérer l'importance.
Henri Heine avait un oncle, un banquier fort riche, dont il avait escompté l'héritage. Celui-ci meurt, lui laissant en tout et pour tout une somme ridiculement infime pour sa situation de fortune : un capital de seize mille francs ! Heine, à cette nouvelle, serait tombé raide sur le parquet, et, ajoute le narrateur (1), « ce fut pour lui un coup mortel; sa grande maladie date de là ».
D'autres, moins discrets, sinon mieux renseignés, ont invoqué une pathogénie plus spéciale, pour ne pas dire plus spécifique. « Ce mal (celui de Heine), écrit l'auteur des Petits Mémoires du xix" siècle (2), on ne savait pas au juste ce qu'il était. De ce poète si vert, si jeune, si alerte, qui portait fièrement sur les épaules une des plus belles têtes que la nature ait faites, de cette complexion opulente, sous laquelle il y avait un tribun, un élégant, un homme d'action au besoin, un virus innommé a fini un jour par faire une masse informe, couverte d'ulcères et tristement repliée sur elle-même.
« D'où cela venait-il? On a dit, d'une part, que cela résultait d'un accident; on a prétendu aussi,
1. Alex. WEILL, Souvenirs intimes de Henri Heine.
2. Philibert AUPEBRANP, op. cit., 42-3.
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LOUISE COLET
avec, signature autographe (fac-similé) (Collection de l'auteur)
RliANKS NliVltOI'ATHES. 1JI, 4
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et très méchamment, que c'était la suite d'un fait un peu semblable à celui qui avait amené la mort de François Ier dans le donjon de Rambouillet. Ce qu'il y a de certain, c'est que, en quelques années, l'auteur de Reisebilder n'était plus qu'une ruine. Ses yeux, brûlés comme par un fer rouge, conservaient bien un restant d'éclair; ses lèvres, pâles et presque glacées, souriaient encore, mais avec quelle peine! Sa langue remuait, mais quel spectacle pour qui l'avait vu dans tout l'éclat de sa jeunesse! »
D'une autre source, nous apprenons que Heine avait fait plusieurs saisons dans les Pyrénées, notamment à Luchon, où il était allé se soigner d'une maladie de peau, d'un eczéma (?).
A-t-on là des indices suffisants pour affirmer l'existence de l'avarie? Retenons, néanmoins, la conjecture; elle nous servira sinon à dresser un diagnostic impeccable, du moins à proposer une étiquette acceptable de son mal.
Le début des accidents paraît remonter aux environs de 1840; ils avaient commencé par des troubles du côté de la paupière (ptosis) ; les muscles de la face seront pris un peu plus tard.
Heine parlait en badinant de son mal :
« Je perds la vue, disait-il, et comme le rossignol je n'en chanterai que mieux. »
Une autre fois, au travers de plaisantes saillies,
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il annonçait que le muscle facial du côté droit devenait d'une paresse déplorable :
«Hélas! disait-il, je ne puis plus mâcher que d'un côté, plus pleurer que d'un oeil ! Je ne suis plus qu'un demi-homme. Je ne puis exprimer l'amour, je ne puis plaire que du côté gauche. O femmes! à l'avenir, n'aurai-je droit qu'à la moitié d'un coeur? »
Le 3 mars 1842, il écrit à sa mère que la « paralysie des muscles du visage persiste », et que ses yeux sont tout à fait guéris : il est vrai qu'il a recouvré passagèrement la vue, mais c'est à peine s'il peut relever la paupière.
Vers la fin de 1844, l'état de ses yeux a tellement empiré qu'il a toutes les peines du monde à écrire. Son oeil gauche est resté complètement fermé pendant trois semaines; mais la santé générale est bonne, à part de violents maux de tête qui le reprennent de fois à autre.
Après un séjour à la campagne, et une cure d'hydrothérapie, une trêve momentanée se produit; mais l'oeil gauche est et reste fermé. Il est revenu des Pyrénées un peu refait, mais déjà voûté et vieilli. Les lunettes bleues qui couvrent ses yeux achèvent de le faire ressembler à un vieillard.
Au mois d'avril 1846, son mal descend vers le bas de la face et s'attaque de préférence aux muscles qui entourent la bouche. C'est alors qu'il mande à son ami F. Lassalle :
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HENRI HEINE 53
« Je suis toujours très souffrant; je n'y vois presque pas et mes lèvres sont si paralysées que le baiser me devient impossible... »
Au mois d'août, il fait une saison à Barèges. Les premiers bains lui ont été salutaires et il reprend quelque espoir; mais, depuis lors, « cela a marché avec la lenteur d'un escargot ». Les organes de la parole sont si paralysés qu'il ne peut parler et voilà quatre mois qu'il éprouve une grande « difficulté de mastication et de déglutition et l'absence de goût ». Il se plaint, en outre, de vertiges, d'« étourdissements continuels », qui lui font regagner précipitamment Paris. Pris de découragement, il envoie au diable tous les médicaments et déclare se résigner à son sort.
En février (1847), il avise sa mère qu'il se sent assez bien; que son état s'améliore peu à peu; il n'y a que ses pauvres yeux qui ne veulent pas guérir.
« A vrai dire, les yeux sont sains, mais les paupières sont comme paralysées par une espèce de contraction nerveuse, qui fait qu'elles s'abaissent toujours davantage. »
Il s'agace « de ne pouvoir lire et de ne pouvoir aller au théâtre». Il ne peut même supporter la lumière du gaz. Tout cela disparaîtra, il l'espère, du moins, sous l'influence de l'air et de la vie calme de la campagne.
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Il se propose d'aller s'installer à Montmorency et fait déjà ses préparatifs de voyage. Quant aux médecins, il ne veut plus en entendre parler : « Tout ceux qui sont morts cet hiver ont été soignés par un médecin », ironise-t-il à son ordinaire.
Le ton des lettres à sa mère est, cependant, toujours optimiste, mais c'est pour ne point alarmer un être adoré. Il se livre davantage dans les épîtres qu'il adresse aux correspondants qui lui tiennent moins à coeur.
« J'ai passé un terrible hiver, écrit-il, le 13 avril 1847, à sa « petite fée », Mme Caroline Jaubert, la « marraine » d'Alfred de Musset, et je suis étonné de n'avoir pas succombé. Ce sera pour une autre fois... Au bout du compte, la chair cache la beauté qui ne se révèle dans toute sa splendeur idéale qu'après qu'une maladie ait animé le corps (1); quant à moi, je me suis adonisé, à l'heure qu'il est, jusqu'au squelettisme. Les jolies femmes se retournent quand je passe dans les rues ; mes yeux fermés (l'oeil droit n'est plus ouvert que d'un huitième), mes joues creuses, ma barbe délirante, ma démar1.
démar1. 1828, Heine écrivait : « Les malados sont plus distingués que les gens bien portants. Car il n'y a que le malade qui soit un homme. Ses membres racontent une histoire de souffrances. Ils en sont spiritualisés. Je crois même que par la souffrance et ses luttes douloureuses les animaux pourraient parvenir à l'état d'homme. »
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HENRI HEINE 55
che chancelante, tout cela me donne Un aiï agonisant qui me va à ravir!... J'ai, dans ce moment, un grand succès de moribond. Je mange des coeurs ; seulement je ne peux pas les digérer. Je suia à présent un homme très dangereux, et vous verrez comment la marquise Christine Trivulzi (1) devien» dra amoureuse de moi; je suis précisément l'os funèbre qu'il lui faut. »
A la suite d'une visite du poète malade, le 26 novembre, et encore sous l'impression qu'elle en a ressentie, la destinataire de l'épître qu'on vient de lire transcrit cette note attristée :
« Henri Heine est venu me voir... Me voir? hélas ! ses paupières paralysées tiennent ses yeux fermés. Le mal paraît grandir. Son pauvre corps n'a plus que le souffle, mais l'esprit a toute sa vigueur. Il m'a parlé de sa mère qui habite Hambourg. Il lui écrit tous les jours pour la rassurer, quelque pénible que soit pour lui cette tâche dans l'état de sa vue. »
Presque à la même date, en effet, il rassure sa bonne maman sur sa santé :
« Jamais encore, lui dit-il, depuis deux ans, je ne me suis senti si frais et si dispos. »
Pieux mensonge; et comme les gazettes alle1.
alle1. do famille de la princesse Bolgiojoâo.
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mandes (1) ont publié dans quelle fâcheuse situation il se trouve présentement, Heine a imaginé de persuader sa vieille mère que le faire passer pour mourant était « une ingénieuse spéculation de l'invention de son libraire » ! Le médecin qui le soigne lui a, d'ailleurs, promis que grâce à une infusion d'herbes dont il prend régulièrement, il guérira radicalement.
Hélas! l'infusion du Dr Sichel, l'éminerit oculiste, qui devait opérer des miracles, n'eut pas l'effet attendu, pas plus que ne le soulagera le traitement hydrothérapique prescrit par le docteur Werlhcimer (2).
1. Il envoyait aux fouilles allemandes des rectifications d'une gaieté sinistre, d'une amertume féroce, par exemple :
«Je laisse indécise la question de savoir si l'on a nommé ma maladie par son véritable nom, si c'est une maladie de famille, une maladie que l'on doit à sa famille — ou l'une de ces maladies privées dont l'Allemand établi à l'étranger a d'ordinaire à souffrir; si c'est un ramollissement français de la moelle ôpinière ou une phtisie allemande de l'épine du dos; —■ je sais seulement que c'est une très affreuse maladie qui me met nuit et jour à la torture et a sérieusement ébranlé non pas seulement mon système nerveux, mais encore mon système de pensées. Dans certains moments, surtout quand les crampes font un vacarme par trop douloureux dans ma colonne vertébrale, je sens palpiter en moi un doute sur la réalité de ce que m'assurait, il y a vingt-cinq ans, à Berlin, feu le professeur Hegel, que l'homme est vraiment un dieu à deux jambes... »
2. Un jour, ce célèbre liydrorjathe étant allé voir Heine, lui dit qu'il était mal soigné; la femme du poète, l'irascible Mathildc, ayant ouï le propos, attendit lo docteur à la porto
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ÉTABLISSEMENT THERMAL ])E BARBUES
(d'après une lillw de 1830 —- Collection de l'auteur)
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Ses sorties se faisaient de plus en plus rares; au commencement de janvier 1848, ayant tenu à rendre visite à une dame de ses amies, il s'était fait porter, sur le dos de son domestique, de la voiture au second étage. Après cet effort, à peine déposé sur le canapé du salon, il était saisi par une de ces crises qui le laissaient chaque fois anéanti : « Des crampes partant du cerveau et qui se prolongeaient jusqu'à l'extrémité des pieds. » Il lui semblait, à d'autres moments, qu'elles avaient envahi toute l'épine dorsale et montaient jusqu'au cerveau. On ne le calmait qu'avec la morphine : on en saupoudrait des moxas, posés successivement et entretenus le long de la colonne vertébrale.
Bientôt après, il prenait le lit pour ne plus le quitter. Quelqu'un qui le vit alors (1), «couché tout de son long sur un lit de fer », le dépeint défiguré par la souffrance.
Il se maintenait à l'aide de ces machines « qu'on voit dans les gymnases orthopédiques; de grands cordons, solidement fixés au plafond, retombaient jusqu'à portée de ses mains, de manière à former un point d'appui pour le cas où il voudrait remuer ou changer de position. » Ce qu'il y avait de plus
de l'appartement et lui pocha l'oeil d'un vigoureux coup de poing. « Et bien lui en prit de ne pas riposter, ajoute le conteur de l'aventure, car elle l'aurait étranglé.» 1. Philibert AUDEBKAND.
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pénible à voir dans tout cela, c'était cette belle figure dont la maigreur et la couleur livide altéraient les lignes autrefois si correctes.
Un sentiment de tristesse profonde saisissait le coeur de quiconque pouvait voir ces yeux rouges comme du sang et à demi-fermés.
« Ah ! s'écriait-il, Jupiter m'en veut de l'avoir raillé! Voilà dix ans qu'il a pris un des crabes de la Batrachomyomachie et qu'il l'a fixé sur moi; le monstre me ronge sans cesse... je ne peux plus écrire, je ne peux plus que dicter (1).»
Son esprit ne l'abandonnait pas dans la souffrance; son humeur n'était pas changée, sa gaieté même n'était pas entamée; tout au plus s'élait-elle par moments mélancolisée. Parfois elle avait quelque chose de démoniaque et ses railleries n'épargnaient personne, pas même lui (2) ! L'archer lançait la flèche sans se préoccuper qui elle atteignait.
1. n en arriva à la fin à savoir à peine ce qu'il dictait, tellement l'abus de l'opium l'endormait.
2. « ... Il y a pourtant des imbéciles, disait-il, qui admirent le courage que j'ai de prolonger ma vie. Or, ont-ils jamais songé à la façon dont je m'y prendrais pour me donner la mort? Je ne puis ni me pendre, ni m'empoisonner, encore moins mo brûler la cervelle ou me jeter par la fenêtre; me faut-il donc mourir de faim? Fil... un genre de mort contraire à tous mes principes! ■—■ Sérieusement, on admettra bien que nous pouvons au moins choisir la forme de notre suicide, ou mieux vaut no point s'en mêler. »
Un jour pendant qu 'il l'auscultait, son médecin lui demanda :
—■ Pouvez-vous siffler?
•— Hélas I non, répondit Heine, pas même les pièces de Scribe.
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Prométhée rongé par le vautour, il ne concevait pas, disait-il, que Dieu pût le désagréger morceau par morceau. Ce n'est pas une divinité de la Grèce qui aurait traité de la sorte un poète; elle l'aurait plutôt frappé de la foudre. Mais il se consolait, à l'idée qu'au travers de tant de misère physique il conservait intacte toutes ses facultés, et que la séparation entre la matière et l'esprit devenait chaque jour plus sensible.
« Je suis à la veille, écrivait-il à Mignet, de rentrer dans le giron des croyances les plus banales. Je commence à m'apercevoir qu'un tout petit brin de Dieu ne saurait nuire à un pauvre homme, surtout quand on est couché sur le dos, travaillé par les tortures les plus atroces. Je ne crois pas entièrement encore au ciel, mais j'ai déjà l'avant-goût de l'enfer par les brûlures qu'on vient de me faire sur la colonne vertébrale (1) ! »
Sur ces entrefaites, avait éclaté la Révolution de 1848. Très affecté par certaines révélations (2) qui l'avaient atteint en plein coeur, Heine sentit son
Et la veille même de sa mort, à un ami qui s'informait anxieusement s'il s'était réconcilié avec Dieu, il répondit en souriant :
— Soyez tranquille, mon cher, Dieu me pardonnera : c'est son métier.
1. Lettro du 17 janvier 1849.
2. Cf. Heine intime, par le baron EMBDEN, 187 et suiv.
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état s'aggraver. Sur le conseil de son nouveau médecin, le Dr Gruby, il alla passer quelque temps dans une maison de santé de la rue de Lourcine (1), tenue par son ami, le Dr Faultrier. Il y resta jusqu'à la fin de mars; au mois de mai, il était à Passy, 64, Grande-Rue, tout au fond d'un jardin.
Ses jambes étaient devenues « flasques, comme si elles étaient en coton » ; on le portait et on le nourrissait comme un enfant. Il était couché sur deux matelas posés à terre; il s'y trouvait mieux que dans un lit ordinaire.
Grâce aux soins du Dr Gruby, son état avait paru un instant s'améliorer : il avait peu à peu recouvré l'usage des mains, la sensibilité du palais; une paupière demeurait entr'ouverte; quelque espoir était permis. Espoir de bien courte durée : si les yeux allaient un peu mieux, les crampes étaient continues « dans le bras droit et la main droite » et la paralysie ne disparaissait pas.
Les membres inférieurs restaient toujours inertes : le matin, après un bain d'eau tiède, on le portait, avec d'infinies précautions, sur une couchette bien rembourrée, car la moindre pression, le moindre mouvement un peu brusque, lui arrachaient un cri de douleur. Un jour que son médecin était là pendant qu'on le transportait, il lui
1. Numéro 34.
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dit en souriant : « Vous voyez, docteur, comme je suis estimé à Paris, on me porte en triomphe ! »
Particularité notable, son estomac continuait à fonctionner admirablement; il mangeait d'un appétit dont il avait peine à satisfaire les exigences; mais il se droguait le moins qu'il pouvait, jetant les médicaments à l'insu de son médecin qui passait souvent un mois entier sans lui rendre visite, et qui, disait le malade en plaisantant, « est de si petite taille (1), qu'on pourrait presque dire que je n'ai pas de médecin».
Se sentant mieux, Heine voulut tenter une sortie : il espérait que l'air lui ferait du bien. Il se fit transporter jusqu'au Louvre. Il entra au rez-de-chaussée, dans une galerie du musée de sculpture; il s'assit en face de la Vénus de Milo. Là, dans un demi-jour, sous l'influence de cette beauté plastique divine, qui désormais ne serait pour lui qu'un souvenir, il resta plongé dans un état extatique.
« Ali ! que ne suis-je tombé mort, là même, en cet instant, s'écriait-il. Oui, j'aurais dû m'éteindre dans cette angoisse ! »
Et après un court silence, reprenant un ton railleur :
« Mais la déesse ne m'a pas tendu les bras! Vous
1. Le Dr Gruby, que nous avons connu dans les derniers temps de sa yie; était, en effet, très petit.
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connaissez ses malheurs : sa divinité est réduite de moitié. Or, en dépit de toutes les règles mathématiques et algébriques, nos deux moitiés ne pouvaient faire un tout. »
En 1851, Heine publie son Romancero et tout le monde est stupéfait qu'un pareil chef-d'oeuvre ait pu être conçu au moment où le tenaillait le plus la souffrance.
Jamais sa pensée n'a été plus lucide, son imagination plus vive; il a conservé une admirable fraîcheur d'esprit. Il continue stoïquement à se regarder souffrir.
Il ne craignait rien tant que l'envahissement du cerveau par la paralysie : cet outrage suprême lui fut épargné.
« Faible et irritable comme un enfant devant la moindre critique littéraire, héroïque contre la douleur physique », a dit de lui Ed. Grenier.
Il assistait à son propre martyre comme s'il se fût agi d'une constatation objective. II eût été le dernier sur le sort duquel il se fût attendri, et il n'eût pas supporté la pitié.
Deux fois le feu prit à la cheminée contre laquelle était posée la tête de ses matelas; il semblait, à lui entendre conter l'incident, qu'il n'eût pas couru plus de danger qu'une personne ingambe.
Une nuit, qu'il était terrassé par une de ces
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crises meurtrières qu'on pouvait cette fois, à bon droit, croire la dernière, sa femme, accourue près de lui, pleine d'effroi, saisit sa main, la pressant, la caressant. Elle pleurait à chaudes larmes, et d'une voix entrecoupée, au travers des sanglots, elle répétait :■« Non, Henri, non, tu ne feras pas cela, tu ne mourras pas ! tu auras pitié ! J'ai déjà perdu mon perroquet ce matin; si tu mourais je serais trop malheureuse! »
« C'était un ordre, ajoutait Heine, rapportant cette scène, j'ai obéi; j'ai continué de vivre... Vous comprenez, quand on me donne de bonnes raisons... »
Le poète prenait un plaisir extrême à conter celte histoire; il la répétait complaisamment à tout venant, très amusé de la forme burlesque que pouvait prendre le désespoir dans l'esprit de sa femme.
Ce fut à la suite d'un refroidissement que sa santé empira encore : la respiration devint difficile, d'autant plus difficile que l'inflammation du larynx qu'il avait contractée s'accompagnait de spasmes des plus pénibles.
Malgré d'atroces douleurs et de terrifiantes syncopes, il regardait venir la mort sans crainte ni sans trouble, supportant avec une endurance héroïque le tourment d'une interminable et lucide
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agonie. «Je suis, disait-il, sur le brasier ardent de la torture du Saint-Office»; mais sa plainte ne se changeait jamais en malédiction (1).
Au printemps de 1854, la paralysie des paupières l'empêchant de remarquer le chagrin de sa nièce qui était venue à son chevet : « Approche-toi davantage, ma chère enfant, dit-il d'une voix faible, afin que je puisse mieux te voir; là, viens tout près de moi!» Et il souleva d'une main sa paupière pour voir si la jeune fille ressemblait à sa mère.
Son état s'aggravant de plus en plus pendant l'hiver de 1855, les spasmes et les crises névralgiques ne lui laissaient pas de répit; elles se répétaient presque chaque nuit.
Continuellement il parle de ses accès de migraine; à certains moments, il tousse affreusement; à d'autres « il est secoué par l'orageuse véhémence des désirs les plus effrénés ».
Trois jours avant sa mort, il fut pris de vomissements que rien n'arrivait à calmer; des compresses froides, prescrites par Gruby, amenèrent un soulagement passager. Son corps était tellement
1. Le corps du moribond, réduit par l'atrophie, «paraissait être celui d'un enfant de six ans; ses pieds pendaient inertes, ballottant, tordus, de façon que les talons se trouvaient placés devant, là où devait être le cou-de-pied ». (Souvenirs de Mme Ç. Jaubert.)
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habitué aux opiacés que la morphine, administrée à doses énormes, ne réussissait plus à lui procurer le repos.
Dans la nuit du 16 au 17 février, le Dr Gruby, interrogé par Mme Heine, secoua la tête pour toute réponse et entra dans la chambre du malade. Il s'approcha de son lit, le regarda en silence et avec tant de tristesse que celui-ci lui demanda :
« Vais-je donc mourir? »
—■ Oui, lui répondit le docteur; l'heure est venue. Vous m'avez fait promettre de vous le dire, je tiens ma promesse.
— Merci, ami », se contenta de répondre le moribond. Et comme le médecin, ému jusqu'aux larmes, lui demandait s'il avait une prière à lui adresser : « Oui, répondit le poète; ma femme dort, ne la réveillez pas, mais prenez sur cette table les fleurs qu'elle a achetées ce matin. J'adore les fleurs. Bien! Placez-les sur ma poitrine. Merci, merci encore! » Et s'enivrant une dernière fois de leur parfum, il murmura : «Des fleurs, des fleurs! Que la nature est donc belle ! »
Ce furent ses dernières paroles.
Il avait interdit, dans son testament, de soumettre son corps à l'autopsie; il demandait seulement qu'on lui ouvrît une veine pour s'assurer de la réalité de la mort, sa maladie ayant là maintes reprises ressemblé à de la catalepsie,
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De la lecture des faits que nous avons pu recueillir, quelles conclusions tirer? Quel diagnostic sommes-nous autorisé à formuler d'après les données que nous avons exposées?
C'est bien, semble-t-il, d'ataxie locomotrice, de tabès, que Heine a offert les symptômes.
La syphilis doit-elle être incriminée? Nous ne saurions rien affirmer à cet égard (1), faute d'une pièce émanant d'une personnalité médicale compétente ayant soigné le poète.
Quoi qu'il en soit, Heine a présenté ce phénomène rare, presque exceptionnel, avec une nature vibrante à l'excès, un organisme hyperesthésié, d'avoir, sans le réconfort que donne aux croyants l'espérance des joies éternelles, affronté la douleur et la mort avec une sérénité que n'auraient pu dépasser ni le plus fervent chrétien, ni le plus ferme stoïcien. Il a fourni cette preuve, pour certains paradoxale, que l'épicurisme n'empêche pas de bien mourir.
1. Alex. Weill prétend que Heine était très débauché; mais est-ce autre chose qu'une indication? Cependant, il est un passage du mémorialiste qui donne à penser: «Votre maladie, disait un jour Weill à Henri Heine, n'a rien à faire avec la fatalité; elle est le résultat de vos passions non réfrénées, tranchons le mot, de vos débauches voulues. Encore que votre mariage, libre ou non, eût dû vous préserver do beaucoup do maux, si vous aviez été fidèle à votre femme. » En tire qui voudra des inductions; ce ne seront jamais que des probabilités.
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Nous croyons devoir indiquer la provenance du fac-similé d'écriture de Heine que nous reproduisons ici (1). Ces lignes, qui nous furent communiquées il y a plus de trente ans par notre très obligeant ami Nadar, ont été écrites par Henri Heine quinze jours avant sa mort. L'original était un billet au crayon que M. Nadar avait accompagné de l'intéressante et aimable lettre dont nous donnons ci-après les fragments qui peuvent en être publiés :
« Marseille, 2 décembre 189!). « Cher docteur,
« Heine est mort rue d'Amsterdam (du 18 au 28), où j'allais le voir peu de jours avant sa fin. (Coïncidence : ^Baudelaire, à son premier retour de Belgique, eut de même, là, installation passagère.)
« Heine, depuis longtemps paralysé sur son lit, n'a pas dû avoir le temps de frayer avec la photograjiliie à peine néo de la veille.
« Je ne connais qu'une image de lui, une gravure au trait, do profil.
« Vaguement me revient un souvenir douloureux de mon unique visite : le malade obligé de soulever, rjour nous voir, do la main, les paupières paralysées.
« Proudlion, qui avait la main dure, a dit de Heine, dans son admirable livre de La Justice dans la Révolution :
1. Portrait ou autographe de Heine sont chose rare; notre reconnaissance reste d'autant plus vive envers qui nous confia, jadis, c,o précieux document.
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AUTOGRAPHE D'HENRI HEINE
(Fac-similé) Communiqué au D? Cabanes par Nadar
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HENRI HEINE
(Portrait communiqué au D1 Cabanes par Nadar)
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72 GRANDS NÉVROPATHES
« Quant à cette catin, sa place est au charnier des filles repenties... » J'entends encore, un jour que je citais la phrase, les cris indignés de Baudelaire et Banville...
« ... Si quelque bonne étoile m'amenait jamais par ici l'enquêteur, et très sympathique, que vous êtes, quelles joies et quelles retrouvailles, parmi cet amoncellement de lettres et pièces où se retrouve tout ee qui a donné au public signe de vie dans les 3/4 (sic) de ce siècle, majores et minores! Et plus d'une fois je me demande ce (pie tout ça va devenir après moi demain...
« ... Que c'est mièvre à vous offrir ! Ce n'est qu'une signature. Je me rappelle maintenant qu'il me traça cela quand j'allai lui demander de le portraieturer dans mon Panthéon Nadar. — Enfin! le plus vilain Nadar du monde
« Ne peut donner que ce qu'il a ! comme dit la romance.
« Croyez-moi toujours votre
« NADAB. »
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JONATHAN SWIFT
Chez nous, il est connu surtout comme l'auteur des Voyages de Gulliver, « cette inimitable et inépuisable satire », et non pas un ouvrage de pure imagination, comme des esprits superficiels en ont, d'un jugement sommaire et dédaigneux, trop vite décidé.
Le récit, étrange et merveilleux, qui a charmé notre enfance, et son affabulation ingénieuse, ont trop fait négliger le côté philosophique, et de vérité humaine, de cette oeuvre si justement qualifiée de chef-d'oeuvre, qui, sous des invraisemblances manifestes, laisse apercevoir tant de détails réels, atteste une acuité d'observation et une rigueur de logique (1), qu'on n'attendait pas d'un homme aussi
1. « Son art, écrit Taine dans la pénétrante étude qu 'il a consacrée à Swift (in Histoire de la Littérature anglaise, t. IV), consiste à prendre une supposition absurde et à déduire sérieu-
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pétri d'excentricité que le fut Jonathan Swift, « le Doyen » comme, de coutume, on le désignait.
Dans les Voyages de Gulliver, la misanthropie atteint, selon l'expression d'un critique (1), à la hauteur d'une vertu cardinale. Tout le talent et aussi tout le mépris du satirique pour « cet animal qu'on appelle l'homme » s'y trouvent concentrés : on pourrait presque dire que c'est de la bile recuite.
La société le rebute plus encore que l'homme; il ne se lasse jamais de la bafouer.
A Lilliput, on choisit pour ministres ceux qui dansent le mieux sur la corde; à Laputa, le prince oblige tous ceux qui se présentent devant lui à ramper sur le ventre en léchant la poussière du parquet; et lorsque ce doux tyran veut se débarrasser de qui le gêne, il fait répandre sur le parquet une certaine poudre brune, empoisonnée, qui tue infailliblement en vingt-quatre heures celui qui s'en frotte seulement les lèvres.
Swift fait un tableau des moins séduisants d'animaux au « corps singulier et difforme », dont les têtes et les poitrines étaient « couvertes d'un poil
sèment les effets qu'elle amène. C'est l'esprit, logique et technique, d'un constructeur qui, imaginant le raccourcissement ou l'agrandissement d'un rouage, aperçoit les suites de ce changement..., n'omettant aucun détail trivial et positif, expliquant la cuisine, l'écurie, la politique : là-dessus, sauf De Eoë, il n'a pas d'égal. » 1. Edmond GOSSE.
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SWIFT
(Collection de l'auteur)
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épais, quelquefois frisé, d'autre fois plat; ils avaient des barbes corner3 les chèvres, une longue bande de poil tout le long de leur dos et sur le devant de leurs pieds et de leurs jambes». Ces êtres répugnants, ce sont les yakows, qui ont tous les vices et toutes les laideurs, mais qui l'emportent néanmoins encore sur les hommes, « dont la misérable raison a empiré ces vices », et qui constitue bien « la plus pernicieuse race d'odieuse petite vermine que la nature ait jamais laissé ramper sur la surface de 1 a terre ».
Ce pessimisme foncier, cette misanthropie farouche, où Swift en avait-il puisé les germes? On ne naît pas généralement avec cette âcreté d'humeur, cette rudesse réfléchie, qui trouve une amère jouissance à contrarier, à se plaire dans la contradiction : celte brutalité consciente, qui n'entend se plier à aucune concession, on ne la trouve pas dans son berceau : c'est la vie, la vie mauvaise, avec ses déceptions et ses humiliations, qui les fait naître. Ce cynisme hardi, qui sert, chez notre pamphlétaire, de voile à de secrètes amertumes, il ne l'a qu'à la longue acquis. Les souffrances, les rancoeurs de sa jeunesse ont, à coup sûr, influé sur son caractère, l'ont façonné, l'ont modelé et ont amené à leur paroxysme les manifestations d'une prédisposition à l'amertume.
Sa première révolte date du temps où, pauvre
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écolier, bizarre, gauche, aux yeux bleus et durs, orphelin, sans amis, il était misérablement entretenu par la charité d'un oncle. Refusé à un examen pour son ignorance en logique, il se présentait une seconde fois, sans avoir daigné lire la logique. Il fut reçu, mais avec quelle pitié dédaigneuse! Son orgueil en conçut un ressentiment qui ne se calmera plus. Cet orgueil, en toutes circonstances, se manifestera : c'est la pierre de touche de son caractère.
Quand, simple et obscur journaliste, il reçoit du premier ministre un billet de banque à la suite de ses premiers articles, il répond à cette offre qu'il juge insultante, en renvoyant le présent et en exigeant des excuses — qu'il obtint, d'ailleurs.
Plus tard il se donnera l'amer plaisir de se montrer implacable en toutes circonstances. Il ne tolérait de personne qu'on lui manquât, traitant avec arrogance les plus hauts dignitaires.
Le secrétaire d'Etat l'avisant que le duc de Buckingham désirait le connaître, il répond que « cela ne se peut, qu'il n'a pas fait assez d'avances». Le duc de Shrewsbury lui faisant observer que lord Buckingham n'avait pas l'habitude de prendre les devants, Swift réplique qu'il attend toujours les avances « en proportion de la qualité des gens, et plus de la part d'un duc que de la part d'un autre homme »,
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Il ne tenait pas plus compte du sexe que du rang, et se montrait avec les femmes d'une impertinence rare.
« Je suis bien aise, écrivait-il à la duchesse de Queensbury, que vous sachiez votre devoir; car c'est une règle connue et établie depuis vingt ans en Angleterre que les premières avances m'ont cons- 1 tamment été faites par toutes les dames qui aspiraient à me connaître, et plus grande était leur qualité, plus grandes étaient leurs avances. »
Ce ne sont pas là simples propos humoristiques, c'était un parti-pris bien arrêté.
Un jour qu'il dînait chez le comte de Burlington, Swift (l'anecdote a été maintes fois rapportée) dit, en quittant la table, et s'adressant à la maîtresse de la maison : « Lady Burlington, j'apprends que vous chantez : chantez-moi quelque chose. » Choquée de ce ton, lady fait un signe de refus; Swift ne s'en obstine que davantage :
— Vous chanterez, sur ma foi! Quand je commande, j'entends être obéi.
Le comte riait, mais sa femme avait les larmes aux yeux. Afin de ne pas se donner en spectacle à ses invités, elle se retira dans son appartement.
Quand Swift la revit :
— Eh bien! sommes-nous toujours aussi fière et aussi peu complaisante?
-- Non, monsieur le Doyen, repartit cette fois
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lady Burlington; je suis toute disposée à vous chanter une chanson.
Il n'en demandait pas plus, son amour-propre avait satisfaction.
En faisant la part du manque d'éducation première et aussi du mépris de ce qu'il considérait comme des futilités et hypocrisies mondaines, ces fantaisies, d'un goût douteux, ne sont pas seulement d'un humoriste effréné, il faut y voir les réflexes d'une susceptibilité et d'un orgueil maladifs; « l'aigreur de la colère amassée et du dédain engorgé », a-t-on dit, en expliquant qu'il éprouvait comme une volupté à user de cette ironie — justicière à son avis, — à s'abandonner sans retenue à cette manie d'humilier, de déchirer, d'outrager.
C'était une revanche du temps où, déjà conscient de sa valeur, il était condamné à subsister des maigres aumônes de sa famille; et aussi de ces années de servage qu'il avait vécues auprès de sir William Temple comme secrétaire, relégué à la table des domestiques, obligé de subir sans broncher les familiarités et les propos grossiers de la valetaille (1). Vingt années durant, il avait: dû se
1. No serait-ce pas en souvenir de ces années de servitude qu'il composa ce satirique Traité sur les Domestiques, où sa verve caustique se donne libre cours; en voici un aperçu :
« ... Quand vous achetez pour votre maître, prône-t-il entre autres conseils, ne marr-lianrtez jamais; n'est lui faire lion-
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GltAKDS NliVIiOl'ATHES. III, G
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plier à flatter un maître usé de goutte, irritable et dominateur; à prodiguer des compliments à milady sa femme et milady sa soeur, sans se sentir jamais apprécié plus qu'un valet. Espoirs déçus, élans paralysés, humiliations constantes et pour couronner le tout, après avoir espéré, une situation digne
neur; d'ailleurs il peut plutôt supporter une perte que ne le ferait un pauvre marchand.
« Si vous êtes au service d'un maître à plusieurs domestiques, ne faites jamais rien au delà de votre tâche particulière ; pour, tout le reste, dites : « Ce n 'est pas mon ouvrage. » « Si vous êtes en faveur auprès de votre maître, faites-lui entendre que vous avez une autre place en vue, et, sur le regret qu'il montrera de vous perdre, dites-lui que certainement vous aimeriez mieux vivre avec lui qu'avec qui ce fût au monde, niais qu'on ne peut pas blâmer un pauvre domestique do chercher une meilleure condition... que votre ouvrage est dur et vos gages minimes... Sur cela votre maître, s'il a quelque générosité, vous augmentera plutôt que do vous laisser partir; s'il n.'en fait rien, et si en définitive vous tenez à ne point perdre votre place, dites qu'un de vos camarades vous a décidé à rester.
«Ne venez jamais qu'on ne vous ait sonné ou appelé trois ou quatre fois : il n'y a que les chiens qui arrivent an premier coup do sifflet.
« Querellez-vous, battez-vous entre domestiques; mais souvenez-vous toujours que vous avez tous un ennemi commun.
« Quand vous avez fait une faute, soyez impertinent, et emportez-vous comme si vous étiez l'offensé : c'est souvent le moyen de faire tomber à l'instant même la colère de votre miiître.
« Voulez-vous quitter votre maître sans être obligé do -rompre vous-même avec lui, devenez tout à cou]) maussade et insolent plus qu'il l'ordinaire; il vous chassera, et, pour vous venger, vous direz tant do mal de lui à vos camarades, qu 'il ne pourra plus trouver aucun bon domestique pour le servir. » Nous devons à .la vérité de reconnaître que nombre de gens do maison appliquent encore à la lettre les préceptes de Swift, sans avoir eu besoin de s'inspirer de son Traité...
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de son intelligence, n'aboutir qu'à recevoir une cure dans la misérable Irlande ! Pour une nature comme la sienne, rien n'était capable d'apaiser tant de rancoeur amassée (1) !
Les bizarreries dont il était coutumier, les singularités de son caractère avaient de bonne heure fait douter de sa raison. Ceux qui l'approchaient de très près, habitués qu'ils étaient à son originalité, ne s'en offusquaient plus, mais aux yeux du plus grand nombre il passait pour un dément. Les habitués d'un café où il fréquentait, devant l'étrange spectacle de ses excentricités, l'avaient baptisé « le curé fou ».
Les mystifications auxquelles il se complaisait n'étaient pas toujours anodines; s'il y en eut de plaisantes, on en cite de cruelles. Toutes portent la même marque de désenchantement amer (2). Nous ne rééditerons pas ici l'anecdote trop connue du dîner remboursé à ses amis POPE (3) et
1. Cf. TAINE,- op. cit.
2. Comme il se promenait un jour aux côtés d'une dame qui s'extasiait sur la douceur et la pureté de l'air, notre humoriste se jetant subitement à ses genoux, s'écrie: «Chut! Milady, parlez plus bas; si par hasard on vous entendait, dès demain on mettrait un impôt sur l'air. »
3. Pope, qui collabora souvent avec Swift, était bossu et avait moralement quelques points de ressemblance avec son ami. Afterburg disait do lui : mens curva in corpore curvo. Reynolds nous le décrit « très bossu et contrefait »... « le visage ridé et
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GAY; ni celle du malheureux tailleur qu'il condamna à passer une nuit entière sous ses fenêtres, dans son jardin aux clôtures dûment verrouillées, pour le punir d'un retard de vingt-quatre heures dans la livraison d'un habit...
Ses paroissiens eux-mêmes n'étaient pas à l'abri
fatigué... la peau tirée et contractée au-dessus des sourcils par des maux de tête continuels ».
Vieux avant quarante ans, il ne pouvait se lever ni s'habiller sans aide. Le corps serré dans un corset de toile raide, les jambes emprisonnées dans plusieurs paires de bas, il grelottait, même avec un pourpoint do fourrure sur la peau.
Si l'on songe qu'il avait de l'asthme, qu'il était hydropique, menacé de la cataracte, torturé de rhumatismes, affligé do constants maux de tête, contre lesquels il employait vainement le café; qu'il passait plusieurs nuits consécutives sans dormir, no sommeillant que le jour au coin du feu, on s'étonne qu'il n 'ait point eu l'humeur plus chagrine encore.
La vanité morbide et l'irritabilité de Pope le rendaient incapable de supporter la moindre critique, et prompt à découvrir une injure, soit réelle, soit imaginaire. Très malheureux de sa difformité, il ressentait vivement les railleries qui s'y rapportaient. Aucun coup, d'aussi bas qu'il partît, ne lui était indifférent. Entassées dans son âme, toutes ces insultes y prenaient à la longue de gigantesques proportions.
Son cerveau travaillait sans cesse. L'excès de travail ayant gravement compromis une santé si précaire déjà, les médecins ne lui laissant bientôt plus aucun espoir, il se prépara à la mort et fit ses adieux à ses amis. Au nombre de ceux-ci se trouvait l'abbé Southcote, qui résolut de le sauver, si c 'était possible. Il alla trouver le docteur Badclift'e, lui exposa l'état du malade et rapporta à celui-ci les prescriptions du célèbre médecin : travailler moins et faire plus d'exercice. Une amélioration réelle s'en suivit. Mais bientôt la santé de l'écrivain déclinait do nouveau, et rapidement. Les désordres de toute sorte s'accumulèrent. Pope consulta en vain le docteur Thompson, un célèbre empirique. Ni la science de Cheselden, ni les soins de Martha Blount ne purent prolonger ses jours : il mourut le 30 mai 1744, âgé de cinquante-six ans.
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de ses sarcasmes, malgré les conséquences qui eussent pu en résulter pour lui.
Un dimanche, il commença son sermon comme il suit :
« Il y a, mes frères, il y a quatre sortes d'orgueil : l'orgueil de la figure, l'orgueil de la naissance, l'orgueil de la richesse et l'orgueil de l'esprit. Je vous exhorte de toutes mes forces à vous abstenir des trois premiers; quant au dernier, je ne vous en parlerai pas, car je vous crois tous fort éloignés d'un vice si condamnable. »
Pour se permettre de pareilles impertinences, il fallait bien connaître le public auquel on les destinait.
Avec les sots il était, sans pitié. Un jour, à Dublin, invité à la table du lord-maire, on l'avait placé à côté d'un jeune homme qui, ayant bu plus qu'il ne convenait, se mit à bavarder intarissablement. A la fin, agacé, Swift s'adressant à l'amphitryon : « Milord, lui dit-il, j'ai près de moi un fou qui m'ennuie et me fatigue depuis une heure; obligez-moi en le congédiant.»
Dans quelque milieu qu'il se trouvât, son esprit sarcastique cherchait une victime aux dépens de qui s'exercer. Nous permettra-t-on de rappeler, à ce propos, l'histoire de la Méditation sur le Balai? Pendant qu'il était à Londres, Swift passait une partie de son temps chez le comte Barkeley; il fai-
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sait tous les jours à lady Barkeley une lecture morale et religieuse.
La comtesse s'était prise d'une belle passion pour les méditations de Boyle; elle demanda au doyen de les lui lire. Pour se débarrasser de cette tâche importune, qu'imagina celui-ci? Il rédigea, de sa propre main, une méditation sur ce thème : « Certainement, l'homme est un balai » ; il plaça cet étrange sermon dans le livre de Boyle et quand, le lendemain, il fut prié de commencer sa lecture accoutumée, Swift se mit à lire sa fantaisiste élucubration.
Sa tâche quotidienne terminée, Swift se retirait gravement, laissant lady Barkeley dans le ravissement. Aux premiers visiteurs qui se présentèrent chez elle, elle ne se tint pas de poser cette question : « Avez-vous lu les méditations de Boyle? » La plupart des personnes présentes lui répondirent affirmativement. « Il en est une entre toutes, reprend lady, qui est véritablement délicieuse. — Laquelle? s'empresse-t-on de demander? — La « Méditation sur le balai. »
Tout le monde confessa son ignorance; nul ne connaissait l'oeuvre de Boyle portant ce titre. Alors la comtesse tendant ingénument, non sans un secret orgueil, le livre dans lequel le doyen venait de lui faire la lecture, qu'y trouve-t-on? La méditation en question, mais tout entière de la main de notre
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humoriste! De ce jour-là, Swift fut dispensé de faire la lecture à lady Barkeley.
Si nous avouons trouver plutôt amusante la leçon ainsi donnée à une « snobinette » avant la lettre, nous pardonnerons moins volontiers à Swift son attitude envers Daniel Defoë. Ce n'est pas ici la place de nous étendre sur les événements qui amenèrent l'auteur de Rohinson Crusoë, à la suite de la publication d'une brochure de polémique religieuse (1 ), à subir la peine infamante du pilori; nous voulons seulement noter qu'à rencontre d'un sentiment général de protestation « contre l'injustice d'une peine odieuse infligée à un honnête homme qui n'avait fait que détendre sa foi », Swift affectait toujours, en parlant, de Defoë, d'avoir oublié son nom et ne le désignait, avec une cruauté dédaigneuse, qu'en l'appelant « l'individu qui a été au pilori ». Menu fait, mais significatif : le malheur ne le désarmait pas.
Swift, on en a l'ait la remarque, ne fut jamais très tendre pour la plus belle moitié du genre humain; les (lèches qu'il a décochées au sexe prétendu faible ne sont pas plus mouchetées que celles dont il a gratifié le sexe fort.
1. The shortext irai/ irilh (lie Hissent ers, or Proposais for the establishment of Vie Cliurch. Londres, 17U2.
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DEFOE'\^U*-$ILORI (1703) (D'après un dessin d'Emile Hayard extrait du Magasin pittoresque)
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La femme, Swift en avait la peur et plus encore la haine; et quand on connaît sa force de haine, on présume jusqu'où elle put atteindre. Il n'épargna même pas celles dont le dévouement éprouvé eût dû le désarmer.
Deux admirables coeurs, Stella et Vanessa, « dont les noms, selon les termes du principal historiographe de Swift, entourent 'encore le sien d'une poésie secrète », lui prodiguèrent leur tendresse, et il les fit mourir de douleur.
On a voulu expliquer cette attitude de féroce misogynie, par une infirmité-de nature spéciale qui, sans avoir la même origine que celle de Boileau, cet autre satirique, aboutissait aux mêmes résultats. A défaut de témoignages plus précis, et qui seraient, d'ailleurs, de contrôle malaisé, nous ne saurions scientifiquement en décider.
Swift, nous assure-t-on (1), recherchait la société des femmes, mais il évitait comme le feu le tête à tête. Pendant seize ans il confia l'administration de sa maison à la fille de l'intendant de son protecteur, sans qu'elle fût pour lui autre chose qu'une amie, quelque sentiment qu'elle lui pût témoigner et quelque désir qu'elle eût de changer de rôle.
A l'imitation de certains eunuques, qui croient
1. Cf. Confessions de Sainte-Beuve, par NICOLAMIOT, 216 et suiv.
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pouvoir s'accorder le luxe d'un sérail, Swift eut la fantaisie de contracter mariage; mais un mariage blanc, car il stipula qu'il y aurait perpétuellement séparation de corps.
Une autre femme, belle et riche, qui ignorait ce pacte, s'éprit de lui; tantôt jalouse, tantôt soumise, si passionnée, si malheureuse que ses lettres auraient attendri le coeur le plus glace, elle usa contre ce roc un sentiment qui frisait la démence et la conduisit au tombeau. Le même sort fut réservé à l'épouse secrète. Swift refoula le dévouement comme il avait répudié l'amour, après avoir laissé croître l'un et l'autre.
L'émotion qu'il éprouva à la mort de sa femme, assure-t-on, eut un contre-coup fatal sur sa santé depuis longtemps affaiblie. Peut-être eut-il à ce moment une lueur de pitié pour ses deux victimes.
Quoi qu'il en soit, nous constatons des troubles maladifs dès la jeunesse même, chez notre personnage.
Des vertiges, tout d'abord, qui ne lui laissaient guère de répit. Il en parle souvent dans sa correspondance, ainsi que des étourdissements auxquels il était sujet. Il lui arrivait parfois de quitter sa table et de se faire servir dans sa chambre, tant que duraient ce qu'il appelait ses humeurs noires.
Sa susceptibilité nerveuse était telle qu'une fois, étant aux rochers de Carbcrry, bien qu'il eût pris
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la précaution de se coucher pour affronter le précipice qu'il avait sous ses pas, il fut étreint d'une sensation vertigineuse telle que deux domestiques ne furent pas trop pour le tirer par les pieds à distance suffisante de l'abîme (1 ).
Il eut de graves troubles de l'audition; la surdité s'installa assez rapidement : l'humoriste devenait de plus en plus amer, irascible et morose. Le pasteur Young rapporte qu'au cours d'une promenade qu'il fit avec Swift aux environs de Dublin, celui-ci s'arrêta soudain devant un orme dont les branches supérieures étaient desséchées : « Je serai comme cet arbre, dit-il, je périrai par le haut. » / shall be like that tree; I shall die at the top.
Une lettre qui paraît avoir été écrite en 1740, et qu'il adressait à une parente, atteste une mélancolie profonde et comme le pressentiment de la catastrophe finale, que devait précéder le naufrage de sa raison.
«J'ai beaucoup souffert toute la nuit, mandait Swift à sa correspondante; je suis très sourd aujourd'hui et j'éprouve de vives douleurs. Je me trouve si lourd, mes idées sont si confuses, que j'en ressens une tristesse profonde... Je sais à peine
1. Pour toute cette partie pathologique, nous avons eu pour guide l'excellent opuscule du Dr P. Max-Simon, qui a établi l'observation clinique de ce «fou de génie» avec un soin et une conscience auxquels nous sommes heureux de rendre hommage.
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ce que j'écris. Je suis sûr que je n'ai pas longtemps à vivre; le temps sera court mais cruel... »
Avant de sombrer dans la démence, Swift s'est plu à la railler, à la narguer! La théorie du génie névrose, du génie confinant à la folie, s'il ne l'a pas inventée — n'est-ce pas Aristote le premier (jusqu'à ce qu'on lui découvre un précurseur), qui a écrit cette phrase, traduite en latin du texte original : Nullum genius sine mixlura démentim? — cette théorie, qui s'applique trop bien à son cas particulier, il l'a développée avec ce dogmatisme acerbe qui prend souvent forme d'humour.
Avec une gravité médicale — Taine en a fait avant nous la remarque — Swift expose que, de tout le corps, s'exhalent des vapeurs, lesquelles, arrivant au cerveau, le laissent sain, si elles sont abondantes,.mais l'exaltent si elles regorgent; que dans le premier cas elles font des particuliers paisibles, et dans le second de grands politiques, des fondateurs de religions et de profonds philosophes, c'est-à-dire des fous; en sorte que la folie est la source de tout le génie humain et de toutes les institutions de l'Univers.
Que de talents enfouis dans les lunatics asijlums, et qui seraient capables de remplir les postes les plus élevés dans l'armée, dans l'Etat ou dans l'Eglise!
<i: Y a-t-il, continue-t-il, un pensionnaire qui mette
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sa paille en pièces, qui jure, blasphème, écume, morde ses barreaux et vide son pot. de chambre sur le visage des spectateurs? Que les sages et dignes commissaires inspecteurs lui donnent un régiment de dragons et l'envoient en Flandre avec les autres !
« En voici un second qui prend gravement les dimensions de son chenil, homme à visions prophétiques et à vue intérieure, qui marche solennellement toujours du même pas, parle beaucoup de la dureté des temps, des taxes et de la prostituée de Babylone, barre le volet de sa cellule exactement à huit heures, et rêve du feu. A quelle valeur ne monteraient pas toutes ces perfections si on envoyait le propriétaire dans une congrégation de la Cité!... Moi-même, l'auteur de ces admirables vérités, j'en suis une preuve, étant une personne dont les imaginations prennent aisément le mors aux dents et sont merveilleusement disposées à s'enfuir avec ma raison, laquelle, comme je l'ai observé dans une longue expérience, est un cavalier mal assis et qu'on désarçonne aisément; d'où il arrive que mes amis ne me veulent jamais laisser seul, sans que je leur aie promis solennellement de décharger mes idées de la façon qu'on vient de voir, ou d'une autre semblable pour l'avantage de l'humanité. »
Tout, en tenant compte de la part de l'ironie vou-
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lue, on peut déjà voir poindre dans ces lignes les prodromes du mal qui guette celui qui les a écrites, la fêlure, qui ira s'agrandissant, d'un cerveau déjà obnubilé.
Après les vertiges, après la surdité, après des accès d'agitation maniaque et des phénomènes congestifs, ressemblant assez à des crises de morbus comitialis, Swift perdit entièrement l'usage de ses facultés, et son état de déchéance cérébrale devint si manifeste qu'on dut confier à des curateurs l'administration de ses biens.
Il eut, vraisemblablement, au moins une attaque d'apoplexie, car le masque de l'illustre doyen, moulé immédiatement après sa mort et conservé au Muséum de l'Université de Dublin, laisse voir une bouche tournée et convulsée.
Prévoyait-il sa fin lamentable quand il formula ses dispositions dernières? Voici deux clauses, entre autres, qui donneront le ton de ce testament singulier :
Item. Je lègue au révérend Robert Grnttnn, prébondior de Saint-Àndoen, le tire-bouchon en or qu'il m'a donné, ainsi que mon coffre-fort, à la condition toutefois de ne permettre qu'à son frère, le docteur Grattan, de se servir de ce dernier objet, celui-ci en ayant plus souvent l'occasion. Je lui lègue, en même temps, un do mes chapeaux de castor.
Item. Je lègue à M. John Grattan, prébendier de Clou-
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mothan, la boîte d'argent dans laquelle le diplôme, qui nie conférait le droit de bourgeoisie de la cité de Cork, m'a été offert. Je désire que le susdit Grattan mette dans cette boîte le tabac en corde qu'il mâche continuellement.
Dans ce même testament, Swift spécifiait que la plus grande partie de sa fortune — dix mille livres sterling — devrait servir à fonder un hôpital de fous!
Suprême pitié, ou dérision amère? Ne nous hâtons pas de porter un jugement absolu; au dire de ceux qui l'ont le mieux étudié, la personnalité de Swift fut toute en contrastes. Son caractère tyrannique, sa brusquerie concertée, semblent n'avoir été que le masque d'une sensibilité extrême, trop souvent blessée à vif.
S'il a fait souffrir, il a beaucoup souffert luimême, et s'il abusa de la domination de l'esprit, du despotisme, de l'épigramme, il en fut si cruellement puni que le spectacle de sa décadence intellectuelle comme, d'ailleurs, l'histoire de toute sa vie, nous inspireraient une infinie compassion, si, accordée à cet homme implacable aux autres et à lui-même, la compassion n'était la suprême jmjure qu'on lui' pût infliger. /'.S , ( , . %\
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GUANDS NÉVROPATHES. HT. 7
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IV
THOMAS DE QUINCEY
Thomas de Quinccy est de ceux dont on a pu dire : They are certainly cracked, but the crack let in light. « Ils sont certainement fêlés, mais la fêlure laisse pénétrer la lumière. »
Son cas particulier suggère plusieurs interrogations. On doit, à son propos, se demander si la névropathie, qui fut son lot, fut la conséquence de son opiophagie; si, au contraire, elle en fut indépendante; en d'autres termes, les confidences du « mangeur d'opium » méritent-elles créance? De Quincey a-t-il fait de ses sensations prétexte à littérature? C'est encore là matière à controverse et le problème est de ceux qui valent d'être examinés de près.
Tout d'abord, avant de déterminer l'influence qu'a pu exercer le poison sur son organisme, cherchons à établir la formule somatique du person-
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nage, en feuilletant son dossier pathologique, tel qu'il a été constitué par d'attentifs et patients biographes (1).
Thomas de Quincey était, par son père, de souche tuberculeuse. Il tenait, par contre, de sa mère, un tempérament robuste, bien que sur la fin de sa vie Mrs de Quincey ait eu des crises nerveuses et ait paru incliner vers le mysticisme.
Chez les frères et soeurs de Thomas se retrouvent les tares imputables à l'ascendance paternelle, ou celles issues du sang maternel : une des filles meurt, âgée de neuf ans, d'une méningite tuberculeuse selon toute apparence; une autre avait succombé, âgée de quatre ans, à une maladie indéterminée, rappelant le rachitisme par quelques-uns de ses symptômes.
Des trois garçons, l'un s'enfuit de sa pension, s'engage sur un baleinier, est capturé par des pirates et mène une vie aventureuse; un autre, l'aîné, s'était de bonne heure signalé par des goûts et des aptitudes bizarres, s'occupant de pyrotechnie, de magie, de nécromancie, rêvant à la façon de marcher les pieds au plafond et la tête en bas comme les mouches : « Si, pensait-il, je peux seu1.
seu1. BARJNE, Névrosés, 1S9S. — Paul GUERRIER, Etude itiédico-psychologicjue sur Thomas de Quincey (thèse do Lyon, décembre' 1907). — Joseph AYNATÎI), Coleridgc, 1907. — Dr Roger Dui'OUY, Les Opiomanes, 1922, etc.
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THOMAS DE QUINCEY
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lement rester cinq minutes dans cette position, qui empêcherait que cette situation se prolonge durant cinq mois?... » Mais l'expérience prit fin, du l'ait qu'elle ne put pas être tentée...
Tous ces enfants étaient des méditatifs, des mélancoliques, vivant à l'écart de leurs camarades, plongés dans des rêveries où ils s'enfonçaient avec délices et dont on avait peine à les arracher.
Souffreteux et timide, le jeune Thomas s'était révélé, dès sa prime enfance, un visionnaire. La perte d'une de ses soeurs qu'il chérissait profondément produisit sur son cerveau un ébranlement dont il fut long à se remettre. 11 a lui-même conté comment « tout à coup ses yeux éblouis par l'éclat de la vie extérieure, et comparant la pompe cl la gloire des cieux avec la glace qui recouvrait le visage de la morte, eurent une étrange vision».
« Une galerie, une voûte sembla s'ouvrir à travers l'azur, un chemin prolongé à l'infini. Et sur les vagues bleues, son esprit s'éleva; et ces vagues et son esprit se mirent à courir vers le trône de Dieu; mais le trône fuyait sans cesse devant son ardente poursuite.
« Dans cette singulière extase, il s'endormit et, quand il reprit possession de lui-même, il se retrouva assis auprès du lit de sa soeur... 11 crut alors entendre un pas dans l'escalier et craignant,
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si on le surprenait dans cette chambre qu'on ne voulût l'empêcher d'y revenir, il baisa à la hâte les lèvres de sa soeur et se retira avec précaution ( 1 ). »
Longtemps après, quand il contemplait les nuages, ceux-ci lui apparaissaient comme des rangées de petits lits, à rideaux blancs, dans lesquels étaient couchés « des enfants malades, des enfants mourants, qui s'agitaient avec angoisse et pleuraient à grands cris pour avoir la mort » !
Sa mélancolie native, son amour de la solitude s'accusèrent davantage chez l'enfant après qu'il eût perdu son père. Tout le long du jour, nous confie-t-il, il cherchait, dans le jardin attenant à la maison habitée par ses parents ou dans les champs qui l'avoisinaient, les coins les plus silencieux, les plus secrets.
Sa mère, hautaine et froide, n'essayait pas de pénétrer le mystère de cette âme inquiète qui, repliée sur elle-même, se serait, d'ailleurs, difficilement livrée.
« Ce marmot à grosse tête, toujours solitaire ou toujours pensif » n'avait de passion que pour le merveilleux ou pour les aventures extraordinaires. Le malheur est qu'il voulut les vivre. Comme son frère le pirate, il s'enfuit du logis familial, avec un
1. BAUDELAIRE, Les Paradis artificiels,
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PORTRAIT DE' WORDSWORTH
(Magasin pittoresque 1861)
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volume d'Euripide dans une poche, des poésies anglaises dans l'autre. Pris d'une sorte d'automatisme ambulatoire, il vagua dans le pays de Galles, se livrant, sur tout le chemin, à des « excentricités de collégien mal équilibré ». Le soir, il couchait sur la dure, avec le dôme céleste pour ciel de lit, ou campait sous une tente « pas plus grande qu'un parapluie », qu'il s'était fabriquée avec une canne et un morceau de toile à voile. Mais il ne parvenait pas à s'endormir, dans la crainte, qui le poursuivait, qu'une vache, s'échappant d'un des nombreux troupeaux dont les montagnes «voisinantes étaient pleines, ne vint, « par malveillance ou par curiosité » poser une patte juste au milieu de sa figure, où elle ne pouvait manquer «d'enfoncer».
A cette époque Quincey se plaint déjà de troubles nerveux, employant fréquemment, pour les caractériser, les mots de « nervous affection », « nervous irritation ». Quand, en 1812, son ami Wordsworth perdra une de ses filles, pour laquelle le jeune Thomas nourrissait une grande affection, il arrivera à ce dernier de passer des nuits sur la tombe de l'enfant, la revoyant devant lui comme si elle était vivante.
Certain jour, il était envahi par une « nervous sensation » qui, sans présenter les signes d'une maladie caractérisée, lui causait les symptômes les
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plus pénibles. Chaque mouvement respiratoire provoquait de l'angoisse.
Il guérit aussi brusquement qu'il était devenu malade : une nuit, il ressentit tout à coup une sensation bizarre, qui partait des genoux, puis tout rentra dans l'ordre; ses oppressions cessèrent et sa douleur morale disparut du même coup. Depuis lors, il perdit tout souvenir de la petite fille de Wordsworth. Mais son obsession avait changé seulement d'objet.
Sa vie se passe, désormais, dans des transes presque continuelles : son cerveau est assailli par de multiples phobies. En 1818, il est mordu par un chien : on ne peut lui ôter de l'idée que l'animal fût atteint de la rage; pendant plusieurs mois il ne put se livrer à aucun travail, l'esprit occupé par cette hantise qu'il n'arrivait pas à chasser.
Plus tard, ce sont trois spectres qui se dresseront sans cesse devant lui : celui de la folie, « qui le balançait sur une balançoire, d'une hauteur à toucher les nuages » ; celui de la mort volontaire, qui ne lui répugnait pas; quant au troisième..., nous comprenons mal aujourd'hui cette terreur morbide, mais au temps où vivait Quincey on croyait à la combustion spontanée, et cette pensée qu'il pouvait se consumer en faisant explosion, et ne laissant qu'un débris de cendres, remplissait d'effroi ce nosophobc exaspéré.
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Il avait bien d'autres phobies encore, celles-ci assez innocentes : il n'aurait pas donné une pièce blanche ou même un sou qui fût d'une propreté douteuse. Il ne se servait des monnaies qu'après les avoir consciencieusement fourbies avec un morceau de flanelle; puis, il les enveloppait dans du papier et, en attendant de s'en servir, les enfermait dans un endroit sûr et qu'il était seul à connaître : il les y oubliait, d'ailleurs, et ce fut une surprise heureuse pour ses héritiers, qui en découvrirent dans tous les coins.
Il avait une autre habitude bizarre : quand il portait un manuscrit à l'imprimerie, il avait la précaution de tirer de sa poche une petite brosse et, avant de remettre la feuille au compositeur, il l'époussetait soigneusement.
Il n'aimait pas se fixer, changeant souvent de logement, mais sans tout à fait abandonner celui qu'il venait de quitter. Il payait régulièrement ses locations, recommandant qu'on ne touchât à rien, qu'on laissât tout dans l'ordre, nous devrions dire dans le désordre qui y régnait. Il eut ainsi, à Edimbourg, plusieurs pièces où, selon son expression, « il neigeait » des livres et des journaux.
Tous les meubles étaient envahis par cette marée montante : il y en avait sur les chaises, il y en avait sur le lit; puis, quand les meubles n'en pouvaient plus contenir, le plancher en était inondé à son
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tour; il ne restait qu'une petite place réservée pour écrire. Mais la neige recouvrait bientôt la table; alors de Quincey écrivait dans sa main. Il était temps de se mettre en quête d'un autre logis, où le même manège recommençait. On lui a connu dix de ces « dépôts » à la fois, sans compter ceux qu'il avait oubliés et ceux qu'il continuait à payer et qui étaient depuis longtemps balayés, loués à d'autres; encore ceux où il n'avait jamais mis le pied et que leurs propriétaires, comptant sur son défaut de mémoire, lui attribuaient sans scrupule. Ses amis arrivaient à ne plus s'étonner de ces bizarreries. « Plus je connaissais Thomas de Quincey, écrit l'un d'eux, moins j'étais surpris des étrangetés qui marquaient son existence de chaque jour. »
Sont-ce là des manifestations d'une névrose, et quel nom donner à celle-ci? C'est ici que les difficultés commencent.
Pour le Dr Guerrier, à qui l'on doit une étude, médico-psychologique sur Quincey des plus fouillées, cette névrose ressemblerait assez à la « neurasthénie avec tendance hypocondriaque». Toutefois, certaines manifestations rappelleraient l'hystérie; tels les accidents à début brusque, à disparition soudaine, que nous avons notés au passage.
De plus l'état mental de l'auteur des Confessions
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d'un mangeur d'opium, n'est pas sans analogie avec celui des hystériques; très souvent, dans ses oeuvres, Quincey fait preuve de la tendance à la fabulation, à la mythomanie, si fréquente chez ces malades.
Ce qui domine chez Thomas de Quincey, c'est « l'hypertrophie de l'imagination, avec un développement anormal de la sensibilité (1). Son amour de la rêverie, du mystère et de la solitude se traduit à la fois par sa vie errante et par la tristesse dont beaucoup de ses oeuvres sont imprégnées ».
Quincey arrive même à avoir des idées délirantes : ne s'imaginait-il pas qu'un animal habitait dans son estomac, dont il rongeait par instant les tuniques? Il présenta aussi des signes du délire des persécutions et ses déménagements successifs eurent souvent pour but de fuir devant un ennemi imaginaire dont il se croyait poursuivi.
Il eut également des obsessions et des hallucinations, voire des accès de somnambulisme : souvent, la nuit, il lui arrivait de se réveiller et de se retrouver près de la fenêtre, à seize pieds de son lit; mais tous ces phénomènes étaient-ils exclusivement dus à sa constitution névropathiquc? Son état visionnaire, notamment, l'opium n'en
1. Certains spectacles do la nature, certains sons, la musique parfois, faisaient sur lui une impression si profonde qu'elle le mettait on larmes.
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serait-il pas, dans quelque mesure, responsable?
C'est à Oxford, en 1804, que Quincey — il avait alors dix-neuf ans — commença à prendre la drogue maudite. Si on l'en croit, il en aurait pris par nécessité. Il éprouvait, nous dit-il, des névralgies faciales tellement violentes et tenaces que, sur le conseil d'un ami, il entra un jour chez un pharmacien, pour acheter du laudanum. Comme s'il eût absorbé un dictame magique, il se trouva, comme par une baguette de fée, transformé, transporté au septième ciel.
Son enthousiasme déborde en effluves de lyrisme: «...Ciel! quel changement! quelle révolution! Comme mon esprit fut réveillé jusqu'en ses profondeurs ! Quelle apocalypse d'un monde entier se dévoila devant moi ! Ma souffrance avait disparu, mais c'était à mes yeux une vétille. Le résultat négatif était perdu dans l'immensité des effets positifs qui s'étaient réalisés devant moi, dans l'abîme de volupté divine qui m'était soudain révélée.
« C'était bien une panacée pour toutes les souffrances humaines. C'était le secret du bonheur, et le secret sur lequel les philosophes ont discuté pendant tant de siècles se dévoilait tout à coup. Désormais le bonheur s'achèterait un penny; on le transporterait dans la poche de son habit; des extases portatives pourraient être renfermées dans une. bouteille d'une pinte et la
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paix de l'esprit s'expédierait par la diligence...»
Son tempérament le prédisposait à éprouver des sensations aiguës. Chez cet être anormal, « chez qui la tare héréditaire avait été aggravée par les cahots de l'existence », la recherche morbide de la sensation devenait « un appétit quasi irrésistible ». Quincey était de ceux qui « vibrent jusqu'au plus profond de leur sensibilité nerveuse, aux premières atteintes du divin poison ».
Après avoir absorbé son laudanum, il se sentait des ailes !
Ses capacités de jouissance intellectuelle étaient décuplées. La musique qu'il entendait à l'Opéra était un orchestre d'anges et de séraphins; le spectacle de la misère, loin de le rebuter, l'attirait invinciblement. Mêlé aux pauvres, il prenait sa part de leur infortune, tirant de son opium « des moyens de consolation»; car, disait-il, «l'opium — semblable à l'abeille qui tire indifféremment ses matériaux de la rose et de la suie des cheminées — possède l'art d'assujettir tous les sentiments et de les régler à son diapason ».
Nous n'en sommes encore qu'à la période de béatitude, à la lune de miel du poison; Quincey s'en tient aux doses relativement modérées, l'accoutumance n'est pas encore venue.
Au début, il prend de l'opium toutes les trois
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semaines, puis toutes les semaines; en 1813, neuf ans après le début, ce sera tous les jours. 11 est alors arrivé, dit-il, à dix ou douze mille gouttes, soit plusieurs verres à bordeaux dans sa journée. Il ne diminue les doses que dans des circonstances exceptionnelles, comme lors de son mariage avec une jeune fille qu'il adorait et qu'il rendit très malheureuse, on n'en saurait douter.
Trois ans plus tard,'un revers de fortune l'abat et il se reprend à boire du laudanum à fortes lampées. C'est alors qu'un voile épais s'étend sur son intelligence, tout travail lui devient odieux, tout effort d'attention lui est pénible. Sa volonté est anéantie, sa conscience seule ne sombre pas dans le naufrage de ses facultés. II ne sort de cette torpeur, de celle aboulie, que pour éprouver des hallucinations, des rêves terrifiants.
« La nuit, écrit-il, quand j'étais éveillé dans mon lit, d'interminables, pompeuses et funèbres processions défilaient continuellement devant mes yeux, déroulant des histoires qui ne finissaient, jamais et qui étaient aussi tristes, aussi solennelles que les légendes antiques d'avant Gïdipe et Priam. »
A d'autres moments, il lui semblait — non pas métaphoriquement, mais à la lettre — « descendre dans des gouffres et des abîmes sans lumières, au delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir jamais remonter. »
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Il a raconté quelques-uns de ses rêves qui, pour la plupart, sont d'effroyables cauchemars :
« ... Mes terreurs jusque-là n'avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des serpents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l'objet de plus d'horreur que presque tous les autres. J'étais forcé de vivre avec lui, hélas! pendant des siècles. Je m'échappais quelquefois et je me trouvais dans clés maisons chinoises, meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie; l'abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables; et je restais là, plein d'horreur et fasciné (1). »
Il se débattait contre le sommeil et cherchait à s'y dérober comme à la plus féroce des tortures; parfois il ne se couchait que le jour, priant sa famille de se tenir autour de luL- de parler pour chasser les fantômes qui s'agitaient devant ses yeux. Même éveillé, il lui semblait vivre avec les spectres enfantés par son cerveau intoxiqué. Quincey en était arrivé à avoir des hallucinations en plein midi; les fleurs des bois et les herbes des
1. BAUDELAIRE, op. cit.
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champs lui apparaissaient, dans son délire, comme des « faces humaines ».
Passons-lui la plume pour quelques exemples de ces visions fantasmagoriques qu'il se plaît à décrire :
... L'architecture s'introduisit aussi dans mes songes avec la faculté de s'agrandir et de se multiplier. Dans les derniers temps de ma maladie surtout, je voyais des cités et des palais que l'oeil ne trouva jamais que dans les nuages. A mon architecture succédèrent des rêves de lacs, d'immenses étendues d'eau; ces rêves me tourmentèrent tellement que je craignais que quelque affection n'altérât mon cerveau, et que l'organe se prît lui-même ainsi pour objet. Je souffris horriblement de la tête pendant deux mois.
Les eaux changèrent de caractère; au lieu de lacs transparents et brillants comme des miroirs, ce furent ensuite des mers et des océans; il se fit encore un changement plus terrible, qui me préparait de longs tourments, et qui ne me quitta, en effet, qu'à la fin de ma maladie.
Jusqu'alors la face humaine s'était mêlée à mes songes, mais non d'une manière absolue; elle n'avait pas encore eu le pouvoir spécial de m'effrayer. Mais tout à coup ce que j'appellerai la tyrannie de la face humaine vint à se découvrir. Ce fut sur les flots soulevés de l'océan que la fac-e humaine commença à se montrer : la mer était comme pavée d'innombrables figures tournées vers le ciel ; pleurant, désolées, furieuses, se levant par milliers, par myriades, par générations, par siècles; mon agitation était sans bornes; mon (une s'élançait avec les flots.
Un peu plus loin :
Dans ma jeunesse, j'ai étudié l'anatomie sérieusement. La première fois que j'entrai dans un amphithéâtre de médecine, il y avait sur la. table un grand cadavre étendu dans un drap blanc; on n'en voyait que les pieds. Le pro-
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l'esscur n'arrivait pas, et cependant j'attendais avec impatience que ce drap qui me cachait le cadavre fût soulevé. Cet instant vint enfin; je m'étais figuré quelque chose do beaucoup plus horrible. Je riais do mes camarades que le mal de coeur prenait. Mais lorsque le scalpel vint h entrer dans la chair, je m'enfuis à toutes jambes.
Cette impression reçue dans ma jeunesse donna lieu à un rêve qui m'a fait beaucoup, souffrir.
Il me semblait que j'étais couché, et que je m'éveillais dans la nuit; en posant la main à terre pour relever mon oreiller, je sentais quelque choso de froid qui cédait lorsque j'appuyais dessus. Alors je me penchais hors de mon lit et je regardais : c'était un cadavre étendu à côté do moi. Ce]3endant je n'en étais ni effrayé ni même étonné. Je le prenais dans mes bras et je l'emportais dans la chambre voisine, en me disant : Il va être Là couché par terre; il est impossible qu'il rentre si j'ôte la clef de ma chambre.
Et là-dessus je me rendormais; quelques moments après, j'étais encore réveillé; c'était par le bruit de ma porte qu'on ouvrait, et cette idée qu'on ouvrait ma porte, quoique j'en eusse la. clef sur moi, me faisait un mal horrible. Alors je voyais entrer le même cadavre que tout à l'heure j'avais trouve par terre; sa démarche était singulière : on aurait dit un homme à qui l'on aurait ôté ses os sans lui ôter ses muscles, et qui, essayant de se soutenir sur ses membres pliants et lâches, tomberait à chaque pas. Pourtant il arrivait jusqu'à moi, et se couchait sur moi ; c'était alors une sensation effroyable, un cauchemar dont rien ne saurait approcher; car, outre le poids de sa masse informe et dégoûtante, je sentais une odeur pestilentielle découler des baisers dont il me couvrait. Alors jo me levais tout à coiqî sur mon séant en agitant les bras, ce qui dissipait l'apparition. Un autre rêve lui succédait.
II me semblait que j'étais assis dans la même chambre, au coin de mon feu, et que je lisais devant une petite table où il n'y avait qu'une lumière; une glace était devant moi au-dessus de la cheminée, et tout en lisant, comme je levais de temps en temps la tête, j'apercevais dans cette glace le cadavre qui me poursuivait, lisant par-dessus mon épaule dans le livre que je tenais à la main. Or ee cadavre était
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celui d'un homme de soixante ans environ, qui avait nue barbe grise, rude et longue, et des cheveux de même couleur qui lui tombaient sur les épaules. Je sentais ces poils dégoûtants m'effleurer le cou et lu visage.
Qu'on juge de la terreur que devait inspirer une vision pareille : je restais immobile dans la position où je me trouvais, n'osant pas tourner la page, et les yeux fixés dans la glace sur la terrible apparition; une sueur froide coulait sur tout mon corps. Cet état durait un long temps, et l'immobile fantôme ne se dérangeait pas. Cependant j'entendais encore la porte s'ouvrir, et je voyais derrière moi, dans la glace, entrer une procession sinistre : c'étaient- des squelettes horribles, portant d'une main leurs têtes, et de l'autre de longs cierges, qui, au lieu d'un feu rouge et tremblant, jetaient une lumière terne et bleuâtre comme celle des rayons de la lune. Ils se promenaient en. rond dans la. chambre qui, do très chaude qu'elle était auparavant, devenait glacée, et quelques-uns venaient se baisser au foyer noir et triste, en réchauffant leurs mains longues et livides, et en se tournant vers moi pour mo dire : Il fait bien froid.
S'il fallait prendre à la lettre les confessions de Quincey, il aurait offert le type le plus caractérisé de l'opiomane; son autobiographie devrait trouver place dans un ouvrage technique : ce serait la meilleure, en même temps que la plus littéraire, des cliniques sur les effets de Popiophagie.
Mais à examiner les faits de plus près il semble bien que si Thomas de Quincey a été un historiographe complaisant, il n'a été un historien ni très complet, ni très exact. Et cela, pour cette raison péremptoire que, selon toute vraisemblance, il a inventé une bonne partie, de ce qu'il raconte, et que, comme le dit fort bien M. Aynard, « les illusions
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de Quincey sont un composé trop complexe pour qu'on puisse toujours faire la part du vrai et du faux ».
On relève d'abord chez lui plusieurs contradictions. Dans la préface des premières éditions des Confessions, en 1821, il prétend avoir renoncé à tout jamais à l'usage de l'opium; or, en 1856, il avouera qu'il n'a jamais, en réalité, cessé de prendre de l'opium. A quelle époque a-t-il dit la vérité?
Tantôt il déclare que l'opium a une inlluence néfaste sur l'intelligence; tantôt qu'il introduit l'ordre et l'harmonie dans les facultés intellectuelles; auquel devons-nous entendre?
S'il fallait l'en croire, l'exaltation due à l'opium ne serait jamais suivie de dépression, ce que démentent toutes les observations d'opiophages. « L'opium ne produit ni l'engourdissement, ni l'inaction, mais, au contraire, fait courir les carrefours et les théâtres. » Voilà qui est, assurément, du neuf.
Son intelligence, à croire certaines autres de ces assertions, serait devenue incapable d'efforts suivis; or, il n'a guère cessé d'écrire des livres ou des articles de revue. Rien de mieux démontré que la diminution de la mémoire chez les mangeurs d'opium ou les morphinomanes : Thomas de Quincey a conservé la sienne intacte; il était prodigue de citations, en prose comme en vers, et non Seulement dans sa langue native, mais en grec et
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en latin, langues qu'il possédait à fond. « Des vers lus une seule l'ois lui remontaient à l'esprit au bout de vingt ans, et cela jusqu'à la lin de sa longue existence, lorsqu'il eut derrière lui plus d'un demisiècle d'opium. »
Il y a plus. Quel médecin ignore que l'opium, absorbé à hautes doses et pendant longtemps, conduit à une vieillesse prématurée, à une cachexie, dont le Dr Jeanselme a donné un saisissant tableau? Par un privilège dont bien peu se pourraient targuer, Thomas de Quincey, septuagénaire, avait conservé une vivacité de jeune homme : à l'âge de soixante-dix ans il parcourait la distance de sept milles (un peu plus de onze kilomètres) comme en se jouant. Un de ses amis a raconté que faisant vin jour une excursion avec Quincey, les voyageurs eurent à gravir une colline; alors que la plupart anhélaient, Quincey, qui avait alors dépassé sa soixante-dixième année, prit bientôt la tête de la troupe, marchant plus vite que tous, « grimpant comme un écureuil ».
De la connaissance de ces faits, une conclusion se dégage : c'est, ou que de Quincey a sciemment altéré la vérité; ou que son laudanum avait une teneur en opium particulièrement faible.
Que Quincey ait menti de propos délibéré, il existe un fragment de ses propres écrits où il le
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reconnaît. D'autres fragments épars clans son oeuvre — Mme Barine en convient elle-même, presque à son corps défendant — achèvent de mettre en défiance.
« Certaines contradictions, certaines équivoques prouvent qu'il a été, comme tous les autres, dépourvu de sincérité dès qu'il s'agissait de son vice; il est juste d'ajouter que le sens du réel s'émousse chez les morphiniques; il y a des cas où ils mentent sans s'en apercevoir. »
Si donc Quincey a réellement pris cle l'opium, ce serait en quantité modérée, et il n'aurait goûté au poison que dans la mesure où il exalte les facultés sans les émousser. L'opium lui aurait seulement été « prétexte pour attirer l'attention sur ses poèmes en prose (1) ». Il se serait servi, pour ses descriptions, des documents de Coleridge, « opiomane authentique, indiscuté». Il aurait, pour tout dire, usurpé son titre de « roi des mangeurs d'opium », dont il se faisait gloire.
Pour le Dr R. Dupouy, le problème a été mal posé : Quincey ne fut pas un opiophage, ce fut un buveur cle laudanum; en cette qualité, il l'ut victime cle deux toxiques associés : l'opium et l'alcool. D'autre part, il faut, dans l'étude de l'opiumisme de Quincey, tenir le plus grand compte du
1. T. DE WYZEWA, Ecrivains étrangers, l" séria.
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mode intermittent de l'intoxication à son début, et du terrain particulier sur lequel celle-ci s'est développée.
Si l'on se rappelle certains détails de son observation, les cauchemars terrifiants, les fantômes grimaçants, les sensations de chute au fond des gouffres, les bêtes apocalyptiques qui le poursuivaient, toute cette fantasmagorie mobile, changeante, cinématographique, cette insomnie épouvantée, ces réveils en sursaut avec persistance de l'image angoissante, ne pensera-t-on pas plutôt à des stigmates d'alcoolisme qu'à des symptômes de thébaïsme?
Que l'alcool ait contrebalancé l'effet déprimant, hyposthénisant de l'opium, qu'il ait combattu, par son action stimulante, l'influence torpide cie son associé, il n'y a rien là que de vraisemblable. Cela expliquerait peut-être et la tolérance de Quincey à l'égard d'un poison qui ne pardonne guère, et sa longévité, véritablement exceptionnelle chez un opiophage.
Maintenant est-ce à l'opium, est-ce à l'alcool qu'il fut redevable de sa névrose? Celle-ci n'enlre-t-elle pas, pour une bonne part, dans l'héritage morbide qu'il avait reçu et qui devait trop bien préparer le terrain à toutes les passions maladives? Là croyonsnous, est le mot cle l'énigme.
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Celui-là fui aussi un opiomane, mais sa psychopalhic, si elle se lie dans quelque mesure à son opiumisme, doit être étudiée à part, car même avant l'opium, nombreuses sont les défectuosilés, les tares que des biographes pénétrants comme Joseph AYNAKD, et des psychopathes exercés tel le Dr Roger DUPOUY, ont relevées chez Samuel-Taylor
COLERIDGE.
Sans nous dissimuler, comme nous l'avons maintes fois répété, la difficulté qu'on éprouve à poursuivre cette histoire naturelle des hommes supérieurs, qui ne saurait être l'oeuvre d'un homme, ni peut-être d'un siècle, nous persistons à penser que la clef d'un caractère, l'explication d'un esprit, se trouveront, le plus souvent, par ce moyen et par nul autre.
Pour Coleridge, le problème se Complique de ce
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fait qu'on est peu fixé tant sur le milieu dans lequel il prit naissance et se développa, que sur sa propre famille.
11 naquit dans un village du Devonshire, sur lequel notre information est en défaut. De ses parents, à peine sait-on que si sa mère était une femme « pratique », ordonnée, le père, un bon et brave clergyman, alliait en sa personne le péclantisme raisonneur et la simplicité évangéliquc.
Le révérend John Coleridge, vicar de la paroisse d'Ottery-Saint-Mary, et directeur cle l'école du village, se plaisait, par ses récits légendaires, à exciter l'imagination — si prompte à cet âge à garder toutes les empreintes — du jeune Samuel, son treizième enfant. D'autres fois, le digne ecclésiastique, distrait de sa nature plus que de raison, parlait doctement et sentencieusement à son fils, âgé de neuf ans, comme s'il eût été déjà un grand garçon. Il n'exerçait aucun contrôle sur ses lectures, lui laissant indifféremment entre les mains des livres de métaphysique et des coules de fée.
A six ans, l'enfant lut, nous dit-on, les Mille et Une Nuits, et ces récits merveilleux firent sur lui une impression telle qu'il était hanté par des spectres toutes les fois qu'il se trouvait dans l'obscurité.
Déjà se préparait le visionnaire, le rêveur à qui répugnera toute activité physique, et que le goût
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iivw. signature autographe (fac-similo)
(Collection de l'auteur)
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de l'aventure entraînera de bonne heure à fuir le logis paternel, à passer au dehors toute une nuit d'orage, « répétant dévotement ses prières, et pensant en même temps avec une amère satisfaction au désespoir dans lequel devait être sa mère ».
Cette escapade n'est qu'un incident, un épisode dans son existence, un des premiers symptômes de sa manie ambulatoire. Il doit être retenu, pour ce motif, qu'il aurait été, à entendre celui qui en fut le héros, l'origine de cet état rhumatoïde dont il se plaignit presque toute sa vie. Il avait, raconte-t-il, passé une rivière à la nage tout habillé, et avait laissé ses vêtements sécher sur lui : un rhumatisme, accompagné de fièvre et compliqué d'ictère, se manifesta, et, de cette époque et de cette maladie daterait ce que certains ont nommé sa neurasthénie et. qui nous semble mériter une étiquette toute différente. Sans rien préjuger, disons seulement qu'on remarque déjà, chez le jeune Coleridge, une perturbation nerveuse où prédominent surtout l'instabilité et la mélancolie.
Assez semblable, sous ce rapport, à son père, il n'a, comme l'auteur de ses jours, aucun sens de là réalité; par moments enthousiaste, il se détache aussi promptement qu'il s'est engoué; l'indolence alterne chez lui avec l'indécision; il n'arrive ni à se fixer ni à se déterminer, se passionnant tour à tour pour la médecine et pour la théologie,
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pour la politique et pour un métier manuel.
Ses désillusions commencent avec l'insuccès d'un journal politico-philosophique, sur lequel il avait fondé les plus grandes espérances. Son abattement se traduit dans une lettre intime qui est pour nous une révélation : à un clergyman de ses amis il écrit qu'il a été « comme suspendu sur le bord de la folie»; sa situation a été telle, ajoute-t-il, qu'il a été « obligé de prendre du laudanum presque toutes les nuits ». L'aveu est formel, et paraît d'autant plus sincère qu'il l'a laissé échapper dans une de ces heures cle confidence, où les plus secrètes de nos pensées s'épanchent, sans que nous ayons la force ou la volonté de les contenir.
Dès le début de ce funeste penchant, qui se développera par la suite, Coleridge semble y avoir goûté une acre volupté. 11 se vante de prendre vingtcinq gouttes de laudanum toutes les cinq heures et d'en éprouver du bien-être, de la force {ease and spirits). Est-ce à titre de calmant, était-ce pour dissiper son anxiété, qu'il se mit à prendre la drogue malfaisante? Il semble prouvé que pendant l'été de 1797, on avait conseillé au poète, pour rétablir sa santé, de se retirer clans une ferme isolée; là lui fut ordonné le médicament dont il devait faire abus plus tard et ses effets furent assez singuliers pour qu'il ait cru devoir les noter.
Il resta, nous confesse-t-il environ trois heures
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dans un sommeil profond, « au moins des sens externes »; et pendant ce temps il composa de deux à trois cents vers, « si on peut appeler composition un état dans lequel toutes les images apparaissaient devant lui comme des objets, ou produisant parallèlement les expressions correspondantes, sans aucune sensation ni conscience d'effort».
A son réveil, prenant sa plume, son encre et son papier, il se mit immédiatement et avec passion à écrire les vers dont il avait gardé un souvenir distinct; mais appelé à ce moment hors de sa chambre par une personne venue pour l'entretenir d'affaires, à son retour il chercha vainement à reprendre le fil interrompu : il s'aperçut, à sa grande surprise et à son grand regret que, quoiqu'il eût conservé la mémoire, vague et confuse, du thème général cle sa vision poétique, à l'exception de quelques vers, tout le reste s'était évanoui, « comme les images sur la surface d'un cours d'eau dans lequel une pierre aurait été lancée».
Si le récit cle Coleridge est vrai, et nous n'avons aucune raison sérieuse d'en suspecter la véracité, nous aurions là, selon l'expression cle M. J. Aynard (1), «un exemple, unique peut-être, de création poétique dans le rêve et sous l'influence de l'opium ».
1. La vio d'un pocte, Coleridge, par-Joseph. AYNAKD.
GIIANI)S NIÎYIÎOPATHES. III. <J
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Sans vouloir aborder prématurément un des plus attachants et des plus mystérieux problèmes qui se rattachent à la question de la conception littéraire, nous n'hésitons pas, néanmoins, à déclarer hasardée l'assertion du très érudit biographe de Coleridge. Lui-même reconnaît, d'ailleurs, qu'on a fourni, depuis, d'autres témoignages de création dans le rêve (1), et sur ce point particulier, nous trouvons que le Dr Dupouy (2) a vu beaucoup plus juste. « Si l'opium, écrit-il, a engendré, chez Coleridge, un rêve dont le thème a roulé sur une lecture immédiatement antécédente, l'objet de ce rêve d'opium n'a pu être choisi que par une influence subconsciente, sinon par un effort conscient, et parce qu'il avait auparavant excité l'imagination du poète en pleine période d'activité créatrice et vraisemblablement en proie à une exaltation anormale... Au lieu d'être, comme la méditation volontaire, un laborieux architecte qui amasse péniblement ses matériaux avant de construire avec eux un solide édifice, l'opium n'a été qu'un habile prestidigitateur qui, par un jeu de glaces, l'ait apparaître aux yeux émerveillés du spectateur, l'image d'un palais enchanté mais illusoire, qui fuit et s'évanouit lorsqu'on tente de s'en approcher. »
1. Cf. L'article de M. M. BERGSON, ilans In llmmr. Reienti■jiquo,, du 8 juin 3901.
2. Les Opiomanes, par le ]> Roger BITPOTY.
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Il importe, du reste, de remarquer que d'autres oeuvres .de Coleridge de cette même période où il ne prenait encore de l'opium qu'à titre de médicament, ne portent nullement ce stigmate morbide qu'on y pourra découvrir à une période plus avancée de sa vie littéraire.
• Dans l'opium, Coleridge n'a cherché jusqu'alors que l'oubli cle ses peines et l'atténuation de ses souffrances. Sa santé cérébrale n'est pas encore atteinte; tout au plus a-t-il de vagues aspirations vers le mysticisme. S'il étudie avec ardeur la philosophie ancienne, il se déclare « curieux de tous les phénomènes étranges et des écrits de tous les rêveurs ». Il médite de former « un système régulier des rêveries swedenborgiennes », en même temps qu'il se passionne pour la chimie, trouvant que les expériences de Priestley « donnent des ailes à ses plus sublimes écrits théologiques ».
Ce mélange de mystique et de science ne laisse pas d'être caractéristique d'une mentalité spéciale. C'est l'époque où Coleridge parle d'aller étudier, en Allemagne, non seulement la chimie mais encore l'anatomie, et de rapporter d'outre-Rhin, avec les ouvrages de Semler et de Michaelis, théologiens allemands, ceux de Kant, « le grand métaphysicien », Kant qu'il ne connaissait encore, sans doute, que de nom et qu'il tenait à pénétrer jusque dans ses moindres replis. A ce dessein, et aussi pour
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renouveler ses sensations, Coleridge partait de Yarmouth pour Hambourg le 16 septembre 1798 à la poursuite d'une Allemagne idéale, « peuplée de poètes et de philosophes ».
Sa première désillusion, l'illustre Klopstock la lui procura. Ce bon vieux Klopstock, l'auteur de la Messiade, lui apparut sous un jour des plus défavorables et Coleridge ne dissimule pas sa déception à la vue de ce bonhomme « plutôt au-dessous de. la taille moyenne », coiffé de sa perruque à toupet, frisée et poudrée, dont les jambes étaient horriblement enflées, et qui n'avait plus de dents à la mâchoire supérieure! Dès ce moment, il sent qu'il ne sympathisera pas avec les Germains. « La grossièreté de cette Allemagne, les beuveries jusqu'à ce que l'ivresse vienne, les fumeries jusqu'à ce que la chandelle s'éteigne, tout cela choquait sa sensibilité de poète » et d'Anglais aussi. Il éprouve bientôt le mal du pays et se demande s'il ne va pas regagner les rives embrumées de la Tamise; mais il hésite, toujours indécis sur la détermination à prendre.
Nous le retrouvons, quelques années plus tard, clans une résidence que lui a choisie Wordsworth, sur les bords du lac cle Derwent, qui n'a qu'un inconvénient, mais il est sérieux : le climat qui règne dans la région ne convient nullement à un tempérament rhumatisant. De plus, la maison baigne presque dans la rivière qui horde le jardin
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LA DEMEURE DE WORDSWOIITH ET LES LACS
(Extrait du « Voleur » 1861)
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et dont le « rugissement » rappelle au poète le Cocyle des Grecs. Séduit par un beau paysage, il croyait enfin avoir abordé au paradis de ses rêves. Mais cette atmosphère de calme, tout en détendant ses nerfs, l'avait rendu inapte à tout travail : il se trouvait frappé de stérilité intellectuelle, sa faculté de conception était comme paralysée.
A ce moment semblent avoir éclaté les premiers symptômes de cette maladie difficile à caractériser, qui n'était pas, à véritablement parler, de la neurasthénie, mais se traduisait par l'impuissance, par le désespoir de ne pouvoir créer. C'est alors que Coleridge recourut de nouveau aux excitants factices, qu'if se remit à prendre de l'opium, dont progressivement il augmentera les doses, pour tâcher de surmonter cet état cle dépression auquel il s'abandonnait sans résistance.
Entre temps, il était repris de douleurs mal définies, qu'il attribuait à l'humidité du climat et qui probablement étaient de nature rhumatismale; une conjonctivite, vraisemblablement de même origine, lui rendait la lecture autant que l'écriture pénible. Ses idées volontaires passaient, dit-il, devant lui à chaque minute, «plus ou moins transformées en hallucination ». Etait-ce l'influence du narcotique? Ce trouble de la vision en était-il indépendant? La chose est malaisée à déterminer, faute d'une confession plus étendue. Tout ce que nous savons,
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par des relations contemporaines, c'est qu'en 1802 — la date est précise — Coleridge se rendit insupportable à ses amis par ses excentricités. « Jamais il ne fut aussi près de la folie. Il faisait des centaines de kilomètres à pied pour forcer sa maladie, ce rhumatisme réel ou imaginaire, à se porter aux extrémités et redoutait les horreurs du sommeil à tel point qu'il s'efforçait de se tenir éveillé trois nuits sur quatre (1). »
Au mois de janvier de l'année suivante, Coleridge nous informe que pour se remettre d'une indisposition causée par le froid, il s'est contenté de prendre de l'éther, et qu'il en a obtenu « un résultat merveilleux ». 11 a renoncé, provisoirement, aux préparations opiacées, depuis que son indisposition a pris les caractères d'un asthme, « état dans lequel l'opium ne produit que des efi'ets désagréables ». Enregistrons ce demi-aveu : s'il mentionne cette particularité, c'est qu'il a, pour une fois, dérogé à une habitude invétérée. Cette manie de se droguer n'avait pas, du reste, échappé aux amis qui l'observaient; l'un d'eux écrivait à ce sujet : « Coleridge se drogue pour des malaises qui énerveraient n'importe qui au point de le pousser a se droguer. » Ici encore nous avons la preuve que Coleridge fut amené à devenir opiophage autant
1. CA.MPBELL, cité par AYNAKM.
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pour apaiser ses souffrances que pour satisfaire sa curiosité de sensations nouvelles. « Mon seul désir, déclarera-t-il, était de ne pas souffrir»; mais il franchira bientôt les limites où, cessant d'être remède, la substance devient poison.
Volonté abolie, attention distraite, conversations décousues, correspondance irrégulière, — au point cle ne pas lire, pendant des mois, les lettres qu'il recevait — tout cela, l'abus de l'opium suffit à l'expliquer, mais il nous manque un témoignage décisif : ce témoignage, voici qu'il nous est apporté, et par qui? Par un autre esclave de l'opium, par Thomas de Quincey, dont au chapitre précédent nous avons exposé le « cas ».
Coleridge, au dire de Quincey, lui aurait fait, dès leur première entrevue, la confession de sa déplorable manie. Pour Quincey, l'opium aurait tué Coleridge comme poète, mais celui-ci devait à la drogue « toute son animation dans la conversation ». Ce que Quincey ne dit pas, c'est que son exemple avait achevé de démoraliser Coleridge qui — et on peut faire cette constatation dans des cas analogues — loin de se guérir de sa passion, ne s'y livra qu'avec plus d'ardeur au contact d'un prosélyte. Les lettres que Coleridge écrivait, en 1808, à un des êtres qu'il affectionnait le plus, à Charles Lamb, trahissent ses angoisses à cette date.
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« O Charles, je suis très, très malade. Vixi. » Un autre jour : « Dieu vous bénisse, cher Charles Lamb! Je suis mourant. Je sens que je n'ai plus beaucoup de semaines à vivre. » Et en octobre 1811 : «Je ne serai pas longtemps sur cette terre, Charles. Moi parti, vous ne me reprocherez pas d'avoir gâté un livre pour laisser un souvenir. »
Fait remarquable et qui n'a pas laissé d'être remarqué (1), tant qu'il fut sous l'influence de l'opium, Coleridge a produit peu et surtout peu de bonnes choses : quelques conférences littéraires, décousues pour ne point dire incohérentes (1808); quelques articles de journaux, politiques ou philosophiques. Ses conférences sont bien plutôt des causeries, des improvisations, plus ou moins brillantes, que de véritables études, car le travail cle préparation lui est devenu trop pénible et son attention est si défectueuse, si mobile, qu'elle ne peut demeurer fixée sur le sujet choisi. C'est une tâche qu'il s'impose, alors que sa pensée vagabonde ailleurs.
Vers la fin de l'année 1814, une amélioration se produisait; des amis", qui avaient accueilli Coleridge, avaient pris à tâche de le guérir de l'opium; mais il leur déclarait, au bout cle peu de temps, qu'il aimait mieux mourir que de
1. Notamment par le ]> H. DUPOUY.
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continuer à supporter les souffrances que lui causait la privation de l'infernale drogue. Il retomba donc clans son péché; mais par un retour offensif de volonté il s'affranchissait à nouveau de la tyrannique habitude et il s'ensuivait une période heureuse de travaux continus. Elle fut de courte durée : en avril 1816, le malheureux partait pour Londres et se logeait dans la maison d'un pharmacien, pour se guérir. Un hasard providentiel lui fit rencontrer là un médecin qui lui donna le seul conseil raisonnable qu'il eût jamais reçu, celui de se confier aux soins d'un spécialiste : c'est alors (lue Coleridge prit pension chez le D 1' Gillman, à Highgate. Il avait l'intention d'y passer quelques mois, il y resta dix-huit années — c'est-à-dire jusqu'à sa mort, — avec de rares interruptions.
Carlyle, qui l'y vit, a narré ses impressions dans un récit célèbre.
« En ces dernières années, écrivait l'illustre historien, Coleridge était assis-au sommet de Highgate Hill, regardant d'en haut Londres et son tumulte, enfermé comme un sage échappé à l'inanité de la bataille de la vie... » — « J'ai vu, conte-t-il à un autre endroit, bien des curiosités et je ne compte pas comme la moindre Coleridge, le métaphysicien de l'école de Kant, ex-poète des Lacs... C'est une bonne âme, pleine de religion et d'affection, de poésie et cle magnétisme animal (sic)... Il a horreur
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de la peine et de la souffrance sous toutes ses formes. Son attitude même le montre... Ses yeux ont une espèce d'anxiété impuissante... Je l'estime un homme d'un grand génie, sans utilité, un homme étrange, pas du tout un grand homme. »
Carlyle avait-il vu Coleridge dans de mauvais' jours? On peut, à la rigueur, le supposer; mais nous savons, d'une autre source, que ce dernier avait « les yeux égarés, la physionomie blême, la démarche hésitante, la main tremblante et le corps en déroute». Comme tous les opiomanes chroniques, il ne travaillait plus, ou du moins ne produisait que des oeuvres de courte haleine, sans lien et sans méthode. Vieilli avant l'âge, — il avait les cheveux blancs à quarante-deux ans — il était physiquement et moralement déchu. La ruine de son intelligence, l'affaissement de sa volonté, la perte de son souffle poétique, voilà ce qu'avait gagné Coleridge à l'usage de la drogue néfaste; mais avant d'être opiophage, il convient de ne pas oublier que Coleridge fut un « déséquilibré, doublé d'un psychopathe », et que son funeste penchant est étroitement lié à sa psychopathie.
Chez lui, l'opium n'a rien créé, pas même une maladie mentale. Né d'un père « pathologiquemenl original », il avait un terrain tout préparé pour la psychose dont nous avons déroulé les étapes successives. Sa toxicomanie a-t-elle eu sa cause pri-
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mordiale clans ses accès de mélancolie? Il y a forte apparence. Ce qu'on peut dire, dans tous les cas, c'est que son opiumisme ne fut qu'un « accident surajouté à sa psychose périodique, maniaque dépressive ». L'opium a joué un rôle important dans « l'anarchie mentale » de Coleridge, mais il serait injuste et faux de prétendre, sans tenir compte cle l'organisme sur lequel elle eut à agir, que la drogue fut seule coupable cle cette déchéance.
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WILLIAM COOPER
Ce nom ne dira rien peut-être à nombre cle nos lecteurs; n'étaient les pages que lui a consacrées Taine (1), et qui nous l'ont à nous-même révélé, ce poète, d'une sensibilité si délicate, d'un enjouement spirituel, sur un fond cle mélancolie pensive, nous serait resté à peu près inconnu, jusqu'à la remarquable étude que lui a consacrée le Dr Jean Boulin (2). '
Notre confrère, suivant son héros pas à pas, notant chaque incident de cette existence agitée, rédigeant, selon la méthode scientifique la plus rigoureuse, son observation, afin de mieux pénétrer son être intime avant d'établir le diagnostic de l'affection qui le tourmentait, ne s'en est pas tenu
1. Histoire de la Littérature anglaise, IV.
2. iïtntle médico-psycliologiqite sur William Cooper (1731JSOO), par lo Dr Jean Bom'JN. Lyon, 1913.
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là. Pour achever d'éclairer la physionomie cle son « sujet », il a examiné son oeuvre, sa correspondance, qui est l'écho de son caractère, ses poèmes, qui sont le reflet de sa vie; et c'est ainsi que toutes les sources d'information ayant été mises à contribution, il lui est devenu possible d'établir la formule psycho-pathologique du personnage, faisant dans ses écrits la pari cle ce qui est sain et de ce qui est malade, déterminant ce qui revient exactement à l'élément morbide dans la formation et le développement cle son génie.
Il n'est pas indifférent, -en effet, cle savoir pourquoi c'est à tel moment et non à tel autre, qu'un talent naît, d'une facture nouvelle, « que rien ne pouvait faire, pressentir et qui n'a ensuite plus d'équivalent ».
W. COOPER présente cette originalité qu'il avait passé la cinquantaine quand il débuta clans les lettres et qu'il s'est affirmé, dès ses débuts, comme un des plus grands poètes qu'ait vu naître l'Angleterre, et le meilleur des épistoliers, en écrivant simplement, avec naturel, avec sincérité, pour raconter ce qui lui venait, à l'esprit, ce qui s'offrait à ses regards, et aussi pour chasser les noirs papillons qui voltigeaient sans cesse autour de lui.
Nul ne fut plus ennemi du bruit, nul ne rechercha moins la publicité; l'opinion de la galerie lui était suprêmement indifférente,
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ASïLB"ff Oj>0PER
d'après le portrait do Lawrence (Collection de l'auteur)
GRANDS NÉVHOVATJÏES. III.
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« Il faisait des vers, comme il peignait ou rabotait, pour s'occuper, pour se déprendre de luimême. Son âme était trop pleine, il n'avait pas besoin d'aller bien loin chercher des sujets. » Les moindres objets suffisaient à éveiller sa verve poétique; il découvrait une beauté et une harmonie dans les charbons d'un feu pétillant ou dans le va-et-vient des doigts courant sur un métier de tapisserie. '.-.;•.
Ce n'est plus un auteur qui parle, c'est" un homme qui se dévoile, qui nous livre, ses émotions, ses sensations, sans mensonge, sans apprêt," telles qu'il les ressent. On comprend aisément cle quel, secours est l'étude de son oeuvre, pour combler les lacunes cle sa biographie. Celle-ci nous fournit cependant quelques indications précieuses à recueillir.
On sait, d'abord, qu'il appartenait à une très honorable famille, qui avait compté, parmi ses membres, un chancelier.
Le. père de William, le révérend Cooper, était recteur et chapelain du roi George III; sa mère était d'extraction plus relevée encore : par quatre branches différentes, elle pouvait se prévaloir'de remonter à Henri III. ' ' ,
Dès l'âge de six ans, l'enfant fit connaissance avec les tristesses de la vie; d'une sensibilité fi'é-
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missante, d'une constitution frêle, la mort de sa mère — qui mourut en couches — l'affecta profondément; bien des années plus tard, il en avait conservé le souvenir assez vivace pour en souffrir comme au lendemain de l'événement.
Il n'avait pas quitté le deuil qu'on le mettait en pension dans une école publique où il devint bientôt le souffre-douleur de ses camarades. L'un d'eux, surtout, exerçait sur le pauvre petit être un tel empire, lui inspirait un effroi tel, qu'il n'osait lever les yeux sur lui « plus haut que les genoux, et le connaissait mieux par ses boucles de souliers que par aucune autre partie de son habillement».
Il subit ce martyre pendant deux ans; au bout de ce temps, il quittait la pension pour raison de santé : des « taches » ayant paru sur ses yeux, il fut soumis chez un oculiste à un traitement qui ne produisit pas une notable amélioration.
De ce temps date l'habitude qu'il prit de se replier sur lui-même, de s'isoler cle ses camarades, pour s'abîmer dans ses pensées et tomber dans cet état de mélancolie dépressive, qui ira en s'exagérant.
Vers la même époque apparaît ce qu'on pourrait appeler sa première crise de mj'sticisme, qu'il a rapportée plus tard avec les circonstances qui l'avaient fait naître.
Se promenant un soir dans le cimetière de Sainte-
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Marguerite, il aperçut, au milieu des tombes, une lueur : il s'en approcha et vit un fossoyeur à la besogne. A ce moment, un crâne humain, frappé par la pioche, jaillit brusquement et vint le heurter à la jambe. Il quitta, tout troublé, le champ de la mort, gardant de l'incident une impression qui ne devait pas s'effacer.
Il était, néanmoins, gai, voire turbulent à ses heures, jouant au ballon et au cricket avec fureur; d'un commerce agréable avec ses compagnons, il ne dédaignait pas, au besoin, de prendre^ sa part de leurs plaisanteries.
Quand il eut terminé ses éludes classiques, il aborda, pour complaire à sa famille, celles du droit, qui ne l'attiraient que médiocrement. C'est pendant cette période qu'il aurait, à l'entendre, mené une vie fort désordonnée, « triste mélange de crime et cle misère », selon son propre aveu. Alors il fut repris de cette mélancolie dont toute sa vie il sera accablé.
« Jour et nuit, confesse-t-il, j'étais à la torture, me couchant clans l'angoisse, me levant dans le désespoir. » Il essaya, pour dissiper ses tristesses, de plusieurs moyens, composant des prières, des chansons politiques; traduisant quelques chants de la Heniiade, fondant un Club de la Bêtise, et ne réussissant pas à chasser ses sombres idées; voyageant ou s'amusant tour à tour sans apporter un
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soulagement à celte maladie des nerfs et de l'âme, qui ira en s'exaspérant.
Il avait atteint sa trente-deuxième année sans avoir de situation; et du modeste patrimoine dont il avait hérité il ne lui restait à peu près rien : il était temps d'aviser.
Un de ses parents lui ayant offert la place cle << secrétaire aux journaux » à la Chambre des Lords, il l'accepta sans trop de réflexion, comme on saisit l'unique planche de salut qui s'offre à vous quand on est près cle sombrer. Il avait compté sans sa maudite organisation nerveuse. A la pensée qu'il devait paraître et parler en public, qu'il lui faudrait subir un examen, il fut pris d'une sorte d'angoisse; pendant six mois il lit effort pour se préparer à celle épreuve; mais une fièvre le saisit qui l'empêchait de comprendre ce qu'il lisait; bientôt il ■ se crut en butte à un complot; ses concurrents s'étaient concertés pour lui ravir la place qu'il convoitait. Ses sensations étaient celles « d'un homme qui monte sur l'échafaud, toutes les fois qu'il mettait, le pied dans le bureau; pendant six mois il y vint tous les jours ».
Dans cet état, il avait de tels accès de désespoir que seul dans sa chambre il poussait des cris, maudissant l'heure de sa naissance et levant les yeux au ciel, « non pas en suppliant, mais avec un esprit
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infernal de haine envenimée et de reproche contre le Créateur »
Il souhaitait de perdre la raison, pour n'avoir pas à passer ce terrible examen qui tant le préoccupait; et comme sa raison tenait bon, il ne voyait d'autre issue que le suicide pour échapper à son obsession.
Cette idée s'emparait peu à peu de son esprit et prenait corps au point qu'il entra un jour dans la boutique d'un apothicaire pour acheter une demionce de laudanum qu'il conserva dans une de ses poches, sans y loucher. Ayant projeté de quitter l'Angleterre, puis changeant bientôt d'avis, il renonçait également à s'empoisonner pour se décider à se noyer. Finalement il prit la détermination de se pendre.
Il a conté en détail sa tentative et son récit équivaut à une confession.
« Toute hésitation, écrit-il, était maintenant loin cle ma pensée et je me mis avec ardeur à l'exécution de mon projet. Ma jarretière était faite d'une large bande de ruban écarlate avec une boucle coulante, et les deux extrémités étaient cousues ensemble. Au moyen de la boucle, je fis un noeud et le mis autour de mon cou, serrant si fortement que l'haleine pouvait à peine passer et le sang circuler, tandis que l'ardillon de la boucle maintenait fermé le noeud.
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« A chaque coin de mon lit se trouvait une guirlande en bois sculpté, assujettie par un grand clou qui passait au travers : j'y glissai l'autre bout de la jarretière qui faisait bride, et restai suspendu quelques secondes après avoir retiré mes pieds sous moi, de façon à ne pas toucher le parquet; mais le clou céda, la sculpture se détacha et la jarretière en même temps. Je la mis alors au cadre du ciel cle lit, l'enroulant et la nouant fortement autour. Le cadre cassa net et me laissa tomber.
« Un troisième effort fut plus près cle réussir. J'ouvris la porte qui atteignait à un pied du plafond et dont je pouvais toucher le haut en montant sur une chaise.
« La jarretière, offrant assez cle largeur à une extrémité pour qu'un grand angle du pied de la porte y pénétrât, fut facilement fixée de manière à ne plus glisser. Je poussai du pied la chaise et me trouvai pendu cle toute ma longueur. Pendant que j'étais dans cette position, j'entendis distinctement une voix dire par trois fois : C'est fini! Quoique je sois sûr du fait, et malgré la certitude que j'en avais à ce moment, cela ne m'alarma nullement, ni ne changea ma résolution; je restai suspendu si longtemps que je perdis tout sentiment, toute conscience de l'existence. »
Heureusement la jarretière était fragile; elle se
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w]i,Lr>%i. iroopicn
reproduction d'vme gravure de Moyur d'après le portrait de 3?. A.bbot
(Collection de l'auteur)
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rompit et le suicidé tomba sur le plancher, la l'ace contre le parquet. Cette chute brusque lui lit reprendre ses sens, mais il conserva de l'aventure un large et profond sillon autour du cou, et une ecchymose à un oeil. L'oncle cle Cooper comprit celte fois que toute insistance serait superflue, et qu'il fallait décidément renoncer pour son neveu à la place qu'il lui destinait.
Au moins pouvait-on espérer que l'objet de ses préoccupations disparaissant, il recouvrerait sa santé morale; il n'en fut rien : le cerveau du malheureux était irrémédiablement atteint.
Sa folie prit un tour surtout mystique. La vision de l'enfer l'assaillait à chaque instant : il se considérait comme damné; et à l'idée que Dieu avait constamment les yeux sur lui, il était pris d'une sorte d'affolement. Satan l'importunait sans relâche « cle visions horribles et de voix plus horribles encore». Ses oreilles étaient remplies du bruit des tourments qui lui étaient réservés. A mesure que ses pensées et ses expressions devenaient plus extravagantes et plus confuses, deux choses lui apparaissaient plus clairement : le sentiment du péché et l'attente du châtiment.
Les vers qu'il écrivit sous l'influence de son délire se ressentent de son état mental. L'internement s'imposait : William Cooper fut transféré
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dans une maison cle sanlé et confié aux soins du Dr Cotton.
Il put quitter l'asile au bout cle quelques mois, guéri, du moins en apparence. Il resta triste « comme un homme qui se croit dans la disgrâce de Dieu », et il se sentait incapable de se livrer à une occupation quelconque. Il serait fatalement retombé dans sa mélancolie morbide, si le hasard n'avait placé sur sa route de bonnes gens, pieux et d'une existence parfaitement réglée, qui recueillirent cette épave humaine.
La famille Unwin se composait du révérend Unwin, de Mrs Unwin, qui venait de franchir le cap de la cinquantaine, d'un fils, élève de l'Université de Cambridge, et d'une fille, alors âgée de dixhuit ans. On prit d'abord Cooper comme pensionnaire, puis on ne tarda pas à le considérer comme un ami, presque comme un enfant adoptif. Dans cette atmosphère de paix sereine, le désespéré retrouva le calme après lequel il avait aspiré si longtemps.
La mort du pasteur, à la suite d'un accident de cheval, apporta le premier trouble à la tranquillité du poète. La veuve étant allée se fixer à Olney, Cooper l'y suivit et s'en fut avec elle se mettre sous la direction spirituelle d'un nouveau ministre, une des lumières du méthodisme, qui se nommait John
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Newton. Celui-ci passait son temps à lui lire l'Ecriture ou à composer des sermons, à chanter des hymnes ou à s'entretenir de sujets sacrés. Ce régime quasi-monastique, aidé de l'air salubre et vivifiant de la campagne, produisit un effet salutaire sur le malade qui redevenait affectueux, plein d'abandon, et par instants reprenait sa gaieté primitive. Une seule chose l'ennuyait, l'incommodait : prier en public lui causait une intolérable angoisse; plusieurs, heures à l'avance, il était pris de tremblements dont il ne parvenait pas à se défendre.
La mort de son frère vint à nouveau l'assombrir; quand il souriait, c'était avec effort: «C'était le sourire d'un malade qui se sait incurable et tâche de l'oublier un instant, du moins de le faire oublier aux autres. »
Il s'étonnait qu'une pensée enjouée vint encore frapper à la porte de son intelligence; encore plus qu'elle y trouvât accès. « C'est comme si, disait-il, Arlequin forçait l'entrée de la chambre lugubre où un mort est exposé en cérémonie; ses gestes grotesques seraient déplacés de toute façon, mais encore davantage s'ils arrachaient un éclat de rire aux figures mornes des assistants. »
Tout objet qui mettait un peu de variété dans ses contemplations, ne fût-ce « qu'un chat jouant avec sa queue », le distrayait pendant quelques instants de sa maladive obsession. Il essayait de s'oc-
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cuper mécaniquement en fabricant des cages à lapins, en jardinant ou en se livrant à des travaux de menuiserie. Des amis lui ayant donné de jeunes lièvres, il voulut les apprivoiser. Tiny, Puss et Bess devinrent, grâce à lui, célèbres. Mais cela ne suffit pas à remplir le vide de son âme et à calmer les scrupules religieux qui ne cessaient de l'assaillir. Désespérant de son salut, il jugea bientôt superflue toute pratique du culte, s'estimanl indigne d'approcher Dieu, d'implorer sa miséricorde.
« Ceux qui ont trouvé un Dieu et qui ont la permission de l'adorer, écrivait-il, ont trouvé un trésor dont ils n'ont qu'une'idée bien maigre et bien bornée, si haut qu'ils la prisent. Croyez-m'en; croyez-en un homme qui ayant joui de ce privilège pendant quelques années en a été privé pendant un nombre d'années plus grand encore, et qui n'a point l'espérance de jamais le recouvrer. »
« On peut représenter, dit-il ailleurs, le coeur d'un chrétien comme dans l'affliction et pourtant dans la joie, percé d'épines et pourtant couronné de roses. Ma rose est une rose d'hiver; les fleurs sont flétries, mais l'épine demeure.»
Sa correspondance offre le reflet de la lutte qu'il soutient contre l'idée fixe; il est tour à tour abailu ou triomphant; il souffre ou il exulte. Ses lettres ne suffisant pas à l'abstraire de lui-même, il s'essaya à la poésie, nu dessin. «Bien des figures en
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sortirent qui avaient le mérite de n'avoir leurs pareilles ni dans l'art ni dans la nature.»
Un moment, sa maladie eut l'air de rétrocéder. Il trouvait lui-même « qu'écrire, et surtout écrire des vers, était son meilleur remède ». Sa réputation, d'ailleurs, grandissait; il avait une correspondance de plus en plus nombreuse, que lui valait sa célébrité. Il reconnaissait que s'il avait autrefois plus sagement employé son temps, il pourrait avoir un rôle plus important dans la société, mais qu'il ne serait peut-être jamais devenu le poète que son pays acclamait. Sa poésie n'était-elle pas, en effet, sa vie? Sans cette mélancolie qui fait le fond cle son tempérament, aurait-il tenté la veine poétique? C'est donc, comme le note très judicieusement le D 1' Boulin, à son état pathologique que la littérature doit de purs chefs-d'oeuvre, et c'est encore là un des côtés extraordinaires de celle carrière.
W. Cooper présente cette particularité que la littérature a été pour lui plus qu'un délassement, une sorte de médication à des maux qui relevaient plus d'une thérapeutique morale que des drogues de la pharmacopée.
Après les heures de cauchemar et d'insomnie, c'était comme une oasis où se plaisait à se reposer cette âme agitée. Tant dans ses poèmes que dans
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ses épîtres, vainement on chercherait des indices de déséquilibre, sauf quand il se livre à des digressions qui ont trait à son salut éternel. C'est que sa folie était nettement localisée : en dehors de l'idée religieuse, il ne présenta jamais cle délire.
S'il garda toujours l'intégrité du jugement, pour tout ce qui touchait à la vie matérielle, il commençait à divaguer dès qu'il s'agissait de sa vie religieuse. Il se pliait à tous les ordres, à toutes les pratiques que lui indiquait le directeur de conscience dont il avait fait choix, à la mort du révérend Newton. Il lui faisait part des hallucinations qu'il éprouvait, des rêves qui peuplaient son sommeil; il le priait d'intercéder auprès de Dieu pour qu'il lui pardonnât ses égarements ou ses fautes; mais dès que celui qui croyait avoir gagné sa confiance lui proposait de le défendre contre les critiques, le poète lui enjoignait de s'en tenir à son rôle, de le laisser seul se soucier de sa gloire littéraire, ne lui abandonnant en toute propriété que le soin de son âme.
On reconnaît là tous les caractères de la folie mystique, et sinon exclusivement, plus spécialement mystique. Son esprit n'avait perdu le contrôle que des faits se rattachant à la religion. Il ne déraisonnait que s'il abordait le sujet de l'au-delà. Cet homme qui, dans ses intervalles de lucidité, était le plus plaisant des humoristes, devenait, lorsqu'il
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parlait de Dieu, le plus fastidieux, le plus sombre des prédicants; la damnation, les flammes éternelles, lui apparaissaient comme le châtiment inéluctable, en punition des péchés qu'il s'accusait d'avoir commis et dont il redoutait de ne jamais obtenir le pardon.
On ne connaîtrait qu'imparfaitement son état pathologique, si on négligeait les incidents aigus de sa vésanie chronique.
La première de ces crises dura huit mois, pendant lesquels son sort lui était devenu indifférent : n'avait-il pas la conviction qu'il était condamné à l'éternelle damnation par une sentence irrévocable?
A certains moments, il donna l'illusion au médecin qui le traitait que la guéri son était proche; mais, comme il le disait plus tard, « c'était comme la surface verte d'un marais, plaisante à l'oeil, mais ne recouvrant rien que pourriture et ordure ».
Il avait pris pour maxime : « Mange et bois, car demain tu seras en enfer! » Sa raison revint vers le huitième mois de son internement; elle se ressentit toujours de l'étrange voyage qu'elle venait d'accomplir.
C'est alors qu'il résolut de rompre définitivement avec ce qu'il appelait « le théâtre de ses abominations », ne voulant désormais de commerce qu'avec Dieu et le Christ.
Pendant ces accès, la mélancolie domina, mais
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il présenta nettement aussi les signes d'un délire des persécutions des plus caractérisés.
Rétrospectivement, il s'analyse, du reste, avec une rare perspicacité; dans une lettre à lady Hesketh, il nous donne la description la plus précise, la plus clinique, allions-nous dire, de ce qu'il a ressenti :
« Je descendis soudain de mon degré ordinaire d'intelligence à une imbécillité presque enfantine... Je pouvais faire une réponse raisonnable, à une question difficile, mais il fallait qu'on m'adressât une question où je ne parlais pas du tout... Je croyais que tout le monde me haïssait, et, en particulier, Mrs Unwin. J'étais convaincu que ma nourriture était empoisonnée et j'avais dans la tête mille autres hallucinations... »
Ces hallucinations étaient de nature diverse.
Avant cju'iL fût interné, c'étaient surtout des hallucinations de l'ouïe : il croyait entendre autour de lui, dans la rue, les gens le tourner en dérision; il en était arrivé à ne plus oser sortir, et choisissait les tavernes les moins fréquentées pour y prendre ses repas.
Lorsqu'il eut sa seconde attaque de folie, les hallucinations portèrent plutôt sur le sens visuel. Il lui semblait « gravir une montagne au milieu cle mille difficultés, avec un ennemi sur les talons ». Plus fard, revinrent les hallucinations auditives,
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mais à un degré plus élevé, au point de l'empêcher de dormir. Ces hallucinations, qui lui produisaient « l'effet de coups de poignard au coeur », étaient, le plus souvent, des phrases sans suite ni signification, entremêlées de grec et de latin.
Nous avons parlé de sa tentative de suicide; à maintes reprises, elle se renouvela et, une fois notamment, Mrs Unwin, sa bienfaisante hôtesse, arriva tout juste à temps pour le dépendre.
Outre ces trois traits, les plus saillants, il en est un quatrième qui ne doit pas être omis. Cooper a été, pour employer le langage des aliénistes, un auto-accusateur. A ses derniers moments, quand le ministre de Dieu lui demandait d'avoir confiance en la miséricorde divine, il poussa un cri de protestation, suppliant qu'on ne lui tînt pas un pareil langage. Pourquoi eût-il sollicité le pardon puisqu'il tenait pour une expiation de subir la peine réservée à ses fautes?
On reconnaît bien, à ces signes, un de ces mélancoliques persécutés, dont le professeur Gilbert Ballet a fait le saisissant tableau.
Les malades de cette catégorie sont d'abord cle simples mélancoliques : ils en ont la dépression plus ou moins profonde, les idées de culpabilité, d'indignité, d'auto-accusation caractéristique.
Leur témoigne-t-on de l'hostilité, ils se résignent humblement, puisqu'ils sont et se sentent cou,-
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pables; s'ils se livrent à un acte de violence, c'est contre eux-mêmes et non contre autrui. II n'est donc pas téméraire d'appliquer un tel diagnostic au personnage que nous venons d'étudier.
La folie de W. Cooper n'a jamais, d'ailleurs, été méconnue, pas plus par lui-même que par ses proches. Mais combien les avis ont été divergents, quand il s'est agi d'en expliquer la nature et l'origine !
D'aucuns ont voulu trouver celle-ci dans la religion, à cause de la tournure mystique qu'affecta sa vésanie. Mrs Unwin et le révérend Newton ne doutaient pas, quant à eux, que c'était une épreuve imposée par la Providence au pécheur infortuné, en punition de l'existence dissolue qu'il avait menée dans sa jeunesse. Notre science de précision ne saurait se contenter de ces explications, et si la religion a joué, dans la vie du poète, un rôle incontesté, il nous faut chercher une autre cause à ses maux, une cause physique, physiologico-pathologique. C'est ce qu'a parfaitement compris le Dr J. Boulin, qui s'est nettement orienté du côté des tares organiques, pour établir sa diagnose.
On possède des données trop vagues sur l'hérédité de Cooper, pour en tirer d'utiles enseignements; force est donc de s'en tenir à l'état même du sujet en cause, et aux rares informations qui
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ont pu être recueillies dans sa biographie et dans son oeuvre.
Au début de l'année 1800 se montrèrent les premiers symptômes de l'hydropisie. L'oedème avait d'abord apparu aux chevilles, pour gagner ensuite progressivement l'abdomen et le tronc jusqu'à l'issue finale.
La première idée qui s'offre à l'esprit est, évidemment, celle d'une affection cardiaque bu d'une lésion rénale. On a peut-être trop délibérément rejeté l'hypothèse de cardiopathie, sous le prétexte que Cooper fut, dans ses jeunes années, un passionné de sports violents, de cricket, de football, d'équitation, etc. L'argument peut se retourner : n'aurait-il pas pu, en effet, surmener son coeur par la pratique de pareils exercices? La conjecture est, nous semble-t-il, soutenable. Mais nous devons reconnaître, toutefois, que celle de lésion des reins permet de mieux expliquer les alternatives de raison et de folie que le poète a présentées.
Durant les périodes où son organisme s'imprègne lentement, Cooper a l'apparence d'un individu sain; éprouve-t-il une émotion vive, la décharge toxique se fait et c'est alors la démence. Comme J.-J. Rousseau, avec lequel il offre, au moins, cette analogie, Cooper aurait été un artério-scléreux, un « urémique latent ». On ne trouve pas, à vrai dire, la preuve irréfra-
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gable qu'il ait été goutteux; mais il est presque permis de le présumer, d'après la description qu'il donne de l'accès de goutte dans une de ses productions, description si saisissante de réalisme qu'elle donne l'impression d'avoir été «vécue».
Toute sa vie il a souffert cle l'estomac et a eu des migraines qui l'obligeaient à prendre, chaque soir, un bain de pieds très chaud. Dyspepsie goutteuse, migraines goutteuses, pourquoi pas? Volontiers nous y souscririons, pour notre compte.
Mais ces maux cle tête étaient parfois accompagnés ou précédés de bourdonnements d'oreilles, de vertiges, d'engourdissement des extrémités, tout le tableau symplomatiquc, n'est-ce pas, d'une crise d'urémie? Et quel remède apportait le plus de soulagement au malade? La saignée, le moyen encore reconnu le plus efficace pour éliminer les toxines retenues par un rein altéré.
On manque, certes, de trop d'éléments pour aboutir à une certitude; mais à l'hypothèse qui nous est proposée, nous devons reconnaître le mérite de s'appuyer sur des faits concrets et d'exclure une explication surnaturelle dont un homme de science ne saurait, on en conviendra, s'accommoder.
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ALFRED TENNYSON
C'est un aspect peu connu du poète national de l'Angleterre, du poète-lauréat, que nous allons présenter ici.
Si l'on peut a priori accorder à TENNYSON une santé mentale normale, il n'est pas douteux, cependant, que sa vie, comme son oeuvre, révèlent des aspects morbides, et qu'à ce titre il appartient au palhologiste de le soumettre à son examen.
Ce point de vue a été, pour la première fois, croyons-nous, signalé par l'auteur d'une biographie (1) d'Edgard Poë, qui restera comme un modèle d'érudition et de science; il n'a pas été omis par celui qui a consacré au «spiritualisme» et à
1. L'étude de M. E. Lauvrière, à laquelle noua faisons allusion, est de 1910 ; elle porte pour titre : Répétition and Parallelism in Tennyson; in-12 de 107 pages, Paris, Boyveau et Chevillet.
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la « personnalité morale » de Tennyson un travail justement remarqué (1).
Bien que l'écrivain anglais se soit efforcé, par une sorte de pudeur exagérée, de dérober sa personnalité à ses lecteurs; bien qu'un scrupule tardif lui ai l'ait retrancher de ses oeuvres les pièces trop confidentielles, son caractère émerge, néanmoins, du fond de ses poèmes, et les traits qu'on y peut glaner, joints à ceux que nous ont fait connaître des témoins de son existence, pourront nous donner de l'homme une idée, sinon complète, du moins suffisante.
On a souvent répété que l'âme humaine est faite de contrastes, qu'il n'est pas un cle nous qui n'ait à la fois de bons et de mauvais sentiments, qui s'opposent, se contrarient, les êtres de toute pièce étant rares, s'ils ne sont même exceptionnels parmi les hommes supérieurs. Tennyson n'a pas forfait à la règle commune.
D'une franchise rude et cinglante parfois, il était, à d'autres moments, plein de délicatesse. D'une distinction parfaite de manières et employant, à l'ordinaire un langage châtié, il se montrait brutalement incorrect par à-coups, comme le prouvent quelques anecdotes typiques.
1. Alfred- Tennyson, son spiritualisme, sa personnalité morale, par Louis-Frédéric CHOISY, docteur es lettres. Genève, Kundig; et Paris, Champion, 1912.
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TENNYSON (Collection de l'auteur)
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Lors d'une visite qu'il faisait au duc d'Argyll, la duchesse cherchait à persuader le poète d'accepter une invitation à déjeuner; elle lui citait tous les convives distingués qu'elle réunissait ce jour-là à sa table, afin cle le mieux décider. Comme elle insistait pour savoir si elle aurait le plaisir deTe compter parmi ses invités, Tennyson lui répondit : « J'en aurai l'horreur, duchesse !.»
Mrs Oliphant rapporte que lors d'une visite à Fcrringfort, la résidence de Tennyson, elle échangeait avec Mrs Tennyson toute sorte de compliments, quand le poète, qui avait laissé s'écouler sans mot dire ce flot de paroles flatteuses, s'écria brusquement : « Quelles menteuses vous faites, vous autres femmes (1) ! »
Comme un était habitué à ses boutades et à ses incartades, on ne s'en offensait pas; on mettait sa sauvagerie sur le compte d'une grande timidité et on la lui pardonnait d'autant plus aisément qu'il n'était plus charmant compagnon quand il voulait s'en donner la peine.
« La mauvaise humeur de Tennyson, au dire d'un cle ses mémorialistes (2), partait comme une fusée; quand il avait exhalé son mécontentement, il était tout prêt à reconnaître ses torts et à faire des excuses à ceux qu'il avait blessés. »
1. A.-C. BENSON, Alfred Tennyson, 89.
2. BAWNSLEY, Memories of the Tennysons, 05.
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On a cité, à ce propos, un poème exquis qu'il adressait à son amie Sophie Rawnsley, et qui le montre repentant après une admonestation dont il avait reconnu l'injustice :
« Que personne ne sache que j'ai été dur pour toi; toi sur qui reposent mes meilleures affections... Bien que j'ai été dur, ma nature n'est pas ainsi, un nuage momentané s'abattit sur moi : ma froideur fut hors de saison, comme la neige pendant l'été. J'ai prononcé des paroles froides et pourtant je t'aimais bien et chaleureusement. Ai-je donc été si dur? Ah! chère, cela ne se peut pas. Avais-je l'air si froid? Quelle folie poussa mon sang à donner ainsi un démenti à mon coeur?...»
Cette sensibilité, il en témoigne en maintes occurrences, consolant ses amis dans la peine, visitant les malades, plein de sollicitude pour ses serviteurs et ceux d'autrui.
Le domestique d'une personne de ses relations qu'il avait pris en affection, étant devenu malade de la poitrine, Tennyson allait presque tous les jours lui faire la lecture et prier avec lui.
On a rapporté maints témoignages de sa bonté, de sa tendresse pour les humbles, cle son amour des enfants (1), voire des animaux.
1. Il connaissait à merveille le langage qui leur convenait. Sur un fait qui lui avait été rapporté par miss Gladstone, la fille de l'homme d'Etat, il composa ce touchant petit poème :
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Au cours d'un voyage en Suisse, on lui offrit, clans un restaurant, de choisir vivant le poisson qu'il désirait; il ne put se décider à laisser tuer et manger un animal qu'il avait vu en vie !
Cette « zoophilie », il la tenait de sa mère, qui ne pouvait supporter de voir martyriser les bêtes; quelquefois, les gamins du village s'amusaient à poursuivre un chien et à le maltraiter : la bonne dame leur donnait de l'argent pour faire cesser ces mauvais traitements, et les méchants garnements ne manquaient pas d'abuser de sa bonté.
Le père de Tennyson, « rector » d'un petit hameau, était autrement redouté que sa digne épouse de cette bruyante marmaille; à sa seule apparition, c'était la débandade; sa haute et sévère silhouette suffisait à mettre en fuite tout ce petit monde.
« Mon pauvre père, disait de lui un de ses fils, fut toute sa vie un homme de douleur». Entendez
« La petite Emnrie, sur son lit d'hôpital, a entendu le vieux docteur dire à l'infirmière qu'il l'opérerait le lendemain, mais que, sans doute, hélas! elle n'en réchapperait pas. Que faire alors? Elle le demande à sa voisine Annie. Annie lui conseille d'appeler à son aide le Seigneur Jésus, car c'est écrit en toutes lettres sur l'image, là : Laissez venir à moi les petits enfants! ■— « Oui, dit Emnrie, mais si je l'appelle, comment saura-t-il que c'est moi? Il y a tant de lits dans cette salle. » C'était un problème. Annie réfléchit et dit enfin : « Emmie, vous laisserez vos bras hors du lit, sur la couverture. » Le lendemain, quand le docteur arriva avec ses instruments de torture, le Seigneur des petits enfants l'avait entendue et elle était morte. » In the Children's Hospital : Emmie. (Trad. F. Eoz.)
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par là qu'il était mélancolique, hypocondriaque, sujet à des crises d'humeur noire. Le poète hérita de ce tempérament.
Dès l'âge de dix-huit ans, Alfred Tennyson pose pour le désabusé, fatigué de la vie avant de l'avoir vécue, et qui se fige dans une attitude de fièrc mélancolie. Ecoutez-le parler :
« J'erre dans les ténèbres et dans la douleur, sans amis et solitaire, tandis que tristement murmure autour de moi la plainte désolée cle la froide rivière. Le bruit du tonnerre éclatant, les échos déserts de la montagne répètent : le rugissement du vent est autour cle moi, les feuilles de l'année gisent, à mes pieds. » (1 )
Ces accès de mélancolie le prenaient en plein bal.
« Je me souviens, raconte-t-il, que, quelquefois, au milieu d'une danse, une grande et soudaine tristesse m'accablait; alors, je quittais la danse et allais errer au loin sous les étoiles; ou bien, je m'asseyais au pied des escaliers, l'esprit assombri et disirait. »
A sa sortie de l'école et avant d'entrer à l'Université, le jeune Alfred avait été placé sous la direction de son père; malgré les terreurs que celui-ci lui inspirait, le genre de vie qu'il mena, dans celte période, ne fut pas tout à fait sans agrément, et les
1. Pnrm.i liy twn Prafhrrs,
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heures de bonheur qu'il goûta firent compensation aux crises de mélancolie. Mais celle-ci ne tarda pas à le reprendre, quand il lui fallut quitter l'existence de famille, pour entrer, avec son frère, au collège de Cambridge.
La ville universitaire produisit sur lui la plus fâcheuse impression.
« Quelle pitié que ce bel âge d'or soit fini, écrivaitil à sa tante; quelle misère de ne pouvoir donner à nos songes aériens la consistance de la réalité?... Je ne sais comment cela se fait, mais je me sens seul ici, au milieu cle la société. Ah! que ce pays est plat, que les divertissements sont monotones, les études de l'Université peu intéressantes et positives!... Il faut être un petit monsieur à l'esprit bien sec, calculateur et anguleux, pour se délecter aux A + VB, etc. »
Ce milieu était bien fait pour développer sa mélancolie native. Les accès de dépression et d'abattement, comme il s'en observe clans la neurasthénie, étaient fréquents chez cet adolescent soustrait à l'atmosphère familiale (1). Le jeune Tennyson avait cette réserve des timides qui, craignant de n'être pas compris, préfèrent se replier sur eux1.
eux1. dépression se manifesta parfois do façon assez étrange, comme quand le jeune Alfred, sorti par une nuit noire, alla se jeter sur une tombe du cimetière, implorant une pince pour lui-même, snus le tertre gn/.onné!
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mêmes et s'enfermer dans leurs propres pensées.
Une nature aussi affinée ne pouvait que malaisément s'accommoder de la vie en commun; aussi, peu habitués qu'ils étaient à la société de jeunes gens de leur âge, les deux frères Tennyson se montrèrent-ils, au début, d'une timidité confinant à la maladie (1). Lorsqu'ils arrivaient clans le vaste hall où se prenaient les repas, leur nervosité était telle qu'ils s'arrêtaient derrière la porte, paralysés par la crainte, quitte à retourner dans leurs lodgings l'estomac vide (2).
Peu à peu ils s'acclimatèrent, et Alfred surtout ne fut pas longtemps à conquérir des sympathies et des admirations, mitigées, d'ailleurs, cle critiques à l'occasion. Le poète se montrait fort sensible à ces dernières et ne supportait pas toujours les observations avec sérénité. Elles le blessaient au vif et le souvenir ne s'en effaçait que lentement cle son âme ulcérée.
Certain jour, après la lecture d'un cle ses poèmes, un de ses camarades avait murmuré clans son coin quelques paroles, entre lesquelles Tennyson crut distinguer cette injure : « Tête de morue bouil1.
bouil1. suffisait d'une circonstance futile pour le décontenancer, au dire de quelqu'un qui fut témoin de son embarras; les yeux innocents d'une jeune fille de quinze ans pouvaient le geler complètement. De là cet air « timide et déprimé » qui frappa tant Hawthorne en 1857.
2. Arth. WATJGII, Alfred Tennyson, 21,
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uxrvERsrrÊ^DE CAMBRIDGE Vue du King's Collège et de la chapelle (1837) (BiUioth. Nationale — Cabinet des Estampes)
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lie...» Il ne dit rien sur l'instant, mais il composa en secret une réplique à l'adresse des critiques en général qu'il accablait de sa méprisante ironie : « Ne blesse pas, s'écriait-il dans une sorte d'invocation, l'âme du poète avec ton esprit superficiel, ne la blesse pas, car tu ne peux la sonder... Sophiste au front obscur, ne t'approche pas, car le lieu est sacré; le sourire vide et la raillerie glacée n'entrent pas ici... Vous n'entendrez jamais la voix du poète, vos oreilles sont si épaisses, restez donc où vous êtes; vous êtes tout souillés de péchés; la source cle l'inspiration rentrerait sous terre, si vous paraissiez (1). »
Toute sa vie Tennyson a été torturé par sa crainte des critiques; les articles plus ou moins indulgents des « reviewers » avaient le don d'exciter en lui une irritation sourde et d'autant plus pénible qu'elle était impuissante. Il oubliait tous les éloges pour ne retenir que les remarques désagréables : cela tournait à l'idée fixe.
On lui rapporta un jour le jugement d'un clergyman sur un cle ses drames; l'ecclésiastique n'avait pas caché son admiration pour la pièce, mais il ne la trouvait pas adaptée pour la scène.
1. The poet's mind, 14. (Traduction de M. CITOISY, comme les citations précédentes.)
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Tennyson ne s'attacha qu'à ce seul point; il en fut tellement obsédé que le lendemain quand l'ami qui lui avait rapporté le propos prit congé de lui, il ne put s'empêcher de lui dire : « Dites à votre Chanoine qu'il ne connaît rien à l'art dramatique (1). »
C'est surtout quand il avait le spleen qu'il était d'une humeur intraitable et qu'on fût mal venu à critiquer ses productions. Dans ces moments, il se montrait mécontent autant cle soi-même que des autres. Dans une des pièces qui reflètent le mieux ce côté misanthropique de sa nature, il s'abandonne à sa colère et déverse son amertume sur la société.
« Les hommes sont tous des canailles et ne songent qu'à leurs intérêts, ils violent la vérité pour un chèque et se calomnient les uns les autres; les besoins de l'âme sont écrasés sous le poids de l'or; le seul sage est celui qui endurcit son coeur et poursuit égoïslement son gain. Tous s'affolent dans cette poursuite de la richesse : le boulanger vend au pauvre du plâtre, de l'alun et de la craie en guise de pain; le pharmacien fabrique des poisons derrière ses bocaux écarlates; ce n'est partout que mensonges et menaces; la paix appareille offre plus de dangers qu'une guerre ouverte; la misère hideuse ronge les classes inférieures, tandis que
1. BENSON, op. cit., 03.
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les riches se livrent à toutes leurs convoitises (1). » A ces périodes d'exaltation succédait une véritable prostration. Un jour un de ses amis ne l'ayant pas trouvé chez lui se mit à sa recherche; il finit par l'apercevoir de loin, assis au bord de la falaise, en contemplation devant la mer. Arrivé près de lui, il l'interpelle, lui tape familièrement sur l'épaule; le poète ne bouge pas! Puis au bout d'un instant et sans se retourner il exhale d'une voix caverneuse ces mots qui sonnent comme un glas : Fatigué de la vie!
Son pessimisme ne fut pas toujours aussi amer, mais reconnaissant le néant de toutes choses, il s'était laissé envahir par une morne désespérance : « Je me tenais, dit-il dans une de ses pièces, sur une tour, par un temps de pluie; la vieille et la nouvelle année se rencontrèrent, et les vents rugissaient et soufflaient, et je dis : « O années, qui vous rencontrez clans les larmes, avez-vous quoi que ce soit qui vaille la peine d'être connu? Assez de sciences et d'explorations, de voyageurs allant et venant, assez de causes pour pleurer! Avez-vous quelque chose qui vaille la peine d'être connu? Les mers s'écoulaient à mes pieds, les vagues se déversaient sur les galets, la vieille année rugissait et
1. Cf. Maud, 287; Loclcsley Hall sixly years after, 563; The Bawn, 890. (ïraduc. L.-F. CHOISY, op. cit., 209-10.)
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soufflait, et la nouvelle année souillait et rugissait. »
Le problème de l'au-delà le préoccupait, le mystère d'outre-tombe l'angoissait.
« À quoi bon tant d'agitations, tant de luttes? A quoi bon les philosophies, les sciences, la poésie, la religion? Que signifient ces formes multiples, ces mille apparences diverses que prend la vie : joies, douleurs, aspirations, luttes politiques-, réformes sociales, courage, bonté, méchanceté, foi, désastres? Où tout cela mène-t-il? Où allons-nous? Nous sommes plongés dans le mystère. »
Et ailleurs :
« A quoi bon méditer? Cette vie, mêlée de peines et de joies, en dépit de toute foi et de toute croyance, reste un mystère. »
Mais il se reprenait et de tels découragements étaient passagers. L'amour de la vérité le poussait à la méditation, et à l'examen des différentes doctrines proposées pour expliquer l'insoluble énigme; et s'il éprouvait dans celte recherche une véritable torture morale, s'il restait plongé, en fin d'analyse, dans « les gouffres ténébreux du doute », du moins se reprenait-il à goûter, sinon la joie, l'utilité de vivre. Il cherchait, selon l'expression de son biographe, à secouer le joug du doute et s'entraînait à la confiance.
« Patience et espoir, se répétait-il à soi-même;
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par delà l'obscurité actuelle, nous pressentons la lumière à venir; la terre est une scène assombrie par la douleur, mais soyons patients : le cinquième acte nous révélera la signification de ce drame sauvage. »
« L'incrédulité, disait-il encore, est une muraille crénelée, une prison dans laquelle nous respirons un air malsain et où nos mouvements sont entravés; ne la prenons pas pour une forteresse et cherchons à en sortir à l'aide de la prière. »
Tennyson a toujours espéré en un Dieu consolateur; dès l'enfance il avait été sujet à des extases, qui ont, il faut le reconnaître, un caractère nettement anormal. Voici ce qu'il confesse à ce propos :
« Depuis mon enfance, j'ai fréquemment éprouvé une sorte d'extase à l'état de veille, quand j'étais tout seul. Cet état s'est produit généralement en me répétant mon propre nom à moi-même, silencieusement, deux ou trois fois, jusqu'à ce que, tout d'un coup, comme si c'était par l'intense conscience cle mon individualité, cette individualité même semblait se dissoudre et s'évanouir dans un être illimité. Et cela n'était pas un état confus, mais le plus net parmi les plus nets, le plus certain parmi les plus certains, le plus merveilleux parmi les plus merveilleux..., la mort paraissait une impossibilité presque ridicule et la perte de la personnalité sem-
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blait non pas une extinction, mais la seule vraie vie (1). »
Dans l'Ancien Sage (2), nous retrouvons la même pensée mais exprimée sous une forme plus poétique :
« Plus d'une fois, quand j'étais assis tout seul, méditant en moi-même le mol qui est le symbole de ma personne, les limites mortelles du MOI se détendirent et passèrent dans l'Innommable, comme un nuage fond dans le ciel. Je touchais mes membres et mes membres m'étaient étrangers, ne m'appartenaient plus; et cependant, aucune ombre cle doute, mais une clarté absolue; et par la perle du Moi, le gain d'une vie si large, qu'auprès de la nôtre elle était le soleil comparé à l'étincelle; une telle chose ne peut s'exprimer par des paroles, qui ne sont elles-mêmes qu'ombre dans le monde des ombres. »
Un de ses personnages, en qui le poêle a peutêtre voulu s'incarner, éprouve des impressions pareilles :
« Souvent les visions viennent cle telle sorle que cette terre sur laquelle il marche cesse d'être la terre, celte lumière qui frappe ses yeux n'est plus la lumière, cet air qui effleure son front n'est plus
1. Memoir, 26S; cf. 551 et 815.
2. P. 551.
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l'air, mais une vision; oui, sa propre main et son pied aussi; en ces moments, il sent qu'il ne peut pas mourir... »
Le jeune héros de la Princesse a éprouvé ces « saisissements étranges » : tout à coup, « en plein jour et au milieu des hommes », tandis qu'il marchait et parlait comme à l'ordinaire, il lui a semblé s'avancer clans un monde cle fantômes et il s'est senti lui-même « l'ombre d'un rêve ».
On comprend que Tennyson ait cultivé cet état extatique si propice à l'inspiration lyrique; il aimait s'abandonner ù ces rêveries qui le transportaient loin du terre à terre quotidien et où il goûtait d'ineffables jouissances, car cette émotion extatique n'allait pas sans une sorte de mélancolie voluptueuse (1).
A ces moments il perdait tout contact avec le monde matériel. On conte qu'un jour d'hiver où la neige couvrait le sol d'un épais manteau il n'entendit pas venir la diligence. Brusquement, le Ho! Ho! du cocher le réveilla, et levant les yeux de sur le livre qui absorbait sa pensée, il vit une tête de cheval qui paraissait lire par-dessus son épaule.
Quand il errait à travers champs, perdu dans ses rêves, son chapeau à larges bords sur la tête,
1. Cf. LAUVRIÈRE, La morbidité de Tennyson. ÇRevue germanique, novembre-décembre 1913, note 1, infine de la page 562.)
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il donnait aux gens du pays qui le rencontraient l'impression « d'un être mystérieux élevé au-dessus des autres mortels et capable d'entretenir des rapports avec le monde des esprits (1) ». Cette absorption n'était cependant pas telle qu'il ne s'intéressât à tout ce qui lui tombait sous les yeux.
Dans la nature, tout, on peut dire, excitait son enthousiasme; il ne se lassait pas de ce spectacle incessamment renouvelé. Une anecdote assez plaisante témoigne de cet amour pour les moindres productions du Créateur.
Il se promenait avec un ami dans la campagne, quand il vint à heurter contre une barrière et à s'étaler lourdement cle tout son long. Ne voulant pas l'humilier dans son amour-propre (n'oublions pas qu'il s'agit ici cle deux Anglais), son compagnon affecta de n'avoir rien vu; au bout d'un moment, ne le voyant pas se relever, il s'approcha de plus près et surprit notre poète, toujours la figure contre terre, en train d'examiner, avec l'attention la plus soutenue, une flaque d'eau qui bordait la haie. Supposant qu'il cherchait quelque chose qu'il avait perdu, l'ami offrit ses services. Alors Tennyson se relevant lentement sur ses mains et sur les genoux, et tournant vers son interlocuteur son visage rayonnant : « Quelle imagination,
1. M&moir, 00.
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s'écria=-t"il, a le Dieu Tout-Puissant! » Celle exclamation lui était arrachée par la vue des infusoircs innombrables qu'il venait de regarder s'agiter sous ses 3'eux.
Avec la promenade, la « fumerie » était sa grande distraction, son délassement; il était persuadé que le tabac favorisait ses dispositions rêveuses, facilitait le travail de sa pensée. Il trouvait plaisir, assis dans un fauteuil, à suivre les méandres bleuâtres cle la fumée. Au dire de Carlyle, grand fumeur luimême, Tennyson faisait une « énorme » consommation de l'herbe à Nicot. Son fils parle avec un pieux respect de ces « pipes sacrées », que son père fumait du matin au soir; car le matin il ne travaillait point sans sa pipe, et le soir, à sa pipe, il ajoutait un verre de Porto. Cela ne l'empêcha point de poursuivre une longue carrière, puisqu'il devint plus qu'octogénaire.
A part quelques incommodités légères — il souffrait, chaque été, de la fièvre des foins et avait eu une crise hépatique à la mort d'un frère qu'il adorait — Tennyson jouit d'une santé corporelle à peu près constante.
Il ne fut véritablement malade qu'en 1844, au plus fort de sa neurasthénie. L'hydrothérapie et une cure de repos dans une maison de santé aidèrent à son rétablissement. De tout temps, par
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contre, il eut ce qu'on est convenu d'appeler, d'un terme vague, « des maux nerveux » : des obsessions, des phobies; il était hanté, par exemple, par la crainte de perdre la vue. Pendant plusieurs années, il se laissa aller au découragement et ne tenta rien pour réagir : sa volonté était comme paralysée. Très ombrageux, très jaloux de sa solitude et de sa liberté, il fuyait les touristes qui reconnaissaient son feutre à larges bords et sa vareuse bleue au col de velours (1).
Cette réserve, celle passion de l'isolement, il les conserva jusqu'à la fin de ses jours.
On pourrait presque dire que la maladie qui remporta fut sa première vraie maladie.
A soixante-dix-neuf ans il avait eu une attaque de goutte, mais sa robuste constitution lui avait permis d'en triompher, et il put célébrer son quatre-vingtième anniversaire sans que la cruelle infirmité se rappelât à lui.
Trois ans plus tard, les symptômes de faiblesse commençaient à se manifester; l'ombre cle la mort planait et, peu à peu, devenait plus proche. Le poète éprouvait une difficulté de plus en plus grande à manger; il se plaignait de douleurs dans la mâchoire qui le gênaient pour mastiquer. Il eut
1. Tennyson, par Pirniiu Bois. Paris, 1911, 171.
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à plusieurs reprises des syncopes; l'affaiblissement progressait.
Le matin cle sa mort, se sentant très faible, il dit au docteur : « La fin? » Celui-ci ayant baissé la tête en signe d'assentiment, il répondit simplement : « C'est bien. » Après quoi, il lit ses adieux à sa famille.
« Pendant les heures qui suivirent, a relaté son fils, la pleine lune inondait de lumière la chambre et le paysage au dehors, et nous veillions dans un silence solennel. Sa patience et sa force calme exerçaient leur pouvoir sur ceux qui lui étaient les plus proches et les plus attachés : nous nous sentions reconnaissants pour la tendresse et la paix absolue de ces moments... Il était tout à fait paisible, tenant la main cle ma femme, et quand il passa, je prononçai sur lui sa propre prière : «Dieu l'accepte, Cbrist le reçoive!»
Peu d'instants avant sa mort le poète avait demandé un Shakespeare qu'il conserva dans sa main jusqu'au bout.
Ce qui offre surtout de l'intérêt dans le cas de Tennyson, c'est que, comme l'a bien pénétré M. Emile Lauvrière, en sa nature morbidement sensible, l'inspiration poétique fut essentiellement une intuition extatique, comme elle le fut pour Wordsworlh, Coleridge, Shelley et Keats, en Angle-
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terre; pour Edgard Poë, en Amérique; et aussi, du moins en partie, pour Lamartine et Alfred de Vigny, en France.
Tout comme l'auteur d'Eloa, en sa mystique exaltation, Tennyson s'attribuait une mission divine, « le rôle sacerdotal de l'élu ». Il restait persuadé que « le don de la poésie lui avait été conféré par son père céleste, comme un grand témoignage de confiance, afin qu'il pût devenir un instrument qui transmît à ses semblables le message reçu du Maître... Le sentiment de l'origine divine de ce don lui semblait presque écrasant, car il sentait que chacune de ses paroles devrait être consacrée au service de Celui qui avait touché ses lèvres avec le feu du ciel. »
Ainsi l'auteur de Maud se rattache à la grande famille de ces « extasiés » qui se sont voués dans le domaine de la philosophie et des lettres à sublimiser, si l'on peut dire, la pensée humaine.
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Pour le psychologue qui se pique d'être quelque peu biologiste, pour le clinicien qui se doit d'être psychologue, que de prétextes à évoquer cette grande ombre, à remonter dans le cours des ans le calvaire cle cette existence qui, toute brève futèlle, ne fut qu'un long martyre! Quelle tentation d'essayer de pénétrer cette nature d'une sensibilité exquise, inquiète, irritable au moindre froissement !
Chez Chopin, comme chez nombre de ceux qui sont passés sous notre scalpel, l'homme explique l'artiste; cle même que les oeuvres commentent la vie.
Afin de mieux saisir « cet ensemble mélancolique et passionné, cette tendresse rêveuse et parfois amère, cette passion inquiète, ces soubresauts et ces élans qui le soulèvent cle terre et bientôt le laissent retomber, ces aspirations vers un idéal entrevu, touché parfois mais jamais complètement
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possédé (1) », il importe de rappeler certaines phases de cette existence tourmentée qui rapidement se consuma dans une fièvre presque continuelle.
Ainsi que nous l'écrivait un admirateur de l'incomparable artiste, « tout est dit sur Chopin... il y a cependant une lacune... », l'indéfinissable tristesse dont est imprégnée son oeuvre et que, jusqu'ici, chacun essaie d'expliquer à sa manière, conserve encore tout son mystère.
La nature essentiellement polonaise de Chopin, pleine cle réticences, « qui se prête toujours et ne se livre jamais », observait George Sand, n'a pas laissé percer la cause de cette douleur qui est exprimée à chaque page. «Il cachait pudiquement cette source d'inspiration et, en algophile qu'il devait être, il n'a laissé à ses exégètes quoi que ce soit qui puisse en déceler le fond; ses élèves même n'ont pu dévoiler, au cours de son enseignement, l'indice, la cause révélatrice de cette profonde désespérance. Toutes les interprétations faites jusqu'ici peuvent s'adapter à l'explication de celte mystérieuse cause, et elles y concourent certainement toutes. Les compatriotes de Chopin invoquent la nostalgie, la rancoeur du patriote qui voit sa patrie opprimée; leurs intraduisibles « zal » et « teskuota » seraient,
1. Cf. L'Atlienceurii français, 22 mars ISnfi.
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Cliché Hatttecoeur
cnoriN (Collection de l'auteur)
GltANDS NÉVKOrATHES. 31 r.
13
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d'après eux, le symbole, l'expression propre de la mélancolie qui se dégage de l'oeuvre et qui a été si poétiquement comparée à celle émanant des steppes désolées de la Pologne; d'autres rappellent cet amour malheureux qui auréole la jeunesse et le génie cle Chopin et lui laisse à jamais cette chère blessure que ne peuvent fermer ni le second amour de George Sand, ni l'amitié cle Liszt, de Mickiewicz, d'autres encore dont il se sentait cependant enveloppé comme de la plus douce et réconfortante atmosphère; qui lui créait, pour ainsi dire, cette ambiance d'affection et de dévouement où il aurait dû trouver sa consolation.
Chaque cause contribue donc, en particulier, à définir cette tristesse dont la vie et l'oeuvre de Chopin sont remplies, en apportant sa somme de douleurs correspondante; mais il en est une dont la profonde influence et la valeur nous donnent peutêtre la plus vraisemblable explication sur l'expression douloureuse cle ce génie : c'est la maladie de Chopin. Et comme l'a fort bien remarqué notre correspondant, « on doit l'aire entrer en ligne de compte dans la géniale puissance de Chopin, sa complexion délicate et sa prédisposition à la tuberculose : la morbidesse de son oeuvre correspond à la morbidité de son état. Chopin apporta, dès l'enfance, un terrain propre au développement du mal dont il devait mourir».
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A dire vrai, nous ne sommes qu'imparfaitement fixés sur les antécédents, héréditaires ou collatéraux, du «sujet» de notre observation; tout ce qu'on sait de plus précis, c'est que Chopin cul une soeur qui succomba à la phtisie, âgée à peine de quatorze ans. « Elle souriait au milieu de la fièvre, chantait et déclamait cle sa petite voix mourante (1 ). »
Tous, dans la famille, avaient un goût marqué pour la musique. De très bonne heure le jeune Frédéric avait manifesté des dispositions pour cet art. Dès l'âge de quatre ou cinq ans, a relaté son neveu, le petit Fritz, comme on l'appelait, avait pris l'habitude de se coucher au pied du piano quand sa mère jouait et de tout son long étendu sur le dos, religieusement il écoutait; le morceau terminé, ses mains fluettes se posaient sur le clavecin et il reproduisait presque sans tâtonner ce qu'il venait d'entendre. Seulement il donnait déjà, à cette époque, des signes marqués de celte nervosité excessive qui fera dire plus tard -à George Sand, qu'« un rien, le pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche, le faisaient saigner ».
La première fois qu'on joua devant lui, au son
1. Comte WOTUCTNKZT, Les trois Jïnmaus de Frrih'iic C.lmpin. Paris, 1SSI5.
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des premières notes qui frappèrent ses oreilles, tout son être avait tressailli : sous l'impression d'une sorte de volupté douloureuse, des larmes avaient rempli ses yeux. On crut d'abord que Fritz ressentait une aversion native pour la musique; on vit bientôt que les pleurs de l'enfant n'étaient que le trop plein d'une émotion qu'il ne pouvait exprimer. Lorsque sa mère l'emportait pour calmer ses crises, sur la cause desquelles elle se méprenait, Fritz la regardait, suppliant, et ses petits bras tendus désignaient l'instrument ouvert.
Une nuit sa bonne le vit soudain quitter son lit et se diriger, pieds nus, vers le salon, n'ayant que sa chemise pour tout vêtement. Elle le suivit, prise de curiosité, et quelle ne fut pas sa stupeur en entendant Fritz exécuter tour à tour les airs de danse que jouait sa mère! La servante courut éveiller ses maîtres; car, selon elle, l'enfant était possédé.
Immobiles, clans l'embrasure de la porte, les parents, émus, enthousiasmés, écoutaient. L'enfant semblait comme en extase : la mère s'approcha doucement, et prétextant le froid cle la nuit, le persuada de remettre au lendemain la suite; loin de le gronder, elle le pressait avec effusion dans ses bras et le couvrait de caresses : c'est qu'elle comprenait combien il fallait user de ménagements avec une nature si sensible.
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Par la suite l'enfant lit montre parfois d'une indépendance inimaginable; s'il lui déplaisait de se mettre au piano, et pour peu qu'on insistât, il s'y refusait obstinément et ne jouait pas cle plusieurs jours.
Sa faible complexion s'accommodait mal des règlements scolaires; on dut le retirer d'assez bonne heure du lycée où il poursuivait ses études, afin de lui éviter les fatigues que son frêle tempérament ne pouvait supporter. « Il avait besoin, pour dilater sa poitrine étroite, du souffle vivifiant et résineux des forêts, des sains arômes qui se dégagent des gerbes et des foins coupés. »
Le portrait qu'a tracé George Sand du prince Karol, qu'on sait être la reproduction, sans ressemblance garantie, mais assez approximative néanmoins, cle Chopin, nous permet de nous représenter celui-ci à l'âge où la romancière nous le dépeint.
« Doux, sensible, exquis en toute chose, il avait à quinze ans, les grâces cle l'adolescence réunies à la gravité cle l'âge mûr.
« Il resta délicat cle corps comme d'esprit; mais cette absence de développement musculaire lui valut cle conserver une beauté, une physionomie exceptionnelle, qui n'avait, pour ainsi dire, ni âge, ni sexe. Ce n'était point l'air mâle et hardi d'un descendant cle celle race d'antiques magnats qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce
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n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un chérubin couleur cle rose. C'était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du moyen-âge faisait servir à l'ornement des temples chrétiens. Un ange beau de visage comme un jeune dieu de l'Olympe et, pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée (1). »
Chopin était cle ceux dont on dit communément que la lame use le fourreau. A la continuelle surexcitation nerveuse dont frémissait tout son être, ne tarda pas à succéder une prostration qui inquiéta son entourage; la Faculté prescrivit une cure de six semaines aux eaux de Reinhertz, en Silésie, réputées pour les affections de poitrine.
Quelques années se passent qui ne se signalent par aucun incident notable. Nous retrouvons Chopin à Vienne où le docteur Malfatti, médecin de la Cour — celui-là même qui donna ses soins à l'Aiglon mourant — lui réserve l'accueil le plus cordial; mais loin cle sa patrie il ressent cette nostalgique angoisse, ce zal mystérieux, où se mêle la volupté à la souffrance. Pour se soustraire à celle obsession morbide, il quitte Vienne avec un passe'].
passe']. Floriani.
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port pour l'Angleterre, sur lequel il avait l'ait mettre cette mention : Passant par Paris. Paris allait le retenir vingt ans!...
Il y arriva dans la première semaine d'octobre 1831; il donna son premier concert le 26 février de l'année suivante.
Ce début, bien qu'ardemment souhaité, lui causait la plus vive appréhension. « Anxieux, pâle d'émotion, il ne prit aucune nourriture de la journée, soutenu par l'attente fiévreuse qui le dévorait. Quand vint le soir et qu'il pénétra dans la salle cle la -maison Pleyel, il eut un éblouissement. Son corps était agité d'un tremblement nerveux. Le sang-froid lui revint peu à peu... »
A son second concert, il était à peine plus aguerri.
« La foule m'intimide, disait-il à ce propos à son ami Liszt; je me sens asphyxié par ces haleines précipitées, paralysé par ces yeux curieux, muet devant ces -regards étrangers. »
Cet état de nervosisme ne fit que s'accentuer avec le temps.
Au cours d'un concert dont il était la principale attraction, on remarqua qu'il était nerveux, agacé; son jeu s'en ressentait. Un ami s'approche et lui demande s'il est souffrant. « Non, lui répond-il avec brusquerie, mais il y a devant moi une spectatrice qui bat la mesure avec son pied, et si ce
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" RTSZT
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n'était pour les pauvres, j'enverrais le piano à tous les diables ! »
Il détestait être sollicité. Un jour, il reçut une invitation à déjeuner, suivie de cette recommandation : « Surtout, n'oubliez pas le piano ! » Chopin fit apporter au domicile de l'hôte peu délicat un piano, avec sa carte où il avait écrit : « Voici l'instrument demandé! » — et il s'abstint de se rendre au déjeuner : leçon bien légitimement donnée au surplus.
Au genus. irritabile n'appartiennent pas seulement les poètes; tous les artistes, en général, ont l'épidémie sensible. On a souvent conté cet épisode auquel Chopin est encore mêlé : une dame, d'autres disent un banquier célèbre, qui ne brillait pas spécialement par le tact, l'avait invité. Aussitôt le repas fini, l'amphitryon s'approche du musicien. « Et maintenant, maître, n'aurons-nous pas le plaisir de vous entendre? » A quoi le maestro ripostait, d'un air contrit : « C'est que j'ai si peu dîné!... » Et sans ajouter un mot il prenait congé de la société.
Il avait pourtant la faiblesse de se piquer d'être mondain et passait, en son temps, pour ce qu'on appelait un lion. Ceux qui l'ont connu à cette époque s'accordent à dire qu'il n'avait jamais été beau, « même de la passagère beauté que donne souvent la jeunesse ». Ils nous le représentent « très grand, très maigre, le nez en bec d'oiseau de proie,
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la bouche petite, mais les lèvres épaisses, légèrement lippues, l'oeil voilé quand la flamme divine, irrésistiblement sympathique, ne s'y allumait pas; il était, cle plus, affecté d'un balancement de corps presque risible {sic) (1).»
Par contre, il était d'une élégance raffinée; il avait lancé la mode d'une sorte de gants; telle lettre de lui, parmi les rares fragments cle sa correspondance qu'on a pu retrouver — Liszt a rapporté que Chopin avait horreur d'écrire — témoigne de son goût pour les parfums de luxe et pour ces mille riens coûteux et mutiles qu'il désignait sous le nom de « galanteries ».
A la date où il s'exhibe dans cette tenue de dandy, il est recherché, adoré des femmes; il ne connaît encore des succès féminins que les triomphes; il en éprouvera plus tard les amertumes.
George Sand a dit de Chopin qu'il faisait naître, dans la même soirée, jusqu'à cinq et six passions, par le double prestige de sa personne et de son art; mais un jour vint où l'amour le vainquit à son tour, lui, l'homme aux innombrables bonnes fortunes ! •
En 1835, au cours d'un voyage en Allemagne, Chopin avait rencontré des amis d'enfance, les Wodzinski, dont la soeur, Marie, était d'une beauté
1. Gazette anccdoliiiue, 1890, 326.
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remarquable. Le musicien s'en éprit, des serments furent échangés, Chopin crut avoir touché au port. Mais le roman fut brutalement interrompu par la famille : Marie Wodzinska devint comtesse, et Chopin se retira, brisé, anéanti par ce dénouement qu'il n'avait pas prévu.
Il était encore sous le coup de cette déception quand il arriva à Paris, deux ans plus tard. Le hasard lui ménageait une rencontre d'où allait dépendre sa destinée.
Il n'est pas indifférent de faire connaître avec quelques détails, les origines et la nature de la liaison qui, désormais, unira, confondra les deux existences de Chopin et cle George Sand. Pour une nature enchevêtrée et complexe comme celle de Chopin, tout se lient et chaque chose a son influence; rarement directe, il est vrai, mais s'exerçant plus souvent par des chocs en retour et des contre-coups. Si l'on réfléchit que cette liaison, plus ou moins étroitement nouée, se resserrant et se relâchant tour à tour, mais jamais complètement rompue, s'est mêlée pendant plusieurs années à la trame de sa vie, ou plutôt qu'elle a été elle-même toute sa vie, peut-être comprendra-t-on mieux ce qu'il nous reste à dire.
Nous avons publié jadis le récit de la première rencontre de Chopin et de George Sand. rencontre
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qui devait être, pour le vibrant artiste, le prélude de si vives joies et de non moins vives désillusions; nous la reprenons à la source où nous l'avions naguère empruntée (1).
« Grâce à son organisation délicate et nerveuse, à sa nature de sensitif, Chopin souffrait de tous les changements de température, et il était porté à considérer comme des avertissements d'en haut les émotions, les défaillances qu'il ressentait. Un jour, il avait plu constamment, et lui qui ne pouvait supporter l'humidité, tomba dans une disposition très sombre. Il n'avait reçu aucune visite, aucun livre nouveau n'était venu le distraire, aucune pensée mélodique ne s'était offerte à lui pour prendre forme.
« Vers 10 heures, il se souvint que c'était le jour où la comtesse C... réunissait un cercle de gens agréables et spirituels. En montant l'escalier couvert de tapis, il lui sembla être suivi d'une ombre d'où s'exhalait un parfum de violettes... Un pressentiment traversa son âme comme si quelque chose de personnel et de mystérieux lui arrivait : il fut sur le point cle retourner chez lui; mais souriant de sa superstition, il franchit rapidement les dernières marches.
« Après avoir salué la maîtresse de la maison, il s'assit à l'écart, plus disposé ce soir-là à écouler
1. Gazette anecdoiique, 1879, I, 15S (d'après une étude de M. ATJDI/JÎY, parno dans le Correspondant).
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qu'à causer; mais quand une partie de la société se fut retirée et qu'il ne resta plus que les intimes, il se mit au piano et, se sentant en verve, improvisa ce qu'il appelait de petites histoires musicales.
« Ses auditeurs l'écoutaient, suspendaient leur haleine tandis que lui, perdu dans ses pensées, les yeux sur son clavier, les oubliait entièrement. Quand il eut fini, relevant la tête, il vit, appuyée sur le piano, une dame, simplement vêtue, qui fixait sur lui des yeux noirs et ardents et qui semblait vouloir lire dans son âme.
« Tandis qu'il se sentait rougir sous le regard l'ascinateur, elle souriait, et comme il quittait son siège pour se dérober derrière un groupe de camélias, il entendit cle nouveau le frôlement d'une robe de soie et le parfum des violettes : la même dame qui venait de le regarder avec tant d'attention s'approchait cle lui, accompagnée de Liszt. Elle lui adressa d'une voix profonde et harmonieuse quelques paroles de louanges sur son jeu et surtout sur son improvisation. L'artiste, ému et flatté, l'écoutait en silence... »
La prise cle possession était complète, absolue, mais ce fut une possession où, selon l'expression imagée de Rémy de Gourmont (1), l'incube ne fut pas le frêle musicien.
1. Les Amours de Chopin et de Cr. Sand (Mercure de France, jnin 1900).
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On a prétendu qu'avant d'avoir été « envoûté » par George Sand, Chopin éprouvait à son égard une réelle répugnance; sans la détester, peut-être, il redoutait cette femme à « l'oeil sombre », à qui l'on prêtait tant d'aventures.
George Sand a été diversement jugée; mais ceux qui ont été à même de la bien connaître ont été généralement sévères pour cette « redoutable goule » qui ne suçait pas le sang cle ses victimes, mais leur pompait le plus clair de leur génie. C'est encore Baudelaire qui l'a stigmatisée le plus vertement. Nous ne retiendrons de son virulent réquisitoire que ce passage : « La femme Sand est le prud'homme de l'immortalité,. Elle a toujours été moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale... Elle a, clans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues... George Sand est une cle ces vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches (1).» On peut rapprocher cle oc jugement cruel celui non moins dur de Nietzche (2), à qui est dû le mot de «terrible vache à écrire», mol
1. BAUDELAIRE, Mon coeur mis à mi, XXII. (OEuvres posthumes et Correspondances inédites, publiées par Kugéiie Ci;i';- j'ET, Paris, 1887.)
2. Cf. Les flâneries inactuelles (1SSS), du Crépuscule des Poètes, traduit par Henri ALBERT. (Mercure de France, l'avis, 3899.)
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GlîGEfM SAND
Gravure de Desmadryl d'après le portrait point par A. Charpentier (Collection de l'auteur)
GIÎANDS NKVROPATHE8. IJI.
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qu'on cite fréquemment sans en connaître le père.
Baudelaire a, paraît-il, écrit sur les capacités luxurieuses de la bonne clame de Nohant, une phrase que l'éditeur de ses oeuvres n'a pas osé copier. Pruderie un peu ridicule; nous avons toujours été, en cela, cle l'avis du regretté Gourmont, qui appelait de ses voeux le temps où l'histoire littéraire cesserait d'être « un roman universitaire et une collection de drôleries pour la moralisation cle la jeunesse ».
On a jeté les hauts cris quand fut publiquement dévoilée la perversité féminine de George Sand dans ses relations avec Musset (1), sa trahison inexcusable, dans les circonstances que l'on connaît; ces révélations n'étaient-elles pas indispensables pour éclairer sa psychologie? George Sand a joué de Chopin comme elle avait joué d'Alfred de Musset, jusqu'au jour où elle a jeté au panier cette poupée hors d'usage, après l'avoir proprement viciée; oh! sans doute, en l'entourant d'une sollicitude maternelle, et sans cesser jamais de lui accorder les Mon cher enfant! dont elle était prodigue... mais sans cesser non plus d'enfiévrer ce fiévreux au delà de toute mesure.
1. Cf. Notre Calnnet secret de l'Histoire, t. IV, pp. 303-34/6 : Un roman vécu à trois personnages : A. do Musset, George Sand et le Dr Pagello.
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Lorsque, clans l'automne de 1837, le mal dont il était depuis longtemps atteint prit une tournure sérieuse et qu'on lui eut conseillé un climat moins rude que celui de Paris, Chopin décida de passer l'hiver à Majorque. George Sand s'offrit à accompagner son « cher malade ». Nous ne voudrions pas gâter la beauté du geste, mais la vérité nous impose de constater qu'à ce moment-là même George Sand était couverte de rhumatismes (1), et que la santé de son fils était gravement compromise; nous en tenons l'aveu consigné cle sa propre plume.
« Mon fils, écrit-elle, que j'avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant, dès le matin, comme un lièvre échappé dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu'à la ceinture. La providence permettait à la bonne nature de faire pour lui ces prodiges : c'était bien assez d'un malade (2).»
Celui-ci s'obstinait à dépérir « d'une manière effrayante». Toute la Faculté cle Pal m a l'avait condamné; seule sa garde-malade s'obstinait à déclarer à tous venants qu'« il n'avait aucune affection chronique; l'absence de régime fortifiant
1. Du moins d'après E. CATCO, G. Sand. Les Grands Ecrivains, Hachette, édit., p. 70.
2. George. SAN», Un hiver à Majorque, Ravis, C. Lévy, 1S07.
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VUE DU .PORT DE i/lLE DE MAJORQUE, vers 1S60
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l'avait jeté, à la suite d'un catarrhe, dans un état cle langueur dont il ne pouvait se retirer»...
Bientôt Chopin manifesta un état d'irascibilité qu'expliquait trop le singulier régime auquel il était soumis.
Il se mettait en colère « pour un bouillon poivré par les servantes... Les aliments majorquais et surtout la manière dont ils étaient préparés... lui causaient un invincible dégoût ».
A Majorque, on mangeait invariablement du porc. D'après le dire cle George Sand elle-même, on fabriquait « plus cle deux mille sortes de mets » avec l'animal chanté par Monselet.
Les vins qu'on buvait dans l'île paradisiaque n'étaient pas plus estimables que la viande qu'on y consommait. C'étaient, pour la plupart, « des vins liquoreux... abondants et exquis » ; mais les vins rouges, qui auraient été toniques s'ils avaient contenu les principes d'un bon vin naturel, étaient « durs, noirs, brûlants, chargés d'alcool. Tous ces vins, chauds et capiteux, étaient fort contraires à notre malade...» On avait beau les tempérer d'eau, le cher malade ne s'en trouvait pas mieux et le mal évoluait, implacablement.
A entendre George Sand, les médecins n'y auraient rien connu, et «la bronchite avait fait place à une excitation nerveuse, qui produit, plusieurs des phénomènes d'une phtisie laryngée».
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aie* GRANDS NÉVROPATHES
Passons sur cette pathogénie fantaisiste et ne retenons que les indications fournies sur l'état cle l'intéressant patient.
Les praticiens insulaires, n'y voyant goutte, avaient prescrit la thérapeutique la plus inopportune : la saignée et la diète, en particulier. Le laitage fut essayé sans plus de succès... Chopin continuait à tousser et à étouffer. On fit mander successivement un médecin, puis un second, puis un troisième, « tous plus ânes les uns que les autres ». N'allèrent-ils pas répandre dans toute l'île que Chopin était atteint de tuberculose! Et George Sand de s'indigner contre ces bélîtres qui sont la cause qu'on les traite désormais en pestiférés.
Les habitants se détournaient cle la maison habitée par les étrangers, comme d'une ladrerie. Pour tout Majorquais, la contagion de la phtisie était un dogme et ils n'avaient pas attendu que cette notion fût proclamée par les corps savants pour prendre les mesures nécessaires de prophylaxie. Le propriétaire du logis, qui abritait le couple irrégulier mit en demeure ses locataires d'aller chercher un autre gîte; il ne parlait de rien moins que de sacrifier aux flammes « le mobilier luxueux dont il avait eu la faiblesse de leur octroyer l'usage ». Finalement il consentit à se laisser fléchir, moyennant finances. Il était temps de transiger, car M. Vautour menaçait. d'intenter un procès pour obliger « à recrépir sa
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GEORGE "SÂND
d'après son portrait par Delacroix
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maison infectée par la contagion»;, et, conclut George Sand en se remémorant l'aventure, « la jurisprudence indigène nous eût plumés comme des poulets ». On n'avait plus qu'à plier bagages et à reprendre le chemin de France.
Dans une atmosphère dont le souffle est comme une caresse, au sein d'une nature luxuriante, Chopin, malgré l'évolution continue de son mal, avait pu tout d'abord accorder une trêve à sa mélancolie; les sombres pensées ne trouvaient pas d'asile durable clans cette île fortunée, où la vie avait les apparences d'un rêve. Sa compagne signale ce bien-être moral passager, sous l'heureuse influence du climat bienfaisant : « Il n'était plus sur terre, il était dans un empyrée de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son imagination, si exquise et si belle, clans un monologue avec Dieu même; et si parfois, sur le prisme radieux où il s'oubliait, quelque incident faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle criarde venait mêler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux pensées divines des grands maîtres. »
L'harmonie régnait encore entre les deux êtres, si peu faits pour vivre ensemble; elle n'allait pas tarder à être troublée, puis à être rompue sans retour.
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A ces ruptures, « qui donnent un si éclatant démenti aux promesses d'éternité des sentiments humains et qui nous rappellent si amèrement le néant et le vide de nos coeurs », il est indiscret autant que superflu de chercher une explication. « J'avais pour l'artiste, proteste George Sand, une sorte d'adoration maternelle très réelle et très vraie. » Sans doute Chopin, plus jeune que sa partenaire de quelques années, estimait-il insuffisante cette tendresse trop mûre sans être pure : peut-être aussi celle qui se vantait de ne s'être jamais départie d'une sollicitude de garde-malade, n'eut-elle pas pour son «cher enfant», «son cher cadavre», comme elle avait fini par le désigner, « ces immolations, ces sacrifices sans réserves, ces holocaustes cle soi-même, non pas temporaires, mais constants », qui auraient pu réussir à calmer ses vivacités, ses exigences, ses mouvements brusques, et souvent injustes, d'humeur. Ils se supportèrent huit années, et ne se séparèrent qu'en 1847; mais avant d'en arriver à ce dénouement, que cle scènes, plus cruelles que plaisantes! Liszt en a raconté une qui est significative.
George Sand était partie en excursion malgré un orage des plus violents; resté seul au logis, son ami, anxieux, fut pris d'une attaque de nerfs; il eut un soulagement momentané à son angoisse en composant un prélude! Mais quand la dame fut
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de retour il tomba en syncope à ses pieds. Ce simple incident éclaire les divergences des deux natures, et on devine lequel des deux devait être la victime de cette désharmonie.
Nous avons révélé, il y a nombre d'années (1), des lettres inédites de G. Sand à son médecin, le Dr Mollin (2). Ces lettres, écrites, selon toute vraisemblance, vers 1843-1844, malgré leur expression banale, méritent d'être retenues en raison de l'intérêt qui s'attache à tout ce qui touche un homme comme Chopin, et aussi parce qu'elles nous renseignent très exactement sur sa maladie.
Voici, probablement, la première en date :
Mon cher Docteur, Chopin est souffrant : voulez-vous venir après votre dîner? Je vous en prie. A vous de coeur.
GEORGE SAND.
Docteur, nous vous prions de venir à notre aide. M. Chopin a renvoyé son flacon, et les pharmaciens ont refusé de le remplir de nouveau sans votre autorisation. Si vous pouvez passer aujourd'hui chez nous, vous nous ferez plaisir.
Mille compliments.
Jeudi matin. GEORGE SAND.
S'agit-il d'une solution de morphine, ou d'une
3. Dans notre article sur «La maladie de Cliornn d'après des documents inédits ». (Chroniq. Méd., 1er novembre 3899.) 2. Le D'' Mollin habitait 4, rue de l'Arcade,
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potion calmante? Nous ne pouvons être plus précis, faute de renseignements. La lettre suivante donnerait plutôt créance à la première hypothèse :
Cher docteur, Chopin est très souffrant. Tâchez de venir aujourd'hui. Il a une névralgie dans la figure qui le rend très malade, et vous pouvez arrêter cela et lui donner une bonne nuit.
Tout à vous.
GEORGE SAND.
Quelle mélancolie s'exhale de ce billet laconique :
Cher docteur, venez voir Chopin aujourd'hui. Il est toujours très souffrant et s'attriste... Tout à vous.
Samedi. GEORGE SAND.
Malgré la douleur cle l'heure présente, G. Sand n'oublie pas ses obligations sociales. C'est le 1er janvier, le jour des cadeaux. On ne saurait trouver meilleure occasion d'affirmer sa sympathie à qui l'on aime :
Cher docteur, permettez-moi de vous offrir un ouvrage de ma fabrique et de vous souhaiter une bonne année en attendant le plaisir de vous voir et do vous souhaiter cle vive voix beaucoup de malades à guérir et une santé h nous enterrer tous.
Tout à vous. 1er janvier 44. GEOBGE SAND.
Les lettres se succèdent, toujours brèves, toujours navrantes :
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Cher docteur, venez me voir aujourd'hui après une heure. Chopin a appris la mort de son père. 11 en est brisé, moi aussi par contre-coup. Il ne veut voir personne de la journée. Mais je veux vous parler de lui.
Ne demandez donc que moi.
A vous do coeur.
Dimanche. GEORGE SAND.
Cher docteur, voulez-vous venir voir Chopin qui, sans être dans une crise aussi grave que celle de l'année dernière, a beaucoup de toux et d'étoufîements depuis quelques jours. Venez dans l'après-midi afin que j'aie le plaisir de vous voir et de causer de lui avec vous.
Tout à vous de coeur. Dimnncho matin. GEORGE SAND.
Mon cher docteur, Chopin est horriblement enrhumé et tousse depuis deux jours d'une manière cruelle. Apportezlui donc quelque chose pour le soulager-et venez ce matin. Vous serez bien aimable.
T. à v.,
G. SAND.
C'est au tour cle Chopin de prendre la plume D'une main défaillante il trace ces mots d'une éloquence si attristée :
Cher docteur, Ayez la bonté de venir me voir aujourd'hui. Je souffre. Mardi matin.
Un mieux se produit, pourtant; le malade va pouvoir goûter quelques jours de repos; mais avant
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de partir il prie son docteur de lui renouveler ses
prescriptions :
j
Cher docteur, Tout est prêt pour partir demain soir. Je ne veux pas quitter Paris sans vous voir et sans emporter de vos ordonnances.
Ainsi ayez la bonté de me donner une minute dans vos courses d'aujourd'hui.
Votre tout dévoué
CHOPIN.
Veuillez aussi, je vous prie, venir en aide à ma mémoire, car mon calepin est encore plus quinteux que moi (si c'est possible).
Mardi matin.
Dans le dossier auquel nous avons emprunté les lettres ci-dessus, se trouvaient les deux billets suivants, inédits comme les précédents, et également sans date précise :
Cher docteur, Madame Sand est souffrante depuis deux jours. Veuillez avoir la bonté de venir la voir aujourd'hui le plus tôt qu'il vous sera possible. Vous obligerez votre tout dévoué Dimanche malin. Cnor-w.
Cher docteur, Veuillez avoir la bonté de venir voir Mme Sand aujourd'hui vers G heures. Votre tout dévoué
Samedi. CHOPIN.
La sollicitude des deux amants l'un pour l'autre pendant, les phases aiguës de la maladie, se relâ-
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IfiUP^I ——————.
\W P'j Pl-oto Nadar
C!-nni{(iiî'<&A'f}p M[(iK
(Colleclion de l'auteur)
GRANDS NÉVROPATHES. IIV,
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CHOPIN 227
chait entre les crises jusqu'à peu à peu se lasser complètement.
Quelques infidélités passagères de Chopin donnèrent à son amie le prétexte d'un roman où il ne jouait pas le beau rôle, selon le même procédé qu'elle avait employé pour se venger de Musset : Lucrezia Floriani est un pendant d'Elle et Lui, avec moins de talent.
Chopin en fut profondément affecté. Il quitta Nohant pour n'y plus retourner. Il ne devait pas se relever de ce dernier coup.
Incurable en sa mélancolie, anéanti dans le regret de l'idéal évanoui, replié de plus en plus sur ses amours défuntes, il ne fera plus désormais que cultiver sa douleur et saura lentement mourir du sentiment qui jusque-là l'aidait à vivre. « Son amour était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il ne dépendait plus de lui de s'y soustraire. »
Ses tourments moraux, le dépérissement de ses forces physiques, les meurtrissures de son coeur, se trahissent dans les dernières oeuvres que l'immortel artiste exhale comme un cri suprême de détresse. Il semble, comme on l'a observé, qu'à ces conceptions « manque parfois le souffle et l'air des vivants, comme si sa poitrine eût été faite pour une sphère plus raréfiée que la nôtre ». Les sonates qu'il composa vers la fin cle sa vie ont « quelque chose cle fiévreux, de morbide, de fantastique : c'est
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que la mort y passe, avec ses terreurs et ses visions macabres ».
Mais cette mort, qu'il appelait de ses voeux, refusait de l'exaucer; avant de l'accueillir elle lui réservait encore bien des affres cruelles.
Ceux qui ont étudié la psychologie des tuberculeux n'ont pas laissé de noter, chez nombre d'entre eux, le besoin de déplacement, indice de leur fébrilité. Chopin vient enrichir d'un sujet nouveau celte observation si souvent vérifiée. Outre qu'il se plaisait à changer de logis, il aimait les longs voyages, et on le vit tour à tour à Carlsbad, Leipzig, Heidelbcrg, Marienbad, Londres, Edimbourg.
Il arrivait à Londres peu après la révolution de février; le 21 avril 1848, il s'installait clans un home confortable. II ne tarda pas à y être repris de ses étouffcments et de ses malaises. C'est alors qu'il écrivait à un ami : « Je n'ai jamais maudit personne, mais je suis si las cle la vie, que je maudirais Lucrezia (1). Mais elle souffre de sa méchanceté cpii augmente avec les années. »
En dépit de son état de santé, Chopin passa près d'un an en Angleterre et en Ecosse. Dans une lettre datée du 22 novembre, il fait allusion à ses « névral1.
névral1. c'est-à-dire G. Siuid, qui vouait de publier son Toman : Lucrezia Floriani.
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gies », se plaignant cle ne pouvoir ni respirer, ni dormir. Le 20 janvier suivant, il annonce qu'il a vu « M. Simon, grande réputation parmi les homéopathes » ; d'autres médecins ensuite, qui tâtonnent, mais ne le soulagent pas (1). Quand, deux mois plus tard, il rentre à Paris, dans son appartement du Square d'Orléans, il est voûté, chancelant, et secoué à chaque instant par d'effrayantes quintes de toux (2).
Un désastre pour lui l'attendait : le'médecin qui lui avait déjà rendu la santé, le bon et dévoué docteur Mollin, avait succombé, pendant son absence, à un mal foudroyant.
Le malade était désemparé; à qui allait-il pouvoir désormais accorder sa confiance? Les docteurs Cruveilhier, Louis et Fraenkel eurent beau se succéder à son chevet, multiplier leurs prescriptions, il n'avait aucune foi dans leurs remèdes. « Depuis que j'ai envoyé au diable toutes les drogues, écrit* il, je me sens plus fort; cependant j'étouffe toujours! »
Toutefois il ne désespère pas de guérir; comme la plupart des phtisiques, il n'a pas conscience de la gravité de son état. Les crachements de sang ont
1. Cf. Le Temps, 3.6 octobre 1915. (Les dernières notes de Chopin sur Paria, par 11. BRANCOUK.)
2. Les derniers mois de la vie de Chopin (Revue Bleue, 4. novembre 1899).
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cessé, les jambes n'enflent plus : c'est, à brève échéance, croit-il, le salut!...
Puis il retombe dans le découragement : l'infortuné musicien en veut à la science de son impuissance. Il se plaint que les médecins lui font jusqu'à deux visites par jour pour le soulager fort peu.
Vient alors à l'un de ses proches l'idée singulière de faire appel aux lumières d'un spécialiste... pour maladies de l'enfance! «II trouvera peut-être mieux qu'un autre le moyen de me guérir, dit le patient avec un sourire désenchanté; car il y a en moi quelque chose de l'enfant. »
Malgré sa science, le Dr Blache, une célébrité de l'époque, échoua, comme avaient échoué les confrères non moins illustres qui l'avaient précédé.
Le patient se fit encore quelque temps illusion, mais cette « euphorie » fut de courte durée. Le mal empirait, l'oedème reprenait et augmentait, les efforts qu'il faisait pour aspirer l'air faisaient peine à voir. Maintenant, il parlait de sa mort prochaine comme d'un terme inévitable à un martyre dont il souhaitait la fin.
Pas un instant il ne perdit la lucidité de ses idées, ni la claire vue de ses intentions. Il exprima le désir d'être enterré au Père-Lachaise, à côté de Bellini, qu'il avait toujours admiré; quant à son coeur, ce coeur « qui ne battait que pour la
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Pologne », il le léguait à une église de sa ville natale (1).
Détail peu connu : lorsque pour satisfaire à ce voeu ultime de son frère, la soeur de Chopin transporta le coeur du génial artiste à Varsovie, elle dut le passer en fraude à la douane, dissimulé sous sa robe!...
Un rival de Chopin appréciait en ces termes la musique du grand artiste : « Oui, talent, mais talent de chambre de malade. »
Il faudrait, en musique, des connaissances que nous ne possédons pas pour déterminer la valeur cle l'influence cle la maladie sur l'oeuvre de Chopin. Devons-nous admettre que son génie soit entièrement constitué par son état morbide? Le génie revêtirait-il, en d'autres termes, chez Chopin, une forme pathologique ?
Cette algophilie, que nous avons signalée au cours cle cette étude et qui s'alimentait dans la morbidité même cle l'état constitutif du sujet, doit-elle être considérée comme une des conditions de sa production géniale? Assurément il y a là un problème du plus haut intérêt à résoudre : en possédonsnous tous les éléments?
Il y a la part du romantisme; il y a la part de
1. Le masque de Chopin, moulé par Clésinger, se trouve au musée de Czartoryski, à Cracovie.
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ce tempérament fébrile, intimement lié au mal qui minait l'artiste. Ces exaltations, ces chutes subites, cette facilité à passer d'un extrême à l'autre, qui se sentent sans cesse dans son style, sont parallèles aux excitations et dépressions continuelles provenant de son état physique. Nous laissons à plus expert que nous le soin cle délimiter l'importance de l'influence de l'état maladif de Chopin sur sa musique. Pour nous, cette influence est indéniable : elle nous paraît être le secret de ce charme morbide — si prenant — qui, chez Chopin, caractérise à la fois l'homme et l'oeuvre.
Liszt a laissé le récit sincère, sublime dans sa vérité nue, des derniers moments de son ami. Nous ne saurions mieux terminer qu'en reproduisant ces pages admirables, si dignes d'être conservées.
... Chopin ne quitta plus son lit et ne parla presque plus. A la nouvelle cle sa maladie, sa soeur, arrivée subitement de Varsovie, s'établit à son chevet et ne s'en éloigna plus. Il vit ces angoisses, ces présages, ces redoublements de tristesse autour de lui sans témoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa fin avec une tranquillité et une résignation toutes chrétiennes; il ne cessa pourtant pas de prévoir un lendemain. Le goût qu'il eut toujours à chan-
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TOMBEAU Blfl FREDERIC CHOPIN
au Pève-Lacliaise
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ger de demeure (1), se manifesta encore une autre "fois; il prit un autre logement, en disposa l'ameublement à neuf, et se préoccupa d'arrangements minutieux; n'ayant point décommandé les mesures qu'il avait ordonnées pour s'y installer, bientôt on commença le déménagement et il arriva que le jour même de sa mort on transportait ses meubles à cet appartement qu'il ne devait pas habiter.
Craignait-il que la mort ne remplît pas ses promesses, qu'après l'avoir touché de son doigt elle ne le laissât encore une fois à la terre, et que la vie ne lui fût plus cruelle s'il lui fallait la reprendre après en avoir rompu tous les fils? Eprouvait-il cette double influence qu'ont ressentie quelques organisations supérieures, à la veille d'événements qui décidaient de leur sort 1?
De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l'ombre de la mort devenait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme; les souffrances devenaient de plus en plus vives; les crises se multipliaient, et à chaque fois ressemblaient davantage à la dernière agonie... Chopin retrouva jusqu'à la fin sa présence d'esprit et sa volonté vivaee, ne perdant ni la lucidité de ses idées, ni la claire vue de ses intentions.
Les souhaits qu'il exprimait à ses moments de ré]3it témoignent de la calme solennité avec laquelle il voyait arriver sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec lequel il avait eu des rapports aussi fréquents qu'intimes, durant le séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au Père-Lachaise à côté de celle de Chérubin!, et le désir de connaître ce grand maître, dans l'admiration duquel il avait été élevé, fut un des motifs qui, lors1.
lors1. habitait alors 11, place Vendôme, où il avait emménagé en quittant la rue de Chaillot. Lors de son premier voyage à Paris, il avait loué deux modestes clvarnbrettes au l" étage du 27 du boulevard Poissonnière. Un peu plus tard, il s'était installé dans un superbe appartement, 2G, Chaussée-d'Antin. Puis, pour se rapprocher de son idole, il avait loué un pavillon, contigu au petit hôtel qu'occupait George Sand, au 16 de la rue Pigalle.
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qu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini et Cherubini, génies si différents, et dont cependant Chopin se rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science do l'un qu'il avait d'inclination pour les insjrirations de l'autre. Respirant le sentiment mélodique comme l'auteur de Norma, aspirant à la valeur, à, la profondeur harmonique du docte vieillard, il était désireux de réunir, dans une manière grande et élevée, la vaporeuse vaguesse de l'émotion spontanée aux mérites des maîtres consommés.
Continuant jusqu'à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à voir personne pour la, dernière fois, mais il dora d'une reconnaissance attendrie les remerciements qu'il adressait aux amis qui venaient le visiter. L'instant fatal approchait, on ne se fiait plus à la journée, à l'heure suivante; sa soeur et M. Guttmann l'assistèrent constamment et ne s'éloignèrent plus un instant cle lui. Mme la comtesse Delphine Potoeka, absente de Paris, y revint en apprenant que le danger devenait imminent. Tous ceux qui venaient auprès du mourant ne pouvaient se détacher du spectacle! de cette âme si belle et si grande à ce moment suprême.
*
Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient, constamment réunies, quelques personnes qui venaient tour à tour auprès de lui recueillir son geste et son regard, à défaut de sa parole défaillante. Le dimanche 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec patience et une grande force d'âme. La comtesse Delphine Potoeka, présente à cet instant, était vivement émue, ses larmes coulaient; il l'aperçut debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant aux plus belles figures d'anges qu'imagina jsunais le plus
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pieux des peintres; il la prit, sans doute pour quelque céleste apparition, et comme la crise lui laissait un moment de repos, il lui demanda de chanter; on crut d'abord qu'il délirait, mais il répéta sa demande avec instance; qui eût osé s'y opposer? On roula le piano du salon jusqu'à la porte de sa chambre, et la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans la voix; les pleurs ruisselaient le long de ses joues, et jamais, certes, ce beau talent et cette voix admirable n'avaient atteint une si pathétique expression. Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'écoutait; elle chanta le fameux cantique à la Vierge, qui avait sauvé la vie, diton, à Stradella. « Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore... encore!» Quoique accablée par l'émotion, la comtesse eut le noble courage de répondre à ce dernier voeu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au piano et chanta un jisaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout le monde fut saisi d'effroi ; par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux, personne n'osa parler, et l'on n'entendit plus que la voix de la comtesse planer comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs et des sanglots qui en formaient le sourd accompagnement.
C'était à la tombée de la nuit; une demi-obscurité prêtait ses ombres mystérieuses à. cette triste scène; la soeur de Chopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait, et ne quitta plus cette attitude tant, que vécut ce frère si chéri. Pendant la nuit, l'état du malade empira; il fut mieux au matin du lundi, et comme si par avance il avait connu l'instant désigné et propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En l'absence de l'abbé ***, avec lequel il était très lié depuis leur commune expatriation, ce i'nt l'abbé Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l'émigration polonaise, qu'il fit appeler. Il le vit à deux reprises; lorsque le Saint Viatique lui fut administré, il le reçut avec une grande dévotion, en présence de ses amis. Peu après, il les fit approcher un à un de son lit, pour leur donner à chacun une dernière bénédiction, appelant la grâce de Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances ; tous les genoux se ployaient, les fronts s'inclinaient, les paupières étaient humides, les coeurs serrés et élevés.
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Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du jour; la nuit du lundi au mardi, il ne prononça plus un mot, et semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est que vers onze heures du soir qu'il se sentit soulagé. L'abbé Jelowicki ne l'avait pas quitté : à peine eut-il recouvré la parole qu'il désira réciter avec lui les prières et les litanies des agonisants. Il le fit en latin, à haute et intelligible voix. A partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée sur l'épaule de M. Guttmann, qui, durant tout le cours de cette maladie, lui avait consacré et ses jours et ses veilles.
Une eonvulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849 (1). Vers deux heures, l'agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son front; après un court assoupissement, il demanda d'une voix à peine audible : « Qui est près de moi? » Il pencha sa tête pour baiser la main de M. Guttmann qui le soutenait et rendit l'âme dans ce dernier témoignage d'amitié et de reconnaissance; il expira comme il avait vécu, en aimant!
Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se-précipita autour de son corps inanimé, et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on versa sur lui.
1. Dans la nuit du maTdi au mercvcdi 17 octobre, le Dr Cruveilliier approcha un flambeau de la figure du moribond : « Soufrez-vous ? » demanda-t-il. — «Plus», dit Chopin. Un instant après il rendait le dernier souffle, il était trois heures du matin.
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NICOLAS GOGOL
« Malheur, dit l'Ecriture, aux peuples qui lapident leurs prophètes ! » A quelle nation autant qu'à la Russie pourrait s'appliquer cette parole, devant le spectacle qu'elle nous a offert d'un bouleversement sans précédent dans les annales du monde!
Que de grands noms, dans le passé, s'inscrivent au martyrologe de ce peuple!
C'est Griboiédov, massacré par la populace de Téhéran, où il remplissait les fonctions de ministre plénipotentiaire; c'est Wenévitinov, mort.à vingtdeux ans, « abreuvé d'outrages par la société » ; c'est Dostoïevsky, envoyé au bagne sibérien, et qui y resta les deux tiers de son existence... A Nicolas Gogol le destin n'a pas réservé un meilleur lot.
Mort précocement, à peine âgé de quarante-trois ans, sa fin n'a été que l'aboutissant logique d'une névrose, dont nous aurons à fixer les étapes dou-
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loureuscs en nous appuyant à la fois sur l'histoire de sa vie et l'étude parallèle de son oeuvre. Non point que celle-ci reflète, comme par exemple celle de Dostoïevsky, un tempérament qui la marque à son empreinte; nous y pourrons, néanmoins, déceler quelques indices qui nous permettront de la ranger dans ce qu'on a justement appelé la littérature pathologique.
Disons tout d'abord que Gogol fut, avant tout, un peintre de moeurs; c'est, comme l'ont souligné la plupart de ses biographes, « le portrait exact et frappant de la Russie qu'on trouvera dans celles de ses oeuvres qu'il n'a pu détruire avec lui... On tomberait dans une grave erreur, on n'élèverait point Gogol à sa véritable place, si l'on se bornait à le traiter en écrivain de fantaisie, en humoriste à la manière de Swift ou de Sterne. Ce serait ne voir qu'un seul côté de son talent, le plus petit, et se préoccuper seulement de la forme de ses écrits; ce serait surtout ne pas comprendre sa haute signification historique (1).»
Gogol est unanimement reconnu comme le créateur du roman russe; litre de gloire suffisant pour justifier l'intérêt que lui ont témoigné et la critique française et celle de son propre pays.
1. Préface de L. VIAIVDOT, aux Nouvelles choisies de N". GOGOL, Paris, 1853.
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MÉRIMÉE
(Gravure de la collection de l'auteur)
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C'est Mérimée qui a révélé à la France le nom de Gogol, jusqu'à lui resté à peu près inconnu; mais l'auteur de Carmen n'avait d'autre dessein que de nous faire connaître une rareté littéraire. Aujourd'hui nous exigeons davantage, et notre curiosité s'attache autant qu'à l'homme à la race dont il est issu.
L'écrivain, consacré par les suffrages de ses compatriotes, nous apparaît, pour employer le langage magnificent de M. de Vogué, « comme un gardien à qui tout un peuple a confié son âme pour un moment (1) ». C'est le secret de l'âme russe que nous chercherons à travers celui qui s'est efforcé à l'exprimer, à nous en communiquer les moindres vibrations.
Chez Gogol se retrouvent les qualités et les défauts de la nation à laquelle il appartient : « Mélange contradictoire de tristesse et de gaieté, de mélancolie et d'enjouement; d'idéalisme s'exagérant jusqu'à la fantaisie et même au fantastique, mais aussi de réalisme retombant jusqu'à la grossièreté vulgaire et même à la trivialité (2).»
Si le fond du caractère russe est la mélancolie, allant parfois jusqu'à un pessimisme confinant à
1. Le Roman russe. Paris, 1910.
2. Nicolas Gogol, écrivain et ■moraliste (thèse do doctorat, es lettres de l'Université de Lyon, par Mlle Bnïna TYRNEVA, Aix, 1901).
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244 GRANDS NÉVROPATHES
la désespérance, le milieu suffit à l'expliquer : « La plaine monotone où il passe sa vie; le climat rigoureux qui l'oblige, pendant les deux tiers de l'année, à suspendre toute vie active au dehors; le sentiment religieux développé par cette vie difficile et isolée; les maux d'une organisation sociale souvent défectueuse (1). »
Mais il est un autre élément à ne pas négliger, si l'on veut pénétrer plus avant dans la psychologie de Gogol : il convient de ne pas oublier que Gogol n'est pas un Grand-Russien de Moscou, mais un Petit-Russieu de l'Ukraine. C'est pour tout dire un méridional, « à l'esprit vif, imagé, porté à la satire ou simplement à la gaieté, sans arrière-pensée ». Son ironie, son humour, son ton d'esprit, à la fois persifleur et sentimental, ce sont traits qui lui viennent de son pays d'origine. Si parfois il apparaît triste, le rire ne tarde pas à fuser à travers les larmes; mais sous le sarcasme de la raillerie se laisse deviner l'immense pitié pour les souffrants, le sentiment de charité et d'amour pour les humbles (2), qui seront mis plus
1. Thèse citée, 34.
2. En 1829, au cours d'un de ses voyages il l'étranger, Go"-ol écrivait: « Le bras d'en liant m'a conduit hors de mon paya pour que je me prépare dans le recueillement à la haute mission qui m'est destinée et pour que, par degrés, je m'élève a. des sommets d'où je pourrai répandre le bien et travailler au profit du monde... si je ne puis être heureux moi-même, je veux
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UN TKAINEloSi>ANS L'UKRAINE
d'après une peinture de ChelmonsM - (Extrait du Magasin pittoresque)
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tard en un relief plus accusé par Dostoïevsky.
Tenant compte sans toutefois les exagérer des théories de ïaine sur la formation physiologique du talent et du génie, nous devons, également, rechercher chez Gogol l'influence du climat.
Pour l'homme de la steppe, cette vue d'horizon sans limites, cet espace que parcourt le regard sans en apercevoir les bornes, l'inclinent au rêve, au repliement sur soi et bientôt à l'amer désenchantement; mais l'habitant du Midi ne ressent cette impression que dans les rares journées où le ciel se dépouille de sa clémence : on compte dans les sphères méridionales les journées sombres où le soleil est avare de ses rayons. Les Veillées de l'Ukraine, où Gogol a placé les souvenirs de son enfance, dont il nous dépeint la vie de village en Petite-Russie, réjouissent le lecteur plutôt qu'elles ne l'attristent; c'est que le pays ukrainien est beaucoup moins monotone que les vastes plaines de la Russie du Nord : « On y trouve des prairies qui ondulent, des vallées qui s'enfoncent mystérieusement; et le steppe cosaque lui-même est loin d'être un désert stérile et sans ornements (1 ). » .
consacrer toute ma vie au bonheur de mes semblables... » Toute sa vie, il s'est cru appelé à une haute mission de moraliste et de prophète. (Cf. Ecrivains étrangers, par T. de WYZEVA; 2e série. Paris, 1897.) 1. Thèse TYRNEVA.
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La famille de Gogol compte dans ses ascendants de ces Cosaques zaporogues, « recrutés parmi des brigands et des serfs fugitifs, toujours en guerre contre tous, sans autres lois que celle du sabre ». Ses instincts errants, son goût de l'aventure et du merveilleux, le romancier, selon toute vraisemblance, les a pris, pour la grande part, à cette source. C'est le sang des Cosaques, de l'aventurier errant, qui s'atteste chez lui, par un brusque retour d'atavisme, un jour où ayant reçu de sa mère une somme destinée à libérer la maison paternelle d'une hypothèque, le jeune Nicolas se jette sur un bateau en partance, pour fuir n'importe où, devant lui, sans but déterminé. Le précoce vagabond descendit à la première escale, erra dans la ville jusqu'à épuisement du contenu de sa bourse et, guéri momentanément de ce court accès d'humeur voyageuse, reprit, un peu désabusé, le chemin de Pétersbourg. Plus tard, nous aurons à noter d'autres fugues, plus lointaines, qui nous permettront de le ranger dans la catégorie de ceux que les spécialistes ont décrits sous l'étiquette de dromomanes; mais avant d'arriver là, nous allons poursuivre l'étude bio-psychologique de ce personnage complexe; aussi bien y serons-nous aidé par les nombreux travaux d'exégèse qui lui ont été consacrés.
Nikolaï Vassiliévitch Gogol naquit dans un bourg
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'ûefroL
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du gouvernement de Poltava; sa famille descendait d'un fameux ataman ou hetman d'un corps de Cosaques, Ostap Gogol (1).
Son grand-père, ancien attaché à la chancellerie des Cosaques Zaporogues, amusa son enfance avec les histoires vécues par ces héros quasi-légendaires, dont l'enthousiasmaient les extraordinaires équipées. « Mon grand-père, dira-t-il plus lard, savait très bien conter. Quand il parlait, je n'aurais pas bougé de toute la journée. Mais ces longs récits, dans lesquels il nous dépeignait le bon vieux temps, les expéditions des Zaporogues, des Polonais, les exploits de Podkova, de Sahaïdatchni, étaient loin de nous intéresser aussi vivement que certains vieux contes qui nous faisaient frissonner et dresser les cheveux sur la tête. Quelquefois j'avais si peur que la nuit je ne rêvais que de choses horribles (2)...»
Le père de Gogol, avec non moins de verve, narrait les exploits de ses rudes ancêtres : il savait, en outre, agrémenter ses récits d'une pointe de gaieté. Il était, d'ailleurs, pourvu d'une instruction assez solide, qu'il avait fortifiée par de nombreuses lectures. Il aimait recevoir chez lui toute la noblesse
1. OSSIP-LOURIÉ, La psychologie des romanciers russes du Xix° siècle. Paris, 1905.
2. C. COURRIÈRE, Histoire, de la Littérature contemporaine en Bussie. Paria, 1875.
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des environs, à laquelle il donnait le régal de spectacles d'amateurs, qu'il se plaisait à composer et dont il surveillait lui-même la mise en scène.
Si la première moitié de l'oeuvre de Gogol n'est que « la légende de la vie de l'Ukraine », c'est que l'enfant a été bercé aux récits de l'aïeul, survivant des époques héroïques; sa jeune imagination s'est emplie des histoires qu'il a entendues; mais l'influence de sa mère (1) a aussi contribué à développer en lui le goût de l'étude des moeurs et des traditions populaires.
« Vous avez, écrit Gogol à sa mère, au moment où il cherche « à se documenter » auprès d'elle, vous avez l'esprit sagace, observateur, vous connaissez très bien les coutumes et les habitudes de la Petite-Russie. »
Et il demande à celle pour qui il conserva toujours une sorte de vénération, de lui donner l'explication de quelques jeux de cartes, de lui envoyer tous les renseignements qu'elle pourra lui fournir sur les coutumes locales; de lui communiquer les mémoires que ses aïeux auraient pu laisser, soit sur leur propre famille, soit sur d'autres; des manuscrits anciens, « du temps des helmans, ou quelque autre chose de ce genre (2) ».
1. Sa mère avait quinze ans quand elle le mit au monde. De douze enfants qu'elle eut, il ne lui en resta que cinq.
2. OEuvres de Gogol. Edition Koulich, t. V, 104 (Thèse TYRNEVA).
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En sa qualité de Petit-Russien, Gogol s'est senti de bonne heure attiré par le surnaturel; il l'effrayait et le charmait à la fois.
Ses premières nouvelles accusent cette tendance au fantastique, au diabolique. Satan en est, le plus souvent, le héros principal, Satan ou un de ses suppôts. Les sorcières jouent également leur rôle dans ces récits; mais celles-ci ne se cachent pas sous les traits de bêtes immondes et répugnantes; ce sont de gracieuses ondines aux longs cils, aux yeux clairs et perçants, aux épaules et aux jambes arrondies et fermes, ces sirènes du Nord à la voix enchanteresse, d'autant plus dangereuses qu'elles ont plus de séduction. Sorcellerie naïve peut-être, mais qui est comme « l'hommage craintif, et touchant dans ses craintes, que rendent ces âmes barbares à l'éternel pouvoir de la beauté et de l'amour (1) ».
Le conte intitulé Viy, qui a été traduit dans notre langue sous le titre : Le roi des Gnomes (2), et le roman épique l'arass Boulba, sont : le premier,
1. Ern. DUPUY, Les grands maîtres de la littérature russe : Nicolas Gogol. Paris, 1897.
2. C'est le nom que l'on donnait, dans la Petite-Russie, au chef des Gnomes, au roi de ce peuple de génies souterrains, qui président à la terre et aux métaux, comme les Sylphes à l'air, les ondines h l'eau, les salamandres au feu. On croit que le regard du Viy est mortel pour tout homme dont les yeux rencontrent les siens. L. VIAIÎDOT, op. cit.
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une histoire de sorcellerie; le second, une épopée russe, ou plutôt une épopée petite-russienne. Gogol y chante la lutte contre l'ennemi séculaire, les Polonais; et ce sont les Cosaques Zaporogues, conduits par leur vieux chef Tarass Boulba, qui fournissent les héros du drame (1).
Que ce soit sous l'influence des Allemands, plus particulièrement celle d'Hoffmann, ou que Gogol ait eu une propension naturelle pour les « diableries », il est certain que le fantastique exerçait sur lui une véritable fascination; il croyait au diable et il le redoutait. Il était un peu, selon l'amusante boutade cle M. Louis Léger (2), comme ces enfants qui se font peur à eux-mêmes, par les scènes horriiîques qu'ils imaginent.
Dès le début de sa carrière d'écrivain se trahit, chez Gogol, une sorte d'anxiété qui prendra de plus en plus un caractère pathologique.
Ses premières lettres accusent un tempérament inquiet, original, ombrageux. Dans sa correspondance avec ses parents, il se montre accablé de tristesse: «Chaque jour, ses larmes coulent»; il se plaint qu'il « souffre de la poitrine».
Lorsque son père meurt, il en est moralement très affecté; il écrit à sa mère qu'il a « complète1.
complète1. TYRNEVA, 70.
2. Nicolas Gogol, par Louis LÉGER, membre de l'Institut, professeur au Collège de France; Paris, 1914, 75,
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ment changé », « qu'il ne s'appartient plus, fuyant d'une place à l'autre », sans pouvoir se consoler ni s'occuper de rien. Il « compte les minutes », demande à tous les commissionnaires s'il n'y a pas de lettres pour lui, mais reçoit toujours la même réponse : Non! et il revient dans sa modeste chambre qui lui est « devenue odieuse ». C'est, d'après quelqu'un (1) qui paraît l'avoir bien jugé, «une nature complexe, nerveuse, dont les dispositions changent très souvent, avec une tendance naturelle à la mélancolie; une nature très fière et cachée, qui a une haute opinion d'elle-même, et la conviction qu'un jour viendra où elle saura justifier cette opinion ».
Marquons, au passage, un trait qui n'est pas négligeable pour éclairer la psychologie du personnage : Gogol n'a jamais connu l'amour! La femme ne joue qu'un rôle secondaire clans son oeuvre, elle n'en a joué aucun dans sa vie. Est-ce timidité, est-ce orgueil? Cet éloignement du sexe peut-il s'expliquer par une conformation physiologique d'une nature spéciale? On comprendra notre réserve et notre hésitation à nous prononcer, à défavit de confidences que l'intéressé ni ses proches n'ont jugé à propos de nous livrer.
On a reproché à Gogol de n'avoir pas su peindre
1. KoTJ-JAREVSKY, cité par L. LÉGER.
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la femme, d'en avoir tracé des portraits de pure fantaisie; ou, lorsqu'il a tâché de les faire ressemblants, d'avoir témoigné pour elles d'une telle aversion, d'un tel parti-pris, qu'ils n'offrent aucun caractère de vérité, ni même de vraisemblance. Peut-être serait-il plus exact de dire qu'il a connu la femme et qu'il l'a dépeinte à sa manière, en satiriste, ne la traitant pas avec plus d'indulgence qu'il n'en a exercé à l'égard du sexe fort.
Lorsqu'il sera parvenu à échapper à la « contagion byronienne », lorsqu'il aura délibérément renoncé aux procédés de l'école romantique, sa misogynie se donnera libre cours; et l'on croira entendre l'écho lointain du misogyne de génie, dont il ne fit pas oublier toutefois les éloquentes apostrophes.
« Les femmes, dira le petit-fils spirituel de JeanJacques, sont des êtres à part, tout à fait à part. Allez donc essayer de saisir, d'expliquer, d'examiner à la loupe le quart de ce qui passe d'idées sur leur front en un quart d'heure : je le donne aux plus habiles (1). »
Ailleurs il confesse qu'il a « une peur effroyable de parler des dames (2) ».
« Leurs yeux seuls sont déjà un domaine tel que
1. Xes Ames mortes, VIII, 2-10.
2. là., II, 53.
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si une fois vous y pénétrez par un endroit ouvert devant vous, c'en est fait de vous : il n'y a pas de crochet assez fort qui puisse vous retirer de là (1).»
Ainsi se trouve expliquée l'exclamation du personnage de la Foire de Sorotchinetz :
« Seigneur Dieu, pourquoi une pareille plaie sur nous autres pécheurs? II y avait déjà assez de vilaines choses dans ce monde, et tu nous a encore encombrés de femmes (2) ! »
Il fut, du reste, toujours gauche avec elles. « Le hohol, c'est-à-dire Gogol, — Mme Smirnova avait l'habitude de désigner chaque familier de son salon d'un surnom pittoresque; or, hohol était des mieux imaginés, puisque le mot peut se traduire littéralement par la « huppe », à cause du toupet de cheveux qui caractérise les Cosaques et que portait Nicolas : — le hohol... m'a paru gauche, timide et triste », tel nous le présente la grande dame qui avait su réunir autour d'elle une société d'élite et qui a mérité d'être appelée la Notre-Dame de Bon-Secours de la littérature russe en détresse. Pouchkine, seul, était arrivé à apprivoiser le hohol récalcitrant; il avait tant taquiné Gogol sur sa sauvagerie et sa timidité, qu'il avait fini par lui
1. Jbid., VIII, 246.
2. Veillées de l'Vlcraine, 37.
GliANDS NÉVROPATHES. III. 17
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donner plus de hardiesse, plus de confiance en soi.
Pouchkine a exercé sur Gogol une véritable emprise; c'est grâce à Pouchkine qu'il fut accueilli dans les salons, dans les revues; c'est à Pouchkine qu'il a fait honneur de la paternité des Ames mortes, qui a tant contribué à asseoir sa réputation.
« Pouchkine, écrit-il, m'engageait depuis longtemps à entreprendre une grande composition. Un jour, il me représenta ma faiblesse de compléxiôn, mes infirmités qui pouvaient amener une mort prématurée : il me cita l'exemple de Cervantes, auteur de quelques nouvelles de premier ordre, mais qui n'aurait jamais occupé le rang qu'on lui accorde parmi les grands écrivains, s'il n'eût pas entrepris son Don Quichotte. Pour conclure, il me donna un sujet de son invention, d'où il comptait tirer un poème, et qu'il n'eût jamais donné, ajoute-t-il, à un antre qu'à moi : c'était le sujet des Ames mortes : l'idée première du Réviseur m'était aussi venue de lui (1 ). »
Jusque-là Gogol ne s'était fait connaître que par des études de courte haleine. Le Portrait est l'histoire d'un jeune peintre, réduit à la misère, qui, tout à coup, découvre un sac d'argent caché derrière le cadre d'un tableau, acquis d'occasion,
1. E. M. de VOGUE., op. cit., loo,
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r-oùSi-bviNE
(huis un groupe de poètes russes
d'après la Vrvue Micucloycdùjue (1S09)
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C'était le portrait d'un vieillard « au visage bronzé, amaigri, aux pommettes saillantes : les traits de la figure semblaient avoir été dessinés lors d'une contraction nerveuse... 11 paraissait n'avoir pas été complètement achevé, mais la force du pinceau était frappante.
« Ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'était les yeux. Ils regardaient dans le portrait lui-même, détruisant ainsi son harmonie par leur force étrange. C'étaient des yeux vivants, des yeux humains. On eût dit qu'ils avaient été enlevés à un homme encore en vie, pour être posés dans ce tableau. Ce n'était plus ce sentiment de jouissance profonde qui enveloppe l'âme entière, lorsqu'on contemple l'oeuvre d'un peintre, quelqu'effrayanl qu'en soit le sujet. C'était un sentiment maladif, irritant. »
Aussitôt en possession du « magot » si opportunément découvert, l'artiste n'a qu'une hâte, c'est de mener l'existence luxueuse qu'il a rêvée depuis tant d'années! En même temps que la fortune, il lui est venu un désir de gloire ou, à son défaut, de notoriété, qui en est la menue monnaie. Toutes ses ambitions seront satisfaites, mais il aura bientôt du remords d'avoir quitté l'art pour le métier.
Les succès des autres l'irritent, l'exaspèrent. Puis il lui semble que les yeux étranges du vieillard ne
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le perdent pas de vue, lui adressant comme un muet reproche d'avoir renoncé au labeur qui fait la dignité, l'honneur de l'existence. Il voit partout ces yeux le poursuivre, même pendant le sommeil, et il finit par devenir fou.
Dans le Manteau, c'est d'un vieux petit employéqu'il s'agit; attaché à son administration depuis si longtemps, que « tous les directeurs et chefs de service qui se sont succédé l'ont vu toujours à la même place, dans la même situation, appliqué au même travail, avec le même titre, en sorte qu'on pouvait croire qu'il était venu au monde avec son front chauve et son petit uniforme ». Nulle-part on n'eût pu rencontrer employé plus appliqué à sa tâche que le pauvre Akakii.
« Il travaillait, non seulement avec zèle, mais avec amour... La joie qu'il éprouvait à copier se reflétait sur son visage. Il y avait certains caractères qu'il se plaisait surtout à tracer. Quand il en venait à ce détail favori de calligraphie, on le voyait sourire, cligner des yeux, pincer des lèvres, de telle sorte que ceux qui le connaissaient pouvaient lire sur sa physionomie la lettre qu'il dessinait. »
Tout à sa manie, rien ne l'attirait dans le monde; ni bals, ni concerts, ni théâtres, ne le tentaient. « Après s'être délecté à écrire, il se couchait en pensant aux joies du lendemain, aux
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belles copies que le bon Dieu allait lui confier. » Mais où esl-il question de manteau? Pourquoi un pareil titre? Nous y arrivons.
Akakii portait un pardessus usé, râpé jusqu'à la corde; et, malgré les nombreuses pièces qu'il avait: mises aux endroits déchirés, le vêtement avait besoin d'être remplacé. Mais comment se procurer la somme nécessaire pour une aussi grosse dépense? Un de ses chefs, prenant en pitié sa détresse, lui donne à faire des rapports pour un tribunal : « il fallait changer les litres de certains actes, et, <;à et là, remplacer le prénom de la première personne par celui de la troisième; il se trouva vite fatigué de la nouvelle besogne, au point que la sueur lui ruisselait du front. Il s'écria : «Rendez-moi mes copies!»
Dans les Mémoires d'un Fou, Gogol nous montre, avec sa minutie habituelle, les différentes phases du détraquement d'un cerveau déjà faible, qui arrive progressivement à la démence.
C'est encore dans le monde administratif qu'il choisit son héros. Le chef remarque tout de suite l'élrangcté des manières de son employé :
« Quel désordre as-tu dans la tête, mon frère? Souvent tu te jettes à droite et à gauche, comme un homme asphyxié par la chaleur du poêle : tu embrouilles les papiers de façon que le diable luimême ne s'y retrouverait plus; tu mets des petites
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lettres en tête des autres, tu oublies d'indiquer la date et le numéro. »
Le trouble mental s'accroît, dès que l'employé a entrevu la fille de son directeur; il en devient passionnément amoureux, mais se garde bien de lui déclarer la flamme qui le consume; on le tient pour un être négligeable; son chef de bureau continue à l'occuper aux besognes les plus ingrates, les plus abêtissantes.
« J'ai taillé, écrit-il sur son agenda, le 11 novembre, j'ai taillé vingt-trois plumes d'oie pour lui, et pour son... Excellence mademoiselle sa fille, quatre plumes. Il aime qu'il y ait beaucoup de plumes sur la table... »
Innocente monomanie à laquelle il se complaît et qui fait une heureuse diversion à sa chimère.
Voici qu'on annonce le prochain mariage de la jeune fille sur qui l'obscur subalterne a osé lever les yeux! «C'est impossible... la noce n'aura pas lieu! » On dit que le fiancé est un gentilhomme de la Chambre. « Qu'est-ce que cela fait qu'il soit gentilhomme de la Chambre? Ce n'est rien de plus qu'une dignité... parce qu'il est gentilhomme de la Chambre il n'a pas un troisième oeil au front. Son nez n'est pas d'or, mais de chair comme tout le monde. »
Après tout, sait-il lui-même qui il est? Un petit employé? Mais si, jusqu'alors il s'était mépris sur
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LETROSKI, voiture* russe du xix« siècle d'après le Magasin pittoresque
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NICOLAS GOGOL 267.
Sa propre personnalité? Et il se voit tout à coup général, avec « une épaulette sur l'épaule droite, une autre sur l'épaule gauche, un cordon bleu sur. la poitrine». Son imagination aidant, il franchit successivement les grades supérieurs : le voici, tour à tour, général-gouverneur, intendant ou « quelque chose de ce genre», conseiller titulaire.
Il en arrive enfin à se figurer qu'il est... roi d'Espagne! Dès ce jour, il s'incarne dans ce nouveau rôle; il est mûr. pour le cabanon.
L'Histoire d'un Fou est « fout à la fois, comme l'a, en quelques phrases concrètes, exposé Mérimée, une satire contre la société, un conte sentimental et une étude médico-légale sur les phénomènes que présente une tête humaine qui se détraque ».
Le sujet n'est peut-être pas très heureusement choisi; car, ainsi que l'observe l'auteur de Carmen, « la folie est un de ces malheurs qui touchent, mais qui dégoûtent. Sans doute en introduisant un fou dans son roman un auteur est sûr de produire de l'effet; il fait vibrer une corde toujours sensible; mais le moyen est vulgaire, et le talent de Gogol n'est pas de ceux qui ont besoin de courir à ces trivialités ». Ceci est une opinion qui ne pe.ut nous empêcher de constater que tous les types mis en scène par Gogol, sont pris dans le vif, qu'ils sont merveilleusement observés et rendus par un maître psychologue; nous allions être tenté d'écrire : par
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un maître psychiatre; car, ainsi que le fait justement observer M. Ossip-Lourié (1), «Gogol décrit bien le développement évolutif de la folie de Propitschine (le héros des Mémoires d'un Fou), depuis les simples illusions et hallucinations, jusqu'à la mégalomanie. En proie au délire, Propitschine est envahi par une multitude d'idées qui se heurtent et se confondent dans son cerveau, sans suite et sans liaison; il les exprime avec incohérence : il commence à exprimer une idée, immédiatement une autre lui fait oublier la première, dont il laisse l'expression inachevée pour poursuivre l'expression de la seconde, qu'à son tour il abandonne pour une troisième. Son cerveau ne sait plus discerner, et cette confusion se retrouve dans toutes ses paroles. Sa logique est morbide. »
La comédie du Réviseur est d'une autre manière. C'est la satire du fonctionnarisme, poussée jusqu'à la caricature; c'est cependant toujours la réalité; ici, nous rions franchement, et nous applaudissons comme, dit-on, applaudit le czar Nicolas lui-même, quand il vit Gogol dauber ses fonctionnaires, les flageller de ses traits cinglants.
C'est toute la vie de province, avec ses mesqui3.
mesqui3. Psychologie des Romanciers russes du xix" siècle. Paris, 1905.'
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neries, ses vices et ses ridicules, que cet admirable peintre de moeurs a rendu ici avec une vigueur de pinceau qu'il a rarement atteinte.
On ne touche pas impunément à une classe sociale, surtout à la sacro-sainte bureaucratie : Gogol en fit la dure expérience.
« Je suis fatigué d'âme et de corps, écrivait-il au lendemain d'une représentation de sa pièce... Je pars; là-bas je pourrai dissiper l'ennui que me causent quotidiennement mes compatriotes. L'écrivain contemporain, l'auteur comique, l'écrivain moral doivent se tenir le plus loin possible de leur patrie. Nul n'est prophète dans son pays. Ce n'est pas parce que toutes les classes de là société m'en veulent que je m'attriste; mais il m'est pénible et douloureux de voir mes compatriotes injustement indisposés contre moi. Ils prennent pour collectif ce qui n'est que partiel, l'exception pour la règle. Un portrait fidèle et pris au vif est pour eux une pasquinade. Montrez sur la scène deux ou trois coquins; des milliers d'honnêtes gens vont crier : nous ne leur ressemblons pas! Mais qu'ils vivent en paix!... Je vais à l'étranger, non pas parce qu'il m'a été impossible de supporter une telle situation, mais pour rétablir ma santé, me distraire et préparer mes futurs travaux... »
Comme au temps de son adolescence, le voilà de nouveau tourmenté par cet instinct de migration
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qu'il tient de son ascendance; il n'a qu'une idée : partir, partir au loin :
« Que de choses étranges, attractives, ont rainantes et vraiment merveilleuses dans ce seul mot russe, dorôga (la route, le voyage). Que de puissance dans le mot et que de charme dans la chose! La vitesse, en voyage, c'est comme une poursuite, Une puissance occulte qui vous a pris et vous transporte sur ses ailes; vous traversez les airs, vous fuyez, tout fuit avec vous; les poteaux indicateurs fuient; les forêts aux sombres rangées de sapins et de pins fuient.., La route tout entière fuit, se perd dans le lointain. O troïka, troïka! Il ne faut pas demander qui t'a inventée; tu ne peux avoir été conçue, tu ne pouvais naître et paraître qu'au sein d'un peuple vif et agile, sur un territoire géant, qui occupe la moitié du globe et où, en route, nul, sous peine de vertiges, ne s'amuse à compter les poteaux... »
C'est le voyage, le besoin du déplacement, qui entraîne Gogol à quitter sa patrie : les pays qu'il traverse ne l'intéressent que médiocrement. 11 se rend tout, d'abord en Suisse où il ne l'ait que passer. De Vevey, où il travaille pendant un mois aux Ames mortes, il vient à Paris (novembre 1836). Après avoir gelé quelque temps dans des hôtels qui n'ont que des cheminées (il a toujours été 1res frileux), il s'installe dans un appartement pourvu
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d'un poêle et, par surcroît, largement exposé au midi. Dans une lettre datée du 15 février 1837, il donne de l'hiver parisien une définition qui ne manque pas de piquant : « L'hiver n'est pas ici ce qu'il est chez nous en Russie. En Russie il facilite les communications; ici, il les gêne, car il n'est qu'un automne humide (1).» Parlez-lui de l'Italie, le pays de ses rêves, sa terre de prédilection. Toutefois, ni Rome, ni son ciel, ne l'enchantent. Il ne les voit pas, il ne les sent pas. Tout au plus son âme, éprise de mysticité, se plaît-elle au spectacle des cérémonies catholiques dont la pompe le séduit. Sur ces entrefaites, il apprend la fin tragique de Pouchkine, Pouchkine qui lui a été si secourable dans les heures de détresse morale.
« Tout le charme de ma vie est parti avec lui, s'écric-t-il tristement. Je n'entreprenais rien sans le consulter. Je n'écrivais pas une ligne sans me le figurer devant moi... J'ai pris plusieurs fois la plume, et la plume est tombée de mes mains. »
L'hypocondrie le saisit; aura-t-il le courage de poursuivre ses travaux? Il se plaint à un de ses correspondants « d'une maladie hémorroïdale remontée dans l'estomac». Le souci de sa santé le conduit, aux eaux de Marienbad; puis il revient vers Varsovie et Saint-Pétersbourg; il fait un moment:
1. L. LÉGER, Nicolas Gogol, 32,
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la navette entre cette dernière ville et Moscou, s'installe à Vienne, s'en lasse bientôt et retourne à Rome. Après un séjour de quelque durée dans la Ville Eternelle, toujours inquiet, toujours instable, il reprend le chemin de sa patrie. Il croit, déclaret-il, avoir retrouvé le paradis. Et il n'a qu'une hâte, c'est de s'en échapper.
« C'est pendant quelques années une course éj)erdue à travers l'Europe, à la poursuite de la santé et du repos. Au mois de mai 1843, il est à Florence. Puis il remonte à Wiesbaden, à Ems, à Bade, à Diisseldorf. Il commence à être envahi par le mysticisme maladif qui empoisonnera sa vie jusqu'au tombeau (1). »
Il ne s'intéresse désormais qu'aux livres spirituels, aux revues édifiantes; il lit avec ferveur l'Imitation de Jésus-Christ, adresse à ses amis de véritables sermons. Son impressionnabilité nerveuse s'en accroît. Tant qu'il est en route, il se sent mieux; dès qu'il s'arrête, il se sent plus mal. Il gîte partout et ne peut se réchauffer «même dans la chambre la plus chaude ».
On l'envoie aux bains de Gastein, de Hombourg, sans succès; il maigrit à vue d'oeil et les médecins, soucieux de se débarrasser de ce névropathe geignard, ne prêtent plus l'oreille à ses doléances. Il
1. L. LÉGER, loc. oit.
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consulte alors les empiriques; on lui a vanté l'hydrothérapie avec laquelle un paysan de Silésie réussit des cures extraordinaires : il accourt auprès de Priessnitz. Comme cette médication ne lui a pas mieux réussi que les précédentes, il consulte de nouveau la Faculté : à Dresde, on diagnostique une maladie de foie; à Berlin, on tient pour une affection nerveuse de l'estomac. Le praticien berlinois prescrit à Gogol des lotions froides, des bains de mer et un séjour à Rome.
Les années suivantes, on le retrouve à Paris, à Ostende, à Naples, passant son temps en chemin de fer, en diligence ou en bateau à vapeur.
A Naples, il s'embarque pour la Palestine, décidé à accomplir ce pèlerinage de Jérusalem, devenu chez lui une obsession.
Ses souffrances, il les considère comme « le juste châtiment de ses péchés », mais il a confiance dans « la miséricorde de Dieu qui est infinie ». Il fait ses dévotions dans la ville sainte, communie « sur le tombeau du Sauveur», assiste à la messe «sur la pierre même du sépulcre »; pour lui seul, le prêtre a célébré l'office!...
A peine de retour dans sa patrie, il recommence à geindre. « Pourquoi suis-je revenu dans mon pays, gémit-il; plus qu'à tout autre, il convient de me tenir à part ». Loin de s'améliorer, sa santé se gâte de plus en plus. Ses pratiques d'ascétisme ne sont
ni:ANP3 NHvr.or.vnTES. UT, i$
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point pour le rétablir. Il se livre à des excès de dévotion, jeûne certains jours comme les moines, se prive même de sommeil « pour la plus grande gloire de Dieu ». On a prétendu qu'il était tombé sous l'influence d'un moine obscur et ignorant, le père Matveï, qui lui répétait sans cesse : « II faut jeûner, il faut prier». Le Père Matveï était un détraqué véritable : c'est lui qui, ayant découvert une tête qui avait, disait-il, conservé les oreilles et la peau, la canonisa de sa propre autorité et l'expédia au Consistoire de Tver, en affirmant qu'elle dégageait un parfum céleste! Or, à l'ouverture de la caisse, il fut constaté que ce n'était qu'un crâne vulgaire, sans oreilles ni peau, et. dégageant une affreuse odeur de. putréfaction. Quand on demanda au moine d'où lui venait, cette pièce analomique, on ne put tirer de. lui d'autre réponse que la suivante : Dieu seul et moi, nous le savons (1).
Le 11 février 1852, il prit à Gogol une fantaisie étrange : il demanda à son domestique une liasse de manuscrits, dont il lui indiqua la place et, à la stupéfaction du serviteur qui tentait vainement de s'opposer à cet autodafé, il jeta les papiers dans le poêle cl. attendit que tout fût réduit en cendres. « Il fit ensuite le signe de la croix, embrassa son petit domestique, s'étendit sur son divan et pleura ».
1. Ossir-LouRiÉ, loc. cit.
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Le lendemain, il dit au comte A.-P. Tolstoï : «Voyez comme le mauvais esprit est puissant! Je voulais depuis longtemps briller des papiers que j'avais mis de côté à cet effet et j'aï brûlé les chapitres des Ames Mortes, que je voulais laisser en souvenir à mes amis après ma mort. »
Le sacrifice avait été consommé à trois heures du matin, dans un moment, comme le remarque un de ses plus avisés biographes (1), où «Gogol énervé par le manque de sommeil, en proie peut-être à quelque cauchemar, miné par la fièvre, n'était pas absolument maître de sa volonté ». Il ne lui restait, plus que quelques semaines à vivre.
A quel mal succomba-t-il? 11 est assez malaisé de le préciser. On a parlé de phtisie, de gastroentérite, de malaria, d'une complication typhoïde survenue au cours de son affection chronique. La nature, de ses souffrances est trop imparfaitement connue, pour que nous puissions nous prononcer avec quelque chance, de certitude. Quoi qu'il en soit, sa tâche était terminée. Son puissant cerveau était depuis longtemps obnubilé, son intelligence et sa raison avaient déserté leur foyer.
Gogol fut-il positivement atteint d'aliénation mentale? Ceux qui le virent dans les derniers temps de sa vie semblent n'en avoir pas douté. A Tourgué3.
Tourgué3. op. cit., 44.
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niev, il apparut, comme « un génie extraordinaire, dont la tête s'était un peu dérangée... En le voyant, on ne pouvait ne pas s'écrier : Quel personnage singulier et malade! » Après avoir parlé avec beaucoup d'animation de la vocation littéraire, des créations artistiques, Gogol, à l'ahurissement de son interlocuteur, fit l'éloge de la censure, disant qu'elle était « le meilleur moyen de créer, chez les écrivains, la modestie, la conscience et beaucoup d'autres vertus... A partir de ce moment, poursuit Tourgueniev, son agitation augmente de plus en plus. II parle de ses profondes convictions religieuses... L'équilibre de son esprit s'était rompu... Une dame âgée entra, lui apportant une hostie sainte consacrée... »
Il avait commencé par de la lypémanie; il était parvenu progressivement à un degré de mysticisme qui a pu n'être, au début, que de la piété exaltée, mais qui, à la longue, avait un caractère nettement morbide. A un moment, ne s'était-il pas cru prophète? « Je ne sais d'où est venu mon don de prophétie », écrivait-il en 1839 à un de ses amis; et deux ans plus tard, à un autre : « Ma parole a maintenant une puissance supérieure; ma parole n'est plus la parole d'un homme, mais celle d'un prophète... Mon âme est pleine de lumière... Je jure de faire quelque chose de grand, que jamais aucun homme ordinaire n'a fait...»
Cet accès mégalomaniaque n'est pas le seul que
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l'on relève dans les rêves fréquents de ses Confessions que nous avons pu consulter, dans la traduction, avec le regret de n'avoir pu nous référer à la version originale dans laquelle nous aurions certainement découvert Lien d'autres manifestations de sa vésanie.
Une fatalité mystérieuse semble avoir passé sur Nicolas Gogol, comme à peu près sur tous les écrivains de sa génération. « Balle ou coup d'épée, désordre nerveux ou consomption, quand ce n'est pas un accident tragique, c'est une langueur inexpliquée qui les abat... Cette hâtive et prodigue Russie traite ses enfants comme ses plantes : elle les fait magnifiques, les presse de fleurir, elle ne les achève pas et les engourdit en pleine sève (1) »
A trente-trois ans, les facultés productives étaient anéanties chez Gogol ; dix ans plus tard, son dernier souffle s'exhalait.
Reprenant le texte de M. de Vogué, nous nous accordons avec le prestigieux écrivain, proclamant (rue « le malheur achève les grandes figures et les rend plus chères à notre compassion émue».
La fin précoce de Nicolas Gogol nous a peut-être privés d'un chef-d'oeuvre; qui pourrait affirmer qu'elle n'a pas préservé d'une chute irrémédiable cette âme tourmentée de vouloir escalader des sommets inaccessibles à la plupart des hommes. 1. DE VooiiÉ, loe. cil.
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GONTCHAROV
De la lignée de Gogol, un de ses héritiers directs, pourrait-on dire, mais ayant son originalité,. Gontcharov peut être considéré comme un hypocondriaque, un spleenétique; et bien que le spleen se soit déclaré chez lui seulement dans la seconde période, la période de déclin de sa vie, il n'en offre pas moins d'intérêt pour le psychiatre.
C'est un type d'aboulique, ou plutôt de « malade de la volonté », et qui a décrit son cas dans son oeuvre la plus représentative, avec une rare maîtrise.
Son « observation » est d'autant plus aisée à établir que Gontcharov, comme l'a fort bien marqué un de ses biographes (1), «s'est indéfiniment
1. Un maître du roman russe : Ivan Gontcharov (3.812-1891) ; thèse pour le doctorat es lettres (Paris), par André MAZON. Paris, 1914.
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raconté lui-même, car il n'a dépeint d'autre vie que la sienne propre et celle de ses proches, transformées l'une et l'autre par sa fantaisie, mais suivant toujours un instinct de vérité par lequel il égale les plus grands réalistes ».
Vie et oeuvre se confondent; sont mêlées l'une à l'autre, au point de ne pouvoir être séparées.
L'oeuvre nous dévoilera l'homme, « les traits particuliers de son tempérament, ses manières de sentir et de penser..., ce qu'il était et ce qu'il eût voulu être; elle évoquera en même temps le milieu qui l'a formé et dont à jamais il a gardé l'empreinte, et le tableau à la fois large et détaillé, qu'elle déploiera sous nos yeux, complétera sans les contredire, les trop rares précisions qu'aura fournies la biographie ».
C'est à Simbirsk, « une de ces villes de la Volga aux apparences de grand village», que vit le jour Ivan Alexandrovitch Gontcharov, le 6 juin 1812. Il n'est pas indifférent de noter ce trait que la ville de Simbirsk était le type des cités mortes « tout entière au sommeil et à la pensée », écrivait d'elle Lermontov, vers 1830.
Gontcharov, à son retour de Moscou, aimait retrouver les mêmes maisons et les mêmes maisonnettes, en bois pour la plupart, devenues grises en vieillissant, avec leurs mansardes cl leurs petits jardins, quelques-unes ornées de colonnes, toutes
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TK TRAIS-EAU RUSSE
par Horace Vemet — Salon, de 1844
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.entourées d'un fossé plein d'une épaisse végétation d'absinthe et d'orties, puis de clôtures qui n'en finissent pas; les mêmes trottoirs en bois auxquels toujours il manque des planches; le même vide et le même silence dans les rues, où la poussière se dessine en courbes épaisses.
On entend d'une verste le roulement d'une charrette ou le bruit des bottes d'un passant sur le bois du trottoir. Le sommeil vous prend à voir ce coin si calme, ces fenêtres comme endormies avec leurs stores et leurs jalousies baissées, les figures ensommeillées qu'on aperçoit dans les maisons ou qu'on rencontre dans la rue. Nous n'avons rien à faire, semble, avec un bâillement et un regard indolent, penser chacune d'elles; rien ne nous presse... 11 faudra se souvenir de cette description quand on retrouvera plus loin l'analyse de l'oeuvre maîtresse de notre personnage, le roman autobiographique qui a pour litre : Oblomof.
Sur l'ascendance de Gontcharov, rien de particulier. La race était solide, semblc-t-il : le bisaïeul et l'aïeul paternels ont vécu jusqu'à un âge relativement avancé; l'un d'eux, trois fois marié, avait épousé en secondes noces une fillette de quinze ans.
Le grand-père d'Ivan Alexandrovitch, qui nous occupe présentement, était, nous dit-on, « un homme assez instruit, curieux d'observer et de
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GONTCHAROV 283
•savoir». Il avait songé à rédiger une chronique manuscrite des moindres faits et gestes de la famille, comme une sorte de livre de raison, où ont été puisés la plupart des renseignements que nous reproduisons. Il a fait suivre cette chronique de la copie d'écrits religieux, de la main même du vieil Ivan Ivanovitch, et qui atteste la piété assez exaltée du grand-père d'Ivan Alexandrovitch.
Le père de ce dernier nous est représenté comme « un bel homme de taille moyenne, blond, aux yeux gris, presque bleus, au sourire agréable; sa physionomie était intelligente et sérieuse; des médailles pendaient à son cou ». C'est dire qu'il était d'un piélismc exalté, auquel se mêlait quelque superstition.
Détail qui peut avoir sa signification : son portrait était placé, dans la chambre de sa femme à côté de celui d'un « illuminé » vêtu jusqu'aux talons d'une longue tunique et non loin d'une grande armoire remplie d'icônes, devant laquelle brûlait constamment une veilleuse à la flamme bleue.
La mère d'Ivan paraît avoir été une excellente femme, peu instruite, adonnée aux soins du ménage, d'une activité régulière et tranquille et dont les soucis n'allaient pas au delà du gouvernement de sa maison.
L'enfance de Gontcharov s'écoula, dans cette
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284 GUANOS NÉVROPATHES
atmosphère paisible, sans trop de. heurts. «Vivre commodément, faire bonne chère et A'ainéanter une partie du jour, telle était la courte ambition de tous et que chacun, dans celle riche maison (avons-nous dit que les Gontcharov étaient des commerçants fort à leur aise?) pouvait réaliser sans peine». Les jours succédaient aux jours et l'existence s'écoulait monotone, invariable dans ses rites réguliers, fêtes, anniversaires et autres solennités. Seules les gâteries d'un parrain très attentionné apportaient quelque imprévu dans cette vie de désoeuvrement et d'épicurisme.
Nous passons sur les années d'école dont le jeune Ivan avait gardé un souvenir dépourvu d'agrément. « Les maîtres étaient inintelligents; l'un même, assurait-il, notoirement gâteux et ivrogne; les méthodes étaient ennuyeuses et sottes, la discipline étroite. » C'est là, écrira plus tard Ivan Alexandrovitch, « que nous avons ranci huit années entières, huit de nos plus belles années et cela à ne rien faire » ! Boutade exagérée, sans doulc, car c'est à cette époque que se révéla la vocation littéraire du futur écrivain, à la suite de la lecture des livres de toute espèce qui lui tombèrent sous la main, entre autres ceux de Karamsinc et de Pouchkine.
Gontcharov eut la révélation de Pouchkine entre treize, et vingt, ans. 11 avait, à peine atteint la vingtième année quand il entra à l'Université, où il
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RONTCïTAROV
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devait rester trois ans. Il y lut beaucoup et de tout, plus épris, semble-t-il, de poésie que de philosophie. Il revient ensuite au foyer familial, y séjourne peu de temps et part pour Pétersbourg, où commence sa carrière bureaucratique.
Ses fonctions ne l'absorbent guère et il a tout loisir de s'adonner à la littérature, pour laquelle il se sent déjà un goût déterminé. Tout en traduisant des fragments de romanciers anglais et allemands, il se livre à ses premiers essais, vers lyi-îques ou esquisses humoristiques, on ne sait au juste, cherchant sa voie ou plutôt, selon son expression, se cherchant lui-même, et c'est sa vie qu'il décrira dans sa première oeuvre de quelque étendue. « En écrivant Histoire ordinaire, c'était moi-même que j'avais en vue », lit-on dans sa confession littéraire, « moi-même et quantité, d'autres pareils à moi ». Mais Histoire ordinaire reflète aussi la société dans laquelle a vécu Gontcharov et l'époque qu'il s'est attaché à faire revivre.
Le succès fut immédiat, incontesté. Gontcharov à trente-cinq ans était célèbre; son entrée dans les lettres avait été aussi glorieuse que soudaine.
Il n'en fut pas grisé outre mesure, restant toujours timide et défiant de lui-même, d'une susceptibilité ombrageuse, qui alla en s'aggravant. El; cependant, on lui reprochait « de n'avoir ni rancune, ni irritation, ni subjectivité » !
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Paresseux et nullement curieux : ainsi se plaît-il à se définir dans une de ses chroniques. 11 s'étudiera, en effet, à-rester, autant que possible, objectif impassible; il y était, d'ailleurs, préparé par son organisation; dans une lettre de lui, nous relevons cette phrase: «Bâillement au travail, bâillement à la lecture, bâillement auspectacle et bâillement encore dans une conversation d'amis, dans une bruyante réunion! » C'est l'indifférent et l'indolent, si ce n'est encore le désenchanté.
Un voyage autour du monde vint heureusement faire diversion à cette crise d'ataraxie. En octobre 1852, l'amiral Poutiatine s'embarquait sur la frégate Pallas, sous l'apparent prétexte d'une inspection des possessions russes de l'Amérique du Nord, mais en réalité chargé de conclure un traité avec le Japon, traité qui devait ouvrir ce pays extrêmeoriental au commerce russe : Gontcharov avait été désigné pour remplir auprès de l'amiral l'office de secrétaire. C'était pour lui la réalisation inespérée d'un rêve de jeunesse et, néanmoins, ce n'était pas sans quelque déplaisir que le « nouvel Argonaute» appréhendait le mal de mer, les chaleurs tropicales, les fièvres, les fauves, les sauvages, les tempêtes et l'extrême fragilité du navire qui le devait emporter! Quand le navire échoue en vue de Copenhague, il ne cache plus la satisfaction qu'il
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GONTCHAROV 2(10
en éprouve; il poursuit, toutefois, sa route, et ce n'est qu'en plein Atlantique qu'il réussit à se convaincre qu'il n'y a plus de retour possible avant d'avoir atteint le but du voyage.
Celui-ci dura plus de deux années. Une série de correspondances, de notes cursives nous ont conservé la relation détaillée-de cet exode. Ces souvenirs, au dire de celui qui a pu les consulter, seraient écrits « d'une plume alerte, mais prolixe » ; ils ont, toutefois, un mérite qui a son prix : celui de nous dévoiler le tempérament d'homme et d'artiste de leur auteur.
« Nature robuste et, avec cela, indolente et apathique, tel apparaît Gontcharov au physique. Si vingt-quatre mois de traversée et trois mois de poste sur le tract sibérien n'ont pas entamé sa santé, ils n'ont pas non plus secoué sa paresse naturelle. Lui-même le sait et n'en fait pas mystère : c'est de toute évidence ma destinée que d'être indolent et de communiquer mon indolence à qui m'approche. Elle semble répandue dans l'air que je respire et les événements semblent s'arrêter audessus de ma tête (1). »
Rien ne l'intéresse, rien ne l'attache de ce qu'il rencontre sur sa route. Monuments, curiosités naturelles, choses ou gens passent devant ses yeux sans s'y réfléchir; il s'en lient à une observation tout
i. Thèse MAZON, pp. 105-6.
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extérieure et superficielle. Il est resté le placide bureaucrate, ami de l'ordre et du confort qui, « flegmatique en apparence, porte au fond du coeur la nostalgie du sol natal et du passé ». Aussi aspiret-il au jour où il pourra reprendre son service, malencontreusement interrompu, au ministère des Finances, en qualité de chef de bureau. Mais soit le travail sédentaire, soit le climat de Pétersbourg, il sent bientôt la fatigue l'envahir et demande un congé de quatre mois, qu'il se propose de passer en Allemagne, en Autriche, pour le terminer en Belgique et en France. De Marienbad, il gagne directement Paris, où il retrouve deux ou trois amis russes, auxquels il fait la lecture des nouveaux chapitres du roman qu'il prépare, qu'il intitule Le Ravin, après l'avoir appelé d'abord Ra'iski l'artiste. Un peu plus tard, il lit à Tourgueniev et àBolkine son Oblomof, considéré généralement comme son chef-d'oeuvre.
Gontcharov a créé là « un type, une personnification de cette apathie générique qui a été, en Russie, le produit commun des conditions matérielles et des conditions morales de l'existence nationale, mais qui a atteint un développement particulier au sein de la barchtchina, dans le monde des propriétaires ruraux antérieur à l'abolition du servage (1 ) ».
1. Littérature rime, par K. WAI-ISZISWSKI, 2" édition, p. 20.9,
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GONTCHAROV 291
Pour un critique moderne qui se pique de psychologie, cette caractérisation est trop exclusive. « Oblomof n'est pas exclusivement le type-symbole de la classe terrienne à l'époque de l'esclavage. Le barine russe, habitué depuis son enfance au service des serfs, était appelé à devenir l'Oblomof dont la volonté s'atrophiait naturellement; mais à quoi s'exerce la volonté de ce même barine depuis l'abolition du servage? Il n'a plus de serfs — et encore! — mais peut-il faire dans son pays autre chose que dormir? Cela ne lui déplaît pas trop, car autrement... il agirait. Oblomov est l'incarnation vivante des qualités supérieures du Russe : paresse, inactivité, apathie (1) ».
A véritablement parler, en Oblomov, c'est Gontcharov lui-même qui s'est dépeint, non sans ajouter quelques traits empruntés à de petites gens qu'il avait vu vivre et se mouvoir sous ses yeux, de ces « sédentaires endurcis », s'adonnant à une sorte de nihilisme végétatif, n'ayant d'autre préoccupation que de « dignement célébrer les fêtes que chaque année ramène, où la journée se passe des collations matinales au dîner et du dîner au souper, où l'arrivée d'une lettre est un trouble si inutile que le premier mouvement est de la rendre à celui qui
1. La psychologie des romanciers russes du xix° siècle, par ORKir-Louiïm Paris, 3!)0iî.
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292 GRANDS NÉVROPATHES
l'apporte, et que la lettre, une fois lue, reste pour jamais sans réponse. »
Les maîtres et leurs hôtes siègent dans le grand salon, « constatant gravement rallongement ou la diminution des jours suivant la saison, ponctuant de longs silences et de bâillements mal étouffés, leurs réflexions sur les naissances, les mariages et les morts du voisinage, pris parfois, pour quelque niaiserie, d'un bruyant fou rire, qui leur tirait les larmes des yeux».
C'est dans cette atmosphère déprimante que Gontcharov a passé son enfance, et dont il conservera malgré tout le souvenir attendri. Plus tard, quand il deviendra un homme du monde, un dandy, il se fatiguera tôt de cette vie de plaisir, s'ennuyant partout et sentant peu à peu sa flamme s'éteindre au contact des brutales réalités. Est-ce du byronisme en un temps où le romantisme étend en tous lieux sa contagion? Ne serait-ce point plutôt « l'ennui tout spontané d'un jeune déraciné de la campagne russe, qui n'est point fait pour l'existence fiévreuse et artificielle de la capitale..., d'un philosophe en robe de chambre, qui ne lit guère, qui n'écrit point, laisse aller ses pensées et partage la vie en deux tranches: l'une, travail et ennui; l'autre, repos et joie tranquille (1) ».
1. Thèse citée, 3.27-S.
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PAYSANS BUSSES
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Sa robe de chambre! Elle est comme le symbole de sa vie. C'est son vêtement ordinaire, qui lui permet de rester couché sur son lit ou sur un divan, essayant de lire, puis quittant bientôt le livre qu'il tient pour fixer les regards au plafond, perdu dans nous ne savons quelle rêverie ! Un Oblomov rêve, s'il n'agit point; il rêve de la gloire d'un conquérant ou d'un artiste, quand il ne pleure pas de pitié sur l'humanité, ou qu'il ne s'indigne pas de l'injustice humaine. Comme Obermann (1), il pourrait dire : « L'apathie m'est devenue toute naturelle. 11 semble que l'idée d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me répugnent et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduisent toujours et ma paresse les craindrait. »
C'est bien d'une maladie de la volonté qu'est atteint Oblomov, c'est-à-dire Gontcharov. II ne connaît pas et il ne veut pas connaître le plaisir d'agir. Il est de ces indolents décrits si magistralement par le philosophe Ribot, qui « savent vouloir intérieurement, mentalement », mais ont besoin, pour agir, qu'une volonté étrangère donne l'impulsion à la leur, et qui, si on les abandonne à eux-mêmes, « passent des journées entières dans leur lit ou sur une chaise ».
Celte volonté étrangère se manifeste, dans le
1. Obermann, par KENANCOUII, livre XLII. Paris, 1874.
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roman, nous allions écrire dans l'autobiographie de Gontcharov, sous les traits d'un Allemand, venu, de bonne heure chercher fortune en Russie, élevé par son père à l'anglo-saxonne et qui est le type du self made man, brasseur d'affaires, homme d'action, pour tout dire, qui est tout juste l'opposé de ce qu'est l'homme de rêve, l'homme d'impuissance, incapable de réagir et qui est en train de tomber dans la somnolence et l'apathie.
Oblomov est, selon l'heureuse expression de M. André Mazon, qui a consacré à Gontcharov un travail des plus remarquables, Oblomov est plus que le type d'une classe et d'une époque, c'est un type ethnique. Le mal dont il souffre est un mal russe.
Les causes de ce mal sont assez obscures, mais le climat et l'alimentation sont, pour beaucoup dans son étiologie. « Le froid devient déprimant, dès qu'il atteint un degré trop bas ou une trop longue durée. Il peut alors disposer à une certaine indolence physique et morale, à une sorte de passivité du corps et de l'âme. La masse de la nation a, durant des siècles, été condamnée à un régime maigre, presque entièrement végétal. Sous un climat du Nord, elle a vécu comme un peuple du Midi. » (1)
3. Anatole LEI;OV-]3]ÎAI;UEU, L'Empire des Tsars cl les Russes. Paris, 1S90, t. I.
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Les Oblomov sont légion dans la nation russe; d'autres auteurs, tels que Krylov, Gogol lui-même, nous ont révélé l'oblomoverie; mais celle-ci se trouve plus amplement développée, est incarnée dans le type créé, définitivement consacré par Gontcharov, qui a su le présenter dans toute sa plénitude, dans toute sa vérité. Celui-ci n'a eu qu'à se regarder vivre pour fixer les principaux linéaments de son oeuvre capitale. Tel il.se révèle dans sa correspondance intime, tel on se le figure d'après son roman.
« Où que je suis, tout m'ennuie et je ne sais que faire de ma personne», écrivait-il à sa soeur aux approches de la soixantaine. Et de retour à Pétersbourg, après une absence d'assez longue durée, il reprenait l'antienne :
« Pourquoi suis-je parti et pourquoi suis-je revenu? Je m'interroge et ne sais que répondre. Parti pour rien et revenu de même, disait ma mère, je ne sais plus à quelle occasion, c'est aussi ce que je puis dire de moi. »
Un autre jour, il se déclare las de voyager, fatigué de déplacements pour le moins inutiles.
« On peut aller d'ici à Paris en trois jours, mais je ne veux pas de Paris; j'en ai assez. Et d'ailleurs, je connais trop l'étranger à présent; rien de nouveau m'y attend. »
L'état médiocre de sa santé aggrave le spleen
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qui le gagne de plus en plus. « Que te dire, écrivait-il à sa mère; je te dirais : je m'ennuie, il est temps de cesser de vivre...; je ne vais nulle part, je ne lis rien, hors le Courrier du Nord, où, comme tu peux voir, il n'y a rien à lire et que, d'ailleurs, il est superflu de lire. »
A peine entré dans sa trente-huitième année, déjà il se demandait avec inquiétude si la vieillesse ne lui commandait pas de renoncer à écrire; la cinquantaine passée, il se déclarait vieux, s'enfermait chez lui et fuyait jusqu'à, ses meilleurs amis, s'abîmant dans une inexprimable mélancolie :
« Je ressens un tel ennui partout et de toutes choses! écrivait-il à sa soeur; je crains seulement de ne pas trouver dans la petite rue où tu habites le soulagement que j'y cherche, et alors ma vue t'écoeurera; tu me congédieras ou t'en iras de chez toi. »
Timide, il l'était, mais d'une façon spéciale, comme ces orgueilleux qui redoutent la société... tout en la recherchant. A Paris, en 1868, il se déclarait « un homme fini » et parlait de se loger une balle dans la tête, mais c'était en plaisantant; il s'avouait néanmoins découragé, fâché contre luimême et occupé seulement à regarder pensivement par la fenêtre et .à se fourrer les doigts dans le liez (sic) ».
Sa nervosité s'était développée progressivement
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avec l'âge; il était devenu scrupuleux jusqu'à la manie; son imagination maladive lui faisait prendre en défiance ceux de ses confrères en littérature dont le succès lui portait ombrage. Il s'analysait, du reste, très bien, quand il faisait un retour sur soi; mais que de regrets tardifs et inutiles ! « Que de vexations n'ai-je pas dû surmonter!. J'ai toujours eu le désir d'écrire et j'étais né pour cela, et cependant il me fallut être fonctionnaire. A mon organisme nerveux, impressionnable, irascible, il faut un air pur et sec, du soleil et du calme, et voilà quarante ans que je vis sous un ciel de plomb, dans le brouillard, sans réussir à trouver un mois par an à consacrer à ce que je voudrais faire et à ce qu'il conviendrait que je fisse. J'ai toujours l'ait ce que je ne savais pas ou ne désirais pas faire... »
Gontcharov se retira du monde autant par amour du repos que par l'effroi de la vie et des hommes, Son indolence était atavique, comme son horreur de l'agitation et du bruit; son frère, ses soeurs en avaient aussi présenté les symptômes, quoique à un moindre degré.
Vers la fin de sa vie, Gontcharov traversa les crises de suspicion les moins justifiées; il fut le persécuté imaginaire qui croit à une conjuration du public contre lui, à un espionnage systématiquement organisé contre sa personne, à une vengeance mystérieuse de personnages inconnus, mais
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assurément très puissants. Il ne cesse de voir autour de lui ennemis ou espions !
« Tous mes secrets sont, je m'en suis convaincu depuis longtemps, des secrets de polichinelle (en français dans le texte russe), écrit Gontcharov à un de ses. correspondants, mes secrets d'auteur surtout. Comment cela? Je ne m'en rends pas nettement compte moi-même. On a inspecté mon âme en tous ses recoins, jusqu'à m'empêcher de penser, d'écrire... Il s'est formé une meute de limiers, une bande de dupes (pour dupeurs, sans doute), pour épier mes pensées, saisir mes paroles... »
Un de ses neveux a conté qu'il arrivait à Gontcharov de rentrer tout en émoi chez lui, de demander si personne n'était venu durant son absence, d'aller droit à son bureau, d'en ouvrir et refermer fiévreusement les tiroirs, en disant sur un ton animé :. « Tourguénev est venu fouiller ici... Quelqu'un est venu fouiller dans mes papiers... La troisième section (direction de la police secrète) me surveille... Il faut être d'une extrême prudence...»
Dix ans plus tard, il n'ose plus ouvrir les fenêtres de son appartement, s'habille en toute saison comme en hiver, se croit menacé d'une attaque d'apoplexie; il en a la constante hantise; il la sent «rôder» autour de lui; «tantôt c'est comme un coup de fouet dans l'oreille » ; tantôt il doit, dans la rue, s'appuyer contre un mur, pour ne pas tom-
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ber, tant la tête lui tourne; ses jambes flageolent. Ce n'est pas l'attaque elle-même dont il a peur, c'est son cortège qu'il redoute, ce sont ces « attaques à petits coups... qui peuvent se prolonger ».
L'attaque si redoutée survint, mais ne le terrassa pas plus qu'elle ne laissa de suites; il ne devait succomber que plus tard, à la suite d'une courte « maladie, contractée à la campagne », au seuil de son quatre-vingtième anniversaire !
Pour un homme « né fatigué » et qui trouvait que la vie ne valait pas la peine qu'on la vécût, l'agonie s'était quelque peu prolongée. Avant de disparaître, Gontcharov a tenu à donner un exemple de détachement littéraire, que bien peu d'écrivains ont eu ou auraient le courage d'imiter; il a passé la dernière année de sa vie à rechercher partout, pour les détruire, ses oeuvres de jeunesse, ses manuscrits inédits, ses lettres, tout ce qui aurait pu, après sa mort, donner lieu à un rappel de son nom (1).
Ce névropathe, ce « demi-fou », au sentiment de certains pourrait bien avoir frôlé, en fin de compte, la suprême sagesse.
3. Teodor de "WYZEWA, Ecrivains étrangers, "<•■ série.
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LERMONTOV
Physionomie attachante entre toutes, que celle de Lermontov : un des représentants les plus brillants du romantisme russe, issu du romantisme européen.
Si son oeuvre contribue, dans une certaine mesure, à éclairer sa psychologie, nous avons le regret de constater qu'elle est restée incomplète, ce qui nous prive d'un élément important d'appréciation sur le développement de son caractère, sur la formation de son génie.
La destruction d'une partie de sa correspondance, les rares documents permettant d'établir son curriculum vitoe, nous limiteront à une étude écourtée qui péchera par d'inévitables lacunes.
Heureusement avons-nous rencontré, pour suppléer à notre information en défaut, un guide aussi sûr que renseigné, dans l'auteur d'un travail de
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haute valeur consacré au personnage et. qui est: un de nos brillants agrégés de l'Université (1). Nous nous plaisons à reconnaître, en outre, le concours que nous a prêté, avec une bonne grâce dont nous conservons le sympathique souvenir, un des distingués bibliothécaires de l'Université de Paris (2), qui a bien voulu nous confier en son temps les bonnes feuilles de l'ouvrage qu'il se proposait de publier sur le poète dont nous allons esquisser à grands traits la psycho-pathologie.
Michel Iouriévitch Lermontov naquit dans la ville même qui avait donné, quinze ans auparavant, le jour au célèbre Pouchkine, dont il devait être le disciple et l'admirateur. Son ascendance ne nous révèle rien cle particulièrement intéressant. Son père, Iouri Pétrovitch, d'un naturel emporté, sans être ce qu'on appelle un méchant homme, avait été mis à la retraite comme lieutenant au corps des cadets, «pour raison de santé». Renseignement assez vague, dont force est de nous contenter.
Quant à sa mère, de bonne heure orpheline de père (celui-ci s'était empoisonné), elle était, nous dit-on, « d'une santé assez débile, et surtout d'un tempérament nerveux à l'excès, qu'elle semble avoir
3. JD. DUCHESNE, Michel Iouriévitch Lermontov, sa rie et ses oeuvres. Paris, Pion, 3.910.
2. JOUSSERANDEAU, Lermontov.
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transmis à son fils ». Elle aurait succombé à la phtisie dans un âge peu avancé.
L'enfant qui était né d'elle n'eut pour veiller sur sa fragile existence, qu'une grand'mère, d'ailleurs très attentive à ses moindres indispositions, ne le quittant ni de jour ni de nuit, l'entourant de soins continuels.
Quand il eut un an, on transporta le frêle rejeton, accompagné de sa nourrice, dans un village du gouvernement de Simbirsk.
Sur ces premières années, nous possédons un document bien précieux, un fragment autobiographique, écrit de la main même de Lermontov, qui s'est dépeint sous le nom de .Sacha Arbéninc, à ne. point se méprendre sur sa véritable identité. Le poète raconte que la maison seigneuriale qui le recueillit ressemblait à toutes les maisons de même ordre. « Elle était en bois, peinte en jaune...; dans la cour s'élevaient de longs bâtiments à un seul étage, des hangars, des écuries... »
Le jeune barine avait à son service plusieurs femmes de chambre placées sous la haute direction de la nourrice qui prenait très au sérieux son rôle. « Sacha se plaisait beaucoup en leur compagnie. Elles le caressaient et l'embrassaient à l'envi, lui racontaient les légendes des brigands de la Volga. Son imagination s'emplissait des merveilles de leur bravoure farouche, de sombres tableaux et de sen-
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timents extraordinaires. Il prit les jouets en dégoût et commença à rêver. A l'âge de six ans, il avait plaisir à regarder le soleil couchant, l'horizon parsemé de nuages rouges... Il avait soif d'affection, de baisers, de caresses, mais les mains de sa vieille nourrice étaient si rudes!... Sacha était un enfant horriblement gâté et fantasque. » Servantes, nianias, intendants, étaient entièrement à son service : ils avaient l'ordre de se plier à tous ses caprices. On ne réfrénait ni ses colères, ni ses instincts de méchanceté native, même s'ils s'exerçaient sur les plantes du parc, qu'il se plaisait à détruire, et sur les malheureuses poules de la basse-cour auxquelles il lui était possible impunément de casser les pattes.
Il confessa plus tard que ses penchants mauvais se seraient certainement développés, si une maladie ne fût venue à propos interrompre le cours de ses fantaisies cruelles. Il eut la rougeole avec des complications qui donnèrent de l'inquiétude à son entourage. « On le sauva, mais cette maladie le laissa dans un état de faiblesse extrême. »
Il n'est pas sans intérêt de noter que cet incident morbide eut une influence assez inattendue sur le caractère et l'esprit de Sacha : « 11 prit l'habitude de la réflexion : privé des distractions et des divertissements de son âge, il commença à les chercher en lui-même... Pendant ses insomnies douloureuses, étouffant sur son oreiller brûlant, il s'était accou-
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VUE DU CAUCASE : LES BAINS DE PIATIGORSK
d'après le Magasin pittoresque
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t.inné à surmonter les douleurs du corps en se laissant emporter par les rêveries de son imagination. 11 s'imaginait être un brigand de la Volga qui fend les flots bleus et glacés, qui marche à l'ombre des forêts profondes, parmi les clameurs du champ de bataille, au bruit des chansons guerrières, au milieu des sifflements de la tempête... »
La précocité de ses facultés intellectuelles a-t-elle pu avoir une influence fâcheuse sur le développement physique du jeune Lermontov? Toujours est-il qu'on dut, à plusieurs reprises, le conduire aux eaux du Caucase, dans une propriété qu'y possédaient ses parents, pour y rétablir sa santé ébranlée. C'est au cours d'un de ces voyages qu'il ressentit les premiers troubles de l'amour et à un âge où il n'est pas courant de le voir apparaître. Ses parents étaient en relations avec une dame, qui avait une fillette âgée de neuf ans; le futur poète, qui n'avait qu'une année de plus, s'éprit violemment de la petite fille au point d'en garder le souvenir durable pendant bien des années :
« Etait-elle jolie ou non? Je ne m'en souviens pas, déclarera-t-il un jour dans une échappée de confidences; mais son image vit encore dans mon souvenir; j'ai plaisir à me la rappeler, je ne sais pourquoi... On se moquait de moi, on me taquinait, car mon visage trahissait mon émotion. Je pleurais
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tout bas sans raison, je désirais la voir; mais quand elle venait chez nous, je refusais ou j'avais honte d'entrer clans la chambre où elle était; je craignais peut-être que les battements de mon coeur ou le tremblement de ma voix ne révélassent aux autres un secret impénétrable pour moi-même. Je ne sais qui elle était, d'où elle venait... Elle était blonde, elle avait des yeux bleus... Non, je n'ai rien vu de semblable, ou du moins j'éprouve cette impression, car je n'ai jamais aimé comme en ce temps-là. »
L'écho de ces mêmes sentiments se retrouve dans la pièce de Lermontov : Premier Amour; « encore enfant, les souffrances d'un ardent amour troublèrent mon âme inquiète... ». Et quelques mois avant sa mort, il consignait cette impression, toujours viv.ace.
« Je me vois encore enfant : autour de moi, tout m'est familier, la haute maison seigneuriale, le jardin avec sa serre en ruines.
« J'entre dans une sombre allée; au travers des branches, filtrent les rayons du soleil couchant, et les feuilles jaunies bruissent sous mes pas craintifs.
« Et une étrange tristesse me serre le coeur : je pense à elle, je pleure et j'aime; j'aime le fantôme créé par ma rêverie... »
Etant étudiant, il eut, non plus cette fois une passionnette, mais une véritable passion pour « une jeune fille douce, intelligente, et vraiment belle
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comme le jour... Elle était d'une nature ardente, enthousiaste, poétique... Elle avait entre quinze et seize ans. » Son partenaire avait à peu près le même âge.
Viennent ensuite les années d'Université. Lermontov apparaît à ses camarades comme un adolescent sombre et peu communicatif. L'un d'eux nous en a laissé ce portrait :
« 11 était de taille moyenne, d'aspect quelque peu disgracieux, de teint basané; ses cheveux de nuance sombre étaient aplatis sur la tête et sur les tempes. Ses grands yeux pénétrants, d'un brun sombre, regardaient dédaigneusement ce qui l'entourait. » Gontcharov, qui le connut à la même époque, confirme la vérité de ce portrait; il ajoute que Lermontov lui avait paru apathique, se livrant peu, n'ouvrant que rarement la bouche. Ne se sentant pour lui aucune attraction, il avait évité de lier connaissance avec lui.
Le pessimisme a déjà envahi cette jeune âme, désenchantée avant le temps; ses premiers vers témoignent de son découragement, de ses déceptions.
« Oh! si mes jours s'écoulaient au sein délicieux du repos et de l'oubli, affranchis des vanités de la terre, éloignés de l'agitation du monde; si, pacifiant mon imagination, les divertissements de la jeunesse pouvaient me charmer, alors la gaieté habiterait à
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jamais dans mon âme; alors, certes, je ne rechercherais ni le plaisir, ni la gloire, ni la louange. Mais pour moi le monde est vide, ennuyeux. Ton amour ne séduit pas mon âme : je souhaite des trahisons, des sensations nouvelles; du moins leur aiguillon réveillerait mon sang engourdi par la tristesse, par la souffrance, par les passions qui m'ont tourmenté avant l'âge ! »
Dans une autre pièce, il s'attriste sur la courte durée de cette vie :
« Nous, enfants du Nord, comme les plantes de ce pays, nous fleurissons pour peu de temps, nous nous flétrissons vite : comme le soleil d'hiver sur l'horizon gris, ainsi notre vie est sombre, aussi bref est son cours monotone. »
Quand donc viendra la mort pour mettre fin à tant d'angoisses !
« La mort ne connaît plus ni l'amour ni la douleur. Six planches l'enferment... Ni les appels de la gloire, ni ta voix ne troubleront mon repos. »
Le poète s'est accoutumé de bonne heure à l'isolement; il n'a jugé personne digne d'être honoré de son amitié. Pas d'espérance pour le consoler, «l'espoir s'est envolé à jamais». Personne ne le chérit sur cette terre. Il est à charge à lui-même comme aux autres. Il brûlait pourtant d'agir, mais tout excite son dédain. II s'analyse, d'ailleurs, à merveille :
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« Une tristesse prématurée m'a marqué de son empreinte; seul le Créateur connaît l'amertume de mes souffrances. Le monde indifférent doit les ignorer. » Il voit, dans un avenir qui se rapproche, « la tombe ensanglantée » qui lui est réservée, « une tombe que ne sanctifieront ni les prières, ni la croix, sur une rive sauvage où mugissent les flots, sous un ciel assombri par la brume ».
Etait-ce là une attitude? On peut d'autant mieux se le demander que l'on vivait alors en plein romantisme, et que le byronisme était une mode bien portée. Un de ceux qui l'ont connu, qui ont été élevés avec lui à une certaine période de sa vie (1), n'hésite pas à déclarer que c'étaient là sentiments de pure façade. « Ces sentiments, nous dit-il, étaient bien loin de lui. Son caractère était plutôt gai. Il aimait la société, particulièrement celle des femmes, au milieu de laquelle il avait grandi; il leur plaisait par la vivacité de ses traits d'esprit et par son penchant à l'épigramme. Il fréquentait le théâtre, les bals, les mascarades : dans sa vie, il n'avait connu ni les privations, ni les mécomptes. » Cependant, comme on l'a justement fait observer, « ces accents de tristesse, cette veine mélancolique qui circule à travers ses poésies de jeunesse, nous les retrouve1.
retrouve1. s'agit de CHAN-GTUIRÉI, dont les Souvenirs ont paru dans la Bévue Rousslcoïé Oloeriénié, août 1890. (Cf. E. DuCHESNE, op. cit., 30.)
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rons dans toute l'oeuvre de Lermontov : pourquoi serions-nous étonnés de constater, à l'aube de la vie du poète, les sentiments dont se nourrit sa maturité. »
Pour qui a étudié le personnage, tant dans sa vie que dans son oeuvre, la tristesse de Lermontov n'était pas qu'une pose, elle avait ses racines dans le milieu où il avait vécu ses premières années, et dans son tempérament même. Son cas n'est nullement à rapprocher de celui du héros du roman en vers de Pouchkine. Eugène Oniéguine est le type littéraire d'un ennuyé des plaisirs, une sorte de don Juan et de Child Harold. Comme ce dernier, Oniéguine paraît dans le monde triste et ennuyé; les murmures de la foule, le jeu, les tendres regards, les soupirs indiscrets ne l'émeuvent plus; il reste indifférent à tout... En proie au désoeuvrement, l'âme vide et languissante... il lit, il lit sans cesse... Les bois, la colline et les champs ne l'amusaient déjà plus, et il vit clairement que la vie était aussi ennuyeuse au village qu'à la ville, bien qu'il n'y eût ni rues, ni palais, ni cartes, ni bals, ni poésie. L'ennui le guettait et courait après lui comme une ombre ou comme une femme fidèle... Mais Oniéguine rencontre Tatiana et, dès lors, « un amour pur» l'enflamme et dissipe son ennui (I).
1, Contribution à l'étude des perversions de l'instinct de
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Tout autre nous apparaît Lermontov; ce n'est pas, à dire vrai, de l'ennui, mais du désenchantement qu'il présente. On se souvient à son propos de ces paroles de Goethe : «... Il arrive que le défaut d'activité, joint à un vif désir d'action, nous précipite vers le besoin de la mort, nous donne soif du néant. »
Dès l'enfance, Lermontov a manifesté une tendance marquée à la rêverie. « Cette rêverie prolongée n'a-t-elle pas développé et poussé de bonne heure à l'excès cet esprit d'analyse, qui est un des traits caractéristiques du jeune poète? Cet esprit d'analyse ne pouvait-il pas amener à sa suite un précoce désenchantement? Si l'on y ajoute le sentiment d'une supériorité réelle, un orgueil qui l'isolait, qui lui rendait plus douloureuse une certaine solitude morale, le rude contre-coup du drame domestique qui le réduisait à faire un choix entre deux êtres (son père et sa grand'mère), qui lui inspiraient une égale affection, on aura une explication vraisemblable de cette mélancolie prématurée (1). »
Le physiologiste ne saurait, en outre, négliger un autre point de vue. La jeunesse du poète avait été, nous le rappelons, maladive; sa santé avait
conservation : le spleen. Thè?e de cloc.t.oi'i't en médecine de Paris (1913), par Henry LE SARCOUKEUX, 97. 1. PUCHESNK, 7,oo. cit.
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toujours été délicate; certainement, cet état n'a pas dû être sans influence sur la formation et le développement de cette conception désenchantée du monde et de la vie.
On eût pu espérer qu'au régiment, mêlé à l'existence de ses camarades, il aurait chassé tous ces noirs papillons : il n'en fut rien, apparemment.
« Ici, je m'ennuie comme auparavant, écrit-il à un ami; que faire? La vie tranquille me rend plus malheureux. Je dis une vie tranquille, car l'instruction et les manoeuvres engendrent seulement la fatigue. »
On a beau l'accabler de flatteries, les plus jolies femmes lui demander des vers et s'en vanter comme d'un triomphe, il s'ennuie, néanmoins, et rien ne parvient à remplir le vide de son âme! Il se désole d'avoir épuisé prématurément la source des meilleures joies, et surtout de mourir sans laisser de traces, sans léguer aux siècles une pensée féconde, ni un travail couronné par le génie.
Il est une poésie de Lermontov qui porte, du reste, un titre significatif : Je m'ennuie et je suis triste, qu'on nous permettra de reproduire, parce qu'elle est trop représentative d'un état d'âme pour être négligée; nous citons d'après la traduction de l'interprète le plus autorisé de la vie et des oeuvres du poète :
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« Je m'ennuie, je suis triste, je n'ai personne à qui tendre la. main aux heures de détresse morale... Désirer? A quoi bon les vains désirs? sans cesse renouvelés?... Les années s'écoulent, les meilleures années. Aimer? mais qui aimer?... Pour un temps, cela n'en vaut pas la peine et un amour . éternel est impossible... Joies, douleurs, tout cela est si insignifiant... Qu'est-ce que les passions? Est-ce que, tôt ou tard, leur douceur qui fait souffrir ne s'évanouira pas devant les objections de la raison? La vie, si tu l'examines froidement, est mie chose si vide et si sotte!...»
Quand on sait, d'autre part, que Lermontov a surtout exprimé dans ses vers ses sentiments personnels, que ses chagrins réels ou imaginaires en furent d'abord, à peu près l'unique matière (1), l'indication est particulièrement suggestive.
Qu'on ait découvert une affinité, une sorle de parenté intellectuelle entre Byron et le poêle russe, que celui-ci ait songé un moment à rivaliser avec son émule anglais; qu'il y ait des analogies évidentes entre telles circonstances de sa vie et celles de son modèle; qu'il ait aidé, au besoin, à les faire naître; ce n'est point contestable. Nous en avons l'aveu échappé de sa plume même.
« Quand je commençai à griffonner des vers, en 1828, en quelque sorte instinctivement, a-l-il consigné quelque part, je pris l'habitude de les transcrire et de les mettre de côté. Je les ai encore. Je viens de lire, dans une biographie de Byron, qu'il
1. Thèse citée, p. 208,
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vrE DE KOUBATCHI DiSS ^ C.UCASE
(Extrait du Magasin pittoresque)
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GRANDS NÉVR0PAT1IES
agissait de même. J'ai été stupéfait de. cette ressemblance. »
Il note cette autre ressemblance : en Ecosse, une vieille femme a prédit à la mère de Byron qu'il serait un grand homme, cl qu'il serait marié deux fois. Au Caucase, une vieille femme a fait la même
prédiction à la grand'mère de Lermontov. « Fasse le ciel, ajoute celui-ci, que la prédiction qui me concerne s'accomplisse, dussé-jc être aussi malheureux que Byron! »
Il se refuse pourtant à n'être qu'un disciple; et
UN TCHERKESSE DANS I.A STEPPE (Caucase)
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parlant de celui à qui il se compare : « Je suis autre, déclare-t-il fièrement; j'ai une âme russe. » Ce qui ne l'empêchait point, à peu de temps de là, de se contredire, en appelant l'Ecosse sa patrie véritable et en se montrant brûlé du désir... poétique de voler vers le pays où est la tombe d'Ossian, « pour y faire vibrer les cordes de la harpe écossaise ».
Lermontov a toujours conçu de lui-même l'idée la plus haute; son orgueil s'étale parfois avec une naïveté puérile qui déconcerte; comme par exemple lorsque s'imaginant qu'il descend des grands d'Espagne, les ducs de Lerma, il signe de ce nom ses épîtres; ou qu'oubliant ses prétentions primitives, il célèbre ses nobles ancêtres écossais. « De l'orgueil, il y en a dans son dédain pour le monde qui l'entoure, dans ses invectives contre la société. Et toute sa vie, il est hanté par la figure du démon, le prototype de l'orgueil (1).
N'est-ce pas encore de l'orgueil, mais d'une qualité inférieure, que de prétendre à des bonnes fortunes féminines, tout disgracié de la nature, tout difforme qu'il soit? Cette infériorité physique, qu'il ressentait douloureusement, le rendait maussade, hargneux, vindicatif. Car, au dire de ceux qui l'ont
3.. .TOUSSERANDEAU, loc. cit. r.iMNna NÉVROPATHES, ni. 23
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approché, il était très laid, et cette laideur, qui plus tard céda au pouvoir de sa physionomie, et disparut presque quand le génie eut transformé ses traits vulgaires, cette laideur était frappante dans sa grande jeunesse (1).
Un autre nous le montre « de petite taille, large d'épaules et d'aspect assez disgracieux. Il semblait de forte complexion... Ses gestes étaient brusques, bien qu'il montrât parfois de la paresse et cette indifférence inconsciente qui est maintenant à la mode». «Il attirait l'attention, quoiqu'on en eût, par son visage irrégulier, de couleur foncée, ses yeux « qui brillaient d'un éclat redoutable. »
Il semble n'avoir fait la cour aux femmes que « pour le plaisir méchant qu'il éprouvait à les abandonner après les avoir séduites ». Tourgueniev, qui le vit dans un salon, sous l'uniforme du régiment des hussards de la garde, nous en a laissé un portrait rien moins que flatteur :
« II n'avait ôté ni son sabre, ni ses gants ; voûté, l'air renfrogné, il fixait son regard maussade sur la comtesse (Mousine Pouchkine, ravissante créature, enlevée par une mort prématurée).
« Dans son extérieur, écrit l'auteur des Souvenirs littéraires, il y avait, quelque chose de sinistre et
1. Témoignage de la comtesse Bostopeliine, recueilli par Alexandre DUMAS, dn.ns le Caucase, tome II, p. 2-19.
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MOUSINE POUOHJUNE d'après la Revue encyclopédique (1,100)
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de tragique; une force ténébreuse et méchante, un air de mélancolique dédain, la passion émanaient de sa face basanée, de ses grands yeux sombres et fixes. Leur regard lourd contrastait étrangement avec la moue presque enfantine de ses lèvres très pâles. Tout son aspect physique, sa petite taille, ses jambes arquées, cette grosse tête sur des épaules larges et voûtées (il était presque bossu) produisaient une impression désagréable; mais on sentait tout de suite qu'il y avait là une force. On sait que jusqu'à un certain point il s'est représenté sous les traits de Pétchorine. Ce détail : « Ses yeux ne riaient pas quand il riait », s'appliquait réellement à lui... »
Deux ans après, un autre témoignage, émané d'une personne qui avait pu l'observer de près, nous le montre fêté dans le monde, choyé dans le cercle de ses intimes, d'humeur joviale, tous les jours inventant une niche, amusant la société par sa verve intarissable. Mais il ne pouvait se défendre de cette humeur sarcastique (réaction de défense de sa disgrâce physique), qui lui avait valu tant d'ennemis, et qui devait être la cause de sa fin prématurée. Une des victimes de son ironie persistante finit par prendre mal la plaisanterie : une querelle éclata, un duel s'ensuivit : Lermontov tombait frappé mortellement de la première balle qu'il recevait.
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Cette fin tragique, il en avait eu de bonne heure le pressentiment; ce fut toujours chez lui comme une idée fixe passée à l'état d'obsession : il savait, il déclarait en toute occasion qu'il mourrait jeune et d'une mort violente.
Ces avertissements de la nature, qui saurait assurer qu'ils ne sont que l'effet du hasard ou d'un concours fortuit de coïncidences? Autosuggestion ou prédestination, il est des êtres qui portent la mort en eux d'une façon consciente. Qu'on y voie la conséquence d'un état pathologique, d'une névrose ■—■ imparfaitement caractérisée, certes — cette inappétence à vivre, les symptômes de ce mal, avant tout subjectif, n'en sont pas moins d'une indiscutable réalité. Leur influence est indéniable sur la vie autant que sur l'oeuvre de qui en fut obsédé à un pareil degré.
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DOSTOIEVSKY
Dostoïevsky! Est-il un écrivain plus identifié à son oeuvre? En est-il dont les auto-observations soient plus complètes, plus sincères? C'est parce qu'il a souffert de ce terrible mal qu'est l'épilepsie qu'il a montré une prédilection particulière pour cette névrose mystérieuse, à laquelle les Anciens donnaient une origine sacrée, faute d'en pouvoir démêler l'exacte pathogénie.
C'est par là que les romans de Dostoïevsky sont pour nous d'une consultation si précieuse. C'est aussi parce que « ses types et ses images pourraient servir à illustrer un manuel moderne de psychiatrie (1) » et qu'il a donné, de maladies mentales
1. Dr N. BAJENOPF, G. de Maupassant et Dostoïevsky (Archives d'anthropologie criminelle, 1904, l'asc. I).
D'autre part, M. Halpérine-Kaminsky, un des meilleurs traducteurs de Dostoïevsky, écrivait dès 1888 : « Comme un
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que les spécialistes n'ont connues qu'en ce siècle, des descriptions d'une exactitude saisissante.
« Dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevsky, a-t-on écrit d'autre part (1), il n'y a pas un individu que Charcot ne pût réclamer... ils sont tous dans l'état de possession, tel que l'entendait le moyen âge. » Sans prendre au sens rigoureux cette assertion d'un des critiques à qui nous devons la révélation et la pénétration, jusque dans ses plus intimes replis, de l'âme slave, il n'est pas possible de méconnaître l'intérêt évident que portait le romancier russe aux déséquilibrés, à tous ceux qui présentent des troubles cérébraux nous permettant de les classer dans la catégorie des fous ou des demi-fous.
Un statisticien qui a occupé ses loisirs à dénombrer les aliénés dans l'oeuvre de Dostoïevsky n'en a pas compté moins de trente-quatre : ce qui ferait
Charcot, comme un psychopathologuo, Dostoïevsky recherche l'étude des maladies mentales poussées jusqu'à leur plus haut degré d'intensité. C'est par les vomissements du monstre qu'il voit mieux l'homme normal. Un fait seul, tiré du roman Crime et Châtiment, nous prouve à quel point Dostoïevsky mêla le sens artistique à l'instinct de la. science : quand Baskoluikofï égaré va à la recherche de Svidrigaïlof et que malgré lui il est poussé spécialement là où se trouve celui-ci, alors que sa volonté et sou raisonnement lui indiquaient un autre endroit, ne subit-il pas cette suggestion hypnotique que Dostoïevsky nous explique ensuite comme si, vingt-cinq ans à l'avance, il avait pressenti l'hypnotisme?» Revue illustrée, 38SS, p. 2S0.
1. Les Ecrivains russes contemporains : F. M. Dosloievslcy, par E. M. de VOGUÉ (Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1885).
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Photo Giraudon
DOyWiÉ^SKY
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DOSTOÏEVSKI' .331
environ un tiers du total des personnages qu'il a mis en scène! Il y aurait déjà là un attrait pour les hommes de science, mais ils ont bien d'autres motifs à invoquer pour justifier leur curiosité..
Elle est d'un littérateur, cette remarque, qu'un des chefs-d'oeuvre de Dostoïevsky, Crime et Châtiment, est « la plus profonde étude de psychologie criminelle qui ait été écrite depuis Macbeth»; comment ceux qui se sont voués à l'observation de l'âme humaine pourraient-ils la tenir pour négligeable? D'ailleurs les spécialistes eux-mêmes le reconnaissent, pas un seul poète n'a fait une description aussi juste et détaillée des criminels que Dostoïevsky. Dans toute la littérature on ne trouve pas de connaissance aussi approfondie du criminel que dans ses ouvrages. 11 a fait de l'anthropologie criminelle avant que celle-ci fût constituée en corps de doctrine; c'est à lui que l'on doit la distinction, dont plus tard devait tant se prévaloir Lombroso, entre les criminels-nés et les criminels d'occasion; les criminels par passion et les criminels politiques; enfin les criminels-fous, qu'il a décrits « avec beaucoup de finesse et de profondeur » : à cet égard son Raskolnikoiï restera comme un exemplaire typique. Comment s'étonner de cette exactitude, de cette précision, quand on sait que ce sont des tableaux d'après nature que nous restitue le profond psychologue?
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On a souvent comparé Dostoïevsky à J.-J. Rousseau. Comme Rousseau, Dostoïevsky, en effet, a profondément remué, ébranlé les bases sociales de son pays; mais «l'ombrageux philanthrope» de Moscou nous offre bien d'autres points de ressemblance avec le « délirant persécuté » de Genève. Chez tous deux on retrouve « mêmes humeurs, même alliage de grossièreté et d'idéalisme, de sensibilité et de sauvagerie; même fonds d'immense sympathie humaine, qui leur assura, à tous deux, l'audience de leurs contemporains ».
Il y a plus : comme Jean-Jacques, Dostoïevsky s'est, pour ainsi parler, « vivisecté » ; mais il a poussé plus loin que le philosophe atrabilaire le souci, l'angoisse de «l'écriture».
C'est un martyr (1), un forçat du verbe, trahissant à tout moment son désespoir de ne pas atteindre l'idéal de perfection dont il a tant cherché à se rapprocher. L'année de sa mort, encore, n'écrivaitil pas, dans un accès de désespérance : « Je sais que moi, comme écrivain, j'ai beaucoup de défauts, parce que je suis, le premier, bien mécontent de moi-même; vous pouvez vous figurer que, dans certaines minutes d'examen personnel, je constate avec peine que je n'ai pas exprimé littéralement la
1. «Un des plus tragiques exemples d'un martyr du travail cérébral », écrit un de ses biographes.
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LE KEÉMLIN A MOSCOU
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vingtième partie de ce que j'aurais voulu et peutêtre pu exprimer (1)... »
Cette probité littéraire, cet orgueil de son art, ni les Goncourt, ni Flaubert lui-même ne l'ont plus ardemment pratiqué et, sur ce point du moins, il nous semble que Dostoïevsky se.sépare nettement de Rousseau, dont l'amour-propre effréné, la susceptibilité maladive, les rancunes misérables diminuent tellement à nos yeux la valeur morale.
Et ce sont ces affres douloureuses, cette gésine angoissante, qui nous rendent Dostoïevsky si sympathique; ce que nous trouvons admirable, c'est qu'il ait pu mener à bien le labeur considérable auquel il s'est astreint, malgré les crises qu'il a éprouvées, malgré les accès répétés d'un mal qui terrasse les volontés les plus fortement trempées.
A peine des traces de découragement se trahissent-elles, çà et là, dans sa correspondance : « Je suis malade des nerfs et je crains une fièvre cérébrale. Je suis si dévoyé qu'il m'est impossible de vivre une vie régulière. » Un autre jour, il déclare que la crise l'a « brisé, physiquement et moralement (2) »; que l'épilepsic lui fait perdre du temps
3.. André GIDE, Dostoïcvslcy d'après sa correspondance (Paris, 193.1).
2. Correspondance et Voyage à l'étranger, traduit du russe par .T. W. BIENSTOCK, Paris, 3.908; lettres du 9 mars 3S57 et du 7 mars 3S77.
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et «trouble sa disposition d'esprit (1) »; mais il travaille, néanmoins, de toutes ses forces, en dépit des prescriptions de la Faculté (2). Il faut travailler beaucoup, beaucoup, s'écrie-t-il tristement; et cependant, les crises m'achèvent et, après chacune, je ne puis remettre mes idées d'aplomb avant quatre jours (3).»
« Les attaques se répètent chaque semaine », écrit-il de Pétersbourg, lors de son dernier séjour dans cette ville; « ressentir et s'avouer clairement cet ébranlement des nerfs et du cerveau est une insupportable torture... »
Ailleurs, il se plaint d'être consumé par une forte fièvre; chaque nuit il éprouve des frissons; il a une attaque tous les dix jours et il en met cinq à revenir à lui. Cependant, au dire d'un de ceux qui l'ont approché de très près, « il ne perdait jamais complètement courage » et non seulement il ne s'abandonnait pas au désespoir, mais il produisait, il produisait sans trêve; ni la solitude, ni la pauvreté, ni la maladie n'abattaient son vouloir; ses meilleures productions, au contraire, correspondent à ces époques malheureuses : Crime et Châtiment, L'Idiot, Les Possédés, ont été conçus dans ces heures de tristesse.
1. Correspondance, lettre du 12 décembre 3S5S.
2. Lettre du 8 novembre 1865.
3. Lettre du 21 octobre 3 807.
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Au cours de la seconde moitié de l'année 1889, alors qu'il écrivait les Frères Karamazoff, il était extraordinairement maigre et épuisé. Il ne vivait que par les nerfs; tout le reste de son corps était parvenu à un tel degré de fragilité que le premier petit choc pouvait le briser. Une chose encore plus étonnante, c'était son endurance en face du labeur intellectuel à mesure que le travail lui devenait de plus en plus difficile (1).
Ces quelques lignes préliminaires suffiront à établir que la maladie dont Dostoïevsky offrit les symptômes, influa sur toute son existence; mais, afin de le mieux connaître, nous devons pénétrer plus avant dans l'étude de cet état pathologique, sans lequel sa psychologie et la nature même de son génie risqueraient de rester d'indéchiffrables énigmes.
Si l'influence du milieu n'est pas un vain mot, il faut tout d'abord noter que Dostoïevsky, né dans un hôpital pour les pauvres, dont son père était le médecin, eut, dès sa prime enfance, le spectacle de la souffrance et de la misère.
Le logement de ses parents était des plus modestes : les chambres étaient petites, séparées
3. D. MEREJKOWRKY, Tolstoï et Dos1 oïcvslcy; la personne et l'oeuvre; Paris, 390?,.
ÇliAN'DS NÉVliOrATHËS. 'II J. 22
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par des cloisons en bois. La pièce du milieu servait à la fois de salle à manger, de salon pour les rares visiteurs et de salle de réception pour les malades qui venaient consulter le père docteur.
Dostoïevsky perdit sa mère alors qu'il venait d'atteindre sa septième année. Celle-ci était, diton (1), de très faible santé: renseignement bien imparfait, dont nous devons nous contenter. Il y a, toutefois, apparence que la mère de Dostoïevsky mourut de tuberculose.
Le père de Dostoïevsky nous est davantage connu.
D'après le frère du romancier, c'était un homme excessivement exigeant, impatient et surtout très emporté. D'autres nous le dépeignent « nerveux, morose, soupçonneux». A seize ans, Dostoïevsky portait ce jugement sur son père : « Il est bon, mais quel étrange caractère! Ah! que de malheurs n'a-t-il pas eu à endurer! J'ai envie de pleurer à la pensée que rien ne peut le consoler. »
L'origine du mal (2) dont, souffrit toute sa vie
3.. OSSJP-LOUIUÉ, La psychologie des romanciers russes du xix" siècle. Paris, 3905.
2. Avant qu'éclatât l'épilepsie, • Dostoïevsky avait eu une extinction de voix contre laquelle échouèrent tous les traitements employés; la méthode homéopathique, pas plus que l'isolement, ne parvinrent à en avoir raison. L'enfant, guérit au cours d'un voyage à Saint-Pétersbourg: il s'agit évidemment là, d'une laryngite de nature purement nerveuse, assez fréquente elles les épilepiiques, nous assure un spécialiste que nous avons interrogé à ce sujet.
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Dostoïevsky proviendrait, suivant une version qui, à vrai dire, n'a pas de base solide, d'une scène tragique qui se serait passée dans sa famille. Sur les détails de cette scène on n'est pas très fixé; on conte que. l'enfant, impressionnable de nature, en fut profondément secoué et que la première crise aurait alors apparu. Lui-même, dans ses souvenirs d'enfance, épars çà et là dans ses oeuvres, rapporte que tout petit il eut des hallucinations; il relate, notamment, la fantastique clameur qui, un jour, en rase campagne, lui parut éclater : « Au loup! au. loup! » 11 se prit à courir, croyant entendre toute proche la galopade de la bête farouche, jusqu'à ce qu'il tombât dans les bras d'un bon moujik qui lui montrant la paix des plaines, la sérénité silencieuse des champs, finit par calmer son effroi (1).
Dans une de ses rares échappées de confidences, Dostoïevsky a rapporté tout autrement les débuts de sa maladie; celle-ci aurait commencé en exil.
« Il souffrait extrêmement de la solitude et passait des mois entiers sans voir âme qui vive, sans échanger une parole intelligente avec qui que ce • soit. Tout à coup il vit très inopinément arriver un ancien camarade... c'était la veille du jour de Pâques, dans la soirée; mais la joie de se revoir
3. Récit de M. 3TAT,TKUIKE-]\AMTN,SKY, à un rédacteur du
an mas.
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fit qu'ils oublièrent quelle était cette soirée. Ils passèrent la nuit entière à causer, sans souci du temps ni de la fatigue, grisés par leurs propres paroles. La conversation roula sur ce qui lui tenait le plus à coeur : la littérature, l'art, la philosophie, la religion. L'ami de Dostoïevsky était athée; lui, croyant, tous deux également convaincus.
— « Il y a un Dieu ! » cria Dostoïevsky hors de lui. Au même moment, les cloches de l'église voisine sonnèrent les matines de Pâques à toute volée; l'air fut ébranlé de ce tintement et « je me sentis englouti par la fusion du ciel et de la terre, racontait Fédor Mikhaïlovitch; j'eus la vision matérielle de la divinité, elle pénétra en moi ». « Oui, Dieu existe! criai-je, et JE NE ME RAPPELLE RIEN DE CE QUI SUIVIT (1). »
Ce dernier trait est caractéristique; cette amnésie après l'accès en donne la signature : le sujet oublie complètement l'origine de sa maladie (2),
3. Souvenirs d'enfance de Sophie Kovaleshy, écrits par ellemême et suivis de sa biographie, par Mme Ïl.-Oh. LiïPPiiiîii, duchesse de Cajanello. Paris, 3907.
2. D'après SOLOAVIEW, qui reçut à, cet égard les confidences de Dostoïevsky, celui-ci aurait dit que la première crise; eut lieu pendant son temps d'exil; il se souvenait, exactement et en détail de la. période de sa vie antérieure à cette crise; mais depuis, il oublia souvent tout ce qui avait suivi cette première attaque; il oubliait même ce qu'il avait écrit. Il dut relire son roman, Le Diable, avant d'en écrire la conclusion, car il avait, oublié jusqu'au nom des personnages! (La maladie de Dostoïevsky, par le D>' Tim. SEOAT.OTE, traduit du russe, à notre intention, par le ]> MENIER.)
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bien que son imagination en reste toujours préoccupée. C'est ainsi que, à une époque antérieure à celle que nous venons d'évoquer, dans la requête qu'il adressait à l'empereur Alexandre II, « l'ancien-criminel politique», comme il signait sa missive, affirmait que sa maladie s'était manifestée durant sa première année de travaux forcés. « Mon infirmité, y disait-il, devient de plus en plus violente. Chaque accès me fait perdre la mémoire, l'imagination, les forces spirituelles et corporelles. L'issue de mon malaise, c'est l'épuisement, la mort ou la folie. »
Dostoïevsky n'exagère pas : il y eut, paraît-il (1), véritablement dans sa vie des moments où sa maladie menaça de lui faire perdre toutes ses facultés mentales.
Cette maladie, nous en trouvons les plus lointaines manifestations dans sa correspondance à partir seulement de 184(5. Deux ans auparavant, il avait abandonné la carrière d'ingénieur (que son père lui avait fait embrasser) à la suite de son premier roman, les Pauvres Gens. C'est'vers cette époque qu'il fut pris de crises nerveuses mal définies, et qu'il tomba en une sorte de léthargie, qui lui lit appréhender d'être enterré vif. 11 prévint ses
1. Cf. MEREJKOAVSKY, op. cit., 90.
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amis de veiller à ce que les signes de la mort fussent bien constatés avant de procéder à son inhumation; il les en pria verbalement, et aussi par écrit. Plus tard il eut des palpitations cardiaques pour lesquelles il recourut à l'hydrothérapie que le paysan sibérien Priessnitz venait de mettre en A'ogue (1).
En 1849, Dostoïevsky déclare qu'il est en bonne santé, « sauf les hémorroïdes et le dérangement des nerfs qui va crescendo... L'appétit est insignifiant, le sommeil insuffisant, et encore mêlé de cauchemars. » Un mois après, il ressent une « douleur à la poitrine qu'il n'a jamais eue; la nuit, il devient plus impressionnable..., de longs songes hideux » interrompent son sommeil. « Depuis quelque temps, ajoute-t-il, il me semble que mon parquet vacille, et je me trouve dans ma chambre comme dans une cabine de bateau à vapeur. Je conclus de tout cela que mes nerfs se dérangent. Quand un pareil état nerveux s'emparait de moi autrefois, j'en profitais pour écrire : dans cet état, on écrit toujours mieux et davantage; mais maintenant je me retiens pour ne pas m'achever. Pendant environ trois semaines, je n'ai rien écrit, maintenant, je recommence. »
1. «...Il se peut que je me soigne définitivement par l'eau froide, d'après la méthode de Prisnitz (sic)... Le traitement do Prisnitz me tient l'imagination. Il se peut que les médecins me le déconseillent. » Lettre de 1S47.
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Ces lettres sont écrites de la forteresse des SaintsPierre-et-Paul, où il avait été enfermé pour délit politique. Il se plaint encore, quelques semaines après, de son dérangement d'estomac et de ses hémorroïdes; mais c'est surtout l'hypocondrie qui le fracasse aux approches de l'hiver.
Viennent les beaux jours et son esprit se rassérène. 11 reconnaît, d'ailleurs, que son arrestation, puis son incarcération l'ont sauvé de la folie, qu'il sentait imminente. Le vrai est que son angoisse, sa mélancolie peu à peu s'atténuent; puis il cesse d'y porter attention. Les tortures morales dues à l'incertitude du danger qu'il s'imaginait suspendu sur sa tête ayant cessé, les accès s'espacèrent. On sait combien les épileptiques sont accessibles à la suggestion psychique; la disparition des symptômes morbides chez Dostoïevsky en est une preuve nouvelle. Plusieurs années se passeront sans qu'ils se manifestent (1).
Libre, et malade à nouveau, le romancier entreprit un grand voyage à l'étranger, en quête d'un soulagement, à défaut de guérison. Il visita presque toute l'Allemagne, alla en Suisse, en France, en Italie. Il re\'int de sa longue tournée sensiblement amélioré.
L'année 1865 est marquée par une fréquence
1. Lettres des 19 juillet et 12 décembre 1858; 6 juin iS()2i
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inusitée des crises; il en est « terriblement secoué » encore l'année suivante, et ses hémorroïdes ne lui laissent point de répit (1).
Dans l'été de 1867, les crises se sont répétées chaque semaine, et il lui était insupportable de sentir et d'avoir conscience de ce dérangement nerveux et cérébral. La raison commençait réellement à être ébranlée. Le dérangement nerveux lui donnait des « moments de rage (2) ». Relevons, en passant, qu'au mois de septembre de cette même année, une fièvre intérieure le brûle. Il a des frissons, la fièvre toutes les nuits, et il maigrit affreusement. Il faudra s'en souvenir quand il s'agira de déterminer la nature de la maladie qui a mis fin à ses jours.
Notons aussi la tachycardie. : « Il n'y a rien du tout, ce sont les nerfs », a prononcé le médecin consulté, « un célèbre professeur qui l'a examiné entièrement». Ces palpitations irrégulières, et qui l'empêchaient de dormir, n'avaient-elles pas une cause autre que celle qu'on leur attribuait? D'autant qu'on lui avait prescrit, pour calmer ces troubles prétendus nerveux, « d'aller à la mer, de prendre des bains » : singulière médication contre le nervosisme!
Entre temps, l'épilepsie ne l'abandonnait pas. En avril 1871, il en éprouva une crise « des plus vio;i.
vio;i. du 18 février ISGO. 2, Lettre du 16 (28) août 1807.
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LA NEVA GELÉE DEVAK#LA FORTERESSE PIEERE-ET-PAUL
(Bibliothèque Nationale — Estampes)
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lentes », dont il sortit « tout brisé et tout énervé, tout anéanti ».
D'ordinaire, ces crises survenaient une fois par mois, mais il lui arriva d'en aA'oir jusqu'à deux par semaine. Pendant son séjour hors de Russie, sans doute sous l'influence de climats plus doux, et par
suite de l'absence d'émotion et d'une vie plus tranquille, libérée de soucis, il eut des rémissions, allant jusqu'à quatre mois.
Il avait, généralement, un pressentiment de la crise, mais il se trompait quelquefois. « Vous autres, gens bien portants, disait-il un jour dans un cercle
L 'EPILEPTIQUE
(Collection de l'auteur)
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familial où il était reçu en ami, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde avant l'accès. Mahomet, dans son Coran, affirme avoir vu le Paradis, y avoir été. De sages imbéciles prétendent que c'est un menteur et un fourbe. Oh! que non! il n'a pas menti : il a certainement Aai le paradis dans une attaque d'épilepsie, car il en avait comme moi (1). Je ne sais si cet état bienheureux dure des secondes, des heures ou des mois; mais, croyez-en ma parole, je né le céderais pas pour toutes les joies de la terre. »
Dostoïevsky prononça ces derniers mots d'une voix basse, saccadée et d'un ton passionné qui lui était particulier. Ceux qui l'entouraient crurent qu'il allait avoir son attaque : « Sa bouche était convulsée et tout son visage bouleversé»; mais le narrateur, qui avait, deviné la pensée secrète de son auditoire, coupa court à son récit, passa la main sur sa figure et dit, avec un mauvais sourire : « N'ayez pas peur, je sais toujours d'avance quand cela me prend. » 11 n'eut pas, en effet, sa crise dans l'instant; elle était en retard de quelques heures :
1. ]}ans une de ses oeuvres ;les"plus fortes, Les Possédés, Dostoïevsky revient, avec une^ ^persistance obstinée, sur la légende de la fameuse cruche de Mahomet, qui ne put. répandre son contenu alors que le prophète, monté sur le coursier d'Allah, parcourait les cieux et l'enfer. (MEBEJKOWSKY, op. cit., 97.)
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] VAKV1r$ljpKUÊNnSV
par 3-T.édouiu (3.86S) (Bibliothèque Nationale — Estampes)
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la nuit, il en subit une des plus A'iolentes qu'il eût encore éprouvées (1).
Un de ceux qui étaient parvenus à gagner sa confiance fut, par hasard, témoin d'un de ces accès, de force moyenne, qu'il a relaté en termes saisissants.
« C'était en 1863, la veille même de Pâques, raconte Strakhoff. Assez tard, à onze heures du soir, il (Dostoïevsky) entra chez moi, et une conversation très animée s'engagea entre nous. Je ne puis me souvenir du sujet, mais je sais qu'il s'agissait d'une question générale très importante. Dostoïevsky était particulièrement excité; il allait et venait par la chambre, pendant que j'étais assis à la table. Il disait des choses élevées et consolantes, et lorsque je soutenais une opinion par une remarque quelconque, il tournait A'ers moi un A'isage inspiré, où se lisait toute l'exaltation du génie. Tout à coup, il s'arrêta un instant, comme pour chercher un mot, et il ouvrait déjà la bouche pour parler. Je le regardais avec une A'ive attention, sentant qu'il allait dire quelque chose d'extraordinaire, que j'entendrais une révélation. Mais alors sortit de sa bouche un son étrange, prolongé, sauvage, et il tomba sans connaissance, sur le parquet, au milieu de la chambre. »
3. Cf. Souvenirs de Sophie Eoralcwsky, 3MO40.
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Dostoïevsky disait à celui-là même dont on vient de lire le récit, que ses crises étaient précédées d'une extase enthousiaste; il ressentait une sensation comme d'euphorie, d'optimisme, « une impulsion à se sacrifier ». Pendant ces instants, il éprouvait « une sensation de bonheur qui n'existe pas dans, l'état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée ». Je sens, disait-il, « une harmonie complète en moi et dans le monde entier et cette sensation est si douce et si forte que pour quelques secondes de cette félicité, on peut donner dix années de sa A'ie, même sa A'ie entière ».
Dostoïevsky n'a jamais fait mystère de sa maladie; elle était trop apparente à tous les yeux pour qu'il pût la dissimuler (1); tout au plus avouait-il qu'elle lui enleA'ait une partie de ses moyens, que. son travail intellectuel s'en troiwait ralenti.
A un correspondant inconnu, il exprimait ses regrets de lui aA'oir fait attendre sa réponse, parce qu'il aA'ait supporté trois accès de son mal, ce qui, depuis longtemps, ne lui était arrivé « de cette force et si souvent ».
Aux crises succédaient des « humeurs noires
1. De temps en temps, la revue qui donnait les romans de I>ostoïevsky, paraissait avec quelques pages seulement du récit en. cours de publication, suivies d'une brève note d'excuses; on savait, dans le publie, que Fédor Michaïlovit.ch avait, son attaque do haut mal. (Revue des Deux-Mondes, loc. cit.)
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extraordinaires », qui duraient, d'abord, trois jours après la crise; et, plus tard, pendant sept, huit jours. « Avant-hier, écrit-il, j'ai eu une crise des plus violentes : mais hier j'ai écrit quand même, dans un état proche de la folie (1). »
C'est une constatation faite par les aliénistes que l'épilepsie détermine des perturbations physiques pouvant aller jusqu'à la folie; mais chez Dostoïevsky, il n'y eut jamais démence au sens propre du mot. Il avait des éclipses de mémoire, passant à côté de personnes qu'il connaissait pourtant bien et auxquelles il ne rendait pas leur salut, parce qu'il n'arrivait pas à se remémorer leur visage (2).
1. André GIDE, Dostoïevslcy d'après sa correspondance, 21.
2. Dostoïevsky a parfaitement décrit, dans Crime et Châtiment, le phénomène que le professeur Grasset a fait, beaucoup plus tard, connaître sous le nom de Mémoire polygonale.
« Raskolnikoff rencontre Svidrigaïlofï et, tout étonne, lui dit : «J'allais chez vous, mais comment se fait-il qu'en quittant le marché au foin j'ai pris la Perspective? Je ne passe jamais par ici, je prends toujours à droite, au sortir du marché au foin... à peine ai-je tourné que je vous aperçois, chose étrange! — Mais, répond SvidrigaïlofT, vous avez apparemment dormi tous ces jours-ci; je vous ai donné moi-même l'adresse de ce traktir et il n'est pas étonnant que vous y soyez venu tout droit. Je vous ai indiqué le chemin à suivre et les heures où l'on peut me trouver ici; vous en souvenez-vous? ■— Je l'ai oublié, dit Kaskolnîkoiï avec surprise.. — Je le crois. A deux reprises je vous ai donné ces indications; l'adresse s'est gravée
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Après les crises, il était insupportable, irritable, étrange et paraissait irresponsable. Il cherchait l'occasion de querelles et, dans tout ce qu'on lui disait, voyait l'intention de le blesser. Le mettaiton sur ses sujets de prédilection, alors il recommençait à prendre feu : au bout d'une heure sa bonne humeur était reA'enue; seuls, la pâleur de son A'isage, l'éclat de ses yeux, le halètement de sa respiration laissaient soupçonner son état morbide. Cette irascibilité, qui était, pour une bonne part, pathologique, on la retrouve chez la plupart des personnages créés par Dostoïevskj'.
Raskolnikoff, Nejdanoff, Stravoguine, Aliocha sont des nerveux, comme l'était Dostoïevsky. Jusqu'à l'excellent Pokrovsky, des Pauvres Gens, qui ne peut dire quatre mots sans s'emporter; jusqu'à Schatoff, « le meilleur homme du monde », qui en est en même temps « le plus irascible», tous s'impatientent, se fâchent, parlent d'un ton irrité. Ce sont leurs nerfs qui les tourmentent et les agitent, leurs nerfs de race fine et impressionnable, jetée par la destinée dans des aventures et des épreuves au-dessus de leur caractère. « Toi, tu as les
machinalement dans votre mémoire et clic vous a guidé à votre insu. Du reste, pendant que je vous parlais je voyais bien que vous aviez l'esprit absent. » Toute la théorie du psychisme inférieur se trouve dans ces lignes. (Cf. l'étude du P>- GKASSET, dans la Revue des Deux-Mondes, 15 mars 1905.)
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nerfs détraqués », dit Pakline à Nejdanof (1).
On ne sera pas surpris qu'il y ait également, dans les ouA'rages de Dostoïevsky, toute une série d'épileptiques : c'est Nelly, dans Humiliés et Offensés; le prince Mychkine, dans L'Idiot; Kiriloff, dans Les Possédés; Smerdiakoff, dans Les Frères Karamazoff.
Comme l'a fait observer un aliéniste russe (2), toutes les altérations psycho-pathologiques qui accompagnent l'épilepsie tiennent dans ce cadre.
Il apparaît manifestement que Dostoïevsky a utilisé largement ses sensations propres. Si nous le reA'endiquons, si nous nous trotrvons honorés de le revendiquer comme confrère, c'est qu'il a su, bien mieux que les romanciers d'imagination qui ont puisé leur inspiration dans nos traités techniques, nous donner des descriptions cliniques qui ne seraient désavouées par aucun de nos maîtres en psychiatrie.
Si l'on a pu dire que la plupart des personnages enfantés par le génie de Dostoïevsky sont « des types psycbopatiques définitivement acquis à la science..., dans un pays et à une époque où l'esprit humain n'avait pas été encore orienté \'ers ces
1. Un grand romancier: Dostoïevshy, par Arvècle BARINE. (Revue Politique et Littéraire, 27 décembre 1S84.)
2. N. BAJENOAV, Privat-docent h l'Université de Moscou.
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recherches (1) », c'est que celui qui les a créés s'est soumis lui-même au scalpel de sa froide analyse, s'est « subjectiA'é » dans son oeuvre.
Ce que Dostoïevsky décrit, aA^ec une rigoureuse exactitude et une subtilité psychologique rarement atteinte par d'autres, c'est, on le conçoit aisément, non pas tant la crise com'ulsiA'e dont il ne pouA'ait conserver qu'un très vague souvenir, que l'aura qui la précède. En A'eut-on un exemple? Un de ses romans A'a nous le fournir :
Il (l'Idiot) songea à un phénomène qui précédait ses attaques d'épilepsie, quand celles-ci se produisaient à l'état, de veille. An milieu de l'abattement, du marasme mental, de l'anxiété qu'éprouvait le malade, il y avait des moments où son cerveau s'enflammait tout d'un coup, pour ainsi dire, et où toutes ses forces vitales atteignaient subitement un degré prodigieux d'intensité. La sensation de la vie, de l'existence consciente était presque décuplée dans ces instants rapides comme l'éclair. Tontes les agitations se calmaient, toutes les perplexités se résolvaient d'emblée en une harmonie supérieure, en une tranquillité sérieuse et joyeuse, pleinement rationnelle et motivée. Mais ces moments radieux n'étaient encore que le prélude de la seconde finale, celle à laquelle succédait immédiatement l'accès. Cette seconde assurément était inexprimable. Dans ce dernier moment de conscience, le malade pouvait se dire clairement et en connaissance de cause : « Oui, pour ce moment on donnerait toute une vie. » Dans ce moment, il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l'apôtre : « Il n'y aura plus de temps. » Et il ajoutait avec un sourire : « C'est sans doute à cette même seconde que faisait allusion l'épileptiquo
1. Dr Gaston LOTGUE, Elude médico-psychologique sur Dostoicvslcy. Paris et Dyon, 3.904.
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Mahomet, quand il disait qu'il visitait toutes les demeures d'Allah en moins de temps qu'il n'en fallait à sa cruche d'eau pour se vider. »
L'aura de Kirilofï (Les Possédés) présente le même caractère de mysticité, d'extase extrahumaine :
« 11 y a. des moments, s'éciïc-t-il, cela ne, dure que cinq à six secondes, où vous sentez soudain la présence de l'harmonie éternelle. Le phénomène n'est ni terrestre, ni céleste, mais c'est quelque chose que l'homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. 11 faut se transformer physiquement ou mourir. C'est un sentiment clair et indiscutable. Il vous semble tout à coup être en contact avec toute la nature et vous dites : « Oui, cela est vrai, cela est bon... Ce n'est pas de l'attendrissement, c'est de la. joie... Si cet état dure plus de cinq secondes, l'âme ne peut y résister et doit disparaître. Durant ces cinq secondes, je vis toute une existence humaine, et pour elles, je donnerais ma. vie, car ce ne serait pas les payer trop cher... »
Dans la description de la crise, Dostoïevsky n'oublie pas le cri initial qui accompagne la chute :
« Le prince garda un souvenir très net du commencement, des premiers cris qui s'échappèrent spontanément de sa poitrine et que tous ses efforts eussent été impuissants à contenir. Ensuite, la conscience s'éteignit en lui... A cet instant, la figure et surtout le regard se déforment. Les convulsions et les frissons contractent tout le corps et tous les traits du visage. Un hurlement terrible, inimaginable, qui ne peut être comparé à rien, s'échappe de la poitrine; il semble que ce hurlement ait perdu tout caractère humain, et il est impossible, ou tout au moins très difficile pour le témoin, de s'imaginer et d'admettre que c'est un homme qui
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rugit ainsi. Il semble même qu'il y ait un autre être dans cet homme et que ce soit cet autre être qui crie. Du moins est-ce de cette façon que beaucoup de gens ont traduit leur impression, et sur beaucoup de gens aussi, la vue d'un homme atteint d'une crise épiloptique produit une terreur inexprimable, indicible, qui a quelque chose de mystique. »
L'absence épilcptique est nettement décrite dans cet autre passage de L'Idiot :
« Je me rappelle que j'éprouvai un chagrin insupportable; j'aA'ais .envie de pleurer, j'étais étonné et inquiet. Je me sentais au milieu de ces choses étrangères. C'était un marasme mortel. La circonstance qui y mit fin fut le braiement d'un âne entendu sur le marché de Bâle. L'âne m'impressionna extrêmement; il me causa, je ne sais pourquoi, un plaisir extraordinaire et mon cerveau recouvra soudain sa lucidité. »
Les épileptiques ont la manie du déplacement, ils éprouvent le besoin de A'oyager au loin. DostoïeA'sky, nous l'avons déjà dit, a présenté de l'automatisme ambulatoire :
« J'avais l'humeur inquiète et vagabonde (c'est l'Idiot qui parle, ou plutôt Dostoïevsky dont il emprunte la }Dlume)... il me semblait que si j'allais toujours droit devant moi, si je franchissais la ligne où le ciel se confond avec la terre, je trouverais au-delà le mot de l'énigme, une vie nouvelle. »
Le romancier n'ignore pas que l'épilepsie ne se traduit point que par des attaques; il ne lui a pas échappé que des modifications importantes s'y rattachent. « Je sais, dit le prince Mychkine, et de
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la façon la plus positive, qu'une maladie qui dure depuis vingt-quatre ans, a dû forcément laisser des traces. » Et il précise :
« Quand on m'eut emmené à l'étranger, dans les différentes villes d'Allemagne où nous passions, je me bornais à regarder en silence et, je m'en souviens, je ne faisais même aucune question. Je venais d'avoir une série d'accès très violents. Or, chaque retour de ces attaques, chaque recrudescence de ma maladie avait pour effet de me plonger ensuite dans une hébétude complète. Je perdais alors toute mémoire, l'esprit travaillait encore, mais le développement logique de la pensée était, pour ainsi dire, interrompu. Je ne pouvais pas lier l'une à l'autre plus de deux ou trois idées... »
Dans l'intervalle des crises, tous les épileptiqucs de Dostoïevsky présentent des troubles mentaux. Chez le prince Mychkine, l'épilepsie aboutit à la débilité, puis à la déchéance mentale.
Kiriloff a des insomnies persistantes; il a des crises d'angoisse : ces insomnies, pour le médecin légiste, sont l'indice d'une aliénation mentale en puissance. Chez Kiriloff, Dostoïevsky a montré, en outre, « l'idée de Dieu, spécifique de l'épilepsie », état que les Allemands ont spécialement décrit (Gottnomenklatur).
Smerdiakoff présente une capacité mentale très réduite; il est incapable de toute mission sérieuse, de toute continuité d'effort, d'une organisation de sa conduite (1).
1. LOYGUE, Th. cit., 143 et suiv.
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Pour ce qui est des rapports entre l'épilepsie et le crime, Dostoïevsky ne s'est point montré moins perspicace. Dans Crime et Châtiment, Raskolnikoff (son porte-parole) assimile cette éclipse du jugement et cette défaillance de la volonté à une affection morbide qui se développait par degrés, atteignait son maximum d'intensité peu avant la perpétration du crime et encore quelque temps après, pour cesser tout de suite comme cesse la maladie. Un point à éclaircir était celui de savoir si la maladie détermine le crime; ou si le crime luimême, en vertu de sa nature propre, n'est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide. Dans certains cas, le crime est comme la manifesv talion même de la névrosé; à propos d'un attentat commis par un prisonnier, Dostoïevsky dit expressément (dans la Maison des Morts) :
« La cause de cette explosion imprévue chez un homme dont on n'attendait rien de pareil, c'est la manifestation angoissée, eonvulsive de la personnalité, une mélancolie instinctive, un désir d'affirmer son moi avili... C'est comme un accès d'épilepsie, un spasme... »
Dostoïevsky se garde de confondre l'impulsif avec l'épileptique. Il expose le diagnostic différentiel avec autant de maîtrise qu'un professionnel; le portrait d'impulsif qu'il donne dans L'Idiot n'appelle aucune retouche :
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V&g&Ùi. STEPPE
d'après le Magasin pittoresque
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« La montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse, qu'il ne put se maîtriser. Il prit un couteau et, dès que son ami eut le dos tourné, il s'approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva, les yeux au ciel, se signa et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonnemoi par les mérites du Christ! » Il égorgea son ami d'un seul coup, comme un mouton, puis lui prit sa montre. »
C'est encore un impulsif que Stravoguine, des Possédés, un « dégénéré de la plus belle eau », suivant l'expression du D 1' BajenoAV (1). « Avant l'âge de vingt-cinq ans, il s'est déjà signalé par des excentricités sauvages : on parlait de gens écrasés par ses chevaux, d'un outrage public qu'il fît à une dame de la bonne société qui fut sa maîtresse. Il avait déjà tué deux ou trois personnes dans des duels où tous les torts se trouvaient de son côté... Il avait appartenu à une société qui rendrait des points au marquis de Sade lui-même, avait épousé (on n'a jamais su pourquoi) une mendiante faible d'esprit, boiteuse... Il clôt le roman par son suicide. »
Mais le texte du romancier est bien autrement suggestif que le commentaire dont nous l'avons fait précéder. Il s'agit toujours de Stravoguine :
« Brusquement, sans rime ni raison, il fit à diverses personnes deux ou trois insolences inouïes. Cela ne ressemblait
1. Guy de Maupassant et Dosioievslcy. (Archives d'anthropologie criminelle, loc. cit.).
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à rien, ne s'expliquait par aucun motif et dépassait de beaucoup les gamineries ordinaires que pourrait se permettre un jeune éeervelé! Un des doyens les plus considérables de notre club, Gaganoff, homme âgé et ancien fonctionnaire, avait contracté l'innocente habitude de dire à tout propos, d'un ton de colère : « Non, on ne me mène pas par le bout du nez! » Un jour, au club, il lui arriva de répéter sa phrase favorite. Au même instant, Stravoguine, qui se trouvait un peu à l'écart et à qui personne ne s'adressait, s'approcha, du vieillard, le saisit par le nez et le tirant avec force l'obligea à faire ainsi deux ou trois pas à sa suite... Les témoins de cette scène racontèrent plus tard qu'au cours de l'opération la physionomie du jeune homme était rêveuse, comme s'il avait perdu l'esprit... L'incident provoqua un vacarme indescriptible... Stravoguine, sans répondre à personne, se contentait d'observer tous les visages... A la fin, fronçant le sourcil, il s'avança d'un pas ferme vers Gaganoff : « Vous m'excuserez, naturellement... Je ne sais pas, en vérité, comment cette idée m'est venue tout à coup... Une bêtise... »
Mais cet obsédé, cet impulsif, n'était pas un épileptique, puisqu'« il comprenait très bien l'acte qu'il venait de commettre et, loin d'en éprouver aucune confusion, souriait avec une gaieté maligne, sans repentir». Il finit par un accès de folie furieuse, ce que les spécialistes appellent de l'excitation maniaque conformément à ce qu'on observe dans les asiles.
Dans le même roman de Possédés, se trouve une autre obsei'A'ation de manie, que l'on, croirait rédigée par un de nos confrères, expert en maladies mentales.
Le gouverneur, le chef administratif de la pro-
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vince où se passe l'action, Lembke, est « un de ces administrateurs qui débutent à quarante ans, après avoir végété dans l'obscurité jusqu'à cet âge, un, de ces hommes, sortis tout à coup du néant, grâce à un mariage ou à quelque autre hasard. Dans les loisirs que lui laissaient ses fonctions, il fabriquait divers ouvrages en papier, d'un travail fort ingénieux. Ce qui désolait sa femme, c'était de trouver chez lui si peu de ressort et d'initiative; maintenant qu'il était arrivé, il ne semblait plus éprouver que le besoin de repos. »
Un \'ol est commis dans la ville. Lembke, redoutant les responsabilités qui vont peser sur lui, perd la tête, ne connaît plus le repos à partir de ce jour. «Un étrange abattement» s'empare de lui; puis il devient tout à coup impérieux, se répand en récriminations aussi décousues que violentes. A la période prémonitoire de tristesse, de lassitude, succède celle d'irascibilité, d'excitation.
Survient ensuite un changement d'humeur, fréquent chez les maniaques; «Lembke se calma... mais sa colère fit place à un débordement de sensibilité. Pendant cinq minutes environ, il sanglota et se frappa la poitrine... puis il lui fit (à sa femme) une scène de jalousie » (sans motif plausible) ; et après une A'iolenle explosion de colère, au moment où il s'apprêtait à frapper celle qu'il venait de poursuivre de ses vitupérations, « il sentit ses genoux se
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dérober sous lui, s'enfuit dans son cabinet et se jeta tout habillé sur son lit... De temps à autre, un tremblement nerveux secouait son corps. Des idées tout à fait incohérentes, tout à fait étrangères à sa situation, traversaient son esprit... » Après d'autres incartades, le préfet maniaque fut conduit dans une maison de santé, aboutissant logique, conclusion attendue, mais qui témoigne comment un grand artiste, par des moyens qui sont propres à son génie, parvient, à devancer la science.
Si nous avons parlé plus longuement de l'épilepsie et de la manie, ce n'est pas que ce soient les seules affections dont l'étude ait tenté Dostoïevsky; il a, non moins exactement et minutieusement, décrit la mélancolie (Hippolyle, dans L'Idiot); un délire chronique, à évolution systématique et progressive (Catherine Marméladoff, de Crime et Châtiment).
Aliocha, d'Humiliés et Offensés, est un faible d'esprit, comme nous en coudoyons tant dans la rue. Le prince K..., dans le Rêve d'un Oncle, et le A'ieux Sokolsky, dans Un Adolescent, représentent deux stades de la démence sénile. Lise Knokhlakoff, des Frères Karamazoff, Use Drozdoff, des Possédés, sont, des hystériques.
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366 GRANDS NÉVROPATHES.
Nombreux sont les alcooliques dans l'oeuvre de Dostoïevsky : Marméladoff, dans Crime et Châtiment; le général Lvolguine, Lebedeff, dans L'Idiot; Lebiadkine, dans Les Possédés : chez ce dernier, la dipsomanie paraît héréditaire.
Celte notion de l'hérédité morbide est familière à l'auteur; ce n'est pourtant pas dans les livres de science qu'il l'a puisée. La mère de Smerdiakoff est une idiote; son père, un piervcrti sexuel. Résultat : Smerdiakoff est épileptique. L'an Karamazofï a le même père que Smerdiakoff; sa mère était hystérique : Ivan sombrera dans la folie. Veut-on un troisième exemple, non moins démonstratif? Le père d'Aliocha et de Nelly, le prince ValkoAvsky, est un alcoolique; Aliocha sera imbécile, et Nelly épileptique.
Il semble que le romancier se complaise à décrire des états vésaniques, comme il prend plaisir à montrer « les brutalités affolées de la bête humaine, avec des perversions contre nature ». Ainsi que l'a clairement vu un de ceux qui ont le mieux démêlé sa psychologie, « ce réaliste, qui prodigue les situations scabreuses et les récils les plus crus, n'éA'oque jamais une image troublante..., il ne montre le nu que sous le fer du chirurgien, sur un lit de douleur. En revanche, et tout à fait en dehors des scènes d'amour absolument chastes, le lecteur attentif trouvera, dans chaque roman, deux ou
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DOSTOÏEVSKY 367
trois pages où perce tout à coup ce que SainteBeuve eût appelé une pointe de sadisme (1).»
De cette appréciation de M. de Vogué, il n'est pas indifférent de rapprocher cette opinion d'un critique russe : « La cruauté et la férocité, écrit Michaïlovsky, ont, de tout temps, attiré l'attention de Dostoïevsky, et surtout par le charme qui leur est adhérent, par la volupté contenue dans la souffrance. Il s'attachait à rechercher la volupté charnelle dans la torture et la souffrance. Cette spécialité de DostoïeA'sky n'est que trop évidente, elle saute aux yeux. Il en l'ut, d'ailleurs, lui-même un échantillon des plus remarquables. Il comprenait d'une façon surprenante la jouissance étrange, bestiale, mais certainement très grande, que certaines gens trouvent dans la cruauté inutile (2).»
De tout ceci, ne résulte-t-il pas que Dostoïevsky était bien l'homme de son oeuvre, qui le reilète jusque dans ses tares?
Son portrait physique, celui qui nous est restitué par ceux qui l'ont approché, répond bien à l'idée que nous nous en faisons; il est bien tel que nous
3.. Revue des Deux-Mondes (étude du vicomte de VOGÏÏÉ), 15 janvier 3885.
2. Archives d'anthropologie criminelle, 1904, t. XIX, 34.
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368 GRANDS NÉVROPATHES
le devinons, à travers les personnages qui l'incarnent.
« Petit, grêle, tout de nerfs, usé et voûté par soixante mauvaises années (1); flétri... plutôt que vieilli, l'air d'un malade sans âge, avec sa longue barbe et des cheveux encore blonds... le nez écrasé, de petits yeux clignotants sous l'arcade, brillant d'un feu tantôt sombre, tantôt doux; le front large, bossue de plis et de protubérances, les tempes renfoncées comme au marteau; et tous ces traits tirés, convulsés, affaissés sur une bouche douloureuse. Jamais... sur un visage humain, pareille expression de souffrance amassée; toutes les transes de l'âme et de la chair y avaient imprimé leur sceau. Les paupières, les lèvres, toutes les libres de celle l'ace tremblaient de tics nerveux (2). »
Nerveux et saccadé, il y avait de l'inquiétude en tous ses gestes; parfois, son altitude lasse trahissait un morne abattement.
1. Nous .avons tout lieu de présumer que Postoïevsky mourut tuberculeux. « .Te suis brûlé par une fièvre intérieure, éerivaitil bien des années - avunt sa mort; j'ai des frissons do fièvre chaque nuit et je maigris affreusement. » Au commencement du l'aimée 1SS1, il fut atteint d'une violente crise d'emphysème, conséquence d'une bronchite c.atarrhalo, dont il souffrit pendant les neuf dernières années de sa vie. A la fin, il eut des hémoptysies, et mourut par suite de la rupture d'une artère pulmonaire : apoplexie pulmonaire? auévrisme de lîasmussenî les détails manquent pour établir un diagnostic précis.
2. M. de Vofliifi, Inc. cit.
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DOSTOÏEVSKY 369
Toute sa vie, il fut malade, d'un mal dont nous avons vu le retentissement sur l'intelligence et sur la volonté. Mais son génie vient-il de sa maladie? En est-il la résultante directe? Il est incontestable qu'il y a de son mal dans son art, si son art ne vient pas exclusivement de son mal. Il est non moins indéniable que non seulement le mal sacré n'a point tué l'art chez celui qui en fut affecté, mais que l'artiste s'en est aidé pour étendre les limites de son art.
« L'esprit souffle où il veut»; c'est le miracle de l'esprit qu'il puisse tirer profit de la maladie même : par esprit, on doit entendre le souffle, l'inspiration géniale. L'étonnant, dans le cas de Dostoïevsky, c'est que l'épilepsie, loin de porter obstacle à ses travaux littéraires, ait été un adjuvant précieux pour son talent.
S'il lui avait été donné de s'en expliquer, il eût, à coup sûr, contresigné celte déclaration de Nietzche : « Quant à ma maladie, je lui dois indubitablement plus qu'à ma santé. Je lui dois la santé supérieure, qui fortifie l'homme au moyen de tout ce qui ne le lue pas. Je lui dois toute ma philosophie. La grande souffrance seule, est le suprême, libérateur de l'esprit. »
Que l'écrivain russe ail tenu de son père, médecin, l'intuition qui lui a fait devancer, sur le. terrain
GKANDS NÉVIiOl'ATHES. III. 2à
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370 GRANDS NÉVROPATHES
de la science, nombre de nos professionnels; qu'en matière d'anthropologie criminelle il ait pu être réclamé comme un précurseur, en raison de sa prescience véritablement géniale, il y aurait déjà là prétexte à notre émerveillement. Mais le secret de ce génie tourmenté, c'est dans sa névrose qu'il faut le chercher; encore qu'il soit anormal, presque prodigieux, dirions-nous, de voir l'exactitude de la science se combiner avec la clairvoyance du génie, chez un être dévoré par un mal implacable, dont il était arrivé à faire l'instrument le plus perfectionné de vigueur cérébrale et de création intellectuelle (ï).
1. A l'encontre de tant de grands hommes (Schumnnn, Le Tasse, Newton, Volta, Niotzehe, pour ne citer que les noms qui nous viennent KOUS la plume) chez qui la névrose fut génératrice de démence, et chez qui le génie s'éteignit avec la raison.
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SOCIETE MÉDICO HISTORIQUE
pour l'étude de l'Histoire, de la Littérature et de l'Art, dans leurs rapports avec la Médecine (1).
À maintes reprises nous avons fait allusion à un projet de création d'une société destinée à grouper, pour des recherches et des études communes, des médecins, des historiens, des littérateurs et des artistes. Le moment nous semble venu de faire connaître le but que nous poursuivons et la manière dont nous entendons le réaliser.
Et d'abord,' pour dissiper toute équivoque, la Société que nous voulons constituer n'est calquée sur aucune des sociétés avec lesquelles on pourrait être tenté de la confondre : ce n'est pas d'histoire de la médecine que l'on s'y occupera, mais bien d'histoire générale, de littérature et d'art, dans leurs rapports avec la médecine, ce qui est différent.
Nous n'avons pas à révéler aux historiens quels auxiliaires ils trouveront dans les médecins, quand ils feront appel à leurs lumières spéciales, pour des cas bien déterminés. Il n'est plus à démontrer que certains problèmes historiques ne peuvent être élucidés qu'avec l'aide des sciences biologiques; il nous suffira de rappeler les travaux de Littré, Chereau, Brachet, dans le passé; des docteurs Galippe, Jacoby, Lacassagne et du signataire de ces lignes,
H. Article publié en juin 1907, dans la Chronique Médicale.
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372 GRANDS NÉVROPATHES
dans le présent, pour être dispensé de pousser plus avant la démonstration.
Loin de nous la prétention de ramener l'histoire tout entière à une série de problèmes de psychologie morbide. Nous n'entendons pas davantage faire intervenir, comme mobiles des événements, les seuls facteurs physiologique et pathologique; nous ne prétendons apporter qu'une contribution, la contribution scientifique, à l'étude de certaines questions où celle-ci nous paraît devoir être indispensable.
Mais si nous sommes susceptibles de rendre des services à l'histoire, nous en attendons d'elle, par juste réciprocité. Les historiens peuvent, en effet, nous fournir des matériaux d'étude, nous indiquer plus précisément les sujets où ils réclament notre intervention ; de la sorte, notre champ de recherches étant limité par ceux-là même qui sont habitués à l'exploiter, nous courrons moins risque de nous égarer dans des sentiers déjà battus.
Parlant de Michelet, les uns ont dit qu'il avait renouvelé l'histoire en appliquant à son étude les procédés de l'histoire naturelle; d'autres ont soutenu qu'il en avait tiré des inductions hasardées. Nous démontrerons que la méthode scientifique, pour donner tous les résultats qu'on est en droit d'en attendre, doit être maniée par des initiés, et que, seuls, les professionnels peuvent guider les historiens et les éclairer, pour l'interprétation de certains faits qui, sans les lumières de la science, resteraient inexplicables.
Les littérateurs n'ont pas moins de profit à tirer de leur commerce avec les médecins (1). Le succès retentissant obtenu, tout récemment, par M. Jules Lemaître, avec ses conférences sur Jean-Jacques Rousseau, dont, après le professeur Régis, il a tenté, d'expliquer le caractère et l'oeuvre par l'étude de ses tares morbides; les travaux récents publiés sur Chamfort, Gérard de Nerval, Musset, Flaubert, Maupassant (2), travaux où l'influence de la maladie et du tcm1.
tcm1. Dr Paul VoiVENEL, Littérature et Folie, et Le Génie littéraire (Alca,n, édit.).
2. Cf. ]> Paul VoiVïïNEn, Bous le signe de la P. G. — La Polie de Giiy de Maii.passant (TM Renaissance, du JÀvre).
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SOCIÉTÉ MÉD1CO-HJSTOR10.UJÏ 'ÔT6
Ijérament de l'écrivain est mise en un particulier relief, témoignent assez de l'intérêt que prennent de plus en plus les esprits éclairés à cette évolution nouvelle de la critique.
Là encore, il convient de no rien exagérer, mais de ne pas davantage faire montre d'une fausse modestie. Nous ajouterons même que c'est dans le domaine de la littérature que notre action bienfaisante peut le plus utilement s'exercer : ne contribuerions-nous qu'à rectifier les bévues, à redresser les hérésies dont se rendent coupables des littérateurs mal informés, quand ils s'aventurent sur un terrain qui ne leur est pas familier, que nous leur rendrions un service dont ils ne sauraient manquer de nous savoir gré.
Est-il nécessaire de beaucoup insister sur les relations de la science avec l'art? Sans doute, l'art vit de conventions et d'exagérations, et on accepte difficilement que la science prétende lui imposer ses lois; cependant, qui nierait l'utilité do la science, quand on sait que les plus grands parmi les artistes, les Michel-Ange et les A7 in ci, — pour ne citer que deux des plus illustres — ont étudié à fond (au prix de quelles difficultés!) l'anatomie et la morphologie des modèles qu'ils se proposaient de tailler clans la pierre ou de reproduire sur la. toile 1?
Si quelqu'un a introduit non pas seulement la physiologie, mais la pathologie dans l'art, ne sont-ee pas les artistes eux-mêmes qui n'ont pas craint de nous rendre non plus des types se rapprochant de la perfection idéale, mais des infirmes et des difformes 1? Là où le profane ne voit que le produit d'une imagination déréglée, quel autre que le médecin, doublé d'un critique d'art, pourra diagnostiquer la maladie ou la difformité qu'a voulu nous restituer l'artiste, et que certains nous ont rendue avec une saisissante vérité.
Comme l'ont écrit Charcot et Ri cher, « dans la représentation du corps humain, il est des lois que l'artiste ne saurait enfreindre, des limites que sa fantaisie ne saurait ' dépasse:-. L'anatomie est une science qui prête à l'artiste un concours nécessaire pour la création do ses plus belles conceptions. Mais dans ses déviations, la nature n'obéitelle plus à ses lois? » Pour différencier ce qui provient, de l'inexpérience ou de l'impuissance d'un artiste, de ce qui est, au contraire, une copie fidèle de tares offertes par cer-
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374 GRANDS NÉVROPATHES
tains sujets, qui saurait être plus compétent que le médecin ?
Nous n'avons voulu, on le comprendra, qu'esquisser sommairement et dans ses grandes lignes, un programme que nous nous proposons de développer. Nous croyons en avoir dit assez pour justifier une création que nombre d'esprits cultivés réclamaient
S'il faut une preuve de l'opportunité de cette création, elle est dans le concours chaleureux que nous avons trouvé auprès des diverses personnalités à qui nous avons soumis notre projet, et qui ont accepté, avec une bonne grâce et un empressement qui nous ont vivement touché, de nous seconder dans notre tâche.
Le Comité de direction et de patronage, dont on va voir la composition, en parcourant la liste ci-dessous, sera un véritable « Bureau de consultation », selon l'heureuse expression du professeur Landouzy. Auprès de chacun de ses membres, les travailleurs sont assurés de toujours rencontrer le plus bienveillant accueil.
Le Comité directeur de la Société médico-historique comprend : des médecins en majeure partie; des historiens; des professeurs d'histoire; des littérateurs. Nous n'avons pas à insister sur la qualité de nos adhérents de la première heure; leurs noms nous dispensent d'une longue présentation. Ce sont :
MM. BENOIT, professeur d'histoire de l'art à l'Université de Lille. BOTJRGET (Paul), de l'Académie française. BmsSAUD, professeur à la Faculté de Médecine de Paris. CAIN (G.), conservateur du Musée Carnavalet. CLARETIE (J.), de l'Académie française.
DEBOVE, doyen de la Faculté, membre de l'Académie de
Médecine. DUMAS (G.), docteur en médecine, docteur es sciences, maîirc
do conférences à la Sorbonne. DUPRÉ, professeur agrégé à la Faculté, médecin en chef du
Dépôt.
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SOCIÉTÉ MÉDICO-HISTORIQUE 375
MM.
FOURNI ER, professeur à la Faculté, membre de l'Académie
de Médecine. FRANCE (A.), de l'Académie française. GALIPPE (V.), de l'Académie de Médecine.
GILBERT, professeur à la Faculté, membre de l'Académie de Médecine.
GILBERT-BALLET, professeur agrégé à la Faculté de Médecine, médecin de l'Hôtel-Dieu.
GRASSET, professeur de clinique médicale à la Faculté de Montpellier.
HUCHARD, médecin de l'hôpital Necker, membre de l'Académie de Médecine.
IZÛULET, professeur au Collège de France.
JoiiTROY, professeur à la Faculté, membre de l'Académie do Médecine.
LACASSAGNE, professeur de médecine légale à l'Université de Lyon.
LACOUR-GAYET, docteur es lettres, professeur d'histoire au lycée Saint-Louis.
LAHOR (Jean), D 1' CAZALIS.
LANDOTJKY, professeur à la Faculté, membre de l'Académie do Médecine.
. LANNELONGUE, de l'Institut, professeur à la Faculté, membre de l'Académie de Médecine.
LAUVRIÈRE, docteur es lettres, professeur au lycée Louis-loGrand.
Louis-loGrand. (A.), professeur au Collège de France. LEMAÎTRE (J.), de l'Académie française. LEMOTRE (G.).
MILHAUD, professeur agrégé d'histoire au lycée Montaigne. MONOD (H.), de l'Académie de Médecine. MOTET, de l'Académie de Médecine. NOLHAO (de), directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes,
conservateur du Musée Historique de Versailles.
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376 GRANDS NÉVROPATHES
MM.
PINARD, professeur à la Faculté, membre de l'Académie do
Médecine. PONCET, professeur de clinique chirurgicale à l'Université
de Lyon, correspondant de l'Académie de Médecine. Pouoi-iET, professeur à la Faculté, membre de l'Académie
de Médecine. Pozzi, professeur à la Faculté, membre de l'Académie de;
Médecine. RÉGJS, professeur de clinique mentale et de psychiatrie à
l'Université de Bordeaux. REINACH (S.), de l'Institut, président de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres. RICHER (P.), de l'Institut (Académie des Beaux-Arts) et de
l'Académie de Médecine.
RiCHET (Ch.), professeur à la. Faculté, membre de l'Académie de Médecine.
ROBIN (Albert), professeur à la Faculté, membre de l'Académie de Médecine.
SARDOU (Victorien), de l'Académie française.
A la suite de cette liste venaient les conditions d'admission à la Société Médico-Historique.
Quelques semaines après s'ajoutaient à la liste trois nouveaux noms de membres du comité directeur :
MM. Le professeur CORNIL, de l'Académie de Médecine. Le I) 1' LANCEREAUX, de l'Académie; de Médecine. Le professeur RAYMOND, de l'Académie de Médecine.
MM. les professeurs LOMBROSO (de Turin), AOTONINI, NICEEORO, PoRTiGLiOTïi, RONCORONI, acceptaient le titre (['associés étrangers, ainsi que M. le Dr Paul JACOBY, de Saint-Pétersbourg, l'auteur universellement apprécié des Etudes sur la sélection.
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SOCIÉTÉ MÉDICO-HISTORIQUE 377
La première réunion du comité directeur se tenait le 2 mars 1908, à 10 h. 30 du matin, à la Faculté de Médecine do Paris.
L'assemblée ayant constitué son bureau, sous la présidence de M. Victorien SARDOU, assisté de MM. Paul BOURGET et LANDOUZY, la parole fut donnée au Dr CABANES pour l'exposé de son programme.
Dans une deuxième assemblée tenue à la Faculté le 30 mai à 11 heures, sous la présidence de M. Paul BOURGET, furent rédigés les statuts, votés à l'unanimité.
Au cours de la troisième réunion, le 29 novembre 1908, le Bureau définitif était ainsi constitué :
Président d'honneur : M. ANATOLE FRANCE, de l'Académie française.
Président : M. LANDOUZY, doyen de la Faculté de Médecine.
Vice-Présidents : M. PAUL BOURGET.
P 1' G1LBKUT-BALLET.
Secrétaire générât : D 1' CABANES. i
Secrétaire des séances : D 1' MEJGE. Trésorier : D 1' LAIGNEL-LAVASTINJS. Bibliothécaire-archiviste : M. FÉLIX CJ.IAM.]JON.
Comité :
MM. BLANCHARD. DEBOVIÏ. DUPRÉ. G A LIPPE. GILBERT. LACASSAGNE. HIONRI MONOD. Pozzi.
RÉGIS.
Commission d'admission :
MM. BLANCHARD. GALIPPE. GILBERT. LACASSAGNE.
Commission de publication :
MM. CLARETIE : Littérature. G. CAIN : Histoire. G. POUCIIET : Sciences. P. RioiiKii : Art.
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378 GRANDS NÉVROPATHES
La. Société Médico-Historique et Littéraire ainsi constituée, il fut arrêté, à l'unanimité des membres présents, que les séances auraient lieu le deuxième mardi de chaque mois, à 5 heures, dans un amphithéâtre de la Faculté, mis à la disposition de la Société par le Doyen. Un bulletin devant réunir annuellement les procès-verbaux des séances sous le titre de : Bulletin de la Société Médico-I[isîor4qiie.'%.
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TABLE DES CHAPITRES
Avertissement 7
PREMIÈRE PARTIE
Allemands
HOFFMANN 9
HENRI HEINE 37
DEUXIÈME PARTIE Anglais
JONATHAN SWIFT 73
THOMAS DE QUINCEY 99
COLERIDGE , 123
WILLIAM COOPER 143
ALFRED TENNYSON 1G7
TROISIÈME PARTIE
Polonais
CHOPIN 191
QUATRIÈME PARTIE
Russes
NICOLAS GOGOL „_._._ 239
GONTCHAROV ytÇs^E- ^\j 279
LERMONTOV /0-f :~. -.:^\ 303
DOSTOÏEVSKY ./.'V.;.',. i\>...>,,v.... 327
Société médico-historique .\.ïk- <. i, t. .-.•.•?■".;■. . . . -371
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TABLE DES GRAVURES
HOFFMANN 11
HOFFMANN, avec signature autographe 25
FAC-SIMILÉ D'UNE EAU-FORTE D'HOFFMANN, extraite de
ses « OEuvres posthumes » 33
HENRI HEINE EN 1851 41
LOUISE COLET, avec signature autographe 49
ETABLISSEMENT THERMAL DE BARÈGES, d'après une
litho de 1830 57
AUTOGRAPHE D'HENRI HEINE (Communiqué par Nadar) 70
HENRI HEINE (Portrait communiqué par Nadar) .... 71
SWIFT 75
POPE 81
DEFÛE AU PILORI (1703), d'après un dessin d'Emile
Bayard {extrait du Magasin pittoresque) 89
THOMAS DE QUINCEY 101
PORTRAIT DE WORDSWORTH 105
COLERIDGE, avec signature autographe 125
LA DEMEURE DE WORDSWORTH ET LES LACS 133
ASTLEY COOPER, d'après le portrait de Lawrence .. 145 WILLIAM COOPER, reproduction d'une gravure de
Meyer d'après le portrait de F. Abbot 153TENNYSON
153TENNYSON
L'UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE 177
CHOPIN 193
LISZT 201
GEORGE SAND, gravure de Desmadryl, d'après le portrait peint par A. Charpentier 209
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382 TABLE DES GRAVURES
VUE DU POHT.DE L'JLE DE MAJORQUE, vers 18GO 213
GEORGE S AND, d'après son portrait par Delacroix .. 217
GEORGE S AND ÂGÉE 225
TOMBEAU DE FRÉDÉRIC CHOPIN, au Père-Lachaise .. 233
MÉRIMÉE 241
UN TRAÎNEAU DANS L'UKRAINE, d'après une peinture
de Chelmonsld 245
GOGOL 249
POUCHKINE, dans un groupe de poètes russes 259
LE TROSKI, voiture russe du xix" siècle 265
UN TRAÎNEAU RUSSE 281
GONTCHAROV 285
PAYSANS RUSSES 293
LERMONTOV 305
VUE DU CAUCASE : LES BAINS DE PIATIGORSK 309
VUE DE KOUBATCHI DANS LE CAUCASE 319
UN TCHERKESSE DANS LA STEPPE (Caucase) 320
MOUSINE POUCHKINE 323
DOSTOÏEVSKY 329
LE KREMLIN A MOSCOU 333
LA NEVA GELÉE DEVANT LA FORTJERESSE PIISRRE'IST-PAUL 345
L'ÉPILEPTIQUE , ./oi.'v''.".'...■".-. .<•-. 347
IVAN TOURGUENIEV /,'.'.... ,■-.. ".?..: 349
DANS LA STEPPE |.:\:.\ .\. .'•'.. .1.-.) 361
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