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III\HI BREMOND DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
AUTOUR DE L'HUMANISME
D'ÉÏIASME A PASCAL
PRÉFACE DE
GEORGES GOYAU De /'A cadémie Française
GRASSET
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AUTOUR
DE L'HUMANISME
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DU MÊME AUTEUR
PRIÈRE ET POÉSIE (Éditions Bernard Grasset).
LA POÉSIE PURE, avec un débat sur la poésie, en collaboration avec R. de Souza (Éditions Bernard Grasset).
DIVERTISSEMENTS DEVANT L'ARCHE (Éditions Bernard Grasset).
LA PROVENCE MYSTIQUE AU XVIIe SIÈCLE. Antoine Yvan et Madeleine Martin (Plon, éditeur).
L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE. Ire série : Aubes et lendemains de conversions (Perrin, édit.).
L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE. 2e série (Perrin, édit.).
AMES RELIGIEUSES (Perrin, éditeur).
APOLOGIE POUR FÉNELON (Perrin, éditeur).
NEWMAN. Essai de biographie psychologique (Bloud et Gay, éditeurs).
LE BIENHEUREUX THOMAS MORE (Lecoffre, éditeur).
L'ENFANT ET LA VIE (Bloud et Gay, éditeurs)..
HISTOIRE LITTÉRAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION JUSQU'A NOS JOURS (Bloud et Gay, éditeurs). I. L'Humanisme dévot. —
II. L'invasion mystique. — III. La Conquête mystique : * l'École française. — IV. La conquête mystique : ** l'École de Port-Royal. — V. La conquête mystique : *** l'École du Père Lallemant. — VI. La conquête mystique : **** Marie de l'Incarnation. Turba Magna. - VII et VIII. La Métaphysique des saints.
LES DEUX MUSIQUES DE LA PROSE (Le Divan, éditeur).
POUR LE ROMANTISME (Bloud et Gay, édit.).
A J. ET H. BREMOND : LE CHARME D'ATHÈNES ET AUTRES ESSAIS (Bloud et Gay, éditeurs).
L'HISTOIRE ET LE ROMAN D'UNE CONVERSION : Ulrich Guttinguer et Sainte-Beuve (Plon, éditeur).
L'ABBÉ TEMPÊTE : ARMAND DE RANCÉ ET LA RÉFORME DE LA TRAPPE (Hachette, éditeur).
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HENRI BREMOND DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
AUTOUR DE L'HUMANISME 1 D'ÉRASME A PASCAL
-- PRÉFACE DE GEORGES GOYAU de l'Académie française
ÉDITIONS BERNARD GRASSET 61, RUE DES SAINTS-PÈRES, VIe PARIS
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: VINGT-SIX EXEMPLAIRES SUR ALFA, NUMÉROTÉS ALFA I à 20 ET I à VI.
NIHIL OBSTAT : Lugduni, die 20 maii 1936.
CH. DE BONNEVILLE, S. J., Praep. Pro. Lugdun.
IMPRIMATUR : Lutetiae Parisiorum, die 4 junii 1936.
V. DUPIN, V. g.
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie.
Copyright by Editions Bernard Grasset, 1937.
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PRÉFACE
En cet été de 1933, où l'abbé Henri Bremond s'éteignait, Florence voyait se dérouler des fêtes que cet humaniste aurait aimées. Florence célébrait le cinquième centenaire de Platon ressuscité.
Marsile Ficin, tel était le nom de ce nouveau Platon dont l'année 1933 ramenait le demi-millénaire.
Tournant le dos, non sans beaucoup de révérences, à son vieux maître à penser, Nicolas Tignosi, qui pensait par Aristote, le jeune Ficin, dès qu'il avait eu, dans Cicéron, la révélation de ce qu'avait été Platon, avait voulu qu'à Florence Platon retrouvât un auditoire, et des fidèles, et qu'à Florence Platon jouât un rôle. Il y avait, au palais archiépiscopal, saint Antonin qui veillait: le jeune Marsile, si épris d'hellénisme qu'il fût, consentit, quelque temps durant, à s'écarter de cette « veine d'or » qu'était l'œuvre de Platon, et à lire saint Thomas. Mais c'était en vue de pouvoir, un peu plus tard, revenir, sans péril à l'inoubliable « veine d'or ». Et pour qu'à loisir il en explorât toutes les richesses, Côme de Médicis, en 1462, l'installait dans une villa de la banlieue florentine, avec ses deux compagnons, tout proche de sa propre résidence de Careggi : comme Cicéron avait qualifié d'Académie sa demeure de Tusculum, Marsile aussi, pour honorer Platon, voulut que sa demeure portât ce nom.
En dépit de son commerce fugitif avec saint Thomas,
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les démarches intellectuelles du jeune philosophe justi- fièrent, une dizaine d'années durant, les craintes que de bonne heure il avait suggérées à saint Antonin : avec Platon sur sa table, avait-on besoin de la foi?
Marsile eut des doutes, mais il en souffrit, et ni l'astrologie ni l'alchimie, qu'il interrogeait, ne l'aidèrent à en sortir. Mais saint Augustin lui fut une lumière : il lui parut que tout ce que les néo-platoniciens professaient d'exact était emprunté au Credo chrétien, et que d'autre part, dans l'Eglise, il y avait le commun des fidèles, auxquels ce Credo pouvait suffire, et puis l'élite intellectuelle, qui avait besoin de Platon comme introducteur auprès du Christ, de Platon comme apologiste du Christ.
Alors Platon ressuscité — je veux dire Marsile Ficin — devenait prêtre, à l'âge de trente-neuf ans, et même chanoine, et on le vit monter dans la chaire de Sainte-Marie-des-Anges, à Florence, pour projeter sur la foi chrétienne l'éclat même de la sagesse antique.
Sur la table de Marsile, à Careggi, il y avait d'une part sa « théologie Platonicienne sur l'immortalité des âmes », et ses traductions des œuvres de Platon, qui lentement s'achevaient, et son commentaire du Banquet; et d'autre part son livre sur la Religion chrétienne écrit, disait-il à Laurent de Médecis, « en vue de se concilier davantage la grâce divine », livre en langue latine, que plus tard il traduisit en italien; il y faisait appel, tout à la fois, aux « citoyens de la patrie céleste » et aux « habitants de la terre », et il leur disait : « La philosophie est un présent sacré de Dieu; je vous en supplie, délivrons-la de l'impiété, si nous le pouvons, — et nous le pouvons si nous le voulons; la religion sainte, elle, dans la mesure de nos forces rachetons-la d'une exécrable ignorance. Que les philosophes s'assimilent à fond la religion, ou qu'ils y atteignent, que les prêtres s'appliquent diligemment
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aux recherches de la légitime sagesse. » Un jour de 1487, Platon, du haut de la chaire de la cathédrale florentine, démontra l'immortalité de l'âme comme il l'avait fait dans Athènes; mais avant de lui donner la parole, Marsile disait devant le peuple chrétien : « 0 bon Jésus, qui pour l'âme est là suspendu, est-ce pour une âme corporelle que tu as voulu souffrir, pour une âme mortelle que tu as voulu mourir? Regardez, mes Frères, est-ce qu'il ne vous répond pas : C'est pour l'âme divine de l'homme que je suis mort? » Cependant et simultanément, dans l'Académie de Careggi, s'accomplissaient les liturgies platoniciennes.
Sur la muraille, des inscriptions disaient : « Celui qui est bon dirige tout vers le bien. — Joyeux pour le présent, n'estime pas la richesse, ne recherche pas de dignité. — Fuis l'excès, fuis les affaires, joyeux pour le présent. » Sous les auspices de ces maximes, Marsile montait là dans une autre chaire, en face du buste de Platon, devant lequel, la nuit, une lampe était allumée, et Marsile faisait mieux que de parler de Platon, il s'efforçait à parler comme Platon. Car c'était le modèle ; Platon, pour parler en style platonicien, c'était l' « Idée » dont Marsile voulait être l' « Image »; il se délectait à l'idée d'être mélancolique ainsi que Platon, et pourtant, tout comme lui, causeur agréable et plein d'entrain, et d'avoir brûlé sa traduction de Lucrèce, comme Platon jadis avait brûlé ses tragédies et ses élégies, et d'être sobre à son exemple, et d'avoir hérité de son mépris des richesses. Chaque année, on empruntait à Platon lui-même les beaux rites de festin par lesquels on fêtait la journée de novembre qui avait vu Platon venir sur terre et qui, quatre-vingt-trois ans plus tard, l'avait vu s'en retourner dans l'au-delà. Toute la Florence savante et lettrée, escortant les Ange Politien et les Pic de la Mirandole, s'en allait à ces agapes, qui avaient presque la portée d'un culte. Un blasphéma-
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teur ricanait, il n'était autre que le satiriste Luigi Pulci; mais ce mauvais esprit, qui ne croyait ni à Dieu ni à Platon, était vertement tancé par les Médi- cis pour qui le platonisme était, ou peu s'en faut, comme une dévotion d'Etat.
Quand le siècle fut sur son déclin, Politien mourut, et puis Pic de la Mirandole; l'Académie de Careggi, qu'animaient jadis leurs propos, eut une raison de plus, en les pleurant, pour célébrer l'immortalité des âmes. En 1499, ce fut à Marsile Ficin le tour de mourir, sept ans après Laurent le Magnifique. L'Académie alors s'éteignit; qu'était-il désormais besoin d'elle?
avec elle et par elle, Marsile avait fait son œuvre. Ce bon chrétien, ce bon prêtre, avait donné à Platon ses lettres de naturalisation chrétienne : Platon avait revécu, et Platon survivait.
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Lorsque en septembre 1933 les échos d'au delà des Alpes nous disaient l'allégresse de cette survivance, l'éclat de ce renouveau, je pensais avec douleur que l'abbé Bremond n'était plus là pour les commenter.
L'exquise, l'étincelante chronique, qu'il eût pu donner, sur un aussi suggestif centenaire! Avec quelle joie, de sa double signature de prêtre et de lettré, il aurait contresigné, si j'ose ainsi dire, l'acte de baptême de Marsile Ficin, comme il eût fait si volontiers l'acte de baptême d'Erasme. Avec quelle joie il eût ainsi authentiqué la naturalisation de Marsile, comme celle d'Erasme, dans la cité de Dieu, dans la cité dont le Christ est roi! Il eût attaché à ces solennités florentines une portée religieuse, non moins que littéraire.
Mais moins de deux ans après, d'autres fêtes se déroulaient, au delà des Alpes encore. Cette fois, ce
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n'était plus à Florence, mais à Rome; c'étaient des fêtes auxquelles le Pape présidait : elles mettaient en relations la terre et le ciel, et formellement, expressément, elles installaient Thomas More dans le catalogue des saints, Thomas More, l'humaniste humoriste, dont Henri Bremond s'était plu, il y a une trentaine d'années, à être le biographe. Ce sont de jolies pages que celles où il justifiait Thomas More, cet héroïque martyr, pour ses bons mots de la dernière heure, et l'absolvait du péché de s'être amusé avec la mort. Henri Bremond avait vraiment aimé, dans Thomas More, un saint qui avait le sourire; et sous la coupole de Saint-Pierre la proclamation de cette sainteté par les lèvres de Pie XI justifiait et complétait, avec une auguste solennité, la sentence d'absolution jadis rendue par Henri Bremond.
Mais pourquoi n'était-il Plus là, en cet été de 1935, pour assister à la consécration de cette gloire, et pour souligner l'auguste geste de Pie XI, pape humaniste, posant l'auréole de sainteté sur le front de Thomas More, humaniste chrétien?
J'éprouve une douceur à évoquer, à l'occasion du souvenir même d'Henri Bremond, ces fêtes florentines et ces fêtes romaines; elles m'apparaissent, les unes comme les autres, comme une victoire posthume de cet acte de foi qui résume toute la vie intellectuelle de notre ami, acte de foi dans l'efficacité d'une saine culture humaniste pour l'épanouissement de l'idéal chrétien, et parallèlement, corrélativement, acte de foi dans l'efficacité de la formation chrétienne pour la mise en œuvre de toutes les énergies humaines; acte de foi aux lumières naturelles offertes par Dieu à tout homme venant dans ce monde, acte de foi aux vertus naturelles, et parallèlement, corrélativement, acte de foi aux vérités révélées; acte de foi à la souveraineté de la grâce.
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Newman, l'Histoire littéraire du Sentiment religieux, la Poésie pure, ce sont là comme les trois étapes de l'œuvre brémondienne, savant et perpétuel voyage en des régions qui toujours côtoient le mystère et qu'illuminent, souvent, des lueurs venues d'ailleurs.
Newman cherche dans l'âme « naturellement chrétienne » — comme disait Tertullien - les points d'attache pour la vérité. Il ne fait pas de cette âme la créatrice de la vérité; mais il découvre en elle les virtualités qui, sous l'impulsion de la grâce, lui permettront de la retrouver, ou de la reconnaître; il ne fait pas de cette âme la créatrice du dogme, mais il la qualifie pour précéder de ses vœux, et de ses aspirations, et de ses élans, et de ses prières, les décisions du magistère qui, de siècle en siècle, met en pleine lumière les richesses du trésor doctrinal. Le vieil adage : Lex orandi, lex credendi, qui fait de la prière collective, non certes une source du Credo, mais du moins un témoignage de la foi, déjà définie ou non encore définie, trouve dans l'oeuvre de Newman une magistrale interprétation : l'abbé Bremond, jeune encore, se complaisait dans l'étude de cette oeuvre, et de tout ce qu'elle ménage d'intimes proximités avec les choses divines.
Ainsi se plaçait-il aux antipodes de ce cartésianisme dévot dont il devait plus tard persifler, dans la personne de Nicole, un des plus typiques représentants; aux antipodes, aussi, d'un intellectualisme apologétique prompt à n'attendre que de la dialectique, c'est-àdire d'une industrie purement humaine, le succès terrestre de la révélation, qui fut une grâce pour l'huma- nité, et qui, pour chacun de nous, demeure une grâce.
Il aimait peu Bossuet, tout en étant trop homme de goût pour ne point beaucoup L'admirer; mais j'ima-
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gine que dans Bossuet, il y avait du moins une phrase qu'il aimait, celle où l'évêque de Meaux, dès 1687, pressentit qu' « un grand combat se préparait contre l'Eglise sous le nom de la philosophie cartésienne ».
Avant d'avoir approfondi la pensée de Newman, il avait discerné dans l' « inquiétude religieuse » l'une des formes, et non la moins émouvante, du sentiment religieux; sous l'influence même de cette philosophie d'outre-Manche, il abordait l'histoire littéraire de ce sentiment. Toute une province nouvelle allait s'annexer à notre littérature. Il fouillait nombre d'écrits religieux tombés dans un injuste oubli. Il les fouillait non pas en érudit jaloux de butiner les curiosités, mais en psychologue expert à l'auscultation des âmes. Ces mystiques dont il guettait les élans vers Dieu, dont il scandait les rencontres avec Dieu, on eût dit parfois qu'il les traitait comme au confessionnal il eût traité Mère Mechtilde du Saint-Sacrement ou l'une des deux Maries de l'Incarnation, s'il eût été, en leur temps, aumônier de leurs cloîtres. Un aumônier qui n'eût point indiscrètement dirigé leurs cheminements spiri- tuels, qui eût préféré y assister, observer comment ces âmes abordaient Dieu, comment elles jouissaient de lui. Dans ces rapprochements entre le divin et l'humain il s'intéressait beaucoup plus à la part de Dieu qu'à la part de l'homme, beaucoup plus aux inspira- tions des mystiques qu'à leurs élaborations, beaucoup plus à leurs états d'abandon qu'à leurs états de lutte.
Au delà de ce que l'Ecole appelle leur « vie purgative », il avait hâte d'arriver à leur vie illuminative, à leur vie unitive; et je crois bien que, s'il les eût vus trop longuement s'attarder en la première période, il les eût aisément inculpés d'ascéticisme — un délit par lui créé, Par lui défini, par lui dénommé, et pour lequel on pourrait sans doute trouver, dans l'histoire même de la spiritualité ignatienne et dans les Exercices mêmes de
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saint Ignace, de très solides raisons d'acquittement.
Non plus qu'il n'aimait beaucoup les pédagogies dont il craignait qu'elles n'eussent plus de confiance dans la valeur de l'effort humain que dans la souveraineté de la grâce, il ne pouvait consentir qu'en pénétrant dans cette « région mystérieuse » où la nature s'offre à l'action divine, on oubliât que « celle-ci l'avait déjà prévenue, et déjà la préparait à la rencontre de Dieu ».
C'est dans la préface de son livre : Pour le romantisme, que je cueille ces dernières lignes, et peut-être s'étonnera-t-on que, sous un titre aussi exclusivement littéraire, se dissimulent de telles échappées théologiques. Mais on aurait tort de s'étonner, puisque à ses yeux c'était en cette même « région mystérieuse » que s'allumait « la docte et sainte ivresse du poète ». Ayant entendu son ami, le Père Léonce de Grandmaison,dia- gnostiquer certains « états naturels profanes, où l'on peut déchiffrer les grandes lignes, reconnaître l'image et déjà l'ébauche des états mystiques », il prit un jour la parole, sous la Coupole pour classer au premier rang de ces « états naturels profanes » l'inspiration du poète. Sa mémorable lecture sur la Poésie pure évoquait ainsi certains propos romantiques d'il y a cent ans : elle les rejoignait, chose curieuse, par des chemins de traverse, que ménageait à l'abbé Bremond la théologie actuelle de la Compagnie de Jésus, si intelligemment soucieuse de mettre en valeur et en honneur la « religion intérieure » sans jamais la laisser se confondre avec une religiosité « moderniste ».
Catholicisme et romantisme, il y a cent ans, n'avaient pas longtemps fait bon ménage. L'école romantique avait servi l'art gothique, elle avait su rendre aux vieil- les cathédrales leur majestueux prestige, et c'était déjà quelque chose; mais une fois Lamennais émigré du sanctuaire, elle avait cessé de s'y agenouiller
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Fallait-il consommer ce divorce par une excommunication? L'abbé Bremond ne le croyait point. Il constatait que la poésie romantique, en ses ivresses verbales, avait senti, d'une façon plus aiguë que la poésie classique, l'impuissance des mots devant l'indicible, et que cette humiliation même l'aidait à faire ascension vers des sphères voisines de celles où se déploie, avec toute sa puissance, avec toute son impuissance, la pensée mystique. Si l'élan poétique s'achève en un silence pour ne point s'achever en un balbutiement, l'union mystique, aussi ne s'accomplit que dans l'ineffable et ne peut s'accomplir autrement, et l'ineffable se rebelle contre les mots, impose aux mots l'effacement. Si c'est rendre hommage au romantisme que de considérer prière et poésie comme dépassant, l'une et l'autre, les possibilités de la parole humaine, l'abbé Bremond n'était pas homme à reculer devant une telle audace, ni à en redouter les responsabilités.
Sur les sommets où il transportait ses auditeurs, l'élan de l'inspiration poétique et l'exaltation de la prière mystique s'apparentaient. Les mots d'indicible, d'ineffable, recommençaient à prendre un sens, au spectacle de cette poésie qui dépasse et déborde l'armature verbale, et dont on dirait presque qu'elle vise à s'en évader. Ce jour-là, sous la Coupole, on se sentait aux antipodes de l'art poétique tel que le concevait et le maniait le châtelain de Ferney, et je laissais monter sur mes lèvres le Dors-tu content, Voltaire? d'Alfred de Musset, en voyant l'accueil chaleureux qu'obtenait cette réintégration du sens mystique dans l'esthétique des Muses.
Si l'abbé Bremond eût été le contemporain de Sainte-Beuve, quels dialogues ils auraient eus! En quelques pages de son livre : Pour le Romantisme, il présentait Sainte-Beuve comme un « mystique, en-
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dormi sans doute et plus qu'endormi, mais encore vivant »; et d'un geste émouvant, il le « rendait à l'Eglise, sa vraie Mère ». Sainte-Beuve jadis s'était plaint d'avoir été « laissé gisant sur le bord de la route » par son maître Lamennais. J'aime imaginer l'abbé Bremond passant sur cette route et, d'un mouvement de bon Samaritain, ramassant et recueillant l'auteur de Port-Royal. Le prêtre que nous Pleurons eût été un aumônier que le romantisme eût aimé.
Il avait pris pour épigraphe d'un de ses premiers livres : L'Enfant et la vie, ce vers du poète Wordsworth : « Ce premier de tous les dons, une âme vivante.
That first great gift, the vital soul. » Soit qu'il étu- diât un Newman aidant aux avances de la vérité par la réponse même qu'il leur fait; soit qu'il contemplât les mystiques atteignant à cette forme suprême d'activité qu'est la participation passive aux mystérieuses splendeurs du divin; soit qu'il admirât les poètes dans leur « pause de quiétude et de silence », l'abbé Bremond fut toujours aux écoutes des âmes vivantes : dans toute son œuvre de critique, dans toute son œuvre d'historien, c'est vers ce « don divin » que son regard était tourné, également attentif à tout ce qu'il y avait dans leurs inquiétudes et dans leurs certitudes, dans leurs tourments et dans leurs conquêtes, dans leurs paroles, et dans leurs recueillements, dans leurs expansions et dans leurs anéantissements.
Mais l'attention même qu'il accordait à toute la richesse et à toute la complexité de ces manifestations de vie le confirmait et l'enracinait dans ses sentiments d'instinctive confiance en certaines virtualités de la nature humaine, œuvre du Dieu créateur, et dans sa foi sereine aux redressements opérés par la grâce, présent du Dieu rédempteur. Et comme peu d'attitudes d'écrivain furent moins « laïques » que la sienne, c'est cette confiance, c'est cette foi, qui sont à l'origine de
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toute sa personnalité d'humaniste, et qui en constituent l'assise, et qui en soutinrent le constant élan.
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Le recueil d'études et d'articles qu'ont groupés les RR. PP. André et Jean Bremond est le témoignage de cette série d'actes de foi, témoignage très varié, très vivant. L'originalité d'esprit de l'écrivain nous convie aux promenades intellectuelles les plus diverses, et parfois les plus imprévues; mais à quelques fantaisies qu'il se livre et nous livre, un même esprit toujours l'anime, un même souci toujours le soutient, montrer l'accord entre les décisions du concile de Trente et l'humanisme intégral, « chargé des bienfaisantes dépouilles de l'antiquité chrétienne et de l'antiquité classique ». Immense est la portée d'un tel accord; en la mettant en plein relief, l'abbé Bremond a transfiguré toute une période de l'histoire religieuse.
Le temps n'est plus où un certain romantisme catholique consentait et se plaisait à se laisser emprisonner dans le moyen âge — dans les « siècles de foi » — disait-on, « comme dans une prison dorée », et jetait à la Renaissance de faciles anathèmes. Le temps n'est plus où manuels universitaires et synthèses universitaires donnaient volontiers l'impression que la Renaissance, non moins que la Réforme, avait été pour la tradition chrétienne un recul et une disgrâce; et que l'opposition conciliaire contre Wittenberg et Genève — la « contre-Réforme », ainsi que la dénommait l'historien Martin Philippson — s'était surtout manifestée par d'intransigeantes définitions dogmatiques et par des formules de condamnation.
Pour cette école historique, tout ce qu'il y avait de vie ardente, de ferveur joyeuse, d'allégresse aimante, dans l'humanisme chrétien du XVIe siècle, demeurait
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quelque chose de méconnu, et même d'inconnu : un saint Charles Borromée, un Silvio Antoniani, un saint Philippe Néri, un Baronius, un Vivès, tous ces grands hommes de la Renaissance catholique, n'obtenaient même pas une mention. Passant au XVIIe siècle, on demeurait captif des mêmes étroitesses; on avait trop systématiquement ignoré la Renaissance catholique, et trop fugitivement frôlé l'œuvre même de saint François de Sales, pour s'être préparé à comprendre l'importance religieuse du règne de Louis XIII, qui assurait à cette Renaissance son plein épanouissement; on se taisait à peu près sur Bérulle et sur Condren, sur Olier et sur Eudes; on croyait avoir accompli tout son devoir en tirant à saint Vincent de Paul un respectueux coup de chapeau, sans l'encadrer dans son époque. On avait hâte de passer à la période de Mme de Maintenon, et l'impression qu'elle laissait était celle d'un catholicisme de cour et d'étiquette, plus persécuteur que bienfaisant, plus majestueux que miséricordieux, plus désireux de régner sur la façade sociale que sur les vies intérieures des âmes. En face et à l'écart de ce catholicisme officiel, on notait deux grands phénomènes religieux, dont l'un s'appelait le jansénisme, et l'autre le quiétisme. Le jansénisme, il fallait l'admirer, d'abord en riposte aux Jésuites, et puis par « libéralisme », bien que jamais aucune doctrine n'eût été plus destructrice de la liberté. Sur le quiétisme, on pouvait se permettre des avis différents.
Abordant le XVIIIe siècle, on s'associait, avec un entrain délibéré, à la campagne des sarcasmes dirigée contre la bulle Unigenitus, qui avait pourtant vengé la liberté humaine, notre libre arbitre à chacun, de toutes les humiliations et de tous les mépris dont l'accablait le fameux livre du P. Quesnel. Et l'on était d'accord avec les philosophes de ce même XVIIIe siè-
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cle, pour attribuer au christianisme, à l'Eglise romaine, certains verdicts d'intolérance qui damnaient une grande partie de l'humanité, et dont seule la théologie janséniste était coupable. Mais on se hâtait d'oublier ou de voiler cette culpabilité, pour arrêter ses pensées avec complaisance sur la malheureuse destinée des jansénistes « opposants », qui, ayant été persécutés par l'absolutisme royal, prenaient de ce fait l'apparence d'avoir été les défenseurs de la liberté humaine; et l'on intentait au contraire aux Jésuites, quelque moliniste que fût leur théologie, un procès de tendance qui ne pouvait se soutenir et se plaider qu'à la faveur d'une série d'équivoques, et de quiproquos, pas toujours involontaires, sur le sens du mot liberté.
Telles étaient les ignorances, telle était la confusion des idées, telle était la cacophonie: l'histoire religieuse de l'ancien régime était radicalement faussée. Ce fut l'honneur d'Henri Bremond de réagir, d'une façon décisive, contre ces erreurs d'optique, auxquelles en son Port-Royal Sainte-Beuve n'avait pas échappé, et de réintégrer dans la plénitude de leur rôle historique un François de Sales et un Bérulle, et de distinguer très nettement, même chez des hommes d'Eglise étrangers à la théologie janséniste, certaines influences jansénistes, inconsciemment subies, et de maintenir sans cesse, en face de ces tendances, les spontanéités vivantes, croyantes, agissantes, du véritable humanisme chrétien, et de pénétrer enfin assez profondément dans l'âme d'un Pascal pour y savoir dissocier les éléments jansénistes et les éléments proprement chrétiens.
On ne saurait trop insister sur la portée de cette exégèse pascalienne, à laquelle les révélations du curé Beurrier sur les derniers moments de Pascal apportent un appui sérieux.
La littérature « pascalienne », au cours des quarante dernières années, fut d'une extraordinaire
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abondance. Editeurs qui voulurent imprimer une simple copie du manuscrit des Pensées, tel que nous l'avons conservé; éditeurs qui ont tenté un classement rationnel de ces Pensées éparses, classement fondé sur le dessein présumé de l'auteur, se sont multipliés. On vient de publier, à la Bibliothèque Nationale de Paris, un catalogue des ouvrages de Pascal conservés au département des imprimés; il ne comporte pas moins de cinq cent quatre vingt-dix numéros.
En tête de ce long cortège d'éditeurs des Pensées viennent, en l'année 1670, Messieurs de Port-Royal; sans hésitation, ils remanient le manuscrit là où le manuscrit leur déplaît. Pascal est mort; ce manuscrit est une relique; par ces remaniements, ce mort devient plus janséniste encore qu'il n'était. Pendant cent soixante-quinze ans à peu près, on juge Pascal d'après cette édition-là.
Et voici, sous la monarchie de Juillet, qu'on entre en contact avec le manuscrit lui-même, c'est-à-dire avec l'homme — avec l'homme, que Port-Royal n'avait pas laissé librement parler. Rapidement on se rend compte qu'il y a de multiples façons d'interpréter son langage, et de multiples hypothèses possibles, sur les évolutions intellectuelles et religieuses dont ces augustes feuillets demeurent les témoignages fragmentaires. C'est une œuvre interrompue, ce sont des matériaux; comment les ranger?
On vit bientôt l'abbé Rocher donner une édition des Pensées qu'il présentait comme une édition catholique, et cela avec l'approbation de Mgr Dupanloup.
On vit un théologien protestant, Astié, donner tout au contraire, une édition protestante des Pensées, à la grande joie, semble-t-il, du philosophe Vinet. Au temps où je faisais mes classes, j'étudiais les Pensées dans l'édition donnée par Ernest Havet, que volontiers je traiterais d'édition « libre-penseuse »; car l'anno-
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tation n'engageait guère le lecteur à partager le respect de Pascal pour les Prophètes et pour les Livres saints.
Coup de théâtre en 1906: un érudit « pascalisant », Ernest Jovy, publie le texte d'une déposition qu'en 1665, à la date du 7 janvier, l'abbé Beurrier, curé de Saint-Etienne-du-Mont, fut appelé à faire devant l'archevêque de Paris, au sujet des derniers moments de Pascal. Beurrier, qui avait approché Pascal durant les six dernières semaines de sa vie, affirmait « avoir remarqué que les sentiments du malade étaient toujours fort orthodoxes, et soumis parfaitement à l'Eglise et à Notre Saint-Père le Pape ». Pascal même lui avait dit que « depuis deux ans Messieurs de Port-Royal pa- raissaient avoir moins de soumission qu'ils ne devaient pour Notre Saint-Père ». Et Beurrier concluait: « Il est mort en bon catholique. » En 1670, Port-Royal, publiant les Pensées — les publiant à sa façon — est tout fier d'exhiber un livre janséniste.
En 1906, la voix posthume d'un confesseur vient dire : Dès 1663, de son propre témoignage, ce Pascal n'était plus janséniste!
L'abbé Bremond ne s'égarait point en discernant l'importance d'un tel fait, quelque atténuation qu'aient pu apporter à son premier témoignage les dépositions ultérieures de Beurrier.
Pour la dissociation définitive, irréparable, entre jansénisme et christianisme authentique, l'abbé Henri Bremond a exercé, dans les sphères intellectuelles, un rôle décisif.
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Dans la Maison du Péché, de Mme Marcelle Ti- nayre, une conception proprement janséniste de la vie donnait l'illusion d'être l'authentique conception
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chrétienne. Mais ouvrons une œuvre plus récente : Au soir de Port-Royal, de M. Louis Artus; voici se dérouler ici, devant nous, l'effort d'un romancier pour examiner, d'un œil impartial et pénétrant, à quoi peut aboutir la logique du jansénisme dans une âme tentée et à laquelle la force même de la tentation donne lieu de croire que la grâce s'en est allée.
Le jour où son héros Antoine Michaux, qui volontairement avait épousé une femme peu séduisante, éprouve le coup de foudre auprès d'une autre et va la détourner de ses devoirs, écoutons M. Artus nous décrire ces avatars d'une pauvre conscience : « Quel hasard, ce salut qui dépend de notre prédestination, du caprice par conséquent d'un Dieu cruel qu'à son tour il plaît à Michaux de biffer de ses craintes: Il songe au chimérique amour dont il tâchait à envelopper ce Dieu pour le mieux réduire. Il y tâchait. toujours ce fait de volonté! Volonté vaine sans la grâce! Quelle calme allégresse à considérer tout ceci, à s'avouer tout à coup un libertin! » Cet Antoine Michaux, tel que le dépeint M. Artus, demeure en définitive fidèle dans ses chutes, à la doctrine janséniste de la délectation invincible; il traverse des heures où c'est le pêché qui le captive invinciblement, et non pas la grâce. Et volontiers ferait-il siens les terribles propos que Des Grieux tient à Manon dans le roman de l'abbé Prévost : « Je me sens le cœur emporté vers toi par une délectation victorieuse.
Tout ce qu'on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. » Et voilà qu'en un tournant de destinée, tout fier de sa « raison enfin libérée », Antoine Michaux constate « combien les jansénistes, eux, donnant à la grâce toute la puissance contre la liberté, offrent sans le vouloir des arguments puissants aux modernes esprits forts qui affirment que le christianisme est opposé à notre nature ». Ce janséniste de naguère tra-
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verse des heures où il n'est plus du tout chrétien; on dirait presque qu'il est devenu soudainement un précurseur de ces philosophes du XVIIIe siècle qui du christianisme ne gardaient rien et qui ne gardaient du jansénisme que les haines contre les Jésuites. Le romancier qu'est M. Louis Artus, en soulignant ce trait de son héros, se montrait un excellent historien.
Ce fut pour Henri Bremond une minute de joie intense, lorsque en un jour de l'année 1923 il crut pouvoir rapporter aux dernières années de la vie de Pascal un curieux texte des Pensées : « S'il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des contraires, c'est quand on reproche qu'on en omet un. Donc, les Jésuites et les Jansénistes ont tort en les célant, mais les jansénistes plus, car les jésuites ont mieux fait profession des deux ». Qu'est-ce à dire? Faut-il évoquer ici la philosophie de Hegel sur l'identité des contraires, et devrions-nous, d'après ce texte, saluer en Pascal et dans les jésuites des précurseurs de cette Philosophie?
Nullement, aux yeux d'Henri Bremond, ces « contraires », dont parle ici Pascal, c'est ce que Bossuet, dans un passage célèbre appelle « les deux bouts de la chaîne ». La prescience divine est un fait, la liberté humaine en est un autre. Maintenons fortement les deux bouts de la chaîne, nous conjure Bossuet. Comment se concilient ces deux faits, quelle est la trame de la chaîne? cela, c'est le mystère, faisons crédit à Dieu!
Pascal, à la fin de sa vie, tel que le voit Henri Bremond, paraît avoir senti que les jansénistes, en exagérant le rôle de la grâce dans l'œuvre du salut, omettaient trop allègrement ce « contraire », cet autre bout de la chaîne, qui s'appelle la liberté. On dirait qu'ayant mieux lu les théologiens jésuites qu'à l'époque où il écrivait les Provinciales, il discerne chez eux, enfin, l'hommage à la grâce, en même temps que l'hommage à la liberté, et que, par une façon de rési-
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piscence à leur endroit, il leur sait gré de ce qu'il appelle en son langage « la profession des contraires ».
Et plein de respect pour la profondeur du mystère, pour ce mystère qui n'est pas lui-même expliqué, mais qui d'autre part explique l'homme, Pascal achevant de vivre rejoignait ainsi la dogmatique traditionnelle, également attachée aux droits de la miséricorde divine et aux prérogatives du libre vouloir humain, également rebelle aux erreurs de Pélage, qui diminuent Dieu, et à certaines déviations de l'augustinisme, qui diminuent l'homme; et Pascal, en la rejoignant, cédait au mouvement même de son âme, qui l'inclinait — je reprends les expressions de M. Henri Bremond - vers « un sens de plus en plus aigu, accablant et exaltant du mystère ».
C'est pour l'abbé Bremond une joie de raffiné, de s'essayer à jeter un pont entre Erasme et Pascal, et ç'en est une autre de surprendre Bossuet dévalant par les voies de l'augustinisme vers une atmosphère théologique où régnait l'Augustinus. La Mère Eglise, siégeant à Trente, et légiférant à Trente, maîtrise et pacifie, tout en laissant se poursuivre, dans la mêlée des écoles théologiques les conflits d'idées et les oppositions de nuances; et ce qui ressort du livre d'Henri Bremond, c'est que cet humanisme chrétien, dont les décisions de Trente furent le manifeste, subsiste et doit subsister comme une méthode de bien penser, comme une philosophie de l'art, comme une méthode de bien vivre.
Georges GOYAU.
de l'Académie Française.
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INTRODUCTION
La grande œuvre d'Henri Bremond ne pouvait être poursuivie et achevée que par lui-même. On avait cependant espéré construire à l'aide de ses notes un dernier volume posthume, un des plus importants et des plus attendus : la conclusion de la grande période du XVIIe siècle et l'histoire de la querelle du Quiétisme.
Le livre était sans doute très avancé, presque achevé dans la pensée de l'auteur, quand le mal l'a surpris dont il ne devait pas guérir. Mais les documents que l'on a pu réunir jusqu'à présent, notes, brouillons, indications brèves, étaient pour ainsi dire en fonction de sa merveilleuse mémoire si riche et si ordonnée. Ils restent pour tout autre difficilement utilisables. Il n'y faut pas cependant renoncer tout à fait. On ne désespère pas de donner quelque jour une reconstitution fragmentaire des plus importants chapitres.
En attendant, nous présentons au public un recueil d'articles publiés dans diverses revues et se rapportant tous plus ou moins directement à l'Humanisme chrétien.
Ce ne sont pas seulement des Divertissements devant l'Arche à côté des grands sujets. On peut dire que l'Humanisme chrétien a été la grande pensée de la vie d'Henri Bremond, une certitude très chère et une cause à défendre, et aussi, à un autre point de
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vue, une question vitale à débattre et un problème dont il entrevoyait imparfaitement la solution.
C'est, disait-il dans sa réponse à l'enquête - des cahiers Foi et Vie, un sujet qui me passionne depuis cinquante ans.
En effet, du discours prononcé à Saint-Etienne sur le rôle du prêtre dans l'éducation, de l'Enfant et la Vie (et il faudrait remonter plus haut encore : à son apprentissage de professeur d'Humanités), jusqu'à l'Humanisme dévot, au chapitre des Hymnes dans un de ses derniers volumes, jusqu'à la Poésie Pure et à Prière et Poésie, en passant par « l'Apologie du Romantisme », a-t-il traité d'autre chose que de cette rencontre, de cette fusion de l'humain et du divin dans les plus hautes activités humaines?
De lui-même on pourrait donner cette définition qu'il était un « Humaniste inquiet », définition en apparence contradictoire: Humanisme dit jouissance, paix dans la jouissance du beau. il. semble exclure l'inquiétude. Mais Henri Bremond humaniste, éducateur et prêtre, s'inquiétait de cette jouissance, de cette satisfaction, de ce repos dans l'humain.
Pure jouissance humaniste, ce n'est pas la paix chrétienne qui est aussi bien « inquiétude » ou tendance jamais satisfaite vers le divin.
Et cependant il y a un « Humanisme chrétien » en droit et en fait. Les grands humanistes catholiques de la Renaissance, érudits, philologues, soucieux de remonter aux sources de la double antiquité profane et sacrée, enthousiastes de la sagesse antique retrouvée, n'étaient pas seulement humanistes en même temps que enfants dociles de l'Eglise; ils prétendaient bien, en commentant
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Aristote et Platon, faire œuvre catholique. Ils faisaient crédit à la sagesse, à la vertu antique, mais pour l'achever et la renouveler dans le Christ, car il n'y a qu'une sagesse, celle du Christ et de son Eglise. Ainsi Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Lefèvre d'Etaples, Thomas More, Erasme même.
(Peut-on le séparer tout à fait de Thomas More; et si ce saint ami se porte garant des sentiments catholiques d'Erasme, serons-nous d'une orthodoxie plus exigeante?) Mais laissons Erasme. Admettons que la fermeté de l'attitude laisse chez lui à désirer, qu'il y ait en lui deux hommes : l'humaniste et le chrétien, l'un plus fervent que l'autre et c'est l'humaniste.
Des autres très grands et très sincères, il ne faut pas douter.
Il y. a eu une conception chrétienne de l'humanisme, conception approuvée, sanctionnée par l'Eglise. L'humanisme chrétien trouve sa justification dogmatique dans les décrets de Trente, sur la bonté de la nature humaine, déchue par la faute originelle, blessée, mais non foncièrement corrompue. L'œuvre des humanistes a même préparé dans une certaine mesure les décrets sauveurs.
Henri Bremond évoque dans les salles du Concile l'ombre frileuse d'Erasme. Et il y montre aussi très vivants et très influents les théologiens humanistes tels que le jésuite Salmeron.
Et si l'Eglise a non pas seulement toléré, ni même seulement adopté cet humanisme, mais l'a reconnu comme sien, c'est qu'en effet il n'était pas nouveau, mais retrouvé ou ravivé. En dépit des excès de la réaction contre une scolastique décadente, anémiée, devenue verbale, cette sagesse remonte aux grands docteurs du moyen âge, saint Thomas, Albert le Grand, plus haut encore, aux Pères, au berceau de l'Eglise.
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Cependant toute résurrection de l'antique présente un danger, celui du trop humain, danger avec Pic de la Mirandole, de prendre pour maîtres de mystique en même temps que Denys, Platon et Plotin. Danger pour Erasme et bien d'autres d'un moralisme, synthèse de stoïcisme et d'épicurisme, dont le patron est Sénèque.
Humanisme chrétien imparfait — qui s'en étonnera? — mais riche quand même de sève chrétienne, qui tendra vers sa forme parfaite avec les humanistes dévots, qui la trouvera dans la philosophie très une, très surnaturelle et très humaine de saint François de Sales. Nous avons dans le Traité de l'Amour de Dieu la parfaite assumption de l'humain par le divin, la fusion intime des deux principes. La Foi se subordonne l'humain et la culture humaniste, non comme un simple instrument de soi indifférent, mais comme une matière qu'elle pénètre et informe tout entière et qu'elle doit informer. Ainsi dans cet étonnant passage sur la pénitence chez les païens.
Il y a une pénitence vertueuse, mais encore purement morale et humaine. Et les exemples suivent : Alexandre, Alcibiade même. Aristote en parle, et Sénèque et Plutarque et les Pythagoriciens qui recommandent tant l'examen de conscience. Mais il y a mieux : Il y a une autre pénitence qui est voirement morale, mais religieuse pourtant, et en certaine façon divine, d'autant qu'elle procède de la connaissance naturelle que l'on a d'avoir offensé Dieu en péchant; car en vérité plusieurs philosophes ont sceu qu'on faisait chose agréable à la Divinité de vivre vertueusement, et que par conséquent, on l'offençait en vivant vitieusement. Le bon homme Epictète fait un souhait de mourir en vraï chrestien (comme il est fort probable qu'aussi fit-il), et entre autres choses, il dit qu'il serait
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content s'il pouvait en mourant eslever ses mains à Dieu et lui dire : « Je ne vous ai point quant à ma part, fait de déshonneur. »
On ne s'étonnera pas de la part faite dans ces extraits, comme dans l'œuvre entière d'Henri Bremond, à cette sagesse, à cette belle théologie, à cette perfection d'humanisme chrétien. Nous sommes ici en pleine sécurité et très forts, sous le patronage du saint docteur, contre l'anti-humanisme même du grand chrétien qu'est Pascal, même du docteur éloquent, admirable, non infaillible, non consacré par l'Eglise qu'est Bossuet.
Autant et plus que personne, admirateur religieux de Pascal, Henri Bremond ose cependant toucher à la doctrine, dire et réprouver le jansénisme, le pessimisme janséniste qui n'est pas le tout de Pascal, qui n'est pas le fond, l'âme de sa prière, qui est trop réel cependant. Ou si l'on veut un autre terme que jansénisme, un critique insigne, très érudit et très sagace nous le fournit : « l'antithomisme » de Pascal, saint Thomas étant sans conteste un docteur de l'humanisme chrétien.
Ne pouvons-nous pas dire aussi bien « l'antithomisme » de Bossuet, sur ce point du moins de l'optimisme chrétien? Je ne nie pas qu'Henri Bremond se trouve ici plus à l'aise. Ce n'est pas qu'il soit, comme on voudrait le faire croire, de parti-pris ennemi de Bossuét; il l'admire où il est admirable et c'est presque toujours; il l'aime où il est aimable et c'est souvent; mais en dehors même de la querelle quiétiste, il en veut à ce doctorat infaillible, de date assez récente, conféré à Bossuet par des théologiens assez laïques, Crouslé, Gazier et cet excellent, ce généreux, mais pas toujours très judicieux Brunetière. Bossuet serait le docteur qu'on ne discute
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pas, docteur de la sagesse latine, classique, française ou chrétienne (termes équivalents), contre de dangereuses aberrations sentimentales et des chimères suspectes à Louis le Grand. Les théologiens de sens rassis parlent autrement sans méconnaître les trésors de bonne doctrine dans l'œuvre du grand homme. Mais Bossuet, ou trahi par son éloquence, ou subissant malgré lui l'influence janséniste, certainement exagérant à plaisir la corruption de la nature humaine après le péché, Bossuet est antihumaniste et antithomiste dans le Traité de la concupiscence et les Maximes sur la Comédie.
Il ne l'est pas d'une façon constante dans la doctrine, on pourrait dire qu'il l'est par accès. Et d'ailleurs lui-même, un des exemples les plus accomplis de l'éducation humaniste, il est délibérément humaniste dans l'éducation.
Il y a ici un paradoxe qui n'est pas seulement de Bossuet, mais de ses contemporains du grand siècle à partir de l'apparition du jansénisme, et qui s'est perpétué jusqu'à nous. Après l'humanisme chrétien de la Renaissance, apparaît un humanisme indépendant qui semble se développer parallèlement à la pensée et à la vie chrétiennes, mais sans rapport nécessaire avec elles, un humanisme séparé, tacitement conçu comme étranger à la religion, indépendant du surnaturel, pouvant achever sa perfection propre en restant tout humain, humanisme de l'honnête homme; et le chevalier de Méré n'a pas besoin d'être chrétien pour être un modèle accompli de cette « honnêteté ».
Et l'indépendance n'est-elle pas même opposition?
La poésie est heureuse et toute païenne, la religion est austère et sans joie, ennemie au moins de la joie naïve des païens.
Boileau, fort bon chrétien, inspiré par ses amis de
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Port-Royal, définit cette opposition qui d'ailleurs ne le gêne nullement : De la religion les mystères terribles.
et le reste qu'on sait par cœur et qui aboutit logiquement au Vœ vobis qui ridetis, interprété par Bossuet. Mais Boileau s'accommode de cette opposition.
Le chrétien va à l'église, l'honnête homme à la comédie. Chacun a son temps; ils ne se gênent pas l'un l'autre; ils se contentent de s'ignorer et c'est cependant le même homme né chrétien et français.
Il serait excessif de prendre ces vers de Boileau, médiocre penseur, plus au sérieux qu'il ne les prenait lui-même. Mais Racine paraît avoir vécu assez tragiquement ce conflit du poète et du chrétien.
Et le chrétien a triomphé : il renonce au théâtre, il défend à son fils Jean-Baptiste d'aller voir jouer ses pièces. Ses amis connaissent et respectent sa volonté sur ce point. Cependant il reste humaniste en éducation. Il ne conçoit pas que l'on puisse former l'esprit de l'enfant et du jeune homme avec d'autres maîtres que les Latins et les Grecs, Virgile et Cicéron, ce grand honnête homme.
Humanisme donc, pour dire le moins, séparé, dans l'éducation de la jeunesse. Bossuet (Vœ vobis qui ridetis) n'a pas de scrupule (moins que nous n'en aurions aujourd'hui) à lire Térence avec son royal élève. Et Port-Royal, avec la même tranquillité, traduisait Térence. C'est le meilleur latin, le plus élégant, le plus poli et Térence est avec Scipion le plus honnête homme des païens, donc excellent auteur de collège.
Bouhours est-il, dans ses écrits de prose parfaite, plus chrétien que Bussy-Rabutin? A peine; et s'il lui arrive de développer une idée chrétienne, cela est
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sans importance. Ce qui importe dans un écrit littéraire, c'est l'exactitude, la propriété, le rythme, le goût parfait de l'honnête homme.
Et Fénelon lui-même? Son admirable Lettre à l'Académie, à peine coupée de quelques scrupules, est un extrait de l'humanisme le plus pur, le plus fervent pour tous les honnêtes hommes de la chrétienté. et il s'en faut de beaucoup qu'ils soient tous chrétiens.
Ce qui nous tient le plus à cœur, c'est l'éducation, et le dualisme dans l'éducation de l'humaniste et du maître de religion.
Le Ratio Studiorum des Jésuites nous donne la méthode la plus intelligente et la plus humaine de l'éducation humaniste. Pour apprendre aux enfants le grec et le latin, il faudra toujours revenir à la prélection du Ratio, et Henri Bremond qui a pratiqué cette méthode est convaincu de son excellence. Et certes il n'y a rien en elle qui impose le dualisme de l'éducation chrétienne et de la formation de l'honnête homme par les lettres antiques.
Et il est parfaitement injuste de dire que la matière de cet enseignement soit toute mauvaise et. pétrie de la triple concupiscence; « auteurs remplis des abominations les plus affreuses qu'il est impossible d'exclure »; l'histoire antique, « un long scandale »; les tragédies et poésies, « glorification des passions de la chair », etc. Cela c'est pousser l'antihumanisme beaucoup plus loin que Bossuet ou Pascal lui-même. C'est nettement antisalésien. Il n'y a pas de mal à amuser les enfants avec les aventures d'Ulysse chez les Cyclopes. Poètes, philosophes, ils ont bien des erreurs, mais aussi beaucoup d'excellente doctrine humaine qui appartient de droit à l'éducateur chrétien, même au prédicateur.
Ainsi les Jésuites et Port-Royal et les Oratoriens
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ont pu former des humanistes qui étaient aussi d'excellents chrétiens, ou mieux d'excellents chrétiens qui étaient en même temps très bons humanistes. Mais était-ce une éducation ou deux éducations parallèles? Henri Bremond s'est posé la question, sans la résoudre à sa satisfaction.
Posons-la dans un cas concret. Tel élève peut-il sortir du collège de Clermont excellent humaniste et fort mauvais chrétien, n'ayant voulu suivre qu'une branche de l'enseignement? Il y aurait deux disciplines indépendantes l'une de l'autre, comme le goût littéraire et la mathématique.
Il y a en droit un humanisme chrétien et un classicisme gréco-latin chrétien. En fait l'enseignement d'un prêtre, prêtre de cœur, dans une prélection de Virgile et même d'Horace, sans solliciter les textes, sera différente de celle d'un laïque incroyant.
Il sera sacerdotal, s'il a, comme certainement l'avait le P. Porée, conscience de sa mission; il ne prêchera pas tout le temps; il ne se défendra pas, certes, de jouir bonnement des beaux vers; mais il ne pourra se dédoubler et dans la suite de son enseignement Virgile rendra un son chrétien.
Quand même, il y a tendance manifeste dans le grand siècle à dissocier l'humanisme de la religion, le bon goût de la piété.
Or en droit il ne devrait y avoir qu'un goût, le goût chrétien.
Qu'en dehors d'une religion sincère il ne puisse y avoir de goût véritable, c'était et c'est encore un paradoxe.
Henri Bremond cependant trouvait par un hasard heureux (ces bonnes fortunes étaient fréquentes) cette exigence de l'unité de goût chez un moraliste de l'époque, peu connu de son temps hors de l'académie d'Angers, presque complètement oublié de-
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puis, Le Frain du Tremblay, lointain précurseur du Gaumisme.
Il découvrait ce sage, et, dans un essai sur l'éducation, le regret exprimé qu'on oublie de développer chez les enfants « ce germe de sainteté et de sagesse, de jugement et de bon goût qu'ils ont reçu au baptême ».
Pour ces quelques mots admirables Le Frain du Tremblay mérite de survivre. Sagesse, sainteté, bon goût, cela ne fait qu'un.
Que dire donc des païens? Avec de très belles qualités, ils ont cependant et ne peuvent avoir qu'un goût incomplet.
Et le païen moderne qui se passe de religion ou qui l'exclut, le classique satisfait, bien plus rare dans l'antiquité que de nos jours? Il peut avoir tout l'esprit du monde, il a le goût perverti.
Ce goût unique et parfait, cela devrait être au moins l'idéal de l'éducation dans la famille et dans les maisons chrétiennes. Il faut le rappeler sans récriminations injustes, et il faut, pour être équitable, tenir compte d'obstacles très grands à cette perfection d'éducation chrétienne.
Et le premier obstacle est dans nos auteurs, dans nos classiques. Non, ils ne sont pas anti-chrétiens.
Le paganisme négatif est une invention récente et le fait de chrétiens infidèles. Le paganisme authentique est expectant. Mais il faut avouer la grande tentation de se complaire en l'humanité qu'ils nous chantent, au point d'oublier quelques instants, tandis que nous lisons Gallus, le besoin d'une divinisation de l'humain autre que celle des beaux vers.
.O mihi tum quam molliter ossa quiescant, Vestra meos olim si fistula dicat Amores.
Atque utinam ex vobis unus, vestrique fuissem Aut custos gregis, aut maturæ vinitor uvæ.
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How beauteous mankind is!
Èh! oui. Non seulement le beau prince Ferdinand pour les yeux neufs de Miranda, mais souvent l'humanité coupable passionnée.
Othello qui aima not wisely but too well; Achille et Priam et ce pirate Ulysse; et l'histoire même des Atrides et celle de Macbeth.
Le chrétien en deçà de la sainteté, le prêtre, l'éducateur doit toujours se défendre du trop humain.
Qui n'en a pas fait souvent l'expérience? On ouvre distraitement André Chénier, un André Chénier pour enfants, soigneusement expurgé du libertinage : c'est la Jeune captive, l'Aveugle.
Dieu dont l'arc est d'argent, Dieu de Claros, écoute.
O Sminthée Apollon.
On lit; on se sent pris, comme les enfants de l'idylle autour du vieil aède. Y a-t-il autre bonheur que de rester à écouter ces chantres divins, à se complaire en cette joie d'humanité? Et cependant Chénier ne veut pas nous parler de Dieu. L'antique Homère, lui, n'est pas impie, mais sa théologie est, pour dire le moins, courte, et ce n'est pas elle qui nous le fait aimer.
Chénier, plus païen qu'Homère, d'un paganisme délibéré. Il s'établit dans une jeunesse d'humanité qui ne veut pas mûrir pour un au-delà, qui jouit d'elle-même et s'arrête à purement jouir. S'il se révoltait, s'il blasphémait, il serait moins dangereux, il avouerait la nécessaire obsession du divin. Plus païen, plus naturaliste que tous, il nous révèle l'esprit latent de l'humanisme classique parfait et satisfait, humanisme qui prétend se suffire, d'ailleurs sans rien nier, qui laisse au divin, à la religion,
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leur place en dehors de lui, qui sépare le goût de l'humain de celui du divin.
Henri Bremond, humaniste inquiet, parce qu'il sentait vivement pour les autres et d'abord pour lui-même, en lui-même, le danger de ce dualisme.
Il n'a certes jamais douté de l'humanisme chrétien, mais ce n'est pas en simple curieux qu'il feuilletait ces pages grondeuses de Le Frain du Tremblay. Il s'y reconnaissait lui-même, moins les exagérations, il y retrouvait ses scrupules, le combat en lui-même de l'humaniste trop humain et du professeur prêtre, débat où la victoire du divin, loin de détruire, garde et sauve tout l'humain.
Il garde de Le Frain cette belle idée de l'unité du goût. Mais où ce principe est-il connu, où cet idéal est-il réalisé?
De cette inquiétude, il dit un mot trop bref dans sa réponse à l'enquête Foi et Vie. Il est fâcheux qu'il n'ait pas pu répondre à une autre enquête, celle dont le P. Charmot nous a donné le résultat avec son commentaire et ses propres conclusions dans son beau livre l'Humanisme et l'Humain1.
Dans sa lettre à cet ami, maître et confrère en Humanisme, il s'excusait de ne pouvoir participer à cette enquête. Il avait trop de doutes; il lui aurait fallu faire la synthèse de ses idées depuis l'Enfant et la Vie, jusqu'à la Poésie pure. Le temps et les forces lui manquaient.
On peut indiquer des éléments de cette réponse épars dans l'œuvre entière. Et d'abord dans ce qu'il a écrit du Romantisme, son apologie de l'inquiétude romantique. On se demande comment son livre sur ce sujet a pu inquiéter des consciences autres que 1. F. Charmot. L'Humanisme et l'Humain Psychologie indi- viduelle et sociale. Ed. Spes.
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païennes. Sans doute par suite d'un malentendu dont l'auteur de Pour le Romantisme n'était pas coupable. Il s'expliquait assez clairement dans sa préface; il combattait le danger toujours actuel du paganisme dans les lettres et dans les mœurs, paganisme ou culte exclusif et satisfaction de l'ordre humain. Le livre est bien une apologie de l'inquiétude, non de cette inquiétude morose et fausse qui se prend pour objet et qui jouit d'elle-même, ce sombre plaisir d'un cœur mélancolique, dont La Fontaine fait en passant un vers admirable, mais qui chez trop de poètes dits romantiques sera le fond d'une littérature détestable. Nous condamnons ce romantisme insincère, mais nous appelons romantique par opposition au classique satisfait toute œuvre littéraire qui témoigne d'une tendance inquiète vers le divin ou qui nous fait sentir l'insuffisance de l'humain.
Or ne trouvons-nous pas quelque chose de ce romantisme dans toute pensée et poésie profonde, même chez les païens, et plus sensible chez eux que chez les classiques modernes? Et c'est par là que l'éducateur chrétien peut, sans trahir ses auteurs, les faire entrer sans violence dans la formation du goût unique.
Ne peut-on pas transposer ici les vers de Lucrèce : .Medio de fonte leporum Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat ?
Virgile, le meilleur Virgile et le plus humain, ne nous laisse-t-il pas l'impression de ce quelque chose d'amer, de douloureusement non fini, de cette inquiétude enfin et de ce romantisme?
Il y a une tristesse des grands poètes qui est chré-
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tienne sans qu'ils s'en doutent, qui appelle le Christ, qui est l'expression de l'irrequietum cor de ce grand romantique, saint Augustin.
C'est pour cela que le prêtre et le chrétien humaniste est le meilleur maître, s'il réalise cette inquiétude et s'il la fait réaliser à ses élèves. Mais le fait-il souvent?.
Enfin le manifeste de la Poésie Pure et son commentaire dans Prière et Poésie sont le fruit ultime des méditations d'un humaniste inquiet.
Henri Bremond n'a pas dit le dernier mot sur le secret de la Poésie, mais quelle profonde vérité entrevue et suggérée à tous ceux pour qui il y a un mystère de la poésie. La poésie, l'instant poétique ne serait-ce pas le sens du plus intime, du plus profond et par conséquent du plus divin en nous, dans l'invention de ce tout mystérieux indivisible — rythme, sonorité, symbole, pensée — qu'est un beau vers ou une suite de beaux vers?
Ce n'est pas prière consciente, explicite, cela est trop évident. Mais le poète et l'auditeur qui communie avec lui par l'incantation métrique, s'il poussait plus avant, avouerait l'invisible Présence. Et ainsi il n'y a pas de beaux vers, pas de beauté poétique qui ne soit d'ordre divin et chrétien. Et ainsi il est bien vrai qu'il n'y a qu'un seul goût. Et l'hu- manisme séparé ou laïcisé, celui de Méré, de Bouhours quelquefois hélas! certainement celui d'Anatole France, est pour dire le moins un humanisme découronné.
Henri Bremond aurait dit tout cela dans une réponse à l'Enquête sur l'Humanisme. Il aurait ajouté ses doutes sur la pérennité de la culture grécolatine, sur ce que sera l'humanisme de demain.
« Nous sommes, aurait-il dit à son ami, vous et moi, parmi les derniers peut-être et trop peu nombreux
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des vieux humanistes sincères, de ceux qui ont encore le droit de parler de culture grécp-latine, parce que nous l'avons vécue, parce que nous avons réalisé son efficacité bienfaisante en nous-mêmes et sur nos élèves. Or voici qu'elle est combattue, non pas seulement par des adversaires sectaires et méprisables, mais par la jeunesse qui monte, excessive, injuste, mais enthousiaste. On parle d'un humanisme nouveau, scientifique, technique, mots étranges, inouïs dans notre jeunesse. Que ferons-nous? Oh! certainement défendre jusqu'au bout ce qui nous a été bon, pour qu'il se perde le moins possible d'une tradition bienfaisante. Mais en bons humanistes, nous écouterons cette jeunesse, nous lui montrerons notre supériorité, en la comprenant. Humanisme tout nouveau? Non, c'est impossible, mais humanisme élargi où rentrent toutes les valeurs humaines du travail humain. »
Faire crédit à la jeunesse. Faire surtout crédit à l'Eglise, car l'humanisme de demain élargi, renouvelé sera chrétien ou ne sera pas. Mais il le sera.
Qui est sûr de la valeur de la nature humaine?
Homo sum, humani nil a me alienum puto.
Qui peut le dire en toute assurance? Le Chrétien.
Qui l'a jamais dit et qui pourra jamais le dire dans la plénitude de son cœur? Le Saint.
A. ET J. B.
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PREMIÈRE PARTIE
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I
L'HUMANISME CHRÉTIEN ET LES ORIGINES DE LA THÉOLOGIE MODERNE
Nous donnerons d'abord des extraits d'un article au sujet d'un livre considérable de l'abbé Humbert : l'Humanisme Chrétien et les origines de la Théologie moderne.
Le seul titre devait exciter vivement la curiosité d'Henri Bremond et mettre en branle toutes ses activités. Reconnaître les liens d'interdépendance de cette vie exubérante de la Renaissance et du développement des idées dogmatiques, c'était le genre d'étude qu'il avait amorcé déjà avant son Thomas More. Il allait recevoir de nouvelles lumières sur les régions presque inexplorées de ce domaine de l'histoire religieuse. D'abord ébloui par l'étendue de l'information érudite, par l'originalité des vues, il fut déconcerté par une apparente antinomie. D'après l'auteur, le travail des grands humanistes aurait servi à préparer les décrets du Concile de Trente, d'autre part les mêmes humanistes étaient tenus pour suspects d'opposition à la tradition catholique.
Nous ne retiendrons pas ce grief général, plutôt question posée à l'auteur qu'objection proprement dite, et omettant le détail des critiques, nous donne-
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rons les passages où Henri Bremond donne sa pensée sur l'orthodoxie fondamentale du mouvement de la Renaissance.
Le livre de M. l'abbé Humbert traite un sujet si magnifique, révèle donc chez son auteur une intelligence si vigoureuse et une érudition si considérable, enfin remue, en un si petit nombre de pages, une telle quantité d'idées qu'on me pardonnera de ne pas m'étendre sur les éloges qui vont lui venir de tous les côtés et de me borner à formuler timidement un certain nombre de critiques. Critiques, non, réserves plutôt et que je voudrais retirer au moment même où je les formule. C'est qu'en effet, même après une seconde lecture — la première est un éblouissement continu — je ne suis pas tout à fait sûr d'entendre la pensée de M. Humbert. Je ne vois pas où il nous mène.
Je ne puis donc parler de lui qu'en tâtonnant et que lui confier sans plus de façons mes inquiétudes.
Les idées remuées par les humanistes, le Concile de Trente, non seulement ne les a pas rejetées, mais après le travail d'épuration qui était nécessaire, il les a canonisées. La pensée chrétienne a vécu de ces idées depuis les grands théologiens des XVIe et XVIIe siècles jusqu'à Newman qui a dû rompre avec l'église de son enfance pour avoir voulu greffer les canons de Trente sur les « articles » anglicans. Nous en vivons tous encore et je pourrais montrer, sur de beaux exemples contemporains l'inépuisable fécondité des Canons de Trente Peut-on parler d'un esprit entièrement nouveau, d'opposition à l'ancienne doctrine?
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Cet esprit « complètement nouveau », cette résistance positive à l'ancienne doctrine, il ne les trou-
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vera, et pour cause, ni chez Pic de la Mirandole, ni chez Marsile Ficin, ni chez John Colet, ni chez personne enfin, parmi les princes de la « nouvelle science ». On s'est trompé de tout temps. Ils se sont trompés sans doute sur plus d'un point, mais ni les uns, ni les autres, ils n'ont songé « à refaire la théologie ». Epoque de fermentation, d'ivresse intellectuelle et livresque, d'orgueil même et d'imprudence, si vous le voulez, mais non pas du tout de révolte.
Ils veulent secouer le joug d'une école, d'une méthode, mais en restant fidèles à la vieille Eglise qu'ils aiment et qui de son côté surveille leur jeune impétuosité avec plus de sympathie que d'inquiétude. Il reste très vrai que la guerre qui se livre en ce temps-là contre les derniers représentants de la scolastique menace de s'étendre jusqu'à la scolastique elle-même et que, si rien ne l'arrêtait, une réaction contre huit ou neuf générations de docteurs ébranlerait enfin la doctrine. Mais la campagne antiscolastique, loin d'absorber l'activité de ces hommes, ne tient relativement que peu de place dans le programme de leurs conquêtes. Avant tout, ils veulent construire et ils ne tirent le glaive que pour défendre les frontières de ce chantier où gisent les beaux marbres des deux antiquités, Platon et les Pères. Ils veulent construire, mais sur les anciennes fondations, sur la Bible, sur la double pierre, le Christ et l'Eglise. Quant à la figure de l'édifice commencé, en vérité, ils ne la connaissent pas encore.
Nescio quid. nascitur. Ce je ne sais quoi de grandiose, ils ne le voient pas, un autre le voit, un autre dont l'Esprit de lumière, d'ordre et d'amour plane sur la surface de ce chaos frémissant, un autre dont la Providence a pour règle de laisser croître l'ivraie avec le bon grain jusqu'à l'heure de la moisson, un autre enfin qui corrigera bientôt la maladresse et les
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autres défauts de ces ébauches glorieuses où se tra- duisent avec plus ou moins de netteté les idées, toujours anciennes et toujours nouvelles, « qui aboutiront aux décrets du Concile de Trente ».
Les premières années du XVIe siècle — écrit admirablement M. Humbert — offrent le spectacle d'une renaissance de l'Ecriture qui n'est pas encore emprise dans les tentatives de révolution religieuse dont, vingt ans plus tard, l'Europe sera bouleversée, ses esprits les plus sages voient de ce côté une direction dans laquelle la science sacrée doit se frayer de nouvelles avenues. Des idées contestables se mêlent à leurs projets et à leurs tentatives. Ils méprisent surabondamment et très injustement les grands maîtres de la théologie chrétienne au moyen âge. Ils les aperçoivent à travers les subtilités et les vaines discussions de leurs derniers et indignes successeurs. Aussi recherchent-ils de toutes leurs facultés un contact plus immédiat avec la vérité évangélique.
Cette ardente recherche ne contredit pas les tendances conservatrices et traditionnelles des humanistes chrétiens.
Ficin est bien éloigné cependant de vouloir amoindrir le dogme.
Pour ce catholique platonisant, la parenté de l'homme avec Dieu prépare sur le terrain de la nature celle que doit établir la grâce(p.129130).
Ainsi encore: les tentatives si intéressantes d'interprétation de l'Ecriture qui se rattachent aux noms de Jean Pic de la Mirandole et (de Marsile Ficin). reposent toutes
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deux sur le souci de fondre les doctrines platoniciennes. avec les données de la foi chrétienne (p. 122).
Ils s'égarent peut-être — là n'est pas la question — mais ils ne veulent pas toucher à la doctrine de l'Eglise. En Angleterre la foi de Colet et de Thomas More n'est pas moins inébranlable.
Jamais peut-être les idées platoniciennes n'avaient été fondues avec quelques-uns des aspects de la foi chrétienne d'une façon plus parfaite et plus importante pour la conception de la théologie. D'autre part, dans la pensée de Colet, les distinctions scolastiques reprenaient sous le couvert de cette théorie, un sens et une portée qu'elles semblaient avoir perdues (p. 141).
Thomas More dans sa fameuse lettre aux « troyens» d'Oxford, demandant qu'il soit permis de préférer à la méthode scolastique celle de saint Augustin, de saint Jérôme, de saint Ambroise, allait-on, disait-il, contester le titre de théologiens à ces lumières de l'Eglise, toujours une, à travers les âges comme à travers les espaces (p. 146-147).
L'humanisme français ne s'explique pas autrement: qu'on me permette, disait Josse Clichtone, l'ami de Lefèvre d'Etaples, de toucher en passant à la malheureuse destinée de notre époque, et de gémir en particulier sur les labeurs trop peu féconds de ceux qui se livrent à l'étude et à l'enseignement des saintes lettres. Ils laissent de côté la Sainte Ecriture, ils négligent les écrits les plus autorisés des Pères et se livrent tout entiers à des gloses moins utiles. Ils vont jusqu'à traiter de bassesse et de pauvreté d'esprit le fait de citer dans l'ar-
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gumentation l'autorité de l'Ecriture ou de quelque docteur ecclésiastique pour appuyer quelque décision (p. 161).
En Allemagne enfin, c'est encore la même attitude; tant et si bien que M. Humbert, analysant un beau texte de Pirckheimer qu'il nous dit être le programme de l'humanisme allemand, avoue que les idées essentielles de ce document ne sont «pas étrangères à la grande tradition scolastique » (p. 174).
Ainsi, de quelque côté que nos yeux se portent, nous cherchons en vain cet « esprit complètement nouveau » qu'on nous avait annoncé. Pas plus que leurs précurseurs du siècle précédent, les hommes de la « science nouvelle » ne songent à renverser l'édifice doctrinal du moyen-âge.
Ce n'est pas à dire néanmoins que nous les regardions comme des maîtres de tout repos. Quelle que soit la pureté d'intention et la docilité foncière de ceux qui la professent une science qui se dit, qui se veut « nouvelle » trébuche fatalement un certain nombre de fois, pendant ses années d'apprentissage.
Contre le soupçon d'un anti-intellectualisme qui ne retiendrait des livres saints que la valeur morale (Erasme) ou mystique (Pic de la Mirandole), à l'exclusion du dogme proprement dit, Henri Bremond répond : On a dit cent fois que le cercle moral, quand on l'isole du cercle métaphysique, du cercle mystique et des autres cercles humains, nous emprisonne dans le néant. Aidé de toutes ces puissances, l'homme tout entier doit conquérir et vivre la vérité, la conquérir pour la vivre et la vivre pour la conquérir.
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Le moyen d'ailleurs de faire autrement? Il n'y a pas d'intellectualisme pur, de mysticisme pur, de moralisme pur, toute doctrine tendant à l'action et étant elle-même fille de l'action, toute morale, impliquant bon gré mal gré quelque doctrine.
Qu'on nous prouve que les humanistes ont combattu ces vérités essentielles. Nous leur tournerons le dos.
Mais le réquisitoire de M. Humbert ne nous fournit pas cette preuve. Jusqu'à plus ample informé, je ne crois donc pas à leur agnosticisme. Lefèvre n'est pas toujours un esprit très lumineux, mais à mon sens, ni le mystique Pic de la Mirandole, ni le moraliste Erasme, ne mettent en question la valeur de l'intelligence raisonnante. Ils se bornent à protester contre l'abus d'une méthode exclusivement déductive, ils tiennent que le syllogisme n'est pas l'unique manière de parvenir à la vérité et qu'il est vain de définir l'amour de Dieu lorsque cette connaissance ne se tourne pas à aimer.
Humani nihil a me alienum puto; mihi vivere Christus est.
C'est, en deux mots, tout leur programme. Je veux bien qu'ils aient mis l'accent, avec trop de vigueur, sur les articles de ce programme qui les intéressaient davantage, sur les droits de l'intuition, sur le culte des chefs-d'œuvre classiques, sur la dévotion aux Pères de l'Eglise et au texte de la Bible, sur les conditions de la certitude morale, laissant peut-être dans l'ombre, ou critiquant avec trop d'âpreté telles autres disciplines qui font également partie intégrante du trésor de l'humanité. Qu'on les censure donc à leur tour avec la sévérité que l'on voudra, mais, sous couleur de réprimander leur excès qu'on n'aille pas donner à Luther et à Calvin le droit de se réclamer de saint Paul.
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Ils n'ont pas séparé, désintégré, de propos délibéré les divers éléments de la synthèse traditionnelle, mais ils ont concentré leur intérêt sur tel ou tel de ces éléments, ou pour parler plus exactement sur telle ou telle des méthodes par lesquelles on arrive à la connaissance de ces éléments. A la méthode déductive, ils ont préféré la simplicité évangélique et l'éloquence cordiale des Pères. Mystères, Sacrements, tout l'immuable dépôt leur reste sacré. Ils ne le sacrifient pas à la morale. L'édification qu'ils attendent d'une étude plus approfondie soit de l'Evangile, soit des Pères est chargée de dogme. D'un autre côté, ils sont pleinement soumis à l'autorité de l'Eglise. S'il y a parmi eux des hommes animés d'un esprit individualiste et sectaire, la crise luthérienne séparera pour toujours des humanistes authentiques, ces protestants d'avant la lettre. Quant à la méthode scolastique, ils l'ont attaquée sans doute avec une injuste violence, mais jamais au point de mettre en question l'œuvre doctrinale des Pères en niant la nécessité d'une philosophie de la foi. Ne les jugez donc pas sur les écarts inévitables de la polémique. De part et d'autre la guerre était d'une telle violence qu'on ne mesurait pas toujours la portée des coups. Il ne faut pas plus demander à L'Encomium Moriae la théologie d'Erasme, qu'aux Provinciales, la théologie de Pascal. Au fond que reprochaient-ils à la scolastique de leur temps? Pas autre chose que ce que lui reprochait déjà l'auteur de l'Imitation: Relinque curiosa, laissez donc les subtilités vaines qui troublent l'esprit sans le nourrir, qui enveniment la controverse, qui ne font aucun bien à l'âme. Ils ne lui pardonnaient pas non plus son jargon.
C'étaient parfois de grands enfants, des mandarins littéraires. N'oubliez pas néanmoins qu'ils avaient
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appris de Platon à sanctifier la rhétorique même, que dans leur esprit, naïf et généreux, une phrase bien faite était une façon de prière. « Pour moi, disait Bembo dans sa fameuse lettre à Jean François Pic de la Mirandole, je pense que de même qu'il y a en Dieu, auteur et Créateur de toutes choses, une certaine forme divine de la justice, de la tempérance et des autres vertus, il s'y trouve ausi une certaine forme divine de bien écrire (recte scribendi speciem quamdam divinam), une forme absolument belle qu'avaient en vue, autant qu'ils pouvaient le faire par la pensée, et Xénophon et Démosthène et Platon surtout. et, plus que tout autre, Cicéron, quand ils composaient et qu'ils écrivaient quelque chose.
A cette image qu'ils avaient conçue dans leur esprit, ils rapportaient leur génie et leur style. J'estime que nous devons faire comme eux tâcher de tous nos efforts, à nous rapprocher le mieux et le plus possible de cette image de beauté (conandumque modis omnibus, ut ad ejus formœ simulacrum scriptis nostris, quoad fieri possit, quam rectissime quamque proxime accedamus).
J'insiste sur ce dernier aspect de l'humanisme parce que tout se tient dans cette magnifique histoire des deux renaissances, parce que la résurrection des études classiques n'est pas sans avoir eu quelque influence sur les origines de la théologie moderne. N'en doutez pas! A côté des fermes représentants de la scolastique, l'humanisme siégeait à Trente, l'humanisme intégral chargé des glorieuses et bienfaisantes dépouilles de l'antiquité chrétienne et de l'antiquité classique. Aucune consigne n'arrêta sur le seuil des assemblées conciliaires les ombres de tant d'illustres païens qu'avait baptisés la pieuse métaphysique d'Erasme et de Pic de la Mirandole.
Ces ombres, il fallut bien les consulter et les entendre
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lorsqu'on en vint à définir la blessure du premier Adam. Vulneratus in naturalibus, Socrate et Platon avaient quelque chose à dire sur cette blessure, un double témoignage à rendre et de l'impuissance de l'homme tombé et de l'excellence de la première création. Ils parlèrent. On les écouta. Humaniores litterœ, humanior theologia, Oui! plus humaine et par suite plus divine. Plus humaine, non pas certes que la théologie de l'Evangile ou la théologie du Consensus Patrum, mais moins inexorable, moins décourageante que certaines pages de saint Augustin, pages d'ailleurs obscures, corrigées par d'autres textes du même docteur et susceptibles d'une interprétation moins sévère. Alors furent rédigés les Canons de Trente sur la justification, alors fut maudite la triste semence qui devait lever, cent ans plus tard, dans l'Augustinus. Erasme était là, lui aussi, Erasme dont les frêles ossements reposaient depuis quelque dix ans dans une église étrangère. Son ombre ironique et frileuse faisait discrètement le tour de la salle où le « pédagogue de toute l'Europe », comme parle M. Humbert, comptait encore un si grand nombre d'élèves. Mais ceux-ci, pour diverses raisons, hésitaient à le reconnaître, et le fin vieillard, résigné de longue date à sa mauvaise étoile, murmurait l'épigramme antique : Sic vos non vobis. Car enfin c'était bien son œuvre à lui qui se rectifiait sur plusieurs points sans doute, mais enfin qui s'achevait dans ces mémorables séances. Ces canons sur la grâce sanctifiante, c'était bien ce qu'il avait voulu, ce qu'il n'avait pas su dire, c'était le couronnement logique et solide de la Philosophia Christi.
Après la débauche de dilemmes à laquelle j'ai dû me livrer, on ne tiendra pas rigueur à ces imaginations qui paraîtront, je l'espère encore plus solides
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que reposantes. Après tout, en certains sujets, et notamment lorsqu'il s'agit de l'histoire des idées, le sûr moyen de n'être pas sérieux, c'est de l'être trop. Car enfin, ce que nous faisons ici M. Humbert, avec son érudition formidable et moi-même avec mes petits moyens, ce que nous faisons ne dépassera jamais l'incertaine région de l'hypothèse. Les idées vivent, elles marchent, elles dorment, elles ressuscitent, elles ont donc une histoire, mais qui se flattera de retrouver à coup sûr les étapes de cette histoire en lisant, d'après l'ordre chronologique, les mille ouvrages publiés pendant une période donnée?
Par où commencerez-vous vos lectures, vous qui voulez trouver les origines de la théologie moderne?
L'humanisme est beaucoup plus ancien que Pic de la Mirandole; Jean de Salisbury est un humaniste, Clément d'Alexandrie plus encore. Et cette mystérieuse doctrine de la grâce, puisqu'après tout c'est à elle qu'ici tout le long de ce travail coordonne cette histoire des origines du concile de Trente, où la prendrez-vous? Des Pères Grecs à Saint-Augustin, de Saint-Augustin à Saint-Anselme, de SaintAnselme aux humanistes chrétiens et de ceux-ci au concile, quelle route juste ciel et à quelle hauteur ne devrez-vous pas monter pour la contempler d'un seul regard! Monter, c'est descendre qu'il faudrait dire plutôt; descendre plus bas que tous les livres et jusque dans les plus intimes secrets de la vie chrétienne, une idée, quelle qu'elle soit, ne commençant à serpenter dans le monde des livres qu'après mille détours au profond des âmes. Mais je veux que ces livres vous suffisent. Ignorez-vous donc que rien n'est plus décevant qu'un livre et que le plus souvent celui qui tient la plume n'a presque pas conscience de l'esprit qui le pousse et auquel il obéit comme malgré lui, faisant avancer la théorie
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même qu'il voulait combattre, rétrograder celle qu'il voulait servir. Quel poids mort dans le livre le moins pesant! Les deux tiers des choses que nous écrivons ne sont pas à nous et des ouvrages entiers nous prêtent souvent une figure qui n'est pas la nôtre. Il faut donc choisir, mettre la main sur les textes vraiment révélateurs, négliger les autres. L'historien des origines de la théologie moderne a la main singulièrement heureuse mais comme tout le monde, il est conduit dans ses choix par une certaine intuition dont lui-même il ignore peut-être les origines lointaines. Et puis ce choix qui est une interprétation, une construction première, amorce une nouvelle série d'interprétations et de constructions. Ici encore M. Humbert manifeste de très beaux dons.
Toutefois, je le crois victime d'une illusion fondamentale qui risque de compromettre ses instructions les plus sûres et sur lesquelles je dois en finissant m'expliquer.
Il dissocie les idées à la manière des anatomistes et il croit que pour mieux étudier un être vivant, on doit commencer par lui enlever la vie. Il se borne, trop habituellement, à suivre le déroulement logique d'une idée, négligeant les autres principes qui précipitent, retardent, compliquent et souvent paralysent le progrès de cette idée. Ce travail n'est pas mauvais en soi et il faut que quelqu'un le fasse, mais enfin la logique n'est pas l'unique loi de l'histoire. Il y a vingt raisons de cet axiome, celle-ci entre autres qu'un esprit parfaitement et toujours logique, depuis que le monde est monde, ne s'est jamais rencontré. Ne brouillons pas toutes les disciplines. Erasme écrit-il une œuvre, libre au théologien d'isoler de peser chacune des phrases que renferme cet ouvrage, de dégager toutes les conséquences qu'on en peut déduire. L'historien se pro-
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pose un tout autre objet. Il veut connaître deux choses : I° La qualité de l'adhésion superficielle et psittaciste ou bien cordiale et profonde qu'Erasme a donnée à chacun de ses textes. Pour cela il faut avoir longuement sondé non pas seulement les in-folio d'Erasme, mais l'homme lui-même, tel que l'ont vu ses amis de tous les jours, savoir les influences qu'il a subies, les maîtres, les événements extérieurs et intérieurs qui l'ont aidé à prendre conscience de son propre esprit. 2° L'impression que, vu les circonstances, ce texte a dû faire sur la majorité des lecteurs. A quoi bon me direz-vous?
Littera scripta manet. Elle dit ceci ou cela. L'authenticité du livre n'est pas douteuse. J'ai donc le droit de me renfermer dans ce livre et d'en peser logiquement tous les mots. Oui! sans doute, si vous êtes théologien ou dialecticien de profession, bien qu'il convienne d'user de ce droit avec une extrême prudence. En effet, il n'est pas toujours bon de montrer aux hommes l'aboutissement fatal — dans l'ordre logique — des idées dont l'apparence les a flattés pour quelques instants et qui, sans votre secours, n'auraient laissé aucune semence dans leur esprit.
Ils se familiariseront peut-être, non plus seulement avec l'apparence, mais avec la substance même de ces idées. Cette flèche mollement essayée sur un arc mal tendu, vous la ramassez aux pieds de l'archer où elle est tombée et vous la lancez à votre tour, sous prétexte d'en dessiner la trajectoire, de montrer jusqu'où elle peut atteindre. Prenez garde! D'autres viendront qui se livreront, et pour de bon cette fois, à ce jeu dangereux. Burke, si je ne me trompe, a développé magistralement ce sujet. Qu'on me pardonne la parenthèse. Quoiqu'il en soit, dangereux parfois, et parfois utile et nécessaire, ce n'est pas là besogne d'historien. L'histoire conduite par la seule
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dialectique, est peut-être de la prophétie, elle n'est plus de l'histoire.
D'ailleurs faites réflexion qu'il est bien rare que dans le cours de son livre un auteur ne se contredise jamais. Les critiques ne manquent pas de relever ce défaut, moins sans doute pour rabattre méchamment la vanité du prochain que pour aider celui-ci à mieux connaître sa propre pensée. Car, en vérité, cette incohérence n'affecte le plus souvent que la surface de l'esprit. Ce qui est proprement notre âme hésite peut-être, oscille et change, mais ne prononce jamais avec une décision entière, dans la même minute, le oui et le non. Et voilà où éclate de nouveau l'insuffisance de la dialectique chez qui veut raconter l'histoire des idées. Simple logicien, quand vous avez souligné ses contradictions d'une page, vous avez tout dit. L'auteur garde son secret. Il ne le livrera qu'à la délicatesse insinuante et caressante des historiens.
Cette dernière observation, qui résume tout ce que j'ai essayé de dire et qui me semble donner la clef des imperfections de ce très beau livre, est trop importante pour que je me dispense de l'appuyer sur une dernière citation. Nous avons déjà félicité M. Humbert d'avoir marqué, plus nettement qu'on ne le fait d'ordinaire, « l'opposition entre les tendances profondes » de Luther et celles « de l'humanisme érasmien » (p. 248). On ne le dira jamais assez, un abîme sépare ces deux protagonistes, ces deux philosophies de la vie. L'humaniste est aussi contraire que possible à l'esprit de secte. Alors même qu'il manquerait de ferveur envers l'Eglise de son berceau — et ce n'était pas le cas d'Erasme — un certain bon sens, une certaine humilité et modération naturelle, ce respect de l'ordre établi, la peur du fanatisme — toutes qualités natives, mais entre-
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tenues par l'étude de l'histoire et la fréquentation assidue des lettres classiques — lui feraient prendre le schisme en horreur. Luther, au contraire, a la puissance, mais aussi les infirmités d'un barbare.
Je ne sais quel démon le pousse à rompre avec l'Eglise et à se détruire lui-même en la déchirant.
Il a peut-être souffert plus violemment de cette séparation qu'Erasme n'en aurait souffert, mais il est allé de l'avant. Je crois que cette différence de tempéraments, puisqu'elle explique en partie les divergences doctrinales, aurait dû retenir l'attention de M. Humbert, mais l'histoire des idées, telle qu'il l'entend étant surtout d'ordre logique, venons à la doctrine elle-même.
Sur ce terrain, tout se ramène, en définitive, à la matière de la grâce, à la théologie du péché originel.
La conception (érasmienne) de la Bible comme un manuel d'éducation religieuse donné par Dieu aux hommes étant pour (Luther) du pélagianisme tout pur (p. 248).
Qu'on ne nous parle donc pas de « conséquences extrêmes ». Il n'y a pas de lien nécessaire entre les écrits d'Erasme sur la réforme et l'hérésie de Luther.
Vous me direz que rien n'est plus décourageant que le spectacle impitoyablement divulgué des misères de l'Eglise. Mais quoi, de très grands saints n'ont pas reculé davantage devant la divulgation de ces mêmes misères, et personne n'a découvert dans leurs écrits la semence logique du pessimisme luthérien. Du reste je ne défends pas la polémique d'Erasme contre les abus de son temps. Je dis seulement que la dialectique la plus rigoureuse ne déduira point de cette œuvre satirique les thèses de Luther sur l'homme déchu. Je soutiens en second
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lieu que des ouvrages proprement dogmatiques d'Erasme et notamment de son traité sur le libre arbitre découlent des thèses toutes contraires : j'ajoute enfin que l'atmosphère d'idées et d'aspiration morales ou spéculatives qui se dégage, soit de la vie, soit des écrits d'Erasme et des humanistes chrétiens, que cette atmosphère, dis-je, mortelle au développement de toutes les doctrimes qui exagèrent les suites du péché originel est éminemment favorable à l'éclosion de la doctrine catholique sur la grâce, telle qu'elle sera définie à Trente, telle qu'elle sera confirmée plus tard par la condamnation de Jansénius.
Mais n'allons pas nous embourber, de notre côté, dans cette dialectique qui, bonne ou mauvaise, ne suffit jamais à éclairer un point d'histoire. S'il n'est pas vrai logiquement que tous les prédicateurs de réforme, par cela seul qu'ils font la guerre aux abus de l'Eglise, sèment l'hérésie luthérienne, il reste très vrai qu'une certaine façon trop rigoureuse de critiquer ces abus prépare un milieu propice à la propagande des sectaires proprement dits. Les plaies de l'Eglise s'enveniment lorsqu'on les découvre sans précaution. Les fidèles perdent peu à peu le respect et l'amour qu'ils doivent à l'autorité. Le mécontentement grandit. Les tendances schismatiques s'accusent et si le schisme enfin se consomme, quelque hérésie le suivra de près. Je n'ai pas ici à examiner quelle fut au juste la responsabilité d'Erasme dans la catastrophe que du reste il essaya courageusement de conjurer, à dire dans quelle mesure l'humanisme chrétien a rendu plus facile les victoires de Luther. Luther est venu en effet, mais si au lieu de Luther, c'eût été un second Pélage, celui-ci n'aurait-il pas trouvé dans le même milieu, l'atmosphère favorable au progrès d'une hérésie
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toute contraire. Inquiet, prudent, rebelle aux affirmations tranchantes, Erasme ne s'est pas engagé à fond sur ces difficiles matières. Mais qui pousserait à leurs « conséquences extrêmes » ses ébauches doctrinales sur la grâce, le trouverait moins loin de Pélage que de Luther.
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II
LÉONCE COUTURE ET L'HUMANISME CHRÉTIEN
Par la fécondité, l'ardeur et la diversité de son « génie », par le rayonnement de son influence, Léonce Couture (1832-1902) occupe une place d'honneur dans la pléiade insigne dont l'activité scientifique, la méthode, la vive élégance et la noblesse ont porté si haut le prestige de l'Institut catholique de Toulouse. Lorsqu'il fut chargé du cours de langues romanes à cet institut (1878), il était déjà presque célèbre. Sainte-Beuve l'avait remarqué, et l'école des chartes, et le P. Gratry, et Mistral. Il avait promis et on attendait de lui une Histoire littéraire de la Gascogne. Une fois nommé à Toulouse, des cours publics de M. Couture, de ses conférences, de ses articles innombrables se dégagea bientôt la promesse d'une œuvre plus grandiose dont je parlerai bientôt. Ni l'une ni l'autre de ces deux promesses n'a été pleinement tenue. L. Couture est mort avant d'avoir publié un seul livre. En un sens, il a fait mieux. Ses articles, ses leçons, forment comme une nébuleuse de livres, poussière brillante qui guidera longtemps encore les élèves posthumes de ce professeur incomparable. « Quel dommage, disait le cardinal Mathieu, que M. Couture ait semé sa poudre
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d'or sur tant de petits chemins. » Le mot « grands » serait plus juste. Quoi qu'il en soit, il importait que cette poussière ne fût pas perdue. Disciple préféré, confident, collaborateur de L. Couture, M. le vicaire général Laclavère s'est donné la pieuse mission de la recueillir. Il a réuni, dans un premier volume qui vient de paraître et qui ne compte pas moins de mille pages, les souvenirs de l'enseignement de L. Couture1. D'autres volumes suivront, d'un intérêt moins universel, mais d'une même excellence.
Le peu que je vais dire, après tant d'autres, montrera que les fidèles de L. Couture n'exagèrent rien lorsqu'ils regardent leur maître comme un initiateur de premier ordre, comme un humaniste presque parfait. Pour lui faire sa juste place, on peut, on doit le mettre tout près d'Ozanam. Entre l'un et l'autre, les différences abondent. Mais les deux œuvres se rejoignent et se ressemblent. Celle d'Ozanam, la réhabilitation du moyen âge, était plus facile. Chateaubriand, Walter Scott, le romantisme, la nouvelle école historique l'avaient précédé dans cette voie. Catholiques et incroyants étaient avec lui. Il n'avait plus qu'à étendre les conquêtes de ses devanciers, ce qu'il a fait splendidement, comme chacun sait. Mais cette victoire même rendait tout à la fois et plus nécessaire et plus ardue la campagne que L. Couture rêva d'entreprendre. D'une part, en effet, les catholiques, ayant repris triomphalement possession du siècle de saint Louis, regardaient, avec une défiance plus vive encore que par le passé, les âges suivants, y compris le siècle de Léon X.
D'autre part, les incroyants ne demandaient pas mieux que de nous enfermer dans les siècles de foi comme dans une prison dorée. Bons princes, après
1. Léonce Couture, Enseignement (Champion).
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s'être extasiés avec nous devant les cathédrales gothiques, ils nous abandonnaient la garde de ce qui, pour eux, n'était qu'un musée et ils nous disaient gentiment adieu sur le parvis de Notre-Dame, pressés d'aller planter leur libre bannière sur toutes les avenues du monde moderne, à commencer par la Renaissance. Partage infiniment dangereux et d'ailleurs absurde, contre lequel Léonce Couture a protesté sans défaillance et textes en main. Aux catholiques imprudents qui poursuivaient la Renaissance de leurs anathèmes, il a dit : Prenez donc garde.
Dieu ne meurt pas. Son bras n'est point raccourci.
Son esprit ne sommeille pas depuis la mort de saint Louis ; sainte Elisabeth n'est pas la dernière sainte, Dante, le dernier poète chrétien. Prenez garde encore. Rome a béni la Renaissance. Les renaissants les plus insignes ont été des hommes de foi. — Aux incroyants, il a dit : Vous vous trompez d'autels. La vraie Renaissance ne mérite pas vos enthousiasmes, car elle ne fut pas, comme vous croyez, une époque d'indépendance, d'individualisme, de libre-pensée.
Tout au plus, vous laisserons-nous quelques enfants perdus, nous garderons avec nous les vrais renaissants. — Telle est, en deux mots, l'idée maîtresse de Léonce Couture. D'autres l'avaient indiquée avant lui; d'autres, et notamment M. Imbart de la Tour, l'ont reprise et conduite à la victoire définitive, mais assurément l'homme qui fut un des premiers à la mettre en lumière, à la développer d'une façon originale et savante n'a pas gaspillé son temps à battre de « petits chemins ».
Je crois bien que, pour lui, ce mot de « Renaissance » n'était qu'un mot assez vain, et c'est là, si je ne me trompe, un des ferments les plus originaux de toute son œuvre. Ne craignons pas d'approfondir un peu cette pensée inquiète et curieuse.
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L. Couture ne croit pas que la Renaissance date de Pétrarque. Aussi vieille que l'Eglise, elle a commencé le propre jour où la Providence réunit aux premiers apôtres ce « petit juif » qui savait le grec, qui citait les poètes et qui avait fait de bonnes études, le jour en un mot où l'Evangile et les humaniores litterœ se rencontrèrent.
Saint Paul est un renaissant, Origène aussi, et saint Augustin, et saint Thomas et tous les génies chrétiens. Des deux éléments que nous avons dit, il en est un, l'Evangile, qui ne change pas. L'autre subit des vicissitudes sans nombre et prend une couleur nouvelle à chacune de ses étapes. Il y a eu vingt, trente renaissances. L. Couture aurait voulu les célébrer toutes. Mais la vie est courte, la science est laborieuse. Il s'est limité aux renaissances les moins lointaines, à celles qui ont façonné les temps modernes. Il commence à Pétrarque et il s'arrête à Manzoni. C'est moins vaste que l'Histoire universelle, mais on avouera qu'il y a plus petit.
Autre caractère original de L. Couture. Cet homme aux larges horizons est resté de sa province.
Il est Gascon et il s'en fait gloire. Là encore, certes, il voit grand. L'Espagne, la Provence, Rome ellemême touchent à sa Gascogne. Même génie, même langue, même soleil. Province pourtant, cet univers, et provincial qui s'y emprisonne. L'infatigable curiosité de L. Couture s'apaise, son ardeur fléchit dès qu'il s'aventure au delà de cette ligne idéale qui sépare le Nord du Midi. La vraie Renaissance, l'humanisme meurt ubi defuit orbis, la Renaissance de Couture, ubi incipiunt nubes. Erasme boude Venise; Léonce Couture, Bâle et les deux Fribourg. Ce Gascon fidèle, cet ami de Mistral et d'Aubanel, goûte jusqu'à la morose Padoue, jusqu'à cet humide Lombez où Pétrarque passa la plus « céleste » des va-
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cances, en compagnie de Jacques Colonna; il prête au ciel latin une lumière cordiale que celui-ci n'a pas toujours; il croit ingénument que, dans leur pays de brume, Erasme et Thomas More n'ont jamais vu le soleil. Bref, il néglige trop, il dédaigne presque et l'Allemagne, humaine pourtant quelquefois, et l'Angleterre qui l'est plus encore et plus constamment. J'appuie plus que de raison sur cette remarque parce qu'elle explique les quelques lacunes qui se rencontrent dans la prodigieuse érudition de L. Couture et parce qu'il est bon aujourd'hui de rappeler que roman et romain sont deux.
J'ai hâte d'en venir à ce qui me paraît être l'originalité suprême de L. Couture, de décrire l'itinéraire imprévu qu'il a été, je crois bien, le premier à parcourir et qui devait le conduire jusqu'au cœur de la Renaissance. Oh! c'était bien simple, mais il fallait le trouver et, la piste une fois flairée, il fallait pour la suivre une science que, depuis quelques siècles, les historiens et les critiques ont ignorée dans la perfection. Theologicum est, non legitur. L. Couture, ce vrai bibliophile qui savait tout le prix des livres qu'on ne lit plus, ne regardait ni de haut ni de loin la littérature théologique. C'était une de ses façons d'élargir les « petits chemins ». Aussi, lorsque Mgr Batiffol lui demanda un cours d'histoire de la théologie, Couture se trouva prêt. Mais — et ceci est de toute importance — dans la pensée du professeur, ce nouvel enseignement rejoignait, enrichissait, confirmait, couronnait enfin les leçons précédentes, les projets d'antan sur la Renaissance, Evoquer, dans une série de monographies, les principaux théologiens de cette époque, montrer que, pendant ces deux siècles si mal compris ou si dénigrés, la pensée chrétienne avait fait preuve d'une activité et d'une chaleur nouvelle, dessiner la
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voie royale qui va de Pic de la Mirandole et des premiers renaissants jusqu'au grand Concile de Trente, ce n'était pas seulement réhabiliter la Renaissance, c'était encore et surtout, en saisir l'âme profonde.
Il y a eu dans l'Eglise une contre-réforme, il n'y a pas eu, il ne pouvait pas, il ne devait pas y avoir une contre-renaissance. Chrétienne en son fond et théologique, la « nouvelle science », semblable d'ailleurs à la scolastique sur ce point comme sur tant d'autres, avait bien pu s'égarer souvent, mais elle avait entrevu d'abord, puis ébauché, puis enfin à peu près rédigé un nouveau chapitre dans l'histoire, toujours ancienne et toujours nouvelle, de la théologie — c'est-à-dire, comme l'entendait Couture — de la civilisation elle-même. Anathématisé par Luther et par la Sorbonne étroite et rageuse, Eramse malgré ses erreurs et ses démarches incertaines, avait été le précurseur de la Compagnie de Jésus.
Entre lui, d'une part, Maldonat et Molina de l'autre, Pole, Contarini, Sadolet avaient fait le pont.
On devine assez, — me semble-t-il, — et l'ampleur et la splendeur de l'œuvre que L. Couture n'a pas eu le temps et que, sans doute, il n'aurait jamais eu le courage d'écrire. Après nous avoir ouvert de si belles perspectives, pourquoi nous causer une telle déception, nous laisser de tels regrets? On a beaucoup glosé là-dessus, non sans prendre parfois de certains airs protecteurs qui nous semblent encore plus ridicules qu'inconvenants. Chétive compassion!
Couture aurait pu écrire une thèse de doctorat par mois, il aurait exigé un crédit de deux ou trois cents ans avant de se mettre pour de bon à son grand ouvrage. Philosophe, poète et, qui plus est, conférencier, il pratiquait, il aimait les raccourcis de l'intuition, les belles synthèses à vol d'oiseau, en un mot, ce qu'on pourrait appeler les tocquevil-
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lismes. Critique subtil, exigeant, chercheur insatiable et merveilleusement doué pour l'analyse, il savait, par expérience, et le charme et l'infinie longueur des mille et mille menues recherches auxquelles un historien doit se livrer avant de contresigner les divinations du poète ou du philosophe, les envolées du conférencier. Que l'on songe, par exemple, au travail que lui a demandé sa note fameuse sur une pensée de Pascal, à tous les livres qu'il a dû lire pour résoudre cette énigme que les pascalisants de métier trouvaient insoluble. Que cette excursion l'ait vivement intéressé, diverti même, je le crois certes bien, mais ce n'était pas là du temps perdu, puisque enfin L. Couture, — regardant le XVIIe siècle chrétien comme le suprême achèvement de la Renaissance, — se devait de connaître à fond la théologie de Pascal. De Dehayne à Pascal, dans la prodigieuse série de textes étudiés par L. Couture, les énigmes de ce genre ne se comptent pas. Avant d'envoyer son livre à l'imprimeur, il aurait voulu, et par goût et par devoir, aborder chacune d'elles. On voit bien que trois siècles n'auraient pas suffi.Ajoutez à cela que, pour une intelligence aussi agile que la sienne, chacune de ces menues recherches en fait naître, en appelle d'autres. Tout jeune, il s'était pris d'affection pour Pierre Bunel, humaniste toulousain. Il se trouve que ledit Bunel, rencontré par hasard chez un bouquiniste, salué d'abord comme méridional, puis goûté comme latiniste de premier ordre, — « petites choses » que tout cela, — va conduire Léonce Couture dans l'intimité de Pole et de Sadolet, — et nous voilà dans le grand. —
Il s'est trouvé qu'une lettre de ce Bunel, amoureusement commentée par L. Couture, à elle toute seule, réduit à néant quelque cent pages de Michelet
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sur la Renaissance. Ce n'est rien encore. Ne voilà-t-il pas, en effet, que ce même Bunel, on le rencontre, non seulement chez le bouquiniste, mais dans un certain livre que tout le monde est censé connaître et qu'apparemment on ne lit plus guère. « Pierre Bunel, nous dit Montaigne, homme de grande réputation de savoir en son temps, ayant arrêté quelques jours à Montaigne, en la compagnie de mon père., lui fit présent au déloger d'un livre qui s'intitule : Theologia naturalis, sive Liber creaturarum magistri Raimundi de Sebonde » Atria longa patescunt. Sadolet d'un côté, Sebonde de l'autre, Montaigne au milieu, si l'on veut, — et comment ne voudrait-on pas! —
épuiser toutes les pistes que le seul Bunel nous suggère, on n'en finira jamais.
Comme on le voit, sa méthode elle-même empêche L. Couture de rien achever, mais, en revanche, elle lui permet d'écrire de courtes notices, plus riches et plus stimulantes que de gros ouvrages. De tel livre dûment achevé sur la Renaissance, il ne restera qu'un débris et ce débris lui-même passera. Grâce au somptueux recueil de M. Laclavère, l'œuvre de Léonce Couture ne passera pas.
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III
LA FOLLE « SAGESSE » DE PIERRE CHARRON1
Bien qu'avantageusement connu des cochers parisiens, Pierre Charron, parisien lui-même, n'en reste pas moins un des personnages les plus énigmatiques de notre histoire littéraire. Peut-être est-il mort le doigt sur les lèvres et avec un secret formidable; peut-être aussi n'a-t-il jamais eu l'ombre d'un secret.
Il est permis de le croire très intelligent, mais il n'est pas défendu de le prendre pour un lourdaud.
Charron tient du mythe. Si nous n'avions son acte de décès, on pourrait presque douter de son existence. Mort trois siècles plus tôt, la critique interne l'eût coupé en deux. Nous aurions alors un Charron, auteur de la Sagesse et précurseur du rationalisme moderne; un autre, apologiste catholique et prédicateur de troisième ordre. A cette amputation nous n'aurions pas gagné grand'chose et nous aurions perdu la thèse brillante que M. l'abbé Sabrié, précisément intrigué par l'antinomie vivante que présente ce personnage, vient de consacrer à l'unique Pierre Charron.
1. De l'humanisme au rationalisme, Pierre Charron (1541- 1603), par J.-B. Sabrié. docteur ès-lettres, Paris, Alcan, 1913.
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Ce livre est une thèse de doctorat et cette thèse a obtenu un vif succès. Il faut que la parole de M. Sabrié ait encore plus d'éclat et de souplesse que sa plume, il faut qu'un certain charme ait endormi la vigilance de ses juges. A nous qui n'étions pas de la fête, la thèse auxiliaire de M. Sabrié : les Idées religieuses de Balzac, paraît un peu mince. Le sujet était beau, mais il a été mené tambour battant et n'a pas dû coûter plus de quinze jours de travail. La grande thèse a pris plus de temps, mais on ne dira pas qu'elle sent l'huile. En vérité, il serait dommage qu'on se tuât pour les beaux yeux de Charron. Bref, si M. Sabrié veut bien nous le permettre, nous saluerons en lui une recrue excellente qui dès son coup d'essai nous promet beaucoup et qui va se mettre en mesure de tenir de si belles promesses. Il a de l'entrain. Il ne sera jamais ennuyeux. Il sait déjà comment les maîtres renouvellent un sujet. Sur les pas des meilleurs modèles, il a poussé quelques pointes du côté de l'érudition véritable. Naudé, Garasse, Gassendi, Mersenne, il est allé sonner aux bonnes portes, curieux de suivre l'influence de Charron pendant la première moitié du XVIIe siècle, amusé des jolies surprises qui attendent et récompensent ceux qui s'affranchissent de la tyrannie des manuels.
Ces visites l'ont ravi, ce qui est d'heureux augure, mais elles ne l'ont pas assez retenu. Quelle hâte, juste ciel! Quand il ne s'arrête pas sur le palier, c'est à peine s'il daigne passer quelques minutes dans l'antichambre. Sainte-Beuve l'aurait grondé pour n'avoir, en somme, rien ajouté à ce qu'il a dit luimême sur Naudé. Passe encore pour le XVIIe siècle et ceux qui ont suivi. Mais le XVIe! De cette forêt dans laquelle Charron a grandi, où il est allé chercher tant de greffes et tant de semences, M. Sabrié s'est résigné trop allègrement à ne pas sonder les ténèbres.
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Il s'est contenté de repasser, toujours au galop, par les sentiers que Charron avait pris le plus fréquemment. Juste Lipse, Bodin, Huarte, du Vair, avec Montaigne et les anciens, sont-ce bien là toutes les sources de la Sagesse? M. Sabrié l'affirme intrépidement. L'idée ne lui vient pas d'examiner si, par hasard, Charron n'aurait rien emprunté à Vivès et, par exemple, le titre même de son propre livre, ou encore s'il n'aurait pas fréquenté assidûment chez Machiavel. D'un autre côté, M. Sabrié montre parfois une confiance un peu naïve dans ses documents.
Quel dommage, nous dit-il, que Charron n'ait pas su comprendre telle page du pasteur Gardesy, dans la réponse de celui-ci aux Trois vérités. Il y a là, paraît-il, quelques lignes qui auraient tué dans l'œuf la malheureuse Sagesse. Oh! Oh! que disent ces précieuses lignes? Tout bonnement que le premier homme a mangé du fruit défendu. Charron n'était pas un Suarez, mais assurément il avait entendu parler du péché originel. Pourquoi donc renvoyer sur ce point le docte chanoine aux leçons du pasteur Gardesy? Je n'aurais pas fait cette remarque si d'ailleurs M. Sabrié ne suivait trop docilement, sur la matière de la grâce, une tradition universitaire qui décidément a la vie dure. Nous dire, par exemple, après Sainte-Beuve et tant d'autres, que Port-Royal a remis en honneur la théologie de la grâce, c'est oublier le concile de Trente. Pas n'était besoin de Jansénius pour détruire « radicalement l'œuvre de Charron », saint François de Sales suffisait.
Pour ces péchés et d'autres analogues, M. Sabrié a l'excuse la plus désarmante. Ni son cœur, ni son esprit n'étaient à la besogne. Ou je me trompe fort, ou Charron l'ennuie. Il n'y a pas grand mal à cela.
Que diable est-il allé faire dans cette Sagesse? Une thèse et rien de plus. Ses vrais livres viendront après.
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Il n'avoue pas de telles horreurs, mais il nous supplie, entre les lignes, de ne lui croire aucune tendresse pour Pierre Charron. Cette glose secrète, mais constante, est peut-être ce qu'il y a de plus lumineux dans toute la thèse. Charron était-il quelqu'un? Oui, certes, répond M. Sabrié. C'était un fort en thème. Songez à sa volonté prodigieuse et n'oubliez pas que « la volonté est le talent de ceux qui n'en ont pas ». Qu'à cela ne tienne! Nous ne sommes pas de la famille. Prêter à de médiocres comparses un rôle important, la fortune moqueuse a souvent de pareilles fantaisies. Rien ne manquerait au XVIe siècle, si Charron n'avait pas écrit.
Tout le monde se serait passé de lui. Mais enfin, avec ou sans génie, il fut une force et sur laquelle nous étions mal renseignés. La thèse de M. Sabrié ne résout pas tous les problèmes que pose une destinée aussi singulière, mais elle a nettement dégagé quelques-unes des avenues de la Sagesse et, comme tous les bons travaux, elle stimule le lecteur à creuser par lui-même ce curieux sujet.
On sait que la Sagesse a été l'un des bréviaires du libertinage pendant la première moitié du XVIIe siècle. Ce fait, pris en toute rigueur, ne condamnerait nécessairement ni les intentions, ni même la doctrine du mystérieux chanoine. Et le livre et l'auteur ont paru très recommandables à quantité d'honnêtes gens. Je ne serais même pas très éloigné de croire qu'un théologien quelque peu subtil arriverait, sans trop d'efforts, à donner un sens acceptable aux propositions les plus inquiétantes, le livre étant plus dangereux par ce qu'il ne dit pas que par ce qu'il dit. Son action, quoi qu'il en soit, a été funeste.
Dès 1604, c'est-à-dire trois ans à peine après la publication du volume, le nonce Buffalo le dénonçait à Rome « comme un livre scandaleux, conforme
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à la doctrine impie de Machiavel et grandement nuisible à la religion ». Les faits ne tardèrent pas à justifier ces inquiétudes. Le bon et pieux Mersenne, qui n'avait rien d'un frénétique et que ses nombreuses relations mettaient à même de suivre très exactement l'influence d'une œuvre aussi fameuse, a répété bien des fois « que ces livres de la Sagesse ont plus fait de mal que de bien et ont fait égarer de la vraie religion un plus grand nombre de personnes qu'ils n'en ont tiré d'erreur ». Enfin, il n'est pas besoin que je rappelle la guerre impitoyable que le terrible P. Garasse a déclarée à Pierre Charron.
François Garasse, j'attendais avec quelque malice M. Sabrié à ce chapitre qui n'était pas le moins scabreux de sa thèse. Il m'a déçu au-delà de mes justes craintes. Je ne comprends pas, en effet, qu'un lettré indépendant parle sans affection de Garasse, ne voie en lui qu'un bouffon ou qu'un forcené. La tradition universitaire le veut ainsi. On pardonne presque tout à Rabelais et à l'auteur de l'Apologie pour Hérodote, rien à Garasse qui était pourtant le meilleur des hommes. Aucune bassesse chez lui, pas une goutte de venin. C'était une imagination et un cœur d'enfant. Son répertoire, encore plus ingénu que truculent, ses colères de croquemitaine, son écume enfin très inoffensive laissent transparaître une eau pure et chantante, un goût véritablement exquis des deux antiquités, la poésie la plus fraîche et la plus pieuse. Tous les vrais amateurs devraient le connaître et le pratiquer, autant pour l'incontestable saveur de sa langue que pour le culte fervent voué par lui aux bonnes lettres. Il vénérait la Pléiade. La mort chrétienne de « Monsieur Rapin », lequel pourtant n'aimait pas les jésuites, fut une des grandes joies de sa vie. N'osant pas lire Rabelais, il faisait ses délices de Régnier qu'il savait par cœur
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et qu'il cite à tout propos. Quand on aime tant les muses, on ne peut être ni un mauvais esprit ni un méchant cœur. Il était foncièrement bon. L'encre de ses feuilles les plus violentes était à peine séchée qu'il ouvrait les bras à ses adversaires. Il s'est réconcilié cordialement avec ses diffamateurs. Il servait l'Eglise de tout son cœur et il la défendait avec une bonne foi évidente. Je ne parle pas de sa mort héroïque au chevet des pestiférés. Tôt ou tard on lui élèvera une statue.
M. Sabrié a lu Garasse trop vite et, je le crains, n'a lu de lui que les pages sur Charron. Sans cela, aurait-il renvoyé dos à dos, comme également bouffons et violents, Garasse d'un côté, le prieur Ogier de l'autre. Ce dernier, blanc-bec impertinent, s'était permis, en effet, de défendre contre le jésuite, non seulement Charron, comme M. Sabrié semble le croire, mais encore le bloc des libertins dénoncés par la Doctrine curieuse. Garasse, abasourdi, on le serait à moins, de voir un ecclésiastique partir en guerre pour Théophile, répondit par cette merveilleuse Apologie qui est, je crois, son chef-d'œuvre et dans laquelle il se peint lui-même avec une candeur touchante. Comment ce livre n'a-t-il pas converti M. Sabrié? Revenons à Pierre Charron.
Pour celui-ci, il est trop clair que Garasse'n'avait pas le droit de le ranger, sans plus de façons, parmi les « athéistes » de ce temps-là. Mais cette outrance même est un indice que M. Sabrié aurait dû serrer de plus près. J'admets comme certain et je prouverais au besoin que Garasse, qui d'ailleurs s'est trompé quelquefois, n'a jamais calomnié personne de propos délibéré. S'il a traité Charron aussi durement, il a dû avoir ses raisons pour agir ainsi. Une de ces raisons nous est connue. Tout comme le P. Mersenne, Garasse a pu mesurer, par 1rs confi-
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dences qu'il recevait au confessionnal, les funestes effets de la Sagesse. N'y a-t-il pas autre chose? Dans ces passages de la Doctrine curieuse, où Charron est pris à partie, M. Sabrié n'a-t-il pas remarqué je ne sais quelle hésitation, quelle gêne? Plus tard, dans l'Apologie, dans la Somme, Garasse dira tout ce qu'il a sur le cœur, mais dans la Doctrine curieuse, il se contient du mieux qu'il peut. Voici là-dessus mon hypothèse.
C'est en 1594 que Charron a quitté Bordeaux, où il avait résidé près de dix-huit ans. Lorsque, dix ou quinze ans plus tard, le jeune Garasse vint à son tour résider dans cette ville, il aura pu, disons mieux, il aura dû y trouver encore toutes fraîches les traces du fameux chanoine qui n'était pas homme, nous le savons, à passer longtemps quelque part sans faire parler de lui, et sur qui les premiers succès de la Sagesse ont attiré forcément l'attention d'un professeur de théologie aussi averti que Garasse. Assurément, les jésuites de Bordeaux connaissaient le personnage qui, d'ailleurs, n'était pas en guerre avec eux. J'en dirai autant du président de Nesmond, ami intime de Garasse. Bref, lorsque celui-ci a reçu, plus tard, vers 1623, les confidences de ses pénitents parisiens que nous avons dites, il avait, d'ores et déjà, son opinion faite sur Charron.
Conjecture, je le répète, mais qui paraît assez plausible, qui éclaire le problème et sur laquelle nous reviendrons.
Quel était, au juste, l'état d'esprit de Charron?
Nous avons vu la fâcheuse faveur que son livre de la Sagesse a rencontrée dans les milieux incroyants.
D'un autre côté, M. Sabrié montre, par des analyses très pénétrantes, qu'étant donné le caractère du livre, cette faveur s'explique aisément. Qu'il l'ait voulu au non, ce chanoine encombrant a écrit une
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sorte de manuel du libertinage. L'a-t-il voulu? On voit la gravité douloureuse de cette question.
M. Sabrié le croit bon catholique, foncièrement orthodoxe d'intention sinon de fait, par suite, innocent. Il a deux fois raison. Une accusation de haute trahison ne doit, en effet, se formuler qu'à la dernière extrémité et sur des preuves éblouissantes.
D'un autre côté, de sérieux indices nous feraient conclure à l'honnêteté de Charron. Celui-ci, par exemple, lorsque déjà il n'était plus jeune, avait résolu de finir ses jours dans un Ordre austère, chez les Célestins ou chez les Chartreux. Il n'a pas tenu à lui que ce projet ne s'exécutât. De plus, il a joui de la confiance de trois évêques fort recommandables.
Il a eu pour amis d'excellents catholique. Ajoutons qu'il n'avait rien d'un renard. Certes, il se croyait aussi fin que sage, mais il n'était, semble-t-il, ni l'un ni l'autre, et c'est peut-être dans cette dernière remarque que M. Sabrié aurait trouvé la clef du mystère.
Soit un brave homme de chanoine, éloquent, bavard, vantard, épais d'esprit, au demeurant le meilleur fils du monde, honnête, jovial, pitoyable, ami sûr, croyant convaincu. Si nous l'accablons un peu, c'est pour le sauver. Ainsi bâti, sa malicieuse étoile le conduit chez qui vous savez. Il se prend d'amitié pour Michel de Montaigne et celui-ci, — tout arrive, — pour Pierre Charron. Le détail de leur liaison nous est mal connu. Disons pourtant et presque sans hésiter que, s'il n'avait pas aimé et pratiqué ce Gascon, jamais ce Parisien n'aurait écrit la Sagesse. Il n'était pas né pour cette folie.
Montaigne, certes, encore moins que lui. C'est Montaigne pourtant qui, sans le vouloir, la lui a dictée.
Non pas, comme l'ont dit plusieurs, que le scepticisme, sérieux ou non, de Montaigne ait gagné par
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contagion la cervelle du chanoine. C'est uniquement le moral de Charron que la fréquentation de Montaigne aura légèrement détraqué. Que l'on nous pardonne une comparaison plus transparente que respectueuse. Soit pour se ménager un peu de répit, soit pour varier les plaisirs du spectateur, certains acrobates se font accompagner sur la scène par une façon de nigaud que l'on voit passer peu à peu de l'ébahissement à l'assurance, monter gauchement sur la corde roide et enfin se casser le nez. Auprès de Montaigne, Charron n'aura-t-il pas fait plus ou moins le même personnage, et jusqu'au dénouement, puisque lui non plus, en tombant, ne se serait fait aucun mal, sa foi n'ayant pas été intéressée le moins du monde à ses exercices. On a dit vingt fois qu'il avait calqué de son mieux le style de son ami. Cette seule entreprise, pour lui Charron, est déjà d'un grotesque tel qu'elle nous permet presque à elle seule de lui prêter d'autres ridicules du même genre et également inoffensifs, celui, par exemple, de contrefaire, à sa lourde façon, les jeux d'esprit, les hardiesses de pensée, le « libéralisme » qui donnaient par moments à Michel de Montaigne l'apparence d'un esprit fort. Au lieu du « que sais-je? », Charron avait gravé sur la porte de sa maison de Condom « je ne sçay ». Trait symbolique. Ainsi aura-t-il fait pendant vingt ans, peignant et repeignant sa façade aux couleurs de Montaigne. Son amitié vaniteuse et encore plus maladroite a démarqué les gestes, les démarches et jusqu'aux manies de son modèle. Tout cela, naturellement, lui paraissait du plus bel air et, dans sa pensée du moins, rien de tout cela ne touchait aux principes mêmes de la foi que Charron avait reçus d'ailleurs et sur lesquels il était fondé à croire que Montaigne pensait comme lui.
Ainsi, fier d'être lui-même un double de Montai-
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gne, il est tout naturel que Charron n'ait pas laissé passer les occasions de tenir ce rôle. Assez libre dans l'intimité, il a dû plus d'une fois donner à ses sermons un vernis d'indépendance, exaltant les vertus naturelles, raillant les superstitions populaires et les travers des gens d'Eglise. Plus fin mille fois et mille fois plus modeste, Montaigne n'aurait pas agi de la sorte, mais Charron se croyait d'une essence supérieure, — la Sagesse nous le dit assez, — et même à l'église, il prenait plaisir à se distinguer du commun.
Prévenu peut-être, Scipion Dupleix, un de ses auditeurs de Condom, l'accuse formellement d'avoir tenu, du haut de la chaire, des propos hétéroclites.
M. Sabrié aurait sans doute raison de ne pas s'arrêter à ce témoignage unique, mais si, comme nous l'avons conjecturé, les jésuites de Bordeaux ont eu la même impression, l'indice prend de l'importance. Charron sentait un peu le fagot. Il le savait bien et, du moins jusqu'à l'impression de son livre, il en était plus flatté que fâché. C'était dans son rôle. Ses vrais amis savaient à quoi s'en tenir. Il ne méritait pas d'être brûlé, mais sa vanité lui aura fait commettre plus d'une imprudence. Ainsi préparée, la Sagesse ne scandalisa pas ceux qui connaissaient l'orthodoxie foncière de l'auteur, mais chez beaucoup d'autres elle acheva de perdre l'honnête Charron.
Tout ceci revient à dire que le personnage ne mérite pas d'être pris au sérieux comme novateur.
Pas plus qu'il n'a compris Montaigne, Charron n'aura bien saisi l'exacte portée de son propre livre.
A ce compte, l'auteur de la Sagesse ne serait que le plus solennel et le plus didactique des étourdis.
Curieux et snob plus que philosophe, il aurait joué, d'ailleurs gravement, avec les idées morales et religieuses que la conversation de Montaigne avait éveillées chez lui et qu'il avait ruminées depuis,
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mais toujours en amateur, lorsqu'il relisait les Essais.
Pour être exposées dans un ordre géométrique et sur un ton d'autorité massive, ces fantaisies ne formeraient pas une véritable doctrine. Bref, les vraies faiblesses de Charron seraient plus morales qu'intellectuelles, si l'on peut ainsi parler. On voit, du reste, à le lire que ce qui est proprement religieux ne le touchait guère. Son cœur était plus rationaliste que son esprit. Quoique sincères, les protestations orthodoxes qu'il affiche gauchement aux endroits critiques de son livre ne pouvaient ni gêner beaucoup les libertins, ni dissiper les inquiétudes des apologistes catholiques. Erreurs proprement dites ou simples maladresses de plume, il n'importe. L'accent n'y est pas. Charron dénonce avec force la superstition qui a fait de Dieu un épouvantail. Il oublie de dire que l'amour de Dieu est le commencement et la fin de toute sagesse.
Quoi qu'il en soit de cet échafaudage de conjectures, Charron doit assurément descendre au plus vite du glorieux piédestal sur lequel M. Sabrié vient de le hisser. Les jeunes gens ne doutent de rien.
Ennuyé de s'être mis le grêle Charron sur les bras, M. Sabrié n'a rien trouvé de mieux pour étoffer le personnage que de nous montrer en lui, non seulement un humaniste ce qui, à la rigueur, pourrait se soutenir, mais l'humanisme fait homme. Le grand titre de la thèse annonce triomphalement cette gloire De l'humanisme au rationalisme, et la thèse ellemême y revient en cent endroits. Ce sera donc toujours à recommencer. Vingt fois mise en déroute, il nous faut encore combattre la vieille tradition qui prétend inféoder à la libre-pensée deux ou trois siècles de notre histoire. M. Sabrié, qui nous vient pourtant de Toulouse, n'a donc jamais entendu parler de Léonce Couture, il n'a donc pas lu M. Imbart
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de la Tour. Hélas! il les connaît l'un et l'autre, il les a lus, il les cite du moins, et cela même ajoute à mon angoisse.
Qu'aurait dit Léonce Couture si on lui avait présenté la Sagesse de Charron comme la « Somme philosophique de l'humanisme au déclin du XVIe siècle »? Couture qui voyait au contraire en saint François de Sales la fleur suprême de l'humanisme chrétien. S'imaginer que tout l'humanisme consiste à exalter soit la poésie, soit la morale païenne, c'est fermer les yeux à l'évidence. Justement je relisais ces jours-ci quelques pages perdues d'un grand humaniste. « Je n'estime livre sous le ciel, écrivait Robert Estienne en 1542, qui puisse être comparé au Psautier. en iceux tu peux contempler comme dedans un paradis ou un ciel ouvert, en quelle abondance et variété luisent ces belles petites fleurs et petites étoiles de douces affections envers Dieu. Où il est question de parler d'espérance ou de crainte, les psaumes décrivent telles passions par mots si naturels que nul Démosthène, nul Cicéron ne pourrait exprimer la chose plus vivement ou heureusement. »
Charron est humaniste, si l'on veut, mais chétif et misérable, très inférieur, à ce point de vue, à un autre humaniste qui s'appelle François Garasse.
L'auteur de la Sagesse ne représente exactement ni le bon humaniste, ni le mauvais. Il est Charron.
Est-ce beaucoup? Est-ce peu? On ne sait trop. Que cette gloire lui suffise.
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DEUXIÈME PARTIE
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LES LETTRES DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
De l'article qui saluait l'édition par les visitandines d'Annecy des lettres de saint François de Sales nous extrayons quelques pages qui seront un agréable préambule aux études sur le penseur et le théologien.
Tout d'abord hommage de joyeuse admiration à l'activité de ces moniales engagées dans le travail d'une édition critique, émules des chartistes et des érudits. Il note finement un trait à retenir dans l'histoire des paternités littéraires : le saint fondateur léguant à la Visitation avec son esprit sa manière et son style, legs religieusement respecté par la mère de Chaugy.
Le quatorzième volume de la grande édition de saint François de Sales vient de paraître. Il est précédé d'un bref de Sa Sainteté le pape Pie X à Monseigneur d'Annecy. Dans quel sentiment de bourgeoise humilité a-t-on traduit par « édition remarquable », le nobilem editionem du texte pontifical? « Noble » aurait-il vieilli, ou bien supposerons-nous que les généreuses ouvrières n'ont pas soupçonné la magnificence de leur entreprise? Non, le vrai et le seul coupable, c'est le public lettré qui n'a pas encore rendu pleine justice à la perfection achevée de ce
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monument, honneur des presses savoisiennes, modèle d'érudition et de goût. Il fait bon voir, à l'heure où nous sommes, une phalange de religieuses anonymes, s'appliquer avec une intelligence, une discipline et une méthode admirables à une de ces besognes minutieuses qui d'ordinaire, n'exigent rien moins que la science, l'autorité et les diplômes d'un membre de l'Institut. Ce faisant, les moniales d'Annecy restent fidèles aux souvenirs d'un ordre qui a bien mérité des lettres françaises. Fondée par un des princes de notre langue et par la grand'mère de Mme de Sévigné, la Visitation Notre-Dame conserve, avec ses traditions, le privilège d'un style alerte, spirituel et charmant. Les écrivains de cet ordre s'abreuvent aux sources mêmes de notre littérature pieuse. En même temps qu'il les initiait à la dévotion, François de Sales apprenait à ses filles les façons ingénues de cette langue savoureuse qui vient à peine de quitter la robe de l'enfance et n'a pas encore atteint l'âge critique de l'éloquence et de la solennité. Jusque dans ses imperfections et dans cette recherche innocente qui, sous une plume virile, toucherait vite à la mièvrerie, cette prose enchanteresse ne pouvait être que la meilleure des nourritures pour les religieuses de la Visitation. C'est là qu'elles ont trouvé le secret de combiner l'onction et le naturel. Un saint qui a de l'esprit, et qui rachète luimême par un sourire amusé les entraînements de son imagination et de son style, peut-on concevoir un meilleur maître de littérature religieuse? La malice et l'humour atténuent, corrigent, transforment d'aimables apparences de défauts dont il semble bien qu'une femme ne doit pas essayer de se défaire. Proposez-leur tel autre livre de dévotion, qui, je le crains bien, aurait, aujourd'hui encore, leurs préférences. On frémit à la pensée des imita-
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tions lamentables qui ne manqueraient pas de se produire. Mais ne craignez rien de tel d'une vraie disciple de François de Sales. Qu'elle écrive à son tour. Sa plume s'attardera naturellement parmi les fleurs — c'est un droit, c'est un devoir — mais elle saura choisir son parterre. Lys des vallées, églantines frêles, herbes odorantes des collines, quelquefois, comme par hasard, une pivoine de contrebande, c'est tout le butin de la « bouquetière Glycera ».
Ainsi fut écrite L'année sainte de la Visitation, ainsi fut élevée, avec tant d'autres, cette mère de Chaugy que Veuillot ne se lassait pas de relire et qui, sans même y songer, a porté à sa perfection l'art d'écrire la vie des saints.
Le quatorzième volume des Œuvres Complètes est présenté au lecteur par le R. P. Navatel, de la compagnie de Jésus. Des religieuses cloîtrées ne peuvent pas, en effet, mener toutes seules à bonne fin une pareille besogne. A l'origine elles ont eu pour intendant, secrétaire et conseiller, un savant dont l'éloge n'est plus à faire. Le R. P. Navatel a pris la place de Dom Mackey, et tout nous fait désirer qu'il garde ce poste d'honneur jusqu'à la fin de l'entreprise.
Après quelques critiques de détail, dont la malice trouverait son excuse dans ce vrai culte qui eût voulu parfait tout ce qui touche à la personne et aux écrits du saint, l'article écarte les reproches adressés à l'autorité de Camus dans ses souvenirs sur son ami et son maître. Vaine entreprise que de vouloir récuser le témoignage des six volumes de l'Esprit de saint François de Sales qui ont fixé dans tous les esprits la figure de Mgr de Genève.
Cette défense de Camus est confirmée par la confiance qui respire dans les lettres de sainte Chantal à l'évêque de Belley.
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« Mon très honoré et cher Seigneur », C'est sainte Jeanne de Chantal qui s'adresse à l'évêque de Belley.
« Vous avez laissé cette petite ville toute parfumée de la suavité de votre douce, dévote et débonnaire conversation, particulièrement Messeigneurs nos bons prélats, qui en parlent avec grand sentiment. Mais surtout nos pauvres sœurs sont demeurées tellement consolées de l'entretien de la pure dilection qu'elles regrettent avec moi de n'avoir su jouir plus souvent du bonheur de votre désirable présence.
« Il est vrai, mon cher Seigneur, à vous parler dans la pure vérité, que j'étais intérieurement sollicitée du désir de vous parler d'un sujet que ces bonnes âmes ne savent pas. »
La noble femme! Nous la voyons venir, et nous savons bien qu'elle a quelque chose de pénible à dire — sans cela, d'ailleurs, on ne nous aurait pas montré sa lettre — mais comme on voit aussi qu'elle saura tout dire et sans un mot qui puisse blesser. On lui a parlé de la « campagne furibonde ». Elle en souffre dans son amour pour l'Eglise et dans l'estime affectueuse qu'elle porte au bouillant évêque.
Elle rappelle donc suavement à celui-ci que Dieu lui « a donné une âme et un esprit propres pour écrire de son divin amour »; que « les ennemis de la Sainte-Eglise se font des trophées et des risées quand ils voient que ses propres enfants se dévorent l'un l'autre, et surtout quand les pères, qui sont messeigneurs les prélats, découvrent les plaies de leurs enfants avec confusion ». Qu'il supporte donc « sans revanche, l'insolence d'une réponse que l'on dit avoir été faite à un de ses livres, laquelle étant si extravagante et éloignée de la vérité et du respect
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qui lui est dû, ne peut porter coup contre l'estime que l'on a de sa véritable vertu ».
« Monseigneur, mon très cher frère, votre bonté me pardonnera-t-elle la confiance que je prends de lui dire ainsi simplement tout mon sentiment. Permettez-moi, Monseigneur, de vous supplier de me donner quelques petits témoignages que vous n'aurez point désagréé ma simplicité et confiance en votre bonté, car mon cœur aurait une bonne touche s'il pensait avoir fait quelque chose qui vous déplut, ayant tant de désir de se voir continuer l'honneur de votre précieuse amitié. »
Tels étaient les sentiments que professait en 1632 la Visitation d'Annecy envers l'évêque de Belley, tels les égards qu'il semblait alors mériter. Les amis de Pierre Camus ne seront peut-être pas les seuls à regretter qu'on nous ait changé tout cela.
Parmi les nombreux inédits que la présente édition nous révèle, la pièce la plus importante me paraît être une longue lettre, adressée par saint François de Sales, à son ancien directeur, le célèbre P. Antoine Possevin. Dans cette lettre, dont il ne reste qu'une copie italienne, le saint raconte quelques traits de son apostolat auprès des hérétiques et une aventure assez pittoresque dont la ville de Calvin faillit s'émouvoir.
« Naguère, allant à Gex, il me vint au cœur, après avoir célébré la sainte messe dans un village voisin, de passer par Genève. C'était mon chemin le plus direct. Je le pris sans aucune appréhension, par une certaine hardiesse où il entrait plus de simplicité que de prudence. Arrivé à la porte de la ville, le préposé demanda qui j'étais; je fis répondre par mon vicaire général que j'étais Monseigneur l'évêque. Et à cette question : « Quel évêque »? Je fis répondre : « Monseigneur l'évêque de ce diocèse ». L'homme alors
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l'écrivit dans son registre avec ces mots : Monseigneur François de Sales, évêque de ce diocèse. Je ne sais s'il comprit ce mot diocèse; du moins me laissat-il entrer et ainsi je passai à cheval au milieu de la ville, salué par la plupart des hommes et des femmes avec un grand respect.
« Depuis, le bruit de mon passage s'étant répandu parmi le peuple, on tint à ce sujet des propos très différents. Les séditieux disaient qu'on aurait dû me garder pour me contraindre à renier ma dignité; les plus honnêtes, au contraire, dirent qu'il aurait fallu me retenir pour me traiter avec courtoisie, en qualité de seigneur voisin et ami. Mais en général ils ont regardé comme un mauvais présage l'assurance que j'ai eu de passer froidement parmi eux avec mes insignes d'évêque, et de dire à leur porte que j'étais leur évêque. Jamais pareille chose n'était arrivée depuis leur révolte. »
Celui qui aura l'insigne honneur d'écrire la vie de François de Sales fera bien de presser cet incident qui semble, à bien des égards, révélateur. Cette « certaine hardiesse » est un trait de caractère. Il n'est pas moins intéressant de voir comment saint François de Sales s'amusait et, tout ensemble, s'inquiétait un peu de cet acte de « vaillance ». Il en parle à plusieurs reprises dans ses lettres. La politique s'en était mêlée. On avait essayé de persuader au duc de Savoie que le saint avait tout bonnement poussé une reconnaissance sur ses terres, à seule fin de ressaisir son autorité temporelle de prince évêque.
« Comme si j'avais certaine intelligence sur ma misérable Genève pour y entrer et y régner par un autre moyen que celui de la grâce. » « Mais, en vraie vérité, ils ont peu de connaissance de mon âme, s'ils me jugent si plein de considération et d'appréhension que je ne puisse pas faire une petite témérité. »
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Le plus curieux est de constater comment, dans ses décisions les plus brusques et les plus imprévues, cet admirable psychologue lisait clairement dans son propre cœur. Il parlait tantôt de simplicité.
Entendons-nous bien. « Hélas! Ceux qui me connaissent savent que je ne pensai jamais à intelligence et que je fais mille traits de courage par une vraie simplicité, non pas certes simplicité d'esprit (car je ne veux pas parler doublement avec vous), mais simplicité de confiance. »
Il est toujours ainsi quand il écrit à sainte Chantal car on voit bien que c'est à elle qu'il ne veut pas « parler doublement ». « Voyez-vous, n'en parlez à personne, je vous dis tout. » « Il m'est venu de vous dire cela et je vous l'ai dit »; « Mais faut-il pas que je vous dise ceci »; « Il faut toujours que je vous dise mes petites cogitations »; « J'écris à course de plume et ne pense qu'à vous parler comme entre nous deux », je couvrirais des pages entières si je voulais réunir les passages analogues que l'on rencontre dans les lettres adressées à sainte Chantal. Certes, la moindre ligne de lui nous est précieuse, mais si l'on se rappelle que, d'une part, cette âme est beaucoup moins simple que les panégyristes ne l'imaginent, et que, d'autre part, elle se jugeait elle-même avec une clairvoyance merveilleuse, quelle place unique ne fera-t-on pas à cette partie de la correspondance où François de Sales s'explique tout à fait à découvert et avec un abandon absolu.
Car, il s'en faut bien que, semblable à tant d'autres épistoliers « spirituels », il n'ait qu'une plume à son service. Rien de moins uniforme que ses lettres. Avec chaque correspondant, il change de ton. Cette échelle de nuances que chez lui on dresserait sans aucune peine ferait la joie d'un critique littéraire. De la gravité presque solennelle au parler
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« comme entre nous deux », il va, il vient avec une sûreté confiante, un discernement, une maîtrise incomparable. Détail curieux et qu'on n'a pas assez remarqué, lorsqu'il s'adresse à des hommes, je ne dis pas seulement à de hauts seigneurs, mais encore parfois même à de tout jeunes gens, François de Sales semble timide et presque gêné. Il prend sa plume des grands jours. On dirait vraiment qu'il s'applique et qu'il transcrit un brouillon. Qu'on lise plutôt la longue lettre du 9 décembre 1610 (p. 376381) à Celse-Bénigne 1. On verra comment il parle presque sans sourire à cet enfant de quinze ans. Il n'est pleinement à son aise que lorsqu'il redresse, en les caressant, les consciences féminines. Ah! qu'il les connaît bien et comme il excelle à rencontrer exactement le mot dont chacune d'elles a besoin, à leur insinuer délicatement ce que personne autre ne saurait leur dire. De chacune, après l'avoir lu, nous pourrions aisément tracer le portrait. Or, voici la rare merveille. Quand nous achevons une lettre écrite à l'abbesse du Puits-d'Orbe, nous tenons tous les secrets de la noble pénitente, tandis que les lettres à sainte Chantal nous révèlent François de Sales lui-même. On croirait lire les confidences d'un enfant extrêmement candide qui aurait aussi l'acuité d'une expérience virile, l'imagination d'un poète, la souplesse et la sûreté d'un maître écrivain.
Une tendresse indéfinissable, à la fois profonde et légère, religieuse et spirituelle, baigne ces pages. Il vit tout haut, si j'ose dire, devant sainte Chantal.
Il achève sa méditation en lui écrivant. Il ne la
I. Si on me permettait de hasarder une conjecture de critique interne, je demanderais si la tension même de cette lettre ne nous donnerait pas une raison nouvelle d'hésiter sur l'attribution à laquelle les éditeurs se sont ralliés.
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dirige qu'en se confessant à elle. L'histoire intime des âmes n'a rien de plus beau.
Pour ne citer ici qu'un exemple, où trouva-t-on jamais plus rare mélange d'abandon et de bon sens, de fermeté et de docilité que dans la lettre suivante sur les méthodes d'oraison : « Quant à ces préceptes d'oraison que vous avez reçus de la bonne mère prieure, je ne vous en dirai rien pour le présent. Seulement, je vous prie d'apprendre le plus que vous pourrez les fondements de tout cela. Car, à parler clair avec vous, quoique l'été passé, m'étant mis en la présence de Dieu sans préparation et sans dessein, je me trouvasse extrêmement bien auprès de Sa Majesté, avec une seule, très simple et continuelle affection d'un amour presque imperceptible, mais très doux, si est-ce que je n'osai jamais démarcher du grand chemin pour réduire cela en un ordinaire. Je ne sais, j'aime le train des saints, des anciens et des simples. Prendre pour méthode de ne se point préparer, cela m'est un peu dur. Tout cela peut être utilement fait, mais que cela soit une règle, je confesse que j'ai un peu de répugnance. Néanmoins (je parle simplement devant Notre-Seigneur et à vous à qui je ne puis parler que purement et candidement) je ne pense pas tant savoir que je ne sois très aise de me démettre de mon sentiment et suivre celui de ceux qui en doivent par toute raison plus savoir que moi, je ne dis pas seulement de cette bonne mère, mais d'une beaucoup moindre. »
Il lui dit tout, les bonnes pensées qui lui sont venues et au besoin, la claire vue qu'il a des petits travers du prochain. S'il lui avait parlé avec moins d'abandon, nous ne saurions rien aujourd'hui du frère Mathieu, et, comme on va voir ce serait dommage.
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« Le frère Mathieu fera bien de s'en aller. Je ne me resouvins pas de vous écrire que ce bon père a une certaine inclination aux exorcismes, laquelle ne me plaît point, car il est trop simple et crédule pour cela. Si, par fortune, il s'en voulait mêler. Diteslui que je vous ai défendu de vous entretenir de ces choses-là. Le bonhomme m'écrit que je lui dise s'il fera la vie active ou la contemplative ou toutes deux. Vous voyez bien s'il est simple; je lui écris qu'il fasse la vie douce et dévote. Il est fort entendu aux cas de conscience pour le peu de doctrine qu'il a; mais parce qu'il n'a pas le discernement si délicat qu'il serait requis, ne vous amusez pas à ses avis. »
Il est dur de quitter un si aimable entretien. A chaque fois qu'on revient à saint François de Sales, on comprend mieux le « certain prélat » dont parle le P. Binet et qui « ne se saoulait jamais de lire ses livres et de dire du bien de lui » 1. Il faut finir cependant, mais puisque nous le tenons, qu'il nous dise encore un petit mot qui nous aide à tenir la vraie route dans les controverses d'aujourd'hui.
« Etant à Paris et prêchant en la chapelle de la Reine, du jour du jugement (ce n'est pas un sermon de dispute), il se trouva une damoyselle, nommée madamoyselle Perdreauville, qui était venue par curiosité; elle demeura dans les filets, et, sur le sermon, prit résolution de s'instruire. Voyez-vous, ce sermon-là, qui ne fut point fait contre l'hérésie,
I. Etienne Binet, s. j. Du gouvernement spirituel doux et rigoureux. Livret pour les supérieures de religion, Paris, Hénault 1637, p. 293. Ce précieux petit livre contient un long chapitre : L'idée d'un bon supérieur en la personne du B. M. de Genève, qui est peut-être ce que l'on a écrit de plus parfait sur saint François de Sales. Du reste, les ressemblances étaient nombreuses entre ces deux écrivains, et il serait bien à désirer qu'un curieux de littérature religieuse « découvrît » enfin et célébrât, le P. Binet.
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respirait néanmoins contre l'hérésie. Depuis, j'ai toujours dit que qui prêche avec amour prêche assez contre les hérétiques, quoi qu'il ne dise un seul mot de dispute contre eux. »
Ce texte était déjà connu, mais tout paraît nouveau dans cette édition somptueuse. Je le dis avec une conviction et une reconnaissance que la franche simplicité de mes critiques rendra, je l'espère, plus éloquentes, cet insigne trésor des lettres chrétiennes a enfin trouvé un papier, des caractères, un commentaire historique, et, dans la personne du R. P.
Navatel, un éditeur dignes de lui.
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II
POUR QU'ON LISE SAINT FRANÇOIS DE SALES
Les organisateurs des fêtes prochaines d'Annecy, en l'honneur du troisième centenaire de saint François de Sales (1622-1922), n'oublieront pas, je l'es- père, la courte, mais fervente commémoration qui est due, en toute justice, au plus insigne des salésiens passés, présents ou futurs, au bon travailleur qui nous a donné enfin la première édition complète et critique des œuvres du saint, au très humble et très savant Dom Benedict Mackey, de l'ordre de saint Benoît. On aura trouvé sans peine quelque touchante façon d'exprimer la reconnaissance commune. Soit, par exemple, suspendu près du saint tombeau, le portrait ou simplement le nom du moine, et, au-dessus, en lettres d'or, le bene scripsisti de me que François de Sales semblerait dire au plus excellent de ses interprètes. Peut-être aussi aura-t-on demandé à Maurice Denis une fresque gozzolienne : le parloir d'Annecy transformé en un atelier de chartistes; quatre ou cinq visitandines au travail; celle-ci debout et offrant à la lumière un autographe à peine lisible; celle-là collationnant les diverses éditions de la Philothée; l'une entourée d'un monde de fiches et cherchant à identifier les mille
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personnages qui figurent dans les Lettres; une autre embarrassée d'une corbeille d'épreuves; Dom Mackey au milieu d'elles, semblable au saint Augustin pédagogue de San-Gimignano; par la fenêtre ouverte, le lac d'Annecy, un murmure d'abeilles, le vol d'une colombe, et, dans le jardin tout proche, la bouquetière Glycera faisant sa cueillette. Ce ne sera là, du reste qu'un premier hommage. Il va de soi, en effet, que, dans l'un des volumes supplémentaires qui s'ajouteront peu à peu aux Œuvres complètes de François de Sales, les visitandines d'Annecy se feront un devoir d'insérer une longue étude, à la manière de la Mère de Chaugy, sur Dom Mackey lui-même et ses premières collaboratrices. Car nous voudrions tout savoir de ce qui se rapporte à cette œuvre monumentale et au travail prodigieux qui l'a préparée. Le peu que j'en devine et que j'aurai peut-être l'occasion de dire plus loin est plein de leçons.
Pour l'instant, nous devons nous contenter sur Dom Mackey des précieux détails, révélés par Mgr Isoard en 1892, dans sa noble lettre « aux lecteurs » du premier volume.
Un religieux, écrivait-il, était préparé de longue main à cette difficile entreprise. Dès sa première jeunesse, il traduisait quelques-uns des écrits de saint François de Sales dans sa langue maternelle, l'anglais.
Il faisait bientôt profession dans la Congrégation bénédictine anglaise, dont le siège est à Douai. Il acquérait cette érudition, cette sûreté, comme cette étendue de savoir qui assurent, depuis plusieurs siècles, aux fils de saint Benoît une place unique dans la littérature et dans les sciences historiques. Dom Benedict Mackey, chanoine de l'église cathédrale de Newport, a été autorisé, par ses supérieurs et par Mgr l'évêque de Newport, à fixer dans Annecy sa rési-
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dence et à se consacrer entièrement à la publication de cette édition définitive.
Newport est loin d'Annecy, mais quelque ren- contre providentielle, que nous ignorons, aura établi le contact entre le moine étranger et la maison-mère.
Dom Mackey, j'imagine, aura fait lui-même les premières démarches, proposant avec une obstination candide et suppliante le plan grandiose qu'il avait longuement couvé, et s'offrant à le remplir avec le concours des moniales. Et de quelle joie presque céleste n'aura-t-il pas été comblé, lorsque s'ouvrirent enfin devant lui ces bienheureuses archives convoitées depuis sa prime jeunesse; lorsqu'il lui fut donné de palper de ses mains ces manuscrits inestimables que les anciens éditeurs n'avaient pas su obtenir ou dont ils avaient si mal profité; mille notes ou brouillons du saint; la première rédaction du Traité de l'Amour de Dieu, de longues séries de sermons, des lettres, des opuscules?
Je ne dis rien des nouvelles découvertes que lui promettait l'avenir. Son glorieux titre d'éditeur officiel, une fois reconnu et proclamé par les visitandines, par Mgr Isoard et par Léon XIII, d'autres reliques, éparpillées aux quatre vents du ciel, sortiraient de leurs cachettes, ainsi, par exemple, l'autographe des Controverses, jadis offert par les visitandines au pape qui venait de canoniser François de Sales (Alexandre VII, Chigi) et qui appartient aujourd'hui encore au trésor des princes Chigi.
Enorme travail sans doute, mais combien aimable, et, par suite, combien léger! Parvenu au terme d'une vie qui n'avait pas été inféconde, le vieil évêque d'Annecy écrivait encore : Nous rendons à Dieu de vives actions de grâces de ce qu'il nous a permis d'encourager le premier essor d'une œuvre destinée à procurer beaucoup de gloire
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à son Eglise et au saint docteur. Nous sommes heureux de penser qu'auprès de la châsse où repose son corps sacré, sera bientôt déposée l'exacte reproduc- tion (infiniment plus précieuse) de sa vie intellectuelle, de sa pensée, l'expression vraie des sentiments (de son) cœur.
Si telles étaient les impressions du protecteur de l'œuvre, que penser de la ferveur délicieuse qui aura soutenu l'ouvrier lui-même pendant les belles années (1892-1904) qui virent paraître les douze premiers volumes? Après avoir publié les Controverses, la Défense de l'Etendard de la Sainte Croix, l'Introduction à la Vie dévote, le Traité de l'Amour de Dieu, les Entretiens les Sermons et les deux premiers volumes des Lettres, peut-être Dom Mackey se demandait-il avec inquiétude s'il aurait le temps de nous donner aussi les huit ou neuf volumes de Lettres qui restent encore, les Opuscules, enfin les nombreux travaux supplémentaires qui, dans sa pensée, devaient accompagner l'édition définitive, une biographie, semble-t-il, et une bibliographie du saint, un lexique, des études d'ensemble sur sa doctrine, et que sais-je encore. Du moins aurait-il la consolation suprême de mourir au milieu de ses archives et l'honneur d'être enseveli aux pieds du doux maître qui avait été, au sens propre du mot, la passion de toute sa vie. Hélas! ces vœux qui semblaient si peu chimériques et que notre amitié reconnaissante formait aussi pour lui ne devaient pas se réaliser. Bientôt la préface du tome XIII nous apprenait que le vieux serviteur avait quitté le chantier. Depuis, nous perdons ses traces. Il est mort, je crois, en exil, je veux dire en Angleterre, peu de temps après; mais, éternellement chère aux
amis de François de Sales, la mémoire de ce crand
bénédictin ne passera pas.
AUTOUR DE L'HUMANISME
7
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Non que la critique ne trouve rien à reprendre dans une œuvre aussi vaste, aussi abondante.
Comme nos Mauristes, ses modèles et ses pairs, comme tous ceux qui percent des routes nouvelles, Dom Mackey a des défauts.
Dans la pénible préface où l'on prend congé de lui, l'on semble regretter qu'il n'ait pas été « doué d'un incontestable talent littéraire ». C'est possible, mais, pour moi, ce qu'il écrit m'intéresse à un si haut point que je ne songe pas à autre chose. Ni verbiage dévot, ni bavures : s'il n'écrit pas aussi bien que Bossuet, il conduit sa pensée, il maîtrise son sujet le mieux du monde, et c'est là l'essentiel. On semble lui reprocher aussi d'avoir manqué de pénétration dans sa critique. C'est encore possible, mais j'avoue, à ma honte, que je ne m'étais pas aperçu de cette fâcheuse lacune. J'admire au contraire chez lui, non pas seulement l'érudition, le flair et les autres dons du chartiste, mais encore une pensée originale et vraiment profonde, une intelligence très sûre des choses spirituelles et de la mystique. Ayant eu moimême à écrire plusieurs centaines de pages sur François de Sales, j'ai lu et relu les longues introductions de Dom Mackey, toujours avec plaisir et profit. On peut certes lui chercher quelques affectueuses querelles, et je ne m'en priverai point, mais plus on approfondira la doctrine de François de Sales, plus on reconnaîtra les mérites exceptionnels du plus érudit, du plus exact et du plus fervent de ses interprètes.
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Son plus grave défaut, si ç'en est un, est d'avoir trop aimé François de Sales, mais d'un amour inquiet, farouche, intraitable. Entrevoir sur ce beau
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front l'ombre d'un nuage lui serait plus que douloureux. Qu'il traite de l'homme, ou de l'écrivain, ou du docteur, il lui prête une perfection absolue, et, qui plus est, toutes les perfections à la fois, même celles qui, d'ordinaire, semblent se combattre.
Nous avons, par exemple, sur la prédication de François de Sales un témoignage du plus haut prix, et deux fois irrécusable, celui de Vaugelas et tout ensemble du saint lui-même. « Je lui ai ouï dire quelquefois, écrit Vaugelas, que la lenteur qui paraissait en ses prédications et « cette difficulté qu'il semblait avoir de s'expliquer » ne procédait pas de stérilité d'esprit, mais au contraire d'abondance, d'autant qu'il se présentait à lui tant de choses et de paroles à la fois que le doute du choix le faisait ainsi hésiter. »
Quoi de plus clair et de plus inoffensif? Une imperfection minime, — cette lenteur, ces apparences d'hésitation, — mais qui nous rappelle et qu'excuse largement une perfection plus haute. « Il excellait, dit encore Vaugelas, en la propriété des mots, dont il faisait un choix si exquis que c'était ce qui le rendait aussi lent et tardif à s'expliquer. » L'honneur est donc plus que sauf, mais où s'arrêtent les susceptibilités de l'amour? Dom Mackey ne pardonnera pas à Vaugelas d'en avoir tant dit. « Il est à remarquer, écrit-il, que cette lenteur d'élocution est mentionnée par ceux-là seulement qui étaient accoutumés à la volubilité dont les orateurs des grandes villes se faisaient un mérite 1. » Bref, ce n'est pas François de Sales qui parle trop lentement, ce sont les prédicateurs parisiens ou lyonnais qui parlent trop vite.
C'est un rien, mais songe qu'il y va de toute certitude historique. Vaugelas est fils du président
I. Sermons, IV, p. LXL
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Favre, c'est-à-dire du plus cher ami de notre saint.
Il a grandi dans l'intimité de celui-ci qu'il vénère tendrement. Il a entendu nombre de sermons en Savoie, avant de suivre, à Paris, nos prédicateurs galopants — eh! qui a dit à Dom Mackey qu'ils galopaient tous? — Il a donc en main, et sur un détail que le premier venu pourrait constater, tous les éléments imaginables de comparaison, d'appréciation. Avec cela très mesuré, très sage lui-même, et quelque peu lent. Bien mieux, il répond, sous la foi du serment, à la commission officielle qui instruit le procès de canonisation. En un mot, c'est le témoin idéal, et on le récuse, parce que son François de Sales, le vrai, ne ressemble pas assez au personnage idéal que l'on a rêvé. Enfin, pour expédier plus promptement la solution du problème, on oublie, ou plutôt on méprise un autre témoignage également décisif : « Sa prononciation et ses gestes, assure Jean-Pierre Camus, étaient fort pesés, pour ne pas dire fort pesants, à cause de sa constitution corporelle qui le nécessitait à cela. » Ce dernier détail chagrinait sans doute aussi notre bon moine.
Pour moi, je tâche de voir notre saint tel que l'ont vu ses contemporains. Obèse comme saint Thomas d'Aquin, ou maigre comme Fénelon, il reste François de Sales, et cela suffit.
Dom Mackey se refuse avec plus d'énergie encore à reconnaître que cet écrivain, d'ailleurs incomparable, a parfois manqué de goût. Il n'avouerait pas qu'il y a trop de miel dans ses livres, trop de lait surtout. Eh! qu'y pouvons-nous que tourner la page? l, 1 th li 't Si jamais quelqu'un a eu le sens catholique, c'est bien saint François de Sales. Nul, peut-être, parmi les Pères des premiers temps et ceux de l'époque moderne, ne représente aussi excellemment que lui
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la pensée vivante de l'Eglise, sa pensée d'hier, veux-je dire, d'aujourd'hui et de demain. Non moins traditionnel qu'un Bossuet, il est cependant très moderne, et c'est ainsi, comme l'a démontré récemment, dans une thèse fort remarquable, le doyen de la faculté de théologie de Lille, M. Thamiry, c'est ainsi que l'on trouve déjà chez lui les solides prémisses, les pierres d'attente de ce que l'on a nommé, d'ailleurs très improprement, « l'apologétique nouvelle1 ». Mais enfin, et quoi qu'en ait dit Dom Mackey, sa parfaite orthodoxie n'allait pas jusqu'à devancer prophétiquement sur tous les points et ligne à ligne les futurs enseignements de l'Eglise. Pour l'infaillibilité pontificale, par exemple, on peut, certes, et l'on doit dire avec le pape Pie IX que François de Sales « semble avoir préludé aux définitions du Concile du Vatican », mais on n'a pas le droit d'identifier sa doctrine sur ce point avec celle.de la majorité conciliaire. S'il écrit dans un de ses canevas de sermons : « Le Pape, lorsqu'il enseigne ex cathedra, ne peut pas se tromper », il ajoute aussitôt avec sa netteté coutumière : « Mais quand peut-on dire qu'il enseigne ex cathedra ?
Est-ce seulement lorsqu'il parle dans un concile général, ou encore en d'autres cas? C'est une question que je ne puis résoudre faute de temps, et que je ne veux pas résoudre parce qu'elle est hors de propos. » C'est la formule même des anti-opportunistes, de Mgr Dupanloup entre autres. De quel côté aurait-il siégé en 1870? Ni Dom Mackey, ni moi nous n'en savons rien. Mais qu'il eût désapprouvé
I. La méthode d'influence de saint François de Sales. Son apologétique conquérante, par Edouard Thamiry. Paris, Beauchesne, 1922.
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formellement les Manning, et plus encore, s'il y en avait, les Veuillot de 1617, cela ne peut faire aucun doute. A quoi bon, pensait-il, une dispute qui diviserait sans profit les docteurs catholiques et qui n'intéresse pas les protestants? Pour ceux-ci, l'unique nécessaire est qu'ils acceptent en bloc l'autorité de l'Eglise, juge suprême des controverses; quant aux catholiques, la question débattue dans les écoles se trouve aussitôt et unanimement résolue dès qu'on en vient à la pratique : « Elle est hors de propos : nous catholiques, en effet, nous écoutons bien le Pape, même quand il décrète par sa seule autorité et en dehors d'un Concile, au lieu que les hérétiques ne veulent entendre ni Pape, ni Concile1. »
Chez nous, en fait, dès que Rome parle, la cause est finie, et cela suffit. Ce disant, il ne faisait du reste qu'appliquer à un cas particulier la règle générale qu'il inculque souvent dans ses lettres et avec une conviction si émouvante :
Je hais par inclination naturelle., par l'appréhension tirée de mes ordinaires considérations et, comme je pense, par l'inspiration céleste, toutes les contentions et disputes qui se font entre les catholiques, desquelles la fin est inutile, et encore plus celles desquelles les effets ne peuvent être que dissensions et différends, mais surtout en ce temps plein d'esprits disposés aux controverses, aux médisances, aux censures et à la ruine de la charité.
Non, je n'ai pas même trouvé à mon goût certains écrits d'un saint et très excellent prélat (c'est Bellar-
I Sermons, II, p. 286. S'il fallait en croire Dom Mackey, François de Sales se serait expliqué plus nettement dans les Controverses, et comme auraient fait les infaillibilistes de 1870.
Après avoir comparé les deux textes, nul théologien ne sera de cet avis. Ici et là le saint répète simplement que le Pape est infaillible.
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min, son maître et une de ses admirations les plus chères), desquels il a touché du pouvoir indirect du Pape sur les princes; non que j'aie jugé si cela est ou s'il n'est point, mais parce que, en cet âge où nous avons tant d'ennemis dehors, je crois que nous ne devons rien émouvoir au dedans du corps de l'Eglise.
La pauvre mère poule qui, comme ses petits poussins, nous tient dessous ses ailes a bien assez de peine de nous défendre du milan, sans que nous nous entrebecquetions les uns les autres et que nous lui donnions des entorses 1.
Ainsi encore, dans une réponse à la présidente Brulart :
Quant à ce que vous me demandez quelle autorité le Pape a sur le temporel des royaumes., vous désirez de moi une résolution également difficile et inutile. Je dis inutile parce que le Pape ne demande rien aux rois et aux princes pour ce regard. Il ne fait presque rien dans leurs Etats, non pas même en ce qui regarde les choses purement ecclésiastiques, qu'avec leur agrément et volonté. Qu'est-il donc besoin de s'empresser maintenant à l'examen de son autorité sur les choses temporelles, et par ce moyen ouvrir la porte à la dissension et discorde?. J'ai une douleur extrême au cœur de savoir que cette dispute de l'autorité du Pape soit le jouet. de la parlerie parmi tant de gens qui, peu capables de la résolution qu'on y doit prendre, au lieu de l'éclaircir la troublent, et au lieu de la décider la déchirent 2.
Avec cela,et s'il nous est permis de reprendre nos anachronismes de tantôt, libre à Dom Mackey de regretter que François de Sales ait été aux antipodes
I. Lettres, V, p. 95-96.
2. Lettres, V, p. 191-192. Sur le fond même de la question, Dom Mackey veut encore ranger François de Sales parmi les
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de Veuillot et beaucoup plus éloigné de Mgr Pie que de Mgr Dupanloup; mais, fermant les yeux à l'évidence, qu'il n'essaie pas de se donner le change à lui-même. Eh! le moyen de se tromper sur la vraie direction d'un esprit si grave et si limpide, d'un écrivain si maître de ses mouvements et de sa plume? Que Dom Mackey y prenne garde. A l'interpréter si librement, il nous ferait prendre François de Sales pour une intelligence fumeuse ou bien pour un apprenti.
* * *
Puisqu'on nous promet un « Lexique de saint François de Sales », était-il bien nécessaire de placer à la fin de chaque volume un « glossaire des locutions et des mots surannés ou pris dans une acception inusitée aujourd'hui », soit vingt ou trente embryons de lexiques, destinés « à rendre provisoirement service aux lecteurs. qui seraient peu familiarisés avec les particularités du vieux langage »?
Je croirais plutôt que non, mais, quoi qu'il en soit, j'ai peine à saisir la pensée directrice qui a présidé à la compilation de ces recueils trop chétifs ou trop opulents. Si nous lisons, par exemple, dans les Controverses: « Il eût fallu une bien longue sarbacane en la bouche des premiers fondateurs de l'Eglise, pour avoir appelé Luther et les autres sans que ceux qui étaient entre deux s'en fussent aperçu1 »; quel besoin avons-nous qu'on nous explique le mot « sarbacane »? Il n'a pas vieilli, et il se trouve
tenants les plus décidés, les plus « énergiques » du pouvoir indirect des Papes; il n'en sait rien et les textes qu'il apporte insinueraient plutôt le contraire.
I. Controverses, p. 28.
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dans le Dictionnaire de l'Académie. Prenez, au contraire, ce charmant exorde mi-latin, mi-français.
Je transcris les mots français en italiques et, pour le latin, je donne la traduction de Mackey : « Dans les tableaux. qui représentent un grand nombre de personnages en petit volume, il reste toujours quelque chose à voir et à noter : ombre, pour fils, raccourcissements, entorses; il en est de même pour l'Evangile des saints Innocents, qui représente tant de petits personnages. 1 » Au lexique maintenant; il vous apprendra, ce que peut-être vous eussiez deviné tout seuls, que « pourfil » veut dire « profil »; mais rien sur « entorse », quoique tellement suranné qu'il sera inintelligible à la plupart des lecteurs. J'ai d'ailleurs remarqué des omissions qui me semblent plus fâcheuses, puisqu'elles nous encouragent, non plus seulement à ne pas entendre du tout, mais à prendre de travers les mots de François de Sales. Lorsque, par exemple, le saint recommande aux prédicateurs « de faire valoir » le sens littéral de l'Ecriture, « de peser les mots, leur propriété, leur emphase », les éditeurs auraient dû nous rappeler qu'emphase n'avait pas toujours alors le sens péjoratif qu'il a pris depuis.
I. Sermons, II, p. 33. Le même thème reparaît dans un délicieux passage des Entretiens : « En un tableau où un homme fait ou bien un géant est représenté., il est bien plus aisé de remarquer les traits de la peinture que non pas en un autre où est représenté quelque petit corps, ou plusieurs petits ensemble. Car il faut plus de temps pour observer tous les petits tours, ENTORSES, plis et replis. (Ainsi dans l'histoire des saints Innocents où s'offre à nous) une peuplade si grande de petits enfants qui, étant tous assemblés, semblent être une petite fourmilière ». Entretiens, p. 32. Ouvrez le glossaire des Entretiens, il vous apprendra que « tracasseur » veut dire « tracassier», et « volerie » « rapine » mais de la mystérieuse « entorse» pas un mot.
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Il veut dire ici la plénitude, la force naïve et étymologique d'une expression. Ainsi qui ne sait pas le latin ignore la saveur, le plein sens, la sonorité profonde, l'emphase du mot générosité1.
Mais voici un contre-sens beaucoup plus grave et dont se garderont, je le crains, très peu de lecteurs.
Le mot « moelleux » a presque toujours été, si je ne me trompe, plus ou moins synonyme de suave, de doux au toucher, à l'oreille, au goût, à l'esprit. Il s'y ajoute peut-être, au moins chez les écrivains très sûrs, une nuance de solidité; mais enfin il exorcise toute idée de dureté, d'âpreté ou de rudesse. Tel quel, il semblait prédestiné, n'est-ce pas, à tenter la plume de François de Sales. Peu de mots plus salésiens que celui-là. Eh! bien, non! Ecoutez plutôt : « Ma Sœur François-Marie. est une bonne femme, sage, constante et véritable servante de Notre-Seigneur; un peu sèche et froide de visage, mais bonne de cœur; courte en paroles, mais moelleuse. Nous ne faisons guère de préfaces, elle et moi, ni d'appendices non plus 2. » Aucun charme, pas un atome de
I. Lettres, II, p. 308. En Angleterre, pays de Dom Mackey, emphase a gardé le sens que lui donnait François de Sales.
L'orateur et l'écrivain qui placent, comme on dit là-bas, l'emphasis sur un mot ne font rien que de louable.
2. Lettres, IX, p. 264. Ayant égaré mes fiches, je dois me contenter de cet unique exemple; mais je crois être sûr qu'on en trouverait plusieurs autres. Nos lexiques nous disent à plusieurs reprises que « arondelle », — qui l'eût soupçonné? —
est synonyme de « hirondelle »; mais de « moelleux » ils ne nous parlent, si je me souviens bien, qu'une fois. C'est à propos d'un curieux passage des Sermons, saint Augustin « avait une tare en son savoir, il ignorait la langue grecque; car, bien qu'elle soit plus moelleuse en son sens que la langue latine. » (Sermons, IV, p. 110). « Moelleux », nous dit le lexique, est pris ici pour « substantiel ». Moins verbeux, plus dru, complèterais-je. C'est fort bien, mais pourquoi ne pas définir aussi le moelleux de la sœur François-Marie?
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grâce, rien de moelleux au sens courant de ce mot et tout au contraire; mais en revanche le solide et le sérieux de la vertu, le moelleux au sens salésien du mot, lequel du reste vous chercherez en vain dans le glossaire correspondant. C'est peut-être qu'Annecy n'a pas encore assez étudié la langue de sainte Chantal: « Pour la méditation, écrivait la sainte, il faut donner aux filles des points moelleux et doux, solides et affectifs 1. » D'un côté moelleux et doux, de l'autre solides et affectifs, la seconde série reproduit exactement la première. Pour Jeanne de Chantal comme pour son maître, moelleux et solide ne font qu'un. Je ne crains pas, du reste, que les bons esprits jugent ces remarques trop méticuleuses. Du grand écrivain qui a contribué plus que personne chez nous à fixer le vocabulaire de la vie intérieure, la moindre nuance a son prix.
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J'espère aussi que ces innocentes discussions, que je soulève en courant, donneront à plusieurs l'envie de relire saint François de Sales. Je dis relire par politesse et sachant bien qu'aujourd'hui on le lit fort peu. Lorsque parut, peu avant la guerre, et dans la collection Nelson, une nouvelle édition * de la Philothée, ce fut certes un très beau succès, mais de surprise et d'enchantement, une véritable révélation. Grâce à M. Henry Bordeaux qui la présentait dans une aimable préface, nombre d'excellents catholiques, nombre de lettrés découvraient enfin cette unique merveille. Le Traité de l'Amour de Dieu, qui devrait être le livre de chevet de tous les philosophes chrétiens est encore beaucoup moins connu.
Les Entretiens, auxquels je vais revenir, et les Lettres
I. Œuvres, II, p. 63.
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gardent d'assez nombreux fidèles; quant aux ouvrages de controverse, quant aux Sermons, sommes-nous trente, sommes-nous vingt, hélas! à les admirer?
Ces méconnus, — les Controverses, la Défense de l'Etendard de la Sainte-Croix et les quatre volumes de Sermons, — fidèle moi-même au commun usage, je ne les avais jusqu'ici feuilletés que d'une main dévotement dédaigneuse, mais ayant voulu les étudier à fond pour mieux fêter le prochain centenaire, je ne saurais dire à quel point ils m'ont enchanté.
C'est qu'ils nous révèlent un François de Sales très imprévu, je veux dire étincelant, pimpant de jeunesse. Vous êtes-vous jamais demandé quel âge il avait quand il écrivit sa Philothée? En fait, de trentesix à quarante ans, nous assurent ses biographes, mais qui le croirait, qui ne lui en donnerait soixante?
Pour les Entretiens, de quatre-vingts à quatrevingt-dix; en quoi il ressemble à Fénelon, à Joubert, peut-être à Platon. Comme ceux-ci, on dirait qu'il est né vieux, mais au sens vénérable, apaisé et charmant du mot. Pas de rides certes, pas de nuages.
Le soir d'un très beau jour qui n'aurait pas eu de matin; la sérénité d'un pur esprit. Si les anges faisaient des livres, ils n'écriraient pas autrement. Et, soit dit en passant, de là vient en grande partie l'efficacité merveilleuse de la Philothée ou des Entretiens. Ce n'est pas seulement la doctrine de saint François de Sales; c'est bien plus encore sa manière qui chasse les démons du désespoir. Une paix divine s'exhale de ses phrases suaves, si calmes, si peu empressées. Nombre d'écrivains qui professent la même théologie que lui nous laissent troublés; ils ne persuadent que notre raison, au lieu que François de Sales nous pacifie avant même de nous convaincre.
Mais, dans ses livres de controverses, quelle viva-
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cité, quelle verve, j'allais dire quel tambour-battant !
Qui voudrait subir le joug d'un particulier? Pourquoi plutôt de l'un que de l'autre? Qu'il (le protestant) parle tant qu'il voudra de l'analogie, de l'enthousiasme, du Seigneur, de l'Esprit, tout cela ne pourra jamais brider tellement mon cerveau que, s'il faut s'embarquer à l'aventure, je ne me jette plutôt dans le vaisseau de mon jugement que dans celui d'un autre, quand il parlerait grec, hébreu, latin, tartarin, moresque, et tout ce que vous voudrez. S'il faut courir fortune à errer, qui n'aimera mieux la courir à la suite de sa propre fantaisie que de s'esclaver à celle de Calvin ou de Luther 1 ?
Du zèle, sans doute, de la piété, un grand amour de l'Eglise, mais, qu'on l'avoue sans fausse honte, ce qui domine dans ces œuvres, c'est l'allégresse de comprendre et d'aller au fond des choses. Le jeu des idées l'amuse prodigieusement. Il va, il court du sens commun, son arme maîtresse, aux raisons les plus subtiles; d'une historiette à de hautes spéculations de philosophie et de psychologie religieuse.
Qu'on lise notamment, dans l'Etendard, sa théorie de l'adoration. Ajoutons une remarque significative entre toutes : cette ivresse intellectuelle le met à deux doigts d'oublier les consignes de la charité.
Le jeune François de Sales tâche, ou veut tâcher de patienter avec les sots, mais il ne supporte pas la sottise. J'avais commencé la liste de ses agacements, de ses impatiences, mais à la centième fiche, j'ai dû m'arrêter. Voici quelques-unes de ces perles : « A qui en veulent-ils? C'est une querelle d'Allemand2. »
— « Quelle ineptie! 3 » — « Une sottise ne laisse pas d'être telle pour être imprimée 4 » — « Voilà toute
I. Controverses, p. 201.
2. Ibidp. 197.
3. Défense, p. 48.
4. Ibid., p. 161.
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la déduction du traiteur. Mais, mon Dieu, que d'inepties! 1 » — « Et d'adorer le bois, c'est une sottise trop extravagante 2. » - « Je proteste que mes yeux ne virent onques écrit plus fade, mol, faux et inepte 3. » A la bonne heure! Si l'un des nôtres raisonne de travers, il l'abandonne lestement, serait-ce Bellarmin lui-même. « En quoi un grand personnage de notre âge a parlé un peu bien rudement. Ce sont des inadvertances qui arrivent quelquefois aux plus grands, ut sciant gentes quoniam homines sunt 4. » Et voici que cette fougue de logicien, gagnant jusqu'à sa piété elle-même, inspire au jeune François de Sales d'admirables pages, celle-ci entre autres, la plus passionnée de toute son œuvre, et non la moins belle : Il s'agit des objections protestantes contre l'adoration de la croix.
Nous ne tenons point arrêtées nos affections ni à la Croix ni aux autres reliques, nous les portons au royaume des cieux, employant à la recherche d'icelui toutes les choses qui nous peuvent aider à relever nos cœurs vers Celui auquel elles se rapportent. Il faut monter au ciel, c'est là notre visée et dernier séjour; les choses saintes d'ici-bas nous servent d'échelons pour y atteindre. Les mariniers, qui voguent à l'aspect et conduite des étoiles, ne vont pas au ciel pour cela, mais en terre; au contraire, les chrétiens, ne respirant qu'au ciel où est leur trésor et le port assuré de leurs espérances, regardent bien souvent aux choses d'ici-bas, mais ce n'est pas pour aller à la terre, mais pour aller au ciel. Cherchez Jésus-Christ et ce qui est en haut, me dites-vous? Je le cherche pour
I. Défense, p. 196.
2. Ibid., p. 127.
3. Ibid., p. 187.
4. Ibid., p. 199.
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vrai, et tant s'en faut que la Croix, le Sépulcre et autres saintes créatures m'en détournent, comme vous pensez, qu'elles m'échauffent et empressent davantage à cette quête. Les fumées et traces ne retirent pas le bon chien de la quête, mais l'y échauffent et animent; ainsi, éventant en la Croix, en la Crèche, au Sépulcre les passées et allures de mon Sauveur 1, tant plus suis-je ému et affectionné à cette bénite recherche; il me tire par là après soi, comme par l'odeur de ses onguents. Me voilà donc défait de cet homme tant importun 2.
Cette brusque volte-face de la fin, ce retour pétulant et méprisant à l'adversaire que nous avions oublié est tout ce qu'on peut imaginer de moins salésien. Mais, à cette date, qui ne l'aimerait mieux ainsi? Qu'on relise donc ou qu'on lise les Controverses et la Défense de l'Etendard. Le premier de ces livres n'est certainement pas inférieur à la Réfutation du catéchisme de Paul Ferry. A mon avis, il est même plus vivant, et, si l'on peut dire, plus intelligent ou d'une philosophie plus profonde. Le second ne vaut pas moins, quoi qu'en ait pensé un excellent juge, notre ami Fortunat Strowski, avec lequel je n'ai pas l'habitude de me disputer. J'avoue qu'à première vue l'auteur de l'Etendard semble se distinguer à peine des controversistes qui l'ont précédé et qu'il utilise. Mais le jeune François de Sales renouvelle et passionne tout ce qu'il touche. De tous ses ouvrages, a fort bien dit Dom Mackey, « il n'en est peut-être point de plus intéressant pour la majorité des' lecteurs. A tout instant, survient un épisode gracieux, une touchante anecdote, une
I. Ses brouillons, toujours si intéressants à consulter, portent ici : « la fumée et trace de mon Sauveur. »
2. Défense, p. 234-235.
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remarque curieuse, un rapprochement inattendu, une ingénieuse similitude, un mot brillant ou rapide, dans lequel se condense admirablement toute une pensée (et une pensée très neuve). L'imagination illumine ces pages vivantes et variées » 1. Ce n'est pas la sérénité d'un bel automne; c'est le printemps avec sa fraîche verdure, son sourire un peu moqueur, sa fécondité et ses caprices.
Les sermons de ses premiers débuts qu'il rédigeait avec un soin extrême, et ceux de sa maturité, dont il n'écrivait tout au plus que le canevas, présentent la même spontanéité féconde et joyeuse, la même jeunesse. Oh! rien de moins semblable aux sermons de Bossuet ou de Bourdaloue, quoi qu'en ait pensé le bon Mackey, plus français que nous pour la circonstance. « La première et la plus indispensable qualité d'une œuvre d'écrivain, écrit Strowski dans sa thèse mémorable, l'unité du sujet, la liaison des idées, la proportion des développements, la beauté d'architecture. manquent à l'éloquence de saint François de Sales 2. » Certes, oui, mais pourquoi s'en désoler? Et Fortunat Strowski, ce filleul de Montaigne, cet esprit ailé, a-t-il bien le droit de préférer aux souples dialectiques de l'intuition les rigides et mornes consignes de l'amplification classique? Quoi qu'il en soit, et puisque Dom Mackey ne nous entend plus, avouons que François de Sales écrivain est aux antipodes du grand siècle. Le plus travaillé de ses livres, son chefd'œuvre et l'un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain, le Traité de l'Amour de Dieu, est très médiocrement composé. Bon gré, mal gré, il se fait lire; il nous prend, il nous tient aussi longtemps qu'il le
I. La Défense, p. XXXVI.
2. Saint-François de Sales, Paris, 1898, p. 162.
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veut, et il nous mène où il veut, sans que le désir nous vienne jamais de lui résister. Essayez les canevas de ses sermons, mais dans leur langue quasi macaronique, et pour peu que vos sens spirituels soient aiguisés, vous ne vous arrêterez qu'après avoir fini le dernier volume. En voici un court passage que j'emprunte au sermon de 1617 sur la Chananéenne : Qui non respondit ei verbum. 0 verbum, non respondes verbum? Interdum amor fingit se surdum (Petre, amas me?) ut fortius clamemus.
Haec autem facta sunt in domo in qua latebat : et fugit ad salices, (énorme faute de goût! je sais bien, et cependant.) Latere volebat et nolebat. Canis etiam latentem cervum invenit, et statim il clabaude.
Deinde ubi cervum e suo loco, de son fort, de son buisson emisit : Clamat post nos; id est, invocat nos: id est, te per nos. Non sum missus. 0 Domine.! 0 dura benignitas, 0 misericors duritia, amans severitas !
Est un horvaris. At ista semper sequitur. At ille, saltu se proripiens : Non est, inquit, bonum sumere panem filiorum. (Clamant pauperes post nos : Nostrum est quod consumitis.) At mulier : Etiam, nam et catelli. Rubis d'Ætiopie, chiens recrus.
O mulier. Ecce victus est Angelus. Fiat tibi sicut vis: il rend les abois 1.
I. Sermons, II, p. 269-270. « Jésus ne lui répondit pas un mot ». 0 Parole vous ne répondez pas une parole. C'est que parfois l'amour fait la sourde oreille; Pierre « m'aimes-tu »; afin que nous criions plus fort. Or ceci se passait dans la maison où se cachait, Jésus qui « s'enfuit vers les saules ». Il voulait et ne voulait pas se cacher. Le chien trouve le cerf qui se cache, et aussitôt il clabaude. Dès que (la Chananéenne) a levé le cerf de sa cachette, de son fort, de son buisson : « Elle crie après nous » (disent les Apôtres) : elle nous invoque, ou plutôt c'est vous qu'elle invoque en nous invoquant. (Mais Jésus) « Je ne suis pas envoyé. O dure bénignité, ô dureté miséricor-
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On voit que le trésor de ses images, — sa sylva, comme il disait, — n'aurait pas tenu dans une boîte à bonbons. La chasse, qu'il semble avoir beaucoup aimée, l'inspire toujours le mieux du monde. (Vieil évêque, il demande qu'on lui envoie je ne sais plus quel livre de vénerie). On sait, du reste, que le grand poète catholique Francis Thompson reprendra de nos jours, mais en sens inverse, les mêmes images.
Pour lui, le Hound of heaven, le lévrier céleste, c'est Dieu lui-même bondissant à la poursuite de l'âme.
L'inspiration de François de Sales est aussi hardie et n'est pas moins belle : le cerf céleste s'écroulant enfin après une longue fuite : Saltu se proripiens. il rend les abois. »
Nous ne faisons ici que le feuilleter et au galop: avant d'achever ce paragraphe, je dois néanmoins recommander aux amateurs une pièce unique, le plus jeune, le plus délicieusement illisible par endroits, et le plus miraculeux de ses sermons. C'est le premier de la série (juin 1593), et, bien que personne ne l'ait dit avant moi, je puis affirmer avec une absolue confiance que dès ce jour-là, — François de Sales avait alors vingt-six ans, — la France comptait un grand écrivain de plus. Toutes les anthologies nous donnent la fameuse méditation du jeune Bossuet, splendide lieu commun sur la brièveté et le néant de la vie, mais vous ne trouverez, je crois, nulle part, sauf dans les Œuvres complètes qu'on ne
dieuse, ô tendre sévérité! C'est un hourvari : mais la chananéenne continue à le poursuivre. et Jésus, en échappant par un bond suprême : « Ce n'est pas bien, crie-t-il, de prendre le pain des enfants. » (Les pauvres aussi crient après nous: ils sont à nous ces biens que vous gaspillez.). Elle répond : « Oui mais les petits chiens. » Rubis d'Ethiopie; chiens recrus. O Femme! Voici que l'Ange est vaincu. « Que ta volonté soit faite ». Il rend les abois. a
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lit pas, la page, également précoce, et plus étonnante, que je vais citer. Notre novice, ayant à célébrer le vent et la pluie de la Pentecôte, rencontre et développe aussitôt le texte prophétique : Flabit spiritus ejus et fluent aquae : Hé! ne vous est-il jamais advenu, en une sèche et altérée saison d'été, de voir vos jardins à gueule bée, ouvrant par manière de dire la gorge pour recevoir la pluie, et, ne venant point de secours du ciel à leur soif, enfin les herbes pâlir et sécher, les fleurs se ternir et faner, et les arbrisseaux sembler plutôt un bois mort qu'une plante? Les paysans alors s'assemblent, font des prières et processions pour impétrer l'amollissement du ciel et la désirée liqueur pour les champs.
Mais voici un vent impétueux et chaud, lequel, ramassant toutes les exhalaisons déjà relevées, trame une grosse et noire nuée, qui semble voiler tout le ciel, dedans laquelle s'engendrant le tonnerre et brillant les éclairs, semble que bientôt, au lieu d'apporter soulagement aux fruits de la terre, elle fracassera par la foudre, la grêle et la tempête ce peu de biens que la sécheresse a laissé sur la terre, et semble menacer les hommes d'une totale ruine. Alors ces pauvres laboureurs, en plus grand souci, avec plus de soupirs et affligées affections, étendant leurs mains noires au ciel, empoignant la chandelle bénite, prient le Créateur de détourner son ire, représentant la misère de la pauvre famille, si cette nuée vient à l'effet dont elle menace; quand voici que, goutte à goutte, cette nuée descend toute en pure eau, et abreuve ces si altérées campagnes à souhait, ressemblant plutôt à une grosse rosée qu'à une impétueuse pluie. Lors le laboureur a bien de quoi louer Dieu de voir son jardin et campagnes reverdoyer plus que jamais, les fleurs se redresser et tous les fruits, par manière de dire, reprendre l'haleine que la chaleur leur avait ôtée, et représenter aux pauvres semeurs le banquet prétendu d'une abondante cueillette.
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O qu'il me semble maintenant vous avoir bien donné à entendre le mystère de cette grande journée.
Le jardin de l'Église naissante était demeuré déjà quelque temps privé de l'eau vive1.
C'est un enfant qui fait ses bâtons. Il s'applique, il sue, il calque laborieusement sa phrase sur les belles périodes latines qui chantent dans sa mémoire : mais déjà quelle poésie et quelle maîtrise!
« A gueule bée »; « ce peu de biens que la sécheresse a laissé » « ces pauvres laboureurs », ces « mains noires. au ciel pour empoignant la chandelle bénite », la « grosse rosée »; l'haleine rendue aux fleurs; l'espoir de la moisson riant aux semeurs; le naturel et la richesse des symboles; le rythme intérieur de tout le morceau; pourquoi démontrer l'évidence? Si vous ne sentez pas que Virgile vient de ressusciter dans notre Savoie et que nous avons déjà un La Fontaine, je n'ai qu'à me taire.
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J'ai gardé pour la fin l'œuvre la plus charmante et tout ensemble la plus bienfaisante de François de Sales, ses Entretiens spirituels avec les premières visitandines, avidement recueillis par celles-ci et publiés sous la direction de sainte Jeanne de Chantal. C'est beaucoup mieux que le livre le plus parfait; ce n'est pas, ou plutôt ce ne devrait être d'aucune façon un livre, c'est le saint lui-même: on l'entend et on le voit. Hélas! pourquoi faut-il que, les plus belles choses ayant ici-bas le pire destin, Dom Mackey ait dû se résigner à ne publier de ces Entretiens qu'une édition incomplète, anticritique et
I. Sermons, I, p. 8-9.
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provisoire, en attendant la vraiment « définitive », qui ne paraîtra que dans trois cents ans, si elle paraît jamais?
Ne confondez pas les Entretiens avec les nombreux sermons du saint également sténographiés par les religieuses. Ici aucun appareil oratoire; moins d' « architecture » que jamais, et c'est beaucoup dire.
Pas même des monologues. De vraies conversations.
Le saint est assis; les moniales l'entourent. Chacune d'elles lui a remis par écrit, ou lui propose de vive voix, séance tenante, les problèmes qui l'embarrassent. Il répond, ou bien, socratiquement, il les amène à répondre elles-mêmes. On l'interroge du geste ou du regard, et rien ne lui est plus agréable.
Une familiarité, une intimité absolue. Pour les premiers entretiens, elles n'étaient, du reste, que cinq ou six, et qui ne se cachaient rien les unes aux autres, dans leur douce maison de verre. Aussi bien, dès qu'il est là, tout le monde s'aime : cor unum, anima una.
Lui parti, et pendant que le premier enchantement dure encore, la plus sûre mémoire et la meilleure plume du couvent se hâtent de fixer, comme au vol, tout ce qui vient d'être dit. Et bientôt le compte-rendu circule : on le discute, on l'achève.
Celle-ci a retenu un joli rien que la sténographe avait oublié; cette autre rectifie une formule moins heureuse. Le moyen, en vérité, d'avoir un texte plus sûr? Lui-même n'aurait' pas fait mieux, ou plutôt lui-même, homme de lettres raffiné, il n'aurait pas résisté à l'envie de redresser les incorrections de ses paroles authentiques. N'en doutez donc pas, si quelque chose peut nous rendre, presque mot par mot, l'abandon, le cœur à cœur, le sans-façon de ces entretiens, leur flot, leur plénitude, grave toujours, mais souriante et détendue, c'est bien cette relation,
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encore toute chaude, tendrement, superstitieusement fidèle.
S'il en est ainsi, qui ne voit que la meilleure, édition de ces Entretiens, la seule vraiment critique, sera celle qui reproduira, aussi photographiquement que possible, les manuscrits originaux. On comprend, du reste, que la Mère de Chantal en ait jugé d'une autre façon. Elle n'avait naturellement jamais entendu parler d'un texte critique, — pas plus du reste que les éditeurs des Pensées, — et elle eût cru déshonorer François de Sales en nous le laissant voir dans le déshabillé, si j'ose dire, et dans le désordre de sa conversation à bâtons rompus. Elle veut donc que ce recueil prenne la majesté du livre. Au lieu de vrais entretiens, elle nous donne une série de vingt-et-une conférences, — la Fermeté, l'Esprit des règles, etc., — où se retrouvent sans doute les principaux fragments doctrinaux des manuscrits, mais dispersés, mais ramenés à une unité didactique, laquelle reste d'ailleurs très relative.
Ainsi pour ce qu'elle conserve; mais on devine bien qu'elle ne pouvait songer à tout conserver.
Parmi les questions débattues au cours de ces entretiens, il en était « qui eussent comporté le secret du tribunal de la pénitence, ou tout au moins l'intimité de la direction privée ». D'autres, moins rigoureusement confidentielles, auraient révélé au public ces mille détails intérieurs qu'une famille et, à plus forte raison, une communauté naissante ont le droit de garder pour elles. Et puis la sainte n'était pas seule à décider. Des moniales ou des prêtres qu'elle a consultés, beaucoup se seront montrés plus timides que hardis. Ainsi telle visitandine que la sténographie prenait en flagrant délit de naïveté ou de faux zèle aura naturellement conseillé la suppression totale du passage où l'on parlait d'elle. D'autres auront
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fait valoir des scrupules simplement littéraires.
Tant il y a enfin que les vrais entretiens que nous promet l'édition officielle de 1629 ne sont pas tout à fait vrais. « On a eu soin, confesse Dom Mackey, d'en retrancher les allusions directes, les détails trop intimes, et certaines questions qui eussent pu sembler inutiles à quiconque n'est pas initié aux usages monastiques, et surtout aux règles de la Visitation.
Il en résulte que le ton est moins familier, les enseignements plus concis, mais non moins onctueux, lumineux et pratiques. » Non moins lumineux et pratiques, je le veux bien; non moins onctueux, c'est autre chose, mais, à coup sûr, moins savoureux, moins prenants. Si Dom Mackey ne l'avoue pas avec nous, soyez certains qu'il le pense.
Aussi bien ne s'agit-il pas ici, entre lui et moi, ce qu'à Dieu ne plaise, de juger sainte Jeanne de Chantal et son œuvre. L'unique question, et passionnante, et d'ordre pratique, est de savoir de quelle façon devait s'y prendre, je ne dis pas une visitandine de 1629, mais un savant bénédictin de 1895, pour offrir aux dévots de François de Sales une édition critique et définitive des vrais entre-
tiens. A cette question, je le répète, une seule réponse paraît possible : effacer impitoyablement toutes les modifications d'ordre littéraire ou didac- tique; rétablir un à un tous les passages supprimés par les éditeurs de 1629 — allusions directes, détails intimes, questions délicates ou d'un intérêt trop particulier; — bref reproduire purement et simplement les manuscrits originaux. C'est là manifestement ce qu'il aurait fallu faire, hélas! et ce qui n'a pas été fait : « Notre édition, écrit tristement Dom Mackey, est une reproduction fidèle et intégrale de la première, sauf la correction de certaines fautes d'impression. Par respect pour sainte Jeanne-
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Françoise de Chantal qui a fixé la leçon de l'édition authentique », nous ne changerons rien à cette édition1.Je me rappelle la stupeur dont je fus saisi, quand je rencontrai pour la première fois ces lignes désespérées et désespérantes. Autant nous dire : vous attendez une édition critique et savante, vous ne l'aurez pas. Car enfin on joue sur les mots, quand on nous parle d'un texte dont sainte Chantal aurait fixé la leçon authentique. La leçon qu'elle a fixée n'est qu'officielle. Choisir le texte qui seul pourrait être communiqué au public, c'était là son droit incontestable, mais elle n'en avait pas d'autre. Qu'à telle date, 1612 ou 1617, par exemple, François de Sales ait prononcé telles paroles, c'est là un fait auquel ni sainte Jeanne de Chantal en 1629, ni le Saint-Siège, ni Dieu lui-même ne peuvent rien. Le Général des jésuites ne peut rien non plus sur l'autographe espagnol des Exercices. Libre à la sainte de nous interdire l'accès de ses archives, mais faire d'un texte expurgé et remanié un texte authentique, elle ne le peut d'aucune façon.
Notre déception est cependant moins cruelle que je n'ai l'air de le dire. Peu logique, en effet, avec luimême, Dom Mackey a réuni dans les notes plusieurs des passages que la Mère de Chantal avait supprimés.
Empruntées aux manuscrits originaux, ces leçons, dit-il joliment, ne se distinguent du texte définitif (officiel) que par une naïveté plus grande encore. Elles accusent une intimité absolue (et c'est là ce que nous voulons!) mais toujours pleine de dignité et de prudente réserve.
(Eh! qui en doute, grands dieux!) Quelquefois elles éclairent certaines obscurités de l'édition de 1629, ou
I. Entretiens, p. LVII, LVIII.
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achèvent des propositions incomplètement énoncées.
Les allusions abondent; les souvenirs de jeunesse de saint François de Sales sont fréquemment évoqués; on y rencontre maintes anecdotes qui lui sont personnelles, et qui ont un cachet incontestable d'authenticité. (Parbleu! Imagine-t-on les premiers sténographes romançant, de leur grâce, les dires du saint?) Souvent aussi il adresse la parole à sainte JeanneFrançoise de Chantal, ou il parle d'elle. On devine avec quel soin la sainte (avait fait) disparaître toutes les allusions qui la concernaient directement.
A merveille! Et voilà qui justifie surabondamment nos pieuses convoitises, à nous qui attendions avec impatience une édition authentique. Mais ces - perles, enfin retrouvées, pourquoi les cacher comme chétives « variantes » dans l'écrin de ces notes aux caractères minuscules; pourquoi ne pas nous montrer le collier lui-même, dans son originale splendeur; je veux dire, pourquoi ne pas nous faire assister aux vrais Entretiens? Encore, si tout avait passé dans les notes! Mais non, écoutez plutôt : « C'est par respect pour (les) instructions (de la sainte) que, tout en donnant dans la présente édition les variantes les plus intéressantes., on a éliminé les fragments qui seraient certainement tombés sous sa réprobation1.
« Ce coup de foudre est grand » et Dom Mackey n'aura jamais pu se pardonner ces dernières lignes.
Il savait, en effet, aussi bien que nous, que, sous la plume d'un éditeur critique, le mot « intéressant » a quelque chose de monstrueux. Eh! que nous fait son goût à lui? Eh! qui lui demande son avis?
« Les plus intéressants! » Il y en aurait donc d'ennuyeux, d'insignifiants! Qu'il nous donne tout, et nous verrons bien.
I. Entretiens, p. IX, LXI.
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Quant à la « réprobation » de sainte Chantal, ce terrible mot ne fera peur qu'aux petits oiseaux.
Qu'eût pensé, en 1629, la chère sainte de ce que devrait être, trois siècles plus tard, une édition critique des Entretiens, nous l'ignorons tout à fait; et nous ignorons également ce qu'elle en eût pensé, du haut du ciel, en 1895. Je ne vois pas, du reste, que ces vains scrupules aient beaucoup inquiété nos éditeurs, lorsque ceux-ci, ouvrant leurs archives toutes grandes, livraient à la foule profane des textes infiniment plus délicats, et que la sainte, — nous en avons mille preuves tangibles, — aurait voulu ensevelir sous un éternel secret. Dans les dix volumes de la correspondance de François de Sales, s'est-on permis de retrancher la moindre syllabe1 N'a-t-on pas, au contraire, rétabli scrupuleusement tous les passages que la sainte avait supprimés, -et de quel trait vigoureux, lorsqu'elle préparait elle-même la première édition de cette correspondance! Et l'on a certes bien fait, car pour trouver matière à scandale dans cette intimité divinement pure, il faudrait avoir la bassesse du pire imbécile, le cœur d'un démon.
Au surplus, quelle maladresse, quelle imprudence!
La Visitation a certes le droit de nous cacher tous les papiers qu'il lui plaira, mais comment ne voitelle pas qu'en se couvrant d'une aussi tragique menace, — la réprobation de la sainte! — on nous invite à soupçonner que ces pauvres manuscrits, ainsi condamnés aux oubliettes, renferment de lamentables détails sur la vie intérieure des premiers monastères. Or il n'en est rien, et je le déclare très
I. Je n'affirme certes pas que l'on n'ait rien retranché, car je n'en sais rien : je dis simplement qu'on a publié nombre de passages qui seraient tombés « sous la réprobation de la sainte ».
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haut. Qu'en savez-vous? C'est mon secret. Peutêtre ces précieux manuscrits sont-ils moins bien cachés qu'on ne pense. Peut-être encore le vieux Dom Mackey, bourrelé de remords, m'a-t-il ouvert son âme avant de mourir, et m'a-t-il chargé, comme Dom Diègue, de réparer les quelques menues défaillances de son œuvre. Quoi qu'il en soit, heureuse la Visitation et trois fois heureuse, si elle n'a rien à craindre de plus redoutable que la publication intégrale des vrais Entretiens !
Ainsi pour les Filles de la Charité. Elles aussi, elles gardaient jalousement les vrais entretiens de saint Vincent de Paul avec les premières sœurs, ne les montrant qu'à « personnes très connues et confidentes », comme disait sainte Chantal. Timidité, pudeur bien naturelles, aimables même et touchantes, mais qui ne doivent pas priver éternellement d'un si rare trésor les dévots de Vincent de Paul. Grâce à Dieu, ces entretiens paraîtront bientôt dans l'édition définitive que prépare M. Pierre Coste, après quoi tout le monde s'étonnera que l'on ait tant attendu 1. C'est ainsi que peu à peu les âmes chrétiennes s'apprivoisent avec le sens historique.
Une supérieure générale me priait récemment d'écrire sur la fondatrice de son ordre. — « Mais, ma Mère, vous n'ignorez pas qu'il se rencontre quelques points délicats dans l'histoire de vos débuts, et que, si je racontais cette histoire, je dirais tout. » — « Eh! sans doute, et c'est bien comme cela que nous l'entendons. » La noble femme était sûre de sa
I. Le tome VII de cette édition, que nous avons déjà célébrée ici, mais dont on ne saurait dire trop de bien, paraît ces jours-ci pour nos étrennes : saint Vincent de Paul. Correspondance, t. VII (Décembre 1657-juin 1659), édition publiée et annotée par Pierre Coste, prêtre de la Mission. Paris, Gabalda, 1922.
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sainte, elle savait qu'il ne faut aux religieuses, comme à l'Eglise, que la vérité.Au demeurant, cessons de nous plaindre. Définitive ou provisoire, cette édition boiteuse et rougissante des Entretiens reste un immense bienfait. Je ne m'en dédis pas, elle est à refaire. Mais, Dom Mackey aidant, chaque lecteur se trouve en mesure de reconstituer par lui-même, à quelques lacunes près, plus ou moins considérables, la physionomie sincère, l'allure, la couleur natives des vrais Entretiens.
Il suffit pour cela de remplacer mentalement, par les délicieuses variantes qui leur correspondent, les nombreux passages de l'édition officielle au-dessous desquels Dom Mackey a épinglé ces variantes.
Besogne aimable et facile, qui réserve de très vives joies, - je puis m'en porter garant, —aux salésiens qui l'entreprendront. Il serait mieux encore de se procurer trois exemplaires, et, après les avoir découpés, de coller hardiment, partout où cela se peut, les humbles lignes du texte authentique sur les endroits du corps des pages où s'étale l'officiel.
Ceux qui, en vue de je ne sais plus quel concours, mettent chaque soir en pièces le numéro de leur journal se donnent beaucoup plus de peine et pour un moindre profit. Soit, par exemple, ce piquant parallèle entre saint Augustin et saint Jérôme; je place l'officiel à gauche, l'authentique à droite :
Ses écrits (d'Augustin) sont la douceur et suavité même; au contraire, saint Jérôme était extrêmement austère — pour en savoir quelque chose, voyez-le en ses épîtres.
Ses écrits sont la douceur et suavité même; au contraire, saint Jérôme avait une sévérité étrange, et semblait qu'il fût tout rébarbatif.
Voyez-le avec sa grande barbe, sa pierre en la main,de laquelle il frappe
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sa poitrine; en ses épîtres 1.
L'authenticité du second texte saute aux yeux.
Est-il d'ailleurs rien de plus inoffensif que ce rébarbatif et cette barbe? Pourquoi les couper? Ici du moins sainte Chantal s'est contentée d'un coup de ciseaux. Voici un remaniement plus compliqué : Si nous voulions suivre tous les mouvements de notre esprit, ou qu'il nous fût possible de le faire sans qu'il y eût du scandale ou du déshonneur, nous ne verrions autre chose que des changements;
ores nous voudrions être en une condition, et, peu après, nous en chercherions une autre.
quand nous aurions été une heure jésuite, nous voudrions être une autre heure capucin, et puis un peu après nous chercherions une autre condition et tel qui a vécu en bonne paix toute sa vie avec sa femme, s'il eût pu la changer, l'eût fait une douzaine de fois; voire même jusques-là que, si nous pouvions, nous changerions de père et de mère 2.
Il s'amuse. Quel mal y voyez-vous? Après le jésuite et le capucin d'une heure, les sœurs, qui l'auront certes bien compris, elles qui soupiraient quelquefois vers le Carmel, auront eu un commencement - de fou-rire, et le bon saint, redoublant de verve, aura exagéré de plus belle. Ai-je besoin d'ajouter
I. Entretiens, p. 60.
2. Ibid., p. 160-161.
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que cette brochette de douze femmes n'est pas de l'invention de la sténographe?
Je passe à une suppression beaucoup plus fâcheuse et d'ailleurs deux fois typique, si l'on peut ainsi parler, les cruels ciseaux de sainte Chantal ayant voulu nous dérober tout ensemble et la naï- veté des questions que l'on posait parfois à François de Sales et la naïveté du saint lui-même, encore écolier :
Vous demandez si de tenir la tête penchée ou repliée sur l'épaule, ou bien de tourner les yeux dans la tête (peut-être pour jouer à l'extase) est contre la modestie. A cela je réponds que, si cela se fait quelquefois sans y penser, qu'il n'y a pas grand mal, pourvu que l'on n'affecte point ces façons de faire comme étant quelque chose de remarquable pour la dévotion. Car il faut éviter la contenance affectée, puisque tout ce qui est affecté doit être abhorré.
Etait-ce donc là un conseil sans importance?
Évitons soigneusement de faire le sanctificetur quand il n'y a point nomen tuum après, je veux dire les dévots et les saints, en notre contenance extérieure, comme je fis une fois. Il n'y a point de danger de faire ce petit conte de récréation, puisqu'il est à mon profit.
Par où l'on voit que, même quand il s'amuse, il ne cesse pas de se surveiller. Il ne dit que ce qu'il veut dire, et cette simple remarque aurait dû suffire, nous semble-t-il, à calmer la dévotion inquiète de ses éditeurs.
Étant jeune écolier en cette ville, il me prit une ferveur et une envie d'être saint et parfait. Je commençai à me mettre en la fantaisie que, pour cela, il
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fallait que je repliasse ma tête sur mon épaule en disant mes Heures, parce qu'un autre écolier, qui était vraiment un saint, le faisait, ce que je fis soigneusement quelque temps durant, sans que pourtant j'en devinsse plus saint1.
L'ayant fait, puisque enfin il l'a fait, qui ne l'aimera davantage de l'avoir dit, et si joliment? Mais voici qu'on lui interdit d'autres confidences, encore plus innocentes, s'il est possible, et qui ajouteraient plutôt à la tendresse qu'il nous inspire. Il vient de raconter, et comme lui seul il savait faire, l'histoire de Jacob se refusant à suivre Esaü. Ses brebis ayant agnelé, leurs agneaux ne pourraient pas aller du même pas qu'Esaü:
Remarquez, je vous prie, la débonnaireté de ce saint Patriarche : il s'accommode.
Remarquez, je vous prie, la débonnaireté de ce saint Patriarche. Je l'aimais déjà bien, mais je le veux encore plus aimer désormais à cause de cet acte de débonnaireté 2.
Jacob, soit dit en passant, était aussi, mais pour des raisons moins salésiennes, un des saints préférés de Newman.
On veut aussi qu'il ne prononce que des oracles, et s'il lui arrive de demander l'heure, on le met en pénitence : N'avez-vous plus rien à dire? Quelle heure est-il?
Avez-vous dit Complies? Et quand les voulez-vous dire? Or allez donc, car j'ai peur de faire une irrégu-
I. Entretiens, p. 141.
2. Ibid., p. 231.
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larité. Or sus, mes chères filles, je supplie Notre-Seigneur qu'il vous bénisse1.
Ou encore :
Que dites-vous, ma chère fille? Car je ne vous entends point. Les enfants font tant de bruit à la rue qu'ils m'empêchent de bien entendre. Dites-vous, ma fille, que 2.
Evidemment, s'il n'avait jamais dit que ces riens, nous ne les porterions pas à l'imprimeur. Tels quels néanmoins, nous les aimons tous, nous n'en voulons perdre aucun. Leur humble reflet attendrit, humanise, vivifie, en quelque sorte, l'éclat des paroles d'or.
Il va de soi que l'on a proscrit avec une rigueur plus impitoyable encore telles confidences qui nous auraient ouvert de trop claires perspectives, et trop douloureuses, sur la vie réelle de François de Sales, ses découragements, ses désillusions, sur les capitulations où le contraignait l'inintelligence de son entourage.
Notre Mère désire que j'écrive sur les maximes du Fils de Dieu; je les honore. de tout mon cœur, mais je ne les pratique pas. Le Fils de Dieu a dit : Ne plaidez point. Si je ne le fais, tout le monde est contre moi. Le Fils de Dieu a dit : Soyez débonnaire. Et l'on veut que je me fâche; si je ne le fais, on l'attribue à bêtise 3.
Il n'était pas armé pour la résistance. Non pas du tout « nonchalant », mais débonnaire, pacifique, toujours enclin à céder.
I. Ibid., p. 336.
2. Entretiens, p. 334.
3. Ibid., p. 410.
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Naturellement je n'ai pas mes volontés fortes, et puis ne faut-il pas être ainsi condescendant au prochain? Je ne sais point contraindre les inclinations; quand je vois qu'on désire quelque chose, je laisse faire1.
Et puis c'était une intelligence et un cœur d'avantgarde : il devançait son petit monde au moins de trois siècles. Tâchons de croire que son heure est enfin venue, et que, s'il ressuscitait parmi nous, il nous trouverait tous prêts à le comprendre, à lui obéir, au moins à ne pas le persécuter. Mais je n'ai pas le droit de pousser plus loin cette promenade trop longue et trop courte à travers les vingt volumes de la grande édition. En terminant, je recommande aux amis de François de Sales « le dernier adieu que fit M. de Genève aux Sœurs de la Visitation de Lyon, le jour de saint Etienne au soir (1622), la surveille de son trépas ». Autour de lui, nul ne soupçonnait que la mort fût proche, mais nous savons, nous, que cette voix, la plus humaine que le monde chrétien ait jamais entendue, et l'une des plus saintes, après-demain va s'éteindre.
Comme il entra, il dit : « Bonsoir, mes chères filles.
Je viens finir la consolation que j'ai reçue jusqu'à présent avec vous. Qu'avons-nous à dire? Rien plus, sans doute. Il est vrai que les filles ont toujours beaucoup de répliques. Il est mieux de parler à Dieu qu'aux hommes. »
« — Monseigneur, lui dit-on, nous voulons parler à vous, afin d'apprendre à parler à Dieu. »
« — L'amour-propre, dit-il, se sert de ce prétextelà. Ne faisons point de préface, et vous asseyez, je vous prie, car nos sœurs sont incommodées. »
1. Entretiens, p. 423.
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« — Monseigneur, lui dit-on, il y a des filles qui s'amusent tant à regarder les vertus des Supérieures qu'elles sont toujours après à les louer et applaudir. »
« — Quoi, dit-il, fait-on cela céans?. Vous ne devez pas souffrir cela. » « J'ai remarqué en toutes nos maisons que nos filles ne font point de différence entre Dieu et le sentiment de Dieu, entre la foi et le sentiment de la foi. »
On lui demanda s'il ne se fallait point chauffer; il répondit : « Quand le feu est fait, l'on voit bien que c'est l'intention de l'obéissance que l'on se chauffe. »
Il affectionnait ces formules de gros bon sens qui coupent court aux complications infinies des consciences mal faites. Ce fut là un de ses derniers sourires.
Comme il vit les flambeaux allumés pour le reconduire, il dit avec étonnement à ses gens : « Hé! que voulez-vous faire, vous autres? Je passerais bien ici toute la nuit sans y penser. Il s'en faut donc aller; voici l'obéissance qui m'appelle. A Dieu, mes chères filles; je vous emporte toutes dans mon cœur, et je vous le laisse pour gage de mon amitié 1 ».
Ce beau cœur, si tendre et si vaste, il le lègue aussi à tous ses disciples. Et son cœur, et plus encore son esprit, si l'on peut les séparer. C'est la chère propriété de ceux d'entre nous qui mettent François de Sales au-dessus de tous les maîtres.
I. Entretiens, p. 425-426, 436, 388.
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III
LA PHILOSOPHIE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
Il faut voir les choses comme elles sont, et reconnaître que, parmi les « intellectuels », même catholiques, le prestige de François de Sales est assez mince. Enfant terrible à ses heures, Bossuet, en qui l'on entend, comme vous savez, presque toute l'Eglise, le traite de haut : plus de piété que de lumières; peu de doctrine et peu sûre; directeur hors ligne, mais penseur médiocre. Aujourd'hui, la bienséance ne permettrait pas de parler aussi familièrement d'un saint que Pie IX a placé au rang des « Docteurs de l'Eglise », mais enfin l'idée ne viendrait qu'à un très petit nombre de demander à François de Sales une direction doctrinale, une philosophie, autre chose que de pieux conseils. Il est classé, je ne dis pas seulement très au-dessous d'un Pascal ou d'un Newman, mais sur un autre rayon, moins fréquenté par les doctes, celui des auteurs simplement dévots. Génie tout féminin et qui ne peut guère intéresser que les bonnes femmes, il touche, il amuse, il console, il édifie; pour le reste, il ne compte pas. Pendant mes sept années de formation scolastique, je ne l'ai pas entendu citer une seule fois
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par nos professeurs. Indifférence, incuriosité, d'ailleurs affectueuse, mais d'autant plus significative.
Les lettrés profanes à la vieille mode, un Sylvestre de Sacy, un Sainte-Beuve, paraissent moins dédaigneux. Ils admirent en lui un moraliste de premier ordre, le Montaigne ou le Joubert de la dévotion, mais ils soupçonnent à peine l'insigne philosophe, le Platon chrétien. « A le prendre sur la doctrine, écrit l'auteur de Port-Royal, il a été moins un théologien qu'un praticien accompli; un « diseur » aimable et moral. Son imagination et son cœur jaillissent à tout moment dans ce qu'il dit, et l'intelligence, la division des idées, la dialectique qu'il y emploie, et ces déductions déliées qui supposent chez lui une grande finesse psychologique, aboutissent toujours vite en fleurs et s'enlacent en berceaux : on est avec lui vraiment dans les jardins de l'Epouse. » Oui, certes, mais aussi dans la citadelle de l'Epoux. Comment ce merveilleux SainteBeuve ne l'a-t-il pas vu? Comment ces lianes embaumées lui ont-elles caché le solide palais d'idées qu'elles festonnent, et dans lequel les apologistes chrétiens devront se retrancher, dès que viendra l'heure moins lointaine peut-être qu'on ne l'imagine, où l'apologétique de Pascal ne suffira plus 1.
Un philosophe, bon enfant, modeste, sans la toge et sans le bonnet, mais qui sait mieux que personne le fin du métier. Un peu lent, je l'avoue, et jusqu'à
I. En homme prudent, je prophétise à coup sûr, cette apologétique salésienne ayant trouvé déjà parmi nous un interprête digne d'elle, Maurice Blondel. On peut lire à ce sujet la remarquable thèse du doyen de la faculté de théologie de Lille, M. Edouard Thamiry : La méthode d'influence de saint François de Sales. Son apologétique conquérante. Paris, Beauchesne, 1922.
Piquant travail, où sans jamais fausser le moins du monde, ni tirer à la lui pensée de François de Sales, M. Thamiry ne cesse pas de nous présenter la pensée de Blondel.
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paraître lourd. C'est qu'il a la passion du mot propre, comme Vaugelas, son ami et son élève, l'a bien remarqué; c'est qu'en toute chose, il veut aller « à la racine », comme il nous en avertit lui-même souvent; c'est plus encore qu'au rebours des idéologues ou des orateurs, il n'affirme rien que son expérience, et quelle expérience! n'ait minutieusement contrôlé. Avec cela, une cohérence implacable. Comparés à lui de ce point de vue, Bossuet, Pascal même, manquent de logique. Relisez donc les lettres à la sœur Cornuau ou à Mme d'Albert, relisez le Traité de la concupiscence : vous aurez beau faire, il y a là deux philosophies que nulle dialectique ne mettra d'accord. Prenez au contraire les deux mille lettres de François de Sales, ses Entretiens, non moins improvisés, et sa Philothée, ensemble et détail, tout cela n'est que l'application rigoureuse, la conséquence nécessaire des chapitres spéculatifs qui ouvrent le Traité de l'Amour de Dieu. Distinguer le directeur du théologien, ou le praticien du philosophe; garder l'un et rejeter l'autre, rien de plus inconsistant. Il faut tout laisser ou tout prendre. Pour moi, je prends tout. Ce tout est, en effet, une splendide construction, un système qu'à la vérité François de Sales a reçu de la tradition mais qu'il s'est assimilé avec une originalité singulière, et qu'il a su présenter comme personne, à ma connaissance, ne l'avait fait avant lui. D'autres le suivront de près dont la gloire est mieux établie. Je veux parler de cette noble équipe de penseurs, les « Cambridge platonists » — Benjamin Whichcote, John Smith, Dudworth, Henry More, l'un des correspondants de Descartes — qui, dans la mesure du possible, ont « dépuritanisé » la pensée anglaise : je ne puis, du reste, songer à instituer ici un parallèle entre ces deux mouvements intellectuels et religieux dont l'inspiration première
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est presque identique, et dont le progrès a suivi des courbes si différentes. Il m'a suffit de rappeler que, sur ce point comme sur tant d'autres, la France catholique, représentée par François de Sales, a pris les devants 1.
Il s'agissait de décider, si l'on doit voir en l'homme une corruption totale, un péché vivant et qui ne serait que péché, ou, au contraire, un être foncièrement bon, fait pour la vérité et pour la vertu : fatal problème que les anciens Pères, comme d'ailleurs l'Evangile, avaient explicitement ou implicitement résolu de la manière la plus consolante, la plus stimulante aussi et la plus morale, mais qui, soudain remis en question par « l'incomparable saint Augustin » n'avait plus cessé depuis d'obséder le monde. Dieu me garde, là-dessus, de recommencer, après Louis Bertrand et quelques autres, l'histoire fort compliquée d'Augustin et de la sombre doctrine qui se couvre de son nom. Quelle fut au juste la pensée de ce génie étincelant, nous ne le saurons sans doute jamais, car ni lui, ni ses premiers adversaires n'envisageaient du même point de vue que nous la philosophie de la nature et de la grâce.
Ceux-là mêmes d'entre les orthodoxes, François de Sales, par exemple, qui nous semblent, qui sont, en effet aux antipodes de l'augustinisme, entendent bien rester d'accord ou à peu près avec Augustin, et, quant aux critiques indépendants, pour peu qu'ils appliquent à cette difficulté une intelligence libre, ils avoueront, je crois, que, ressuscité par miracle à l'époque du concile de Trente, le grand
I. Sur l'école platonicienne et anticalviniste de Cambridge, on peut consulter le beau livre du principal Tulloch : Rational Theology and Christian Philosophy, in England in the seventeenth century, vol. II.The Cambridge Platonists, Blackwood, 1872.
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africain n'eût pas hésité une seconde entre l'augustinien Luther et la vieille Eglise. Reste néanmoins qu'à s'en tenir aux formules, Luther, Calvin, Jansénius, ne font très souvent que répéter saint Augustin, mais en toutes lettres. Celui-ci avait dit avant eux que « les vertus des païens ne sont que des vices déguisés »; il avait dit que « l'homme, en usant du libre arbitre, s'était perdu; et avait du même coup perdu le libre arbitre »; il avait dit bien des fois que «la condition d'Adam (avant la chute) était la condition normale et naturelle de l'humanité, et que (après la chute), la nature, laissée à elle-même, était incapable de tout bien ». Et tout cela, orchestré par la plus brûlante des rhétoriques. D'où l'angoisse que nous avons rappelée déjà, d'où le conflit, d'où le drame : d'une part, les désespérantes formules que l'autorité exceptionnelle d'Augustin eut bientôt rendues classiques; d'autre part, la timide mais tenace révolte de l'intelligence et, qui plus est, de l'âme chrétienne, la force invincible de la vérité; long duel embarrassé, confus, qui va se prolonger pendant dix ou douze siècles — est-il bien fini? —
et qui, c'est notre honneur, commence chez nous, en Provence, avec l'école, un peu aventureuse peut-être, mais si simplement humaine de Cassien et des Marseillais1.
L'Eglise dès lors ne cessera plus de réagir contre les formules équivoques d'Augustin; elle les conserve avec respect pour la part de vérité qu'elles contiennent, mais, en même temps, elle les dépouille, par une sorte d'alchimie spontanée, du sens inhu-
I. Massilienses, nous désignons ainsi d'ordinaire par un euphémisme charmant, ceux que des théologiens plus rudes préfèrent appeler « semi-pélagiens ». Au surplus, si nul ne peut douter que le pélagianisme soit une hérésie, il n'est pas évident que le subtil Cassien ait enseigné cette erreur.
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main qu'elles semblent contenir. Calvin et Jansénius ont une jolie façon de résumer ce long travail d'épuration insensible, de redressement, d'attendrissement. Ils disent que depuis la fin de l'âge des Pères, et plus encore, depuis le triomphe de la scolastique, l'ancienne sévérité s'énervant peu à peu nous nous sommes laissé envahir, puis dominer par l'hérésie pélagienne. A ce mot près, qui est gros, ils ont tout à fait raison; ils baptisent de travers un fait certain. Avec cela, ils ont tort de s'en prendre uniquement à Thomas d'Aquin et aux autres spéculatifs. C'est l'Eglise entière qui est coupable. Des plus savants aux plus humbles, l'immense majorité du peuple chrétien pense, vit, prie et chante, si l'on peut ainsi parler, contre les cruelles formules; et les simples dévots et les saints plus énergiquement que les docteurs, comme on peut s'en convaincre en étudiant la littérature proprement religieuse du moyen âge, cette quantité de contemplatifs ou de poètes aussi confiants, aussi épanouis, aussi tendres que François de Sales. Non certes, que la crainte soit bannie ou le diable escamoté; mais leur crainte n'est pas désespoir, mais leurs diables, souvent plus piteux que tragiques, ne font pas oublier le salut possible, facile à toute bonne volonté.
Ils ont le sens, ils n'ont pas le cauchemar du péché.
Méditez plutôt les textes liturgiques, expression autorisée du vrai sentiment catholique; vous serez surpris de leur sérénité auguste et du peu de place qu'y tiennent les dogmes terribles, je ne dis pas de Calvin et de Jansénius, mais de Pascal ou de Bossuet.
Tant s'en faut, du reste, que les théologiens soient arrivés sans tâtonnements à dégager avec une netteté parfaite la sûre doctrine qui animait ainsi la prière et la poésie du moyen âge. On tient à poings fermés les deux bouts de la chaîne, les deux vérités
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— impuissance et excellence de l'homme — qui semblent se contredire; tôt ou tard on trouvera bien le moyen de les réconcilier dans une harmonie supérieure.
Mais voici qu'à l'aube des temps modernes, gagnée soudain à la contagion d'une des plus magnifiques sensibilités que l'histoire ait jamais connues, l'Europe manqua se réveiller luthérienne. La blessure endormie du vieil Adam se rouvrait béante et putride; l'homme n'était plus qu'une gangrène inguérissable; tout l'Evangile se trouvait réduit à ces quelques formules d'Augustin que nous avons dites, mais présentées désormais sous leur jour le plus affreux. Telle quelle, chose étrange et presque inexplicable pour nous, cette doctrine fascinait, subjuguait, enchantait des âmes sans nombre, en Allemagne, en Angleterre, et même chez nous. Ce fut alors qu'éclata aux yeux les moins clairvoyants l'opposition radicale entre la Renaissance et la Réforme, entre l'humanisme chrétien et l'augustinisme protestant, entre les deux chefs qui dominaient alors le monde, Erasme et Luther. Excellence ou impuissance radicale de l'homme, c'est bien là, en effet, la question qui les divise, comme Imbart de la Tour le montre admirablement dans son grand ouvrage. « Toutes les familles religieuses nées de Luther, écrit-il, restent d'accord sur un point : la négation du libre arbitre, de l'activité propre de l'âme dans l'œuvre du salut. » D'un autre côté, « aucune doctrine qui soit plus contraire à l'humanisme. Si, au-dessus des divergences de tempéraments et d'idées il est un principe commun où se retrouve son unité, c'est bien celui de la valeur de l'homme et de la dignité de sa condition ». « Les Adages d'Erasme, ce bréviaire de l'humanisme, qu'est-ce autre chose sinon un monument élevé à la
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primauté de l'homme, à sa puissance d'héroïsme comme de vertu »? Ainsi les princes de la « Nouvelle Science », Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Colet, Thomas Morus, Lefèvre, Erasme, loin d'être les individualistes, les novateurs, les révolutionnaires, que l'on dit parfois, continuaient la tradition des Chrysostome, des Cassien, des Anselme, des Thomas d'Aquin, travaillant comme eux, soit à maintenir, soit à préciser, avec une limpidité croissante, la noble doctrine que le concile de Trente allait enfin splendidement définir.
Ces canons de Trente qui exaltent le surnaturel sans diminuer la nature, c'était bien l'aboutissement des tendances profondes de la Renaissance. Aussi bien ne croyez pas que tout soit fini. Soit du côté protestant, soit du côté catholique, l'augustinisme impénitent déjà s'apprête à défier les décisions de Trente, ou à les tourner. Pierre de scandale pour les uns, lettre à peu près morte pour les autres, et parmi ceux-ci, non seulement Baïus et Jansénius, mais certains, bien plus vénérables et que je n'oserais nommer. Et puis ces théorèmes théologiques sont trop denses ou trop voisins de l'abstrait; ils attendent un philosophe et un vulgarisateur génial qui les traduise à l'usage des penseurs et de la foule; ils attendent « Monsieur de Genève ». « J'ai couvé un œuf de colombe, disait Erasme, Luther en a fait sortir un serpent. » Qu'il se rassure : sa colombe naîtra bientôt et elle s'appellera François de Sales.
Que ne puis-je citer ici, les chapitres de haute philosophie qui ouvrent le Traité de l'Amour de Dieu, et les comparer, ligne à ligne, aux chapitres parallèles de Calvin sur la misère de l'homme, qu'on peut lire aujourd'hui si agréablement dans la précieuse édition que M. Lefranc nous en a donnée. Qui songe, du reste, aujourd'hui, à rapprocher ces deux textes,
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également forts, où s'affrontent dans toute leur ampleur et avec une franchise parfaite, sans habiletés, sans réticences, les deux théologies irréconciliables, Rome et Genève? Oh! je sais bien, il y a l'Histoire des Variations, que nous relisons tous une fois par an. Mais justement, elle oublie, et pour cause, d'aborder le seul point vraiment critique.
« Il est remarquable, écrit tranquillement à ce sujet un théologien de tout repos, le R. P. Bainvel, que Bossuet, si habile à relever les erreurs et les contradictions de protestants, ne dise pas un mot, dans son Histoire des Variations, de leurs doctrines sur le péché originel (sa vraie nature et ses conséquences) « La matière en valait pourtant la peine. Car elle est à la base de la conception protestante sur l'état et la nature de l'homme, sur son impuissance radicale à rien faire de bien, et sur l'impossibilité d'une rénovation intrinsèque, incompatible avec la corruption essentielle de la nature. Mais Bossuet, tout pénétré des expressions de saint Augustin, n'a pas assez vu peut-être (et Pascal non plus) que, en ce point comme en beaucoup d'autres, il fallait expliquer Augustin, ou, au besoin, le corriger et le remplacer par la tradition catholique, par Anselme, par Thomas d'Aquin, mieux encore par le concile de Trente et François de Sales.
Etrange revanche de l'homme de Noyon : un Bossuet, un Pascal, dociles par instants à la séduction, qu'ils ont d'ailleurs si magnifiquement combattue! Hélas! il n'est que trop vrai. Nos grands augustiniens catholiques du XVIII" siècle maudissent de toutes leurs forces les Réformateurs, et cependant, pour si peu que ce soit, ils les appuient, ils les continuent, mais avec tant d'efficace qu'aujour-
I. R. P. Bainvel, Nature et surnaturel, p. 218.
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d'hui encore, pétris que nous sommes de Pascal et de Bossuet, François de Sales bien compris nous étonne, pour ne rien dire de plus. Il n'est pas chrétien, écrivait ou à peu près M. Gonzague Truc, analysant de longs chapitres de moi sur l'école salésienne. Sainte-Beuve insinue moins tragiquement la même chose. Je les comprends très bien l'un et l'autre; il est néanmoins assez fâcheux pour eux que l'Eglise, qui doit après tout s'y connaître aussi, ait canonisé tout ensemble et la personne et la doctrine de François de Sales.
Chrétienne ou non, cette doctrine s'étale naïve- ment et pacifiquement dans les vingt volumes de ses Œuvres complètes. Notre âme, disait-il dans un de ses premiers sermons (1594) « est une belle ville, par nature sujette à Dieu ». Je rappelle qu'il pèse tous ses mots, qu'il n'est jamais éloquent. Et, dans le prélude philosophique du Traité de l'Amour de Dieu, il répète plus savamment le même principe, à savoir qu'il y a une « convenance » naturelle entre Dieu et nous, que l'homme est, par nature, « capable de Dieu ». « Sitôt que l'homme pense un peu attentivement à la Divinité, il sent une certaine douce émotion de cœur qui témoigne que Dieu est Dieu du cœur humain; et jamais notre entendement n'a tant de plaisir qu'en cette pensée de la Divinité. »
Revêtez, pour un instant, l'intelligence de Calvin, et vous sentirez aussitôt que ces paisibles formules vous glacent d'horreur.
Dieu est auteur en nous de la raison naturelle, et ne hait rien de ce qu'il a fait : si, que ayant marqué notre entendement de cette sienne lumière, il ne faut pas penser que l'autre lumière surnaturelle. combatte et soit contraire à la naturelle. Soit, en nature, soit surnature, la raison est toujours raison.
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« Au premier regard de sa beauté », une vérité quelconque et même et surtout la vérité de tel ou tel des dogmes chrétiens, nous enchante. Nous « la reconnaissons assez à son propre maintien et à sa grâce pour être fille de Dieu ». Plus parfaite encore, s'il est possible, notre volonté, cette grande blessée des augustiniens. Dès qu'elle commence « à fleurer, à ressentir et savourer les plaisirs » de la vertu, dès qu'elle entrevoit les délices de la sainteté, elle soupire, elle demande des ailes, et déjà s'élance. A la vérité, elle se voit gênée et plus ou moins liée par le péché, mais enfin « les plumes ne lui manquent pas, ni le courage »; Or le « courage », c'est ici l'acte propre de la volonté, la force, l'élan qui la définissent dans la psychologie salésienne. Méditez ces lignes étonnantes d'une de ses lettres : « Le bien que je veux, je ne le fais pas; mais je sais pourtant bien que je le veux », et je me sens tout puissant même dans mon impuissance.
Je vous ai peut-être semblé hardi, lorsque tantôt je faisais de lui l'héritier d'Erasme. Mais quoi!
Dom Mackey, le vénérable et peu fantaisiste bénédictin, à qui nous devons l'édition d'Annecy, ne dit-il pas, lui aussi, qu' « une secrète sympathie », mieux encore, qu'une sorte d'affinité rapproche la grande âme de saint François de Sales des patriarches de la philosophie : Aristote, Socrate, Platon, Epictète? On trouverait même chez lui quatre ou cinq délicieux doublets de l'inoffensif Sancte So- crates, des Colloques érasmiens, celui-ci, par exemple, que nous a conservé la sténographie des visitandines : « Sénèque a mis en avant un beau mot; je voudrais que ce fût saint Augustin qui l'eût dit. » Le christianisme, pensait-il, a bien le monopole de la haute sainteté, mais non pas de la morale.
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Les philosophes païens ont aimé aucunement Dieu, leurs républiques, la vertu, les sciences; ils ont haï le vice., désiré de savoir, voire même d'être bienheureux après leur mort se sont enhardis pour surmonter les difficultés qu'il y avait au pourchas de la vertu., ont fui plusieurs fautes, ont vengé l'injure publique, se sont indignés contre les tyrans, sans aucun propre intérêt.
Lucain, Plutarque et les autres, ce catalogue où la haine du tyran voisine avec la haine du vice est déjà fort curieux. Remarquez encore ce parfait désintéressement que François de Sales prête aux païens, et que M. de Cambrai aura quelque jour la hardiesse de conseiller aux chrétiens pieux. Il va du reste plus loin, il croit les païens capables de « repen- tance », autant dire d'humilité. Merveilleusement délié, comme toujours, il distingue entre une contrition « purement morale et humaine », nous dirions laïque celle, par exemple, « d'Alcibiade, qui, convaincu par Socrate de n'être pas sage se prit à pleurer amèrement », et « une autre pénitence ; qui est voirement morale, mais religieuse pourtant, et en certaine façon divine, d'autant qu'elle procède de la connaissance naturelle que l'on a d'avoir offensé Dieu en péchant ». Or, cette dernière, cette « divine », il affirme à pleine bouche que certains sages du paganisme l'ont dévotement pratiquée1.
Au reste, aucune illusion. « Nous sommes tous malades, aimait-il à répéter, la sainte Eglise est un hôpital. » Mais, dans cet hôpital, ni tétanos, ni
I. Il va du reste sans dire que, pour s'élever si haut, Epictète et les autres ont eu besoin, tout comme nous, de la grâce. Mais cela ne touche pas au problème que nous discutons? Nos théologiens expliquent ces difficultés le mieux du monde, mais on pense bien que je ne puis, en si peu d'espace, résumer leurs in-folio.
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maladie du sommeil, ni paralysie générale. Anges et bêtes, c'est entendu; François de Sales l'a dit comme tout le monde; au demeurant plus anges que bêtes, et cela tout le monde ne l'a pas dit, si anges même, pour ainsi parler, que la bête ne compte pas.
Vous dites bien, écrivait-il à la Mère Péronne-Marie de Chatel, ce sont deux hommes, ou deux femmes que vous avez en vous. L'une est une certaine Péronne, laquelle comme fut jadis saint Pierre, son parrain, est un peu tendre, ressentante, et dépiterait volontiers, avec chagrin, quand on la touche; c'est cette Péronne qui est fille d'Eve, et qui, par conséquent, est de mauvaise humeur. L'autre, c'est une certaine PéronneMarie, qui a une très bonne volonté d'être toute à Dieu., simplement humble et humblement douce.
C'est cette Péronne-Marie qui est fille de la glorieuse Vierge Marie et par conséquent, de bonne affection.
Et ces deux filles de diverses mères se battent, et celle qui ne veut rien est si mauvaise que quelquefois la bonne a bien à faire à s'en défendre. Et alors, il est avis à cette pauvre bonne qu'elle a été vaincue et que la mauvaise est plus brave. Mais non, certes, ma pauvre chère Péronne-Marie, cette mauvaise-là n'est pas plus brave que vous, mais elle est plus afficheuse, perverse, surprenante et opiniâtre.
Eh! quoi, n'est-ce que cela, direz-vous? Cette distinction entre nos deux moi, mais qui ne l'a faite?
Sans doute; prenez garde toutefois à la différence.
Au lieu que la plupart des moralistes tirent de cette vérité de fait une leçon d'accablement et d'angoisse, François de Sales en tire une leçon de confiance, de force et de joie. Ego gemebam spiritu indignans indignatione turbulentissima, s'écrie Augustin, dans le fameux récit du jardin, Duæ voluntates! Unde hoc monstrum? Comment oser traduire ce latin forcené, qui grince les dents? « Mon Dieu, quelle guerre
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cruelle » gémit Racine? François de Sales, au contraire : « Gloire à Dieu et paix à l'homme! Il y a deux Péronne-Marie! » Concevez-vous un renversement plus complet? Ici un Dies irae, là un Te Deum.
Au reste, ce ne sont pas là de ces bonnes paroles, comme un directeur augustinien, s'il est plus humain et charitable que systématique, un Bossuet, par exemple, en trouvera toujours pour réconforter une âme en détresse. Non, encore une fois, François de Sales directeur ne fait qu'appliquer avec une logique inflexible le système de François de Sales philosophe. On peut apprécier diversement cette doctrine; bon gré, mal gré, on doit avouer qu'elle le résume et le définit tout entier.
« Connais-toi toi-même », se doit entendre non seulement de la connaissance de notre vileté et misère». — Eh! qui en doute, sauf une poignée de stoïciens? — Mais encore et surtout « de celle de l'excellence et dignité de nos âmes M. Deux étages donc en chacun de nous; ici, nos faubourgs; là, notre acropole. En bas, les concupiscences, les passions, le petit monde agité, sordide ou règne l'amourpropre; en haut la zone paisible et pure, où l'intelligence contemple, où la volonté rend ses décrets. En bas, la blessure du vieil Adam; en haut, la noblesse inaliénable que le péché originel, quels qu'aient été, d'ailleurs, ses ravages, a dû respecter. Que les bruits et la vapeur de la partie basse montent jusqu'à l'acropole, rien de surprenant, rien de tragique. Si l'on habite près d'une gare, s'étonne-t-on d'entendre le fracas des trains; s'en fait-on un crime? Et comment l'éviterions-nous? « Que peut mais une personne, d'être de telle ou telle température, sujette à telle ou telle passion? » D'empêcher « que le sentiment de colère ne s'émeuve en nous, et que le sang ne nous monte au visage, jamais cela ne sera ».
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Quant à s'arracher les cheveux comme font en de pareils cas les augustiniens, il n'y a pas de quoi.
Assailli, possédé même par une tentation, « je ne voudrais pas reprendre mon cœur en cette sorte : n'es-tu pas misérable et abominable?. Meurs de honte!. Aveugle, imprudent, traître et déloyal à ton Dieu». Nos passions importunes n'écouteront pas cette éloquence, crieront de plus belle. Laissonsles crier. « Il ne faut pas s'amuser à ce que nous sentons. Il n'en faut faire aucun état. » « Pour toutes ces répugnances de la partie inférieure il ne se faut non plus étonner que les passants font des chiens qui aboient de loin. » Retenez ce « de loin » qui dit tant de choses, qui dit tout. « L'unique remède. c'est une simple diversion; je veux dire, n'y point penser. » Car tout cela, nous pouvons bien nous l'annexer, le faire nôtre, par une acceptation délibérée, mais, hors de là, ce n'est pas nous. Rappelez-vous le débarquement si j'ose dire, de la partie inférieure, dans la lettre à Péronne-Marie : la mauvaise Péronne « n'est pas plus brave que vous ».
Notre vrai moi, c'est le chêne; l'autre, le gui. « Mais, ma fille, comment donc, peut-il se faire que, sur une telle volonté, tant d'imperfections paraissent? Non, certes, ce n'est pas de ma volonté, ni par ma volonté, quoique en ma volonté et sur ma volonté. » L'un est le navire, l'autre la boussole.
Que toute la barque de votre navire aille où il voudra; il tirera bien quant à soi l'aiguille marine, mais il n'empêchera pas pourtant qu'elle fasse son mouvement, et qu'elle n'ait sa tendance à sa belle étoile.
Bien que vos sens et votre esprit humain semblent tenir la parti de la tentation, ne vous étonnez nullement, pourvu que l'esprit de la foi et le mouvement intime de votre cœur se tourne toujours à votre belle étoile.
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Que notre pseudo-moi nous envahisse, nous encombre et nous submerge, si nous ne lui quittons pas volontairement la place, il n'arrivera jamais à nous déloger de chez nous.
Avez-vous jamais vu, Philothée, un grand brasier de feu, couvert de cendres? Quand on vient dix ou douze heures après, pour y chercher du feu, on n'en trouve qu'un peu au milieu du foyer, et encore on a peine de le trouver. Il y était néanmoins, puisqu'on l'y trouve et, avec celui on peut rallumer tous les autres charbons déjà éteints. C'en est de même de la charité, qui est notre vie spirituelle. La tentation jetant sa délectation en la partie inférieure couvre, ce semble, toute l'âme de cendres, et réduit l'amour de Dieu au petit-pied, car il ne paraît plus en nulle part, sinon au milieu du cœur, au fond de l'esprit. Encore semble-t-il qu'il n'y soit pas, et a-t-on peine à le trouver. Il y est néanmoins en vérité.
Et ceci n'est pas seulement vrai des Visitandines, mais encore de chacun de nous, mais encore des païens eux-mêmes. Vous pensez bien que l'inextinguible charbon ne dégage pas chez tous la même chaleur, mais, tant que nous vivrons ici-bas, il reste allumé. Qu'est-il, en effet, sinon cette « naturelle et première inclination d'aimer Dieu, qui., assoupie trop souvent et imperceptible, se réveille en un instant, et, à l'imprévu, paraît comme une étincelle qui sort d'entre les cendres, laquelle, touchant notre volonté, lui donne un élan de l'amour suprême, dû au souverain et premier principe de toutes choses ».
Par là s'explique — et se démontre — la vérité, la solidité, la splendeur de notre vrai moi, je veux dire par cette aimantation qui nous tourne vers le bien, élan que nous avons toujours le pouvoir de suivre, force que nulle catastrophe intérieure ne peut fausser. « Ha! quelle beauté de nature y a-t-il en notre
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cœur!. 0 ma belle âme, devez-vous dire. tu es capable de Dieu! » Presque à la même date, un fils de la Renaissance, William Shakespeare, s'écriait aussi : La splendide chose que l'homme ! How beauteous mankind is !
Il nous voit grands, même dans le mal. En effet, la médaille que nous venons d'admirer — cette « fine pointe de la volonté » pure — a son revers, mais qui témoigne, à sa façon, de notre excellence.
Jouet de l'instinct et de la passion, l'homme de Calvin n'est pas plus capable de vouloir le mal - ce qui s'appelle vouloir — que le bien, l'homme de François de Sales se trouve à la hauteur de l'un et de l'autre. D'où la beauté, non pas morale, certes! mais naturelle et psychologique du péché lui-même.
Moins la concupiscence y aura de part, plus il se rapprochera de cette sorte de perfection sinistre et du péché idéal, si j'ose encore dire, qui est Lucifer.
Car cet ange, qui n'a rien de la bête, « ne peut pécher véniellement, étant incapable d'être et d'avoir un mouvement indépendant de sa volonté »; plus le péché sera spirituel, c'est-à-dire, plus il restera l'œuvre de notre fine pointe, plus il sera péché.
Le plus inexcusable, le seul peut-être, parce qu'il est presque seul libre, est celui que la volonté commande à l'intelligence : malice et non plus faiblesse, révolte pure, qu'on le sache ou non, contre Dieu lui-même. On trouve souvent dans les sermons de François de Sales des remarques de ce genre : Ne jeûnez pas, et j'aurai compassion de vous; mais n'essayez pas de vous persuader que le jeûne est superstition. « Ne pas pardonner est faiblesse », combien plus grave de soutenir que pardonner est d'un lâche! Dans le plus terrible de ses sermons, Bourdaloue enseigne qu'il n'y a pas de pire démon que celui de l'impureté, pas de péché qui porte en
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soi un « caractère » plus marqué de réprobation.
Cette exagération a son excuse, que l'on imaginera sans peine, mais François de Sales, meilleur philosophe, l'aurait certainement évitée. En revanche, et n'en déplût à Saint-Cyran, il aurait soutenu avec le P. Garasse que les « gens désespérément méchants sont rares ». Son humanisme exige que le péché contre l'esprit soit possible, il ne permet pas qu'il soit fréquent, et tout au contraire. « Le péché, dit-il, provient le plus souvent, — plerumque — du choc subit des passions (ainsi tel inceste dont parlent les livres saints) : dans ce cas, il dure à peine et se guérit plus facilement. » Nouvelle victoire sur l'augustinisme, et la plus piquante de toutes : la somme du mal moral en ce monde est d'autant plus réduite que la concupiscence est plus forte. Savourez ces lignes sur le geste un peu brusque d'un de ses amis : « Le Président qui a tué sa femme était un bonhomme, mais colère. » Et demandant au Prince de Piémont la grâce du meurtrier : « Comme on ne peut pas nier qu'il n'y a des morts et des blessés, aussi faut-il confesser qu'il n'y a beaucoup d'innocence en effet, et plus de grande infortune que de grande iniquité ».
Me Henri Robert ne dirait pas mieux. Ainsi, et pour la même raison, n'allons pas condamner en bloc celles de nos initiatives, au cours desquelles la fine pointe aurait plus ou moins cédé aux assauts de la partie basse : Qu'il se soit passé quelques impatiences, quelques immorti fications, quelques désobéissances, quelques amours-propres., certes, il ne se peut nier;mais, pour tout cela, le fond de l'affaire ne laisse pas d'être bon.
Tous les défauts qui arrivent en une bonne œuvre n'en gâtent pas la bonté essentielle.
Confesseurs, moralistes, faiseurs de Maximes et les Caractères, erudimini !
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Et voyez encore comme nous sommes bien faits!
En nous prêchant l'humilité, nos fautes elles-mêmes contribuent à notre grandeur. « Les péchés sont boue et fumier, mais, par le repentir, ils se transforment en roses et en lis. » « La virginité, non essentielle, réparée (celle de Madeleine) est quelquefois plus excellente, étant acquise et rétablie par la pénitence, que non pas celle qui n'ayant point reçu de tare, est accompagnée de moins d'humilité. » La sœur de Vaugelas, Jacqueline Favre, a été jalouse et elle s'en accuse dans une lettre désolée. Le saint lui répond : 0 Dieu! quel contentement au cœur d'un père très aimant d'ouïr celui de sa fille protester qu'elle a été envieuse et maligne. Que bienheureuse est cette envie, puisqu'elle est suivie d'une si naïve confession! Votre main, écrivant cette lettre, faisait un trait plus vaillant que ne fit jamais celle d'Alexandre.
Comme on le devine aisément, ces vues et ces conseils supposent une philosophie très particulière de la volonté que je me permets de recommander aux spécialistes, mais que je ne saurais approfondir en si peu d'espace. Quant à l'ascèse qui découle de ces principes, elle n'est pas moins austère que l'ascèse chrétienne classique — celle de Cassien, des jésuites et de Nicole — mais elle est également très originale et mériterait elle aussi une longue étude. Active et passive tout ensemble, elle réduit à un minimum la lutte directe contre les révoltes de la partie inférieure, et elle se propose surtout de cultiver la fine pointe de l'âme, de rendre la volonté de plus en plus indépendante et du même coup, de plus en plus souple à l'action divine. Car cette philosophie morale est aussi une mystique : c'est au sommet de la suprême pointe que se fait la
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rencontre entre Dieu et nous. Dans la pratique de la direction, tout se ramène à exorciser l'obsession augustinienne, d'abord en répétant sans relâche cette évidence toujours ébranlée : prise en soi, « la délectation est involontaire et étant telle, ne peut être péché », ensuite, en aidant les pusillanimes, les inquiets, les scrupuleux, à réaliser les ressources infinies que nous assurent également d'une part la grâce toujours offerte à qui la demande, ensuite notre générosité foncière et inamissible. De cette direction, plus stimulante encore que rassérénante, je veux donner, en finissant, un exemple pittoresque, émouvant, et peu connu.
On le consultait de Grenoble sur une postulante, Mlle de Pressins, qui n'était venue à la Visitation que parce que sa famille l'avait obligée à « quitter l'amour de celui qui la recherchait en mariage ».
Pauvre motif, en vérité, mais fallait-il pour cela renvoyer cette malheureuse et lui infliger ainsi une mortification nouvelle? Le saint ne le pense pas : Il s'en trouve que qui viennent tout à fait (au service de Dieu) seulement pour être siens. Entre les filles desquelles la conversion est illustre en l'Évangile, il n'y eut que la Madeleine qui vint par amour.
L'adultère y vint par confusion publique, comme la Samaritaine par confusion particulière. Saint Paul, premier ermite. se retire dans sa spélonquepour éviter la persécution. Il ne faut pas vouloir que tous commencent par la perfection. (c'est déjà fort bien de finir par là). Certes Lia entra furtivement et contre la civilité dans le lit de Jacob destiné à Rachel; mais elle s'y comporta si bien, si chastement et si amoureusement qu'elle eut la bénédiction d'être la grand' mère de notre Seigneur. Il y a des âmes, lesquelles n'entreraient point (au couvent) si le monde leur faisait bon visage, et que l'on voit néanmoins être bien disposéesà véritablement mépriser la vanité du siècle.
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Faites donc un large crédit à « la fine pointe », aux « très bonnes inclinations naturelles », de cette fille., conduisez-là « doucement » à purifier son intention., enfin, gardez-vous « de lui parler avec mépris de la personne qu'elle a aimée». Pour qui sait lire, tout cela est déjà merveilleux de sagesse chrétienne et d'humanité. Voici mieux encore, plus humain et plus divin : Vous me demandez si on pourra permettre l'entrevue entre eux deux.
Que la supérieure de Grenoble — c'était PéronneMarie — ait posé au saint ce cas de conscience, qu'elle n'ait pas jeté les hauts cris à la seule perspective d'une pareille rencontre, cela est encore fort beau.
Je dis qu'à mon avis il ne faut pas l'éconduire (cette entrevue) tout à fait, si elle est grandement désirée; mais, pour le commencement, il faut gauchir et biaiser le refus. Puis, quand vous connaîtrez que la fille est bien résolue au parti bienheureux de l'amour de Dieu, vous pouvez permettre deux ou trois entrevues, pourvu qu'il permette la présence de deux ou trois témoins.
C'est la règle commune des parloirs conventuels : vous ne voudriez tout de même pas que l'on eût accordé à Titus une faveur qui se refuse aux parents mêmes de Bérénice. Et si Péronne-Marie est un de ces témoins, Il faut, avec dextérité, les aider à se dire adieu, et, en louant leurs intentions passées, leur dire qu'ils sont bienheureux de s'être arrêtés au chemin dans lequel la raison les a conduits, et qu'une once du pur amour divin qu'ils se porteront désormais vaut mieux que
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cent mille livres de l'amour par lequel ils avaient commencé leurs affections. Si cette fille a l'esprit conditionné comme l'on m'a dit, je m'assure que bientôt elle se trouvera toute transformée1.
Telle est donc, savamment raisonnée, délibérément acceptée, harmonieusement construite et appliquée sans défaillance, la philosophie profonde qui anime les vingt volumes de François de Sales.
J'ai dit, et il paraît, d'ailleurs, assez évident que nos moralistes chrétiens du XVIIe siècle professent une doctrine assez différente. Gardons-nous toutefois d'exagérer et de passionner ce contraste. A partir de l'Introduction à la Vie dévote, livre à jamais mémorable, il n'est presque plus question, chez nous, catholiques, d'un conflit entre deux façons de vivre le christianisme, mais simplement d'un conflit entre deux systèmes intellectuels, peut-être entre deux séries de formules. Bossuet et les jansénistes ont beau se cramponner à une théorie du péché originel qu'ils tiennent pour sacro-sainte, bien que le concile de Trente l'ait déjà implicitement condamnée, leur âme n'en respire pas moins, si l'on peut ainsi parler contre l'augustinisme; elle est déjà presque toute salésienne. Plus intelligent, j'en suis persuadé, mais, si vous préférez plus logique, le mérite de François de Sales est d'avoir dégagé « hardiment la philosophie de cette piété commune, et, ce faisant d'avoir libéré les esprits en même temps qu'il pacifiait les âmes ».
I. En fait, nous savons que, pour rejoindre sa belle, Titus, déguisé en manœuvre réussit à pénétrer dans le couvent, ce qui amena l'expulsion immédiate de Bérénice. Nous savons aussi que, chez celle-ci, le désir de vocation n'était qu'une feinte.
François de Sales était donc mal renseigné sur l'essentiel, c'està-dire sur les dispositions véritables de la postulante : simple erreur sur le fait et qui ne touche pas aux principes.
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IV
VARIATIONS SUR LA « CONCUPISCENCE
A qui voudrait démêler les tendances profondes du catholicisme contemporain, je conseillerais de suivre attentivement la Vie intellectuelle, jeune revue très vivante, très ouverte d'esprit et de cœur, aux antipodes de l'esprit sectaire1. Elle a publié récemment, coup sur coup (novembre 1930, juin 1931), deux articles plus qu'intéressants, mémorables en quelque sorte et dont je voudrais dire ici quelques mots.
L'auteur, le R. P. Deman, dominicain et professeur de théologie morale, s'y propose d'éclaircir une des notions fondamentales du dogme chrétien, la notion de « concupiscence ». Grâce pour ces visqueuses syllabes que nous avons traduites littéralement du latin de l'Eglise et de l'Ecole! Mieux inspirés que nous, les théologiens protestants préfèrent convoitise, qui est délicieux. J'espère que les catéchistes d'aujourd'hui abandonnent tout à fait concupiscence et que les prédicateurs eux-mêmes tâchent de l'éviter.
Il est, d'ailleurs, aussi dangereux que laid, car il enveloppe d'une je ne sais quelle majesté obscure et malsaine l'humble objet qu'il signifie.
Dans ses œuvres oratoires, Bossuet emploie tout à
I. Editions du Cerf, à Juvisy.
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tour convoitise et concupiscence, le second toutefois un peu moins souvent que le premier. Ce n'est, d'ailleurs, pas sa faute si l'on a baptisé Traité de la Concupiscence la méditation posthume et sans titre qu'il avait composée sur le texte de saint Jean : « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie. » Cet opuscule, qui a provoqué chez le R. P.
Deman les réactions singulières que je vais dire, passe aujourd'hui pour la merveille des merveilles.
Il est permis d'ignorer le Discours sur l'Histoire universelle, les Variations, voire les Oraisons funè- bres, mais non pas le Traité de la Concupiscence.
Cette prédilection, qui aurait scandalisé nos vieux maîtres, Nisard entre autres et Sainte-Beuve, prouverait, au besoin, que le Bossuet d'aujourd'hui n'a plus rien de commun avec l'ancien Aigle de Meaux.
Le dogme fait homme qu'était celui-ci a fait place au plus grand peut-être de nos poètes lyriques, au Victor Hugo de la prose. Qu'on l'avoue ou non, il est ainsi. Et justement, c'est à la fin du Traité de la Concupiscence que se trouve le plus beau peut-être des poèmes de Bossuet. Nous le savons tous par cœur : « Je me suis levé pendant la nuit avec David.
Qu'ai-je vu, Seigneur!. » Bien entendu, quoique ce soit le dernier chapitre et, en apparence, la conclusion de l'opuscule, il n'y est plus question de la triple concupiscence. Un poète, vous dis-je, et non un docteur. Est-ce le mépriser que de parler ainsi?
Or, c'est grâce à ces quelques dernières pages et par l'effet d'une rétro-radio-activité poétique, si j'oser m'exprimer ainsi, que cet opuscule est devenu l'unique chef-d'œuvre qui nous enchante aujourd'hui. Il y a là nombre de paragraphes qui nous paraîtraient assez mornes si nous les rencontrions dans les œuvres du grand Arnauld. On a dit que
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« l'éloquence n'y languit pas un moment ». Mon impression est bien différente. En relisant le Traité dans la précieuse édition que l'abbé Urbain en a donnée -hélas! si peu avant de mourir —à la collection des Textes français, j'y trouve nombre d'éclairs sans doute, mais encore plus de fumée.
Plus de syllogismes que de strophes. Des truismes orchestrés à grand ahan; ainsi, dans le chapitre XVI, où il nous est laborieusement démontré que les riches n'ont pas le monopole de l'orgueil. Qui en a jamais douté? Un air de paisible profondeur donné aux affirmations les plus effarantes. Ainsi : « La curiosité n'a d'autre fin que de faire admirer un vain savoir. » Si c'est là ce qu'on appelle « pénétrer jusqu'à la racine des âmes », cette racine est à fleur de terre. Ou bien, s'il y a de l'éloquence, il y en a trop. Après nous avoir d'abord ébloui ou étourdi, le chapitre XIX, sur la gloire des conquérants et des poètes, est douloureux à relire. Sans aucune espèce de doute, le poète se bat les flancs. Par bonheur, ce ne sont pas les flancs d'un Léon Bloy. Mais c'est presque le même tapage. Alexandre, Virgile, « enflés par la gloire. et, pour ainsi dire, crevés »! « Le long et furieux travail de son Enéide »! Virgile confessant « qu'il s'est engagé dans cet ouvrage par une espèce de manie : pœne vitio mentis ». Sur quoi, l'abbé Urbain remarque doucement, mais non sans malice : « Le prélat a dû se tromper sur le sens de.
vitio mentis. » Quant à la doctrine du Traité, qui, tout de même, doit être pesée — rien n'est beau que le vrai! — le P. Deman nous dira bientôt ce qu'en pense Thomas d'Aquin. Il semble d'ailleurs que ces brouillons, tour à tour essoufflés et sublimes, se réfutent, s'anéantissent eux-mêmes. On y sent une inspiration, chaude et prochaine, qui cherche péniblement à se dégager et qui n'y arrive enfin
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qu'en abandonnant le thème où elle avait cru d'abord se prendre, ce thème de la concupiscence, qui ne passionne chez Bossuet que le docteur éloquent, et qui laisse indifférent soit l'homme de prière, soit le poète. Son cœur n'y est pas, ni son lyrisme, seulement sa rhétorique. Tant qu'enfin, ayant vainement frappé toutes les touches de son clavier doctoral et oratoire, il laisse aller sa théologie où elle voudra, et il entonne le cantique de sa vraie prière : Mon Dieu, lumière éternelle.
Nous avons un autre traité de Bossuet — le premier en date — sur la concupiscence, à savoir les Maximes et Réflexions sur la Comédie 1. Mais, entre les deux, quelles différences! Le Traité est un opuscule de piété; les Maximes, une œuvre de combat.
Dans le premier, il tâche, et très vainement, comme je l'ai dit, d'approprier la dure doctrine à sa propre vie intime et à celles des bonnes âmes qu'il dirige; dans les Maximes, il présente cette même doctrine, en sa qualité de sentinelle doctorale et contre quelqu'un. Soit deux ferments, oratoire et lyrique : dans le Traité, l'entraînement à la prière; dans les Maximes, la passion d'enseigner, de convaincre et d'exterminer. Ici, une méditation appliquée, pénible, qui s'achèvera en contemplation, en cantique; là, un catéchisme qui tournera vite à la semonce, au pamphlet. Les vues qu'il expose dans le Traité le gênent, l'épouvantent lui-même, et plus il met d'outrance à s'efforcer d'y adhérer cordialement, plus il sent qu'elles lui demeurent inassimilables. Dans les Maximes,. au contraire, plus il outrera et noircira ces mêmes vues, plus il sera sûr de confondre et
I. Sous le titre : L'Eglise et le Théâtre, l'abbé Urbain a publié chez Grasset, avec une étude d'ensemble sur le sujet et des notes critiques, une édition des écrits de Bossuet sur la comédie,
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d'anéantir sa victime. Avec quelle joie, lyrique, certes, mais non religieuse, ne piétine-t-il pas le pauvre Caffaro; la joie de l'épervier qui fonce sur un poussin ou du chat qui joue avec la souris! Car, pour la bonhomie féline, Bossuet égale presque Pas► cal. Comme œuvre d'art, les Maximes me paraissent bien plus achevées que le Traité; mais c'est la beauté d'une philippique, au lieu que les dernières pages du Traité nous ouvrent le ciel. Quoi qu'il en soit, seule présentement nous occupe la doctrine même de ces deux ouvrages. Contre celle-ci l'honnête homme se hérisse invinciblement. C'est là un fait d'expérience dont les idolâtres de Bossuet s'accommoderont comme il leur plaira. Un d'eux n'a-t-il pas voulu nous faire admirer l'odieuse danse du scalp — dans les Maximes — autour du cadavre de Molière! Leur f ultime recours est de récuser la compétence du | simple honnête homme. Laissons donc la parole aux F théologiens. « Il est vrai, écrit le R. P. Deman, que F ces pages sont d'une grande beauté. Et, néanmoins, [ elles relèvent de la théologie. Une doctrine y est j considérée qui est empruntée à cette science et qu'à r cette science il appartient de juger. » (II, p. 388) 1.
1 LES MAXIMES SUR LA COMÉDIE.
§ 1er. - Paralogi sme fon d amental : l'esthétique lon- § Ier. -Paralogisme fondamental : l'esthétique fon- dée sur l'éthique : méconnaissance absolue de la vraie nature du plaisir poétique.
Notre temps, écrit le R. P. Deman, s'est passionné pour (le) problème de la beauté et de la poésie (pure), et plusieurs ont tenté d'analyser l'émotion qu'elles
I. Par. I, je renvoie à l'article de novembre 1930; par. II, à celui de juin 1931.
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inspirent. On ne peut nier, quelque parti qu'on adopte, que ces essais ont une matière réelle, et qu'une expérience existe parmi les hommes, que les mots d'esthétique et de poétique distinguent légitimement de tout autre sentiment. C'est un grand sujet d'étonnement que le siècle de notre histoire, qui a produit peut-être le plus de beauté, soit aussi celui-là où l'on ait le moins distingué la beauté. Corneille et Racine, quand ils défendent leur théâtre, n'invoquent que la morale. Bossuet est de ce temps. On peut être assuré qu'il eût condamné la représentation des nudités dans l'art avec le même tranchant et la même simplicité que nous lui voyons employer envers la comédie.
L'ordre esthétique lui échappe (I. p. 186-187).
Bref, nous avons ici affaire à un aveugle dissertant sur les couleurs. A lire ces lignes, comment n'eussé-je pas tressailli? Saint Thomas descendant du ciel pour canoniser la poésie pure, c'est-à-dire ce je ne sais quoi qui fait que telle suite de mots est poésie, et pour nous apprendre que le plaisir que donnent ces mots est aussi un je ne sais quoi d'indéfinissable, mais de réel qui se distingue essentiellement des autres plaisirs. Et qui s'en distingue notamment parce que, pris en soi, il est imperméable aux souillures de la concupiscence. Le P. Deman sait bien que la chair et le sang peuvent s'efforcer de plier à leurs appétits sensuels ce noble et chaste plaisir, mais, ce faisant, non seulement ils le détournent de sa fin naturelle, mais encore ils le corrompent, ils le ruinent comme un œil malade dénature une gentiane bleue en la voyant jaune.
Mettez-vous en état de grâce poétique (ou tragique, ou comique, ou picturale), ou plutôt laissezvous mettre en cet état par la beauté même des vers que vous entendez -c'est la catharsis d'Aristote — et Phèdre, par exemple, bien loin de vous inviter à l'inceste, ne vous sera que bienfaisante. En soi
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toute représentation de l'amour n'est point. condamnée. Car il n'est pas inouï, en cette matière même, que le spectacle comme tel tienne en échec le développement de la passion véritable. Il est seulement requis que l'on se mette, avec une force de surcroît, en état de comédie, et que la représentation accuse son caractère artistique et sa valeur de beauté (I. p. 188).
Les foudres de Bossuet n'effleurent même pas l'honnête homme qui va au théâtre « pour y rechercher le plaisir propre de la comédie ». Ceux qui vont y chercher autre chose n'ont pas besoin qu'on leur apprenne, et avec une telle insistance, qu'ils l'y trouveront.
§ 2. - Innocence, bonté foncière du divertissement et du rire.
Si l'esthétique de Bossuet est aveugle, sa philosophie morale est étrangement myope, pour ne pas dire borgne. De la vertu aristotélicienne, et plus encore évangélique, et thomiste d'eutrapélie, il fait un vice. Son impitoyable réquisitoire contre le « Divertissement » trahit
un parti pris de gravité et d'austérité qui ne résiste pas à l'expérience humaine et que même il est malaisé de soutenir dans la spéculation. Bossuet nous déconcerte, quand il se met en peine de démontrer que le divertissement est indigne des chrétiens. Nous aurions cru plutôt que cette paix et ce contentement où la véritable vie chrétienne établit l'âme, dussent favoriser jusqu'en la partie sensible cette humeur alerte et aimable qu'un rien met en joie, d'où jaillit la plaisanterie. Condamner la plaisanterie serait professer que le christianisme n'inspire que de sombres pensées, tandis qu'il engendre la joie spirituelle, que
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traduit la bonne humeur dans la sensibilité. Que deviendra ce monde, hélas! si l'on nous interdit de rire? (I., p. 189).
J'ai lu, ou cru lire, dans je ne sais quel Talmud, une légende que Victor Hugo a bizarrement démarquée, et, pour ainsi dire, retournée. Adam et Eve, assis à quelques pas du Paradis fermé. Adam, la tête dans les mains, Eve la tête en l'air, regardant le paysage. Soudain, sur la branche d'un arbre voisin, elle aperçoit un ouistiti qui grimace. Et elle éclate de rire. Ce fut le premier divertissement d'après la chute. Il convenait que la femme commençât. Il ne convenait pas moins qu'elle fût suivie.
Elle secoue la torpeur d'Adam qui regarde, lui aussi, riant déjà rien qu'à la voir rire. On ne souriait pas, encore en ce temps-là. Un bon gros rire sonore qui leur rendit à tous les deux joie et courage. Et ce fut là, bien avant celui du déluge, conclut mon Talmud, le premier des arcs-en-ciel.
Le théâtre, continue le P. Deman, est assez justifié moralement
s'il divertit les spectateurs. On n'exige pas d'un paysage ou de quelque œuvre d'art qu'ils soient édifiants. Pourquoi commettre ce contre-sens au sujet du théâtre? Il appartient au spectateur de rendre vertueux par soi-même ce divertissement qui, de sa nature, fait assez de le divertir. La vie morale ne consiste pas seulement en des actions contraires ou étrangères à nos inclinations; elle se développe aussi, grâce à Dieu, selon des actions où nous inclinons naturellement, si toutefois l'authentique nature s'y exprime; et tel est le cas du divertissement.
La grave erreur de Bossuet est ici de limiter arbitrairement «l'étendue de la bonté morale». Il nous donne l'impression, fausse et funeste « que toute la
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tâche de la morale chrétienne est de restreindre les libertés naturelles de l'homme et de multiplier les anathèmes. Nous avons infiniment mieux à faire. »
(I, p. 196). Omnis natura, in quantum natura est, est bona, disait saint Augustin, beaucoup plus augustinien en cela que Bossuet. Mais ceci nous conduit enfin au problème de la concupiscence que le R. P.
Deman ne fait qu'effleurer à propos des Maximes et qu'il discute plus ex professo dans son article sur le Traité.
BOSSUET ET LE TRAITÉ DE LA CONCUPISCENCE.
Le R. P. commence par deux lignes savoureuses, qui suffoqueront, j'en ai peur, les bossuetistes. Qu'on nous entende bien, écrit-il, si le Traité de la Concupiscence n'est pas tout d'or, il n'est pas non plus tout de clinquant. « Les vérités ne manquent pas en cet ouvrage, qui sont le bien commun des théologiens catholiques ». Deux vérités, notamment, que tout le monde admettait alors, et que précisément les outrances du Traité font oublier au lecteur profane. Bossuet, d'abord, n'a garde « de penser que l'inclination au mal », autrement dit que la concupiscence « soit un péché ». Et, du coup, la voici beaucoup moins hideuse qu'on ne l'aurait cru. Il y a plus, et ceci est de première importance : Bossuet tient l'orgueil, péché tout spirituel, et non pas la concupiscence de la chair, pour cette corruption première de l'homme d'où procèdent tous les péchés. Sur la foi de certaines paroles qu'il a dites dans les Maximes, le « certain fond de joie sensuelle » qui est en nous, et de certaines sentences mêmes qu'il énonce dans ce Traité, nous pourrions nous méprendre. Mais il
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enseigne expressément que le péché de nos premiers parents, comme celui de l'ange, a été l'orgueil. Il n'a pas eu de la concupiscence charnelle la hantise que l'on croirait,
à lire les chapitres les plus morbides de son Traité.
Et si vigoureusement qu'il la dénonce, il ne va pas jusqu'à faire de ce désordre le principe universel d'où dépendent les autres. Il sait le mal de l'homme plus profond, et qu'il tient à l'esprit (II, p. 382).
Mais enfin de cette concupiscence charnelle, moins abominable que l'orgueil, il se fait une idée — ou, pour mieux dire, une image, un fantôme qu'une saine théologie ne saurait approuver.
En une matière complexe, où la vérité n'est soutenue qu'au prix de maints discernements, le génie de Bossuet (plus capable comme lui-même l'avait dit des jansénistes « de pousser les choses à l'extrémité que de tenir le raisonnement sur le penchant ») se fraie une voie rapide et nette. Il adore l'antithèse.
Et celle de l'âme et du corps le transporte lyriquement.
D'où il est conduit à soumettre le corps et ce qui est corporel à la malédictibn; et comme la concupiscence de la chair est de cette sorte, la voilà condamnée sans retour. En cet amour du plaisir des sens, il n'a point marqué la part de la nature (autant dire) de l'institution divine.
Omnis natura, in quantum natura est, est bona.
On comparera à ses invectives la formule où saint Thomas a traduit son sentiment : « Dans la mesure où elle est soumise à la raison, la concupiscence est natu-
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relle à l'homme ». Nous donnerions pour ce petit mot tous les éclats de Bossuet. Et tandis que saint Thomas ose attribuer un tel plaisir à l'état d'innocence, pour autant qu'il est naturel à l'homme, Bossuet n'y voit avec effroi que la profonde et honteuse plaie de notre nature. Saint Thomas reconnaît assurément l'excès violent où cet appétit incline; il sait au prix de quels labeurs on le contient en sa juste mesure. Mais la part qu'il a faite à la concupiscence en la nature le retient de ne voir en cet amour que désastre et malédiction.
C'est ainsi que, renouvelant à son insu les vieilles erreurs des encratites, Bossuet penche à ne voir dans « l'acte-du mariage » que « l'ardeur démesurée de la concupiscence », au lieu que saint Thomas, avec une pénétration et une modération admirables, y reconnaît l'usage d'une inclination naturelle, à laquelle se trouvent attachés, comme une peine du péché originel, non l'excès du plaisir, mais l'excès de l'attachement au plaisir et l'inertie momentanée de la raison.
Au paradis terrestre, pense saint Thomas, le plaisir sensible n'eût pas été moins vif; au contraire, il eût été d'autant plus vif « que la nature était plus pure et le corps plus sensible », mais il eût été « réglé par la raison ».
L'homme sobre, qui mange modérément, n'a pas moins de plaisir que le gourmand; mais son appétit concupiscible se repose moins en ce plaisir (II, p. 385).
Ce n'étaient pas là des subtilités d'école. Dès le début du XVIIe siècle, le fameux chapitre de François de Sales sur l'Honnêteté du Lit nuptial avait rendu familière au peuple dévot la théologie libératrice de saint Thomas. « Ce n'est pas le plaisir que
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nous sentons dans l'usage des créatures qui nous rend impurs, écrivait en 1665 Le Frain du Trem- blay.; le plaisir est une impression même de Dieu.
dans l'âme. et il est de l'institution de la nature.
Or, ce qui est de l'institution de la nature ne peut précisément nous rendre impurs. Autrement, Dieu se contredirait lui-même. Il nous aurait faits pour lui, et il aurait institué un sentiment de plaisir qui nous séparerait de lui. Au contraire, ce plaisir par lui-même nous doit porter à lui, en reconnaissant qu'il vient de lui. » Et, en effet, reprend le Père Deman, le corps n'est point l'ennemi de l'âme, quoi qu'en pense Bossuet, mais son compagnon. Et comme ses opérations servent les opérations de l'âme, ainsi que ses plaisirs disposent aux plaisirs de l'esprit! Un certain état de pureté n'est pas imaginaire, où les sensations avec leur plaisir, aussitôt élaborées par l'âme, peuplent l'esprit d'images et de pensées dignes de Dieu. Le plaisir sensible n'y est pas anéanti, mais sa vivacité se consomme en un acte spirituel. La perfection humaine n'est point de bannir la vie sensible, mais de l'assumer en une vie spirituelle. Pour avoir agréé sa valeur naturelle, nous sommes conduits jusqu'à cette conséquence; Bossuet en eût été bien empêché, qui n'évita point, dès le principe, la duperie de l'antithèse (II, p. 386-387).
La vraie théologie catholique ne permet pas davantage à Bossuet de soutenir, comme il le fait éperdument, que le pécheur lui-même n'est plus que mal et corruption. Les vrais maîtres se sont appliqués sur ce point à des discernements, dont nous sentons le prix, en présence des abus de Bossuet. Le péché diminue l'inclination de l'homme à la vertu., mais sans qu'il la
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puisse jamais complètement détruire : car elle est naturelle. L'homme incline invinciblement à agir selon la raison. Le péché se détruirait lui-même s'il ne laissait en l'homme rien de raisonnable. Commettre un péché n'est point se rendre coupable de tous les autres., n'est pas non plus se rendre impuissant à éviter tous les autres. Ces distinctions eussent retardé assurément la verve imprécatoire de notre auteur; mais elles l'eussent gardé de démesure, qui est l'un des pires fléaux de la science morale (II, p. 390).
La « démesure » de Bossuet, c'est le mot juste et qui dit tout. Mais, bien qu'il brûlât ma plume, je n'osais pas l'écrire en toutes lettres, il y a quelque vingt ans, lorsque j'analysais, dans mon Apologie pour Fénelon, et au scandale de la Sorbonne, les « sortilèges de Bossuet ». Sachez, du moins, ajoutais-je, que ce lyrique ne réalise pas dans son esprit les thèmes divers et parfois contradictoires que lui souffle l'inspiration du moment. Beaucoup des belles idées qu'il amplifie ne viennent pas de sa pensée profonde. Au reste, il dit ce qu'il veut, il nous fait croire ce qu'il veut et nous persuade aussi qu'il le croit. Le hasard. le pousse tour à tour au pessimisme le plus lugubre et au plus inébranlable optimisme, et nous le suivons d'abord, parce qu'il nous enchante. Non contents de le suivre, nous, le peuple le plus sensé du monde, nous admirons en lui l'image du bon sens, de l'équilibre, de la mesure, toutes les vertus bourgeoises.
Enfin, si quelque impertinent se mêlait de résister à cette avalanche de sortilèges, une grande voix l'étourdit, calme et solennelle : « Je prends Dieu à témoin que je n'exagère rien! » Que serait-ce, juste ciel! s'il exagérait ?
A ces phrases un peu frémissantes vous préférez sans doute, et moi plus encore, la forte sagesse, la
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noble sérénité des deux articles que je viens de résumer. Seul et insignifiant, il me fallait crier pour me faire entendre. Prenez garde, m'écrivait alors un vénérable professeur de Sorbonne, en osant toucher, après Renan, au dernier des Pères, c'est votre Eglise elle-même que vous ébranlez. Bossuet n'est-il pas, comme l'a dit l'un des nôtres, « l'Eglise catholique faite homme »?. Eh! c'est justement avec ce préjugé néfaste, avec cette confusion entre le théologien et le poète que nous voulions en finir. Et, grâce au R. P. Deman, c'est aujourd'hui chose faite.
Ce qu'il enlève d'une main aussi respectueuse que ferme à Bossuet, il le rend à saint Thomas.
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TROISIÈME PARTIE
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I
PORT-ROYAL ET LA CRITIQUE HISTORIQUE
LE SECRET DE PORT-ROYAL 1.
La vraie vie de Pascal n'est pas encore écrite. Il y a d'étranges lacunes dans les récits contemporains, il y a des contradictions entre les trop rares témoignages qui nous ont été conservés, quasi per ignem.
Manifestement, on a voulu nous cacher quelque chose. On n'a pas dit tout ce qu'on savait sur les dernières années de Pascal et peut-être a-t-on systématiquement essayé d'égarer nos recherches. Comment les jansénistes qui poussent le culte des reliques jusqu'à l'absurde, et qui ont copié et recopié presque autant de manuscrits que les moines d'Orient et d'Occident avant l'invention de l'imprimerie, comment nous ont-ils transmis si peu de détails sur un de leurs plus grands hommes? D'ailleurs n'avouentils pas aux-mêmes qu'ils ont brûlé plusieurs autographes de Pascal? Bref, il y a là un ou plusieurs mystères et nous devons une très vive reconnais-
I. Ernest Jovy, Pascal inédit II. « Les véritables derniers sentiments de Pascal. Il Vitry-le-François, chez l'auteur, 41, rue Pavée, 1910.
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sance aux héroïques chercheurs qui tâchent, coûte que coûte, d'arracher à la secte un pareil secret.
Patience, ingéniosité, intelligence et courage, M. E. Jovy tient un bon rang parmi ces chercheurs.
J'ai déjà parlé du premier volume de son Pascal inédit. A deux ans de distance, voici le second qui va mettre en fièvre tous les amis de Pascal. Je ne puis pas songer à résumer, en si peu de place, toute la substance de ce livre. Aussi bien convient-il d'attendre que les savants l'aient discuté à loisir.
Mais parmi tant de découvertes, il en est une qui défie d'ores et déjà la critique et que j'ai hâte de faire connaître. Voici le point précis où en était resté le problème de Pascal au lendemain du premier volume de M. Jovy (1908). Nous appuyant, en partie du moins, sur les documents publiés par cet érudit, nous en étions venus, M. Strowski et moi, — et moi sur les traces de M. Strowski, — à concevoir les doutes les plus sérieux sur le jansénisme de Pascal. Pour nous l'auteur du Mystère de Jésus ne pouvait pas être janséniste, au plein sens du mot. Lié par une amitié pieuse aux chefs du parti, Pascal s'était fait pour un temps, leur porteparole, leur secrétaire, rédigeant, en cette qualité, les Provinciales et d'autres écrits du même genre.
Théologien plus que novice, il avait donné aux doctrines d'Arnauld l'adhésion toute fraîche, toute passionnée, mais aussi toute superficielle qu'un disciple naturellement prévenu donne sans discuter aux idées de son maître. Sa doctrine profonde, sa pensée vécue ne s'accordait pas avec une théorie, d'ailleurs peu cohérente, qu'il avait acceptée d'abord, sans avoir eu ni le temps, ni le moyen de la contrôler.
L'intelligence religieuse de Pascal habitait provisoirement Port-Royal; elle n'était pas là chez elle.
Je n'ai pas à rappeler ici les raisons sur lesquelles
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se fondait cette hypothèse qui aurait jadis causé du scandale et qui fut néanmoins accueillie avec une singulière faveur par les hommes les plus compétents. Ainsi M. Stapfer commenta et approuva, dans un bel article de la Revue des Deux mondes, le livre de M. Strowski, peu après couronné par l'Académie (Grand Prix Gobert, 1909) et dans cette même Revue M. Victor Giraud, pascalisant émérite, voulut bien faire siennes les vues que j'avais proposées aux lecteurs du Correspondant. Or, il se trouve qu'un très précieux inédit, découvert par M. Jovy, confirme magnifiquement nos pressentiments et nos hypothèses. Je veux parler des Mémoires du fameux curé de Saint-Etienne-du-Mont, Beurrier, qui fit plusieurs visites à Pascal, son paroissien, pendant les six dernières semaines de la vie de celui-ci. Nous savions déjà qu'au lendemain de la mort de Pascal, ce témoin de premier ordre avait attesté, par écrit, la pleine orthodoxie de son pénitent. Mais les jansénistes avaient tout mis en œuvre pour infirmer ce témoignage et avaient fini par arracher au très conciliant Beurrier des lettres assez vagues qu'on pouvait à la rigueur regarder comme un désaveu. En bonne critique, ces dernières lettres ne valent rien.
Un doute néanmoins resterait encore si Beurrier, libre de toute contrainte et pour satisfaire à sa conscience, n'avait pas eu la précaution de rédiger le récit fidèle de ce qui s'était véritablement passé auprès de ce lit de mort.
Voici quelques passages de ce récit. Beurrier traitant avec le malade la question de savoir s'il fallait faire une confession générale, « il me répartit.
qu'il y avait deux ans qu'il avait fait une retraite spirituelle et une confession générale fort exacte, en suite de laquelle il avait entièrement changé de vie et pris la résolution de fuir toutes les compagnies
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pour ne plus songer qu'à son salut à combattre fortement les impies et les athées ». « (Il) me dit qu'il gémissait avec douleur de voir cette division entre les fidèles. que cela préjudiciait à l'union et à la charité qui les devait porter plutôt à joindre leurs armes spirituelles contre les véritables infidèles et hérétiques. m'ajoutant qu'on l'avait voulu engager dans ces disputes, mais que depuis deux ans il s'en était retiré prudemment, vu la grande difficulté de ces questions si difficiles de la grâce. et, pour la question de l'autorité du pape, il l'estimait aussi de conséquences et très difficile à vouloir connaître ses bornes et qu'ainsi, n'ayant point étudié la scolastique. il avait jugé qu'il se devait retirer de ces disputes. et. qu'il se tenait au sentiment de l'Eglise, touchant ces grandes questions, et qu'il voulait avoir une parfaite soumission au vicaire de Jésus-Christ qui est le Souverain Pontife. » Voilà qui est clair. Ou Beurrier invente la scène de toutes pièces ou il la raconte fidèlement. On ne se trompe pas sur des faits si précis et si émouvants. On ne reçoit pas tous les jours les confidences d'un Pascal.
Or, Beurrier, de l'aveu des jansénistes eux-mêmes, est un honnête homme. Ne semble-t-il pas que- le bon curé de Saint-Etienne, ressuscité par M. Jovy, vient de nous révéler le secret de Port-Royal?
LA PAUVRESSE DE PASCAL 1.
Pour les audacieux qui s'aventurent dans les souterrains du « pays de Jansénie », il fait bon vivre en l'an de grâce 1911. Né cinquante ans plus tôt, l'insigne érudit qui travaille, avec un si rare bonheur,
I. Ernest Jovy. Pascal inédit, t. IV : La Pauvresse de Pascal (chez l'auteur : Vitry-le-François, 41, rue Pavée).
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à la résurrection du véritable Pascal, —c'est M. Ernest Jovy que je veux dire, — aurait appris à ses dépens que les sectes goûtent peu la recherche des doccuments inédits et savent défendre leurs secrets par tous les moyens. Grâce à Dieu, les temps sont changés. On n'étouffera pas la voix de M. Jovy comme on a étouffé, Sainte-Beuve aidant, celle du P. Rapin et de tant d'autres. Les injures n'ont certes pas été épargnées à l'auteur de Pascal inédit et au critique qui s'était donné la joie de célébrer, il y a un an, ce bon travailleur. L'attique Lanterne m'a traité de chacal; et, sous la plume d'un professeur qu'on aurait cru plus maître de soi, M. Jovy est devenu un inquisiteur, « un Loriquet, un Varin, un Veuillot des plus mauvais jours » — (pour le dire, en passant, ce Varin, dont le nom siffle comme un fer rouge, était un parfait galant homme, mais indépendant, fureteur, et qui s'était permis de dire toute nue la Vérité sur les Arnauld). Ce déluge de gros mots n'a pas empêché de vrais savants de s'engager dans la querelle et d'appuyer les conclusions de
M. Jovy. Citons, parmi ces derniers : M. Elie Jaloustre, bien connu de tous les pascalisants; M. l'abbé Charles Urbain, l'homme du monde qui sait le mieux l'histoire religieuse du XVIIe siècle; M. l'abbé Cothenet, rédacteur à l'Ami du clergé; enfin, et surtout, M. Joseph Monbrun, professeur à l'Institut catholique de Toulouse, lequel a publié, dans le Bulletin de cet Institut, une étude mémorable et décisive sur les Derniers sentiments de Pascal. On avait bien essayé de discuter l'ouvrage de M. Jovy, mais à aucun des articles que je viens d'énumérer, personne, que je sache, n'a encore tenté de répondre.
Dirons-nous que la bataille est gagnée, que tous, reconnaissant la valeur exceptionnelle du témoignage rendu par le confesseur de Pascal mourant et
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la force des nombreux indices qui confirment ce témoignage, admettent aujourd'hui la rupture dogmatique de Pascal avec ses anciens amis : non pas encore. On ne revient pas en un jour d'un préjugé plusieurs fois séculaire. Une chose est du moins certaine, à savoir que le problème se pose. J'avançais, il y a un an : « La vraie vie de Pascal n'est pas encore écrite. On n'a pas dit tout ce qu'on savait sur les dernières années de Pascal. Manifestement, on a voulu nous cacher quelque chose. » A cela, on a répondu : « Il n'est pas nécessaire de faire une nouvelle Vie de Pascal et une nouvelle Histoire de PortRoyal; les anciennes sont bonnes et absolument conformes à la vérité. » Entre ces deux affirmations contradictoires, je ne crois pas que personne hésite aujourd'hui. M. Jovy et ses amis se trompent peutêtre dans quelques-unes de leurs conjectures, mais il n'y a plus qu'un seul homme en France pour croire que Port-Royal n'a pas de secrets et que le témoignage des jansénistes est absolument conforme à la vérité. Autrefois, on congédiait d'un mot le P. Rapin. Il est jésuite, donc il ment à chaque fois qu'il parle de Port-Royal. Nous avons tourné les tables. Qu'il affirme quoi que ce soit pro domo sua ou contre ses adversaires, la parole d'un janséniste ne nous suffit plus. Les petits papiers dont on nous menace éternellement et dont on nous laisse voir, trois ou quatre fois par siècle, quelques lambeaux insignifiants, ces petits papiers nous intéressent, comme de juste, mais nous entendons bien les examiner à la loupe. Chose singulière! Port-Royal, grand amateur de reliques, a perdu presque tous les documents originaux et ne nous montre jamais que des copies. Chose plus singulière encore, Port-Royal a des archives qu'on dit richissimes, mais où le grand air ne pénètre point. Pour accéder à ce trésor, il
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faut montrer patte blanche, maudire les jésuites, Fénelon et M. Jovy. Encore n'est-ce pas assez. A la plus blanche des hermines, l'inflexible gardien de ce sanctuaire ne laisse grignoter que des rogatons.
Pour parler ainsi, sommes-nous des fanatiques ou des plaisantins, comme l'insinue le vénérable professeur que je citais tout à l'heure? Franchement je ne le crois pas. Quelques vivacités de plume se marient sans peine avec l'indépendance et la sérénité de l'esprit. Nous ne sommes d'aucun parti.
Catholiques certes, mais, en l'espèce, uniquement désireux d'y voir clair. Si M. Jovy avait découvert un codicille de Beurrier rétractant l'ample et lumineuse narration des Mémoires, qui doute qu'il eût publié ce rare inédit? Notre contradicteur est visiblement beaucoup moins dégagé, beaucoup plus prévenu que nous. Il est de Port-Royal. Comme tant d'autres fort honnêtes gens des trois derniers siècles, il lit les textes pour ou contre les jansénistes avec les lunettes de Port-Royal. Il croit dur comme fer, bloc et détail, à la légende janséniste, et, par exemple, à la solitaire des rochers. Le simple nom du P. Rapin le met hors de lui et lui perd toute mesure dès qu'il parle de Fénelon. Homme excellent et qui nous désarme non par ses chétives brochures, mais par sa candeur même, par l'énergie touchante et farouche avec laquelle il monte la garde près de ses autels chancelants. Troja ruit. Qu'il le reconnaisse ou non, ç'en est fini de la légende intangible.
Ce que sera la biographie définitive de Pascal, l'histoire vraie de Port-Royal, nous n'en savons rien encore. Nous savons seulement que la place est nette, la prescription abolie, le charme rompu. Les témoins de Port-Royal ne sont plus pour nous que des témoins comme tous les autres et souvent plus passionnés, plus suspects que beaucoup d'autres.
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Ils excellent dans l'art de brouiller les pistes, ils ont parfois recours à la restriction mentale. Pieuses personnes, ils ne veulent jamais mentir, mais ils disent rarement les vérités qui les gênent. Imaginez que Pascal ait rompu avec eux. N'est-il pas évident qu'ils auront tout intérêt à subtiliser ces fâcheuses nouvelles, et, par suite, que nous devons les surveiller de plus près lorsqu'ils s'expliqueront sur ce point?
Les surveiller, peser tous leurs mots, confronter entre elles toutes leurs affirmations, sonder leurs silences, épier les aveux involontaires qui échappent fatalement à qui tâche de truquer l'histoire, voilà proprement ce qu'a fait jusqu'ici M. Jovy et ce qu'il vient de faire, une fois de plus, dans la subtile et pathétique brochure consacrée par lui à la pauvresse de Pascal.
Cette histoire, si belle, était bien connue, mais l'auteur du Pascal inédit l'a racontée avec des détails si précis et si pittoresques qu'elle nous paraît toute neuve. Il m'en coûte de la redire en quatre mots, mais la place me manque et je dois courir au plus pressé : Environ trois mois avant sa mort, raconte Mme Périer dans la Vie de Pascal., comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille, âgée d'environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l'aumône. Dès l'heure même, il la mena au séminaire où il la mit entre les mains d'un bon prêtre à qui il donna de l'argent et le pria d'en avoir soin et de la mettre en condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa grande jeunesse.
Voici là-dessus les constructions intéressantes de M. Jovy. Il voit Pascal sortir de l'église Saint-Sulpice et il s'étonne. Cet étonnement vous étonne.
Mais quoi, oubliez-vous donc que sulpicien et jésuite,
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dans la lutte contre le jansénisme, c'est tout un?
Pascal ne pouvait entrer dans cette église sans se heurter à une foule de souvenirs singulièrement cuisants. La paroisse de Saint-Sulpice, nous dit un contemporain, était « la seule paroisse zélée contre les jansénistes ». Zèle agissant, impétueux, brouillon même et fanatique au dire des gens du parti. Le premier coup retentissant contre la secte était venu de Saint-Sulpice et d'autres avaient suivi sans rémission. Dans quelques mois, le P. Crasset, une des victimes des Provinciales, devait prêcher l'Avent dans cette paroisse. Qu'allait donc chercher dans cette forteresse ennemie, l'être nerveux, irritable qu'était Pascal, plus violent janséniste à cette date, s'il en faut croire la légende, que les plus intransigeants du parti. Notez bien que Saint-Sulpice n'était pas la paroisse de Pascal, que sa propre paroisse, Saint-Cosme, était plus près de chez lui.
Tout cela ne laisse pas d'être assez curieux : la suite l'est plus encore.
Ne semble-t-il pas, en effet, que Mme Périer s'applique ingénument à nous prouver que son frère avait une bonne fois renoncé à toutes les animosités de Port-Royal? Cette pauvre fille que Pascal rencontre et qu'il veut confier à des mains sûres, où la conduit-il bonnement et sans hésiter? Au séminaire, c'est-à-dire, encore un coup, dans une maison hostile à Jansénius. Hostile, nous le savons aussi de source certaine, à la propre famille de Pascal. Ici encore, comme pour l'église, Pascal n'avait que l'embarras du choix. Tout autour de lui abondaient les institutions charitables pour les jeunes filles pauvres. Celle de ces maisons à laquelle il aurait dû penser tout d'abord, Port-Royal, n'était pas si loin.
Il aurait pu, sans trop de fatigue, aller jusque-là et dire à la jeune fille de l'y rejoindre. Non, c'est le
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séminaire qu'il choisit. Pour mieux saisir l'étrangeté de ce choix, imaginez le grand Arnauld allant, dans une circonstance analogue, sonner à la porte des jésuites. N'est-il pas évident qu'avant d'en venir à une pareille extrémité, il aurait épuisé tous les autres moyens? Or, si d'une part il est certain que les jansénistes regardaient les sulpiciens comme leurs persécuteurs au même titre que les jésuites, on veut nous faire croire, d'un autre côté, qu'à cette heure même, Pascal dépassait en intransigeance les jansénistes les plus irréductibles. Comment concilier tout cela? M. Jovy le demande et nous avec lui. Il est bien clair que cette construction, à elle seule, n'est pas une preuve convaincante, mais simplement un nouvel indice, après tant d'autres. Le confesseur de Pascal mourant affirme que son pénitent a rompu avec Port-Royal. Voici maintenant Pascal lui-même qui nous prouve par ses actes qu'il a abdiqué les préjugés et les rancunes de la secte. Limitons, en deux mots, le terrain conquis.
Le magnifique inédit, publié l'an passé par M. Jovy, avait confirmé pleinement les timides conjectures déjà proposées par d'autres critiques. Un drame intime, pensions-nous, s'était déroulé à PortRoyal. Pascal, reconnaissant sa propre incompétence en matière théologique, sentant confusément que la cruelle doctrine de Jansénius s'accordait mal avec sa propre vie intérieure, fortement impressionné par les décisions de Rome, irrité, dégoûté par les fuyants et louches compromis auxquels son parti se vouait de plus en plus, Pascal, avec sa netteté, sa fermeté et sa loyauté habituelles, se serait retiré de la lutte janséniste, désintéressé d'une discussion dans laquelle il se perdait, fatigué d'une obstination qui menait droit au schisme, enfin il se serait décidé à vivre simplement en catholique
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tout court, et à tourner son génie contre l'incrédulité grandissante de ce temps-là. Ceux qui le touchaient de plus près restant fidèles à la secte, il aurait rompu sans éclat, et, encore moins, sans aller jusqu'à une brouille totale. Voilà où nous en étions, sur les pas de notre ami Strowski, hésitant, tâtonnant, lorsque soudain, un vieux mort, presque oublié, sortit du tombeau pour dissiper nos scrupules en nous affirmant que nous étions sur la bonne piste. Un vieux mort, Beurrier, le prêtre pieux et fort instruit qui, avant de donner la suprême absolution à Pascal, avait eu, non pas une, mais plusieurs longues conversations avec le malade. Au témoignage de Beurrier, net et décisif, qu'a-t-on répondu? Que M. Jovy était un « Loriquet, un Varin, un Veuillot des plus mauvais jours », Beurrier un radoteur en enfance dont la parole ne compte pas. Il tombait de la lune et n'était au courant de rien. Il n'a pas compris un traître mot de ce que lui a dit son pénitent. Oui, sans doute, Pascal lui a déclaré qu'il avait rompu avec ses anciens amis, mais parce qu'il les trouvait trop mous. dans leur révolte contre le Saint-Siège. D'où il suivrait logiquement que Pascal mourant a joué de la bêtise et de la crédulité de son confesseur. Car enfin il n'a pas pu ne pas se rendre compte qu'on le comprenait tout de travers. Bizarre malentendu qui pousse jusqu'à l'héroïsme la niaiserie de Beurrier et la mauvaise foi de Pascal. Que valait d'ailleurs une absolution ainsi extorquée? Voilà comme les esprits prévenus traitent les inédits qui les gênent! L'inlassable M. Jovy se tourne alors vers les textes im- primés, classiques et que tout le monde croit avoir lus. Il évoque un autre fantôme, la belle jeune fille qui a demandé l'aumône à Pascal. On la connaissait déjà, mais personne n'avait pris garde au geste ingénu de cette enfant qui nous montre du doigt
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l'église et le séminaire de Saint-Sulpice, deux maisons aussi affreuses pour un janséniste que la propre maison des jésuites. Après, avec Beurrier, l'immortelle pauvresse nous dit que, « trois mois avant sa mort », M. Pascal n'avait plus rien d'un sectaire, ne voulait plus de « division entre les fidèles », mais « l'union », la « charité » et une action commune « contre les véritables infidèles et hérétiques ».
L'humble enfant a payé sa dette par le témoignage qu'elle vient de rendre, non plus seulement à la charité, mais à l'orthodoxie de Pascal.
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II
PASCAL, L'ABBÉ DE VILLARS ET LA PREMIERE RÉFUTATION DES « PENSÉES »
Tout le monde sait que Voltaire a essayé de répondre aux Pensées de Pascal, mais on sait moins peut-être que dès 1671, — c'est-à-dire peu de mois après la première édition des Pensées, -la nouvelle apologétique, inaugurée par Pascal, fut l'objet chez nous d'une critique impitoyable, mordante et qui rappelle de fort près celle même de Voltaire. Pour ma part, je l'ignorais tout à fait. Encore moins m'attendais-je à rencontrer cette réfutation, deux fois imprévue, dans un livre minuscule, d'apparence inoffensive, qui a pour titre : De la Délicatesse, et pour auteur un homme d'Eglise, un cousin de l'insigne Montfaucon, l'abbé de Villars.
Cette plaquette, rare sans doute, n'est pas inconnue. Vous la trouverez mentionnée dans la précieuse Bibliographie de M. Lanson, où elle escorte les œuvres littéraires et grammaticales du P. Bouhours.
Et c'est bien là sa place, ou, pour mieux dire, une de ses places. Des cinq dialogues que renferme notre opuscule, les quatre premiers ont en effet pour but de confondre Barbier d'Aucour, lequel reprochait
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lourdement au P. Bouhours de manquer de délicatesse; mais dans le cinquième Dialogue, de beaucoup le plus intéressant, il ne s'agit plus que des Pensées1.
Trois personnages : Aliton, Ménippe, PASCHASE.
Vous avouerez bientôt qu'il ne fallait pas le génie d'un Bentley ou d'un Duchesne pour deviner qui se cache sous ce dernier nom. Paschase est, du reste, un bel esprit, un vrai délicat, et aussi féru d' « honnêteté » que l'élève du chevalier de Méré; pour tout dire, il goûte fort le P. Bouhours, ce qui a toujours été un signe d'élection; avec cela, il disserte le plus agréablement du monde, et s'il ne laissait voir trop souvent, pendant les premiers dialogues, que la rage le tient d'écrire un livre, on s'apercevrait à peine qu'il a le timbre quelque peu brouillé. Voici le début : ALITON. — Je vous prie, Paschase, défaites-vous de la qualité d'auteur.
PASCHASE. — Il est impossible. Quiconque a fait un livre (Les Provinciales) est auteur toute sa vie.
A. — En est-il des auteurs comme des femmes galantes. ?
Oh! oh! notre abbé va un peu fort; je tourne la page: I. En vérité, la querelle janséniste passionne toute la controverse entre Bouhours et Barbier. C'est pour venger son ordre que le jésuite raille si fort le style de Port-Royal; et c'est pour venger les jansénistes que Barbier s'en prend au style de Bonhours. Aussi les quatre premiers dialogues renferment-ils nombre d'épigrammes contre ces Messieurs. Mais d'un pamphlet exclusivement littéraire contre Port-Royal à cette réfutation en forme de l'apologétique pascalienne, il y a très loin. Par où l'on s'explique qu'après avoir lu consciencieusement, je l'espère, les quatre premiers dialogues de Vil- lars, les quelques amateurs qui ont feuilleté ce vieux petit livre n'aient pas cru nécessaire de lire aussi le cinquième, où Pascal lui-même les attendait.
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P. — Vous outrez un peu cette comparaison. Plus un homme écrit, plus il se perfectionne; le style se forme, l'imagination se règle, et le bon sens prend la place du brillant, tout cela ne peut se trouver au premier livre qu'on fait.
A. — Tout cela devrait se trouver au premier livre qu'on imprime.
P. — On ne mettrait donc rien en lumière que quand on serait vieux?
De fil en aiguille, on passe aux romans. « Ils ne sont plus du goût du siècle », déclare Aliton. -C'est, répond Paschase, que, devenus trop vertueux, ils n'autorisent plus nos faiblesses. — A ce compte, « il faudrait que les romans licencieux réussissent toujours? » —Non, pas du tout, car, il est encore plus difficile d'en faire de cette espèce, qui réussissent toujours. Il y a. un tour dans le cœur, dont peu de gens s'aperçoivent. Sa pente est d'aimer avec dérèglement, mais il ne veut pas qu'on le croie, ni qu'on agisse avec lui comme avec un libertin. Il veut conserver les apparences, et qu'on les conserve avec lui; il se gendarme dès qu'on ne le traite pas de prude; il faut savoir flatter sa faiblesse, et lui conserver l'apparence de la force. Qu'un orfèvre qui plaide offre de l'argent à un juge, il l'offensera; qu'il prenne son temps, qu'il fonde cet argent, et le lui envoie en vaisselle, le présent sera reçu. Avez-vous lu la Princesse de Montpensier? C'est un petit chef-d'œuvre; il a réussi admirablement et on le lira toujours avec plaisir, parce qu'une grande partie des faiblesses du cœur y sont excellemment ménagées.
Ce qui suit, — un éloge motivé de Mme de La Fayette, puis du P. Rapin, — est du même tour qui suffit, j'espère, à vous montrer que Villars avait fait de bonnes études. Mais les Pensées, demandez-vous?
Patience! Ne vous ai-je pas dit que Barbier d'Aucour
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avait à passer un fâcheux quart d'heure, au grand ennui de Paschase, plus pressé que vous?
A. - Voici le livre (de Barbier); parcourons-le, puisque nous n'avons rien de mieux à faire.
P. — Je le veux, mais ne nous y amusons pas trop., car j'ai dans la tête le dessein d'un livre. Je veux vous consulter un peu.
Et plus loin : C'est entendu, Barbier est un cuistre, mais, mon Dieu, passez et expédiez un peu, s'il vous plaît, la revue que vous faites de cette critique frivole, afin que j'aie le temps de vous communiquer aujourd'hui le plan de mon livre.
Non, ni demain, ni après-demain. Mon livre! Mon livre! reprend-il piteusement à la fin du quatrième dialogue. Vous avez pensé m'en faire oublier le dessein. — « Et plût à Dieu que vous ne vous en souveniez jamais!. Pauvre Paschase, vous serez malade toute votre vie », mais enfin, puisqu'à cette fois « du moins, vous ne voulez plus être auteur frivole », nous consentons à vous écouter. — Comme on le voit, c'est le sublime du genre gamin.
Pascal parle donc, ou plutôt il lit un petit mémoire, où se trouvent résumées, fort curieusement, du reste, et souvent dans les termes mêmes que nous savons tous aujourd'hui par cœur, les idées maîtresses de son Apologie.
PASCHASE. — « Je n'entreprendrai point de prouver par des raisons naturelles ou l'existence de Dieu, ou l'immortalité de l'âme. J'avouerai (au contraire) que tout ce que l'intelligence humaine peut faire, c'est d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni le principe,
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ni la fin. Je poserai. par principe que tout l'univers est muet, l'homme sans lumière., et comme égaré dans un coin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant.
Comme un homme qu'on aurait porté en dormant dans une île effroyable et déserte, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans aucun moyen d'en sortir. J'anéantirai donc, autant que je pourrai, l'estime et la confiance qu'on pourrait avoir en la raison humaine; je ne louerai que la connaissance que nous pouvons avoir par instinct. » Je dirai que Dieu a permis que les plus grands esprits se soient égarés dans des imaginations ridicules, afin que nous ne présumions point d'être plus heureux. Je montrerai « que l'homme ne peut, par sa raison, fuir aucune de ces sectes, ni subsister dans aucune », et cela me sera facile : je n'ai qu'à déduire avec force toutes les raisons des pyrrhoniens, et j'en inventerai qu'aucun pyrrhonien n'aura jamais dites.
On remarquera ce mélange singulier de citations, vraies ou prétendues, entre guillemets, et de paraphrases.
Que si quelque partisan de la raison voulait encore la défendre, je.., l'effraierai en lui faisant voir « qu'il est suspendu dans la masse que la nature lui a donnée, entre les deux abîmes de l'infini et du néant.; je lui ferai contempler la nature entière dans sa haute et pleine majesté;cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; la terre comme un point, Au prix du vaste tour que cet astre décrit.
Et il s'étonnera que ce vaste tour lui-même n'est qu'un point très délicat à l'égard de celui que les astres. embrassent. Son imagination se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des
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atomes, au prix de la réalité des choses; c'est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » Après avoir ébloui ce dogmatiste par la haute et pleine majesté de la nature, je ferai l'anatomie d'un « ciron ».
Enfin, il s'étendra « bien au long » « pour faire voir qu'on ne peut connaître Dieu que par Jésus-Christ et par sa foi. Et je ferai voir, de toute ma force, que, hors de Jésus-Christ, il n'y a que vice, misère, ténèbres, désespoir. » Vous voyez par là que tout mon ouvrage, quoique rempli de choses qui pourraient me faire recevoir beaucoup de gloire, sera tout à la gloire de la foi et de Jésus-Christ.
Il a fini. Ménippe l'embrasse. Aliton ne bronche pas.
MENIPPE. — La belle chose! Qu'en dites-vous, Aliton? Ne trouvez-vous pas ce plan admirable?
ALITON. — Non.
M. — Quoi! Vous n'y trouvez pas le raisonnement sublime et solide?
A. — Non.
M. — Et ce n'est pas un livre propre à détruire l'athéisme et le libertinage, et à établir la religion?
A. — Ah! non, Ménippe, c'est tout le contraire!
Non, cette apologétique ne vaut rien. Et pour deux raisons. La première est le fait de son auteur lui-même, -un Paschase, quoi qu'il invente, ayant la tête si mal faite qu'il ne convertira jamais personne.
ALITON. — Il a de l'esprit, et il en a, si vous voulez, jusqu'au prodige; mais ce n'est pas un esprit propre à persuader la religion à des gens d'esprit. Il veut avoir toujours trop d'esprit; il paraît qu'il veut qu'on se
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rende, malgré qu'on en ait, à la force de ses preuves; et il fait toujours une manière de défi à notre esprit de trouver de quoi se défendre. Il arrive d'ordinaire qu'on se gendarme contre cette sorte de gens.
Avec cela, il n'est pas moins bizarre qu'impérieux et tranchant.
Penseriez-vous me bien effrayer, — car c'est le terme dont vous vous êtes servi, — quand dans cette plaisante anatomie du ciron., vous entreprendriez de me faire voir, dans la plus petite vapeur qui sort de la plus petite goutte du sang qui est dans les veines d'un ciron, tout l'univers visible.? Etes-vous assuré. que je ne vous prendrai pas pour un visionnaire, et qu'au lieu de m'effrayer de cela, je n'en rirai point?. Ne voyez-vous point qu'il n'est pas du sens commun d'amuser l'esprit à ces bagatelles si problématiques, quand on a pris à tâche de le remplir de Dieu?
Et de même, que veut-il que pensent les « gens de bon sens », quand on leur déclare « qu'il est certain. que les nombres sont infinis, et que les proportions des nombres sont des vérités éternelles dont Dieu est l'auteur »?
Toute la doctrine des nombres est odieuse au bon sens; elle ramène les chrétiens à l'école de Pythagore.
Elle ne dit rien. au sens commun, si ce n'est que celui qui s'y adonne est un homme particulier. Or les gens singuliers ne sont pas propres à prouver la religion.
Et que d'autres calembredaines!
Où sont donc ces espaces au prix desquels les cieux ne sont qu'un atome? Il n'y a au delà que les espaces imaginaires, preuve imaginaire de la Divinité., chimère
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que ni le bon sens, ni le cœur, ni l'esprit ne laisseront jamais passer. Mais, juste ciel, s'écrie Paschase accablé : « Tout ce que j'ai dit là n'était qu'une figure un peu embellie pour discourir agréablement de la grandeur de la nature ». Le maladroit!
ALITON. — Sachez, Paschase, que, quand on veut prouver les vérités divines, on ne peut pas faire de plus grande faute que d'employer la figure et l'hyperbole! On s'ôte par là toute créance. Mais ce défaut.
n'est pourtant pas le plus grand de votre livre. Par ce défaut ici, vous ne faites que ne point persuader ce que vous prétendez; mais, par un autre, qui me choque étrangement, vous faites tout le contraire de ce que vous désirez.
Dans ce deuxième point moins absurde que le premier, ou, si l'on veut, d'une absurdité plus sérieuse, Aliton se propose de montrer que le livre de Paschase ne sera pas autre chose qu'un bréviaire de scepticisme : accusation indéfiniment ressassée depuis, soit contre Pascal lui-même, soit contre les apologistes, de plus en plus nombreux, Newman par exemple, qui ont marché sur ses traces.
A. — Comprenez-vous bien la conséquence de ce mépris que vous faites des raisons métaphysiques, et les suites de cet aveu si surprenant que vous ne vous sentiriez pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre les athées?. Voulez-vous fonder une secte contre le raisonnement en faveur de l'instinct naturel? Voulez-vous renverser les bancs de Sorbonne et démolir les Universités? Ou plutôt, avez-vous résolu de faire des athées, sous prétexte de les combattre? Quoi! vous leur avouez qu'il n'y a rien dans la nature qui leur prouve invinciblement la divinité, et, par une expression terrible (le silence éternel.) qui les confirmera d'une étrange sorte dans leur in-
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sensée opiniâtreté, vous dites que l'esprit humain est dans un désespoir éternel de connaître le principe de toutes choses. Quand la chose serait ainsi et. la nature. aussi muette que vous la faites, l'art et le bon sens voudraient que vous dissimulassiez ce silence aux athées.
Insensé qui ne craint pas de s'attirer « par là sur les bras. tous les saints du ciel et toutes les Universités de la terre, et. tous les païens qui ont écouté la nature, et tous les chrétiens qui ont lu l'Ecriture.
où ils trouvent et que la nature parle de son Dieu, et que les païens ont entendu sa voix éloquente! »
Ainsi secoué, et ayant déjà perdu quelque peu de sa première assurance, Paschase essaie néanmoins de tenir tête ;
P. - « Ce n'est qu'à ceux qui ont la foi vive dans leur cœur que la nature parle pour son auteur.
L'Ecriture nous dit bien que la beauté des créatures fait connaître celui qui en est l'auteur. (mais aussi) elle nous dit généralement que Dieu est un Dieu caché. Ainsi, quand les saints. ont trouvé dans la nature des démonstrations de la Divinité, c'est parce qu'ils avaient la foi vive, ou que Dieu la leur a inspirée. »
A. — Tout ce discours, Paschase, est plein d'artifice. Il n'est pas vrai que la religion chrétienne travaille, comme vous dites, à établir que Dieu ne sera COllIU que par ceux qui le cherchent de tout leur cœur. Cela est vrai quant aux secrets de la Divinité, quant aux mystères.; mais ce n'est pas de l'existence de Dieu qu'il faut entendre Deus absconditus. Il n'est pas nécessaire d'avoir la foi vive pour la trouver démontrée (cette existence) dans le livre de la nature; et il ne faut pas chercher Dieu de tout son cœur pour connaître qu'il est; il suffit de le chercher de tout son esprit. Les cieux, malgré les pyrrhoniens, les dogmatistes et vous, annonceront toujours la gloire de Dieu.
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Renoncez donc à publier ce méchant livre, sans quoi je ne pourrais m'empêcher de douter si vous n'avez pas voulu donner des armes aux impies. Et toujours serait-il certain qu'avec la réputation que vous avez dans le monde d'esprit fort et solide, cet aveu que vous faites, que les raisons naturelles ne nous convainquent pas, ferait que mille libertins ne voudraient pas seulement les écouter.
Paschase répond qu'en effet « cela pourrait être » s'il n'avait pris soin d'établir aussi « que nous connaissons la Divinité par instinct ». — Ah! le bon billet. Tout le monde ne sait-il pas ce que Paschase entend par instinct naturel? N'a-t-il pas accoutumé de dire :
« Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés? Dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les animaux. Une différente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela dépend de la disposition?. » De ces discours. on inférera que, selon vous, la nature, qui nous parle de Dieu, n'est qu'une première coutume.PASCHASE. —Vous ne prenez pas garde aux « raisons morales dont j'appuierai cette nature. »
ALITON. — Encore un sophisme! Les raisons morales ne prouvent qu'autant que le veut celui à qui on les propose.
Or vous supposez que vous parlez à des athées endurcis, à des libertins, à des hérétiques; gens qui, bien éloignés d'avoir de la disposition à être persuadés, en ont une toute contraire, et se piquent de ne l'être que par une raison évidente.
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P. - Mes raisons morales sont de cette espèce.
A. — N'êtes-vous pas un peu Narcisse?
P. — Je n'aime que la vérité.
A. — Dites-nous un peu celle de vos raisons morales que vous estimez le plus.
P. — Voici une démonstration morale invincible :
C'est le pari. « Il faut parier, cela n'est pas volontaire; et ne parier point que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, nous ne perdez rien. »
ALITON.—Taisez-vous, Paschase! Je perds patience. de vous entendre appuyer la plus importante vérité du monde. par une comparaison du jeu de croix et de pile., et par un raisonnement. appuyé sur des fondements incertains, et peut-être entièrement faux.
Ceci est encore plus curieux, et peut-être plus instructif que le reste, puisqu'enfin aujourd'hui encore, si je ne me trompe, les philosophes n'arrivent pas à s'entendre sur la vraie portée, ni sur le sens même du pari.
Votre raison morale ne conclut rien du tout, parce que toute sa force dépend de la vérité de cette proposition que tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, sans pécher contre la raison.
En vérité, Paschase, si la Divinité était aussi problématique que cette proposition, nous serions en mauvais termes. Tous les pères et les maris, qui ne veulent pas que leurs enfants ou leurs femmes jouent, seraient athées, et vous soutiendraient avec opiniâtreté qu'il est fort déraisonnable de hasarder un argent qu'on a certainement dans sa poche. pour en gagner un incertain, et s'exposer, comme il arrive souvent, à n'avoir ni l'un ni l'autre. Mais j'avais ouï dire que vous étiez si grand ennemi des casuistes relâchés :
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d'où vient que non seulement vous ne condamnez pas le jeu, mais que vous voulez faire dépendre la religion et la Divinité du jeu de croix et pile?
Un peu las, et il y a de quoi, Paschase se borne à répéter son affirmation : « Je vous dis que cela est démonstratif, et que, si les hommes sont capables de quelque vérité, ils le doivent être de celle-là ». A bout de souffle, lui aussi, Aliton assène à Paschase une péroraison récapitulante, selon les règles de l'art: A. — Je vous assure, Paschase, que cela est indigne d'un aussi bel esprit que le vôtre, et que cela ne conclut autre chose si ce n'est que vous feriez bien de rengainer votre livre et vos preuves morales. Laissez en repos saint Thomas. et les Universités, et souffrez qu'elles se maintiennent dans le privilège qu'elles ont de prouver la Divinité par des démonstrations solides et métaphysiques; laissez-les dans la possession de convaincre les athées par la force de la raison, sans recourir à cet instinct que les athées vous diraient peut-être qu'ils ne sentent pas. Revenez de la fantaisie que vous avez de faire un livre extraordinaire, par lequel vous ne feriez que rompre en visière à tous les savants, confirmer tous les libertins, scandaliser les gens de bon sens, et nuire à tout le monde.
Il n'y a pas à dire : bien que son allure cavalière nous paraisse aujourd'hui d'une souveraine indécence, cette discussion ne manque ni de force, ni de sérieux; et, quoi qu'il en soit, je ne sache pas que l'on ait trouvé mieux depuis. Ainsi, dès 1671, « tout a été dit » contre les Pensées. D'où le principal intérêt de cette plaquette. Le petit abbé de Villars aura été le premier à ne pas comprendre Pascal, ou du moins à formuler et non sans éclat, à construire les équivoques fastidieuses, les contre-sens qui encombreront, pendant plus de deux siècles, le seuil
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de l'apologétique pascalienne. Ce dialogue nous aide aussi à connaître les disposition du public au mo- ment de la première publication des Pensées, les résistances spontanées que beaucoup durent opposer soit aux doctrines propres, soit à la manière de Pascal. Villars n'aura pas été le seul à se « gendarmer » contre cette vigueur impérieuse et passionnée, qui, aujourd'hui, nous enchante. Comme Racine, comme Bossuet, Pascal écrivait pour après-demain.
Par là s'expliquent encore les timidités, les scrupules des premiers éditeurs. Ils s'attendaient aux préventions qui accueilleraient le livre, et peut-être les partageaient-ils plus ou moins. Villars est plus voisin de Nicole qu'on ne le pense, à la gravité près toutefois. Car enfin, malgré le sérieux apparent de ses critiques, je ne suis pas bien sûr que l'abbé ne se moque pas de nous. C'est un personnage fort mystérieux et sur lequel les dictionnaires nous renseignent mal. Ce qu'on nous dit de plus clair est qu'à l'âge de trente-cinq ans, il fut tué, d'un coup de pistolet, en 1675, et par un de ses cousins, entre Lyon et Paris. Ceux de ses autres livres que j'ai lus : Le comte de Gabalis; Nouveaux entretiens sur les sciences secrètes, ressemblent de fort près, — et peut-être pour cause, — à la Rôtisserie de la Reine Pédauque.
Voici la fin d'un de ses chapitres, où il annonce la mort du cabaliste Joannes Brunus, autrement dit Jean Le Brun :
Il fut touché de mes remontrances, et je crois que, s'il eût vécu, il n'eût pas été tout aussi fou; mais.
quand je voulus revenir le voir le lendemain, je trouvai la « créature de Dieu » (c'est ainsi que Brunus appelait sa maîtresse) tout éplorée, qui me dit qu'elle lui avait fermé les yeux. J'en suis tout triste, car apparemment il est damné.
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M. Anatole France, ou Voltaire, on peut choisir.
Mais enfin, qu'il sente ou non le fagot, l'abbé n'aura pas cessé, jusqu'au coup de pistolet, d'admirer Pascal, de l'imiter et de lui chercher querelle. Il dira, par exemple, dans ses Nouveaux entretiens: Un autre fit grand fracas avec ses railleries sur certains prétendus relâchements; mais, outre que peu de gens crurent qu'il fût de bonne foi dans ses citations, beaucoup le trouvèrent peu chrétien. Et tous les gens de bien trouvèrent que cette invention nuisait plus aux mœurs qu'elle ne pouvait leur profiter, puisque, tout au moins, elle faisait savoir aux peuples jusqu'où les Docteurs, qui leur étaient en plus grande vénération que cet auteur, leur permettaient de se relâcher.
Et plus loin, s'adressant à JoannesBrunus : Aristote vous dira que vous lui avez volé tout ce que vous avez dit de bon. Il vous traitera d'imposteur. sur ce que vous lui avez imposé qu'il tient que l'air n'est point pesant, et que vous avez tiré grande vanité de donner une preuve fort nouvelle de la pesanteur de cet élément, par l'expérience d'un ballon.
Cependant Aristote, au livre IVe du Ciel., prouve expressément que l'air est pesant par cette même expérience du ballon. — Pourtant Pascal, reprit Jean Le Brun, qui était le plus grand esprit du siècle, a prétendu mériter beaucoup de louanges en prouvant contre Aristote que l'air est pesant, par cette démonstration du ballon. — Il était bel esprit, je l'avoue, lui dis-je; mais vous voyez de là la bonne foi du personnage, et s'il faut s'en rapporter aveuglément à ses citations. Les gens qui lisaient pour lui ne lui donnaient pas toujours des mémoires fidèles. De là vient que, quand je lis ses ouvrages, je ne prends garde qu'à la forme, qui marque un grand fonds d'esprit et d'invention, et je me défie toujours de la matière. Je m'imagine qu'Aristote l'aura bien accueilli en l'autre
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monde. — Apparemment, dit-il, ce railleur d'office aura été un peu défait.
Le polémiste, le savant, ainsi tout Pascal y passe; mais l'abbé de Villars semble en vouloir surtout à l'apologiste, et, reprenant, dans les Nouveaux Entretiens, le thème de sa plaquette sur la délicatesse, ce bel esprit, écrit-il., s'était mis cette vision dans la tête, et il avait entrepris, de concert avec un grand nombre de beaux esprits comme lui, de faire un livre pour établir ce beau principe qu'on ne peut prouver par aucune raison naturelle ni l'existence de Dieu, ni l'immortalité de l'âme, ni aucune vérité divine, et que toutes les raisons naturelles qu'on en peut alléguer ne font qu'égarer l'esprit. Ce grand homme dédaignait même les démonstrations métaphysiques que Descartes en a faites, quoiqu'il en approuvât beaucoup la physique. Il ne voulait que des preuves morales, c'est-à-dire qu'il devait résulter de tout son livre que, moralement parlant, il y a un Dieu; que, moralement parlant, l'âme est immortelle, de sorte que, cette espèce de preuves ne convainquant point l'esprit, la foi conservait toute son obscurité et toute sa difficulté et, par conséquent, toute sa gloire et tout son mérite.
En bon disciple de Pascal, le plaisant personnage imaginé par Villars, Joannes Brunus, passera plus avant :
Il enchérit encore par dessus ce bel esprit, car, outre qu'il ne veut pas d'une philosophie qui puisse prouver les vérités de la foi, Dieu lui en a révélé une qui détruit de fond en comble les vérités capitales et les mystères essentiels du christianisme, de sorte que la foi aura bien plus de gloire et plus de mérite.
Ce n'est pas ici le lieu de répondre à ces objections.
On l'a fait cent fois, et avec une maîtrise qui ne
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laisse rien à désirer. Hier encore, pour ne citer que lui, M. Maurice Blondel dans un article mémorable de la Nouvelle journée. Mieux vaudrait vous exposer, sous la dictée de notre abbé, les derniers secrets de la cabale, et le moyen d'entrer en relations avec les Génies. Villars a écrit sur ce grave sujet un chapitre tout à fait exquis, et que M. Gonzague Truc devrait bien rééditer dans sa charmante collection d'auteurs inconnus, entre le Bossuet de M. Levêque et le Fénelon de M. Urbain. Puisque, en somme, il ne pouvait faire grand mal aux Pensées, nous serions deux fois injustes de refuser à l'abbé de Villars les louanges qu'il mérite. Il avait bien de l'esprit. Demandez plutôt à M. Anatole France, qui le connaît, je crois, mieux que nous 1.
1. Je n'ai pu retrouver qu'une édition tardive des Nouveaux Entretiens. Le vrai titre est : La suite du comte de Gabalis ou Nouveaux Entretiens sur les sciences secrètes. D'après les bibliographes, Le comte de Gabalis aurait été publié (sans nom d'auteur, comme aussi bien De la délicatesse) en 1670, donc un an avant la susdite plaquette. La suite. posthume, aurait vu le jour (par les soins de qui?) en 1715. L'édition de 1742. que j'ai consultée, est en deux volumes. Manifestement l'ouvrage s'est enrichi en cours de route, mais je ne saurais dire exactement où les interpolations commencent.
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III
EN PRIÈRE AVEC PASCAL
Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dum loqueretur in via?
Pendant qu'il cheminait avec nous, n'est-il pas vrai qu'une chaleur céleste émanait de ses paroles et nous embrasait ?
SAINT LUC, XXIV, 32.
Qu'en cet an de grâce 1923, Pascal ait été célébré du haut de la chaire chrétienne, une première fois — et avec quelle splendeur! — à Saint-Etienne-du- Mont, une seconde dans la cathédrale de Clermont, ce fut là vraiment une chose grande, un de ces « signes nouveaux », une de ces « merveilles imprévues » que l'Eglise demande hardiment au Dieu des miracles : Innova signa et immuta mirabilia. Si bienfaisantes d'ailleurs et si émouvantes que nous aient paru ces deux fêtes, on voudra bien me permettre de dire qu'elles auraient pu aisément l'être davantage. Cette immense foule, si unanime, si recueillie, il me semble que nous aurions pu lui offrir le moyen de s'associer plus directement à notre propre ferveur. Pour cela, il eût fallu qu'au lieu d'être relégué à la fin de la messe et de faire ainsi figure de conférence séparée ou
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d'apothéose académique, le sermon eût été mêlé, comme partie intégrante, à la cérémonie religieuse elle-même. Prononcé immédiatement après l'Evangile, il eût invité les auditeurs à profiter du long recueillement qui allait suivre, pour s'unir activement au mystère du jour, le mystère de Pascal et de Jésus. Le Plan que je m'étais fixé permettait peutêtre de faire encore mieux. Après un premier point de doctrine et de casuistique, où je tâche de résoudre le paradoxe apparent d'une commémoration pascalienne célébrée devant les autels, j'étudie, en historien et en critique, la prière de Pascal, pour en venir enfin, non plus à définir, mais à prier cette prière, égrenant et commentant les plus beaux versets du Mystère de Jésus. Soit deux exercices, liés l'un à l'autre, sans doute, mais très différents, l'un d'enseignement et d'analyse, qui aurait trouvé sa place naturelle après l'Evangile, l'autre, proprement religieux, qui aurait occupé la seconde moitié de la messe.
Domus mea, domus orationis. L'église est avant tout une maison de prière; moins nous essaierons de la transformer en Sorbonne, plus seront contents les hôtes d'une heure qu'une occasion exceptionnelle aura conduits parmi nous. Ne les traitons pas en étrangers; loin de leur cacher nos mystères, donnonsleur à pleines mains ce qu'ils ne peuvent trouver que chez nous. Ainsi fait l'Académie, quand, recevant des personnages de marque, elle poursuit devant eux, et avec un zèle renouvelé, le travail du Dictionnaire.
C'est bien, du reste, dans cet esprit que, soit à SaintEtienne-du-Mont, soit à Clermont, ont été organisées nos pieuses fêtes. Quant à mes petites réflexions, je ne les livre que pour me quereller moi-même, que pour regretter et effacer en quelque manière ce qu'il y a encore de trop oratoire, je veux dire de trop profane, dans les pages qu'on va lire.
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A cet opuscule, j'ai cru pouvoir ajouter quelques vues de critique pure sur la prière de Pascal. Dans ma pensée première, ce morceau devait être un des points de mon sermon: mais j'ai bientôt senti que des analyses de ce genre, si pieux que fût leur objet, ne conduiraient pas assez directement au seul but que doive se proposer, dans l'exercice de son ministère sacré, l'interprète de la parole de Dieu.
Messeigneurs 1, Mes Frères, Quand Sa Grandeur Mgr l'évêque de Clermont me fit l'honneur insigne de m'inviter à prendre la parole dans cette cérémonie toute spirituelle, toute religieuse et purement pascalienne, dont l'Académie de Clermont venait de prendre l'initiative, ma première pensée avait été de me borner à réciter, à méditer devant ces autels quelques-unes des prières de Pascal, et, par là même, de ressusciter en quelque sorte ce grand chrétien au milieu de vous, de le ressusciter, dis-je, dans sa posture la plus vraie, la plus caractéristique et tel qu'on put le voir ici même, à genoux, soumettant son être à l'Etre infini. Par là, nous ne lui aurions pas seulement rendu le seul hommage qui soit aujourd'hui de quelque prix à ses yeux, mais encore et en même temps, nous aurions touché le fond même de son génie et découvert le secret de son prestige. Si Pascal n'eût été, en effet, qu'un géomètre et qu'un écrivain, la France et le monde le fêteraient encore, sans doute, mais non pas avec cette nuance particulière de vénération à laquelle n'ont pas droit les héros de l'analyse ou de la plume,
1. Sa Grandeur Mgr Marnas, évêque de Clermont, et Sa Grandeur Mgr Bardel, évêque de Séez.
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et que seuls peuvent attendre de nous ceux qui ont fixé leur demeure habituelle dans l'ordre de la charité. Qu'on le veuille, qu'on le sache ou non, dès que l'on s'approche de Pascal, on change d'attitude et de style, on baisse le ton, comme si l'on entrait dans une chapelle. En cette présence auguste, l'incroyant lui-même, s'il a l'esprit et le cœur bien faits, sent invinciblement que la moindre familiarité serait une faute de goût et une sottise. Bref, notre ferveur le canonise en quelque manière, tant elle ressemble à cette émotion spéciale, solennelle et douce, heureuse et craintive qui se forme en nous à la rencontre d'un saint : « Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dum loqueretur in via? Pendant qu'il cheminait avec nous, n'est-il pas vrai qu'une chaleur céleste émanait de ses paroles et nous embrasait? »
S'il en est ainsi, qui ne voit que notre meilleure occupation en ce jour devrait être de nous offrir à ce foyer, et au moment où il est le plus intense, de nous agenouiller près de Pascal à genoux? Et c'est bien là ce que nous ferons, mais auparavant il ne m'a pas semblé inutile d'examiner loyalement, courageusement, si cette prière nous était vraiment permise, à nous catholiques, veux-je dire, qui entendons régler toutes les démarches de notre vie intérieure sur les directions de l'Eglise, à nous, qui résisterions à cette prière où Pascal nous invite, si, par cette prière même, nous devions entrer, si peu que ce fût, dans une autres communion que celle des saints. Après tout, ce n'est pas ici une tribune académique, c'est la chaire de vérité; celui qui vient d'y monter n'est pas un simple lettré, un des multiples historiens du jansénisme et de Pascal, mais un prêtre, deux fois tenu de peser tous ses mots dans les balances du sanctuaire, et par les engagements de son sacerdoce, et par le crédit qu'a bien voulu lui accorder le digne
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successeur de ce Massillon, si doux et si ferme, à qui, selon ses propres paroles, « Dieu avait fait la grâce d'être ennemi de toutes les extrémités ».
I -
Au seuil du problème se dresse un vieux préjugé qu'ont entretenu, avec une égale obstination, et les panégyristes du jansénisme et un certain nombre de ses adversaires. On nous représente le jansénisme comme un bloc solide, constamment identique à luimême, tout mauvais ou tout admirable, depuis ses débuts dans l'histoire jusqu'aux convulsions ridicules ou sinistres de son agonie. C'est le thème que développait hier encore le chroniqueur sincère, mais débile et passionné du Mouvement janséniste. Or rien n'est moins conforme à la vérité qu'une pareille construction. Croyez-en plutôt le génial SainteBeuve. Pour lui c'est à peine si le vrai Port-Royal aurait survécu à l'abbé de Saint-Cyran. Dès le temps des Provinciales, la transformation, la décadence auraient commencé. De leur point de vue doctrinal, qui, présentement nous retient seul, les théologiens de métier, qui savent la valeur exacte, le juste poids des qualifications canoniques, ne jugent pas autrement que Sainte-Beuve. Ils se refusent à réunir sous la même condamnation un Antoine Arnauld et un P. Quesnel, par exemple, celui-ci ayant catégoriquement refusé de se soumettre à une bulle pontificale, acceptée par l'Eglise universelle, l'autre ne s'étant jamais porté à des extrémités aussi décisives.
Avant et après la bulle Unigenitus, avant et après la révolte formelle contre l'autorité suprême, telle serait, pour nous, théologiens, la grande ligne de partage dans le développement du jansénisme. Non
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que l'on approuve pour cela toutes les démarches du grand Amauld et de ses disciples. Sainte-Beuve lui-même y trouvait beaucoup à reprendre. On dit simplement, qu'à les juger, comme il le faut bien sur leurs actes et sur leurs paroles, les premières générations jansénistes n'ont pas commis le délit formel d'hérésie ou de schisme. Ni les évêques français, témoins de leur politique ondoyante, ni les papes de ce temps-là n'ont vu en eux des frères séparés, des rebelles au sens canonique du mot. Ce n'est pas non plus, d'ailleurs, Dieu nous en garde! que nous regardions comme autant de réprouvés tous les malheureux qui ont suivi le P. Quesnel dans sa résistance.
On se débattait alors dans une confusion inextricable, etlaplupart ne savaient ce qu'ils faisaient. Mais enfin, les conditions n'étaient plus du tout les mêmes : le conflit avait changé, non pas seulement d'acuité, mais de nature. La fronde mal dessinée d'hier, avec ses habiletés, ses retraites, ses contradictions, était devenue une secte véritable : hérésie?
pas encore, peut-être; mais certainement schisme, attentat encore incertain et partagé, mais déjà très grave contre l'unité de l'Eglise. D'où, pour les gardiens de la discipline, de nouveaux cas de conscience, plus cruels à résoudre et plus pressants. Fallait-il refuser les derniers sacrements à la bonne Marguerite Périer qui ne voulait pas rétracter son appel?
On hésita beaucoup, vous le savez, et il semble bien que, sans l'intervention de votre admirable Massillon, la miraculée de la Sainte-Epine, la fille, la petite-fille et la nièce de tant de prédestinés serait morte sans avoir reçu l'hostie sainte 1.
I. Elie Jaloustre : Une nièce de Pascal. Marguerite Périer (d'après des documents inédits). Clermont-Ferraild, Louis Bellet, 1901.
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Aucune difficulté de ce genre, auprès de Pascal, mourant. Aux yeux de l'excellent prêtre qui le visita souvent pendant ses dernières semaines, il n'était qu'un catholique comme les autres. Les fautes dont il avait à se repentir ne relevaient que du for intérieur. Simple laïque, du reste, il n'avait eu à signer aucun formulaire. Cette ligne qu'on a trouvée dans ses papiers, et qui ne porte ni date ni signature, cet appel du tribunal faillible de l'Index au tribunal infaillible de Jésus, ne ressemble d'aucune manière, je ne dis pas seulement à une déclaration solennelle de rupture, mais encore à l'appel chétif et caduc d'une Marguerite Périer, octogénaire. Tout au plus velléité passagère de révolte, insensiblement oubliée peut-être, et peut-être, aussi, expressément rachetée par une déclaration contraire et les larmes de la pénitence; cri silencieux de détresse et de confiance, lancé, nous ne savons à quel moment, ni dans quel esprit; intime colloque avec Celui à qui nous pouvons tout dire; écho résigné à la plainte du Calvaire : Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? En dehors du souverain Juge qui nous comprend mieux que nous ne nous comprenons nous-mêmes, nul ici-bas n'a le droit d'écouter aux dernières portes de l'âme. En la personne du P. Beurrier, c'est toute l'Eglise qui absout Pascal mourant et qui le reconnaît pour sien. Proficiscere, Ame chrétienne, âme catholique, partez pour le ciel! Appliquer sciemment, délibérément à Pascal un nom de secte serait une faute mortelle contre la justice.
Mais si, maintenant, laissant les précisions bienfaisantes des théologiens et des casuistes, nous prenons le mot janséniste au sens large, au sens historique et légendaire, la plus élémentaire loyauté nous oblige d'avouer .que Pascal, quoi qu'il en ait dit, est bien tout à la fois de ce groupe spirituel, de cette
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école dogmatique, enfin de cette fronde que, d'un- nom glorieux et douloureux tout ensemble, nous appelons Port-Royal. Il leur appartient, par ses vertus, par quelques-unes de ses tendances théologiques et par l'impétuosité étourdie de ses polémiques. Puisque, pour l'instant, nous le confessons ici devant Dieu, je ne dis rien encore de ses vertus, de sa foi profonde, du sentiment auguste qu'il avait des choses célestes, en un mot de tout ce qu'il a de commun avec Jacqueline, la Mère Angélique, la Mère Agnès, M. Singlin, M. de Saci, M. Hamon, M. de Tillemont. et tant et tant d'autres. Pour nous, comme pour Sainte-Beuve, c'est là le vrai PortRoyal; mais il en est un autre, et où Pascal s'est attardé trop longtemps. Le Port-Royal où dominent — c'est toujours Sainte-Beuve qui parle — « ces divisions mortes et corruptibles que l'homme, en tout temps, a introduites dans le fruit abondant du christianisme »; celui qui semble attacher moins de prix à « la pulpe mûrie » et nourrissante qu'à « la cloison amère »; moins de prix à la vive réalité de la grâce qu'aux spéculations sur la grâce; celui qui risque de perdre la simplicité, la joie, la charité et la fidélité des enfants parmi des « complications de diplomatie canonique et de vocifération scolastique » 1.
Nous jugeons ici Pascal avec une liberté entière, mais à la façon de ces confesseurs qu'il n'aimait pas, de ceux qui, fidèles aux leçons de saint Paul, inclinent toujours à croire le bien plutôt que le mal. Ils estiment en effet que chaque cas de conscience particulier a quelque chose de singulier, d'unique, qui
I. Volupté (édit. de 1850), pp. 338-340; Port-Royal, I, pp. 35, 36. Cf. le tome IV de mon Histoire littéraire du Sentiment religieux en France. L'Ecole de Port-Royal, chap. I.
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ne s'est pas encore présenté et ne se présentera jamais plus; et que, mauvaise en soi, pour qui la confronte aux défenses du Décalogue, toute action peut voir sa malice se nuancer, s'atténuer, s'effacer même peut-être, selon les dispositions de l'agent.
C'est là, sans doute, la raison profonde qui guide les casuistes dans leurs spéculations, parfois trop hardies en apparence, ou trop subtiles, sur le permis et le défendu. Ainsi, pour qui les juge dans l'abstrait, deux secondes suffisent à condamner les Provinciales.
Non possumus. Publier un libelle est nécessairement, foncièrement immoral. Mais si l'auteur n'a pas su où portaient ses coups, s'il n'a ni prévu ni voulu les conséquences désastreuses de son initiative, l'anathème expire sur nos lèvres avant d'avoir été prononcé, et nous nous retirons en silence, assez lentement néanmoins pour entendre tomber sur le pécheur plus malheureux que coupable les paroles du pardon : « Ils ne t'ont pas condamné, je ne te condamnerai pas davantage. » Louis de Montalte est coupable, Pascal innocent. C'est un impulsif, brusquement appelé à venger certains principes de morale qu'on lui dit menacés par d'imprudents sophistes, appelé aussi à défendre ses bienfaiteurs, ses amis, tout un couvent dont il connaît la sainteté.
Quelques hommes du métier le catéchisent en hâte, lui passionnément docile aux maîtres successifs qu'il se donne, et qu'il jugera quelque jour, sans doute, nous savons avec quelle violence maladive, mais après leur avoir d'abord obéi. C'est un géomètre rigide, qui n'a pas encore appris à tempérer par l'esprit de finesse, à soumettre aux souples intuitions du cœur les certitudes courtes, cassantes, trompeuses de la raison raisonnante. Avec cela, sûr de ses intentions droites, sûr de l'unique amour qui remplit sa vie, et que lui rappelle sans cesse la
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feuille de parchemin cousue dans la doublure de son pourpoint. Ajoutez les infaillibles pressentiments du génie, la confuse mais pressante révélation du chef-d'œuvre qui veut naître. Nescio quid majus.
Que de menaces, mais aussi que d'excuses! Et bientôt l'Eglise navrée verra se réaliser une fois de plus la prophétie de son fondateur : Un jour viendra où ceux qui vous calomnieront penseront venger ainsi la cause de Dieu. Que nous importe, du reste, le plus ou moins d'exactitude dans les citations des Provinciales? Comme tous les autres savants, les casuistes se trompent, mais, pour discuter leurs erreurs particulières, c'est l'ensemble de la théologie morale, c'est toute une science délicate et profonde qu'il faudrait déjà posséder -science dont Louis de Montalte ignore jusqu'aux éléments 1. Mais cela, je veux dire ce péché d'incompétence, ne serait rien, si la charité était restée sauve, si, content de censurer quelques jésuites, Pascal s'était scrupuleusement défendu de vouer au mépris de lecteurs sans nombre toute une immense famille d'honnêtes savants, d'apôtres, de directeurs, de mystiques et de martyrs, cette Compagnie enfin, plus sainte encore que célèbre, qui ne porte pas en vain le nom de Jésus2. Nolite tangere Christos meos, dit le Seigneur, ne touchez pas à mes Christs. Hélas! nous ne sommes tous que
I. « Il reçoit de toutes mains, il isole, il exploite les textes; il infléchit le sens technique vers ces interprétations obvies qui déforment les plus délicates questions en thèmes faciles d'amusement ou d'indignation pour des incompétents et des indignes. » Maurice Blondel : Le Jansénisme et l'Anti- ] ansénisme de Pascal (Revue de Métaphysique et de Morale, avriljuin 1923, p. 146). Et encore : « Il traîne la théologie à la risée des femmelettes, il expose les pudeurs sacrées de l'âme religieuse aux moqueries d'un monde de sottise et de corruption. »
2. Ayant modifié à mon gré le texte de Bossuet, je ne le mets pas entre guillemets.
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mensonge, inconscience et misère. Si iniquitates observaveris, Domine, Domine, quis sustinebit. « Que Dieu ne nous imputepas nos péchés, s'écriait Pascal, c'est-à-dire toutes les conséquences et suites de nos péchés, qui sont effroyables 1. » Heureux Pascal!
Dieu certainement ne lui a pas imputé, Dieu, je l'espère, lui aura caché l'histoire posthume des Provinciales.
Ses erreurs, ses oscillations dogmatiques — Ecrits sur la grâce; Pensées — nous font moins de peine, soit parce que la doctrine janséniste a perdu son ancienne puissance de séduction — et les docteurs et la foule ne pouvant supporter, ne pouvant même comprendre aujourd'hui d'autre théologie que celle de saint François de Sales; soit parce que la mort n'a pas permis à Pascal de se dégager des contradictions où il n'a cessé de se débattre; soit enfin et surtout parce que, dans les derniers mois de sa vie, il renonça formellement à ces controverses, abjurant en quelque sorte la mission de théologien qu'il s'était imprudemment donnée, et s'en rapportant, sur ces délicates matières de la grâce, à l'enseignement de l'Eglise 2.
Oh! je ne l'ignore pas, quelques-uns, qui se croient
I. Pensées et opuscules, p. 560. Je renvoie toujours à la petite édition Brunschwicg.
2. On exagéra peut-être jadis, peut-être atténue-t-on aujourd'hui plus que de raison les tendances et les affirmations jansénisantes de Pascal (ainsi MM. J. Chevalier et Maurice Blondel). On tend à ne plus reconnaître de janséniste en lui que ses vues, certainement exagérées, sur le dogme de la chute. Pour moi, au contraire, s'il y eut dans la première génération portroyaliste un jansénisant convaincu, et au point d'avoir fait plus ou moins siennes les cinq propositions, ce fut Pascal, et non pas le grand Arnauld. Et non pas seulement — ce qui me paraît de toute évidence — dans les Ecrits sur la grâce dont, bon gré mal gré, il nous faut tenir compte, mais encore dans les Pensées. Pour une ligne, et effacée, nous ne savons d'ailleurs
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sur Pascal un je ne sais quel droit de propriété, soutiennent que cet apaisement final, que cet humble retour à la docilité des simples fidèles sont invraisemblables pour qui se rappelle la triste scène où Pascal, reprochant au grand Arnauld de biaiser dans la défense de la vérité janséniste, s'évanouit d'indignation et de douleur. Eh! quoi, ignorent-ils leur Pascal, au point de le voir immobile, fermé, incapable de revenir sur les premiers emportements de son extraordinaire et passagère violence; au point de ne pas le voir tel que son histoire vraie nous le montre, d'abord dominateur, méprisant, intraitable, colère, puis, dès qu'il a eu le temps de se calmer, humble et doux comme un enfant? Jacqueline le connaissait mieux. En vérité, ce dernier paroxysme, où l'on prétend le figer, annonçait plutôt et promettait même une prochaine détente, des remords, de longues heures de réflexion calme, de plus longues heures de prière, pour demander la grâce des pacifiques, les inspirations, les tendres murmures de Celui qui ne nous parle ni dans le tremblement de terre, ni dans l'ouragan. Non in commotione Dominus. Le Seigneur ne vient pas à nous dans nos convulsions.
Ou le jour même de l'évanouissement, ou peu
par qui, où Pascal affirme que Jésus-Christ veut le salut de tous, combien de longs textes où il soutient implicitement le contraire, qui n'ont de sens, veux-je dire, que s'il admet le contraire! Combien de fois, par exemple, ne triomphe-t-il pas de constater l'insuffisance, pour certains, des preuves du christianisme? Cette insuffisance, c'est par là que Dieu s'est promis d'aveugler ceux qu'il n'a pas voulu sauver. De bonne foi, n'estce pas là une des idées maîtresses de l'apologétique pascalienne?
Avec cela, M. Blondel a tout à fait raison quand il montre, dans l'article mémorable déjà cité, que le Pascal le plus profond résistait invinciblement au jansénisme.C'est bien ma conviction à moi aussi (Cf. Ecole de Port-Royal, pp. 404-418).
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après, Pascal aura senti monter en lui l'horreur de l'abîme, planer sur lui l'ombre toute proche du Tentateur. Il se trouvait au bord de la révolte finale.
N'allait-il pas jusqu'à laisser entendre, avec Luther et Calvin, que Rome avait trahi la cause de la vérité; n'allait-il pas jusqu'à paraître oublier ce qu'il avait promis jadis, et de quel cœur! « Je ne m'en séparerai jamais »? Il se calma, il ouvrit les yeux, il comprit, il se convertit une fois de plus 1.
« Un document capital, et qui me paraît irréfutable, nous atteste cette évolution décisive. C'est ce témoignage formel, explicite, et formellement renouvelé du curé de Saint-Etienne-du-Mont, Beurrier » 2, que Pascal, dans sa dernière maladie, avait envoyé chercher. « Dès notre première entrevue, raconte Beurrier, il me mit sur les matières du temps, qui faisaient tant de bruit entre les doctes catholiques, sur la doctrine de la grâce, de la puissance et autorité du Pape, et me dit qu'il gémissait fort de voir cette division entre les fidèles., m'ajoutant qu'on l'avait
I. « Pascal, à en juger par le ton de ses répliques, n'aurait pas été fort touché par cette « horrible » supposition (horrible à Arnauld comme à tout catholique) que l'Église d'aujourd'hui pourrait être dans l'erreur. Il semble avoir estimé que c'en serait assez pour assurer la règle de la Foi, de la Tradition de l'ancienne Eglise. (C'est le système protestant). Même, d'après des témoignages formels, il en serait venu, dans des écrits aujourd'hui perdus, et sans doute dans des discussions de vive voix., à souhaiter « que l'on accusât nettement le Formulaire et les Évêques mêmes d'erreur ». Bref, il serait tombé « dans la conception du retour au Christianisme primitif » et de la rupture avec « l'Église d'aujourd'hui». J. La- porte. Pascal et la doctrine de Port-Royal (Revue de Métaphysique et de Morale, avril-juin 1923, p. 298). C'est fort bien vu et c'est précisément cet excès même qui devait amener une réaction. Laquelle? Eh, tout bonnement celle dont Pascal a fait confidence à Beurrier.
2. J. Chevalier, Pascal, Paris, 1922. p. 333.
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voulu engager dans ces disputes, mais que., depuis deux ans, il s'était retiré brusquement (reconnaissez là, une fois de plus, les revirements soudains, les bonds de Pascal) vu la grande difficulté de ces questions si difficiles de la grâce et de la prédestination.
Et pour la question de l'autorité du Pape, il l'estimait aussi de conséquence et très difficile à vouloir connaître ses bornes, et qu'ainsi, n'ayant point étudié la scolastique, il avait jugé qu'il se devait retirer de ces disputes. et, ainsi, qu'il se tenait aux sentiments de l'Eglise touchant ces grandes questions, et qu'il voulait avoir une parfaite soumission au vicaire de Jésus-Christ, qui est le Souverain Pontife. »
Le voici donc tout à fait des nôtres. Il a rompu, non pas certes avec le Port-Royal des saints, non pas même avec les polémistes de Port-Royal, mais;avec la théologie querelleuse, dangereuse de Port-Royal.
Les claires paroles de Beurrier ne permettent pas le moindre doute à ce sujet, quoi que les derniers jansénistes aient essayé d'en penser. Au reste, nous n'avons pas besoin de ce document. La séparation qu'il atteste, séparation paisible et sans éclats de rupture, se préparait, se dessinait depuis longtemps dans l'âme de Pascal, je dirais volontiers depuis toujours. Non, Pascal n'a jamais été qu'en apparence, le lieutenant, l'unanime du grand Arnauld.
Ces deux hommes ne se meuvent pas dans le même ordre, et quand ils se passionnent pour ou contre les mêmes idéologies ou les mêmes formules, la passion qui les entraîne n'est pas la même. Purement intellectuelle et ratiocinante chez Arnauld, ou, si l'on peut dire, à fleur d'âme; intellectuelle aussi et géométrique, mais, avant tout, morale et religieuse chez Pascal. S'il a cru démontrer ses thèses et écraser ses adversaires, Arnauld est content : recepit merce-
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dem, vanus vanam. Mais Pascal, aucun triomphe de ce genre ne le comblerait. C'est Dieu qu'il cherche, la réalité et la possession de Dieu, à travers les disputes mêmes, où son génie de géomètre n'est pas sans prendre quelque plaisir; et, à chaque dispute nouvelle, il sent bien que nulle dissertation, même victorieuse, sur la casuistique, sur Jansénius, sur les formulaires, ne le rapproche du Libérateur, ne lui rend Dieu plus sensible.
Ce n'est pas à coups de syllogisme que l'on force les portes du saint des saints : non in dialectica complacuit Deo salvum facere populum suum. Pascal le sait bien, et il en souffre. Dans l'âme d'Arnauld, au contraire, nulle place pour une angoisse de ce genre : honnête chrétien, certes, et sans reproche, du moins à ses propres yeux, mais plus occupé à construire ou à renverser des systèmes christologiques qu'à s'unir par le fond de l'âme à la personne du Christ. Angoisse, d'ailleurs, qui bien loin d'endormir l'intelligence, la stimule au contraire, la nourrit, l'éclaire, ne serait-ce qu'en lui rappelant ses limites. Pour peu que l'on ait essayé de vivre dans l'intimité de Pascal, on sent d'avance que, tôt ou tard, la fougue de ses convictions improvisées et d'autant plus intrépides, s'apaisera, faisant place à un sens de plus en plus aigu, accablant et exaltant du mystère1.
I. Ce parallèle entre le grand Arnauld et Pascal, qui est, si je puis dire, l'âme de tout mon gros volume sur l'Ecole de PortRoyal, M. Maurice Blondel vient de le reprendre, de le parfaire, et de l'épuiser dans l'article déjà cité de la Revue de Métaphysique et de Morale. « La tendance du jansénisme, dit-il par exemple, c'est de transposer en notionnel tout ce qu'il y a de plus réel, même dans la vie intérieure, dans la tradition historique et religieuse.;'ce n'est point par hasard qu'Arnauld, dans ses controverses multiples, ne voit jamais dans les idées vraies ou fausses que des représentations mentales, fermant l'univers du théologien et du philosophe, et dont la trituration
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Vous venez de l'entendre : questions difficiles, très difficiles. L'étrange mot sur ses lèvres! Lorsque jadis, dans le programme de ses concours, le jeune Pascal faisait sonner, d'un air triomphant, la difficulté d'un problème, il entendait : difficile à tout autre qu'à lui-même. Quant au grand Arnauld, rien ne lui fut ni ne lui sera jamais difficile. Hésiter n'est pas dans ses habitudes. Quoi qu'il dise, il est sûr d'avoir raison, d'avoir seul raison. Pascal hésite maintenant; il se retire de ces disputes deux fois décevantes, puisqu'elles n'ont comblé ni le vide de son cœur, ni les exigences de son esprit. Il quitte la partie, non sans nous avoir livré, et de sa main, les raisons de son embarras : « S'il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des deux contraires, c'est quand on reproche qu'on en omet un. Donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les célant, mais les jansénistes plus, car les jésuites ont mieux fait profession des deux 1. » Humble aveu, et combien troublant pour ceux qui, malgré le témoignage éclatant de Beurrier, s'obstinent à proclamer ex cathedra que Pascal ne varia jamais. « On est tout naturellement amené à se demander, conclut l'un d'eux, si Pascal, par un de ces lapsus auxquels tout écrivain est exposé, — surtout un malade traçant fiévreuse- j ment sur un papier de rencontre des notes destinées à lui seul, — n'a pas tout simplement écrit jansé- nistes pour calvinistes 2. » Le maladroit! Il veut que
s'opère naturellement et uniquement par la discussion formelle.
La tendance de Pascal, tout au contraire, c'est de briser les cadres artificiels de toute idéologie, c'est d'atteindre au vif, au simple, à l'un. » Op. cit., p. 150. Telle est bien aussi — M. Blondel n'avait pas à le dire ici — la tendance de ce que j'appelle le Port-Royal des saints, et de Saint-Cyran tout le premier.
1. P. et O., p. 731.
2. J. Laporte, Op. cit., p. 293.
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Pascal, en cela, d'ailleurs tout semblable à nous, brouille automatiquement ces deux mots : jansénisme, calvinisme. Mais non, dites plutôt que Pascal s'aperçoit enfin que la théologie est une science difficile, et qu'il n'a pas le droit d'y parler en maître, puisque, de sa vie, « il n'a étudié la scolastique ».
Ajoutez à cela une voix que Pascal avait essayé jadis, mais en vain, de ne pas entendre, la voix de la charité. Lui qui s'est prononcé si nettement contre les guerres civiles, comment n'aurait-il pas souffert de voir une nouvelle Fronde — et celle-ci théologique — diviser, déchirer l'Eglise? Eh! ne convenait-il pas que la déjansénisation progressive de Pascal, — s'il est permis de parler ainsi, — comme elle avait commencé par la charité, s'achevât par elle?
C'est ainsi que s'évanouissent insensiblement toutes les barrières où une conscience délicate aurait pu craindre de se heurter, dans son élan vers Pascal.
C'est qu'aussi bien, inflexible sur les vérités dont elle a la garde, l'Eglise ne traite pas avec la même rigueur immuable tous ceux de ses enfants qui l'ont fait souffrir. Au front de quelques-uns d'entre eux, elle lit un signe sinistre, et, sans prononcer sur ces malheureux la suprême sentence que Dieu se réserve, elle voudrait les effacer de l'histoire, elle ne les connaît que pour maudire le jour où ils sont venus au monde. Devant plusieurs autres, elle hésite d'abord, entre la sévérité et la bienveillance, mais déjà elle incline à leur pardonner beaucoup, distinguant entre leur orientation profonde et tels autres chemins de traverse qui les ont tentés. Elle nous permet de redire avec vénération le nom du grand Origène; elle se souvient qu'Erasme a aimé Thomas More le martyr, et qu'il a combattu Luther; elle n'a pas
fermé la douce chapelle florentine où de futurs canonisés priaient de tout leur cœur celui qu'ils appe-
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laient le Bienheureux Jérôme Savonarole. Si elle fait ainsi pencher en leur faveur ses justes balances, ce n'est pas faiblesse doctrinale, c'est peur de manquer à la vérité, à la justice elle-même, d'imiter l'erreur cruelle du Pharisien qui ne sut pas deviner que Madeleine était sauvée déjà et déjà toute sainte, quand elle entra dans la maison de Simon ; ou encore peur de manquer de reconnaissance envers de grands services rendus et de contrarier par là le mystère des desseins de Dieu.
Ces nobles âmes, jadis plus ou moins voilées ou divisées, ou inachevées, n'ont pas cessé d'agir sur le monde, leur vie posthume corrigeant, effaçant peu à peu les erreurs, les mauvais exemples de leur existence première. Que si l'inquiète vigilance du fils aîné lui reproche un excès de mansuétude, l'invite à se ressouvenir de sa première froideur et de ses premiers anathèmes, l'Eglise répond avec le prophète : Quomodo maledicam cui non maledixit Dominus?
Comment oserais-je maudire celui que le Seigneur a béni, le docteur imprévu que la Providence nous avait gardé pour éclairer les ténèbres de l'heure présente, pour nous ramener des âmes sans nombre?
Quam pulchra tabernacula, tua Jacob ! Qu'elle est belle et rayonnante la cellule de Pascal! Mais c'est assez l'expliquer, l'excuser ou le définir. Entrons dans cette cellule; prions avec lui!.
II
Qu'il s'agisse pour lui de s'initier à la géométrie, aux excellences de « l'honnête homme», ou à la prière, Pascal suit toujours le même rythme. D'abord une révélation brusque, une intuition rapide et confuse qui lui propose, comme dans un éclair, le terme
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éclatant que désormais il rêvera d'atteindre; puis une longue période d'efforts, de recherches, de tâtonnements, d'angoisse intellectuelle ou morale, période le plus souvent sèche et ténébreuse, pendant laquelle il déploie l'application la plus forte, la plus obstinée. Enfin l'illumination totale, la découverte, la possession entière, en un mot, le ravissement. Pour un ou deux que, par bonheur, nous connaissons, quelle suite de ravissements à toutes les étapes de sa courte vie : le ravissement du petit géomètre; le ravissement à la vue de perspectives éblouissantes que lui ouvre le chevalier de Méré, enfin le ravissement tout céleste du 23 novembre 1654, prélude et promesse de nouvelles extases, sans doute moins fulgurantes, mais également bienheureuses!
Or il va de soi que c'est pendant ces heures d'illumination que le génie scientifique, littéraire et religieux de Pascal éclate à nos esprits émerveillés.
Pendant la période de fermentation laborieuse, il semble n'être qu'un homme comme les autres; il chemine dans la commune pénombre, d'où n'arrivent à se dégager ni les talents médiocres ni les vertus ordinaires; et cependant les sublimes expériences qui l'élèvent à une telle distance de nous, doivent en quelque sorte leur solidité, leur ampleur, leur richesse, leur chaleur même, au lent, au ténébreux, au pénible travail qui a précédé. En attendant la prochaine étincelle, penchons-nous sur la cendre ardente où couve le Feu du Mémorial.
En 1646, à Rouen, éclairé, ému par les deux pieux médecins qui soignent son père, Pascal, toujours soudain, entrevoit, comme toute proche, la splendeur, lointaine pourtant, de la sainteté. Il se veut et se croit déjà tout religieux. A cette ambition nouvelle toutes les autres semblent céder. Mais bien qu'il ait éprouvé alors « de vifs sentiments de Dieu.,
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pleins de « suavité et de charme », ce ne fut là, nous le savons, qu'un faux départ, d'ailleurs émouvant comme tous les épisodes de cette vie passionnée.
Fougue plutôt que ferveur. Vienne l'épreuve des sécheresses spirituelles; vienne, avec Méré, la révélation du monde des honnêtes gens, et Pascal, ressaisi par « d'horribles attaches », désespérera presque sa sœur Jacqueline et les Mères de PortRoyal 1.
Ne croyez pas, néanmoins, que le temps, le travail, les grâces nombreuses de cette période agitée aient été perdus. Pendant les mois qui ont suivi sa conversion imparfaite et éphémère, Pascal s'est appliqué, avec une avidité extrême, à réfléchir sur les dogmes fondamentaux de la vie intérieure, allant droit, par un sûr instinct, au mystère de Jésus et de sa vie dans les âmes. C'est alors que son intelligence s'assimile à fond et organise harmonieusement les fécondes doctrines qu'il vivra plus tard. Dans l'ordre stérile de la connaissance il n'aura bientôt presque plus rien à apprendre. Stérile, disons-nous, et, je crois, sans injustice. C'est qu'en effet, au lieu de le pacifier et anéantir devant Dieu, sa théologie l'exalte à cette heure, le pousse à batailler pour ou contre des formules, et à faire la police du dogme. Loin de le nour-
i. Déjà brillamment et rapidement esquissées par M. Strowski dans le tome II de son Pascal, p. 203, sq., puis longuement développées par moi (Inquiétude religieuse, 2e série, pp. 25-30 ; Ecole de Port-Royal, pp. 347, sq.), ces vues sur la première conversion de Pascal ne sont plus combattues aujourd'hui que par les gardiens immobiles de la tradition janséniste. Les philosophes indépendants les acceptent en termes exprès. Ainsi M. Chevalier (pp. 80-86) et M. Blondel : « Cette première conversion ne tient pas. Elle était, en effet, extérieure encore à l'homme : conversion plutôt des idées et des attitudes que de la vie et du cœur. » (Op. cit., p. 144). C'est toujours, comme on le voit, l'amorce du parallèle entre Arnauld et Pascal.
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rir, elle le débilite, s'il est vrai que toute lumière religieuse, qui ne change pas le cœur, l'épuisé, le rend plus coupable. Dans ses écrits de cette période, peu d'onction et peu de joie. C'est le froid scintillement de la vérité, ce n'est pas l'action réchauffante de Dieu présent, possédé. Ainsi la lettre à Gilberte sur la mort d'Etienne Pascal. Arnauld aurait pu l'écrire : machine dialectique, sermon laborieux, contraint et froid, mais par ailleurs d'une prodigieuse richesse. Toute la spiritualité chrétienne s'y trouve, ramassée de maîtresse main, admirablement comprise, non encore vécue.
C'est un des grands principes du christianisme, écrit-il, que tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer dans l'âme et dans le corps de chaque chrétien 1.
Il ne parle pas encore d'expérience. Quand, bientôt, cette vérité lui sera devenue sensible au cœur, il la traduira d'une autre manière. C'est déjà toute la substance du Mystère de Jésus, mais encore, si l'on peut dire, l'état de dogme, et non de prière véritable.
« Le lundi 23 novembre de l'an de grâce — et de quelle grâce! — 1654, depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi », ces belles constructions intellectuelles, ces longues méditations dogmatiques, se sont embrasées soudain.
Elles sont devenues prière, vraie prière, et une prière de flamme. « Feu! Dieu d'Abraham. Dieu d'Isaac.
Dieu de Jacob, et non des philosophes et savants. »
La distance, infinie tout à la fois et si courte, qui sépare connaître Dieu de l'aimer, de le posséder, a été franchie. Deum meum. Le Dieu, non pas de celle
i. P. et O., p. 103.
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de nos facultés qui n'atteint que des concepts, et qui n'a pas de prise sur le réel, mais le Dieu de mon cœur c'est-à-dire, de cette zone profonde de mon être qui demeure désespérément vide aussi longtemps qu'elle n'est pas unie à la réalité vivante de Dieu présent.
« Dieu de Jésus-Christ », parce que « Dieu ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Evangile », parce que « sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu 1 », parce que « JésusChrist est le véritable Dieu des hommes 2, l'inspirateur, le moyen, la vérité, la chaleur, l'objet de toute prière. « Jésus-Christ! Jésus-Christ! »
Nous tenons enfin le vrai, l'unique Pascal. Le ravissement a dégagé, libéré, dilaté, en la comblant, son âme profonde, l'a changé, pour ainsi dire, en lui-même. Alors se détache, en pleine lumière et pour ne plus s'éteindre, le signe obscur, le nom mystérieux qu'il portait au front. Alors, je ne dirai pas se révèle, car elle agit depuis les années de son enfance, mais s'explique, mais se définit l'étonnante fascination que Pascal exerce sur tout le monde. Elle venait de ce besoin passionné qu'il a toujours eu du Libérateur, elle viendra désormais de cette union plus qu'intime, longtemps désirée, puis, douloureusement mais encore trop lâchement essayée, enfin consommée avec Jésus-Christ. « Deum meum. Dieu de Jésus-Christ » et Pascal de Jésus-Christ. Le Pascal d'avant le ravissement est un de ces hommes rares, qui, dès ici-bas, verront Dieu, s'ils ne refusent pas la grâce qui les appelle, s'ils ne contrarient pas obstinément une prédestination manifeste. Il est maintenant, et il sera jusqu'à la fin un de ces hommes qui ont vu Dieu, et que Dieu ne quitte plus.
I. P. et O., p. 571.
2. P. et O., p. 572.
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Cette grâce, en effet, lui en promet, ou plutôt lui en offre beaucoup d'autres, mais qui vont dépendre, en partie, de son activité personnelle. Il parle déjà, dans sa prière, ce « langage nouveau que produit ordinairement le cœur nouveau1 », mais ce langage, Pascal doit encore l'enrichir, le nuancer, le simplifier, l'attendrir de plus en plus, par la méditation des choses divines. Il restera donc jusqu'au bout le laborieux, l'appliqué, le tenace que ses efforts de jeune savant ou de théologien novice nous ont fait connaître. L'étude, concentrée, acharnée comme toujours, mais jusqu'ici fiévreuse, désormais paisible; jusqu'ici presque toute spéculative, désormais plus attentive encore aux raisons du cœur qu'à celles de l'esprit; jusqu'ici querelleuse, impitoyable aux misères et à la sottise du prochain; désormais charitable, apostolique et compatissante, sauf pendant la mauvaise distraction des Provinciales; jusqu'ici arrêtée à l'écorce et aux formules; désormais uniquement affamée du réel, du seul réel qui l'intéresse, à savoir la personne même du Christ; jusqu'ici travail, désormais prière. « Ce discours est fait par un homme qui s'est mis à genoux auparavant et après »; ce n'est pas assez : il fallait dire, auparavant, pendant et après. A genoux, assis, peu importe; qu'il demande l'inspiration du ciel, ou qu'il écrive ses pensées, il est toujours en posture d'adoration et d'amour.
Je ne m'arrêterai pas à ses vues d'ensemble sur le mystère du Christ 2 : elles vous sont familières, et
I. P. et O., p. 216.
2. La christologie de Pascal se ramène à deux grands principes : Jésus-Christ centre de tout ; Jésus-Christ vivant dans les âmes. (Cf. entre autres, le fragment capital : Être membre est n'avoir de vie., etc. P. et O., p. 552-553). Faute de place, je n'ai rappelé que la première de ces deux vues. Pour la première
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vous savez tous que la plus exacte réponse qu'ait jamais reçue en langue française la question de Notre-Seigneur à ses Apôtres : Vos autem quem me esse dicitis? c'est notre Pascal qui l'a donnée, et à toutes les pages des Pensées. Vous vous rappelez ces brèves formules qui résument l'histoire du monde, aussi lumineuses, dans leur densité auguste, que l'inscription de l'obélisque du vatican : Christus vivit, Christus regnat. « Jésus-Christ est l'objet de tout; le centre où tout tend » 1. Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, « l'Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle; tous deux comme leur centre » 2. « Tout par rapport à JésusChrist 3» Je ne vous réciterai pas davantage le plus beau de nos poèmes en prose, l'incomparable fragment sur l'ordre de la charité, qui est aussi l'ordre de Jésus-Christ, puisque la charité comme le Christ est « l'unique objet de l'Ecriture » 4.
Jésus-Christ sans bien et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté.
Il a été humble, patient, saint, saint à Dieu. Oh! qu'il est venu en grande pompe. 5.
Ce ne sont pas là de simples vues de l'esprit, présentées avec éloquence : c'est une oraison, un cantique : Sanctus, sanctus, sanctus.
Prière aussi, nourriture et ferment de prière, les
et pour la seconde, Pascal doit beaucoup, me semble-t-il, aux livres de Saint-Cyran, et, par l'intermédiaire de celui-ci, à la littérature bérullienne. Cf. le chapitre II de mon tome III : L'École française.
I. P. et O., p. 580.
2. P. et O., p. 680.
3. P. et O., p. 681.
4. P. et O., p. 633.
5. P. et O., p. 697.
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lentes et affectueuses recherches sur le détail, j'allais dire sur les infiniments petits des deux Testaments.
Le style de l'Évangile est admirable en tant de manières, et entre autres, en ne mettant jamais aucune invective contre les bourreaux et ennemis de JésusChrist.
En cela, nulle affectation, continue Pascal, et tout au contraire : modération spontanée acquise dans une longue intimité avec le Maître du pardon, si naturelle, si simple qu'on n'y prend pas garde. « Et
je crois, conclut-il, que plusieurs de ces choses n'ont point été remarquées jusqu'ici1. »
Ce n'est pas la critique savante qui les découvre, c'est la curiosité et la clairvoyance de l'amour. Il remarquera encore que « Jésus-Christ n'a jamais condamné sans ouïr. A Judas : Amice ad quid venisti. A celui qui n'avait pas la robe nuptiale, de même » 2. Ou bien que « Jésus-Christ n'a pas voulu être tué sans les formes de la justice, car il est bien plus ignominieux de mourir par justice que par une sédition injuste » 3.
Et voici que dans ce commerce de toutes les heures avec le Livre des Livres, Pascal se pénètre peu à peu, non pas seulement de l'esprit, mais encore du style de Jésus. Heureux mimétisme, revêtement si profond et si naïf que lorsqu'il écrit sa Vie de Jésus-Christ, on se demande où s'arrête le texte de l'Evangile, où commence l'inspiration propre de Pascal. Ecoutez plutôt : Le même jour étant averti de se garder d'Hérode, il répond : Dites à ce renard que ma consommation
I. P. et O., p. 669.
2. P. et O., p. 601.
3. P. et O., p. 695.
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approche. Et ce lion de la tribu de Juda manda à ce renard qu'il montait hardiment en Jérusalem. Il se plaint ensuite sur Jérusalem, disant : Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu n'as pas voulu! Mais malgré ses résistances, il le fit quand il le voulut.
« Pascal, dit à ce propos un des hommes qui ont le mieux .parlé de lui, réussit mal à s'effacer entièrement : l'individualité jaillit à l'improviste, et l'éloquence personnelle se mêle involontairement à celle des faits et des souvenirs1. » Oui, si l'on veut; mais j'aime mieux dire que Pascal n'a pas à s'effacer d'une histoire qui est devenue la sienne propre.
Evangelium meum. Sans cesser jamais d'être Pascal, il devient tour à tour l'évangéliste qu'il cite, ou Madeleine, ou l'apôtre Jean, ou le Christ lui-même.
Aussi personnel, aussi jaillissant, et lorsqu'il traduit, et lorsqu'il ajoute. La bonne nouvelle que les Pensées nous auraient apportée, et qui eût fait du grand ouvrage rêvé une apologétique décisive, c'est l'histoire même de Pascal dans ses rapports avec JésusChrist, de Pascal témoin de Jésus, et de Jésus témoin de Pascal. Si j'avais le malheur de ne pas croire, plusieurs, sinon la plupart des arguments de Pascal me laisseraient incrédule. Quelques-uns n'ont aucune force, puisqu'ils reposent sur une théologie, et douteuse; d'autres sont vraiment trop subtils, ou trop simples peut-être — le pari par exemple, sur lequel nos philosophes n'arrivent pas à se mettre d'accord. Pour les vraiment solides, on les trouve partout et je ne vois pas que Pascal ait rien ajouté à leur valeur probante. Mais en vérité les convertis de Pascal cèdent beaucoup moins à ses preuves qu'à la contagion de sa foi vivante et ardente, je veux
I. Vinet. Études sur Blaise Pascal, p. 294, 295.
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dire de sa prière. Il le sentait bien du reste et très humblement. Aussi ne douté-je pas qu'il n'eût donné à son livre un caractère aussi peu géométrique, et, comme nous disons, aussi peu objectif que possible; tout personnel au contraire. Le moi cesse d'être haïssable quand il n'est pas séparé de Dieu, quand il n'est, en quelque manière, qu'un transparent au travers duquel Dieu lui-même parle et rayonne. Rappelez-vous le fragment 717, dont tous les paragraphes commencent par je : « Je refuse toutes les autres religions;. Je trouve d'effectif., Plus je les examine, plus j'y trouve des vérités.; et qui s'achève sur cette splendide explosion du moi, que vous savez tous par cœur. « Ainsi, je tends les bras à mon libérateur », et le reste. Il n'est pas de dialectique au monde qui atteigne à cette puissance de conviction.
Je me demande même si, la grâce aidant et l'expérience, le livre tout entier ne se serait pas transformé en une suite d'élévations, de prières, à peine moins intimes que le Mystère de Jésus. Autrefois ce dominateur nous imposait, et de quel ton frémissant, ses certitudes, ses formules, ses colères. Humilié, attendri, sanctifié, il ne nous aurait plus imposé, et combien suavement, que sa prière! Soumettonsnous à sa ferveur impérieuse. Prions avec lui.
III
Jésus souffre dans sa passion les tourments que lui font les hommes; mais, dans l'agonie, il souffre les tourments qu'il se donne à lui-même.
Ce n'est plus le ton enflammé, la marche haletante du Mémorial; la surprise éblouie, l'ivresse du retour, le délire de la certitude, la vision de feu. C'est la
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béatitude grave, paisible, profonde, si profonde qu'on la dirait triste, de ceux qui ont trouvé depuis si longtemps qu'ils ne s'étonnent plus d'avoir trouvé; de ceux qui ne veulent plus d'autre récompense que de continuer dans la familiarité de Jésus. Vos autem estis qui permansistis mecum in tentationibus meis.
Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers amis et ils dorment. Et ainsi Jésus était délaissé seul à la colère de Dieu.
Quand il écrivait le Mémorial, il était encore moins rempli de Dieu que de lui-même. Joie, joie, larmes de joie! C'est à Pascal réconcilié, rassuré, comblé, qu'il pensait d'abord et surtout. Il s'oublie maintenant et il se. perd dans la solitude, l'ennui et le sacrifice de Jésus.
Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. Jésus étant dans l'agonie et dans les plus grandes peines, prions plus longtemps.
Prions, mais à la manière de Pascal, c'est-à-dire, en appliquant au Mystère de Jésus toutes nos activités spirituelles. Peu ou point d'images. Eh! de quel secours seraient-elles à ces profondeurs d'intimité, à cette intensité de présence? Mais quelle abondance lente, savoureuse et douloureuse d'observations et de réflexions! Méditation parfaite, où tous les mouvements de l'intelligence partent du cœur et y retournent 1.
I. Comme je ne puis étudier ici en détail la méthode instinctive, sans doute, que Pascal suivait dans ses méditations, on me permettra de citer le rapprochement que j'ai tenté jadis entre l'auteur du Mystère de Jésus et saint Ignace. « Si, comme je le rcois, la meilleure façon d'éditer les Pensées serait d'en faire un
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Jésus, au milieu de ce délaissement universel et de ses amis choisis pour veiller avec lui, les trouvant dormant, s'en fâche à cause du péril où ils exposent, non lui, mais eux-mêmes, et les avertit de leur propre salut et de leur bien avec une tendresse cordiale pour eux pendant leur ingratitude.
Autrefois son jansénisme aurait trouvé dans ce sommeil des trois apôtres je ne sais quel symbole de l'âme aveuglée et privée de grâce, par quelque décret divin, quelque prédestination implacable.
Maintenant la confiance et l'humanité, inséparables manuel de méditations pieuses, rien ne serait plus aisé que de rapporter les divers fragments de ce livre au plan des Exercices spirituels. Avant de nous livrer au mystère du Christ, Ignace nous impose une série d'exercices purifiants et mortifiants sur les fins dernières, la misère de l'homme, le néant de tout ce qui n'est pas Dieu. Pas n'est besoin d'indiquer les nombreux passages des Pensées qui rentrent d'eux-mêmes dans le cadre de cette « première semaine. » (M. E. Le Roy a réuni les principaux dans sa belle Méditation de Port-Royal). L'illumination de la nuit fameuse « Jésus-Christ! Jésus-Christ » correspond exactement à la Contemplation du Règne qui ouvre la « seconde semaine » de saint Ignace, et qui est, de l'aveu de tous, le point central des Exercices — Jésus-Christ, roi, speciosus et amabilis, dit saint Ignace; « Dieu dont on s'approche sans orgueil et sous lequel on s'abaisse sans désespoir », dit Pascal; Dieu, éclatant dans son règne de sainteté. Le Mystère de Jésus et la contemplation du Sépulcre (P. et O., p. 573) rempliraient la troisième semaine. Et ainsi du reste. Bref on n'imagine pas à quel point les Pensées ressemblent à un ardent commentaire, ou à une réplique des Exercices. (L'Inquiétude religieuse, 2e série, p. 39, 40). Même ressemblance dans la marche de chaque méditation particulière : Réflexion. (Jésus souffre) : Affection et colloque (Console-toi); Résolutions (Je vous donne tout. Faire les petites choses comme les grandes.) Dans sa récente et précieuse brochure Pascal et saint Ignace (Champion), M. Jovy va plus loin. Il incline, en effet, à croire que Pascal a bien connu la littérature spirituelle des jésuites et notamment les Exercices et qu'il s'en est constamment inspiré. Je vois moins cette dépendance, mais la correspondance me paraît certaine.
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de toute véritable piété, ont exorcisé ces formules, plus vaines encore que cruelles.
Jésus les trouvant encore dormant, il a la bonté de ne pas les éveiller, et les laisse dans leur repos.
Vous permettez donc enfin aux casuistes de ne pas éveiller trop brusquement ceux qui dorment, et même, parfois, de les laisser dans leur repos. Aussi bien,
Jésus, pendant que ses disciples dormaient, a opéré leur salut. Il l'a fait à chacun des justes pendant qu'ils dormaient, et dans le néant avant leur naissance, et dans les péchés depuis leur naissance.
Ce n'est jusqu'ici qu'une sorte de prélude, Pascal, à genoux, parmi la foule pieuse, se renferme, comme elle, dans le mystère que sa vive imagination lui a rendu si présent. Il est là hors de lui-même, uniquement attentif à ce qui se passe, ne s'intéressant qu'à l'agonie de Jésus oubliant tout à fait la sienne propre, l'angoisse éternellement recommençante icibas, de ceux qui cherchent encore, comme il le faut bien, même après avoir trouvé. Et il continuerait de la sorte, si, par un juste et infaillible retour de compassion, Jésus s'oubliant à son tour, ne se penchait vers Pascal.
Console-toi; tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé.
Transition, ou plutôt absence pathétique de transition. Revirement inattendu et attendu tout ensemble, soudain, j'allais dire brusque, tant il est vrai que le Médiateur, sur qui nous devons nous modeler, se modèle aussi sur chacun de nous. C'est Pascal jus-
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qu'ici qui a consolé; à lui maintenant, à ce consolateur qui n'a pas voulu dormir, à lui d'être consolé.
Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pour toi.
La voici plutôt la transition : ces gouttes de sang, rappel sublime de la scène où Pascal s'attardait tout à l'heure et qui vient de s'effacer. Nous ne sommes plus au jardin, mais dans l'âme même de Pascal, écoutant le Christ éternel, celui qui ne souffre plus, et qui ne se rappelle ses propres souffrances que pour mieux compatir aux nôtres; le Christ « guéri » mais qui agonise maintenant de l'agonie de Pascal; le Christ glorieux, et qui, depuis les jours de sa vie mortelle, n'aura peut-être jamais mieux montré à quel point il était homme.
Cet Homme-Dieu, on peut dire, je crois, sans exagération que personne, depuis bien des siècles, personne autant que Pascal ne nous aura convaincus de sa réalité et de son amour. Et c'est là, sans doute, le suprême bienfait des Pensées. De grands poètes ont su faire parler l'amour humain; Pascal, cet amour humain et divin tout ensemble qu'a pour nous le Verbe incarné.
Je te suis plus ami que tel ou tel. Je t'aime.plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures.
Textes à jamais bénis, qui nous donnent comme la sensation du Christ présent. Pascal le voit, il l'entend, il lui parle comme l'ont vu, l'ont entendu et lui ont parlé Pierre, Madeleine et les disciples d'Emmaüs. Nonne cor nostrum ardens erat in nobis.?
Quand nous lisons Pascal, comme il faut le lire, n'est-il pas vrai qu'une chaleur céleste émane de lui, émane de ces adorables paroles qui sont à la fois
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et de Pascal et de Jésus-Christ? Qu'à Dieu en soit la gloire. et non à Pascal « ver de terre ». Essayons de dire avec lui : « Seigneur, je vous donne tout. »
NOTES SUR LA PRIÈRE DE PASCAL 1.
Si Pascal est le moins archaïque de nos vieux écrivains, ou, pour mieux dire, s'il nous est aussi présent que n'importe lequel de nos contemporains, le secret de cet unique prestige, vous le trouverez tout entier dans ces quelques lignes qu'il a écrites lui-même, et que nul autre, peut-être, parmi nos classiques religieux du grand siècle, n'aurait eu le droit d'écrire, n'aurait, je l'espère du moins par amitié pour eux, songé à écrire : « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu'il est fait par un homme qui s'est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Etre infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre. » Sous la plume de Bossuet, une déclaration analogue nous toucherait beaucoup moins. Qu'il se soit mis à genoux, lui aussi, auparavant et après, c'est plus que probable, mais, à le lire, qui s'en douterait? Non, certes, que je lui reproche de manquer de piété. Je dis seulement, qu'entre son discours et sa prière, il y a un intervalle, le temps qu'il faut pour passer d'un ordre à l'autre, de l'éloquence à la charité. Son discours ne se confond pas avec sa prière, il ne la continue pas. Que demain, chose impossible, un érudit découvre que Bossuet n'a jamais prié, ce qui s'appelle prier, cela ne réduirait d'aucune façon la splendeur de ses œuvres complètes. Nous garderions tel quel le
I. J ai déjà consacré à ce sujet — mais il est inépuisable- une centaine de pages dans l'Ecole de Port-Royal (p. 318-419).
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Bossuet qui compte pour nous; nous laisserions l'autre aux remontrances de son confesseur ou aux flammes du Purgatoire. Pascal, au contraire, je ne dis pas irréligieux, mais simplement tiède, consternerait les moins dévots d'entre nous, comme ferait un Déroulède antipatriote. Il ne serait plus Pascal.
Génie si profondément, si étroitement religieux que l'admiration que nous inspirent ses autres dons magnifiques s'efface presque devant l'émotion plus haute et proprement religieuse qu'il nous communique, nous forçant, bon gré, mal gré, à partager ou à envier sa prière. Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dum loqueretur.? De lui, ce qui nous passionne, ce n'est pas la splendeur de ses pensées sur la religion, c'est sa religion elle-même.
La vraie religion est quelque chose d'infiniment grave sans doute, mais non pas d'éblouissant. Celle de Pascal se moque de l'éloquence. Elle sait avec le Prophète que l'Esprit ne s'enveloppe pas d'un cyclone pour descendre en nous : non in commotione : avec le Maître de la prière, que le règne de Dieu s'établit sans fracas, sine observatione. Quoi de moins fulgurant, de plus simple que le Mystère de Jésus?
Le plus chétif des chrétiens s'appropriera sans confusion ces humbles formules. Bossuet aurait fait mieux, je veux dire plus sonore, plus bouleversant, plus éperdu. Il a fait mieux, du reste, à plusieurs reprises, soit, par exemple, dans les splendides Lettres à une Demoiselle de Metz, poème lyrique où il égale sainte Thérèse, s'il ne la dépasse. Et c'est là justement ce qui nous gêne, nous qui pensons que, pour avoir-le droit de chanter certains couplets sur la guerre, il faut être allé au feu. Lorsqu'on s'abandonne, la plume à la main, à de tels élans, ou bien l'on est déjà tout céleste, ou bien l'on n'a pas pleinement vécu ce que l'on écrit.
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Bossuet est un si prodigieux magicien qu'on souffre à peine de cette cruelle dissonance. On la perçoit néanmoins confusément à de certains indices; on sent que l'auteur des Lettres, des Elévations, et d'autres merveilles, ne soumet pas encore tout son être à l' « Etre infini ». On l'admire certes, mais on ne cherche pas à prendre le ton impossible qu'il nous donne; on ne prie pas avec lui. Unreal words, comme disait Newman, paroles, non pas du tout menteuses, mais plus ou moins irréelles, qui traduisent l'exaltation poétique, mais non la vraie vie intérieure, la réalité de Bossuet. En revanche, vous ne trouverez pas la moindre trace de « littérature » dans le Mystère de Jésus. Loin de se hausser à des sentiments que contredirait son expérience propre, Pascal ne nous rend qu'à moitié l'indicible ferveur qu'il éprouve. C'est la chasteté, la simplicité de la prière parfaite.
Ce contraste entre l'éloquence dévote et la dévotion est si révélateur, il est si négligé d'ordinaire qu'on me permettra de l'illustrer par un autre exemple. Voici donc une ardente page de M. de Rancé. Il écrit, lui aussi, le mieux du monde, mais d'un style qui ne vous rappellera pas celui de Pascal.
Le saint abbé s'adresse à ses moines :
Faites que votre prière soit la voix et le cri de votre cœur, qu'elle parte de son sentiment, qu'elle en explique les affections et les ardeurs; ou plutôt que le SaintEsprit l'y forme lui-même par des opérations toutes divines; qu'il ouvre votre bouche intérieure, qu'il donne le mouvement à sa langue. Faites, autant que vous le pourrez, que votre oraison soit embrasée de ce feu sacré dont parle le Prophète quand il dit : Con-
caluit cor meum intra me, et in meditatione mea exardescet ignis. Bannissez-en toute froideur, toute distraction, toute langueur, toute paresse, et ne vous
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présentez jamais à Dieu pour le prier que ce ne soit de tout l'effort, de toute la plénitude ae votre âme, afin que votre prière convienne non seulement à la grandeur de celui que vous priez, mais encore à l'excellence et à la pureté de votre état (monastique).
Et soyez persuadés qu'une manière de prier toute commune n'est pas supportable dans ceux qui ont promis à Dieu de mener une vie toute pure et toute parfaite.
Qu'il vous plaise ou non, à vous qui me lisez en simples curieux, ce bourdonnement extatique vous semble assez prévu et quasi banal. Cris du cœur, poitrines en feu, intensité d'attention et d'efforts, c'est bien à peu près ainsi que le profane se représente des trappistes en prière. Mais la réalité ne répond que très imparfaitement à ces imaginations, à ces phrases. Moine vous-même, si vous aviez été là, vous vous seriez demandé avec angoisse comment il faut s'y prendre pour s'élever à ces transports, à ces flammes, à cette fixité de l'âme, en un mot, pour ne plus prier à la manière « commune ». Encore si telle avait paru l'attitude habituelle de M. de Rancé pendant l'oraison. Mais non! Ecoutez plutôt un de ses disciples, qui, du reste, le révère, et très justement, comme un saint, mais qui ne veut pas qu'on le fasse entrer de force dans le passe-partout des biographies dévotes. C'est le troisième abbé de la Trappe, dom Gervaise, dans son Jugement critique sur les premières vies de Rancé. « La veille de son départ pour Rome, écrit-il, M. Marsollier (un des biographes) lui fait faire deux choses : la première, de passer plusieurs heures en prières, pour recommander à Dieu son voyage. Je ne sais comment il n'a point dit qu'il y passa la nuit. S'il avait connu M. de Rancé, il aurait su que la vivacité de son esprit et de son imagination ne lui a jamais permis
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de faire de si longues prières, et que, de son aveu, il n'a jamais pu la prolonger au-delà d'une demiheure. » Pour peu que l'on ait le sens critique, on avouera que ce texte est décisif, et plutôt au-dessus qu'au-dessous de la vérité. Bref au maximum, un quart d'heure de prière, et passablement agité. Qu'y pouvons-nous? Bien que d'une vertu héroïque, Rancé n'a rien d'un contemplatif. Tourmenté de mille soins, l'oraison lui a toujours été difficile, le parfait recueillement, cette « plénitude » dont il fait un devoir à ses moines, impossible. Nous l'aurions bien deviné sans dom Gervaise, mais, grâce à lui, nous le savons. Non que je reproche pharisaïquement au saint abbé cette éclatante disproportion entre sa prière personnelle et ses tirades éloquentes sur la prière. Je me borne à constater ce curieux écart, persuadé d'ailleurs qu'il doit enlever quelque chose non seulement à la force communicative, mais encore à la perfection littéraire de son discours. Il n'y a de tout à fait beau que le tout à fait vrai. Dans les écrits de Pascal, rien de semblable. C'est là proprement le miracle des Pensées, la raison dernière de leur suprême beauté, et c'est par là encore que se justifie la hardiesse de ce professeur de Cambridge, M. Stewart, prêchant quatre sermons sur la « sainteté de Pascal » 1. Il y a en lui ce je ne sais quoi qui manque à un trop grand nombre d'orateurs sacrés, cette rencontre de l'ordre littéraire et de l'ordre de la charité, cette fusion des deux ordres ., qui fait le style des saints, des saints, veux-je dire, qui, par ailleurs, ont le don du style. Si la prière de Pascal est moins haute, elle n'est pas moins réelle que celle de sainte Thérèse. Chez l'un et chez l'autre
I. La maison Bloud et Gay a publié sous ce titre une tra- duction de ces beaux; discours,
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la correspondance est continue, le contact immédiat entre la surface de l'âme et ses profondeurs, entre la prière déclamée et la prière priée. De là vient un fluide indéfinissable qui circule dans les mots euxmêmes, les illumine, les embrase. Transcrit par Bossuet ou par Pascal, le même texte de l'Ecriture ne rendrait pas le même son, la vibration de ces identiques syllabes étant d'une qualité différente, oratoire chez le premier, religieuse chez le second. Il y a telles lignes de Pascal, — mais juste ciel, toutes ses lignes! — que Bossuet n'aurait pu écrire. « Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures. » Me la montrerait-on dans quelque autographe perdu de l'auteur des Elévations, je jurerais encore que cette ligne n'est pas de lui : « Seigneur, je vous donne tout. » C'est en vain qu'un docte pascalisant, M. Victor Giraud, pense avoir trouvé dans les Méditations sur L'Evangile une exclamation « identique » : « 0 Seigneur, je vous donne tout! » A cet endroit, le 0 tout seul crierait la différence entre les deux hommes, entre les deux ordres. Et quand, par mégarde, Bossuet aurait oublié ou supprimé cet 0 révélateur, je soutiendrais encore que cette fugitive identité n'est qu'une apparence : real words, d'un côté; unreal, de l'autre.
Unique donc, si on le compare à ces orateurs, Pascal cesse d'être une exception, dès qu'on le replace dans son monde, parmi les âmes profondément et uniquement religieuses. Supposez un instant qu'il n'ait pas eu de génie, prêtez-lui la plume rustique de M. Singlin, ou bien les élégances prévues de M. Nicole, sa religion, prise en soi, ne serait pas moins réelle, mais de ce Pascal, médiocre et saint, nul n'aurait souci à l'exception de ses familiers. C'est parce que le Mystère de Jésus est aussi une œuvre d'art incomparable qu'aujourd'hui nous ne nous lassons
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pas de le méditer; mais l'élément divin de cette merveille se trouve aussi bien dans les bégaiements maladroits d'une foule de saints, humbles Pascals, incapables de communiquer leurs sentiments à d'autres qu'à Dieu, et dont les anges seuls connaissent le nom. Avec cela, je le répète, cette même merveille serait un moindre chef-d'œuvre si elle n'était toute divine; et c'est là, je dois aussi le répéter, l'unique explication possible de la fascination que Pascal exerce sur nous. Moins saint, il n'aurait pas écrit comme il a écrit; son génie et sa religion ne font qu'un.
Cette religion nous émeut parce que nous la sentons profondément vraie. Pas n'est besoin d'envelopper d'une horreur tragique cet homme à genoux.
Lui qui, en se convertissant, avait voulu rester un « honnête homme », selon le cœur de son maître Méré, il aurait cruellement souffert, dans son amour-propre, s'il avait prévu la légende démesurée que nous lui avons faite, le roman, le mélodrame inventé par Cousin et mis en vers par Jules Lemaître : un Titan désespéré qui travaille à s'abêtir, près d'une cuve d'eau bénite, sur la montagne de Prométhée. Ou bien encore le Melchisedech, absque patre, absque matre, le dernier prophète d'Israël, qu'a rêvé M. Brunschwicg, le sublime isolé, qui « pour avoir porté trop haut l'exigence de Dieu », — en quoi plus haut que sainte Thérèse? — « demeure sans postérité philosophique, sans postérité religieuse », — ni maître ni disciples, ni frères ni sœurs, — appelant d'un geste sec quelques âmes d'élite, — des philosophes sans doute! — à « oser le suivre sur le rocher solitaire » qu'il habite, loin de la communion des saints, et qui est « un des sommets spirituels de l'humanité ». Le vrai Pascal est moins gigantesque.
Et il est plus grand, si l'on peut ainsi parler, de sq,
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ressemblance avec les saints obscurs, les saints quotidiens, si j'ose encore dire, qui abondent parmi nous. Ni les femmelettes dévotes qui l'ont frôlé tant de fois dans l'église de Saint-Etienne-du-Mont, ni le prêtre de Saint-Sulpice, à qui il est venu confier sa pauvresse, n'ont vu, dans les cheveux de Pascal, les flammèches du buisson ardent. « C'est un enfant, répétait le curé de Saint-Etienne; il est humble et soumis comme un enfant. » Pour le voir dans sa vérité, appliquons-lui étroitement ce que lui-même il a dit de saint Athanase: ce ferme croyant, ce pieux chrétien était un homme,qui s'appelait Blaise Pascal.
Ce disant, je n'oublie pas le Mémorial, ce « Feu», ces « Larmes de joie »; je crains néanmoins que tous nous n'ayons dramatisé plus que de raison cette expérience. La conversion ou de l'incrédulité à la foi, ou de la tiédeur à la sainteté, est un phénomène fort commun, beaucoup moins soudain qu'on ne l'imagine, et que précipitent souvent des coups de théâtre plus ou moins semblables à la scène du Mémorial. Il n'y a là d'exceptionnel que la vision proprement dite, — un globe de feu ou un halo flamboyant. Car ce fut bien une vision, quoi qu'en aient dit certains pascalisants, qui se représentent Pascal sous les espèces d'un pur esprit. Mais, en vérité, ce détail a peu d'importance. Grâce miraculeuse, ou simple hallucination de la vue, je ne puis dire à quel point ce problème me laisse indifférent.
Seule compte pour moi l'expérience spirituelle dont Pascal fut favorisé pendant cette nuit mémorable, le contact immédiat avec le « Dieu de Jésus-Christ », l'assurance que ce Dieu était son Dieu et qu'il ne le quitterait plus : sublime grâce, je l'avoue, mais commune à une infinité de mystiques. D'où qu'elles soient venues, laissons donc s'éteindre ces flammes de Bengale. Pascal, sans doute, ne les aura vues
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qu'une fois, et ne les eût-il jamais vues que sa conversion à une vie meilleure n'eût été ni moins sérieuse, ni moins définitive. A dater de cette nuit sacrée, il est entré dans l'ordre mystique; il a trouvé Dieu, non plus dans cette région superficielle où crépitent les idées et les images, mais au centre même de son âme, au plus profond de cette zone obscure où le réel divin s'offre à notre prise. Que la première certitude de cette possession ait rejailli ou non chez lui, pendant quelques heures, sur la chair, le sang et les nerfs, que cet ébranlement joyeux de tout son être se soit bientôt apaisé ou non, encore une fois, cela nous importe peu. La certitude lui reste, et la voie ouverte à ce contact presque insensible, mais plus solide, plus étroit, plus béatifiant que la vision la plus magnifique, plus facile aussi et moins rare. Au Pascal du Mémorial préférons hardiment le Pascal du Mystère de Jésus, à son ravissement fugitif, son expérience mystique, sa prière de tous les jours.
Croyants ou non, il n'est personne, je pense, que le Mystère de Jésus n'émeuve profondément. C'est une des plus admirables pièces de la littérature religieuse universelle, et pour nous, Français, la plus chère peut-être dans son intraduisible beauté.
Je voudrais seulement que le Mystère nous étonnât davantage. Sa perfection même lui nuit en quelque manière, nous invite à croire qu'on n'a jamais prié d'une autre façon. Il n'en est rien cependant.
Oserai-je dire que c'est une prière plus chrétienne que religieuse, ou, si l'on veut, exclusivement chrétienne, tellement suspendue au fait chrétien, si indissolublement liée au mystère de la Rédemption, que nul autre qu'un croyant ne saurait prier ainsi.
Et cela est assez curieux. La prière des prières, le Pater noster, Socrate aurait pu la. faire sienne.
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comme aussi, bien telle de nos oraisons liturgiques, la plupart même; telle de nos hymnes, — Rerum Deus tenax vigor, Immotus in te permanens, — telles élévations d'Augustin ou de Fénelon. Je ne veux pas insinuer que la prière traditionnelle de l'Eglise ignore le Rédempteur, mais on peut assurer, je crois, que, de son élan normal, cette prière va d'abord à la Divinité elle-même, au Très-Haut et au Très-Bon. Kyrie eleison, Sanctus, sanctus. J'entends bien que nombre de ces formules distinguent expressément les trois personnes de la Sainte-Trinité, mais ce Fils qu'elles glorifient, c'est directement, immédiatement le Verbe égal au Père, la sagesse éternelle, le « Christ avant tous les temps » comme parle Bossuet, et non pas le Verbe fait chair, le « Réparateur de notre misère », comme dit Pascal. Vous aurez beau creuser nos doxologies, — Gloria Patri et Filio, — vous n'en ferez jamais sortir le dogme du péché originel. Elles expriment la louange désintéressée que toute créature, homme ou ange, homme avant ou après la chute, doit au Créateur. La rédemption nous aide, certes, merveilleusement à remplir notre devoir religieux, mais elle ne crée ni ce devoir ni le noble droit que ce devoir nous confère, le droit, si misérables que nous puissions être, d'adorer Celui qui est. Pourquoi faut-il que, n'osant se prévaloir de ce droit, la religion janséniste de Pascal recule souvent devant ce devoir?
Dieu lui fait peur, Dieu, veux-je dire, considéré dans son être pur, dans l'ensemble de ses attributs, « auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments » ce Dieu, enfin, que nous révélerait au besoin « le seul discours naturel », et vers qui, s'il faut en croire François de Sales, tout homme s'élève spontanément «parun certain élan d'amour».
Ce Dieu ainsi conçu, Pascal répète à satiété qu'il est
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« impossible, inutile, dangereux de le connaître ».
S'il existe quelque part des hommes étrangers à la race maudite d'où nous sortons, ceux-là ont peutêtre droit à « l'adoration d'un Dieu considéré comme grand, puissant et éternel », droit au « Cantique des créatures » et aux élévations métaphysiques d'Augustin, mais à nous, fils d'Adam, toute communication directe de ce genre est défendue. Bloquée par l'iniquité qui nous cerne, notre prière ne doit ni ne peut s'élever si haut. Le seul Dieu qu'il nous soit permis et utile de concevoir, auquel il nous soit permis et utile de parler, ne saurait « être autre chose que le Réparateur de notre misère ». « JésusChrist est donc le véritable Dieu des hommes; » à l'exclusion du Dieu tout-puissant, du Dieu père, vers qui, néanmoins, Jésus-Christ lui-même a dirigé la prière du genre humain. Ceux qui se récrieraient là-contre, ou bien ont mal lu les Pensées, ou bien n'ont pas eu le courage de les comprendre. Il n'est pas douteux, en effet, que le vrai Pascal nous rende terrible et inabordable « notre Père qui est aux cieux ». Il exalte le médiateur, il cache, il exile Dieu.
Pleinement logique avec lui-même, il nous interdisait le Pater. Je parle brutalement et je laisse à d'autres le soin de se cramponner à d'inutiles nuances. Plus un homme est grand, moins nous devons avoir peur de le regarder dans les yeux et deluidire: que tu le veuilles ou non, voilà où tu nous conduis.
Il manque donc au Mystère de Jésus une pleine conformité avec la prière chrétienne, avec la prière tout court. Mais ce n'est là, pour ainsi parler, que la face négative de ces pages adorables. Jansénistes implicitement par ce qu'elles nient, elles sont toutes chrétiennes et raisonnables par ce qu'elles affirment.
Assez logique, en effet, pour essayer de plier sa prière à la théologie inhumaine et absurde qui a
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séduit son intelligence, Pascal ne l'est pas assez pour suspendre délibérément le mouvement spontané, invincible, de sa propre prière, de toute prière. Le Dieu qu'il ne cherche pas et qu'il voudrait plutôt fuir, il le trouve, il l'aime dans la personne même du Rédempteur Jésus-Christ n'étant « le vrai Dieu des hommes» que parce qu'il est aussi et d'abord le Dieu créateur et Providence, la Sagesse éternelle, le Verbe « d'avant tous les temps ». Relisez plutôt dans les Pensées les nombreux passages qui préludent, en quelque sorte, au Mystère de Jésus et qui nous en livrent la philosophie profonde. Dans cette partie de son livre, écrit magnifiquement SainteBeuve, dès que Pascal rencontra Jésus « quel amour débordant! quelle tendresse! quelle fusion de tout en l'unique Médiateur! Ce livre des Pensées., si revêtu d'éclat, si armé de rigueur et comme d'épouvante au dehors, et si tendre, si onctueux au fond, se figure à mes yeux comme une arche de cèdre à sept replis, revêtue de lames d'or et d'acier impénétrable, et qui, au centre, renferme à nu, amoureux, douloureux, joyeux, le cœur le plus saignant et le plus immolé de l'Agneau. Saint Jean, l'apôtre de l'amour, eut-il jamais plus de tendresse et de suavité sensible que cet Archimède en pleurs au pied de la croix? » J'irais plus loin que SainteBeuve, et, si j'en avais le temps, j'aimerais à montrer qu'avec cette dévotion de Pascal à la personne divine et humaine de Jésus, la prière chrétienne parvient, en quelque sorte, à son apogée, à sa perfection suprême. Elle termine une lente évolution - dont il serait facile de suivre les traces, à travers la littérature religieuse, depuis les doxologies et les cantiques de l'Eglise primitive jusqu'au Mystère de Jésus. Au début, la tendresse est encore timide, la prière plus auguste. Lentement elle s'attendrit,
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dès que le danger est définitivement passé d'adorer l'homme, de laisser le Dieu 1. Des noms qu'un historien a le droit de rapprocher, saint Bernard, saint François d'Assise, l'auteur de l'Imitation, Pascal, marqueraient les étapes de ce progrès. Viendra plus tard la dévotion au cœur de Jésus, mais Pascal l'avait devancée, comme avait déjà fait, du reste, le moyen âge franciscain. Quoi qu'il en soit, nulle prière, mieux que celle de Pascal, ne réunit, ne fond plus harmonieusement les deux qualités extrêmes de la prière chrétienne, cette familiarité affectueuse que seul le mystère de la Rédemption a rendue possible, et ce profond sérieux, cette gravité, voisine de la crainte, sans quoi il n'est pas de religion. D'une part : In principio erat Verbum.; de l'autre : Apparuit gratia et benignitas Salvatoris. Adoration tendre, tendresse adorante, il y a là, si j'ose dire, un dosage merveilleux, et dont la justesse, en France du moins jusqu'ici, n'a pas été dépassée. La plus haute gloire de Pascal serait donc de nous avoir donné un parfait modèle de la dévotion au Christ.
Aussi voudrais-je que le Mystère de Jésus fût inséré dans nos livres d'heures, accompagné des plus beaux passages christologiques des Pensées. Pour écarter des complications inutiles, on ne donnerait pas le nom de Pascal. En tête de ces pages divines, on écrirait simplement : « Prière d'un chrétien qui tend ses bras au Libérateur et qui veut rester avec Jésus dans son agonie 2. »
I. Sur l'histoire de ce progrès, cf. les pages émouvantes du P. Rousselot, Christus, la religion chrétienne. Paris, Beauchesne, 1919, p. 172-175. - - --
2. « Nous sommes une bande d'aspirants qui voyageons sur les grandes routes de France — les routes qui mènent au front — avec la Bible, l'Imitation, les Pensées de Pascal et autres œuvres édifiantes comme viatique. » L'Ascension d'une âme : Jean Bouvier. Paris, Bloud, 1921, p. 92-93.
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IV
PASCAL ET LES MYSTIQUES
« Il vint donc demeurer à Port-Royal. M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honnêteté., mais les lumières saintes qu'il trouvait dans l'Ecriture et dans les Pères lui firent espérer qu'il ne serait point ébloui de tout le brillant de M. Pascal. Il trouvait en effet tout ce qu'il disait fort juste. Mais il n'y avait rien de nouveau : tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l'avait vu avant lui dans saint Augustin, et, faisant justice à tout le monde, il disait : « M. Pascal est extrêmement estimable en ce que, n'ayant point lu les Pères de l'Eglise, il avait de lui-même, par la pénétration de son esprit, trouvé les mêmes vérités qu'ils avaient trouvées. Il les trouve surprenantes parce qu'il ne les a vues en aucun endroit, mais pour nous, nous sommes accoutumés à les voir dans nos livres. » On a reconnu le beau prologue de l'Entretien sur Epictète et Montaigne. Si je le cite, c'est pour faire miennes ces paroles de M. de Saci, mais en les appliquant à d'autres livres que ni lui ni Pascal ne connaissaient, et dans lesquels se trouvent déjà clairement formulés les principes fondamentaux de l'apologétique pascalienne. Au lieu de ces Pères de l'Eglise que M. Pascal n'avait point lus et que, néanmoins, il ne faisait guère que répéter, mettez les docteurs mystiques de la Contre-réforme, et vous aurez tout ce que je vais essayer d'établir. Non, en vérité, pour qui s'est rendu familier l'enseignement des contemplatifs
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modernes, « il n'y a rien de nouveau » dans la philosophie qui anime les Pensées. Tout ce que la méthode pascalienne présente de solide et d'efficace, Jean de la Croix et François de Sales nous l'avaient appris déjà, mais avec une netteté et une sûreté doctrinale où Pascal est très loin d'atteindre. Si, en effet, ce grand homme est « extrêmement estimable » d'avoir retrouvé « de lui-même» la tradition des mystiques, il paraît également à plaindre d'avoir ignoré les saints, les génies qui, en lui communiquant cette tradition, lui auraient développé à lui-même sa propre pensée. La grandeur de Pascal est d'avoir imaginé pour la conversion de l'incrédule une méthode proprement mystique; sa misère d'avoir méconnu le caractère, le vrai nom de cette méthode et les principes qui la justifient. Admirable aussi longtemps qu'il s'accorde avec les mystiques, décevant, dangereux même dès qu'il s'en écarte. A Jean de la Croix, à François de Sales d'expliquer, de venger Pascal, et tout ensemble de le corriger ou de l'achever.
I
Faire intervenir le « coeur » dans la discussion du problème religieux, suppléer par les lumières du cœur aux insuffisances de l'esprit, telle est, en un mot, la méthode pascalienne. « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le coeur », et la vérité religieuse, surtout par le cœur. « Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont ses deux principales puissances, l'entendement et la volonté », en d'autres termes, « l'esprit et le cœur ».
Un homme sérieux doit-il laisser ouverte cette seconde porte ou la verrouiller, a-t-il le droit d'ac-
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cueillir sans l'avoir soumise au contrôle rigoureux de l'intelligence une opinion qui a séduit sa volonté, qui touche son cœur? Cela dépend. Non, certainement, quand il s'agit d'une opinion purement scientifique et qui n'intéresse d'aucune façon notre vie morale, « car on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées ». Oui, certainement, quand il s'agit de ces vérités fondamentales — existence de Dieu, divinité du christianisme — qui seules commandent le chemin étroit du salut. A celles-ci, nous devons ouvrir toutes grandes les portes de la volonté; il faut qu'elles entrent « du cœur dans l'esprit et non pas de l'esprit dans le cœur ». Il en va d'ailleurs toujours ainsi, car, dit encore Pascal, « tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire non par la preuve, mais par l'agrément ». De là viennent la plupart de nos erreurs, et cela est lamentable; de là vient aussi la bienheureuse facilité avec laquelle nous pouvons accepter les vérités de la foi, et cela est le mieux du monde. Que l'apologiste s'attache donc à nous montrer, non pas, comme on faisait jadis, que ces vérités sont vraies, mais d'abord qu'elles sont aimables, et nous croirons aussitôt. La volonté est, en effet, le principal organe de la créance, « parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté, qui se plaît à l'une plutôt qu'à l'autre, dé- tourne l'esprit de considérer les qualités de celles qu'il n'aime pas à voir, et ainsi l'esprit marchant d'une pièce avec la volonté s'arrête à regarder la face qu'elle aime, et ainsi il en juge par ce qu'il y voit.» Soit trois étages dans le progrès d'une conversion, ou dans le progrès contraire. Première étape : une table à peu près rase; Dieu, ou le Christ, ne sont pour.
moi qu'une vague hypothèse, une de ces questions sans grand intérêt qu'on discutera, s'il y a lieu,
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demain. Seconde étape : pour une raison ou pour une autre, curiosité intellectuelle, détresse morale, je commence à m'occuper sérieusement du problème religieux ou du problème chrétien, et bientôt, pesant le pour et le contre, j'arrive à cette conclusion que si, d'aventure, les preuves me paraissaient un jour plus fortes que les objections, il me faudrait, tout ensemble, et croire à l'existence de Dieu, et renoncer à tels plaisirs que Dieu désapprouve. Du coup, voici déchaîné en moi un tumulte de passions, comme dans le cœur du jeune Augustin. Vous vous rappelez ces formes charmantes qui se pendent à sa robe pour l'empêcher de faire le pas. Dernière étape : ce frémissement s'étant apaisé, ou, au contraire, exaspéré, il se produit en moi une sorte de coup d'Etat : ma volonté déclare sans appel que mon intelligence a assez cherché et qu'il est temps de conclure. Elle veut, ou elle ne veut pas, que Dieu existe, que le Christ soit Dieu. Si elle le veut, elle ordonne à mon esprit de se fixer désormais sur les arguments solides ou spécieux qui prouvent ces vérités, et de se détourner des objections qui semblent les combattre; si elle ne le veut pas, elle ordonne à mon esprit de se fixer sur les objections et de ne plus regarder du côté des preuves. Je simplifie, je néglige les nuances, mais telle est bien l'idée que l'on se fait communément de la méthode pascalienne. « La charité suffit sans les preuves», dit encore Pascal, et il entend bien, ou il doit entendre par là, que les preuves ne suffiraient pas, qu'elles ne seraient pas preuves sans la charité. Il entend, de même, que toute la force de nos objections vient de ce que nous manquons de charité. « On ne croit bien que ce que l'on aime à croire », répètent les pascalisant. Et Bayle, qui a si bien compris les Pensées: « Le cœur ne se voulant point rendre, fait que l'es-
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prit, qui est ordinairement sa dupe, cherche des armes pour se maintenir. » Parlons plus gros encore, et plus clair : tout ceci revient à dire que, de part et d'autre, le bon et le mauvais ange, l'apologiste chrétien et le prédicateur d'incrédulité, Pascal enfin et Voltaire nous conseillent une sorte de prestidigitation, les premiers proposant à la bonne volonté, à la charité, d'escamoter les raisons de ne pas croire, les autres, à la mauvaise volonté, d'escamoter les raisons de croire. Un coup d'Etat, une série d'escamotages, si, comme je le crois, ces gros mots définissent exactement la méthode pascalienne, qui ne sent l'irrémédiable faiblesse de cette méthode? qui ne sent aussi la contradiction fondamentale où elle s'enveloppe, l'impossible psychologie qu'elle nous impose?
Il est vrai en effet que les choses se passent quelquefois, souvent même si l'on veut, comme ils nous le disent, mais quoi! ce phénomène ne prouve d'aucune façon que la volonté soit le principal organe de la créance. Car enfin, où a-t-on vu un prestidigitateur qui se prenne à son propre jeu et qui s'émerveille, par exemple, de cueillir une montre sur mon front? Il sait bien que sa muscade ne s'est pas évanouie; et dans quelle manche il l'a prestement glissée. Ainsi, quel que soit le résultat que l'on se promette en escamotant les objections pour se fixer sur les preuves, ce n'est pas sans une claire raison que l'on s'est décidé à un tour pareil. Celui-ci veut fuir, nous dit-on, une vérité importune et se met la main sur les yeux pour ne pas la reconnaître. Eh! c'est qu'il la connaît déjà, assez du moins pour en avoir peur. Cet autre ne veut plus voir les difficultés, et, ce faisant, il montre bien qu'il a saisi confusément leur peu de force. L'on n'aime et l'on ne craint que ce que l'on devine vrai. L'hypocrisie de qui se dit ou se
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veut incrédule est encore un hommage à la vérité; elle est en germe un acte de foi.
Simplifions davantage. La méthode ainsi définie le Père de Ravignan la pratiquait à merveille, lorsqu'il disait à ceux qui venaient lui proposer leurs doutes : « A genoux, confessez-vous d'abord, nous discuterons après. » C'était fort bien fait, au moins en de certains cas, mais précisément ces paroles mêmes, cette application extrême jugent la méthode. Confessez-vous, nous discuterons après; de deux choses l'une : ou bien notre homme obéira aussitôt, avouant ainsi qu'il n'a pas cessé de croire; ou bien il refusera et, par là même, il proclamera que ses doutes ne viennent pas d'un cœur malade, mais d'une intelligence ou trop lente ou trop exigeante.
Dans le premier cas, la méthode ne sert de rien.
L'esprit n'a pas été la dupe du cœur; les passions n'ont pas commandé à la volonté de s'hypnotiser sur les raisons de douter; ou bien, si elles l'ont fait, elles n'ont pas été obéies. Nous sommes en présence d'un faux incrédule, d'un insincère, d'un fanfaron.
Qu'il entre vite au confessional, l'apologiste n'ayant qu'à se taire auprès d'un croyant. Dans le second cas, au contraire, une solide apologétique serait indispensable, mais celle de Pascal resterait inopérante, puisque nous aurions affaire à un honnête homme, qui cherche loyalement la vérité, mais qui ne l'a pas encore trouvée. « Il y en a qui n'ont pas le pouvoir de s'empêcher ainsi de songer. » Ce n'est pas moi qui l'ai dit.
En un mot, déprécier l'intelligence, réduire à un minimum imperceptible son intervention dans la recherche du vrai, toute apologétique qui tentera cet effort sera vouée fatalement à la contradiction et à l'impuissance. C'est par l'intelligence que nous comprenons, approuvons, rejetons ou escamotons
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les raisons quelles qu'elles soient, celles de l'esprit et celles du cœur. Le cœur a peut-être ses raisons, en effet, mais que la raison connaît parfaitement, puisqu'elle seule les a trouvées, puisqu'elles ne sont raisons qu'autant que la raison les a faites siennes.
« Nulle preuve n'est démonstrative, nous dit-on encore, si l'on n'est pas disposé à la recevoir. »
Eh! l'intelligence est d'elle-même toujours disposée à recevoir une preuve, comme l'oreille à entendre un bruit. Si la preuve éclate, j'aurai beau faire, mon esprit en restera ébloui. Après quoi, libre à ma volonté de se soumettre aux conséquences morales de telle ou telle vérité suffisamment démontrée, libre à elle d'ordonner à mon esprit de penser à autre chose, de ne plus regarder du côté de la lumière. Mais ce faisant, elle se laisse guider encore par l'intelligence qui lui a d'abord montré où cette lumière pouvait conduire. Avec cela, je sais que l'on peut subtiliser à l'infini sur les mille nuances de l'assentiment, mais, quand tout est dit, force reste bien de distinguer, au moins par leurs actes propres, nos deux activités spirituelles : celle qui juge de la vérité; celle qui obéit à la vérité connue.
Pour échapper à cette distinction, ou plutôt pour conserver, en dépit de cette distinction, l'essentiel de la méthode pascalienne, il n'y a qu'un moyen, d'ailleurs facile, limpide et parfaitement raisonnable, faire appel à la psychologie des mystiques, je veux dire à cette connaissance très particulière qui ne vient ni de l'esprit, ni du cœur, mais du centre même de l'âme.
II
In eo vivimus et movemur et sumus : les mystiques partent de cet axiome qu'il est difficile de leur con-
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tester. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui; nous ne pouvons agir qu'il n'agisse en nous et par nous; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d'une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie. Il n'y est pas comme une idée, car, infuse ou acquise, l'idée de Dieu n'est pas Dieu. Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là. Ce qui le fait entrer en nous, ce n'est pas non plus tel ou tel acte de dévotion; il est en moi sans que je l'aime, avant que je l'aime. Où donc? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes; il y est, présent à tout ce qu'il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu'elle précède tous nos actes, même inconscients; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu'elle n'a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l'aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c'est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l'acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l'ombre réelle et vivante de cette présence. Tel est le fondement, auguste sans doute, mais très simple, très intelligible de la philosophie et de la psychologie des mystiques.
Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d'entre eux n'ont pas d'extase, pas de visions. Ils n'imaginent rien qui leur soit propre, quand ils dessinent la carte de l'âme, cette distinction,
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veux-je dire, entre l'activité du centre et les activités de la surface, entre la fine pointe et les opérations du cœur ou de l'esprit. Cette géographie est vraie de nous tous et ils n'ont aucunement le monopole de la fine pointe. Leur privilège, d'ailleurs ineffable, est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l'aisance, l'intensité avec lesquelles s'exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence; dès que ce contact, d'ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d'une rencontre, d'une étreinte, d'une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j'en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s'ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
Quand ils veulent décrire cette expérience, les mystiques se trouvent fort embarrassés, et il le faut bien. Faute de mieux, ils ont recours aux mots qui rendent l'impression confuse, mais forte, que font sur nous les objets sensibles : chaleur, goût, sentiment, en nous avertissant toutefois que ces mots ne doivent pas être pris au sens propre. Dieu n'est pas une flamme, pas un fruit; on ne le sent pas. Ou
bien, empruntant leurs métaphores à l'ordre spirituel, ils parlent de leurs illuminations, de leurs certitudes. Quoi qu'il en soit, la contemplation ou la connaissance mystique se distingue également et de la connaissance rationnelle, qui se fait par le moyen des concepts, et de la sensible; elle est connaissance, comme la première, mais indéterminée et confuse;
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elle est contact, comme la seconde, mais d'esprit à esprit. « Ce qui fait le fond, l'essentiel de la contemplation, dit l'un de nos maîtres d'aujourd'hui, M. le Chanoine Saudreau, c'est une union intime du cœur — ou plutôt du centre de l'âme à Dieu — union amoureuse, due non point à des considérations précises et raisonnées, mais à une connaissance de Dieu immédiate, générale et indistincte ».
Ces dernières épithètes reviennent souvent sous la plume du maître des maîtres, saint Jean de la Croix. D'où la critique, un peu sotte, que leur font les antimystiques, Nicole en tête. Que vaut, disentils, cette connaissance confuse ou plutôt « stupide », et comment la préférer à une connaissance distincte?
Entre une idée confuse et une idée claire, comment hésiter? Eh! sans doute, cela serait pleinement absurde. Aussi les mystiques n'enseignent-ils rien de semblable. Ils ne comparent pas, ils ne préfèrent pas telle idée à telle idée, mais, ce qui est tout différent, tel mode de connaissance à tel autre. A la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d'autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l'expérience, d'ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l'âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction, tient la clef de la mystique.
Non pas, et ceci encore est capital et trop peu connu, non pas que les mystiques dressent cette expérience contre la connaissance intellectuelle, comme si l'une était l'ennemie de l'autre. Les théologiens mystiques n'ont aucunement besoin, comme Pascal, d'humilier l'intelligence. Dans son domaine, — former des concepts, comparer, raisonner, construire, — celle-ci est excellente, on n'a rien à lui reprocher. Elle non plus, l'intelligence n'a aucune
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raison de se quereller avec la contemplation. L'une et l'autre, elles atteignent le même objet, mais d'une manière différente : l'une, la vérité, l'autre, la réalité de Dieu. La flamme n'est pas en guerre avec le foyer; les fleurs avec les racines. C'est une seule et même âme qui a un centre et une surface, qui raisonne sur Dieu et qui le possède. Unité foncière d'où résultent nécessairement d'intimes rapports entre les diverses connaissances dont nous sommes capables. Et voilà s'ouvrir un splendide chapitre, que je n'ai pas le droit d'explorer ici, et qui enchantera les philosophes de l'avenir : le chapitre des relations entre surface et centre, entre la connaissance intellectuelle du vrai, et la connaissance mystique du réel.
Je me borne à affirmer, comme un postulat, qu'il se fait d'un ordre à l'autre des échanges constants d'actions et de réactions. D'une part, la saisie immédiate du réel —Dieu et moi — met en branle, dirige, échauffe l'intelligence et la volonté; d'autre part, l'intelligence et la volonté, dans la mesure où elles s'accordent à ces influences du centre, rendent plus étroite et plus féconde, plus utile notre possession obscure du réel. Le mystique ne se contente pas de posséder Dieu; il veut encore, et, sous peine de s'enliser dans le quiétisme, il doit vouloir que tout son être de surface, son être pensant et volontaire participe à cette possession et se l'approprie, se soumettant par des actes d'adoration et d'amour à la divine présence. Pourquoi faut-il que Pascal ait ignoré ces faciles vérités qui répondaient si exactement à son expérience personnelle de Dieu, et qui lui auraient permis de fonder son apologétique sur une psychologie cohérente, solide, féconde? Après avoir reconnu la nécessité de faire appel, dans la recherche de la vérité religieuse, à des lumières qui ne viennent pas de l'intelligence, il aurait vivement
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senti et merveilleusement démontré que ces lumières, c'est de la connaissance mystique, et d'elle seule qu'on doit les attendre. Examinons de plus près le fonctionnement des deux méthodes : celle de Pascal; celle des mystiques; nous verrons mieux en quoi elles se distinguent l'une de l'autre, et comment la seconde garde tous les avantages de la première sans en présenter les inconvénients.
III
Pascal a pour but de discipliner la volonté de telle manière qu'on obtienne d'elle le coup d'Etat, l'escamotage que nous avons dit. Il veut l'entraîner à cette alchimie paradoxale qui changera en preuve décisive un argument plus ou moins débile, qui fera que le gris nous paraisse rose. Les mystiques ne nous demandent aucun miracle, aucune prestidigitation de ce genre. Pour eux, comme pour les cartésiens et pour les scolastiques, la preuve reste ce qu'elle est : suffisante ou insuffisante. Ils ne prétendent aucunement à nous faire tenir pour certain ce que notre intelligence estime douteux. Pourquoi, du reste, y prétendraient-ils? L'ordre, dans lequel ils se meuvent et où ils nous invitent à les suivre, n'est pas l'ordre de l'esprit; l'objet qu'atteint leur expérience, et qui reste offert à la nôtre, n'est pas une idée, n'est pas une vérité; c'est une réalité, étroitement mais obscurément possédée. Avec cela, sachant bien que cet objet est celui-là même que poursuit la recherche intellectuelle, ils soutiennent que plus cette expérience sera riche, plus aussi deviendra facile le passage d'une connaissance à l'autre; que, par une sorte de rejaillissement de l'une sur l'autre, l'intelligence se trouvera plus apte à saisir la preuve; que, plus
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forte sera l'adhésion de la fine pointe à la présence réelle de Dieu en nous, plus lumineuses deviendront les idées qui nous représentent Dieu et les preuves qui le démontrent. Action indirecte, mais puissante et qui ne choque pas notre raison. Il est absurde de me faire avouer que je vois ce que je ne vois pas, que j'aime ce que je n'aime pas : il est raisonnable de vouloir me rendre capable de voir et d'aimer, en activant, au plus profond de mon être, le foyer de toute intelligence et de tout amour; en stimulant le courant mystérieux qui va du centre à la surface de l'âme, qui réunit la connaissance mystique à la connaissance intellectuelle. L'on n'ouvre pas de force l'esprit à la preuve, comme veut Pascal, mais on obtient que l'esprit s'ouvre de lui-même à la preuve, qu'il remplisse plus excellemment son devoir d'esprit.
Les mystiques n'insistent pas moins que Pascal sur les dispositions morales où doit se mettre quiconque veut arriver à la vérité religieuse, mais de ces dispositions ils n'attendent pas ce qu'elles ne donneront jamais, à savoir des raisons de croire.
Humiliez-vous, disent-ils, et par là vous vous rapprocherez insensiblement de votre centre, où Dieu vous attend. En traduisant par des actes fugitifs l'humilité substantielle de votre être, ou plutôt en transformant en humilité consciente le néant substantiel que vous êtes, ce néant, qui répond en vous à l'immensité de Dieu présent, vous ouvrirez la surface active de votre âme aux influences de cette immensité, principe de toute intelligence et de tout amour; vous vous éclairerez à cette lumière intérieure qui, sans vous mettre à même de résoudre intellectuellement vos doutes, a le pouvoir de les dissiper tous, et, si j'ose dire, sans y toucher. Priez, nous disent-ils avec Pascal : mais, dans la pensée de
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Pascal, cette prière aura pour effet d'obtenir de nouvelles lumières, au sens propre et intellectuel du mot, des inspirations, ou, comme il avait écrit d'abord, des « révélations », bref une façon de miracle, toujours possible d'ailleurs, mais qui n'est pas nécessaire. Dieu répondrait à nos supplications en rendant plus lumineuses les raisons de croire, ou, tout au moins, en nous donnant le courage de tourner le dos aux raisons de ne pas croire. Aux mystiques suffisent les lumières communes de la foi et de la raison. Pour eux, la prière est un agent de liaison entre la surface et le centre; elle nous recueille en nous-mêmes où Dieu réside. Plus elle se prolonge, se poursuit et s'approfondit, plus elle libère l'adhésion de la fine pointe.
Ainsi de l'automate et de la machine. Pascal se met à genoux, prend de l'eau bénite, espérant s'entraîner ainsi à des actes volontaires de religion.
Par les mêmes gestes, le mystique entend prendre au dehors une posture qui correspond exactement à la posture de son être profond. Omnia ossa mea dicunt : Domine quis similis tibi? La moelle de mes os, le plus intime de mon être, crie, et trop souvent à mon insu, que Dieu est tout, que je ne suis rien.
En me mettant à genoux j'adhère librement à cette adoration profonde et je la fais mienne. Rien de moins « machine ».
Mêmes différences, quand on en vient à la discussion immédiate des preuves. Celles-ci prouventelles, ou non? C'est alors tout le problème, et ce problème, seule, d'après les mystiques et nous, l'intelligence peut le résoudre. Pascal veut, au con- traire, que l'intelligence s'éteigne, s'abêtisse, à la minute même où commence l'examen. Ainsi l'exige, d'ailleurs, la théologie janséniste, d'après laquelle, l'intelligence, foncièrement gâtée par le péché ori-
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ginel, n'éprouve, en face de la vérité, qu'une aversion invincible. Puisqu'elle hait la vérité, elle se détournera fatalement des raisons de croire. Le plus sage donc qu'elle puisse faire, pendant que nous examinons les preuves, est de se taire. Moins elle aura de lumières, mieux cela vaudra. « Dieu, dit formellement Pascal, veut plus disposer la volonté que l'esprit : la clarté parfaite servirait à l'esprit et nuirait à la volonté. » D'où un double abêtissement, l'un et l'autre également souhaitables : d'une part, celui que la volonté impose à l'intelligence en l'empêchant de discuter; d'autre part, celui que la grâce divine procure, en nous voilant la force des preuves.
Les mystiques ne désirent rien de pareil. Si quelques-uns d'entre eux, et non des meilleurs, témoignent de peu de goût pour la raison raisonnante, ils ont assez de bon sens pour avouer que le gouvernement de cette faculté leur échappe tout à fait. Ils n'ont du reste aucun moyen d'intervenir dans ses démarches propres. Dès que l'intelligence entre en scène pour remplir sa fonction naturelle, ils la laissent faire. Saint Thomas est un mystique, mais, quand il se met à démontrer que Dieu existe ou que la religion chrétienne est divine, il argumente exactement à la manière de Descartes. Loin de redouter, comme Pascal, trop de clarté, ils ont l'horreur de l'à peu près et du demi-jour. L'Eglise les approuve en cela, car elle ne croit pas que la logique soit l'art d'arriver au faux; elle ne croit pas davantage que les fondements de la foi aient rien à craindre d'un examen rigoureux.
Ils soutiennent donc que, lorsque l'on raisonne, on doit raisonner le mieux du monde, mais, persuadés d'autre part que l'on ne doit pas toujours raisonner, ils proposent à la raison raisonnante des périodes de
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repos, d'inaction, d' « anéantissement », non pas certes, à l'heure même où l'intelligence doit donner tout son effort, mais soit avant, soit après cette discussion elle-même. Anéantissement momentané, et non pas abêtissement. Ils estiment que l'exercice de nos facultés de surface n'est vraiment sain et bienfaisant, n'est pleinement humain que dans la mesure où ces facultés reçoivent les influences de l'âme profonde. L'intelligence, au sens pascalien du mot, ne manie que des concepts, ne se nourrit que d'abstractions, mais, aussi longtemps qu'elle garde ou renouvelle le contact avec l'expérience du réel, qui se fait au centre de l'âme, elle reste unie à ce réel que les concepts représentent, explicitent, définissent. Mais cette loi, notre intelligence éprouve toujours une certaine peine à s'y conformer, tant son objet immédiat, les pures idées, la sollicitent; tant son jeu propre — associer, spéculer — l'amuse et la grise.
Oubliant qu'elle est au service de toute la personne humaine, elle s'aime pour elle-même, et ne cherche souvent que le vain plaisir de s'exercer. Il en va de même pour l'imagination, la sensibilité, et, quoi qu'en dise Pascal, pour la volonté. D'où la nécessité de maîtriser ces activités ambitieuses, de leur impo- ser l'humiliation et la mortification d'un certain repos. « Pour atteindre l'être, dit excellemment Maurice Blondel, et pour s'unifier avec lui et en soimême, il importe de se dégager des sens et de l'entendement, d'entrer, par rapport à eux, dans une sorte de nuit obscure, qui est la voie de l'illumination véritable et tout le contraire de l'illuminisme. » C'est l'effort de quiétude intellectuelle et volontaire que nous prêchent les mystiques, et qui ne prête à rire qu'aux sots. Comprenez-les bien, ils ne disent pas : faites silence, assoupissez-vous et Dieu éclairera soudain votre intelligence par quelque révélation
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merveilleuse, ou bien il mettra lui-même votre cœur en branle par quelque délectation toute-puissante.
Il s'agit de tout autre chose. Réprimez, veulent-ils dire cette fièvre d'activité qui vous maintient à la surface de votre âme, et, par cette répression même, vous vous rapprocherez de votre centre, de votre vrai moi. Libre des curiosités et des désirs où votre amour-propre trouve sa pâture, laissez votre fine pointe adhérer plus librement, plus étroitement à la présence divine. Par là vous enrichirez vos facultés de surface, vous les rendrez plus actives. Anéantissez-vous, et de cette cure d'inaction, vous sortirez plus intelligents, plus généreux. Des deux connaissances dont nous disposons — connaissance réelle ou mystique; connaissance intellectuelle, — ni l'une ni l'autre ne suffisent, elles se complètent et s'entretiennent l'une l'autre.
Nous pourrions ainsi prendre chacune des pensées où Pascal expose sa méthode, et nous montrerions sans peine que ces pensées n'ont un sens raisonnable qu'en les interprétant à la lumière de la psychologie des mystiques. Encore une fois, pourquoi faut-il que Pascal ait ignoré les mystiques, et, chose plus grave, que, sans les connaître, il les ait combattus de tout son génie? C'est qu'aussi bien il faut choisir entre Jansénius et François de Sales. La philosophie des mystiques est foncièrement optimiste. Elle suppose toujours, et c'est là son postulatum fondamental, d'abord la présence divine en nous, active et rayonnante au centre de l'âme; ensuite la possibilité où nous sommes toujours ici-bas de prendre un certain • contact avec ce Dieu présent, et de nous unir à lui.
Péché originel, péchés actuels, aucune de nos infirmités n'a suspendu, ne peut suspendre ce contact qui nous donne l'être, ne peut arrêter ce rayonnement qui est le principe de notre vie. Quelles que
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soient, d'ailleurs, la cause et l'étendue de notre « misère », il n'est pas vrai que nos facultés se trouvent aujourd'hui perverties; mais, en revanche, et le péché originel et nos fautes propres ont rendu, rendent plus forte l'inclination naturelle qui nous fait prendre goût à une vie superficielle et vaine, au « divertissement », aux mille séductions de l'amourpropre. Ainsi tout le problème intellectuel, moral, religieux, se ramène à trouver le moyen de maintenir ou de restaurer l'harmonie entre nos deux moi, à réunir nos activités de surface à notre activité profonde, à nous conduire par là, d'un seul élan, à la conquête de la vérité et du salut. Or qui ne voit qu'une telle méthode ne saurait s'adapter à la doctrine janséniste sur la corruption totale de l'homme?
Quelque sens que l'on donne au « cœur », à la « volonté » de Pascal, en quoi et pourquoi ces puissances seraient-elles moins gâtées que l'esprit et plus souples à l'action de la grâce? Si les « raisons » de l'esprit sont mauvaises, par quel miracle celles du cœur vaudraient-elles quelque chose? Cette difficulté s'évanouira-t-elle si nous supposons que Pascal, se plaçant comme nous au point de vue des mystiques, entendait par « cœur », ou par « volonté », le centre de l'âme? Non encore. Si d'une part, en effet, nous sommes corrompus à fond, comment notre centre aurait-il échappé à ce châtiment qui, au contraire, aurait dû l'atteindre d'abord; et si d'autre part, nous admettons l'intégrité de ce centre, comment une intelligence gâtée pourra-t-elle jamais reprendre contact avec lui, bénéficier de ses influences?
La doctrine mystique néanmoins, nous avons vu que Pascal l'appelle en quelque sorte et qu'il a besoin qu'elle soit vraie. En un sens, il fait mieux que la connaître; il la vit et il en vit. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé. » Cette
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phrase, qui résume tout Pascal et qui traduit, non seulement la pensée spéculative, mais encore et surtout la prière, l'expérience même de Pascal, cette phrase est toute chargée de mysticisme. François de Sales l'expliquerait ainsi : Ta raison raisonnante ne chercherait pas à démontrer Dieu, si déjà le fond de ton âme n'était uni à lui. Dieu est en toi avant que ton intelligence et ton cœur ne l'appréhendent, ne le désirent; c'est parce qu'il est en toi que tu l'appréhendes, que tu le désires, et que tu arriveras, soit à le prouver, soit à l'aimer. « On n'entre dans la vérité que par la charité ». « On ne croit bien que ce que l'on aime ». Ehl sans doute, mais parce que, au sens mystique du mot, aimer c'est posséder, c'est plus que croire, c'est tenir déjà. « M. de Roannez disait : les raisons me viennent après, mais d'abord la chose m'agrée ou me choque, sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu'ensuite. Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela choque. » A merveille! Mais c'est là justement la solution mystique du problème, c'est la distinction entre la connaissance mystique ou réelle qui précède nécessairement toutes les autres, et la connaissance intellectuelle. Première démarche : tout mon être tourné vers Dieu, rempli de Dieu, qui m'incline constamment à le connaître et à l'aimer. Seconde démarche : stimulées par cette action, mes facultés rejoignent, à leur manière, la présence divine, et s'accordent avec elle; elles la prouvent, elles l'aiment. Le voilà donc, lui aussi, Pascal tout mystique, mais pour l'être logiquement, il lui faut abjurer Jansénius, se mettre à l'école de François de Sales.
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V
PASCAL ET VALÉRY
Où en est aujourd'hui Pascal? Qu'est-il pour nous?
Simplement un très grand homme, presque un saint; ou bien une de ces divinités intangibles, qui ne relèvent plus de la critique, gardées qu'elles sont par l'enthousiasme quasi sacré de leurs vrais fidèles, et par le snobisme intraitable de leurs faux dévots?
Tel est le problème que se pose M. J. Milon dans le dernier numéro de la Revue d'histoire littéraire de la France, et sur lequel je voudrais apporter quelques précisions.
Pour sa part, M. Milon incline à croire qu'une phase nouvelle s'ouvre présentement dans l'histoire posthume de Pascal. « La religion passionnée, écrit-il, qu'eut pour lui le XIXe siècle — (et combien plus passionnée encore le premier quart du xxe) — semble faire place à une admiration plus raisonnable que tempèrent quelques réserves et même quelques critiques. » Ces « réserves», M. Milon les voit poindre timidement dans mon gros livre sur Port-Royal; et quant à l'offensive proprement « critique », c'est Paul Valéry qui en aurait donné le signal avec sa Variation sur une Pensée. D'où le titre de l'article : Deux opinions sur Pascal : abbé Bremond-Paul Valéry. Vous me direz qu'il aurait pu
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donner à Valéry un partenaire plus digne de lui.
C'est bien mon avis. Aussi l'aiderons-nous à trouver beaucoup mieux, je veux dire, un philosophe plus autorisé et qui, sur plus d'un point, se rencontre lui aussi avec Valéry. Mais enfin, puisqu'il lui a plu de chercher dans mes propres ouvrages les indices de l'évolution qui l'intéresse, je ne puis reprocher à M. Milon de m'avoir compris de travers. Il est très vrai, par exemple, que, sans nous être donné le mot, Valéry et moi, nous faisons exactement les mêmes remarques sur la philosophie pascalienne de la prière. « Quant à l'ordre mystique, écrit Valéry, [Pascal] semble ignorer qu'une quantité d'expériences très profondément poussées avaient, avant lui, tracé la voie; qu'elles avaient élucidé, et même permis de classer avec une précision remarquable les modes et les degrés de la vie purgative et illuminative. Eh bien, Pascal me paraît neuf et éperdu dans ses essais mystiques. » A leur manière vive, concise, allègrement désinvolte, ces trois lignes -- résument le mieux du monde quelque trois cents pages de moi, que, d'ailleurs, nul ne soupçonnera Valéry d'avoir méditées. Comment veut-on que cette rencontre ne paraisse pas significative à un historien des idées, formé aux excellentes méthodes de la Revue d'histoire littéraire? Il y a là un fait nouveau et qui, bon gré mal gré, a son intérêt; une curiosité nouvelle. Pascal ne serait donc plus le mystique exceptionnel et de premier rang qu'exaltait jusqu'ici la ferveur des uns et que prenait en pitié le rationalisme des autres? A côté de lui, audessus de lui peut-être, surgissent d'autres sommets, un Tauler, un Jean de la Croix. Tôt ou tard, on prendra librement sa mesure, si l'on peut ainsi parler. On le confrontera, non plus seulement avec les chrétiens piteux que nous sommes, mais avec ceux
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de sa race. Est-ce là l'humilier? Je ne pense pas, et peu importe! C'est le rendre à la critique.
* * *
La Variation n'est pas l'œuvre de Valéry la plus connue, ni la plus goûtée. Je doute néanmoins qu'il ait jamais rien écrit de plus parfait. En prose, s'entend, et c'est là, pour moi, beaucoup dire. Mais rien certainement où ce pudique se livre davantage, j'allais dire s'abandonne. Mais, bien que sa philosophie profonde — poésie pure comprise — s'y coule par mille pentes, si l'on réduit la Variation au thème principal qu'elle développe, il n'y a là rien de très imprévu. De tout temps, le premier mouvement de l'intelligence française, aux prises avec les Pensées, a été de se cabrer. Nicole, déjà, l'abbé de Villars, Fontenelle, Voltaire, Condorcet, Cousin lui-même et Havet, Paul Valéry continue une tradition, la reprend plutôt, car elle dormait depuis quarante ans.
Mais de lui à eux, quelle différence! Chez Valéry un frémissement singulier. Au calme, grave ou gamin, des autres succède une colère proprement lyrique.
On dirait que la personne même de Pascal l'exaspère. Cette prose de cristal, la merveille de nos jours, se fait brûlante et torrentielle comme un flot de lave, sans d'ailleurs rien perdre de sa mystérieuse transparence. Il parle splendidement de celui qui, « ayant échangé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches, quand c'était l'heure de donner à la France la gloire du calcul de l'infini ». D'où vient cet acharnement, se demande M. Milon? De ce qu'aux yeux de Valéry Pascal est « le symbole de toutes les tendances qui sont hostiles à l'effort de l'esprit ». Oui, mais qu'appelez-vous « esprit »? Nos deux « clercs», dirait
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Benda, Valéry et Pascal, ne s'entendraient pas sur ce mot. « L'esprit », tel qu'il le comprend, Pascal ne l'a pas trahi. Lyrique jusqu'à l'injustice, Valéry ne lui pardonne pas d'écrire de génie. La véritable éloquence « qui se moque de l'éloquence » l'irrite.
« Esprit de finesse, esprit de géométrie, écrit-il, on les éprouve, on les abandonne, comme fait le cheval accompli ses rythmes successifs. » Parbleu! Mais où diable a-t-il vu que Pascal ait imaginé le contraire?
Il ne lui pardonne pas ses vertiges. Ah! ce n'est pas Vinci qui verrait un abîme ouvert à sa droite : « Un abîme le ferait songer à un pont. » Renan se refusait à prendre au tragique la célèbre boutade de saint Grégoire contre la grammaire et les arts libéraux. « Cette haute fierté du pontife, cet orgueil de la foi surnaturelle, pensait-il, sont des traits d'une si précieuse originalité qu'il serait de mauvais goût de les critiquer avec trop d'amertume. » Mais Valéry ne veut rien entendre. « Pascal, écrit-il, a exagéré affreusement. l'opposition de la connaissance et du salut. On voyait dans le même siècle de savantes personnes qui ne faisaient pas moins bien leur salut, je pense, que lui le sien, mais qui n'en faisaient pas souffrir les sciences. Il y avait Cavalieri, qui s'essayait aux indivisibles; il y avait ce Saccheri qui.
entr'ouvrait la porte à bien des audaces futures de la géométrie. Ce n'étaient, il est vrai, que des jésuites. »
Que ne puis-je dire que cela est « bien envoyé »!
Mais cette opposition du travail scientifique et du salut, où donc Pascal l'a-t-il affirmée? Il n'humilie pas les géomètres. Les philosophes seulement, et au nom d'une autre philosophie, la seule, pour lui, qui rende compte de tout le réel. S'il eût vécu trente ans de plus, qui peut croire qu'il se fût fait scrupule de reprendre ses calculs, de tenter de nouvelles expériences? Il est mort trop tôt; voilà tout. Pour Cava-
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lieri, s'il était, comme j'imagine, fidèle aux principes de saint Ignace, et pour Saccheri —lequel, soit dit en passant, n'était que « jésuate » 1 — eh bien! l'un et l'autre ils auraient dit, avec moins d'impétuosité que Pascal, mais avec la même conviction : « Que sert à l'homme de s'essayer aux indivisibles, ou de devancer Henri Poincaré, s'il vient à perdre son âme? » Gentibus stultitiam. Pour peu que l'on creuse les Pensées, plus bas que les outrances poétiques, ou que les préoccupations jansénistes, on se heurte à l'Evangile. Je ne crois pas non plus que Pascal ait reculé, clerc timide et défaillant, devant le « problème de la cosmologie». La fameuse page que Valéry bouscule si fort — « Le silence éternel. » — n'a sans doute rien d'une confidence. Quelle qu'en soit la valeur dialectique, ce n'est là qu'un argument, et qui ne vaut que pour l'incrédule. Pascal veut le gagner à cette épouvante que lui-même il n'éprouve pas. Inutile de lui objecter le Cœli enarrant gloriam Dei, car « il est certain, dit-il lui-même, que ceux qui ont la foi vive dans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n'est autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent ». Les cieux ne racontent Dieu, pense-t-il, qu'à ceux qui n'ont pas besoin qu'on leur prouve Dieu. Du silence cosmique, bien qu'il veuille nous le rendre affreusement sensible, Pascal n'a jamais souffert. Que le Dieu de la nature et des « philosophes » se taise ou non, cela lui est parfaitement égal. Il ne connaît que le « Dieu de JésusChrist ». Mais le connaître ne lui suffit pas. Il veut l'entendre; il veut que son Rédempteur lui dise : « Console-toi »; sache désormais que tu m'as trouvé, en d'autres termes, que tu es du petit nombre des
I. Cf. l'étude récente de M. E. Jovy sur la Variation de Valéry, Investigations péri-pascaliennes, Paris, 1928.
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élus. — Or, le « console-toi » a tardé longtemps à se faire entendre. Ne confondons pas ces deux cauchemars : celui de qui se demande s'il y a un Dieu; celui de qui, persuadé que Dieu existe, se demande si Dieu l'a prédestiné à l'éternité bienheureuse. Cauchemar janséniste, ce dernier, lourd d'une philosophie mauvaise et contre lequel je me hérisse pour ma part aussi bien que Valéry contre le prétendu cauchemar cosmique du sceptique aux abois. Aussi bien dois-je avouer que nous ne sommes pas tous d'accord sur ce point, mes maîtres et moi, ni mon moi d'aujourd'hui avec celui d'avant-hier. Le meilleur Pascal nous était si précieux, il avait si largement ouvert les voies à une apologétique vraiment efficace que, dans le premier élan de notre propagande pascalienne, il nous arrivait d'oublier qu'il y a deux hommes chez Pascal, le convertisseur magnifique et le docteur abusé. Il fallait courir au plus pressé, en finir avec l'anathème global et impitoyable qui jusque-là pesait non pas seulement sur les Provinciales, mais sur les Pensées. Je vous renvoie là-dessus à un article du Père Longhaye sur la Valeur utile des Pensées. Pour ce jésuite, fort distingué, et qui représentait, il y a trente ans, nos idées moyennes, cette valeur est à peu près nulle.
Eh bien, on a changé tout cela, et à un tel point que, lorsqu'a éclaté l'apothéose du troisième centenaire, l'Eglise a ouvert ses chaires aux panégyristes de Pascal, de l'homme qui avait écrit : « Si mon livre est condamné à Rome, ad tuum domine Jesu tribunal appello. » Mais la partie gagnée, et sûrs désormais que des scrupules, heureusement liquidés, ne risquaient plus de paralyser l'action convertissante des Pensées, quelques-uns d'entre nous ont eu la curiosité d'aborder Pascal de front, Pascal tout entier, et de lui marquer sa place dans l'évolution de la
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philosophie et de la spiritualité catholique. C'est ce que, pour ma part, j'ai tenté, non sans étonner ou chagriner quelque peu nombre de pascalisants.
Etudiant la vie intérieure de Pascal, il m'a bien fallu reconnaître que, jusque dans sa prière, l'expression la moins douteuse de sa pensée profonde, se laissait discerner la contamination d'une théologie étrangère à la métaphysique des saints. Témoin pathétique du Christ, — et, de ce chef, nous ne saurions trop l'exalter ni le défendre, —mais aussi témoin de Jansénius et d'un augustinisme archaïque, depuis longtemps dépassé, voire condamné par le sens catholique, avant de l'être explicitement par l'autorité suprême. Bref, assez déjansénisé pour les services qu'il rendra longtemps encore, pas assez pour qu'il nous fût possible de l'enlever purement et simplement à Port-Royal. Telle fut la première étape, anxieuse, tâtonnante, de la réaction qui n'a pas semblé négligeable à M. Milon, mais que celui-ci aurait jugée beaucoup plus intéressante, passionnante même, s'il avait connu les travaux récents qui ont élargi cette brèche et qui, sans rien me devoir, confirment, renouvellent, construisent enfin mes propres pressentiments. Non, je ne crois pas exagérer, si j'assure que, depuis le livre de Vinet, rien n'a été écrit de plus epoch-making, de plus mémorable, sur la philosophie de Pascal que les nombreux articles de M. l'abbé Baudin — professeur à l'Université de Strasbourg — dans la Revue des sciences reli gieuses et dans les Recherches de science religieuse 1.
I. M. Milon est d'ailleurs excusable de n'avoir pas connu ces articles qui n'ont pas encore été réunis en volume, mais qui le seront, j'espère, bientôt. (Revue des sciences religieuses, Strasbourg, 1924-1925; Recherches de science religieuse, février 1928.)
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Et le titre de votre chapitre me dira-t-on. Et Paul Valéry? Vous l'avez dextrement semé en route? Pas du tout. Ces articles de M. Baudin, qu'il n'a certainement pas lus, — les dates repoussent cette explication naturelle du « miracle », — Valéry les a devinés, les a même esquissés ou résumés. Curieux génie et insaisissable. Tantôt nous avons failli l'exorciser.
Le voici maintenant aussi renseigné qu'un professeur du Collège romain sur les règles fondamentales du travail intellectuel dans l'Eglise. Lorsque, dit-il, un géomètre converti se décide à tourner toutes ses forces « vers l'étude des choses sacrées., il ne trouve pas un désert, une terrain cognita, il trouve la tradition d'une pensée parallèle aux enseignements essentiels, qui les commente et les combine, et cette pensée est organisée en deux ordres. L'un, c'est la théologie dogmatique ou morale; l'autre se trouve dans les écrits et dans les exercices mystiques ». J'ai déjà dit un mot du second de ces ordres. Quant au premier, continue Valéry : « Je ne crois pas m'avancer beaucoup en disant que la THÉOLOGIE DE SAINT THOMAS D'AQUIN NE DEVAIT EXCITER QUE (les) MÉPRIS DE PASCAL. » Une seule ligne, comme vous voyez, mais quasi miraculeuse, riche à un point que je ne saurais dire, puisqu'elle annonce et résume les articles de M. Baudin. D'où lui est venue cette intuition, qui aura sans doute paru plus que téméraire à l'ensemble des pascalisants? Je n'en sais rien. Les poètes devinent tout, même quand ils sont aussi géomètres.
Je ne puis songer à donner ici un aperçu, même sommaire, de ces grands articles, et je dois me borner
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au point précis de la rencontre entre Valéry et M. Baudin.
« Une curieuse divination », écrit ce dernier, et qui, à elle seule, établirait « l'originalité philosophique » de Pascal, « lui fit diriger les traits les plus aigus de sa polémique contre un ennemi qu'il visait sans le voir, et qu'il mourut avant d'avoir reconnu, contre l'ennemi traditionnel de tous ses frères en augustinisme, depuis quatre siècles, — CONTRE, SAINT THOMAS. C'est saint Thomas qu'il contredit le plus hautainement, aussi bien dans les Provinciales que dans les Pensées. Parti en guerre contre les jésuites., il est tout de même trop philosophe.
pour ne pas éprouver le besoin de relever, d'élargir et d'approfondir le débat. Et alors il en vient à combattre en ses adversaires les continuateurs de la grande croisade de réhabilitation de la nature et de la raison entreprise au XIIIe siècle par saint Thomas contre les augustiniens de son temps. Car, envisagé dans son fond, le molinisme n'est pas autre chose qu'une reprise et une continuation de cet effort gigantesque. Saint Thomas est véritablement le boulevard de ce rationalisme de la foi et de la morale qui est le scandale essentiel de Pascal et, à ses yeux, la grande hérésie des jésuites. Si bien qu'en s'escrimant contre eux il ne peut éviter et n'évite pas, en effet, une lutte corps à corps avec l'Ange de l'Ecole. » Ceci est de toute splendeur. L'objection saute aux yeux, du reste, mais on l'aura bientôt balayée.
« Sur les conseils du subtil Nicole, Port-Royal s'était habitué à voir dans saint Thomas le premier allié du jansénisme, alors qu'il en était en réalité le grand, presque le seul véritable ennemi et, à coup sûr, le plus redoutable. On affectait de s'en tenir à l'opposition récente entre thomistes et molinistes..,
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et l'on passait sous silence l'ancienne et autrement profonde opposition qui séparait thomistes et augustiniens sur presque tous les grands problèmes philo-
sophico-théologiques. On en venait à considérer le thomisme comme un jansénisme inconscient ou honteux, et l'on espérait amener par de bons procédés les thomistes. à se rallier à Port-Royal. » Pascal donna « de la meilleure foi du monde les mains à cette tactique. L'on retrouve même dans les Pensées des références à des textes de saint Thomas (du reste, assez régulièrement pris à contre sens), que lui avait sans doute fournis Nicole. Mais cela n'empêcha point ses réflexes augustiniens de jouer quant à lui. Les principaux coups qu'il croit porter aux seuls jésuites atteindraient, s'ils pouvaient l'atteindre, saint Thomas lui-même. Car, en définitive, c'est lui qu'il cherche à tâtons à travers les « pélagiens » et les « casuistes ». Ce faisant, Pascal prouvait à tout le moins qu'il avait toute la sensibilité de son système, avant même d'en posséder toute l'intelligence. »
« Toute la sensibilité de son système », il y a un monde dans ces deux mots! Aussi bien les initiés voient-ils où tout cela mène, et comment, par un chemin qui n'est qu'à lui, M. Baudin rejoint ici les glorieux travaux de M. Gilson sur la scolastique.
En dehors de nos laboratoires, on connaît à peine chez nous les triomphes récents de la critique française appliquée au développement de la pensée religieuse. Les études de M. Baudin sur Pascal resteront parmi les monuments essentiels de cette renaissance. Obligé de courir, j'ai dû laisser le meilleur en route. Heureux néanmoins si j'ai attiré l'attention du lecteur sur de magnifiques problèmes et si je les ai conduits à prendre un contact plus sérieux
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avec une des plus belles intelligences d'aujour.
d'hui 1.
I. Tons les vrais curieux connaissent la géniale traduction de la Psychologie de William James. Qu'ils lisent aussi un autre ouvrage, plus récent et tout personnel, de M. Baudin : Qu'est-ce que la philosophie? (De Gigord). Je ne sais rien de plus stimulant, de plus lumineux. Avec cela qu'on me permette d'annoncer aux pascalisants la nouvelle série d'Études pascaliennes que vient de nous donner le merveilleux érudit qu'est M. Jovy (J. Vrin). Six volumes, et qui nous conduisent de surprise en surprise; I. Pascal et Saint-Ange. Réhabilitation décisive de ce vrai philosophe que le jeune Pascal voulait livrer à l'Inquisition. II. Pascal et Silhon. Un excitateur de la pensée pascalienne.
III. Discussions autour de Pascal. IV. Investigations péripascatiennes. Il y a là une longue et savoureuse étude sur la Variation de Valéry. V. Explorations circumpascaliennes. VI. La vie inédite de Pascal par Dom Clemencet.
Je tiens à signaler aussi, perdu (pour les profanes) dans les numéros de la Presse médicale (juin 1926), l'article du docteur René Onfray, qui a pour titre : Où l'on voit que Pascal avait des migraines ophtalmiques. Le tirage à part que ma bonne étoile m'a fait rencontrer se trouve à la librairie Masson. Hâtez-vous de vous en disputer les derniers exemplaires. La migraine ophtalmique est bien connue. L'étude attentive du manuscrit des Pensées montre que Pascal souffrait de ce malaise. « Certains jours, sans que son sujet l'oblige à aller souvent à la ligne, et alors qu'il dispose d'une feuille large, Pascal ne termine pas ses lignes à droite; il recommence sans cesse à écrire à gauche du papier, où les mots sont sur une verticale parfaite, tandis qu'à droite le texte, très irrégulièrement terminé, dépasse à peine, en certains points, le milieu de la page. Il est tout à fait probable que, ce jour-là, Pascal avait un trouble hémianopsique, portant sur la droite, et ce sont précisément les jours où l'écriture est mauvaise et où certains mots sont tracés avec une application visible, d'autres illisibles. Mais on trouve. une preuve plus convaincante encore. On sait que les migraineux, obsédés par le scintillement qui, au début de la crise, obscurcit leurs yeux, ont souvent figuré la ligne brillante qui vibre devant eux; c'est précisément ce que Pascal a fait au moins une fois.
A la page 20 du manuscrit, sur une feuille où aucun mot n'est tracé, il y a un dessin qui est composé de deux parties : en haut et à droite, des zigzags, comme ceux que voient les migraineux, et un peu plus bas, au centre, une constellation de signes et de
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barres qui rappelle et les lettres qui dansent et les taches lumineuses qui papillotent dans le champ visuel obscurci au début de la crise. » Pascal a donc voulu figurer, « à la manière des migraineux interrompus dans leur travail, le scotome scintilant qu'il avait ce jour-là, et qui correspondait à une hémialnopsie gauche ». Peut-être est-ce son trouble visuel qui, un jour, lui suggère cette mélancolique image : « J'ai mon brouillard et mon beau temps en dedans de moi. » Tout cela est délicieux; mais enfin, voici qui nous comble : « Peut-être avait-il un scotome scintillant suivi de migraine », le soir où il écrivit.
le Mémorial, « Il écrit au centre : Feu, et il note l'heure de la crise.; les lignes sont inachevées et certains mots illisibles. »
Rien là de scandalisant, pour nous, du moins, qui n'attachons qu'une importance médiocre aux à-côtés sensationnels de l'expérience mystique. Demandez à Jean de la Croix. Que Pascal ait eu ou non, ce soir-là, une « vision » miraculeuse, cela nous importe peu. C'est au plus profond de l'âme que se noue l'union entre Dieu et l'homme. Pourquoi, se demande notre docteur, « serait-il interdit de penser que cette soudaine clarté religieuse. lui apparut dans son insomnie migraineuse?. Ce n'est pas outrager sa grande mémoire, si l'on sait aujourd'hui que jamais l'esprit n'est plus vif, l'intelligence plus lucide qu'à la fin d'une migraine. »
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APPENDICES
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I
RÉPONSE A UNE ENQUÊTE
Cher Monsieur 1,
Hélas! je voudrais bien, car c'est un sujet qui me passionne depuis cinquante ans; mais il me faudrait, pour répondre sérieusement à vos questions, un loisir dont je ne dispose malheureusement pas. Il me faudrait revoir et remettre au point de l'actualité immédiate, mon gros volume de l' Humanisme dévot, mon petit livre sur l'Enfant et la vie, etc., etc., Il me semble, du reste, qu'en élargissant, comme vous le faites, les perspectives de votre questionnaire, vous rendez l'enquête bien difficile. Beaucoup, je le crois, se noieront dans l'étude de l'humanisme historique, au lieu d'en venir immédiatement au problème pratique des humanités, qui serait pour moi le problème de la culture du goût, culture absolument désintéressée, bien entendu (ce qui me semble être un des caractères essentiels, et les plus humanisants, de l'humanisme).
Culture de la volonté, culture du raisonnement, culture du goût. C'est toute l'éducation et de ces trois besognes, la dernière seule relève immédiatement des humanités. Les rapports de celles-ci avec les deux autres éléments de ce formidable complexe, rapport
I. Lettre adressée à M. Arbousse-Bastide, qui dirigeait l'enquête sur un Humanisme nouveau.
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quotidien, il faudrait trois volumes pour les étudier.
Je suis naturellement pour le maintien des humanités classiques, latin et grec, mais c'est là encore pour moi une question difficile. Après tout, puisque l'étude des classiques français qui sont eux-mêmes humanisés par les deux antiquités, et qui sont quasiégalement morts, pourquoi cette étude, orientée principalement vers la culture du goût, ne suffirait-elle pas? Surtout si on la complète par l'étude des classiques anglais, allemands, tout aussi morts? Je ne vois pas bien? Pour rien au monde je ne voudrais renoncer au bienfait latin ou grec. Mais je ne suis pas sûr que ce bienfait nous le devions à notre formation du collège, en fait il n'y a pas trois cents Français qui sachent asssez de grec pour que l'assimilation profonde leur soit possible, et le latin lui-même.
Et puis, il y a la grosse question du classique païen qui, du point de vue ae l'Évangile, se pose quoi qu'on en ait dit. Le Gaumisme 1 pur est absurde, mais il renferme une âme de vérité que mon éducateur religieux avait beaucoup trop négligée.
Et puis, et puis, on se heurtera toujours à ce fait navrant que, sur cent professeurs ou instituteurs, il n'y en a pas deux qui soient capables d'enseigner.
Quand j'étais jeune professeur, je me promenais un jour, le long du cloître, avec le Préfet des études, vieil éducateur qui avait quarante ans d'expérience. Passant devant une classe, le bruit nous arrive d'un chahut commençant. Cette classe était mal tenue par un incapable. Je ne cachai pas à ce bon Père qu'il était vraiment désolant qu'on abandonnât, et pour toute une année, trente enfants à un imbécile. Il me répondit : « Mon cher, rappelez-vous bien qu'un élève peut s'estimer privilégié si, pendant six ou huit ans de ses années de collège, il est tombé sur deux bons professeurs. »
I. Attitude de l'abbé Gaume, auteur de plusieurs ouvrages contre les humanités païennes, en particulier du Ver rongeur des sociétés modernes (1851) et La question des classiques ramenée à sa plus simple expression (1852). — (Note de l'Enquêteur.)
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Notez que, du point de vue de cette culture du goût, les bons sont peut-être encore plus rares que dans les autres domaines, culture de la raison, culture de la volonté.
Je crois qu'il faudrait revenir aux vieilles méthodes de l'explication proprement littéraire et poétique des bons textes, l'ancienne critique des beautés.
L'Université l'a remplacée par l'érudition, si bien que l'enseignement des humanités dans les lycées se distingue de moins en moins des discussions techniques qu'il faudrait réserver à l'enseignement supérieur. Et je crois qu'il faudrait renouveler l'ancienne analyse littéraire, mais, telle qu'on la pratiquait de mon temps, c'était un exercice perdu, comme presque tous les autres.
Donnez-moi un homme à la tête très bien faite et qui sache lui-même raisonner et ses élèves seront vaccinés contre les plus gros sophismes; un homme de cœur et d'énergie, et il formera, presque sans y penser, et par son seul rayonnement quotidien, des volontés; un homme de goût et pour qui la poésie soit poésie, et la moitié de ses élèves se trouveront initiés au sens des belles choses, et, qui plus est, au sens du mystère poétique (par où un grand pas serait déjà fait dans l'ordre de leur formation proprement religieuse). Vous voyez où peut mener votre programme.
Pardonnez-moi de vous en dire si long et si peu et croyez, je vous en prie, Monsieur, à ma sympathie la plus cordiale.
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II
LE GAUMISME AU XVIIe SIÈCLE
(FRAGMENTS DE LE FRAIN DU TREMBLAY)
LE FRAIN DU TREMBLAY. Discours sur l'origine de la Poésie, sur son usage et sur le bon goût. (Paris, 1713).La chose à laquelle on pense le moins dans l'éducation des jeunes gens, c'est à nourrir et à faire croître en eux ce germe de sainteté et de sagesse, de jugement et de « bon goût » qu'ils ont reçu dans le baptême.
A l'égard de la religion. On se contente de « quelques instructions » légères et superficielles. pendant qu'on les applique tout entiers à l'étude des lettres profanes. Ces enfants tout enfants qu'ils sont, sentent bien que le capital de leurs devoirs est de se rendre habiles dans la connaissance des profanes..
Ainsi on étouffe entièrement en eux les semences de vertu et de piété qu'ils avaient reçues du SaintEsprit et qui auraient produit ce bon goût que l'on cherche (pp. 160-161).
La mauvaise éducation des enfants contribue aussi à répandre l' « incrédulité ». On craint, ce semble, d'approfondir avec eux les matières de la religion, on se contente de leur en donner des idées superficielles,
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et d' « exiger » d'eux une attache à la foi qu'il faudrait leur « persuader ». Les exhortations à la vertu dont on les fatigue jusqu'à les ennuyer, portent à faux et ne font impression sur eux qu'autant que la crainte et la vigilance les rendent efficaces. Ils entrent dans le monde comme dans un champ de bataille, où la religion « est attaquée» de toutes parts, et ils y entrent sans armes. toujours poussés. toujours sollicités.
Comment des jeunes gens pourraient-ils résister?.
Ils se rendront bientôt à la corruption générale et pour calmer une conscience alarmée ils prendront volontiers des leçons d'impiété, et manqueront rarement de maître, (pp. 162-161).
(Le Frain tire à sa thèse ces aveux si curieux).
Peut-être me dira-t-on que je raffine trop, que je tire les choses de trop loin, lorsque je vais les chercher dans le fond de la nature et dans les desseins de Dieu.
je tire mes principes d'où ils se doivent tirer (pp. 164165).
(Boileau, Le Bossu, Mme Dacier, etc.) une preuve qu'ils manquaient de goût c'est qu'ils ont oublié leur propre caractère; ils en ont violé l'unité; ils ont montré qu'ils ne se souvenaient pas qu'ils étaient chrétiens et que le caractère de chrétien aussi bien que celui de raisonnable doit influer dans tous les autres et régler toutes nos entreprises (p. 172).
Il est vrai que le P.Le Bossu (peut-être pour calmer une conscience qui lui reprochait l'emploi qu'il faisait de son esprit) veut se persuader que le poème épique peut servir à nous sanctifier, et que les fictions poétiques de la protection des Dieux nous apprennent à adorer Dieu. mais je crois, et tout le monde le croira avec moi, que si le ciel n'est rempli que des hommes qui sont devenus saints par l'étude d'Homère, de Virgile et des autres romans semblables, ce n'est sans doute qu'une vaste solitude (pp. 173-174).
Une des principales causes de l'impiété qui règne parmi les jeunes gens, et même parmi quelques-uns de ceux qui font profession de ce qu'on appelle Belles-
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Lettres, c'est l'habitude qu'ils se sont faite, dans la lecture de ces romans, de mépriser les religions des païens. Du mépris de ces fausses religions, ils passent à la véritable et la regardent de même œil. Ils lisent les livres de Moïse, comme ils ont lu Homère et Virgile. Que l'expérience fournit d'exemples de cette vérité (pp. 174-175).
L'étude des profanes. ne fait que nous gâter le goût. En effet, s'il est certain que les modernes ne surpassent pas les anciens dans leurs compositions.
C'est que. n'ayant dans l'esprit et dans le cœur que les pensées et les sentiments des profanes, ils n'aspirent qu'à devenir leurs imitateurs, et l'esprit d'imitation tenant le génie en servitude, il en empêche l'essor et en éteint le feu : et, dans cet état, il a peine à produire quelque chose qui surpasse la médiocrité.
C'est que, trop envieux des richesses des païens, ils ne pensent qu à les leur enlever « sans se mettre » en peine de faire valoir leur propre bien, en comparaison duquel tout celui des païens n'est qu'une véritable pauvreté.
De bonne foi, que deviendraient tant d'ouvrages modernes. si on leur ôtait tout ce qu'ils ont pris chez (les païens). Que serait-ce que la plupart des pièces de vers si on les dépouillait des haillons de la fable, des idées des poètes grecs et latins; ce serait des squelettes hideux. Ils n auraient rien que de dégoûtant. (pp. 188-189).
Discours III. — On montre par quelques exemples que la lecture des profanes corrompt le goût en beaucoup de choses (Les deux Dacier, Boileau).
(Le Frain rapporte les éloges que Mme Dacier prodigue à Aristophane !) Quel jugement ferait-elle elle-même d'une femme, qui, pour ne rien ignorer de notre langue, lirait tous les livres français du caractère de son poète (p. 117).
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Ainsi dans la glose de « l'illustre époux» de Mme Dacier sur l'ode II du IIIe livre d'Horace. C'est la même Lidé dont il est parlé dans l'ode 28. Nous verrons là qu'elle ne fut pas toujours « farouche et qu'elle profita de la leçon qu'Horace lui fait ici. »
Qui peut lire cet endroit sans être pénétré de douleur, de voir un auteur chrétien et de cette qualité appeler : « farouche » une femme sage; « profiter » se laisser corrompre et « leçons » des sollicitations à l'impureté?. (et c'est principalement pour la jeunesse que son ouvrage est fait.).
Quelle utilité que ces débauches soient dévoilées et tirées de dessous les termes mystérieux qui les couvrent (pp. 220-221).
(Il dit que Bourdaloue était du même avis) cependant les pasteurs sont muets, les écoles chrétiennes se taisent. Il semble que ce qu'on appelle belles-lettres ne soit sujet à aucune inspection ni à aucun censeur?
(p. 223).
(CRITIQUE DU THÉÂTRE). — J'entendis lire il y a quelques années. le parallèle des deux plus grands poètes tragiques de ce temps. Cet ouvrage commence, ce me semble, par ces paroles : « le théâtre était dans un état déplorable.
Mais déplorable état d'un esprit chrétien, si étrangement aveuglé sur l'excellence et sur les préceptes de sa religion qu'il déplore le désordre d'une chose qui est elle-même un des plus grands désordres qui soient parmi les chrétiens, et un des plus grands sujets des gémissements de l'Eglise. Ainsi des prostituées pleuraient Adonis dans l'intérieur du temple de J érusalem. Ce sont là les trophées de la science et du goût que l'on acquiert à la lecture des poètes (pp. 226-227).
On dira. que c'est par la lecture des poètes que s'acquiert cette délicatesse et cette élévation d'esprit qui sont nécessaires pour s'exprimer d'une manière spirituelle et sublime.
Je le veux. Mais quand cela serait, ne vaut-il pas mieux se passer de tous ces talents que de travailler
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à les acquérir avec de si grands périls; que de hasarder la pureté de son cœur dans la lecture de ces ouvrages. qui n'ont pour but que d'entretenir les trois plaies de notre âme (p. 227).
Je sais bien que les adorateurs des poètes prônent à tout le monde qu'on y trouve des sentiments des plus excellentes vertus. Mais qui est-ce qui les lit dans le dessein de les y trouver et n'y cherche-t-on pas tout autre chose? (p. 228).
Ce serait mal s'y prendre que de publier qu'on va prêcher le vice. Il faut ne promettre que la vertu.
M. Despréaux est un des plus illustres de ces prédicateurs. Il a entrepris de réformer tout le genre humain.
C'est l'Hercule de ce temps, l'exterminateur des vices et le débellateur des monstres.
Moi, la plume à la main, je gourmande les vices.
Il a lancé les traits de ses satires contre eux et il n'en devrait plus paraître. Nous allons voir s'il a fait ce qu'il promet, ou plutôt s'il ne fait pas tout le contraire, et s'il ne fomente pas le vice par le plus pernicieux de tous les artifices.
A Dieu ne plaise que j'aie de mauvais sentiments de sa conscience. Ma pensée est seulement à faire voir ce qu'est le dessein et le génie de la poésie, en l'état que les hommes l'ont mise aujourd'hui (pp. 234- 235).
S'il est vrai que les passions soient la source de tous les vices il est certain que ce qui n'a pour but que d'allumer les passions, que de mettre les hommes hors de sens est. une des causes d'une partie des maux qui nous affligent.
Les païens avaient corrompu cet art. les poètes modernes — et ces poètes sont des chrétiens — ont encore augmenté la corruption de la poésie. Outre qu'ils suivent le système fabuleux, qu'ils remplissent leurs vers de noms et d'idées qui déshonorent la religion ils ont ajouté à ce que les anciens avaient écrit de cet art, un précepte qui est de tous les poisons
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le plus mortel pour la vertu et les bonnes mœurs.
Aujourd'hui, une des règles la plus essentielle c'est que l' amour soit de tout. un poète qui se mêlerait à présent de composer quelque grande pièce. sans les intrigues d'un amour le plus passionné, passerait pour un radoteur et pour un homme sans goût (P. 237).
L'un peut tracer en vers.
Il ajoute. que pour bien tracer cette flamme, il en faut sentir les ardeurs.
C'est peu d'être poète?.
Ensuite, il traite de ridicules ceux qui, sans être vivement touchés de cette passion, s'efforcent d'en peindre les maux.
Ce n'était pas jadis sur ce ton ridicule Qu'Amour dictait les vers que soupirait Tibulle Ou que, du tendre Ovide animant les doux sons Il donnait de son art les charmantes leçons.
C'est un chrétien qui parle ainsi, qui traite de « charmantes» les «leçons» qu'un des poètes les plus impurs a données dans un ouvrage qu'il a fait exprès pour apprendre aux hommes les moyens de corrompre les mœurs.
Je ne sais si on peut dire quelque chose de plus capable d'insinuer le vice (pp. 239-240).
Mais venons à la comédie, car c'est là précisément qu'il vomit son venin.
- Selon ce grand précepteur les intrigues et les passions de l'amour sont l'âme de la comédie. C'est que l'amour est la passion qui nous émeut le plus facilement et le plus violemment et aussi, car le poète ne cherche qu à émouvoir, il croit ne pouvoir jamais se passer de cette passion. M. Despréaux se moque même de la simplicité de ceux qui ont des scrupules sur ce sujet. « Chez nos dévots aïeux. »
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C'est-à-dire que nos aïeux qui abhorraient le théâtre étaient de pauvres idiots, des gens grossiers.
sans goût, qui n'avaient pour règle de leur conduite qu'une dévotion peu éclairée. (pp. 240-241).
Il est vrai qu'il veut l'amour traité en termes honnêtes. t On a déjà fait voir par un nombre d'ouvrages. que la modestie et l'honnêteté des termes n'empêche pas la malignité du poison. On a montré au contraire que c'est ce qui lui fait faire plus sûrement son effet.
« défendre l'impureté » à la langue et la permettre au cœur (pp. 247-248).
Ceux qui aiment les romans ou la comédie ne les aiment pas pour apprendre les moyens de réussir dans la recherche d'une fille sage et vertueuse et pour parvenir à un mariage honnête (pp. 249-250).
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III
SUR QUELQUES PROPOS DE L'ABBÉ DE TOURVILLE
Jalousie d'amoureux ou sévère exigence d'une critique avivée par la sympathie, je ne saurais dire, mais enfin, on ne se résigne pas sans ennui à entendre célébrer de travers les personnes, les livres ou les pays que l'on aime. J'éprouvai, l'autre jour, une impression de ce genre, à la lecture des pages très pittoresques, très instructives, très pleines que M. Claude Bouvier vient de consacrer à l'abbé de Tourville. Le sujet de ce travail échappe à ma compétence. Je m attache simplement à quelques propos qui m'ont consterné et que, j'imagine, un lettré aussi délicat, aussi mesuré que M. Bouvier n'a pu transcrire sans un certain embarras. Pour faire court, voici le corps du délit. Henri de Tourville était comme fasciné par « le spectacle d'activité débordante que donnent les Anglais et les Américains ».
Un jour que l'un de ses amis lui contait avoir contemplé sur la Bourse de Londres cette inscription : Domini est terra et plenitudo cjus, il lui échappait des réflexions du genre de celleci : « Cette race serait vraiment faite pour appliquer le sens chrétien à la vie réelle moderne! » Et comparant gravement divers pays à l'Angleterre il en devenait presque injuste pour d'autres formes de civilisation. « Pour moi, ajoutait-il alors, l'Italie n'a joint au sens chrétien que l'art, parmi les choses humaines, et l'art d'un peuple oisif ou redevenu oisif. Elle n'a embelli ou christianisé que la rêverie. »
Contenons-nous et citons encore :
Est-ce là simple boutade de savant qui a oublié qu'il est lui-même un parfait lettré et donc un artiste? Non, c'est la
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profonde conviction de Tourville : au siècle de l'acier et de la force électrique le temps du rêve est fini! avec l'avènement des races particularistes, c'est le temps de l'action qui commence. Deux ans avant sa mort, il exprimait cela par de fortes images : « L'époque des balancements en petites barques sur les jolis lacs bleus est close. Il n'y a plus de promenades intéressantes que sur l'Atlantique ou le Pacifique, avec une traction minimum, de vingt mille chevaux » (p. 63-64).
On n'est pas plus rigoureux : j'ajoute qu'on n'est pas plus « littérateur », plus « poète » au sens fâcheux de ces deux mots. Car ce sera simplement au nom de l'exactitude scientifique et de l'expérience que j'essayerai de répondre à ce défi. Je me bornerai à demander sur quelles savantes observations repose un panégyrique si imprévu des Américains et des Anglais, une condamnation si absolue des Italiens « Cette race. ». Mais juste ciel, nous voilà, dès les premiers mots, en pleine confusion ! Entre l' « Américain » et l' « Anglais », il y a des abîmes que les transatlantiques du XXe siècle ne pourront franchir.
Mais, qu'est-ce que l' « Anglais » lui-même, où a-t-on rencontré cette abstraction? Du Franc-Comtois au Sicilien, la distance n'est pas plus grande que du Londonien à l'Irlandais ou au fermier du Yorkshire.
Celte, Saxon, Normand, et que sais-je encore, où trouvera-t-on une formule qui convienne également à un Richardson et à un Stanley, à un Swift et à un Gordon? 1 Quant aux jugements esthétiques de cet
I. On trouvera dans un article de M. Klein, un résumé très spirituel et très « séduisant » des observations de M. de Tourville sur la prépondérance de l'élément saxon en Angleterre.
(Revue Hebdomadaire, 8 septembre 1906). Je n'ai pas à suivre M. de Tourville sur ce terrain et je limite mes réserves à ce qui concerne la vie littéraire et religieuse des Anglo-Saxons. Si les conclusions ethnologiques de M. de Tourville sont exactes, elles ne feront que confirmer les objections que je me permets de lui opposer. Si d'aventure, le « rêve Il s'est fourvoyé en Angleterre, je crois bien que les Normands ne sont pour rien dans cette invasion.
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ennemi de l'art et du « rêve », ils ne semblent pas moins sommaires. Je veux que l'art soit une quantité négligeable aux yeux d'un économiste. Encore est-il qu'on devrait s'entendre sur l'objet précis d'une entité qu'on rend responsable de tant de désastres.
L'époque, la néfaste époque des « balancements en petites barques sur les lacs bleus», comme il vous plaira, mais enfin, tel de ces gondoliers a dessiné le Parthénon, tel autre, nos cathédrales. L'un d'eux s'est appelé Dante, un autre Rabelais, un autre Voltaire, un autre Manzoni. Tous joueurs de flûte, c'est entendu, mais tous assez hommes d'action pour pétrir un monde, le démolir ou le transformer. Je demande encore : Qu'est-ce que « le sens chrétien? » — D'où vient, dira-t-on, cette rage de définir ? On n'avancerait jamais s'il fallait, à chaque pas, élucider les notions que chacun entend du premier abord. — Mais, justement, notre auteur, en deux coups de plume, a trouvé le moyen de bouleverser toutes mes idées sur ce qu'on est convenu d'appeler « le sens chrétien ».
J'ai peine à concevoir que la terre catholique par excellence, — c'est l'Italie, — égarée par son goût pour les belles choses, se soit ainsi brouillée avec l'Evangile, et d'autre part, je ne démêle pas les convenances essentielles qui existent entre le Sermon sur la Montagne et cette « traction minimum de 20.000 chevaux ». Notez qu'il ne s'agit pas d'une boutade, mais de la conviction réfléchie d'un observateur et d'un savant.
Dire que « l'Italie n'a joint au sens chrétien que l'art » n'est-ce pas ajouter une hérésie à une sorte de blasphème? Du sens chrétien, l'Italie, plus que toute autre race, a fait le « sens catholique », c'est-àdire l'antidote suprême contre les pires anarchies.
Aussi bien, de quel peuple nous parle-t-on ? Aux deux notes qu'on applique à cette criminelle je ne reconnais pas l'Italie. « Peuple oisif ou redevenu oisif », « n'a embelli ou christianisé que la rêverie ». Rêveuse, l'Italie? A d'autresl Oisive? pas davantage! J'ai vu de près les mineurs anglais et j'ai rencontré les ou-
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vriers italiens sur tous les chemins d'Europe. Adresse, entrain, endurance, ceux-ci n'ont pas de rivaux. Il n'en est pas chez qui le travail évoque moins le souvenir de la malédiction originelle. Aujourd'hui même, vagabondant sur une colline provençale, un coup de mine entendu au loin m'a conduit au campement d'une douzaine d'ouvriers occupés à planter une ligne de poteaux électriques. L'un des hommes, — tête brune qui n'avait rien de Saxon, — tout en battant le fer sur une forge de campagne, surveillait la soupe du soir. Il vient d'un petit village entre Mantoue et Crémone. C'est Mgr Bonomelli qui l'a confirmé. En trois minutes il m'a raconté toute sa vie. Rude travailleur, j'en ai la preuve, mais « rêveur » aussi, à la mode de chez nous. A quelques pas de la tente qui les abrite pour la nuit, il a élevée, avec quelques branches de pin et de genévrier, une hutte fraîche et jolie, ornée de cartes postales et de bouquets de lavande. Ils camperont huit jours sur la colline, et d'autres se seraient épargné cette besogne inutile.
Mais quoi, il vient de Mantoue! Ce sont là propos de cigale. Je donne ces riens pour ce qu'ils valent et n'ai pas la prétention d'ajouter un chapitre à la glorieuse enquête sur les Ouvriers des deux mondes. Mais, pour menue qu'elle soit, une expérience sincère fait échec aux plus vastes théories. Comme disaient nos vieux maîtres de logique : Malum ex quocumque defectu.
D'ailleurs, c'est la fourmi qui nous cherche querelle. Elle a passé nos frontières et nous provoque à bout portant. Contente jusqu'ici de nous traiter de fainéants et de parasites on ne la voyait pas abandonner ses chères statistiques et promener son inquiétude éternelle « parmi le thym et la rosée ». L'étrange idée qui lui vient de justifier en détail son mépris et ses anathèmes! Prenez-y garde, ma belle, une bibliothèque ne ressemble pas a un grenier et vos courses affairées vous ont mal préparée a la lecture des poètes.
Que venez-vous faire chez nous? ., En tout cas, pour vos débuts dans la critique litté- raire, vous avez chaussé d'étranges lunettes. « L'Ita-
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lie, écrivez-vous, n'a embelli ou christianisé que la rêverie », et, pour fuir cette « malaria », vous vous jetez dans les bras de l'Angleterre. Vous ressemblez a un Provençal surpris par une ondée imprévue et qui prendrait de dépit un billet pour Londres, Ces rêveurs de Giotto et de Dante, de Boccace ou de Raphaël, de Machiavel ou de Léonard, vous ont fait fuir, et je comprends cette horreur chez une aussi grave personne. Mais, par Jupiter, quand vous aurez passé le détroit vous ne saurez plus où vous mettre.
Des rêveurs, des rêveurs chrétiens, mais vous en trouverez, là-bas, dans toutes les rues,à l'église, au théâtre, à Westminster, dans les clubs, sur les bancs de HydePark et jusqu'en pleine cité de Londres. Moi qui, par malheur, en dépit de vingt ans d'anglomanie, suis resté un incorrigible « latin » je vous assure que, làbas, à certains jours, poursuivi, hanté, accablé par ces virtuoses du rêve, j'ai dû m'enfuir chez moi, barricader ma porte et me rafraîchir la cervelle en compagnie de Panurge ou de Villon.
Vous êtes jeune, ma belle — je parle à l'économie politique, et notre grand âge, à nous, humanistes chenus, nous permet cette familiarité patriarcale, vous êtes jeune; nous vous avons vu naître, comme telle autre nouveauté que nous avons depuis conduite au cimetière. Vous pourriez pourtant vous rappeler qu'au moment où votre mignonne larve s'armait de rapaces mandibules et se lançait étourdiment à la conquête du monde, un livre sépulcral initiait la France et l'Europe aux délices de la rêverie chrétienne, Young, l'auteur des Nuits, nous arrivait tout droit d'Angleterre, et son livre ne faisait pas tache dans la littérature de ce pays. En effet, il ne lui manque que du génie pour être un des anneaux de la chaîne immortelle qui va de Shakespeare à l'auteur » du Penseroso, et de Milton à Wordsworth.
Car, à Dieu ne plaise que je parle jamais froidement de cette littérature qui a « embelli et christiatnisé la rêverie », je redis simplement que cette littérature est anglo-saxonne. Le vieux tronc des lettres [latines a toujours invinciblement refusé de prêter sa
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puissante sève à l'épanouissement du lyrisme chrétien, tel, du moins, que M. de Tourville semble le définir. Au grêle trésor de nos pièces liturgiques, les Anglais peuvent opposer cent volumes et plus d'élévations, de rêveries et de cantiques. Les quelques sublimes exceptions qu'on pourrait nous @ opposer confirment la règle immuable. Moins imprévues ces fleurs nous paraîtraient moins belles. Semences du Nord égarées en terre latine, elles ressemblent à ces fragiles et stériles merveilles que produisent parfois des croisements ingénieux. La tige qui les porta n'ose pas les reconnaître. On les admire et on les aime, comme ces choses « qu'on ne verra pas deux fois ».
On entend bien qu'en relevant ces inexactitudes, je ne cherche pas le sot plaisir de prendre en défaut un homme aussi considérable que l'abbé de Tourville.
On n'a pas encore fait sa juste part de gloire à ce grand remueur d'idées, à ce « Lamennais normand », — le mot, certes, n'est pas de moi, — qui a façonné d'une main originale et puissante tant de brillants disciples, aujourd'hui maîtres à leur tour; à ce prêtre admirable en qui M. Hemmer nous montrait, l'an dernier, un directeur de premier ordre; enfin, et surtout, à ce merveilleux observateur dont Le Play a vanté la méthode « strictement scientifique ». Mais l'autorité d'un pareil maître nous oblige a attacher de l'importance à ses moindres propos, ce qui me touche, dans la page que je viens de rapporter, ce n'est pas telle erreur particulière sur une question de littérature comparée, cette erreur, c'est le dangereux esprit qui anime ces anathèmes. Guerre aux humanités, au culte désintéressé des belles choses, au principe jadis sacré de l'excellence des lettres et des arts, à la formation traditionnelle de l'esprit, de l'imagination et du sentiment! Le monde latin va s'étiolant dans des écoles de paresse. Qu'on lui arrache tant de livres inutiles et qu'on le dégoûte à jamais de tant de contemplations infécondes. Virgile est le plus arriéré des agronomes; Achille, Ulysse, n'entendent rien au maniement d'une automobile ou d'un
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canot électrique. Le temps du rêve est fini, « celui de l'action commence ». Que tout, jusqu'à nos plaisirs, converge uniquement vers l'utile, vers le profit immédiat, palpable et certain. « Il n'y a plus de promenades intéressantes que sur l'Atlantique ou le Pacifique, avec une traction minimum de vingt mille chevaux. » Cela me paraît infiniment grave, je vois bien ce que les arts y pourront perdre, mais j'ai plus de peine à réaliser ce que le sens chrétien y gagnera.
Avec ce qu'il vous plaît d'appeler le « rêve », je crains bien que la religion elle-même ne soit menacée. Je conviens d'ailleurs volontiers que si « la science sociale » nous impose ces conclusions redoutables, nos lamentations attardées n'y changeront rien, mais, précisément, est-il bien sûr que vous avez trouvé l'exacte formule de notre décadence? Pour ma part, je ne le crois pas.
Vous déplorez, chez nous, une croissante disette d'hommes et de chrétiens. La remarque n'en est pas nouvelle. Diogène la faisait déjà à sa façon, et, de siècle en siècle, tous les prédicateurs se sont légué sa lanterne. Mais qu'à cela ne tienne. D'où vient le mal?
— De notre éducation routinière et sophistiquée.
— Passe encore. Il y a bien cent autres causes, mais, en un sens, tout revient là. A l'œuvre donc; appliquez à cette matière infiniment complexe vos méthodes d'observation. Trêve de synthèses à vol d'oiseau et de simplifications éloquentes. Accumulez des expériences, comparez, dans le plus infime détail, les écoles d'autrefois à celles d'aujourd'hui, celles du monde anglo-saxon aux nôtres. Donnez-nous, non pas une ou deux, mais quelques centaines de monographies d'écoliers. Contez-nous, et toujours par le menu, les aventures d'un nombre égal d'éducateurs. N'oubliez pas que vous êtes parti à la découverte d'un microbe.
Imitez vos collègues de l' « Institut Pasteur », à seule charge, pourtant, de ne pas risquer d'expérimentation directe sans des ménagements infinis. Que, d'ailleurs, aucune curiosité ne vous semble excessive.
Il vous faudra voyager beaucoup, et dans le temps
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et dans l'espace; entretenir non pas seulement plusieurs escouades, mais des générations d'explorateurs.
L'Italie, l'oisive Italie, attend votre séjour. L'AlleL'Italie, l'Autriche, l'Angleterre et le président Roomagne, sevelt vous appellent. Déjà de retour! Juste Ciel!
nous ne vous attendions pas de si tôt! Nous autres ignorants, nous nous faisions des précisions scientifiques une idée toute différente. Ars longa, disionsnous entre pédants, et pour le métier inoffensif de tourneur de phrases, nous exigions un apprentissage de vingt années. Votre enquête vous a pris vingt semaines. A telles enseignes, qui ne voudra être savant! Et s'il nous prenait fantaisie, à nous aussi, de mener tambour battant, une contre-enquête et de proclamer que la faillite de nos écoles est imputable à la rage utilitariste et au nivellement démocratique des temps nouveaux. Pourquoi pas? Colbert fut le contemporain de La Fontaine; Napoléon traînait avec lui, dans sa bibliothèque volante, ces belles inutilités qui, d'après vous, paralysent l'esprit d'initiative et détendent les nerfs de l'action. Il semble, enfin, qu'un certain abaissement du goût public coïncide, chez nous, assez exactement avec ce que vous appelez la décadence latine. Phrases, direz-vous, et discours de distributions de prix! J'y souscris avec allégresse, mais souffrez que je vous retourne le compliment.
Vous affirmez, nous affirmons, c'est phrase pour phrase.
— Je soutiens que l'émétique la tuera.
— Et moi que la saignée la fera mourir.
— C'est bien à vous de faire l'habile homme.
— Oui, c'est à moi, et je vous prêterai le collet en tous genres d'érudition!
Mais laissons notre malade qui peut-être, après tout, n'est pas plus mourant que Lucinde, et voyons comment se comportent les vivants, les sains, les robustes, en un mot les Anglo-Saxons.
Que font les Américains? On nous les donne comme modèles, et, en cette qualité, ils ont remplacé le sauvage dont nos pères furent jaloux. Heureux peuple,
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maître du présent et plus encore de l'avenir! Aucune culture littéraire ne l'embarrasse, aucune étude désintéressée ne le distrait de l'âpre souci de la lutte pour la vie. Entre nous, pour ma part, si j'avais l'honneur d'être né à New-York ou à San-Francisco, j'aimerais qu'on insistât moins sur mes qualités négatives. Il doit être plus ou moins gênant de s'entendre appeler barbare, fût-ce dans un panégyrique de la barbarie.
Quoiqu'il en soit, voyons les faits. En voici un plein de leçons. Depuis quelques années, les amis des livres déplorent l'émigration croissante de nos bouquins les plus rares. Nos bibliothèques passent l'Océan.
Qu'un amateur aux abois sollicite une légère remise et le bouquiniste outragé se redresse, montrant d'un geste impérieux les cablogrammes qu'il vient de recevoir de « Harvard University» ou de Washington.
Je ne dis rien des tableaux et autres objets d'art que les Américains nous enlèvent. Lord Elgin, à leurs yeux, ne fut qu'un pauvre sire. A sa place, ils auraient acheté le Parthénon. Partie remise, d'ailleurs, et nous les verrons quelque jour réclamer, en guise de contribution de guerre, Amiens, Chambord et Pom- péï. Le sac de nos bibliothèques en dit plus long que toutes ces gageures sur l'inquiétude et les appétits de ces ennemis du rêve. S'ils désolent quelques lettrés, ils n'éblouissent personne en accumulant chez eux les trésors littéraires du vieux monde. N'en doutez pas, ils lisent nos livres, ceux d'autrefois, s'entend, et ceux-là même que nous n'avons plus besoin de lire, parce que leur substance est mêlée, pour ainsi parler au sang qui coule dans nos veines et à l'air que nous respirons. Ils les lisent, avec l'hésitation laborieuse du vieux paysan qui épèle son journal et du politicien d'occasion qui prend des leçons de rhétorique. Elle non plus, l'Amérique, n'a pas fait ses humanités et elle sent confusement que quelque chose lui manque. Ils voudraient se hausser à ces chefs-d'œuvre qu'ils ont achetés, comme on achète à l'encan des portraits de famille, et qui, malgré tout, restent notre bien. Je n'ignore pas que dans sa route
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inconsciente vers le beau, leur curiosité se prend d'abord à l'utile. L'histoire les attire surtout, et, dans l'histoire, le document. Mais nos otages, qu'ils gardent, n'ont jamais connu ces distinctions illusoires. Ecrits dans la forte langue du passé, de simples recueils documentaires leur font entrevoir que l'art de penser est nécessaire aux hommes d'action, et que l'art de bien dire n'est autre chose que l'art de penser 1.
Il y a plus, et décidément les gens de ce pays-là prennent plaisir à déconcerter leurs modernes admirateurs. Non contents de lire de bon appétit force livres latins, romans anglais et autres productions européennes également regrettables, ils s'avisent d'écrire à leur tour et prêtent docilement l'oreille aux divinités paresseuses qui ont ruiné le monde latin. Blottie à l'avant des blanches caravelles, une bande de sirènes a déserté nos rivages. Elles ont accompagné au pays de l'or ces aventuriers qui se flattaient de laisser derrière eux ces pauvres hochets qui ont amusé l'enfance du monde. Bientôt reconnues, on essaya vainement de donner la chasse à ces importunes. Aucune vulgarité, aucune violence ne découragent jamais les immortelles chanteuses. Leur souple et indomptable colonie suivait à distance les conquérants. La douceur et 1
quérants. La douceur et l'ironie de ces voix, qui se faisaient chaque jour moins lointaines, ramenaient de soudains accès de mélancolie dans l'âme de ces
I. Autre menu fait que je propose aux « statisticiens » de la « science sociale ». Jusqu'à ces dernières années, les livres anglais étaient communément inaccessibles à l'humilité des bourses latines. Un roman de Meredith coûtait trois ou quatre fois plus cher qu'un roman d'Anatole France. Il fallait renoncer à se procurer les œuvres complètes de Ruskin. Or, ces mêmes livres, dûment vulgarisés, sans doute, humiliés, criblés de fautes, les éditeurs américains nous les donnaient presque pour rien. Ces Messieurs entendent leurs intérêts et n'ont pas l'habitude de sacrifier aux Muses. D'où je conclus que, même sur le marché du nouveau monde, le « rêve » reste une valeur commerciale de tout repos.
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déserteurs du passé. Chose étrange, les sirènes leur gâtaient l'ivresse des butins splendides. L'éclat de l'or semblait s'éteindre à mesure qu'elles chantaient.
Chose plus étrange, la désillusion n'allait pas sans quelque douceur. Aux heures où les comptoirs se fermaient, d'obscurs instincts travaillaient ces rudes marchands. Ils ouvrirent les yeux, ils redressèrent la tête, ils regardèrent les vastes forêts, sans penser au bénéfice des coupes prochaines, et sans qu'il fût besoin de se renseigner sur la route à suivre, ils contemplèrent les étoiles. Ils aimèrent la solitude et le silence. Apres au gain toujours, bâtisseurs de cités monstrueuses, esprits fertiles en inventions qui renouvelaient la face de l'univers, ils comprirent néanmoins que l'homme ne vit pas seulement de pain et que l'électricité ne serait jamais qu'un misérable comparse dans la pièce burlesque et tragique de nos courtes vies. Ils rêvèrent, enfin, comme tout le monde, eux qui devaient nous guérir du rêve, mais ils rêvèrent avec une conscience, un sérieux, une application que nous n'apportions pas, nous autres, à ce genre d'exercice. De ce rêve est né une forme nouvelle de poésie, un « humour » bizarre et savoureux que l'Angleterre ne connaissait pas. Si tant est que l'Italie soit le pays du rêve, elle n'a rien à apprendre, en cette matière, aux compatriotes de Nathaniel Hawtorne, d'Emerson et d'Edgar Poë.
On me trouvera bien entêté de me cantonner ainsi dans mes livres, bien impertinent de convier de savants économistes aux romans de Meredith et aux contes de Mark Twain. J'avoue que c'est là une prétention fort ridicule. Mais quoi, ce n'est pas nous, encore une fois, qui avons voulu la guerre. Nous savourions en paix nos auteurs, nous racontions aux petits enfants les malheurs de Cendrillon et les voyages d'Ulysse. D'honnêtes savants de l'ancienne marque se délassaient parfois au milieu de nous. Soudain, une rumeur de menaces vint nous arracher à nos loisirs. Mettant le nez à la fenêtre, nous apercevons d'honnêtes gens qui faisaient mine de vouloir incen-
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dier notre retraite. « C'étaient nous, criaient-ils, qui étions cause de tout le mal, et qui achevions la ruine de l'Europe latine ». (Nous, c'est-à-dire les barbouilleurs de poèmes et la fâcheuse cour de porte-lunettes qui va sonnant leurs louanges). Quelques torches bien appliquées auraient bientôt raison de nos livres.
Quant aux habitants de ces lieux de perdition, on logerait les plus dociles dans une école de comptables, les autres dans une maison de fous. Le courage militaire n'est pas notre fort. Nous nous mîmes à parlementer, mais comme on n'avait pas l'air de nous entendre et que déjà la flamme crépitait au pied de nos murs, force nous fut de recourir aux mesures nos murs, C'en était une que d'arborer les couleurs extrêmes. C'en était une que d'arborer les couleurs américaines sur l'antique demeure des Muses. Mais nous irons jusque-là pour sauver nos trésors. C'est fait. Maintenant, éteignez vos torches. L'incendie gagnerait bientôt l'ultime rayon où perchent les poètes d'Amérique. N'allez pas vous brouiller avec le nouveau monde après avoir renié le monde latin.
Je sais que les fidèles de M. de Tourville n'ont, jusqu'ici du moins, jamais brûlé personne. Aussi bien l'exemple de plusieurs d'entre eux me donne raison.
L'un d'eux, et non des moindres, est à cette heure, un de nos auteurs les plus raffinés. Il polit la moindre phrase de ses sermons, comme un laquiste japonais ses minutieux tableautins, ou comme l'exquis Joubert dose ses pensées. Je n'aurais garde de critiquer un prêtre qui a si bien parlé de Racine et qui, pour sa part, a réagi mieux que personne contre le négligé grandiloquent du style ecclésiastique. S'il voulait seulement être moins parfait, quel écrivain ne ferait-il pas? L'étude d'Augustin Léger sur Coventry Patmore, la précieuse traduction de External religion, les beaux livres de M. Klein, ne trahissent non plus aucune révolte contre la consigne de perfection qui nous régit tous, de ce côté de l'Atlantique. Il ne semble pas davantage que de Tourville lui-même se montre toujours un adversaire aussi farouche de l'art et du rêve. Jugez-en plutôt sur cette lettre écrite en courant.
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« Dans de longs jours, très longs de souffrances et d'accablement invincibles, je me souviens d'avoir trouvé de l'appui dans la représentation que je me suis faite de mon âme sous la figure d'une pauvre femme de Judée, vieillie, ridée, au teint terreux, en grand voile noir, allant d'une marche épuisée et presque tombante. Elle suivait, au soir d'une saison mauvaise, un chemin presque désert, où, cependant, brillait de loin en loin la lumière d'une demeure projetée par l'ouverture de la porte. Elle entrait, cette pauvre voyageuse, sans bruit, et se laissait comme affaisser sur le banc qui règne autour de la pièce, à la place la plus proche de la porte. Le feu de l'âtre l'éclairait et les habitants sympathiques s'inquiétaient d'elle. Et elle leur répondait : « Je chemine derrière Jésus de Nazareth qui va devant et que je ne puis joindre. Toujours il me devance d'une marche vigoureuse et je l'aperçois au loin : il semble n'avoir pas pitié de ma lassitude, mais je le suis pourtant et ne cesserai de le suivre. Adieu, hôtes d'un instant, je reprends ma marche. » Et la pauvre âme, se traînant péniblement, disparaissait dans l'obscurité 1 ».
Et l'homme qui a écrit cette page reproche à l'Italie de n'avoir joint « que l'art », que le rêve aux aspirations du sens chrétien! Lui-même, ici, vraiment, fait-il autre chose? Comme un certain poète italien qui se fiança jadis à la Pauvreté, de Tourville chante aujourd'hui « les transfigurantes épousailles de la misère et du Sauveur». Que nous sommes loin des transatlantiques! Non, en vérité, le mal dont nous souffrons n'est pas de trop aimer les belles choses et de consentir trop de sacrifices au souci de la perfection. Les économistes sont trop jeunes pour être modestes, j'entends modestes dans leurs idées, timides dans leurs affirmations, réservés dans leurs synthèses. Ils savent pourtant ou devraient savoir qu'on ne doit pas toucher, sans un infini respect, à des traditions vingt fois séculaires ni paralyser l'une quel-
I. Cf. Bouvier, p. 115, 116.
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conque des forces vives d'une nation. La poésie est une de ces forces. Au lieu de la maudire, examinez-la de plus près. Bonne ou mauvaise, il importe peu, puisqu'elle est immortelle. Certes, nous avons reconnu longtemps avant vous, que lorsqu'elle germe sur une terre inculte ou fiévreuse, elle risque de s'épanouir en un philtre d'oisiveté ou en un ferment d'anarchie.
Mais précisément, nos traditions latines concentraient les multiples excellences de cette fleur en une essence très pure, très active et très bienfaisante.
Deux nations choisies, l'Italie et la France, avaient recueilli de l'ancienne Grèce cette semence de perfection que les hommes du Nord, un Goethe, un Shakespeare, — c'est-à-dire toute l'Angleterre et le meilleur de l'Allemagne, — venaient pieusement recevoir de nos mains. Non, non, cherchez ailleurs le secret de la décadence latine, et si quelques-uns, parmi nous, grammairiens, critiques, romanciers, poètes, gardent encore le précieux dépôt, loin de les proscrire, tenezles pour de bons serviteurs de la Cité.
Ils maintiennent, dans un pays, l'esprit de mesure, l'amour de la besogne bien faite, la défiance de soi, le sens du réel, l'horreur du sophisme. Ils portent en eux une règle qu'ils ont recueillie toute sainte des mains de leurs infaillibles ancêtres et qui les affranchit de la servitude du caprice et du sens privé.
Adossés au rempart de la tradition, aucune chimère ne les séduit, aucune saine nouveauté ne les épouvante. Il leur arrive parfois de déraisonner, mais c'est toujours en dépit de la grammaire, du sens critique, de l'observation, de la poésie. Et puis, dans leurs écarts, ils gardent une façon de boussole. Un philosophe, un économiste qui va de travers, ne peut aller qu'aux abîmes. Un artiste égaré ne nous conduira jamais qu'à moitié chemin de l'anarchie. Le simple souci de peser ses mots, de veiller au nombre de ses périodes, la nécessité où il s'est mis de vivre toujours en présence des chefs-d'œuvre, il n'en faut souvent pas davantage pour l'avertir qu'il s'aventure dans es nuées. Que s'il passe les justes bornes, avec lui,
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le mal n'est pas sans remède. L'excellence de sa manière nous arme contre la fascination de ses doctrines et nous ramène à des idées de sagesse et de perfection.
« J'ai une certaine tendresse pour tous ces beaux mots qu'on voit ainsi mourir. » Le grammairien qui soupirait de la sorte en savait plus long que tous les économistes sur les lois de la grandeur et de la décadence des peuples. Comme le disait je ne sais plus quel homme grave et très ennemi du paradoxe, « la Chambre introuvable, dont tous les membres pratiqueraient Vaugelas, ramènerait l'âge d'or 1 ».
I. Voici fort à propos dans le Times (journal anglo-saxon) du 7 septembre, quelques lignes intéressantes : « La valeur éducative des études classiques vient surtout de ce que ces études sont, comme on dit, « inutiles » : si bien qu'on ne saurait
être tenté de les prostituer à d'indignes fins.,, etc. »
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TABLE DES MATIÈRES
Pages PRiFACE 7 INTRODUCTION. 25
PREMIÈRE PARTIE
I. — L'Humanisme Chrétien et les origines de la théologie moderne 43 II. — Léonce Couture et l'Humanisme Chrétien 60 III. — La Folle « Sagesse » de Pierre Charron.. 68
DEUXIÈME PARTIE
I. — Les lettres de saint François de Sales 83 II. — Pour qu'on lise saint François de Sales 94 III. - La Philosophie de saint François de Sales. 131 IV. - Variations sur la « Concupiscence ». 153
TROISIÈME PARTIE
I. — Port-Royal et la critique historique 169 Le Secret de Port-Royal ., -77 169 L P d P 1/ ,,\ La Pauvresse de Pascal ,.r." 172 , S I
1 .;::
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II. — Pascal, l'abbé de Villars et la première réfutation des « Pensées » 181 III. - En prière avec Pascal. 197 IV. — Pascal et les Mystiques. 241 V. - Pascal et Valéry. 260
APPENDICES
I. - Réponse à une enquête. 275 II. — Le « Gaumisme» au XVIIe siècle. Fragments de Le Frain du Tremblay. 278 III. — Sur quelques propos de l'abbé de Tourville. 285
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ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 28 DÉCEMBRE 1936 PAR L'IMPRIMERIE FLOCH A MAYENNE (FRANCE) SUR PAPIER NAVARRE S. P. M.
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ŒUVRES DE HENRI BREMOND de L'Académie Française
Racine et Valéry. i5 fr.
Prière et Poésie 15 fr.
La Poésie pure, avec un débat sur La Poésie, en collaboration avec R. DE SOUZA 15 fr.
Divertissements devant l' Arche. i5 fr.
CHEZ BERNARD GRASSET ÉDITEUR