LES CHEFS-D'OEUVRE DE LA LITTÉRATURE EXPLIQUÉS
Publiée sous la Direction de RENÉ DOUMIC de l'Académie Française
LES
CATILINAIRES
de Cicéron
ÉTUDE ET ANALYSE
PAR
H. BORNECQUE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LILLE
MELLOTTÉE, ÉDITEUR
48, RUE MONSIEUR-LE-PRINCE. PARIS VIE
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LES CATILINAIRES
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LES CHEFS-D'OEUVRE DE LA LITTÉRATURE EXPLIQUÉS
EN VENTE :
L'ILIADE d'HOMÈRE, par A. Puech, de l'Institut.
L'ODYSSÉE d'HOMÈRE, par V. Bérard, de l'École des Hautes Études.
OEDIPE-ROI de SOPHOCLE, par Maurice Croiset, de l'Institut.
HIPPOLYTE d'EURIPIDE, par Louis Méridier, Professeur à la Sorbonne.
LES PHILIPPIQUES de DÉMOSTHÈNE, par A. Puech, de l'Institut.
LES CATILINAIRES, de CICÉRON, par H. Bornecque, Professeur à la Faculté des Lettres de Lille.
LES SATIRES de JUVÉNAL, par Pierre de Labriolle, Professeur à la Sorbonne.
LA CHANSON DE ROLAND, par
Ed. Faral, Professeur au Collège de France.
LES ESSAIS de MONTAIGNE, par Gustave Lanson, Directeur honoraire de l'École Normale Supérieure.
DON QUICHOTTE de CERVANTES, par Paul Hasard, Professeur au Collège de France.
LE CID de CORNEILLE, par Gustave Reynier, Professeur à la Sorbonne.
POLYEUCTE de CORNEILLE, par J.Calvet, Professeur à la Faculté Libre de Paris.
LE MISANTHROPE de MOLIÈRE, par René Doumic, de l'Académie Française.
LES FEMMES SAVANTES de MOLIÈRE, par G. Reynier, Professeur a la Sorbonne.
LES PENSEES de PASCAL, par Fortunat Strowski, de l'Institut.
LA NOUVELLE HÉLOÏSE de T-T ROUSSEAU, par Daniel Mornet! Professeur à la Sorbonne.
LE ROUGE ET LE NOIR de STENDHAL, par A. Le Breton, Professeur à la Sorbonne.
PORT-ROYAL de SAINTE-BEUVE, par Victor Giraud.
LA LÉGENDE DES SIÈCLES, de
VICTOR HUGO, par P. Berret.
BRAND d'IBSEN, par P. G. La Chesnais.
PÉCHEUR D'ISLANDE de P. LOTI, par L. Barthou, de l'Académie Française.
EN PRÉPARATION :
L'ÉNÉIDE de VIRGILE, par Constans, Professeur à la Sorbonne.
GARGANTUA de RABELAIS, par A bel Lefranc, de l'Institut.
HAMLET de SHAKESPEARE, par L. Gillet.
LES MISÉRABLES de Victor HUGO, par Georges Ascoli, Professeur à la Sorbonne.
LES ANNALES DE TACITE, par Fabia, de l'Institut.
LA DIVINE COMÉDIE de DANTE, par A. Jeanroy, de l'Institut.
LES CAVALIERS d'ARISTOPHANE, par O. Navarre, Professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse.
LES VERRINES de CICÉRON, par J. Carcopino, de l'Institut.
L'ART POÉTIQUE de BOILEAU, par Marcel Hervier.
LES ROMANS de VOLTAIRE, par
A. Bellessorl.
LE PÈRE GORIOT de BALZAC, par Marcel Bouteron.
ANDROMAQUE de RACINE, par Daniel Mornet, Professeur à la Sorbonne.
HERNANI de Victor HUGO, par Mario Roustan.
LES CONTEMPLATIONS de Victor HUGO, par Maurice Levaillant.
CINNA, de CORNEILLE, par R.Jasinski, Professeur à la Faculté de Lille.
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LES CHEFS-D'OEUVRE DE LA LITTÉRATURE EXPLIQUÉS
Publiés sous la Direction de RENÉ DOUMIC de l'Académie Française
LES
CATILINAIRES
Cicéron
ÉTUDE ET ANALYSE
PAR
H. BORNECQUE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LILLE
MELLOTTÉE, ÉDITEUR
48, RUE MONSIEUR-LE-PRINCE - PARIS VIE
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JUSTIFICATION DE TIRAGE
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE 2 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE NUMÉROTÉS 1 ET 2 L'ÉDITION ORIGINALE DE CET OUVRAGE PORTANT LA MARQUE Q A ÉTÉ TIRÉE SUR VERGÉ OUTHENIN-CHALANDRE
EXEMPLAIRE: Q
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Retardé par les événements, l'ouvrage que voici était déjà chez l'éditeur.
Il paraît, mais hélas, à quelques semaines près, mon père ne verra pas, sous leur couverture blanche, ses pages exaltantes et graves... Pensée inhumaine contre quoi se lève heureusement une belle et consolante image : celle des étoiles éteintes, à la mort desquelles nous ne pouvons point croire,puisqu'elles continuent de nous envoyer leur lumière.
Mai 1936.
C. Jacques-Henry BORNECQUE.
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AVANT-PROPOS
Pour se faire une idée exacte de l'éloquence de Cicéron, on peut s'adresser à trois groupes de discours : les Verrines, les Catilinaires, les Philippiques. Mais les Verrines sont des mémoires, sous forme de discours, composés en vue de la lecture, pour exercer une action sur l'opinion publique. En outre, plusieurs d'entre elles, pour être comprises, requièrent de longues explications techniques. Les Philippiques, d'ailleurs nombreuses (quatorze), sont liées aussi à une situation politique se modifiant sans cesse. La deuxième, la plus connue, n'a pas été prononcée. Enfin, elles manquent un peu d'unité, au moins dans le temps, la première étant du 29 septembre 44 et la dernière du 22 avril 43. On est donc amené à choisir les quatre Catilinaires : faciles à suivre, moyennant quelques explications, elles forment un tout et nous sont parvenues telles à peu près que le Sénat ou le peuple les avaient entendues 1. L'on objectera que ce sont là trois attaques, contre Verrès, contre Catilina, contre Antoine, et que Cicéron est avant tout un avocat. Mais le plaidoyer le plus célèbre de Cicéron, celui où il apparaît tout entier, le Pro
I. Voir ici p. 71 et suivantes.
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Milone, a été refait de toutes pièces, après coup, dans le silence du cabinet. Celui qui avait été prononcé n'était qu'un petit, un médiocre discours, une oratiuncula, dit Quintilien, qui l'avait lu. D'ailleurs — et nous aurons l'occasion d'y revenir dans lu conclusion — les Catilinaires ne sont-elles pas, au fond, un plaidoyer, la défense de l'attitude prise par Cicéron, de la conduite tenue par lui ?
Les Catilinaires sont une partie d'un drame dont les protagonistes sont Cicéron et Catilina. Ce drame a bien ses trois parties : une exposition, jusqu'après les élections consulaires de 63, au moment où le chef de la conspiration va se trouver face à face avec le chef du pouvoir exécutif ; un noeud, dont les péripéties, au nombre desquelles les Catilinaires, sont nombreuses ; le dénouement, qui comprend l'exécution des complices de Catilina, la mort et la défaite de celui-ci à la bataille de Pistoia, et, comme répercussion plus éloignée, l'exil de Cicéron.
Dans ces conditions, on risquerait de mal comprendre les Catilinaires, si l'on ne connaissait pas bien les acteurs et leur situation réciproque au moment où s'engage la lutte. Je me souviendrai cependant que l'objet de cet ouvrage n'est pas la Conjuration de Catilina, tant de fois étudiée, notamment, en France, par Mérimée et par Gaston Boissier, mais bien les quatre discours de Cicéron.
Nous ajouterons que la scène se passe à Rome,
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au Sénat, ou sur le Forum, en 63 avant Jésus-Christ, seize ans après l'abdication de Sylla, dont les réformes ont été rapidement « grignotées ». L'homme le plus puissant, le plus populaire, est Pompée, alors occupé à diriger la guerre contre Mithridate. Le riche Crassus et l'ambitieux César profitent de son absence pour essayer de le supplanter 1. Les tribuns de la plèbe ont recouvré leur pouvoir. Les chevaliers partagent avec les sénateurs et les tribuns du trésor le droit de juger, confié par Sylla aux seuls sénateurs. La haute assemblée n'est pas encore remise du coup que lui a porté le dictateur. « A force de freiner leurs [des sénateurs] impatiences, de contenir leurs convoitises, d'espacer leurs occasions, d'apprendre et de vouloir, il allait casser leur ressort, tarir, chez ces hommes qui passeraient sans durer dans leurs postes secondaires, la sève, le talent, et jusqu'au goût de l'action 2 ».
1. V. l'ouvrage, désormais classique, d'Edouard MEYER. Caesars Monarchie und das Principal des Pompejus.
2. Jérôme CARCOPINO, Sylla ou la monarchie manquée.
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LIVRE PREMIER L'EXPOSITION DU DRAME: AVANT LES Catilinaires 1.
CHAPITRE PREMIER
CICÉRON.
Cicéron a quarante-deux ans, lorsque, candidat au consulat, il se trouve en présence de Catilina.
On est surpris, au premier abord, qu'il ait été amené à briguer les honneurs et qu'il les ait obtenus. En effet, comme le dit Ferrero, « Cicéron n'était pas un homme d'action ; il n'avait pas les deux passions, la soif de l'argent et l'ambition du pouvoir, qui poussent les hommes à affronter les périls des grandes luttes sociales ; c'était un artiste de premier ordre, un écrivain incomparable, à la sensibilité délicate, à l'imagination vive, à l'esprit souple et fort, dont la suprême ambition n'était pas d'amasser des richesses ou de commander à ses semblables, mais d'être admiré. Sauf ces grandes qualités d'ordre intellectuel et cette ambition, il reproduisait plutôt les traits distinctifs que la longue sujétion avait imprimés dans cette bourgeoisie moyenne de l'Italie d'où il
I. Les traductions de Cicéron et de Salluste ont été faites par nous. Mais nous avons eu sous les yeux les traductions antérieurement publiées.
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était issu, c'est-à-dire l'esprit d'épargne et de sagesse, le dédain un peu craintif de l'apparat, la sévérité de la vie privée, les affections de famille, la timidité, la prudence, le respect un peu humble pour la noblesse et la richesse ».
A ce portrait, dans l'ensemble si exact, il convient d'ajouter un trait, le patriotisme : Cicéron admire profondément Rome sous tous les rapports. Bien qu'il soit tout imprégné de la pensée hellénique, au point que ses ennemis l'appellent « un petit Grec » (Graeculus), il écrit dans les Tusculanes : « J'ai toujours pensé qu'en leurs domaines, nos aïeux ont été supérieurs aux Grecs, car, dans leurs créations propres, ils ont montré plus de jugement, et, lorsqu'ils ont emprunté aux Grecs, ont perfectionné tout ce qu'ils en recevaient. » C'est pour enrichir la littérature latine, pour la rapprocher de la littérature grecque, qu'il a voulu y annexer la philosophie et la rhétorique. Les exemples de l'ancienne Rome, modèles de noblesse et de dignité, voilà sur quoi il prétend se régler. Aussi bien, lui, provincial, simple chevalier, homme nouveau, aurait-il pu donner des leçons d'idéalisme aux patriciens, à un Verrès, tyran de la Sicile, à un Brutus, pactisant avec des publicains pour pressurer les Cypriotes, à un Crassus ou un Lucullus, affolés de luxe, naturellement à un Catilina.
D'autre part, certaines touches mériteraient
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d'être atténuées ou estompées. Il est certain qu'à son exaltation de sensibilité correspond naturellement une dépression de volonté. Mais n'est-ce pas elle aussi qui lui dicte des mouvements assez rares de générosité, de clémence et de bonté ? elle qui lui inspire la politique d'honnêteté et de bienveillance qu'il préconise envers les alliés ou les étrangers, et que lui-même pratique ? elle surtout qui lui a donné ce frémissement de curiosité universelle, grâce auquel il a étendu le champ d'une merveilleuse intelligence? Non seulement, comme nous le verrons, il a voulu posséder toutes les connaissances qui font l'orateur parfait; il a même une forte teinture des arts, car, dans ses ouvrages, les statues ou les tableaux célèbres lui fournissent souvent des comparaisons, des anecdotes. Il ne se borne pas à les connaître théoriquement : il sait voir les oeuvres d'art et nous les faire voir. Il a des notions sur l'histoire technique de la peinture, par exemple sur le nombre des couleurs employées par les différents peintres. Enfin, la manière dont il parle de l'argenterie, de sa fabrication et de ses ornements, prouve que, tout comme son ennemi Verrès, il pouvait être placé au nombre des amateurs intelligents. Au milieu de ses plus graves préoccupations, il entretient ses correspondants de peinture et de sculpture, aussi bien que de littérature et de beaux livres.
Convenons que cette culture même, l'habituant
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à envisager toutes les faces des questions, a pu contribuer à ses indécisions et à ses bcsitations, autant que sa profession d'avocat, où il était amené à soutenir aujourd'hui ce qu'il avait combattu la veille, à attaquer violemment Vatinius, et, plus tard, à le défendre. Il n'en reste pas moins le premier des Romains qui ont admis « la haute valeur de la science désintéressée et l'éminente dignité de la pensée pure (Humbert) ». « Quels royaumes, quelle puissance, s'écrie-t-il, toujours dans les Tusculanes, valent les plaisirs que Démocrite, Pythagore, Anaxagore, trouvaient dans l'étude ? Car le plus grand bonheur qui soit pour l'homme est lié à ce que l'homme a de meilleur. Or, l'homme n'a rien de meilleur que la pénétration et la force de la pensée. »
Son malheur a été, ou bien de vivre dans un temps qui ne lui convenait pas, « avec ses violences et ses mensonges, ses haines et ses trahisons, avec cet opportunisme, ce cynisme, cette frivolité et ce goût d'étalage et de plaisirs qui caractérisaient alors plus ou moins tous les politiciens en vue » (Ferrero), ou bien de se mêler à la vie publique, étant donné son caractère et son origine.
Mais, par amour de la gloire, il désirait les honneurs, et, non sans raison, pour y parvenir, il comptait uniquement sur sa parole. De fait, il était provincial, de la petite ville d'Arpinum 1 I. C'était aussi la patrie de Marius.
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dans le pays des Volsques. Il n'appartenait qu'à l'ordre équestre. Il n'est pas noble, puisque aucun de ses ascendants directs n'a exercé une magistrature curule. Sa fortune personnelle est modique, insuffisante, dans tous les cas, pour acheter les suffrages. Térentia, qu'il épousera vers la trentaine (77 ou 76), lui apporte une dot honorable, sans plus : 120.000 drachmes (100.000 francs or) ; nous savons de plus qu'elle possédait des maisons à Rome et une forêt près de Tusculum. C'est seulement après son consulat que le talent de Cicéron lui valut, de ses clients, sous forme de cadeaux, de prêts ou de legs, une rémunération importante. Ne pouvant compter que sur son éloquence, il ne négligea rien pour s'élever au premier rang parmi les orateurs.
« Si la nature t'a doué d'une prédisposition particulière pour bien parler, dit Platon dans son Phèdre, tu seras éloquent, à la condition toutefois que tu joignes à cette aptitude naturelle des connaissances et de la pratique. » Isocrate, Denys d'Halicarnasse et Quintilien ont parlé, eux aussi, de la force qui résulte, pour l'orateur, de ces trois éléments. Mais, nulle part, cette théorie n'a eu d'adepte plus convaincu que Cicéron.
Jusqu'en 66, si nous en croyons le Brutus, c'est-à-dire jusqu'à quarante ans, trois ans après les Verrines, il ne cessait pas de s'exercer, en latin, en grec, de vive voix, par écrit, sur des causes
2
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réelles ou sur des causes fictives, ce que, plus tard, on a nommé « controverses ». D'autre part, de 90 à 81, il fréquentait assidûment le Forum, écoutant avec le plus grand zèle les avocats et les hommes politiques.
Ces exercices s'ajoutaient à une formation beaucoup plus complète que celle des autres orateurs. Dès son arrivée à Rome, il avait, grâce à son oncle Aculéon, connu et fréquenté le grand orateur Crassus, qui l'avait guidé de ses conseils, et dont, plus tard, il devait pleurer la mort avec tant d'émotion. Son autre oncle, L. Cicéron, le mit en relations avec le rival de Crassus, avec Antoine, le père du futur collègue de Cicéron durant son consulat. Il étudiait la rhétorique théorique, vraisemblablement avec des maîtres latins, sûrement avec Molon de Rhodes, venu à Rome comme ambassadeur, et, dès 81, à vingt-cinq ans, publiait un ouvrage en deux livres sur l'Invention, considérée comme la première et la plus importante partie de l'art oratoire ; il annonçait l'intention de traiter des autres ; mais les ouvrages projetés n'ont pas été composés. Il ne négligeait pas le droit, dont il s'instruisait auprès de deux célèbres jurisconsultes du temps : Q. Mucius Scaevola l'Augure et Q. Mucius Scaevola le Pontife. Il essayait de bien connaître l'histoire, « qui permet, si besoin est, d'évoquer des enfers les témoins les plus probants ». L'épicurien Phädros
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et l'académicien Philon l'initièrent à la philosophie, « la mère de tout ce qui est bien fait et bien dit », en même temps qu'elle fournit le moyen d'élargir une question. De stoïcien Diodote lui enseigna la dialectique, l'art de bien raisonner. Il lisait beaucoup, prose et vers, pour se former le style : c'est de lui que nous vient presque tout ce qui nous reste des tragiques latins et nous savons qu'il a connu le tragique Accius, alors vieux. Puis, sa santé et les circonstances (dont nous parlerons plus loin) l'ayant contraint à quitter Rome pendant deux ans, de 79 à 77, il visita Athènes, Rhodes et l'Asie Mineure, approfondissant sa culture philosophique et sa connaissance de l'art oratoire. C'est surtout Molon, connu par lui à Rome, qui semble, lors de son séjour à Rhodes avoir eu sur son talent l'influence la plus forte et la plus heureuse. De retour, il considéra que sa formation n'était pas complète sous le rapport de l' « action », si importante aux yeux des anciens, obligés de parler devant des assemblées nombreuses et le plus souvent en plein air. Cicéron demanda des conseils aux maîtres qui passaient pour les plus habiles dans l'art du geste et du débit, l'acteur tragique AEsopus, qui exerça sur lui une influence médiocre, et Roscius, plutôt acteur comique, avec lequel il était déjà lié et dont il parle toujours avec admiration.
On s'explique bien que, dans ces conditions,
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dès son apparition au barreau, et surtout après son retour, il ait été placé d'emblée au nombre des plus grands orateurs. Tout d'abord, à l'imitation d'Hortensius, qui tenait alors le premier rang au barreau, il avait adopté le genre, dit asiatique, plein d'enflure et de redondance, pour la forme comme pour le fond. Pour la forme, on en jugera par un court passage du Pro Quinctio, le premier discours de Cicéron que nous ayons conservé 1 :
« Alors que abattu (confectus) et abîmé (conflictus) par des difficultés si nombreuses et si graves, P. Quinctius est venu chercher un refuge dans ta bonne foi, ta sincérité, ta miséricorde, C. Aquilius, alors que la violence de ses adversaires ne lui avait point permis de jouir de droits égaux, du même pouvoir d'agir en justice, de l'équité d'un magistrat, alors que, par le plus grand des abus du droit, tout s'est montré pour lui ennemi et contraire, c'est toi, C. Aquilius, et vous, qui siégez dans le conseil, qu'il prie et qu'il supplie de permettre que l'équité, inquiétée, persécutée par de nombreux abus du droit, puisse enfin s'arrêter ici et y trouver une position solide ».
Pour le fond, l'exemple, en quelque sorte classique, est le morceau très applaudi sur le supplice des parricides, dans le Pro Roscio Amerino, prononcé en 79 : Cicéron, trente-trois ans après, le citait dans l'Orator 2, pour déclarer « qu'il avait
1. § 10.
2. § 107.
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commencé un peu plus tard à en sentir lui-même l'excessive effervescence ». On sait que les parricides étaient cousus vivants dans un sac et jetés à la mer. Voici le commentaire de Cicéron 1 :
« S'il est des choses dont l'usage est commun à tous, c'est l'air pour les vivants, la terre pour les morts, la mer pour les naufragés, le rivage pour ceux qu'elle rejette. Or les parricides vivent tant qu'ils le peuvent, mais ne peuvent respirer l'air du ciel ; ils meurent, sans que leurs os soient en contact avec la terre ; ils flottent au milieu des vagues, mais n'en sont jamais baignés ; enfin la mer les rejette, mais, même après leur mort, ils ne trouvent pas le repos sur les rochers ».
Mais, sous l'influence de Molon, de la réflexion et de l'âge, il se métamorphosa pour ainsi dire; selon sa propre expression, son style finit de bouillonner, et prit ses qualités définitives. Variété, d'abord. Quand on prononce le nom de Cicéron, on imagine aussitôt quelqu'un de pompeux et de majestueux. C'est une erreur : il sait prendre tous les tons, et conformer également l'expression à la pensée. Une seconde qualité, c'est l'éclat, obtenu surtout par l'emploi des figures de mots et de pensées ; il faut reconnaître que Cicéron n'y a pas toujours évité l'abus et le mauvais goût. Ajoutons l'abondance, parfois un peu excessive, mais qui plaisait à Rome; César, bon juge en matière de style, mais peu favorable à Cicéron,
I. § 72.
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le félicitait de l'avoir inventée. Enfin sa phrase a le rythme, la cadence et l'harmonie.
Pour le fond, il nous dit que tout le secret de l'éloquence est d'instruire, de plaire, et de toucher. Cette formule revient à chaque pas dans ses traités oratoires; il ne se lasse pas de l'expliquer et de la commenter; il s'y conforme pleinement.
Instruire, il y réussit, d'abord par une préparation minutieuse des causes, nourries de faits, d'arguments et de témoignages. Puis il applique les préceptes donnés par lui-même dans l'Orator 1 ou plutôt, dans ses préceptes, il résume sa pratique : « Exposer le sujet d'une manière brève, vraisemblable et claire, pour que l'on comprenne bien l'état de la question; démontrer sa propre thèse, réfuter celle de l'adversaire, et cela non pas dans la confusion, mais en présentant chaque argument d'une façon complète, de manière à arriver à la conclusion logique des prémisses, posées en vue de démontrer chaque point. »
Plaire, il s'y applique d'abord dans l'exorde, qui éveille l'attention des auditeurs et les rend favorables à l'orateur. Il y réussit par le ton, vivant, voire agressif : Horace rapporte longuement une querelle de crocheteurs et la termine en disant : « Nous avons passé plusieurs heures agréables. » « Cicéron, écrit M. Martha, connaît ce goût de la foule pour la dispute et il la satisfait.
I. § 122.
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Seulement, cette dispute, il ne faut pas qu'elle soit trop longue : elle deviendrait fatigante et obscure. Aussi la eoupe-t-il de temps en temps par des digressions, des lieux communs, des exemples, des récits, des réflexions philosophiques ou littéraires, enfin et surtout par des anecdotes, où il excelle. » Il ne se contente pas d'intéresser : il amuse. Le peuple romain était volontiers railleur, et tous les orateurs, à commencer par le vieux Caton, flattent ce penchant. Cicéron a beaucoup d'esprit : on lui a même reproché d'en avoir trop. Aussi bien rencontre-t-on chez lui toutes les formes, depuis le calembour jusqu'à l'ironie la plus fine, en passant par les allusions (souvent méchantes), les parodies et les caricatures.
Pour émouvoir, enfin, le pathétique. Devant ce public méridional, il jouait un rôle considérable. Le vieux Caton y excelle ; l'art de le provoquer avait fait la réputation de Galba ; Antoine lui devait sa clientèle. Cicéron, lui aussi, emploie souvent le pathétique, surtout dans les procès criminels et avec beaucoup d'habileté. M. Ramain en a finement distingué chez lui deux sortes : « L'un, qui lui est naturel, provient de sa sensibilité et de son imagination, l'une si vive et l'autre si forte, et d'une certaine délicatesse morale, qui fait qu'aisément il s'enflamme pour ce qui est bien et contre ce qui est mal. Puis il a un autre pathétique plus artificiel, qui est destiné à
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produire un effet utile. Il est parfois difficile de les distinguer l'un de l'autre. Il en est des orateurs comme des acteurs, qui, lorsqu'ils se surprennent en train de faire un beau geste, appliquent tout de suite leur attention pour le reproduire sur la scène. De même Cicéron devait mettre à profit ses mouvements les plus spontanés. » Cette éloquence, si rare et si puissante, il la déploie, nous dit-il, en de nombreuses causes civiles ou criminelles. Nous n'avons pas, sur toutes, de renseignements sûrs, mais, pour nous borner à celles qui nous sont parvenues ou dont les circonstances nous sont connues, nous voyons que, à peu d'exceptions près (Pro Roscio comoedo et Pro Caecina), où il défend des amis, c'est au service de ses intérêts politiques qu'il a mis sa parole. Il commence par incliner vers le parti populaire, soit, comme le suppose M. Boissier, que son esprit modéré eût en horreur la dictature et les cruautés de Sylla, soit qu'il partageât les tendances générales de la jeunesse, telles que nous les révèle l'esprit du manuel anonyme d'art oratoire, connu sous le nom de Rhétorique à Hêrennius, et écrit entre 86 et 82. Le Pro Quinctio, le Pro Roscio Amerino, le Pro Muliere Arretina, le Pro Tullio, les Verrines, le Pro Cluentio, prononcés de 81 à 66, se rattachent tous, plus ou moins directement, à la lutte contre la constitution de Sylla. Presque toujours, il se trouve que
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le défenseur de ses adversaires est Hortensius, l'avocat des nobles.
Sa parole, son courage (dans le Pro Roscio Amerino, en 79 1 il s'était attaqué à Chrysogonus, affranchi et favori de Sylla), et peut-être un concours de circonstances heureuses, auxquelles M. Martha donne une place trop importante 2, lui valurent, un an après son retour, la questure, la première des dignités que l'on briguât ordinairement; car l'ordre normal, le cursus honorum, était questure, préture, consulat, l'édilité ou le tribunat se plaçant après la questure, lorsqu'on jugeait à propos de les briguer. Il était élu à l'âge minimum, qui, depuis Sylla, était trente ans; il fallait quarante ans pour se présenter à la préture, quarante-trois pour poser sa candidature au consulat. La questure conduisit Cicéron en Sicile, où il devait connaître Verrès et être apprécié des Siciliens, qui lui confièrent la défense de leurs intérêts contre leur ancien gouverneur. C'est à cette occasion qu'il prononça les Verrines, après
I. Comme le remarque M. Carcopino, Cicéron avait alors exactement l'âge de Démosthène accusant Androtion et Timokratès, « trois ans de moins que Gambetta, lorsque le tribun républicain, défendant en Delescluze l'homme qui avait ouvert dans les colonnes du Réveil uns souscription pour ériger un monument à Baudin fusillé sur les barricades du 2 décembre 1851, dressa contre le second Empire issu du coup de force un réquisitoire qui marquait le commencement de la fin. Malgré la diversité des temps et des circonstances, on est frappé par la similitude des deux discours ».
2. Mélanges Boissier, p. 365 et suiv.
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lesquelles, en 70, il fut nommé édile curule.
Il semble alors que, sans abandonner le parti démocratique (vers cette époque, il plaide pour le plébéien Oppius), il se rapproche plus particulièrement des chevaliers. Car Fonteius, propréteur de la Gaule Narbonnaise, accusé des mêmes crimes que Verres, et défendu par Cicéron en 69, paraît bien avoir été poursuivi par la vengeance du parti démocratique, qu'il avait abandonné quelques années avant pour se ranger aux côtés de Sylla. D'autre part, nous savons, par le discours même de Cicéron, que les chevaliers souhaitaient l'acquittement de Fonteius.
L'attitude de Cicéron lui mérita le succès qu'il espérait, lorsqu'il brigua la préture en 67, car, les comices ayant été prorogés trois fois pour des raisons que l'on ignore, trois fois il fut, comme pour l'édilité, désigné à l'unanimité, le premier de tous les candidats.
Il songe dès lors au consulat, où il pourra poser sa candidature en 64. En effet, d'après la loi, un intervalle de deux ans séparait la préture du consulat. Le candidat employait la première année à tendre la main vers le consulat (prensare consulatum), et la deuxième à le demander (petere consulatum). Cicéron sut mettre ces deux ans à profit. En 66, à la mission maritime, dont Pompée est déjà chargé depuis 67, en vertu de la loi Gabinia, que Cicéron avait soutenue, le tribun
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Manilius veut ajouter le soin de remplacer Lucullus pour diriger la guerre contre Mithridate et Tigrane. La motion est soutenue par de grands personnages du parti conservateur, comme P. Servilius Isauricus, très compétent au point de vue militaire, C. Curion, Cn. Lentulus, C. Cassius. Cicéron l'appuya et prononça le Pro lege Manilius. Lorsque Manilius, sorti de charge, fut accusé, Cicéron le défendit. De plus, lui écrit son frère Quintus au début de 64, « au cours de ces deux dernières années, tu t'es concilié la faveur de quatre groupes très puissants, auxquels appartenaient C. Fundanius, Q. Gallus, C. Cornélius et C. Orchivius », dont il avait assumé la défense.
L'honnêteté de la vie privée, l'éclat de l'éloquence, les services rendus à divers groupes, notamment aux chevaliers, l'appui de Pompée, tels sont les « atouts » de Cicéron au moment de disputer le consulat à d'autres candidats, parmi lesquels Catilina.
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CHAPITRE II
CATILINA.
L. Sergius Catilina est né vers 108 av. J.-C. ; il est donc sensiblement le contemporain de Cicéron.
Il était, comme Sylla lui-même, d'une grande famille patricienne déchue. La gens Sergia prétendait remonter à Sergeste, compagnon d'Ênée. En réalité, on trouve pour la première fois le nom d'un Sergius sur la liste des décemvirs de 450 et de 449. Cette famille s'appauvrit ensuite et tomba dans l'obscurité. L'on ne cite guère que M. Sergius Silus, bisaïeul de Catilina, qui se distingua dans la seconde guerre punique et fut préteur urbain en 197. Pline l'Ancien nous parle longuement de lui. Dans sa seconde campagne, il perdit la main droite ; en deux expéditions, il fut blessé vingt-trois fois, et, pour cette raison, il ne se servait bien ni de ses pieds, ni de son autre main; avec un seul esclave, il fit ensuite plusieurs campagnes, tout estropié qu'il était. Pris deux fois par Annibal, il s'échappa deux fois, ayant eu, tous les jours, durant vingt mois, ou le corps enchaîné ou les pieds entravés. Il livra quatre combats avec sa seule main gauche et eut deux
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chevaux tués sous lui. Il se fabriqua une main droite en fer et, étant parti en guerre avec cette main attachée au bras, il fit lever le siège de Crémone, protégea Plaisance, et força douze camps ennemis en Gaule. Nous avons donné tous ces détails, parce que le personnage semble avoir été légendaire ; sans doute, ses descendants, devenus pauvres, n'avaient-ils besoin que d'invoquer le souvenir de leur aïeul pour obtenir les magistratures, même quand leurs antécédents semblaient devoir les en écarter, comme ce fut le cas de Catilina 1.
Il débuta à l'époque des proscriptions de Sylla. A la tête d'une bande de gladiateurs gaulois, il fit la chasse aux ennemis du dictateur, pour obtenir la récompense promise, une partie des biens des victimes. C'est ainsi qu'il donna la mort à plusieurs chevaliers romains, et, parmi eux, à son beau-frère Caecilius, dont il eut soin que le nom fût inscrit, après coup, sur les listes de proscription. Il fit périr, avec des raffinements de cruauté, M. Marius Gratidianus, originaire d'Arpinum,
I. « Catilina paraît être un sobriquet grossier, indiquant des habitudes de pillage. On le traduirait littéralement par le terme militaire de fricoteur. Ce surnom fut-il donné à M. Sergius dans les guerres civiles ? Il est permis d'en douter, car Cicéron n'eût pas manqué sans doute de le rappeler. Il me paraît plus probable qu'un des ancêtres de Lucius l'aurait reçu et qu'il se serait conservé dans la famille Sergia. avec cette insouciance dont les généalogies romaines offrent tant d'exemples ». (Mérimée).
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parent de Marius et de Cicéron. « C'était, nous dit Gaston Boissier, un personnage si aimé du peuple, qu'on lui avait élevé des statues dans certaines places de Rome, et que les gens du quartier leur rendaient un culte. Condamné à mourir, il fut traîné devant le tombeau de Catulus, auquel on voulait offrir une victime humaine. Là, on lui brisa les jambes, on lui trancha les mains, on lui arracha les yeux. » « On voulait, dit Sénèque, le tuer plusieurs fois de suite. » Puis, quand on lui eut coupé la tête, Catilina la prit dans ses mains et la porta, toute dégouttante de sang, du Janicule au Palatin, où Sylla l'attendait. On pense bien que cette exécution fit grand bruit et qu'on ne l'oublia pas. »
On ne racontait pas de moindres horreurs sur sa vie privée. Cicéron insinue qu'il avait aidé sa première femme à mourir, afin d'épouser la belle et riche Aurelia Orestilla, dont il avait eu la mère comme maîtresse, et Salluste que, pour assurer ce second mariage, il aurait empoisonné un fils déjà grand, qu'il avait d'un premier lit. Q. Cicéron parle d'un inceste avec sa soeur. En 73, il fut accusé d'un autre inceste, commis avec une Vestale, Fabia, belle-soeur de Cicéron; grâce à l'intervention de Q. Lutatius Catulus, il évita la condamnation.
Tous ces crimes sont-ils bien prouvés? En ce qui touche les guerres civiles, pas de doute pos¬
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sible : aussi bien, en 65, fut-il, à ce propos, accusé d'assassinat par Lucceius, et s'il fut acquitté, malgré le talent de son accusateur, son innocence n'y était pour rien. Sur les autres accusations, il faut être plus réservé, abstraction faite de l'inceste avec Fabia. Sans doute, elles sont vraisemblables, étant donné à la fois l'état de la société romaine, telle qu'elle nous apparaît dans le Pro Cluentio, le caractère de Catilina, enfin l'amour de celui-ci pour Orestilla, amour que nous montre encore la lettre du conspirateur à Catulus, lorsqu'il va quitter Rome. Mais elles ne sont pas attestées. En 70, après tous les crimes que lui ont attribués Cicéron et Salluste, les censeurs chassèrent de la curie soixante-quatre sénateurs, parmi lesquels Antoine, le futur collègue de Cicéron au consulat ; ils ne chassèrent pas Catilina.
Il faisait partie de cette assemblée, ayant sans doute été questeur, en 76, puis légat avec distinction, enfin préteur en 68. A sa sortie de charge, il gouverna l'Afrique comme propréteur. Il s'y livra sans frein aux exactions les plus scandaleuses. Aussi, de retour à Rome, en 66, alors qu'il se disposait à briguer le consulat, fut-il accusé de concussions par des envoyés africains qui l'avaient devancé. Le Sénat accueillit leurs doléances avec faveur, et, quand Catilina voulut se faire inscrire au nombre des candidats, les séna¬
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teurs lui dénièrent le droit de se présenter avant de s'être justifié. Or le jugement ne pouvait avoir lieu qu'après les comices consulaires.
C'est alors qu'il prit part à ce que l'on a nommé la première conjuration de Catilina. Cette désignation est impropre, car il ne s'agissait que d'un guet-apens, où le premier rôle n'était pas joué par Catilina. Les comices auxquels celui-ci n'avait pu se présenter avaient désigné comme consuls P. Autronius Paetus et P. Cornélius Sylla, neveu du dictateur, écartant les candidats du Sénat, L. Aurélius Cotta et L. Manlius Torquatus. Mais le fils de Torquatus avait accusé de brigue les consuls désignés, et les avait fait condamner, ce qui entraînait l'annulation des élections. Cette fois, les candidats du Sénat furent élus. Alors les candidats évincés, qui avaient été soutenus par Crassus et par César, ourdirent un complot où Catilina entra avec d'autres, parmi lesquels un très grand nom de l'aristocratie romaine, Cn. Calpurnius Piso, dont Salluste nous dit « qu'il était d'une audace extrême, accoutumé à l'intrigue, ruiné, et que sa détresse autant que sa perversité l'excitaient à bouleverser la république ». On convint de tuer, le Ier janvier, les consuls désignés, au moment où ils iraient sacrifier au Capitole, et prendre possession de leurs charges; on les remplacerait par Autronius et Catilina. Pison gouvernerait l'Espagne; il s'emparerait des reve¬
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nus de cette riche province, armerait les habitants, et préparerait, pour ses complices, « soit des réserves de tout genre dans l'éventualité d'une guerre civile, soit un refuge, s'ils ne pouvaient se maintenir en Italie » (Mérimée). Un ami de Sylla, P. Sittius, hardi commerçant de Nuceria, devait, à la tête d'une troupe d'aventuriers, partir pour la Mauritanie, où il avait avec le roi de vieilles relations d'affaires, y lever des troupes, y emprunter de l'argent, pour soutenir Pison. Il semble bien que Crassus devait être proclamé dictateur et prendre pour maître de la cavalerie César, alors préteur désigné. Ce dernier partirait pour l'Égypte, alors que Crassus maintiendrait Rome et l'Italie. Les conjurés espéraient ainsi pouvoir tenir tête à Pompée 1. Mais l'affaire fut ébruitée et les autorités prirent des précautions. Elle fut remise au 5 février 65, à la séance du Sénat, mais, cette fois, on devait, avec les consuls, tuer une partie des sénateurs, sinon tous. Au moment d'agir, les conjurés n'étaient pas tous à leur poste. Ils résolurent de s'en tenir là. D'ailleurs, vraisemblablement grâce à l'appui de Crassus, aucune poursuite ne fut exercée contre eux. Ils ne cessèrent pas de venir au Sénat. Pison fut même envoyé en Espagne comme questeur faisant fonctions de préteur. Dès son arrivée,
I. Ed. MEYER, op. cit., p. 17-18.
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il fut tué par les soldats mêmes dont il venait prendre le commandement.
Catilina, lui, était pour la seconde fois accusé de concussions, non plus par des étrangers, mais par un jeune patricien, le futur ennemi de Cicéron, P. Clodius, d'ailleurs presque aussi mal famé que son adversaire. Catilina ne manqua pas de défenseurs ; entre autres, il eut l'appui d'un des consuls qu'il avait voulu assassiner quelques mois auparavant, L. Manlius Torquatus. Cicéron délibéra même s'il ne plaiderait pas pour lui : c'est ce qu'il annonce, en juillet, à son ami Atticus. Non qu'il soit convaincu de son innocence, car, pour l'acquitter, il faudra que ses juges affirment « qu'il fait nuit en plein midi ». Mais si son client est absous, il formera une liste avec lui pour les élections consulaires de 64. Cicéron a-t-il réellement plaidé pour Catilina? Fenestella dit oui, mais Asconius affirme le contraire. Nous ne prétendons pas trancher la question. Peut-être Catilina dédaigna-t-il ses offres de service ou fut-il amené par César et Crassus à les dédaigner. Toujours est-il que, d'après Cicéron lui-même, Catilina pouvait avoir de grandes chances en 64, s'il était acquitté. Or il fut acquitté, grâce à l'or apporté d'Afrique, or qui lui servit à acheter ses juges, et, sans doute aussi, le désistement de son accusateur. C'était à la fin de 65. Il pouvait, dès lors, préparer sa candidature aux élections con¬
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sulaires de 64, où il allait rencontrer Cicéron.
C'était, d'ailleurs, un homme avec lequel il fallait compter, à bien étudier les portraits de lui qui nous ont été tracés. Au début de 64, Q. Cicéron, dans la lettre à son frère, connue sous le nom de Commentariolum petitionis (« Manuel du parfait candidat »), ou de petitione consulatus, établit un parallèle entre son frère, d'une part, et, d'autre part, ses concurrents Catilina et Antoine, « tous deux assassins depuis leur enfance, tous deux dévergondés, tous deux dans la misère ».
Dans les Catilinaires, Cicéron le peint à plusieurs reprises. La première fois 1, en l'accusant de scélératesse, il loue son énergie physique :
« C'est pour te préparer à la vie que tu vas mener que tu te livrais à tes fameux; travaux : coucher sur la dure, non seulement pour guetter le moment d'un adultère, mais pour commettre un mauvais coup ; passer les nuits pour surprendre non seulement le repos des maris, mais lu fortune des gens tranquilles. C'est à présent que tu pourras bien signaler ta belle endurance de la faim, du froid, de toutes les privations. »
Energie physique indomptable, audace criminelle sans limites, c'est le thème principal des autres portraits que Cicéron nous trace de Catilina dans les deuxième et troisième Catilinaires. Mais, dans la deuxième au moins, il mentionne, en
Ire Catilinaire, § 26. Nous résumons un peu ; l'on trouvera la traduction in extenso p. 128.
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outre, son charme de séduction, et son peu de scrupule dans le choix des personnes sur lesquelles il l'exerce 1.
« Quelle mauvaise action, quel crime se figurer ou s'imaginer, dont il n'ait conçu l'idée ? Par toute l'Italie, peut-on trouver un empoisonneur, un gladiateur, un voleur de grand chemin, un assassin de profession, un parricide, un fabricant de testaments, un suborneur, un pilier de cabarets, un dissipateur, un adultère, une femme perdue, un corrupteur de la jeunesse, un homme corrompu, un infâme, qui ne confesse avoir vécu dans l'intimité la plus étroite avec Catilina ? Quel meurtre, pendant ces dernières années, s'est commis sans lui ? Quelle débauche criminelle par d'autres que par lui ? Allons plus loin : quel homme posséda jamais à si haut degré l'art de séduire la jeunesse ? Brûlant pour les uns de la passion la plus criminelle, se prêtant de la façon la plus honteuse à l'amour des autres, il promettait à ceux-ci la satisfaction de leurs caprices, à ceux-là la mort de leurs parents, les y excitant et même les y aidant... Et, pour que vous puissiez bien connaître ses aptitudes opposées dans les genres les plus différents, sachez que, dans les écoles de gladiateurs, vous n'en trouverez pas un tant soit peu plus capable de mauvais coups, qui ne se proclame l'ami intime de Catilina, pas d'histrion quelque peu libertin et dangereux qui ne rappelle avoir appartenu presque à la même confrérie 2. Et pourtant, comme à l'école de la débauche
I. 2e Catilinaire, §§ 7-9,
2. Q. Cicéron dit de même : « Dans la suite, il a vécu avec les histrions et les gladiateurs en des termes tels, qu'ils étaient les complices, les uns de ses fantaisies, les autres de ses crimes».
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et du crime, il s'était entraîné à ne jamais souffrir du froid, de la faim, de la soif et de l'absence de sommeil, ses complices lui faisaient partout une réputation de courage, alors que ses réserves d'activité physique et ses ressources d'énergie morale étaient gaspillées par lui dans la débauche et l'audace ».
Dans la troisième Catilinaire 1, il revient, plus brièvement, et peut-être avec plus de force, sur les mêmes traits :
« Il connaissait tout, pouvait s'insinuer partout ; il savait, il osait aborder, sonder, circonvenir ; il avait le génie du crime, génie auquel ne manquait ni le bras ni la parole... Et, il faut l'avouer, quand il avait donné un ordre, il ne le tenait pas pour exécuté; pas de détail dont il ne s'occupât lui-même, qu'il ne surveillât, auquel il ne donnât un soin vigilant, auquel il ne mît la main ; froid, soif, faim, il pouvait tout supporter. Un pareil homme, si actif, si audacieux, si déterminé, si habile, si vigilant dans le crime, si diligent, lorsque tout était perdu... ».
De la dernière phrase, que l'on retranche : « Dans le crime », et le morceau devient un éloge. Aussi ne sera-t-on pas surpris que, deux ans plus tard, dans une lettre à Atticus, Cicéroh raille les grands mots dont il s'était servi pour flétrir l'entreprise de Catilina, et que, sept ans après, défendant Célius, auquel on reprochait, entre autres, d'avoir été l'ami de Catilina il se montre beaucoup plus indulgent à l'égard de celui-ci. Sans doute,
i- § 16.
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c'est un avocat qui parle, et tous les avocats, Cieéron en particulier, cherchent avant tout à faire acquitter leur client. Mais on notera que rien, dans ce tableau, ne contredit formellement les Catilinaires ; dicéron fait simplement une part plus large à des qualités mal appliquées 1.
« Catilina eut en effet, et je pense que vous vous en souvenez, beaucoup de traits des plus grandes vertus, non pas dans tout leur relief, mais esquissés. Ayant comme instruments beaucoup de scélérats, il affectait d'être dévoué aux meilleurs des citoyens. Il y avait en lui de nombreux moyens d'attirer, que fournissaient les passions ; il y avait aussi certains aiguillons à l'application et au travail. Il était en proie aux vices qu'entraînent les passions; on voyait aussi en lui, à un degré éminent, le goût des choses militaires. Je ne crois pas que la terre ait jamai; porté un être aussi extraordinaire, un tel composé de goûts naturels et de passions contraires et opposés. Qui plus que lui, pendant un temps, plut davantage aux plus notables des citoyens, qui s'unit plus intimement aux moins recommandables ? Fut-il un citoyen plus attaché d'abord au meilleur parti, et ensuite ennemi plus cruel de notre État ? plus avili dans les débauches et plus infatigable dans le travail ? plus avide dans ses rapines et plus généreux dans ses largesses ? Mais ce qu'il y avait de merveilleux en cet homme, juges, c'était son talent pour s'attirer de nombreuses amitiés, pour les garder par ses complaisances, pour mettre ce qu'il avait en commun avec tous, pour n'épargner, lorsqu'un quelconque de ses partisans était dans l'emI.
l'emI. Caelio, §§ 12-14.
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barras, ni l'argent, ni le crédit, ni la fatigue physique, ni même le crime, s'il le fallait, et l'audace, son art de modifier son caractère, de l'accommoder aux circonstances, de lui donner toutes les formes et tous les tours, de se montrer sévère avec les personnes austères, enjoué avec les personnes gaies, grave avec les vieillards, affable avec la jeunesse, audacieux avec les scélérats, dissolu avec les débauchés. Ce caractère aux aspects si divers et si multiples lui avait permis de rassembler autour de lui tout ce que l'univers renfermait d'individus méchants et audacieux, mais de s'attacher également beaucoup d'hommes courageux et vertueux, séduits par cette apparence et cette simulation de vertu. De fait, jamais cet homme n'aurait pu faire une tentative si criminelle pour renverser de force notre empire, si cet assemblage monstrueux de vices n'avait été soutenu comme par des racines de souplesse et d'endurance ».
Assez voisin est le portrait de Catilina, que l'on trouve dans Plutarque. Malheureusement pour Catilina, celui-ci est passé à la postérité sous les traits dont l'a peint Salluste : « Il avait, écrit-il, une grande force d'âme et de corps, mais un naturel méchant et dépravé. » Haïssant les dieux et les hommes, dit-il ailleurs. Il note sa résistance, absolument incroyable, à supporter la faim, le froid, les veilles ; il signale, lui aussi, son talent de séduction (exercé en particulier sur les jeunes gens), le cortège de hontes et de vices qui entourait Catilina. Sur les moyens employés par Catilina pour se créer des amis partout, générosité, com¬
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plaisance et... complaisances, aucune divergence entre Salluste et Cicéron. Il le présente comme un esprit à la fois hardi et artificieux, donc offrant des tendances contradictoires, comme une âme insatiable, inspirée, dirions-nous aujourd'hui, par la folie des grandeurs, comme un homme possédant assez de facilité de parole, mais trop peu de jugement. Il ajoute des particularités physiques : un teint pâle, des yeux injectés, une démarche tantôt précipitée, tantôt lente ; « en un mot, les traits du visage comme les expressions de la physionomie révélaient le manque d'équilibre ».
Ce portrait, tracé vingt ans après l'événement, par un homme qui pouvait sembler compétent et impartial, a paru définitif aux Romains. C'est d'après lui que Catilina est devenu le type du traître. On n'a pas fait assez attention que la raison pour laquelle Salluste, voulant écrire l'histoire, avait choisi cet épisode, c'est, nous dit-il, qu'il est de ceux qui lui semblent parmi les plus dignes de mémoire « par la nouveauté du crime et du danger ». Pour justifier son choix, le meilleur moyen n'était-il pas d'exagérer les vices de Catilina et les moyens d'action que la nature avait mis en lui? D'autre part, comme l'écrit M. Levaillant, « il est douteux que Salluste ait écrit son histoire pour décharger César du reproche de complicité avec Catilina : tout au moins devait-il à ses convictions et à ses sympathies de montrer qu'au-
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cune solidarité n'avait jamais pu exister entre le chef du parti démocratique et un précurseur aussi compromettant : quel autre moyen pour y arriver que de pousser au noir le portrait du conspirateur? » Donc, pour cette raison encore, témoignage notoirement intéressé.
Si nous faisons la part des exagérations, nous nous trouvons en présence d'un personnage qui n'était pas vulgaire, intelligent, sachant connaître et manier les hommes, d'une adresse et d'une habileté auxquelles nuisait parfois l'emportement, il possédait surtout les qualités et les défauts le mieux propres à conduire les Romains ou les Italiens de son temps : endurance sans pareille, lui permettant de supporter les privations de toute sorte, comme les excès de toute nature; énergie, résolution, hardiesse que rien n'arrêtait; grand pouvoir naturel de séduction, s'exerçant aussi bien sur les hommes que sur les femmes ; souplesse de caractère qui lui permettait d'être, tour à tour, grave, plaisant, libertin, suivant les gens avec lesquels il se trouvait successivement ; complaisance qui allait jusqu'à fournir à ses amis les moyens de satisfaire toutes leurs passions et tous leurs vices, bref un tempérament de chef de bande ou d'homme d'Etat (César, à ses débuts, était-il si différent de Catilina?), dans tous les cas un rude adversaire, surtout pour Cicéron.
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CHAPITRE III
CICÉRON ET CATILINA EN PRÉSENCE AVANT LES Catilinaires.
A. — Des élections consulaires à l'entrée en charge des consuls (mai-décembre 64).
Quel était l'état d'esprit d'un Romain briguant le consulat? Cicéron lui-même s'est chargé de nous le faire connaître dans le Pro Milone 1.
« Lorsqu'approchait la lutte définitive pour le plus grand des honneurs, le jour des comices (je connais en effet la timidité qu'on apporte à cette brigue, toutes les affres causées par le désir ardent du consulat), nous craignons tout ce qui peut nous être reproché en face et même tout ce qu'on peut penser sans le dire ; une rumeur, une histoire fausse, inventée de toutes pièces, sans consistance, nous donne un violent frisson ; nous sondons tous les visages et tous les yeux. Rien, en effet, d'inconsistant, de sensible, de fragile et de mobile comme les dispositions et les sentiments envers nous des citoyens, qui s'irritent contre la malhonnêteté des candidats, et, même lorsque leur conduite a été irréprochable, les rejettent. »
Cicéron devait éprouver ces affres avec d'autant plus de force que sa sensibilité était plus grande et que la lutte s'annonçait plus rude. En
1. § 42.
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effet, à ces élections de 64, en dehors de Cicéron, il y avait six candidats : deux patriciens, P. Sulpicius Gallus et Catilina, quatre plébéiens. Parmi les plébéiens, deux appartenaient à de grandes familles, C. Antonius Hybrida, fils de l'orateur Antoine, qui, dans la période précédente, avait été, avec Crassus, le maître de l'éloquence latine, et L. Cassius Longinus; deux enfin, de moindre origine, n'étaient pas les premiers de leur famille à occuper des magistratures, Q. Cornificius et C. Licinius Sacerdos. Cicéron était le seul chevalier et le seul dont un ancêtre n'eût pas occupé une magistrature curule, le seul homme nouveau.
Cornificius et Longinus étaient des hommes de peu de valeur, Galba et Sacerdos des hommes honnêtes, mais sans autorité. Restaient véritablement en ligne Catilina, Antoine et Cicéron. Sur Catilina, nous ne reviendrons pas. Antoine, général de Sylla, accusé de concussions par César en 77, chassé du Sénat en 70, pour avoir pillé les alliés, y était rentré depuis, ayant été préteur en 66; il se présentait maintenant aux élections criblé de dettes, mais ayant pour lui son nom et le souvenir de son père ; un grand nombre de suffrages devaient se porter sur son nom, si tous ceux qu'avaient obligés le grand orateur Antoine avaient le culte du souvenir. De plus, Antoine le père avait été proscrit par Cinna, ce qui devait valoir à son. fils les sympathies de l'aristocratie.
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Cicéron, lui, avait fait une carrière administrative parfaitement honorable. Son talent oratoire était reconnu et admiré. Les chevaliers pouvaient voir dans son élévation au consulat un honneur pour leur ordre. Les Italiotes, assez influents dans les comices, se souviendraient sans doute qu'il était né à Arpinum. Malheureusement, c'était un homme nouveau, gros désavantage par rapport à ses concurrents, les Romains ayant toujours eu, avec beaucoup d'autres préjugés, celui de la naissance : depuis trente ans, pas un homme nouveau n'avait été consul. Qu'on écoute à ce sujet le langage tenu par Cicéron lui-même 1 :
« Après un très long intervalle et presque aussi loin que nos contemporains puissent s'en souvenir, je suis le premier homme nouveau que vous ayez fait consul. Ce poste, où la noblesse s'était fortement cantonnée et retranchée par tous les moyens, vous l'avez forcé en me prenant pour chef et vous avez voulu qu'à l'avenir il fût ouvert au mérite. Et vous ne vous êtes pas bornés à me nommer consul, faveur déjà considérable en elle-même, vous l'avez fait dans des conditions qui, pour une élection au consulat, se sont rencontrées en notre ville pour peu de nobles, et, avant moi, pour aucun homme nouveau ».
De plus, l'aristocratie ne devait pas voir d'un bon oeil l'homme qui avait combattu les réformes de Sylla et accusé Verrès, sans compter que
I. 2e Discours sur la loi agraire, § 3 et suiv.
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Cicéron était le véritable représentant de la politique de Pompée : « Il faut faire en sorte, lui écrivait son frère, que tout le monde sache bien que Pompée t'est tout à fait favorable et que le succès de ta candidature importe beaucoup à ses desseins ». Dès lors, tous les chefs de l'aristocratie extrême étaient assez mal disposés pour ce candidat; de même les ennemis personnels de Pompée, les Crassus, les Lucullus.
Cicéron comprit vite que, des trois compétiteurs en vue, il réunissait le moins de chances. Catilina, malgré son passé, comptait de nombreux amis. Antoine, lui, n'avait point, ne pouvait pas avoir d'ennemis. Pour réussir, Cicéron devait s'associer avec Catilina ou avec Antoine. La loi défendait, il est vrai, ces coalitions (coitiones), mais l'usage avait plus de force que les dispositions légales. C'est alors qu'il pensa, comme nous l'avons dit, à faire liste commune avec Catilina, « qu'il connaissait personnellement, sans toutefois être lié d'amitié avec lui. Mais Crassus et César le prévinrent. Catilina, par son énergie et sa haine des conservateurs, et Antoine par son cynisme, sa bassesse, ses dettes, étaient trop bien les gens qu'il leur fallait » (Ferrero). Au surplus, rien ne séparait Antoine et Catilina ; le premier avait les mêmes idées que le second, mais beaucoup moins d'énergie et d'activité. Donc César et Crassus s'entendirent avec Catilina et avec Antoine, et se prépa¬
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rèrent à leur prêter un appui énergique. Mais les conservateurs redoutaient l'élection de deux consuls dévoués à Crassus, au point que, pour opposer à Catilina un candidat sérieux, ils virent d'un oeil plus favorable la candidature de Cicéron.
D'autre part, pour faire échouer celui-ci, ses deux concurrents avaient si ouvertement recours à la brigue et à la corruption, que le Sénat, comme d'ailleurs l'année suivante encore 1, voulut aggraver les peines prévues contre les candidats qui se livreraient à ces manoeuvres. Un tribun de la plèbe opposa son intercession. Comme on délibérait sur la question, Cicéron, à son tour de parole, prononça contre ses adversaires le discours connu sous le titre de : in toga candida (en toge blanche) ; on sait que, pendant la période électorale, les candidats (leur nom vient de là) se promenaient sur le Forum, vêtus d'une toge soigneusement blanchie à la craie (candida). De ce discours, il ne nous reste que des fragments assez longs. Nous voyons que l'orateur reprochait à Catilina tous les crimes que nous avons mentionnés. Il ne ménageait pas davantage Antoine, dont il trace, par exemple, un portrait en trois lignes, malheureusement incomplet : « Laissons donc de côté cet Antoine, brigand dans l'armée de Sylla, gladiateur à son entrée à Rome, et cocher pour célébrer son triomphe... » Catilina et Antoine
I. Voir p. 55.
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répondirent ; ils insistèrent particulièrement sur le caractère « d'homme nouveau ». Leurs réponses furent, nous dit-on, colportées à Rome, mais, ajoute Asconius Pedianus, que nous n'avons pas de mal à croire, elles étaient si faibles qu'il vaut mieux ne pas en parler.
Enfin, au dernier moment, un mois à peine avant l'élection, des bruits de conjuration commencèrent à se répandre. Les gens riches prirent peur. Les inquiétudes devinrent très vives dans le monde des affaires, si bien que, le jour des élections venu, Catilina fut écarté, battu de quelques voix par Antoine. Cicéron était nommé le premier, à une forte majorité.
Il ne s'en montra pas médiocrement fier. Voici, en effet, le langage qu'il tient dans le 2e Discours sur la loi agraire, à la suite du passage que nous avons cité plus haut 1 :
« En effet, rappelez-vous les hommes nouveaux : vous verrez que ceux qui sont devenus consuls du premier coup ne l'ont été qu'après de longs efforts et à la faveur de quelque circonstance, n'ayant posé leur candidature que bien des années après avoir été préteurs, un peu plus tard que ne le permettait l'âge légal ; ceux qui ont posé leur candidature dès la première année où ils le pouvaient n'ont pas réussi du premier coup. Je suis le seul de tous les hommes nouveaux dont nous puissions nous souvenir qui aie posé ma candidature au consulat aussitôt que
I. §§ 3 et 4. Voir ici p. 44.
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le permettait la loi, qui aie été nommé consul aussitôt que j'ai posé ma candidature : par suite, cet honneur que je tiens de vous, sollicité dès le jour où je pus y prétendre, ne saurait avoir l'air obtenu par surprise grâce à une concurrence peu redoutable, ni arraché à force de prières ; il a été accordé au plus digne.
« Il est très glorieux pour moi, Quirites, comme je l'ai rappelé il y a un instant, d'être le premier parmi les hommes nouveaux à qui vous ayez, après beaucoup d'années, accordé cet honneur, dès ma première candidature, l'année même où je pouvais y prétendre. Mais ce qu'il y a de plus flatteur, de plus brillant, c'est que, dans les comices de mon élection, vous ne vous êtes pas servi du bulletin de vote, garant usuel de la liberté du choix ; c'est de vive voix, ouvertement, que vous avez témoigné votre bienveillance et vos sympathies pour moi. Aussi ai-je été proclamé consul non par le pointage des votes des dernières tribus 1, mais par votre bel empressement dès les premières, non par la voix des hérauts après chaque vote, mais par la voix absolument unanime du peuple romain ».
Mais il avait un collègue, Antoine. Cicéron le regardait comme moins dangereux que Catilina. Cependant, il n'avait pas entière confiance eu lui. Pour obtenir tout au moins sa neutralité bienveillante, voici le moyen qu'il employa. Normalement, en sortant de charge, les consuls allaient gouverner une province avec le titre de proconsul.
I. Les dernières tribus n'étaient appelées à se prononcer que si le vote des précédentes n'avait pas donné de résultat.
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Ils pouvaient y refaire leur fortune (Cicérou sans violer les lois, tira de sa province de Cilicie, en un an, la somme de 450.000 francs-or) et quelquefois y acquérir de la gloire militaire. Comme, à ce double point de vue, les provinces étaient plus ou moins avantageuses, les consuls tiraient au sort celles qui étaient disponibles. Cette année-là, le tirage devait porter sur la Gaule Cisalpine et la Macédoine, cette dernière bien préférable sous tous les rapports, notamment parce qu'elle offrait l'occasion de guerroyer contre les peuples barbares limitrophes. Avant le tirage au sort, Cicéron la céda à son collègue; lui-même se contenta de la Gaule Cisalpine. Il n'y avait d'ailleurs pas grand mérite. La gloire militaire ne le tentait pas; il se trouvait suffisamment riche et il ne tenait pas à quitter Rome : nous le verrons, l'année suivante, abandonner la Cisalpine à Q. Métellus Celer. Pour dire la vérité, les mauvaises langues prétendaient qu'il s'était réservé une partie des bénéfices que réaliserait Antoine. « Si ce marché exista, dit Boissier, ce qui est douteux, il est certain qu'il ne fut pas tenu. Antoine pilla sa province, mais il la pilla pour lui seul et Cicéron n'en tira jamais rien. »
Quant à Catilina, il ne désespérait pas de l'avenir et il avait ses raisons. Un des orateurs le plus en vue du parti conservateur, L. Lucceius, l'avait accusé d'assassinat pour la cruauté qu'il avait mon¬
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trée dans les proscriptions de Sylla, notamment à l'égard de Marius Gratidianus. Le tribunal, présidé par César, avait condamné L. Luccescius, et un oncle de l'accusé, L. Belliénus, tous deux bien moins coupables que Catilina. Il acquitta celui-ci et la chose produisit à Rome une vive impression.
Bientôt après, en novembre, le bruit courut que les tribuns de la plèbe désignés préparaient une loi agraire. De fait, dès qu'ils furent entrés en charge, le 10 décembre, le tribun Servilius Rullus déposa un projet. :
Quelques jours après, les nouveaux consuls prirent possession de leurs fonctions.
B. Du Ier janvier 63 aux élections consulaires de 63.
Aussitôt, pour Cicéron, plus spécialement visé, en raison de sa situation personnelle, commencèrent les difficultés. Le consul se rendait compte qu'il aurait à lutter pendant toute la durée de sa charge et peut-être au-delà. Aussi, dès le premier jour, déclara-t-il au Sénat que, si l'état des choses demeurait le même, il ne partirait pas pour sa province. De fait, quelque temps après, comme nous l'avons dit, il céda la Cisalpine au préteur Q. Métellus Celer, qui, nous le verrons, lui rendit d'utiles services dans le procès de Rabirius.
Au cours de cette même journée, il dut combattre le projet de Rullus, qui, dit M. Piganiol, « rappelle trop les futures lois de César pour que
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celui-ci n'en ait pas été l'inspirateur ». Le soin d'exécuter la loi devait être confié à dix commissaires, élus pour cinq ans; un article spécial déclarait inéligible tout absent, c'est-à-dire Pompée. La motion de Rullus était bien conçue et habilement rédigée, mais elle était inopportune, et, en outre, grosse de dangers, disposant, comme elle le faisait, des conquêtes de Pompée sans le consulter, et investissant dix personnes, dont seraient probablement César et Crassus, de l'autorité illimitée que comportait à Rome une mission de ce genre. Cicéron déjoua la manoeuvre. Il combattit la loi en quatre discours d'un art consommé, et elle fut, soit retirée par l'auteur, soit rejetée par le peuple. Il n'empêche que la popularité du consul avait subi une atteinte.
Alors, suivant un scénario si bien réglé qu'on a cru y reconnaître la main de César, vient le procès de Rabirius. Un tribun de la plèbe, T. Attius Labiénus, le futur lieutenant de César en Gaule, le neveu du Labiénus qui, en 100, avait partagé les crimes et le sort de Saturninus, alla chercher un vieux sénateur, C. Rabirius Postumus, et l'accusa d'attentat à la sûreté de l'Etat (perduellio) pour complicité dans la mort de Saturninus. César n'intervenait pas directement, parce que c'était son oncle Marius, alors consul, qui avait reçu la mission de réduire les rebelles et s'en était acquitté d'une manière assez odieuse.
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Le but du procès ne pouvait être de punir un acte commis près de quarante ans auparavant, surtout qu'un esclave s'en était déclaré l'auteur et en avait été récompensé. On voulait avertir le Sénat de ne pas se mêler des luttes civiles et briser entre ses mains l'arme du senatus consultum ultimum, par lequel les consuls étaient invités à veiller au salut de la République, et les chefs du mouvement révolutionnaire déclarés ennemis de l'Etat (hostes) et traités comme tels : il importait de bien mettre en lumière, pour l'avenir, que le Sénat n'avait pas le droit de suspendre l'application des lois existantes, notamment de celles qui protégeaient la liberté des citoyens et surtout leur vie, dont seuls disposaient les comices par centuries. On ressuscita l'antique procédure des duumviri, celle même qui avait été appliquée au jeune Horace : César et son cousin Lucius, désignés en cette qualité, condamnèrent Rabirius au supplice des esclaves. Rabirius en appela aux comices centuriates, devant lesquels Cicéron le défendit en un discours nerveux et très habile, mais qui ne semble pas avoir produit grand effet sur cette assemblée qui, peu de jours après, désignait César comme grand pontife 1. Heureusement le préteur Q. Métellus Celer, se rendant compte de la situation, fit lever la séance, en abaissant
I. Sur l'importance de cette élection, v. Carcopino, Points de vue sur l'impérialisme romain, p. no sqq.
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l'étendard blanc qui flottait sur le Janicule, et qui, originellement, annonçait l'approche de l'ennemi. Le procès fut ainsi terminé, mais l'effet cherché par César ne laissait pas d'être produit.
Le rôle de Cicéron en la circonstance devait plaire au Sénat et au parti conservateur, qui admettaient la légitimité de tous les actes couverts par le senatus consultum ultimum, en soutenant que les circonstances obligeaient le Sénat à se mettre au-dessus de la légalité ; les démagogues prétendaient, au contraire, que la responsabilité de toute exécution ou mort de citoyens incombait aux magistrats qui l'avaient ordonnée ou aux citoyens qui y avaient personnellement participé. Le consul défendit encore en d'autres circonstances le parti du Sénat, notamment lorsqu'il fit maintenir la loi, d'ailleurs injuste, qui privait des biens paternels les fils des Romains et des Italiens proscrits par Sylla, et leur interdisait l'accès aux charges publiques, ou lorsqu'il mit son éloquence au service de Pison, gouverneur de la Gaule Narbonnaise, qui, au sortir de charge, fut accusé par César. C'est aux chevaliers qu'il devait être agréable en prenant la parole pour apaiser au théâtre une émeute soulevée par la présence de L. Roscius Otho, qui, tribun de la plèbe en 67, avait fait voter une lex theatralis, réservant à l' ordre équestre les quatorze premiers gradins derrière l'orchestre, où prenaient place les séna¬
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teurs. Le discours de Cicéron avait été publié, mais n'est pas venu jusqu'à nous. D'après une tradition ancienne, c'est à la force persuasive de Cicéron que Virgile aurait fait allusion en des vers bien connus du premier livre de l'Énéide, lorsque Neptune calme la tempête déchaînée par Junon : « Comme il arrive souvent, une sédition a éclaté dans un grand peuple, et l'ignoble populace entre en fureur. Déjà volent les torches et les pierres, la folie fait arme de tout. Alors, s'ils viennent à apercevoir un homme recommandable par sa piété et par ses services, ils s'arrêtent, se taisent, dressent l'oreille : sa parole maîtrise les esprits et adoucit les coeurs. »
Ajoutons que Cicéron marquait aussi de l'indépendance à l'égard de Pompée, en faisant accorder le triomphe à Lucullus, qui l'attendait depuis trois ans, et à l'égard du Sénat, en combattant la coutume de la libera legatio ; privilège du Sénat et du parti oligarchique, elle permettait de faire, dans les provinces, des voyages aux frais de l'État, avec les avantages et les honneurs accordés aux personnages en mission officielle.
C. Les élections consulaires de 63.
Cependant l'époque des élections consulaires approchait. Il y avait quatre candidats. Deux appartenaient au parti conservateur : D. Junius Silanus et Ser. Sulpicius Rufus. Le premier était
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un honnête homme fort riche, dont le principal mérite, mais il était grand, était d'avoir offert au peuple des jeux somptueux durant son édilité. Ser. Sulpicius, ami particulier de Cicéron, était un bon orateur et le premier jurisconsulte de son temps.
Le troisième candidat était P. Licinius Muréna, d'origine plébéienne. Son père avait servi avec honneur sous Sylla en Asie et triomphé de Mithridate. Lui-même avait été légat de Lucullus. Préteur urbain en 65, il avait eu l'art de se concilier des amitiés précieuses, tandis que son collègue Ser. Sulpicius, chargé de présider les tribunaux qui jugeaient les détournements de fonds publics, avait été assez maladroit pour froisser nombre de ses concitoyens et se rendre impopulaire.
Le quatrième était Catilina.
L'élection de Silanus était assurée. Pour le second poste, les sympathies de Cicéron et du Sénat allaient à Sulpicius. Comme Muréna jetait à pleines mains l'or qu'il avait rapporté d'Asie, et Catilina celui que lui fournissaient des sympathisants secrets et puissants (on a parlé de Crassus), le Sénat, pour favoriser Sulpicius, ordonna aux consuls de préparer contre la brigue de nouvelles dispositions aggravant les pénalités édictées en 67 par une loi de Calpurnius : il était formellement interdit aux candidats d'offrir au peuple des fêtes ou des repas et de soudoyer des gens pour se faire
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faire cortège; le coupable était puni d'un exil de deux ans et ses biens étaient confisqués.
A propos de la discussion de la loi qui, l'on ne sait pourquoi, prit son nom de Cicéron (la loi Tullia), Caton qui, malgré sa jeunesse et son rang de simple ancien questeur, jouissait d'une grande autorité au Sénat, attaqua nettement Catilina. Sans s'émouvoir, celui-ci répondit que, « si l'on essayait de mettre le feu à l'édifice de sa fortune, il éteindrait l'incendie sous des ruines », faisant allusion au procédé qui consistait à abattre des maisons pour arrêter les progrès d'un incendie.
Sulpicius seul se conforma aux dispositions nouvelles ; les autres s'arrangèrent pour les tourner ou les côtoyer, malgré Caton, qui avait reproché au peuple de vendre ses suffrages et promis de mettre les corrupteurs en accusation. De plus, Catilina avait fait venir d'Etrurie des bandes de vétérans de Sylla. « Il allait plein d'entrain et d'assurance, nous dit Cicéron, suivi de sa cohorte, protégé par un rempart d'espions et d'assassins, confiant dans ses troupes, se targuant de l'appui d'Antoine... La fureur sur le visage, le crime dans les yeux, la menace à la bouche, il se croyait déjà maître du consulat. »
Bientôt le bruit se répandit que Catilina avait réuni dans sa maison un groupe de ses partisans et qu'il leur avait adressé une harangue ainsi résumée par Cicéron : « Il n'y axait qu'un misé¬
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rable qui pût être un fidèle défenseur des misérables; les victimes du sort, les malheureux, ne peuvent ajouter foi aux promesses de gens qui n'ont pas souffert et qui sont pourvus de tout; donc que ceux qui veulent retrouver les biens qu'ils ont dévorés, ou recouvrer ceux qui leur ont été enlevés, considèrent ses dettes à lui, sa fortune, son audace ; il était nécessaire que le futur chef et porte-drapeau des malheureux fût infiniment peu timide et très malheureux ». C'était un langage qui s'adressait tout ensemble aux partisans de Marius et à ceux de Sylla, aux spoliateurs et aux victimes.
Cicéron convoqua le Sénat et lui demanda que l'élection fût ajournée à une date ultérieure, la journée du lendemain devant être employée à discuter sur la situation. L'assemblée y consentit. Donc, le lendemain, vraisemblablement vers la fin de juillet, « Cicéron fait connaître officiellement le discours de Catilina aux conjurés et somme celui-ci de s'expliquer. Comme dans la séance où il prononça ce qu'on est convenu d'appeler la première Catilinaire, c'est une véritable interpellation que le consul adresse à un membre de l'assemblée. La tactique de Cicéron se devine aisément : il veut, en donnant une grande publicité à cette harangue, inspirer des craintes à tous ceux qui possèdent quelques biens, démasquer Catilina et faire apparaître, aux yeux de tous, le conspira¬
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teur qui se cache derrière le candidat. Le calcul paraissait très habile, car de deux choses l'une : ou Catilina nierait les faits qui lui étaient imputés et ses partisans perdraient alors toute confiance en ses paroles; ou bien il les avouerait, et, dans ce cas, non seulement il risquait de compromettre son élection, mais encore de fournir au consul une preuve incontestable du complot et par suite les moyens de le réprimer. Catilina avait la réputation d'être très franc, ou, si l'on veut, très impudent; il était donc à supposer qu'il prendrait le deuxième parti. Il n'en fut rien, ainsi qu'on va le voir » (Mespoulet). Sans s'émouvoir le moins du monde de cette attaque imprévue, Catilina riposta par une profession de foi : « La république, dit-il, est formée de deux corps, l'un débile avec une tête faible (le parti sénatorial et Cicéron), l'autre robuste, mais sans tête (le parti des mécontents) ; à celui-ci, pour peu qu'il veuille s'en montrer digne, la tête ne fera pas défaut, tant que lui, Catilina vivra. »
A ces paroles, qui durent effrayer le Sénat, l'assemblée se contenta de murmurer, d'appeler Catilina ennemi public et parricide. « Il ne prit pas, nous dit Cicéron, la décision sévère que méritait une pareille offense. » C'est que, parmi les sénateurs, les uns, trop optimistes, traitaient de chimériques les appréhensions du consul; d'autres, plus timorés, craignaient les représailles de Cati¬
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lina, au cas où il l'emporterait; certains, enfin, lui étaient sympathiques. Ajoutons qu'il n'y avait rien de spécialement compromettant dans les paroles de Catilina, qui avait su, comme nous dirions, rester sur le terrain parlementaire.
Mais Cicéron reprit l'avantage. Entre cette séance et l'élection, il fit répandre des bruits défavorables à Catilina. Le légat qui commandait la flotte stationnée à l'embouchure du Tibre venait de découvrir une conspiration organisée parmi ses équipages. Dans le Bruttium, sur la côte orientale de l'Italie, à Capoue, partout où sont agglomérés les troupeaux d'esclaves, il semble que gronde un vent de révolte. Des Transpadans, qui veulent le droit de cité, s'agitent. Dans Rome même, les débiteurs ne montrent-ils pas une arrogance provocante, quand, assignés en justice, ils comparaissent devant le préteur urbain?
Le jour des comices, des soldats occupaient les temples voisins du Champ de Mars ; de jeunes chevaliers entouraient le consul ; lui-même, sous sa toge, qu'il entr'ouvrait de temps en temps, portait une cuirasse, pour montrer aux bons citoyens que le premier magistrat de la cité était menacé. Cette fois, contrairement à leur nonchalante attitude ordinaire, tous les membres du parti conservateur vinrent voter, traînant après eux les citoyens sur qui ils avaient quelque action. Aussi, malgré les votes du petit peuple, Silanus et
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Muréna obtinrent-ils la majorité. Mais Servius Sulpicius attaque l'élection de Muréna.
C'est alors, selon toute vraisemblance, que Catilina, n'ayant pu obtenir légalement le pouvoir, et ne sachant pas quelle serait l'issue de la plainte déposée par Servius Sulpicius, se décida, pour satisfaire son ambition, à employer d'autres moyens.
D. La Conjuration.
De quand datent les projets de Catilina? Il est difficile de le préciser. Ce qui est sûr, c'est que, en 65, on n'en avait aucun soupçon. Cicéron le dit formellement dans le Pro Sulla. Il n'en est pas question davantage, au début de 64, dans la lettre de Quintus Cicéron, ni en juillet, dans le discours in toga candida, où Catilina est si mal traité. Il est d'ailleurs fort possible que celui-ci en eût conçu l'idée et tracé le plan dans son esprit depuis quelque temps; mais les préparatifs n'avaient pas dû être poussés fort loin, car il s'écoula plusieurs mois entre l'échec de Catilina et les premiers actes d'exécution. Au surplus, comme nous l'avons indiqué, il était tout naturel qu'il attendît, avant d'agir, les résultats de l'élection consulaire.
En tout cas, le secret fut bien gardé, car, jusqu'au 21 octobre, Cicéron ne fut pas eu mesure d'apporter au Sénat un seul fait précis. Pourtant
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il s'était ménagé des intelligences dans l'entourage de Catilina : n'oublions pas qu'il n'y avait rien à Rome qui correspondît à notre police secrète.
« Parmi les conjurés, nous dit Salluste, figurait Q. Curius, appartenant à une famille non sans éclat, mais couvert de scandales et même de crimes, et que les censeurs avaient chassé du Sénat pour sa conduite1... Depuis longtemps, il était l'amant d'une femme noble, Fulvia : il en était moins bien reçu, parce que la gêne l'obligeait à être moins généreux, quand, tout à coup, il se mit à prendre des airs superbes, lui promettant monts et merveilles ; parfois, il la menaçait d'un poignard si elle lui résistait ; en un mot, il se montrait plus arrogant qu'il ne l'avait jamais été. Fulvia, ayant découvert la cause de ces allures extraordinaires, ne garda pas le secret pour elle ».
A qui le révéla-t-elle? Il est facile de le deviner. D'ailleurs, quelques chapitres plus loin, Salluste ous dit en propres termes que, dès le début de son consulat, Cicéron, à force de promesses, avait obtenu de Fulvia que Curius lui révélât les desseins de Catilina.
Il faut d'autant plus admirer ce voile de silence que les conjurés étaient nombreux, tant à Rome qu'en Italie. D'ailleurs, nous verrons que, plus tard, malgré les promesses faites par le Sénat à qui donnerait des détails sur la conjuration, il ne se trouva aucun traître.
I. Il était connu comme joueur effréné.
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A Rome, nous connaissons C. Cassius Longinus, préteur la même année que Cicéron, un de ses concurrents en 64, personnage simple et épais ; C. Cornélius Céthégus, le plus audacieux et le plus redoutable, débauché cruel et brutal, qui, jeune homme, avait, en Espagne, frappé son général, Q. Métellus Pius ; P. Cornélius Lentulus Sura, consul en 71, mais chassé du Sénat en 70, élu préteur en 64, aristocrate à grandes prétentions, lent à comprendre, indécis dans l'action; M. Porcius Laeca, d'ailleurs peu connu ; P. Autronius Paetus, condisciple de Cicéron et son ami d'enfance, questeur avec lui en 75, remarquable surtout par la force de ses poumons et de sa voix; L. Vargunteius, accusé de brigue en 65 ; P. Cornélius Sulla, un des deux consuls élus en 66 (l'autre était P. Autronius Paetus) et dont l'élection avait été cassée, parent du dictateur, enrichi par la vente de biens confisqués, d'ailleurs sans influence personnelle, mais soutenu par de puissantes relations, à telles enseignes que Cicéron le défendit en 62 ; les deux frères Servius et P. Cornélius Sylla, neveux du dictateur; Q. Annius Chilo; L. Calpurnius Bestia, petit-fils du consul du même nom, qui avait été envoyé contre Jugurtha, lui-même tribun de la plèbe en 66 ; enfin Q. Curius, dont nous avons parlé, soit des partisans de Sylla, des mécontents, des hommes tarés, mais plusieurs grands noms et plusieurs anciens
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hauts magistrats. Des chevaliers nous sont nommés : M. Fulvius Nobilior, C. Cornélius, deux Claudius Marcellus, surtout L. Statilius et P. Gabinius Capito, les plus hardis. Ajoutons des femmes intelligentes et cultivées, comme Sempronia, femme du Décimus Brutus qui avait été consul en 77, mère de ce Décimus Brutus, qui fut l'ami, puis le meurtrier de César, — un très grand nombre de nobles, surtout parmi les jeunes gens — d'autres encore dont le nom est sans intérêt.
Hors de Rome, dans les colonies et les municipes, Catilina pouvait également compter sur un grand nombre d'habitants. Parmi ses complices, nous connaissons M. Caeparius, de Tarracina, dans le pays des Volsques, et T. Volturcius de Crotone, plusieurs Ombriens : Septimius, de Camérinum; P. Maevulanus, tribun des soldats, et l'affranchi Umbrénus. Il avait trouvé de nombreux partisans en Étrurie, l'une des contrées qui, avec le Samnium et la Lucanie, avaient eu le plus à souffrir de la dictature de Sylla. La plèbe étrusque avait embrassé le parti de Marius. Volaterrae, dans cette partie de l'Italie, était la dernière ville qui s'était soumise à Sylla, après un siège de deux ans, et son territoire avait été confisqué, ainsi que celui d'Arrétium, ville assez voisine. Sylla les avait distribués à ses vétérans, qui dépensèrent follement leurs biens, furent bientôt ruinés par
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le luxe et la paresse, et, par suite, formaient un terrain tout prêt pour une révolution. Ils étaient travaillés par C. Manlius, ancien centurion de Sylla, établi par le dictateur à Faesulae, où il agissait en liaison avec le vétéran P. Furius, et avec C. Flaminius, fixé non loin d'Arrétium. C'est également une ville sur la limite de l'Étrurie et de l'Ombrie, Nucarie, qui avait donné naissance à un autre complice de Catilina, le chevalier P. Sittius, dont nous avons déjà dit un mot 1. Pour échapper à une accusation, il quitta Rome peu de temps avant que la conjuration fût découverte; mettant à exécution les plans ébauchés deux ans plus tôt 2, il rassembla en Italie et en Espagne une petite armée, avec laquelle il passa en Mauritanie. Là, il entra au service des princes du pays, en lutte les uns contre les autres, leur négociant des emprunts, enrôlant des soldats pour leur compte. Quelque quinze ans plus tard, après Pharsale, il servit avec Salluste en Afrique dans l'armée de César, où il se montra chef habile et heureux.
Le même rôle, comme nous l'avons dit, était joué en Italie par Manlius. C'est lui qui recrutait, parmi les vétérans de Sylla, les cadres d'une armée où figuraient quelques gladiateurs, échappés de leurs écoles ; des pâtres de l'Apennin ; les anciens propriétaires de biens confisqués, et qui,
I. Voir p. 33. I Voir p. 33.
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désormais sans ressources, s'étaient faits brigands ; les fils des Romains ou Italiens proscrits par Sylla ; enfin les compagnons de plaisir de Catilina. Contrairement à l'avis de certains de ses complices, Catilina n'avait pas voulu soulever les esclaves, faciles à séduire, depuis Spartacus, par l'espoir de la liberté. Sans doute, comme l'a pensé Mérimée, ne voulait-il pas s'aliéner l'aristocratie, en menaçant tous les grands propriétaires ; de Plus, il ne se souciait en aucune façon de partager es fruits de la victoire avec un nouveau Spartacus.
L'effectif de cette armée? Salluste nous dit que, originellement, il ne dépassait pas 2.000 hommes, ormés par Manlius en deux légions, qui avaient ien le nombre réglementaire de cohortes, mais, ans chaque cohorte, un effectif variable. A mesure que les partisans de Catilina rejoignaient camp, on les versait dans les différentes cohortes. On finit par arriver ainsi au chiffre de 6.000 par légion, soit 12.000 en tout. Plutarque et ppius parlent de 20.000 hommes, nombre sans oute un peu exagéré ; il est vrai que le quart seuement de cette petite armée possédait des armes véritables ; les autres se battaient avec des faux ou des bâtons durcis au feu.
En dehors de ses partisans décidés, Catilina rencontrait de nombreux sympathisants. Sans parler des groupes déjà représentés dans son armée, nous citerons tous les mauvais éléments de la
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plèbe de Rome (et ils étaient nombreux!); les ennemis du Sénat et du parti conservateur ; la jeunesse des campagnes, à laquelle le travail de ses mains assurait à peine une vie misérable et qui préférait l'oisiveté de la ville à un labeur ingrat; « tous ceux enfin, nous dit Salluste, qui, se souvenant de la victoire de Sylla, et voyant de simples soldats devenus, les uns sénateurs, d'autres si riches qu'ils menaient un train de vie royal, espéraient, de la victoire, tous les mêmes avantages. Si la première bataille liyrée par Catilina eût été un succès ou du moins n'eût pas été une défaite, nul doute que tous ces éléments se fussent levés en sa faveur », entraînant même des hommes comme César et Crassus, qui vraisemblablement se seraient adjugé tout le bénéfice de l'affaire.
D'ailleurs le programme de Catilina, tel que l'expose Salluste, la liberté, la gloire, était assez vaste, assez vague et assez séduisant pour fournir des stimulants à tous les ambitieux et à tous les mécontents, à tous les débauchés, voire à tous les criminels. Amené à préciser, il promet la diminution ou l'abolition des dettes, la proscription des riches (ce qui entraînait la confiscation de leurs richesses), des magistratures, des sacerdoces, des pillages, enfin « tout ce que permet la guerre et le caprice des vainqueurs ». Son but précis, on l'ignore, Probablement s'emparer de Rome,
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y régner par la terreur, ne fût-ce que quelques jours, durant lesquels il satisferait en toute hâte ses rancunes, ses convoitises, et celles de ses complices.
Cependant, peu après les élections consulaires, Catilina renvoya ou envoya ses lieutenants dans les parties de l'Italie, où il avait ou croyait avoir un groupe respectable de partisans : Manlius à Faesulae, Septimius dans le Picénum, C. Julius en Apulie, un autre en Campanie. Ils n'y perdaient pas leur temps. Le consul savait leurs menées et s'en inquiétait, à juste titre.
Pour résister à un mouvement révolutionnaire, il était à peu près désarmé : les légions étaient en Orient avec Pompée; pas de garnison; des esclaves publics, assez peu nombreux, chargés de fermer les portes le soir et de les garder, ainsi que de faire, la nuit, quelques patrouilles ; de nombreux fonctionnaires subalternes, mais, sauf exception, plus capables de faire honneur aux magistrats que de les protéger. Restait bien la ressource du serment militaire prêté par tous les citoyens en état de porter les armes; mais les consuls ne pouvaient prendre cette mesure qu'en vertu du senatus consultum ultimum. En outre, tant qu'il n'apporterait pas de fait précis, c'est-à-dire tant qu'il ne se trouverait pas en présence du mouvement contre lequel il devait lutter, Cicéron savait qu'il ne pouvait pas compter sur un appui bien ferme, ni même
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sur l'appui tout court du parti modéré, qui le soutenait. La preuve en est que, le 22 septembre, il fut question d'un complot de Catilina, sans qu'on prît aucune décision.
Enfin, dans la nuit du 20 octobre, Crassus, en compagnie de M. Marcellus et de Métellus Scipion, se présenta chez Cicéron pour une communication pressante : un inconnu (un conjuré pris de peur ou de remords) avait déposé chez lui des lettres anonymes destinées à lui-même et à d'autres sénateurs. Celle qui lui était adressée et qu'il avait lue annonçait qu'un grand massacre se préparait à Rome et lui conseillait de quitter la ville. Il ne voulut d'ailleurs pas la laisser à Cicéron, soit par crainte, soit pour ne pas sembler en relations avec Catilina.
Mais, le lendemain 21 octobre, le consul convoqua le Sénat et invita Crassus, puis Métellus et Scipion, à présenter les lettres ; la teneur en était la même. L'impression fut grande, et l'émotion fut portée à son comble, lorsque Cicéron déclara qu'il savait tout (comperi omnia) : le 27, Manlius devait entrer en campagne avec une armée ; le lendemain, on massacrerait à Rome les principaux citoyens. Cicéron était-il averti par Curius? La chose est possible, mais, comme l'observe Ferrero, on en peut douter, à en juger par la joie presque ingénue dont il témoigna en apprenant que ce qu'il avait affirmé de Manlius s'était vérifié, et aussi
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par la gêne qu'il éprouvait, dans la suite, à employer le mot comperi.
Mais le Sénat fut convaincu, et, vraisemblablement le jour même, peut-être le lendemain, il vota le senatus consultum ultimum, enjoignant aux consuls de veiller au salut de la République. C'était, nous dit Salluste, leur confier les pouvoirs légaux les plus étendus, « lever une armée, faire la guerre, contraindre à l'obéissance par tous les moyens, les alliés et les citoyens, posséder à Rome et aux armées, dans toute leur amplitude, l'imperium et le pouvoir judiciaire ».
Cicéron en usa pour prendre seulement quelques mesures de sûreté à Rome, afin d'empêcher le massacre annoncé pour le 28 ; en n'allant pas trop loin dans cette voie, il voulait peut-être laisser croire à Catilina qu'il n'était pas au courant. D'autre part, « certains sénateurs osèrent encore affirmer que Cicéron avait menti ; beaucoup d'entre eux se disaient que le parti populaire, une fois la frayeur passée, vengerait ses chefs mis à mort; beaucoup d'autres avaient consenti, par faiblesse, a proclamer l'état de siège, mais ils n'étaient pas persuadés que le danger fût aussi grand ; d'autres encore étaient retenus par des scrupules moraux, légaux et constitutionnels » (Ferrero). Outre la vague menace de la loi martiale, le parti conservateur se contenta donc d'un procès intenté pour violences (de ri) à Catilina et à Céthégus par le
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jeune L. Acmilius Lépidus, fils du consul de 78. Catilina, afin de montrer qu'il n'a rien à se reprocher, qu'il ne conspire pas et ne songe pas à fuir, offrit de se placer, durant la durée du procès, sous la garde de M. Lépidus (consul en 66), puis, sur le refus de celui-ci, sous la surveillance du préteur Métellus Celer, et, le préteur déclinant également une responsabilité aussi lourde, Catilina s'adressa à Cicéron, dont on devine la réponse. Il fut réduit à s'installer chez un compère, M. Marcellus.
A la fin d'octobre, le sénateur L. Sénius apporta au Sénat des lettres qu'il disait écrites de Faesulae, et annonçant que, le 27, Manlius s'était mis en mouvement. On parlait aussi de concentration de troupes, de transport d'armes, de soulèvements d'esclaves à Capoue et en Apulie. Peu après arriva une lettre de Manlius à Q. Marcius Rex, qui, avec Q. Métellus Créticus, attendait le triomphe aux portes de Rome : il y déclarait que lui et son armée avaient pris les armes, ne pouvant plus supporter les dettes dont ils étaient accablés. De fait, il semble que Catilina avait formé le projet de surprendre, durant la nuit du Ier au 2 novembre, soit Capoue, soit Préneste, ville forte du Latium, bâtie sur un contrefort de l'Apennin qui domine la plaine. Elle avait déjà servi de place d'armes au temps de Cinna et de Marius le Jeune. Il changea d'avis, en présence des mesures ordonnées par Cicéron.
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En effet, Cicéron avait invité les colonies et les municipes à se tenir sur ses gardes ; à son instigation, le Sénat avait envoyé Q. Marcius Rex en Etrurie et Q. Métellus Créticus en Apulie, chacun avec le détachement de troupes qui accompagnait, selon l'usage, les futurs triomphateurs. Le préteur Q. Métellus Celer 1 alla surveiller le Picénum ; le préteur Q. Pompeius Rufus partit pour Capoue ; il avait auprès de lui un ami de Cicéron, P. Sestius, le questeur d'Antoine, qui, à en croire Cicéron dans le Pro Sestio, rendit les services les plus signalés. L'un et l'autre furent autorisés à lever une armée. On prit des mesures contre les bandes de gladiateurs. Enfin l'on promit l'impunité et de fortes récompenses à ceux qui fourniraient des renseignements sur le complot.
Catilina comprit qu'il devrait songer à rejoindre ses troupes et à tenter la fortune des armes. Mais, avant de quitter Rome, trompant la surveillance de son gardien (sans grande difficulté, semblet-il), il réunit (nuit du 6 au 7 novembre), les principaux conjurés dans la maison de l'un d'eux, le sénateur M. Porcius Laeca, qui habitait la rue des Taillandiers, probablement dans un faubourg
Il devait son surnom à la rapidité avec laquelle il avait préparé et donné des jeux en l'honneur de son père. Consul en 60, il avait épousé la fameuse Clodia, avec laquelle il faisait mauvais ménage et qu'on soupçonna d'avoir empoisonné son mari.
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moins surveillé. « Là, dit Cicéron 1, tu as partagé l'Italie [entre tes lieutenants] ; tu as fixé l'endroit où tu décidais que chacun se rendît; tu as choisi ceux que tu voulais laisser à Rome, ceux que tu voulais emmener avec toi ; tu as réparti les quartiers de la ville voués à l'incendie ; tu as confirmé que toi-même partirais bientôt ; tu as dit que, si tu différais quelque peu ton départ, c'est que j'étais encore en vie. Il s'est trouvé deux chevaliers romains pour te délivrer de ton souci. » Ces deux chevaliers étaient L. Vargunteius, alors sénateur, et C. Cornélius. De grand matin, même avant le jour, les magistrats et les citoyens de distinction avaient l'habitude de donner audience à la foule des solliciteurs ou des clients, qui venaient présenter une requête ou leurs hommages. La maison de Cicéron, à cette époque, devait être une de celles qu'assiégeaient les visiteurs. Le coup avait donc toutes les chances de réussir. Heureusement, le consul, averti par Fulvia, avait pris ses précautions. Lorsque les assassins se présentèrent, on leur ferma la porte ; ils jugèrent plus prudent de ne pas insister.
Mais Cicéron jugea que le moment était venu de passer à l'action. Il fit immédiatement convoquer le Sénat, et, le 8 novembre, il prononça le discours connu sous le nom de Ire Catilinaire.
Disons-le tout de suite, avant d'aborder
I. Ire Catilinaire, § g.
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l' étude des discours : nous les tenons pour authentiques et c'est aujourd'hui l'opinion la plus générale. Comme l'a écrit Mérimée, « il est constant que Cicéron, pendant son consulat, a prononcé quatre discours à l'occasion du complot qui menaçait la république. Il est également hors de doute qu'il a donné à ces harangues une sorte de publieité en les communiquant à ses amis. Qu'elles aient été perdues ensuite, cela est possible; qu'elles aient été remplacées par des discours apocryphes qui ont trompé tant d'érudits pendant tant de siècles, cela est fort extraordinaire ; mais ce que l'on est forcé d'admettre, c'est que le faussaire, quel qu'il soit, avait à sa disposition des documents exacts. Comment expliquer autrement la connaissance de tant de faits, dont un assez grand nombre est confirmé par d'autres témoignages pour que leur ensemble inspire le genre de confiance qui s'attache au récit d'un contemporain? » quel serait ce contemporain de si grand talent oratoire?
De même, nous étudierons ces discours comme si nous avions sous les yeux les harangues mêmes prononcées par Cicéron. Nous ne le croyons pas, au moins pour la Ire et la 4e Catilinaires, ainsi que nous aurons l'occasion de le dire : mais les modifications apportées lors de la rédaction ne semblent pas considérables ; même pour la 4e Calilinaire, lorsqu'on a voulu prouver que le discours,
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tel qu'il nous est parvenu, ne reproduisait que pour une faible partie les paroles qu'avaient entendues les contemporains de Cicéron, on n'a pas apporté de preuve. On ne peut même pas établir d'une façon convaincante que les Catilinaires n'ont été, comme on le dit généralement, rédigées que trois ans après l'événement. Il n'y aurait là rien d'extraordinaire, étant donné l'habitude romaine d'improviser, et de n'écrire que les discours dont on voulait conserver trace. Mais le texte, le seul texte invoqué en l'occurrence 1 dit simplement, Giussani l'a observé, que Cicéron publia, en 60, un recueil des discours qu'il avait prononcés comme consul ; cela ne prouve pas que tel ou tel d'entre eux n'avait pas été déjà publié séparément. On ne saurait même en conclure, ajoute le P. Laurand, qu'Atticus « n'avait pas encore lu les Catilinaires, mais qu'il demandait à Cicéron certains petits discours, soit les Catilinaires, soit d'autres. Atticus pouvait les demander, soit pour les relire, soit pour en garder copie dans sa bibliothèque, soit pour en faire faire des copies et les vendre : on sait qu'il était quelquefois le libraire-éditeur de Cicéron ». D'ailleurs, même en 60, trois ans après la conjuration, le nombre des auditeurs restant en vie était trop considérable pour qu'il fût possible à Cicéron de modifier ses discours sur les points essentiels.
I. Ad Att. I. 2, 3.
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LIVRE II
LES CATILINAIRES.
CHAPITRE PREMIER LA PREMIÈRE CATILINAIRE.
LES CIRCONSTANCES.
C'est dans le temple de Jupiter Stator que Cicéron avait convoqué le Sénat. Cet édifice, dont
existe encore quelques restes, en partie cachés sous les maisons modernes, notamment sous l'église Santa-Maria in Compitelli, était situé au point culminant de la Voie Sacrée, c'est-à-dire près de l'endroit où s'élève l'Arc de Titus. C'est évidemment à dessein que le consul avait choisi ce temple : il était facile à défendre, en outre fortement gardé : les chevaliers notamment étaient venus en très grand nombre et entouraient l'édifice. Aussi bien, dans tout le reste de la ville, des postes avaient-ils été établis et des rondes opérées, selon les décisions sénatoriales, par les soins des magistrats subalternes, chargés plus spécialement de l'ordre public. Le Palatin, point stratégique important, qui dominait le Temple de Jupiter, avait été occupé par les forces dont l'on disposait.
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Un sentiment de malaise pesait donc sur la ville, dont l'aspect, nous dit Salluste, était changé : « A l'allégresse et à l'exubérance, fruits d'une longue tranquillité, succéda brusquement la tristesse : partout agitation désordonnée, éperdue; pas d'endroit, pas d'homme en qui l'on ait vraiment confiance ; on ne fait pas la guerre et l'on n'est pas en paix ; chacun mesure à son trouble l'étendue des périls. En outre, les femmes, pour qui, en raison de la puissance de la république, la crainte de la guerre était chose inconnue, se frappent le corps, tendent vers le ciel des mains suppliantes, s'apitoient sur leurs jeunes enfants, posent questions sur questions, s'effrayent de tout, et, oubliant leur orgueil et leurs plaisirs, se croient perdues, ainsi que la patrie. »
C'est parmi ces agitations, à travers ces groupes armés, que les sénateurs, eux aussi pleins de colère, d'émotion et d'inquiétude, pénètrent dans le temple et vont prendre place sur des bancs disposés parallèlement dans le sens de la longueur, de façon à ménager, au milieu, une allée assez large, qui conduit de la porte d'entrée au fond de la salle 1, où, sur une estrade, se trouvait la chaise curule du magistrat, consul ou préteur,
I. Dans la Curie reconstruite par Dioclétien, au IIIe siècle de notre ère, et récemment déblayée, il y a, de part et d'autre, dans le sens de la longueur, trois gradins en marbre blanc, hauts de 18 cm. chacun. Le plus élevé se prolonge au fond de la salle et forme une sorte d'estrade.
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qui avait convoqué l'assemblée, et celle de son collègue, si c'était le consul. Entre l'estrade et les bancs des sénateurs, les chaises curules des magistrats en exercice, ainsi que le banc des tribuns de la plèbe. Derrière le président, les appariteurs des magistrats, les huissiers et les secrétaires. Les sénateurs mêmes n'ont pas de place fixe, mais siègent dans une sorte d'ordre hiérarchique, en ce sens que tous les anciens consuls sont assis les uns près des autres, de même les anciens préteurs, les anciens tribuns et les anciens questeurs. L'aspect réel du Sénat ne ressemble donc nullement à celui qu'il présente dans le célèbre tableau de Maccari: « Cicéron prononçant la Ire Catilinaire. » On y voit Cicéron, debout dans un espace vide où la fumée de l'encens s'élève d'un trépied, parlant devant un demi-cercle de quatre rangs de sièges confortables en gradins. Comment les sièges auraient-ils pu être fixés au sol, alors que le Sénat ne tenait pas toujours ses séances dans le même endroit? La Ire Catilinaire est prononcée dans le Temple de Jupiter Stator, la 4° dans le Temple de la Concorde. Ajoutons que les séances ne sont pas publiques, mais que les portes du Temple restent grandes ouvertes, si bien que, les jours des grandes séances, la foule massée aux abords de l'édifice entend la délibération, et, par ses impressions et ses émotions, agit sur l'assemblée.
Catilina se rendit comme d'habitude à la
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séance, « soit pour dissimuler, soit pour se justifier », nous dit Salluste, soit plutôt, comme il est vraisemblable, parce qu'il ignorait les révélations faites à Cicéron. Lorsqu'il entre dans le temple, se produit une manifestation inusitée. Contrairement à l'usage, personne ne répond à son salut, et lorsqu'il va s'asseoir parmi les anciens préteurs, les consulaires, qui avaient pris place non loin d'eux, se lèvent et laissent vides tous les bancs voisins. Cet accueil fait à Catilina ne put manquer d'être signalé à Cicéron (car il semble que le Président entrait le dernier) et communiqua au consul une énergie qui paraît dans la forme même du discours.
Le fond, en effet, il avait dû l'arrêter d'avance. Ce qu'il se proposait, nous en sommes informés par la 2e Catilinaire, où il raconte au peuple ce qui s'est passé au Sénat : c'était d'obliger le chef de la conjuration à quitter Rome, de manière à ouvrir tous les yeux sur l'existence du complot. Quand on saurait Catilina au camp de Manlius, qui pourrait mettre en doute les affirmations du consul ? Qui refuserait à celui-ci les moyens de combattre les ennemis de l'État ? Mais Catilina n'était-il pas, de lui-même, résolu à partir ? Cicéron ne dit-il pas, en propres termes, au § 9 de ce discours : « Tu as affirmé que, de toi-même, tu allais partir », et au § 13 : « Quoi! tu hésites à faire, lorsque je te l'ordonne, ce que tu allais faire de toi-
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même? » Dès lors, quelle utilité à prononcer ce discours? C'est que, dans les passages cités, Cicéron plaide le faux pour les besoins de sa cause. En réalité, Catilina n'avait aucune raison de quitter Rome, avant que l'on connût le résultat d'une plainte que Ser. Sulpicius avait déposée pour demander que l'élection de Muréna fût annulée. Si le tribunal suivait Ser. Sulpicius, il y aurait une nouvelle élection consulaire et tous les espoirs étaient permis à Catilina. Aussi bien, aux conjurés assemblés chez Laeca, déclarait-il qu'il ne partirait qu'une fois débarrassé de Cieéron. La preuve qu'il n'éprouvait aucune hâte, c'est que, même après le premier discours de Cicéron, il hésita : ce qui le décida, ce fut la nouvelle, exacte ou non, qu'il allait être arrêté. Ce discours, le seul que mentionne Salluste, a donc été utile à la république, comme il le déclare, tout défavorable au consul que soit l'historien.
Cicéron ne pouvait d'ailleurs pas adopter une autre attitude. Traduire Catilina en justice? Quelles preuves invoquer contre lui? Les confidences de Fulvia ne suffisaient pas à étayer juridiquement une aussi formidable accusation. D'autre part, comme le fait observer M. Beauchot, Catilina exilé, le complot n'en subsistait pas moins. Si l'on réussissait à obtenir une condamnation, Catilina devenait un martyr et le consul un tyran : on plaindrait le chef du complot et il
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n'était pas impossible que l'on prît les armes pour le venger, et, dans ce cas, nous l'avons montré 1, Cicéron n'avait pas à sa disposition les forces suffisantes pour venir à bout des séditieux. Permettre à Catilina de partir librement, le front haut, à son heure? C'était maintenir dans leur opinion ceux qui conservaient des doutes sur l'existence de la conspiration, c'est-à-dire toute la plèbe et une partie du Sénat. Laisser Catilina sortir de la ville, mais, en vertu du pouvoir dictatorial, le mettre en état d'arrestation dès qu'il aurait franchi les portes? Sans doute, théoriquement, le senatus consultum ultimum le permettait, mais le récent procès de Rabirius avait rendu Cicéron très prudent. Il s'en rendait bien compte, contre un homme qui n'était pas déclaré ennemi public, il ne pouvait user de cette puissance que s'il était en mesure de s'appuyer sur l'opinion publique, et, pour la convaincre, il devait arguer contre Catilina d'un flagrant délit ou de preuves irréfutables. Aussi bien le collègue de Cicéron au consulat est-il sympathique à la conjuration ; César et Crassus la favorisent. Peut-on se fier à l'énergie du Sénat, après son attitude dans les mois précédents ? Au contraire, Catilina, amené à quitter Rome, les conjurés, privés de leur chef, deviendraient plus faciles à réduire ; d'ailleurs, selon toute vraisemblance, un certain nombre t. Voir p. 67.
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d'entre eux le suivraient, autre circonstance favorable, sans compter que le départ de Catilina vaudrait au consul de nouveaux concours.
Mais comment atteindre ce but? La menace? Aucune sanction. La prière, Catilina va s'en rire. Le raisonnement aura-t-il la moindre prise sur cette âme? N'importe. Cicéron va essayer tous ces moyens, avec toutes les ressources de son éloquence. Cependant, pour qu'ils aient chance de produire quelque effet, il faut d'abord que Catilina ne soit plus lui-même, qu'il soit désemparé, étourdi, qu'il ne possède plus, au même degré, son sang-froid, sa présence d'esprit, son assurance poussée jusqu'à l'effronterie.
Aussi le consul ne va-t-il pas suivre la marche normale ; après la consultation des auspices et l'observation du vol des oiseaux, exposer la question à l'ordre du jour, consulter chaque sénateur, passer au vote. Encouragé par les dispositions du Sénat, il attaque directement Catilina. « Chez nous, dans nos assemblées politiques, écrit M. Boissier, les luttes personnelles sont sévèrement défendues. Le règlement les interdit, et, dès qu'elles menacent de se produire, le président, sans y réussir toujours, s'efforce de les arrêter. A Rome, on leur laissait une pleine liberté. Sous le nom d'altercatio ou d'interrogatio, elles avaient pris une place régulière, officielle, dans les combats de la parole; tantôt elles précédaient
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le discours suivi (oratio perpétua), tantôt elles lui succédaient ; il y avait même des cas où elles étaient tout le discours, par exemple dans les affaires criminelles, où le témoin était livré à l'avocat de l'adversaire, qui l'embarrassait de questions insidieuses, le troublait, le raillait, pour le rendre ridicule ou suspect. Les lettres de Cicéron montrent que, dans le Sénat lui-même, malgré la gravité qu'on attribue d'ordinaire à cette auguste assemblée, ces combats corps à corps, qui n'existaient pas à l'origine, étaient devenus très fréquents. Avec la vivacité de son esprit et sa verve mordante, Cicéron devait y être incomparable. »
C'est une altercatio répandue dans tout le discours que la Ire Catilinaire. Si les répliques de Catilina ont été éliminées, cependant, comme nous le verrons, le discours même de Cicéron permet souvent de les rétablir, preuve péremptoire qu'il n'y a pas de grandes différences entre le discours prononcé et le discours publié : peut-être Cicéron a-t-il appuyé sur certains points, ajouté quelques allusions aux inimitiés que devait lui valoir son attitude, corrigé certaines négligences de l'improvisation, mais, dans l'ensemble, la Ire Catilinaire, telle que nous la possédons, ressemble assez exactement à la harangue prononcée, le 8 novembre, dans le temple de Jupiter Stator 1.
I. « On n'a pas démontré que Cicéron y ( = dans la
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PREMIÈRE PARTIE DE L'ARGUMENTATION.
Essai d'intimidation.
Le discours est donc d'un caractère particulier; de même pour le plan. La rhétorique ancienne distinguait l'exorde, la proposition ou division, la narration, la confirmation et la réfutation, la péroraison. Ici, rien de semblable : pas d'exorde; deux parties qui s'adressent, l'une à Catilina 1, l'autre aux sénateurs 2; une très brève péroraison 3.
Pour décider Catilina au départ, Cicéron, comme il l'indique lui-même 4, touche essentiellement trois ordres de considérations : la crainte des châtiments prévus par les lois, la raison, enfin la pudeur 5.
Sans aucune ombre d'espèce d'exorde, il essaye d'abord, comme nous l'avons dit, de troubler Catilina, en lui laissant croire qu'il n'hésitera pas devant les mesures les plus graves ; le chef de la conjuration sera donc plus attentif et plus sensible aux arguments qui seront développés dans
Ire Catilinaire) ait fondu deux discours prononcés le même jour au Sénat ; rien ne prouve que, dans le discours conservé, Cicéron ait réuni la relatio faite au commencement de la séance et l'invective prononcée après la déclaration de Catilina» (P. Laurand).
I. §§ I-27.
2.§§ 27-32.
3- § 33.
4. §§ 22-23.
5. Respectivement chapitres I et II, III à V, VI-VIII.
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la suite. En outre, par-dessus la tête de Catilina, Cicéron s'adresse « aux sénateurs, à ceux qui avaient encore quelque tendresse pour l'ennemi de la patrie, et à ceux, en plus grand nombre, qui, tout en détestant l'homme et ses odieux projets, n'osaient s'associer ouvertement aux mesures, pressantes et décisives, que Cicéron voulait proposer » (Antoine).
Le mouvement par lequel, sans aucune préparation, Cicéron prend immédiatement sou adversaire à partie, le coup droit qu'il lui assène d'emblée, était bien propre à le troubler et à le déconcerter, comme à frapper le Sénat. Il était déjà classique chez les anciens comme type de l'exorde ex-abrupto, où un orateur, devant un auditoire préparé à le comprendre, entre brusquement et presque brutalement en matière 1.
« Jusques à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? combien de temps encore ta fureur scélérate se jouera-t-elle de nous ? Jusqu'où s'emportera ton audace sans frein ? Quoi, ni les détachements qui, la nuit, occupent le Palatin, ni les rondes à travers la ville, ni l'anxiété du peuple, ni le rassemblement de tous les gens de bien, ni le choix, pour la réunion du Sénat, de ce lieu si bien défendu, ni la physionomie et l'expression de cette assistance, rien n'a pu l'ébranler ? »
D'abord trois brèves interrogations, différentes de forme, relevées par des images vives et presI.
presI. I.
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sées : Catilina est comparé au gladiateur qui pare les coups d'épée, puis au cheval sans frein qui s'emporte hors des bornes de la carrière. Ensuite une nouvelle interrogation, mais, cette fois, présentée en une longue phrase où sont réunies, mises en relief grâce à une anaphore très remarquée par les anciens (celle de nihil, que nous avons rendu par « ni »), toutes les circonstances qui marquent l'inquiétude et la haine publiques, en même temps qu'elles peignent l'endurcissement et l'imprudence de ce mauvais citoyen. Et elles sont indiquées dans l'ordre où Catilina a pu les apprendre (rondes de nuit, occupation du Palatin), et surtout les constater lorsqu'il se rendait au Sénat : crainte marquée sur le visage des citoyens qu'il rencontre, groupe compact de chevaliers aux abords du temple, indignation peinte dans les yeux des sénateurs.
Catilina doit se rendre compte que le secret de son complot n'existe plus 1.
« Tes projets sont percés à jour ; ne le sens-tu pas ? Ta conjuration, connue de tous ceux qui sont ici, est ligotée de toute part ; ne le vois-tu pas ? Ce que tu as fait la nuit dernière, ce que tu as fait la nuit précédente, où tu as été, qui tu as convoqué, ce que tu as décidé, qui de nous l'ignore, crois-tu ? »
Même forme interrogative ardente et vive. Premier point : la conjuration est connue de tous.
I. § 1.
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Deuxième point : elle n'a aucune chance de succès, et, pour le dire, Cicéron emploie une expression qui évoque l'idée d'une bête fauve, mise dans l'impossibilité de nuire. De plus, par l'emploi du possessif « ton », il désigne nettement en lui le chef du complot et en fait retomber sur lui la responsabilité. Catilina pourrait croire à un « bluff » de Cicéron, pour employer une expression d'aujourd'hui; aussi le consul, en une phrase plus longue, mais composée de membres très brefs, très secs, où tous les mots ont leur valeur, l'accable-t-il sous les faits précis : les noms des conjurés sont connus ; dans la nuit du 6 au 7, ses complices se sont réunis chez Laeca ; dans la nuit du 7 au 8, ils devaient tenter un coup de main auquel ils ont renoncé devant les mesures prises.
Et, par une habile transition, il rappelle immédiatement à Catilina la peine dont il est passible : la mort 1
« O temps ! ô moeurs ! Tout cela, le Sénat le sait, le consul le voit, et cet homme vit encore. Il vit ? Que dis-je ? Il vient même au Sénat, il prend part aux délibérations du conseil de l'Etat, il marque et il désigne de l'oeil ceux dont il médite le meurtre, et nous, les hommes de coeur, nous croirions faire assez pour la chose publique, en réussissant à éviter la fureur et les armes de ce misérable. C'est à la mort, Catilina, que, depuis longtemps, l'ordre du consul aurait dû te faire conduire ; c'est
1. § 2.
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sur toi que devraient tomber de tous côtés les coups que depuis longtemps tu prépares contre nous. »
Ici encore tous les termes sont calculés. Cicéron rappelle à nouveau que Catilina est le chef de la conjuration, qu'il la prépare depuis longtemps et avec une audace dont sa présence au Sénat peut faire juger : non seulement il vient assister à la séance, mais il se propose de prendre part à la délibération, et dans quels sentiments! Avec quel état d'esprit! Selon l'heureuse imitation de Voltaire dans Rome sauvée :
Il vous voit, vous menace et marque ses victimes.
Cicéron veut ainsi faire appel, chez ses collègues, au sentiment d'intérêt personnel : de même, plus loin, il parlera encore du « meurtre de tous les sénateurs », et du « massacre des membres du parti conservateur ». Dans ces conditions, le Sénat sera tout prêt à admettre, avec le consul, qu'il ne suffit pas de se défendre, qu'il faut riposter, et le consul compte bien s'appuyer sur son avis. C'est ce qu'indique clairement le rapprochement dans la même phrase du consul et du Sénat.
Le ton est très varié en quelques lignes : un amer regret du passé, exprimé en phrases hachées et haletantes; ensuite l'indignation, à laquelle succède l'ironie, puis la décision. Partout des figu
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res. Pour commencer, une exclamation, d'autant plus forte qu'elle est imprévue : « O temps ! O moeurs ! » Cicéron l'avait déjà employée ailleurs ; il la reprendra plusieurs fois ; elle était célèbre dans l'antiquité, et Quintilien, entre autres, la cite avec raison comme exprimant très bien la surprise, la douleur, l'indignation. Puis une répétition (« il vit »), une correction (« Que dis-je? Il vient même au Sénat...»), enfin une gradation terminée « par un trait qui peint violemment et d'une façon concrète l'audace et la scélératesse de Catilina » (Beauchot), car les expressions choisies par Cicéron éveillent l'idée de l'homme qui, dans un troupeau, choisit les animaux désignés pour « la sombre boucherie ».
Que de précédents autoriseraient le consul à agir sans tarder ! Ces précédents, qu'on n'invoquait jamais en vain devant les Romains, peuple conservateur, il les accumule avec les circonstances les plus accablantes pour Catilina, très habilement, comme l'avaient déjà noté les critiques anciens. Voici, en effet, chez un bon grammairien du IV° siècle, qui d'ailleurs imite Quintilien, le commentaire, un peu naïf et scolastique, des premières lignes du morceau : « Le grand pontife P. Scipion n'a-t-il pas, quoique simple particulier, tué Tibérius Gracchus, qui essayait de porter une légère atteinte à la constitution ; Catilina veut dévaster l'univers par le massacre
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et les incendies; nous, consuls, nous le supporterons? »
« Ici, en considérant les choses, nous voyons que la constitution est moins importante que l'univers, puis qu'essayer de porter une légère atteinte moins importante que dévaster. En considérant les personnes, lorsque l'on compare Gracchus et Catilina, on reconnaît que Catilina est plus à craindre. En outre, pour le nombre, nous comprenons que deux consuls sont plus que Scipion. Ici l'orateur n'a pas raconté l'affaire dans le détail, c'est-à-dire comment Scipion a tué Gracchus, où il l'a tué, quand il l'a tué ; comme ces détails n'avaient pas d'importance, il les a laissés de côté et a terminé la phrase par un mot : « il a tué » ; si nous le considérons, nous trouvons qu'il est plus grave de tuer que de chasser de la ville 1 ».
Quintilien, après avoir ébauché le commentaire, disait que, si on voulait le poursuivre, on trouverait des développements infinis. On ne les rencontrera pas ici. Ce que nous voudrions montrer, dans tout le passage, c'est l'art discret, secret, et d'autant plus admirable. Cicéron ne suit pas, en effet, l'ordre systématique où nous allons classer sa pensée. Il cite d'abord Sp. Maelius, Tibérius Gracchus, Caïus Gracchus et M. Fulvius, ensuite Saturninus et Glaucia 2, ce dernier appelé non pas ainsi, pour ne pas réveil-
1. C'est le châtiment qui menaçait Catilina. 2. §§ 3-4.
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ler des souvenirs odieux, mais Servilius, du nom de sa gens. Or, dit Cicéron, travestissant légèrement la vérité historique, lui si sévère d'habitude pour les Gracques 1, Sp. Maelius « montrait simplement des tendances révolutionnaires », sans qu'il y eût commencement d'exécution; Ti. Gracchus, comme on l'a vu, « essayait de porter une légère atteinte à la constitution » ; sur C. Gracchus et Fulvius planaient « de simples soupçons d'exécution ». De plus, les deux Gracques appartenaient à la gens Sempronia, l'une des plus vieilles familles de l'aristocratie ; leur père, deux fois consul, censeur, avait été deux fois honoré du triomphe ; ils avaient pour aïeul Scipion, le premier Africain. Saturninus était tribun de la plèbe, Glaucia préteur, Fulvius consulaire. Ils n'en ont pas moins été tués sans hésitation, C. Gracchus par un Scipion Nasica, alors simple particulier, Maelius par Servilius Ahala, maître de la cavalerie de Cincinnatus, sur l'ordre du dictateur, les autres par les consuls, s'appuyant sur le senatus consultum ultimum, « impérieux et écrasant ». Avec Fulvius, on a même puni ses enfants. Et le châtiment a été prompt. « Un décret du Sénat prescrivit au consul L. Opimius de veiller à ce que la république n'éprouvât aucun dommage. La nuit n'était pas
I. Il va jusqu'à dire, dans le de Amicitia (§ 41), que Tibérius Gracchus aspirait à la royauté.
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encore terminée que C. Gracchus et Fulvius étaient tués. Un sénatus-consulte analogue remit le salut de l'État aux mains des consuls C. Marius et L. Valérius. S'écoula-t-il un seul jour ensuite, avant que L. Saturninus, tribun de la plèbe, et Servilius, préteur, connussent la mort et le châtiment ordonné par la République 1 » ?
Or, si l'on fait la comparaison, dont s'abstient Cicéron, qui s'en remet à ses auditeurs, Catilina appartient à une gens connue, mais moins illustre que la gens Sempronia ; il ne peut invoquer les mêmes ancêtres que les Gracques; il n'est pas magistrat en exercice ; il n'a pas été revêtu du consulat ; le Sénat et le peuple l'ont même, à plusieurs reprises, écarté de cette magistrature. Par contre, a-t-il bien soin de noter 2, sans nommer, d'ailleurs, Catilina, « un camp est dressé en Italie contre le peuple romain, dans les gorges de l'Étrurie; chaque jour augmente le nombre des ennemis de l'État ». Ce n'est plus d'un léger mouvement révolutionnaire qu'il est question, mais d'incendie et de ravages : Catilina veut « désoler l'univers par le massacre et l'incendie ». Les consuls, depuis dix-huit jours, sont armés, eux aussi, du senatus consultum ultimum. Ils se savent soutenus par le Sénat, qui les appuie de toute son énergie. Ils ont pour eux l'autorité des
1. § 4.
2- § 5.
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ancêtres, qui « témoignaient de plus de sévérité pour le citoyen dangereux que pour le plus redoutable des ennemis. C'est nous, nous, je le dis ouvertement, nous, consuls, qui manquons à nos devoirs».Mais, devaient penser certains auditeurs, pourquoi y manquer? Pourquoi laisser au fourreau l'arme redoutable dont on dispose? Catilina ne risque-t-il pas d'en être enhardi? Cicéron a vu l'objection et il a su éviter le danger.
Sa conduite, dit-il, s'explique par deux motifs. D'abord la crainte des lois qui défendaient aux magistrats non seulement de tuer, mais de battre de verges un citoyen romain. Quelques années auparavant, dans le procès de Verres, il les avait invoquées lui-même avec une éloquence pathétique 1 : « O doux nom de liberté! O droit éminent de nos citoyens ! O loi Porcia et lois Sempronia !... Les choses en sont donc arrivées au point que, dans une province du peuple romain, dans une ville ayant conclu un traité avec nous, un citoyen romain, attaché, serait battu de verges au Forum par celui qui doit aux suffrages du peuple romain les faisceaux et les haches? »
Deuxième raison : le caractère même de Cicéron. « Je veux, dit-il, être clément, Pères conscrits; je veux, quand la république court de tels dangers, ne pas sembler nonchalant; mais déjà je m'accuse moi-même de n'avoir pas assez d'énerI.
d'énerI. Sufliciis, § 163.
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gie ni de courage. » En d'autres termes, faible par nature, il ne deviendra énergique que par volonté et par devoir. On l'a remarqué, cette fois il s'adresse, non plus à Catilina, mais aux sénateurs. Est-ce uniquement pour varier le ton du discours et en accuser le mouvement? Bien que, par diplomatie, Cicéron mette le Sénat hors de cause, ne veut-il pas, par cette apostrophe, laisser entendre que ce n'est pas lui surtout qui doit porter la responsabilité de cette faiblesse?
Mais il apparaît bien que ces deux raisons ont pour Cicéron seulement une valeur toute provisoire. Il les écartera, dès qu'il sera en état de porter la conviction dans tous les esprits. « Tu mourras seulement quand il ne se pourra trouver un homme si pervers, si perdu de vices, si semblable à toi 1, qui ne convienne que cet acte fut juste. Tant qu'il y aura un homme pour oser te défendre, tu vivras, comme tu vis, cerné par les troupes nombreuses et fidèles que j'ai levées contre toi et qui t'interdisent tout mouvement contre la République. Il y a plus; partout des yeux et des oreilles t'épient à ton insu et te surveilleront, comme ils l'ont fait jusqu'à présent 2. » Et ainsi, par une transition toute naturelle, s'annonce le développement suivant.
I. « Comme si Catilina réunissait en lui tous les vices et tous les crimes, était l'exemple le plus concret et le plus affreux de la perversité » (Jacquinet).
2. § 6.
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Les vraies raisons, pour être moins explicitement énoncées, se démêlent pourtant. Les consuls espéraient que Catilina comprendrait de lui-même la menace que faisait peser sur lui le senatus-consultum ultimum et voudrait s'y dérober. De plus, la répétition et le redoublement des expressions qui reportent dans le passé le courage d'agir contre les citoyens rebelles montre que Cicéron n'a pas, dans l'appui du Sénat et du parti des honnêtes gens, toute la confiance qu'il paraît affecter. Les événements antérieurs, de même que la marche de la délbération, au jour où l'on discuta sur le châtiment des complices de Catilina, ne semblent pas lui donner tort.
Enfin, comme l'écrit justement Mérimée, « ce n'était pas seulement à Catilina que s'adressait l'allocution du consul. On a vu déjà que ce n'était pas l'ennemi le plus dangereux qu'il eût à redouter. Parmi ses auditeurs, il savait qu'un grand nombre étudiaient chacune de ses paroles pour s'en faire une arme contre lui. Qu'importait à César, à Crassus, que Catilina fût accablé ? Mais ce qu'ils désiraient au fond de leur coeur, c'est que le consul abusât contre lui de son pouvoir. Alors ils avaient le champ libre pour prendre leur revanche, car une opposition ne peut choisir pour combattre de meilleur terrain que celui de la loi ». Voilà, croyons-nous, le véritable motif qui empêchait Cicéron d'agir, bien qu'il ne le men¬
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tionne pas explicitement et n'y fasse aucune allusion; d'ailleurs il ne le pouvait pas.
Appel à la raison.
Ainsi que nous l'avons indiqué, une transition facile et heureuse pour le fond, mais qui, dans la forme, se traduit par un : « En effet », rappelant l'improvisation, conduit à la deuxième partie de l'argumentation, où Cicéron veut prouver à Catilina que, pour lui, le seul parti raisonnable est de quitter Rome, car tous ses projets sont connus. Comme preuve, l'orateur rappelle 1 les événements que nous avons exposés 2, afin de montrer au conspirateur son impuissance, et, en même temps, par les détails apportés, d'exciter l'indignation des sénateurs. Cet exposé garde la rapidité, la simplicité énergique de l'improvisation, et aussi, dans la suite des interrogations passionnées, l'ardeur de l'altercatio : « Est-il rien que tu puisses encore espérer...? Te souviens-tu...? Me suis-je trompé...? Peux-tu nier...? » Ces questions, jointes aux apostrophes à Catilina, enlèvent tout caractère de monotonie à l'exposition des faits, encadrée entre les considérations générales.
D'abord une période, avec des images et des figures : « En effet, Catilina, est-il rien que tu
I. Chapitre III.
2. Voir p. 68 et suiv.
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puisses encore espérer, si la nuit ne peut voiler de ses ténèbres tes réunions criminelles [en réalité, il n'y en a eu qu'une], ni une maison privée [celle de Laeca] empêcher d'entendre les paroles de la conjuration l'abstrait pour le concret], si, en pleine lumière apparaît tout, transpire tout?» « Apparaît en pleine lumière » correspond à « voile de ses ténèbres », « transpire » au deuxième membre de phrase. Cicéron recherche la symétrie, ce qu'il appelle la concinnitas : il eu a pris une telle habitude, qu'il la rencontre, même dans l'improvisation. On notera la force communiquée par sa place au mot « tout » (omnia), que l'on va rencontrer encore dans la phrase suivante, mis en lumière de la même façon : « Tu es enveloppé de toute part; plus clairs pour nous que le jour sont tes desseins, tous ; s'il te plaît, nous allons ensemble les passer en revue. »
Et ce mot qui fait image amène le défilé, en quelque sorte, des événements les plus importants : soulèvement armé de Manlius, que Cicéron appelle avec mépris « serviteur et instrument » de l'audace de Catilina ; projet de massacre des conservateurs, projet d'assassinat de Cicéron, coup de main projeté sur Préneste. Cicéron réserve, pour y insister, la réunion chez Loeca, d'ailleurs la dernière dans l'ordre chronologique. Tout cela, Cicéron le présente avec la plus grande habileté, eu appuyant sur l'importance de la cons¬
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piration, « si énorme, si monstrueuse, si incroyable » ; en colorant de prétextes honorables la fuite de certains membres du parti conservateur, qui, à la nouvelle de l'attentat projeté, avaient quitté Rome « moins pour assurer leur sécurité que pour réprimer les complots de Catilina » ; surtout en insistant sur son rôle à lui (fallait-il qu'il fût important, pour que Catilina conçut la pensée d'un assassinat?), sur son activité, sur son intelligence : « Te souviens-tu que je disais au Sénat...? C'est encore moi qui ai dit au Sénat... Peux-tu nier que, ce jour-là, ce sont les postes installés par moi, ma diligence, qui t'ont encerclé et empêché de tenter aucun mouvement contre la république...? Et, le Ier novembre précisément, lorsque tu te croyais sûr d'emporter, la nuit, Préneste, par un coup de main, n'as-tu pas senti que, Si la défense de cette importante colonie était assurée, c'était par mon ordre, par ma garnison, mes sentinelles, mes gardes de nuit ? »
Puis, en une phrase générale, ample dans sa brièveté, il termine le résumé du passé le moins récent. Elle est formée de deux groupes de trois termes, presque exactement symétriques et constituant une double gradation, la première descendante, la seconde ascendante, relevées, celle-là Par une anaphore, celle-ci par une certaine hardiesse dans l'emploi desyvèrbes : « Pas une de tes actions, pas un de tes projets, pas une de tes
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98 LES CATILINAIRES
pensées, que je n'entende et même que je ne voie et ne pénètre à fond ».
Maintenant le fait le plus nouveau, le plus frappant, la réunion chez Laeca l'avant-dernière nuit 1. Dès la fin du § i, on y trouve une allusion : « Ce que tu as fait l'avant-dernière nuit, la dernière, où tu as été, qui tu as convoqué, quelles résolutions tu as prises, t'imagines-tu que personne de nous l'ignore ? » Mais l'orateur a passé, et Catilina a pu croire que Cicéron n'avait rien appris de très sûr. Au § 6, une autre brève allusion : « si... une maison privée ne peut empêcher d'entendre les paroles de la conjuration ». Ici encore, dans les faits énumérés comme preuves du complot, Cicéron n'a pas mentionné la réunion chez Laeca, et Catilina peut continuer à s'imaginer que son adversaire ne sait rien de précis, lorsque, brusquement, le consul assène à Catilina un certain nombre de précisions : « Passe en revue avec moi 2 les circonstances de la dernière nuit : tu comprendras alors que je veille bien plus activement pour le salut de la république que toi pour sa perte. Je dis que, la dernière nuit, tu es venu dans la rue des Taillandiers, et, je ne laisserai rien dans l'ombre, chez M. Laeca, où sont venus te rejoindre les complices de ta folie criminelle. »
Ici, évidemment, mouvement de Catilina.
I. Chapitre IV.
2. On a déjà trouvé plus haut un tour analogue.
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« Tu oses nier? Pourquoi garder le silence? Je prouverai, si tu nies. Je vois, en effet, ici, dans le Sénat, des gens que je pourrais nommer et qui étaient là-bas avec toi. » On se représente assez facilement, avec M. Jacquinet, l'émotion de l'assemblée, le regard menaçant de Cicéron fixé sur les coupables, dont il a le nom sur les lèvres, la curiosité indignée du Sénat, la pâleur des conjurés qui essaient de faire bonne contenance.
L'idée que des sénateurs ont pu s'associer aux entreprises criminelles de Catilina provoque dans l'âme de Cicéron un mouvement de révolte indignée, qui se traduit par des interrogations, des exclamations, des répétitions. « O dieux immortels ! chez quel peuple sommes-nous ? Dans quelle cité vivons-nous? Quel gouvernement avons-nous? Ici, ici, parmi nous, Pères conscrits, dans ce conseil, le plus saint du monde 1 et le plus imposant, il y a des hommes capables de préparer notre mort à tous, de préparer le bouleversement de notre ville et même du monde entier. Ces hommes, je les vois, moi, consul; je leur demande leur avis sur les affaires publiques, et ceux qui auraient dû être massacrés par le fer, je ne les blesse pas encore de ma parole ! »
Après cette opposition un peu apprêtée, mais qui rend la pensée plus nette et plus frappante, après cette double menace, après cette exagération
1. Epithète consacrée.
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voulue sur les desseins de Catilina, le consul, mettant à profit le silence de celui-ci, reprend, avec plus de force encore : « Je disais donc [avant cette apostrophe aux sénateurs complices, et, sous-entendu, il est prouvé] que tu as été chez Laeca. » Ici les faits que nous avons racontés 1 : pour les exposer, Cicéron emploie une série de parfaits en-isti (fuisti, distribuisti, statuisti, delegisti, discripsisti, confirmasti, audisti), dont la seule répétition atteste l'exactitude des informations du consul, et qui sont comme autant de coups de poignard frappant Catilina. Il faut que la pensée soit ramenée sans cesse vers Catilina, qu'on le voie, pour ainsi dire, lui-même, à chaque membre de phrase, parlant et agissant. Mais il ne faut pas non plus qu'on oublie Cicéron, son activité et sou habileté. Il s'y était déjà employé dans la première partie de ce récit, en une phrase que nous avons citée. De même, ici, après l'énumération des faits, on trouve cette assertion, un peu hyperbolique pour qui connaît la vérité : « Tout cela, moi, votre séance n'était pas plus tôt levée que je le savais » (comperi, toujours le même mot !). Il n'a garde de dire quelle était sa source d'informations et cela lui valut plus tard des railleries de la part d'Antoine et de Clodius.
A ce moment, Cicéron « s'aperçoit que son disI.
disI. p. 71-72.
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cours n'aurait aucune sanction s'il ne proposait quelque solution pour débarrasser Rome de tels ennemis. Leur répéter sans cesse que le consul veille, qu'ils ne forment pas un projet, qu'ils n'ont pas une pensée sans qu'il le sache, sans qu'il en soit le témoin et le confident, tout cela n'était pas une solution... Après une excursion préliminaire au centre de son sujet, il va donc maintenant arriver à la proposition » (Abbé Boué).
Démasqué, passible du dernier supplice, Catilina n'a plus qu'un parti à prendre : aller rejoindre ses soldats et emmener avec lui le plus grand nombre possible de ses complices 1. C'est ce que lui dit Cicéron, avec un grand luxe de synonymes et en une série de petites phrases brèves, sans liaison extérieure, unies seulement par le mouvement oratoire, et qui, pour la plus grande partie, sont encore des apostrophes. « Puisqu'il en est ainsi, Catilina, va où tu as décidé ; sors une bonne fois de Rome ; grandes ouvertes sont les portes ; pars. Depuis trop longtemps, toi, le général en chef, tu es réclamé là-bas par ton camp de Manlius. Emmène avec toi tous tes complices aussi, du moins le plus grand nombre possible ; que la ville en soit purgée. »
Ce passage s'adresse en partie au Sénat, en partie à Catilina. Au Sénat, le consul rappelle
I. §§ 10-13.
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opportunément l'importance de la conjuration, l'existence, hors de Rome, d'une armée levée contre la République, la présence, à Rome, d'un gros de conjurés, l'un et l'autre groupés par Catilina et autour de Catilina. Quant à ce dernier, l'argument qu'il emploie pour le convaincre n'est pas sans adresse. Il lui laisse entendre que, dans son intérêt bien compris, sa place est auprès de ses troupes, dont le mieux pour lui est de renforcer l'effectif, en y versant tous ses complices de Rome, désormais inutiles, puisque les yeux sont ouverts sur leurs menées. Or Catilina, nous le savons, se faisait le même raisonnement : il avait surtout confiance dans la valeur des vieilles bandes de Sylla et il lui tardait de se trouver parmi elles, à condition que Cicéron n'existât plus.
Puis Cicéron parle avec plus de netteté, d'abord sous une forme ironique : « Tu me délivreras d'une grande crainte, du moment qu'il y aura des remparts entre toi et moi », ensuite directement : « Rester avec nous plus longtemps, impossible; je ne le supporterai pas, je ne le tolérerai pas, je ne le permettrai pas. » Entre ces trois verbes, Burnouf introduit la distinction suivante : « Comme homme, je ne puis supporter ta présence; je ne puis souffrir un si cruel supplice; je ne permettrai pas que tu restes parmi nous. » Je serais plutôt porté à croire que Cicéron a accumulé les synonymes pour marquer avec plus de force
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son indignation et sa résolution, dont il va donner les causes.
La première, ce sont les dangers que, tant de fois, a fait courir à l'Etat « un monstre si terrible, si répugnant, si hostile à la république », et dont Rome a été protégée par les dieux, en particulier par Jupiter Stator, qui, dès l'époque de Romulus, a arrêté les ennemis, et dans le temple duquel le Sénat se trouve précisément réuni. Comme on le voit, Cicéron fait un léger appel au sentiment religieux, dont il jouera avec tant d'habileté dans la 3e Catilinaire, lorsqu'il parlera devant le peuple. Mais cela, c'est le passé. Dans l'avenir, un seul homme ne doit plus mettre la république en danger. Par cette expression « un seul homme », le consul dégage adroitement la responsabilité des sénateurs qui passaient pour favorables à la conjuration.
La deuxième, qui se rattache étroitement à la première, est exprimée par un raisonnement presque en forme. Tant que Catilina s'est borné à attaquer Cicéron, Cicéron s'est défendu tout seul. Lorsque Catilina, aux élections de 63, a voulu tuer Cicéron et ses propres concurrents, Cicéron s'est fait protéger par ses amis, mais sans décréter la levée en masse. Aujourd'hui la situation n'est plus la même : « Désormais, ouvertement, c'est l'Etat considéré dans son ensemble que tu vises; ce sont les temples des dieux immortels, les
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maisons de la ville, la vie de tous les citoyens, enfin l'Italie tout entière que tu voues à la mort et à la dévastation. » Que doit faire le consul? Il n'ose pas encore, à l'imitation des ancêtres, se servir des pouvoirs que lui a conférés le senatus consultum ultimum, et faire tuer Catilina (il prononce le mot). Pourquoi? Il se garde de donner la véritable raison. C'est, prétend-il, parce que la tourbe des complices de Catilina resterait dans la ville. Au contraire, il y a un parti plus clément et plus utile à l'État : imposer au chef du complot de quitter Rome, ce qui viderait la capitale « d'une sentine profonde et dangereuse ». Et, consul, il tire la conclusion : « Quoi donc, Catilina ? Tu hésites à faire, pour m'obéir, ce que tu allais faire spontanément? Quitter la ville, voilà l'ordre du consul à un ennemi public. »
Ici interruption de Catilina. Il sait que l'exil n'est inscrit nulle part dans les lois romaines; à la rigueur peut-il être infligé à un citoyen déclaré ennemi public (hostis). Mais ce n'est pas encore le cas de Catilina ; le Sénat ne lui appliquera ce nom qu'après son départ de Rome. Voilà pourquoi Catilina demande à Cicéron, qui s'était bien gardé de prononcer le mot : « Est-ce un exil? » A quoi le consul répond : « Ce n'est pas un ordre, mais, si tu veux mon avis, c'est un conseil. » En effet, il était admis qu'un citoyen romain pouvait toujours, par l'exil, se soustraire à une con¬
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damnation qu'il sentait inévitable : c'est ce qu'avait fait Verrès, c'est ce que fera Milon. D'ailleurs, dans la suite du discours 1, le consul ira bien jusqu'à l'ordre.
Appel au sentiment de l'honneur.
Mais, dans ce passage, le mot de « conseil » amène un troisième développement, où Cicéron va faire appel, dans l'âme du patricien, au sentiment de l'honneur. Pour justifier le mot, au ton de la menace, employé dans la première partie, au ton d'autorité, qui domine la deuxième, succédé le ton de l'intérêt 2, plus offensant d'ailleurs pour Catilina que la plus odieuse invective.
Qu'est-ce qui peut bien retenir Catilina à Rome, ou il est craint de tous, haï de tous, ses complices exceptés, lui ruiné, souillé de crimes et coupable de mille attentats contre les premiers de l'État, en particulier contre Cicéron, consul désigné et consul? Il commence d'un ton calme et insinuant. Pour maintenir l'attention, avant tout les mêmes procédés : interrogation, anaphore, répétition, auxquelles s'ajoutent de fortes images, le parallélisme des expressions et les allitérations.
« Quel charme, en effet, Catilina, peut désormais avoir pour toi notre ville, où, sauf tes complices, des hommes perdus, l'on ne trouve personne qui
I. § 20.
2. §§ 13-16.
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ne te craigne, personne qui ne te déteste ? Quels scandales dans ta vie de famille n'ont pas marqué ta vie comme au fer rouge ! Quelle honte, dans tes rapports avec les autres citoyens, ne s'attache à ton nom ? A-t-il manqué à tes yeux un spectacle lubrique, à tes mains jamais un forfait, à tout ton corps une infamie ? »
Voilà le thème. Pour le développer, d'abord une phrase harmonieusement balancée : « Quel est, en effet, le pauvre petit jeune homme, une fois pris au filet séducteur de ta dépravation, devant qui tu n'aies fait porter le poignard du crime ou le flambeau de la débauche? » L'expression est hardie; Catilina a rempli l'office de celui qui porte les armes d'un autre et les lui tend au moment voulu pour frapper, ou bien de l'esclave qui, la nuit, tient le flambeau devant son maître, au retour, lorsque l'orgie s'est prolongée. Les faits mêmes auxquels l'orateur fait allusion, nous les trouvons exposés tout au long dans Salluste 1 :
« Catilina cherchait surtout à s'attacher les jeunes gens : leurs âmes flexibles et faciles à entraîner se laissaient prendre aisément à ses pièges. Car selon les passions qui enflammaient leur âge, aux uns il fournissait des courtisanes, aux autres il achetait des chiens et des chevaux, enfin il ne ménageait ni son argent ni son honneur, pour se les attacher indissolublement... Quant aux jeunes gens qu'il avait séduits, comme nous l'avons dit plus
I. Catilina, chap. 14 et 16.
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haut, il avait mille manières de les dresser au crime. Avait-on besoin de faux témoignages et de fausses signatures, ils étaient là ; leur honneur, leur fortune, leurs dangers, il en faisait bon marché, puis, quand il avait ruiné leur réputation et leur pudeur, il leur commandait de plus grands forfaits. Si tout prétexte manquait actuellement à sa vengeance, ceux qui ne lui avaient rien fait, tout comme ceux qui lui avaient fait quelque chose étaient traqués, égorgés ; car, plutôt que de voir leur bras ou leur coeur se rouiller dans l'inaction, il était méchant et cruel sans raison. »
Et voici le détail des crimes privés, toujours avec les mêmes procédés oratoires, plus la préténtion. D'abord ce qui correspond à ce qu'il appelait : « scandales de la vie de famille » et : « forfaits », c'est-à-dire, évidemment, la mort de la première femme de Catilina et de son fils. Il ne précise pas, il n'insiste pas : « Ce crime, je le passe sous silence, et j'admets volontiers qu'on le taise, car je ne voudrais pas donner l'apparence que, dans notre cité, la cruauté d'un tel crime a pu se rencontrer ou n'être pas punie. » En réalité, nous l'avons dit 1, rien de moins prouvé que ces crimes, inventions des adversaires de Catilina. Comme l'a bien montré G. Boissier, à Rome, dans les procès, l'on n'était pas avare de telles allégations. « Quand la cause semblait un peu maigre et ne fournissait pas assez à l'éloquence de l'avoI.
l'avoI. p. 30 et 31.
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cat, il ne se faisait aucun scrupule d'y joindre une bonne accusation d'assassinat. C'était devenu une habitude », nous dit simplement Cicéron lui-même.
Puis allusion aux difficultés de Catilina, à la ruine qui le menace aux ides prochaines, c'est-à-dire cinq jours après. Aux ides, parce que le paiement des dettes échues au premier jour du mois pouvait être reculé jusqu'aux ides. Mais pourquoi « prochaines » ? Sans doute parce que ses créanciers, voyant la ruine de ses projets, réclameront tous à la fois leur argent.
L'orateur arrive alors aux crimes qui, dit-il avec quelque redondance oratoire, « touchent l'intérêt essentiel de l'État et même la vie et le salut de nous tous », non sans rappeler au passage « le discrédit personnel où Catilina est tombé par ses vices, les difficultés et les hontes qui pèsent sur sa vie privée ». Cicéron va suivre le même plan, user des mêmes procédés que dans la première partie du développement 1.
« Est-il possible, Catilina, que cette lumière, que l'air de ce ciel puisse avoir du charme pour toi, quand tu sais que, dans cette assistance, il n'est personne qui ne sache que, le 31 décembre 3, sous le consulat de Lépidus et de Tullius, tu te trouvais
I. Voir p. 107.
2. Rapprochement voulu ou peut-être négligence laissée pour conserver au discours le caractère de l'improvisation.
3. Le 31 décembre 66.
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armé sur le Comitium 1 ? que tu avais aposté une troupe d'hommes pour tuer les consuls et les principaux citoyens ? que ta folie criminelle trouva un obstacle, non pas dans un revirement de ta pensée ni dans un mouvement de crainte, mais dans la Fortune du peuple romain ? D'ailleurs, je passe sur ces faits éloignes : en effet, ils sont connus de tous et bien d'autres les ont suivis. Combien de fois, lorsque j'étais consul désigné, combien de fois, depuis que je suis consul, as-tu essayé, toi, de me tuer ! Et moi, tes attaques, si adroitement poussées qu'elles semblaient irrésistibles, combien en ai-je évité simplement en m'effaçant, et, comme on dit, par une parade du corps ! Tu perds ton temps, tu n'arrives à rien, mais tu ne te lasses pas d'essayer et de vouloir. Combien de fois déjà ton poignard a été arraché de tes mains ! Combien de fois en est-il tombé et a-t-il glissé à terre ! A quels mystères tu l'as consacré et voué, je ne sais, puisque tu juges indispensable de le planter dans le corps du consul. »
Peut-être les derniers mots sont-ils une allusion à un bruit rapporté par Salluste dans son Catilina 2 : « On a dit alors qu'après ce discours, Catilina, voulant lier par un serment les complices de son forfait, avait fait circuler des coupes où du sang humain était mêlé à du vin; puis, après y avoir trempé leurs lèvres, en proférant des imprécations contre eux-mêmes s'ils révélaient le secret du complot, suivant l'usage consacré dans les sacrifices solennels, il leur avait dévoilé son proI.
proI. place au nord-est du Forum ; cf. p. 149.
2. Chap. 22.
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jet. » Salluste, d'ailleurs, ne tient pas le fait pour prouvé, et croit qu'il a été inventé ultérieurement pour atténuer l'impopularité à laquelle Cicéron fut en butte très peu de temps après l'exécution des complices de Catilina. Peut-être, comme le suppose M. Antoine, rapprochant d'autres cas analogues, ce poignard devait-il être offert en ex-voto à quelque divinité, si Catilina réussissait à tuer le consul. Toujours est-il que le détail concret était de nature à frapper le Sénat.
On n'aura pas manqué de noter également que, dans ce passage, avec quelque exagération (car enfin nous ne connaissons qu'une tentative d'assassinat sur Cicéron), l'orateur, sous prétexte de parler des dangers de l'Etat, parle, encore ici 1, de ceux que lui-même a courus. D'ailleurs, ce faisant, par ses métaphores empruntées au langage des gladiateurs, il rappelle les rapports que l'on supposait à Catilina avec eux 2. D'autre part, le terme que nous avons traduit par « poignard », sica, n'est pas choisi au hasard : il désigne une sorte de poignard spécial, à lame très pointue et recourbée, dont la blessure était fort dangereuse ; on le regardait comme l'arme des brigands de grand chemin. On a pu relever aussi, au passage, des allusions à la hardiesse, à l'esprit de persévérance de Catilina; mais montrer que celui-ci,
1. Voir p, 103.
2. Voir p. 36.
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néanmoins, ne peut rien contre le consul, c'est lui insinuer encore, sous une nouvelle forme, que le meilleur parti pour lui est de ne pas s'acharner dans une lutte inégale et vouée à l'insuccès.
Comme d'ailleurs Catilina pourrait justement révoquer en doute les sentiments de haine et de répulsion à son égard que Cicéron prête aux Romains, l'orateur, après le ton de l'intérêt, prend celui de la pitié; bien que, dit-il, son adversaire n'y ait absolument aucun droit, il lui rappelle, toujours au moyen d'interrogations pressantes, et en insistant sur les circonstances désobligeantes, l'accueil qui lui a été fait à son arrivée 1
« Dans cette nombreuse assistance, où tu comptes tant d'amis et de parents, qui donc t'a salué 2 ? Si, de mémoire d'homme, personne n'essuya pareil affront, tu attends la flétrissure d'une parole, quand le silence te condamne d'une manière si accablante ? Il y a plus : à ton arrivée, les bancs voisins du tien ne se sont-ils pas vidés ? Tu étais à peine assis ; est-ce que tous les consulaires, que tu as si longtemps marqués pour le meurtre 3, n'ont pas laissé vide et déserte toute la partie des bancs dans ton voisinage ? Comment crois-tu devoir supporter cet outrage ? »
I. Chapitre VII, § 16. , 2' A Rome comme à Athènes il était d'usage de se lever à entrée des personnages de marque ; c'était un devoir devant les magistrats.
3. La forme de l'auxiliaire employée en latin montre que ce danger n'existe plus.
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Ainsi personne n'a osé se solidariser avec lui, même ceux de ses complices dont il a été question plus haut. Les plus distingués parmi les sénateurs, les consulaires, se sont même écartés de lui. Donc le Sénat le condamne par son silence : que serait-ce (sous-entendu), s'il avait à émettre un vote? Nouvelle raison pour Catilina de quitter Rome. Ce silence, d'ailleurs, si habilement exploité par Cicéron, ici et plus loin 1, s'expliquait tout naturellement par le fait que Cicéron avait cru plus prudent de ne pas poser de questions à l'assemblée.
Partant de cette crainte, Cicéron imagine une gradation à trois étages, esclaves, concitoyens, parents, qui, tous, conseillent à Catilina de partir 2. Il va s'élever ainsi au point culminant du discours, la prosopopée de la patrie.
« Mes esclaves, par Hercule, s'ils me craignaient comme te craignent tous 3 tes concitoyens, je croirais devoir quitter ma maison : toi, la ville, tu n'estimes pas devoir la quitter. Si mes concitoyens me trouvaient injustement suspect et odieux à ce point, j'aimerais mieux me priver de leur vue que de rencontrer partout l'hostilité de leurs regards ; toi qui, conscient de tes crimes, reconnais que la haine de tous est juste et depuis longtemps méritée, tu hésites à éviter la vue et la présence de ceux dont tu blesses
I. Voir § 20.
2. § 17.
3. Parce que à ses yeux, les complices de Catilina ne sont plus des citoyens.
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l'esprit et les sens ? Si ton père et ta mère te craignaient et te haïssaient, et que tu ne trouves aucun moyen pour les apaiser, tu chercherais, je suppose, quelque retraite loin de leurs yeux. Maintenant c'est la patrie, notre mère commune à tous, qui te hait et te craint, et qui, depuis longtemps, juge que tu n'as en tête qu'une idée : porter sur elle une main parricide : toi, tu ne respecteras pas son autorité, tu ne t'inclineras pas devant son arrêt, tu ne regretteras pas sa main (vim) ? »
C'est donc sur une menace que se termine ce développement, où l'on peut critiquer un certain excès de rhétorique (balancements et redondances, oppositions de termes), mais qui produit grand effet par ce retour continuel des deux mêmes mots, crainte et haine, sentiments qu'on retrouve du haut en bas de l'échelle, dans toutes les classes de la société, chez les indifférents comme chez les Parents, sentiments depuis longtemps mérités, Catilina lui-même l'avoue. Ce que les anciens, d'ailleurs, admiraient le plus dans cette partie, c'était le rapprochement avec les esclaves, dont les honnêtes gens tiennent plus de compte que Catilina de ses concitoyens. Evidemment l'on peut voir ici un effet de l'humanité avec laquelle Cicéron traitait ses esclaves, qui, de leur côté, l'aimaient, lui sont restés fidèles dans le malheur et voulaient le défendre jusqu'à la mort 1. N'oublions pas toutefois que, sur l'esclavage, comme l'a monI.
monI. p. 341,
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tré G. Boissier, Cicéron partageait presque toutes les idées de ses contemporains.
Et, comme le laissait prévoir la fin du développement précédent, voici que la Patrie s'adresse directement à Catilina 1, et, quoiqu'elle n'ait point de voix, dit Cicéron, lui tient une sorte de discours : « Admirable alliance de mots, souligne M. Beauchot, pleine de hardiesse, et peignant fortement ce que le douloureux silence de la Patrie a d'expressif et d'amer ».
« Depuis des années déjà, pas un acte de violence commis sinon par toi ; pas un acte immoral sans toi : toi seul as pu massacrer de nombreux citoyens, toi seul molester et piller nos alliés impunément et librement ; c'est toi qui es venu à bout de mépriser lois et tribunaux, même de les renverser et de te frayer un passage à travers leurs ruines. Tous ces crimes du passé, je n'aurais pas dû les supporter ; néanmoins je les ai supportés autant que j'ai pu. Mais qu'aujourd'hui je sois tout entière dans la crainte à cause de toi seul, qu'au moindre bruit d'armes, Catilina soit à redouter ; qu'il semble ne se tramer contre moi aucun complot, auquel ta scélératesse soit étrangère, je ne puis le supporter. Pars donc et délivre-moi de ma crainte présente : si elle est fondée, pour que je ne périsse pas ; si elle est illusoire, pour que je cesse enfin de craindre. »
Et Cicéron ajoute : « Si la patrie te tenait ce langage, ne devrait-elle pas obtenir satisfaction,
I. § 18.
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n'eût-elle pas la force (vim) à sa disposition? » Il termine donc sur le même mot que le développement qui précédait immédiatement la prosopopée, et le temps de verbe employé par le latin implique que, cette force, il l'a à sa disposition.
Dans toute cette prosopopée, il y a évidemment un souvenir du Criton. On sait que Cicéron était nourri de l'antiquité grecque : il avait une admiration spéciale pour Platon, qu'il appelait, dans l'Orator, « le premier sans conteste, pour l'agrément et la force, de tous ceux qui ont écrit ou parlé ». Dans le dialogue grec, Criton presse son maître Socrate de quitter la prison, où il n'a plus que peu de jours à vivre. Mais Socrate évoque les Dois, qui se dressent devant Criton et lui rappellent ses devoirs envers la Patrie, mère commune de tous les citoyens : on reconnaît l'expression employée un peu plus haut par Cicéron.
Si l'orateur s'est inspiré du philosophe, lui-même semble avoir dicté à Lucain sa belle prosopopée de la Patrie se présentant à César sur les bords du Rubicon 1 : « Gigantesque apparut au général l'image de la Patrie éperdue, éclatante dans l'obscurité de la nuit, le visage éploré; de son front ceint de tours tombe sa blanche chevelure. Elle se dresse, les cheveux épars, les bras nus, et, d'une voix entrecoupée par les sanglots : « Où « allez-vous? Où portez-vous vos enseignes,
I. Pharsale, I, 187 et suiv.
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« Romains? Si vous observez les lois, si vous « venez en citoyens, n'allez pas plus loin. »
C'est dire l'admiration des anciens pour le morceau ; d'ailleurs, le début du discours excepté, aucun passage de la Ire Catilinaire n'est cité plus souvent par les rhéteurs, Quintilien compris, et par les grammairiens. Aussi bien cette prosopopée est-elle d'une très grande force, pour le fond comme pour la forme.
En quelques lignes, aux mots simples et pleins de choses, groupés d'abord en phrases brèves, puis en une courte période, dont toutes les parties sont, pour ainsi dire, autant d'exclamations indignées, l'art de Cicéron a rappelé le caractère et la vie de Catilina. « Massacrer de nombreux citoyens », et l'on pense aux proscriptions de Sylla, à Catilina, avec sa bande d'égorgeurs, poursuivant Marius Gratidianus, et se promenant, sa tête à la main, à travers les rues de Rome. « Molester et piller nos alliés », c'est la propréture en Afrique. Et que n'avait-il pas dû imaginer ? Pour s'en rendre compte, que l'on songe à la conduite de Brutus (oui, de Brutus). Pour un prêt à une ville de Cilicie, il recevait 48 pour cent d'intérêt par an. N'étant pas payé, il avait obtenu du gouverneur un escadron de cavalerie qui avait bloqué le Sénat de la ville si strictement que cinq membres étaient morts de faim. Cicéron arriva pour gouverner la province. Il
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rappela les soldats. Brutus protesta très vivement auprès de lui. « Renverser les lois et les annihiler », c'est-à-dire échapper à leur action par la violence et la corruption, évoque la collusion avec Clodius. « Au moindre bruit d'armes », et devant les yeux, se dresse l'image des vétérans de Sylla et des gladiateurs soudoyés par Catilina. « Les complots » font penser à l'assassinat des consuls projeté pour le Ier janvier 65, à celui des consuls et des sénateurs qui devait avoir lieu le 5 février, aux menaces de mouvement populaire lors des élections consulaires de 64, aux bandes qui escortaient Catilina aux élections consulaires de 63. De plus, Cicéron reprend le thème de cette crainte que ressentaient déjà les esclaves, les citoyens, les parents, et il y ajoute une menace nouvelle, très importante : cette crainte, Catilina est seule à l'inspirer. De là cette insistance : « sinon par toi... sans toi... toi seul... toi... toi... » et : « à cause de toi seul » s'opposant à « tout entière », c'est-à-dire à toutes les classes de la société, et ce qui suit.
Ces reproches, amenés si naturellement, sont Présentés avec un art parfait, sans ombre de rhétorique apparente, car les mots choisis sont d'une Simplicité poignante, qui emporte l'émotion. Le ton est d'abord majestueux, sévère et distant. Puis, à ces paroles qui tombent de si haut, succèdé « une plainte vraiment maternelle, et une
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prière pleine à la fois de gravité, de tristesse et de douceur, comme si la patrie n'oubliait pas qu'après tout Catilina est son fils, et peut revenir à des sentiments plus conformes à la nature. » (Jacquinet.) Pour terminer, le mot essentiel : « Pars », conseil que Cicéron a déjà donné à Catilina, mais qui a plus d'autorité, sortant d'une telle bouche. Langage admirable et très habile, qui fait appel en Catilina à ses bons sentiments, s'il en possède encore, langage propre à satisfaire tous les sénateurs : ceux qui croient à la culpabilité de Catilina applaudiront la sévérité, ceux qui doutent encore de son crime retiendront l'indulgence.
Nous pouvons supposer que l'effet visé sur les sénateurs fut atteint. Pour Catilina, la suite du discours nous montre qu'il ne fut pas ému le moins du monde. Les paroles de Cicéron laissent deviner une interruption de son adversaire, tout au moins un geste annonçant l'intention de parler. Car il ne faut pas se tromper sur l'attitude de Catilina. Dans le tableau auquel nous avons fait allusion 1, Maccari l'a représenté comme désemparé, les yeux fixés sur le sol. Peut-être en a-t-il été ainsi, lors de l'attaque brusquée du début ; mais, le premier moment de surprise passé, il ne se laisse pas abattre, et tient tête, même fort habilement. Ici nous pouvons deviner la protestation ou plutôt la double protestation de Catilina :
I. Voir p. 77.
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« Mais je suis traduit en jugement par L. Paulus en vertu de la loi Plautia de vi, précisément en raison des menées de Manlius à Faesulae. D'autre part, je suis sûr, tellement sûr de mon innocence, tellement sûr de l'arrêt du tribunal, que j'ai offert, en attendant le jugement, de me mettre sous la garde d'un citoyen. Et de quel citoyen ? De M. Lépidus, l'un des consuls, qui, en 66, m'ont empêché de me présenter au consulat ; de toi-même, qui m'accuses en ce moment ; du chef de la justice, le préteur Q. Métellus ». Oui, riposte Cicéron, mais tous ces hommes n'ont pas voulu prendre la responsabilité de ta garde, et il fallut te rabattre sur M. Métellus, ton camarade, « un excellent homme, très vigilant, que tu juges très pénétrant à deviner tes projets, très énergique à les réprimer 1 », éloges, naturellement, ironiques, puisque, l'avant-dernière nuit, Catilina avait pu tromper la surveillance de son gardien et se rendre chez Laeca. En outre, la démarche même de Catilina, Cicéron se plaît à y voir, non pas la sécurité d'une conscience vraiment sûre d'elle, mais la force invincible du remords. « Semble-t-il bien loin, dit-il, de mériter la prison et les fers, l'homme qui s'est jugé lui-même digne d'être mis sous bonne garde? » Entendez : ne semble-t-il pas avouer qu'il se reconnaît coupable, qu'il se confesse
I. § 19.
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digne d'une condamnation, puisque la détention préventive n'existait pas à Rome ?
Et Cicéron revient à son thème, le départ, mais en insistant un peu plus sur le supplice mérité par Catilina, et en lui suggérant la pensée du suicide 1 : « Puisqu'il en est ainsi, Catilina, si tu ne peux te résigner à mourir, que tardes-tu à gagner je ne sais quelles terres, et à cacher dans l'exil et dans la solitude ta vie, que tu as dérobée à tous les justes châtiments que tu as mérités? » Cicéron connaissait bien mal cet homme déterminé. En supposant qu'il eût songé à la mort, il ne se serait arrêté à ce parti, que s'il ne lui en était pas resté d'autre, comme il le fit à la bataille de Pistoïa. S'il s'était exilé, il n'aurait pas choisi ces îles désertes de l'Archipel, où, sous l'Empire, on déportait les condamnés : tel Milon, quelques années plus tard, il aurait pris comme résidence une grande ville, Marseille, par exemple, où la vie était si facile et si agréable.
Dans les paroles de Cicéron, Catilina a vu seulement l'occasion d'une manoeuvre. Il fait une nouvelle interruption, que Cicéron reproduit en ces termes : « Consulte le Sénat (voilà ce que tu demandes), et, si l'assemblée décide formellement qu'elle est d'avis que tu partes eu exil, tu déclares que tu te conformeras à sa décision. » Comme l'indique M. Mespoulet, on comprend bien l'intérêt
I. § 20.
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qu'avait Catilina à faire dévier le débat, afin de n'avoir pas à s'expliquer directement sur la réunion tenue chez Loeca. De plus, si la question était posée et que le Sénat refusât l'exil, c'était une victoire pour Catilina ; s'il l'accordait, c'était une décision illégale, puisqu'il n'y avait pas de preuves, et Catilina se réservait d'en appeler au peuple. De toute façon, une discussion générale s'engageait sur la question de savoir si le Sénat pouvait et devait envoyer Catilina en exil ; c'eût été l'occasion d'un débat animé, où la position particulière de Catilina aurait été vite oubliée.
Avec la présence d'esprit qu'il devait à la pratique de la plaidoirie, Cicéron sentit le piège 1. Très adroitement, il répond à son adversaire, sans engager le débat dans la voie dangereuse où l'on voulait le détourner. Voici le biais qu'il imagine : « Non, répondit-il, je ne ferai pas cette proposition, qui répugne à mon caractère, mais tu vas savoir tout de même ce que le Sénat pense de toi. » A ce propos, Mérimée, dans sa Conjuration de Catilina, suppose que Cicéron veut dire qu'il est contraire à ses principes politiques de prendre l'avis du Sénat pour la condamnation des conjurés, et l'accuse de s'être mis en contradiction avec lui-même, lorsque, quelques jours plus tard, il appela le Sénat à juger Lentulus et ses complices. « C'est une erreur, écrit M. Gaston Boissier ;
I. § 20.
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Cicéron parle de ses principes d'humanité, de la douceur naturelle de son caractère, qui lui rend ce rôle d'accusateur odieux. C'est ce qu'il répète dans tous les discours qu'il a prononcés à cette époque », à commencer par celui-ci 1. Dans la 2° Catilinaire, il déclare qu'on se trompe en croyant que son ancienne mansuétude durera éternellement 2. Dans le Pro Muréna, il s'écrie : « Pour moi, ce rôle de mansuétude et de miséricorde, que la nature même m'a dicté, je l'ai toujours joué volontiers ; l'autre, celui de la sévérité et de la dureté, je ne l'ai pas recherché, mais, quand la république me l'a imposé, je m'en suis chargé, comme le réclamait la dignité de ma fonction et le terrible danger couru par les citoyens. La république alors demandait l'emploi de la force et de la sévérité : j'ai vaincu ma nature, et j'ai été aussi rigoureux que j'y étais forcé, non que je le voulais 3. » Dans la 4e Catilinaire 4, il proteste que sa rigueur n'est pas dictée « par une dureté implacable de caractère (qui est plus doux que moi?) ». Enfin, l'année suivante, dans le Pro Sulla, il parle de sa « mansuétude et de sa miséricorde bien connues » (ce sont les expressions même du Pro Muréna), et il déclare, comme dans le Pro Muréna ou dans la 40 Catilinaire que, s'il
1. § 4 ; voir p. 92.
2. § 6.
3. § 6.
4- § II.
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a été violent, c'est dans l'intérêt supérieur de l'Etat 1.
Après avoir annoncé à Catilina que, sans consulter l'assemblée, il allait lui faire connaître le sentiment du Sénat, Cicéron a dû faire une pause. Puis s'adressant à Catilina encore plus directement et avec plus de force : « Sors de Rome, Catilina ; délivre la république de ses craintes, et, si c'est le mot que tu attends, pars pour l'exil. » Il se tait. Silence absolu. Aucune approbation, mais aucun murmure, et Cicéron continue, sans doute après s'être encore tu un moment, comme le suppose M. Boissier. « Eh bien ! Catilina. N'observes-tu pas, ne remarques-tu pas le silence de l'assemblée? Ils me laissent dire, ils se taisent. Pourquoi donc attendre qu'ils prononcent de vive voix une décision que leur silence te fait suffisamment connaître? » Et il insiste, soulignant l'approbation tacite de l'assemblée, qui assurément, dit-il, n'aurait pas toléré un langage aussi inusité et aussi violent du consul à l'égard de P. Sestius ou de M. Marcellus, jeunes sénateurs cependant, puisque le premier est questeur cette année-là et que l'autre vient de l'être en 65. Or tous deux sont des amis intimes de Cicéron : le premier était, en quelque sorte, le représentant du consul auprès de son collègue Antoine; tribun de la plèbe en 57,
I• § 87. 2' § 21.
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il contribua à faire rappeler d'exil Cicéron, qui le défendit l'année suivante. Quant à Marcellus, consul en 51, il s'exila après la victoire de César à Pharsale. Le dictateur accorda son rappel aux prières du Sénat, et Cicéron, à cette occasion, sortit de son silence pour prononcer le beau discours de remerciements que nous avons conservé.
Au contraire, ajoute Cicéron en une gradation ascendante au triple balancement, à la triple opposition intérieure, à la triple anaphore : « Mais il s'agit de toi, Catilina : en se tenant coi, ils approuvent; en me laissant faire, ils prononcent; en se taisant, ils crient ton arrêt. »
On peut d'ailleurs se demander, avec M. Théodore Reinach 1, si cet endroit n'est pas un de ceux où Cicéron a modifié le texte des paroles qu'il avait prononcées. M. Reinach s'appuie sur un passage de Diodore de Sicile. Il en déduit que Cicéron, au lieu de sommer Catilina de partir, a dû poser nettement au Sénat la question du départ. La majorité, gênée, garde le silence. Le consul se tire alors d'affaire par un artifice de vieux routier parlementaire. Il demande à l'assemblée : « Etes-vous d'avis que Catulus parte en exil? » Catulus, fils de celui qui avait vaincu les Cimbres avec Marius, consul en 78, censeur en 65, princeps senatus, le représentant le plus considérable de l'aristocratie sénatoriale, était persona gratisI.
gratisI. des Etudes grecques, XVII 1904), p. 5 et suiv
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sima. Donc, à la question de Cicéron répondent des protestations énergiques de la plus grande partie de l'assemblée. Cicéron s'en empare, les oppose au silence embarrassé de tout à l'heure et s'écrie : « Compare, Catilina; leur silence t'a condamné. »
Dans le discours tel qu'il nous est parvenu, Cicéron ne pose pas la question au Sénat, pour n'avoir pas à avouer que le Sénat avait refusé d'ordonner nettement le départ de Catilina, donc avait infligé au consul un petit échec. Par voie de conséquence, il ne pouvait mentionner en propres termes la question posée à propos de Catulus et il la remplace par une supposition. Enfin, il substitue les noms de Sestius et de Marcellus à celui de Catulus, parce que ce dernier est mort (en 61), tandis que les deux autres sont vivants, très influents et fort dévoués à Cicéron.
Mais on voit que cette hypothèse, d'ailleurs cohérente et des plus séduisante, repose sur une révision des discours en 60; or, nous avons eu l'occasion de le dire 1, elle n'est pas démontrée.
De toute façon, pour appuyer le jugement du Sénat, l'orateur invoque l'opinion des chevaliers, la classe sociale à laquelle il appartenait, dont il avait toujours soutenu les aspirations et qui ne s'était pas montrée ingrate, puis des autres courageux citoyens (entendez : la classe moyenne), qui
I. Voir p. 73 et suiv.
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« entourent le Sénat et dont tu as pu voir le nombre, pénétrer les sentiments, entendre il y a un moment les vociférations » (soit lorsqu'il était arrivé au Sénat, soit par les portes ouvertes). Il complète ainsi de la façon la plus heureuse le tableau de Rome qui ouvre le discours.
Ne perdant pas de vue son dessein, Cicéron profite de cette allusion à l'indignation de la foule pour inviter de nouveau Catilina à partir : « Il y a longtemps déjà que j'ai peine à retenir leurs mains et leurs armes ; je les amènerai facilement, si tu quittes ces lieux (geste circulaire, pour indiquer la ville entière), que depuis longtemps tu brûles de dévaster, à te faire cortège jusqu'aux portes », allusion cruellement ironique à la coutume, pour les amis ou les clients d'un grand personnage, de lui faire une escorte d'honneur jusqu'aux limites de la ville ou même un peu plus loin, lorsqu'il partait pour une mission officielle ou simplement pour un voyage.
Appel à la haine de Catilina pour le consul.
A ce moment, Cicéron lit — ou feint de lire — sur le visage de Catilina l'effet, plutôt l'absence d'effet, produit par ses paroles. Car il s'écrie, toujours avec quelque redondance un peu déclamatoire : « Mais que servent mes paroles? Un homme comme toi, est-il possible que rien le brise? Un homme comme toi, que tu te corriges jamais? Un
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homme comme toi, que tu songes jamais à fuir? Un homme comme toi, que tu penses jamais à l'exil? » C'est une idée sur laquelle il va revenir avec insistance, avec monotonie, en phrases trop bien faites : « Mais que toi, tu aies remords de tes vices, que tu redoutes les châtiments des lois, que tu t'inclines devant la situation critique de l'Etat, c'est ce qu'il ne faut pas te demander. Car tu n'es pas homme à t'être laissé jamais détourner d'une infamie par la honte, d'un péril par la crainte, d'un acte de folie par la raison 1. »
Ce sont précisément les moyens que Cicéron, a touchés jusqu'ici. En désespoir de cause, il en essaie un autre, d'une abnégation courageuse, niais qui gagnerait à être un peu plus développé, à ne pas conserver le caractère d'une improvisation 2. Il engage Catilina à partir, parce que, dit-il avec une admirable connaissance de ses contemporains, son départ rendra le consul impopulaire, sinon immédiatement, où le souvenir des crimes de Catilina est tout frais, au moins dans l'avenir. Ces paroles de Cicéron ne permettent pas d'admettre l'explication qu'en donne M. Beauchot : « On peut supposer que, si Catilina s'exilait réellement, le peuple verrait dans cette retraite volontaire, dans cet acte de docile déférence à l'égard de ses adversaires, la preuve que Catilina
§ 22.
2. § 23.
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était innocent des complots dont on l'accuse (ne pas oublier que Cicéron n'a pas encore de preuves décisives), ou tout au moins que les accusations du consul étaient excessives et cruelles : d'où un mouvement de haine d'autant plus violent que l'on soupçonne facilement de tyrannie ceux qui sont au pouvoir. » Cette hypothèse va à l'encontre des paroles de Cicéron, qui, nous dit-il, craint l'impopularité, non pas dans le moment présent, mais plus tard. Il en accepte d'ailleurs fort bien les risques, comme il le fait dans tous les discours, notamment dans la 4e Catilinaire, où sa pensée prend la forme parfaite et célèbre 1 : « La mort n'est pas honteuse pour un homme courageux, prématurée pour un consulaire, malheureuse pour un philosophe. »
Trouvant sans doute qu'il n'a pas été compris, Cicéron présente son idée sous un autre aspect, avec une ironie cruelle : a Si, au contraire, tu aimes mieux servir ma réputation et ma gloire, va rejoindre ta sinistre bande de scélérats, va retrouver Manlius, soulève les mauvais citoyens, sépare-toi des gens de bien, porte la guerre contre ta patrie, fais-toi gloire de ton brigandage parricide : tu auras mine alors, non pas d'avoir été poussé de force vers des gens qui te sont étrangers, mais d'avoir été invité à rejoindre tes partisans 2. »
I. 3. 2. § 23.
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Et le mot « invite » conduit à un développement d'un caractère tout différent, où Cicéron feint de renoncer à ses efforts infructueux et à se déclarer convaincu que Catilina est bien décidé à rejoindre Manlius. Les preuves? La nuit précédente, Catilina a fait partir des gens armés sur la route de l'Etrurie ; il a pris date avec Manlius ; il a même envoyé d'avance au camp une aigle d'argent, qui est pour lui une sorte de « mascotte ». Cette aigle, comme le poignard dont il a été question plus haut 1, appartenait vraisemblablement à la légende formée par le peuple autour de Catilina. Si l'on en croit Salluste, elle avait servi d'enseigne à Marius dans la guerre contre les Cimbres; Catilina y voyait donc un gage de succès : il la conservait toujours auprès de lui; on la portait à ses côtés le jour de la bataille de Pistoïa, où il trouva la défaite et la mort; dans sa maison, il lui avait dressé un sanctuaire, par imitation de la coutume qu'avaient les Romains de garder les aigles, au milieu de leur camp, dans une sorte de petite chapelle, placée près de la tente du général en chef. Mais il y a là, nous dit Cicéron, une sorte de profanation; les aigles des légions guident les soldats à des actions glorieuses, celle-ci ne verra que le crime 2.
Les faits laissent donc prévoir non pas un
I. Voir p. 109 et suiv, a. § 24.
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départ pur et simple, non pas un départ pour l'exil, mais un départ qui présage l'entrée en guerre de Catilina contre la république. Aussi bien son caractère, ses habitudes, sa destinée le poussent-ils à cette décision. A ce propos, Cicéron trace de Catilina un portrait auquel nous avons déjà fait allusion 1, portrait en gradation, ardent, violent, énergique, non sans balancement d'expressions et allitérations, avec abus peut-être de « non seulement... mais encore... 2 »
« Tu iras donc enfin là où depuis longtemps t'emportait ta passion effrénée et folle : en effet pareille aventure, loin de t'affliger, te cause je ne sais quelle volupté inexprimable. C'est pour un tel acte de démence que la nature t'a enfanté, que ta volonté t'a préparé, que le destin t'a réservé. Jamais tu n'as aimé, non seulement la paix, mais la guerre, à moins qu'elle ne fût criminelle. Parmi les gens infâmes et ceux qui avaient complètement perdu, non seulement la fortune, mais l'espérance, tu t'es formé une bande de scélérats. Ah ! quelle allégresse te pénétrera, quelles joies te transporteront, quel délire de volupté te saisira, lorsque, parmi tous tes complices, tu ne verras plus un seul homme de bien et n'en entendras plus ! C'est à pratiquer cette belle vie que te préparaient tes travaux dont on parle tant : coucher sur la terre dure, non seulement pour assiéger une maison où tu guettes l'occasion d'une infamie, mais pour y faire un mauvais coup ; passer des nuits à tendre des pièges, non
I. Voir p. 35.
2. §§ 25-26.
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seulement au sommeil des maris, mais à la fortune des gens tranquilles. Tu tiens l'occasion de bien signaler ta célèbre endurance de la faim, du froid, de toutes les privations, qui, bientôt, tu le verras, auront raison de toi. »
Et l'orateur termine la première partie de l'argumentation en exprimant sa joie d'avoir empêché Catilina d'être consul, puisqu'il pourra « attaquer la république comme exilé (exsul), non pas la bouleverser comme consul (consul), et que son entreprise scélérate sera qualifiée de brigandage et non de guerre ». Ce nom, en effet, était réservé aux attaques dirigées contre l'Etat par un dictateur, son maître de la cavalerie, un consul, un préteur, tous magistrats participant de la souveraineté du peuple romain, possédant l'imperium, dont le symbole était les licteurs et leurs faisceaux dissimulant une hache. Tels étaient Marius et Sylla; tels seront César et Pompée. L'entreprise de Catilina, elle, doit donc être mise au même rang que la guerre des pirates ou le soulèvement des gladiateurs.
DEUXIÈME PARTIE DE L'ARGUMENTATION.
C'est sur cette impression que s'achève la partie du discours qui s'adresse à Catilina. Dans la deuxième, Cicéron va se justifier auprès du Sénat de laisser partir Catilina, bien qu'il le soupçonne de se rendre au camp de Manlius. Ce reproche de
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faiblesse, il se le fait adresser par la Patrie, qui, dit-il, « lui est beaucoup plus chère que sa vie 1 », par l'Italie entière, par tout l'Etat. Pourquoi cette nouvelle intervention de la Patrie? Nous aurons l'occasion de l'expliquer après avoir donné la traduction du morceau. Toujours est-il que cette prosopopée 2, très nette de plan, mais trop voisine de la première, lui est inférieure. On a bien essayé de faire valoir que le discours devait être une suite de mouvements passionnels. Mais l'effet visé, apologie de Cicéron, paraît trop calculé d'avance. De plus, les artifices de rhétorique, rapprochements de mots, interrogations surtout, sont trop frappants, et produisent, ici encore, quelque impression de monotonie. Il n'est pas défendu de croire, avec M. Levaillant, que ce morceau a été ajouté après coup, lors de la rédaction, du moins qu'il a remplacé quelques indications plus brèves et plus simples.
« M. Tullius, que fais-tu ? Voilà un homme que tu as convaincu 3 d'être un ennemi public ; tu vois que, demain, c'est lui qui conduira la guerre ; tu sens que le camp ennemi l'attend pour tout inspirer ; c'est l'instigateur du crime, la tête de la conjuration, le recruteur d'esclaves et de citoyens perdus, et tu le laisseras sortir, pour que l'on dise de toi non que tu l'as jeté (emissus) hors de la ville, mais
1. Cicéron a donné à cette pensée de magnifiques développements dans son Traité des Devoirs, livre I, chap. 17.
2. §§ 27-29.
3. Toujours le mot comperi ; cf. p. 68,
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que tu l'as jeté (immissus) contre la ville ! Tu n'ordonneras pas qu'il soit jeté en prison, qu'il soit traîné à la mort, qu'il soit immolé 1 par le dernier supplice ? Mais enfin qu'est-ce qui t'arrête 2 ? Les traditions de nos pères ? Mais, à maintes reprises, dans cette république, même de simples particuliers ont puni de mort des citoyens dangereux. Les lois 3 qui ont réglé le supplice des citoyens romains ? Mais jamais, dans cette ville, les hommes qui se sont dressés contre la république n'ont conservé leurs prérogatives de citoyens. Est-ce l'impopularité auprès de nos descendants que tu redoutes? Admirable reconnaissance vraiment dont tu paies le peuple romain, qui, alors que tu n'étais connu que par toi-même, que tu ne te recommandais d'aucun aïeul, t'a si promptement, par tous les degrés des honneurs, porté à la magistrature la plus élevée, si l'impopularité ou la crainte d'un péril quelconque te fait négliger le salut de tes concitoyens ? Mais, si tu crains l'impopularité, celle qui s'attache à la sévérité et au courage est-elle plus redoutable que celle qui s'attache à la faiblesse et à la lâcheté ? Ouand la guerre désolera l'Italie, dévastera les villes, brûlera nos toits, crois-tu que tu échapperas alors à l'incendie d'impopularité ? »
1. « La Patrie n'est-elle pas une sorte de divinité ? » (Beauchot).
2. Les grammairiens latins citent volontiers le passage commençant ici comme un exemple de la figure appelée exquisitio (èïsiaaoù la pensée est présentée sous la forme d'une série d'interrogations auxquelles des réponses sont fournies immédiatement
3. Les lois Valéria, Porcia et Sempronia. Elles établissaient, en faveur des citoyens romains, des garanties contre les supplices, particulièrement contre la peine de mort, qui, en droit, n'était plus prononcée que par le peuple.
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Le morceau, comme on voit, se termine sur un trait que l'on a rapproché du fameux vers de Racine :
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.
Tout au plus, pour le défendre, dira-t-on avec M. Jules Girard : « L'expression de Cicéron peut être exagérée, emphatique, mais elle est amenée par la chaleur oratoire, et, en tous cas, elle est certainement de moins mauvais goût que celle de Racine, parce qu'elle contient un simple rapprochement de mots, et non une comparaison directe. »
On devine, aussi, maintenant, pourquoi Cicéron a jugé à propos de faire intervenir la Patrie. C'est, avant tout, pour laisser croire que tous les Romains sont d'accord avec lui ; subsidiairement, pour avoir l'occasion de revenir sur les crimes de Catilina, et pour mieux faire passer deux assertions inattendues : d'abord que, très souvent, à Rome, de simples particuliers ont tué des citoyens dangereux, alors que Cicéron lui-même, on s'en souvient, n'a guère pu en citer beaucoup de cas 1, ensuite que les rebelles étaient d'emblée mis hors la loi, quand la récente accusation contre Rabirius suffisait à prouver que le point était au moins discutable.
Des deux hypothèses présentées par la Patrie,
I. Voir p. 90.
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Cicéron laisse de côté la première, la crainte des lois relatives au supplice des citoyens romains. C'est que, pour le consul, il y avait là un danger grave : on pouvait, comme il le notera plus loin 1, lui reprocher d'avoir agi arbitrairement et avec cruauté. Quant à l'impopularité, dit-il, il n'a pas à la craindre, s'il met à mort ce spadassin (gladiator) : les précédents montrent que les citoyens courageux qui ont mis à mort C. Gracchus ou ses complices, Saturninus, « et un très grand nombre d'autres avant eux » (Cicéron, pour le redire en passant, aurait été bien embarrassé de les citer), ont été non pas souillés, mais immortalisés par la mort de ces rebelles. D'ailleurs il a toujours estimé que l'impopularité résultant du devoir accompli est de la gloire, non de l'impopularité. Donc, si le supplice du conspirateur lui avait paru le meilleur parti, il n'aurait pas hésité à l'ordonner. Mais il a été retenu par des considérations qu'il démêle avec un sens réel de la situation.
Première raison l'empêchant d'ordonner la mort de Catilina :
« Il y a dans cet ordre quelques hommes qui ne voient pas les dangers qui nous menacent, ou qui, les voyant, ferment les yeux ; qui, par la faiblesse de leurs décisions 2, ont nourri les espérances de
1. § 29.
2. Allusion aux séances où Cicéron n'obtint pas les mesures énergiques qu'il réclamait ; cf. p. 58 et 68.
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Catilina, et qui, lorsque la conjuration ne faisait que de naître, l'ont fortifiée en n'y croyant pas. Forts de cette autorité, bien des gens, pervers, ou même malavisés, si je sévissais contre lui (ici, geste de Cicéron), diraient que j'agis avec cruauté, que je fais le roi. Au contraire, si cet homme arrive, comme il le projette, au camp de Manlius, il n'y aura plus, je le vois bien, de citoyen assez sot pour nier l'existence de la conjuration, de citoyen assez aveugle pour ne pas en convenir 1 ».
Cicéron distingue donc, parmi les sénateurs, deux catégories : ceux qui ne voient pas le danger et ceux qui ne veulent pas le voir; tous seront éclairés par le départ de Catilina pour le camp de Manlius. D'ailleurs il feint de croire qu'ils sont peu nombreux ; il veut ainsi, soit ménager ses collègues, soit les influencer. Un mot doit appeler l'attention : « faire le roi » (regie agere) : on sait l'horreur qu'inspirait aux Romains tout ce qui rappelait la royauté. De fait, on accusa fréquemment Cicéron d'avoir abusé de son pouvoir consulaire 2.
Deuxième raison qui explique la mansuétude du consul. La mort de Catilina ne débarrasserait pas à jamais la ville de ses complices ; le mal serait arrêté pour l'instant (reprimi), non pas détruit à jamais (comprimi). C'est un point sur lequel il insiste et revient à deux repriI.
repriI. 30.
2. Cf., p. 162 et 163.
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ses 1, terminant par une longue comparaison, célèbre à juste titre par sa cohésion, sa clarté lumineuse et son exactitude :
« Si, de tant de brigands, un seul est supprimé, nous semblerons peut-être, pour un temps bien court, soulagés de nos soucis et de nos craintes ; mais le danger subsistera, enclos au fond des veines et des entrailles de la république. Souvent des hommes atteints d'une maladie grave, viennent, dans le délire d'une fièvre brûlante, à boire de l'eau froide ; ils semblent d'abord soulagés, puis ils ressentent un abattement plus fort et plus violent ; de même la maladie présente de la république, soulagée par le supplice de Catilina, deviendra plus grave et plus violente, tant que les autres resteront en vie. »
Ajoutons que cette comparaison avait été esquissée un peu plus haut : « S'il se bannit lui-même, qu'il emmène avec lui ses complices, et qu'il ramasse en un même lieu toutes ces épaves recueillies de partout, ce sera l'étouffement et la destruction de cette maladie funeste qui ronge l'Etat et a déjà fait tant de progrès, mais, avec elle, de la racine même et de la semence de tous les maux » ; Cicéron la reprendra encore l'année suivante dans le Pro Sulla 3, où l'on retrouve presque les mêmes expressions.
Il insiste alors sur les avantages de ce départ.
§§ 30 et 31.
2. § 30.
3. S 76.
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D'abord il ramènera dans Rome la tranquillité. C'est l'occasion, pour l'orateur, de rappeler, avec quelques exagérations, la conduite des complices de Catilina 1 : « Qu'ils cessent d'attenter à la vie du consul dans sa propre maison, d'entourer le tribunal du préteur urbain, de cerner en armes la curie, de préparer des flèches incendiaires et des torches pour incendier la ville ; qu'on puisse enfin lire sur le front de chacun ses sentiments à l'égard de la république. » Autant de manifestations concrètes, dont le rappel est propre à toucher les sénateurs, et aussi le public, groupé devant la porte du temple. La dernière phrase est très probablement une allusion à ces grands personnages qui ne se prononçaient pas ouvertement sur la conjuration. Ajoutons que, par ces répétitions de mots, ce passage sent l'improvisation. « Que les méchants se séparent des bons citoyens ; ... qu'un mur enfin, comme je l'ai déjà dit souvent (renvoi au § 10 et au § 19), les sépare de nous », sans oublier que, au § 23, il s'était adressé à Catilina, exactement dans les mêmes termes : « Sépare-toi des bons [citoyens]. »
En outre, ce départ mettra fin à tous les doutes et à toutes les hésitations : « Tout sera promptement dévoilé, mis en lumière, étouffé, puni 1. » Cicéron exagère ici les forces de son parti : il parle
I- 32.
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de l'activité des consuls ; peut-il réellement compter sur l'appui d'Antoine? Non. Il se contentera de sa neutralité. Il invoque l'autorité du Sénat. Elle lui a manqué, sauf en ce qui concerne le senatus consultum ultimum. C'est à plus juste titre qu'il nomme les chevaliers, hommes d'affaires particulièrement intéressés à la tranquillité publique, et les gens de bien. Ce n'est pas le seul endroit de ce discours où il rapproche les sénateurs et les chevaliers : dans sa pensée, ces deux ordres doivent constituer le parti modéré qu'il brûle de fonder. Cette partie se termine donc sur l'idée qui domine le discours : nécessité et avantages du départ de Catilina pour lui (premier point de l'argumentation), pour l'Etat (deuxième point).
PÉRORAISON.
Ne voulant pas affaiblir l'effet, Cicéron termine par une brève péroraison 1, d'un pathétique sobre et discret, dans la forme plus que dans l'idée. Car il consiste essentiellement à supplier Jupiter Stator, dans le temple duquel le Sénat est réuni, de prêter son secours au parti de l'ordre contre Catilina et ses complices. Déjà le de Suppliciis se terminait par une invocation à tous les Dieux dont Verrès avait pillé les temples : Cicéron les suppliait de venger les injures qu'ils
I. S 33.
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avaient reçues de ce brigand. De même la péroraison du Discours de la Couronne était grave et religieuse comme l'exorde.
« Toi, Jupiter, que Romulus a consacré 1 sous les mêmes auspices que notre ville, toi que nous appelons justement celui qui maintient notre ville et notre empire, tu garderas contre Catilina et ses complices ton temple et tous les autres, les maisons de la ville et ses murailles, la vie et la fortune de tous les citoyens ; et ces hommes, les adversaires des gens de bien, les ennemis de la patrie, ces ravageurs de l'Italie, unis par le lien du crime et une complicité maudite, tu les immoleras, vivants et morts, en des supplices sans fin ».
Le discours se ferme donc sur une phrase ample, large et majestueuse, parfaitement appropriée à l'idée, et qui laisse les auditeurs sur la pensée des dangers courus, du fait de Catilina, par Rome et par l'Italie.
ATTITUDE DE CATILINA
Dès que Cicéron se fut assis, « Catilina, nous dit Salluste, avec sa dissimulation ordinaire et toujours prête, baissa les yeux, et, d'une voix suppliante, pria les sénateurs de ne pas ajouter foi légèrement à ce qu'on disait de lui : la famille dont il était issu, les principes de vie qu'il s'était tracés dès son adolescence lui donnaient droit de
I. En réalité, le temple, voué par Romulus, ne fut élevé que beaucoup plus tard.
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tout espérer ; on ne devait pas penser que lui, un patricien, qui, tout comme ses ancêtres, avait rendu tant de services au peuple romain, eût besoin de ruiner l'Etat, tandis que l'Etat trouverait un défenseur dans M. Tullius, un citoyen à peine domicilié à Rome. Il ajouta beaucoup d'autres injures ».
Catilina n'était pas maladroit en cherchant à flatter les préjugés aristocratiques de son auditoire. Il l'était, au contraire, dans les circonstances présentes, et, en outre, injuste, lorsqu'il appelait Cicéron un citoyen de rencontre. La ville d'Arpinum avait reçu le droit de cité en 303, le droit de suffrage en 188; ses habitants jouissaient donc de tous les droits du citoyen romain. Cicéron pouvait être un citoyen romain de fraîche date : il n'était pas un métèque. De plus, à ne répondre que par des injures, Catilina s'aliénait ses partisans, les Crassus, les César, et les tribuns à leurs ordres. « Des hommes revêtus de hautes dignités, dit Mérimée, membres de la corporation la plus éminente, par respect pour eux-mêmes, devaient se prononcer énergiquement et désavouer toutes relations avec un misérable accusé de pareils crimes. »
Aussi les paroles de Catilina furent-elles accueillies par des protestations générales, sincères ou feintes. On le traita de parricide et d'ennemi public. Pas une voix ne s'éleva en sa faveur.
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Il sortit alors brusquement du Sénat et Cicéron n'insista pas pour le retenir. Catilina se rendit chez lui et réfléchit longuement, preuve, comme nous l'avons dit 1, que sa décision n'était pas arrêtée définitivement. « Voyant échouer ses tentatives contre la vie du consul (c'est toujours Salluste qui parle), et comprenant que les postes répandus dans la ville la garantissaient contre l'incendie, il crut que le meilleur parti était de grossir son armée, et, avant que les légions fussent sur les lieux, de prendre un certain nombre de mesures pour combattre. » Puis, apprenant qu'il était question de l'arrêter, il partit au milieu de la nuit, avec quelques partisans, pour se rendre au camp de Manlius. Plutarque dit que trois cents hommes armés l'accompagnaient. Des licteurs marchaient en avant avec les haches et les faisceaux, et il avait pris le titre de proconsul, selon Appien, de consul, d'après Dion Cassius.
C'était sans doute, pour lui, le parti le plus sage. L'Italie lui offrait des ressources considérables, et, en cas de défaite, il est vraisemblable qu'il songeait à imiter Sertorius en Espagne et à prolonger la résistance en Gaule. C'était aussi le plus avantageux pour Cicéron. Catilina ne s'éloignait pas la tête haute, mais la nuit, à la dérobée. Il ne partait pas en exil contraint par le consul, ce qui aurait pu faire crier à l'abus de l'autorité,
I. Voir p. 78.
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à la tyrannie, et lui concilier des sympathies. Il fuyait après avoir entendu le consul annoncer des meurtres préparés, des incendies prêts à s'allumer ; parmi ses amis, ses protecteurs et ses complices, personne n'avait élevé la voix en sa faveur, et il semblait quitter Rome parce qu'il lui devenait impossible d'y rester.
APPRÉCIATION
Cicéron avait donc réussi et il faut avouer que le but visé par lui était difficile à atteindre. Comme armes, il ne disposait que de sa parole. Le senatus consultum ultimum, il ne pouvait s'en servir, puisque Catilina était en droit de compter sur l'appui de la plèbe et même d'une partie des sénateurs ; pour les convaincre, il fallait un flagrant délit, qui n'existait pas, ou des preuves irréfutables, que Cicéron ne possédait pas. Ajoutons que le consul était près de rentrer dans la vie privée et savait quelles accusations, quelles terribles représailles l'attendaient s'il semblait abuser de son pouvoir pour « exiler » Catilina, aussi bien, d'ailleurs, que s'il laissait éclater à Rome la conjuration, dont la force et la violence auraient été décuplées par la présence d'un chef énergique et déterminé.
Dès lors, tenant à voir Catilina quitter Rome, mais ne voulant pas et ne pouvant pas lui imposer
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ce départ, il est réduit à le lui conseiller. Il fait appel, chez lui, d'abord à la crainte : tous ses projets sont connus. Qu'on s'imagine, à ce propos, « la tragique situation du conspirateur, entendant, en plein Sénat, rapporter l'une après l'autre ses moindres démarches contre la vie des auditeurs» (Beauchot). Il s'adresse à sa raison : toutes ses tentatives nouvelles sont et seront déjouées. Donc inutile de continuer la lutte. « Il lui montre, avec toute l'habileté de son éloquence insinuante, la honte qu'il y a pour lui à vivre parmi des concitoyens qui le redoutent et qui le détestent. Il va jusqu'à s'attendrir sur le sort que lui fait cette haine générale. Il lui demande, à plusieurs reprises, de s'en aller, comme un service personnel, et suppose que Rome elle-même prend la parole pour l'en prier, quoi qu'il sache très bien que Catilina n'avait aucun désir de rendre service à ses ennemis, et qu'un homme comme lui, qu'il accuse de vouloir mettre le feu à la ville, ne pouvait pas être très sensible à la prosopopée de la Patrie. Il faut avouer que tout ce pathétique ne paraît guère de nature à toucher Catilina, et même qu'il risquait d'amener un résultat contraire. N'était-il pas à craindre qu'à force de le presser de partir..., on ne lui inspirât quelque velléité de rester? Mais, puisque Cicéron ne croyait pas pouvoir employer la violence, il était bien obligé de recourir à la persuasion » (G- Boissier),
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En résumé, son apologie mise à part, Cicéron a dit tout ce qu'il devait dire, tout ce qu'il pouvait dire. Mais la nécessité de flotter entre la menace et la prière, ou, plus exactement, de proférer des menaces ne comportant aucune sanction, rend le plan, non pas décousu, mais moins net que celui des autres Catilinaires. Le discours risquerait même de laisser une impression déconcertante, si l'on n'avait sans cesse présent à la pensée le but que se propose Cicéron, les raisons pour lesquelles il ne peut s'en proposer un autre, l'intérêt de l'atteindre, l'impossibilité de l'atteindre par d'autres moyens.
Mais si, du fait des circonstances plus que de l'orateur, la composition prête à la critique, le détail est presque partout admirable. Je dis : « presque », pensant à l'abus des figures de rhétorique, surtout de l'interrogation. Cette réserve faite, je m'associe entièrement au jugement de Jules Girard. « Il sait, grâce à la merveilleuse facilité de son talent, donner à sa pensée les formes les plus variées, les formes à la fois les plus élégantes et les plus propres à mettre en relief le sentiment qui le domine. Tantôt c'est une invective ardente où respire toute l'indignation d'un honnête homme ; tantôt une voix pathétique où l'on retrouve un écho des belles paroles que Platon a prêtées aux Lois dans le Criton ; ailleurs, c'est une ironie sanglante qui lance à la face de
10
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Catilina toutes les souillures de sa vie, et le cloue, pâle de colère, au banc où l'ont laissé seul ses collègues indignés. Et partout le style se plie avec souplesse aux besoins de la pensée ou du sentiment : tour à tour noble, majestueux, énergique.., quelquefois périodique (Cicéron ne saurait parler longtemps autrement), plus souvent coupé, vif et rapide, partout élégant. »
Si l'on ajoute l'habileté de l'avocat et la finesse psychologique, sur laquelle nous avons, à plusieurs reprises, attiré l'attention, on conclura que Salluste avait raison d'appeler la Ire Catilinaire « un discours remarquable et utile à la république ». L'éloge n'est pas aussi mince qu'on s'est plu à le dire.
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CHAPITRE II LA DEUXIÈME CATILINAIRE.
LES CIRCONSTANCES.
Catilina avait quitté Rome, mais il y laissait des complices et des partisans.
A la tête des premiers, Céthégus et Lentulus, auxquels, avant de partir, il avait donné comme instructions de développer par tous les moyens possible les ressources du parti, de hâter l'exécution de l'attentat sur le consul, de préparer le massacre, les incendies et les autres actes ; lui-même serait bientôt aux portes de la ville avec une puissante armée.
Des partisans : presque toute la plèbe, séduite par les promesses électorales de Catilina, et parmi laquelle on faisait circuler des bruits tendancieux. « Le consul avait vu des dangers imaginaires ; le complot était une chimère inventée par la peur, ou, mieux encore, par la haine ; Cicéron n'avait eu d'autre but que de perdre un homme dont il était l'ennemi personnel, et de le forcer à s'exiler par ses menaces, par ses violences, sans information, sans jugement. A les en croire, Catilina n'était pas parti pour le camp de Manlius ; mais, fort de son innocence, il s'en allait
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à Marseille, vivre paisiblement, en attendant que les préventions soulevées contre lui fussent effacées. La preuve en était qu'il avait pris la via Aurélia, le long de la côte, et non la via Cassia, qui conduisait en Etrurie. Aussi bien Catilina écrivait-il, dans le même sens, une lettre fort habile, qu'il adressait à la plupart des consulaires, et, en outre, aux membres les plus influents du parti aristocratique : « Circonvenu par de fausses accusations, ne pouvant résister au parti de ses ennemis politiques, il cédait à la fortune; il partait pour Marseille en exil, non qu'il se reconnût coupable d'un tel crime, mais il voulait assurer la tranquillité de la république, et éviter de provoquer une guerre civile par son obstination à lutter. » Il prononce donc le mot d'exil. D'autre part, il représente le groupe de ses complices comme un parti politique, ses propres efforts pour arriver au consulat comme la seule cause des difficultés qu'on lui suscite, et toute l'affaire comme une affaire privée » (J. Girard).
D'autres sénateurs, au contraire, disposés à grossir le danger, trouvaient exagérée la mansuétude de Cicéron et la taxaient de faiblesse. Au lieu de laisser partir Catilina, il fallait l'emprisonner, le mettre à mort. Une fois sorti de Rome et maître de ses mouvements, il serait plus redoutable.
Cicéron comprit qu'il devait couper court à ces
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rumeurs, imposer silence aux mauvais citoyens et rassurer les bous, en même temps exposer les mobiles de sa conduite et les faire approuver. Aussi, dès le lendemain du jour où il avait prononcé la Ire Catilinaire, le 9 novembre, par conséquent, réunit-il le peuple, pour lui exposer ce qui venait de se passer dans la curie.
Cette fois il parle au Forum, quadrilatère irrégulier, de 250 mètres de long environ sur une largeur de 30 à 60. Il se tient sur la tribune appelée « Rostres », parce que le soubassement était garni d'éperons (rostra) de navires enlevés aux ennemis. Elle est située au Nord-Est, de manière que, suivant le côté où il se tourne, l'orateur puisse s'adresser à la foule réunie sur le Forum, ou, au contraire, groupée sur le Comitium, où se réunissaient les comices par curies et par tribus. Rien d'analogue entre cette tribune et ce que nous entendons par là. C'est une plateforme rectangulaire de 24 mètres sur 10, surélevée de 3 mètres. L'orateur romain, en effet, ne reste pas immobile, drapé dans sa toge. Non seulement, ilfait de grands gestes, mais frappe du pied, se promène et s'agite 1. Lorsqu'il regarde le Forum, il voit à sa gauche, le dominant d'une cinquantaine de mètres, le Capitole, où conduit le Clivus
I. Le chapitre 3 du Livre XI de l'Institution Oratoire de Quintilien renferme des recommandations précises et minutieuses sur les gestes permis ou non à l'orateur.
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Capitolinus, qui débouche sur le Forum près du Temple de la Concorde, où sera prononcée la 4e Catilinaire. En face de lui, la place est longée par la Voie Sacrée, qui conduit au temple de Jupiter Stator, où Cicéron a parlé la veille. Les deux grands côtés étaient bordés de baraques en bois, occupées par des changeurs, des orfèvres, de petits artisans qui travaillaient assis, et que, pour cette raison, on appelait sellularii : cordonniers, tailleurs, savetiers, fleuristes, etc. Cicéron fera allusion à eux dans la 4e Catilinaire.
L'EXORDE.
Voulant expliquer sa conduite et la faire approuver, « un orateur ordinaire aurait pu croire qu'il fallait d'abord capter par un exorde insinuant les bonnes grâces de la foule et déployer toute son habileté pour ne pas choquer l'auditoire si mêlé qui allait l'entendre. Mais Cicéron n'est point l'esclave des situations difficiles. Il les domine et il rencontre la souveraine bienséance en se passant au besoin des précautions vulgaires. Son exorde est d'un bout à l'autre un cri de triomphe. Loin de discuter, il chante victoire, et, pour rassurer ceux qui ont peur, comme pour intimider les audacieux, rien ne vaut cette intrépide assurance » (Boué).
« Cette fois enfin, Quirites, L. Catilina, que l'audace rendait fou, qui respirait le crime, qui tramait
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odieusement la perte de sa patrie, qui, sans cesse, menaçait vous et notre ville du fer et du feu, nous l'avons chassé (ejecimus) de Rome, ou, si l'on veut, nous l'avons laissé partir (emisimus), ou, quand il partait de lui-même, nous l'avons accompagné de nos paroles 1. »
Il est inutile de souligner l'ironie des tout derniers mots, qui sont peut-être une allusion à la fin du premier discours 2. Quant à la partie qui les précède immédiatement, elle est commentée en ces termes par Gaston Boissier : « La première expression (ejecimus) est évidemment trop forte : il n'a pas chassé Catilina, et lui-même un peu plus loin a grand soin de s'en défendre; ce n'est que plus tard qu'il s'en est glorifié. Le second mot (emisimus) est déjà plus vrai. On lui a tenu la porte ouverte ; on l'a même un peu poussé pour qu'il sortît, comme on faisait aux bêtes qu'on lançait dans l'arène. Mais la dernière expression est parfaitement juste. » Notons cependant que, dans une lettre à Atticus, pour caractériser le discours qui nous occupe, il dit : « J'ai laissé partir Catilina. » D'ailleurs, qu'il l'ait chassé ou laissé partir, il s'exposait également à des critiques; il dissimule donc son embarras sous un air de triomphe.
Ce qui est sûr, c'est que Catilina est parti. Cicéron insiste sur le fait, au moyen de quatre verbes
I. § i.
2. § 33 ; cf. p. 126.
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en asyndète, et, de plus, au contraire des trois précédents, en gradation ascendante, le troisième comparant Catilina à un esclave fugitif, le dernier à une bête féroce. « Il est parti, il est loin, il s'est enfui, il a brisé ses chaînes. » Cette phrase, comme la première, est souvent citée par les rhéteurs et les grammairiens anciens. « Désormais ce monstre effrayant ne préparera plus à l'intérieur de nos murailles la destruction des murs de nos maisons. »
Puis, à l'évocation concrète et précise des dangers que Catilina faisait peser sur les Romains en général et Cicéron en particulier, dangers qui ne sont plus à craindre, s'entrelacent deux thèmes, dont le second est le plus développé : Catilina est démasqué, et, démasqué, il est vaincu.
« Vraiment, c'était lui le seul et véritable chef de la guerre civile, et, sans aucune contestation, nous l'avons vaincu. Non, désormais, ce poignard (sica) ne menacera plus sans cesse notre poitrine; ni au Champ-de-Mars, ni au Forum, ni dans la curie, ni enfin jusque dans notre propre maison, nous n'aurons plus à trembler. Il a perdu l'avantage de la position, lorsqu'il a été chassé de Rome. Désormais c'est ouvertement, à un ennemi public, et sans que personne nous en empêche, que nous ferons une guerre régulière. Point de doute que nous n'ayons consommé la perte de l'homme et remporté sur lui une victoire éclatante, lorsque, de ses complots mystérieux nous l'avons amené à un coup de force déclaré. Si, comme il l'aurait voulu, il n'a pu brandir
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fièrement son poignard, après l'avoir plongé dans mon sein, si je vivais encore lorsqu'il est parti, si je lui ai arraché son arme des mains, s'il a laissé derrière lui des citoyens vivants, s'il a laissé une ville debout, sentez-vous la profonde tristesse qui doit l'abattre et l'accabler ? Il git maintenant à terre, impuissant ; il se sent défait et terrassé, et je gage qu'il tourne souvent les yeux vers notre ville arrachée à ses morsures et que cette pensée lui est à deuil ; mais elle, je le vois bien, est pleine d'allégresse d'avoir vomi et rejeté son mal 1 »
Tout le discours : justification du consul, assurance de la victoire, est en germe dans cet exorde, qui, fait observer justement M. Levaillant, « risque aujourd'hui de paraître emphatique, tant à cause des louanges que Cicéron s'y décerne, que par les images un peu désordonnées qu'il y a accumulées ». Il ne faut pas oublier que le discours s'adressait au peuple et nous aurons plus d'une fois l'occasion de trouver dans cette circonstance l'explication de traits particuliers à ce discours. D'ailleurs, dans les phrases du début, tous les mots portent : je ne reviendrai pas sur le choix du mot sica 2; « au Champ de Mars », lors des élections, Cicéron avait dû paraître armé d'une cuirasse 3; « au Forum », le conspirateur et ses complices empêchaient la justice de se rendre 4 ; « dans
I. §§ I et 2
2. Voir p. 110.
3- Ire Catilinaire, § 11. 4. Ibid., §§ 15 et 32.
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la curie », ils voulaient assassiner magistrats et sénateurs 1; enfin jusque dans sa maison, le consul avait été poursuivi par des assassins 2. Cette énumération, on la retrouve, relevée de commentaires oratoires, au commencement de la 4° Catilinaire 3. Elle appartenait à ces développements pleins de grandiloquence dont Cicéron n'était pas dupe le moins du monde, témoin ce passage d'une lettre à Atticus : « Crassus se leva et parla avec beaucoup d'éclat de mon consulat, disant que, s'il était sénateur, s'il vivait, il le portait à mon crédit, que toutes les fois qu'il voyait sa femme, sa maison, sa patrie, il voyait le service rendu par moi. Tout ce développement sur la flamme, sur le fer, que j'ai coutume de traiter dans mes discours avec des motifs variés, — tu connais cette boîte à couleurs ! — il l'a traité jusqu'au bout sans rire. »
PREMIÈRE PARTIE DE L'ARGUMENTATION ;
JUSTIFICATION DU CONSUL. I° Pourquoi il a laissé partir Catilina.
Entamant alors son argumentation, c'est-à-dire sa justification, il va répondre successivement à ceux qui lui reprochaient d'avoir laissé partir CatiI.
CatiI. p. 32.
2. Ire Catilinaire, § 9. 3- § 2.
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lina et à ceux qui lui faisaient un grief de l'avoir envoyé en exil. Comme l'a vu l'abbé Boué, l'ordre suivi s'explique par la considération suivante : « S'il avait commencé par montrer Catilina réfugié au milieu de ses troupes et se préparant à attaquer Rome, il aurait sans doute prouvé qu'un tel coupable méritait d'être banni, mais il aurait du même coup augmenté l'effroi des timides. » Il s'attachera donc à démontrer d'abord qu'il l'a laissé partir à dessein.
C'est, avant tout, pour que la conjuration fût plus manifeste et que tous vissent bien en Catilina un ennemi déclaré que l'on dût combattre à force ouverte. Il ne fait guère ici que reprendre, Peut-être en un langage plus simple, avec une ironie quelquefois un peu grosse, un développement de la Ire Catilinaire 1.
Cicéron regrette même que Catilina n'ait pas emmené avec lui tous ses complices. Mais ce sont les moins dangereux dont il s'est fait accompagner, « un Tongilius qui portait encore la prétexte 1 quand Catilina s'éprit de lui, un Publicius et un Minucius, dont les dettes de cabaret ne pouvaient provoquer le moindre bouleversement dans la république ». Ceux qu'ils vont retrouver ne sont pas plus redoutables : « Un ramassis de vieillards jouant leur va-tout (entendez les vétérans de
§§ 27-32.
2- C'est-à-dire âgé de moins de dix-sept ans.
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Sylla), de paysans ruinés par leurs dépenses exagérées, de campagnards ayant mangé leur patrimoine, de gens qui ont mieux aimé abandonner leur caution 1 que cette armée. Que je leur montre la ligne de bataille de notre armée, ou simplement l'édit du préteur2,ils s'effondreront. » Gros rires assurément dans l'auditoire. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que ceux qui avaient mangé leur patrimoine étaient si méprisés, qu'au théâtre ils étaient relégués à certaines places peu honorables.
Bien plus redoutables sont les conjurés restés à Rome 3, ceux qu'il rencontre sur le Forum, à la porte de la curie, même aux séances du Sénat, « tout gras de parfums », portant, par suprême élégance, plus large et d'une teinte plus chaude, la bande de pourpre dont ils avaient le droit de border leur toge. Ils n'ignorent pas que le consul sait tout et n'en sont point émus. Les détails qu'il cite comme étant connus de lui sont de nature à frapper son auditoire, en lui faisant toucher du doigt l'étendue de la conjuration, et, par la façon dont il s'exprime, à inquiéter ceux des conjurés qui l'écoutent 4 : « Je vois à qui l'Apulie a été attribuée, qui doit avoir l'Etrurie, qui le PicéI.
PicéI. entre les mains du magistrat pour garantir qu'ils se présenteront en justice au jour dit.
2. Qui prononce des peines contre les débiteurs insolvables. § 5.
4- § 6.
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num, qui le territoire gaulois 1, qui a revendiqué les coups à faire à Rome, massacres et incendies. Tous les projets de l'autre nuit, ils sentent qu'ils m'ont été rapportés ; hier je les ai révélés au Sénat. Catilina lui-même a pris peur, s'est sauvé. Vraiment ils se trompent du tout au tout, s'ils espèrent que mon ancienne clémence bien connue durera éternellement. » La dernière phrase, on le devine, a pour but d'effrayer les conjurés restés à Rome et de les inciter à suivre leur chef ; en même temps, elle prépare le peuple à l'idée de leur supplice.
Aussi bien tous ces complices de Catilina sont-ils de francs scélérats, méchants, criminels, coureurs, comme leur chef. C'est là qu'il trace le portrait, dont nous avons donné plus haut 2 la traduction. Puis il passe à celui des conjurés, où il ne recule ni devant les touches un peu fortes, ni devant le mot propre.
« Désormais la dépravation de ces hommes dépasse l'ordinaire ; rien d'humain ni de tolérable dans leurs traits d'audace : leurs seules pensées sont pour le meurtre, pour l'incendie, pour le pillage. Leur patrimoine, ils l'ont gaspillé; leurs biens-fonds, ils les ont hypothéqués ; leur fortune a commencé dès longtemps à les quitter, le crédit vient d'en faire autant. Ils n'en conservent pas moins le même appétit de jouissance qu'au temps où ils regorgeaient
I. La Gaule Cisalpine. — Cf. Ire Catilinaire, § 9.
2. Voir p. 36.
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de tout. S'ils ne demandaient au vin et au jeu que leurs orgies du soir et leurs prostituées, sans doute n'y aurait-il rien à espérer d'eux, mais on pourrait les supporter. Au contraire, qui pourrait supporter de voir des incapables comploter contre les citoyens les plus méritants, les hommes les plus fous contre les plus sages, des ivrognes contre des gens sobres, des êtres assoupis contre des personnes bien éveillées ? Je crois les voir : couchés autour des tables de leurs festins, tenant dans leurs bras des femmes sans pudeur, alanguis par le vin, gorgés de nourriture, ceints de fleurs, oints de parfums, vidés par la débauche, ils rotent des discours sur le meurtre des gens de bien et l'incendie de la ville 1 ».
Mais le châtiment approche pour eux, s'ils persévèrent dans leur attitude, et Cicéron va parler en consul. Déjà 2 il avait dit : « Vraiment ils se trompent du tout au tout, s'ils espèrent que mon ancienne clémence bien connue durera éternellement. » Cette fois, il est plus précis. Après un couplet patriotique sur le calme dont jouit l'empire romain, après une flatterie à l'homme, entendez Pompée, alors au comble de la popularité, « dont le mérite a tout pacifié sur terre et sur mer », il ajoute avec force : « C'est au coeur de l'Etat que se trouve le complot, au coeur de l'Etat que réside le danger, au coeur de l'Etat qu'est l'ennemi public 3. C'est contre la
1. § 10.
2. § 6.
3. Cf. Pro Muréna, 78 ; « C'est au coeur de l'Etat, oui au
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sensualité, c'est contre la folie, c'est contre le crime qu'il nous faut mener la guerre. Cette guerre, j'en prends la direction, Quirites, et le proclame : ce qu'on pourra guérir, j'emploierai tous les moyens de le guérir ; ce qu'il faudra couper, je ne le laisserai pas subsister pour la ruine de la république. Qu'ils partent donc, ou qu'ils se tiennent en repos, ou bien, s'ils s'obstinent à rester à Rome et dans les mêmes sentiments, qu'ils s'attendent au traitement qu'ils méritent 1. »
Ce morceau ne dut pas laisser le public indifférent. Il fut accueilli, soit par des marques d'approbation, soit par ce silence que Pline le Jeune préférait aux applaudissements, « silence profond, attentif, et marquant le désir d'entendre davantage ». Puis, simplement, directement (une transition n'aurait-elle pas été plus nuisible qu'utile devant cet auditoire?), Cicéron s'adresse à ceux qui lui reprochent d'avoir envoyé Catilina en exil.
2° Il n'a pas envoyé Catilina en exil.
Non, dit-il 3, je n'ai pas envoyé Catilina en exil. Ilest parti de lui-même, à la suite de l'accueil qu'il a rencontré au Sénat, à la suite des questions qui, durant la séance même, lui furent posées par
coeur de l'Etat que se trouve le cheval de Troie qui, tant que je serai consul, ne vous écrasera pas durant votre sommeil ». I. § II.
2. § 12,
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le consul sur la réunion tenue chez Loeca, à la suite des renseignements précis et détaillés fournis aux sénateurs sur la conjuration, mise ainsi en pleine lumière. C'est pour lui une occasion de raconter la séance avec brièveté et avec force, tout en ajoutant certains détails propres à soulever l'indignation de l'auditoire, comme ceux relatifs à l'usurpation des insignes consulaires. On a pu quelquefois reprocher à l'éloquence de Cicéron d'être verbeuse; ici, à coup sûr, l'orateur a évité ce défaut. D'ailleurs, à lire ce passage, rien, comme on va le voir, ne subsiste des hésitations, des retours de Cicéron dans la Ire Catilinaire. L'attitude de Catilina non plus n'est pas conforme à la réalité. Evidemment, Cicéron veut donner l'impression que son adversaire « n'a pas existé » devant un homme aussi décidé et aussi bien renseigné.
« Moi, le fameux et bouillant consul, qui, d'un mot, précipite les citoyens en exil, j'ai demandé à Catilina, si, oui ou non, il avait assisté à la réunion tenue la nuit chez Laeca. Comme, malgré son audace extrême, mais sous l'empire du remords, il avait commencé par garder le silence, j'ai révélé tout le reste : ce qu'il avait fait cette nuit-là, ce qu'il avait projeté pour la suivante, comment il avait arrêté dans son esprit le plan de toute la guerre, je l'ai montré. Il était embarrassé, confondu ; je lui ai demandé pourquoi il hésitait à se rendre là où depuis longtemps il voulait aller, où je savais qu'il s'était fait précéder par des armes, par des
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haches 1 par des faisceaux, par des trompettes, par des enseignes militaires, par cette fameuse aigle d'argent, à laquelle il avait été jusqu'à dresser un sanctuaire dans sa maison. Je l'envoyais en exil, lui que je voyais déjà entré en guerre. En effet, si je ne me trompe, Manlius, cet indigne centurion, qui a établi son camp sur le territoire de Faesulae, a déclaré pour son compte la guerre au peuple romain ; ce camp n'attend pas actuellement Catilina pour le commander, et lui, qui est précipité en exil, se rendra à Marseille, comme on le dit, et non dans le camp dont je parle 2 ».
Les dernières lignes sont d'une ironie insistante et cruelle, imitée par Voltaire dans sa Rome sauvée :
Croit-on que Manlius, cet indigne rebelle. Ce tribun des soldats, subalterne infidèle, De la guerre civile arborât l'étendard,
Qu'il osât s'avancer vers ce sacré rempart, Qu'il eût pu fomenter ces ligues menaçantes, S'il n'était soutenu par des mains plus puissantes, Si quelque rejeton de nos derniers tyrans N'allumait en secret des feux plus dévorants ? Les premiers du Sénat nous trahissent peut-être ; Des cendres de Sylla des tyrans vont renaître.
Cicéron n'a donc pas envoyé Catilina en exil. Mais si, par impossible, celui-ci s'exilait vraiment à Marseille, le conseil prendrait la responsabilité « de cette impopularité sans raison ni justice, pourvu que soit détourné de vous le danger
I. Pour les licteurs. 2. § 13.
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de cette guerre horrible et néfaste ». Pourquoi : « sans raison ni justice? » C'est que Cicéron vient d'avoir un mouvement de découragement indigné, à la pensée des difficultés que rencontrent ceux qui veulent sauver la république 1
« Alors, aujourd'hui, que Catilina, encerclé et paralysé au prix de ma vigilance, de mes efforts, de mes dangers, soit pris subitement de terreur, change d'avis, abandonne ses complices, renonce à ses projets belliqueux, qu'au lieu de courir au crime et à la guerre, il se dirige vers l'exil, on dira non pas qu'il a été dépouillé par moi des armes de son audace, non pas frappé d'étonnement et de terreur par mon activité, non pas précipité du haut de ses espérances et de ses efforts, mais que, sans condamnation, sans crime, il a été précipité en exil par le consul, grâce à la force et aux menaces. Et, dans cette éventualité, il se trouvera des gens disposés à voir en lui non pas un scélérat, mais un homme digne de pitié, en moi, non pas un consul très actif, mais un tyran très cruel. »
On reconnaît le développement d'une brève et calme phrase de la Ire Catilinaire 2 : « Si j'avais frappé Catilina, on aurait crié à la cruauté et à la tyrannie. » Fallait-il que ce reproche fût revenu souvent aux oreilles de Cicéron pour que, cette fois, il y répondît longuement, et sur ce ton d'indignation ! De fait, il ne put échapper à ces reproches, et, l'année suivante, il s'en défendait encore
I. §§ 14-16.
2. § 30.
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dans le Pro Sulla, contre Torquatus, adversaire de son client, qui les lui adressait 1.
« Il dit, juges, qu'il ne peut supporter mon règne. Mais quel règne, dis-moi, Torquatus ? Celui de mon consulat, je crois. Pendant cette période, je n'ai jamais commandé ; au contraire, j'ai obéi aux Pères conscrits et à tous les gens de bien ; pendant que j'exerçais cette magistrature, ce n'est pas moi, je pense, qui ai institué la royauté, je l'ai écartée. A cette époque, lorsque j'avais cet impérium et ce pouvoir légal, tu ne dis pas que j'ai fait le roi ; alors c'est comme simple particulier que tu prétends que j'agis en roi. »
DEUXIÈME PARTIE DE L'ARGUMENTATION : IL N'Y A PAS LIEU DE S'INQUIÉTER. LES GROUPES DE CONJURÉS.
Une fois traitée ainsi la question de l'exil, Cicéron passe à la deuxième partie de son argumentation, où il se propose de rassurer ceux qui s'exagèrent le danger et qu'ont pu troubler certains tableaux tracés dans la première partie. Il y arrive par une transition qui ne mériterait pas d'être signalée, si l'on n'y retrouvait une expression que l'on a rencontrée dans l'exposition et la péroraison du discours précédent. Il disait alors 2 : « Tu me délivreras d'une grande crainte, pourvu qu'il y ait un mur entre toi et moi » et 3 : « Qu'un mur,
I. § 21.
I. § 20.
3- § 32.
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comme je l'ai dit, les sépare de nous. » Maintenant il s'écrie : « Comme je l'ai toujours souhaité, il y a un mur entre nous; je ne crains plus cet ennemi. » Le rapprochement permet de mesurer le chemin parcouru.
Ce qu'il se propose, dit-il, c'est d'énumérer les conjurés demeurés à Rome : en réalité, nous le verrons, il passe en revue même les groupes qui ne sont représentés que dans l'armée de Catilina, les vétérans de Sylla par exemple. D'autre part, si nous l'en croyons 1, il se propose avant tout de les guérir et de les réconcilier avec la chose publique. Cette attitude convient à son rôle et à son caractère; mais les dernières catégories de conjurés lui semblent si endurcies dans le crime qu'il n'essaie pas de les détacher de Catilina.
Donc, développant l'esquisse tracée plus haut 2, il considère successivement les six groupes qu'il distingue et en trace des portraits vivants, pittoresques et chauds. Il ne nomme personne, peut-être parce qu'il n'a pas toujours de noms à citer, sûr d'ailleurs que ses auditeurs, eux, pour chacun des groupes, reconnaîtront au passage des gens qu'ils connaissent et se regarderont ou les regarderont d'un air entendu.
Le premier groupe comprend des gens riches, mais obérés et qu'on ne peut amener à vendre une
I.- § 17.
2. § 5. Voir ici p. 155.
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partie de leurs biens pour dégager le reste. Dans le deuxième, il y a des ambitieux qui, malgré le poids de leurs dettes, veulent arriver au pouvoir, et, grâce aux troubles, s'emparer des honneurs qu'ils ne peuvent espérer dans un Etat régulier et tranquille. La troisième classe se compose de vétérans de Sylla, établis dans des colonies, subitement enrichis, mais que l'abus des dépenses a ruinés : ils se sont associés à de petits propriétaires ruraux qui ont perdu leur fortune. Dans la quatrième catégorie, Cicéron range tous les déclasses qui n'ont d'espoir qu'en une révolution. La cinquième est formée par les criminels, les assassins, les gens de sac et de corde. Enfin, pour terminer, les amis de coeur de Catilina, jeunesse impure, énervée, incapable de soutenir les fatigues de la guerre.
Dans le classement adopté, l'orateur a suivi le conseil que lui-même, à plusieurs reprises, a donné pour l'ordre des arguments : faire comme dans les armées en marche, placer les troupes les plus solides à l'avant-garde et à l'arrière-garde. Ici, les troupes les plus solides, ce sont les groupes de conjurés contre lesquels il peut le plus facilement soulever l'indignation ou dont il lui est loisible de tracer le portrait le plus mordant. Par contre, il dissimule à la troisième et à la quatrième place deux groupes qui, l'un de toute évidence, l'autre de l'aveu même de Cicéron, ne
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se trouvaient pas à Rome, mais dont il tenait à parler : celui des vétérans et paysans, qui, dans l'armée de Catilina, représentent la force principale, et celui des déclassés, qui en grossissent les rangs.
Pour des motifs qu'on démêle aisément, il ne consacre pas à tous les groupes un égal développement. Il veut éviter la monotonie devant un auditoire facile à lasser. En outre pourquoi s'étendre, par exemple, sur les criminels, dont il a parlé à plusieurs reprises, contre lesquels le peuple se tient naturellement en garde, et dont il voit aisément les liens avec la conjuration?
Ces différents groupes sont introduits de la même façon, pour que les auditeurs puissent bien s'y reconnaître : « Le premier groupe est... Le deuxième groupe est... Le dernier groupe est... » Mais, si l'on considère la façon dont Cicéron les présente, quelle infinie variété !
Pour le premier groupe il procède par interrogations nerveuses et insistantes. « Tu serais, toi, surabondamment pourvu de terres, pourvu de maisons, pourvu d'argenterie, pourvu d'esclaves, pourvu de toutes choses, et tu hésiterais, pour gagner du crédit, à sacrifier quelque chose de tes biens? Qu'est-ce donc que tu attends? La guerre? Quoi donc? Lorsque tout sera dévasté, tu crois que tes biens à toi seront sacro-saints? Des lois
I. § 18.
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réduisant les dettes?...» Puis, il témoigne pour eux beaucoup d'intérêt. C'est par imprévoyance qu'ils ont voulu faire face à l'avenir avec les revenus de leurs domaines; « sinon, nous aurions en eux, aujourd'hui, des citoyens plus riches et meilleurs ». En ce qui touche la conjuration, on peut les faire changer d'avis, et, de toute façon, « ils sont hommes, j'e pense, à faire des voeux contre la république plutôt qu'à prendre les armes ».
Les ambitieux, auxquels il s'adresse longuement 1, il leur montre, d'abord, que la révolution a infiniment peu de chances de réussir. « Avant tout, j'e suis là, je veille, je garde la république ; ajoutez la grande âme des bons citoyens, leur grande concorde, en outre la grande quantité de troupes; enfin les dieux immortels, contre un tel déchaînement de crimes, prêteront leur secours à notre peuple invaincu, à notre illustre empire, à la plus belle des cités. » Si, par impossible, Catilina l'emportait, ce n'est pas d'eux qu'il ferait des consuls, des dictateurs, même des rois. Les dignités et les honneurs, il serait obligé de les donner à un esclave fugitif, à un gladiateur. Ces mots ne sont pas choisis au hasard. Catilina, ou, du moins, son entourage, voulait les soulever, et le souvenir de Spartacus était encore très vivant ; de même, celui de Sylla et de ses proscriptions, que l'orateur va évoquer à propos des vétérans.
I. § 19.
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En effet, il leur consacre une étude de psychologie sociale exacte et profonde, présentée avec une grande habileté, de manière à ne pas s'aliéner les colonies de vétérans demeurées fidèles 1 :
« Le troisième groupe comprend des hommes déjà touchés par l'âge, mais conservés par l'exercice : on y trouve ce Manlius, auquel Catilina se substitue maintenant. Ce sont des hommes venus des colonies établies par Sylla ; en général, elles sont formées de citoyens excellents et d'hommes très courageux, je le sais ; il s'y trouve néanmoins des colons, qui, installés dans des fortunes inespérées et soudaines, y ont fait étalage d'un luxe plus fastueux et plus prodigue qu'il n'aurait convenu. A bâtir comme des riches, à se griser de propriétés de choix, d'esclaves nombreux, de festins raffinés, ils se sont endettés au point que, s'ils voulaient se tirer d'affaire, il leur faudrait rappeler Sylla des enfers. Ils ont aussi décidé quelques campagnards, gens de peu de surface et de peu de ressources, à espérer avec eux les pillages d'antan. Les uns et les autres, moi, je les range dans la même catégorie de brigands et de voleurs. »
Puis il termine ainsi : « Qu'ils renoncent à leur folie ; qu'ils ne rêvent plus de proscriptions et de dictatures. Le ressentiment contre cette époque s'est imprimé dans la cité comme un fer chaud, au point que ni hommes, ni bêtes mêmes n'en souffriraient, je crois, le retour ! » Energique hyperbole oratoire, qui fait mieux comprendre
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quelle énergique répulsion provoqueraient ceux qui seraient tentés de renouveler les malheurs passés. N'oublions pas que Cicéron a commencé par combattre la constitution et les créatures de Sylla, dont il restera toujours l'ennemi.
Le quatrième groupe, difficile à caractériser d'un mot 1, lui donne l'occasion d'un portrait pénétrant, et de graves conseils, présentés en termes concrets, susceptibles à la fois d'être bien compris et d'amuser.
« Ce sont des hommes qui depuis longtemps sont engloutis et n'arrivent pas à remonter à la surface ; soit paresse, soit mauvaise administration, soit même dépenses exagérées, ils fléchissent sous le poids des dettes ; écoeurés d'être assignés, d'être jugés, de voir leurs biens vendus, ils se sont, en très grand nombre, soit de la ville, soit de la campagne, portés vers son camp. Ces gens-là, je vois en eux moins des soldats zélés que des débiteurs apathiques. Qu'ils se hâtent de s'effondrer, s'ils ne peuvent plus se maintenir debout, mais sans que l'Etat, sans même que leurs voisins les plus proches aient à en souffrir. Dans tous les cas, il y a une chose que je ne comprends pas : pourquoi, s'ils ne peuvent vivre avec bonheur, veulent-ils mourir dans la honte, ou pourquoi jugent-ils moins douloureux de périr en nombreuse compagnie plutôt que de périr seuls ? »
Sur les malfaiteurs 2, quatre ou cinq lignes seulement, mais où l'une d'elles ne laisse pas de nous
I. s 21. 2. § 22.
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étonner : « Ces parricides, ces brigands de grand chemin, ces criminels, sont, dit Cicéron, si nombreux que notre Prison ne saurait les contenir. » Comme se le demande Jules Girard, « comment se fait-il qu'étant si nombreux et certainement connus ils n'eussent pas été jugés et condamnés plus tôt ? C'est encore un trait qui nous révèle, d'une part, l'étendue des progrès que la corruption avait faite dans les moeurs romaines, et de l'autre l'impuissance des lois, l'anarchie qui n'avait cessé de régner à Rome depuis les guerres civiles de Marius et de Sylla ».
C'est pour le dernier groupe que Cicéron a réservé le développement le plus long 1 et les traits les plus piquants. Il nous présente tous ces gens de plaisir, bien peignés, bien parfumés, les uns sans barbe, les autres à la barbe taillée artistement 2, en tuniques, longues de manches et de pans, comme les vêtements féminins, habillés de voiles flottants, non de toges. Dignes élèves de Catilina, ils n'ont pas été instruits seulement à l'amour, à la danse et au chant; ils savent aussi, poursuit-il avec vigueur, à jouer du poignard et verser du poison ». Tous ces « beaux mignons de couchette », il se demande, avec une feinte inquiétude, comment, par les nuits froides de l'hiver,
1. §§ 22-23.
2. Ou, suivant d'autres, à la longue barbe, pour imiter les vétérans de Sylla et se donner un air de vieux grognards.
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ils pourront, au camp de Catilina, se passer de leurs maîtresses, comment ils réussiront à supporter le climat de l'Apennin, avec ses frimas et ses neiges, « à moins, ajoute-t-il, qu'ils se croient mieux préparés à supporter l'hiver pour avoir appris à danser nus dans les festins ». Et, comme l'écrit M. Beauchot, « la satire de ces débauchés efféminés et profondément corrompus se termine sur ce trait admirable, sur ce dernier outrage, qui nous laisse la vision précise d'un de leurs divertissements les plus méprisables, qui les fixe, dans notre mémoire, en une attitude odieuse ».
Cette peinture sert d'ailleurs de transition toute naturelle au développement suivant 1, où Cicéron reprend le ton sérieux pour opposer l'armée de l'ordre aux forces de Catilina, ce brigand, incapable de faire la guerre en rase campagne, réduit à la guerre d'embuscade, dans les bois, sur les hauteurs. L'énumération est brève : « Le Sénat, les chevaliers romains, la capitale, la Caisse de l'Etat, les revenus publics, l'Italie entière, toutes les provinces, les nations étrangères. » Il y ajoute, d'ailleurs, une série d'antithèses 2 un peu longues, qui sent la rhétorique, mais qui, après tout, devait plaire à un peuple méridional, ami des paroles sonores :
1. §§ 24-25.
2. C'en est l'exemple pour ainsi dire classique chez les grammairiens anciens.
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« De notre côté combat la pudeur, là-bas la licence ; ici la vertu, là-bas la débauche ; ici la loyauté, là-bas la mauvaise foi ; ici les bons sentiments, là-bas le crime ; ici la fermeté raisonnée, là-bas la folie furieuse ; ici l'honneur, là-bas la honte ; ici la continence, là-bas le libertinage ; bref l'équité, la tempérance, le courage, la prudence, toutes les vertus luttent contre l'injustice, la sensualité, la lâcheté, la témérité, tous les vices ; enfin c'est l'abondance qui entre en conflit avec la disette, le parti sain avec celui des risque-tout, la saine raison avec l'absence de raison, enfin l'espérance forte avec l'absence absolue d'espérance. »
Et, connaissant bien le caractère de ses auditeurs, il ne manque pas de faire encore intervenir les dieux, qui, « même si le zèle des hommes venait à défaillir, forceraient tant et de si grands vices à céder devant les magnifiques vertus qui sont les nôtres ».
D'ailleurs on a pris toutes les mesures nécessaires pour protéger Rome et l'Italie : ici rappel des précautions que nous avons eu l'occasion d'indiquer 1. Ces précautions seront complétées par d'autres, sur lesquelles, dit-il familièrement à ses auditeurs, « je vais consulter le Sénat que je convoque, comme vous voyez » : de fait le peuple pouvait apercevoir les appariteurs allant, de porte en porte, prévenir les sénateurs. Dans cette partie 2, deux mots seulement méritent d'être releI.
releI. p. 70 et suiv. 2. §§ 26-27.
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vés, l'un, par lequel Cicéron semble bien rechercher les applaudissements, et qui, suivant l'observation de Mérimée, serait mieux placé dans la bouche d'un tribun que d'un consul. Parlant des gladiateurs, ne dit-il pas qu'ils « ont plus de coeur que certains patriciens », entendez : plus de loyauté et de courage, bien que Catilina les considérât comme son appui le plus résolu. Le second prête à plusieurs interprétations. Cicéron assure à ses auditeurs qu'il a pris toutes les mesures pour que la ville soit suffisamment gardée : vestro motu, sine ullo tumultu. G. Boissier traduit : « Sans qu'ils se donnent aucun embarras et que leur repos soit troublé. » Il rapproche le commencement de la péroraison où Cicéron emploie les mêmes expressions. De ces deux passages, il tire la conclusion suivante : « Cicéron conserve peu d'illusions sur ses partisans : il sait par expérience qu'on ne les retrouve pas toujours au moment du danger, qu'ils sont timides, irrésolus, attachés à leur intérêt, qu'ils craignent de se compromettre, qu'ils tiennent surtout à ne pas être troublés dans leur tranquillité... Ils n'étaient pas gens à sacrifier la régularité de leurs habitudes et de leurs plaisirs au salut de la république. » Mais, si l'on regarde de près le deuxième passage, on voit que Cicéron se glorifie d'avoir conduit une guerre, d'avoir eu les pouvoirs de général et le titre d'impérator sans avoir quitté la toge,
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vêtement du temps de paix, pour le costume militaire, en d'autres termes sans avoir usé des pouvoirs que lui confrère le senatus consultum ultimum : tumultus et justitium. Le tumultus oblige tout citoyen en état de porter les armes à servir la république, avec suspension de toute exemption. Les citoyens prêtent le serment militaire et revêtent la tenue militaire, le sagum, tunique courte et grossière. Pour faciliter l'enrôlement, le justitium ordonne l'interruption de toute affaire publique ou privée, sauf celles qui importent à l'Etat. Or Cicéron n'a pas encore fait prêter le serment militaire ; il ne prendra cette mesure que plus tard. D'autre part, le tumultus, et aussi le justitium, qui en était la conséquence, dérangeaient fort les citoyens. Je crois donc que, dans les deux passages envisagés, motus est un terme général, précisé par tumultus : « Sans vous déranger le moins du monde en ordonnant un enrôlement général. »
Les dernières paroles de cette partie 1 du discours sont un sévère avertissement pour ceux que Catilina a laissés à Rome avec les instructions que l'on sait. Le consul veut bien encore les considérer comme des citoyens. Qu'ils se fassent donc oublier ou bien qu'ils partent. Le moindre mouvement leur serait fatal. La prison se fermerait sur eux pour toujours. Ainsi l'argumentation
I. § 27.
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proprement dite se termine par un mot qui laisse planer sur la tête des conjurés la crainte d'une condamnation capitale.
PÉRORAISON.
La péroraison est brève et simple 1. Les citoyens peuvent se rassurer : c'est, on s'en souvient, le but essentiel du discours. Eloge de Cicéron, qui n'a recouru à aucune mesure exceptionnelle, et qui a tout dirigé à lui seul : de fait, l'autre consul, Antoine, ne s'était mêlé de rien; il ne se montrait même plus à Rome, qu'il allait quitter quelques jours après pour prendre le commandement nominal de l'armée dirigée contre Catilina. Brève invocation aux dieux, si propre à toucher l'âme des auditeurs, convaincus que les dieux eux-mêmes se déclarent avec le consul et le Sénat contre les conspirateurs. Et cette invocation se termine elle-même par le rappel « du crime sacrilège des citoyens les plus éhontés ». C'est sur ces mots d'un calme pieux et voulu que se termine cette harangue, commencée d'un ton triomphal. « Mais, écrit l'abbé Boué, la fin comme le début tend à l'apaisement des esprits et des coeurs, et rien n'endort les âmes inquiètes comme une mélodie qui les berce et peu à peu expire en s'affaiblissant. »
I. §§ 28-29.
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Au cours de ce développement, il parle des marques non douteuses que les dieux ont données de leur appui. On serait tenté de croire que Cicéron fait allusion à un « prodige » qui s'était manifesté dans sa propre maison : sa femme Térentia, accompagnée de vestales, offrant un sacrifice pour le salut du peuple romain, tout à coup la flamme s'éleva à une hauteur inaccoutumée. Mais Plutarque et Dion Cassius placent ce fait après la séance du 3 décembre. Cicéron pense donc certainement aux phénomènes dont il parle dans la 3e Catilinaire, où il s'adresse également au peuple : météores qui, la nuit, surgirent du côté gauche (c'était la partie néfaste) du ciel, coups de foudre dans un ciel serein, tremblements de terre et autres manifestations du môme genre. Elles étaient de nature à frapper ses auditeurs, car, dans cette même 30 Catilinaire 1, il insiste, on le verra, sur les phénomènes qui se sont produits en 66, l'année où l'on avait formé le projet d'assassiner les consuls désignés.
Etaient propres à produire la même impression les autres notations concrètes, comme les attributs consulaires que s'était attribué Catilina, son aigle d'or, ou les divers groupes de conjurés. D'une façon générale, le style est souvent populaire : nous y avons relevé des expressions énerI.
énerI. p. 224 et suiv.
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giques, pittoresques, faisant image et qui vont quelquefois jusqu'à la trivialité.
« Ce langage énergique exprime aussi des idées énergiques. Le consul n'a plus l'indécision, les hésitations qu'il dissimulait mal dans la première Catilinaire, sous le grossissement de sa voix et la véhémence de ses apostrophes. Il est plein de confiance et de résolution. La situation est maintenant nette. Catilina, par son départ, est devenu l'ennemi public, contre lequel toutes les mesures de défense sont faciles à prendre et légitimes, et le consul fait passer dans le coeur de la foule l'assurance et la confiance qu'il ressent lui-même » (Cucheval). Il serait, croyons-nous, plus exact de dire : « qu'il feint de ressentir ». Vraie ou feinte, cette confiance devait se communiquer à la foule mobile et impressionnable, dont il éveillait, en même temps, la défiance et la haine contre ces conjurés qui rêvaient de mettre Rome et l'Italie à feu et à sang, ou de ressusciter la dictature et les proscriptions. De plus ces idées sont présentées en un ordre clair, net, facile à suivre, exprimées avec pondération et fermeté.
En un mot, ce discours est peut-être moins littéraire que le premier, sauf dans le tableau, si profond par endroits, et tracé avec tant d'art et de force, où il représente sous des couleurs vives, avec des traits spirituels et variés, les différentes
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catégories de conjurés. Cicéron n'y a pas mis en oeuvre tous les genres d'éloquence : simple, modéré et sublime. Mais, comme la 30 Calilinaire, la deuxième a une grande qualité : elle est pleine de vie et d'entrain.
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CHAPITRE III ENTRE LA DEUXIÈME ET LA TROISIÈME Catilinaires.
A. Avant le Pro Muréna.
Un certain nombre de citoyens (Salluste dit : un très grand nombre) écoutèrent l'appel de Cicéron. Nous le savons par un épisode dramatique. Le jeune Fulvius, fils d'un sénateur, avait quitté Rome pour servir sous les ordres de Catilina son père le rejoignit en chemin, le ramena, et, usant de ses droits, le fit mettre à mort. Valère-Maxime, selon son habitude, brode sur ces quelques lignes : le jeune homme était beau, intelligent et cultivé ; le père prononce un petit discours, qui, d'ailleurs, n'a rien de très original : « il ne l'avait pas mis au monde pour Catilina contre sa patrie, mais pour sa patrie contre Catilina. »
Ceux des conjurés qui étaient restés à Rome agissaient. « Catilina parti, le premier rang appartenait sans conteste à P. Cornélius Lentulus Sura 1, d'une des premières familles de Rome, dont la vie politique avait été assez accidentée.
I. « Il avait, paraît-il, été surnommé Sura à cause de l'anecdote suivante : Sylla l'ayant sommé en plein Sénat de rendre ses comptes de questure, Lentulus, qui avait dissipé les deniers publics, tendit sa jambe avec dérision, disant qu'on n'avait qu'à frapper dessus, qu'il- ne rendrait pas ses comptes autre»
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Son nom, et sans doute aussi la faveur de Sylla, l'avaient amené très vite au consulat. Mais il s'était montré, dans ses magistratures, si effronté voleur, qu'il finit par indisposer contre lui son protecteur lui-même, quoique fort indulgent pour ces sortes de méfaits. A tous les reproches qu'on lui faisait, il répondait par des bons mots. Accusé de malversation manifeste, il acheta ses juges, et, comme il fut absous à deux voix de majorité : « J'en ai payé un de trop », dit-il. Il en fit tant que les consuls, en 70, l'exclurent du Sénat. Il y rentra seulement l'année du consulat de Cicéron, en se faisant renommer préteur. C'était un beau parleur, qui plaisait à la foule par sa belle mine et sa voix puissante, mais un esprit médiocre, qui croyait aux devins, un homme irrésolu, qui ne savait pas prendre une décision » (G. Boissier). Parlant à ses soldats, avant la bataille de Pistoïa, Catilina attribuait l'échec de la conjuration à l'indolence de Lentulus. Néanmoins, suivant le conseil de Catilina, il essayait, par lui-même ou par d'autres, de recruter de nouveaux adhérents, sans s'occuper de leur rang ni de leur situation sociale. Il s'adressait, nous dit Salluste, à tous ceux qui, par leur caractère ou la situation de leur fortune, lui semblaient naturellement porment,
porment, à un jeu d'enfants où l'on frappait sur les mollets ceux qui ne pouvaient pas payer » (Ozaneaux). Mais il est à remarquer que le surnom de Sura se rencontre dès l'époque de Plante.
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tés vers la révolution. Près de lui agissaient le sénateur C. Céthégus, audacieux et passionné, le gros C. Cassius, en qui l'on n'aurait jamais pu soupçonner un conspirateur, le chevalier Gabinius Cimber et L. Statilius.
Quant à Catilina, il s'était arrêté quelques jours chez un de ses amis, C. Flaminius, près d'Arrétium, ville située à une trentaine de kilomètrés au sud-ouest de Florence. De là, il avait écrit à son protecteur, Q. Lutatius Catulus. Dans sa lettre, il lui déclare qu'en butte aux persécutions et aux attaques de ses ennemis, qui voulaient le priver de la légitime récompense de ses services, il a pris publiquement en main la cause des malheureux, non parce qu'il était ruiné, mais parce qu'il était outré de l'indignité des gouvernants. Il termine en priant Catulus d'accorder sa protection à Orestilla, sa femme, et aux filles de celle-ci. Après ces quelques jours de repos, pendant lesquels, sans doute, Manlius acheva d'organiser son armée, Catilina, revêtu des ornements consulaires, alla prendre le commandement de ses troupes.
A cette nouvelle, le Sénat déclare Catilina et Manlius ennemis publics, c'est-à-dire les met hors la loi. Il fixe à la masse des conjurés un jour avant lequel ils pourront déposer les armes sans être inquiétés, à moins qu'ils ne soient condamnés pour crime capital. Il renouvelle les promes¬
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ses faites à ceux qui apporteront des précisions sur le complot. Il décide que les consuls pourront faire des levées de troupes. Antoine est placé à la tête de l'armée destinée à marcher contre Catilina. A son collègue échoit la mission de rester à Rome pour surveiller les conjurés et protéger la capitale contre leurs entreprises. Nous ignorons d'ailleurs à quelle date ces mesures furent votées ; nous ne savons pas davantage quand se place la séance où Catulus communiqua à ses collègues la lettre de Catilina, ni ce qui se passa dans la réunion qui, nous l'avons vu, avait été convoquée par Cicéron le jour même où il prononça la 2e Catilinaire.
Nous ne sommes pas mieux informés du jour où il plaida pour Muréna : nous savons simplement que ce fut entre la 2e et la 3e Catilinaires. Ce plaidoyer se rattache étroitement aux discours qui nous occupent.
B. Le Pro Muréna.
On se souvient 1 que Ser. Sulpicius, candidat malheureux aux élections consulaires, avait attaqué l'élection de Muréna. Soutenu par Caton et les aristocrates, il invoquait précisément la lex Tullia de ambitu 2. Il n'est pas difficile de deviner le but des aristocrates. Muréna, homme nouI.
nouI. p. 60.
2. Voir p. 56.
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veau, leur paraissait tiède et d'une noblesse insuffisante. Ils voulaient deux consuls patriciens; c'est pourquoi ils attaquaient l'élection de Muréna et non celle de Silanus. Les deux élections s'étaient faites dans les mêmes conditions; mais Silanus appartenait à la noblesse et il était le beau-frère de Caton.
Muréna fut défendu par Crassus, Hortensius et Cicéron, bien que ce dernier eût soutenu la candidature de Ser. Sulpicius. C'est que la manoeuvre de Caton et de Sulpicius rendait à Catilina une chance inespérée. D'autre part, dans les circonstances critiques où elle se trouvait, la république avait besoin d'avoir à sa tête un homme d'action, un soldat comme Muréna, non pas un jurisconsulte comme Ser. Sulpicius. C'est ainsi qu'on s'explique la résolution prise par Cicéron de défendre Muréna et la façon dont il le défendit. « L'auteur de la loi Tullia doit défendre un homme qui l'a violée. L'ami de Sulpicius et de Caton doit lutter contre des gens dont tous proclament les rares mérites et les vertus » (Levrault). D'ailleurs il convient de ne pas oublier qu'il parla après Crassus et Hortensius.
Il le fit avec beaucoup d'adresse et Caton le reconnaissait, en disant, au sortir de l'audience, avec une nuance de dédain : « Ce consul a bien de l'esprit (Habemus facetum consulem). » Sur le grief principal, longuement traité par Horten¬
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sius et Crassus, Cicéron n'insiste pas : il se contente de dire avec désinvolture que les distributions d'argent n'ont pas été faites par Muréna lui-même, mais par ses amis et suivant l'usage. Il exploite l'état du pays, et surtout il essaye de discréditer l'accusation en raillant les accusateurs. Il n'oublie d'ailleurs pas que Caton et Sulpicius sont des amis et des alliés. Il proteste de son amitié pour eux et les attaque par le ridicule, « avec mille ménagements et un respect scrupuleux des personnes » (Levrault). Sulpicius n'est pas le jurisconsulte éminent dont Cicéron a fait et fera l'éloge en d'autres temps. C'est un homme d'étude plongé et perdu dans les pauvretés et les minuties de la procédure. D'ailleurs cet éplucheur de mots a été un candidat déplorable, et il le sera encore si on l'oppose à Catilina. Comme l'écrit Quintilien avec son bon sens ordinaire, « sur quel autre point un noble, un jurisconsulte de premier ordre pouvait-il plus aisément supporter d'être vaincu » ? Désagréable, méticuleux, scrupuleux, maladroit, il est justement l'adversaire que peut souhaiter Catilina.
Caton prend donc bien son temps pour proposer une nouvelle élection. Aussi bien est-il, lui, un maladroit d'une autre espèce. Il est parfait, il est un parangon de toutes les vertus, c'est entendu, mais sa nature « divine » est gâtée par les leçons de la philosophie la moins raisonnable. Il s'est
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jeté avidement sur le stoïcisme; il sort des écoles tout frais émoulu : il arrive armé de principes tranchants ; le plus grave de ces principes, c'est l'égalité absolue de toutes les fautes, de tous les délits; il ne veut pas voir qu'il y a une différence entre les peccadilles de Muréna et l'audace criminelle de Catilina.
D'autre part, il est visible que Cicéron tient à s' affirmer chef du parti moyen en face des purs aristocrates. Allié de Caton contre Catilina, il est aussi un homme nouveau comme Muréna : il prétend que le mérite vaut la noblesse; il ne s'incline pas devant la dictature morale de Caton ; il proteste contre les exigences des aristocrates : l'aristocratie a fait élire un consul ; elle en veut deux, c'est trop.
Ainsi s'expliquent les impertinences de Cicéron. Il faut y voir le rire forcé, la fureur mal contenue d'un homme politique énervé à la fois par la lutte à mort dans laquelle il s'est engagé et par la maladresse de ses amis.
L'orateur parfait, d'après Cicéron, est, nous l'avons vu 1, celui qui sait tout à la fois, selon les circonstances et les besoins du sujet, convaincre, plaire, émouvoir. Dans ce discours, Cicéron a convaincu les juges en les charmant par la variété du ton, les silhouettes, les portraits, les anecdotes, surtout par l'esprit. Il en avait beaucoup, et
I. Voir p. 22.
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de toutes les sortes, de l'exquis et du moins bon, quelquefois trop, disaient ses adversaires et même ses partisans les plus chauds, Quintilien, par exemple. Lorsqu'il en use avec modération et discrétion, ce qui est presque toujours le cas dans le Pro Muréna, la plaisanterie, maniée par lui, devient une arme terrible. Car, s'il plaisante, il le déclare lui-même, c'est bien moins pour faire rire que dans l'intérêt de la cause : « La plaisanterie déconcerte l'adversaire, l'embarrasse, l'affaiblit, l'intimide, le réfute; enfin, ce qui est le plus important, elle dissipe la tristesse, fléchit la sévérité, tranche, avec une saillie et un sourire, des objections que le raisonnement pourrait difficilement détruire. » Ajoutons qu'il n'était pas inutile, ici, d'égayer un peu des juges qui avaient déjà écouté Hortensius et Crassus, et qu'il était indispensable de présenter d'une manière différente les arguments déjà exposés deux fois.
De cet esprit, nous citerons deux exemples : intéressants en eux-mêmes, ils montrent comment Cicéron, aux prises avec les difficultés que l'on connaît, retrouvait, dès qu'il était au barreau, les qualités qui avaient fait le succès de l'avocat, et oubliait tout le reste.
D'abord une partie du parallèle entre le jurisconsulte et le général : par l'ironie et par la verve, quelquefois un peu bouffonne, l'orateur a su renouveler un thème souvent traité dans les éco¬
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les, si l'on en croit Quintilien. Par le choix des exemples, il marque le contraste entre l'importance d'une guerre et l'insignifiance des objets sur lesquels porte la chicane.
« Comment peux-tu douter que, pour parvenir au consulat, la gloire du soldat ne soit un titre beaucoup plus puissant que la gloire du jurisconsulte ? Tu te lèves, toi, avant le jour, pour donner tes consultations, lui, pour arriver à temps avec son armée au lieu déterminé. Toi, c'est le chant du coq qui te réveille, lui, le son des trompettes. Toi, tu disposes les pièces de ton procès, lui, range son armée en bataille. Toi, tu prends des mesures pour sauvegarder les intérêts de tes clients, lui, pour sauvegarder les villes et les camps. Lui sait bien l'art d'écarter l'ennemi, toi, l'art d'écarter les eaux de pluie. Il s'évertue à reculer les limites de la république, toi, les limites d'un champ. Et assurément (il faut, en effet, dire toute ma pensée), le mérite militaire l'emporte sur tous les autres sans exception. »
Qu'on ne mette d'ailleurs pas Cicéron en contradiction avec lui-même, en rappelant le cri de triomphe poussé par lui après son consulat : Cédant arma togoe. Il est possible que, dans une circonstance donnée, il se félicite, lui, magistrat civil, d'avoir rendu plus de services à son pays que beaucoup de généraux ; n'empêche qu'en plusieurs endroits il reconnaît l'importance de l'art militaire : seule l'éloquence peut rivaliser avec lui en utilité.
Ajoutons que, peu de lignes avant le passage
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cité plus haut, Cicéron, très habilement, avait tracé, de Servius Sulpicius, un portrait conçu en termes tels qu'il pouvait d'avance panser, en quelque sorte, les égratignures que devaient faire les traits de son esprit.
« Servius a servi avec nous dans ces batailles livrées à Rome, difficiles et monotones, où l'on répond aux questions, où l'on rédige les consultations, où l'on prévoit les pièges. Il a étudié le droit civil ; il a beaucoup travaillé, beaucoup veillé ; il a prêté son concours à beaucoup de personnes ; il a supporté patiemment la sottise de beaucoup de gens, enduré patiemment leur humeur mécontente, avalé les difficultés jusqu'à la dernière goutte. Il a vécu au gré des autres, non au sien propre. Il mérite une grande louange et la reconnaissance universelle pour travailler à fond une science, qui rendra tant de services à beaucoup de gens ».
Même procédé lorsqu'il s'attaque au second de ses adversaires, Caton. Il a toutes les qualités : honnêteté, sérieux, modération, élévation d'âme, justice; c'est un homme grand et noble. Quel dommage que tous ces mérites soient gâtés par une doctrine philosophique qui tient peu compte des réalités pratiques et des forces de la nature humaine 1 ! Avec un esprit très fin et très pénétrant, il nous présente, « en un désordre perfide » (Galletier), les thèses les plus variées du
I. Dans uns lettre à Atticus (II, I, 8), il parle de Caton en ces termes : Dicit enim tamquam in Platonis IIo),:L'a, non tamquam in Romuli faece, sententiam.
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stoïcisme et les conséquences que, dans le procès en cours, elles entraînent pour Caton.
« Il a existé un homme d'un génie supérieur, Zénon, dont les sectateurs s'appellent stoïciens. Voici ses principes et ses préceptes : le sage n'accorde rien à la faveur, ne pardonne jamais une faute ; la compassion ne peut être qu'une marque de sottise et de faiblesse ; l'homme vraiment homme ne se laisse ni toucher ni fléchir ; seul le sage, fût-il difforme, est beau ; fût-il réduit à mendier, est riche ; fût-il réduit en esclavage, est roi. Nous, qui ne sommes pas des sages, ils nous traitent d'esclaves fugitifs, d'exilés, d'ennemis publics, bref d'insensés. Toutes les fautes sont égales ; tout délit est un crime odieux ; on n'est pas moins coupable pour étrangler sans nécessité un poulet que pour étouffer son père. Le sage ne conjecture jamais, il ne se repent de rien, il ne se trompe en rien, il ne change jamais d'avis.
« Voilà les maximes que M. Caton, cet homme de tant d'esprit, a adoptées sous l'influence de très savantes autorités, non pas, comme font la plupart, pour en discourir, mais pour y conformer sa vie. Les publicains présentent-ils une demande ? «Prends garde de jamais écouter la faveur ». Des malheureux cruellement frappés viennent le supplier. « Tu es un scélérat et un sacrilège, si tu fais rien sous l'empire de la compassion ». Un homme avoue-t-il avoir commis une faute et en demande-t-il pardon ? « Il est sacrilège de rien pardonner ». Mais la faute est légère. « Toutes les fautes sont égales ». Tu as laissé échapper un mot. « C'est une décision irrévocable ». Tu t'es décidé non par le fait, mais par une conjecture. « Le sage ne conjecture rien ». Tu
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t'es trompé sur un point : il prend cette réflexion pour une injure.
« De cette doctrine, voici aujourd'hui les conséquences. « J'ai dit au Sénat que je dénoncerais tel candidat au consulat ». C'est en colère que tu l'as dit. « Jamais, répond-il, le sage ne se met en colère ». Tu l'as dit sous l'impression du moment. « Il n'y a, répond-il, qu'un malhonnête homme pour parler contre sa pensée ; changer d'avis est une honte ; se laisser fléchir, un crime; écouter la pitié une infamie».
Quintilien a donc raison d'écrire : « Après avoir témoigné de la plus vive admiration pour le caractère de Caton, Cicéron veut sembler rejeter non sur lui, mais sur la doctrine stoïcienne, ce qu'il a contracté de trop raide sous certains rapports. On dirait qu'il s'agit entre eux, non pas d'une contestation judiciaire, mais d'une discussion philosophique. »
Les juges ont-ils été sensibles à l'adresse, à l'esprit de Cicéron, aux arguments d'Hortensius et de Crassus, ou bien tout naturellement ont-ils pris conseil des circonstances? Toujours est-il qu'ils acquittèrent Muréna à l'unanimité. C'était pour Cicéron une préoccupation de moins ; les événements allaient lui en fournir d'autres.
C. Entre le Pro Muréna et la 3e Catilinaire.
Malgré les promesses du Sénat, personne n'avait abandonné le camp de Catilina. Cela n'empêchait pas le consul de connaître les pro¬
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Jets des conjurés. Curius continuait à correspondre avec lui par l'intermédiaire de Fulvia. De plus, il avait trouvé des imitateurs, L. Vettius, chevalier romain, Cn. Nérius, Ser. Pola, dont les indications servaient à contrôler ses rapports.
Le plan, concerté avec Catilina, semble avoir été le suivant. « Lorsque Catilina se serait mis en mouvement avec son armée, le tribun de la plèbe L. Bestia devait, dans une assemblée du peuple, se plaindre des mesures prises par Cicéron et rejeter sur lui la responsabilité de la guerre qui était imminente. Quand on aurait ainsi surexcité les esprits, on devait, la nuit suivante, passer à l'action. Chacun des conjurés remplirait la tâche qui lui avait été assignée. Statilius et Gabinius avec leurs bandes de vauriens mettraient le feu à douze endroits de la ville. Céthégus occuperait la porte de la maison de Cicéron et le tuerait, ainsi que d'autres personnages considérables. Les fils de famille tueraient eux-mêmes leurs pères » (Antoine). Ceux qui tenteraient de fuir seraient arrêtés par les soldats de Catilina, qui viendraient ensuite se réunir aux conjurés de l'intérieur, et la curée commencerait.
Restait à fixer la date de l'exécution du complot. On choisit le jour des Saturnales, le 19 décembre. Catilina aurait le temps de terminer ses préparatifs. Puis Bestia n'entrerait en charge que le 10 décembre. D'autre part, cette fête ame¬
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naît un grand laisser-aller, qui permettrait aux préparatifs des conjurés d'échapper plus facilement aux magistrats. De plus, les maisons restaient ouvertes. Enfin le grand nombre d'esclaves devenus libres pour quelques heures à cette occasion, tout le bas-peuple répandu dans les rues, excité par le vin et la licence qu'autorisait une antique superstition, offraient aux conjurés, croyait-on, une masse sur laquelle il serait facile d'agir, et que l'on pourrait armer, grâce, entre autres, à un arsenal que Céthégus avait constitué dans sa maison.
Tous ces détails, Cicéron les connaissait par ses espions, mais il ne voulait toujours pas agir sans preuves. Heureusement, une maladresse de Lentulus vint les lui fournir.
Il y avait alors à Rome deux députés des Gaulois Allobroges, peuple qui habitait un territoire vaste et fertile, un peu plus étendu que le Dauphiné et la Savoie actuels. Leur capitale était Genève. Soumis en 121 par C. Fabius Allobrogicus, ils connaissaient le sort de tous les pays récemment réduits en province romaine : l'Etat et les particuliers y étaient également endettés. Il avait fallu verser d'abord une indemnité de guerre. Puis, sans parler des présents aux gouverneurs et à leur suite, l'on devait payer des dîmes et des impôts de toute nature, affectés à des compagnies de publicains et levés par des
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agents rapaces. Pour faire face à ces obligations, l'État et les particuliers s'adressaient à des capitalistes romains, qui leur prêtaient à des taux usuraires, et, au moyen de pots-de-vin, obtenaient des gouverneurs l'autorisation de recourir à tous les moyens pour extorquer l'argent de leurs débiteurs; en particulier, ils recevaient le droit de faire vendre les terres hypothéquées, que rachetaient à vil prix des spéculateurs sans foi ni loi venus de Rome. Cette députation allobroge n'était pas la première qui fût envoyée à Rome pour présenter au Sénat des réclamations. Elle ne fut pas la dernière, puisque, deux ans après, ce peuple se révolta. C'est dire que les deux députés allobroges devaient être peu satisfaits de l'accueil qu'ils avaient reçu.
Ils étaient sur le point de retourner dans leur pays, quand Lentulus conçut l'idée de les gagner à la conjuration. Les Allobroges étaient une nation importante (dès l'époque d'Hannibal, Tite-Live nous dit qu'elle ne le cédait à personne en Gaule pour la renommée et les ressources), et une nation belliqueuse, susceptible de fournir ce dont Catilina manquait le plus : des cavaliers. En outre, leur pays pouvait offrir, selon le cas, un refuge ou une base d'opérations. Enfin, s'ils se soulevaient, leur exemple ne serait-il pas suivi par la Gaule entière? Lentulus chargea donc un affranchi, P. Umbrénus, de s'aboucher avec les
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Allobroges ; cet Umbrénus avait fait de la banque en Gaule, connaissait les principaux personnages du pays et en était connu. Notons ici que Lentulus outrepassait le rôle que lui avait confié Catilina, et qui consistait à pousser, à Rome, les préparatifs de la conjuration.
Donc, nous dit Salluste, « la première fois qu'il aperçut les ambassadeurs au Forum, Umbrénus leur posa quelques questions sur la situation de leur pays ; puis, feignant de s'apitoyer sur leur situation déplorable, il se mit à leur demander d'une façon pressante quelle fin ils espéraient à de si grands maux. Quand il les voit se plaindre de l'avidité des magistrats, accuser le Sénat en qui l'on ne trouvait aucun appui, déclarer qu'ils n'attendaient que la mort comme remède à leurs misères, il s'écrie : « Eh bien ! moi, si seulement vous voulez être des hommes, je vous indiquerai la manière d'échapper à tous vos maux ». A peine eut-il parlé, que les Allobroges, au comble de l'espoir, prient Umbrénus d'avoir pitié d'eux : il n'y avait rien de si dangereux et de si difficile qu'ils ne fussent prêts à entreprendre, pour délivrer leur pays de ses dettes ». Il les conduit à la demeure de D. Brutus, voisine du Forum, et ouverte aux conjurés à cause de Sempronia ; car, alors, Brutus était absent. En outre, il fait chercher Gabinius, pour donner plus d'autorité à sa parole ; en sa présence, il dévoile la conjuration, en nomme les membres, en outre un grand nombre d'hommes de toutes classes qui y étaient étrangers, afin de mieux décider les ambassadeurs. Ceux-ci lui promettent leur concours et il les congédie.
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« Cependant les Allobroges se demandèrent longtemps le parti qu'ils devaient prendre. D'un côté, il y avait les dettes, la satisfaction de leurs penchants belliqueux, les grands avantages que l'on pouvait espérer de la victoire ; mais, de l'autre, des ressources plus considérables, aucun danger, au lieu d'un espoir incertain des récompenses certaines. Dans cette hésitation, la bonne étoile de la république finit par l'emporter. »
Ils allèrent donc trouver un des patrons de leur nation, Q. Fabius Sanga, un descendant de celui qui l'avait soumise. C'était l'usage : dans le Pro Fonteio, c'est un Fabius qui défend les Gaulois. De même, par exemple, Paul-Emile était le patron des Espagnols et des Macédoniens, les Marcellus des cités siciliennes. Ils disent tout à Sanga. Celui-ci avertit immédiatement Cicéron, qui conseille aux ambassadeurs de feindre un grand zèle pour la conjuration, de se mettre en rapport avec tous les autres conjurés, et de s'arranger pour les amener à se découvrir le plus nettement possible. Ils exécutèrent ces instructions avec autant d'habileté que de perfidie.
« Suivant le conseil de Cicéron, continue Salluste, par l'entremise de Gabinius, ils entrent en relations avec tous les autres conjurés : de Lentulus, de Céthègus, de Statilius, comme de Cassius, ils demandent un engagement écrit qu'ils puissent remettre à leurs concitoyens, qui, sans cela, ne se laisseraient pas facilement engager dans une affaire de cette gravité. Tous le donnent sans défiance, sauf
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Cassius, qui promet de se rendre sous peu dans leur pays et qui part de Rome un peu avant les ambassadeurs. Lentulus envoie avec eux un certain T. Volturcius de Crotone, afin que les Allobroges, avant de se diriger vers leur pays, s'engagent avec Catilina et confirment leur alliance. Lui-même donne à Volturcius une lettre dont voici à peu près l' la teneur. « Qui je suis, tu le sauras par celui que je t'envoie. Songe à la terrible situation où tu te trouves et souviens-toi que tu es un homme. Pense à ce qui t'est nécessaire. Demande l'appui de tous, même des plus humbles ». Il le charge en outre de commissions orales : puisque le Sénat l'a déclaré ennemi public, pourquoi repousser les esclaves ? A Rome, les préparatifs ordonnés sont achevés. Que lui-même ne tarde pas à venir. »
Cicéron allait donc posséder enfin les preuves palpables qu'il cherchait depuis un mois ! « Il aurait pu, dit M. Levaillant, les prendre directement aux mains des Allobroges ; mais il tenait à sauver la lettre dont Volturcius était porteur; peut-être aussi ne lui déplaisait-il pas de dramatiser un peu l'événement aux yeux du peuple. Il convint donc avec les Allobroges de leur tendre une embuscade simulée à leur sortie de Rome. » A cet effet, par son ordre, les préteurs L. Valérius Flaccus et C. Pomptinus, dont il était sûr,
I. Cicéron donne un texte un peu différent :« Qui je suis, tu le sauras par celui que je t'envoie. Sois homme et songe où tu en es. Vois désormais ce qu'il te reste à faire et assure-toi le concours de tous, fût-ce des plus humbles ». Le sens est exactement le même.
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allèrent, le 3 décembre, se poster à trois milles (quatre kilomètres et demi) de Rome, aux deux extrémités du Pont Mulvius, aujourd'hui Ponte Molle, sur lequel passent les routes se dirigeant vers le Nord. Ils étaient accompagnés de chevaliers et d'une troupe armée, choisie parmi les jeunes gens de Réate, ville dont Cicéron était le patron, et qui, depuis quelques jours, lui servaient partout de gardes du corps. A l'exception des préteurs, personne ne savait ce dont ils étaient chargés.
Entre trois et quatre heures du matin, lorsque les ambassadeurs, accompagnés de Volturcius et d'une nombreuse escorte, eurent franchi le pont, un signal est donné. Courte bataille. Volturcius Met l'épée à la main et crie à ses compagnons de s'ouvrir un passage par la force. Mais les préteurs se nomment ; les ambassadeurs rendent leurs armes. Volturcius comprend que toute résistance est inutile. Il s'adresse à Pomptinus, qu'il connaissait personnellement, et lui demande de le sauver.
Cicéron fut rapidement informé. Il se réjouit de voir la conjuration ainsi dévoilée, ce qui permettrait de prendre toutes les mesures pour la réprimer. D'autre part, si l'on en croit Salluste, il était fort préoccupé : l'énormité du crime appelait une répression énergique ; mais le grand nom et la situation des coupables semblaient imposer
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des ménagements. De toute façon, sa responsabilité était engagée et il s'en rendait bien compte. Enfin il se décida à braver l'impopularité et à punir les coupables.
On amène les prisonniers à Cicéron, on remet les lettres entre ses mains. Bientôt se présentent Lentulus, Céthégus, Statilius et Gabinius, qu'il avait mandés. Pendant ce temps, le préteur C. Sulpicius faisait une perquisition chez Céthégus et y découvrait un amas considérable d'épées et de poignards. Plutarque ajoute qu'on y avait caché également des torches et des projectiles incendiaires ; le silence de Cicéron donne à penser que le fait est controuvé.
Voici maintenant les mesures prises par Cicéron pour donner à cet événement tout l'éclat, tout le retentissement désirables, de manière à frapper l'imagination populaire. Il n'adressa pas une question aux prisonniers. Il ne voulut ni recevoir ni ouvrir les lettres saisies. Il affecta même de ne pas les toucher et d'en confier le dépôt au préteur Valérius. Il avait résolu de ne commencer l'instruction que devant le Sénat, qui, convoqué d'urgence, se réunissait dans le temple de la Concorde. Cet édifice, situé sur la « Montée du Capitole » (Clivus Capitolinus), était très vaste : sa cella, qui mesurait 23 mètres de profondeur sur 42 de largeur, se prêtait à recevoir une assemblée, que tout annonçait devoir être nombreuse. De
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plus, il était facile à protéger contre une attaque, adossé qu'il était à un rocher inaccessible. C'est là que furent amenés les prisonniers, sauf Lentulus, que Cicéron conduisit lui-même, le tenant par la main, voulant montrer ainsi qu'au seul consul appartenait d'exercer une contrainte sur un préteur.
D'autre part, pour qu'on ne pût l'accuser de falsifier le récit des débats, Cicéron prit la précaution de faire dresser une sorte de procès-verbal par des sénateurs qui avaient la réputation d'écrire rapidement, le préteur C. Valérius Messala, Cosconius, Nigidius Figulus et Appius Claudius. Il se réserva d'ailleurs ce document, dont il eut soin de répandre de nombreux extraits à Rome et dans les provinces.
Enfin, la séance terminée, sans attendre même que les décisions du Sénat fussent rédigées par la commission désignée à cet effet, le consul, tout accablé de fatigue qu'il dût être, sortit en hâte du Sénat, fendit la foule impatiente qui assiégeait les abords du temple et remplissait le Forum, s'élança vers les Rostres, et prononça la 30 Catilinaire, où il raconte au peuple tout ce qui vient de se passer.
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CHAPITRE IV
LA TROISIÈME CATILINAIRE
LES CIRCONSTANCES.
Avant d'aborder le discours, représentons-nous bien le moment et le public I.
C'est le soir; à la fin de la péroraison, la nuit est arrivée. « Devant l'estrade, du haut de laquelle parle Cicéron, est massée la foule qui forme le public habituel de ces assemblées populaires dans les jours d'agitation. C'est en grande majorité le prolétariat urbain. Excitée par la connaissance vague du danger auquel elle vient d'échapper et par la longue attente qu'elle a dû supporter durant toute cette journée, cette foule apporte à l'audition de l'orateur une curiosité ardente; elle attend des communications sensationnelles ; d'avance elle est toute disposée à l'admiration et à la reconnaissance pour le consul qui l'a sauvée. C'est un auditoire profondément ému, qui ne demande qu'à vibrer avec l'orateur » (Chanoine Rémy).
Qu'est-ce que Cicéron se propose dans le discours? Comme on le verra dès la proposition,
I. Cf. Chanoine RÉMY, L'exorde et la péroraison de la Troisième Catilinaire, Nova et Vetera, IV (1921), p. 129 et suiv.
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raconter les incidents de la dernière nuit et de la journée, mais en insistant sur le rôle qu'il a joué, afin « de s'assurer la reconnaissance du peuple, dans l'intérêt de sa fortune politique et de sa sécurité personnelle », dit encore excellemment le chanoine Rémy.
L'EXORDE.
L'exorde est une préparation directe à ce discours. Le début ne ressemble en rien à l'exorde plus nerveux, plus haché, de la 2° Catilinaire, où l'on sentait encore de l'inquiétude. D'abord le tableau en raccourci des dangers que Rome a courus, mais dont elle a été préservée par le dévouement du consul.
« C'est la république, Quirites, c'est votre vie à tous, vos biens, vos fortunes, vos femmes et vos enfants, ainsi que le siège du plus illustre empire, la plus riche et la plus belle des villes, que, dans cette journée, l'affection profonde que les dieux immortels ont pour vous, unie à mes travaux, à mes plans, à mes dangers, ont arrachée au feu, au fer, et pour ainsi dire à la dent cruelle du Destin, pour vous les conserver et vous les rendre, comme vous le voyez »
Cicéron énumère tout ce qui pouvait émouvoir le Romain. Il le fait, on vient de le voir, en une période légèrement solennelle et très habilement
1 r.
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construite, qui s'ouvre par un long mot prestigieux, et se termine par un terme où Cicéron « convie ses auditeurs à réjouir leurs regards du spectacle de tout ce qui vient d'être sauvé et qui s'étale sous leurs yeux » (Chanoine Rémy). A l'intérieur de la phrase, des expressions très fortes, celle, par exemple, où le Destin est comparé à un monstre qui, déjà, tenait dans sa gueule la république, des allitérations aussi, que nous n'avons pu rendre qu'incomplètement (e flamma atque ferro et pacne ex faucibus fati).
Pour le fond, l'orateur fait dès le début intervenir les dieux : la péroraison aura de même un caractère tout religieux. C'est que le peuple romain s'imagine que les dieux s'occupent spécialement de leurs affaires. N'est-ce pas l'idée qui sera au fond de l'ouvrage de Tite-Live? La plèbe n'aurait pas cru à l'importance de la conjuration, si les dieux s'en étaient désintéressés. En outre, de cette manière, Cicéron se présente comme l'instrument des divinités qu'il a secondées de son mieux par son travail, par sou intelligence, même au péril de sa vie, sans que, d'ailleurs, ici, il insiste sur ce point.
Le passage à la deuxième phrase est formé par le mot « conserver » (conservatum), qui, avec le simple servare, constitue le thème de cette phrase, sur lequel elle se termine 1
I. § 2
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« Et si les jours où la vie nous est conservée ne sont pas moins agréables et radieux pour nous que ceux où nous célébrons l'anniversaire de notre naissance, parce que le salut donne une joie certaine, tandis que la situation qui nous est faite par notre naissance est incertaine, et que nous n'avons pas conscience de naître, mais ressentons du plaisir à être sauvés, assurément, puisque celui qui a fondé cette ville a été par nous placé au nombre des dieux immortels par reconnaissance et pour ses mérites, il sera juste que vous et vos descendants honoriez l'homme qui, trouvant cette ville fondée et agrandie, a su la conserver. »
L'audace de cette comparaison entre Romulus et « l'homme nouveau » qui parle l'oblige à revenir, mais en termes plus concrets, et avec quelque exagération, sur la grandeur du péril, déjà soulignée dans la première phrase 1
« Oui, la ville entière, ses temples, ses sanctuaires, ses maisons et ses remparts, des torches incendiaires étaient presque sur le point d'y mettre le feu ; nous les avons éteintes ; de même, nous avons émoussé les épées dégainées contre la république, et les pointes qui menaçaient votre gorge, nous les avons détournées. »
PROPOSITION.
On trouve alors une courte proposition 2 : « Tous ces complots, c'est moi qui, au Sénat, les
I. Fin du § 2.
2. Début du § 3.
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ai étalés au grand jour, qui les ai prouvés, qui les ai découverts 1 ; je vais donc vous les exposer brièvement, pour que leur importance, leur certitude, la manière dont je les ai suivis à la piste et surpris, vous soient connus, à vous qui ignorez et attendez. » Dans cette accumulation de mots et cette abondance un peu asiatique, on sera surpris par la gradation inverse du premier membre ; il est évident que les complots ont été découverts, avant d'être prouvés et étalés au grand jour. Mais ce que Cicéron a de plus pressé ici, c'est de résumer la séance du Sénat.
NARRATION. a) Avant l'interrogatoire des accusés.
La narration même, à laquelle Cicéron arrive maintenant, est précédée d'une sorte d'introduction.
« Et d'abord, dès l'instant où Catilina se fut sauvé de la ville, il y a quelques jours, laissant à Rome les complices de son crime, les chefs les plus redoutables de cette guerre impie, je n'ai cessé de veiller et de penser aux moyens de ne pas succomber à un complot si redoutable et si bien dissimulé. En effet, lorsque je chassais Catilina de la ville (car, je ne crains plus l'impopularité de ce mot, ayant bien plus à craindre celle de l'avoir laissé partir vivant),
I. Comperta. Toujours le même mot, que nous retrouverons encore un peu plus loin ; voir p. 68.
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donc, quand je voulais alors lui faire quitter notre sol, je pensais que le reste de la bande des conjurés partirait avec lui, ou que, s'il en restait, ils seraient, sans leur chef, affaiblis et paralysés. Mais, dès que je vis que ceux que je connaissais pour être enflammés de cette folie criminelle demeuraient parmi nous et n'avaient pas quitté Rome, j'ai passé tous mes jours et toutes mes nuits à comprendre et à voir ce qu'ils faisaient, ce qu'ils préparaient, car, sachant que vos oreilles, à cause de l'énormité incroyable du crime, accorderaient moins de crédit à mes paroles, je voulais prendre le complot sur le fait, afin d'amener enfin vos esprits à assurer votre salut, lorsque de vos yeux vous verriez clairement le forfait 1. »
Ce morceau devait produire une forte impression sur une assemblée populaire, par les phrases ronflantes et les développements oratoires, par l'accumulation de termes rappelant non seulement les dangers courus, mais aussi la vigilance de Cicéron, par l'adresse à présenter les conjurés restés à Rome comme les chefs du complot, surtout par le ton : alors que, dans la 2e Catilinaire, Cicéron devait se défendre d'avoir chassé Catilina, ici il s'en fait gloire; il n'a plus conseillé à Catilina de sortir de Rome, il l'a forcé à partir. Au début du discours précédent, il hésitait sur le terme à employer pour qualifier le départ de Catilina, ici, il n'hésite plus; il emploie le plus éner-
1. De principio ut... (§ 3) à : Itaque ut comperi (§ 4).
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gique des quatre verbes qu'il avait alors proposés. Ce dont il s'excuse, désormais, c'est d'avoir laissé Catilina partir vivant. En effet, il a maintenant, de sa culpabilité, des preuves précises et manifestes, et il va les exposer; il ne craint donc plus ni l'impopularité, ni même l'incrédulité dont son auditoire avait pu faire preuve jusque-là, sentiment qu'il attribue, fort habilement, à l'énormité du forfait.
Cependant, à regarder de près, on relève des preuves d'embarras. La forme de la dernière période est lâche, enchevêtrée ; l'ordre logique des idées n'y est-pas strictement observé. De même, pour le fond, le consul doit bien avouer que, depuis vingt-quatre jours que Catilina est parti, il n'a rien découvert, malgré sa vigilance; aussi les vingt-quatre jours se réduisent-ils à « quelques-uns ». C'est également une excuse indirecte que l'épithète : « Bien dissimulée. » De même toute son insistance sur l'attention qu'il a portée aux manoeuvres des conjurés restés à Rome doit servir à le justifier de l'erreur qu'il a commise en croyant, soit qu'ils partiraient de Rome avec Catilina, soit que, restés à Rome, ils seraient réduits à l'impuissance, ou reviendraient à de meilleurs sentiments, comme il s'en flattait dans le deuxième discours 1. Et c'est bien se défendre que de les présenter comme les vrais chefs, comme les plus
I.- § 17.
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ardents. Mais alors les ennemis de l'orateur ne pourraient-ils lui objecter qu'il s'est trompé lourdement, lorsqu'il voyait dans Catilina le promoteur et l'âme du complot?
En somme, le ton pompeux et la forme de la période dissimulent l'aveu de la longue impuissance de Cicéron à découvrir des preuves irréfutables, et aussi de sa double erreur : avoir laissé partir Catilina vivant, et avoir cru que, lui parti, il n'y aurait plus rien à craindre. Bref, il plaide coupable, mais en se dissimulant derrière le rempart des membres et des incises. Aussi bien peut-il le faire sans danger, puisque, désormais, rien n'est plus à craindre.
Il raconte alors les négociations des conjurés avec les Allobroges, l'embuscade dressée au pont Mulvius, l'arrestation des députés et de Volturcius, qui les accompagnait, leur comparution devant le consul, où ont été mandés Gabinius Cimber, Statilius, Céthégus et Lentulus 1. Le récit est exact en général. Naturellement le consul veut se tailler la part la plus large : « Je découvris, expose-t-il sans hésitation, les sollicitations dont les ambassadeurs allobroges avaient été l'objet », et, ajoute-t-il, « c'était là un point très difficile, très important aussi, pour permettre au Sénat et au peuple de saisir le complot sur le fait et sans contestation possible ». Il se garde bien de
I. Fin du J_4,J§ 5 et.6.
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parler de Fabius Sanga, de dire que lui-même avait eu des entretiens avec les ambassadeurs allobroges; rien non plus sur les renseignements donnés par Fulvia. « Je fis venir les préteurs; je leur exposai la situation ; je leur montrai ce que je voulais. » De là résulte que les préteurs n'ont été que les instruments de Cicéron ; c'est leur zèle qu'il faut louer, non leur initiative, toute au consul. Dans la suite du récit, Cicéron insiste sur le fait que les lettres saisies ont été remises directement aux préteurs, sans que l'on touchât aux cachets apposés sur la cire qui scellait les bout de fil liant les tablettes : on ne pouvait donc contester l'authenticité des documents. Dans le détail, deux passages doivent retenir l'attention. Cicéron nous dit que Lentulus avait demandé aux députés allobroges de provoquer une guerre au-delà des Alpes et aussi un tumultus gallicus : l'expression s'appliquait à une guerre en-deçà des Alpes, c'est-à-dire en Gaule cisalpine ; un tel mouvement causait aux Romains un effroi particulier et l'on prenait des mesures toutes spéciales afin d'y parer. Par ces mots, l'orateur frappait donc vivement son auditoire. Au contraire, il devait le faire rire, lorsqu'il disait : « Le dernier à venir fut Lentulus, apparemment parce que, infidèle à ses habitudes, il avait, la nuit précédente, veillé pour écrire sa lettre. » Or Lentulus était d'une paresse prover¬
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biale. Cette lettre, qu'on croirait longue, avait quelques lignes, comme on l'a vu. Ne pas oublier, d'ailleurs, que, dans Lentulus, il y a lentus, « lent ».
Le style prend alors beaucoup de précision et de concision.
« Des personnages éminents et très illustres de notre cité, ayant appris les événements, s'étaient réunis chez moi en grand nombre dès le matin et pensaient que je devais ouvrir les lettres avant d'en saisir le Sénat, pour éviter que, si l'on n'y avait rien trouvé, je semble avoir provoqué dans la cité de telles inquiétudes sans motif suffisant. Mais je refusai, dans ce péril public, de ne pas saisir intégralement de l'affaire le conseil public, et en effet, Quirites, à supposer même que ce que l'on m'avait dénoncé n'eût pas été reconnu exact, cependant je ne pensais pas que je dusse, quand la république courait de tels dangers, craindre vraiment de me voir reprocher un excès de zèle. Je convoquai en hâte les sénateurs qui vinrent nombreux, vous l'avez vu 1. »
Cicéron ne laisse pas de côté ses deux thèmes : grandeur du danger et rôle joué par lui-même. Mais, cette fois, il semble se retrancher derrière l'autorité du Sénat, à qui l'affaire a été intégralement soumise, et qui, ses auditeurs l'ont vu, s'est réuni en grand nombre. Il dira plus nettement, dans la 2e Philippique 2 : « Mon consulat,
§ 7.
2- S II.
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Pères conscrits, a été nominalement le mien, réellement le vôtre. En effet, moi, qu'ai-je décidé, qu'ai-je fait, qu'ai-je dit, sinon d'après le conseil, l'autorité, l'avis de notre ordre? »
D'ailleurs, pour montrer l'exactitude de la dénonciation, il ajoute qu'une perquisition opérée immédiatement chez Céthégus y a fait découvrir un arsenal abondant de poignards et d'épées.
b) L'instruction au Sénat.
Puis l'orateur passe à la séance du Sénat. Il ne nous dit pas ce qu'on avait fait des prisonniers, depuis le moment où ils avaient été amenés chez lui. Nous passons à l'instant où le consul, qui reste au premier plan, introduit Volturcius dans la salle des séances du Sénat.
Le récit comprend trois parties d'inégale longueur : l'instruction, la délibération, les décisions.
Le premier interrogé, comme nous venons de l'indiquer, est Volturcius. Sur la promesse de l'impunité, il fait contre Lentulus des déclarations terribles 1, et dont l'effet dut être grand. Il était chargé pour Catilina d'instructions écrites et orales, invitant celui-ci à soulever les esclaves et à marcher le plus tôt possible sur Rome avec son armée; de cette façon, quand les conjurés auraient
I. Chap. III, § 8.
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mis le feu à la ville selon le plan arrêté, et massacré tous les citoyens (on ne devait, paraît-il, épargner que les enfants de Pompée, destinés à servir d'otages), lui serait là, prendrait comme au filet ceux qui auraient pu réussir à s'échapper et entrerait ensuite à Rome pour y réaliser ses desseins.
A Volturcius succédèrent les Allobroges, qui chargèrent à la fois Lentulus, Céthégus, Statilius et Cassius, mais surtout les deux premiers 1. Ils apportèrent des précisions sur le genre de secours que devait fournir leur nation. Ils spécifièrent que, vraisemblablement pour les décider, Lentulus leur avait assuré que, selon les livres sybillins et les réponses des haruspices, la lettre C devait régner trois fois à Rome : Cinna et Sylla, appartenant à la famille Cornélia, avaient déjà exercé un pouvoir souverain à Rome ; lui, qui était issu de la même famille, croyait et voulait faire croire qu'il serait le troisième. De plus, d'après lui, cette année précisément, la deuxième après le procès des Vestales et l'incendie du Capitole, devait être fatale à la ville. Ne nous étonnons pas de cette manière de dater. Dans les idées religieuses d'alors, le sort de Rome était lié au feu sacré entretenu par les Vestales, et à l'existence du Capitole. Quant à Céthégus, ajouI
ajouI du chapitre IV.
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taient les Allobroges, il était pressé de passer à l'exécution. Lentulus et les autres conjurés, nous l'avons dit 1, voulaient fixer le massacre et l'incendie aux Saturnales (19 décembre); Céthégus trouvait la date trop éloignée.
On introduisit alors Céthégus. Interrogé sur l'arsenal trouvé chez lui, il répondit, avec une audace insolente, que, toute sa vie, il avait aimé à faire collection de bonnes lames. Mais alors on lui montra sa lettre aux Allobroges; il reconnut le cachet. On brisa la ficelle qui entourait et fermait la lettre. Cette lettre était de sa main. Il y écrivait « qu'il agirait comme il l'avait promis sous la foi du serment aux ambassadeurs des Allobroges ; il leur demandait de tenir à leur tour les engagements pris par leurs ambassadeurs ». On le vit alors pâlir, perdre son assurance, et garder le silence de l'aveu 2. Une impression saisissante est produite par les expressions énergiques achevant, en membres de phrases brefs et nerveux, une période qui se déroulait jusque-là ample et majestueuse.
Statilius comparut ensuite ; lui aussi reconnut son sceau et son écriture et se montra aussi abattu que Céthégus à la lecture de sa lettre, exactement semblable à la précédente.
Le récit devient alors plus dramatique, car VolI.
VolI. p. 191.
2. § 10.
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turcius, Statilius et les Allobroges sont restés là : il va y avoir une confrontation. On fait entrer Lentulus. Rappelons-nous le caractère du personnage 1 : il joint l'impudence à la présence d'esprit. D'ailleurs il possédait une certaine éloquence naturelle et s'était exercé à l'art de la parole. Que va-t-il se passer? Nous suivons le récit du discours 2.
Lentulus est introduit. Cicéron lui présente une lettre encore cachetée. « Est-ce là ton sceau? » lui demande-t-il. Par un signe de tête, Lentulus répond qu'il le reconnaît. Alors le consul lui adresse un bref discours, plein de noblesse et de force dans sa simplicité. Le cachet de Lentulus portait l'effigie de son grand-père, P. Cornélius Lentulus, consul en 162, princeps senatus l'année où fut tué C. Gracchus ; il s'associa à l'action du consul Opimius contre Gracchus et fut blessé dans la bataille. Cicéron tire de là un beau mouvement oratoire. « Oui, ce cachet est connu. C'est le portrait de ton grand-père, un homme très illustre, qui aima plus que tout sa patrie et ses concitoyens ; toute muette que soit son image, elle aurait dû te détourner d'un pareil crime. »
« On lui lit ensuite, continue Cicéron, la lettre de même inspiration adressée au Sénat et au peuple
I. Voir p. 179.
2. §§ 10, 11 et 12.
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des Allobroges. S'il voulait s'expliquer là-dessus, je le lui permis. Il nia d'abord, puis, quand toutes les dépositions eurent été lues d'après le procèsverbal 1, il se leva. Il demanda aux Gaulois ce qu'il avait de commun avec eux, pourquoi ils étaient venus chez lui. Même question à Volturcius. Ils lui répondirent brièvement et sans se couper qui les avait amenés chez lui et combien de fois, et lui demandèrent s'il ne leur avait point parlé des livres sibyllins. Alors, brusquement rendu fou par son crime, il montra toute la force de la conscience. En effet, pouvant nier, il avoua, contre l'attente générale. »
Voici maintenant Volturcius qui se lève. Il demande que l'on produise et qu'on ouvre la lettre dont Lentulus l'avait chargé pour Catilina et dont nous avons donné le texte plus haut 2. Lentulus, profondément bouleversé, reconnut son cachet et son écriture. Or la lettre ne portait pas de suscription : elle ne mentionnait donc ni expéditeur ni destinataire. On se souvient qu'elle encourageait Catilina à soulever les esclaves.
« Quoi de plus dramatique, observe M. Beauchot, que ces hésitations, ces derniers sursauts du chef des conjurés restés à Rome, se débattant contre des accusations et des dénonciations terribles, essayant de faire tête à ses complices mêmes, qui témoignent contre lui, puis succombant,
I. On se souvient que Cicéron avait choisi des sénateurs très respectés pour rédiger ces procès-verbaux ; voir p. 199.
2. Cf. p. 196.
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égaré, muet, paralysé? » En outre, ici, le ton est sobre, et Cicéron ne s'oublie pas, mais ne s'étale pas.
Gabinius, introduit le dernier dans la salle des séances, fut, lui aussi, confronté avec les Allobroges et Volturcius. Après quelques dénégations impudentes, il se décida enfin à reconnaître comme exactes toutes les assertions des Gaulois 1.
Et ce récit, à la forme simple et lumineuse, Cicéron le termine par une conclusion en rapport avec le sujet, où chaque mot est une preuve nouvelle contre les conjurés, et qui, par certains traits, fait penser à Tacite 2.
« Pour moi, Quirites, bien que J'aie considéré comme des preuves et des témoignages irrécusables du crime, les lettres, les cachets, l'écriture, enfin les aveux faits par chacun des coupables, bien plus irrécusables encore me parurent ces indices : la pâleur, les regards, la physionomie, le silence. Ils étaient tellement frappés de stupeur, ils fixaient tellement la terre, ils échangeaient tellement entre eux de furtifs regards, qu'ils semblaient non pas être dénoncés par d'autres, mais se dénoncer eux-mêmes. »
Cicéron n'a pas tort d'insister sur les aveux des accusés : il a reconnu lui-même, d'ailleurs incidemment, qu'il n'y avait pas de preuve écrite. Mais, par la façon dont il a présenté les faits, ces
I. § 12.
2. Partie du § 13 qui termine le chapitre V.
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derniers paraissent absolument irréfutables et devaient sembler tels à ses auditeurs. Dans le mouvement du récit, il dissimule également qu'il n'a pas interrogé les accusés sur leurs complices, ou du moins qu'il n'a pas insisté, craignant sans doute d'entendre prononcer les noms de personnages qu'il ne tenait pas à compromettre, par exemple D. Brutus, mari de cette Sempronia, qui avait servi d'intermédiaire entre l'agent de Lentulus et les Allobroges. Il s'est borné à vouloir prouver •— et à prouver — deux points : les accusés étaient en correspondance avec un homme déclaré ennemi public ; ils avaient voulu traiter avec une nation étrangère.
c) La délibération.
« L'interrogatoire terminé, écrit Mérimée, la délibération s'ouvrit sur la manière de procéder à l'égard des quatre accusés présents et des cinq contumaces 1. Au sujet des autres chefs, soit réels, soit supposés, nul en ce moment n'ouvrit la bouche; car le Sénat, encore dans la stupéfaction où l'avait plongé la découverte du complot, se laissait diriger par le consul, dont la politique constante était de réduire autant que possible le nombre des coupables et de ne pas en reconnaître dans un rang trop élevé. Chaque sénateur, quel
I. § 13.
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que fût le parti politique auquel il appartînt, témoignait à l'envi son horreur pour les conjures, et L. César 1, le propre beau-frère de Lentulus, s'écria, avant même que les prisonniers eussent été emmenés hors de la curie : « Ma famille a été décimée par nos discordes civiles ; Fulvius, mon aïeul, et son père, encore enfants, ont été mis à mort, sans forme de procès, par l'ordre d'un consul ; personne moins que moi n'approuve ces horribles exemples ; mais je n'hésite point à le déclarer : Lentulus doit payer de sa tête son crime exécrable. » Cette conduite, ce langage, digne des vieux Romains, digne de Brutus même, avait vivement frappé les contemporains, et Cicéron les rappelait dans sa 2e Philippique 2, lorsque, s'adressant à Antoine, il lui disait, pour l'engager à suivre cet exemple : « L. César, ton oncle, avec quel langage, avec quelle fermeté, avec quelle noblesse il a donné son avis contre le mari de sa soeur, ton beaupère ! »
I. Il s'agit de L. Julius César Strabo, consul l'année précédente. Sa soeur Julia, d'abord mariée à M. Antonius Créticus, dont elle eut trois fils, entre autres M. Antoine le triumvir, avait, après la mort de son premier mari, épousé Lentulus. Le langage de César nous est connu par la 4e Catilinaire, § 13.
2. 2e Philippique, § 14.
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d) Les résolutions.
Pourtant, on ne délibéra pas encore sur le sort des conjurés. On se borna à prendre un certain nombre de résolutions, que Cicéron a de bonnes raisons pour communiquer à ses auditeurs.
Le sénatus-consulte 1 comprend trois parties : des félicitations à quatre magistrats, des mesures contre les accusés, des prières publiques pour remercier les dieux du grand service rendu par Cicéron à la république.
Les félicitations sont adressées, avant tout, et en termes magnifiques, à Cicéron, « pour avoir, par son courage, sa décision, sa prévoyance, délivré la république des plus grands dangers ». On loue les préteurs Flaceus et Pomptinus des bons services qu'ils ont rendus à Cicéron. On n'oublie même pas le deuxième consul Antoine, pour lequel on emploie une formule légèrement ironique, si l'on songe aux soupçons, assez légitimes, semble-t-il, sur les sympathies qu'il nourrissait à l'égard de la conjuration. C'est qu'il avait, dit Cicéron, « rompu toute relation officielle ou privée avec les affiliés au complot ».
Pour les accusés, neuf, dont il donne les noms, seront confiés à la surveillance de citoyens : c'était, nous le rappelons, ce qui remplaçait notre
I. §§ 14-15.
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prison préventive. Cette mesure ne sera prise contre Lentulus que lorsqu'il aura démissionné de la préture. Jusque-là il ne pouvait être traduit en justice. Aussi bien, un peu plus loin, Cicéron annonce-t-il à son auditoire que cette démission est un fait accompli; à ce propos, il note le respect de la légalité dont témoigne le Sénat, alors que Marius n'avait pas hésité à tuer Glaucia, encore préteur, et qui, de plus, n'était pas mentionné explicitement dans le sénatusconsulte visant les rebelles. En réalité, Marius avait enfermé Glaucia, ainsi que ses complices, dans la Curia Hostilia, pour les faire juger, peut-être pour les sauver; mais la populace exaspérée escalada le toit de l'édifice et les lapida. Cicéron se garde bien de dire que, sur les neuf accusés, cinq sont en fuite (un seul sera rejoint). Il ne juge pas non plus à propos de désigner les sénateurs à la garde de qui il avait décidé que les accusés seraient remis. Par affectation de douceur, Lentulus fut confié à l'édile Lentulus Spinther, son parent. Afin de rassurer César et Crassus et aussi de les compromettre aux yeux des conspirateurs, Cicéron avait désigné le premier pour garder Statilius, le second pour surveiller Gabinius. Céthégus fut détenu chez Cornificius, concurrent de Cicéron en 64, mais qui ne lui en avait pas gardé rancune, et Céparius, qui fut arrêté plus tard, chez les Térentius.
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220LES CATILINAIRES
L'orateur insiste sur le petit nombre des accusés, afin de rassurer son auditoire, et aussi pour atténuer d'avance l'impopularité que la condamnation serait susceptible de provoquer, si elle portait sur plus de coupables; c'est, dit-il, une marque de l'indulgence du Sénat, « qui, dans une conjuration si étendue, parmi tant d'ennemis présents dans les murs de la ville, a estimé que le châtiment de neuf hommes particulièrement criminels suffirait, la république étant sauve, pour guérir la folie de tous les autres » ; en réalité, c'étaient les seuls contre lesquels on eût des preuves. D'ailleurs il évite avec grand soin de s'expliquer sur le sort réservé aux conspirateurs ; il ne se sert jamais que du terme vague de « châtiment ».
Enfin Cicéron parle longuement des « supplications » votées C'étaient des prières publiques pour remercier les dieux d'une victoire. On ouvrait tous les temples, on sortait les dieux de leurs niches et on les exposait sur des lits à l'adoration des fidèles. Le nombre des jours de fête était proportionné à l'importance de la victoire. Cet honneur était fort apprécié par les généraux, à défaut du triomphe. César lui-même, dans ses Commentaires, si brefs et si dépouillés, n'a pas manqué de noter les trois périodes d'actions de grâce que le Sénat avait votées aux dieux en son
I. § 15.
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honneur. Cicéron a donc bien le droit d'en être fier, d'autant que, cette fois — hommage inouï!
elles ont été décrétées pour un autre qu'un général. Et avec quels considérants : « Pour avoir préservé la ville de l'incendie, ses concitoyens du massacre, l'Italie de la guerre ». Ces considérants, il les commente : « Comparez ces Prières publiques avec toutes celles qui ont été votées ; il y a cette différence, que toutes les autres s'adressaient aux citoyens qui avaient bien Servi la république, celle-là, seule, au citoyen qui l'avait sauvée ». Il sent d'ailleurs qu'il a été un peu trop loin dans les éloges qu'il se décerne, et avant de conclure ce développement, il détourne les esprits sur la démission de Lentulus.
Il va, d'ailleurs, aussitôt après, revenir à son panégyrique. En effet, du moment que les chefs maudits (sous-entendu ceux qui sont restés à Rome) de cette guerre, sont sous bonne garde, il n'y a plus rien à craindre de Catilina. Ici encore, il exagère pour rassurer ses auditeurs : car. si Catilina était si peu à craindre, pourquoi diriger contre lui tant de troupes, l'armée d'Antoine, les trois légions de Q. Métellus Celer? Le seul redoutable était Catilina, et il trace de lui le portrait, dont nous avons déjà reproduit les traits essentiels 1. L'habileté du consul a été de chasser de la capitale « cet homme si énergique,
I. Voir p. 37.
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si audacieux, si déterminé, si habile, si vigilant dans le crime, fécond en ressources dans les situations désespérées », de le faire sortir de son embuscade au milieu de Rome, d'en faire un brigand de grand chemin. Sinon, dit-il, comparant la conjuration à un joug ou à un lourd fardeau qui pesait sur la tête de ses concitoyens, « il ne m'aurait pas été facile d'écarter de votre nuque la masse de ce malheur ». Ht il explique sa pensée :
« Ce n'est pas Catilina qui nous aurait remis aux Saturnales, ni qui aurait fixé si longtemps à l'avance le jour fatal où la république devait périr, ni qui se fût exposé au risque de laisser prendre un cachet, une lettre, enfin des témoignages irrécusables du forfait... Si Catilina était resté à Rome jusqu'à ce jour, bien que, tant qu'il a été dans notre ville, il m'ait trouvé comme une barrière et un obstacle à ses projets, il nous aurait fallu, pour employer l'expression la plus adoucie 1, engager la lutte avec lui, et jamais, tant que l'ennemi de l'Etat fût demeuré dans la ville, nous n'aurions pu écarter ces périls de la république dans cette paix, dans ce calme, dans ce silence 2 ».
Comme on le voit, Cicéron continue à se vanter d'avoir chassé Catilina. Il le peint d'autant plus
1. « Par cette espèce de litote, Cicéron veut faire entendre a son auditoire qu'on pouvait craindre plus qu'un combat, c'est-à-dire une surprise, un massacre, toutes les horreurs enfin dont on attribuait la pensée aux conjurés et qu'ils devaient, disait-on, exécuter, si la vigilance du consul n'eût déjoué leurs complots » (Jules Girard).
2. Cf. § 17.
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dangereux qu'il grossit par là son propre mérite. Mais n'est-ce pas, d'autre part, rabaisser la valeur des services rendus par lui que de déprécier, comme il va le faire ici, les complices de Catilina restés à Rome? « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » Or, depuis le départ de Catilina, le consul, de son propre aveu, n'a eu affaire qu'à des hommes imprudents et pusillanimes. D'ailleurs, il avait bien prévu qu'il n'avait rien à redouter de Lentulus l'endormi, de Cassius, une masse de graisse, de Céthégus, un fou déchaîné, termes burlesques calculés pour la foule a laquelle il s'adresse. Mais, aurait-on pu lui objecter, s'ils étaient si peu dangereux, pourquoi, plus haut 1, les appeler « les chefs les plus ardents de cette guerre impie..., ceux qui m'étaient connus comme les plus ardents criminels » ? Pourquoi laisser entendre 2 que, même après le départ de Catilina, ils n'étaient pas aussi inoffensifs qu'il l'avait pensé? N'y a-t-il pas aussi contradiction à effrayer les Romains par le tableau des incendies qu'auraient allumés les conjurés et des flots de sang qu'ils auraient fait couler, puisque Lentulus, Cassius et Céthégus devaient inspirer une si faible crainte? Et quand il ajoute : « Tout, en l'absence de Catilina, a été conduit de telle sorte que jamais, dans une maiI.
maiI. 3 et 4. 2. § 3.
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son particulière, vol ne fut décelé avec autant d'évidence que ne fut percé à jour et pris sur le fait ce complot aux multiples ramifications », il oublie qu'il a été servi par le hasard, et que, pendant trois semaines, il n'a rien découvert, à telles enseignes que, nous l'avons vu 1, il a dissimulé habilement le temps depuis lequel Catilina avait quitté Rome.
Evidemment, ici encore, l'orateur « bluffe », à la fois pour rassurer ses auditeurs et pour se grandir. Arguments de tribune ou procédés d'avocat?
Conclusion
Tout est donc sauvé, et tout a été sauvé par le consul. Mais le consul lui-même, dit-il modestement, n'aurait pas obtenu ces résultats sans la protection et le concours efficace des dieux. S'adressant au peuple qui, en majeure partie, avait gardé intacte la croyance à l'intervention des dieux dans les affaires humaines, à la manifestation de leur volonté par des prodiges, le consul, comme dans la 2e Catilinaire, mais plus nettement, prend pour un moment les sentiments et le langage de son auditoire. Il indique un certain nombre de phénomènes extraordinaires que, dans son poème sur son consulat, il fait complaisamment décrire par la nymphe Uranie, et
I. Voir p. 206.
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dont l'énumération se retrouve clans l'Histoire Naturelle de Pline l'Ancien, au Ier siècle, et dans le Livre des Prodiges, de Julius Obséquens, au IVe, aussi bien que chez le Grec Dion Cassius.
Ilinsiste particulièrement sur l'un d'eux, plus significatif, qu'il devait mentionner encore dans son de Divinatione, et qu'ici il rapporte en ces termes 1 :
« Vous n'avez sûrement pas oublié que, sous le consulat de Cotta et de Torquatus 2, un très grand nombre d'objets, au Capitole, furent frappés de la foudre : des images de dieux furent déplacées 3, des statues de nos ancêtres ftirent renversées, des tables d'airain de nos lois entrèrent en fusion ; la foudre atteignit même le fondateur de notre ville, Romulus, que vous vous souvenez avoir vu au Capitole, doré, petit enfant au sein, les lèvres tendues vers les mamelles d'une louve. Alors on fit venir des haruspices de toute l'Etrurie 1 ; ils dirent que des massacres et des incendies étaient proches, ainsi que la destruction des lois, une guerre civile à l'intérieur de nos murs, la ruine totale de Rome et de l'empire, si les dieux immortels, apaisés par tous les moyens, ne réussissaient pas, par leur volonté, à détourner le cours du destin. Sur cette réponse, on célébra des jeux qui durèrent dix jours, et rien ne fut omis de ce qui pouvait apaiser les
1. § 19 et suiv.
2. En 65.
3- En réalité, seule la statue de Jupiter fut déplacée sur sa base. De même une seule statue d'ancêtres fut renversée.
4. Né en Etrurie, l'art des haruspices continuait à y être cultivé plus que partout ailleurs.
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dieux. Ils prescrivirent aussi d'élever à Jupiter une statue plus grande et de la placer sur un haut piédestal, et, contrairement à ce qu'on avait fait jusque-là, de la tourner vers l'Orient ; ils espéraient, disaient-ils, que, si cette statue, que vous voyez, regardait à la fois le lever du soleil, le Forum et la Curie, les complots formés secrètement contre le salut de notre ville et de notre empire seraient mis en pleine lumière et que le Sénat et le peuple romain arriveraient à les voir. Les consuls de l'année mirent en adjudication la mise en place de cette statue ; mais les travaux furent si lentement conduits que, ni sous les consuls précédents, ni sous notre consulat, on ne put la mettre en place avant aujourd'hui même. Dans ces conditions, Quirites, qui donc peut être assez ennemi de la vérité, assez inconsidéré, d'esprit assez malade, pour nier que tout ce que nous voyons et en particulier notre ville soit gouverné par la volonté et par la puissance des dieux immortels ? En effet, on nous avait répondu que des massacres, des incendies, la ruine de la république se préparaient, et cela par des citoyens, crimes si abominables que certains alors n'y voulaient pas croire, et vous avez vu des citoyens néfastes non seulement concevoir ces projets, mais passer à l'exécution. Et ceci n'est-il pas un signe assez manifeste de l'intervention divine pour qu'on puisse y voir la volonté de Jupiter très bon et très grand ? Aujourd'hui, ce matin, alors que, par mon ordre, les conjurés et leurs dénonciateurs étaient conduits au Temple de la Concorde, au même instant précis la statue était mise en place. Aussitôt dressée, aussitôt tournée vers vous et le Sénat, tout ce qui était projeté contre le salut de tous a été mis en lumière et découvert, comme vous l'avez vu.
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Ils n'en sont que plus dignes encore de haine et du supplice, ces misérables, qui ont voulu porter une flamme funeste et criminelle, non seulement dans vos demeures et vos abris, mais dans les temples et les sanctuaires des dieux. »
Cet auditoire simple ne pouvait soupçonner le consul de s'être arrangé pour que la statue fût érigée le matin même. Cette coïncidence entre la découverte de la conspiration et la dédicace de la statue retournée était, pour lui, un argument victorieux et qui n'admettait pas de réplique. Aussi bien l'orateur a-t-il présenté le fait avec art : il invoque à plusieurs reprises les souvenirs de ses auditeurs ; il ménage ses effets, lorsqu'il interrompt le récit pour exposer brièvement et simplement, ainsi qu'il convenait devant le peuple, la théorie de la Providence divine, à laquelle il donne ailleurs des développements plus abondants et plus profonds ; il revient, avec une insistance que nous pouvons trouver exagérée et monotone, mais qui était nécessaire, sur le crime odieux et sacrilège que les conjurés voulaient commettre et dont ils n'étaient pas encore punis ; enfin, rappeler l'incrédulité de certaines personnes en présence des réponses des haruspices, n'était-ce pas faire indirectement l'éloge de sa propre perspicacité?
Il reprend alors son idée : ce sont les dieux qui ont tout conduit, lui n'a été que leur instrument;
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ce sont les dieux qui lui ont donné ses lumières et sa résolution, qui lui ont permis de trouver toutes ces preuves. D'ailleurs, sans l'intervention des dieux, jamais les conjurés n'auraient eu l'idée de solliciter les Allobroges, jamais des Gaulois n'auraient pensé à refuser les avantages considérables que leur offraient des patriciens, à faire passer le salut de Rome avant leurs intérêts.
Ici encore, il arrange la vérité, du moins en ce qui concerne les Gaulois : il omet de dire qu'ils avaient eu d'abord la tentation d'accepter les propositions qui leur étaient faites (on n'en connaît pas d'ailleurs la teneur exacte), qu'ils n'avaient pas fait passer le salut de Rome avant leurs intérêts, mais leur intérêt bien entendu avant leur intérêt mal entendu, et que Fabius Sanga, autant que lui-même, les avait amenés à comprendre leur imprudence. Aucun inconvénient, puisqu'il parle devant le peuple, qui n'est pas exactement au courant. De même, pour cet auditoire, il n'y a que des avantages à vanter sa résolution, expression qui, au Sénat par exemple, aurait risqué de faire sourire, de même que la haute assemblée aurait pu être froissée par l'insistance de Cicéron à parler des offres faites aux Allobroges par des patriciens. Il est de fait que tous les chefs de ce mouvement démocratique étaient des patriciens. Aussi Sénèque le Père, parlant de la conjuration, l'appellera-t-il « un
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crime patricien », et Florus, avec sa rhétorique ampoulée de lectures publiques, s'écriera-t-il : « Catilina lui-même était patricien, mais ce n'est rien : les Curius, les Porcius, les Sulla, les Céthégus, les Autronius, les Vargunteius et les Longinus, quelles familles! quels illustres noms de sénateurs! Lentulus même n'était-il pas justement préteur? »
Les expressions employées à propos des Allobroges méritent aussi de retenir l'attention. Cicéron les qualifie de « Gaulois, appartenant à un Etat mal pacifié, faisant partie de la seule nation qui pense encore pouvoir faire la guerre au peuple romain et ne pas y répugner ». Ne croit-on pas trouver ici l'ébauche du développement que l'on trouvera, sept ans plus tard, dans le « Discours sur les provinces consulaires 1 »? N'oublions pas que les campagnes de César commencent en 58, cinq ans après les Catilinaires.
« C'est un sentier seulement que nous occupions auparavant en Gaule, Pères conscrits ; tout le reste était occupé par les nations ennemies de notre empire, ou infidèles, ou inconnues, ou du moins féroces, barbares et belliqueuses. Ces peuplades, il n'y eut jamais personne qui ne désirât les voir abattues et domptées. Il n'y a pas eu, depuis les débuts de notre empire, de sage politique qui ne pensât que la Gaule était particulièrement redoutable pour notre empire, mais la
I. § 33.
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force et le nombre de ces nations ne nous avaient pas permis de les combattre toutes ; nous résistions aux attaques continuelles. Aujourd'hui enfin les limites de notre empire coïncident avec celles de ces terres. »
Tel quel, sous les réserves que nous avons faites en passant, ce développement est fort adroit. En rapportant aux dieux presque tout le mérite qu'il semblait jusque-là s'attribuer, il évite le reproche d'orgueil. D'autre part, il flatte les préjugés populaires, en daubant, ne fût-ce qu'au passage, sur les patriciens — les superstitions populaires, en rappelant les prodiges qui attestent la volonté des dieux, ennemis de Catilina — l'amour-propre national, en insistant sur l'intérêt particulier que les dieux témoignent à Rome. On a parfois, il est vrai, critiqué Cicéron d'avoir tant insisté sur des présages qu'il tournera en raillerie dans le de Divinatione. Il est de fait, comme l'observe G. Boissier dans son livre sur Cicéron et ses amis, que « Cicéron semble changer de sentiment sur la religion, suivant le public auquel il s'adresse. Ses discours, ses traités dogmatiques, sa correspondance, qui nous le montrent successivement comme citoyen, comme philosophe et comme homme, nous le font voir sous trois aspects différents. Dans ses harangues judiciaires ou politiques, quand il parle en homme d'Etat, il tient à passer pour un croyant sin¬
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cère ». G. Boissier cite précisément l'exemple de la 30 Catilinaire et il ajoute : « Sou ennemi Clodius ayant été tué au pied du mont Albain, où l'on adorait Jupiter, et devant le temple de la Bonne Déesse, il en prend occasion de composer une tirade pathétique et de montrer que les dieux finissent toujours par punir les impies (Pro Milone). Ailleurs, au sujet de prodiges observés par les haruspices et auxquels il fait profession de croire, il déclare solennellement que, « quelque goût qu'il ait pour les lettres, il ne s'est jamais livré tout à fait à cette littérature qui éloigne et détourne de la religion (de Haruspicum responsis) ». Observons néanmoins que Quintus Cicéron, homme intelligent, actif, énergique, partageait les superstitions populaires. Pour passer dans le camp opposé, n'étaient-ce pas deux prédictions des Livres Sibyllins qui avaient décidé Lentulus à entrer dans le complot ? N'y avait-il pas de la superstition dans l'importance que Catilina attachait à son aigle d'argent? Et après tout, comme l'observe Cucheval, Cicéron lui-même, « dans l'état de surexcitation où il devait se trouver, n'était peut-être pas aussi étranger à ces croyances superstitieuses qu'il le disait plus tard dans ses ouvrages de philosophie », sans compter que les avocats finissent quelquefois par éprouver les sentiments qu'ils veulent communiquer à leur auditoire.
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PÉRORAISON.
En tout état de cause, dit Cicéron en un langage grave et noble, dont certaines expressions ont inspiré Horace, comme l'a montré le grand latiniste Edouard Norden, les Romains doivent témoigner leur reconnaissance aux dieux qui les ont préservés de ce danger, le plus terrible qu'ils aient couru. Mais c'est une idée accessoire, car la péroraison, qui commence à cet endroit, se rapporte à Cicéron. Elle comprend deux parties : dans la première 1, il exalte les services rendus par lui; dans la seconde 2, il réclame, pour seule récompense, la reconnaissance du peuple 3.
Ces services rendus se distinguent par deux traits : gravité du danger dont il a sauvé Rome ; manière dont ce résultat a été obtenu. « Vous avez été arrachés à la mort la plus cruelle et la plus misérable, sans massacre, sans effusion de sang, sans armée, sans combat ; c'est en toge, sous les ordres du seul chef et général en toge que l'on ait vu, que vous avez remporté la victoire », dit-il en reprenant certaines expressions employées par lui dans la deuxième Catilinaire.
Il prouve d'abord le deuxième point, en énumérant, dans une page saisissante, toutes les
I. §§ 23 à 25.
2. §§ 26 à 29.
3. Cf. Chanoine Rémy, article cité.
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luttes sanglantes dont ses auditeurs ont entendu parler, dont les plus âgés ont été les témoins, puisque la plus ancienne de celles qu'il évoque s'est déroulée en 88, vingt-cinq ans auparavant. Il rappelle Sulpicius écrasé par Sylla, Marius, « le gardien de Rome 1 », et d'autres hommes de valeur chassés ou tués ; le consul C. Octavius expulsant de Rome son collègue Cinna, à la suite de luttes où le Forum entier était couvert de cadavres amoncelés et regorgeait de sang ; le retour de Cinna et Marius, marqué par la mort de citoyens très illustres et la disparition des gloires de la cité (entendez : du parti conservateur) ; Sylla vengeant 2 les horreurs de cette victoire, « sans que j'aie besoin de dire, ajoute Cicéron, au prix de quels sacrifices de citoyens et de quels terribles malheurs pour la république » ; enfin la lutte entre A. Lépidus et Q. Catulus, où le premier mourut ainsi que beaucoup d'autres Romains. Et tous ces maux n'étaient rien auprès de ceux que réservait Catilina : les autres guerres civiles ne tendaient pas à renverser l'Etat; « on voulait, non pas supprimer la république, mais avoir une république où l'on tiendrait le premier
I. Allusion à ses victoires sur les Cimbres et les Teutons. D'ailleurs Marius avait gardé toute sa popularité près de la plèbe. Ne pas oublier enfin qu'il était le concitoyen et un peu le parent de Cicéron.
2. Même expression dans le passage où Lucain flétrit les massacres de Sylla.
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rang, non pas brûler notre ville, mais, dans notre ville, jouir du pouvoir ».
Cette comparaison entre une guerre civile et les guerres civiles antérieures, Cicéron en était évidemment satisfait, car, vingt ans après, il la reprenait dans la 3e Philippique 1.
« Et cen'est point une guerre ? même la plus grave qui fut jamais ? Les autres guerres, en effet, surtout les guerres civiles, avaient pour cause des dissentiments politiques. Sylla lutta contre Sulpicius pour la valeur juridique de lois qui, selon lui, avaient été imposées par la violence ; Cinna contre Octavius, à cause du droit de suffrage accordé à de nouveaux citoyens ; Sylla de nouveau contre Marius et Carbon, pour arracher le pouvoir absolu à des mains indignes et pour venger la mort très cruelle de citoyens très illustres. Toutes ces guerres ont eu pour cause des dissentiments politiques. Quant à la dernière guerre, je n'en veux rien dire, j'en maudis l'issue. »
Or, si terrible que fût la guerre préparée par Catilina, Cicéron a réussi à préserver la ville de ses horreurs. C'est ce qu'il expose, avec quelques exagérations, en une période ample, mais claire et facile à suivre, bâtie sur les mots salvus et servare, ce dernier terminant la phrase, période dont tous les termes sont calculés ; je pense notamment aux quatre noms propres qui apportent à la plèbe une précision agréable.
I. Chapitre II.
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« Toutes ces dissensions intestines... furent telles qu'elles se tranchaient non par une réconciliation, mais par le massacre des deux partis. Dans cette guerre, unique, de mémoire d'homme, par son importance et sa cruauté, guerre telle que jamais barbares n'en soulevèrent contre leur propre nation 1, guerre où Lentulus, Catilina, Céthégus, Cassius avaient érigé en loi de compter parmi les ennemis de la patrie tous ceux dont le salut était compatible avec le salut de l'Etat, je me suis comporté, Quirites, de manière à assurer votre salut à tous, et, alors que vos ennemis escomptaient qu'il ne resterait des citoyens que ce qui aurait échappé à un massacre sans limites, de la ville que ce que la flamme n'aurait pas pu atteindre, la ville et les citoyens sont au complet, n'ont pas subi de dommages, je les ai sauvés 2. »
On doit l'avouer : Cicéron se départit de la reconnaissance envers les dieux qu'il affichait plus haut; il se départit même un peu de la modestie. Déjà, dans l'exorde, il avait ébauché une sorte de comparaison entre Romulus et lui-même; ici il se taille une place à part, pour avoir triomphé, sans verser le sang de ses concitoyens, de la plus terrible des guerres civiles. Il ne
1. Cf. Pro Sulla, § 76, à propos de la conjuration de Catilina. «Ne croyez pas, Quirites, que ce soient des hommes qui aient conçu l'idée de cette attaque et l'aient réalisée. En effet, il n'y a jamais eu de nation assez barbare et assez féroce, où se soient rencontrés je ne dis pas tant d'ennemis aussi cruels de leur patrie, mais un seul. Ce furent des monstres sous des figures humaines ».
2. § 25.
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s'arrête pas là, comme on va le voir : il se met sur le même plan que Pompée, puis se compare aux vainqueurs des guerres étrangères, pour se placer au-dessus d'eux. Cet orgueil, M. Beauchot essaye de l'excuser en disant qu'il s'avoue « avec on ne sait quelle grandeur simple et touchante et qu'on pardonnera, en tout cas, parce que Cicéron ne s'aveugle pas sur la valeur et la constance de la faveur populaire et qu'il a presque prévu le douloureux avenir politique qui attendait le vainqueur de Catilina ». M. le chanoine Rémy peut rappeler, avec raison, « que l'antiquité autorisait plus que nous, chez l'individu, la conscience et l'affirmation de sa valeur personnelle. Elle regardait l'une et l'autre comme un signe d'élévation intellectuelle et morale ; l'humilité lui paraissait même l'indice d'une âme dégénérée. Et, de fait, parmi les écrivains antiques, très peu semblent avoir hésité à montrer cette confiance assurée dans le jugement de la postérité. Les auditeurs de Cicéron étaient donc beaucoup plus familiarisés que nous avec l'expression naïve de ce sentiment ; ils l'entendaient habituellement dans les discours des hommes politiques qui, à cette même place ou au Sénat, venaient exposer et vanter leur conduite politique ». Le professeur de Louvain doit ajouter : « On n'exigeait d'eux en cette matière que l'observation d'une certaine mesure. Elle a manqué souvent à Cicéron ».
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L'orateur, en effet, expose d'abord en termes légèrement pathétiques et lyriques, à grand renfort de mots et d'anaphores, l'idée dont nous avons dit qu'elle forme le thème de cette partie : Je demande que vous vous souveniez toujours que j'ai sauvé la ville.
« Pour de tels services, je ne réclame de vous, Quirites, aucune des récompenses dues au mérite, aucune marque d'honneur, aucun monument de gloire, mais simplement que le souvenir de ce jour demeure en vous éternellement. C'est au fond de vos coeurs que moi je veux trouver tous mes triomphes, toutes les distinctions honorifiques, tous les monuments de ma gloire, toutes les marques de ma renommée. Aucun témoignage muet, aucun témoignage silencieux ne peut me plaire, aucun témoignage enfin que puissent obtenir même des hommes qui le méritent moins. »
Jusque-là deux sentiments animent l'orateur : « la fierté de l'homme antique qui a conscience d'avoir fait quelque chose de grand, et la grandeur d'âme manifestée pour les récompenses honorifiques auxquelles il aurait droit et qu'attendent ceux qui, avec lui, ont collaboré au grand oeuvre. Ces deux sentiments sont parmi les plus élevés qu'ait connus l'antiquité. Le second est même d'inspiration beaucoup plus stoïcienne que romaine. En l'exprimant, Cicéron se serait fait taxer d'orgueil, s'il ne proclamait qu'il lui est inspiré par sa profonde estime pour l'affection et
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la reconnaissance du peuple romain » (Chanoine Rémy). On sait d'ailleurs que, en d'autres endroits, notamment dans le Pro Archia 1, Cicéron a célébré en termes magnifiques cet amour de la gloire et ce désir de l'immortalité qui sont le mobile de toute sa conduite.
« Le mérite, pour ses travaux et ses périls, ne réclame pas d'autre récompense que celle dont je vous parle : l'estime et la gloire. Si on la supprime, quel est donc, juges, dans cette carrière si étroite et si brève qui constitue notre vie, quel est le motif qui nous ferait affronter tant de périls ? Certes, si l'esprit n'avait un pressentiment de l'avenir, et si l'espace où est bornée la course de notre vie était aussi la limite de toutes ses pensées, il ne s'épuiserait pas autant à travailler, il ne se tourmenterait pas autant en soucis et en veilles, il ne risquerait pas sa vie tant de fois. Mais, dans l'âme des hommes supérieurs est empreinte une sorte de noble confiance, qui, nuit et jour, fait sentir à l'âme les aiguillons de la gloire et l'avertit qu'il ne faut pas laisser tomber avec la fin de notre vie le souvenir de notre nom, mais le considérer comme égal à toute la postérité. »
Donc jusque-là, Cicéron s'était tenu en de justes limites. C'est maintenant que, se grisant de ses paroles, il dépasse la mesure, peut-être pour mieux inspirer confiance à son auditoire 2.
« C'est votre mémoire, Quirites, qui perpétuera mes services, qui les amplifiera dans les conversa-
1. §§ 28 et 29.
2. § 26.
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tions, qui leur assurera, dans les monuments littéraires, leur durée et leur valeur, et je comprends qu'une même période, que j'espère éternelle, a été fixée pour le salut de la ville et le souvenir de mon consulat, et qu'en un même temps, dans cet Etat, se sont rencontrés deux hommes, l'un pour porter les limites de notre empire jusqu'aux confins non de la terre, mais du ciel, l'autre pour sauver le siège et la capitale de cet empire. »
Il s'agit là de Pompée, et l'hyperbole elle-même, à la fois forte et vague, s'explique en partie par les idées des Romains, persuadés que le ciel et la terre se rejoignent aux extrémités du monde, lequel s'arrête, à l'ouest, en Espagne, où Pompée a vaincu Sertorius, à l'est, en Mésopotamie, jusqu'où s'est avancé le grand général. Cette comparaison, que Cicéron devait reprendre dans la 4e Catilinaire 1, ne fut pas du goût de Pompée, comme nous le montrerons à propos de cet endroit et comme il importe de le dire tout de suite.
Puis, par un de ces retours coutumiers à Cicéron, retours que nous avons maintes fois signalés, et que nous aurons encore l'occasion de relever dans le dernier discours, Cicéron se met à envisager sa sécurité personnelle. Il n'oublie pas que, le Ier janvier, il ne sera plus en charge ; il n'ignore pas les inimitiés qu'a pu lui créer son attitude. Ce qui provoque en lui cette pensée, c'est la comparaison, sur laquelle il
I. Voir p. 302.
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reviendra, en la développant, dans la 4° Catilinaire 1, entre le sort des vainqueurs dans les guerres étrangères et dans les guerres civiles. Les premiers ont tué ou écrasé leurs ennemis et ne restent pas dans le pays, les autres doivent continuer à vivre auprès de ceux qu'ils ont domptés. Par conséquent, dit-il, en phrases bien balancées: «siles uns voient leurs exploits leur être utiles, il vous appartient de veiller à ce que les miens ne me soient jamais préjudiciables. Les âmes odieuses et criminelles des hommes les plus audacieux n'ont pu vous nuire, j'y ai veillé; qu'elles ne me nuisent pas à moi, il vous appartient d'y veiller ». Il insiste donc sur le rôle de la plèbe (vestrum est), sur son devoir dans l'avenir à l'égard de Cicéron (providere).
Mais il craint d'avoir été trop loin, de paraître insister sur ce sentiment de sécurité personnelle, de sembler ne pas avoir confiance au peuple, de donner l'idée que son oeuvre de répression a été insuffisante, et il continue 2 en un langage cette fois vraiment noble et digne, au pathétique discret, touchant et mélancolique, où l'on retrouve encore, par endroits, l'ébauche du langage qu'il tiendra au début de la 4e Catilinaire :
« Il est vrai, Quirites, que à moi-même ces misérables désormais ne sont pas capables de nuire.
1. § 22.
2. § 27 et suiv.
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Puissante, en effet, est la sauvegarde des bons citoyens, qui m'est acquise à jamais, puissante l'autorité de la république, dont la protection, par la force même des choses, me couvrira toujours, puissante la force de la conscience, qui fera se trahir d'eux-mêmes, s'ils la négligent, ceux qui voudront s'attaquer à moi. En effet, Quirites, j'ai assez de coeur pour ne céder à l'audace de personne, et même pour me porter, sans répit, à l'attaque de tous les méchants. Si toutefois l'assaut de vos ennemis domestiques, que j'ai détourné de vous, se porte entièrement contre moi seul, à vous de voir, Quirites, quel sort vous voulez désormais assurer à ceux qui, pour votre salut, se sont exposés à l'impopularité et à tous les dangers. D'ailleurs, en ce qui me touche, est-il rien qui puisse ajouter aux récompenses de la vie, surtout que, ni dans les honneurs qui dépendent de vous, ni dans la gloire qui revient au mérite, je ne vois plus rien où j'aspire à monter ? Je ferai tous mes efforts, Quirites, n'en doutez pas, pour défendre et consolider, comme simple particulier, l'ouvrage de mon consulat; par suite, l'impopularité acquise à sauver la patrie retombera sur les envieux et tournera à ma gloire. Pour tout dire, voici quelle sera ma conduite politique : me souvenir toujours de ce que j'ai fait et m'efforcer de prouver qu'elle a été l'oeuvre de ma volonté, non du hasard ».
Il y a évidemment, dans les derniers mots, une réponse indirecte à ceux qui ne devaient pas manquer de prétendre que Cicéron avait été bien servi par le hasard, en quoi ils ne se trompaient pas entièrement, du moins en ce qui touche la décou¬
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verte de l'aventure des Allobroges. Et ces insinuations désagréables ne devaient pas prendre fin avec le consulat de Cicéron, puisque, l'année suivante, défendant Sulla, il disait, presque dans les mêmes termes : « M'arrangerai-je pour montrer que ce que j'ai fait pour le salut de tous est dû au hasard et à la chance plus qu'au courage et au calcul » ?
La nuit étant venue, le consul s'arrête. Conformément au thème du discours, il demande à ses auditeurs d'adorer encore Jupiter, le gardien de la ville et le leur, puis de rentrer chez eux, et, quoique le danger soit écarté, cependant, par mesure de précaution, il leur conseille de veiller encore à leur sûreté, comme la nuit précédente, et il termine par une courte phrase qui est bien d'un consul : « Que vous n'ayez pas plus longtemps à agir ainsi, et que vous puissiez jouir d'une paix définitive, c'est à quoi je vais aviser ».
Comme l'indique M. Jacquinet, c'est à la fois « une assurance de paix et de repos pour les bons citoyens, une menace pour les mauvais. L'orateur indique son intention bien arrêtée de couper court, par des moyens énergiques, à toute nouvelle tentative des conjurés ».
Tel est ce discours, net dans son plan, aussi vivant que la 2e Catilinaire; s'adressant au peuple, il est fait pour lui plaire, fond et forme, nous croyons l'avoir montré. Il contient d'abord le récit
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de la séance du Sénat, récit vif, clair, intéressant, où Cicéron marque bien la différence d'attitude entre les différents accusés : « l'un est faible, abattu, n'osant lever les yeux ; l'autre insolent jusqu'au bout et bravant ses juges, ou bien comme frappé de démence, et, par orgueil peut-être, laissant échapper un aveu qu'il pourrait taire, comme si sa plus forte passion fût la vanité, et qu'il lui coûtât moins de renoncer à la vie qu'à ses espérances chimériques » (J. Girard). Dans ce passage, nous admirons la finesse psychologique ; l'auditoire, lui, devait s'égayer devant les démarches maladroites et inconsidérées des conjurés. Il est vrai que Cicéron les attribue à « cet esprit d'imprudence et d'erreur », envoyé par Jupiter à ceux qu'il veut perdre. Dans le reste du discours, plusieurs passages méritent d'être cités : le portrait de Catilina, et aussi la mélancolique prévision de l'avenir qui perce dans le chant de triomphe sur les services qu'il a rendus. Aussi, loin de penser, avec certains critiques, que la 3' Catilinaire est la moins remarquable de toutes, serions nous presque tenté de la mettre au premier rang, par ses qualités de netteté, de vie, de gaîté, d'entrain, qui, d'ailleurs, ne nous empêchent pas de noter l'exagération des éloges que se donne l'orateur et le débordement d'une vanité qui s'étale, peut-être naïvement et à bon droit, à coup sûr sans modération.
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CHAPITRE V
ENTRE LA TROISIÈME ET LA QUATRIÈME Catilinaires.
A. La nuit du 3 au 4 décembre.
Que se passa-t-il à Rome dans la nuit du 3 au 4, après la séance du Sénat et l'assemblée du peuple ?
Cicéron ne rentra pas chez lui. En effet, dans sa maison, cette nuit même, les dames romaines célébraient les mystères de la Bonne Déesse, et aucun homme ne pouvait demeurer dans l'enceinte désignée pour ces cérémonies nocturnes. C'est là que se produisit le prodige dont nous avons parlé 1, et qui fut interprété par les Vestales comme attestant que les desseins du consul étaient approuvés par la déesse, qui lui donnait cette lumière surnaturelle pour son salut et sa gloire. Térentia, femme ambitieuse et hardie, qui se mêlait volontiers des affaires de l'Etat, se hâta de porter la nouvelle à son mari, lequel délibérait sur la conduite à tenir, avec quelques amis, entre autres son frère Quintus, moins intelligent que lui-même, mais plus énergique, et P. Nigidius Figulus, homme d'action autant que grand savant.
I. Voir p. 176.
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Les renseignements qu'on lui apportait avaient, cette fois encore, de quoi le réjouir, mais aussi de quoi le préoccuper. Sans doute « la plèbe, nous dit Salluste , qui, auparavant, désireuse d'une révolution, était très favorable à la guerre civile, avait changé de sentiments, maudissait les projets de Catilina et portait Cicéron aux nues ; comme si elle venait d'échapper à l'esclavage, elle manifestait sa joie et son allégresse. C'est que les autres actes de la guerre civile devaient, pensait-elle, lui apporter plus de profit que de dommage ; niais l'incendie lui semblait une chose cruelle, qu'on ne pouvait pas régler, et particulièrement désastreuse pour elle, qui n'avait comme tout avoir que des objets d'un usage journalier nécessaires à son entretien ».
D'autre part, comme il apparut le lendemain, les partis politiques s'agitaient. Parmi les chefs, « les uns voyaient dans la découverte de la conjuration et dans la punition des coupables l'accroissement du pouvoir oligarchique ; les autres pensaient, au contraire, que jamais le Sénat ne s'était trouvé dans une situation plus critique, et que, soit qu'il usât de rigueur, soit qu'il se montrât indulgent, son autorité devait nécessairement s'affaiblir après une si violente secousse. Plusieurs, observant l'ignorance générale au sujet des plans des conjurés, leur secret à la merci de quelques hommes obscurs, songeaient à compromettre leurs
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rivaux et à satisfaire leurs inimitiés personnelles, sans ombre de zèle pour la république « (Mérimée).
Quant aux détenus, craignant une issue funeste, ils profitaient de ce que la surveillance était moins rigoureuse que dans une prison. Des affranchis et des clients de Lentulus couraient partout, abordaient les artisans, les ouvriers, les petits boutiquiers, les esclaves, essayant de les déterminer à venir délivrer de force le préteur. D'autres s'adressaient aux chefs de bande, à ces entrepreneurs de sédition qui, pour de l'argent, faisaient métier de soulever des émeutes, comme on le voit dans le Pro Milone. Céthégus, lui, mandait à ses affranchis et à ses esclaves, choisis pour leur audace et exercés aux coups de main, de se grouper et de donner l'assaut à la maison de Q. Cornificius.
Le consul sentait la nécessité d'aller vite, mais, plus que jamais, il voyait la difficulté de la situation. Sans doute il n'avait qu'un signe à faire à ses licteurs. Mais le senatus consultum ultimum ne le couvrait pas aux yeux du parti démagogique: le procès de Rabirius venait de le rappeler. D'autre part, Catilina et Manlius avaient bien été déclarés ennemis publics ; les conjurés de Rome, participant à leur crime, devenaient, par le fait même, hors la loi, et tombaient sous le coup de la loi Cornélia, qui punissait de mort toute tractation
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avec des ennemis de l'Etat. Oui, mais tout magistrat, au sortir de sa charge, pouvait être amené à rendre des comptes devant le peuple. Et la faveur du consul durerait-elle ? De plus, il ne se souciait pas de faire peser sur lui seul tout l'odieux d'une exécution. Enfin, comme l'observe M. Levaillant, « en épuisant son droit, ne donnerait-il pas un exemple fâcheux aux chefs du parti populaire pour le jour où ils détiendraient à leur tour le pouvoir, désireux peut-être de représailles » ?
B. La journée du 4 décembre.
Dans ces perplexités et ces tergiversations, arriva l'heure de la séance du Sénat. On y vota des récompenses aux ambassadeurs allobroges et surtout à Volturcius. Puis l'on continua l'enquête ouverte la veille. On entendit en particulier un certain L. Tarquinius, arrêté, disait-on, au moment où il partait pour rejoindre l'armée des conjurés. Il s'engage à faire des révélations si on lui promet l'impunité. Amené devant le Sénat, et sommé de dire ce qu'il savait, il donna les mêmes renseignements que Volturcius sur les incendies projetés, le massacre des membres du parti aristocratique, la marche de Catilina contre Rome. Puis il annonça qu'il avait été envoyé par Crassus à Catilina, pour lui dire que Lentulus. Céthégus et les autres détenus fussent sans crainte, mais que
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lui-même poussât l'exécution de ses projets. « Dès qu'il eut nommé Crassus, cet homme noble, aux très grandes richesses, au crédit considérable, écrit Salluste, les uns croient la chose invraisemblable ; d'autres la jugeaient vraie, mais estimaient que, dans les conjonctures présentes, un personnage aussi puissant devait être flatté plutôt qu'aigri ; la plupart étaient dans sa dépendance pour leurs affaires particulières. Aussi toute l'assistance s'écrie-t-elle que c'est un mensonge et demande-t-elle avec insistance que l'on délibère sur ce point ». Cicéron, qui présidait, se conforme au désir de l'assemblée, qui décide que Tarquinius lui semble un faux témoin, et qu'il doit être mis en prison et au secret, jusqu'à ce qu'il ait indiqué par qui lui avait été conseillé cet énorme mensonge. Qu'advint-il de lui ? On l'ignore, de même que l'on n'est pas renseigné sur le sort d'un certain nombre de personnages, ayant joué dans la conjuration un rôle secondaire. De toute façon, il semble bien qu'il ait agi pour venir en aide aux conjurés, c'est-à-dire à l'instigation d'Autronius, comme on le pensait, non de Cicéron, ainsi que le proclamait Crassus, si l'on en croit Salluste. Il est infiniment peu vraisemblable que Cicéron désirât se mettre sur les bras un ennemi aussi redoutable. La preuve, c'est qu'il refusa de suivre des personnages considérables, Catulus, Pison, qui voulaient lui persuader d'im¬
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pliquer César dans les poursuites. Mais les insinuations repoussées par lui avaient été habilement répandues au dehors, et, ce jour-là comme le lendemain, César vit des épées le menacer jusque sur son banc de sénateur.
Au surplus, l'atmosphère était lourde de délations. Au commencement de la séance, nombre de sénateurs, ceux, en particulier, qui étaient suspects par leurs relations avec les conjurés, étaient venus apporter au consul les renseignements qu'ils s'étaient, disaient-ils, efforcé de recueillir. Selon Plutarque, Pison et le consul désigné Silanus exposèrent qu'ils avaient appris d'un homme, qui disait le tenir de Céthégus, que les conjurés avaient projeté d'assassiner Cicéron. les deux consuls désignés et quatre des préteurs.
La surexcitation des esprits était donc extrême et il fallait y mettre fin. Cicéron s'arrêta au parti suivant : consulter le Sénat sur la peine à infliger aux accusés. A vrai dire, le Sénat n'avait pas plus de pouvoirs judiciaires que le consul ; il n'agissait que comme conseil du magistrat qui le consultait ; c'était au magistrat même qu'incombait toute la responsabilité légale. Cicéron ne l'ignorait pas ; il espérait tout de même, le cas échéant, être plus fort pour se défendre en montrant que le Sénat avait partagé son opinion.
Il convoqua donc l'assemblée pour le 5. Il avait choisi le Temple de la Concorde pour les mêmes
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raisons que la veille, et, en outre, parce que cet édifice se trouvait à proximité de la prison. Toutes les précautions avaient été prises pour mettre l'assemblée à l'abri d'un coup de main. Un nombre considérable de citoyens, auxquels il avait, le matin même, fait prêter le serment militaire, des chevaliers pour la plupart, gardaient les abords du temple, non seulement du côté du Forum, mais encore du côté de la Montée du Capitole. En outre, les employés du Trésor, ce jour-là, se trouvaient, pour l'entrée en charge des nouveaux questeurs, réunis au Temple de Saturne, situé presque en face du Temple de la Concorde. Ils étaient disposés, en cas de besoin, à prêter main-forte au gouvernement.
C. La séance du 5 décembre avant la 4e Catilinaire.
Les sénateurs étaient, semble-t-il, venus moins nombreux que d'habitude. Quelques-uns peut-être étaient restés chez eux par crainte de révélations compromettantes ; d'autres, tels que Crassus, irrités contre Cicéron, refusaient de s'associer à ce qu'ils appelaient des actes de tyrannie ; certains répugnaient à siéger comme juges dans un procès où l'on allait prononcer sur le sort de citoyens appartenant à des familles illustres ; mais la plupart des absents étaient des hommes ne voulant pas se compromettre, soit parce
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qu'amis déclarés de Catilina, soit parce que pusillanimes, ne sachant pas comment la chose tournerait et craignant des représailles. César, lui, arriva des premiers, indifférent aux menaces des chevaliers groupés à l'entrée du temple, sous la direction du tranquille Atticus.
La séance s'ouvrit de bonne heure, car les séances de nuit n'étaient pas d'usage et le jour tombe assez tôt le 5 décembre. Du haut de sa chaise curule, placée sur l'estrade au fond de la salle, Cicéron préside. Près de lui, sur leurs chaises curules également, mais non sur l'estrade, les préteurs L. Valérius Flaccus et C. Pomptinus, qui ont arrêté les Allobroges et Volturcius ; leurs collègues C. Sulpicius et C. Cosconius sont là aussi; deux préteurs sont absents, Q. Métellus Céler et Q. Pompeius Rufus : tout comme l'autre consul Antonius, ils commandent des troupes envoyées contre Catilina. Parmi les édiles eurules, on voit P. Lentulus Spinther, qui avait en garde l'un des conjurés.
Cicéron prononça d'abord la formule traditionnelle; Quod bonum faustumque sit populo Romano Quiritium, referimus ad vos, Patres Conscripti. Puis il énonce l'ordre du jour. Il demande à l'assemblée de se prononcer à la fois sur le crime et sur le châtiment : de facto quid judicetis et de Poena quid censeatis. Il n'avait pas à entrer dans de longs développements, car il s'agissait de faits
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récents et connus de tous. Il se borna donc à quelques paroles I.
« Je voyais depuis longtemps une folie furieuse qui s'agitait au coeur de la république, et des maux encore inconnus qui provoquaient le désordre et l'agitation ; mais qu'une conjuration aussi vaste, aussi redoutable que la conjuration présente pût naître parmi les citoyens, je ne l'ai jamais pensé. Maintenant, en tout état de cause, de quelque côté que penchent vos pensées et vos avis, il faut vous prononcer avant la nuit. Quelle est la gravité du crime qu'on vous dénonce, vous le voyez. Si vous pensez qu'il compte peu de complices, vous vous trompez étrangement. Le mal est plus étendu qu'on ne croit. Il a envahi l'Italie, il a même franchi les Alpes, et, se glissant sourdement, il s'est emparé de beaucoup de provinces. L'étouffer par des atermoiements ou des délais, impossible. Quelle que soit la punition que vous choisirez, il faut l'appliquer sans délai. »
Puis, suivant l'usage, il interrogea l'un des consuls désignés, D. Julius Silanus, en prononçant la formule consacrée : « Quel est ton vote sur la question (quid censes de ea re), Décimus Julius » ? Silanus prononça un discours grandiloquent, à ce qu'il semble, où il déclara que le dernier supplice 2 devait être appliqué aux détenus, et en outre à L. Cassius, P. Furius, P. Umbrénus, Q. Annius,
1. § 6.
2. Morte multatidos esse (Cicéron), supplicium sumendum Salluste), rijv i-r/xxr^ Sixr,v (Plutarque et Appien).
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si l'on réussissait à les arrêter. Par « dernier supplice », tout le monde comprit qu'il entendait la peine de mort, mais qu'il avait voulu éviter ce mot, surtout appliqué à des citoyens romains.
Se rallièrent à son vote le princeps senatus, Q. Lutatius Catulus, puis l'autre consul désigné, Muréna, et les consulaires, parmi lesquels nous citerons P. Servilius Vatia l'Isaurique, consul en 78, ami de Cicéron, qu'il contribua à faire rappeler de l'exil; L. Lucullus, qui venait de célébrer son triomphe ; M'Acilius Glabrio, qui avait présidé le procès de Verrès; L. Gellius Poplicola, qui proposa de décerner une couronne civique à Cicéron, et, en 57, parla en faveur de son rappel ; L. Aurélius Cotta, qui, lui aussi, travailla au rappel de Cicéron ; L. Julius César, cousin de César, l'un des deux juges de Rabirius. Hortensius semble avoir été malade.
Après les consuls, votaient les préteurs, et, ici encore, d'abord les préteurs désignés. Cicéron interroge César : Quid censes, C. Juli ? Mouvement d'attention. La situation de César « était fort délicate. On le soupçonnait d'être du complot et il en avait été formellement accusé la veille. Il n'ignorait pas qu'il avait beaucoup d'ennemis qui ne cherchaient qu'une occasion de le perdre. Un autre n'aurait pas couru le risque de ranimer des soupçons dont il avait eu tant de peine à se défen¬
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dre. Il aurait fait comme Crassus, ou, du moins, il aurait voté en silence, sans attirer l'attention. Mais il n'était pas de ceux qui se dérobent au moment du danger. Il savait que le parti populaire avait les yeux sur lui ; il voulait lui donner l'exemple du courage, et n'hésita pas à combattre, quoi qu'il pût arriver, l'opinion de Silanus » (G. Boissier).
Ce discours nous a été transmis par Salluste. Suivant l'usage des historiens anciens, qui voulaient éviter les disparates de ton, il a conservé les principales idées, mais le plan et le style sont de lui. En d'autres termes, le discours que nous lisons dans Salluste n'est certainement pas authentique, mais il est probablement très voisin de celui qui a été prononcé, et, dans tous les cas, très conforme au caractère de César. On y remarquera l'habileté en général, surtout l'art avec lequel il plaide pour les conjurés, « tout en se donnant l'air de les désarmer et même de condamner leur entreprise, — son dédain ironique pour les grandes phrases et les habiletés déclamatoires, — le caractère positif et utilitaire de son argumentation (ceci se retrouve dans les discours que César a transcrits dans ses Commentaires), — enfin la hardiesse tranquille avec laquelle il énonce ses opinions sceptiques et épicuriennes sur la vie future » (Pichon).
Pour répondre à la première partie du discours
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de Silanus, où celui-ci, on s'en souvient, avait parlé avec violence contre les conjurés, César commence par montrer que, en toute circonstance, la colère est mauvaise conseillère. Il appuie son assertion sur les exemples, pris dans l'histoire de Rome, « où nos ancêtres, faisant taire la passion, ont agi sainement et comme il convient... où ils cherchaient ce qui était digne d'eux plutôt que ce que le droit de la guerre permettait contre ces ennemis. Vous aussi devez suivre leur exemple, Pères conscrits, pour éviter qu'auprès de vous le crime de Lentulus et des autres ne l'emporte sur ce qu'exige votre dignité, et que vous ne songiez à votre colère plus qu'à votre réputation ».
Si coupables que soient les conjurés, le Sénat doit les juger sans haine et sans colère.
« Car, si l'on arrive à trouver une peine en rapport avec leurs actes, j 'approuve un avis exceptionnel ; si, au contraire, la grandeur de leur crime dépasse tout ce qu'on peut imaginer en matière de châtiments, mon vote est qu'il faut s'en tenir aux moyens que prévoient les lois. La plupart de ceux qui ont donné leur avis avant moi ont déploré, avec art et grandiloquence, le destin de la république ; ils se sont étendus sur les horreurs de la guerre, sur les malheurs qui menacent les vaincus : vierges et jeunes garçons enlevés, enfants arrachés à l'embrassement de leurs parents, matrones subissant tous les caprices du vainqueur, temples et maisons particulières pillés, massacres et incendies partout, enfin les armes, les cadavres, le sang et le deuil remplis¬
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sant tout. Mais, par les dieux immortels, où tendait ce beau discours ? Serait-ce par hasard à vous faire détester la conjuration ? Apparemment celui que n'a pas ému des faits si graves et si atroces, des paroles l'enflammeront ? Non, il n'en est pas ainsi ; aussi bien aucun mortel ne regarde-t-il comme légers les outrages qu'il a subis ; beaucoup les ressentent plus vivement qu'il ne conviendrait. Mais tout n'est pas également permis à tout le monde, Pères conscrits. Les humbles, qui passent leur vie dans l'obscurité, si la colère leur fait commettre des fautes, peu le savent ; leur notoriété ne dépasse pas leur fortune I. Ceux qui, revêtus d'un grand pouvoir, passent leur existence dans une situation élevée, eux, leurs actes sont connus de tous les mortels. Ainsi, plus on est haut placé, moins on est libre : ce qui convient, ce n'est ni la partialité, ni la haine, surtout pas la colère. Ce qu'on appelle chez d'autres mouvement de colère, chez un homme au pouvoir se nomme orgueil et cruauté. Aussi, moi. Pères conscrits, j'estime toutes les tortures trop douces pour les accusés ; mais, chez la plupart des mortels, c'est la dernière impression qui reste, et, quand il s'agit de criminels, oubliant leur faute, c'est de leur châtiment qu'on parle, pour peu qu'il ait été trop sévère. »
Ce n'est d'ailleurs pas, ajoute-t-il, le cas de la peine de mort, proposée par Silanus, peine qui n'est plus dans les moeurs des Romains, et qui d'ailleurs n'est pas légale.
I. Il y a en latin une allitération: fama, fortuna, qu'il m'a semblé impossible de rendre sans fausser le sens.
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«D. Silanus, homme courageux et hardi, a tenu un langage inspiré, je le sais, par l'intérêt de la république, et, dans des circonstances aussi graves, il ne cherche ni à plaire 1 ni à assouvir une haine personnelle 2; car c'est bien là le caractère et le sang-froid que je lui connais. Toutefois son avis me paraît, non pas cruel (qu'est-ce qui pourrait être cruel contre de tels hommes ?), mais contraire à nos moeurs politiques. Car, assurément, c'est ou la crainte ou le crime qui t'ont décidé, Silanus, toi consul désigné, à proposer un châtiment d'une nature exceptionnelle. La peur, il est superflu d'en parler, surtout que, par les soins de notre consul, homme très illustre, il y a tant de troupes sous les armes. Au sujet de la peine, je puis bien dire les choses telles qu'elles sont : dans le deuil et le malheur, la mort est un repos après les souffrances, non pas une torture ; elle fait s'évanouir tous les maux des mortels, sans exception ; au delà, il n'y a plus de place pour le souci ni pour la joie. Mais, au nom des dieux immortels, pourquoi, pour compléter ta proposition, n'as-tu pas ajouté que les coupables seraient d'abord battus de verges ? Est-ce parce qu'une loi Porcia le défend ? Mais d'autres lois aussi ordonnent que les citoyens condamnés ne se voient pas enlever la vie, mais aient le pouvoir de s'exiler. Est-ce parce que c'est chose plus grave d'être battu de verges que d'être exécuté ? Qu'y a-t-il de rigoureux et de trop grave contre des hommes convaincus d'un tel crime ? Si, au contraire, c'est moins dur, comment, sans contradiction, craindre la loi sur un point moins important, et ne pas en tenir compte sur un point plus important?
I. Plaire au parti conservateur.
2. Catilina avait été son concurrent aux dernières élections.
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Après avoir renouvelé l'affirmation, déjà proclamée à deux reprises, que les conjurés ont mérité leur sort, quel qu'il doive être, il prouve, par l'exemple d'Athènes à l'époque des Trente Tyrans, et par un précédent tiré de l'histoire de Rome et qui date de quelques années à peine, le danger des mesures illégales et il ajoute : « Je dois ajouter que, avec M. Tullius et dans les circonstances actuelles, je ne crains rien de semblable ; mais une grande cité renferme bien des caractères différents. Dans un autre temps, avec un autre consul, qui disposerait aussi d'une armée, quelque chose de faux pourrait passer pour vrai. Lorsque, grâce à ce précédent, et s'autorisant de ce sénatus-consulte 1, un consul aura tiré l'épée, qui pourrait l'arrêter ou le modérer? »
Or, la peine de mort, qui est d'origine étrangère, et qui, d'ailleurs, a déjà existé, a été abolie par la loi Porcia. A quoi bon la rétablir ?
« Nos ancêtres, Pères conscrits, n'ont jamais, en aucun cas, manqué de sagesse et d'initiative, et ce n'était pas l'amour-propre qui, en aucun cas, les empêchait d'imiter les institutions étrangères, si elles étaient de bonne qualité. Nos armes défensives et offensives, ils les ont empruntées aux Samnites, la plupart des insignes des magistratures aux Etrusques. En un mot, tout ce qui leur semblait utile chez nos alliés ou nos ennemis, ils mettaient le plus grand zèle à le reproduire chez eux ; ils ai-I.
ai-I. senatus consultum ultimum.
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niaient mieux imiter ce qui était bon que le jalouser. Cependant, à la même époque, imitant les usages grecs, ils donnaient la bastonnade à des citoyens ; ils punissaient du dernier supplice certains condamnés. Lorsque la république eut grandi, et que le nombre des citoyens eut donné naissance à des partis, l'on commença à surprendre l'innocence et à commettre beaucoup d'excès du même genre. C'est alors que l'on prépara la loi Porcia et d'autres lois, permettant aux condamnés de s'exiler. Cette raison, Pères conscrits, me semble importante entre toutes, pour nous empêcher d'innover. Il est certain d'ailleurs que la vertu et la sagesse furent plus grandes chez nos pères, qui, avec de faibles moyens, ont créé un si grand empire, qu'en nous qui avons peine à conserver une puissance glorieusement acquise. »
Il termine, en indiquant très brièvement la Peine qu'il propose d'appliquer.
« Est-ce à dire que je veux qu'on les mette en liberté et qu'ils aillent grossir l'armée de Catilina ? Nullement, mais voici mon avis : confisquer leurs biens ; eux-mêmes les tenir en prison dans les municipes les plus puissants; défendre que personne, à l'avenir, puisse saisir le Sénat ou le peuple d'une proposition les concernant ; quiconque contreviendra à cette défense sera considéré par le Sénat comme ayant agi contre les intérêts de l'Etat et le salut commun ».
Le discours de César était très habile. L'orateur condamne, lui aussi, les projets de massacre et d'incendie. Il demande, lui aussi, pour les pré¬
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venus, un châtiment sévère. Mais il se donne comme le défenseur de la loi, menacée par le coup d'Etat que médite le gouvernement. On voit l'avantage de l'attitude adoptée par lui. S'il réussissait à écarter une condamnation, il prolongeait une situation qui ne pouvait qu'affaiblir le gouvernement ; s'il échouait, il avait attiré l'attention sur l'abus de pouvoir et s'était ménagé le moyen, dans l'avenir, d'attaquer la sentence comme illégale.
Cette argumentation froide, cet appel au respect des lois, cette adresse insinuante à montrer le danger des mesures d'exception, ces menaces discrètes, tout cela produisit sur le Sénat une vive impression. Tous les prétoriens qui votèrent après lui adoptèrent son avis, Ti. Claudius Néro, le grand-père de Tibère, Q. Cornificius, chargé de la garde de Céthégus, les autres aussi, à commencer par Q. Cicéron, préteur désigné, le frère du consul. Ce dernier obéissait à un sentiment respectable, la peur des représailles contre son frère ; les autres, vraisemblablement, selon l'hypothèse de Mérimée, « entrevoyaient les dangers qui se préparaient pour eux dans un avenir peu éloigné. César offrait à leur faiblesse une excuse honorable, car il la cachait sous le masque du respect pour les lois ».
Le mouvement menaçait de gagner l'assemblée entière : la preuve en est que, à la fin de la
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séance, lorsque le président allait mettre aux voix les diverses propositions émises, Silanus même déclara que l'on avait mal interprété son opinion, et que, s'il demandait « le dernier supplice », il entendait par là l'exil qui, à son sentiment, était la peine la plus grave pour un sénateur. Aussi les Parents, les amis du consul, quittant leur place, se groupèrent-ils autour de lui, comme pour le défendre. Ils virent se joindre à eux les chefs du Parti conservateur, qui, ayant gardé leur sang-froid, jugeant sainement la situation, la voyant compromise, mais non perdue, estimaient qu'une Parole autorisée devait intervenir pour réfuter l'argumentation de César et pour effacer l'effet produit par son discours. Ils ne pouvaient songer a jouer eux-mêmes ce rôle, puisque les sénateurs n'avaient le droit de parler qu'une fois, à leur tour d'inscription sur la liste, lorsque le président les interrogeait. Mais celui-ci n'était pas soumis à la même règle. Il pouvait intervenir quand et comme il le voulait. Ils l'engagèrent donc vivement à essayer de rallier la majorité, qui semblait échapper à son action. Cicéron répondit à leur appel et prononça la Quatrième Catilinaire.
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CHAPITRE VI LA QUATRIÈME CATILINAIRE 1.
LES CIRCONSTANCES.
Pour bien la comprendre, il faut tenir compte de la situation de Cicéron et essayer de pénétrer ses sentiments.
« En sa qualité de président, il n'avait pas ses coudées franches pour répondre à l'orateur. On pourrait comparer son rôle à celui de nos présidents de cours d'assises avant la suppression du résumé. En effet, le président du Sénat devait non seulement se garder d'exercer une pression quelconque sur les sénateurs, mais encore il était tenu, dans une certaine mesure, de ne pas indiquer d'avance son opinion personnelle. Dès lors, il ne faut pas s'attendre à trouver dans la harangue de Cicéron une véritable réfutation de l'argumentation de César » (Mespoulet).
De plus, avec son intelligence et son imagination, il comprenait mieux que personne la portée des menaces de César, sentait le poids de sa responsabilité, était prêt à l'assumer courageuseI.
courageuseI. M. Antoine, Une séance mémorable du sénat romain. Mémoires de l'Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, IX (1887), p. 208 et suiv.
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ment, mais se représentait les dangers qui, plus tard, l'engouement de la plèbe calmé, pouvaient l'assaillir.
Ces deux ordres de raisons expliquent les hésitations apparentes et le ton du discours, où il ne dit pas que l'opinion de Silanus est la sienne, où il n'insiste pas sur les difficultés d'exécution que pourrait présenter celle de César. Selon le mot de M. Mespoulet, « c'est le discours-type d'un président du Sénat » ; on y retrouve même (et le cas est unique) les formules parlementaires.
Comme dans les deux discours précédents, le plan est très simple. Entre l'exorde et une brève péroraison, deux parties, où il examine le choix de la peine et l'exécution de l'arrêt.
L'EXORDE.
Le début du discours est parfaitement naturel : il est tiré de la situation en général, et, plus particulièrement, de la manifestation dont le consul vient d'être l'objet 1.
« Je vois. Pères conscrits, sur moi fixés tous vos visages et tous vos regards. Je vous vois inquiets non seulement de votre péril et du péril de l'Etat, mais encore, à supposer qu'ils soient écartés, du péril que je cours. Pour moi, dans ces malheurs, c'est un réconfort, dans mes peines, c'est une douceur que l'intérêt que vous me témoignez. Mais,
1. § 1.
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au nom des dieux immortels, renoncez-y, et, oublieux de mon salut, ne pensez qu'à vous et à vos enfants. »
Que de choses en ces quelques lignes si mesurées et si dignes : témoignage de reconnaissance à ceux qui ressentent pour lui ce que Démosthène appelle sù'voia ko» cpiÀavOpcoTucc ; perspicacité qui lui fait porter un jugement exact sur la situation et discerner que beaucoup de sénateurs craignent des représailles et ne sont pas fâchés d'attribuer leur indécision à l'intérêt que leur inspire le consul ; énergie enfin, quand, à ceux qui l'entourent et qui lui ont témoigné leur sympathie de manière si pathétique, il demande de ne pas s'occuper de lui et de ne songer qu'à la république.
La dernière idée, il va la reprendre en un développement noble, touchant, et, ici, parfaitement à sa place (nous ne pourrons pas toujours en dire autant). D'abord, pour rassurer le Sénat, en prenant sur lui toutes les responsabilités, il laisse entendre qu'il mourra sans crainte et sans faiblesse pour ses concitoyens.
« Si tel est le lot de mon consulat que, jusqu'au bout, je doive supporter toutes les amertumes, toutes les afflictions et les tortures, je les supporterai non seulement avec fermeté, mais avec plaisir, pourvu que mes épreuves assurent à vous et au peuple romain l'honneur et le salut 1 ».
I. § I.
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Comme preuve, en deux phrases d'un tour rendu oratoire surtout par les anaphores, il expose ce qu'il a déjà supporté 1.
« Oui, Pères conscrits, je suis le consul auquel ni le Forum, le centre de toute équité, ni le Champ-de-Mars, consacré par les auspices consulaires, ni la Curie, refuge suprême de toutes les nations, ni le foyer domestique, abri de tous, ni le lit, destiné au repos, ni enfin ce siège d'honneur n'ont jamais cessé de présenter des périls et des guets-apens. Oui, j'ai su beaucoup me taire, beaucoup et longtemps supporter, beaucoup sacrifier, beaucoup guérir, au prix de ma seule douleur, des craintes que vous éprouviez. »
Nous trouvons rapprochés, dans la première phrase, des termes qui, dans la 2e Catilinaire 2, se trouvaient déjà unis, mais sans commentaire. Ici chacun des éléments est qualifié d'une manière habile, mais seulement pour un Romain s'adressant à des Romains. Il est exact que la maison d'un citoyen romain était un asile inviolable. « Quoi de plus sacré, dira-t-il dans le Pro domo mea, quoi de mieux protégé par toutes les forces de la religion que la demeure de chacun des citoyens? Là, sont les autels des dieux et ceux des divinités familiales ; c'est l'asile des objets sacrés, du culte, des cérémonies religieuses ; c'est pour tous un abri si respectable que la loi reli-
1. § 2.
2. § 1.
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gieuse défend d'y aller chercher qui que ce soit. » Mais le Forum, ce sanctuaire de la justice, combien de fois avait-il été souillé par la fraude, la violence et le meurtre ! Le Champ-de-Mars, que les auspices, pris avant les élections des consuls, transformaient en un lieu religieux, un templum, un locus auspicatus, du moins pour la partie réservée aux comices, n'avait-il pas connu souvent, lui aussi, la brigue, la cabale, la violence ? Le Sénat enfin, c'est bien à lui que s'adressaient les habitants des provinces, les citoyens romains ou les alliés de Rome, lésés par les gouverneurs, ou attaqués par d'autres peuples ; mais, le plus souvent, ils ne trouvaient ni protection, ni assistance, ni même justice. N'empêche que Cicéron suggère ainsi que ses adversaires n'ont respecté ni l'équité, ni les institutions les plus vénérées, ni la religion, ni la majesté du peuple romain : c'est évidemment à quoi se réfère l'évocation de la chaise curule, qu'il nomme « siège d'honneur ».
Quant à la dernière phrase, elle est pleine de sous-entendus. « J'ai su beaucoup me taire », et, certainement, il y avait des sénateurs qui pensaient à Crassus et à César. D'autres peut-être, qui n'avaient pas la conscience tranquille, s'imaginaient que Cicéron ne disait pas tout ce qu'il avait appris. « Beaucoup et longtemps supporter », et c'est toute l'histoire des élections et de la conjuration qui repassait devant les yeux. « Beau-
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coup sacrifier », à savoir la Macédoine à son collègue Antoine, puis la Cisalpine au préteur Q. Métellus Céler. « Beaucoup guérir, au prix de ma seule douleur, des craintes que vous éprouviez », met en relief le dévouement de Cicéron qui a su prendre sur lui toute l'angoisse et toute la responsabilité.
Dans ces conditions, il est prêt à tous les sacrifices pour épargner au peuple romain les excès qui suivraient la prise de possession du pouvoir Par Catilina. Il en fait le tableau, sur lequel il reviendra plus loin, sans doute parce que César avait essayé, par ses railleries, d'atténuer ce qu'en avait dit Silanus 1.
« Maintenant, si les dieux immortels ont voulu, à la fin de mon consulat, que je pusse arracher, vous et le peuple romain au plus horrible massacre, vos femmes, vos enfants et les Vestales aux plus cruels outrages, les temples et leurs sanctuaires, cette belle patrie, notre mère à tous, à l'incendie le plus indigne, l'Italie tout entière à la guerre et à la dévastation, quelle que soit la fortune qui m'échoie et à moi seul, je saurai la supporter. Si, en effet, poussé par des devins, Lentulus a cru que son nom était marqué par les destins pour la perte de la république pourquoi, moi, ne pas me réjouir que mon consulat ait été pour ainsi dire marqué par les destins pour le salut de la république ? »
I. § 2.
2. Voir p. 211.
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La mention des Vestales, qui reviendra plus loin encore 1, pourrait surprendre, si nous n'avions eu l'occasion d'en expliquer la présence 2. On jugera peut-être aussi d'un goût douteux la comparaison que fait Cicéron de Lentulus à lui-même. Enfin, l'on trouvera sans doute quelque excès dans cette insistance du consul à refaire le tableau des dangers auxquels il a arraché la République. Plutarque nous apprend, dans sa Vie de Cicéron, qu'elle finit par lui attirer la haine générale : « On n'avait à lui reprocher aucune mauvaise action, mais les louanges magnifiques qu'il se prodiguait sans cesse à lui-même lui aliénaient les esprits. Il n'y avait pas de réunion du Sénat, pas d'assemblée du peuple, pas de tribunal qu'il ne fît retentir des noms de Lentulus et de Catilina. Il en vint même jusqu'à remplir tous ses ouvrages de ses propres louanges, et son style, qui avait tant de charme et tant de grâce, fut dès lors odieux et insupportable à ses auditeurs. Cette affectation choquante semblait fatalement attachée à sa personne ».
Mais ces dangers auxquels il est exposé, ces dangers dont il parlera si souvent, que les sénateurs, dit-il, en fassent abstraction : qu'ils songent à leurs femmes, à leurs enfants, à leur fortune, au nom et au salut du peuple romain ; qu'ils
I. g 12, ici p. 285,
2. Voir p. 211.
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cessent de ménager Cicéron et de penser à lui, en d'autres termes, qu'ils n'hésitent pas à prendre des résolutions énergiques, même si, pour l'avenir, elles doivent exposer Cicéron à de terribles représailles. C'est là qu'il prononça cette phrase, rappelée par lui dans la 2e Philippique, très admirée par Quintilien, citée par les traités de rhétorique comme exemple d'une période bien faite : « La mort ne peut être ni honteuse pour un homme de coeur, ni prématurée pour un consulaire, ni malheureuse pour un philosophe 1 ».
Toutefois, comme le remarque G. Boissier, aussitôt après ces résolutions viriles les inquiétudes le reprennent et il ne nous les cache pas 1. Elles se manifestent par un tableau de sa famille éplorée dont les larmes paralysent ses forces. « Je ne suis pas de fer, nous dit-il, et il nous dépeint d'une façon touchante, mais assez peu opportune », la douleur de son frère, qui, l'on s'en souvient, siégeait au Sénat, de son gendre, C. Calpurnius Piso, qui, trop jeune pour faire partie de l'assemblée, assistait à la séance sur le seuil des portes grandes ouvertes, et (il y revient) de tous ceux qui sont groupés autour de lui. Puis sa pensée se transporte chez lui, où se trouvent sa femme « éperdue », sa fille « désolée » et son fils, qui vient de naître.
D'ailleurs, il se reprend et il ajoute 1 : « Tout
v § 3.
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cela me touche, mais pour m'inspirer de les sauver tous en même temps que vous, même si quelque violence doit m'écraser, plutôt que de voir eux et nous périr ensemble dans la ruine de l'Etat ». Et il arrive ainsi à la deuxième partie de l'exorde, la proposition.
LA PROPOSITION.
Dans cette proposition, trois parties. Cicéron rappelle d'abord brièvement les faits et leur gravité, non sans noter au passage que les juges doivent être implacables et que la culpabilité des détenus est indubitable 1.
« Penchez-vous sur le salut de la république », comme des rameurs qui font force de rames, et il continue par une série de métaphores empruntées à la navigation : «.veillez bien au grain, qui vous menace, si vous ne prenez pas vos précautions ». Et il développe.
« Ce n'est pas un Ti. Gracchus, aspirant à un second tribunal de la plèbe ; ce n'est pas un C. Graccbus, s'efforçant de soulever les partisans de la loi agraire ; ce n'est pas un L. Saturninus, meurtrier de C. Memmius, qui se trouve mis en cause, et qui est soumis à votre justice implacable ; ceux que l'on tient sont ceux qui sont restés à Rome pour brûler la ville, pour vous massacrer tous, pour accueillir Catilina ; on tient leurs lettres, leurs cachets, leur écriture, enfin leurs aveux ; ils veulent
I. § 4.
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LA QUATRIÈME CATILINAIRE 271
séduire les Allobroges, soulever les esclaves, appeler Catilina ; en un mot, le projet formé, c'est de vous tuer tous, pour qu'il ne reste personne même pour pleurer sur le nom du peuple romain et pour se lamenter sur les malheurs d'un si grand empire ».
Tableau hyperbolique, mais exact en gros.
Ensuite, très habilement, après avoir semblé accepter la responsabilité pour lui seul et se dévouer pour tous, il montre 1 à ses timides collègues qu'ils se sont déjà compromis, et, en quelque sorte, liés par de nombreux décrets : d'abord, lorsqu'ils ont remercié Cicéron dans les termes les plus flatteurs pour le courage et l'activité qu'il a montrés dans la recherche de la conjuration — Puis lorsqu'ils ont contraint Lentulus à se démettre de la préture — ensuite lorsqu'ils l'ont mis, lui et ses complices, en état d'arrestation — lorsqu'ils ont décrété au nom du consul des prières publiques, honneur qui, jusque-là, rappelle-t-il 2, n'avait été accordé à personne que pour des services rendus à la guerre — enfin, la veille même, lorsqu'ils ont accordé une récompense considérable aux ambassadeurs allobroges et a Volturcius. On voit que la vanité de Cicéron se donne libre carrière. Il n'en est pas moins exact de conclure avec lui : « toutes ces mesures sont telles que les accusés que vous avez mis nommément
I. § 5
2. Voir p. 220 et 221.
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sous bonne garde apparaissent bien, à n'en pas douter, comme étant pour vous des condamnés 1 »•
Troisième point (et c'est ici que se place la partie dont nous croyons, avec G. Boissier, qu'elle représente le court exposé 2 fait par Cicéron au début de la séance) : s'il faut punir, il faut surtout punir vite; il faut prendre une décision avant la nuit. En effet, nous savons par AuluGelle, citant Varron, qu'un sénatus-consulte n'avait pas de valeur s'il était rendu avant le lever ou après le coucher du soleil. D'autre part, évidemment, le consul craint que les amis des détenus ne profitent de la nuit pour les délivrer.
LE CHOIX DE LA PEINE.
Mais quelle punition leur infliger ? Ici commence la première partie de l'argumentation.
Cicéron rappelle les deux avis en présence 3 : « l'un de D. Silanus : il vote pour la mort de ceux qui ont essayé de détruire tout ceci ; l'autre de César, qui écarte la peine de mort, mais qui comprend toutes les rigueurs de tous les autres supplices ». Ou notera que Cicéron, comme nous l'avons indiqué 4, interprète l'avis de Silanus comme signifiant la mort ; en outre, dans la
I. § 5.
2. § 6.
3. § 7.
4. Voir p. 252, n° 2.
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façon dont il présente l'avis de César, apparaît déjà la thèse qu'il va soutenir, à savoir que la Peine proposée par le préteur désigné est plus cruelle que la mort. Enfin le membre de phrase : « ceux qui ont essayé de détruire tout ceci », avec l'expression vague précisée sans doute par un geste circulaire, montrant, par les portes ouvertes, Rome, ses temples, ses monuments, les Romains, groupés devant la salle de séances et sur le Forum, rappelle le développement antérieur sur la gravité exceptionnelle de la conjuration et annonce le nouveau tableau qu'il va tracer plus loin des horreurs où Rome aurait été plongée, si le complot n'eût point été découvert.
Puis il examine les deux opinions, avec un tact, une mesure et une finesse vraiment merveilleuses 1
D'abord quelques mots consacrés aux deux orateurs : « Tous deux, comme il convient à leur situation personnelle et à la gravité des faits, montrent la plus grande sévérité ». A ce sujet, G. Boissier écrit : « Deux opinions sont en présence, qui sont au fond très différentes ; toutes les deux paraissent le satisfaire également, parce qu'elles ont l'une et l'autre la prétention d'appliquer aux prévenus la peine la plus grave. Il est vrai que cette peine est pour Silanus la mort, pour César la prison. Mais qu'importe ? » Ce jugement nous
I. §§ 7-10.
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semble un peu sévère. Reprenons les paroles mêmes de Cicéron. Laissons de côté « la situation personnelle » ; c'est une formule parlementaire. Mais présenter les deux avis comme également sévères, n'était-ce pas la meilleure attitude? D'ailleurs, c'était bien réellement la pensée de Cicéron, comme on le voit dans une de ses lettres à Atticus, écrite dix-huit ans après 1. N'était-il pas plus habile de supposer, dès l'abord, que César n'a pas proposé la peine de mort parce qu'il la trouvait trop douce? D'où il suit que, si l'on ôte la vie aux conjurés, il ne pourra pas juger la punition trop cruelle. C'est, comme on le verra, le point que Cicéron développera le plus longuement. D'autre part, du moment que César et Silanus sont d'accord sur la nécessité de choisir la peine la plus sévère, il ne s'agit donc pour eux, comme pour ceux que partagent ces deux avis, que d'apprécier la nature de la peine au point de vue de l'utilité publique.
Ensuite le consul résume, sans commentaires, en quelques lignes, l'avis de Silanus; mais il le fait avec adresse, par une accumulation de termes, tous de plus en plus forts, et qui sont autant d'arguments. Il prévoit même l'objection tirée du droit et essaye d'y répondre, en rappelant qu'il existe des précédents. Cicéron défend ainsi le
I. Ad Att. XII, 21, I.
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consul désigné contre le reproche que lui fait César de proposer un châtiment nouveau.
« Le premier estime que des hommes qui ont entrepris de nous ôter la vie à tous, de détruire notre empire, d'étouffer le nom du peuple romain, ne doivent plus un instant jouir de la vie ni de l'air que nous respirons tous ; il se souvient que ce genre de châtiment a été maintes fois employé dans notre république contre les mauvais citoyens. »
Reste la partie la plus délicate à traiter : combattre l'argumentation de César, détruire l'effet de son discours, sans se départir de la mesure qu'impose à l'orateur sou rôle de Président, et qui l'oblige à tenir, au moins en apparence, la balance égale entre les deux opinions. Cela est si vrai, quoi qu'en aient prétendu les meilleurs esprits, que Cicéron, à plusieurs reprises, se retranche, comme on l'a vu, derrière le vote que va émettre le Sénat : le consul n'est que le bras; c'est le Sénat qui est la tête.
« Pour le second, la mort n'a pas été établie par les dieux immortels comme un châtiment, mais comme une nécessité de nature ou un repos après nos travaux et nos misères. Aussi les sages l'ont-ils affrontée toujours sans regrets, et les gens courageux même quelquefois volontiers. C'est en vérité la prison et la prison perpétuelle qui incontestable, ment a été imaginée comme le châtiment exemplaire d'un forfait abominable. C'est entre les municipes qu'il veut voir répartir les condamnés. La mesure que tu préconises me semble comporter
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une injustice, si l'on veut l'imposer < aux municipes >, une difficulté, si l'on veut demander leur agrément. Prenez-la cependant, si vous le jugez bon. Je me chargerai de trouver et j'espère trouver des municipes qui ne croiront pas que leur honneur leur commande de ne pas s'associer à une décision prise par vous pour le salut commun. César ajoute de lourdes sanctions contre les municipes, au cas où l'un d'eux briserait les fers d'un prisonnier ; il entoure les coupables d'une surveillance impitoyable et digne du crime de ces scélérats ; il défend que jamais on puisse demander au Sénat ou au peuple la grâce de ceux qu'il condamne ; il leur enlève jusqu'à l'espérance, cette dernière consolation des hommes dans le malheur. Il ordonne en outre la confiscation des biens au profit de l'Etat. La vie seule, voilà ce qu'il laisse à ces criminels ; s'il la leur avait arrachée, il les aurait délivrés en même temps de beaucoup de douleurs morales et physiques et de tous les châtiments de leurs crimes. Aussi, pour placer dans la vie une terreur capable d'arrêter les méchants, nos ancêtres, si prudents, avaient voulu placer dans les enfers quelques supplices de ce genre 1, comprenant bien que, en dehors de ces supplices, la mort n'avait par elle-même rien de bien redoutable. »
Cicéron expose très exactement l'avis de César, comme on peut le constater en se reportant au discours même de celui-ci, dont nous avons donné plus haut 2 l'essentiel. Il répond même à une parI.
parI. : des supplices éternels, comme l'emprisonnement proposé par César.
2. Voir p. 254 et suiv.
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tie qui ne figure pas dans Salluste, mais qui avait bien été traitée par César, comme nous le voyons aussi par le discours que Caton prononcera tout à l'heure : « Avec beaucoup d'art et de talent, César a parlé devant nous de la vie et de la mort, convaincu, je crois, de la fausseté de ce que l'on raconte des enfers, à savoir que les méchants, ne suivant pas la même route que les bons, habitent des lieux ténébreux, arides, affreux, épouvantables 1 ». Cicéron, lui, on l'a vu, approuve les anciens d'avoir pensé qu'il y avait, dans les enfers, des supplices réservés aux méchants. On s'étonnera peut-être de trouver ici cette croyance à l'enfer que, dans le Pro Cluentio, il traitait d'inepties et de fables. Mais, là, il s'exprime en avocat, pour le besoin de sa cause. Toujours, au contraire, lorsqu'il parle en son propre nom, ou fait parler quelqu'un de ces personnages illustres auxquels il prête ses propres pensées, on voit qu'il appartient à l'école de Socrate, qu'il croit à l'immortalité de l'âme, à des récompenses ou à des châtiments après la vie corporelle.
Cicéron ne se borne pas à un exposé, d'ailleurs exact; il y mêle des critiques, et fait ressortir les points faibles avec autant d'art que de discrétion. Ce n'est pas une réfutation en règle, mais elle n'en est pas moins complète.
Il indique d'abord certaines difficultés d'appli-
1. Salluste, Catilina, 52, 13.
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cation. Les municipes sont des villes indépendantes, qui se gouvernent par leurs propres lois, qui ont leurs magistrats particuliers. Il est douteux qu'ils veuillent se charger de la garde des prisonniers et en accepter la responsabilité, surtout avec les peines dont on les menace, si l'un des prisonniers vient à s'échapper. La leur imposer serait illégal. Alors demandera-t-on le consentement des autorités locales, au risque de s'exposer à un refus ?
Puis il considère la peine en elle-même. César, par un artifice, avait prétendu qu'elle était plus rigoureuse que la mort. Cicéron, comme nous l'avons dit, feint de le prendre au mot : c'est par là qu'il ouvre le développement, par là qu'il le termine. Il est bien vrai que la mort, si elle vient à son heure, est un effet du destin, ou qu'elle est provoquée par l'homme qui ne trouve plus, dans la vie, que douleurs et tourments. La preuve en est, ajoute Cicéron, semblant prendre à son compte le raisonnement épicurien reproduit par César, qu'elle n'a inspiré aucune répugnance à des sages, et que des hommes courageux s'y sont même réfugiés. Comme va être terrible, au contraire, cette prison perpétuelle, peine bien rarement appliquée jusque-là ! De fait, on ne cite guère, comme précédent, que le cas d'un certain C. Vettiénus, qui s'était coupé les doigts de la main gauche pour échapper au service militaire.
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De plus, des mesures de surveillance particulièrement rigoureuses devront être appliquées, en raison des sanctions prévues en cas d'évasion. César ajoute encore la confiscation des biens, de sorte que les condamnés seront réduits au dernier degré de la misère, n'ayant même plus l'espérance, « la seule consolation des malheureux ». Telle est la peine que propose César, « malgré toute sa douceur et son indulgence », dit Cicéron, avec une allusion quelque peu ironique à l'appel à la clémence fait par César dans son discours.
Par cette attitude, Cicéron se couvre lui-même auprès du peuple, rassure les sénateurs moins courageux, laisse à César l'odieux de l'avis le plus sevère, et le range, malgré lui, mais sans qu'il puisse protester, dans le parti des honnêtes gens, des vrais amis de l'Etat, parti d'ailleurs auquel le rattache tout naturellement l'éclat de sa famille. Aussi bien le sépare-t-il ensuite des prétendus amis du peuple, comme Lentulus, qui, en réalité, veulent le perdre — des démagogues qui ne savent que parler — enfin des faux amis du peuple, qui, Par pusillanimité, n'ont pas voulu prendre part à la délibération qui va fixer le sort de gens, dont ils ont, l'avant-veille, approuvé la détention. A qui fait-il allusion dans ce dernier groupe ? Il est difficile de le déterminer avec exactitude. Plutarque nous parle de Crassus ; on peut penser également à Q. Métellus Nepos, frère du préteur Q. Métellus
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Céler : c'est lui, en effet, qui, le premier, attaqua Cicéron pour avoir fait condamner à mort des citoyens romains sans avoir consulté le peuple.
« Maintenant, Pères conscrits, je vois de quel côte se trouve mon intérêt. Si vous vous rangez à l'avis de César, puisque la ligne politique qu'il suit est celle qu'on nomme populaire, peut-être, à l'occasion d'un avis qu'il a proposé et soutenu, aurai-je moins à redouter les mouvements populaires ; si vous adoptez l'autre, je crois bien que je m'attirerai plus de difficultés. Au reste, la considération de mes dangers doit passer après l'utilité publique.
« Nous avons donc de César, comme le demandait sa situation et l'éclat de ses aïeux, un avis qui est comme le gage de son éternel dévouement à la république. Il nous a montré la différence entre la légèreté des harangueurs de réunion publique et un esprit véritablement populaire, dévoué au salut du peuple. Je vois que, parmi ceux qui veulent passer pour appartenir au parti populaire, plus d'un est absent, pour éviter vraisemblablement de voter, lorsqu'il s'agit de la tête de citoyens romains. Les mêmes hommes, avant-hier, ordonnaient l'arrestation de citoyens romains, décrétaient en mon honneur des prières publiques, et, hier, attribuaient aux dénonciateurs des récompenses considérables. Personne ne doute, lorsqu'un homme a voté l'emprisonnement de l'accusé, des actions de grâce au magistrat enquêteur, une récompense au dénonciateur, de ce qu'il pense sur l'ensemble des faits et sur la cause ».
Cicéron arrive alors à l'argument décisif de César, le rappel des lois confiant aux seuls comi¬
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ces centuriates le droit de disposer de la vie des citoyens.
« César, tout au contraire, sait que la loi Sempronia a été faite pour les citoyens romains, mais qu'un ennemi de l'Etat n'est plus citoyen en aucune manière, enfin que l'auteur même de la loi Sempronia, sans que le peuple eût rien ordonné, expia son crime envers l'Etat. Il ne pense pas davantage que Lentulus, malgré ses largesses et ses prodigalités, puisse encore, après avoir si durement, si cruellement médité la perte du peuple romain, la destruction de notre ville, être appelé un ami du peuple. Aussi, malgré toute sa douceur et son indulgence, n'hésite-t-il pas à jeter pour toujours P. Lentulus dans les ténèbres d'un cachot, et il défend, pour l'avenir, que personne puisse se faire de la popularité en adoucissant sa peine, et plus tard se donner comme ami du peuple en perdant le peuple romain. Il ajoute encore la confiscation des biens, afin que tous les tourments de l'âme et du corps soient encore aggravés par la misère et le dénuement. »
A vrai dire, César n'avait pas parlé de la loi Sempronia, invoquée par Cicéron, et rendue sur la proposition de C. Sempronius Gracclius. S'il ne l'avait pas citée nommément, c'est, comme le suppose Mérimée, ou qu'elle était tombée depuis longtemps en désuétude, ou qu'il ne voulait pas, dans l'intérêt des accusés, rappeler au Sénat une disposition législative introduite dans la constitution par un homme odieux à ce corps. Au contraire, Cicéron en tire un argument : C. Gracchus
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fut tué justement, au mépris de sa propre loi, sans avoir été proclamé ennemi public ; à plus forte raison cette loi ne peut-elle protéger ceux qui ont été déclarés hostes patrioe. D'ailleurs nous dit l'orateur, César le reconnaît, affirmation tirée évidemment du fait que César prend part à la délibération ; s'il estimait que le Sénat outrepasse ses pouvoirs, il aurait imité ceux qui n'ont pas jugé à propos d'assister à la séance. Il y a bien quelque subtilité dans ce raisonnement : Cicéron ne prouve pas que le Sénat reste dans la légalité, ni que les prévenus, pour avoir prêté leur concours à Catilina et à Manlius, déclarés hostes, sont eux-mêmes hostes. « Ce sont là des arguments de tribune, comme on dit aujourd'hui, et ces arguments-là ne doivent pas être examinés de trop près; mais ne sait-on pas aussi que ce ne sont pas toujours ceux qui ont le moins d'effet sur une assemblée ? », écrit M. Mespoulet, dont la compétence ne peut être récusée, puisqu'il était secrétaire-rédacteur à la Chambre des députés.
Enfin la conclusion de cette partie :
« Dans ces conditions, si vous prenez la décision dont j'ai parlé en second lieu, je me présenterai devant le peuple en compagnie d'un homme qui lui est cher et agréable. Si vous préférez adopter l'avis de Silanus, il me sera facile de nous laver, vous et moi, devant le peuple romain, du reproche de cruauté, et je prouverai que ce parti est de beaucoup le plus indulgent. »
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Cicéron, on le remarquera, semble insinuer qu'il consultera le peuple. « Cependant il est plus que vraisemblable que telle ne fut jamais son intention. Il voulait obtenir un sénatus-consulte, et, d'avance, il avait assumé sur lui seul la responsabilité de son exécution. Maintenant il s'agissait-de tromper ses adversaires en leur persuadant que le jugement du Sénat n'était pas définitif, et, par conséquent, de les empêcher d'élever une question préjudicielle de la plus haute gravité, à savoir Si le Sénat avait le droit de juger en dernier ressort dans un cas de perduellio » (Mérimée).
Mais, dira-t-on, il n'en reste pas moins que Cicéron n'a pas donné son avis. Directement, non, et sa situation de président de l'assemblée le lui interdisait ; indirectement, oui, d'abord en renforçant l'argumentation de Silanus et en réfutant celle de César, puis en terminant sur l'avis de Silanus.
Mais il va revenir au discours de César, en expliquant, au moyen d'une figure de rhétorique bien connue, pourquoi il lui sera facile de justifier aux yeux du peuple les mesures prises et de laver lui et le Sénat du reproche de cruauté 1. « Pour un crime aussi affreux, peut-on vraiment parler de cruauté ? » César avait dit : « Je pense, Pères conscrits, que tous les supplices sont au-dessous des crimes des accusés », et, plus loin : « L'avis.
I. § II.
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de Silanus me paraît, non pas cruel (peut-on parler de cruauté lorsqu'il s'agit de tels hommes...) ? »
« D'ailleurs, ajoute Cicéron, je ne considère pas que ce soit là de la cruauté (« qui est plus indulgent (mitior) que moi » ?) ; c'est l'humanité et la pitié mêmes qui, aujourd'hui, me rendent si sévère ». Mitis est le mot dont il s'était servi plus haut en parlant de César. De plus, nous savons par Plutarque qu'il y avait, dans le discours de César, un appel à la clémence, auquel répondra Caton : « Et l'on va me parler de mansuétude et de pitié ! »
Sous la forme d'une hypotypose, Cicéron trace alors un tableau frappant, et, sauf un ou deux traits qui ne sont pas du goût le plus parfait, justement admiré, de toutes les horreurs dont Rome était menacée par Lentulus, Céthégus, Gabinius et leurs complices, qui voulaient transformer la république en je ne sais quel despotisme oriental, avec des rois et des courtisans.
« Il me semble voir notre ville, lumière du monde et citadelle de toutes les nations, s'effondrant tout à coup dans un embrasement total ; mon esprit se représente, sur le tombeau de la patrie, le lamentable amoncellement de mes concitoyens sans tombeau ; j'ai devant les yeux l'image de Céthégus, se livrant, parmi vos cadavres, aux transports de sa folie. Oui, vraiment, lorsque je me suis représenté Lentulus en roi, ce que, d'après son aveu, il atten¬
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dait de la destinée 1, et Gabinius à son côté habillé de pourpre 2, et Catilina arrivant avec son armée, alors je tressaille d'effroi en pensant aux lamentations des matrones, à la fuite des vierges et des enfants, aux outrages qui assailleraient les Vestales ; comme ces événements me semblent terriblement pitoyables et dignes de pitié, je me montrerai sévère et terrible à l'égard de ceux qui ont voulu les réaliser. »
On pourrait être tenté, avec certains critiques, de voir dans ce morceau une amplification de rhéteur, et de penser, pour emprunter à Cicéron lui-même une de ses expressions 3, qu'il a usé de toutes les couleurs de sa palette, si l'on ne songeait à un passage du discours de César, où, avec une froide ironie, il semble traiter de déclamations tas peintures énergiques qu'on avait tracées de toutes les horreurs dont les conjurés menaçaient la ville de Rome.
« La plupart de ceux qui ont opiné avant moi ont déploré en termes apprêtés et pompeux le triste sort de la république ; ils ont décrit en détail les horreurs de la guerre et les malheurs des vaincus ; les jeunes filles et les jeunes gens enlevés ; les enfants arrachés des bras de leurs parents ; les mères de famille livrées à la brutalité des vainqueurs ; les temples et les maisons dépouillées ; le carnage
I. Voir p. 211.
2 Il ne faut pas entendre la pourpre qui distingue les vêtements des magistrats romains, mais celle dont se paraient les ministres et les courtisans des rois asiatiques,
3- Cf. p. 154.
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286 LES CATILINAIRES
et l'incendie ; en un mot, les armes, les cadavres, le sang et le deuil partout. »
Les termes sont tellement semblables dans les deux cas que l'on se demande si le passage n'a pas été écrit à loisir, avec le discours de César sous les yeux. Il est vrai que Cicéron avait une excellente mémoire, presque aussi bonne que celle d'Hortensius, et que nous sommes en présence d'une sorte de lien commun.
« Ici, dit avec raison M. Jacquinet, l'éloquence de Cicéron prend une âpreté, une violence, auxquelles s'est rarement laissé entraîner cet esprit si large et si véritablement humain ».
D'abord un raisonnement du plus petit au plus grand, comme nous en avons déjà rencontré un dans la Ire Catilinaire.
« Je vous le demande, si un père de famille, trouvant qu'un esclave a assassiné ses enfants, tué sa femme, brûlé sa maison, ne condamnait pas ses esclaves 1 au supplice le plus rigoureux, vous semblerait-il clément et miséricordieux, ou bien très humain et très cruel ? Moi, dans tous les cas, je le trouverais inaccessible aux sentiments humains, un coeur de pierre, celui qui, par la douleur et les tourments du coupable, n'adoucirait pas sa propre douI.
douI. Quand c'était le pater familias lui-même qui était assassiné par un de ses esclaves, tous les esclaves qui se trouvaient dans la maison au moment du meurtre étaient mis à mort comme complices, pour n'avoir pas empêché le meurtre. Le cas supposé ici devait entraîner pour les esclaves les mêmes responsabilités » (Antoine).
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leur et ses propres tourments. De même nous, dans le cas de ces hommes qui ont voulu égorger nous, nos femmes, nos enfants, qui ont entrepris de détruire la demeure de chacun de nous et le domicile de l'Etat, commun à tous, qui se sont efforcé d'établir le peuple des Allobroges sur les ruines de notre ville et sur les cendres de notre empire qu'ils auront embrasés, si nous sommes impitoyables, nous passerons pour miséricordieux ; si nous voulons être trop indulgents, nous n'échapperons pas à la réputation d'avoir été particulièrement cruels, lorsque périssait notre patrie et nos concitoyens »
On peut trouver quelque cruauté dans cette conception ancienne du châtiment, considéré comme une vengeance, ou dans l'exécution en masse des esclaves, pratiquée encore sous Néron, bien qu'elle ait alors soulevé de vives protestations. On ne peut nier que Cicéron en ait tiré un heureux parti. De même pour les exemples qui suiVent, tout indignes qu'ils soient de la noblesse d'âme de l'orateur.
Il s'appuie, en effet, sur les paroles du consulaire L. Julius César Strabo, rapportées plus haut 2, et sur la conduite tenue par l'aïeul de Lentulus, consul en 162, princeps senatus l'année où fut tué C. Gracchus : il soutint l'action du consul Opimius, et fut blessé dans le combat. Or Gracchus voulait-il détruire la république ? NulleI.
NulleI. 12.
2. Voir p. 217.
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ment. C'est au contraire pour saper les fondations de la république que le Lentulus actuel appelle les Gaulois, soulève les esclaves, mande Catilina, confie le massacre des sénateurs à Céthégus, le meurtre des autres citoyens à Gabinius, l'incendie de la ville à Cassius, le soin de piller l'Italie entière à Catilina. Il accable donc sous de tels souvenirs, qu'il devait rappeler encore dans les Philippiques, le préteur Lentulus, auquel il attribue, trop habilement peut-être, la direction de ce complot, dont il saisit l'occasion de rappeler les principaux exécutants 1.
Brève et forte conclusion : « Ah ! vous pouvez bien craindre, à l'occasion d'un crime si épouvantable et si abominable, que votre décision semble avoir été trop sévère ! ce qui est plutôt à redouter, c'est que, en adoucissant la peine, vous sembliez cruels envers la patrie, plutôt que, en frappant sévèrement, trop rigoureux à l'égard d'ennemis particulièrement implacables ».
L'EXÉCUTION DE L'ARRÊT.
A ce moment, des sénateurs interrompent Cicéron pour lui demander s'il pourra faire exécuter la sentence, ou bien Cicéron feint d'être interrompu : on se souvient, en effet, que César raillait l'exagération de précautions prises par le consul.
I. § 13.
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« Mais, Pères conscrits, je ne puis me taire sur ce que j'entends. On lance, en effet, des paroles qui arrivent à mon oreille ; elles émanent de ceux qui semblent se demander avec crainte comment j'aurais à ma disposition des forces suffisantes pour faire exécuter ce que vous aurez décidé aujourd'hui. Tout a été prévu, préparé, réglé. Pères conscrits, avec tout le soin et l'activité dont je suis capable, beaucoup plus encore grâce à la volonté du peuple romain de défendre son souverain pouvoir et de sauver les biens de tous les citoyens 1 .»
Ces paroles répondent si exactement à un troisième avis qui, nous le verrons 2, fut émis plus tard, qu'on serait, ici encore 3, tenté de croire que Cicéron a ajouté cette partie lorsqu'il a rédigé son discours. Cependant nous pensons, avec M. Mespoulet, que l'opinion contraire est très défendable : il est possible que cette objection soit venue tout naturellement à la pensée de quelques sénateurs irrésolus, timorés, surtout favorables, dans le fond de l'âme, aux conjurés, et qu'elle se soit fait jour par des interruptions.
Toujours est-il qu'elle est très habilement présentée par Cicéron et aussitôt réfutée par lui avec la même adresse. L'expression qu'il emploie (« faire exécuter ce que vous avez décidé ») n'indique pas ses préférences personnelles. Il rappelle que la solution doit intervenir le jour même. Par
I. § 14.
2. Voir p. 314.
3. Voir p. 286.
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la gradation, où les mots sont de plus en plus précis, il montre que rien n'a été oublié, que tous les points ont été réglés d'avance. Enfin il note l'adhésion unanime du peuple romain, ce qui était le meilleur moyen de s'assurer les sénateurs pusillanimes; aussi, dans la suite 1, y reviendra-t-il plus longuement. Mieux encore, il l'explique d'une façon plausible : le souverain pouvoir, en principe, appartenait au peuple; celui-ci risquait de le perdre en se livrant à un ambitieux, qui établirait de fait la monarchie absolue.
Avec la redondance verbale qui caractérise ce passage, il insiste sur la bonne volonté indiscutable de tous les citoyens 2.
« Ils sont tous ici, hommes de tous les ordres, de toutes les classes, de tous les âges : ils remplissent le Forum, ils remplissent les temples autour du Forum, ils remplissent tous les accès de ce temple et de ce lieu. Cette cause, en effet, depuis la fondation de Rome, est la seule qui se soit rencontrée, où tous les coeurs battent absolument à l'unisson, exception faite pour ces hommes, qui, se voyant de toute façon acculés à la mort, ont mieux aimé mourir avec tous que seuls. Ces gens-là, ah ! je les excepte et les mets à part bien volontiers, et j'estime qu'il faut les ranger, non parmi les mauvais citoyens, mais parmi les ennemis les plus cruels de la patrie. »
Ayant ainsi rappelé contre qui se fait cette union, après avoir noté non seulement le nombre
I. § 19.
2. § 14.
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des Romains qui lui prêtent leur concours, mais leur zèle et leur courage, il passe en revue ces ordres et ces classes, qu'il s'était borné à mentionner globalement 1. Il suit l'ordre social généralement admis.
D'abord les chevaliers 2, qu'il introduit par prétérition : « A quoi bon faire mention des chevaliers romains » ? Cicéron appartenait lui-même à l'ordre équestre. Le pivot de sa politique avait toujours été l'accord des sénateurs et des chevaliers. Rompu par la loi Sempronia, qui, en 122, enleva aux sénateurs le droit de siéger dans les tribunaux pour l'attribuer aux chevaliers, il n'avait pas été rétabli par Sylla, qui l'avait rendu aux sénateurs. Enfin, en 70, la loi Aurélia, proposée par le tribun L. Aurélius Cotta, confia les fonctions de juges à la fois aux sénateurs, aux chevaliers et aux tribuns du trésor, dont nous
parlerons plus loin : ces derniers représentaient l'élé
élément populaire. Sénateurs et chevaliers, unis contre les démagogues, avaient assuré l'élection de Cicéron ; ils soutenaient maintenant le consul. Les chevaliers, qui étaient les financiers de Rome, avaient tout à perdre si la conjuration réussissait. Aussi avaient-ils secondé avec zèle toutes les
I. Dix-neuf ans après, dans la 2e Philippique (§ 15 et 19), il devait revenir sur cet accord et cet empressement des citoyens, plus brièvement d'ailleurs qu'ici et à juste titre.
2. 15.
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mesures prises par Cicéron pour la faire avorter. Malheureusement' l'union des chevaliers et du Sénat fut brisée, peu de temps après, par l'intransigeance de Caton ; sur sa proposition, avait été adopté un sénatus-consulte contre des juges corrompus et il allait s'opposer à une demande de rédaction de taxe faite par des publicains ; or, ces juges et ces publicains étaient des chevaliers.
Voici en quels termes Cicéron parle des chevaliers 1 :
« Ils vous cèdent le pas comme citoyens et dans les délibérations, mais rivalisent avec vous d'amour pour la république. Séparés de vous par un long désaccord, ils sont revenus à l'union et à la concorde, et la journée d'aujourd'hui, la cause qu'ils défendent les unit à vous. Si cette union, affirmée sous mon consulat, pouvait se maintenir dans les affaires publiques, je vous affirme que, désormais, aucune crise politique et intestine ne pourra jamais affecter en rien la république. »
Cicéron nomme ensuite 1, avec des épithètes vagues et des membres de phrases déjà employés, les tribuns du trésor et tout le personnel des bureaux. Les premiers étaient, d'après leur institution, des administrateurs des tribus, chargés de tenir les registres de l'état civil et de percevoir l'impôt de guerre et l'impôt de capitation. Dans la hiérarchie, ils venaient immédiatement après
I. § 15.
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l'ordre équestre. Cicéron se borne à dire que ce sont de très bons citoyens et qu'ils montrent le Même zèle que les chevaliers. Le personnel des bureaux jouissait d'une certaine considération : voilà pourquoi il est nommé à part, mais avec un éloge banal. Cicéron avait dit plus haut que tous les citoyens étaient d'accord « pour le salut comMun ». Le personnel a délaissé, « pour le salut commun », la répartition entre les différents Magistrats, qui devait avoir lieu ce jour-là. La Présence des autres citoyens de naissance libre, même de la plus humble condition, marchands sans doute ou artisans, est mentionnée simplement, Mais expliquée. « Car en est-il un seul à qui nos temples, l'aspect de la ville, la possession de la liberté, enfin cette lumière même et ce sol de la patrie commune, n'inspirent autant d'affection que de joie et de plaisir ? »
Après les hommes libres, les affranchis 1, très nombreux à Rome, et qui jouissaient déjà d'une certaine influence. Cicéron nous parle encore de leur zèle; il les présente comme associés à la fortune de la république et voyant réellement dans Rome leur patrie. Ne fallait-il pas les flatter un peu ? En réalité, mécontents d'être accumulés dans les quatre tribus urbaines, ils bataillaient pour être répartis dans les trente-cinq tribus et pouvaient apporter un appui sérieux au parti des
1. § 16.
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mécontents. Ensuite, Cicéron les oppose à ces hommes qui, nés à Rome et nés dans les premières familles (il s'agit de Catilina et de Lentulus), ont vu en elle, non leur patrie, mais une ville ennemie.
Un développement est même réservé aux esclaves. N'avait-on pas craint leur révolte ? La façon dont Cicéron parle d'eux est pleine de tact. Il montre d'abord, en les opposant à ceux dont il a parlé, le mérite qu'ils ont en l'occurrence : « Mais pourquoi faire mention de ces hommes et de ces ordres, que leur fortune privée, que les droits politiques, communs à tous, que la liberté enfin, ce bien si doux, a fait lever pour la défense de leur patrie ? » Il ajoute alors : « Il n'est pas un esclave, pourvu que la servitude ne lui soit pas rendue intolérable, qui n'exècre l'audace de ces citoyens, qui ne souhaite le maintien de ce qui est, qui ne fasse des voeux pour le salut commun, autant qu'il l'ose et autant qu'il le peut ». Ici encore, argument très fort : des esclaves sont plus patriotes que des citoyens. Aucune exagération, puisque Cicéron borne son affirmation à ceux des esclaves dont la condition est tolérable. Beaucoup de convenance : il fallait ménager l'orgueil des sénateurs. Comment leur exposer l'opinion des esclaves et leur en faire une leçon ? Cicéron s'en est tiré fort habilement. « Il n'appartient pas à des esclaves d'intervenir dans une
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cause où les citoyens seuls sont intéressés. Ils ne forment donc que des voeux, et ils n'osent les former qu'en se souvenant de leur condition (« autant il l'ose ») ; ils savent qu'ils ne peuvent rien par eux-mêmes (« autant qu'il le peut ») (Burnouf).
Preuve que le peuple romain tout entier, hommes libres de toutes les classes, affranchis, esclaves, est aux côtés du Sénat : un agent de Lentulus (Cicéron l'appelle « un entremetteur », pour indiquer, par ce terme méprisant, à quelles besognes Lentulus le débauché employait ordinairement ses clients) a essayé d'acheter le concours des Petits boutiquiers et des artisans ambulants, tailleurs, savetiers, camelots de tout genre, qui occupaient les échoppes garnissant les grands côtés du Forum 1. Bien qu'il y ait parmi eux beaucoup d'étrangers, bien qu'on se soit adressé aux plus malheureux ou à ceux qui comprenaient mal la situation, on a échoué 2 : « Ils ne veulent pas, dit-il avec une grande perspicacité, perdre précisément le lieu où ils trouvent leur siège 3, leur travail, leur gain journalier, perdre leur chambre et leur grabat, perdre le cours tranquille de leur vie ». Car même ces petites gens n'ont aucun intérêt à une révolution et ils le sentent. Leur existence dépend
I. Voir p. 150.
2. § 17.
3. Sella, d'où le nom de sellutarii, qu'on leur donnait.
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du cours régulier des choses. Quiconque excite le trouble dans la rue les oblige à fermer leurs petites baraques en bois, à moins que les consuls ne les obligent à le faire, par précaution ; dans tous les cas, ils risquent de perdre leurs pratiques. « Or, si le commerce diminue quand on ferme les boutiques, que serait-il advenu si on les eût incendiées ? » ce que n'aurait pas manqué d'amener la mise à exécution des projets de Catilina. D'ailleurs est-il vrai que l'agent de Lentulus avait complètement échoué ? D'après Appien, il y aurait eu, ce jour-là, un commencement d'émeute, et Cicéron aurait dû quitter précipitamment la séance du Sénat et intervenir avec des troupes pour empêcher qu'on ne délivrât Lentulus. On s'expliquerait mieux ainsi la présence de ce développement inattendu, et de celui qui suit.
Sans doute Cicéron a lu dans les yeux de ses auditeurs qu'ils doutent de l'union du peuple romain à le soutenir. Car il recommence à résumer, d'ailleurs avec force, mais en se reprenant à parler de lui-même, comme d'un puissant motif de confiance 1.
« Dans ces conditions, Pères conscrits, l'appui du peuple romain ne vous manque pas ; à vous de ne pas paraître manquer au peuple romain. Vous avez un consul qui a échappé à beaucoup de périls, à beaucoup de complots, à la mort qui le tenait déjà,
I. § 18.
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et cela moins pour vivre lui-même que pour assurer votre salut. Tous les ordres, pour sauver la république, n'ont qu'une âme, une volonté, une voix. »
« Si l'on peut trouver quelque exagération dans l'évocation des périls courus par Cicéron, on ne peut pas ne pas admirer le choix des ternies qui constituent la gradation terminant la phrase : mente (« l'âme ») c'est la disposition générale commune à tous les citoyens ; cette disposition se précise et détermine leurs voeux dans un même sens. Seulement, comme le Sénat n'a pas encore prononcé, que tous attendent son arrêt pour y obéir, ils
ne manifestent encore leurs voeux que par leurs voix et leurs protestations unanimes » (Jules Girard).
Pour donner plus de force à ses exhortations, Cicéron fait intervenir la patrie elle-même. Elle ne prend pas la parole directement, comme dans Ire Catilinaire, mais le langage qu'elle tient est d'un grand effet, surtout avec la répétition oratoire et anaphorique de « c'est à vous », qui équivaut bien, semble-t-il, à : « c'est à vous-mêmes, à vous seuls 1 » :
« Menacée par les torches et les armes 2 d une conjuration impie, c'est à vous que, suppliante, la patrie, notre mère commune, tend les mains ; c'est à vous qu'elle se confie, à vous qu'elle confie la vie
I. § 18.
2. Allusion aux projets d'incendie et de massacre.
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de tous les citoyens, à vous la Citadelle et le Capitole à vous les autels des Pénates 2, à vous le feu éternel et sacré de Vesta, à vous les temples et les sanctuaires 3 de tous les dieux, à vous les murs et les toits de la ville. »
Puis il rappelle l'intérêt pour eux-mêmes du vote qu'ils vont émettre, et qui intéresse à la fois leur propre vie, l'existence de leurs femmes et de leurs enfants, les biens de tous (ce qui implique les leurs), leurs demeures, leurs foyers. Ce vote, enfin, c'est aujourd'hui qu'ils doivent l'émettre.
Alors, comme si tout ce développement ne suffisait pas, il le recommence 4. Il parle du consul, qui pense à eux, sans s'occuper de lui-même, ce qui, ajoute-t-il modestement, ne se présente pas tous les jours. Il insiste, presque dans les mêmes termes, sur l'accord absolu des citoyens, qui, jusque-là, ne s'était jamais rencontré dans une question de politique intérieure. En une phrase très bien faite, où une période à trois membres harmonieusement balancés se termine par quelques mots brefs qui font avec elle une opposition frappante, il revient sur le danger couru : « Pensez à ce qu'il a fallu de travaux pour fonder cet
I. Les deux sommets du mont Capitolin.
2. Les Pénates de la ville et du peuple romain, adorés dans le temple de Vesta.
3. Sur la redondance de l'expression, voir p. 203.
4. § 19.
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empire, de vertus pour établir la liberté, de bienveillance divine pour augmenter cet entassement richesses ; et tout cela une seule nuit a failli e détruire ! » Quelle est d'ailleurs cette nuit, il ne le précise pas. On peut songer avec une égale vraisemblance à la nuit des Saturnales, où l'on se souvient qu'avait été fixée la mise à exécution du complot, à la nuit de la réunion chez Laeca, « la Plus terrible et la plus redoutable durant toute la conjuration », dira Cicéron dans le Pro Sulla, enfin à la nuit qui vit l'arrestation des Allobroges, car, dans le même Pro Sulla, l'orateur s'écrie : « O nuit, qui as failli plonger notre ville en des ténèbres éternelles, lorsque les Gaulois étaient appelés a la guerre, Catilina à Rome, les conjurés au massacre et à l'incendie ! » Enfin l'orateur rappelle que les sénateurs doivent songer à empêcher non seulement le retour, mais la pensée de tels projets, et que leur décision doit intervenir le jour même.
Comme nous l'avons indiqué, Cicéron termine son argumentation par un hymne à sa louange, hymne un peu plus long qu'il ne l'annonçait, et qui est repris, aussi bien pour le fond que pour la forme, de celui qu'il entonnait l'avant-veille devant le peuple. Voltaire entre admirablement dans la pensée du consul lorsqu'il lui fait dire (Rome sauvée, V, 2) :
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Romains, j'aime la gloire et neveux point m'en taire, Des travaux des humains c'est le digne salaire, Sénat, en vous servant, il la faut acheter ; Qui n'ose la vouloir, n'ose la mériter.
« Autant il y a de conjurés — et vous voyez leur nombre,—autant je vois que je me suis fait personnellement d'ennemis : mais je les estime aussi méprisables que faibles et déconsidérés. Si jamais leur parti, soulevé quelque jour par la folie de quelque scélérat, venait à l'emporter sur votre autorité et sur celle de l'Etat, moi, cependant, Pères conscrits, ni mes actes, ni mes résolutions ne m'inspireront jamais aucun regret. Car la mort, dont peut-être beaucoup d'entre eux me menacent, est le lot commun ; mais la gloire, dont vos décrets m'ont honoré, personne ne l'a jamais obtenue ; à d'autres, en effet, vous avez voté des actions de grâce pour avoir bien servi la république, à moi seul pour l'avoir sauvée 1. »
Considérée en elle-même, du point de vue de la rhétorique, la transition ne manque pas d'habileté. En outre, paraître revendiquer toute la responsabilité n'était pas maladroit, étant donné la pusillanimité d'une bonne partie de l'assemblée. Mais alors, était-il bon d'insister sur le grand nombre des conjurés, circonstance qui, d'ailleurs, mettait en valeur la fermeté de Cicéron? D'autre part, s'ils sont méprisés, faibles et déconsidérés, pourquoi l'orateur semble-t-il craindre ensuite qu'ils en viennent un jour à s'emparer du pouI.
pouI. 20.
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voir ? N'y a-t-il pas là une nouvelle marque de ces hésitations, de ces sentiments contraires, qui ainmaient l'âme de Cicéron ? Nous les avons déjà signalés, et ce n'en est pas, dans le discours, la dernière manifestation.
La suite se relève, non par l'originalité de la Pensée, car on la trouve déjà dans l'Oraison funèbre des guerriers morts durant la guerre du Péloponnèse et dans le Discours de la Couronne, mais par la forme, simple et digne, où mors, détaché en relief, prend une valeur toute particulière. « Il serait trop long et superflu d'ailleurs, écrit Jules Girard, de citer tous les passages où les philosophes et les poètes ont peint cette nécessité de la mort avec des images plus ou moins vives, des traits plus ou moins énergiques. Mais il eu est peu, que je sache, qui aient opposé à cette loi de la nature un cri d'orgueil pareil à celui que Cicéron fait entendre ici. Prêt à sacrifier sa vie, on dirait qu'il veut s'encourager à ce sacrifice en caressant avec complaisance la gloire qui l'attend après sa mort... Remarquez du reste que, dans la naïveté de son orgueil, il sent néanmoins ce fine ses paroles doivent avoir d'inconvenant, et ce n'est pas directement de ses actions qu'il se vante, mais des décrets du Sénat qui les ont sanctionnées et glorifiées. Le tour est adroit et le met plus à l'aise pour le développement qui suit ». Ajoutons que, peut-être, à cette minorité sans énergie,
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il a voulu donner indirectement une leçon de courage, de vigueur et de dignité.
Il va maintenant développer la comparaison, indiquée à la fin du paragraphe précédent, entre ceux qui ont bien servi l'Etat et ceux qui l'ont sauvé 1. Il se décerne à lui-même une apothéose, en se comparant, pour se mettre au-dessus d'eux, à Scipion le premier Africain, à Scipion le deuxième Africain, à Paul Emile, à Marius, à Pompée. L'ordre chronologique, suivi par l'orateur, lui permet de terminer par un vivant, par Pompée, dont il avait fait l'éloge enthousiaste dans le Pro lege Manilia, et auquel, ici encore, il donne le premier rang. Même s'il ne le disait pas, on le devinerait, à voir la gradation des épithètes : le premier Africain est illustre, le second mérite « une gloire insigne » ; Paul Emile doit être considéré comme un « homme hors pair » ; à Marius « est réservée une gloire éternelle ». Mais les exploits et les vertus de Pompée ont été aussi loin que le soleil dans sa course : de fait, n'avait-il pas pacifié l'Espagne, ne vient-il pas de soumettre l'Asie? Or, pour les anciens, c'étaient les deux termes de la course du soleil.
Au premier abord, on sera surpris de trouver ici Marius, dont Cicéron ne partageait pas les opinions politiques. Mais c'était son compatriote, un peu son parent : il n'a jamais négligé une
I. § 21.
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occasion de célébrer sa gloire; plus tard il devait même composer un poème épique à son honneur 1. D'ailleurs, ce qui doit valoir à Marius une gloire éternelle, ce sont ses victoires sur les Cimbres et les Teutons, qui ont délivré l'Italie d'une occupation militaire et de la crainte de la servitude. N'en est-il pas de même pour lui, Cicéron ? Aussi bien, dans le Pro Rabirio, l'avait-il appelé déjà « le père de votre liberté et de notre république », et, dans le Pro Sulla, il s'écriera : « J'avoue que je suis de ce municipe qui, deux fois déjà, a porté le salut à notre ville et à notre empire ».
Ces personnages ainsi loués, Cicéron ajoute : « Parmi les éloges qui leur seront donnés, il y aura, je n'en doute pas, un peu de place pour notre gloire, à moins toutefois qu'il ne soit plus beau de nous ouvrir des provinces où nous puissions pénétrer que de veiller à ce que même ceux qui sont absents aient une patrie où ils puissent revenir après leur victoire ». Certains critiques ont trouvé que Cicéron en arrivait ici à manquer de mesure. Même s'il en était ainsi, il conviendrait de se rappeler, comme nous avons eu l'occasion de l'indiquer, que de telles manifestations d'orgueil n'étaient pas rares dans les républiques anciennes. D'ailleurs, après l'éloge si ample des grands hommes, quelle modération dans les termes : « un peu de place, veiller à... », pour terI.
terI. p. 233, n, 1.
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miner sur l'évocation des autres. D'ailleurs Pompée avait porté sur le rôle de Cicéron un jugement analogue, si l'on en croit... Cicéron lui-même, d'abord dans la 2° Philippique, où il dit simplement que Pompée, à son retour d'Asie, l'embrassa, le félicita et lui dit que c'était grâce à lui qu'il retrouvait sa patrie, puis dans le de Officiis, en un passage imité par Bossuet (Discours sur l'histoire universelle) : « Il (Pompée) n'eût pas su où triompher de tant d'ennemis sans le consul Cicéron, qui sauvait la ville des feux que lui préparait Catilina ».
Pour dire toute la vérité, Pompée, alors occupe en Asie, prit assez mal cette affectation de Cicéron à se placer de pair avec lui, non seulement dans ce discours, mais dans une lettre qu'il lui écrivit quelques jours plus tard pour le mettre au courant de son rôle, et dont il fit répandre dans le public de nombreux exemplaires. Pompée lui répondit très froidement, sans dire un mot de la conjuration. Cicéron riposta par une lettre assez aigre, où il écrivait entre autres 1 :
« J'ai tenu une conduite dont j'espérais que tes lettres me féliciteraient, étant donné nos relations et le service rendu à la république. Je pense que ton silence doit être imputé à la crainte de froisser quelqu'un. Mais sache que la conduite tenue par moi pour assurer le salut de la patrie a été approuvée
I. Fam. V, 7,
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par le jugement et le témoignage de l'univers entier. A ton retour, tu y reconnaîtras assez de résolution et d'élévation d'âme, pour que, toi-même bien supérieur à l'Africain, et moi pas trop inférieur à Lélius, lu souffres sans difficulté que l'on me rapproche de toi dans les affaires politiques et dans le commerce de l'amitié ».
C'est plus tard seulement que la paix se rétablit entre Cicéron et Pompée, au moins en apparence.
Ayant ainsi mis en relief le service rendu par lui aux armées victorieuses, Cicéron, reprenant un point touché déjà dans la 30 Catilinaire 1, montre qu'il ne peut, lui, espérer dans l'avenir la même tranquillité que les chefs de ces armées : en effet, les ennemis étrangers sont écrasés et ne peuvent plus bouger, ou bien sont traités avec bienveillance et se jugent liés par le bienfait reçu ; au contraire, dans les guerres civiles, les vaincus ne peuvent être ni contraints par la force, ni apaisés par la bienveillance 2. « Me voici donc, contre les 'citoyens, engagé dans une guerre éternelle. Mais grâce à votre appui et à l'appui de tous les gens de bien, grâce au souvenir de si grands dangers, qui vivra à jamais chez notre peuple, que j'ai sauvé, et même dans les conversations et dans les âmes de toutes les nations, j'ai confiance que je
I. § 27.
2. § 22.
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pourrai facilement défendre contre ces hommes moi et les miens. Et assurément l'on ne trouvera pas Je force assez grande pour rompre et renverser votre alliance avec les chevaliers romains, ni un pareil accord entre tous les gens de bien. » Est-il besoin d'insister sur le retour des mêmes thèmes : dangers que courra le consul, services rendus par lui, puissance invincible des sénateurs et des chevaliers unis? On remarquera seulement que, cette fois, la conspiration est encore grossie : elle n'intéresse plus seulement Rome et l'Italie, mais le monde entier, qui ne cessera d'y penser ni d'en parler.
PÉRORAISON.
La péroraison se rattache à l'idée exprimée un peu plus haut, le souvenir que la conjuration ne peut manquer de laisser. Cicéron 1 demande que les sénateurs conservent la mémoire de son consulat. « Ce sera, dit-il, une suffisante compensation 2 du pouvoir < proconsulaire >, de l'armée, de la province, dont je me suis désintéressé; du triomphe et de toutes les autres marques d'honneur auxquelles j'ai renoncé pour veiller sur votre salut et celui de la ville ; des relations de clientèle et d'hospitalité que j'aurais pu nouer
I. § 23.
2. Cicéron fait tenir à Milon un langage analogue (Pro Milone, § 98).
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dans une province, et qu'à Rome je ne mets pas moins d'activité 1 à cultiver qu'à élargir; de tous ces avantages perdus, du dévouement exceptionnel que je vous ai montré, enfin du zèle, sensible pour tous, que j'ai mis à sauver la république. » Peut-être Cicéron, de nouveau, parle-t-il ici un peu trop de lui-même et en termes trop élogieux. De plus, dans la première partie, il exagère les sacrifices qu'il a faits en renonçant à la province de Macédoine. Sans doute il aurait eu l'imperium Proconsulaire et il aurait disposé d'une armée. Sans doute, les provinces choisissaient volontiers Pour patrons les magistrats romains qu'elles avaient connus et estimés : depuis sa questure à Lilybée, Cicéron était le patron d'une partie des Siciliens, et nous avons vu les Allobroges s'adresser à Fabius Sanga, un de leurs patrons; c'était un honneur très recherché et qui procurait beaucoup d'influence et de considération. Mais tous les gouverneurs n'étaient pas choisis comme patrons. De même, nul doute qu'en Macédoine il n'eût été obligé de combattre les tribus barbares qui bordaient la frontière et faisaient de fréquentes incursions sur le territoire romain. Cela ne voulait pas dire qu'il eût obtenu le triomphe et « toutes les autres marques d'honneur » : que
I. Cicéron dit opibus. Entendez par là l'aménité de son caractère, l'éclat de son éloquence, l'autorité de son nom, de ses fonctions, bref tous les moyens d'influence dont il dispose.
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veut-il désigner par là exactement ? Donc arguments d'avocat. Argument d'avocat aussi, l'assertion que c'était pour se consacrer à la défense de la république qu'il avait abandonné sa province à Antoine. C'était tout simplement, on l'a vu, pour assurer sa tranquillité dans l'exercice de ses fonctions.
Nouvel argument d'avocat que l'emploi du pathétique par l'évocation de son fils, qu'il recommande au Sénat, « si la violence des méchants devait tromper un jour ses espérances et l'emporter » ; il disposerait d'appuis assez solides, non seulement pour vivre, mais pour s'élever aux honneurs, si « les sénateurs se souviennent qu'un homme a tout sauvé sans faire partager les dangers à personne et qu'il en est le fils ». Evidemment ces détails de famille donnent à sa parole de l'émotion, mais une émotion bien facile; comme l'observe Jules Girard, « nous nous étonnons de les rencontrer dans la bouche de l'homme d'Etat, du chef d'un grand peuple, entretenant un Sénat des graves intérêts de la république » ; nous trouvons également que Cicéron ramène tout à lui, aux services rendus par lui seul, aux périls courus par lui seul, et nous commençons à comprendre l'attitude de Pompée ; enfin était-il bien adroit, au moment où le vote allait reprendre, de laisser l'assemblée sous l'impression que les méchants pouvaient l'emporter, et comment accorder
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cette prévision avec la confiance qu'il venait de Marquer dans la force invincible de l'union des sénateurs et des chevaliers? D'ailleurs que devait-il rester de cette invocation pathétique, puisque, en décembre 58, exilé en Grèce, il écrivait à Atticus de protéger, autant que possible, « son Malheureux petit Cicéron, auquel il ne laissait que l'impopularité et le déshonneur de son nom ».
Sans doute s'aperçoit-il alors brusquement qu'il est temps de finir, car, sans transition, ou plutôt en employant comme transition un : « C'est pourquoi », qui s'explique mal, il s'adresse aux sénateurs 1. D'abord des mots, beaucoup de Mots, pour leur rappeler qu'il s'agit « de tout ce qui doit assurer leur salut et celui du peuple romain, de leurs femmes et de leurs enfants, de leurs autels domestiques et de leurs foyers, des sanctuaires et des temples, des édifices et des Maisons de toute la ville, de l'empire et de la liberté, du salut de l'Italie, de la république entière », puis, enfin, les termes essentiels, attendus : « prononcez en toute conscience, en toute fermeté, comme vous avez commencé à le faire ». On a discuté sur le sens de ces derniers mots. Faut-il entendre : « comme vous venez de le faire dans la première partie de la séance ? » Cicéron prendrait alors ouvertement parti pour Silanus et ce serait le seul endroit du discours. Il est plus
I. § 24-
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vraisemblable qu'il songe aux séances de la veille et de l'avant-veille.
On s'attendait à ce que le discours s'arrête là. Il n'en est rien. « Vous avez un consul qui n'hésitera pas à obéir à vos décrets, et qui sera capable, tant qu'il vivra, de défendre vos décisions, et d'en garantir personnellement l'exécution ». Sans doute, en vue de rassurer ceux de ses auditeurs qui craignent les conséquences d'une décision sévère, Cicéron veut leur rappeler que tout est prévu pour en assurer l'exécution, et que ce n'est pas eux qui porteront la responsabilité. Il semble toutefois, étant donné le but visé par Cicéron, que le discours se terminerait mieux sur la phrase précédente.
Il y a donc quelque chose d'un peu déplaisant dans cet étalage du moi. On peut reprocher également à Cicéron d'avoir souvent répété les mêmes effets et d'être revenu avec trop d'insistance sur les dangers dont Rome était menacée. En outre, la deuxième partie de l'argumentation, sur les mesures d'exécution, contient des longueurs et affaiblit l'effet de la première. Surtout, l'impression laissée par le discours n'est pas nette : résolutions énergiques et inquiétudes se combattent dans l'âme de l'orateur et se heurtent dans sa harangue. Aussi, malgré l'habileté avec laquelle Cicéron a réfuté l'argumentation de César, sans sortir, en appa¬
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LA QUATRIÈME CATILINAIRE 311
rence, de l'impartialité que lui imposait son rôle, Malgré les nobles accents des derniers chapitres, Malgré la joie patriotique du consul à la pensée d'avoir rapproché deux ordres puissants, et réuni, pour la défense de l'Etat, la foule des bons citoyens, doit-on confesser que la 40 Catilinaire est inférieure aux autres, tout au moins à la Ire et à la 3e.
Aussi bien, comme on va le voir, ne produisit-elle aucun effet, du moins immédiatement.
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LIVRE III
CONCLUSION,
CHAPITRE I
LE DÉNOUEMENT.
Cicéron avait voulu raffermir ses collègues, et il y avait réussi eu quelque mesure, mais il leur avait montré également qu'il partageait leurs alarmes, et avait ainsi ajouté une nouvelle force a l'argumentation de César. D'autre part, il avait assumé la responsabilité. Mais aussi, comme l'observe M. Antoine, « à force de montrer cette responsabilité terrible et menaçante pour se grandir d'autant, il dépasse le but... Ses efforts sont insuffisants et stériles. Il ne peut, se disent les sénateurs, garantir l'avenir. Les hommes armés peuvent les protéger aujourd'hui, mais une accusation auprès du peuple, que César appuierait avec les redoutables légions de Pompée, pourraient-ils la faire échouer?» Telle était l'impression de la majorité, qui restait visiblement acquise à l'opinion de César.
Mais bientôt la parole fut donnée à un ancien préteur, Ti. Claudius Néro, l'aïeul de l'empereur Tibère. Il ouvrit un nouvel avis. Bien que les tex¬
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tes ne soient pas très clairs, il avait proposé, semble-t-il, de mettre l'affaire en délibération quand on aurait réuni des forces plus considérables, c'est-à-dire de surseoir au jugement des détenus jusqu'à ce que la situation du Sénat et du gouvernement fût mieux affermie. Peut-être d'ailleurs, selon la remarque pénétrante de M. Antoine, « Néron s'est-il à dessein exprimé d'une façon équivoque. Il ne pouvait nier la culpabilité de Lentulus et des autres accusés qui avaient avoué. Il voulait donc simplement donner à entendre que l'affaire n'était point terminée, pas assez éclaircie, et qu'il était d'autant plus délicat de prononcer la peine de mort ». Il est permis de croire aussi que Néron avait l'intention de venir au secours du parti conservateur, afin d'empêcher l'adoption de l'avis de César, qui serait considérée comme une victoire du parti démagogique.
Toujours est-il que les sénateurs interrogés déclarèrent se ranger à l'opinion de César, même Silanus qui demanda à expliquer son vote mal interprété. Alors, parmi les derniers, fut interrogé un des tribuns désignés, Caton, le futur Caton d'Utique. Il jouissait d'une grande influence, à cause de son nom, d'abord, et aussi de sa vie et de son caractère. Autant qu'on peut le conclure de la comparaison des textes, il flétrit l'inconstance de son beau-frère Silanus. Puis il dirigea contre César une attaque très violente : il ne discute pas,
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lui, ses arguments, mais il les affaiblit en rendant l'orateur suspect : « César, résume Plutarque, sous prétexte de défendre la cause populaire et par un discours plein d'humanité, cherche à bouleverser l'Etat, à intimider le Sénat, alors que c'est lui-même qui devrait trembler et s'estimer très heureux de sortir de ce mauvais pas, impuni et hors de soupçon, lui qui travaille à arracher au châtiment les ennemis de la République, tentative aussi évidente qu'audacieuse ». Etant donné l'énormité du crime, il n'y a place ni pour la pitié, ni pour l'hésitation; les conjurés ne méritent aucun égard et il faut se décider promptement. Après avoir fait l'éloge de Cicéron, il émit le vote suivant (d'après Salluste) : « considérant que, par le criminel dessein de citoyens criminels, la République a couru les plus grands dangers, et que, convaincus par la dénonciation de T. Volturcius et des ambassadeurs allobroges, ces hommes ont avoué avoir préparé, contre leurs concitoyens et leur patrie, le meurtre, l'incendie et d'autres attentats horribles et cruels, puisqu'ils ont avoué, il faut les traiter comme s'ils avaient été pris en flagrant délit de crime capital, et les punir selon la coutume de nos ancêtres », c'est-à-dire, sans se préoccuper de procédure régulière, leur appliquer la peine de mort et non l'exil volontaire.
Lorsque Caton se fut assis, nous dit Salluste, tous les consulaires, et, avec eux, une grande par¬
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316 LES CATILINAIRES
tie du Sénat accueillent son avis par des éloges, portent aux nues sa fermeté, se blâment les uns les autres et s'appellent lâches ; on proclame Caton un illustre, un grand citoyen. Naturellement César ne s'associa pas à ces éloges ; il reprit la parole en une réplique, à la suite de laquelle les deux orateurs se livrèrent à un échange violent d'insultes et de personnalités.
L'incident clos, Cicéron, semble-t-il, continua à recueillir l'opinion des sénateurs. Cette fois, ce n'est plus à l'avis de César qu'on se rangea. Plutarque nous parle même d'un Catulus, qui reprit la première proposition de Silanus. Etant donné son tour de parole, ce Catulus était tribun désigné ou ancien tribun : il ne peut donc s'agir du princeps senatus, mais de son fils, mort vraisemblablement jeune, avant d'arriver aux plus hautes magistratures. Le consul sentit bientôt la partie gagnée. Comme c'était son droit, il arrêta la consultation et mit aux voix l'avis de Caton, dans les termes exprimés par lui : c'était le plus grand honneur que le Sénat pût accorder à l'un de ses membres. Ce décret était précédé de considérants, où, sur la demande de Caton, on faisait mention des immenses services rendus par le consul à la République.
Le vote fut acquis à une grande majorité. Toutefois, lors de la rédaction du décret, une nouvelle difficulté s'éleva. On y avait mentionné la confis¬
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cation des biens, empruntée sans doute par Caton au discours de César. César protesta, disant qu'il n'était pas équitable d'emprunter à sa proposition ce qu'elle avait de rigoureux (la confiscation) et de la rejeter en ce qu'elle avait de bienveillant (la prison à perpétuité au lieu de la mort). A bout d'arguments, César en appelle aux tribuns de la plèbe, qui refusent d'intervenir. Pour ne pas pousser à bout un adversaire aussi puissant, et surtout pour en finir, Cicéron prit sur lui de ne pas mentionner la confiscation dans le décret.
La nuit tombait. Le consul comprit qu'il n'avait pas un moment à perdre. Il plaça des postes aux Points dangereux, ordonna aux triumvirs, chargés des exécutions, de tout préparer. Il alla ensuite chercher Lentulus dans la maison de Spinther sur le Palatin, et, par la Voie Sacrée et le Forum, l'amena à la prison, où les préteurs conduisent les autres détenus. Nul ne tenta de les délivrer ; d'ailleurs nul ne savait ce qu'on allait faire d'eux. A la porte de la prison, ils sont livrés aux triumvirs ayant charge des exécutions capitales, qui les font étrangler successivement, Lentulus le premier. Cicéron, s'avançant alors sur le seuil, prononça le mot fameux : Vixerunt, « ils ont vécu ». La foule répondit par une longue acclamation, et, à la lueur des flambeaux, reconduisit le consul jusqu'à sa demeure.
Un mois après environ, au début de 62, Cati¬
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lina, pris entre les troupes d'Antoine et celles de Q. Métellus Celer, était battu et tué à Pistoia, ville d'Etrurie au pied de l'Apennin. Antoine, se disant malade, avait laissé le commandement à son lieutenant Pétreius.
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CHAPITRE II
JUGEMENT SUR LES Catilinaires
La réputation des Catilinaires a beaucoup varié a travers les âges. Quintilien les cite souvent avec admiration. Tacite, dans son Dialogue des Orateurs, les place au nombre des discours qui mettent Cicéron au premier rang. Les grammairiens et les rhéteurs y font souvent des allusions, en tirent souvent des exemples. Les manuscrits en sont très nombreux au moyen-âge, preuve qu'on les lisait beaucoup.
Mais voici que, parlant des harangues politiques, Montaigne écrit 1 : « Elles languissent autour du pot. Elles sont bonnes pour l'école, pour le bureau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encore, un quart d'heure après, assez à temps pour en retrouver le fil ». Dans sa Lettre à l'Académie, Fénelon se déclare moins touché « de l'art infini et de la magnifique éloquence », de Cicéron, que « de la rapide simplicité », de Démosthène. Il ajoute pourtant : (( Il est même court et véhément toutes les fois qu'il veut l'être, contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine ». Jean-Jacques Rousseau se monEssais,
monEssais, II, chap. 10.
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tre plus brutal, comme à son ordinaire, dans un passage de l'Emile.
Il est vrai que Rollin admire les Catilinaires, que La Harpe les commente et en traduit une bonne partie, et que Voltaire, y trouvant la meilleure réponse aux mépris des hommes d'action pour les gens de lettres, en tire une tragédie : Rome sauvée, où il exalte l'homme qui, par sa seule parole, avait tiré la république d'un très grand danger. Il se plaisait à la jouer sur son théâtre particulier, ou à la faire représenter chez la duchesse du Maine, à Sceaux, chez Frédéric II, à Berlin. Il se chargeait volontiers du personnage de Cicéron, et Condorcet, qui l'y avait vu, écrivait, trente ans plus tard : « Ceux qui ont assiste à ce spectacle n'ont pas oublié le moment où l'auteur de Rome sauvée s'écriait :
Romains, j'aime la gloire et ne veux point m'en
taire,
avec une vérité si frappante qu'on ne savait si ce noble aveu venait d'échapper à l'âme de Cicéron ou à celle de Voltaire ». D'ailleurs, dès 1611, Ben Jonson, dès 1748, Crébillon le père avaient composé des tragédies sur Catilina, qui, en 1848, devait être le héros d'un drame d'Alexandre Dumas père et A. Maquet. Les uns et les autres avaient consulté à la fois Cicéron et Salluste, mais surtout le premier.
Pendant la Révolution, on a beaucoup parlé de
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Catilina; Mirabeau trouvait même qu'on en parlait trop : « Eh ! Messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, et d'une insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : « Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère !» Et G. Boissier, à qui nous empruntons cette citation, ajoute : « Je tiens de M. Aulard, qui réunit en ce moment les adresses envoyées à la Convention à propos du 9 Thermidor, que, dans presque toutes, même dans celles de petits villages, où le maire et les conseillers municipaux n'avaient pas fait d'études classiques, Robespierre est appelé le Catilina moderne ».
Les modernes sont également partagés. Les pédagogues sont d'accord pour recommander dans les classes la lecture des Catilinaires, que l'on Peut mener parallèlement à celle du Catilina de Salluste, comparaison pleine d'intérêt historique
littéraire. Aussi, dans les différents pays civilisés, les Catilinaires ont-elles fait l'objet de nombreuses éditions annotées : nous avons, dans la Bibliographie, cité les plus intéressantes.
Les critiques et les historiens sont divisés. Nous laisserons de côté les adversaires systématiques de Cicéron, les Mommsen et les Drumann. Il est également certain que la comparaison des Catilinaires avec les Philippiques de Démosthène, par
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exemple, n'est pas favorable au Romain. « La supériorité de l'orateur grec est incontestable, écrit M. Levrault, esprit judicieux et impartial-Sa parole est mâle et sobre. Sa logique est serrée, pressante, irrésistible. Il va droit au but, plus soucieux des actes que des paroles. « C'est un torrent qui entraîne tout ». A côté de cette éloquence nerveuse, les harangues de Cicéron paraissent nonchalantes et froides... Cette lenteur méthodique ne convient guère à nos habitudes modernes. A l'abondance du langage et au luxe des préparations, aux développements brillants et harmonieux, à ce «fleuve du discours 1» qu'aimait tant l'auteur des Catilinaires, nous préférons quelque chose de moins apprêté, de plus pratique, de plus vif. Nous trouvons cette éloquence trop majestueuse et trop « académique » pour les luttes de la curie et du Forum ».
Examinées en elles-mêmes, les Catilinaires soulèvent différentes critiques.
D'abord, à considérer la forme, on y relève sans aucun doute une recherche exagérée des lieux communs et des figures de rhétorique. Cicéron n'aurait pas fait difficulté d'en convenir et de s'en vanter, lui qui, racontant à Atticus un de ses grands succès de tribune, un jour qu'il célébrait son consulat, écrivait à son ami 2 : « Quand mon
1. Flumen orationis. L'expression est de Cicéron lui-même.
2, Ad Att. I, I, 14.
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tour fut venu de parler, comme je me donnai carrière !... Si jamais j'appelai à mon aide périodes, enthymèmes, métaphores, et toutes les autres figures de la rhétorique, ce fut bien alors. Je ne parlais plus, je criais, car il s'agissait de mes lieux communs ordinaires, la sagesse de l'ordre sénatorial, la bonne volonté des chevaliers, l'union de toute l'Italie, les restes de la conjuration étouffés, l'abondance, la paix rétablies. Tu sais la musique que je fais quand je traite ces sujets. Elle fut si belle ce jour-là que je n'ai pas besoin d'en dire davantage ; tu dois l'avoir entendue d'où tu es 1 ».
De même la composition prête à la critique dans le premier discours, où l'on note également le passage continuel et souvent brusque de la menace à la prière, tandis qu'ailleurs on est parfois surpris du contraste subit entre l'énergie de tel passage et l'inquiétude du chapitre suivant. Cicéron peut invoquer des circonstances atténuantes, sur lesquelles nous ne reviendrons pas.
Pour le fond, suivant certains auteurs, Cicéron, dans le même discours, « a enfoncé des portes ouvertes ». Nous croyons avoir montré 2 que cette façon de voir est inexacte. D'autres, plus justement, lui reprochent d'être, sous plusieurs rapports, demeuré trop avocat. D'abord il ne s'attaque pas franchement aux grandes questions.
I. Il était alors en Epire. 2. Voir p. 78 et suïv.
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« Dans la 4e Catilinaire, dit G. Boissier, il avait à discuter l'une des plus graves qui puissent être posées devant une assemblée délibérante : Jusqu'à quel point est-il permis de sortir de la légalité pour sauver son pays? Il ne l'a même pas abordée. On souffre de voir comme il recule devant elle, comme il la fuit et l'évite, pour développer de petites raisons et se perdre dans un pathétique vulgaire ».
Mérimée a noté aussi 1 que, dans ce même discours, il soutient la thèse opposée à celle qu'il a défendue dans le Pro Rabirio : n'y avait-il pas énergiquement protesté contre la forme d'accusation dirigée contre son client, se vantant même d'en avoir fait si bien justice que l'on n'en parle plus? Il est vrai que César emprunte ses arguments à l'avocat de Rabirius. « Faut-il s'étonner si les deux orateurs, placés dans une aussi fausse position l'un que l'autre, évitent de concert de se prononcer sur le caractère du crime, et surtout de rappeler la formule qui doit régler les poursuites? N'osant affirmer que Lentulus ne soit qu'un accusé ordinaire, César se borne à condamner en termes généraux l'application de la peine de mort à des crimes politiques. De son côté Cicéron ne dit qu'un mot en passant de la procédure exceptionnelle dont il prétend faire usage contre les conspirateurs ». Aussi bien l'accusateur de
I. P. 298.
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Verres avait-il mis sa parole au service de Fonteius, accusé des mêmes crimes. C'était confirmer la théorie qu'il exprimait un jour en disant : « Tous nos discours sont le langage de la cause, et non celui de l'homme; car, si la cause pouvait parler elle-même, on n'emprunterait pas le secours de la voix ».
Procédé d'avocat aussi que le tour agressif volontiers donné à sa parole, pour plaire à l'auditoire, qui aime l'altercation! Procédé d'avocat encore, que le retour perpétuel des mêmes idées, et souvent exprimées dans les mêmes termes! Procédé d'avocat enfin, on doit en convenir, que le choix d'arguments qui conviennent aux seules circonstances et au seul auditoire, par exemple les présages dans la 3e Catilinaire!
Mais, en réalité, les Catilinaires ne sont-elles Pas une manière de plaidoyer, une défense de la conduite tenue par Cicéron, une justification des mesures prises par Cicéron, tout autant qu'une attaque contre Catilina ? C'est ce qu'a bien vu Quintilien, écrivant dans son Institution Oratoire : « Cicéron parle souvent de la conjuration de Catilina qu'il a étouffée; mais il en fait honneur tantôt à la fermeté du Sénat, tantôt à la providence des dieux immortels. Généralement, lorsqu'il répond à ses adversaires et à ses détracteurs, il se fait la part plus belle. Mais il était obligé de défendre sa conduite quand on l'atta¬
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quait ». On s'explique mieux ainsi la place, peut-être exagérée, réservée par le consul à lui-même, à ses services, à sa prévoyance, à son courage, aux dangers qu'il a couru et qu'il peut avoir à redouter; rappelons d'ailleurs que, chez les anciens, le « moi » était moins haïssable que pour nous.
Aussi bien, cette considération mise à part, au Forum ou même à la curie, l'assistance n'est-elle pas aussi et plus nombreuse qu'autour des tribunaux? Pourquoi ne pas employer les mêmes moyens pour la toucher? On comprend dès lors que, parlant devant le Sénat ou le peuple, comme devant le préteur, Cicéron ait recours à l'esprit pour plaire, au pathétique pour émouvoir. Les invectives contre Catilina sont un modèle d'ironie pénétrante. La verve de l'orateur se donne libre carrière dans la 2e Catilinaire, lorsque, passant en revue les groupes constituant l'armée de Catilina, il en arrive aux mignons du général, ou, dans la 3e, quand il raconte l'interrogatoire des conjurés. Il est incontestable aussi que la première prosopopée de la Patrie est un exemple parfait de pathétique.
Enfin, pour l'orateur politique comme pour l'avocat, l'essentiel n'est-il pas de gagner sa cause, et un discours « qui a attrapé son but n'a-t-il pas suivi le bon chemin » ? C'était tout au moins le sentiment de Caton, lorsqu'il s'attaquait à l'opinion de César, non pas directement, mais de la façon
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que nous avons indiquée 1. De même» Cicéron a « attrapé son but ». La Ire Catilinaire a démasqué Catilina, désarmé certains conjurés, émoussé la décision des autres, rendu le complot si odieux que les hésitants se sont déclarés pour l'ordre, ranimé les honnêtes gens, auxquels il a montré le danger ; surtout il a fait passer dans le Sénat un peu de l'énergie qui poussait le consul. Quant au deuxième et au troisième discours, ils ont intéressé la plèbe à la politique de Cicéron et l'ont rangée à ses côtés... pour quelques semaines. Le dernier, enfin, a contribué au châtiment exemplaire des complices de Catilina, condamnation qui, avec le départ du chef du complot, marquait l'échec d'une entreprise redoutable. Il y eut, en effet, en 62, à Rome et dans les villes étrusques, de nombreux Procès criminels intentés aux affiliés de la faction. Des mouvements insurrectionnels éclatèrent dans le pays des Péligniens, à Capoue et chez les Allobroges. En 59, il fallut encore la force militaire pour écraser, aux environs de Thurium, une troupe où s'étaient unis les débris de l'armée de Catilina et les restes des bandes de Spartacus.
J.-J. Rousseau n'avait donc pas absolument tort d'écrire dans l'Emile : « Mon élève dira de Démosthène : C'est un orateur. En lisant Cicéron, il dira : C'est un avocat ». Mais ce jugement demande à être complété. Cicéron est un avocat,
I. Voir p. 315.
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soit, mais un avocat de génie, qui voit les arguments utiles, et, le cas échéant, sait en racheter la faiblesse par l'habileté du développement, la force du pathétique, la vigueur ou la finesse des portraits, la clarté, le mouvement ou l'esprit des narrations, surtout par la variété du ton, la souplesse ou l'harmonie de la phrase. En d'autres termes, c'est un orateur qui emploie des moyens d'avocat.
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CHAPITRE III
CICÉRON APRÈS LES Catilinaires.
L'attitude prise par Cicéron dans la conjuration de Catilina eut sa répercussion sur tout le reste de sa vie.
Le soir du 31 décembre, quand Cicéron se préparait, selon l'usage, à faire un discours au peuple pour rendre compte de sa conduite, un des tribuns entrés en charge le 9 décembre, Q. Métellus Népos, qui présidait l'assemblée, déclara : « Celui qui n'a pas permis à des accusés de se défendre ne se défendra pas lui-même en ma présence ». Il lui interdit de prendre la parole, et lui ordonna durement, dit Mérimée, de se borner à prononcer le serment ordinaire, c'est-à-dire que, pendant la durée de son consulat, il n'avait rien fait contre les lois. Cicéron, alors, d'une voix forte et sonore, s'écria : « Je jure que j'ai sauvé la patrie et que j'ai conservé l'empire à la république ». Et le peuple, pressé autour de la tribune, répondit : « Il dit vrai ».
C'est évidemment à cette époque qu'il se reportait, lorsque, cinq ans après, en exil, il écrivait à son frère : « Moi qui, par mon frère, par mes enfants, par mon épouse, par ma fortune, par la
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qualité même de cette fortune, étais très heureux en dignité, en puissance, en estime, en popularité, j'étais aussi grand que ceux qui furent jamais les plus grands ».
Mais le souvenir des services rendus s'effaça promptement des esprits. Sans doute l'orateur retrouvait au barreau ses succès d'antan, même quand il se chargeait de causes douteuses : il faisait acquitter, en 62, un certain Sylla, compromis dans la conjuration de Catilina, et le poète Archias, à qui l'on contestait le droit de cité romaine, en 59, Flaccus, accusé de concussion.
Par contre, sa popularité avait porté ombrage à trop d'ambitions, comme celle d'Hortensius, et lui avait valu l'animosité inquiète et méprisante de ce que nous appellerions l'aile droite du parti conservateur. Or, auprès de la plèbe, on exploitait contre lui les avances qu'il avait faites, pendant son consulat, à ce parti conservateur, Sénat et chevaliers. De plus, l'union de ces deux classes, son oeuvre propre, fut, nous avons eu l'occasion de l'indiquer 1, rompue en 61 et en 60 par l'intransigeance des chefs les plus considérables de l'aristocratie modérée, entre autres ce Caton d'Utique, dont il avait, dans le Pro Murena, signalé la raideur excessive. Avec cela, il s'était fait un ennemi mortel du redoutable Clodius, contre lequel il avait déposé dans l'affaire du sacrilège
I. Voir p. 292.
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des Mystères de la Bonne Déesse. Il se voyait abandonné par Pompée, qu'il avait cru adroit, avec le Sénat tout entier, d'humilier, aussitôt que l'imperator avait eu licencié son armée.
En juin 60, César, à son retour d'Espagne, qu'il venait de gouverner, entreprit de réconcilier Pompée et Crassus, brouillés depuis 70 ; il essaya même de gagner Cicéron, qui ne comprit pas. Des triumvirs l'abandonnèrent à ses ennemis, notamment à Clodius, qui fut élu tribun pour 58, grâce à l'appui de César, consul en 59. « Au début du consulat de César, écrit M. Piganiol, Cicéron, retiré à Antium, « comptait les vagues », selon son expression ; puis il revint à Rome pour combattre le parti populaire ; mais, à la fin de 59, il se sentit directement menacé et il appela à son secours son ami Atticus, qui avait des intelligences dans tous les partis ».
Dès le début de 58, Clodius fit passer une loi interdisant l'eau et le feu à quiconque serait convaincu d'avoir fait périr des citoyens romains sans condamnation légale. Cette loi visait évidemment le consul de 63, mais il n'y était pas nommé. Cicéron fit agir ses amis auprès des consuls, et implora lui-même Pompée, qui laissa faire, tout comme César, bien que ce dernier déclarât la loi inopportune. Cicéron crut devoir prévenir par un départ volontaire une condamnation qu'il jugeait certaine. Son éloignement ne désarma
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nullement Clodius, qui, abandonnant son premier projet, fit condamner Cicéron à un exil perpétuel et rigoureux (il devait se tenir à plus de quatre cent mille pas, 600 kilomètres, de Rome) ; ses biens étaient confisqués ; devaient être rasées sa maison du Palatin, ses villas de Formies et de Tuseulum ; défense, sous peine de mort, de lui donner asile et de proposer son rappel. On croirait, dans les dernières dispositions, entendre l'écho ironique de la proposition faite par César pour les complices de Catilina.
Cicéron, traversant l'Italie méridionale, se rendit en Lucanie, puis à Brindes, d'où il s'embarqua pour l'Orient ; il y séjourna dix-huit mois, tantôt à Thessalonique, tantôt à Dyrrachium 1, dans une propriété d'Atticus. Quelle fut son attitude ? Elle est jugée en ces termes par Tite-Live, dans le portrait qu'il avait tracé du grand orateur dans un des livres aujourd'hui perdus : « Frappé quelquefois de blessures cruelles, l'exil, la ruine de son parti, la mort de sa fille, une fin si triste et si cruelle, de tous ces malheurs, la mort est le seul qu'il supporta en homme ».
Heureusement pour lui, Clodius s'était rendu odieux à tous. Il avait en particulier bafoué Pompée, qui, craignant pour sa vie, enfermé dans sa villa des monts Albains, chercha de nouveau un
I. Salonique et Durazzo.
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appui du côté du Sénat et des hommes d'ordre, et se montra favorable au retour de Cicéron. A la tête de son armée d'esclaves et de gladiateurs, Clodius trouva le moyen d'empêcher durant plusieurs mois le vote de cette mesure, contre le sentiment intime des Romains de tous ordres, qui saisissaient chaque occasion de faire connaître leur opinion 1.
Enfin Clodius trouva devant lui un tribun de la plèbe, Milon, ami de Cicéron ; recrutant, lui aussi, esclaves et gladiateurs, il infligea plusieurs défaites à Clodius. Le 4 août 57, la loi de rappel était adoptée ; le lendemain, Cicéron débarquait à Brindes ; le 4 septembre, il entrait à Rome, après une marche triomphale à travers l'Italie.
« Encore un triomphe éphémère, écrit M. Monceaux. Cicéron se croyait redevenu l'un des chefs de l'Etat, et il n'était plus qu'un instrument entre les mains des ambitieux. Le peuple, qui l'acclamait si bruyamment la veille, le rendit même responsable d'une disette tout à coup survenue ». Du moins Cicéron avait appris à connaître la puissance des triumvirs. Il se réconcilia avec Crassus, fit, peu de temps après son retour, accorder de nouveau à Pompée, pour cinq ans, des pouvoirs extraordinaires et, l'année suivante, proroger César pour cinq ans dans son gouvernement des Gaules. En même temps, il ne pouvait s'emI.
s'emI. Pro Sestio, notamment chapitres LV et suiv.
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pêcher de les critiquer, de les railler, d'attaquer leurs partisans, Vatinius et Pison, par exemple. Cette attitude diminuait son autorité, surtout auprès du peuple, devant lequel il n'osait plus se présenter.
Les déceptions d'homme d'Etat le rejetaient vers les lettres et le barreau. En 55, il publie le de Oratore, où il expose ses idées sur l'art oratoire : rien ne supplée au talent, mais il faut le développer par une vaste culture qui embrasse les sciences, le droit et surtout la philosophie; on ne saurait non plus se dispenser d'étudier de près les modèles que nous ont laissés les orateurs. Il compose aussi deux ouvrages de théorie politique : en 54, il écrit le de Republica, qu'il ne devait publier qu'en 51 ; vers 52, il entreprend le de Legibus, resté inachevé. Dans le premier, « ce ferme républicain annonçait que la constitution monarchique était en théorie la meilleure; en pratique, il fallait réaliser le gouvernement des aristocrates (optimates), qui serait rendu stable, disait-il, par l'intervention permanente d'un grand protecteur. Si ce traité ne nous était point parvenu en lambeaux, nous y lirions peut-être l'esquisse du programme qu'Auguste devait réaliser, la définition même de ce qu'on appellera le principat » (Piganiol).
Cependant, en plusieurs discours, il défendait, avec autant de zèle que d'esprit, ses intérêts maté¬
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riels, très compromis par ou pendant son exil. Il prononce aussi, pour ses amis politiques, un certain nombre de plaidoyers. Le plus célèbre est la défense de Milon, qui, à la tête d'une de ses bandes, ayant rencontré dans les monts Albains, peut-être par hasard, Clodius, accompagné d'une troupe moins nombreuse, l'avait blessé, puis avait jugé plus prudent de l'achever. Dans le plaidoyer que nous possédons, l'un de ses chefs-d'oeuvre, il a su, à son habitude, déployer un pathétique excellent. Sa narration est admirable de clarté, de vraisemblance, de mouvement et d'esprit. Surtout, en élargissant la question, il en fait un grand Problème moral. Malheureusement, comme nous avons eu l'occasion de le dire 1, ce discours n'est pas celui qui fut prononcé. Cicéron, troublé par l'appareil militaire qui entourait le Forum, et aussi par les clameurs de la populace, perdit la tête, fut inférieur à lui-même, et Milon s'exila à Marseille (52).
A ce moment, Cicéron fut obligé de quitter Rome. Un sénatus-consulte de 53, transformé en loi l'année suivante, avait décidé, pour diminuer la brigue, que les magistrats seraient chargés du gouvernement d'une province cinq ans seulement après leur sortie de charge. Il fallut donc avoir recours à d'anciens consuls ou prêteurs, qui n'avaient pas encore rempli ces fonctions. C'est
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en Cilicie que Cicéron se rendit comme proconsul (51). Il s'y révèle administrateur habile, énergique et même désintéressé : cela ne l'empêcha pas, sans violer les lois, de tirer de sa province 450.000 francs or. Même quelques petits succès sur les montagnards voisins lui firent décerner par ses soldats le titre d'imperator. Il en profita pour demander le triomphe, mais il dut se contenter de l'ovation.
Non prorogé dans ses fonctions, il débarqua en Italie vers la fin de 50. Comme il" l'écrivait à Tiron, son affranchi et secrétaire, « il tombait au beau milieu de l'incendie des discordes civiles ». En effet, par ses lettres, nombreuses (864) et très variées, nous connaissons exactement ses sentiments. L'âme mobile de Cicéron s'y exprime avec une franchise et une vivacité tour à tour émues et spirituelles. C'est ainsi que nous le voyons hésiter longtemps entre César et Pompée, passant d'une de ses villas à l'autre, demandant des conseils à tout le monde. César lui conseillait de rester neutre. Mais, dans un coup de tête, il s'embarqua et rejoignit Pompée à Dyrrachium (juin 49). Après Pharsale et la fuite de Pompée (août 48), découragé, il revint en Italie : il débarqua à Tarente, d'où il gagna Brindes, attendant onze longs mois le retour de César. Celui-ci pardonna, accueillit même Cicéron avec empressement et déférence, le pressa de retour¬
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ner à Rome et de siéger au Sénat. Cicéron céda à ses instances, niais, pendant un an, il ne prit aucune part aux affaires publiques.; Enfin, le jour où César fit grâce à son ennemi Marcellus, ami intime de Cicéron, ce dernier sortit de son silence en prononçant le Pro Marcello 1 ; ensuite, devant le tribunal du dictateur, il défendit avec succès le Pompeien Ligarius (46) et le roi Déjotarus (45). Mais, dans le premier discours, sous des éloges hyperboliques, se cachent des conseils, et, dans le second, il allait jusqu'à présenter ouvertement l'apologie des vaincus de Pharsale.
Ses angoisses patriotiques étaient rendues plus poignantes encore par différents soucis : graves embarras d'argent, gros dissentiments avec son frère et son neveu, maladie de sa chère fille Tullia, qu'il perdit en 45, enfin démêlés avec sa femme Térentia, qu'il répudia en 46, et qui se remaria avec Salluste. Peu de temps après, il épousait sa pupille Publilia, beaucoup plus jeune que lui, et dont il dut bientôt se séparer.
Pour se consoler, il s'adonne à la philosophie. Jusque-là, c'était pour lui une préparation à l'art oratoire; dorénavant il y trouve un soutien. Il compose alors des ouvrages de philosophie morale, comme le de Finibus bonorum et malorum (« limites du bien et du mal »), théorie métaphysique du devoir, des ouvrages de morale, comme les
I. Voir p. 124.
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charmants opuscules sur la vieillesse et sur l'amitié, enfin des traités sur les questions religieuses, sans parler de tout ce qui ne nous est pas parvenu. Cicéron attachait une grande importance à ces travaux ; ils devaient, en face de la philosophie grecque, constituer une philosophie romaine ; ils devaient en même temps offrir un intérêt pratique considérable en adaptant les pures spéculations aux besoins de la vie romaine. Cette adaptation laisse à ces ouvrages un intérêt historique très vif. Mais, comme philosophe et théoricien, Cicéron est bien médiocre; sans aucune originalité, il lui arrive de comprendre mal ou de déformer à l'occasion les doctrines qu'il s'efforce de concilier.
En même temps, il justifie son idéal oratoire. Le Brutus nous donne l'histoire de l'art oratoire à Rome ; il conduit à la conclusion que l'éloquence est le premier des arts, et Cicéron le plus grand des orateurs. Dans l'Orator, il défend son genre d'éloquence contre les Néo-Attiques, qui, à son abondance « asiatique », opposaient un idéal de sobriété rigoureuse et raffinée.
Après le meurtre de César (15 mars 44), il rentre dans la vie publique. Il n'était pas du complot ; les conjurés ne l'avaient même pas mis dans le secret, mais ils se servirent de son nom, et il devint, presque malgré lui, le chef du nouveau parti. Il essaya de profiter de son influence pour
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calmer les esprits. Mais, quand il vit grandir le parti de cet Antoine, qui se posait en successeur de César, quand Brutus et Cassius, les chefs du complot, eurent quitté Rome, « il voulut s'éloigner, lui aussi. Il songea d'abord à accompagner Dolabella en Syrie, comme lieutenant; mais il resta sur la prière d'Hirtius et Pansa, les consuls désignés. Puis il voulut s'en aller à Athènes, jusqu'à l'entrée en charge des nouveaux consuls. Il s'embarqua même et rédigea en route le traité des Topiques, adaptation de l'ouvrage d'Aristote. Des vents contraires l'obligèrent à relâcher sur la côte d'Italie : il y reçut de meilleures nouvelles politiques et revint à Rome, où le peuple l'accueillit avec enthousiasme. Le lendemain de son retour, Antoine convoqua le Sénat ; Cicéron refusa de s'y rendre, craignant d'être assassiné en route. Antoine s'irrita de cette méfiance, et ce fut entre eux une guerre à mort » (Monceaux).
C'est le Ier septembre que Cicéron avait refusé de paraître au Sénat. Antoine y parla de lui en termes très violents. Le lendemain Antoine était absent. Cicéron l'attaqua, mais avec modération, dans le premier de ces discours qu'il a nommés Philippiques, par analogie avec ceux où Démosthène démasque et combat les projets de Philippe. A la séance du 19 septembre, Antoine porta contre toute la vie de Cicéron des accusations violentes. Le 9 octobre, Antoine ayant quitté Rome pour
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chercher les légions de Brindes, Cicéron publia la 2e Philippique, qui est censée avoir été prononcée le 19 septembre, puis il se retira dans ses villas de Campanie, où il écrivit le traité des Devoirs.
Vers la fin de l'année, Antoine se rend dans la Gaule Cisalpine pour en chasser Décimus Brutus, compagnon d'armes de César, désigné par ce dernier comme héritier en deuxième ligne, et qui ne l'en avait pas moins livré aux assassins. Le 9 décembre, Cicéron revient à Rome, et, jusqu'en avril 43, il prononce ses autres Philippiques, dont la plus belle est peut-être la quatorzième et dernière, où il prononce l'oraison funèbre des soldats de la légion de Mars, qui s'étaient signalés dans le combat où Antoine, près de Modène, avait été vaincu par les consuls Hirtius et Pansa, par Octave et D. Brutus.
Antoine fuyait vers les Alpes, poursuivi par D. Brutus. Mais le malheur voulut qu'Hirtius eût été tué dans la bataille et que Pansa mourût peu de temps après. D'autre part, Cicéron avait commis la faute de ne pas faire sa part à Octave, dont il ne devinait pas la valeur et l'ambition. Enfin, D. Brutus fut tué par Antoine, qui envahit l'Italie du Nord à la tête de dix-sept légions.
C'est surtout grâce à Lépide, le collègue de César au consulat, son maître de la cavalerie, qu'Antoine avait pu réunir cette armée. C'est encore lui qui ménagea, entre Antoine et Octave,
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une entrevue qui aboutit à la formation du deuxième triumvirat (fin octobre 43), Les triumvirs décidèrent entre autres de ne pas quitter Rome en y laissant leurs ennemis. On tua d'abord sans avertir, puis le consul Pédius afficha une liste de dix-sept noms, parmi lesquels celui de Cicéron.
Voici comment Tite-Live nous raconte la mort du grand orateur (7 décembre 43).
« Cicéron, un peu avant l'arrivée des triumvirs, avait quitté Rome, tenant pour certain, ce qui était réel, qu'il ne pourrait pas plus échapper à Antoine que Cassius et Brutus à César. D'abord il fuit vers sa propriété de Tusculum, ensuite, par des chemins détournés, vers celle de Formies, avec l'intention de s'embarquer à Gaète. De là, il essaya à plusieurs reprises de gagner la haute mer ; mais, comme les vents contraires l'avaient repoussé vers le rivage, et que, de plus, il ne pouvait supporter les mouvements du navire, ballotté par des lames de fond, finalement, las de fuir et de vivre, il revint à sa villa dont j'ai parlé plus haut, qui est à un peu plus de mille pas de la mer, et dit : « Je veux mourir dans ma patrie que j'ai souvent sauvée ». Il est constant que ses esclaves étaient disposés à combattre pour lui courageusement et fidèlement ; mais lui leur ordonna de poser la litière à terre et de supporter avec résignation les exigences d'un sort inique. Il se pencha hors de la litière, et, sans faire un mouvement, tendit la gorge ; cela ne suffit pas à la stupide cruauté des soldats ; ses mains aussi, ils les coupèrent, sous prétexte qu'elles avaient écrit contre Antoine. »
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Contre le caractère de Cicéron ont été dirigées de nombreuses attaques. Ses lettres nous le montrent capable de tout comprendre, mais incapable de se décider sans de longues hésitations, et surtout très vaniteux. Quintilien même, malgré sa partialité en faveur de Cicéron, doit en convenir. « Pourquoi faut-il qu'il n'ait pas évité dans ses poèmes les vers que la méchanceté n'a pas cessé d'attaquer : « Que les armes le cèdent à la toge ; que le laurier 1 s'incline devant l'éloquence » et : « O Rome fortunée, sous mon consulat née » et : « le grand Jupiter qui l'admet au conseil des dieux » et : « Minerve qui lui enseigna les arts », exagérations qu'il s'était permises à l'imitation de certains Grecs ».
Par contre, il fut absolument honnête, et, comme l'a dit Quintilien, « je ne vois pas que jamais il ait eu des sentiments autres que d'un excellent citoyen : témoin son consulat géré avec tant de distinction, sa province administrée avec tant de désintéressement, le vigintivirat refusé par lui, et sa conduite dans les terribles guerres civiles qui se déchaînèrent à son époque, puisque ni l'espérance ni la crainte ne l'empêchèrent d'embrasser le parti le meilleur, celui qui défendait les intérêts de l'Etat ».
L'écrivain domine la prose latine, comme Virgile la poésie. Ses ouvrages de rhétorique, les
I. Le triomphateur avait sur la tête une couronne de laurier.
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premiers qui aient été composés à Rome, sont intéressants par les théories soutenues, par le style ample et large dans lequel elles sont exposées, mais plus encore par les passages où l'on devine des préoccupations personnelles. Dans ses ouvrages de philosophie, domaine où il est encore, à Rome, le premier en date, il est médiocre comme philosophe et théoricien ; son originalité réside dans la part donnée à la morale et dans le charme de la forme. La correspondance a la variété et l'intérêt de celle de Voltaire. Quant à l'orateur, il a mérité que Quintilien le mît en parallèle avec Démosthène et vît en son nom celui de l'éloquence plutôt que celui d'un homme.
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BIBLIOGRAPHIE
A. MANUSCRITS.
Le texte des Catilinaires nous a été transmis par de nombreux manuscrits.Ils ont été classés en trois groupes.
Le premier, qui fournit généralement les meilleures leçons, comprend quatre manuscrits d'âge différent : un manuscrit de Cluny, du IXe siècle, qui, malheureusement, n'a guère conservé que le quart des Catilinaires ; un manuscrit de la Bibliothèque Ambrosienne, de Milan, du Xe siècle ; un Vossianus, du XIe siècle ; enfin un Laurentianus (de Florence), du XIIIe siècle.
Dans le deuxième, qui n'est pas à dédaigner, se rangent six manuscrits : un d'Oxford, un de Tegernsee, aujourd'hui à Munich, un de Bruxelles et un de Florence, tous du XIe siècle, sauf le premier, écrit au XIIe. Pour la 4e Catilinaire, il faut y ajouter un Harleianus (Musée Britannique), du Xe au XIe siècle, qui, pour les trois autres discours, se rattache, au contraire, au premier groupe. Ils formeront ainsi une sorte de transition entre les deux premiers groupes, de concert avec un autre Harleianus, du XIe siècle, celui-là, mais un peu plus interpolé.
Enfin, le troisième groupe est constitué, pour les Catilinaires I-III, par un Benedictoburanus, du XIIe siècle, et un Salisburgensis, du XIe, tous deux actuellement à Munich.
B. EDITIONS ET TRADUCTIONS 1
Comme édition critique, on peut consulter l'édition
I. Conformément aux principes de la collection, cette Bibliographie ne se pique pas d'être complète, Elle se borne aux ouvrages les plus importants.
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Clark (Bibliotheca Oxoniensis) ou l'édition de la Collection Guillaume-Budé.
Les éditions annotées sont très nombreuses. Parmi celles qui ne sont pas épuisées, nous citerons, entre autres, et par ordre alphabétique, celles qui ont été procurées par ANTOINE (Paris, Armand Colin), l'abbé BOUÉ (Paris, de Gigord), JACQUINET (Paris, Belin), Maurice LEVAILLANT (Paris, Hachette).
La meilleure traduction est celle de la Collection Guillaume-Budé.
C. OUVRAGES A CONSULTER.
a) Sur Cicéron en général : BOISSIER, Cicéron et ses amis, Paris, Hachette. R. BEAUCHOT, OEuvres choisies, Paris, Hatier. Emmanuele CIACERI, Cicerone e i suoi tempi, Milano, Roma, Napoli, Societa Editria Dante Alighieri. DRUMANN-GROEBE, Geschichte Roms, tome V, 3e partie. Richard HEINZE, Ciceros politische Anfaenge, Abhandlungen der philologisch-historischen Klasse d. Königl. sächisischen Gesellschaft der Wissenschaften, t. XXVII (1909), p. 947-1010.
b) Sur les discours de Cicéion en général : CUCHEVAL, Cicéron orateur, Paris, Belin frères. — Sur les Catilinaires en particulier : J.-B. MESPOULET, La Vie parlementaire à Rome sous la République, p. 143-231, Paris, de Boccard.
c) Sur la conjuration de Catilina : BOISSIER, La Conjuration de Catilina, Paris, Hachette. E. G. HARDY, The Catilinian conspiracy in its context, 2e édition, 1924, Oxford, Basil Blackwell. Prosper MÉRIMÉE, Conjuration de Catilin.THIAUCOURT, Etude sur la Conjuration de Catilina de Salluste, 1887, Paris, Hachette.
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TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS .
7
LIVRE I.
L'exposition du drame: Avant le Catilinaires.
CHAPITRE I. Cicéron
II
II. Catilina
26
III. Cicéron et Catilina en présence avant les Catilinaires
42
A. Des élections consulaires à l'entrée en charge des consuls (mai-décemb. 64)
42
B. Du Ier janvier 63 aux élections consulaires de 63
40
C. Les élections consulaires de 64
44
D. La conjuration
60
LIVRE II. —Les Catilinaires.
CHAPITRE I. La première Catilinaire.
Les circonstances
7.4
Première partie de l'argumentation
83
Essai d'intimidation
83
Appel à la raison
95
Appel au sentiment de l'honneur. . .
105
Appel à la haine de Catilina pour le consul
126
Deuxième partie de l'argumentation
131
Péroraison
139
Attitude de Catilina
140
Appréciation
143
CHAPITRE II. La deuxième Catilinaire.
Les circonstances
147
L'exorde
150
Première partie de l'argumentation : justification du consul
154
I° Pourquoi il a laissé partir Catilina
154
20 Il n'a pas envoyé Catilina en exil.
159
Deuxième partie de l'argumentation : il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Les groupes de conjurés
163
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Péroraison
175
Appréciation
177
CHAPITRE III. Entre la deuxième et la troisième Catilinaires.
A. Avant le Pro Muréna
179
B. Le Pro Muréna
182
C. Entre le Pro Muréna et la 3 e Catilinaire
190
CHAPITRE IV. La troisième Catilinaive.
Les circonstances
200
L'exorde
201
Proposition
203
Narration
204
a) Avant l'interrogatoire des accusés
204
b) L'instruction au Sénat
210
c) La délibération
216
d) Les résolutions
218
Conclusion
224
Péroraison
232
Appréciation
242
CHAPITRE V. Entre la troisième et la quatrième Catilinaires.
A . La nuit du 3 au 4 décembre
244
B. La journée du 4 décembre
247
C. La séance du 5 décembre avant la 4e Catilinaire
250
CHAPITRE VI. La quatrième Catilinaire.
Les circonstances
262
L'exorde
263
La proposition
270
Le choix de la peine
272
L'exécution de l'arrêt
288
Péroraison
306
Appréciation
310
LIVRE III. —- Conclusion.
CHAPITRE I. Le dénouement
313
II. Jugement sur les Catilinaires
319
III. Cicéron après les Catilinaires
329
BIBLIOGRAPHIE
345
MELLOTÉE, Imp. Paris-Châteauroux
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