------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
JACQUES RIVIÈRE
RIMBAUD
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES
14, RUE DE L'ABBAYE (VI")
Nmwp.llp. p.ditinn
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
RIMBAUD
------------------------------------------------------------------------
DU MEME AUTEUR :
Etudes. N. R. F., 1912.
L'Allemand. N. R. F., 1918.
Aimée, roman. N. R. F., 1928.
A la Trace de Dieu. N. R. F., 1925.
Correspondance avec Claudel. Plon, 1926.
- Correspondance avec Alain Fournier. 4 vol. N. R. F.,
1926.
De la Foi (précédé de la Sincérité envers soi-même).
Aux Horizons de France, 1927.
Le Français. Éditions CI. Aveline, 1928.
Carnet de Guerre. Editions de la Belle Page, 1929. Moralisme et Littérature. (En collaboration avec
Ramon Fernandez). Corréa, 1932.
Florence, roman. Corréa, 1935.
------------------------------------------------------------------------
JACQUES RIVIÈRE
RIMBAUD
PARIS
EDITIONS EMILE-PAUL FRERES
14, rue de l'Abbaye, VIe
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
A André Gide.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
PREMIÈRE PARTIE
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
1
« Apprécions sans vertige l'étendue de mon innocence. »
A. R.
Rimbaud commence par la colère et par l'injure. De son âme, c'est ce qui vient d'abord à notre rencontre. C'est ce qu'il nous faut essuyer d'abord, si nous voulons nous approcher de lui. Impossible de le comprendre si l'on hésite devant ce flot d'insultes, si l'on tâche de le tourner. Car, ainsi qu'un grand fleuve s'annonce jusqu'en pleine mer par de la boue, Rimbaud est natu-
------------------------------------------------------------------------
rellement précédé par cet immense sa- lissement.
Rimbaud n'était, pas seulement irritable ; il n'y avait pas seulement à craindre de lui donner quelque motif d'emportement. Il ne vous attendait pas ; il prenait les devants, il se ruait sur vous d'abord et sans daigner s'expliquer. L'injure lui venait si spontanément à la bouche qu'il ne savait pas résister à sa montée. Elle était comme une fonction en lui, avec sa volupté spécifique. Il en possédait toutes les ressources, tous les secrets ; il en avait le tour, les façons de commencer, les vocatifs ; elle était chez lui à l'état jaillissant. Bien que, pour ce qui touche à Rimbaud, l'autorité d'Edmond Lepel- letier soit des plus suspectes, nous pouvons cependant lui emprunter ici une anecdote. Il raconte qu'un jour, « pour faire plaisir à Verlaine », il invita
------------------------------------------------------------------------
Rimbaud chez lui : « D'abord il ne desserra pas les dents pendant toute la première partie du repas, n'ouvrant la bouche que pour demander du pain ou à boire, d'un ton sec, comme à une table d'hôte ; puis, à la fin, sous l'influence d'un bourgogne énergique, dont Verlaine lui versait largement, il devint agressif. Il lança des paradoxes provocateurs et émit des apophtegmes destinés à appeler la contradiction. Il voulut notamment me plaisanter en m'appe- lant « salueur de morts », parce qu'il m'avait aperçu soulevant mon chapeau sur le passage d'un convoi. Comme je venais de perdre ma mère, deux mois auparavant, je lui imposai silence sur ce sujet, et le regardai de certaine façon qu'il prit en assez mauvaise part, car il voulut se lever et s'avancer, menaçant de mon côté. Il avait pris nerveusement et sottement sur la table un couteau à dessert, comme une arme sans doute.
------------------------------------------------------------------------
Je lui collai la main à l'épaule et le forçai à se rasseoir, en lui disant que je sortais de faire la guerre, etc. » 1. Il est inutile de citer la suite de ce passage, où la dignité, la bravoure et le désintéressement de M. Lepelletier s'expriment de la façon la plus comique. Retenons-en simplement que plus tard Rimbaud ne parlait jamais de son hôte qu'en l'appelant : « salueur de morts, ancien troubade, pisseur de copie. »
Mais ce n'était là de sa part qu'amusement. Son inspiration injurieuse avait un fonds plus tragique. Les lettres qu'il écrivait à son ami Delahaye nous laissent sentir de quelle profondeur en lui surgissaient les paroles ordurières, quel affreux plaisir il y goûtait, avec quelle plénitude, quelle dilection, quel profit il les crachait :
i. Paul Verlaine par Edmond Lcpclleticr, Mercure de France, pp. 260-262.
------------------------------------------------------------------------
Ce qu'il y a de certain, c'est merde à Perrin. Et au Comptoir de V LTnivm, qu'il soit en face du square ou non 1.
N'oublie pas de chier sur la Renaissance, journal littéraire et artistique, si tu le rencontres 2.
Il y a plus ici que la grossièreté de l'adolescence. Le ton est plus grave et plus furieux ; les mots tiennent plus fortement à l'être de celui qui les prononce ; ils le secouent davantage en s'échappant de lui. C'est presque le transport d'une satisfaction organique. Quelle anormale compétence dans la façon dont il encanaille les mots les plus bénins en leur forgeant des désinences incongrues3 ! On dirait qu'il leur rend
i. Lettre de juin 1872 à E. Delahaye, dans la Nouvelle Revue Française du Ier octobre 1912, numéro XLVI, p. 579, — 2. Ibidem. Il faut noter que cette Renaissance venait de publier les Corbeaux. C'est donc à lui-même que Rimbaud adresse ici ses injures. — 3. Voir ibidem : juimphe, Parmerde' absomphe, travaince, carolopol- merdls, au lieu de : Juin, Paris, absinthe, travaille, caro- lopoîitain, — et dans une autre lettre à Delahaye : con- templostate, au lieu de : contemplation.
------------------------------------------------------------------------
la forme qu'ils doivent avoir pour lui, qu'il les rétablit dans leur indignité originelle. Jamais homme n'eut plus" naturelle la faculté de travestir, de. défigurer, de souiller.
Mais il n'est pas horrible seulement par ses paroles. Son âme se tient derrière ses injures, pareille à elles, plus effrayante encore, s'il est possible. Et d'abord, il est d'une insensibilité incroyable. C'est un monstre. Il est incapable d'éprouver aucun des sentiments normaux de l'humanité. Il ne reconnaît rien pour respectable ; il est absolument dépourvu d'égards, c'est-à-dire qu'il ne trouve rien vers quoi l'on ait quelque raison de se tourner. Toutes les habitudes sociales de notre cœur lui sont incompréhensibles. Point de tradition pour' lui, point de liens forgés par. les siècles. Son âme est seule dans le temps ; elle est traversée par le souffle désert de la
------------------------------------------------------------------------
totale liberté. A la place des innombrables ménagements qui emplissent la nôtre, il y a en elle comme un vide, - mais un vide brûlant, féroce, une sorte de flamme négative. Il signe une de ses lettres : « ce sans-cœur de Rimbaud M Même s'il l'a voulu ironique, il faut prendre le mot à la lettre. Il est privé de ce lieu intérieur où les sentiments naissent, fleurissent, s'entretiennent, se développent, de cette petite maison de la conscience avec ses habitants qui vont et viennent, entrent et sortent, font leur petit remue-ménage plein de mesure et de civilité. Pas de terrain moral dans cette âme ; les semences qui y tombent, ne rencontrent rien qu'une dévorante absence par quoi
i. Lettre à M. Izambard, publiée dans le Jean Arthur Rimbaud, le poète, de M. Paterne Berrichon (Librairie du Mercure de France), p. 92. Comparez le mot que cite Ernest Delahaye dans son Rimbaud (Revue Littéraire de Paris et de Champagne, 1901), p. 30 : « Ce qui fait ma supériorité, c'est que je n'ai pas de cœur. »
------------------------------------------------------------------------
tout de suite elles sont volatilisées.
Rimbaud parle de sa mère non pas grossièrement, mais avec une sécheresse brutale, avec une aridité impitoyable :
La mother m'a mis là dans un triste trou1. La mère Rimb (sic) retournera à Charles- town, etc. 2
Elle ne lui est rien et son indifférence pour elle semble tranquille, complète, sans restrictions intimes, sans remords. Il refuse de tenir compte de ses volontés, et, de cette insoumission, il ne pense même pas à s'expliquer avec elle. C'est à un étranger qu'il écrit :
... 7" ai fini par provoquer dy atroces résolutions d'une mère aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb. — Elle a voulu m* imposer le travail perpétuel, à Char le- ville (Ardennes) ! Une place pour tel jour,
i. Lettre de mai 1873 à E. Delahaye. — 2. Ibidem.
------------------------------------------------------------------------
dirait-elle, ou la porte. — Je refusai cette vie ; sans donner mes raisons : c'eût été pitoyable 1.
Même indifférence à l'égard de la patrie :
Quelle horreur, que cette campagne fran-
çaise ! 2
Au moment où les Allemands pénètrent en France, il se plaint, avec une amertume qu'il ne soupçonne nullement d'être déplacée, que Paris n'envoie plus de livres aux libraires de Charle- 'ville. Et voici sous quelles couleurs lui apparàît l'héroïsme de ses concitoyens :
Charleville, 25 août 1870.
Monsieur,
Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter
Charleville !
1. Lettre d'août 1871, publiée par M. Paterne Berrichon dans le Mercure de France du 16 décembre 1913, P. 730.
2. Lettre à Delahaye, de mai 1873.
------------------------------------------------------------------------
Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n'ai plus d'illusions. Parce qu'elle est à côté de Mézières — une ville qu'on ne trouve pas — parce qu'elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule prudhommesque- ment spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers et tous les ventres, qui, chassepot au cœur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... Aloi, j'aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe1.
Il est visible qu'il ne comprend pas.
Ce qui se passe sous ses yeux n'a pas de sens pour lui ; il ne perçoit pas le motif de cette agitation ; elle lui appa-
i. Lettre à M. Izambard, publiée par M. Paterne Berrichon dans la Nouvelle Revue Française du Ier janvier 1912, pp. 24-25. Comparez l'adecdote racontée par Ernest Delahaye à la page 27 de son Rimbaud.
------------------------------------------------------------------------
raît comme vidée du sentiment qui la provoque ; car de ce sentiment il ne peut se faire aucune image, son âme ne lui en fournissant pas d'équivalent. A la place des humbles mouvements du patriotisme, il ne trouve en lui qu'un affreux désintéressement plein de rire.
Bien mieux : de la haine. Il n'est pas seulement insensible : il y a en lui une véritable fureur, un profond besoin de vengeance. Il est tourné contre nous ; il nous abhorre de toutes ses forces, de tout son coeur :
La chaleur n'est pas très constante, mais de voir que le beau temps est dans les intérêts de chacun et que chacun est un porc, je hais l'été qui me tue quand il se manifeste un peu 1.
Il considère tout être comme quelqu'un d'abord dont il faut se venger. Il s'approche, il met la main sur lui, il
i. Lettre à Delahaye de juin 1872, Nouvelle Revue
Française du Ier octobre 1912, p. 578.
------------------------------------------------------------------------
a un droit sur lui, il vient lui faire payer sa dette. Et comme il voit qu'on n'en peut rien tirer, il l'accable de sarcasmes et de malédictions.
Aucun moyen ne lui paraît trop bas pour satisfaire son grief. Il faut parler / sans crainte de l'hypocrisie et de la L. lâcheté de Rimbaud. Sournois, oui, puisque cela peut être une arme. Dar- zens raconte que, dans un dîner de littérateurs où Verlaine l'avait introduit, Rimbaud, légèrement pris de vin, se mit à rythmer d'un mot malsonnant les vers que récitait un poète. Carjat, après une vive altercation, l'ayant mis à la porte, Rimbaud attendit la fin du repas et, lorsque son adversaire sortit, se précipita sur lui avec une canne à épée, dont il lui fit une blessure heureusement peu grave 1. Certains ont prétendu cette anecdote controuvée et
i. Voir le Reliquaire d'Arthur Rimbaud, Genonceaux,
------------------------------------------------------------------------
il est important d'indiquer ici que Verlaine en tous cas en donne une version toute différente,. Pourtant, telle que la rapporte Darzens, elle ne me paraît pas absolument invraisemblable. Quels scrupules pouvait-il y avoir pour une colère aussi fondamentale que celle de
éditeur. L'anecdote se trouve dans la Préface de Rodolphe Darzens, p. xxvi. Elle est reproduite, avec quelques variantes, dans le Paul Verlaine d'Edmond Lepel- letier.
i. « Rimbaud eut le tort incontestable de protester d'abord entre haut et bas contre la prolongation d'à la fin abusives récitations. Sur quoi M. Étienne Carjat, le photographe poète de qui le récitateur était l'ami littéraire et artistique, s'interposa trop vite et trop vivement à mon gré, traitant l'interrupteur de gamin. Rimbaud qui ne savait supporter la boisson, et que l'on avait contracté, dans ces « agapes » plutôt modérées, la mauvaise habitude de gâter au point de vue du vin et des liqueurs, — Rimbaud qui se trouvait gris, prit mal la chose, se saisit d'une canne à épée à moi qui était derrière nous, voisins immédiats, et, par dessus la table large de près de deux mètres, dirigea vers M. Carjat qui se trouvait en face ou tout comme, la lame dégaînée qui ne fit pas heureusement de très grands ravages, puisque le sympathique ex-directeur du Boulevard ne reçut, si j'en crois ma mémoire qui est excellente dans ce cas, qu'une éraflure très légère à une main. » (Préface aux Poésies complètes d'Arthur Rimbaud, édition Vanier.)
------------------------------------------------------------------------
Rimbaud ? Les convenances, la mesure et l'espèce de dignité que nous avons l'habitude de garder jusque dans l'assouvissement de nos rancunes, c'est parce que celles-ci sont toujours particulières, limitées, définies : pour les satisfaire nous ne sortons qu'un instant de l'état de paix ; nous savons bien que nous y rentrerons tout à l'heure ; aussi essayons-nous d'en conserver le plus possible les grandes lignes, d'en respecter les exigences autant que nous le permet notre crime. Mais chez Rimbaud la haine est totale, absolue, infinie ; c'est elle qui pose toutes les lois, qui donne sa direction et sa forme à toute la conduite ; il n'y a pas d'autre voix que la sienne ; le seul devoir est de la contenter à tout prix ; ainsi toute lâcheté est permise, pourvu qu'elle soit efficace, pourvu qu'elle aide un peu à calmer cette immense soif.
Rimbaud est toujours en état de
------------------------------------------------------------------------
légitime offense. Tant pis pour nous si nous sommes en repos ! Lui est en guerre. Nous sommes ses ennemis, même si nous ne le voulons pas. Nous avons beau tourner vers lui le visage le plus bienveillant : il cherche pendant ce temps comment il pourra nous faire du mal. Si par hasard il nous trouve en proie à quelque tourment, c'est toujours autant de pris ! Il s'en félicite avec un transport cruel. Regardez-le qui exulte affreusement ! En pleine occupation allemande il écrit : J'ai été avant-hier voir les Prussmans à Vouziers... Ça m'a ragaillardi 1. Et il ne pense pas à retenir ce cri épouvantable et sublime :
Je souhaite très fort que FArdemie soit occupée et pressurée de plus en plus immodérément 2.
i. Lettre à Delahaye de mai 1873. — 2. Lettre à
------------------------------------------------------------------------
Sa haine a des ressorts d'acier. Il ne se fatigue pas de se lever contre nous. Il est toujours prêt à porter son accusation, avec la même grande joie impitoyable, toujours prêt à poursuivre et à condamner. D'autant plus d'occasions on lui en offre, d'autant plus il se réjouit. Inépuisablement en lui surgit le rire qui déteste. Encore ! s'écrie-t-il avec triomphe. Vous voyez, je suis toujours là-; vous pouvez y aller, je ne vous manquerai point.
Sa fureur est telle qu'elle le tient jusque dans le plaisir. Il faut entendre le son rageur, sifflant, ironique, indigné que prend le mot « délicieux » chez Rimbaud. Il semble dire : « Voilà ce ce que vous avez trouvé, c'est bien ! je le prends ; mais ne pensez pas que je vous pardonne mieux cette volupté que le reste. Toute ma colère
Delahaye de juin 1872, Nouvelle Revue Française du - Ier octobre 1912, p. 579.
------------------------------------------------------------------------
y demeure contractée. Je vous ferai payer *ça. »
Pour bien comprendre la haine de Rimbaud, il faut y noter un caractère singulier : c'est qu'elle ne s'occupe pas •] de son objet. Elle se complique d'une indifférence transcendante pour les êtres auxquels elle s'attaque : elle ne fait entre eux aucune distinction, elle ne les connaît pas ; elle ne sait rien que se précipiter.
Ses strophes bondiront : Voilà, voilà, bandits 1 1
Rimbaud se rue au hasard, il frappe à tort et à travers, sûr que ses coups, où qu'ils portent, seront toujours mérités. Dans Paris se repeuple, le voici parti pour une sorte d'apologie de la Commune et de furieuse diatribe contre les Versaillais. Mais au bout de la
i. Paris se repeuple, Œuvres d'Arthur Rimbaud, édition à 7 francs, 1912, Librairie du Mercure de France, p. 58.
------------------------------------------------------------------------
première strophe, il ne voit plus de différences, il ne sait plus à qui il en a ; c'est à tout le monde ; sa haine saute en lui dans tous les sens, elle est comme une boussole affolée. L'esprit de vengeance chez lui, c'est en même temps l'esprit de vertige. Dès qu'il entre dans sa colère, tout se met à chanceler et à tournoyer autour de lui :
Qu'est-ce pour nous, mon cœur, que ces nappes de [sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris ;
Et toute vengeance ? — Rien !... Mais si, toute [encore,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats : Périssez 1 Puissance, 1'u-stice, histoire : à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme [d'or 1
Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur.
Mon esprit ! tournons dans ta morsure : Ah ! passez,
------------------------------------------------------------------------
Répul-liques de ce monde / Des empereurs,
Des régiments, colons, des peuples : assez ! 1
Cette impartialité de la fureur, cette égalité de la rage trahissent l'étrange détachement où est Rimbaud des objets qu'il harcèle avec le plus d'acharnement. Il les déteste, il les attaque, mais en même temps, il les maintient à distance, il leur impose un espace d'avec lui où viennent s'égaliser toutes leurs petites différences, se perdre les nuances et les degrés de leur ignominie. Il nous poursuit, il s'attaque à chacun de nous, mais en même temps il recule, il se sépare de nous tous, il se tient à l'écart dans un étonnement scandalisé. Il y a je ne sais quel silence et quel retranche- chement au fond de ses injures. Nous n'avons même pas l'idée de nous justifier devant lui, tellement nous sentons que « ce n'est pas pour ça » qu'il nous
i. Les Illuminations : Vertige, dans les Œuvres, p. m.
------------------------------------------------------------------------
en veut. Au fond il n'a rien à débrouiller avec nous. Nous ne sommes là que pour recevoir sa haine. Il ne sait pas qui nous sommes ; qui croirait l'avoir offensé, lui donnerait à rire. Il a toujours l'air de ne vouloir s'expliquer qu'avec quelqu'un que nous ne voyons pas. C'est vers ce spectateur invisible qu'il se tourne sans cesse ; il nous montre à lui simplement, il nous présente et ça suffit.
L'ironie de Rimbaud n'a rien de commun avec l'esprit. C'est une certaine façon pleine d'arrière-pensée de nommer les choses, le choix indifférent de l'une d'entre elles pour l'énoncer, un air de dire : « Voyez-moi ça, hein 1 », un silence sur un mot, une façon d'en appeler aux dieux, de les prendre à témoins en se taisant sur quelque chose. Comme le plus parfait éloge est quelquefois de ne rien dire, ainsi la moquerie de Rimbaud est de cueillir au hasard
------------------------------------------------------------------------
n'importe quoi et de l'entourer de sa réticence. Le ton de sa voix indique assez tout le scandale qu'il trouve dans l'objet choisi : s'il vous plaît de regarder, vous verrez du joli ; mais ça serait la même chose, si nous avions pris à côte ; on ne comprend vraiment pas pourquoi l'on se plaindrait, puisque tout est de la même qualité que ça, voyez donc !
Je n'ai rien de plus à te dire, la contem- plostate de la nature m'absorculant tout entier : je suis à toi, ô Nature, ô ma mère ! 1
Nous apercevons maintenant quelle est la véritable essence de la haine de Rimbaud. C'est une révolte non pas d'ordre social, mais d'ordre métaphysique.
Il faut se garder de prendre Rimbaud pour un bohème ; il ne faut pas le
i. Lettre à Delahaye de mai 1873.
------------------------------------------------------------------------
croire lorsqu'il se peint lui-même dans ses premiers vers « débraillé comme un étudiant1 » ; il est bien autre chose qu'un voyou. Le visage ébouriffé et désordonné que lui prête Fantin-La- tour, s'il n'est pas sans vraisemblance, cependant risque de suggérer une fausse interprétation de sa révolte. La bohême est une protestation contre la société et ses usages, contre la hiérarchie des classes, contre l'organisation que les hommes se sont eux-mêmes imposée ; elle prétend renverser tout ce qu'il y a d'artificiel dans la vie, tout ce qui est surajouté à la simple nature. Mais elle accepte certains commencements, les fondations de l'édifice et tout au moins l'existence ici-bas. Rimbaud refuse tout en bloc : c'est contre la condition humaine qu'il s'élève, bien mieux: contre la condition physique et astronomique
i. A la musique, Œuvres, p. 370.
------------------------------------------------------------------------
de l'Univers. Là .est l'insupportable : dans tout. Etre vivant : voilà l'horreur P Etre là, subir, admettre, durer : voilà ce qui ne se peut faire sans honte, sans exécration, sans vengeance ! Il y a quelque chose qui vous tient à la gorge, qui vous étouffe. L'existence enragée ; la colère dans le sang 1. Il y a une impossibilité positive et comme agressive à « être au monde 2 ». La colère de Rimbaud, c'est une intolérance, au sens médical du mot. Il ne peut rien « garder », tout son organisme est en défense et dans un état de malaise et de rejet primitif, fondamental, permanent. Il suffoque, il se tourne et se retourne indéfiniment ; en vain toujours. Ses fugues continuelles sont les sursauts de cette intolérance métaphysique.
i. Ébauches d'Une Saison en Enfer : Fausse Conversion (Nuit de l'enfer). — 2. « Nous ne sommes pas au monde. » Une Saison en Enfer : Délires I, Vierge Folle, dans les Œuvres, p. 277.
------------------------------------------------------------------------
L'endroit où il se trouve a pour lui quelque chose de brûlant, la place qu'il occupe le chasse comme avec une main ; il n'a pas besoin, pour n'y pouvoir rester, de la méchanceté des hommes ; le seul fait d'y être situé, la simple station en ce point sont en eux-mêmes assez épouvantables pour l'obliger à fuir.
D'un bout à l'autre de cette lettre à Delahaye dont nous avons déjà cité plusieurs passages, on sent bien l'espèce de folie que la présence en un lieu donne à Rimbaud, on sent peser cette masse invisible qui, partout où il se tient, l'écrase, contre laquelle il n'a pas trop de toute sa fureur :
Mais ce lieu-ci ; distillation, composition, tout étroitesses 1...
En ce moment j'ai une chambre jolie sur
i. Lettre à Delahaye de juin 1872, dans la Nouvelle
Revue Française du Ier octobre 1912, p. 578.
------------------------------------------------------------------------
une cour sans fond, mais de trois mètres carrés. — La rue Victor-Cousin fait coin sur la place de la Sorbonne par le café du Bas-Rhin et donne sur la rue Soufflot à l'autre extrémité. — Là, je bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, f étouffe. Et voilà 1.
Le monde est sur lui comme sur sa chambre l'énormité des étages supérieurs. Il est occupé à le subir. Voyez-le attelé à son mal comme à une besogne. Il est là dans sa chambre à ne rien faire, à peiner, à écouler silencieusement sa haine. Courbé, grimaçant, abruti, il crache, il dit non, il boude monstrueusement.
Ce n'est encore qu'un enfant, mais un grand martyre lui a été confié :
y ai avalé une fameuse gorgée de poison. — Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé ! — Les entrailles me brûlent. La violence du
i. Lettre à Delahaye de juin 1872, dans la Nouvelle
Revue Française du Ier octobre 1912, p. 578.
l
------------------------------------------------------------------------
venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier 1.
C'est maintenant que nous entendons bien le ton de sa voix : non pas seulement rauque et crapuleux, mais le soulèvement de tout son être y a passé ; c'est quelqu'un de travaillé jusque dans ses profondeurs qui parle ; et par une s souffrance absolument unique et solitaire. Ses cris n'ont aucun rapport avec la plainte et la revendication. Toujours même geinte, quoi ! 2 s'écrie-t-il sans doute. Mais en même temps il ne songe qu'à s'aliéner tous ceux qui pourraient être tentés de lui porter secours. Il les chasse, il les bafoue, il se fait aussi repoussant que possible pour que leur pitié n'aille pas s'égarer vers lui. Il veut être seul ;
x . Une Saison en Enfer : Nuit de l'Enfer, Œuvres, p. 270.
z. Lettre à Delahaye de juin 1872.
------------------------------------------------------------------------
Peut-être que tu aurais raison de beaucoup marcher et lire. Raison en tous cas de ne pas te confiner dans les bureaux et maisons de famille. Les abrutissements doivent s'exécuter loin de ces lieux-là1.
Il s'établit délibérément hors de toute consolation, de toute sympathie humaine. Car — et voici que nous touchons au secret de Rimbaud — le mal dont il souffre, ce n'est pas une injustice dont il puisse souhaiter la réparation ; c'est un tourment personnel, réservé, qui lui a été donné en partage comme un mystérieux privilège.
i. Lettre à Delahaye, de juin 1872.
------------------------------------------------------------------------
II
Pour bien comprendre la nature de ce privilège, il nous faut considérer cette âme de plus près, il faut la débrouiller plus profondément que nous n'avons su faire jusqu'ici. Tâchons d'atteindre en elle le caractère qui nous donnera la clef de ses humeurs et de son génie.
Et d'abord remarquons un second visage de Rimbaud, que le premier ne doit pas nous cacher. Ce n'est pas seulement ce sale gamin. Il y a aussi l'en- r fant irréprochable. Il y a le beau visage derrière la figure chiffonnée. Cela n'ap-
------------------------------------------------------------------------
paraît que si l'on fait attention, que si l'on sait prendre patience quelques instants. On dirait une de ces gravures qui découvrent un second aspect pour peu que le regard veuille y mettre quelque insistance. Oui, à seconde vue, Rimbaud se révèle d'une beauté extraordinaire : ses traits, lorsqu'ils se sont pas plissés par la haine, ont une harmonie, une justesse et une netteté incomparables. On trouve rarement une aussi pure, aussi pleine et inflexible adolescence.
Ne négligeons aucune des apparences revêtues par cet être étrange. Il y a le mendiant qui, de la mansarde. que lui avait offerte Théodore de Banville, lançait par la fenêtre dans la cour ses haillons pleins de vermine. Mais il y a aussi, et en même temps, le bon élève, le lycéen bien noté, honneur du collège de Charleville. C'est Rimbaud qui conquiert le prix de vers latins au concours
------------------------------------------------------------------------
académique de 1869. Et nous voyons, à cette occasion, le principal du collège le traiter avec cette faveur à la fois paternelle et légèrement intimidée que les maîtres témoignent aux élèves de premier ordre 1. Au reste Rimbaud était en excellents termes avec ses professeurs : ils lui prêtaient des livres et lui, se plaisait en leur compagnie. Il ne semble pas avoir jamais appartenu à l'espèce des « chahuteurs ». Il avait même le léger brin de pédantisme, si caractéristique du bon élève : un certain penchant à la citation, une prédilection pour les mots savants 2. Ses jugements littéraires, même les moins perspicaces, ont un ton d'assurance un peu doctorale il écrit, parlant de Louisa Siefert ( ?) : Jyai là une pièce très émue et fort
1. Voir Jean-Arthur Rimbaud, le poète, par Paterne Berrichon (Librairie du Mercure de France), pp. 37-41.
2. Il emploie sans cesse : carolopolitain pour habitant de Charleville.
------------------------------------------------------------------------
belle : Marguerite. Et l'ayant citée (hélas !), il ajoute : C'est aussi beau que les plaintes d'Antigone àvujjl<p7) dans Sophocle1.
Je le vois, au milieu de ses camarades, vêtu sans élégance, mais soigneusement, avec une veste confortable et un petit col blanc, — l'un de ceux qui portent au collège l'odeur de la maison. Il y a malgré tout, en lui, quelque chose de l'enfant sage. Dans une lettre à M. Izam- bard, Madame Rimbaud écrira : « Est-il possible de comprendre la sottise de cet enfant, lui si sage et si tranquille ordinairement ? 2 » On ne voit pas qu'il ait jamais été bruyant. Il était de ceux qui disparaissent avec un livre pour toute la journée et dont les parents se demandent tout à coup : « Mais où
1. Lettre à M. Izambard du 25 août 1870, dans la Nouvelle Revue Française du Ier janvier 1912, pp. 26-27.
2. Lettre citée par M. Paterne Berrichon dans Jean-
Arthur Rimbaud, le poète, p. 79.
------------------------------------------------------------------------
est-il donc ? » On pourrait presque dire qu'il était timide.
Même dans ses effusions les plus ordurières, je crois reconnaître l'enfant bien élevé qui dit des « gros mots » par insatisfaction. Sa crapule, si réelle, si profonde soit-elle, n'est que l'expression au dehors de sa hauteur et de sa distinction. Il est l'élève le plus mal embouché de tout le collège, mais c'est parce qu'il est le meilleur, le plus complet, le plus hardi, celui dont les sentiments ont le plus d'élan, de liberté, d'exigence. Derrière l'enfant courbé de colère et d'injure, il faut voir l'enfant droit, vierge, inentamé, n'ayant jamais aimé de femmes, — quoique plein de sang 1.
La virginité de Rimbaud. Peu nous importe après tout le problème de sa chasteté physique ! L'âme en tous cas
i. Les Déserts de l'Amour, avertissement, dans les
Œuvres, p. 102.
------------------------------------------------------------------------
qui vivait dans ce corps était vierge. Mais en accueillant ce mot, gardons- nous de le laisser évoquer, comme il en a l'habitude, des images tendres et fragiles ; il faut au contraire lui donner son sens le plus dur, le plus terrible. L'âme de Rimbaud, c'est une âme qui n'a pas subi l'humiliation de l'étreinte, qui n'est alourdie, ralentie par aucun souvenir honteux, forte de toutes ses forces, violente, injurieuse, armée. La virginité en elle est pareille à la guerre. Apprécions sans vertige l'étendue de mon innocence 1 1 Rimbaud, c'est l'être innocent entre ceux à qui on peut faire reproche :
Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m 'étre légers. Le repentir me sera épargné\
Osez donc venir témoigner contre lui. Mais c'est lui au contraire qui
i. Une Saison en Enfer : Mauvais Sang, dans les
Œuvres, p. 267. — 2. Ibidem, p. 265.
------------------------------------------------------------------------
s'avance sur vous. Il porte sur son visage l'éclat de son privilège ; son regard tombe ici et là, étincelant, sauvage. Monstre de pureté et de perfection ! Son épouvantable jeunesse, cette en- fance-prodige ne sont point un accident en lui, un moment, un passage, mais son âme même. Il a été construit pour demeurer un enfant à travers la vie, — un enfant avec son cœur intact et méchant, avec son innocence et sa tyrannie.
On peut le dire presque sans métaphore : Rimbaud c'est l'être exempt du péché originel. Dieu l'a laissé s'échapper de ses mains sans l'avoir fléchi, faussé, blessé, sans l'avoir préparé par les mutilations nécessaires aux conditions de la vie terrestre ; il a oublié de lui ôter quelque chose dans l'âme. Rimbaud est venu entier, parfait, c'est-à-dire fait complètement, de tous les côtés, sur toutes les faces, — parfait, non pas
------------------------------------------------------------------------
dans l'ordre du bien, mais dans celui de l'être. L'ange l'emporte sur l'homme par autre chose que la pureté et la sagesse : il contient une dose plus forte de réalité, une plus grande quantité d'existence. A cet égard Rimbaud est un ange. Un ange furieux. Il n'a pasT été touché, il porte intacte la ressem.-l blance de Dieu, il conserve toute la dépense que Dieu a faite en lui. Quelque chose de débordant, encore que d'invisible, émane de tout son être. Il y a dans son apparition ce je ne sais quoi de flamboyant et de saturé qui décèle les personnes surnatureHes. Il est le messager terrible qui descend dans l'éclair, tout debout, l'exécuteur d'une parole inflexible, le porte-glaive.
Si l'on consent à reconnaître ici l'image véritable de Rimbaud, tout devient clair dans son attitude. Et d'abord son intolérance, l'impossibilité à « être
------------------------------------------------------------------------
au monde » dont il souffre. Car il n'est] pas fait pour demeurer ici-bas ; il n'est pas au niveau de notre vie ; il n'est pas disposé pour ses questions, il ne les entend pas et celles qu'il pose n'ont pas de réponses en elle. — N'allons pas nous le représenter comme un incompris, que froisse la grossièreté d'ici-bas et qui rêve d'un paradis où sa délicatesse serait respectée ; mais au contraire il ne peut s'accoutumer à la bénignité de nos mœurs terrestres. Il ne s'en va pas de la poitrine ; il n'est pas au-dessous de la vie ; mais au contraire il la déborde, il ne peut s'y réduire, y rentrer, s'y tasser. Ça ne s'arrange pas : les deux pièces n'ont pas été faites l'une pour l'autre :
Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé 1.
i. Lettre à M. Izambard du 25 août 1870, Nouvelle
Revue Française du Ier janvier 1912, p. 25.
------------------------------------------------------------------------
Il se débat à la renverse dans ce cloaque où s'il pouvait du moins disparaître ! Mais non ! il surnage irrémédiablement, il n'arrive pas à enfoncer.
Et comme elle fait son tourment, sa merveilleuse innocence fait aussi son indifférence pour l'humanité entière, sa colère et sa haine. En effet, comment cet être intact et despotique ne serait-il pas mortellement dégoûté par notre aptitude à la misère, par notre amitié avec la douleur, par cette sorte de basse aisance à vivre, d'acceptation à l'avance de cela même qui va nous désoler ? Joie ou malheur, nous sommes ceux pour qui ça fonctionne bien. Le bonheur, après tout, n'est pour nous que supplémentaire 1 ; ce n'est que par acquit de conscience que nous nous
1. Je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur, dira Rimbaud dans la Saison en Enfer (Délires II : Alchimie du Verbe, Œuvres, p. 294) ; c'est-à-dire : je vis que les hommes sont toujours heureux, et quoi rx il leur arrive, d'une sorte de bonheur médiocre, fixe,
------------------------------------------------------------------------
plaignons de ne le pas obtenir ; la proportion si infime pour laquelle il entre dans la vie, au fond est justement calculée. En d'autres termes, nous sommes dans une harmonie profonde avec cette vie ; nous nous arrangeons toujours avec elle, quelque tour qu'elle nous joue ; nous sommes ses complices. Voilà ce que Rimbaud exècre en nous, lui qui de tout son être est en malaise avec elle, lui qui, du fait même qu'il respire, la condamne et la rejette, lui pour qui — joie ou malheur — elle est toujours offensante. Du même mouvement dont il repousse la vie, il est tourné contre nous qui l'acceptons. Nous faisons partie de ce vaste système du tant bien que mal où il est pris, nous sommes le peuple des infâmes
constant, qui n'a pas besoin d'aliment. Autrement dit : ils ne tiennent pas au vrai bonheur, à celui qui leur serait apporté du dehors comme un message, une récompense, une vérité.
------------------------------------------------------------------------
infirmes 1. Il nous hait sans mesure, il a pour nous la férocité distante et irnpitoyable d'un être d'une autre race, voué à des vertus et à des exigences différentes. Quelle excuse pourrait-il accepter ? Il ne peut pas entrer avec nous dans des considérations. Tant pis pour nous ! Il ne fallait pas fléchir. Il ne nous connaît pas. Tout a été décidé dans le principe. Qu'est-ce que ça peut lui faire, maintenant, ce qui nous arrive ? — Il est séparé de nous d'une manière constitutionnelle. Vraiment, de lui à nous, il n'y a que la haine qui puisse passer. Comment échangerait-il normalement ses sentiments avec les nôtres ? Ce n'est pas la même monnaie. Nous avons la reconnaissance, la pitié, l'amour, tout ce qui se partage, tout ce qu'on éprouve dans une ignoble com-
i. Poème liminaire de la Saison en Enfer, Œuvres, p. 251.
------------------------------------------------------------------------
munauté. Mais lui, il a l'innocence avec ce qu'elle a d'acide, de brûlant et de privé ; elle le divise d'avec nous ; elle entretient sa colère, comme une flamme qui ne dépense pas, dans une constante intensité ; elle nourrit cette prodigieuse solitude, d'où sans trêve il lance sur nous les éclairs de son insulte.
------------------------------------------------------------------------
III
Nous tenons maintenant le secret de Rimbaud et du même coup la clef de sa poésie. Il ne nous reste qu'à nous en servir, c'est-à-dire à poursuivre et à reconnaître dans toutes les parties de son œuvre l'idée d'innocence.
Mais disons d'abord, pour éviter toute méprise, sous quelle forme nous devons nous attendre à trouver cette idée exprimée, de quelle façon il importe d'interroger, d'ausculter l'œuvre qui la contient et à quelle sorte de confession il faut l'amener. — Rimbaud n'a rien d'un philosophe ; il est absolu -
------------------------------------------------------------------------
ment impropre à la réflexion abstraite ; il ne sait pas isoler ses pensées les unes des autres, ni les exposer dans l'ordre où elles s'enchaînent véritablement :
Moi je ne puis pas plus expliquer que le mendiant avec ses continuels PATER et AVE MARIA. JE NE SAIS PLUS PARLER Il
Rien de ce qu'il pense n'aboutit à la distinction ; pas de développement, d'épanouissement, d'explication ; tout reste non pas vague, mais immédiat et enveloppé. Lorsque Rimbaud entreprend d'exposer ses théories esthétiques 2, il ne peut le faire que par des déclarations subites et entières, que par une série d'explosions idéologiques ; il attend qu'une certaine quantité de pensée se soit accumulée en lui, pour la
i. Une Saison en Enfer : Matin, Œuvres, p. 304.
2. Voir la lettre du 15 mai 1871, dans la Nouvelle
Revue Française du Ier octobre 1912, p. 570.
------------------------------------------------------------------------
lâcher d'un seul coup ; ses formules ne résument pas, elles chassent, elles produisent ; au lieu de servir au rassemblement de la pensée, c'est a sa projection. Il ne faut donc pas demander aux poèmes de Rimbaud de nous livrer un système philosophique, tout abouti et avoué, ni même une description abstraite de l'idée d'innocence. Cette idée n'est pas dans l'œuvre, si on l'y cherche, si on veut l'en extraire. Mais il faut la sentir simplement, la toucher comme un vaste corps présent ; ses membres se confondent avec ceux de l'œuvre elle-même ; ou plutôt l'œuvre tout entière n'est que son incarnation.
Au fond ce que dit Rimbaud n'a pas de sens ; je veux dire : de sens vers nous. Son but est prochain, immédiat, égoïste. En écrivant il ne travaille qu'à se débarrasser de son innocence. Elle l'étouffé ; l'imperfection de ce monde la maintenant en lui comprimée, elle
------------------------------------------------------------------------
pèse contre les parois de son âme. Pour échapper au supplice de ce continuel effort intérieur, il tâche de la dégager, de lui trouver une issue, de lui rendre de l'espace, au moins en imagination. Son oeuvre est ainsi comme une région plus vaste qu'il ouvre à sa propre innocence, comme une habitation à sa taille qu'il lui construit, comme un corps glorieux qu'il lui fournit. Elle n'a pas d'autre raison d'être que d'offrir une matière à son âme irréprochable, que de la recevoir, de la revêtir et de la soutenir. Tout y est calculé, non pas pour satisfaire le plus complètement possible l'intelligence du lecteur, mais pour arrêter, fixer, absorber le plus possible de cette innombrable perfection qui emplit le cœur du poète.
Il est clair qu'une telle œuvre ne peut ni ne doit être étudiée suivant les méthodes habituelles de la critique. Il £ convient non pas de l'analyser, mais de
------------------------------------------------------------------------
la palper, de la constater pour ainsi dire dans toutes ses parties. Pas d'opération à lui faire subir, pas d'extraction à tenter. Tâchons seulement d'y recon- naître partout l'innocence. — Elle est composée de motifs semblables à des thèmes musicaux, de groupes d'images qui reviennent de temps en temps et se chassent les uns les autres. Essayons seulement en regardant chacun d'eux tour à tour avec une attention un peu insistante, de le faire apparaître comme un des visages de cette innocence immanente à l'œuvre entière.
A vrai dire ce procédé tout modeste et respectueux .ne pourra convenir jusqu'au bout à notre étude qu'en s'enhar- dissant un peu vers la fin. Car d'une représentation toute poétique et figurative, nous verrons Rimbaud passer peu à peu à une expression de plus en plus précise et textuelle de son innocence, et les derniers poèmes de la
------------------------------------------------------------------------
Saison en enfer nous obligeront à une analyse détaillée et abstraite.
Entre les différentes pièces de vers que Rimbaud écrivit avant les Illuminations, il semble n'y avoir aucun lien. A première vue on croirait qu'elles ont poussé au hasard et selon des occasions dispersées. Pourtant, si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit qu'elles sont nées, presque toutes, d'une même inspiration, d'un même besoin de leur auteur ; le besoin de décrire une tare, de mettre en lumière une déformation, une infirmité ou une souillure. Le motif de la - tare : voilà ce qui circule à travers tous ces premiers poèmes et forme leur unité.
Dans les Assis, dans Vénus Anadyo- mène, dans les Pauvres à l'Eglise, dans les Premières Communions, il y a bien
------------------------------------------------------------------------
autre chose que du pittoresque : un effort sauvage pour faire apparaître en pleine évidence quelque trait de l'abjection humaine. Tout conspire à cette intention. Rimbaud s'applique à maintenir sa description aussi longtemps que possible bien tranquille, bien ordinaire, bien bénigne ; il maîtrise son débordant po^ivoir d'expression ; mais pour, tout à coup, avec une joie muette et méchante, comme tirant brusquement un rideau, découvrir et manifester le vice primitif et intérieur de l'objet, le défaut infâme par quoi tout est pourri :
Et tout ce corps remue et tend sa large croupe.
Belk, hideusement, d'ur. ulcère à Fanus1.
Au milieu des tentatives mystiques de la première communiante il ouvre tout
i. Vénus Anadyomène, Œuvres, p. 360. Le dormeur du val représente la réussite la plus exacte, mais dans un plan un peu facile et banal, de cette peinture de la corruption universelle.
------------------------------------------------------------------------
à coup le gouffre de la lubricité adolescente :
Qui dira ces langueurs et ces pitiés immondes ? 1
Il montre la blessure physique s'élar- gissant jusqu'à l'âme et l'empoisonnant :
Et mon c(.z ur et ma chair par ta chair embrassée Fourmillent du baiser putride de JéStt,5 2.
Il élève, sur l'aile de ses vers, toute la saleté de la vie comme un objet héroïque et choisi (Oraîjon du soir). Il voit, il trouve, il célèbre avec victoire notre servitude au mal ; le vaste règne en nous de l'insuffisance et du relâchement :
Tes butines, tes torpeurs fixes, tes défaillances,
Et les brutalités souffertes autrefois,
i. les Premières Communions, Œuvres, p. 81.
2. Ibidem, p. 83.
------------------------------------------------------------------------
Tu nous rends tout, ô nuit pourtant sans malveillances,
Comme un excès de sang épanché tous les mois 1.
Ce n'est pas sur les réalités de l'amour qu'il s'appesantit surtout ; il n'y est sans doute pas très compétent ; rien de plus bénin que la Comédie en trois baisers2. Mais il a une prédilection pour les latrines ; c'est là qu'il se complaît. Il y mène la première communiante :
Elle passa sa nuit sainte dans des latrines 3,
et pareillement le poète de sept ans :
Il pensait là, tranquille, et livrant ses narines 4.
En effet, c'est par excellence l'endroit de la déroute humaine, le point par où nous communiquons sans cesse avec
i. Les Sœurs de charité, Œuvres, p. 70.
2. Œuvres, p. 371.
3. Les Premières Communions, Œuvres, p. 80.
4. Les Poètes de sept ans, Œuvres, p. 64. Rappelons aussi le poème intitulé : -Accroupissements (Œuvres, p. 42).
------------------------------------------------------------------------
le vice originel, avec la pourriture et la mort. Rimbaud trouve dans la fonction affreusement universelle et inévitable qu'on y accomplit, le témoignage le plus ravissant de notre déchéance.
Car il faut bien comprendre le sens profond de ces peintures ordurières. Elles sont la constatation par un êtrel intact de l'infirmité terrestre, la considération du péché et de ses suites par qui en a été préservé. — Sans doute il ne faut point vouloir les donner pour absolument chastes. Rimbaud n'a pas ce désintéressement sévère, ce froncement de sourcil que les prophètes de la Bible gardent jusque dans leurs malédictions les plus crues. On ne peut nier qu'il ne trouve, à décrire les horreurs d'ici-bas, une certaine volupté ; le tableau qu'il en trace ne va point chez lui sans une sorte de participation ; on sent le plaisir sale et pur à la fois qu'il goûte à faire passer dans ses poèmes les plus
------------------------------------------------------------------------
copieuses souillures de notre humanité, Il n'y a pas que du dégoût dans ces vers :
Mon triste cœur bave à la poupe
Mon coeur couvert de caporal :
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe ï.
A subir ces infâmes contacts il éprouve une sorte de joie basse et camarade. — Mais enfin ce n'est que le renversement de son impitoyable pudeur, que la débauche à rebours de son âme vierge. Même s'il s'y attarde, c'est la démonstration de son privilège qu'il cherche dans ces bas-fonds, et il rit surtout de l'y trouver. Tout le mal du monde passe par lui, le traverse ; et peut-être met-il quelque complaisance à le sentir s'écouler. Mais après tout, c'est qu'il s'en purge ; il en re-
i. Le Cœur volé, Œuvres, p. 67.
------------------------------------------------------------------------
monte le flot pour ressaisir au principe son être incorrompu.
En d'autres termes, les premiers poèmes de Rimbaud forment comme Tun tableau négatif de son innocence.
Elle n'y paraît pas elle-même. Mais ce qui nous y est montré, c'est justement ce qui n'est point elle, c'est le monde en tant qu'il est en défaut, en tant qu'il manque de la perfection qu'il devrait avoir. Or c'est tout de même nous suggérer sa présence ; car le monde ne peut être aperçu ainsi que par elle. Tel que le voici présenté, il porte en creux les traces de sa contemplation ; nous le voyons comme rongé par son regard cruel. Encore qu'invisible, elle est donc toute proche.
Dans les Illuminations, elle entreprend de se manifester en personne. Rien de plus étrange et de plus émouvant que les efforts qu'elle tente auprès des mots
------------------------------------------------------------------------
pour se traduire en eux,- que les détours et les mille ruses qu'elle emploie pour arriver à revêtir l'existence poétique.
Il y a quelques phrases dans lesquelles elle a réussi à passer presque toute pure :
Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences1.
Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus les berçaient. Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient2.
Un Génie apparut d'une beauté ineffable, inavouable même 3.
... La terrible célérité de la perfection des formes et de l'action 4.
Mais le plus souvent elle prend corps dans des images qui nous en donnent plutôt la sensation que l'idée. — Il y a d'abord le groupe des images métal-
i. Les Illuminations : Veillées, Œuvres, p. 195. — 2. Ibidem : Enfance, Œuvres, p. 200. — 3. Ibidem : Conte, Œuvres, p. 223. — 4. Ibidem : Génie, Œuvres, p. 170.
------------------------------------------------------------------------
liques et immaculées. A chaque instant le poète nomme, comme S'il y goûtait un plaisir tactile ou comme s'il y trouvait un secours mystérieux, des matériaux artificiels, précieux, incorruptibles, des éléments purs, froids, soyeux :
Dans les herbages d'acier et d'émet'aude 1 ... Sous l'éclatante giboulée 2...
Sur la soie des mers et des fleurs arctiques 3... ...les brasier s, pleuvant aux rafales de givre*-... Des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d'eau 5.
Et ses yeux et sa danse supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l'heure uniques 6.
Ces mots durs et trop bien armés, et les objets fixes, intacts, inusables, qu'ils introduisent avec eux dans le poème,
i. Les Illuminations : Mystique, Œuvres, p. 172. — 2. Ibidem, Après le déluge, Œuvre*, p. 163. — 3. Ibidem : Ba7hare, p. 167. — 4. Ibidem : Barbare, p. 168. — 5. Ibidetn : Fleurs, p. 176. — 6. Ibidem : Fairy, p. 207.
------------------------------------------------------------------------
que viennent-ils faire sinon recueillir ce qu'il y a d'inflexible dans l'âme de Rimbaud ? Il n'est rien en eux qui ne soit fait jusqu'au bout, entièrement parachevé. On n'y voit pas ces arrondissements, ces parois glissantes, ces angles émoussés que les contacts et le frottement donnent aux choses naturelles. Ils offrent au poète leurs contours bien définis, leur parfaite résistance, leur matière irréprochable. Aussi, comme des talismans qu'on charge d'un sortilège, les appelle-t-il à lui pour leur confier cette intégrité intérieure qui fait son tourment :
Aux heures d'amertume, je m'imagine des boules de saphir, de métal1.
C'est le même emploi qu'il fait de la science -et de tout le cortège d'images qu'elle traîne après elle.
Il y a dans les Illuminations un motif
i. Les Illuminations : Enfance, p. 203.
------------------------------------------------------------------------
de la science : au fond de toutes les visions se dressent ses échafauds, ses inventions inouïes, sa divinité artificielle. Mais elle n'est pas là pour elle- même. Elle vient prêter son visage à quelque chose de plus secret qui ne sait pas se révéler tout seul, elfe remplace, elle représente, elle personnifie la virginité. En effet elle a des ressemblances obscures mais frappantes avec elle- D'abord elle tend à transformer l'avenir dans le sens d'une plus grande rigueur, d'une exactitude plus parfaite. C'est, sans en douter, que Rimbaud se demande :
Se peut-il... que les accidents de féerie scientifique... soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ? 1
Les visions de commodité monstrueuse qu'elle entr'ouve (les fantômes du futur luxe nocturne 2) ; la vie stu-
I. Les Illuminations : Angoisse, p. 181. — 2. Ibidem :
Vagabonds, p. 240.
------------------------------------------------------------------------
dieuse, confortable et sans pitié qu'elle prépare (sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement ei V avenir qu'ils font1).
repas et vertige
A la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d'étude ; 2
en un mot le remplacement qu'elle a entrepris des petites subtilités et adaptations de la volonté par un automatisme imperturbable et par le fonctionnement abstrait de toutes-puissantes machines (sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude la dynamique amoureuse 3) : autant d'images détournées, mais mystérieusement exactes, de l'intégrité originelle, de la « franchise première ». La science met dans l'avenir une sorte d'équivalent de ce que l'homme a perdu au plus profond du passé. C'est pour-
I. Les Illuminations : Solde, p. 247. — 2. Ibidem :
Mouvements, p. 161. — 3. Ibidem : H., p. 178.
------------------------------------------------------------------------
quoi Rimbaud ne se lasse pas d'évoquer son épanouissement et son triomphe : il lui semble que ce doivent être ceux de son âme opprimée. Au jour de son avènement définitif, la science, ayant forgé autour de nous une enveloppe artificielle et hermétique, nous emmènera, tranquilles, solitaires et absorbés, au sein d'un tourbillon foudroyant :
Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L J énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom 1.
Mais n'est-ce pas justement là le dégagement que rêve l'innocence, l'allègement dont elle a besoin ? A se représenter ce vaisseau bolide, qui semble
1. Les Illuminations: : Mouvement, p. 160.
------------------------------------------------------------------------
voyager indifféremment sur terre et sur mer, et l'effroyable, indépendance de ses passagers, Rimbaud éprouve le même soulagement que s'il délivrait un peu le corps de cette chose intacte en lui, que s'il la délestait pour un instant de tout ce qui l'accable et lui rendait la place qui lui fait défaut.
Mais il est une autre façon dont la science sert de figure à l'innocence ; c'est par son aspect cru, blafard, atroce :
Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d'Hortense... 0 terrible frisson des - amours novices sur le sol sanglant et par l'hydro gène clarteux1.
La vie humaine, de par son imperfection même, est souple et bien liée ; tout y est agencé et vêtu ; ses articulations sont engaînées. Au contraire dans la science tout est pur, neuf, aigre, à
1. Les Illuminations : H., p. 178.
------------------------------------------------------------------------
vif, atroce comme sur la table d'opération, sous la lumière artificielle qui tombe du plafond, l'enfant tout nu qu'entame le scalpel. La science est" donc toute désignée pour exprimer la netteté inhumaine, l'éclat, l'horreur de.. cette antithèse de la vie, la virginité. — Même, quelque étrange que cela. puisse paraître, ce que la science a de criminel est encore un symbole de l'innocence :
L'élégance, la science, la violence1,
Le brisement de la grâce croisés de violence nouvelle z.
Il y a dans la marche de la science je ne sais quelle indifférence, quel attentat perpétuel qui rappellent la férocité de l'être intact, du jeune démon dont chaque geste, sans le vouloir, offense et brise 3. Suppression des faibles et
i. Les Illuminations : Matinée d'ivresse, p. 183-184.
— 2. Ibidem : G<fM<?, p. 170.
3. Comparez : « Princesses de. démarche et de costume tyranniqu.es ». (Les Illuminations : Enfance, p. 198).
------------------------------------------------------------------------
des infirmes, réduction au minimum des objets de pitié (la crevaison pour le monde qui va. C'est la maie marche. En avant route !) 1
Ce programme implicite de la science, n'est-ce pas le vœu forcent de l'âme innocente ? n'est-ce pas où la précipite son mouvement le plus profond ?
Voici le temps des Assassins
Auprès du motif de la science, il 1 convient de placer le motif de l'excès de l'énormité, de la monstruosité, qui parcourt également d'un bout à l'autre les Illuminations :
Enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris 3.
Ott a reproduit dans un goût d'énormité singulier toutes les merveilles classiques de l'architecture 4.
i. Les Illuminations : Démocratie, p. 239. — 2. Ibidem : Matinée d't*vrelço, p. 184, — 3. Ibidem : Enfance, p. 198. — 4. Ibidem: Villes, Il, p. 221.
------------------------------------------------------------------------
Au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires 1.
Ma camarade, mendiante, enfant monstre 2...
A chaque instant le poète évoque des fantômes qui ont tous en commun on ne sait quoi d'abusif et d'inhumain, une sorte de réalité supplémentaire, un mystérieux « davantage », une insolence constitutionnelle et comme une santé d'un autre ordre :
Il y a quelques jeunes — comment regar- deraient-ils Chérubin ? — pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtants.
Un Génie apparut d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe ! dfun bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle 4.
i. Les Illuminations : Démocratie, p. 239. — 2. Ibidem : Phrases, p. 188. — 3. Ibidem: Parade, p. 220-221.— 4. Ibidem : Conte, p. 223.
------------------------------------------------------------------------
Ces monstres, ce n'est jamaîs par quelque difformité qu'ils excèdent l'être moyen, mais simplement par l'intégrité J absolue de tous leurs organes ; ils ne parodient pas les formes normales, mais ils les achèvent, ils les portent à leur comble.
Il est facile par là de comprendre quel est leur véritable rôle et les raisons profondes de leur apparition dans le poème. En les appelant, Rimbaud n'obéit point au goût du pittoresque ; il ne songe pas à un effet littéraire ; rien de romantique chez lui ; pas de grossissement ni d'exagération ; en façonnant ses géants, il ne cherche pas à construire quelque chose qui le dépasse. Mais au contraire il trouve en eux des images pour exprimer son propre dépassement, l'excès de son âme sur la vie, l'état .de surplomb où le met son innocence. C'est son innocence qui reparaît ici sous une nouvelle forme. Nous la voyons
------------------------------------------------------------------------
éclore à nouveau au milieu des mots, comme un dieu qui remonte du fond de la mer. Loin de rien gonfler ni distendre, les paroles suivent avec peine l'énormité de son avènement. Elle possède l'âme du poète, elle la travaille, elle la force et tout à coup s'échappe, triomphe, lui arrache le mot au-dessus de celui qui allait venir, la correction dans le sens du « plus fort » ; c'est elle qui produit directement la saveur forcenée de ces effets 1.
Par cette conquête du davantage, elle se contente, elle s'assouvit : on sent la volupté éclatante et aride que goûte Rimbaud à son explosion :
0 MON Bien ! t1 MON Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique 1 Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois 2 /
i. Les Illuminations : Beeing Beauteous, p. 209. -
2. Ibidem : Matinée d'ivresse p. 183.
------------------------------------------------------------------------
Parfois cette terrible innocence se délivre en violentant les mots sans presque s'occuper de leur sens, en les chassant dans un tumulte sifflant, comme un jet de vapeur brûlante : la phrase commencée lentement, sagement, soudain s'affole ; l'excès remonte 1, se déchaîne et fuse, imprimant aux lèvres un horrible tremblement :
Ces routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs, damas damnant de langueur 2.
Parfois la phrase, en même temps qu'elle aide l'innocence à s'épanouir, lui cède de toutes parts pour faire place à son volume retrouvé, pour lui permettre de se rétablir dans toute son étendue ; les mots craquent, s'espacent
i. Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses. (Les Illuminations : Jeun!':ise, p. 2:n).
2. Les Illuminations : Métropolitain, p. 215.
------------------------------------------------------------------------
et se séparent sous l'effort de l'éclatante chrysalide :
0 palmes ! diamant / — Amour, force / — plus haut que toutes joies et gloires ! de toute façon, — partout, démon, dieu, — jeunesse de cet être ci : moi1.
Au travers des phrases et des images, à chaque instant, disjoignant leur arrangement bien serré, on voit émerger le corps merveilleux 2, le monstre anadyo- mène, le dur chérubin aux énormes yeux bleus et aux formes de neige 3 ... Sa .poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans ses bras blonds 4... Il est Vamour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et Péternité : machine aimée des qualités fatales 5.
Il est le Génie que nous suivons tant bien que mal, essoufflés derrière ses
1. Les Illuminations : Angoisse, p. 181. — 2. Ibidem : Matinée d'ivresse, p. 183. — 3. Ibidem : Fleurs, p. 176. — 4. Ibidem : Antique, p, 177. — 5. Ibidem : Génie, p. 169.
------------------------------------------------------------------------
courses 1 vertigineuses. Nous attendons son jour. Et nous imaginons son corps ! le dégagement RÊVÉ 2, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! 3
Tout voisin de celui que nous venons d'examiner est le motif de l'être solitaire, d'une autre race, sans parenté, sans fonction, sans aucune attache avec l'humanité :
A vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! *
Dans Y Avertissement des Déserts de l'Amour, Rimbaud déjà se présentait lui-même comme un être absolument retranché et absent de notre vie :
i. tes Illuminations, p. 170. Génie,
2. C est moi qui souligne.
3. Les Illuminations, p. 170.— 4. Ibidem : Solde, p. 246.
------------------------------------------------------------------------
Ces écritures-ci sont d'un jeune, tout jeune homme, dont la vie s'est développée n'importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît, fuyant toute force morale 1...
Les étranges habitants qui peuplent les Illuminations ne sont assignés à aucune patrie, ne sont astreints à aucun lieu ni à aucun temps. Il faut noter le perpétuel emploi du mot tout dans ces poèmes. C'est l'adjectif indéfini ; il indique la complète absence de bornes, de restrictions, de détermination :
Enfant, certains ciels ont affiné mon optique ; tous les caractères nuancèrent ma physionomie 2...
Toutes les possibilités harmoniques et architecturales s émouvront autour de ton siège s...
Le poète, sans cesse, nous apparaît placé en un point mystérieux où il est au niveau à la fois de tout ce qui existe,
I. Les Déserts de l'Amour : Avertissement, p. 101.
2. Les Illuminations : Jeunesse, p. 235. — 3. Ibidem :
Veillées, p. I95.
------------------------------------------------------------------------
où son âme devient égale à toutes les époques, à tous les mondes et circule, avec une prodigieuse aisance, à travers les civilisations :
Exilé ici, j'ai eu urui scène oÙ jouetè les chefs- d*œuvre dramatiques de toutes les littératures1.
Dans un grenier oii je fus enfermé à douze ans, j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris l'histoire. A quelque fête de nuit, dans une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres 2.
Il est en tout, parce qu'il n'est en rien ; il ne s'épanouit qu'en dehors de nos limites :
J'ai horreur de la patrie 3.
Dans la Saison en enfer le thème de 3 la solitude entre les hommes reprend une force nouvelle ; il devient le motif du païen et du nègre :
I. Les Illuminations : Vies, p. 236. — 2. Ibidem: Vies, p. 238.
3. Une Saison en Enfer : Mauvais Sang, p. 261.
------------------------------------------------------------------------
Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France 1 — Mais non, rien. — Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure1.
Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? 2
Le sang païen revient 3.
Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre 4.
Par tant d'insistance sur son isolement, qu'est-ce donc enfin que Rimbaud prétend insinuer ? — Qu'il est séparé de nous d'une façon constitutionnelle, qu'il n'est pas construit sur le même modèle que nous. Sous une forme plus claire, plus avouée que dans tous les thèmes précédents, c'est la perpétuelle idée de son innocence que nous voyons ici reparaître, une fois de plus. Païen, c'est-à-dire antérieur à la 1
i. Une Saison en enfer : Mauvais Sang, p. 258. — 2. Ibidem, p. 259. — 3. Ibidem, p. 260. — 4. Ibidem, p. "264.
------------------------------------------------------------------------
rédemption1, c'est-à-dire encore anté- * rieur au péché. Il veut dire qu'il n'a pas subi cette déchéance que nous passons notre vie à essayer de rattraper. L'abîme entre lui et nous, c'est qu'il n'a pas besoin d'être rachète ; le baptême n'a pas de sens avec lui ; il l'a reçu quand même ; on le lui a imposé sans comprendre que c'était un poison pour lui :
Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mm malheur, et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! 2
Même ainsi enrôlé de force, il ne peut pas suivre notre sorte Il demeure indifférent à nos inquiétudes et à nos occupations. S'adressant à cette innocence qu'il porte en lui comme une
i. C'est le sens du : Je n'ai jamais été chrétien, que nous trouverons plus loin.
2. Une Saison en Enfer : Nmt de l'enfer, p. 2ïI. Comparer, dans l'ébauche du même chapitre, que l'on trouvera plus loin : On a abusé de mon innocence.
------------------------------------------------------------------------
personne différente de sa personne humaine, il lui dit :
Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras 1.
Dans toutes nos démarches il trouve quelque chose d'empêtré et d'iiifirme :
Et l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides 12
Il passe auprès de nous, seul, distrait, railleur, plein d'un épouvantable loisir :
Mais qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour' vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout3.
Il nous regarde, courbés sur la be-
i. Les Illuminations : Phrases, p. 188. — 2. Ibidem :
Soir historique, p. 218.
3. Une Saison en Enfer : Mauvais Sang, p. 258.
------------------------------------------------------------------------
sogne, en proie au travail, qui justement est la punition du péché originel et dont, ainsi, de par son exemption merveilleuse, il se trouve dispensé ; il nous regarde et il rit :
J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n'aurai jamais ma main1.
Il rit :
Jamais je ne travaillerai2.
Et tout à coup il nous aperçoit mieux ; il nous découvre rangés en cercle autour de lui, et il a peur : il est pri~ ; que lui veulent tous ces visages incompréhensibles ?
Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trom-
ï. Une Saison en Enfer: Mauvais Sang,, p. 257. — 2. Ibidem : Délire I : Vierge folle, p. 278. Cf. même poème, p. 281 : Il ne travaillera jamais et dans les Illuminations : Vertige, p. 112 : Jamais nous ne travaillerons.
------------------------------------------------------------------------
pez en me livrant à la justice. Je nyai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez l.'
Il recule avec son regard flamboyant ; soudain transfiguré, il est l'ange aux abois ; il refuse, il se retranche, il interdit qu'on s'approche. Comment s'ex- pliquerait-il ? Il ne peut rien plaider ; il n'a rien à montrer que sa forme intacte ; il est devant nous sans armes et scandaleux.
Nous voilà maintenant presque au corps à corps avec l'innocence de Rimbaud. Dans la Saison en enfer elle ne prend plus de symboles pour se manifester. Elle se montre elle-même, elle s'explique suivant une logique capricieuse, mais parfaitement dgfinie, et
i. Une Saison en Enfer : Mauvais Sang, p.^64.
------------------------------------------------------------------------
qu'il nous faut essayer de déchiffrer.
Comment ne pas la reconnaître d'abord dans le motif de l'Enfer ? Une saison en enfer : c'est-à-dire le temps que l'être sans péché demeure avec nous. L'enfer de Rimbaud n'est pas ailleurs qu'ici-bas.
J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut... Et c'est encore la vie !1
Je trie crois en enfer, donc j'y suis2. Ciel ! sommes-notis assez de damnés ici-bas ! 3 La théologie est sérieuse, l'enfer est certainement EN BAS 4.
L'enfer est simplement d'être maintenu en ce monde par la pesanteur, d'être engagé au milieu de nous. Il est imrnédiat, présent, tangible. Pas besoin de voyage pour s'y trouver ; il n'est pas le lieu de la punition du péché, mais au
I. Une Saison en enfer : 2Vuit de l'enfer, p. 270-271. — 2. Ibidem, p. 271. — 3. Ibidem: : l'Impossible, p. 298. — 4. Ibidem ; Nuit de renIer, p. 272.
------------------------------------------------------------------------
contraire l'horreur d'être plongé innocent au sein du péché :
Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice : j'ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection 1.
Voilà justement la source du supplice qu'endure Rimbaud : il la porte avec lui ; elle est sur place. Une chose d'ailleurs prouve que cet enfer se confond avec la vie, c'est qu'il n'est pas définitif ; on peut en sortir, comme jadis sortirent des limbes les âmes délivrées par Jésus :
Pourtant aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes2.
De plus, la nature même des souffrances qu'on y subit nous indique quel
i. Une Saison en Enfer : Nuit de l'enfer, p. 271. —
2. Ibidem : Matin, p. 304.
------------------------------------------------------------------------
il est et où il le faut situer. D'un bout à l'autre la Saison en enfer est le poème du malaise et de l'intolérance. Cela ne paraît pas seulement à ce qui s'y trouve exprimé. La seule disposition des phrases, leur allure entrecoupée, leur interrogation dans tous les sens, la variété des tournures qu'elles essaient, et leur piétinement, leur perpétuel faux départ, tout en elles évoque les tâtonnements de quelqu'un qui cherche une attitude où se reposer et ne la trouve pas. L'être parfait tâche à se faire une place, à se caser au milieu de nous ; il s'adresse partout et partout il se sent repoussé :
A qui me louer ? Quelle hête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? — Dans quel sang marcher ? 1
Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables2.
i. Une Saison en Enfer : Mauvais Sang, p. 262. —
2. Ibidem : Nuit de l'enfer, p. 274.
------------------------------------------------------------------------
Il a beau s'offrir à tout, se jeter dans tous les sens ; il ne peut pas ; il ne sait pas ; et d'ailleurs on n'a pas besoin de lui ; il se retrouve vacant et brisé, seul avec son mal, qui est d'être intact :
Ah ! je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection1.
Pour ne pas souffrir il faudrait qu'il pût se tenir un peu au-dessus de la vie, Mais mystérieusement toujours quelque chose vient le renfoncer. Il a beau vouloir s'évader : On ne part pas 2. De nouveau il est en proie aux mille morsures de l'imperfection, aux cruelles atteintes de la médiocrité terrestre :
C'est l'enfer, l'éternelle peine ! 3
Et de nouveau la brûlure du contact avec la vie le réveille, le fait sursauter :
1, Une Saison en enfer : Mauvais Sang, p. 262. — 2. Ibidem, p. 261, — 3. Ibidem : Nuit de 1 enfert p. 270.
------------------------------------------------------------------------
C'est le feu, qui se relève avec son damné ! 1
Si nous demandons par quoi la vie est ainsi corrosive pour cette âme, voici la réponse : comment sa dureté intrailable2 ne sentirait-elle pas comme du feu la rencontre avec ce monde fléchi, entamé, plein d'usure et d'ancienneté ? La flamme qui la brûle, c'est la facilité, l'arrangement, le tant bien que mal de toutes choses :
Pour le corps et pour l'âme — le viatique — on a la médecine et la philosophie, — les remèdes de bonne femme et les chansons populaires arrangées 3.
Tout ici-bas est coutume et institution. L'institution est un compromis avec l'imparfait, une réparation à l'édi-
i. Une Saison en erifer : Nuit de l'enfer, p. 274.—
a. Cf. : Encore tout enfant, j'admirais le forçat intrai- tabk sur qui se referme toujours le bagne. (Une Saison en .., Enfer : Mauvais <SaMF. p. 26,.
3. Une Saison en Enfer : Mauvais Sang, p. 260.
------------------------------------------------------------------------
fice croulant du monde au moyen d'habitudes accumulées. Elle pousse surdes ruines et ne se soutient que par sa complication infinie. Il ne faut pas y aller trop fort avec elle ; il faut prendre sa pente, épouser sa rampe glissante et polie, se laisser conduire à son antiquité. Voilà les ménagements dont l'obligation saisit Rimbaud d'impatience et de folie :
Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s'habiller, travailler*.
Tout ce qui nous donne aisance et douceur, tout ce qui facilite la vie, c'est là justement le poison qui l'attaque et le dévore :
Quant au bonheur établi, domestique ou non... Non, je ne peux pas 2.
En tout ce qu'il touche, il trouve
1. Une Saison en enfer : Mauvais Sang p. 265. —
2. Ibidem$ p. 267 -268.
------------------------------------------------------------------------
je ne sais quoi de bénin et de malade qui le fait hurler :
Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements .1 '.
Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis 2.
De là ce perpétuel effort pour s'échapper de la civilisation, pour quitter l'Europe :
Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, — comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux 3.
Cette imagination,, c'est une issue à
i. Une Saison en Enfer : L'Impossible, p. 299. — 2. Ibidem : Mauvais Slang, p. 264-65. — 3. Ibidem : p. 260-61.
------------------------------------------------------------------------
l'e-nfer ; elle s'élève devant les yeux du poète comme un moyen de calmer son âme en refaisant autour d'elle le climat inflexible dont elle a besoin.
Mais Rimbaud va nous montrer maintenant d'une façon plus précise et plus complète la délivrance de l'être intact, ou plutôt, d'abord, sa légèreté parmi nous, l'espèce de détachement comme métaphysique de toutes ses démarches. Tandis que tout à l'heure il nous le présentait dans son contact intolérable avec le monde, il nous le fait entrevoir à présent qui surnage à la surface de la vie, qui ne s'y laisse pas réduire, ni tasser :
La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde1.
i. Une Saison en enfer : Mauvais Sang p. 268.
------------------------------------------------------------------------
Dans le poème intitulé Vierge Folle, c'est l'innocent qui reparaît sous les traits de cet être savant, cruel, inemployé, qui erre comme une ombre et comme un démon, avec ses reproches, ses promesses, ses confidences incompréhensibles, trop élastique pour cette vie, retenu en elle par à peine on ne sait quel monstrueux petit oubli. On le voit passer sans bruit ; il a repris son mystérieux volume et ce développement que notre voisinage lui rendait impossible ; il tient à peine à nous ; il ne peut rester une minute en repos ; on dirait qu'il n'y a plus de place pour lui en ce monde qu'à la condition qu'il ne demeure pas un instant au même endroit. Il se cache, il bondit, il disparaît :
Les nuits, souvent, ivre, il se poste dam les T1leS ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement 1.
i. Une Saison en Enfer : Délires I : Vierge folle, p. 278.
------------------------------------------------------------------------
Son. génie intérieur le chasse de partout. Il a cette intolérance du lieu que nous avons remarquée chez Rimbaud. Même, il a communiqué à sa compagne un peu de son absence d'ici-bas :
Quelle vie ! la vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde 1.
Aves ses baisers et ses étreintes amies, c'était bien un ciel, un sombre ciel où j'entrais 2...
S'il ne nous a pas encore quittés complètement, c'est qu'il a une mission. Celle qui s'est égarée avec lui se demande :
Seules, sa bonté et sa charité lui donneraient- elles droit dans le monde réel ? 3
Et lui :
Il faut que j'en aide d'autres : c'est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant, chère âme 4.
i. Une Saison en enfer : Délires 1 : Vierge folle, p. 277. — 2. îb-,dm, p. 280. --- 3. Ibidem, p. 281. — 4. 11-idem, p. 280-281.
------------------------------------------------------------------------
Cette charité dont il parle si souvent 1, cette espèce de sollicitude maternelle qui se mêle à sa cruauté 2, elles sont d'une espèce étrange, sans rien de moral, toutes métaphysiques. Sa mission est purement de désorientation. Le secours qu'il vient nous apporter, c'est de nous rendre le séjour ici-bas impossible. Il a été envoyé simplement pour se montrer à nous, pour passer au milieu de nous avec sa perfection insoutenable, pour nous faire sentir notre abjection et nous la reprocher sans paroles, par sa seule présence :
Et que me 'Voulait-il avec mon existence terne
1. C'est notre sort, à nous, camrs charitahLes. (Une Saison en Enfer : Délires 1 : Vierge folle, p. 282). Cf. 0 mon àhnégatim, 6 ma ckariîê merveilleuse ! ici-bas, pourtant! (Ibidem : Mauvais Sang, p. 262).
2. Ses délicatesses mystérieuses mavazeiii séduite. (Vierge folle, p. 277). Il avait la pitié d'une mère méchante pour les petits enfants. (Ibidem, p. 278). Ses manières de jeune mère, de sœur aînée. (ibidem, P. 282).
------------------------------------------------------------------------
et lâche ? Il ne me rendait pas meilleure, s'il ne me faisait pas mourir1.
Il est venu priver de sens et de vertu tout ce qui nous entoure, restituer aux perfections de ce monde leur originelle infirmité :
Il m'attaque, il passe des heures à me faire honte de tout ce qui m'a pu toucher au monde, et s'indigne si je pleure2.
Il n'explique pas ses violences, ses paroles jamais ne découvrent les raisons de ses insultes ; mais il est là, il vit à côté de nous, il palpite différemment comme un être chu d'une autre planète. Nous assistons à son tourment énig- matique et sacré ; il souffre sous nos yeux de la maladie sans nom qui s'attaque aux prodiges : et nous recevons les éclaboussures de son martyre. C'est
1. Une Saison en Etifet : Délires 1 : Vierge folle, p. 280. — 2. Ibidem, p. 282.
------------------------------------------------------------------------
là tout l'avertissement qu'il nous donne ; c'est là le seul présent de sa charité. En effet, devant cette angoisse solitaire et méprisante qui l'agite, une interrogation peu à peu se forme en nous qui est le commencement de l'impossibilité au monde :
A côté de ce cher corps endormi, que d'heures des nuits j'ai tveillé, cherchant pourquoi il voulait tant s'évader de la réalité1.
Cela ne s'apaisera plus. Le sentiment de quelque chose de perdu s'est mêlé à notre sang :
Ce poison va rester dans toutes nos veines2.
Et en pleine obscurité, au plus profond de la plus épaisse ignorance, voici que nous ne pensons plus qu'à une chose, qui serait d'en être délivrés :
ï. Une Saison en f ;,I. - i : Vierge folle,
p. 270.
2. Les Illuminations m!a^é^dfiwsès£e) p. 183.
'm
------------------------------------------------------------------------
Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; niais il faut que je sache s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l'assomption de 1non petit ami 1.
L'étrange messager n'aura pas tiré en vain sur les faibles liens qui l'attachent encore parmi nous, il finira bien par retrouver complète cette indépendance qu'il a abdiquée à moitié pour nous venir en aide. Ainsi apparaît l'idée de la restitution à un état primitif, du retour à l'innocence.
Elle se montre déjà dans les Illumi- nations, mais encore enveloppée et symbolique ; elle n'est encore que l'idée d'un rétablissement d'ordre social, d'un bouleversement des mœurs. Il y a pour l'humanité une espèce de lueur en avant, un avenir, quelque chose qui s'ouvrira un jour, non pas un plus
i. Une Saison en Enfer : Délires I : Vierge folle, p. 283.
------------------------------------------------------------------------
grand bonheur, mais un plus grand espace, un élargissement de l'existence :
Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps1.
0 monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux2.
Un moment plus vaste, plus limpide, plus aigre montera sur l'horizon de l'histoire ; une révolution changera les conditions de la vie :
Il a peut-être des secrets pour CHANGER LA
VIE ? 3
Mais déjà Rimbaud nous indique le
i. Une Saison en Enfer : L'Éclair, p. 302.
2. les Illuminations : Génie, p. 171.
3. Une Saison en Enfer : Délires l : Vierge folie, p. 279. Bien que l'atmosphère en soit toute différente, il faut rapprocher cette vision : Et, une heure, je mis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on ez dû se retrouver. (Les Illuminations ; Villes I, p. 206).
------------------------------------------------------------------------
sens secret de ces évocations confuses ; nous le voyons se demander :
Se peut-il... que les accidents de féerie scientifique et DES MOUVEMENTS DE FRATERNITÉ HUMAINE soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ? 1
Et tout naturellement, dans Royauté, à l'image d'une de ces transformations de la vie sociale, il mêle des sensations claires, pures, rafraîchissantes, une sorte de candeur physique qui trahissent l'objet dont obscurément est préoccupé son esprit et qu'il tâche à signifier : l'avènement de l'innocence :
Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : « Mes amis, je veux qu'elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve lermt*né*e. Ils se pâmaient l'un contre Vautre.
I. Les Illuminations : Angoisse, p. 181.
------------------------------------------------------------------------
Et en effet ils furent rois toute une matinée, où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l'après--midi où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes 1.
A la fin, dans les Illuminations mêmes, le motif de la restitution se précise, se rapproche de son sens textuel :
J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule 2.
Mais il n'éclate sous sa forme vraiment explicite que dans la Saison en enfer. On le voit se développer à mesure qu'on avance dans le poème. Il se dégage du motif de l'enfer, il passe au travers de l'oppressante atmosphère du début et peu à peu, en grandissant, il
i . Les Illuminations : Royauté, p. 224. — 2. Ibidem :
Vagàbùhâe, p. 241.
------------------------------------------------------------------------
la dissipe., La composition de l'ouvrage est essentiellement dramatique ; il s'y passe quelque chose en effet ; il y a une action, qui est la recherche par l'âme d'un état où l'innocence soit de nouveau possible. La façon dont l'image de cet état peu à peu se détermine, se fixe, impose sa véritable nature : voilà ce qu'il nous faut maintenant raconter.
Elle est devant les yeux de Rimbaud au moment même où il étouffe le plus sérieusement. Il ne sait pas d'abord si c'est l'image d'une réalité, ou seulement un fantôme consolateur. Simplement il la voit et il y trouve apaisement.
Mais il ne peut s'empêcher de la presser, de vouloir la comprendre. Et sa première erreur (L'Impossible) est de croire qu'elle n'est que le souvenir d'un état passé, d'une sagesse oubliée :
------------------------------------------------------------------------
Je vois que mes malaises viennent de ne m'tire pas figuré assez tôt que nous sommes à Voccident1.
Je retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle 2.
Mais tout de suite il s'aperçoit que sa vision est de quelque chose de plus ancien que l'histoire, de plus profond. que l'Orient, de plus éternel que le. passé :
C'est vrai ; c'est à VEden que je songeais 1 Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques ! 3
Et déjà il ne peut plus admettre, comme les philosophes le lui suggèrent, que sa vision n'est qu'une idée confortable et sans réalité. Il en sent au contraire maintenant l'objet tout prochain et qui dure encore. Un petit effort suffirait — lui semble-t-il — pour l'amener en contact avec ce règne de
i. Une Saison en Enfer : L'Impossible, p. 298. —
2. Ibidem, p. 299. — 3. Ibidem, p. 300.
------------------------------------------------------------------------
l'innocence qu'il a cru un moment perdu au fond des siècles. Un peu plus de vivacité dans l'esprit, un regard plus lucide...
Mais je m'aperçois que mon esprit dort. S'il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pIeurant ! 1...
A la fin, son attention, pendant quelques secondes, semble récompensée :
0 pureté 1 pureté !
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté !
Une chose du moins, à la fin de ce poème, est acquise pour l'âme : c'est qu'une demeure pour l'innocence existe encore quelque part.
Dans l'Erlair Rimbaud l'entrevoit à
i. Une Saison en Enfer : L'Impossible, p. 3°0. —
2. Ibidem, p. 301.
------------------------------------------------------------------------
nouveau ; mais il pense ne pas pouvoir l'atteindre :
Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échapperons-nous ? 1...
Quelque chose lui manque ; les moyens sont trop simples ou trop difficiles ; il a gâché ses forces :
Ma vie est usée 2.
Il ne saura plus s'en servir que pour s'amuser, que pour quereller les apparences du monde 3.
Alors, — oh ! — chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour noUS 4
Pourtant il se rassure (Matin). Car de nouveau la vision vient se placer devant lui, dans l'avenir. Bien qu'il ne
i, Une Saison en Enfer : L'Éclair, p. 302. — 2. Ibidem,
P- 3°3. — 3- Ibidem, p. 303. — 4. Ibidem, p. 303.
------------------------------------------------------------------------
puisse pas évaluer avec exactitude à quelle distance, il sait du moins, cette fois, qu'il n'y a besoin que d'avancer pour la rencontrer, pour s'emparer du bonheur qu'elle promet. Il la voit enfin se fixer et l'attendre :
Du même désert, à la même nuit toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre ?
Le chant des cieux, la marche des peuples !
Esclaves, ne maudissons pas la vie1.
La certitude du poète désormais est parfaite. Il sait que l'image qui le hantait est celle d'une réalité future.
Il faut pourtant que cette image su-
1. Une Saison en enter : Matin, p. 305.
------------------------------------------------------------------------
bisse une dernière purification, achève de se dépouiller de tout élément symbolique. La vision du retour à l'innocence, telle que nous venons de la considérer, est encore mélangée avec l'idée d'une transformation sociale ; le mouvement qui nous rapproche de notre délivrance est le même que « la marche des peuples ». Dans l' Adieu qui ferme la Saison en enfer, Rimbaud comprend enfin que l'objet où tend son âme ne peut être atteint par aucun progrès terrestre, que l'état de pureté auquel il j aspire comme à une dignité perdue,j c'est tout simplement l'état de paradis, et ce qui l'en sépare, simplement ce qui lui reste à vivre :
L'automne déjà / — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons 1.
i. Une Saison en Enfer : Adieu, p. 306.
------------------------------------------------------------------------
C'est maintenant tout droit dans le Paradis qu'aux moments de lucidité pénètre son regard :
Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin 1.
En même temps que la réalité de ce qu'il a si longtemps imaginé, et sous des formes si diverses, lui apparaît enfin évidente, inévitable et paisible, le poète prend conscience de la vanité de ses inventions :
J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues2.
Tout cela n'était qu'en attendant, que comme substitut. Ou plutôt tout
i. Une Saison en enfer : Adieu, p. 307. — 2. Ibidem, p. 307.
------------------------------------------------------------------------
cela n'était que la plus stricte réalité ; rien de poétique, c'est-à-dire de créé, dans toutes ces images ; voici qu'elles se confondent tout à coup avec ce paradis enfin contemplé face à face :
J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. En bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée 11
Il ne reste plus qu'une chose à faire : vivre, suivre le même chemin que tout le monde, mener son devoir jusqu'au bout, passer dans le travail ce temps encore qu'il y a jusqu'à mourir :
Moi ! moi qui nui suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre 1 Paysan l 2
D'ailleurs la certitude de la vision que Rimbaud contemple suffit mainte-
ï. Une Saison en Enfer : Adieu, p. 307, -- 2. Ibidem,
P- 307.
------------------------------------------------------------------------
nant à apaiser le martyre qu'il souffrait ici-bas. Puisqu'il sait que son innocence trouvera sans faute un jour le climat dont elle a besoin, il cesse de sentir la violence qui lui est faite en ce monde :
Les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent 1.
Dès maintenant, après le terrible combat spirituel 2, il est en communication directe avec son bonheur futur et le souffle déjà en parvient par instants jusqu'à lui :
Cependant, c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et, à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes 3.
L'être innocent connaît maintenant son avenir ; la patience descend en lui
i. Une Saison en enfer : Adieu, p. 308. — 2. Ibidem, p. 308. — 3. Ibidem, p. 308.
------------------------------------------------------------------------
et l'endurcit ; il renferme soigneusement ses cris et ses sursauts ; il a assez de savoir. Son occupation désormais, c'est uniquement d'attendre son jour 1, — le jour où il pourra reprendre toute la place dont il a besoin, où, pour contenir son âme intacte, un corps intact et glorieux lui sera donne :
Et il me sera' loisible de POSSÉDER LA VÉRITÉ
DANS UNE AME ET UN CORPS 2.
C'est sur l'apaisement de cette promesse surhumaine faite à son corps et à son âme créés 3 que se terrnine la Saison en enfer.
L'idée d'innocence explique, comme nous venons de le voir, toute l'œuvre de Rimbaud. Elle explique même da-
i. Les Illuminations : Génie, p. 17c.
2. Une Saison en Enfer : Adieu, p. 309.
3. Les Illuminations : Matinée d'ivresse, p. 183.
------------------------------------------------------------------------
varitage : le renoncement de Rimbaud à poursuivre cette œuvre, son étrange et soudaine mort poétique. Il y a dans le brusque silence de ce génie de dix- neuf ans un mystère qu'on a tenté d'éclaire ir par les hypothèses les plus diverses. Je ne pense pas qu'on puisse en venir à bout par la seule considération de la biographie du poète. C'est dans la nature même de son œuvre qu'il faut chercher les raisons pour quoi il ne l'a point continuée. Ecrire ne fut jamais pour lui qu'un moyen, — le moyen de se débarrasser de son âme, de projeter hors de lui le mal merveilleux dont il était atteint. Les Illuminations le fixèrent à la façon dont certains corps fixent les gaz, en s'en imprégnant. Dans la Saison en enfer, Rimbaud voulut le fixer en un autre sens, ainsi qu'un médecin fait pour une maladie : par l'exploration ; il comptait bien découvrir, en même temps que sa véritable essence,
------------------------------------------------------------------------
le remède qui l'en guérirait à jamais. Nous avons vu qu'il y réussit ; nous avons vu naître et se développer sous son regard la vision du paradis. Lorsqu'il l'eut enfin conquise dans toute son évidence, il ne lui resta plus qu'à en attendre l'accomplissement. Auprès de cette formidable espérance, quel sens pouvait garder à ses yeux la littérature ? Sitôt la Saison en enfer publiée, il en détruisit l'édition, comme on jette un instrument dont on ne se servira plus. Et qu'avait-il besoin qu'elle fût lue ? Il lui suffisait de l'avoir écrite. Par elle, il savait maintenant tout ce qu'il avait voulu savoir. Par elle, il avait saisi, en figure, le bien que toute son âme désirait. Cette promesse contre son visage \ c'était assez désormais pour
i. La douceur fleurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous. (Les IU=inatiOns : Mystique, p. 173).
------------------------------------------------------------------------
lui. Tant il l'avait bien comprise, il pouvait même l'oublier. Elle avait passé dans son sang ; il n'avait plus que faire des phrases et des mots qui l'avaient découverte et portée jusqu'en lui.
Si cette explication d'un silence si extraordinaire paraît insuffisante, qu'on veuille bien prendre patience. Elle n'est pas encore complète. La certitude de sa délivrance future n'est assurément pas la seule raison du renoncement poétique de Rimbaud, parce que l'idée d'innocence n'est pas le seul contenu de ses poèmes. Son œuvre est tout de même autre chose que le réceptacle de son intraitable perfection, autre chose qu'un corps pour son âme. Si nous nous sommes bornés jusqu'ici à cette façon de la considérer, c'était pour éviter toute distraction dans notre ana-
------------------------------------------------------------------------
lyse. Il convient maintenant de rétablir son aspect définitif. de déterminer ce qu'elle a absorbé du monde extérieur, de fixer quelle est la sorte de réalité qu'elle représente.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
DEUXIÈME PARTIE
Ce ne peut être que la fin du monde en avançant.
A. R.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
1
Vue sous ce nouvel angle, l'œuvre de Rimbaud apparaît comme une sorte de recueil d'expériences, de document brut, uniquement orienté vers l'objet, qui ne s'occupe pas de nous, qui nous tourne nettement le dos. De même que leur auteur, ces poèmes sont complètement dépourvus d'égards, c'est-à-dire qu'en aucun point ils ne s'inclinent, ils ne se dérangent vers nous. Aucun effort pour faire passer dans notre esprit les spectacles qu'ils recèlent ; ils sont écrits au mépris de toute sociabilité ; ils sont le contraire même de la conversation. On y sent quelque chose de fidèle à
------------------------------------------------------------------------
on ne sait quoi. Ce sont des témoins. Ils sont disposés comme des bornes qui auraient servi à quelque repérage astronomique. Il faut prendre le petit livre des Illuminations comme un carnet échappé de la poche d'un savant et qu'on trouverait plein de notations mystérieuses sur un ordre de phénomènes inconnu. Nous n'étions pas là. Nous passons par hasard. Nous ramassons ces reliques inestimables qui ne nous étaient pas destinées.
Et comment Rimbaud songerait-il à s'adresser à nous alors qu'il ne sait pas ce qu'il dit ? On croirait par instants qu'il raconte n'importe quoi. Ses mots défilent devant nous dans une espèce de hasard ; on ne reconnaît nulle part cette intention bien méditée, ce choix logique, cette conduite de la pensée, qui paraissent dans tous les ouvrages de l'esprit, même dans les plus médiocres. A cet égard la Saison en enfer
------------------------------------------------------------------------
peut, à première vue, être considérée comme un insignifiant et insupportable bavardage : les phrases y semblent naître les unes à côté des autres suivant les prétextes les plus fortuits, selon le caprice le plus vain. — La vérité est non pas que Rimbaud ne sait ce qu'il dit, mais qu'il ne sait ce que c'est qu'il dit. L'incohérence de son langage n'est que le reflet de l'ignorance où il est de quelle est l'espèce de chose dont il parle. Il lui est impossible de préparer pour nous ce qu'il va dire, parce qu'il ne le tient pas à l'avance, parce qu'il ne l'apprend qu'au moment où il le profère. Ses paroles naissent trop près de son esprit pour qu'il puisse les entendre avant de les avoir prononcées. Il assiste à ce qu'il exprime ; il le voit apparaître devant lui, mais pas plus que nous il ne reconnaît d'où cela vient, ni ce que c'est :
------------------------------------------------------------------------
Car Je est UN AUTRE ; si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste il l'éclosion de ma pensée ; je la regarde , je f écoute : je lance un coup <Tarchet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, on vient d'un bond sur la scène 1.
i Il est au bord de ce qu'il lui faut exprimer, non pas au centre : il le touche, il le tente, il le provoque. Et cela répond par des sursauts imprévisibles, par des révélations spontanées.
Rimbaud ne possède pas son objet, ne l'entoure pas, mais simplement l'interroge :
Tout notre embrassement n'est qu'une question 8.
Il l'a si peu en main qu'il n'a d'autre moyen de le trouver que de l'attendre :
Quels bons bras, quelle belle heure me rendront
i. Lettre du 15 mai 1871, dans la Nouvelle Revu*
Française du IER octobre ÏQI2, p. 571.
2. Les Sœurs de Charité, Œuvres, p. 70.
------------------------------------------------------------------------
cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? 1
C'est au fond qu'il est par rapport à ce qu'il voit justement en état de sommeil. Le grand ange échappé sans défauts des mains de Dieu, sa chute ici-bas pourtant l'a stupéfié. Cet « esprit » lumineux, en prenant un corps, s'est émoussé et assombri ; il est entré dans une demi-cécité, dans le bourdonnement étouffé et impuissant du rêve :
Je m'aperçois que mon esprit dort... S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale2.
Il est pareil à l'
Aveugle irréveillée aux immenses prunelles 3.
i. Les Illuminations : Villes 1, Œuvres, p. 206,
2. Une Saison en Enfer : L'Impossible, p. 300.
3. Les Sœurs de Charité, Œuvres, p. 70.
------------------------------------------------------------------------
Il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes... Se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, — braves pourtant et circoncis ! 1
Sa mémoire a été frappée ; on dirait qu'elle a été privée d'un de ses hémisphères ; le contact avec la matière lui a fait perdre non pas ses images, mais la conscience du monde auquel elles appartiennent :
N'eus-je pas UNE FOIS une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or, trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et Pion sommeil2.
Il a lâché prise et maintenant il ne
i. Les Déserts de F .Amour, avertissement, Œuvres, p. 102.
2. Une Saison en Enfer : Matin, p. 304.
------------------------------------------------------------------------
retrouve plus qu'à travers je ne sais quel engourdissement le royaume d'où il a été divisé. Des spectacles qu'il lui arrive encore de contempler, il n'est pas plus maître que d'une chose qui se passerait à distance. Souvent, en même temps qu'il les note, il indique l'intervalle qui les sépare de lui :
Il y a une troupe de petits comédiens en costume, aperçus sur la route à travers la lisière du bois 1.
Ses visions sont pour lui comme un événement latéral :
Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l'ombre, je vous vois, mes filles 1 mes reines ! 2
Elles sont au bout de son atteinte. Couché sur le flanc, de ses deux bras tendus, il parvient tout juste à les tou-
I. Les Illuminations : Enfance, p. 201. — 2. Ibidem :
Phrases, p. 190.
------------------------------------------------------------------------
cher. C'est un reflet qui passe et que rien n'empêchera de s'évanouir :
Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circuie dans la chambre voisine.1
Ce manque de prise et d'embrasse- ment n'est nulle part mieux exprimé que dans le poème intitulé Aube. On y voit, d'une façon sensible, fuir l'objet sans nom dont le poète tâche de s'emparer. Poursuite vertigineuse et vaine, effort, sans cesse déçu, pour contourner l'insaisissable, et qui ne s'achève que par cette demi-réussite :
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps2.
Nous apercevons maintenant, d'une
i. Une Saison en Enfer : Mauvais Sang, p. 263. Comparez : La lampe de la famille rougissait l'une après l'autre les chambres voisines. (Les Déserts de l'Amour, Œuvres, p. 104)
2. Les Illuminations : Aube, p. 186.
------------------------------------------------------------------------
façon bien claire, à la fois que l'œuvre de Rimbaud contient quelque chose de différent de son âme, un élément exté-1 rieur, et que nous ne devons pas comp-J ter sur Rimbaud pour nous expliquer ce que c'est. Il ne peut l'exprimer que tel quel et tout juste ; il le possède d'une façon trop précaire pour pouvoir y ajouter des renseignements. C'est déjà bien beau qu'il le retienne pour nous, qu'il l'empêche de passer. — A nous donc de déchiffrer le document ! Voici qu'il nous est remis tout brut entre les mains. Regardons-le, scrutons-le sur toutes ses faces. Il y a là-dedans quelque chose dont, à force de patience et d'adresse, il nous sera peut-être loisible de prendre connaissance. Il y a ici un message obscur dont il faut tâcher de nous emparer. Plus simplement essayons de déterminer, puisque Rimbaud ne le sait pas lui-même, ce que c'est qu'il voit et qu'il nous montre.
------------------------------------------------------------------------
II
Il faut saisir les plus minces indications.
A gauche, le terreau de l'aréte est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles...
Derrière l'aréte de droite, la ligne des orients, des progrès 1.
On trouve souvent, dans les Illuminations, ce souci de diviser le spectacle, de le distribuer, de le démembrer 2. Et
i. Les Illuminations : Mystique, p. 172.
2. Comparez : L'ancienne Comédte poursuit ses accords et divise ses idylles. (Les Illuminations : Scènes Fa 165). L'opéra-comique se divise sur notre scène à arête d'intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux. Ibidem, (p. 166). A droite l'aube d'été, etc. (Ibidem : Ornières, p. 174.).
------------------------------------------------------------------------
en effet tout ce qui nous est présenté ici, est à l'état rompu et dans un commencement de dissociation ; ce sont les débris de quelque chose que voici devant nous :
Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ?1
Quand les objets apparaissent encore dans leur ordre naturel, les uns à côté des autres, cependant déjà ils ne se regardent plus ; ils nous sont montrés au moment où ils perdent contact, où chacun, sans avoir bougé, rentre en solitude :
Assez connu. Les arrêts de la vie. — 0 Rumeurs et Visions ! 2
Plus souvent encore nous les apercevons déplacés et, si j'ose dire, démé-
i. Les Illuminations : poème sans titre, p. 228. —
2. Ibidem : Départ, p. 231.
------------------------------------------------------------------------
nagés. Ils ne sont plus à leurs niveaux respectifs ; on les a changés d'étagère :
Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets 1.
Au-dessus du niveau des plus liantes crêtes, une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus ... 2
Rimbaud est hanté par l'idée des" différences de hauteur :
Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux, avec les lignes du ciment en relief, — très loin sous terre... A une distance énorme audessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent... Moins haut sont des égouts. Aux côtés rien que l'épaisseur du globe 3.
Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j'ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C'est le prodige dont je n'ai pu me rendre compte ! Quels sont
I. Les Illuminations : Ville I, p. 204. — 2. Ibidem : Ville 7, p. 205. — 3. Ibidem : Enfance, pp. 202 et 203.
------------------------------------------------------------------------
les niveaux des autres quartiers sur ou sous l'acropole ?
Les étages se multiplient et toute correspondance cesse. La dislocation en hauteur du paysage fait que ses éléments ne s'abouchent plus ensemble :
Là encore, les maisons ne se suivent paç 2.
Un hiatus se forme, un vide mystérieux et sournois coule entre les choses et vient les détromper d'être ensemble. Il y a dans Rimbaud un motif qu'on pourrait appeler de la lézarde ou de la brèche. Dans un coin du tableau tout à coup il se produit quelque chose qui attente à sa solidité, une infraction imperceptible qui rampe, descend et s'agrandit, une déchirure qui s'ouvre
i. Les Illuminations : Villes II, p. 212. Comparez : Et leurs railzoays flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet hôtel... (Les Illuminations : Promontoire, p. 217). A sa vision esclave, VAllemagne s'écha- faude vers des lunes. (Soir historique, p. 210).
2. Les Illuminations : Villa II, p. 213.
------------------------------------------------------------------------
et se propage. C'est toujours par en haut que l'image est envahie :
Pourquoi une apparence de soupirail blêmi- rait-elle au coin de la voûte ? 1
Déjà, dans ses premiers poèmes, Rimbaud aimait à noter la pénétration de l'air ou du jour dans l'épaisseur des choses :
Sous un golfe de jour pendant du toit 2.
Vers la chandelle, aux trous du toit coulait Pair [blanc 3.
Dans les Illuminations, l'inévitable descente du ciel4 devient plus fréquente encore.
Je sais que c'est Toi qui dans ces lien es Mêles ton bleu presque de Sahara 5.
I. Les Illuminations : Enfance, p. 203.
2. Les Poètes de sept ans : Œuvres, p. 64.
3. Les Premières Communions : Œuvres, p. 80.
4. Les Illuminations : jeunesse, p. 232. — c. ibidem :
Bruxelles, p. 147.
------------------------------------------------------------------------
On trouve sans cesse dans la vision et, la plupart du temps, vers le sommet, un bras de mer ou quelque gouffre d'espace :
Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer sans bateaux roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants 1.
Peut-être des gouffres d'azur, des puits de feu ? 2
Ces abîmes d'en-haut, ce sont les] manifestations du vide dont souffre le spectacle, dont il est secrètement atteint, — et qui finira par le dévorer ; car cet étrange mal ne reste pas inactif : il travaille au contraire à désorganiser toute la région où il s'est pris :
Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits
i. Les Illuminations : Villes II, p. 212. Comparez : L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. (Les Illuminations : poème sans titre, p. 228).
2. Les Illuminations : Enfance, p. 203.
------------------------------------------------------------------------
rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croiséesl.
Et les objets qui tout à l'heure nous semblaient si bien tenir ensemble, se détachent, se désagrègent :
La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes, de jrifes, de bandes atmosphériques et d'accidents géologiques 2.
Si nous pouvions atteindre jusqu'au bout, de tout ce monde familier qui nous entoure, il ne resterait plus rien.
(ln rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette cOttUfdie s.
Dispersion, désagrégation, chaos mystérieux. Pourtant les morceaux de ce quelque chose qui nous est montré brisé, nous les reconnaissons :
C'est, certes, la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même
i. Les Illuminations : Nocturne Clgaire, p. 191.- 2. Ibidem : Veillées, p. 194. — 3. Ibidem : poème sans titre, p. 228.
------------------------------------------------------------------------
où les dessus de portes sont des bergeries roussies avec des armes et des lions1.
Tout ce qui passe sous nos yeux nous l'avons déjà vu, nous pouvons le nommer. D'où vient donc l' étrange désordre où nous le retrouvons et quel est le spectacle enfin dont les Illuminations nous ouvrent l'accès ? Quel est l'objet que nous montre Rimbaud ?
Non pas un autre monde, mais ' celui-ci en tant que l'autre le désorganise. Non pas une contrée inconnue^ mais nos alentours les plus immédiats, saisis d'incohérence par le voisinage formidable de l'au-delà/Les meubles d 'une chambre, les arbres que l'on aperçoit par la fenêtre : mais ils nous apparaissent un peu plus loin que nous n'avons l'habitude de les voir, pris déjà dans la zône d'attraction du surnaturel. Comme une comète, en entrant dans
i. Les Déserts de VAmottr : Œuvres, p. 105.
------------------------------------------------------------------------
les parages d'un grand astre, se raréfie, se lézarde, se déchire, et rend au néant les éléments dont elle est faite, c'est ainsi que les Illuminations surprennent notre monde en train de céder à l'autre ; c'est à sa panique, à sa débacle qu'elles nous font assister. Les précautions que nous avions prises pour boucher tous les interstices, brusquement se révèlent inutiles. Le foyer s'est approché par derrière ; la resplendissante face invisible est là tout près, qui laisse filtrer ses rayons. Tout chancelle et faiblit. Nous n'avons pas bougé, mais l'irrésistible gravitation fait son œuvre autour de nous.
Mille citations pourraient être alléguées ici, attestant que cet évanouisses ment du monde surnaturel devant l'autre, est bien le drame que nous dépeignent les Illuminations.
Sans cesse le paysage ordinaire, celui où nous étions enfermés, comme miné
------------------------------------------------------------------------
par quelque immense flot souterrain, doucement s'effrite, s'effondre, passe à autre chose :
Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit1.
On s'aperçoit tout à coup que là où on allait mettre le pied, il y a quelque chose qui bouge et clapote, une transparence indéfinie :
Et ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides ! l'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes. Les robes vertes et déteintes des fillettes
font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides 2.
Tout endroit devient un lieu pour
AUTRE CHOSE.
Boulevard sans mouvement ni commerce,
Muet, tout drame et toute comédie,
Réunion des scènes infinies 3.
i. Les Diserts de l'Amour : Œuvres, p. 107.
2. tes Illuminations : Mémoire, p. 135. — 3. Ibidem :
Bruxelles, p. 149.
------------------------------------------------------------------------
Se placer en un point, c'est au bout d'un moment ne plus y être, puisqu'il a fait la maison otiverte à l'hiver écu- meux et à la rumeur de l'été 1. Regarder un objet, c'est le voir s'ouvrir, se creuser, disparaître devant ce qu'il cachait :
La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore cette fois 2.
A vrai dire, nous ne sortons pas tout 'à fait ; nous n'allons pas réellement jusqu'à l'autre monde. Mais nous quittons le premier état des choses :
Quant au monde, quand tu sortiras, que sera- t-il de-venu ? En tous cas rien des apparences actuelles 8"
Nous faisons un pas, et au lieu de tomber sur la suite, quelque chose s'est
i. Les Illuminations : Génie, p. J69. — z. Ibidem :
Veillées, p. 195. — 3. Ibidem, p. 196.
------------------------------------------------------------------------
mis là dont ce n'était pas la place, quelque chose avec quoi la transition est à la fois facile et absurde :
Le long de la vigne, m'étant appuyé du pied à une gargouille , — je suis descendu dans ce èarrosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés1.
En somme, des objets habituels, par je ne sais quelle mystérieuse déception, nous glissons sans cesse à leur désordre.
Ce désordre, on le voit se ranimer, derrière le voile de la réalité immédiate, comme s'il était quelque chose de plus ancien et de plus vrai que ses éléments :
C'est elle, la petite moi te, derrière ks rosiers. —•La jeune maman trépassée descend le perron.-
i. Les Illuminations : Nocturne vulgaire, p. 191. Comparez : Un pont conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. (Les Illuminations ; Villes il. p. 212).
------------------------------------------------------------------------
La calèche du cousin crie sur le sable. — Le petit frère (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d'œillets. — Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées1.
Cela remonte tout seul, comme se dressent les vieux « qu'on a enterrés ». Le monde retrouve sa vieille incohérence fondamentale ; il échappe aux catégories ; les choses ne sont plus tout à fait astreintes à elles-mêmes ; elles renaissent à l'énormité confuse de la pure existence, celle que l'esprit n'a point encore analysée ni construite. je ne sais quoi de double se fait jour en elles :
Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le lote de la coque et autour du steerage 2.
Elles reprennent d'étranges cou-
i. Les Illuminations : Enfance, pp. 198-99.— z. Ibidem :
Veinées, p. 194.
------------------------------------------------------------------------
tûmes qu'il y avait entre elles et qui n'étaient pas faites pour être regardées par nous. Elles s'accouplent selon des modes parfaitement gratuits :
Les chars $ argent et de cuivre,
Les proues d'acier et d'argent
Battent l'écume,
Soulèvent les souches des ronces, etc. x.
Elles reparaissent avec toutes les franchises monstrueuses dont elles jouissaient du ternps de leur inutilité. Cessant d'être déterminées à telle ou telle fin, elles reviennent toutes mélangées de possibles qui leur font comme une seconde et inexplicable nature :
A chaque être plusieurs AUTRES vies me semblaient dues. Ce Monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une tâchée de chiens2.
I. Les Illuminations : Marine, p. ICQ.
2. Une Saison en Enfer : Délires II : Alchimie du
Verbe, p. 294.
------------------------------------------------------------------------
Le retour au chaos. Nulle part mieux que dans Enfance n'en sont exprimées les approches et, si l'on peut dire, les affres. Nulle part on n'assiste d'une façon plus saisissante à la crise de notre monde sous l'appel de l'autre. On le voit pris de malaise et comme de pauvreté ; il se vide, il devient désert :
On suit la route rouge pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre ; les personnes sont détachées. — Le curé aura emporté la clef de* Véglise. — Autour du parc, Ses loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes. D'ailleurs, il n'y a rien à voir là- dedans.
Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L'écluse est levée. 0 les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules ! "
Une sorte de silence se fait autour de nous, à la fois pesant et vide ; tout
i. Lss Illuminations : Enfance, p. 199.
------------------------------------------------------------------------
se recueille sur place ; tout se sépare de la vie et de ses rumeurs. Nous voici bien après les fours et les saisons, et les êtres et les pays 1. Une attente plane, une aspiration surnaturelle absorbe tous les bruits. Le paysage devient ingrat, et si maigre, si diaphane, qu'on le sent tout prêt à être distribué ; il est en proie à 1" extrémité : 2
Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genits. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde en avançant 3.
F La fin du monde, en avançant :
i. Les Illuminations .* Barbare, p. 167.
2. L'idée d'extrémité ou de contins se retrouve sans cesse dans Rimbaud : Ces derniers potagers... (Les Illuminations : Métropolitain, p. 215). Ces parfums pourpres du soleil des pôles. (Ibidem). Par une route de dangers, ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmirie, patrie de l'ombre et des tourbillons. (Une Saison en Enfer : Délires II : Alchimie du Verbe, p. 294).
3. Les Illuminations : Enfance, p. 202.
------------------------------------------------------------------------
tel est bien l'objet mystérieux sur lequel portent les observations de Rimbaud et que fixent et retiennent les notes de son carnet. Tel est bien le spectacle que, sous mille formes diverses, nous trouvons représenté dans les Illuminations.
------------------------------------------------------------------------
III
Cependànt nous n'avons pas le droit de proposer cette interprétation des Illuminations comme la seule qu'on puisse concevoir. Beaucoup d'esprits répugneront certainement à l'admettre ; il en est de fort distingués — et parmi ceux-là mêmes qui font profession d'admirer le plus Rimbaud — pour qui les Illuminations ne sont qu'un jeu purement subjectif, une sorte de fantasmagorie artificielle. D'après eux les spectacles qu'elles évoquent devant nous, bien loin de provenir des confins du surnaturel, au contraire appartiennent au monde le plus prochain, le plus
------------------------------------------------------------------------
immédiat, celui de l'imagination ; nous voici placés en deçà, non point au delà de la réalité ; ce qui nous est présenté, ,"c'est la réalité mal vue exprès. Le poète s'arrange pour la désorganiser en la percevant ; le désordre que nous trouvons, il l'y a lui-même introduit par un certain clignement des yeux, à l'aide de trucs parfaitement délibérée : suppression des transitions naturelles, analyse de ses perceptions poussée jusqu'à l'absurde, et recomposition arbitraire des éléments obtenus.
On distingue tout de suite combien l'écart est grand entre les deux interprétations et quels intérêts considérables sont engagés dans la discussion que nous ouvrons ici. Il s'agit en somme de savoir si ce que Rimbaud a vu est quelque chose ou rien, autrement dit si nous sommes en présence d'un document sur l'au-delà ou d'une simple fan-
------------------------------------------------------------------------
taisie poétique dans le goût de Gaspard de la Nuit ou des Chants de Maldoror.
En posant ainsi le problème, nous sortons nettement de la littérature. Ou plutôt nous mettons aux prises ceux qui ne veulent à aucun prix en sortir et ceux qui voient dans Rimbaud une invitation à la dépasser. Les premiers admirent les Illuminations simplement comme une œuvre belle ; les autres y sont attachés pour des raisons plus secrètes, plus exceptionnelles : parce qu'ils pensent y voir briller une lueur de vérité. Aux esprits esthétiques s'opposent dans ce débat les esprits métaphysiques. J'en ai dit assez déjà pour qu'il soit évident que je me range du parti de ces derniers. Ce n'est point par résolution théorique ni de parti- pris. Mais dans Rimbaud je crois toucher un peu cet immense corps de la vérité que mon seul souci est de pouvoir embrasser un jour complète-
------------------------------------------------------------------------
ment. On comprendra sans peine, même si on la tient pour illusion, que je n'abandonne pas sans la défendre une si précieuse certitude.
Cependant plus l'interprétation . qui me la garantit a d'importance pour moi et plus je dois examiner consciencieusement et dans le détail les arguments qui la combattent. Ils se résument dans deux textes empruntés à l'œuvre même de Rimbaud, et qui sont, au premier abord, assez troublants. Le premier est un passage de cette lettre du 15 mai 1871, dans laquelle Rimbaud a esquissé sa poétique. Le voici :
L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres ; telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude
------------------------------------------------------------------------
du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, homme n'a jamais existé !
La première étude de l' homlne qui veut être poète est sa propre connaissante entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la te te, il l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu'il faut être voyant, se faire
VOYANT.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie, il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en
------------------------------------------------------------------------
garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême savant.
Rien de plus décisif en apparence que ce texte. Rimbaud y donne la poésie comme une œuvre absolument artificielle, comme la culture de certaines monstruosités intérieures. Ayant écrit qu'il faut être voyant, il corrige aussitôt par se faire voyant. Et il indique le moyen d'y parvenir : un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. N'est-ce pas là justement l'aveu de ces trucs, de ces falsifications de la perception d'où l'on prétend que ses visions sont sorties ? Le poète ne reconnaît-il pas ici de la façon la plus explicite que, pour se rendre voyant, il suffit de désaffecter ses sen-
------------------------------------------------------------------------
salions de leur objet, de détraquer cette machine, si minutieusement mise au point, qui nous fournit nos renseignements sur l'extérieur ? Ce texte précède d'un an environ la composition des Illuminations. Il semble donc l'annoncer comme une entreprise délibérément factice et il accuse l'arbitraire des procédés qui lui donneront naissance en les révélant prémédités.
Le seçond des textes qu'on peut nous opposer, c'est le fameux chapitre de la Saison en enfer, intitulé : Alchimie du Verbe. En voici les passages qui semblent conclure avec le plus d'évidence en faveur de l'interprétation que nous sommes en train de discuter :
A moi. L'histoire d'une de mes folies l. La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
Je m'habituai à l'hallucination simple : je
i. Une Saison en Enfer : Alchimie du Verbe, p. 384.
------------------------------------------------------------------------
voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots !
Je fittis par trouver sacré le désordre de mon esprtt ° l.
Je devins un opéra fabuleux 1...
Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu'on enferme, — n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système 2.
Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés dans mon cerveau 3.
Le preniier texte était un regard jeté à l'avance sur les Illuminations. Celui-ci est un coup d'œil rétrospectif. Il est d'autant plus inquiétant de constater que l'un et l'autre concordent dans une certaine niesure et que, pas plus après
1. Une Saison en enfer : Alchimie du Verbe p. 288. — 2. Ibidem, p. 294. — 3. Ibidem, p. 294. — 4. Ibidem, p. 295.
------------------------------------------------------------------------
qu'avant, Rimbaud ne semble prendre au sérieux ses « illuminations ). Revoyant l'époque où il en composait le recueil, il la considère comme un moment de folie ; il attribue ses inventions d'alors à la maladie, il en trouve la source dans un profond désordre organique :
Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours et, levé, je continuais les rêves les plus tristes1.
Le titre principal de ce chapitre de la Saison en enfer n'est-il pas d'ailleurs : Délires ? Une sorte d'ironie dédaigneuse anime d'un bout à l'autre cette confession. Par le ton léger, détaché qu'il adopte, Rimbaud semble vouloir rernettre à leur place, parmi les accidents de .sa physiologie, ses prodigieuses hallucinations. Il a pour elles l'indulgence
i. Une Saison en Enfer : Alchimie du Verbe, p. 294.
------------------------------------------------------------------------
et le sourire qu'on fait paraître en rappelant une crise d'où l'on est sorti. Et il tient à. bien marquer qu'il en est sorti, puisqu'il termine le chapitre par ces mots :
Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté1.
N'est-ce pas indiquer suffisamment qu'il n'a jamais eu le sentiment d'être doué d'un privilège ni d'avoir aperçu autre chose que le commun de l'humanité ?
Tels sont les deux textes qui appuient l'interprétation subjectiviste de l'œuvre de Rimbaud. Je ne pense pas qu'on puisse en trouver d'autres, car la lettre du 15 mai 1871 et l' Alchimie du Verbe sont les deux seuls endroits où le poète ait condescendu à des explications. Ce
1. Une Saison en Enfer : Alchimie du Verbe, p. z96.
------------------------------------------------------------------------
sont, en tous cas, j'en suis sûr, les plus clairs et les plus concluants.
Avant de les discuter, il importe de préciser le sens de certains mots qui reviendront fréquemment dans la suite. Nous nous efforcerons de prouver l'objectivité des visions de Rimbaud, nous parlerons de leur objet. Nous voudrons signifier par là non qu'il y a un objet différent de notre monde qui leur correspond, non pas qu'elles représentent directement l'au-delà, mais simplement que l'état de désorganisation dans lequel elles font apparaître notre monde, ne lui est pas surajouté artificiellement, qu'il en fait partie, que Rimbaud l'y a trouvé sans avoir eu à l'y mettre. Il n'est pas dans notre dessein de donner les Illuminations pour une peinture de la réalité absolue. Mais- nous cherchons
------------------------------------------------------------------------
à démontrer qu'elles ont tout de même un équivalent hors de l'esprit du poète, que notre monde existe, dans un certain plan, tel qu'elles l'ont fixé, que son morcellement, son incohérence lui vien-
»
,
nent de l'extérieur et qu'ainsi il forme pour elles un objet.
Reprenons maintenant la lettre du
15 mai 1871 et complétons la citation que nous en avons faite :
Ineffable torture où il (le poète) a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême savant ! — Car il arrive à /'INCONNU 1 Puisqu'il a cultivé son âme déjà riche, plus qu'aucune ! Il' arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les à vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres. horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons oii l'autre s'est affaissé /
------------------------------------------------------------------------
Ces quelques lignes ajoutent un sens tout nouveau au passage que nous avions tout d'abord découpé. Car nous y voyons apparaître l'idée d'un objet extérieur à atteindre, d'un inconnu à deviner et à forcer. Le poète y est assimilé au savant ; son œuvre, non plus comme tout à l'heure à une fabrication artificielle, à la culture des monstruosités intérieures, mais à une découverte. Ces choses inouïes et innommables, parmi lesquelles il bondit, elles semblent bien maintenant distinctes de son âme, puisque, lorsqu'il aura disparu, d'autres pourront en reprendre la conquête, s'en approcher davantage. Elles subsistent, puisqu'elles lui survivent. Elles attendent hors de tout esprit. On pourra les rejoindre. Elles sont donc un objet.
Allons-nous admettre que Rimbaud se contredit à quelques lignes de distance ? Ne chercherons-nous pas plutôt une interprétation qui concilie les deux
------------------------------------------------------------------------
parties du texte que nous avons cité et qui leur donne une commune signification ? Or, en effet, si nous prenons la peine d'examiner d'un peu plus près la première, elle se prête à une lecture assez différente de celle que nous en avions faite d'abord :
.L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées naturellement, etc. C'est- à-dire : la littérature a toujours consisté à recueillir les produits spontanés de l'intelligence. L'esprit humain est un organe qui a sa fonction ; l'écrivain est celui qui surveille ce fonctionnement (fonctionnaire), le dirige, en enregistre les résultats. Mais ainsi il ne sort pas du sujet, il n'apprend rien sur ce qui se passe en dehors de lui, il ne devine. rien, il ne s'empare que de l'immédiat, que de ce qui naît pareillement et presque simultanément dans tous les cerveaux.
La première étude de l'homme qui
------------------------------------------------------------------------
veut être poète est sa propre connaissance entière. Lui aussi, lui surtout doit commencer par s'instruire du sujet, par en apprendre à fond toutes les possibilités. Mais non pas pour les mener à leur épanouissement normal, non pas pour développer l'esprit dans le sens où il'va spontanément, non pas pour mettre au jour une âme harmonieuse et complète. Au contraire, il s'agit de faire l'âme monstrueuse. Si on l'abandonne à elle-même, si on protège sa croissance, elle tisse un réseau d'associations pratiques où elle s'enferme comme en un cocon. Par toutes les dispositions qu'elle prend, par toutes les fixités dont elle s'entoure, en faisant de toutes ses expériences du définitif, elle s'isole presque automatiquement de l'extérieur et se rend incapable d'en recevoir l'image. L'homme qui veut être poète doit déchirer cette enveloppe, purger l'âme de toute habitude et de
------------------------------------------------------------------------
toute conséquence, afin de la tenir prête à refléter le dehors. Il doit la cultiver, c'est-à-dire, dans la pensée de Rimbaud, la rompre, la retourner comme un champ, changer les mottes de place, tout bouleverser, tout détruire de ce qui s'était -arrangé tout seul. Çar ce n'est que dans un terrain ainsi aménagé que pourront germer et grandir les semences de l'inconnu.
Il faut choisir entre le sujet et l'objet. Ils ne peuvent se développer tous lee deux à la fois. Pour que l'un fleurisse complètement, il faut que l'autre soit écrasé. Le poète, par institution, doit prendre parti pour l'objet. Il doit se faire voyant, c'est-à-dire non pas se fabriquer des visîons, mais par le dérèglement raisonné de tous ses sens, se mettre en état d'en recevoir. Il sacrifie son âme, il s'immole lui-même pour se préparer à la visite de l'impossible :
------------------------------------------------------------------------
Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.
S-
Il s'expose, brisé, désarticulé comme un martyr, à toute survenue.
Combien, si nous acceptons cette nouvelle interprétation de la première partie du texte, nous rejoignons facilement la seconde ! Le poète devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit..., c'est-à- dire celui qui a renoncé à son âme, qui a vendu son âme, — et le suprême savant, c'est-à-dire celui qui sort du connu et arrive à l'INCONNU ! A la fin il ne fait plus que servir de théâtre à quelque chose qui le déborde immensément. Mais peu importe qu'il n'en soit plus maître ! Quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses
------------------------------------------------------------------------
visions, il les a vues. Là est l'essentiel ; sa mission est accomplie. Tant pis s'il crève après le bond qu'il a fait ! Quelque chose a été connu par lui et restera. Et d'autres partiront du point où il est tombé pour porter plus loin notre expérience du surnaturel.
Si l'on veut bien relire maintenant d'un bout à l'autre la lettre de Rimbaud, on verra que seule l'interprétation que nous venons de proposer, en fait ressortir la suite et l'unité et qu'elle trouve d'ailleurs en maints passages les confirmations les plus explicites.
Il nous faut maintenant discuter le témoignage de l' Alchimie du Verbe.
La gravité particulière de ce texte tient surtout au ton sur lequel Rimbaud parle de ses visions. Il laisse sentir combien elles sont loin de lui, il les
------------------------------------------------------------------------
relègue dédaigneusement parmi les maladies, auxquelles on ne croit que pendant qu'on en souffre.
Mais il ne faut pas nous laisser intimider. Réfléchissons qu'il n'y a pas de raison pour ajouter foi plutôt à ce dé-dain du poète qu'à ses anciennes intuitions. Car son dédain s'explique beaucoup mieux que ses intuitions. Il est facile de voir comment il lui a été inspiré. Nous avons remarqué que 1 Rimbaud écrit son œuvre sans en C0111- I prendre la véritable nature ; au moment J même où il note ses visions, il ignore ce qu'elles lui représentent. Dans une lettre un peu antérieure aux Illuminations, lui-même se peint recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux 1. Il a le nez sur son ouvrage, il ne voit que la peine que ça lui donne ; il trouve ça stupide. De
i. Mercure de France, Iq-xn-I913, p. 729.
------------------------------------------------------------------------
la Saison en enfer elle-même voici comment il parle à Delahaye :
Je travaille pourtant assez régulièrement ; je fais des petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. C'est bête et immcent. 0 innocence ! innocence ; innocence, inncc... fléau / 1
Il n'y a ici aucune coquetterie littéraire. C'est réellement que Rimbaud considère son œuvre comme une entreprise, plate et matérielle. Quoi d'étonnant, dès lors, si, lorsqu'il l'a dépassée, elle lui apparaît négligeable, et même plutôt drôle ? Tout à l'heure il ne savait pas ce que ça voulait dire. A plus forte raison maintenant. Il regarde ses moments d'extase d'un œil à la fois amusé, honteux, inquiet. Je trouve la nuance exacte de son sentiment indiquée dans cette phrase pleine d'ironie,
i. N. R. F., juillet 1914, p. 52.
------------------------------------------------------------------------
d'excuse et vaguement du doute si tout de même il n'aurait pas eu raison : Je finis par trouver sacré le désordre de mm esprit. Mais, si nous l'avons bien compris, nous ne devions pas nous attendre de sa part à une autre attitude. Elle est parfaitement naturelle. Plutôt qu'une indication défavorable pour notre thèse, si nous nous rappelons de quelle façon nous l'avons présentée, nous devons y reconnaître un des détails qui la confirment.
(c Un mystique à l'état sauvage », écrivait Paul Claudel de Rimbaud, c'est- à-dire un mystique qui n'est soutenu par aucun dogme : aussi ses visions, pendant qu'il les a, ne sait-il pas d'où elles lui viennent ; et sitôt qu'elles sont évanouies, il n'a plus rien pour entretenir sa foi en elles ; il est laissé à sec ; il ne comprend plus rien à ce qui s'est passé ; il ne lui reste d'autre parti que de s'accuser de folie. Irons-nous le croire ?
------------------------------------------------------------------------
Gardons-nous cependant de trop plaider l'inconscience. Après nous être servis des déclarations si précises de la lettre sur le voyant, il ne faudrait pas avoir l'air d'ignorer tout ce qu'elles révèlent de réflexion, de préméditation, de délibération chez Rimbaud. Nous voilà donc obligés de découvrir aux passages que nous avons cités de Y Alchimie du Verbe une autre excuse tout de même que l'inculture mystique de leur auteur. Mais si nous nous souvenons du sens que nous avons donné à la théorie du voyant, ces passages s'éclaireront tout naturellement et cesseront de nous embarrasser.
Rimbaud attribue ses visions à une sorte de crise morbide, de désordre organique ; mais cette crise en effet était indispensable à leur apparition ; elle correspond à cette désorganisation intérieure, à cette dissolution de tous les rapports pratiques, qui leur pré-
------------------------------------------------------------------------
parent le terrain. Cela ne veut pas dire que ce soit elle qui les ait produites ou fabriquées. Le poète est entre tous le grand malade, écrivait Rimbaud. Mais sa maladie consiste uniquement en ceci qu'il est désaffecté, que toutes ses facultés se retirent de leur emploi, et, au lieu de travailler à cette œuvre commune qu'est la vie, prennent une sorte de solitude mutuelle, de vacance, d'inoccupation. N'est-ce pas justement l'état que décrit Rimbaud dans l' Alchimie du Verbe :
y étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité ! 1
Et plus loin :
Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours.
i. Une Saison en Enfer : Alchimie du Verbe, p. 288.
------------------------------------------------------------------------
Cette inertie n'est-elle pas très exactement le contraire de l'état de création et ne correspond-elle pas plutôt à cette parfaite et obscure disponibilité que nous avons décrite ?
Quant aux mots qui impliquent une initiative du poète, une étude, un effort délibéré vers l'artificiel — je m'habituai à l'hallucination simple, ... mes so- phismes magiques..., aucun des sophismes de la folie... n'a été oublié par moi... je tiens le système — nous savons déjà comment il faut les interpréter. Ils désignent simplement cette culture préalable de l'âme que Rimbaud a si bien décrite dans la lettre sur le voyant ; ce qu'ils suggèrent d'application et d'artifice concerne seulement l'opération préliminaire, la mise en état du sujet. Le système que tient Rimbaud, c'est celui qui lui permettra de dissoudre les relations pratiques des idées et des choses ; ses sophismes
------------------------------------------------------------------------
magiques, ce sont les ruses par lesquelles on arrive à détisser la trame de la perception utilitaire pour que puisse transparaître au travers la réalité absolue. Qu'il ne s'agisse ici que d'une préparation, c'est ce que nous prouve la façon dont Rimbaud parle des visions proprement dites : je dus voyager, distraire les enchantements assemblés dans mon cerveau. Il ne dit pas : fabriqués par mon cerveau, mais il indique qu'ils s'y sont assemblés comme en un lieu d'élection, qu'ils sont venus du dehors y prendre racine.
D'ailleurs, si nous n'oublions pas à quelle sorte de visions Rimbaud était voué, si nous songeons à leur caractère pour ainsi dire négatif, nous les trouverons clairement avouées dans l' Alchimie du Verbe. Lorsque Rimbaud écrit :
A chaque être, plusieurs AUTRES vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu'il
------------------------------------------------------------------------
fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens 1 ...
— que veut-il dire, sinon que chaque objet du monde lui apparaissait avec son manque personnel, comme découronné de sa perfection relative, comme rendu à l'infirmité, comme ouvert et vacant par son sommet ? Or n'est-ce pas là tout ce que nous prétendons qu'il a vu ?
Il reste pourtant deux phrases de Y Alchimie du Verbe, que notre interprétation ne justifie pas. Ce sont : La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe et Je devins un opéra fabuleux. Elles semblent indiquer des sources toutes positives aux visions de Rimbaud : ce sont ses lectures, ses souvenirs, les images ramassées dans les moments de hasard et de distraction qui, repassant par son cerveau surchauffé de fièvre,
i. Une Saison e1l enfer : Alchimie du verbe, p. 294.
------------------------------------------------------------------------
se volatilisent en visions. Le début du chapitre : J'aimais les peintures idiotes, etc... confirme cette version. Rimbaud ici fait penser à un spirite qui révèlerait tout à coup les originaux photographiques des apparitions avec lesquelles il nous aurait d'abord dupés. — Voici comment il faut répondre : je ne pense pas en effet que ce texte puisse souffrir une autre interprétation. Il faut avouer franchement que souvent les visions de Rimbaud ont pu être constituées par des éléments tout subjectifs. En effet cette disponibilité où s'installe le poète est une invitation non pas seulement pour les fantômes du dehors, mais aussi pour ceux du dedans. Tout peut en profiter, tout peut passer par cette porte ouverte. En renonçant à ses facultés de contrôle, l'écrivain pose une immense permission ; il n'est plus qu'un carrefour où l'on peut accéder de tous les côtés. Ne
------------------------------------------------------------------------
doutons pas qu'il n'y ait dans les Illuminations beaucoup de ce qu'on pourrait appeler des lubies : associations verbales, images qui sortent de livres dont on a oublié le titre, bizarreries qui ne viennent que d'une lettre changée ou omise. Dans l'état de désordre où elle est, l'âme travaille et bouillonne ; mille accidents lui arrivent : des rencontres, des télescopages de toute sorte ; les mots, libérés de leur signification utilitaire, dansent à vide, bondissent, s'accrochent en l'air, forment des monstres en retombant ensemble. Et surtout les souvenirs littéraires, dépouillés de leurs références par cette désaffectation générale qui prépare l'état de vision, reparaissent dans un ordre et dans un voisinage capricieux qui leur donnent un nouveau mystère ; ils rentrent en scène comme des chevaliers masqués, qu'on ne reconnaît pas : La vieillerie poétique avait une
------------------------------------------------------------------------
bonne part dans mon alchimie du Verbe.
Une bonne part ; c'est ce qu'il ne faut pas nier. Mais par cet aveu même Rimbaud nous indique qu'elle n'y faisait pas tout, qu'il y avait autre chose. En effet, son œuvre est composée d'éléments hétérogènes. Il y a du réel et de l'imaginaire . Il faut y prendre ce qu'on peut, laisser le reste. C'est à chacun d'y reconnaître son bien. On y entre peu à peu, en choisissant. Mais on s'aperçoit qu'à chaque lecture on choisit quelque chose de plus. Car si hi. part des lubies est bonne, celle des visions véritables est plus importante encore. Ce livre est presque inépuisable. On se l'annexe peu à peu. On y fait des progrès, des découvertes de plus en plus subtiles, de plus en plus obscures et. profondes, et les habitants des Illu;Pninations > une fois transportés en nous, y trouvent une place toute préparée, quelque chose qui mystérieusement les
------------------------------------------------------------------------
attendait, les « connaissait ». Et il ne faut pas dire que c'est parce qu'ils évoquent en nous les mêmes souvenirs littéraires d'où ils sont sortis. S'il en était ainsi, dès la première lecture, nous serions en contact avec tous ceux que nous sommes susceptibles de comprendre. Mais cette marche lente, cette identification progressive, que nous avons décrites, c'est la façon dont on s'approche de la vérité, dont on pénètre dans un ordre de connaissances extérieures, dont quelque chose qui existé se révèle à nous, se fait reconnaître de nous. Je ne sais rien de plus émouvant que cette touche secrète, que ce petit coup par quoi l'extraordinaire nous avertit de sa présence :
A 1na sœur Louise f7anaen de Vorin- ghem : — Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord, — Pour les naufragés1.
1. L'es Illuminations, p. 244.
------------------------------------------------------------------------
J'étais là bien tranquille et ces mots, sous mes yeux, se disposaient sur la page ; et voici que quelque chose est présent. A droite ? A gauche ? Je ne sais. Mais je ne suis plus seul. On m'a découvert. On me regaràe. — Vous aussi, vous savez donc cela ? Mais d'où ? Mais comment ? Et d'où le sais-je ? Et comment le sais-je ? C'est donc vrai ? Ah ! cornme ils me deviennent risibles ceux pour qui il n'y a là, toujours, que de la vieillerie poétique. Alors que je suis tout tremblant, comme pris en faute ! — Ce n'est pas le mouvement de l'intelligence qui circonvient son objet et s'empare de lui ; ce n'est point l'esprit qui s'assimile une nourriture ; ce n'est point une opération ; mais au plus profond de l'âme une sorte d'événement ; ainsi que l'étoile aux bergers, quelque chose qui brille tout à coup mystérieusement pour nous ; une communication, une nouvelle ; la
------------------------------------------------------------------------
pensée soudain dans sa région la plus intime dérangée ; à distance, sans qu'il y ait besoin de rapprochement, de communion, par simple correspondance, un petit trouble, une petite émotion de la connaissance, pareille à la faible oscillation du sismographe qui décèle à dix mille kilomètres un tremblement de terre. —- Contre le témoignage de ce choc, pour qui l'a ressenti, fût-ce une seule fois, je prétends qu'il n'y a pas d'objection qui tienne. Je suis moins sûr de ce que je touche avec les maino que de cet informulable évènement dont il m'est fait part.
Je crains que les partisans d'une interprétation subjectiviste de Rimbaud ne trouvent ici l'occasion de se rassurer dans leur opinion et refusent de voir dans notre première preuve autre chose qu'une pétition de principes. Bien qu'elle continue à me paraître excellente, il faut donc en cher-
------------------------------------------------------------------------
cher une autre qui soit plus décisive.
Nous la trouverons dans l'analyse de l'art et du métier de Rimbaud, dans l'étude de son opération créatrice. — L'art et le- métier de Rimbaud impliquent un objet extérieur ; tous ses procédés sont ceux de quelqu'un qui regarde quelque chose, qui est tourné vers quelque chose, qui considère quelque chose et qui l'inscrit. On n'y peut rien comprendre si l'on ne suppose pas cet X : c'est lui qui fait l'unité de toutes les démarches si diverses du poète ; seul il les rassemble, il les fait conspirer. Supprimez-le : Rimbaud n'est plus qu'un acrobate qui se livre aux exercices les plus contradictoires et les plus vains ; sa manière se disloque ; il n'a plus que des trucs si mal combinés ensemble qu'ils détruisent mutuellement leurs effets. Au contraire, dès que vous restituez l'objet par la pensée, tout s'organise, tout se remet à tra-
------------------------------------------------------------------------
vailler ensemble. — Nous avons dit que Rimbaud était absolument dépourvu d'égards : de même son style ; il ne J fait attention ni à droite, ni à 'gauche, mais seulement en face ; aucun coup d'œil vers nous ; aucune pensée, aucun remords ; aucune main tendue ; il fait cercle autour de quelque chose, et de manière à nous en exclure. Ses étran- getés mêmes nous font sentir la présence d'un objet après quoi il est occupé, Car elles ont je ne sais quoi de textuel, d'immédiat, d'authentique, qui les distingue profondément de toutes les bizarreries littéraires habituelles. Aucun calcul : le poète n'a pas pensé à l'effet qu'elles produiraient ; il ne s'est même pas aperçu du tour anormal de sa phrase, des difformités de la figure que traçait sa main ; on voit bien qu'il n'a fait que copier :
Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse
------------------------------------------------------------------------
comme le poisson, et enluminée comme les dix mots de la nuit rouge — (son cœur ambre et spunsk). — Pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit, et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire1.
Phrase brute, produit naturel, obtenu sous l'étroite dictée de la chose même. Je défie qu'on y relève aucun de ces caprices volontaires, aucune de ces incohérences auxquelles on voit que l'auteur s'est décidé (dont on voit qu'il a eu l'idée). Tout y a la forme d'un certain objet qu'on ne peut nommer tant il est inséparable des mots qui le signifient ; tout y reproduit les creux et les saillies, les divers accidents d'un être mystérieux et étranger que le poète tâche de retenir.
Non seulement le style de Rimbaud implique un objet, mais encore il implique un objet incomplètement embrassé,
I. Une Saison CIO Enfer, p. 245.
------------------------------------------------------------------------
dont l'intelligence n'arrive pas à faire le tour, celui-là justement que nous avons dit être fixé dans les Illuminations. Un objet que l'on retient, que, l'on persuade de rester là, mais dont on ne s'empare pas, parce que son essence est d'être ouvert à son sommet, de béer : c'est-à-dire le monde dans sa désorganisation et son découronnement.
Tâchons de découvrir avec précision par quelles particularités techniques le style de Rimbaud nous fait ces révélations, nous prouve l'objectivité des visions qu'il exprime. — C'est d'abord par sa complète absence de musique et de cadence, ensuite par son extraordinaire musicabilité intérieure. Il nous faut analyser tour à tour ces deux caractères, en apparence contradictoires, en réalité étroitement conjoints.
D'abord, le rythme de la phrase de"7
Rimbaud est essentiellement prosaïque. Sans doute il y a dans les poèmes anté-
------------------------------------------------------------------------
rieurs aux Illuminations quelques-uns des vers les plus complets, les plus achevés de la langue française ; il y a même quelques strophes d'un dessin intact et absolu, qui se referment sur elles-mêmes et dont toutes les parties respirent ensemble :
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai '.
Mais, à les considérer dans leur ensemble, ces vers manquent de cette clôture et de ce retour qui sont l'essence du style poétique ; ils restent pleins de solitude ; leur force même, et leur roi- deur, les séparent, les empêchent de se composer ensemble, de former un organisme ; le poème n'a pas d'existence générale ; on n'y trouve pas ces appels et ces réponses, ces balancements,
i. Bateau Ivre. Œuvres, p. 9°.
------------------------------------------------------------------------
cette complicité des éléments distants qui font la beauté des Fleurs du Mal par exemple ; il éclate à chaque instant avec une fureur où toute sa réserve se dissipe d'un coup, si bien qu'il lui faut repartir à nouveaux frais dès la strophe suivante. Tout est parallèle dans ces vers ; ou plutôt tout y est successif ; les membres de la phrase s'ajoutent les uns aux autres et jamais le dernier ne ramène vers le premier ; souvent la strophe finit sur une sorte d'apposition, sur quelque chose dont, pour son unité technique, elle n'avait pas besoin et qui vient comme détruire son harmonie :
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon f ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits sans regretter l' œil niais des falots 1.
Je prétends que dans tous les premiers poèmes de Rimbaud, on retrouve
i. Bateau Ivre. Œuvres, p. 85.
------------------------------------------------------------------------
l'improvisateur prodigieux, qui bâclait en un quart d'heure, pour ses camarades, plusieurs pièces de vers latins différentes sur le même sujet. Relisons le Bateau Ivre ; cela semble écrit au courant de la plume ; au moment où il trace le premier vers, le poète ne sait absolument pas quel sera le second ; le mouvement général du poème est essentiellement synthétique ; il n'arrive même pas à finir, à se rassembler ; la dernière strophe prête aussi bien que les précédentes, plus même que celle qui la précède immédiatement, à de nouveaux départs.
Si maintenant nous passons aux Illuminations, il y aura beaucoup d'exagération, mais un peu de vérité à dire qu'elles sont écrites en style de journal. Là aussi nous surprenons quelque chose de cursif, une manière de présenter les choses à la suite les unes des autres, un rythme qui est plutôt celui du récit
------------------------------------------------------------------------
que celui de la poésie. La phrase va à pied ; nulle part elle ne reçoit ce soulèvement par en dessous, cette longue portée qui font la période poétique ; les mots ne s'y tassent point les uns contre les autres pour laisser couler au long d'eux un mouvement ; elle garde tous les accidents du style anecdotique ; loin, de craindre la platitude, elle l'utiliser délibérément ; il lui arrive de préférer le mot plus facile, plus lâche, plus vague : ... tandis que se FAISAIT la rumeur du quartier. Elle dédaigne le raccourcissement qui l'ennoblirait ; elle compte un temps de plus qu'il n'est nécessaire , — pour bien montrer qu'elle ne danse pas. Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même point que moi. C'est surtout dans la façon dont elle s'achève qu'on voit le mieux combien elle répugne à la cadence. Aucun de ces petits arrangements intérieurs qui préparent la chute ; elle évite soigneu-
------------------------------------------------------------------------
sèment l'inversion qui lui donnerait de la pente, qui la ramènerait vers le point ; elle ne médite en aucune façon son terme. Jamais Rimbaud ne lui permet de retomber ; il la laisse repartir au dernier moment ; ou plutôt il attend le moment où elle vient de repartir pour la couper ; il ne veut pas qu'elle ait Pair de penser à elle-même, de se rappeler son passé, de faire son examen de conscience ; il place au bout de la période ses inscriptions les plus brèves, celles qui impliquent le plus de compléments ; — et qu'il réserve. Ainsi la phrase demeure toujours ouverte ; non pas vague et pleine d'effusions ; mais malgré sa netteté eUe nous échappe, elle ne revient pas à nos limites ; elle ne s'infléchit pas autour de nous ; nous ne la tenons pas par ses deux bouts ; elle nous tourne le dos. Et c'est par là qu'elle décèle la présence d'un objet extérieur. Un poème de Baudelaire est
------------------------------------------------------------------------
un système fermé ; tout y regarde vers l'intérieur ; les vers se tiennent ensemble comme des personnes assemblées en cercle. C'est parce que l'objet qu'ils expriment est un sentiment, quelque chose d'entièrement contenu dans l'âme, quelque chose qu'elle entoure et circonvient de toutes parts. Si le style de Rimbaud au contraire regarde vers le dehors, ce ne peut être que parce qu'il se dispose autour d'un objet extérieur à l'âme. Il est tout occupé après quelque chose de réel, il s'ouvre sur une présence différente de la nôtre. On voit bien qu'il écoute, qu'il prête l'oreille. Il n'a pas affaire à quelque chose de tout donné, à un paquet d'émotions qu'il pourrait traiter à sa. guise ; on ne l'a pas laissé seul avec son patient ; on ne lui a pas délégué tout pouvoir sur lui. Mais ce qui paraît d'abord en lui, c'est une sorte d'attention ; sa syntaxe est comme l'attitude de quelqu'un qui
------------------------------------------------------------------------
ne veut pas laisser perdre ce qui passe à sa portée, parce que soi-même on se retrouve toujours, mais qu'on n'est jamais sûr de retrouver ce qui n'est pas soi-même ; l'arrangement même de sa phrase prouve, à la façon dont une empreinte fossile démontre l'existence d'une plante contestée, la réalité des visions de Rimbaud.
Non seulement leur réalité, mais encore elle imite leur nature. En effet, d'abord elles ne se referment pas sur nous ; mais de plus elles ne se referment pas non plus sur leur objet ; elles le touchent, mais ne l'embrassent pas. Ces additions en fin de phrase.
Deux idées : 1° elles se prolongent pour essayer d'en faire le tour, sans y réussir.
2° leur inachèvement imite l'inachèvement de l'objet.
La première idée est la plus juste, mais ne démontre pas le côté incomplet
------------------------------------------------------------------------
de l'objet, mais au contraire qu'il est trop vaste pour être embrassé» Il est difficile de parler d'inachèvement de la phrase : rien de vague, rien de flou ; simplement elle ne retombe pas.
Le deuxième caractère du style de Rimbaud est sa musicalité. Mais pour montrer que ce caractère n'est pas contradictoire avec le premier, il faut définir le mot avec la plus grande précision. Rien de musical dans les Illuminations, au sens où l'on dit que Lamartine est musical ; rien de liquide, rien qui coule et se répande ; à réciter ces poèmes, les lèvres ne trouvent pas ce languide plaisir que leur donnent habituellement les beaux vers. Mais lorsqu'on les connaît à fond, on s'aperçoit de leur mystérieuse perfection inté-] rieure ; le choix des syllabes est calculé ; il y a une composition des sonorités, un arrangement des voyelles et des diphtongues selon des lois très subtiles,
------------------------------------------------------------------------
mais préméditées. Rimbaud connaît la vibration propre de chaque voyelle ; il prend chacune comme une note et il écrit des accords. On a beaucoup parlé d'instrumentation verbale. Rimbaud, lui, s'attache à l'harmonie des sons parlés ; et de même qu'un accord est fait de notes différentes, mais parentes, de même chacune de ses phrases est formée de sons différents, mais qui entretiennent de secrètes affinités. Voici un premier exemple pris à peu près au hasard :
Ici va-t-on siffler paur l'orage, et les So- dômes et les Solymes, et les bêtes féroces et les armées,
(Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie ?) Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues 1...
i. Nocturne Vulgaire. Œuvres, p. 192.
------------------------------------------------------------------------
Il est impossible de ne pas remarquer ici l'emploi de la lettre o, prise tour à tour dans toutes ses variations de sonorité, depuis 1'0 bref et Ouvert jusqu'à l'o assombri et prolongé de la diphtongue : on. En même temps on voit passer, comme un dessin secondaire traversant discrètement la chaîne des accords principaux, les sonorités : s ou c, f et d ou t.
Il faut bien voir qu'il ne s'agit pas ici de vaines et faciles allitérations. A part la source de soie et f les suffocantes futaies, nulle part je ne trouve les sonorités dominantes rapprochées au point de forcer l'attention. Au contraire elles sont distribuées aussi loin que possible les unes des autres, elles s'écartent comme pour laisser le temps au lecteur d'oublier chacune avant de la retrouver. C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un amusement littéraire, ni d'une complaisance de pure
------------------------------------------------------------------------
rhétorique. Rimbaud ne veut pas du tout qu'on remarque ses trouvailles. Elles ont une autre fin qu'elles-mêmes : ici encore nous n'avons affaire qu'à des instruments.
Le fameux sonnet des Voyelles qui, pour bien des gens, avec le Bateau Ivre, résume Rimbaud, n'est, pris à la lettre, qu'une fantaisie. Pourtant il indique une préoccupation qui n'a jamais abandonné le poète : celle d'utiliser pour l'expression les ressources musicales des mots. Car il ne faut pas se laisser intimider par la transposition plastique qu'il fait ici de sa méthode. Au fond, la couleur qu'il découvre aux voyelles, ce n'est pas une couleur pour les yeux, mais une certaine vibration plus vaste et plus secrète que le bruit qu'elles font, une certaine tonalité qui peut exprimer quelque chose par elle-même comme les tonalités musicales.
L'Alchimie du Verbe nous indique
------------------------------------------------------------------------
d'ailleurs qu'il faut étendre le sens du Sonnet des Voyelles et que cette utilisation de leur qualité fait partie d'une méthode plus vaste :
J'inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, 1 rouge, 0 bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je nie flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traductionl.
Ainsi Rimbaud avoue que dans son style le choix des consonnes elles-mêmes est calculé :
Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne.
Il veut dire ici, non pas qu'il leur a assigné arbitrairement une signification, mais qu'il a su s'en servir, exploiter leurs dispositions naturelles comme
i. Une Saison en Enfer : Alchimie du Verbe p. 285.
------------------------------------------------------------------------
moyens d'expression. En effet, il recueille tout ce qu'il peut y avoir de suggestions non seulement dans le bruit qu'elles font, prononcées, dans le « mouvement » qu'elles impriment aux lèvres ou à la langue, mais encore dans la figure qu'elles dessinent sur la page, dans le chiffre qu'elles inscrivent. Il a une sorte de superstition qui lui réussit. Il croit à des vertus absurdes et elles se trouvent réelles. Au fond, dans le choix qu'il fait des mots, il ne tient compte de leur sens que pour une moitié à peine. Nous avons là-dessus un témoignage des plus précieux, celui du brouillon de l Alchimie du Verbe. Nous y lisons :
Pas un des sophismes (déchirure) la plus informée, etc...
Le texte définitif correspondant porte:
Aucun des sophismes de la folie, —- la folie qu'on enferme, — n'a été oublié par moi.
------------------------------------------------------------------------
Dans la déchirure du brouillon il faut évidemment suppléer : de la folie.
Nous voyons donc que Rimbaud a hésité, pour qualifier la folie dont il se sentait atteint, entre : la plus informée et la folie , qu'on enferme. Entre les deux appositions aucune ressemblance de sens il n'y a qu'une ressemblance de son, ou plutôt encore de forme : les deux mots font sur la page à peu près le même effet. C'est tout.
De ces procédés étranges, de cette sorte d'abus des mots auquel se livre Rimbaud, tâchons maintenant de découvrir la raison. Et d'abord prenons acte d'une indication donnée par l' Alchimie du Verbe. C'est le passage qui suit immédiatement celui où Rimbaud définit sa méthode : il nous montre l'emploi qu'il comptait faire de celle-ci :
Ce fut d'abord une étude. f écrivais des
------------------------------------------------------------------------
silences, des nuits, je notais l'inexprimable* Je fixais des vertiges1.
Et sitôt ensuite il nous donné, comme exernples, deux des poèmes en vers qui font partie des Illuminations sous le titre de Larme et de Bonne Pensée du Matin. On y voit en effet à merveille, surtout dans le premier, l'effort du poète pour noter l'inexprimable à l'aide des procédés détournés que nous avons définis ; on le voit faire appel aux plus obscures ressources des mots, à leurs vertus musicales les plus intérieures, les moins compréhensibles ; il dispose ses voyelles comme des touches bien distinctes, bien écartées, mais qui se renforcent secrètement l'une l'autre :
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?
i. Une Saison en Enfer : Alchimie du Verbe, p. 285.
------------------------------------------------------------------------
Il y a dans ce poème une délicatesse patiente et calculée, un raffinement technique incroyable : la bouche y est obligée à des prononciations d'une rareté, d'une distinction (au double sens du mot) et d'une harmonie souveraines. Mais en même temps, comme Rimbaud d'ailleurs nous l'annonçait, nous voyons ces trésors d'expression se dépenser autour d'un objet problématique et qui demeure insaisissable : un vertige. Rien de plus difficile à appréhender pour le lecteur : la chose est fixée aussi bien qu'elle puisse l'être ; mais elle est d'espèce fugitive, vaporeuse et presque imaginaire.
Faut-il en conclure que la méthode musicale de Rimbaud est par essence destinée à noter des hallucinations purement subjectives et qu'elle se confond ainsi avec les procédés symbolistes habituels ? Je ne pense pas. Ce fut d'abord une étude, nous dit Rimbaud. Ayant
------------------------------------------------------------------------
conçu. de nouveaux moyens d'exprimer les choses inouïes et innommables, il les essaya d'abord à vide, ou plutôt sur un innommable d'ordre psychologique et intérieur. Il me semble que la plupart des poèmes en vers des Illuminations doivent être considérés comme des exercices de ce genre. Peut-être y a-t-il de ma part pénétration insuffisante. Mais je ne puis m'expliquer autrement ceux qui s'intitulent : Silence, Comédie de la Soif, Honte, Mémoire, Patience, Eternité, Chanson de la plus haute touri Bonheur, Age d'or, Fêtes de la faim. Le poète y travaille les lois de la musique savante et irrégulière qu'il a inventée ; il fait des expériences ; il combine des doses de voyelles et de consonnes ; il explore les secrets des rythmes instinctifs. C'est vraiment l'alchimiste du verbe que nous surprenons ici dans son laboratoire, au milieu de ses tentatives absurdes
------------------------------------------------------------------------
et de ses réussites incompréhensibles.
Mais parce que nous assistons à l'élaboration de sa manière et que nous la saisissons ainsi à l'état pur, ce n'est pas une raison pour nier qu'elle s'applique jamais à un objet réel. Au contraire, tout en elle indique qu'elle est faite pour servir un objet ; elle l'implique, elle le postule. L'insaisissable psychologique n'était qu'un. objet provisoire, l'objet véritable est un insaisissable métaphysique. Car ce recours à tous les moyens, cet appel à l'arrièrc-ban des facultés d'expression, cette façon de pressurer la matière verbale supposent une exigence qui ne peut venir que d'un objet très difficile parce qu'échappant à la prise, parce que tout entier extérieur.
Si la musique de Rimbaud était de celles qui flattent les émotions, qui invitent Pâme, qui l'emmènent et la
------------------------------------------------------------------------
débauchent, elle ne signifierait rien au point de vue de la réalité des images évoquées. Mais elle n'exerce aucune séduction ;, ou plutôt elle réserve toutes ses séductions pour autre chose que nous qui l'écoutons ; elle ne s'invente et ne se développe que pour persuader un certain objet de demeurer.
Le style de Rimbaud c'est le style de quelqu'un qui cherche à atteindre quelque chose à tout prix et n'importe comment. Ce qu'il y a de n'importe comment, dans son style, c'est ce qui prouve l'extériorité de l'objet décrit. Car cela îndique quelque chose qui n'est pas contenu, dont on ne peut pas savoir si ça va rester là et qu'il faut arrêter avec tout ce qui vous tombe sous la main : Je me flattai, dit Rimbaud, d'inventer un verbe poétique accessible un jour ou Vautre il tous les sens. Mais ce qu'il veut dire, c'est 2 le secours de tous les sens n'était pas de trop
------------------------------------------------------------------------
pour rendre perceptible ce que je voyais ; je voulais inventer des moyens multiples et simultanés de transmettre au lecteur mes visions, parce qu'elles étaient tellement loin de lui et de moi, tellement indépendantes de nous deux, que j'eusse craint, en ne me servant que d'un seul canal, de ne pas réussir à les amener toutes et tout entières avant qu'elles ne se fussent détachées et éloignées de nous. Cette interprétation, qui semble laborieuse, se trouve devenir toute naturelle, si l'on rapproche le passage suivant de la lettre sur le voyant :
Il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu'il rapporte de LA-BAS a forme, il donne forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue...
Le mot inventions qui semble plaider en faveur de l'interprétation subjectiviste est aussitôt corrigé par le mot
------------------------------------------------------------------------
le plus fort que nous puissions souhaiter pour appuyer la nôtre (et Rimbaud lui-même le souligne) : si ce qu'il rapporte de LA-BAS... Ainsi Rimbaud nous avoue le but secret de ses recherches verbales. Il a voulu trouver une langue pour nous restituer, pour nous présenter les choses qu'il voyait là-bas ; ce qu'il y a de factice, d'extravagant, d'absurde dans cette langue, c'est pour saisir un objet qui est tellement loin de nous que souvent nous ne le pouvons appréhender qu'informe. La part d'expédients qu'elle contient correspond à le part de mystère irréductible à l'esprit qu'il y a dans l'objet. L'effort que trahit cette langue ressemble à celui qu'on fait en rêve pour préciser quelque chose : tous les moyens sont bons, assonnances, similitudes de lettres, souvenirs hétéroclites et inavoués, tout ce qui s'agite dans le profond et monstrueux royaume des analogies. Mais
------------------------------------------------------------------------
tandis qu'en rêve l'objet lui-même n'étant qu'intérieur finit par s'évanouir, cède et se dissipe sous la poussée même des moyens employés pour le fixer, ici je prétends qu'il résiste et que tout ce train de syllabes claires ou obscures, découpées par les ornements hiéroglyphiques des consonnes, finit par nous amener en sa présence, ou plutôt par le toucher, l'accoler et le retenir.
------------------------------------------------------------------------
IV
Ce n'est pas seulement le style tout fait qui témoigne de la réalité des visions de Rimbaud ; c'est encore, c'est surtout le style en travail, l'opération par laquelle il se forme et se détermine. Par une heureuse chance, les brouillons de deux des principaux chapitres de la Saison en Enfer nous ont été conservés. En les comparant au texte définitif que nous avons eu soin de placer en face, on en comprendra du premier regard, et sans presque avoir besoin de les lire, la leçon. Les blancs dont la page de droite est parsemée, ne se trouvent pas en réalité dans l'édition des OEuvres ;
------------------------------------------------------------------------
nous avons dû les introduire pour maintenir la correspondance des deux versions. C'est dire combien, sous sa forme dernière, le texte de Rimbaud est plus serré, plus étroit, plus condense ; pour aboutir à sa perfection, il se dépouille presque d'une phrase sur deux. Et à l'intérieur de chaque phrase le même travail de réduction se poursuit :
En voici quelques exernples :
EBAUCHE
« Général, roi. disais-je, si tu as encore un vieux canon sur tes remparts qui dé- gringolent, bombarde les hommes avec des morceaux de terre sèche... »
Je réfléchis au bonheur des bêtes ; les chenilles étaient les
TEXTE DÉFINITIF
,c Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde - nous avec des blocs de terre sèche. »
y enviais la félicité des bêtes, — lis chenilles qui repésen-
------------------------------------------------------------------------
foules sans nom, les petits corps blancs des limbes... (Deux lignes sans équivalent dans le texte définitif. ) Heureuse la taupe, sommeil de toute la virginité.
M' avertissait avec le chant du coq.
Tais-toi, c'est l'orgueil! à présent.
Ah ! mon Dieu, mon Dieu, j'ai peur, Pitié-
tent V innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité n
... M'avertissait au chant du coq.
Orgueil.
Pitié ! Seigneur, fai peur.
Mais il ne faut pas considérer ces transformations de la phrase au seul point de vue de la quantité. Dans le texte définitif il n'y a pas seulement moins de mots que dans l'ébauche ; il y a aussi une allure nouvelle de ces mots, une rigueur, qui jusque-là n'était
------------------------------------------------------------------------
pas sensible, de leur groupement. La phrase, si courte soit-elle, est possédée par un rythme qui la tient et la commande comme un démon secret. C'est un de ces rythmes instinctifs, avec lesquels Rimbaud se flattait de parler à tous nos sens et que la comparaison du brouillon au texte définitif met en pleine lumière. En passant de l'un à l'autre, en effet, nous les voyons naître, s'accuser peu à peu et partout à la fois. Au sein de la masse verbale, vague et lentement toumoyante, que nous présentent les ébauches, une mesure entreprend de se faire sentir, une démarche brève s'empare des phrases sans direction : une vivacité immédiate, une sorte de nécessité sur place :
L'action n'était qu'une façon démonstrative de gâcher une activité ck vie : SEULEMENT, Mol, JE LAISSAIS
L'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement.
------------------------------------------------------------------------
EN TACHANT, au hasard
sinistre et doux, un
én&rvemetii f DÉVIATION
erreur.
Non seulement l'amas des mots s'est réduit, mais en même temps il s'est organisé, articulé, mis en forme, et, si l'on peut dire, mis en train. Au désordre et à la dispersion succèdent non pas le balancement incantatoire de la poésie lyrique, mais une cadence nette et bien formée, quelque chose d'extraordinaire- ment réveillé. La définition et l'activité ont pénétré jusqu'au cœur de la phrase et elles l'imprègnent si bien que parfois le rythme s'en présente à notre mémoire bien avant que nous ne retrouvions les mots qui la composent. C'est de cette façon du moins que, pour ma part, je subis l'obsession de Rimbaud. Le début d'Enfance, à chaque fois qu'il revient me tenter et m'appeler, c'est sous la forme d'un mystérieux ensemble
------------------------------------------------------------------------
de syllabes comptées, comme une modification complexe, mais bien déterminée, du tempe :
Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine azur et verdure. insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques1.
Faut-il voir dans l'évolution du style de Rimbaud vers la brièveté une simple mise au point technique ? N'est-ce que pour rendre sa phrase plus harmonieuse que le poète s'est appliqué à la resserrer ? Je pense que c'est pour la rendre plus vraie. Oui, l'espèce d'élaboration qu'il lui fait subir, nous le montre aux prises avec un objet qu'il veut saisir, dont il se rapproche peu à peu. D'autres écrivains ont procédé par condensation ; mais non pas d'une façon continue ;
i. Les Illuminations : Enfance, p. 197.
------------------------------------------------------------------------
tantôt ils ramassaient, mais tantôt aussi ils développaient les données premières de leur inspiration. Rimbaud, pas une seule fois, n'ajoute une ligne à ses ébauches. Son mouvement est toujours le même : il revient, il regagne le plus de terrain possible sur ce qu'il a d'abord énoncé. C'est qu'il cherche, c'est qu'il y a quelque chose, là, au milieu rnême de toutes ces paroles émises, qu'il veut trouver.
S'il avait torgé ses visions de toutes pièces, il eût recouru certainement à l'amplification ; nous l'aurions surpris en train d'étendre et d'enrichir ses « idées » ; nous aurions assisté à ses trucs de production ; ses brouillons nous seraient apparus comme en deçà du texte définitif, ils en auraient indiqué les linéaments, ils en auraient formé le squelette. Mais au contraire, tels que les voici sous nos yeux, leur pauvreté — d'ailleurs incontestable — consiste, bien
------------------------------------------------------------------------
plutôt que dans leur maigreur, dans leur abondance, dans le surcroît et la foison des phrases ; il y a en eux comme une faiblesse d'ensemble ; on sent que quelque chose est dissous dans tous ces mots, qu'il va falloir faire cristalliser.
Plus précisément, le travail du poète, tel que nous le découvrons ici, n'est pas pour faire naître quoi que ce soit, mais pour empêcher quelque chose de passer. Cette masse confuse des brouillons, cette dépense de phrases soudaine et désordonnée, c'est le réseau qu'il jette tout de suite sur l'objet entr'aperçu pour l'entraver n'importe comment et d'abord le retenir. Mais une fois qu'il a créé autour de lui une région d'embarras et qu'il l'a mis ainsi en réserve, à l'abri de la fuite, son effort n'est plus que pour le rejoindre. L'approche commence, — une approche de partout à la fois, une précision croissante sur tous les points, une marche de concentra-
------------------------------------------------------------------------
tion, un appel à distance des mots les uns par les autres, une détermination réciproque et convergente des éléments les plus éloignés de la phrase. C'est alors que nous voyons tomber toutes les propositions qui n'intéressent pas véritablement l'objet / Nous sentons celui-ci au bout de toutes les économies qui s'accomplissent presque automatiquement sous nos yeux ; son pouvoir immobile s'exerce sur les mots qui l'assiègent ; il les décime sans bouger. Et ceux qui succombent témoignent de sa présence avec la même évidence que ceux qui restent. /
L'apparition du rythme dans la phrase coïncide avec l'instant où elle touche l'objet. Nous avons remarqué que le rythme, chez Rimbaud, se faisait jour intérieurement ; au lieu de s'élancer d'un jet comme une plante folle et de chercher au dehors les mots qui le soutiendront, nous le voyons sourdre
------------------------------------------------------------------------
par places entre les mots déjà assemblés ; il n'est rien qu'une sorte de disposition immédiate que prend la phrase et qui manifeste au dehors l'état profond où elle entre au même moment. Cette allure morcelée, ces accents si nettement, si strictement marqués, ce jeu si serré des temps forts et des temps faibles, ne sont-ils pas dans une secrète, mais évidente correspondance avec les accidents et, si l'on peut dire, le relief d'un objet ? Le rythme est ici la répercussion au dehors du choc intérieur des mots heurtant enfin la chose qu'ils enveloppaient. Il remonte avertir le lecteur que la rencontre vient de se produire, que la phrase vient d'obtenir sa vérité.
Le style de Rimbaud indiquait un objet, nous permettait de conclure à la réalité de ses visions. Les brouillons qui nous le montrent en formation
------------------------------------------------------------------------
témoignent en faveur de notre interprétation d'une façon plus forte encore et plus immédiate : nous n'avons plus besoin de supposer nous-mêmes l'objet, de compléter par un mouvement de l'esprit les constatations de l'analyse. L'induction se fait pour ainsi dire sous nos yeux. Nous voyons le style passer à l'objet, se remettre à lui, s'y dévouer, s'y réduire. Tout le parcours s'accomplit devant nous. Point de vide qu'il faille franchir à l'aide d'une hypothèse. Les mots, sans que nous ayons à les pousser ni à les forcer, là, sous notre regard, vont chercher ce monde mystérieux dont on voulait nous faire croire qu'il n'était qu'une invention poétique ; ils le trouvent, ils l'abordent, ils s'y conforment, ils en reçoivent docilement l'image.
Et maintenant tant pis pour ceux qui continueront à ne voir dans les Illumi- nations et dans la Saison en enfer que
------------------------------------------------------------------------
des fumées ! Je n'essaierai pas de les convaincre davantage. Je n'ai rien de plus à leur dire, sinon que je ne comprends pas quel intérêt ils peuvent prendre à Rimbaud, ni comment ils s'arrangent pour voir dans son œuvre autre chose qu'un insupportable galimatias.
------------------------------------------------------------------------
V
D'ailleurs pas plus qu'ils ne peuvent goûter dans sa profondeur cette poésie, ils ne sont capables d'expliquer la soudaine abdication du poète. Si tous ces fantômes sortaient de son cerveau, pourquoi la fulguration en a-t-elle si brusquement cessé ? Il y a là un problème qui a tenté et tentera toujours les critiques l, par son absurdité même. Il admet un nombre indéfini de solutions, toutes également ingénieuses. Mais c'est parce qu'il n'existe pas. Il s'évanouit dès qu'on accepte la réalité des
i. Voir dans le Mercure de France les articles de Marcel
Coulon, intitulés : Le Problème de Rimbaud.
------------------------------------------------------------------------
visions de Rimbaud et qu'on le recon-J naît doué de facultés mystiques.
Ces facultés en effet étaient en lui très définies et très limitées. Les lumières qu'il avait reçues ne valaient que pour un instant de la connaissance du surnaturel, pour la phase d'initiation ; elles ne lui faisaient voir que les rudiments de l'au-delà. Rimbaud est, en mystique, une sorte de spécialiste : il est chargé très précisément d'apercevoir la pénétration du divin dans la nature et le désordre qu'il y propage. Mais comment s'en tenir à une compétence si étroite ? Tout spontanément son esprit devait tâcher de repousser l'ignorance qui le bornait, de la forcer de remonter au delà. Ce n'était pas manque de modestie. Il y avait là une tentation objective et, pour ainsi dire, de fait. D'un monde qui lui apparaissait tout démantelé, comment Rimbaud n'eût-il pas voulu s'élever aux régions d'où
------------------------------------------------------------------------
descendait sur lui l'infirmité et l'incohérence ? Comment n'eût-il pas voulu passer aux perfections dont il contemplait le' rayonnement terrible ? C'est ainsi que l'envie lui est venue tout naturellement d'en voir un peu plus. La Saison en enfer, en même temps que la recherche d'un climat pour l'innocence, est un effort démesuré pour atteindre directement l'autre monde, dont les Illuminations n'avaient connu que le reflet et l'influence. Mais cet effort ne pouvait aller bien loin. Car s'il avait le désir d'échapper à la contemplation qui lui était assignée, Rimbaud n'en avait pas le pouvoir ; en quittant sa spécialité, il était condamné à perdre ses dons de visionnaire ; là où le menait invinciblement son esprit, sa vue ne pouvait suivre. Et il n'avait pas le droit de s'en plaindre. L'intuition dont il était pourvu n'était-elle pas déjà une grâce assez miraculeuse ? La
------------------------------------------------------------------------
Saison en enfer nous fait assister à un appauvrissement progressif de ses visions. Plus elles parviennent haut et plus elles se font abstraites. Elles perdent leur vivacité, leur présence. A mesure qu'on approche de la fin du poème, il y a une raréfaction évidente de la sensualité. Les mots prennent une sorte de sublimité toute intellectuelle :
Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin 1.
Et pour décrire le royaume merveilleux jusqu'au bord duquel enfin, à force de volonté, il s'est haussé, le poète ne trouve que ces deux mots : les splen- dides villes. On sent très bien qu'il est au bout de sa compétence poétique
i. Une Saison en Enfer, p. 307.
------------------------------------------------------------------------
et sur le point d'être déserté par l'esprit de vision.
Mais rien de plus naturel que cette extrémité où nous le découvrons. Il fallait qu'il en vînt là. Il a été comme automatiquement chassé de son domaine. Car l'attention qu'il prêtait à son objet l'a déplacé lui-même, l'a mis dehors. Les spectacles qu'il était fait pour contempler l'invitaient, par leur essence même, à les quitter ; mais il n'avait pas de quoi en voir d'autres. Sous la seule insistance de son regard, qui cherchait à le dépasser, le monde terrestre s'est débrouillé d'avec le monde surnaturel, s'est comme débarbouillé de lui ; les deux règnes ont repris leur séparation originelle et comme Rimbaud avait les yeux fixés sur leur mélange, il s'est trouvé qu'il n'a plus rien euD à voir. Etant de ceux qui n'écrivent que parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement, il a considéré du même
------------------------------------------------------------------------
coup sa tâche littéraire comme finie.
On pourrait dire un peu différemment que Dieu a voulu rendre Rimbaud aussi exemplaire que possible en gardant son opération aussi pure que possible ; il l'a voué à représenter dans sa perfection un instant de la dialectique du surnaturel. Et pour qu'en notre mémoire nous retenions plus profondément le mouvement de l'esprit dans cet instant-là, il nous l'a montré tout seul ; il a effacé tout ce qui le suit et le COlnplète ; il l'a entouré de silence et de stupidité. Comme le naturaliste qui isole par des mutilations l'organe dont il étudie la fonction, Dieu, avec Rimbaud, nous a proposé une belle expérience, bien nette et bien démonstrative, Le renoncement dont elle a été suivie faisait partie de son évidence.
Si nous nous déplaçons légèrement par rapport à la même idée, voici com-
------------------------------------------------------------------------
ment elle nous apparaîtra : Il n'y a pas de problème de Rimbaud parce que le développement de son esprit, encore qu'extraordinaire, est d'une continuité parfaite : sa stupidité couvait même sous son premier délire ; son génie fut toujours de la même espèce que le silence. Même lorsqu'il voyait, c'était comme en solitude, dans un dégagement absolu de tout l'environ. Il avait une intelligence à forme d'accès. Quelque chose qui vous prend tout à coup et vous porte exactement où il faut ; pas de moyens, pas de passage. Rimbaud ignore le petit à petit, la chose qu'on obtient par progrès. La pensée discursive n'existe chez lui à aucun degré. Il est l'être voué à l'intuition toute pure. Et ainsi quand il connaît, il est aussi près que possible de ne plus connaître, quand il parle, il est aussi près que possible de ne plus parler. Il n'y a pas d'autre prolongation
------------------------------------------------------------------------
chez lui que la persistance rétinienne.
Tout pour lui est toujours en face ; il est toujours dans une relation directe avec le milieu ; il communique avec lui par articles ; il se retire à chaque fois qu'il a pris contact. Rien de plus curieux à cet égard que renseignement du brouillon de Y Alchimie du Verbe. A lire le texte définitif, il semble que les idées se soient tout naturellement engendrées les unes les autres, comme il arrive dans la réflexion logique ; on croit distinguer un mouvement autonome de la pensée, un développement, une suite. Mais les brouillons viennent nous révéler entre tous ses éléments une indépendance radicale ; chaque phrase, donc chaque îdée, a été obtenue par une opération distincte ; elle a été déblayée, dégagée, extraite, comme un lingot unique. Elle était d'abord quelque chose, un fait, un objet : et la seule raison de le prendre était que ça se trouvait là. Ainsi Y Al-
------------------------------------------------------------------------
chimie du Verbe qui, entre tous les poèmes de Rimbaud est celui qui ressemble le plus à un récit, n'est en réalité qu'un paquet de visions élucidées, quelque chose d'arraché morceau par morceau au vaste mystère extérieur. — Mais justement ce qui est là peut, l'instant d'après, ne plus y être. Cette communication avec le milieu est de toutes la plus instable, la plus précaire. La vision de Rimbaud était soumise au moindre souffle. Comme il était abordé par elle sans avertissement, de même il en pouvait être abandonné. Et rien en lui pour suppléer à son absence. De même qu'il ignorait tous les petits échafaudages sentimentaux qui nous mettent au niveau de l'humanité, de même son intelligence était incapable de ces restitutions patientes, de ces équivalences réfléchies qui permettent de se hausser jusqu'à la réalité, sans avoir à en attendre le contact. Il ne l'a jamais
------------------------------------------------------------------------
connue que dans la plus terrible liberté ; seul à seul, d'une manière aussi privée que dans l'amour, et avec le même renoncement à l'avenir, la même ivresse du désespoir, la même immédiate et sublime bestialité. C'est pourquoi elle a passé de lui comme passe de nous l'être que nous aimons.
Cette union foudroyante et fortuite avec les choses, qui à certains égards est une infériorité puisqu'elle le met dans la dépendance de l'extérieur, est pourtant la raison de l'éminente dignité de Rimbaud. C'est par là qu'il est un prodige sans équivalent dans l'histoire des littératures. Ou plutôt par là qu'il est hors de toute littérature. Avec lui, pour la première fois, on a dépassé les constructions de la pensée. Lui-même, avec une lucidité parfaite, a senti la nouveauté de son intervention :
------------------------------------------------------------------------
L'intelligence universelle a toujours jeté ses- idées naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires , des écrivains. Auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé1.
Il y a d'un côté les fruits du cerveau, les livres auxquels aboutit le fonctionnement autonome de l'esprit. La littérature est un ensemble de résultats naturels, obtenus par une bonne surveillance de notre intelligence. Pour « en faire », il suffit d'observer la correction dans les passages et les enchaînements auxquels nous inclinons spontanément, qui sont en nous comme formés à l'avance. Ainsi nous élevons- nous peu à peu à une œuvre, et qui peut être très haute. Mais en face de
I. Nouvelle Revue Française, octobre 1912, p. 571.
------------------------------------------------------------------------
ces travaux et de ces réussites, tout seul de son côté, il y a Rimbaud : auteur, créateur, poète, cet homme a existé. Quelqu'un s'est tenu dans une grande privation de toutes les facultés humaines, et comme en dehors de l'intelligence. Quelqu'un s'est porté pour nous au-delà de nos combinaisons et de nos industries et s'est donné pour mission seulement de voir. Par lui, pour la première fois, la prison de l'esprit s'est ouverte. Rimbaud se poste sur des ruines, dans un lieu combattu, mais extrême, et d'où l'humanité procède aux échanges inouïs. Il nous mène là 011 plus rien ne nous défend, où nous pouvons être emportés d'un instant à l'autre,
Jetés par fOllragan dans l'éther sans oiseau
Quoi de commun entre n'importe
i. Bateau Ivre, p. 88.
------------------------------------------------------------------------
quel « livre », quel ouvrage patiemment digéré et cette espèce de mouvement hors de l'esprit que Rimbaud nous fait accomplir avec lui ?
Il nous faut tâcher de définir plus précisément l'importance de Rimbaud. D'un mot il est le grand destructeur de la solidarité, celui qui réintroduit partout la solitude : d'abord entre les parties de l'intelligence, entre les idées ; mais du même coup entre les parties du monde, entre les choses. Il les délivre de toutes relations. Déjà nous savons que son œuvre est de rendre le monde à l'incohérence, de ressusciter le chaos. Comme il nous fait sortir de la littérature, de même il nous mène hors de la science. La science apprend aux choses à se tenir ensemble malgré tout, elle les amène à se parfaire mutuellement, elle bouche l'insuffisance de chacune avec celle des autres. La poésie, telle
------------------------------------------------------------------------
que Rimbaud la conçoit, sa fonction est au contraire de leur apprendre à se tenir distinguées. Elle vient les dégager de leur composition, elle passe entre elles et remet chacune à part des autres, avec son défaut propre, que ne peut venir combler qu'une chose d'une autre espèce, d'un autre monde ; elle la rétablit dans son insuffisance, comme dans un privilège personnel, et la montre ouverte et béante vers ce qui doit descendre la terminer. Rimbaud transforme le monde en un ensemble de commencements infirmes et séparés ; les objets de tous les jours deviennent de simples ébauches, les amorces d'une réalité supérieure. Libres, distincts et tronqués, ils attendent, ils demandent, ils désignent on ne sait quoi. Les voici comme un peuple de pierres mutilées rappelant un temple énigmatique, ou comme un chœur de voix célébrant une cérémonie coupée de silences et de
------------------------------------------------------------------------
vastes oublis. On trouve à plusieurs reprises dans les Illuminations l'idée d'une nature hybride, comme faite en deux fois :
Cela commençait par toute la Tustrerie) voici que cela finit par des anges de flamme et de glace 1.
Tout ici-bas n'est plus que rudiment :
Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu'est mon néant auprès de la stupeur qui vous attend ? 2
C'est-à-dire : pour chaque objet, je vois qu'il y a une suite, un prolongement, un couronnement. La sagesse est de reconnaître toutes choses disjointes et exposées à cet achèvement. Mais parce que nous les gardons entre nos mains, bien exactement captives, nous sommes bien tranquilles et nous.
i. Les Illuminations, p. 184.— 2. Ibidem, p. 237.
------------------------------------------------------------------------
croyons les plus malins. Un jour viendra pourtant où le chaos de tout ce règne immédiat nous sera brusquement révélé, où nous, nous apercevrons avec stupeur que nous ne tenions que d'informes et absurdes ébauches, qu'un monde à son début.
Le service que Rimbaud vient nous rendre, c'est de nous acclimater à l'avance à ce jour et à la surprise qu'il nous apportera, en nous déprenant dès maintenant de ce monde et de sa cohérence. Nous retrouvons ici sa mission telle que nous l'avions entrevue dans la première partie de cette étude : elle est de nous désorienter sur place. Il vient nous empêcher de nous reconnaître au milieu des objets familiers, d'y être à l'aise et contents ; il vient ouvrir toutes les fenêtres ; il se glisse parmi nos habitudes comme ces mauvais génies qui hantent la chambre du Jeune Ménage :
------------------------------------------------------------------------
Le marié a le vent qui le floue
Pendant son absence, ici, tout le temps. Même des esprits des eaux, malfaisants, Entrent vaguer aux sphères de F alcôve 1.
Il dérange les meubles autour de nous ; il nous découvre, il nous met dehors sans que nous ayons bougé. Sous son influence tout ce qui nous entoure devient petit, rabougri, trop bas. Nous ne sommes plus dans le monde que tout drôlement. C'est comme si nous en étions déshabillés.
Décidément nous sommes hors du monde 2.
On nous voit, nous dépassons notre cachette, comme dans les rêves :
Je suis caché et je ne le suis pas 3.
Nous nous apercevons soudain que le toit a été enlevé et déjà il n'y a plus
i. Œuvres, p. 139.
2. Une Saison en Enfer, p. 274.
3. Idem.
------------------------------------------------------------------------
moyen de nous garer de cette immense ouverture, de tout cela d'énorme qui commence à processionner et à s'établir au-dessus de nous.
Je ne pense pas qu'on ait le droit de considérer Rimbaud comme chrétiens Il n'y a dans son œuvre aucune profession de foi explicite et d'ailleurs je n'imagine pas qu'au moment où il l'écrivait, il fût capable d'embrasser un dogme, avec tous ses articles différents et conjoints, et d'y adhérer délibérément. La forme même de son esprit lui interdisait les démarches de la croyance : fait pour voir, il était impropre à croire. Mais Rimbaud est un merveilleux introducteur au christianisme. Il se charge, sans le vouloir, de la besogne préliminaire ; il brise toutes nos communications naturelles et fait naître en nous le besoin de relations nouvelles. Désormais nous sommes
------------------------------------------------------------------------
obligés- de nous référer à autre chose. J'entre dans ce livre et des issues s'ouvrent de tous côtés. Je ne peux plus m'en tenir seulement à ce que je tiens. Il faut que je sorte à tout prix. Pour ma part, je l'ai hanté longuement. L'attachement que j'ai pour lui, ce n'est pas, comme pour les Fleurs du Mal, de l'amitié, de la compassion. Mais je vais le retrouver comme un danger dont j'ai pris l'habitude ; il est là près de moi comme une porte basse et sournoise ; à chaque fois que je le reprends, je vais un peu plus loin, je n'y rencontre point d'obstacle qui, quelque jour, tout à coup, silencieusement, ne cède et ne se délie. Point de limite à mon avancement. J'ai dépassé l'impossible. Si bien que parfois la peur me prend de m'en aller par là. Mais alors je reconnais que tout cela au lieu d'une extrémité n'est qu'un commencement et je cherche la fin véritable. Les vides qu'il ouvre
------------------------------------------------------------------------
autour de moi, Rimbaud sans doute ignore et se soucie peu de savoir par quoi ils peuvent être comblés. Mais le travail complémentaire qu'il dédaigne, se poursuit en moi. Je n'accepte pas de laisser sans guérison la blessure qu'il a portée dans mon intelligence. Je la ressens avec application, je la médite,
et peut-être ne n^p^t-elle être fermée que par les d .T\ Ca , " oliques.
------------------------------------------------------------------------
IMPRIMERIE F. PAILLART (PROCÉDÉS R.I. P.) ABBEVILLE-PARIS
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE
ALAIN-FOURNIER Le Grand Meaulnes.... 18 ir.
— Lettres au petit B 15 fr.
AVELINE (Claude) La Promenade égyptienne
(il 1.) 25 ir.
— Le roman d'une ville de France. — La Charité
sur Loire (ill.) 18 fr. BENDA (Julien) Belphégor 15 fr.
— Les sentiments de Critias. 15 fr.
BETZ (Maurice: Rilke vivant. Souvenirs,
Lettres, Entretiens (ill.) 18 1'1'. BLANCHE Jacques-Emile) .... Cahiers d'un artiste, 6 vol. à 15 Ir.
— Propos de peintres. De David
à Degas 15 ft - - Dales 15 f;. — — De Gauguin à la
Revue nègre 15 fr. BOUBDELLE (Antoine) La Sculpture et Rodin (ill.) 30 fr CASSOU (Jean) Les nuits de Musset .... 15 f'. CONSTANTIN (Léon) Berlioz 15 fr. DOSTOIEWSKY Vie de Dostoiewsky, par sa
fille 18 1 r. DOUGLAS (Lord Alfred) Oscar Wilde et moi .... 15 fr. JALOUX (Edmond) Rainer-Maria Rilke.... 10 fr. LA TOUR ET TAXIS (Pcesse de). Souvenir sur Ramer-Maria
Rilke 15 fr.
MAGNE (Emile) Nicolas Poussin, premier peintre du roi 18 fr.
MARICOURT (Baron de) Madame de Souza et sa famille (ill.) 20 fr,
NAVATEL (Ludovic) Fénélon. La confrérie du
pur amour 15 fr. RILKE (R.-M.) Auguste Rodin (ili.) .... 30 fr. STENDHAL Vie de Henri Brulard... 15 fr. SUARÈS (André) Puissances de Pascal ... 15 fr.
— Poète tragique 25 fi — ......... Goethe 15 fr — ......... Debussy .......... 15 fr